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Full text of "Revue de Paris"

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littp://www.arcliive.org/details/v4revuedeparis1835brux 


REVUE 

DE  PARIS. 

ÉDITION   AIGJIENTÉE 

DES     PRINCIPAUX      ARTICLES      DE      L 
REVUE 
DES  DEUX   MONDES. 

TOME    IV. 


AVRIL   1855. 


6ru^eUe6 , 

H.   DUMONT,   LIBRAIRE-ÉDIT'EUR; 


1835. 


ANDRÉ. 


(sriTB.  ) 


IX. 


Mais  \:\  Providence  voulait  consoler  André ,  et  le  hasard  peut- 
être  voulait  faire  échouer  les  résolutions  de  Geneviève.  Un  matin 
elle  se  laissa  tenter  par  le  lever  du  soleil  et  par  le  chant  des 
alouettes ,  et  alla  chercher  des  iris  dans  les  Prés-Girault  ;  elle 
ne  savait  pas  qu'André  l'y  avait  vue  un  certain  jour  qui  avait 
marqué  dans  sa  vie  comme  nne  solennité,  et  qui  avait  décidé  de 
tout  son  avenir.  Elle  scHattait  d'avoir  trouvé  là  un  refuge  contre 
tous  les  regards,  un  asile  contre  toutes  les  poursuites.  Elle  y 
arriva  joyeuse  et  s'assit  au  bord  de  l'eau  en  chantant.  Mais  aus- 
sitôt des  pas  firent  crier  le  sable  derrière  elle.  Elle  se  retourna 
et  vit  André. 

Un  cri  lui  écliappa ,  un  cri  imprudent  quil'eùt  perdue  si  André 
eût  été  un  homme  plus  habile.  Mais  le  bon  et  crédule  enfant  n'y 
vit  rien  que  de  désobligeant ,  et  lui  dit  d'un  air  abattu  :  Ne  crai- 
gnez rien,  mademoiselle;  si  ma  présence  vous  importune, je 
me  retire.  Croyez  que  le  hasard  seul  m'a  conduit  ici  ;  je  n'avais 
pas  l'espoir  de  vous  y  rencontrer ,  et  je  n'aurai  pas  l'audace  de 
déranger  voire  i)romenade... 

La  pâleur  d'André  ,  son  air  triste  et  doux  ,  son  regard  plein 
de  reproche  et  pourtant  de  résignation ,  produisirent  un  effet 
magnétique  sur  la  faii)le  Geneviève.  —  Non  ,  monsieur ,  lui  dit- 
elle,  vous  ne  me  dérangez  pas,  et  je  suis  Ijien  aise  de  trouver  l'oc 
casion  de  vous  remercier  de  vos  crdiiors...  Ils  m'intéressent  bcau- 

TOME   IV.  1 


0  REVUE  DE  PARIS, 

coup ,  et  tous  les  jours...  Geneviève  se  troubla  et  ne  put  achever, 
car  elle  mentait  et  s'en  faisait  un  grave  reproche.  André,  un  peu 
rassuré,  lui  fit  quelques  questions  sur  ses  lectures.  Elle  les  éluda 
en  lui  demandant  le  nom  d'une  jolie  fleurette  bleue  qui  croissait 
comme  un  tapis  étendu  sur  l'eau. —  C'est,  répondit  André  ,  le 
bécabunga ,  qu'il  faut  se  garder  de  confondre  avec  le  cresson, 
quoiqu'il  croisse  pêle-mêle  avec  lui.  —  En  parlant  ainsi,  il  se 
mit  dans  l'eau  jusqu'à  mi-jambes  pour  cueillir  la  fleur  que  Gene- 
viève avait  regardée  ,  il  s'y  fût  mis  jusqu'au  cou ,  si  elle  avait  eu 
envie  de  la  feuille  sèche  qu'emportait  le  courant  un  peu  plus 
loin.  II  parlait  si  bien  sur  la  botanique,  qu'elle  ne  put  y  résister. 
Au  bout  d'un  quart  d'heure  ,  ils  étaient  assis  tous  deux  sur  le 
gazon.  André  jonchait  le  tablier  de  Geneviève  de  fleurs  effeuil- 
lées dont  il  lui  démontrait  l'organisation.  Ellerécoulait  en  fixant 
sur  lui  ses  grands  yeux  attentifs  et  mélancoliques.  André  était 
parfois  comme  fasciné  et  perdait  tout-à-fait  le  fil  de  son  discours. 
Alors  il  se  sauvait  par  une  digression  sur  quelque  autre  partie 
des  science  naturelles  ,  et  Geneviève,  toujours  avide  de  s'élan- 
cer dans  les  régions  inconnues,  le  questionnait  avec  vivacité. 
André  voulut ,  pour  lui  rendre  ses  dissertations  plus  claires , 
remonter  au  principe  des  choses,  lui  expliquer  la  forme  de  la 
terre,  la  différence  des  climats  ,  l'influence  de  l'atmosphère  sur 
la  végétation ,  les  diverses  régions  où  les  végétaux  peuvent  vivre , 
depuis  le  pin  des  sommets  glacés  du  nord  ,  jusqu'au  bananier 
des  Indes  brûlantes.  Mais  ce  cours  de  géographie  botanique 
effrayait  l'imagination  de  Geneviève. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  s'écria-t-elle  à  plusieurs  reprises  ,  la  terre 
est  donc  bien  grande? 

—  Voulez-vous  en  prendre  une  idée  ?  lui  dit  André  ;  je  vous 
apporterai  demain  un  atlas  ;  vous  apprendrez  la  géographie  et  la 
botanique  en  même  temps. 

—  Oui ,  oui ,  je  le  veux  !  dit  vivement  Geneviève  ;  et  puis  elle 
songea  à  ses  résolutions ,  hésita  ,  voulut  se  rétracter  et  céda 
encore ,  moitié  au  chagrin  d'André  ,  moitié  à  l'envie  de  voir 
s'entr'ouvrir  les  feuillets  mystérieux  du  livre  de  la  science. 

Elle  revint  donc  le  lendemain,  non  sans  avoir  livré  un  rude 
combat  à  sa  conscience  ;  mais  cette  fois  la  leçon  fut  si  intéres- 
sante !  Le  dessin  de  ces  mers  qui  enveloppent  la  terre  ,  le  cours 
de  ces  fleuves  immenses,  la  liauteur  de  ces  plateaux  d'où  les 


REVUE  DE  PARIS.  7 

eaux  s'épanchent  dans  les  plaines  ,1a  configuration  de  ces  terres 
éciiancrées  ,  entassées,  disjointes,  rattachées  par  des  isthmes , 
séparées  par  îles  détroits ,  ces  grands  lacs  ,  ces  forêts  incultes , 
ces  terres  nouvelles  aperçues  par  des  voyageurs,  perdues  pendant 
des  siècles  et  soudainement  retrouvées ,  toute  celte  magie  de  l'im- 
mensité jeta  Geneviève  dans  une  autre  existence. Elle  revintaux 
Prés-GirauU  tous  les  jours  suivans,  et  souvent  le  soleil  com- 
mençait à  baisser  quand  elle  songeait  à  s'arracher  à  l'attrait  de 
l'étude.  André  goûtait  un  bonheur  ineffable  à  réaliser  son  rêve, 
et  à  verser ,  dans  celle  anie  intelligente ,  les  trésors  que  la  sienne 
avait  recelés  jusque-là  sans  en  connaître  le  prix.  Son  amour 
croissait  de  jour  en  jour  avec  les  facultés  de  Geneviève.  Il  était 
fier  de  l'élever  jusqu'à  lui,  et  d'être  à  la  fois  le  créateur  et  l'amant 
de  son  Eve. 

Leurs  matinées  étaient  délicieuses.  Libres  et  seuls  dans  une 
prairie  charmante,  tantôt  ils  causaient,  assis  sous  les  saules  delà 
rivière,  tantôt  ils  se  promenaient  le  long  des  sentiers  bordés  d'au- 
bépines. Tout  en  devisant  sur  les  mondes  inconnus,  ils  regar- 
daient de  temps  en  temps  autour  d'eux,  et  se  regardant  aussi  l'un 
l'aulre,  ils  s'éveillaient  des  magnifiques  voyages  de  leur  imagi- 
nation ,  pour  se  retrouver  dans  une  oasis  paisible,  au  milieu  des 
tleurs,  et  le  bras  enlacé  l'un  à  l'autre.  Quand  la  matinée  étaitun 
peu  avancée ,  André  tirait  de  sa  gibecière  un  pain  blanc  et  des 
fruits ,  ou  bien  il  allait  acheter  unejatle  de  crème  dans  quelque 
chaumière  des  environs ,  et  il  déjeunait  sur  l'herbe  avec  Gene- 
viève. Celle  vie  pastorale  établit  promptement  entre  eux  une 
intimité  fraternelle;  et  leurs  plus  beaux  jours  s'écoulèrent  sans 
que  le  mot  d'amour  fût  prononcé  entre  eux,  et  sans  que  Gene- 
viève songeât  que  ce  sentiment  pouvait  entrer  dans  son  cœur 
avec  l'amitié. 

Mais  les  pluies  du  mois  de  mai,  toujours  abondantes  dans  ce 
pays-là,  vinrent  suspendre  leurs  rendez-vous innocens. 

Unesemaine  s'écoula  sans  que  Geneviève  piU  hasarder  sa  mince 
chaussure  dans  les  près  humides.  Andrén'y  puttenir.  II  arrivaun 
matin  chez  elle  avec  ses  livres.  Ellevoulutle  renvoyer.  Il  pleura; 
et  refermant  son  atlas ,  il  allaitsortir  :  Geneviève  l'arrêta , et  heu- 
reuse de  le  consoler ,  heureuse  en  même  temps  de  ne  pas  voir 
enlever  ce  cher  atlas  de  sa  chambre,  elle  lui  donna  une  chaise 
auprès  d'elle  et  repritles  leçons  du  Pré-Giraull.  Le  jeune  profes- 


8  REVUE  DE  PARIS. 

aeup,îi  mesure  qu'il  se  voyait  compris,  se  livrait  à  son  exaltation 
naturelle  et  devenait  éloquent. 

Pendant  deux  mois,  il  vint  tous  les  jours  passer  plusieurs  heu- 
res avec  son  écolière.  Elle  travaillait  tandis  qu'il  parlait ,  et  de 
temps  en  temps ,  elle  laissait  tomber ,  sur  la  table,  une  tulipe  ou 
une  renoncule  à  demi  faite,  pour  suivre  de  l'œil  les  démonstrations 
que  son  maître  traçait  sur  le  papier  ;  elle  l'interrompait  aussi  de 
temps  en  temps  pour  lui  demander  son  avis  sur  la  découpure 
d'une  feuille  ou  sur  l'altitude  d'une  tige:  mais  l'intérêt  qu'elle 
mettait  à  écouter  les  autres  leçons  l'emportant  de  beaucoup  sur 
celui-là,  elle  négligea  un  peu  son  art,  contenta  moins  ses  prati- 
ques par  son  exactitude ,  et  vit  le  nombre  des  acheteuses  dimi- 
nuer autour  de  ses  cartons.  Elle  était  lancée  sur  une  mer  enchan- 
tée et  ne  s'apercevait  pas  des  dangers  de  la  route.  Chaque  jour, 
elle  trouvait,  dans  le  développement  de  son  esprit ,  une  jouissance 
enthousiaste  qui  transformait  entièrement  son  caractère ,  et  de- 
vant laquelle  sa  prudence  timide  s'était  envolée ,  comme  les 
terreurs  de  l'enfance  devant  la  lumière  de  la  raison.  Cependant 
elle  devait  être  bientôt  forcée  de  voir  lesécueilsau  milieu  desquels 
elle  s'était  engagée. 

jliio  Marteau  se  maria  ;  et  If  surlendemain  de  ses  noces  ,  lors- 
que les  voisins  etles  parens  lurent  rentrés  chez  eux  satisfaits  et 
malades, elle  invita  ses  amies  d'enfance  avenir  dîner  sur  l'herbe, 
à  une  métairie  qui  lui  avait  servi  de  dot ,  et  qui  était  située  au- 
près de  la  ville.  Ces  jeunes  personnes  faisaient  toutes  partie  de 
la  meilleure  bourgeoisie  de  la  province  ;  néanmoins  Geneviève  y 
fut  invitée.  Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  ses  manières  dis- 
tinguées et  saconduite  irréprochable  lui  vàlaienlcette  préférence. 
Déjà  plusieurs  familles  honorables  l'avaient  appelée  à  leurs  réu- 
nions intimes,  non  pascomme  ses  compagnes,  à  titre  d'ouvrière  en 
journée,mais  en  raison  de  l'estime  et  de  l'affection  qu'elle  inspirait. 
Toute  la  sévère  étiquette  derrière  laquelle  se  retranchela  société 
bourgeoise  aux  jours  de  gala  pour  se  venger  des  mesquineries  for- 
cées de  sa  vie  ordinaire  ,  s'était  depuis  long-temps  effacée 
devant  le  mérite  inco  n  testé  de  la  jeune  fleuriste  :  elle  n'était  regar- 
dée précisément  ni  comme  une  demoiselle,  ni  comme  une  ouvriè- 
re; le  nom  intact  et  pur  de  Geneviève  répondait  à  toute  objection 
à  cet  égard.  Geneviève  n'appartenait  à  aucune  classe ,  et  avait 
accès  dans  toutes. 


REVUE  DE  PARIS.  V 

Mais  cette  fîloire ,  acquise  au  prix  de  toute  une  vie  de  vertu  , 
celle  position  brillante  où  jamais  aucune  fille  de  sa  condi- 
Uon  n'avait  osé  aspirer,  Geneviève  l'avait  perdue  à  son  insu: 
elle  était  devenue  savante ,  mais  elle  ignorait  encore  à  quel 
prix. 

JustineMarleau ,  aimable  et  bonne  fille,  étrangère  aux  caquets 
de  la  ville  ,  lui  fit  le  même  accueil  qu'à  l'ordinaire  :  mais  les  au- 
tres jeunes  personnes ,  au  lieu  de  l'entourer,  comme  elles  fai- 
saient toujours ,  pour  l'accabler  de  questions  sur  la  mode  nouvelle 
et  de  demandes  pour  leur  toilette,  laissèrent  un  grand  espace 
entre  elles  el  la  place  où  Geneviève  s'était  assise.  Elle  ne  s'en 
aperçut  pas  d'abord  ;  mais  le  soin  que  prit  Justine  de  venir  se 
placer  auprès  d'elle  lui  fit  remarquer  l'abandon  et  l'espèce  de 
mépris  que  les  autres  affectaient  de  lui  témoigner.  Geneviève 
était  d'une  nature  si  peu  violente ,  qu'elle  n'éprouva  d'abord 
que  de  l'étonnement;  aucun  sentiment  d'indignation  ni  même  de 
douleur  ne  s'éveilla  en  elle.  Mais  lorsque  le  repas  fut  fini ,  plu- 
sieurs demoiselles  ,  qui  semblaient  n'attendre  que  le  moment  de 
fuir  une  si  mauvaise  compagnie ,  demandèrent  leurs  bonnes  et 
se  retirèrent  ;  les  autres  se  divisèrent  par  groupes  et  se  disper- 
sèrent dans  le   jardin ,  en  évitant  avec  soin  d'approcher  de  la 
réprouvée.  En  vain  Justine  s'efforça  d'en  rallier  quelques-unes; 
elles  s'enfuirent,  ousetinrentun  instant  près  d'elle  dans  une  al- 
titude siallièreet  avec  un  silence  si  glacial ,  que  Geneviève  com- 
prit son  arrêt.  Pouréviter  d'affliger  la  bonne  Justine ,  elle  feignit 
de  ne  pas  s'en  affecter  elle-même  ,  et  se  retira  sous  prétexte 
d'un  travail  qu'elle  avait  à  terminer.  A  peine  était-elle  seule  et 
commençait-elle  à  réfléchir  à  sa  situation ,   qu'elle  entendit 
frapper  à  sa   porte,   et  qu'elle  vit  entrer  Henriette,  avec  un 
visage  composé  et  une  espèce  de  toilette  (jui  annonçait  une  in- 
tention cérémonieuse  et  solennelle  dans  sa  visite.  Geneviève 
était  fort  pâle, et  même  l'émotion  qu'elle  venait  d'éprouver  lui 
causait  des  suffocations  :  elle  fut  très  contrariée  de  ne  pouvoir 
être  seule  ,  et ,  de  son  côté ,  elle  se  composa  un  visage  aussi 
calme  que  possible  ;  mais  Henriette  était  résolue  à  ne  tenir  aucun 
compte  de  ses  efforts ,  et ,  après  l'avoir  embrassée  avec  une 
affectation  de  tendresse  inusitée,  elle  la  regarda  en  face  d'un 
air  triste,  en  lui  disant: 
—  Eh  bien? 


10  REVUE  DE  PARIS. 

—  EIi  Inen ,  quoi  ?  dit  Geneviève ,  à  qui  la  fierté  donna  la  force 
de  sourire. 

—  Te  voilà  revenue  ?  reprit  Henriette  du  même  ton  de  condo- 
léane. 

—  Revenue  de  quoi?  Que  veux-tu  dire? 

—  On  dit  qu'elles  se  sont  conduites  indignement....  Ah  !  c'est 
une  horreur!  Mais,  va,  sois  tranquille,  nous  te  vengerons: 
nous  savons  aussi  bien  des  choses  que  nous  dirons ,  et  les  plus 
bégueules  auront  leur  paquet, 

—  Doucement  !  doucement!  dit  Geneviève;  je  ne  te  demande 
vengeance  contre  personne ,  et  je  ne  me  crois  pas  offensée. 

—  Ah  !  dit  Henriette  avec  un  mouvement  de  satisfaction  mé- 
chante que  son  amitié  pour  Geneviève  ne  put  lui  faire  réprimer, 
il  est  bien  inutile  de  m'en  faire  un  secret;  je  sais  tout  ce  qui 
s'est  passé:  il  y  a  assez  long-temps  que  j'entends  comploter  l'af- 
front qui  t'a  été  fait.  Ces  belles  demoiselles  necherchaientqu'une 
occasion ,  et  lu  as  été  au-devant  de  leur  méchanceté  avec  bien 
de  la  complaisance.  Voilà  ce  que  c'est,  Geneviève,  que  de  vouloir 
sortir  de  son  état  !  Si  tu  n'avais  jamais  fréquenté  que  tes  pareil- 
les ,  cela  ne  te  serait  pas  arrivé  :  non ,  non  ,  ce  n'est  pas  parmi 
nous  que  tu  aurais  été  insultée;  car  nous  savons  toutes  ce  que 
c'est  que  d'avoir  une  faiblesse ,  et  nous  sommes  indulgentes  les 
unes  pour  les  autres.  Le  grand  crime ,  en  effet ,  que  d'avoir  un 
amant!  et  toutes  ces  princesses-là  en  ont  bien  deux  ou  trois! 
Nous  leur  dirons  leur  fait.  Laisse-les  faire,  nous  aurons  notre 
tour. 

Geneviève  se  sentit  si  offensée  de  ces  consolations,  qu'elle 
faillit  se  trouver  mal.  Elle  s'assit  toute  tremblante  ,  et  ses  lèvres 
devinrent  aussi  pâles  que  ses  joues. 

—  Il  ne  faut  pas  te  désoler ,  ma  pauvre  enfant ,  lui  dit  Henriette 
avec  toute  la  sincérité  de  son  indiscrète  amitié  ;  le  mal  n'est  pas 
sans  remède:  le  mariage  arrange  tout,  et  tu  vaux  bien  ce  petit 
marquis.  Seulement,  ma  chère,  il  faudrait  de  la  prudence:  tu 
en  avais  tant  autrefois!  Comment  as-tu  fait  pour  la  perdre  si  vite? 

—  Laissez-moi,  Henriette ,  dit  Geneviève  en  lui  serrant  la 
main.  Je  crois  que  vous  avez  de  bonnes  intentions ,  mais  vous 
me  faites  beaucoup  de  mal.  Nous  reparlerons  de  tout  ceci;  mais 
pour  le  moment  je  serais  bien  aise  de  me  mettre  au  lit.  Je  suis 
un  peu  malade. 


REVUE  DE  PARIS.  M 

—  Eh  bien!  eh  bien!  je  vaist'aider!  Comment  !  je  le  quitterais 
dans  un  pareil  moment  !  non  pas  certes  !  Va ,  G(^nevi(^ve  ,  tu  ap- 
prendras îi  connaître  tes  vraies  amies  ,  tu  as  trop  compté  sur  les 
demoiselles  à  grande  éducation.  Les  livres  ne  rendent  pas  meil- 
leur, sois  en  srtre.  On  n\ii)prend  pas  à  avoir  bon  cœur;  cela 
vient  tout  seul,  et  il  n'y  a  pas  besoin  d'avoir  étudié  pour  valoir 
quelque  chose.  Veux-tu  quejebassine  ton  lit?  quelle  tisane  veux- 
tu  boire? 

—  Rien  ,  rien ,  Henriette  ;  tu  es  une  bonne  fille  ,  mais  je  ne 
veux  rien. 

—  Il  faut  cependant  te  soigner!  Veux-tu  te  laisser  surmonter 
par  le  chagrin?  Pauvre  Geneviève,  elles  ont  donc  été  bien 
insolentes,  ces  bégueules  !  Qu'est-ce  qu'on  t'a  dit?  raconte-moi 
tout:  cela  te  soulagera. 

—  ,Ie  n'ai  vraiment  rien  à  raconter  ;  on  ne  m'a  rien  dit  de 
désobligeant,  et  je  ne  me  plains  de  personne. 

—  En  ce  cas ,  (u  es  bien  bonne ,  Geneviève ,  ou  tu  ne  te  doutes 
guère  du  mal  qu'on  te  fait.  Si  tu  savais  comme  on  te  déchire  ! 
quelle  haine  on  a  pour  toi! 

—  De  la  haine  ?  de  la  haine  contre  moi  ?  Eh  pourquoi ,  au  nom 
du  ciel  ? 

—  Parce  qu'on  est  enchanté  de  trouver  l'occasion  de  te  rabais- 
ser. Tu  excitais  tant  de  jalousie,  dans  le  temps  où  on  disait: 
Geneviève jiremière  et  dernière ,  Genevièiie  sans  reproche , 
Geneviève  sans  pareille!  Ah  l  que  d'ennemies  tu  avais  déjà! 
mais  elles  n'osaient  riendire.  Qu'auraient-elles  dit  ?  Aujourd  liui. 
elles  ont  leur  revanche.  Geneviève  par-ci,  Geneviève  par-là  !  11 
n'y  a  pas  de  filles  perdues  qu'on  n'excuse  pour  avoir  le  plaisir 
de  te  mettre  au-dessous  d'elles.  Ah  !  cela  devait  arriver.  Tu  étais 
montée  si  haut!  A  présent  on  ne  te  laisse  pas  descendre  à  moi- 
tié. On  te  roule  en  bas  sous  les  pieds.  Et  pourquoi  ?  lu  es  peut- 
être  aussi  sage  que  par  le  passé,  mais  on  ne  veut  |)!usle  cioire, 
on  est  si  content  d'avoir  une  raison  à  donner  !  C'est  une  infa- 
mie, la  manière  dont  on  te  traite.  Les  hommes  sont  peut-être 
encore  plus  déchaînés  contre  toi  que  les  femmes.  C'est  incroya- 
ble! Ordinairement  les  hommes  nous  défendent  un  peu  pour- 
tant. Eh  bien  !  ils  sont  tous  tes  ennemis.  Us  disent  que  ce  n'était 
pas  la  peine  de  faire  tant  la  dédaigneuse  pour  écouter  ce  pelit 
monsieur  ,  parce  qu'il  est  noble  et  qu'il  parle  latin,  ,1'ai  beau 


12  REVUE  DE  PARIS. 

leur  dire  qu'il  te  fait  la  cour  dans  de  bonnes  intentions,  qu'il,  l'6- 
pousera.  Ah  bah!  ils  secouent  la  tête  en  disant  que  les  marquis 
n'épousent  pas  les  grisettcs;  car  après  tout ,  disent-ils ,  Geneviève 
la  savante  est  une  grisctte  comme  les  autres.  Son  père  était 
ménétrier ,  et  sa  mère  faisait  des  gants  ;  sa  tante  allait  chea 
l«s  bourgeois  raccommoder  les  vieilles  dentelles,  et  sa  belle- 
sœur  est  encore  repasseuse  de  fin  A  la  journée 

—  Tout  cela  n'est  pas  bien  méchant,  dit  Geneviève:  je  ne  vois 
pas  en  quoi  j'en  puis  être  blessée  ;  après  tout ,  qu'importe  à  ces 
messieurs  que  je  me  marie  avec  un  marquis  ou  que  je  reste 
Geneviève  la  lleuiiste?  Si  les  visites  de  M.  de  Morand  me  font 
du  tort ,  qui  donc  a  le  droit  de  s'en  plaindre?  Quel  motif  de  res- 
sentiment peut-on  avoir  contre  moi?  A  qui  ai-je  jamais  fait  du 
mal? 

—  Ah!  ma  pauvre  Geneviève  !  c'est  bien  à  cause  décela.  C'est 
qu'on  sait  que  tu  es  bonne,  et  qu'on  ne  te  craint  pas.  On  n'oserait 
pas  m'insulter  comme  on  l'a  insultée  aujourd'hui.  On  sait  bien  que 
j'ai  bec  et  ongles  pour  me  défendre,  et  on  ne  se  risquerait  pas  à 
jeter  de  trop  grosses  pierres  dans  mon  jardin  ;  tandis  qu'on  en 
jette  dans  tes  fenêtres,  et  qu'un  de  ces  jours  on  le  lapidera 
dans  les  rues.  Pauvre  agneau  sans  mère ,  toi  qui  vis  toute  seule 
dans  un  petit  coin  ,  sans  menacer  et  sans  supplier  personne,  on 
aura  beau  jeu  avec  toi. 

—  Ma  chère  amie,  je  vois  quejvous  vous  affectez  du  mal  qu'on 
essaie  de  me  faire;  vous  êtes  bien  bonne  pour  moi,  mais  vous 
l'auriez  été  encore  davantage ,  si  vous  ne  m'aviez  pas  appris  tou- 
tes ces  mauvaises  nouvelles...  Je  ne  les  aurais  peut-être  jamais 
sues... 

■ — Tu  le  serais  donc  bouché  les  oreilles?  car  lu  n'aurais  pas 
pu  traverser  la  rue  sans  enlendredire  du  mal  de  loi.  Et  quand 
même  lu  aur;ùs  été  sourde ,  cela  ne  t'aurait  servi  à  rien  ;  il  au- 
rait fallu  être  aveugle  aussi  pour  ne  i)as  voir  un  rire  malhon- 
nête sur  toutes  les  figures.  Ah!  Geneviève!  tu  ne  sais  pas  ce  que 
c'est  que  la  calomnie,  .le  l'ai  appris  plusieurs  fois  à  mes  dépens  ! ... 
et  jeté  plains ,  ma  petite  !...  mais  j'ai  su  prendrele  dessus  et  for- 
cer les  mauvaises  langues  à  se  taire. 

—  En  parlant  plus  haut  qu'elles,  n'est-ce  pas?  dit  Geneviève 
en  souriant. 

^  Oui ,  oui,  en  parlant  tout  haut ,  répondit  lîenriclte  un  peu 


VxEYVE  DE  PARIS.  13 

pîqu<k; ,  et  en  jouant  jeu  sur  (al)le.  Tu  aurais  été  plus  sage,  si 
tu  avais  fait  comme  moi ,  ma  clùre. 

—  Et  (prappelles-lu  jouer  jt'u  sur  tal)le  ? 

—  Agir  hardiment  et  sans  mystère  ;  se  servir  de  sa  liberté  et 
narguer  ceux  qui  le  trouvent  mauvais  ;  avoir  des  scntimens 
pour  quelqu'un  et  n'en  pas  rougir,  car  après  tout,  n'avons-nous 
pas  le  droit  d'jccepler  un  galant ,  en  attendant  un  mari  ? 

—  Eh  bien!  ma  chère,  dit  Geneviève  un  peu  sèchement ,  en 
supposant  que  je  me  sois  servie  de  ce  droit  réservé  aux  griset- 
tes,  et  que  j'aie  les  sentimcns  qu'on  m'attribue,  pourquoi  donc 
ma  conduite  cause-l-elle  tant  de  scandale? 

—  Ah!  c'est  que  tu  n'y  as  pas  mis  de  franchise.  Tu  as  eu 
peur,  tu  t'es  cachée  ,  et  Ton  fait  sur  ton  compte  des  supposi- 
tions qu'on  ne  fait  pas  sur  le  nôtre. 

—  Et  pourquoi?  s'écria  Geneviève  irritée  enfin  ;  de  quoi  me 
suis-je  cachée  ?  de  qui  pense-t-on  (jue  j'aie  peur  ? 

—  Ah!  voilà!  voilà  ton  orgueil  !  c'est  cela  qui  te  perdra ,  Gene- 
viève! luveux  trop  te  distinguer.  Pourquoi  n'as  tu  pas  faitcomnie 
les  autres?  Pourquoi,  de  moment  que  tu  as  accepté  les  homma- 
ges de  ce  jeune  homme ,  ne  l'es-lu  pas  montrée  avec  lui  au  bal 
et  à  la  promenade  ?  Pourquoi  ne  t'a-t-il  pas  donné  le  bras  dans 
les  rues?  Pourquoi  n'as-tu  pas  confié  à  tes  amies,  à  moi  par 
exemple,  qu'il  le  faisait  la  cour?  Nous  aurions  su  à  quoi  nous  en 
tenir;  et  quand  on  serait  venu  nous  dire:  Genevièvea  donc  un 
amoureux?  nous  aurions  répondu:  Certainement;  pourquoi 
Geneviève  n'aurait-elle  pas  un  amoureux?  Crojn^z-vous  qu'elle 
ait  fait  un  vœu?  Ètes-vous  son  héritier?  Ou'avez-vous  à  dire? 
Et  l'on  n'aurait  rien  dit,  parce  qu'après  tout  cela  aurait  été 
tout  simple.  Au  lieu  de  cela,  tu  as  agi  sournoisement.  Tu  as 
voulu  conserver  ta  grande  réputation  de  vertu,  et  en  même 
temps  écouter  les  douceurs  d'uu  homme.  Tu  as  gardé  ton  petit 
secret  fièrement.  Tu  as  accordé  des  rendez-vous  aux  Prés-Gi- 
rault.  Tu  as  beau  rougir  !  Pardine  !  tout  le  monde  le  sait,  va  ! 
Ce  grand  flandrin  de  bounelier  qui  demeure  en  face,  et  qui  ne 
fait  pas  d'autre  métier  (|ue  de  boire  et  de  bavarder,  t'a  suivie 
un  beau  malin.  11  a  vu  M.  André  de  Morand  qui  t'allendait  au 
bord  de  la  rivièie ,  et  qui  est  venu  l'offrir  son  bras  (pie  tu  as 
accepté  tout  de  suite.  Le  lendemain  et  tous  les  jours  de  la  se- 
maine, le  bourrelier  t'a  vu  sortir  à  la  même  iieurecl  rentrer  lard 

2 


14  REVUE  DE  PARIS. 

dans  le  jour.  Il  n'était  pas  bien  difficile  de  deviner  où  fu  allais; 
toute  la  ville  l'a  su  au  bout  de  deux  jours.  Alors  on  a  dit:  Voyez- 
vous  cette  petite  effrontée  qui  veut  se  faire  passer  pour  une  sain- 
Ce  ,  qui  fait  semblant  de  ne  pas  oser  regarder  un  homme  en 
face,  et  qui  court  les  champs  avec  un  marjolet!  C'est  une  hy- 
pocrite ,  une  prude  ;  il  faut  la  démasquer.  —  Et  puis  on  a  vu 
M.  André  se  glisser  par  les  petites  rues  et  venir  de  ce  côté-ci. 
Il  est  vrai  que  pour  n'être  pas  trop  remarqué ,  il  sautait  le  fossé 
du  potager  de  M™«  Gaudon ,  et  arrivait  à  ta  porte  par  le  der- 
rière delà  ville.  Mais  vraiment  cela  était  bien  malin  !  Je  l'ai  vu 
plus  de  dix  fois  sauter  ce  fossé ,  et  je  savais  bien  qu'il  n'allait 
pas  faire  la  cour  îi  M""  Gaudon  qui  a  90  ans.  Cela  me  fendait 
le  cœur.  Je  disais  à  ces  demoiselles:  Geneviève  ne  ferait-elle  i)a3 
mieux  de  venir  avec  nous  au  bal ,  et  de  danser  toute  une  nuit 
avec  M.  André,  que  de  le  faire  entrer  chez  elle  par-dessus  les 
fossés  ? 

—Je  vous  remercie  de  cette  remarque ,  Henriette  ;  mais  n'au- 
riez-vous  pas  |)u  la  garder  pour  vous  seule  ou  me  l'adr'esser  ii 
moi-même,  au  lieu  d'en  faire  part  à  quatre  petites  tilles? 

— Crois-tu  que  j'eusse  quelque  chose  à  leur  apprendre  sur 
ton  compte?  Allons  donc!  <|uand  il  n'est  question  que  de  (oi 
dans  tout  le  département  depuis  deux  mois  !  Mais  je  vois  que 
tout  cela  te  fâche  ;  nous  en  reparlerons  une  autre  fois.  Tu  es 
malade ,  mets-toi  au  lit. 

^  Non  ,  dit  Geneviève ,  je  me  sens  mieux ,  et  je  vais  me  mettre 
à  travailler.  Je  te  remercie  de  ton  zèle ,  Henriette  ;  je  crois  que 
tu  as  fait  pour  moi  ce  que  lu  as  pu.  Dorénavant,  ne  t'en  inquiète 
plus.  Je  ne  m'exposerai  pas  à  être  insultée;  et  en  vivant  libre 
et  tranquille  chez  moi ,  il  me  sera  fort  indifférent  qu'on  s'occupe 
au  dehors  de  ce  qui  s'y  passe. 

—  Tu  as  tort,  Geneviève,  tu  as  tort,  je  t'assure,  de  prendre 
la  chose  comme  tu  fais.  Je  t'en  prie,  écoute  un  bon  conseil... 

—  Oui,  ma  chère,  un  autre  jour,  dit  Geneviève ,  en  l'embras- 
sant d'un  air  un  peu  impérieux ,  pour  lui  faire  comprendre 
qu'elle  eût  à  se  retirer.  Henriette  le  comprit  en  effet  et  se  retira 
assez  piquée.  Elle  avait  trop  bon  cœur  pour  renoncer  à  défendre 
ardemment  Geneviève  en  toute  rencontre;  mais  elle  était  femme 
et  grisette.  Elle  avait  été  souvent,  comme  elle  le  disait  elle-même , 
victime  de  la  calomnie,  et  elle  ne  se  métiait  pas  assez  d'un 


REVUE  DE  PARIS.  15 

certain  plaisir  involontaire ,  en  voyant  Geneviève,  dont  la  gloire 
l'avait  si  long-temps  éclipsée,  tomber  dans  la  même  disgrâce 
aux  yeux  dupul)lic. 

GeneviO've,  restée  seule,  s'aperçut  quela  franchise  d'Henriette 
lui  avait  fait  du  bien.  En  élargissant  lablessurede  son  orgueil, 
les  reproches  et  les  consolations  delà  couturière  lui  avaient 
insi)iré  un  profond  dédain  pour  les  basses  attaques  dont  elle 
était  l'objet.  Deux  mois  auparavant ,  Geneviève,  heureusesurtout 
d'être  ignorée  et  oubliée,  n'eût  pas  aussi  courageusement  méprisé 
la  sotte  colère  de  ces  oisifs.  Mais  depuis  qu'une  rapide  éducation 
avait  retrempé  sou  esprit,  elle  sentait  de  jour  en  jour  grandir  sa 
force  et  sa  fierté.  Peut-être  se  glissait-il  secrètement  un  peu  de 
vanité  dans  la  comparaison  qu'elle  faisait  entre  elle  et  toutes 
ces  mesquines  jalousies  de  province ,  où  les  plus  importans 
étaient  les  plus  sots ,  et  où  elle  ne  trouvait ,  à  aucun  étage ,  un 
esprit  à  la  hauteur  du  sien.  Mais  ce  sentiment  involontaire  de 
sa  supériorité  était  bien  pardonnable  au  milieu  de  l'effervescence 
d'un  cerveau  subitement  éclairé  du  jour  étincelant  de  la  science. 
Geneviève  gravissait  si  vite  des  hauteurs  inaccessibles  aux  autres 
qu'elle  avait  le  vertige  et  ne  voyait  plus  très  clairement  ce  qui 
se  passait  au-dessous  d'elle. 

Elle  se  persuada  que  les  clameurs  d'une  populace  d'idiots  ne 
monteraient  pasjusqu'à  elle,  et  qu'elle  était  invulnérable  à  de  pa- 
reilles atteintes.  Elle  aurait  eu  raison,  s'il  y  avait  au  ciel  ou  sur 
la  terre  une  puissance  équitable  occupée  de  la  défense  des  justes 
et  de  la  répression  des  impudens  ;  mais  elle  se  trompait ,  car  les 
justes  sont  faibles  et  les  impudens  sont  en  nombre.  Elle  s'assit 
tranquillement  auprès  de  la  fenêtre  et  se  mit  à  travailler.  Le  so- 
leil couciiant  envoyait  de  si  vives  lueurs  dans  sa  chambre,  que 
tout  prenait  une  couleur  de  pourpe  :  et  les  murailles  blanches 
de  son  modeste  atelier ,  et  sa  robe  de  guingamp  et  les  pâ- 
les feuilles  de  rose  que  ses  petites  mains  étaient  en  train  de  dé- 
couper. Cette  riche  lumière  eut  une  influence  soudaine  sur  ses 
Idées.  Geneviève  avait  toujours  eu  un  vague  sentiment  de  la  poé- 
sie; mais  elle  n'avait  jamais  aussi  nettement  aperçu  le  rapport 
qui  unifies  impressions  de  l'esprit  elles  beautés  extérieures  de 
la  nature.  Cette  puissance  se  révéla  soudainement  à  elle  en  cet 
instant.  Une  émotion  délicieuse,  une  joie  inconnue,  succédè- 
rent à  ses  ennuis.  Tout  en  travaillant  avec  ardeur,  elle  s'éleva 


10  REVUE  DE  PARIS, 

au-dessus  d'elle-même  et  de  toutes  les  choses  réelles  qui  l'eiv- 
touraieiit ,  pour  vouer  un  culte  enthousiaste  au  nouveau  Dieu 
du  nouvel  univers  déroulé  devant  elle:  et  tout  en  s'unissant  à  ce 
Dieu ,  dans  un  transport  poétique  ,  ses  mains  créèrent  la  fleur  la 
plus  parfaite  qui  fût  jamais  éclose  dans  son  atelier. 

Quand  le  soleil  fut  caché  derrière  les  toits  de  briques  et  les 
massifs  de  noyers  qui  encadraient  l'horizon ,  Geneviève  posa  son 
ouvrage  et  resta  long-  temps  à  contempler  les  tons  orangés  du  ciel, 
et  les  lignes  d'or  pâle  qui  le  traversaient.  Elle  sentit  ses  yeux  hu- 
mides et  sa  tête  brûlante.  Quand  elle  quitta  sa  chaise,  elle 
éprouva  de  vives  douleurs  dans  tous  les  membres  et  quelques 
frissons  nerveux.  Geneviève  était  d'une  complexion  extrê- 
mement délicate:  les  émotions  de  la  journée  ,  la  surprise, 
la  colère,  la  fierté  ,  l'enthousiasme,  en  se  succédant  avec 
rapidité ,  l'avaient  brisée  de  fatigue.  Elle  s'aperçut  qu'elle  avait 
réellement  la  fièvre ,  et  se  mit  au  lit.  Alors  elle  tomba  dans  les 
rêveries  vagues  d'un  demi-sommeil ,  et  perdit  tout-à-fait  le 
sentiment  de  la  réalité. 


DEUXIEME  PARTIE. 
X. 

Henriette,  en  quittant  Geneviève,  était  allée,  pour  calmer  son 
petit  ressentiment,  écouler  un  sermon  du  vicaire.  Ce  vicaire 
avait  beaucoup  de  réputation  dans  le  pays ,  et  passait  pour  un 
jeune  Bourdaloue,  quoique  le  moindre  vieux  curé  de  hameau 
prêchât  beaucoup  plus  sensément  dans  son  langage  rustique. 

Mais  heureusement  pour  sa  gloire,  le  vicaire  deL avait  fait 

divorce  avec  le  naturel  et  la  simplicité.  Son  accent  théâtral,  son 
débit  ronflant ,  ses  comparaisons  ampoulées ,  et  surtout  lasûreté 
de  sa  mémoire ,  lui  avaient  valu  un  succès  incontesté  ,  non-seu- 
lement parmi  les  dévotes ,  mais  encore  parmi  les  femmes  érudi- 
tes  de  l'endroit.  Quant  aux  auditeurs  des  basses  classes ,  ils  no 
comprenaient  absolument  rien  à  son  éloquence,  mais  ils  admi- 
raient sur  la  foi  d'autrui. 


REVUE  DE  PARIS.  17 

Ccjour-l;'i,lo  prédicateur,  faute  desujet,  prCcha  sur  la  charité. 
Ce  n'était  pas  uubon  jour;  il  y  avait  peu  de  beau  monde.  Il  y  eut 
peu  de  métaphores ,  et  rami)lilication  fut  néyli^jée  ;  le  sermon 
fut  donc  un  peu  plus  inteUij;ihIe  (pie  de  coutume,  et  Henriette 
iiisit  «[ULîlipies  lieux  com  muns  (pii  lurent dél)ités  d'ailleurs  avec 
aplomb,  d'une  voix  sonore  et  sans  le  moindre  lapsus  liwjiim. 
On  sait  ([n'en  province  Xclapsus  //«{/îiceestl'écueddes  orateurs  , 
et  (pf  il  leur  importe  peudeman(pier  absolument  d'idées,  pourvu 
que  les  mots  a!)ondent  toujours  et  se  succèdent  sans  hésitation. 

Henriette  fut  donc  émue  et  entraînée,  d'autant  plus  que  le 
sujet  du  sermon  s'appliquait  précisément  à  la  situation  de  son 
cœur.  Ce  creur  n'avait  rien  de  méchant ,  et  donnait  de  conti- 
nuels démentis  à  uncaraclère  arrogant  et  jaloux.  La  pensée  de 
Geneviève  malheureuse  et  méconnue  le  i-eniplit  de  regrets  et  de 
remords.  Le  sermon  terminé,  Henriette  résolut  d'aller  trouver 
son  amie  ,  et  de  réparer ,  autant  qu'il  serait  en  elle ,  le  chagrin 
que  ses  consolations ,  moitié  affectueuses , moitié  amères , avaient 
dû  lui  causer. 

Elle  prit  A  peine  le  temps  de  souper ,  et  courut  chez  la  jeune 
fleuriste.  Elle  frappa  ,  on  ne  lui  répondit  pas.  La  clef  avait  été- 
retirée;  elle  crutque  Geneviève  était  sortie;  maisau  moment  de  s'en 
aller,  une  autre  idée  lui  vint:  elle  pensa  que  Geneviève  élaitenfer- 
mée  avec  son  amant,  et  elle  regarda  à  travers  la  serrure. 

Mais  elle  ne  vit  qu'une  chandelle  (jui  achevait  de  se  consumer 
dans  l'àtre  de  la  cheminée, etle  profond  silence (jui  régnaildans 
rap!>artement  lui  fit  pressentir  la  réalité.  Elle  poussa  donc  la 
porte  avec  une  force  un  peu  nifde ,  et  la  seirur'C,  faible  et  usée, 
céda  bientôt.  Elle  trouva  Geneviève  assez  malade  i)oui'  avoir  à 
peine  la  force  de  lui  répondre  ;  et  tandis  ((u'elle  se  rendormait 
avec  l'apathie  que  donne  la  fièvre  ,  la  bonne  couturière  se  hâta 
d'aller  chercher  les  couvertures  de  son  propre  lit  pour  l'envelop- 
per. Ensuite  elle  alluma  du  feu,  fit  bouillir  des  herbes,  acheta 
du  sucre  avec  l'argent  gagné  dans  sa  journée,  et  s'installant 
auprès  de  son  amie,  lui  i)répara  des  tisanes  de  sa  composition  , 
auxquelles  elle  attribuait  un  pouvoir  infaillible. 

La  nuit  était  tout-à- fait  venue,  et  le  coucou  de  la  maison  son- 
nait neuf  heures,  lorsque  Henriette  entendit  ouvrir  la  première 
porte  de  l'appartement  de  Geneviève.  La  pénétration  naturelle 
à  son  sexe  lui  fit  deviner  la  personne  qui  s'approchait,  et  elle  cou- 

2. 


18  REVUE  DE  PARIS. 

rut  à  sa  rencontre',  dans  la  grande  salle  vide  qui  servait  d'anti- 
chambre à  TaLelierde  la  fleuriste. 

Le  lecteur  n'est  sans  doute  pas  moins  pénétrant  qu'Henriette, 
et  comprend  fort  bien  qu'André  ,  n'ayant  pas  vu  Geneviève  de 
la  journée ,  et  rôdant  depuis  deux  heures  sous  sa  fenêtre  sans 
qu'elle  s'en  aperçût ,  ne  pouvait  se  décider  ;\  retourner  chez  lui 
sans  avoir  au  moins  échangé  un  mot  avec  elle.  Quoique  l'heure 
fût  indue  pour  se  présenter  chez  une  grisette,  il  monta,  ets'ap- 
prochait  presque  aussi  tremblant  que  le  jour  où  il  avait  frappé 
pour  la  i)reinière  fois  à  sa  porte. 

11  fut  contrarié  de  rencontrer  Henriette  ,  mais  il  espéra  qu'elle 
se  retirait,  et  il  la  saluait  en  silence ,  lorsqu'elle  le  prit  presque 
au  collet,  et  l'entraînant  au  bout  de  la  chambre:  —  Il  faut  que 
je  vous  parle,  monsieur  André,  dit-elle  vivement;  asseyons- 
nous. 

André  céda  tout  interdit,  et  Henriette  parla  ainsi: 

—  D'abord  il  faut  vous  dire  que  Geneviève  est  malade,  bien 
malade. 

.indré  devint  pâle  comme  la  mort. 

—  Oh  !  cependant  ne  soyez  pas  effrayé,  reprit  Henriette;  je 
suis  là ,  j'aurai  soin  d'elle,  je  ne  la  quitterai  pas  d'une  minute; 
elle  ne  manquera  de  rien. 

—  Je  le  crois ,  ma  chère  demoiselle,  dit  André  éperdu ,  mais 
ne  pourrais-je  savoir...  quelle  est  donc  sa  maladie.*  Depuis 
quand?...  .levais... 

—  Non  pas,  non  pas,  dit  Henriette  en  le  retenant;  elle  dort 
dans  ce  moment-ci,  et  vous  ne  la  verrez  pas  avant  de  m'a  voir 
entendue.  Ce  sont  des  choses  d'importance  que  j'ai  à  vous  dire , 
monsieur  André,  il  faut  y  faire  attention. 

—  Au  nom  du  ciel ,  parlez ,  mademoiselle ,  s'écria  André. 

—  Eh  bien!  reprit  Henriette  d'un  ton  solennel,  il  faut  que 
vous  sachiez  que  Geneviève  est  perdue. 

—  Perdue!  Juste  ciel!  elle  se  meurt!... 

André  s'était  levé  brusquement,  il  retomba  anéanti  sur  sa  chaise. 

—  Non,  non!  vous  vous  trompez,  ditllenriette  en  le  secouant, 
elle  ne  se  meurt  pas;  c'est  sa  réputation  qui  est  morte,  monsieur, 
et  c'est  vous  qui  l'avez  tuée  ! 

—  Mademoiselle!  dit  André  vivement,  que  voulez-vous  dire? 
Est-ce  une  méchante  pl-ùsanlerie? 


REVUE  DE  PARIS.  19 

—  Non,  monsieur,  répondit  Hoiuiclte  en  prenant  son  aii'  majes- 
tueux. Je  ne  plaisante  pas.  Vous  faites  la  cour  à  Geneviève  ,  et 
elle  vous  écoute.  Ne  ditee  pas  non;  tout  le  monde  le, sait,  et  Ge- 
neviève en  est  convenue  avec  moi  aujourd'hui. 

André  confondu  garda  le  silence. 

—  Eh  bien  !  reprit  Henriette  avec  chaleur ,  croyez-vous  ne 
pas  faire  tort  à  une  fille  en  venant  tous  les  jours  chez  elle ,  en 
lui  donnant  des  rendez-vous  dans  les  prés  ?  Vous  droguez  joui* 
et  nuit  autour  de  sa  maison ,  soit  pour  entrer ,  soit  pour  vous 
donner  l'air  d'être  reçu  à  toutes  les  heures. 

^  Çui  a  dit  cette  impertinence  i*  s'écria  André  ;  qui  a  inventé 
cette  fausseté? 

—  C'est  moi  qui  ai  dit  cette  impertinence,  répondit  Henriette 
intrépidement ,  et  je  n'invente  aucune  fausseté.  Je  vous  ai  vu 
vingt  fois  traverseï-  le  jardin  d'en  face,  et  je  sais  que  tous  les 
joins  vous  passez  deux  ou  trois  heures  dans  la  chambre  de 
Geneviève. 

—  Eh  bien  !  que  vous  importe  ?  s'écria  André ,  chez  qui  la 
timidité  était  souvent  vaincue  par  une  humeur  irritai)le.  De 
quel  droit  vous  mêlez-vous  de  ce  qui  se  passe  entre  Geneviève 
et  moi?  Êles-vous  la  mère  ou  la  tutrice  de  l'un  de  nous? 

—  Non ,  dit  Henriette  en  élevant  la  voix ,  mais  je  suis  l'amie 
de  Geneviève,  et  je  vous  parle  en  son  nom. 

—  En  son  nom!  dit  André  effrayé  de  l'emportement  qu'il 
venait  de  montrer. 

—  Et  au  nom  de  son  honneur  qui  est  perdu ,  je  vous  le  dis. 

—  Et  vous  avez  tort  d'oser  le  dire ,  répartit  André  en  colère , 
car  c'est  un  mensonge  infâme. 

Henriette,  en  colère  à  son  tour,  frappa  du  pied. 

—  Comment!  s'écria-t-elle ,  vous  avez  le  front  de  dire  que  vous 
ne  lui  faites  pas  la  cour,  quand  cette  pauvre  enfant  estdiffamée 
et  montrée  au  doigt  dans  toute  la  ville ,  quand  les  demoiselles 
de  la  piemière  société  refusent  de  dîner  sur  l'herbe  avec  elle, 
et  lui  tournent  le  dos  dès  qu'elle  ouvre  la  bouche;  quand  tous 
les  garçons  crient  qu'il  faut  l'insulter  en  public,  qu'elle  le  mérite 
pour  avoir  trompé  tout  le  monde  et  pour  avoir  méprisé  ses 
égaux? 

—  Qu'ils  y  viennent!  s'écria  André  transporté  de  colère. 

—  Ils  y  viendront  ;  et  vous  aurez  beau  monter  la  garde  et  eu 


20  REVUE  DE  PARIS. 

assommer  une  douzaine ,  Geneviève  l'aura  entendu,  toutle  monde 
autour  d'elle  l'aura  répété ,  la  blessure  sera  sans  remède  :  elle  aura 
reçu  le  coup  de  la  mort. 

—  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  s'écria  André  en, joignantles mains, 
<jue  je  suis  malheureux  !  Quoi  !  Geneviève  est  désolée  à  ce  i)oinl  ! 
sa  vie  est  en  danger  peut-être ,  et  j'en  suis  la  cause  ! 

—  Vous  devez  en  avoir  du  regret ,  dit  Henriette. 

—  Ah!  si  toutmonsang  pouvait  racheter  sa  vie!  silesacrifice 
do  toutes  mes  espérances  pouvait  assurer  son  repos  !... 

—  Eh!)ien!  eh  bien!  dit  Henriette  d'un  air  profondément  ému, 
si  cela  est  vrai ,  de  quoi  vous  affligez-vous  ?  qu'y  a-t-il  dedéses- 
péré  ? 

—  Mais  que  faire  ?  dit  André  avec  angoisse. 

—  Comment!  vous  le  demandez?  Aimez-vous  Geneviève? 

—  Peut-on  en  douter?  Je  l'aime  plus  que  ma  vie  I 

—  Ètes-vousun  homme  d'honneur  ? 

—  Pourquoi  cette  question ,  mademoiselle  ? 

—  Parce  que  si  vous  aimiez  Geneviève ,  etsi.vous  étiez  un  hon- 
nête homme  ,  vous  l'épouseriez. 

André ,  éperdu ,  fit  une  grande  exclamation,  et  regarda  Hen- 
riette d'un  air  effaré. 

—  Eh  I)ien  !  s'écria-l-elle ,  voilà  votre  réponse  ?  C'est  celle  de 
tous  les  hommes.  Monstres  que  vous  êtes!  que  Dieu  vous  confonde! 

—  Ma  réponse!  dit  André  lui  prenantla  main  avec  force  ;ai-je 
répondu?  puis-je  répondre?  Geneviève  consentirait-elle  jamais 
àïn'épouser? 

—  Comment!  dit  Henriette  avec  un  éclat  de  rire,  si  elle  consen- 
tirait! Une  fille  dans  sa  position,  et  qui,  sans  cela,  serait  forcée  de 
quitter  le  pays? 

—  Oh  !  non ,  jamais  !  si  cela  dépend  de  moi ,  sécria  André 
éperdu  de  terreur  et  de  joie.  L'épouser!  moi,  elle  consentirait  à 
ra'épouser  ! 

—  Ah!  vous  êtes  un  bon  enfant ,  s'écria  Henriette  se  jetantà 
son  cou,  transiiortéc  de  joie  et  d'orgueil  en  voyant  le  succès  de 
son  entreprise.  Ah  ça  !  mon  bon  monsieur  André ,  votre  père  don- 
nera-t-il  son  consentement? 

André  pâlit  et  recula  d'épouvante  au  seul  nom  de  son  père.  Il 
resta  silencieux  et  altéré  jus<iu'à  ce  qu'Henriette  renouvelât  sa. 
question;  alors  il  répondit «ow  d'un  air  sombre,  et  ils  se  regardé- 


BEVDB  DB  PARIS.  21 

rent  tous  deux  avec  consternation ,  ne  trouvant  plus  un  mot  à 
(lire  pour  s»i  lassurer  mutuellement. 

Enl'in  Henrielte,  ayant  réHécIii,  lui  demanda  quel  Ai^e  il 
avait. 

—  Vingt-deux  ans  ,  répondit-il.  —  Eh  bien  !  vo\is  êtes  majeur; 
vous  pouvez  vous  passer  de  son  consentement. 

—  Vous  avez  raison,  dit-il,  enchanté  de  cet  expédient;  je 
îu'en  passerai;  j'épouserai  Geneviève  sans  qu'il  le  sache. 

—  Oh  !  dit  Henriette  en  secouant  la  tète,  il  faut  pourtant 
bien  qu'il  vous  donne  le  moyen  de  [tayer  vos  habits  de  noces... 

Mais ,  j'y  pense ,  n'avez-vous  pas  l'héritage  de  votre  mère? 

—  Sans  doute ,  répondit-il ,  frappé  d'admiration  :  j'ai  droit  ù 
soixante  mille  francs. 

—  Diable!  s'écria  Henriette,  c'est  une  fortune.  Oh!  ma  bon- 
ne Geneviève!  oh!  mon  cher  André!  comme  vous  allez  être 
heureux!  et  comme  je  serai  contente  d'avoir  arrangé  votre 
mariage  ! 

—  Excellente  fille  !  s'écria  André  à  son  tour,  sans  vous ,  jene 
me  serais  jamais  avisé  de  tout  cela,  et  je  n'aurais  jamais  osé  espé- 
rer un  pareil  sort.  Mais  êtes-vous  sùro  que  Geneviève  ne  refusera 
pas? 

—  Que  vous  êtes  fou!  Est-ce  possible  ?(piand  elle  est  malade  de 
chagrin  !  Ah  !  cette  nouvelle-là  va  lui  rendre  la  vie  ! 

—  Je  crois  rêver ,  dit  André  en  baisant  les  mains  d'Henriette: 
oh  !  je  ne  pouvais  pas  me  le  persuader;  j'aurais  trop  craint  de 
me  tromper  ;  et  pourtant  elle  m'écoutaitavec  tant  de  bonté  !  elle 
prenait  ses  leçons  avec  tant  d'ardeur!  0  Geneviève,  que  ton 
silence  et  le  calmede  tes  grands  yeux  m'ont  donné  de  crainteset 
d'espérances  !  Fou  et  malheureux  que  j'étais  !  je  n'osais  pas  me 
jeter  à  ses  pieds  et  lui  demander  son  cœur:  le  croiriez-vous , 
Henriette  ?  depuis  un  an  je  meurs  d'amour  pour  elle,  et  je  ne 
gavais  pas  encore  si  j'étais  aimé  !  C'est  vous  <iui  me  l'apprenez , 
bonne  Henriette!  Ah!  dites-le-moi,  dites-le-moi  encore.' 

—  Belle  question  !  dit  Henriette  en  riant:  après  qu'une  fille  a 
sacrifié  sa  réputation  à  monsieui' ,  il  demande  si  on  l'aime  !  Vous 
fites  trop  modeste ,  ma  foi  !  et  à  la  place  de  Geneviève...  car  vous 
Ctes  tout-à-fait  gentil  avec  votre  air  tendre....  Mais  chut...  la 
voilà  qui  s'évedle...  Attendez-moi  là. 

—  Eh  I  pourquoi  n'irais-je  pas  avec  vous  ?  Je  suis  un  [hhi  nvî^- 


25  REVUE  DE  PARIS. 

decin ,  moi  ;  je  saurai  ce  qu'elle  a ,  car  je  suis  horriblement  in- 
quiet... 

—  Ma  fol,  écoutez,  dit  Ilenrielte,  j'ai  envie  de  vous  laisser  en- 
semble: elle  n'a  pas  d'autre  mal  que  le  chagrin  ;  quand  vous  lui 
aurez  dit  que  vous  voulez  l'épouser,  elle  sera  guérie.  Je  crois 
que  celle  i)arole-là  vaudra  mieux  que  toutes  mes  tisanes,..  .41- 
lez,  allez,  dépêchez-vous  de  la  rassurer...  Je  m'en  vais...  je  re- 
viendrai savoir  le  résultat  de  la  conversation. 

—  Oh  !  pour  Dieu,  ne  me  laissez  pas  ainsi  ;  dit  André  effrayé; 
je  n'oserai  jamais  me  présenter  devant  elle  maintenant,  et  lui 
dire  ce  qui  m'amène ,  si  vous  ne  l'avertissez  pas  un  peu. 

—  Comme  vous  êtes  timide  !  dit  Henriette  étonnée:  vraiment, 
voilà  des  amoureux  bien  avancés  !  et  c'est  bien  la  peine  de  dire 
tant  de  mal  de  vous  deux  !  Les  pauvres  enfans  !  Allons,  je  vais 
toujours  voir  comment  va  la  malade. 

Henriette  entra  dans  la  chambre  de  son  amie;  André  resta 
seul  dans  l'obscurité ,  le  cœur  bondissant  de  trouble  et  de  joie. 


XI. 


La  maladie  de  Geneviève  n'était  pas  sérieuse:  une  irritation 
momentanée  lui  avait  causé  un  assez  violent  accès  de  fièvre  ; 
mais  déjà  son  sang  était  calmé ,  sa  tête  libre ,  et  il  ne  lui  restait 
de  cette  crise  qu'une  grande  fatigue,  et  un  peu  de  faiblesse  dans 
la  mémoire. 

Elle  s'étonna  de  voir  Henriette  la  soulever  dans  ses  bras,  l'ac- 
cabler de  questions ,  et  lui  présenter  son  infaillible  tisane.  Sa 
surprise  augmenta  lorsque  Henrielte,  toujours  disposée  à  l'am- 
plification, lui  parla  de  sa  maladie,  du  danger  qu'elle  avait 
couru.  —  Eh  !  mon  Dieu ,  dit  la  jeune  fille ,  depuis  quand  donc 
suis-je  ainsi? 

—  Depuis  trois  heures  au  moins,  répondit  Henriette. 

—  .Ah  !  oui  !  reprit  Geneviève  en  souriant:  mais ,  rassure-toi , 
je  ne  suis  pas  encore  perdue ,  j'ai  la  tête  un  peu  lourde ,  l'esto- 
mac un  peu  faible,  et  voilà  tout.  Je  crois  que  si  je  pouvais  avoir 
un  bouillon,  je  serais  tout -à-fait  sauvée. 

—  J'ai  un  bouillon  tout  prêt  sur  le  feu  ;  le  voici ,  dit  Henriette 
en  s'empressant  autour  du  Ut  de  Geneviève  avec  la  satisfaction 


REVUE  DE  PARIS.  23 

d'une  personne  contente  d'elle-même.  Mais  j'ai  quelque  chose  do 
mieux  que  cela  :  c'est  une  grande  nouvelle  A  t'annoncer. 

—  Ah!  merci,  ma  chère  enfant;  donne-moi  ce  bouillon, mais 
garde  ta  grande  nouvelle;  j'en  ai  assez  pour  aujourd'hui:  tout 
îe  qui  peut  se  passer  dans  cette  jolie  ville  m'est  indifférent  ;  je 
ne  veux  que  tes  soinset  ton  amitié.  Pas  de  nouvelles,  je  t'en 
prie. 

—  Tu  es  une  ingrate,  Geneviève:  si  tu  savais  de  quoi  il  s'a- 
git!... Mais  je  ne  veux  pas  te  désobéir,  puisque  lu  me  défends 
de  parler.  Je  suppose  aussi  que  lu  aimeras  mieux  entendre  cela 
de  sa  bouche  que  de  la  mienne. 

—  De  sa  bouche?  dit  Geneviève  en  levant  vers  elle  sa  jolie  tête 
pâle  coiffée  d'un  bonnet  de  mousseline  blanche  ;  de  qui  parles- 
tu?  Es-tu  folle  ce  soir?  C'est  toi  ((ui  as  la  fièvre ,  ma  chère  lille. 

—  Oh!  tu  fais  semblant  de  ne  pas  me  comprendre,  répondit 
Henriette;  cependant,  quand  je  parle  de  lui,  lu  sais  bien  que 
ce  n'est  pas  d'un  autre.  Allons,  apprends  la  vérité:  ilattend  que 
tu  veuilles  le  recevoir  ;  il  est  là. 

—  Comment  !  il  est  là  ?  Qui  est  là  ?  chez  moi ,  à  cette  heu- 
re-ci ? 

—  M.  André  de  Morand  :  est-ce  que  tu  as  oublié  ïon  nom  pen- 
dant ta  maladie  ? 

—  Henriette,  Henriette!  dit  tristement  Geneviève,  jene  vous 
comprends  pas  ;  vous  êtes  en  même  temps  bonne  et  méchante: 
pourquoi  cherchez-vous  à  me  tourmenter?  Vous  me  trompez  ; 
M.  de  Morand  ne  vient  jamais  chez  moi  le  soir  :  il  n'est  pas  ici. 

—  Il  est  ici,  dans  la  chambre  à  côté.  Je  te  le  jure  sur  l'honneur, 
Geneviève. 

—  En  ce  cas ,  dis-lui ,  je  t'en  prie ,  que  je  suis  mal;-,de ,  et  que 
j'aurai  le  plaisir  de  le  voir  un  autre  jour. 

—  Oh  !  cela  est  impossible  ;  il  a  quelque  chose  de  trop  important 
à  te  dire  :  il  faut  qu'il  te  parle  tout  de  suite ,  et  tu  en  seras  bien 
aise.  Je  vais  le  faire  entrer. 

—  Non,  Henriette,  je  ne  veux  pas.  Ne  voyez-vous  pas  que  je 
suis  couchée?  et  trouvez-vous  qu'il  soit  convenable  à  une  fille  de 
recevoir  ainsi  la  visite  d'un  homme?  Il  est  impossible  que  M.  de 
Morand  ait  quelque  chose  de  si  pressé  à  me  dire. 

—  Cela  est  certain  ,  pourtant',  Si  tu  le  renvoies ,  il  en  sera 
désespéré,  et  toi-même  tu  t'en  repentiras. 


9Î  REVUE  DE  PARIS. 

—Cette .journée  est  un  rêve,  dit  Geneviève  d'un  ton  mélan- 
colique, et  je  dois  me  résigner  à  tomber  de  surprise  en  surpri- 
se. Reste  près  de  moi ,  Henriette  ;  je  vais  ra'habillcr  et  recevoir 
M.  de  Morand. 

—  Tu  es  trop  faible  pour  te  lever,  ma  chère:  quand  on  est 
malade,  on  peut  bien  causer  en  bonnet  de  nuit  avecson  futur 
mari  :  vas-tu  faire  la  prude? 

—  Je  consens  ù  passer  pour  une  prude ,  dit  Geneviève  avec 
fermeté  ;  mais  je  veux  me  lever. 

En  peu  d'instans  elle  fut  habillée,  et  passa  dans  son  atelier. 
Henriette  la  fit  asseoir  sur  le  §eul  fauteuil  cpii  décorât  ce  mo- 
deste appartement,  l'enveloppa  de  son  propre  manteau,  lui  mit 
un  tabouret  sous  les  pieds ,  l'embrassa ,  et  ai)pela  André. 

Geneviève  ne  comprenait  rien  ^  ses  manières  étranges  et  à 
ses  affectations  de  solennité.  Elle  fut  encore  plus  surprise  lors- 
que André  entra  d'un  air  timide  et  irrésolu  ,  la  regarda  tendre- 
ment sans  rien  dire,  et,  poussé  par  Henriette,  finit  pas  tomber 
;"!  genoux  devant  elle. 

—  Ou'est-ce  donc?  dit  Geneviève  embarrassée;  de  quoi  me 
demandez-vous  pardon,  monsieur  le  marquis?  vous  n'avez  au- 
cun tort  envers  moi. 

—  Je  suis  le  plus  coupable  des  hommes,  répondit  André  en 
tâchant  de  prendre  sa  main  qu'elle  retira  doucement,  et  le  plus 
malheureux,  ajouta-t-il,  si  vous  me  refusez  la  permission  de 
réparer  mes  crimes. 

—  Quels  crimes  avez -vous  commis?  dit  Geneviève  avec  une 
douceur  un  peu  froide.  Henriette ,  je  crains  bien  que  vous  n'ayez 
fait  ici  quelque  folie,  et  importuné  M.  de  Morand  des  ridicules 
histoires  de  ce  matin  :  s'il  en  est  ainsi.... 

—  N'accusez  pas  Henriette,  interrompit  André;  c'est  notre 
meilleure  amie:  elle  m'a  averti  de  ce  que  j'aurais  dû  piévoiret 
empêcher;  elle  m'a  appris  les  calomnies  dont  vous  étiez  l'objet, 
grâce  à  mon  imprudence  :  elle  m'a  dit  le  chagrin  auquel  vous 
étiez  livrée. 

—  Elle  a  menti ,  dit  Geneviève  avec  un  rire  forcé;  je  n'ai  au- 
tim  chagrin,  monsieur  André,  et  je  ne  pense  pas  que,  dans  tout 
ceci,  ily  ail  le  moindre  sujet  d'affliction  pour  vousetpourmoi.... 

—  Ne  l'écoutez  pas,  dit  Henriette:  voilà  comme  elle  est,  or- 
gueilleuse au  point  de  mourir  de  chagrin  plutôt  que  d'en  con-. 


RtVUE  DE  PARIS.  Sri 

venir!  Au  reste,  je  vois  que  c'est  ma  présence  qui  la  rend  si 
froide  avec  vous:  je  m'en  vais  faire  un  tour,  je  reviendrai  dans 
une  heure,  et  j'espère  qu'elle  sera  plus  gentille  avec  moi.  Au 
revoir ,  Geneviève  la  princesse.  Tu  es  une  méchante  ;  tu  mécon- 
nais tes  amis. 

Elle  sortit  en  faisan  t  des  signes  d'intelligence  à  André.  Gene- 
viève fut  choquée  de  son  départ  autant  que  de  ses  discours;  mais 
elle  pensa  qu'il  y  aurait  de  l'affectation  à  la  retenir,  puisque 
tous  les  jours  elle  recevait  André  tête  à  tête. 

Quand  ils  furent  seuls  ensemble ,  André  se  sentit  fort  embar- 
rassé. L'air  étonné  de  Geneviève  n'encourageait  guère  la  décla- 
ration qu'il  avait  à  lui  faire:  enfin,  il  rassembla  tout  son  courage,  et 
lui  offrit  sou  cœur,  son  nom  et  sa  petite  fortune,  en  répara- 
tion du  tort  immense  qu'il  lui  avait  fait  par  ses  assiduités. 

Geneviève  fut  moins  étonnée  qu'elle  ne  Teùt  été  la  veille  d'une 
semblable  ouverture:  lecaquet  d'Henriette  l'avait  préparée  à  tout. 
Elle  n'entendit  pas  sans  plaisir  les  offres  du  jeune  marquis.  Elle 
avait  conçu  pour  lui  une  affection  véi'ila!)le  ,  une  haute  estime  ; 
et  quoiqu'elle  n'eût  jamais  désiré  lui  inspirer  un  sentiment  plus 
vif,  elle  était  flattée  d'une  résolution  qui  annonçait  un  attachement 
sérieux.  Mais  elle  pensa  bientôt  qu'André  cédait  à  un  excès  de 
délicatesse  dont  il  i)ourrait  avoir  à  se  repentir.  Elle  lui  répondit 
donc,  avec  calme  et  sincérité,  (lu'ellene  se  croyait  pas  assez  peu 
de  chose  pour  que  son  honneur  fût  à  la  disposition  des  sots  et 
des  bavards,  que  leurs  propos  ne  l'atteignaient  point,  et  qu'il 
n'avait  pas  plus  à  réparer  sa  conduite  qu'elle  à  rougir  de  la  sienne. 

—  Je  le  sais,  lui  répondit-il,  mais  souvenez- vous  de  ce  que  vous 
m'avez  dit  un  jour.  Vous  êtes  sans  fa.nille ,  sans  protection  ;  les 
méchans  peuvent  vous  nuire  et  rendre  votre  position  insoutenable. 
Vous  aviez  raison,  mademoiselle:  vous  voyez  qu'on  vous  me- 
nace; j'aurai  beau  me  multiplier  pour  vous  défendre,  l'insulte 
n'en  arrivera  pas  moins  jusqu'à  vous.  11  suffitd'un  mot  pourque 
mon  bras  vous  soit  une  égide,  et  vos  ennemis  réduits  au  silence. 
Ce  mot  fera  en  même  temps  le  bonheur  de  ma  vie  ;  si  ce  n'est 
par  amitié  pour  moi,  dites-le  au  moins  par  intérêt  pour  vous- 
même. 

—  Non,  monsieur  André,  répondit  doucement  Geneviève  en 
lui  laissant  prendre  sa  main,  ce  mot  ne  ferait  pas  le  bonheur  d« 
votre  vie;  au  contraire,  il  vous  rendrait  peut-être  éternellement 

3 


26  REVDE  DE  PARIS. 

malheureux.  Je  suis  pauvre ,  sans  naissance;  malgré  vos  soins , 
j'ai  encore  bien  peu  d'éducation;  je  vous  serais  trop  inférieure, 
et  comme  je  suis  orgueilleuse,  je  vous  ferais  peut-être  souffrir 
beaucoup.  D'ailleurs  votre  famille  ferait  sans  doute  des  difiScultés 
pour  me  recevoir ,  et  je  ne  pourrais  me  résoudre  à  supporter 
ses  dédains. 

—  0  froide  et  cruelle  Geneviève!  s'écria  André,  vous  ne 
pourriez  rien  supporter  pour  moi ,  quand  moi  je  traverserais 
l'univers  pour  contenter  un  de  vos  caprices ,  \x)uv  vous  donner 
une  fleur  ou  un  oiseau.  Ah  !  vous  ne  m'aimez  pas. 

—  Pourquoi  me  dites-vous  cela?  répondit  Geneviève;  avez- 
vous  bien  besoin  de  mon  amitié? 

—  Cœur  déglace!  s'écria  André;  vous  m'avez  parlé  avec  tant 
de  confiance  et  de  bonté ,  nous  avons  passé  ensemble  de  si 
douces  heures  d'étude  et  d'épanchement,  et  vous  n'aviez  pas 
même  de  l'amitié  pour  moi! 

—  Vous  savez  bien  le  contraire,  André,  hii  répondit  Geneviève 
d'un  ton  ferme  et  franc,  en  lui  tendant  sa  main  qu'il  couvrit 
de  baisers,  mais  ne  pouvez- vous  croire  à  mon  amitié  sans  m'é- 
pouser?  Si  l'un  de  nous  doit  quelque  chose  à  l'autre,  c'est  moi 
qui  vous  dois  une  vive  reconnaissance  pour  vos  leçons. 

—  Eh  I)ien  !  s'écria  André ,  acquittez-vous  avec  moi ,  et  soyez 
généreuse!  acquittez  vous  au  centuple,  soyez  ma  femme... 

—  C'est  un  prix  bien  sérieux  ,  répondit-elle  en  souriant,  pour 
des  leçons  de  botanique  et  de  géographie  !  Je  ne  savais  pas  qu'en 
apprenant  ces  belles  choses-là  je  m'engageais  au  mariage... 

—  Nous  nous  y  engagions  l'un  et  l'autre  aux  yeuxdu  monde, 
dit  André  ;  nous  ne  l'avions  pas  prévu ,  mais  puisqu'on  nous  le 
rappelle,  cédons,  vous  par  raison,  moi  par  amour. 

Il  prononça  ce  dernier  mot  si  bas ,  que  Geneviève  l'entendit  à 
peine. 

—  Je  crains, lui  dit-elle,  que  vous  ne  preniez  un  mouvement 
de  loyauté  romanesque  pour  un  sentiment  plus  fort.  Si  nous 
étions  du  même  rang,  vous  et  moi,  si  notre  mariage  était  une 
chose  facile  et  avantageuse  à  tous  deux,  je  vous  dirais  que  je 
vous  aime  assez  pour  y  consentir  sans  peine.  Mais  ce  mariage 
sera  traversé  par  mille  obstacles.  Il  causera  du  scandale  ou  au 
moins  de  l'étonnement.  Votre  père  s'y  opposera  peut-être ,  et 
je  ne  vois  pas  quelle  raison  assez  forte. nous  avons  l'un  et  l'autre 


r|;yue  de  paris.  27 

pour  braver  tout  cela.  Une  grande  passion  nous  en  donneraii 
et  la  force  el  la  volonté;  mais  il  n'y  a  rien  de  tout  cela  entre 
nous,  nous  n'avons  pas  d'amour  luii  pour  l'autre. 

—  Juste  ciel!  que  dit-elle  donc?  s'écria  André  au  désespoir. 
Elle  ne  m'aime  pas ,  et  elle  ne  sait  pas  seulement  que  je  l'aime .' 

—  Pourquoi  pleurez-vous?  lui  dit  Geneviève  avec  amitié.  Je 
vous  afflige  donc  beaucoup?  ce  n'est  pas  mon  intention. 

—  Et  ce  n'est  pas  votre  faute  non  plus,  Geneviève.  Je  sui.< 
malheureux  de  n'avoir  pas  senti  plus  tôt  que  vous  ne  m'aimiea 
pas;  je  croyais  que  vous  compreniez  mon  amour,  et  qwe  vous 
en  aviez  quelque  pitié ,  puisque  vous  ne  me  repoussiez  pas. 

—  Est-ce  un  reproche ,  André  ?  hélas  !  je  ne  le  mérite  pas.  H 
aurait  fallu  être  vaine  pour  croire  à  votre  amour  ;  vous  ne  m'en 
avez  jamais  parlé. 

—  Est-ce  possible?  je  ne  vous  ai  jamais  dit,  jamais  fait  com- 
prendre que  je  ne  vivais  que  pour  vous ,  que  je  n'avais  que  vous 
au  monde? 

—  Ce  que  vous  dites  est  singulier ,  dit  Geneviève  après  un 
instant  d'émotion  et  de  silence.  Pourquoi  m'aimez- vous  tant? 
comment  ai-je  pu  le  mériter?  qu'ai-je  fait  pour  vous? 

—  Vous  m'avez  fait  vivre,  répondit  André  ;  ne  m'en  demandez 
pas  davantage,  mon  cœur  sait  pourquoi  il  vous  aime ,  mais  ma 
bouche  ne  saurait  pas  vous  l'expliquer;  etpuisvous  ne  mecom- 
prendrlez  pas.  Si  vous  m'aimiez ,  vous  ne  demanderiez  pas  pour- 
quoi je  vous  aime  ;  vous  le  sauriez  comme  moi ,  sans  pouvoir  le 
dire.   ■ 

Geneviève  garda  encore  un  instant  le  silence ,  ensuite  elle  lui 
dit: 

—  Il  faut  que  je  sois  franche.  Je  vous  l'avoue ,  dans  les  pre- 
miers jours  vous  étiez  si  ému  en  entrant  ici ,  et  vous  paraissiez 
si  affligé  quand  je  vous  priais  de  cesser  vos  visites ,  que  je  me 
suis  presque  imaginé  une  ou  deux  fois  que  vous  étiez  amou- 
reux ;  cela  me  faisait  une  espèce  de  chagrin  et  de  peur.  Les 
amours  que  je  conçois  m'ont  toujours  paru  si  malheureux  ou  si 
coupables ,  que  je  craignais  d'inspirer  une  passion  trop  frivole 
ou  trop  sérieuse.  J'ai  voulu  vous  fuir  et  me  défendre  de 
vos  leçons.  Mais  l'envie  d'appprendre  a  été  plus  forte  que 
moi ,  et... 

—  Quel  aveu  cruel  vous  me  faites ,  Geneviève  !  C'est  à  votre 


28  UEVOE  DE  PARIS. 

amourpoiir  l'éliide  que  jedoisle  bonheur  de  vous  avoir  vue  pen- 
dant cesdeux  mois  !  Etmoi  je  n'y  étais  donc  pour  rien  !... 

—  Laissez-moi  acliever ,  lui  dit  Geneviève  en  rougissant ,  com- 
ment voulez-vous  que, je  réponde  à  cela  ?  je  vous  connaissais  si 
peu;...  à  présent  c'est  différent.  Je  regretterais  le  maître  autant 
que  la  leçon.... 

—  Autant?  pas  davantage  ?  Ah  ?  vous  n'aimez  que  la  science, 
Geneviève;  vous  avez  une  intelligence  avide  ,  un  cœur  bien 
calme... 

—  Mais  non  pas  froid ,  luidit-eile  ;  je  ne  mérite  pas  ce  reproche- 
là.  Que  vous  disais-jedonc? 

—  Que  vous  a  viez  presque  deviné  mon  amour  dans  les  commen- 
cemens,  et  qu'ensuite.... 

—  Ensuite,  je  vous  revis  tout  changé,  vous  aviez  l'air  grave  ; 
vous  causiez  tranquillement,  et  si  vous  vous  attendrissiez ,  c'était 
en  m'expliquant  la  grandeur  de  Dieu  et  la  beauté  de  la  terre;  alors 
je  me  rassurai.  J'attribuai  vos  anciennesmanières  à  la  timidité  ou 
à  quelques  Idées  de  roman  ,  qui  s'étaient  effacées  à  mesure  que 
vous  m'aviez  mieux  connue. 

—  Et  vous  vous  êtes  trompée,  dit  André:  plus  je  vous  ai  vue, 
plus  je  vous  ai  aimée.  Si  j'étais  calme,  c'est  que  j'étais  heureux, 
c'est  que  je  vous  voyais  tous  les  jours  et  que  tous  les  jours  je  comp- 
tais sur  un  heureux  lendemain,  c'est  quelesseuls  beaux  momens 
de  ma  vie  sont  ceux  que  j'ai  passés  ici  et  aux  Prés-Girault.  Ah  ! 
vous  ne  savez  pas  depuis  combien  de  temps  je  vous  aime ,  et 
combien ,  sans  cet  amour ,  je  serais  resté  malheureux. 

Alors  André,  encouragé  par  le  regard  doux  et  attentifdeGene- 
viève  ,  lui  raconta  les  ennuis  de  sa  jeunesse,  lui  peignit  la  situa- 
tion de  son  esprit  et  de  son  cœur  avant  le  jour  où  il  l'avaitvue 
pour  la  première  fois  au  bord  de  la  rivière.  Il  lui  raconta  aussi 
l'amour  qu'il  avait  eu  pour  elle  depuis  ce  jour-là, et  Geneviève  n'y 
comprit  rien. 

—  Comment  cela  peut-il  se  passer  dans  la  tête  d'une  personne 
raisonnable?  lui  dit-elle.  J'ai  souvent  entendu  lire  à  Paris, 
dans  notre  atelier,  des  passages  de  roman  qui  ressemblaient  à 
cela.  Mais  je  croyais  que  les  livres  avaient  seuls  le  privdége  de 
nous  amuser  avec  de  semblables  folies. 

— -  Ah!  Geneviève,  lui  dit  André  tristement ,  il  y  a  dans  votre 
ame  une  étincelle  encore  enfouie.  Vous  avez  la  candeur  d'une  en- 


REVUE  DE  PARIS.  29 

fant,el  ce  qu'ily  a  de  plus  cruel  et  de  plus  doux  dans  la  vie,  vous 
l'ignorez  !  Ce  qu'il  y  a  de  |)lus  beau  en  vous-même  ,  rien  ne  vous, 
l'a  encore  révélé.  C'est  que  vous  n'avez  pas  encore  entendu  une 
voix  assez  pure  pour  vous  charmer  et  vous  convaincre;  c'est  que 
l'amour  n'a  parlé  devant  vous  qu'une  langue  grossière  ou  pué- 
rile. Oh!  qu'il  serait  heureux  celui  vous  ferait  comprendre  ce  que 
c'est  qu'aimer  !  Si  vous  l'écoutiez  ,  Geneviève,  s'il  pouvait  vous 
initier  àces  grands  secrets  de  l'ame ,  comme  à  une  merveillede 
plus  dans  les  œuvres  du  Tout-Puissant ,  il  vous  le  dirait  à  ge- 
noux, et  il  mourrait  de  bonheur  lej  our  où  vous  lui  diriez:  u  J'ai 
compris.  » 

Geneviève  regarda  André  en  silence ,  comme  le  jour  où  il  lui 
avait  parlé  pour  la  première  fois  des  étoiles  et  de  la  pluralitédes 
mondes:  elle presssentait encore  un  monde  nouveau  ,  etellecher- 
chait  à  le  deviner  avant  d'y  engager  son  cœur.  André  vit  sa 
curiosité,  et  il  espéra. 

—  Laissez-moi  vous  expliquer  encore  ce  mystère.  Je  n'oserai 
guère  parler  moi-même,  je  serais  trop  au-dessous  demonsujet; 
maisje  vous  lirai  les  poètes  qui  ont  su  le  mieux  ce  que  c'est  que 
l'amour;  et  si  vous  m'interrogez,  mon  cœur  essaiera  de  vous  ré- 
pondre. 

—  Et  pendant  ce  temps,  lui  dit  Geneviève  en  souriant,  les  raé- 
disans  se  tairont!  on  les  priera  d'attendre  ,  pour  recommencer 
leurs  injures ,  que  j'aie  appris  ce  que  c'est  que  l'amour ,  et  que  je 
puisse  leur  dire  si  je  vous  aime  ou  non  ! 

—  Non,  Geneviève,  on  leur  dira  dès  demain  que  je  vous  adore; 
que  vous  avez  un  peu  d'amitié  pour  moi  ;  que  je  demande 
à  vous  épouser,  et  que  vous  y  consentez. 

—  Mais  si  l'amour  ne  me  vient  pas  ?  dit  Geneviève. 

—  Alors  vous  ferez  un  mariage  de  raison ,  et  je  mettrai  tous 
mes  soins  à  vous  assurer  le  bonheur  calme  que  vous  craignez 
de  perdre  en  aimant. 

—  Oh!  André,  vous  êtes  bon!  dit  Geneviève  en  serrant  dou- 
cement les  mains  brûlantes  d'André;  mais  je  vous  crains  sans 
savoir  pourquoi.  Je  ne  sais  si  c'est  moi  qui  suis  trop  indifférente, 
ou  vous  qui  êtes  trop  passionné  :  j'ai  peur  de  mon  ignorance 
même,  et  ne  sais  quel  parti  prendre. 

—  Celui  que  vous  dictera  votre  cœur:  n'avez-vous  pas  seule.- 
ment  un  peu  de  convi>as8ion  !' 

3. 


30  REVCE  DE  PARIS. 

—  Mon  cœur  me  conseille  de  vous  écouter ,  répondit  Gene- 
viève avec  abandon  :  voilà  ce  qu'il  y  a  de  vrai, 

André  baisait  encore  ses  mains  avec  transport  lorsque  Hen- 
riette rentra. 

—  Eh  bien!  s'écria-t-elle  en  voyant  la  joie  de  l'un  et  la  séré- 
nité de  l'autre,  tout  est  arrangé:  à  quand  la  noce? 

—  C'est  Geneviève  qui  fixera  le  jour ,  répondit  André.  Vous 
pouvez,  ma  chère  Henriette,  le  dire  demain  danstoute  la  ville. 

—  Oh  !  s'il  ne  s'agit  que  de  cela ,  soyez  en  paix  II  n'est  pas 
minuit:  demain,  avant  midi,  il  n'y  aura  pas  une  mauvaise  lan- 
gue qui  ne  soit  mise  à  la  raison.  Oh  !  quelle  joie  !  quelle  bonne 
nouvelle  pour  ceux  qui  t'aiment!  car  tu  as  encore  des  amis,  ma 
bonne  Geneviève!  M.  .loseph,  qui  ne  t'aimait  pas  beaucoup  au- 
trefois, il  faut  l'avouer,  se  conduit  comme  un  ange  maintenant 
à  ton  égard  ;  il  ne  souffre  pas  qu'on  dise  un  mot  de  travers  de- 
vant lui  sur  ton  compte;  et  c'est  un  gaillard....  Ou'est-ce  que  je 
dis  donc  ?  c'est  un  brave  jeune  homme ,  qui  sait  se  faire  écouter 
quand  il  parle. 

—  C'est  par  amitié  pour  M.  André  qu'il  agit  ainsi,  dit  Gene- 
viève ;  je  ne  l'en  remercie  pas  moins  :  tu  le  lui  diras  de  ma  part, 
car  je  suppose  que  tu  lui  parles  quelquefois  ,  Henriette? 

—  Ah!  des  malices?  Comment!  tu  t'en  mêles  aussi,  Geneviève? 
Il  n'y  a  plus  d'enfans  !  Il  faut  bien  te  passer  cela,  puisque  te 
voilà  bientôt  marquise. 

—  Ne  te  presse  pas  tant  de  me  faire  ton  compliment,  ma  chère, 
et  ne  publie  pas  si  vite  cette  belle  nouvelle  ;  c'est  encore  une 
plaisanterie ,  et  nous  ne  savons  pas  si  nous  ne  ferons  pas  mieux, 
M.  André  et  moi,  de  rester  amis  comme  nous  sommes. 

—  Qu'est-ce  qu'elle  dit  là?  s'écria  Henriette;  est-ce  que  vous 
vous  jouez  de  nous ,  monsieur  le  marquis?  est-ce  que  ce  n'était 
pas  sérieusement  ([ue  vous  parliez? 

Elle  était  au  moment  de  lui  faire  une  scène;  mais  illa  rassura, 
et  lui  dit  qu'il  espérait  vaincre  les  hésitations  de  Geneviève  ;  il 
la  pria  même  de  l'aider,  et  Henriette,  en  se  rengorgeant,  ré- 
pondit de  tout.  N'ai-je  pas  déjà  bien  avancé  vos  affaires?  dit-elle: 
sans  moi,  cette  petite  sucrée  que  voilà  aurait  toujours  fait  sem- 
blant de  ne  pas  vous  comprendre,  et  vous  seriez  encore  là  à 
vous  morfondre  sans  oser  parler. 

Les  plaisanteries  d'Heiuiette  embarrassaient  Geneviève  ;  elle 


REVUE  DE  PARIS.  31 

se  plaifîtiit  d'être  un  peu  fatiguée ,  refusa  les  offres  de  sa  compa- 
gne qui  voulait  passer  la  nuit  auprès  d'elle,  l'embrassa  tendre- 
ment ,  et  toucha  légèrement  la  main  d'André ,  en  signe  d'adieu. 

—  Comment?  c'est  comme  cela  que  vous  vous  séparez  ?  s'écria 
Henriette  ;  un  jour  de  fiançailles  !  Par  exemple  !  Vous  ne  vous 
aimez  donc  i)as  ? 

—  Qu'est-ce  qu'elle  veut  dire?  demanda  André  à  Geneviève, 
en  s'efForçanL  de.prendre  de  l'assurance,  mais  en,tremblant  mal- 
gré lui. 

—  Eh  !  vraiment,  on  s'embrasse  !  dit  Henriette.  De  beaux  amou- 
reux ,  qui  ne  savent  pas  seulement  cela  ! 

—  Si  l'usage  l'ordonne,  dit  André  avec  émotion,  est-ce  que 
vous  n'y  consentirez  pas.  mademoiselle? 

—  Mais  savez-vous ,  dit  Geneviève  gaiement,  qu'Henriette  ira 
le  dire  demain  dans  toute  la  ville  ! 

—  Raison  de  plus,  dit  André  un  peu  rassuré  ;  ce  sera  un  en- 
gagement que  vous  aurez  signé ,  et  qui  donnera  plus  de  poids  à 
la  nouvelle  de  notre  mariage. 

—  Oh  !  en  ce  cas ,  je  refuse ,  dil-elle  ;  je  ne  veux  rien  signer 
encore. 

—  Eh  !  bien  par  amitié ,  reprit  André ,  qui  déjà  la  tenait  dans 
ses  bras,  comme  vous  avez  embrassé  Henriette  tout-à-l'heure. 

—  Par  amitié  seulement ,  répondit  Geneviève  en  se  laissan  t 
embrasser. 

André  fut  si  troublé  de  ce  baiser ,  qu'il  comprit  à  peine  ensuite 
comment  il  était  sorti  de  la  chambre.  Il  se  trouva  dans  la  rue 
avec  Henriette  sanssa  voir  ce  qu'était  devenul'escalier.  Cependant, 
lorsqu'il  se  rappela  plus  tard  cet  instant  d'enivrement,  il  s'y 
mêla  un  souvenir  pénible.  Geneviève  avait  un  peu  rougi ,  par 
pudeur;  mais  son  regard  était  resté  serein,  sa  main  fraîche,  et 
son  cœur  n'avait  pas  tressailli.  C'est  ma  Galalée,  se  disait-il , 
mais  elle  ne  s'est  animée  que  pour  regarder  les  cieux.  Descendra- 
t-elle  de  son  piédestal,  et  voudra-t-elle  poser  ses  pieds  sur  la 
terre  auprès  de  moi  ? 

Cependant  l'espérance,  qui  ne  manque  jamais  à  la  jeunesse, 
le  consola  bientôt.  Geneviève,  avecunsinobleesprit,  ne  pouvait 
pas  avoir  un  cœur  insensible;  cette  tranquillité  d'ame  tenait  à 
la  chasteté  exquise  de  ses  pensées ,  à  ses  habitudes  solitaires  et 
recueillies.  Il  avait  déjù  vu  se  réaliser  un  de  ses  plus  beaux  rêves: 


32  REVUE  DE  PARIS. 

il  était  le  conseil  et  la  lumière  de  cette  sainte  ignorance  ;  main- 
tenant un  vœu  plus  enivrant  lui  restait  à  accomplir,  c'était  de 
se  placer  entre  elle  et  la  divinité  universelle  qu'il  lui  avait  fait 
connaître.  Il  fallait  cesser  d'être  le  prêtre  et  devenir  le  dieu  lui- 
même.  L'enthousiasme  d'André ,  les  palpitations  de  son  cœur 
allaient  au-devant  d'un  pareil  triomphe ,  et  son  ame ,  avide 
d'émotions  tendres,  ne  pouvait  pas  croire  à  l'inertie  d'une  autre 
ame. 

De  son  côté,  Geneviève  ressentait  un  peu  d'effroi.  Lespai'oles 
d'André,  ses  caresses  timides ,  son  accent  passionné,  lui  avaient 
causé  une  sorte  de  troulile;  et  quoiqu'elle  désirât  presque  éprouver 
les  mêmes  émotions ,  elleavait,  par  instant,  comme  une  certaine 
méfiancedecette  exaltation  dont  elle  n'avait  jamais  conçu  l'idée, 
et  dont  elle  craignait  de  n'être  pas  capable. 

Cependant  il  est  si  doux  de  se  sentir  aimé,  que  Geneviève  s'a- 
bandonna sans  peine  à  ce  bien-être  nouveau:  elle  s'habitua  à 
penser  qu'elle  n'était  plus  seule  au  monde;  qu'une  autre  ame 
sympathisait  à  toute  heure  avec  la  sienne ,  et  que  désormais 
elle  ne  porterait  plus  seule  le  poids  des  ennuis  et  des  maux  de 
la  vie.  Elle  fit  ces  réflexions  en  s'habillant  le  lendemain  ;  et  en 
comparant  cette  matinée  à  la  journée  précédente ,  elle  s'avoua 
qu'il  lui  avait  fallu  un  certain  courage  pour  supporter  les  soucis 
de  la  veille ,  et  que  cette  nouvelle  journée  s'annonçait  douce  et 
calme  sous  la  protection  d'un  cœur  dévoué.  Après  tout,  se  dit- 
elle,  André  est  sincère;  s'il  s'exagère  à  lui-même  aujourd'hui 
l'amour  qu'il  a  pour  moi,  du  moins  il  lui  restera  toujours  assez 
d'honnêteté  dans  le  cœur  pour  me  garder  son  amitié.  Je  ne  ces- 
serai pas  de  la  mériter:  pourquoi  me  l'ôterait-il  ?  Et  puis,  que 
sais-je?  pourquoi  refuserais-je  de  croire  aux  belles  paroles  qu'il 
me  dit?  Il  en  sait  bien  plus  que  moi  sur  toutes  choses,  et  il  doit 
mieux  juger  que  moi  de  l'avenir. 

En  se  parlant  ainsi  à  elle-même,  et  tout  en  se  coiffant  devant 
une  petite  glace,  elle  regardait  ses  traits  avec  curiosité ,  et  prit 
même  sonmiroir  pour  l'approcher  delà  fenêtre:  là  elle  contempla 
de  près  ses  joues  fines  et  transparentes  comme  le  tissu  d'une 
fleur,  et  elle  s'aperçut  qu'elle  était  jolie.  Quelquefois  je  l'avais 
cru,  pensa-t-elle,  mais  je  ne  savais  pas  si  c'était  de  la  jeunesse 
ou  de  la  beauté.  Cependant  pour  qu'André,  après  m'avoir  vue 
un  instant,  soit  resté  amoureux  de  moi  tout  un  an  .  il  faut  bien 


REVUE  DE  PARIS.  ôô 

que  j'aie  quelque  chose  de  plus  que  la  fraîcheur  de  mon  âge. 
André  aussi  a  une  jolie  figure:  comme  il  avait  de  beaux  yeux 
hier  soir!  et  comme  ses  mains  sont  blanches!  comme  il  parle 
bien  !  quelle  différence  entre  lui  et  Joseph ,  et  tous  les  autres  ! 

Elle  resta  long-temps  pensive  devant  sa  glace,  oubliant  de 
relever  ses  cheveux  épars  ;  ses  joues  étaient  animées ,  et  un 
sourire  charmant  l'embellissait  encore.  Elle  s'était  levée  tard, 
et  la  matinée  était  avancée.  André  entra  dans  la  première  pièce 
ans  qu'elle  l'entendit ,  et  elle  s'aperçut  tout  à  coup  qu'il  était 
passé  dans  l'atelier:  il  avait  toussé  pour  l'appeler. 

Alors  elle  se  leva  si  précipitamment ,  qu'elle  fit  tomber  son 
miroir ,  et  poussa  un  cri.  André ,  effrayé  du  bruit  que  fit  la  glace 
en  se  brisant,  et  surtout  du  cri  échappé  à  Geneviève  ,  crutqu'elle 
se  trouvait  mal ,  et  s'élança  dans  sa  chambre.  Il  la  trouva 
debout ,  vêtue  de  sa  robe  blanche ,  et  toute  couverte  de  sfes  longs 
cheveux  noirs.  Le  premier  mouvement  de  Geneviève  fut  de  rire, 
en  voyant  la  terreur  d'André  pour  une  si  fail)le  cause  ;  mais 
bientôt  elle  fut  toute  confuse  de  la  manière  dont  il  la  regardait. 
Il  ne  l'avait  jamais  vue  si  jolie.  Le  bonnet  qu'elle  portait  tou- 
jours, comme  les  grisettes  de  L... ,  avait  empêché  André  de 
savoir  si  sa  chevelure  était  belle:  en  découvrant  celte  nouvelle 
perfection,  il  resta  naïvement  émerveillé  ,  et  Geneviève  devint 
toute  rouge  sous  les  longs  cheveux  fins  et  lisses  qui  tombaient 
le  long  de  ses  joues. 

—  Allez-vous-en,  lui  dit-elle,  et,  pendant  que  je  vais  me  coif- 
fer ,  cherchez  dans  l'atelier  une  rose  que  j'ai  faite  hier  soir.  La 
nuit  est  venue ,  et  la  fièvre  m'a  prise  comme  je  l'achevais  ;  je  ne 
sais  où  je  l'aurai  laissée  :  vous  l'avez  peut  -être  écrasée  sous  vos 
pieds,  dans  vos  conférences  avec  Henriette  , 

—  Dieu  m'en  préserve!  dit  André  ;  et,  obéissant  à  regret,  il 
chercha  sur  la  table  de  l'atelier.  La  précieuse  rose  y  était  négli- 
gemment couchée  au  milieu  des  outils  qui  avaient  servi  à  la  créer. 
André  fit  un  grand  cri,  et  Geneviève  épouvantée  s'élança  à  son 
tour  dans  l'atelier ,  avec  ses  cheveux  toujours  dénoués  :  elle 
trouva  André  qui  tenait  la  rose  entre  deux  doigts  et  la  contem- 
plait dans  une  sorte  d'extase. 

—  Ah  ça!  vois  avez  voulu  me  rendre  le  pareille  ,  lui  dit-elle; 
à  quel  jeu  jouons-nous  ? 

—  Geneviève ,  Geneviève  !  répondit-il ,  voici  un  chef-d'œuvre  ! 


34  REVUE  DE  PABIS. 

à  quelle  heure ,  et  sous  l'influence  de  quelle  pensée  avez-vous 
fait  celte  rose  du  Bengale?  Quel  sylphe  a  chanté  pendant  que 
vous  y  travailliez  ?  Quel  rayon  du  soleil  en  a  coloré  les  feui41es  ? 

—  Jene  sais  pas  ce  que  c'est  qu'un  sylphe,  répondit  Geneviève; 
mais  il  y  avait  dans  ma  chambre  un  rayon  desoleil  qui  mebrû- 
lait  les  yeux ,  et  qui ,  je  crois ,  m'a  donné  la  fièvre.  Je  ne  sais 
pas  comment  j'ai  pu  travailler  et  penser  à  tant  de  choses  en 
même  temps.  Voyons  donc  celte  rose  ,  jene  vois  pas  comment  elle 
est. 

—C'est  une'chose  aussi  belle  dans  son  genre,  répondit  André , 
que  l'œuvre  d'un  grand  maître:  c'est  la  nature  rendue  dans  toute 
sa  vérilé  et  dans  toute  sa  poésie.  Quelle  grâce  dans  ces  pétales 
mous  et  pâles!  Quelle  finesse  dans  l'intérieur  de  ce  calice!  Quelle 
souplesse  danstoutce  travail  !  Quelles  étoffes  merveilleuses  em- 
ployez-vous donc  pour  cela ,  Geneviève  ?  certainement  les  fées 
s'en  mêlent  un  peu  ! 

^Les  demoiselles  de  la  ville  me  font  présent  de  leurs  plus  fins 
mouchoirs  debaptiste,  quand ils;sont usés;  etavecdelagomrae 
et  delà  teinture 

—  Je  ne  veux  pas  savoir  commen  t  vous  faites,  ne  me  le  dites  pas, 
mais  donnez-moi  cette  rose ,  et  ne  mettez  pas  votre  Iwnnef. 

— jVous  êtes  fou  aujourd'hui  !  Prenez  celte  rose  :  c'est  en  effet 
la  meilleure  que  j'aie  Êaite  ;  je  ne  pensais  pas  à  vous  en  la  fai- 
sant. 

André  la  regarda  d'un  air  boudeur ,  et  vit  sur  sa  figure  une 
petite  grimace  moqueuse;  il  courut  après  elle,  et  la  saisit  au 
moment  où  elle  lui  jetaitla  porte  au  nez.  Quand  il  la  tint  dans 
ses  bras,  il  fut  fort  embarrassé,  car  il  n'osait  ni  l'embrasser, 
ni  la  laisser  aller.  Il  vit  sur  son  épaule  ses  beaux  cheveux  qu'il 
baisa. 

—Quel  être  singulier!  dit  Geneviève  en  rougissant:  est-ce 
qu'on  a  jamais  baisé  des  cheveux  ? 

XII. 

On  pense  bien  qu'André,  dans  ses  nouvelles  leçons  ,  ne  s'en 
lintpas  à  la  seule  science.  Ses  regards  ,  l'émotion  de  sa  main 
tremblante  en  effleurant  celle  de  Geneviève,  disaient  plus  que 


REVOE  DE  PARIS.  35 

ses  paroles  ;  peu  à  peu  Geneviève  comprit  ce  lanf^nge ,  et  les 
battemens  de  son  cœur,  y  réponilirenten  secret.  Ai)iès lui  avoir 
révélé  les  lois  de  l'univers  et  l'histoire  des  mondes,  il  voulut 
l'initiera  la  poésie,  et  par  la  lecture  des  plus  belles  pages,  sut  la 
préparer  A  comprendre  Goethe,  son  poète  favori.  Cette  éduca- 
tion fut  encore  plus  rapide  que  la  précédente.  Geneviève  saisis- 
sait à  merveille  tous  les  côtés  poétiques  de  la  vie.  Elle  dévorait 
avec  ardeur  les  livres  qu'André  prenait  pour  elle  ,  dans  la  petite 
bibliothèque  de  M.  Forez.  Elle  se  relevait  souvent  la  nuit  pour 
y  rêver  en  regardant  le  ciel.  Elle  appliquait  à  son  amour  et  à 
celui  d'André  les  plus  belles  pensées  de  ses  poètes  chéris  ;  et 
cette  affection ,  d'abord  paisible  et  douce  ,se  revêtit  bientôt  d'un 
éclat  inconnu.  Geneviève  s'éleva  jusqu'à  son  amant;  mais  cette 
égalité  ne  fut  pas  de  longue  durée.  Plus  neuve  encore  et  plus 
forte  d'esprit,  elle  le  dépassa  bientôt.  Elle  apprit  moins  de  cho- 
ses,  mais  elle  lui  prouva  qu'elle  sentait  plus  vivement  que  lui 
ce  qu'elle  savait;  et  André  fut  pénétré  d'admiration  et  de  recon- 
naissance: il  se  sentit  heureux,  bien  au-delà  de  ses  espérances. 
Il  vit  naître  l'enthousiasme  dans  cette  ame  virginale,  et  reçut 
dans  son  sein  les  premiers  épanchemens  de  cet  amour  qu'il  lui 
avait  appris. 

Cependant  Henriette  avait  été  colporter  en  tous  lieux  la  nou- 
velle du  prochain  mariage  d'André  avec  Geneviève.  Le  premier 
à  qui  elle  en  lit  part  fut  Joseph  Marteau ,  et ,  au  grand  étonne- 
mentdela  couturière,  celui-ci  lit  une  exclamation  de  surprise 
où  n'entrait  pas  le  moindre  signe  de  joie  ou  d'approbation. 

—  Comment!  cela  ne  vous  fait  pas  plaisir  ?  dit  Henriette;  vous 
ne  me  remerciez  pas  d'avoir  réussi  à  marier  votre  ami  avec  la 
plus  jolie  et  la  plus  aimable  fille  du  pays  ? 

.loseph  secoua  la  tête.  —  Cela  me  paraît ,  dit-il ,  la  chose  la 
plus  folle  que  vous  ayez  pu  inventer.  Quelle  diable  d'idée  avez  - 
vous  eue  là  ? 

—  Fi!  monsieur, je  ne  comprends  pas  l'indifférence  que  vous  y 
mettez. 

—  Cela  ne  m'est  pas  indifférent,  répondit  Joseph.  J'en  suis  fort 
contrarié ,  au  contraire. 

—  Ètes-vous  fou  aujourd'hui?  s'écria  Henriette.  Nevousai-je 
pas  entendu,  hier  encore,  dire  que  vous  n'estimiez  réellement 
Geneviève  que  depuis  qu'elle  aimait  M.  André  !  N'avez-vous  pas 


36  REVUE  DE  PARIS. 

travaillé  vous-même  à  rendre  M,  André  amoiireuxd'elle?Ouiesl 
cause  de  leur  preniiùreentrevue?  Est-ce  vous  ou  moi  ?  Ne  m'avez- 
vous  pas  priée  d'amenerGenevièvechezvous,  pour  que  M.  André 
pût  la  voir?... 

—  Mais  non  pas  l'épouser!  reprit  Joseph  avec  une  franchise  un 
peu  brusque. 

—  Oh!  quelle  horreur!  s'écria  Henriette; je  vous  comprends 
maintenant,  monsieur;  vousêlesun  scélérat,  etje  ne  vous  repar- 
lerai de  ma  vie.  Juste  Dieu  !  séduire  une  fille  et  Tabandonner , 
cela  vous  paraîtrait  naturel  et  juste;  mais  l'épouser  quand  on  l'a 
perdue  de  réputation ,  vous  appelez  cela  une  diable  d'idée,  une  in- 
vention folle!....  Ah!  je  vois  ledanger  où  je  m'exposais  en  souf- 
frant vos  galanteries  ;  mais ,  Dieu  merci ,  il  est  encore  temps  de 
m'en  préserver.  Pauvres  filles  que  nous  sommes  !  c'est  ainsi  qu'on 
abuse  de  notre  candeur  et  de  notre  crédulité!  Vous  n'abuserez 
pas  ainside  moi,  monsieur  Joseph ,  adieu,  adieu  ,  pour  toujours  ! 

Et  Henriette  s'enfuit  furieuse  et  désespérée.  Joseph  se  promit 
de  l'apaiser  une  autre  fois  ,  et  il  chercha  André.  Mais ,  pendant 
bien  des  jours ,  André  fut  introuvable.  Il  passait  le  temps  ofi  il 
était  forcé  de  quitter  Geneviève,  à  courir  les  prés  comme  un 
fou,  et  à  pleurer  d'amour  et  de  joie  à  l'ombre  de  tous  le  buis- 
sons. Enfin  Joseph  lejoignit  un  matin  comme  il  allait  franchir 
la  porte  de  sa  bien-aimée,et  ,à  son  grand  déplaisir,  il  l'entraîna 
dansle  jardin  voisin. 

—  Ah  ça  !  luidit-il,  es-tu  fou?  Qu'est-ce  qui  t'arrive?Dois-je 
en  croire  les  bavardages  d'Henrietteetceuxde  toute  la  ville?  As- 
tu  l'intention  sérieuse  d'épouser  Geneviève? 

—  Certainement,  répondit  André  avec  candeur.  Quellequestion 
me  fais-tu  là? 

—  Allons ,  dit  Joseph ,  c'est  une  folie  de  jeune  homme ,  à  ce  que 
je  vois;  mais  heureusement  il  estencore  temps  d'y  songer.  As-tu 
réfléchi  un  peu ,  mon  cher  André  ?  sais-tu  quel  âge  tu  as  ?  con- 
nais-tu ton  père?  Espères-tu  lui  faire  accepter  une  grisetlepour 
belle-fille?  Crois-tu  que  tu  auras  seulement  le  courage  de  lui  en 
parler  ? 

—  Je  n'en  sais  rien  ,  répondit  André  un  peu  troublédecelleder- 
nière  question;  mais  je  sais  que  j'ai  droit  à  un  petit  héritage  de 
ma  mère  ;  et  que  cela  suffira  pour  m'enrichir ,  au-delà  de  mes 
besoins  et  de  ceux  de  Geneviève. 


REVUE  DE  PARIS.  37 

—  Idée  de  roman ,  mon  cher  !  On  peut  vivre  avec  moins  ;  maïs 
quand  on  a  vécu  dans  une  certaine  aisance ,  il  est  dur  de  se  voir 
réduit  au  nécessaire.  Songes-tu  que  ton  père  est  jeune  encore  ? 
qu'il  peut  se  remarier,  avoir  d'autres  enfans ,  te  déshériter  ?  Son- 
ges-tu que  tu  auras  des  enfans  toi-même ,  que  tu  n'as  pas  d'état, 
que  tu  n'auras  pas  de  quoi  les  élever  convenahlement ,  et  que  la 
misère  te  tombera  sur  le  corps ,  à  mesure  que  l'amour  te  sortira 
du  cœur  ? 

—  Jamais  il  n'en  sortira  !  s'écria  André  ;  il  me  donnera  le  cou- 
rage de  supporter  toutes  les  privations,  toutes  les  souffrances... 

—  Bah  !  bah  !  reprit  Joseph  ;  tu  ne  sais  pas  de  quoi  tu  parles  ; 
tu  n'as  jamais  souffert,  jamais  jeûné. 

—  Je  l'apprendrai,  s'd  le  faut. 

—  Et  Geneviève  l'apprendra  aussi  ? 

—  Je  travaillerai  pour  elle. 

—  A  quoi  ?  Fais-moi  le  plaisir  de  me  dire  à  quelle  profession  lu 
es  propre!  As-tu  fait  ton  droit?  As-tn  étudié  la  médecine? Pour- 
rais-tu être  professeur  de  mathématiques  ?  Saurais-tu  au  moins 
faire  des  bottes,  ou  même  tracer  un  sillon  droit  avec  la  charrue? 

—  Je  ne  sais  rien  d'utile ,  je  l'avoue ,  répartit  André.  Je  n'ai 
vécu  jusqu'ici  que  de  lectures  et  de  rêveries.  Je  ne  suis  pas  as- 
sez fort  pour  exercer  un  métier  ;  mais  le  peu  que  je  sais  ,  avec 
le  peu  que  je  possède ,  pourra  me  mettre  à  l'abri  du  besoin . 

—  Essaies-en ,  et  tu  verras... 

—  Je  compte  en  essayer. 

Joseph  frappa  du  pied  avec  chagrin. 

—  Et  c'est  moi  qui  t'ai  mis  cette  sottise  d'amour  en  tête ,  s'é- 
cria-t-il ,  je  ne  me  le  y)ardonnerai  jamais  !  Pouvais-je  penser  que 
tu  prendrais  au  sérieux  la  première  occasion  de  plaisir  offerte 
à  ta  jeunesse? 

—  J'étais  donc  un  lâche  et  un  misérable  à  tes  yeux  ?  Tu  croyais 
que  je  consentirais  à  voir  diffamer  Geneviève,  sans  prendre  sa 
défense ,  et  sans  réparer  le  mal  que  je  lui  aurais  fait  ! 

—  On  n'est  pas  un  lâche  et  un  misérable  pour  cela ,  dit  Joseph 
en  haussant  les  épaules  ;  je  ne  crois  être  ni  l'un  ni  l'autre ,  et 
pourtant  je  fais  la  cour  à  Henriette:  tout  le  monde  le  sait, et  je 
la  laisse  tant  qu'elle  veut  se  bercer  de  l'espoir  d'être  un  jour 
madame  Marteau.  Je  veux  être  son  amant,  et  voilà  tout. 

—  Vous  itouvez  parler  d'Henriette  avec  légèreté;  quoique  je 

TOME   IV.  4 


38  REVUE  DE  PARIS. 

n'approuve  pas  le  mensonge ,  je  vous  trouve  excusable  jusqu'à 
un  certain  point.  Mais  établissez-vous  la  moindre  comparaison 
entre  elle  et  Geneviève  ? 

—  Pas  la  moindre  ;  j'aime  Henriette  à  la  folie,  et  il  n'y  a  pas 
un  cheveu  de  Geneviève  qui  me  tente  ;  je  n'entends  rien  à  ces 
sortes  de  femmes.  Mais  je  comprends  ta  situation.  Tu  es  le  pre- 
mier amant  de  Geneviève ,  et  tu  lui  dois  plus  qu'à  toute  autre  ; 
rassure-toi  cependant  :  lu  ne  seras  pas  le  dernier ,  et  il  n'y  a  pas 
de  fille  inconsolable. 

—  Je  ne  connais  pas  les  autres  filles,  et  vous  ne  connaissez 
pas  Geneviève.  Nous  ne  pouvons  pas  raisonner  ensemble  là-des- 
sus; agis  avec  Henriette  comme  tu  voudras,  je  me  conduirai 
avec  Geneviève  comme  Dieu  m'ordonne  de  le  faire. 

Joseph  s'épuisa  en  remontrances  sans  ébranler  la  résolution  de 
son  ami;  il  le  quitta  pour  aller  faire  la  paix  avec  Henriette,  et 
se  consola  de  l'imprudence  d'André ,  en  se  disant  tout  bas  :  Heu- 
reusement ce  n'est  pas  encore  fai-t;  la  grosse  voix  du  marquis 
n'a  pas  encore  parlé. 

Cet  événement  ne  se  fit  pas  long-temps  attendre.  Des  amis 
officieux  eurent  bientôt  informé  M.  de  Morand  de  la  passion  de 
son  fils  pour  une  grisetle.  Malgré  sa  haine  pour  cette  espèce  de 
femmes,  il  s'en  inquiéta  peud'abord.  11  fut  même  content,  jusqu'à 
un  certain  point,  de  voir  André  renoncer  à  ses  rêves  d'expatria- 
tion. Mais  quand  on  lui  eut  répété  plusieurs  fois  que  son  fils 
avait  manifesté  l'intention  sérieuse  d'épouser  Geneviève  ,  quoi- 
qu'il lui  fiU  encore  impossible  de  le  croire ,  il  commença  à  sesenlir 
mécontent  de  cette  espèce  de  bravade ,  et  résolut  d'y  mettre 
fin  sur-le-champ.  Un  matin  donc,  au  moment  où  André  franchis- 
sait ,  joyeux  et  léger ,  le  seuil  de  sa  maison ,  pour  aller  trouver 
Geneviève,  une  main  vigoureuse  saisit  la  bride  de  son  petit  cheval , 
et  le  fit  même  reculer.  Comme  il  faisait  à  peine  jour,  André  ne 
reconnut  pas  son  père  au  premier  coup  d'œil,  et,  pour  la  première 
fois  de  sa  vie,  il  se  mit  à  jurer  contre  l'insolent  qui  l'arrêlait. 

—  Doucement,  monsieur,  réponditle  marquis;  vousmesem- 
blez  bien  mal  appris  pour  un  bel  esprit  comme  vous  êtes.  Faites- 
moi  le  plaisir  de  descendre  de  chevalet  d'ôter  votre  chapeau  de- 
vant votre  père. 

André  obéit ,  et  quand  il  eut  mis  pied  à  terre ,  le  marquis  lui 
ordonna  de  renvoyer  son  ciievalà  l'écurie. 


REVUE  DE  PARIS.  39 

—  Faut-il  le  débrider  ?  demanda  le  palefrenier. 

—  Non,  dit  André,  qui  espérait  être  libre  au  bout  d'un  in- 
stant. 

—  11  faut  le  débrider,  cria  le  marquis  d'un  ton  qui  ne  souffrait 
pas  de  réplique. 

André  se  sentit  gagner  par  le  ft-oid  de  la  peur,  il  suivit  son  père 
jusqu'il  sa  chambre. 

—  Où  alliez-vous?  luidit  celui-ci  en  s'asseyanl  lourdement  sur 
son  grand  fauteuil  de  toile  d'Orange. 

—  A  L....,  répondit  André  timidement. 

—  Chez  qui? 

—  Chez  Joseph ,  répondit  André  après  un  peu  d'hésitation. 

—  Où  allez-vous  tous  les  matins? 

—  Chez  Joseph. 

—  Où  passez- vous  toutes  les  après-midi  ? 

—  A  la  chasse. 

—D'où  venez-vous  si  tard  tous  les  soirs?  de  chez  Joseph  et  de 
la  chasse ,  n'est-pas  ? 

—  Oui ,  mon  père. 

—  Avec  votre  permission ,  monsieur  le  savant ,  vous  en  avez 
menti.  Vous  n'allez  ni  chez  Joseph ,  ni  à  la  chasse.  Auriez-vous 
en  votre  possession  quelque  beau  livre  écrit  sur  l'art  de  mentir? 
Faites-moi  le  plaisir  d'aller  l'étudier  dans  votre  chambre ,  afin 
de  vous  en  acquitter  un  peu  mieux  à  l'avenir.  M'en  tendez- vous? 

André,  révolté  de  se  voir  traité  comme  un  enfant,  hésita, 
rougit,  pâlit  et  obéit.  Son  père  le  suivit,  l'enferma  à  double 
loiu- ,  mit  la  clef  dans  sa  poche  et  s'en  fut  à  la  chasse. 

André,  furieux  et  désolé,  maudit  raille  fois  son  sort,  et  finit 
par  sauter  par  la  fenêtre.  Il  s'en  alla  passer  une  heure  aux  pieds 
de  Geneviève,  Mais,  dans  la  crainte  de  l'effrayer  de  la  dureté  de 
son  père,  il  lui  cacha  son  aventure,  et  lui  donna,  pour  raison 
de  sa  courte  visite ,  une  prétendue  indisposition  du  marquis. 

Le  marquis  fit  bonne  chasse ,  oublia  son  prisonnier ,  et  rentra 
assez  tard  pour  lui  laisser  le  temps  de  rentrerle  premier.  Lorsqu'il 
le  retrouva  sous  les  verroux,  lise  sentit  fort  apaisé,  et  l'emmena 
souper  assez  amicalement  avec  lui,  croyant  avoir  remporté  une 
grande  victoire  ,  et  signalé  sa  puissance  par  un  acte  éclatant. 
André ,  de  son  côté ,  ne  montra  guère  de  rancune  ;  il  croyait 
avoir  échappé  à  la  tyrannie ,  et  s'applaudissait  de  sa  rébellion 


40  REVUE  DE  PARIS. 

secrète  comme  d'une  résistance  intrépide.  Ils  se  réconcilièrent 
en  se  trompant  l'un  l'autre  et  en  se  trompant  eux-mêmes,  l'un 
se  flattant  d'avoir  subjugué,  l'autre  s'imaginant  avoir  dé- 
sobéi. 

Le  lendemain ,  André  s'éveilla  long-temps  avant  le  jour ,  et , 
se  croyant  libre,  il  allait  reprendre  la  route  deL....,  quand 
son  père  parut  comme  la  veille,  un  peu  moins  menaçant  sea- 
leraent. 

—  Je  neveux  pasqiie  tu  ailles  àla  ville  aujourd'hui,  lui  dit-il; 
j'ai  découvert  un  taillis  tout  jîlein  de  bécasses.  11  faut  que  tu 
viennes  avec  moi  en  tuer  cinq  ou  six. 

—  Vous  êtes  bien  bon ,  mon  père ,  répondit  André  ;  mais  j'ai 
promis  à  Joseph  d'aller  déjeuner  avec  lui... 

—  Tu  déjeunes  avec  lui  tous  les  jours,  répondit  le  marquis 
d'un  ton  calme  et  ferme.  Il  se  passera  fort  bien  de  toi  pour 
aujourd'hui.  Va  prendre  ton  fusil  et  ta  carnassière. 

Il  fallut  encore  qu'André  se  résignât.  Son  père  le  tint  à  la 
chasse  toute  la  journée ,  lui  fit  faire  dix  lieues  à  pied ,  et  l'écrasa 
tellement  de  fatigue ,  qu'il  eut  une  courbature  le  lendemain ,  et 
que  le  marquis  eut  uu  prétexte  excellent  pour  lui  défendre  de 
sortir.  Lejour  suivant,  iU'emmena  dans  sa  chambre  , et,  ouvrant 
les  livres  de  ses  domaines  sur  une  table ,  il  le  força  de  faire  des 
additions  jusqu'à  l'heure  du  dîner.  Vers  le  soir ,  André  espérait  être 
libre  :  son  père  le  mena  voir  tondre  des  moutons. 

Le  quatrième  jour,  Geneviève,  ne  pouvant  résister  à  son 
inquiétude ,  lui  écrivit  quelques  lignes ,  les  confia  à  un  enfant  de 
son  voisinage ,  et  le  chargea  d'aller  les  lui  remettre.  Le  message 
arriva  à  !)on  port ,  quoique  Geneviève ,  ne  prévoyant  pas  la 
situation  de  son  amant,  n'eût  pris  aucune  précaution  contre  la 
surveillance  du  marquis.  Le  hasard  protégea  le  petit  page  aux 
pieds  nus  de  Geneviève,  et  André  lut  ces  mots,  qui  le  trans- 
portèrent d'amour  et  de  douleur: 

<!  Ou  votre  père  est  dangereusement  malade,  ou  vous  l'êtes 
vous-même,  mon  ami.  Je  m'arrête  à  cette  dernière  supposition 
avec  raison  et  avec  désespoir.  Si  vous  étiez  bien  portant ,  vous 
m'écririez  pour  me  donner  des  nouvelles  de  votre  père,  et  pour 
m'expUqtier  les  motifs  de  votre  absence.  Vous  êtes  donc  bien 
mal ,  puisque  vous  n'avez  pas  la  force  de  penser  à  moi  et  da 
m'épargner  les  tourmens  que  j'endure!  Oh!  André!  quatre 


REVUE  DE  PARIS.  41 

jours  sans  te  voir,  à  présent  c'est  impossible  à  supporter  sans 
mourir!  » 

André  sentit  renaître  son  courage.  II  viola  sans  hésitation  la 
consigne  de  son  père,  et  courut  à  travers  champs  juscju'à  la 
ville.  Il  arriva  plus  fatigué  par  les  terres  laI)ourées ,  les  haies  et 
les  fossés  qu'il  avait  franchis ,  qu'il  ne  l'eût  été  par  le  plus  long 
chemin.  Poudreux  et  haletant,  il  se  jeta  aux  pieds  deGeneviève 
et  lui  demanda  pardon  en  la  serrant  contre  son  cœur, 

—  Pardonne-moi,  pardonne-moi,  lui  disait-il ,  oh  !  pardonne 
moi  de  t'avoir  fait  souffrir. 

—  Je  n'ai  rien  à  vous  pardonner,  André,  lui  répondit-elle, 
quels  torts  pourriez-vous  avoir  envers  moi?  Je  ne  vous  accuse 
pas,  je  ne  vous  interroge  même  pas.  Comment  pourrais-je  sup- 
poser qu'il  y  a  de  votre  faute  dansceci?  Je  vous  vois,  et  je  remer- 
cie Dieu. 

XIII. 


Celtesainte  confiance  donna  de  véritables  remords  à  André.  Il 
savait  bien  qu'avec  un  peu  plus  de  courage,  il  aurait  pu  s'échap- 
per plus  tôt ,  mais  il  n'osait  avouer  ni  son  asservissement  ni  la 
tyrannie  de  son  père.  Déclarera  Geneviève  les  traverses  qu'elle 
avait  à  essuyer  pour  devenir  sa  femme ,  était  au-dessus  de  ses 
forces.  Bien  des  jours  se  passèrent  sans  ipru  pût  se  décider  à 
sortir  decette  difficulté  ,  soit  en  affrontant  la  colère  du  marquis, 
soit  en  éveillant  l'effroi  et  le  chagrin  dans  l'ame  tranquille  de 
Geneviève.  Il  erra  pendant  un  mois.  On  le  rencontrait ,  à  toutes 
les  heures  du  jour  et  de  la  nuit,  courant,  ou  plutôt  fuyant  à  tra- 
vers prés  et  bols,delavilleauchàleauet  du  château  à  la  ville;  ici, 
cherchant  à  apaiser  les  inquiétudes  de  sa  maîtresse  :  là  lâchant 
d'éviter  les  remontrances  paternelles.  Au  milieu  de  ces  agitations, 
la  force  lui  manqua  ;  il  ne  sentit  plus  que  la  fatigue  de  lutter  ainsi 
contre  son  cœur  et  contre  son  caractère;  la  lièvre  le  prit  et  le 
plongea  dans  le  découragement  et  l'inertie. 

Jusque-là,  il  avait  réussi  à  faire  accepter  à  Geneviève  toutes 
les  mauvaises  raisons  qu'il  avait  pu  inventer  pour  excuser  l'ir- 
régularité et  la  brièveté  de  ses  visites.  II  éprouva  une  sorte  de 
satisfaction  paresseuse  et  mélancolique  à  se  sentir  malade:  c'était 


42  REVUE  DE  PARIS. 

une  excuse  irrécusable  à  lui  donner  de  son  absence  ;  c'était  une 
manière  d'échapper  à  la  surveillance  et  aux  reproches  du  mar- 
quis. Le  besoin  égoïste  du  repos  parla  plus  haut,  un  instant,  que 
les  empressemens  et  les  impatiences  de  l'amour  ;  il  ferma  les 
yeux  et  s'endormit  presque  joyeux  de  n'avoir  pas  six  lieues  à  faire 
et  autant  de  mensonges  à  inventer  dans  sa  journée. 

Un  soir,  comme  Joseph  Marteau,  en  attendant  quelqu'un.fu- 
mait  un  cigare  à  sa  fenêtre ,  il  vit  une  robe  blanche  traverser 
furtivement  l'obscurité  de  lamelle , et  s'arrêter  comme  incertaine 
à  la  petite  porte  de  la  maison.  Joseph  se  pencha  vers  cetteombre 
mystérieuse,  et  le  feu  de  son  cigare  l'ayant  signalé  dans  les  ténè- 
bres, une  petite  voix  tremblante  l'appela  par  son  nom. 

—  Oh!  dit  Joseph,  ce  n'est  point  la  voix  d'Henriette;  que 
signifie  cela  ? 

En  deux  secondes  il  franchit  l'escalier,  et  ,  s'élançant  dans  la 
rue ,  il  saisit  une  taille  délicate ,  et ,  à  tout  hasard  ,  voulut  em- 
brasser sa  nouvelle  conquête. 

—  Par  amitié  et  par  charité ,  monsieur  Marteau  ,  lui  dit-elle 
en  se  dégageant ,  épargnez-moi,  reconnaissez-moi:  je  suis  Ge- 
neviève. 

—  Geneviève  !  Au  nom  du  diable ,  comment  cela  se  fait-il? 

—  Au  nom  de  Dieu ,  ne  faites  pas  de  bruit  et  écoutez-moi. 
André  est  sérieusement  malade.  11  y  a  trois  jours  que  je  n'ai  reçu 
de  ses  nouvelles,  et  je  viens  d'apprendre  qu'il  est  au  lit,  avec  la 
lièvre  elle  délire.  J'ai  cherché  Henriette  sans  pouvoir  la  rencon- 
trer. Je  ne  sais  où  m'informer  de  ce  qui  se  passe  au  château  de 
Morand.  D'heure  en  heure,  mon  inquiétude  augmente,  je  me 
sens  tour  à  tour  devenir  folle  et  mourir.  Il  faut  que  vous  ayez 
pitié  de  moi ,  et  que  vous  alliez  savoir  des  nouvelles  d'André. 
Vous  êtes  son  ami,  vous  devez  être  inquiet  aussi....  Il  peut  avoir 
besoin  de  vous.... 

—  Parbleu  !  j'y  vais  sur-le-champ,  répondit  Joseph  en  prenant 
le  chemin  de  son  écurie.  Diable  !  diable  !  qu'est-ce  que  tout 
cela  ? 

Préoccupé  de  cette  fâcheuse  nouvelle ,  et  partageant ,  autant 
qu'il  était  en  lui  ,  l'inquiétude  de  Geneviève  ,  il  se  mit  à  seller 
son  cheval ,  tout  en  grommelant  entre  ses  dents  et  jurant  contre 
son  domestique  et  contre  lui-même  à  chaque  courroie  qu'il  at- 
tachait. En  mettant  enfin  le  pied  sur  l'élrier ,  il  s'aperçut ,  à  la 


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lueur  d'une  vieille  lanterne  de  fer  suspendue  au  plafond  del'écu- 
i-ie,  que  Geneviève  était  là  et  suivait  tous  ses  niouvemens  avec 
anxiété.  Elle  était  si  pâle  et  si  brisée  ,  que,  contre  sa  coutume, 
Joseph  fut  attendri. 

—  Soyez  tranquille  ,  lui  dit-il  ,je  serai  bientôt  arrivé. 

—  Et revenu?  lui  demanda  Geneviève  d'un  air  suppliant. 

—  Ah  !  dialile  !  cela  est  une  autre  affaire.  Six  lieues  ne  se  font 
pas  en  un  quartd'heure.  El  puis ,  si  André  est  vraiment  mal,  jene 
pourrai  pas  le  quitter  ! 

—  0  mon  Dieu!  que  vais-je  devenir?  dit-elle  en  croisant  ses 
mains  sur  sa  poitrine.  Joseph  !  Joseph  !  s'écria-t-elle  avec  ef- 
fusion ,  en  se  rapprochant  de  lui,  sauvez -le,  et  laissez-moi  mou- 
rir d'inquiétude. 

—  Ma  chère  demoiselle,  reprit  Joseph ,  tranquillisez-vous;  le 
mal  n'est  peut-être  pas  si  grand  que  vous  le  croyez. 

—  Je  ne  me  tranquillisei'ai  pas;  j'attendrai,  je  souffrirai,  je 
prierai  Dieu.  Allez  vite....  Attendez,  Joseph,  ajouta-t-elle  en 
posant  sa  petite  main  sur  la  main  rude  du  cavalier  ;  s'il  meurt , 
parlez-lui  de  moi ,  faites-lui  entendre  mon  nom  ;  dites-lui  que  je 
ne  lui  survivrai  pas  d'un  jour. 

Geneviève  fondit  en  larmes  ;  les  yeux  de  Joseph  s'humectèrent 
malgré  lui. 

—  Écoutez ,  dit-il  ;  si  vous  restez  à  m'atlendre  ,  vous  souffri- 
rez trop.  Venez  avec  moi. 

—  Oui!  s'écria  Geneviève.  3Iais  comment  faire? 

—  Montez  en  croupe  derrière  moi.  Il  fait  une  nuit  du  diable; 
personne  ne  vous  verra.  Je  vous  laisserai  dans  la  métairie  la  plus 
voisine  du  château.  Je  courrai  m'informer  de  ce  qui  s'y  passe, 
et  vous  le  saurez  au  bout  d'un  quart  d'heure ,  soit  que  j'accoure 
vous  le  dire  et  que  je  retourne  vite  auprès  d'André ,  soit  que  je 
le  trouve  assez  bien  pour  le  quitter  et  vous  ramener  avant  le 
jour. 

—  Oui,  oui,  mon  bon  Joseph,  s'écria  Geneviève. 

—  Eh  bien!  dépèchons-nous ,  dit  Joseph;  car  j'attends  Hen- 
riette d'un  moment  à  l'autre;  et  si  elle  nous  voit  partir  ensem- 
ble ,  elle  nous  tourmentera  pour  venir  avec  nous ,  ou  elle  me 
fera  quelque  scène  de  jalousie  absurde. 

—  Partons  !  partons  vite!  dit  Geneviève. 

Joseph  plia  son  manteau  et  l'attacha  derrière  sa  selle ,  pour 


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faire  un  siège  à  Geneviève.  Puis  il  la  prit  dans  ses  Irras  et  l'assit 
avec  soin  sur  la  croupe  de  son  cheval;  ensuite  il  monta  adroite- 
ment sans  la  déranger,  et  piquant  des  deux,  il  gagna  la  campa- 
gne; mais ,  en  traversant  une  petite  place ,  son  malheur  le  força 
de  passer  sous  un  des  six  réverbères  dont  la  ville  était  éclairée  ; 
le  rayon  tombant  d'aplomb  sur  son  visage,  il  fut  reconnu  d'Hen- 
riette, qui  venait  droit  à  lui.  Soit  qu'il  craignît  de  perdre  en 
explications  un  temps  précieux ,  soit  qu'il  se  fît  un  malin  plaisir 
d'exciter  sa  jalousie  ,  il  poussa  son  cheval  et  passa  rapidement 
auprès  d'elle  avant  qu'elle  pût  reconnaître  Geneviève.  Envoyant 
le  perfide ,  à  qui  elle  avait  donné  rendez-vous ,  s'enfuir  à  toute 
bride  avec  une  femme  en  croupe,  Henriette, frappée  de  surprise, 
n'eut  pas  la  force  de  faire  un  cri ,  et  resta  pétrifiée  jusqu'à 
ce  que  la  colère  lui  suggéra  un  déluge  d'imprécations  que  Jo- 
seph était  déjà  trop  loin  pour  entendre. 

C'était  la  première  fois  de  sa  vie  que  Geneviève  montait  sur 
un  cheval;  celui  de  Joseph  était  vigoureux,  mais  peu  accoutumé 
à  un  double  fardeau,  il  bondissait  dans  l'espoir  de  s'en  débar- 
rasser. 

—  Tenez-moi  bien ,  criait  Joseph. 

Geneviève  ne  songeait  pas  ù  avoir  peur  ;  en  toute  autre  cir- 
constance ,  rien  au  monde  ne  l'eût  déterminée  à  une  semblable 
témérité.  Courir  les  chemins  la  nuit,  seule  avec  un  libertin  re- 
connu comme  l'était  Joseph,  c'étaitencore  une  chose  aussi  con- 
traire à  ses  habitudes  qu'à  son  caractère  ;  mais  elle  ne  pensait 
à  rien  de  tout  cela  :  elle  serrait  son  bras  autour  de  son  cavalier, 
sans  se  soucier  qu'il  fût  un  homme,  et  se  sentait  emportée  dans  les 
ténèbres ,  sans  savoir  si  elle  était  enlevée  par  ttn  cheval  ou  par 
le  vent  de  la  nuit. 

—  Voulez-vous  que  nous  prenions  le  plus  court?  luidit  Joseph. 

—  Certainement,  répondit-elle. 

—  Mais  le  chemin  n'est  pas  bon ,  lui  dit-il  ;  la  rivière  sera  un 
peu  haute ,  je  vous  en  avertis  :  vous  n'aurez  pas  peur  ? 

—  Non,  dit  Geneviève  ,  prenons  le  plus  court. 

—  Cette  diable  de  petite  fille  n'a  peur  de  rien,  se  dit  Jo- 
seph, pas  même  de  moi.  Heureusement  que  la  situation  d'André 
m'ôte  l'envie  de  rire,  et  que  d'ailleurs  monamitié  pour  lui.... 

—  Que  dites-vous  donc?  il  me  semble  que  vous  parlez  tout 
seul,  lui  demanda  Geneviève. 


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—  Je  (lis  que  le  chemin  est  mauvais ,  répondit  Joseph ,  et  que 
si  je  tombais,  vous  seriez  obligée  de  tomber  aussi. 

—  Dieu  nous  protégera ,  dit  Geneviève  avec  ferveur,  nous 
sommes  déjà  assez  malheureux. 

—  Il  faut  que  j'aie  bien  de  l'amitié  pour  vous,  reprit  Josepl» 
au  bout  d'un  instant ,  pour  avoir  chargé  de  deux  personnes  le 
dos  de  ce  pauvre  François;  savez-vous  que  la  course  est  longue? 
et  j'aimerais  mieux  aller  toute  ma  vie  à  pied,  que  de  surmener 
François. 

— 11  s'appelle  François?  dit  Geneviève  préoccupée ,  il  va  bien 
doucement. 

—  Oh  diable  !  patience  !  patience  !  nous  voici  au  gué. 

—  Tenez-moi  bien ,  et  relevez  un  peu  vos  pieds  ;  je  crois  que 
la  rivière  sera  forte. 

François  s'avança  dans  l'eau  avec  précaution  ;  mais  quand  il 
fut  arrivé  vers  le  milieu  de  la  rivière ,  il  s'arrêta ,  et  se  sentant 
trop  embarrassé  de  ses  deux  cavaliers  pour  garder  l'équilibre 
sur  les  pierres  mouvantes,  il  refusa  d'aller  plus  avant:  l'eau 
montait  déjà  presqu'aux  genoux  de  Joseph,  et  Geneviève  avait 
bien  de  la  peine  à  préserver  ses  petits  pieds. 

—  Diable  !  dit  Joseph ,  je  ne  sais  si  nous  pourrons  traverser: 
François  commence  à  perdre  pied,  elle  brave  garçon  n'ose  pas 
se  mettre  à  la  nage  à  cause  de  vous. 

—  Donnez-lui  de  l'éperon ,  dit  Geneviève. 

—  Cela  vous  plaît  à  dire,  un  cheval  chargé  de  deux  personnes 
ne  peut  guère  nager  :  si  j'étais  seul ,  je  serais  déjà  à  l'autre  bord; 
mais  avec  vous,  je  ne  sais  que  faire.  Il  fait  terrililement  nuit,  je 
crains  de  prendre  sur  la  droite  et  d'aller  tomber  dans  la  prise 
d'eau ,  ou  de  me  jeter  trop  sur  la  gauche  et  d'aller  donner  contre 
l'écluse.  11  est  vrai  que  François  n'est  pas  une  bête,  et  qu'il  saura 
peut-être  se  diriger  tout  seul. 

—  Tenez  !  dit  Geneviève  ,  Dieu  veille  sur  nous:  voici  la  lune 
qui  paraît  entre  les  buissons ,  et  qui  nous  montre  le  chemin  ; 
suivez  cette  ligne  blanche  qu'elle  trace  sur  l'eau. 

—  Je  ne  m'y  fie  pas  !  c'est  de  la  vapeur,  et  non  de  la  vraie 
lumière;  ah  ça  !  prenez  garde  à  vous. 

Il  donna  de  l'éperon  à  François,  qui,  après  quelque  hésitation, 
se  mit  à  la  nage  et  gagna  un  endroit  moins  profond  où  il  prit 
pied  de  nouveau;  mais  il  fit  de  nouvelles  difficultés  pour  aller 


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plus  loin  ,  et    Joseph  s'aperçut  qu'il  avait  perdu  le   gué. 

—  Lediablesait  oùnoussorames,  dit-il;  pour  moi,  je  ne  m'en 
doute  guère,  et  je  ne  vois  pas  où  nous  pourrons  aborder. 

—  Allons  tout  droit,  dit  Geneviève. 

—  Tout  droit?  la  rive  a  cinq  pieds  de  haut;  et  si  François  s'en- 
gage dans  les  joncs  qui  sont  par  là ,  je  ne  sais  où  ,  nous  sommes 
perdus  tous  les  trois.  Ces  diables  d'herbes  nous  prendrontconime 
dans  un  filet ,  et  vous  aurez  beau  savoir  tous  leurs  noms  en  latin , 
mademoiselle  Geneviève ,  nous  n'en  serons  pas  moins  pâture  à 
écrevisses. 

—  Retournons  en  arrière,  dit  Geneviève. 

—  Cela  ne  vaudra  pas  mieux,  dit  Joseph.  Que  voulez-vous 
faire  au  milieu  de  ce  brouillard  ?  Je  vous  vois  comme  en  plein 
jour,  et  à  deux  pieds  plus  loin,  votre  serviteur,  il  n'y  a  plus 
moyen  de  savoir  si  c'est  du  sable  ou  de  l'écume. 

En  parlant,  Josephse  retourna  vers  Geneviève, et vitdistinc- 
lement  sa  jambe ,  qu'à  son  insu  elle  avait  mise  à  découvert ,  en 
relevant  sa  robe  pour  ne  pas  se  mouiller.  Cette  petite  jambe, 
admirablement  modelée  et  toujours  chaussée  avec  un  si  grand 
soin,  vint  se  mettre  en  travers  dans  l'imagination  de  Joseph  , 
avec  toutes  ses  perplexités  ;  et  en  la  regardant ,  il  oublia  en- 
tièrement qu'il  avait  lui-même  les  jambes  dans  l'eau ,  et  jqu'il 
était  en  grand  danger  de  se  noyer,  au  premier  mouvement  que 
ferait  son  cheval. 

—  Allons  donc,  dit  Geneviève,  il  faut  prendre  un  parti,  il  ne 
fait  pas  chaud  ici. 

—  Il  ne  fait  pas  froid  ,  dit  Joseph. 

— Mais  il  se  fait  tard,  André  meurt  peut-être.  Joseph,  avançons, 
et  recommandons-nous  à  Dieu ,  mon  ami. 

Ces  paroles  mirent  une  étrange  confusion  dans  l'esprit  de 
Joseph  :  l'idée  de  son  ami  mourant ,  les  expressions  affectueuses 
de  Geneviève ,  et  l'imagede  cette  jolie  jambe ,  se  croisaient  singu- 
lièrement dans  son  cerveau. 

—  Allons,  dit-il  enfin,  donnez-moi  une  poignée  de  main, 
Geneviève,  et  si  un  de  nous  seulement  en  réchappe,  qu'il  parle 
de  l'autre  quelquefois  avec  André. 

Geneviève  lui  serra  la  main,  et  laissant  retomber  sa  robe, 
elle  frappa  elle-même  du  talon  le  flanc  de  sa  monture.  Fran- 
çois se  remit  courageusement  à  la  nage,  avança  jusqu'à  une 


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éminence  ,  et  au  lieu  de  continuer  ,    revint  sur  ses   pas. 

—  Il  cherche  le  chemin  ;  il  voit  qu'il  s'est  trompé ,  dit  Joseph. 
Laissons-le  faire,  il  a  la  bride  sur  le  cou. 

Après  quelques  incertitudes ,  François  retrouva  le  gué ,  et 
parvint  glorieusement  au  rivage. 

—  Excellente  bête!  s'écria  .loseph;  puis,  se  retournant  un 
peu,  il  étouffa  une  espèce  de  soupir,  en  voyant  la  jupe  de 
Geneviève  retomber  jusqu'à  sa  cheville  ;  et  il  ne  put  s'empê- 
cher de  murmurer  entre  ses  dents  :  «t  Ah  !  cette  petite  jambe  !  » 

—  Qu'est-ce  que  vous  dites  ?  demanda  l'ingénue  jeune  fille. 
^Jedis  que  François  ade  fameuses  jambes,  répondit  .loseph. 

—  Et  que  la  Providence  veillait  sur  nous  ,  reprit  Geneviève 
avec  un  accent  si  sincère  et  si  pieux ,  que  Joseph  se  retourna 
tout-à-fait;  et,  en  voyant  son  regard  inspiré,  son  visage  pâle 
et  presque  angélique ,  il  n'osa  plus  penser  à  sa  jambe  ,  et  sentit 
comme  une  espèce  de  remords  de  l'avoir  tant  remarquée  en  un 
semblable  moment. 

Ils  arrivèrent  sans  autre  accident  à  la  métairieoù  Joseph  vou- 
lait laisser  Geneviève.  Cette  métairie  lui  appartenait,  et  il  croyait 
être  sûr  de  la  discrétion  de  ses  métayers  ;  mais  Geneviève 
ne  put  se  décider  à  affronter  leurs  regards  et  leurs  questions. 
Elle  pria  Joseph  de  la  déposer  sur  le  bord  du  chemina  un  quart 
de  lieue  du  château. 

—  C'est  impossible ,  lui  dit-il.  Que  ferez-vous  seule  ici?  vous 
aurez  peur ,  et  vous  mourrez  de  froid. 

—  Non ,  répondit-elle  ;  donnez-moi  votre  manteau.  J'irai  m'as- 
seoir  là-bas ,  sous  le  porche  de  Saint-Sylvain ,  et  je  vous  attendrai. 

—  Dans  cette  chapelle  abandonnée  ?  vous  serez  piquée  par 
les  vipères  ;  vous  rencontrerez  quelque-sorcier ,  quelque  meneur 
de  loups  ! 

—  Allons,  Joseph,  est-ce  le  moment  de  plaisanter? 

—  Ma  foi ,  je  ne  plaisante  pas.  Je  ne  crois  guère  au  diable  ; 
mais  je  crois  à  ces  voleurs  de  bestiaux  qui  font  le  métier  de  fan- 
tômes, la  nuit,  dans  les  pâturages.  Ces  gens-là  n'aiment  pas  les 
témoins ,  et  les  maltraitent  quand  ils  ne  peuvent  pas  les  effrayer. 

—  Ne  craignez  rien  pour  moi ,  Joseph ,  je  me  cacherai  d'eux 
comme  ils  se  cacheront  de  moi.  Allez,  et,  pour  l'amour  de  Dieu, 
revenez  vite  me  dire  ce  qu'il  a. 

Elle  sauta  légèrement  à  terre  ,  prit  le  uKuileau  de  Joseph  sur 


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son  épaule ,  et  s'enfonça  dans  les  longues  herbes  du  pâturage. 

—  Drôle  de  fille  !  se  dit  Joseph  en  la  regardant  fuir  comme  une 
ombre  vers  la  chapelle.  Oui  est-ce  qui  l'aurait  jamais  crue  capa- 
ble de  tout  cela?  Henriette  le  ferait  certainement  pour  moi,  mais 
elle  ne  le  ferait  pas  de  même.  Elle  aurait  peur ,  elle  crierait  ù 

propos  de  tout  ;  elle  serait  ennuyeuse  à  périr elle  l'est  déjà 

passablement.... 

Et  tout  en  devisant  ainsi ,  Joseph  Marteau  arriva  au  château 
de  Morand. 

Il  trouva  André  assez  sérieusement  malade  et  en  proie  à  un 
violent  accès  de  délire.  Le  marquis  passait  la  nuit  auprès  de  lui 
avec  le  médecin  ,  la  nourrice  et  M.  Forez.  Joseph  fut  accueilli 
avec  reconnaissance ,  mais  avec  tristesse.  On  avait  des  craintes 
graves:  André  ne  reconnaissait  personne;  il  appelait  Geneviève, 
il  demandait  à  la  voir  ou  à  mourir.  Le  marquis  était  au  déses- 
poir ,  et ,  ne  pouvant  pas  imaginer  de  plus  grand  sacrifice  pour 
soulager  son  fils  que  l'abjuration  momentanée  de  son  autorité, 
il  se  penchait  sur  lui ,  et ,  lui  parlant  comme  à  un  enfant,  il  lui 
promettait  de  lui  laisser  aimer  et  épouser  Geneviève  ;  mais , 
lorsqu'il  se  rappochait  de  ses  hôtes ,  il  maudissait  devant  eux 
cette  misérable  petite  fille  qui  allaitètre  causede  la  mortd'An- 
dré ,  et  disait  qu'il  la  tuerait ,  s'il  la  tenait  entre  ses  mains.  Au 
bout  d'une  heure ,  Joseph  ,  voyant  André  un  peu  mieux ,  partit 
pour  en  informer  Geneviève,  et  pour  calmer,  autant  que  pos- 
sible ,  l'inquiétude  oîi  elle  devait  être  plongée.  11  prit  à  tra- 
vers prés,  et,  en  dix  minutes,  arriva  à  la  chapelle  de  Saint- 
Sylvain  :  c'était  une  masure  abandonnée  depuis  long-temps  aux 
reptiles  et  aux  oiseaux  de  nuit.  La  lune  en  éclairait  faiblement 
les  décombres ,  et  projetait  des  lueurs  obliques  et  tremblantes 
sous  les  arceaux  rompus  des  fenêtres.  Les  anglesde  la  nef  res- 
taient dans  l'obscurité  ;  et  Joseph  se  défendit  mal  d'une  certaine 
impression  désagréable  en  passant  auprès  d'une  statue  mutilée 
qui  gisait  dans  l'herbe,  et  qui  se  trouva  sous  ses  pieds,  au 
moment  où  il  traversait  un  de  ces  endroits  sombres.  Hélait  fort 
et  brave:  dix  hommes  ne  lui  aurait  pas  fait  peur;  mais  son  édu- 
cation rustique  lui  avait  laissé  ,  malgré  lui,  quelques  idées  su- 
perstitieuses .  Il  ne  s'y  complaisait  point ,  comme  font  parfois 
les  cerveaux  poétiques;  il  en  rowgissaitau  contraire,  et  cachait 
ce  penchant  sous  une  affectation  d'incrédulité  philosophique; 


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mais  son  imaginntion,  moins  forte  que  son  orgueil ,  ne  pouvait 
étouffer  les  terreurs  de  son  enfance ,  et  surtout  le  souvenir  du 
passaffe  de  la  gran<rbête  dans  la  métairie ,  où  il  était  resté  six 
ans  en  nourrice.  La  grancVhôtc  apparaît  tous  les  dix  ans  dans 
le  pays ,  et  sème  Tefifroi  de  famille  en  famille.  Elle  s'efforce  de 
pénétrer  dans  les  métaii'ies ,  pour  empoisonner  les  étables 
et  faire  périr  les  troupeaux.  Les  habitans  sontforcés  de  sou- 
tenir, chaque  soir,  une  espèce  de  siège,  et  c'est  avec  bien 
de  la  peine  qu'ils  parviennent  à  l'éloigner  ,  car  les  balles  de 
fusil  ne  l'atteignent  point,  et  les  chiens  fuient,  en  hurlant, 
A  son  approche.  Au  reste,  la  hcte  ,  ou  plutôt  l'esprit  malin 
qui  en  emprunte  la  forme  ,est  d'un  aspect  indéfinissable:  plu- 
sieurs l'ont  portée  toute  une  nuit  sur  leur  dos  (  car  elle  se  livre 
à  mille  plaisanteries  diaboliques  avec  les  imprudens  qu'elle 
rencontre  dans  les  prés  ,  au  clair  de  la  lune  )  ;  mais  nul 
ne  l'a  jamais  vue  distinctement.  On  sait  seulement  qu'elle 
change  de  stature  à  volonté.  Dans  l'espace  de  quelques 
instans  ,  elle  passe  de  la  taille  d'une  chèvre  à  celle  d'un  la- 
pin, et  de  celle  d'un  loup  à  celle  d'un  bœuf;  mais  ce  n'est 
ni  une  chèvre  ,  ni  un  lapin,,  ni  un  bœuf  ,  ni  un  loup  ,  ni 
un  chien  enragé,  c'est  Is  graiurbête];  c'est  le  fléau  des  cam- 
pagnes ,  la  terreur  des  hal)itans ,  et  le  triste  présage  d'une  pro- 
chaine épidémie  parmi  les  bestiaux. 

Joseph  se  rappelait,  malgré  lui,  toutes  ces  traditions  effrayan- 
tes ;  mais  s'il  n'avait  pas  l'esprit  assez  fort  pour  les  repousser , 
du  moins  il  se  sentait  assez  de  courage  et  le  bras  assez  prompt 
pour  ne  jamais  reculer  devant  le  danger. 

Il  s'étonnait  de  ne  point  trouver  Geneviève  au  lieu  qu'elle  lui 
avait  indiqué,  lorsqu'un  bruit  de  chaînes  lui  fit  brusquement 
tourner  la  tête,  et  il  vit,  à  trois  pas  de  lui,  une  vague  formede 
quadrupède ,  dont  la  longue  face  pâle  semblait  l'observer  at- 
tentivement. Le  premier  mouvement  de  Joseph  fut  de  lever  le 
manche  de  son  fouet  pour  frapper  l'animal  redoutable;  mais,  à 
sa  grande  confusion,  il  vit  une  jeune  pouliche  blanche,  à  demi 
sauvage ,  qui  était  venue  là  pour  paître  l'herbe  autour  des 
tombeaux,  et  qui  s'enfuit  épouvantée  en  traînant  ses  enferges 
sur  les  dalles  delà  chapelle. 

Joseph ,  tout  honteux  de  sa  terreur ,  pénétra  au  fond  de  la 
nef:  une  croix  de  bois  marquait  la  place  où  avait  été  l'autel. 

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50  REVUE  DE  PARIS. 

Geneviève  était  agenouillée  devant  celte  croix^  elle  avait  roulé 
son  fichu  de  mousseline  blanche  comme  un  voile  autour  de  sa 
tête;  et,  penchée  dans  l'immohililé  du  recueillement,  un  cerveau 
plus  exalté  que  celui  de  Joseph  l'aurait  prise  pour  une  omhre. 
Étonné  de  trouver  Geneviève  dans  une  attitude  si  calme,  et  ne 
comprenant  pas  l'émotion  que  cette  femme  agenouillée ,  la  nuit, 
au  milieu  des  ruines,  lui causaità lui-même, lehoncanipagnard 
eut  comme  un  sentiment  de  respect  qui  le  fit  hésiter  à  troubler 
cette  sainte  prière  ;  mais  au  bruit  des  pas  de  Joseph ,  Geneviève 
se  retourna ,  et  se  levant  à  demi ,  le  questionna  d'un  air  inquiet. 
Il  eut  presque  envie  de  la  tromper  et  de  lui  cacher  la  vérité  ; 
mais  elle  interpréta  son  silence ,  et  s'écria  en  joignant  les  mains: 

—  Au  nom  du  ciel,  ne  me  faites  paslanguir...  s'il  est  mort!... 
ah!  oui.. .je  le  vois...  ilesl  mort!. ..Et  elle  s'appuya  en  chancelant 
contre  la  croix. 

—  Non,  non  !  répondit  vivement  Joseph  ;  il  vit,  on  peut  le 
sauver  encore. 

—  Ah!  merci!  merci!  dit  Geneviève;  mais  dites-moi  bien  la 
vérité ,  est-il  bien  mal  ? 

—  Mal?  certainement.  Voici  la  réponse  ambiguë  du  médecin: 
peu  de  chose  à  craindre,  peu  de  chose  à  espérer,  c'est-à-dire 
que  la  maladie  suit  son  cours  ordinaire  et  ne  présente  pas  d'ac- 
cident impossible  à  combattre ,  mais  que  par  elle-même  c'est 
une  maladie  grave  et  qui  ne  pardonne  pas  souvent. 

—  En  ce  cas,  dit  Geneviève  après  un  instant  de  silence,  retour- 
nez auprès  de  lui ,  je  vais  encore  prier  ici. 

Elle  se  remit  à  genoux ,  et  laissa  tomber  sa  tête  sur  ses  mains 
jointes ,  dans  une  attitude  de  résignation  si  triste,  que  Josephen 
fut  profondément  touché. 

—  Je  vais  y  retourner  en  effet,  répondit-il;  mais  je  reviendrai 
certainement  vers  vous  aussitôt  qu'il  y  aura  un  peu  de  mieux. 

—  Écoutez ,  Joseph ,  lui  dit-elle ,  s'il  doit  mourir  cette  nuit , 
il  faut  que  je  le  voie ,  que  je  lui  dise  un  dernier  adieu.  Tant  que 
j'aurai  un  peu  d'espoir ,  je  ne  me  sentirai  pas  la  hardiesse  de 
me  montrer  dans  sa  maison  ;  mais  si  je  n'ai  plus  qu'un  instant 
pour  le  voir  sur  la  terre ,  rien  au  monde  ne  pourra  m'empêcher 
de  profiter  de  cet  instant-là.  Jurez -moi  que  vous  m'avertirez 
quand  tout  sera  perdu,  quand  lui  et  moi  n'aurons  plus  qu'une 
heure  à  vivre. 


REVUE  DE  PARIS.  51 

Joseph  le  jura. 

—  Je  ne  sais  ce  qu'elle  a  clans  la  voix,  ni  de  ([uels  mois  elle  se 
sçrl ,  pensait-il  en  s'éloignant ,  mais  elle  me  ferait  pleurer 
comme  un  enfant. 


XIV. 


Geneviève  pria  long-temps  ;  puis  elle  s'enveloppa  du  man- 
teau de  Joseph ,  et  s'assit  sur  une  tombe ,  morne  et  résignée  ; 
puis  elle  pria  de  nouveau  ,  et  marcha  parmi  les  ruines,  inter- 
rogeant avec  anxiété  le  sentier  par  où  Joseph  devait  revenir. 
Peu  à  peu ,  une  inquiétude  plus  poignante  surmontait  son  cou- 
rage et  faisait  saigner  son  cœur.  Elle  regardait  la  lune  qu'elle 
avait  vue  se  lever ,  et  qui  maintenant  s'abaissait  vers  l'horizon. 
L'air,  en  devenant  plus  humide  et  plus  froid,  lui  annonçait 
l'approche  de  l'aube ,  et  Joseph  ne  revenait  pas. 

Après  avoir  lutté  aussi  long-temps  que  ses  forces  le  lui  per- 
mirent, elle  perdit  courage,  et,  s'imaginant  qu'André  était 
mort ,  elle  s'enveloppa  la  tête  dans  le  manteau  de  Joseph  pour 
étouffer  ses  cris.  Puis  elle  s'apaisa  un  peu,  en  songeant  que, 
dans  ce  cas,  Joseph,  n'ayant  plus  rien  à  faire  auprès  de  son 
ami ,  serait  de  retour  vers  elle.  Mais  alors  elle  se  persuada 
qu'André  était  mourant,  et  que  Joseph  ne  pouvait  se  résoudre 
à  l'abandonner ,  dans  la  crainte  de  revenir  trop  tard  et  de  le 
trouver  mort.  Cette  idée  devint  si  forte  ,  que  les  minutes  de  son 
impatience  se  traînèrent  comme  des  siècles.  Enfin  ,  elle  se  leva 
avec  égarement,  jeta  le  manteau  de  Joseph  sur  le  pavé,  et  se 
mit  à  courir  de  toutes  ses  forces  dans  le  sentier  de  la  prairie. 

Elle  s'arrêta  deux  ou  trois  fois  pour  écouter  si  Joseph  n'ar- 
rivait pas  à  sa  rencontre;  mais  n'entendant  et  ne  voyant  per- 
sonne, elle  reprit  sa  course  avec  plus  de  précipitation,  etfranchit 
comme  un  trait  les  portes  du  château  de  Morand. 

Dans  l'agitation  d'une  si  triste  veillée ,  tous  les  serviteurs 
étaient  debout,  toutes  les  portes  étaient  ouvertes.  On  vit  passer 
une  femme,  vêtue  de  blanc,  qui  ne  parlait  à  personne  et  semblait 
voler,  mais  non  pas  courir  à  travers  les  cours.  La  vieille  cuisi- 
nière se  signa  en  disant: 


52  REVUE  DE  PARIS. 

—  Hélas ,  notre  jeune  maître  est  achevé.  Voilà  son  esprit 
qui  passe. 

—  Non ,  (lit le  bouvier,  qui  était  un  homme  plus  éclairé  que 
la  cuisinière.  Si  c'était  l'ame  de  notre  jeune  maître ,  nous  l'aurions 
vue  sortir  de  la  maison  et  aller  au.  cimetière ,  tandis  que  cette 
chose-là  vient  du  côté  du  cimetière,  et  entredans  la  maison.  Ça 
doit  être  sainte  Solange  ou  sainte  Sylvie  qui  vient  le  guérir. 

—  M'est  avis ,  observa  lalaitière,  que  c'est  plutôt  l'ame  de  sa 
pauvre  mère  qui  vient  le  chercher. 

—  Disons  un  ai^e  pour  tous  les  deux ,  reprit  la  cuisinière  ;  et 
ils  s'agenouillèrent  tous  les  trois  sous  le  portail  de  la  grange. 

Pendant  ce  temps,  Geneviève,  guidée  par  les  lumières  qu'elle 
voyait  aux  fenêtres ,  ou  plutôt  entraînée  par  cette  main  invisible 
qui  rapproche  les  amans  ,  se  précipitait,  palpitanteet  pâle,  dans 
la  chambre  d'André.  Mais  à  peine  en  eut-elle  passé  le  seuil, que 
le  marquis,  s' élançant  vers  elle  avec  fureur,  s'écria  en  levant 
le  bras  d'un  air  menaçant: 

—  Qu'est-ce  que  je  vois  là?  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  Hors 
d'ici,  intrigante  effrontée!  espérez-vous  venir  débaucher  mon 
fils  jusque  dans  ma  maison?  Il  est  trop  tard,  je  vous  en  avertis; 
il  est  mourant ,  grâce  à  vous ,  mademoiselle  ;  pensez-vous  que 
je  vous  en  remercie? 

Geneviève  tomba  à  genoux. 

—  .Te  n'ai  pas  mérité  tout  cela ,  dit-elle  d'une  voix  étouffée , 
mais  c'est  égal;  dites-moi  ce  que  vous  voudrez,  pourvu  que  je 
le  voie...  laissez-moi  le  voir,  et  tuez-moi  après  si  vous  voulez! 

—  Que  je  vous  le  laisse  voir ,  misérable  !  s'écria  le  marquis , 
révolté  d'une  semblable  prière.  Êtes-vous  folle  ou  enragée? 
Avez-vouspeur  de  ne  pas  rrous  avoir  fait  assez  demal,et  venez- 
vous  achever  mon  fils  jusque  dans  mes  bras? 

La  voix  lui  manqua ,  un  mélange  de  colère  et  de  douleur  le 
prenant  à  la  gorge.  Geneviève  ne  l'écoutait  pas  ;  elle  avait  jeté 
les  yeux  sur  le  lit  d'André,  et  le  voyait  pâle  et  sans  connaissance 
dans  les  bras  du  médecin  et  du  curé.  Elle  ne  songea  plus  qu'à 
courir  vers  lui,  et,  se  le  vaut,  elle  essaya  d'en  approcher  malgré 
les  menaces  du  marquis. 

—  Jour  de  Dieu  !  maudite  créature ,  s'écria-t-il  en  se  mettant 
devant  elle,  si  tu  fais  un  pas  de  plus ,  je  te  jette  dehors  à  coups 
de  fouet  ! 


REVUE  DE  PARIS.  53 

—  Que  Dieu  me  punisse  si  vous  y  loucliez  seulement  avec  une 
plume  !  dit  Joseph  en  se  jetant  entre  eux  deux. 

Le  marquis  recula  de  surprise. 

—  Comment,  Joseph  !  dit-il ,  tu  prends  le  parti  de  cette  vaga- 
bonde ?  iSe  trouvais-tu  pas  que  j'avais  raison  de  la  détester  et 
d'empêcher  André... 

—  C'est  ])Ossible  ,  interrompit  Joseph,  mais  je  ne  veux  pas 
entendre  parler  à  une  femme  comme  vous  le  faites  ;  sacredieu , 
monsieur  de  Morand,  vous  ne  devriez  pas  apprendre  cela  de 
moi. 

—  J'aime  bienque  tume  donnes  des  leçons  !  reprit  le  marquis. 
Allons  !  emmène-la  à  tous  les  diable§ ,  et  que  je  ne  la  revoie  ja- 
mais ! 

—  Geneviève ,  dit  Joseph  en  offrant  son  bras  à  la  jeune  fille , 
venez  avec  moi,  je  vous  prie  ;  ne  vous  exposez  pas  à  de  nouvel- 
les injures. 

^-Neme  défendrez-vous  pas  contre  lui?  répondit  Geneviève, 
refusant  avec  force  de  se  laisser  emmener.  Ne  lui  direz-vous  pas 
que  je  ne  suis  ni  une  misérable,  ni  une  effrontée?  Dites-lui,  Joseph, 
dites-lui  que  je  suis  une  honnête  fille,  que  je  suis  Geneviève  la 
fleuriste,  qu'il  a  reçue  une  fois  dans  sa  maison  avec  bonté.  Dites-lui 
que  je  ne  peux  ni  ne  veux  faire  du  mal  à  personne,  que  j'aime  André 
etque  j'ensuis  aimée,  mais  que  je  suis  incapable  de  lui  donner  un 
mauvais  conseil...  Monsieur  le  marquis...  demandez  A  M.Joseph 
Marteau  si  je  suis  ce  que  vous  croyez  ;  laissez-moi  approcher 
du  lit  d'André;  si  vous  craignez  que  ma  vue  ne  luifasse  du  mal, 
je  me  cacherai  derrière  son  rideau ,  mais  laissez-moi  le  voir  pour 
la  dernière  fois...  après,  vous  me  chasserez  si  vous  voulez,,  mais 
laissez-moi  le  voir...  vous  n'êtes  pas  un  méchant  homme,  vous 
n'êtes  pas  mon  enneiAi  ;  que  vous  ai-je  fait  ?  Vous  ne  pouvez 
pas  maltraiter  une  femme  ;  accordez-moi  ce  que  je  vous  demande. 

En  parlantainsi.Geneviève  était  retombée  à  genoux,  et  cherchait 
à  s'emparer  d'une  des  grosses  mains  du  marquis.  Elle  était  si 
belle  dans  sa  pâleur ,  avec  ses  joues  baignées  de  larmes,  ses  longs 
cheveux  noirs ,  qui,  dans  l'agitation  de  sa  course  ,  étaient  tom- 
bés sm-  son  épaule,  et  cette  sublime  expression  que  la  douleur 
donne  aux  femmes,  ([ue  Joseph  jugeasa  prière  infaillible.  Il  pensa 
ijiie  nul  homme ,  si  affligé  qu'il  fût,  ne  pouvait  manquer  de  voir 
telle  iK'auté  et  de  se  rendre.  —  Allons  ,  mon  cher  voisin  ,  dil-il 

5. 


54  REVUE  DE  PARIS. 

en  s'unissant  à  Geneviève,  accordez-lui  ce  qu'elle  demande,  et 
soyez  sûr  que  vous  êtes  injuste  envers  elle.  Qui  sait  d'ailleurs  si 
sa  vue  ne  guérirait  pas  André  ? 

—  Elle  le  tuerait  !  s'écria  le  marquis ,  dont  la  colère  augmen- 
tait toujours  en  raison  de  la  douceur  et  de  la  modération  des 
autres.  Mais  heureusement ,  ajouta-t-il ,  le  pauvre  enfant  n'est 
pas  en  état  de  s'apercevoir  que  cette  impudente  est  ici.  Sortez, 
mademoiselle,  et  n'espérez  pas  m'adoucir  par  vos  basses  cajo- 
leries; sortez,  ou  j'appelle  mes  valets  d'écurie  pour  vous  chasser. 

En  même  temps  il  la  poussa  si  rudement ,  qu'elle  tomba  dans 
les  bras  de  Joseph.  —  Ah  !  c'est  trop  fort,  s'écria  celui-ci:  niar- 
([uis  ,  tu  es  un  butor  et  un  rustre  ;  cette  honnête  fille  pailera  à 
ton  fils ,  et  si  lu  le  trouves  mauvais  ,  tu  n'as  qu'à  le  dire  :  en  voici 
un  qui  le  répondra. 

En  parlant  aiîisi,  Joseph  Marteau  montra  un  de  ses  poings 
au  maniuis,  tandis  que  de  l'autre  bras  il  souleva  Geneviève  et  la 
j)orta  auprès  du  lit  d'André.  M.  de  Morand  ,  stupéfait  d'abord , 
voulut  se  jeter  sur  lui.  Biais  Joseph  ,  selon  l'usage  rustiiiue  du 
pays,  prit  une  paille  ([u'il  tira  précipitamment  du  lit  d'André  , 
et  la  mettant  entre  lui  et  M.  de  Morand: 

—  Tenez,  marquis,  lui  dit-il ,  il  est  encore  temps  de  vous  ra- 
viser et  de  vous  tenir  tranquille.  Je  serais  au  désespoir  de  man- 
quer à  un  ami  et  à  un  homme  de  votre  âge.  Mais  le  diable  me 
rompe  comme  cette  paille,  si  je  me  laisse  insulter,  fût-ce  par 
mon  père,  entendez-vous  ? 

—  Mes  frères,  au  nom  de  Jésus-Christ,  finissez  cette  scène 
scandaleuse ,  dit  le  curé;  monsieur  le  marquis ,  votre  fils  recon- 
naît cette  jeune  fille;  c'est  peut-être  la  volonté  de  Dieu  qu'elle 
le  ramène  à  la  vie.  C'est  une  fille  pieuse  et  qui  a  dû  prier  avec 
ferveur.  Si  vous  ne  voulez  pas  que  votre  fils  l'épouse ,  prenez- 
vous-y  du  moins  avec  le  calme  et  la  dignité  qui  conviennent  à 
un  père.  Je  vous  aiderai  à  faire  comprendre  à  ces  enfans  que 
leur  devoir  est  d'obéir.  Mais  dans  ce  moment-ci ,  vous  devez 
céder  (pielque  chose,  si  vous  voulez  qu'on  vous  cède  tout-à-fait 
plus  tai'd.  Et  vous ,  monsieur  Joseph  ,  ne  parlez  pas  avec  celte 
violence ,  et  ne  menacez  pas  un  vieillard  auprès  du  lit  de  souf- 
france de  son  enfant,  et  ne  peut-être  auprès  du  lit  de  mort  d'un 
chrétien. 

Joseph  n'avait  pas  abjuré  un  certain  respect  pour  le  carac- 


REVUE  DE  PARIS.  55 

tère ecclésiastique  et  pour  les  remontrances  pieuses.  Il  était  ca- 
pable de  chanter  des  chansons  obscènes  au  cabaret  et  de  rire  des 
choses  saintes  le  verre  à  la  main,  maisil  n'aurait  pasosé  entrer 
dans  l'église  de  son  village  le  chapeau  sur  la  tète  ,  et  il  n'eût , 
pour  rien  au  monde ,  insulté  le  vieux  prêtre  qui  lui  avait  fait 
faire  sa  première  communion, 

—  Monsieur  le  curé,  dit-il,  vous  avez  raison  ;  nous  sommes 
des  fous  :  que  M.  de  Morand  s'apaise  ce  soir ,  je  lui  ferai  des  ex- 
cuses demain. 

—  Je  ne  veux  pas  de  vos  excuses  ,  répondit  le  marquis  d'un 
ton  d'humeur  qui  marquait  que  sa  colère  était  à  demi  calmée ,  et 
quant  à  M.  le  curé,  ajoula-t-il  entre  ses  dents ,  il  poui-rait  bien 
garder  ses  sermons  pour  l'heure  de  la  messe...  Que  cette  fille 
sorte  d'ici,  et  tout  sera  fini. 

—  Qu'elle  reste ,  je  vous  prie ,  monsieur  ,  dit  le  médecin  ;  votre 
fils  éprouve  réellement  du  soulagement  à  son  approche.  Regar- 
dez-le, ses  yeux  ont  repris  un  peu  de  mobiUté,  et  il  semble 
qu'il  cherche  à  comprendre  sa  situation. 

Eq  effet  André ,  après  la  profonde  insensibilité  qui  avait  suivi 
son  accès  de  délire ,  commençait  ;à  retrouver  la  mémoire,  et  à 
mesure  qu'il  distinguait  les  traits  de  Geneviève  ,  une  expression 
de  joie  enfantine  commençait  à  se  répandre  sur  son  visage  af- 
faissé. La  main  de  Geneviève  qui  serra  la  sienne ,  acheva  de  le 
réveiller.  Il  eut  un  mouvement  convulsif ,  et  se  tournant  vers 
les  personnes  qui  l'entouraient  et  qu'il  reconnaissait  encore  con- 
fusément, il  leur  dit  avec  un  sourire  naïf  et  puéril  :  C'est  Gene- 
viève; et  il  se  remit  à  la  regarder  d'un  air  doucement  satisfait. 

—  Eh  bien,  oui!  c'est  Geneviève!  dit  le  marquis  en  prenant 
le  bras  de  la  jeune  fille  et  en  la  poussant  vers  son  fils  ;  puis  il 
alla  s'asseoir  anprès  de  la  cheminée ,  moitié  heureux ,  moitié 
colère. 

—  Oui,  c'est  Geneviève,  disait  Joseph  triomphant,  en  criant 
beaucoup  trop  fort  pour  la  tête  débile  de  son  ami. 

—  C'est  Geneviève  quia  prié  pour  vous,  dit  le  curé  d'une  voix 
insinuante  et  douce,  eu  se  penchant  vers  le  malade.  Remerciez 
Dieu  avec  elle. 

—  Geneviève!...  dit  André  en  regardant  alternativement  le 
£uré  et  sa  maîtresse  d'un  air  de  surprise 5  oui,  Geneviève  et 


56  REVUE  DE  PARIS. 

Il  retomba  assoupi ,  et  tous  ceux  qui  l'entouraient  gardèrent 
un  religieux  silence.  Le  médecin  plaça  une  chaise  derrière  Ge- 
neviève et  la  poussa  doucement  pour  l'y  faire  asseoir.  Elle  resta 
donc  près  de  son  amant ,  qui  de  temps  en  temps  s'éveillait ,  re- 
gardait autour  de  lui  avec  inquiétude ,  et  se  calmait  aussitôt 
sous  la  douce  pression  de  sa  main.  A  chaque  mouvement  de  son 
fils ,  le  marquis  se  retournait  sur  son  fauteuil  de  cuir ,  et  faisait 
mine  de  se  lever.  Mais  Joseph,  qui  s'était  assis  de  l'autre  côté 
de  la  cheminée ,  et  qui  lisait  un  journal  oublié  derrière  le  tru- 
meau, lui  adressait  avec  les  yeux  et  la  bouche  la  muette  injonc- 
tion de  se  taire.  Le  marquis  voyait  en  effet  André  retomber  en- 
dormi sur  l'épaule  de  Geneviève ,  et  dans  la  crainte  de  lui  faire 
mal ,  il  restait  immoijile.  Il  est  impossible  d'imaginer  quels  fu- 
rent les  tourmens  de  cet  homme  violent  et  absolu  pendant  les 
heures  de  cette  silencieuse  veillée.  Le  médecin  s'était  jeté  sur  un 
matelas  et  reposait  au  milieu  de  la  chambre ,  il  était  étendu  là 
comme  un  gardien  devant  le  lit  de  son  malade,  prêt  à  s'éveiller 
au  moindie  bruit ,  et  à  effrayer ,  par  une  sentence  menaçante  , 
la  conscience  du  marquis ,  pour  l'empêcher  de  séparer  les  deux 
amans.  Joseph ,  ému  et  fatigué ,  ne  comprenait  rien  à  son  jour- 
nal qui  avait  bien  six  mois  de  date,  et  de  temps  en  temps  tombait 
dans  une  espèce  de  demi-sommeil  oùil  voyait  passer  confusément 
les  objets  et  les  pensées  qui  l'avaient  tourmenté  durant  cette 
nuit:  tantôt  la  rivière  gonflée  qui  l'emportait  lui  et  son  cheval 
loin  de  Geneviève  à  demi  noyée;  tantôt  André  mourant  lui  re- 
demandant Geneviève  ;  tantôt  le  corbillard  d'André ,  suivi  de 
Geneviève ,  qui  relevait  sa  jupe  par  mégarde ,  et  laissait  voir  sa 
jolie  petite  jambe. 

A  cette  dernière  image ,  Joseph  faisait  un  grand  effort  pour 
chasser  le  démon  de  la  concupiscence  des  voies  saintes  de  l'ami- 
tié, et  il  s'éveillait  en  sursaut.  Alors  il  distinguait,  à  la  lueur 
mourante  de  la  lampe,  la  figure  rouge  du  marquis  luttant  avec 
les  tressaillemens  convulsifs  de  l'impatience;  et  leurs  yeux  se 
rencontraient  comme  ceux  de  deux  chats  qui  guettent  la  même 
souris. 

Pendant  ce  temps ,  le  curé  lisait  son  bréviaire  à  la  clarté  du 
jour  naissant.  Un  petit  vent  frais  agitait  les  feuilles  de  la  vigne 
qui  encadrait  la  fenêtre ,  et  jouait  avec  les  rares  cheveux  blancs 
(!n  bonhomme.  A  clia<pie  soupir  étoufl'é  du  malade  ,  il  alwi?,-- 


REVUE  DE  PARIS.  57 

sait  son  livre,  relevait  ses  lunettes ,  et  protégeait  de  sa  muette 
bénédiction  le  couple  heureux  et  triste. 

Geneviève  avait  tant  souffert, et  le  trot  du  cheval  Pavait  tel- 
lement brisée,  qu'elle  ne  put  résister.  Malgré  l'anxiété  de  sa  situa- 
tion ,  elle  céda  et  laissa  tomber  sa  jolie  lèle  auprès  de  celle  d'André. 
Ces  deux  visages ,  pâles  et  doux  ,  dont  l'un  semblait  à  peine  pUis 
âgé  et  plus  raâletpie  l'autre, reposèrent  une  demi-heure  sur  le 
même  oreiller  pour  la  première  fois,  et  sous  les  yeux  d'un  père 
irrité  et  vaincu,  qui  frémissait  de  colère  à  ce  spectacle,  et  qui 
n'osait  les  séparer. 

Quand  le  jour  fut  tout-à-fait  venu  ,  le  curé,  ayant  achevé  son 
bréviaire,  s'approcha  du  médecin  ,  et  ils  eurent  ensemble  une 
consultation  à  voix  basse.  Le  médecin  se  leva  sans  bruit ,  alla 
toucher  le  pouls  d'André  et  les  artères  de  son  front ,  puis  il  re- 
vint parler  au  curé.  Celui-ci  s'approcha  alors  de  Geneviève, 
qui  s'était  doucement  éveillée  pour  céder  la  main  de  son  amant 
à  celle  du  médecin.  Elle  écouta  le  curé ,  fît  un  signe  de  tête  res- 
pectueux et  résigné ,  puis  alla  trouver  Josej)!!  et  lui  parla  à  l'o- 
reille, .loseph  se  leva.  Le  marquis  avait  fini  par  s'endormir. 
Quand  il  s'éveilla ,  il  se  trouva  seul  dans  la  chambre  avec  son 
fils  et  le  médecin.  Ce  dernier  vint  à  lui ,  et  lui  dit  : 

—  M.  le  curé  a  jugé  prudent  et  convenable  de  faire  retirer  la 
jeune  personne  ,dont  la  présence  ou  le  départ  aurait  pu  agir  trop 
violemment ,  dans  quelques  heures,  sur  les  nerfs  du  malade.  Je 
me  suis  assuré  de  l'état  du  pouls.  Lafièvre  était  presque  tombée, 
et  la  fail)lesse  de  votre  fils  permettait  de  compter  sur  le  défaut  de 
mémoire.  En  etfet ,  le  malade  s'est  éveillé  sans  chercher  Gene- 
viève, et  sans  montrer  la  moindre  agitation.  T  out-à-l'heure ,  il 
m'a  demandé  si  je  n'avais  pas  vu  ,  cette  nuit ,  une  femme  blanche 
auprès  de  son  lit.  ,Ie  lui  ai  persuadé  qu'il  avait  vu  en  rêve  cette 
apparition:  maintenez-le  dans  cette  erreur ,  et  gardez-vous  de 
rien  dire  qui  le  ramène  à  un  sentiment  trop  vif  de  la  réalité.  Je 
vois  maintenant  à  cette  maladie  des  causes  purement  morales;  je 
vous  déclare  que  vous  pouvez,  mieux  que  moi ,  guérir  votre  fils. 

—  Oui,  oui,  je  le  ménagerai,  dit  le  marquis,  mais  n'espérez  pas 
queje  donne  mon  consentement  au  mariage.  J'aimerais  mieux  le 
voir  mourir. 

—  Le  mariage  ne  me  regarde  pas ,  dit  le  médecin  ;  mais  si  vous 
voulez  tuer  votre  fils  par  le  chagrin  et  la  violence ,  avertissez- 


58  REVUE  DE  PARIS. 

moi  dès   aujourd'hui  :    car ,  dans  ce  cas ,  je  n'ai  plus  rien  à 

faire  ici. 

Le  marquis  n'avait  jamais  trouvé  iinefrancliise  siàpreautour 
de  lui.  Depuis  plus  de  trente  ans  .  personne  n'avait  osé  le  con- 
trarier, et  ,  depuis  quelques  heures  ,tous  se  permettaient  de  lui 
résister.  Dans  la  crainte  de  perdre  son  fils ,  il  le  traita  douce- 
ment jusqu'au  jour  de  sa  convalescence  ;  mais ,  dans  le  fond  de 
son  cœur ,  il  amassa  contre  Geneviève  une  haine  implacable. 

XV. 

Genevièverentra  chez  elle  très  lasse  et  un  peu  calmée.  Joseph 
retourna  tous  les  jours  auprès  d'André,  et  tous  les  soirs  il  vint 
donner  de  ses  nouvelles  à  Geneviève.  La  guérison  du  jeu  ne  homme 
fit  des  progrès  rapides  ,  et  quinze  jours  après ,  il  commençait 
à  se  promener  dans  le  verger,  appuyé  sur  le  bras  de  son  ami. 
Mais,  pendant  celte  quinzaine,  Geneviève  avaitlu  clairement  dans 
sa  destinée.  Elle  n'avait  jamais  soupçonnéjusque-là  l'horreur  que 
son  mariage  avec  Andréinspirait  au  marquis.  Elle  avait  entrevu 
confusément  des  obstacles  dont  André  essayait  de  la  distraire. 
L'accueil  cruel  du  marquis  ,  dans  cette  triste  nuit ,  ne  l'affecta 
d'abord  que  médiocrement  ;  mais  quand  ses  anxiétés  cessèrent 
avec  le  danger  de  son  amant ,  elle  reporta  ses  regards  sur  les 
incidens  qui  l'avaient  conduite  auprès  de  son  Ut.  La  figure,  les 
menaces  et  les  insultes  de  M.  de  Morand  lui  revinrent  comme  le 
souvenir  d'un  mauvais  rêve.  Elle  se  demanda  si  c'était  bien  elle, 
la  fière,  la  réservée  Geneviève,  qui  avait  été  injuriée  et  souillée 
ainsi.  Alors  elle  examina  sa  conduite  exaltée ,  sa  situation  équi- 
voque, son  avenir  incertain  ;  elle  sévit ,  d'un  côté ,  perdue  dans 
l'opinion  de  ses  compatriotes ,  si  elle  n'épousait  pas  André  ;  de 
l'autre,  elle  se  vit  méprisée,  repoussée  et  détestée  par  un  père 
orgueilleux  et  entêté,  qui  serait  son  implacable  ennemi, si  elle 
épousait  André  malgré  sa  défense. 

Une  prévision  encore  plus  cruelle  vint  se  mêler  à  celle-là.  Elle 
crut  deviner ,  dans  la  conduite  précédente  d'André  ,  l'anxiété 
qui  la  troublait  elle-même;  elle  s'expliqua  ses  longues  absences, 
son  air  tourmenté  et  disirait  auprès  d'elle ,  son  impatience  etson 
effroi  en  la  quittant  ;  elle  frémit  de  se  voir  dans  une  position  si 


REVUE  DE  PARIS.  59 

difficile,  appuyée  sur  un  si  faible  roseau ,  et  de  découvrir ,  dans 
le  cœur  de  son  amant ,  la  même  incertitude  que  dans  les  événe- 
mens  dont  elle  était  menacée.  Elle  jeta  les  yeux  avec  tristesse 
sur  sa  fîloire  et  son  bonheur  de  la  veille ,  et  mesura  en  trem- 
blant rabîme  infranchissable  qui  la  séparait  déjà  du  passé. 

Calme  et  prudente .  Geneviève .  avant  de  s'abandonner  à  ces 
terreurs  ,  voulut  savoir  à  quel  point  elles  étaient  fondées.  Elle 
questionna  Joseph.  Il  ne  fallait  pas  beaucoup  d'adresse  pour  le 
faire  parler.  11  avait  une  finesse  excessive  pour  se  lîrer  des  em- 
barras qu'il  trouvait  à  la  hauteurde  son  bras  et  de  son  œil,  mais 
les  susceptibilités  du  cœur  de  Geneviève  n'étaient  pas  à  sa  portée. 
Il  l'admirait  sans  la  comprendre .  et  la  contemplait  tout  ravi , 
comme  une  vision  enveloppée  de  nuages.  Il  se  fia  donc  au  calme 
apparent  avec  lequel  elle  l'interrogea  sur  les  dispositions  du 
marquis  et  sur  le  caractère  d'André.  11  crut  qu'elle  savait  déjà  à 
quoi  s'en  tenir  sur  l'obstination  de  lun  et  sur  Tirrésolulion  de 
l'autre,  et  Ului  donna,  sur  ces  deux  questions  si  importantes 
pour  elle,  les  plus  cruels  éclaircissemens.  Geneviève .  qui  voulait 
puiser  son  courage  dans  la  connaissance  exacte  de  son  malheur, 
écoutait  ces  tristes  révélations  avec  un  sang-froid  héroïque ,  et , 
quand  Joseph  croyait  l'avoir  consolée  et  rassurée  en  lui  disant: 
u  Bonsoir,  Geneviève;  il  ne  faut  pas  que  cela  vous  tourmente; 
André  vous  aime  ;  je  suis  votre  ami  ;  nous  combattrons  le  sort  ;  » 
Geneviève  s'enfermait  dans  sa  chambre  et  passait  des  nuits  de 
fièvre  et  de  désespoir  à  savourer  le  poison  que  la  sincérité  de 
Joseph  lui  avait  versé  dans  le  cœur. 

Joseph,  de  son  côté,  commençait  à  prendre  un  intérêt  sin- 
gulier à  la  douleur  de  Geneviève ,  et  il  éprouvait  une  étrange 
impatience.  Il  guettait  le  moment  où  il  pourrait  parler  d'elle 
■svec  André.  Mais  André  semblait  fuir  ce  moment.  A  mesureque 
ses  forces  physiques  revenaient .  son  vrai  caractère  reprenait  le 
dessus ,  et  de  jour  en  jour  la  crainte  remplaçait  l'espoir  que  son 
père  lui  avait  laissé  entrevoir  un  instant.  Il  ne  savait  pas  que 
Geneviève  était  venue  auprès  de  son  lit ,  il  ne  savait  pas  à  quel 
point  elle  avait  souffert  pour  lui  ;  il  se  laissait  aller  paresseuse- 
ment au  bien-être  delà  convalescence,  et  s'il  désirait  sincèrement 
de  voir  arriver  le  jour  où  il  pourrait  aller  la  trouver,  il  est  certain 
aussi  qu'il  craignait  le  jour  où  son  père  enflerait  sa  grosse  voix 
pour  lui  dire:  D'où  venez-voiis  ? 


00  REVDE  DE  PARIS. 

Geneviève  attendait,  pour  le  juger  et  prendre  un  parti,  la 
conduite  qu'il  tiendrait  avec  elle.  Mais  il  demeurait  dans  Tin- 
décision.  Chaque  jour  elle  demandait  à  Josepii  s'il  lui  avait  parlé 
d'elle,  et  Joseph  répondait  ingénument  que  non.  Enfin  un  jour 
il  crut  lui  ai)porter  une  grande  consolation  en  lui  racontant 
qu'André  lui  avait  ouvert  son  cœur;  qu'U  lui  avait  parlé  d'elle 
avec  enthousiasme ,  et  de  la  cruauté  de  son  père  avec  dé- 
sespoir. 

—  Et  qu'a-t-il  résolu?  demanda  Geneviève. 

—  Il  m'a  demandé  conseil ,  répondit  Joseph. 

—  Et  c'est  tout? 

—  Il  s'est  jeté  dans  mes  bras  en  pleurant  et  m'a  supplié  de 
l'aider  et  de  le  protéger  dans  son  malheur. 

Geneviève  eut  sur  les  lèvres  un  sourire  imperceptible.  Ce  fut 
toute  l'expansion  d'une  ame  offensée  et  déchirée  à  jamais. 

—  Et  j'ai  promis,  reprit  Josepli,  de  donner  pour  lui  mon  der- 
nier vêtement  et  ma  dernière  goutte  de  sang  :  pour  lui  et  pour 
vous,  entendez-vous,  mademoiselle  Geneviève? 

Elle  le  remercia d'unair  distrait qu'Uprit  pour  de  l'incrédulité. 

—  Oh  !  vous  ne  vous  fiez  pas  à  mon  amitié ,  je  le  sais ,  dit-il, 
André  doit  vous  avoir  raconté  que  dans  les  temps yétMs  un  peu 
contraire  à  votre  mariage;  je  ne  vous  connaissais  pas ,  Geneviève; 
à  présent ,  je  sais  que  vous  êtes  un  bon  sujet,  un  bon  cœur, 
et  je  ne  ferais  pas  moins  pour  vous  que  pour  ma  propre  sœur. 

—  Je  le  crois ,  mon  cher  monsieur  Marteau  ,  dit  Geneviève  en 
lui  tendant  la  main.  Vous  m'avez  donné  déjà  bien  des  preuves 
d'amitié  durant  celte  cruelle  quinzaine.  A  présent  je  suis  tran- 
quille sur  la  santé  d'André ,  et  grâce  à  vous ,  j'ai  supporté  sans 
mourir  les  plus  affreuses  inquiétudes.  Je  n'abuserai  pas  i»lus  long- 
temps de  votre  compassion  ;  j'ai  une  cousine  à  Guéret ,  qui  m'ap- 
pelle auprès  d'elle  ,  je  vais  la  rejoindre. 

—  Comment,  vous  partez?  dit  Joseph,  dont  la  figure  prit 
tout  à  coupr  et  à  son  insu ,  une  expression  de  tristesse  qu'elle 
n'avait  peut-être  jamais  eue.  Et  quand  ?  et  pour  combien  de 
temps  ? 

—  Je  pars  bientôt ,  Joseph ,  et  je  ne  sais  pas  quand  je  revien- 
drai. 

—Eh  quoi!  vous  quittez  le  pays  au  moment  oii  André  va  être 
guéri ,  et  poura  venir  vous  voir  tous  les  jours! 


REVUE  DE  PARIS.  61 

—  Nous  ne  nous  reverrons  jamais!  dit  Geneviève,  pâle  elles 
yeux  levés  au  ciel. 

—  C'est  impossible,  c'est  impossible ,  s'ocria  Joseph.  Qu'a-t-il 
fait  de  mal?  Qu'avez-vous  à  lui  reprocher?  Voulez-vous  le  faires 
mourir  de  chagrin  ? 

—  A  Dieu  ne  plaise  !  dites-lui  bien ,  Joseph ,  que  c'est  une 

affaire  pressée ma  cousine  ,  dangereusement  malade,  qui 

m'a  forcée  de  partir  ;  que  je  reviendrai  bientôt;  plus  tard.... 
dites  d'abord  dans  quelques  jours  ;  et  puis  vous  direz  ensuite  dans 
quelques  semaines ,  et  puis  enfin  dans  quelques  mois  ;  d'ailleurs 
j'écrirai;  je  trouverai  des  prétextes  ;  je  lui  laisserai  d'abord  de 
l'espérance,  et  puis  peu  à  peu  je  l'accoutumerai  à  se  passer  de 
moi....  et  il  m'oubliera? 

—  Que  le  diable  l'emporte ,  s'il  vous  oublie  !  dit  Joseph  d'une 
voix  altérée  ;  quant  à  moi,  je  vivrais  cent  ans  que  je  me  souvien- 
drais de  vous  !....  Mais  enfin  ,  dites-moi,  Geneviève,  pourquoi 
voulez-vous  partir ,  si  vous  n'êtes  pas  fâchée  contre  André  ? 

—  Non,  je  ne  suis  pas  fâchée  contre  lui ,  dit  Geneviève  avec 
douceur.  Pauvre  enfant  !  comment  pourrais-je  lui  faire  un  re- 
proche d'être  né  esclave?  Je  le  plains  et  je  l'aime;  mais  je  ne 
puis  lui  faire  aucun  bien,  et  je  puis  lui  apporterions  les  maux. 
Ne  voyez-vous  pas  que  déjà  ce  malheureux  amour  lui  a  causé 
tant  d'agitations  et  d'inquiétudes,  qu'il  a  failli  en  mourir?  Ne 
voyez-vous  pas  que  notre  mariage  est  impossible  ? 

—  Non ,  mordieu  !  je  ne  vois  pas  cela.  André  a  une  fortune 
indépendante;  il  sera  bientôt  en  âge  de  la  réclamer  et  de  se  dé- 
barrasser de  l'autorité  de  son  père, 

—  C'est  un  affreux  parti,  et  qu'il  ne  prendra  jamais,  du  moins 
d'après  mon  conseil. 

—  Mais  je  l'y  déciderai ,  moi!  dit  Joseph  en  levant  les  épau- 
les. 

—  Ce  sera  en  pure  perle  ,  répondit  Geneviève  avec  fermeté. 
De  telles  résolutions  deviennent  quelquefois  inévitables  aux  âmes 
les  plus  honnêtes  ;  mais  pour  qu'elles  n'aient  rien  d'odieux,  il 
faut  que  toutes  les  voies  de  douceur  et  d'accommodement  soient 
épuisées  :  il  faut  avoir  tenté  tous  lesmoyens  de  fléchir  l'autorité 
paternelle  ;  et  André  ne  peut  que  désobéir  en  cachette  à  son 
père  ou  le  braver  de  loin. 

—  C'est  vrai!  dit  Joseph,  frappé  du  bon  sens  de  Geneviève. 

6 


62  REVUE  DE  PARIS. 

—  Poiirinoi,ajoiita-t-elle,je  ne  saurai  nidescendre  à  implorer 
un  homme  comme  le  marquis  de  Morand  ,  ni  m'élever  A  la  har- 
diesse de  diviser  le  fils  et  le  père.  Si  je  n'avais  pas  de  remords  , 
j'aurais  certainement  des  regrets;  car  André  ne  serait  ni  tran- 
quille ni  heureux  après  un  pareil  démenti  à  la  timidité  de  son 
caractère  et  à  la  douceur  de  son  ame.  Il  est  donc  nécessaire  de 
renoncer  à  ce  mariage  imprudent  et  romanesque  :  il  en  est  temps 
encore....  André  n'a  contracté  aucun  devoir  envers  moi. 

En  prononçant  ces  derniers  mots  ,  le  visage  de  Geneviève  se 
couvrit  d'une  orgueilleuse  rougeur,  et  Joseph  ,  l'homme  le 
plus  sceptique  de  la  terre  lorsqu'il  s'agissait  delà  vertu  des  gri- 
settes ,  sentit  sa  conviction  subjuguée,  il  crut  lire  tout  à  coup , 
sur  le  front  de  Geneviève  ,  son  inviolable  pureté. 

—  Écoutez ,  lui  dit-il  en  se  levant ,  et  en  lui  prenant  la  main 
avec  une  rudesse  amicale,  je  ne  suis  ni  galant ,  ni  romanesque: 
je  n'ai,  pour  vous  plaire,  nil'esprit ,  ni  le  savoir  d'André.  Il 
vous  aime  d'ailleurs,  et  vous  l'aimez...  Je  n'.ii  donc  rien  à  dire... 

Et  il  sortit  brusquement ,  croyant  avoir  dit  quelque  chose. 
Geneviève  étonnée  le  suivit  des  yeux ,  et  chercha  à  interpréter 
l'émotion  que  trahissaient  sa  figure  et  son  attitude;  mais  elle 
n'en  put  deviner  le  motif ,  et  reporta  sur  elle-même  ses  tristes 
pensées.  Depuis  bien  des  jours  elle  n'avait  plus  le  courage  de 
travailler.  Elle  s'efforçait  en  vain  de  se  mettre  à  l'ouvrage:  de 
violentes  palpitations  l'oppressaient  dès  qu'elle  se  penchait  sur 
sa  table ,  et  sa  main  tremblante  ne  pouvait  plus  soutenir  le  fer 
ni  les  ciseaux.  La  lecture  lui  faisait  plus  de  mal  encore.  Son 
imagination  trouvait  à  chaque  ligne  un  nouveau  sujet  de  dou- 
leur. Hélas!  se  disait-elle  alors,  c'était  bien  la  peine  de  m'appren- 
dre  ce  qu'il  faut  savoir  pour  sentir  le  bonheur  ! 

Elle  pleurait  depuis  une  heure  à  sa  fenêtre ,  lorsqu'elle  vit  ve- 
nir Henriette.  Elle  eut  envie  de  se  renfermer  et  de  ne  pas  la  re- 
cevoir; mais  il  y  avait  long-temps  qu'elle  évitait  son  amie,  elle 
craignit  de  l'affliger,  et  se  hâtant  d'essuyer  ses  larmes,  elle  se 
résigna  à  cette  visite. 

Mais  au  lieu  de  venir  l'embrasser  commede  coutume,  Henriette 
entra  d'un  air  froid  et  sec,  et  tira  brusquement  une  chaise  sur  la- 
quelle elle  se  posa  avec  raideur.  —  Ma  chère ,  lui  dit-elle  après  un 
instant  de  silence  consacré  à  préparer  sa  harangue  et  son  main- 
lien  ,  je  viens  te  dire  une  chose. 


REVUE  DE  PARIS.  63 

Puis  elle  s'arrêta  pour  voir  l'effet  de  ce  début. 

—  Parle ,  ma  chère ,  répondit  lu  patiente  Geneviève. 

—  Je  viens  le  dire  ,  reprit  Henriette  en  s'aniniant  i)eu  ù  i)eu 
malgré  elle  ,  que  je  ne  suis  pas  contente  de  loi  :  ta  conduite  n'est 
pas  celle  d'une  amie.  Je  ne  te  parle  pas  de  tes  devoirs  envers  la 
société  :  lu  foules  aux  pieds  tous  les  principes  ;  mais  je  me  plains 
de  ton  ingratitude  envers  moi  ipii  me  suis  employéeà  teservir  el 
à  te  rendre  heureuse.  Sans  moi  tu  n'aurais  jamais  eu  resjjrit  de 
décider  André  à  t'épouser ,  et  si  tu  deviens  jamais  madame  la  mar- 
quise, tu  pourras  bien  dire  que  tu  le  dois  à  mon  amitié  plus  qu'à 
ta  prudence.  Tout  ce  que  je  te  demande  ,  c'est  de  rester  avec  lui, 
etdeme  laisser  Joseph. 

—  Qu'est-ce  que  vous  voulez  dire  par  là  ?  demanda  Geneviève 
avec  un  dédain  glacial. 

—  Je  veux  dire ,  s'écria  Henriette  en  colère ,  que  tu  es  une  pe- 
tite coquette ,  hypocrite  et  effrontée  ;  que  tu  n'as  pas  l'air  d'y  tou- 
cher, mais  que  tu  sais  très  bien  attirer  et  cajoleries  hommes  qui 
te  plaisent.  C'est  un  bonheur  pour  toi  d'être  si  méprisante  et  d'a- 
voir le  cœur  si  froid  ;  car  tu  serais ,  sans  cela ,  la  plus  grande  dé- 
vergondée de  la  terre.  Sois  ce  qu'il  te  plaira,  je  ne  m'en  soucie 
pas,  mais  prends  tes  adorateurs  ailleurs  que  sous  mon  bras.  Je  ne 
chasse  pas  sur  tes  terres ,  je  n'aijamais  adressé  une  œillade  à  ton 
raarjolet  de  marquis.  Si  j'avais  voulu  m'en  donner  la  peine ,  il  n'é- 
tait pas  difficile  à  enflammer,  le  pauvre  enfant,  et  mes  yeux  valent 
bien  les  tiens... 

Geneviève ,  révoltée  de  ce  langage ,  haussa  les  épaules  et  dé- 
tourna la  tète  vers  lafenètre  d'un  air  de  dégoût.  —  Oui  !  oui!  con- 
tinua Henriette ,  fais  la  sainte  victime  ,  lune  m'y  prendras  plus. 
Écoute ,  Geneviève ,  fais  à  ta  tète ,  prends  deux  ou  trois  galans , 
couvre-loi  de  ridicule,  livre-toi  à  la  risée  de  toute  la  ville,  je  n'y 
peux  rien  et  je  ne  m'en  mêlerai  plus.  Mais  je  t'avertis  que  si  Jo- 
seph Marteau  vient  encore  ici  demain  passer  deux  heures  tète  à 
tête  avec  loi,  comme  il  fait  tous  les  soirs  depuis  quinze  jours,  je 
viendrai  sous  la  fenêtre  avec  un  galant  nouveau  :  car  je  teprie  de 
croire  que  je  ne  suis  pas  au  dépourvu ,  et  que  j'en  trouverai  vingt 
en  un  quart  d"heure,  qui  valent  bien  M.  Joseph  Marteau...  Mais 
sache  que  ce  galant  aura  avec  lui  tous  les  jeunes  gens  de  la  ville, 
et  que  tu  seras  régalée  du  plus  beau  charivari  dont  le  pays  ait  ja- 
mais entendu  parler.  Ce  n'est  pas  que  j'aime  M.  Joseph:  je  m'en 


64  REVUE  DE  PARIS. 

soucie  comme  de  loi.  Mais  je  n'entends  pas  porter  encore  le  ruban 
jaune  à  mon  bonnet.  Je  ne  suis  pas  d'âge  à  servir  de  pis-aller. 

—  Infamie ,  infamie  !  murmura  Geneviève  pâle  et  près  de  s'é- 
vanouir ;  puis  elle  lit  un  violent  effort  sur  elle-même,  et  se  levant 
elle  montra  la  porte  à  Henriette  d'un  air  impératif.  —  Made- 
moiselle ,  dit-elle ,  je  n'ai  plus  qu'un  soir  à  passer  ici  ;  si  vous 

aviez  autant  de  vigilance  <(ue  vous  avez  de  grossièreté,  vous  auriez 
écouté  à  ma  porte  il  y  a  une  heure ,  ce  qui  eût  été  parfaitement 
digne  de  vous:  vous  m'auriez  alors  entendue  dire  à  M.  Joseph 
Marteau,  que  je  quittais  le  pays,  et  vous  auriez  été  rassurée  sur 
la  possession  de  votre  amant.  Maintenant,  sortez,  je  vous  prie. 
Vous  pourrez  demain  couvrir  d'insultes  les  mures  de  cette  cham- 
bre; ce  soir  elle  est  encore  à  moi.  Sortez. 

En  i)rononçant  ce  dernier  mot ,  Geneviève  tomba  évanouie,  et 
sa  tête  frappa  rudement  contre  le  pied  de  sa  chaise.  Henriette, 
épouvantée  et  honteuse  de  sa  conduite  ,  se  jeta  sur  elle ,  la  releva, 
la  prit  dans  ses  bras  vigoureux ,  et  la  porta  sur  son  lit.  Quand  elle 
eut  réussi  à  la  ranimer,  elle  se  jeta  à  ses  pieds  etlui  demanda  par- 
don avec  des  sanglots  qui  partaient  d'un  cœur  naturellement  bon. 
Geneviève  le  sentit,  et  pardonnant  au  caractère  emporté  et  au 
manque  d'éducation  de  son  amie,  elle  la  releva  et  l'embrassa. 

—  Tu  noiis  aurais  épargné{à  toutes  deux  une  affreuse  soirée, 
lui  dit-elle,  si  tu  m'avais  interrogée  avecdouceur  et  confiance, 
au  lieu  de  venir  me  faire  une  scène  cruelle  et  folle.  Au  premier 
mot  de  soupçon ,  je  t'aurais  rassurée... 

—  Ah!  Geneviève!  la  jalousie  raisonne-t-elle?  répondit  Hen- 
riette. Prend-elle  le  temps  d'agir ,  seulement  ?  Elle  crie ,  jure  et 
pleure,  c'est  tout  ce  qu'elle  sait  faire.  Comment,  ma  pauvreen- 
fant ,  tu  partais ,  et  moi  je  t'accusais?  Mais  pourquoi  partais-tu 
sans  me  rien  dire?  Voilà  comme  tu  fais  toujours:  pas  l'ombre  de 
confiance  envers  moi.  Et  pourquoi  diantre  en  as-tu  plus  pour 
M.  Joseph  que  pour  ton  amie  d'enfance  ?  car  enfin ,  je  n'y  con- 
çois rien!... 

—  Ah  !  voilà  tes  soupçons  qui  reviennent  ?  dit  Geneviève  en 
souriant  tristement. 

—  Non ,  ma  chère ,  répondit  Henriette,  je  vois  bien  que  tu  ne 
veux  pas  me  l'enlever ,  puisque  tu  t'en  vas.  Mais  il  est  hors  de 
doute  que  cet  imbécile-là  est  amoureux  de  toi... 

—  De  moi!  s'écria  Geneviève  stupéfaite. 


REVUE  DE  PARIS.  63 

—  Oui,  de  toi,  reprit  Henriette;  de  toi  qui  ne  te  soucies  pas 
de  lui ,  j'en  suis  sîire  :  car  enfin  ,  tu  aimes  M.  André ,  tu  pars 
avec  lui ,  n'est-ce  pas?  Vous  allez  vous  marier  hors  du  pays  ? 

—  Oui ,  oui ,  Henriette  ;  tu  sauras  tout  cela  plus  tard  ;  aujour- 
d'hui il  m'est  imposible  de  t'en  parler  :  ce  n'est  pas  manciue  de 
confiance  en  toi ,  mon  enfant.  Je  t'écrirai  de  Guéret ,  et  tu  ap- 
prouveras toute  ma  conduite...  Parlons  de  toi,  tu  as  doncdes 
chagrins,  aussi? 

—  Oh  !  des  chagrins  à  devenir  folle  ;  et  c'est  toi ,  ma  pauvre 
Geneviève ,  qui  en  es  cause ,  bien  innocemment  sans  doute  !  Mais 
que  veux-tu  que  je  te  dise?  Je  ne  peux  pas  m'empêcher  d'être 
bien  aise  de  ton  départ;  car  enfin,  tu  vas  être  heureuse  avec 
ton  amant;  et  moi,  je  retrouverai  peut-étrele  bonheur  avec  le 
mien. 

—  Vraiment  ,  Henriette ,  je  ne  savais  pas  qu'il  fût  ton  amant. 
Tu  m'as  toujours  soutenu  le  contraire  quand  je  t'ai  plaisantée 
sur  lui.  Tu  te  plains  de  n'avoir  pas  ma  confiance;  que  dirai-je 
de  la  tienne  ,  menteuse  ? 

Henriette  rougit ,  puis  reprenant  courage  :Ehbien  !  c'est  vrai , 
dit-elle  ,  j'ai  eu  tort  aussi;  mais  le  fait  est  qu'il  m'aimait  à  la 
folie  il  n'y  a  pas  long-temps  ,  et  malgré  toute  ma  prudence ,  ils'y 
est  pris  si  habilement ,  le  sournois  !  qu'il  a  réussi  à  se  faire  aimer. 
Eli  bien  !  le  voilà  qui  pense  à  une  autre.  Le  scélérat  !  depuis 
cette  maudite  promenade  que  vous  avez  faite  ensemble  au  clair 
de  la  lune  pour  aller  avoir  André  qui  se  mourait  ,  M.  Joseph  n'a 
plus  la  tête  à  lui  :  il  ne  parle  que  de  toi ,  il  ne  rêve  qu'à  toi  ;  il 
ne  trouve  plus  rien  d'aimable  en  moi.  Si  je  crie  à  la  vue  d'une 
souris  ou  d'une  araignée:  «lAh!  dit-il,  Geneviève  n'a  peur  de 
rien  :  c'est  un  petit  dragon  ;  »  si  je  me  mets  en  colère  :  u  Ah  ! 
Geneviève  ne  se  fâche  jamais;  c'est  un  petit  ange;  )>  et  Gene- 
vièveaux  grands  yeux...  et  Geneviève  au  petit  pied...  tout  cela 
n'est  pas  amusant  à  entendre  répéter  du  matin  au  soir  :  de  sorte 
que  j'avais  fini  par  te  détester  cordialement,  ma  pauvre  Gene- 
viève. 

—  Si  je  revois  jamais  M.Joseph,  dit  Geneviève,  je  lui  ferai 
certainement  des  reproches  pour  le  beau  service  que  m'a  rendu 
son  amitié;  mais  je  n'en  aurai  pas  de  si  tôt  l'occasion.  En 
attendant,  il  faut  (pie  je  lui  écrive;  donne-moi  l'écritoire,  Hen- 
riette. 

6. 


G6  REVUE  DE  PARIS. 

—  Comment?  il  faut  que  tu  lui  écrives!  s'écria  Henriette  dont 
les  yeux  élincelèrent. 

—  Oui  vraiment,  répondit  Geneviève  en  souriant;  mais  ras- 
sure-toi ,  ma  chère ,  la  lettre  ne  sera  pas  cachetée,  et  c'est  toi  qui 
la  lui  remettras.  Seulement ,  je  te  prie  de  ne  pas  la  lire  avant 
lui,  pour  la  lui  donner. 

—  Ah  !  tu  as  des  secrets  avec  Joseph  ? 

—  Cela  est  vrai ,  Henriette.  Je  lui  ai  confié  un  secret  ;  mais  il 
le  le  dira,  j'y  consens. 

—  Et  pourquoi  commences-tu  par  lui?  Tu  n'asdonc  pas  con- 
tiance  en  moi?  Tu  me  crois  donc  incapable  de  garder  un  secret? 

—  Oui,  Henriette,  incapable,  répondit  Geneviève  en  commen- 
çant sa  lettre. 

—  Comme  tu  es  drôle  !  dit  Henriette  en  la  regardant  d'un  air 
stupéfait.  Enfin ,  il  n'y  a  que  toi  au  monde  pour  avoir  de  pareil- 
les idées!  Écrire  à  un  jeune  homme  !  tu  trouves  cela  tout  sim- 
ple î  et  me  donner  la  lettre ,  à  moi ,  qui  suis  sa  maîtresse  !  et  me 
dire  :  La  voilà  ;  elle  n'est  pas  cachetée ,  tu  ne  la  liras  pas  ! 

—  Est-ce  que  j'ai  tort  de  croire  à  ta  délicatesse?  dit  Geneviève 
écrivant  toujours. 

—  Non  certes  !  mais  enfin  c'est  une  commission  bien  singu- 
lière; et  moi  qui  viens  de  faire  une  scène  épouvantable  û  Joseph; 
quelle  figure  vais-je  faire  en  lui  portant  une  lettre  de  toi  ?  une 
lettre!... 

—  3Iais ,  ma  chère ,  dit  Geneviève ,  une  lettre  est  ^ne  lettre  ; 
qu'y  a-t-il  de  si  tendre  et  de  si  intime  dans  l'envoi  d'un  papier 
plié? 

—  Mais,  ma  chère,  répondit  Henriette  ,  entre  jeunes  gens  et 
jeunes  filles,  on  ne  s'écrit  que  pour  se  parler  d'amour.  De  quoi 
peut-on  se  parler  si  ce  n'est  de  cela  ? 

—  En  effet,  je  lui  parle  d'amour ,  répondit  Geneviève,  mais 
de  l'amour  d'un  autre  ;  va ,  Henriette ,  emporte  ce  billet ,  et  ne 
le  remets  pas  demain  avant  midi.  Embrasse-moi.  Adieu  ! 

XVI. 

Gneviève  passa  la  nuit  à  mettre  tout  en  ordre.  Elle  fit  ses  car- 
ions ,  et  en  touchant  toutes  ces  fleurs ([u'André  aimait  tant ,  elle 


REVUE  DE  PARIS.  67 

y  laissa  tomber  plus  d'une  larme.  —  Voici ,  leur  disait-elle  dans 
l'exaltation  de  ses  pensées,  la  rosée  qui  désormais  vous  fera 
éclore.Ah!  desséchez-vous,  tristes  filles  de  mon  amour  !  Lui  seul 
savait  vous  admirer  ;  lui  seul  savait  pourquoi  vous  étiez  belles. 
Vous  allez  pâlir  et  vous  effeuiller  aux  mains  des  indifférens  ; 
I)armi  eux,  je  vais  me  flétrir  comme  vous.  Hélas!  nous  avons 
tout  perdu  ;  vous  aussi ,  vous  ne  serez  plus  comprises  ! 

Elle  fit  un  autre  paquet  des  livres  qu'André  lui  avait  donnés. 
Mais  la  vue  de  ces  livres  si  chers  lui  fut  bien  douloureuse.  C'est 
vous  qui  m'avez  perdue,  leur  disait-elle.  J'étais  avide  de  savoir 
vous  lire ,  mais  vous  m'avez  fait  bien  du  mal  !  Vous  m'avez  appris 
à  désirer  un  bonheur  que  la  société  réprouve ,  et  que  mon  cœur 
ne  peut  supporter.  Vous  m'avez  forcée  à  dédaigner  tout  ce  qui 
me  suflîsait  auparavant.  Vous  avez  changé  mon  ame,  il  fallait 
donc  aussi  changer  mon  sort  ! 

Geneviève  fit  tous  les  ap'piéts  de  son  départ  avec  l'ordre  et  la 
précision  qui  lui  étaient  naturels.  Quiconque  l'eût  vue  arranger 
tout  son  petit  bagage  de  femme  et  d'artiste,  et  tapisser  d'ouate 
la  cage  où  devait  voyager  son  chardonneret  favori ,  l'eût  prise 
pour  une  pensionnaire  allant  en  vacances.  Son  cœur  était  cepen- 
dant dévoré  de  douleur  sous  ce  calme  apparent.  Elle  nese  lais- 
sait aller  à  aucune  démonstration  violente ,  mais  personne  ne 
recevait  des  atteintes  plus  profondes  ;  son  ame  rongeait  son  corps, 
sans  tacher  sa  joue  ni  plisser  son  front. 

Le  lendemain  ,  à  sept  heures  du  matin ,  Geneviève ,  tristement 
cahotée  dans  la  patache  de  Guéret ,  quitta  le  pays.  Il  n'y  eut  ni 
amis,  ni  larmes,  ni  petits  soins  à  son  départ.  Elle  s'en  alla  seule 
comme  elle  avait  long-temps  vécu.  Ne  s'inquiétant  ni  de  la  mi- 
sère ni  de  la  fatigue ,  se  fiant  à  elle-même  pour  gagner  son  pain, 
ne  demandant  secours  à  personne ,  ne  se  plaignant  de  rien ,  mais 
emportant  au  fond  de  son  ame  une  plaie  incurable ,  le  souvenir 
d'une  espérance  morte  à  jamais  pour  elle. 

Henriette  remitlalettreùJosephd'un  air  de  suflisance  et  de  mag- 
nanimité, auquel  le  bon  Marteau  ne  fit  pas  attention.  En  voyant 
la  signature  de  Geneviève,  il  se  troubla,  eut  quehjue  peine  à 
comprendre  la  lettre,  le  relut  deux  fois,  puis,  sans  rien  répondre 
aux  (luestions  d'Henriette  ,  il  se  mit  à  courir  et  monta  tout  ha- 
letant l'escalier  de  Geneviève.  La  clef  était  à  la  porte;  il  entra» 
sans  songer  à  frapper ,  trouva  la  première  et  la  seconde  pièce 


68  REVUE  DE  PARIS. 

vides,  et  pénétra  dans  l'atelier.  Il  n'y  restait,  de  la  présence 
de  Geneviève,  que  quelques  feuilles  de  roses  en  batiste,  éparses 
sur  la  table.  Un  autre  que  Joseph  les  eût  tendrement  recueillies: 
il  les  pritdans  sainain,lesfroissaaveccolèreet  les  jeta  sur  le  car- 
reau en  jurant.  Puis  il  courut  seller  son  cheval,  et  partit  pour 
le  château  de  Morand . 

—  Tout  cela  est  bel  et  bon,  mais  Geneviève  est  partie! 

C'est  ainsi  qu'il  entama  la  conversation  en  entrant  brusquement 
dans  la  chambre  d'André.  André  devint  pâle,  se  leva  et  retomba 
sur  sa  chaise ,  sans  rien  comprendre  à  ce  que  disait  Joseph , 
mais  frappé  de  terreur  à  l'idée  d'une  souffrance  nouvelle.  Joseph 
lui  fit  une  scène  incompréhensible,  lui  reprocha  sa  lâcheté,  sa 
froideur,  et  quand  il  eut  tout  dit,  s'aperçut  enfin  qu'il  avait 
attligé  et  épouvanté  André  sans  lui  rien  apprendre.  Alors  il  se 
souvint  des  recommandations  de  Geneviève  et  des  ménagemens 
que  demandait  encore  la  santé  de  son  ami  ;  sa  première  viva- 
cité apaisée,  il  sentit  qu'il  s'y  était  pris  d'une  manière  cruelle 
et  maladroite.  Embarrassé  de  son  rôle,  il  se  promena  dans  la 
chambre  avec  agitation ,  puis  tira  la  lettre  de  Geneviève  de  son 
sein  et  la  jeta  sur  la  table.  André  lut: 

«1  Adieu ,  Joseph.  Quand  vous  recevrez  ce  billet ,  je  serai  par- 
tie, tout  sera  fini  pour  moi.  Ne  me  plaignez  pas,  ne  vous  affligez 
pas  pour  moi  ;j'ai  du  courage,  je  fais  mon  devoir,  et  il  y  aune 
autre  vie  que  celle-ci.  —  Dites  à  André  que  ma  cousine  s'est  trou- 
vée tout  à  coup  si  mal,  que  j'ai  été  obligée  de  partir  sur-le-champ 
sans  attendre  qu'il  pût  venir  me  voir.  Dites-lui  que  je  reviendrai 
bientôt;  suivez  les  instrucliotis  que  je  vous  ai  données  hier.  Ha- 
bituez-le peu  à  peu  à  m'ouhlier ,  ou  du  moins  à  renoncer  à  moi. 
Dites  à  son  père  que  je  le  supplie  de  traiter  André  avec  douceur, 
et  que  je  suis  partie  pour  jamais.  Adieu  Joseph  ,  Merci  de  votre 
amitié ,  reportez-la  sur  André.  Je  n'ai  plus  besoin  de  rien.  Aimez 
Henriette ,  elle  est  sincère  et  bonne  ;  ne  la  rendez  pas  malheu- 
reuse ;  sachez ,  par  mon  exemple,  combien  il  est  affreux  de  per- 
dre l'espérance.  Plus  tard, quand  tout  sera  réparé,  guéri,  ou- 
bhé ,  souvenez-vous  quelquefois  de  Geneviève .  » 

—  Mais  pour([uoi?  qu'ai-je  fait?  comment  ai-je  mérité  qu'elle 
m'abandonne  ainsi?  s'écria  André  au  désespoir. 

—  Je  n'en  sais,  ma  foi,  rien  !  répondit  Joseph .  Le  diable  ra'em- 
}X)rte  si  je  comprends  rien  à  vos  amours  ;  nicàis  ce  n'est  pas  le 


REVUE  DE  PARIS.  G9 

moment  de  se  creuser  la  cervelle.  Écoute ,  André ,  il  n'y  a  (lu'ini 
mot  qui  vaille  :  es-lu  décidé  à  éi)Ouser  Geneviève? 
^Décidé!  oui,  Joseph.  Comment  peux-tu  en  douter? 

—  Décidé ,  bon.  Maintenant  es-lu  sûr  de  l'épouser?  As- tu  songé 
à  tout?  As-tu  prévu  la  colère  et  la  résistance  de  ton  père?  As-tu 
fait  ton  i»lan  ?  Veux-tu  réclamer  la  fortune  et  forcer  son  consen- 
tement, ou  bien  veux-tu  vivre  maritalement  avec  Geneviève, 
dans  un  autre  pays,  sans  l'épouser,  et  prendre  un  état  qui  vous 
fasse  subsister  tous  deux  ? 

—  Je  ne  ferai  jamais  cette  dernière  proposition  à  Geneviève. 
Je  sais  que  je  lui  deviendrais  odieux  et  que  je  rougirais  de  moi- 
même,  le  jour  où  je  chercherais  à  en  faire  ma  maîtresse  quand 
je  puis  en  faire  ma  femme. 

—  Tu  résisteras  donc  à  ton  père,  hardiment,  franchement? 

—  Oui.  —  Efi  bien!  à  l'œuvre  tout  de  suite  !  Geneviève  n'est  pas 
bien  loin.  Il  faut  courir  après  elle:  tues  assez  fort  pour  sortir, 
je  vais  mettre  François  au  char-à-bancs  de  M.  ton  ])ère.  11  le 
prendra  comme  il  voudra ,  et  nous  partirons  tous  deux.  Nous 
rejoindronsla  route  de  Guéret  parla  traverse,  et  nous  ramènerons 
Geneviève  à  la  ville.  Voilà  pour  aujourd'hui.  Tucoucherasdemain 
chez  moi  et  tu  écriras  une  jolie  petite  lettre  au  marquis ,  dans 
laquelle  tu  lui  demanderas  doucement  et  respectueusement  son 
consentement...  ensuite,  nous  verrons  venir... 

Ce  projet  plut  beaucoup  à  André.  Allons ,  dit-il,  je  suis  prêt... 
Joseph  alla  jusqu'à  la  porte ,   s'arrêta  pour  réfléchir  et  revint. 

—  Que  t'a  dit  ton  père ,  deraanda-t-il ,  lorsque  tu  lui  as  parlé 
de  ton  projet? 

—  Ce  qu'il  m'a  dit?  reprit  André  étonné  ;  je  ne  lui  en  ai  jamais 
parlé. 

—  Comment,  diable!  tu  n'es  pas  plus  avancé  que  cela?  et 
pourquoi  ne  lui  en  as-tu  pas  encore  parlé? 

—  Et  comment  pourrais-je  le  faire  ?  sais-tu  quel  homme  est 
mon  père  quand  on  l'irrite  ? 

—  André,  dit  Joseph  en  se  rasseyant  d'un  air  sérieux ,  tu 
n'épouseras  jamais  Geneviève,  elle  a  bien  fait  de  renoncer  à  toi. 

—  Oh!  Joseph,  pourquoi  me  parles-tu  ainsi ,  quand  je  suis 
si  malheureux?  s'écria  André  en  cachant  son  visage  dans  ses 
mains.  Que  veux-tu  que  je  fasse?  que  veux-tu  que  je  devieiuie  ? 
Tu  ne  sais  pas  ce  que  c'est  que  d'avoir  vécu  vingt  ans  sous  le 


70  REVUE  DE  PARIS. 

joug  d'un  tyran.  Tuas  été  élevé  comme  un  homme,  toi,  et 
d'ailleurs  la  nature  t'a  fait  robuste.  Moi,  je  suis  né  faible,  etl'on 
m'a  opprimé... 

—  Mais  par  tous  les  diables!  s'écria  Joseph ,  on  n'élève  pas  les 
hommes  comme  les  chiens.  On  ne  les  persuade  pas  par  la  peur 
du  fouet.  Quel  secret  a  donc  trouvé  ton  père  pour  t'épouvanter 
ainsi?  Crains-tu  d'être  battu?  ou  te  prend-il  par  la  faim?  L'aimes-ta 
ouïe  hais-tu?  es-tu  dévot  ou  poltron?  Voyons,  qu'est-ce  qui 
t'empêche  de  luidire  une  bonne  fois:  Monsieur  mon  père,  j'aime 
une  honnête  fille ,  et  j'ai  donné  ma  parole  de  l'épouser.  Je  vous 
demande  respectueusement  votre  approbation,  et  je  vous  jure 
que  je  la  mérite.  Si  vous  consentez  à  mon  bonheur,  je  serai  pour 
toujours  votre  fils  et  votre  ami;  si  vous  refusez,  j'en  suis  au 
désespoir,  mais  je  ne  puis  manquer  à  mes  devoirs  envers  Gene- 
viève. Vous  êtes  riche,  j'ai  de  quoi  vivre,  séparons  nos  biens; 
ceci  esta  vous ,  ceci  est  à  moi,  j'ai  bien  l'honneur  de  vous  saluer. 
Votre  fils  respectueux ,  André.  —  C'est  comme  cela  qu'on  parle 
ou  qu'on  écrit. 

—  Eh  bien  !  Joseph ,  je  vais  écrire,  tu  as  raison.  Je  laisserai 
la  lettre  sur  une  table  ,  ou  je  la  ferai  remettre  par  un  domesti- 
que après  notredépart.  Va  préparer  le  char-à-bancs,  mais  prends 
bien  garde  qu'on  ne  te  voie... 

—  Ah  !  voilà  une  parole  d'écolier  qui  tremble  !  non  ,  André  , 
cela  ne  peut  pas  se  faire  ainsi.  Je  commence  à  voir  clair  dans 
ta  tête  et  dans  la  mienne.  J'ai  des  devoirs  aussi  envers  Gene- 
viève. Je  suis  son  ami,  je  dois  agir  prudemment  et  ne  pas  la 
jeter  dans  de  nouveaux  malheurs  par  un  zèle  inconsidéré.  Avant 
de  courir  après  elle  et  de  contrarier  une  résolution  qu'elle  a  en- 
core la  force  d'exécuter ,  il  faut  que  je  sache  si  tu  es  capable  de 
tenir  la  tienne.  Il  ne  s'agit  pas  de  plaisanter ,  vois-tu  !  Diantre, 
la  réputation  d'une  fille  honnête  ne  doit  pas  être  sacrifiée  à  une 
amourette  de  roman  ? 

—  Tu  es  bien  sévère  avec  moi ,  Joseph .'  il  y  a  bien  peu  de 
temps ,  tu  te  moquais  de  moi ,  parce  que  je  prenais  la  chose  au 
sérieux, et  tu  te  jouais  d'Henriette,  comme  jamais  je  n'aisongéà 
me  moquer  de  ma  chère,  de  ma  respectée  Geneviève. 

—  Tu  as  raison,  je  raisonne  je  ne  sais  comment,  etjedis  des 
choses  que  Je  n'ai  jamais  dites.  Je  dois  te  paraître  singulier , 
mais  à  coup  sûr  pas  autant  qu'à  moi-même.  Pourtant  c'est 


REVUE  DE  PARIS.  71 

peiil-élie  tout  simple;  —  écoule,  André,  il  faut  que  je  te  dise 
tout. 

—  Mon  Dieu  !  que  veux-tu  dire ,  Joseph  ?  tu  nie  tourmentes 
et  tu  m'inquiètes  aujourd'hui  à  me  rendre  fou. 

—  Tâche  de  rassenihler  toutes  les  forces  de  ta  raison  pour  m'é- 
couler.  Ce  que  je  vois  de  ta  conduite  et  de  celle  de  Geneviève  me 
fait  croire  que  tu  n'as  pas  grande  enviedel'épouser...  nem'inter- 
romps  pas.  Je  sais  que  tuas  bon  cœur,  que  lues  honnêleetque 
tu  l'aimes.  Mais  je  sais  aussi  tout  ce  qui  t'empêchera  d'en  faire  ta 
femme.  Écoute.  Geneviève  est  déshonorée  dans  le  pays ,  mais 
moi  je  ne  crois  pas  qu'elle  ait  élé  ta  maîtresse...  Je  mellrais  ma 
main  au  feu  pour  le  soutenir...,  elleeslaussi  pure  à  présentque 
le  jour  de  sa  première  communion. 

—  Jelejure parle  Dieu  vivant,  s'écriaAndré,  si  mon  amen'avail 
pas  euiK)ur  elle  un  saint  respect  ,son  premier  regard  aurait  suffi 
pour  me  l'inspirer  ! 

—  Ehbien!  ce  que  lu  medislà  medécide  tout-à-fail.  Pèse  bien 
toutes  mes  paroles  et  réponds-moi  dans  une  heure ,  ce  soir  ou 
demain  au  plus  lard ,  si  tu  as  besoin  de  réflexions  ;  mais  réponds- 
moi  définilivement  et  sans  retour  sur  ta  parole.  Veux-tu  que 
J'offre  à  Geneviève  de  l'épouser  ?  si  elle  y  consent ,  c'est  dit  ! 

—  Toi!  s'écria  André  en  reculant  de  surprise.  —  Oui,  moi, 
répondit  Joseph.  Le  dial)le  me  pourfende  si  je  n'y  suis  pas  dé- 
cidé. Ce  n'est  pas  une  offre  en  l'air.  C'est  une  chose  à  laquelle 
j'ai  pensé  douze  heures  par  jour  depuis  la  nuit  où  lu  as  été  si 
malade.  Je  m'en  rei)entirai  peut-être  un  jour,  mais  aujourd'hui, 
je  le  sens ,  c'est  mon  devoir ,  c'est  la  volonté  de  Dieu.  Geneviève 
est  perdue,  désespérée.  Tu  ne  peux  pas  l'épouser,  et  si  tu  ne 
l'épouses  pas ,  tu  seras  poursuivi  par  un  remords  éternel.  Je 
suis  voire  ami.  Une  voix  intérieure  me  dit:  Joseph, lu  peux  tout 
réparer.  On  se  moquera  peut-être  de  toi  ;  mais  ni  Geneviève, 
ni  André,  ne  seront  ingrats  envers  loi.  Ils  consentiront  à  se  sé- 
parer pour  jamais,  et  un  jour  ils  te  remercieront. 

En  parlant  ainsi,  Joseph  s'attendrit  et  s'éleva  presque  à  la 
hauteur  du  rôle  généreux  et  romanesque  à  l'abri  duquel  il 
espérait  persuader  à  André  de  renoncer  à  Geneviève.  Joseph 
n'était  rien  moins  qu'un  héros  de  roman  C'était  un  campagnard 
madré  qui  s'était  éprissérieusemcnl  de  Geneviève ,  et  entrevoyait 
l'espérance  de  la  séparer  d'André ,  ef ,  par  un  égoïsme  bien 


72  REVUE  DE  PARIS. 

excusable,  il  n'était  pas  fâché  de  hâter  celte  rupture.  Maispour 
rien  au  monde  il  n'eût  appelé  le  mensonge  à  son  secours.  Son 
caractère  était  un  singulier  mélange  de  ruse  et  déloyauté.  Aussi, 
quand  il  vit  qu'André,  dupe  d'abord  de  sa  fausse  générosité, 
après  l'avoir  remercié  avec  effusion ,  refusait  de  renoncer  à 
Geneviève,  il  abandonna  sur-le-champ  le  rêve  de  bonheur  dont 
il  s'était  bercé.  Quand  il  entendit  André  parler  de  sa  passion  avec 
cette  espèce  d'éloquence  dont  il  n'avait  pas  le  secret ,  il  revint  à 
lui-même.  Non, se  dit-il  intérieurement,  Geneviève  ne  pourriiit 
pas  oublier  un  si  beau  parleur,  pour  s'affubler  d'un  rustre 
comme  moi.  Si  le  respect  humain  ou  le  dépit  la  décidait  à  m'ac- 
cepter ,  elle  s'en  repentirait  et  j'aurais  fait  trois  malheureux, 
André,  elle  moi.  —  D'ailleurs,sedit-ilencore,  André  sait  mieux 
aimer  que  moi.  Il  ne  sait  pas  agir ,  mais  il  sait  souffrir.  Voilà  ce 
qui  gagne  le  cœur  des  femmes.  Ce  pauvre  enfant  n'aura  peut- 
être  ni  la  force  de  l'épouser,  ni  celle  de  l'abandonner.  Dans  tous 
les  cas, il  sera  malheureux;  mais  je  ne  veux  pas  qu'il  soit  dit  que 
j'y  aie  contribué ,  moi ,  Joseph  Marteau  ,  son  ami  d'enfance.  Ce 
serait  mal . 

C'est  avec  ces  idées  et  ces  maximes  que  Joseph  Marteau , 
après  avoir  passé  en  un  jour  par  les  sentimens  les  pluscontraires, se 
résolut  à  hâter  de  tout  son  pouvoir  la  réconcihationd'Andréavec 
Geneviève. 

—  Je  m'abandonne  à  toi  comme  à  mon  meilleur,  comme  à  mon 
seul  ami,  lui  dit  André;  dis-moi  ce  qu'il  faut  faire,  aide-moi, 
réfléchis  et  décide  pour  moi;  j'exécuteraiaveuglémenttesordres. 

—  Eh  bien  !  lui  dit  Joseph,  il  faut  j)rocéder  honnêtement,  si 
nous  voulons  avoir  l'assenlimeut  de  Geneviève.  Va  trouver  ton 
père  sur-le-champ,  et  demande-lui  son  consentement.  S'iltel'ac- 
corde,  écris  à  Geneviève  pour  1  a  prier  de  revenir ,  je  porterai  la 
lettre ,  et  je  lui  dirai  tout  ce  qui  pourra  la  décider.  S'il  refuse  , 
nous  partons  sans  le  prévenir,  et  nous  procédons  cavalièrement 
avec  lui. 

—  Ne  pourrais-tu  me  sauver  l'horreur  de  cet  entretien  ?  dit 
André:  j 'aimerais  mieux  me  battre  avec  dix  hommes  que  de  parler 
à  mon  père. 

—  Impossible, impossible?  dit  Joseph:  il  refusera,  il  tebrula- 
lisera,  il  n'en  fautpas  douter;  tantmieux!  tous  les  torts  seront 
de  son  côté  et  nous  aurons  le  droit  d'agir  vigoureusement. 


KEVUE  DE  PARIS.  73 

André  se  décida  enfin  ,  et  trouva  son  père  occnpé  à  nettoyer 
ses  fusils  de  chasse.  Il  entra  timidement ,  et  fit  crier  la  porte  en 
l'ouvrant  lentement  et  d'une  main  tremblante. 

—  Voyons  !  qu'y  a-t-il?  Qu'est-ce  que  c'est?  dit  le  marquis  înt 
patienté:  pourquoi  n'entrez-vous  pas  franchement?  Vous  avez 
toujours  l'air  d'un  voleur  ou  d'un  pauvre  honteux. 

— Je  viens  vous  demander  un  moment  d'entretien,  répondit 
André  d'un  air  froid  et  craintif.  C'était  la  première  fois  qu'il 
essayait  d'avoir  une  explication  avec  son  père .  Le  marquis  fut  si 
surpris ,  qu'il  leva  lesyeux  et  toisa  André  de  la  tête  aux  pieds.  11 
pressentit  en  un  instant  le  sujet  de  cette  démarche ,  et  la  colère 
s'alluma  dans  ses  veines  avant  que  son  fils  eût  dit  un  mot.  Tous 
deux  gardèrent  le  silence,  puis  le  marquis  s'écria  :  — Allons, 
tonnerre  de  Dieu!  ètes-vous  venu  ici  pour  me  regarder  le  blancdes 
yeux?  parlez,ou  allez-vous-en. 

—  Je  parlerai ,  mon  père ,  dit  André ,  à  qui  le  sentimentde  l'of- 
fense donnait  un  peu  de  courage.  Je  viens  vous  déclarer  que  je 
suis  amoureux  de  Geneviève  la  fleuriste ,  et  que  mon  intention 
est  de  l'épouser ,  si  vous  voulez  bien  m'accorder  votre  consente- 
ment... 

—  Et  si  je  ne  l'accorde  pas ,  s'écria  le  marquis  en  se  contenant 
un  peu,  que  ferez-vous  ? 

—  J'essaierai  de  vous  fléchir:  et  si  je  ne  le  peux  pas... 

—  Eh  bien? 

André  resta  cinq  minutes  sans  répondre.  Lesyeux  étincelans  de 
son  père  le  tenaient  en  arrêt  comme  le  lièvre  fasciné  sous  le 
regard  du  chien  de  chasse ,  qui  n'ose  faire  un  mouvement.  —  Eh 
bien  !  monsieur  l'épouseur  de  filles  ,  dit  le  marquis  d'un  ton  mo- 
queur et  méprisant,  que  ferez-vous ,  si  je  vous  défends  démettre 
les  pieds  hors  de  la  maison  d'ici  à  un  an? 

—  Je  désobéirai  à  mon  père , répondit  André  en  s'animant ,  car 
mon  père  aura  agi  avec  moi  d'une  manière  injuste  et  insensée. 

Rien  au  monde  ne  pouvait  irriter  le  marquis  plus  que  les  pa- 
roles et  le  maintien  de  son  fils.  Un  caractère  plus  hardi  et  plus 
soupleaurait  su  flatter  cet  orgueil  impérieux  et  brutal:  mais  André 
n'avait  pas  le  courage  decaresser  un  si  rude  animal.  Toutce  qu'il 
pouvait,  c'était  de  faire  bonne  contenance  devant  lui,  et  de  ne 
pas  s'abandonner  à  la  tentation  de  fuir  son  aspect  terrifiant. 

—  Ah!  nous  y  voilà!  dit  le  marquis  en  grinçant  des  dents  el  en 

TOME  IV.  7 


74  REVUE  DE  PARIS. 

se  frottant  les  mains  :  voilà  où  nous  devions  en  venir  !  Eh  bien  ! 
qu'il  enarrivece  qu'il  plaira  à  Dieu,  pleurez,  maigrissez,  mourez; 
aussibien,les  sots  comme  vous  ne  sont  pas  dignes  de  vivre:  mais 
certainement  vous  n'aiirezpas  mon  consentement.  Vous  attendrez 
ma  mort  si  vous  voulez:  je  n'ai  pas  encore  envie  d'en  finir  pour 
vous  laisser  la  liberté  d'épouser  une... 

André  fit  un  mouvement  pour  sortir  afin  de  ne  pas  entendre 
injurier  Geneviève.  Le  marquis  le  retint  par  le  bras  et  le  força 
d'écouter  un  déluge  de  menaces  et  d'imprécations.  II  fit  entrer, 
dans  ce  sermon  très  peu  chrétien  ,  une  espèce  de  récrimination 
sentimentale  à  sa  manière.  Il  lui  reprocha  tous  les  bienfaits  de 
sa  tendresse,  et  lui  présenta,  comme  des  preuves  d'une  adorable 
sollicitude, les  soins  vulgaires  qu'impose  à  tous  les  hommes  le 
plus  simple  sentiment  des  devoirs  de  la  paternité.  Il  le  fit  en  des 
termes  qui  eussent  rendu  son  discours  aussi  bouffon  qu'il  espé- 
rait le  rendre  pathétique,  si  André  eût  été  capable  d'avoir  une 
pensée  plaisante  en  cet  instant.  —  Quand  vous  êtes  venu  au 
monde ,  lui  dit-il ,  vous  étiez  si  chétif  et  si  laid  ,  que  pas  une 
femme  de  la  commune  ne  voulut  vous  prendre  en  nourrice: 
c'était  une  trop  grande  responsabilité  que  de  se  charger  devons. 
Je  trouvai  enfin  une  pauvre  misérable  à  la  Chassaigne ,  qui  of- 
frit de  vous  emporter:  mais  quand  je  vous  vis  dans  son  tablier, 
pauvre  araignée,  je  craignis  que  le  soleil  ne  vous  fit  fondre 
dans  le  trajet ,  et  je  vous  tirai  de  là,  pour  vous  jeter  sur  mon 
propre  lit.  Alors  je  fis  venir  ma  plus  belle  chèvre ,  une  chèvre 
de  deux  ans,  qui  venait  de  mettre  bas  pour  la  première  fois, et 
je  vous  la  donnai  pour  nourrice.  Je  fis  tuer  les  chevreaux  et  je 
les  mangeai,  et  pourtant  c'étaient  deux  beaux  chevreaux!  tout 
le  monde  avait  regret  de  voir  deux  élèves  d'une  si  bonne  race 
aller  à  la  boucherie  ;  mais  je  ne  reculai  devant  aucun  sacrifice 
pour  sauver  cet  avorton  quinedevait  cependant  medonner  que 
des  chagrins.  Je  vous  gardai  à  la  maison  pendant  les  années  où 
un  enfant  est  le  plus  désagréable.  Je  me  résignai  à  entendre  les 
criailleries  de  maillot  que  je  déteste:  vous  n'avez  pas  fait  une 
dent  sans  que  j'aie  donné  un  mouchoir  ou  un  tablier  à  la  ser- 
vante qui  prenait  soin  de  vous.  C'était ,  ma  foi  !  une  belle  fille  ! 
je  n'avais  pas  choisi  la  plus  laide  du  pays ,  et  je  la  payais  cher  ! 
Je  voulais  qu'on  n'eût  pas  à  me  reprocher  d'avoir  négligé  quel- 
que chose  pour  ce  fils  malingre  qui  me  causait  tant  d'embarras, 


REVUE  DE  PARIS.  75 

et  qui  (levait  ne  m'être  jamais  bon  à  rien.  Combien  de  fois  ne 
me  suis-je  pas  levé  au  milieu  de  la  nuit  pour  vous  préparer  des 
breuvages ,  quand  on  venait  me  dire  que  vous  aviez  des  con- 
vulsions ! 

André  aurait  pu  trouver  à  toutes  ces  grandes  actions  de  sou 
père  des  explications  fort  prosaïques.  Sans  parler  des  petits  ca- 
deaux à  la  servante,  qui,  dans  le  pays,  n'étaient  pas  unique- 
ment attribués  à  la  tendresse  paternelle ,  il  aurait  pu  se  rappe- 
ler aussi  que  le  marquis  avait  coutume  de  passer  les  nuits  dans 
la  plus  grande  agitation  quand  un  de  ses  bestiaux  étaitmalade; 
et  quant  aux  fameux  breuvages  qu'il  préparait  lui-même ,  et 
pareils  en  tout  à  ceux  qu'il  distribuait  largement  à  ses  bœufs 
de  travail,  André  avait  souvent  fait,  dans  son  enfance,  le  rude 
essai  de  ses  forces  contre  l'énergie  de  ces  potions  diaboliques. 

Mais  André  était  si  bon  et  si  doux,  qu'il  fut  un  instant  ému 
et  persuadé  par  ces  grossières  démonstrations  d'amitié.  Le  mar- 
quis l'observait  attentivement ,  tout  en  poursuivant  sa  décla- 
mation. 

Il  vit  sur  son  visage  des  traces  d'attendrissement ,  et ,  em- 
pressé de  ressaisir  son  empire ,  il  en  protita  pour  frapper  les 
derniers  coups.  Mais  il  le  fit  d'une  façon  maladroite.  11  se  ris- 
qua à  vouloir  couvrir  d'infamie  la  conduite  de  Geneviève,  à  la 
présenter  comme  une  intrigante  qui  tàcliait  d'envaliir  le  cœur 
et  la  fortune  d'un  enfant  crédule.  André  retiouva ,  comme  par 
enchantement ,  le  peu  de  forces  qu'il  avait  apportées  à  cet  en- 
tretien. Il  sortit  en  déclarant  à  son  père  qu'il  appellerait  à  son 
secours  la  justice ,  le  bon  sens  et  les  lois ,  s'il  le  fallait.  Avec 
une  résistance  plus  patiente  et  plus  ménagée ,  il  aurait  pu  vain- 
cre l'obstination  du  marquis.  Mais  André  craignait  trop  la  fati- 
gue du  cœur  et  de  l'esprit  pour  entreprendre  une  lutte  quelcon- 
que ;  Joseph ,  avec  les  jilus  loyales  intentions  du  monde ,  n'était 
pas  un  juge  bien  éclairé  dans  un  cas  de  conscience. 

Il  vint  à  sa  rencontre  sur  l'escalier  et  lui  dit; 

—  J'ai  entendu  le  commencement  et  la  fin  de  la  querelle.  Cela 
s'est  passé  comme  je  m'y  attendais.  Le  char-à-bancs  est  prêt. 
Partons. 

Ils  partirent  si  lestement,  ([ue  le  marquis  n'eut  pas  le  temps 
de  s'en  apercevoir.  Joseph ,  enchanté  de  faire  un  coup  de  tête, 
fouettait  son  cheval  en  riant  aux  éclats;etAndré,  touttrerablaDl, 


76  REVDE  DE  PARIS. 

songeait  à  la  première  journée  qu'il  avait  passée  avec  Geneviève 
au  Château  Fondu,  et  qu'il  avait  conquise  par  une  fuite  pa- 
reille. 

Ils  trouvèrent  la  patache ,  inclinée  sur  son  brancard ,  à  la 
porte  d'un  cabaret,  dans  un  petit  village  de  la  Marche.  Il  ne 
faisait  pas  encore  jour.  Le  conducteur  savourait  un  cruchon  de 
vin  du  pays  ,  acide  comme  du  vinaigre ,  et  qu'il  préférait 
fièrement  à  celui  des  meilleurs  crûs.  Joseph  et  André  jetèrent  un 
regard  empressé  autour  de  la  salle ,  qu'éclairait  faiblement  la 
lueur  d'un  maigre  foyer.  Ils  aperçurent  Geneviève ,  assise  dans 
un  coin ,  la  tète  appuyée  sur  ses  mains ,  et  le  corps  penché  sur 
une  table.  André  la  reconnut  à  son  petit  scball  violet ,  qu'elle 
avait  serré  autour  d'elle  pour  se  préserver  du  froid  du  matin , 
et  à  une  mèche  de  cheveux  noirs,  quis'échappait  de  son  bonnet, 
et  qui  brillait  sur  sa  main  comme  une  larme.  Succombant  à  la 
fatigue  d'une  nuit  de  cahots  ,  la  pauvre  enfant  dormait  dans 
nne  altitude  de  résignationjsi  douce  et  si  naïve,  qu'André  sentit 
son  coeur  se  briser  d'attendrissement.  Il  s'élança  et  la  serra  dans 
ses  bras  en  la  couvrant  de  baisers  et  de  sanglots.  Geneviève 
s'éveilla  en  criant,  crut  rêver,  et  s'abandonna  aux  caresses  de 
son  amant,  tandis  que  Joseph,  ému  péniblement,  leur  tourna 
le  dos,  et,  dans  sa  colère,  donna  un  grand  coup  de  pied  au  chat 
qui  dormait  sur  la  cendre  du  foyer. 

Geneviève  voulait  résister  et  poursuivre  sa  route.  André  appela 
Joseph  à  son  secours  et  le  conjura  d'attester  la  fermeté  de  sa 
conduite  envers  son  père.  Le  bon  Joseph  imposa  silence  à  sa 
mauvaise  humeur ,  et  exagéra  la  bravoure  elles  grandes  résolu- 
tions d'André.  Geneviève  avaitbien  envie  dese  laisser  persuader. 
On  tint  conseil.  On  donna  pour  boire  au  conducteur  afin  qu'il 
attendît  une  heure  de  plus ,  ce  qui  fut  d'autant  plus  facile  que 
Geneviève  était  le  seul  voyageur  de  la  patache. 

Geneviève  fit  observer  que  son  départ  devait  déjà  être  connu 
de  toute  la  ville  de  L.... ,  qu'un  brusque  retour  avec  André  serait 
UjQ  sujet  de  scandale  ou  de  moquerie;  jusque-là  on  pouvait 
croire  à  la  maladie  de  sa  cousine.  Il  ne  fallait  pas  donner  à 
toute  cette  liistoire  la  tournure  d'un  dépit  amoureux  ou  d'un 
caprice  romanesque.  La  jalousie  d'Henriette  impliquerait  Joseph 
dans  cette  combinaison  d'événemens ,  d'une  manière  étrange 
et  ridjcule,  André,  toujours  ardent  et  courageux  quand  il  ne 


REVUE  DE  PARIS.  77 

s'agissait  que  de  prévoir  les  obstacles  ,  prétendait  qu'il  fallait 
fouler  aux  pieds  toutes  ces  considérations.  Joseph ,  plus  tran- 
quille, approuva  toutesles  observations  de  Geneviève,  et  décida, 
en  dernier  ressort,  qu'elle  devait  passer  huit  jours  à  Guéret, 

tandis  qu'André  reviendrait  à  L et  s'établirait  chez  lui.  Ce 

temps  devait  être  consacré  à  faire ,  par  lettres ,  de  nouvelles 
démarches  respectueuses  auprès  du  marquis ,  après  quoi  on 
s'occuperait  des  démarches  légales.  Geneviève ,  à  ce  mot ,  se- 
coua la  tète  sans  rien  dire;  son  parti  était  i)ris  de  ne  jamais 
recourir  à  ces  moyens-là.  Elle  mettait  son  dernier  espoir  dans 
la  persévérance  d'André  à  persuader  son  père.  Elle  ignorait  que 
cette  persévérance  avait  duré  une  demi-heure  et  ne  devait  pas  se 
ranimer. 

Ils  se  séparèrent  donc  avec  mille  promesses  mutuelles  de  se 
rejoindre  à  la  f5n  de  la  semaine ,  et  de  s'écrire  tous  les  jours. 
André ,  selon  le  conseil  de  Joseph ,  écrivit  à  son  père  et  ne  reçut 
pas  de  réponse.  Geneviève  résolut  d'attendre  le  résultat  de  ces 
tentatives  pour  prendre  un  parti.  Nouvelles  lettres  d'André, 
nouveau  silence  du  marquis.  Geneviève  prolongea  son  absence. 
André,  au  désespoir,  fit  faire  une  première  sommation  à  son 
père  et  partit  pour  Guéret.  Il  se  jeta  aux  pieds  de  Geneviève  et 
la  supplia  de  revenir  avec  lui,  ou  de  lui  permettre  de  rester  près 
d'elle.  Elle  était  près  de  consentir  à  l'un  ou  à  l'autre,  lorsqu'il 
eut  la  mauvaise  inspiration  de  lui  apprendre  le  dernier  acte  de 
fermeté  qu'il  venait  de  faire  auprès  du  marquis.  Cette  nouvelle 
causa  un  profond  chagrin  à  Geneviève.  Elle  la  désapprouva 
formellement  et  se  plaignit  de  n'avoir  pas  été  consultée.  Au 
milieu  de  sa  tristesse,  elle  éprouva  un  peu  de  ressentiment  contre 
son  amant ,  et  ne  put  se  défendre  de  l'exprimer. 

—  Voilà  où  tu  m'as  entrahiée,  lui  dit-elle.  J'ai  toujours  voulu 
t'éloignerou  te  fuir,  et  par  ton  imprudence,  tu  m'as  jetée  dans 
un  abime  dont  nous  ne  sortirons  jamais.  Me  voilà  couverte  de 
honte,  perdue,  et,  pour  laver  cette  tache,  il  faut  que  je  l'exhorte 
à  violer  tous  les  devoirs  delà  piété  filiale.  Non  ,  c'est  impossible, 
André;  il  vaut  mieux  souffrir  et  n'être  pas  coupable.  Réussir  au 
prix  du  remords  ,  c'est  se  condamner  dès  cette  vie  aux  lourmens 
de  l'enfer. 

André  ne  savait  que  répondre  à  ces  scrupules ,  que  d'ailleurs 
il  partageait.  II  sentait  que  son  devoir  était  de  la  quitter  et  de  lui 

7. 


78  REVUE  DE  PARIS. 

laisser  accomplir  son  courageux  sacrifice,  dût-il  en  mourir  de  cha- 
grin. Mais  celaétalt  plus  que  tout  lereste  au-dessus  de  ses  forces  ; 
il  se  jetait  à  genoux,  pleurait,  etdemandait  la  pitié  et  lesconso- 
lations  de  Geneviève. 

Geneviève  était  forte  et  magnanime  ;  mais  elle  était  femme ,  et 
elle,aimait.  Après  l'élan  quila  portaitaux  grandes  résolutions,  la 
tendresse  et  l'instinct  du  bonheur  parlaient  ii  leur  tour.  Elle  re- 
grettait de  n'avoir  pas  pour  appui  un  amant  plus  courageux 
qu'elle. 

—  Ah  !  disait-elle  à  André ,  tu  m'entraînes  dans  le  mal  ;  tu  me 
fais  manquer  ù  l'estime  que  je  voulais  avoir  pour  moi-même:  je  ne 
m'en  consolerai  pas  ,  et  je  ne  pourrai  jamais  cesser  de  t'accuser 
un  peu.  Avec  un  homme  plus  fort  que  toi,  j'aurais  pratiqué  les 
vertus  héroïques:  il  me  semble  que  j'en  suis  capable,  et  que  ma 
destinée  était  de  faire  des  choses  extraordinaires.  Et  pourtant,  je 
vais  tomber  dans  une  existence  coupable ,  égoïste  et  honteuse. 
Je  vais  travailler  sordidement  à  épouser  un  homme  plus  riche  que 
moi ,  et  pourquoi  ?  pour  imposer  silence  ù  la  calomnie.  André  , 
André ,  renonce  à  moi;  il  en  est  encore  temps;  crains  que,  si  je  te 
cède  aujourd'hui ,  je  ne  m'en  repente  demain. 

—  Tu  as  raison,  disait  André,  séparons-nous  ;  et  il  tombai* 
dans  les  convulsions. Son  faible  corps  se  refusaità  ces  émotions 
violentes.  Geneviève  n'avait  pasle  courage surhumainde  l'aban- 
donner et  de  le  désespérer  dans  ces  momens  cruels.  Elle  lui  promet- 
tait tout  ce  qu'il  voulait  ,et  elle  finit  par  retourner  à  L...  avec 
lui. 

XVI. 

Alors  commença  pour  tous  deuxune  viede  souffrances  conti- 
nuelles. D'une  part ,  le  marquis,  furieux  de  la  sommation  de  l'huis- 
sier, se  plaignait  à  tout  le  pays  de  l'insolence  de  son  fils ,  et  de 
l'impudente  ambition  decette  ouvrière  qui  voulait  usurper  le  noble 
nom  de  sa  famille.  Il  trouvait  Ijeaucoup  de  gens  envieux  dumérite 
de  Geneviève  ,  ou  avides  de  colporter  les  secrets  d'autrui ,  et  les 
calomnies  débitées  contre  la  pauvre  fille  acquirent  uue  publicité 
effrayante.  Toutes  les  prudes  de  la  ville  ,  et  le  nombre  en  était 
grand  ,lui  retirèrent  leur  pratique,  et  se  portèrent  enfouie  chez 


REVUE  DE  PARIS.  7'J 

une  marchande  quiavait  profité  de  l'absence  de  Geneviève  pour 
venir  s'établir  ù  L...  Ses  ûeursétaient  ridicules  auprès  de  cellesde 
Geneviève.  Mais  qui  pouvait  s'en  soucier  ou  s'en  apercevoir ,  si  ce 
n'est  deux  ou  trois  amateurs  de  botanique,  <|ui  cultivaient  des 
Meurs  et  n'en  commandaient  pas?  Le  besoin  vint  assiéger  la  pauvre 
lïcuriste  ;  personne  ne  s'en  douta ,  et  André  moins  que  tout  autre , 
tant  elle  sut  bien  cacher  sa  pénurie;  mais  elle  supporta  de  longs 
jeûnes ,  et  sa  santé  s'altéra  sérieusement. 

L'amitié  d'Henriette,  qui  lui  avait  élédouce  et  secourableau- 
trefois  lui  fut  tout-iVfait  ravie.  La  dernière  fuite  de  Joseph,  les 
fréquentes  visites  ((u'il  continuait  à  rendre  à  Geneviève,  et  surtout 
l'indifférence  qu'il  ne  pouvait  plus  dissimuler,  furent  autantde 
traits  envenimés  dont  Henriette  reçut  l'atteinte,  et  dont  elle  re^ 
tourna  la  pointe  vers  sa  rivale.  Elle  était  bonne,  etson  premier 
mouvement  était  toujours  généreux  ;  mais  elle  n'avait  pasl'ame 
assez  élevée  pour  résistera  l'humiliation  de  l'abandon  elauxrail- 
leriesde  ses  compagnes.  EHe  accablait Genevièvedemenaces ridi- 
cules. La  malheureuse  enfant  perdit  enfin  ce  noble  et  tranquille 
orgueil  qui  l'avait  soutenue  jusque-là.  Elle  devint  craintive  ,etsa 
raison  s'affaibht;  elle  passait  les  nuits  dans  une  solitude  effrayante; 
son  imagination,  troublée  par  la  fièvre ,  l'entourait  de  fantômes  : 
tantôt  c'était  le  marquis ,  tantôt  Henriette  qui  la  foulaient  aux 
pieds  et  lui  dévoraient  le  cœur,  tandis  qu'André  dormait  tran- 
quillement ,  et ,  sourd  à  ses  cris  ,  ne  s'éveillait  pas.  Alors  elle  se  le- 
vait effarée,  baignée  de  sueur;  elle  ouvrait  sa  fenêtre  et  s'exposait 
à  l'air  froid  de  l'automne.  Un  matin,  André  entra  chez  elle  et  la 
trouva  évanouie  à  terre  ;  il  voulut  ne  plus  la  quitter ,  et  s'obstina 
à  passer  les  nuits  dans  la  chambre  voisine.  Il  falluty  consentir; 
elle  n'avait  pas  une  amie  pour  la  secourir.  Ni  Geneviève ,  ni 
André,  qui  était  réduit  au  même  dénuement,  n'avait  le  moyen 
de  payer  une  garde  ;  d'ailleurs  André  l'aurait-il  remise  à  des  soins 
mercenaires ,  quand  il  croyait  pouvoir  la  soigner  avec  le  respect  et 
la  sécurité  d'un  frère  ? 

Il  ne  savait  pas  à  quel  danger  il  s'exposait.  Au  milieu  de  la 
nuit ,  les  cris  de  Geneviève  le  réveillaient  en  sursaut; H  se  levait 
et  la  trouvait  à  moitié  nue  ,  pâle  et  les  cheveux  épars.  Elle  se  jetait 
à  son  cou,  en  lui  disant:  Sauve-moi!  sauve-moi!  Et  quand  cet 
accès  de  frayeur  fébrile  était  passé ,  elle  retombait  épuisée  dans 
ses  bras,  et  s'abandonnait  indifférente  et  presque  insensible  û 


80  REVUE  DE  PARIS. 

ses  caresses.  André  s'était  juré  de  ne  jamais  profiter  de  ces  mo- 
mens  d'accablement  et  d'oubli.  Il  s'asseyait  àson  chevet ,  et  l'en- 
dormait en  la  soutenant  sur  son  cœur,  mais  ce  cœur  palpitaitde 
toute  l'ardeur  de  la  jeunesse  et  d'une  passion  long-temps  com- 
primée. Chaquenuit,  il  espérait  calmer  le  feu  dont  il  étaitdévoré 
par  une  étreinte  plus  forte,  par  un  baiser  plus  passionné  que  la 
veille ,  et  il  croyait  chaque  nuit  pouvoir  s'arrêter  à  cette  dernière 
caresse  brûlante,  mais  chaste  encore. 

Qu'y  a-t-il  d'impur  entre  deux  enfans  beaux  et  tristes  et  aban- 
donnés du  reste  du  monde  ?  Pourquoi  flétrir  la  sainte  union  de 
deux  êtres  à  qui  Dieu  inspire  un  mutuel  amour  ?  André  ne  put 
combattre  long-temps  le  vœu  de  la  nature.  Geneviève  malade 
et  souffrante  lui  devenait  plus  chère  chaque  jour .  Le  feu  de  lafièvre 
animait  sa  beauté  d'un  éclat  inaccoutumé  ;  avec  cette  rougeur 
et  ces  yeux  brillans ,  c'était  une  autre  femme ,  sinon  plus  aimée, 
du  moins  plus  désirable.  André  ne  savait  pas  lutter  contre 
lui-même,  il  succomba,  et  Geneviève  avec  lui. 

Quand  elle  retrouva  ses  forces  et  sa  raison ,  il  lui  sembla 
qu'elle  sortait  d'un  rêve ,  ou  qu'un  des  génies  des  contes  ara- 
bes l'avait  portée  dans  les  bras  de  son  amant  durant  son  som- 
meil. Il  se  jeta  à  ses  pieds,  les  arrosa  de  larmes,  et  la  conjura 
de  ne  pas  se  repentir  du  bonheur  qu'elle  lui  avait  donné.  Gene- 
viève pardonna  d'un  air  sombre  etavec  un  cœur  désespéré;  elle 
avait  trop  de  fierté  pour  ne  pas  haïr  tout  ce  qui  ressemblait  à 
une  victoire  des  sens  sur  l'esprit;  elle  n'osa  faire  des  reproches  à 
André  ;  elle  connaissait  l'exaspération  de  sa  douleur  au  moin- 
dre signe  de  mécontentement  qu'elle  lui  donnait ,  elle  savait 
qu'il  était  si  peu  maître  de  lui-même,  que,  dans  sa  souffrance, 
il  était  capable  de  se  donner  la  mort. 

Elle  supporta  son  chagrin  en  silence;  mais,  au  lieu  de  tout 
pardonner  à  l'entraînement  de  la  passion ,  elle  sentit  qu'André 
lui  devenait  moins  cher  et  moins  sacré  de  jour  en  jour.  Elle  l'ai- 
mait peut-être  avec  plus  de  dévouement;  mais  il  n'élait  plus 
pour  elle ,  comme  autrefois ,  un  ami  précieux ,  un  instituteur 
vénéré;  la  tendressse  demeurait,  mais  l'enthousiasme  était  mort. 
Pâle  et  rêveuse  entre  ses  bras ,  elle  songeait  au  temps  oii  ils 
étudiaient  ensemble  sans  oser  se  regarder,  et  ce  temps  de  crainte 
et  d'espoir  était  pour  elle  mille  fois  plus  doux  et  plus  beau  que 
celui  de  l'entier  abandon. 


REVUE  DE  PARIS.  81 

Pour  comble  de  malheur ,  Geneviève  devint  grosse  :  alors  il  n'y 
eut  plus  à  reculer,  André  fit  les  sommations  de  rigueur  à  son 
père,  et  un  soir,  Geneviève,  appuyée  sur  le  bras  de  Joseph,  alla 
à  l'église ,  et  reçut  l'anneau  nuptial  de  la  main  d'André.  Elle 
avait  été  le  matin  à  la  mairie  avec  le  même  mystère  ;  ce  fut  un 
mariage  triste  etcommis  en  secret,  comme  une  faute. 

La  misère  oïl  tombait  de  jour  en  jour  ce  couple  malheureuj , 
et  surtout  la  grossesse  de  Geneviève  mettaient  André  dans  la 
nécessité  de  réclamer  sa  fortune  ;  mais  Geneviève  s'opposait 
avec  force  à  cette  dernière  démarche.  —  Non ,  disait-elle ,  c'est 
bien  assez  de  lui  avoir  désobéi ,  et  d'avoir  bravé  sa  malédiction 
et  sa  colère  ;  il  ne  faut  pas  mériter  son  mépris  et  sa  haine. 
Jusqu'ici ,  il  peut  dire  que  je  suis  une  insensée ,  qui  s'est  éprise 
de  son  fils  et  qui  l'a  entraîné  dans  le  malheur  ;  il  ne  faut  pas 
qu'il  dise  que  je  suis  une  vile  créature  qui  veut  le  dépouiller  de 
son  argent  pour  s'enrichir. 

André  voyait  les  souffrances  et  les  privations  que  la  misère 
imposait  à  sa  femme:  il  aurait  dû  surmonter  les  scrupules  de  Gene- 
viève et  sacrifier  tout  à  la  conservation  de  celle  qui  allait  le  rendre 
père  ;  mais  cet  effort  était  pour  lui  le  plus  difficile  de  tous.  Il 
savait  que  le  marquis  tenaitencore  plus  à  l'argent  qu'au  plaisir  de 
commander;  il  prévoyait  des  lettres  de  reproches  et  de  menaces 
plus  terribles  que  toutes  celles  qu'il  avait  reçues  de  lui  à  l'occasion 
de  son  mariage ,  et  puis  il  se  flattait  de  faire  vivre  Geneviève  par 
son  travail.  Il  avait  obtenu ,  avec  bien  delà  peine ,  un  misérable 
emploi  dans  un  collège.  André  était  instruit  et  intelligent,  mais  il 
n'était  pas  industrieux.  11  ne  savait  pas  s'appliquer  et  s'attacher 
à  une  profession,  en  tirer  parti,  et  s'élever,  par  sa  persévérance, 
Jusqu'à  une  position  meilleure  et  plus  honorable.  Ce  métier  de 
cuistre  lui  était  odieux  :  il  le  remplissait  avec  une  répugnance 
qui  lui  attirait  l'inimitié  des  élèves  et  des  professeurs.  On  l'accabla 
de  vexations  qui  lui  rendirent  l'exercice  de  son  misérable  étatde 
plus  en  plus  pénible  ;  il  les  supporta  du  mieux  qu'il  put ,  mais  sa 
santé  en  souffrit.  Chaque  soir,  en  rentrantcliez  lui,  il  avaitdes 
attaques  de  nerfs ,  et  souvent  le  matin  il  était  si  brisé,  et  il  se 
sentait  le  cœur  tellement  dévoré  de  douleur  et  de  colère ,  qu'il 
lui  était  impossible  de  se  traîner  jusqu'à  sa  classe:  on  le  renvoya. 

Joseph  lui  avait  ouvert  sa  bourse  ;  mais  il  était  pauvre ,  chargé 
de  famille.  D'ailleurs  Geneviève,  à  l'insude  laquelle  André  avait 


82  REVUE  DE  PARIS, 

accepté  d'abord  les  secours  de  son  ami,  avait  flnl  par  s'apercevoir 
de  ces  emprunts ,  et  elle  s'y  opposait  désormais  avec  fermeté.  Elle 
supportait  la  faim  et  le  froid  avec  un  courage  héroïque ,  et  se  con- 
damnait aux  plus  grossiers  travaux,  sans  jamais  faireentendre 
une  plainte.  Il  était  assez  malheureux  ;  assez  de  tourmens ,  assez 
de  remords  le  déchh'aicnt:  elle  essaya  de  le  consoler  en  pleurant 
avec  lui.  Mais  une  femme  ne  peut  pas  aimer  d'amour  un  homme 
qu'elle  sent  inférieur  à  elle  ;  l'amour  sans  vénération  et  sans 
enthousiasme  n'est  plus  que  de  l'amitié  :  l'amitié  est  une  froide 
compagne  pour  aider  à  supporter  les  maux  immenses  que 
l'amour  a  fait  accepter. 

Joseph  ne  voyait  de  tout  cela  que  l'air  souffrant  et  abattu 
d'André  et  sa  situation  précaire  ;  il  ne  savait  plus  quel  conseil  ni 
quel  secours  luidonner.  Un  matin,  il  prit  sa  gibecière  et  son  fusil, 
acheta  un  lièvre  en  traversant  le  marché ,  et  s'en  alla  à  travers 
champs  au  château  de  Morand.  11  y  avait  six  mois  qu'il  n'avait 
eu  de  rapports  directs  avec  le  marquis  ;  il  savait  seulement  que 
celui-ci  s'en  prenait  à  lui  de  tout  ce  qui  était  arrivé ,  et  parlait 
de  lui  avec  un  vif  ressentiment.  —  Il  en  arrivera  ce  qui  pourra, 
se  disait  Joseph  en  chemin  ;  mais  il  faut  que  je  tente  quelque 
chose  sur  lui,  n'importe  quoi,  n'importe  comment.  Joseph 
Marteau  n'est  pas  une  bête ,  il  prendra  conseil  des  ciiconstances , 
et  lâchera  d'étudier  son  marquis  de  la  tète  aux  pieds,  pour  s'en 
emparer. 

Le  marquis  ne  s'attendait  guère  à  sa  visite.  Il  assistait  à  un 
semis  d'orge  dans  un  de  ses  champs  ;  Joseph ,  en  raj)ercevant , 
futsurprisdu  changement  qui  s'était  opéré  dans  ses  traits  et  dans 
son  attitude.  La  révolte  et  l'abandon  d'André  avaient  bien  porté 
une  certaine  atteinte  à  son  cœur  paternel  ;  mais  son  principal 
regret  était  de  n'avoir  plus  personne  à  tourmenter  et  à  faire 
souffrir.  La  grosse  philosophie  de  tous  ceux  qui  l'entouraient 
recevait  stoïquement  les  bourrasques  de  sa  colère;  l'efiFroi,  la 
pâleur  et  les  larmes  d'André  étaient  des  victoires  plus  réelles,  |)Ius 
complètes, et  il  ne  pouvaitse  consolerd'avoirperduces  triomphes 
journaliers. 

Joseph  s'attendait  au  froid  accueil  qu'il  reçut  ;  aussifit-il  bonne 
contenance,  comme  s'il  ne  se  fût  aperçu  de  rien. 

—  Je  ne  comptais  pas  sur  le  plaisii"  de  vous  voir,  lui  dit  M.  de 
Morand. 


REVUE  DE  PARIS.  83 

—  Oh  !  ni  moi  non  plus ,  dit  Joseph  ;  mais  passant  par  ce  che- 
min ,  et  vous  voyant  si  près  de  moi ,  je  n'ai  pu  me  dispenser  de 
vous  souhaiter  le  bonjour. 

—  Sans  doute ,  dit  le  marquis ,  vous  ne  pouviez  pas  vous  en 

dispenser d'autant  plus  que  cela  ne  vous  coûtait  pas  beaucoup 

de  peine. 

Joseph  secoua  la  tète  avec  cet  air  de  bonhomie  qu'il  savait 
parfaitement  prendre  quand  il  voulait. 

—  Tenez ,  voisin ,  dit-il  (je  vous  demande  pardon ,  je  ne  peux 
me  déshabituer  de  vous  appeler  ainsi) ,  nous  ne  nous  comprenons 
pas ,  et  puisque  vous  voilà ,  il  faut  que  je  vous  dise  ce  que  j'ai 
sur  le  cœur.  J'étais  bien  résolu  à  n'avoir  jamais  cette  explication 
avec  vous  ;  mais  quand  je  vous  ai  vu  là ,  avec  cette  brave  figure, 
que  j'avais  tant  de  plaisir  à  rencontrer  quand  je  n'étais  pas  plus 
haut  (jue  mon  fusil ,  c'a  été  plus  fort  que  moi ,  il  a  fallu  que  je 
misse  mon  dépit  de  côté,  et  queje  vinsse  vous  donner  une  jwignée 
demain.  Touchez  là.  Deux  honnêtes  gens  ne  se  rencontrent  pas 
tous  les  jours  dans  un  chemin ,  comme  on  dit. 

La  grosse  cajolerie  avait  un  pouvoir  immense  sur  le  marquis: 
il  ne  put  refuser  de  prendre  la  main  de  Joseph ,  mais  en  même 
temps  il  le  regarda  en  face  d'un  air  de  surprise  et  de  méconten- 
tement. 

—  Qu'est-ce  que  cela  signifie?  dit-il;  vous  prétendez  avoir  du 
dépit  contre  moi,  et  vous  avez  l'air  de  me  pardonner  quelque 
chose,  quand  c'est  moi  qui... 

—  Je  sais  ce  que  vous  allez  dire ,  voisin  ,  interrompit  Joseph, 
ei  c'est  de  cela  queje  me  plains  ;  je  sais  de  quoi  vous  m'accusez , 
et  je  trouve  mal  à  vous  de  soupçonner  un  ami  sans  l'inter- 
roger. 

—  Sur  quoi,  diable  !  voulez-vous  que  je  vous  interroge,  quand 
je  suis  sûr  de  mon  fait?  N'avez-vous  pas  emmené  mon  fils  sous 
mes  yeux ,  pour  le  conduire  à  la  recherclie  de  cette  folle ,  qui , 
sans  vous ,  s'en  allait  à  Guéret  et  ne  revenait  peut-être  plus  ? 
N'avez-vous  pas  été  compère  et  compagnon  dans  toutes  ces  belles 
équipées?  N'avez-vous  pas  conseillé  à  André  de  m'insulter  et  de 
me  désobéir?  N'avez-vous  pas  donné  le  bras  à  la  mariée  le  jour 
de  cet  honnête  mariage?  Répondezà  tout  cela ,  Joseph,  et  inter- 
rogez un  peu  voire  conscience;  elle  vous  dira  queje  devrais  retirer 
ma  main  de  la  vôtre,  quand  vous  me  la  tendez. 


84  REVUE  DE  PARIS. 

Joseph  sentit  que  le  marquis  avait  raison,  et  il  fît  un  effort 
sur  lui-même  pour  ne  pas  se  déconcerter. 

—  Je  conviens  ,  dit-il ,  que  les  apparences  sont  contre  moi , 
marquis  ;  mais  si  nous  nous  étions  expliqués  au  lieu  de  nous 
ftiir ,  vous  verriez  que  j'ai  fait  tout  le  contraire  de  ce  que  vous 
croyez.  Le  jour  où  j'ai  emmené  André  avec  votre  char-à-bancs 
et  mon  cheval ,  il  est  vrai ,  je  crois  avoir  rempli  mon  devoir 
d'ami  sincère  envers  le  père  autant  qu'envers  le  fils. 

—  Comment  cela,  je  vous  prie?  dit  le  marquis  en  haussant 
les  épaules. 

—  Comment  cela?  reprit  Joseph  avec  une  effronterie  sans  pa- 
reille :  ne  vous  souvient-il  plus  de  la  colère  épouvantable  et  de 
l'insolente  ironie  de  votre  fils  durant  cette  dernière  explication 
que  vous  eûtes  ensemble  ? 

—  Il  est  vrai  que  jamais  je  ne  l'avais  vu  si  hardi  et  si  têtu ,  ré- 
pondit  le  marquis. 

—  Eh  bien  !  dit  Joseph,  sans  moi ,  il  aurait  dépassé  toutes  les 
bornes  du  respect  filial:  quand  je  vis  ce  malheureux  jeune  homme 
exaspéré  de  la  sorte  ,  et  résolu  à  vous  dire  l'affreux  projet 
qu'il  avait  conçu  dans  le  désespoir  de  la  passion... 

—  Quel  projet?  interrompit  le  marquis.  Son  mariage?  il  me 
l'a  dit  assez  clairement ,  je  pense. 

—  Non ,  non ,  marquis ,  quelque  chose  de  bien  pis  que  cela , 
et  que,  grâce  à  moi,  il  renonça  à  exécuter  ce  jour-là. 

—  Mais  qu'est-ce  donc? 

—  Impossible  de  vous  le  dire:  vos  cheveux  se  dresseraient.  Ah! 
funestes  effets  de  l'amour  !  Heureusement  je  réussis  à  l'entraî- 
ner hors  de  la  maison  paternelle;  j'espérais  le  tromper,  lui  faire 
croire  que  nous  courions  après  sa  belle,  et  à  la  faveur  de  la 
nuit ,  l'emmener  coucher  à  ma  petite  métairie  de  Granières , 
où  peut-être  il  se  serait  calmé  et  aurait  fini  par  entendre  raison; 
mais  il  s'aperçut  de  la  feinte ,  et  après  m'avoir  fait  plusieurs 
menaces  de  fou,  il  s'élança  à  bas  du  char-à-bancs,  et  se  mit  à 
courir  à  travers  champs  comme  un  insensé.  J'eus  une  peine  in- 
croyable à  le  rejoindre ,  et  avant  de  le  saisir  à  bras  le  corps , 
j'en  reçus  plusieurs  coups  de  poing  assez  vigoureux... 

—  Impossible!  dit  le  marquis,  jusque-là  demi  persuadé ,  mais 
que  cette  dernière  impudence  de  Joseph  commençait  à  rendre 


REVUE  DE  PARIS.  85 

incrédule;  André  n'a  jamais  eu  la  force  de  donner  un  e  chique- 
naude à  une  mouche. 

—  Ne  savez-vous  pas ,  marquis ,  dit  Joseph  sans  se  troubler , 
que  ,  dans  l'exaspération  de  l'amour  ou  de  la  folie,  les  hommes 
les  plus  faibles  deviennent  robustes?  Ne  vous  souvenez- vous 
pas  de  lui  avoir  vu  des  attaques  de  nerfs  si  violentes ,  que  vous 
aviez  de  la  peine  à  le  tenir ,  vous ,  qui  certes  n'êtes  pas  une 
femmelette? 

—  Bah  !  c'est  que  je  craignais  de  le  briser  en  le  touchant. 

—  Oh  bien  !  moi ,  précisément  par  la  même  raison ,  je  me 
laissai  gourmer  jusqu'à  ce  qu'il  s'apaisât  un  peu.  Alors ,  voyant 
qu'il  était  impossible  de  l'empêcher  d'aller  rejoindre  Geneviève, 
je  pris  le  parti  de  l'accompagner  pour  tâcher  de  rendre  cette 
entrevue  moins  dangereuse.  Est-ce  là  la  conduite  d'un  traître 
envers  vous ,  voisin  ? 

—  A  la  bonne  heure ,  dit  le  marquis  ;  mais  depuis  vous  lui 
avez  certainement  donné  de  mauvais  conseils. 

—  Ceux  qui  disent  cela  en  ont  menti  parla  gorge,  s'écria 
Joseph  en  jouant  la  fureur.  Je  voudrais  les  voir  là,  au  bout  de 
mon  fusil ,  pour  savoir  s'ils  oseraient  soutenir  leur  imposture. 

—  Tu  diras  ce  que  tu  voudras  ,  Joseph  :  si  tu  avais  voulu  em- 
ployer ton  crédit  sur  l'esprit  d'André  ,  tu  l'aurais  empêché  de 
faire  ce  qu'il  a  fait  ;  mais  tu  t'es  croisé  les  bras  ,  et  tu  as  dit  :  Il 
en  arrivera  ce  qu'il  pourra  ;  ce  sont  les  affaires  de  ce  vieux  gron- 
deur de  Morand  ;  je  ne  m'en  embarrasse  guère...  Oh  !  je  connais 
ton  insouciance ,  Joseph ,  et  je  te  vois  d'ici. 

Joseph,  voyant  le  marquis  sensiblement  radouci,  redoubla 
d'audace ,  et  affirma,  par  les  sermens  les  plus  épouvantables,  qu'il 
avait  fait  son  possible  pour  ramener  André  au  sentiment  du  de- 
voir :  mais  André ,  disait-il ,  était  un  lion  déchaîné  ;  il  n'écoutait 
plus  rien ,  et  montrait  un  caractère  opiniâtre ,  violent  et  vindi- 
catif, sur  lequel  rien  ne  pouvait  avoir^rise. 

—  Chose  étrange  !  dit  le  marquis  en  l'écoutant  d'un  air  stu- 
péfait: il  était  si  craintif  et  si  nonchalant  avec  moi! 

—  Ne  croyez  pas  cela ,  marquis ,  disait  Joseph  ;  vous  ne  l'avez 
jamais  connu  :  ce  garçon-là  est  sournois  en  diable  ! 

—  C'est  vrai,  dit  le  marquis:  il  avaitl'air de sesoumettre;  mais 
je  n'avais  pas  les  talons  tournés  que  le  drôle  désobéissait  de  plus 
belle. 

8 


m  REVUE  DE  PARIS. 

—  Vous  voyez  bien  que  je  le  connais  .  reprit  Joseph  ;  il  a  agi 
de  même  avec  moi  :  quand  je  lui  avais  fait  une  scène  infernale 
pour  le  ramener  au  respect  qu'il  vous  doit,  il  avait  l'air  d'être 
convaincu.  Je  tournais  les  talons,  et  voilù  mon  drôle  qui  allait 
trouver  les  huissiers  pour  vous  les  envoyer. 

—  Ah  !  le  sélérat  !  s'écria  le  marquis  en  serrant  les  poings  à  ce 
souvenir.  Je  ne  sais  pas ,  Joseph ,  comment  tu  peux  le  fréquen- 
ter encore ,  car  tu  es  toujours  ami  intime  avec  lui  :  on  vous  voit 
partout  ensemble  ;  tu  donnes  le  bras  à  sa  femme  ;  on  a  même 
dit  que  tu  en  étais  amoureux ,  et  que ,  durant  la  maladie  d'An- 
dré ,  tu  avais  été  au  mieux  avec  elle.  Ne  m'as-tu  pas  fait  une 
scène  incroyable  la  nuit  où  elle  a  osé  venir  jusqu'ici?  En  d'autres 
circonstances,  j'aurais  oublié  notre  vieille  amitié,  et  je  t'aurais 
cassé  la  tête  :  vrai ,  j'étais  un  peu  en  colère. 

—  Voisin ,  permettez-moi  de  dire ,  au  nom  de  notre  vieille 
amitié,  que  vous  aviez  tort.  11  s'agissait  de  la  vie  d'André  dans 
ce  moment-là.  Je  me  souciais  bien  de  cette  pécore!  N'avez -vous 
pas  vu  comment  je  l'ai  fait  détaler  aussitôt  qu'André  a  été  en- 
dormi ? 

—  Non ,  je  m'étais  endormi  moi-même  dans  ce  moment. 

—  Ah  !  je  suis  fâché  que  vous  n'avez  pas  vu  cela.  Je  lui  ai  dit 
son  fait;  et  à  présent,  croyez-vous  que  je  ne  le  lui  dise  pas  tous 
les  jours  ?  Quant  à  elle ,  c'est ,  après  tout ,  une  assez  bonne  fille, 
douce ,  rangée ,  et  pleine  de  bons  senlimens.  J'en  ai  eu  mauvaise 
opinion  autrefois  ;  mais  je  suis  bien  revenu  sur  son  compte.  Je 
suis  sûr  que  vous  n'auriez  pas  à  vous  plaindre  d'elle ,  si  vous  la 
connaissiez.  Celui  qui  n'entend  raison  sur  rien ,  celui  qui  menace 
et  exécute ,  c'est  André.  Vous  n'avez  pas  l'idéedece  qu'est  votre 
fils  à  présent ,  marquis  ;  et  si  vous  saviez  ce  qu'il  a  résolu  et  ce 
que  jusqu'ici  j'ai  réussi  à  empêcher ,  vous  ne  diriez  pas  que  je 
lui  donne  de  mauvais  conseils. 

-Il  faut  que  tu  me  dises  ce  qu'il  a  résolu  contre  moi.  Ah  ! 
je  m'en  moque  bien  !  Je  voudrais  bien  voir  qu'il  essayât  du  nou- 
veau ! 

— 11  y  a  des  choses  que  le  caractère  le  plus  ferme  et  l'esprit 
le  plus  sensé  ne  peuvent  ni  prévenir ,  ni  empêcher ,  dit  Joseph 
d'un  air  grave  :  les  nouvelles  lois  donnent  aux  enfans  un  recours 
si  étendu  contre  l'autorité  sacrée  '•es  parens  ! 

Le  marquis  commença  à  prévoir  l'ouverture  que  lui  préparait 


REVUE  DE  PARIS.  87 

Joseph.  Il  y  avait  pensé  plus  d'une  fois,  et  s'était  flatté  que  son 
fils  n'oserait  Jamais  en  venir  là.  Grossièrement  abusé  parla  feinte 
amitié  de  Joseph ,  il  commença  à  concevoir  des  craintes  sérieu- 
ses, et  il  jeta  autour  de  lui  un  rqprd  étranjje,  que  Joseph  iuter- 
préta sur-le-champ.  Use  promit  de  profiter  de  la  terreur  cupide 
du  marquis;  et,  pour  s'emparer  de  lui  de  plus  en  plus,  il  s'invita 
adroitement  à  dîner.  Ma  demande  n'est  pas  trop  indiscrète,  dit-il 
en  tirant  de  sa  gibecière  le  lièvre  qu'il  avait  acheté  au  marché  : 
j'ai  précisément  sur  moi  le  rôti. 

—  C'est  une  belle  pièce  de  gibier,  dit  le  marquis  en  exami- 
nant le  lièvre  d'un  air  de  connaisseur. 

—  Je  le  crois  bien ,  dit  Josepli  ;  mais  ne  me  faites  pas  trop  de 
complimens ,  car  c'est  votre  bien  que  je  vous  rapporte:  j'ai  tué 
ça  sur  vos  terres. 

—  En  vérité?  dit  le  marquis ,  dont  les  yeux  brillèrent  de  joie  : 
eh  bien  !  tu  vois ,  ils  prétendent  tous  qu'il  n'y  a  pas  de  lièvres 
dans  ma  commune!  Moi  je  sais  qu'il  y  en  a  de  beaux  et  de  bons, 
puisque  j'en  élève  tous  les  ans  plus  de  cinquante  que  je  lâche  en 
avril  dans  mes  champs.  Ça  jne  coûte  gros;  mais  enfin,  c'est 
agréable  de  trouver  un  lièvre  dans  un  sillon  de  temps  en  temps. 

—  A  qui  le  dites-vous? 

—  Eh  bien!  tu  sais  les  tracasseries  de  mes  voisins  pour  ces 
malheureux  fièvres.  L'un  disait:  Il  se  ruine  ,  il  fait  des  folies; 
l'autre  :  Il  a  perdu  la  tète  ;  jamais  lièvres  ne  multiplieront  dans 
un  terrain  si  sec  et  si  pierreux;  ils  s'en  iront  tous  du  côté  des 
bois.  Un  troisième  disait  :  Le  marquis  fournit  de  lièvres  la  ta- 
ble du  voisin  ;  il  fait  des  élèves  pour  sacommune,  mais  ils  iront 
brouter  le  serpolet  de  Theil.  Jusqu'à  mon  garde  champêtre  qui 
me  soutient  effrontément  n'avoir  jamais  vu  la  trace  d'un  lièvre 
sur  nos  guérets. 

—  Eh  Jjien !  qu'est-ce  que  c'est  que  ça? dit  Joseph  en  balan- 
çant d'un  air  superbe  son  lièvre  par  les  oreilles:  est-ce  une  âne? 
est-ce  une  souris?  Je  voudrais  bien  que  le  garde  champêtre  et 
tous  les  voisins  fussent  là  pour  me  dire  si  ce  que  je  tiens  là  est 
une  chouette  ou  un  oison. 

Cette  aimiable  plaisanterie  fit  rire  aux  éclats  le  marquis  triom- 
phant. 

—  Dis-moi ,  Joseph ,  est-ce  le  seul  lièvre  que  tu  aies  vu  s^^r  la 
coimnune? 


88  REVUE  DE  PARIS. 

—  Ils  étaient  trois  ensemble ,  répondit  Joseph  sans  hésiter.  Je 
crois  bien  que  j'en  ai  blessé  un  qui  ne  s'en  vantera  pas. 

—  Ils  étaient  trois  !  dit  le  marquis  enchanté. 

—  Trois ,  qui  se  promenaient  comme  de  bons  bourgeois  dans  la 
Marsèche  de  Lourche.  11  y  a  une  «lè/'e certainement  ;jerai recon- 
nue à  sa  manière  de  courir.  Elle  doit  être  pleine. 

—  Ah!  jamais  lièvres  ne  multiplieront  sur  les  terres  du  marquis  l 
dit  M.  de  Morand  d'un  air  goguenard ,  ense  frottantles  mains.  Et 
dis-moi ,  Joseph ,  tu  n'as  pas  tiré  sur  la  mère? 

— Plus  souvent!  Je  saisie  respect  qu'on  doit  à  la  progéniture. 
Ah  !  par  exemple  ,  nous  lâcherons  quelques  coups  de  fusil  à  ces 
petits  messieurs-là  dans  six  mois  ,  quand  ils  auront  eu  le  temps 
d'être  papa  et  maman  à  leur  tour. 

—  Oui ,  s'écria  le  marquis ,  je  veux  que  nous  fassions  un  dîner 
avec  tous  les  voisins  ;  etpourles  faire  enrager ,  on  n'y  servira  que 
du  lièvre  tué  sur  les  terres  de  Morand. 

—  Premier  service ,  civet  de  lièvre ,  s'écria  Joseph  ;  rôti ,  râble 
de  lapereau  ;  entremets  ,  filets  de  lièvre  en  salade  ,  pâté  de  lièvre, 
purée,  hachis...  Les  convives  seront  malades  de  colère  et  d'indi- 
gestion. 

En  réjouissant  son  hôte  par  ces  grosses  facéties ,  Joseph  arriva 
avec  lui  au  château.  Le  dîner  fut  bientôt  prêt.  Le  fameux  lièvre, 
qui  peut-être  avait  passé  son  innocente  vie  à  six  lieues  des  terres 
du  marquis ,  fut  trouvé  par  lui  savoureux  et  plein  d'un  goût  de 
terroir  qu'il  prétendait  reconnaître.  Le  marquis  s'égaya  de  plus  en 
plus  à  table,  et  quand  il  en  sortit,  il  était  tout-à-fait  bonhomme 
et  disposé  à  l'expansion.  Joseph  s'était  observé,  et  tout  en  feignan  t 
déboire  souvent,  il  avait  ménagé  son  cerveau.  Ufit  alors  en  lui 
même  une  récapitulation  du  plan  territorial  de  Morand.  Élevé 
dans  les  environs,  habitué  depuis  l'enfance  à  poursuivre  legibier 
lelong  des  haies  du  voisin ,  il  connaissait  parfaitement  la  topogra- 
phie des  terres  héréditaires  de  Morand,  et  celle  des  propriétés  d© 
même  genre  apportées  en  dot  par  sa  femme.  11  choisit  en  lui- 
même  le  plus  beau  champ  parmi  ces  dernières ,  et  pria  le  marquis 
de  l'y  conduire ,  sans  rien  laisser  soupçonner  de  son  intention. 

—  On  m'a  dit  que  vous  aviez  planté  cela  d'une  manière splen- 
dide  ;  si  ce  n'est  pas  abuser  de  votre  complaisance ,  allons  un  peu 
de  ce  côté-là.  —  Le  marquis  fut  charmé  de  la  proposition  :  rien 
ne  pouvait  le  flatter  plus  que  d'avoir  à  montrer  ses  travaux  agri- 


REVUE  DE  PARIS.  89 

coles.  Ils  se  mirent  donc  en  route  :  chemin  faisant ,  Joseph  s'ar- 
rêta sur  le  bord  d'une  traîne ,  comme  frappé  d'admiration.  — 
Tudieu  !  quelle  luzerne  !  s'écria-t-il  ;  est-ce  de  la  luzerne ,  voisin? 
quel  diable  de  fourrage  est-ce  là'  C'est  vigoureux  comme  une 
forêt ,  et  bientôt  on  s'y  promènera  à  couvert  du  soleil. 

—  Ah  !  dit  le  marquis ,  je  suis  bien  aise  que  tu  voies  cela  ;  je  te 
prie  d'en  parler  un  peu  dans  le  pays  :  c'est  une  expérience  que  j'ai 
faite,  un  nouveau  fourrage  essayé  pour  la  première  fois  dans  nos 
terres. 

—  Comment  cela  s'appelle-t-il  ? 

—  Ah!  ma  foi,  je  ne  saurais  pas  te  dire;  cela  a  un  nom  anglais 
ou  irlandais  que  je  ne  peux  jamais  me  rappeler  :1a  société  d'agri- 
culture de  Paris  envoie  tous  les  ans  à  notre  société  départementale 
{dont  tu  sais  que  je  suis  le  doyen)  différentes  sortes  de  graines 
étrangères.  Ça  ne  réussit  pas  dans  toutes  les  mains. 

—  Mais  dans  les  vôtres ,  voisin ,  il  paraît  que  ça  prospère.  Il  faut 
convenir  qu'il  n'y  a  peut-être  pas  deux  cultivateurs  en  France  qui 
sachent ,  comme  vous ,  retourner  une  terre  et  lui  faire  produire  ce 
qu'il  vous  plaît  d'y  semer.  Vous  êtes  pour  les  prairies  artificiel- 
les ,  n'est-ce  pas  ? 

—  Je  dis,  mon  enfant,  qu'il  n'y  a  que  ça,  et  que  celui  qui  voudra 
avoirdu  bétail  un  peu  présentable,  dans  notre  pays,  ne  pourra 
jamais  en  venir  à  bout  sans  les  regains.  Nous  avons  trop  peu 
de  terrain  à  mettre  en  pré ,  vois-tu  ;  il  ne  faut  pas  se  dissimuler 
que  nous  sommes  secs  comme  l'Arabie:  ça  aura  de  la  peine  à 
prendre  :  le  paysan  est  entêté  et  ne  veut  pas  entendre  parler  de 
changer  la  vieille  coutume.  Cependant  ils  commencent  à  en 
revenir  un  peu. 

—  Parbleu  !  je  le  crois  bien  ;  quand  on  voit  au  marché  des  bœufs 
comme  les  vôtres ,  on  est  forcé  d'y  faire  attention.  Pour  moi, 
c'est  unechose  qui  m'a  toujours  tourmenté  l'esprit.  L'autrejour 
encore ,  j'en  ai  vu  passer  une  paire  qui  allait  à  laBerthenox  ,et 
je  me  disais  :  Que  diable  leur  fait-il  manger  pour  leur  donner 
cette  graisse,  et  ce  poil ,  et  cette  mine? 

—  Eh  bien!  veux-tu  que  je  te  dise  une  chose?  Tu  vois  cette 
luzernière  anglaise:  cela  m'a  rapporté  vingt  charrois  de  four- 
rage l'année  dernière. 

—  Vingt  charrois  là-dedans  !  Votre  parole  d'honneur,  voisin? 

—  Foi  de  marquis! 

8. 


90  REVUE  DE  PARIS. 

—  C'est  prodigieux  !  vous  me  vendrez  six  boisseaux  de  cette 
graine-là ,  marquis  ;  je  veux  la  faii-e  essayer  dans  mon  petit  do- 
maine de  Granières. 

—  Je  te  les  donnerai ,  et  je  t'apprendrai  la  manière  de  t'en 
servir. 

—  Dites-moi,  voisin ,  qu'est-ce  qu'il  y  avait  dans  cette  terre- 
là  auparavant? 

—  Rien  du  tout;  du  mauvais  blé:  c'était  cultivé  par  ces  vieux 
Morins ,  les  anciens  métayers  du  père  de  ma  femme  ;  de  braves 
gens,  mais  i)ornés.  J'ai  changé  tout  cela. 

Joseph  alongea  sa  figure  de  deux  pouces ,  et  prenant  un  air 
étrangement  mélancolique  :  C'est  une  jolie  prairie ,  dit-il ,  ce 
serait  dommage  qu'elle  changeât  de  maître  ! 

Cette  parole  tira  subitement  le  marquis  de  sa  béatitude:  il 
tressaillit. 

—  Est-ce  que  tu  crois,  dit-il  après  un  instant  de  silence, 
qu'il  y  aurait  quelqu'un  d'assez  hardi  pour  me  chercher  chicane 
sur  quoi  que  ce  soit  ? 

—  Je  connais  bien  des  gens ,  répondit  Joseph ,  qui  se  ruine- 
raient en  procès  pour  avoir  seulement  un  lambeau  d'une  pro- 
priété comme  la  vôtre. 

Cette  réponse  rassura  le  marquis;  il  crut  que  Joseph  avait  fait 
une  réflexion  générale,  et  ayant  escaladé  pesamment  un  échalier, 
il  s'enfonça  avec  lui  dans  les  buissons  touffus  d'un  pâturage. 

—  Je  n'aime  pas  cela ,  dit-il  en  frappant  du  pied  la  terre  vier- 
ge de  culture ,  où  depuis  un  temps  immémorial  les  troupeaux 
broutaient  l'aubépineet  le  serpolet;  je  n'aime  pas  le  terrain  que 
l'on  ne  travaille  pas.  Les  métayers  ne  veulent  pas  sacrifier  les 
pâturages ,  parce  que  cela  leur  épargne  la  peine  de  soigner  . 
les  bœufs  à  l'étable.  Moi,  je  n'aime  pas  ces  champs  d'épines  et 
de  ronces  où  les  moutons  laissent  plus  de  laine  qu'ils  ne  trou- 
vent de  pâture.  J'ai  déjà  mis  la  moitié  de  celui-là  en  froment , 
et  l'année  prochaine,  je  vous  ferai  retourner  le  reste;  les 
métayers  diront  ce  qu'ils  voudront  ,  il  faudra  bien  qu'ils 
m'obéissent. 

—  Certainement,  si  vos  prairies  à  l'anglaise  vous  donnent 
assez  de  fourrage  pour  nourrir  les  bœufs  au-dedans  toute 
l'année,  vous  n'avez  pas  besoin  de  pâturaux.  Mais  est-ce  de  la 
I)onne  terre  ? 


REVUE  DE  PARIS.  91 

—  Si c'est  de  la  bonne  terre!  n ne  terre  qui  n'a  jamais  rien 
fait!  N'as-tu  pas  vu  sur  ma  cheminée  des  brins  de  paille? 

—  Parbleu  oui,  des  tiges  de  froment  qui  ont  cinq  pieds  de  haut . 

—  Eh  bien  !  c'étaient  les  plus  petits.  Dans  tout  ce  premier  blé , 
les  moissonneurs  étaient  dejjoul  dans  les  sillons ,  aussi  bien  ca- 
chés qu'une  compagnie  de  perdrix. 

—  Diable  !  mais  c'est  une  dépense ,  que  de  retourner  un  pâtu- 
rai comme  celui-là. 

—  C'est  une  dépense  qui  prend  trois  ans  du  revenu  de  la  terre. 
Peste  !  je  ne  recule  devant  aucun  sacrifice  pour  améliorer  mon 
bien. 

—  Ah  !  dit  Joseph  avec  un  grand  soupir ,  qu'André  est  cou- 
pable de  mécontenter  un  père  comme  le  sien  !  Il  sera  bien 
avancé  quand  il  aura  retiré  son  héritage  des  mains  habiles  qui 
y  sèment  l'or  et  l'industrie,  pour  le  confier  à  quelque  imbécille 
de  paysan  qui  le  laissera  pourrir  en  jachères  ! 

Le  marquis  tressaillit  de  nouveau  et  marcha  quelque  temps 
les  mains  croisées  derrière  le  dos  et  la  tète  baissée.—  Tu  crois 
donc  qu'André  aurait  celte  pensée?  dit-il  enfin  d'un  air  soucieux. 

—Que  trop  !  répondit  Joseph  avec  une  affectation  de  tristesse 
laconique.  — Heureusement,  ajouta-t-il  après  cinq  minutes  de 
marche,  que  son  héritage  maternel  est  peu  de  chose . 

—  Peu  de  chose!  dit  le  marquis ,  peste!  tu  appelles  cela  peu 
de  chose  !  un  bon  tiers  de  mon  bien ,  et  le  [plus  pur ,  le  plus 
soigné  ! 

—  Il  est  vrai  que  ce  domaine  est  un  petit  bijou ,  dit  Joseph  ; 
des  bàtimens  tout  neufs, 

—  Et  que  j'ai  fait  construire  à  mes  frais  ,  dit  le  marquis. 

—  Le  bétail  superbe  !  reprit  Joseph. 

—  La  race  toute  renouvelée  depuis  cinq  ans ,  croisée  mérinos, 
moutons  cornus ,  dit  le  marquis  ;  il  m'en  a  coûté  cinquante  francs 
par  tête. 

—  Ce  qu'il  y  a  de  joli  dans  cette  propriété  de  Morand ,  reprit 
Joseph ,  c'est  que  c'est  tout  rassemblé ,  c'est  sous  la  main  :  votre 
château  est  planté  là;  d'un  côté  les  bois,  de  l'autre  la  terre  labou- 
rable, pasun  voisin  entre  deux,  pasun  petit  propriétaire  incom- 
mode fourré  entre  vos  pièces  de  blé ,  pas  une  chèvre  de  paysan 
dans  vos  baies  ;  pas  un  troupeau  d'oies  à  travers  vos  avoines  : 
c'est  un  avantage ,  oela  ! 


93  REVUE  DE  PARIS. 

—  Oui  !  mais  vois-tu ,  si  j'étais  obligé  par  hasard  de  faireune 
séparation  entre  mon  bien  et  celui  qui  m'est  venu  de  ma  femme, 
les  clioses  iraient  tout  autrement.  Figure -toi  que  le  bien  de  LoMise 
se  trouve  enchevêtré  dans  le  mien.  Quand  je  l'épousai,  je  savais 
bien  ce  que|je  faisais.  Sa  dot  n'était  pas  grosse,  mais  celam'allait 
comme  une  bague  au  doigt.  Pour  faucher  ses  prés ,  il  n'y  avait 
qu'un  fossé  à  sauter;  pour  serrer  ses  moissons,  il  n'y  avait  pas  de 
chemin  de  traverse,  pas  de  charrette  cassée,  pas  de  bœuf  estropié 
dans  les  ornières,  on  allait  et  venaitde  mon  grenier  àson  champ, 
comme  de  ma  cliambre  à  ma  cuisine.  C'est  pourquoi  je  la  pris 
pour  femme ,  quoique,  du  reste ,  son  caractère  ne  me  convînt  pas, 
et  qu'elle  m'ait  donné  un  fils  malingre  et  boudeur,  qui  est  tout 
son  portrait. 

—  Et  qui  vous  donnera  bien  de  l'embarras ,  si  vous  n'y  prenez 
pas  garde ,  voisin  ! 

—  Comment ,  diable ,  veux-tu  que  j'y  prenne  garde ,  avec  les 
sacrées  lois  que  nous  avons  ? 

—  11  faut  tâcher ,  dit  Joseph ,  de  s'emparer  de  son  caractère. 

—  Ah!  si  quelqu'un  au  monde  pouvait  dompter  et  gouverner 
un  lîls  rebelle,  répondit  le  marquis,  il  me  semble  que  c'était  moi! 
Mais  que  faire  avec  ces  êtres  qui  ne  résistent  ni  ne  cèdent ,  que 
vous  croyez  tenir ,  et  qui  vous  glissenldes  mains  comme  l'anguille 
entre  les  doigts  du  pêcheur? 

Joseph  vitque  le  marquis  commençait  ù  s'effrayer  toutdebon; 
il  le  fit  passer  habilement  par  un  crescendo  d'épouvantes ,  affec- 
tant avec  simplicité  de  l'arrêter  à  toutes  les  pièces  de  terre  ijui  ap- 
partenaient à  A  ndré ,  et  que  le  pauvre  marquis,  habitué  à  regarder 
comme  siennes  depuis  trente  ans,  lui  montrait  avec  un  orgueil  de 
propriétaire.  Quand  il  avait  ingénument  étalé  tout  son  savoir- 
faire  dans  de  longues  démonstrations ,  et  qu'il  s'était  évertué  à 
prouver  que  le  domaine  de  sa  femme  avait  triplé  de  revenu  entre 
ses  mains ,  Joseph  lui  enfonçait  un  couteau  dans  le  cœur ,  en  lui 
disant:  Quel  dommage  que  vous  soyez  à  la  veille  d'être  dépouillé 
de  tout  cela  ! 

Alors  le  marquis  affectait  de  prendre  courage.  —  Que  m'im- 
porte ?  disait-il  ;  il  m'en  restera  toujours  assez  pour  vivre  :  me 
voilà  vieux. 

—  Hum!  voisin,  les  belles  filles  du  pays  disent  le  contraire. 

—  Eh  bien!  reprenait  le  marquis,  j'aurai  toujours  moyen  d'être 


REVUE  DE  PARIS.  03 

aimable  et  de  faire  de  petits  cadeaux  à  mes  bergères ,  quand  je 
serai  content  d'elles. 

—  Eh  !  sans  doute;  au  lieu  du  tablier  de  soie,  vous  donnerez  le 
tablier  de  cotonnade;  au  lieu  de  lajupededrap  fin,  la  jupe  de  dro- 
guât. Quand  c'est  le  cœur  qui  reçoit,  la  main  ne  pèse  pas  les  dons. 

—  Ces  drôlesses  aiment  la  toilette,  reprit  le  marquis. 

—  Eh  bien  !  vous  ne  réduirez  en  rien  cet  article  de  dépense  ; 
vous  ferez  quelques  économies  de  plus  sur  la  table:  au  lieu  du 
gigot  de  mouton  rôti,  uu  bon  quartier  de  chair  bouillie;  au  lieu  du 
chapon  gras,  l'oison  du  mois  de  mai.  Avec  de  vrais  amis,  on 
dîne  joyeusement  sans  compter  les  plats. 

—  Mes  gaillards  de  voisins  font  pourtant  diablement  attention 
aux  miens,  repritle  marquis;  et  quand  ils  veulent  manger  un  bon 
morceau,  ils  regardent  s'il  y  a  de  la  fumée  au-dessus  delà  che- 
minée de  ma  cuisine. 

—  11  est  certain  qu'on  dîne  joliment  chez  vous,  voisin!  //  e?i 
est  parlé.  Eh  bien  !  vous  établirez  la  réforme  dans  l'écurie.  Que 
faites-vous  de  trois  chevaux  ?  un  bon  bidet  à  deux  lins  vous 
suffit. 

—  Comme  tu  y  vas!  Et  la  chasse?  ne  me  faut-il  pas  deux  poneys 
pour  tenir  la  Saint-Hubert? 

—  Mais  votre  gros  cheval  ? 

—  Mon  grisou  m'est  nécessaire  pour  la  voiture  :  veux-tu  pas 
que  je  fasse  tirer  mes  petites  bêtes  ? 

—  Eh  bien  !  laissons  le  grison  au  râtelier,  et  descendons  à  la 
cave.....  Vous  faites  au  moins  douze  pièces  de  vin  par  an? 

—  Qui  se  consomment  dans  la  maison ,  sans  compter  le  vin 
d'issoudun. 

—  Eh  bien!  nous  retrancherons  le  vin  d'issoudun:  vous  ven- 
drez six  pièces  de  votre  crû  ,  et  vous  couperez  le  reste  avec  de 
l'eau  de  prunes  sauvages;  ce  quivousferadouzepièces  de  bonne 
piquette  bien  verte ,  bien  rafraîchissante. 

—  Va-t'en  à  tous  les  diables  avec  ta  piquette  !  je  n'ai  pas  besoin 
de  me  rafraîchir:  ne  me  parle  pas  de  cela.  A  mon  âge,  être  dé- 
pouillé, ruiné,  réduit  aux  plus  affreuses  privations  !  Un  père  qui 
s'est  sacrifié  pour  son  fils  dans  toutes  les  occasions,  qui  s'ar- 
rache le  pain  de  la  bouche  depuis  trente  ans  !  Que  faire  ?  Si  j'aUais 
le  trouver,  et  lui  appliquer  unebonne  volée  de  coups  de  bâton? 
Qu'en  penses-tu ,  Joseph  ? 


94  REVUE  DE  PARIS. 

—  Mauvais  moyen  !  dit  Joseph  ;  vous  raigririez  contre  vous , 
etil  ferait  pire:  il  faut  tàclier  plutôt  de  le  prendre  par  la  douceur , 
entrer  en  arrangement,  le  rappeler  auprès  de  vous. 

—  Eh  bien  !  oui ,  dit  le  marquis ,  qu'il  revienne  demeurer 
avec  moi;  qu'il  abandonne  sa  Geneviève,  etje  lui  pardonne  tout. 

—  Généreux  père  !  je  vous  reconnais  bien  là  :  mais  qu'il  aban- 
donne sa  Geneviève  !  abandonner  sa  femme  !  c'est  chose  impos- 
sible: il  serait  capable  de  m'étrangler  si  j'allais  le  lui  proposer. 

—  Mais  c'est  donc  un  vrai  démon  que  ce  morveux-là  !  dit  le 
marquis  en  frappant  du  pied. 

—  Un  vrai  démon  !  répondit  Joseph  :  vous  serezforcé,  je  le  pa- 
rie, de  vous  charger  aussi  de  sa  sotte  de  femme  et  de  son  piaillard 
d'enfant. 

—  Il  a  un  enfant ,  s'écria  le  marquis  :  ah  !  mille  milliards  de 
serpens  !  en  voilà  bien  d'une  autre  ! 

—  Oui,  dit  Joseph:  c'est  là  le  pire  de  l'affaire.  Est-ce  que  vous 
ne  saviez  pas  que  sa  femme  est  grosse  ? 

—  Ah  !  grosse  seulement  ? 

—  L'enfant  n'est  pas  né ,  mais  c'est  tout  comme.  André  est  si 
glorieux  d'être  père ,  qu'il  ne  parle  plus  d'autre  chose;  il  faitraille 
beauxprojets  d'éducation  pour  monsieur  son  héritier.  Il  veut  aller 
se  fixer  à  Paris  avec  sa  famille.  Vous  pensez  bien  que,  dans  de  pa- 
reilles circonstances,  iln'enlendra  pas  facilement  raison  sur  la  suc- 
cession. 

—  Eh  bien!  nous  plaiderons,  dit  le  marquis. 

—  C'est  ce  que  je  ferais  à  votre  place,  répondit  tranquillement 
Joseph. 

—  Oui;  mais  je  perdrai,  repritle  marquis  ,  qui  raisonnait  fort 
juste  quand  on  ne  le  contrariait  pas:  la  loi  est  toute  en  sa  faveur.  ' 

—  Croyez-vous  ?  dit  Joseph  avec  une  feinte  ingénuité. 

—  Je  n'en  suis  que  trop  sûr. 

—  Malheur  !  Et  que  faire  ?  vous  charger  aussi  de  la  femme  ? 
C'est  à  quoi  vous  ne  pourrez  jamais  consentir,  et  vous  aurez 
bien  raison. 

—  Jamais  !  j'aimerais  mieuxavoir  centfouines  dans  mon  pou- 
lailler qu'une  grisette  dans  ma  maison. 

—  Je  le  crois  bien,  ditJoseph.Tenez,  je  vous  conseille  de  vous 
débarrasser  d'eux  avec  une  bonne  somme  d'argentcomptant  ,et 
ils  vous  laisseront  en  repos. 


REVUE  DE  PARIS.  95 

—  De  l'argent  comptant,  bourreau!  où  veux-tu  que  je  leprennc? 
Avec  ce  que  j'ai  dépensé  pour  retourner  ce  pâturai,  une  paire  de 
bœufs  de  travail  que  je  viens  d'acheter,  les  vins  qui  ont  gelé,  les 
charançons  qui  sont  déjà  dans  les  blés  nouvellement  rentrés,  c'esfe 
une  année  épouvantable:  je  suis  ruiné,  ruiné!  je  n'ai  pas  cent 
francs  à  la  maison. 

—  Moi ,  je  vous  conseille  de  courir  la  chance  du  procès. 

—  Quand  je  te  dis  que  je  suis  sûr  de  perdre:  veux-tu  me  faire 
damner  aujourd'hui? 

—  Eh  bien!  parlons  d'autre  chose,  voisin:  ce  sujet-là  vous  at- 
triste ,  et  il  est  vrai  de  dire  qu'il  n'a  rien  d'agréable. 

—  Si  fait,  parlons-en;  car  enfin  il  faut  savoir  à  quoi  s'en  tenir. 
Puisque  te  voilà ,  et  que  tu  dois  voir  André  ce  soir  ou  demain, 
je  voudrais  que  tu  pusses  lui  porter  quelque  proposition  de  ma 
part. 

—  Je  ne  sais  que  vous  dire  ,  répondit  Joseph;  cherchez  vous- 
même  ce  qu'il  convient  de  faire  :  vous  avez  plus  de  jugementet 
de  connaissances  en  affaires  que  moi ,  lourdaud.  En  fait  de  géné- 
rosité et  de  grandeur  dans  les  procédés ,  ni  moi  ni  personne  ne 
pourra  se  flatter  de  vous  en  remontrer. 

—  11  est  vrai  que  je  connais  assez  bien  le  monde  ,  reprit  le 
marquis ,  et  que  j'aime  à  faire  les  choses  noblement:  eh  bien!  va 
lui  dire  que  je  consens  à  le  recevoir  et  à  l'entretenir  de  tout  dans 
ma  maison,  lui,  sa  femme  et  tous  les  enfans  qui  pourron  t  survenir, 
à  condition  qu'il  ne  me  demandera  jamais  un  sou  ,  et  qu'il  me 
signera  un  abandon  de  son  héritage  maternel. 

—  Vous  êtes  un  bon  père,  marquis  ,  et  certainement  je  n'en 
ferais  pas  tant  à  votre  place  ;  mais  je  crains  qu'André  ,  qui  a 
perdu  la  tète ,  ne  montre  en  cette  occasion  une  exigence  plus 
gi'ande  que  vos  bienfaits  :  il  vous  demandera  une  pension. 

—  Une  pension  !  jour  de  Dieu  ! 

—  Ah  !  je  le  crains.  Une  petite  pension  viagère. 

—  Viagère  encore  !  Qu'il  ne  s'y  attende  pas ,  le  misérable  !  Je 
me  laisserai  couper  par  morceaux  plutôt  que  de  donner  de  l'ar- 
gent: je  n'en  ai  pas  ;  je  jure  par  tous  les  saints  que  je  ne  le  peux 
pas.  Qu'il  vienne  me  chasser  de  ma  maison  ,  et  vendre  mes  meu- 
bles ,  s'il  l'ose. 

Joseph  ne  voulut  pas  aller  plus  loin  ce  jour- là  :  il  crut  avoir 
déjà  fait  beaucoup  en  arrachant  la  promesse  d'une  espèce  de  ré- 


96  REVUE  DE  PARIS. 

conciliation  ;  il  savait  que  c'était  ce  qui  ferait  le  plus  de  plaisir 
à  Geneviève ,  et  il  espéra  qu'une  nouvelle  tentative  sur  le  mar- 
quis pourrait  l'amener  à  de  plus  grands  sacrifices:  il  voulutdonc 
laisser  à  cette  première  négociation  le  temps  de  faire  son  effet , 
et  il  prit  congé  du  marquis  avec  force  louanges  ironiques  sur  sa 
magnanimité ,  et  en  lui  promettant  de  porter  sa  généreuse  pro 
position  aux  insurgés. 

XIV. 

Le  bon  Joseph  retourna  à  la  ville  d'un  pied  leste  et  le  cœur 
léger.  Arriver  vers  des  amis  malheureux ,  et  leur  apporter  une 
bonne  nouvelle  à  laquelle  ils  ne  s'attendent  pas ,  c'est  une  dou- 
ble joie.  11  trouva  Geneviève  seule,  et  contemplant,  à  la  lueur 
de  sa  lampe,  une  branche  artificielle  de  boutons  de  fleurs  d'o- 
ranger. Il  était  entré  sans  frapper ,  comme  il  lui  arrivait  sou- 
vent de  le  faire  par  précipitation  et  par  étourderie  ;  il  entendit 
Geneviève  qui  parlait  seule  et  qui  disait  à  ces  fleurs:  <i  Bouquet 
de  vierge  ,  j'ai  été  forcée  de  te  porter  le  jour  de  mon  mariage  ; 
mais  je  t'ai  profané ,  et  mon  front  n'était  pas  digne  de  toi  :  j'étais 
si  honteuse  de  ce  sacrilège,  que  je  t'ai  caché  bien  avant  dans 
mes  cheveux ,  que  je  t'ai  couvert  de  mon  voile.  Cependant  tu 
ne  t'es  pas  effeuillé  sur  ma  tète  :  pour  t'en  remercier  ,  je  yeux 
l'emporter  dans  ma  tombe.  » 

—  Qu'est-ce  que  vous  dites,  Geneviève!  dit  Joseph  épouvanté 
de  ces  paroles  qu'il  comprenait  à  peine. 

Geneviève  fit  un  cri ,  jeta  le  bouquet ,  et  devint  pâle  et  trem- 
blante. 

—  Je  vous  apporte  une  bonne  nouvelle  ,  dit  Joseph  en  s'as- 
seyant  à  son  côté  :  André  est  réconcilié  avec  son  père  ;  le  mar- 
quis est  réconcilié  avec  vous  ;  il  vous  attend  ;  il  veut  vous  voir 
tous  deux ,  tous  trois  près  de  lui. 

—  Ah  !  mon  ami ,  dit  Geneviève ,  ne  me  trompez-vous  pas  ? 
comment  le  savez-vous? 

—  Je  le  sais ,  parce  qu'il  me  l'a  dit ,  parce  que  je  viens  de  le 
quitter ,  et  que  je  lui  ai  fait  donner  sa  parole. 

—  Ah!  Joseph!  répondit  Geneviève ,  embrassez- moi;  grâce  à 
vous,  je  mourrai  tranquille. 


REVUE  DE  PARIS.  07 

—  Mourir  !  dit  Joseph ,  en  l'embrassant  avec  une  émotion 
qu'il  eut  bien  de  la  peine  à  cacher  ;  ne  parlez  pas  de  cela ,  c'est 
une  idée  de  femme  enceinte;  où  est  André? 

—  îl  se  promène  tous  les  soirs  aux  bords  de  la  rivière ,  du  côté 
des  couperies. 

—  Pourquoi  se  proraène-t-il  sans  vous  ? 

—  Je  n'ai  pas  la  force  démarcher;  et  puis  nous  sommes  si 
tristes ,  que  nous  n'osons  plus  rester  ensemble. 

—  Mais  vous  allez  vous  égayer ,  de  par  Dieu  !  dit  Joseph  ;  je 
vais  le  cherciier  et  lui  apprendre  tout  cela. 

—  Il  courut  rejoindre  André  ;  celui-ci  fut  moins  joyeux  que 
Geneviève,  à  l'idée  d'un  rapprochement  entre  lui  et  son  père.  II 
désirait  le  voir,  obtenir  son  pardon  ,  l'embrasser  ,  lui  présenter 
sa  femme,  et  rien  déplus.  Demeurer  avec  lui  était  unprojetqui 
l'effiayait  extrêmement.  Au  milieu  de  ses  hésitations  et  de  ses 
répugnances ,  Joseph  fut  frappé  de  l'indolence  et  de  l'inertie  avec 
laquelle  il  envisageait  sa  position  et  la  pauvreté  où  se  consu- 
mait Geneviève. 

—  Malheureux  !  lui  dit-il ,  tu  ne  songes  donc  pas  que  l'impor- 
'  tant  n'est  pas  de  jouer  une  scène  de  comédie  sentimentale, 

mais  d'avoir  du  pain  pour  ta  femme  et  l'enfant  qu'elle  va  tedon- 
ner?  Il  faut  bien  se  garder  d'accepter  celte  première  proposition  de 
ton  père ,  sans  arracher  de  son  avarice  quelque  chose  de  mieux  : 
Une  pension  alimentaire  au  moins,  et  une  moitié  de  tonrevenu, 
s'il  est  possible. 

—  Mais  par  quel  moyen?  dit  André; je  ne  puis  avoir  recours 
aux  lois,  sans  que  Geneviève  en  soit  informée;  tu  ne  connais 
pas  sa  fermeté  ;  elle  est  capable  de  me  haïr ,  si  je  viole  sa 
défense. 

—  Aussi,  reprît  Joseph ,  faut-il  lui  cacher  soigneusement  mes 
démarches ,  et  me  laisser  faire. 

André  s'abandonna  à  la  prudence  et  à  l'adresse  de  son  ami; 
trop  faible  pour  combattre  son  père ,  et  trop  faible  aussi  pour 
empêcher  un  autre  de  le  combattre  en  son  nom.  Toujours  ef- 
frayé, inerte  et  souffrant  entre  le  bien  et  le  mal,  il  retourna 
auprès  de  sa  femme ,  feignit  de  partager  son  contentement,  et 
s'endormit  fatigué  de  la  vie,  comme  il  s'endormait  tous  les 
soirs. 

Quelques  jours  s'écoulèrent  avant  que  Joseph  put  revoir  le 

9 


98  REVUE  DE  PARIS, 

marquis.  Une  foîre  considérable  avait  appelé  le  seigneur  de  Mo- 
rand à  plusieurs  lieues  de  chez  lui,  et  il  ne  revint  qu'à  la  fin  de 
la  semaine.  Il  rentra  un  soir,  s'enferma  dans  sa  chambre,  et. 
déposa,  dans  une  cachette  àlui  connue,  quelques  rouleaux  d'or, 
provenant  de  la  vente  de  ses  bestiaux  :  ^Ceux-là ,  dit-il,  en  re- 
fermant le  secret  de  la  boiserie ,  on  ne  me  les  arrachera  pas  de 
si  tôt;  il  revint  s'asseoir  dans  son  fauteuil  de  cuir,  et  s'essuya 
le  front  avec  la  douce  satisfaction  d'un  homme  (jui  ne  s'est  pas 
fatigué  en  vain.  En  ce  moment,  ses  yeux  tombèrent  sur  une 
petite  lettre  d'une  écriture  inconnue  qu'on  avait  déposée  sur  sa 
table  ;  il  l'ouvrit ,  et  après  avoir  lu  les  cinq  ou  six  lignes  qu'elle 
contenait,  il  se  frotta  les  mains  avec  une  joie  extrême,  retourna 
vers  son  argent ,  le  contempla ,  relut  la  lettre  ,  serra  l'argent , 
et  sortit  pour  commander  son  souper  d'un  ton  plus  doux  que  de 
coutume.  Comme  il  entrait  dans  la  cuisine,  il  se  trouva  face  à  face 
avec  Joseph  qui  attendait  son  retour  depuis  plusieurs  heures , 
et  qui  était  venu  pour  lui  porter  le  dernier  coup  ;  mais  cette  fois 
toutes  les  batteries  du  brave  diplomate  furent  déjouées. 

—  Eh  bien!  mon  cher,  lui  dit  le  marquis,  en  lui  donnant 
amicalement  sur  l'épaule  une  tape  capable  d'étourdir  un  bœuf, 
nous  sommes  sauvés  ,  tout  est  réparé ,  arrangé,  terminé,  tu  sais 
cela  ?  c'est  toi  qui  as  apporté  la  lettre  ? 

—  Quelle  lettre?  dit  Joseph  renversé  de  surprise. 

—  Bah!  tu  ne  sais  pas?  dit  le  marquis:  les  enfans  ont  entendu 
raison ,  ils  se  confessent ,  ils  s'humilient  ;  c'est  h  tes  bons  coiv- 
seils  que  je  dois  cela ,  j'en  suis  sûr  ;  tiens ,  lis. 

—  Joseph  prit  avidement  le  billet,  et  tressaillit  en  reconnais- 
sant l'écriture  : 

<i  Monsiein", 

ti  Notre  excellentarai  Joseph  Marteau  nousa  appris  avant-hier 
que  vous  aviez  la  bonté  de  pardonner  à  l'égarement  de  notre 
amour ,  et  que  vous  tendiez  les  I)ras  à  un  fils  repentant  :  dans 
l'impatience  de  voir  s'opérer  une  réconciliation  <[ue  j'ai  deman- 
dée à  Dieu,  tous  les  jours  depuis  six  mois,  je  viens  vous  supplier  de 
hcâter  cet  heureux  instant.  J'espère  que  Joseph  vous  dira  combien 
mon  respect  pour  vous  est  sincère  et  désintéressé.  Si  André  avait 
Jamais  eu  la  pensée  de  vous  vendre  sa  soumission  ,  j'aurais  cessé 


REVDE  DE  PARIS.  00 

derestimer,  et  j'aurais  rougi  d'être  sa  femme.  Permettez- nous 
bien  vite  d'aller  pleurer  à  vos  pieds;  c'est  tout,  absolument  tout 
ce  que  vous  demande 

<(  Votre  respectueuse  servante , 
<i  Geneviève.  » 

—  Tout  est  perdu  pour  ces  malheureux  enfans  romanesques, 
pensa  Joseph  ;  ce  qu'il  me  reste  à  faire ,  c'est  de  réparer  de  mon 
mieux  le  tort  que  j'ai  pu  faire  à  André  dans  l'esprit  de  son  père 
par  mes  abominables  mensonges. 

Il  y  travailla  sur-le-champ,  etn'eutpasdepeineà  faire  oublier 
au  marquis  les  prétendues  menaces  qui  l'avalent  effrayé.  Le  ho- 
bereau était  si  content  de  ressaisir  à  la  fois  ses  terres  et  son  ar- 
gent, qu'il  était  dans  les  meilleures  dispositions  envers  tout  le 
monde:  il  se  grisa  complètement  à  souper ,  devint  tendre  et  pa- 
ternel ,  et  prétendit  qu'André  était  ce  qu'il  avait  de  plus  cher  au 
monde. 

—  Après  votre  argent,  papa!  lui  répondit  étourdiment  Joseph, 
qui,  par  dépit ,  s'était  grisé  aussi. 

—  Qu'est-ce  que  tu  dis!  s'écria  le  marquis;  veux -tu  que  je  te 
casse  une  bouteille  sur  la  tète  pour  l'apprendre  à  parler? 

La  querelle  n'alla  pas  plus  loin;  le  marquis  s'endormit,  et 
Joseph  se  sentait  une  mauvaise  humeur  inquiète  et  agissante , 
qui  lui  donnait  envie  d'être  dehors  ,  etde  faire  galoper  François 
a  bride  abattue.  Avant  de  le  laisser  partir,  M.  de  Morand  lui 
fit  promettre  de  revenir  le  lendemain  avec  André  et  Geneviève. 

Le  lendemain  de  bonne  heure ,  Joseph,  reposé  et  dégrisé ,  alla 
trouver  ses  amis.  Il  avait  bien  envie  de  les  gronder  ;  mais  la  can- 
deur et  la  noblesse  de  Geneviève,  au  milieu  de  ses  perfidies  obli- 
geantes, le  forçaient  au  silence.  Ils  montèrent  tous  trois  en  pa- 
tache ,  et  arrivèrent  au  château  de  Morand ,  sans  s'être  dit  un 
mot  durant  la  route.  André  était  triste  ,  Joseph  embarrassé , 
Geneviève  était  absorbée  dans  une  rêverie  douce  et  mélancoliciue; 
les  embrassemens  du  marquis  et  de  son  fils  furent  convulsive- 
ment froids:  la  douce  figure  de  Geneviève,  son  air  souffrant , 
ses  respectueuses  caresses ,  firent  une  certaine  impression  sur 
la  grossière  écorce  du  marquis.  Il  ne  put  s'empêcher  de  lui  té- 
moigner des  égards  et  des  soins  qu'il  n'avait  peut-être  jamais 
eus  pour  aucune  femme ,  hors  les  cas  d'amour  et  de  galanterie 


100  REVUE  DE  PARIS. 

où  il  se  piquait  d'être  accompli.  Le  jeune  couple  fut  installé  au 
château  assez  convcnal)lement,  et  richement  en  comparaison  de 
l'état  misérable  dont  il  sortait.  Le  marquis  eut  l'air  de  faire  beau- 
coup ,  quoiqu'il  ne  fit  que  prêter  une  chambre  ,  et  céder  deux 
places  à  sa  table.  André  ne  se  plaignait  pas ,  Geneviève  était  re- 
connaissante des  plus  petites  attentions.  Joseph  venait  de  temps 
en  temps;  il  était  mécontent  et  découragé  d'avoir  manqué  sa 
grande  entreprise.  La  conduite  sordide  du  père  le  révoltait,  la 
résignation  indolente  du  fils  l'impatientait;  mais  il  ne  pouvait 
que  se  taire  et  boire  le  vin  du  marquis. 

Tout  alla  bien  pendant  quelques  jours.  Quand  les  premiers 
momens  de  satisfaction  d'un  côté  et  d'allégement  de  l'autre  fu- 
rent passés,  quand  le  marquis  se  fut  accoutumé  à  ne  rien  crain- 
dre de  la  part  de  son  fils ,  et  André  à  ne  rien  espérer  de  la  part 
de  son  père,  l'antipathie  naturelle  qui  existait  entre  eux  reprit 
le  dessus.  Le  marquis  était  méfiant  maladroitement,  comme 
un  vieux  campagnard.  Il  croyait  avoir  maté  André;  mais  il  ne 
pouvait  croire  à  l'excessive  noblesse  de  sa  femme  et  n'était  pas 
tranquille  sur  l'abandon  qu'elle  faisait  de  toute  prétention  d'ar- 
gent. Il  consulta  Joseph,  qui,  ennuyé  de  cette  affaire,  et  près 
d'éclater  en  injures  et  en  reproches  contre  le  marquis,  refusa 
de  s'en  occui)er  et  répondit  laconiquement  que  Geneviève  était 
la  plus  honnête  femme  qu'il  connût.  Cette  réponse  redoubla  la 
méfiance  du  marquis.  11  trouvait  une  contradiction  évidente 
dans  les  manières  de  Joseph  avec  lui.  Il  commença  à  se  tour- 
menter et  à  tourmenter  André  pour  qu'il  signât  un  désistement 
complet  de  sa  fortune.  André  fut  indigné  de  cette  proposition , 
et  l'éluda  froidement.  Le  marquis  s'inquiéta  de  plus  en  plus. 
Ils  m'ont  trompé ,  se  disait-il  ;  ils  ont  fait  semblant  de  se  sou- 
mettre à  tout ,  et  ils  se  sont  introduits  dans  ma  maison ,  dans 
l'espérance  de  me  dépouiller. 

Dès  que  cette  idée  eut  pris  une  certaine  consistance  dans  son 
cerveau,  son  aversion  contre  Geneviève  se  ranima ,  et  il  com- 
mença à  ne  pouvoir  plus  la  cacher.  Une  grosse  servante  maî- 
tresse ,  qui  depuis  long-temps  gouvernait  la  maison  et  qui  avait 
vu  avec  rage  l'introduction  d'une  autre  femme  dans  son  petit 
royaume, mit  tous  ses  soins  à  envenimer,  par  de  sols  rapports, 
ses  actions ,  ses  paroles  et  jusqu'à  ses  regards.  Elle  n'eut  pas  de 
peine  à  aigrir  les  vieux  ressentimens  du  marquis  ,  et  l'infortu- 


REVUE  DE  PARIS.  101 

née  Geneviève  devient  un  objet  de  liaine  et  de  persécution. 

Elle  fut  lente  à  s'en  apercevoir;  elle  ne  pouvait  croire  à  tant 
de  petitesse  et  de  méchanceté.  Mais  quand  elle  s'en  aperçut,  elle 
fut  ylaeée  d'effroi,  et  tombant  ;">  genoux,  elle  implora  la  Provi- 
dence qui  l'avait  abandonnée.  Elle  supporta  un  mois  l'oppression, 
le  soupçon  insultant  et  l'avarice  grossière ,  avec  une  patience 
angéliqiie.  Un  jour,  insultée  etcalomniée  à  propos  d'une  aumône 
de  quelques  francs  qu'elle  avait  faite  dans  le  village  ,  elle  ap- 
pela André  à  son  secours,  et  lui  demanda  aide  et  protection. 
André ,  pour  tout  secours ,  lui  proposa  de  prendre  la  fuite. 

Geneviève  approchait  du  terme  de  sa  grossesse  ;  elle  ne  possé- 
dait pas  un  denier  pour  subvenir  aux  frais  de  sa  délivrance  ; 
elle  se  sentait  trop  malade  et  trop  épuisée  pour  nourrir  son 
enfant,  et  elle  n'avait  pas  de  quoi  le  faire  nourrir  par  une 
autre.  Elle  ne  pouvait  plus  rien  gagner;  son  état  était  perdu; 
André  n'avait  pas  l'industrie  de  s'en  créer  un.  Elle  sentit  qu'elle 
était  enchaînée,  qu'il  fallait  vivre  ou  mourir  sous  le  joug  de  son 
beau-père.  Elle  se  soumit  et  sentit  la  douleur  pénétrer  comme 
un  poison  dans  toutes  les  fibres  de  son  cœur. 

Quand  son  parli  fut  pris,  quand  elle  se  fut  détachée  de  la  vie 
par  un  renoncement  volontaire  et  complet  à  toute  espérancedc 
bonheur ,  elle  retrouva  la  forte  patience  et  le  calme  extérieur  qui 
faisaient  la  base  de  son  caractère.  Une  grande  passion  pour  son 
mari  l'eût  rendue  capable  de  porter  joyeusement  le  poidsd'une  si 
rude  destinée  et  de  se  conserver  pour  des  jouis  meilleurs:  mais 
ces  jours-là  n'étaient  pas  à  espérer  avec  une  ame  aussi  débile 
que  celle  d'André.  Geneviève  n'était  pas  née  passionnée  ;  elle 
était  née  honnête ,  intelligente  et  ferme.  Elle  raisonnait  avec  une 
logique  accablante ,  et  toutes  ses  conclusions  tendaient  à  la 
désespérer.  Un  instant  elle  avait  entrevu  une  vie  d'amour  et  d'en- 
thousiasme ;  elle  l'avait  comprise  plutôt  que  sentie:  pour  lui 
inspirer  l'aveugle  dévouement  de  la  passion  ,  il  eût  fallu  un  être 
assez  grand,  assez  accompli  pour  la  convaincre  avant  de  l'en- 
traîner. Elle  avait  vu  cet  être-là  dans  ses  livres  ,  et  elle  avait 
cru  le  voir  encore  derrière  l'enveloppe  douce,  gracieuse  et  ca- 
ressante d'André  :  mais  à  la  première  occasion ,  elle  avait  dé- 
couvert qu'elle  s'était  trompée. 

Elle  continua  de  l'aimer  elle  traita  dans  son  cœur  ,  non  comme 
un  amant ,  mais  comme  elle  eût  fait  d'un  frère  plus  jeune 

9. 


103  REVUE  DE  PARIS. 

qu'elle.  Elle  s'efforça  de  lui  éviter  la  souffrance  en  lui  cachant  la 
sienne.  Elle  s'habitua  t^  souffrir  seule,  à  n'avoir  ni  appui,  ni 
consolation ,  ni  conseil  ;  sa  force  augmenta  dans  cette  solitude 
intellectuelle  ;  mais  son  corps  s'y  brisa ,  et  elle  sentit  avec  joie 
qu'elle  ne  devait  pas  souffrir  long-temps. 

Andi'é  la  vit  dépérir  sans  comprendre  qu'il  allait  la  perdre. 
Elle  souffrait  extrêmement  de  sa  grossesse  ,  et  attribuait  à  cet 
état  toutes  ses  indispositions  et  toutes  ses  tristesses. 

André  la  soignait  tendrement ,  et  s'imaginait  qu'elle  seraitdéli- 
vrée  de  tous  ses  maux ,  le  jour  où  elle  deviendrait  mère. 

Geneviève ,  se  sentant  près  de  ce  moment ,  songea  à  l'avenir  de 
cet  enfant  qu'elle  espérait  léguer  à  son  mari.  Elle  s'effraya  de 
l'éducation  qu'il  allait  recevoir,  et  des  maux  qu'il  aurait  à  en- 
durer; elle  désira  lui  procurer  une  existence  indépendante  ,  et 
pensant  qu'elle  avait  assez  faitpour  montrer  sa  soumission  etson 
désintéressement  personnel,  elle  décida  en  elle-même  que  le  mo- 
ment du  courage  et  de  la  fermeté  était  venu. 

Elle  déclara  doncà  André  qu'il  fallait  demander  à  son  père  une 
pension  alimentaire  qui  mît  leur  enfant,  en  cas  d'événement,  A 
couvert  du  besoin ,  et  qui  pût  par  la  suite  lui  assurer  un  sort  indé- 
pendant.  Elle  fixa  cette  pension  à  douze  cents  francs  de  rente,  le 
strict  nécessaire  pour  (juiconque  sait  lire  etécrire ,  et  ne  veut  être 
ni  soldat ,  ni  domestique. 

André  laissa  voir  sur  son  visage  l'émotion  pénible  queluicau- 
sait  celle  nécessité:  il  promit  néanmoins  de  s'en  occuper.  Gene- 
viève conq)rit  qu'il  ne  s'en  occuperait  pas.  Elle  s'arma  de  réso- 
lution et  alla  trouverle  marquis.  Elleluiexposa  sa  demande  dans 
les  termes  les  plus  doux,  et  fut  accueillie  mieux  qu'elle  ne  s'y 
attendait.  Le  marquis  espéra  acheter  à  ce  prix  modeste  la  signa- 
ture d'André  j\  un  acte  de  renonciation ,  et  il  promit  à  cette  con- 
dition d'acquiescer  à  la  demande  de  Geneviève:  mais  celle-ci,  qui 
en  toute  autre  situation  se  fût  engagée  à  tous  les  sacrifices  pos- 
sibles, comprit  qu'elle  n'avait  pas  le  droit  de  le  faire  en  ce  mo- 
ment: elle  allaitmourir  et  laisser  un  orphelin  ,  car  André  n'était 
pas  plus  propre  au  rôle  de  père  qu'îi  celui  de  fils  et  d'époux.  Elle 
frémit  à  l'idée  de  dépouiller  son  enfant,  et  de  le  saccifier  à  un 
sentiment  d'orgueil  etd(!  dédain.  Elle  essaya  de  faire  comprendre 
à  son  beau-père  ce  qui  se  passait  en  elle;  mais  ce  fut  bien  inu- 
tile: le  manjuis  insista.  Geneviève  fut  forcée  de  résister  franche- 


REVUE  DE  PARIS.  1<^ 

ment.  Alors  le  marquis  entra  dans  une  fureur  épouvantable ,  et 
raccal)la  d'injures;  la  gouvernante,  qui  avait  écouté  àla porte, 
dans  la  crainte  que  son  maître  ne  se  laissât  persuader  par  cet 
entretien,  entra  et  joignit  ses  reproclies  et  ses  insultes  à  celles 
du  marijuis.  Geneviève  avait  supporté  les  premières  avec  rési- 
gnation ;  elle  répondit  aux  secondes  par  une  seule  parole  de  ce 
froid  mépris  qu'elle  savait  exprimer  dans  l'occasion,  d'une 
manière  incisive.  Le  marquis  prit  le  parti  de  sa  maîtresse  ,  et 
ayant  épuisé  tout  le  vocabulaire  des  jurons  et  des  gros  mots  , 
leva  le  bras  pour  frapper  Geneviève.  En  cet  instant.  André  attiré 
par  le  bruit,  entrait  dans  la  chambre.  Personne  n'était  plus 
violent  que  lui,  quand  une  forte  commotion  le  tirait  de  sa  lé- 
thargie hal)iluelle  :dans  ces  momens-lù  il  perdait  absolument  la 
tète,  et  devenait  furieux.  A  la  vue  de  Geneviève  enceinte,  à  demi 
terrassée  par  le  bras  robuste  du  marcjuis  ,  tandis  que  l'odieuse 
servante  s'avançait ,  une  chaise  dans  les  mains  pour  la  jeter  sur 
elle  ,  André  s'élança  sur  un  couteau  de  chasse  qui  était  ouvert 
sur  la  table  ,  prit  d'une  main  son  père  à  la  gorge,  et  de  l'autre 
le  frappa  àla  poitrine. 

Geneviève  s'était  élancée  entre  eux  avec  un  gémissement  d'hor- 
reur; elle  avait  saisi  le  bras  d'André  et  l'avait  contraint  à  céder. 
La  chemise  du  marquis  fut  à  peine  effleurée  par  la  lame ,  et  Gene- 
viève se  coupa  les  doigts  assez  profondément  en  cherchant  à  s'en 
emparer.  —  Ton  père ,  ton  père  ;  c'est  ton  père  !  criait-elle  à 
André  d'une  voix  étouffée  ;  .\ndré  laissa  tomber  le  couteau  et 
s'évanouit. 

La  servante  essaya  de  jeter  sur  Geneviève  tout  l'odieux  de  cette 
scène  déplorable;  mais  le  marquis  avait  vu  de  trop  près  les  choses , 
pour  ne  pas  savoir  très  bien  que  Geneviève  lui  avait  sauvé  la  vie, 
que  le  sang  dont  il  était  couvert  était  sorti  des  veines  de  la  i)auvre 
innocente.  Il  se  calma  aussitôt  et  l'aida  fi  secourir  André,  qui  était 
dans  un  état  effrayant.  Quand  il  revint  à  lui,  il  regarda  son  père 
et  sa  femme  d'un  air  effaré ,  et  leur  demanda  ce  qui  s'était  passé. 
—  Rien!  dit  le  marquis  dont  le  cœur  n'était  pas  toujours  fermé  à 
la  miséricorde ,  à  la  vue  d'un  rei)entir  sincère  ,  et  quid'ailleurs  se 
sentait  aussi  coupable  qu'André.  —  A  genoux  !  Andi'é ,  dit  Gene- 
viève à  son  mari,  à  genoux  devant  ton  pèi-e  !  et  ne  te  relève  pas 
qu'il  ne  t'ait  pardonné.  Je  vais  te  donner  l'exemjjle. 

Cette  soumission  acheva  de  désarmer  le  marquis  ;  il  embrassa 


104  REVUE  DE  PARIS. 

son  fils  et  Geneviève ,  et  déclara  qu'il  accordait  la  pension  de  douze 
cents  francs.  Les  malheureuxjeunes  gens  n'étaient  guère  en  état 
de  songer  au  sujet  de  la  querelle.  André  eut,  pendant  trois  jours, 
un  tremblement  nerveux  de  la  tète  aux  pieds.  Son  père  radoucit 
sensiblementses  manières  accoutumées,  mitsa  servante  à  la  porte 
et  témoigna  presque  delà  tendresse  à  Geneviève;  mais  il  n'était 
plus  temps:  son  enfant  était  mort  ce  jour-là  dans  son  sein;  elle  ne 
le  sentait  plus  remuer ,  et  elle  attendait  tous  les  jours  avec  un  cou- 
rage stoïque  les  atroces  douleurs  qui  devaient  la  délivrer  de  la  vie. 
Le  brave  médecin  qui  avait  soigné  André  vint  la  voir,  et  lui  de- 
manda comment  elle  se  trouvait.  Geneviève  l'emmena  dans  le  ver- 
ger, etquand  ils  furent  seuls:  — Mon  enfant  est  mort ,  lui  dit-elle 
d'un  air  triste  et  calme,  et  moi  je  mourrai  aussi  ;  dites-moi  si  vous 
croyez  que  ce  serabientôt!  —  Le  médecin  n'eut  pas  de  peine  àla 
croire,  et  vit  qu'elle  était  perdue,  mais  qu'elle  avait  du  cou- 
rage. 

—  Au  moins ,  lui  dit-il ,  vous  mourrez  sans  trop  souffrir  ;  vous 
n'aurez  pas  la  force  d'accoucher,  vous  avez  un  anévrisme  au  cœur 
et  Vous  étoufferez  dès  les  premiers  symptômes  de  délivrance. 

—  Je  vous  remercie  decette  promesse,  dit  Geneviève,  et  je  re- 
mercie Dieu  qui  m'épargne  à  mon  dernier  moment,  j'ai  assez  souf- 
fert dans  cette  vie  ;  il  a  fini  avec  moi. 

En  effet,  pendant  cedernier  mois,  Geneviève  ne  souffritplus  : 
elle  n'avait  plus  la  force  de  quitter  son  fauteuil  ;  mais  elle  lisait 
l'Écriture  sainte ,  ou  se  faisait  apporter  des  fleurs  dont  elle  par- 
semait sa  table.  Elle  passait  des  heures  entières  à  les  contempler 
d'un  air  heureux,  et  personne  ne  pouvait  deviner  à  quoi  elle  son- 
geait dans  ces  momens  là.  Geneviève  souffrait  de  se  voir  entourée 
et  surveillée,  elledemandaiten  grâce  à  être  seule:  alors  il  lui  sem- 
blait qu'elle  rêvait  ou  priait  plus  librement;  elle  regardait  douce- 
ment le  ciel  etses  fleurs,  puis  elle  se  penchait  vers  elles,  et  leur 
parlait  à  demi-voix  d'une  manière  étrange  et  enfantine.  — Vous 
savez  que  je  vous  aime,  leur  disait-elle,  j'ai  un  secret  à  vous  dire: 
c'est  queje  vous  ai  toujours  préférées  à  tout.  Pendantlong-temps 
je  n'aivécuque  pour  vous  ;  j'aiaimé  André  à  cause  devons,  parce 
qu'il  me  semblait  pur  et  beau  comme  vous.  Quandj'ai  souffert  par 
lui ,  je  me  suis  reportée  vers  vous  ;  je  vous  ai  demandé  de  me  con- 
soler ,  et  vous  l'avez  fait  bien  souvent ,  car  vous  me  connaissez, 
\=ous  avez  un  langage,  etj^vous  comprends.  Nous  sommes  sœurs. 


REVUE  DE  PARIS.  lOG 

Ma  mère  m'a  souvent  dit  que,  quand  elle  était  enceinte  de  moi , 
elle  ne  rêvait  que  de  Heurs ,  et  (jue  (juand  je  suis  née ,  elle  m'a  fait 
mettre  dans  un  berceau  semé  de  feuilles  de  roses.  Quand  je  serai 
morte,j'esi)ère  qu'André  en  répandra  encore  sur  moi,  et  (ju'il  vous 
portera  tous  les  jours  sur  mon  toml)eau ,  ô  mes  chères  amies  ! 

Quel({uefois  elle  prenait  un  lis ,  et  l'approchait  du  visage 
d'André,  agenouillé  devant  elle:  —  Tu  es  blanc  comme  lui,  lui 
disait-elle,  et  ton  ame  est  suave  et  chaste  comme  son  calice; tu 
es  faible  comme  sa  tige,  et  le  moindre  vent  te  courbe  et  te  renverse; 
je  t'ai  aimé  peut-être  à  cause  de  cela ,  car  tu  étais  comme  mes 
Heurs  chéries,  inoffensif,  inutile  et  précieux. 

Quelquefois  il  lui  arriva  de  se  surprendre  à  regretter  presque 
la  vie.  Le  matin,  quand  la  nature  s'éveillait  rianteet  animée,  quand 
les  oiseaux  chantaient  dans  les  arbres ,  couverts  de  fleurs,  quand 
tout  semblait  goiUer  et  savourer  le  bonheur ,  alors  elle  éprouvait 
contre  André  une  sorte  de  colère  sourde;  elle  se  rappelait  les 
jours  calmes  et  délicieux  qu'elle  avait  passés  dans  sa  petite  cham- 
bre avant  de  le  connaître,  et  elle  sentait  que  tous  ses  maux  da- 
taient du  jour  où  il  avait  parlé  d'amour  et  de  science  ;  elle 
regrettait  son  ignorance,  et  le  calme  de  son  imagination ,  et  les 
tendres  rêveries  où  elle  s'endormait  heureuse ,  alors  qu'elle  ne 
savait  la  raison  de  rien  dans  l'univers.  Dans  ces  momens  de 
tristesse ,  elle  priait  André  de  la  laisser  seule ,  et  elle  attendait , 
pour  le  rappeler,  que  cettedispositioneût  fait  place  à  sa  résigna- 
tion habituelle  ;  alors  elle  le  traitait  avec  une  ineffable  tendresse, 
et  pour  le  récompenser  de  ses  derniers  soins,  elle  emporta  dans 
la  lomlie  le  secret  de  quelques  larmes  accordées  ù  la  mémoire 
du  passé. 

Quelques  jours  avant  sa  mort ,  Henriette  vint  la  voir  etlui de- 
manda pardon ,  à  genoux  et  en  sanglottant ,  de  sa  conduite  folle 
et  cruelle.  Geneviève  la  pressa  contre  son  cœur,  et  lui  promit  de 
prier  i)our  elle  dans  le  ciel. 

Le  dernier  jour,  Geneviève  pria  André  de  lui  apporter  plus  de 
fleurs  qu'à  l'ordinaire,  d'en  couvrir  son  lit,  et  de  lui  faire  un  bou- 
quet et  une  couronne.  Quand  il  les  eut  apportées,  il  s'aperçut  qu'il  y 
avait  des  tubéreuses ,  et  voulut  lesretirerdans  la  crainte  quêteur 
parfu  m  nelui  fît  mal:  Geneviève  le  força  de  les  lui  rendre.—  Don- 
ne ,  donne ,  André ,  lui  dit-elle ,  tu  ne  sais  quel  service  j'en  espère  ; 
le  moment  de  souffrir  et  de  mourir  est  venu  :  puissent-elles  me 


106  REVDE  DE  PARIS. 

servir  de  poison ,  et  m'endormir  vite.  Joseph  entra  en  cemoment, 
elle  lui  tendit  la  main ,  et  le  fit  asseoir  près  d'elle  ;  elle  passa 
son  autre  bras  autour  du  cou  d'André ,  et  appuya  sa  joue  froide 
contre  la  sienne.  Ils  voulurent  lui  parler.  —  Taisez-vous ,  leur 
dit-elle,  je  pense  à  quelque  chose  ,  je  vous  répondrai  plus  tard. 
Elle  resta  ainsi  une  demi-Iieure.  Joseph  sentilalors  un  léger  tres- 
saillement: il  baisa  la  main  qu'il  tenait;  elle  était  raide  et  froide. 

—  André ,  dit-il  d'une  voix  étouffée,  embrasse  ta  femme. 

André  embrassa  Geneviève  ;  il  la  regarda ,  elle  était  morte. 

André  fut  malade  pendanlun  an.  L'infortuné  n'eut  pas  la  force 
de  mourir.  Joseph  ne  le  quitta  pas  un  seul  jour.  On  les  voit  sou. 
vent  se  promener  ensemble  le  long  des  traînes  :  André  marche 
lentement  et  les  yeux  baissés,  quelquefois  il  sourit  d'un  air  éton- 
né; son  père  est  devenu  doux  et  complaisant  pour  lui.  Depuis 
qu'il  n'a  plus  ni  désirs ,  ni  espérances  sur  la  terre,  il  n'a  plus  de 
lutte  à  soutenir  contre  ce  vieillard  obstiné.  Henriette  ne  parle 
jamais  de  Geneviève  ,  sans  un  déluge  d'éloges  et  de  larmes  sin- 
cères et  bruyantes.  Celui  qui  la  regrette  le  plus  vivement ,  c'est 
Joseph:  il  n'en  parle  jamais,  il  semble  aussi  insouciant,  aussi 
viveur  qu'autrefois;  mais  il  y  adesmomens  où  sa  figure  trahit 
une  souffrance  encore  plus  longue  et  plus  profonde  que  celle 
d'André. 

George  Sand. 


LES  MASQUES  PARISIENS 

AU  DIX-HUITIÈME  SIÈCLE. 


IL 


Fatiguée  de  promener  sa  vtie  à  Liiciennes  sur  les  clous  d'or 
de  sa  chambre,  dont  les  fêtes  figuraient  en  relief  des  images 
lascives ,  et  sur  les  pastorales  de  Fragonard ,  M'""  Dubarry  se 
sauvait  fréquemment  à  Versailles ,  dans  son  pavillon  de  l'Ave- 
nue, où  elle  conviait  l'Opéra  et  le  danseur  Dauberval  au  loisir 
de  ses  nuits.  Dans  les  derniers  jours  de  février  1773 ,  ne  sachant 
plus  comment  réveiller  les  sens  de  Louis ,  elle  imagina  de  mon- 
ter au  pavillon  même  Endymion ,  ballet  inédit  de  Yestris, 
œuvre  chorégraphique  où  toutes  les  lubricités  de  la  pantomime 
étaient  savamment  réunies.  Les  appartemens  de  la  favorite  se 
changèrent  en  coulisses  ;  les  lieux  les  plus  secrets  devinrent  des 
loges  et  des  vestiaires  5  les  écuries  accueillirent  le  personnel  de 
la  danse  et  de  la  musique.  L'hospitalité  était  de  bon  goût  comme 
ia  fête,  et  rien  ne  manquait  à  l'illusion  du  spectacle. 

.lamais  les  grands  hôtels  de  Versailles ,  aujourd'hui  muettes 
et  régulières  nécropoles ,  n'avaient  répété  des  cris  plus  désor- 
donnés sous  leurs  voûtes  ,  et  des  figures  plus  ivres  dans  leurs 
trumeaux.  Je  me  trompe:  il  y  eut  un  moment,  plus  tard,  où 
les  bottes  ferrées  du  Nord,  insolentes  comme  des  talons  rouges, 
résonnèrent  dans  l'escalier  monumental  de  ces  palais.  Alors  ce 
ne  furent  pas  des  cris ,  mais  des  hurlemens  ;  ce  ne  fut  pas  de 
l'ivresse,  mais  de  la  rage.  A  l'orgie  des  Prussiens  en  1815 ,  il  ne 
manquait  pour  convives  dans  cette  Palmyre ,  que  les  squelçltes 


108  REVUE  DE  PARIS. 

lies  roués  qu'ils  vengeaient  avec  tant  d'imagination.  Et  puis, 
aux  plaines  de  Cassel ,  un  vieil  Hessois  qui  fume  sa  pipe ,  sa 
belle  pipe  de  Hongrie ,  le  bras  en  collier  autour  du  cou  de  sa 
jument ,  ce  vieillard  aura  dit  un  jour  à  ses  fils  qu'il  a  vu  Ver- 
sailles ,  le  bazar  du  grand  roi  et  de  la  grande  révolution ,  Ver- 
sailles où  l'or  ruisselle  sur  les  murs  ,  l'eau  dans  des  bassins  de 
marbre,  et  la  verdure  en  mille  rivières  de  gazon.  Le  Hessois  a 
dit  cela,  et  tandis  qu'il  parlait  ainsi,  ses  fils  regardaient  à 
l'Ouest,  la  jument  intelligente  hennissait  en  grattant  la  terre  du 
Isabot;  car  ses  quatre  jambes  ont  volé  à  travers  la  mitraille  de 
Waterloo ,  ses  naseaux  ont  rougi  la  Seine ,  et  son  œil  fauve  bril- 
ait  le  soir  à  la  fenêtre  des  métairies  champenoises.  A  son  flanc 
est  restée  l'estampille  d'une  blessure.  Elle  avait  écrasé  l'enfant 
d'un  laboureur ,  et  l'épieu  dun  paysan  lui  ouvrit  le  ventre. 

Mais  le  pavillon  de  la  comtesse  Dubarry  ,  festonné  de  médail- 
lons erotiques  et  scintillant  de  bougies  colorées,  n'était  pour  le 
moment  que  Vdpetite  maison  du  roi.  On  n'y  connaissait  encore 
l'étranger  que  d'après  les  dessins  tartares  envoyés  de  Pékin 
par  l'empereur  à  son  cousin  d'Europe.  D'ailleurs  Louis  avait  le 
cœur  trop  fier  pour  être  Chinois ,  Italien  ou  Saxon  dans  la  dé- 
bauche. Ses  jouissances  les  plus  neuves,  ses  raliînemens  les  plus 
imprévus ,  ses  maîtresses  même,  tout  cela  fut  gravement  natio- 
nal. A  Versailles  on  exécutait  avec  une  rage  patriotique  Castor 
et  Poilu X ;  on  toisait  avec  impertinence  le  chevalier  Gluck, 
cet  Allemand  barbaie.  Il  y  avait  des  roses  partout:  des  roses 
au  collier  des  petits  chiens,  des  roses  aux  branches  des  candé- 
labres ,  et  en  guirlande  dans  les  aubussons  du  parquet,  des 
roses  à  la  gorge  des  femmes  demi-nues ,  des  roses  au  socle 
des  pendules ,  où  le  temps  passait  avec  sa  faux  et  sa  longue 
barbe  sur  des  fleurs.  Vous  le  voyez ,  rien  n'était  plus  français. 
Si  le  comte  de  Saint-Germain  eût  prédit  aux  violons  de  la  cour- 
tisane que  les  trompettes  de  Blucher  étoufferaient  un  jour  le 
dernier  écho  de  leurs  gammes ,  l'orchestre,  en  belle  humeur, 
eût  pendu  en  effigie  ,  comme  Jean-Jacques,  le  Cassandre  empi- 
rique et  Prussien  lui-même.  Le  règne  du  Bien-Aimé  paraissait 
éternel  comme  la  gloire  de  Rameau. 

Le  28  février ,  Jeanne  Vaubernier  vint  prendre  place  en  face 
de  son  théâtre,  au  milieu  de  sa  cour,  entres  M™«'  de  Valenti- 
nois,  de  Mirepoix  et  de  l'Hospital.  Au-dessus  delà  chaise  longue 


REVUE  DE  PARIS.  109 

lie  la  favorite  on  voyait  le  portrait  en  pied  de  Cliarle3  I" ,  roi 
d'Angleterre,  cette  précieuse  toile  de  Vandyck  que  vous  admirez 
maintenant  au  Louvre ,  et  que  la  comtesse  nous  garda  pour  dix 
raille  écus.  Tout  se  réunissait  pour  exalter  jusqu'au  délire  l'or- 
gueil de  Jeanne  :  le  matin ,  dans  l'atelier  de  Vernet ,  elle  avait 
signé  de  ses  jolis  doigts ,  et  sur  un  bout  de  papier ,  une  ordon- 
nance de  50,000  livres  payables  à  vue  à  l'artiste  par  Beaujon , 
le  banquier  du  roi,  et  le  soir ,  en  se  montrant  dans  la  salle  oii 
les  trois  premiers  théâtres  de  la  nation  députaient  humble- 
ment à  sa  fête  leur  répertoire  et  leurs  coryphées,  elle  tenait  à 
la  main  une  lettre  de  Voltaire.  Au  moment  où  la  foule  s'ouvrait 
avec  le  plus  d'ivresse  sur  son  passage,  un  œuf  énorme  se  fit 
jour  entre  les  aigrettes  de  plumes  et  les  robes  à  queues ,  et  sem- 
bla tout  à  coup  éclore  sous  les  pas  des  duchesses;  œuf  en  carton 
peint ,  œuf  ravissant  de  blancheur  et  poli  comme  le  fruit  d'un 
pigeon.  L'œuf  ainsi  tombé  du  ciel  se  brisa  ,  et  il  en  sortit  un 
enfant  ailé,  armé,  frisé,  nu,  mais  encore  à  cet  âge  où  la  nu- 
dité s'ignore;  l'enfant  repoussa  de  son  pied  mignon  la  coquille, 
arracha  d'une  main  le  bandeau  qui  lui  meurtrissait  les  yeux, 
et  de  l'autre  déposa  sur  les  genoux  de  la  comtesse  ses  flèches 
et  son  arc.  A  cette  ingénieuse  surprise,  il  s'éleva  un  murmure 
d'admiration  ;  le  maréchal  de  Richelieu  lui-même ,  balançant 
son  vieux  corps  de  bouquin ,  chuchota  à  l'oreille  de  la  sultane, 
et  lui  dit  avec  agrément  :  <t  Vénus  a  paru ,  et  l'Amour  est  né.  » 
L'Amour  sans  bandeau,  c'était  Louis  XV.  Toutes  les  fois  que 
les  allégories  sont  inintelligibles,  on  les  saisit.  En  1773  ,  Louis, 
roi  de  France ,  devait  ressembler  à  Cupidon  à  peu  près  comme 
M.  de  Richelieu  ressemblait  à  Mercure.  Mais  ce  rapport  de  phy- 
sionomie était  officiel ,  indiqué  par  le  programme ,  et  sous  les 
ordres  du  premier  gentilhomme  de  service  :  nul  ne  s'y  trompa , 
le  roi  fut  reconnu.  Un  peu  confuse,  les  yeux  brillans,  la  com- 
tesse étala  magnifiquement  son  bonheur  et  son  pouff.  Lepouff 
au  sentiment  ^  coiffure  intellectuelle,  édifice  toujours  encyclo- 
pédique, était  une  œuvre  supérieure  où  les  plus  petits  détails 
représentaient  des  idées.  Ordinairement  le  pouff  racontait  une 
histoire.  Si  l'histoire  de  Jeanne  Vaubernier  était  écrite  sur  sa 
tête,  il  y  a  beaucoup  de  romans  au  dix-huitième  siècle  qui  ne 
valaient  pas  seulement  une  mèche  de  ses  cheveux.  Pour  le  suc- 
cès d'une  telle  coiffure ,  il  fallait  la  vie  et  le  rang  de  la  comtesse. 

TOME  IV.  10 


110  REVUE  DE  PARIS. 

Quel  génie  dans  l'artisle  qui ,  tous  les  soirs ,  deson  peigne  léger, 
en  crêpait  amoureusement  les  boucles  enrepenlir ,  et  les  nattes 
indiscrètes!  —  J'ai  dit  encore  que  M^p  Dubarry  était  aussi 
rayonnante  de  son  bonbeur  que  de  son  pouff.  Oui,  pendant 
cinq  années,  ce  fut  la  plus  heureuse  créature!  Elle  posa  son  joli 
pied ,  chaussé  de  la  mule  royale  ,  sur  la  mitre  des  évêque  ;  le 
premier  trône  du  monde  a  été  sa  chaise  longue ,  et  le  fils  bien- 
aimé  de  l'Église  la  préférait  à  ses  autels;  religion  ,  ministère, 
argent,  intelligence,  dynastie,  elle  a  tout  serré  dans  sa  main 
mignonne.  Hier,  pour  un  écu,  la  France  entière  possédait  cette 
femme  ;  aujourd'hui ,  pour  un  baiser ,  cette  femme  possède  la 
France  entière.  Si  ce  roman-là  ne  méritait  pas  l'échafaud ,  il 
méritait  bien  un  poufF. 

Mais  tandis  que  Guimard  ,  Dauberval  et  Vestris  faisaient 
agréablement  de  la  mythologie  avec  leurs  jambes ,  que  faisait 
donc  le  roi ,  ce  véritable  maître  des  ballets?  A  quelques  toises  du 
pavillon,  dans  la  tribune  de  la  chapelle  de  Versailles,  il  écou- 
tait le  troisième  sermon  de  l'abbé  de  Beauvais.  Le  roi  était  assis 
à  la  même  place  et  dans  le  même  fauteuil  d'où  Louis  XIV ,  vieil- 
lard faible,  monarque  déchu,  entendait  ,  avec  une  terreur  si 
profonde,  les  harangues  diversement  chrétiennes  de  Massillon, 
de  Fléchier  et  de  Lelellier.  Quand  la  voix  du  jeune  prédicateur 
montait  vers  les  orgues  avec  plus  de  courage  et  d'éclat  ,  le  roi , 
caché  par  les  piliers  ,  mais  ne  déguisant  pas  son  émotion ,  se 
penchait  involontairement  sur  le  balustre;  il  regardait  dans 
l'église  ;  et ,  au  milieu  des  courtisans ,  des  gardes  et  des  gens  de 
sa  maison  qui  étaient  là  debout ,  chapeau  bas  ,  immobiles,  épou- 
vantés de  la  hardiesse  du  lévite ,  à  travers  la  vaporeuse  lumière 
delà  nef  et  les  lourdes  draperies  du  chœur',  il  croyait  voir  la  bière 
de  son  aïeul.  Depuis  le  jour  de  la  Purification,  toutes  les  se- 
maines, l'abbé  deBeauvaischangeaitainsilecarnavaldu  monar- 
que en  austère  examen  de  conscience.  Le  zèle  du  prêtre  fut  dé- 
menti par  l'issue  profane  du  carême,  et  pour  effrayer  Louis  XV 
d'une  manière  décisive,  il  ne  fallut  rien  moins,  dans  l'automne 
suivant,  quelamortdeChauvelin ,  foudroyé  d'apoplexie  sous  ses 
yeux,  comme  le  pauvre  marquis  ramassait  l'éventail  de  M™"  de 
Mirepoix;  mais,  dans  ce  moment,  aux  tonnantes  paroles  de 
M.  son  prédicateur  ,1e  roi  était  déjà  sérieusement  triste.  Use  fit 
donc  un  silence  extraordinaire  autour  de  la  comtesse,  lorsque 


REVUE  DE  PARIS.  111 

M.  de  Bissy ,  entrant  dans  le  salon  avec  fracas ,  s'écria  d'un  air 
d'importance  :  sa  majesté  ne  viendra  pas.  A  ces  mois,  Diane, 
{jiii  allait  embrasser  Endymion,  remonta  dans  ses  nuayes.  Le 
rideau  tomba ,  les  panaches  se  dispersèrent  ,  l'Amour-Vestris 
resta  seul  en  tète-à-tèle  avec  ses  coquilles  d'œuf ,  encore  épar- 
ses  sur  le  par([uet.  On  n'entendit  bientôt  plus  dans  le  pavillon 
que  les  voix  bruyantes  des  valets,  qui  appelaient  les  équipages. 
Atterrée  par  ces  dévolions  imprévues  de  son  amant,  la  favorite 
se  jeta  dans  sa  voilure  et  s'enfuit  à  Luciennes  pour  se  consoler  en 
artiste.  M"*'  Raucour  et  Phèdre  l'y  attendaient. 

Voilà  comme  le  cai'naval  du  dernier  siècle,  à  tous  les  étages 
de  la  société  parisienne,  se  montrait  inépuisable  de  forme, dra- 
niatiqueen  ses  allures,  tantôt  frivole  et  tantôt  grave,  réjouissant 
et  mordant.  11  y  aurait  des  volumes  à  écrire  sur  son  histoire. 
Nous  aurions  pu  dire,  en  leçon  aux  fils  de  famille,  l'incroyable  farce 
de  ce  M.  de  Chalus  qui  renouvela,  dansle  carnaval  de  1773,  la  bouf- 
fonnerie du /é^a^a//e,  se  mit  au  lit  à  la  place  de  son  oncle,  dicta 
un  testament  où  il  s'instituait  lui-même  pour  héritier  unique, 
et  le  lendemainse  présenta  effrontément  chez  le  notaire  pour  tou- 
cher les  espèces  du  défunt.  Nous  aurions  pu  vous  dire  comment 
en  1770 ,  M.  de  La  Harpe  dévora  ,  heure  pour  heure,  à  lui  seul , 
l'hiver  entier  par  les  irrésistibles  lectures  qu'il  faisait  de  sa  lar- 
moyante Mêlante  aux  femmes  de  Paris ,  et  comment  la  reli- 
gieusequi  s'étaitpendue de  désespoir  dansle  parloir  du  couvent 
de  la  Conception,  rue  Sainl-Honoré ,  devint  tout  à  coup  et  en 
même  temps ,  un  épisode  de  carnaval ,  un  sujet  de  tragédie ,  et 
une  victime  à  la  mode ,  de  l'intolérance ,  grâce  aux  poumons  de 
cet  adorable  auteur.  Nous  aurions  pu  encore  vous  dire  que  le 
comte  d'Artois ,  maintenant  à  Prague ,  lit  la  plaisanterie  d'en- 
voyer à  Londres  un  courrier  diplomatique ,  afin  d'avoir  l'opi- 
nion des  joueurs  anglais  sur  une  partie  de  creps  qu'il  suspen- 
dit jusqu'au  retour  de  ce  messager  extraordinaire.  Mais  au- 
jourd'hui, ces  inspirations  de  la  fohe  ne  réveilleraient  que  des 
sentimens  de  pitié  ou  d'orgueil.  Le  Français ,  quoique  né  nm- 
/îM,  ne  se  permet  cependant  plus  d'être  fou,  même  dans  le 
vaudeville. 

Le carnival  actuel  n'est  plus  qu'ombre ,  fumée,  néant,  je  ne 
sais  quoi  de  vide,  de  terne ,  de  sali  et  de  crispé  ;  à  sa  vue,  il  me 
souvient  toujours  de  ces  boutiques  où  les  revendeuses  viennent 


112  REVUE  DE  PARIS. 

régulièrement  après  chaque  saison  d'hiver ,  déposer  ses  falbalas 
huileux ,  ses  caprices  alîadis  et  ses  toilettes  détrempées ,  comme 
des  bancs  de  quartz  ou  des  alluvions  marines;  le  tumulus  croît  et 
s'élève,  les  cristallisations  se  forment;  bientôt  il  ne  restera  delà 
folie  primitive  que  dé])Oires  ,  loques  et  ennuis,  ruines  de  toute 
espèce  et  de  toute  laideur.  Si  les  masques  ont  encore  gardé  une 
signification ,  cherchez-la  dans  le  tombereau  fangeux  qui ,  le  pre- 
mier matin  du  carême ,  nous  voiture  de  la  Courtille  :  ces  femmes 
ivres  de  danse  et  brisées  de  sommeil ,  ces  têtes  enluminées  qui 
ballent  aux  cahots  du  tiacre,  ces  flambantes  joues  où  les  taches 
de  vin  lavent  maintenant  les  mouches,  ces  paillasses  endormis 
sur  un  cheval  étique ,  ces  torches  qui  pétillent  avec  un  éclat 
funèbre,  n'est-ce  pas  Sodome  entière ,  agonisante  et  rendue?  La 
gastronomie  elle-même  a  répudié  le  carnaval  ;on  ne  mange  plus 
démesurément ,  à  mort,  comme  mangeaient  nos  pères.  Parmi 
les  élucubrations  sensuelles  et  les  voluptés  abdominales ,  le  dix- 
huitième  siècle,  lui,  n'a  rien  oublié.  Aussi  terminerons-nous  ces 
simples  notes  par  le  récit  d'une  orgie  à  la  fois  historique  etpri- 
vée.  Nousla  citons  comme  document  ;  nous  la  donnons  pour 
exemple. 

Le  carnaval  de  1783  fut  rempli  par  un  homme.  En  des  années 
moins  socialement  tourmentées,  sous  l'influence  de  Law  ou  de 
M""  de  Chàteauroux ,  cette  circonstance  seule  eût  apporté  des 
entraves  à  la  marche  du  gouvernement  ;  en  1783 ,  elle  n'amena 
qu'un  personnage  de  plus  sur  le  trône  de  la  mode  où  déjà  Mont- 
gollier  prenait  place  hardiment  entre  l'inoculation  et  Beaumar- 
chais; pendant  six  semaines,  delà  Chandeleur  au  mercredi  des 
Cendres,  ce  personnage  gouverna  despotiquement  les  idées,  les 
femmes  et  les  mœurs ,  en  dépit  de  M.  Necker ,  plus  célèbre  par 
l'hôpital  qu'il  a  fondé  que  par  le  ministère  qu'il  a  conduit  :  nous 
voulons  parler  de  maître  Grimoddela  Reynière,  avocat  au  par- 
lement ,  Zoïle  des  fermiers  générauxet  flatteur  du  cochon.  C'est 
un  des  originaux  du  dix-huitième  siècle  qui'bnt  faille  plus  d'in- 
grats dans  le  nôtre. 

Grimod  de  la  Reynière,  fils  unique  de  l'administrateur  en  chef 
des  postes  du  royaume ,  menait  un  genre  de  vie  si  bizarre  que 
ses  contemporains  ont  toujours  hésité  aie  reconnaître,  soitpour 
un  garçon  d'esprit ,  soit  pour  un  grand  fou.  La  nature ,  qui  lui 
avait  donné  tout  ce  qu'elle  n'accorde  jamais  qu'aux  plus  heu- 


REVUE  DE  PARIS.  115 

reux,  lui  refusa  des  mains.  Il  était  extrêmement  riche,  beau  di- 
seur ,  écrivain  spirituel:  sa  figure  avait  de  l'agrément ,  son  cœur 
desqualités  généreuses;il  plaisaitaux  femmes,  aimait  beaucoup  sa 
mère,  jetait  l'argent  par  les  fenêtres  :  mais  à  l'extrémité  de  ses 
avant-bras,  il  portail  un  moignon  terminé  en  pattes  d'oie  et  ren- 
fermé dans  un  gant.  Olez  cette  rare  difformité  à  Grimod ,  et 
peut-être  le  siècle  de  la  philosophie  eût-il  compté  une  lumière 
de  plus.  Sans  la  fameuse  chanson  :  Mon  plus  beau  surplis  , 
Boufflers  n'eût  jamais  été  qu'un  évêque;  Grimod,  se  voyant  des 
moignons,  resta culinophile.  Ainsi  va  le  monde. Grimod  cepen- 
dant fut  un  philosophe ,  mais  à  la  manière  d'un  homme  qui  a  des 
pattes  ;  il  lésolut  de  paraître  moins  extraordinaire  encore  par 
ses  mains  que  par  sa  conduite,  et  c'est  à  une  semblable  déter- 
mination qu'il  est  redevable  d'avoir  survécu  à  son  époque;  tant 
la  gloire  tient  à  peu  de  chose!  Issu  de  la  ferme  générale ,  il  se 
déclara  pour  le  peuple  ;  il  appela  hautement  les  fermiers  géné- 
raux oppresseurs ,  tyrans  et  sangsues.  Figurez-vous  un  gros 
banquier, soutenant  de  la  parole  et  de  sa  caisse  un  journal  ré- 
publicain !  Poursuivant  jusqu'au  bout  sa  chimère  absurde,  Gri- 
mod demeura  simple  avocat  au  parlement;  ilplaidaities  affaires 
des  miséra])les,  ne  recevait  aucun  salah-e  et  ne  perdait  aucune 
occasion  defouetter  en  ses  discours  la  finance,  l'aristocratie  et  les 
abus.  Et  puis,  avec  sa  fortune  ,  ildevint  ce  qu'il  voulut,  Uttéra- 
teur,  musicien, chansonnier,  journaliste,  mais  principalement 
et  toujours  culinophile.  A  ces  mérites  de  genre,  laReynière  fils  joi- 
gnait des  originalités  estimables.  Ilfit  rencontred'un  mécanicien 
genevois  fort  habile  qui  utilisa  ses  moignons,  eny  adaptantdes 
doigts  artificiels  ;  dès  ce  moment ,  il  imita  d'Alembert  dans  l'exa- 
gération de  sa  reconnaissance  pour  la  vitrière  de  la  rue  Michel- 
le-Comte  ,  et  transporta  sur  le  mécanicien  la  meilleure  partie  de 
sa  tendresse  filiale.  Le  mépris  qu'il  affichait  pour  son  père  était 
d'ailleurs  moins  un  effet  honteux  de  l'égoïsme  qu'une  amusante 
monomanie.  A  cet  égard ,  il  dit  un  mot  remarquable.  On  lui 
demandait  pourquoi  il  n'avait  pas  acheté  une  charge  de  conseil- 
ler au  parlement.  <i  En  devenant  juge,  répondit  Grimod ,  je  me 
plaçais  dans  le  cas  défaire  pendre  mon  père  ;  en  restant  avocat, 
je  conserve  le  droit  de  le  défendre,  )> 

Gomme  Reslif  de  la  Breloiuie  et  Mercier,  il  avait  pour  Jean- 
Jacques  Rousseau  un  enthousiasme  religieux  ;  il  copiait  scrupu- 

10. 


114  REVUE  DE  PARIS. 

leuspinent  le  grand  homme  dans  ses  manies,  et  à  son  exemple,  il 
vendait  avec  un  sang-froid  très-sérieux  des  ustensiles  de  toilette 
qu'il  fabriquait  malgré  ses  doigts.  Son  atelier  était  établi  dans  le 
somptueux  hôtel  de  l'administrateur  des  postes, ruedes  Champs- 
Elysées  •,  on  vit  l'empereur  Joseph  et  le  grand  duc  de  Russie  ne 
pas  résister  à  l'envie  d"y  marchander  eux-mêmes  les  produits  de 
M.  Grimod;  l'appartement  et  le  locataire  excitaient  une  double 
curiosité.  LorsqueM.de  la  Reynière  reconduisait  un  ami  dans  sa 
voiture,  il  exigeait  le  prix  de  la  course ,  jouait  le  rôle  d'un  co- 
cher de  fiacre ,  et  gardait  ses  profits  pour  des  aumônes  et  des 
souscriptions.  Le  caractère  burlesque  de  ces  fantaisies  était  par- 
faitement rendu  par  le  blason  significatif  de  ses  armes ,  qu'il 
portait  de  gueules,  aune  croixd'argent,  relevées  par  deux  chats 
tigres  et  entourées  des  emblèmes  de  la  justice ,  de  la  liberté ,  de 
l'éloquence  et  de  la  folie,  avec  celte  devise:  quieti  et  musis. 
Jamais  devise ,  comme  vous  en  verrez  bientôt  la  preuve  ,  ne  fut 
mieux  justifiée.  Dans  la  plus  élégante  de  ses  bouffonneries ,  Gri- 
mod choisit  le  carnaval  de  1783  pour  occasion  ;  mais  le  prétexte 
en  était  dramatique  et  même  lugubre.  Nous  ne  sommes  plus  de 
force  vraiment  ù  la  comprendre. 

Au  commencement  de  janvier  était  morte  à  quatre-vingt-trois 
ans ,  comme  elle  s'aj>pliquait  une  mouche  devant  sa  toilette ,  et 
dans  l'impénitence  finale,  M""  Quinault,  soubrette  émérite  de 
la  Comédie-Française,  la  plus  célèbre  et  la  meilleure  desLisettes 
de  Marivaux.  Cette  dame  avait  succédé  àM'i«  Lespinasse  ,  à 
M"""  Geoffrin,dans  la  charge  de  premier  cordon-bleu  de  la  coterie 
encyclopédicpic;  M^""  Necker  n'était  que  le  second.  Rousseau  , 
Duclos,  Saint-Lambert, d'AIembert,  Fagan  ,  Grimod, M™"  d'É- 
j)inay ,  étaientles  habitués  de  la  vieille  comédienne.  Au  dessert, 
on  renvoyait  lesvalets  et  la  nièce  ;  en  supprimait  les  carafes,  ou 
mettait  les  coudes  sur  table ,  et  on  entamait  la  conversation  avec 
une  tournure  si  expressive  que  Jean-Jacques,  un  certain  soir, 
n'y  tenaut  plus,  jeta  sa  serviette,  se  leva  précipitamment  et 
demanda  son  chajjeau.  C'est  là  (pie  Saint-Lambert,  inspiré  par  le 
vin,  réclamait ,  dans  une  sortie  brûlante  ,  la  consommation  du 
mariage  en  public  sur  l'autel  de  la  nature  ;  c'est  aussi  làqueDu- 
clos,  pénétrant  d'autant  moins  l'existence  de  Dieu  qu'il  avait  bu 
plus  de  Champagne,  se  trouvait  à  la  fin  du  souper  ivre  et  ma- 
térialiste. M""^'d'Épinay,  ou  plutôt  Grimm,  a  soin  de  noustrans- 


REVUE  DE  PARIS.  Il5 

mettre  fort  crûment  des  détails  encore  plus  étranges  dans  ses 
Mémoires.  M.  de  la  ReyniOre  trouvait  beaucoup  de  charme  dans 
ces  réunions  phi!osophi([ues  où  ses  apologies  du  cochon  exci- 
taient de  sincères  api)laudissemens.  La  mort  du  cordon-bleu  lui 
causa  une  vivedouleur;  il  rêva  long-temps  au  moyen  de  célébrer 
àsa  manière,  les  funérailles  de  lavieille  soubrette,  et  enfin  ima- 
gina une  parade  dont  l'exécution  satisfaisait  à  la  fois  la  noblesse 
de  ses  regrets  et  la  trempe  de  son  esprit.  Ajoutons  que  le  carna- 
val n'y  perditrien  de  ses  drois. 

M"<'  Ouinault  expira  le  20  janvier ,  au  matin.  Quelques  heures 
après  cet  événement,  la  folie  du  jour  étalant  toutes  ses  paillettes 
et  vidant  toutes  ses  pintes,  Grimod  saisit  aux  cheveux  la  circon- 
stance, laissa  deux  ruisseaux  de  larmes  maculer  dignement  ses 
joues,  et  de  sa  main  artificielle  traça  le  brouillon  de  lacirculaire 
suivante  : 

—  ic  Vous  êtes  prié  d'assister  au  convoi  et  enterrement  d'un 
gueuleton  qui  sera  donné  le  samedi,  premier  février  1783,  par 
maître  Alexandre-Ballhazar-Laurent  Orimod  de  la  Reyniére, 
écuyer  ,  avocat  au  parlement ,  membre  de  l'Académie  des  Arcades 
de  Rome  ,  associé  libre  du  Musée  de  Paris,  correspondant ]»our 
la  partie  dramatiquedu  Journal  de^  Neufcliâtel ,  en  sa  maison, 
rue  des  Champs-Elysées,  paroisse  de  la  Magdeleine-l'Evèque. 
On  fera  son  possible  pour  vous  recevoir  selon  vos  mérites  ;  et  sans 
se  flatter  encore  que  vous  soyez  pleinement  satisfait ,  on  osevous 
assurer  dès  aujourd'hui  que,  du  côté  de  l'huile  etdu  cochon,  vous 
n'aurez  rien  à  désirer.  On  s'assemblera  à  neuf  heures  et  demie 
pour  soui)er  à  dix.  Vous  êtes  instamment  supplié  de  n'amener 
ni  chien  ni  valet,  le  service  devant  être  fait  par  des  servantes 
ad  hoc. 

Vingt-deux  copies  de  ce  brouillon,  magnifiquement  libellées, 
furent  env(»yéesà  vingt-deux  convives  choisis  de  manière  à  for- 
merdu  ban(piet  une  véritable  mosaïque  sociale.  Les  garçons  tail- 
leurs devaient  y  prendre  place  à  côté  desjurisconsultes,  les  comé- 
diens tendre  la  main  aux  apothicaires,  le  philosophe  toaster 
sans  rancune  avec  le  jésuite.  Sauf  le  but  et  la  teneur  de  l'invita- 
tion ,  les  circulaires  ressemblaient,  à  s'y  méprendre,  pour  la 
figure,  à  des  billets  d'enterrement;  au  lieu  des  crânes  hideux  que 
les  graveursde  répocjuc  disposaient  avec  coquetterie  au  frontis- 
pice, M.  Grimod  y  fit  ouvrir  en  taille-douce,  et  sur  des  faces  re- 


116  REVUE  DE  PAUIS. 

bondies ,  une  rangée  de  bouches  artistement  béantes ,  allégorie 
que  les  gourmands  interprétèrent  dans  un  sens  profane.  Ces  let- 
tres ,  en  raison  de  leur  petit  nombre  et  de  leur  format ,  eurent 
même  tant  de  vogue  dans  ce  siècle  de  chiffons,  que  Louis  XVI 
s'en  procura  difficilement  un  exemplaire  qu'il  exposa  sous  un 
cadre  aux  yeux  et  aux  rires  de  ses  courtisans. 

Mais  ce  n'était  pas  tout  que  d'inviter  au  banquet  vingt-deux 
représentans  de  la  société  française  au  dix-huitième  siècle  ;  il 
fallait  encore  que  l'administrateur  des  iiostes,  cepublicain, 
comme  disait  évangéliquement  son  fils ,  prêtât  sa  vaisselle  et 
l'hôtel  des  Champs-Elysées  aux  burlesques  fantaisies  de  maître 
Grimod.  L'avocat  au  parlement  connaissait  le  faibledel'adminis- 
trateur  des  postes;  il  savaitque  le  bonhomme,  redoutantbeaucoup 
le  tonnerre  et  la  poudre,  s'était  réservé  un  appartement  dans  sa 
cave ,  où  il  se  réfugiait  à  l'approche  d'un  orage  ou  au  bruit 
d'une  explosion.  Comme  il  ne  pouvait  pas  amonceler  un  orage , 
Grimod  s'en  tint  aux  chandelles  romaines  et  aux  girandes.  On 
venait  de  conclure  la  paix  avec  l'Angleterre;  les  dames  raffolaient 
déjà  de  Franklin  et  des  lunettes  vertes ,  et  l'engouement  du 
peuple  pour  la  jeune  république  descendait  même ,  vous  l'avez 
vu,  jusque  dans  les  facéties  du  carnaval.  M.  Grimod  dit  à  son 
père  qu'il  avait  commandé  des  feux  pyriques  à  La  Varinière , 
artificier  en  vogue,  et  qu'il  se  proposait  de  brûler  daas  les  jardins 
de  l'hôtel  unecertainequantité  de  poudre  nationale  en  l'honneur 
de  la  liberté  américaine.  Ces  mots  suffirent;  l'administrateur 
décampa,  etGriraod  resta  maître  des  clefs  qu'ilremit  àDugazoR. 
Comédien  spirituel ,  effronté  viveur ,  Dugazon  était  le  poète 
ordonnateur  de  la  parade.  Elle  coûta  dix  mille  écus. 

Et  d'abord ,  en  arrivant  au  rendez-vous,  aux  portes  de  l'hôtel 
des  Champs-Elysées,  le  convive,  gentilhomme,  robin,  ou  petit 
collet,  trouva  un  premier  suisse,  personnage  cabalistique  et  muet, 
dont  les  doigts  chàtoyansde  bagues  et  empêtrés  de  manchettes, 
ouvrirentlentementson  billot  d'invitation.  Ceconciergefitau pa- 
pier une  mystérieuse  corne,  et  adressa  le  néophyteà  unsecond 
suisse  plus  éloquent;  celui-ci  demanda  d'unevoix  basseau  con- 
vive s'il  était  invité  par  M.  de  la  Reynière  l'oppresseur  dupeu- 
ple,  ou  par  M.  de  la  Reynière  le  défenseur  du  peuple.  Après 
avoir  répondu  d'une  manière  satisfaisante  à  celte  (piestion,  l'in- 
vité monta  rapidement  un  escalier,  et  fut  reçu  dans  imè  espèce 


REVUE  DE  PARIS.  117 

de  corps-de-garde  par  des  savoyards  vêtus  en  hérauts  d'armes, 
et  brandissant  des  halleliardes  dorées.  De  ce  corps-de-garde,  le 
convive  passa  dans  une  galerie,  où  un  frère  terrible,  un  in- 
connu, comme  dans  les  loges  maçonniques,  ayant  le  casque  en 
tête,  la  visière  baissée,  la  cotte  de  mailles  et  la  dague,  marqua  une 
seconde  fois  le  billet  et  introduisit  son  homme  dans  l'avant-der- 
nière  salle.  Là  se  tenait  un  monsieur  habillé  d'une  robe  noire, 
coiffé  d'un  bonnet  carré  ;  il  ressemblait  à  ce  prêtre  égyptien  qui 
gourmaudait  ses  morts  et  leur  disait:  Qui  êtes-vous?  Le  prêtre 
de  M.  Grimod,qui  n'était  peut-être  que  Dugazon  lui-même, 
questionna  le  convive  sur  ses  intentions,  sur  sa  demeure ,  sur 
ses  mœurs ,  ses  qualités  et  son  appétit  ;  puis  il  dressa  procès- 
verbal,  et  enfin  prenant  le  mystifié  par  la  main,  l'annonça  à 
voix  haute  dans  la  salle  d'assemblée,  dont  la  porte  à  deux  bat- 
tans  se  referma  sur  ses  pas.  Ce  dernier  salon  gardait  au  con- 
vive la  plus  douce  et  la  plus  flatteuse  des  surprises  ;  il  y  fut 
accueilli  par  deux  enfans  dechœur  qui  balançaient  respectueuse- 
ment sous  ses  narines  leurs  encensoirs ,  où  fumaient  des  par- 
fums dOrienl;  M.  de  la  Reynière ,  en  habit  de  cour,  et  avec 
le  maintien  le  plus  grave,  tempérait  ou  accélérait  du  geste 
l'hommage  de  ces  lévites.  Les  invités  réunis ,  l'assemblée ,  si- 
lencieuse et  pensive ,  se  rendit  dans  une  pièce  où  ne  brillait  pas 
une  seule  lumière  ;  on  y  retint  les  convives  près  d'un  quart 
d'heure,  les  portes  soigneusement  closes.  Au  bout  de  ce  temps, 
elles  se  rouvrirent  avec  fracas ,  eton  vit  la  table  du  festin  éclairée 
de  mille  bougies  et  dressée  sur  un  théâtre  ;  une  balustrade  ré- 
gnait circulairement  ;  les  hérauts  d'armes ,  la  hallebarde  toujours 
au  poing,  sy  montraient  dans  une  majestueuse  immobilité  ;  les 
encensoirs  et  les  marmots  reparurent  aux  quatre  coins  de  ces 
tréteaux  de  la  foire.  Au  milieu  de  la  table  s'élevait  pour  garni- 
ture un  catafalque  bariolé  de  charades  et  flanqué  de  lampes 
à  l'antique.  Les  vingt-deux  chalands  ébahis  prirent  place , 
et  1  Amphitryon  ayant  déplié  sa  serviette  ,  le  souper  com- 
mença. 

La  collation  sembla  magnifique  ;  neuf  services  y  figurèrent 
tour  à  tour,  mais  le  premier  fut  exclusivement  offert  en  cochon. 
Les  assaisonnemens  étaient  variés^  le  fond  de  la  langue,  comme 
dit  Figaro ,  restait  le  même.  Quand  les  jeux  de  fourchette  se 
furent  un  peu  ralentis ,  le  correspondant  pour  la  partie  drama- 


118  REVUE  DE  PARIS. 

tique  du  Journal  de  Neufchâtet  suspendit  tout  à  coup  ses  mor- 
ceaux et  s'écria  plaisamment: 

—  Messieurs ,  celte  entrée  me  paraîtde  votre  goût  ;  elle  vient 
des  officines  de  M***,  charcutier,  demeurant  rue  Saint-Denis, 
et  le  cousinde  mon  père.  Je  vous  recommande  ses  saucisses.» 

C'était  là  une  parole  évidemment  incendiaire.  Personne  avant 
Grimod  n'avait  encore  exprimé  d'une  manière  plus  saisissante 
et  plus  nette  les  conditions  d'égalité  civile  et  les  besoins  d'un 
nivellement  prochain.  Son  bref  discours  était  rationaliste,  pro- 
voquant, irrésistible* car  les  circonstances  politiques ,  le  som- 
bre éclat  de  la  fête,  les  vapeurs  de  l'orgie,  exaltaient  les  vingt- 
deux  appétits  mandataires  de  la  civilisation  parisienne.  Il  for- 
mulait une  vérité  triviale ,  mais  de  jour  en  jour ,  de  saucisse  en 
saucisse,  plus  remarquablement  lumineuse:  il  mêlait  le  sang  du 
charcutier  au  sang  de  l'ex-fermier-général  ;  il  trahissait  avec 
fierté  une  généalogie  plébéienne;  il  réhabiUtait  sans  vergogne 
une  classe  honorable  de  producteurs  et  de  produits.  Aussi  le 
retentissement  de  ce  discours  fut  vif,  la  commotion  électrique; 
le  tiers-état  du  bancjuet  déclara  le  porc  frais  en  harmonie  avec 
les  idées  de  l'époque ,  et  on  ficha  pour  couronne ,  sur  la  i)erru- 
que  de  Grimod ,  un  laurier  de  Mayence.  Le  cochon  fut  mangé. 

Au  second  service ,  M.  de  La  Reynière,  d'origine  provençale, 
régala  ses  convives  de  toutes  les  variétés  de  la  sauce  à  l'huile. 
Entre  deux  coulis,  le  jurisconsulte  gastromythe  fit  celte  nou- 
velle rocambole  : 

— Messieurs, ditje  membredeTAcadémie  des  Arcades  de  Rome, 
cette  huile  d'Aix  sort  des  magasins  de  M'**,  épicier ,  demeurant 
rue  de  la  Verrerie ,  à  l'enseigne  des  Trois-Jarres ,  et  le  cousin 
de  mon  père.  Obligez-moi  de  lui  donner  votre  pratique.  » 

Ce  qui  était  vrai  pour  les  saucisses  le  fut  encore  pour  l'huile. 
Les  harangues  de  Grimod  étaient  là  des  prévisions  sociales.  II 
ramenait  successivement  à  la  crise  qui  devait  éclater  bientôt 
dans  le  sein  des  Notables,  les  saillies  décochées  à  la  vanilé  de 
son  père.  Il  se  moquait  fatalement  des  roturiers  parvenus  ;  il 
cherchait  dans  l'ombre,  il  tiiait  aux  lumières  delà  révolution, 
il  amenait  sur  la  scène,  aux  applaudissemens  du  public,  le 
charcutier,  l'épicier  et  le  reste.  Et  si  vous  réfléchissez  qu'à  Pis. 
sue  du  banquet  les  vingt-deux  mystifiés  se  répandirent  dans 
la  capitale ,  emportant  chacun ,  avec  la  fumée  des  rasades ,  l'é- 


REVUE  DE  PARIS.  119 

motion  philosophique  des  paroles  de  M.  Griraod,  écrivons-nous 
donc  aujourd'hui  sans  vraisemhlance  que  le  retentissement  de 
ce  gala  fut  un  (;cho  de  révolte ,  une  semence  de  i)ouleversement 
et  d'anarchie  ?  Le  souper  de  M.  de  La  Reynière  nota  politique- 
ment dans  la  gastronomie  le  carnaval  de  1783 ,  de  même  que 
le  triomphe  de  yollaire,  la  mise  en  scène  de  Figaro  et  toutes 
les  autres  bonnes  folies  de  l'époque  installèrent  la  révolution 
par  des  mascarades.  Ce  n'eût  pas  été  même  trop  d'un  carnaval 
par  spécialité. 

Le  poisson  ,  le  fruit,  la  volaille,  les  pâtisseries,  le  vin  et  pres- 
que tout  l'ordinaire  de  ce  fantastique  repas  amenèrent  des  scè- 
nes et  des  discours  du  même  genre.  Malheureux  trois  fois  les 
absens  que  des  liens  de  famille  et  des  intérêts  de  commerce  rat- 
tachaient à  la  fois  à  M.Grimod  de  la  Reynière  et  au  débit  des  vi- 
vres! Depuis  le  marchand  d'olives  jusqu'au  fournisseur  de  mou- 
tarde, tout  le  monde  fut  épigrammatiquement  désigné.  Ni  les 
souvenirs  d'enfance,  ni  les  droits  collatéraux,  ni  même  les  ser- 
vices culinaires ,  n'affranchirent  leur  mémoire  et  leur  nom  du 
sarcasme.  La  mordante  verve  de  l'amphitryon  ne  fit  pas  grâce 
à  leur  roture  d'une  seulelaitue.  Enfin  cetassocié  libre  du  Musée 
de  Paris  termina  ses  pantalonnades  et  son  festin  par  une  al- 
locution ainsi  conçue  : 

—  Messieurs,  à  l'égard  des  cassolettes  orientales  qui  brûlent 
devant  vous  et  pour  vous ,  je  dois  à  l'honorable  assemblée  une 
explication  qui  ne  satisfera  pas  moins  son  esprit  que  son  odorat. 
LorsqueM.  Grimod,  mon  père,  festoie  des  parasites,  il  rencontre 
à  sa  table  autant  d'encensoirs  que  de  convives.  C'est  une  écono- 
mie pour  le  maître  ;  c'est  un  travail  pour  ses  hôtes.  Ici  les  casso- 
lettes fument  indépendamment  de  votre  personnel  ;  les  mâchoires 
n'ont  qu'un  labeur ,  l'estomac  n'a  qu'une  pensée.  Ces  enfans  de 
chœur  interprètent  avec  innocence  vos  senlimens,  le  parfum  les 
exprime,  et  l'encens  circule ,  comme  la  musique ,  pour  tout  le 
monde.  » 

M.  Grimod  de  La  Reynière,  véritablement  poète ^  suivant  la 
noblesse  d'une  locution  (|u'en  son  hommage  il  faut  ramener  à  sa 
grecqueorigine,  auteur  du  Censeur  dramatique,  des  Réflexions 
sur  le  Plaisir  eldeVyJlmanach  des  Gourmands,  ouvrages  qui 
n'ontjamais  été  couronnés  par  l'Institut  et  n'ont  remporté  aucune 
espèce  de  prix  jyionlhyon ,  M.  Grimod  vit  encore,  à  peu  de  chose 


120  REVUE  DE  PARIS. 

près  octogénaire:  il  est  long,  maigre,  sérieux;  il  digère  toujours. 
Retiré  à  Villiers-Saint-Georges,dans  une  profonde  et  charmante 
solitude,  il  y  rumine  la  gastronomie  du  dernier  siècle,  qui  n'a 
plus  dans  le  nôtre  pour  représentans  que  M.  de  La  Reynière  et 
M.  de C...,lecélèbreintendantdesraenusaucercledeGrammont. 
On  a  écrit  que  deux  augures ,  dans  l'ancienne  Rome ,  ne  se  re- 
gardaient jamais  sans  rire;  on  écrirait  beaucoup  mieux  que  MM. 

de  La  Reynière  et  de  C ne  peuvent  aujourd'hui  se  rencontrer 

au  milieu  de  notre  civilisation  famélique  sans  éprouver  beaucoup 
de  regrets  et  fort  peu  d'appétit.  Ces  deux  grands  hommes,  débris 
vivans  d'un  art  qu'on  ne  comprend  plus ,  professeurs  illuminés 
d'une  science  morte ,  ont  trouvé  peut-être  la  plus  énergique 
formule  de  la  révolution  française.  >i  Autrefois ,  disent-ils  gra- 
vement dans  leur  langage  maçonnique ,  les  cuisiniers  du  prince 
de  Soubise  exprimaient  vingt  livres  de  jus  de  quarante  livres  de 
viande;  maintenant,  de  quarante  livres  de  viande  les  cuisiniers 
de  M.  Rotschild  n'en  expriment  que  dix  livres.  L'industrie 
humaine  a  donc  perdu  moitié  de  sa  force.  » 

C'est  encore,  sous  une  autre  forme,  le  mot  de  M^'^  Delaunay. 
La  femme  de  chambre  de  la  duchesse  du  Maine  avait  un  amant 
dont  elle  raconte  en  peu  de  mots ,  mais  très-spirituellement , 
l'histoire  sentimentale,  «i  II  ne  manquait  pas,  dit  la  fine  ba- 
ronne ,  deme  reconduire  jusque  chez  moi;  il  y  avait  une  place  à 
passer ,  et  dans  les  commenceraens  de  notre  connaissance  il 
prenait  son  chemin  par  les  côtés  de  cette  place.  Je  vis  plus 
tard  qu'il  la  traversait  vers  le  milieu  ,  d'où  je  jugeai  que  son 
amour  était  au  moins  diminué  de  la  différence  de  la  diagonale 
aux  deux  côtés  du  carré,  n 

Jamais  sans  doute  l'amour  et  la  bonne  chère  ne  s'étaient  plus 
philosophiquement  rapprochés  dans  un  même  esprit  de  calcul 
supérieur. 

André  DstRiETi. 


Cljrontque  iîluôtcttle* 


LE  CHEVAL  DE  BRONZE. 


Les  Troyens  un  beau  jour ,  mettant  la  tête  à  la  fenêtre  ou 
montant  sur  leurs  remparts,  sur  les  tours  de  la  citadelle  dllion  , 
poste  d'observation  d'où  le  vieux  Priara  et  la  coquette  Hélène 
examinaient  les  évolutions  militaires  des  Grecs ,  qui  depuis  dix 
ans  les  tenaient  en  chartre  privée; les  Troyens,  tils  de  Laomé- 
don ,  compagnon  dePhébus ,  virent  un  superbe  cheval ,  quadru- 
pède pacifique  et  sournois ,  d'une  taille  gigantesque ,  plus  grand 
que  notre  girafe,  que  dis-je,  plus  haut  que  Montmartre  et  ses 
moulins  à  vent ,  instar  montis  equum.  Ce  coursier  merveil- 
leux aurait  franchi  murailles  et  fossés  d'une  seule  enjambée,  en 
un  temps  de  galop  ;  mais  il  était  de  bois,  et  tout  le  talent  des 
mécaniciens ,  des  machinistes  grecs,  se  bornait  à  le  faire  glisser 
terre  à  terre  comme  une  armoire,  ou  bien  comme  ta  frégate  du  quai 
d'Orsay.  Le  cheval  de  Troie  allait  sur  des  roulettes ,  marche  un 
peu  trop  classique  et  justement  dédaignée  par  les  poètes  de  no- 
tre temps.  M.  Scribe  a  deux  fois  terrassé  Virgile  en  nous  mon- 
trant un  cheval  d'airain  qui  part  comme  un  trait,  et  galope 
dans  des  chemins  où  il  n'y  a  pas  de  pierres  :  c'est  dans  les  plai- 
nes de  l'air,  à  travers  l'empyrée,  aux  lieux  où  l'on  peut  ren- 
contrer des  aigles  et  non  des  voleurs  à  l'affût ,  que  s'élance  et 
voyage  ce  précieux  animal.  Il  est  de  bronze,  peut-être  a-t-il 
une  chaudière  brûlante  dans  son  sein.  La  vapeur  s'échappe  de 
ses  naseaux:  c'est  une  machine  perfectionnée,  un  paquebot 
aérien  dont  je  ne  vous  expliquerai  point  le  mécanisme ,  afin  de 
vous  laisser  le  plaisir  de  la  surprise.  Ce  cheval  infatigable  trans- 

11 


122  REVUE  DE  PARIS. 

porte  les  voyageurs  qui  veulent  bien  Tenfourcher  ;  il  est  assez 
fort  pour  en  emporter  deux,  je  crois  même  qu'il  en  enlèverait 
quatre  :  le  coursier  de  bronze  ne  doit  faii'e  moins  que  Bayard  , 
ce  destrier  célèbre  des  quatre  fils  Aymon.  Et  pourtant  le  cheval 
de  bronze  n'a  pas  de  grandes  ailes  à  son  dos  comme  Pégase  ;  il 
est  insensible  à  l'éperon  et  n'a  pas  de  bride;  il  est  donc  inutile 
de  la  lui  laisser  flotter  sur  le  cou.  D'ailleurs  à  quoi  servirait-elle? 
Il  faudrait  être  un  Arago  pour  diriger  cette  monture  et  régler 
ses  étapes  d'une  planète  à  l'autre.  Le  cheval  sait  son  chemin, le 
suit  en  ligne  droite  ;  monte  et  descend  avec  une  égale  raj)idité  ; 
il  sait  encore  attendre  son  écuyeret  lui  donner  le  temps  déter- 
miner ses  affaires.  Mais  où  les  mène-t-il?  C'est  ce  que  je  vous 
dirai  |)lus  tard ,  et  toujours  dans  l'intention  de  ne  pas  nuire  à 
vos  plaisirs,  en  vous  révélant  des  mystères  que  l'auteur  réserve 
pour  le  bouquet  de  son  feu  d'artifice.  Je  puis  cependant ,  sans 
être  trop  indiscret,  sans  courir  le  danger  de  devenir  magot, 
vous  avertir  que  le  cavalier  porté  dans  ces  pays  lointains  doit 
garder  un  secret  inviolable  sur  tout  ce  qu'il  a  vu  ,  sur  tout  ce 
qu'il  a  fait  et  pu  faire.  Une  phrase,  un  mot  sur  ce  sujet  est  puni 
sur-le-champ  par  la  mort ,  par  la  pétrification  ;  l'homme  passe 
à  l'état  de  fossile ,  agathisé  ou  non ,  peu  importe.  Il  reste  dans 
l'état  où  le  trépas  l'a  surpris ,  et  rien  n'empêche  de  le  caser  sur 
l'escalier  d'une  pagode ,  sur  le  sommet  d'une  fontaine ,  ou  bien 
à  l'entresol  d'un  magasin  de  la  rue  de  Seine ,  de  la  place  de  la 
Bourse,  où  les  magots  de  l'enseigne  en  appellent  d'autres  et 
sourient  fraternellement  aux  maîtres  de  la  maison  dans  leurs 
momens  de  loisir. 

Vous  savez  maintenant  ce  que  c'est  que  le  cheval  de  bronze  , 
personnage  principal  de  l'opéra  nouveau.  Ce  précieux  animal 
est  venu  se  poster  pendant  la  nuit  sur  un  rocher ,  non  loin  de 
la  maisonnette  du  fermier  Tchiao;  c'est  là  qu'il  vient  d'élire  son 
domicile ,  et  c'est  là  qu'il  se  tient  à  la  disposition  des  amateurs 
d'équitation.  Vous  dire  de  quelles  herbes  il  se  nourrit,  quelle 
avoine  on  lui  sert,  n'est  pas  en  ma  puissance,  l'auteur  ne  l'a 
pas  dit.  Il  me  laisse ,  ainsi  qu'à  mes  lecteurs ,  la  liberté  de  sup- 
poser qu'il  mange  des  harengs  saurets  comme  les  coursiers  ara- 
bes ;  de  la  chair  humaine ,  comme  les  chevaux  de  Diomède  ;  de 
la  poudre  d'or ,  comme  Incitatus;  du  jambon,  comme  Bucé- 
phale  ;  des  charbons  ardens ,  comme  la  haquenée  du  galant  de 


REVUE  DE  PARIS.  123 

Lénore,  ou  qu'il  vit  de  l'air  du  temps,  et  se  rafraîchit  de  la  rosée 
du  matin,  nourriture  de  cigale,  ainsi  que  Ta  toujours  fait 
la  monture  du  commandeur,  cheval  dont  on  ne  saurait  trop 
louer  la  tempérance,  et  qui  tient  à  son  régime  hyjjiénique  au 
point  de  refuser  sa  part  du  souper  offert  par  don  Juan.  Nous" 
laisserons  donc  le  cheval  de  bronze  sur  son  rocher  ,  jusqu'au 
moment  oîi  l'un  des  personnages  mis  en  scène  par  M.  Scribe  lui 
donnera  l'ordre  de  partir  en  lui  disant  en  chinois:  Faï  tira. 

Tchiao  le  fermier  vient  de  marier  sa  fille  Péki ,  jeune  et  jolie 
comme  une  épousée  d'opéra-comique ,  au  vieux  Tsing-Tsing 
mandarin  lettré.  Péki  sont  de  la  pagode  conduite  par  son  mari; 
tous  les  tambours ,  toutes  les  cymbales  du  village  battent,  et  tou 
tes  les  sonnettes  de  la  pagode  carillonnent  en  l'honneur  de  cette 
heureuse  union.  Le  mandarin  a  déjà  quatre  femmes,  Péki  sera 
la  cinquième:  la  voilà  grande  dame,  et  pourtant  la  jeune  pay- 
sanne aurait  mieux  aimé  rester  au  village  en  épousant  son 
amoureux  Yanco.  Voilà  donc  une  petite  Chinoise  de  très  mau- 
vaise humeur  le  jour  de  ses  noces.  Madame  Tsing-Tsing  n"  4, 
la  plus  altière  et  la  plus  querelleuse  de  la  quinte  d'épouses  que 
le  mandarin  s'est  donnée,  arrive  dans  le  pays  et  découvre 
que  son  mari  folâtre  et  badin  vient  de  convoler  pour  la  cinquiè- 
me fois.  Elle  se  fâche,  s'emporte,  par  esprit  de  contradiction 
sans  doute ,  et  promet  à  Péki  de  l'aider  à  se  débarrasser  de 
son  vieux  mari.  D'abord  elle  le  fait  nommer  chambellan  du 
prince  Yang  qui  voyage  sans  cesse  et  qu'il  ne  doit  pas  quitter 
un  instant  sous  peine  de  mort.  Cet  infant  de  la  Chine  se  pro- 
mène pour  chercher  et  trouver  la  dame  de  ses  pensées ,  ou  pour 
mieux  dire  la  dame  des  souges ,  car  il  la  voit  toutes  les  nuits , 
et  cette  belle  fantastique  lui  tend  les  bras,  l'appelle  en  son 
langage  muet,  et  lui  témoigne  la  plus  vive  tendresse.  Ce  prince 
Yang ,  toujours  poursuivi  par  ce  gracieux  songe ,  débarque  au 
village  que  je  vous  nommerais  si  je  savais  comment  on  le  désigne 
sur  la  carte  chinoise ,  et  son  premier  soin  est  d'examiner  les 
beautés  remarquables  de  l'endroit  pour  voir  s'il  ne  rencontrerait 
pas  la  femme  selon  son  cœur ,  selon  ses  rêves  d'amour.  Il  passe 
en  revue  mesdames  Tsing-Tsing ,  n*»  4  et  n°  5 ,  et  se  trouve 
deux  fois  désappointé. 

Yanco ,  le  pauvre  paysan ,  n'a  rien  à  chercher ,  bien  qu'il 
ait  perdu  sa  bien-airaée  Péki ,  mais  il  veut  se  distraire ,  s'étour- 


124  REVUE  DE  PARIS. 

dir  pour  oublier  son  chagrin  :  une  promenade  sur  le  cheval  de 
bronze  lui  paraît  le  meilleur  remède  à  ses  maux.  Le  prince  Yang 
est  à  peine  instruit  de  la  caravane  entreprise  par  le  paysan , 
qu'il  lui  prend  la  fantaisie  de  suivre  la  même  route.  Il  n'a 
pas  trouvé  sa  belle  sur  la  terre:  aventureux  de  sa  nature  , 
il  la  cherchera  dans  les  nuages  ;  l'occasion  est  admirable 
pour  tenter  ce  moyen  de  terminer  un  roman  dont  la  mo- 
notonie le  fatigue.  A  peine  le  cheval  d'airain  est-il  revenu  sur 
son  rocher ,  que  deux  cavaliers  s'élancent  sur  son  dos ,  Yang 
plein  d'ardeur  amoureuse ,  Tsing-Tsing  en  faisant  une  gri- 
mace effroyable,  et  les  voilà  partis. 

Au  second  acte,  Tchiao  s'occupe  de  remarier  sa  fille:  Tsing- 
Tsing  a  disparu  sur  le  cheval ,  il  ne  revient  pas ,  donc  Péki  est 
veuve,  il  faut  la  pourvoir  de  nouveau.  Marier  ses  filles  en  Chine 
est  un  excellent  commerce,  les  maris  donnent  la  dot,  et  la  veuve 
du  mandarin  peut  en  accepter  deux  en  un  jour.  Un  autre  pré- 
tendant très-riche  s'est  présenté  ;  Tchiao  lui  a  promis  Péki  ;  la 
veuve  le  refuse  avec  d'autant  plus  de  raison  que  son  cher  Yanco 
est  revenu.  Péki  lui  fait  plusieurs  questions,  elle  veut  savoir  ce 
qui  se  passe  là-haut,  Yanco  se  tait.  Tsing-Tsing  revient  aussi; 
le  vieux  mandarin  résiste  aux  sollicitations  de  sa  femme  n°4, 
qui  voudrait  bien  le  faire  parler  pour  qu'il  devînt  magot.  Tsing- 
Tsing  ,  fatigué  par  son  double  voyage  sur  une  monture  dont  le 
galop  est  dur,  s'endort,  rêve,  parle  en  rêvant;  il  en  dit  assez 
pour  apprendre  à  sa  femme  n"  5  qu'une  princesse  charmante 
loge  au-dessus  des  nuages,  qu'elle  porte  à  son  bras  un  talisman 
qui  rendra  maître  de  son  sort  l'heureux  mortel  qui  pourra  le  lui 
enlever.  A  peine  a-t-il  fini  sa  demi-confidence  qu'il  reste  pétrifié, 
lemandarinestdevenumagot,  et  quand  onfrappe  sursoncràne, 
il  sonne  creux  comme  une  cafetière  vide.  Tchiao  l'entoure  de 
musiciensqui  chantent  à  pleins  tuyaux,  puis  soufflent  dans  leurs 
flûtes  et  battent  leurs  tambours  et  leurs  cymbales:  Tsing-Tsing 
est  parfaitement  insensible  à  cet  harmonieux  charivari.  Yanco 
rit  de  la  mésaventure  de  son  rival,  et  sa  joie  lui  fait  oublier  sa 
promesse;  l'imprudent  Yanco  veut  faire  parade  de  sa  science  en 
expliquant  à  Tchiao  la  cause  de  la  pétrification  du  magot.  Yanco 
subit  la  même  peine ,  et  voilà  deux  magots  que  l'on  va  placer 
dans  la  pagode  pour  en  augmenter  la  collection. 

Péki,  désolée  de  voir  son  amant  dans  cette  triste  situation  , 


REVUE  DE  PARIS.  125 

se  décide  à  monter  à  son  tour  le  cheval  pour  aller  tenter  la 
conquête  du  bfacelet  de  diainans  qui  peut  désenchanter  les  susdits 
magots.  Elle  a  revêtu  des  habits  d'homme  d'après  le  conseil  de 
M'"«Tsing-Tsingno4,  qui  projetait  un  enlèvement  desarivale; 
Péki  saute  sur  le  cheval  que  nous  voyons  cette  fois  s'élever  en 
faisant  une  bruyante  pétarade,  nous  la  devons  sans  doute  à  la 
sonorité  du  bronze ,  le  quadrupède  étant  de  la  matière  dont  on 
fait  les  trompettes  et  les  trombones. 

Tous  ces  voyages  donnent  l'envie  de  visiter  ce  pays  merveilleux 
où  conduitle  cheval  de  bronze,  lequel  devient  le  cheval  rf'fti'ra?» 
toutes  les  fois  que  son  nom  figure  dans  un  vers.  Le  troisième 
acte  nous  montre  enfin  les  régions  de  Sylphirie ,  où  règne  la 
belle  Stella  sur  un  peuple  de  jolies  femmes ,  très-sensibles ,  très- 
coquettes  et  qui  n'ont  rien  d'aérien.  C'est  la  planète  de  Vénus; 
le  cheval  de  bronze  y  conduit  sans  cesse  des  hommes ,  il  est  le 
pourvoyeur  de  ce  département.  Ces  galans ,  de  tous  les  âges  et 
de  tous  les  états ,  sont  instruits  d'abord  par  la  concierge  qui  les 
reçoit  et  leur  donne  lecture  des  réglemens  de  police  municipale. 
On  ne  veut  pas  les  surprendre;  ils  sont dono-prévenus d'avance 
que  s'ils  acceptent,  avant  le  délai  de  vingt-quatre  heures,  une 
seule  des  faveurs  que  ces  dames  doivent  leur  offrir  avec  une 
dangereuse  libéralité  ,  ils  retomberont  à  l'instant  sur  le  dos  du 
cheval  qui  refusera  de  les  ramener  une  seconde  fois.  Yanco  n'a 
résisté  que  pendant  vingt  minutes ,  Tsing-Tsing  a  succombé 
après  cinq  heures  de  séductions ,  Yang  est  encore  sur  pied  après 
vingt-trois  heures  et  demie.  Et  pourtant  Stella  est  la  belle  qu'il 
voyait  en  songe  chaque  nuit;  Stella,  par  une  heureuse  réciprocité, 
se  mirait  dans  les  yeux  du  prince  toutes  les  fois  que  le  sommeil 
venait  la  surprendre.  Malgré  ce  jeu  de  l'amour  et  du  hasard,  les 
deux  amans  n'ont  pas  encore  donné  prise  à  la  malice  de  l'enchan- 
teur. Quelques  minutes  encore  et  Yang  possédera  sa  bien-aimée 
et  le  talismain  ;  Yang  ne  sait  pas  attendre  l'expiration  du  délai 
prescrit,  il  prend  un  baiser  et  fait  la  culbute  comme  les  autres. 

Les  enchanteurs,  les  magiciens,  qui  savent  tout,  qui  devinent 
tout,  sont  toujours  de  grands  niais;  Cassandre  n'est  pas  plus 
facile  à  tromper  que  ces  imi)éciles  sorciers.  Des  habits  d'homme 
suffisent  pour  que  le  cheval  admette  sur  son  dosla  gentille  Péki; 
ce  déguisement  trompe  aussi  les  dames  de  la  planète ,  dames 
du  régiment  commandé  par  Vénus ,  assez  innocentes  pour  ne 

11. 


126  REVUE  DE  PARIS. 

pas  reconnaître  une  jolie  fille  dotée  de  tous  lesagrémens  de  son 
sexe.  Péki  résiste  à  la  séduction,  comme  Minerve  l^titjadis  dans 
l'île  de  Calypso  ;  Minerve  n'avait  pas  besoin  de  la  rol)e  et  de  la 
barbe  de  Mentor  peut  être  insensible  aux  attaques  des  nymphes 
et  de  l'amour.  Péki  ne  demande  rien  ;  bien  plus ,  elle  refuse  les 
baisers  qu'on  lui  offre  ;  Péki  fait  la  conquête  du  l)racelet,  em- 
mène la  princesse  et  tombe  avec  elle  au  milieu  de  la  pagode,  où 
l'on  procède  à  l'installation  des  trois  magots ,  car  le  prince  n'a 
pas  été  plus  discret  que  le  mandarin  et  le  paysan.  Péki  les  dés- 
enchante ,  donne  le  prince  à  la  princesse ,  et  ne  rend  la  vie  à 
Tsing-Tsing  ([u'après  l'avoir  fait  renoncer  par  gestes  et  paro- 
les à  son  mariage  de  la  veille. 

La  principale  donnée  de  ce  livret  est  fournie  par  le  comte 
des  trois  Kalenders ,  des  Mille  et  une  Nuits.  La  pièce  est  amu- 
sante et  gaie  ;  son  caractère  lui  assigne  une  place  distinguée 
dans  le  répertoire  de  ce  théâtre,  où  la  disette  d'opéras  bouffons 
se  fait  depuis  long-temps  remarquer.  Le  troisième  acte  est  fai- 
ble sous  le  rapport  dramatique  ;  mais  la  beauté ,  la  fraîcheur  des 
décors  et  la  mise  en  scène  l'ont  soutenu  de  la  manière  la  plus 
brillante. 

L'ouverture  est  un  pot-pourri  des  motifs  que  nous  retrouve- 
rons dans  l'opéra;  nos  musiciens  donnent  trop  peu  de  soins  à 
ce  prélude.  L'introduction  est  fort  originale  :  l'étrangeté  de  la 
mélodie,  dans  laquelle  des  intervalles  de  quinte  et  de  sixte  sont 
attaqués  par  le  chœur ,  à  diverses  reprises ,  le  repos  sur  des  ac- 
cords heurtés ,  produisent  un  bon  effet  ;  les  clochettes  de  la  pa- 
gode sonnent  dans  l'orchestre  et  se  mêlent  à  cet  ensemble  plein 
d'éclat.  M.  Auber  n'a  pas  été  heureux,  comme  à  son  ordinaire, 
dans  la  composition  des  petits  airs  qui  figurent  dans  le  premier 
acte.  La  cavaiine  de  Yang  rappelle  l'air  de  Brahmade  to  Daya- 
dère ,  et  la  cabalette  du  finale  ressemble  au  chœur  qui  termine 
le  second  acte  de  Gustave.  Le  second  acte  est  beaucoup  meilleur  ; 
on  y  remarque  la  scène  du  sommeil ,  morceau  dont  le  chant 
instrumental  est  disposé  avec  beaucoup  d'artifice ,  la  cavatine 
que  M™"  Ponchard  a  dite  dans  la  perfection  ,  et  le  duo  qu'elle 
chante  avec  Féréol.  Ce  duo  réunit  au  charme  des  mélodies ,  à 
l'élégance  de  l'instrumentation ,  le  mérite  d'être  fait  avec  esprit 
et  bien  posé  en  scène.  Dans  le  troisième  acte,  la  harpe  se  mêle 
aux  accompagnemens ,  pour  donner  une  coi''eur  particulière  à 


REVUE  DE  PARIS.  Iâ7 

la  musique  destinée  à  nous  traduire  les  discours  des  dames  de 
la  planète  de  Vénus.  Un  air  chanté  par  Stella ,  deux  duos  dans 
lesquels  elle  tient  la  première  partie,  remplissent  le  troisième 
acte  ,  qui  doit  se  dénouer  dans  la  pagode ,  où  nous  retrouvons 
le  chœur  de  l'introduction.  Le  duo  de  Stella  et  de  Yang  a  de  la 
grâce ,  celui  de  Stella  et  de  Péki  se  distingue  par  une  vivacité 
comique.  Si  Ton  a  souvent  remarqué  des  réminiscences  dans  le 
Cheval  de  Bronze,  on  y  a  applaudi  des  morceaux  de  mérite 
qui  font  honneur  au  talent  de  M.  Auher. 

L'exécution  est  fort  bonne  en  générale  :  Féréol  est  un  man- 
darin grotesque  et  bien  ajusté  pour  jouer  son  rôle  de  magot  II 
a  été  comédien  divertissant,  et  s'est  tiré  galamment  du  grand 
duo  du  second  acte  qu'il  c!)ante  avec  M™''  Ponchard ,  qui  s'était 
déjà  signalée  dans  sa  cavatine.  M™''  Ponchard  a  dit  cet  air  avec 
beaucoup  d'aplomb,  de  légèreté;  son  trille  est  excellent,  sa 
mise  de  voix  parfaite.  Elle  a  été  applaudie  à  plusieurs  reprises, 
on  a  même  demandé  à  l'entendreune  seconde  fois.  Révial  montre 
trop  de  timidité  dansl'altaque  delà  cabalette  du  premier  finale: 
un  ténor  doit  affronlerbravement  leso/,  le/a  dièse;  cela  suf- 
firait pourla  bonne  exécution  de  ce  trait.  II  a  beaucoup  mieux 
chanté  le  duo  du  troisième  acte,  qui  pourtant  est  plus  difficile. 
M™*'  Casimir  n'a  fait  sonner  sa  voix  agde  et  !)rillante  que  vers 
la  fin  de  la  pièce ,  et  s'est  fait  applaudir  dans  un  air  et  deux 
duos.  M™<^  Pradher  est  très  gracieuse  dans  le  rôle  de  Péki;  celui 
de  Yanco  est  peu  important;  Thénard  le  joue  et  le  chante  en 
musicien  exercé.  Inchindi  n'a  qu'une  cavatine  dans  laquelle  il 
déploie  toutes  les  ressources  de  son  organe  et  de  son  talent ,  et 
sa  belle  voix  soutient  à  merveille  les  morceaux  concertés. 
Mlle  Fargueil  représente  parfaitement  une  jolie  nymphe  de  la 
cour  de  Stella.  L'orchestre  et  les  chœurs  'ont  bien  fait  leur  de- 
voir. Les  décors ,  de  MM.  Pilastre  et  Cambon ,  sont  d'un  effet 
charmant  ;  ceux  du  dernier  acte  surpassent  tout  ce  que  l'on 
avait  tenté  jusqu'à  ce  jour  sur  ce  théâtre;  les  costumes  ,  d'une 
grande  richesse  et  du  meilleur  goût ,  ont  charmé  les  |)lus  dif- 
ficiles. Si  le  succès  du  Cheval  de  Bronze  est  brillant ,  la  direc- 
tion n'a  négligé  aucun  moyen  pour  arriver  à  ce  résultat.  Cet 
opéra  doit  ramener  long-temps  la  foule  à  l'Opéra-Coraique  ;  elle 
en  a  pris  déjà  quatre  fois  le  chemin, 

—  CenerentoUi  a  reparu  au  théâtre-Italien  :  ce  chef-d'œuvre 


128  REVUE  DE  PARIS. 

de  Rossini  est  exécuté  d'une  manière  ravissante  par  Rubini, 
Tamburini,  Lablache  etlM"»"  Raimbeaux ,  Lablache  a  pris  le  rôle 
de  Magnifico  qu'il  joue  et  chante  de  la  manière  la  plus  comique . 
Lefameuxduodesdeuxbasses  est  répété  chaque  fois.  Pantaleoni, 
premier  ténor  du  théâtre  italien  de  Marseille ,  s'est  fait  entendre 
dans  la  solennité  musicale  donnée  par  Profeti,  véritable  solennité , 
cardeux  mille  amateurssepressaientdansla  grande  salle Lafitte. 
Pantaleoni  possède  un  ténor  aigu  dontla  quinte  haute  sonne  bien  , 
et  vibre  avec  énergie  dans  certains  passages  que  ce  chanteur 
attaque  dans  la  manière  de  Rubini.  Sa  voix  est  agile  et  ne  redoute 
pas  les  difficultés  de  la  nouvelle  école. 

Après  Paris ,  Marseille  est  la  première  ville  de  France  où  l'o- 
péra français  ait  été  chanté.  Marseille  est  encore  la  première  ville 
des  départemens  où  l'on  ait  établi  un  théâtre  italien  pour  la  sai- 
son d'été.  C'est  M"<'  Franceschini  qui  doit  y  tenir  l'emploi  de 
prima  donna.  Otello  et  Nonna  sont  promis  aux  dilettanti; 
la  troupe  chantante  débutera  par  ces  deux  pièces,  .le  pourrais 
dire  encore,  à  l'honneur  des  Marseillais,  que  les  symphonies  de 
Beethoven  étaient  fortbien  exécutées  dans  leurs  concerts  et  por- 
tées aux  nues  par  les  amateurs,  bien  avant  que  le  Conservatoire 
de  Paris  les  eût  posées  sur  ses  pupitres. 

,  Castil-Blaze. 


ITALIE. 


I.  —  GÊNES. 


Le  Sully  court  de  Marseille  à  Naples  en  faisant  échelle  dans 
trois  ports  italiens  ;  le  Sully  est  comme  un  pont  volant ,  un  pont 
de  trois  arches ,  jeté  entre  Marseille  et  le  Vésuve.  On  peut  faire 
la  traversée  dans  son  lit ,  si  l'on  est  tourmenté  du  mal  de  mer,  c  e 
mal  dont  personne  ne  meurt,  cernai  qui  fait  tant  de  bien,  et  que 
la  bonne  Méditerranée  vous  envoie  comme  un  purgatif  naturel. 

On  part  comme  pour  une  fête  ,  la  tente  déployée  sur  le  pont , 
le  cabestan  chargé  de  fleurs ,  la  voile  étincelante  de  soleil  ;  c'est 
comme  le  vaisseau  des  théories  grecques,  allant  du  Pirée  à  Dé- 
los;  on  glisse  sur  une  mer  calme,  entre  deux  cascades  d'écume  ; 
tous  les  visages  sont  sereins ,  t*us  les  yeux  tournés  au  midi  ;  le 
nom  de  l'Italie  est  dans  toutes  les  bouches  :  elle  est  si  voisine  que 
personne  ne  songe  à  l'ennui  de  la  traversée.  DeMarseilleàGènes 
on  n'a  qu'un  ruisseau  à  franchir ,  c'est  la  plus  belle  des  prome- 
nades. 

Jamais  pèlerin  partant  pour  l'Italie  n'a  senti  plus  que  moi  dans 
son  cœur  cette  fervente  dévotion  d'artiste  qui  s'attache  à  tous  les 
puissans  souvenirs.  Ce  n'était  pas  l'Italie  des  autres  que  j'allais 
voir,  c'était  la  mienne ,  l'Italie  de  mon  enfance ,  de  mes  études, 
de  mes  rêves  au  dortoir  du  collège  ;  l'Italie  de  Ménalque  et  Pa- 
lémon  ,  de  Nisus  et  Euryale  ;  le  Latium  de  Janus,laterredeLa- 
Vinia:  l'Italie  de  mon  âge  d'homme ,  celle  des  Antonins,  de  Sixte- 
Quint,  de  Léon  X  ;  celle  du  Dante ,  de  Giotto,  de  Michel- Ange  , 
de  Raphaël.  A  tous  ces  noms  ,  à  toutes  ces  impressions,  à  tous  ces 
souvenirs ,  j'avais  lié,  dès  mes  premiers  ans ,  des  images ,  des  af- 
fections, des  physionomies ,  des  teintes  locales  qui  m'étaient  pro- 


130  REVUE  DE  PARIS. 

près ,  qui  s'étaient  gravées  dans  mon  cerveau ,  qu'aucune  lecture 
de  voyages  n'avait  modifiées.  J'en  avais  tant  lu,  de  voyages!  J'a- 
vais lu  ceux  qui  s'extasient  avec  des  phrases  gelées,  qu'on  ré- 
chauffe avec  des  points  d'admiration  ;  et  ceux  qui  prennent  à 
rebours  la  tactique  enthousiaste  de  leurs  devanciers,  et  quicriti- 
quent  les  nionumens  neufs,  parce  qu'ils  ne  sont  pas  vieux,  et  les 
vieux  ,  parce  qu'ils  ne  sont  pas  neufs  ;  et  ceux  qui  s'intitulent; 
V Italie  vue  du  mauvais  côté,  et  qui  entassent  ligne  sur  ligne 
pour  découvrir  une  tache  microscopique  sur  une  magnifique  sta- 
tue de  marbre.  J'allais  aborder  l'Italie  avec  mes  seules  impressions 
personnelles.  C'était  l'histoire  del'art  qui  me  les  avait  données, 
et  non  le  récit  des  voyages.  Je  brûlais  de  savoir  s'il  fallait  renon- 
cer à  d'anciennes  adorations  et  me  reconnaître  dupe  d'illusions 
enfantines ,  ou  bien  me  confirmer  à  toujours  dans  un  culte  que 
je  croyais  ma  seconde  religion.  J'étais  à  la  proue,  comme Énée, 
sur  cette  même  mer.  La  nuit  tombait  déjà  ;  elle  était  fraîche  com- 
me toutes  les  nuits  de  printemps.  Je  descendis  aux  chambres  avec 
regret;  mais  une  idée  me  faisait  tressaillirdejoie:  jesavais  qu'en 
remontant  sur  le  pont  je  découvrirais  l'Italie. 

Je  ne  pus  dormir.  Après  quelques  heures  de  tentatives  pour 
conquérir  le  sommeil ,  je  regagnai  ma  proue.  La  nuit  était  ma- 
gnifiquement étoilée  ;  la-côte  était  si  voisine  qu'on  distinguait  les 
villages  et  la  bordure  des  montagnes.  Le  Sully  volait  comme  un 
oiseau  ;  ses  roues  semblaient  rouler  des  étoiles  en  fusion  dans 
deux  cataractes  d'écume;  il  y  avait  dans  l'air  un  parfum  qui  n'ap- 
partient qu'à  cette  mer ,  à  cette  côte ,  à  ce  ciel.  —  Où  sommes- 
nous?  dis-je  au  capitaine  Arnaud ,  qui  se  promenaitsurle  pont. 
—  Voilà  les  côtes  de  l'Italie ,  me  répondit-il.  Ce  village  est  Al- 
benga.  Jamais  nom  de  femme  aimée  n'a  été  plus  doux  à  mon  oreille 
que  cette  harmonieuse  appellation.  Toute  ma  vie  je  me  rappel- 
lerai cet  Albenga,  prononcé  aux  étoiles,  dans  le  silence  de  la  nuit, 
sur  une  mer  calme,  devant  les  côtes  d'Italie.  J'aurais  voulu  re- 
cueillir l'air  embaumé  ,  la  brise  sereine,  où  se  roulèrent  ces  trois 
gracieuses  syllabes.  Le  coude  appuyé  sur  le  balcon  du  Sully,  je 
suivis  long-temps ,  dans  les  brouillards  nocturnes,  le  clocher 
d' Albenga  et  une  île  voisine  qui  porte  une  tour.  A  l'aube ,  je  vis 
poindre  à  l'horizon  que  j'avais  quitté  la  montagne  d'Albenga,  où 
l'Italie  s'était  révélée  à  moi  avec  un  nom  mélodieux  comme  le  mur- 
mure de  ses  bois  de  pins  et  de  citronniers. 


REVUE  DE  PARIS.  131 

Le  Sully  tenait  sa  proue  sur  Gênes  ;  la  cité  superbe  sortait  de 
la  mer,  au  pied  des  Apennins  ;  ses  côtes  lointaines  semblaient 
semées  de  points  blancs  et  lumineux;  ces  points  grossissaient  à 
chaque  élan  du  navire.  Après  quelques  heures ,  la  ville  se  dé- 
couvrit avec  toutes  magnificence;  elle  élevait  son  front  dans  une 
atmosphère  de  rayons  et  baignait  ses  pieds  dans  le  golfe  deLigu- 
rie.Nous  en  étions  bien  loin  encore  et  nous  pouvions  déjà  distin- 
guer ses  édifices  gigantesques,  son  phare,  ses  fortifications  aérien- 
nes, ses  couvens,  ses  dômes,  ses  clochers,  ses  wV/as  suspendues 
sur  la  mer.  Rien  n'annonce  mieuxTItalie  que  Gènes;  c'est  ledjgne 
portique  de  celte  éternelle  galerie  qui  finit  au  golfe  de  Tarente; 
c'est  le  péristyle  de  ce  musée  qui  expose  ses  tableaux,  ses  statues, 
ses  villes ,  sur  la  muraille  des  Apennins,  et  rafraîchit  son  atmo- 
sphère avec  les  brises  croisées' Je  ses  deux  mers.  En  entrantdans 
le  port,  je  l'avoue ,  je  ne  fus  nullement  frappé  ,  comme  tant  de 
voyageurs,  par  le  souvenir  de  la  gloire  des  doges:  j'ai  toujours  été 
fort  peu  touché  delà  gloire  des  doges.Un  point  de  vue  tout  matériel 
absorbait  alors  mes  regards;  j'avais  en  face  le  plus  beau  décor  de 
cinquième  acte  de  drame  qu'onpuisseimaginer.  C'était  un  palais 
qui  s'avançait  jusque  sur  la  mer  et  qui  laissait  réfléchir,  au  miroir 
d'une  eau  calme,  sa  belle  colonnade  demarbreblanc.  Cet  édifice 
me  parut  complètement  désert  ;  la  solitude  lui  donnait  une  phy- 
sionomie touchante;  car,  ainsiposé,  ainsi  beau,  de  quelles  scènes 
de  joie  et  de  mouvement  de  vait-il  avoir  été  le  théâtre  !  A  cette 
heure  ,  il  s'otfrait  à  moi  comme  un  vaste  tombeau  où  quelque 
ombre  de  roi  dormait  au  doux  bruit  des  orangers  el  des  vagues. 

—  Voilà  le  palais  Doria ,  dit  à  côté  de  moi  un  voyageur  qui 
venaitdeuxfoisparan  à  Gènes  pour  le  commerce  des  pâtes  et  qui 
affectait  de  ne  rien  regarder ,  se  contentant  de  dire  à  droite  et 
à  gauche  :  —  Allez  chez  Michel  ;  on  y  est  fort  bien  ,  on  y  dîne  à 
tout  prix  ;  ou  encore  à  l'hôlel  de  Malte  ,  sur  le  port  :  on  n'y  est 
pas  mal  ;  moi,  je  vais  toujours  chez  Michel:  j'ai  une  chambre. 
Il  y  a  des  dames  françaises  charmantes  ;  nous  y  mangeons  des 
huîtres  comme  des  pièces  de  dix  sous.  A  propos ,  ne  manquez 
pas  de  voir  le  pont  de  Carignan  ;  moi, je  l'ai  vu  cent  fois.  Figu- 
rez-vous que  lorsqu'on  passe  dessus ,  on  voit  sous  ses  pieds  des 
maisons  de  six  étages.  C'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  à  Gènes.  » 

On  a  inventé  les  paratonnerres,  et  la  bonne  humanité  a  fait 
grand  fracas  de  cette  découverte ,  comme  si  la  moitié  du  genre 


132  REVUE  DE  PARIS. 

humain  périssait  ordinairement  par  le  fendu  ciel.  Mais  il  est  des 
coups  de  foudre  qu'on  ne  peut  parer,  et  que  l'artiste  voyageur  sent 
tomber  sur  sa  tête,  à  chaque  pas ,  au  plus  beau  moment  de  ses 
émotions.  Quel  dommage  que  Franklin  n'ait  pas  médité  sur  cet 
autre  phénomène  d'attraction  magnétique!  Dès  qu'une  pensée, 
une  rêverie ,  une  fantaisie  d'imagination,  couren  t  dans  l'air ,  vous 
êtes  sûr  qu'une  parole  de  plomb  tombe  d'une  bouche  mal  faite 
pour  tout  tuer.  Je  ne  lui  demandais  pas  si  c'était  le  palais  Doria , 
moi ,  à  ce  destructeur  d'émotions.  Cetédifice  si  poétique  était  bien 
plus  à  mes  yeux  que  le  palais  Doria:  c'était  tout;  maintenant, 
rien  !  C'est  la  maison  d'un  capitaine  marin  qui  commandait  une 
flotte  qu'un  seul  de  nos  bricks  coulerait  à  fond  aujourd'hui.  C'est 
qu'une  fois  le  décroissement  d'illusions  commencé ,  impossible 
de  l'arrêter  ;  un  desservant  sanif.aire  de  Saint-Roch ,  un  conta- 
gioniste  de  profession  ,  vous  demande  si  vous  n'avez  pas  le  cho- 
léra ;  un  garçon  d'auberge  vous  glisse  dans  la  main  une  carte  sur 
laquelle  estécrit  en  italien;  Cuisine  française;  un  sergent  de  ville 
du  roi  de  Sardaigne  réclame  voire  passeport  ;  le  capitaine  fait  ali- 
gner les  voyageurs  et  les  compte  comme  des  brebis  ;  on  se  jette 
dans  un  canot,  au  milieu  des  malédictions  de  tous  les  batehers  que 
vous  n'avez  pas  favorisés  de  votre  choix ,  comme  si  l'on  pouvait 
prendre  vingt  chaloupes  pour  aller  à  terre.  Où  est  Gênes  la  su- 
perbe? où  la  ville  de  marbre?  où  la  reine  de  la  Ligurie?  Ce  sont 
des  quais  sales ,  des  maisons  hideuses,  un  guichet  de  prison  pour 
porte  ,  une  douane  qui  visite  vos  poches.  Enfin  on  entre  chez 
Michel ,  après  avoir  passé  dans  des  rues  fangeuses ,  obscures , 
étroites:  Michel  vous  sert  à  déjeuner  et  vous  donne  une  chambre. 
On  se  met  à  la  croisée  et  l'on  ne  voit  rien ,  rien  que  la  maison 
voisine ,  contre  laquelle  on  craint  de  se  briser  la  tête.  Mais  où 
donc  est  Gênes  la  superbe  ? 

On  sort  de  l'hôtel  après  déjeuner  ,  on  passe  devant  l'église  de 
San-Siro ,  on  monte  unQsalita  douce  ;  la  voilà ,  Gènes  ! 

Des  montagnes  de  marbre  ont  été  coupées  à  morceaux ,  et  ont 
pris  la  forme  de  cette  rue  prodigieuse  ,  toute  bordée  de  palais. 
Les  yeux  ne  sont  pas  préparés  à  pareille  surprise  ;  ils  se  ferment 
rapidement ,  comme  dans  le  passage  des  ténèbres  au  soleil.  Rien 
d'éclatant  au  monde  comme  cette  succession  monumentale  de  por  - 
tiques  rangés  sur  deux  lignes  ,  divisés  par  un  pavé  de  granit,  do- 
rés par  cette  douce  et  vaporeuse  lumière  que  le  ciel  italien  aime 


REVUE  DE  PARIS.  133 

tant  à  prodiguer  aux  œuvres  de  ses  enfans.  On  se  sent  si  léger 
devant  toutes  ces  merveilles  aérien  nés,  qu'il  semble  que  le  corps 
flotte  sur  des'rayons,  et  n'a  pas  besoin  de  l'escalier  pour  s'élan- 
cer aux  terrasses;  la  transparence  de  l'air,  l'éclat  du  jour,  la 
sérénité  du  ciel ,  le  parfum  de  la  mer  voisine  ,  tout  donne  à  cette 
rue  incomparable  une  grâce ,  une  poésie ,  un  enchantement  qui 
tiennent  du  rêve;  on  passe  des  heures  en  extase  devant  ces  por- 
tiques ,  devant  ces  escaliers  défendus  par  des  lions ,  ou  peuplés 
de  statues,  qui  s'élèvent  triorai>haIement  ,  avec  leur  cortège 
de  colonnes  de  marbre,  jusqu'aux  régions  aériennes ,  où  s'élar- 
git la  conque  des  fontaines ,  à  l'ombre  des  orangers  suspendus. 
On  se  surprend  attendri  de  joie  sur  le  seuil  d'un  palais  qui  vous 
laisse  entrevoir  dans  un  jour  mystérieux  sa  cour  recueillie  et 
voluptueuse ,  sa  cour  de  marbre ,  où  bondit  la  gerbe  d'eau  vive , 
sous  des  arcades  de  citronniers  en  fleurs.  Là  causent  et  rient  de 
jeunes  femmes  créées  pour  ces  arbres ,  pour  ces  fontaines ,  pour 
ces  jardins  ;  des  femmes  d'opulente  vie  [et  de  doux  loisirs ,  non- 
chalantes et  vives  ,  véritables  fées  de  ces  palais  fantastiques  ,  et 
qui  laissent  tomber  de  leur  bouche  des  sons  voluptueux  comme 
le  froissement  d'une  robe  de  salin.  D'autres  femmes  passent  au- 
dehors,  légères,  sur  le  pavé  poli  des  dalles  ,  brunes,  fraîches 
et  blanches.  Souvent  c'est  comme  une  procession  de  vierges  de 
Raphaël  sortiesde  leurs  cadres  pour  visiter  la  strada  Balbi,  et 
la  rapporter  aux  cieux.  On  s'arrête ,  les  yeux  béans ,  au  pied  de 
ce  palais  Durazzo  qui  monte  aux  nues  avec  ses  ailes  à  colonna- 
des; au  pied  du  palais  Doria-Tursi,  qui  s'asseoit  au  large,  après 
avoir  épuisé  Carare,  et  se  repose  ,  le  front  couronné  de  jardins; 
on  s'arrête  partout,  à  chaque  pas,  car  la  merveille  qu'on  voit 
n'a  pas  copié  la  merveille  qui  vous  attend  ,  ni  celle  qu'on  a  vue- 
On  monte  à  ce  palais  Serra ,  qui  vous  reçoit  dans  son  fabuleux 
salon  de  lapis-lazzuli  et  d'or ,  ceint  de  colonnes  corinthiennes , 
orné  de  sphinx  noirs,  et  dont  les  hautes  croisées  s'ouvrent  sur 
des  pavillons  de  marbre ,  tels  que  les  inventait  Arioste  pour  le 
génie  traducteur  de  l'archilecte  Tagliafico  ;  et  partout  dans  ces 
palais,  les  galeries  sont  peuplées  de  ce  monde  idéal  et  ravis- 
sant que  jetaient  sur  toile  Van  Dyck ,  Guide ,  André  del  Sarte , 
Véronèse ,  Titien ,  Albane ,  l'Espagnolet ,  la  Irinitédes  Carrache. 
La  solitude  et  le  silence  donnent  aujourd'hui  à  ces  demeures  un 
caractère  de  solennelle  mélancolie  ;  ce  sont  de  magnifiques  dé- 

12 


Î34  REVUE  DE  PARIS. 

cors  d'opéras ,  d'où  viennent  de  sortir  les  jeux  ,  les  danses  et 
les  femmes  ;  à  la  brise  qui  ciiante  sous  les  orangers  des  terras- 
ses ,  on  croirait  encore  entendre  les  chœurs  italiens  des  divines 
fêtes  qui  viennent  de  s'éteindre.  Oh  !  si  jamais  la  vie  a  été  digne 
de  son  nom,  c'est  quand  elle  passa  dans  la  slrada  Ball)i,aux 
jours  de  la  splendeur  génoise ,  avec  son  auréole  de  rayons  et  de 
femmes ,  ses  parfums  de  la  mer  et  des  collines ,  son  cortège 
d'artistes  et  de  poètes,  sa  musique  napolitaine;  ses  siestes  de 
doux  sommeil  sous  le  voluptueux  démon  de  midi ,  ses  cré- 
puscules retentissant  de  sérénades ,  ses  nuits  toutes  pleines  de 
confidences,  toutes  dévorées  d'amour.  Qu'il  devait  être  beau 
le  palais  Durazzo,  avec  sa  bannière  à  l'écu  d'or,  chargée  au 
chef  de  trois  fleurs  de  lis  d'argent!  Qu'il  devait  être  beau,  le 
soir  que  Van  Dyck  inaugura  le  portrait  de  la  divine  comtesse 
Brignola  !  Que  d'ivresse ,  que  de  musique,  que  de  parfums  cou- 
raient sous  ses  deux  colonnades  ailées  !  Elle  était  là ,  cette  reine 
de  la  fête ,  sous  la  rotonde  de  marbre  ,  comme  la  Vénus  de 
Médicis,  descendue  du  piédestal,  et  vêtue  de  soie  et  de  satin; que 
de  paroles  de  flamme ,  que  de  désirs  comprimés  ,  que  de  lèvres 
ardentes  devaient  tourbillonner  autour  de  l'adorable  comtesse  ! 
Les  yeux  des  jeunes  seigneurs  descendaient  du  portrait  de  Van 
Dyck,  et  mouraient  de  langueur  sur  le  visage  divin  du  mo- 
dèle ,  sur  son  cou  d'ivoire  ,  sur  ses  épaules  nues  ,  sur  les 
souples  ondulations  de  sa  robe  de  soie ,  que  le  grand  artiste 
n'avait  pu  qu'imparfaitement  reproduire  ,  parce  que  sa  main 
frissonnait  d'amour.  Parmi  cette  foule  enluminée  d'ivresse  et 
d'énergique  passion,  sous  ces  portiques  aériens,  purs  et  blancs 
comme  le  mariire  qu'on  vient  de  polir ,  passaient  fièrement  tous 
ces  plébéiens  ennoblis  par  leur  génie,  tous  ces  architectes  créa- 
teurs de  ces  palais  :  Bartolomeo  Bianco ,  Angiolo  Falcone , 
Rocco  Luzago  ,  Alessi ,  Andréa  Orsolino  ,  Carlo  Fonlana ,  Simone 
Cantone,  Antonio  Corradi,  Torrigha,  Batisto  Ghiro,  tous  ces 
hommes  qui  se  présentaient  avec  des  idées  sublimes  chez  le 
seigneur  opulent ,  et  qui  en  recevaient  de  l'or  à  boisseaux  pour 
matérialiser  leurs  idées ,  les  faire  éclater  eu  colonnades,  les  bro- 
der à  l'ionienne ,  les  dérouler  en  galeries,  les  illuminer  de  tout 
ce  que  le  soleil  d'Italie  a  de  rayons  à  verser  sur  les  marbres  des 
péristyles ,  sur  les  citronniers  des  jardins.  L'âge  d'or  semblait 
être  redescendu  des  Apennins;  ce  n'était  plus  le  fade  bonheur, 


REVUE  DE  PARIS.  135 

le  siècle  pastoral  du  Latium  ;  c'était  l'âge  d'or  en  robe  de  soie , 
les  cheveux  constellés  de  pierreries ,  les  pieds  sur  la  mosaïque , 
le  front  dans  les  parfums  :  la  luxurieuse  jeunesse,  lasse  de  ses 
nuits ,  descendait  de  la  double  terrasse  du  palais  Mari ,  et  ve- 
nait se  retremper  aux  chants  dévots  de  Palestrina ,  dans  l'église 
voisine  del'Annoncialion;  là  elle  retrouvait  d'autres  fêtes,  d'autres 
parfums ,  d'autres  tableaux;  une  volupté  indélînissable  montait 
avec  la  vapeur  de  l'encens ,  avec  le  chant  des  vierges,  avec  le  fût 
cannelé  de  ces  gracieuses  colonnes  de  granit  rose  qui  s'alignent 
sur  deux  rangs  et  se  séparent,  comme  par  respect ,  devant  la 
grande  toile  de  Corrége  ,ce  peintre  des  amours ,  une  fois  récon- 
cilié avec  Dieu.  La  strada  Balin  versait  la  fleur  de  ses  opulens 
gj'uécées  devant  les  autels  de  San-Siro,  et  les  jours  de  grande 
solennité  religieuse, dans  les  nefs  de  San-Lorenzo.la  métropole 
gothique,  tout  écartelée  de  marbre  blanc  et  noir;  Dieu  n'était 
pas  jaloux  des  palais  de  Gènes ,  pai'ce  que  ses  temples  étaient 
encore  plus  beaux  que  ses  palais.  Dans  les  douces  nuits  d'été , 
les  Doria  arboraient  les  aigles  de  leur  maison  sur  la  montagne 
illuminée  du  Géant,  et  l'on  accourait  de  toutes  les  villas  voisines 
pour  respirer  la  brise  et  la  mer ,  sous  la  treille  des  doges  ,  sous 
les  colonnes  qui  se  baignent  dans  les  vagues  du  golfe,  ou  près 
du  bassin  couronné  d'aigles  essorans.  On  y  venait  de  la  villa 
Spinola ,  si  orgueilleuse  de  ses  fresques  ;  on  y  venait  de  la  villa 
Pallavicini ,  qui  plane  sur  Gènes  comme  un  oiseau  ;  de  la  villa 
Fransoni,  résidence  aérienne,  légère  et  voluptueuse  comme  une 
pensée  d'amour;  de  la  villa  d'Angelo,ce  palais  de  la  strada 
Balbi ,  emporté  sous  les  ombrages  des  montagnes  ;  de  la  villa 
Durazzo,  si  gracieusement  posée  sur  la  vallée  de  Lerbino;  de  la 
villa  Scoglietto  ,  qui  dort  sur  ses  belles  terrasses ,  entre  la  double 
fraîcheur  de  ses  cascades  et  de  ses  bois.  C'étaient  alors  des  nuits 
délirantes,  des  extases  célestes  où  les  heureux  conviés  ne  sen- 
taient leur  humaine  nature  qu'à  l'ardente  lièvre  qui  les  poussait 
au  plaisir.  Jamais  des  visages  de  femmes  ,  jamais  des  épaules 
blanches  encadrées  dans  le  satin ,  jamais  des  voix  musicales 
sorties  de  lèvres  italiennes  n'ont  versé  plus  de  frénésie  aux  sens 
que  dans  ces  divines  fêtes  sous  la  treille  des  Doria ,  au  pied  des 
Apennins ,  au  bord  de  cette  mer  qui  expire  sur  des  colonnades 
de  marbre  blanc  ! 
Le  soleil  avait  encore  quelques  rayons  à  donner  à  mes  prome- 


13G  REVUE  DE  PARIS. 

nades  ;  je  sortis  de  la  ville  pour  visiter  ce  palais  de  la  mer.  La 
porte  était  ouverte ,  j'entrai  ;  je  traversai  des  corridors  solitaires, 
où  Perino  del  Vaga  a  peint  à  fresque  les  exploits  maritimes  de 
la  maison  Doria.  Partout  la  solitude  et  le  silence  ;  personne  ne 
s'offrait  à  moi,  j'étais  comme  dans  un  de  ces  palais  enchantés 
où  le  voyageur  se  promène  seul  devant  des  statues  qui  le  regar- 
dent. Les  galeries  étaient  raeul)lées  au  goût  du  seizième  siècle  ; 
c'étaient  des  fauteuils  massifs  vêtus  de  cuir  noir ,  de  larges 
consoles  minutieusement  ciselées ,  de  hautes  glaces  de  Venise  à 
six  pièces,  de  vastes  cheminées  de  marl)re  sombre  à  réchauffer 
des  géans  debout ,  des  tapisseries  de  portraits  à  la  Rembrandt; 
11  semblait  qu'une  famille  de  doges  venait  de  quitter  ces  fauteuils , 
ou  qu'elle  allait  reparaître  dans  ces  salons ,  en  descendant  d'une 
promenade  en  galère.  J'abusai  de  mon  isolement ,  je  m'assis 
sur  tous  les  fauteuils ,  j'ouvris  une  croisée  pour  voir  le  golfe , 
je  déci'ochai  les  portraits  pour  les  examiner  à  l'aise  ;  je  me 
promenai  sous  les  cheminées ,  je  chantai  la  barcarolle  de  la 
Muette  aux  statues  de  Carlone  ;  je  pris  des  airs  de  maître ,  des 
poses  de  doge ,  tout  cela  fort  impunément  ;  personne  ne  parut. 
Si  j'habitais  Gènes ,  j'irais  m'établir  au  palais  Doria ,  pour  lui 
donner  enfin  un  locataire. 

Je  descendis  aux  jardins  :  même  solitude ,  même  silence  ;  c'est 
un  des  plus  beaux  tableaux  que  j'aie  vus  de  ma  vie.  Rien  d'en- 
chanteur comme  la  terrasse  du  palais  Doria.  Faites  un  seul  ta- 
bleau de  tous  les  Claude  Lorrain  du  Louvre ,  et  vous  aurez  une 
esquisse  de  cet  admirable  paysage.  Le  marbre  y  est  prodigué  en 
colonnes,  en  escaliers,  en  portiques;  les  allées  des  jardins  s'om- 
bragent de  citronniers ,  d'orangers  ou^de  treilles  longues  et  aérées 
qui  arrêtent  mollement  les'.rayons  du  jour  sur  des  pampres  dia- 
phanes ;  à  gauche  éclate  la  ville  de  Gênes ,  avec  ses  montagnes 
aussi  peuplées  que  ses  rues  ;  on  aperçoit  au  dernier  plan,  sur  une 
hauteur ,  le  dôme  de  l'église  de  Carignan ,  cette  miniature  de 
Saint-Pierre  de  Rome;  sa  coupole  couronne  dignement  le  Saint- 
Sébasliendu  Puget,beau comme  l'antique.  Devant  vouscstla  mer, 
la  véritable  mer,  la  Méditerranée,  le  grand  chemin  deNaples  et  de 
Sicile  ;  elle  est  vive  et  calme;  elle  a  une  voix ,  une  ame,  une  mé- 
lodie; elle  entre  au  port,  en  inclinant  ses  vagues  devant  le  phare, 
comme  si; elle  saluait  le  colosse  protecteur  des  vaisseaux. 

J'étais  plongé  dans  ce  tableau  lorsqu'une  voix  murmura  quel- 


REVUE  DE  PARIS.  157 

ques  paroles  derrière  moi  ;  j'aperçus  une  vieille  femme  assise  à 
terre  contre  une  colonne  de  la  terrasse  ;  sa  jeune  fille ,  vêtue  de 
haillons,  dormait  sur  ses  genoux.  — Que  faites- vous  là,  pauvre 
femme  ?  lui  dis-Je.  —  Eh  !  me  répondit-elle  en  souriant ,  je  bois  le 
soleil  !  — Vous  ne  travaillez  donc  pas  pour  vivre  ?  —  Non ,  mon- 
sieur ,  je  demande  la  charité  ;  j'ai  fait  ma  journée  aujourd'hui ,  et 
je  me  repose.  — Et  que  ferez-vous  demain?  —  Demain  la  sainte 
Vierge  m'en  donnera  autant  à  la  porte  de  l'église  délia  Consola- 
zione.—  Alors  votre  pain  ne  vous  manque  jamais? —  Jamais, 
monsieur.  — Vous  êtes  donc  heureuse  ?^ —  Oui.  —  Et  qui  vous  a 
permis  d'entrer  ici  ?  —  Personne  ;  c'est  ouvert  à  tout  le  monde. 

La  jeune  tille  se  réveilla  ;elle  écarta  avec  ses  mains  de  magni- 
fiques cheveux  noirs  qui  couvraient  sa  tête  et  ses  épaules,  et  me 
laissa  voir  une  figure  ravissante  de  beauté.  Un  ami,  mon  compa- 
gnon de  voyage,  vint  me  rejoindre  en  ce  moment;  si  je  ne  pou- 
vais en  appeler  au  témoignage  de  ce  témoin ,  je  croirais  aujour- 
d'huiquela  rencontre  de  celte  jeune  fille,  si  pauvreetsi  belle,  n'a 
été  qu'une  vision,  un  mensonge  de  voyageur  quejeme  suis  contéà 
moi-même.  Hélas  !  ce  futuneréalité  !  Le  plus  étrange  des  hasards 
avait  ainsi  jeté  sous  mes  yeux  une  véritable  allégorie  vivante  ;  ce 
qu'il  y  a  de  plus  beau ,  de  plus  doux  au  monde ,  avec  une  enve- 
loppe de  haÛlons.i.  Gênes  ! 

II.  —  LIVOURNE.  —  LA  VALLÉE  DE  L'ARNO. 

Si  Livourne  n'existait  pas  en  Italie,  il  faudrait  la  bâtir.  C'est 
la  cité  neutre  où  l'on  arrive  pour  respirer  ;  c'est  comme  un  foyer 
de  théâtre  où  Ton  se  jette  entre  deux  actes  trop  saisissans  d'un 
drame  fiévreux ,  pour  rentrer  un  instant  dans  la  vie  réelle.  Li- 
vourne, comme  toutes  les  villes  modernes  et  commerçantes ,  n'a 
rien  avons  montrer  que  des  rues  bien  alignées  et  une  population 
active ,  une  société  de  comptoir.  C'est  une  ville  charmante  où 
rien  ne  vous  humilie  dans  votre  amour-propre  d'homme:  on  n'y 
rampe  jamais  devant  des  monumens  qui  vous  écrasent;  on  n'y 
rougit  pas  de  son  propre  nom  devant  des  noms  imposans  de  gloire, 
et  couronnés  par  cinq  siècles  d'admiration.  La  grande  rue  est  une 
bourse  perpétuelle  où  chacun  fait  ses  affaires  et  signe  ses  traités 
de  commerce ,  depuis  le  fastueux  millionnaire,  qu'on  reconnaît 

12. 


138  REVDE  DE  PARIS. 

au  cortège  de  ses  cliens ,  jusqu'au  brocanteur  isolé  qui  porte  se^ 
denrées  avec  lui.  Tous  les  idiomes  du  monde  se  mêlent  dans  cette 
rue  !  on  ne  s'y  croit  pas  plus  en  Italie  qu'en  un  autre  pays.  Mais 
approchez- A ous  de  la  grande  place,  là  où  le  négoce  ambulant 
expii-e;  des  bouches  toscanes  vous  jetteront  àl'oreille  des  noms 
qui  font  tressaillir.  Tous  les  conducteurs  de  calossini,  en  vous  re- 
connaissant étranger  àvotredémarcheindécise ,  vous  crieront  en 
chœur  :  Pisa ,  Pisa ;  Firenze,Firenze.  Cesdeuxvillessontlà, 
tout  auprès.  On  peut  rarement  se  décider  à  coucher  à  Livourne 
lorsqu'on  sait  qu'un  léger  calessino  vous  emporte  en  quelques 
heures  à  Florence,  sur  une  allée  de  jardins  anglais. 

A  Florence  donc!  les  chevaux  s'y  précipitent  avec  une  éton- 
nante impétuosité ,  comme  s'ils  étaient  ravis  d'aller  saluer  leurs 
frères  de  Jean  de  Bologne  sur  la  place  du  Palais  vieux.  C'est  une 
route  ravissante,  c'est  le  digne  chemhi  de  Florence:  ce  gracieux 
nom  y  est  écrit  partout ,  il  n'est  pas  besoin  de  bornes  miliaires 
pour  l'annoncer  au  voyageur.  La  campagne  est  pure ,  sereine , 
harmonieuse  comme  un  chant  des  Géorgiques.  Partout  le  peu- 
plier ,  l'yeuse,  le  chêne ,  la  vigne  mariée  à  l'ormeau ,  rendent 
des  sons  mélodieux  comme  les  dactyles  du  poète.  Les  villages 
sont  doux  à  la  vue,  leurs  noms  doux  aux  lèvres  :  c'est  Viarello, 
c'est  Pian  di  Pisa  ,  c'est  Caschina ,  c'est  Ponto  d'Era  ,  c'est  Em- 
poli.  Une  lumière  vaporeuse  et  molle  enveloppe  ces  agrestes 
résidences  ;  de  petits  fleuves  les  arrosent ,  de  souples  collines 
les  couronnent  d'ombrages  et  de  fleurs.  Un  dieu  aussi  leur  a 
fait  ce  doux  repos  à  ces  beaux  jardins ,  désolés  autrefois  par  les 
guerres  civiles.  Les  clairons  des  Espagnols  ne  retentissent  plus 
sur  les  murailles  de  Pian  di  Pisa  ;  un  poète  comme  Dante  n'ar- 
rive plus  à  Ponto  d'Era  ,  sa  branche  d'olivier  à  la  main ,  pour 
se  jeter  entre  les  Pisans  et  les  Florentins ,  en  leur  criant  :  <(  Où 
courez-vous,  citoyens  ?  »  La  paix  est  à  Pise  ,  la  paix  à  Florence. 
Les  deux  rivales  se  sont  embrassées  et  cultivent  leurs  jardins. 
Elles  ont  enfin  compris  la  vie ,  ces  deux  cités  heureuses  ;  elles 
chantent ,  elles  aiment ,  elles  dorment  ;  elles  ont  abandonné  les 
secousses  des  tragiques  émotions  aux  peuples  engourdis  par  les 
hivers  et  la  nuit  des  brouillards.  C'est  en  sortant  de  Ponto  d'Era 
qu'on  trouve  à  gauche  une  délicieuse  rivière  qui  porte  son  nom 
écrit  en  azur  sur  les  molles  inflexions  de  son  onde ,  l'Arno  : 
k  cœur  ressent  de  la  joie  en  entendant  prononcer  ce  nom.  On 


REVUE  DE  PARIS.  139 

passe  devant  le  couvent  de  San-Romano,  dont  la  galerie  de 
marbre  se  marie  à  de  grands  chênes ,  pour  donner  de  l'ombre 
aux  heureux  franciscains  ;  on  arrive  à  Empoli ,  encourt  devant 
sa  magnifique  fontaine  ,  la  fontaine  d'un  modeste  village  !  Que 
d'assemblées  de  conseils  municipaux  il  nous  faudrait  pour  en 
donner  une  pareille  à  nos  plus  riches  cités  de  France!  Empoli, 
c'est  la  porte  de  la  vallée  de  l'Arno. 

Alfieri  s'est  fondu  en  vers  pour  chanter  cette  vallée  et  les  jeunes 
filles  qui  l'habitent.  Je  lui  pardonne  son  Misogallo  ;  les  poètes 
ont  raison  quelquefois.  Je  ne  sais  si  l'on  meurt  dans  la  vallée  de 
l'Arno ,  mais  il  na'est  prouvé  qu'on  y  existe.  Jamais  la  nature  n'a 
rais  tant  de  soins  à  composer  un  paysage ,  jamais  elle  n'a  aussi 
bien  combiné  ses  effets  de  lumière,  ses  teintes  diaphanes,  ses 
horizons  dorés ,  ses  colUnes  pures  qui  se  détachent  en  lignes 
déliées  sur  l'azur  infini  du  ciel.  l'Arno  coule  dans  ce  vallon;  il 
est  calme  comme  un  bassin  qui  s'allonge  et  se  perpétue.  Des 
bois  de  pins  d'un  vert  admirable  semijlent  descendre  de  toutes 
les  collines[pour  se  baigner  au  fleuve.  Des  villastoscanes,descou- 
vens  aériens,  se  dévoilent  au  voyageur,  par  intervalles,  au  milieu 
d'un  jardin,  comme  un  rêve  d'amour;  sur  le  somment  d'une 
montagne,  comme  une  pensée  du  ciel.  C'est  là  que  les  jeunes 
paysannes  tressent  la  paille  qui  s'arrondit  en  chapeau  sur  toutes 
les  dames  de  l'Europe.  Ouvrières  élégantes  et  gracieuses ,  rien 
ne  trahit  en  elles  l'origine  rustique;  leurs  doigts  n'ont  jamais 
fouillé  la  terre  ni  marié  la  vigne  à  l'ormeau  ;  ils  ont  la  délica- 
tesse qu'exige  la  spécialité  de  leur  doux  travail.  Ce  beau  vallon 
est  comme  un  gynécée  naturel ,  un  boudoir  fleuri  où  de  jeunes 
femmes  ont  l'air  de  faire  de  la  broderie  sur  paille  fine  pour  leur 
amusement.  C'est  là, je  pense,  le  plus  ravissant  accessoire  qui 
])uisse  animer  un  paysage.  Les  bergères  inventées  par  nos  idyl- 
les ont  autour  d'elles  une  atmosphère  de  ferme  et  de  bercail  qui 
saisit  le, cœur  et  fane  leur  poésie.  Pour  trouver  des  sœurs  aux 
jeunes  filles  d'Empoli,  on  doit  remonter  aux  beaux  jours  de  la 
Thessalie  et  des  amours  arcadiens,  quand  les  dieux  eux-mêmes 
daignaient  choisir  leurs  maîtresses  parmi  les  agrestes  familles  de 
rilissus ,  du  Pénée ,  de  l'Eurotas  ;  il  faut  des  fables  pour  servir 
de  pendant  aux  réalités  d'Empoli.  Tel  est  le  chemin  qui  conduit 
à  Florence ,  et  qui  ne  peut  conduire  que  là  ;  vallée  sauve  dans 
ks  contours  de  ses  collines  ;  villas  embaumées  qui  sourient  au 


140  REVUE  DE  PARIS. 

voyageur  avec  leurs  persiennes  vertes;  rivière  transpareote 
et  calme;  jeunes  filles  semées  comme  des  fleurs  vivantes  sur  la 
longue  pelouse  de  l'Arno  ;  paysage  céleste  animé  par  des  chants 
lointains,  des  murmures  de  cloches  aériennes,  des  sons  d'amou- 
reuses mandolines.;  sérénité  sur  la  terre  et  au  ciel ,  azur  partout. 
Florence  est  là.  On  sort  de  la  vallée:  des  montagnes  bleues  cer- 
nent le  vaste  horizon ,  c'est  la  couronne  de  Florence.  On  ne 
voit  qu'à  peine  les  maisons  de  la  ville ,  maisles  tours ,  les  dômes, 
les  clochers ,  les  coupoles ,  dominent  les  arbres  des  jardins  et 
annoncent  de  loin  à  l'étranger  la  cité  des  grands  édifices ,  la 
reine  maternelle  des  beaux-arts.  Encore  un  élan  de  chevaux;  et 
l'on  arrive  devant  la  herse  de  la  tour  de  Michel-Ange.  Saluez 
l'écusson  d'or  aux  tourteaux  de  gueules  ;  il  est  incrusté  sur  la 
porte  de  la  ville  :  ce  sont  les  armes  de  Médicis  (  1  ). 

Mért. 


(l)Jene  connais  qu'Alfieri  quiaitcomplaisamment  écrit  sur  la  val- 
\6e  de  l'Arno.  La  ville  de  Gènes  n'a  inspiré  qu'un  ouvra^^e  monu- 
mental digne  d'elle  :  c'est.le  beau  et  riche  ti'avail  de  notre  savant 
architecte  M,  Gauthier. 


LE  JUGE  DE  SON  HONNEUR. 


I. 


La  25  octobre  18ôO ,  une  berline  attelée  de  deux  gros  chevaux 
flamands  s'arrêta  dans  le  petit  village  de''** ,  près  de  Walliem , 
à  quelques  lieues  au-delà  de  Matines.  C'était  le  jour  deTévacua- 
tion  d'Anvers  par  le  prince  d'Orange.  Les  volontaires  belges 
occu|)aient  en  armes  toute  cette  ligne ,  et  attablés  dans  les  maisons 
des  paysans  ,  ils  fumaient  des  cigares  et  buvaient  force  bière  à 
la  prospérité  de  la  nouvelle  patrie  qu'ils  venaient  de  s'improviser. 
Il  faisait  nuit  close ,  la  plupart  des  portes  étaient  déjà  verrouil- 
lées; on  entendait  seulement  retentir  au  deliors  quelques  éclats 
de  voix  modulant  sur  un  fausset  enroué  les  couplets  de  la  Bra- 
bançonne. 

La  berline ,  sans  ralentir  sa  marclie ,  longea  ces  liabitations , 
au  seuil  desquelles  on  ne  voyait  pas  un  bomme  àqui  l'on  pût 
parler.  Elle  s'arrêta  au  bout  du  village,  devant  une  maison 
construite  en  briques ,  couronnée  de  tuiles  rouges  creusées  en 
gouttières ,  et  dont  le  faîte  portait  un  long  panache  de  chaume 
cimenté  de  terre  glaise.  La  façade  était  blanchie  à  la  chaux  ,  la 
petite  porte  arrondie  du  haut  et  peinte  en  vert ,  comme  les  vo- 
lets. Le  sable  que  les  servantes  avaient  répandu  sur  les  degrés 
de  pierie  qu'il  fallait  franchir  pour  arriver  au  marteau  de  fer 
poli  qui  en  décorait  l'entrée,  indi(iuait  que  cette  habitation 
n'était  pas  la  moins  fréquentée  ni  la  moins  soigneusement  teime 
du  village.  L'homme  en  blouse  qui  conduisait  les  chevaux  de  la 
berline  descendit  de  son  siège  et  vint  ouvrir  la  portière, 

—  Monsieur  le  baron,  dit-il  à  l'un  des  voyageurs  en  se  dé- 
coiffant poliment  de  son  bonnet  de  coton ,  c'est  ici  qu'il  faut 


142  REVUE  DE  PARIS. 

vous  reposer  en  attendant  le  jour.  Le  père  Jef  nous  donnera 
l'hospitalité ,  à  nous  et  à  nos  bêtes ,  moyennant  quelques  litres 
de  bière  et  quelques  mesures  d'avoine  que  nous  consommerons. 
Le  jeune  homme  à  qui  cette  invitation  était  faite  sauta  d'un 
bond  les  degrés  du  marchepied,  et,  faisant  siffler  sa  cravache 
et  sonner  ses  éperons ,  il  poussa  la  porte  entr'ouverte  devant 
lui. 

—  Prenez  garde  à  ce  que  vous  faites,  monsieur,  murmura  une 
voix  dans  l'obscuritédu  corridor  où  le  voyageur  venait  de  péné- 
trer. 

—  Pardieu  !  prenez  garde  vous-même ,  riposta  le  nouveau- 
venu. 

En  achevant  ces  mots,  ilsaisit  son  interlocuteur  parle  collet 
de  son  habit  et  le  jeta  dehors. 

Au  bruit  que  fit  cette  espèce  de  lutte ,  et  aux  cris  qui  s'échap- 
pèrent de  la  berline ,  où  deux  autres  voyageurs  étaient  demeu- 
rés,  le  propriétaire  delà  maison  déboucha  dans  le  corridor, 
armé  d'une  lanterne  de  corne  et  suivi  de  trois  ou  quatre  cu- 
rieux ,  les  mains  sous  leurs  blouses  et  la  pipe  à  la  bouche.  Ils 
n'eurent  pas  plus  tôt  aperçu  celui  que  l'étranger  venait  de  heur- 
ter avec  une  brutalité  si  coupable  ,  qu'il  s'éleva  parmi  eux  un 
sourd  murmure,  et  qu'ils  coururent  d'un  commun  mouvement 
à  l'aide  de  ce  malheureux ,  qui  se  relevait  à  grand'peine ,  tout 
souillé  de  boue, 

—  C'est  une  abomination  !  s'écria  le  père  Jef  en  saisissant  de 
sa  large  main  le  bras  du  jeune  homme,  qui  faisait  mine  de  se 
mettre  en  défense. 

—  Traiter  ainsi  un  patriote!  reprit  un  volontaire  qui  arri- 
vait le  sabre  au  côté  et  la  carabine  sur  l'épaule.  Il  faut  assom- 
mer ce  gredin-là ,  c'est  un  espion  hollandais ,  c'est  sûr. 

—  Sacrebleu,  interrompit  l'étranger,  tu  en  as  menti,  parla 
gorge!  Je  suis  le  capitaine  Melchior  VanGeestel;  c'est  moi  qui 
ai  tiré  le  premier  coup  de  fusil  contre  les  Hollandais  à  la  porte 
de  Schaerbeck.  Si  ce  maladroit  se  laisse  ainsi  tomber ,  ce  n'est 
pas  ma  faute.  Je  suis  prêt  d'ailleurs  à  lui  donner  la  satisfaction 
qu'il  exigera. 

—  Tout  beau,  capitaineMelchior,  poursuivit  le  père  Jef,  c'est 
à  nous  que  vous  rendrez  raison ,  s'il  vous  plaît;  et  pour  com- 
mencer, nous  allons  vous  faire  passer  parles  armes  si  vous 


REVUE  DE  PARIS.  145 

n'adressez  des  excuses  au  brave  patriote  que  vous  venez  d'insulter. 
C'est  le  hcîros  de  notre  district,  savez-vous;  notre  père  ù  tous, 
et  notre  commandant  sur  le  champ  de  bataille. 

Pendant  ce  temps,  les  deux  voyageurs  de  la  berline  avaient 
mis  pied  à  terre,  et,  soutenant  le  blessé  dans  leurs  bras ,  ils  lui 
demandaient  très-humblement  pardon  de  la  conduite  de  leur 
camarade.  Malgré  leur  repentir ,  le  baron  Melchior  Van  Geestel 
neseseraitpas  aisémenttiré  d'affaire,  si  celuiqu'il  avait  offensé 
ne  se  fût  interposé  entre  lui  et  ses  agresseurs.  De  lui-même  il 
lui  présentala  main  en  signe  d'oubli,  et  tous  ensemble  ils  entrèrent 
dans  la  maison  du  père  Jef. 

La  salle  dans  laquelle  le  capitaine  Melchior  et  ses  compagnons 
venaient  de  pénétrer  ressemblait  plus  à  ui)  champ  de  bataille 
qu'à  une  chambre  d'auberge.  Cinquante  volontaires  en  blouses 
et  la  pipe  entre  les  dénis  y  versaient  des  flots  de  fumée  qui 
rendaient  l'atmosphère  presque  compacte.  Une  seule  servante 
en  bonnet  brodé  dont  les  côtés  retombaient  sur  ses  oreilles 
comme  deux  ailes  de  papillon ,  distribuait  aux  consommateurs 
les  litres  de  Louvain  et  de  bière  d'orge ,  les  petits  verres  de 
schiedam  et  le  feu  pour  les  cigares  ;  véritable  Salamandre  en 
jaquette  de  laine  noire ,  qui  fendait  sans  som'ciller  l'épais  nuage 
de  tabac  dont  elle  était  environnée. 

Au  milieu  des  silhouettes  effacées  des  buveurs ,  le  père  Jef 
élevait  de  temps  en  temps  le  buste  cuirassé  de  sa  vaste  camisole 
de  laine  rouge,  par-dessus  laquelle  s'attachaient  carrément  ses 
bretelles  de  lisière.  Dans  le  fond  de  la  salle  on  distinguait,  quand 
survenait  une  petite  éclaircie  provoquée  par  le  ventilateur  naturel 
de  la  porte  entr'ouverte  ,  une  madone  en  plâtre  colorié  ,  fixée 
au  mur,  dominant  une  haute  cheminée  à  frange  qui  ne  servait 
qu'à  recevoir  le  tuyau  d'un  poêle  de  fonte.  Les  murailles  laté- 
rales étaient  tapissées  de  rayons  de  bois  où  reposaient  en  ordre 
des  litres  et  des  demi-litres  de  grès  à  fleurs  bleues  avec  le  poinçon 
plombé  de  la  police;  et  plus  loin  une  armoire  grillée,  manière 
de  bibliothèque  renfermant  la  collection  de  pipes  appartenant 
aux  divers  habitués  de  la  maison. 

Le  baron  Melchior,  sur  l'invitation  de  son  pacifique  antago- 
niste, prit  place  en  face  de  lui  avec  ses  deux  compagnons,  devant 
une  table  de  sapin  bien  cirée  où  la  servante  posa  des  verres  et 
un  carafon  d'eau-de-vie  de  genièvre.  Le  père  Jef  vint  sans  façon 


144  REVUE  DE  PARIS. 

s'accouder  auprès  de  ses  nouveaux  hôtes ,  et  ils  s'entretinrent 
tous  ensemble  des  événemens  du  jour,  de  l'expulsion  des  Hol- 
landais de  la  ville  de  Bruxelles,  de  la  victoire  de  Walhem ,  rem- 
portée la  veille  par  les  patriotes  belges ,  enfînde  la  proclamation 
que  le  prince  d'Orange  avait  adressée  le  jour  même  auxhabitans 
d'Anvers  en  se  retirant  de  cette  cité  révoltée. 

Le  capitaine  Melchior  ne  tarissait  pas  en  éloges  sur  la  conduite 
d'un  chef  de  partisans  qui  avait,  par  son  intrépidité,  sauvé  le 
château  de  la  comtesse  de  Montérei  dans  cette  mémoralile  jour- 
née. Le  père  Jef  se  mit  à  rire ,  et,  tordant  son  bonnet  de  coton 
entre  ses  gros  doigts: 

—  Oui ,  dit-il  ,  c'est  un  crâne  ,  celui-là  ;  et  vous  serez  peut- 
être  encore  plus  étonnés  quand  vous  saurez  que  ce  brave  patriote 
est  de  notre  village,  qu'il  est  ici  présent  dans  mon  estaminet,  et 
que  vous  lui  avez  déjà  parlé. 

—  Je  voudrais  le  rencontrer,  interrompit  le  capitaine ,  pour 
lui  serrer  la  main. 

— 11  n'est  pas  de  récompense  à  laquelle  il  ne  puisse  prétendre , 
ajouta  d'une  voix  timide  et  flûtée  l'un  des  compagnons  du  capi- 
taine. La  comtesse  et  sa  fille  lui  doivent  la  vie  et  l'honneur.  Elles 
seraient  trop  lieureuses  de  s'acquitter  envers  lui. 

—  Oh  !  oh  !  fit  le  père  Jef  en  lançant  un  regard  malicieux  du 
côté  de  celui  cpii  venait  de  montrer  tant  de  douceur  et  de  modé- 
ration sur  le  seuil  de  la  tabagie  ;  si  ce  n'est  que  cela  ,  M.  Van 
Maès  estdejà  payéparsa  conscience.  Les  bonnes  œuvres  lui  sont 
aussi  familières  qu'à  moi  les  verres  de  schiedam  ,  et  c'est  pour 
cela  que  nous  l'honorons,  et  c'est  pour  cela  que  nous  prenons  sa 
défense  quand  il  arrive  que  ,sans  le  connaître,  un  élourneau  qui 
a  une  bouteille  de  vin  dans  la  tête  l'insulte  ou  le  maltraite.  Je  ne 
dis  pas  cela  pour  vous),  capitaine  Van  Geestel:  vous  savez  trop 
ce  qu'on  doit  aux  braves  et  aux  hommes  vertueux ,  et  je  suis  sûr 
que  maintenant  vous  vous  repentez  de  ce  que  vous  avez  fait. 

—  Pardieu  ,  monsieur  Van  Maês,  s'écria  le  capitaineen  ôtant 
son  chapeau  et  se  retournant  vers  son  voisin ,  le  père  Jef  a  dit 
la  vérité  sur  mon  compte  comme  sur  le  vôtre.  Je  vous  fais  mes 
excuses,  les  acceptez-vous  ? 

—  L'oubli  des  offenses  est  le  premier  devoir  d'un  chrétien ,  ca- 
pitaine ,  répliqua  Van  Maës  en  pressant  avec  cordialité  la  main 
tpi'on  lui  tendait 


REVUE  DE  PARIS.  145 

—  Ah  !  monsieur ,  que  d'aelions  de  grâces  !  répétèrent  à  la 
fais  les  deux  compagnons  de  voyage  du  baron. 

Et  Van  Maes  devint  l'objet  de  toute  leur  attention. 

11  baissa  d'abord  modestement  la  tête  comme  s'il  eût  eu  honte 
de  cet  hommage  ;mais  peu  à  peu  il  s'apprivoisa ,  et  au  bout  d'un 
quart  d'heure  il  était  au  mieux  avec  les  deux  jeunes  gens. 

Il  est  vrai  que  les  figures  blanches  et  imberbes  de  ces  étran- 
gers .  leurs  yeux  langoureux  comme  des  yeux  de  femmes,  leur 
exquise  politesse ,  et  la  grâce  de  leurs  moindres  mouvemens , 
prédisposaient  singulièrement  en  leur  faveur  tout  homme<iui 
les  ap|)rochait.  Le  plus  jeune  surtout ,  avsc  ses  beaux  cheveux 
noirs  tombant  en  boucles  sur  ses  tempes  avec  cette  candeur  de 
visage  et  cette  finesse  de  physionomie  qu'eussent  enviées  les 
plus  jolies  filles,  sembla  rencontrer  toute  la  sympathie  du  héros 
de  village.  11  n'hésita  pas ,  sur  sa  demande ,  à  recommencer  pour 
lui  le  récit  vingt  fois  répété  de  ses  actions  d'éclat  pendant  la 
campagne  de  la  révolution.  Seulement  il  avait  soin  de  s'interdire 
toute  espèce  d'éloges  en  ce  qui  le  concernait ,  procurant  de  la 
sorte  au  père  Jefrinestimable  satisfaction  de  commenter  le  thème 
et  d'y  ajouter  les  broderies  que  lui  suggéraient  sa  rhétorique  et 
son  amour  pour  la  vérité. 

VanMaes,  revêtu  de  tout  autre  costume,  eût  passé  pour  ce 
qu'on  appelle  vulgairement  unagréable  cavalier.  Il  a\  ait  trente 
ans  à  peine,  la  taille  fine  et  dégagée,  et  dans  la  mélancolie  de 
son  regard  luisait  un  certain  feu  qui  indiquait  une  ame  vigou- 
reuse et  i)ien  trempée.  Le  plus  jeune  des  voyageurs  paraissait 
prendre  un  vif  plaisir  à  voir  cette  figure  sévère  et  pourtant  pleine 
de  séduction  s'enflammer  aux  mots  de  patrie  et  de  liberté.  Il 
écoutait  avec  ravissement  cet  apôtre  du  catholicisme  confondre 
dans  sa  pensée  la  double  passion  qui  l'animait ,  sa  foi  religieuse 
et  sa  croyance  politique.  Son  imagination  suivait  avec  un  mer- 
veilleux entraînement  l'éloquent  enthousiasme  de  celui  qui  lui 
parlait ,  et  puis  tout  d'un  coup  il  se  calmait  et  devenait  timide 
jusqu'à  n'oser  plus  lever  les  yeux. 

VanMaes  ne  s'aperçut  pas  toulefoisdecettebizarrecontenance 
de  son  interlocuteur,  et  il  continuait  à  s'entretenir  avec  lui ,  lui 
ouvrant  le  fond  de  son  ame  ,  comme  il  arrive  entre  jeunes  gens 
dont  l'humeur  et  le  caractère  se  conviennent. 

—  J'aurais  voulu ,  poursuivait-il  en  jouant  avec  le  chien  d'im 

TOiBE  IV.  13 


146  REVUE  DE  PARIS, 

pistolet  qu'il  portait  dans  la  ceinture  de  sa  blouse ,  j'aurais  voulu 
que  vous  vous  fussiez  trouvé  dans  nos  rangs  quand  ces  marau- 
deurs hollandais  faillirent  surprendre  le  cliàteau  de  la  comtesse 
de  Monlérei.  Cette  dame .  en  ce  cemoment ,  était,  m'a-t-ondit , 
seule  au  logis  avec  sa  fille.  Quelques  domestiques  mal  armés 
faisaient  feu  parles  fenêtres  du  rez-de-chaussée;  leur  résistance 
avait  exaspéré  les  pillards  qui  se  promettaient  de  rapporter  un 
riche  butin  de  leur  expédition.  Quatre  de  ces  brigands  s'étaient 
emparés  déj^i  d'une  issue  qui  devait  les  conduire  à  l'appartement 
des  dames.  C'en  était  fait  de  la  comtesse  et  de  sa  lîlle,  sile  ciel 
ne  m'eût  amené  sur  leur  trace  avec  cinquante  braves  gens  de  ce 
village  que  je  commandais. 

—  A  telle  enseigne ,  ajouta  le  père  .Tef,  qui  interrompit  pour 
cela  son  entretien  avec  le  capitaine ,  à  telle  enseigne  que  de  vos 
pistolets  que  voici ,  vous  fîtes  cracher  la  cervelle  à  deux  de  ces 
gredins.  Nos  sabres  firent  justice  des  deux  autres. 

—  Est-il  possible  !  balbutia  le  jeune  compagnon  du  baron 
Melchior. 

Et  dansce  moment ,  ses  yeux  ,  mouillés  de  larmes  ,  laissaient 
tomber  sur  Van  MaCs  un  regard  plein  de  reconnaissance  et  d'admi- 
ration. 

—  Et  monsieur ,  continua  le  père  Jef ,  ne  vous  parle  pas  du  coup 
de  sabre  qu'un  de  ces  forcenés  lui  allongea  en  tombant ,  et  dont 
il  porte  la  blessure  encore  saignante  sous  la  manchede  sablouse. 
Il  est  vrai  de  dire  aussi,  poursuivit  le  cabaretier  en  achevant  un 
verre  de  schiedam ,  que  vous  avez  sauvé  la  comtesse  de  la  dam- 
nation éternelle;  car  il  est  probable  qu'elle  ne  serait  pas  morte  en 
état  de  grâce.  Du  moins,  du  temps  où  j'avais  l'honneurdeservir 
sous  les  ordres  de  son  mari,  le  colonel  Juan  de  Montérei,  pré- 
sentement dans  les  Indes,  on  ne  se  gênait  pas  au  régiment  pour 
jaser  sur  les  écarts  de  sa  vertu.  Et  tenez,  aujourd'hui  encore... 

—  Sacredieu!  vous  en  avez  menti,  père  Jef,  s'écria  le  capi- 
taine, qui  brisa  son  verre  sur  la  table.  Songez  que  vous  pouvez 
parler  devant  des  amis  de  la  dame  que  vous  outragez! 

—  C'est  une  horreur!  fit  le  plus  âgé  des  compagnons  du  capitaine 
Melchior,  je  ne  reste  pas  ici  un  instant  de  plus.  Des  che- 
vaux !  des  chevaux  !  et  je  pars ,  au  risque  de  tout  ce  qui  peut 
arriver. 

En  parlant  ainsi,  ce  singulier  personnage  s'était  levé  tout  pâle 


REVUE  DE  PARIS.  147 

de  colère,  et ,  saisissant  le  bras  du  capitaine  ,  il  lui  disait  à  To- 
icille  : 

—  C'est  vous  qui  êtes  cause  de  cette  avanie  qu'on  me  fait  ! 
Sortons  au  plus  vile  ,  je  le  veux.  Je  le  veux  ,  entendez- 
vous  ? 

Le  baron  Melchior  eut  grand'peine  à  tempérer  cet  élan  de  ftireur 
que  Van  Maës  s'efforçait  en  vain  de  s'expliquer.  Il  n'y  réussit 
qu'en  donnant  des  ordres  pour  le  départ.  En  vain  on  lui  objecta 
les  dangers  que  présentait  un  voyage  nocturnesur  une  roule  cou- 
verte de  déserteurs  ;  l'irascible  jeune  bomme  se  contentait  de 
répondre:  Je  le  veux!  Et  le  capitaine  Melchior  obéit  à  cette 
injonction  ,  en  aidant  lui-même  à  atlacher  les  traits  des 
chevaux. 

Lorsque  les  trois  voyageurs  furent  remontés  dans  la  voiture, 
le  cocher  refusa  catégoriquement  de  reprendre  sa  place  sur  le 
siége,et  il  déclara  que  nulle  somme  d'argent  ne  le  ferait  consentir 
à  s'aventurer  de  la  sorte  sur  un  chemin  où  l'on  risquait  sa  vie  à 
chaque  pas.  Les  plaintes  et  les  cris  du  voyageur  recommencèrent 
de  plus  belle.  Le  capitainepromit  sa  bourse  à  celui  qui  consentirait 
à  remplacer  le  cocher  absent.  Pas  un  homme  ne  se  i)résenta  pour 
la  recevoir. 

Alors,  s'offrant  de  lui-même  pour  rendre  à  ses  nouveaux  amis 
ce  périlleux  service ,  Van  Maês  enfonça  un  bonnet  de  laine  sur 
ses  yeux,  et  prenant  le  fouet  et  les  rênes,  il  grimpa  sur  le  siège 
et  lança  la  berline  sur  le  chemin  d'Anvers. 

Quelques  minutes  après,  le  père  Jef  passa  une  blouse  par-dessus 
sa  veste  de  laine  rouge  ;  il  chargea  sa  carabine  ,  et  enfourchant 
unpetitcheval  qui  l'attendait  tout  sellé  dans  l'écurie,  il  disparut 
au  galop  dans  la  même  direction  que  les  voyageurs,  murmurant 
entre  ses  dents ,  avec  un  air  de  menace ,  les  noms  du  capitaine 
Melchior  et  de  la  comtesse  de  Montérei. 


II. 


Le!Iendemain(pii  suivit  cette  nuit  aventureuse,Iavilled'.\nver8, 
encore  occupée  par  une  forte  garnison  hollandaise,  se  disposait 
à  lutter  aussi  en  faveur  de  son  indépendance.  De  part  et  d'autre 
les  mesures  étaient  prises  pour  livrer  dans  les  murs  un  combat 


148  REVUE  DE  PARIS, 

acharné  ;  chacun  des  hahitans,  prévoyant  le  dégât  et  la  ruine 
qui  menaçaient  de  fondre  sur  sa  retraite,  s'était  barricadé  chez 
lui,  ou  avait  fui  dans  la  campagne. 

La  rue  du  Couvent  qui  se  trouvait  sous  les  canons  de  la 
citadelle,  était  surtout  dominée  par  une  terreur  indicible. 
On  y  voyait  à  peine  un  vestige  de  figure  humaine  ;  les  effets  pré- 
cieux en  avaient  été  retirés  et  misa  l'abri;  les  fenêtres  étaient 
matelassées ,  les  portes  closes  de  lous  leurs  verrous. 

Une  seule  maison,  qui  depuis  plusieurs  années  avait  toujours  été 
ferméeet  abandonnée  de  ses  maîtres,  présentale  malin  de  ce  terri- 
ble jour  un  spectacleauquelpersonne  ne  s'attendait. Lesoleil  levant 
la  trouva  ouverte,  et  parée  comme  si  l'on  eût  dû  y  célébrer  quelque 
fête;  les  deux  battans,  laissaient  voir  dans  la  cour  une  voiture  de 
voyage  arrivée  de  la  nuit.  Les  persiennes,  levées ,  permettaient 
à  l'œii  de  découvrir ,  derrière  les  colonnettes  gothiques  de  la  fa- 
çade, des  rideaux  de  soie  que  des  valets,  en  grande  livrée  d'éti- 
quette, achevaient  de  poser,  au  grand  ébahissement  des  curieux 
aventurés  par  hasard  dans  cette  rue.  On  cherchait  vainement  à 
s'expliquer  ce  que  signifiait  tout  ce  tumulte  qui  avait  lieu  dans 
l'hôtel  de  la  comtesse  de  Montérei. 

Pendant  ce  temps,  danslun  dessalons  intérieurs ,  une  femme 
en  élégant  négligé,  à  demi  renverségsur  un  sofa,  appuyait  dans 
sa  main  son  front  pâli  par  la  fatigue,  etpar  le  chagrin  peut-être. 
Elle  s'entretenait  très-vivement  avec  un  homme  assis  auprès 
d'elle ,  et  qui  se  dandinait  nonchalamment ,  les  mains  dans  les 
poches  de  son  habit ,  d'un  air  maussade  et  ennuyé. 

Le  jeune  homme  était  haut  en  couleur,  fortement  c/ta;7:>e«% 
il  portait  un  front  bas,  couronné  d'une  épaisse  chevelure  blonde 
que  le  fer  du  coiffeur  avait  cintré  en  frisure ,  à  force  d'art  et 
de  patience.  Sa  poitrine  évasée,  ses  épaules  rejelées  en  arrière, 
la  raideur  de  ses  mouvemens ,  représentaient  assez  bien  le  mo- 
dèle d'un  officier  de  grosse  cavalerie. 

La  dame,  au  contraire ,  paraissait  chétive  et  maligne.  N'eus- 
sent été  quelques  rides  légères  qui  commençaient  à  dessiner  les 
saillies  de  son  visage  et  de  son  cou ,  on  l'eût  prise  pour  une  jeu- 
ne fille,  tant  sa  taille  était  mince  et  déliée;  mais  enl'examinant 
bien ,  il  devenait  facile  de  supi)uter ,  malgré  l'apprêt  de  sa  toi- 
lette, que  trente-six  ans  environ  avaient  déjà  passé  sur  cette 
tête  souffrante.  Sa  main  blanche  et  presque  transparente  portait 


REVUE  DE  PARIS.  149 

;"»  ses  yeux  de  temps  à  autre  un  niouclioir  brodé  ,  dont  elle  es- 
suyait quelques  larmes  avec  une  élégance  parfaite. 

—  Ingrat!  disait  la  dame  au  jeune  homme,  devais-je  donc 
tout  abandonner  pour  voir  mes  sacrifices  récompensés  de  la 
sorte?  Ainsi  vous  ne  m'aimez  plus  !  Et  vous  me  le  dites  en  face, 
à  moi  qui  vous  écoute,  sans  savoir  si  ce  que  j'entends  n'est  pas 
un  rêve!  Vous  me  sommez  de  tenir  une  promesse  faite  alors 
que  votre  amitié  n'était  pas  encore  devenue  pour  moi  un  impé- 
rieux besoin  ;  vous  voulez  que  je  vous  donne  ma  fille  en  ma- 
riage !  un  enfant  qui  comprend  à  peine  ce  qu'elle  désire{et  qui  ne 
souhaite  rien  autre  chose  que  le  bonheur  de  sa  mère  !  Ah  !  Mel- 
chior ,  vous  n'avez  pas  de  pitié  ! 

Ici  le  jeune  officier  fronça  le  sourcil ,  et  laissa  échapper  un 
geste  d'imi)alience. 

—  Que  voulez-vous,  chère  Éléonore,  il  faut  bien  que  tout 
finisse  dans  ce  monde.  Votre  mari  n'est  pas  mort ,  n'est-il  pas 
vrai,  et  je  ne  puis  pas  vous  épouser  !  Depuis  six  ans  que  l'hon- 
nête homme  de  colonel  tient  garnison  à  Java ,  nous  avons  eu 
tout  le  temps  de  nous  aimer.  Il  ne  peut  tarder  à  revenir  ;  les 
rapports  indirects  ne  lui  auront  pas  manqué.  Vous  connaissez 
la  violence  de  son  caractère  ;  il  vous  tuerait  s'il  découvrait 
que  ses  soupçons  pussent  être  fondés.  Ce  cher  Juan  de  Monté- 
rei!  le  sang  espagnol  coule  dans  ses  veines  pur  et  sans  mélange 
comme  au  temps  du  roi  Pelage  ;  il  ne  pardonnerait  pas  une  ta- 
che faite  à  son  blason  par  une  infidèle. 

—  Taisez-vous,  monsieur,  interrompit  sèchement  la  com- 
tesse, et  trêve,  s'il  vous  plaît,  à  vos  plaisanteries!  Veuillez  vous 
informer  sur  le  port  si  je  puis  trouver  passage  avec  ma  fille 
pour  quelque  ville  de  l'Angleterre.  Vous  nous  suivrez  si  vous 
le  trouvez  bon.  J'ai  hâte  de  quitter  ce  pays  ;  je  veux  partir  cette 
nuit,  aujourd'hui  même,  s'il  est  possible.  Je  verrai  plus  tard  ce 
qui  me  reste  à  décider. 

—  Mais,  madame,  répliqua  le  capitaine,  ignorez-vous  donc 
que  nous  n'avons  évité  la  révolution  de  Bruxelles  que  pour 
tomber  ici  au  milieu  d'une  insurrection  ?  Avant  ce  soir ,  le  peu- 
ple d'Anvers  en  viendra  aux  mains  avec  les  soldats  ;  déjà  les 
portes  de  la  ville  sont  au  pouvoir  des  insurgés.  Dans  quelques 
heures  peut-être  on  se  battra  par  les  rues.  Si  vous  agissiez  pru- 
demment, vous  quitteriez  cette  maison. 

15. 


150  REVUE  DE  PARIS. 

—  Vous  avez  peur ,  capitaiue  Melchior  !  niurniura  M°>c  de 
Monlérei,  le  sourire  sur  les  lèvres. 

—  Restons;  jele  veux  bien,  fit  le  capitaine  en  croisant  les  Jam- 
bes. Jen'en  insisterai  pas  raoinspour  que  vous  consultiez  Manuela 
sur  ses  in  tentions  à  mon  égard.  J'ai  Tamour-propre  de  croire  que 
je  suis  un  parti  sortable  pour  elle.  J'ai  d'ailleurs  des  raisons 
pour  penser  qu'elle  n'est  pas  lout-à-fait  indifférente  aux  soins 
que  je  lui  rends  ;  et  puis ,  entre  nous ,  cela  fera  taire  les  bruits 
qu'on  se  plaît  à  répandre  sur  vous.  Cette  nuit  encore ,  dans  ce 
misérable  cabaret  où  nous  voulions  attendre  le  jour ,  à  la  faveur 
de  votre  déguisement,  vous  avez  entendu...  Notre  liaison  n'est  un 
raystère'pour  personne ,  et  le  seulmoyen  d'éviter  le  scandaleetles 
vengeances  de  votre  mari... 

—  Vous  êtes  prudent ,  capitaine. 

—  Mille  tonnerres  !  madame ,  assez  de  badinage ,  s'écria  le 
baron  Melchior  en  frappant  du  i)oing  sur  un  guéridon  de  bois 
d'érable  qu'il  mit  en  pièces.  J'aime  Manuela ,  je  vous  le  répète , 
et  aujourd'hui  même  je  désire  savoir  si  elle  consent  à  me  donner 
sa  main.  Sa  volonté  sera  la  mienne:  voilà  tout.  Je  suis  clair ,  je 
crois. 

—  Ah  !  Melchior ,  fit  la  comtesse  en  appuyant  son  front  sur  le 
marbre  delà  cheminée ,  vous  me  mettez  à  une  bien  rude  épreuve . 
Mon  Dieu  !  pourquoi  faut-il  queje  ne  sache  rien  refuser  ! 

Et,  d'une  main  tremblante,  M'»»  de  Montérei  sonna.  Un  do- 
mestique parut. 

—  Priez  ma  fille  de  passer  chez  moi,  dit-elle  en  raffermissant 
de  son  mieux  sa  voix  émue. 

Le  capitaine  s'approcha  de  la  comtesse  et  lui  donna  un  léger 
baiser  sur  le  front. 

—  Vous  permettrez,  Éléonore,  que  j'entre  un  instant  dans 
votre  boudoir  et  que  j'attende  le  résultat  de  votre  conférence  i" 
Quoi  que  Manuela  décide,  je  vous  promets  de  me  conformer  à 
ses  désirs. 

A  peine  le  baron  Melchior  avait-il  refermé  sur  lui  la  porte  dU' 
boudoir,  une  jeune  fille  parut  dans  l'appartement. 

Sous  son  peignoir  de  mousseline,  à  peine  retenu  sur  sa  hanche 
par  une  ceinture  mal  attachée ,  elle  était  belle  ;")  ravir ,  la  non- 
chalante Manuela,  qui  venait  de  quittersa  toilette  pour  se  rendre 
plus  tôt  à  l'ordre  de  sa  mère  !  Ses  cheveux  noirs  pendaient  en 


REVUE  DE  PARIS.  151 

gros  flocons  le  long  de  ses  épaules  de  seize  ans  ;  une  grâce  in- 
nocente animait  son  visage  ovale ,  mélancoliquement  balancé 
sur  son  cou ,  comme  un  lis  à  rextrémité  de  sa  lige  ;  ses  pru- 
nelles,-d'unbleu  profond,  luisaient  d'un  éclat  tendre  et  velouté, 
sous  l'épais  réseau  de  ses  cils  bruns  ;  parfait  modèle  de  cette 
beauté  flamande  unie  au  sang  castillan  ;  reflet  de  la  conquête 
espagnole ,  demeuré  dans  ce  sol  historique  de  Charles-Quint  et 
de  Philippe  11  ;  portrait  délicieux ,  que  l'on  aurait  cru  dessiné 
par  Vélasquez  et  coloré  par  Rubens.  Cette  nature  de  femme  existe 
encore  dans  certaines  villes  de  la  Belgique,  quelque  peu  à  Gand , 
beaucoup  à  Anvers  et  à  Bruges. 

La  comtesse  de  Montérei  contemplait  avec  un  ravissement 
mêlé  de  dépit  cette  beauté  naissante  don  t  elle  était  jalouse,  bouton 
de  rose  éclos  sur  la  même  branche  où  sa  beauté ,  à  elle ,  allait 
s'effeuillant  et  perdant  chaque  jour  sa  saveur  et  son  parfum. 
C'est  qu'il  y  avait  les  regrets  et  les  désespoirs  de  la  femme  au 
fond  de  ce  sourire  de  mère  !  C'est  que ,  dans  ce  triomphe , 
elle  voyait  sa  défaite;  c'est  que  la  beauté  d'une  jeune  fille  est 
un  mii'oir  auquel  une  mère  coquette  se  regarde  rarement  sans 
pâlir  ! 

—  Manuela ,  dit  U<^°  de  Montérei  en  repoussant  avec  douceur 
du  revers  de  sa  main  le  baiser  que  sa  fille  allait  lui  donner ,  j'ai 
voulu  vous  entretenir  d'une  cliose  importante  qui  vous  concerne. 
Vous  devez  me  répondre  avec  franchise  et  sans  rien  me  déguiser 
de  votre  pensée. 

Puis  la  comtesse  s'arrêta  un  moment  pour  reprendre  haleine , 
comme  si  ces  simples  mots  eussent  épuisé  ses  forces. 

—  Tu  sais ,  reprit-elle ,  si  mon  désir  le  plus  ardent  n'a  pas 
toujours  été  de  te  voir  heureuse. 

—  Ma  bonne  mère ,  je  serais  bien  ingrate  si  je  l'oubliais. 

—  Eh  bien  donc  !  confie  à  ta  mère  le  secret  que  tu  semblés 
vouloir  lui  cacher.  Manuela ,  depuis  quelque  temps  vous  n'êtes 
plus  la  même  ;  vous  fuyez  les  occasions  que  les  jeunes  filles  de 
votre  âge  recherchent  d'ordinaire  ;  vous  désertez  les  bals  pour 
les  églises  ;  toujours  on  vous  surprend  en  prières  et  les  larmes 
aux  yeux.  Il  n'est  pas  naturel  qu'un  enfant  qui  entre  à  peine 
dans  la  vie  ait  déjà  tant  de  pardons  à  demander  au  ciel.  Je  veux 
que  vous  me  confessiez  ici ,  comme  vous  le  feriez  à  votre  direc- 
teur, la  faute  qui  peut  ainsi  exciter  vos  remords.  Vous  pâlissez. 


152  REVUE  DE  PARIS. 

Manuela  !  vous  concevez  que  j'ai  découvert  ce  secret  dont  la 
cause  est  une  insulte  pour  moi.  Mallieureuse  enfant  !  mais  vous 
ne  savez  donc  pas  qu'il  tuera  votre  mère ,  cet  amour  coupable 
auquel  vous  vous  êtes  livrée  avec  tant  d'imprudence? 

Manuela,  pour  seule  réponse,  se  jeta ,  toute  en  pleurs, aux  pieds 
de  M™<'  de  Montérei.  La  comtesse  se  leva  brusquement  et  laissa 
retomber  sur  le  parquet  le  front  de  sa  fille. 

—  Ainsi  vous  l'aimez?  continua-t-elle  en  se  promenant  à 
grands  pas  dans  l'apparleraent. 

—  Je  l'aime,  répéta  Manuela  d'une  voix  si  basse  et  si  trem- 
blante, que  sa  mère  put  à  peine  l'entendre. 

—  Ainsi  votre  plus  clier  désir  serait  d'être  unie  à  lui?  En  un 
mot ,  vous  voulez  l'épouser  ? 

—  L'épouser  !  fit  Manuela ,  qui  se  cacba  le  visage  entre  ses 
mains;  vous  savez  bien,  ma  mère,  que  cela  est  impossible. 

—  Impossible!  Oh!  viens  dans  mes  bras,  s'écria  M™«  de 
Montérei  en  couvrant  de  baisers  le  front  de  Manuela.  Ma  fille  ! 
chère  enfant!  je  comprend:^  ton  beau  sacrifice.  N'est-ce  pas  que 
tu  ne  voudrais  pas  faire  mourir  ta  mère  de  chagrin  ?  Car ,  vois- 
tu  ,  je  suis  feii.aie  comme  toi.  Une  femme  qui  aime  renonce 
difficilement  aux  rêves  qu'elle  s'est  bâtis  dans  son  imagination, 
même  alors  qu'elle  comprend  le  mieux  leur  vide.  Tu  ne  l'épou- 
seras pas!  tu  ne  lui  laisseras  pas  même  apercevoir  l'impression 
qu'il  a  produite  sur  toi.  Va,  nous  te  chercherons  un  autre  mari, 
plus  riche,  plus  beau,  plus  jeune.  Toute  ma  fortune,  je  te  la 
donnerai ,  Manuela ,  pour  que  tu  sois  heureuse.  Ta  mère  ne  te 
demande  que  le  silence ,  le  silence  le  plus  absolu  ,  et  que  le  baron 
Melchior  ne  se  doute  jamais  que  j'ai  trouvé  en  toi  une  rivale. 

—  Ma  mère ,  interrompit  Manuela  en  regardant  la  comtesse 
avec  des  yeux  stupéfaits  et  hagards,  je  n'ai  jamais  aimé  le  capi- 
taine Melchior. 

—  Eh  !  qui  donc  aimes-tu?  demanda  M""»  de  Montérei,  dont 
l'étonnement  égalait  celui  de  sa  fille. 

—  Vous  ne  le  saurez  pas  !  balbutia  la  pauvre  fille.  Comment 
oserais-je  donc  vous  l'avouer  ?  Ma  mère  !  je  suis  bien  malheu- 
reuse. Mon  amour  est  un  sacrilège  dont  la  seule  idée  me  fait 
frémir  moi-même.  Cette  piété  dont  vous  m'avez  louée  tant  de 
fois,  ces  journées  passées  dans  la  prière,  cette  hypocrite  dévo- 
lion  (jui  me  poussait  à  l'église,  ma  mère ,  tout  cela  n'était  que 


REVUE  DE  PARIS.  153 

reflPet  de  mon  amour.  Je  l'y  voyais  ainsi  tout  le  jour,  j'écou- 
tais sa  voix  si  pure,  où  son  ame  semblait  empreinte.  Sous  les 
habits  sacrés  de  son  ministère,  je  l'adorais  en  silence,  et  je 
joignais  les  mains  devant  lui,  croyant  prier  devant  Dieu.  Oh! 
plaignez-moi ,  ma  bonne  mère.  Je  l'aime  sans  espoir ,  sans  oser 
seulement  le  lui  laisser  comprendre  ;je  l'aime  à  en  mourir. 

—Oh  !  que  me  dis-tu  là  ?  lit  M"»»  de  Monterei  en  attirant  sa 
tille  plus  près  d'elle.  C'est  un  prêtre  que  tu  oses  aimer  !  Son 
nom?  quel  est-il?  où  est-il?  Parle. 

—  Vous  l'avez  vu ,  ma  mère  ;  hier  encore  il  était  auprès  de 
vous;  mais  vous  ignoriez  ce  qu'il  était.  C'est  lui  qui  nous  a  sau- 
vées toutes deu^iors  del'attaquedevotrechàteau  ;  c'est luidont 
le  courage  et  l'adresse  nous  ont  amenées  jusque  dans  cette  ville. 
11  est  maintenant  sous  le  même  toit  que  nous,  et  peut-être  à 
l'instant  où  je  parle 

En  ce  moment  la  porte  du  salon  s'ouvrit,  etlevaletde  chambre 
de  la  comtesse  annonça  à  haute  voix:  M.  l'abbé  Fan  Maës. 

Une  autre  porte  s'ouvrit  au  même  instant  à  l'autre  extrémité 
du  salon  ,  et  le  capitaine  Melchior ,  le  teint  pâle  et  les  traits  ren- 
versés, parut  sur  le  seuil  du  boudoir. 

Ce  fut  un  coup  de  théâtre  impossible  à  décrire  que  celte  scène 
muette  et  pourtant  si  expressive  où  tant  de  passions  différentes  se 
trouvaient  enjeu.  D'un  côté ,  l'abattement  de  la  jeune  fille,  qui 
n'avait  pas  eu  la  force  de  quitter  les  genoux  de  sa  mère ,  qu'elle 
tenait  embrassés  ;  plus  loin ,  la  fureur  concentrée  du  capitaine , 
le  regard  fixe  et  morne  de  la  comtesse,  en  présence  de  cet  étran- 
ger dont  l'attitude  grave  et  paisible  contrastait  avec  ces  visages 
effarés. 

Van  Maës  avait  quitté  la  blouse  et  les  armes  du  volontaire 
patriote.  Ce  n'était  plus  qu'un  jeune  abbé  dans  le  sévère  costume 

de  i^onétat.  Son  front  élevé  et  majestueux  se  montraità  dé- 
couvert; uneangélique  sérénité  enveloppaitle  calme  profond  de 
sa  figure.  Il  s'avança  modestement,  et  sans  qu'il  parût  avoir 
remarqué  le  trouble  jeté  par  sa  présence  au  milieu  decelte  famille, 
il  s'informa  de  la  santé  des  dames ,  et  s'assit  à  côté  du  capi- 
taine ,  qu'il  salua  de  l'air  le  plus  gracieux.  Melchior,  appuyé 
sur  le  dos  d'un  fauteuil,  ne  changea  pas  de  contenance.  Seule- 
ment son  regard  s'alluma  d'un  feu  sombre  qui  présageait  une 
prochaine  explosion. 


154  REVUE  DE  PARIS. 

—  Avant  de  prendre  congé  de  vous  ,  madame,  dit  l'abbé  Van 
Maës  à  la  comtesse  de  Montérei,  permettez-moi  de  remercier 
Dieu  avec  vous  de  l'heureuse  issue  de  notre  voyage.  Grâce  à  sa 
toute-puissante  protection,  nous  voici  dans  cette  ville  d'Anvers,  où 
la  cause  de  la  religion  et  de  la  patrie  a  besoin  de  l>ras  dévoués  pour 
la  défendre.  QueUpiesengagemens  partiels  ont  déjà  eu  lieu  dans  les 
faul)0urgs  entre  le  peuple  et  la  garnison  hollandaise.  Bientôtun 
comI)at  général  va  s'engager ,  qui  décidera  de  la  nationalité 
belge.  Notre  devoir  à  nous  autres,  danscQtte  solennelle  circon- 
stance ,  ajouta-t-il  en  tournant  les  yeux  vers  le  capitaine  ,  est  de 
guider  les  efforts  d'un  peuple  héroïque ,  et  de  mourir ,  s'il  le 
faut,  en  proclamant  son  indépendance  à  la  face  dit  ciel  et  des  hom- 
mes. J'ignore  quel  destin  nous  attend  dans  cette  glorieuseentre- 
prise;  quoi  qu'il  en  arrive,  le  mépris  du  danger  est  pour  nous 
un  devoir.  Mais  vous  ,  madame  la  comtesse ,  il  est  inutile  que 
vous  exposiez  vos  jours  et  ceux  de  votre  fille  en  persistant  à  ne 
pas  quitter  cette  rue  qui  va  devenir  bientôt  le  point  de  mire  des 
boulets  de  la  citadelle.  Avant  que  le  tumulte  populaire  vous  en- 
ferme dans  votre  maison ,  je  me  suis  assuré  pour  vous  d'une 
retraite. 

Le  capitaine  Melchior ,  en  entendant'  ces  mots ,  fronça  le  sour- 
cil et  fît  un  pas  dans  la  direction  de.l'abbé.  Van  Maës  poursuivit, 
expliquant  peut-être  la  singuhère  expression  des  visages  qui 
l'environnaient ,  par  l'effroi  bien  naturel  que  devait  produire 
l'attente  d'un  péril  aussi  prochain  : 

—  La  cathédrale  de  la  villeest,  parla  nalure]de  sa  construction 
et  par  la  sainteté  du  lieu,  à  l'abri  des  fureurs  deTennemi.  Le  curé, 
i4  ma  sollicitation,  vous  y  offre  un  asile  à  vous  et  à  vos  gens.  Vous 
pouvez  attendre  là  l'issue  de  cette  terrible  lutte,  et  prier  Dieu  pour 
nous  pendant  que  nous  combattrons.  Monsieur  lecapitainejoin- 
dra  sans  doute  ses  instances  aux  miennes  pour  vous  persuader. 
Chacun  des  instans  qui  s'écoulent  est  précieux.  Au  nom  du  ciel , 
songez-y ,  madame. 

Le  capitaine  Melchior,  interpellé  par  Van  Mafis  ,  rompit  enfin 
son  long  silence.  Il  croisa  les  bras  sur  sa  poitrine  et  vint  se  pla- 
cer en  face  de  l'abbé. 

—  Monsieur  le  curé ,  dit-il ,  vous  donne  ici ,  madame  la  com- 
tesse, un  excellent  avis  dont  vous  profiterez,  j'en  suis  certain. 
Mettez  votre  honneur  et  celui  de  Manuela  sous  la  sauvegarde  de 


REVUE  DE  PARIS.  155 

cesaint  homme.  Pardieu  !  il  sera  en  bon  lieu  Jevousen  réponds! 
Sur  l'honneur,  monsieur  m'a  l'air  d'un  galanl  homme.  Je  le 
crois  même  trop  curieux  des  bonnes  grâces  de  ses  jolies  p  énilentes 
pour  douter  qu'il  ne  s'empresse  de  quitter  bientôt  le  combat, 
afin  de  vous  tenir  compagnie  dans  la  retraite  qu'il  vous  offre 
avec  un  si  louable  désintéressement.  Ai)rès  tout ,  parce  que  l'on 
est  tonsuré  et  affublé  d'un  manteau  noir,  on  n'enestpas  moins 
pour  cela  jaloux  de  plaire  aux  dames. 

—  Monsieur  le  baron  ,  interrompit  l'abbé  en  quittant  son 
siège ,  permettez-moi  de  croire  que  l'ironie  de  vos  paroles  ne 
s'adresse  point  à  ma  personne.  Pourriez-vous  soupçonner.... 

—  Soupçonner?  monsieur  l'abbé,  Dieu  m'en  garde.  Ce  serait 
la  première  fois  qu'on  aurait  vu  la  luxure  et  la  concupiscence 
emprunter  la  soutane  d'un  ministre  de  notre  sainte  église.  Soup- 
çonner? oh!  non.  Vos  pareils  sont  incapables  de  séduire  une 
jeune  tille  innocente,  de  fanatiser  son  imagination ,  de  profiter 
de  leur  ascendant  pour 

—  N'achevez  pas ,  monsieur ,  s'écria  le  jeune  prêtre  en  saisis- 
sant avec  violence  le  bras  du  capitaine.  Oh  !  n'achevez  pas,  car 
vous  me  feriez  oublier  le  respect  que  je  dois  à  l'habit  qui  me 
couvre.  Honte  !  honte  !  Lorsque  l'on  porte  une  épée ,  des  propos 
semblables  en  présence  de  deux  femmes .  qui  n'ont  que  leur 
pudeur  pour  se  défendre,  et  devant  un  prêtre  à  qui  son  devoir 
fait  une  loi  de  la  souffrance  et  de  la  résignation,  cela  n'est, 
monsieur ,  lii  d'un  militaire ,  ni  d'un  gentilhomme. 

L'abbé  Van  Maës  avait  à  peine  achevé  ces  mots,  qu'un  soufflet 
retentit  sur  sa  joue. 

La  comtesse  de  Monlérei  et  sa  fille  poussèrent  un  cri  aigu. 
Van  Maës,  les  dents  serrées  parla  colère,  ne  trouva  pas  d'autres 
mots  que  ceux-ci  : 

—  Il  l'a  voulu  !  Mon  Dieu  ,  pardonne-moi. 


III. 


Dans  la  ville  d'Anvers  ,  ville  du  moyen  âge ,  aux  frontons  cré- 
nelés, qui  porte  encore  sur  ses  épaules  le  manteau  de  pierre|quelui 
broda  la  magnificence  espagnole ,  les  habitudes  populaires  se 
sont  maintenues  de  niveau ,  sinon  avec  le  grandiose  de  la  f  ra- 


156  REVUE  DE  PARIS. 

dition  architecturale ,  du  moins  avec  sa  singularité.  Les  mate- 
lots catalans  et  andalous,  venant,  du  Mexique  ou  de  la  côte  d'Afri- 
que, dépenser  leurs  carolus  dans  les  joyeuses  tavernesanversoises, 
ne  devaient  pas  ,  au  seizième  siècle ,  différer  beaucoup  des  ma- 
rins qui  remplissent  aujourd'hui  les  rideyks. 

Faites-vous  l'idée  d'une  suite  de  cal)arets  où  accourent  dan- 
ser ,  fumer  et  boire ,  des  échantillons  de  tous  les  peuples  du 
globe.  Il  y  en  a  de  blancs,  de  noirs  ,  de  jaunes  ;  affublés  de  mille 
façons  diverses,  parlant  mille  jargons  étranges,  faisant  sauter, 
au  son  d'un  orchestre  criard  ,  des  bourses  pleines  de  ducats ,  et 
des  filles  de  joie  barbouillées  de  punch  et  de  baisers.  Voyez- 
vous  des  Malais  et  des  Groënlandais ,  les  glaces  du  pôle  nord  et 
les  feux  de  l'équateur,  qui  ne  sont  i)lus  séparés  que  par  une 
table  chargée  de  cigares  et  d'eau-de-vie  !  Des  loups  de  mer 
échappés  à  cent  naufrages  qui  jettent  l'or  par  poignées  après 
huit  mois  d'océan ,  parce  qu'ils  vont  repartir  le  lendemain  pour 
le  banc  de  Terre-Neuve  ou  pour  Madagascar.  Des  années  de 
solde  et  des  prises  de  corsaires,  qui  ont  coûté  le  sang  de  vingt 
équipages,  fondues  et  volatilisées  en  quelques  heures  comme  sur 
les  charbons  d'un  creuset  !  Ce  sont  des  fêtes  splendides  et  véri- 
tablement royales  que  ces  orgies  de  matelots  où  tout  est  joué  sur 
une  carte,  santé,  fortune,  présente!  avenir.  11  semblerait  que 
notre  vieil  univers  va  trépasser  de  décrépitude ,  et  que  ces  hom- 
mes tremblent  de  paraître  devant  Dieu  les  mains  pleines. 

Ce  jours-là ,  comme  on  prévoyait  le  tumulte  qui  allait  éclater 
dans  la  ville ,  la  plupart  des  équipages  étaient  consignés  à  bord 
par  leur  capitaine.  Les  marins  d'un  brick  hollandais  arrivé  de- 
puis deux  jours  de  Java  avaient  seuls  enfreint  la  consigne  ;  et 
assis  devant  des  bols  de  punch  et  des  bouteilles  de  madère  et  de 
Champagne,  ils  se  livraient  bruyamment,  dans  l'intérieur  d'un 
rideyck  qu'ils  avaient  loué  pour  eux  seuls ,  à  tous  les  plaisirs  et 
à  toutes  les  joies  dont  ils  s'étaient  vus  sevrés  depuis  cinq  mois. 
Les  pauvres  filles  ne  savaient  auquel  entendre  parmi  ces  force- 
nés qui  se  disputaient  le  vin  et  les  caresses  qu'elles  distribuaient 
pourtant  de  manière  à  ne  point  faire  de  jaloux.  A  celui-ci  elles 
apportaient  un  baiser, à  celui-là  un  cigare  allumé,  à  cet  autre 
une  bouteille  de  schiedam  ou  des  rack.  Et  pendant  ce  temps 
un  orchestre  assourdissant  faisait  tourbillonner  ou  valser  des 
couples  avinés  dont  les  pas  ébranlaient  la  salle. 


REVUE  DE  PARIS.  157 

Un  vieillard  liasané,  en  longues  moustaches  grises,  vêtu 
d'une  redingote  d'uniforme  et  coiffé  d'un  chapeau  ciré ,  se  tenait 
seul  ii  l'écart,  accoudé  sur  une  table  où  brûlait  un  bol  de  punch 
i'ipeine  entamé.  Il  ne  semblait  pas  prendre  une  part  bien  active 
à  ces  grossiers  plaisirs,  mais  armé  d'une  bourse  de  cuir  rem- 
plie de  ducats  jusqu'aux  bords,  il  excitait  les  autres  à  boire  et 
payait  la  dépense  sans  la  marchander. 

Ce  vieillard  était  encore  robuste ,  quoique  son  visage ,  amai- 
gri et  ridé  par  le  soled  équalorial,  portât  l'empreinte  de  la 
fatigue  et  de  la  souffrance.  Ses  gros  sourcils  gris  qui  ombra- 
geaient un  nez  aquilin  des  plus  prononcés ,  donnaient  à  sa  phy- 
sionomie un  air  de  dureté ,  augmenté  peut-être  par  des  chagrins 
de  cœur.  Les  matelots.au  milieu  même  de  leur  ivresse,  parais- 
.saienl  le  respecter  ;  ils  ne  l'approchaient  que  le  chapeau  ou  le 
bonnet  à  la  main  ,  et  se  tenaient ,  quand  ils  lui  parlaient ,  dans 
l'attitude  de  la  soumission  la  plus  absolue. 

Une  vive  fusillade  qu'on  entendit  dans  une  rue  voisine  lui  fit 
dresser  la  tête.  Les  marins  ne  jugèrent  pas  A  propos  d'interrom- 
pre pour  cela  leurs  danses  et  leurs  libations.  Seulement  l'un 
d'entre  eux .  placé  en  sentinelle  à  la  porte  extérieure  pour  empê- 
cher les  profanes  de  pénétrer  dans  le  sanctuaire  de  cette  orgie 
à  huis  clos ,  vint  prévenir  monsieur  le  colonel  qu'un  homme 
du  peuple  demandait  à  le  voir. 

Sur  un  signe  du  vieillard,  l'homme  fut  introduit.  C'était  le 
père  Jef,  toujours  affublé  de  sa  camisole  de  laine  cramoisie, 
<Iu'on  entrevoyait  par  l'ouverture  de  sa  blouse.  Aussitôt  qu'il 
aperçut  le  vieillard ,  il  courut  se  jeter  à  ses  pieds. 

—  Monsieur  le  comte,  s'écria-t-il,  c'est  donc  bien  vous  qui 
nous  revenez  ici.  Et  cette  fois,  n'est-ce  pas,  ce  sera  pour  ne 
liîus  nous  quitter.  Dès  que  j'ai  appris  par  un  marin  de  votre  bord 
l'arrrivée  du  bâtiment  qui  vous  ramenait  des  Indes ,  je  me  suis 
dit:  ti  .lef,  ton  ancien  maitre  a  besoin  de  toi.  i>  Et  alors  j'ai  chargé 
ma  carabine  et  je  sui,i  venu  vous  trouver. 

—  C'est  bien ,  mon  vieux  camarade.  En  effet,  il  me  faut 
aujourd'hui  des  bras  dévoués  et  fidèles.  Tu  étais  le  premier  sur 
qui  je  devais  compter.  Je  te  remercie  de  l'exactitude  que  tu  as 
mise  à  me  tenir  au  courant  de  la  conduite  de  ma  l-emme,  malgré 
la  distance  qui  nous  séparait.  L'infâme  a  comblé  la  mesure.  Les 
lemontrances,  les  prières,  les  menaces,  tout  a  été  impuissant. 


158  REVUE  DE  PARIS. 

La  fatalité  qui  l'aveuglait  raedestinaità  devenir  moi-mêmemon 
vengeur.  Qu'il  en  soit  ainsi ,  et  que  ce  malheur  retombe  sur 
celui  qui  l'a  causé. 

Ces  paroles,  dites  avecle sang-froid  d'un  homme  quia  depuis 
long-temps  arrêté  son  dessein ,  firent  pâlir  le  père  Jef.  —  Il 
connaissait  l'opiniâtre  caractère  de  celui  qui  les  j)rononçait. 

—  Vous  allez  donc  la  tuer  ,  mon  colonel?  balbutia  le  cabaretier 
tout  ému  de  ce  qu'il  venait  d'entendre. 

Pour  toute  réponse  ,  le  vieillard  hocha  la  tête  d'un  air  qui  ne 
laissait  présager  rien  de  bon.  Puis,  appelant  de  la  main  un  des 
matelots  qui  buvait  à  quelque  distance  de  lui: 

—  Bénéden ,  lui  dit-il,  tu  es  bien  sur ,  n'est-il  pas  vrai ,  que  le 
capitaine  Melchior  est  rentré  avec  la  dame  en  question ,  dans  la 
maison  de  la  rue  du  Couvent? 

—  Oui,  mon  colonel. 

—  Bénéden ,  quelle  heure  est-il  ? 

—  Cinq  heures ,  mon  colonel. 

—  A  la  nuit  tombante,  que  tout  le  monde  soit  prêt  à  me  suivre. 
Les  fusillades  de  la  journée  auront,  j'espère,  débarrassé  les  rues 
des  curieux  et  nous  pourrons  agir  à  notre  aise.  D'ailleurs  nous 
avons  nos  armes. 

Le  nom  du  capitaine  Melchior ,  jeté  dans  cette  conversation  , 
vint  fort  à  propos  rappeler  au  père  Jef  qu'un  ami  l'attendait  à 
la  porte  du  rideyck. 

—  Quel  est  cet  ami,  demanda  le  colonel,  et  qu'a-t-il  à  démêler 
avec  le  capitaine  ? 

—  A  cette  question ,  lecabaretier  se  gratta  l'oreille  commes'il 
eût  été  embarrassé  d'y  répondre. 

—  Excusez-moi ,  dit-il  enfin.  C'est  que  le  cas  est  étrange.  Mon 
ami  est  un  ecclésiastique ,  et  l'affaire  qu'il  veut  débrouiller  avec 
le  capitaine  Van  Geestel,  est  une  affaire  d'honneur.  Il  s'agit  d'un 
soufflet ,  voyez- vous ,  et  Van  Maës  n'est  pas  fait  pour  supporter 
cela  patiemment.  Il  a  l'offense  sur  le  cœur ,  et  il  se  battra.  Je 
suis  l'un  de  ses  témoins ,  et  j'en  cherche  un  second  qui  pnisse 
m'aider  dans  mon  office. 

—  Ne  le  cherche  pas  plus  loin ,  mon  brave  ;  tu  peux  assurer 
à  ton  ami  qu'il  obtiendra  la  satisfaction  qu'il  désire.  Amène-le- 
moi  sans  plus  tarder ,  car  ce  soir  quelqu'un  aura  sans  doute 
l)es«in  de  son  pieux  ministère. 


REVUE  DE  PARIS.  159 

IV. 

M'ncde  Moiitérei  et  le  capitaine  Melchior  avaient  oublié  leur 
différend  du  matin;  la  découverte  du  secret  de  Manuela  venait 
de  renouer  la  chaîne  qui  attachait  l'une  à  l'autre  ces  deux 
existences.  Le  front  de  la  comtesse  rayonnait  de  joie,  et  son 
amant,  déjà  consolé,  reprenait  insensiblement  le  joug,  qu'il 
avait  tenté  de  secouer  un  instant. 

Il  y  a  tant  de  puissance  et  de  charme  dans  l'habitude  qu'il  ne 
ne  suffit  pas  d'une  demi-volonté  pour  s'afFrancIiir  violemment  de 
ses  liens.  M'"<=  de  Montérei ,  tout  entière  à  sa  nouvelle  victoire , 
cherchait ,  par  ses  caresses  et  par  ses  tlatteries ,  à  s'en  assurer 
désormais  la  tranquille  possession.  Manuela  avait  été  réléguée 
dans  sa  chambre.  Son  chagrin  et  ses  devoirs  de  dévotion  avaient 
servi  de  prétexte  pour  rempécher  de  paraître  au  dîner;  lebras  ap- 
puyé sur  celui  de  Melchior , sa  mère  pouvait  donc  parcourir  tous  les 
appartemensdela  maison  sans  risquer  de  rencontrer  une  rivale. 

Elle  se  faisait  un  plaisir  d'enfant  de  découvrir  au  jeune  officier 
les  curieuses  richesses  de  cet  hôtel ,  possédé  par  la  famille  de  son 
mari  depuis  l'époque  de  l'invasion  espagnole.  Ici  elle  lui  indiquait 
la  splendide  galerie  oîiunMontérei  avait  eu  l'honneur  de  recevoir 
le  roi  Charles-Quint  et  sa  cour  ;  là ,  contre  les  piliers  gothiques 
dont  la  clarté  des  flambeaux  projetait  sur  les  murs  les  grandes 
ombres  dentelées,  les  armures  vénérées  d'une  longue  suite  d'aieux 
étalaient  le  luxe  de  leurs  ciselures.  Plus  loin,  dans  de  hautsca- 
dres  enfumés ,  les  héros  sortis  de  ce  nom  généreux  étaient  re- 
présentés dans  tout  l'orgueil  de  leur  blason  par  les  plus  fameux 
peintres  de  l'Espagne  et  de  la  Flandre. 

Le  capitaine  donnait  une  admiration  de  complaisance  à  ces 
chefs-d'oeuvre  de  l'art ,  dont  il  faisait  du  reste  bon  marché  dans 
le  fond  de  son  ame. 

La  comtesse ,  fatiguée  de  cette  excursion ,  désira  s'arrêter 
dans  l'une  des  salles  de  l'hôtel.  Le  capitaine  roula  galamment 
jusqu'auprès  d'elle  un  massif  fauteuil  de  chêne  sculpté,  décoré 
d'un  écu  d'armoiries  en  relief;  ce  fauteuil  était  couvert  d'un 
velours  rouge ,  orné  d'une  crépine  d'or  usée  et  ternie  par  le 
temps.  11  fallait  monter  trois  marches  vermoulues  pour  s'asseoir 
sur  cette  espèce  de  trône  seigneurial. 


1  CO  REVUE  DE  PARIS. 

La  belle  maîtresse  du  capitaine  Melchiop  s'y  plaça. 

—  Nous  sommes  ici,  dit-elle  à  son  amant,  en  promenant  sur 
lui  de  tendres  et  expressifs  regards ,  nous  sommes  ici  dans  la 
salle  de  justice  du  comte  de  Monlérei  ;  car  vous  n'ignorez  pas, 
mon  ami  ;  qu'aux  temps  de  barbarie  où  vivaient  nos  aïeux,  ils 
s'étaient  arrogé  le  droit  de  punir  eux-mêmes  les  délits  commis 
dans  le  cercle  de  leur  juridiction.  C'est  dans  cette  salle,  peut- 
(Hre  sur  ce  même  fauteuil  où  je  suis  assise  maintenant,  qu'un 
Montérei  renouvela  le  trait  de  Drutus ,  et  condamna  à  la  mort 

un  de  ses  fils  qui  avait  excité  vme  sédition  contre  lui.  Les  annales 
de  notre  famille  sont  pleines  de  ces  actes  de  fanatisme,  dont 
l'exemple  est  heureusement  perdu  chez  les  paisibles  descendans 
de  cesterribles  seigneurs.  Faut-il  vousl'avouer ,  mon  cher  Mel- 
chior,je  n'envisage  jamais  sans  pâlir  ces  longues  figures  sévères 
dont  les  yeux,  blancs  et  mats  ,  semblent  vous  poursuivre ,  quel- 
que soin  que  l'on  prenne  de  les  éviter.  Au  milieu  de  ce  silence 
qui  les  environne,  il  i)lane  comme  une  mystérieuse  terreur  qui 
vous  glace  jusqu'au  plus  profond  de  l'anie.  Ce  devaient  être  de 
cruels  maris  pour  leurs  femmes,  que  ces  hommes  velus  de  fer 
et  toujours  prêts  à  punir  d'un  coup  de  dague  ou  d'épée  la  moin- 
dre faiblesse,  le  plus  petit  oubli!  En  vérité,  si  vous  n'étiez  là 
auprès  de  moi ,  si  je  ne  sentais  votre  main  bien-aimée  dans  la 
mienne,  je  crois  que  je  mourrais  de  peur. 

Ici  la  comtesse  tressaillit  sur  le  fauteuil,  et  elle  jeta  sesbras  au- 
tour du  cou  de  son  amant. 

—  3Ielchior  !  s'écria-t-elle ,  n'avez-vous  pas  vu  remuer  cette 
tapisserie  ? 

Le  capitaine  sourit  decette  frayeur  de  sa  maîtresse,et  il  la  ras- 
sura par  un  baiser. 

—  Ne  crains  rien,  lui  dit-il ,  monÉléonore  ;  nous  sommes  seuls 
dans  celte  maison  ,  et  nul  imprudent ,  je  pense,  ne  serait  assez 
peu  soucieux  de  sa  vie  pour  venir  nous  y  troubler.  Rassure-loi  ; 
c'est  le  vent  qui  aui'a  soulevé  cette  tapisserie. 

—  Condamner  son  propre  enfant  à  périr  par  la  main  d'un 
bourreau!  reprit  la  comtesse  après  un  moment  de  méditation 
silencieuse.  Et  il  se  trouve  des  gens  pour  admirer  de  telles  ac- 
tions !  Vois -tu  là-bas  ce  portrait!  c'est  Maurique le  taciturne 
ce  juge  cruel  dont  je  te  parlais  tout  à  l'heure.  Regarde  comme 
son  visage  est  sombre  et  glacé  !  Le  peintre  a  bien  placé  son  ame 


REVUE  DE  PARIS.  101 

de  tigre  dans  ses  yeux.  Il  y  a  du  sang  autour  de  ses  paupières  , 
sous  ses  longues  moustaches  grises  il  serait  impossible  d'aperce- 
voir le  plus  petit  sourire.  Ne  trouves-tu  pas  qu'il  ressemble  à 
Juan ,  mon  mari  ? 

En  achevant  ces  mots  ,M'»e  deMontérei  pencha  sa  tète  sur  ses 
genoux,  et  elle  fondit  en  larmes. 

—  Éléonore  !  reprit  le  capitaine  ,  qui  vint  s'agenouiller  sur 
l'tuie  des  marches  du  fauteuil ,  en  vérité  ,  je  ne  vous  comprends 
pas.  Vous  avez  ce  soir  les  idées  les  plus  ridicules  qu'on  puisse 
imaginer.  Vous  laisser  trouI)lerî»  ce  point  par  de  mauvaises  pein- 
tures dont  je  me  débarrasserais  ,  à  votre  place ,  entre  les  mains 
d'un  directeur  de  ventes  i)ubliques!  Cela  n'apas  de  nom.  Demain, 
nous  enverrons  les  aïeux  à  l'encan.  En  attendant,  donnez-moi 
le  liras,  et  retournons  dans  votre  chamlire ,  où  j'espère  que  vos 
folles  visions  ne  vous  suivront  pas.  Venez;  je  veux  que  mon 
amour  vous  fasse  oublier  tout  cela.  Vous  penserez  un  autre  jour 
à  Juan  de  Montérei,  votre  loyal  mari.  Le  bonhomme  dort  sans 
doute  en  ce  moment  dans  son  ile  de  Java,  sur  les  deux  oreilles, 
sans  se  douter  de  la  terreur  (pi'il  vous  cause. 

—  Hélas ,  mon  Dieu  !  poursuivit  la  comtesseen  écartantbrus- 
quement  la  main  que  lui  lenrlait  le  cainlaine ,  j'ai  été  bien  légère 
et  ])ien  coupable  envers  lui! 

—  Laissons  ce  vieillard,  ma  belle  Éléonore,  et  ne  pensons 
<iu"à  notre  bonne  étoile  qui  le  tient  éloigné  de  nous. 

—  Hélas!  hélas!  que  je  me  repens  de  mes  fautes,  et  combien 
je  regrette  de  ne  l'avoir  pas  suivi  dans  ce  fatal  voyage  ! 

—  Y  pensez-vous,  ma  chère?  à  Java?  un  climat  aussi  meur- 
trier pour  une  femme  frêle  et  délicate!  Votre  départ  eût  été  un 
véritable  meurtre.  11  a  bien  mieux  fait,  le  vieillard,  de  vous 
laisser  parmi  nous. 

—  Melchior!  Melchior  !  ne  blasp'némez  pas. 

—  Mon  amour  !  dit  le  capitaine  en  passant  son  bras  autour  de 
la  taille  de  sa  maîtresse,  vous  irez  demain  à  confesse;  mais  au- 
jourd'hui c'est  moi  qui  suis  voire  ange  gardien.  Jamais ,  je  crois, 
vous  ne  me  parûtes  plus  belle  et  plus  attrayante.  Cette  pudeur 
qui  se  réveille  me  rappelle  des  temps  bien  cher»  à  mon  souve- 
nir. Six  années  de  bonheur  disparaissent  en  ce  moment  devant 
moi,  et  je  me  crois  au])remier  jour  de  mon  triomphe.  Oui, je 
paierais  celte  nuit  au  prix  de  tout  mon  sang  ;  je  consentirais  à 

14. 


162  REVUE  DE  PARIS. 

partir  demain  pour  les  Indes ,  à  braver  les  vengeances  de  votre 
mari ,  à  lui  dire  que  je  suis  coupable  de  vos  fautes  ,  et  qu'il  peut 
maintenant,  comme  Maurique  de  Montérei ,  son  aïeul ,  me  de- 
mander compte  de  son  honneur  que  j'ai  foulé  aux  pieds. 

—  Ton  vœu  sera  rempli,  s'écria  une  voix  formidable  que 
perça  l'épaisseur  de  la  tapisserie. 

Au  même  instant ,  le  jeune  homme  se  vit  terrassé  par  vingt 
bras  vigoureux  qui  le  traînèrent,  bâillonné,  jusqu'à  un  faisceau 
de  piliers  gothiques  ,  où  il  fut  attaché  par  le  milieu  du  corps. 
La  comtesse  toml)a  de  toute  la  hauteur  de  son  siège  sur  le  pavé 
de  la  salle ,  et  le  colonel  Juan  de  Montérei ,  enjambant  avec  ses 
bottes  éjjeronnées  ce  corps  de  femme  immobile ,  prit  sa  place 
sur  le  fauteuil  seigneurial ,  flanqué  de  deux  matelots  robustes 
qui  tenaient  chacunam  sabre  nu  dans  leur  main. 

Quand  ce  juge  terrible  eut  promené  ses  yeux  quelques  in- 
stans  sur  les  deux  victimes  étendues  devant  lui,  il  fît  un  signe, 
et  le  père  .lef  s'avança ,  pâle  et  tremblant ,  pour  relever  M"'«  de 
Montérei.  Il  essuya  avec  son  mouchoir  le  sang  qui  coulait  de  ce 
front  meurtri,  et  il  regarda  le  colonel  comme  pour  lui  deman- 
der ce  qu'il  devait  faire  de  cette  femme  demi-morte.  Le  colonel 
donna  des  ordres  pour  qu'elle  fût  transportée  sur  son  lit  et 
gardée  à  vue,  jusqu'à  ce  qu'elle  eût  repris  ses  sens  ;  puis  ,  se 
tournant  vers  le  capitaine  Melchior: 

—  Je  [)rendsle  ciel  à  témoin ,  lui  dit-il  d'une  voix  calme,  que 
je  n'apporte  ici  ni  haine  niprévention;  j'ai  laissé  au  seuil  de  cette 
porte  toute  passion  mauvaise.  Ce  n'est  pas  le  mari  outragé  qui 
vient  de  te  charger  de  sa  vengeance;  c'est  le  juge  inflexible  qui 
assume  sur  son  corps  et  sur  son  ame ,  devant  Dieu  et  devant  les 
hommes  ,  la  responsabilité  de  son  arrêt.  Accusé  du  plus  lâche 
adultère,  surpris  par  moi  dans  ma  maison  comme  un  voleur 
de  nuit,  ta  vie  m'appartient  à  ce  double  titre.  As-tu  quelque 
chose  à  dire  pour  la  défendre?  Parle!  Souvent  les  plus  claires 
apparences  sont  trompeuses.  Je  suis  vieux:  la  prudence  doit 
être  le  partage  de  ceux  qui  ont  beaucoup  vécu.  Je  ne  me  par- 
donnerais pas  d'avoir  inconsidérément  versé  le  sang  d'un  homme 
qui  n'aurait  pas  mérité  ce  châtiment. 

Le  capitaine  indiqua  par  un  geste  que  son  bâillon  l'empêchait 
de  répondre.  Le  comte  le  lui  lit  enlever. 

—  Maintenant,  poursuivit-il ,  je  l'écoute. 


REVUE  DE  PARIS.  105 

—  Monsieur  le  comte ,  l)albutiale  capitaine  Melchior,  dont  la 
frayeur  faisait  trembler  la  voix ,  vous  ne  voulez  i)oint  m'assassi- 
ner ,  n'est-ce  pas  ?  Oh  !  vous  êtes  trop  généreux  pour  cela  !  Il 
n'y  a  qu'un  lâche  qui  se  résigne  à  assassiner  un  hounne  qui  ne 
se  défend  pas  !  Consultez  ces  gens  qui  vous  entourent ,  de  bra- 
ves marias  qui  ont  toujours  vidé  leurs  querelles  à  armes  égales, 
j'en  suis  sûr.  Un  homme  vous  insulte  ;  on  ne  le  poignarde  pas 
pour  cela:  on  l'attaque  bravement,  en  plein  soleil,  l'épée  à  la 
main,  comme  un  honnête  gentilhomme.  Réfléchissez,  colonel, 
à  la  barbarie  de  votre  action.  La  religion  et  les  lois  s'y  oppo- 
sent. Ce  serait  pour  votre  nom  un  opprobre  éternel.  Vous  n'avez 
pas  le  droit  de  me  condamner  ;  il  y  a  des  tribunaux  pour  moi 
comme  pour  vous,  pour  nous  tous  enfin.  Toute  autre  jus- 
tice est  un  meurtre ,  et  il  y  a  [des  écliafauds  pour  les  meur- 
triers ! 

—  Capitaine  Melchior,  repartit  le  comte  de  Montérei  sans  se 
troubler,  vous  n'êtes  pas  ici  pour  juger  mon  droit:  ce  droit  je 
l'ai  reçu  de  mes  pères ,  qui  le  tenaient  de  Dieu.  Que  me  font  vos 
institutions  de  triimnaux  et  de  gens  gagés  pour  trafiquer  de  nos 
dépouilles?  Parce  que  deux  ou  trois  rois  nous  ont  ravi  nos  pri- 
vilèges ,  est-ce  à  dire  que  dans  les  circonstances  où  il  y  va  du 
plus  pur  de  notre  honneur,  nous  ne  puissions  revendiquer  ce 
qu'on  nous  a  volé?  Capitaine,  je  suis  de  la  race  de  ceux  qui 
disaient  aux  rois  d'Espagne,  il  y  a  trois  siècles:  Nous,  dont 
chacun  isolément  vaut  autant  que  vous,  et  qui  tous  en- 
semble valons  plus  que  vous!  Nous  pouvons  mettre  sous  vos 
yeux  les  chartes  qui  prouvent  et  consacrent  ce  droit  que  nous 
tenons  de  la  grâce  de  Dieu,  je  vous  le  répète,  comme  les  rois  leur 
couronne.  Que  l'échafaud  m'attende  après  cela ,  je  veux  bien  le 
croire  ;  mais  c'est  ici  mon  affaire  et  non  la  vôtre.  Avant  que  la 
force  m'arrache  de  cette  maison ,  j'y  suis  maître  ;  je  siège  dans 
ma  salle  de  justice.  Parmi  les  nobles  hommes  dont  les  portraits 
m'entourent ,  pas  un  qui  n'eût  agi  ainsi  que  je  le  fais  pour  la 
conservation  de  son  honneur.  D'ailleurs  nos  partis  sont  en 
guerre.  Je  suis  sujet  du  roi  des  Pays-Bas,  et  vous  un  révolté  que 
je  puis  faire  fusiller,  si  tel  est  mon  plaisir;  car  à  cette  heure, 
capitaine  Melchior ,  vous  ne  nierez  pas  que  vous  êtes  mon  pri- 
sonnier. Ce  n'était  pas  assez  de  me  voler  ma  femme  et  ma  mai- 
sou;  il  fallait  les  garantir  l'une  et  l'autre  d'tme  surprise  et  m'em- 


164  REVUE  DE  PARIS. 

pêcher  d'arriver  jusqu'ici.  Mais  c'est  trop  de  paroles  inutiles. 
Pouvez-vous  vous  justifier  ? 
Le  capitaine  baissa  la  tète  sans  répondre. 

—  Eh  bien  donc  !  dit  le  comte  de  Montérei  en  se  levant  de  son 
fauteuil ,  vous  avez  mérité  la  mort  ;  vous  périrez  par  l'épée , 
comme  un  gentilhomme  doit  finir.  Voici  le  bourreau  ;  qu'on 
aille  chercher  le  prêtre  ! 

Van  Maës,  un  crucifix  dans  la  main,  s'avança  vers  le  capi- 
taine. 

—  Vous,  qu'on  s'éloigne,  poursuivit  le  comte  en  s'adressant 
aux  marins  qm  l'avaient  accompagné. 

Puis ,  se  tournant  vers  Melchiur  : 

— Je  vous  donne  vingt  minutes  pour  mettre  ordre  à  votre  con- 
science. 

Des  cris  de  femme  ,  partis  d'une  pièce  voisine  ,  ajoutè- 
rent à  la  confusion  de  cette  scène.  Manuela ,  le  visage  renversé 
et  ses  vétemens  pleins  de  sang,  accourut  se  jeter  aux  pieds  du 
comte. 

—  Au  secours  !  au  secours  !  criait-elle.  Ah  !  monsieur ,  ({ui 
que  vous  soyez ,  vengeance  !  ils  viennent  d'assassiner  ma  mère! 

—  Que  faites-vous  ici,  et  qui  êtes-vous?  murmura  le  colonel 
en  secouant  avec  colère  le  bras  de  Manuela. 

—  Votre  fille,  articula  la  voix  du  capitaine. 

—  Mon  père!  fit  Manuela  qui  se  rejeta  en  arrière  avec  un 
mouvement  d'horreur. 

Un  effrayant  silence  suivit  celte  reconnaissance  inattendue; 
le  vieillard  détourna  les  yeux,  carilsentait  faiblir  son  courage  et 
revenir  la  pitié  dans  son  cœur. 

Melchior  espéra. 

Le  colonel  tendit  les  bras  A  sa  fille  ;  mais  la  jeune  fille  recula 
devant  l'embrassement  de  son  père. 

—  Sauvez-moi!  murmura-t-elle  en  tombant  !es mains  jointes 
aux  genoux  de  l'abbé  Van  Maës.  Sauvez-moi,  car  il  a  tué  ma 
mère  ! 

Le  comte  se  promena  quelques  minutes  dans  la  galerie ,  la 
tête  inclinée,  l'esprit  torturé  par  mille  pensées  diverses. 

—  Qu'onéloigne  cette  enfant!  dit-il  enfin  avec  un  geste  dimpa- 
lience. 

Le  père  .!ef  souleva  doucement  Manuela ,  ci  l'emporta  dehors. 


REVUE  DE  PARIS.  1G5 

l'out-étre  ce  br.ive  homme  étail-il  bien  aise  de  cacher  deux 
grosses  larmes  qui  roulaient  dans  ses  prunelles  grises. 

Le  colonel  chargea  Bénéden  de  la  garde  de  son  prisonnier , 
et  ilaccordaau  condamné  un  sursis  jus{iu'au  lever  du  jour. 


Le  combat  engagé  la  veille  dans  les  rues  d'Anvers,  entre  les  in- 
surgés etlagarnison  hollandaise,  recommença  au  lever  du  soleil. 
Cette  journée  devait  déciderdu  sort  delà  ville  et  delà  province. 
Les  troupes  royales  perdaient  du  terrain  à  chacpie  instant  ;mais 
le  général  Chassé  demeurait  maître  de  la  citadelle  ,  et  une  esca- 
dre croisait  dans  l'Escaut  prête  à  soutenir  le  feu  de  ses  batteries. 

Des  fenêtres  de  l'hôtel  de  Montérei  on  pouvait  apercevoir  au 
loin  les  canons  braqués  dans  la  direction  de  la  rue  du  Couvent  et  la 
Hamme  bleuâtre  des  mèches  souff'rées  (pii  bridait  sur  l'affût  des 
pièces.  Il  était  évidentque  siles  forts  et  la  citadelle  prenaient  part 
à  l'engagement,  les  malheureux  habitans  de  celte  fraction  delà 
ville  se  verraient  écrasés  sous  les  ruines  de  leurs  maisons. 

Le  colonel,  enseveli  dans  la  profondeur  de  son  désespoir,  se 
promenait  à  pas  lourds  sur  le  parquet  reientissant  d'ime  cham- 
bre isolée,  et  il  calculait  avec  un  sourire  de  satisfaction  infer- 
nale les  chances  de  mort  que  laissait  deviner  la  position  des 
forces  militaires  contre  lesquelles  se  déballait  la  ville,  ^on  visa- 
ge basané  était  rendu  plus  effrayant  parTinsomnie  qui  avait  en- 
core creusé  les  sillons  de  ses  joues. 

Quand  il  eut  contemplé  à  son  aise  l'attitude  de  cette  cilé  qui  se 
réveillait  au  bruit  du  tocsin  et  des  fusillades,  il  traversa  une 
longue  filed'appartemens  où  bivouaquaient  i)êle-n?èle ,  au  milieu 
de  la  fumée  de  tabac  et  des  bouteilles  cassées,  les  marins  qu'il 
avaitengagés,  à  prix  d'or,  pour  le  servir  dans  son  aventureuse 
expédition.  Ln  bruit  de  voix  l'attira  vers  une  salle  dont  la  porte 
était  restéeentr'ouverte.  C'était  la  chambre  de  sa  femme. 

La  comtesse,  encore  parée  de  ses  habits  de  la  veille ,  semblait 
sommeiller  sur  son  lit.  Une  jeune  fille,  agenouillée,  tenait  àses 
lèvres  une  des  mains  pendantes  de  la  morte,  tandis  qu'un  prê- 
tre ,  debout  à  côté  d'elle ,  Usait  d'un  voix  sépulcrale  des  mots 
latins  dans  un  gros  livre.  Au  chevet,  un  cierge  achevait  de  se 


1G6  •      REVUE  DE  PARIS. 

consumer ,  et  ses  dernières  lueurs ,  mêlées  aux  pâles  rayons  du 
jour  naissant,  reflétaient  une  clarté  blafarde  et  indécise  sur  les 
acteurs  de  cette  scène  de  désolation. 

—  Monsieur  l'abbé ,  dit  lecolonel  d'unevoix  dureetsaccadée, 
merci  de  vos  bons  soins.  Ce  n'est  pas  votre  faute  si  cet  homme 
n'a  pas  voulu  mettre  soname  en  paix  avec  Dieu.  Que  son  impiété 
retombe  sur  lui!  Vous  allez  sortir  et  emmener  ma  fille  avec  vous, 
ajouta-(-il  plus  bas  de  manière  à  cequeManuela  n'entendît  point 
ses  paroles.  Vous  la  conduirez  au  couvent  des  sœurs  béguines, 
où  elle  demeurera  sous  la  surveillance  de  la  mère  supérieure 
jusqu'à  sa  majorité.  Alors ,  vous,  que  je  nomme  mon  exécuteur 
testamentaire,  vous  la  mettrez  en  i)ossession  de  ma  fortune. Ce 
portefeuille  contient  tous  les  papiers  nécessaires.  Prenez-le. 
Allez  et  ne  tardez  pas ,  car  je  vous  avertis  que  tout  ce  qui  reste 
dans  cette  maison  est  destiné  à  mourir.  11  n'est  pasjusle  quel'in- 
nocence  porte  la  peine  du  crime.  Sortez  donc  d'ici  avec  Manuela! 
Point  d'objections  ni  de  remontrances  !  Par  pitié  pour  cette  der- 
nière goutte  de  mon  sang  qui  soit  pure  encore,  sauvez  ma  fille, 
et  que  votre  vertueuse  sollicitude  remplace  pour  elle  l'amitié 
d'un  père  !  Partez!  partez  sur-le-champ;  dans  un  instant  il  serait 
trop  tard  peut-être! 

Et  le  colonel,  sans  attendre  la  réponse  du  prêtre,  tourna  le 
dos  et  courut  partager  entre  les  marins  une  cassette  pleine  de 
ducatsetde  guUlaumesd'or;  puis  il  conduisit  Bénédenet  le  père 
Jef  dans  l'embrasure  d'une  croisée. 

—  Vous  allez,  leur  dit-il,  retourner  à  la  citadelle  avec  votre 
monde.  Je  vous  recommande  de  faire  pointer  vos  canons  sur  la  rue 
où  nous  sommes  en  ce  moment. 

—  Oui ,  mon  colonel. 

—  Que  pas  une  habitation  ne  reste  debout! 

—  Oui,  mon  colonel. 

—  Que  mon  hôtel  surtout  soit  le  point  de  mirede  vos  mortiers; 
et  n'abandonnez  la  partie  que  lorsque  vous  l'aurez  vu  tomber 
en  poussière.  M'avez-vous  bien  compris?  Le  prêtre  et  ma 
fille  sortiront  seuls  de  l'hôtel  ;  vous  fermerez  les  portes  der- 
rière eux ,  et ,  en  vous  retirant ,  vous  jetterez  les  clefs  dans 
l'Escaut. 

Lorsque  Juan  de  Montérei  se  fut  bien  assuré  de  l'exécution  de 
ses  ordres ,  il  pénétra  dans  la  galerie  gothique ,  où ,  depuis  la 


REVUE  DE  PARIS.  167 

veille,  il  avait  laissé  son  prisonnier  dans  l'attente  du  sort  qu'il 
lui  destinait. 

Le  capitaine  Melchior  était  toujours  étroitement  lié  contre 
Tune  des  colonnes  de  la  salle  de  justice  ;  la  pression  des  cordes 
avait  enflé  et  endolori  tous  ses  meml)res.  Sa  figure ,  abattue  et 
couverte  d'une  pâleur  livide,  se  penchaitsur  sa  poitrine  avec  une 
singulière  expression  dedésespoir.  Le  capitaine  releva  pourtant 
la  tète  A  la  vue  de  son  ennemi,  comme  s'il  eût  eu  honte  de  son 
peu  de  fermeté. 

—  Eh  bien  !  bourreau  ,lui  cria-t-il ,  où  sont  les  instrumens  du 
supplice?  Où  sont  les  lâches  valets?  Je  ne  te  demande  qu'une 
grâce ,  c'est  de  ne  me  pas  faire  trop  long-temps  souffrir. 

Le  vieillard  étendit  la  main  vers  lui  pour  l'inviter  à  la  pa- 
tience. 

—  Toi  qui  parles,  dit-il ,  tu  ne  m'as  pas  mesuré  l'insulte  et  la 
torture.  Pendant  six  années,  j'ai  dévoré  mon  fiel  et  mes  larmes. 
Les  rôles  sont  changés ,  mais  sois  tranquille ,  il  ne  manquera  rien 
à  tes  funérailles  5  c'est  moi  qui  ai  pris  soin  de  les  ordonner.  Les 
cloches  sonneront,  et  les  flambeaux  funèbres  s'allumeront  au- 
tour de  toi.  Ce  palais  sera  ton  cercueil ,  et  tu  le  verras  brûler  au 
milieu  de  l'or  et  de  la  soie,  au  bruit  de  l'artillerie  de  la  citadelle 
qui  tonnera  pour  te  faire  honneur,  comme  si  c'était  un  roi  qui 
mourait.  Prends  patience ,  attends  encore  ;  j'attends  bien ,  moi  ! 
Et  cependant  je  suis  libre  d'aller  et  de  venir,  si  bon  me  semble! 
Je  puis  éviter  le  danger ,  si  je  le  veux  ;  mais  je  ne  le  veux  pas. 
J'ai  fait  placer  des  tonneaux  de  poudre  lâ-haut,  dans  ma  salle 
d'armes,  au-dessus  de  ta  tête,  et  j'attendrai  auprès  de  toi  que 
quelques  bombes  y  viennent  mettre  le  feu;  car  Bénéden  est  un 
bon  pointeur  d'obusiers ,  je  t'en  réponds.  Il  entre  en  ce  moment 
dans  la  citadelle,  et  le  général  hollandais  a  donné  l'ordre  d'in- 
cendier cette  partie  de  la  ville  où  les  insurgés  viennent  de  pren- 
dre leurs  positions.  Tu  comprends  que  nous  allons  mourir 
ensemble:  toi,  parce  que  tu  m'as  ravi  l'honneur  ;  moi ,  parce 
que  je  ne  puis  vivre  déshonoré  ! 

Comme  le  colonel  achevait  de  parler,  on  entendit  une  effroya- 
ble détonation. 

C'était  le  général  Chassé  qui  commençait  à  bombarder  la  ville. 
Une  pile  de  boulets  enflammés  tombaient  de  toutes  parts  dans 
la  direction  de  la  rue  du  Couvent.  Le  capitaine  poussa  un  cri  de 


1C8  REVUE  DE  PARIS. 

rage  et  mordit  les  cordes  qui  l'attachaient,  voyant  que  sa  force 
était  iuipiiissanle  à  les  rompre. 

—  Dieu  soit  loué  !  dit  le  comte  de  Monlérei  en  joignant  les 
mains ,  ma  fille  est  sauvée  à  cette  heure ,  et  nous ,  nous  allons 
mourir  !  Van  Maës ,  noble  et  digne  jeune  homme ,  tu  la  proté- 
geras, au  moins... 

—  Van  Maës!  s'écria  le  capitaine  Melchior;  c'est  aux  mains 
de  ce  prêtre  que  tu  as  confié  la  fille?  Tuas  mis  lamaîtresseentre 
les  bras  de  son  amant  ! 

^-  Que  dis-tu? 

—  La  vérité!  Hier ,  Manuela  avouait  son  secret  à  sa  malheu- 
reuse mère. 

—  Malheur!  malheur  surmoi!  hurla  le  colonel  en  s'arrachant 
les  cheveux. 

—  Courez  donc  la  sauver  ! 

—  Impossible!  nous  sommes  ici  enfermés  comme  dans  un 
tombeau;  les  portes  de  cet  hôtel  sont  plus  épaisses  que  celles 
d'une  forteresse,  et  j'en  ai  fait  jeter  les  clefs  dans  l'Escaut.  0 
mon  Dieu!  exauce  le  dernier  vœu  d'un  père  pour  son  enfant. 
Qu'elle  meure  aussi,  i)lutôt  que  de  ne  pas  garder  religieusement 
l'honneur  démon  nom! 

Quand  les  canons  de  la  citadelle  eurent  cessé  leur  feu,  l'hôtel 
de  Montérei  et  toute  la  rue  du  Couvent  ne  'présentaient  plus 
qu'un  monceau  de  ruines. 

L'abbé  Van  Maes,  qui,  la  nuit  précédente,  auprès  du  cadavre 
de  la  comtesse,  avait  reçu  la  confession  de  la  jeune  fille ,  quitta 
le  pays  et  s'embarqua  pour  les  missions  des  îles  Bloluques. 
Manuela  entra  le  même  jour  dans  un  couvent  de  béguines ,  et  à 
sa  majorité  elle  déclara  qu'elle  voulait  prendre  le  voile. 

Alphosse  Royer. 


LES  ASSOCIATIONS 

LITTÉRAIRES. 


Les  événeraens  nés  de  la  révolution  de  1850  ont  singulière- 
ment raccourci  réchelle  sociale.  Grâce  à  la  merveilleuse  politi- 
que inventée  par  les  triomphateurs  du  7  août,  l'édifice  humain 
n'a  plus  qu'un  étage;  nous  n'admettons  plus  qu'une  capacité, 
le  riche ,  qu'une  incapacité , /e  pauvre.  C'est  d'une  grande 
commodité  pour  le  discours  que  cette  simplification  des  états. 
Or,  le  drame  de  M.  Alfred  de  Vigny  ,  Chatterton,  a  fait  naître 
des  discussions  très-graves  touchant  la  véritable  condition  so- 
ciale du  poète.  Ceux  qui  louaient  franchement  la  pièce  ont  sou- 
tenu qu'en  efïet  nos  mœurs  s'opposent  à  ce  que  le  poète  soit 
riche.  Mais  la  majorité  des  critiques ,  jugeant  impartialement 
sans  doute,  et  quoique  rendant  justice  aux  magnificences  litté- 
raires de  l'ouvrage  ,  en  a  déclaré  fausse  la  philosophie.  Selon 
cette  majorité,  M.  de  Vigny  s'est  trompé  dans  la  leçon  qu'U  a 
voulu  donner  au  siècle.  Selon  cette  majorité  ,1e  poète  n'est  pau- 
vre qu'à  son  bon  plaisir:  la  richesse  pend  ses  fruits  d'or  aux  ar- 
bres de  son  chemin,  et  craque  sous  ses  pas  quand  il  marche; 
qu'il  se  hausse  ou  qu'il  se  baisse ,  il  la  voit ,  il  la  touche ,  elle  est 
il  lui.  S'il  ne  veut  pas  la  prendre,  ou  si,  l'ayant  prise,  il  ne  la 
conserve  pas,  ni  lui  ni  d'autres  n'ont  droit  de  s'en  plaindre.  S'il 
veut  la  saisir  et  qu'elle  fuie  sa  main  ,  c'est  qu'il  man(ine  de  gé- 
nie, c'est  qu'il  est  un  écrivailleur  sans  talent,  sans  capacité. 
Donc  à  l'égard  du  poète  pauvre ,  dit  la  majorité ,  la  société  n'a 
jamais  tort. 

La  conclusion  peut  être  fort  logique  ;  mais  quel  nom  donner 
au  raisonnement?  Certes  ,  on  n'a  pas  droit  de  dire  que  le  poète, 

15 


170  REVUE  DE  PARIS, 

venu  pauvre  au  monde  ,  ail  jamais  possédé  le  lil)re  arbitre  de  la 
richesse  ou  de  la  misère.  Il  y  a  de  la  cruauté  à  déclarer  imbécile 
et  méprisable  celui  qui  ne  trouve  que  la  misère  au  bout  de  tous 
ses  efforts  pour  atteind  re  la  richesse  .Sans  doute  les  ouvrages  d'es- 
prit sont  superl)ement  payés  de  nos  jours:  sans  doute  on  a  parlé 
une  fois  d'œuvres  complètes  vendues  500,000  francs ,  d'un  ro- 
man de  10,000  francs,  de  vers  à  vingt  sous  la  pièce.  Mais  on 
ne  fait  pas  de  la  poésie  toute  sa  vie  comme  on  fait  de  la  banque 
ou  de  la  marchandise  ;  on  ne  fabrique  pas  des  poèmes  à  la  toise 
comme  de  la  maçonnerie ,  ni  des  romans  à  l'aune  comme  de 
l'indienne.  Après  dix  ans  de  ce  métier  d'exaltation  et  de  fièvre, 
il  faudra  du  repos  au  poète  ;  car  ces  dix  années  auront  usé  le 
poète  plus  que  quarante  ans  de  commerce  n'usent  le  négociant; 
car  son  imagination  devenue  vieille  et  flétrie  n'aura  plus  de  cou- 
leurs pour  peindre,  plus  de  souffle  pour  créer.  Eh  bien  !  comment 
vivra-t-il  alors  ,  si  pendant  le  temps  où  sa  tête  ardente  versait 
la  pensée  en  ruisseaux  de  feu,  le  même  instinct  de  prévoyance 
et  d'accumulation  qui  fait])àtir  à  la  fourmi  des  magasins  de  blé, 
n'a  point  toujours  dominé  les  sublimes  conceptions  de  cet  homme? 
Que  deviendra-t-il  alors,  si,  tandis  que  ses  rêves  magni- 
fiques rélevaient  bien  au-dessus  des  plus  hautes  têtes  de  souve- 
rain ,  il  n'a  pas  soigneusement  vécu  d'une  vie  de  mollusque  ou 
de  zoophyte,  vie  toute  régulière  et  ponctuelle,  dînant  au  ca- 
chet ,  ayant  une  tirelire  et  un  comjjte  ouvert  à  la  caisse  d'épar- 
gnes comme  un  employé  à  1200  francs  ?  Et  s'il  a  aimé,  le  pauvre 
poète!  s'il  s'est  marié  comme  ils  aiment,  comme  ils  se  marient 
tous ,  sans  intérêt ,  sans  spéculation ,  sans  avenir ,  par  besoin 
d'aimer,par  ennui  d'être  seul:  si,dans  son  imprévoyance  d'artiste, 
il  s'est  doucement  abandonné  au  bonheur  de  vivre  avec  une 
femme  qui  a  été  toute  sa  joie  ,  tout  son  orgueil;  qui  le  consolait 
de  la  critique  par  un  éloge ,  qui  le  sauvait  de  l'éloge  par  une 
critique;  délicieux  double  de  son  être  qui  se  passionnait  avec  lui, 
pleurait  avec  lui,  souffrait,  combattait,  tombait,  triomphait 
avec  lui:  —s'il  a  voulu  que  cet  ange  digne  des  cieux  pût  quel- 
quefois aller  en  voiture  et  dormir  dans  la  soie  comme  une  femme 
de  banquier  ou  d'électeur  ;  —  s'il  a  poussé  l'amour-propre  au 
l)oint  de  prétendre  que  ses  enfans  fussent  assez  ricliement  vêtus, 
assez  noI)lement  élevés  pour  ne  pas  trop  faire  de  honte  aux  fils 
du  bonnetier ,  son  propriétaire  :  —  alors  malheur ,  trois  fois  mal- 


REVUE  DE  PARIS,  171 

heur  sur  lui  !  car  au  jour  de  la  lassUude ,  quand  la  poésie  l'aura 
quitté ,  quand  son  intelligence ,  ramollie  par  le  travail ,  dor- 
mira épuisée  sous  son  crâne  grisonnant,  il  faudra  que  le  poète 
choisisse  entre  trois  choses:  la  faim ,  le  déshonneur  ou  le  sui- 
cide. 

Admettons  qu'il  n'ait  pasle  droit  de  se  plaindre  d'une  aussi 
triste  alternative ,  on  nous  permettra  bien  de  l'en  plaindre ,  du 
moins  ! 

Puisque  vous  le  voulez ,  non ,  la  société  n'est  point  coupable 
envers  cet  homme  ;  la  société  ne  s'adapte  point  aux  individus , 
c'est  aux  indi\idus  de  se  mouler  sur  elle.  Matérielle  et  positive, 
elle  ne  dit  à  personne  de  faire  des  poèmes ,  elle  ne  prend  pas  la 
responsabilité  de  pareilles  œuvres.  Souverainement  égoïste, 
elle  a  le  même  mot  d'ordre  pour  chacun  :  Fis  de  ta  production, 
amasse;  ou  mendie  quand  tu  ne  prodiiiras  plus!  Ainsi 
donc ,  poète,  arrange-toi  pour  vivre  de  tes  vers ,  amasse ,  ou 
mendie  quand  tu  n'en  feras  plus.  Et  pourquoi  donc  la  société 
aurait-elle  des  préférences?  pourquoi  serait-elle  meilleure  au 
poète  qu'au  peintre ,  au  sculpteur  qu'au  musicien?  Doit-elle  des 
pensions  ou  un  hospice  aux  artistes,  quand  elle  n'en  a  pas  pour 
les  médecins  ? 

D'ailleurs  ce  poète  affichait  dans  son  temps  une  indépendance 
ridicule.  Tout  fier  de  ce  qu'il  lui  plaisait  d'appeler  sa  mission, 
son  sacerdoce,  il  nous  marchait  sur  la  tète ,  en  rejetant  avec 
dédain  tous  nos  moyens  défaire  fortune.  Et  nous  serionscoupa- 
bles  de  son  malheur?  Il  a  suivi  la  route  qu'il  s'était  lui-même 
tracée;  à  lui  de  savoir  où  elle  conduisait.  Il  a  méprisé  nos  in- 
dustries, c'est  qu'il  en  avait  une  meilleure,  apparemment.  S'il 
n'en  a  rien  tiré ,  à  qui  la  faute  ?  Ne  pouvait-il  au  moins  se  gagner 
un  peu  de  pain  pour  les  mauvais  jours?  Quand  il  voyait  le  gérant 
d'un  journal  devenir  conseiller  d'état  et  les  rédacteurs  sous- 
préfets  ;  quand  vingt  de  ces  misérables  qui ,  faute  d'une  profes- 
sion à  oser  avouer ,  s'intitulent  homme  de  lettres,  émargeaient 
sous  ses  yeux  la  feuille  des  sinécures,  fouillaient  dans  la  hotte 
aux  croix  d'honneur  et  dans  la  poche  aux  fonds  secrets ,  ne 
pouvait-il  donc ,  lui  aussi ,  brûler  un  grain  d'encens  au  nez  de 
quelque  ministre,  de  quelque  roi?  Aulieud'unesatire,  une  ode; 
au  lieu  d'un  sarcasme ,  une  dédicace  ;  au  lieu  d'un  coup  de  fouet, 
une  caresse;  ce  que  faisaient  les  grands  écrivains  du  grand  siècle 


172  REVUE  DE  PARIS. 

enfin ,  et  la  pension  venait  après  cela.  Que  si  ce  pauvre  petit 
horainage  à  la  majesté  régnante  ou  gouvernante  effarouchait 
par  trop  sa  susceptibilité  républicaine,  alors  pourquoi  ne  pas 
se  faire  gracieux,  coquet ,  rieur  et  bon  enfant?  pourquoi  ne 
pas  épouser  les  goûts ,  les  sympathies ,  les  préjugés  du  siècle,  et 
jouer  gentiment  avec  eux,  au  lieu  d'imposer  rudement  son 
système  comme  une  charte  octroyée,  au  lieu  de  nous  prêcher 
ses  principes  de  l'air  pâle  et  lugubre  d'un  puritain  ?  11  eût  été  le 
poêle  à  la  mode,  et  maintenant  vingt  hôtels  se  le  partageraient 
l'hiver,  dix  châteaux  seledispuleraientl'été;  on  se  le  prêterait, 
on  se  le  louerait ,  on  se  le  vendrait  pour  une  heure,  pour  un 
soir,  pour  une  semaine,'comme  un  chanteur,  comme  un  livre, 
comme  Arnal. 

Sans  doute  il  aurait  dû  faire  tout  cela  ;  mais  il  a  voulu  rester 
poète,  c'est-à-dire  prophète,  c'est-à-dire  prêtre,  selon  la  défi- 
nition de  Théocrite.  Il  n"a  pas  voulu  être  un  marchand,  un 
industriel,  un  ouvrier  fabriquant  de  la  poésie,  et  l'étalant  sous 
une  porte  cochère  ])0ur  la  vendre.  Quand  l'habit  lui  a  manqué , 
il  n'est  plus  sorti  de  sa  chambre  ;  quand  le  i)ain  lui  a  manqué  , 
il  s'est  laissé  fièrement  mourir,  en  pensant  que  puis((ue  Dieu  ne 
le  soutenait  plus ,  Dieu  n'avait  plus  l)esoin  de  lui.  Si  vous  lisiez 
son  histoire  dans  quelque  vieux  livre  de  la  Grèce  ou  de  Rome , 
vous  diriez,  la  larme  à  l'œil:  «i  C'était  un  homme  sublime  que 
ce  poète!  i>  Mais  vous  avez  lu  cela  ce  matin  dans  votre  journal, 
et  vous  avez  dit  :  n  Quelle  folie  !  n  Au  surplus ,  que  la  société  se 
tranquillise:  les  fous  de  cette  espèce  sont  très-rares  aujourd'hui  ; 
et  sur  les  dalles  de  la  Morgue,  les  poètes  ne  font  pas  la  majorité 
plus  qu'ailleurs.  Les  hommes  qui  se  mêlent  d'écrire  maintenant 
sont,  en  général,  trop  sagement  avisés  pour  encourir  une  fin 
pareille.  Ils  ont  bien  mieux  compris  leur  époque,  je  vous  jure. 
Nourris  des  préceptes  de  Say ,  de  Malthus  et  de  Smith ,  ils  ont 
fait  chacun  de  son  esprit  un  champ  jjIus  ou  moins  fertile ,  une 
mine  plus  ou  moins  riche,  qu'ils  labourent  ou  creusent  chacun 
plus  ou  moins  habilement.  Puis  chacun  vil  de  son  champ  ou  de 
sa  mine  tant  qu'il  peut,  selon  que  la  terre  végétale  en  est  plus 
ou  moins  profonde,  la  couche  de  houille  plus  ou  moins  épaisse, 
le  filon  d'argent  ou  de  cuivre  plus  ou  moins  étendu  ;  et  quand  il 
arrive  un  jour  que  le  champ  dépouillé  laisse  le  tuf  à  découvert , 
qu'au  fond  de  la  mine  on  ne  trouve  plus  rien ,  rien  que  du  roc 


REVUE  DE  PARIS.  17Ô 

et  de  l'eau,  celui  qui  se  mêle  d'écrire  ne  pleure  point  pour  si 
peu.  Laboureur  plein  d'expérience,  mineur  inlré|)i(le,  il  aban- 
donne sans  regret  son  fonds  épuisé  et  va  porter  sur  le  fonds 
d'autrui  son  talent,  devenu  pioche  ou  charrue.  Alors  il  s'enrichit, 
il  se  fait  gras  et  puissant  parmi  les  gens  de  lettres  ;  il  a  voiture 
et  livrée ,  il  porte  son  outil  en  blason,  il  est  meml)re  de  l'Insti- 
tut et  de  la  Légion-d'llonneur  ;  il  est  un  de  ceux  qui  ont  le  i)]iis 
crié  contre  la  pensée  philosophique  de  M.  de  Vigny;  il  a  sou  ri  de 
pitié  à  cette  imputation  que  nos  mœurs  tuent  le  i>oète  de  faim 
et  de  misère  ;  il  a  posé  en  démenti  sa  voiture  et  son  ventre  ;  car 
il  se  croit  poète ,  cet  iiomme  ! 

Et  pourquoi  pas?  Il  fait  des  vers.  Poète  veut  simplement  dire 
aujourd'luii  homme  qui  fait  des  vers:  et  non-seulement  il  en 
fait ,  lui ,  mais  il  en  fait  faire ,  il  en  fal)rique.  Oh  !  c'est  un  grayd 
poète  ! 

Oui ,  c'est  une  chose  constante  et  reconnue ,  que  la  littérature 
n'a  plus  même  forme  d'art  maintenant.  On  en  a  fait  tout  bon- 
nement une  industrie  à  Timage  de  toutes  les  autres ,  qui  s'ap- 
prend ,  s'exploite  et  se  transmet  comme  toutes  les  autres.  Elle 
a  ses  grands  et  ses  petits  fabricans ,  ses  notables  et  son  bas  com- 
merce ,  ses  ateliers  de  vingt  métiers  et  ses  ouvriers  en  chambre  ; 
elle  a  ses  capitalistes  et  sescourtiers,  elle  tient  un  prix  courant, 
elle  fait  travailler  au  mois ,  à  la  journée  ,  à  la  pièce  ;  elle  s'ad- 
juge au  rabais  :  il  ne  lui  manque  rien  ,  pas  même  la  patente. 
Celte  industrie  occupe  et  monopolise  les  deux  grands  débouchés 
littéraires  ,  le  théâtre  et  la  librairie.  Elle  a  aussi  le  pied  dans  Ijeau- 
coup  de  journaux,  revues  et  autres  feuilles  périodiques.  Elle 
entreprend  tout  :  drames,  romans,  mémoires  ,  voj'ages,  livres 
de  science,  dictionnaires,  tableaux  de  mœurs,  opéras  comiques, 
histoires  de  France,  ballets  ,  feuilletons  et  discours  pour  les  dé- 
putés ;  elle  a  des  procédés  mécaniques  pour  la  fabrication  du 
style  moyen  âge.  des  préfaces ,  des  descriptions  d'églises  et  des 
couplets  de  vaudeville  ;  elle  se  charge  aussi  des  traductions  et 
du  /rtc-so/«7e.  Enfin ,  et  c'est  une  admirable  précaution,  les 
produits  de  ses  manufactures  ne  sont  livrés  à  la  consommation 
qu'accompagnés  d'une  annonce  et  d'un  éloge  indiquant  leurs 
qualités ,  leur  supériorité  et  la  manière  de  s'en  servir. 

Tout  cela  n'est ,  au  reste ,  que  le  côté  ridicule ,  la  face  grotesque 
de  l'industrie  littéraire.  En  voici  le  côté  infâme.  Celte  misérable 

15. 


17  i  REVUE  DE  PARIS. 

littérature  à  la  Jacquard  a  son  système  de  douanes ,  ses  mesures 
de  prohibition.  Les  grands  débouchés  dont  je  parlais  tout  à 
l'heure,  la  librairie,  le  théâtre  et  une  partie  de  la  presse  pério- 
dique, n'ouvrent  leurs  portes  à  deux  battans  que  pour  elle.  Les 
productions  qui  lui  sont  étrangères  éprouvent  à  l'entrée  des 
difficultés  si  nomlireuses ,  tellement  chagrinantes,  qu'îi  moins 
d'une  volonté  de  fer  etd'une  persévérance  prodigieuse ,  l'auteur 
se  rebute  ou  transige,  deux  choses  également  déplorables.  Ceux 
qui  se  rebutent  (  c'est  le  petit  nombre  )  vont  ordinairement  se 
tuer  en  sortant  de  là;  ou  bien  ils  deviennent  avocats,  médecins, 
huissiers,  commis,  selon  que  leur  vocation  était  vraie  ou  fausse. 
Ceux  quitransigentrenoncentà  toute  réputation,  à  toute  gloire; 
ils  vont  porter  et  vendre  leurs  idées  dans  quel([ue  fabrique  où 
on  lesprendà  la  journée,  où  ils  vivent  du  travail  de  leurs  mains, 
jusqu'à  ce  qu'ils  aient  assez  d'expérience,  d'effronterie  et  d'ar- 
gent pour  acheter  des  idées  et  faire  travailler  à  leur  tour.  Heureux 
ceux  qui  ne  font  ni  l'un  ni  l'autre,  ceux  qui  résistent  et  qui 
attendent  !  Mais  il  n'est  pas  donné  à  toutes  les  têtes  d'avoir  à  la 
fois  le  front  large  et  haut ,  le  sommet  immense  et  l'angle  mas- 
toïdien des  os  pariétaux  saillant;  toutes  les  organisations  ne 
supportent  point  pareillement  le  froid  et  la  faim.  L'indépendance , 
le  commandement  et  le  génie  ne  sont  point  les  attributs  de  la 
foule. 

Voici  donc  ce  qui  arrive  le  plus  communément.  Des  parens 
insoucians  ou  coupa])les  ont  méconnu  et  faussé  les  dispositions 
intellectuelles  de  leur  enfant.  Ce  fils  a  le  front  élargi  au-dessus 
des  tempes,  comme  celui  du  Tasse;  saillant  dans  ses  parties 
supérieures  latérales ,  comme  ceux  de  Raphaël ,  de  Michel-Ange , 
de  Goethe;  ou  bien  il  a  les  yeux  éloignés  l'un  de  l'autre,  comme 
Van  Dyck;  son  arcade  sourcilière,  fortement  arrondie,  est 
dirigée  en  liant  et  développée  latéralement  à  son  angle  externe  , 
comme  chez  Rembrandt,  chez  Rubens ,  chez  le  Titien,  chez 
Salvator,  chezVouët,  chezHogarth;  ou  bien  encore,  au-dessus 
de  l'angle  externe  de  cette  arcade,  il  possède  le  signe  distinctif 
des  Beethoven  ,  desHaîndel,  des  Mozart,  desRossini.  Il  pouvait 
être  grand  poète ,  grand  peintre ,  grand  musicien  ;  mais ,  fils 
de  bourgeois ,  il  a  été  placé  chez  un  banquiei'  pour  apprendre 
la  tenue  des  livres  et  les  changes  étrangers  ;  fils  de  boutiquier , 
il  suit  les  cours  de  droit  ;  fils  de  médecin,  il  est  élève  en  médecine. 


REVUE  DE  PARIS.  175 

Ses  parensne  savent  pas  qu'à  leur  apprenti  négociant  il  manque 
une  élévation  au  milieu  de  la  région  latérale  de  la  tète ,  qui  fait 
le  désir  d'avoir  et  la  faculté  de  conserver,  et  que  son  arcade 
sourcilière  n'offre  à  l'angle  externe  aucune  trace  des  facultés 
indispensables  de  l'ordre  etjdu  calcul.  Ils  ne  savent  pas  non  plus 
que  cette  future  gloire  du  barreau  ou  de  la  magistrature  ne 
pourra  jamais  ni  plaider  ni  accuserd'une  manière  remarquable, 
parce  que  son  œil,  au  lieu  d'être  gros  et  à  fleur  de  tète,  se 
cache  au  fond  de  l'orbite  ;  et  d'ailleurs  on  sera  toujours  un 
détestable  et  misérable  avocat  avec  un  tel  développement  de 
tète  aux  parties  latérales  du  sommet  ;  on  sera  toujours  un 
pauvre  vengeur  de  la  société  avec  une  oreille  si  peu  jetée  en 
dehors.  Le  sentiment  de  la  justice  est  poussé  jusqu'à  l'exagération 
chez  ce  jeune  homme  ;  pour  rien  au  monde  il  n'entreprendrait 
la  défense  d'une  cause  que  sa  conscience  aurait  jugée  mauvaise , 
et  il  n'a  pas  assez  de  penchant  à  la  destruction  pour  jamais 
demander  la  mort  de  personne.  De  même  il  eût  été  un  médecin 
des  plus  médiocres  ;  car  il  manque  de  circonspection ,  et  son 
front  n'a  point  les  attributs  philosophiques. 

Pardonnons  aux  parens  de  n'avoir  pas  su  lire  l'avenir  sur  la 
tète  de  leur  enfant.  La  phrénologie  n'est  point  maintenant  une 
science  tellement  répandue  ,  tellement  honorée ,  qu'elle  fasse 
nécessairement  partie  de  l'instruction  primaire.  L'orgueil  qu'elle 
humilie,  la  mauvaise  foi  qu'elle  démasque,  la  repousseront  de 
l'enseignement  bien  long-temps  encore ,  peut-être  toujours  : 
qu'importe  !  Comme  l'Évangile ,  elle  saura  se  faire  jour  elle- 
même  ;  en  dépit  de  la  persécution ,  elle  envahira  le  globe ,  elles 
siècles  qui  viennent  la  salueront  comme  leur  reine  au  pied  des 
statues  de  Gall ,  de  Spurzheim  et  de  Broussais.  Mais  à  défaut  de 
cette  langue  merveilleuse,  le  père  et  la  mère  n'avaient-ils  point, 
pour  les  avertir,  les  signes  caractéristiques  que  leur  donnait  l'en- 
fant, de  ses  gôuts  natifs,  de  ses  prédilections  futures?  Il  ne 
fallait  pas  de  science  pour  deviner  une  propension  à  l'étude 
dans  la  préférence  continuellement  accordée  aux  livres  sur  tous 
les  objets  d'amusement  qu'on  lui  offrait;  l'instinct  qui  lui  fai- 
sait prendre  les  ciseaux  de  sa  mère  pour  en  découper  des  figu- 
res de  papier  ;  sa  faculté  si  remarquée  de  retenir  et  de  répéter 
fidèlement  l'air  qu'il  avait  entendu  jouer  la  veille,  ne  présen- 
taient rien  d'équivoque.  Ses  extases  muettes  et  ses  joies  bruyan- 


176  REVUE  DE  PARIS. 

(es  quand  on  le  menait  au  spectacle,  le  jeu  passionné  de  sa 
physionomie  quand,  au  retour,  il  racontait  la  pièce;  tout, 
jusqu'à  sa  manière  énergique  d'aimer  et  de  haïr,  jusqu'à  son 
ardeur  religieuse,  jusqu'à  sa  pitié  pour  les  mendians,  annon- 
çait une  organisation  pleine  de  chaleur  et  de  sensihilité ,  comme 
il  la  faut  pour  être  poète  ou  artiste ,  comme  il  ne  la  faut  pas 
pour  être  marchand  ou  juge.  Le  père  et  la  mère  ont  vu  tout 
cela  sans  comprendre  :  ils  ont  seulement  trouvé  que  leur  fils 
était  aimable  et  plein  d'esprit.  D'ailleurs  un  père  de  famille  a 
des  idées  arrêtées.  Avant  que  l'enfant  fût  venu  au  monde  ,  la 
sagesse  infaillible  de  ses  parens  avait  arrangé  sa  vie ,  creusé  sa 
carrière ,  ordonné  son  avenir.  Il  était  né  banquier  ou  procureur 
du  roi.  Il  n'y  a  pas  plus  de  crime  à  tracer  ainsi  le  plan  d'une  exis- 
tence qui  n'est  pas  encore ,  qu'à  marier  ensemble  deux  êtres  qui 
ne  sesont  jamais  vus;  et  la  société  n'a-t-ellepointinstituélepère 
seul  juge  et  suprême  arbitre  du  destin  de  ses  enfans  ? 

Enfin  ,  un  beau  jour ,  le  teneur  de  livres  quitte  son  bureau  , 
l'étudiant  déserte  ses  cours.  Un  insurmontable  mépris  des  chif- 
fres ,  une  aversion  prononcée  pour  la  clinique  et  les  Inslitutes 
ont  triomphé  des  convenances  et  de  la  volonté  paternelle.  Vingt 
fois  l'enfant  qui  souffrait  avait  crié  grâce  à  son  père,  vingt  fois 
le  jeune  homme  rebuté  avait  demandé  pour  quel  crime  on  lui 
faisait  subir  les  travaux  forcés.  Des  reproches,  des  menaces 
seuls  avaient  répondu.  Vttllintatum  de  la  famille  portait  que 
toute  cessation  d'études  aurait  pour  talion  la  privation  d'ali- 
niens;  et  en  effet  la  pension  dont  vivait  l'étudiant  fut  suppri- 
mée du  jour  où  l'on  ai)prit  sa  révolte.  Ceci  n'est  point  de  la 
théorie ,  et  nous  auiions  bien  des  faits  de  ce  genre  à  pouvoir 
citer.  Que  deviendra  le  jeune  homme  ainsi  placé  entre  une  car- 
rière qu'il  déteste  et  l'abandon  de  ses  parens  ?  Son  amour-pro- 
pre irrité  lui  commande  la  lutte;  il  l'engagera.  Suivons-le. 
D'abord  ,  secouant  ses  ailes  ,  il  s'élance  plein  de  joie  vers  ce 
monde  d'art  et  de  poésie  pour  lequel  il  a  tout  quitté:  il  regarde, 
il  contemple,  il  écoute,  il  admire,  il  est  libre,  il  est  heureux. 
La  faim  vient.  Il  a  fait  un  beau  roman  en  deux  volumes  <iu'une 
célébrité  littéraire  a  été  suppliée  d'examiner  et  déjuger.  La 
célébrité  n'a  point  lu  ce  roman ,  croyez-le  bien  ;  mais  elle  l'a 
renvoyé  à  l'auteur  avec  quatre  lignes  d'éloges  très-pompeux , 
Irès-insignifians.  et  l'adresse  d'un  éditeur.  Le  jeune  hoinme. 


REVUE  DE  PARIS.  177 

tout  glorieux ,  porte  au  libraire  son  manuscrit  timbré  de  la 
précieuse  apostille.  Le  libraire ,  qui  est  un  homme  fasbionable  et 
bien  élevé,  accueille  très-gracieusement  ce  qu'il  appelle  lenoni 
noureau;  puis  il  offre  cent  écus  du  roman,  en  faisant  obser- 
ver que  l'acte  de  vente  jiortera  2,000  francs  ,  afin  que  l'ainour- 
propre  puisse  avoir  sa  part.  Cent  écus  pour  deux  volumes,  cela 
fait  à  peu  prèsC  francs  de  la  feuille;  l'auteur  a  mis  trois  jours 
pour  écrire  une  feuille,  c'est  donc  une  existence  de  quarante 
sous  par  jour  qu'il  s'est  créée.  On  gagne  davantage  à  servir  les 
maçons.  La  proposition  du  libraire  l'ayant  indigné ,  le  jeune 
homme  reprend  son  manuscrit  et  s'en  va.  Il  a  fait  une  pièce  de 
théâtre.  Lue  chez  une  actrice  illustre,  devant  un  auditoire  tout 
d'artistes,  cette  pièce  a  obtenu  le  plus  grand  succès.  Il  écrit  au 
directeur  du  théâtre  que  cela  concerne  et  lui  demande  une  lecture, 
il  ne  l'obtient  pas.  Il  faut  d'abord  que  son   ouvrage ,  déposé 
au  secrétariat  de  l'administration,  subisselejugementdu  préposé 
à  la   location  des  loges,   un  ancien  commis  aux    barrières, 
chargé  en  premier  et  dernier  ressort  de  décider  si  les  pièces  pré- 
sentées par  des  auteurs  non  encore  joués  sont  ou  ne  sont  pas 
dignes  d'un  examen  en  comité.  Le  préposé  à  la  location  des  loges 
fait  lire  la  chose  par  sa  femme,  et  sur  l'avis  favorable  de  celle-ci, 
le  jeune  homme  reçoit,  au  bout  de  deux  ou  trois  mois  ,  une  as- 
signation à  comparaître  par-devant  le  comité  de  lecture;  autre 
mystification  qui  se  compose  du  directeur  en  i)ersonne  et  tout 
seul.  La  pièce  est  lue  ;  le  comité  la  trouve  bonne  et  la  reçoit,  à 
condition  que  le  jeune  homme ,  vu  sa  grande  inexpérience  du 
théâtre  ,  s'adjoindra  un  faiseur.  Le  faiseur  est  un  artisan  dont 
le  métier  consiste  à  remanier  les  ouvrages  qu'on  lui  apporte,  de 
manière  à  leur  donner  une  coupe  uniforme  ,  un  air  de  famille. 
Chaque  faiseur  a  son  patron  ou  sa  mesure  ,  qui  reproduit  assez 
bien  le  lit  de  Procusle.  Quand  la  pièce  dépase  le  patron ,  le  fai- 
seur la  rogne  ;  quand  c'est  le  patron  qui  déliasse  la   pièce  ,  le 
faiseur  la  tire,  la  souffle,  la  gonfle  ,  le  faiseur  y  met  de  l'eau  et 
la  délaie.  L'opération  terminée ,  le  faiseur  estampille  la  pièce 
comme  son  produit.  C'est  un  excellent  métieç  qui  rapporte  beau- 
coup de  puissance  et  d'argent.  Toute  pièce  ayant  passé  par 
l'établi  du  faiseur  ,  n'appartient  jilus  que  pour  un  tiers,  ou  pour 
moitié  tout  au  plus ,  à  celui  qui  l'a  faite  ;  le  reste  est  devenu 
propriété  de  l'artisan  qui,  en  outre,  écrit  son  nom  sur  l'affiche 


178  REVUE  DE  PARIS. 

avant  le  nom  de  l'auteur.  Cette  dernièrecoudition  peut  changer 
en  cas  de  chute  de  l'ouvrage. 

Le  jeune  homme  se  fait  expliquer  tout  cela ,  et  voyant  que  le 
directeur  attend  des  remerciemens,  il  déchire  sa  pièce  et  la  jette 
au  feu.  Il  rentre  chez  lui,  fier  de  sa  conduite,  le  cœur  gros  d'hon- 
neur et  de  dignité  ;  il  trouve  la  misère  assise  à  son  hureau  et 
ceuchée  dans  son  lit.  Il  entend  la  misère  lui  parler  par  !a  bouche 
grondeuse  de  son  hôte;  elle  le  rega  rde  par  l'œil  inquiet  de  son  trai- 
teur; elle  le  suit, elle  le  guette,  elle  monte  et  descend  aveclui,  elle 
marche  avec  lui ,  elle  est  son  ombre  ;  il  a  lieau  crier ,  se  secouer 
et  courir ,  elle  est  toujours  là ,  cramponnée  à  lui  ;  elle  le  mord ,  le 
déchire,  le  brûle;  elle  lui  met  au  cerveau  des  idées  de  vol  et  de  suici- 
de. Que  faire?  à  qui  s'adresser?  Des  parens,il  n'en  a  plus;  des  amis, 
ilest  trop  peu  de  chose  pour  en  avoir.  Le  pauvre  enfant!  Pourtant 
il  avait  fait  un  beau  livre  et  un  beau  drame.  Et  tout  cela  est  perdu! 
Et  pour  dîner  demain,  il  n'a  pas  même  le  couragedu  crédit,  l'expé- 
rience delà  dette,  seuls  capitaux  de  tant  d'autres,  moins  à  plaindre 
que  lui,  parce  qu'ils  sont  moins  honnêtes  et  moins  timides.  Enfin, 
il  se  souvient  de  quelqu'un ,  son  voisin,  presque  son  camarade , 
un  homme  de  lettres  breveté ,  ayant  droit  de  cité  au  théâtre  et 
cours  ù  la  bouise  littéraire;  il  va  lui  demander  conseil.  Le  voi- 
sin écoute  le  jeune  homme,  il  le  plaint,  il  le  console;  il  fait  plus, 
i]  n'a  qu'un  moyen  de  le  sauver,  il  le  lui  otfre.  —  On  ne  te  donne 
que  cent  écus  de  ton  livre ,  dit-il,  on  m'en  donne  mille  des 
miens  ;  associons-nous  comme  deux  frères. —Ému  jusqu'aux 
larmes,  le  jeune  homme  accepte;  les  voilà  qui  travaillent  em- 
s amble.  II  aura  du  pain ,  de  la  gloire  et  un  ami  ! 

Le  voisin  a  l)icn  su  ce  qu'il  faisait.  Il  avait  un  vieux  fonds  et 
une  forme  fanée ,  on  lui  apporte  du  frais  et  dujeune  à  mettre  avec. 
Ilaccole  un  nom  au  sien,  mais  le  sien  reste  l'aîné  etmarcheraen 
tête  partout.  C'était  donc  tout  profit  pour  le  voisin,  et  de  plus,  il 
servait  de  parrain  à  quelqu'un ,  il  lançait  un  jeune  talent  dans  le 
monde: cela  ne  nuit  point  parmi  les  gens  de  lettres. 

Quant  au  jeune  homme  ,  il  maudira  toute  sa  vie  la  fatale  as- 
sociation qu'il  vient  d'accepter.  Non  qu'il  y  ait  le  moins  du  monde 
bassesse  ou  déshonneur  littéraires  à  mettre  ainsi  deux  puissances 
en  commun;  trop  d'ouvrages  estimables  ont  été  produits  de  cette 
manière;  mais  c'est  qu'entré  dans  la  carrière  au  bras  d'un  autre,  il 
lui  sera  peut-être  impossible  d'y  marcher  jamais  seul,  à  moins 


IIEVUE  DE  PARIS.  179 

que  le  début  n'ait  été  une  chute.  Cnr  s'il  y  a  eu  succès  d'abord , 
le  public,  quiestun  mauvais  maître ,  poussera  l'exigence  jusqu'à 
vouloir  toujours  que  séparés ,  les  deux  auteurs  aient  autant  de 
force  qu'ensemble.  Chacun  d'eux  aura  désormais  à  subir  la  res- 
ponsabilité d'un  double  succès  qu'il  lui  faudra  justifier  et  con- 
server dans  tout  ce  qu'il  fera;  toujours  il  aura  besoin  d'opposer 
un  contre-poids  à  ce  fardeau  qui ,  sans  cela ,  tomberait  et  l'écra- 
serait sous  lui.  Et  dans  cette  pénible  lutte  avec  les  conséquences 
d'un  mauvais  principe,  le  jeune  auteur  aura,  de  moins  que 
l'ancien,  la  dientèledes  libraires  et  l'estime  des  lecteurs  à  habi- 
tudes. 

Et  puis,  qu'est-ce  qu'un  livre  ou  un  drame  faits  à  deux  ont  jamais 
pu  fonder  pour  l'avenir  d'un  auteur?  A  qui  la  pensée  de  ce  livre  ?  à 
qui  son  style?  à  qui  le  but  de  ce  drame?  à  qui  sa  forme?  à  qui  la 
jjràce  des  détails?  àqui  la  majesté  du  scénario?  personne  nele  sait. 
Les  auteurs  eux-mêmes  auraient  de  l'embarras  à  le  dire,  tant  ils 
ont  mêlé,battu ,  secoué,  vanné,  bluté,  roulé  ensemble  la  pensée,  le 
style ,  ctla  forme ,  et  le  fond  de  chacun.  N'avez-vous  pas  bonne 
grâce  à  répondre ,  quand  on  vous  demande  vos  titres  :  —  J'ai 
fait  la  moitié,  ou  le  tiers  ,  ou  le  quart  dételle  chose?  —  C'est  à 
s'en  moquer ,  c'est  à  en  rougir  éterpelleraent.  Que  trouveriez- 
vous  d'un  sculpteur  qui  vous  dirait  avec  orgueil  :  —  Monsieur , 
je  suis  l'auteur  de  la  hanche  droite  ,  de  l'épaule  gauche  etdu  nez 
de  cette  statue?  —  Où  l'association  se  forme,  l'art  disparaît,  il 
n'y  a  plus  que  du  métier.  Je  n'excepte  que  le  cas  d'un  ouvrage 
politique  ,  parce  qu'alors  la  fin  sanctifie  les  moyens. 

En  acceptant  la  collaboration  d'autrui, le  jeune  hommeadonc 
gâté  son  avenir.  Le  succès  a  couronné  l'œuvre  des  deux,  succès 
éclatant ,  splendide ,  succès  capable  d'illustrer  à  jamais  le  nom 
le  plus  obscur.  Ce  fut  un  malheur  immense,  car  le  jeune  homme 
n'ose  plus  rien  à  présent ,  son  équivoque  célébrité  lui  fait  peur. 
Il  voit  d'avance  ,  à  chaque  page  qu'il  écrira ,  le  terrible  feuilleton 
se  lever  debout  et  lui  jeter  au  visage  la  supériorité  du  début  col- 
lectif. Il  hésite  ,  il  se  tàte,  il  attend  :  le  public  passe  et  l'oublie. 
Alors  la  misère  revient.  Il  faut  travailler ,  travailler  pour  vivre  , 
travailler  pour  satisfaire  des  besoins  qui  lui  sont  venus  avec  le 
nom,  travailler  pour  i)ayer  des  créanciers  d'autant  plus  intraita- 
bles que  son  entrée  dans  la  lice  a  été  plus  brillante.  Il  se  rejette 
dans  la  communauté  A  corps  perdu  ;  ou  bien ,  pour  sauver  sa 


180  REVDE  DE  PARIS. 

moitié  de  gloire ,  pour  éviter  une  souillure  à  son  quasi-mérite, 
il  ne  signe  plus  rien  de  ce  qu'il  fait  ;  il  devient  anonyme ,  pseu- 
donyme ;  il  fait  de  la  compilation ,  delà  tromperie ,  de  la  pira- 
terie. Alors  on  lui  voit  descendre  à  plat  ventre  tous  les  bas  degrés 
de  l'industrie  littéraire.  Si  le  portier  se  fait  studieux ,  si  la 
cuisinière  cherche  à  s'instruire,  il  va  mettre  son  talent  aux  gages 
de  quelque  entrepreneur  tenant  usine  pour  la  fabrication  des 
Mémoires  historiques.  Aujourd'hui  le  voilà  qui  s'api)elle  la 
duchesse  douairière  de  B***,  demain  ils'appellera  Robespierre; 
après  il  sera  valet  de  chambre  de  l'empereur ,  ou  dame  d'hon- 
neur de  l'impératrice  ;  il  sera  Louis  XVIII  ou  Vidocq,  le  prince 
de  Talleyrand  ou  Latude ,  Fanchon  la  vielleuse  ou  madame  de 
Pompadour,  selon  que  la  cuisinière  et  le  portier  tourneront  au 
dix-huitième  siècle  ou  à  l'empire,  à  la  république  ou  à  la  res- 
tauration; selon  qu'ils  demanderontde  la  bataille  ou  de  l'amour, 
de  l'histoire  publique  ou  del'histoire  privée  ;  selon  qu'ils  aimeront 
à  parler  argot  ou  œil-de-bœuf.  Il  faudra  que  le  misérable  ouvrier 
assouplisse  sa  pensée  à  toutes  ces  formes,  son  style  à  tous  ces 
jargons  ;  il  faudra  que  l'esclave  endosse  toutes  les  livrées ,  remue 
toutes  les  fanges,  se  plonge  dans  tous  les  égouts;  il  faudra 
qu'il  soit  menteur  et  infàme.àbon  escient,  qu'à  force  d'imposture 
il  puisse  salir  la  plus  belle  gloire  et  laver  la  plus  sale  ignominie. 
On  lui  donnera  pour  cela  six  francs  par  jour  et  la  nourriture  ; 
car  l'entrepreneur ,  afin  que  ses  hommes  travaillent  davantage, 
les  oblige  à  manger  chez  lui.  ^{.({'iVinàXasMémoiresliistoriques 
auront  tous  été  faits,  quand  toutes  les  choses  secrètes  arrivées 
depuis  deux  cents  ans  auront  été  inventées,  dénaturées  ou 
révélées ,  l'homme  de  lettres  dépouillantla  casaque  de  l'historien, 
nouera  autour  de  ses  reins  le  tablier  du  teinturier  ;  c'est-à-dire 
qu'il  passera  au  baquet  grammatical  la  technologie  barbarisma- 
ti<{ue  de  quelque  savant  illettré;  qu'il  saupoudrera  de  style  les 
platitudes  de  quelque  amateur  riche  et  imbécile;  qu'il  mettra  en 
couleur,  avec  vernis  par-dessus,  les  élucubrations  blafardes  de 
quelque  courtisane  célèbre.  Ou  bien ,  il  élèvera  un  comptoir 
pour  la  façon  et  la  fourniture  du  prospectus,  du  spécimen,  de 
l'avant-proiios  et  du  compte-rendu  ;  il  entreprendra  l'annonce 
et  la  réclame  ajuste  prix ,  avec  remise  pour  leslibraires  :  métier 
de  I)onhomme  ou  de  lâche,  qui  consiste  à  faire  trouver  merveil- 
leux tout  ce  «lue  l'on  annonce ,  et  en  raison  du  prix  de  l'annonce. 


REVUE  DE  PARIS.  181 

Enfin ,  lorsque  toute  ressource  lui  manquera ,  lorsqu'il  n'y 
aura  plus  dans  la  ville  une  boutique  de  libraire  ou  de  journal 
ouverte  pour  lui,  l'homme  de  lettres  subira  la  conséquence  ex- 
trême de  sa  première  faute.  Il  jettera  bas  son  reste  de  vergogne, 
et  livrant  son  nom  au  commerce,  il  deviendra  franchement  et 
publiquement  tiers,  quart,  ou  moitié  d'auteur  dramatique.  Il 
travaillera  à  l'acte,  au  tableau,  à  la  scène;il  fera  les  raccommoda- 
ges. Ilmettrasa  gloireàvous  ùke:  J'ai  cent  actes  joués,  un  tel 
n  'en  a  que  soixante-dix-h  uit,  et  il  est  plus  ancien  que  nioi{  1  ). 
—  Il  fçra  des  pièces  de  tout  et  sur  tout;  pour  tout  le  monde  et 
avec  tout  le  monde.  Ayez  volé  ou  brfdé  ,  soyez  forçat  ou  mou- 
chard, peu  lui  importe  :  s'il  vous  sait  la  moindre  influence  dans 
un  théâtre  ,  touchez  là ,  vous  êtes  son  ami.  Son  nom  deviendra 
peu  à  peu  une  chose  qu'il  pourra  vendre  ou  louer  :  il  aura  fait 
votre  pièce  et  vous  laissera  tout  l'honneur  du  succès  ;  vous  au- 
rez fait  la  sienne ,  et  seul  il  sujjira  tout  l'affront  de  la  chute  , 
si  dans  vos arrangemens avec  lui, l'abnégation  etle  dévouement 
comptent  pour  quelques  francs  déplus.  Ceciestla  partie  mécani- 
que et  chimique  de  l'industrie  littéraire.  Un  homme  a  des  idées  dra- 
matiques fortes  et  originales,  maisil  ne  sait  point  les  mettre  en  œu- 
vre, il  n'a  point /'ey^^e/t^e</etescè«e;  il  s'adresse  à  un  c/ia/joew^ier 
(  c'est  le  mot  technique  ).  Lechari>€ntier  bâtit  la  pièce  ;  et  quand 
elle  est  bâtie  ,  on  fait  venir  l'ouvrier  en  style,  qui  la  peuit  et  la 
sculpte  proprement  :  voilà  une  pièce  à  trois.  Un  dramaturge  a 
de  l'énergie ,  il  conçoit  et  exécute  bien  les  scènes  terribles  ,  il 
place  supérieurement  le  coup  de  théâtre,  mais  il  est  gauche  dans 
les  scènes  d'amour,  dur  dans  l'expression  des  sentimens  mater- 
nels; il  appelle  son  voisin,  un  fabricant  de  larmes,  dont  le 
fonds  se  compose  de  toutes  choses  tendres  et  touchantes;  le 
voisin  met  ce  qu'on  appelle  des  en^/atV/e*  àla  pièce;il  niortifîele 
dialogue,il  mouille  le  style,et  voilà  une  pièce  à  deux.  Ainsi  de  suite. 

Tout  cela  vous  paraît  misérable?  L'auteur  arrivé  là  est  un 
homme  déshonoré ,  n'est-ce  pas  ?  Peut-être  bien.  Mais  c'est  un 
homme  riche ,  c'est  une  capacité  !  A  d'autres  la  faim ,  à  d'autres 
le  suicide  maintenant.  Aujourd'hui  électeur,  demain  il  sera 
député,  après-demain  ministre  ;  c'est  une  capacité! 

Oh!  si  ma  parole  pouvait  être  entendue,  moi,  qui   ne  suis 

^1)  Historique. 

TOME   IV.  IG 


182  REVUE  DE  PARIS. 

poiiU  suspect ,  puisque  j'ai  tout  à  l'iieure  dressé  l'acte  de  ma 
l)ropre  accusation,  je  dirais  à  tous  ces  pauvres  jeunes  gens  de 
cœur  et  de  pensée  qui ,  venus  d'hier ,  tournent  autour  de  la  cité 
littéraire  et  en  sondent  avec  désolation  les  fossés  :—  N'appelez 
personne,  amis  !  Dùt-on  vous  offrir  pour  entrer  des  mains  aussi 
franches,  aussi  loyales  que  j'en  ai  trouvé,  moi!  refusez  tout 
secours.  Ayez  patience  !  Attendez.  Sachez  bien  que  nul  n'est 
parti  en  emportant  ses  idées  ;  ne  pleurez  point  sur  les  artistes 
morts  jeunes,  ils  avaient  produit  tous  leurs  chefs-d'œuvre:  la 
poésie  est  une  ame ,  entendez-vous  ;  on  ne  meurt  que  lorsqu'elle 
s'éteint.  Quant  aux  arbres  tombés  avant  d'avoir  porté  fruit,  n'y 
croyez  pas,  ils  étaient  inféconds.  Courage  donc!  Attendez  encore 
un  an,  encore  un  jour  peut-être,  et  ces  murailles  orgueilleuses 
s'écrouleront  à  votre  voix  comme  à  la  voix  d'un  conquérant:  et 
vous  serez  grands  alors,  et  vous  serez  glorieux  dans  la  cité, 
car  c'estla  conquête  qui  vous  en  aura  ouvert  les  portes,  etc'est 
elle  seule  qui  fait  laisser  à  l'homme  quelque  chose  de  vivant 
après  lui ,  un  nom  ,  une  renommée.  Le  monde  ne  paie  personne 
deux  fois.  L'industrie  littéraire  veut  de  l'argent ,  elle  en  aura, 
elle  n'aura  que  cela.  En  vain  de  grands  journaux  la  prôneront, 
en  vain  l'Institut  la  couronnera ,  le  public  sait  ce  qu'elle  vaut 
au  fond.  A  vous  la  gloire ,  à  vous  l'admiration  et  les  respects , 
sublimes  apôtres  de  l'art ,  qui ,  soutenus  par  la  majesté  de  votre 
mission,  travaillez  religieusement  à  ce  qui  vous  paraît  des  choses 
saintes!  Le  culte  est  une  chose  sainte  aussi,  des  papes  en  ont 
trafiqué.  Qui  sait  leurs  noms?  qui  ne  sait  pas  les  noms  de  saint 
Pierre,  de  saint  Jérôme,  de  saint  Augustin?  Ceux-là  sont  morts 
pauvres.  La  science  aussi  est  une  chose  sainte,  et  Bichat  est 
plus  illustre  que  ne  le  sera  jamais  Dupuytren.  Le  grand  Cor- 
neille laissa-t-il  beaucoup  d'or  à  sa  famille  ?  non  ;  mais  sa  statue 
est  debout  au  milieu  d'une  grande  ville  qui  tout  entière  salue 
ses  descendans  quand  ils  passent.  Et  parmi  ceux  qui  vivent, 
cherchez-en  de  riches  qui  le  soient  devenus  par  leurs  œuvres; 
il  n'y  en  a  pas.  Mais  aussi  quand  vous  serez  morts ,  on  pailera 
de  vous  toujours  ,  nobles  artistes ,  qui  n'avez  pas  profané  leculte 
de  la  poésie  !  Les  autres  auront  une  renommée  de  banquier  ou 
d'agent  de  change.  On  citera  les  plus  fameux  comme  Séguin , 
comme  Ouvrard ,  et  c'est  déjà  beau. 

AUGrSTE  LUCHET. 


PROCÈS  COMIQUE  ET  GLORIEUSEMENT  TERMINÉ  , 


LE  JOURNAL  EN  1745. 


Nos  illustres  conteurs  s'évertuent  à  grand'peine  pour  imagi- 
ner des  liistoires  nouvelles.  Ils  ont  détrôné  Boccace ,  ils  ont 
dépassé  la  reine  Marguerite  de  Navarre,  et  ils  ont  jugé  que  La 
Fontaine  était  immoral;  ils  ont  trouvé  une  espèce  de  conte  plus 
gazé,  où  le  vice  se  cache  sous  la  dentelle,  où  l'adultère  est  essen- 
tiellement vaporeux  et  romanesque.  Dans  les  comtes  moraux  de 
notre  siècle,  on  ne  voit  que  des  femmes  qui  s'évanouissent,  des 
blondes  poitrinaires  qui  se  meurent  d'amour,  de  mélancoliques 
beautés  de  trente-six  à  (juarante  ans  qui  succombent  sous  le 
fardeau  de  la  vie  réelle.  Dans  ces  contes  ,  tout  en  l'honneur  des 
femmes,  les  hommes  sont  représentés  comme  des  monstres: 
l'ame  leur  manque ,  le  cœur  est  absent  ;  ils  n'ont  d'esprit  que 
pour  leur  fortune;  ils  renferment  leurs  passions  en  eux-mêmes, 
comme  l'avare  renferme  son  argent  dans  son  coffre-fort;  les 
hommes  sont  des  monstres  cachés ,  les  femmes  sont  des  anges 
méconnus.  Or  tout  le  travail  du  romancier  aujourd  liui  se  ré- 
duit à  ceci  :  Trouver  un  nouveau  crime  aux  liommes ,  décou- 
vrir une  perfection  nouvelle  à  la  femme;  voilà  toute  la  ques- 
tion. 

Par  ma  foi,  j'aime  mieux  le  conte  de  Boccace;  hommes  el 
femmes ,  tout  le  monde  y  allait  de  franc  jeu.  Parlez-moi  d'un 
amant  qui  s'appelle /e  Mtujnifique  I  Parlez-moi  de  l' Oraison  ûi', 
saint  Julien!  Parlez- moi  des  Trois  Commères!  Parlez-moi  de 


184  REVUE  DE  PARIS. 

Joconde  ,  ce  charmant  poôme  digne  de  l'Arioste ,  digne  de  La 
Fontaine ,  digne  des  pîiis  grands  poètes ,  et  que  nous  avons  vu 
réduit  aux  prosaïques  et  vulgaires  proportions  d'un  opéra  comi- 
que de  M.  Etienne!  A'oilà  la  belle  passion,  voilà  le  naïf'entraîne- 
ment,  voilà  l'amour  véritable  comme  l'entendait  La  Fontaine, 
voilà  la  femme  comme  l'entendait  Molière  !  Voilà  ce  quia  charmé 
ce  chaste  et  rougissant  dix-septième  siècle  ,  voilà  ce  quia  suffi 
long-temps  au  dix-huitième  siècle,  plus  perverti:  voilà  h 
grande  fête  de  toute  dix-septième  année  qui,  du  collège,  se  fait 
jour  à  travers  le  monde  poétique!  Était-ce  bien  la  peine ,  je 
vous  prie,  quand  nous  avions  ce  beau  monde  galant ,  tout  rem- 
pli de  belles  déclarations  bien  vives  et  de  belles  tendres  ses  bien 
soudaines,  et  de  rendez-vous  qui  ne  se  faisaient  pas  attendre; 
quand  nous  avions  ces  robes  de  satin  aux  bruyans  falbalas ,  ces 
guirlandes  de  fleurs  sur  toutes  les  têtes ,  ces  alcôves  qui  servaient 
de  salon  ,  ces  ruelles  qui  servaient  de  parloir  ;  était-ce  la  peine 
de  changer  tout  cela,  pour  inventer  un  monde  de  convention  qui 
rougit  de  son  vice,  qui  cache  sa  passion,  et  qui,  au  lieu  de  pren- 
dre l'élégant  et  transparent  négligé  du  matin ,  s'enveloppe  tière- 
ment  dans  son  néant?  Le  néant ,  triste  manteau  sans  transpa- 
rence, sans  consistance  aussi ,  cette  robe  funeste  du  monde  mo- 
ral ,  qui  n'est  ni  une  robe  de  bal ,  ni  un  linceul? 

Ces  réflexions  me  venaientl'autrejour .  en  parcourantle Mer- 
cure de  France  au  dix-huitième  siècle.  Lq  Mercure  de  France , 
c'est  la  Reruede  Paris  de  ce  temps-là.  On  y  trouve  toute  la  poé- 
sie et  toute  la  littérature  de  cette  belle  époque;  je  parle  de  la 
poésie  courante  et  de  la  littérature  amusante  ;  surtout  on  y  ren- 
contre ,  comme  dans  la  Revue  de  Paris ,  beaucoup  de  nou- 
velles, beaucoup  de  contes  moraux  ,  beaucoup  d'histoires  .qui 
toutes  ont,  comme  nos  nouvelles  et  nos  histoires  ,  Tinnocenfe 
prétention  de  représenter  les  mœurs  de  ce  siècle.  La  plupart  de 
ces  histoires  du  il /e/rw/'e  de  France  sont  encore  aujourd'hui 
pleins  d'amusement  et  d'intérêt  ;  peut-être  même  sont-elles  d'au- 
tant plus  intéressantes  que  le  temps  et  plusieurs  révolutions  ont 
passé  par-là ,  jetant  leur  venin  et  leur  poussière  sur  ces  œuvres 
d'un  jour.  Figurez- vous  ,  en  effet .  un  article  de  journal ,  celte 
minute  littéraire,  ce  souffle  d'une  seconde  ,  ce  petit  cri  dans  l'es- 
pace, celte  goutte  d'eau  dans  la  mer.  ce  parfum  de  violelte  dans  un 
bosquet  d'orangers ,  cet  innocent  pétard  dans  un  feu  de  file , 


REVUE  DE  l'ARIS.  185 

cette  notedeflageoletdans  un  oicliestre  deRossini,ce  rien  dans 
le  monde;  fi^îiirez-vous  dans  quel  état  cela  doit  être  quand  on 
le  retrouve  par  hasard  étouffé  ])ar  un  siècle ,  écrasé  par  une  ré- 
volution !  Oli  !  que  nous  sommes  petits  et  médiocres  !  oh  !  que 
nous  sommes  néant,  nous  autres  ,  les  grands  journalistes  !  Ap- 
prochez-vous ,  courhcz-vous ,  prenez  vos  meilleures  lunettes; 
voyez-vous  cequej'ailà  sur  le  bout  deTindex,  voyez-vous  ce  peu 
de  poussière  que  votre  souffle  peut  enlever ,  voyez-vous  cet  im- 
perceptible atome  historique  ?  Eh  bien  !  saluez ,  mes  maîtres , 
prosternez-vous ,  orgueilleux  ;  cette  poussière ,  cet  atome ,  ce 
néant,  c'est  tout  un  journal  du  dix-huitième  siècle  ;  voilà  pour- 
tantce  quia  soutenu  l'attention  de  laFrancependanthuitjoursîEt 
quelle  France ,  grand  Dieu  !  Louis  XV  au  sominet,VoUaire  à  l'autre 
sommet,  et  dans  le  milien  decette  balance  , Montesquieu ,  Dide- 
rot, Jean-Jacques  Rousseau  et  TEncyclopéiiie.  Un  descôtés  de  cette 
balance  l'eu  t  bientôt  emporté  sur  l'autre  côté.  Voltaire  enleva  faci- 
lement Louis  XV,  et  avec  Louis  XV  une  monarchie  de  quatorze 
siècles:  eh  bien  î  dans  ce  plateau  où  Voltaire  pesait  tout  seul, 
il  y  avait',  à  côté  de  Voltaire,  ce  petit  rien  ,  cette  faible  poussière, 
ce  néant ,  ce  misérable  article  de  journal  que  vous  voyez  là  au 
bout  de  mon  index.  0  vanité!  Mais  en  revanche  pourriez-vous 
me  dire  ,  messieurs  ,  ce  qu'on  a  fait  depuis  1850  de  l'article  de 
journal  qui  a  emporté,  dans  une  grande  tempête  d'une  heure, 
toute  la  maison  ,  toute  la  famille ,  tout  le  passé ,  tout  le  présent , 
et,  j'en  ai  bien  peur ,  tout  l'avenir  de  celte  ancienne  maison  de 
Bourbon ,  que  Voltaire  avait  laissé  descendre  de  son  plateau  ? 
Le  plateau  qui  avait  emporté  la  maison  de  ISourbon  dans  les 
nuages ,  n'a  pas  eu  besoin  cette  fois  d'avoir  pour  contre-poids 
Voltaire  et  l'Encylopédie  ;  à  défaut  de  l'Encyclopédie  et  de  Vol- 
taire ,  on  a  jeté  dans  la  balance  vingt-cinq  lignes  imprimées 
sous  les  yeux  du  procureur  du  roi ,  et  voilà  (|ue  toute  l'ancienne 
monarchie  a  remonté  si  haut  dans  le  malheur,  que  c'est  à  peine 
si  nous  pouvons  l'apercevoir. 

Voici  donc  que  j'ai  tenté  de  recomposer  quelques  pages 
éparses  dans  le  journal  du  dix-huitième  siècle ,  avec  la  pous- 
sière que  j'en  ai  recueillie.  Je  n'y  veuxrien  changer:  seulement, 
je  veux  faire  un  seul  chapitre  de  tous  ces  chapitres  épars  ;  vous 
aurez  ainsi  uneidéejuste  et  complète  delà  littérature  périodique 
comme  celte  grande  époque  l'entendait. 

IG. 


18G  REVUE  DE  PAPxIS. 

Commençons  donc:  ceci  est  justement  une  étude  des  mœurs 
de  la  province  ;  car  en  ce  temps-là  il  en  était  de  la  province  com- 
me de  la  Méditerranée:  c'était  une  terre  déjà  découverte  par  les 
conteurs.  Donc,  il  y  avait  dans  une  ville  de  province  un  prési- 
dial,  un  bailliage,  unemaîtrisedes  eaux-et-forèts,et  mèmeU  y 
avait  une  forêt,  mais  une  belle  forêt,  bien  percée,  bien  sablée,  de 
grands  arbres,  de  belles  allées  tout  unies,  etdanslefeuillage  un 
beau  soleil  ;  en  un  mot ,  celte  forêt  était  l'iionneur  et  l'amour  de 
cette  ville  de  province;  elle  lui  servait  de  salle  de  bal;  elle  tenait 
lieu  de  l'Opéra:  c'était  la  grande  fête  decliaquejour  ;là  venaient 
se  promener  les  ambitions  rivales;  là  on  voyait  à  la  fois  lePùche- 
lieu  et  la  Pompadour  de  l'endroit  ;  là  venaient  les  poètes  réciter 
leursvers  etdevinerlesénigmesduil/erc?/re.  Forêl  plus  redoutée 
que  celle  deDodone;  les  peupliers  balançaient  mollement  leurs 
têtes  sur  le  conteur  élégiaque  ;  les  ormes  frémissaient  de  plaisir 
à  la  lecture  des  énigmes ,  pendant  que  les  frênes  dansaient  tous 
en  cadence  aux  sons  harmonieux  de  l'innocente  idylle  ;  d'autres 
arbres,  moins  grands,  étaient  témoins  d'entretiens  plus  doux; 
la  blanche  aubépine  prêtait  son  ombre  à  des  passions  moins  in- 
nocentes et  plus  réelles  ;  en  un  mot  cette  forêt  était  toutel'oisi- 
veté,  toute  la  poésie, toute  la  médisance  et  toute  lacalomniede 
cette  petite  ville,  dont  les  héros  vont  jouer  un  si  grand  rôle 
dans  mon  récit. 

Je  vous  disais  donc  qu'autour  de  cette  forêt ,  il  y  avait  un 
bailli,  un  président,  un  maitredes  eaux-et-foréts ,  et  même  un 
chanoine  honoraire:  en  tout  quatre  grands  poètes,  mais  dans 
des  genres  différens.  Le  bailli  se  reposait  de  préférence  sous  le 
hêtre  amoureux  de  Tityre ,  et  chantait  en  vers  harmonieux  les 
appas  et  les  cruautés  d'Amaryllis;  le  président  était  porté  par 
les  ailes  d'Icare  dans  les  nuages  de  l'ode  de  Pindare  ;  le  maître 
des  eaux-et-foréts  était  le  plus  élégant  pourceau  qui  eîit  jamais 
pris  place  dans  le  troupeau  d'Épicure;  et,  pour  un  animal  de  cette 
espèce,  il  avait  la  plus  douce  voix,  les  manchettes lesmieux  bro- 
dées elles  refrains  les  plus  choisis;  quant  au  chanoine  honoraire, 
son  esprit  et  ses  sens,  son  état  dans  le  monde  et  son  habit ,  se 
livraient  depuis  long-temps  une  guerre  acharnée:  homme  indé- 
cis, (pii  avait  un  jned  à  Cythère  et  l'autre  pied  à  Jérusalem  ,  il 
tenait  un  livre  d'Heures  à  la  main  droite  et  un  TibuUe  à  la  main 
gauche:  c'était,  eu  un  mot,  un  poète  catholique,  apostolique' 


REVUE  DE  PARIS.  187 

et  fugitif;  il  s'était  réfiijjiédans  les  ombres  douteuses  de  la  poésie 
seuliineutale  ,  et  là  il  pouvait  toulà  son  aise  comprendre  et  mêler 
le  sacré  et  le  profane.  Tels  étaient  ces  quatre  ])oètes  sévères  de 
la  forêt  :  trois  |)oètes  mariés ,  trois  poêles  en  place  et  un  chanoine, 
ce  qui  faisait  bien  au  juste  quatre  poètes  mariés.  Ceci  soit  dit 
pour  bien  montrer  que  les  mœurs  de  ces  messieurs  n'étaient  pas 
les  complices  de  leur  poésie,  qu'ils  pouvaientchanter  en  vers  les 
plaisirs  et  les  amours  ;  mais  qu'une  fois  descendus  du  cheval 
Pégase  et  remontés  sur  leur  mule  prosaïque,  ils  retournaient 
tout  droit ,  ceux-ci  à  leur  maison ,  celui-là  à  son  abbaye  ;  enfin, 
ceci  soit  dit  encore  pour  que  vous  ne  confondiez  pas  nos  quatre 
poètes  avec  les  autres  poètes  de  la  ville  et  de  la  forêt  ,  papillons 
chantans  des  quatre  saisons ,  qui  déposaient  leurs  hommages 
rimes  sur  le  cœur  de  toutes  les  belles  et  sur  la  mousse  de  tous 
les  carrefours. 

Un  jour  de  printemps ,  nos  quatre  amis ,  car  ils  étaient  encore 
amis,  se  rencontrèrent  au  pied  du  vieil  arbre  qui  leur  servait  de 
rendez-vous.  Le  zéphyr  était  plus  doux  que  decoutume, l'ombre 
était  plus  épaisse ,  le  gazon  était  plus  vert ,  et  le  ciel,  tout  bleu  , 
était  inondé  de  clartés.  C'était  un  de  ces  momens  faits  pour  la 
poésie  et  pour  l'amour.  Ces  quatre  messieurs  fîrentdela  poésie, 
et  telle  était  l'influence  du  ciel  et  la  toute-puissance  de  ces  molles 
haleines ,  que  ces  quatre  poètes  avaient  payé  tous  les  quatre ,  ce 
matin  même,  leur  doux  tribut  au  printemps,  à  la  nature ,  à  l'a- 
mour, au  zéphir,  au  bonheur. 

A  peine  réunies ,  ces  quatre  âmes  s'entendirent  bien  plus  vite 
que  ne  le  font  les  bergers  dans  celte  églogue  de  Virgile: 

Cur  non ,  Mopse ,  boni  quoniam  convcnimus  ambo  ? 

Je  dis  nos  quatre  bergers  :  en  effet ,  ce  n'étaient  plus  là  ni  un  pré- 
sident, ni  un  maître  des  eaux-et-forêts ,  ni  un  chanoine ,  ni  un 
bailli  ;  c'était  Mopsus,  c'était  Tityre,  c'était  Mœlibée  .c'était  le  bel 
Amyntas.  Nos  quatrebergers  se  furent  à  peine  dit  bonjour  ,  et  à 
peine  se  furent- ils  assis,  que  l'honnête  bailli  se  mita  souffler 
dans  ses  pipeaux  rustiques.  Il  s'agissait  d'une  idylle  dialoguée 
entre  le  jeune  Hilas  et  la  belle  Timarette.  —  Parlez ,  mon  cher , 
dit  le  président,  nous  sommes  tout  silence.  —  Nous  sommes  tout 


188  TxEVUE  DE  PARIS. 

attention,  reprit  le  chanoine.  —  Nous  sommes  tout  oreilles, 
ajouta  lemaîtredes  eaux-et-forêls. 
Alors  le  bailli  commença. 

HiLAS ,  à  Timarette.  ' 

Tu  dédaignes  l'amour. . . 

TIMARETTE. 

Non ,  mais  je  le  redoute. 

HILAS. 

C'est  que  tu  méconnais  sans  doute 
Les  charmantes  douceurs  de  l'empire  amoureux. 

TIMARETTE. 

Ah  !  je  ne  cherche  point ,  berger ,  à  les  connaître. 

HILAS. 

Pourquoi  cet  arrêt  rigoureux  ? 

TIMARETTE. 

Si  je  les  connaissais  ,  je  m'y  plairais  peut-être  : 
Lespenchansles  plus  doux  sont  les  plus  dangereux. 

HILAS. 

Reçois  du  moins  la  tourterelle 
Qu'en  chassant  l'autre  jour  j'ai  prise  dans  nos  bois: 
Tu  pourras  ap|)rendre  par  elle 
Ce  que  l'on  souffre  sous  tes  lois. 

TIMARETTE. 

Non  ,  Hilas ,  je  ne  veux  ni  la  voir  ni  l'entendre , 
Et  lu  peux  la  garder  pour  toi. 
Quand  on  craint  de  devenir  tendre, 
Il  ne  faut  point  avoir  de  tels  oiseaux  chez  soi. 

On  admira  beaucoup  cette  pastorale  du  bailli;  on  lui  fit  même 
répéter  les  quatre  derniers  vers,  et  on  trouva  on  ne  peut  plusga- 
lant  ce  berger  qui  va  à  la  chasse  aux  tourterelles.  D'ailleurs  l'al- 
légorie était  diaphane  et  chaste  à  la  fois ,  ce  quiélait  bien  difficile 


REVUE  DE  PARIS.  189 

à  trouver  en  ce  temps-là  ,  pour  peu  qu'on  tînt  à  avoir  une  allégo- 
rie nouvelle. 

Quand  tous  les  murmures  flatteurs  furent  apaisés ,  et  quand 
tous  les  arbres  de  la  forêt  eurent  frémi  à  leur  manière ,  l'impo- 
sant président  se  leva  tout  deljout  ;  et,  prenant  son  air  prophéti- 
que :  —  Laquelle  de  mes  odes  vous  plaît-il  que  je  vous  dise ,  ô 
mes  amis  ? 

Voulez-vous  l'ode  sur  les  Grâces ,  ou  mon  ode  à  la  Médio- 
crité ,  ou  mon  ode  à  la  Fortune?  —  Mon  cher  président,  dit  le 
chanoine ,  nous  sommes  seuls  ;  dites-nous  votre  ode  à  Tiiémire. 
Alors  le  président ,  sans  se  faire  autrement  prier,  tira  de  sa  poche 
un  assez  gros  manuscrit  dans  lequel  il  lut  ce  qui  suit: 

LE  TRI03IPHE  DE  THÉaiIRE, 

or  LA  PETITE-VÉROLE  DE  n"o***. 

Avec  les  grâces  qu'on  admire 
Chez  la  déesse  des  amours, 
La  jeune  et  charmante  Thémire 
Faisait  fleurir  le  tendre  empire 
Sur  les  bords  que  la  Vienne  (1)  enrichit  par  son  cours. 

Elle  reçoit  dès  son  aurore 
L'hommage  de  tous  les  bergers  : 
Telle  une  fleur  qui  vient  d'éclore 
Fixe  les  papillons  légers. 

Jalouses  de  l'éclat  d'une  si  belle  vie , 
Les  bergères  qu'anime  une  aveugle  fureur 
Implorent  le  secours  de  la  cruelle  Envie , 
Monstre  né  pour  porter  le  trouble  et  la  terreur. 

Aussitôt  l'Envie  infernale 
Sur  la  belle  Thémire  a  jeté  son  poison , 
Et  cette  belle  joue ,  autrefois  sans  rivale , 
Se  flétrit.  En  hiver ,  tel  on  voit  le  gazon 
Se  courber  sous  le  faix  d'une  ardeur  glaciale. 

(1)  Chatellerault,  la  patrie  des  petits  couteaux. 


190  REVUE  DE  PARIS. 

Mais  l'Amour  qui  veillait  descend  du  haut  des  cieux , 

Il  vole  au  secours  de  Thémire  , 
Rend  le  rose  ù  sa  joue ,  et  l'éclat  à  ses  yeux , 
Et  sauve  ainsi  sa  gloire  et  son  empire. 

Chantons ,  célébrons  l'empire 
Du  puissant  fils  de  Cypris  ; 
Il  nous  conserve  Thémire. 
Accourez  tous ,  Jeux  et  Ris , 
Chantons,  célébrons  l'empire 
Du  puissant  fils  de  Cypris. 

Ce  mouvement  lyrique  du  président  eut  à  son  tour  le  plus 
grand  succès.  La  petite-vérole  est,  en  effet,  en  ce  temps-là, une 
terreur  toujours  cachée;  c'est  la  laideur  suspendue  à  un  fil  sur 
les  plus  belles  tètes;  elle  arrête  dans  leur  course  les  existences 
royales;  c'est  le  fléau  qui  tombe,  et  qui  ne  se  contente  pas  des 
premiers-nés ,  et  qui  laisse  sur  les  plus  jeunes  fronts  des  traces 
ineffaçables  de  sa  présence.  Cette  ode  du  président  fut  d'un  effet 
d'autant  plus  puissant  sur  l'ame  des  quatre  amis,  que  tous  les 
quatre  ils  avaient  été  atteints ,  comme  cela  était  écrit  sur  leurs 
visages , 

Par  le  poison  de  la  cruelle  Envie , 
Monstre  né  pour  porter  le  trouble  et  la  terreur. 

Le  président  ayant  ainsi  parlé  ,  ore  rotundo,  ses  trois  amis 
restèrent  plongés  quelque  temps  dansTétonnement  et  l'admiia- 
tion.  La  petite-vérole  n'était  pas,  en  effet,  le  seul  fléau  de  la 
France;  à  cette  époque,  la  France  avait  encore  un  autre  fléau: 
c'était  l'ode.  Autant  le  dix-huitième  siècle  avait  peur  de  la 
petite-vérole,  autant  il  avaiX  d'admiration  pour  une  ode  bien 
faite.  Pindare  était  le  dieu  de  cette  époque,  si  peu  pindarique. 
On  faisait  des  odes  pindari(iues,  on  faisait  des  odes  anacréonti- 
ques  ;  chaque  i)oète  avait  sa  /jre  et  son  délire  ;  chaque  poète  se 
demandait,  à  l'exemple  de  .lean-Baptisle  Rousseau:  Où  siiis- 
je?OH  fo/s-ye?  Boileau  lui-même,  dans  l'autre  siècle ,  avait 
voulu  faire  une  ode.  Singulières  maladies  de  l'esprit  ?  Elles  sont 
comme  les  maladies  du  corps  :  il  y  eu  a  qui  se  perdent  ;  il  y  en 


REVUE  DE  PARIS.  T91 

a  qui  se  retrouvent  à  de  longs  intervalles  ;  il  y  en  a  qui  arrivent 
toutes  nouvelles.  Ainsi  aujourd'hui  nous  ne  savons  guère  plus 
ce  que  c'est  que  l'ode  dePindare  etde.l.-B.  Rousseau  ,  et,  grâce 
à  la  vaccine ,  nous  n'avons  plus  aucune  peur  de  la  petite-vérole  ; 
mais  en  revanche ,  au  lieu  de  ces  maladies  perdues ,  nous  avons 
gagné  les  romans  historiques ,  les  drames  romanticpics  et  le 
choléra  asiatique. 

Après  le  président,  vint  le  tour  du  maître  des  eaux-el-forêts , 
le  gentilhomme  provincial.  Celui -lA  était  l'ami  de  la  honne 
chère,  et  s'il  parlait  quelquefois  de  Philis  et  d'Amaryllis  ,  c'était 
uniquement  pour  obéir  à  la  mode.  Il  était  né  chanson  ,  comme 
l'autre  était  né  Pindare.  Danscetlxi  littérature  française,  h  cette 
époque,  il  n'y  avait  que  deux  espèces  d'hommes  :  des  idiots  ou 
des  hommes  de  génie,  mais  entre  les  deux  camps  rivaux ,  d'idiots 
et  d'écrivains  de  talent,  il  y  avait  une  forte  et  intelligente  nation 
de  gens  d'esprit  qui  composaient  le  corps  d'armée  des  grands 
maîtres  dans  l'art  d'écrire.  Le  maître  des  eaux-et-forêts  avait 
donc  fait ,  lui  aussi,  sa  petite  chanson  ;  mais ,  bien  qu'il  fût  de 
sa  nature  un  grand  buveur  de  vin  de  Màcon  ,  car  en  ce  temps-lù 
le  vin  de  Bordeaux ,  cette  chaleur  glacée ,  était  encore  le  breuvage 
exclusifdes  laquais,  notrehomme  avait  fait  une  chanson  galante. 
La  galanterie  ,  c'était  toute  l'époque;  partout  vous  trouviez  des 
bergers  et  des  bergères  et  des  guirlandes  de  fleurs:  à  la  poignée 
desépées,  des  bergers  et  des  bergères  ;  dans  les  opéras,  des 
bergères  et  des  bergers;  au  plafond  des  l)Oudoirs  et  même  dans 
les  écuries  de  Chantilly  ;  Philis  était  la  reine  de  France  ,  et  le 
berger  Lysidor  en  était  le  roi.  0  puissance  delà  mode!  Les 
buveurs  eux-mêmes ,  oui ,  les  buveurs ,  cette  race  à  part  de  gens 
d'esprit,  ces  gais  poètes  du  monde  matériel ,  l'ame  du  vin  en 
bouteilles,  du  pei'dreau  en  pâté  et  du  lièvre  à  la  broche  ;  oui , 
les  buveurs ,  les  premiers  sceptiques  en  ce  monde .  et  les  seuls 
sceptiques  éternels,  ils  étaient  forcés  de  chanter  Chloris ,  dans 
leurs  transports  bachiques.  Voilà  ce  qui  vous  explique  la  sin- 
gulière chanson  à  boire  composée  ad  hoc  par  le  maître  des 
eaux-et-forêts. 


192  REVUE  DE  PARIS. 

CIIANSOIV  A  MADAME  BE  ***  ,  QUI  m' AVAIT  PLACÉE  ENTRE  DEl'X  DES 
PLUS  BELLES  FEMMES  DE  LA  PROVI\CE. 

Entre  deux  Grâces  l'autre  jour 

Je  me  trouvai  placée. 
Oui  peut  m'avoir  joué  ce  tour? 

Oh  ,  que  je  fus  piquée  ! 
Bon  !  dit  l'Amour  d'un  air  badin , 

Cesse  d'être  en  colère , 
Car  à  ce  trait  un  peu  malin 
Je  reconnais  ma  mère. 

Comme  vous  voyez,  ce  n'est  pas  là  tout-à-fait  la  chanson 
d'un  ivrogne  ;  seulement  vous  avez  pu  remarquer  lalibertégrcnde 
prise  par  notre  poète  des  eaux-et-foréts. 

Entre  deux  Grâces  l'autre  jour 
Je  me  trouvai  placée. 

Le  poète ,  par  la  seule  force  de  sa  volonté  et  la  seule  puissance 
de  son  vers ,  a  passé  d'un  sexe  à  l'autre.  Toujours  est-il  que  sa 
petite  chanson  eut  presque  autant  de  succès  que  l'ode  de  M.  le 
président.  —  J'aimais  pourtant  mieux  votre  chanson  de  l'autre 
jour  ,  disait  le  président.  —  Et  moi  aussi,  reprenait  le  chanoine. 
—  Et  moi  aussi  ,  disait  le  bailli  ;  et  tous  les  quatre  de  chanter  à 
gorge  déployée  et  sur  un  air  nouveau  les  jolis  couplets  sui- 
vans  : 

Pour  effacer  de  ma  mémoire 
L'ingrate  qui  m'a  su  charmer, 
Pour  lui  dérober  sa  victoire , 
Je  cherche  ailleurs  à  m'entïammer. 

Soins  surperflus!  A  ma  bergère 

Malgré  moi  je  reviens  toujours  , 

Toute  autre  chose  est  étrangère 

Au  bonheur  de  mes  jours. 

J'ai  dit  :  k  Cette  jeune  merveille 
Tiendra-t-elle  contre  Bacchus  ? 


REVUE  DE  PARIS.  195 

L'ouvrage  du  dieu  delà  treille 
Détruira  celui  de  Vénus.  » 
Soins  superflus  !  etc. 

Sur  le  récit  du  long  martyre 
Qu'elle  avait  à  se  reprocher , 
Églé  répondit  à  Tytire , 
Sans  pourtant  encor  l'approcher: 

On  touche  à  la  fin  sa  bergère 
Quand  on  persévère  toujours  ; 
Notre  rigueur  est  étrangère 

Au  bonheur  de  nos  jours. 

Enfin  quand  les  trois  premiers  bergers  eurent  ainsi  exhalé 
leur  poésie  dans  le  bocage ,  lequatrième  et  dernier  berger,  pre- 
nant à  son  toin-  la  parole ,  fit  ainsi  sa  petite  préface  à  'ses  bien- 
veillans  auditeurs  : 

—  Pour  moi,  messieurs,  je  ne  puis  pas,  comme  vous  ,  me 
livrer  à  mon  délire ,  je  suis  chanoine  ;  les  transports  trop  vio- 
lens  sont  défendus  à  ma  profession  ;  et  ma  veine  ,  pour  être 
décente,  doit  toujours  se  tenir  dans  les  étroites  limites  de  l'épî- 
tre  familière.  Je  suis  avant  tout,  vous  le  savez,  l'homme  de  la 
poésie  légère.  Aller  jusqu'à  l'ode,  comme  vous,  monsieur  le  pré- 
sident ,  c'est  trop  haut  pour  moi  ;  aller  jusqu'à  la  chanson , 
comme  vous ,  monsieur  le  maître  des  eaux-et-forèts ,  c'est  trop 
bas  pour  moi.  Mediotutissimus  ibis,  comme  dit  Ovide  ,  notre 
maître  et  celui  de  bien  d'autres.  Écoutez  donc ,  s'il  vous  plaît, 
cette  épître  écrite  chez  M***,  mon  ami ,  qui  est  marié  tout  nou- 
vellement ;  vous  verrez ,  à  leur  douceur ,  que  ces  vers  ont  été 
écrits  sous  les  rayons  fugitifs  et  trompeurs  de  la  lune  de  miel. 

De  cet  agréable  ermitage, 
De  ce  délicieux  séjour 
Où  depuis  long-temps  règne  un  sage , 
Où  depuis  peu  règne  l'Amour , 
Sur  un  gazon ,  dans  un  bocage , 
Où  la  rivale  de  Procris 
M'annonce  un  soleil  sans  nuage , 
17 


194  REVUE  DE  PARIS. 

Cher  président ,  je  vous  écris. 
Rouillé  par  le  sot  badinage 
De  vinfjt  châtelains  beaux-esprits , 
J'ose  envoyer  jusqu'à  Paris 
Ces  vers ,  dignes  du  voisinage  : 
L'adresse  en  fera  tout  le  prix. 

L'abbé  en  était  là  de  son  épître,  et  son  auditoire  commençait 
à  être  singulièrement  mécontent  de  ces  quatre  vers  : 

Rouillé  par  le  sot  badinage 

De  vingt  châtelains  beaux-esprits,  etc. 

quand  tout  à  coup  dans  la  forêt,  jusqu'alors  silencieuse  comme 
un  auditeur  qui  dort,  retentirent  des  crisdejoie:  c'étaient  mes- 
dames les  femmes  de  la  ville  qui  venaient  aussi,  à  l'exemple  de 
leurs  maris  ,  prendre  leurs  éi)ats  dans  cette  forêt  ;  c'était  ma- 
dame la  présidente,  madame  la  baillive;  c'étaient  mesdames  les 
receveuses  de  tailles;  c'était  toute  cette  petite  ville,  pauvre, 
babillarde,  curieuse,  médisante,  occupée  de  son  petit  luxe, 
comme  on  est  occupé  d'un  tabouret  à  la  cour,  et  remplaçant 
les  intrigues  du  ruban  bleu  par  les  intrigues  de  quelque  ruban 
bleu  ou  rose.  Ainsi  cette  même  forêt,  confidente  discrète  des 
vers  de  ces  messieurs ,  était  aussi  la  contidenle  des  petites  in- 
trigues de  ces  dames;  mais  cette  honnête  forêt  avait  de  l'ombre 
pour  tous  les  mystères,  et  du  secret  pour  tous  les  vers.  La  fo- 
rêt a  été  abattue  depuis  ce  temps-là ,  et  ni  les  poètes  ni  les  fem- 
mes n'ont  songé  à  conserver  la  bouture  de  ces  arbres  mysté- 
rieux. 

Ces  dames ,  vaniteuses  comme  des  duchesses  et  pauvres  comme 
d'honnêtes  bourgeoises  qu'elles  étaient,  avaient  l'habitude  de 
venir  se  promener  en  voiture  dans  ce  bois  de  Boulogne  provin- 
cial. Là  ,  chacune  d'elles  singeait  de  son  mieux  les  riches  équi- 
pages de  la  grande  route  de  Versailles.  11  est  vrai  que  les  voitures 
étaient  vieilles  et  petites ,  il  est  vrai  que.les  chevaux  étaient  laids 
et  petits,  c'étaient  des  voitures  de  villageois  attelées  à  des  che- 
vaux de  charrue ,  mais  nécessité  ,  fille  de  l'orgueil  autant  que  de 
l'industrie,  parait  de  son  mieux  ces  tristes  équipages.  C'était 
parmi  ces  dames  à  qui  se  pourrait  procurer  les  plus  beaux  har- 


REVUE  DE  PARIS.  195 

nats  pour  équiper  ces  pauvres  petits  chevaux  qui  regrettaient 
leur  cliarrue ,  et ,  afiu  que  la  dépense  filt  tout  à  la  fois  moins 
considérable  et  plus  apparente,  deux  dames  montaient  d'ordinaire 
dans  le  même  char,  et  ces  deux  dames  partageaient  les  frais  de 
cette  es])éce  de  Longchamps  des  quatre  saisons. 

Dans  une  des  moins  petites  voitures ,  attelée  des  moins  laids 
chevaux,  étaient  assises  les  deux  plus  belles  dames,  sans  con- 
tredit, de  toute  la  ville  ,  y  compris  la  haute  et  basse  futaie.  L'une 
de  ces  dames  était  la  seconde  femme  du  président,  jeuneet jolie 
l)rovinciale ,  coquette  comme  une  Parisienne  ;  l'autre  dame  était 
madame  la  baillive  elle-même,  aimable  et  vive  Parisienne,  étourdie 
et  folâtre  comme  une  femme  de  province.  Aimant  toutes  deux  le 
plaisir  et  la  toilette ,  alertes,  parées  de  peu:  Pune  c'était  la 
présidente ,  se  nommait  M"»»  Darcy  ;  l'autre ,  c'était  la  femme  du 
bailli ,  se  nommait  M"'"  Saint-Aymar. 

Cette  M""'  Saint-Aymar  avait  apporté  dans  la  forêt  et  dans  la 
ville  en  question  les  plus  grands  airs  de  Paris.  Elle  avait  été 
élevée  avec  le  plus  grand  soin  par  la  femme  d'un  procureur, 
qui  était  sa  tante  ;  et  cette  femme  avait  enseigné  à  sa  nièce  ce 
qu'elle  savait  de  mieux  sans  l'avoir  jamais  appris,  l'envie  de 
plaire  et  d'être  jolie  et  beaucoup  de  cette  habileté  qui  consiste 
pour  une  honnête  femme  à  s'approcher  du  précipice  sans  y  tom- 
ber ,  à  être  heureuse  assez  de  temps  pour  n'avoir  pas  de  repen- 
tir, ù  se  faire  aimer  tout  juste  assez  pour  n'aimer  personne: 
telle  était  M'""  Saint-Aymar;  elle  aimait  les  douces  parolesiàses 
oreilles ,  et  les  belles  couleurs  à  ses  habits.  Elle  eût  aussi  beau- 
coup aimé  de  beaux  chevaux  à  un  carrosse;  mais  comme  elle 
n'avait  ni  chevaux  ni  carrosse,  elle  se  contentait  d'emprunter  les 
bipèdes  de  son  fermier ,  et  de  les  déguiser  de  son  mieux  avec  de 
beaux  harnais  ;  pour  cela ,  elle  s'était  associée  d'amitié  et  de  va- 
nité avec  sa  rivale  M™"  Darcy. 

]\Irae  Darcy  la  présidente ,  aussi  coquette ,  mais  déjà  i)lus  gra  • 
ve  que  31"'^  Saint-Aymar,  avait,  de  plus  que  son  amie,  toute 
la  suffisance  d'une  femme  de  province  qui  se  sent  de  la  beauté  , 
de  la  jeunesse ,  le  regard  très-doux,  la  dent  très-blanche,  et 
derrière  tout  cela  un  président  pour  la  soutenir.  Du  reste,  ces 
belles  dames  avaient  eu  toutes  deux  le  rare  bonheur  d'épouser 
à  la  fois  deux  hommes  d'affaires  et  deux  poètes;  deux  hommes 
qui  ne  savaient  que  travailler  et  rimer ,  qui  ne  sortaient  de  leur 


196  REVUE  DE  PARIS. 

cabinet  que  pour  s'enfoncer  daus  rimpénétrable  forêt ,  lésanc- 
tuaire  de  ces  muses  fidèles,  peu  riches  tous  deux  ,  mais  honnê- 
tement pauvres ,  ne  demandant  rien  h  leurs  femmes  qui  ne  fût 
très-licite ,  et  se  reposant  parfaitement  sur  elles  de  Téconomie 
de  la  maison. 

Mme  Darcy  et  M™"  Saint-Aymar  dans  leur  char ,  suivies  de 
plusieurs  autres  dames  de  la  ville  ,  aussi  dans  leur  char ,  arrivè- 
rent brusquement  sur  les  quatre  poètes,  et  leur  arrivée  inter- 
rompit le  poète  chanoine ,  fort  heureusement  pour  lui.  A  la  vue 
de  leurs  époux,  ces  dames  s'arrêtèrent:  Darcy  et  Saint-Aymar, 
arrachés  ainsi  à  leur  rêverie  poétique ,  allèrent  saluer  celles 
qu'ils  appelaient  d'un  commun  accord  leur  nymphe  Égérie; 
pendant  ce  tems ,  le  maître  des  eaux-et-foréts  cherchait  au  coin 
du  bois  une  rime  qui  lui  manquait  ;  il  savait  que  Despréaux  en 
avait  trouvé  plus  d'une  à  la  même  place  ;  quant  au  chanoine , 
émerveillé  de  l'aventure,  il  arrangeait  dans  sa  tête  le  plan  d'une 
épître  qu'il  a  faite  depuis  sans  doute ,  et  qui  était  intitulée  ainsi 
h  coup  sûr  : 

Épitreà  M  de  v***,  tm  jour  que  je  vis,  dans  la  forêt, 
M™o  de  D***  assise  dans  un  char,  à  côté  de  Tl/^o  de  S*** 

0  heureuse  préoccupation  de  la  poésie  !  Grâce  à  sa  muse ,  le 
digne  abbé  ne  s'apercevait  pas  qu'il  venait  de  mécontenter  ses 
trois  amis. 

Je  ne  vous  ai  peut-être  pasditquele  président  Darcy  et  le  bailli 
Saint-Aymar  aimaient  leur  femme.  .A  quoi  bon  vous  le  dire? La 
scène  se  passe  en  province,  où  les  amours  clandestins  ne  sont 
permis  qu'avec  les  Iris  en  l'air.  Ceci  vous  explique  comment 
Darcy  et  Saint-Aymar  ne  furent  pas  très-fâchés  de  trouver 
leurs  femmes  au  coin  du  bois  où  ils  avaient  rendez-vous  avec 
les  filles  du  Pinde. 

Prosit  mihi  vos  dixisse  puellas  ! 

Donc  Saint-jVymar  allant  au-devant  de  sa  femme  et  de  mada- 
me la  présidente ,  les  radia  agréablement  sur  le  mauvais  état 
de  leur  équipage:  les  rubans  de  ces  chevaux  étaient  tout  fanés; 
ces  harnais  étaient  bien  vieux  ;  ces  dames  avaient  l'air  de  se 
rendre  à  l'hôpital  ;  et  autres  plaisanteries  pour  lesquelles  Saint- 


REVUE  DE  PARIS.  197 

Aymar  fit  cliorus  avec  Darcy.  Ces  plaisanteries  ne  tombèrent 
pas  en  mauvais  terrain  ,  et  elles  poussèrent  aussi  vite  que 
l'ivraie  dans  la  vanité  de  M""^'  Darcy  et  Saint-Aymar. 

— Mon  Dieu ,  ma  chère  bonne ,  disait  la  présidente  à  la  bail- 
live,  ne  trouvez-vous  pas  ([ue  nos  maris  ont  pleinement  raison 
cette  fois  ?  Les  pompons  de  nos  chevaux  sont  bien  passés  de 
mode,  et  notre  équipage  est  un  triste  équipage!  Ne  serait-il  pas 
temps  d'en  changer,  je  vous  prie?  —  La  Saint-Aymar ,  vive- 
ment excitée  à  cette  idée ,  repartit  aussitôt  :  —  0  ma  chère  J'ai 
justement  une  tante  à  Paris  d'un  goût  exquis,  et  qui  possède 
éminemment  l'économie  honorable  ;  voulez-vous  que  je  la  prie 
de  nous  envoyer  une  paire  de  harnais  à  frais  communs?  —  M™"' 
Darcy,  bien  qu'un  peu  avare,  consentit  à  la  dépense;  on  convint 
d'acheter  un  harnais  en  commun,  et  que  M™"  Saint-Aymar  le 
commanderait  à  sa  tante  ;  malheureusement  ces  dames  ne  pen- 
sèrent pas  à  arrêter  entre  elles  la  couleur  de  ces  harnais. 

De  retour  au  bailliage  ,  M""  Saint-Aymar ,  tout  entière  à 
cette  nouvelle  espérance ,  n'eut  rien  de  plus  pressé  que  d'écrire 
ù  sa  tante  de  Paris  ;  elle  commença  par  lui  demander  pour  elle- 
même  une  robe  de  taffetas  rose ,  garnie  à  la  dernière  mode ,  et 
pour  assortir  les  harnais  à  la  brillante  couleur  de  cette  robe ,  elle 
demandait,  pour  orner  les  deux  chevaux  communs ,  des  aigrettes, 
des  toques  et  des  bouffetles  vertes  et  blanches ,  ce  (jui  devait 
merveilleusement  tourner  à  l'avantage  de  sa  beauté. 

La  lettre  part,  l'espérance  de  M""' Saint-Aymar  suit  la,lettre; 
elle  regarde  le  ciel  en  pensant  à  sa  robe  rose  et  à  ses  harnais 
blancs  et  verts.  Cependant  madame  la  présidente  rêvait,  elle 
aussi,  de  harnais. —  Quand  donc  aurons-nous  nos  harnais?  dit 
un  jour  M™"^  Darc  à  sa  bonne  amie  Saint-Aymar. 

Nous  les  aurons  dimanche ,  répondit  la  Saint-Aymar.  —  Et  de 
quellecouleur  seront-ils?  s'écrie  Madame  Darcy.— Blancs  etverts, 
répondit  fièrement  la  Saint-Aymar. —  Blancs  et  verts!  répéta  la 
présidente:  et  m'avez-vous  consultée,  moi ,  madame?  etsavez- 
vous  si  j'ai  une  robe  rose  pour  mettre  avec  ces  harnais  blancs  et 
verts,  et  si  par  hasard  la  robe  que  j'attends  parla  même  voilure 
est  une  robe  bleue  ou  d'un  vert  plus  foncé  que  les  harnais ,  que 
voulez-vous  que  je  fasse  de  ces  harnais  blancs  et  verts?  Non, 
non,  madame ,  s'il  en  est  ainsi ,  n'espérez  pas  que  je  paie  ma  part 
de  ces  harnais  blancs  et  verts. 

17. 


198  REVUE  DE  PARIS. 

—  Qu'entends-je?  s'écria  laSaint-Ayinar ,  eh  quoi  !  madame, 
vous  siérait-il  de  ne  pas  payer  une  emplette  que  vous  avez  com- 
mandée?—  Et  la  chose  s'envenimait.  —  Oh!  mesdames, s'écria 
une  amie  commune ,  qu'allez-vous  faire  ?  Qui  sait  si  la  rohe  de 
Mme  Darcy  n'est  pas  une  robe  rose  comme  celle  de  M"»"  Saint- 
Aymar?  Attendez  de  grâce  que  robe  et  harnais  soient  arrivés  ; 
il  sera  toujours  temps  de  vous  disputer  après:  ce  sage  conseil 
suspendit  pour  un  temps  les  hostilités  entre  M™"  Darcy  et  M™» 
Saint- Aymar. 

Cependant  les  deux  maris  n'avaient  jamais  fait  plus  de  vers 
que  depuis  qu'ils  étaient  menacés  d'une  guerre  civile.  Déjà  toute 
la  ville  se  partageait  en  deux  camps ,  et  cependant  le  président 
restait  perdu  dans  ses  nuages ,  et  le  bailli  restait  égaré  dans  ses 
bocages  ;  jamais  celui-ci  n'avait  eu  de  plus  longue  conversation 
avec  sa  muse,  viusa,  mihi  causas  viemora!  jamais  celui-là 
n'avait'fait  parler  plus  longuement  le  berger  Palémon  et  la  ber- 
gère Née  ra  ;  ils  se  promenaient  tranquillement  dans  les  bois, 
sans  songer  que  pour  leurs  deux  femmes  et  leurs  chevaux  de 
louage  toute  une  ville  allait  perdre  le  sommeil  et  le  repos. 

.A  la  fin  arrivent  les  harnais  et  les  robes;  on  accourt,  on  ou- 
vre les  coffres,  on  regarde.  Les  pressentimens  deM™<=  Darcy  ne 
l'avaient  pas  trompée.  Les  trois  coffres  furent  ouverts  en  même 
temps  chez  madame  la  i)résidente  et  en  présence  de  toutes  les 
dames  de  la  ville.  D'abord ,  on  tira  de  la  première  caisse  une  robe 
et  un  ajustement  complet,  rose  et  blanc,  de  la  dernière  mode 
des  Tuileries  et  du  Palais-Royal.  Celait  la  rolte  de  M™«  Saint- 
Aymar;  à  cet  agréable  aspect,  madame  la  baillive  sourit  de  bon- 
heur, et  madame  la  présidente  put  à  peine  retenir  un  soupir  de 
jalousie  et  de  douleur. 

On  ouvrit  ensuite  la  caisse  aux  harnais.  Les  harnais  furent  éta- 
lés sur  le  plancher;  ils  étaient  verts  et  bleus,  et  ils  se  mariaient 
parfaitement  avec  la  robe  blanc  et  rose.  Évidemment  les  harnais 
étaient  faits  pour  la  robe ,  et  la  robe  était  faite  pour  les  harnais. 
Voilù  la  Samt-Aymar  qui  ne  se  sent  pas  de  joie ,  voilà  la  prési- 
dente qui  va  en  mourir  de  dépit. 

Enfin  c'est  le  tour  de  M'"»  Darcy.  Sa  robe  est  là  ,  dans  celte 
caisse.  Mais  la  caisse  résiste:  on  dirait  qu'elle  s'ouvre  à  regret.  Il 
fallut  un  outil  extraordinaire  i)Ourrouvrir.  Le  silence  étaitgrand  , 
chacune  de  ces  dames  retenait  son  haleine.  0  ciel!  0  ciel!  la 


REVUE  DE  PARIS.  19'J 

caisse  ouverte  laisse  échapper  de  ses  flancs  une  robe  toute  bleue, 
et  l'ajustement  petit-soufre  et  blanc.  0  épouvante!  la  main  qui 
tenait  cette  robe  la  laisse  tomber.  —  Tout  est  dit ,  madame, 
s'écrie  la  présidente  ,  en  jetant  sur  M™^  Saint-.\ymar  un  regard 
furieux,  je  ne  suis  pas  faite  pour  illustrer  vos  petits  appas;  em- 
portez vos  harnais  verts  ,  mais  certainement  je  ne  les  paierai 
pas. 

—  Madame!  madame!  répondit  la  Saint- Aymar,  pâle  de  co- 
lère, prenez  garde ,  et  modérez  votre  arrogance  ! 

Disant  cesmots ,  ellesortit  l'ame  en  deuil.  Comment,  en  effet, 
persuader  à  son  mari  de  payer  à  lui  seul  des  harnais  dont  la 
pauvre  femme  aurait  encore  bien  de  la  peine  à  payer  la  moitié? 
Cependant  l'honnête  bailli  était  en  train  de  raccommoder  le 
berger  Tircis  avec  Lycoris  la  bergère ,  qui  avait  cassé  sa  hou- 
lette et  perdu  ses  plus  beaux  moutons. 

Pour  comble  d'embarras,  la  tante  de  M™«  Saint-Aymar  lui 
annonçait .  dans  sa  lettre,  qu'elle  tirait  sur  elle  une  lettre  de 
change  à  deux  jours  de  vue  ,  pour  solde  de  la  robe  et  des  har- 
nais... C'en  est  fait,  il  faut  payer!  Mais  comment  une  honnête 
femme  en  province  et  qui  n'a  pas  d'argent  peut-elle  faire  pour 
payer  une  paire  de  harnais  blanc  et  vert ,  et  une  robe  de  taffe- 
tas rose  et  blanc? 

La  pauvre  S  lint-Aymar  en  était  là  de  sa  douleur  ,  quand  tout 
à  coup  elle  vit  entrer  dans  sa  chambre  les  deux  servantes  de  la 
présidente,  son  ennemie  ;  ces  deux  femmes  jetèrent  sur  le  car- 
reau les  beaux  harnais  et  s'enfuirent.  A 'celle  [nouvelle  inso- 
lence, M"^"  de  Saint-Aymar  ne  songea  plus  qu'à  se  venger. 

Mais  comment  se  venger?  En  forçant  celle  femme  à  payer  la 
moitié  de  ces  harnais!  Et  comment  la  contraindre  au  paiement? 
En  la  faisant  assigner  par  huissier  !  Mais  où  trouver  un  huissier 
assez  hardi  pour  assigner  la  femme  d'un  président?  et  quand 
cet  huissier  sera  trouvé ,  comment  le  payer  et  avec  quoi  ?  La 
pauvre  femme  ne  savait  comment  se  tirer  de  ces  difficultés  in- 
surmontables; c'était  à  en  perdre  la  raison. 

A  la  fin  cependant  elle  se  dit  très-sagement  que  pourvu 
tprelle  trouvât  de  l'argent ,  elle  trouverait  un  huissier.  La  pauvre 
Saint-Aymar  se  rappela  alors  qu'elle  avait  dans  la  vdle  une  vieille 
fousiue  acariàlre,  avare  et  dévote,  qui  seule  en  ce  monde 
lui  pouvait  prêter  assez  d'argent  pour  avoir  un  huissier  ;  celte 


200  REVUE  DE  PARIS. 

parente  s'appelait  M""  du  Verger.  Voilà  donc  noire  jolie  Salnt- 
.4iyinar  qui  arrive  seule,  tremblante,  chez  la  vieille  et  sèche  fille 
majeure  M"«  du  Verger. 

La  vieille  fille  aimait  son  Dieu  et  son  argent;  mais  en  revan- 
che elle  n'aimait  guère  son  prochain  en  général,  et  en  particu- 
lier les  jolies  femmes.  Donc  à  l'aspect  de  la  douleur  si  vraie  de 
sa  jeune  cousine  Saint-Aymar,  M'i°  du  Verger  fut  d'un  assez 
difficile  abord  ;  cependant  sa  cousine ,  les  mains  jointes  et  les 
yeux  ])leins  de  larmes ,  la  supplia  de  lui  prêter  assez  d'argent 
pour  faire  venir  un  huissier  de  Paris  !  M'i^  du  Verger  n'avait 
jamais  d'argent  à  prêter  à  personne  :  mais  ])our  un  huissier 
qu'on  devait  faire  venir  de  Paris ,  à  ces  fins  d'assigner  madame 
la  présidente,  mais  pour  un  si  bon  scandale  judiciaire,  la  vieille 
fiîle  n'eut  rien  de  si  pressé  que  d'entr'ouvrir  sa  cassette  et  d'en 
retirer  cent  francs  qu'elle  prêta  à  la  désolée  Saint-Ayiuar.  Saint- 
Aymar  fit  un  billet  à  sa  cousine.  Cet  argent,  c'était  pour  elle  la 
vengeance,  c'était  le  ciel! 

A  l'instant  même  où  la  belle  Saint- Aymar  allait  quitter  M"»  du 
Verger,  entra  chezM"f  du  Verger  un  commissionnaire  ducoche. 
Ce  commissionnaire  apportait  à  la  vieillefille  une  lettre,  leAfer- 
cure  de  France  et  une  cassette.  La  lettre  était  pour  elle ,  le 
Mercure  de  France  était  pour  le  chanoine  honoraire ,  et  la 
cassette  renfermait  un  trousseau  déjeune  mariée ,  que  M^^"  du 
Verger  devait  faire  passer  par  d'autres  voitures  dans  une  ville 
voisine  de  celle  qu'elle  haliitait.  M""^  du  Verger  ouvrit  la  lettre , 
M™o  Saint-Aymar  ouvrit  la  cassette  et  elle  se  consola  un  peu  à 
la  vue  de  ce  beau  trousseau  et  d'une  chamante  robe  de  taffetas 
couleur  de  rose  et  dont  l'assortiment  vert  et  blanc  était  par- 
faitement semblable  à  la  couleur  des  hai'uais.  Voilà  tout-à-fait 
ma  roI)e  rose,  disait  M™"  Saint-Aymar  à  M"''  du  Verger.  Mais 
M"e  du  Veger  n'écoutait  pas  sa  cousine,  elle  ne  regardait  pas  la 
robe  rose,  elle  nelisaitmèmeplus  sa  lettre,  elle  avait  bien  autre 
chose  à  faire,  par  ma  foi!  Elle  lisait  le  nouveau  Mercure,  et, 
en  femme  d'esprit  qu'elle  était ,  elle  courut  tout  de  suite  à  la 
charade. 

La  charade,  vous  lesavez ,  c'était  l'amusementle  plus  littéraire 
de  ce  temps-là ,  c'était  la  gloire,  c'était  l'honneur,  c'était  le 
bonheur  du  Mercure.  Il  y  avait  tel  quartier  de  Paris  et  telle 
ville  de  province  dont  les  intelligences  les  plus  habiles  s'éfu- 


REVUE  DE  PARIS.  201 

diaient  pendant  un  mois  pour  trouver  le  mot  d'une  énigme , 
d'une  charade  ou  d'un  logogriplie.  Quand  le  mot  était  deviné  , 
ou  à  peu  près  ,  on  se  hâtait  d'eu  instruire  le  Mercure ,  qui,  le 
mois  suivant ,  transmettait  à  l'imivers  surpris  le  nom  de  l'heu- 
reux Œdipe.  M"«  du  Verger  n'était  pas  ce  qu'on  appelle  un  bel 
esprit,  même  en  province;  cependant  son  intelligence  s'était 
guindée  jusqu'à  la  charade,  elle  en  deyinait,  et  même  elle  en 
composait ,  et  même  elle  avait  eu  une  charade  imprimée  sous 
le  nom  dans  le  Mercure,  par  il/"<=  Adélaïde- Aldegonde  du 
Ferger,  rentière  ;  il  est  bon  de  dire  cependant  que  M.  le  cha- 
noine Vincent  avait  travaillé  pour  sa  bonne  part  dans  cette 
charade  en  commandite ,  dont  il  aurait  pu  revendiquer  les  plus 
beaux  vers,  et  dont  il  avait  laissé  toute  la  gloire  à  son  amie 
M""  Adélaide-Aldegonde  du  Verger,  comme  un  homme  au- 
dessus  de  ces  bagatelles. 

Depuis  ce  jour  d'illustre  mémoire ,  M""  du  Verger  avait  ajouté 
à  ses  trois  passions  le  bon  Dieu ,  l'argent  monnayé  et  la  médi- 
sance, une  quatrième  et  dernière  passion ,  la  charade ,  qui  com- 
prenait aussi  l'énigme  etlelogogriphe.enfans  de  la  même  famille. 
Deviner  des  charades,  composer  des  logogriphes,  étonner  de  son 
esprit  toute  une  ville  jalouse,  c'était  pour  M"''  du  Verger  le  plus 
subtil  et  le  plus  cliarmant  des  passe-temps  ;  surtout  ce  qui  la 
rendait  bien  fière  et  bien  heureuse ,  c'était  de  pouvoir  chaque 
mois  remettre  à  M.  ral)bé  Vincent  son  Mercure  de  France,  en 
lui  disantd  unairmodesteet  glorieuxloulà  la  fois:  —Cherchez 
le  mot,  monsieur  l'abbé  ,  je  l'ai  déjà  trouvé,  moiJ 

C'était  donc  le  logogriphe  du  mois  de  mai  qui  attirait  si  fort 
l'attention  de  M"«  du  Verger  ;  or  il  faut  avouer  qu'il  y  avait  de 
quoi  inquiéter  un  esprit  plus  subtil. 

LOGOGRIPHE. 

Cultivée  autrefois  par  des  peuples  fameux , 
De  leurs  ti'avaux  j'ai  consacré  la  gloire , 

Et  sans  le  secours  de  l'histoire, 
.le  les  fais  vivre  encor  chez  leurs  derniers  neveux. 

De  douze  membres  composée  , 
11  est  pour  me  trouver  une  méthode  aisée. 

12  et  6  vous  diront  qui  je  suis. 


202  REVUE  DE  PARIS. 

Quand  je  suis  belle  j'embellis  ; 
Mais  de  dix  de  mes  pieds  quelquefois  l'ignorance 
Me  fagoUe  si  plaisamment 
Que,  bien  loin  d'être  un  ornement, 
Je  perds  toute  mon  élégance. 
Mon  premier  quart  a  versé  bien  du  sang. 
1,0,6, 7, 10,2,  souvent  au  plus  haut  rang, 

Et  souvent  au  plus  bas  étage  : 
Je  ne  perds  ni  ne  gagne  à  de  tels  changemens. 
Lecteur ,  reprends  raon  tout ,  et  de  trois  élémens 
Il  saura  l'offrir  l'assemblage. 
9 , 5  et  3  je  suis  bon  à  quitter  ; 
6 ,5 ,  9 ,  11  et  7  donnent  de  quoi  flatter 

Des  humains  la  pauvre  cervelle. 
5  , 4 , 1 ,  G ,  je  fais  une  guerre  cruelle 
A  2  , 1 , 9 ,  à  qui  7  ajouté , 
Du  corps  humain  présente  une  partie. 
5 ,3 , 1 ,2  et  7  paya  cher  sa  folie. 
8 , 5  , 3 , 7 ,  je  suis  de  grande  uliUté 

Aux  boudoirs  de  sa  majesté. 
Je  compte  par  milliers  les  auteurs  de  mon  être; 
A  me  chercher ,  lecteur ,  je  t'aiderai  peut-être. 
2  ,  10 ,3  ,4  et  7  m'ont  servi  de  berceau. 
Je  me  change  en  3  , 1  , 8 , 4  ,  C  et  7 , 
7,3  , 1,2  et  G,  au  regard  d'un  distrait. 

3 ,2  et  5 ,  je  porte  l'épouvante , 
Quoique  partant  souvent  d'une  arae  fort  contente. 
Cherchez  des  lieux  où  sans  danger 
On  ne  peut  guère  voyager; 
Cherchez  un  meuble  de  ménage , 
Une  admirable  invention , 
Qui  vous  fait  voyager  chez  toute  nation  , 
Une  province  et  ville  de  Hollande , 

Un  plat  cher  à  la  gent  gourmande , 

Une  machine  dans  les  eaux 

Qui  fait  trembler  tous  les  bateaux . 

Une  charge  s[)irituelle 

Où  l'on  porte  bas  la  dentelle , 

Un  coquillage ,  un  bon  poisson , 


BEVUE  DE  PARIS.  203 

L'endroit  d'où  Ton  nous  fait  leçon . 

Une  voiture  sans  portières , 

Et  le  gagne-pain  des  notaires , 

Une  fille  qui  sans  retour 
Par  la  sœur  est  chassée ,  et  la  sœur  à  son  tour 
S'enfuit  avec  une  vitesse  extrême; 

Ce  qu'avec  ses  défauts  on  aime  ; 
Un  pays  de  l'Asie  ,  un  peuple  mécréant, 

Ce  qu'il  ne  faut  pas  qu'on  nous  coupe . 
L'ordinaire  goûter  d'une  bourgeoise  troupe , 
Une  voiture,  ensuite  un  conducteur, 

Un  mot  qui  vous  fait  mal  au  cœur. 
Un  purgatif  enfin ,  deux  notes  de  musique  : 
Mais  il  me  semble  aussi  que  par  trop  je  m'explique  ; 
El  si  je  n'arrêtais  mon  indiscrétion , 

Bientôt  je  vous  dirais  mon  nom. 

Vous  pouvez  juger  du  saisissement  de  M""  du  Verger  à  la  lec- 
ture de  ce  terrible  logogrii)he.  Son  œil  gris  se  troubla  ,  sesjoues 
pâles  pâlirent,  sa  bouche  grimaçante  fit  une  horrible  grimace; 
la  malheureuse  venait  de  comprendre  que  ce  logogriphe  était 
au-dessus  de  ses  forces ,  et  elle  devint  muette  et  pensive  devant 
cette  page  hiéroglyphique,  u  Mais  aussi,  pensait-elle ,  quelle 
gloire  pour  moi  si  je  pouvais  la  deviner!  » 

La  jeune  et  belle  Saint-Aymar  n'était  i)as  tellement  en  contem- 
plation devant  la  robe  rose  aux  accessoiies  i)leus  et  blancs , 
qu'elle  ne  s'aperçût  du  coup  violent  qui  venait  de  frai)per  sa 
cousine ,  et  celle-ci  ne  chercha  pas  à  dissimuler  la  cause  de  son 
trouble  et  de  son  chagrin. 

—  Oui ,  ma  cousine ,  cela  est  ainsi;  je  suis  perdue  de  réputa- 
tion; je  n'ai  pas  trouvé  un  seul  mot  de  ce  logogriphe;  oh  !  que 
l'abbé  Vincent  va  me  prendre  en  jutié!  Prenez  pitié  de  moi;  je 
suis  bien  à  plaindre,  ma  pauvre  Saint- Aymar. 

M">e  de  Saint-Aymar  quiétait  bonne  au  fond,  et  que  sacousine 
venait  d'obliger,  la  consola  de  son  mieux,  u  Tenez,  lui  dit-elle, 
ma  cousine,  prêtez-moi  ce  logogriplie  je  le  devinerai  peut-être 
d'ici  à  deux  jours,  et  alors  je  viendrai  vous  dire  le  mot  quand 
je  l'aurai  trouvé.  Elle  disait  cela ,  la  jolie  femme ,  uniquement 
[■r)ur  porter  un  peu  d'espoir   dans  le  cœur  de  sa  cousine,  car 


204  REVUE  DE  PARIS. 

jamais  elle  n'avait  rien  deviné  excepté  une  énigme  sut-  Vamour. 

Jeune ,  dès  en  naissant , 
Je  vais  toujours  rapetissant, 
Et  je  finis  par  être  imperceptible. 

Eh  bien!  cette  nouvelle  espérance,  toute  faible  qu'elle  était, 
ranima  la  pauvre  du  Verger.  Elle  savait  iaSaint-Aymar  bien  co- 
quette ,  mais  elle  savait  aussi  qu'elle  avait  fort  peu  de  préten- 
tions au  bel  esprit ,  et  qu'elle  lui  ferait  volontiers  le  sacrifice 
d'un  logogriphe  sans  s'en  vanter  à  personne,  comme  avait  fait 
l'abbé  Vincent,  en  pareille  circonstance.  —Ma  cousine,  ma  bonne 
cousine ,  dit  la  du  Verger  hors  d'elle-même ,  gardez-moi  bien  le 
secret  et  ne  montrez  le  Mercure  à  personne  :  on  dira  que  le 
coche  est  en  relard.  —  0  ma  cousine!  si  dans  deux  jours  vous 
parveniez  à  m'apporter  le  mot  de  ce  logogriphe  (vous  savez  com- 
bien je  vous  aime,  et  en  même  temps  elle  l'embrassait  à  l'étouf- 
fer), je  n'ai  rien  au  monde  à  vous  refuser,  ma  bonne,  ma  douce, 
et  je  crois  mêmequela  vieille  fille  ajouta:  ma  jolie  Saint-Aymar. 

Mi^^de  Saint-Aymar,  à  demi  élouffée,  sortit  dechez  sa  cousi- 
ne, emportant  les  cent  francs  dans  sa  poche  droite  et  le  Mer- 
cure de  France  dans  sa  poche  gauche,  et  ne  songeantdéjà  plus  au 
Mercure,  mais  lout  entière  à  sa  vengeance.  Payer  l'huissier  et 
l'envoyer  chez  la  présidente,  ce  fut  l'affaire  d'un  instant.  L'huis- 
sier ,  homme  habile,  choisit  le  temps  où  madame  la  présidente 
était  à  table ,  pour  lui  glisser  son  petit  exploit  ;  puis  il  s'en- 
fuit à  Paris  à  toutes  jambes.  Un  exploit  à  la  femme  d'un  prési- 
dent! et  quel  exploit  !  Des  lermes  affreux!  A  cette  lecture,  ma- 
dame la  présidente  tombe  de  son  haut;  elle  crie  ,  elle  se  la- 
mente ,  elle  invoque  le  ciel.  Le  président  avait  beau  dire  :  — 
Calmez  ce  transport,  ma  femme!  rien  n'y  faisait.  La  Saint-Ay- 
mar triomphait  dans  son  cœur  ! 

Toute  la  ville,  attentive  à  ces  débats,  ne  parlait  pas  d'autre 
chose  ;  la  ville  oublia  même  le  Mercure  de  France  ,  même  la 
belle  forêt  printanière.  Il  était  donc  urgent  de  terminer  ces  dé- 
bats au  plus  vite. Le  président ,  qui  aimait  Saint- Aymar,  en  sa 
qualité  de  poète,  lui  fit  demander  une  entrevue  sous  le  vieil  orme: 
à  cette  entrevue  presque  judiciaire  furent  convoqués  les  deux  au- 
tres poètes  pour  servir  de  juges  et  d'arbitres  dans  cette  grande 


REVUE  DE  PARIS.  205 

affaire.  Voilà  donc  le  vieil  arbre,  auditeur  accoutumé  de  tant 
de  beaux  vers ,  cliangé  en  une  espèce  de  tribunal!  Ces  quatre 
poètes ,  ordinairement  si  heureux  et  si  perdus  dans  leurs  fan- 
-taisies  rimées,  arrivèrent  là  lentement,  solennellement  ,  triste- 
ment, juridiquement.  Le  président,  arrivé  le  premier ,  salua  ses 
confrères  en  silence  ,  et  tout  de  suite  il  leur  exposa  la  tristedis- 
pute  entre  sa  femme  et  M™^  Saint-Aymar  ;  il  leur  raconta  l'as- 
signation qu'il  avait  reçue  et  le  procès  qui  s'en  était  suivi.  En 
même  temps  le  bailli  protesta  en  son  nom  qu'il  était  désolé  de 
toute  cette  affaire,  qu'il  ne  voulait  pas  désobliger  ni  le  prési- 
dent ni  madame  la  présidente  ;  mais  que  cependant  il  ne  pouvait 
pas  payer  tout  seul  les  harnais  blancs  et  verts.  Ce  petit  dis- 
cours et  cette  petite  soumission  du  bailli  obtinrent  parmi  les 
juges  le  plus  grand  assentiment. 

L'abbé  ,  cpii  avait  à  se  faire  pardonner  son  incartade  de  quatre 
vers  ,  et  qui  d'ailleurs  n'était  pas  fait  aux  usages  de  la  justice, 
trouva  un  bon  moyen  de  couper  le  nœud  gordien  de  cette  étrange 
diificulté.  — Je  propose ,  dit-il  ,de  mettre  ces  dames  d'accord ,  en 
condamnant  madame  la  présidente  à  payer  sa  part  des  harnais 
verts  et  blancs,  parce  qu'elle  les  a  commandés;  condamnons 
aussi  madame  la  baillive,  pour  n'avoir  pas  consulté  madame  la 
Iirésidente  sur  le  choix  desdits  harnais ,  à  changer  de  robe  avec 
elle,  à  lui  donner  la  robe  rose  en  retour  de  la  robe  bleue,  si 
bien  que  madame  la  présidente  ne  pourra  plus  refuser  de  payer 
les  harnais  ,  et  que  ces  deux  dames  seront  d'accord. 

L'arrêt,  ainsi  formulé,  fut  accepté  avec  transport  par  le  pré- 
sident, qui  voyait  jour  à  contenter  sa  femme  ,  et  par  le  baili, 
qui  trouvait  ainsi  le  moyen  de  ne  payer  que  la  moitié  des  harnais. 
Le  maitre  des  eaux-et-foréts  opina  du  bonnet ,  comme  un  homme 
indifférent  qui  ne  voulait  se  mettre  mal  avec  personne.  L'arrêt 
fut  prononcé  à  l'unanimité  \ 

Restait  seulement  à  signifier  l'arrêt,  chose  difficile  pour  le 
bailli.  11  ne  savait  pas  l'étendue  de  son  arrêt ,  le  pauvre  homme  ! 
Aussi  bien  y  alla-t-il  franc  jeu.  La  présidente  sacrifia. son  ava- 
rice et  la  hontéde  l'ironie  au  désir  d'humilier  sa  rivale.  Elle  avait 
enfin  la  robe  rose  !  Mais  que  devint  la  pauvre  Saint-Aymar  quand 
elle  apprit  de  la  bouche  même  de  son  mari  qu'il  fallait  renoncer 
à  cette  belle  robe  rose,  qui  allait  si  bien  avec  les  harnais  verts 
et  blancs!  Elle  était  donc  vaincue  par  sa  rivale  !  Il  fallait  céder  ! 

18 


906  REVUE  DE  PARIS. 

Il  fallait  prendre  celte  odieuse  robe  bleue  et  cette  affreuse  garni- 
ture petit-soufre  ,et  se  montrer  dans  la;ville  et  dans  les  bois  avec 
cet  attirail  !  La  jeune  femme  avait  le  cœur  brisé;  elle  avait  les 
yeux  pleins  de  larmes  ;  elle  était  si  malheureuse  que  son  mari 
s'en  aperçut.  —  Ou'as-tu  ,ma  femme  ?  lui  dit-il;  qu'as-tu  donc? 
Et  la  pauvreSaint-Aymar  ,  arrêtant  ses  larmes  et  prenantles 
deux  mains  de  son  mari  dans  les  siennes:  — Monsieur,  lui  dit- 
elle,  vous  me  faites  bien  du  mal  ;  monsieur ,  vous  me  déshonorez  ! 
Comment  voulez-vous  que  je  prenne  la  robe  bleue  de  cette  prési- 
dente, et  que  je  lui  donne  ma  jolie  robe  de  taffetas  rose  et  blanc? 
Je  sais  bien  ce  que  vous  allez  me  dire  ,  que  je  suis  trop  pauvre 
et  que  vous  êtes  trop  pauvre  pour  que  nous  puissions  payer  ces 
harnais  en  entier  ou  acheter  une  autre  robe  ;  et  d'ailleurs  c'est 
après-demain  dimanche,  c'est  le  jour  de  la  promenade,  jamais 
on  n'nuraitle  temps  de  me  faire  venir  une  robe  rose  ,  quand  bien 
même  j'aurais  l'argent  pour  la  payer  ;  et  si  je  ne  vais  pas  à  la 
promenade ,  la  présidente  ira  seule  avec  ma  robe  et  mes  har- 
nais! Ainsi,  monsieur,  je  ne  veux  point  de  consolation ,  ou 
plutôt  je  n'en  veux  qu'une  seule ,  qui  ne  vous  coûtera  rien  et 
qui  me  rendra  la  plus  heureuse  des  femmes.  En  même  temps  elle 
tirait  de  sa  poche  le  Mercure  de  France.  Oh!  par  pitié,  dit-elle 
à  son  mari ,  par  pitié ,  devinez  pour  moi  le  mot  de  ce  logogriphe. 
II  y  va  de  ma  vie  ;  dites-moi  ce  mot-là  demain  matin  ,  et  je  suis 
sauvée;  surtout  gardez-moi  le  secret.  En  même  temps  la  belle 
Saint-Aymar  se  retirait  dans  sa  chambre,  laissant  son  mari 
confondu ,  anéanti,  dans  un  rêve  ! 

11  vit  bien  que  ce  n'était  point  un  rêve  quand  il  se  trouva  seul 
à  seul  en  présence  du  fatal  Mercure.  Le  livre  était  ouvert  au 
logogriphe ,  dont  unelarge  corne  marquait  la  place  ;  il  n'y  avait 
pas  à  s'y  tromper.  M.  Saint-Aymar  avait,  il  est  vrai,  une  certaine 
habitude  de  ces  sortes  de  tours  de  force  ;  mais  cette  fois  toute  son 
habileté  était  en  défaut:  il  avait  beau  lireet  relire  cette  énigme, 
elle  n'avait  pas  de  sens  pourlui.Cependantlesheurcss'envolaient 
A  tire-d'aile,  et  l'honnête  bailli  calculait  en  lui-même  que  s'il 
voulaitsauver  sa  femme  à  ^i  bon  marché  d'une  si  grande  douleur, 
il  n'avait  plus  devant  lui  que  vingt-quatre  heures  de  médita- 
tion . 

Mais  il  aimait  sa  femme;  il  prit  donc  une  résolution  désespérée. 
Il  imagina  de  parcourir  unà  un,  en  commençant  parla  première 


REVUE  DE  PARIS.  207 

lettre  de  l'alphabet,  tous  les  mois  du  dictionnaire  de  l'Académie. 
Il  y  aura  bien  du  malheur,  pensa-l-il ,  si  dans  tous  les  mots  de 
la  langue  je  ne  trouve  pas  le  mot  de  mon  logogriphe.  En  même 
temps  il  parcourait  tous  les  mots  du  dictionnaire,  et  à  chaque 
mot  nouveau  il  se  répétait  les  vers  du  logogriphe: 

Cultivée  autrefois  par  des  peuples  fameux , 
De  leurs  travaux  j'ai  consacré  la  gloire. 

Bah!  disait-il, je  sais  déjà  qu'il  s'agit  d'une  chose  féminine  ! 
Il  venait  ainsi  d'abréger  la  moitié  de  sa  tâche,  et  il  passait  sans 
les  lire  tous  les  substantifs  masculins. 

Il  employa  ainsi  toute  la  nuit  à  ce  travailoù  il  mit  tout  son  es- 
prit ,  tout  son  zèle ,-  toutesa  pensée.  Jamais  il  n'avait  cherché  avec 
plus  d'ardeur,  même  ses  rimes  dans  le  dictionnaire  de  Richelet  ? 
Cependant  l'aurore  descendait  par  degrés  sur  ce  dictionnaire 
entr'ouveit ,  et  plus  l'aube  du  jour  se  colorait ,  plus  l'énigme  pa- 
raissaitobscure.  Que  serait- il  devenu ,  le  malheureux ,  sile  hasard 
n'était  pas  venu  à  son  secours  ?  En  effet,  ce  mol  tant  cherché  com- 
mençait par  un  A! 

Ouand  il  eut  trouvé  son  mol,  le  bon  Saint-Aymar  ne  put  d'a- 
bord pas  croire  à  son  bonheur.  A  la  fin  cependant,  quand  il  eut 
bien  composé ,  décomposé  et  recomposé  le  mot  fatal ,  il  poussa 
un  grand  cri.  A  ce  cri,  sa  pauvre  femme  accourut  à  demi  nue  et 
toute  tremblante!  Je  l'ai  trouvé,  s'écria  Saint-Aymar  non  sans 
fermer  le  dictionnaire.  Et  elle,  sans  répondre,  se  jeta  dans  les 
bras  de  son  mari.  Alors  il  fallut  bien  que  ces  deux  âmes  quial- 
laient  se  briser  se  lissent  jour  par  les  sanglots  et  par  les  pleurs. 
Laissez-les  couler ,  ce  sont  des  larmes  de  joie  et  des  sanglots  de 
bonheur. 

Cependantce  samedi,  qui  promettait  d'êtresi  triste,  se  montre 
radieux.  M™"  Saint-Aymar,  à  peine  levée  ,  se  hâte  d'envoyer  sa 
robe  rose  à  sa  rivale ,  et  elle  reçoit  en  échange  la  fatale  robe  bleue , 
avec  l'accompagnement  petit-soufre.  On  a  beau  examiner  ce 
front  si  chargé  de  images  la  veille  encore ,  ce  front  est  calme  et 
radieux.  Aussitôt  que  la  belle  Saint-Aymar  eut  reçu  la  robe 
bleue  en  échange  de  sa  robe  rose,  elle  se  rendit  chez  sa  cousine  du 
Verger,  qui  elle-même  avait  passé  une  bien  triste  nuit^à  se  répéter: 

Cultivée  autrefois  par  des  peuples  fameux , 


208  REVUE  DE  PARIS. 

et  qui  n'avait  rien  deviné  encore  ;  la  pauvre  vieille  fille,  tourmen- 
tée par  cette  idée  fixe ,  en  était  plus  vieille  que  jamais  ;  mais 
quand  elle  vit  arriver  sa  cousine  Saint-Aymar,  belle,  reposée, 
souriante,  elle  s'écria  tout  aussitôt:  Vous  l'avez  deviné,  ma  cou- 
sine! Vous  le  savez,  ce  mot  fatal!  Et  elle  était  inquiète,  haletante, 
perdue.  M™<'  de  Saint-Aymar  lui  dit  simplement:  Je  le  sais  !  ma 
cousine ,  comme  si  elle  était  habituée  à  de  pareils  succès;  puis , 
voyant  que  la  crainte  et  la  joie  se  partageaient  également  ce 
pauvrecœur ,  M»"»  Saint-Aymar  abordafranchement  la  question. 

—Ma  cousine,  lui  dit-elle,  l'autre  jour,  ici  même,  en  m'em- 
brassant,  vous  m'avez  promis  de  ne  me  rien  refuser  si  je  vous 
apportais  le  mot  du  logogriphe;  eh  bien  !  je  vous  l'apporte;  vous 
lesaurez  toute  seule,  je  n'en  préviendrai  personne.  Demain  di- 
manche, chez  la  présidente ,  vous  pourrez  deviner  le  logogriphe 
en  plein  salon ,  en  plein  Mercure;  j'ai  même  fait  deux  vers  que 
vous  pourrez  envoyer  au  Mercure,  pour  lui  dire  que  vous  avez 
deviné  le  logogriphe.  Eh  bien  !  tout  cela  esta  vous ,  si  vous  vou- 
lez changer  cette  robe  rose  (  et  elle  lui  montrait  la  robe  delà  jeune 
mariée  qui  n'était  pas  partie)  contre  la  jolie  robe  bleue  que  voici. 
Voyez,  ma  cousine,  celle  robe  bleue  est  toute  neuve,  toute  fraî- 
che, elle  n'a  pas  été  portée;  elle  ira  à  merveille  à  cette  jeune  fille 
qui  se  marie,  et  qui  n'a  pas  besoin  d'être  parée  ;on  est  toujours 
si  belle  les  premiers  jours  !  La  cousine  ne  répondit  pas  ;  mais  à  un 
certain  clignement  de  l'œil  droit ,  la  belle  Saint-Aymar  comprit 
qu'elle  était  exaucée,  et  tout  aussitôt  elle  s'empara  de  la  robe  rose 
et  de  l'accompagnement  bleu  et  blanc  ,  s'empressant  en  même 
temps  de  mettre  à  la  place  la  ro'oe  bleue  et  l'accompagne- 
ment petit-soufre.  Si  la  pauvre  femme  n'est  pas  morte  ù  cet 
instant-là,  c'est  qu'on  ne  meurt  pas  de  joie.  Elle  était  si  joyeuse 
qu'elle  s'en  allait  sans  remercier  la  du  Verger  et  sans  lui  dire  le 
mot  du  logogriphe  ;|la  du  Verger  l'arrêta,  l'œil  étincelant:  —  Et 
le  mot  du  logogriphe  1  lui  dit-elle;  on  eîlt  dit  à  la  voir  une 
lionne  quia  perdu  ses  petis. 

Voici  le  mot ,  répondit  Saint-Aymar  :  Ar-chi-tec4u-re!  Puis , 
jetant  là  leMercureet  emportant  la  robe,  elle  s'enfuit  heureuse 
et  folle  et  légère  à  ravir  ;  elle  défiait  bien  plus  que  l'avenir  :  elle 
défiait  lelendemain. 

MUe  du  V^'ger,  restée  seule,  ne  pouvait  en  croire  ses  oreilles 
et  son  bonheur,  —  Oui,  disait-elle,  c'est  bien  cela:  architecture, 


REVUE  DE  PARIS.  209 

dniis  lequel  on  [trouve  art,  architecte,  arc,  acteur,  are, 
terre,  eau  ,  tic,  titre ,  chat ,  rat ,  rate,  Icare  ,  cire , cachet, 
écart,  cri,  rue,  cric,  trictrac,  archer,  Cythère ,  hier,  cru- 
che, carte ,  ire,  chère,  Utrccht,  hare,  arche ,  eue,  chute, 
rechute,  état,  J  ut  riche,  huître,  truite,  chaire,  charrette, 
acte,  archi ,  rectetir,  crèche,  cuir,  tact  et  chair,  trait, 
écriture,  heure,  race,  Thrace,  Turc,  artère,  tarte,  échec , 
tache ,  tart ,  hâte ,  carie,  trace,  char,  charretier ,  achat , 
tartre ,  ut ,  ré. 

Et  s'il  y  avait  dans  toute  la  ville  une  femme  aussi  heureuse 
que  M"""  Saint-Aymar ,  c'était  à  coup  sûr  M"«  du  Verger. 

Enfin  le  dimanche  arrive  ;  vient  la  messe  ;  la  messe  se  passe , 
puis  on  dîne,  puis  midi  sonne,  puis  une  heure  ;  puis  enfin  les  vê- 
pres sontchantées  ;  tout  se  remue  dans  la  ville;  tous  les  équi- 
pages sont  prêts:  la  promenade  sera  brillante.  Et  chacun  de  se 
demander  :  Comment  va  faire  cette  pauvre  Saint-Aymar  ? 
Mettra-t-elle la  robe  bleue  de  la  présidente?  Fera-t-elle  dire 
qu'elle  est  malade  ?  Cependant  la  présidente  arrive  dans  sa  robe 
roseetconduite  parles  chevaux  aux  harnais  verts  et  blancs.  Cha- 
cun admij-e  l'harmonie  de  cet  équipage  ;  et  toutes  les  femmes  de 
plaindre  tout  haulc ette jjauvre Saint- Jymar  !  Mais  ,ôsurprise! 
car  tout  î>  coup  au  moment  où  on  allait  partir ,  voilà  cette  jolie 
Saint- Aymar  qui  s'élance  dans  son  char  à  côté  de  la  présidente; 
la  belle  Saint-Aymar  que  toute  la  ville  s'attendait  à  voir  en  robe 
bleue  petit-soufre,  porte  une  robe  roseet  blanc  mais  d'unrose  si 
rose  et  d'unblancsi  blanc  ,etpuiselleestsifière, si  triomphante, 
si  transparente,  si  animée,  si  heureuse,  qu'elle  écrase  tout-à- 
fait  sa  belle  rivale  la  présidente.  Aussitôt  on  bat  des  mains  ;  la 
promenade  commence;  les  harnais  font  merveille:  on  dirait  que 
les  petits  chevaux  de  fermier  veulent  répondre  par  leurardeurà 
tous  les  embarras  qu'ils  ont  donnés.  On  peut  juger  si  cette  pro- 
menade fut  brillante.  La  présidente  enrageait  comme  sielleeût 
été  encore  dans  sa  robe  bleue  et  petit-soufre.  Quant  à  M^e  Saint- 
Aymar,  elle  saluait  tout  le  monde  à  droite  et  à  gauche  ;  elle  était 
aimable,  même  avec  sa  rivale,  et  c'était  plaisir  delui  voir  courber 
de  temps  à  autre  sa  jolie  têlesurmontéed'unecharmantephime 
verte  et  blanche;  ornement  plein  de  goût,  qui  manquait  à  M™" 
Darcy. 

Le  soir  venu ,  ce  fut  au  tour  de  M"*  du  Verger;  elle  étonua 

18. 


210  REVUE  DE  PARIS. 

toute  la  ville  par  sa  promptitude  à  deviner  le  plus  obscur  des  lo- 
gogriphes ,  et  même  on  admira  beaucoup  ces  vers  qu'elle  avait 
faits  toute  seule  pour  le  Mercure  de  France  et  qu'il  n'a  pas 
encore  publiés: 

Le  mot  de  votre  énigme  est  architecqueture; 
J'eus  à  le  deviner  beaucoup  de  tablature. 

Rentré  chez  lui ,  le  bon  Saint-Aymar  disait  en  se  frottant  les 
mains  :  —  Je  n'aurais  jamais  pensé  que  ce  fût  une  chose  si 
utile  de  deviner  les  logogriphes. 

Tel  était  le  journal  au  dix-huitième  siècle.  Malheureuse  épo- 
que !  Elle  a  produit  les  soixante  volumes  de  Voltaire ,  trois  à 
quatre  volumes  de  l'Encyclopédie  et  l'histoire  naturelle  de  Buf- 
fon  !  Elle  s'est  émue  à  la  voix  de  J.-J.  Rousseau  et  aux  para- 
doxes de  Diderot;  ellea  été  éloquente,  passionnée,  philosophique, 
révolutionnaire  ;  elle  atout  fait  et  tout  refait;  mais  encore 
une  fois  5  je  vous  le  dis,  prenez-la  bien  en  pitié  ,  cette  pauvre 
époque  :  elle  n'a  pas  su  faire  le  journal! 

Jules  Janiw. 


LA  PESTE  A  MARSEILLE. 


Jamais  Marseille  n'avait  été  plus  sereine'et  plus  joyeuse  qu'au 
mois  de  juin  1720.  Son  port,  qu'animait  un  commerce  floris- 
sant", avait,  au  milieu  de  ses  bruyantes  occupations  ,  un  air  de 
fête  et  de  parure.  Parmi  les  navires  venus  des  quatre  points  car- 
dinaux, tout  chargés  de  riches  produits  et  d'abondantes  mar- 
chandises ,  on  apercevait  de  splendides  galères  à  la  poupe  dorée, 
aux  longues  flammes  bariolées,  aux  cordages  fleuris.  C'était  la 
flottille  de  M.  le  chevalier  d'Orléans ,  grand-prieur  de  Malte,  qui 
revenait  de  Gênes ,  où  il  avait  conduit  sa  sœur ,  M"°  de  Valois , 
mariée  au  duc  de  3Iodène.  Marseille  avait  accueilli  dignement 
ces  illustres  voyageurs ,  et  de  superbes  fêtes  avaient  été  données 
au  Grand-Prieur  et  à  M"»  de  Valois ,  mal  remise  jencore  du 
désespoir  où  elle  était  tombée  en  quittant  le  Palais-Royal  et 
M.  de  Richelieu. 

On  préparait  de  nouveaux  divertissemens  pour  le  fils  naturel 
du  régent,  et  en  attendant  le  bal  annoncé  chez  le  marquis 
de  Piles,  gouverneur  et  viguier,  les  dames  de  la  ville  se  don- 
naient le  passe-temps  de  visiter  les  galères  royales ,  et  princi- 
palement celle  du  Grand-Prieur,  qui  était  d'une  rare  magnilî- 
cence.  Elle  avait  été  construite  par  Pierre  Puget  ;  sa  façade 
représentait  un  épisode  des  noces  de  Thétis  et  de  Pelée ,  ciselé 
par  ce  grand  artiste,  à  la  fois  sculpteur,  architecte,  peintre  et 
constructeur  de  vaisseaux.  L'intérieur  de  la  galère  était  admi- 
rablement décoré  ;  les  appartemens  étaient  ornés  de  meubles 
riches  et  curieux ,  et  surtout  de  peintures  fort  remarquables  de 
Vanloo.  Le  Grand-Prieur  faisait  les  honneurs  de  son  bord  avec 
une  grâce  et  une  politesse  un  peu  cavahères  ;  ses  façons  étaient 
empreintes  de  ce  laissé-aller  audacieux  etdecetteentreprenante 
désinvolture  qui  caractérisaient  les   mœurs  du  Palais-Royal  ; 


212  REVUE  DE  PARIS. 

mais  les  dames  de  Marseille ,  qui  se  piquaient  d'être  au  courant 
et  à  la  hauteur  des  usages  de  la  cour ,  s'accommodaient  assez 
bien  de  l'urbanité  de  M.  d'Orléans,  qui,  du  reste ,  était  peu 
dangereux  pour  les  femmes,  et  s'en  tenait  volontiers  avec  elles 
aux  propos  de  la  galanterie. 

Le  quai  de  Rive-Neuve  offrait  un  coup  d'œil  des  plus  variés. 
Des  marchandises  de  toute  espèce  encombraient  ses  dalles; 
l'activilé  régnait  partout  :  on  vannait  les  grains ,  on  pesait  les 
balles,  on  comptait  les  tonneaux.  Au  milieu  de  ces  embarras 
circulaient  négocians,  courtiers  ,  portefaix  et  marins  ;  des 
religieux  passaient  allant  à  St.-Victor;  une  compagnie  de  fan- 
tassins se  rendait  au  fortSt.-Nicolas,  dont  les  murailles  neuves 
étaient  un  formidable  souvenir  laissé  par  Louis  XIV;  lesbarca- 
rols,  debout  dans  leur  batelet  que  couvrait  un  large  dais 
quadrillé  ,  invitaient  les  passans  à  s'embarquer  pour  aborder  les 
galères  ou  pour  aller  nager  à  l'anse  du  Pharo  ;  des  daines  costu- 
mées selon  les  modes  de  M^'o  de  Valois,  se  promenaient  escortées 
chacune  par  un  petit  laquais  moricaud  qui  tenait  ouvert  un 
grand  parasol  de  basin  ;  ça  et  là  des  groupes  élégans  s'entrete- 
naient gaiement  des  fêtes  passées  et  des  fêtes  futures,,  et  se 
riaient  des  prétentions  affichées  parles  prudes  marquises  d'Aix, 
qui ,  pour  faire  leur  cour  au  ciievalier  d'Orléans ,  voulaient 
toutes  être  proclies  parentes  de  M™"  de  Parabère  et  de  M^^^  de 
Sabran  ,  filles  toutes  deux  de  la  Provence, 

Tout  à  coup ,  lesgalères  du  Grand-Prieur ,  qui  dormaient  sur 
leurs  ancres ,  s'émeuvent.  Les  matelots  endossent  leur  casaque 
de  manœuvre,  les  voiles  sont  déroulées ,  les  ancres  levées  ,  et 
quoique  le  vent  qui  soufflait  alors  leur  soit  contraire,  ces 
navires  sortent  du  port  à  titre  d'aile  et  s'en  vont  au  plus  loin 
dans  la  rade  attendre  ou  chercher  des  brises  favorables.  Le  che- 
valier d'Orléans ,  qui  avait  déjeuné  chez  M.  de  Vaucresson , 
intendant  de  la  marine ,  était  arrivé  en  grande  hàle ,  et  tout 
effaré  ,  sur  sa  galère  ,  et  avait  aussitôt  envoyé  tous  ses  mousses 
par  la  ville  pour  quérir  ses  officiers ,  et  leur  faire  regagner 
incontinent  leur  bord.  Ce  rappel  n'avait  i)as  été  chose  facile  à 
exécuter ,  car  c'était  un  dimanche ,  et  ces  messieurs  étaient  fort 
disséminés  de  côté  et  d'autre.  Les  uns  se  pavanaient  sur  le  Cours, 
les  autres  étaient  aux  églises ,  entendant  amoureusement  la 
messe  et  lançant  des  œillades  aux  belles  paroissiennes  de  la 


REVUE  DE  PARIS.  213 

Jajor  etde  St.-Martin.  Ceux  qui  avaient  affaire  aux  vêpres , 
n'arrivèrent  qu'au  moment  où  l'on  mettait  à  la  voile ,  et  furent 
réprimandés  pour  leur  dévotion. 

Cette  l)rusque  retraite  excita  de  vives  rumeurs  dans  le  monde* 
Les  jeunes  gens  de  l'état-major  du  Grand-Prieur  avaient  de 
nombreux  engagemens  dans  la  ville,  et  leur  départ  sans  adieux 
causa  de  profonds  ennuis.  On  s'inquiéta  beaucoup  aussi ,  dans 
la  haute  bourgeoisie,  du  bal  de  M.  de  Piles,  pour  lequel  on 
avait  fait  des  frais  considérables.  Mais  M.  le  viguier  avait  bien 
autre  souci  en  tèle  que  son  bal  ! 

Un  bruit  sinistre  avait  sourdement  éclaté  parmi  les  premières 
autorités  de  la  ville,  qui  le  tenaient  secret.  Une  vague  inquié- 
tude régnait  parmi  le  peuple ,  lorsque  le  dimanche  qui  suivit  le 
départ  précipité  du  Grand-Piieur ,  le  curé  des  Accoules  monta 
en  chaire,  et  dune  voix  émue  et  grondante  prononça  un  sermon 
qui  glaça  de  terreur  les  assistans.  Il  y  avait  dans  cette  prédica- 
tion je  ne  sais  quelles  menaces  enveloppées  dans  les  allégories 
saisissantes  de  l'Écrilure  qui  jetaient  l'épouvante  au  fond  des 
âmes.  Chacun  sortait  de  ce  prône  la  tète  basse  et  le  cœur  serré, 
lorsque  tout  à  coup ,  au  moment  où  il  trempait  ses  doigts  dans 
le  bénitier,  un  homme  tomba  comme  si  la  foudre  l'avait  frappé. 

La  foule,  autour  de  lui,  s'écarta  avec  un  cri  d'effroi  auquel  les 
voûtes  de  l'église  prêtèrent  une  harmonie  solennelle,  et  s'arrêta 
un  instant,  fixant  des  regards  stupéfaits  sur  ce  corps  qui  se  tor- 
dait et  râlait.  Mais  aucune  pitié  ne  fut  assez  vive  et  assez  assurée 
pour  s'approcher  de  cet  être  souffrant  et  lui  porter  secours. 
Puis,  par  un  mouvement  spontané,  les  assistans  prirent  la  fuite 
avec  de  longues  clameurs,  comme  si  l'église  était  en  proie  aux 
flammes ,  et  il  ne  resta  bientôt  plus  sous  le  portail  que  le  mou- 
rant, qui  expira  après  quelques  convulsions.  Cet  événement, 
dont  le  peuple  fut  effrayé  sans  le  comprendre,  confirma  ailleurs 
de  sinistres  soupçons. 

On  savait  depuis  quelque  temps  que  la  peste  régnait  dans  les 
échelles  de  la  Palestine,  lorsque  le  13  juin,  veille  de  la  St.-Jean, 
un  navire  marchand,  le  Grand- Saint- Antoine ,  capitaine 
Chataud,  portant  un  chargement  de  coton  adressé  à  divers  con- 
signataires ,  s'était  présenté  à  la  chaîne  du  port.  Il  venait  de 
Tripoli  de  Syrie  ,  avait  sa  patente  en  règle ,  et  un  certificat  dé- 
livré au  lazaret  de  Livourne,  déclarant  que  les  hommes  d'équi- 


214  REVUE  DE  PARIS. 

page  qu'il  avait  perdus  (jtaient  morts  de  la  fièvre  maligne.  Après 
de  légères  formalités,  le  navire  était  entré  dans  le  port,  et  avait 
débarqué  ses  balles  de  coton. 

II  était  arrivé  au  Grand-Saint- Antoine  une  singulière  aven- 
ture durant  son  voyage.  Avant  de  se  diriger  vers  Marseille,  il 
avait  voulu  relâcher  à  l'Ile  de  Sardaigne ,  et  s'était  présenté  de- 
vant Cagliari ,  demandant  à  entrer  dans  le  port.  Il  y  avait  alors 
à  Cagliari  un  certain  vice-roi,  nommé  M.  de  Saint-Rémis,  bon 
homme  s'il  en  fut,  pétri  des  superstitions  les  plus  bourgeoises, 
vrai  vice-roi  d'Yvetot,  qui  ne  faisait  rien  sans  consulter  Jean- 
neton.  Or,  à  Theure  même  où  le  capitaine  Chataud  se  présentait 
devant  Cagliari ,  M.  le  vice-roi  se  réveillait  d'un  sommeil  fort 
agité  et  sortait  tout  ému  des  étreintes  d'un  affreux  cauchemar. 
11  avait  rêvé  que  la  peste  dévorait  la  Sardaigne.  Le  brave  homme 
en  était  tout  pâle  et  racontait  à  sa  servante  ce  songe  épouvanta- 
ble, lorsque  son  chahcelier  vint  lui  dire  qu'un  l)âtiment  français 
demandait  à  entrer  dans  le  port. 

—  Un  bâtiment!  s'écria  le  judicieux  vice-roi ,  voilà  mon  rêve 
expliqué;  voilà  la  peste  que  j'ai  rêvée;  c'était  un  avertissement 
du  ciel! 

Jeanneton  fut  de  cet  avis,  et  le  chancelier  eut  ordre,  non-seu- 
lement d'empêcher  le  Grand-Saint- Antoine  d'entrer  dans  le 
port,  mais  encore  de  le  faire  couler  bas  à  coups  de  canon,  s'il 
ue  délogeait  au  plus  vite  de  la  rade.  Alors  le  capitaine  Chataud 
vint  droit  à  Marseille. 

Voilà  donc  à  quoi  tiennent  les  événemens  les  plus  graves  !  Si 
le  vice-roi  de  Sardaigne  avait  eu  la  faiblesse  de  ne  pas  croire  à 
ses  rêves,  la  peste  entrait  à  pleines  voiles  dans  le  port  de  Cag- 
liari, et  ne  venait  pas  à  Marseille. 

Tandis  que  l'on  débarquait  les  balles  de  coton  du  Grand- 
Saint- Antoine,  un  mousse  meurt,  puis  un  portefaix,  tous  deux 
avec  d'étranges  symptômes.  La  médecine  examine  et  frémit; 
l'autorité  avertie  se  trouble  et  délibère.  Sur  ces  entrefaites ,  on 
apprend  que  dans  la  rue  de  l'Escalle  ,  les  habitans  meurent 
comme  les  mouches  en  octobre.  Les  médecins  y  vont,  et  pro- 
noncent un  arrêt  sans  appel  :  —  c'est  la  peste. 

On  écrit  au  régent,  on  écrit  à  la  Faculté  de  Montpellier  ,  on  écrit 
au  parlement  d'Aix:  c'est  une  terreur  épistolaire.  Pendant  qu'on 
e.xpédie  des  courriers,  le  fléau  moissonne,  et  les  magistrats  mu- 


REVUE  DE  PARIS.  215 

nioipaux  tiennent  conseil  ?»  riiôlel-de-ville.  Chacun  d'eux  pré- 
sente un  avis  différent.  L'un  propose  de  grandes  mesures  de 
salubrité,  et  veut  administrer  à  la  ville  une  immense  fumigation  ; 
un  autre  est  d'avis  d'en  appeler  à  la  Providence,  et  de  convo- 
quer le  clergé  à  une  procession  générale  ;  celui-ci,  qui  craint  de 
se  compromettre,  veut  que  l'on  attende  réponse  du  Palais-Royal  ; 
celui-lù  prétend  que  l'on  doit  séquestrer  les  pestiférés  et  garder 
le  secret  sur  la  contagion  vis-à-vis  le  peuple.  Lorsque  la  ques- 
tion a  été  ainsi  tirée  à  quatre  échevins,  on  finit,  comme  dans  la 
plupart  des  délibérations,  ])ar  se  ranger  de  l'avis  du  dernier  qui 
a  parlé.  Chaque  soir,  l'échevin  Moustier  se  rend  dans  la  rue  de 
l'Escalle,  où  le  fléau  s'est  déclaré  et  sévit  avec  une  effrayante 
intensité;  il  fait  enlever  les  cadavres,  parfumer  et  murer  les 
maisons  où  les  malades  ont  succombé.  Il  n'y  avait  guère  moyen 
de  cacher  au  peuple  le  vérita])le  motif  de  ces  formalités.  Cepen- 
dant M.  le  chancelier  d'Aguesseau,  qui  avait  le  premier  répondu 
aux  magistrats  de  Marseille,  leur  avait  bien  recommandé .  dans 
ses  lettres,  de  donner  le  change  au  peuple  sur  le  mal  qui  fer- 
mentait dans  son  sein ,  et  c'éiait  avec  un  giand  souci  que  l'on 
voyait  la  vérité  lui  arriver. 
Mais  ce  mot  de  peste,  qui  devait  éclater  comme  une  bombe  au 
..milieu  de  la  population  et  la  jeter  dans  les  dernières  extrémités, 
ne  souleva  que  des  murmures  d'incrédulité.  On  pensa  que  les 
médecins  en  avaient  fait  courir  le  faux  bruit,  et  ils  furent  insul- 
tés publiquement.  On  chansonna  les  échevins  sur  leur  frayeur 
panique,  et  on  cassa  les  vitres  de  l'hôtel-de-ville  avec  ces  chan- 
sons. Marseille,  qui  avait  eu  dix-sept  fois  la  peste  depuis  Jules 
César,  ne  voulait  pas  croire  à  la  peste. 

Malheureusement,  cette  incrédulité  ne  pouvait  guère  résister 
à  l'évidence.  En  vain  un  poste  de  milice  a-t-il  été  placé  à  chaque 
extrémité  de  la  rue  de  l'Escalle  ;  la  peste  brave  la  consigne,  fran- 
chit les  bayonnettes  ,  et  la  voilà  qui  se  promène  dans  le  vieux 
quartier  et  dans  le  quartier  neuf;  voilà  qu'après  avoir  immolé 
un  citoyen  à  la  porte  des  Accoules,  elle  frap])e  partout  à  la  fois, 
à  la  place  de  Lenche  et  au  Chapitre,  à  Rive-Neuve  et  à  laPlaine. 
Quand  il  voit  les  victimes  tomber  sous  ses  yeux  ,  être  saisies 
dans  laruepar  l'active  agonie  et  mourir  subitement  sur  la  borne, 
oh!  alors  le  peuple  est  convaincu.  La  contagion  est  dans  son 
sein  :  maie  quelle  contagion  ?  La  mort  est  dans  ses  entrailles  :  mais 


216  REVUE  DE  PARIS, 

quelle  mort?  Il  ne  comprend  pas, le  peuple, ce  fléauqui  lui  vient 
d'Asie  dans  un  sac,  mais  il  comprend  le  poison  qu'une  main  fur- 
tive  jette  dans  l'eau  de  ses  fontaines  et  dans  la  farine  de  son  pain. 
Le  poison,  voilà  un  fléauqui  parle  à  ses  sens.  La  Brinvilliers , 
voilà  une  peste  dont  il  sait  la  légende.  D'ailleurs  il  faut  bien  qu'il 
puisse  s'en  prendre  à  quelqu'un  de  son  malheur  ;  à  des  hommes, 
et  non  à  un  élément.  Dès-lors  on  n'insulte  plus  les  médecins ,  on 
les  frappe  ;  on  ne  casse  plus  les  vitres  de  l'hôtel-de-ville,  on  en  brise 
les  portes.  Les  médecins  et  les  magistrats ,  voilà  letléau,  voilà  la 
peste,  voilà  les  empoisonneurs  du  peuple ,  et  ce  peuple  de  Mar- 
seille à  la  poitrine  creuse,  à  la  forte  voix,  se  rue  et  rugit,  bon- 
dit et  tonne.  Ce  sont  là  des  colères  méridionales,  qui  revien- 
nent souvent,  mais  qui  durent  peu. 

A  ces  violences  succède  un  morne  abattement.  Cette  efferves- 
cence s'affaisse  sous  la  pesante  main  du  fléau  ;  le  peuple  anéanti 
s'apaise  et  se  tait  pour  mourir.  Les  magistrats  et  les  médecins 
peuvent  paraître,  ils  n'ont  plus  rien  à  craindre  ;  mais  la  plupart 
ont  fui,  et  avec  eux  tous  ceux  qui  ont  pu  quitter  la  ville.  Dès  que 
le  danger  s'est  déclaré  certain ,  le  sauve-qui-peut  a  été  général. 
Ce  n'a  pas  été  une  émigration,  mais  une  déroute;  tous  les  che- 
mins se  sont  couverts  de  longues  caravanes  allant  chercher  des 
dieux  plus  démens  et  un  ciel  plus  miséricordieux.  Dès  les  der- 
niers jours  de  juillet  ou  n'aurait  plus  trouvé  dans  Marseille  un 
seul  chariot  ni  une  seule  bête  de  somme.  Avec  les  fuyards  avait 
disparu  tout  ce  qui  pouvait  hâter  la  fuite.  Tout  cela  avait  mar- 
ché jusqu'à  ce  qu'un  mur  vivant  l'arrêtât  :  car ,  aux  premières 
nouvelles  de  la  contagion ,  un  cordon  de  troupes  avait  été  formé 
qui  enlaçait  le  territoire  de  Marseille.  Alors,  faute  de  mieux,  on 
s'était  replié  sur  les  bastides. 

Bientôt,  dans  la  ville,  le  désordre  le  plus  complet  vient  ajou- 
ter à  l'horreur  du  fléau.  Dans  une  ville  bien  gouvernée,  pourvue 
de  bons  et  vaillans  magistrats ,  bien  approvisionnée  et  bien 
garnie  d'argent,  le  mal  eût  été ,  sinon  repoussé  et  vaincu,  du 
moins  tenu  en  bride  ;  mais  ici,  les  magistrats  avaient  perdu  la 
tête  ;  la  provision  de  blé  n'était  pas  faite  pour  huit  jours,  et 
l'opulente  Marseille,  dont  le  commerce  remuait  tant  de  millions, 
possédait  pour  toute  fortune  publique  onze  cents  livres  dans  sa 
caisse  municipale. 
La  famine  et  le  brigandage  vinrent  alors  servir  d'auxiliaires 


REVUE  DE  PARIS.  217 

à  la  peste,  et  Taider  à  désoler  et  à  meurtrir  cette  pauvre  ville. 
II  faut  cependant  rendre  justice  aux  quatre  échevins,  Estelle, 
Moustiers,  Audimard  et  Dieudé  qui  demeurèrent  à  leur  poste; 
à  M.  le  vifiuier  de  Piles  qui  ne  quitta  pas  le  sien  tant  que  sa 
santé  le  lui  permit,  et  enfin  à  deux  hommes  dont  le  dévouement 
eu  ces  tristes  circonstances  est  devenu  historique. 

Ces  deux  hommes  étaient  révêquo,  M.  de  Belzunce,  et  le 
chevalier  Rose,  notable  citoyen,  intendant  de  la  santé  pour  le 
quartier  de  Rive-Neuve. 

Rien  ne  manque  à  la  gloire  de  M.  de  Belzunce.  On  a  écrit  des 
livres  et  des  drames  sur  sa  belle  conduite,  et  Pope  lui  a  con- 
sacré deux  vers  de  son  Essai  sur  l'homme.  M.  de  Belzunce, 
issu  d'une  famille  militaire,  était  trempé  pour  faire  un  excellent 
soldat,  on  en  fit  un  évêque.  C'était  une  sorte  de  gendarme 
milré.  dont  le  courage  et  la  vigueur,  long-temps  oisifs  dans 
son  doux  métier  de  prêtre,  éclatèrent  dès  que  l'occasion  leur 
en  fut  donnée.  Au  demeurant,  M.  de  Belzunce  était  un  évêque 
brouillon  et  fanatique,  emporté,  vaniteux,  écrivassier,  dispu- 
teur,  et  qui  a  eu  besoin  de  sa  peste  pour  aller  en  paradis,  s'il 
y  est. 

M.  Rose  était  un  honnête  négociant,  qui  avaient  passé  la  moi- 
tié de  sa  vie  à  trafiquer  dans  le  Levant ,  où  il  avait  amassé  du 
bien.  Pendant  vingt  ans  il  avriit  respiré  l'air  de  la  peste  et  hanté 
des  pestiférés  à  Jlodon,  où  il  était  consul.  La  peste,  qui  le  suivit 
à  Marseille,  le  trouva  inaccessible  à  la  crainte,  et  au  fait  de 
quelques  manœuvres  usitées  daus  la  stratégie  médicale  des 
Orientaux. 

Belzunce,  Rose  et  les  quatre  échevins  auraient  pu  prendre 
d'utiles  mesures  contre  la  contagion  s'ils  avaient  été  aidés  dans 
leurs  efforts  ;  mais  le  fléau  qui  dévorait  Marseille  excita  partout 
la  peur,  nulle  part  une  généreuse  compassion.  Aix  s'était  tout 
d'abord  montrée  voisine  dure  et  revêche.  Le  parlement  avait 
étroitement  tracé  le  rayon  sanitaire  qu'em')rassaituu  cordon  de 
mousquets.  En  vain  Marseille ,  souffrante ,  affamée ,  voulut-elle 
se  purger  de  trois  raille  gueux  qui  l'infestaient,  il  lui  fallut  gar- 
der cette  vermine  dévorante.  En  vain  deinanda-t-elle  secours 
à  sa  noble  sœur  ;  Aix,  au  lieu  du  pain  et  des  vêtemens  dont  elle 
avait  besoin,  lui  envoya  M.  le  marquis  de  Vauvenargues,  pre- 
mier procureur  du  pays,  accompagné  de  quatre  gentilshommes 

TOME  IV.  19 


218  REVUE  DE  PARIS. 

et  escorté  d'une  compagnie  des  gardes  de  M.  de  Villars.  Le 
marquis  de  Vaiivenargues,  père  de  rauteur  des  Maximes, 
écrivit  à  M.  Estelle,  premier  échevin,  de  se  rendre  à  un  endroit 
du  chemin  d'Aix,  appelé  Notre-Dame.  Estelle  s'y  rendit,  et  après 
qu'on  l'eut  fait  mariner  dans  le  vinaigre,  il  fut  admis  à  s'avan- 
cer jusqu'au  milieu  d'un  champ,  et  à  causer  au  jjorte-voix  avec 
les  gens  d'Aix ,  qui  se  tenaient  à  une  demi-portée  de  fusil.  Il 
fut  convenu  que  trois  marchés  seraient  établis,  avec  double 
barrière,  pour  que  les  vendeurs  et  les  chalands  traitassent  à 
distance.  L'un  de  ces  marchés  devait  être  établi  au  lieu  même 
où  se  tenait  la  délibération,  un  autre  sur  la  route  d'Aubagne, 
et  un  troisième,  pour  les  bàtimens,  dans  une  anse  appelée 
l'Estaque. 

Pendant  que  ces  choses  se  passaient,  M.  deVintimille,  arche- 
vêque d'Aix,  se  tenait  fort  paisible  dans  son  diocèse.  M.  Le  Bret, 
premier  président,  et  messieurs  du  parlement  tremblaient  dans 
leurs  robes  rouges  et  sous  leurs  mortiers  ;  leur  pusillanimité 
éclatait  chaque  jour  en  ridicules  et  odieuses  vexations.  Quanta 
la  cour ,  elle  avait  bien  autre  chose  à  l'esprit  que  la  peste  de 
Provence,  ma  foi!  C'était  le  moment  où  le  système  de  Law  était 
dans  sa  plus  grande  fureur;  le  Mississipi  absorbait  seul  l'atten- 
tion et  l'intérêt  général.  Les  lettres  de  détresse ,  adressées  au 
régent  et  à  Dubois  ,  produisirent  peu  de  sensation.  On  promit 
de  l'argent,  et  on  iît  écrire  par  Chirac  une  consultation  sous 
forme  d'épître.  Chirac,  très  au  fait  des  gangrènes  de  courtisans, 
entendait  peu  de  chose  à  la  peste.  11  conseilla  de  distraire  le 
peuple  et  de  le  mettre  au  régime  des  violons.  Il  considérait  la 
peste  comme  une  mélancolie  contre  laquelle  les  rigaudons  sont 
souverains;  une  maladie  qui  doit  être  soignée  par  des  ménétriers 
au  lieu  de  médecins,  et  dans  des  vaux-halls  plutôt  que  dans  des 
hôpitaux.  La  parade  devait  marcher  avec  le  bal  ;  les  échevins, 
selon  Chirac,  devaient  faire  dresser  des  tréteaux  dans  tous  les 
carrefours,  et  y  appeler  des  baladins  experts  en  roueries  (t  en 
lazzis  propres  à  dérider  les  faces  moribondes  des  pestiférés. 
Mais  la  ville,  qui  mourait  de  misère  et  de  faim  autant  que  de 
contagion ,  n'avait  pas  plus  de  quoi  payer  les  violons  que  les 
meuniers,  d'autant  mieux  que  la  musiciue  eût  été  hors  de  prix 
en  ces  calamités.  Pour  ce  qui  est  des  histrions .  il  n'y  fallait  pas 
songer;  où  en  prendre?  M.  Chirac  aurait  bien  dû  joindre  la 


REVUE  DE  PARIS.  219 

drogue  à  l'ordonnance  et  faire  i)asser  à  Marseille  la  comédie 
italienne. 

La  terreur  répandue  en  Provence  par  le  fléau  se  manifesta  sur- 
tout A  la  foire  de  Beaucaire.  Cette  foire,  qui  a  lieu  tous  les  ans 
au  mois  de  juillet,  fait  de  Beaucaire  ,  petit  bourg  l)aigné  par  le 
Rhône,  la  capitale  du  monde  commerçant.  Les  marchands  d'Eu- 
rope ,  d'Asie  et  d'Afrique  y  affluent ,  les  produits  de  l'univers 
entier  y  abondent ,  et  pour  les  recevoir ,  une  ville  de  bois  s'im- 
provise au  bord  du  fleuve  et  donne  à  Beaucaire ,  pendant  un 
mois, les  proportions  d'une  capitale,  de  même  qu'elle  en  a  la 
vie,  la  population  et  la  richesse.  Cette  fois,  tout  fut  désert  ,1a 
ville  de  bois  et  la  ville  de  pierre.  Une  douane  terrilde ,  la  peste, 
arrêta  les  marchandises  qui  arrivaient  à  Beaucaire.  Les  mar- 
chands épouvantés  rebroussèrent  chemin  ;  quelques-  uns ,  qui 
s'étaient  trop  hâtés,  prirent  la  fuite,  abandonnant  leurs  maga- 
sins déjà  ouverts.  Ce  fut  un  coup  violent  pour  l'industrie ,  et 
dès-lors  la  contagion  compta  parmi  ses  désastres  presque  autant 
de  banqueroutes  que  de  décès. 

A  Marseille ,  la  désolation  était  à  son  coml)le.  Sur  cette  ville 
en  proie  ;!  des  douleurs  si  aiguës ,  août  versait  ses  impitoyables 
chaleurs  ;  un  ciel  mat  et  transparent  souriait  à  ces  misères 
cliauffées  par  un  soleil  ardent.  —  «i  Si  noire  mistral  venait, di- 
saient les  Marseillais ,  il  purgerait  l'atmosijhère  et  emj)orlerait 
les  miasmes  venimeux  qui  l'empoisonnent!  »  Le  mistral  vint,  etil 
n'emporta  qu'un  hôpital  de  planches  et  de  toiles,  élevé  à  grand' 
peine  au  Chapitre  pour  y  camper  les  pestiférés.  Le  vent  ayant 
si  mal  réussi,  on  pensa  que  saint  Roch,  patron  delà  santé, 
serait  d'un  meilleur  secours  ;  la  fête  de  ce  saint  arrivait ,  et 
M.  de  Belzunce  organisa  pour  ce jour-lù  une  splendide  procession . 
Jamais  les  solennités  de  la  fête-Dieu  n'avaient  été  si  magnifique- 
ment traitées  :  les  croix,  les  bannières,  les  reliques  de  toutes 
les  i)arroisses  furent  promenées  en  grande  pompe  par  le  clergé, 
revêtu  de  ses  plus  riches  habits.  Les  religieux  de  Saint-Victor 
manquèrent  seuls  à  cette  procession.  Ces  moines  gentilshommes 
n'avaient  pris  de  la  vie  religieuse  que  ce  qu'elle  avait  de  bon  ; 
avec  les  privilèges  de  leur  état  ils  cumulaient  les  agrémens  du 
monde  dans  lequel  ils  étaient  fort  répandus.  Mais  dès  que  le 
fléau  parut,  ils  ne  songèrent  plus  qu'à  leur  salut  et  se  mirent 
en  retraite.  L'abbaye  était  bien  aérée ,  bien  luanlelée ,  bien  pour^ 


220  REVUE  DE  PARIS. 

vue,  ils  s'y  cloîtrèrent,  et  tout  commerce  avec  le  dehors  fut 
soigneusement  interrompu.  Les  sollicitations  des  pauvre* ,  les 
murmures  du  peuple ,  la  colère  de  l'évêque  frappèrent  vaine- 
ment à  leur  porte ,  qui  resta  close.  Quand  le  fléau  fut  dissipé  , 
ils  reparurent,  frais  et  dispos,  s'excusèrent  légèrement,  et  re- 
prirent leur  train. 

La  procession  de  saint  Roch  eut  de  funestes  conséquences  ; 
elle  rompit  de  bonnes  mesures  sanitaires.Ceux  qui  s'étaient  as- 
treints à  une  vie  sédentaire  et  isolée  vinrent  enfouie  assister  à 
cette  cérémonie  votive.  Le  fléau  put  compter  ce  jour-là  tous  ses 
sujets,  mêlés,  confondus,  sans  défense,  et  la  contagion  s'exer- 
ça cruellement  sur  cette  proie.  Dès  ce  moment  le  chiffre  de  la 
mortalité  s'accrutjdans  une  effrayante  progression  :  le  jour  de 
Saint-Louis,  fête  du  roi,  il  mourut  mille  personnes  à  Marseille. 
Impuissans  contre  ce  mal ,  qui  non-seulement  bravait  leur  art, 
mais  encore  rie  ménageait  pas  leur  personne,  les  médecins  fu- 
rent des  premiers  à  fuir  devant  la  peste.  A  peine  en  resta-t-il 
dans  la  ville  quelques-uns  que  l'on  voyait  traverser  les  rues  en 
chaises  à  porteurs .  vêtus  de  houpelandes  en  toile  cirée ,  et  à 
chaque  pas  se  croisant  avec  le  viatique.  Mais  bientôt,  comme  le 
viatique  attirait  à  sa  suite  une  foule  de  dévots  inconsidérés  qui 
l'escortaient  jusque  dans  l'alcôve  des  malades ,  on  fut  obligé 
d'y  mettre  ordre  ,  et  le  sacrement  de  l'extrême-onction  fut  sup- 
primé par  mesure  de  police.  Peu  de  temps  après,  les  offices  fu- 
rent suspendus  et  les  églises  fermées. 

Quand  la  médecine  et  le  culte  lui  manquèrent ,  le  peuple  se 
sentit  perdu  sans  ressource ,  et  entra  dans,  le  désespoir.  Pour 
faire  diversion  A  sa  mortelle  anxiété ,  les  échevins  donnèrent 
une  grande  solennité  à  l'arrivée  des  deux  pluscélèbresmédecins 
deMontpelUer,  MM.  Chicoyneau  et  Yerny,  qui  avaient  répondu 
à  leur  apjjel  et  venaient  combattre  la  peste  avec  les  théories  de 
la  science.  On  reçut  les  deux  docteurs  comme  des  princes.  Les 
chaînes  du  cours  furent  détachées,  et  leur  carrosse  passa  au 
milieu  de  l'allée,  comme  si  c'eût  été  celui  de  M.  de  Villars.  On 
les  complimenta  en  latin ,  en  français  et  en  provençal.  Ces  mes- 
sieurs promirent  merveilles:  ils  avaient  étudié  le  fléau  dans 
leur  bibliothèque;  ils  savaient  par  cœur  le  livre  de  François 
Ranchin,  un  des  jirédécesseurs  de  Chicoyneau  dans  la  chancel- 
lerie de  l'Université  languedocienne;  ils  apportaient  avec  eux 


REVUE  DE  PARIS.  221 

les  traités  d'Ingrescia ,  de  Lemaître,  de  Gastaldi  et  d'Abraham 
Framboisier  ;  mais  toute  cette  doctrine  fut  vaine ,  et  les  assauts 
de  la  science  n'enlevèrent  pas  à  la  peste  une  seule  de  ses  vic- 
times. 

Le  nombre  des  morts  était  si  grand  cliaque  jour  qu'il  n'y 
avait  plus  assez  de  temps  ni  assez  de  bras  pour  les  enlever  et 
les  porter  en  terre.  Les  funérailles  alors  se  firent  en  masse. 
Deux  fois  par  jour  un  tombereau  passait  dans  cliaque  rue,  récol- 
tait les  cadavres,  et,  quand  il  était  plein ,  allait  se  vider  où  il 
pouvait.  Ceux  qui  chargeaient  et  conduisaient  ces  tombereaux 
s'appelaient  des  corbeaux.  Quand  la  peste  les  eut  tous  dévorés, 
les  échevins  demandèrent ,  pour  les  remplacer ,  des  forçats  à 
M.  le  commandeur  de  Rancé,  lieutenant-général  des  galères; 
M.  de  Rancé  en  accorda  vingt-six.  Ces  corjjeaux  rouges  , 
inhabiles  à  leur  nouveau  métier  ,  ne  savaient  ni  atteler  ni  con- 
duire leurs  charrettes,  qui  fonctionnaient  à  travers  toutes  sortes 
d'aocidens  et  de  chutes  ;  mais  en  revanche,  se  souvenant  à  mer- 
veille de  leurs  anciennes  maœuvres ,  ils  mettaient  au  pillage 
les  maisons  dans  lesquelles  ils  allaient  chercher  des  cadavres, 
détroussaient  les  vivans  ,  héritaient  des  morts ,  et  quelquefois 
achevaient  les  malades  par  manière  de  passe-temps  ou  pour 
faire  plus  à  l'aise  leur  besogne  de  voleurs.  La  peste  fit  justice  de 
tous  ces  malandrins.  Après  eux  on  en  demanda  d'autres  qui 
continuèrent  les  mêmes  pratiques ,  avec  la  concurrence  d'une 
foule  de  gens,  prompts  et  ardens  à  exploiter  une  calamité  pro- 
pice aux  plus  violens  brigandages.  Pour  mettre  un  frein  à  ces 
licences,  on  planta  dans  tous  les  carrefours  de  hautes  potences 
aux([uelles  une  justice  expéditive  et  arbitraire  accrochait  les 
criminels ,  qui  rsstaient  là  comme  les  articles  d'un  code  terrible, 
afin  que  personne  n'ignorât  celte  jurisprudence  improvisée.  La 
potence  est  un  spécifique  recommandé  par  tous  les  docteurs  qui 
ont  éeiit  sur  la  contagion.  Ils  sont  d'accord  sur  ce  point,  que  la 
peste  se  cornbat  par  trois  remèdes  souverains,  l'or,  le  feu  et  la 
corde:  l'or  qui  fait  régner  l'abondance,  le  feu  qui  purifie ,  la 
corde  qui  maintient  l'ordie  et  la  discipline. 

Mais  que  pouvait  faire  la  vue  des  supplices,  dans  une  ville  en 
proie  à  d'iiorribies  tortures  ,  et  où  une  mort  inévitable  fauchait 
sans  relâche  ?  La  peste  était  bien  autrement  expéditive  que  toutes 
les  lois  décrétées  pour  la  circonstance.  Aussi  le  pillage  et  le 

19. 


222  REVUE  DE  PARIS. 

meurtre  ne  furent-ils  pas  i)lus  réprimés  que  le  fléau.  Du  reste , 
les  liandils  n'étaient  pas  les  seuls  que  menaçait  la  corde  muni- 
cipale. Comme  il  ne  restait  plus  à  Marseille  ni  chirurgiens ,  ni 
notaires  ,  ni  apothicaires,  ni  boulangers,  ni  sages-femmes,  un 
édit  fut  publié  dans  le  territoire .  enjoignant  à  tous  ces  gens-là 
devenir  reprendre  leur  office  dans  les  vingt-ipiatre  heures, 
sous  peine  de  mort  pour  les  délinquans.  Les  notaires  seuls  revin- 
rent. 

Aucune  peinture  ,  aucune  poésie  ne  saurait  tracer  le  tableau 
qu'offrit  Marseille  depuis  la  fin  du  mois  d'août  jusqu'au  com- 
mencement d'octobre,  époque  où  le  fléau  sévit  avec  le  plus  de 
rage.  11  n'y  avait  plus  ni  police,  ni  administration,  ni  secours. 
Les  liens  de  famille,  l'humanité  ,  la  morale  ,  étaient  anéantis. 
On  voyait  des  malades  ,  chassés  par  leurs  parens  des  demeures 
qu'ils  infectaient,  errer  dans  les  rues,  s'abriter  en  gémissant 
sous  l'auvent  des  boutiques ,  mourir  sur  le  pavé.  Ceux  qui  mou- 
raient dans  les  maisons  étaient  jetés  par  les  fenêtres  ;  on  ne  les 
relevait  pas  et  leurs  cadavres  croupissaient  dans  les  ruisseaux 
ensanglantés.  La  ville  entière  se  lamentait  et  râlait.  Les  morts 
et  les  mourans  encombraient  les  rues ,  le  cours ,  les  quais.  Des 
liommes  ivres  se  mêlaient  aux  agonisans  et  se  roulaient  avec 
eux  dans  d'épouvantables  étreintes.  Avec  les  cadavres,  on  jetait 
par  les  fenêtres  leurs  matelas ,  leurs  bardes ,  leurs  meubles.  Il 
y  avait  des  gens  qui  mouraient  debout,  appuyés  contre  la 
muraille,  et  qui  seniblaienl  méditer dansla  mort.  Il  y  avait  des 
mères  mortes  dont  les  nourrissons  suçaient  encordes  mamelles. 
C'étaient  à  chaque  pas  des  images  sublimes  d'horreur.  Au  milieu 
de  ces  hideux  désastres  marchaientlevol,le  viol,  le  meurtre.  Le 
frein  n'était  nulle  part,  le  lendemain  n'était  à  personne,  on  ne.mar- 
chandait  plus  avec  ses  vices  ni  avec  ses  passions.  En  face  du 
péril ,  se  nouaient  des  intrigues  forcenées ,  éclataient  de  mon- 
strueuses joies.  L'église  seule  resta  grave,  austère,  inébranla!)le, 
au  milieu  de  ces  terreurs  et  de  ce  chaos.  Nuit  et  jour  révêcpie  et 
sa  milice  étaient  sur  le  champ  de  bataille  ;  ils  consolaient  et 
confessaient  les  mourans,  et  recueillaient  leur  dernier  soupir  , 
dit  un  historien ,  comme  si  c'était  de  la  rosée.  Le  fanaticpie 
Belzunce,  devenu  tolérant  en  face  d'une  plaie  si  grande,  n'in- 
terrogeait plus  les  mourans  sur  leur  soumission  à  la  bulle 
Unigenitus  ;  il  donnait  aux  pauvres  les  vingt-cinq  mille  éciis 


REVUE  DE  PARIS.  225 

de  son  épargne ,  et  faisait  proposer  à  tous  les  orfèvres  de  la 
Provence  ses  ornemens  pontificaux  enrichis  de  dorures  et  de 
pierreries.  Mais  nul  ne  voulut  les  acheter  ,  et  chacun  déposa 
son  offrande  dans  la  mitre  derévèque,  qui  lui  revenait  toujours 
pleine  d'aumônes.  Il  ne  put  vendre  que  son  argenterie,  et  long- 
temps après  il  mangeait  encore  fasluensement  avec  de  la  vais- 
selle d'étain.  L'évèque  ,  les  prêtres  et  les  religieux  furent 
vraiment  les  hommes  de  Dieu  en  ces  temps  d'épreuve. 

Sur  ces  entrefaites,  M.  le  commandant  de  Langeron,  chef 
d'escadre  des  galères  et  maréchal  des  camps  et  armées  du  roi, 
ayant  été  nommé  commandant  de  la  ville  et  de  son  territoire, 
arriva  à  la  tète  de  quelques  compagnies  des  régimens  do 
Flandres  et  de  Brie,  et  Marseille  trouva  en  lui  un  gouverneur 
ferme  et  prévoyant.  Des  jours  meilleurs  ne  tardèrent  pas  à  luire. 
L'autorité  maritime  qui ,  lasse  des  demandes  multipliées  des 
échevins ,  avait  fini  ])ar  leur  refuser  des  forçats ,  en  accorda  à 
Langeron  autant  qu'il  en  voulut.  C'était  un  point  essentiel,  car 
la  ville  regorgeait  de  cadavres  qu'il  fallait  enterrer.  On  avait 
les  ensevelisseurs  ,  c'était  beaucoup  ;  il  restait  à  trouver  une 
place  pour  les  séjuiltures. 

Par  une  inconcevable  imprudence,  on  avait  enterré  les  morts 
dans  les  caveaux  d.es  églises  ,  à  une  époque  où  elles  étaient 
encore  ouvertes  et  fréquentées  ;  de  la  sorte,  les  éghses  étaient 
devenues  des  foyers  pestilentiels.  Puis,  fauted'aulre  ressource, 
on  avait  traîné  les  cadavres  sur  le  plateau  de  la  Joliette ,  où  ils 
pourrissaient  depuis  plusieurs  semaines.  Enfin,  on  avait  laissé 
les  morts  sur  la  place  où  ils  avaient  rendu  lame.  Que  faire  de 
tous  ces  cadavres  entassés  à  la  .lohetle,  dans  les  maisons,  sur 
le  pavé?  Où  les  loger?  C'est  ici  que  le  chevalier  Rose  s'immor- 
talisa. 

Le  cheva'ier  découvrit  à  la  Joliette  deux  vieux  bastions 
voûtés.  En  enfonçant  la  voûte  de  ces  bastions ,  on  devait  trou- 
ver deux  cavités  assez  vastes  et  assez  profondes  pour  engloutir 
toutes  les  dépouilles  de  Marseille.  L'œuvre,  seulement,  était 
difficile  et  dangereuse.  Rose  voulut  pour  lui  la  double  gloire  de 
la  pensée  etde  l'exécution.  Il  prit  avec  lui  cent  forçais,  armés  de 
pioches  et  de  pelles,  et  la  tèle  entourée  d'un  linge  mouillé  de 
vinaigre ,  qui  leur  bouchait  le  nez.  L'expédition  s'exécuta  avec 
le  plus  grand  succès  ;  tout  flit  balayé  ;  les  bastions  dévorCrcnf 


324  REVUE  DE  PARIS. 

les  cadavres,  ensevelis  dans  un  linceul  de  chaux  vive.  Des 
forçats  employés  à  ces  funérailles ,  aucun  ne  survécut ,  mais  le 
chevalier  Rose  n'en  fut  pas  le  moins  du  monde  incommodé. 

On  [leut  dire  que  ce  coup  hardi  vainquit  le  fléau.  De  ce  mo- 
ment data  la  période  de  décroissance. 

Tant  qu\ivaient  duré  les  crises  violentes  du  mal ,  Marseille  avait 
été  ahandonnée  à  son  malheureux  sort  ;  la  famine  et  la  misère 
servaient  d'auxiliaires  à  la  peste.  Dès  que  l'état  sanitaire  de  la 
ville. s'améliora,  les  secours  lui  arrivèrent  dé  toutes  parts.  Ce 
furent  d'abord  les  médecins  qui  se  montrèrent  à  mesure  que  le 
mal  disparaissait  L'abondance  vint  ensuite.  Le  pape  fit  savoir 
aux  Marseillais ,  qu'outre  une  foule  des  messes  et  d'oraisons  ,  il 
leur  avait  acheté,  dans  la  Marche  d'Ancône, trois  mille  cinq 
cent  charges  de  blé  que  l'on  embarquait^  sur  trois  navires  à  Ci- 
vita-Vecchia ,  et  que  de  bons  vents  ne  pouvaient  manquer  de 
pousser  en  peu  de  jours  dans  le  port  de  Marseille.  De  riches 
négocians,  quelques  gentilshommes  d'Aix  et  plusieurs  magis- 
trats du  parlement  suivirent  le  bon  exemple  du  Saint-Père. 
Cependant  la  charité  chrétienne  n'avait  pas  seule  guidé  Clé- 
mentXI  dans  son  bienfait.  Il  se  proposait,  par  sa  générosité,  de 
faire  honte  au  Palais-Royal  quiavaitlaisséMarseille^dans  l'aban- 
don. Les  charges  de  blé  étaient  envoyées  en  haine  de  Dubois  , 
autant  que  par  vénération  pour  saint  Lazare  et  par  pitié  pour 
les  Marseillais.  Le  rusé  ministre  comprit  bien  qu'on  voulait  le 
discréditer  et  humilier  son  gouvernement  ;  il  écrivit  aussitôt  à 
Lafitau ,  évèque  de  Sisteron ,  chargé  d'affaires  de  France  auprès 
du  Saint-Siège ,  et  lui  enjoignit  de  mettre  tous  les  obstacles  pos- 
sibles au  présent  du  pape.  Peu  importait  que  les  Marseillais 
perdissent  leur  pain  ù  celle  intrigue.  Heureusement  les  menées 
de  Lafitau  ne  réussirent  pas  mieux  en  cette  occasion  qu'elles 
n'avaient  réussi  jusque-lù  pour  faire  obtenir  à  son  patron  le 
chapeau  de  cardinal  :  le  blé  partit.  Le  régent  alors  se  piqua 
d'honneur  et  fit  passer  à  M.  de  Langeron  un  secours  d'argent. 
Les  princifiaux  actionnaires  de  la  compagnie  des  Indes  en- 
voyèrent des  secours  pareils.  M.  Law  surtout  se  distingua  par 
le  don  d'une  somme  considérable. 

Tout  allait  i)our  le  mieux  ,  lorsque  k;  I"  novembre,  jour  de 
la  Toussaint,  M.  de  Relzunce ,  jaloux  d'imiter  en  tous  points  le 
cérémonial  établi  par  saint  Charles  Borromée  pendant  la  peste 


RE\TJE  DE  PARIS.  225 

(le  Milan ,  pieds  mis ,  la  corde  au  cou  et  la  croix  entre  les  bras, 
sortit  à  la  tête  de  son  clergé ,  et ,  sur  un  autel  dressé  à  l'extré- 
mité du  cours ,  alla  s'offrir  comme  une  victime  exi)ialoire ,  char- 
gée de  toutes  les  iniquités  de  ce  peuple  si  cruellement  flagellé. 
Là,  d'une  voix  tonnante  ,  il  jirononça  un  sermon  véhément. 
Quelques  jours  après  eut  lieu  ,  dans  l'église  des  Accoules.une 
cérémonie  des  plus  dramatiques.  Ces  solennités  religieuses ,  ra- 
menant l'affluence  dans  les  rues  et  dans  les  églises,  furent  le  si- 
gnal d'une  recrudescence. 

En  même  temps  on  apprenait  que  la  tempête,  plus  puissante 
que  Lafitau,  faisait  sombrer,  aux  îles  de  PorcheroUes ,  un  des 
bàtimens  qui  portaient  le  blé  du  pape.  Les  deux  autres  rencon- 
trèrent des  pirates  de  Tunis  qui ,  plus  humains  que  Duliois  ,  les 
relâchèrent  lorsqu'ils  apprirent  quelle  était  leur  pieuse  desti- 
nation. 

La  nouvelle  crise  fut  de  courte  durée,  et  bientôt  la  peste  ne 
régna  plus  que  dans  le  territoire.  Les  bastides  des  environs  de 
Marseille  avaient  été  érigées  en  forteresses  où  l'on  s'était  retran- 
ché contre  la  contagion.  Les  vababonds  qui  en  approchaient 
étaient  reçus  à  coups  de  fusil.  Quelquefois,  les  gens  qui  erraient 
dans  la  campagne  cherchant  un  asile  avaient  fait  le  siège  d'une 
bastide  ,  et  s'y  étaient  logés  de  vive  force,  après  y  être  entrés 
par  la  brèche.  Quand  la  peste  visita  la  campagne,  on  s'empressa 
de  rentrer  dans  la  vi'.le  convalescente.  La  vie  revint  peu  à  peu 
au  sein  de  la  cité.  On  voyait  dans  les  rues  des  passans  pâles  et 
soucieux,  qui,  craignant  encore  la  contagion,  étaient  armés 
de  longs  bâtons,  appelés  hâtons  de  saint  Roch  ,  avec  lesquels  ils 
écartaient  les  gens  qu'ils  rencontraieut  sur  leur  chemin.  On 
n'ouvrait  pas  encore  les  églises ,  mais  il  y  avait  des  autels  élevés 
en  plein  air,  où  Ion  célébrait  les  offices  divins,  et  autour  des- 
quels la  foule  venait  s'agenouiller.  Puis ,  à  mesure  que  le  dan- 
ger s'éloignait,  le  calme  revint,  la  confiance  se  rétablit,  la 
mélancolie  s'effaça.  Les  marchands  rouvrirent  leurs  boutiques, 
le  commerce  renoua  ses  fils  rompus  ;  le  bassin  du  port,  si  long- 
temps vide ,  fut  abordé  par  de  hardis  navigateurs.  Quand  le 
fléau  eut  tout-à-fait  disparu,  Marseille  compta  ses  morts.  Qua- 
rante mille  personnes  avaient  péri  dans  la  ville  et  dix  mille  dans 
le  territoire.  Aix,  qui  avait  pris  les  plus  ridicules  précautions, 
n'avail  pu  se  garder  de  la  contagion  qui  lui  enleva  environ  huit 


226  REVUE  DE  PARIS. 

mille  lialiitans.  Le  parlement  donna  le  spectacle  d'une  insigne 
lâcheté  en  abandonnant  son  siège  pour  se  sauver  à  Saint-Reiuy, 
d'où  ses  arrêts,  formulés  par  la  peur  ,  ne  cessèrent  d'inquiéter 
et  de  vexer  le  pays.  Toulon,  qui  avait  tiré  le  canon  de  ses  forts 
sur  des  bateaux  chargés  d'éniigrans  marseillais,  n'en  fut  pas 
moins  envahi  par  la  i)estequi  lui  prit  quinze  mille  têtes.  A  Arles, 
près  de  sept  mille  personnes  succombèrent  à  la  contagion.  Le 
Palais-Royal  reçut  le  contre-coup  de  ce  désastre  dans  un  mande- 
ment de  l'archevêque  Forbin,  (jui  attribuait  la  peste  aux  vices 
delà  cour ,  au  système  de  Law  et  aux  débordemens  du  réjjenl  et 
de  son  ministre. 

Dès  les  premiers  jours  de  décembre ,  le  mal  avait  complète- 
ment disparu  ,  et  l'année  1721  s'ouvrit  sous  de  brillans  auspices. 
Les  grandes  calamités  sont  toujours  suivies  par  les  réactions 
d'une  joie  insensée.  A  Marseille,  quarante  mille  morts  laissaient 
à  quaranlemille  survivans  leur  opulent  héritage.  Lorsque  la  peste 
eut  levé  ses  terribles  scellés ,  l'épouvante  et  la  douleur  se  calmè- 
rent pour  entrer  en  possession.  Alors,  cette  ville  délivrée  ,  cpii 
sortait  de  son  linceul,  belle  et  rajeunie  ,se  couronna  de  fleurs, 
revêtit  ses  plus  éclatantes  parures  et  remercia  le  ciel  dans  des 
fêtes.  Après  les  vertiges  delà  peur,  Marseille  eut  les  vertiges 
de  la  joie.  Tous  ces  héritiers  se  livrèrent  sans  mesure  [aux  folles 
inspirations  du  plaisir.  Le  repos,  la  prospérité,  l'abondance, 
vinrent  en  même  temps  réparer  tous  les  torts  du  fléau.  Cinq  ans 
après  la  peste,  la  population  marseillaise  était  remontée  au  chif- 
fre de  1719,  tant  la  nature  est  une  bonne  et  féconde  mère! 

Le  chevalier  Rose  fut  mal  récompensé  de  son  dévouement  ;  il 
avait  jeté  toute  sa  fortune  au  fléau  :  on  le  laissa  dans  sa  géné- 
reuse pauvreté.  Quant  à  Belzunce ,  le  régent  lui  offrit  l'évèché 
de  Laon,  que  décorait  la  dignité  de  premier  pair  ecclésiastique: 
Belzunce  refusa  ;  il  ne  voulut  pas  quitlerle  troupeau  pour  lequel 
il  avait  été  si  bon  pasteur  pendant  l'orage.  Le  siège  de  Marseille 
était  celui  de  sa  gloire  et  de  ses  habitudes:  il  y  demeura  pour 
jouir  de  la  reconnaissance  publique  et  continuer  ses  querelles 
avec  le  parlement  d'Aix  et  l'évêque  de  Montpellier.  Il  voulut  bien 
seulement,  pour  réparer  les  brèches  faites  à  sa  fortune  ,  accei>- 
ter  deux  abbayes  considérables.  Dix  ans  après  ,  le  pape  Clément 
XII  l'honora  du  pallium. 
Le  souvenir  de  la  peste  de  Marseilleest  resté  fidèlement  et  pro- 


REVUE  DE  PARIS.  227  . 

fondement  gravé  dans  la  tradition  populaire.  Nous  autres  ,jeunes 
jïens  d'aujourd'hui,  nous  avons  tous  entendu  raconter  cette 
lamentable  légende  par  nos  aïeules ,  dont  les  mères  étaient  con- 
temporaines de  Belzunce  et  de  la  contagion.  La  mémoire  du 
peuple  a  fait  jusqu'ici  ce  que  la  plume  des  histoiriens  n'a  pas  su 
faire.  Un  Thucydide  a  manqué  à  la  peste  de  la  Provence.  L'his- 
toire écrite  du  fléau  ne  se  trouve  que  çà  et  là  par  lambeaux  in- 
formes et  décolorés.  La  peinture  ne  l'a  guère  mieux  reproduit, 
si  ce  n'est  un  tableau  de  Serres  ,  peintre  marseillais ,  qui  a  peint 
la  peste  d'après  nature ,  qui  est  monté  avec  Rose  aux  glacis  de 
la  Jolietle  ,  qui  a  planté  son  chevalet  dans  cette  terre  putride, 
et  a  copié ,  sur  une  grande  et  terrible  toile  ,  cette  grande  et  ter- 
rible scène  d'ensevelissement,  qui  domine  tout  le  drame  funèbre 
de  1720.  Le  tableau  de  Serres,  d'une  effrayante  vérité,  se  trouve 
au  chcàteauBorelli,  magnifique  demeure  des  environs  de  Marseille. 

L'administration  delà  santé ,  qui  possède  un  bas-relief  de  Pierre 
Puget,  représentant  la  peste  de  Milan ,  et  un  tableau  de  David 
sur  la  peste  de  Marseille',  a  voulu  reproduire  sur  tous  les  pan- 
neaux de  la  salle  de  son  conseil  les  épisodes  du  fléau  dont  elle 
est  chargée  de  préserver  la  ville.  Toutes  ces  peintures  exécutées 
A  Paris  sont  de  très-médiocres  ouvrages. 

Cette  peste ,  qui  a  trouvé  les  beaux-arts  si  impuissans  et  la 
littérature  si  ingrate,  a  eu  cependant  un  grand  résultat  littéraire. 
Elle  a  donné  naissance  à  l'Académie  de  Marseille.  Pendant  les 
horreurs  du  tléau,  quelques  citoyens  fugitifs,  qui  avaient  abrité 
leur  terreur  dans  les  environs  de  la  ville,  se  réunissaient  dans 
une  bastide ,  où  ,  pour  chasser  toute  idée  importune  et  s'étourdir 
sur  les  menaces  dudanger,  ils  se  livraient  au  culte  consolateur 
des  muses.  Chacun  de  ces  jours  si  meurtriers  pour  la  ville  était 
rempli  dans  la  banlieue  par  une  séance  poétique.  .Ius(iue-là  le 
jeu  était  innocent  ;  c'était  de  l'hygiène  littéraire,  rien  de  plus. 
Mais  quand  le  fléau  eut  cessé  de  ravager  Marseille  ,  les  séances 
littéraires  rentrèrent  en  ville  avec  les  émigrés  rassurés.  Le  jeu 
avaitété  pris  au  sérieux;  on  luidonna  de  la  consistance  au  moyen 
de  lettres-patentes  qui  fondèrent  l'Académie  de  Marseille. 

Ainsi  celte  Académie  est  née  de  la  peste,  et  c'est  sans  doute 
pour  ne  pas  faire  parler  de  cette  fatale  origine  qu'elle  s'est  tou- 
jours conduite  avec  cette  réserve  et  cette  discrétion  qui  lui  ont 
valu  l'honorable  suffrage  de  M.  de  Voltaire. 

Eugène  Giinot. 


PEINTRES  CONTEMPORAINS. 


LOUIS  ET  THEODORE  GUDIN. 


Il  était  environ  six  heures  du  matin  ;  la  lumière  fausse  et  bla- 
farde d'une  orageuse  journée  d'équinoxe  (le  4  mars  182")  com- 
mençait à  poindre,  et  la  pluie,  fouettée  par  de  violentes  rafales, 
venait  battre  et  ruisseler  aux  vitres  d'un  atelier  de  peinture , 
situé  dans  une  maison  de  la  rue  du  Faubourg-Saint-Ho- 
noré. 

A  la  vive  clarté  d'une  lampe  que  faisait  pâlir  le  jour  naissant, 
assis  auprès  du  feu ,  deux  jeunes  gens  semblaient  écouter  le 
bruit  du  vent  avec  un  plaisir  mélancolique  ,  et  jouir  de  ce 
bonheur  de  contraste  qui  fait  trouver,  pendant  l'orage,  tant  de 
charme  au  bien-être  du  foyer. 

Ces  deux  jeunes  gens  étaient  Louis  et  Théodore  Gudin. 

Tous  deux  étaient  arrivés  à  cette  phase  décisive  de  la  vie  des 
grands  peintres  où  les  longues  et  incertaines  études  ont  porté 
leur  fruit,  où  la  pensée,  jusque-là  confuse,  se  formule  nette- 
ment, où  l'on  dépouille  les  derniers  langes  de  l'école,  parce  que 
le  soi,  l'originalité,  commence  à  poindre.  Phase  unique  dans 
la  vie  de  l'artiste,  où  il  a  comme  une  radieuse  prévision  du  bril- 
lant avenir  tant  de  fois  rêvé  ;  c'est  alors ,  c'est  dans  ces  rares  et 
fiévreux  instans  d'hallucination  que  les  plus  grandioses  con- 
ceptions lui  paraissent  faciles  et  réalisables  ;  c'est  enfin  pour 
lui  l'heure  d'une  sereine  et  noble  confiance  dans  sa  force  et 
dans  sa  volonté. 

Louis  et  Théodore  Gudin  en  étaient  donc  alors  à  celle  époque 
de  leur  carrière,  si  féconde  en  aspirations  et  en  espérances  su- 


REVUE  DE  PARIS.  229 

blimes.  Unis,  dès  l'enfance ,  parle  plus  impérieux  sentiment 
d'affection  fraternelle  ;  plus  trad ,  plus  étroitement  liés  encore 
par  une  entière  parité  de  goût,  de  projets  et  d'études  ;  tous  deux 
originaux  dans  leurs  conceptions,  ils  venaient  de  se  promettre, 
dans  ce  dernier  entretien ,  de  fondre  leurs  deux  génies  en  une 
seule  et  puissante  idée  artistique ,  comme  ils  avaient  uni  leurs 
cœurs  dans  une  sainte  et  profonde  affection,  voulant  imiter  ces 
deux  artistes  de  l'école  florentine ,  qui ,  peignant ,  aux  mêmes 
toiles,  laissèrent  deviner  à  la  postérité  la  part  de  chacun  dans 
ces  glorieux  travaux.  Aussi,  en  songeant  aux  résultats  delà 
fusion  de  ces  deux  talens  si  complets,  on  ne  peut  que  déplorer 
amèrement  la  fatalité  qui  les  sépara;  car  le  hasard  ne  rappro- 
cha jamais  deux  natures  plus  heureusement  douées. 

Avant  de  songer  à  la  peinture,  Théodore  Gudin,  par  une  bien 
singulière  et  peut-être  instinctive  prévision,  s'était  passionné- 
ment épris  du  métier  de  marin.  Un  brave  et  digne  capitaine 
américain,  M.  Burke,  ami  de  sa  famille,  se  chargea  de  son 
apprentissage;  et  Théodore  Gudin,  malgré  les  larmes  de  sa  mère 
et  de  son  frère  Louis,  qui  voyaient  de  funestes  présages  dans 
de  furieux  coups  de  vent  d'équinoxe,  dont  la  violence  causa 
plusieurs  sinistres  au  moment  de  son  départ  de  Dieppe,  Théodore 
Gudin,  dis-je,  appareilla  pour  New- York  le  15  septembre  1819, 
sur  le  Manchester-Packet. 

Après  trois  années  de  navigation  et  de  séjour  en  Amérique, 
Théodore  Gudin  revint  en  France;  les  grandes  scènes  de  cette 
nature  primitive,  l'immensité  de  Tocéan,  les  vastes  solitudes  du 
Nouveau-Monde  avaient  impressionné  vivement  cette  imagi- 
nation rêveuse  et  ardente,  et  le  capitaine  Burke  admira  souvent 
avec  quelle  impassible  témérité  le  grand  peintre  futur,  qui  alors 
ignorait  lui-même  sa  glorieuse  vocation,  malgré  les  plusgrands 
dangers,  épiait  jusqu'aux  moindres  effets  pittoresques  de  la  tem- 
pête ou  de  Toragan,  sans  se  rendre  compte  de  ce  besoin  impé- 
rieux d'observation. 

A  son  retour  à  Paris .  Théodore  Gudin  trouva  son  frère  en 
voie  de  succès  progressifs  ;  car  Louis  Gudin,  guidé  par  la  rigou- 
reuse logique  du  génie,  avait  trouvé  l'inspiration  dans  un  ordre 
de  faits  qui  devaient  sympatiiiser  profondément  avec  la  ten- 
dance naturelle  de  ses  idées  :  —à  son  imagination  bouillante, 
chevaleresque,  mais  Souvent  mélancolique  et  sombre,  il  fallait 

20 


230  REVUE  DE  PARIS. 

im  sujet  fécond  en  coiilrastes  à  la  fois  éclatant  comme  une 
fanfare  de  guerre ,  ou  triste  et  poignant  comme  un  chant  de 
regret.  Il  eut  vite  choisi.  La  gloire  des  armées  de  France  était 
insultée  par  les  partis.  Napoléon  était  à  Sainte-Hélène.  Louis 
Gudin  retraça  nos  batailles  gigantesques  avec  une  âpre  et  brû- 
lante énergie,  et  trouva,  dans  son  indignation,  le  secret  de  cette 
poésie  grandiose  et  mélancolique ,  qui  saisit  à  Taspect  de  ses 
compositions,  immenses  comme  celles  de  Martin,  puissantes  et 
colorées  comme  celles  de  Salvator  Rosa. 

Et  Ton  ne  taxera  pas  ces  paroles  d'exagération,  si  l'on  a 
'seulement  vu  ses  gravures  des  Victoires  et  Conquêtes,  admi- 
rables encore  de  mouvement  et  de  pensée,  bien  qu'un  burin 
malhabile  ait  perdu  en  partie  le  style  et  le  caractère  imposant 
des  originaux. 

Quant  A  ces  derniers,  M.  Théodore  Gudin  les  a  recueillis  à 
grands  frais ,  avec  un  pieux  respect  pour  la  mémoire  de  son 
frère.  Nous  dirons  ,  avec  plusieurs  maîtres  de  notre  école, 
qu'une  suite  de  tal)leaux  conçue  d'après  ces  magnifiques  des- 
sins, telle  que  voulait  et  pouvait  l'exécuter  Louis  Gudin ,  avec 
son  incroyable  vigueur  de  coloris ,  soutenu  de  son  dessin  pur  et 
sévère,  eût  été  une  des  plus  grandes  créations  artistiques  des 
temps  modernes. 

Ce  fut  donc  au  milieu  de  cette  carrière  si  pleine  de  sève,  et 
qui  florissaît  déjA,  que  Théodore  Gudin  trouva  son  frère  Louis, 
en  revenant  d'Amérique,  Les  succès  de  Louis  lui  révélèrent  sa 
vocation  ;  Théodore  déj;"»  grand  peintre  par  la  pensée  et  l'obser- 
vation, céda  facilement  aux  instances  de  son  frère  qui,  par 
l'instinct  d'un  cœur  aimant,  devinait  peut-être  à  quel  avenir  il 
était  appelé.  Aussi,  un  matin  ,  Théodore  Gudin,  accompagné  de 
son  frère,  alla  bravement  déclarer  à  sa  mère  qu'il  serait  peintre, 
et  qu'il  renonçait  ù  la  marine.     '  ' 

L'excellente  mère  fut  aussitôt  de  l'avis  de  ses  fils,  préférant 
de  beaucoup  les  orages  de  la  vie  d'artiste  aux  orages  de  la  vie 
maritime,  et  Théodore  Gudin,  suivant  son  frère  à  l'atelier  de 
Girodet,  se  mit  à  l'œuvre  avec  une  ardeur  incessante. 

De  ce  moment  les  études  de  Théodore  Gudin  ne  furent  plus 
qu'une  suite  de  succès  inespérés,  dont  on  comprend  rincroyal)le 
rapidité,  en  songeant  que ,  pendant  trois  ans,  il  avait  étudié  la 
nature  avec  une  attention  profonde  ;  il  ftè  lui  restait  donc  plus 


REVUE  DE  PARIS.  231 

à  acquérir  que  la  partie  matérielle  de  l'art,  le  faire,  la  main; 
aussi  bientôt  il  sut  traduire  sur  la  toile  le  fruit  de  ses  observa- 
lions,  si  long-temps  méditées,  avec  cette  puissance  et  cette 
vérité  naïve  de  coloris  qui  le  placèrent  si  baut  dans  l'école. 

Ce  fut  alors,  en  se  rendant  compte  de  leurs  progrès  mutuels, 
que  les  deux  frères  eurent  cette  pensée  de  fondre  leurs  deux 
forces  en  une;  et  que  l'on  songe  aux  prodiges  que  cette  pensée 
eût  produits,  si  Louis  Gudin  eût  peuplé  les  vastes  et  admirables 
paysages  de  son  frère,  et  si  Théodore  Gudin  eût  peint  les  hori- 
zons profonds  et  les  cieux  sombres  ou  élincelans  qui  se  dérou- 
laient sur  les  immenses  batailles  de  son  frère!  D'après  cela,  à 
quelle  hauteur  n'eussent  pas  atteint  ces  deux  génies,  éclairés 
par  une  critique  franche  et  soutenus  pai'  une  émulation  tou- 
chante et  fraternelle  ! 

Les  deux  frères  devaient  commencer  par  retracer  cet  épisode 
d'un  Canadien  qui ,  voyant  malgréses  efforts  son  canot  entraîné 
vers  la  chute  d'une  énorme  cataracte ,  se  résigne  et  s'abandonne 
à  l'impétuosité  du  courant.  .      , 

Qu'on  se  ligure  cette  profonde  solitude,  ce  torrent  furieux 
encaissé  dans  un  roc  couvert  d'une  végétation  géante ,  cette 
chute  d'eau  bondissante  et  reflétée  des  derniers  rayons  du  soleil; 
et  puis  ,  au  milieu  de  cette  nature  imposante  et  sombre,  se 
laissantentraîner  àl'abime  qui  l'engloutira  peut-être,  un  homme, 
seul  dans  un  frêle  canot,  qui  s'abandonne  à  cet  épouvatable 
danger  avec  le  calme  stoïque  du  sauvage!...  Quel  tableau?... 
Que  l'on  en  juge  par  le  passé  de  l'un  et  l'avenir  accompli  de 
l'autre!...        .,,,s  ,1   ;..,•,„•■.•..-!'  ■•!•■    •  >  - 

Ce  fut  à  creuser  et  à.,discu,t(irîrexéculion  de  ce  tableau,  qui 
devait  être  d'une  très-graudc  proportion  ,  qu'iuie  partie  de  la 
nuit  du  ô  au  4  mars  avait  été  employée  par  les  deux  frères... 
D'autres  projets  aussi  les  avaient  occupés; une  large  et  féconde 
série  de  travaux  s'était  déroulée  à  leurs  yeux;  jamais  l'avenir 
ne  leur  avait  paru  ]tlus  souriant  et  plus  beau  !  Exaltés  par  ces 
pensées  de  gloire  et  de  poésie ,  ils  ne  pouvaient  dormir  ,  une 
inexplicable  irritation  nerveuse,  qu'ils  attribuaient  au  lemi)s 
orageux  de  réquinoxe,.lesagilait;plusieursfois  les  larmes  leur 
vinrent  aux  yeux  sans  qu'ils  pussent  s'expliquer  pourquoi  ; 
jamais  enfin  leur  conversation  n'avait  été  plus  intime ,  plus 
tendre ,  plus  remplie  de  vœux  fervens  l'un  pour  l'autre. 


232  REVUE  DE  PARIS. 

Lorsque  le  jour  fut  tout-à-fait  haut ,  sur  les  huit  heures  du 
matin,  Louiset  Théodore  Gudin,  avant  de  sortir,  allèrentemhras- 
ser  leur  mère  ;  elle  fit  les  plus  vives  instances  à  ses  fils  pour 
qu'ils  renonçassent  à  aller  naviguer  sur  la  Seine  dans  une 
embarcation  appartenant  à  un  de  leurs  amis.  En  vain  la  pauvre 
mère  leur  représenta  la  violence  du  vent  ,  la  pluie;  les 
deux  frères  persistèrent.  Louis  était  souffrant.  Malgré  cela ,  ils 
partirent. 

Je  l'ai  dit  :  c'était  une  triste  et  orageuse  journée  d'équinoxe  ; 
des  nuages  épais ,  gris  et  rapides ,  chassés  par  l'ouragan ,  cou- 
vraient d'un  reflet  somhre  les  eaux  jaunâtres  de  la  Seine,  qui  , 
soulevées  par  ce  vent  imjjétueux ,  se  brisaient  sur  les  arches  des 
ponts  en  lames  assez  fortes. 

Environ  vers  les  neuf  heures  du  matin,  l'attention  des  curieux 
qui  bordaient  les  quais  fut  attirée  par  la  manœuvre  ,  plus  intré- 
l>ide  que  savante,  d'un  petit  canot  noir  à  lisse  rouge  et  à  pavillon 
blanc,  qui  louvoyait  entre  les  ponts  Royal  et  Louis  XVI.  Le 
vent  était  alors  si  violent,  qu'un  des  plats-bords  de  cette  frêle 
embarcation  rasait  la  surface  de  l'eau  et  menaçait  de  la  faire 
sombrer  à  chaque  instant.  M.  de  Beaumont,  ex-aspirant  de 
marine,  tenait  le  gouvernail;  Théodore  et  Louis  Gudin  étaient  A 
l'avant  de  celte  yole. 

Partis  du  Pont  Royal,  on  les  voyait  arriver  sur  les  culées  du 
l)ont  Louis  XVI  avec  une  effrayante  rapidité.  Quelques  bateaux 
de  blanchisseuses  et  plusieurs  trains  de  bois  encombraient  les 
approches  de  la  première  arche.  Au  lieu  de  virer  de  bord  afin 
de  ne  pas  s'engager  dans  cet  étroit  passage  ,  M.  de  Beaumont 
laissa  malheureusement  porter ,  manqua  la  passe  ,  et  le  canot , 
entraîné  par  le  vent  et  le  courant,  alla  se  briser  contre  l'arête 
de  l'arche. 

Le  choc  fut  si  épouvantable  que  l'embarcation,  mise  en 
pièces ,  coula  presque  àssitôt.  M.  de  Beaumont  est  entraîné  par 
le  courant,  et  disparaît.  Louis  Gudin  disparaît  aussi;  mais  son 
frère,  excellent  nageur,  plonge  pour  le  sauver,  le  saisit  et 
revient  sur  l'eau ,  soutenant  son  fière  évanoui ,  et  appelant  du 
secours  à  grands  cris...  Plus  de  mille  personnes  se  pressaient 
sur  le  pont,  et  regardaient  cet  épouvantable  accident  avec  une 
cruelle  et  imbécile  curiosité...  Pas  une  ne  porta  secours  à  cet 
homme  qui  criait  :  Sauvez  mon  frère .' 


REVUE  DE  PARIS.  235 

Des  gens  du'port ,  des  mariniers  ,  étaient  là  tout  près,  sur  les 
trains  de  bois  :  quoique  dans  un  bateau  àlrames  il  n'y  eût  pas  le 
moindre  danger,  pas  un  n'osa  démarrer  un  canot  pour  aller 
sauver  ces  deux  hommes,  dont  l'un  était  évanoui,  et  dontl'autre, 
s'afFaiblissant  de  plus  en  plus ,  rassemblait  ses  dernières  forces 
pour  crier  encore  une  fois,  avec  l'horrible  accent  du  désespoir: 
Mon  frère  !...  Sauvez  donc  mon  frère  !  !  ! 

—  Rien...  personne  ne  bougea...  Ces  gens  avaient  peur  ,  ou 
pensaient  sans  doute  aux  cinquante  francs  que  rapporte  le  corps 
de  chaque  noyé.—  Aussi  quand  ils  virent  les  deux  hommes  dis- 
paraître; car  Théodore  Gudin  ,  ayant  épuisé  ses  forces  à  lutter 
contre  le  courant,  était  à  son  tour  entraîné  par  le  poids  du 
corps  de  son  frère ,  qu'il  ne  voulait  pas  quitter  ;  quand  ces 
gens,  dis-je ,  eurent  vu  disparaître  les  deux  frères,  trois  ou 
quatre  des  plus  braves  démarrèrent  un  bateau ,  et  s'avancèrent 
prudemment  près  de  l'arche  ;  un  dernier  élan  de  rage  et  de 
désespoir  ramena  un  instant  Théodore  Gudin  à  la  surface  de 
l'eau  ;  un  des  bateUers  lança  son  croc  et  le  manqua...  Un  second 
fut  plus  heureux ,  et  l'atteignit  par  son  collet,  au  moment  où 
il  coulait  à  fond,  et  le  retira  évanoui,  mourant...  mais  il  le 
relira  seul... 

Le  corps  de  Louis  Gudin  fut  retrouvé  un  mois  après ,  mutilé, 
dépouillé  de  tout,  par  les  riverains  de  je  ne  sais  quel  village  du 
bord  de  la  Seine,  qui  lui  coupèrent  un  doigt  pour  lui  voler  une 
bague,  et  cela  à  quatre  lieues  de  Paris ,  et  cela  avec  une  si  exé- 
crable avidité  qu'on  aura  peine  à  me  croire. 

A  peine  revenu  d'une  longue  maladie,  causée  par  cet  effroyable 
événement,  Théodore  Gudin,  sachant  que  le  corps  de  son  frère 
avait  été  retrouvé  dans  ce  village,  s'y  rendit,  pour  lâcher  de  re- 
cueillir tout  ce  ([ui  lui  avait  appartenu  —  Les  pillards  du  cadavre 
avouèrent,  parlèrent  d'une  montre,  d'une  bague,  d'une  chaîne, 
trouvées  sur  un  mort  ;  dirent  qu'ils  savaient  bien  qui  les  avait , 

—  mais  que  pour  ravoir  ces  oiyets  il  fallait  les  payer ,  et  les 
bien  payer...  —  Le  malheureux  frère  offre  le  double,  le  triple 
de  leur  valeur  ;  les  riverains  ne  veulent  rien  entendre.  —  Un  ami 
de  Théodore  Gudin,  outré  d'une  si  épouvantable  cupidité,  court 
se  plaindre  au  maire  de  la  commune,  qui  répond  benoîtement  : 

—  lîélas!  que  voulez-vous,  monsieur?  si  mes  administrés  ont 
ces  objets,  on  ne  peut  pas  non  plus  leur  donner  la  torture  pour 

20. 


234  REVUE  DE  PARIS. 

les  ravoir  ou  leur  prouver  qu'il  les  ont;  le  mieux  est  de  passer 
par  où  ils  veulent.  —  Quand  l'ami  revint,  Théodore  Gudin  avait 
conclu  son  précieux  marché,  en  payant  vingt  fois  la  valeur  de 
ces  ol)jets  qu'il  recherchait  avec  une  si  pieuse  et  si  sainte  avidité. 
—  Cela  s'est  passé  et  se  passerait  encore  A  cinq  lieues  de  Paris , 
en  pleine  civilisation,  quand  le  progrès  nous  déborde.  Cela  s'est 
passé  sur  le  vertueux  sol  où  florissent  tant  de  lois  électorales, 
municipales,  nationales,  départementales...  Et  puis  l'on  ira 
chercher,  pour  nous  épouvanter ,  je  ne  sais  quelles  narrations 
de  la  rapacité  féroce  des  sauvages  de  l'Océanie!.... 

Ce  fut  ainsi  que  mourut  Louis  Gudin  ,  à  peine  âgé  de  vingt- 
deux  ans.  Nous  sommes  heureux  et  tiers  d'avoir  dans  cette  im- 
parfaite esquisse  l)iographique ,  donné  une  analyse  de  cette  vie  si 
courte,  si  remplie,  et  qui  promettait  un  si  riche  et  si  fécond 
avenir  pour  la  gloire  de  l'école  française.  On  se  souvient  du  ta- 
bleau de  Kléber  en  Egypte,  qui  fut  une  des  premières  pages 
exposées  par  Louis  Gudin.  On  a  tout  dit  sur  la  noble  et  lou- 
chante composition  de  ce  sujet  et  sur  la  mâle  énergie  du  colo- 
ris. Un  autre  tableau,  d'une  époque  un  peu  plus  avancée,  et 
qui  se  distingue  déjà  par  la  touche  indélébile  du  grand  maître , 
restera  comme  preuve  éternelle  et  désespérante  de  tout  ce  que 
pouvait  Louis  Gudin.  Ce  tableau  appartient  à  M.  le  colonelFeist- 
hamel ,  qui  a  bien  voulu  nous  laisser  admirer  cette  magnifique 
page  de  nos  annales  militaires. 

Louis  Gudin  était  de  taille  moyenne  et  d'une  vigueur  presque 
athlétique  ;  sa  physionomie ,  ouverte,  franche  et  bonne ,  avait 
parfois  une  expression  de  tristesse  poignante,  surtout  depuis 
qu'une  perte,  irréparable  pourson  cœur,  eut  marqué  sont  front 
du  sceau  du  malheur  et  fait  vibrer  en  lui  une  corde  bien  dou- 
loureuse peut-être,  mais  qui  lui  révéla  tout  un  monde  d'impres- 
sions nouvelles,  et  jeta  sur  ses  plus  éclatantes  conceptions  je  ne 
sais  quel  reflet  sombre  et  mélancolique. 

Si  j'en  crois  mes  souvenirs  et  les  regrets  de  tous  ceux  qui 
l'ont  connu,  Louis  Gudin,  liant,  dévoué ,  plein  de  cœur,  avait 
aussi  une  volonté  de  fer  ;  mais  ce  qui  frappait  surtout  en  lui , 
c'était  celte  expression  de  bonté  gracieuse  et  naïve,  qui  naît 
peut-être  de  la  conscience  d'une  haute  surpériorité  ,  que  nous 
appellerions  pres(pie  la  bonté  de  la  force.  Nous  avons  i)arlé  de 
son  affection  pour  sou  frère  ;  nous  ne  pourrions  lui  comparer 


REVUE  DE  PARIS.  255 

que  son  culte  pour  sa  mère.  Encore  une  fois ,  regrets  éternels 
sur  celle  vie  qui  manqua  si  tôt  et  si  cruellement  aux  destinées 
promises. 

Dans  un  prochain  article,  nous  nous  occuperons  spéciale- 
ujent  de  M.  Théodore  Gudin,  etdfttccjis  remarquables  tableaux 
qu'il  a  exposés  cette  année.;o,q  »i  biiissj. 

Eugène  Sue. 


■1  .SJjpiriqKigoK;    , 
lO'jq  iltp  J9  ç9ij. 
iu;n§^oob'l  oii  9iio/; 

lit  iup   ç9îq\\i^  «9'\ 

uioJ  6  nO  .aibuO  eiuoa  t; 
,U8  J9  J9i,u8  93  9b  noiJieoqfri 
jj  Buij'b  fUcaldeJ  aiJi 
Aioi  lài  iBq  K(.bb  9u;jni' 
'      yJà  97U9'iq  smuK 
)90  .nibiiO  eirr 


i  aiduiF.q^i  I 
i   f  JiCt  J9   'Il 

luI  iup  aicn 

ii'ij(;i'ja  âuiq  fci)8  lue  m 
.yupiloom.l.'irfr  Js  'v: 


UNE  GRAND'MÈRE 

D'AUJOURD'HUI. 


I. 


Autrefois  ,  à  ce  mot  de  grand' mère ,  rimagination  voyait  iiii 
grand  bonnet ,  un  grand  fauteuil ,  des  lunettes ,  et  une  couverture 
de  tricot  pour  le  curé  de  la  paroisse. 

Aujourd'hui!...  oh  !  aujourd'hui ,  c'est  tout  autre  chose. 

Une  grand'mère  ,  c'est  un  être  qui  échappe  A  la  définition  ,un 
être  amphibie  posé  sur  la  frontière  des  deux  âges ,  et  cherchant 
à  arracher  quelques  fleurs  au  pays  qu'elle  quitte ,  pour  en  parer 
celui  où  elle  va. 

Une  grand'mère,  c'est  seulement  une  femme  qui  ne  danse 
plus  et  porte  un  turl)an  au  lieu  d'une  guirlande ,  mais  dont  les 
idées  n'ont  pas  subi  d'autre  changemenlque  celuide  sa  coiffure, 
un  peu  moins  de  fraîcheur,  presque  autant  de  légèreté. 

Autrefois,  une  grand'mère ,  c'était  la  reine  de  la  maison; 
reine  un  peu  despote  peut-être  les  jours  de  rhumatisme ,  mais 
dont  le  sceptre  ressemblait  au  bâton  pastoral,  qui  frappe  quel- 
quefois, mais  protège  toujours. 

Aujourd'hui nous  avons  changé  tout  cela,  comme  dit 

Sganarelle,en  plaçant  le  cœur  à  droite;  et  nous  avons  retranché 
le  cœur  tout-à-fait,  trouvant  quec'était  une  chose  toujours  inutile 
et  souvent  gênante.     .     .     . 

jlmo  (Je  Nangis  était  la  grand'mère  modèle  du  dix-neuvième 


REVUE  DE  PARIS.  237 

siècle ,  le  type  le  plus  parfait  de  \a  jeune  vieille  femme.  Mais 
cliez  elle  du  moins  ,  l'éternelle  jeunesse  n'était  pas  un  ridicule , 
tant  l'illusion  était  complète.  La  nature  la  traitait-elle  moins  mal, 
ou  l'art  mentait-il  mieux  pour  elle  que  pour  les  autres  ?...je  ne 
sais  ;  ce  dont  je  suis  sûr ,  c'est  qu'elle  semblait  avoir  mis  le  signet 
à  la  page  la  plus  brillante  de  la  vie  ,([ue  son  âge  était  introuva- 
ble ,  et  que  si  quelque  contemporaine  jalouse ,  remontant  d'é- 
poque en  époque ,  et  de  souvenir  en  souvenir ,  prétendait  que 
iM'"e  de  Nangis  devait  approcherde  cinquante  ans ,  onse  moquait 
d'elle. 

—  Cinquante  ans!... 

—  Mais  sa  petite-fîUe !  sa  petite-fille!...  car  enfin  Emmelinè 
en  abienprès  de  quatorze,  quoiqu'elle  porte  des  pantalons,  et  sa 
mère  était  déjà  née  en... 

Mais  on  ne  l'écoutait  plus. 

•Ainsi ,  que  M™"  de  Nangis  eût  ou  non  les  terribles  cinquante 
ans ,  rien  encore  ne  pouvait  l'en  avertir  :  rien  !  excepté  cette 
Emmelinè  qui  osait  grandir!  cette  Emraeline,  vivant  extrait  de 
baptême!  Oh!  que  ne  pouvait-elle  la  rejeter^,  l'enfouir,  l'oublier, 
€omme  ce  papier  malencontreux!       '   ..  i,',  . 

M™'=  de  Nangis  avaitbicn  essayé  du  couvent:  et  pendant  toute 
une  année  la  bonne  d'Emmeline  n'avait  été  occupée  qu'à  appe- 
ler sur  elle  la  vocation ,  mais  la  vocation  n'était  pas  venue  :  et 
quoique  M™"  de  Nangis  eût  été  un  moment  tentée  d'employer 
la  violence,  elle  y  renonça,  craignant  le  jugement  du  monde. 
Le  jugement  du  monde,  c'était  la  consience  de  M""»  de  Nangis. 

Il  ne  lui  resta  donc  d'autre  parti  à  prendre  que  celui  de  pro- 
longer l'enfance  d'Emmeline ,  de  la  faire  redescendre  à  la  pou- 
pée et  au  pain  sec  :  et  si  parfois  l'enfant  faisait  place  à  la  jeune 
fille,  si  un  rayon  d'ame  et  d'esprit  venait  annoncer  la  brillante 
saison  qui  s'ouvrait  pour  elle ,  oh  !...  alors  l'orage  grondait,  la 
bourrasque  âpre  et  glacée  s'acharnait  sur  la  pauvre  fleurette 
pour  l'empêcher  de  s'épanouir. 

Heureusement  pour  M"»*  de  Nangis  ,  elle  possédaitune  com- 
pensation à  sa  petite-fille  :  c'était  sa  mère.  M"»»  de  Nangis  avait 
encore  sa  mère:  quelle  bonne  fortune!...  M""  de  Nangis  eût 
plutôt  volé  une  mère  ,  comme  certains  pauvres  volent  des  enfans 
pour  émouvoir  le  cœur  des  passans. 

Jamais  aussi  le  motmaman  n'avait  été  si  doux ,  si  caressant 


238  REVUE  DE  PARIS. 

que  sur  le  lèvres  de  M™"  de  Nangis:  jamais  vieille  femme  n'avait 
été  aussi  entourée  de  soins,  à  une  seule  restriction  près:  il  ne 
lui  était  pas  |)ermis  d'être  vieille  à  son  aise.  La  mère  de  M™"  de 
Nangis  ne  pouvait  en  être  encore  qu'à  l'âge  mûr  ,  comme  sa 
petite-fille  à  l'enfance. 

Ainsi,  son  asthme,  sa  sciatique  et  sa  surdité  étaient  condam- 
nés au  bois  de  Boulogne  le  matin,  et  à  l'Opéra  le  soir. 

Ainsi  tous  les  attril)uts  de  la  vieillesse  lui  était  sévèrement 
interdits  :  elle  ne  pouvait  prendre  de  tabac  qu'en  cachette  :  à 
peine  si  les  douillettes  étaient  tolérées ,  et  on  ne  lui  permettait 
d'autre  dévotion  que  la  messe  d'une  heure ,  à  Saint-Thomas- 
d'Aquin  ,  les  jours  de  grande  fête. 

Il  y  avait  un  chapitre  surtout,  sur  lequel  M"><=  de  Nangisétait 
intlexible ,  c'était  le  rabâchage ,  le  rabâchage  !...  celte  jeunesse 
des  vieux!  ce  dernier  fil  qui  rallache  encore  la  trame  ternie  de 
leur  vied'à  présent  à  la  trame  dorée  de  leur  vie  d'autrefois  !  et  la 
main  cruelle  de  M"""  de  INangis  était  là  toujours  pour  le  casser , 
car  les  souvenirs  de  sa  mère  devaient  s'arrêter  irrévocablement 
■^^'^^9-  ..■.  sfdiiufioi-.;;;!  j, 
•9f.r»<>'^'t''  *;!•'• 

Un  soir  (soir  néfaste  pour  M"»"  de  Nangis  ) ,  la  vieille  dame  , 
dans  un  moment  d'entraînement ,  avait  etfleuré  l'histoire  de  sa 
présentation  à  Louis  XV.  La  jeune  fille  était  par  hasard  descen- 
due dans  le  salon  avant  que  toutesles  visites  fussent  parties! 

C'étaient  là  deux  tragiques  événemens  !  Quant  à  la  présenta- 
tion ,  M"»*^  de  Nangis  l'avait  replâtrée  tant  bien  que  mal ,  en  riant 
aux  éclats  de  la  distraction  de  sa  mère,  qui  sûrement  avait  voulu 
dire  le  premier  consul. 

Mais  Emmeline,  Emmeline! 

Un  des  assidus  de  M"'«  de  Nangis  n'avait-il  pas  remarqué  que 
les  yeux  bleus  d'Emmeline  prenaient  de  l'expression  ! 

Un  autre ,  que  sa  taille  perdait  tout  son  déguingandage  de 
petite  fille! 

Et  sa  grand'mère  frémit  en  songeant  que  peut-être  on  allait 
lui  offrir  d'autres  hommages  que  des  cornets  de  bonbons. 

Jamais  général ,  à  la  veille  de  livrer  bataille  à  un  ennemi  qui 
a  l'avantage  du  terrain ,  et  des  troupes  fraîches ,  ne  passa  une 
aussi  mauvaise  nuit  que  M™«  de  Nangis. 

II  fallait  se  débarrasser  d'Emmeline;  il  le  fallait.  Mais  comment? 


REVUE  DE  PARIS.  239 

Sa  pensée  courait  d'un  expédient  ù  un  autre:  allait,  revenait, 
et  n'arrivait  à  aucun  résultat. 
Que  faire? 

La  marier  !...  s'écria  tout  à  coup  M"'»  de  TS^angis,  inondée 
d'une  lueur  subite. 

Eh  bien!  oui,  la  marier.' la  marier  au  bout  du  monde,  et,  d'ici  à 
six  mois,  personne  ne  se  souviendra  plus  que  j'ai  une  petite-fille. 

Elle  resta  un  moment  pensive. 

Elle  songeait  h  une  ancienne  connaissance  qu'elle  avait  au  fond 
du  Ouercy. 

Puis  elle  sonna  vivement. 

—  Mademoiselle  Sophie ,  une  plume. 
Voici  le  résumé  de  sa  lettre  : 

u  J'attends  un  service  de  votre  vieille  amitié  :  ma  petite-fille 
est  trop  i)auvrepour  se  marier  à  Paris  d'ime  manière  convenable. 
—  N'avez-vous  pas  quelque  voisin  dont  on  puisse  faire  un  mari? 
jeune  ou  vieux,  beau  ou  laid,  aimable  ou  maussade,  cela  ne  fait 
rien  :  Emmeline  est  fort  raisonnable  ,  etc. ,  etc.  » 

Et  voici  le  résumé  de  la  réponse: 

<!  Mon  neveu ,  Maurice  de  Tercy,  part  dans  l'instant  pour  Paris: 
c'est  un  parti  passable,  un  bon  garçon,  et  il  n'est  pas  trop  mal 
pour  un  campagnard.  Je  ne  lui  ai  encore  rien  dit  de  mon  projet; 
jusqu'à présentlemariagerefFarouche  unpeu,  mais  comme  c'est 
à  vous  et  à  votreEmmeline  queje  confiele  soin  de  sa  conversion, 
j'y  compte  entièrement,  et  je  vais  faire  arranger  l'appartement 
de  ma  jolie  nièce.  '■ 

K  Je  suivrai  Maurice  aussitôt  que  ma  goutte  me  le  permettra.  )> 

Ceci  est  la  |)erfeclion!  ...  Emmeline  sera  trop  heureuse!  J'ai 
eu  là  une  idée!...  Et  quant  au  peu  de  goût  de  ce  prétendu  pour  le 
mariage...  allons  donc!...  quelle  fohe!...  un  provincial  sans 
femme!  et  qui  donc  lui  ferait  des  crèmes  le  jour  où  il  donne  à 
dîner  au  sous-préfet  de  l'arrondissement  ? 

—  Mademoiselle  Sophie ,  appelez  Emmeline. 

—  Mon  enfant,  dit  M™"  de  Nangis  en  passant  sa  main  pâle  et 
effilée  sur  les  joues  rondes  et  roses  de  sa  petite-fille,  tout  étonnée 
de  cette  caresse  maternelle  : 

Mon  enfant ,  asseyez-vous  là  et  causons. 


240  REVUE  DE  PARIS. 

Vous  voilà  une  femme ,  Emraeline  ;  il  faut  vous  parler  raison. 

Emmeline ,  de  plus  en  plus  stupéfaite ,  ouvrait  tout  grands  ses 
grands  yeux. 

S'entendre  dire  qu'elle  est  une  femme  !  elle  .'...Peut-être  si  elle 
n'eût  pas  été  sipossédée  de  son  étonnement,  et  de  la  crainte  surtout 
que  lui  inspirait  sa  grand'mère,  Emmeline  eût  souri  de  ce  mot 
raison.  Il  résonnait  si  étrangement  dans  la  bouche  de  M"»"  de 
Nangis ,  de  M™"  de  Nangis ,  la  frivolité  incarnée  !  Cela  ressem- 
blait à  un  son  d'orgue  au  milieu  d'une  contredanse  deTolbecque. 

Emmeline,  je  vais  vous  marier.  M.  deTercy... 

Emmeline  jeta  un  cri. 

Me  marier!... me  marier!...  bon  Dieu! 

Jamais  l'idée  d'un  mari  n'était  venue  à  Emmeline.  Souvent, 
dans  ses  rêves  de  jeune  fille,  elle  s'était  vue  en  robe  de  bal,  son- 
riant  sous  sa  guirlande,  et  faisant  voler  ses  petits  pieds  de  satin 
blanc  sur  le  parquet. Elle  s'était  vue  aussibondissant  sur  un  cheval 
beau  et  fringant  comme  celui  de  M">«  de  Nangis ,  ou  assise  dans 
une  loge  aux  Bouffes. 

Elle  avait  vu  le  plaisir  enfin  ,  mais  rien  que  le  plaisir.  A  l'âge 
d'Emmeline, c'est  asser  pour  remplir  toute  la  tête,  et  tout  le 
cœur  peut-être.  Et  peut-être  aussi  une  pensée  plus  profonde,  une 
émotion  plus  vive  briserait-elle  un  être  si  frêle  ! 

D'ailleurs  un  mari  ne  semblait  guère  à  Emmeline  que  sa 
grand'mère  transformée.  Pendant  son  année  de  couvent,  ne  lui 
avait-on  pas  fait  peur  d'un  mari ,  comme  on  fait  peur  d'un  char- 
bonnier aux  enfans?  Et  jamais  charbonnier  ne  fut  si  noir  aux 
yeux  d'un  marmot  qu'un  mari  à  ceux  d'Emmeline. 

La  pauvre  petite  essaya  donc  de  demander  grâce  ;  mais  sa 
grand'mère  la  terrifiait  si  bien  que  les  paroles  qu'elle  murmura 
purent  être  prises  pour  un  consentement.  Du  moins  MmedeNangis 
.se  garda-t-elie  de  les  comprendre  autrement. 

Elle  luisourit  et  la  renvoya  en  lui  permettant  de  quitter  sa  tenue 
d'enfant. 

Ceci  fut  un  adoucissement  au  chagrin  d'Emmeline. 

II. 

Le  jour  où  Maurice  deTercy  parut  pour  la  première  fois  chez 
Mme  deJVangis,  il  y  avait  du  monde,  et  le  monde  le  plus  àla  mode , 


REVUE  DE  PARIS.  241 

cette  société  exclusive  où  un  nouveau-venu ,  et  un  nouveau- 
venu  de  province  allait  faire  tache,  où  il  allait  tomber  aussi 
dépaysé,  le  pauvre  campagnard ,  qu'un  rustique  moineau  tom- 
bant au  milieu  d'une  volière  de  brillans  oiseaux  du  troi)ique. 
Dieu  sait  aussi  tous  les  coups  de  bec  qu'il  allait  recevoir. 
Quand  on  l'annonça,  son  nom  inconnu,  ou  du  moins  oublié, 
excila  une  sourde  rumeur,  moitié  curieuse,  moitié  hostile,  et  tous 
les  yeux  se  tournèrent  versl'mfrwsavec  une  avidité  de  moque- 
rie qui  eût  fait  remonter  sur-le-champ  dans  la  diligence  tout 
autre  provincial  que  Maurice  de  Tercy. 

Mais  en  un  instant  tous  les  yeux  changèrent  d'expression,  car 
l'homme  qui  entrait  déjouait  entièrement  l'espèce  de  plaisir,  où 
plutôt  de  dédommagement  qu'on  s'en  était  promis. 

On  eut  beau  épiloguer,il  n'y  avait  pas  en  lui  le  plus  léger  ves- 
tige du  Quercy  ! 

Comment  ce  jeune  homme  élevé  aux  antipodes  avait-il  ainsi 
deviné  Paris?  Où  avait-il  pris  cet  instinct  des  bonnes  manières? 
Comment  esquivait-il  à  la  fois,  et  la  politesse  outrée,  et  l'aisance 
familière ,  qui  sont  le  Charybde  et  le  Scylla  des  gens  de  pro- 
vince ?  Comment  avait-il  traversé  sans  se  ternir  une  vie  passée 
entre  des  amours  de  petite  ville  et  la  chasse  aux  bécassines? 

M™e  de  Nangis  surtout  s'y  perdait.  Il  y  avait  si  loin  de  ce 
Maurice-là  au  Maurice  qu'elle  avait  marié  à  Emmeline  dans  sa 
pensée!  Aussi ,  à  peine  son  regard  connaisseur  se  fut-il  promené 
sur  lui,  depuis  l'extrémité  de  ses  cheveux  jusqu'à  l'extrémité  de 
son  soulier,  etjugé  de  Yorthodoxie  de  tout  son  extérieur,  à  peine 
eut-il  prononcé  ses  quelques  mots  d'introduction  avecleT^wr  ac- 
cent delà  bonne  compagnie ,  que  M™^  de  Nangis  sentit  s'évanouir 
ses  projets, et  qu'elle  se  dit  tout  bas: 
ic  II  n'épousera  j)as  Emmeline.  » 

Quant  à  Emmeline,  qui  sait  ce  qu'elle  avait  pensé  ,  ce  qu'elle 
avait  senti,  après  que  le  regard  furtif  qu'elle  avait  jeté  sur  luise 
fut  de  nouveau  caché  sous  ses  longs  cils  ? 

Était-ce  son  ancienne  frayeur? était-ce  autre  chose?  Qui  a  ja- 
mais vu  clair  dans  un  cœur  de  toute  jeune  fille ,  ce  pays  où  le 
jour  n'est  pas  encore  levé ,  où  l'observateur  marche  à  tâtons , 
plus  trompé  que  guidé  par  la  lueur  incertaine  qui  le  précède  ? 

Et  de  tous  les  cœurs  déjeunes  filles,  celui  d'Emmeline  était  lé 
plus  indéchiffrable,  tant  la  contrainte  où  elle  était  élevée,  tant 

2! 


249  REVUE  DE  PARIS. 

la  froideur  pétrifiante  de  M'nsdeNanfifis  refoulaient  en  elle-même 
toutes  ses  pensées.  Peut-être  en  divinrenl-elles  plus  profonde, 

peut-être  son  ame  comprimée  gagnat-elle  en  énergie  ce  qu'elle 
perdait  en  abandon.  Mais  toute  fraîcheur  d'idées  et  d'émotions 
était  perdue ,  et  j^  peine  en  Irevoyait-on  sa  véritable  forme  sous  l'en- 
velop|)e  de  timidité  dont  sa  grand'mère  était  parvenue  à  la  couvrir. 
Ce  fut  ce  soir-là  surtout  que  M'""  deNangis  s'étudia  à  éteindre 
Emmeline,  et  qu'elle  fit  peser  son  regard  sur  elle,  plus  lourd, 
plus  écrasantque  jamais;  car  jamais  Emmeline  n'avait  été  aussi 
jolie  que  ce  soir-là,  où  son  imprévoyante  grand'mère,  ne  comp- 
tant que  sur  im  fashionable  de  chef-lieu  de  canton ,  s'était  im- 
prudemment amusée  à  l'embellir. 

Que  de  malédictions  elle  donnait  A  présent  au  dahlia  dont  l'é- 
toile se  balançait  avec  tant  de  grâce  sur  les  tresses  noires  et  ve- 
loutées d'Emmeline,  à  la  gaze  qui  Hottail  comme  une  blanche 
vapeur  autour  de  cette  petite  divinité  de  i)ension  !  Que  de  malé- 
dictions elle  leur  donnait,  ù  présent  qu'il  était  urgent  que  la  pe- 
tite divinité  n'obtînt  pas  de  culte,  et  qu'elle  retombât  sur  la  terre, 
dût-elle  se  briser  dans  sa  chute  ! 


III. 


Maurice  de  Tercy  était  devenu  l'habitué  de  la  maison,  mais  pas 
un  mot  de  mariage  n'était  prononcé;  Emmeline  s'étonnait,  et 
bientôt  elle  s'attrista.  Trop  craintive  pour  oser  faire  une  ques- 
tion â  M""' de  Nangis,  elle  restait  dans  son  incertitude,  etchaque 
jour  elle  en  souffrait  davantage. 

Pauvre  Emmeline!...  Comment  aurait-on  parlé  d'une  choseà 
laquelle  M™"^  de  Nangis  ne  pensait  plus,  à  laquelle  Maurice  n'a- 
vait jamais  pensé?  D'une  chosequiétait  restée  étrangère, incon- 
nue â  tout  ce  qui  les  entourait? 

Et  des  larmes  venaient  aux  yeux  de  la  jeune  fille  en  voyant 
ceux  (le  Maurice  glisser  sur  elle ,  ou  ne  s'y  arrêter  que  pour  lui 
sourire  comme  à  une  enfant. 

Hélas  !  l'enfant  s'était  sentie  grandir  tout  â  coup  ;  les  battemens 
de  son  cœur  avaient  rompu  ses  lisières  ! 

<i  C'est  inouï!...  pensait  quelquefois  Emmeline:  il  ne  s'occupe 


REVUE  DE  PARIS.  245 

que  de  ma  grand'mère  !  —C'est la  faute  de  cet  oncle  de  province 
aussi!  —  Il  lui  aura  persuadé  qu'un  prétendu  ne  devait  parler 
qu'aux  parens  jusqu'au  jour  du  mariage!  Il  faut  convenir,  pour- 
suivait Emineline  en  soupirant,  que  pour  un  jeune  homme,  M. 
Maurice  lient  bien  aux  vieilles  idées!  )• 

Oui,  Maurice  ne  s'occupait  que  de  sa  grand'mère,il  ne  l'avait 
regardée,  elle,  que  le  ten)ps  de  se  dire  :  u  Elle  sera  jolie.... ii  Et 
bien  vite  son  attention  s'était  portée,  s'était  lixée  sur  celle  autre 
femme  qui  l'était  encore,  qui  était  à  la  mode  surtout!  — La 
Mode!...  c'était-là  le  mot  tout-puissant  pour  3Iaurice.  VàMode! 
il  semblait  que  cette  magicienne  eût  tracé  autour  de  lui  un 
cercle  dont  ses  idées,  ni  même  son  cœur,  n'osassent  sortir. 

II  faut  bien  en  convenir,  3Iaurice  n'avait  |)as  échappé  en  tout 
à  la  province;  la  crainte  de  paraître  provincial  le  tyrannisait; 
il  avait  été  trempé  dans  l'air  de  Paris  comme  Achille  dans  le 
Styx.  Un  point  était  resté  vulnérable.  Il  avait  vu  qu'à  Paris, 
beaucoup  de  femmes  qui  ne  sont  plus  jeunes ,  sont  plus  entou- 
rées que  celles  qui  le  sont  trop  ;  et  entie  Emmeline  et  M'""^  de 
Nangis,  il  n'hésita  pas.  C'était  la  pâquerette  des  champs  à  côté 
d'une  Heur  de  serre  ;  l'une  était  bonne  pour  un  bouquet  de  vil- 
lage, l'autre,  sa  vanité  voulut  s'en  parer. 

Ainsi  ce  travers  d'esprit  de  Maurice  vint  encore  aider  à  l'u- 
surpation de  M'""  de  Nangis  !  Il  vint  se  faire  le  compère  de 
cette  escamoteuse  de  succès  ! 

Dans  l'extrême  jeunesse,  on  ne  comprend  pas  ces  passions 
factices  de  l'ame,  la  fatuité  et  la  coquetterie  ;  et  la  naïve  Emme- 
line ne  cherchait  qu'en  elle-même  la  cause  de  l'indifférence  de 
Maurice,  et  Emmeline  s'accusait,  se  détestait! 

C'est  que  je  dois  lui  paraître  stupide!  Comment  pourrait-il 
soupçonner  une  ame,  une  intelligence  sous  cette  crainte  qui 
m'oppresse,  qui  m'étouffe!...  Sij'osais...ah!  si  j'osais....  II  m'ai- 
merait peut-être  !  —  Et  elle  essayaitd'oser.— Mais  c'était  avec  un 
instinct  si  merveilleux  que  M^'^  je  Nangis  devinait  les  jours  où 
Emmeline  s'était  dit  :  it  Je  veux  lui  plaire,  d  que  ces  jours-là  , 
avant  que  ses  yeux  se  fussent  levés  tout-à-fait,  avant  que  sa  voix 
fût  arrivée  jusqu'à  ses  lèvres.  M'""  de  Nangis  appelait  au  secours 
ou  la  rudesse  ou  l'ironie,  et  les  yeux  d'Emmeline  ne  jetaient 
plus  qu'un  regard  effaré,  —et  ses  lèvres  se  fermaient,  n'ayant 
laissé  échapper  qu'un  sourd  et  gauche  murmure  ! 


244  REVUE  DE  PARIS. 

Tandis  qu'Emmelline  attachait  ainsi  sur  Maurice  toutes  ses 
émotions ,  soit  d'espérance,  soit  de  découragement  ;  tandis  qu'elle 
se  laissait  envahir  par  ce  sentiment  trop  fort  pour  elle,  lui, 
fasciné  par  l'éclat  du  monde,  entraîné  par  son  mouvement,  ne 
savait  plus  rien  de  lui-même.  — Peut-être  existait-il,  tout  au 
fond  de  ses  pensées ,  un  regret  pour  cette  jeune  tille,  si  belle  et 
si  pure,  cette  jeune  tille  dont  il  n'avait  qu'à  se  laisser  aimer  pour 

être  heureux Mais  M""^  de  Nangis  était  là  [K)ur  l'empêcher 

de  descendre  au  fond  de  ses  pensées ,  et  s'emparer  de  toute  sa 
vanité  pour  combattre  ce  qui  lui  restait  de  cœur  ! 

Les  choses  en  restèrent  au  même  point  pendant  trois  mois.— 
Il  semblait  que  ce  drame  de  boudoir  ne  dût  jamais  avoir  de 
dénouement;  et  ceux  des  spectateurs  qui  avaient  deviné  quelque 
chose  de  l'intrigue  s'étonnaient  de  la  lenteur  de  l'action.— Mais 
Mme  (Je  Nangis  songeait  à  assurer  son  succès,  et  nou  à  se  pres- 
ser d'en  jouir. 

Au  bout  de  ces  trois  mois ,  deux  événemens  varièrent  un  peu 
l'intérieur  de  M™^  de  Nangis.  Sa  vieille  mère  mourut  d'un  ca- 
tarrhe qu'on  s'opiniâtra  à  nommer  un  rhume,  et  l'oncle  de 
Maurice  arriva. 

En  voyant  le  marquis  de  Tercy,  on  s'exphquait  comment  son 
élève  s'était  sauvé  de  \a  provinciatité ,  tant,  en  dépit  de  son 
séjour  prolongé  loin  de  Paris,  il  en  avait  religieusement  conservé 
les  pures  traditions. 

Le  marquis  de  Tercy,  par  l'élégance  de  ses  manières,  et  peut- 
être  aussi  par  la  sécheresse  de  son  ame,  semblait  être  un  por- 
trait vieilli  de  Maurice;  etl'on  reconnaissait,  dans  son  caractère, 
les  mêmes  traits  grossis  par  les  années.  Lui  aussi  s'était  laissé 
user  le  cœur  parle  frottement  du  monde. 

Mais  Emmeline  ne  vit  rien  de  cela.  Que  lui  importait,  à  elle, 
le  caractère  de  l'oncle  de  Maurice?  —  L'essentiel,  c'était  qu'il 
fût  arrivé.  —  De  ce  moment,  tout  s'éclaircissait  pour  elle.  —  Le 
retard  de  son  mariage  :  c'était  son  absence  qui  en  avait  été 
cause.  Le  silence  de  3Iaurice  :  ce  n'était  plus  que  la  réserve 
convenable  avec  une  aussi  jeune  personne.  —  Et  puis,  toutes 
les  matinées  ne  se  passaient-elles  pas  à  présent  en  conférences 
entre  sa  grand'mère ,  le  marquis  et  le  notaire  de  la  famille?  — 
Et  puis  encore ,  l'oncle  de  Maurice  n'avait-il  pas  avec  elle  la 


REVUE  DE  PARIS.  345 

manière  à  la  fois  protectrice  et  empressée  d'un  oncle  à  venir  ? 
De  minute  en  minute,  Enimeiine  s'attendait  donc  à  ime  com- 
munication officielle.  Aussi  son  cœur  batlitbien  fort  lorsqu'un 
matin  M""  Sophie  vint  l'avertir  que  sa  grand'mère  la  demandait. 

—  C'est  cela  !  oh  !  mon  Dieu ,  c'est  cela  !  —  Et  ses  jambes  flé- 
chissaient en  descendant. 

En  entrant  dans  le  boudoir  de  M™'=  de  Nangis,  elle  se  jeta  vile 
sur  une  chaise;  la  tète  lui  tournait  horriblement.— D'un  regard 
rapide ,  elle  interrogea  le  visage  de  sa  grand'mère  ;  mais  ce  vi- 
sage ne  disait  rien.  Elle  continuait ,  avec  le  plus  grand  calme ,  à 
compter  les  points  de  sa  tapisserie. 

...Trois...  quatre...  —  Emmeline ,  cherchez-nioima  soie  plate. 
Cinq...  Eh  bien?...  six...  sept... 

Emmeline  avait  bousculé  tous  les  pelotons,  mêlé  tous  les  éche- 
vau.\ ,  sans  trouver  la  soie  plate. 

...  Huit...  —  Laissez-moi  chercher.  Vous  êtes  si  maladroite  î 

Puis  un  long  silence,  pendant  lequel  M'°<'  de  Nangis  nuançait 
ses  fleurs ,  pendant  lequel  Emmeline  pâlissait  et  tremblait. 

—  Eh  bien  !  dit  enfin  sa  grand'mère  d'un  ton  insouciant,  com- 
ment trouvez-vous  M.  de  Tercy  ?Le  moment  approche  où  il 
faudra  enfinir  ;  et  aussitôt  notre  grand  deuil  éclairci...  Apropos 
de  deuil,  regardez  donc  dans  l'Jlmanach  royal;  il  me  semble 
que  nous  pouvons  quitter  la  laine.  Mais ,  vous  ne  répondez  pas , 
Emmeline.  Comment  trouvez-vous  votre  mari?  Bien,  n'est-ce 
pas? 

—  Oui,  maman,  dit  Emmeline  bien  bas.  Et  ses  joues  redevin- 
rent aussi  roses  qu'avant  son  chagrin. 

—  Et  je  pense ,  ma  chère ,  que  vous  êtes  guérie  des  terreurs 
d'enfant  dont  m'a  parlé  votre  bonne. 

—  Oui,  maman  ,  dit  Emmeline  encore  plus  bas.  Et  cette  fois 
ses  joues  passèrent  des  teintes  d'une  rose  à  celles  d'une  pèche. 

—  J'étais  bien  sur  qu'il  vous  plairait.  Son  extérieur  n'a  rien  de 
désagréable  ;  il  a  des  manières  parfaites  ,  dej'esprit...  beaucoup 
d'esprit,  hein? 

—  Et  mais...  il  me  parle  si  peu. 

—  Si  peu  !  Il  me  semble  cependant  qu'il  s'occupe  de  vous  au- 
tant et  peut-être  plus  que  les  convenances  ne  le  permettent. 

EmmeUne  étonnée  écoutait, 

—  Vous  devenez  exigeante,  ma  petite;  mais ,  de  l)onne  foi, 

21. 


246  REVUE  DE  PARIS. 

vous  ne  pouvez  pasaltendre  deM.de  Tercy  un  amour  de  roman. 
C'est  un  peu  un  soleil  de  novembre. 

Une  idée  bouleversante  troubla  un  instant  la  tête  d'Emme- 
line. 

—  Mais  non ,  non,  ce  n'est  pas  possible ,  pensa-t-elle  aussitôt. 

—  Ainsi  je  peux  dire  à  31.  de  Tercy  que  vous  n'êtes  pas  trop 
effrayée  de  ses  cheveux  gris. 

—  Ses  cheveux  gris  î...  M.  Maurice  des  cheveux  gris  l 
Un  éclat  de  rire  bruyant  accueillit  cette  exclamation. 

Et  qui  vous  parle  de  Maurice ,  mon  enfant  ?  Nous  jouons  donc 
au  propos  interrompu  ? 
Emmeline  sanglotait ,  le  visage  enseveli  dans  ses  mains. 

—  Oh  !  maman ,  maman  ,  pourquoi  m'avez-vous laissé  croire? 

—  Croire  quoi?  Vous  perdez  la  tête,  Emmeline.  Dites,  vous 
aî-je  jamais  nommé  Maurice  ?  Et  depuis  qu'il  est  ici ,  serait-il 
naturel  que  je  ne  vous  en  eusse  pas  parlé,  si  c'était  lui?  Est-ce 
ma  faute  à  moisi  vous  vous  êtes  imaginé  qu'on  allait  marier  une 
enfant  comme  vous  à  un  enfant  comme  Maurice?  En  ménage, 
il  faulbien  quela  raison  soit  d'un  côté  ou  de  l'autre.  Mais  allons, 
ne  parlons  plus  de  ce  quiproquo  ,  et  tâchez  surtout  de  sécher 
vos  yeux ,  car  vous  faites  peur. 

—  En  grâce ,  en  grâce ,  maman  ! 

Emmeline  à  genoux  répétait  encore:  Grâce ,  grâce  !  mais  sa 
grand'mère  était  sortie  de  la  chambre;  elle  rouvrit  seulementia 
porte  un  moment  pour  lui  crier: 

—  J'ai  oublié  de  vous  dire  que  votre  mariage  est  fixé  au  15 
juillet. 

On  était  au  30  juin. 


IV. 


Un  soir  Emmeline  était  seule.  Sa  grand'mère  et  M.  de  Tercy 
étaient  sortis  ensemble  pour  des  emplettes  de  noce.  La  journée 
s'était  passée  à  parler  de  la  corbeille,  et  Emmeline,  résignéeou 
[>lutôt  anéantie  ,  était  là ,  er|tourée  de  ses  parures ,  sans  mouve- 
ment, presque  sans  pensée. 

Maurice  entra. 


REVUE  DE  PARIS.  247 

Jamais  ellenes'étail  trouvée  seule  avec  lui,  elle  se  leva  toute 
troublée  ,  retomba  sur  son  fauteuil  ,  et  essaya  de  sourire  ;  mais 
ce  sourire  du  chagrin  était  bien  plus  triste  que  des  larmes. 

—  Bon  Dieu  !  ma  jolie  tante  ,  comme  vous  voilà  pâle ,  dit  légè- 
rement Maurice.  Êtes-vous  malade? 

—  Malade?  Non,  je  suis  très-bien.  Et  elle  passa  sa  main  sur 
son  visage  pour  cacher  qu'elle  pleurait.  Maurice  l'écarla  douce- 
ment. 

—  Comment!...  du  chagrin!...  Est-ce  que  vous  n'êtes  pas 
contente  devons  marier,  Emmeline?  Tousserez  cependant  si 
gentille  avec  cela  ! 

Il  posait  sur  les  cheveu.K  d'Emmeline  son  voile  de  mariée. 

—  Olez-le!  ôtez-le  !  c'est  lourd  ,  cela  m'écrase! 

Il  y  avait  presque  de  l'égarement  dans  les  yeux  d'Emmeline. 
Il  n'y  prit  pas  garde. 

—  Au  fait!  pauvre  petite,  on  vous  fait  passer  un  peu  vite  de 
|a  poupée  au  mari.  Mais,  voyez-vous,  Emmeline,  ajouta-t-il 
en  riant,  quand  vous  serez  plus  grande,  vous  comprendrez 
qu'un  mari  c'est  encore  une  poupée  qu'on  laisse  là  quand  elle 
ennuie. 

Emmeline  ne  l'écoutait  plus.  Une  idée,  d'abord  vague  ,  puis 
plus  distincte,  puis  enfin  toute  puissante,  s'emparait  d'elle. 

—  Oui,  oui,  pourquoi  me  refuserait-il  ?  Il  peut  me  sauver, 
lui  !  Il  me  sauvera  ! 

—  Monsieur  Maurice...  Elle  s'arrêta,  confuse  de  ce  qu'elle 
allait  dire.  Mais  la  pendule  sonna  l'heure  où  sa  grand'mère  allait 
rentrer;  il  ne  lui  restait  plus  qu'un  instant. 

—  Oh!  monsieur  Maurice,  je  vous  conjure,  promettez  que 
vous  aurez  pitié  de  moi! 

Maurice  la  regardait  avec  étonnement ,  avec  émotion.  Et 
comment  n'eùl-il  pas  été  ému  par  ce  contraste  des  traits  encore 
enfans  d'Emmeline ,  et  de  l'énergie  de  douleur  qui  les  boulever- 
sait ?  de  ses  lèvres  qui  ne  semblaient  faites  que  pour  sourire  et 
chanter  ,  et  où  se  pressaient  des  paroles  de  désolation  ? 

—  Dites ,  Emraehne ,  oh  !  dites-moi ,  que  puis-je  faire  ?  Le 
cœur  de  Maurice  se  réveillait. 

—  Empcchez-moi  d'épouser  votre  oncle  !  empêchez-le  ! 

—  Mon  pauvre  oncle!...  Ainsi ,  vous  ne  l'aimez  pas?  Mais,  je 
vous  le  ré|)ète,  que  puis-je  faire?  Pourquoi  avoir  attendu  si 


248  REVUE  DE  PARIS. 

tard  ?  pourquoi  n'avoir  pas  parlé  à  M^^  de  Nangis?  Elle  est  bonne; 
elle  eût 

—  Bonne  !  répéta  Erameline  avec  amertume  ;  bonne  !...  Et  sa 
volonté  est  comme  un  lien  de  fer  qui  me  presse  le  cœur  !  Et  mes 
pauvres  faibles  mains  ne  peuvent  pas  l'écarter!  Mais  les  vôtres! 
Maurice ,  les  vôtres  le  pourraient  !  N'est-ce  pas  que  vous  parle- 
rez pour  moi  !  que  vous  lui  direz  qu'il  faut  qu'elle  en  ait  pitié  ? 
Et  que  si  ce  mariage  s'acbève...  Non,  non,  elle  ne  voudra  pas 
me  tuer  devant  vous  ! 

Les  larmes  d'Emmeline  coulaient  rapides ,  intarissables  ;  à 
peine  avait-elle  le  temps  de  les  essuyer,  pom' que  son  regard 
obscurci  pût  encore  chercher  celui  de  Jlaurice. 

—  Et  à  lui  aussi ,  vous  lui  parlerez.  Vous  lui  direz  que  je  ne 
l'aime  pas  ,  que  je  ne  l'aimerai  pas ,  que  j'en  aimerai  un  autre... 

Maurice  la  regardait  en  silence,  aussi  occupé  de  sa  pensée  à 
Inique  des  paroles  d'Emmeline.  11  la  contemplait  avidement, 
curieusement,  comme  s'il  ne  l'eût  jamais  vue;  il  se  laissait  aller 
avec  charme  à  cette  émotion  toute  nouvelle  ;  il  plongeait  dans 
l'ame  d'EmmeUne,  comme  pour  y  chercher  un  complément 
d'existence  qui  lui  avait  mamiué  jusqu'alors. 

—  Que  le  monde  soit  maudit  !  Peut-être  le  bonheur  était  là .' 
pensait  il.  Et  maintenant... 

—  Oh  !  oui ,  je  le  vois ,  vous  prierez  pour  moi.  Je  vous  aimerai 
tant!  Mais  qu'est-ce  que  cela  vous  fait  que  je  vous  aime? 

• —  Ce  que  cela  me  fait ,  Emmeline  ? 

Et  Maurice  sentait   son  ame  de  vingt  ans ,  son  ame  engour- 
die ,  morte  jusqu'à  ce  jour ,  il  la  sentait  ressusciter  en  lui! 
Mais  hélas!...  cela  ressemblait  à  l'action  du  galvanisme. 
L'ame  cadavre  retomba. 
M™«  de  Nangis  rentrait. 


Tout  s'apprêtait  pour  le  mariage ,  et  pourtant  Emmeline  es- 
pérait encore.  Il  m'a  promis  de  me  défendre:  son  regard,  du 
moins ,  l'a  promis  ;  il  me  défendra  ! 

Et  Emmeline,  confiante  en  lui,  ne  voyait  rien  de  ce  qui  l'en- 


REVUE  DE  PARIS.  349 

touralt.  Elle  regardait  dans  son  souvenir  Maurice  lui  parlant 
presque  d'amour ,  el  la  jeune  fille  laissait  encore  ses  pensées 
s'envoler  vers  ce  ciel  qu'elle  s'était  fait.  Bien  des  nuages  le  cou- 
vraient; mais  les  nuages  du  matin  sont  si  légers  ! 

Oh!  si  elle  avait  su,  la  pauvre  ignorante  Emmeline,  ei  elle 
avait  su ,  elle  n'eût  pas  espéré  du  moins  ! 

Mais  elle  ne  savait  rien,  elle  ne  savait  pas  que  jamais  une 
vieille  femme  n'a  pitié  d'une  jeune ,  et  qu'un  homme  aime  sou- 
vent mieux  son  amour-propre  que  son  amour  ! 

Elle  ne  voyait  pas  ces  deux  vanités  s'agiter  autour  de  son 
bonheur  pour  le  dévorer. 

Et  c'était  cette  soirée  sur  laquelle  reposait  l'espérance  de  ce 
bonheur ,  c'était  elle  qui  l'avait  ruiné. 

D'un  regard ,  M"®  de  Nangis  avait  surpris  ce  qui  se  passait 
dans  le  cœur  de  Maurice  ;  elle  l'avait  vu  se  ranimer  et  refleurir 
sous  les  rayons  de  ce  jeune  amour,  et  elle  le  sécha  de  nouveau. 

Pour  un  fat,  un  succès  n'est  pas  un  succès  s'il  n'est  connu , 
s'iln'est  envié,  et  ses  yeux  s'attachent  bien  moins  sur  le  but 
que  sur  les  spectateurs  qui  l'y  voient  arriver.  Rendre  ce  succès 
douteux  |)Our  Maurice,  pour  les  autres  surtout,  c'était  là  le 
moyen  i4ifaillible  de  lui  redonner  l'élan  qui  semblait  l'abandonner 
et  M^'^  de  Nangis  s'en  saisit.  Il  fallait  qu'il  pût  se  croire  au  mo-^ 
ment  d'être  dépassé,  el  alors...  alors  Emmeline  nelui paraîtrait 
plus  qu'une  entrave,  il  la  briserait. 

Ainsi  jamais  M™»  de  Nangis ,  dans  les  jours  les  plus  brillans 
de  sa  brillante  jeunesse ,  ne  s'entoura  d'autant  d'hommages; 
jamais  elle  ne  leur  sourit  avec  plus  de  grâce ,  jamais  elle  ne  glissa 
plus  légère  dans  sa  vie  de  coquette.  Ainsi  chacun  se  demanda: 

—  Maurice  sera-t-il  ou  ne  sera-t-il  pas  l'amant  de  M™<'  de 
Nangis  ? 

Maurice  vit  ce  doute  et  il  s'en  irrita  ;  et  pour  le  confondre  il 
renia  tout  ce  qu'il  y  avait  de  bon  en  lui,  et  le  bruit  de  la  vanité 
couvrit  la  voix  du  cœur. 

Son  succès,  eut-il  delà  peine  à  l'obtenir?  Peut-être  oui?  Eut-il 
delà  peine  à  l'afficher?  Non.  Les  jeunes  femmes  cachent  une 
liaison  :  celles  qui  ne  le  sont  plus  la  montrent. 

Un  amant ,  c'est  une  parure. 


250  REVUE  DE  PARIS. 

Tout  était  fini  pour  Emmeline. 

Qu'éprouva-t-elle  lorsqu'elle  en  fut  assurée?  Onnelesutpas, 
elle  ne  dit  pas  un  mot  de  plainte.  Seulement  le  jour  du  contrat 
on  remarqua  que  sa  couronne  de  roses  avait  l'air  d'être  posée 
sur  le  front  d'une  statue,  tant  elle  était  pâle. 

—  Enfantillage  de  jeune  fille  !  disait  Mn»»  de  Nangis  en  souriant 
et  frappant  doucement  les  joues  d'Emmeline  avec  son  éventail. 

—  Enfantillage  déjeune  fille!  disait  aussile  marquis  au  groupe 
d'hommes  qui  l'entouraient. 

Lui  du  moins  le  croyait.  Il  s'était  laissé  substituer  à  son  neveu, 
suis  y  attacher  une  grande  importance.  L'essentiel  pour  son 
égoisme  était  d'avoir  une  jeune  femme  pour  égayer  son  vieux 
m  inoir.  11  emmenait  Emmeline  comme  il  eût  emporté  des  bou- 
tures de  géraniums  pour  son  jardin ,  ou  un  papier  frais  pour 
Sun  salon. 

Maurice  ne  disait  rien. 

Le  matin  du  mariage  : 

—  C'est  singulier!  pensait  M""  Sophie  en  habillant  Emmeline, 
jamais  mariée  n'a  été  aussi  peu  occupée  de  sa  toilette.  Elle  se 
laisse  tourner ,  retourner  comme  un  mannequin  !  Et  puis  ses 
yeux  sont  si  ternes ,  si  fixes  !  madame  a  beau  dire  que  ce  n'est 
rien ,  j'espère  bien ,  le  jour  de  mes  noces ,  avoir  meilleur  visage 
que  ça. 

A  la  mairie ,  Emmeline  voulait  entrer  dans  la  salle  oft  on 
inscrit  les  morts;  et  quand  l'homme  qui  lui  donnait  la  main 
l'avertit  de  sa  distraction  ,  elle  le  regarda  avec  une  expression 
si  étrange  qu'il  en  tressaillit. 

A  l'église  enfin,  lorsque  le  prêtre  lui  demanda  si  elle  consentait 
à  prendre  pour  époux  M.  de  Tercy  ,sa  tête,  qui  jusque-là  était 
restée  tout-à-fait  courbée,  se  redressa  avec  une  brusquerie  con- 
vulsive  : 

—  Lequel?...  dit  Emmeline.  Et  un  rire  perçant  troubla  la 
cérémome.  Elle  était  folle. 

Clémence  Baillecl. 


REFLEXIONS 

SUR   LE 

VOYAGE  EN  ORIENT. 

M.    DE    LAxMARÏTNE. 


Ces  voluraes-ci  ne  décideront  pas  la  question  qui  a  fait  le  su- 
jet de  tant  d'entretiens  oiseux,  mais  intéressans:  Un  grand  poète 
peut- il  être  grand  prosateur?  L'imagination  poétique,  les  licen- 
ces qu'on  lui  passe,  cette  langue  claire-obscure,  ce  vague, 
cette pé«o»(6/e,  comme  disent  les  Allemands, qu'on  permetau 
poète,  tout  cela  peut-il  faire  de  la  bonne  prose?. le  le  répète: 
ces  volumes  ne  décideront  pas  celte  question.  M.  de  Lamartine 
n'a  pas  voulu  faire  un  livre,  mais  seulement  nous  donner  un 
riche  calepin  de  voyage.  Il  le  dit  dans  sa  préface ,  et  il  le  dit 
parce  qu'il  ne  veut  pas  qu'on  croie  autre  cliose;  c'est  un  hom- 
me qui  ne  ment  pas,  même  par  précaution  oratoire,  même 
par  fausse  modestie ,  même  dans  une  préface.  Il  a  écrit  toutes 
ces  choses,  sauf  quelques-unes  pourtant,  au  crayon,  tantôt 
sur  le  genou ,  tantôt  sur  le  pont  d'un  brick ,  pendant  les  longues 
heures  de  calme ,  à  l'ombre  d'un  bout  dévoile,  quelquefois ,  du- 
rant les  haltes  de  sa  caravane  dans  le  désert ,  sous  un  olivier  so- 
litaire OU'  sous  une  tente  plantée  dans  le  sable.  Ce  n'est  pas 
qu'il  n'y  ait  de  très  l)elle  prose  dans  ces  notes  ,  et ,  çà  et  là ,  des 
pages  où  le  grand  poète  est  grand  prosateur;  mais  ce  sont  des 
fragmens,  des  ébauches,  et  non  pas  un  livre  de  prose.  Il  y  a  du 


252  REVUE  DE  PARIS. 

style ,  mais  il  n'y  a  pas  un  style.  C'est  le  cocon  doré  d'où  sorti- 
ront ces  moelleux  divans  de  soie  brochée  d'or ,  sur  lesquels  il  a 
vu  les  hommes  de  l'Orient  fumer  nonchalamment  leur  pipe  à 
bout  d'ambre  ou  boire  le  café.  Le  travail  de  l'homme  qui  doit 
transformer  ce  produit  brut  du  verre  en  tissus  délicats ,  qui  en 
ôtera  la  rouille ,  qui  dégagera  chacun  de  ces  fils  de  sa  grossière 
enveloppe  de  bourre ,  et  le  fera  reluire  au  soleil  comme  un  fil 
d'or  ou  d'azur,  ce  travail  de  l'industrie  et  de  la  réflexion  ne  s'y 
fait  pas  sentir.  Il  y  a  tout  le  style  dans  ce  style ,  de  même  qu'il 
y  a  toute  la  soie  dans  le  cocon  ;  mais  le  noble  effort  de  l'esprit 
qui  eût  retiré  ces  pensées  du  demi-jour  poétique  où  elles  soijt 
comme  noyées,  et  dégagé  chaque  phrase  en  particulier  de  cette 
bourre  de  poésie,  qu'on  me  passe  le  mot,  enveloppe  naturelle 
des  pensées  d'un  homme  qui  est  tout  imagination  et  tout  poésie , 
M.  de  Lamartine  n'a  pas  voulu  le  faire  :  que  sa  volonté  soit 
faite.  Quel  qu'aitétéson  motif,  il  n'a  pu  être  que  noble,  j'aime- 
rais mieux  en  accuser  le  temps  ,  le  public ,  le  libraire  de  M.  de 
Lamartine,  qui  est  mon  ami,  que  l'illustre  poète.  Devant  une  vie 
aussi  belle ,  le  soupçon  s'arrête  ;  et  s'il  est  vrai  que  le  public  a  été 
instruit  delà  transaction  pécuniaire  qui  a  mis  cet  ouvrage  dans 
le  commerce ,  s'il  est  vrai  qu'il  a  été  parlé  d'une  grosse  somme , 
beaucoup  de  cet  or  facilement  gagné  donnera  du  pain  à  plus 
d'un  misérable,  ira  réchauffer  plus  d'un  pauvre  jeune  homme 
malade  d'incertitude,  de  confuse  vocation  poétique,  hélas!  et 
de  misère,  qui  n'aura  pas  tendu  la  main ,  et  qui  ne  verra  pas  la 
main  qu'on  lui  tend.  Puisqu'on  a  dit  au  public  comment  vient 
l'argent,  il  faut  bien  lui  dire  aussi  commentil  s'en  va. 

Si  j'ose  regretter  que  M.  de  Lamartine  n'ait  pas  fait  un  livre 
de  toutes  ces  notes  si  variées  et  si  instructives,  et  un  style  de 
toutes  ces  parties  de  style ,  c'est  surtout  pour  l'autorité  qu'on 
peut  tirer  de  son  exemple  en  faveur  d'une  opinion  que  je  crois 
fausse,  et  quia  déjà  fait  avorter  misérablement  des  talens  que 
la  réflexion  aurait  pu  fortifier  et  amener  à  point:  c'est  à  savoir 
que  l'écrivain  de  notre  époque  est  un  improvisateur.  Il  est  très- 
vrai  que  notre  époque  a  fait  une  large  part  à  l'improvisation, 
et  que  le  don  d'improviser  des  choses  solides  est  le  premier  des 
dons.  Mais  deux  voies  sont  ouvertes  à  l'improvisateur;  à  celui 
qui  a  la  parole ,  la  tribune  ;  à  l'écrivain,  la  presse.  C'est  là  que 
l'improvisation  est  à  sa  place,  que  ses  qualités  sont  immenses, 


REVDE  DE  PARIS.  253 

et  ses  défauts  excusés.  Le  premier  besoin  de  l'auditoire  qui  se 
presse  autour  d'une  tribune,  ou  du  pul)lic  quL  n'a  que  des  im- 
pressions d'un  moment  ;1  donner  aux  affaires  de  la  politique, 
c'est  d'avoir  un  avis  prompt,  soudain ,  qui  ne  sente  pas  le  tra- 
vailet  n'en  exige  pas  de  celui  quile  reçoit,  et  qui  par  un  tour  natu- 
rel etabandonné,et  une  apparence  d'inspiration,  emporte  la  con- 
fiance sans  presque  demanderd'attention.  Heureux  donc,heureux 
celui  dont  la  parole  précède  et  souvent  décide  la  pensée  ,  et  qui 
a  le  crédit  d'un  oracle  parce  qu'il  en  a  la  fluidité  involontaire  et 
fatale  ;  ou  celui  dont  la  plume  vole  sur  le  papier ,  qui  n'Iiésite 
pas ,  comme  je  fais  en  ce  moment ,  pour  finir  la  phrase  com- 
mencée; mais  qui  écrit  aussi  vite  qu'il  sent ,  et,  comme  dit  quel- 
que part  le  grand  Corneille,  sans  lerer  ta  })lu))ie!  A  ces  deux 
hommes  privilégiés ,  on  pardonne  tout:  ù l'un  ses  inégalités, 
ses  phrases  d'attente,  voire  ses  contradictions;  à  l'autre  ses 
longueurs ,  celte  monotonie  de  la  passion  qui  n'est  point  gou- 
vernée par  l'art,  celte  trame  lâche  du  style,  ces  images  exces- 
sives, tout  ce  luxe  informe  d'une  création  qui  n'est  pas  dégrossie. 
L'orateur  n'a  pas  besoin  de  l'harmonie  du  style  écrit;  sa  parole 
et  son  geste  y  suppléent;  sa  bouche  glisse  sur  les  mauvaises  con- 
sonnances,  sa  ))antomirae  coupe  les  phrases  trop  longues, 
articule  celles  dont  la  forme  est  confuse,  met  des  parenthèses  à 
celles  qui  sont  surchargées  d'incidens  ;  sa  voix  couvre  toutes  les 
disparates  d'une  harmonie  générale.  Le  journaliste  ne  s'adresse 
pas  à  des  scrupuleslittéraires,  à  des  critiques  qui  vont  éplucher  les 
mots  ;  pourquoi  s'accablerait-il  de  toutes  les  difficultés  de  l'art? 
Ce  que  le  public  veut  de  lui,  c'est  une  impression  qui  répondeà 
la  sienne  ,  c'est  un  sentiment  vif  de  la  situation  renduedans  un 
style  marqué  de  toutes  les  couleurs  du  moment  :  on  ne  lui  sau- 
rait pas  gré  de  ses  efforts  pour  y  mettre  plus ,  ni  de  ce  qu'il 
aurait  fait  pour  caresser  le  goût  de  ceux  qu'  il  ne  voulait  pas 
convaincre,  et  pour  ydaire  au  mandarin  en  même  temps  qu'A 
la  foule.  L'improvisation  a  des  qualités  qu'on  ne  peut  obtenir 
qu'au  prix  de  certains  défauls;en  outre, l'auditoire  ouïe  public, 
auquel  s'adresse  l'improvisateur ,  est  dans  des  dispositions  parti- 
culières qui  répondent  à  ces  qualités  comme  à  ces  défauts.  11  y  a , 
par  suite,  harmonie  entre  celui  qui  parle  et  celui  qui  écoute,  en  Ire 
celui  qui  écrit  et  celui  qui  lit.  Mais  dansdes  choses  qui  ne  regar- 
dent ni  la  tribune  ni  la  presse  ,  dans  un  ordre  d'idées  retirées  et 
TOME   IV.  22 


254  REVUE  DE  PARIS. 

recueillies ,  les  qualités  de  l'improvisation  sont  beaucoup  moins 
prisées,  et  les  défauts  plus  cliO(pians.  C'est  que  ces  qualités  ne 
Irouvéntplus  au  dehorsdes  dispositions  qui  y  répondent,  etqu'au 
contraire  ces  défauts  trouvent  un  sens  critique  toujours  éveillé; 
car  le  sentiment  des  défauts  est  la  dernière  chose  (jui  sommeille 
et  s'abdique  en  nous,  peut-être  parce  qu'il  ne  demande  pas  d'at- 
tention, et  qu'on  peut  faire  de  très-justes  critiques  sans  sortir  de 
sa  nonchalance  et  sans  se  lever  de  son  fauteuil.  L'écrivain  qui , 
dans  un  ouvrage  d'art,  laisse  coui'ir  et  vaguer  sa  pUnue  à  l'a- 
venture, me  fait  l'effet  d'un  causeur  malheureux  qui,  dans  un 
sujet  d'entretiens  doux  et  de  fines  analyses ,  affecterait  l'entraî- 
nement ,  l'abondance ,  et  le  luxe  de  gestes  de  l'improvisateur 
de  tribune. 

Cette  étrange  théorie ,  que  l'écrivain  du  dix-neuvième  siècle 
est  un  improvisateur,  plaît  à  la  majorité  des  gens  de  lettres. 
C'est  un  de  ces  mille  paradoxes  derrière  lesquels  les  hommes 
médiocres  s'abritent  ;  c'est  une  formule  spirituelle  qui  cache 
une  des  infirmités  littéraires  de  notre  époque.  La  paresse ,  le 
mépris  du  lecteur ,  l'amour  de  l'argent,  l'impuissance  qui  se 
fait  illusion  par  l'abondance  des  mots ,  tout  cela  s'appelle  l'im- 
provisation.—Votre  livre  pourrait  être  plus  complet.—  Je  l'ai 
improvisé.  — Les  choses  y  sont  moins  traitées  qu'effleurées. — 
Il  est  écrit  au  crayon.—  On  eût  attendu  mieux  d'un  auteur  qui 
a  donné  des  gages.  —  Oui,  pendant  que  j'aurais  médité ,  le  siè- 
cle aurait  marché;  je  serais  venu  après  l'heure,  avec  des  phra- 
ses bien  faites ,  mais  n'ayant  plus  d'à-propos  ;  or  l'à-propos  , 
c'est  le  génie.  Il  n'y  a  qu'une  minute,  qu  un  clin  d'œil ,  pour  un 
livre;  il  faut  savoir  le  jeter  à  temps,  entre  deux  flots  qui  pas- 
sent, et  prendre  le  public,  comme  font  les  chasseurs  pour  la 
grosse  bête,  au  défaut  de  l'épaule.  —  Erreur,  erreur,  l'art 
n'est  autre  chose  qu'un  éternel  à-propos.  Un  livre  médité  et 
écrit  arrive  toujours  à  l'heure ,  et  trouve  toujours  un  public  qui 
l'applaudit.  Ce  qu'on  prend  pour  l'époque  tout  entière,  dévo- 
rant le  i)rêsent  pour  précipiter  l'avenir ,  c'est  peut-être  une  poi- 
gnée d'intelligences  oisives  et  vides  qui  ne  vont  au  fond  de  rien 
et  veulent  tàter  de  tout, qui  feuillettent  les  livres  et  ne  les  lisent 
pas,  et  qui  changent  souvent  parce  qu'elles  se  lassent  vite.  Mais 
est-ce  là  notre  époque  si  curieuse ,  si  impartiale ,  si  avide  de 
vérité  et  d'art  ;  cette  époque  qui  attend  patiemment  les  lettres 


REVUE  DE  PARIS.  255 

trop  rares  qu'Augustin  Thierry  compose  dans  les  intervalles  de 
sa  souffrance ,  qui  respecte  le  majeslueui  silence  dans  lequel 
M.  de  Chateaubriand  achève  lentement ,  phrase  à  phrase ,  l'épopée 
de  sa  belle  vie,  et  qui  ne  demandait  à  Léopold  Robert  qu'un 
tableau  tous  les  cinq  ans? 

Si  vous  connaissez  quelque  remède  qui  fasse  cesser  le  hideux 
spectacle  d'une  société  manquant  à  l'homme  qui  lui  offre  ses  bras, 
son  intelligence  et  son  travail ,  qui  élargisse  le  cercle  où  nous 
nous  foulons  les  uns  les  autres,  et  où  il  y  a  cent  candidats  pour 
une  place ,  cent  bouches  pour  un  morceau  de  pain ,  improvisez, 
le  temps  presse,  brûlez  le  papier ,  lâchez  la  bride  à  votre  plume; 
si  vous  savez  quelque  plan  en  finances  qui  augmente  le  revenu 
public  sans  augmenter  l'impôt ,  qui  donne  au  pauvre  le  pain  et 
le  sel  ;  si  vous  avez  le  mot  de  la  hausse  et  de  la  baisse ,  et  pouvez 
nous  faire  toucher  du  doigt  le  fantôme  de  l'agiotage,  fantôme 
qui  disparaîtrait  bientôt  si  on  le  pouvait  apercevoir  clairement, 
et  s'il  ne  se  cachait  pas  derrière  les  inintelligibles  formules  de 
ce  qu'on  nomme  la  spécialité  ,  improvisez ,  faites  comme  Mira- 
beau, le  seul  écrivain  politique  qui  ait  parlé  clairement  de  finan- 
ces ,  et  montez ,  comme  lui ,  surune presse,  le  trépied  sacrédes 
prophètes  modernes,  et  de  là  lancez  des  brochures  aux  agioteurs 
épouvantés  ;  ou  bien ,  pour  aller  plus  vite ,  et  gagner  le  temps 
que  prend  la  plume,  imprimez  vous-même  au  fur  et  à  mesure 
que  vous  pensez;  c'est  le  lieu  et  le  sujet.  Mais  si  vous  faites  un 
livre  d'art ,  un  livre  qui  ne  veutque  faire  passer  de  douces  heures 
aux  esprits  cultivés ,  un  livre  qui  ne  prend  les  gens  qu'après 
leurs  affaires ,  aux  momens  de  loisirs ,  et  qui  propage  ou  entre- 
tient, à  la  faveur  de  ce  repos  de  leur  pensée,  quelques  vues 
nouvelles  sur  le  cœur  ,  sur  l'homme,  sur  la  moralité  humaine , 
«pielques  principes  d'éternelle  philosophie,  de  ceux-là  qui  con- 
solent l'homme  à  toutes  les  époques,  qui  l'empêchent  de  douter 
du  bien,  dont  le  fond  ne  change  pas ,  mais  dont  l'expression  se 
renouvelle  à  l'infini  i)ar  l'admirable  variété  des  esprits  ([in  les 
reprennent  elles  approfondissent  tour  à  tour ,  oh  !  alors ,  écrivez 
avec  calme  et  lenteur,  appliquez  toutes  vos  facultés  à  cette 
œuvre,  car  vous  êtes  l'organe  de  vérités  durables.  Si,  comme 
M.  de  Lamartine ,  la  gloire  vous  désigne  à  la  fois  pour  les  deux 
rôles  de  l'homme  actif  et  de  l'homme  spéculatif,  de  l'orateur 
politique  et  du  poète,  faites  la  pari  de  cha(iue  rôle,  donnez  au 


256  REVUE  DE  PARIS. 

premier  Timprovisalion  avec  toutes  ses  licences, mais  réservez 
pour  le  second  la  composition  sévère  et  recueillie ,  et  n'apporter 
pas  dans  l'art  la  promplilude  passionnée  et  le  hasard  qui  con- 
viennent aux  affaires ,  ni  dans  les  affaires  le  calme  et  le  soin 
délicat  de  la  forme  qui  conviennent  à  Tari. 

Il  ne  faut  pas  dire  que  des  souvenirs  de  voyages  veulent  être 
écrits  avec  le  laisser-aller  des  notes  d'album.  Celte  négligence, 
cet  abandon,  peuvent  bien  avoir  quelque  charme  ;  mais  c'est  un 
charme  qui  dure  peu.  C'est  que  la  négligence  et  l'abandon  sont 
sujets  à  se  répéter  souvent,  se  contredisent  quelquefois,  balbu- 
tient çà  et  là  la  langue,  au  lieu  de  l'articuler,  prodiguent  les 
mêmes  mots  et  les  mêmes  tours ,  si  bien  que  ce  qui  est  un 
charme  jusqu'à  la  moitié  du  volume,  devient  une  cause  d'ennui 
à  la  fin.  Dans  quel  but  l'écrivain  qui  a  visité  les  contrées  loin- 
taines fail-il  imprimer  ses  voyages?  Si  ce  n'est  pas  pour  enri- 
chir de  documens  spéciaux  la  géographie ,  la  botanique  ou  la 
géologie;  si  ce  n'est  ni  pour  la  science,  ni  pour  la  j)olitique, 
c'est  apparemment  pour  nous  faire  voir  ce  qu'il  a  vu,  et  sentir 
ce  qu'il  a  senti  ;  c'est  pour  nous  donner  un  peu  de  ses  jouis- 
sances, et  nous  mettre  de  moitié  dans  ses  fatigues,  dans  ses 
surprises,  dans  ses  dangers;  c'est  pour  faire  respirer  les  brises 
et  contempler  les  cieux  des  terres  lointaines  à  celui  que  la  mé- 
diocrité, le  souci  du  pain  du  lendemain ,  la  maladie ,  clouent  au 
lieu  où  il  est  né;  c'est  pour  substituer  en  quelque  manière  son 
lecteur  à  lui  :  mais  tout  cela  est  le  comble  de  l'art.  Les  noies 
écrites  en  courant  peuvent  bien  rendre  la  couleur  générale; 
mais  c'est  le  dessin  dont  nous  avons  besoin  ,  et  le  dessin  veut 
une  main  plus  ferme  et  plus  sûre  que  celle  qui  jette  des  notes 
fugitives  sur  le  papier.  Toute  page  où  je  ne  vois  pas  bien  en 
quel  lieu  je  suis,  où  je  ne  suis  pas  mené,  par  gradations,  des 
premiers  jjlans  aux  derniers ,  où  je  n'embrasse  pas  l'ensemble 
et  les  détails,  est  une  page  perdue.  Qu'est-ce  que  valent  des 
notes  de  voyage ,  si  habile  que  soit  la  main  qui  les  a  écrites, 
sinon  qu'elles  servent  à  fixer  un  souvenir,  sur  lequel  on  revien- 
dra plus  lard ,  à  retenir  une  pensée  qu'on  reprendra  quelque 
jour  ?  S'il  faut  en  croire  vos  notes ,  tous  les  paysages  (pie  vous 
voyez  sont  tour  à  tour  les  plus  beaux  que  vous  ayez  jamais  vus; 
vos  notes  donnent  vos  impressions,  mais  non  pas  vos  jugemens  ; 
or,  comme  les  impressions  de  l'homme  se  copient  souvent  à  son 


REVUE  DE  PARIS.  257 

insu,  il  en  résulte  que  vous  failes  cent  lieues  pour  ne  voir  que 
ceque  vous  avez  déjà  vu.  El  puis  la  noie  est  prolixe  ;  ellecomple 
les  pieds  d'arbres,  les  nuages  qui  passent  au  ciel ,  les  mais  du 
vaisseau  à  l'ancre,  les  voiles  du  vaisseau  en  mer;  elle  manque 
là  où  elle  serait  nécessaire;  elle  abonde  là  où  on  n'a  que  faire 
d'elle.  Ce  n'est  que  renlré  dans  le  port,  avec  des  sens  reposés, 
une  imigination  libre ,  un  jugement  qui  trie  et  compare  ,  un 
goût  qui  supprime  les  longueurs,  varie  les  descriptions,  non 
pas  aux  dépens  des  faits ,  mais  en  ne  décrivant  pas  deux  fois  les 
mêmes  choses ,  que  l'écrivain  voyageur ,  placé  entre  ses  notes 
écrites  et  ses  impressions  encore  lièdes ,  entre  le  devoir  de  se 
rendre  témoignage  à  lui-même,  et  celui  de  n'appeler  l'attention 
de  son  époque  que  sur  des  choses  qui  la  valent ,  pouri'a  écrire 
un  livre  vrai  et  durable.  Qu'est-ce,  après  tout ,  que  VOdyssée, 
si  ce  n'est  la  relation  d'un  voyageur  qui  était  un  grand  poète? 
,Et  qui  ne  sait  quelle  richesse  a  l'imagination  ainsi  reposée  et 
retirée  en  soi?  Qui  n'a  senti,  en  se  représentant  ses  courses  pas- 
sées aux  pays  des  beaux  soleils,  combien  celui  qui  illumine  son 
souvenir  est  plus  beau  que  celui  sous  lequel  il  haletait  ou  bais- 
sait sa  paupière  endolorie!  Et  que  de  choses  vues  en  passant, 
d'un  regard  distrait ,  avec  des  sens  affaissés ,  sous  la  préoccu- 
palion  soit  de  ce  ([u'on  avait  vu  en-deçà,  soit  de  ce  qu'on  allait 
voir  au-delà  !  que  de  choses  entr'aperçues  du  coin  de  l'œil,  dont 
.on  n'a  pas  pris  note,  qui, dans  le  souvenir,  apparaissent  tout  à 
coup  si  fraîches  et  si  éclatantes ,  qu'on  croit  les  voir  avec  les 
yeux  du  corps,  tandis  qu'on  ne  les  voit  qu'avec  la  pensée!  Les 
noies  ne  disent  rien  de  ces  choses,  qui  auraient  peut-être  vivifié 
le  paysage;  et,  au  contraire,  elles  s'étendront  sur  des  acces- 
soires inutiles ,  parce  qu'à  ce  moment-là ,  le  voyageur  avait  du 
loisir,  qu'il  était  peut-être  dans  une  humeur  littéraire  et  descrip- 
tive, disposé  à  peindre  une  à  une  les  baies  de  l'olivier  sous  lequel 
il  était  assis,  à  analyser  toutes  les  nuances  de  son  feuillage, 
toutes  les  ramifications  de  ses  branches,  à  voir  un  brin  d'herbe, 
à  compter  les  cailloux  bleuâtres  du  chemin.  C'est  l'art  seul  rpii 
peut  mettre  dans  le  livre  du  voyageur  l'impartialité  et  la  me- 
sure; c'est  l'art  quia  ïaMV Itinéraire,  avec  les  notes  du  pèlerin 
errant  et  le  goût  de  l'écrivain  rentré  dans  ses  foyers. 

Qu'on  ne  prenne  pas  ceci  pour  une  critique  du  livre  de  M.  de 
Lamartine.  L'illustre  poète  est  à  une  hauteur  où  la  criti<iue  ne 

22. 


258  REVUE  DE  PARIS. 

peut  l'aller  chercher  sans  risquer  d'être  présomptueuse  ou  inu- 
tile. Je  ne  veux  pas  mettre  coritre  moi  les  cent  mille  lecleprs 
dont  il  est  le  poète  de  prédilection ,  et  qui  se  disputent  tout  ce 
qui  sort  de  sa  noble  plume.  La  critique  n'a  d'ailleurs  rien  à  dire 
à  l'écrivain  supérieur.  A  quelque  prix  et  sous  quelque  forme 
qu'il  nous  donne  sa  pensée,  il  l'en  faut  toujours  louer,  puisque 
l'éloge  est  la  meilleure  manière  de  le  remercier  ;  et  même  après 
beaucoup  de  louanges,  nous  serons  encore  en  reste  avec  lui. 
Ce  qui  est  du  droit  de  la  criti<[ue,  ce  n'est  pas  l'inspiration  du 
poète,  ce  n'est  pas  même  son  caprice  et  sa  fantaisie  :  s'il  a  un 
talent  supérieur,  qu'importe  s'il  l'apprête  à  nos  goûts?  mais 
c'est  l'influence  de  sa  manière  sur  les  esprits  d'un  ordre  moins 
élevé ,  lesquels  i)ourraient  valoir  beaucoup  pour  leur  pays  par 
les  bonnes  traditions,  ou  n'arriver ,  par  l'effet  des  mauvaises  , 
qu'à  une  médiocrité  bruyante  et  scandaleuse.  Je  n'ai  pas  plus 
de  droit  sur  la  pensée  qui  a  inspiré  l'admirable  travail  de  V Iti- 
néraire que  sur  celle  quia  tenu  le  crayon  capricieux  du  Fojage 
en  Orient;  mais  je  puis  bien  dire  que  la  lecture  de  Y  Itinéraire 
peut  former  des  écrivains,  en  leur  donnant  un  effroi  salutaire 
des  difficultés  de  l'art,  tandis  que  la  lecture  du  Foyage  en 
Orient  pourrait  très  bien  délivrer  de  tout  scrupule  ceux  qui 
sont  portés,  par  une  faciUté  malheureuse  ou  par  des  raisons 
moins  innocentes,  à  écrire  vite  et  beaucoup.  Les  critiques  qui 
font  la  guerre  aux  écrivains  supérieurs  risquent  follement 
d'être  traités  de  Zodes ,  d'envieux,  de  serpens  rongeant  la  lime, 
que  sais-je?  de  pourceaux  fouillant  la  terre  au  pied  du 
grand  chêne,  sans  avoir  en  dédommagement  aucune  ',action 
réelle  sur  ces  écrivains.  C'est  un  rôlede  dupe,  comme  tous  ceux 
où  Von  risque  plus  qu'on  ne  peut  gagner.  Attaquons ,  non 
l'homme  de  génie,  mais  son  influence  ;  non  son  œuvre,  mais 
ses  imitateurs.  Mettons  sa  statue  à  côté  de  celles  des  grands 
écrivains  ses  devanciers,  et  adorons  en  lui  les  dons  delà  Provi- 
dence; mais  osons  dire  aux  jeunes  générations  qui  nous  lisent: 
.(  Celui-IA  aussi  était  un  beau  génie;  mais  ses  œuvres  cachaient 
des  pièges  pour  l'intelligence  et  la  raison.  Cet  autre  ne  fut  pas 
plus  grand  peut-être,  ni  mieux  doué  que  lui;  mais  Dieu  avait 
mis  dans  ses  œuvres  la  divine  Heur  de  l'art,  cette  fleur  dont  le^ 
parfums  ne  portent  pas  à  la  tête.  Ce  sont  deux  grands  noms  ; 
mais  l'un  sonne  l'or  et  l'alliage  :  l'autre  sonne  l'or  pur.  n 


REVUE  DE  PARIS.  259 

C'est  ilans  cette  vue,  que  j'ose  croire  libérale  et  vraie,  car  elle 
concilie  l'admiration  i)Our  l'homme  avec  le  respect  qu'on  doit  à 
l'art,  cette  pro|)riété  universelle  de  l'esprit  humain,  que  je  ferai 
encore  d'humbles  objections  à  l'illustre  auteur  du  f'oyage  en 
Orient,  touchant  cette  insuffisance  de  la  langue  dont  il  se  plaint 
en  divers  endroits,  lui  pour  qui  la  langue  a  tant  fait  !  Voilà  encore 
une  de  ces  idées  dont  l'intluence  est  mauvaise  :  elle  donne  gain 
de  cause  à  la  barbarie,  elle  justilie  toutes  les  langues  individuel- 
les, elle  livre  cette  belle  langue  de  deux  grands  siècles  et  de  tous 
les  grands  esprits  de  l'Europe  aux  renianiemens  de  ceux  qui  veu- 
lent la  reconstituer  et  lui  imposer  les  barbarismes  de  leur  ori- 
ginalité douteuse.  Quel  est,  en  effet,  le  piemier  grief  qu'un 
écrivain,  au  début,  reproche  à  la  langue  française,  si  ce  n'est 
qu'elle  lui  refuse  des  mots  pour  ses  idées ,  qu'elle  est  moins 
riche  que  lui,  qu'elle  le  gène,  qu'elle  l'opprime  ?  Eh  bien  !  si  vous 
dites  à  cet  apprenti  écrivain,  avec  le  poids  d'un  grand  nom, 
avec  l'autorité  d'un  talent  supérieur ,  qui  a  pu ,  en  effet ,  trou- 
ver la  langue  insuffisante,  mais  là  surtout  où  elle  résistait  à  des 
idées  trop  peu  précises,  si  vous  lui  dites  que  la  langue  peut  faire 
défaut  à  l'écrivain  ,  à  quoi  vous  exposez-vous?  Qui  donc  à  pré- 
sent aura  le  courage  de  sacrifier  aux  répugnances  de  cette  lan- 
gue aucune  de  ces  perceptions  obscures ,  de  ces  demi-pensées , 
de  ces  ébauches  informes  qui  accompagnent  l'enfantement  des 
idées,  vaine  fumée  qui  vient  toujours  avant  la  flamme?  Qui  donc 
ne  va  pas  croire  que  c'est  la  langue  qui  lui  manque,  et  non  pas  lui 
qui  man(iue  à  la  langue  ?  La  brèche  est  faite  ;  une  langue  n'est 
plus  le  génie  même  d'une  nation,  plus  fort  que  le  génie  de 
chacun  de  ses  illustres  membres  ,  de  toute  la  différence  qu'il  y 
a  entre  un  homme  et  une  nation,  c'est  un  dépôt  banal  où  chacun 
peut  prendre  les  formes  qui  lui  conviennent  et  importer  celles 
qu'il  n'y  trouve  pas.  Se  plaindre  de  l'insuffisance  de  la  langue 
française  ,  c'est  presque  regretter  qu'on  soit  forcé  d'écrire  en 
français ,  qu'oji  soit  grand  poète  dans  ce  pays  où  l'on  n'est 
poète  qu'à  condition  d'en  être  uii  grand.  Je  concevrais  cela  d'un 
écrivain  allemand  ayant  à  s'exprimer  dans  notre  langue,  c'est- 
à-dire  à  circonscrire  et  à  réduire  cette  licence  illimitée  de  pen- 
sées, qui  est  une  des  libertés  de  son.  pays,  dans  le  cercle  d'un 
langage  pratique,  un,  universel.  En  Allema{fne,  autant  d'écri- 
vains ,  autant  de  langues;  nulle  doctrine,  nulle  théorie  oMiga- 


260  REVUE  DE  PARIS. 

toire.  La  langue  est  une  vaste  mer  qui  s'accroît  à  l'infini  des 
aliuvions  successives  de  tous  les  écrivains  ;  c'est  un  dictionnaire 
au(iuel  on  fait  un  supplément  pour  qui  demande  à  y  mettre  un 
mot,  un  tour  de  son  invention.  Ce  n'est  pas  que  je  regrette  pour 
l'Allemagne  que  la  langue  n'y  soit  pas  figurée,  comme  chez 
nous ,  par  un  petit  monument  de  forme  grecque ,  devant  lequel 
quarante  soldats,  dont  quelques-uns  sont  des  barbares,  mon- 
tent éternellement  la  garde  pour  repousser  les  invasions  des  no- 
vateurs ;  mais  il  ne  faudrait  pas  non  plus  que  ce  fût  un  bazar 
où ,  sur  le  prononcé  de  quelques  gutturales  leutoniques ,  le  pre- 
mier venu  fût  admis  sans  coup  férir.  Au  reste ,  c'est  l'affaire  de 
l'Allemagne  et  point  la  nôtre.  En  France,  \es  choses  sont  autre- 
ment: la  langue  de  l'écrivain  est  à  lui  et  à  tous;  si  elle  n'est 
qu'ù  lui,  c'est  un  jargon  ;  ce  n'eSt  plus  la  langue.  Celui-là  est 
un  grand  écrivain  dont  le  peuple  a  pu  dire  en  le  lisant  ;  n  Je 
n'aurais  pas  écrit  autrement.  »  Celui-là  encore  est  un  grand 
écrivain ,  à  qui  sa  servante ,  consultée  sur  la  vérité  d'un  dialogue, 
disait:  u  C'est  bien,  n  Le  premier,  c'est  Racine;  le  second, 
c'est  Molière.  Ces  deux  grands  hommes  ont  !)ien  pu  quelquefois 
ne  pas  se  trouver  sufiîsans  pour  une  langue  plus  grande  qu'eux 
mais  on  peut  affirmer  qu'ils  n'ont  jamais  pensé  que  la  langue  fût 
insuffisante  pour  tout  ce  qu'ils  avaient  à  dire. 

Qu'est-ce,  après  tout,  que  cet  ordre  d'idées  si  délicates,  si 
éthérées,  qui  échappent  à  la  langue, apparemment  parce  qu'elle 
est  trop  grossière  pour  les  aller  saisir  au  fond  de  l'intelligence  , 
et  leur  donner  une  forme  sensible?  Quels  sont  cesihorizons  infinis 
delà  pensée,  ou  les  langues  humaines  ne  peuvent  atteindre, 
comme  s'il  se  pouvait  penser  ou  rêver  (luelque  chose  sans  le 
secours  de  leurs  signes.'  Raisonnons  par  analogie.  L'imagina- 
tion d'un  homme  supérieur  n'est  pas  d'une  autre  nature  ,  après 
tout,  que  celle  de  l'homme  ordinaire  :  elle  a  plus  de  puissance 
et  de  richesses,  elle  est  plus  étendue,  mais  non  pas  autre;  c'est  la 
même  force,  inégalementdislribuée;  M.  de  Lamartine,  c'est  vous, 
c'est  moi ,  centuplé.  Eh  bien!  n'avez-vouspas  senti,  vous  aussi, 
dans  la  mesure  de  votre  imagination,  quelques-unes  de  ces  peit- 
séesqui  reculent,  qui  fuient  devant  vous,  à  des  profondeurs  im- 
menses, et  qui  lassent  votre  volonté  attachée  à  leur  poursuite  ;ou 
d'autres  <jui  passent  comme  l'éclair  devant  l'œil  de  votre  es])ril, 
et  vous  laissent  un  amer  regret, comme  si  c'était  quelcjue pensée 


rxEVDE  DE  PARIS.  261 

sublime  (iifim  dieu  jaloux  vous  a  montrée,  et  qu'il  ne  vous  ait 
pas  laissé  le  temps  ni  la  gloire  de  lixer  ;  —  ou  bien  encore ,  de 
ces  myriades  d'idées  et  d'imayes  qui  se  lèvent ,  comme  par  vo- 
lées, dans  votre  imajjinalion  et  se. dispersent  de  côté  et  d'autre, 
sans  que  vous  ayez  pu  les  rassembler,  ni  les  tenir  un  instant 
sous  votre  regard  ;  —  ou  enfin ,  n'avez-vous  i)as  éprouvé  ,  en 
j)résence  de  certains  spectacles ,  dans  des  momens  solennels , 
non  plus  même  de  ces  impressions  à  demi  formées,  mais  je  ne 
sais  quel  élan  de  tout  votre  être,  et  quelle  jjuissance  vague  de 
sentir,  qui  vous  donnait  une  magnifique  idée  de  vous-même, 
et  vous  faisait  planer  un  instant  dans  la  nue?  Doublez ,  triplez, 
centuplez  le  nombre  des  ces  conce])tious  fugitives,  de  ces  vagues 
pressentimens  d'une  idée  qui  n'est  pas  encore  venue  à  terme , 
de  ces  brillantes  aurores  de  soleils  qui  sont  encore  sous  l'hori- 
zon, vous  aurez  fait  la  vraie  part  de  M.  de  Lamartine.  Est-ce 
donc  pour  ces  choses-là  que  la  langue  est  insuffisante?  Est-ce 
pour  ce  monde  à  naître  qu'il  est  regrettable  que  nous  n'ayons 
pas  de  vocables  indéterminés  et  flottans?  L'homme  n'est  un 
homme  que  quand  il  est  venu  au  monde,  quia  lionionatusest 
in  mnndum  ;  ce  qui  meurt  dans  le  sein  maternel ,  ce  n'est  pas 
un  honnne,  c'est  un  fœtus.  La  pensée  qui  n'a  pas  la  force  de 
venir  au  monde ,  qui  n'a  pas  l'ailfe  assez  vigoureuse  pour  s'élan- 
cer du  cerveau  de  l'écrivain ,  et  paraître  à  la  lumière  du  jour  , 
n'est  pas  une  pensée  ;  c'est  un  embryon  que  j'abandonne  au 
matérialiste  ,  pour  en  faire  ce  (ju'il  voudra  ;  je  ne  liens  pas  à  le 
réclamer  comme  appartenant  à  l'ame.  Encore  une  fois  ,  la  lan- 
gue qui  fait  défaut  à  ces  obscures  ébauches,  la  langue  qui  ne 
veut  pas  de  ces  idées  venues  avant  terme,  doit-elle  être  accusée 
d'insuiïisance?  Oue  deviendrions-nous ,  bon  Dieu  ,  s'il  fallait 
qu'elle  humiliât  son  génie  viril  devant  ce  premier.branle  de  l'es- 
prit qui  se  met  en  mouvement,  devant  ce  trouble  confus  de 
l'ame  qui  précède  l'élaboration  des  idées ,  et  qu'elle  reçût  dans 
ce  sein ,  où  les  hommes  de  génie  de  trois  siècles  ont  été  à  l'aise, 
toute  une  langue  à  l'usage  des  avortemens ,  où  ,  si  vous  voulez, 
delà  mise  en  train  de  la  i>ensée?  N'est-ce  pas  bien  assez  qu'elle 
prête  des  accens  affaiblis  aux  talens  qui  déclinent  et  à  la  pensée 
qui  s'éteint?  Tâchez,  je  vous  i>rie,  de  me  faire  voir,  si  cela  se 
peut  ,  au  moyen  de  quel<[ues  formules  sensibles ,  ce  monde  in- 
térieur et  inefTable  où  la  langue  ne  peut  aller,  et  si  je  tombe 


26i  REVUE  DE  PARIS. 

d'accord  avec  vous  qu'il  y  a  là ,  en  effet,  dans  un  fond  lointain 
et  hors  de  vue ,  quelque  apparition  confuse  qui  deviendrait  une 
grande  idée  si  elle  trouvait  une  lanyue ,  alors  je  me  joins  à 
vous  pour  proclamer  insuffisante  la  poésie  de  Racine  et  de  La 
Fontaine ,  la  prose  de  Pascal ,  de  Voltaire ,  de  Cliateaubriand  ; 
car ,  périssent  les  langues  plutôt  que  la  pensée!  Ou  bien ,  si  cette 
expérience  n'est  pas  faisable,  si  mon  œil  n'est  pas  assez  perçant, 
ou  votre  verre  assez  grossissant ,  pour  que  j'entrevoie  cette  ap- 
parition, demandez  au  travail,  au  travail  opiniâtre  de  Pascal 
fixant  notre  prose  ,  de  Racine  fixant  notre  poésie,  au  IravaUde 
Christophe  Colomb  ne  voulant  pas  dormir  qu'il  n'ait  trouvé  le 
monde  inconnu ,  demandez  à  l'art ,  qu'ils  vous  aident  à  tirer 
vos  visions  de  leur  sanctuaire,  et  à  les  faire  venir  dans  le  mon- 
de ;  et  si  le  travail  et  l'art ,  ce  double  levier  de  l'intelligence ,  ne 
peuvent  pas  donner  l'être  à  cette  pensée,  ne  dites  pas:  La  langue 
est  insuffisante  ;  dites  ;  Je  me  suis  trompé ,  j'ai  pris  une  ombre 
pour  un  être  ,  le  néant  pour  la  vie. 

Hélas  !  hélas  !  vous  vous  plaignez  sans  cesse  que  l'époque  ac- 
tuelle manque  de  croyances;  qu'elle  n'en  a  plus  en  religion, 
qu'elle  n'en  pas  encore  en  politique  :  faites  donc  qu'il  lui  en  reste 
au  moins  luie,  la  plus  féconde  de  toutes ,  parce  qu'elle  les  peut 
comprendre  toutes,  la  foi  au  ti-avail  et  à  l'art.  Tant  de  désen- 
chautemens  et  de  moqueries  la  battent  en  ruines  ;  tant  de 
succès  indignes,  de  réputations  scandaleuses,  la  faciUté  delà 
critique,  qui  n'est  plus  guère  que  le  prospectus  en  grand;  l'opu- 
lence de  l'écrivain  frivole,  la  pauvreté  de  l'écrivain  laborieux  : 
faut-il  voir  s'ajoutera  ces  causes  de  ruine  l'exemple  des  maîtres 
désertant  le  travail,  et,  au  lieu  de  gouverner  leurs  inspirations, 
s'en  laissant  dominer,  comme  des  instrumens  qui  n'ont  pas  con- 
science de  ce  qu'ils  font!  Est-il  donc  vrai  que  l'art  doive  périr 
par  les  siens  !  Ceux  qui  pourraient  avoir  une  gloire  solide  la 
manquent  pour  une  gloire  chancelante,  faute  de  quelques  heures 
de  travail!  Ils  risquent  les  retours  de  fortune,  si  soudains  et  si 
amers  ;  ils  tentent  le  malheur  et  la  disgrâce ,  ils  s'exposent  à  ce 
qu'on  dise  d'eux  avec  ironie:  Ils  n'ont  pas  i)u  ce  qu'ils  n'ont 
pas  voulu!  En  vérité,  mon  cœur  faiblit  à  voir  nos  guides 
et  nos  oracles  bavarder  ,  comme  fait  le  Cassio  de  Shakspeare, 
avec  l'ombre  qui  passe  !  Ils  ont  commencé  avec  toutes  leurs 
facultés  réunies  et  tendues  ;  puis ,  la  gloire  venant ,  ils  ont 


REVUE  DE  PARIS.  263 

continué  avec  leur  nom  tout  seul  ;  ïls  se  sont  laissé  prendre 
leurs  albums ,  ils  ont  livré  à  la  publicité  des  lambeaux  de  pen- 
sées, au  risque  que  le  spéculateur  les  fit  compléter  par  un  scribe, 
et  qu'il  traitât  leurs  ébauches  comme  des  blancs-seings  que  Tin- 
terpolateur  à  gages  est  chargé  de  remplir!  Que  faisons-nous 
donc  ici,  nous  autres  gens  de  travail  et  crétudes",  qui  tâchons, 
dans  notre  sphère  bornée,  de  conserver  la  religion  de  l'art  et  le 
respect  des  saintes  images ,  de  marquer  la  distance  qui  sépare  la 
vogue  de  la  gloire,  d'entretenir  la  douce  flamme  de  l'admiration 
qui  est  un  lien  entre  le  passé  et  le  présent ,  entre  les  générations 
vivantes  et  les  grands  hommes  qui  ne  sont  plus?  Qui  ne  va  pas 
rire  de  nos  efforts  pour  défendre  l'arche  sainte,  devant  laquelle 
dansent  nos  maîtres  et  nos  modèles?  Qui  ne  traitera  pas  de  su- 
perstition stupide  notre  culte  de  la  tiadition  de  la  langue,  de 
cette  langue  que  la  Providence  a  faite  pour  deux  fîns ,  l'une  in- 
térieure et  locale,  l'autre  extérieure  et  européenne;  l'une  qui 
est  de  nous  entendre  entre  nous,  l'autre  qui  est  de  donner  la 
formule  de  la  civilisation  universelle?  Qui  ne  dira  pas  dédai- 
gneusement: Ce  sont  là  des  mots  vides  de  sens  !  Oui ,  vides  de 
sens,  si  nous  détruisons  de  nos  propres  mains  cet  instrument 
de  notre  puissance  ,  cette  langue  que  Charles-Quint  appelait  la 
langue  d'Étal,  dans  un  temps  oîi  nous  n'avions  encore  que  la 
poésie  de  Marot  et  la  prose  de  Calvin  ,  et  si  nous  la  traitons 
comme  la  langue  d'une  nation  qui  a  perdu  l'empire  ,  et  qui  est 
devenue  la  mèie  banale  de  tous  les  patois  particuliers  de  ses 
vainqueurs  ! 

Deux  choses  pourtant  me  rassurent  ,  et  me  vont  faire  quitter 
enfin  ce  ton  amer  dont  je  souffre  que  le  plus  grand  nom  de  notre 
poésie  ait  été  l'occasion.  Ces  deux  choses ,  les  voici: 

Il  y  a,  dans  un  coin  retiré  de  Paris,  loin  de  ses  bruits  et  de 
ses  agitations  quotidiennes,  un  homme  illustre,  qui  écrit  une 
histoire  où  se  réfléchiront  deux  siècles ,  l'un  à  son  déclin  ,  l'autre 
à  son  aurore  ;  cet  homme  a  été  la  plus  belle  espérance  du  pre- 
mier et  le  plus  beau  fruit  du  second.  Il  a  retiré  sa  vie  des  mains 
des  Hommes,  et  s'est  enfoncé  dans  la  solitude  de  son  passé,  s'y 
recherchant,  s'y  retrouvant,  ranimant  toutes  ses  passions 
éteintes ,  ressuscitant  toutes  ses  illusions  détruites,  soulevant 
tour  à  tour  toutes  ces  couches  de  l'oubli  qui  recouvraient  ses 
joies  et  ses  souffrances  d'autrefois,  et  les  mettant  de  nouveau 


264  REVUE  DE  PARIS. 

à  vif,  se  revoyant  amoureux,  jeune  ,  errant  dans  les  ruines  de 
l'ancien  monde  ou  sur  le  chaos  vierge  du  nouveau,  se  faisant 
revivre  tout  entier  comme  le  vieil  Éson  par  la  magie  d'une  ima- 
gination sur  laquelle  les  ans  n'ont  pas  de  prise ,  et  qui  est  res- 
tée fraîche  et  luxuriante  sous  des  cheveux  blancs.  Dans  son 
travail  solitaire ,  cet  homme  a  été  assiégé  de  doutes:  il  n'a  pas 
cru  tout-à-fait  à  sa  gloire  même ,  qui  depuis  vingt  ans  lui  est 
demeurée  fidèle  ;  il  a  voulu  la  juger  comme  du  fond  de  sa  tombe , 
et  il  s'est  demandé  courageusement  s'il  l'avait  méritée  tout  en- 
tière ,  s'il  ne  s'y  était  i)as  mêlé  quelque  peu  de  flatterie ,  ou 
même  ce  sentiment  plus  innocent  qui  nous  fait  outrer  la  louange 
par  reconnaissance  ;  il  s'est  interrogé  sur  les  défauts  de  sa 
jeunesse ,  sur  ces  momens  d'étourdissement  où  il  avait  pu  croire . 
lui  aussi ,  que  son  imagination  débordait  la  langue  de  son  pays , 
et  que  les  mots  allaient  manquer  à  sa  pensée  ;  il  s'est  confessé 
A  lui-même ,  le  jeune  homme  et  l'homme  mûr  ,  au  vieillard  : 
et  au  sortir  de  cette  mystérieuse  confession ,  il  s'est  pris  d'un 
amour  plus  austère  pour  la  langue  et  pour  l'art  des  grands 
écrivains  de  notre  patrie  ;  et  s'est  moins  ménagé  que  dans  sa 
jeunesse,  et  s'est  montré  plus  dur  pour  lui-même,  encore  qu'il  soit 
beaucoup  pardonné  et  beaucoup  permis  à  quia  écrit  de  si  beaux 
ouvrages;  il  a  veillé  de  longues  veilles,  il  a  douté,  il  a  soulîert, 
afin  que  sa  gloire  dernière  fût  de  la  même  marque  que  celle  de 
ses  devanciers.  Cet  homme ,  vous  le  connaissez  tous ,  et  ce 
n'est  pas  pour  chercher  l'effet  que  je  ne  l'ai  pas  nommé  tout 
d'abord ,  c'est  M.  de  Chateaubriand. 

Il  y  en  a  un  autre,  plus  vers  le  centre  et  les  bruits  delà  ville  , 
qui  a  jeté  dans  la  mêlée  des  affaires  l'imagination  la  plus  déli- 
cate et  la  plus  noble  qui  fut  jamais  ;  homme  de  spéculation  et 
(le  rêverie ,  que  la  destinée  a  fait  homme  d'action  ;  nature  douce 
ete\pansive,qui  rayonne  vers  tous  les  hommes  à  une  époque 
où  chacun  se  retire  et  se  résume  en  soi  ;  intelligence  confiante 
et  sans  défense,  à  qui  les  événémens  ont  imposé  une  charge  de 
critique  et  de  contrôle  ;  homme  à  qui  la  l)onté  donne  parfois 
une  sagacité  supérieure,  et  qui  souvent  prédit  juste  à  force 
d'espérer  bien.  Or ,  cet  homme,  dans  les  intevalles  de  sa  vie 
active .  dans  ces  heures  trop  rares  que  lui  laissent  ceux  qui 
l'admirent  et  qui  viennent  se  réconforter  au  foyer  de  sa  douce 
et  réchauffante  pensée,  compose  les    pages  d'un  vaste  poème 


REVUE  DE  PARIS.  265 

surriiomme  et  sur  la  vie,  lequel  'résoudra  bien  des  doutes  et 
nous  rouvrira  l'avenir;  il  le  dit;  il  dit  vrai,  car  les  belles  âmes 
doivent  avoir  le  secret  de  Dieu  plutôt  que  les  hommes  habiles 
selon  le  luonde.  Ce  poème  a  ses  meilleures  pensées ,  celles  où  le 
monde  extérieur  n'a  pas  de  prise,  celles  où  la  vue  d'un  contra- 
dicteur, la  préoccupation  d'un  rôle,  la  réserve  obligée  d'une 
position,  ne  peuvent  mêler  ni  exagérations  ni  réticences.  Ce 
poème  nous  dira  sa  vie  ,  ses  douleurs ,  son  désespoir  pour  lui, 
ses  espérances  pour  l'humanité:  ce  sera  son  épopée;  épopée 
où  nous  nous  verrons  nous-mêmes ,  où  nous  reconnaîtrons  nos 
pleurs  dans  ses  pleurs ,  nos  doutes  dans  ses  doutes  ,  nos  joies 
passées  dans  ses  joies  passées  ;  car  qu'est-ce  que  l'écrivain  su- 
périeur, si  ce  n'est  celui  dans  lequel  chacun  de  nous  retrouve 
quelque  chose  de  soi?  Pour  cette  grand  épopée ,  magnifique  cou- 
ronnement de  sa  poésie,  lui  aussi ,  comme  M.  de  Chateaubriand 
pour  SOS  Mémoi)-es ,  aura  eu  des  doutes,  aura  souffert ,  aura 
veillé,  et  comme  il  y  mettra  ses  meilleures  pensées,  il  y  aura 
mis  aussi  toutes  ses  facultés;  il  n'aura  pas  voulu  que ,  faute 
d'une  seule ,  le  i)oème  fût  incomplet.  Cet  homme  ,  c'est  M.  de  La- 
martine; et  ce  poème,  nous  en  lirons  bientôt  le  préambule, 
vaste  introduction  à  une  œuvre  cyclique,  dont  il  a  écrit  des 
lambeaux  sous  tous  les  cieux,  et  dont  tous  les  soleils,  toutes 
les  races  humaines,  toutes  les  religions,  toutes  les  ruines,  lui 
auront  inspiré  les  universelles  harmonies. 

C'est  vers  ces  deux  hommes  que  je  regarde  avec  espoir ,  et 
encore  vers  l'illuslre  aveugle  de  Luxeuil,dontje  vous  ai  raconté , 
il  y  a  quelques  semaines,  les  touchantes  douleurs,'  Augustin 
Tliierry ,  que  je  ne  dois  pas  oublier  quand  je  parle  de  l'avenir 
littéraire  de  notre  époque,  et  surtout  de  bonnes  influences; 
Thierry,  le  martyr  du  travail  et  de  l'art  qui  a  laissé  un  peu  de 
sa  vie  dans  chacune  de  ses  pages ,  et  qui  a  accepté  le  marché 
d'Achille:  peu  de  jours  et  beaucoup  de  gloire! 

On  i)eut  se  faire  une  idée  du  poème  que  nous  promet  M.  de 
Lamartine,  (juand  on  a  lu  les  JSotes  d'un  loyage  en  Orient. 
C'est  l'illustre  voyageur  qui  en  sera  le  héros.  .l'ai  entendu  un 
homme  d'esprit  et  dégoût .  qui  a  beaucoup  comparé  .  M.  Amé- 
dé'  Pichot ,  dire  du  /  orage  en  Orient:  «  Le  prosateur  n'a  rien 
ajouléàla  gloire  du  poêle,  mais  l'hommea  grandi.  )>  Le  mot  est 
judicieux  et  fin.  Si  l'on  met  de  côté  la  question  d'art,  et  que,  dans 


266  REVUE  DE  PARIS. 

le  livre,  on  cherche  rhomme  seulement ,  il  n'est  guère  de  sym- 
pathies que  n'éveille  celte  lecture.  Un  tel  homme,  dans  notre 
temps,  est  un  sujet  de  i)ensées  rafraîchissantes ,  de  consolation 
et  d'épanouissement.  Une  belle  ame,  sans  malice,  toute  surles 
lèvres,  qui  sait  qu'il  y  a  du  mal .  mieux  peut-être  que  le  misan- 
thrope qui  y  croit  à  priori  ,  qui  le  sait ,  mais  ne  veut  pas  le 
voir,  et  qui  semble  posséder  ,  dans  sa  nature  ouverte  et  pfrave, 
ledon  de  l'exorciser ,  et ,  comme  on  dit,  de  chasser  le  malin  ; 
une  imagination  surabondante,  qui  donne  plus  qu'elle  ne  re- 
çoit, où  viennent  s'encadrer  naturellement  les  plus  i)eaux  spec- 
tacles de  la  nature ,  où  toutes  les  couleurs ,  toutes  les  nuances , 
toutes  les  variétés  du  paysage ,  tous  les  bruits  .  tous  les  murmu- 
res, trouvent  leurs  harmonies; une  générosité  facile,  une  main 
toujours  prête  ou  adonner  ou  à  serrer  la  main  d'aulrui;  un  re- 
gard élevé  et  invitant,  qui  pénètre  dans  les  cœurs,  mais  qui, en 
même  temps .  les  disjtose  à  n'avoir  rien  qui  ne  puisseètre  montré, 
qui  voit  et  purilie  ;  je  ne  sais  quelle  impartialité  supérieure  ,  qui 
n'est  nidu  sce]>ticisme,  ni  de  l'indifférence,  ni  le  résultat  de 
fortes  méditations ,  (pii  n'a  pas  la  même  source  ni  les  mêmes 
causes  que  l'impartialité  humaine,  mais  qui  est  comme  un 
rayon  de  cet  amour  que,  dans  l'idée  chrétienne.  Dieu  éprouve 
pour  ses  créatures  ,  qui  explique  plus  qu'elle  ne  condamne,  et 
qui  ne  condamne  qu'avec  la  réserve  du  pardon;  une  candeur, 
non  pas  imprudente  comme  celle  de  l'homme  qui  se  livre  sans 
choix  et  sans  préférence  ,  non  pas  inexpérimentée  comme  celle 
de  l'enfant,  mais  virile  et  sage,  comme  si  cet  homme  n'avait 
pas  besoin  d'être  méfiant .  qu'il  conjurât  le  mal ,  et  qu'H  portât 
sur  lui  quelque  préservatif  contre  les  malheurs  qui  viennent  des 
hommes,  sinon,  hélas  !  contre  ceux  qui  viennent  de  Dieu.  H 
marche  au  milieu  des  tribus  barl)ares,  dans  un  ajipareil  propi'c 
à  tenter  toutes  les  cui»idités,  même  sur  une  terre  civilisée,  et  il 
trouve  à  louer  des  Turcs  pour  leur  tolérance, des  brigands  pour 
leur  humanité  ,  des  détrousseurs  de  caravanes  pour  leur  fidélité 
à  leur  j)arole.  Sa  candeur  dissijieles  nuages,  désarme  les  mau- 
vais i)enchans  .  et  il  ))asse  au  milieu  de  tant  d'hommes  divers, 
comme  au  milieu  de  la  i)este  qui  dévorait  le  pays  de  Jérusalem, 
respecté  et  quelquefois  béni  dans  une  langue  qu'il  n'entend  pay. 
Du  reste  ,  ayant  tous  les  genres  de  courage  du  voyageur,  et 
n'ajipelant  pas  le  i)éril  |)ar  la  crainte  ,  vivant  au  désert  delà  vie 


REVUE  DE  PARIS.  267 

(le  saint  Je;in ,  dormant  sur  la  nalle,  sous  l'ombre  rare  d'un 
palmier  ,  mangeant  la  pâte  de  l'AraJJC  et  se  désaltérant  avec 
l'eau  tiède  suspendue  dans  des  outres  aux  courroies  de  sa  selle , 
risquant  sa  vie  pour  l'amour  de  voir  ;  tantôt  perdu  dans  les  nei- 
ges sul»iles  du  Liban  ,  tantôt  plongé  dans  les  déserts  sans  fin  , 
se  traitant  comme  le  dernier  de  la  caravane  dont  il  est  le  roi, 
avare  des  fatigues  des  hommes  à  ses  gages,  non  des  siennes, 
téméraire  avec  calme ,  liardi  avec  sang-froid  ;  —  un  poète  homme 
de  cœur  et  de  résolution,  qui  prend  naturellement  toutes  les 
attitudes  qu'exige  chaque  situation ,  et  cpii  ne  fuit  ni  ne  recule 
devant  le  danger;  le  barde  de  notre  belle  France,  ce  bardeaimé 
de  toutes  les  femmes ,  dont  la  voix  est  si  tendre ,  et  qui  a  eu  tant 
de  succès  de  larmes  ,  faisait  baisser  la  noire  paupière  de  l'Arabe 
devant  son  œil  ferme  et  doux,  et  prêt  à  jouer  du  pistolet  de  la 
même  main  dont  il  accorde  sa  lyre  parfumée.  —  Voilà  l'horanie, 
voilà  le  héros  du  poème  de  M.  de  Lamartine. 

Mais  ce  que  j'admire  suitout  et  ce  qu'ont  admiré,  comme 
moi,  tous  ceux  qui  ont  lu  ces  volumes,  c'est  surtout  cette  ame 
excentri(jue  et  rayonnante  qui  trouve  partout  à  aimer  l'homme 
et  à  bénir  Dieu,  qui  s'étend  à  mesure  que  le  poète  découvre  des 
terres  nouvelles  ,  qui  ne  sciasse  pas  d'embrasser  et  d'aimer,  et 
reconnaît  des  frères  partout  où  il  rencontre  des  hommes.  Dans 
tous  les  voyageurs  on  aperçoit  toujours  l'homme  dépaysé , 
riiomme  dune  nation,  d'une  civilisation,  dune  famille,  quel- 
(luelois  d'un  rôle ,  rarement  sortant  de  lui  tout-;Vfait ,  rarement 
eXi)ansif  et  libéral,  mais  ramenant  tout  à  ce  petit  centre  de 
préjugés  et  de  vanités  qu'on  appelle  le  moi. Chaices  voyageurs, 
le  sens  critique  précède  et  domine  toutes  les  impressions  ;  ils 
blâment  avant  de  voir ,  ils  se  dégoûtent  avant  de  pratiquer.  Les 
coutumes  étrangères  les  piquent  par  le  côté  où  elles  diffèrent 
d'avec  celles  de  leur  nation  ,  non  par  leur  sens  local  et  leui- 
harmonie  avec  l'état  social,  le  climat ,  la  constitulion  piiysique 
du  i)ays  ;  au  lieu  de  placer  les  deux  termes  de  comparaison  sur 
le  même  sol,  ils  mettent  l'un  à  deux  mille  lieues  de  l'autre,  et, 
bien  qu'ils  comparent  beaucoup,  ils  jugent  peu.  S  ils  sont  de 
grands  personnages  dans  leur  pays ,  ils  ne  cessent  pas  de  l'être 
à  l'autre  bout  du  monde,  s'étonnant  volontiers  qu'on  ne  sache 
pas  leur  nom  et  que  le  sauvage  ne  découvre  pas  sa  tète  ou  ne  se 
prosterne  pas  quand  ils  passent  ;  ils  ne  se  mêlent  point ,  ils  ne 


268  REVUE  DE  PARIS. 

s'épanchent  point  ;  mais,  loin  de  là,  ils  se  resserrent ,  se  replient 
sur  eux,  et  trouvent  à  ciiaque  pas  qu'ils  font  un  motif  de  plus 
de  se  contempler  eux-mêmes ,  comme  si  leur  supériorité  exo- 
tique était  un  don  naturel  et  supérieur  ,  et  non  l'œuvre  univer- 
selle de  lépoque  et  du  pays  dont  ils  portent  la  livrée.  L'homme 
du  Voyage  en  Orient  n'a  aucune  de  ces  petitesses.  Lui  qui  est 
chrétien  lui  qui  est  né ,  qui  a  été  baptisé  au  son  des  cloches  de 
l'Eglise  catholique ,  qui  a  entendu  ces  cloches  tinter  la  mort  et 
la  naissance  des  siens,  il  aime  mieux  la  voix  du  muetzlim  épiant  le 
soleil  de  midi ,  sur  la  haute  galerie  des  minarets  de  l'Orient ,  et 
chantant  la  venue  de  l'heure  de  la  prière ,  que  la  cloche  insen- 
sible et  unconscious ,  comme  disent  les  Anglais,  denoségllses; 
lui  qui  venait  à  Jérusalem  en  pèlerin  chrétien ,  sinon  pour  baiser 
dévotement  ces  douteuses  reliques  et  ces  lombes  faites  après 
coup,  que  les  sectes  chrétiennes  usent  de  leurs  agenouillemens, 
du  moins  pour  adorer  le  lieu  où  s'est  fait  entendre  le  premier 
cri  de  fraternité  et  d'égalité  humaine ,  il  blâme  certains  voya- 
geurs qui  ont  présenté  les  Turcscomme  les  tyrans  de  Jérusalem, 
et  il  ose  trouver  jusque  dans  la  ville  du  saint  sépulcre  le  culte 
iniisulman  très-philosophique,  en  ce  qu'il  n'ordonne  que  la 
prière  et  la  charité.  Je  me  rappelle  au  hasard,  entre  mille  autres, 
ces  exemples  de  la  sympathie  intelligente  qui  dicte  souvent  à 
l'illustre  voyageur  des  vues  très-neuves,  parce  qu'elles  sont 
très-justes:  ces  vues  ne  perdent  pas  de  leur  poids  pour  être 
mêlées  parfois  à  un  optimisme  par  trop  candide,  comme  celui, 
par  exemple,  qui  prend  pour  gage  àtXdiprobité  russe  à  l'égard 
de  la  Turquie  une  lettre  de  l'empereur  Nicolas  au  comte 
OrlofF,  ordonnant  le  départ  de  la  flotte  et  de  l'armée  russe  au 
jour  fixé  dans  le  traité  d'intervention.  A  moins  qu'on  ne  qualifie 
de  probité  l'acte  de  politique  prudente  qui  ajourne  uneconquète 
inévitable  et  qui  ne  prend  pas  tout  en  un  jour. 

Voilà  le  voyageur  des  Notes  sur  l'Orient.  L'admiration  aug- 
mente si  l'on  regarde  toutes  les  pensées  générales  que  M.de 
Lamartine  jette  au  milieu  de  ses  impressions  de  voyageur  et  de 
poète.  11  n'en  est  pas  une  (jui  ne  soit  inspirée  par  de  noljles  instincts 
de  générosité  ,  de  bienveillance,  de  moralité-  C'est  à  en  faire 
honte  à  tant  d'hommes  de  notre  époque  ,  si  froids,  si  fermés, 
si  faciles  sur  la  conduite  morale,  qui  aiment  mieux  passer  pour 
roués  que  pour  honnêtes  gens ,  et  faire  peur  comme  fripons 


REVUE  DE  PARIS.  269 

que  faire  pitié  comme  du|ics.  C'est  à  en  faire  honte  à  Tépoque 
(ont  entière,  dont  la  plaie  est  l'isolement  de  l'intérêt  personnel, 
où  chacun  se  fait  le  centre  de  tout  et  veut  que  toutes  choses 
datent  de  lui,  politique,  littérature,  religion;  où  le  fils  évite  le 
rejjiM'd  du  |)ère  et  manjje  le  pain  paternel  en  méprisant  celui 
(]iù  le  lui  donne;  où  les  générations  se  mesurent  de  l'œil  et  du 
geste  ,  comme  des  ennemis;  où  chacun  sait  en  quoi  il  diffère 
de  son  voisin  ,  et  nul  en  quoi  il  lui  ressemble.  Quelques-unes  de 
ces  pensées  ont  peut-être  une  grande  importance  sociale.  Je 
l'ignore,  et  ne  les  veux  point  juger;  mais  je  suis  loin  d'en 
sourire ,  comme  font  les  hommes  pratiques  que  l'expérience  a 
dissécliés  et  qui  se  croient  dans  la  meilleure  des  sociétés  jwssi- 
hles,  parce  qu'ils  espèrent  que  la  baraque  durera  au  moins 
autant  (ju'eux.  Un  instinct  ,  qui  s'est  fortifié  de  quelques 
réflexions,  me  dit  qu'en  dépit  des  vices  des  hommes,  et  qu'encore 
bien  (lu'il  en  faille  tenir  grand  compte  dans  tonte  spéculation 
sociale,  ceux  qui  ouvrent  leurs  bras  com[)atissans  ù  l'espèce 
humaine  sont,  après  tout,  plus  profonds  pohtiques  que  ceux 
qui  la  repoussent  et  la  foulent  aux  pieds,  et  que  l'amour  doit 
être  i)lus  fécond  ([ue  le  mépris. Lechristianisme  n'était-il  pas  une 
pensée  d'amour? 

(ju'avec  cette  tendresse  d'ame ,  cette  abondance  de  sympa- 
thies <[ui  échauffent  toutes  les  pages  de  cet  ouvrage ,  M.  de  La- 
martine soit  le  peintre  par  excellence  des  femmes ,  que  les  plus 
tendres  et  les  plus  gracieuses  de  ces  pages  aient  été  inspirées  par 
des  femmes,  c'est  ce  qui  ne  surprendra  personne.  Toutes  celles  que 
rencontre  M.  de  Lamartine  dans  son  long  pèlerinage,  soit  qu'il 
les  voie  le  visage  découvert,  soit  qu'il  les  devine  et  les  sente 
sous  le  voile  qui  les  cache,  ou  à  travers  les  vertes  jalousies  des 
sérails,  toutes  sont  belles ,  toutes  sont  gracieuses,  avec  ces 
nuances  infinies  de  la  beauté  et  de  la  grâce,  que  la  variété  des 
climats  et  des  mœurs  répand  sur  leurs  visages  ou  metdans  leur 
allure,  et  que  le  chantre  d'Elvire  décrit  dans  un  langage  à  la 
fois  chaud  et  voilé.  La  Grecque  d'Europe,  la  Grecque  d'Asie,  la 
Turque ,  l'Arménienne ,  la  jeune  fille  Arabe  ,  la  Syrierme ,  appa- 
raissent tour  à  tour  dans  ses  récits ,  les  unes  belles  et  arrêtées 
comme  des  statues  ,  les  autres  vagues  et  indécises  comme  des 
rêses  ;  toutes  exhalent  je  ne  sais  quel  parfum  de  vie  et  d'amour, 
et  •.  ouj  remplissent  de  celte  chaste  volupt<klont  elles  i)énétraient 

23. 


270  REVUE  DE  PARIS. 

le  voyageur ,  et  qui  est  la  poésie  des  poésies.  Le  talent  me  man- 
que, non  la  langue,  pour  dire  Tespèce  d'imagination  qui  fournit 
au  poète  de  si  suaves  couleurs,  et  lui  donne  un  sentiment  si 
exquis  de  la  fenniie.  Imaginez  vous-même  un  amour  universel, 
idéal ,  pour  la  femme,  sous  toutes  les  formes  de  beauté  que  Dieu 
s'est  ]îiu  ;i  réi)andre  sur  la  jjIus  belle  de  ses  créatures ,  l'amour 
du  Raphaél  de  Millon  |)our  l'Eve  du  Paradis  perdu ,  qui  aime 
Dieu  dans  sa  manifestation  la  plus  divine ,  dans  son  plus  gracieux 
ouvrage;  amour  qui  n'est  souillé  d'aucune  arrière-pensée  sen- 
suelle, à  plus  forte  raison  d'aucune  puérilité  de  bonne  opinion 
du  voyageur  pour  lui-même,  pour  sa  rareté  d'étranger,  pour 
l'incomparable  supériorité  de  son  pays  ;  quelque  chose  de  pas- 
sionné et  de  contenu,  d'ardent  et  de  pudique,  un  mélange  de 
religion  et  d'amour  ,  de  volupté  sans  désirs ,  qui  ne  vous  donne 
pas  un  romanesque  dégoût  delà  vie  de  famille  et  de  ses  humbles 
jouissances,  qui  ne  vous  laisse  pas  de  regrets,  mais  qui  étend 
poui-  un  moment  l'horizon  d'affections  bornées  où  vous  vivez, 
et  qui  met  quelque  poésie  dans  votre  imagination  sans  troubler 
votre  sens. 

J'aime <pie M.  de  Lamartine ,  au  milieu  de  toutes  ses  espérances 
de  réforme  sociale  ,  nobles  aspirations  vers  le  bien,  plutôt  que 
sèches  utopies  ,  j'aime  qu'il  ne  veuille  rien  changer  au  iole  que 
Dieu  a  fait  à  la  femme ,  qui  est  de  plaire  et  d'inspirer  l'amour , 
avec  cette  part  dans  le  conseil  et  dans  les  actions  de  l'homme 
que  le  christianisme  lui  a  donnée ,  ou  plutôt  lui  a  ditde  prendre 
par  la  douceur  et  l'amour.  J'aime  qu'il  ne  lui  veuille  voir  dans 
les  mains ,  dans  ces  mains  faites  pour  calmer ,  pour  j)anser  des 
blessures ,  pour  caresser  un  enfant ,  pour  jeter  une  sorte  de 
magnétisme  voluptueux  sur  les  passions  de  l'homme,  ni  l'épée 
qui  tue ,  ni  le  livre  de  la  loi  (jui  est  athée ,  ni  la  plume  qui  donne 
de  pitoyables  vanités  littéraires,  et  qui  remplace  le  cœur  par 
l'esprit.  Quelles  que  soient  les  réformes  que  doit  accomplir 
l'avenir,  plaise  à  Dieu  et  aux  réformateurs  que  la  femme  ne  soit 
pas  faite  homme,  et  que  rémancipation  n'aille  pas  jusqu'à  impri- 
mer des  soucis  virils  sur  ces  visages  charmans  où  Dieu  a  écril 
la  destinée  de  la  femme,  qui  estd'aimer  et  d'être  aimée!  Puissé-je, 
quant  à  moi,  ne  pas  voir  cette  violation  des  lois  élernelles,  l'être 
faible  devenir  l'être  (brt,  et  l'égalité  absolue  des  sexes  bamiii" 
l'aujour  ! 


REVUE  DE  PARIS.  271 

Trois  femmes,  les  seules  qui  soient  aimées  du  poète ,  dominent 
ce  peuple  de  visions  gracieuses ,  et  mêlent  aux  images  du  désert 
et  de  la  vie  campée  les  douces  idées  du  foyer  doinesti<iue.  C'est 
sa  mère ,  qui  n'est  ((lus;  oinbre  aimée ,  vers  laquelle  il  se  tourne 
quelipiel'ois ,  dans  les  périls  et  les  plaisirs  du  voyage,  et  qui  com- 
munique d'en  haut  avec  lui  par  les  rayons  de  l'amour  ;  c'est  sa 
femme,  toujours  digne  de  lui,  soit  qu'elle  partage  ses  fatigues 
et  ses  dangers,  soit  qu'elle  aille  seule  pour  voir  ce  qu'il  ne  peut 
l)as  voir,  et  compléter,  j)ar  quelques  notes  écrites  avec  grâce 
et  tristesse,  rall)um  du  voyageur;  soit  qu'elle  reste  quinze  jours 
et  quinze  nuits  assise  au  chevet  de  son  lit,  dans  une  cabane  de 
la  Turquie  d'Europe ,  où  il  manque  de  mourir  ;  sa  femme ,  hélas! 
qui  dévore  toutes  les  douleurs  qu'il  soulage  en  les  exprimant; 
c'est  surtout  sa  fille  Julia,  dont  la  figure  virginale  illumine  la 
première  moitié  du  voyage,  qui  ajtparaît  d'abord  blanche  et 
rose,  au  milieu  des  visages  basanés  des  matelots ,  commel'ange 
qui  protège  le  navire  |)aternel.  —  Puis  (|ui  est  frappée  par  la 
mort  en  deux  jours,  sur  les  rivagesdela  Syrie,  et  qui  le  laisse, 
lui,  orphelin  de  sa  fille,  pleurant  comme  s'il  avait  perdu  toute 
protei'lion,  et  comme  si  la  faible  enfant  avait  été  le  soutien  de 
l'homme  mûr! 

Ouiconquc  a  eu  le  bonheur  si  plein  d'inquiétudes  de  tenir  un 
enfant  sur  ses  genoux,  de  le  serrer  contre  son  cœur,  de  sentir 
se  soulever  de  joie  tout  son  être  au  contact  d'un  être  sorti  de 
lui  ;  iiuiconque  a  souri  au  sourire  de  son  enfant ,  avec  ces  lar- 
mes (|ue  nous  prenons  pour  des  larmes  de  joie,  et  qui  sont  peut- 
être  un  à-comjite  sur  les  larmes  de  douleur  (|ue  l'avenir  nous 
réserve  ;  quiconque  a  senti  cette  tendresse  effrayante  du  père 
pour  son  fils,  de  la  mère  pour  sa  fille,  ne  pourra  i)as  lire  les 
pages  où  il  est  parlé  de  Julia  sans  étouffement  de  coîur.  J'ai 
entendu  sangloter  autour  de  moi  à  ces  momens  du  voyage,  où 
des  ijressentimens  ,  des  trouilles  d'esprit ,  des  terreurs  rapides 
traversaient  comme  des  épées  froides  l'ame  du  père  qui  devait 
jterdre  sa  fille ,  alors  ([u'il  se  réjouissait  de  la  voir  ,  et  la  serrait 
dans  ses  bras  ,  comme  si  le  malheur  devait  avoir  moins  de  iirise 
sur  deux  vies  liées  ensemble  que  sur  une  seule!  Moi-même,  vous 
verriez  la  trace  de  mes  pleurs  sur  l'exemplaire  que  j'ai  lu  ,  aux 
endroits  où  parait  Julia  ,  charmante  enfant  que  vous  adopterez 
tous  ,  souvenir  amer  <pii  nous  appartient  à  tous  comme  tout  ce 


272  REVUE  DE  PARIS. 

qui  vient  du  poète  bien-airaé ,  Julia ,  l'enfanlde  toutes  nos  femines 
et  de  toutes  nos  mères, que  nous  aurons  tous  possédée  et  pieu  rée. 
Quand  le  pèredeJulia  entend  la  mer  quijjronde  autour  de  sou 
navire ,  et  les  flots  qui  menacent  son  dou!)le  trésor,  il  prie  Dieu 
de  lui  pardonner  d'avoir  eu  trop  de  confiance  en  lui;  il  regrette  la 
terre ,  la  belle  et  sûre  demeure  de  Saint-Point ,  où  la  pauvre  fa- 
mille, maintenant  livrée  à  la  mer,  tenterait  moins  le  malheur; 
puis  voyant  sa  femme  si  confiante  ,  et  son  enfant  si  heureuse ,  sa 
Julia,  —  tanlôtjouant  sur  le  pont  du  navire  avec  la  chèvre  qui  doit 
lui  donner  son  lait ,  ou  avec  les  lévriers  qui  lèchent  ses  petites 
mains;  tantôt,  dans  une  légère  houle,  la  tête  couverte  d'un  chai 
peau  de  paille  de  matelot,  noué  sous  son  menton  ,  émiettant  le 
pain  de  son  goûter  aux  pigeons  de  mer  qui  se  sont  abattus  la  veille 
dans  les  mâts  du  vaisseau,  ou  caressant  le  ehat  blanc  du  capi- 
taine ;  tantôt  dans  un  calme ,  quand  la  mer  plane  et  lourde  semble 
se  rejjoser  sur  elle-même  et  arrêter  le  vaisseau ,  jetant  dans  les 
Ilots  des  écoi'ces  d'orange  pour  voir  si  le  vaisseau  marche;  tantôt , 
ajtrès  la  traversée ,  à  Bayruth ,  dans  les  premières  fêtes  de  l'ar- 
rivée ,  se  coiffant ,  comme  lesbelles  Syriennes ,  du  turban  d'Alep, 
d"où  tombent  des  franges  de  perles  et  des  chaînes  de  sequins 
d'or ,  et  montrant  à  son  père  et  à  sa  mère  sa  figure  épanouie , 
où  la  vie  étale  toutes  ses  promesses  et  toutes  ses  espérances  ; 
tantôt,  aux  environs  de  Bayruth,  peignant  ti  fresque,  avec  sa 
mère  ,  les  murs  de  la  maison  que  la  famille  doit  habiter , et  éta- 
lant sur  une  table  de  cèdre  les  livres  et  les  objets  de  femmes  qui 
décorent  nos  guéridons  de  marbre,  une  fois,  se  promenant  avec 
son  père  sur  les  collines  du  Liban  ,  hardie,  vive,  heureuse,  mon- 
tée sur  un  beau  cheval  arabe,  se  développant,  grandissant, 
comme  à  vue  d'œil ,  sous  la  forte  éducation  des  beautés  de  la 
nature,  u tout  émue  ,  toute  rayonnante,  toute  tremblante  de 
;>  saisissement  et  de  volupté  intérieure  ;  »  je  respecte  les  expres- 
sions i)aternelles;  —  il  se  rassure,  il  s'anime  il  s'élance  dans 
les  déserts  en  homme  qui  a  laissé  quelqu'un  derrière  lui  à  qui  il 
a  dit  adieu ,  et  qui  retrouvera ,  au  retour,  à  qui  raconter ,  au  mi- 
lieu des  embrassemens  ,  ses  découvertes  et  ses  émotions  d'aven- 
turier ,  d'autant  plus  vives  qu'il  les  rapportait  à  des  émotions 
meilleures  et  de  plus  de  durée.  Tout  à  coup ,  les  notes  du  voya- 
geur présentent  une  lacune.  Hélas!  Pendant  tout  le  temps  qu'il 
n'a  pas  écrit,  il  a  pleuré.  Julia  est  inote.  Plus  tard  il  reooinmeu- 


REVUE  DE  PARIS.  273 

cera  ses  voyages  ;  il  visitera  les  eaux  bleues  du  Bosphore ,  où  se 
mirent  l'Europe  et  l'Asie,  il  verra  Constaulinoi)le,  la  Tur- 
quie d'Europe ,  le  Danube ,  il  aura  encore  des  émotions ,  il 
écrira  d'admirables  pages  ;  plus  tard  encore  ,  il  retrouvera 
en  Europe  la  gloire ,  une  destinée  politique ,  des  amis ,  un 
cortège  de  vœux  et  d'espérances  qui  le  prennent  et  le  saluent 
|)our  leur  prophète.  Mais  figurez-vous  un  ciel  d'où  a  disparu 
l'étoile  qui  dit  au  voyageur  où  il  va  ;  voilà  sa  vie  !  Julia ,  c'était 
tout  son  avenir  ;  mais  c'était  plus  encore  pour  sa  déplorable 
mère,  efle  qui  n'a  ni  la  gloire,  ni  le  bruit,  ni  les  couronnes,  ni 
les  applaudissemens  de  la  tribune,  ni  les  vers  qui  semblent  enle- 
ver la  douleur  en  l'exhalant ,  ni  l'admiration  du  monde,  pour 
étouffer  de  temps  en  temps  cette  voix  qui  monte  dans  le  vide  du 
cœur,  la  voix  de  Racliel  qui  ne  veut  pas  être  consolée  parce 
quesesenfans  ne  sont  plus,  quia  non  sunt!  Ah!  pourquoi 
n'ai-je  pas  déchiré ,  en  mémoire  de  Julia  et  de  sa  mère ,  les  pa- 
ges austères  de  cet  article  où  je  parle  de  travail  et  d'art  à  pro- 
pos d'un  livre  que  je  n'aurais  dû  lire  qu'avec  le  cœur! 

NlSARD. 


PEINTRES  CONTEMPORAINS. 


LOUIS  ET  THÉODORE  GUDIN. 


DEUXIÈME   ARTICLE. 


Les  renseignemens  biographiques  que  nous  avons  donnés  sur 
M.  Tiiéodore  Gudin  ne  seront  pas  inutiles  à  l'appréciation  de 
son  œuvre,  et  voici  pourquoi  : 

Il  est,  ce  me  semble,  deux  choses  bien  distinctes  dans  l'art 
doHl  nous  nous  occupons  :  —  la  composition ,  —  qui  en  est  pour 
ainsi  dire  l'ame,  l'esprit ,  —  et  l'exécution  ,  —  qui  en  est  la  forme, 
qui,  en  un  mot,  est  à  la  peinture  ce  que  le  style  est  à  la  pensée. 

Or,  Théodore  Gudin  s'étant  trouvé  peintre  par  organisation, 
par  instinct;  n'ayant  jamais  puisé  ses  enseignemens  que  dans 
une  profonde  et  continuelle  observation  de  la  nature;  n'étant, 
à  bien  dire,  d'aucune  école,  sa  ;/jfl«/è;e  a  dû  se  ressentir  de 
cette  précieuse  prédisposition.  Aussi  sa  touche  et  son  coloris 
sont-ils  d'une  naïve  et  admirable  vérité.  Chez  cet  artiste,  vous 
ne  trouvez  pas  trace  de  cette  couleur,  de  ce  faire  de  parti  pris, 
qui  procèdent  par  l'exagération  des  défauts  ou  des  qualités  de 
tel  ou  tel  maître. 

Et  cela,  parce  qu'au  lieu  de  s'inspirer,  comme  on  dit,  de 
Ruysdael,  de  Claude  Lorrain  ou  de  Salvator,  M.  Théodore 
Gudin  s'est  inspiré  de  la  nature  ;  à  elle  seule  il  a  demandé  le 
secret  merveilleux  de  sa  palette ,  si  simple,  et  pourtant  d'une 
variété  de  ton  si  splendide  ;  aucun  maître  ne  lui  a  dit  :  Vous  trai- 
terez les  terrains  de  cette  manière,  les  fabriques  ou  les  fonds 
de  cette  autre,  le  ciel  et  le  feuille  de  celle-ci.  Non,  il  a  d'abord 


REVUE  DE  PARIS.  275 

lonffiicment  observé,  en  poète  et  en  rêveur,  sans  savoir  pour- 
quoi il  ojjservail,  sans  arrière-pensée  de  reproduire  jamais  ces 
grandes  scènes  (pii  l'im|)ressionnaient  tant;  et  puis  un  jour  il 
s'est  mis  A  traduire  naïvement  ce  qu'il  avait  vu,  ce  <(u'il  voyait, 
et  cela  vrai  comme  cela  était ,  et  cela  sans  recherche  et  sans 
artifice  de  métier;  car  dans  les  tableaux  et  dans  les  études  de 
ce  grand  peintre,  la  nature  semble  plutôt  rcfUchie  que  copiée. 
Aussi  admirez  avec  quelle  soui)lesse,  quelle  tlexihilité  de  talent 
il  reproduit  les  scènes  et  les  effets  les  plus  opposés.  Bien  des 
maîtres  pourtant  ne  sentaient  qu'une  nature  :  ceux-ci  la  com- 
prenaient sombre  et  terrible,  ceux-là  gracieuse  et  souriante; 
chez  lui,  au  contraire,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  tout  se  reflète 
ingénument  comme  dans  un  miroir. 

S'il  n'était  pas  inutile  de  donner  des  preuves  irrécusables  d'un 
fait  si  généralement  avéré,  si  l'on  pouvait  oublier  la  puissante 
faculté  de  contrastes  (pie  l'on  remarque  ,  par  exemple,  dans  les 
rues  du  Mont-'^aint- Michel  et  iV Alger,  dans  rinceiuUe  dît 
Kent  et  la  Soirée  de  Fenise,  les  trois  tableaux  que  M.  Théodore 
Gudin  a  expo.^és  cette  année  prouveraient  jusqu'à  l'évidence  la 
prodigieuse  étendue  de  cette  rare  organisation. 

Ces  trois  tableaux  offrent  une  singulière  variété  d'effets,  depuis 
le  ciel  gris  et  marbré  du  Havre,  troué  çà  et  là  par  les  rayons 
d'un  soleil  pâle  et  froid  .  jusqu'aux  Ions  chauds  et  humides  des 
marais  Poutins  et  aux  nuages  incandescens  de  l'Afrique.  Quelle 
incroyable  progression  de  coloris  !  Que  l'on  compare  les  eaux  , 
le  ciel,  les  fonds  de  ces  trois  tableaux  ,  et  ([ue  l'on  dise  s'il  ne 
faut  pas  être  bien  heureusement  doué,  pour  réussir  à  rendre 
avec  autant  de  bonheur  et  de  vérité ,  des  natures  si  opposées. 

La  Fue  du  Havre  est  éclairée  par  un  de  ces  jours  tantôt 
lumineux,  tantôt  voilés,  si  fréquens  sur  nos  côtes  de  l'ouest. 
Les  lames ,  encaissées  par  le  môle  et  la  jetée ,  sont  fouettées,  re- 
muées, ainsi  qu'elles  le  doivent  être  dans  cette  passe  étroite,  et 
reflètent  les  mille  accidens  de  lumière  des  nuages,  du  soleil,  des 
quais  et  des  constructions  du  port.  Dans  ce  tableau ,  tout  est 
bruyant,  animé;  c'est  l'entrée  d'une  ville  toute  commerçante  et 
d'un  aspect  fort  peu  |)oéti(iue  :  des  murs  de  pierre  et  de  brique, 
unbâtiment  marchand  sous  voile  et  une  embarcation  qui  ramène 
à  son  bord  un  matelot  aviné.  Tels  sont  les  élémens  de  cette  vaste 
composition,  d'une  extraordinaire  vérité  d'aspect  et  d'une  exécu- 


276  REVUE  DE  PARIS. 

tion  achevée.  L'épisode  du  matelot  récalcitrant  est  surtout  d'un 
comique  parfait ,  et  l'on  entend  les  adieux  énergiques  que  ce 
pauvre  marin  adresse  à  celte  terre  si  regrettée. 

Maintenant  le  peintre  nous  transporte  dans  la  rade  d'Alger , 
lors  du  coup  de  vent  du  7  janvier  1831  (1).  Ce  ne  sont  plus  les 
lames  vertes  de  l'Océan  ,  ce  n'est  plus  le  ciel  léger  du  nord,  les 
nuages  blancs  et  rapides  ;  c'est  l'air  épais  et  chaud  de  l'Afrique , 
ce  sont  de  ces  nuages  lourds  et  pesans  qui  semblent  pouvoir  à 
peine  s'élever  au-dessus  des  vagues;  c'est  une  atmosphère  si 
chargée  d'électricité,  que  des  éclairs  continus  teignent  dans  tous  ' 
les  sens  ces  grandes  masses  obscures  de  tons  rouges  et  ardens. 

(i)  Coup  de  vent  du  T  janvîev  1831,  dans  la  rade  d'Alger. 
A  neuf  heures  du  matin,  la  frégate  la  Syrène ,  de  60  canons, 
était  mouillée  dans  la  liaie  d'Alger,  entre  les  batteries  du  môle  et  le 
cap  ^laLifou.  Elle  se  disposait  à  faire  voile  pour  la  France;  deux  che- 
becs  chargés  de  troupes  commandées  par  le  lieutenant-colonel  Car- 
cenac.  étaient  remorqués  vers  la  ('régate. 

Tout  à  coup  un  vent  violent  agita  la  mer,  un  courant  fortement 
(établi  enlrahia  à  la  côte  les  chaloupes  de  remorque,  dont  les  rameurs 
faisaient  d'inutiles  efforts. 

Cependant  la  fureur  de  la  mer  allait  toujours  croissant;  le  com- 
mandant de  la  frégate,  M.  Charniasson,  éprouvant  des  craintes 
sérieuses  pour  les  deux  chebecs,  réussit,  non  sans  peine,  à  y  faire 
parvenir  de  fortes  amarres ,  à  l'aide  desquelles  ils  se  halèrenl  jusque 
près  de  la  frégate.  La  vague  se  soulevait  avec  tant  de  violence  que 
plusieurs  embarcations  furent  brisées  en  s'approchant  de  son  bord. 
L'état  de  la  mer  devenait  à  chaque  instant  plus  effrayant  ;  l'espoir 
d'un  prochain  naufrage  attirait  déjà  vers  le  fort  '\fatifou  des  hordes 
de  Rédouins.  Aucun  secours  ne  pouvait  être  porté  aux  deux  chebecs  : 
le  canon  d'alarme  se  faisait  entendre  par  intervalles,  mais  en  vain; 
la  mer  refoulait  vers  le  port  tout  ce  qui  songeait  à  en  sortir. 

Dans  cette  conjoncture  critique,  on  ne  pouvait  songer  qu'à  pré- 
ser\er  l'équipage  de  la  Syrène  et  ses  passagers  des  dangers  qui  les 
attendaient  sur  la  côte  ;  et  \)endant  trois  jours  et  deux  nuits  que  dura 
cette  tourmente,  le  général Clauzel  avait  faitgarJer  toute  la  côte  par 
de  l'infanterie  et  de  la  cavalerie  pour  rerueillir  les  naufragés. 

De  son  côté,  le  commandant  Charmasson  ne  quittait  pas  sa  du- 
nette; continuellement  il  veillait  sur  le  soi'l  des  deux  chebecs,  et 
plusieurs  fois  il  réussit  à  leur  faire  passer  des  vivres. 

Pendant  ce  temps ,  les  chebecs  et  la  frégate  couraient  les  plus 
grands  dangers  ;  ils  s'entre-choqnaicnt  à  chaque  instant.  La  Syrène 
chassait  sur  ses  ancres,  rompait  ses  cables,  brisait  sa  grande  vergue, 
endommagée  déjà  par  une  bourrasque  éprouvée  sous  ÎMahon  ;  per- 
dait son  gouvernai! ,  et,  sans  son  càlle  en  chaîne  qui  tint  bon  jus- 


REVUE  DE  PARIS.  277 

Au  loin ,  la  mer,  d'un  bleu  noirâtre,  se  dessine  sur  l'horizon 
en  feu  ;  vers  le  second  plan ,  une  frégate  de  soixante  canons ,/« 
Syrcne,  tirant  le  canon  d'alarme ,  roule  pesamment  sur  ces 
lames  sombres  et  vertes,  couronnées  d'une  écume  éblouissante. 
Au  fond  du  tableau ,  on  voit  les  constructions  blanches  qui 
dominent  la  baie  d'Alger ,  et  sur  le  premier  plan  ,  un  chebec 
chargé  de  passagers.  Ce  bâtiment,  long,  étroit,  doré  et  dontle 
luxe  et  l'élégance  contrastent  vivement  avec  la  terreur  de  cette 
scène,  est  exposé  à  toute  la  furie  des  vagues  soulevées  par  l'ou- 
ragan. 

Il  était  impossible  de  mettre  dans  un  pareil  sujet  plus  de  sau- 
vage et  terrible  poésie  ;  car  c'est  tout  un  tableau  d'histoire  et 
un  admirable  tableau  d'histoire,  que  cette  embarcation  remplie 
de  deux  cents  passagers ,  Je  crois,  voués  à  une  mort  presque 
certaine.  Il  y  a  surtout  une  grande  profondeur  de  pensée  dans 
le  contraste  si  vrai ,  si  frappant ,  qui  existe  entre  la  pose ,  l'ex- 
pression ,  la  nature  des  matelots  et  des  soldats  de  terre.  Sur  les 
traits  de  ces  derniers  l'épouvante  se  mêle,  chez  les  uns  avec  je 
ne  sais  quelle  gaucherie  chancelante,  causée  par  le  mouvement 
de  l'embarcation;  on  voit  qu'ils  ont  pour  ainsi  dire  plus  peur  de 
rouler  dans  le  bâtiment  que  de  se  noyer  ;  chez  d'autres ,  les 
spasmes  du  mal  de  mer  sont  si  énervans,  qu'A  demi  couchés, 
ces  pauvres  gens  considèrent  d'un  œil  éteint  et  insouciant  l'élé- 
ment qui  va  peut-être  les  engloutir  ;  chez  ceux-là ,  c'est  une 
résolution  morne  et  passive,  et  je  n'oublierai  jamais  l'admirable 
expression  de  ce  vieux  soldat  dont  le  visage  est  reflété  par  le 
capuchon  rouge  qu'il  a  sur  la  tête  ;  chez  ceux-ci  enfin ,  c'est  un 
insurmontable  instinct  de  curiosité  qui  les  met  au-dessus  de  la 
crainte  du  danger  et  de  l'accablement  du  mal  de  mer  :  témoin  ce 
frêle  et  blême  fourrier  placé  â  l'avant  du  chebec ,  qui ,  se  cram- 
ponnant à  un  cordage  ,  semble  demander  à  un  aspirant  qui  épie 
au  loin  la  manœuvre  de  la  frégate,  le  résultatde  ses  observations. 

qu'au  bout,  elle  eût  été  infailliblement  se  perdre  à  la  côte.  Le  zèle 
et  la  constance  du  commandant  de  fa  Syrène ,  le  dévouement  de 
tous  les  officiers  et  marins  sous  ses  ordres,  parvinrent  à  conjurer  ce 
malheur. 

Sur  la  fin  du  troisième  jour,  la  mer  se  calma,  tous  les  passagers 
furent  reçus  à  bord,  cl  la  Sfrcne  mit  à  la  voile  pour  Toulon,  où  elle 
aniva  sur  la  fin  de  janvier,  après  une  heureuse  traversée. 

21 


278  REVUE  DE  PARIS. 

Chez  les  matelots,  au  contraire,  tout  est  action,  mouvement, 
énerfïie  ;  leur  regard  annonce  une  résolution  calme  et  persévé- 
rante, habitués  qu'ils  sont  ù  de  pareils  dangers.  Le  lieutenant 
de  vaisseau  commande  avec  sang-froid,  et  le  mugissement  de 
la  tempête  étouffant  le  bruit  de  ses  paroles ,  il  se  sert  de  ses  deux 
mains  comme  d'un  porte-voix.  Une  figure  merveilleuse  de  vérité 
et  de  grand  style,  c'est  celle  du  contre-maître  qui  tient  la  barre 
du  gouvernail.  Illen  n'est  plus  typique  que  cette  belle  tête.  Et 
puis  encore  quelle  puissance,  quelle  hardiesse,  quel  dessin  dans 
la  pose  de  ce  marin  demi-nu  Jetant  une  corde  de  sauvetage  fi 
cet  homme  qui  se  noie,  et  dont  le  regard  est  si  affreusement 
vrai;  et  dans  les  traits  de  cet  autre  qui ,  presque  hors  de  l'em- 
barcation ,  tend  les  i)ras  à  ce  malheureux,  quelle  douleur,  quel 
désespoir  !  Pour  qui  connaît  ces  âmes  si  bonnes  et  si  énergiques, 
on  voit  bien  que  c'est  son  matelot  que  ce  marin  va  perdre  à 
jamais. 

Mais  je  m'arrête ,  car  il  faudrait  des  pages  pour  retracer  ce 
qu'il  y  a  de  touchant ,  de  terrible  et  de  comique  aussi  dans  cet 
épisode ,  depuis  cette  pauvre  femme  à  l'agonie  jusqu'à  ce  conscrit 
famélique  qui  implore  un  morceau  de  biscuit. 

Quant  ù l'exécution  de  cet  immense  tableau,  nous  necraindrons 
pas  de  dire  que  jamais  le  talent  de  Théodore  Gudin  nes'estélevé 
si  hautquedans  cette  page,  d'une  si  grave  importance.  Le  ciel, 
les  ligures,  sont  peints  avec  une  supériorité  et  surtout  une 
maturité  de  talent  qui  prouvent  que  désormais  Théodore  Gudin 
ne  peut  avoir  de  rival  à  redouter  que  lui-même.  Il  existe  enfin 
dans  ce  tableau  une  si  merveilleuse  entente  de  la  perspective 
aérienne,  qu'il  nous  paraît  impossible  <iue  l'illusion  puisse  aller 
plus  loin  ;  il  y  a  surtout  une  profondeur  d'horizon  dontle  merveil- 
leux ne  peut  être  comparé  qu'à  l'effet  extraordinaire  que  produit 
surle  premier  plan  ce  rayon  de  lumière  qui,  sejouant  sur  l'écume 
des  vagues, étincelle  des  niille  nuancps  de  l'arc-en-ciel. 

La  troisième  toile  deThéoilorcGudinreprésenteune  Fue  des 
Marais  Pontins.  Avant  la  mutation  qui  a  eulieu  dernièrement, 
il  était  impossible  non-seulement  déjuger,  mais  devoir  ce 
tableau;  il  lui  fallait  un  jour  doux,  mais  franc,  et  on  l'avait 
exposé  de  telle  sorte,  qu'il  était  éclairé  d'en  haut,  d'en  bas,  de 
côté  et  par  reflet.  Aujourd'hui  sa  place  est  meilleure ,  et  l'on 
peut  se  former  quehpie  idée  de  cette  œuvre. 


REVUE  DE  PARIS.  279 

Figurez-vous  ce  moment  presque  insaisissable  du  jour  qui  suit 
le  coucher  du  soleil,  et  qui  n'est  i)as  encore  le  crépuscule;  à 
droite  du  tableau  ,  l'horizon  est  empourpré  du  vif  reflet  des 
derniers  rayons  du  soleil  d'Italie  ;  puis  cette  lumière  vermeille , 
se  dégradant  peu  à  peu  vers  le  milieu  de  la  toile  .  se  mêle  aux 
premières  lueurs  de  la  lune  qui  se  lève  à  gauche,  et  finit  par  se 
perdre  dans  cette  dernière  teinte,  douce  et  fraîche;  caria  nuit 
commence  et  les  étoiles  scintillent  déjà. 

Au  loin  s'étendent  ces  immenses  marais ,  tristes  et  solitaires , 
dont  les  flaques  d'eau  sont  teintées  d'un  rouge  sombre,  et  puis 
çà  et  là  de  grands  buffles  noirs  qui  paissent  ou  dorment. 

A  gauche ,  et  vers  le  tiers  de  la  toile ,  le  site  est  coupé  par  un  pont 
dont  la  pente  est  assez  rapide.  Un  attelage  de  deux  bœufs  mis  à 
un  chariot ,  chargé  de  paysans  dans  leur  costume  pittoresque , 
la  descendent  pesamment ,  tandis  qu'un  cavalier  la  monte.  Les 
personnages  sont  éclairés  par  celte  lueur  mourante  et  dorée 
qui  inonde  toute  la  partie  droite  du  tableau  ,  tandis  qu'à  gauche, 
au-dessous  de  la  lune  qui  se  lève,  la  nature  est  déjà  sombre  et 
voilée,  les  hautes  montagnes  sont  à  demi  cachées  parla  vapeur 
bleuâtre  de  cette  atmosphère  chaude  et  humide  ;  les  grandes 
herbes ,  les  plantes  grimpantes ,  les  mousses  qui  naissent  dans 
cette  eau  dormante,  sont  d'un  vert  triste  et  noir.  Sur  le  versant 
d'une  colline .  on  voit  au  loin  ,  très-loin ,  un  feu  de  jiâtre  qui 
scintille  dans  la  brume  et  sur  la  cimed'un  roc  escarpé  ,  ungibet 
et  des  corbeaux  tournoyant  autour  d'un  cadavre. 

Exprimer  tout  ce  qu'il  y  a  de  grandiose ,  de  poétique,  de  su- 
blime dans  ce  tableau ,  serait  au-dessus  de  nos  forces  ;  seule- 
ment nous  dirons  que  la  peinture  profondément  pensée  n'a 
jamais  étéplusloin  .selon nous.  Malheureusement, cetadmirable 
poème  peint  n'appartient  plus  à  la  France. 

Telle  a  été  cette  année  la  part  de  M.  Théodore  Gudinà  l'ex- 
position ,  et  nous  croyons  qu'il  en  est  peu  d'aussi  belles.  Encor* 
quelques  tableaux  d'histoire  comme  \eCoup  de  vent  de  la  rade 
d'Alger,  eC  M.  Théodore  Gudin  aura  presque  réalisé  les  esj)é- 
rancesque  l'on  croyait  déçues  par  la  malheureuse  fin  de  son  frère. 

ECGÈIVE  SlE. 


ÉTUDES  SUR  GOETHE  '". 


EGMONT. 

L'élude  du  quinzième  siècle  avait  amené  Gœthe  à  écrire  Ber- 
lichingen ,  ceWe  du  seizième  l'amena  à  écrire  Egmont.  Les 
deux  drames  peuvent  être  mis ,  pour  pendans  ,  l'un  auprès  de 
l'autre  ;  les  deux  héros  peuvent  se  rapprocher  sans  se  nuire. 
L'un  est  plus  mâle ,  plus  hardi ,  plus  naïvement  dépeint;  l'autre, 
qui  a  vécu  dans  une  position  plus  élevée ,  a  déià  respiré  l'air  de 
la  cour,  et  porte  avec  son  attitude  guerrière  les  manières  du  beau 
monde.  Là  est  l'intérieur  de  famille  simple  et  rustique:  la  fem- 
me qui  descend  à  la  cave ,  et  prépare  elle-même  le  repas  de  son 
mari:  l'homme ,  qui  est  plutôt  le  compagnon  que  le  chef  de  ses 
soldats ,  ([ui  s'élance,  son  épée  à  la  main ,  et  s'en  va  partout  où 
l'appelle  l'intérêt  d'un  ami,  la  défense  d'un  de  ses  serviteurs, 
une  répararation  à  faire,  une  vengeance  à  exercer.  Ici,  est  le 
château  pompeux ,  les  réunions  cérémonieuses ,  le  grand  sei- 
gneur ,  chef  d'armée ,  l'homme  qui  marche  presque  immédiate- 
ment après  son  roi,  et  trouve  autour  de  lui  beaucoup  de  subal- 
ternes et  peu  d'égaux,  Gœtz  est  le  représentant  d'un  siècle  en- 
core grossier ,  qui  s'éteint  avec  son  ignorance ,  ses  préjugés  , 
ses  vertus  franches  et  sa  mâle  bravoure.  Egmont  est  le  repré- 
sentant du  nouveau  siècle  qui  lui  succède,  de  la  nouvelle  géné- 

(i  )  Ce  fragment  fait  partie  d'un  ouvrage  digne  d'attention  qui  doit 
paraître  prochainement  sous  ce  litre  chez  le  libraire  Levrault.  L'au- 
teur de  ce  volume, M.  Marmier,  a  voyagé  long-tempsen  Allemagne, 
et  s'est  livré  à  des  travaux  sérieux  sur  la  littérature  allemande.  Les 
Études  sur  Gœlhe  sont  le  premier  fruit  des  excursions  du  jeune 
écrivain.  {N.duD.) 


REVUE  DE  PARIS.  '281 

ration ,  qui  s'élèveavec  d'autres  rayons  de  lumière  ,  avec  le  rai- 
sonnement ,  mis  à  la  place  de  la  foi  aveugle  :  les  tentatives  de 
l'esjjril  surmontant  celles  de  la  force  i)hysique  ,  et  les  conquêtes 
de  la  civilisation  qui  se  dével0])pe,  grandit  et  aplanit,  sous  son 
niveau ,  les  aspérités  des  autres  siècles ,  aussi  bien  les  dehors 
farouches  du  crime  que  l'empreinte  énergique  de  la  veitu,  afin  (jue 
rien  ne  gène  plus  riiarmonieuse  symétrie  de  la  société,  que  Péga. 
lilé  des  hommes  s'opère  par  l'uniformité  des  caractères ,  et  que 
les  guerres  religieuses  se  terminent  par  l'assoupissement  et  l'in- 
différence. 

La  même  distance  et  le  même  rapport  qui  existent  entre  Gœtz 
de  Berlicliingen  et  Egmont,  existent  aussi  entre  les  guerres  de 
rébellion  auxquelles  tous  deux  ont  pris  part. 

En  Allemagne,  au  commencement  du  seizième  siècle,  A'oici 
la  révolte  des  paysans,  brutale,  cruelle,  aveugle ,  juste  dans 
son  indignation ,  déplorable  dans  ses  excès;  la  révolte  qui  se 
lève  pour  apaiser  sa  soif  de  vengeance ,  qui  promène  dans  toute 
la  contrée  l'incendie  et  la  désolation  ;  la  révolte  qui  saccage  les 
châteaux  pour  acquitter  le  prix  de  quelques  corvées ,  égorge  ses 
maîtres  i)our  laver  une  injure  ,  s'avance  aux  cris  de  religion  et 
de  liberté,  et  ne  connaît  ni  la  religion  ni  la  liberté.  Un  théolo- 
gien fanatique, un  aubergisteignorant  et  quelques  autres  hommes 
du  même  genre,  devaient  en  être  les  maîtres  volontaires,  et  le 
brave  et  généreux  Gœtz  de  Berlichiugen ,  la  victime. 

En  Hollande  ,  quarante  ans  plus  tard,  la  révolte  lève  aussi 
la  tète  et  s'avance  les  armes  à  la  main; mais  quelle  révolte  !  Des 
hommes  blessés  dans  leurs  droits  les  plus  chers ,  une  bourgeoisie 
qui  réclame  ses  privilèges  ,  des  villes  qui  veulent  faire  respecter 
leurs  franchises,  un  peuple  qui  se  soulève  pour  garder  sa 
croyance  ,',pour  se  défendre  contre  les  mains  sanglantes  sous  les- 
quelles il  est  tombé ,  pour  venger  sa  nationalité  dun  joug  des- 
potique et  étranger.  Cette  révolte  est  grande,  noble;  l'histoire 
en  retrace  avec  majesté  les  efforts  ,  et  la  civilisation  moderne 
doit  l'applaudir.  Aussi  ,  voyez  comme  elle  est  calme  et  reposée , 
comme  elle  garde  long-temps  sa  patience ,  et  puis  comme  elle 
s'avance  degrés  par  degrés ,  non  pas  pour  escalader  follement 
les  obstacles  qu'elle  rencontre  ;  mais  pour  les  renverser  l'un 
après  l'autre,  et  parvenir  ainsi ,  avec  i>lu8  de  lenteur,  mais  plus 
de  siireté,  à  son  but.  C'est  la  rébellion  de  l'esprit  contre   les 

24. 


282  REVUE  DE  PARIS. 

honteux  préjugés  qui  l'ont  tenu  long-teiups  enchaîné  ;  c'est  le 
premier  elïort  de  la  nouvelle  ère  sociale  .qui  se  débarrasse  de 
ses  langes;  c'est  le  triomphe  long-teaii)s  disputé,  mais  non 
moins  éclatant ,  de  la  liberté  de  conscience  sur  Tintolérance  fa- 
rouche ;  la  victoire  de  quelques  millions  d'homme  sur  les  auto- 
da-fé  du  duc  d'Albe,  le  fanatisme  de  Philippe  II ,  et  les  bulles 
de  la  papauté. 

La  révolution  des  Pays-Bas  a  de  puissans  adversaires  ,  mais 
elle  se  rattache  aussi  à  de  grands  chefs:  le  courageux  Horn, 
le  brave  Egmout,  le  sage  et  clairvoyant  Guillaume  de  Nassau. 
Aucun  des  trois  n'encourage  pourtant  et  ne  fomente  la  révolte; 
ils  tâchent  au  contraire  de  la  réprimer:  ils  veulent  que  l'on 
sévisse  contre  tous  les  agitateurs ,  n'importe  qu'ils  soient  Belges , 
Flamands  ou  Espagnols.  Mais  en  défendant  les  intérêts  de  leur 
nation  au  conseil  de  la  régente ,  ils  attaquaient  par  là  même  le 
gouvernement  cruel  et  arbitraire  de  Philippe  II;  ils  agissaient 
d'après  leur  cœur  et  leur  conscience.  Quoique  placés  dans  une 
haute  position ,  ils  sentaient  les  misères  du  peuple  ;  quoique  ca- 
tholiques ,  ils  ne  pouvaient  approuver  l'intolérance  odieuse  de 
l'Espagne  envers  les  prolestans.  Ils  étaient  d'abord  les  fidèles 
conseillers  du  roi,  et  sans  doute  les  plus  fermes  appuis  de  son 
pouvoir  dans  les  Pays-Bas.  La  grande  faute  du  roi  fut  de  s'irriter 
de  leurs  sages  observations ,  et  de  prendre  pour  un  acte  de  ré- 
bellion des  avis  peu  flatteurs,  sans  doute,  pour  l'oreille  d'un 
monarque ,  mais  des  avis  nécessaires  et  complètement  appro- 
priés aux  circonstances.  Le  peuple  gagna  cet  appui  que  le  sou- 
verain perdait.  Sans  réclamer  de  ces  trois  hommes  une 
intervention  immédiate,  il  savait  cependant  qu'il  pouvait  comp- 
ter sur  leur  sympathie,  et  au  besoin  sur  leur  dévouement,  et 
il  agissait  avec  plus  de  fermeté  et  de  hardiesse.  Les  corpora- 
tions d'ouvriers  se  liguaient  entre  elles;  les  nobles,  qu'un 
courtisan  espagnol  avait  traités  de  gueux,  se  hguaienl  aussi , 
et  prenaient  pour  mot  de  ralliement  l'insulte  ridicule  de  l'Es- 
pagnol ,  et  pour  emblème  une  besace  avec  deux  mains  entrela- 
cées. Ainsi  marchait  pas  à  pas  celle  révolution,  dans  laquelle 
Philip])e,  trompé  par  de  perfides  conseils,  égaré  par  son  fana- 
tisme ,  eut  l'art  de  jeter  tout  ce  qui  pouvait  lui  donner  plus  de 
consistance,  sans  prendre  aucune  mesure  capable  de  la  ré- 
primer. La  dernièîe  ftnile  et  la  plus  grande  de  toutes  fut  de 


REVUE  DE  PARIS.  283 

remplacer ,  dans  le  goiivernemenl  des  Pays-Bas ,  rarchidiichesse 
de  Parme,  qui  avait  du  moins  de  bonnes  intentions,  par  le  duc 
d'Albe  qui  ne  voulait  obéir  qu';>  sa  colère  et  à  son  fanatisme.  Le 
duc  d'Albe  traversa  les  Pays-Bas  comme  un  Héau.  Dans  toutes 
les  villes  et  sur  toutes  les  places  les  gibets  furent  dressés,  les 
l)Ochers  allumés;  les  têles  les  plus  nobles  comme  les  plus  obs- 
cures tombèrentsur  récbafaud.  On  tuait  et  l'un  bridait  au  nom 
du  roi  et  de  la  religion;  deux  grandes  raisons  pour  se  montrer 
cruel  à  plaisir:  jiar  la  première  on  gagnait  la  faveur  du  monarque; 
par  la  seconde ,  les  éloges  des  moines  et  les  récompenses  du 
ciel ,  sans  compter  que  les  biens  des  condamnés  étaient  confis- 
qués au  profit  du  roi  et  de  ses  fidèles  serviteurs. 

Le  duc  d'Albe  promena  ainsi  sur  toute  la  contrée  sa  faux  san- 
glante; il  ne  songeait  pas  tant  à  apaiser  la  révolte  qu'à  écraser 
les  révoltés  ,  et  quand  on  !ni  représentai!  les  conséquences  que 
de  telles  mesures  pouvaient  avoir,  il  répondait  avec  sa  croyance 
stupide  d'inquisiteur:  Il  vaut  mieux  que  le  roi  d'Espagne  perde 
les  Pays-Bas  que  de  régner  sur  un  jieuple  hérétique.  Au  dire  de 
«[uelques  historiens,  dix-huit  mille  hommes  tombèrent  victimes 
de  ces  atroces jugemens;  et  les  massacres,  en  Flandre,  elle 
pillage  d'Anvers,  et  partout  les  exactions,  les  violences  etl'ar- 
l)itraire  marquèrent  d'un  sceau  d'ignominie  ineffaçable  le  gou- 
vernement du  séide.  Après  quoi,  ayant  réduit,  par  la  misère, 
la  douleur  et  la  consternation,  ces  belles  provinces  au  silence, 
il  crut  n'avoir  plus  rien  à  faire  qu'à  recueillir  le  fruit  de  sa  noble 
mission  .  et  il  se  fit  ériger  une  statue ,  pour  laquelle  il  se  trouva 
encoie  une  tète  qui  osa  concevoir  et  une  main  qui  osa  écrire 
cette  inscription  : 

u  Albe,le  plus  fidèle  serviteur  du  meilleur  des  rois,  a  réduit 
au  néant  la  lévolte ,  écrasé  les  rebelles ,  rétabli  la  religion ,  exercé 
la  justice  et  affermi  la  paix  dans  le  pays,  )> 

Mais  cette  paix  n'était  qu'un  moment  de  stupeur ,  pendant 
lequel  même  la  révolution  commencée  ne  cessa  pas  de  jeter  plus 
avant  ses  racines.  Les  conjurations  n'avaient  pas  encore  été 
dissoutes;  le  lien  secret  qui  unissait  tous  les  esprits  dans  un 
même  besoin  de  liberté ,  existait  plus  fort  que  jamais  ;  et  quand 
les  nobles  têtes  de  Horn  et  d'Egmont  furent  tombées  sous  la 
hache  du  bourreau  ,  il  restait  aux  Pays-Bas  Guillaumede Nassau, 
dont  les  efforts  persévérans  amenèrent  au  secours  de  sa  mal- 


284  REVUE  DE  PARIS. 

heureuse  nation  les  forces  d'une  puissance  étrangère.  Une  fois 
l'heure  de  la  consternation  passée,  la  révolte  se  releva  d'autant 
plus  hardie  qu'elle  n'avait  rien  de  plus  effrayant  à  craindre  que 
ce  qu'elle  avait  déjà  éprouvé  ,  d'autant  plus  terrible  qu'elle  avait 
beaucoup  à  venger.  Albe  lui-même  fut  forcé  de  ployer  la  tête 
devant  elle ,  et  Jean  d'Autriche ,  et  Maximilien  ,  et  le  duc  d'An- 
jou, adversaires  et  partisans,  elle  maîtrisa  tout,  jusqu'à  ce 
qu'elle  eût  fait  de  la  Hollande  un  état  libre ,  du  prince  d'Orange 
un  stadthouder ,  et  que  le  roi  d'Espagne  dût  renoncer  à  jamais 
à  celte  belle  portion  d'héritage  que  lui  avait  léguée  son  père. 

Dans  son  drame  A'Egmont,  Gœthe  est  resté  tidèle  aux  prin- 
cipaux faits  de  l'histoire:  Marguerite  de  Parme,  le  duc  d'Albe, 
le  prince  d'Orange,  sont  très-bien  caractérisés,  et  les  conver- 
sations des  bourgeois  de  Bruxelles ,  auxquelles  le  poète  nous 
fait  assister ,  retracent  d'une  manière  vraie  et  pittoresque  les 
principaux  événemens  et  l'état  de  troul)le  et  d'agitation  dans 
lequel  se  trouvait  alors  le  pays. 

Mais  je  ne  sais  pas  pourquoi  il  ne  prononce  pas  une  seule  fois 
le  nom  de  Ilorn ,  qui  prit  cependant  une  part  importante  aux 
conseils  de  la  régente ,  et  qui  paya  aussi  de  sa  tête  sa  loyauté  et 
sa  franchise.  Et  je  trouve  aussi  que  le  poète  a  peint  Egmont 
autrement  que  l'histoire  nous  le  représente.  Egmont  ne  fut  pas 
le  héros  de  la  révolution  des  Pays-Bas,  mais  le  martyr,  ce  qui, 
en  temps  de  révolution ,  n'est  pas  la  même  chose.  De  tous  les 
nobles  appelés  à  donner  leur  avis  dans  le  maniement  desjj|Favî-.es 
publiques  ,  Egmont  était  peut-être  l'un  des  plus  dévoués  au  roi 
d'Espagne.  En  1363,  il  fit  un  voyagea  Madrid,  chargé  de 
représenter  à  Philippe  les  griefs  de  la  noblesse  des  Pays-Bas,  et 
lorsqu'il  en  revint,  on  l'accusa  de  s'être  laissé  séduire  par  un 
présent  de  30,000  florins,  et  par  la  promesse  que  le  roi  lui 
avait  faite ,  en  outre ,  de  s'occuper  de  l'établissement  de  ses 
filles. 

En  1366,  après  les  premiers  troubles  d'Anvers,  les  nobles  se 
réunissent  à  Dendremonde ,  pour  délibérer  sur  la  situation 
fâcheuse  du  pays:  3Iontigny  apporte  des  lettres  qui  prouvent 
<iue  toutes  les  promesses  de  Philippe  11  sont  fausses,  et  que  l'on 
ne  peut  nullement  se  fier  à  ses  intentions  ;  Louis  de  Nassau ,  le 
frèrede  Guillaume,  veut  que  l'on  arbore  ouvertement  l'étendard 
de  la  révolte;  mais  Egmont  se  lève  aussitôt,  et  déclare  que  le 


IIEVUE  DE  l'ARIS.  385 

roi  a  raison  d'être  mécontent,  et  que  l'on  doit  chercher  partons 
les  moyens  possibles  à  se  réconcilier  avec  lui  et  à  maintenir  la 
paix.  «  Pour  moi,  dit-il,  je  veux  lui  rester  fidèle,  gagner  sa 
faveur  pour  la  répression  de  la  révolte,  et  méfier  à  sa  reconnais- 
sance ,  à  sa  justice ,  à  sa  bonté  (1).  n 

Enfin ,  en  1567  ,  lorsque  le  prince  d'Orange  se  réunit  avec 
Egmont  dans  le  village  de  Willebroek  ,  et  l'engagea  à  fuir,  à  ne 
pas  attendre  l'arrivée  du  duc  d'Albe  ,  Egmont  lui  répondit 
«1  Nous  n'avons  pas  seulement  rendu  au  roi  de  grands  services 
dans  les  temps  passés  ;  mais  nous  avons  encore  arrêté  l'émeute 
parmi  les  perturbateurs,  et  acquis  par  là  de  grands  droits  à  sa 
reconnaissance.  Et  pourquoi  donc  moi ,  qui  n'ai  rien  à  me 
reprocher,  abandonnerais-je  ma  femme  et  mes  enfans,  et  m'en 
irais-je  errer  en  fugitif  à  la  merci  de  la  commisération?  :> 

Les  instances  du  prince  d'Orange  furent  inutiles ,  et  l'un  et 
l'autre  se  séparèrent  en  pleurant,  pour  ne  plus  se  revoir. 
Egmont  alla  un  des  premiers  au-devant  du  duc  d'Albe ,  et  l'on 
sait  comment  il  fut  récompensé  de  sa  fidélité. 

Goethe  a  fait  disparaître  aussi  de  son  drame  tout  ce  qui  a  rap- 
port au  procès  d'Egmontet  de  Horn  ,  et  la  défense  de  ces  deux 
hommes  pouvail  produire  cependant  une  scène  intéressante. 
Tous  les  deux  furent  amenés  de  Gand  à  Bruxelles.  Le  premier 
avait  à  répondre  à  quatre-vingt-huit  points  d'accusation  ,  le 
second  à  quatre-vingt-six.  Ils  demandèrent ,  en  leur  qualité  de 
chevaliers  de  la  Toison  d'Or ,  à  être  jugés  par  leurs  pairs ,  et 
l'empereur  Maximilien  intercéda  lui-même  pour  que  ce  droit  ne 
leur  fût  pas  enlevé  ;  mais  ni  les  prières  de  l'empereur  ni  celles 
de  la  noblesse  ne  i)urent  surmonter  le  sentiment  de  cruauté 
aveugle  de  Philippe  II  et  du  duc  d'Albe. 

Le  4  juin  1368,  ils  furent  condamnés  à  mort  comme  héré- 
tiques et  coupables  de  rébellion.  Ce  que  je  reprocherais  le  plus 
à  Goethe  ,  c'est  d'avoir  altéré  les  circonstances  de  cette  mort , 
racontée  avec  tant  de  noblesse  et  de  simplicité  par  les  historiens; 
c'est  d'avoir  enlevé  à  Egmont  sa  femme  et  ses  onze  enfans,  les 
plus  grands  liens  qui  le  rattachent  à  la  vie ,  pour  les  remplacer 
par  l'amour  d'une  jeune  fille. 

«  Quand  l'épouse  d'Egmont ,  la  no!)le  Sabina  ,  la  sœur  de 

(1)  F.  do  Haumer,  Histoire  d'Europe ,  trois,  partie,  page  53. 


286  REVUE  DE  PARIS. 

l'électeur  du  Palaliiiat,  Frédéric  III ,  eut  appris  la  condainita- 
tion  de  son  mari,  elle  vint  se  jeter  aux  genoux  du  duc  d'Albe, 
en  implorant  sa  grâce. — Allez,  lui  répondit  celui-ci  avec  une 
atroce  équivoque,  demain  votre  mari  sortira  de  prison,  n 

»  Puis  il  fit  appeler  Tévèque  d'Ypres  et  lui  ordonna  de  pré- 
parer Egmont  et  Horn  à  mourir;  et  alors,  Tévèque,  saisi  de 
compassion,  se  jeta  encore  à  ses  pieds  et  le  supplia  de  lui  accor- 
der la  grâce  des  deux  nobles  condamnés ,  ou  tout  au  moins  de 
surseoir  à  leur  exécution,  mais  le  duc  lui  commanda, en  colère, 
d'aller  remplir  ses  fondions.  A  minuit,  l'évéque  entra  dans  la 
prison  où  étaient  renfermés  Horn  et  Egmont,  et  leur  lut  le  juge- 
ment qui  les  condamnait  à  la  peine  capitale.  Egmont  parut 
d'abord  étrangement  surpris  d'une  telle  issue  de  son  procès; 
mais  quand  il  apprit  qu'il  n'y  avait  plus  d'espérance ,  il  tourna 
ses  pensées  vers  Dieu ,  se  confessa  et  communia.  Ce  qui  l'occu- 
pait beaucoup ,  c'était  le  souvenir  de  sa  femme  et  de  ses  enfans 
(il  avait  trois  fils  et  huit  filles) ,  et  il  voulut  employer  le  peu  de 
temps  qui  lui  restait  à  écrire  au  roi  :  »  J'ai  reçu  celte  nuit,  lui 
dit-il,  le  jugement  que  votre  majesté  a  prononcé  sur  moi ,  et  je 
l'accepte  avec  la  résignation  que  Dieu  me  donne  dans  sa  bonté. 
Il  est  vrai  cependant  que  je  n'ai  jamais  rien  pensé  et  rien  fait 
qui  pût  être  opposé  à  votre  majesté  ou  à  mon  devoir.  Si,  au 
milieu  de  nos  temps  de  ti'ouble  ,  mes  actions  ont  pu  vous  appa- 
raître sous  un  autre  jour,  c'est  l'effet  de  ces  fâcheuses  circon- 
stances, non  point  de  mon  infidélité  ou  démon  mauvais  vouloir; 
si  pourtant  j'ai  offensé  de  quelque  manière  votre  majesté ,  je  la 
prie  de  me  pardonner  et  d'avoir,  par  égard  pour  mes  autres 
services,  pilié  de  ma  malheureuse  femme  ,  de  mes  enfans  inno- 
cens  et  de  mes  pauvres  serviteurs.  Comme  c'est  là  ma  dernière 
prière,  j'ose  espérer  qu'elle  ne  sera  pas  sans  fruit;  et,  dans 
cette  confiance ,  je  me  recommande  à  la  grâce  de  Dieu.  Bruxelles, 
Sjuin  1308.  De  votre  majesté  le  très-humble  etdévoué.serviteur 
et  sujet ,  préparé  à  mourir  :  Lamoral  d'Egmont.  » 

Il  Le  lendemain ,  à  onze  heures ,  après  que  les  portes  de  la 
ville  eurent  été  fermées,  et  défense  faite  aux  l)Ourgeois  de  sortir 
de  leurs  maisons,  les  soldats  espagnols  vinrent  prendre  Egmont 
pour  le  conduire  au  supplice.  Il  demanda  encore  si  sa  grâce  ne 
lui  était  pas  accordée ,  et  quand  on  lui  eut  répondu  que  non ,  il 
s'agenouilla  pour  prier.  Après  ces  mots:  «  Seigneur ,  je  remets 


REVUE  DE  PARIS.  287 

mon  ame entre  tes  mains  .  »  sa  tête  tomba,  et  ensuite  celle  de 
îlorn.  La  douleur  des  citoyens  fut  sans  bornes,  et  les  soldats 
espagnols  même  ne  purent  s'empêclier  de  pleurer.  On  regarda 
comme  des  reliques  des  mouciioirs  trempés  dans  le  sang  des 
deux  victimes,  et  on  alla  en  pèlerinage  visiter  leur  tombeau , 
comme  on  !e  fait  pour  de  saints  martyrs.  » 

Je  crois  donc  ,  après  avoir  étudié  à  plusieurs  sources  la  vie 
d'Eginont ,  que  l'on  pouvait  tirer  de  son  caractère ,  de  ses  rela- 
tions de  famille ,  de  son  jugement  et  de  sa  mort ,  tels  que  l'his- 
toire nous  les  rapporte  ,  le  sujet  d'un  drame  plus  simple  ,  plus 
vrai  et  non  moins  majestueux  et  pathétique  que  tout  ce  que 
l'imagination  du  poète  peut  inventer.  C'est ,  du  reste ,  une 
observation  que  l'on  |)Ourrait  appliquer  à  la  plupart  des  sujets 
historiques  transportés  jusqu'à  présent  sur  la  scène.  L'histoire 
est  toujours  grande  :  les  hommes  tels  qu'ils  ont  été  ,  les  événe- 
mens  tels  qu'ils  se  sont  passés ,  offrent  toujours  plus  de  vie  .  de 
variété  ,  d'intérêt  véritable ,  que  des  créations  imaginaires.  Le 
poète  veut  restreindre  les  faits  pour  les  rendre  plus  saillans,  et 
il  les  rapetisse;  il  songe  à  les  embellir,  et  il  les  farde;  il  veut 
créer  des  caractères,  et  il  ne  s'aperçoit  pas  que  les  caractères 
vrais  et  énergiques  sont  là,  dépeints  par  les  faits,  beaucoup 
mieux  qu'il  ne  pourrait  jamais  se  les  figurer.  Et  il  ne  faut  pas 
croire  que  ce  serait  pour  le  poète  une  ceuvrede  si  peu  de  valeur 
de  se  tenir  aussi  scrupuleusement  attaché  à  l'histoire  ;  ce  serait 
au  contraire  l'œuvre  la  plus  difficile,  la  plus  digne  d'occuper 
l'homme  de  génie  ;  et  de  là  vient  sans  doute  que  beaucoup 
d'écrivains  trouvent  plus  commode  d'arranger  l'histoire  d'après 
leur  fantaisie ,  de  même  que  certains  i)eintres  aiment  mieux 
se  faire  une  nature  idéale  que  de  peindre  fidèlement  la  belle  et 
simple  nature  (1). 

Gœthe  a  compris  Egmont  autrement  que  l'histoire  ne  le  re- 
présente: il  l'a  agrandi  et  élevé,  il  en  a  fait  en  quelque  sorte, 
comme  l'a  dit  un  critique,  l'idéal  de  la  vie  humaine.  Egmont 
n'est  plus  l'homme  marié ,  le  père  de  onze  enfans ,  qui  songe  à 
la  carrière  de  ses  fils  et  à  l'établissement  de  ses  filles  ;  le  grand 


(I)  Un  Allemand  a  dit:  L'histoire  est  le  grand  arbre  sur  lequel 
Ttiiii  issent  les  fruits  de  l'humanité.  Chaque  feuille  de  cet  arbre  est  un 
lail,  chaque  branche  une  tribu  ,  chaque  rameau  une  nalion. 


288  REVUE  DE  PARIS. 

seigneur ,  qui  a  une  part  d'équitt^  trop  grande  pour  mal  juger 
ja  cause  du  peuple,  mais  qui  en  même  temps  se  laisse  éblouir 
par  quelques  paroles  de  son  roi.  C'est  le  jeune  homme  beau  et 
hardi,  également  prêta  se  battre  et  à  courir  au  bal ,  passant 
à  travers  la  vie  avec  légèreté  et  insouciance ,  étonnant  le  grand 
monde  par  son  luxe ,  et  subjuguant  les  pauvres  bourgeois  par 
son  affabilité  ;  c'est  le  héros  de  Gravelines ,  dont  le  peuple  ra- 
conte avec  enthousiasme  les  hauts  faits ,  et  queles  jeunes  filles  ne 
regardent  pas  sans  admirer  sa  bonne  grâce  et  son  air  martial. 
La  naissance  lui  a  donné  ses  distinctions,  la  fortune  lui  a  livré 
ses  trésors,  Ta  couronné  de  ses  lauriers:  tous  les  prestiges  l'en- 
vironnent, tout  ce  dont  la  vanité  et  l'ambition  peuvent  se  repaî- 
tre ,  il  le  possède.  Et  quand  il  a  tout  le  jour  porté  son  nom  bril- 
lant de  par  le  monde,  appliqué  son  esprit  aux  affaires  dont  le 
charge  la  régente ,  ou  promené  sa  gaieté  de  fête  en  fête ,  il  va  se 
reposer  le  soir  dans  une  humblç  demeure  auprès  dune  jeune 
fille  qu'il  aime.  Oh!  c'est  un  délicieux  tableau  que  ce  rappro- 
chement du  grand  seigneur  et  d'une  pauvre  ouvrière ,  cet  homme 
qui  s'en  vient,  comme  fatigué  de  toutes  ces  félicités ,  pencher  sa 
tête  sur  des  genoux  qui  la  soutiennent  ;  cette  vie  de  cour,  qui 
se  repose  dans  une  modeste  chambre  bourgeoise;  cet  Egmont , 
ce  favori  de  la  régente,  ce  bel  Egmont,  de  toutes  parts  recher- 
ché ,  vanté  ,  admiré ,  qui  s'échappe  de  son  palais ,  se  glisse  dans 
une  allée  obscure ,  entre,  à  la  lueur  d'une  lampe ,  dans  la  cham- 
bre où  Clara  l'attend  ,  et  là  jette  à  i)laisir  toute  la  gêne  qui  le 
fatigue,  tous  ses  titres,  tout  son  rang,  pour  n'être  rien  qu'un 
bon  et  franc  jeune  homme,  pour  trou  ver  un  regard  qui  lui  sou- 
rit ,  une  main  qui  serre  sa  main.  Et  cette  Clara ,  quelle  douce  et 
naïve  création  !  Comme  elle  aime  son  Egmont ,  comme  elle  est 
fière  d'entendre  parlei'  de  lui ,  de  le  voir  passer  ,  et  de  se  dire  : 
c'est  cet  Egmont  qui  est  le  mien.  Pour  elle,  Egmont  est  le  monde 
entier  ;  il  n'y  a  rien  au-delà  :  c'est  l'amour  de  la  jeune  fille  dans 
toute  sa  fraîcheur ,  c'est  l'abandon  d'une  ame  neuve  et  candide 
avec  tout  son  dévouement;  rien  de  recherché,  rien  de  contraint: 
ce  qu'elle  dit,  on  sent  qu'elle  doit  le  dire ,  on  la  suit  dans  ses 
mouvemens  de  joie,  dans  ses  craintes  et  ses  transports  d'ivresse, 
et  chacun  de  ses  mouvemens  porte  en  soi  une  grâce  infinie ,  car 
il  vient  du  cœur ,  il  est  vrai.  On  sourit  de  la  voir  sourire .  on 
s'amuse  de  sa  naïveté  ;   pauvre  Clara  !   on  pleure  aussi  des 


REVUE  DE  PARIS.  289 

pleurs  qu'elle  répand,  et  du  désespoir  qui  s'empare  d'elle. 
Je  ne  puis  résister  au  plaisir  de  citer,  au  moins  en  partie, 
oette  charmante  scène  où  elle  s'entretient  avec  sa  mère  en  atten- 
dant Egmont. 

CLARA. 

Ah  !  quel  homme  î  Toutes  les  provinces  l'adorent,  et  ne  devrais- 
je  pas  être  dans  ses  bras  la  créature  la  plus  heureuse  du  monde? 

LA   MÈRE. 

Et  que  sera-ce  pour  l'avenir? 

CLARA. 

Oh!  je  demande  seulement  s'il  m'aime.  S'il  m'aime?  Est-ce 
une  question  ? 

LA   MÈRE. 

On  n'a  que  des  angoisses  à  attendre  de  ses  enfans.  Cela  n'ira 
pas  bien  ;  tu  as  fait  ton  malheur  et  le  mien  aussi. 

CLARA. 

Vous  me  laissiez  pourtant  plus  libre  au  commencement. 

LA    MÈRE. 

Malheureusement  j'étais  trop  bonne ,  toujours  trop  bonne. 


Lorsque  Egmont  passaitet  que  je  courais  à  la  fenêtre,  m'adres- 
siez-vous  aucun  reproche  ?  Vous-même  vous  veniez  vous  mettre 
à  la  fenêtre  à  côté  de  moi.  Et  s'il  levait  les  yeux,  me  souriait,  me 
saluait ,  le  trouviez-vous  mauvais  ?  Ne  vous  regardiez- vous  pas 
comme  honorée  dans  votre  fille  ? 


Fais-moi  encore  des  reproches. 

CLARA ,  avec  émotion. 

Et  quand  il  revint  plus  souvent  dans  la  rue ,  nous  savions 
que  c'était  à  cause  de  moi;  et  alois  ne  le  remarquiez-vous  pas 
avec  une  secrète  joie?  Ne  m'appeliez-vous  pas  alors  quand  je 
l'attendais  cachée  derrière  les  carreaux? 


290  REVUE  DE  PARIS. 

LA  MÈRE. 

Pouvais-je  penser  que  cela  irait  si  loin? 

CLARA. 

Et  lorsqu'un  soir  il  vint  ici  nous  surprendre ,  enveloppé  dans 
son  manteau,  qui  s'occupa  de  le  recevoir  ,  tandis  que  je  restais 
sur  ma  chaise  ,  pétrifiée  d'étonnement? 

LA  MÈRE. 

Devais-je  croire  que  ce  malheureux  amour  entraînerait  si 
promptement  la  saf^e  Clara?  Et  maintenant  il  faut  que  je  sup- 
porte de  voir  ma  tille... 

CLARA  ,  avec  des  sanglots. 

Ma  mère ,  vous  le  voulez  donc  ?  Vous  vous  faites  un  plaisir 
de  me  tourmenter. 

LA  MÈRE. 

Pleure  encore,  rends-moi  plus  malheureuse  encore  i)ar  ta 
tristesse.  N'est-ce  pas  déjà  un  assez  grand  chagrin  pour  moi  de 
voir  ma  fille  déshonorée  ? 

CLARA  ,  se  levant  froidement. 

Déshonorée!...  La  bien-aimée  d'Egmont  déshonorée  !  Quelle 
fille  de  roi  n'envierait  pas  à  la  pauvre  Clara  une  place  dans  ce 
cœur-là  !  0  ma  mère ,  ma  mère ,  autrefois  vous  ne  parliez  pas 
ainsi.  Ma  mère  ,  soyez  bonne...  Quoi  que  le  peuple  pense,  quoi 
que  les  voisins  murmurent,  cette  chambre,  cette  petite  maison 
est  un  paradis  depuis  que  l'amour  d'Egmont  l'habite. 

LA    MERE. 

On  doit  le  voir  avec  joie ,  c'est  vrai.  11  est  toujours  siamical, 
si  ouvert  ! 

CLARA. 

11  n'y  a  pas  une  veine  fausse  en  lui.  Voyez,  ma  mère;  et 
c'est  le  grand  Egmont  !  Et  quand  il  vient  auprès  de  moi,  il  est  si 
simple  et  si  prévenant  !  Il  voudrait  tant  me  cacher  son  ranget  sa 
bravoure!  II  est  si  occupé  de  moi!  je  ne  puis  voir  en  lui  que 
l'homme ,  l'ami ,  l'amant. 

LA  MÈRE. 

Vient-il  aujourd'hui  ? 


REVUE  DE  PARIS,  291 


Ne  m'avez- vous  pas  vu  courir  souvent  à  la  fenêtre?  N'avez- 
vous  pas  remarqué  comme  j'écoule  lorsqu'on  f;ùl  du  bruit  à  la 
porte?  Quand  même  je  sais  qu'il  nevientpas  avant  la  nuitjel'at 
tends  pourtant  dès  le  malin  à  chaque  minute.  Ah  !  si  seulement 
j'étais  un  écuyer  et  que  je  pusse  le  suivre  à  la  cour  et  partout.  Je 
pourrais  porter  son  étendard  à  la  bataille. 


Tu  as  toujours  été  un  drôle  d'enPant ,  tantôt  folle ,  tantôt  pen- 
sive. Ne  veux-tu  pas  devenir  u  n  peu  meilleure  ? 


Peut-être ,  ma  mère ,  quand  j'aurai  de  l'ennui.  —  Mais  songe  : 
hier  ses^ens  passaient  et  chantaient  une  chanson  d'éloges  sur 
lui.  Du  moins  son  nom  était  dans  celte  chanson;  le  reste,  je  n'ai 
pas  pu  le  comprendre.  Le  cœur  mebatlailsifort!...  Je  les  aurais 
volontiers  appelés  si  je  n'avais  pas  eu  honte. 


Prends  donc  garde:  ta  vivacité  perd  tout.  Tu  te  trahis  ouver- 
tement devant  le  monde.  L'autre  jour ,  chez  ton  cousin ,  quand  tu 
aperçus  la  gravure  sur  bois  avec  l'explication  qui  l'accompagne 
lu  le  mis  ù  crier  si  haut  :  «  Le  comte  Egmont!  )i  Moi ,  je  devins 
rouge  comme  le  feu. 


Ne  devais-je  pas  crier?  c'était  la  bataille  de  Gravelines;  je 
trouve  au-dessus  de  l'image  E,  et  dans  le  texte  on  lit  :  u  Le 
comte  Egmonteut  son  cheval  tué  sous  lui.  )i  Je  fus  d'abord  toute 
saisie,  et  ensuite  il  me  fallut  rire  sur  cette  gravure,  où  Egmont 
s'élève  aussi  haut  que  la  tour  de  Gravelines,  à  côté  des  vais- 
seaux anglais. 

C'est  aussi  une  jolie  scène  que  celle  où  Egmont  arrive  chez  la 
jeune  fille  avec  son  costume  de  grand  d'Esi)agne,  son  collier  de  la 
Toison-d'Or  et  ses  armes  brillantes.  Clara  s'arrêtedevant  lui,  elle 
questionne  sur  ce  qui  lui  est  arrivé,  et  s'approche  pour  toucher 
ses  riches  vêtemens,  et  le  regarde  avec  une  curiosité  d'cnl'anl. 


292  REVUE  DE  PARIS. 

Laisse-moi  t'em])rasser ,  s'écrie-t-elle ,  laisse-moi  voir  dans 
tes  yeux.  Tout  est  là  pour  moi  :  la  consolation  et  l'espérance  , 
la  joie  et  le  chagrin.  Dis-moi ,  dis-moi,  car  je  ne  puis  le  com- 
prendre, es-tu  Egmonl,  le  comte  Egmont,  ce  grand  Egmont  qui 
fait  tant  de  bruit,  dont  les  journaux  parlent,  et  auquel  les  pro- 
vinces s'attachent? 

EGMONT. 

Non,  Clara,  je  ne  le  suis  pas. 

CL/VRA. 

Comment? 

EGMONT. 

Vois-tu,  Clara,  laisse-moi  m'asseoir.  {Il  s'assied,  elle  s'age- 
nouille devant  lui,  croise  ses  bras  sur  sa  poitrine  et  le  re- 
garde.) Cet  Egmont  dont  lu  parles  est  un  homme  chagrin, 
cérémonieux,  froid,  qui  doit  avoir  tantôt  cette  figure,  tantôt 
celle-là.  Il  est  tourmenté,  méconnu,  embarrassé,  tandis  qu'on 
le  croit  satisfait  et  heureux.  Il  £st  aimé  dun  peuple  qui  ne  sait 
ce  qu'il  veut ,  adulé  par  une  foule  avec  laquelle  il  ne  faut  rien 
entreprendre;  environné  d'amis  auxquels  il  n'ose  s'épancher; 
observé  par  des  hommes  qui  voudraient ,  par  tous  les  moyens 
possibles,  se  mettre  à  son  niveau;  travaillant  avec  peine,  sou- 
vent sans  but,  presque  toujours  sans  récompense.  Oh!  laisse- 
moi  taire  ce  qu'il  éprouve  et  comment  se  soutient  son  coui'age. 
Mais  cet  homme,  Clara,  qui  est  tranquille,  ouvert,  heureux, 
aimé  et  connu  de  cet  excellent  cœur  qu'il  connaît  aussi,  qu'il 
presse  avec  confiance  et  amour  contre  le  sien  ;  cet  homme-là , 
c'est  ton  Egmont. 


Oh!  laisse-moi  mourir!  le  monde  n'a  pointdejoie  après  celle-là. 

A  côté  de  cet  amour  si  frais  et  si  entier  de  Clara,  il  faut  voii" 
comment  se  place  l'amour  timide ,  souffrant  et  résigné  de  Brac- 
kenburg,  ce  pauvre  ouvrier  qui  la  suit  avec  une  sorte  d'adora- 
lion ,  et  dont  «lie  ne  peut  payer  l'ardent  dévouement  que  i)ar 
une  tendre  amitié. 

Egmont,  après  l'arrivée  du  duc  d'Albe,  a  continué  à  vivre 


REVUE  DE  PARIS.  293 

coninie  par  le  passé  :  n'ayant  rien  à  se  leprocher ,  il  ne  ressent 
aucune  crainte  et  ne  prend  aucune  précaution  ;  c'est  toujours 
la  même  existence  généreuse ,  noble ,  mais  insoucieuse  et  étour- 
die. Le  duc  d'Albe  le  fait  arrêter,  et ,  seul  dans  la  prison  où  on 
le  jette ,  l'heureux  Egmont  emporte  avec  lui  le  souvenir  du  des- 
tin riant  qui  l'a  protégé  ,ius(jue-ià ,  et  rêve  encore,  ou  que  le  roi 
ne  voudra  jamais  le  condamner  ,  ou  que  le  peuple  se  soulèvera 
l)our  le  délivrer.  Son  entretien  avec  le  duc  d'Allte  est  admirable 
par  les  idées  franches  et  élevées  qu'il  exprime  sur  la  liberté  et  le 
droit  des  peuples ,  par  sa  contenance  ferme  en  face  de  son  juge 
et  de  son  bourreau  ,  par  la  grandeur  d'ame  qu'il  développe.  Son 
entretien  avec  Ferdinand, le  fils  naturel  du  duc  d'Albe,  n'est  pas 
moins  remarquable,  car  il  fait  très  bien  ressortir  la  position 
misérable  de  l'homme  qui  gagne  par  une  lâche  soumission  le  rang 
qu'il  occupe  dans  la  société,  à  côté  de  celui  qui  tombe  digne- 
ment pour  ne  pas  mentir  h  sa  conscience  ;  l'esclavage  honteux 
du  courtisan  qui  doit  obéir  aux  passions  des  autres ,  à  côté  de 
cette  mâle  liberté  que  l'homme  de  cœur  emporte  jusque  dans 
les  fers. 

Cependant  Clara  apprend  par  la  rumeur  publique  l'arrestation 
d'Egmont  ;  et  alors  voilà  celte  jeune  fille  ,  jusque-là  renfermée 
dans  sa  maison,  qui  devient  forte  et  héroïque,  qui  s'élance  , 
malgré  les  dangers,  au  milieu  de  la  foule,. brave  les  satellites 
du  duc  d'Albe ,  insulte  à  l'apathie  du  peuple,  lui  reproche  sa  lâ- 
cheté ,  le  provoque  à  la  révolte.  Puis  ne  pouvant  remuer ,  comme 
ellele  voudrait  dans  son  désespoir,  ces  hommes  que  la  crainte 
paralyse,  ne  jiouvant  plus  sauver  elle-même  son  bien-aimé,  et 
api)renant  que  rien  ne  la  sauvera  de  la  vengeance  de  ses  enne- 
mis ,  elle  rentre  chez  elle  avec  son  fidèle  Brackenburg ,  qui  tente 
en  vain  de  la  détourner  de  sa  funeste  résolution  ;  rien  ne  la 
retient  plus  dans  ce  monde  :  elle  s'empoisonne.  Egmont.  qui  songe 
à  elle  dans  sa  [)rison,  la  recommande  encore  à  Ferdinand ,  lors- 
qu'elle est  déjà  allée  l'attendre  dans  une  autre  vie. 

Pour  lui,  il  meurt  en  héros  ;  la  liberté  lui  apparaît  dans  son 
sommeil  ;  son  dernier  rêve  lui  présage  le  bonheur  de  sa  patrie, 
et  le  tambour  qui  vient  le  réveiller  à  l'heure  de  l'exécution  ,  lui 
rappelle  seulement  celui  qu'il  entendait  sur  le  champ  de  bataille 
où  il  remportait  la  victoire. 


LES  FORÇATS. 


§  II.  —  LE  CACHOT. 


Il  faut  rendre  justice  à  l'ordonnateur,  tout  est  admirablement 
tHabli  dans  ce  monde  :  nous  ne  périrons  pas  faute  de  contrepoids; 
le  monde  moral  a  ses  antipodes  comme  le  monde  physique  ;  tout 
alpha  irou\e  son  oméga;  Rotschild  balance  Duclos;  le  Pan- 
théon reffarde  la  Morgue;  Londres,  la  populeuse,  a,  sous  ses 
pieds ,  rîle  déserte  de  lîligh.  Quand  nous  sommes  chaudement 
dans  une  loge  aux  Italiens  ou  ù  l'Opéra  ,  il  y  a  quelque  chose , 
de  par  la  France  ,  qui  sert  de  pendant  à  cette  loge  ;  nous  avons 
trouvé  ce  pendant  ;  c'est  une  loge  aussi. 

Nous  montrâmes  notre  billet  à  l'ouvreur,  et  il  nous  fut  permis 
d'entrer.  Nous  étions  munis  de  flambeaux  comme  pour  les  cata- 
combes; il  fallut  du  temps  à  la  lumière  pour  se  faire  jour  dans 
ces  ténèbres  d'un  noir  compact;  toutes  les  précautions  ont  été 
prises  pour  en  exclure  jusqu'à  l'atome  égaré  d'un  rayon  de  so- 
leil. Le  soleil  a  tout  vu  dans  ce  monde  ;  il  descend  au  fond  du 
puits  du  tropique  ;  mais  il  ne  visite  jamais  ce  cachot.  Nous  en- 
trevîmes là ,  sur  un  étalage  de  pierre ,  sept  fantômes  vivans  : 
ils  avaient  des  balancemens  de  bêtes  fauves,  et  parlaient  une 
langue  raucjue.  L'odeur  de  celte  ménagerie  était  intolérable  ; 
je  pris  des  forces  dans  ma  raison,  afin  de  résister;  Monnier, 
quia  le  dévouement  courageux  de  l'artiste,  se  mit  tranquille- 
ment à  dessiner  au  flambeau  cette  horrible  scène- 
Ces  prisonniers  sont  des  forçats  intraitables,  qu'on  ne  peut 
plus  mettre  aux  jfalères puisqu'ils  ysonl.  ni  fustiger parce(|u'ils 
sont  blasés  sur  les  coups,  ni  envoyer  à  l'hôpital  parce  ((u'ils 


REVUE  DE  PARIS.  295 

sont  en  bonne  santé,  ni  tuer  parce  que  leur  nouveau  crime  s'est 
arrêté  juste  à  la  peine  de  mort,  ni  renfermer  dans  une  prison 
claire  et  commode,  car  on  les  mettrait  à  leur  aise  en  les  affran- 
chissant ainsi  du  travail.  Que  faire  donc  de  ces  hommes  ?  Dans 
la  société  ils  se  sont  rendus  criminels,  et  la  société  les  a  envoyés 
au  bagne;  mais  le  bagne  à  son  tour  se  constitue  société,  et 
lorsque  ses  citoyens  déchirent  son  code ,  alors  s'ouvre  le  formi- 
dable cachot  :  c'est  le  bagne  du  bagne. 

Tous  les  raisonnemens  de  la  philanthropie  viennent  échouer 
là.  A  qui  la  faute?  A  Dieu,  aux  hommes,  à  la  loi  ?  Qui  le  sait! 
L'humanité  nous  crie  qu'il  est  odieux  de  jeter  des  coupables 
dans  un  souterrain,  de  les  priver  d'air  et  de  lumière,  de  les  con- 
damner à  une  faim  éternelle  avec  une  ironique  nourriture  de  quel- 
ques onces  de  fèves  ;  de  leur  refuser  ce  qu'on  accorde  aux  lions 
captifs,  un  soupirail  et  un  rayon  de  soleil.  La  société,  qui 
tremble  toujours  pour  sa  vie ,  répond  que  ce  sont  des  criminels 
indignes  de  pitié  ;  des  êtres  incorrigibles  ,  qui  connaissaient  la 
punition  et  qui  l'ont  bravée  ;  des  hôtes  formidables,  dont  le  voi- 
sinage est  périlleux  même  au  bagne  ;  des  créatures  exception- 
nelles dont  personne  ne  veut,  pas  même  le  bourreau. 

La  philanthropie  est  en  lutte  perpétuelle  avec  la  loi;  la  pre- 
mière donne  de  bonnes  et  touchantes  raisons  dans  ses  plaidoyers  ; 
la  seconde  a  l'air  de  se  défendre  victorieusement  :  quand  on 
résume  les  débats,  oji  se  rend  souvent  coupable  soi-même  d'un 
déni  de  justice. 

Ce  qu'il  faut  avouer,  c'est  que  la  société,  comme  nous  l'avons 
faite,  est  très-difRcile  à  régir;  nous  portons  la  peine  de  qua- 
torze siècles  d'existence  en  corps  donation;  chaque  génération 
a  légué  à  sa  fille  son  héritage  d'immoralité  ;  aujourd'hui  ce 
trésor  de  legs  accumulés  nous  est  pesant.  On  dit  qu'il  faut 
moraliser  les  hommes  :  mais  voilà  mille  huit  cent  trenle-cinq 
ans  qu'on  les  moralise  ;  la  série  des  sermons  évangéliques  pro- 
noncés depuis  Jésus-Christ,  imprimée  en  petit  texte,  servirait 
d'envelopi)e  au  globe  entier  :  chez  un  peuple  de  trente-trois 
millions  de  têtes,  vous  trouverez  toujours  de  quoi  garnir  les 
,  chiourmes  de  Brest,  de  Toulon,  de  Rochefort,  quand  vous 
enverriez  un  Fénelon  dans  chaque  famdle.  Ensuite,  voyez  ce 
((ui  arrive  :  vous  croyez  avoir  jeté  toute  votre  lie  sociale  dans 
un   bagne,  eh  bien .  ce  bagne  est  encore  tourmenté  par  des 


296  REVUE  DE  PARIS. 

crimes  intérieurs  qui  ne  ressorlent  plus  de  la  juridiction  ordi- 
naire de  la  société  ;  il  faut  <|ue  ces  crimes  soient  encore  punis  : 
comment?  inventez. 

On  devrait  prévenir  ces  crimes. 

Il  n'y  a  que  deux  manières  de  prévenir  des  crimes,  comme  il 
n'y  a  que  deux  motifs  qui  retiennent  les  hommes  dans  le  bon 
chemin  : 

Oderunt  peccare  mali  formidine  pœnse, 
Oderunt  peccare  boni  virtutis  amore. 

Le  Code,  ou  la  morale:  l'unest  parfaitement  connu  du  criminel  ; 
il  n'en  déchire  Tarlicle  qui  le  menace  qu'après  l'avoirlu:  l'autre 
est  dans  un  bagne,  comme  en  beaucoup  d'autres  lieux, un  nom 
vide  de  sens. 

Ce  nom  isolé  de  morale  a  d'ailleurs  quelque  chose  de  sec  et 
d'athée  qui  serait  d'un  vain  secours  à  qui  voudrait  réformer  les 
mœurs  dun  I)agne  pour  en  prévenir  les  crimes.  La  religion  vaut 
mieux  ;  d'abord  elle  apporte  avec  elle  la  vraie  morale ,  et  ensuite 
elle  peut  produire  de  beaux  fruits ,  si  elle  se  révèle  parmi  les 
chiourmes  avec  sa  pompe  naïve,  ses  cérémonies  touchantes,  ses 
versets  de  consolation.  Dans  le  malheur  consommé  ,  riennere- 
met  l'ame  à  la  quiétude  comme  la  prièrede  la  chapelle,  la  messe 
du  dimanche  ,  celle  qu'on  entendait  en  famille ,  à  l'âge  où 
tous  les  cœurs  sont  purs.  Eh  bien  !  on  dit  la  messe  au  bagne 
tous  les  dimanches,  et  le  prêtre  explique  l'évangile  du  jour: 
nous  avons  assisté  à  cette  cérémonie  ,  et  nous  avons  presque 
désespéré  de  la  moralisation.  La  chapelle  est  un  vestibule  qui 
peut  à  peine  contenir  cinquante  personnes.  Le  choix  de  cette 
étroite  localité  fait  présumer  justement  que  l'auditoire  n'a  ja- 
mais été  nombreux  et  ne  peut  l'être.  Une  heure  avant  Vintroït, 
deux  sacristains  galériens  construisent  l'autel  ;  ils  y  placent 
une  nappe  jaunie,  six  vases  de  Heurs  artificielles  ,  six  Ham- 
baux  indigens,  et  une  croix.  Le  prêtre  arrive:  il  est  convenu 
qu'un  prêtre  de  bagne  sort  des  rangs  les  plus  obscurs  du  sacer- 
doce; c'est  un  homme  qui  reçoit,  moyennant  indemnité,  la 
corvée  de  la  messe  dominicale  ;  le  métier  perce  trop  sous  la 
chasuble.  Les  dévots  se  placent  au  pied  de  l'autel;  ce  sont  or- 
dinairement des  vieillards,  qui  suivent,  à  genoux  ,  dans  un  Pa- 


REVUE  DE  PARIS.  297 

roissien  dévasté ,  les  versets  et  les  répons  ;  les  inditîérens  sont 
debout ,  et  acceptent  la  messe  comme  une  distraction  hebdo- 
madaire: rien  d'ailleurs  ne  peut  les  arracher  momentanément 
à  leur  idée  lixe  de  réclusion  ;  à  droite  et  à  gauche,  cette  chapelle 
d'occasion  leur  montre  ses  deux  nefs;  ce  sont  deux  longues 
salles  ,  ornées  de  grabats  ;  ce  sont  deux  dortoirs  de  galériens  ; 
l'odeur  grasse  cpii  s'en  exhale  neutralise  la  vapeur  du  grain 
d'encens  brûlé  sur  l'autel.  Dans  cette  grande  population  du 
bagne,  on  trouve  donc  cinq  ou  six  vieillards  qui  prennent  la 
messe  au  sérieux  ;  tous  ont  été  appelés,  voilà  ceux  qui  sont  venus  ! 
Il  y  a  quelque  chose  de  touchant  dans  l'expression  religieuse , 
dans  la  pose  décente  de  ces  rares  prédestinés  qui  prient  avec 
ferveur ,  sous  la  livrée  rouge  du  bagne  ;il  n'est  pas  permis  d'élever 
contre  la  sincérité  de  leur  foi  le  moindre  soupçon  d"hyi>ocrisie  ; 
tout  est  conviction  et  vérité  dans  le  mouvement  de  leurs  lèvres, 
dans  les  frissons  de  leurs  doigts  desséchés,  dans  l'incarnat 
mystique  de  leurs  joues  creuses,  dans  cette  expansion  de 
regards  qui  les  lie  au  sacrifice  de  l'autel.  Ces  vieillards  sont  à 
mes  yeux  les  hommes  les  plus  vertueux  du  monde  :  si  la  messe 
ne  servait  qu'à  consoler  un  instant  ces  existences  iïétries ,  il 
faudrait  bénir  la  messe;  si  tous  les  forçats  ressemblaient  à  ces 
doyens  du  crime,  il  faudrait  fuir  le  monde  et  aller  respirer  la 
sérénité  de  la  vertu  dans  un  bagne.  Voilà  tout  ce  que  la  sonnette 
dominicalea  pu  convoquer  de  néophytes  !  Dansce  quart  d'heure 
d'évangélique  rosée  que  la  religion  donne  à  l'enfer  terrestre, 
quelques  langues  d'élus  sont  rafraîchies:  au-dehors  ,  lindiffé- 
rence ,  la  raillerie ,  l'incrédulité ,  l'impénitence  finale ,  le  crime 
obstiné,  le  désespoir  sombre, la  résignation  slupide,  toutes  ces 
abstractions  personnifiées  s'entassent,  se  roulent,  s'endorment 
sur  des  grabats  à  mille  places ,  pour  fêler  le  jour  de  la  cessation 
du  travail.  Le  dimanche  n'est  le  jour  du  Seigneur  que  pour  cinq 
ou  six  forçats  à  cheveux  blancs. 

Vite missa est  est  prononcé;  la  vision  religieuse  s'évanouit. 
Le  prêtre  fuit  comme  le  Pantliée  de  Virgile ,  en  emportant  ses 
dieux  et  les  choses  sacrées;  l'autel  s'écroule;  la  chapelle  rede- 
vient le  parloir  des  gardes-chiourmes  :  dès  que  la  sonnette  du 
clerc  se  lait,  le  bruit  des  ferrailles  recommence.  Le  quart 
d'heure  d'évangéUsation  ne  recommencera  que  dans  huit  jours: 
personne  ne  s'en  plaint  ni  ne  s'en  soucie.  Il  faudrait  un  père 


298  REVUE  DE  PARIS. 

Bridaine  qui  se  dévouât  courageusement,  et  sans  regarder  en 
arrière,  auservicespiriluel  des  bagnes  ;un prêtre  qui  aurait  la 
physionomie  ,  les  gestes,  l'organe,  rentraînement, l'organisa- 
tion physique  qu'exigerait  une  aussi  terrible  mission ,  et  qui  se 
condamnerait  à  une  œuvre  aussi  méritoire  ,  comme  d'autres  se 
condamnent  au  silence  infructueux  du  trapi)iste ,  à  la  réclusion 
contemplative  de  la  Chartreuse,  aux  voyages évangéliques  de 
la  mer  du  Sud  ou  du  Japon.  Mais  voilà  ce  qu'on  ne  trouve  plus. 
Beaucoup  se  dévouent  à  prêcher  à  Saint-Thomas-d'Aquin  de- 
vant un  auditoire  parfumé  de  femmes  heureuses  ,  pas  un  Bri- 
daine ne  se  lève  pour  aller  planter  sa  chaire  au  milieu  des 
chiourmesde  Brest,  deRochefort  ,  de  Toulon!  EnFrance,  nous 
ne  faisons  depuis  long-temps  qu'inventer  des  théories  et 
des  mois;  nous  parlons  humanité,  religion  ,  justice,  morale, 
civilisation ,  mieux  qu'on  n'en  a  parlé  avant  nous,  nous  savons 
tout  ce  qu'il  faut  faire  pour  rendre  le  monde  meilleur;  mais 
nous  ne  faisons  rien  ;  on  se  contente  de  savoir ,  on  est  répulsif 
à  l'application.  Alors,  ne  nous  plaignons  plus  du  spectacle  de 
la  maladie ,  puisque  nous  n'avons  pas  le  courage  du  médecin. 
Au  reste ,  ce  n'est  que  dans  le  pur  intérêt  de  l'humanité  qu'on 
est  amené  à  ces  réflexions;  car  on  dirait  que  ces  misérables 
prennent  à  lâche  d'éloigner  d'eux  l'intérêt  quise  lie  aux  infortunes 
extrêmes ,  méritées  ou  non.  Ils  auraient  si  peu  à  faire ,  si  peu  à 
dire  pour  arracher  les  larmes.  On  pleure  à  la  Comédie-Française, 
devant  une  actrice  qui  ment  merveilleusement  au  public  ;  on 
donne  si  souvent  des  pleurs  vrais  à  des  malheurs  faux  ;  et  ici, 
dans  ce  théâtre  où  rien  n'est  menteur ,  ni  le  personnage,  ni  le 
décor,  ni  le  public,  o  n  se  croit  quitte  envers  l'humanité  en  payant 
quelques  plaintes,  en  jetant  quelques  syllabes  décousues  de 
compassion  à  ce  lamentable  dépérissement  de  l'homme  physi- 
que ,  de  l'homme  moral  ;  et  qui  sait  encore  si  la  libre  secrète 
qui  éveille  notre  pitié  n'est  pas  une  fibre  d'égoïsme ,  si  elle  n'est 
pas  excitée ,  à  notre  insu ,  par  cette  pensée  :  Si  fêtais  là  comme 
eux?  Ce  qu'il  y  a  d'étrange,  c'est  que  ces  malheureux  ne  songent 
pas  même  â  jouer  le  malheur  ;  cela  leur  serait  ])ourtant  si  aisé! 
Il  y  a  d'ingénieux  mendians  qui  se  peignent  des  plaies  à  fleur 
de  peau  pour  provoquer  l'aumône  et  la  compassion.  Ceux-ci 
n'ont  rien  à  peindre  :  un  seul  mot  tombé  de  leur  bouche  avec 
un  accent  emprunté  àla  vérité,  un  seul  soupir  de  peine  flagrante, 


REVUE  DE  PARIS.  299 

nous  ffonHeraient  le  cœur ,  à  nous  qui  entendrions  ces  noies 
dolentes  de  la  souffrance  consommée.  S'il  nous  est  déchirant 
d'entendre  dire  ;  Je  suis  bien  malheureux!  à  un  acteur  aimé  , 
riche  et  applaudi ,  que  ferions-nous  devant  ces  parias  enchaînés, 
qui  murmureraient  à  notre  oreille  ini  seul:  Ayez  pitié  de  moi? 
Mais  ce  ne  sont  pas  là  les  mœurs  de  la  communauté  du  bagne: 
l'extrême  malheur  y  est  fanfaron ,  absolument  comme  le  lion- 
heur  dans  notre  société.  Sans  doute  ils  ont  enlreeux  des  heures 
secrètes  et  mystérieuses  où  ils  échangent  de  désolantes  paroles; 
mais  en  présence  des  visiteurs ,  ils  tiennent  à  honneur  de  faire 
de  l'insouciance  et  de  la  gaieté.  Alors  ce  sont  tous  des  Régulus 
qui  se  roulent  en  riant  sur  la  pointe  des  clous  ,  des  Scévola  qui 
badinent  avec  le  tison  qui  ronge  leurs  os.  ^oilà  la  définition  de 
l'honneur  au  cachot  du  bagne. 

Nous  en  avisâmes,  un  jeune,  vif,  gai,  complètement  nu,  moins 
les  chairs  ferrées  ;  c'était  le  héros  de  la  prison  ;  ses  camarades 
lui  donnaient  quelque  déférence.  .l'ignore  si  nous  sommes  nés 
pour  l'égalité  ;  mais  dès  que  six  hommes  sont  réunis  quelque 
[sart,  même  dans  un  cachot ,  ils  ontla  manie  de  créer  une  espèce 
de  roi  et  de  se  soumettre  à  lui.  Ce  jeune  homme  avait  une 
mobilité  si  perpétuelle  de  mouvemens  ,  que  Monnier  était  forcé 
de  le  dessiner  au  vol.  <i  De  quel  pays  es-tu?  )>  lui  dit  Monnier. 
Le  forçat  répondit  lestement  :  u  De  Paris,  »  et  il  se  mit  à  faire 
des  soubresauts  comme  un  mandrille.  Après  une  longue  pause, 
nous  lui  adressâmes  cette  nouvelle  question  :  «;  Et  où  demeures- 
tu  .  à  Paris?  —  Faubourg  Saint-Germain  ,  n"  27.  »  Cette  r'épon- 
se  fut  suivie  des  éclats  de  rire  de  ses  camarades ,  qui  d'ailleurs 
riaient  de  tout  ce  que  faisait  ou  disait  le  jeune  galérien. 

Nous  leur  donnâmes  du  tabac  en  assez  grande  quantité  ;  ils 
se  jetèrent  dessus  ,  comme  des  tigres  sur  une  proie.  Le  pain  ne 
vient  qu'après  le  labac  ,  dans  les  besoins  de  la  vie  malheureuse 
et  prisonnière.  Pendant  qu'ils  partageaient  en  portions  égales  , 
avec  une  joie  touchante ,  cette  gratification  tant  désirée  ,  nous 
remarquâmes  qu'ils  se  communiquaient  entre  eux  quelque  idée 
qu'ils  n'osaient  pas  nous  soumettre.  Le  Parisien  se  chargea  de 
porter  la  parole.  Il  prit  une  pose  aussi  décente  que  sa  nudité 
pouvait  le  permettre  et  nous  demanda  un  peu  de  tabac  à  priser. 
Celte  espèce  de  tabac  n'avait  pas  été  comprise  dans  notre  gra- 
tification. Nous  envoyâmes  un  garde  au  bureau.  Le  nouveau 


300  REVUE  DE  PARIS. 

cadeau  arriva  un  instant  après  et  fut  accueilli  par  de-s  applau- 
dissemens ,  comme  autrefois  un  galion  de  Lima  sur  la  côte  de 
Lisbonne.  Le  tabac  fut  déposé  précieusement  dans  une  boîte 
commune,  où  cbacun  se  vota  le  droit  de  puiser  à  son  tour,  mais 
avec  discrétion.  Ainsi,  dans  ces  momens  de  délices,  tout  fut 
oublié  ;  tortures  ,  ferrailles,  carcans ,  stigmates,  cachot,  liber- 
té. Le  bonheur  de  six  hommes  fut  estimé  deux  onces  de  lai)ac. 

Voilà  la  définition  du  bonheur  au  cachot  du  bagne  ! 

Quand  on  s'est  volontairement  enfermé  ainsi,  avec  ces  mal- 
heureux, dans  ce  terrible  cachot,  on  éprouve,  par  intervalles, 
une  émotion  singulière  ;  il  vous  semble  (|ue  le  retour  au  monde 
libre  vous  est  interdit,  qu'on  s'est  fait  victime  d'un  guet-apens, 
et  que  c'est  tout-à-fait  sérieusement  que  la  porte  verrouillée 
s'est  refermée  sur  vous.  Cette  folle  émotion  qui  vous  tourmente 
n'est  pas  à  dédaigner;  on  s'y  abandonne  même  avec  plaisir, 
comme  lorsqu'on  s'amuse  à  gagner  des  vertiges  sur  le  bord  d'un 
précipice  défendu  par  un  parapet.  Nous  avions  passé  trois  grandes 
heures  sous  cette  voûte  plate  et  gluante ,  en  compagnie  de  ces 
fantômes  ,  et  n'ayant  d'autre  clarté  que  celle  qui  mourait  au- 
tour de  notre  chandelle  de  suif.  Je  ne  pouvais  supporter  plus 
long-temps  l'air  de  cette  cage ,  si  toutefois  cette  cage  a  de  l'air  ; 
je  me  fis  ouvrir  la  porte,  et  je  sortis  précipitamment  avec  toute 
la  folle  joie  d'un  prisonnier  qu'on  délivre. 

C'est  alors,  en  se  retrouvant  sous  le  ciel,  que  tout  paraît 
serein  autour  de  vous.  Dans  le  passage  subit  du  cachot  au  bagne, 
il  y  a  une  sensation  qu'on  n'éprouve  que  là:  le  bagne  vous 
semble  peuplé  de  gens  heureux  ;  les  visages  des  forçats  sont 
gais;  leurs  travaux  n'annoncent  rien  de  pénible  ;  ce  sont  des 
ouvriers,  en  camisole  rouge,  qui  gagnent  leur  vie  à  calfater 
des  vaisseaux  ,  à  bâtir  des  cales  couvertes  .à  creuser  des  bassins , 
à  scier  des  poutres ,  à  tresser  des  câbles.  Comme  on  a  toujours 
devant  ses  yeux  les  spectres  noirs  du  cachot  fétide,  on  trouve 
naturellement  que  la  misère  du  forçat  libre  est  du  bonheur,  et  du 
bonheur  qui  peut  être  envié.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  au  monde 
une  i)Osilion  qui  porte  envie  au  cachot,  mais  à  coup  sûr  le  cachot 
porte  envie  au  bagne.  En  sortant  du  hideux  souterrain,  on  retire 
bien  des  plaintes  trop  tôt  données  àla  chiourme;  on  contemple 
avec  un  sang-froid  stoïque  le  chantier  immense  arrosé  par  tant 
de  sueurs.  C'est  un  chantier  plein  de  gaieté ,  de  vie  et  de  soleil  ; 


REVUE  DE  PARIS.  301 

c'est  une  plage,  où  la  Médilerranée  eWe-m^me  s'emprisonne- 
où  les  vaisseaux  de  ligne  viennent  se  reposer  comme  dans  une 
holelierie  ;  où  des  merveilles  d'archileclure  s'équarrissent  à  l'é- 
gyptienne  ,  sur  des  bases  aux  larges  lalus.  OuisaiL^  peut-être 
est-ce  un  bien  que  l'invention  de  ce  cachot:  iî  y  a  entre  la  com- 
buiaison  fortuite  du  cachot  et  du  bagne,  .me  chance  de  bon- 
heur relatif  qu'on  doit  bien  se  garder  de  détruire ,  dans  ces 
localités  souffrantes ,  où  le  bonheur  se  fait  ce  qu'il  peut  II  faut 
<iue  le  cachot  voie  son  paradis  dans  le  bagne  libre  et  le  bagne 
libre  son  enfer  dans  le  cachot.  Voilà  tout  ce  que  la  société  peut 
donner  de  faclices  consolations  à  ceux  que  Dieumêrae  ne  console 
plus. 

Méuy. 


26 


DE  L'ART  ET  DES  ARTISTES 

EN  BELGIQUE. 


DEUXIÈME    ARTICLE. 


Un  peuple  curieux ,  c'est  le  peuple  de  Lilliput.  Il  est  permis 
d'ignorer  sous  quel  degré  delatilude  il  existe,  mais  tout  le  monde 
n'a'pu  encore  oublier  ses  incroyables  efforts  pour  monter  jus- 
(|u'au  nez  de  Gulliver.  Le  géant  Gulliver  une  fois  échoué  sur  la 
côle  de  Lilliput ,  ce  peuple  de  pygmées  profile  de  son  sommeil 
])our  dresser  contre  les  épaules  mêmes  du  colosse  ses  mats  de 
cordes  et  ses  échelles  ;  il  met  en  jeu  son  armée  et  ses  catapultes , 
ses  généraux  et  ses  couleuvrines  d'un  pouce.  Ceux-ci  en  veu- 
lent aux  grandes  bottes  de  Gulliver ,  d'autres  à  sa  montre  et  à 
ses  poches.  Ces  manœuvres  bouffonnes  intpiiéteraient  à  peine  le 
géant ,  si ,  dans  son  sommeil, il  n'était  pris  d'aventure  du  besoin 
d'éternuer.  11  éternue  en  effet ,  et  le  tremblement  de  terie  a  lieu; 
le  peuple  nain  s'est  enfui. 

A  notie  sens ,  cette  fiction  grotesque  résume  merveilleuse- 
ment le  génie  actuel  du  peuple  belge.  11  a  pour  vice  saillant 
l'imitation.  Vassal  de  Paris  qu'il  a  choisi  pour  maître  et  seigneur, 
corrompu  parles  échanges  commerciaux,  incertain  lui-même 
de  sa  portée  et  de  sa  force ,  il  préfère  subir  le  joug  et  recevoir 
l'impulsion.  Paris,  cet  autre  géant  aux  mille  bras,  plus  ro- 
buste et  plus  inexpugnable  que  Gulliver,  occupe  à  cette  heure 
les  travailleurs  de  la  Belgique;  ils  voudraient  aussi  arriver  jus- 
qu'à ses  épaules,  interroger  les  pulsations  du  colosse.  Us  le 
tiraillent  en  tout  sens,  le  volant  et  détroussant  à  leur  gré,  lui 
prenant  sa  lithographie  et  ses  brochures ,  sa  constitution  et  ses 


REVUE  DE  PARIS.  305 

princesses  .  ses  omnibus  et  son  rac;iliout.,La  fureur  de  l'imita- 
lion  a  saisi  ce  peuple,  si  peu  imitateur  jusque-là  ,  qu'il  jjardait 
en  a\  are  ses  inventions,  et  jouissait  comme  un  dijfne  marjfrave 
(les  laborieuses  récoltes  de  ses  terres.  S'il  existait,  en  effet,  un 
peuple  qui  pût  se  passer  de  ce  perpétuel  trafic  avec  un  autre  , 
vivre  de  lui-même  et  sans  se  donner  au  premier  venu,  n'était-ce 
pas  ce  peuple  de  Belgique?  Ses  communes  avaient  été  le  ber- 
ceau de  l'industrie  moderne,  son  commerce  luttait  avec  celui 
de  la  Hollande,  ses  intérêts  matérielsélaient  grands  ,  si  grands, 
qu'ils  éveillaient  la  sollicitude  ministérielle  de  Colberl,  et  que  les 
réglemens  de  la  Belgique  devenaient  la  base  des  célèbres  or- 
donnances de  ce  grand  homme.  Vous  venez  de  voir  la  peinture 
assise  en  reine  sur  les  Flandres ,  les  dominant  et  les  remuant  à 
son  gré;  cette  peinture  était  née  du  sol ,  et  ne  devait  sa  force 
qu'à  elle-même.  Pendant  qu'elle  planait  ainsi,  noble  et  forte,  sur 
ses  domaines,  Paris  n'avait,  lui ,  ni  peinture  ni  peintres  ;  Paris  la 
copiait,etconlinua  long-temps  del'aller  chercher  lui-même,  lecha- 
peau  à  lamain,jusquedans  ses  plus  petits  villages  flamands.  Depuis 
Marie  de  Médicis  qui  fit  venir  Rubens,  jusqu'à  Louis  XIV  qui  se 
choisit  Van  Der  Meulen  pour  premier  peintre,  que  d'hommages 
rendus  à  celte  opulente  nourrice  de  l'art,  à  cette  terre  puissante 
et  féconde  !  La  Belgique  pouvait  donc  se  soutenir  à  l'aide  de  sa 
propre  force  ,  elle  avait  des  approvisionnemens  admirables  et  tou- 
jours prêts.  Ses  monumens ,  ses  chroniques ,  Texemptaienl  même 
de  ravitailler  sa  littérature  ;  sa  littérature,  si  pauvre  «lu'ellefût, 
était  dans  son  passé  et  dans  ses  luttes  de  territoire  ;  elle  existait,  et 
dans  ses  historiens  si  complets  qui  ont  tout  dit,  et  dans  ces  monu- 
mens de  l'Espagne  et  de  la  grande  foi  catholique  qui  disent  plus 
encore.  Traversée  depuis  par  les  guerres  continues  de  la  France, 
de  l'Autriche  et  de  la  Prusse,  inquiétée  dans  sa  rêverie  paisible, 
elle  n'en  poursuivit  pas  moins  sa  tâche  d'artiste,  émigrant  pour 
revenir,  laissant  l'Allemagne  livrée  à  de  raides  imitations  ,  la 
France  à  la  médiocrité  bourgeoise  du  jjinceau,  l'Italie  au  misé- 
rable accomplissement  de  sa  décadence.  La  Belgicpie  récusait 
alors  plus   que  jamais  ce  contrat  d'asservissement  aux  autres 
pays;  la  peinture  de  Boucher  elle-même,  malgré  sa  vogue,  n'eul 
pasdeprisesnrelle.  Van  Breda  donnait  à  ses  batailles  le  feu  et  l'é- 
lan de  celles  de  Wouweimans  ;  Louis  XV  achetait  à  ce  peintre  qua- 
trelableaux  à  son  jiassage  d'Anvers,  comme  pour  honorer  en  luilc 


304  .  REVUE  DE  PARIS. 

débris  de  cette  grande  et  belle  école.  Jacques  de  Roore,  également 
d'Anvers,  reproduisait  Van  Orley;  Cré|»u,  quoique  moins  pré- 
cieux de  louche  que  de  Heem  et  Mignon,  peignait  les  fleurs  avec 
une  perfection  de  légèreté  merveilleuse  ;  le  chevalier  Breydel , 
élégant  seigneur,  qui  menait  un  train  de  prince,  retraçait  des 
sièges,  des  alta(}ues,  des  campemens,  dont  il  jetait  les  esquisses 
sur  des  jeux  de  caries,  avec  la  verve  et  la  facilité  d'un  mous- 
quetaire. Malgré  sa  décadence,  la  Belgique  continuait  donc  les 
Iradilions;  elle  n'allait  pas  demander  aux  autres  pays  sa  vie  et 
sa  foi'ce.  Elle  luttait  encore  avec  une  mince  poignée  d'artistes 
contre  ce  mauvais  goût  des  peintres  de  France  ;  elle  préférait  les 
vigoureuses  esquisses  de  Téniers  au  fard  misérable  et  aux  roses 
pompon  de  Watleau.  Le  peintre  David,  ce  Masaniello  de  la  pein- 
ture ,  qui  eut  aussi  sa  lévolution ,  put  voir ,  en  venant  habiter 
Bruxelles  quelque  temps  après  la  tourmente  i-évolutionnaire , 
combien  peu  la  tendance  de  l'art  avait  changé  sur  cette  terre 
patiente ,  circonscrite  dans  ses  chères  études.  Vainement  appor- 
lait-il  avec  lui  un  système  de  peinture  nouveau  pour  ces  hom- 
mes, vainement  déroulait-il  à  leurs  yeux  ses  toiles  grecques  et 
romaines ,  ses  athlètes  et  ses  Hercules  académiques ,  il  ne  put 
recruter  que  de  débiles   soldats;  Paelinck,  Odevaere,  Navez, 
envoloppés  dans  les  draperies  anti<iue3,  continuèrent  mesquine- 
ment et  sans  foi  les  traditions  du  maître.  S'il  nous  fallait  parler 
longuement  de  cette  école,  qui  se  traîne  encore  tristement,  à 
l'heure  ((u'il  est,  entre  les  inflexibles  lois  du  style  grec  et  l'en- 
flure républicaine  de  David,  son  fondateur,  nous  serions  véri- 
tablement embarrassés.  Cette  fraction  française  de  la  Belgique,  qui 
prend  en  pitié  les  hérésiarques ,  végète  dans  les  conditions  sco- 
lasliques  de  95;  même  exagération  de  manière  et  de  raideur, 
affection  des  draperies  mouillées  et  des  profils,  absence  d'idéa- 
lité et  de  sentiment,  peinture  de  concurrent  pour  le  grand  prix. 
On  ne  conçoit  pas  comment ,  après  l'exemple  funeste  de  David, 
et  son  erreur  de  Mars  et  Fcnus,  celte  école  persiste  dans  sa 
sécheresse  de  pinceau  et  de  doctrine.  Journellement  exi)Osée  à 
voir  des  Rubens,  à  les  toucher  et  à  les  sentir,  comment  s'endort- 
elle  dans  sa  voie  de  fausseté  .*  Si  la  peinture  de  David  doit  être 
morte  quelque  part,  c'est  à  coup  sûr  en  Belgique,  où  elle  est 
aussi  déplacée  que  les  tragédies  de  Vondel ,  le  vieux  Shakspeare 
hollandais ,  le  seraient  sur  un  théâtre  de  France.  David  était 


PxEVUE  DE  PARIS.  505 

bien  ù  la  Convenlioii  pour  laquelle  il  peignait;  il  était  loin  de 
former  an  ichronisnie  avec  ses  grands  liéi'os  nus  au  milieu  des 
saiis-culolUdes  de  Tépociue ,  et  des  rassemblemens  armés  delà 
nation  ;  c'était  le  peintre  adroit  d'une  Odyssée  fangeuse  ;  il  re- 
levait la  guillotine  de  toute  la  splendeur  de  Rome  et  des  Tlier- 
mopyles.  Ce  fut  donc  une  localité  merveilleusement  sjiéciale 
jiour  ce  peinti'e  que  Paris  :  Talius ,  Brutus,  Léonidas  ,  sont 
l'expression  de  ces  gi-ands  courages  ou  de  ces  grandes  infamies 
Iribuniliennes  d'alors  qui  étonnaient  ou  épouvantaient  la  France. 
Les  tableaux  de  David,  c'est  la  révolution  broyée  au  rouge  ; 
son  école  ,  un  immense  atelier  d'anatomie  bumaine  ,  avec  des 
dates  et  des  faits.  Moins  poète  que  Girodet,  moins  enflammé 
que  Gros,  surtout  moins  liabile  à  secouer  toute  une  éjjoque 
dans  ses  langes .  et  à  la  jeter  ensuite  i)èle-mêle  sur  la  toile  par 
un  sublime  élan  de  pensée,  David  ne  pouvait  espérer  de  revivre 
dans  ses  élèves  ;  il  leur  enseignait  lal)orieusement  ses  défauts,  et 
vodà  tout.  Déplacés  de  leur  cadre  d'époque,  ses  tableaux  deve- 
naient de  froides  études,  ses  imitateurs lacbevèrent ,  la  jiarodie 
le  tua.  Nous  nous  demandons  encore  ce  que  celle  peinture  sèclie 
et  raide  venait  faire  dans  la  Pielgique!  Que  le  peintre  s'y  retirât 
pour  y  vivre  tran([ullle,  rien  de  mieux;  mais  qu'il  prétendît 
greffer  son  école  sur  ce  sol  d'antipathies  et  de  répugnances , 
c'était  folie.  Certes,  ils  durent  être  étonnés,  les  adaiirateurs  de 
la  sainte  et  vieille  peinture  flamande ,  en  voyant  Da\id  poseï' 
ainsi  lièrement  sa  tente  vis-à-vis  celle  de  Rubens,  dans  le  pays 
même  de  Jordaens  et  de  Van  Dyck  !  Najjoléon  aurait  décrété 
lui-même  cette  peinture ,  et  l'eût  mise  à  l'ordre  du  jour ,  que 
ces  naïves  consciences  d'artistes  n'en  eussent  pas  été  plus  émues. 
Supposez  un  instant  l'école  de  David  reconnue  souveraine  do- 
minatrice, quel  bouleversement  dans  ce  paisible  royaume! 
Adieu  le  genre  aux  doux  parfums  !  Adieu  les  étoffes  moelleuses 
de  Terburg,  les  jjaysans  ingénus  de  Metzu,  les  femmes  satinées 
deMiéris,  les  pay.sages  de  Ruysdael  et  d'IIobema  !  Adieu  ces 
loisirs  studieux  et  ces  charmantes  rechei'ches  de  pinceau ,  ces 
pots  en  éclats  qui  coulent  tant  de  veilles  au  peintre,  ces  linges 
de  ferme,  ces  murs  crevassés ,  ces  fruits,  ces  gibiers  vivans! 
^  oiei  le  génie  flamand  tout  changé,  les  peintres  auront  des 
écliasses.  Le  slylc  liistori<pie  elle  nu  envahiront  tout,  les  bourg- 
mestres deviendront  Césars,  et  les  taverniers  robustes  seivi- 

26. 


306  REVUE  DE  PARIS. 

ront  lie  prétexte  aux  Manliiis!  La  palette  de  Cari  Diijardin  et  de 
Bergliem  est  brisée ,  l'histoire  romaine  est  A  l'ordre  du  jour  en 
Flandre,  les  treilles  amoureuses  de  Téniers  sont  rompues,  les 
ta!)les  de  Sébastien  Franck  renversées,  les  figures  grimaçantes  de 
François  liais  sont  mises  à  l'index,  le  cor  ne  retentira  plus  dans 
les  chasses  de  Sneyders!  Quelle  désolation  parmi  ces  tranquilles 
amis  de  l'hydromel  et  du  lambic  !  quelle  consternilinn  au  camp 
des  peintres!  Heureusement  la  révolution  n'a  pas  eu  lien. 

Le  peinture  académi(|ue  se  trouve  cependant  représentée  en- 
core à  Bruxelles; M.  Navez,  élève  de  David  ,  se  charge  d'y  per- 
pétuer les  Caracalla.  M.  Navez  a  un  fort  bel  atelier,  miraculeuse- 
ment situé  dans  Bruxelles  ;  il  est  membre  du  conseil  de  régence, 
chevalier  de  l'ordre  du  Lion  belge  :  c'est  tout  ce  que  nous  pou- 
vons (lire  de  M.  Navez.  Odevaere  est  mort,  et  M.  Paelinck  con- 
tinue à  peindre  l'antique;  ce  triumvirat  ne  ressemble-t-il  pas 
aux  sénateurs  romains  mourant  dans  leur  chaise  d'ivoire? 

Grâce  au  ciel,  la  jeune  école  est  pleine  de  sève  en  regard  de 
ces  ruines.  Disséminée  dans  les  grandes  villes  de  la  Belgique, 
abritée  sous  les  cathédrales  gothiques,  studieuse  et  recueillie 
])rès  des  monumens,  elle  aiguise  dans  le  silence  chaque  llèche 
de  son  carquois,  prête  à  entrer  en  lice  désqueles  ailes  lui  seront 
venues.  Elle  est  jeune  et  triste,  cette  pauvre  école  de  Flandre! 
Elle  sent  tout  le  |)oids  de  son  i)assé  et  l'indifFérence  du  siècle 
qui  lui  succède,  elle  craint  surtout  la  contagion  mercantile  et 
l'anéantissement  de  sa  foi.  A  Bruxelles,  c'est  un  jeune  homme 
doux  et  modeste,  timide  comme  une  idylle  de  Gessner,  et  qui 
peint  des  moutons  aussi  argentés  que  ceux  de  Paul  Potter  ou  de 
Roos;  à  Anvers,  c'est  un  peintre  ardent,  enihousiaste  delà  vieille 
couleur  de  Rubens,  et  qui  a  fait  ainsi  rétrograder  courageusement 
son  pinceau  jusqu'aux  enfantemens  laborieux  de  ce  grand 
génie.  Gand,  Louvain  et  Liège  mûrissent  aussi,  sous  leur  ciel 
brumeux,  d'autres  réputations  et  d'autres  hommes;  nous  lâche- 
rons de  les  analyser  rapidement,  moins  dans  ce  qu'ils  ont  déjà 
produit  que  dans  ce  qu'ils  nous  semblent  appelés  à  produire.  Pour 
nous,  les  prévisions  ressorliront  du  fait  même  des  doctrines  ; 
nous  serons  heureux  d'encourager  les  premiers  cette  jeune  école, 
et  de  tendre  la  main  à  ces  fils  de  Ru!)ens  et  de  Van  Dyck. 

M.  Verboeckhoven,  qui  reste  à  Bruxelles,  semble  avoir  choisi 
Paul  Potter  pour  maître.  Il  peint  les  animaux  avec  un  rare 


REVUE  DE  PARIS.  307 

1,'Oiilieur;  ses  esquisses  sont  elles-inèmes  de  petits  tableaux  de 
clievalt't  fort  achevés.  La  [terspeclive  de  ses  fonds  est  vapo- 
reuse, lin  peu  trop  italienne  et  bleue  par  instans  ,  trop  diaprée 
d'éineraudes  et  de  tons  frais.  Quelques  éludes  de  M.  Verboeck- 
Iioven,  études  de  terrains  fauves  et  durs  qui  rappellent  les  Ar- 
dennes,  et  que  vous  pourrez  feuilleter  chez  lui  dans  un  livre 
d'esiiuisses.  prouvent  à  quel  degré  de  vérité  ce  peintre  arrive- 
rait, s'il  voulait  s'astreindre  moins  souvent  A  la  tyrannie  minu- 
tieuse du  genre.  Konsavons  vu  de  hiiune  Attaquedc  Cheiauu: 
par  des  Loups,  d'une  admirable  fermeté  (rexécution.  C'est  une 
peinture  armée  de  grilîes  qui  contraste  singulièrement  avec  les 
petits  moutons  blancs  à  la  Deshoulières  qui  figurent  dans  son 
atelier.  Cet  atelier  est  lui-même  fort  curieux,  il  possède  en  na- 
ture une  biche,  un  lion  et  un  loup.  C'est  une  fable  de  Phèdre 
que  vous  trouvez  dés  l'entrée  ;  il  ne  vous  reste  plus  qu'à  causer 
familièrement  avec  ces  botes  terribles ,  messeigneurs  le  lou[) 
et  le  lion.  Les  dessins  de  M.  Verboeckhoven  sont  très-recherchés 
par  les  amateurs  d'album ,  et  surtout  fort  bien  payés  par  les 
Bruxellois  et  les  Hollandais. 

La  ville  d'Anvers,  la  vieille  nourrice  de  Rubens,  possède  un 
jeune  homme  d'un  beau  talent,  M.  Wappers.  M.  Wappers,  il  y 
a  de  cela  quelque  quinze  ans  ,  était  un  petit  écolier  esjtiègle  et 
lutin  qui  s'amusait  à  défaire  les  vieux  clous  dorés  de  la  chaise 
de  Rubens  (1)  pour  les  vendre  à  des  Anglais.  Il  va  sans  dire  que 
le  malin  vendeur  gardait  les  vrais  clous ,  et  les  remplaçait  par 
une  poignée  de  clous  apocryphes.  Ce  petit  écolier  est  devenu 
aujourd'hui  un  homme  de  génie;  lui  seul  mérite  la  i)lace  de 
directeur  de  l'académie  d'Anvers,  place  si  mal  remplie  par 
M.  Van  Brée,. infâme  regralteur  de  tous  les  tableaux  de  Rubens. 
M.  Van  Brée,  il  faut  le  dire  en  passant,  ose  en  effet  retoucher 
tout  à  son  aise  les  plus  belles  toiles  de  ce  beau  génie,  il  outrage 
et  salit  chaque  jour  Rubens,  comme  la  chenille  et  le  limaçon 
salissent  la  fleur.  Les  cheveux  vous  dressent  à  se  sacrilège  quo 
tidien,  à  ce  crime  flagrant  et  tranquille  de  chaque  jour.  Cet 
homme  refait  des  Rubens  avec  autant  de  célérité  que  le  gouver- 
nement belge  refait  des  hommes  d'état;  il  corrige,  commente, 
amiilifie  Rubens,  le  drape  et  l'harmonise  suivant  sa  na'ive  ex- 
il) On  conserve  encore  à  Anvers  celte  chaise  gothique. 


308  REVUE  DE  PARIS. 

pression.  Pour  qu'on  ne  vienne  pas  nous  accuser  ici  de  parlialilé 
ou  de  mensonge,  nous  ferons  connaitre  les  divers  chefs  d'accu- 
sation que  les  admirateurs  deRubens  pourraient  intenter  devant 
un  tribunal  d'artistes  à  ce  directeur  d'académie. 

Premier  délit:  Le  Sauveur  en  croix  entre  deux  larrons. 
Tout  le  monde  sait  que  ce  tableau  est  le  chef-d'œuvre  de  Rubens. 
M.  Van  Brée  a  retouché  la  robe  noire  de  Magdeleine  queRub'ens 
avait  obscurcie  soigneusement  d'une  demi-teinte;  il  a  remanié 
en  entier  la  composition  du  ciel,  ciel  de  Calvaire,  lourd  et  noir, 
ainsi  que  Rubens  l'avait  voulu;  ciel  d'un  bleu  cobalt,  tranchant 
et  clair,  ainsi  que  son  maître  Van  Brée  l'a  voulu  ensuite. 

Deuxième  délit  ;  Jésus-Christ  mort  entre  les  bras  de  son 
Père.  Le  Saint-Esprit  descend  et  plane  sur  cette  scène ,  (pii 
représentela  Sainte-Trinité.  M.  Van  Brée  a  porté  encore  la  main 
à  ce  magnifique  modèle  de  raccourci.  11  l'a  violacé  de  tons  sales, 
il  a  détruit  le  jeu  des  glaces  et  la  souplesse  des  ombres.  Ce 
Christ,  déjà  cadavre,  ce  Christ  aux  chairs  flasques  et  vertes , 
dont  les  bras  sont  froids,  les  lèvres  d'une  pâleur  glacée,  M.  Van 
Bvèer  harmonisa  récemment  à  sa  manière:  il  emporta  d'un 
coup  de  torchon  la  valeur  de  ses  ombres  et  de  ses  superjjes  deini- 
leintes. 

Le  troisième  délit  deM.  Van  Brée,  le  plus  audacieux,  le  |)lus 
inouï,  le  plus  sacrilège,  celui  qui  montre  à  quel  point  lesgouver- 
nans  de  Belgique  sont  inertes  ou  stupides,  c'est  le  tableau  de  la 
Communion  de  saint  François.  En  rapprochant  dans  notre 
mémoire  la  Communion-  de  saint  Jérôme,  par  le  Dominiquin, 
admirable  chefd'œuvreque  nous  vîmes  en  Italie,  et  celle  de  saint 
François  par  Rubens,  nous  sommes  contraints  presque  malgré 
nous  d'assigner  la  plus  belle  paît  de  mérite  à  celte  dernière.  La 
seule  position  du  corps  du  saint,  la  vérité  des  tètes  de  moines , 
la  splendeur  et  l'harmonie  de  ce  cadre,  et  plus  encore  sa  mira- 
culeuse conservation,  semblaient  devoir  le  mettre  à  l'abri  des 
outrages  du  sieur  Van  Brée.  Le  directeur  de  l'académie  d'Anvers, 
n'en  a  pas  moins  cependant  modifié  la  teinte,  il  a  enlevé  le  glacis 
d'une  tète  de  moine  du  i)his  grand  elfet . 

Maintenant  quevousavez  vu  l'outrage,  il  nous  resteà  vous  dé- 
crire le  triomphe.  Oui, h;  directeur  belge  s'est  lui-même  djcerné 
l'encens  de  l'apolliéose;  peu  s'en  est  fallu  ((u'il  ne  se  fit  porter 
dans  la  chaise  mémo  de  Rubens  au  bas  de  tous  ses  Christ  re- 


REVUE  DE  PARIS.  509 

touchés,  Impuissans,  hélas  !  à  tonner  de  leur  grande  voix  con- 
tre le  Ijlaspliémateiir  !  Écoulez  ceci,  et  voyez  si  celte  dernière 
façon  d'outrasjerRubens  n'est  pas  la  plus  effrénée  de  loules!  Le 
même  Van  Rrée  a  fait  un  tableau  d'une  belle  grandeur,  sujet 
liisforique ,  mort  historique ,  lit ,  médecin  et  goupillon  historique 
aux  pieds  du  mort.  Ce  mort,  messieurs,  c'est  Rubens  !  Le  directeur 
belge  a  intitulé  son  tableau:  .Mort  de  Bnbens!  ^on  conlenid'axo'iv 
martyriséRubens  au  jour  lejour,  d'avoir  faitsaignerspsviergespar 
leurs  stigmates ,  et  ses  Christ  par  leurs  clous ,  il  a  mis  en  croix  la 
belle  figure  de  Rubens  ,  il  l'a  parodiée  barbouillée,  conspuée  !  Ce 
tableau,  qui  aurait  dû  plutôt  s'appeler  le  Crucifiement  de  Ru- 
bens, est  presque  toujours  voilé  comme  im  tabernacle  ;  il  a  des 
rideaux  verls,  un  suisse  à  hallebarde,  un  livret  pour  lui  lout  seul. 
C'est  une  peinture  exécrable  de  touche  et  d'effet  ,d'un  blanc  mat 
et  propre  comme  une  chemise  de  blanchisseuse,  une  peinture 
de  directeur  d'académie  ,  devant  laquelle  on  doit  passer  lèle  nue 
comme  les  treize  cantons  devant  le  chapeau  de  Gessler  !  Il  oc- 
cupe la  plus  Itelle  et  la  meilleure  place  du  Musée. 

Tel  est  l'homme  que  coudoie  cha([ue  jour  M.  Wappers.  tel  est 
le  direcleurdont  la  ville  d'Anvers  est  affligée.  Nous  ne  i)ouvions 
laisser  croupir  dans  l'oubli  un  pareil  crime  et  un  pareil  homme. 
M.  \Yappers,  nous  le  réjjétons,  est  seul  appelé  à  occuper  digne- 
ment la  chaire  de  ce  beau  musée,  tout  rayonnant  des  cadres  de 
Van  Dyck  et  de  Rubens.  Le  pinceau  de  M.  Wappers  est  vigou- 
reux, ses  Ions  de  chair  excellens ,  sa  peinture  lucide  et  pleine 
d'effets  graves;  sa  couleur  admirablement  fondue  dans  la  i)àte 
de  Rubens  ,  molle  ou  vive  ,  suivant  l'exigence  des  scènes  ;  sans 
fracas  dans  la  lumière  et  sans  dureté  dans  le  clair-obscur.  Ce 
peintre  s'est  exclusivement  réservé  Phisloire,  maisnonriiistoire 
en  cothurne  ,  l'histoire  guindée  et  fausse  derinslitut.  Cest  aux  an- 
nales mêmes  de  son  pays  que  M.  Wappers  emprimte  ses  paives.  Son 
tableau  du  Bourgmestre  de  Ley de  parlant  au  peuple  dans  la 
famine  ,  est  sans  contredit  une  fort  belle  œuvre.  VanderWerff , 
bourgmestre  de  Leyde,  apprend  que  la  populace  se  soulève:  la 
crise  est  périlleuse  ,  la  famine  et  la  pesle  ont  déjà  envahi  la  ville. 
Assiégée  en  1374  par  les  Espagnols,  Leyde,  en  effet,  semblait 
ne  pouvoir  lutter.  C'est  au  milieu  de  ce  corlége  furieux  «pie  s'a- 
vance le  bourgmestre,  n  Citoyens,  dit-il  ens'adressant  aux  plus 
)>  mutins,  je  serai  fidèle  au  serment  que  j'ai  prêté  à  Dieu  et  ù  la 


ÔIO  REVUE  DE  PARIS. 

))  la  patrie.  Je  n'ai  pas  de  painà  YoiisofFrir;mais  je  dois  mourir 
Il  un  jour  ;  que  ce  soit  par  vous  ou  par  rennemi,  peu  importe  ! 
;>  Si  cela  peut  vous  satisfaire,  prenez  mon  corps,  coupez-le 
)>  par  morceaux,  et  partagez-le  entre  vous  !  »  —Cette  harangue 
de  Vander  Werff ,  Tune  des  plus  belles  et  des  plus  courageuses 
résistances  de  Thistoire,  forme  le  sujet  du  bourgmestre  de 
M.  Wapi)ers.  Cet  homme,  entouré  de  morts  et  de  mourans, 
domine  la  sédition  de  sa  hauteur;  d'un  seul  de  ses  regards  il 
l'enchaîne  et  la  foudroie.  Celui-là  n'était  pas  un  vain  simulacre 
de  gouverneur.  Vander  Werff  fut  bourgmestre  de  Leyde  jusqu'à 
douze  fois ,  deux  fois  député  aux  états  de  sa  province,  intégre 
et  ferme  comme  un  vieux  duc  castillan.  Il  faut  voir  la  famine 
hideuse  qui  rampe  à  ses  pieds,  et  la  sédition  grondant  au-dessus 
de  sa  tète ,  pour  comprendre  la  belle  oidonnance  du  tableau  de 
M.  Wappers.  Les  têtes  en  sont  fières  et  passionnées,  quoique 
molles  et  uniformes  de  couleur,  chose  étonnante  pour  un  colo- 
riste comme  M.  Wap|)ers.  Les  malheureux  que  ronge  la  famine 
otîienl  une  étude  de  dessèchement  et  de  maladie  admirable.  Ce 
tableau  fut  fait  en  1830;  le  prince  d'Orange  l'avait  acheté.  Un 
graveur  français  lixé  à  Anvers,  M.  Lhérie,  frère  de  l'acteur  de 
ce  nom,  vient  d'en  faire  une  fort  belle  planche.  Il  doit  sous  peu 
la  faire  tirer  à  Paris. 

Nous  voyons  avec  peine  que  M.  Wappers  est  obligé,  à  l'heure 
qu'il  est,  de  ployer  sa  manière  aux  exigences  officielles  ;  le  gou- 
vernement belge  lui  a  commandé  un  tableau  de  ses  trois  Jours, 
Nous  avons  fait  à  M.  Wappers  nos  complimens  de  condoléance 
sincère.  Ces  apothéoses  de  la  rue  ont  compromis  en  France 
tant  de  vrais  et  nobles  talens ,  que  nous  n'avons  pu  dissimuler 
à  l'artiste  l'écueil  de  son  sujet,  et  le  tort  immense  apporté  par 
cette  perte  de  temps  à  ses  études. 

M.  Wappers  s'est  courageusement  soustrait ,  nous  le  savons, 
aux  inexorables  conditions  de  son  programme.  L'artiste  avait  à 
représenter  le  peuple  déchirant  la  proclamation  du  prince 
Frédéric  sur  la  grande  place  de  Bruxelles.  Il  lui  était  aussi 
diflScile  d'éviter  le  sang ,  les  mains  calleuses  et  les  fusillades , 
que  de  mettre  du  rouge  à  cette  révolution  tille  de  la  rue.  Heu- 
reusement M.  Wappers  s'est  rappelé  le  peuple  au  milieu  duquel 
il  vit,  ce  peuple  robuste  et  doux  à  la  fois,  peuple  commerçant, 
aux  larges  épaules ,  facile  à  émouvoir  par  des  orateurs  de  caba- 


REVUE  DE  PARIS.  311 

rcl,  poiiple  iKiisihle ,  devenu  lion  à  forcede  biscoles  sarranées 
et  de  faro.  M.  Wappers ,  avec  un  talent  de  verve  et  d'ironie 
reniart|ual)le,  a  pris  ce  peuple  au  sérieux  et  l'a  dépeint  sous  sa 
meilleuie  face  ,  son  courajje  de  résistance.  Il  le  savait  moins 
taquin  (|ue  celui  de  Paris;  il  l'a  fait  paisible,  au  repos,  après  la 
bataille ,  comptant  les  morts  et  bandant  les  i)laies  de  ses  blessés. 
Ces  dignes  tètes  de  bourgeois  flamands  calmes  et  graves,  ces 
jeunes  gens  si  beaux  ,  si  forts  et  si  irrités ,  cette  population 
surprise  au  milieu  de  son  flegme  et  de  ses  habitudes  rentières  , 
les  Jioinmes  de  ses  ports  et  de  ses  villes ,  ceux-ci  nerveux  et 
roux  comme  nos  marins,  les  autres  blonds  et  pâles  comme  nos 
dandies ,  tout  ce  monde  se  heurte  et  combat  dans  le  tableau  de 
M.  Wappers,  cette  page  remarquable  d'action  et  de  couleur 
dont  nous  ne  saurions  blâmer  que  le  sujet.  Si  le  peintre,  avec 
celte  palette  où  se  trouvent  souvent  mêlés  les  tons  de  Rubens 
et  de  Lawrence,  frappe  à  la  porte  des  chroniqueurs  et  des  histo- 
riens de  son  pays  ,  sa  place  est  désoimais  marquée  chez  nous 
entre  Delarocbe  et  Scheffer. 

M.  Wapi)ers  est  à  notre  sens  l'artiste  sur  lequel  reposent  les 
meilleures  es|)érances  de  la  Belgique.  Les  dépositions  de  Christ, 
les  vierges  et  les  tal)leaux  d'église  que  poursuit  parfois  sa  fan- 
taisie, ne  sont  utiles  à  son  talent  que  comme  études,  elles 
assujétissent  sa  couleur  à  celle  de  Rubens  :  c'est  un  grand  pas; 
mais  M.  Wappers  peut  créer. M.  Wappers  habite  une  ville  pleine 
d'influence  sur  la  manière  des  peintres,  Anvers  l'espagnole,  la 
ville  des  grands  effets  et  des  grandes  ombres.  Retiré  dans  cette 
ville  comme  un  étudiant  de  Salamancpie,  il  peut  y  mûrir  en 
paix  ses  belles  études,  aller  voir  la  l'isite  iV Elisabeth  à  ses  jours 
de  fè'e  ,  vivre  de  la  vie  et  du  soleil  de  Rubens  1  Nous  nous  som- 
mes comidus  à  nous  étendre  sur  sa  manière,  parce  qu'à  l'heure 
<|u'il  est ,  c'est,  nous  le  répétons,  un  véritable  chef  d'école.  Il 
peut  imprimer  une  bonne  ou  mauvaise  direction  à  la  jeune 
peinture  qui  l'entoure,  il  peut  la  relever  en  chemin  ou  l'égarer. 
M.  Wappers  est  un  artiste  dans  toute  la  vigueur  de  l'âge  ;  son 
caractère  de  tète  est  aussi  ferme  et  aussi  décidé  que  celui  de 
^'urillo.  11  vient  ([uelquefois  à  lîruxelles,  où  il  est  fort  goûté; 
(•est  un  jeune  homme  jilein  de  flamme  et  d'élanquand  il  cause; 
il  habite  à  Anvers  une  pelite  tourelle,  ancien  fief  des  Templiers. 
C'esl  dans  cet  atelier  que  nous  avons  vu  son  grand  tableau. 


312  REVUE  DE  PARIS. 

MM.  Brakoleer  el  Leys  sont  aussi  d'Anvers  :  le  premier  est 
un  peintre  niùr  qui  exécute  avec  une  grande  finesse  de  petits 
sujets  à  la  Téniers  ;  le  second  est  un  jeime  homme  de  dix-neuf 
ans ,  tout  occupé  des  études  du  moyen  âge.  Les  tableaux  de 
genre  de  M.  Brakeleer  nous  ont  paru  charmans  de  naïveté, 
i)ien  qu'un  peu  froids.  Sa  couleur  est  grise  et  manque  de  nerf; 
il  a  des  qualités  précieuses  d'instinct  et  d'observation.  Aprè.s 
tout,  celte  peinture  ,  reproductrice  des  Ostade  et  des  Teniers , 
vaut  cent  fois  mieux  que  les  airs  de  tète  penchés  et  mignardif 
qu'empruntent  aux  Johannot  quelques  peintres  de  ce  pays, 
lesquels  dénaturent  ainsi  la  bonne  nature  flamande.  M.  Bra- 
keleer est  un  peintre  de  goût ,  sinon  de  verve  ;  il  a  quelquefois 
de  charmans  reflets  de  Wilkie,  l'Anglais,  et  dispose  ses  groupes 
avec  autant  d'originalité  et  d'esprit. 

L'âge  de  M.  Leys  est  celui  <iui  se  passionne ,  l'âge  des  clercs 
et  des  pages;  il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  que  M.  Leys  ait  choisi 
tout  d'abord  le  moyen  âge.  Ses  esquisses  sont  charmantes  de 
rêverie  et  d'effet.  Nous  pouvons  nous  tromper;  mais  M.  Leys  a 
étudié  amoureusement  Waller  Scott  et  les  délicieuses  figures  de 
Flaxman.  Ses  dames  et  ses  amoureux  de  1-500  ont  delà  grâce; 
il  ne  manque  il  ce  jeune  artiste  ni  relief  de  couleur,  ni  poésie; 
nous  lui  conseillerons  seulement  moins  d'indécision  dans  le  choix 
de  ses  sujets.  UncÉineuteù  Louvain,  com|)Ositioni»luslarge . 
dont  s'occupe  en  ce  moment  M.  Leys,  assurera  sans  doute  à  ce 
talent  plein  de  jeunesse  uiie  belle  part  d'avenir. 

M.  de  Keyser  a  fait  un  Crucifiement  pour  l'église  de  Man- 
chester; on  s'accorde  à  le  trouver  remarquable.  M.  de  Keyser, 
qui  habite  Anvers ,  peint  l'histoire.  îS'ous  n'avons  vu  de  lui  que 
quelques  dessins,sur  lesquels  il  est  difficile  d'asseoir  un  jugement; 
sa  manière  nous  a  paru  toutefois  plus  spirituelle  quelarge.  A  ces 
noms  de  peintres  déjà  cités,  nous  devons  joindre  ceux  de 
MM.  Madon  ,  Mathieu  ,  Delvaux  ,  Kreins  ,  Fourmois,  Bossuet  et 
Schaepkens.  Ajoutons  encore  M.  Van  Begemorter,  artiste  char- 
mant et  facile,  qui  nous  a  paru  exceller  surtout  dans  la  pein- 
ture aneodolique,  témoins  ses  différens  épisodes  de  la  vie  de 
,1ean  Stein;  de  .longhe,  de  Courtray,  paysagiste  amoureux  des 
fermes  de  la  West-Flandre;Kremer,  peintre  de  genre,  et  Lauters, 
dont  le  crayon  ingénieux  a  souvent  enrichi  les  jjresses  litho- 
graphiques de  Motte.  M,  Marinus  peintle  paysage;  MM.  Gallait, 


REVUE  DE  PARIS.  515 

le  colonel  Joly  etCaroliis  compK^lent  celte  série  d'arlistes.  Parmi 
les  sciilplenrs,  nous  iilaceions  en  première  liyne  le  nom  de 
M.  Geefs  à  côté  de  celui  de  M.  Kessels.  Kessels,  quand  il  i)arlit 
pour  l'Italie,  ne  trouva  pas  un  ami  dans  tous  ses  concitoyens; 
on  refusa  même  de  lui  payer  les  bottes  qu'il  allait  user  dans  ce 
voyage,  entrepris  à  i)ied,  faute  de  ressources.  Maintenant  Kes- 
sels est  vanté  et  honoré.  Puisque  nous  parlons  de  la  sculpture, 
nous  ne  pouvons  oublier  M.  Buckens.  Les  médaillons  de  cet 
artiste  sont  charmans ,  c'est  le  moyen  âge  pur  et  naïf:  ses  fi- 
gures de  bas-reliefs  sont  pleines  de  grâce  et  de  chasteté  biblique 
dans  les  poses.  Anges  et  madones  semblent  se  détacher  des 
vieux  livres  d'heures  pour  se  suspendre  aux  ciselures  de  M.  Buc- 
kens. M.  Buckens  vient  de  quitter  son  pays  pour  la  Russie;  une 
foule  d'amateurs,  à  Anvers,  lui  ont  offert  un  banquet.  L'ar- 
tiste, nous  le  pensons ,  n'aura  pas  oublié  d'y  porter  un  toast  à 
Benvenuto  Cellini. 

Le  nom  de  M.  Geefs  nous  fait  une  loi  de  rappeler  aussi  son 
entrée  récente  dans  cette  bonne  ville  d'Anvers.  Geefs,  depuis 
cinq  mois,  voyageait  en  Italie.  C'est  un  jeune  homme  maigre  et 
maladif,  un  sculpteur  de  grand  talent.  II  arrive  à  Anvers,  et 
tout  le  peu])le  des  artistes  sait  qu'il  arrive.  Vite  une  cavalcade, 
cinq  fiacres  belges ,  tous  les  fourgons  !  On  va  le  recevoir  à 
Contich,  on  le  suit  en  triomphateur,  on  l'étouffé  d'enibrassemens 
et  de  questions  :  <(  Quel  homme  est  M.  Ingres,  et  que  nous 
direz-vous  des  Canova?  Est-il  vrai  que  ce  pauve  Robert  soit 
mort?  et  les  journaux  ont-ils  menti?  i>  Puis  au  milieu  de  tout 
ce  bruit,  on  voit  se  développer  les  fiacres  comme  une  ligne  de 
bataille;  au  lieu  de  cinq  fiacres,  on  en  compte  douze  :  c'était 
une  file  comme  à  Longchamp  !  Geefs  est  élève  de  l'école  des 
Beaux-Arts  de  Paris,  et ,  malgré  cela,  est  un  artiste.  Il  est  dé- 
plorable qu'on  use  ce  jeune  homme  à  des  blocs  de  circonstance, 
le  buste  de  M.  le  comte  de  Mérode  et  la  statue  de  la  Liberté. 

Nous  devons  à  M.  Madou  une  mention  particulière.  Cet 
artiste,  connu  h  Paris  par  de  spirituels  album,  peintre  et 
lithographe  tout  â  la  fois ,  joint  â  une  grande  facilité  de  repro- 
duction une  patience  d'observation  et  d'esprit  qui  fait  le  princi- 
pal trait  de  sa  manière.  11  compose  ses  sujets  comme  Théodore 
Leclercq  esquisse  ses  proverbes ,  en  homme  habitué  â  arrivei' 
quand  il  veut,  en  artiste  sûr  de  lui.  Des  critiques  sévères, 

27 


314  REVUE  DE  PARIS. 

en  examinant  de  près  les  scènes  de  M.  JMadou,  y  retroTiveraient 
peut-être rinfliience  des  vents  mercantiles  delà  capitale;  ils  le 
l)làmeraienl  de  tant  accorder  au  commerce  parisien,  à  ses 
exigences ,  à  sa  mode ,  au  lieu  de  satisfaire  sa  pensée.  Les  mar- 
chands de  la  capitale,  qui  n'ignorent  pas  le  talent  de  M.  Madou , 
se  font  une  joie  maligne  de  le  pressurer  ;  ils  l'attachent  à  leur 
glèbe  et  façonnent  son  crayon  à  leurs  volontés  stupides.  L'ar- 
tiste est  obligé  de  céder  et  d'oublier  son  idée  première;  mais, 
en  homme  habile,  il  ne  se  livre  qu'à  demi;  il  réserve  toute  la 
fraîcheur  de  son  caprice  pour  ses  aquarelles,  et  nous  en  avons 
vu  de  charmantes  de  M.  Madou.  Elles  font  partie  d'un  beau  por- 
tefeuille d'amateur,  celui  du  docteur  Roger,  de  Bruxelles.  Ce 
sont  des  escarmouches  et  des  attaques  d'avant-posles,  aussi 
animées  que  celles  de  Yan  Der  Meulen.  Là  M.  Madou  est  tout 
hii;  ce  sont  des  dessins  d'artiste  (|ui  n'ont  point  été  achetés 
d'avance  par  Susse  ou  Giroux.  Il  y  a  dans  ces  diverses  com])osi- 
tions  un  cachet  de  finesse  et  dhabileté  singulière.  Espérons 
que  M.  Madou  ne  fera  donc  plus  tant  pour  les  autres  et  devien- 
dra un  jour  égoïste  :  sa  réputation  y  gagnera. 

31.  Cossuet  est  auteur  d'un  excellent  Traité  de  perspective.  Ses 
études  d'architecte  sont  sévères  et  consciencieuses.  MM.  Four- 
mois,  Tilmont  et  Kreins  ont  pour  eux  la  science  du  dessin  ; 
MM.  Mathieu  et  Schaepkens  se  distinguent  dans  l'histoire. 
Quelques  esquisses,  d'un  jeune  homme  nommé  Carolus,  pleines 
d'une  charmante  témérité,  révèlent  un  talent  original.  M.  Carolus 
a  dû  voir  la  Danse  des  morts ,  par  Holbein.  Rubens,  le  grand 
maître,  la  copia  plusieurs  fois. 

M""' Fanny  Cor  jieint  le  portrait;  elle  vient  d'achever  celui 
de  sa  sœur,  fort  jolie  ]iersonne,  aussi  blonde  et  aussi  spirituelle 
que  cette  Rachel  Ruyscli ,  cette  Hollandaise  qui  reproduisait  si 
bien  les  fleurs. 

Il  faut  le  reconnaître ,  les  artistes  que  nous  venons  de  citer 
combattent  généreusement  en  faveur  de  leurs  doctrines;  ils 
portent  dignement  le  poids  de  leur  mission  :  peu  connus  en 
France,  ils  grandissent  chez  eux  et  lutteront  un  jour,  nous 
l'espérons,  dans  la  grande  arène  de  Paris.  Ce  sentiment  d'as- 
sociation qui  soutenait  autrefois  les  confréries  de  la  Belgique, 
et  formait  la  toute-puissance  des  peintics,  leur  a  paru  un  lien 
plus  indispensable  que  jamais.   Ils   se  sont  souvenus  que  la 


REVUE  DE  PARIS.  315 

Flandre  et  la  Hollande  pullulaient  jadis  de  ces  sociélés  soumi- 
ses à  des  statuts  et  à  des  régleuiens  comme  des  troupes  mili- 
taires :  sociétés  du  Mail,  de  l'Arc,  de  l'Arbalète  et  de  l'Arque- 
buse, immenses  salles  d'assemblée  qui  se  nommaient  Butes, 
et  où  se  réunissait  la  vaste  franc -maçonnerie  des  artistes.  Ils 
échangent  entre  eux  leurs  systèmes  et  leurs  idées.  Ce  n'est  pas 
une  chose  rare  que  de  voir  parfois,  en  Flandre,  dans  une  ville 
presque  endormie,  les  vitres  d'une  vieille  maison  qui  se  colorent  et 
s'embrasent.  On  chante  au-dedans  du  Méhul  ou  du  M'eber;  la  fu- 
mée de  la  Havane  et  le  faro  se  disputent  les  meilleures  tètes.  De 
temps  à  autre,  un  jeune  homme  promène  ses  doigts  maigres 
sur  une  épinetle,  un  acteur  de  l'endroit  récite  des  vers;  les 
tables  sont  jonchées  de  dessins  à  la  sépia  et  h  la  plume,  que 
les  nonchalans  artistes  n'achèvent  même  pas.  Cette  mai- 
son, c'est  le  grand  hôtel  des  peintres!  On  y  fait  des  loteries, 
des  album  et  des  bons  mots.  Quelquefois  un  guitaiiste  ridé, 
comme  le  krespel  d'Hoffman  ,  vous  agace  les  nerfs  à  l'aide  de 
son  instrument ,  mais  vous  y  gagnez  les  dissertations  pleines 
d'intérêt  d'un  maître  de  chapelle  qui  vous  raconte  (pielqnes 
vieux  thèmes  de  musique  retrouvés  jiar  lui ,  queUpies  danses 
suaves  du  temps  de  Marie  Sluart  et  dn  seizième  siècle. 

Là ,  tous  les  artistes  sont  confondus ,  chacun  i)arle  avec  en- 
thousiasme de  sa  ville  ;  on  se  raconte  ses  aventures  de  bal  mas- 
qué, on  parle  de  costumes ,  de  gravures  sur  bois,  de  canaux 
gelés ,  des  cigares  de  Manille  et  des  sinistres  du  port  d'Anvers. 
Pour  peu  que  le  président  de  la  réunion  soit  un  artiste,  vous  croi- 
riez voir  Rubcns  donnant  la  collation  chez  lui,  entouré  de 
Bolswert,  de  Pontius  et  de  Wosterman,  ses  amis  et  ses  graveurs 
ordinaires,  dont  le  burin  soutenait  son  luxe  et  sa  dépense.  A 
Bruxelles ,  ces  soirées  d'artistes  sont  moins  primitives  de  naï- 
veté; c'est  presque  un  lundi  d'Athénée,  auquel  on  se  rend  en  bon 
académicien.  M.  Lévèque,  directeur  de  l'Artiste,  feuille  qui 
correspond  pour  la  forme  à  celle  de  Paris  ,  a  mis  en  vogue  ces 
sortes  de  réunions  avec  une  patience  et  un  zèle  inconcevables. 
Nous  y  avons  entendu  Serda  au  piano,  Serda  le  chanteur,  dont 
la  belle  et  large  voix  se  prête  si  bien  aux  stroi)hes  magnifiques 
des  Mystères  d'Isis  ou  du  Moine  de  Meyer-Beer  ;  Wappers  et 
Verboeckhoven  y  traçaient  à  la  lampe  de  rapides  esquisses, 
pleines  de  grâce  et  d'esprit.  La  protection  du  gouvernement 


Ô16  REVUE  DE  PARIS. 

belge  envers  les  arls  étant  presque  nulle  ou  mal  entendue,  les 
garanties  d'avenir  manquant  aux  artistes ,,  c'est  le  moins  qu'ils 
se  réunissent  souvent  au  pied  de  queUpie  colonne  comme  les 
conjurés  de  Falieri  à  Saint- Jean  et  Paul.  Lk  on  discute,  on  pro- 
teste,on  organise.  Cen'estpasdu  carbonarisme  ,  c'est delasainte 
et  juste  résistance.  N'est-il  i)as  curieux  de  supputer  ici,  par 
exemple ,  l'allocation  faite  aux  beaux-arts  vis-à-vis  de  l'alloca- 
tion faite  à  la  police!  Soixante  mille  francs,  prix  net  pour  les 
deux!  Pour  soixante  mille  francs,  vous  aurez  des  espions ,  de 
beaux  espions  belges  à  l'instar  de  ceux  de  Paris,  la  croix  à  la 
boutonnière,  l'œil  sournois  et  attractif  ;  pour  un  prix  sembla- 
ble, vous  aurez  aussi  des  peintres ,  des  statuaires ,  des  hommes 
qui  se  dévoueront  corps  et  ame  par  amour  de  l'art.  Voilà  une 
législation  admirable  et  bien  entendue  !  L'artiste  sur  la  ligne  du 
sergent  de  ville,  le  même  comptoir  officiel  ouvert  à  tous  deux! 
De  ce  mépris  ou  de  cette  incurie  des  gouvernans,  il  advient 
que  la  peinture  belge  prend  une  route  dé[)lorable  ;  elle  se  jette  à 
corps  perdu  dans  le  commerce  de  Paris.  L'inlUience  paiisienne 
se  fait  sentir  jusque  dans  les  lithographies  et  les  vignettes.  Les 
traditions  flamandes  se  perdent ,  les  élèves  de  Téniers  copient 
tous  Devéria.  On  trouve  plus  commode  de  s'adresser  aux  mar- 
chands de  Paris  qui  vendent  tout,  qu'au  sénat  belge  qui  n'achète 
rien.  Même  apathie  et  même  froideur  pour  les  monumens.  L'ad- 
mirable hùtel-de-ville  de  Louvain,  si  coquettement  dentelé,  si 
tin,  si  gothique,  tout  brodé  de  ces  charmantes  petites  chapelles  où 
se  trouve  écrite  sur  la  pierre  l'histoire  de  l'ancien  testament, 
languissait  dans  l'abandon  et  la  ruine;  ses  flancs  lézardés  par 
le  temps  ou  la  gelée  se  couvraient  déjà  de  sinistres  touffes  d'her- 
bes. Un  jeune  homme,  un  architecte  ignoré,  M.  Everaerls  com- 
prit cette  plaie  et  cette  honte;  il  enrôla  de  simples  ouvriers ,  et 
seul,  à  l'aide  de  son  art  patient,  parvint  à  réparer  ces  injures 
des  siècles  ,  pierre  par  pierre,  ligiu-e  par  figure.    Il  fit  mieux  : 
à  mesure  qu'on  découvrait  un  morceau  ,  il  avait  soin  de  com- 
mander qu'on  le  moulât  aussitôt  en   plâtre.  De  la  sorte ,  vous 
aviez,  en  peu  de  temps ,  une  collection  de  ces  délicieux  caprices 
du  ciseau  ,  les  feuillages  gothiques,  les  dentelles,  les  statuettes. 
Ce  jeune  homme  avait  une  armée  à  lui ,  un  peiqjle  de  maçons  à 
lui ,  une  école  qu'il  s'était  faite  avec  son  secret  d'art  et  d'intel- 
ligence. Nous  n'avons  pas  entendu  dire  que  son  nom  soit  pour- 


REVUE  DE  PARIS.  317 

tant  jamais  sorti  de  Louvain,  encore  moins  qu'il  ait  reçu 
quelque  métlailh;  ou  quel(|ue  camée  de  la  munificence  royale, 
prodijjue  pour  l'ordinaire  de  ces  sortes  de  présens,  d'après 
l'usajîL'  immémorial  des  cours  allemandes,  |)résens  le  plus  sou- 
vent iiuitiles  à  l'artiste  ,  et  peu  dispendieux  pour  les  tètes  cou- 
ronnées. Frédéric  de  Prusse  était  très-fort  sur  ce  système  d'en- 
vois; il  donnait  des  tajjalières  à  de  pauvres  gens  qui  n'avaient 
l)as  même  de  quoi  payer  leur  aubers.e. 

Les  boulons  d'or  ciselé  ont  remplacé  en  Belgique  les  taba- 
tières prussiennes  du  roi  Frédéric.  Un  auteur  du  crû  fait  un 
vaudeville  où  la  Hollande  est  battue  à  plat  de  couplets,  et  le 
soir  il  trouve  sur  sa  toilette  ce  présent  d'une  majesté  !  Il  faut 
dire,  avant  tout,  que  les  vaudevilles  belges  ne  se  font  pas  comme 
les  autres,  la  législation  des  théâtres  royaux  de  Belgique  étant 
de  la  plus  amère  dureté.  Les  nègres  du  Cap  Vert  ne  sont  pas 
traités  plus  inhumainement  que  ces  écrivains  indigènes.  En 
remplacement  des  droits  d'auteur  qu'ils  n'ont  pas,  le  gouverne- 
ment leur  reconnaît  et  leur  assure  le  droit  illimité  de  payer  les 
frais  de  costume  aux  acteurs  ,  les  robes  de  prima  donna ,  et  les 
guêtres  de  machiniste.  La  direction  du  théâtre  de  Bruxelles, 
entre  autres  ,  est  bien  la  meilleure  et  la  jdus  paterne  des  direc- 
tions! Cette  direction  oisive  qui  n'a  aucun  frais,  et  à  qui  la  ré- 
gence de  la  ville  octroie  un  traitement  d'ambassadeur,  cette 
direction  qui  a  sa  salle  chaude  et  éclairée  au  gaz  tant  que  dure 
son  bail ,  cette  direction  ,  fille  de  la  protection  flamande ,  ac- 
cueille ainsi  les  auteurs  flamands  :  tant  pour  une  armure  du 
poids  de  vingt-cinq  livres  que  vous  donnerez  à  monsieur  un  tel, 
armure  damasquinée  or ,  ([ui  ne  peut  coûter  plus  de  trois  cents 
livres  de  Flandres  ;  tant  pour  la  cheminée  gothique  du  fond, 
et  les  accessoires  du  troisième  acte  ;  tant  pour  le  suif  et  les  com- 
parses recrutés  pour  vous.  Si  votre  drame  est  sifflé ,  vous  n'au- 
rez plus  rien  à  dire,  nous  avons  assez  fait  pour  vous  et  la 
nationalité.  Croyez-vous  que  nous  n'ayons  à  jouer  que  des  vau- 
devilles wallons  ou  flamands  ?  Allez,  mon  ami ,  la  carrière  du 
théâtre  et  des  quinijnets  est  bien  dure.  Voyez  plutôt  :  je  ne  tou- 
che ici,  moi  pauvre  directeur,  que  mes  cent  quarante  mille 
francs  ! 

Tel  est ,  depuis  quelques  années,  l'accueil  fait  au  génie  belge 
par  M.  Carligny.  M.  Carligny,  j'oubliais  de  vous  le  dire,  es* 


318  REVUE  DE  PARIS. 

directeur  du  grand-théâtre  de  Bruxelles.  M.  Carigny  a  des  qua- 
lités de  scène  incontestables;  il  joue  fort  habilement  certains 
rôles ,  entre  autres  le  Conteur.  Pour  ses  formes  administra- 
tives, nous  en  dirons  peu  de  chose.  A  la  disinvoltura  d'un  pre- 
mier sujet  de  la  Comédie-Française,  M.  Cartigny  joint  Torien- 
lalisme  d'un  Oi  osmane  ;  il  est  rarement  chez  lui  quand  on  s'y 
rend ,  et  professe  un  grand  respect  pour  les  traditions  du  talon 
rouge.  Il  est  d'usage,  en  Belgique ,■  de  jeter  des  billets  sur  le 
théâtre,  billets  qui  ont  force  de  loi  et  qui  sont  lus.  Quand  on 
injurie  un  directeur  par  ces  billets,  le  directeur,  servitude 
étrange!  est  obligé  de  les  lire;  nous  avons  été  témoins  de  ce 
fait  à  Gand,  à  Anvers,  partout.  Un  jour,  M.  Carfigny  ne  s'étant 
pas  rendu  aux  vœux  de  cette  assemblée  tumultueuse,  et  son  ré- 
gisseur ayant  seul  paru ,  une  voix  du  parquet  s'éieva  pour  le 
demander.  Qu'on  nous  apporte  le  pacha!  criait  le  populaire 
belge,  dans  sa  rage  récréative. 

Ces  humiliations  légères  de  ladirection  ne  peuvent  compenser 
colles  des  auteurs.  Un  jeune  homme  d'esprit,  M.  Gustave  Vaëz, 
a  fait,  l'an  dernier,  un  vaudeville  nommé /e  Cheval  de  Gram- 
iuont.  Nous  déclarons ,  sur  notre  conscience  d'artiste,  ce  petit 
épisode  égal  au  moins  à  tous  ceux  que  la  rue  de  Chartres  ou  le 
Gymnase  ont  fait  défiler  devant  nous,  pendant  les  années  de 
grâce  1833  et  34.  Le  clievalier  de  Grammont,  cet  étourdi  sei- 
gneui-  que  le  roi  exilait  pour  avoir  été  l'amant  de  M'i"  Houdan- 
court,  Grammont  le  joueur,  Grammont  le  fat,  trouve  bon  de 
faire  promener  son  cheval  par  son  rival  même,  à  la  porte  de  sa 
belle.  M.  Gustave  Vaèz  promène  à  son  toiu'  Grammont  pendant 
trois  actes,  ce  qui  est  peut-être  un  peu  long,  mais  le  vaude- 
ville aime  les  détours.  Voici  donc  M.  Gustave  Vaez  qui  présente 
sou  vaudeville.  Encore  une  fois,  c'est  un  vaudeville  qui  n"est 
nullement  flamand,  mais  aussi  français  que  les  vaudevilles  faits 
en  France.  D'abord ,  il  faut  que  M.  Gustave  Vaez  trouve  un  che- 
val. C'est  là  le  grand,  le  plus  curieux  acteur!  Le  cheval  trouvé 
par  M.  Gustave  Vaëz,  il  l'amène  en  couverture  à  M.  Cartigny  ; 
c'était  un  beau  cheval  flamand,  un  cheval  de  brasseur,  peut- 
être  un  peu  lourd  pour  Grammont ,  mais  les  chevaux  de  Wou- 
wermans  sont-ils  légers?  Examen  fait,  le  cheval  n'a  pas  de  selle. 
Vile  une  selle,  une  selle  à  clous  dorés  pour  le  chevalier  de 
Grammont!  L'auteur  faisait  répéter  son  final  quand  on  lui  ap- 


REVUE  DE  PARIS.»  31» 

prend  qu'il  faut  une  selle.  II  court,  il  intrif^ue  près  d'un  sellier 
an(i(juaire,  il  intéresse  l'amour-propre  de  Tindustriel,  il  a  sa 
selle,  une  selle  rongée  des  miles,  une  selle  superbe  qui  a  dû  ser- 
vir pour  le  moins  au  digne  archiduc  Albert!  11  arrive  tout  es- 
soufflé, l'orcheslre  était  à  son  poste.  Il  selie,  il  boucle,  il  bride 
lui-même  son  cheval ,  comme  un  écuyer  de  Frnnconi!  La  pièce 
heureusement  marche  sans  ruades  du  parterre,  le  cheval  et 
Grammont  sont  applaudis.  Tant  que  dura  son  succès ,  l'auteur 
paya  régulièrement  la  nourriture  de  la  bêle,  le  contrat  théâtral 
fut  ainsi  fait  ;  ses  lauriers  ne  Texemptèrent  pas  du  foin  ! 

Un  aulre  auteur.  M.  Prosper  Noyer,  auteur  plus  hardi,  a  fait 
représenter  un  drame  en  cinq  actes  :  Jacqueline  de  Bavière. 
C'était  là  une  belle  et  salutaire  pensée  :  l'hisloire  flamande , 
reflétée  à  chaque  feuillet  de  ce  drame,  la  chronique  elle-même, 
mise  en  œuvre,  une  étude  d'époque  finement  et  spirituellement 
sentie.  L'inexpérience  des  effets  de  scène  se  compensait  chez 
M.  Koyer  par  de  consciencieuses  recherches  :  c'était  un  roman 
au  lieu  d'un  drame,voiià  tout.  L'auteur  s'était  gardé  de  l'écueilordi- 
nairtdescommençans;iln'yavaitdanssapièceniganleletsd"acier 
(remiiourrés  de  peau)  qui  brisent  des  bras  de  femme ,  ni  chaises 
renversées,  ni  cris,  ni  juremens,  ni  poignets  de  duchesse  con- 
Ire  les  serrures.  Le  drame  allait  paisible  comme  un  vrai  drame 
flamand ,  il  avait  l'allure  et  la  retenue  des  chroniques.  Cet  ou- 
vrage lit  grand  effet.  L'auteur  ne  loucha  pas  un  centime  des 
recetles ,  î'eçut  de  Sa  Majesté  Léopold  une  bague  d'argent,  et 
du  directeur  un  Jean-Jacques  relié  en  veau.  Faites  donc  des 
drames  belges  ! 

Telle  est  dans  ce  pays  la  législation  du  théâtre.  On  voit 
qu'elle  s'inquiète  peu  de  la  question  de  nationalité.  Les  pièces 
que  ce  comité  reçoit  sont  à  elles  seules  des  monumens.  Un  dra- 
maturge de  Louvain  présente  fort  sérieusement  au  théâtre  de 
Bruxelles  un  ouvrage  en  neuf  tableaux  intulilé:  La  suite  de  Ri- 
chard Darlington.  Cet  homme  faisait  à  la  fois  le  métier  de 
])arfumeur  et  de  traducteur  d'anglais.  Nous  ignorons  si  ce  nouvel 
auteur  sera  joué. 

Si  la  condition  des  auteurs  est  misérable  ,  en  revanche ,  celle 
des  acteurs  est  rassurante.  Le  traitement  d'un  premier  sujet  à 
Rruxelles  dépasse  celui  d'un  ministre  belge  ,  leipiel  est  de  vingt 
mille  francs.  Il  y  a  des  chanteurs  dont  le  la  vaut  un  immeuble: 


320  REVUE  DE  PARIS. 

ce  qui  n'est  pas  moins  surprenant,  c'est  qu'ils  jouent  presque 
tous  de  père  en  fils.  Cela  s'exi)lique  aisément.  Autrefois ,  la 
vocation  du  théâtre  était  irrésistible,  c'était  le  libertinage  ou 
le  génie  qui  donnaient  l'essor  au  comédien.  Ainsi  de  Molière, 
acteur  et  poète  nouveau  ,  qui  portait  lui  même  le  poids  de  son 
oeuvre  ;  ce  fut  le  génie  qui  fit  de  Molière  un  grand  acteur.  Tout 
le  contraire  pour  Montménil,  le  fils  de  LeSage;  Montménil  le 
fou,  fils  lii)ertin  d'un  i)oète  à  cheveux  blancs  ,  Montménil  qui 
jouait  Valère  sur  les  tables  d'un  cabaret.  La  dissipation  fit  de 
Montménil  un  comédien.  Ainsi  encore  de  Baron ,  de  Poisson  et 
de  mille  autres  de  tous  les  acteurs  enfin ,  depuis  .lean-Baptiste 
Poquelin  jusqu'à  Camerani.  Ils  allaient,  les  uns  poussés  par  le 
jeu ,  d'autres  par  le  caprice  ;  ils  allaient ,  sans  soin  d'avenir  et 
de  récolte  pour  les  leurs,  le  plus  souvent  pauvres  et  plus  crottés 
que  Collet.  Il  était  rare,  après  de  pareils  exemples,  que  leurs 
fils  prissent  leur  état:  la  pairie  du  théâtre  n'était  pas  encore 
héréditaire  !  Le  fils  trouvant  des  dettes  à  solder ,  des  embarras 
financiers  et  des  exi)loits  aussi  implacables  que  ceux  de 
M.  Loyal,  choisissait  bien  vite  une  autre  route;  il  se  faisait 
peintre,  musicien ,  poète  ou  teneur  de  livres.  Aujourd'hui  il  en 
est  tout  autrement.  Un  ténor,  en  ayant  soin  de  tenir  ses  fenê- 
tres closes,  gagne  vingt-cinq  mille  francs  par  an;  il  a  sa  ber- 
line de  poste  ,  ses  journaux  et  son  notaire  à  lui  aussi  bien  vêtu 
que  les  notaires  d'opéra  comique.  Il  s'ensuit  que  le  comédien  , 
ainsi  casé,  songe  naturellement  ù  ses  fils;  il  veut  leur  léguer 
ses  rentes.  Bon  gré  malgré,  il  les  greffe  sur  le  théâtre.  Il  de- 
meure stipulé  qu'ils  auront  les  mêmes  droits  et  le  même  avoir. 
Quant  au  talent ,  ils  sont  héritiers  directs ,  cela  les  regarde.  De- 
venue ainsi  une  perspective  de  sinécure  et  un  débouché  pour  la 
famille ,  à  quoi  sert  la  scène ,  dites-nous ,  si  ce  n'est  à  consa- 
crer la  généalogie  des  comédiens  ? 

La  question  des  auteurs- et  du  théâtre  est  donc  résolue  par 
le  faitmême  en  Belgique.  A  tous  les  jeunes  gens  auquels  répugne 
ce  calice ,  et  (jui  nous  ont  consulté  ,  nous  n'avons  donc  pu  l'é- 
l)ondre  qu'une  chose:  Allez  â  Paris ,  il  vous  faut  l'air  de  Paris. 
A  Paris,  vous  que  le  malheur  a  prédestinés  au  vaudeville,  à 
Paris ,  auteurs  d'opéras  franco-flamands  !  Vous  trouverez  à 
Paris  la  meilleure  maison  de  commerce  cnce  genre,  la  plus 
riche  et  la  plus  achalandée ,  celle  de  M.  Scribe  et  compagnie 


REVUE  DE  PARIS.  321 

connue  pour  ces  sortes  d'articles!  Vous  trouverez  à  Paris  des 
directeurs  intègres  et  probes  qui  vous  recevront  à  bras  ouverts 
avec  vos  drames  moyen-âge  ,  auxquels  ils  donneront  un  parrain 
sans  que  vous  ayez  iiesoin  de  vous  en  mêler  !  Allez  à  Paris ,  au 
lieu  de  ci'oupir  en  Belgique!  La  Belgique  ,  messieurs  ,  c'est  Le- 
porello ,  riiumble  valet  atfublé  du  manteau  et  de  la  toque  de 
don  Juan;  soyez  don  Juan  afin  de  battre  ensuite  Leporello! 
Oue  vous  sert  de  parodier  Paris  .  et  de  bigarrer  vos  villes  avec 
des  affiches  de  contrefaçon?  Passez  le  Rubicon  ,  ou  restez  chez 
vous;  chez  vous  le  ciel  est  gris,  mais  Toiseau  chante;  vous 
pouvez  écrire,  à  l'ombre  des  cassines  flamandes,  des  pages  aussi 
fines  et  aussi  joyeuses  que  celles  de  Téniers.  Votre  littérature 
peut  s'abreuver  de  chroniques  et  de  détails  :  vous  avez  Liège  et 
ses  hiérarchies  belli(iueuses  d'évêques  ;  Bruges ,  l'Iiôtesse  de 
Charles  II  ;  Louvain ,  Malines,  Anvers,  en  un  mot,  toutes  vos 
villes.  C'est  à  ces  vieilles  sources  que  vous  devez  recourir  pour 
votre  nationalité.  Vous  avezcliez  vous  la  mine  de  vingt  romans 
l>oéliques  et  inconnus,  depuis  Arteveldt  .jus(iu'à  Ciiarles-Quint, 
depuis  les  guerres  espagnoles  jusqu'à  celles  de  Louis  XIV.  Vous 
pouvez  reconstruire  dignement  votre  langue  et  votre  histoire. 
Le  dialecte  vous  manque ,  il  est  vrai  ;  vous  épelez  encore  le 
français  qu'on  vient  de  décréter  chez  vous  comme  Rol)espierre 
décréta  l'Être  Suprême;  mais  la  chronique  n'a  pas  besoin  de  ce 
purisme  de  style,  elles  gallicismes  se  font  excuser  parles 
recherches.  Remuez  ce  sol,  fouillez-le,  pénétrez  dans  le  cœur  de 
vos  vieilles  provinces,  dans  lesprit  de  vos  vieilles  chartes, 
dans  les  rayonnantes  splendeurs  de  votre  peinture.  Cela  vous 
vaut  mieux  que  de  singerie  grand  et  le  petit  format  des  journaux 
de  France ,  de  réimprimer  ses  livres  et  de  s'habiller  de  son  esprit  ! 
Vous  n'avez,  jusqu'ici,  que  des  libraires  pour  auteurs;  votre 
presse  politique  regorge  de  tant  d'infamies  secrètes  ;  elle  est  si 
jtauvre  et  si  vendue,  qu'elle  soulève  le  cœur!  Votre  presse  poli- 
tique, dirigée  par  quehiues  hommes  qui  se  disent  Français  , 
loin  d'être  un  auxiliaire  aux  intérêts  de  la  France,  ne  s'occupe 
(jnedesa  position  bâtarde  et  de  sa  fortune  à  refaire;  bien  qu'elle 
soit  placée  sur  le  terrain  même  de  ladiscussion ,  elle  ne  s'attelle 
à  aucun  débat,  et  ne  provoque  aucun  examen  au  sujet  des 
sérieuses  questions  de  lil)rairie  qui  occupent  les  intelligences  de 
France.  Historiographe  d'une  petite  cour ,  complaisante  de  petits 


3-22  REVUE  DE  PARIS. 

liommes  d'état  (1) ,  elle  perd  le  pays  en  le  flagornant ,  elle  vous 
tue  par  la  métaphore  !  Ce  ([ui  se  broie  chez  vous  de  phrases  et 
de  papier,  est  inconcevable,  mais  ce  sont  nos  phrases  tièdes 
encore  sur  votre  papier.  Pensez-vous  que  ce  soit  un  grand 
progrès  que  de  réimprimer  magnifiquement  YHistoire  de  la 
llécolutioti  française ,  \yàv  M.  Thiers,  ministre  et  dcpvté, 
comme  vous  dit  le  graveur  au  bas  de  son  portrait  belge?  Sin- 
gulière éluve  que  celle  où  vous  faites  bouillir  nos  livres  !  Cathe- 
rine II  de  M™«  d'Abrantès,  imprimée  et  satinée  en  dix-huit 
lieures;  le  Père  Goriot  At  M.  de  Balzac,  vendu  ici  à  profusion 
avantrédilion  de  Paris ,  le  Voyage  d'Orient  ,par  M.de  Lamar- 
tine, déjà  soumis  à  Bruxelles,  au  scalpel  des  feuilletonistes, 
pendant  que  l'imprimerie  parisienne  élabore  encore  ses  pages  ! 
Ceci  n'est-il  pas  un  jeu  de  course,  et  retirez-vous  bon  i)rofit, 
vous  autres  écrivains,  de  cette  grande  révolution  dejjapier? 
Vos  ouvrages  et  vos  essais  ne  se  vendent  pas  ;  présentez-vous 
humble  et  modeste  au  comptoir  d'un  libraiie,  il  balance  à 
vous  imprimer  gratis.  M.  Nolhomb,  votre  seul  publiciste  distin- 
gué, n'a-t-il  pas  subi  lui-même  les  dédains  de  ce  contrat?  Un 
jeune  poète  de  talent,  M.  Van  Hasselt.  jeune  homme  plein 
d'avenir,  n'a-t-il  pas  été  contraint  de  ployer  aussi  sous  ce  des- 
potisme slupide  de  la  librairie  moderne  en  Belgique?  Secouez 
donc  les  entiaves  de  Timitation  ,  et  demandez  vous-même  liau- 

(1)  Il  demeure  entendu  pour  nous  que  par  ce  mot  de  presse 
politique  nous  n'accusons  ici  que  certains  journaux  et  journalisles 
IVançais  achetés  par  le  pouvoir  belge,  et  qui  ne  profitent  en  rien  de 
leurs  données  spéciales  sur  la  marche  progressive  des  idées  en 
France.  Loin  de  comprendre  dans  cette  proscription  la  presse  litté- 
raire, nous  nous  faisons  un  plaisir  de  proclamer  son  indépendance 
et  sa  franchise  d'idées.  Le  journal  de  M.  Lévêque,  l'Artiste,  jour- 
nal d'opposition,  de  verve  et  d'esprit,  nous  semble  marcher  géné- 
reusement dans  cette  voie.  En  fait  de  tentatives  littéraires,  nous 
mentionnerons  aussi  celles  de  M.CollindePlancy,  écrivain  spirituel 
et  plein  de  savoir,  qui,  en  voulant  mettre  ses  Chroniques  des  rues 
rfejB/-î/xe//(?.y  à  la  portée  des  intelligences  bourgeoises,  et  en  se  faisant 
Belge  à  force  de  simplicité,  n'a  pu  s'empêcher  de  se  montrer  dis 
temps  à  autre  un  malin  disciple  de  Sterne  etde  Rivarol.  MM.  Fanre, 
de  Béthunc  et  Lemoine  contribuent  encore  de  tout  leur  pouvoir  à 
la  révolution  littéraire  du  pays ,  soit  en  reproduisant  les  articles  de 
la  Revue  de  Paris,  soit  en  puliliant  eux-mêmes  des  aperçus  con- 
sciencieux sur  nos  éciivaius  eu  vogue. 


REVUE  DE  PARIS.  323 

lement  au  pouvoir  des  réglemens  et  des  f^aranties.  Ces  lois  sur 
l'imprimerie,  en  pleine  vigueur  sous  Louis  XV, le  roi  le  plus 
oublieux  de  son  peuple  et  le  plus  favorable  aux  gens  de  lettres, 
vous  pouvez ,  vous  devez  les  o!)lonir.  L'appel  courageux  de 
M.  de  Balzac  ,  avocat  de  nos  libertés  littérau-es,  et  premier  péti- 
tionnaire dans  cette  gi'ande  cause,  a  dû  refouler  chez  vous  les 
préjugés  pour  éveiller  les  sympatiiies.  Unissez-vous  au  grand 
congrès  des  écrivains  de  France  pour  arracher  à  l'apathie  sor- 
dide du  pouvoir ,  cette  charte  indispensable!  Alors  ,  vraiment 
vous  serez  nos  alliés,  écrivains  de  la  Belgique ,  vous  ferez  le 
métier  d'auteurs ,  et  non  celui  de  contrebandiers  ! 

La  littérature  belge  a  besoin  d'entendre  ces  choses.  Isolée  et 
pauvre,  elle  ne  sait  que  devenir.  Le  vertige  la  prend,  rien  qu';'i 
voir  ces  vitres  innombrables  chargées  d'aflSches  de  France,  ces 
annonces  flamandes  d'in-S^  parisiens ,  ce  retentissement  de  la 
contrefaçiui ,  en  un  mot ,  qui  vous  étourdit  comme  le  tangage 
d'un  paquebot  à  vapeur.  Elle  doit  comprendre  qu'elle  est  rayée 
pour  jamais  de  cette  grande  liste  des  auteurs  de  France,  que  la 
librairie  la  prend  en  mépris  et  en  i)itié  !  Nous  récuserions  les 
premiers  d'aussi  ingrates  conditions  d'existence  :  la  littérature 
belge  traîne  son  bouletcommeun  forçat.  La  vie  animale  rappelle 
elle-même  l'artiste  à  sa  uiis(}re;  des  hautes  sphères  de  l'intelli- 
gence, il  retombe  dans  l'épais  brouillard  du  faro,  du  ciel  d'Os- 
sian  dans  la  taverne.  Vous  ne  verrez  guère  en  Belgique ,  les 
bibliothèques  envahies  par  de  studieux  lecteurs, les  manuscrits 
feuilletés  par  les  amoureux  de  la  chronique.  La  riche  biblio- 
thèque de  Bourgogne,  qui  ne  compte  pas  moins  de  douze  mille 
manuscrits  (1)  dont  la  plupart  remontent  jus(;u'au  douzième 

(1)  C'est  surtout  au  goiiverneraent  de  Marguerite  d'Autriche  que 
cette  bibliothèque  doit  ses  accroissemens  remarquables.  La  biblio- 
thèque parliculière  de  cette  princesse,  qui  se  composait  d'un  grand 
nombre  d'œuvres  manuscrites ,  fut  incorporée  après  sa  mort  à  la 
galerie  de  Bourgogne  avec  ses  ai'mes  gravées  et  tirées  sur  chaque 
livre.  11^  avait,  entre  autres,  un  volumes  de  plusieurs  Chansons 
mises  en  musigue  j  manusci'ilsur  vélin,  dont  chaque  marge  tlait 
festonnée  de  marguerites  peintes  en  couleur  avec  un  soin  rare.  Le 
livre  des  Basses  danses  (manuscrit  in-4o  oblong)  figurait  aussi 
dans  cette  riche  succession  de  reine.  11  contenait  toutes  les  danses 
notées  en  musique  que  l'on  dansait  à  la  cour  de  Marguerite  d'Au- 
riclie  ,  et  figiuait à  coté  des qualrebeaux  volumes  de  la  Fleur  des 


Ô24  REVUE  DE  PARIS. 

sii^cle ,  ne  voit  errer  sous  sa  voûte  que  son  vieux  et  digne  biblio- 
thécaire ,  M.  Marchai,  savant  aimable  et  poli,  cent  fois  moins 
inquiété  que  l'excellent  M.  Van  Praet  delà  rue  Richelieu.  M.  Van 
Hasselt,  dont  j'ai  déjA  cité  le  nom  ,  est  avec  M.  Marchai  le  seul 
hôte  de  ces  Thébaides  savantes  ;  lui  seul  ouvre  et  ferme  dans  le 
silence  les  livres  aux  pesantes  agrafes,  les  missels  de  Philipi)e- 
le-Bon,  ou  les  cahiers  de  danse  de  la  reine  Marguerite.  Ceux 
qui  ignorent  que  la  jeunesse  studieuse  de  M.  Van  Ifasselt  s'est 
passée  ^i  Maestricht,  ne  lui  sauront  peut-èti'e  aucun  gré  d'être 
un  poète  français  élégant  et  pur  :  ils  ne  verront  en  lui  que  le 
résultat,  et  non  l'étude.  Nous  qui  avons  passé  bien  des  heures 
de  causerie  avec  le  jeune  auteur  des  Primevères,  que  M.  Victor 
Hugo  reçut  d'une  manière  si  bienveillante  à  l'un  de  ses  voyages 
à  Paris,  nous  demeurons  encore  surpris  de  celte  flexibilité 
d'apostasie,  de  cette  conversion  poétique  d'un  étranger  à  la 
langue  diflficile  de  nos  auteurs.  La  imésie  de  M.  Van  Hasselt  a 
trempé  son  aile  au  bassin  lîoéfique  de  Victor  Hugo  :  c'est  un 
cygne  qui  s'ébat  sur  le  même  marbre  et  le  même  gazon.  Ce 
n'est  pas  là  une  des  moindres  gloires  de  M.  Victor  Hugo,  le 
grand  poète,  d'avoir  façonné  de  la  sorte,  à  sa  pensée  et  à  son 
moule  ,  cette  organisation  tranquille  du  Nwd,  d'avoir  amené 
ce  jeune  homme  de  talent,  par  sa  seule  puissarrce  aKraclive,  au 
milieu  de  son  enfer  ou  de  son  Éden.  M.  Van  Hass^elt  compose 
de  jolies  ballades;  c'est  le  seul  auteur  qui  nous  ait  paru  mal  à 
sa  place  en  Belgique.  Passionné  pour  les  chroniques,  instruit 
à  l'égal  d'un  vieux  bibliothécaiie,  il  se  refuse  modestement  à 
écrire  un  livre  d'époque  :  c'est  ce  qu'il  ferait  pourtant  de  plus 
utile  pour  l'art  dans  cet  insouciant  pays.  Sans  doule  les  obsta- 
cles dont  nous  avons  parlé  plus  haut  paralysent  son  courage. 
Que  faire  et  que  tenter  dans  une  ville  où  la  poésie  parisienne 


histoires,  et  du  Eocace  des  clères  femmes.  M.irgueritc  d'Aiitiiclie, 
spirituelle  duchesse,  composa  des  mémoires,  d  perdit  numc  beau- 
coup de  temps  à  écrire  des  vers  rimes  comme  ceux-ci  : 

Penses  à  moi ,  ma  cousine , 
C'est  Margot  qui  fit  la  rime, 

Ces  deux   lignes  bicarrés  se  trouvent  à  la  première  page  du  troi- 
sième volume  de  la  Fleur  des  histoires. 


REVUE  DE  PARIS.  325 

arrive  à  jour  fixe  comme  la  marée ,  au  milieu  de  ce  ffrand  cabi- 
net de  lecture  apjielé  Bruxelles,  où  le  pa|)iei'  mécanique  a  seul 
des  droits?  Nous  conseillerons  à  M.  Van  Ifassclt  un  seul  parti , 
rémigrnlion. 

M.  Van  de  Weyer,  l'ancien  bibliothécaire  de  cette  belle  galerie 
de  Bourgogne ,  est  maintenant  ambassadeur  à  Londres.  Nous 
mentionnons  ce  fait  inouï  dans  les  fastes  des  bibliomanes.  Un 
bibliolliécaire  ambassadeur  !  Ceci  nous  a  donné  un  très-grand 
respect  pour  les  ambassades.  Maintenant,  du  moins,  les  secré- 
taires d'ambassade  liront. 

L'énumération  des  objets  que  possédait  autrefois  la  bibliothèque 
de  Bourgogne  inspire  à  l'antiquaire  de  vérilal)Ies  regrets.  Nous 
avons  en  ce  moment  sous  les  yeux  une  liste  manuscriteexlraite 
des  archives  de  l'abliaye  de  Saint-Pierre-lez-Gand,  liste  quia 
pour  litre  :  Catalogue  des  armures  et  autres  objets  de  cu- 
riosité, qui  se  voient  dans  la  grande  écurie  de  la  cour,  à 
Bruxelles.  Ce  document  est  infiniment  curieux.  Les  armes  de 
parade  damasquinées,  en  or,  de  Chaiies-Ouint,  et  l'armure 
comi»lèle  de  son  cheval  (estimées  5,000  florins);  celles  du  prince 
lie  Parme ,  de.  Juan  d'Autriche,  le  vainqueur  de  Lépante;  les 
armes  royales  du  prinre  Cardinal,  fils  de  Philippe  IV  ;les  épécs 
de  Charles  V  et  de  l'archiduc  Albert,  contrastaient  singulière- 
ment avec  l'équipement  de  fer  noir  de  Philippe-le-Bon ,  duc  de 
Bourgogne,  tout  de  pesanteur  et  de  rusticité  guerrièie.  Les  vols 
et  les  déprédations  à  main  armée  (1)  ont  porté  à  ce  mobilier 

(I)  La  révolution  française  fut  très  funeste  à  la  hiI)]iolhèque  de 
liourgoune.  C'est  un  lypprochementde  faits  assez  cuiieux  à  élal>lii 
avec  les  vols  plus  récens.  En  94,  le  représentant  du  pi-uple  Laurent 
encombrait  la  cour  de  la  biiiliolhèque  de  sept  chariots  diargés  <le 
livres  et  de  manuscrits,  *«;?.?  aucun  inventaire  préalable,  dit  uni; 
notice  del\L  Laserna  Santander, correspondant dcl'liistitut  nationaL 
Ce  rapt  fut  suivi  d'un  autre  qui  acheva  de  (tépouiljer  la  l)il)liolhèque. 
Le  21  septenil)re  de  la  même  année,  les  commissaires  des  sciences  et 
arts  de  Paris,  s'en  étant  rendus  maîtres,  enlevèrent  le  peu  qui  res- 
tait de  manuscrits  précieux  et  de  beaux  ouvrages.  Voici  la  décharge 
expédltive  qu'ils  en  donnèrent  au  concierge  'l'immermans  : 

u  LIBERTÉ,  ÉGALITÉ. 

"  Nous  avons  mis  en  réquisition  et  fait  enlever,  en  vertu  de  nos 
pouvoirs,  de  la  bibliothèque  dite  de  Kourgojjne,  quatre  manuscrits 
T0.11E   IV,  i>8 


Ô26  r.EVUE  DE  PARIS. 

précieux  des  rudes  atteintes.  Ces  i)illaj}es,  on  le  sait,  avaient 
lieu  en  Belgique  entre  deux  haies  desoldats,  paisibles  spectateurs 
de  ce  tumulte.  C'est  chose  inouïe  que  la  conservation  respec- 
tueuse du  palais  du  prince  d'Orange  au  milieu  de  cesdésordres. 
La  population  belge,  il  faut  le  dire,  s'est  arrêtée  tout  d'un  coup 
devant  ce  jialais  comme  le  cheval  cabré  d'Attila  devant  Gene- 
viève. Les  beaux  Velasquez  et  les  Yan  Dyck  qui  tapissent  ses 
galeries,  absorbent  tellement  l'attention,  que  l'on  demeure 
indifférent  aux  arabesques  chaimantes  du  parquet,  aux  por- 
phyres et  aux  dorures.  En  parcourant  ces  magniticences  délais- 
sées, ces -salons,  ces  boudoirs  vides,  en  voyant  cette  demeure 
royale  d'un  banni,  placée  sous  la  garde  de  ses  vainqueurs 
mêmes,  il  est  impossible  de  ne  pas  songera  Chambord.  Les  pro- 
priétés du  prince  d'Orange  n'ont  pas  éprouvé  le  moindre  dom- 
mage en  Belgique.  Sa  villa  de  Tervueren,  à  quelques  lieues  de 
Bruxelles,  conserve  encore  le  sable  et  les  ormes  de  ses  allées. 
Pendant  qu'un  maçon  de  Paris,  appelé  M.  Fontaine,  torturait 
Philibert  Delorme  aux  Tuileries,  par  ordre  de  son  maître,  le 
gouvernement  belge  arrosait  lui-même  les  massifs  et  les  jardins 
du  proscrit;  il  émondait  ses  arbres  et  payait  des  bras  pour 
entretenir  son  palais.  Peut-être  y  a-t-il  dans  ce  respect  un  calcul 
de  gloire  ;  ce  palais  est  une  belle  page  de  retenue  et  de  pudeur 
à  montrer  aux  étrangers. 

Puisque  nous  parlons  ici  des  monumens ,  nous  ne  i)ouvons 
passer  sous  silence  celui  de  Waterloo.  A  troislieues  deBruxelles 
vous  rencontrez  le  champ  de  bataille  de  AValerloo.  {the  fieldof 
If'ateiioo),  ainsi  que  l'a  écrit  Walter  Scott  en  tête  d'un  de  ses 
plus  mauvais  poèmes.  Le  hameau  Saint-Jean ,  qui  est  à  trois 
quarts  de  lieue  plus  loin ,  dépend  de  Waterloo.  Sur  la  hauteur 

»  en  langue  orientale,  cinquante-neuf  en  lanf[ue  latine,  quatre-vingl- 
»  cinq  en  langue  française,  vingt-trois  en  diverses  langues  moder- 
»  nés.  I*iiis  aussi  quarante-et-un  volumes  d'anciennes  édilious,  cent 
»  cinquante-neuf  volumes  d'ouvrages  sur  les  sciences,  les  arts  et 
»  l'histoire,  etc.,  dont  dt^charge  au  citoven  Timniermans.  concierge 
»  à  Bruxelles,  le  cinquième  des  jours  complémenlaires  de  l'an  ii  de 
»  la  république  fiançaise  une  et  indivisible.  Les  titres  desdits  ou- 
»  vrages  sont  indiquée  dans  les  catalogues  restés  entre  nos  mains. 
11  Michel  Lebload,  de  Wailli,  Faijjas.  » 
(Mémoire  hislorlcjne  sur  la  bihiiolhèqiie  de  Bourgogne.) 


REVUE  DE  PARIS.  327 

principale  s'élève  ce  monument  Je  quarante-cinq  pieds  de 
liauteur  et  de  cent  soixante  de  diamètre,  l.e  piédestal  supporte 
un  lion  colossal  en  fonte  de  fer.  Pins  loin  encore,  au  village  de 
Plancenois,  ou  voit  un  autre  monument  en  fer,  élevé  parla 
Prusse,  pour  conserver  le  souvenir  du  jour  qtii  a  changé  les 
destinées  de  la  France.  Dans  la  chapelle  de  Waterloo,  existent 
aussi  d'autres  monumens  élevés  par  les  Hauovriens  et  les 
Anglais. 

Voilà,  certes,  assez  d'airain  et  de  marbre,  et  nous  admirons 
l'abnégation  de  notre  cabinet  de  France ,  qui  n'a  pas  même 
introduit  un  deleatur  à  ce  sujet  dans  son  traité  avec  la  Bel- 
gique. Il  nous  semble  pourtant  que  la  France  avait  le  droit 
d'exiger  cette  abolition  ;  c'est  un  spectacle  nouveau  que  celui 
d'un  peuple  qui  n'existe  (pie  par  la  France,  protégeant  la 
honte  de  son  alliée  avec  tout  le  soin  qu'elle  mettrait  à  garder  sa 
gloire. 

Afin  de  compléter  l'ensemble  de  nos  observations  sur  la  face 
artistique  de  ce  pays,  nous  devons  dire  un  mot  des  contrefaçons 
de  librairie.  Les  placets  littéraires  contre  cette  horrible  plaie 
remontent  bien  plus  haut  que  notre  épocjue.  Voltaire  se  plai- 
gnait amèrement  de  celles  de  Hollande ,  et  Marmontel  frappait 
du  pied  dans  la  boutique  d'un  lii)raire  de  Liège,  en  voyant  les 
contrefaçons  du  Bélisaire.  Linguet ,  retiré  à  Bruxelles ,  s'éton- 
nait beaucoup  d'y  voir  reproduire  ses  Annales;  vainement 
s'en(piérait-il  du  nom  et  de  l'adresse  de  son  homme,  il  trébu- 
chait toujours  dans  le  cercle  des  conjectures.  Une  nuit  enfin, 
Linguet  aperçoit  un  jet  de  lampe  à  travers  les  volets  d'une 
maison,  dans  un  sale  et  vieux  quartier  ;  une  ombre  allait  et  pas- 
sait, apportant  de  petites  i>lanclies  de  fer  à  un  pupitre  noirâtre. 
Celte  ombre  était  celle  de  l'imprimeur  Lefranc,  qui  ne  se  livrait 
à  ce  travail  frauduleux  que  la  nuit.  D'a])ord  il  escroqua  Linguet 
sous  le  manteau,  puis  mit  ensuite  audacieusement  son  nom  à 
ses  feuilles  chaudes.  Linguet,  pour  s'en  venger,  imagina  d'en 
faire  tirer  de  semblables  ;  il  inscrivait  au  i)as,  en  grosses  lettres: 
Se  vend  chez  CARTOUCHE  LEFRANC  ! 

Depuis  le  dix-huitième  siècle ,  la  contrefaçon  a  i)ien  grandi  à 
Bruxelles;  ses  cent  marteaux  occupent  la  ville.  Elle  ne  se  cache 
|»lus  la  nuit  derrière  la  vitre,  comme  dulemps  de  Linguet;  mais 
elle  vend  pul)liqueuient  aux  auteurs  do  France  leurs  OHivres  et 


5-J8  REVUE  DE  PARIS. 

leurs  livres,  sur  U>s([iiels  va  se  ri:er  la  douane,  qui,  dans  sa 
sliiliide  logique,  ne  i»efmet  pas  à  un  écrivain  de  rapporter  à 
Paris  l'un  de  ses  romans  réimprimé  à  Bruxelles.  La  contrefa(,'on 
nous  semble,  du  reste,  une  chose  jugée.  C'est  une  de  ces  chi- 
mères fabuleuses  delà  poésie anticpie,  variable  comme  Prolée, 
année  de  griffes  et  d'écaillés,  dont  les  ailes  repoussent  à  mesure 
<[u'on  les  arrache.  Coupez-lui  les  vivres  en  Belgique,  elle  ira  se 
traîner  à  Spa  et  se  poser  à  Aix-la-Chapelle.  Genève  et  Cologne 
l'accueilleront  comme  on  fait  d'une  courtisane;  elle  ira  le  front 
levé  Jusqu'à  ce  que  la  grande  famille  des  écrivains  ait  obtenu  du 
pouvoir  le  droit  de  la  clouer  au  poteau.  Nous  avons  formulé  à 
son  égard  notre  opinion  ;  il  faut  (pie  les  auteurs-  et  les  libraires 
lui  fassent,  sans  se  lasser,  une  guerre  troyenue,  une  guerre  de 
dix  ans  ;  les  auteurs,  en  se  jdaçant  ci  la  tète  même  des  aifaires , 
et  les  libraires  à  la  léle  du  commerce.  Au  lieu  de  cela  ,  auteurs 
et  libraires  vivent  d'une  vie  de  reclus  et  d'anachorètes.  Les 
auteurs,  blessés  de  ce  délaigneux  oubli  du  pouvoir,  ou  trop  fiers 
pour  accepter  des  bienfaits  qui  sont  pour  certains  esprits  l'é- 
quivalent d'une  insulte,  abandonnent  leur  œuvre  à  sa  destinée. 
Ils  se  trouvent  vendus  d'avance  à  la  librairie  banqueroutière  et 
mercantile,  qui  les  fraude;  ils  n'ont  de  patrons  et  de  représen- 
tans  nulle  part.  Les  anciens  hommes  de  lettres,  ceux  qui  étaient 
jeunes  aux  jours  passés  et  combattaient  courageusement  dans 
nos  rangs,  endormis  dans  leurs  sinécures  et  leurs  places,  riches 
de  pensions  d'institut  ou  de  dotations  faites  aux  beaux-arts, 
oseraient  à  peine  élever  la  voix  pour  défendre  le  palladium 
outragé.  D'un  autre  côté,  les  éditeurs  fastueux  ou  obscurs, 
Rotschilds  delà  librairie  ,  ne  sont  aucunement  négocians ;  ils 
n'ap|)li(pient  jam.ùs  à  ce  commerce  l'activité  ou  le  génie  calcu- 
lateur d'un  courtier  de  la  banque;  ils  vivent  grassement,  les 
pieds  chauds,  la  tète  posée  sur  l'oreillère  en  maroquin  de  leur 
fauteuil  ;  ils  vont  aux  Bouffes  et  se  pâment  à  Rossini  ;  les  voyages, 
les  moyens  d'opposition ,  les  traités  de  guerre  ou  de  paix  avec 
la  librairie  limitrophe,  ils  les  ignorent  ou  les  appliquent  mal; 
enchantés  d'ailleurs  d'avoir  trouvé  un  moyen  de  diminuer  le 
prix  des  manuscrits ,  ils  exagèrent  leur  ruine.  Nulle  alliance 
défensive  de  leur  i)art  avec  riiomme  de  lettres ,  nulle  fraternité 
avec  l'écrivain.  Delà  isolement  et  cri  de  détresse  de  l'auteur 
qui  se  trouve  réduit  à  subir  ces  deux  fléaux  :  la  conti-efaçon  de 


REVUE  DE  PARIS.  329 

Belgique  d'abord ,  contrefaçon  odieuse  qui  le  ruine  ;  puis  les  li- 
Ijraiies  de  France,  qui  se  servent  de  ce  fantôme  d'optique  pour 
TeHiayer  et  réduire  le  prix  de  ses  veilles.  C'est  au  pouvoir  seul 
de  tranciier  ce  nœud  gordien.  La  propriété  littéraire  se  trouve, 
nous  assure-l-on ,  constiluée  déjà  en  Allemagne.  Ce  serait  déjà 
un  grand  fait  pour  notre  cause.  Chassée  del'.elgique,  poursuivie 
et  menacée  d'une  guerre  active,  la  conticfaçon  retrouverait 
des  ennemis  sur  les  limites  du  Rhin  ;  les  gouvernemens ,  pro- 
pices une  fois  par  hasard  à  la  pensée,  formeraient  la  chaîne  pour 
détruire  le  brigandage.  Vainement  objectera- t-on  que  les  seuls 
livres  français  sont  victimes  de  ce  fléau.  Deux  pirates  anglais  , 
croisant  en  Seine,  MM.  Galignani  et  Baudry,  se  sont  chargés  de 
démentir  cette  assertion.  Ces  messieurs  contrefont  à  Paris  tout 
ce  qui  leur  semble  de  prise  en  Angleterre  et  en  Italie,  les  œuvres 
de  M.  Buhver  et  les  romans  de  Manzoni.  Viennent  quelques 
rayons  de  plus  au  front  de  la  rêveuse  Allemagne,  des  traducteurs 
moins  chers  et  des  commis  voyageurs  en  librairie  plus  subtils, 
ils  vous  donneront  bientôt  la  seconde  partie  d'Hoffmann,  c'est- 
à-dire  son  école,  école  aussi  nombreuse  que  celle  des  succes- 
seurs d'Alexandre.  N'y  a-t-il  donc  pas  urgence  pour  que  ces 
courtages  impudens  soient  mis  à  l'index? 

Kos  lecteurs  pourraient  nous  faire  un  reproche  de  n'avoir  jias 
compris  dans  le  cadre  de  la  peinture  en  Belgique  les  collections 
particulières.  Bien  que  l'Angleterre  et  la  Hollande  soient  plus 
riches  de  ce  côté  que  la  Flandre ,  et  que  les  musées  de  ces  deux 
pays  aient  souvent  à  envier  aux  particuliers  de  riches  tableaux 
de  maîtres,  nous  devons  dire  que  la  Belgique  n'en  possède  pas 
moins  quelques  cabinets  remarquables.  Nous  citerons  les  deux 
principaux  :  celui  de  M.  Schamps,  à  Gand,  et  celui  de  M.  le 
prince  d'Aremberg  à  Bruxelles.  M.  Schamps ,  amateur  instruit, 
homme  de  goût  et  de  patientes  études ,  accompagne  lui-même 
les  étrangers  en  leur  expliquant  sa  riche  galerie  ;  le  propriétaire 
de  ces  Rubens  et  de  ces  Rembrandt  se  fait  pour  vous  le  plus  obli- 
geant des  ciceroni.  Entre  tous  les  tableaux  de  cette  magnifique 
collection,  ceux  qui  vous  frappent  le  plus  sont  au  nombre  de 
quatre  :  ils  représcMitent  la  belle  famille  de  Rubens  i)einte  en 
entier  de  sa  main  ;  d'abord  le  portrait  du  frère  de  Rubens,  puis 
Isabelle  Brandt,  Rubens  lui-même  et  Héléna  Forment,  sa  seconde 
femme.  Ces  quatre  portraits  sont  du  plus  grand  prix.  Ruysdaél , 

28. 


330  REVUE  DE  PARIS. 

Van  Dyck,  Gérard  Dow  et  Mieris  forment  le  complément  de 
cette  superbe  galerie ,  la  seule  magnificence  curieuse  à  Gand  , 
après  Sainl-Bavon  et  la  vieille  maison  de  Charles-Quint. 

M.  le  prince  d'Aremberg  est  un  descendant  de  ces  d"  Aremberg  si 
riches  et  si  grands  seigneurs ,  que  A'anDyck  peignait  le  manteau 
flottant,  sur  quelque  cheval  épais  et  lourd,  avec  une  selle  à 
franges  d'or  et  des  étriers  travaillés  comme  une  dentelle.  Le 
petit-fils  de  ces  beaux  cavaliers  flamands  a  mis  sa  gloire  à  enri- 
chir péniblement  sa  collection  :  c'est  la  plus  belle  et  la  plus 
choisie  de  Bruxelles.  De  vigoureuses  études  de  François  liais, 
des  Cuyp  délicieux,  des  Téniers  et  des  Paul  Potter  charraans, 
animent  de  leurs  reflets  cette  galerie ,  où  se  déploient  dans  tout 
leur  éclat  les  plus  beaux  Van  Ostade  et  les  Wouwermans.  Le 
T'obie  rendant  la  vue  à  son  père  aveugle ,  de  Rembrandt,  est 
peut-être  le  plus  exquis  tableau  de  chevalet  que  nous  ayons  vu 
de  ce  maître.  A  la  sagesse  de  l'effet  il  joint  une  distinction  admi- 
rable de  pureté  et  de  dessin.  Une  Femme  espagnole  par  Van 
Dyck ,  offre  un  caprice  ingénieux  de  ce  maître  ;  la  tète  nous  a 
semblé  peinte  dans  le  sentiment  profond  de  Rubens  ;  les  acces- 
soires très  élégamment  traités  rappellent  la  manière  anglaise  de 
Van  Dyck  ;  ils  ont  cette  ampleur  et  cette  noblesse  qui  dislingue 
ses  derniers  portraits  de  Windsor, 

A  Bruxelles,  M.  Vilain  XllII  possède  un  Raphaël  d'un  fort  beau 
style  ;  le  ventre  de  l'enfant  a  été,  dit-on,  retouché.  Le  cabinet 
de  M.  Van  Lancker  ,  à  Anvers ,  olîre  peu  de  cadres  remarqua- 
bles, à  l'exception  de  queltjues  Wouwermans  et  d'un  Vahder- 
neer  du  plus  bel  effet.  Ce  petit  cadre  représente  un  clair 
de  lune. 

Il  est  impossible ,  en  parcourant  ce  pays  si  riche  en  peinture, 
de  ne  pas  s'étonner  d'un  fait:  c'est  du  petit  nombre  de  brocanteurs 
que  produit  le  royaume  de  la  Belgique.  Il  semble,  en  effet,  que 
tous  les  marchands  de  tableaux  ruinés,  tous  les  banqueroutiers 
et  les  juifs  bannis  de  la  rue  de  Seine  ,  devraient  affluer  sur  un>i 
terre  aussi  propice  à  leur  commerce.  Il  y  a  des  gens  à  Paris  qui 
refont  si  habilement  le  nom  de  David  Téniers ,  ceux  de  Mieris  et 
d'Ostade,  que  l'on  ne  conçoit  pas  qu'ils  résistent  ù  l'envie  de 
faire  jouir  de  leur  talent  un  territoire  si  voisin.  Notre  surprise 
a  été  grande  en  rencontrant  à  Bruxelles  si  peu  d'étalagistes  et 
de  marchands  de  cadres  en  renom  ;à  Anvers,  nous  venons  de 


REVUE  DE  PARIS.  331 

voir  cependant  un  serrurier  qui  possf'de  d'admirables  armoires 
dans  le  style  de  Henri  II  :  il  est  vrai  que  ,  par  contre-coup ,  le 
digne  Yulcain  a  mis  le  nom  de  Pierre  Rubens  à  quatre  ou  cinq 
chaises  de  cuir  qu'il  vend  l'une  après  l'autre  aux  amateurs ,  en 
leur  disant  :  celle-ci  est  bien  la  chaise  de  Rubens!  Malgré 
ceci ,  nous  le  répétons .  on  rencontre  fort  peu  de  vendeurs  en 
proportion  de  ce  qui  pourrait  se  vendre.  MM.  Van  Nieuwenhuy- 
sen  et  Héris  (1  )  sont  plutôt  des  maicliands  de  tableaux  que  des 
antiquaires.  Le  premier  de  ces  messieurs  a  fait  tout  son  possible 
pour  engluer  M.  Rotschild  à  son  passage.  Ce  baron  de  Bethléem 
a  fait  à  MaUnesde  précieuses  acquisitions.  M.  Stevens,  homme 
de  goût,  présidait  à  ces  emplettes ,  qui  n'ont  pas  été,  nous  a-t- 
on dit,  à  moins  de  trente  à  quarante  mille  francs. 

Après  avoir  énuméré  les  ressources  de  son  passé ,  ajoutons 
encore  que  l'art  actuel ,  en  Belgique ,  reçoit  de  la  diversité 
même  desesmonumensetde  ses  villes  des  reflets  toujours  nou- 
veaux. Ainsi 'Gand  n'a  rien  de  Liège  ;  Bruges  ne  saurait  se 
marier  à  Anvers  ;  Louvain  et  Bruxelles  ne  pourront  jamais  se 
confondre  dans  la  même  teinte.  La  vie  des  artistes,  dans  ces 
différentes  cités,  se  ressent  donc,  à  leur  insu,  des  traditions  ; 
elle  se  modilie  selon  les  habitudes  et  la  domination  ancienne  du 
lieu.  Bruges  ,  cette  Madrid  flamande  ,  triste  et  voilée  d'ombres, 
doit  abriter,  à  notre  sens, -les  antiquaires;  ils  y  noteront  les 
écussons  émaillé  de  Charles-le-Téméraire ,  comme  les  roman- 
ciers iront  à  Gand,  remuer  les  cendres  de  Charles-Ouint  et  de 
Vésale.  Anvers,  la  Rome  des  artistes,  rassemblera  dans  sa  nef 
la  grande  lignée  des  fils  de  Rubens  ;  Anvers  aura  tous  les  pein- 
tres ;  Louvain  et  Liège  se  partageront  les  chroniqueurs,  les 
poètes,  les  bibliophiles.  De  la  sorte,  chaque  ville  de  la  Belgi- 
que conservera  ses  archives  de  nationalité.  La  face  de  ce  royau- 
me sera  multiple  et  saillante  ;  elle  résumera  admirablement  les 
époques  ;  elle  guidera  l'art  dans  les  régions  delà  poésie  et  de 
la  vérité.  L'art  ne  pourra  rebâtir  qu'en  conservant  la  trace  des 
anciennes  fondations ,  et  en  adossant  sa  hutte  modeste  à  ces 
magnifiques  piliers.  C'est  aux  hommes  d'état  de  la  Beljïique  de 
comprendre  et  de  peser  ces  choses.  Au  lieu  de  tulipes  élevées 
eu  serre  chaude  et  de  prix  décernés  par  l'état  aux  producteurs 

(1)  A  Bruxelles. 


3Ô2  REVUE  DE  PARIS. 

des  plus  l)elles  couvées  de  canaris  (  1  )  le  gouvernement  belge 
devrait  garantir  du  dédain  et  de  la  moquerie  étrangère  les 
splendides  témoignages  de  sa  gloire  passée.  Au  lieu  de  s'acheter 
à  grands  frais  des  pamphlets  et  des  journaux ,  il  s'achèterait 
des  poètes  et  des  artistes.  La  meilleure  partie  de  son  sol,  l'art 
ancien ,  abîmée  et  perdue  sous  les  recrépissages  modernes ,  ap- 
paraîtrait ainsi  aux  yeux  de  tous ,  pareille  à  ces  cathédrales 
gothiques  dont  un  badigeon  impie  blanchissait  la  pierre  et  qu'un 
soin  rehgieux  vient  enfin  de  rendre  à  sa  couleur  primitive. 

Roger  de  Beauvoir. 

(1)  Historique, 


DE  LA  RÉFORME 

DE  LA  COMÉDIE. 


En  Fiance .  ù  l'heure  qu'il  est , il  n'y  a  pas  de  comédie.  La  ré- 
iiovalion  dramatique  tentée  par  MM.  Dumas ,  Hugo  et  de  Vigny, 
n'a  pas  encore  touché  ce  point  de  la  question ,  et ,  selon  toute 
apparence,  aucun  des  trois  n'y  songe  sérieusement.  Dejiuis  que 
l'auteur  de  Cro/«?t7e// a  proclamé  dune  voix  dictatoriale  laliision 
de  la  comédie  et  delà  tragédie  dans  le  drame,  il  semble  au  plus 
grand  nombre  que  la  passion  et  le  ridicule  ne  doivent  plus  désor- 
mais être  séparés,  mais  bien  alterner  sur  la  scène,  afin  de  ne 
laisser  dans  l'ombre  aucune  des  faces  de  la  réalité,  aucune  partie 
de  la  misère  humaine,  c'est-à-dire  que  l'idée  représentée  par 
Shakspeare  et  Schiller  détrônerait  h  jamais  les  idées  personni- 
fiées dans  Sophocle  et  Molière.  Cela  est- il  vrai?  ,Ie  ne  le  crois 
pas.  Qu'il  plaise  à  quelques  intelligences  de  ce  temps-ci  d'em- 
brasser d'un  seul  regard  tous  les  aspects  de  la  vie ,  de  mêler  sur 
le  même  visage  le  rire  et  les  larmes,  d'amener  sur  les  lèvres  d'un 
même  homme  le  sarcasme  et  les  sanglots,  c'est  une  chose  facile 
à  comprendre ,  c'est  une  évolution  légitime  et  naturelle  du  génie 
poétique  ;  mais  dans  le  fait  qui  s'accomplit  sous  nos  yeux  ,  je 
ne  sais  pas  lire  la  condamnation  irrévocable  de  la  comédie.  Ni 
Molière ,  ni  Beaumarchais  ne  peuvent  se  recommencer ,  je  le 
veux  bien.  Mais,  entre  l'analyse  impartiale  du  xyii"  siècle  et  la 
satire  passionnée  du  xvm"  il  y  a  place  à  coup  sûr  pour  une 
comédie  nouvelle.  Que  les  types  généraux  dn  ridicule  soient 
éjjuisés  pour  un  siècle  ou  deux,  à  la  bonne  heure!  <iue  le  pam- 
phlet soit  aujourd'hui  passé  de  mode ,  il  n'y  a  là  rien  qui  doive 


534  REVUE  DE  PARISo 

nous  éloiiner.  Mais  jl  reste  encore  à  trouver  une  comédie  tout 
entière,  la  comédie  politique. 

Or ,  à  quelles  conditions  cette  comédie  nouvelle  pourra-t-elle 
se  réaliser.'  Où  sont  les  sujets  qu'elle  pourra  traiter  impuné- 
ment? Le  poète  que  nous  attendons  emprunlera-t-il  avec  un 
égal  bonheur  le  thème  de  ses  méditations  à  Thisloire  du  passé 
ou  à  l'histoire  contemporaine?  Et  i)Our  celte  comédie  nouvelle, 
faudra-t-il  créer  des  formes  sans  exemple  jusqu'ici?  Est-il  possi- 
ble auxgouvernemens  modernes  d'accepter  la  comédie  politique 
et  d'envisager  sans  colère  ce  nouvel  ennemi?  et  d'abord  le  ridi- 
cule n'est-il  pas  voué  A  la  vieillesse  la  plus  rapide?  N'est-ce  pas 
folie  de  ranimer  les  cendres  des  vices  qui  ne  sont  plus? 

Je  pense,  très  sincèrement  que  les  deux  niomens  de  la  comédie 
politique,  à  savoir  le  moment  historique,  et  le  moment  con- 
temporain ,  ont  la  même  valeur,  sinon  la  même  puissance.  Le 
rôle  d'Arislophane  peut  fort  bien  ne  pas  convenir  à  tout  le 
monde.  Les  Cléon  de  nos  jours  n'ont  pas  l'humeur  si  facile  que 
les  Cléon  d'Athènes.  Kous  avons  des  lois  plus  empressées  à 
punir  le  l'ailleur.  Le  passé  ,  où  l'on  est  sûr  de  ne  blesser  per- 
sonne ,  est  encore  pour  le  génie  comique  un  champ  assez  vaste , 
assez  fécond.  Vienne  pour  labourer  ce  sol  vierge  encore  une 
main  vigoureuse,  un  œil  exercé,  et  la  gerbe  mûrira. 

Sans  doute  la  comédie  historique  offre  des  difiicultés  nom- 
breuses. Libre  de  toute  préoccupation  personnelle ,  sûr  de  ne 
rencontrer  sur  sa  route  aucune  vanité  jalouse  ou  hargneuse, 
11  faut  que  le  poète  lutte  contre  l'ignorance  et  l'oubli.  Pour 
appeler  le  rire  sur  Louis  XII  et  François  !«'■,  pour  traduire  en 
un  dialogue  vivant  et  intelligiltle  les  joyeuses  mazarinades , 
l'érudition  et  la  poésie  suffisent  à  grand'peine.  Ce  n'est  pas  tout 
de  savoir ,  il  faut  enseigner  à  piopos  ;  ce  n'est  i)as  tout  de 
réveiller  les  ombres  du  coadjuteur  et  de  M"'°  de  Longueville  , 
il  faut  que  chacune  de  leurs  paroles  s'adresse  à  la  foule  aussi 
bien  qu'aux  studieux.  Je  ne  crains  pas  de  le  dire,  la  ('omédie 
historique  impose  au  poète  une  tâche  bien  autrement  laborieuse 
que  le  drame  historique  ;  je  veux  parler  seulement  de  celui  qu'on 
nous  donne  aujourd'hui.  Pour  évoquer  les  ridicules  endormis 
depuis  Pavie  ou  Marignan ,  la  science  liéraldi(iue  ne  sert  de 
rien.  L'étude  indispensable  et  souveraine,  c'est  la  vie  privée 
et  la  vie  publique  du  siècle  qu'on  veut  ressusciter.  Connaître 


UEVUE  DE  PARIS.  335 

Cliamhord  ,  Fontainebleau  et  Versailles  comme  Brantôme  , 
Bussy  et  Saint-Simon  ,  voilà  le  but  que  le  poète  doit  se  pro- 
poser. 

Que  si.  préparé  par  une  laborieuse  initiation,  familiarisé  avec 
les  habitudes  des  personnages  qu'il  va  peindre  ,  l'inventeur 
choisit  pour  sa  pensée  un  moule  consacré,  le  moule  de  Molière 
ou  de  Beaumarchais,  par  exemple,  n'espérez  pas  que  le  métal , 
en  se  figeant ,  offre  aux  yeux  éhlouis  une  statue  complète  et 
glorieuse.  Non  ,  le  moule  est  usé  ;  il  ne  sait  plus  contenir  sans 
éclater  le  bronze  vomi  par  la  fournaise. 

Si  l'imitation  est  dans  tous  les  cas  un  travail  stérile,  l'imi- 
tation partielle  n'échappe  jamais  au  ridicule;  obliger  les  per- 
sonnages de  l'histoire  à  prendre  le  caractère  d'Alceste  ou 
d'Arnolphe,  d'Elmire  ou  de  Célimèue  ,  c'est  un  projet  insensé, 
et  qui  ne  mérite  pas  même  d'être  discuté.  La  forme  littéraire 
est  à  la  pensée  ce  «pie  l'armure  est  au  mouvement  ;  pour  porter 
le  haubert ,  la  cotte  de  maille  et  l'épée  à  deux  mains ,  il  faut 
d'autres  hommes  que  pour  manier  l'épée  de  nos  jours.  Eh  bien! 
pour  prononcer  le  couplet  de  Molière,  pour  réciter  sans  fatigue 
et  sans  contrainte  la  période  abondante  et  sentencieuse  du 
Misanthrope  ,  et  de  L'Ecole  des  Femmes ,  il  ne  faut  pas  aller 
chercher  les  héros  de  la  Fronde  ou  les  courtisans  de  Richelieu. 
S'il  y  a  dans  l'alexandrin  de  Molière  des  beautés  éternelles , 
ce  n'est  pas  une  raison  pour  imposer  à  la  réalité  historique, 
dont  il  ne  s'est  jamais  occupé  ,  les  liaijitudes  d"uu  style  inventé 
pour  un  autre  usage.  Chez  lui,  on  le  sait,  la  pensée  domine  le 
caractère,  et  le  caractère  domine  l'action  ;  pourvu  que  ses  per- 
sonnages parlent  sensément,  il  ne  s'inquiète  guère  de  les  engager 
dans  une  action  vraisemblable  et  animée.  Ils  sont  vrais,  leur 
langage  est  plein  de  révélations ,  cela  suffit  au  poète  ;  ils  se 
peignent  et  n'ont  pas  besoin  d'agir.  Mais  l'histoire  ne  peut  se 
plier  à  ces  conditions. 

Quelle  sera  la  forme  de  la  comédie  historique?  Ni  Molière, 
ni  Beaumarchais ,  voilà  ce  qui  est  certain.  Mais  la  réflexion 
peut  tout  au  plus  prévoir ,  et  non  pas  prescrire  l'avenir  ;  seule- 
ment il  est  permis  d'affirmer  que  cette  forme  ,  quelle  qu'elle  soit, 
naîtra  pour  la  comédie  nouvelle ,  et  de  la  comédie  elle-même , 
comme  l'écorce  pour  la  tige  qui  s'élargit. 

La  comédie  politique  empruntée  aux  caractères  contemporains 


Ô50  REVDE  DE  PARIS. 

impose  ;ui  poète  d'autres  conditions  et  d'autres  difficulté;  dans 
tous  les  gouvernemens  imaginables,  au  milieu  des  institutions 
les  plus  libérales  ,  il  sera  toujours  déraisonnable  d'identifier  la 
satire  et  la  comédie  politique.  Sans  vouloir  museler  la  raillerie , 
sans  imposer  silence  à  l'ironie  vengeresse  ,  sans  mutiler 
l'expression  de  la  pensée  ijublique ,  le  pouvoir  le  plus  loyal  et 
le  plus  généreux  ne  confondra  jamais  la  satire  et  la  comédie 
dirigées  contre  la  marcbe  des  affaires. 

La  satire  a  ses  dangers  sans  doute,  elle  peut  ruiner  prématu- 
rément des  hommes  et  des  projets  <pii  n'ont  pas  encore  fait  leur 
temps  ;  mais  contre  une  pareille  attaque,  la  meilleure  défense 
n'est  pas  la  fuite.  Or  ,  si  je  ne  me  trompe ,  confisquer  la  raillerie 
équivaut  à  la  fuite;  il  faut  accepter  la  satireingénieuseet  hardie, 
engager  la  lutte  avec  elle,  braver  ses  coups,  recruter  une 
armée  digne  de  la  combattre,  ne  pas  trembler  devant  l'épée  qui 
luit,  mais  appeler  à  son  aide  des  lames  aussi  fines,  aussi  acérées , 
et  si  la  bataille  est  impossible ,  se  ménager  au  moins  une  retraite 
savante  et  glorieuse. 

Mais  l'homme  d'état  qui  se  résigne  à  la  satire  n'a  pas  toujours 
le  droit  de  lui  permettie  l'entrée  de  la  scène  ;  l'action  exercée 
sur  la  foule  par  les  représentations  dramatiques  est  tellement 
puissante,  tellement  soudaine,  tellement  irrésistible,  qu'une  fois 
personnifié  sous  le  masque  d'un  comédien,  le  ministre  ne 
pourrait  plus  se  présenter  devant  les  chambres;  il  aurait  beau 
marcher  tête  haule,  défier  le  rire  glajjissant  qui  le  suivrait 
partout,  et  invoquer  le  dédain  comme  l'arme  la  plus  sûre,  son 
abnégation  serait  un  réel  suicide.  Non  pas  au  moins  quejp 
conseille  la  censure  préventive  ;  le  pouvoir  a  trop  beau  jeu  i^  se 
faire  justice  dans  l'ombre  ;  sa  vanité  chatouilleuse  ne  mettrait 
plus  de  bornes  A  ses  caprices;  s'il  ne  pouvait  obtenir  de  louange 
publique  ,  il  prendrait  la  docilité  du  silence  pour  la  solennité 
i\u  cantique.  Mais  si  une  parole  ]»rononcée  devant  deux  mille 
auditeurs  doit  flétrir  sans  retour  une  ambition  .sérieuse ,  une 
volonté  sincère,  le  veto  assurément  n'est  plus  qu'une  légitime 
défense.  Pourvu  que  le  pays  soit  juge  dans  ce  débat,  pourvu 
qu'il  ait  entendu  la  parole  incriminée ,  il  n'a  pas  à  se  plaindre, 
ei  le  poète  n'est  pas  condamné  sans  appel.  D'ailleurs  c'est  à  la 
loi  seule  qu'il  appartientde  décider .  et  cette  loi ,  promise  depuis 
quatre  ans.  est  encore  à  faire.  ' 


REVUE  DE  PARIS.  537 

S'il  n'y  avait  pas  contre  Walpole  d'accusation  plus  sérieuse 
(|uela  censure  dramatique ,  il  mériterait  encore  lenom  de  juste. 
Les  railleries  personnelles  de  Fielding  le  désijjnaient  au  rire  et 
au  nu'itris  de  rAngleterre  ;  le  sarcasme  avait  librement  retenti 
devant  le  peuple  joyeux  et  à  demi  vengé  par  sa  gaité.  Quand 
il  plut  au  ministre  injurié  de  rayer  de  l'aifiche  les  nouvelles 
\uées,  la  multitude  regretta  son  plaisir ,  mais  les  esprits  sages 
ne  prirent  pas  la  prévoyance  pour  la  tyrannie.  La  satire  ,  bannie 
du  théâtre  ,  demeurait  souveraine  dans  les  journaux  et  dans 
les  pamphlets.  Pour  infliger  le  ridicule  sans  le  secours  d'un 
travestissement ,  sans  la  caricature  visible  et  pal|Kil)le ,  sans 
appeler  à  son  aide  l'imitation  de  la  voix  et  de  la  démarche ,  les 
joues  grimées  et  la  plus  grossière  des  parodies,  sans  doute  il 
fallait  un  talent  bien  autrement  fécond  et  sur  de  lui-mèiTre. 
M.TÏs  ce  talent  trouvait  à  s'employer,  et  le  chancelier,  chargé 
de  lire  et  de  raturer  les  manuscrits  du  théâtre,  n'essayait  pas  de 
sceller  les  lèvres  du  génie.  Livrée  à  sa  seule  puissance,  la  satire 
avait  encore  une  partie  assez  belle.  En  se  rétrécissant,  le  champ 
de  bataille  ne  garrottait  pas  l'agdité.  Loin  de  là,  les  mouvement 
se  multipliaient,  et  les  coups  portés  ne  glissaient  jjIus. 

Le  peuple  d'Athènes,  qui  se  coniiaissaiten  démociatie,  accei)la 
des  mains  de  Périclès  ce  que  l'Angleterre  a  reçu  de  W  alpole. 
La  comédie  ancienne  ou  directe  fit  place  à  la  comédie  moyenne 
ou  indirecte  ,  et  plus  tard  à  la  comédie  nouvelle  ou  de  pure 
invention. 

C'est  qu'en  effet ,  outre  l'excuse  de  la  légitime  défense ,  il  y  a 
dans  la  satire  politique,  mise  en  scène,  une  singulière  mono- 
tonie, une  rapide  satiété.  Personnelle  et  nominale,  la  comédie  po- 
litiqueesttrop  facile. trop  vulgaire,  et  continue  la  place  publique 
sans  l'agrandireou  l'élever.  Ce  n'est  plus  pour  l'intelligence  une 
distraction  ,  un  délassement;  c'est  une  perpétuelle  redite,  une 
excitation  inutile  des  i)assions  assouvies  déjù  dans  les  combats 
de  la  tribune  ou  de  la  presse. 

L'inévitable  pauvreté  delà  comédie  personnelle  n'est  qu*une 
conséquence  particulière  d'une  loi  plus  générale  et  plus  haute  :  à 
savoir  que  la  réalité  ne  sufBl  pas  aux  arts  d'imitation.  Molière  n'a 
pas  copié  les  marquis  et  les  princesses  de  Versailles  et  de  Paris, 
pas  plus  que  Phidias  n'a  copié  les  canéphores  d'Athènes,  ou  Ra- 
phaël les  filles  de  la  campagne  romiine. 

20 


358  REVUE  DE  PARIS. 

Or,  la  satire  qui,  sons  In  forme  lyrique,  demande  impérieuse- 
ment toutes  les  richesses  delà  poésie,  et  qui  ne  peutètre  écoutée 
qu'à  la  condition  de  mettre  la  {jrace  dans  la  force  et  la  majesté 
dans  l'énergie,  la  satire  s'appauvrit  en  passant  par  la  bouche  d'un 
acteur.  Le  poète  se  dispense  d'imaginer  parce  quil  a  sous  la  main 
une  foi'tune  toute  prête  ;  un  pli  du  visage ,  un  geste  ])ns  sur  la 
nature ,  parlent  plus  haut  qu'une  image  ou  une  allusion.  A  quoi 
I)on  trouver  pour  la  pensée  des  symboles  aussi  purs  que  les 
strophes  de  Pindare,  aussi  animés  que  la  colère  de  Juvenal?  Le 
comédien ,  s'il  est  habile,  et  pour  une  pareille  tâche  il  est  rare 
({u'il  ne  le  soit  pas ,  le  comédien  répond  à  tout.  Le  costumier,  le 
miroir  et  le  vermillon  font  la  moitié  de  la  besogne. 

Reste  donc  la  comédie  politique  d'invention. 

Mais  une  fois  résigné  à  l'invention ,  dans  quelles  limitesle  poète 
choisira-t-il  le  thème  de  ses  travaux?  Dégagé  volontairement  de 
la  personnalité  ,  trouvera-t-il  dans  les  évènemens  qui  s'accom- 
plissent sous  ses  yeux,  parmi  les  hommes  qui  s'agitent  autour  de 
lui ,  des  fables  et  des  personnages  dignes  d'attention ,  et  surtout 
dignes  de  durée?  .Te  ne  crois  pas  qu'il  soit  possible  de  se  prononcer 
l)0ur  la  négative.  .Seulement  il  ne  sera  jamais  donné  iiu  poète 
comique  de  prétendre  à  rimmorlalité  comme  l'artiste  voué  à  la 
peinture  exclusive  des  i)assions  sérieuses.  Pourquoi  cela?  parce 
que  les  ridicules  changent  et  se  renouvellent,  et  s'abolissent  rapi- 
dement, au  point  de  paraître,  après  quelques  générations, 
inintelligibles  au  plus  grand  nombre ,  tandis  que  les  déchire- 
mens  de  l'ame  humaine  ,  à  vingt  siècles  de  distance,  se  com- 
prennent comme  au  premier  jour. 

Depuis  la  Constituante  jusqu'à  la  conférence  de  Londres,  il 
s'est  joué ,  Dieu  le  sait ,  bien  des  comédies  politiques;  eh  bien  ! 
le  poète  qui  serait  doué  du  génie  comique,  n'aurait  pas  besoin 
de  s'en  tenir  à  la  lettie  du  Moniteur  pour  amener  le  rire  sur 
les  lèvres  et  obtenir  la  jjopularité,  même  parmi  les  intelligences 
d'éUte.  Ce  que  le  romancier  fait  avec  bonheur  pour  les  souf- 
frances de  sa  vie  personnelle ,  ou  pour  les  douleurs  dont  il  a 
été  le  témoin  ,  le  poète  peut  le  faire  pour  le  ridicule  des  races 
royales,  pour  les  fourberies  des  ambassadeurs,  pour  la  mysli- 
iîcalion  des  peuples.  Il  n'est  pas  indispensable,  à  coup  sur.  de 
copier  les  caquets  de  ïrianon  ou  du  pavillon  Marsan ,  pas  plus 
que  d'écrire  dans  un  livre  la  confession  de  ses  défaites,  ou  les 


REVUE  DE  PARIS.  ôô9 

nisos  d'une  maîtresse  perdue.  Qu'il  y  ait ,  dans  un  récit  de 
mille  pages  destiné  au  ]>ul)lic,  deux  ou  trois  chapitres  d'une 
réalité  poignante  pour  une  seule  personne  au  monde,  c'est  un 
mystère  très  innocent,  une  vengeance  bien  excusa])le,  mais 
qui  n'exclut  pas  Pinvention  ;  api)li(|né  à  la  comédie  politique, 
ce  procédé  offrirait  au  poète  des  ressources  pareilles ,  et  de 
pareilles  chances  de  succès. 

A  oir  dans  un  événement  accompli  non  pas  seulement  ce  qu'il 
contient  réellement,  mais  le  germe  avorté  dun  avenir  désor- 
mais impossible ,  la  lutte  acharnée  de  i)réteutions  réduites  à 
l'oisiveté  désespérée,  telle  serait ,  selon  nous ,  la  tâche  du  poète 
comique. 

Et  qu'on  ne  dise  pas ,  comme  on  l'a  trop  souvent  répété,  que 
la  presse  détlore  la  comédie.  La  presse  est  une  œuvre  quoti- 
dienne, impersonnelle,  involontaire,  qui  n'a  rien  à  faire  avec 
la  poésie.  De  la  presse  ti  la  scène ,  il  y  a  toute  la  distance  qui 
sépare  le  marbre  de  la  statue.  Dans  l'improvisation  de  chacpie 
jour,  le  bloc  est  tout  au  plus  équarri:  mais  la  gloire  tout 
entière  est  promise  au  ciseau  persévérant. 

Ce  qui  est  vrai  pour  l'invention  des  sujets  ,  n'est  pas  moins 
vrai  pour  l'invention  des  personnages.S'ilestpossibleà  l'amant 
trompé,  au  rêveur  déchu  de  ses  angéliques  espérances,  de  se 
consoler  dans  une  fiction  inoffensive ,  et  de  repeupler  avec  des 
fantômes  bienheureux  la  solitude  de  son  cœur  ,sera-l-il  défendu 
au  spectateur  des  ambitions  et  des  mésaventures  i>olitiques  d'ar- 
ranger au  gré  de  sa  fantaisie ,  sans  blesser  les  hommes  qu'il 
coudoie  ,  une  fête  ingénieuse  où  le  ridicule  soit  intligé,  comme 
un  joyeux  châtiment,  aux  Arnolphe  et  aux  Dandin  de  la 
tribune? 

En  réunissant  sur  une  seule  tète,  en  gravant  sur  un  seul  visage , 
toutes  les  grotesques  pensées ,  toutes  les  bouffonnes  espérances 
qui  chaque  malin  s'épanouissent,  et  meurent  avant  la  fin  du 
jour,  le  fjoète  ne  pourra-t-il  pas  atteindre  aux  cimes  delidéalité 
comique?  Exagérer  le  ridicule,  ou  exagérer  la  passion,  n'est-ce 
pas  même  chose?  n'est-ce  pas  même  labeur?  Qui  osera  dire 
combien  de  misérables  trivialités,  combien  d'épisodes  méprisables 
sont  enfouis  au  fond  des  romans  les  plus  pathétiques?  Sans  la 
divine  transformation  des  souffrances  réelles ,  sans  la  ciselure 
patiente  des  plus  grossiers  instincts,  qu'aurions-nous  si  ce  n'est 


340  REVUE  DE  PARIS. 

des  narrations  dignes  tout  au  jiliis  de  l'oflice  et  derantichaml>re.' 
De  l'invention  du  sujet  et  des  persomiages  à  l'invention  de 
la  fable  la  transition  est  naturelle  et  nécessaire.  Si  la  comédie 
liistoi'ique  l'épugne  ù  entrer  dans  un  moule  consacré  dès  long- 
l('mi)s ,  la  comédie  contemporaine  demande  jiUis  impérieusement 
encore  une  fabulation  et  un  dialogue  d'une  égale  nouveauté. 
Ce  qui  convenait  au  xvu"  siècle,  en  présence  des  deux  antiqui- 
tés si  la!)oriensement  étudiées  et  commentées ,  ne  |»ent  plus 
convenir  à  la  France  de  1835.  Nous  avons  manié  familièrement 
trop  de  génies  de  toute  nature  pour  nous  en  tenir  à  Plante  et  à 
ïérence.  Notre  estime  littéraire  pour  ces  deux  maîtres  de  la 
scène  romaine  ne  va  plusjusqu'îi  l'imitation.  C'est  encore  aujour- 
d'hui i)our  notre  curiosité  un  délassement  précieux,  pour  nos 
méditations  un  enseignement  austère;  mais  ce  n'est  plus  un 
modèle  exclusif,  un  précepte  sans  appel. 

Que  si ,  contre  notre  attente,  on  voyait,  dans  les  réflexions 
((ui  i)récèdent,  l'intention  de  nier  dédaigneusement  tout  ce  qui 
se  fait  autour  de  nous,  nous  ne  ])rendrions  j)as  la  jjeine  de 
nous  justifier.  En  face  d'une  accusation  de  cette  nature,  le  seul 
l)arti  sage  serait  le  parti  du  silence.  Est-ce  que  par  hasard 
rJinhitieuiV  et  la  Princesse  Aiirélie  sont  îles  comédies  poli- 
titiues?  Est-ce  que  MM.  Eugène  Scribe  et  Casimir  Delavigne 
sont  de  la  famille  d'Aristophane;'  Qu'on  nous  i)aidonne  de  ne 
pas  le  croire;  nous  n'avons  pas  étudié  à  l'école  de  d'Hozier. 

Gustave  Planche. 

(  Extrait  de  la  Revue  des  Deux  Mondes.) 


chronique* 


Par  les  mensonges  qui  courent  dans  la  ;i)i'esse  et  dans  le 
inonde ,  c'est  une  précaution  utile  que  cette  confirmation  solen- 
nelle d'une  mort ,  connue  seulement  i)ar  la  rumeur  ;  l'exemple 
de  la  liHliargie  de  31.  Drouineau  est  là  pour  prouver  l'inconvé- 
nient des  larmes  par  anticipation  ;  et  depuis  que  notre  public 
y  a  été  i)ris,  il  se  fait  incrédule.  Le  voilà  donc  bien  et  dûment 
informé  que  le  second  des  trois  potentats  qui  ont  visité  Paris  en 
1815,  est  remonté  au  ciel ,  où  tous  les  rois  vont  prendre  leurs 
invalides. 

Il  est  une  autre  mort,  malheureusement  aussi  certaine ,  dont 
la  nouvelle  est  arrivée  l'un  de  ces  derniers  jours ,  entourée  de 
circonstances  d'autopsie ,  de  sépulture,  d'honneurs  funèbres, 
(jui  ne  permettent  pas  d'en  douter.  Léopold-Robert  est  mort  à 
Venise  •,  lui-même  il  a  brisé  son  cerveau,  sous  ce  ciel  d'Italie 
qui  l'avait  fécondé.  Une  vie  de  trente-huit  ans ,  consacrée  à  de 
douces  études,  le  charme  d'une  belle  ville,  le  souvenir  de  la 
patrie,  un  passé  de  beaux  succès,  un  avenir  riche  d'autres  succès 
])lus  brillans  encore,  rien  n'a  trouvé  grâce  auprès  de  la  volonté 
du  suicide ,  cet  égoisme  terrible  que  la  philosophie  moderne  a 
{)lacé  au  cœur  de  nos  jeunes  générations.  Venise  a  honoré  le 
peintre  étranger  ;  la  pauvre  ville!  elje  n'a  pas  fait  à  Robert  un 
cortège  de  seigneurs  puissans ,  de  grands  artistes  ,  un  cortège 
éblouissant  de  brocard,  d'or ,  de  pierreries ,  comme  elle  pouvait 
le  faire  au  temps  de  sa  fortune ,  parce  qu'elle  n'a  plus  aujour- 
d'hui que  des  haillons  et  des  chaînes  :  mais  elle  l'a  honoré  de 
tout  cœur,  avec  les  larmes  de  la  douleur  vraie,  avec  ses  reli- 
gieuses (radilions  de  respect  pour  le  talent. 

lu  jeune  poule,  Amédée  Gratiot,  vivement  frappé  de  cette 
mort  fatale,  qu'on  n'a  même  pas  la  consolation  d'ap|»eler  injuste, 

29. 


342  REVUE  DE  PARIS. 

nous  a  communiqué  les  impressions  qu'il  a  traduites  aussitôt 
qu'éprouvées.  Nos  lecteurs  nous  sauront  gré  de  leur  avoir  donné 
ces  vers  : 

I 

Quoi?  Mort.  Quoi?  Le  matin ,  Venise,  qui  s'éveille, 
Heureuse  du  triomi)he  et  des  couronnes  d'or 
Que  pour  le  jeune  artiste  elle  tressait  la  veille, 
Vient  d'entendre  luie  voix  crier  à  son  oreille  : 
Ton  Léopold  Robert  est  mort  ! 

Déjà  mort  !  —  A  cet  âge  où  tout  est  joie  et  fête , 
Age  des  longs  espoirs  et  des  longues  amours; 
Comme  eût  fait  un  vieillard  tout  meurtri  de  tempête . 
En  se  voilant  le  front  il  a  courbé  la  tête  , 
Et  s'est  endormi  pour  toujours. 

La  terrible  agonie  !  et  nul  dans  sa  demeure 
N'est  venu  lui  parler  de  gloire  et  d'avenir  ; 
Et  nulle  femme,  hélas  !  qui  s'agenouille  et  pleure , 
N'a  tendu  vers  l'artiste,  à  cette  dernière  heure. 
Ses  deux  bras  pour  le  retenir  ! 

Vous  lui  restiez  pourtant,  cieux  purs  de  l'Italie , 
Nature  harmonieuse  où  Pâme  aimo  à  s'ouvrir , 
Et  chant  de  gondolier  pleins  de  mélancolie  , 
Et  doux  épanchemens  du  soir  où  tout  s'oublie , 
Tout,  — excepté  qu'on  veut  mourir. 

La  destinée  humaine  est  un  sombre  mystère. 
Cet  homme  qui  se  tue,  et  qui  ne  se  plaint  pas , 
Enchaîné  nuit  et  jour  à  soivlabeur  austère, 
A  vu ,  jeune  qu'il  est,  plus  d'un  grand  de  la  terre 
Lui  venir  parler  chapeau  bas. 

Mais ,  se  sentant  brûler  d'une  plus  nol)Ie  flamme , 
Il  a  pris  en  dédain  la  terre ,  et ,  sans  effroi , 
Comme  un  fils  exilé  que  son  père  réclame  , 
A  ton  ame ,  ô  mon  Dieu ,  retrempant  sa  belle  ame , 
L'artiste  est  remonté  vers  toi  ! 


REVUE  DE  PARIS.  ô43 

II. 

Qu'est-ce  donc  que  ce  monde  où  nul  ne  peut  plus  vivre  ? 

(Juel  vertige  est  dans  l'air?  ([uel  poison  nous  enivre  ? 

Où  courons-nous?  Mon  Dieu,  vous  le  savez, là-haut. 

Votre  soleil  à  vous  est  toujours  jeune  et  cliaud , 

Votre  ciel  toujours  pur ,  vos  forêts  toujours  vertes  : 

Mais  nos  âmes  à  nous  sont  froides  et  désertes  , 

Car  nous  ne  croyons  plus ,  et  s'il  nous  reste  encor 

Un  Dieu  que  nous  puissions  aimer,  —  ce  Dieu ,  c'est  l'or. 

A  travers  les  cent  bruits  des  grandes  capitales , 

La  mort  jette  en  riant  des  semences  fatales  ; 

L'enfant  qui  manque  d'air,  et  qu'un  doute  a  flétri , 

Se  tue ,  en  blasphémant  le  sein  qui  l'a  nourri  ; 

La  femme  foule  aux  pieds  son  divin  sacerdoce 

De  prière  et  damour ,  et  le  vice  est  précoce. 

Artiste,  n'est-ce  pas ,  tu  croyais  à  l'amour  ? 

Quand  ton  œuvre  était  faite  et  quand  baissait  le  jour, 

Tu  l'en  allais ,  rêvant ,  le  long  des  vertes  Iles 

Et  demandant  aux  bois  d'orangers  leurs  asiles 

Les  plus  mystérieux. . .  Mais  on  a  méconnu 

Le  rayon  qui  brillait  sur  ton  front  pâle  et  nu, 

N'est-ce  pas!  Une  femme,  audacieuse  et  folle  , 

A ,  d'un  baiser  menteur ,  brisé  ton  auréole  ? . . . 

Puis  alors  tu  vis  clair  ,  et  tu  compris  comment 

Chaque  pas  dans  la  vie  est  un  enseignement. 

Ton  front  devint  plus  sombre ,  et  ton  ame  chagrine 

Se  surprit  à  pleurer  au  fond  de  ta  poitrine. 

Ce  soir-là  tout  fut  dit ,  et  Ton  te  trouva  mort 

Un  matin.  — 'Léopold  Robert ,  c"et  lu  le  sort  : 

L'artiste  meurt,  la  foule  au  crime  s'habitue. 

III. 

Oh  !  malheur  à  ce  siècle  où  l'artiste  se  tue .' 

—  Nous  consignons  ici ,  en  ayant  bien  soin  de  l'exclure  de  la 
partie  fashionable  de  cette  chronique,  une  soirée  où  la  frisure 
elle  col  de  M.  Etienne  ont  joué  un  grand  rôle.  Toutes  les  nuances 


Ô44  REVUE  DE  PARIS. 

(riiulustrie,  toutes  les  variétés  d'élégance,  iramusement ,  ont 
fondé  depuis  quelques  années  des  lieux  de  réunion,  des  cercles , 
des  clubs.  Or ,  de  même  qu'il  s'est  institué  à  Paris  une  société 
|)our  l'encouragement  des  races  de  chevaux  qui  prend  le  nom 
dejockei's  club ,  de  même  nous  avons  à  signaler  la  fondation 
d'un  dominons  club ,  dont  nous  espérons  donner  bientôt  tous 
les  statuts  ;  nous  n'en  connaissons  que  les  principaux  ;  les  voici  : 

M.  Etienne  est  président  à  vie  du  dominons  club. 

Pour  être  simple  memiire,  il  faut  : 

Avoir  un  certificat  du  maître  du  caK'  du  Commerce,  portant 
quinze  ans  d'exercice  du  jeu  de  domino  ; 

îîoire  d'un  trait  six  bouteUles  de  bière  ou  de  cidre,  au  choix  ; 

Avoir  composé  au  moins  deux  opéras  comiques  sous  l'empire 
DU  les  dix  premières  années  de  la  restauration,  attendu  que  de- 
puis lors  le  genre  est  tombé,  et  que  le  Constitutionnel  ne  doit 
«es  débâcles  successives  qu'à  la  chute  dudil  genre ,  et  parce  que 
les  grandes  choses  se  tiennent  par  la  main  ;  ou  bien  avoir  écrit 
cin((  articles  ou  cinq  annonces  au  moins  dans  ledit  Constitu- 
tionnel ,  journal  des  commerces  littéraires  et  politiques  , 
<ie  M.  Etienne. 

Les  réunions  ont  lieu  trois  fois  par  semaine,  au  café  du  Com- 
merce, place  de  la  Bourse,  et  les  bureaux  seront  renouvelés d'a- 
j»rès  un  concours  qui  aura  lieu  sous  les  yeux  du  président. 

On  n'est  reçu  aux  réunions  qu'avec  des  cheveux  frisés  et  un 
grand  col  et  les  mains  dans  les  poches ,  tenue  qu'affectionne  le 
président. 

Le  membre  vainqueur  du  concours  a  le  droit  de  porter  à  sa 
i)Outonnièie  un  domino  d'argent. 

Quand  un  membre  vient  à  décéder,  on  grave  un  domino  sur 
sa  tomije  et  Ton  voile  le  double  si.v  pendant  un  mois. 

Mais  pour  revenir  à  la  soirée  en  question,  M.  Etienne  en  a 
fait  les  délices.  Il  a  joué  d'un  instrument  qui  imite  A  ravir  le 
chant  du  Rossignol  si  bienfaitpour  nous  plaire,  et  fait  j)ré- 
céder  ce  concerto  d'un  avis  salutaire  sur  la  manière  de  s'en 
servir. 

Le  Constitutionnel  a  gardé  un  silence  plein  de  modestie  sur 
re  raout  où  l'on  rencontrait  l'élite  des  joueurs  de  domino  ,  de 
loto,  de  dames,  d'oie  et  de  i)iquet  de  Paris.  Mais  en  revanche,  il 
<t  iMd)lié  un  feuilleton  ,  un  feuilleton  scintillant  comme  une  an- 


Ill'VUE  DE  PARIS.  345 

nonce  Reinfjanum  sur  le  [jenre  de  ropéra-comiijiie  en  général, 
<?t  le  Joconile  de  M.  ÉUeniie  en  pai-liculier. 

Si  je  n'étais  déjà  si  envieux  de  Jôcoiulc,  je  le  serais  liorrible- 
meul  de  ce  feuillelon  ;  mais  on  ne  peut  avoir  toutes  les  jalousies. 

— STEEPi.E  ciiASE. —  ,Ieudi  dernier,  la  roule  d'Orléans  présen- 
tait l'aspect  d'un  pèlerinage,  d'une  joyeuse  émigration.  Des  til- 
burys, des  cabriolets,  des  calèches  à  quatre  chevaux,  et  en 
demi-Daumont.  des  tandens,  des  cavaliers  brillans,  se  rendaient 
ile  Paris  à  la  croix  de  lîerny,  premier  relai  de  i)Oste.  De  tous  les 
environs  arrivaient  au  même  endroit  des  fermiers  en  carrioles  , 
des  lionimes  en  blouses,  montés  sur  des  chevaux  que  Cervantes 
a  nounnés  rossinantes  et  dont  l'espèce  se  retrouve  dans  celte 
cavalerie  de  Mina  dont  les  charges  fatiguent  tant  le  général 
iispagnol,  quand  il  la  commande  en  personne  :  ce  grand  déi)la- 
cement  de  population  élégante  et  rurale  était  motivé  par  l'an- 
nonce d'un  grand  Steeple  Chase  comme  celui  qui  a  illustré , 
lan  dernier,  le  vallon  de  Verrières.  A  l'heure  indiquée ,  une 
doul>le  haie  de  voitures  s'était  rangée  sur  les  deux  côtés  de  la 
limite,  dont  un  fossé  plein  d'eau  et  large  de  douze  pieds  rendait 
l'abord  difficile  et  périlleux. 

Le  ciel  était  pur  et  beau  comme  aux  îles  d'Hyères  ;  le  soleil 
ranimait  ces  teints  de  jeunes  femmes,  un  peu  chiffonnés  par  les 
bruyantes  veilles  de  l'hiver;  il  n'y  a  pas  de  cosmétique  plus 
efficace  sur  un  jeune  visage  que  le  grand  air  et  le  mouvement 
delà  loute.  Les  allées  et  venues  des  parieurs,  les  cris  desgi'ooms 
et  des  postillons  ,  l'ébahissement  des  i)aysans  de  la  banlieue ,  en 
un  mot,  tous  les  apprêts  de  cette  fête  l'ont  rendue  complète  et 
pittoresque  dans  ses  moindres  détails.  Le  rendez-vous  central , 
l'état-major  du  Steeple  Chase  était  à  l'auberge  du  Bœuf  cou- 
^•o««c.- cherche  qui  voudra  roriginedecetteenseigne,  bête  comme 
toute  enseigne.  C'est  lùqueselenaitla  bourse  des  paris,  que  s'habil- 
laient [esconcurrens,que  leurs  chevaux  étaient  sellés:  pourles  voir 
passer,  les  admirer,  leur  parler,  les  toucher,  une  foule  de  curieux 
de  tout  âge  et  de  tout  sexe,  A  pied,  à  cheval,  se  pressait,  se  meur- 
trissait devant  celte  auberge  :  le  moment  delà  course  ayant  été  dif- 
féré dune  heure  et  demie,  il  a  fallu  remplir  cet  espace  de  temps  par 
des  intermèdes  de  circonstance.  Les  uns  se  sont  fait  écraser  les 
pieds  par  le  sabot  des  chevaux  ;  des  voitures  accrochaient  leurs 
moyeux ,  croisaient  leurs  timons  comme  des  lances  ;  des  cava- 


Ô4G  REVUE  DE  PARIS. 

liers  essayaient  de  franchir  de  tout  petits  fossés,  et  s'éclabous- 
saient jusqu'aux  oreilles  ;  quelques-uns  plus  généreux  se  lais- 
saient choir  pour  provoquer  des  rires  universels;  car  en  Franco 
et  partout ,  on  rit  quand  on  voit  quelqu'un  tomber;  des  enfans 
consommaient  la  destruction  totale  de  leurs  pantalons  délabrés 
])ar  la  misère  ,  en  montant  sur  des  arbres ,  au  mépris  de  deux 
gendarmes  qui  se  tuaient  de  leur  dire  :  Voulez-vous  descendre 
(le  de  là!  Ces  protecteurs  de  l'ordre  étaientsoutenus  dans  leurs 
pénibles  fonctions  et  dans  leurs  égaremens  de  langage  par  un 
maire  de  la  localité  qui  avait  coiffé  son  chef  d'un  chapeau  à  trois 
cornes  et  sanglé  son  agreste  redingote  brune  d'une  écharpe 
tricolore.  Fanité  de  costume!  dirait  M.  Peyre ,  le  député. 

Enlin,  à  quatre  heures,  on  est  entré  dans  la  question,  c'est-à-dire 
qu'à  six  cents  pas  on  a  vu  venir  du  moulin  de  Mignol,et  ])oindre 
sur  le  pré  qui  verdoyait,  un  cavalier,  puis  deux,  trois,  quatre. 

Voici  leurs  noms  et  l'ordre  d'arrivée  : 

M.  de  Vaublanc,  montant  sa  jument  Maifly;  M.  Allouard, 
montant  Conterpart,  appartenant  au  prince  de  la  Moskowa  ; 
M.  de  Normandie,  montant  son  cheval  ;  M.  Gipson,  Anglais,  mon- 
tant Tram  ,  à  M.  de  Greffulbe  ;  M.  d'Hinnisdal ,  dont  le  cheval , 
appartenant  ù  M.  Rondeau  de  Courcy,  était  tombé  au  premier 
obstacle, n'est  pas  arrivé:  heureusement  M.  d'Hinnisdal  n'a  pas 
été  blessé.  M.  de  Vaublanc  a  obtenu  un  grand  avantage  de  vi- 
tesse, et  tout  le  monde  a  admiré  l'admirable  facilité  avec  laquelle 
M.  de  Normandie  a  franchi  le  dernier  fossé. 

Une  poule  avait  été  faite  par  les  cinq  concurrens  ;  chacun  y 
avait  contribué  pour  SOO  francs. 

Cette  fête  équestre  a  parfaitement  réussi  dans  toutes  ses  con- 
ditions. 

Elle  avait  attiré  le  monde  le  plus  élégant,  et  pas  un  accident 
grave  ne  l'a  troublée. 

—  CIRQUE  OLYMPIQUE.  —  LA  TRAITE  DES  NÈGRES.  —  FrailCOni 

a  tranformé  ses  grognards  en  pirates  ,  en  écumeurs  de  mer ,  en 
négriers ,  de  même  que  Napoléon  fit  un  jour  des  fantassins  avec 
ses  marins  de  la  garde.  Il  a  démonté  ses  redoutes,  porté  ses  ca- 
nons à  bord  d'im  brick  armé  en  course,  et  fait  à  grands  coups 
d'espingole  un  plaidoyer  en  faveur  des  nègres  ;  et  il  faut  le  dire  , 
ce  plaidoyer  bruyant ,  brutal  comme  la  poudre  ,  était  plus  at- 
tendu, plus  désiré  que  la  philantropique  homélie  de  M.  Isambert, 


REVUE  DE  PARIS.  347 

le  (l«^fenseur-né  de  toutes  les  peaux  d'un  blanc  équivoque.  On  a 
vu  souvent,  |>ar  un  délicat  procédé,  ries  théâtres  rivaux  s'en- 
tendre pour  rei)résenter,  le  même  Joui' .  deux  ouvrages  composés 
sur  le  même  sujet  ;  témoin  les  deux  père  Goriot  .  de  Vaude- 
ville et.  des  Variétés.  Le  même  accord  entre  le  Cirque  el  la 
chambre  des  députés  nous  a  donné ,  à  un  jour  seulement  d'in- 
tervalle, la  discussion  du  crédit  de  la  marine  et  la  traite  des. 
nègres  ,-la  discussion  a  servi  de  prospectus  au  niimodraine,  et 
le  mimodrameesl  venu  en  aide  à  M.  Isambert. 

La  capitaine  Léonard ,  négropliile ,  négromane  ,  négrolàlre, 
comme  ne  l'est  pas  même  M.  Isam])ert,  a  été  forcé  de  prendre 
à  son  bord  une  cargaison  de  nègres  ;  chemin  faisant ,  ces  es- 
claves témoignent  le  plus  grand  désir  de  recouvrer  la  liberté. 
Cela  est  assez  naturel,  vu  l'état  de  gêne  oii  l'on  tient  les  nègres 
dans  un  vaisseau  ;cela  est  même  pardonnable  à  ces  pauvres  dia- 
l)les,  comme  aux  moutons  empilés  dans  des  claies  au  marché  de 
Sceaux,  comme  aux  hannetons  que  les  petits  prolétaires  de 
Paris  emmagasinent  dans  un  bas  de  laine  ,  comme  aux  jeunes 
chats  que  les  tondeurs  du  Pont-Neuf  enfouissent  dans  une  cage. 
Mais  ce  qui  est  peu  naturel  et  peu  pardonnable ,  c'est  la  bonho- 
mie du  sieur  Léonard  ,  qui  donne  la  clef  des  mers  à  la  cargaison 
noire,  la  place  délicatement  sur  les  chaloupes,  et  fait  échouer  son 
lirick.  En  bonne  justice  maritime  .  Léonard  devrait  être  fusillé. 
On  le  dégrade  simplement-,  il  déblatère  contre  la  société  en  gé- 
néral, et  lui  jure  haine  à  mort.  La  reconnaissance  est  allée  se 
placer  sous  l'épiderme  huileux  de  Barckam,  le  chef  des  esclaves 
délivrés  par  Léonard  ;  et  un  beau  soir,  sur  le  pont  d'un  navire 
anglais,  trente  hommes  armés,  rampans,  silencieux  ,  et  noirs 
comme  des  sangsues,  se  glissent  auprès  des  hommes  de  quart, 
les  égorgent,  et  donnent  à  leur  libérateur  le  commandement 
du  vaisseau  capturé,  qui  va  désormais  arborer  un  pavillon  noir, 
et  s'appeler  la  .li  stice.  A^oilà  un  é<[uipage  de  corsaire! 

Par  une  suite  d'iucidens  tellement  intéressans  qu'ils  ont  ab- 
sorbé notre  attention,  Darckam  retourne  dans  sa  patrie,  auprès 
du  roi  des  nègres.  Celui-ci  est  un  homme  entreprenant,  guerrier 
et  coquet,  qui  a  besoin  de  sabres ,  de  pistolets  et  de  petits  mi- 
roirs. 11  vent  acheter  tous  ces  olijcts  à  des  négriers,  moyennant 
une  partie  d'esclaves,  et,  n'ayant  pas  un  nombre  suifisant  de 
prisonniers,  bat  monnaie  avec  ses  propres  sujets.  Rarckam  se 


348  REVUE  DE  PARIS. 

trouve  compris  dans  la  livraison  et  enchaîné  à  un  poteau, 
avec  son  vieux  père  dont  la  tête  commence  à  grisonner  et  offre 
déjà  l'aspect  d'un  gros  pruneau  de  Tours  passé  au  sucre.  11  est 
bientôt  délivré  jtar  Léonard  et  son  équipage,  qui  livrent  bataili<' 
au  roi  marchand  de  chair  noire  et  aux  négriers  ses  acheteurs. 
Dans  celte  immense  bagarre,  Barckara  voit  tuer  à  ses  côtés  son 
vieux  père,  dont  la  tête  est  aplatie  par  un  coup  de  crosse.  Pour 
modifier  la  métaphore,  cette  tête,  ci-dessus  comparée  à  un 
pruneau,  ne  ressemble  i)lus  qu'à  une  poire  tapée. 

Il  faut  avouer  que  jusqu'à  i)réseut  la  question  nègre  n'a  pas 
fait  un  pas,  et  (|ue  M.  Isambert  n'est  pas  débordé.  Nous  avons 
un  guet-apens  suivi  de  meurtre,  commis  par  les  esclaves  sur 
un  équipage  anglais  ivre  et  endormi;  nous  avons  encore  un  roi 
nègre  qui  vend  les  hommes  de  sa  couleur  et  ses  sujets,  au  besoin; 
et  pourtant  ce  roi  affiche  de  grands  sentimens  religieux.  Tout 
à  l'heure  il  s'inclinait,  avec  son  peuple,  devant  la  sainte  image 
d'une  grenouille  de  bois.  Le  bon  goût  de  sa  toilette,  la  coupe 
de  son  manteau,  le  prolongement  candide  de  son  museau  et  ses 
belles  manières  de  prince  grenouillicole  nous  donnaient  meil- 
leure opinion  de  son  humanité.  Mais  Barckam  va  l)ienlôt  réha- 
l)iliter  sa  race. 

A  fond  de  cale  du  corsaire  la  Justice  se  trouve  un  eimemi 
personnel  de  Barckam  ;  c'est  un  noir  méchant,  traître  ,  insup- 
|)ortable  comme  son  nom  de  Maffouc.  Barckam  désire  qu'il  soit 
fusillé;  et  il  est  fusillé.  11  reste  encore  un  prisonnier,  autre  ennemi 
personnel  de  Barckam  ;  c'est  un  blanc,  un  négrier,  bon  diable  , 
joueur  dissipé,  insignifiant  comme  son  nom  de  Frédéric.  Barckam 
désire  qu'il  soit  fusillé ,  et  il  n'est  pas  fusillé.  Pourquoi  ne  pas 
donnera  ce  bon  nègre  tout  ce  qu'il  demande?  il  me  semblequ'un 
nègre  n'a  qu'à  parler  et  qu'il  doit  être  fait  selon  sa  volonté.  Mais 
c'est  le  propre  frère,  le  frère  négrophobe  de  Léonard  le  capitaine 
négrophile  du  corsaire.  Barckam  réclame  ,  s'indigne,  s'insurge 
et  finit  par  entendre  raison.  Voilà  un  beau  trait  de  couleur. 

Le  corsaire  est  rencontré  par  le  navire  négrier  dont  l'équi- 
page fut  si  subitement  attaqué  par  Léonard.  Un  combat  est 
inévitable.  Branle-bas  général!  canonniers  à  vos  pièces!  Les 
deux  ennemis  sont  face  à  face, qui  se  crachent  des  balles  et  des 
boulets.  Pendant  que  des  lueurs  mortelles  éclairent  l'embrasure 
des  saboids,  des  manœuvres  hardies  rapprochent  ou  éloignent 


REVUE  DE  PARIS.  340 

A  propos  le  navire  à  qui  est  deslinée  la  victoire.  Un  abordage 
furieux  précipite  sur  le  pont  du  ntjîrier  des  corsaires  hérissés 
de  haches,  de  pistolets  et  de  tromhlons  ;  un  nuage  de  fumée 
chaude  et  transparente  enveloppe  dans  ses  replis  ondulés  cette 
scène  de  carnage,  dans  laquelle  se  dessinent  des  profils  de  nègres, 
des  sabres  à  larges  lames,  des  fusils  enjoué.  Aux  vergues,  dans 
les  haubans,  se  balancent  des  mousses,  des  matelots  négriers 
et  pirates,  qui  ont  préféré  aux  rigueurs  de  l'uniforme  le  pitto- 
resque du  costume  de  fantaisie.  Aussi  voit-on  de  larges  têtes 
de  matelots  envahies  par  les  cheveux  et  la  barbe,  couvertes  de 
chapeaux  à  grands  bords.  Les  jambes  et  les  bras  nus,  le  poi- 
gnard aux  dents,  l'espingole  à  la  main,  ces  forbans  courent 
partout  où  il  y  a  une  balle  à  envoyer,  un  lioulet  à  loger.  Les  noirs 
prennent  part  au  carnage  et  concourent  à  l'ensemble  de  cet 
admirable  tableau.  Enfin  la  lutte  cesse;  car  le  terrain  vient  à 
manquer  sous  les  pieds  de  l'un  des  deux  adversaires.  Le  brick 
la  Justice  est  vainqueur  ;  il  a  déchiré  le  flanc  de  son  ennemi , 
éventré  ses  voiles,  rasé  ses  mâts,  broyé  ses  canons,  égorgé  ses 
hommes;  le  négrier  est  coulé  bas  ;  enseveli  dans  un  linceul  de 
fumée,  il  s'abîme  dans  les  flots  de  l'océan,  au  bruit  terrible  du 
canon,  aux  cris  de  joie  féroce  de  l'équipage  victorieux. 

Ce  récit  n'a  pas  la  prétention  de  traduire  les  émotions  que 
cette  scène  produit  sur  les  spectateurs.  Quand  même  les  mots 
de  la  langue  laudalive  ne  seraient  pas  émoussés,  ils  ne  pour- 
raient faire  comprendre  tout  le  grandiose  de  ce  combat  naval, 
.lamais  l'art  du  décorateur  n'a  été  poussé  si  loin  ;  car  il  ne  s'agit 
pas  d'un  vaisseau  vu  de  profil ,  de  trois  quarts  ou  de  face,  d'un 
vaisseau  dont  la  proue  entre  dans  la  coulisse ,  dont  le  mât  se 
perd  dans  les  frises  du  rideau  ;  mais  d'un  vaisseau  véritable, 
tout  entier,  manœuvrant  avec  tout  son  équipage  sur  le  pont, 
faisant  feu  de  bâbord  et  de  tribord.  Par  une  invention  dont  i! 
n'y  a  pas  d'exemple  au  théâtre ,  ce  navire ,  qui  a  trente-sept 
pieds  de  long ,  exact  et  complet  dans  toutes  ses  parties ,  est 
agité  par  un  mouvement  continuel  de  roulis  et  de  tangage,  et 
vire  de  bord  pour  faire  feu  de  toutes  ses  batteries.  C'est  l'idéal 
de  l'illusion  théâtrale;  c'est  une  deces  merveilles  comme  savent 
en  trouver  les  directeurs  du  Cirque ,  hommes  honnêtes  et  con- 
sciencieux, les  seuls  qui  donnent  au  pul)lir  ce  iiu'ilspromeltent, 
et  souvent  plus  qu'ils  n'ont  promis. 

30 


350  REVUE  DE  PARIS. 

Ce  dernier  tableau  n'est  pourtant  pas  le  seul  qui  ait  coûté 
des  efforts ,  du  travail  et  de  rintelligence  ;  l'acte  du  ballet  est 
charmant  ;  la  lutte  et  les  danses  des  jonp,leurs  noirs  ont  surpris 
par  leur  bizarrerie  et  par  leur  couleur  toute  nouvelle  et  peut- 
être  locale.  11  est  impossible  de  voir  rien  de  plus  amusant  que 
ces  poses  grimaçantes ,  ce  cliquetis  de  bâtons  et  ces  tours  de 
force.  Ce  ne  sont  plus  les  nègres  du  vieux  mélodrame ,  disant: 
maître  à  vioi!  parlant  les  doigts  en  Tair  ;  mais  des  vrais  nè- 
gres ,  hal)illés  d'après  les  dessins  de  voyageurs  dignes  de  foi. 
La  musique  de  ce  ballet  est  pleine  d'originalité  et  de  mouvement. 
On  peut  prédire  à  la  Traite  des  Roirs  un  des  ces  succès- 
monstres  comme  on  n'en  voit  plus.  Le  public  sait  que,  pour 
cette  pièce ,  le  Cirque  a  dépensé  un  argent  fou ,  et  il  se  hâtera 
de  rembourser  le  Cirque. 

Heureux  Franconi,  toutes  les  gloires  vous  sont  réservées: 
vous  avez  commandé  nos  armées  de  terre ,  conduit  nos  soldats 
en  Russie,  en  Egypte ,  en  Espagne  ;  vous  avez  gagné  sur  le 
champ  de  bataille  vos  grades  de  généraux ,  de  maréchaux  de 
France,  il  y  a  place  pour  vous  à  présent  dans  les  rangs  de  la 
marine.  L'honneur  de  notre  pavillon  vous  est  confié.  A  parlir 
d'aujourd'hui ,  vous  avez  des  amiraux  dans  la  famille. 

Sur  les  débris  du  navire  négrier ,  au  milieu  des  Hols  encore 
furibonds ,  un  acteur  est  venu  nommer  les  auteurs  de  la  Traite 
DES  Noirs  :  MM.  Desnoyers  et  Alboise  ;  les  décorations  sont  de 
MM.  Philastre  et  Cambon  :  le  ballet  ,  de  M.  Paul  ;  la  musique, 
de  M.  Francastel  :  on  a  voulu  savoir  le  nom  du  machiniste ,  et 
le  même  acteur  a  proclamé  M.  Sacré  ;  c'est  le  quart  d'un  bon 
juron  de  matelot. 

—  (Tpéra.  —  Représentation  au  bénéfice  de  M^i"  Taglioni. 
—  Brésilia.  —  Un  parterre  converti  en  stalles  d'un  louis, 
dru  ,  compact  comme  un  parterre  à  deux  francs ,  quatre  rangs 
de  loges  encombrées  de  toilettes  éclatantes ,  couronnés  d'un 
amphithéâtre ,  ce  jour-là  trop  étroit,  où  se  heurtaient  des  têtes 
foulées  comme  des  grains  de  raisin  dans  un  pressoir,  voilà 
l'aspect  pittoresque  de  cette  soirée.  Le  résultat  matériel  de  cette 
représentation,  23,000  fr.  de  recette;  il  y  a  de  quoi  donner  du 
jarret  à  un  danseur  de  plomb;  je  connais  même  des  gens  qui 
sauteraient  bien  haut  pour  la  moitié.  Si  M""  Taglioni  ne  nous 
avait  pas  habitués  à  ses  merveilles,  Hle  aurait   pu  trouver  de 


REVUE  DE  PARIS.  351 

Srands  stimulans  dans  cet  hommage  du  publie,  qui  a  tant  de 
peine  ;^  traduire  ses  admirations  en  billets  de  banque.  Pour 
pr'océder  par  ordie  et  par  la  méthode  de  l'affiche,  nous  dirons 
que  Féréol,  l'acteur  quia  toujours  froid  ou  peur,  a  été  peureux 
î»  ravir  dans  le  premier  acte  de  la  Dajie-Blaivche  ,  que  Isourrit 
a  été  gracieux,  et  M'»"  Dorus-Gras  assez  l'aible,  et  qu'en  somme 
celle  musique,  si  spirituelle  et  si  caressante,  a  produit  une 
sensation  très  agréable. 

Mais  la  seconde  partie  musicale  de  ce  spectacle  coupé  en 
deux,  moitié  chant,  moitié  danse,  doit  laisser  un  mémorable 
souvenir.  Il  a  été  possible  à  Rossinide  rencontrerdes  exéculans 
qui  rendissent  partiellement,  et  avec  des  moyens  incomparables, 
quelques-uns  des  rôles  qu'il  a  écrits.  Jamais  pourtant  on  n'a 
pu  atteindre  à  cette  perfection  d'ensemble  ,  à  celte  puissance 
des  masses  dont  les  artistes  de  l'Opéra  se  sont  piqués  mercredi 
dernier.  Ils  semblaient  se  faire,  il  est  vrai,  une  question 
d'amour-[)ropre  de  rendre  avec  éclat  cette  musique  dont  ils 
étaient  sevrés  depuis  si  long-temps.  M"»  Falcon  surtout ,  que 
nous  regrettions  naguère  de  ne  pas  voir  dans  le  rôle  d'Anaï, 
nous  a  surpris ,  nous  devons  le  dire ,  par  les  belles  notes  qu'elle 
a  données  dans  ce  finale.  C'est  elle  qui  l'a  dominé,  et  non 
M.  Levasseur.  M.  Levasseur  ,  qui  a  un  si  bel  instrument ,  ne 
j)araît  pas  prendre  son  art  au  sérieux;  on  dirait  qu'il  s'ennuie  à 
chauler:  ce  que  d'autres  font  avec  ardeur,  lui  le  fait  avec 
paresse.  M"e  Falcon  peut  voir  ,  par  l'effet  qu'elle  a  produit  dans 
le  finale  de  Moïse  ,  coml)ien  nous  avions  raison  de  l'engagei", 
dimanche  dernier ,  à  pratiquer  la  nuisi(iue  des  grands  maîtres  ; 
et  la  direction  de  l'Opéra  ferait  mieux  d'employer  le  jeune  talent 
de  cette  cantatricedans  Moïse,  qu'il estde  son  devoir  de  remonter 
à  neuf,  et  de  nous  donner  tout  entier  ,  que  de  le  fatiguer  dans 
ce  déluge  de  notes  qu'on  appelle  la  Juive.  L'acte  de  Moïse  a  été 
représenté  une  seconde  fois  vendredi  dernier ,  aux  applaudisse- 
mens  de  tous  les  habitués,  qui  regrettaient  pourtant  d'entendre, 
dans  les  ensembles  ,  la  ventriloquie  de  M.  Wartel,  substituée  à 
la  voix  de  Nourrit. 

Toutes  les  fascinations  de  costumes ,  de  décors ,  de  danses , 
de  nudités  ,  avaient  été  réservées  pour  Rrésiua  et  le  bal  de 
(iiSTAVE',  car  on  ne  connaît  rien  de  moins  somptueux  que  la 
mise  en  scène  hâtive,  improvisée  ,  du  premier  acle  de  la  Dame 


55^  REVUE  DE  PARIS. 

jBLA^c^E  ,  si  ce  n'est  la  mise  en  scène  ressuscitée ,  poudreuse  et 
mangée  des  vers,  du  troisième  acte  de  Moïse.  Ces  comparses 
accoutrés  de  casaques  flottantes,  armés  de  sabres  fantastiques  , 
et  coiffés  de  cuvettes  dorées,  dont  l'intention  hiéroglyphique 
n'est  justifiée  par  rien  ,  atteslenlles  progrès  que  l'artdu  costume 
a  pu  faire  depuis  quelques  années.  Pourquoi  M.  Duponchel,  le 
célèbre  costumier  de  l'Opéra  ,  n'a-t-il  pas  porté  son  habile  main 
sur  ces  vieilleries  ?  M.  Duponchel  croit-il  indigne  de  lui  de  s'oc- 
cuper de  la  mise  en  scène  des  ouvrages  de  Rossini? 

lîRÉsiLiA  ,  dit  l'affiche  de  l'administration  ,  Brésila,  oii  lu 
Trihu  (les  Femmes ,  dit  le  livret  que  la  galanteriede  M.  Vérou 
fait  distribuer  h  ses  habitués ,  est  un  ballet  conçu  dans  le  sys- 
tème nouveau ,  dans  ce  système  qui  a  l)anni  les  singeries  de  la 
pantomime,  ôté  à  M.  Montjoie  ses  culottes  courtes  et  ses 
épaulettes  de  général ,  à  M""^  Legallois  ses  désespoirs ,  à  M.  Élie 
ses  niaiseries  amoureuses,  à  M.  Mérante  sa  paternité  musculaire, 
à  M'"<=  Monlessu  ses  lulineries  non  moins  musculaires  !  Ce  n'est 
donc  plus  un  ballet  d'action  ,  un  ballet  où  l'on  exprime  l'amour 
en  se  pressant  les  côtes ,  le  mariage  en  rapijrochant  les  deux 
index,  la  mort  en  précipitant  les  mains  vers  le  souffleur,  le 
bonheur  en  les  levant  en  haut,  l'espérance  en  montrantdu  doigt 
le  lustre  de  la  salle  ;  c'est  un  de  ces  ballets  flottans  dans  la 
vapeur  d'une  tradition,  rencontrés  dans  des  espaces  imaginaires. 
BRÉS1I.IA  est  un  épisode  de  l'histoire  supposée  d'une  peuplade 
inconnue  ,  gouvernée  par  une  reine  qui  n'existe  pas  plus  cjne 
les  grands-ducs  de  M"'"  de  Bawr,  et  qui  pourtant  ne  s'allie  pas 
à  des  familles  de  tailleurs;  dans  ce  pays-là  on  s'en  passe. 
M.  Taglioni  est  comme  Alexandre,  il  n'est  pas  à  l'aise  dans  le 
monde  connu;  il  lui  faut  des  mondes  nouveaux ,  qu'il  peuple  , 
arrange,  gouverne  de  la  façon  <pie  vous  allez  voir.  Une  peuplade 
de  femmes  américaines  s'est  réfugiée  dans  une  contrée  sauvage, 
défendue  de  tous  côtés  par  des  rochers  inaccessibles.  Elles  vivent 
en  paix  dans  cette  forêt  vierge  du  Brésil,  je  dirais  vierge  comme 
elles,  si  la  reine  dont  elles  reconnaissent  le  pouvoir,  n'était  une 
veuve  ,qui ,  privée  de  son  mari ,  tué  par  une  peuplade  voisine,  a 
«;hoisi  cette  retraite  pour  le  pleurer,  en  associant  à  sa  douleur 
quelques  centaines  de  femmes.  C'est  tout  simplement  une  espèce 
de  couvent  cham))être,  une  manière  de  prendre  le  voile  en  plein 
air,  de  se  cloîtrer  dans  vingt-cinq  lieues  carrées.  La  chasse,  l\ 


REVUE  DE  PARIS.  -353 

pècfie,  le  lir  à  l'arc  et  mille  autres  passe-temps  mutiles  à 
t'immérer,  remplissent  les  jours  de  cette  communauté  aux 
jambes  nues  ;  un  tombeau  renfermant  les  restes  du  mari  de  la 
reine  rappelle  seul  à  ces  sœurs  chasseresses  que,  par  delà  les 
rochers ,  il  existe  des  hommes ,  tant  est  miraculeuse  rhahileté 
ffouvernementale  de  cette  reine  à  plumes  rouges,  pour  étouffer 
des  idées  fatales  à  sa  puissance  et  à  son  projet  de  douleur  éter- 
nelle. ^ 

Que  deviendrait  au  bout  de  trente  ans  une  peuplade  ainsi 
constituée  ?.  Lu  n'est  pas  la  question  :  on  nous  la  dépeint  à  son 
aurore,  riche  de  jeunes  liUes  qui  tiennent  encore  un  serment 
téméraire.  Aussi  est-il  bien  hardi  ce  Zamore  qui  a  osé  franchir 
les  frontières  de  l'état  féminin  ,  et  venir  prendre  sur  le  front 
de  Brésilia  endormie  un  baiser  sans  façon  ,  comme  en  prend  un 
papillon  enivré  dans  le  calice  d'une  rose.  Ce  contact  illicite 
réveille  Brésilia  :  elle  veut  percer  l'intrus  d'une  llèche,  puis  se 
radoucit,  l'aime,  danse  avec  lui,  et  le  cache  dans  une  brous- 
saille  pour  le  dérober  à  la  vue  de  ses  compagnes  et  de  la  reine; 
mais  la  jalousie  de  iMéloé  a  découvert  sa  retraite.  Il  est  menacé, 
gardé  à  vue,  et  enfin  mis  au  concours  et  gagné  dans  une  lutte 
d'agilité ,  d'adresse  et  de  danse ,  par  Brésilia ,  qui  veut  à  l'in- 
stant même  donner  la  liberté  à  son  esclave.  La  reine  s'y  opjjose, 
parce  qu'elle  craint  de  laisser  connaître  le  secret  de  sa  retraite. 
On  procède  par  la  voie  du  scrutin  pour  saVoir  s'il  ne  vaut  pas 
mieux  se  défaire  de  Zamore  ;  mais  une  émeute  sérieuse  le  tire 
d'affaire.  Brésilia  compte  des  partisans  dans  la  i)euplade  ;  elle 
les  soulève,  et  tous  les  dissidens  en  assez  grand  nombre  aban- 
donnent dans  la  forêt  vierge  la  reine  veuve  et  la  jalouse  Méioé. 
Une  retraite  en  bon  ordre  est  ordonnée  par  la  iei)elle  Brésilia. 
Son  armée  se  retire  A  reculons ,  la  flèche  en  joue.  A  ce  moment 
un  arc  se  détend  (les  uns  disent  celui  de  M™"  Dupont,  d'autres 
celui  de  M"«  Duvernay  ) ,  et  une  flèche  va  se  planter  en  vibrant 
dans  la  cannelure  d'une  des  colonnes  voisines  de  la  loge  de 
M.  le  duc  d'Orléans.  Par  bonheur,  cet  épisode,  non  prévu  i)ar 
le  livret ,  n'a  occasioné  aucun  accident.  A  la  seconde  représen- 
tation, toutes  les  flèches  étaient  arrondies,  et  lord  Clenricarde, 
<|ui  occupait  vendredi  la  loge  du  prince  royal,  n'a  pas  couru  le 
danger  d'être  éborgné. 

Il  ne  faut  donc  considérer  Bkésilia  que  coaime  un  de  ces 


554  REVUE  DE  PARIS. 

cadres  fragiles  dans  lesquels  M.  Taglioni  possède  Tari  de  des- 
siner des  groupes  heureux ,  de  gracieux  quadrilles  au  milieu 
desquels  apparaît  la  ligure  poétique  de  sa  fille  M"»  Taglioni  a 
trouvé,  dans  les  ressources  inépuisables  de  sa  grâce  et  de  son  bon 
goût,  des  moyens  tout  nouveaux  :  on  se  rappelle  ce  coquet  ren- 
vei  sèment  qui  a  fait  la  fortune  du  premier  acte  de  i.a  Révolte  : 
il  ne  faut  pas  moins  admirer  un  pas  ti'és-original ,  dont  l'inven- 
tion lui  ap|)artient,  et  qu'elle  a  créé  pour  Brésiua;  c'est  une 
s:)rte  de  course  circulaire  et  terre  à  terre,  de  l'effet  le  plus  en- 
tîaînant. 

La  musique  du  ballet  nouveau  est  de  M.  le  comte  de  Gallen- 
berg,  comte  allemand,  célèbre  dans  son  pays  ,  qui  porte  dans 
son  blason  ime  clef  de  sol  sur  champ  d'azur  :  M.  de  Gallenberg 
a  composé  la  musique  de  soixante  dix  ballets ,  au  moins  :  sans 
juger  bien  sérieusement,  et  sur  une  seule  audition,  celle  de 
(îKÉsiLiA,  nous  pouvons  dire  qu'elle  a  semblé  gracieuse,  et 
surtout  rhythmée  avec  une  grande  intelhgence  des  nécessités 
chorégraphiques. 

Le  bal  de  Gustave  couronnait  dignement  le  spectacle.  On  lui 
avait  laissé  le  brillant  rococo  de  son  Olympe ,  son  frénétique 
galop  et  son  étourdissante  bacchanale  des  folies  ;  on  l'avait  en- 
richi d'une  surprise,  le  pas  nouveau  des  demoiselles  Elssler,  et 
d'une  singularité,  le  menuet  dansé  par  3I"«  Taglioni  et  Vestris. 
M""  Fanny  Elssler  a  été  jugée  dès  le  premier  jour  comme  une 
des  plus  jolies  danseuses  qu'on  ait  vues.  A  son  amour-proi)re 
de  femme,  c'est  un  compUment  de  mince  valeur  que  nous 
adressons  là.  En  général ,  la  beauté  intrinsèque  des  danseuses 
n'existe  que  dans  les  vaudevilles,  les  nouvelles ,  les  rêves  d'étu- 
dians  de  première  année  et  les  marchés  des  mères  de  théâtre. 
Comme  artiste,  elle  doit  aussi  faire  peu  de  cas  d'fune  telle  tlat- 
leric;  car  elle  a  d'autres  succès  à  espérer.  Sa  danse  vive,  pétil- 
lante ,  forte  et  gracieuse  à  la  fois ,  heureusement  entrecoupée 
de  poses  voluptueuses,  dont  l'admirable  complaisance  de  sa 
sœur  Thérèse  lui  permet  de  perfectionner  tous  les  détails,  a  mar- 
qué la  place  qui  lui  convient  et  assure  pour  long-lemi)s  la  fa- 
veur dont  elle  reçoit  les  témoignages.  La  toilette  des  deux 
sœurs  a  été  très-goùtée  :  les  papillons  qui  forment  leur  coiffure 
et  la  garniture  de  leurs  robes  produisent  un  effet  très-piquant 
et  très-original. 


REVUE  DE,  PARIS.  355 

Une  musique  lente  et  solennelle  nous  a  bientôt  fait  pressentir 
ce  classique  menuet  du  vieux  temps  dont  Veslris  avait  voulu 
pour  cette  fois  ressusciter  les  graves  révérences  et  les  respec- 
tueux tours  de  main.  Tout  le  monde  connaît  Yestris,  le  dernier 
<le  sa  race;  chacun  sait  que  c'est  un  vieillaid  sec,  nerveux, 
chaussé  en  escarpins  par  les  temps  de  dégel  ;  un  homme  qui 
n'a  pas  d'âge,  qui  a  peut-être  deux  cents  ans,  qui  en  vivra 
peut-être  quatre  cents;  le  comte  de  Saint-Germain  de  la  danse, 
((ui  a  tout  vu,  dansé  avec  tout  le  monde,  avec  la  cour  de 
Louis  XVI,  avec  les  femmes  demi-nues  du  directoire,  et  qui 
passe  encore  tout  son  temps  à  dresser  des  terpsichores  en  herbe, 
comme  dirait  le  Co>stititio^!vel  ,  que  les  épiciers  mêmes  ne 
veulent  plus  lire  qu'en  sacs  ou  en  cornets.  Vestris  est  entré 
costumé  à  la  Louis  XIV  ,  conduisant  M"-'  Taglioni,  poudrée, 
en  paniers,  en  talons  rouges,  costumée  à  ravir.  Ce  pas  de  menuet 
a  été  remarquable  par  la  tenue  décente  et  l'exquise  distinction 
de  M"c  Taglioni ,  et  l'élégance  de  grande  maison  dont  Vestris 
s'est  piqué  ;  tout  ce  travail  aristocratique  a  failli  être  com])romis 
par  une  cheville  rebelle  qui  ne  voulait  i)as  endurer  les  fricote- 
mens  de  l'autre  cheville,  et  qui  menaçait  de  refuser  son  concours 
à  l'équilibre  de  Vestris ,  mais  la  volonté  du  maître  de  la  machine 
a  fait  entendre  raison  au  membre  insurgé,  et  le  dernier  des 
Vestris  n'est  pas  tombé.  Une  pluie  de  bouquets  et  de  couronnes 
a  jonché  ces  planches  que  la  bénéficiaire  foulera  long-temps 
encore  de  son  pied  aérien,  et  sur  lesquelles  le  vieux  maître  est 
venu,  pourlui  rendre  hommage,  laisser  ses  dernières  empreintes. 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


André  (siii(e) .  par  Georges  Sang.  (Extrait  de  la  Revue 

des  Deux  Mondes) r> 

Les  masques  parisiens ,  par  André  Delrieu     .     ...     .     .  107 

Chronique  musicale,  par  Caslil-Dlaze 121 

Ilalie,iiar  Méry 127 

Le  Juge  de  son  honneur ,  par  Alphonse  Royer  ....  141 

Les  associations  littéraires ,  par  Auguste  Luchet  .  .  .  169 
Procès  comique  et  heureusement  terminé,  ou  le  Journal 

en  1745,  par  Jules  Janin 185 

La  peste  à  Marseille ,  par  Eugène  Guinot 211 

Peintres  contemporains,  par  Eugène  Sue 228 

Une  Grand'Mère  d'aujourd'hui ,  par  Clémence  Bailleul.  .  250 
Réflexions  sur  le  voyage  en  Orient.  M.  Lamartine  ;  par 

Nisard 251 

Peintres  contemporains  (20  article  ) ,  par  Eugène  Sue .     .  274 

Études  sur  Goethe 280 

Les  forçais  ,  par  Méry 294 

De  l'art  et  des  artistes  en   Belgique  ,    par  Roger  de 

Beauvoir 502 

De  la   réforme  de  la  comédie  ,   par  Gustave  Planche. 

(Extrait  de  la  Revue  des  Deux  Mondes)  ....  5ôô 

Chronique     .     .• 541