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Full text of "Revue de Paris"

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University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/v6revuedeparis1837brux 


REVUE 


DE  PARIS. 


REVUE 


DE  PARIS, 


EDITION    AUGÎIE^TEC 


DES  PRINCIPAUX  ARTICLES 
DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


TOME    SIXIÈME. 


JUILLET  1837. 


&V  MX  tiltS, 

SOCIÉTÉ   TYPOGRAPHIQUE  BELGE, 

ADOLPHE   WAHLEN   ET   GOMI»ie. 

1837 


LA  FEMME 

DE    QUARANTE    ANS. 


Suite  et  fin. 

Au  milieu  de  la  cohue  moitié  britannique  ,  moitié  parisienne 
qui  encombrait  l'appartement  de  mistriss  Lawinglon,  une  des 
premières 'personnes  qui  se  rencontrèrent  sur  le  passage  de  M.  de 
Pomenars  et  de  son  compagnon  fut  Edouard  de  Mornac.  Saisi 
d'une  panique  soudaine ,  le  jeune  homme  tenta  une  relraite  que 
la  cheminée  contre  laquelle  il  était  appuyé  ,  une  table  d'écarté  à 
droite  et  un  groupe  de  femmes  à  gauche  rendirent  impraticable. 
Se  voyant  dans  la  position  d'un  loup  pris  au  piège,  il  attendit  tête 
basse  son  oncle  qui  venait  droit  à  lui  ,  mais  dont  les  premières 
paroles  le  rassurèrent  autant  qu'elles  le  surprirent  par  leur  man- 
suétude inespérée. 

—  Tu  seras  donc  toute  ta  vie  un  écolier?  lui  dit  le  vieillard  , 
avec  une  sorte  d'ironie  indulgente.  Que  signifie  cette  ridicule 
école  buissonnière? 

—  Mon  oncle.... 

—  Tu  ne  veux  pas  te  marier  ?  n'en  parlons  plus.  Tu  sais  que 
ta  détermination  contrarie  mes  désirs  ,  et  lu  y  persistes  !  Soit  :  tu 
es  bien  averti  que  tu  le  fais  à  les  risques  et  périls  ;  mais  cela  n'é- 
tait pas  une  raison  pour  nous  fausser  compagnie  et  retarder  no- 
tre dîner  d'une  demi-heure... 

—  Croyez  que  je  suis  désolé Commandant,  j'espère  que 

vous  ne  m'en  voulez  pas?  répondit  Edouard  en  offrant  la  main 
à  Garnier,  qui  la  serra  traîtreusement  après  avoir  jeté  un  regard 
d'intelligence  à  M.  de  Pomenars. 

1. 


6  REVUE  DE  PARIS. 

—  Dans  ton  billet ,  tu  me  fais  de  fort  belles  phrases  sur  (on 
obéissance,  reprit  ce  dernier;  je  vais  la  mettre  à  l'épreuve.  Tu 
sais  qu'il  y  a  une  soirée  chez  madame  de  Marsenay  ;  y  manquer 
tous  deux  serait  un  procédé  qu'elle  ne  nous  pardonnerait  pas  : 
il  faut  que  tu  te  dévoues ,  car  je  ne  veux  pas  y  aller.  Je  viens  d'a- 
percevoir d'Anleil ,  madame  de  Boisgne  ;  en  un  mot ,  toute  ma 
partie  de  wisth,  et  je  cède  à  la  tentation.  Ainsi  donc  ,  monsieur 
l'obstiné  ,  prenez  ma  voilure  qui  vous  attend  ,  et  soyez  aimable 
pour  deux. 

—  J'y  vais  à  l'instant ,  mon  oncle  ,  s'écria  Mornac  ,  qui ,  dans 
sa  joie  d'en  être  quitte  à  si  bon  marché  ,  se  serait  mis  en  route 
pour  Saint-Pétersbourg. 

En  ce  moment,  la  figure  sérieuse  et  blême  d'un  quatrième  per- 
sonnage s'avança  par-dessus  l'épaule  de  Garnier,  en  adressant 
à  M.  de  Pomenars  un  de  ces  sourires  obséquieux  auxquels ,  au 
moins  autant  qu'à  la  souplesse  de  la  colonne  vertébrale  ,  se  re- 
connaît la  race  des  solliciteurs.  A  celte  intrusion  qui  menaçait 
de  compromettre  l'harmonie  de  sa  coiffure  ,  le  chef  d'escadron  se 
retourna  brusquement ,  et  se  trouva  nez  à  nez  avec  M.  de  Flama- 
reil.  Les  deux  hommes  se  regardèrent  un  instant,  et  restèrent  mu- 
tuellement fascinés  :  une  légère  contraclion  des  lèvres,  une  teinte 
blafarde  qui  sembla  décolorer  encore  sa  pâleur  habituelle  ,  tra- 
hirent seules  l'émotion  du  mari  d'Eudoxie  ;  moins  maître  que  lui 
de  ses  impressions  ,  l'officier  de  chasseurs  fit  en  arrière  un  mou- 
vement si  brusque  ,  que  le  contrecoup  g'en  fit  sentir  à  quelques 
pas  de  là  dans  la  foule  dont  le  groupe  était  entouré. 

—  Qu'avez-vous  donc,  commandant?  lui  demanda  Mornac, 
qui  avait  été  la  première  victime  de  ce  soubresaut. 

Garnier  lui  prit  le  bras  sans  répondre ,  et  l'emmena  dans  l'em- 
brasure d'une  fenêtre. 

—  Vous  connaissez  ce  monsieur  qui  parle  à  votre  oncle  ?  lui 
dit-il  alors  d'une  voix  émue. 

—  C'est  M.  de  Flamareil ,  répondit  Edouard,  avec  une  indif- 
férence affectée  ,  —  un  chef  de  division  du  ministère  des  finan- 
ces. Il  a  envie  d'être  nommé  dépulé ,  et  mon  oncle  l'appuie  de 
son  crédit  auprès  des  électeurs  de  Périgueux.  C'est  un  homme 
de  mérite. 

—  11  est  veuf  ?  reprit  le  commandant,  en  articulant  chaque  syl- 
labe comme  si  elle  l'eût  étranglé  au  pas  o^e. 


REVUE  DE  PARIS.  7 

—  Veuf!  Et  pourquoi  voulez-vous  qu'il  soit  veuf?  s'écria  le 
jeune  homme  ,  presque  troublé  de  cette  idée. 

—  Il  est  donc  remarié  ? 

—  Il  n'a  été  marié  qu'une  fois  dans  sa  vie. 

—  Ainsi  madame...  de  Flamareil...  n'est  pas  morte  !  balbutia 
l'officier  en  s'appuyant  contre  la  boiserie. 

Préoccupé  de  sa  position  d'amant,  Mornac  crut  que  le  comman- 
dant ,  mis  au  fait  par  M.  de  Pomenars  ,  amenait  la  conversation 
6ur  ce  chapitre  délicat,  dans  une  intention  de  raillerie  qu'il  ne  se 
sentit  pas  d'humeur  à  supporter. 

—  Je  suis  désolé  de  vous  quitter ,  répondit-il  d'un  ton  sec  ; 
mais  vous  savez  qu'il  faut  que  j'aille  chez  madame  de  Marsenay. 
A  propos ,  avez-vous  fait  ce  soir  votre  prière  à  l'étoile  d'Élise  ? 

Après  cette  petite  vengeance,  le  jeune  homme  tourna  sur  les 
talons ,  et  disparut  bientôt  à  travers  ia  foule  ,  en  laissant  son  in- 
terlocuteur immobile  dans  l'embrasure  de  la  fenêtre  ,  comme  un 
saint  dans  sa  niche.  Celui-ci  ne  sortit  de  cette  espèce  de  pétrifi- 
cation qu'en  entendant  à  la  hauteur  de  son  estomac  la  voix  ai- 
grelette de  M.  de  Pomenars. 

—  Eh  bien  !  que  faites-vous  là  sous  ces  rideaux  ?  lui  demanda 
le  vieillard  ;  il  y  a  un  quart-d'heure  que  je  vous  cherche.  Edouard 
est-il  parti? 

—  Parti ,  répéta  Garnier  d'un  air  distrait. 

—  Bien.  Maintenant  que  nous  sommes  débarrassés  de  lui,  ou- 
vrons la  tranchée.  La  dame  de  ses  pensées,  et  des  vôtres  bientôt, 
est  dans  l'autre  salon  ;  elle  donne  une  soirée  jeudi,  et  je  vais 
vous  faire  inviter.  Quoiqu'elle  me  déteste  cordialement  en  ma 
qualité  d'oncle  barbare ,  elle  me  ménage  et  sera  enchantée  de 
m'obliger.  Eh  bien  !  venez  donc. 

—  Oui,  allons,  répondit  le  commandant  avec  une  sorte  de 
véhémence  ;  j'ai  besoin  de  m'arracher  à  mes  souvenirs. 

—  Des  souvenirs  !  dit  M.  de  Pomenars ,  c'est  bon  pour  un 
vieillard  comme  moi  :  à  votre  âge  ,  on  doit  regarder  en  avant , 
jamais  en  arrière.  —  Tenez ,  reprit-il  lorsqu'ils  furent  arrivés 
dans  l'autre  salon  ,  vous  reconnaissez  là  ,  près  du  piano  ,  le  bon- 
net extravagant  de  mistriss  Lawington  que  vous  venez  de  saluer 
tout  à  l'heure  ;  eh  bien  !  voyez-vous  à  sa  droite  cette  femme  en 
robe  noire  et  en  turban  ?...  Regardez  ,  la  voilà  qui  se  retourne... 
Aie  !  vous  me  cassez  le  bras  !  Prenez  donc  garde  ! 


8  REVUE  DE  PARIS. 

Le  pelie  vieillard  arracha  son  coude  de  l'étau  dans  lequel  le 
broyait  convulsivement  la  main  de  l'officier  ,  et  regardant  celui- 
ci  d'un  air  piteusement  ébahi  : 

—  Tenez-vous  beaucoup  à  me  prouver  que  vous  avez  un  poi- 
gnet de  fer  ?  lui  dit-il  ;  malheureusement,  je  ne  peux  pas  en  dire 
autant  de  mes  os.  Quelle  frénésie  soudaine  !  Voilà  ce  qui  s'appelle 
prendre  feu  à  la  première  vue  !  Est-ce  d'Alger  que  vous  avez  rap- 
porté ce  tempérament  africain  ? 

—  Vous  dites  que  c'est  là....  la  femme....  dont  votre  neveu 
est  amoureux  ?....  demanda  Garnier  d'une  voix  entrecoupée,  en 
se  passant  la  main  sur  le  front  pour  en  essuyer  la  sueur  sou- 
daine. 

—  Elle-même  ,  répondit  M.  de  Pomenars,  qui  continuait  de  se 
frotter  le  coude;  mais  modérez  vos  transports  ,  et  attendez-moi 
là  ;  je  vais  négocier  votre  présentation. 

Aces  mots ,  le  vieillard  fit  un  pas  en  avant  ;  mais  il  se  sentit 
cloué  sur  place  par  la  main  du  chef  d'escadron. 

—  Je  me  présenterai  moi-même  ,  dit  ce  dernier,  dont  la  fi- 
gure flamboyait  comme  une  comète  ;  et  il  traversa  le  salon  d'un 
pas  qui .  sans  le  tapis,  eût  ébranlé  le  parquet.  Feuilletant  avec 
nonchalance  une  partition  ouverte  sur  le  piano,  madame  de  Fla- 
mareil  ne  le  vit  pas  venir;  avant  d'avoir  reconnu  l'homme  qui 
se  penchait  vers  elle  comme  pour  la  saluer  .  elle  reçut ,  à  bout 
portant ,  ces  paroles  .  qu'un  loup  ,  au  temps  où  les  animaux  par- 
laient, n'eût  pas  prononcées  d'une  façon  plus  carnassière. 

—  Si  je  n'en  meurs  pas,  fen  deviendrai  folle  !  Je  vois  avec 
plaisir  que  vous  n'êtes  ni  folle  ,  ni  morte. 

Eudoxie  tressaillit ,  se  retourna  ,  et  se  renversa  à  demi  sur  le 
piano ,  comme  si  quelque  choc  invisible  l'eût  frappée.  Dans  ce 
mouvement ,  ses  doigts  ,  en  s'accrochant  aux  touches  du  clavier  , 
leur  firent  rendre  une  harmonie  qu'il  eût  été  fort  difficile  de  no- 
ter ,  et  qui  se  perdit  heureusement  dans  le  bruit  du  raout. 

—  Élise,  vous  ne  m'attendiez  pas,  reprit  Garnier,  du  ton 
dont  Othello  dit  :  —  Desdémone  ,  avez-vous  prié  cette  nuit  ? 

Un  salon  est  pour  une  femme  du  monde  ce  qu'est  pour  un 
homme  le  terrain  d'un  duel  :  il  faut  vaincre  ou  mourir  sur  place. 
En  face  d'une  apparition  plus  effrayante  que  celle  d'un  revenant, 
madame  de  Flamareil  s'affermit  sur  ses  genoux  fléchissants, 
dompta  l'émotion  de  son  corsage,  puis,  lançant  tout  autour  d'elle 


REVUE  DE  PARIS.  9 

un  regard  rapide  ,  imprima  sur  ses  traits  dociles  à  une  puissance 
de  volonté  presque  magique  ,  l'air  calme  et  gracieux  par  lequel 
elle  eût  accueilli  les  compliments  d'un  homme  de  sa  société  ha- 
tuelle. 

—  M.  de  Flaraareil  est  ici ,  dit-elle  d'une  voix  basse  ,  mais 
distincte. 

—  Est-ce  lui  qui  vous  fait  peur,  ou  M.  de  Mornac?  répondit 
l'officier  ,  en  lui  plongeant  dans  les  yeux  un  regard  furibond. 

Eudoxie  sentit  une  rougeur  ardente  s'étaler  sur  son  pâle  vi- 
sage ,  et  se  pencha  comme  pour  regarder  son  bracelet  qu'elle  fei- 
gnit de  fermer.  Un  moment  après  ,  lorsqu'elle  releva  la  tête  , 
sont  front  était  calme  de  nouveau  ,  ses  yeux  et  ses  lèvres  sou- 
riaient. 

—  Théodule,  dit-elle  avec  un  accent  pénétrant,  autrefois  vous 
étiez  un  homme  d'honneur  ! 

Les  deux  anciens  amants  se  contemplèrent  un  instant  en  si- 
lence ,  étudiant  plus  attentivement  qu'ils  ne  l'avaient  fait  jus- 
qu'alors les  changements  opérés  en  eux  par  dix  années  de  sépa- 
ration. Quoi  qu'on  puisse  dire  de  la  précocité  du  déclin  chez  les 
femmes  ,  madame  de  Flamareil  sortit  victorieuse  de  cet  examen  , 
et  parut  au  commandant  aussi  belle  qu'aux  jours  où  elle  s'appe- 
lait pour  lui  seul:  Élise.  En  revanche,  l'impression  qu'elle- 
même  reçut  fut  fort  différente.  A  la  vue  de  la  figure  enflammée 
et  du  colossal  embonpoint  qui  avaient  remplacé  la  pâleur  senti- 
mentale et  la  tournure  élancée  de  l'ancien  lieutenant  du  septième 
chasseurs,  elle  se  demanda  par  quelle  indigne  lâcheté  de  son 
cœur  elle  avait  pu  aimer  cette  manière  de  tambour-major.  Le 
résultat  de  cette  mutuelle  comparaison  fut  instantané.  En  se  sen- 
tant près  de  redevenir  amoureux  comme  autrefois  ,  Garnier 
éprouva  un  surcroît  de  fureur,  en  partie  dirigée  contre  lui-même, 
tandis  que  la  femme  de  quarante  ans  dissimula  ,  sous  un  redou- 
blement de  douceur  conciliante  ,  la  haine  subite  que  lui  inspirait 
la  vue  de  son  ancien  adorateur. 

—  Mon  honneur  !  répéta  le  chef  d'escadron  avec  une  amère 
ironie;  autrefois  vous  me  parliez  du  vôtre. 

—  Voulez-vous  me  perdre  ?  reprit  madame  de  Flamareil  d'une 
voix  suppliante.  Si  vous  m'avez  jamais  aimée  ,  ne  me  parlez  plus. 
Nous  nous  reverrons,  et  je  vous  expliquerai  tout.  Mais,  de 
grâce  ,  laissez-moi  !  on  nous  regarde  déjà. 


10  REVUE  DE  PARIS. 

Garnier  hésita  ;  car  cette  voix  ,  autrefois  si  puissante  sur  son 
cœur  ,  y  réveillait  à  chaque  mot  quelque  écho  depuis  longtemps 
endormi;  mais  bientôt  il  se  reprocha  sa  faiblesse  ,  et  répondit 
avec  toute  la  férocité  qui  peut  être  permise  à  un  amant  trahi. 

—  Pourquoi  ne  pas  commencer  l'explication  tout  de  suite  ? 
Et  d'abord  dites-moi ,  je  vous  prie  ,  pour  quelle  raison  vous  avez 
donné  à  ce  séduisant  M.  de  Mornac  une  étoile  si  éloignée  de  la 
mienne  !  D'ordinaire,  on  cherche  à  rapprocher  ses  amis  ;  et  vous 
nous  avez  logés,  l'un  à  la  Madeleine  ,  l'autre  aux  Invalides.  Est- 
ce  crainte  d'un  duel  dans  le  ciel  ?  Rassurez-vous  j  mon  étoile  et 
moi  sommes  très-pacifiques  :  je  ne  me  bats  plus  pour  les  femmes. 
Et  Lamartine  !  aimez-vous  toujours  Lamartine?  M.  de  Mornac 
m'a-t-il  remplacé  dans  mes  fonctions  de  lecteur  comme  dans  tout 
le  reste  ? 

L'officier  eût  pu  continuer  longtemps  de  la  sorte  sans  être 
interrompu.  Écrasée  par  celte  tirade  brutale,  ne  trouvant  rien  de 
prudent  à  répondre ,  n'osant  plus  regarder  autour  d'elle  de  peur 
de  rencontrer  des  regards  moqueurs  ,  'tentée  de  fuir  et  retenue 
à  sa  place  par  la  crainte  d'un  éclat,  madame  de  Flamareil  res- 
tait immobile  en  face  de  son  impitoyable  interrogateur ,  les  dents 
serrées  ,  les  lèvres  entr'ouvertes  par  un  sourire  ,  où  s'était  réfu- 
gié tout  son  courage ,  les  bras  croisés  sur  la  poitrine  ,  comme  si 
elle  eût  cherché  à  se  raffermir  le  cœur  par  cette  étreinte  etnvul- 
sive ,  et  implorant  du  fond  de  l'âme  quelque  ange  sauveur  qui 
prît  pitié  d'elle.  Ce  sauveur  arriva  ;  ce  ne  fut  pas  un  ange  ,  ce 
fut  son  mari;  il  ne  vint  point  par  pitié  pour  elle,  mais  par  crainte 
du  ridicule  pour  lui-même.  Témoin  depuis  quelques  instants  de 
la  torture  infligée  à  sa  femme,  M.  de  Flamareil  comprit  qu'il  était 
temps  d'y  mettre  un  terme  ;  il  traversa  le  salon  d'un  air  calme  , 
salua  le  commandant  avec  une  politesse  héroïque,  et,  offrant  le 
bras  à  Eudoxie  ,  lui  dit  de  la  manière  la  plus  naturelle  : 

—  Votre  voiture  est  là  ,  voulez-vous  que  nous  partions? 
Madame  de  Flamareil  ne  répondit  rien,  mais  elle  s'accrocha 

au  bras  de  son  mari  avec  l'énergie  convulsive  du  malheureux 
qui  se  noie.  En  voyant  sa  proie  près  de  lui  échapper ,  Garnier 
se  pencha  vers  elle  et  lui  jeta  pour  adieu  ces  paroles  : 

—  Monsieur  de  Mornac  vous  a-t-il  fait  part  de  son  mariage 
avec  ma  cousine  ? 

A  ce  dernier  coup,  sussi  foudroyant  qu'iuallendu,  Eudoxie  se 


REVUE  DE  PARIS.  11 

sentit  frappée  d'un  vertige  ;  elle  serait  tombée  sans  l'appui  de 
«on  mari,  et  elle  ne  se  ranima  peu  à  peu  qu'en  respirant  l'air 
froid  auquel  donnait  accès  ia  glace  de  la  voiture  qui  l'emportait 
d'une  course  rapide.  Dans  le  salon  une  seule  personne  avait  suivi 
avec  curiosité  les  moindres  détails  de  celte  scène  ,  c'était  M.  de 
Pomenars  ;  malgré  son  expérience  du  monde  et  la  pénétration 
habituelle  de  son  esprit  ,  le  vieillard  ne  put  parvenir  à  se  rendre 
compte  de  la  conduite  du  commandant,  tant  elle  lui  parut  inouie 
et  exorbitante. 

—  Quelle  est  cette  manière  bédouine  de  se  présenter  soi-même 
à  une  femme  qu'on  n'a  jamais  vu  ,  se  dit-il  dans  sa  stupéfaction 
profonde  :  de  quel  éléphant  sauvage  me  suis-je  fait  le  cornac? 
tout  à  l'heure  il  me  brise  le  bras  à  moitié  ,  et  maintenant  il  roule 
des  yeux  si  féroces  en  lui  parlant ,  qu'elle  en  perd  contenance  ; 
ne  dirait-on  pas  qu'il  s'apprôle  à  l'emporter  dans  son  antre  pour 
la  dévorer  ;  que  diantre  peut-il  lui  dire  ? 

Ne  pouvant  résoudre  lui-même  celte  question ,  le  vieillard 
s'empressa  de  rejoindre  Garnier  ,  dès  qu'il  le  vit  seul  : 

—  Gloire  à  vous  ,  commandant  !  lui  dit-il  d'un  air  émerveillé  ; 
il  paraît  que  vous  êtes  habitué  à  triompher  au  pas  de  course. 
Est-ce  ainsi  que  vous  menez  les  Arabes? 

—  Plût  à  Dieu  que  j'eusse  affaire  à  un  Arabe  ,  répondit  l'offi- 
cier en  fermant  énergiquement  la  main  comme  s'il  eût  serré  la 
poignée  de  son  sabre. 

—  J'avoue  que  je  ne  comprends  pas  ,  reprit  M.  de.  Pomenars , 
en  ouvrant  de  grands  yeux. 

Au  lieu  de  répondre,  le  commandant  étendit  le  bras,  et  prit 
sur  le  plateau  que  lui  présentait  un  domestique  un  verre  de  sirop, 
qu'il  avala  d'un  trait.  Ayant  ainsi  porté  remède  à  un  étrangle- 
ment causé  par  la  colère,  il  fut  sur  le  point  de  faire  au  petit  vieil- 
lard une  confidence  entière  ;  mais  comment  punir  Euduxie  sans 
parler  d'Élise  et  sans  accepter,  par  conséquent,  le  rôle  d'amant 
oublié?  Garnier  hésita  un  instant  entre  la  crainte  de  se  rendre 
ridicule  et  le  besoin  d'épancher  une  des  plus  violentes  fureurs 
qu'il  eût  jamais  éprouvées;  car  il  ne  pardonnait  point  à  ma- 
dame de  Flamareiï  de  n'être  pas  morte  après  leur  séparation, 
ainsi  qu'elle  en  avait  pris  l'engagement.  Depuis  dix  ans  ,  ce  tré- 
pas imaginaire  était  son  chagrin  ,  son  remords,  son  crime  ,  son 
ver  rongeur  comme  il  disait  ;  et  sans  qu'il  osât  se  l'avouer  ,  son 


12  REVUE  DE  PARIS. 

cœur  prenait  parfois  un  orgueilleux  plaisir  à  se  laisser  ronger. 
Celte  femme  tuée  par  son  amour  lui  inspirait  une  sorte  de  vé- 
nération pour  lui-même.  En  se  trouvant  si  fatal,  il  se  respectait. 
Chaque  fois  qu'il  venait  de  s'attendrir  au  souvenir  de  sa  chère 
morte  ,  le  regard  qu'il  promenait  ensuite  sur  les  vivantes  avait 
quelque  chose  de  plus  royalement  exterminateur.  Renoncer  à 
celle  tombe  ,  dont  sa  vanité  s'était  fait  insensiblement  un  piédes- 
tal ,  dépouiller  ce  deuil  dans  lequel  se  carrait  depuis  dix  ans  sa 
mélancolie  ,  pour  endosser  le  vulgaire  uniforme  des  amants  ré- 
formés et  remplacés,  était  un  désenchantement  dont  sa  philoso- 
phie ne  put  supporter  le  choc.  Le  premier  sentiment  éclos  de  son 
indignation  fut  un  besoin  de  vengeance  ,  qui  neutralisa  la  haine 
subite  qu'il  avait  éprouvée  pour  Mornac  en  découvrant  en  lui  son 
successeur. 

—  C'est  elle  qu'il  faut  frapper  d'abord  .  se  dit-il  ;  le  tour  de  ce 
fat  viendra  plus  tard.  En  attendant .  il  se  mariera  avec  ma  cou- 
sine, et  je  veux  que  cette  femme  sans  cœur  en  meure  de  dépit 
puisqu'elle  n'est  pas  capable  de  mourir  d'amour. 

Garnier  résolut  donc  de  garder  son  secret  pour  lui  seul ,  et 
dans  ce  parti  que  lui  dictait  .  avant  tout ,  sa  vanité ,  il  fit ,  selon 
l'usage  ,  intervenir  un  motif  plus  généreux. 

—  Elie  a  fait  un  appel  à  mon  honneur,  je  me  tairai  ;  ma  ven- 
veance  ,  pour  être  noble  ,  n'en  sera  pas  moins  foudroyante. 

Ce  fut  avec  l'accent  grave  et  prophétique  d'un  augure  qu'il  ré- 
pondit à  M.  de  Pomenars  : 

—  Je  ne  puis  vous  donner  aucune  explication  ;  mais  croyez- 
en  ma  parole  :  le  mariage  se  fera  ;  je  prends  tout  sur  moi. 

Le  petit  vieillard  se  sentit  subjugue  malgré  lui  par  la  solennité 
de  cette  affirmation. 

—  Au  fait ,  pensa-t-il,  les  femmes  ont  parfois  des  caprices  si 
étranges  !  11  est  possible  que  cet  Hercule  africain  réussisse  avec 
sa  grosse  voix,  ses  moustaches  de  Pandour  et  ses  épaules  de  Cenl- 
Suisse.  Cependant ,  j'avais  meilleure  opinion  d'elle  ! 

Huit  jours  après ,  M.  de  Pomenars,  qui  s'était  décidé  à  atten- 
dre l'effet  des  promesses  de  Garnier  ,  le  vit  arriver  l'oreille  basse 
et  la  mine  allongée. 

—  Cette  femme-la  nous  fera  tous  damner,  dit  le  chef  d'esca- 
dron ,  sans  autre  préambule  :  elle  a  appris ,  n'importe  comment, 
le  mariage  près  de  te  conclure  entre  votre  neveu  et  ma  cousine  ; 


REVUE  DE  PARTS.  13 

savez-vous  ce  qu'elle  a  fait  alors  ?  Elle  a  trouvé  moyen  de  ren- 
contrer ma  tanle  chez  madame  de  Lordes ,  que  vous  croyez  dans 
vos  intérêts,  mais  dont  la  conduite  me  semble  fort  louche,  et 
qm1  j'accuserais  volontiers  de  défection  :  là  s'est  formée  une 
liaison  qui ,  en  moins  de  huit  jours  ,  est  devenue  de  l'amitié  ,  de 
l'intimité  ,  de  la  passion.  Ma  tanle  se  laisse  mener  comme  un  en- 
fant lorsqu'on  sait  exploiter  son  amour-propre.  A  l'heure  qu'il 
est ,  elle  ne  parle  que  de  madame  de  Flamareil,  ne  voit  que  par 
ses  yeux,  n'entend  que  par  ses  oreilles. 

—  Bref,  madame  de  Flarameil  a  perdu  Edouard  dans  l'esprit 
de  madame  de  Passerot  !  s'écria  le  vieillard  en  s'agilaiv.  dans  son 
fauteuil. 

—  Pas  du  tout  :  elle  n'a  pas  dit  un  seul  mot  de  Mornac  ;  mais 
elle  s'est  prise  d'une  si  belle  tendresse  pour  Loïde  ,  qu'elle  la 
marie  à  un  sien  cousin  poussé  de  terre  tout  exorès  pour  la  cir- 
constance, un  M.  d'Alignier,  un  jeune  homme  charmant ,  million- 
naire ,  et  plus  noble  que  le  roi  ;  enfin  un  phénix  dont  ma  tante 
raffole  déjà  sans  l'avoir  vu  ,  et  que  va  nous  jeter  sur  les  bras ,  au 
premier  jour,  la  malle-poste  de  Marseille. 

—  Bien  joué  ,  dit  M.  de  Pomenars;  celte  femme-là  était  née 
pour  être  ambassadrice.  Mais  vous,  qu'avez-vous  fait?  Car, 
après  votre  étourdissant  début  de  l'autre  jour  ,  je  ne  pense  pas 
que  vous  soyez  resté  les  bras  croisés  en  face  d'une  pareille  ma- 
nœuvre. 

—  Moi  !  s'écria  Garnier  d'une  voix  tonnante  ,  j'arrive  du  Ha- 
vre ,  où  m'avait  appelé  la  nouvelle  de  la  mort  de  mon  oncle  ,  que 
j'ai  trouvé  à  déjeuner  mangeant  sa  huitième  douzaine  d'huîtres. 
Il  n'y  a  que  ce  démon  incarné  qui  ait  pu  me  jouer  un  pareil  tour 
et  me  faire  faire  ce  petit  voyage  d'agrément  pour  se  débarrasser 
de  moi.  Dans  ma  première  émotion  d'héritier  ,  je  n'avais  pas  re- 
marqué que  cette  infernale  lettre  d'avis  n'était  pas  même  timbrée. 
C'est  en  arrivant  ce  malin  que  j'ai  appris  de  ma  tante  la  révolu- 
lion  commencée  pendant  mon  absence ,  et  près  de  s'accomplir  si 
nous  ne  montons  pas  à  cheval. 

M.  de  Pomenars  ne  chercha  pas  à  retenir  un  rire  mo- 
queur. 

—  Eh  !  eh  !  jeunes  gens  ,  dit-il ,  vous  avez  trouvé  votre  maître. 
L'autre  jour  ,  c'est  Edouard  qui  part  d'ici,  déterminé  comme  un 
Spartiate,  et  qui  revient  sans  son  bouclier;  aujourd'hui,  c'est 

6  2 


14  REVUE  DE  PARIS. 

vous  à  qui  l'on  fait  courir  la  poste.  Ah  !  ah  !  le  tour  est  piquant! 
et  cela  vous  apprendra  ,  commandant ,  à  ne  pas  croire  si  vite  au 
décès  des  oncles.  —  Allons  ,  puisque  les  soldats  en  activité  met- 
tent bas  les  armes ,  je  vois  bien  qu'il  n'y  a  plus  d'espoir  que  dans 
les  invalides. 

Le  vieillard  sonna. 

—  Lapierre.  dit-il  au  domestique ,  faites  mettre  les  chevaux  à 
la  voiture  et  venez  m'habiller. 

Une  heure  après  ,  M.  de  Pomenars,  l'œil  plus  vif,  la  taille  plus 
droite  ,  l'air  plus  vert-galant  que  jamais  ,  se  fit  annoncer  dans  le 
salon  de  madame  de  Flamareil.  A  la  vue  de  l'homme  qu'elle  dé- 
testait le  plus  au  monde ,  le  commandant  Garnier  excepté ,  la 
femme  de  quarante  ans  se  leva  en  affectant  un  gracieux  em- 
pressement ,  et  avança  elle-même  un  fauteuil.  Le  vieillard  ,  à 
qui  son  expérience  avait  appris  que  ,  même  en  diplomatie ,  la 
ligne  droite  est  à  la  fois  la  plus  courte  et  la  plus  sûre  ,  s'assit,  et 
entama  aussitôt  la  discussion  ,  comme  une  batterie  ,  servie  par 
des  canonniers  habiles,  ouvre  son  feu,  dès  qu'elle  se  met  en  ligne. 

—  Madame ,  dit-il  avec  un  mélange  de  galanterie  respec- 
tueuse, de  fermeté  conciliante  et  de  familiarité  paternelle,  je 
viens  traiter  avec  vous  une  négociation  si  délicate  ,  que  je  la  re- 
garderais comme  impossible  ,  si  je  m'adressais  à  une  femme  d'un 
caractère  et  d'un  esprit  ordinaires.  Mais  à  vous  ,  madame  ,  je  puis 
tout  dire  ;  et  la  liberté  dont  je  vais  user  est  moins  encore  un 
droit  de  mon  âge  .  qu'un  hommage  qui  vous  est  dû.  D'ailleurs  , 
vous  le  savez  .  continua-t-il  en  portant  la  main  à  la  coiffure  soi- 
gneusement poudrée  qui  était  une  de  ses  coquetteries  de  sexa- 
génaire .  les  cheveux  blancs  d'un  vieillard  ont  le  même  privilège 
que  la  robe  d'un  confesseur. 

—  Voilà  une  exorde  qui  sent  les  approches  de  Pâques ,  ob- 
serva madame  de  Tlamareil  avec  un  sourire  ambigu.  De  quelle 
confession  s'agit-il  ?  de  la  mienne  ou  de  la  vôtre  ? 

—  De  la  mienne  d'abord  ;  et  puissiez-vous  m'accorder  l'indul- 
gence que  vous  seriez  sûre  de  trouver  en  moi ,  s'il  était  possible 
que  vous  en  eussiez  besoin. 

—  Je  vous  écoute,  répondit  Eudoxie,  en  se  redressant  sur 
son  fauteuil  .  avec  la  dignité  glaciale  d'une  reine  forcée  d'enten- 
dre les  remontrances  de  quelque  vieux  conseiller  dévoué  et  rado- 
teur. 


REVUE  DE  PARIS.  15 

—  Vous  savez ,  madame  ,  reprit  le  vieillard  avec  une  aisance 
imperturbable,  que  je  désire  marier  mon  neveu  ,  Edouard  de 
Mornac  ;  c'est  votre  consentement  à  ce  mariage  que  je  viens  sol- 
liciter. 

—  Mon  consentement  !  s'écria  madame  de  Flamareil  dont  les 
yeux  habituellement  si  doux  étincelèrent  soudain  ;  je  ne  com- 
prends pas  celte  plaisanterie ,  monsieur  :  suis-je  donc  la  mère  de 
monsieur  de  Mornac  ? 

—  Si  cela  était,  madame,  Edouard  ne  vous  porterait  pas  un 
attachement  plus  profond  que  celui  qu'il  vous  a  voué.  De  grâce, 
ne  m'interrompez  pas.  Je  ne  parle  que  des  sentiments  de  mon 
neveu;  les  vôtres  sont  un  secret  sacré  pour  moi  et  sur  lequel  je 
ne  me  permettrais  pas  même  une  conjecture.  C'est  donc  à  la 
femme  pour  laquelle  Edouard  donnerait  sa  vie  ,  j'en  suis  cer- 
tain, que  je  viens  demander  ,  en  retour  de  ce  dévouement  sans 
borne  ,  une  preuve  d'intérêt  véritable.  Vous  comprenez  bien  ,  je 
n'en  doute  pas  ,  qu'il  faut  qu'Edouard  se  marie  ;  il  est  le  dernier 
de  sa  famille  et  mon  héritier  le  plus  proche;  c'est  donc  pour  lui 
une  absolue  nécessité  de  position.  Il  refuse  cependant  ,  et ,  à 
mon  tour  ,  j'apprécie  trop  vivement  les  raisons  de  son  refus  pour 
lui  en  vouloir.  Vous  seule  ,  madame  ,  pouvez  obtenir  de  lui  le  sa- 
crifice qu'exige  l'intérêt  de  son  avenir.  En  réclamant  cette  géné- 
reuse intervention  ,  en  mettant  mes  désirs  sous  la  protection  des 
plus  nobles  inspirations  de  votre  cœur,  ai-je  trop  attendu  de 
vous  ? 

—  De  la  part  de  tout  autre  ,  je  regarderais  cet  étrange  dis- 
cours comme  un  outrage  ;  de  la  vôtre  ,  monsieur  ,  je  veux  n'y 
voir  qu'une  méprise.  Je  n'ai  en  aucune  manière  le  droit  d'offrir 
mes  conseils  à  monsieur  de  Mornac  :  permettez-moi  de  ne  pas 
abuser  plus  longtemps  de  la  bonté  que  vous  mettez  à  me  prodi- 
guer les  vôtres. 

A  ces  mots ,  prononcés  d'une  voix  calme  ,  Eudoxie  se  leva 
comme  pour  mettre  fin  à  une  visite  offensante  et  désormais  sans 
but;  mais  le  sexagénaire  n'était  pas  homme  à  se  laisser  si  facile- 
ment éconduire  ;  il  resta  donc  cloué  sur  son  fauteuil,  et  reprit , 
sans  aucune  marque  d'embarras. 

—  Je  me  suis  adressé  à  votre  cœur,  et  c'est  votre  cœur  qui  a 
répondu  ;  j'aurais  dû  prévoir  sa  réponse.  Maintenant  parlons 
raison.  Si  Edouard  ne  se  marie  pas  aujourd'hui ,  il  le  fera  de- 


16  REVUE  DE  PARIS. 

main  ;  si  ce  n'est  pas  demain  ,  ce  sera  dans  un  an  ,  dans  deux 
ans  ,  dans  dix  ans  si  vous  voulez;  mais  enfin  lot  ou  tard  il  se 
mariera  ,  et  vous  le  savez  aussi  bien  que  moi.  Alors  ,  pourquoi 
ne  pas  essayer  dès  à  présent  un  effort  de  courage  que  chaque 
jour  doit  rendre  plus  difficile  ?  De  grâce,  madame,  ne  voyez  plus 
en  moi  un  tyran  sans  pitié,  mais  un  homme  dont  toutes  les  sym- 
pathies vous  sont  acquises  ;  oui .  mon  cœur  est  de  votre  parti , 
ainsi  que  votre  raison  se  range  du  mien.  C'est  une  épreuve 
cruelle,  je  le  sais  ,  et  je  voudrais  en  prendre  la  moitié;  mais 
croyez-en  mon  expérience  ,  toutes  ces  liaisons  qui  sont  le  seul 
bonheur  de  la  vie  doivent  finir  ainsi  quand  celui  qu'on  aime  est 
trop  jeune  pour  offrir  ces  gages  de  stabilité  sans  lesquels  l'amour 
n'est  qu'un  rêve  dont  il  faut  s'éveiller  tôt  ou  lard  ;  tandis  qu'a- 
vec un  homme  dont  la  position  est  faite  .  et  qui  joint  à  la  matu- 
rité rassurante  de  rà;,re  la  chaleur  d'un  cœur  toujours  jeune  , 
l'intimité  devient  chaque  jour  plus  douce  ,  car  aucune  crainte  de 
l'avenir  n'en  corrompt  le  charme. 

Sans  y  songer  .  et  par  un  effet  de  l'habitude  ,  M.  de  Pomenars 
était  retombé  dans  une  de  ces  homélies  que  les  anciens  du  dio- 
cèse de  Paphos  apprennent  par  cœur  quand  vient  à  fleurir  leur 
cinquantième  printemps.  En  voyant  le  chemin  où  s'engageait  le 
vieillard  toujours  vert,  madame  de  Flamareil  se  rassit  douce- 
ment sur  son  fauteuil,  comme  si  l'insidieuse  éloquence  des 
paroles  qu'elle  venait  d'entendre  l'eût  fascinée  en  dépit  d'elle- 
même. 

—  Ces  réflexions  sont  trop  vraies  ,  dit-elle  avec  un  accent  mé- 
lancolique ;  voild  comment  souvent  nous  autres,  pauvres  femmes, 
nous  gâtons  notre  vie  d'une  manière  irréparable. 

—  Irréparable  !  s'écria  monsieur  de  Pomenars  avec  une  cha- 
leur juvénile  ;  à  votre  âge  est-il  quelque  ehose  d'irréparable  ?  Il 
n'est  aucune  blessure  que  le  temps  ne  terme  ,  aucune  douleur 
qu'il  ne  console. 

—  Le  temps  !  répéta  Eudoxie  en  secouant  tristement  la  tète. 

—  Ou  ,  remède  plus  prompt  et  plus  efficace  ,  les  charmes  d'une 
affection  nouvelle  .  reprit  le  vieillard  d'une  petite  voix  douce 
comme  le  sifflement  d'une  couleuvre. 

—  Les  souffrances  du  cœur  exhalent  une  amertume  qui  éloi- 
gne ceux  qui  peut-être  pourraient  les  guérir  ,  dit  la  femme 
de  quarante  ans  en  levant  ses  grands  yeux ,  comme  si  elle  eût 


REVUE  DE  PARIS.  17 

cherché  au  plafond  la  figure  invisible  de  quelque  ange  guéris- 
seur. 

Le  sexagénaire  ,  qui .  depuis  quelques  instants  ,  perdait  insen- 
siblement de  vue  le  but  de  sa  visite  ,  suivit  du  coin  de  l'œil  cette 
dolente  pantomime,  et  l'interpréta  d'après  les  calculs  ordinaires 
d'un  talent  d'observation  exercé  ,  mais  non  pas  infaillible. 

—  Je  parierais,  se  dit-il,  qu'elle  n'aime  pas  réellement  Edouard, 
et  qu'en  tout  ceci  sa  vanité  se  trouve  plus  en  jeu  que  son  cœur. 
L'amour  d'un  très-jeune  homme  égaie  ordinairement  une  femme 
de  son  âge  ;  or,  elle  me  paraît  mélancolique  pour  ne  pas  dire 
triste.  Ces  blondes  à  tempérament  anglais  ont  dans  le  caractère 
une  foule  de  nuances  et  de  raffinements,  dont  un  écolier  comme 
ce  pauvre  Edouard  ne  se  doute  seulement  pas.  Elle  a  réellement 
de  l'esprit ,  de  l'âme  ;  il  lui  faudrait  pour  ami  un  homme  qui  sût 
la  comprendre  avant  qu'elle  eût  parlé.  Ah  !  si  je  n'avais  que  cin- 
quante ans,  monsieur  mon  neveu  serait  marié  avant  un  mois. 
Mais  ,  à  mon  âge  ,  ce  serait  une  folie  !  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est 
que  depuis  quelques  instants  elle  use  avec  moi  d'une  sorte  de  co- 
quetterie; dans  quel  but? 

Avant  qu'il  eût  résolu  celte  question,  le  regard  d'Eudoxie  quitta 
le  plafond  et  descendit  sur  lui  aussi  doucement  que  se  pose  une 
colombe. 

—  Achevez  votre  confession ,  lui  dit-elle  avec  un  sourire  en- 
chanteur; répondez-moi  ;  est-ce  uniquement  par  intérêt  pour 
monsieur  de  Mornac  que  vous  îenez  tant  à  ce  mariage  ? 

—  A-l-elle  envie  de  se  moquer  de  moi ,  pensa  monsieur  de  Po- 
menars,  ou  bien  ai-je  tort  en  refusant  de  comprendre  un  langage 
dont  j'aurais  terriblement  tiré  parti  il  y  a  seulement  cinq  ou  six 
ans.  Mais  après  tout ,  si  c'est  un  piège ,  qu'est-ce  que  je  risque  ? 
et  si  elle  est  de  bonne  foi ,  ce  qui  est  possible  à  la  rigueur ,  pour- 
quoi feindrais-je  une  intelligence  impolie? 

—  Si  j'avais  un  autre  motif,  me  le  pardonneriez-vous  ,  ré- 
pondit-il alors ,  entraîné  hors  des  limites  de  sa  prudence  ordi- 
naire. 

—  Pour  pardonner  ,  il  faudrait  connaître  l'offense,  reprit  Eu- 
doxie  ,  en  vdoutant  encore  l'aimant  de  sa  prunelle. 

M.  de  Pomenars  hé>ila  ,  comme  un  initié  aux  mystères  de  la 
franc-maçonnerie  à  qui  l'on  ordonne  de  sauter  pieds  nus  sur  un 
parquet  hérissé  de  clous,  sans  qu'il  sache  si  ces  clous  sont  de 

2. 


18  REVUE  DE  PARIS. 

feutre  ou  de  fer.  A  la  fin  la  vanité  l'emporta  sur  la  défiance. 

—  Bah  !  se  dit-il ,  quel  intérêt  aurait-elle  à  se  jouer  de  moi?  elle 
n'est  pas  heureuse;  il  est  assez  naturel  qu'elle  ait  besoin  d'épan- 
cher son  cœur,  et  qu'un  ami  de  mon  âge  lui  inspire  de  la  con- 
fiance ;  et  puis  ,  je  suis  peut-être  trop  modeste. 

A  cette  réflexion  péremploire,  le  sexagénaire  ne  balança  plus. 

—  Vous  voulez  connaître  l'offense  que  j'ai  commise  ,  et  je  lis 
dans  vos  yeux  que  vous  l'avez  d^ja  devinée  ,  s'écria-t-il  d'une 
voix  pathétique.  Ma  raison  pour  marier  Edouard,  c'est  que  de- 
puis longtemps  son  bonheur  m'importune  ,  me  désespère  ;  c'est 
que  je  suis  jaloux  de  lui. 

—  Jaloux  !  dit  Eudoxie  d'une  voix  de  syrène;  il  me  semblait 
que  pour  être  jaloux  ,  il  fallait  d'abord  être  amoureux? 

—  Et  si  je  l'étais? 

—  De  moi  ? 

—  De  vous. 

—  Quelle  ironie  ! 

—  Dites  quelle  vérité!  s'écria  le  vieillard  exalté  par  son  succès, 
en  faisant  vibrer  le  plus  possible  sa  petite  voix  fêlée. 

Madame  de  Flamareil  retira  sa  main  que  son  nouvel  adorateur 
venait  de  saisir  ,  et  se  penchant  vers  la  cheminée  ,  elle  sonna.  A 
ce  geste  ,  M.  de  Pomenars  s'élança  de  son  fauteuil ,  en  se  disant 
avec  émotion  : 

—  Va-t-el!e  me  faire  jeter  par  la  fenêtre  ? 

—  Prévenez  If,  de  Flamareil  de  la  visite  de  M.  de  Pomenars, 
dit  Eudoxie  au  domestique;  puis  lorsqu'il  eut  refermé  la  porte, 
elle  se  leva  et  contempla  un  instant  le  petit  vieillard,  qui  se  tenait 
au  milieu  du  salon,  immobile  et  muet,  comme  si  quelque  fée  mal- 
faisante l'eût  frappé  de  sa  baguette. 

—  Je  vous  dois  des  remercîments,  lui  dit-elle  avec  une  raillerie 
d'autant  plus  poignante,  qu'elle  semblait  chercher  à  se  contenir  ; 
j'étais  souffrante  lorsque  vous  êtes  venu  ,  et  vous  m'avez  guérie, 
il  y  a  bien  long-temps  que  je  n'ai  passé  une  heure  aussi  amusante. 
Quant  à  l'objet  de  votre  visite  ,  voici  ma  réponse  :  puisque  vous 
m'aimez  ,  vous  comprendrez  qu'un  autre  puisse  avoir  aussi  de 
l'attachement  pour  moi  ,  et  vous  me  pardonnerez  mon  mauvais 
goût,  si  je  vous  avoue  que  je  tiens  plus  à  une  jeune  amitié  qu'à 
une  passion...  patriarcale. 

Après  avoir  coiffé  monsieur  de  Pomenars  de  ce  dernier  mot , 


REVUE  DE  PARIS.  19 

propre  à  lui  rappeler  l'humble  retenue  qui  sied  au  vieil  âge,  ma- 
dame de  Flaraareil  lui  fit  une  révérence  dont  la  grâce  égalait  l'iro- 
nie ,  et  sortit  du  salon. 

—  Echec  et  mat  !  se  dit  le  vieillard  en  se  rasseyant  tranquille- 
ment. Parbleu  !  voilà  une  maîtresse  femme  ;  à  trente  ans ,  j'en 
aurais  été  amoureux  fou.  Je  comprends  maintenant  que  ce  pauvre 
Edouard  se  soit  laissé  emmailloter  ,  et  que  le  gros  commandant 
arrive  du  Havre  ;  mais  je  lui  prouverai  qu'on  ne  vient  pas  à  bout 
de  moi  comme  de  ces  deux  innocents. 

La  porte  du  salon  s'ouvrit ,  et  monsieur  de  Flamareil  entra  d'un 
air  empressé. 

—  Je  suis  désolé  qu'on  ne  m'ait  pas  prévenu  plus  tôt  de  vo- 
tre visite,  dit-il  avec  la  politesse  accomplie  qui  lui  était  habi- 
tuelle. 

—  Mon  cher  monsieur  de  Flamareil ,  répondit  le  vieillard  d'un 
ton  un  peu  sec,  je  ne  vous  retiendrai  pas  longtemps,  car  je  n'ai 
que  quelques  mots  à  vous  dire.  Vous  savez  aussi  bien  que  moi 
que  l'intérêt  mutuel  est  la  meilleure  base  pour  toute  espèce  de 
négociation.  Or,  vous  avez  envie  d'être  député ,  et  vous  avez  be- 
soin de  moi  auprès  des  électeurs  de  Périgueux  ;  de  mon  côté,  j'ai 
envie  de  marier  mon  neveu  ,  et  j'ai  besoin  de  vous  pour  terminer 
ce  mariage. 

—  Disposez  de  moi,  répondit  monsieur  de  Flamareil  ;  en  quoi 
puis-je  vous  servir  ? 

—  Vous  allez  le  savoir.  Madame  de  Flamareil,  dans  une  inten- 
tion que  je  ne  me  permettrai  pas  de  juger,  cherche  à  marier  mon- 
sieur d'Alignier,  son  cousin  ,  à  mademoiselle  de  Passerot,  dont  je 
désire  la  main  pour  mon  neveu.  Je  suis  le  premier  en  date,  et 
pour  aucune  considération  je  ne  renoncerai  à  mon  projet.  Je  vous 
prie  donc  d'intervenir  dans  cette  affaire,  et  de  lever  les  obstacles 
que  je  rencontre  ,  comme  je  me  charge  de  lever  ceux  qui  pour- 
raient s'opposer  à  votre  élection.  En  un  mot,  voici  mon  ultimatum  : 
pas  de  mariage  pour  Edouard ,  pas  de  députation  pour  vous! 

—  Vous  avez  le  droit  de  me  demander  service  pour  service , 
répondit  le  mari  ambitieux  avec  un  sourire  mêlé  d'amertume. 
J'accepte  vos  conditions. 

—  C'est  aujourd'hui  lundi,  et  l'élection  a  lieu  au  commencement 
de  la  semaine  prochaine;  mes  dernières  instructions  aux  membres 
du  collège  sur  qui  j'ai  du  crédit  doivent  donc  partir  au  plus  lard 


20  REVUE  DE  PARIS. 

vendredi  soir.  J'espère  que  vous  aurez  obtenu  d'ici  lu  un  résultat 
définitif  qui  dictera  ma  conduite. 

A  ces  mots  ,  monsieur  de  Pomenars  se  leva  et  prit  congé  avec 
une  politesse  hautaine  destinée  à  venger  sur  le  mari  la  petite  hu- 
miliation que  la  femme  lui  avait  fait  subir.  Après  l'avoir  reconduit 
jusqu'à  la  porte  d'entrée.  M.  de  Flamareil,  le  front  plus  soucieux, 
l'œil  plus  sardoniquement  triste  que  de  coutume,  traversa  de  nou- 
veau l'appartement,  et  eutra  dans  le  petit  parloir  où  s'était  retirée 
Eudoxie. 

Après  l'escarmouche  où  son  habileté  de  femme  du  monde  avait 
mis  en  déroute  l'expérience  du  \ieillard  anacréontique,  madame 
de  Flamareil  s'était  assise  à  son  piano,  dans  un  accès  de  gaieté 
assez  étranger  à  ses  habitudes  sérieuses;  mais  à  la  vue  de  son  mari, 
la  joie  puérile  à  laquelle  la  marche  des  Puritains  servait  de  fanfare, 
fit  place  à  un  malaise  subit  ;  insiinctivemenl,  elle  comprit  qu'elle 
s'était  trop  hâtée  de  célébrer  son  triomphe  ,  et  ses  doigts  trahi- 
rent l'anxiété  nouvelle  qui  venait  de  s'emparer  de  son  esprit,  en 
abandonnant  le  moiif  martial  qu'ils  avaient  attaqué  d'abord  avec 
une  victorieuse  énergie. 

M.  de  Flamareil  s'approcha  lentement,  et  fermant  la  partition 
ouverte  sur  le  pupitre  : 

—  J'ai  à  vous  parler,  dit-il  d'une  voix  grave. 

—  Quel  air  solennel  ,  répondit  Eudoxie.  qui  pour  dissimuler 
son  embarras,  continuait  de  moduler  une  suite  d'arpèges  de  plus 
en  plus  incohérente. 

Le  futur  député  accueillit  avec  une  impassibilité  glaciale  le  sou- 
rire qui  avait  accompagné  ces  paroles. 

—  M.  de  Pomenars  vous  a-t-il  parlé  du  motif  de  sa  visite?  de- 
manda-t-il  ensuite  en  regardant  sa  femme  fixement. 

—  Sans  doute  ;  mais  je  ne  pense  pas  qu'il  vous  ait  fait  part  du 
résultat ,  reprit  madame  de  Flamareil  dont  le  courage  et  le  sang- 
froid  se  réveillèrent  à  l'approche  du  danger. 

—  Quel  résultat? 

—  M.  de  Pomenars  me  paraît  sujet  à  d'étranges  distractions. 
Aujourd'hui,  par  exemple,  il  s'est  figuré  avoir  rajeuni  de  quarante 
ans.  Je  lui  ai  rappelé  que  nous  sommes  en  1850,  et  que  les  beaux 
jours  du  directoire  sont  passés.  Voilà  tout. 

Semblable  aux  capricieuses  divinités  du  paganisme,  M.  de  Fia- 


REVUE  DE  PARIS.  21 

mareil  rejeta  le  sacrifice  de  la  vieille  victime  que  sa  femme  immo- 
lait politiquement  sur  1'aulei  conjugal. 

— Si  M.  de  Pomenars  se  prend  pour  un  jeune  homme,  dit-il  avec 
une  dédaigneuse  raillerie  ,  il  a  eu  tort  de  vouloir  faire  partager 
son  illusion  à  une  femme  aussi  experte  que  vous.  Mais  ce  n'est 
pas  de  cela  qu'il  s'agit.  Écoutez-moi,  je  vous  prie,  et  si  ce  que  je 
dois  vous  dire  me  force  à  m'écarter  de  ma  réserve  ordinaire,  son- 
gez que  je  n'aborde  pas  volontairement  un  sujet  pénible  pour  tous 
deux!  il  y  a  dix  ans,  à  Lyon,  lorsque  je  me  battis  avec  cet  homme 
que  nous  avons  revu  l'autre  jour ,  et  qui  vous  a  donné  en  vous 
insultant  publiquement  une  nouvelle  preuve  de  son  attachement 
et  de  sa  courtoisie}  il  y  a  dix  ans,  dis-je  ,  je  vous  aimais,  assez 
pour  être  jaloux  de  vous,  assez  pour  jouer  ma  vie  à  cause  de  vous, 
assez  pour  vous  tuer  ,  et  plus  d'une  fois  j'ai  été  tenté  de  le  faire. 
Malgré  l'entraînement  romanesque  de  votre  caractère,  vous  n'a- 
viez envie,  je  crois ,  ni  de  votre  mort  ni  même  de  la  mienne  ,  et 
vous  n'avez  rien  épargné  pour  me  guérir  d'une  susceptibilité  si 
folle  et  si  mal  apprise.  Vous  avez  réussi  complètement.  Il  n'est 
point  de  passion  qui  résiste  aux  épreuves  auxquelles  vous  m'avez 
soumis  ,  point  de  besoin  de  vengeance  qu'un  outrage  réitéré  ne 
finisse  par  changer  en  indifférence  pacifique.  Aujourd'hui ,  je  ne 
vous  aime  plus  et  je  ne  vous  hais  plus  ;  j'ai  compris ,  à  la  fin,  que 
coudre  son  amour  ou  son  honneur  à  la  robe  d'une  femme  était 
une  puérilité  sans  excuse;  j'ai  donc  mis  mon  honneur  en  moi 
seul,  pour  être  plus  sûr  de  le  garder,  et  remplacé  l'amour  par  un 
autre  sentiment  aussi  fécond  peut-être  en  déceptions,  mais  dont 
les  blessures  du  moins  ne  font  pas  rougir.  Je  suis,  dit-on  ,  un 
ambitieux,-  cela  est  vrai,  mais  c'est  vous  qui  m'avez  rendu  tel; 
c'est  vous  qui ,  en  me  refusant  le  bonheur  intime  pour  lequel  je 
me  sentais  né  ,  m'avez  jeté  dans  les  violentes  distractions  de  la 
vie  publique;  et  rendez  grâce  à  mon  ambition,  car  vous  lui  devez 
la  paix  que  je  vous  accorde.  Une  fois  entré  dans  ce  nouveau  che- 
min, je  vous  ai  laissée  libre  dans  le  vôtre.  Cela   est-il  vrai,  ma- 
dame ?  Vous  ai-je  jamais  demandé  compte  de  vos  affections?  Ai-je 
cherché  à  réprimer   ce  besoin   d'épanchcment  sympathique  que 
votre  cœur  éprouve  à  un  degré  si  éminenl? Ne  me  suis-je  pas  fait 
volontairement  sourd  et  aveugle  ?  En  un  mot,  n'avez-vous  pas 
toujours  trouvé  en  moi  un  mari ,  j'ose  le  dire,  exemplaire? 
M.  deFlamareil  lit  une  pause  pour  attendre  une  réponse;  mais 


22  REVUE  DE  PARIS. 

sa  femme  resta  muette ,  le  regard  sombre  et  la  tète  baissée. 

—  Pour  prix  de  ma  belle  conduite,  je  vous  demande  une  seule 
ebose,  reprit-il,  avec  une  ironie  de  plus  en  plus  incisive  :  ne  com- 
promettez pas  ma  position  comme  vous  avez  autrefois  exposé  ma 
vie  ;  j'ai  pu  me  battre  pour  vous  ;  mais  ma  longanimité  n'irait  pas 
jusqu'à  supporter  patiemment  une  destitution  dont  vous  seriez  la 
cause. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas ,  dit  Eudoxie ,  d'une  voix 
faible. 

—  La  ebose  est  fort  simple  cependant  :  si  je  ne  suis  pas  député, 
avant  trois  mois  j'aurai  perdu  ma  place.  Je  connais  les  intrigues 
qui  se  trament  à  ce  sujet ,  et  je  sais  que  mon  successeur  est  déjà 
désigné  :  tandis  qu'une  fois  à  la  chambre,  on  a  besoin  de  moi ,  et 
l'on  me  garde.  Vous  voyez  donc  que  ma  position  ,  et  par  consé- 
quent la  vôtre,  dépendent  de  mon  élection,  qui ,  à  son  tour,  dé- 
pend de  M.  de  Pomenars.  Or  ,  il  vient  de  me  déclarer  qu'il  ne 
m'appuierait  pas  si  désormais  vous  apportiez  un  seul  obstacle  au 
mariage  de  M.  de  Mornac.  Comprenez-vous ,  maintenant  ? 

—  Enfant  que  je  suis ,  se  dit  la  femme  de  quarante  ans ,  j'ai 
sonné  trop  tôt. 

—  On  m'a  donné  quatre  jours  pour  prendre  un  parti ,  je  vous 
accorde  le  même  délai.  Si  vendredi  tout  n'est  pas  terminé,  je  vous 
préviens  que  je  n'attendrai  pas  mon  remplacement  :  dans  ce  cas, 
je  demande  ma  retraite,  et  je  vous  emmène  à  Flamareil,  où  nous 
habiterons  désormais.  Si  la  perspective  d'une  pareille  existence 
vous  effraie  ,  songez  qu'il  dépend  de  vous  de  vous  y  soustraire. 
Votre  avenir  est  entre  vos  mains  :  à  Paris ,  une  vie  libre  et  bril- 
lante ;  ou  bien  une  vieille  et  triste  maison  au  fond  d'une  gorge  des 
Pyrénées.  Il  faut  choisir.  Quant  à  moi ,  ma  décision  est  irrévoca- 
ble 5  vous  savez  que  je  cherche  fort  peu  à  user  envers  vous  démon 
autorité  ,  mais  que  lorsque  je  veux  une  chose  ,  il  faut  que  celle 
chose  se  fasse. 

M.  de  Fiamareil  se  tut,  et  resta  un  instant  immobile;  mais 
voyant  que  sa  femme  persistait  dans  sa  morne  attitude  ,  et  ne  ré- 
pondait pas  même  par  un  regard  ,  il  s'inclina  légèrement  devant 
elle  ,  et  sorti!. 

Si  une  pareille  comparaison  peut  être  permise,  après  le  départ 
de  son  mari ,  Eudoxie  se  trouva  dans  la  position  de  Napoléon, 
perdant  à  Waterloo  une  bataille  à  demi  gagnée.  Les  liens  nou- 


REVUE  DE  PARIS.  23 

veaux  dont  elle  avait  chargé  le  repentant  Edouard  ,  la  ruse  traî- 
tresse qui  l'avait  débarrassée  de  son  ancien  adorateur,  son  triom- 
phe récent  sur  M.  de  Poraenars .  tous  ces  avantages  remportés 
pied  à  pied  à  force  d'esprit,  de  sang  froid  et  d'habileté,  s'anéanti- 
rent devant  le  manifeste  inattendu  d'une  volonté  qu'elle  savait 
immuable,  comme  s'éteignit  l'étoile  de  l'Empereur  devant  le 
rayonnement  fatal  des  bayonnettes  prussiennes. 

—  Tuez-moi,  s'écria-t-elle  en  se  sentant  vaincue;  mais  avant 
de  pousser  ce  cri  de  désespoir ,  elle  attendit  que  M.  de  Flama- 
reil  fût  sorti  de  la  chambre  ;  —  oui,  je  l'aime ,  et  aucune  puis- 
sance humaine  ne  brisera  cet  amour  ;  ainsi  donc  ,  par  pitié,  tuez- 
moi. 

Alors  elle  pleura  comme  pleurent  les  femmes,  avec  profusion  et 
sincérité  ;  elle  retrouva  dans  son  cœur  toutes  les  angoisses,  tou- 
tes les  tortures  qui  l'avaient  déchiré  dix  ans  auparavant.  Elle  ac- 
cueillit tour  à  tour,  elle  si  accomplie  en  esprit  de  conduite  ,  les 
plus  extravagants  projets  que  puisse  méditer  la  passion  malheu- 
reuse. Tantôt  elle  se  faisait  enlever  par  Edouard  et  se  sauvait  avec 
lui  en  Italie  ;  elle  combinait  d'avance  les  moindres  détails  de  leur 
fuite  ,  y  compris  les  diamants  ,  que  les  femmes  n'oublient  guère 
en  pareil  cas.  Un  moment  après  elle  se  laissait  conduire  à  Flama- 
reil.  Mais  Edouard  l'y  suivait  déguisé  en  montagnard  béarnais, 
et  lu  ,  au  milieu  des  belles  Pyrénées  ,  commençait  pour  eux  une 
de  ces  existences  pleines  de  danger  et  de  mystère  dont  la  poésie 
aventureuse  exerce  tant  de  séduction  sur  les  imaginations  roma- 
nesques. Mais  bientôt  la  raison  de  la  femme  de  quarante  ans 
chassa  ces  rêveries  dignes  d'une  pensionnaire. 

—  Ce  sont  là  des  chimères ,  se  dit-elle  entre  deux  soupirs,  no- 
tre siècle  prosaïque  ne  comprend  plus  ces  nobles  folies  du  cœur. 
D'ailleurs  pourquoi  lutter  et  me  débatlre?ai-jc  donc  tant  de  temps 
à  souffrir  ? 

Madame  de  Flamareil  se  leva  et  s'approcha  de  la  glace  placée 
sur  la  cheminée.  En  voyant  sa  pâleur  ,  ses  traits  altérés,  ses  yeux 
rougis  par  les  larmes,  elle  se  sentit  malade,  et  peut-être  y  eut-il 
de  la  conviction  dans  la  révélation  instantanée  d'une  souffrance 
physique  jusque-là  imperceptible.  Alors  elle  se  souvint  de  la  gas- 
trite dont  elle  se  croyait  atteinte,  comme  dix  ans  auparavant  elle 
avait  invoqué  à  l'aide  de  son  premier  désespoir  une  maladie  de 
poitrine  également  imaginaire. 


24  REVUE  DE   PARIS. 

—  Mourir!  dit-elle  en  retombant  languissammenl  sur  son  fau- 
teuil. Oh  !  oui ,  mourir!  on  oublie  tout  dans  la  tombe. 

Après  celle  maxime  un  peu  hétérodoxe  ,  madame  de  Flamareil 
resta  longtemps  accoudée  sur  le  piano,  le  front  dans  les  deux 
mains,  et  pleurant  sur  sa  destinée  comme  autrefois  la  fille  de 
Jephté,  mais  pas  par  le  même  motif. 

Ce  soir-là  se  donnait  le  bal  de  madame  d'Alvimare.  Malgré  la 
fièvre  dont  elle  croyait  sentir  le  frisson,  Eudoxie  voulut  y  aller 
dans  l'espoir  de  rencontrer  Edouard.  Sa  douleur  ne  lui  fit  oublier 
aucun  des  soins  minutieux  qu'elle  apportait  toujours  dans  sa  toi- 
lette; car,  ainsi  que  toutes  les  femmes  ,  elle  avait  la  coquetterie 
des  anciens  gladiateurs ,  et  prétendait  être  belle  même  pour  mou- 
rir. Maïs  le  chagrin,  qui  glisse  sur  les  visages  de  vingt  ans  en  sé- 
chant du  bout  de  l'aile  les  pleurs  qu'il  y  fait  couler ,   laisse  une 
empreinte  moins  indulgente  aux  fronts  où  ne  brillent  plus  les  pre- 
mières fleurs  de  la  jeunesse.  La  pâleur  et  l'air  souffrant  de  madame 
de  Flamareil  furent  remarqués  dès  son  entrée  dans  le  bal  ;  car  le 
bruit  du  futur  mariage  de  M.  de  Mornac  attirait  sur  elle  l'atten- 
tion générale.  L'émotion  de  dépit .  qu'elle  ne  put  dissimuler  à  la 
vue  d'Édouaid  figurant  au  milieu  d'une  contredanse  ,  l'embarras 
inaccoutumé  de  son  maintien  lorsqu'il  s'approcha  pour  la  saluer, 
jusqu'au  redoublement  d'attentions  que  lui  prodiguait  diplomati- 
quement soîi  mari,  tout  devint  le  texte  de  commentaires  peu  bien- 
veillants. Grâce  à  ces  officieux  amis,  qui  ont  toujours  le  caillou  à 
la  main  pour  vous  écraser  sur  la  face  les  mouches  bourdonnantes 
de  la  médisance,  Eudoxie  passa  la  nuit  à  recevoir  ,  sous  forme  de 
conseils  affectueux  ou  de  condoléances  sympathiques .  le  ricochet 
des  épigrammes  les  plus  impitoyables  que  lui  dardaient  à  l'envi 
tous  les  coins  du  salon  ;  car  ,  sans  en  être  requis  et  en  vertu  du 
droit  de  justice  discrétionnaire  ,  par  lequel  il  châtie  souvent  ses 
favoris,  le  monde ,  en  cette  occasion,  prenait  unanimement  le 
parti  de  l'amant  de  vingt-cinq  ans  contre  la  femme  de  quarante. 
Toutes  les  petites  haines  qu'avait  pu  soulever  celle-ci  dans   sa 
carrière  élégante,  rancunes  de  rivales  et  mécomptes  de  soupirants, 
se  réveillèrent  pour  attiser  celte  réprobation  publique,  toujours 
si  prompte  à  s'enflammer.  Aux  yeux  des  personnes  graves .  pour 
qui  le  mariage  est  chose  sacrée  ,  la  conduite  de  madame  de  Fla- 
mareil approchait  de  l'endurcissement  et  de  l'immoralité;  d'au- 
tres ,   moins  austères,  se  contentaient  de  dire  que  l'éducation  de 


REVUE  DE  PARIS.  2S 

Mornac  avait  duré  assez  longtemps  ,  et  qu'il  avait  le  droit  de 
réclamer  son  émancipation  ;  enfin  les  jeunes  femmes  ne  compre- 
naient pas  qu'à  quarante  ans,  on  apportât  dans  ses  sentiments  une 
ténacité  que  l'âge  commençait  à  rendre  ridicule  ;  l'avis  de  tous, 
en  un  mot ,  était  qu'en  s'opposant  au  mariage  de  son  amant, 
Eudoxie  n'éloignait  que  pour  peu  de  temps  la  coupe  d'amertume  à 
laquelle  sont  condamnées  les  victimes  d'un  amour  qui  n'est  plus 
partagé. 

—  C'est  la  femme  abandonnée  !  telle  était  la  sentence  qui  cir- 
culait de  bouche  en  bouche. 

Au  milieu  de  toutes  ces  physionomies  hostiles  dont  plusieurs  ne 
dissimulaient  qu'à  peine  ,  sous  le  masque  de  l'urbanité  ,leur  se- 
crète moquerie,  Eudoxie  n'aperçut  qu'un  seul  visage  où  se  peignit 
l'anxiété  d'une  véritable  sympathie;  ce  fut  celui  de  Léon  deBois- 
gontier.  Enhardi  par  ce  rehaussement  de  soi-même  qu'inspire 
toujours  le  voisinage  d'un  malheur  à  consoler,  l'aspirant  d'amour 
ne  quittait  pas  d'un  long  regard  la  dolente  souveraine  de  ses  jeu- 
nes pensées;  et  d'après  l'interprétation  héroïque  que  les  femmes 
donnent  volontiers  aux  sentiments  qu'elles  inspirent,  ce  regard 
disait  en  langage  de  paladin  : 

—  Madame,  un  seul  mot,  et  mon  bras  va  vous  venger  des  in- 
solents qui  vous  outragent. 

—  Pauvre  jeune  homme,  se  dit  madame  de  Flamareil,  dont  les 
yeux  languissants  ne  se  détournèrent  pas  toujours  devant  cette 
contemplation  pleine  de  passion  et  de  prière  ;  —  cœur  noble  et 
généreux!  il  m'aime  ,  lui ,  j'en  suis  sûre  ;  il  mourrait  pour  moi , 
tandis  qu'Edouard... 

Edouard  dansait.  Par  une  de  ces  réactions  familières  à  son  ca- 
ractère, depuis  quelques  jours  il  s'indignait  contre  les  nouvelles 
chaînes  dont  l'avait  chargé  le  pardon  d'Eudoxie  ;  selon  l'usage 
des  hommes  indécis  ,  au  lieu  de  tenter  le  sort  d'une  révolte  ,  il 
exhalait  son  humeur  hostile  en  bravades  puériles.  En  voyant  l'air 
de  tristesse  peint  sur  les  traits  de  madame  de  Flamareil ,  il  s'était 
imposé  pour  le  reste  de  la  soirée  une  gaieté  d'emprunt;  vengeance 
frivole  de  sa  faiblesse  contre  le  joug  qu'il  n'osait  briser.  Eudoxie 
se  sentit  frappée  au  cœur  par  cette  conduite  qui  semblait  s'asso- 
cier ù  l'ironie  générale,  ou  qui,  du  moins,  lui  donnait  un  aliment 
nouveau.  Et  quand  Mornac  vint  la  saluer,  au  lieu  de  s'abandon- 
ner ù  Pepanchement  douloureux  dont  elle  éprouvait  le  besoin  quel- 

6  3 


26  REVUE  DE  PARIS. 

ques  heures  auparavant,  elle  lui  dit  froidement  ces  seuls  mois  : 

—  Demain  ,  à  trois  heures. 

"Tn  moment  après  ,  elle  quitta  le  bal  la  mort  dans  l'âme  ,  mais 
le  sourire  sur  les  lèvres.  En  passant  devant  un  groupe  qui  encom- 
brait la  porte  du  premier  salon ,  elle  entendit  ces  paroles  que 
monsieur  de  Pomenars  prononçait  d'une  voix  claire  et  moqueuse. 

—  Que  voulez-vous  ?  les  jeunes  gens  sont  plus  longs  à  sevrer 
que  les  enfants. 

Le  vieillard  se  vengeait  de  sa  déconvenue  du  malin,  et  le  titre 
de  nourrisson  donné  à  Edouard  était  une  riposte  tardive  à  la  qua- 
lification patriarcale  dont  il  s'était  vu  lui-même  affublé.  Madame 
de  Flamareil  le  foudroya  du  plus  magnifique  regard  que  puisse 
darder  l'œil  d'une  femme  outragée  ;  puis  elle  sortit  lentement  du 
salon,  imposant  aux  plus  railleurs  par  une  fière  contenance  de 
lionne  blessée  qu'on  n'ose  frapper  que  de  loin. 

—  Si  vous  ne  prenez  pas  un  parti  prompt  et  décisif,  lui  dit  son 
mari  lorsqu'ils  furent  montés  en  voilure  ,  avant  trois  jours  vous 
serez  la  fable  de  tout  Paris.  Eh  quoi  !  vous  qui,  je  le  sais,  me  re- 
gardez comme  un  vieillard  quoique  je  n'aie  que  douze  ans  de  plus 
que  vous  ,  ne  vous  êtes-vous  jamais  aperçue  que  vous  en  aviez 
quinze  de  plus  que  lui  ?  Si  vous  avez  oublié  ce  calcul,  le  monde  le 
fait  à  voire  place  ,  je  vous  en  préviens  ;  et  si  ce  monde  a  parfois 
de  l'indulgence  pour  les  fautes  auxquelles  la  jeunesse  peut  servir 
d'excuse  ,  en  revanche  il  pardonne  rarement  une  faiblesse  à  la 
maturité. 

Madame  de  Flamareil  ne  répondit  rien  ;  mais  l'insomnie  qui 
suivit  pour  elle  cette  soirée  de  tortures,  vit  commencer  une  de  ces 
révolutions  mystérieuses  qui  s'accomplissent  parfois  dans  le  cœur 
des  fi-mmes  avec  une  miraculeuse  rapidité  ,  quoique  l'analyse  la 
plus  minutieuse  n'en  puisse  décrire  les  détails  infinis,  les  nuances 
disparates ,  les  transitions  imprévues  et  souvent  inexplicables. 
Par  un  effet  analogue  à  cette  loi  physique  qui  veut  qu'une  douleur 
récente  distraise  d'une  souffrance  antérieure,  et  la  guérisse  pour 
ainsi  dire  en  s'y  substituant ,  les  blessures  de  la  vanité  cicatrisè- 
rent peu  a  peu  celles  de  la  tendresse;  l'implacable  ironie  de  la 
société  vers;)  sur  les  plaies  saignantes  du  cœur  un  caustique 
rendu  plus  efficace  par  son  arrêté  même  ;  en  songeant  au  rôle 
de  femme  délaissée  qui  lui  était  d'avance  attribué  ,  Eudoxie 
éprouva  un  sentiment  d'indignation  contre  Edouard,  épargné, 


REVUE  DE  PARIS.  27 

ou  plutôt  défendu  par  la  médisance  qui  s'acharnait  sur  elle. 

—  Il  entendait  comme  moi,  se  dit-elle,  et  cependant  il  était  gai, 
il  dansait,  il  semblait  se  faire  un  jeu  de  ma  peine  ;  il  mettait  une 
sorte  d'affectation  à  opposer  à  ma  tristesse  son  air  heureux  et 
triomphant.  S'il  avait  de  l'attachement  pour  moi,  se  conduirait-il 
ainsi?  Éguïsme  et  vanité ,  voilà  l'amour  des  hommes  ! 

A  l'heure  où  Mornac  se  présenta  chez  elle  ,  Eudoxie  avait  par- 
couru jusqu'au  bout  cette  route  de  désenchantement  que  les  es- 
prits forts  nomment  la  science  de  la  vie.  Les  illusions  auxquelles 
se  tenait  cramponnée  son  âme  avec  l'énergie  particulière  aux  fem- 
mes de  son  âge,  s'étaient  successivement  envolées,  en  la  laissant 
moins  désolée  qu'elle  ne  l'eût  imaginé  d'abord;  les  paroles  de 
M.  de  Pomenars  bourdonnaient  sans  cesse  à  son  oreille. 

—  S'il  ne  se  marie  pas  aujourd'hui ,  il  le  fera  demain. 

Cette  vérité  repoussée  naguère  par  son  cœur,  fut  enfin  admise 
par  sa  raison.  Éclairée  par  les  récents  mécomptes  de  son  amour- 
propre  ,  elle  osa  interpréter  les  changements  survenus  depuis 
quelque  temps  dans  la  conduite  de  Mornac  ;  elle  devina,  révéla- 
tion cruelle,  la  cause  de  l'humeur  irritable  ,  des  irrésolutions  ca- 
pricieuses, de  l'esprit  de  révolte,  et  des  retours  pathétiques  qu'elle 
avait  souvent  remarqués  en  lui.  Elle  comprit  enfin  qu'elle  ne  de- 
vait plus  qu'à  un  sentiment  de  générosité  la  continuité  d'une  liai- 
son scellée  jusqu'alors  par  une  tendresse  mutuelle.  A  l'idée  de 
cette  aumône  d'amour,  un  froid  subit  lui  glaça  le  cœur;  mais  son 
orgueil  révolté  lui  rendit  à  la  fois  la  force  et  l'énergie. 

—  Je  ne  veux  point  de  sa  pitié  ,  se  dit-elle;  lui  ai-je  donc  donné 
un  pareil  droit  de  vanité?  Sans  doute  il  se  figure  que  son  ma- 
riage serait  ma  mort,  et ,  par  compassion  ,  il  ne  veut  pas  que  je 
meure  ! 

On  fier  sourire  effleura  les  lèvres  d'Eudoxie  ;  en  ce  moment  elle 
se  trouva  guérie  de  sa  gastrite  ,  et  presque  de  son  amour.  Elle  ne 
songea  plus  à  mourir  :  elle  voulut  vivre  au  contraire;  vivre  pour 
être  belle ,  pour  être  jeune  toujours ,  pour  être,  car  qui  sait  quel 
rêve  peut  faire  l'imagination  d'une  femme  offensée ,  peut-être 
aimée  encore. 

Madame  de  Flamareil  reçut  Edouard  avec  une  froideur  calme  , 
sous  laquelle  se  cachait  l'observation  pénétrante  d'un  esprit  dés- 
abusé, et  la  résolution  d'un  cœur  affermi  qui  va  au  devant  du 
calice. 


28  REVUE  DE  PARIS. 

—  Tout  le  monde  s'entretenait  hier  de  votre  mariage  ,  lui  dit- 
elle  ,  je  suis  étonnée  que  vous  ne  m'en  ayez  pas  encore  parlé  ; 
dois-je  donc  n'en  être  instruite  que  par  la  lettre  de  part? 

—  Vous  savez  bien  qu'il  est  impossible  que  je  me  marie,  répon- 
dit le  jeune  homme  qui  rougit  d'émotion  devant  une  attaque  si 
directe. 

—  Impossible!  et  pourquoi?  reprit-elle  en  jouant  l'étonne- 
ment. 

—  Parce  que  je  vous  aime  ,  balbutia  Mornac  .  plus  déconte- 
nancé par  celte  tranquillité  inattendue,  qu'il  n'eût  été  troublé  par 
une  scène  de  jalousie  ou  de  larmes. 

Madame  de  Flamareil  se  pencha  rapidement,  lui  prit  les  mains, 
et ,  fixant  sur  lui  deux  yeux  élincelants  : 

—  Tu  m'aimes?  dit-elle;  répète-le  moi. 

Surpris  par  ce  regard  dont  il  se  sentit  pénétré  comme  par  un 
fluide  électrique,  Mornac  resta  muet.  Dans  le  premier  moment  il 
ne  trouva  pas  dans  son  cœur  un  seul  accent  de  vérité  pour  con- 
vaincre Eudoxie  ,  ni  dans  son  esprit  un  seul  mensonge  pour  l'a- 
buser. Lorsqu'il  sortit  de  sa  stupeur  ,  il  essaya  quelques-unes  de 
ces  protestations  banales  qui  ne  manquent  jamais  aux  amants, 
mais  qu'il  eut  besoin  de  chercher.  11  était  trop  tard;  l'épreuve 
était  faite.  Madame  de  Flamareil  avait  lu  dans  ces  yeux,  si  pas- 
sionnés autrefois,  si  décourageants  aujourd'hui,  l'avenir  réservé 
à  sa  tendresse.  Laissant  retomber  les  mains  qu'elie  avait  vaine- 
ment interrogées  par  une  étreinte  éloquente,  elle  se  leva  et  s'ap- 
procha de  la  fenêtre;  à  travers  la  vitre  où  elle  avait  appuyé  son 
front  brûlant,  elle  aperçut  bientôt  le  petit  Boisgontier  montant 
sur  le  boulevard  sa  faction  accoutumée  ,  et  dont  le  regard,  en  se 
levant  vers  elle  ,  sembia  mettre  à  ses  pieds  le  tribut  d'amour 
qu'Edouard  venait  de  lui  refuser.  En  la  rassurant  sur  le  pouvoir 
de  sa  beauté  .  cette  vue  contribua  peut-être  à  sa  détermination 
soudaine. 

—  Être  abandonnée  tôt  ou  tard  ,  ou  rompre  la  première!  se 
dit-elle  en  s'enfermanldans  ce  dilemme  comme  dans  le  cercle  de 
Popilius.  Or  .  quelle  femme  ,  maîtresse  de  choisir,  se  fût  résignée 
à  sortir  du  côté  de  l'abandon  ? 

Eudoxie  laissa  rétomber  le  rideau,  traversa  le  parloir  d'un  pas 
rapide  et  sonna. 

—  Vous  me  permettez  de  ne  pas  vous  retenir  ,  dit-elle  ;  il  faut 


REVUE  DE  PARIS.  29 

que  je  sorte ,  et  je  vais  m'habiller.  Votre  oncle  est  riche  ;  made- 
moiselle de  Passerot  l'est  aussi  ;  c'est  une  bonne  affaire  que  vous 
ferez  là  ,  et  je  vous  conseille  de  ne  pas  la  manquer. 

Stupéfait  de  celte  conclusion,  Mornac  se  précipita  pour  repren- 
dre la  main  qu'il  n'avait  pas  retenue  ,  et  qui  lui  fut  rendue  avec 
une  indifférence  plus  mortifiante  qu'un  refus.  L'entrée  de  la  femme 
de  chambre  suspendit  une  scène  que  lui  seul  désormais  cherchait 
à  faire  tourner  au  pathétique  ;  contraint  de  se  retirer ,  il  sortit 
triste,  amoureux  ,  et  en  implorant  du  regard  un  pardon  qu'il  ne 
devait  plus  obtenir. 

Pendant  deux  jours,  madame  de  Flamareil,  dont  la  porte  resta 
fermée  pour  tout  le  monde  ,  s'affermit  dans  une  résolution  qui  lui 
coûta  encore  plus  d'une  larme,  mais  que  son  orgueil  lui  donna  la 
force  d'accomplir.  Le  troisième  jour,  quand  son  mari  vint  lui  de- 
mander ,  d'un  air  soucieux  et  sombre  ,  quelle  réponse  il  devait 
faire  à  M.  de  Pomenars,  elle  affecta  la  distraction  d'une  personne 
à  qui  l'on  parle  d'une  chose  parfaitement  indifférente. 

—  L'autre  jour  ,  dit-elle  ,  vous  avez  profité  de  ma  migraine 
pour  me  tourmenter  beaucoup ,  je  ne  sais  trop  à  quel  propos. 
Pourquoi  pensez-vous  que  je  veuille  m'opposer  a  vos  désirs  ?  Je 
cherchais  à  arranger  pour  mon  cousin  un  mariage  convenable  ; 
cela  contrarie  vos  projets  ,  n'en  parlons  plus  ;  j'ai  déjà  écrit  à 
d'Alignier  de  rester  à  Marseille.  Quant  à  M.  de  Mornac ,  qu'il  se 
marie  ou  ne  se  marie  pas  ,  que  m'importe? 

M.  de  Flamareil  sourit  silencieusement  comme  pour  prolester 
de  son  incrédulité  ;  mais  ayant  obtenu  ce  qu'il  désirait ,  il  n'était 
pas  homme  à  engager  une  de  ces  polémiques  conjugales  dont  les 
maris  sortent  rarement  victorieux. 

—  Vous  m'avez  menacée  d'une  manière  assez  barbare  de  m'en- 
fermer  à  Flamareil,  reprit  Eudoxie;  loin  de  m'effrayer,  ce  voyage 
me  plaît  et  je  le  demande  comme  une  faveur.  Je  me  sens  plus 
souffrante  depuis  quelque  temps  ,  et  j'espère  que  le  changement 
d'air  me  fera  du  bien  :  d'ailleurs  je  serai  là  près  de  Barèges  ,  dont 
les  eaux  me  sont  ordonnées. 

M.  de  Flamareil  acquiesça  ,  par  un  second  sourire  .  a  cette  pro- 
position ,  dans  laquelle  il  crut  deviner  un  plan  de  retraite  mo- 
mentanée ,  dicté  par  le  résignation  et  la  prudence  ;  puis  il  sortit 
pour  aller  sommer  M.  de  Pomenars  de  tenir  sa  promesse. 

Le  mardi  suivant ,  Ludoxie ,  qui  avait  refusé  de  recevoir  les 


30  REVUE  DE  PARIS. 

visites  d'Edouard  et  laissé  sans  réponse  les  lettres  qu'il  lui  avait 
écrites  ,  partit  pour  les  Pyrénées  ,  accompagnée  de  mislriss  La- 
wington  ,  son  chaperon  habituel;  quelques  jours  après  ,  M.  de 
Flamareil  fut  nommé  député  à  Périgueux  ;  enfin,  deux  mois  plus 
tard,  Mornac,  soumis  à  la  volonté  de  son  oncle  dont  rien  ne  ba- 
lançait plus  l'influence,  épousa  ,  dans  l'église  de  Sainl-Gerraain- 
des-Prés  ,  mademoiselle  Loïde  de  Passerot. 

A  la  fin  du  mois  de  juillet ,  madame  de  Lordes ,  qui  avait  pris 
une  part  active  à  la  conclusion  de  ce  mariage,  donnait  une  soirée 
pour  le  fêter,  à  sa  maison  de  campagne  d'Auleuil  ;  M.  de  Pome- 
nars  y  montrait  l'humeur  allègre  d'un  homme  qui  a  mené  à  bon 
port  une  négociation  difficile  ,  et  qui  rajeunit  à  l'idée  de  devenir 
grand  oncle.  Sur  le  point  de  repartir  pour  Alger,  sans  avoir  con- 
quis l'ombre  d'une  marquise  ou  d'une  comtesse  ,  le  commandant 
Garnier  se  promenait  en  laissant  tomber  sur  toutes  les  femmes  le 
regard  aigre-doux  qui  lui  était  devenu  habituel  depuis  la  chute 
de  l'étoile  d'Élise.  Appuyée  presque  continuellement  sur  le  bras 
de  sa  mère,  par  une  timidité  de  débutante,  madame  de  Mornac 
brillait  du  triple  éclat  de  sa  jeunesse,  de  sa  fraîche  beauté,  et 
d'une  de  ces  toilettes  fastueuses  ,  si  chères  aux  nouvelles  ma- 
riées, dont  le  goût  n'est  pas  encore  formé.  Au  milieu  de  l'ani- 
mation générale ,  Edouard  seul  paraissait  triste  et  soucieux  ;  il 
errait  mélancoliquement  des  salons  aux  jardins ,  sans  prendre 
part  à  aucun  des  plaisirs  de  la  soirée  ,  et  abusant  prématurément 
du  droit  que  s'arrogent  certains  maris  ,  de  ne  pas  faire  de  frais 
d'amabilité  pour  leurs  femmes.  A  la  fin  il  se  laissa  tomber  sur  une 
causeuse  à  côté  de  son  nouveau  cousin. 

—  Quel  détestable  orchestre  et  quelle  soirée  insipide  !  s'écria- 
l-il  d'un  ton  ennuyé. 

—  Vous  voyez  tout  en  jaune,  parce  que  vous-même  avez  la 
jaunisse  ,  répondit  le  chef  d'escadron  ;  savez-vous  bien  que  vous 
êtes  cruellement  maussade  depuis  quelques  jours ,  et  qu'à  la 
place  de  Loïde  ,  j'aurais  pour  vous  moins  d'indulgence  qu'elle  ne 
vous  en  témoigne. 

—  Oui,  Loïde  est  la  meilleure  des  femmes,  et  je  suis  trop 
heureux  de  l'avoir  épousée,  reprit  Edouard  d'un  ton  funèbre  ; 
mais  aujourd'hui  je  suis  en  proie  ù  une  mélancolie  contre  la- 
quelle je  cherche  vainement  à  me  débattre.  Il  est  dans  la  vie  de 
tes  jouis  qui  portant  en  eux  une  insurmontable  tristesse  ,  et  au- 


REVUE  DE  PARIS.  31 

jotird'hui  est  un  de  ces  jours-là;  aujourd'hui  Théodule  est  pour 
moi  un  anniversaire  sacré. 

—  Allez-vous  encore  retomber  dans  vos  aberrations  romanes- 
ques ,  s'écria  Garnier,  qui ,  depuis  la  déception  que  lui  avait  fait 
éprouver  la  résurrection  d'Élise ,  professait  en  fait  de  sentiment 
l'athéisme  le  plus  féroce; —  l'anniversaire  de  quoi?  d'Austerlitz 
ou  de  Friedland  ? 

—  L'anniversaire  du  jour  où  je  l'ai  vue  pour  la  première  fois, 
répondit  Mornac  en  poussant  un  soupir. 

Le  commandant  se  mordit  les  moustaches  pour  se  contrain- 
dre ,  tant  il  se  sentait  disposé  à  faire  à  son  compagnon  une  con- 
fidence propre  à  le  faire  descendre  de  l'Empirée  aussi  brusque- 
ment que  lui-même  s'en  était  vu  précipité. 

—  Il  y  a  six  ans  de  cela  ;  c'était  aux  Tuileries  ,  dans  l'allée 
des  Feuillants ,  reprit  le  nouveau  marié  d^un  ton  élégiaque  ;  et 
maintenant  savez-vous  où  elle  est  pendant  que  je  danse  ici  ?  — 
Elle  est  aux  eaux  de  Barèges  ,  où  l'a  conduite  sa  santé  détruite  à 
jamais.  —  Aux  eaux  de  Barèges!  malade  !  mourante  peut-être. 

Garnier  haussa  les  épaules  avec  une  colère  naissante.  —  Je 
vous  ferai  observer,  dit-il,  1°  que  vous  ne  dansez  pas  ,  ce  que 
votre  femme  ne  trouve  pas  ,  je  crois  ,  excessivement  aimable  ; 
2°  que  la  personne  dont  vous  parlez  se  porte  ,  j'en  suis  sûr,  aussi 
bien  que  vous  ou  moi;  je  parie,  si  vous  voulez ,  quatre-vingt 
mille  francs  du  côté  de  sa  santé  :  c'est  tout  ce  que  je  possède ,  et 
je  ne  serais  pas  fâché  de  doubler  mon  capital.  Tenez-vous  le  pari? 
il  y  a  ici  une  personne  en  état  de  le  juger  :  c'est  M.  de  Boisgon- 
Uer,  qui  est  arrivé  ces  jours  derniers  de  Barèges. 

En  ce  moment,  le  jeune  homme,  dont  l'officier  de  chasseurs 
invoquait  le  témoignage ,  se  montra  à  l'autre  bout  du  salon  comme 
une  apparation  docile  au  magicien  qui  la  conjure.  Depuis  son  re- 
tourdes  Pyrénées,  le  petit  Boisgontier  avait  pris  l'air  sérieux,  im- 
portant et  discret  d'un  homme  récemment  initié  ù  des  mystères 
surhumains;  il  marchait  d'un  pas  solennel,  regardant  hommes 
et  femmes  du  haut  en  bas,  et  portant  la  tête  à  la  manière  de 
Saint-Just.  En  passant  devant  les  deux  cousins  ,  il  sourit  avec 
une  ineffable  supériorité  ,  et  jeta  à  Mornac  un  salut  aussi  leste 
que  celui  qu'il  en  avait  reçu  sur  le  boulevard  de  la  Madeleine  ;  en 
un  mot,  il  lui  rendit ,  comme  diseni  les  Anglais ,  un  Roland  pour 
un  Olivier. 


52  REVUE  DE  PARIS. 

—  Que  veut  ce  drôle  !  a-t-il  envie  que  j'aille  lui  couper  les 
oreilles  .  s'écria  Edouard  en  se  levant;  mais  ses  jambes  fléchirent 
subitement ,  et  il  retomba  sur  la  causeuse,  à  la  voix  du  domesti- 
lique  qui  annonçait  à  la  porte  du  salon. 

—  Madame  de  Flaraareil. 

Conduite  par  son  mari ,  qui  semblait  redoubler  d'attentions 
pour  elle  ;  mise  avec  l'élégance  simple  et  noble  dont  la  coquet- 
terie la  plus  raffinée  possède  seule  le  secret  ;  plus  belle  ,  plus  sé- 
duisante, mieux  portante  que  jamais  ;  offrant  en  un  mot  sur  loule 
sa  personne  une  sorte  de  rajeunissement  merveilleux,  propre  à 
donner  aux  eaux  de  Barèges  le  renom  de  la  fontaine  de  Jouvence, 
Eudoxie  s'avança  d'un  pas  lent  .  accueillit  gracieusement  les  em- 
pressements dont  elle  devint  l'objet,  et  prit  possession  du  salon 
pour  ainsi  dire,  avec  la  majesleuse  aisance  d'une  reinequi  monte 
à  son  trône.  Elle  prévint  madame  de  Passerot  en  allant  la  saluer, 
complimenta  Loïde  sur  son  mariage  de  Pair  le  plus  naturel , 
échangea  quelques  mots  d'une  exquise  ironie  avec  M.  de  Po- 
menars  ,  qui  ne  pouvant  bouder  tant  d'esprit  et  tant  de  carac- 
tère ,  était  accouru  des  premiers  papillonner  autour  d'elle;  entin 
venant  à  passer  devant  la  causeuse  où  Garnier  et  Mornac  de- 
meuraient assis  dans  une  sorte  d'ahurissement  farouche,  elle 
laissa  tomber  sur  eux  un  regard,  un  seul  regard  pour  eux  deux  , 
mais  un  regard  si  calme,  si  froid  ,  si  distrait ,  si  chargé  d'indif- 
férence et  d'oubli ,  que  les  deux  hommes  se  sentirent  oppressés 
comme  si  le  couvercle  d'un  cercueil  se  fût  appesanti  sur  leurs 
fronts. 

Au  moment  ou  madame  de  Flaraareil  était  entrée  dans  le  sa- 
lon ,  Léon  de  Boisgontier  en  était  sorti  par  une  autre  porte.  Cette 
manœuvre  fut  remarquée  par  M.  de  Pomenars,  dont  l'œil  de  lynx 
ne  laissait  rien  échapper,  et  qui  sentait  déjà  sa  curiosité  étran- 
gement éveillée  par  la  béatitude  inexplicable  empreinte  sur  les 
traits  de  la  femme  de  quarante  ans. 

—  Voici  qui  est  étrange  ,  se  dit-il  ;  ce  petit  bonhomme  est  de- 
venu tout  à  coup  bien  discret ,  lui  qui  ne  pouvait  autrefois  lui 
adresser  la  parole  sans  rougir  jusqu'aux  oreilles,  lui  qu'on  était 
sûr  de  rencontrer  successivement  dans  tous  les  coins  des  sa- 
lons ,  les  yeux  béants  fixés  sur  elle  ,  et  la  face  effarée  comme  le 
museau  d'un  faquir  en  extase!  Il  faut  éclairait* cela. 

Le  vieillard  s'approcha  de  Garnier  et  lui  dit  à  demi-voix  ; 


REVUE  DE  PARIS,  33 

—  Venez  faire  jaser  le  petit  Roisgontier;  je  crois  que  c'est  lui 
qui  a  recueilli  la  succession  de  votre  voisin. 

Le  chef  d'escadron  se  leva  d'un  bond  ,  éleclrisé  par  celte  insi- 
nuation machiavélique ,  car  ce  qu'il  désirait  le  plus  au  monde 
était  d'avoir  pour  compagnon  d'infortune  celui  qu'il  avait  eu  pour 
héritier  en  bonheur. 

Les  deux  hommes  trouvèrent  Roisgontier  sur  le  balcon  de  la 
salie  de  biilard  ,  les  bras  croisés  sur  la  balustrade,  les  yeux  levés 
vers  le  ciel ,  dont  une  large  zone  étoilée  servait  de  plafond  aux 
jardins  de  la  villa. 

—  Comment,  jeune  homme  ,  nous  ne  dansons  pas?  lui  dit  le 
petit  vieillard  en  interrompant  sans  pitié  cette  sentimentale  mé- 
ditation; et  il  y  a  là  une  foule  de  demoiselles  à  marier  qui  font 
tapisserie  ! 

—  Je  ne  danse  plus ,  monsieur,  et  je  n'ai  nulle  envie  de  me 
marier,  répondit  le  petit  Boisgontier  d'un  air  grave. 

—  Vous  préférez  ,  je  le  vois  ,  la  contemplation  des  étoiles  à  la 
conversation  des  femmes.  Je  ne  sais  pas  si  c'est  là  le  chemin  du 
ciel ,  mais  ce  n'est  pas  le  moyen  d'aller  fort  loin  sur  la  terre. 

—  Je  n'ai  pas  l'ambition  d'aller  plus  loin  qu'où  je  suis;  quant 
aux  étoiles  ,  je  vous  avouerai  que  je  les  aime  beaucoup. 

—  C'est  un  amour  fort  innocent ,  pensa  M.  de  Mornac.  Allons , 
j'ai  fait  trop  d'honneur  à  cet  agneau. 

//  tette  encor  sa  mère. 

—  Ah  !  vous  aimez  les  étoiles,  s'écria  le  commandant  avec  la 
soudaineté  d'un  cheval  qui  hennit;  mais  il  y  a  étoiles  et  étoi- 
les. Et  d'abord  ,  les  aimez-vous  toutes  ,  ou  n'en  aimez-vous 
qu'une  ? 

—  Toutes,  ce  serait  beaucoup ,  reprit  Boisgontier  avec  l'ac- 
cent de  moquerie  par  lequel  les  esprits  exaltés  cherchent  à  ga- 
rantir leur  enthousiasme  des  profanations  du  vulgaire  ;  —  une 
seule  étoile  doit  suffire  à  l'homme,  puisqu'un  seul  Dieu  suffit  au 
inonde. 

—  Peste!  quelle  poésie!  Est-ce  tiré  d'une  strophe  de  Victor 
Hugo  ?  demanda  M.  de  Pomenars,  qui  ne  comprenant  rien  aux 
regards  d'intelligence  du  chef  d'escadron,  trouvait  que  l'enquête 
ne  marchait  pas  très-vite. 


ai  REVUE  DE  PARIS. 

—  Victor  Hugo!  un  grand  poète!  mais  je  lui  préfère  Lamar- 
tine :  Lamartine  est  le  poète  du  cœur,  répondit  le  petit  Boisgon- 
tier d'un  ton  dogmatique. 

Garnier  laissa  passer  entre  ses  longues  moustaches  un  siffle- 
ment sourd  ;  puis  ,  sans  en  demander  davantage,  il  tourna  le  dos 
à  ses  interlocuteurs,  surpris  d'un  départ  si  brusque  ,  et ,  se  lan- 
çant à  travers  la  foule  comme  un  cerf-volant ,  vint  s'abattre  sur 
la  causeuse ,  où  Mornac  était  resté  assis  dans  l'immobilité  d'un 
sphynx  égyptien. 

—  Frère ,  lui  dit-il ,  donnez-moi  la  main  ,  et  sortez  de  votre 
humeur  noire  :  les  femmes  ne  méritent  par  qu'on  maigrisse  pour 
elles  ;  j'ai  fait  ce  métier-là  trop  longtemps.  Allons ,  morbleu  !  se- 
couez-vous et  buvez  ce  verre  de  punch.  Je  vous  dis  que  nous 
étions  frères  avant  d'être  cousins  :  comprenez-vous? 

—  Pas  le  moins  du  monde ,  répondit  Edouard  en  repoussant  le 
verre. 

—  Et  en  ce  moment  nous  avons  un  frère  cadet,  qui  vous  a 
payé  ce  que  je  vous  devais,  Comprenez-vous  ? 

—  Pas  davantage. 

—  Eh  bien!  puisqu'il  faut  parler  clairement,  je  m'appelle 
Lundi,  vous  vous  appelez  Mardi  et  le  petit  Boisgontier  s'appelle 
Mercredi  :  comprenez-vous ,  sacrebleu  ! 

—  Je  comprends  que  le  Nègre  de  Robinson  s'appelait  Vendredi} 
quelle  histoire  saugrenue  me  contez-vous  là  ? 

—  Vous  pouvez  vous  flatter  d'avoir  la  tête  dure  ;  je  vous  dis. 
puisqu'il  faut  tout  vous  expliquer... 

Garnier  vida  son  verre  de  punch  d'un  trait,  et  se  pencha  à  l'o- 
reille d'Edouard. 

—  Je  vous  dis  qu'Élise  et  Eudoxie  sont  la  même  femme  ,  et  que 
le  Boisgontier  est  notre  successeur  à  tous  deux.  Cette  fois,  si 
vous  ne  comprenez  pas... 

—  C'est  faux  !  s'écria  Mornac  en  s'élançant  de  la  causeuse. 

—  Tout  beau,  cousin  !  reprit  l'officier  enjui  serrant  vigoureu- 
sement la  main  ;  je  n'ai  pas  envie  de  m'aligner  avec  vous.  D'ail- 
leurs, ma  profession  de  foi  est  connue  ;  je  ne  me  battrais  pas 
pour  une  femme  ,  fût-elle  une  impératrice.  Mais  ,  quand  je  vous 
affirme  une  chose,  vous  pouvez  me  croire.  Oui,  c'est  ce  petit 
blanc-bec  de  Boisgontier  qui  est  de  semaine  aujourd'hui.  Il  ne 
danse  plus  ;  de  mon  temps  c'était  déjà,  la  consigne  ;  on  Ta  mis , 


REVUE  DE  PARIS.  35 

comme  nous ,  au  régime  de  Lamartine ,  et  enfin  il  a  aussi  son 
étoile  dans  je  ne  sais  quel  coin  du  ciel. 

l~  Edouard,  qui  était  devenu  fort  pâle  pendant  celte  foudroyante 
rélévalion,  chancela,  et  serait  tombé  si  son  oncle  ne  se  fût  trouvé 
derrière  lui  pour  le  soutenir. 

—  Qu'as -tu  donc?  lui  demanda  le  vieillard. 

—  Rien;  c'est  l'affaire  de  cinq  minutes,  répondit  Garnier  ; 
vous  sentez  une  espèce  d'étranglement,  n'est-ce  pas?  conlinua- 
t-il  en  s'adressant  au  jeune  homme  3  je  sais  ce  que  c'est  ;  j'ai  passé 
par  là.  Buvez  ce  verre  de  sirop. 

Tandis  que  Mornac  buvait  avec  la  docilité  d'un  malade ,  le 
commandant  raconta  brièvement  la  trilogie  d'espèce  nouvelle 
dont  madame  de  Flamareil  était  l'héroïne.  M.  de  Pomenars  écouta 
ce  récit ,  sans  témoigner  une  très-grande  surprise  ,  avec  un 
sourire  indulgent  et  moqueur  ;  mais  l'indulgence  était  pour  la 
femme  de  quarante  ans,  la  moquerie  pour  ses  adorateurs  désap- 
pointés. Depuis  le  mariage  de  son  neveu  ,  le  vieillard  s'était  men- 
talement réconcilié  avec  Eudoxie  pour  laquelle  il  avait  toujours 
éprouvé  cette  sorte  de  sympathie  qu'inspire  l'esprit  à  l'esprit. 
En  songeant  au  triomphe  qu'il  avait  remporté  sur  elle  ,  il  se  com- 
parait à  Napoléon  en  face  de  la  belle  reine  de  Prusse  ,  et  il  était 
un  trop  dévoué  serviteur  des  dames,  pour  se  départir  en  cette 
occasion  de  la  courtoisie  qui  sied  au  vainqueur. 

—  Vous  avez  tort,  dit-il  en  imposant  silence  au  commandant , 
dont  le  langage  prenait  vers  le  dénouement  de  son  histoire  une 
allure  peu  respectueuse  pour  l'héroïne  ;  —  que  lui,  reprochez- 
vous  ?  de  vous  avoir  oubliés?  mais  vous  ,  lui  avez-vous  été  fidè- 
les !  De  n'être  pas  morte  pour  vous  ?  mais  ètes-vous  morts  pour 
elle  ?  Est-ce  cette  complication  d'étoiles  qui  vous  offense  ?  son- 
gez qu'il  y  a  bien  des  étoiles  là-haut ,  et  qu'on  doit  savoir  gré  à 
un  cœur  tendre  de  n'être  allé  que  jusqu'à  trois.  Je  vous  dis  ,  moi , 
que  c'est  là  une  femme  très-aimable  ,  très-spirituelle,  très-dis- 
tinguée ,  et  qui  me  rappelle  tout  à  fait  cette  rose  de  la  fable 
persanne  qui  communique  son  parfum  à  tout  ce  qui  l'approche  ! 
Le  petit  Boisgontier  a  déjà  beaucoup  gagné  depuis  son  retour  de 
Barèges  ;  c'est  de  la  reconnaissance  que  vous  lui  devez  et  non 
une  rancune  brutale.  Oui ,  certes ,  c'est  une  femme  pleine  de 
grâce  et  de  mérite ,  et  que  je  considère  fort  :  il  est  impossible 
de  mieux  comprendre  la  vie  qu'elle  ne  le  fait ,  et  je  suis  sûr 


36  REVUE  DE  PARIS. 

qu'elle  ira  ainsi  jusqu'à  la  fin  ,  rattachant  courageusement  cha- 
que fil  qui  se  brise  ,  se  modifiant  selon  la  nécessité,  soumise  à 
toutes  les  lois  nouvelles  que  les  progrès  de  l'âge  lui  imposeront 
encore.  Aujourd'hui  elle  s'adonne  à  l'enseignement  5  que  peut 
faire  de  mieux  une  femme  de  quarante  ans?  Plus  lard  elle  s'ap- 
pliquera à  la  religion  ,et  nous  la  verrons  dame  de  charité  en  1846. 
Charmante  femme  !  je  vous  le  répète  ,  si  je  n'avais  que  cinquante 
ans  ,  moi  qui  vous  parle  ,  je  vous  jure  que  je  ferais  tous  mes  ef- 
forts pour  gagner  aussi  mon  étoile. 

—  Dans  ce  cas  ,  observa  Garnier,  nous  pourrions  faire  là-haut 
une  partie  de  quatre  coins  ;  mais  qui  mettrions-nous  au  mi- 
lieu ? 

—  Parbleu,  il  marito ,  répondit  le  vieillard. 

—  Un  lâche  qui  ne  la  tue  pas,  dit  Mornac  avec  une  indigna- 
tion lugubre! 

—  Dis  un  homme  d'esprit ,  reprit  monsieur  de  Pomenars  en 
riant,  un  homme  de  beaucoup  d'esprit ,  qui  se  réveillera  un  de 
ces  jours  pair  ou  ministre  ,  par  la  grâce  de  sa  femme  ,  et  qui  nu 
sera  pas  assez  enfant  pour  s'écrier  avec  Chateaubriand  : 

Un  trône  ne  console  pas  ! 

Charles  de  Bernard. 
(  Chronique  de  Paris.  ) 


FONTAINEBLEAU. 


A  force  d'entendre  parler  de  cette  jeune  princesse, 

qui  soulevait  tant  d'enthousiasme  sur  son  passage,  l'envie  me  prit 
d'aller  la  recevoir  dans  la  foule  de  Fontainebleau  .  et  d'être  un 
des  premiers  a  crier  —  vivat  !  sur  son  passage.  Cependant,  j'étais 
encore  bien  irréso  u  ,  et  ce  voyage  me  paraissait  ptein  de  difficul- 
tés, à  moi  pauvre  et  embarrassé  voyageur ,  qui  me  fais  une  en- 
nemie de  chaque  viMe  où  je  passe  ,  lorsque  je  fus  tout  a  fait  dé- 
cidé à  partir  par  celte  histoire  ,  qu'on  racontait  le  matin  même 
de  mon  départ.  Arrivée  sur  les  hauteurs  de  Berghem,  la  princesse 
Hélène  avait  arrêté  sa  voiture,  et  montrant  au  due  de  liroglie 
ces  lieux  mémorables  :—  «M.  le  duc,  contemplez  ces  hauteurs,  lui 
dit-elle  ,  votre  grand-père  ,  le  maréchal  de  Broglie.  y  a  gagné  sa 
plus  belle  bataille!  »  Allons  donc  au  devant  de  celle  jeune  fille, 
qui  sait  si  bien  notre  histoire  ,  et  qui  doit  y  tenir  una  si  grande 
place  quelque  jour. 

—  Mais,  me  disait-on,  qu'allez -vous  faire?  La  ville  est  remplie 
d'étrangers,  le  château  est  entouré  de  soldats  ,  la  forêt  est  un 
camp  ,  les  palais  amoncelés  dans  Fontainebleau  ,  et  qui  ne  font 
qu'un  seul  palais  ,  ne  sont  pas  assez  vastes  pour  abriter  tous  les 
conviés  à  celle  fête  royale.  Qui  êles-vous  ,  d'ailleurs?  Quel  est 
Voire  uniforme?  Quel  est  votre  titre  ? — Hélas!  monsieur,  vous  avez 
raison  ,  je  ne  suis  rien;  en  fait  d'uniforme  je  ne  possède  qu"u;i 
habit  noir  qui  a  déjà  six  mois  de  date,— et  cependant  je  pars  pour 
Fontainebleau. 

La  roule  était  si  belle!  Le  soleil  nous  jetait  Franchement  ses 
premiers  rayons  du  printemps,  les  arbres  verdissaient  d'heure  en 
heure,  on  voyait  se  relever  comme  par  enchantement  la  moisson 
prochaine,  qui,  la  veille  encore,  jonchait  tristement  la  terre j les 

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38  REVUE  DE  PARIS. 

joyeux  postillons,  le  chapeau  couvert  de  rubans,  poussaient  leurs 
chevaux  dans  un  transparent  tourbillon  de  poussière,  c'était  vrai- 
ment de  la  joie .  vraiment  de  la  poussière  ,  vraiment  du  soleil.— 
Un  horrible  temps  pour  les  spéculateurs ,  qui  pensaient  déjà  à 
aller  chercher  du  blé  à  Odessa. 

Nous  marchions  comme  des  princes  ;  on  disait ,  nous  voyant 
aller  si  vite  :  A  coup  sûr,  voilà  un  député  qui  passe  !  A  coup  sûr, 
c'est  un  ministre  !  A  coup  sûr  ,  c'est  un  pair  de  France  !  C'est 
une  puissance,  à  coup  sûr  !  Ce  n'était  que  nous  qui  passions. 

La  ville  de  Fontainebleau  était  triomphante.  Le  mouvement 
était  partout,  la  fête  partout.  La  princesse  était  attendue  à  quatre 
heures  ;  il  était  midi  quand  nous  fîmes  notre  entrée  dans  la  ville. 
A  notre  grande  joie  .  il  nous  fut  assez  facile  de  trouver  un  lit  et 
une  chambre.  A  deux  heures ,  nous  étions  en  grande  toilette  ;  la 
princesse  pouvait  venir. 

Que  les  jardins  de  Fontainebleau  sont  magnifiques  !  De  vieux 
arbres  ,  de  vieilles  charmilles,  des  eaux  abondantes  et  transpa- 
rentes, un  aspect  naturel  de  majesté  et  de  grandeur;  un  bel  étang 
et  au  milieu  de  cet  étang  un  pavillon  bâti  par  l'empereur!  Dans 
l'été  l'empereur  y  tenait  son  conseil;  et  sous  ces  eaux  limpides  , 
ces  carpes  blanchies  par  le  temps  .  qui  n'étaient  déjà  plus  jeunes 
au  xvie  siècle  de  notre  histoire  ,  témoins  muets  et  tranquilles  de 
tant  de  révolutions  qui  ont  glissé  sur  ces  ondes  sans  y  laisser  une 
trace  de  leur  pa.-sage;  enfin,  non  loin  du  bord  une  flottille  de 
vaisseaux  de  ligne,  grands  comme  des  barques  de  pêcheurs,  et 
pour  conduire  cette  flottille,  des  marins  de  l'Océan  ,  et  au  besoin 
pour  commander  ces  marins,  un  jeune  homme  qui  sera  grand 
amiral  de  France  quelque  jour.  Que  disait-on.  qu'on  n'entrait  pas 
dans  le  château?  Toutes  les  portes  sont  ouvertes,  vous  pouvez 
fouler  le  gazon  de  tous  les  parterres,  les  cygnes  du  bassin  vous 
saluent  en  battant  de  l'aile.  Couchez-vous  sur  l'herbe,  répétez  les 
vers  de  Virgile  à  l'ombre  des  hêtres  ,  dormez  si  vous  voulez  dor- 
mir, vous  êtes  le  maître  de  ces  beaux  lieux. 

Je  dormais  encore  ou  plutôt  j'étais  plongé  dans  cet  admirable 
rêve, tout  éveillé,  que  vous  inspirent  les  premières  brises  du  prin- 
temps ,  et  je  sentais  voler  dans  le>  brillants  e;paces  de  l'air ,  les 
châteaux.  les  jardin-; ,  les  cours  ,  les  balcons  de  marbre  ,  les  mu- 
railles de  briques,  et  moi  enfin,  quand  tout  à  coup  les  trompettes 
sonnent,  les  tambours  battent  aux  champs ,  la  fanfare  éclate  par 


REVUE  DE  PARIS.  39 

toutes  ses  voix  de  cuivre.— Allons  ,  voici  que  j'aurai  dormi  trop 
longtemps  et  que  je  ne  verrai  pas  la  princesse  aujourd'hui  ! 

Je  traverse  en  toute  hâte  les  jardins,  les  parterres,  les  grandes 
portes.  A  l'une  de  ces  portes ,  un  gardien  très-poli  me  dit  ;—  On 
n'entre  pas,  c'est  la  consigne!  Mais  cependant  il  ajoute  ; — 
Vous  n'arriveriez  peut-être  pas  à  temps  en  faisant  le  tour  du  châ- 
teau ,  donnez-vous  donc  la  peine  d'entrer ,  monsieur.  J'arrive. 
Toute  la  garnison  était  sous  les  armes.  Un  beau  régiment  de  ca- 
valerie occupait  un  côté  de  la  cour  ;  de  l'autre  côté  était  placé  le 
plus  fringant ,  le  plus  brillant ,  le  plus  jeune ,  le  plus  élégant  ré- 
giment de  hussards  qui  ait  jamais  existé  depuis  qu'il  y  a  des  ré- 
giments de  hussards.  Celui-là  est  le  régiment  modèle.  Il  est  habillé 
de  la  plus  fine  écarlale  ;  sur  cette  écarlate ,  une  main  prodigue  a 
jeté  à  profusion  l'argent  et  la  broderie  et  les  plus  vives  cou- 
leurs. 

Figurez-vous  le  hussard  ;  un  beau  jeune  homme  de  vingt  ans , 
six  pieds ,  la  barbe  naissante  ,  les  dents  blanches ,  la  taille  de 
guêpe,  la  jambe  fine,  l'air  modeste,  la  têteliaule,  et  cette  tête 
ombragée  de  belles  plumes  ;  le  ceinturon  d'argent ,  le  sabre  d'a- 
cier reluisant  au  soleil ,  le  cheval  gris  et  fringant ,  le  dolman 
bleu  de  ciel;  les  plus  belles  couleurs,  les  plus  riches  parures ,  le 
plus  galant  équipage  ,  tout  ce  que  la  coquetterie  guerrière  peut 
inventer  de  plus  recherché  ;  voilà  le  hussard.  Us  étaient  comme 
cela  tout  un  régiment ,  et  ce  régiment  était  commandé  à  haute 
voix  par  un  colonel  digne  de  lui  f  un  colonel  modèle  comme  son 
régiment ,  le  cuionel  Brack  ;  c'est  tout  dire.  Mais ,  hélas  !  c'était 
le  dernier  jour  du  colonel  Brack,  c'était  sa  dernière  fête  militaire  ; 
il  allait  dire  adieu  à  ce  régiment  qu'il  a  élevé,  dressé,  paré,  comme 
un  seul  homme;  on  disait  qu'il  était  passé  général. 

Tout  ce  bruit  que  j'avais  entendu  sub  tegmine  fagi,  ce  n'était 
qu'une  fausse  alerte.  Les  trompettes  des  hussards  voulaient  se 
tenir  en  haleine  ,  et  elles  retentissaient  comme  autant  de  trom- 
pettes de  la  vallée  de  Josaphat  ;  les  tambours  des  carabiniers  ré- 
pondaient aux  trompettes ,  et  à  tout  ce  bruit  guerrier  se  mêlait  le 
bruit  des  canons  roulant  dans  celte  vaste  cour  ,  traînés  par  leurs 
quatre  chevaux.  Autant  le  cheval  du  hussard  est  leste  ,  fringant , 
sautillant,  heureux  de  vivre  et  de  piaffer,  autant  le  cheval  de  l'ar- 
tillerie est  grave  ,  posé ,  sévère.  Il  marche  fièrement  comme  un 
cheval  qui  traîne  la  dernière  raison  des  rois.  Sur  le  caisaon, 


40  REVUE  DE  PARIS. 

ôeuK  artilleurs  sont  assis  comme  sur  un  char  de  triomphe.  Le  ca- 
non brille  fièrement  à  travers  tout  ce  bois  et  tout  ce  fer  ;  bronze 
aussi  intelligent  que  le  soldat  qui  le  gouverne,  il  est  tantôt 
joyeux  ,  tantôt  terrible  ;  il  annonce  aussi  bien  la  fête  que  la  ba- 
taille; il  est  le  bruit  des  grandes  joies  et  le  bruit  des  grandes  dou- 
leurs ;  quand  il  passe  ,  les  petits  enfants  battent  des  mains  ;  les 
hautes  citadelles  tremblent  quand  il  passe.  Ainsi  donc  ,  ils  étaient 
ranges  en  bataille  dans  celte  cour,  au  pied  de  cet  escalier  de  Fon- 
tainebleau .  dans  ces  lieux  célèbres  où  fut  dénoué  le  plus  grand 
drame  de  l'univers. 

Oh  !  l'histoire  !  c'est  la  plus  grande  tâche  des  hommes.  Ni  les 
vers  (iu  poète,  ni  les  chefs-d'œuvre  du  peintre  ou  du  sculpteur,  ni 
les  merveilles  de  l'architecture  ,  ne  valent  une  page  de  l'histoire 
Entassez  dans  la  plus  haute  des  pyramides  Danle  sur  Raphaël' 
Raphaël  sur  Michel-Ange,  un  homme  viendra,  un  historien,  et  en 
quelques  lignes  il  aura  plus  fait  que  Dante,  Raphaël  et  Michel- 
Ange:  il  aura  écrit  une  page  d'histoire  !  Aussi  les  lieux  témoins  de 
ces  grandes  scènes  où  la  face  du  monde  a  été  changée  ,  sont-ils 
empreints  d'une  indicible  et  imposante  majesté. 

Il  y  a  de  cela  vingt-trois  ans  à  peine,  déjà  deux  siècles!  dans 
cette  même  cour  qui  retentit  du  bruit  des  fanfares  de  cette  jeune 
armée  ,  se  tenait  immobile  ,  muette  ,  isolée  ,  cachant  ses  larmes, 
la  vieille  garde  de  la  grande  armée.  Celte  vieille  garde  ,  dont  le 
nom  seul  renversait  les  capitales,  s'était  battue  sur  lousleschamps 
de  bataille  de  l'univers.  Ils  étaient  à  Arcole  ,  à  Aboukir,  a  Ma- 
rengo;  ils  étaient  les  soldats  d'Auslerlilz  ,  d'Iéna  ,  de  Friedland  , 
de  Madrid  ,  de  Wagram  ,  de  Moscou  ;  et  à  travers  tant  de  gloire 
et  tant  de  périls ,  ils  se  retrouvaient  vaincus  et  décimés,  dans  cette 
coût  qui  était  maintenant  leur  dernier  royaume  ,  leur  dernier 
champ  de  bataille,  et  encore  il  faudra  le  quitter  demain,  ce  coin 
de  terre  désolé.  Dans  ce  palais  dont  toutes  les  portes,  dont  toutes 
les  fénêli  es  sont  ouvertes,  se  cachait ,  dans  sa  douleur  et  dans  ses 
angoisses,  l'empereur  Napoléon  !  En  vain  il  avait  tenu  tête  à  l'Eu- 
rope coalisée  ,  le  génie  avait  cédé  à  la  fortune  ;  l'aigle  impériale, 
blessée  à  mort  dans  les  cieux  de  Moscou,  avait  eu  à  peine  assez  de 
force  pour  venir  expirer  ici  même  ,  sous  le  ciel  de  Fontainebleau. 
A  la  fin  l'heure  était  venue  où  l'empereur  lui-même  devait  déposer 
celte  épée  qui  avait  tant  pesé  dans  la  balance  du  monde.  Son  sa- 
crifice était  accompli  comme  sa  gloire.  Alors  s'ouvrit  la  porte  du 


REVUE  DE  PARIS.  41 

palais  ,  et  on  vit  descendre  un  homme  seul ,  le  regard  fier,  la  dé- 
marche hardie ,  triste  ,  mais  non  pas  abattu  ;  il  était  enveloppé 
dans  la  redingote  grise  ,  il  portait  à  la  main  le  chapeau  du  petit 
caporal  ;  un  seul  mois  de  ses  misères  l'avait  vieilli  plus  que  n'eus- 
sent fait  dix  batailles.  Ses  vieux  soldats,  le  retrouvant  si  grand 
dans  l'infortune  ,  se  sentaient  émus  jusqu'au  fond  des  entrailles  ; 
ils  ne  comprenaient  pas ,  les  pauvres  héros!  comment  et  pour- 
quoi ils  se  séparaient  ainsi,  eux  et  l'empereur,  eux  qui  étaient 
toujours  la  grande  armée  ,  lui  qui  était  toujours  l'empereur  !  Ils 
baissaient  la  tête  en  versant  des  larmes  mal  contenues  :  une  voix 
bien  connue  les  vint  tirer  de  leur  stupeur. 

«  Soldats ,  leur  disait-il ,  je  vous  fais  mes  adieux.  Depuis  vingt 
ans  que  nous  sommes  ensemble,  je  suis  content  de  vous, je  vous 
ai  toujours  trouvés  au  chemin  de  l'honneur  !  »  Après  quoi  il  em- 
brassa les  aigles ,  et  il  descendit  d'un  pas  ferme  et  tranquille  ce 
même  escalier  de  Fontainebleau. 

Ainsi  se  séparèrent  à  cette  place  l'empereuret  la  grande  armée, 
pour  aller  mourir  çà  et  là,  les  uns  et  les  autres ,  dans  la  même 
tristesse ,  dans  la  même  gloire  ,  dans  le  même  abandon. 

Pendant  que  je  me  livrais  ainsi  à  tousies  souvenirs  qui  m'assié- 
geaient en  foule ,  un  nuage  passa  sous  le  soleil ,  un  léger  nuage 
de  printemps  ;  quelques  gouttes  d'une  pluie  chaude  de  printemps 
tombèrent  sur  ces  beaux  uniformes,  qui  n'en  parurent  que  plus 
brillants.  Cependant  mon  pauvre  habit  noir  ne  pouvait  guère  ré- 
sister à  la  pluie  ,  même  la  plus  légère  ;  et  déjà  je  cherchais  des 
yeux  un  abri ,  quand  soudain  ,  de  toutes  parts ,  je  vis  accourir  à 
moi  de  beaux  messieurs  tous  brodés  en  or  et  en  argent,  en  belles 
palmes  ,  en  épée.— Viens  par  ici  !  me  disait  l'un.— Je  vais  te  con- 
duire à  une  bonne  place  ,  disait  l'autre.— Si  tu  avais  seulement 
une  petite  broderie  au  collet  de  ton  habit  ,  ajoutait  un  troisième, 
tu  viendrais  avec  nous  sur  le  balcon  du  roi  I  Moi ,  tout  étonné  de 
voir  de  beaux  messieurs  me  parler  ainsi,  je  les  regarde,  je  les  ad- 
mire ,  et  ma  fui,  je  les  reconnais  tous;  ce  sont  mes  amis!  Et 
parmi  eux  ,  avec  une  belle  croix  de  commandeur  de  la  Légion- 
d'Honneur,  et  bien  méritée,  mais  toujours  bon  et  se.niable, 
M.  le  baron  Taylor  qui  revient  d'Espagne,  tout  chargé  de  chefs- 
d'œuvre. —  Allons  donc  ,  puisque  vous  le  voulez.— Et  je  le  suis  ; 
et  me  voilà  à  la  plus  belle  place,  à  l'abri,  dans  un  petit  cabinet  à 
deux  fenêtres.  Une  de  ces  fenêtres  donnait  sur  le  balcon  du  roi , 

4. 


42  REVUE  DE  PARIS. 

l'autre  fenêtre  sur  la  cour  du  château.  Ainsi  devant  moi  je  devais 
avoir  le  cortège  de  la  princesse,  pendant  qu'à  ma  gauche  je  pour- 
rais suivre  tous  les  mouvements  de  celle  cour,  si  on  peut  appeler 
de  ce  nom  gothique  la  réunion  spontanée  des  bourgeois  les  plus 
influents  de  notre  pays. 

Quatre  heures  allaient  sonner,  l'attente  était  générale,  l'impa- 
tience était  à  son  comble.  L'exactitude  étant  la  politesse  des  rois, 
on  en  tirait  la  conséquence  qu'elle  était  aussi  la  politesse  des 
princesses  ;  mais  le  moyen  d'être  exacte  pour  cette  jeune  femme, 
retenue  à  chaque  pas  de  celte  marche  triomphale  par  les  popula- 
tions avides  de  la  voir?  Pendant  que  nous  attendions,  nous  aussi, 
un  de  mes  amis  brodés  me  demanda  si  j'avais  vu  le  trousseau  de 
la  princesse.— Non  ,  lui  dis-je,  je  ne  connais  du  trousseau  que 
les  merveilleux  éventails  de  Roqueplan. 

—  Moi,  dit  mon  ami,  je  suis  plus  avancé  que  toi  ;  j'ai  tout  vu, 
et  fort  à  l'aise  ,  car  j'étail  seul  dans  les  beaux  appartements  du 
prince;  et  si  le  roi  n'était  pas  venu  me  déranger  ,  je  crois  que  j'y 
serais  encore  à  tout  admirer. 

Or,  cet  ami  qui  me  parlait  ainsi,  bien  qu'un  peu  plus  brodé  que 
moi ,  est ,  à  tout  prendre  ,  un  homme  aussi  peu  considérable  que 
je  le  suis  moi-même.  Comment  était-il  entré  dans  l'intérieur  de 
ce  palais,  qn'on  me  faisait  si  formidable?  11  allait  me  le  dire  ,  et 
j'écoutais ,  tout  en  restant  attentif  aux  moindres  bruits  venus 
d'en  bas. 

—  Oui ,  dit-il ,  tu  connais  bien  ce  vaste  palais  ?  une  fois  entré 
là-dedans,  on  se  perd;  c'est  le  plus  merveilleux  dédale  qui  ait 
jamais  étonné  l'imagination  humaine.  Ce  ne  sont  que  vastes  gale- 
ries ,  salles  immenses,  amphithéâtres  ,  escaliers  de  géants,  mys- 
térieux couloirs ,  douces  retraites  cachées  dans  le  mur,  balcons 
de  marbre  et  de  bronze;  tous  les  temps,  tous  les  lieux  ,  tous  les 
arts ,  tous  les  monarques  sont  représentés  dans  ces  murs.  Le 
xvie  siècle  y  a  jeté  tousses  caprices  et  toute  sa  poésie.  Louis  XIII 
et  Henri  IV  y  ont  laissé  leur  empreinte  italienne  et  française  à  la 
fois  ,  Louis  XIV  y  porta  sa  royale  grandeur  ,  l'empereur  y  reçut 
cette  impératrice  qui  l'alliait  aux  rois  en  le  séparant  du  peuple  ; 
chacun  des  pouvoirs  qui  ont  passé  dans  ces  murailles  y  a  ajouté 
quelque  chose,  celui-ci  un  palais,  celui-là  une  église,  le  troisième 
un  théâtre,  l'un  une  galerie,  cet  autre  enfin  eut  à  peine  le  temps 
d'y  laisser  son  nom  et  son  chiffre,  après  quoi  il  a  été  emporté 


REVUE  DE  PARIS.  43 

par  la  tempête ,  et  son  nom  a  été  effacé  par  le  badigeonneur. 
Dans  le  palais  de  Fontainebleau  tous  les  souvenirs  se  mêlent  et 
se  confondent.  Non  loin  de  l'appartement  du  pape  ,  dans  un  coin 
retiré ,  où  elle  fuyait  même  la  clarté  du  ciel ,  Mme  de  Mainienon 
s'était  creusé  une  retraite  ,  qu'on  peut  voir  complètement  meu- 
blée et  restaurée.  Il  y  a  du  sang  dans  ces  murs  ;  il  y  a  de  l'amour, 
il  y  a  de  la  poésie  ,  il  y  a  surtout  des  mariages.  En  1609,  César, 
duc  de  Vendôme,  le  fils  de  Henri  IV  et  de  la  belle  Gabrielle , 
épousa  ,  dans  la  Chapelle-Haute,  Françoise  de  Lorraine ,  duchesse 
de  Mercœur  ;  Louis  XII ,  à  peine  marié,  vint  passer  la  lune  de 
miel  à  Fontainebleau  ,  et  neuf  mois  après  le  jeune  dauphin  y  vint 
au  monde.  En  1670  ,  la  nièce  du  roi,  Marie-Louise  d'Orléans  , 
épousa  le  roi  d'Espagne  Charles  II ,  représenté  par  procureur. 
Louis  XV  y  reçut  la  main  de  Marie  Leczinska  ,  la  digne  fille  du 
roi  Stanislas.  A  Fontainebleau  ,  Louis  XVIU  vint  recevoir  la  du- 
chesse de  Berri  ;  à  Fontainebleau ,  Jérôme  Napoléon  épousa  la 
fille  du  roi  de  Wurtemberg.  Que  de  fêtes  magnifiques  !  que  de 
brillants  carrousels  !  que  de  vœux  et  que  d'espérances  !  Tu  cher- 
cherais en  vain  dans  tout  ce  palais  un  petit  coin  qui  n'ait  pas 
abrité  une  tête  couronnée  ou  découronnée,  un  lit  qui  ne  soit  pas 
un  lit  nupital  ou  un  lit  de  mort.  Dans  l'appartement  du  roi,  il  y 
a  un  méchant  guéridon  en  acajou  qui  vaut  bien  15  francs ,  acheté 
à  crédit  chez  un  marchand  de  meubles  d'occasion  ;  on  n'approche 
de  ce  guéridon  qu'avec  respect.  Sur  cette  table  fut  signée  l'abdi- 
cation de  l'empereur.  Elle  conserve  encore  le  violent  coup  de  ca- 
nif que  l'ex-maitre  du  monde  y  laissa,  comme  fait  le  lion  mourant 
avec  sa  griffe  défaillante.  Celte  table  est  placée  tout  auprès  d'une 
croisée  dont  les  ferrures  brillantes  ont  été  forgées  par  le  roi 
Louis  XVI.  Cette  chambre  même ,  qui  ressemble  à  un  herbier, 
tant  les  murs  sont  chargés  de  toutes  les  plantes  de  la  flore  fran- 
çaise ,  fut  habitée  par  Catherine  de  Médicis.  A  côlé  de  cette 
chambre  ,  Napoléon  a  fait  construire  une  galerie  en  l'honneur 
de  Marie-Louise.  Ainsi  sont  confondus  tant  de  souvenirs  divers  , 
tant  de  grandeurs  et  tant  de  misères.  Dans  cet  admirable  pêle- 
mêle  ,  le  moyen  de  ne  pas  rester  confondu  ?  Et  penses-tu  ù  mon 
admiration,  quand  je  me  suis  vu  libre  d'entrer  partout,  et  de 
tout  voir  par  mes  yeux,  et  de  tout  toucher  de  mes  mains  ,  comme 
si  j'avais  été  un  des  maîtres  du  palais?  Parle-moi  d'une  royauté 
ainsi  faite  qu'on  peut  entrer  chez  elle  à  toute  heure  de  la  nuit  et 


44  REVUE  DE  PARIS. 

du  jour.  Voilà  pourtant  un  des  fruits  de  l'amnistie  :  c'est  que 
même  les  amis  du  roi  n'ont  plus  peur  et  qu'ils  le  laissent  libre  d'al- 
ler où  il  lui  plaît.  On  dit  que  le  roi  profite  de  cette  liberté  avec  le 
bonheur  d'un  écolier  en  vacances.  Il  va  ,  il  vient,  il  sort ,  il  entre, 
il  admire  ces  portes  toutes  grandes  ouvertes  ;  il  n'a  jamais  vu 
rien  de  si  beau.  Naguère  encore  ,  quand  la  terreur  était  dans  tou- 
tes les  âmes ,  excepté  dans  son  àtne,  il  trouvait  toujours  à  ses  cô- 
tés .  autour  de  lui  et  malgré  lui ,  un  gardien  qui  le  suivait  des 
yeux.  Il  avait  beau  renvoyer  cet  homme  ,  on  ne  lui  obéissait  pas. 
Il  marchait  ainsi  environné  d'une  surveillance  qui  l'obsédait.  L'am- 
nistie, l'a  délivré  de  cette  contrainte  ;  il  a  été  le  premier  dont  les 
fers  sont  tombés  ;  ses  amis  lui  oui  promis  de  ne  plus  trembler 
pour  lui  .  et  c'est  ainsi  que  tout  bienfait  porte  sa  récompense. 
Mais  pour  en  revenir  à  mon  histoire  ,  j'étais  donc  dans  ce  palais 
de  Fontainebleau  aussi  libre  que  le  roi. 

Figure-toi  mon  éblouissemënt ,  quand  après  avoir  traversé  les 
vastes   appartements  du  duc  d'Orléans,  dont  la  tenture  sévère 
rappelle  cependant  toute  l'élégance  du  temps  de  Louis  XIII ,  je 
me  trouvai  dans  les  deux  salles  où  est  exposé  le  trousseau  de  la 
jeune  duchesse!  Sur  une  extrade  est  placée  la  corbeille?  celte 
corbeille  ,  est  un  coffre   en  écaille  et  en  bronze  doré  d'un  travail 
merveilleux  j  les  incrustations  sont  en  argent,  le  xvie  siècle  ne 
désavouerait  pas  ce  chef-d'œuvre;  l'estrade  est  ornée  de  drape- 
ries ,  de  dentelles,  de  fleurs,  et  de  ces  mille  gazes  flottantes  si 
chères  aux  jeunes  femmes  ,  et  qu'un  poète  a  appelées  de  l'air 
tissu.  Le  linge  est  amoncelé  d'un  seul  côté,  c'est  une  montagne 
de  broderies  et  de  dentelles;  sur  les  porte-manteaux  sont  placées 
des  robes  sans  nombre;  les  écharpes  d'Alger,  les  chapeaux  aux 
plumes  flottantes  j  les  douze  cachemires  n'occupent  pas  une  place 
méd  ocre  dans  cette  exposition  conjugale;  en  voici  un  vert-émir, 
à  palmes  brodées  d'or,  pour  lequel  se  damneraient  toutes  les  fem- 
mes d'Europe  :  c'est  la  reine  d'Angleterre  qui  l'envoie.  Juge,  s'il 
te  plaît ,  de  cette  main  et  de  ce  pied  par  les  gants  et  par  les  sou- 
liers que  voici,  gants  et  souliers  d'un  enfant  de  quinze  ans;  ils 
ont  été  faits  sur  la  main  et  sur  le  pied  de  la  princesse.  Le  velours, 
le  satin,  les  rubans  ,  tous  les  infinis  détails  d'une  passion  royale, 
ne  manquent  guère  ;  mais  il  faudrait  être  une  femme  ,  une  femme 
jeune  et  belle  ,  une   femme  sans  passion  ,  une  femme  de  Paris  , 
pour  tout  comprendre  et  peur  tout  voir. 


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Ai-jeparlé  de  la  robe  de  mariage  en  dentelles  ?  et  des  mouchoirs 
de  poche  tout  brodés  et  garnis  d'une  valencienne  haute  comme  la 
main  ,  et  des  turbans  de  l'Afrique  ?  et  du  manchon  de  plume  d'ai- 
grette? et  des  voiles  où  brillent ,  surmontés  de  la  couronne,  les 
chiffres  entrelacés  des  deux  époux  ,  F.  P.  H.  0.  ;  Ferdinand-Phi- 
lippe ,  Hélène  ,  d'Orléans? 

Non  !  c'est  à  peine  si  je  puis  te  parler  du  nécessaire  en  vermeil , 
des  vases  d'or,  de  la  toilette,  de  l'écritoire  gothique,  du  porte-bou- 
quet dans  le  style  de  la  renaissance.  Au  reste,  tu  le  sais,  on  peut  se 
fier,  pour  toutes  ces  recherches,  au  goût  éclairé  du  duc  d'Orléans. 
C'est  un  habile  et  ingénieux  antiquaire;  il  comprend  a  merveille 
l'élégance  des  vieux  siècles,  il  sait  combien  un  vieux  meuble  gothi- 
que est  bienséant  à  la  jeunesse  et  à  la  beauté,  et  pour  peu  que  la  du- 
chesse sa  femme  aime  les  bois  sculptés,  les  dorures,  les  vieilles  tapis- 
series, tout  le  luxe  massif  d'autrefois,  elle  n'aura  rien  à  désirer. 

Il  y  avait  aussi  un  véritable  amas  de  perles  ,  rubis  ,  diamants  , 
pierreries  de  toutes  sortes  ;  une  parure  en  brillants,  une  parure 
en  brillants  et  en  rubis  ,  les  brillants  et  rubis  d'une  nuance  si  par- 
faite qu'il  était  difficile  de  les  distinguer  les  uns  des  autres  ;  une 
parure  en  perles  fines,  six  bagues,  sans  compter  l'anneau  du 
mariage  ,  tout  à  côté  de  la  médaille  d'or. 

Mais  dans  cet  amas  admirable  de  richesses  de  toutes  sortes  ,  ce 
que  j'ai  admiré  le  plus  ,  et  ce  que  tu  as  admiré  autant  que  moi , 
sans  doute,  ce  ne  sont  ni  les  diamants,  ni  les  perles  ,  ni  les  ca- 
chemires ,  ni  les  dentelles ,  ni  les  broderies  ,  ni  les  fleurs  ,  ce  sont 
trois  éventails  ,  dont  l'idée  seule  est  une  idée  royale  ,  sans  parler 
de  l'exécution  ,  qui  est  digne  de  l'idée. 

Tu  as  vu  au  salon  dernier  un  charmant  tableau  de  Roqueplan, 
Cosme  de  Médicis  se  promenant  dans  la  campagne  de  Flo- 
rence ,  et  lu  as  admiré  cet  éclatant  paysage ,  ce  beau  ciel ,  ces 
eaux  limpides  ,  cette  poétique  et  transparente  nature.  Roqueplan 
est ,  à  coup  sûr,  un  merveilleux  artiste,  parfaitement  habile  à 
reproduire  tout  ce  qui  est  la  jeunesse  ,  fleur  ou  soleil,  joie  et 
printemps  ,  amour  et  bonheur.  Il  n'est  jamais  plus  à  Taise  que 
lorsqu'il  est  resserré  dans  un  petit  espace  ,  et  alors  il  étend  à  l'in- 
fini cette  toile  exiguë  ,  et  il  en  fait  ce  que  vous  voudrez  :  un  lac 
immense,  une  prairie  sans  fin  ,  une  forêt  d'orangers  et  de  roses. 
Le  duc  d'Orléans ,  qui  sait  très-bien  que  l'art  n'est  déplacé  nulle 
part ,  que  bien  au  contraire  c'est  là  un  des  privilèges  de  l'art , 


46  REVUE  DE  PARIS. 

de  relever  toutes  choses  et  de  charger  les  meubles  les  plus  futiles 
de  ses  inventions  infinies  ,  avait  pensé  ,  depuis  longtemps  ,  à  de- 
mander à  Roqueplan  les  éventails  de  la  jeune  duchesse  ;  mais  le 
succès  du  dernier  tableau  l'intimidait.  Il  n'osait  pas  prier  le  pin- 
ceau qui  avait  fait  ce  chef-d'œuvre,  de  peindre  un  éventail.  Mais 
enfin  il  se  rappela  que  BenvenutoCellini  ciselait  les  bagues  de  la 
duchesse  d'Élampes ,  que  Raphaël  dessinait  des  reliures  de  livres, 
que  Michel-Ange  a  peint  des  assiettes  ,  que  Bernard  Palissy  ne 
dédaignait  pas  d'être  un  potier  de  terre  glaise  ,  que  Petilot  fai- 
sait des  portraits  pour  des  tabatières ,  et  Watleau  des  paysages 
pour  la  manufacture  de  porcelaine  de  Sèvres  ;  en  conséquence , 
il  demanda  à  tout  hasard  ,  à  Roqueplan  ,  un  ou  deux  éventails 
pour  la  corbeille  nuptiale  ;  Roqueplan,  qui  a  bien  de  l'esprit 
quoiqu'il  ait  un  grand  talent,  consentit  à  tout  ce  que  voulait  le 
prince.  Il  ne  fit  pas  un  éventail ,  il  en  fit  trois  ,  dont  voici  le  su- 
jet :  le  Mariage  de  la  Vierge;  c'est  un  délicieux  petit  tableau 
sur  un  fond  d'or  et  dans  le  geure  bizantin  ;  les  Amours  pein- 
tres (l'amour  fait  le  portrait  de  la  princesse),  c'est  une  fraîche 
et  riante  esquisse  digne  de  Watteau  ;  la  Promenade  au  parc  , 
c'est  un  charmant  paysage.  Le  parc  est  tout  chargé  de  beaux  ar- 
bres ,  le  château  se  dessine  dans  le  lointain  ,  une  haute  terrasse  , 
un  grand  vase,  des  balustrades,  de  longues  allées,  où  se  joue  le  so- 
leil sur  les  feuilles  tremblantes  et  resplendissantes  comme  des  mi- 
roirs ;  sur  le  devant ,  une  belle  dame  avenante  et  galante  donne 
le  bras  à  un  raffiné  d'honneur  et  salue  d'un  signe  de  tête  un  élé- 
gant cavalier  qui  passe  ;  des  plumes ,  des  velours ,  de  l'acier,  de 
la  soie  ,  voilà  l'affaire  ! 

A  ces  trois  petits  chefs-d'œuvre  ,  il  faut  joindre  deux  éventails 
de  M.  Clément  Boulanger,  les  Noces  de  Cana,  et  le  Repos  de 
chasse.  Les  Noces  de  Cana  ne  valent  pas  le  tableau  de  Jeau 
Stein  ,  cette  admirable  orgie  hollandaise  ,  dans  laquelle  se  rue 
toute  cette  foule  de  manants  et  de  belles  dames,  enchantés  etsur- 
pris  de  voir  l'eau  changée  en  vin  •  mais,  évidemment ,  le  dessin 
de  M.  Boulanger  a  été  inspiré  par  le  souvenir  de  celte  belle  pein- 
ture. Dans  le  Repos  de  chasse  ,  des  bohémiens,  des  bouffons  et 
des  nains  égaient  de  leur  mieux  un  jeune  prince  et  sa  femme, 
qui  font  halte  dans  la  forêt.  La  monture  de  ces  éventails  est  di- 
gne de  tout  le  reste  ;  l'or  et  l'ivoire  ,  et  les  plus  fines  sculptures, 
encadrent  à.  merveille  tous  ces  frais  paysages,  toutes  ces  scènes 


REVUE  DE  PARIS.  47 

riantes.  Honneur  au  jeune  homme  qui  comprend  ainsi  les  beaux- 
arts,  et  qui  s'en  sert  comme  s'en  servait  le  roi  François  Ier! 

Ainsi  me  parla  mon  jeune  ami  dans  tout  l'enthousiasme  de  son 
cœur.  II  était  d'autant  plus  digne  de  foi  en  ceci  ,  que  c'est  un  es- 
prit naturellement  sceptique  et  railleur,  qui  comprend  la  véri- 
table grandeur  comme  tous  les  bons  esprits  ,  mais  qui  voit  d'un 
coup  d'œil  tout  ce  que  la  grandeur  a  souvent  de  faux  et  de  misé- 
rable. —  Et ,  lui  dis-je  ,  comment  s'est  terminée  ta  singulière 
inspection?  On  m'a  dit  que  la  reine  avait  présidé  elle-même,  et 
avec  une  sollicitude  toute  maternelle,  à  tous  ces  riches  détails, 
et  qu'elle  n'avait  voulu  permettre  à  personne  ,  pas  même  au  roi, 
de  venir  la  troubler  dans  cette  fête  qu'elle  préparait  à  sa  belle- 
fille.  —  Celui  qui  t'a  dit  cela,  me  répondit  mon  ami,  était  bien 
informé.  En  effet ,  il  y  avait  a  peine  deux  ou  trois  heures  que 
j'étais  là  à  tout  admirer  ,  quand  j'entendis  frapper  légèrement  à 
la  porte  opposée.  Un  autre  que  moi  aurait  répondu  :  «  Entrez!  » 
mais  je  me  retirai ,  sans  rien  dire  ,  par  où  j'étais  venu  ,  et  je  fis 
bien.  En  effet,  c'était  le  roi  qui  venait  voir  ,  lui  aussi  incognito  , 
toutes  ces  merveilles  ;  et  je  crois  bien  qu'il  n'avait  pas  la  permis- 
sion de  la  reine  plus  que  moi. 

Ce  récit  finissait  à  peine  que  soudain  un  cri  :  Aux  armes  !  se 
fait  entendre  ;  des  cris  de  vive  le  roi  !  s'élèvent  de  toutes  parts. 
On  s'empresse  ,  on  se  pousse  ,  on  regarde  ;  c'étaient  le  duc  d'Or- 
léans et  le  duc  de  Nemours  qui  venaient  eux-mêmes  annoncer  au 
roi  leur  père  l'arrivée  de  la  princesse  Hélène.  Le  duc  d'Orléans 
était  parti  le  malin  même  pour  aller  présenter  à  sa  fiancée  ,  à 
Meltin  ,  sa  maison  civile  et  militaire  ,  les  dames  de  la  princesse 
et  ses  chevaliers  d'honneur  :  Mme  de  Lobau  ,  de  Chanaleihes  ,  de 
Monlesquiou  ,  d'Hautpoul  ;  MM.  de  Fiahaut ,  de  Coigny  ,  de  Tré- 
vise,  de  Praslin  ,  le  général  Baudrand ,  le  général  Marbot,  le 
colonel  Gérard,  le  duc  d'Elchingen  ,  de  Montguyon  ,  Berlin  de 
Vaux,  Chabaud-Latour,  Asseline ,  le  secrétaire  du  prince,  de 
Boismilon,  son  précepteur  et  son  plus  vieil  ami,  comme  il  le 
dit  à  la  princesse.  —  Aimez-les  ,  madame  ,  lui  dit  le  prince  ,  ce 
sont  mes  amis;  ils  ne  m'ont  pas  quitté  depuis  sept  ans  ,  et  ils  ont 
partagé  constamment  ma  bonne  et  ma  mauvaise  fortune.  Cette 
troupe  brillante  accourait  en  toute  hâte  ,  et  il  était  facile,  même 
aux  regards  les  moins  exercés  ,  de  lire  sur  tous  ces  jeunes  vi- 
sages qu'ils  revenaient  heureux  et  fiers  de  leur  nouvelle  conquête. 


48  REVUE  DE  PARIS. 

La  figure  du  duc  d'Orléans  respirait  surtout  la  joie  la  plus  vive. 
I!  avait  vu  sa  jeune  femme,  et  il  revenait  content  d'elle  et  plein 
d'une  noble  assurance.  Us  entrèrent  ainsi  chez  le  roi  au  milieu 
des  félicitations  générales  et  des  acclamations  de  la  foule.  Rien 
qu'à  voir  le  jeune  prince  si  heureux  .  la  foule  ,  avec  ce  merveil- 
leux instinct  qui  ne  la  trompe  jamais,  avait  deviné  la  jeune  et 
belle  personne  qui  allait  venir. 

Il  était  six  heures  quand  le  prince  arriva  au  palais.  De  quart 
d'heure  en  quart  d'heure  accouraient,  de  toute  la  vitesse  de  leurs 
chevaux  ,  des  messagers  apportant  des  nouvelles.  La  princesse 
arrivait ,  mais  elle  marchait  lentement.  Elle  était  arrêtée  par  les 
discours  .  par  les  vers  .  par  les  fleurs,  par  les  gardes  nationaux, 
par  les  jeunes  filles  vêtues  de  blanc  ,  par  toutes  les  populations 
qui  se  pressaient  sur  son  passage.  Elle  avait  pour  tous  un  regard, 
un  salut,  un  sourire,  une  parole  ;  elle  parlait  la  plus  belle  langue 
français»*,  la  langue  du  Versailles  de  Louis  XIV;  elle  voulait  arri- 
ver ,  et  cependant  elle  ne  voulait  pas  hâter  sa  marche ,  tant  elle 
avait  peur  de  manquer  de  reconnaissance  pour  tous  ces  braves 
gens  qui  accouraient  sur  son  passage.  A  chaque  instant  arrivait 
un  nouveau  courrier.  Ce  courrier  était  d'un  effet  très-pittoresque. 
L'un  d'eux  surtout,  jeune  et  vigoureux  gaillard,  le  fouet  en  main, 
arrive  sur  son  cheval  jusqu'au  bas  du  perron,  il  monte  l'escalier 
en  agitant  les  rubans  de  son  chapeau  ;  en  même  temps  ,  par  l'es- 
calier opposé  ,  montait  d'un  pas  humble  et  calme  le  chapelain  du 
château;  le  chapelain  portait  son  parapluie  sous  son  bras;  sa 
démarche  calme  et  simple  .  sa  soutane  noire  ,  sa  douce  figure  , 
faisaient  un  admirable  contraste  avec  l'habit  brodé,  les  cheveux 
poudrés ,  l'air  animé  ,  le  pas  bruyant  du  jeune  messager,  lu 
peintre  qui  était  lu  ,  saisit  à  merveille  le  contraste  des  deux  per- 
sonnages. —  C'est  admirable  !  disait-il  ;  quel  tableau  î  Ici  des 
briques  ,  là  des  pierres  de  taille  ,  des  canons  et  des  hussards;  un 
prêtre  en  soutane,  un  postillon  \ètu  de  peau  et  de  velours;  sur  la 
galerie,  tous  les  uniformes  de  la  Fiance;  des  croix,  des  plaques, 
des  cordons  muges,  des  broderies  de  toutes  couleurs,  des  vieillards 
chargés  d'ans  et  de  gloire  .  dis  jeunes  gens  pleins  d'avenir,  des 
enfants  jeunes  et  vifs  comme  le  salpêtre,  et  de  belles  jeunes  filles 
si  réservées  et  si  modestes,  qu'on  se  demande  avec  respect  si  ce 
sont  bien  là  .  en  effet  ,  les  tilles  d'un  roi  !  Quel  tableau  !  Il  ne 
manque  qu'une  chose ,  ajoutait  le  peintre  en  souriant,  une  chose 


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que  regrettent  comme  moi  tous  les  peintres  contemporains:  le 
cordon  bleu. 

Là-dessus  s'établit ,  à  propos  du  cordon  bleu  ,  envisagé  sous  le 
rapport  de  l'art,  une  dissertation  pleine  de  goût  ;  on  disait  que  le 
cordon  bleu  reposait  merveilleusement  le  regard  ,  qu'il  tranchait 
de  la  plus  heureuse  façon  du  monde  sur  la  plupart  des  unifor- 
mes ,  qu'il  jetait  dans  un  tableau  une  clarté  favorable  ,  qu'il  était 
très-utile  au  peintre  pour  rappeler  la  couleur  du  ciel ,  et  mille 
autres  raisons  excellentes  qui  n'avaient  rien  de  politique,  et  qui 
n'en  étaient  pas  moins  d'excellentes  raisons. 

De  nouveaux  venus,  pour  nous  faire  paraître  l'attente  moins 
longue  ,  apportaient  des  anecdotes  qu'ils  avaient  recueillies  sur 
ce  voyage.  A  la  Ferlé-sous-Jouarre ,  oU  la  royale  fiancée  devait 
s'arrêter  une  nuit ,  un  riche  propriétaire  de  la  ville  s'empressa  de 
mettre  sa  maison  à  la  disposition  de  la  princesse.  La  maison  était 
belle ,  mais  peu  convenablement  meublée  pour  une  duchesse 
d'Orléans.  Aussitôt  la  liste  civile  envoya  ses  fourgons.  Toute  la 
maison  est  tendue  de  tapisseries  magnifiques,  on  suspend  des 
lustres  au  plafond  ,  on  pare  les  salons  et  les  chambres  à  coucher 
des  plus  beaux  meubles  ;  les  lits  somptueux ,  les  meubles  de  soie, 
les  tentures  magnifiques  ,  font  de  cette  maison  bourgeoise  la 
maison  d'un  prince.  Le  lendemain ,  quand  la  princesse  est  partie, 
le  propriétaire  de  la  Ferté-sous-Jouarre  a  été  prié ,  de  la  part  du 
roi ,  de  ne  pas  dégarnir  sa  maison  ,  mais  au  contraire  de  garder 
tout  ce  mobilier  royal,  en  faveur  de  sa  bonne  hospitalité. 

On  allait  entamer  encore  une  histoire,  quand  enfin  (  sept  heures 
sonnaient  à  l'horloge  du  château  ,  et  le  soleil  couchant  jetait  sur 
toute  cette  scène  attendrissante  son  rayon  le  plus  calme  et  le  plus 
doux) ,  accourent  en  éclaireurs  quelques  cavaliers  de  l'escorte  : 
la  princesse  arrive  enfin  !  Elle  est  aux  portes  de  Fontainebleau  ; 
elle  traverse  au  pas  ces  rues  garnies  de  drapeaux  tricolores  ;  une 
immense  acclamation  s'élève  dans  la  ville  ;  le  château  lui  répond 
par  les  mêmes  vivat!  Les  tambours ,  les  trompettes,  les  clairons, 
les  chevaux,  les  hommes,. tout  s'ébranle  à  la  fois;  en  même  temps 
le  vaste  escalier,  garni  d'orangers  ,  se  couvre  de  brillants  uni- 
formes; toute  la  France,  dans  ses  plus  grandes  illustrations, 
était  représentée  sur  ces  marches  de  pierre  ;  ambassadeurs , 
maréchaux  de  France  ,  ministres ,  pairs  de  France  ,  députés  , 
magistrats  ,  ils  étaient  tous  représentés  à  celte  fêle  nationale.  Là 

6  5 


50  REVUE  DE  PARIS. 

aussi ,  c'était  une  confusion  admirable  et  pleine  d'intérêt,  M.  de 
Talleyrand  non  loin  de  M.  de  "Werther,  M.  le  duc  de  Dalmatie 
auprès  du  comte  Gérard ,  M.  Jacques  Laffitle  et  M.  Guizot  ; 
M.  l'évêque  de  Maroc  à  la  tête  si  belle  ,  et  M.  Ary  Scheffer  ,  le 
grand  peintre  de  Marguerite  :  le  roi  des  Belges  et  le  comte  de 
Rantzau  ,  le  duc  de  Broglie,  et  M.  Lefort ,  maire  du  premier  ar- 
rondissement ;  M.  de  Montalivet  et  M.  Thiers.  En  même  temps 
accouraient  les  dames  .  mais  seulement  les  dames  de  la  princesse 
dans  leurs  plus  beaux  atours  ;  l'instant  d'après  toute  la  famille 
royale  ,  impatiente  et  ne  pouvant  attendre  plus  longtemps  ,  ac- 
courait sur  le  perron,  le  roi,  le  duc  d'Orléans,  le  duc  de  Nemours, 
en  habit  d'officier-général ,  le  prince  de  Joinville  ,  lieutenant  de 
vaisseau  ,  le  duc  d'Aumale  ,  sous-lieutenant  d'infanterie  légère  , 
M.  le  duc  de  Montpensier,  simple  chasseur  de  la  garde  nationale. 
Enfin  ,  tout  au  bout  de  la  cour,  au  milieu  de  ce  bruit  et  de  ce 
silence  également  inquiet  et  agité,  vous  voyez  paraître  le  cortège 
de  la  princesse.  Tous  les  regards  ,  tous  les  cœurs ,  sont  tournés 
vers  une  seule  voiture  5  celte  voiture  dorée ,  traînée  lentement 
par  huit  chevaux  magnifiques ,  harnachés  comme  pour  un  roi 
qui  reviendrait  de  la  guerre.  En  ce  moment  solennel ,  l'émotion 
de  la  fou'e  était  à  son  comble  ;  on  allait  donc  la  voir  cette  jeune 
femme  tant  attendue,  tant  désirée  !  on  allait  donc  savoir  enfin  ce 
qu'il  fallait  penser  de  ces  louanges  et  de  ces  oulrages  ! 

A  mesure  que  la  princesse  approchait,  le  duc  d'Orléans,  le  duc 
de  Nemours  ,  les  femmes  ,  les  hommes  ,  descendaient  lentement 
le  triple  escalier  pour  aller  au  devant  d'elle  ,  et  c'était  là  un 
grand  spectacle  que  bien  peu  de  gens  ont  pu  voir  ,  car  les  uns 
jouaient  leur  rôle  dans  ce  drame  muet  et  éloquent,  et  les  autres, 
tout  entiers  à  la  même  pensée  ,  ne  regardaient  que  celte  voilure 
qui  s'avançait.  Ainsi  le  roi  est  resté  seul,  au  sommet  de  l'escalier, 
avec  la  reine,  et  à  grand'peine  il  contenait  son  émotion.  C'était 
beau  à  voir  ;  cet  homme  si  ému  ,  si  agité,  qui  voudrait  suivre  ses 
fils  et  ses  amis  ,  et  que  retient  un  reste  d'étiquette  !  Derrière  le 
roi  se  tenait  la  reine;  on  devinait  son  émotion  plutôt  qu'on  ne  la 
voyait.  La  princesse  ,  le  duc  d'Orléans  et  son  cortège  sont  arrivés 
en  même  temps  au  bas  de  l'escalier:  une  évolution  mililaire, 
commandée  par  le  colonel  Braek  ,  n'eût  pas  mieux  fdit.  Aussitôt 
s'ouvre  la  portière  de  cette  voiture ,  et  soudain  descend  une 
jeune  et  belle  personne  ,  à  la  taille  élégante  et  fine.  Elle  prend  à 


REVUE  DE  PARIS.  51 

peine  le  temps  de  saluer  à  droite  et  à  gauche  ,  puis  elle  s'élance , 
entraînant  avec  elle  le  duc  de  Nemours,  qui  lui  donne  la  main  , 
et  avec  la  légèreté  de  ses  vingt  ans  elle  monte  jusqu'au  roi ,  qui 
lui  tend  la  main  ;  elle  saisit  cette  main  qu'elle  veut  porter  à  ses 
lèvres  j  mais  le  roi  lui  ouvre  ses  bras ,  et  elle  s'y  précipite.  En 
même  temps  toute  cette  belle  famille  entoure  cette  nouvelle  sœur 
qui  lui  vient  de  si  loin  ,  et  si  disposée  à  se  laisser  être  heureuse. 
On  l'entoure ,  on  l'embrasse  ,  on  lui  présente  tous  ses  frères , 
toutes  ses  sœurs  ,  ces  jeunes  gens ,  ces  enfants ,  cette  reine  des 
Belges  ,  cetle  princesse  Clémentine  qui  lit  et  qui  aime  les  jeunes 
poètes ,  cette  princesse  Marie  qui  est  un  grand  artiste ,  et  qui 
vient  d'envoyer  l'autre  jour  sa  propre  statue,  faite  par  elle-même, 
au  musée  de  Versailles.  Et  la  reine  donc  !  Elle  était  à  demi-cachée 
dans  l'embrasure  de  la  porte  ;  on  lui  a  enfin  abandonné  sa  nou- 
velle fiile  ;  et  alors ,  oubliant  qu'on  les  regardait ,  ces  deux 
femmes  se  sont  embrassées  l'une  l'autre  avec  une  effusion  toute 
maternelle  et  toute  filiale.  Et  quelle  mère  plus  noble,  plus  géné- 
reuse ,  plus  remplie  de  courage  ,  de  grandeur  d'àme  et  de  mo- 
destie, pouvait  remplacer  votre  mère,  Hélène  de  Mecklembourg  ! 

L'effet  de  cette  scène  a  été  immense  ,  imposant ,  solennel.  Bien 
des  paupières  ont  été  mouillées,  qui  n'avaient  pas  été  humides 
depuis  longtemps.  Bien  des  cœurs  ont  été  émus,  étonnés  eux- 
mêmes  de  leur  émotion.  L'enthousiasme  était  si  grand  ,  si  univer- 
sel ,  qu'il  faisait  silence  de  toutes  parts.  La  foule  s'est  écoulée 
comme  si  elle  eût  voulu  laisser  à  son  bonheur  toute  cette  heureuse 
famille  5  même  la  suite  du  roi  a  attendu  sur  l'escalier  de  pierre, 
ne  voulant  pas  troubler  ces  embrassements. 

Dans  le  premier  moment,  cette  jeune  princesse  si  attendue  , 
on  n'avait  pas  songé  à  la  regarder  ;  on  avait  regardé  le  roi ,  la 
reine ,  toute  cette  scène  si  remplie  de  majesté  royale  et  de  bon- 
heur domestique.  Cependant  chacun  disait  que  la  jeune  princesse 
avait  une  taille  souple  et  fine ,  le  pied  petit ,  la  main  mignonne  , 
le  cou  très  blanc  ,  les  cheveux  d'une  belle  couleur,  l'œil  vif  et 
spirituel  ;  avant  de  la  voir,  on  la  croyait  belle  sur  parole  ;  on  l'a- 
vait entrevue  à  peine  ,  et  déjà  on  était  sûr  qu'elle  était  belle. 

Plus  tard  ,  avant  le  dîner  ,  après  s'être  reposée  quelques  in- 
stants dans  son  appartement ,  la  jeune  princesse  a  reparu  dans  le 
salon  de  la  reine  ,  où  le  roi  lui-même  lui  a  présenté  les  dames  in- 
vitées :  M»0  ia  comtesse  de  Flahaut ,  Wme  la  comtesse  de  La- 


52  REVUE  DE  PARIS. 

borde  ,  Mme  la  comtesse  Durosnel ,  Mme  la  duchesse  de  Tré- 
vise  ,  Mmtf  la  duchesse  de  Coigny  ,  Mme  la  baronne  de  Bertois  ,Mma 
la  baronne  Delort ,  Mme  la  comtesse  de  Colbert,  Mmela  baronne 
de  Marbot ,  Mme  la  marquise  de  Praslin  ,  M11^  de  Lobau  ,  Dela- 
borde,de  Cbanterac  ,  de  Flahaut ,  de  Sainle-Aldegonde.  A  huit 
heures  et  demi ,  le  roi ,  la  famille  royale  et  tous  les  conviés  à  cette 
noble  fête  se  sont  mis  à  table;  la  table  éiaitde  deux  cent  cin- 
quante couverts.  Le  roi  avait  à  sa  droite  La  princesse  Hélène,  à  sa 
gauche  la  reine  des  Belges  ;  M.  le  duc  d'Orléans  était  à  la  droite 
de  la  princesse  ,  le  roi  des  Belges  auprès  de  la  reine  des  Fran- 
çais ,  Mme  la  grande-duchesse  douairière  de  Mecklembourg  ù  côté 
de  M.  le  duc  d'Orléans  ,  Mme  la  comtesse  Mole  à  côté  du  duc  d'Au- 
male  ,  M.  le  Baron  de  Werther ,  ministre  de  Prusse  ,  auprès  de  la 
grande-duchesse  de  Mecklembourg.  Mrae  de  Werther  auprès  du 
prince  de  Joinville  ;  M.  le  prince  de  Talleyrand  ,  Mme  la  duchesse 
de  Dino,  M.  le  chancelier,  les  maréchaux,  les  ministres,  M.  le 
président  de  la  chambre  des  députés  ,  la  duchesse  de  Dalmatie  , 
la  maréchale  Gérard  ,  la  maréchale  Maison  ,  le  duc  et  la  duchesse 
de  Broglie  ,  le  général  Athalin  ,  le  duc  de  Caslries  ,  occupaient  les 
places  les  plus  rapprochées  de  la  famille  royale. 

A  dix  heures  ,  un  feu  d'artifice  a  été  tiré  auprès  du  bassin  du 
grand  parc  ;  les  chiffres  F.  H.  n'avaient  pas  été  oubliés ,  et  bril- 
laient dans  les  airs.  Mais  je  vous  parle  du  banquet  et  du  feu  d'ar- 
tifice par  ouï-dire  :  ce  n'est  pas  mon  affaire  ,  c'est  l'affaire  des 
historiens  officiels  j  je  veux  vous  raconter  simplement  ce  que 
j'ai  vu. 

C'était  le  lendemain  de  ce  jour  si  rempli  d'émotions  et  d'inquié- 
tudes de  tous  genres.  C'était  le  jour  du  mariage  ou  plutôt  des  trois 
mariages  du  duc  d'Orléans  et  de  la  princesse  Hélène  de  Mecklem- 
bourg.On  disait  que  la  fête  serait  brillante  et  solennelle,  et  que 
jamais  les  magnificences  de  Fontainebleau  n'auraient  paru  avec 
plus  d'éclat  ;  on  disait  aussi  que  l'accès  du  palais  était  impossible , 
et  que  nul,  excepté  les  invités  du  roi ,  n'aurait  le  droit  de  péné- 
trer dans  ces  murs.  Cependant  confiant  dans  ma  fortune,  je  me 
préparai  à  tout  hasard.  Il  était  sept  heures  du  soir  ,  déjà  le  pa- 
lais s'illuminait  de  toutes  parts.  Chaque  porte  ,  chaque  croisée  de 
cet  amas  de  châteaux  resplendissait  d'une  clarté  inaccoutumée.  A 
voir  ainsi  s'illuminer  peu  à  peu  ces  vastes  galeries,  on  eût  dit 
que  tous  les  siècles  qui  avaient  aimé ,  qui  avaient  prié ,  qui 


REVUE  DE  PARIS.  53 

avaient  souffert ,  qui  étaient  morts  dans  ces  murs ,  sortaient  l'un 
après  l'autre  de  leur  oubli ,  et  revenaient  dans  leurs  plus  beaux 
atours  ,  dans  leur  plus  glorieux  appareil  ,  y  passer  encore  une 
nuit  de  fête  et  de  gloire ,  de  plaisir  et  d'amour.  Certes ,  ce  soir-là  , 
il  ne  fallait  pas  être  un  grand  poëte  pour  ranimer  toute  cette  his- 
toire éteinte  :  avec  une  âme  un  neu  clairvoyante  ,  il  eût  été  facile 
de  reconnaître  à  travers  les  vitres  gothiques  delà  galerie  de  Fran- 
çois 1er,  le  roi  chevalier  présidant  aux  fêles  brillantes ,  et  tout 
au  sommet  de  l'escalier ,  la  sombre  figure  de  Napoléon  partant 
pour  son  exil  de  l'ile  d'Elbe.  François  1er  et  Napoléon  Bonaparte, 
voilà  en  effet  les  deux  maîtres  du  palais  de  Fontainebleau  ,  voilà 
les  deux  fantômes  qui  reviennent  le  plus  souvent  dans  ces  murs, 
dans  ces  galeries  ,  dans  ces  mille  chambres  muettes ,  et  alors  qu'ils 
doivent  être  étonnés,  le  roi  et  l'empereur,  de  retrouver  debout  tout 
leur  ouvrage  !  Depuis  si  longtemps  leur  palais  était  en  ruines!  Les 
murs  s'affaissaient  sur  eux-mêmes,  les  plafonds  s'en  allaient  en 
lambeaux,  les  armoiries  de  tant  de  rois  avaient  été  sisonvent  grat- 
tées ,  replacées  et  regrattées  sur  la  pierre,  que  la  pierre  était  percée 
à  jour  ;  on  avait  fait  une  si  rude  chasse  aux  aigles ,  on  avait  arra- 
ché tant  de  fleurs  de  lis,  on  avaltbrisé  tant  d'emblèmes,  on  avait  ef- 
facé tant  de  chiffres  d'amour,  que  parmi  toutes  ces  destructions  im- 
pitoyables ,  il  était  impossible  de  rien  retrouver  que  des  murs  sans 
nom,  des  passages  sans  souvenirs,  des  salons  sans  honneurs,  des 
autels  sans  encens,  des  boudoirs  sans  parfums  ,  des  cadres  vides  , 
des  trônes  brisés,  toutes  sortes  de  royautés  indignement  sacca- 
gées ,  gaspillées ,  rouillées ,  anéanties  !  L'ombre  des  anciens  maî- 
tres de  Fontainebleau  se  promenait  tristement  parmi  les  ruines 
lamentables  , et  plus  les  années  s'amoncelaient  sur  les  années, 
plus  les  ruines  s'amoncelaient  sur  les  ruines.  Mais  aujourd'hui 
tout  se  relève  ,  les  fondements  ébranlés  se  rassurent ,  les  escaliers 
écrasés  par  tant  de  grandeurs  passagères  se  raffermissent  dans 
leurs  bases ,  les  statues  couchées  par  terre  remontent  sur  leur 
piédestal,  les  portraits  rentrent  dans  leurs  cadres,  le  vieux  plâtre 
des  salons  est  chassé  comme  la  poussière  ,  et  derrière  cette  cou- 
che immonde ,  reparaissent  dans  leur  éclat  tout  nouveau   des 
chefs-d'œuvre;  de  trois  siècles.  C'en  est  fait ,  la  restauration  est 
complète  au  dedans  et  au  dehors.  Les  plafonds  s'animent  comme 
les  murailles ,  les  portes  de  sapin  ont  fait  place  aux  portes  de 
chêne ,  le  papier  peint  s'en  Ya  et  cède  la  place  au  tableau  d'hià- 

5. 


54  REVUE  DE  PARIS. 

loire  ;  l'écho  répèle  de  nouveau  des  noms  sonores  ;  les  caves  se 
remplissent  et  aussi  les  bûchers  ;  les  meubles  sont  rendus  au  ve- 
lours et  à  la  dorure  ,  et  les  vers  regrettent  leur  proie  ;  on  remet 
aux  fenêtres  les  vitraux  gothiques ,  on  relève  les  cheminées  abat- 
tues ;  on  retrouve  ,  avec  le  soin  minutieux  et  la  patience  exacte 
de  l'antiquaire,  les  moindres  détails  de  cette  fine  sculpture  qui 
changeait  le  bois  en  chefs-d'œuvre ,  la  pierre  en  dentelles ,  le 
marbre  en  belles  femmes  et  en  héros.  La  mosaïque  reparait  éter- 
nellement jeune  et  brillante,  et  elle  sort  plus  fraîche  que  jamais 
du  parquet  de  chêne  qui  la  couvrait  comme  un  cerceuil.  Partout , 
du  haut  en  bas  de  ces  immenses  murailles ,  s'est  portée  la  même 
main  réparatrice  et  attentive  ;  partout  a  reparu  l'or  ,  la  couleur  , 
l'émail,  le  marbre,  la  piene,  l'écaillé,  l'ivoire,  l'argent,  la 
laine  ,  le  velours.  C'était,  il  y  a  six  ans  ,  une  demeure  désolée  et 
livrée  à  tous  les  vents  du  nord  ;  aujourd'hui,  c'est  un  palais  ma- 
gnifique, digne  des  plus  grands  rois.  Aussi  l'étonnement  est  im- 
mense parmi  les  ombres  royales.  Qui  donc  a  réparé  mes  galeries? 
s'écrie  François  1er  ;  gloire  à  lui ,  il  a  replacé  sur  les  murs  mes 
armoiries  et  le  chiffre  de  ma  belle  maîtresse  !  Qui  donc  a  relevé 
l'escalier  de  Fontainebleau  et  sauvé  les  moindres  vestiges  de  mon 
passage?  s'écrie  l'empereur  ;  gloire  à  lui  î  il  n'a  pas  eu  peur  des 
aigles ,  des  souvenirs,  non  plus  que  des  couleurs  de  la  grande 
armée.  Ainsi  parlent  entre  elles  ces  ombres  consolées.  En  même 
temps,  à  l'heure|de  minuit,  reparaissent,  légères  comme  des  om- 
bres heureuses  ,  toutes  les  femmes  qui  régnèrent  un  jour  dans  ces 
royales  demeures.  Elles  glissent  doucement  sur  ces  tapis  moelleux  ; 
elles  prennent  place  sur  ces  trônes  relevés;  elles  se  reposent  sur 
ces  sophas  redorés;  elles  sourient  à  leur  beauté  dans  ces  glaces 
de  Venise  qui  les  reflétaient  si  belles  ;  elles  dansent  en  chœur  sous 
ces  voûtes  charmantes  où  tout  leur  rappelle  leurs  beaux  amours 
d'autrefois.  Belle  et  grande  tâche  ,  en  vérité  !  Sauver  les  ruines  , 
sauver  les  gloires ,  sauver  les  souvenirs  de  son  pays  ;  aspirer  plu- 
tôt au  litre  de  conservateur  qu'au  titre  de  créateur  ;  peu  fonder, 
mais  tout  sauver;  être  plus  fier  de  tirer  un  château  de  sa  ruine 
que  de  l'élever  tout  neuf  et  de  mourir  en  le  laissant  imparfait; 
mettre  à  profit  tout  le  luxe  ,  toutes  les  entreprises ,  toutes  les  fo- 
hts  ,  toutes  les  dépenses  royales  de  trois  siècles;  arriver  ainsi  au 
plus  admirable  résultat  qui  ait  jamais  couronné  l'œuvre  des  plus 
grands  architectes ,  c'est-à-dire  achever  tous  les  monuments  corn* 


REVUE  DE  PARIS.  55 

mencés;  le  même  jour,rendre  à  lacolonne  son  empereur,  Louis XIV 
à  Versailles  ,  François  Ier  à  Fontainebleau  ,  Mademoiselle  au  châ- 
teau d'Eu  ,  le  roi  aux  Tuileries ,  et  le  lendemain  ,  aspirer  pour 
tout  repos  à  la  gloire  d'achever  le  Louvre  ,  et  tous  ces  efforts 
incroyables ,  toutes  ces  entreprises  menées  de  front ,  tout  cela  au 
milieu  des  partis  qui  s'entrechoquent,  dans  l'émeute,  dans  la 
guerre  civile  ,  dans  les  désordres, sous  le  poignard  de  l'assassin  , 
voilà  ce  qui  s'appelle  vouloir  et  pouvoir  ! 

J'en  étais  là  de  ma  méditation  et  j'oubliais  le  nouveau  mariage 
qui  allait  s'accomplir  sous  ces  murs  témoins  de  tant  d'hyraénées, 
lorsque  ,  par  l'escalier  sur  lequel  j'étais  assis,  vinrent  à  passer 
deux  jeunes  gens  en  habits  de  fête  :  —  Ne  venez-vous  pas  avec 
nous  ?  me  dirent-ils  ;  hàtez-vous  donc ,  on  ne  vous  attendra  pas. 
Et  moi  je  les  suivis  ,  poussé  par  un  sentiment  de  curiosité  poéti- 
que que  je  n'avais  jamais  éprouvé  jusqu'à  ce  jour. 

Mais  ,  grands  dieux  !  quelle  fut  mon  admiration  ,  je  pourrais 
dire  quel  fut  mon  effroi,  quand  je  me  trouvai,  presque  seul  dans 
une  salle  immense,  toute  resplendissante  de  l'éclat  des  lumières  ! 
Ici ,   la  description  la  plus  habile  manquerait  son  effet.  Les  plus 
grands  maîtres  dans  l'art  de  donner  la  vie,  le  mouvement ,  le  feu 
et  la  couleur  aux  objets  qui  tombent  sous  les  sens,  s'avoueraient 
vaincus  sans  espoir.  Il  s'agit   cette  fois ,  songez  à  cela  !   d'une 
salle  immense  recouverte,  du  haut  en  bas ,  des  peintures  de  ce 
grand  artiste  qui  n'eut  pas  de  rivaux  dans  le  plus  beau  siècle  des 
beaux  arts  :  le  Primatice  !  Le  digne  élève  de  Jules  Romain,  Fran- 
çois Prircaliccio,  fut  adressé  ,  jeune  encore  ,  au  roi  François  Ier, 
par  le  marquis  de  Mantoue,  à  qui  le  roi  de  France  avait  demandé 
un  peintre  pour  son  château  de   Fontainebleau.  Le  grand  artiste 
arriva  suivi  d'un  grand  nombre  de  statues  et  de  marbres  antiques, 
puis  il  commença  ces  immenses  ouvrages  qui  devaient  être  l'œu- 
vre de  sa  vie.  Le  Primatice  a  décoré  le  château  de  Fontainebleau 
durant  trois  règnes  ,  car  François  1er  le  légua  à  Henri  II,  Henri  II 
à  François  II,  et  ce  palais  de  Fontainebleau  le  reconnaît  avec  or- 
gueil pour  son  architecte,  pour  son  peintre  ,  pour  son  sculpteur. 
Ces  fines  statuettes,  où  l'élégance  de  la  forme  le  dispute  au  fini 
de  l'exécution  ,  sont  du  Primatice;  ces  ornements  d'une  infinie  et 
exquise  variété  sont  du  Primatice  ;  ces  meubles  ,  ces  fontaines  , 
cette  orfèvrerie  ,  du  Primatice.  Partout  sur  ces  murs  il  a  laissé 
des  traces  de  son  génie  ;  c'était  un  habile ,  un  infatigable  et  ai-- 


56  REVUE  DE  PARIS. 

dent  improvisateur.  Il  a  jeté  là  toute  une  armée  de  figures  ,  et 
pas  une  de  ces  figure*  ne  ressemble  à  une  autre  figure,  et  pas  un 
de  ces  personnages  pastoraux  ou  guerriers ,  fabuleux  ou  histori- 
ques, n'a  la  même  pose  ;  seulement  c'est  toujours  la  même  no- 
blesse ,  la  même  manière  gracieuse  et  tant  soit  peu  maniérée  du 
Parmesan.  L'esprit ,  l'invention  ,  la  couleur  ,  la  forme  ,  la  grâce, 
l'habileté,  l'audace,  toutes  les  ressources  de  l'école  florentine  ont 
à  peine  suffi  à  ce  travail  de  si  longue  baleine.  Me  voila  donc  au 
milieu  de  la  galerie  de  Henri  II,  au  milieu  du  Primatice,  au  milieu 
de  l'histoire  d'Hercule  par  le  Primatice  !  Mais  ne  ne  disait-on  pas 
que  ces  chefs-d'œuvre  étaient  perdus ,  anéantis  ,  et  qu'il  y  a  déjà 
deux  cents  ans  un  grand  peintre  avait  déclaré  que  la  restauration 
du  Primatice  était  impossible?  Il  est  là  cependant  qui  règne  en 
maître  ;  il  est  là  dans  toute  sa  grâce  et  dans  toute  sa  vigueur  ,  ce 
grand  artiste  si  jaloux  de  toute  renommée  qui  n'était  pas  sa  pro- 
pre renommée,  qui  fut  le  premier  artiste  du  temps  de  Jean  Cou- 
sin ,  de  Germain  Pilon  .  de  Jean  Goujon.  Il  revient  au  monde ,  et 
de  bien  loin  ;  il  s'est  relevé  d'une  bien  profonde  poussière  ,  il  est 
sorti  d'un  immense  abîme.  Toutes  ces  peintures  ,  retrouvées  par 
un  miracle  incroyable  de  zèle,  de  patience,  d'intelligence,  de  vo- 
lonté et  de  courage,  le  temps  les  avait  d'abord  effacées  de  son  aile; 
était  venu  ensuite  l'ignoble  badigeonneur  qui  avait  passé  sur  ces 
nobles  couleurs  à  demi-effacées  sa  chaux,  son  mortier,  son  plâtre, 
sa  couleur  grisâtre  et  changeante;  surle  badigeonnage  abomina- 
ble de  cet  homme  ou  de  ces  hommes  ,  on  avait  collé  ensuite  ces 
magnifiques  tentures  en  papier  peint  que  l'empire  employait  alors 
avec  une  triste  profusion,  et  que  l'empereur  aurait  bien  dû  laisser 
aux  cafés  et  aux  mansardes  de  son  royaume.  Tels  étaient  les 
moindres  outrages  éprouvés  par  ces  chefs-d'œuvre,  sans  compter 
le  temps  qui  ,  non  moins  impitoyable  que  les  hommes  ,  sous  le 
plâtre  ,  sous  la  chaux,  sous  le  vernis,  sous  le  papier  peint,  atta- 
quait encore  les  faibles  vestiges  de  tant  de  génie. 

Eh  bien!  ainsi  effacée,  l'œuvre  du  Primatice  a  été  retrouvée. 
Un  peintre  habile  .  à  peine  guidé  par  quelques  linéaments  incer- 
tains, par  quelques  gravures  incomplètes,  a  suivi  lentement  les 
faibles  traces  de  ce  vigoureux  génie.  Heureusement  le  miracle  est 
accompli  du  haut  en  bas  de  cette  immense  salle.  Toute  la  vie 
d'Hercule  se  détache  de  celte  muraille  avec  la  vigueur  d'un  bas- 
relief.  Le  plancher  est  composé  des  bois  les  plus  précieux,  le  pla- 


REVUE  DE  PARIS.  57 

fond  est  chargé  d'or  et  de  peintures,  la  corniche  est  sculptée  avec 
un  art  infini  ;  à  chaque  panneau  de  la  muraille  ,  Hercule  et  ses 
travaux,  sans  excepter  Omphale,  Omphale  qui  ressemble  à  Diane 
de  Yalentinois.  Dans  l'embrasure  des  croisées,  le  Primatice  ;  au- 
dessus  des  portes,  le  Primatice;  partout  et  toujours  le  Primatice. 
Au  bout  de  celte  salle ,  et  tout  voisins  des  plafonds  magnifiques  , 
un  immense  balcon  toul  doré  est  disposé  pour  un  orchestre,-  deux 
mille  bougies  dans  des  candélabres  de  bronze  doré,  disposés  sur 
un  double  rang,  éclairent  dignement  cette  renaissance  de  la  re- 
naissance ,  disons  mieux  cette  résurrection. 

Voila  pourtant  dans  quel  immense  espace,  tout  rempli  d'or,  de 
lumières  et  de  peinture,  je  me  trouvais  égaré.  Spectacle  d'autant 
plus  imposant  pour  moi ,  que  ces  mêmes  lieux,  si  magnifiques,  je 
les  avais  vus  pauvres,  nus,  dégradés,  hideux.  Au  milieu  de  celte 
immense  salle  était  dressée  une  immense  table  ronde,  recouverte 
d'un  magnifique  velours  brodé  de  crépines  d'or.  Un  homme  entra; 
cet  homme  était  velu  d'un  habit  étrange  et  inconnu  ,  qu'il  portait 
avec  une  grâce  parfaite,  avec  irop  de  grâce  peut-être  ,  car  cet 
habit  était  une  simarre  ,  redoutable  habit,  porté  par  tant  de  ma- 
gislrals  redoutables.  Quand  lout  fut  préparé  pour  l'auguste  céré- 
monie, quand  le  livre  où  esl  inscrit  l'étal-civil  de  la  famille  d'Or- 
léans ,  qu'on  pourrait  appeler  le  livre  d'or ,  fut  ouvert  à  la  plus 
belle  page,  le  roi  entra  dans  cette  salle,  et  il  la  traversa  lentement, 
d'un  bout  à  l'autre,  pour  venir  se  placer  en  face  du  chancelier  , 
dont  il  était  séparé  par  celle  immense  table  ronde.  J'ai  vu  défiler 
ainsi  tout  le  cortège  ,  imposant  et  magnifique,  comme  on  en  voit 
dans  ses  rêves  ou  dans  les  contes  tes  M  Me  et  une  Nuits.  Toute  la 
maison  du  roi,  loule  la  maison  des  princes,  dans  leur  plus  magni- 
fique appareil,  suivaient  lentement  le  roi,  qui  les  conduisait.  En 
même  temps,  les  dames  de  la  reine  et  des  princesses ,  la  maison 
du  roi  et  de  la  reine  des  Belges,  la  maison  de  la  grande-duchesse 
douairière,  les  témoins  du  prince  royal ,  les  témoins  de  la  prin- 
cesse Hélène,  les  ministres,  les  maréchaux,  les  pairs,  les  députés, 
le  corps  municipal,  les  généraux,  tous  les  invités  à  cette  fête  , 
entouraient  la  famille  royale.  Aux  deux  côtés  du  roi  se  tenaient , 
debout  comme  lui,  M.  le  duc  d'Orléans  et  sa  royale  fiancée  ;  à 
droite,  la  reine  des  Français,  le  roi  des  Belges,  le  duc  de  Ne- 
mours ,  le  prince  de  Joinville,  le  duc  d'Aumale  et  le  duc  de  Monl- 
pensier  ;  à  gauche ,  la  grande-duchesse  ,  la  reine  des  Belges,  la 


58  REVUE  DE  PARIS. 

princesse  Marie  ,  la  princesse  Clémentine,  Mme  la  princesse  Adé- 
laïde ;  de  l'autre  côté  de  !a  table  M.  de  Montalivet.  M.  Mole,  11.  de 
Salvandy,  tout  le  ministère  de  l'amnistie,  le  chancelier  de  France, 
le  grand-référendaire,  l'archiviste  de  la  chambre  des  pairs  ;  à 
droite  et  à  gauche  du  roi ,  dans  le  second  hémycicle  formé  par  la 
table  ,  les  témoins  du  mariage. 

Pour  le  prince  royal  :  les  quatre  vice-présidents  de  la  chambre 
des  pairs,  le  président  et  les  quatre  vice-présidents  de  la  chambre 
des  députés,  le  maréchal  Soult.  le  maréchal  Gérard,  grand-chan- 
celier de  la  Légion-d'Honneur ,  le  maréchal  Lobau  ,  commandant 
de  la  garde  nationale  de  Paris  ,  le  prince  de  Talleyrand. 

Pour  I a  princesse  Hélène  :  le  comte  de  Rantzau  ,  M.  Bresson  et 
le  duc  de  Choiseu!.  La  maison  du  roi,  la  maison  des  princes, 
étaient  placées  derrière  la  famille  royale  ;  les  dames  se  tenaient 
debout  du  côté  opposé ,  derrière  le  chancelier.  Le  plus  profond 
silence  régnait  dans  toute  la  sale.  Pas  un  murmure,  pas  un  mou- 
vement, pas  un  geste.  On  eût  d.t  quelque  tableau  de  l'histoire  de 
Louis  XIV  descendu  dei  murailles  de  Versailles,  et  dont  les  im- 
posantes figures  se  seraient  détachées  Tune  après  l'autre  du  ca- 
davre magnifique  où  elles  sont  renfermées. 

Au  milieu  de  ce  silence  solennel,  le  chancelier,  d'une  voix  grave 
et  imposante,  lut  la  formule  de  mariage  :  Très-haut  et  très-puis- 
sant seigneur,  etc.,  ella  question  d'usage  :  J cceptez-vous pour 
épouse  la  princesse  Hélène?  Le  duc  d'Orléans  ,  se  tournant  vi- 
vement vers  son  père,  a  paru  lui  demander  une  dernière  fois  son 
consentement  royal;  le  roi  a  fait  un  geste  affirmatif ,  et  alors  le 
duc  a  répondu  d'une  voix  ferme  :  —  Oui,  monsieur  !  La  voix  de 
la  princesse  était  moins  assurée,  et  elle  a  répondu  avec  beaucoup 
de  douceur  :  —  Oui,  monsieur!  En  même  temps,  le  chancelier 
prenait  les  ordres  ciu  roi  :  —  Très-haut,  très-puissant  et  très- 
excellent  prince.  Quand  toutes  les  cérémonies  ont  été  accomplies, 
M.  le  chancelier  a  déclaré  à  haute  et  intelligible  voix  que  le  prince 
royal ,  duc  d'Orléans,  était  uni  en  légitime  mariage  avec  la  prin- 
cesse Hélène  de  Hecklembourg.  En  même  temps ,  M.  !e  grand- 
référendaire  a  porté  le  registre  à  la  signature  de  la  Famille  royale. 
Les  deux  époux  ont  signé  d'abord  et  d'une  main  ferme;  le  roi  a 
signé  ensuite,  puis  le  roi  des  Belges ,  puis  les  deux  reines,  et  en- 
fin les  princes  et  les  princesses.  Cela  fait ,  M.  le  grand-référen- 
daire a  reporté  le  registre  devant  M.  le  chancelier,  quia  alors  ap- 


REVUE  DE  PARIS.  59 

pelé  l'un  après  l'autre  tous  les  témoins  du  mariage;  chacun  d'eux 
a  signé  à  son  tour  dans  Tordre  que  nous  disions  tout  à  l'heure. 
M.  le  chancelier,  M.  le  grand-référendaire,  M.  l'archiviste  de  la 
chamhre  des  pairs,  ont  clos  le  registre.  A  ce  moment  seulement, 
cette  muraille  d'or  et  de  soie  qui  entourait  la  famille  royale  s'est 
animée  ;  les  dames  ont  salué,  la  jeune  duchesse  avec  les  plus  ten- 
dres regards  et  les  plus  charmants  sourires.  Mais  le  roi  a  repris 
la  marche,  et  il  a  fallu  le  suivre  à  la  chapelle. 

A  peine  avais-je  eu  le  temps  de  jeter  un  dernier  coup  d'œil  sur 
celle  salle  que  nous  quittions  si  vite,  sur  ces  tahleaux  qu'unissent 
entre  eux  les  chiffres  enlacés  de  Henri  II  et  de  Diane  de  Valenli- 
nois,  sur  cette  cheminée  du  plus  bel  ordre  ionique  qui  se  dressait 
derrière  le  roi ,  toute  chargée  d'emblèmes,  de  festons  ,  d'armoi- 
ries, de  guirlandes,  gigantesques  chefs-d'œuvre  de  Philibert  De- 
Iorme  et  de  Guillaume  Rondelet. 

Mais  le  roi  nous  entraînait  à  sa  suite  ,  il  fallait  marcher  avec 
lui.  Avant  d'arriver  à  la  chapelle  catholique  ,  le  roi  passa  par  la 
galerie  de  François  Ier.  Quand  la  galerie  de  François  Ier  sera  res- 
taurée ,  comme  l'a  été  la  galerie  de  Henri  II ,  ce  sera  la  plus  belle 
galerie  du  château  de  Fontainebleau  ,  et  peut-être  du  monde  en- 
tier. Là,  en  effet ,  le  Primalice  n'a  pas  été  seulement  un  grand 
peintre  ,  mais  encore  il  a  été  un  grand  sculpteur.  Dans  la  décora- 
tion, il  ne  faut  pas  que  la  peinture  soit  abandonnée  à  elle-même; 
si  on  veut  qu'elle  produise  tous  ses  effets,  il  est  nécessaire  qu'elle 
soit  accompagnée  de  la  sculpture.  C'est  la  sculpture  qui  donne  le 
relief,  c'esl-à-dire  le  mouvement  et  la  vie  ,  aux  chefs-d'œuvre  du 
peintre.  Elle  encadre,  elle  explique,  elle  accompagne  à  merveille 
la  couleur;  elle  en  augmente  la  force  et  la  grâce.  La  galerie  de 
François  Ier  est  le  plus  excellent  exemple  du  grand  effet  que  peut 
produire  cette  intime  union  de  deux  arts  qui  s'accordent  si  bien 
l'un  et  l'autre.  Mais  hélas!  de  tous  les  produits  de  cet  heureux 
accouplement ,  il  ne  reste  plus  guère  sur  ces  murailles  que  des 
linéaments  informes,  des  figures  brisées  ou  effacées;  et  de  ce 
chef-d'œuvre  des  trois  grands  arts  qui  font  le  plus  d'honneur  à  la 
nature  humaine ,  l'architecture  ,  la  sculpture  et  la  peinture  ,  il  ne 
reste  plus  guère  que  le  souvenir.  Ces  souvenirs  sont  encore  d'une 
grande  puissance.  Par  ce  qui  reste  de  ces  fragments  on  juge  en- 
core de  ce  qu'ils  étaient,  et  ce  qui  est  plus  heureux,  on  juge  ce 
qu'ils  seront  un  jour ,  quand  leur  tour  sera  venu  de  reparaître. 


60  REVUE  DE  PARI5. 

Toujours  est-il  qu'en  passant  dans'celle  galerie  de  François  Ier,  on 
ne  pouvait  s'empêcher  de  penser  à  tout  ce  qu'il  avait  fallu  de 
peine  et  de  dépenses  royales  pour  rétablir  la  galerie  de  Henri  II. 
La  première  de  ces  galeries  représente  à  merveille  les  misères  de 
Fontainebleau  ;  la  galerie  de  Henri  II  en  résume  toutes  les  splen- 
deurs. 

La  chapelle  de  Fontainebleau  reconnaît  saint  Louis  pour  son 
fondateur,  François  I^  la  fit  restaurer  dans  des  proportions  plus 
larges;  Henri  IV  la  fil  décorer.  Elle  a  quarante  mètres  de  long  sur 
huit  mètres  de  large,  sans  compter  les  chapelles  latérales.  Le 
pavé  est  une  mosaïque  de  marbres  précieux  et  de  diverses  cou- 
leurs. Les  lambris  sont  couverts  des  plus  riches  ornements  de  ia 
sculpture  et  de  la  dorure.  Frérainet,  le  peintre  de  Henri  IV ,  a 
couvert  la  voûte  de  magnifiques  peintures,  heureusement  conser- 
vées; le  maî'.re-aulel  est  entouré  de  douze  colonnes  de  marbre  ; 
quatre  anges  de  bronze  le  soutiennent.  De  chaque  côté  ,  deux 
statues  en  marbre  blanc,  saint  Louis  et  Charlemagne.  S'il  y  a 
quelque  part  une  chapelle  qui ,  pour  le  nombre  ,  la  richesse,  la 
variété  des  ornements .  pour  la  forme  et  pour  la  grâce  ,  pour  l'é- 
légance et  pour  la  richesse,  puisse  lutter  avec  la  chapelle  de  Ver- 
sailles, c'est  la  chapelle  de  Fontainebleau. 

La  chapelle  n'était  pas  moins  éclairée  que  la  galerie  de  Henri  II. 
Des  lustres  sans  nombre  et  chargés  de  bougies  jetaient  leur  tran- 
quille lumière  sur  les  tribunes  latérales,  sur  la  tribune  de  l'orgue, 
toutes  remplies  de  spectateurs.  L'autel  était  paré  de  fleurs;  de 
beaux  tapis  des  Gobelins  recouvraient  le  sanctuaire;  tous  les  bancs 
de  chèn"  étaient  garnis  de  velours ,  et  chaque  prie-dieu  avait  son 
coussin  de  soie.  Le  duc  d'Orléans  menait  lui-même  sa  fiancée  à 
l'autel.  L'exhortation  conjugale  del'évêque  deMeauxfui  simple  et 
très-courte;  elle  fut  écoulé  avec  recueillement  et  dans  le  plus 
grand  silence.  Le  greffier  de  la  chambre  des  pairs  ayant  remis  à 
monseigneur  l'évêque  un  certificat  de  la  chancellerie  de  France, 
dans  leqmd  il  était  dit  qu-i  le  mariage  avait  été  célébré  ,  l'évêque 
bénit  les  deux  époux.  Le  curé  de  Fontainebleau,  M.  Liotard  , 
assistait  à  celle  cérémonie,  aussi  bien  que  M.  Cuvier  .  le  véné- 
rable pasteur  qui  devait  célébrer  tout  à  l'heure  le  mariage 
luthérien. 

Quand  la  messe  fut  achevée  .  la  famille  royale  quitta  l'autel ,  et 
le  roi ,  qui  connaît  mieux  que  personne  le  château  restauré  par 


REVUE  DE  PARIS,  61 

ses  soins,  conduisit  celte  noce  royale  par  de  nouveaux  chemins  et 
par  de  nouveaux  escaliers .  jusqu'à  la  galerie  Louis-Philippe. 
Vous  dire  au  juste  l'itinéraire  de  cette  marche  triomphale,  les 
escaliers  que  nous  avons  montés  et  les  escaliers  que  nous  avons 
descendus ,  il  n'y  a  peut-être  que  le  roi  qui  saurait  le  dire.  Ces 
escaliers  étaient  tendus  de  lapis  magnifiques,  couverts  d'oran- 
gers en  fleurs  ,  chargés  de  candélabres  ,  resplendissants  de  mar- 
bres et  de  peintures.  Pour  aller  à  la  chapelle  catholique,  le  cor- 
tège avait  traversé  la  salle  des  Gardes  et  l'escalier  de  François  Ier; 
pour  aller  à  la  galerie  Louis-Philippe  ,  il  traversa  l'escalier  d'A- 
lexandre et  le  vestibule  de  la  Porte-Dorée.  Dans  la  salle  des  Gar- 
des ,  un  habile  ,  savant,  ingénieux  et  modeste  pinceau,  M.  Mu- 
nich ,  a  rappelé  avec  un  rare  bonheur  tous  les  amours  ,  tous  les 
tournois  ,  toutes  les  joutes  chevaleresques  du  château  de  Fontai- 
nebleau. Il  a  placé  là  tous  les  emblèmes  qui  ont  honoré  ces  nobles 
murailles  :  la  Salamandre ,  le  Croissant ,  l'H  couronnée  ,  le  Soleil 
de  Louis  XIV,  l'Aigle  et  les  N  de  l'Empereur.  La  cheminée  de 
celle  salle  des  Gardes  est  à  elle  seule  lout  un  édifice  ;  les  orne- 
ments de  l'escalier  du  roi  sont  aussi  de  M.  Munich  ,  M.  Abel  de 
Pujol  a  fait  les  deux  tableaux  ;  M.  Abel  de  Pujol ,  M.  Allaux  , 
M.  Picot  et  M.  Munich,  tels  sont  les  principaux  restaurateurs  de 
ce  vaste  palais,  dont  l'architecte  est ,  après  le  roi  Louis-Philippe, 
M.  Dubreuil. 

Nous  sommes  donc  arrivés  par  la  roule  la  plus  brillante  ,  en 
prenant  par  le  vestibule  de  la  Porte-Dorée  (autre  chef-d'œuvre 
du  Primatice,  naïf  chef-d'œuvre)  dans  la  galerie  Louis-Philippe. 
Toute  cetle  galerie  ,  qui  est  magnifique  ,  est  construite  dans  le 
style  de  la  renaissance  ;  des  colonnes  de  l'ordre  dorique  soutien- 
nent la  voûte  et  le  plafond,  des  glaces  d'une  vaste  dimension  rem- 
plissent les  intervalles  qui  séparent  les  groupes  de  colonnes  ;  ces 
porles  immenses  ont  été  copiées  exactement  sur  une  porte  du  xve 
siècle  échappée  A  la  dévastation;  mais  malgré  l'habileté  de  l'imi- 
lalion,  il  est  encore  facile  de  distinguer  la  copie  de  l'original. 
Celte  salle  d'un  caractère  sévère  ,  avait  été  disposée  pour  le  ma- 
riage protestant.  Sur  un  autel,  recouvert  de  velours  rouge,  était 
placé  un  christ  entre  deux  flambeaux  ;  sur  une  table  ,  la  Bible  de- 
vant l'autel ,  un  prêtre  ,  ou  plutôt  un  père  de  famille  célébrant  le 
bonheur  domestique.  C'était  encore  un  contraste  touchant  et  inat- 
tendu. Nous  passions  des  pompes  de  l'église  catholique  à  la  sévé- 
6  6 


62  REVUE  DE  PARIS. 

rite  de  Péglise  protestante.  Le  discours  de  M.  le  pasteur  Cuvier  a 
duré  plus  d'un  quart-d'heure  ;  il  a  parlé  simplement ,  et  dans  ce 
discours  il  avait  tout  à  fait  oublié  le  prince  pour  ne  se  souvenir 
que  du  jeune  époux.  Il  y  avait  bien  de  la  paix  et  bien  de  l'émo- 
tion dans  ce  discours. 

Il  était  plus  de  onze  heures;  arrivé  à  la  porte  de  la  chapelle, 
le  roi  a  salué  gracieusement  l'assemblée  ,  puis  il  est  rentré  dans 
ses  appartements  ,  en  remontant  ce  magnifique  escalier  dont  un 
roi  se  contenterait  pour  son  salon.  Ainsi  s'est  terminée  cette  se- 
conde journée  .  et  jamais,  que  je  sache  ,  un  journée  historique 
n'a  éîé  remplie  de  plus  d'émotions ,  de  plus  d'intérêt ,  de  plus  de 
magnificence  et  de  grandeur. 

Il  faut  voir  la  forêt  de  Fontainebleau,  le  matin  de  bonne  heure, 
quand  l'oiseau  chante,  quand  lesoleil  brille ,  quand  tous  les  points 
de  vue  s'étendent  à  l'infini  devant  vos  regards  charmés,  quand 
toutes  ces  pierres  amoncelées  sous  ces  arbres  séculaires  prennent 
raille  formes  fantastiques,  et  donnent  à  la  forêt  l'aspect  de  la 
plaine  où  les  Titans  se  battirent  contre  le  ciel.  La  forêt  de  Fon- 
tainebleau est  pleine  de  mystères  ,  de  bruits  ,  de  détours ,  de  lu- 
mière ,  d'obscurité.  Ce  sont  des  cavernes  profondes ,  ce  sont  de 
petiis  sentiers  qui  serpentent  doucement  dans  l'ombre  sur  un  ga- 
zon fleuri ,  ce  sont  des  flots  de  sable  qui  s'échappent  du  rocher 
enlr'ouvert ,  c'est  une  goutte  de  rosée  qui  tombe  en  murmurant 
doucement  d'une  inerte  montagne  ;  ce  sont  mille  formes  bizarres, 
comme  il  devait  y  en  avoir  beaucoup  sur  la  terre  après  le  déluge, 
quand  les  eaux  eurent  défiguré  à  plaisir  toutes  les  choses  de  la 
création.  A  chaque  pas  que  vous  faites  dans  ces  mystères  ,  vous 
rencontrez  quelques-unes  de  ces  nouveautés  vieilles  comme  le 
monde  ,  mais  dont  l'effet  est  tout  puissant.  Les  artistes,  les  poè- 
tes, les  romanciers,  les  amoureux  .  ces  grands  poètes,  ont  fait  de 
tout  temps  de  la  forêt  de  Fontainebleau  le  domaine  de  leurs  rê- 
ves. Elle  se  compose  de  quarante  mille  arpents  de  vieux  arbres  ; 
elle  est  bornée  à  l'ouest  par  la  Seine,  au  midi  par  le  canal  de 
Briare ,  elle  n'a  pas  moins  de  vingt-huit  lieues  de  pourtour;  pres- 
qu'au  centre  de  celte  forêt  est  situé  le  palais  de  Fontainebleau. 

Au  milieu  de  cet  admirable  bouleversement  de  rochers,  de  ga- 
zons, de  vieux  chênes  dont  plusieurs  rappellent  saint  Louis  ,  ou 
Charlemagne  ,  ou  Ciovis  ;  dans  les  fourrés  épais,  dans  les  routes 
bien  sablées  .sur les  hauteurs  inaccessibles ,  au  fond  de  cesgor- 


REVUE  DE  PARIS.  G3 

ges  profondes,  au  fond  de  ces  cavernes ,  au  sommet  de  ces  palais 
aériens  ;  loin  de  la  Seine  qui  brille  au  loin  ,  ou  sur  ses  bords  ,  à 
l'ombrage  des  pins  ou  des  érables,  des  bouleaux  ou  des  hêtres , 
des  sapins  ou  des  ormes  ,  sur  les  bruyères  ,  parmi  les  roseaux  , 
sur  la  mousse  ou  dans  le  sable  ,  au  cri  des  corbeaux,  aux  chanis 
joyeux  de  l'alouette,  aux  noies  plaintives  du  rossignol,  que  la 
couleuvre  étale  au  soleil  ses  couleurs  variées,  ou  que  le  daim  s'en- 
fuie en  bondissant,  après  avoir  jeté  un  coup  d'oeil  animé  et  cu- 
rieux ,  n'oubiiez  pas  cependant  de  rechercher  les  sites  favoris  des 
princes  et  des  poêles  ,  les  rochers  fameux  ,  les  repos  de  chasse  , 
dont  l'aspect  rappelle  les  vieilles  légendes.  Il  y  a  un  certain  art 
pour  visiter  la  forêt  comme  pour  visiter  le  château  de  Fontaine- 
bleau ,  au-delà  duquel  tout  est  hasard  et  confusion.  Allez  donc 
pas  à  pas  de  la  Table  du  Roi  à  la  Vallée  de  la  Selle  ,  du  Rocher  de 
Saint-Germain  à  la  Mare  aux  Eves  ,  du  carrefour  de  Belle-Vue  à 
la  Gorge  au  Loup.  Parmi  toutes  ces  horreurs  magnifiques  recou- 
vertes de  beaux  ombrages ,  visitez  Franchard  ,  la  plus  boulever- 
sée de  toutes  ces  vallées  pittoresques.  A  Franchard  on  vous  ra- 
contera des  légendes,  on  vous  montrera  les  ruines  d'un  monastère, 
vous  aurez  des  histoires  de  saintes  et  des  histoires  de  voleurs; 
puis  ,  en  côtoyant  un  petit  lac  sur  lequel  flotte,  à  l'heure  qu'il 
est,  un  jeune  chêne  de  vingt  ans,  renversé  par  lèvent,  vous 
irez  admirez  la  Roche  qui  pleure. 

La  Boche  quipleure  ,  c'est  une  haute  montagne  couchée  sans 
art  entre  plusieurs  montagnes  moins  hautes.  Autour  de  celte  ro- 
che ,  tout  est  désolation ,  silence,  aridité.  Vous  avez  soif,  rien 
qu'à  vous  voir  dans  ces  sables  ,  sur  ces  rochers ,  sous  ce  soleil. 
Mais  cependant  prêtez  l'oreille.  Entendez-vous  le  bruit  argentin 
d'une  goutte  d'eau  qui  tomberait  du  ciel  dans  une  coquille  de  na- 
cre? Pour  l'entendre  tomber  cette  eau  limpide,  il  faut  avoir  la 
tèle  calme,  la  conscience  tranquille.  Elle  ne  se  révèle  qu'aux 
bonnes  gens  qui  la  cherchent  en  toute  simplicité  ,  cette  eau  mys- 
térieuse et  limpide.  On  dit  qu'elle  a  le  secret  de  soulager  bien  des 
souffrances  ;  je  suis  sûr  qu'en  effet  elle  pourrait  guérir  bien  des 
maux  de  l'àme  ,  si  l'on  pouvait ,  chaque  malin  ,  aller  l'entendre 
murmurer  doucement  sa  plainte  inarticulée.  C'est  étrange  cette 
perle  qui  se  détache  de  cette  immense  roche  ,  cette  goutte  d'eau 
pure  qui  sort  en  murmurant  de  cet  énorme  granit;  on  dirait  un 
vieux  soldat  qui  pleure  et  qui  cache  ses  larmes.  En  tout  temps  et 


64  REVUE  DE  PARIS. 

en  toute  saison,  par  les  soleils  les  plus  chauds,  par  les  plus 
froids  hivers,  la  même  roche  donne  éternellement  la  même  goutte 
d'eau  pure  et  inaltérable  ,  jamais  plus  ,  mais  jamais  moins. 

Il  y  a  encore ,  parmi  les  endroits  renommés,  le  Mont  d'Henri  IV, 
le  Rocher  d'Aron  ,  le  Mont-Aigu  ,  les  Ventes  de  la  reine  ,  les  Éra- 
bles ,  la  Table  du  Roi ,  la  Table  du  Grand-Veneur;  le  grand-ve- 
neur mène  la  chasse  infernale  aux  aboiements  de  ses  chiens  d'ou- 
tre-tombe  ;  la  grande  Treille,  le  village  d'Aron  ,  les  pressoirs 
du  roi,  le  Ronquet  du  roi ,  Henri  IV  et  Sully,  deux  vieux  chênes 
admirables  entre  tous  les  chênes  j  le  rocher  des  Deux  Sœurs,  la 
Suisse  en  petit.  On  va  ,  on  vient ,  on  s'arrête  ;  on  se  sent  si  heu- 
reux de  vivre  et  de  dire  bonjour  au  soleil  ! 

Cependant  quinze  voitures  à  six  chevaux  traversaient  la  forêt 
au  pas  ,  au  galop  ,  faisant  halte,  se  peidantdans  les  allées,  repa- 
raissant l'instant  d'après  dans  des  sentiers  moins  couverts.  Calè- 
ches ,  char-à-bancs ,  landaus  ,  étaient  remplis  de  la  foule  des  pro- 
meneurs. C'était  le  roi  et  sa  famille;  c'était  la  jeune  duchesse 
d'Orléans  et  son  mari ,  timide  encore  ,  et  qui  parlait  à  sa  femme 
comme  il  lui  eût  parlé  la  veille  ;  les  dames  étaient  dans  quatre  voi- 
tures ,  le  jeunes  gens  étaient  à  cheval.  C'était  un  bruit ,  c'étaient 
des  éclats  de  rire  ,  c'étaient  des  gros  bouquets  dont  les  voilures 
étaient  jonchées.  Tant  pis  pour  les  curieux  qui  auraient  voulu 
troubler  tout  cet  abandon  et  toute  cette  joie  de  leur  regard  indis- 
cret. Quant  à  moi,  quand  je  suis  dans  la  forêt  de  Fontainebleau, 
il  me  faut  la  forêt  tout  entière  ;  je  la  veux  pour  moi  tout  seul. 
Vous  pensez  donc  que  ces  quinze  voitures  et  ces  quinze  fois  six 
chevaux  ,  et  ces  écuyers  ,  et  ces  officiers  ,  et  ces  aides-de-camp  , 
et  cette  livrée,  et  ces  princes  qui  couraient  ù  cheval,  et  toute 
cette  famille  royale  qui  paraissait  et  qui  disparaissait  par  inter- 
valles ,  et  que  je  pouvais  rencontrer  à  chaque  pas ,  me  trou- 
blèrent dans  ma  promenade  matinale.  Donc  ,  je  leur  cédai  la  forêt 
tout  entière  ,  et  je  rentrai  dans  la  ville  en  me  rappelant  que  j'é- 
tais encore  à  jeun. 

Pour  entrer  dans  la  ville  de  Fontainebleau,  il  faut  passer  au 
milieu  de  lentes  habitées  par  deux  beaux  régiments  d'infanterie 
et  d'artillerie.  A  droite  du  chemin  reposent  tes  canons  entre  deux 
guirlandes  de  gazon  qui  remplacent  les  chaînes  de  fer  ;  au-devant 
du  camp,  les  artilleurs  ont  élevé  une  redoute  en  terre  ;  cetle  re- 
doute est  construite  au  cordeau,  au  compas,  et  d'après  toutes 


REVUE  DE  PARIS.  65 

les  règles  de  l'art,  et  je  vous  laisse  à  penser  si  cet  ornement  des 
artilleurs  faisait  l'envie  des  carabiniers  leurs  voisins.  Qui  dit  un 
camp  dit  aussi  des  jardins,  des  arcs-de-triomphe,  de  belles  rues 
sablées,  d'innocentes  redoutes,  un  trophée  d'armes.  Mais  com- 
ment les  carabiniers  pourront-ils  lutter  avec  les  artilleurs  ?  Ce 
sont  d'habiles  et  ingénieux  compères  les  carabiniers  du  sixième; 
s'ils  n'ont  pas  la  science  de  leurs  voisins  dans  l'art  d'élever  des 
forts,  de  creuser  des  fossés,  de  donner  au  gazon  mille  formes  di- 
verses, ils  ont  pour  eux  l'esprit,  la  recherche,  les  fines  devises, 
l'art  de  tirer  parti  d'une  baguette  de  fusil ,  d'un  vieux  schako , 
d'une  baïonnette  rouillée,  d'une  poignée  de  sabre.  Tout  leur  sert 
pour  dresser  leur  trophée ,  tambours,  trompettes  ,  bonnets  de 
police;  le  trophée  est  tout  recouvert  de  mousse,  sur  la  mousse 
sont  écrites  d'élégantes  devises  avec  des  fleurs  ;  au  sommet  du 
trophée  ,  par  devant,  par  derrière,  flottent  mille  drapeaux  trico- 
lores ;  laissez-les  faire,  vous  verrez  que  l'imagination  vaut  bien  la 
science,  que  l'esprit  vaut  bien  le  génie,  que  le  carabinier  n'aura 
rien  à  envier  à  l'artilleur.  Il  était  plus  de  raidi,  et  tout  le  camp 
des  carabiniers  était  encore  occupé  à  embellir  son  trophée.  Dans 
celte  foule  de  jeunes  officiers  en  déshabillé  du  matin,  le  schako 
sur  la  tète,  les  pieds  dans  des  pantoufles  de  velours  brodées  par 
des  mains  amies,  moitié  soldats  moitié  dandies,  moitié  indigence 
militaire  et  moitié  luxe  de  la  ville,  en  beau  ligne  et  en  vieil  habit, 
j'en  reconnais  un  qui  me  voit,  et  qui  m'appelle,  qui  accourt,  qui 
me  fait  descendre  de  mon  cheval,  qui  m'embrasse  ,  qui  me  pré- 
sente à  ses  frères  d'armes,  et  qui  m'emmène  dans  sa  lente  pour 
déjeuner  avec  eux  ,  non  sans  m'avoir  demandé  comment  je  trou- 
vais leur  trophée  d'armes  ? 

La  tente  de  mon  ami  le  sous-lieutenant  est  pittoresquement 
située  entre  la  rue  d'Orléans  et  la  grande  rue  de  Mecklembourg. 
Un  double  lit  occupe  cette  tente;  une  table,  des  plians,  une  bou- 
teille tour  à  tour  bouteille  et  chandelier,  eau  et  vin ,  flamme  et 
fumée  ,  une  poutre  sur  laquelle  sont  placées  deux  épées ,  une 
brosse,  un  rasoir  sans  manche,  du  cirage  anglais,  un  flacon  d'eau 
de  Cologne,  un  jeu  d'échec  ,  Yècole  de  peloton  et  quelques  vo- 
lumes dépareillés  de  Molière,  tel  est  le  mobilier  de  la  tente.  En 
peu  d'instants  ,  la  lente  fut  remplie  de  bons  jeunes  gens  pleins 
d'esprit  et  de  bonne  humeur,  et  le  déjeûner  commença  d'une 
façon  splendide.  On  pnrla  de  tout,  de  vers  et  de  prose,  de  paix  et 

6. 


66  REVUE  DE  PARIS. 

de  guerre,  d'habits  et  d'épauleltes,  sans  oublier  les  amours  et  les 
spectacles ,  et  les  belles  comédiennes  et  les  fêtes  du  soir,  et 
Mlle  Mars,  dont  on  avait  aperçu  le  voile  qui  flottait  au  vent.  Il  est 
impossible  d'être  plus  gai  et  de  meilleure  compagnie.  C'étaient 
des  éclats  de  rire  à  faire  envie  au  colonel,  que  dis-je?  à  faire  envie 
à  un  maréchal  de  France.  Surtout  ce  jour-là,  tout  le  corps  des 
jeunes  ofiiciers  était  généralement  occupé  d'un  madrigal  indigène 
et  guerrier  qu'un  des  leurs  avait  composé  en  l'honneur  de  la  prin- 
cesse Hélène.  L'idée  de  ce  madrigal  était  ingénieuse  et  fine.  11 
s'agissait  d'un  parallèle  entre  la  belle  Hélène  de  la  guerre  de 
Troie,  qui  semait  tant  de  discordes  sur  son  passage,  et  la  jeune 
duchesse  d'Orléans.  Les  vers  étaient  galamment  tournés,  simple- 
ment écrits,  bien  pensés,  et  M.  Casimir  Delavigne  lui-même 
n'aurait  pas  refusé  de  les  signer.  Seulement,  quand  j'arrivai  au 
camp,  les  parties  intéressées  à  cette  poésie  venaient  d'y  découvrir 
une  espèce  d'hiatus  qui  choquait  leur  oreille,  et  dont  il  fallut  se 
défaire  à  tout  prix.  Donc  on  scandait,  on  tournait,  on  retournait 
ce  malheureux  vers.  L'auteur,  en  homme  d'esprit,  abandonnait 
tout  à  fait  son  vers  ,  mais  il  tenait  à  sa  pensée  ;  ses  amis  y  tenaient 
aussi,  et  plus  que  lui  encore  ;  mais  cependant  ce  diable  de  vers 
était  inflexible.  On  avait  beau  le  tourner  et  le  retourner  dans 
tous  les  sens,  l'hiatus  reparaissait  toujours.  —  Ce  n'était  pas  un 
hiatus  !  c'était  une  légère  tache  qu'il  était  très-facile  d'effacer  en 
s'y  prenant  sans  violence.  —  Vous  qui  êtes  du  métier,  me  dit  un 
capitaine,  dites-nous  donc  comment  vous  feriez  ce  vers  ?  —  A 
coup  sûr,  je  le  ferai  moins  bien  que  vous,  capitaine  ;  mais  tenez, 
voici  votre  vers.  —  Et,  en  effet,  j'avais  détruit  l'hiatus,  qui 
n'était  pas  un  hiatus.  Vous  jugez  que  de  remerciements  et  que 
de  franches  poignées  de  main  !  Aussitôt  le  quatrain  est  envoyé  à 
la  ville,  et  il  revient  imprimé  sur  une  belle  toile  blanche.  —  Et 
voilà  comment  se  passe  la  vie  du  camp.' 

Isous  étions  encore  à  table,  quand  soudain  le  tambour  se  fait 
entendre.  Le  roi  venaitde  la  forêt,  il  va  passerai!  faut  le  recevoir. 
Je  ne  sais  pas  ce  qui  arriva,  mais  en  un  clin-d'œil  tous  mes  jeunes 
officiers,  si  débraillés  tout  à  l'heure,  furent  habillés  comme  pour 
le  bal  ;  rien  ne  manquait  à  leurs  beaux  uniformes,  pas  un  grain 
de  poussière  sur  leurs  chaussures,  pas  un  pli  à  leurs  habits;  leurs 
épaulelles  étaient  brillantes  comme  L'argent,  je  voudrais  dire 
comme  l'orj   Unit  le  régiment  s'habilla  comme  un  seul  homme, 


REVUE  DE  PARIS.  67 

toutes  les  lenies  se  fermèrent ,  la  musique  courait  à  ses  armes  ; 
musique  ,  officiers  ,  soldats  ,  trophées  d'armes ,  tout  était  prêt, 
que  le  roi,  qui  va  si  vite,  n'avait  pas  encore  paru. 

Et  le  soir,  il  y  avait  spectacle  à  la  cour.  Pour  arriver  au  théâtre, 
heureux  celui  qui  peut  prendre  le  plus  long  chemin.  La  cour  ovale 
se  présente  d'abord,  puis  l'escalier  du  Roi  et  les  admirables  sculp- 
tures de  la  renaissance,  et  la  rampe  dorée,  et  les  portraits  de 
Louis-le-Jeune ,  de  saint  Louis,  de  François  Ier ,  d'Henri  II, 
d'Henri  IV,  de  Louis  XIII,  de  Louis  XIV,  de  Napoléon,  de  Louis- 
Philippe  et  de  la  reine  des  Français  ;  puis,  les  cinq  pièces  de  l'ap- 
partement de  Mme  de  Maintenon,  rendu  à  son  premier  lustre  et 
tout  rempli  de  meubles  de  Boule  ;  puis  la  statue  d'Henri  IV,  qui 
surmonte  la  vieille  cheminée  en  marbre  blanc;  puis,  la  salle  des 
gardes  et  sa  cheminée  que  supportent  la  Force  et  la  Justice.  Vous 
arrivez  dans  la  salle  de  spectacle.  La  salle  est  longue  et  étroite, 
l'ornement  est  un  couronnement  de  Louis  XV,  la  scène  est  entou- 
rée de  guirlandes  et  de  feuilles  de  roses.  Le  roi  a  beau  dire  qu'il 
ne  veut  pas  bâtir  une  nouvelle  salle  de  spectacle;  je  ferais  volon- 
tiers le  pari  que  la  salle  actuelle  deviendra  avant  peu  ce  qu'elle 
était  sous  Louis  XV,  une  salie  de  galas  et  de  banquets.  On  portera 
le  théâtre  ailleurs. 

Cesoir-là  l'assemblée  était  brillante.  A  huit  heures,  le  roi  entrait 
dans  sa  loge,  donnant  le  bras  à  la  duchesse  d'Orléans.  C'est  seu- 
lement alors  qu'on  a  pu  bien  voir  la  jeune  duchesse.  Elle  avait 
monté  si  vite  le  grand  escalier  le  premier  jour,  elle  avait  été  si 
entourée  le  second  jour,  elle  avait  traversé  la  forêt  d'un  pas  si  ra- 
pide, qu'à  peine  pouvait-on  dire  la  beauté  de  sa  taille,  la  noblesse 
de  sa  déniai che,  la  couleur  de  ses  longs  cheveux,  l'esprit  de  son 
regard  ,  la  grâce  de  son  sourire.  Mais  quand  elle  parut  dans  la 
loge  royale ,  à  la  place  d'honneur,  à  côté  de  la  reine,  entre  les 
deux  rois,  accompagnée  de  ces  vieux  maréchaux  de  France,  les 
compagnons  du  grand  capitaine,  tout  le  parterre  de  généraux  et 
de  capitaines,  ces  loges  garnies  de  da-mes,  ces  secondes  galeries 
remplies  de  jeunes  sous-officiers ,  se  levèrent  debout  pour  la  re- 
cevoir, pour  l'applaudir,  pour  la  regarder  aussi,  et  pour  s'assurer 
s'il  était  vrai  qu'elle  fût  si  belle.  La  jeune  femme  a  répondu  à 
l'attente  générale.  Elle  a  salué  l'assemblée,  et  chacun  a  pu  voir 
que  c'était  en  efftit  une  grande  et  belle  personne;  la  taille  d'une 
reine,  la  grâce  d'un  enfant,  les  cheveux  tout  blonds  de  celte  cou- 


68  REVUE  DE  PARIS. 

leur  blonde  qui  est  si  près  d'être  la  couleur  des  brunes  ;  son  œil 
est  bleu,  mais  plein  d'intelligence  et  de  feu  ;  sa  tête  est  petite  , 
sa  main  aussi;  ni  le  voyage,  ni  le  soleil,  ni  la  fatigue,  ni  tant 
d'émotions  diverses,  n'ont  pu  altérer  la  blancheur  inaltérable  de 
son  teint.  Au  milieu  de  celle  grandeur  inaccoulumée.,  à  cette  cour 
qui  n'esl  pas  une  cour,  parmi  ces  hommes  importants  à  tant  de 
titres  si  divers,  la  jeune  femme  se  trouve  à  l'aise,  tant  elle  sait 
garder  de  réserve  même  dans  son  abandon,  de  modestie  même 
dans  les  honneurs  dont  on  l'entoure.  Sa  voix  est  sonore  et  toute 
remplie  de  la  douce  naïveté  allemande  ;  elle  salue,  elle  regarde, 
elle  écoule,  elle  voit  tout,  elle  comprend  loutes  choses;  on  sent, 
rien  qu'à  la  voir,  qu'elle  est  émue,  qu'elle  est  heureuse  ;  on  lui 
sait  gré  de  sa  jeunesse,  de  sa  beauté,  de  son  intelligence,  de  sa 
douce  voix,  de  celte  belle  langue  française  qu'elle  parle  si  bien  et 
qu'elle  a  apprise  dans  les  grands  maîtres;  on  lui  sait  gré  de  tout, 
même  de  son  bonheur. 

Mlle  Mars  jouait  les  Fausses  Confidences  et  la  Gageure  Im- 
prévue, el  vous  savez  avec  quel  admirable  talent.  Le  parterre 
écoulait  en  silence  tout  cet  esprit  de  Marivaux,  et  comme  c'était 
un  parterre  composé ,  en  grande  partie,  d'officiers  de  la  garde 
nationale,  électeurs,  propriétaires,  et  en  cette  triple  qualité  , 
partie  essentielle  du  gouvernement  représentatif,  il  m'a  paru  que 
ce  parlerre-là  ne  goûtait  pas  tout  d'abord  cette  intrigue  de  l'autre 
siècle  :  ce  Dubois,  le  valet  qui  mène  toute  celle  comédie,  parais- 
sait au  parterre  un  drôle  mal  appris;  il  regardait  M,no  Argante 
comme  une  insolente  baronne  qui  ne  savait  rien  de  la  Charte  con- 
stitutionnelle, surtout  il  ne  comprenait  pas  ce  Dorante,  ce  jeune 
homme  de  bonne  mine  et  de  bonne  famille,  qui  pouvait  être  avo- 
cat, et  qui  consentait  à  être  l'intendant  d'Araminthe  et  à  faire  la 
cour  à  Marton,  sa  suivante.  Les  vieux  instincts  plébéiens  de  ce 
parterre  bourgeois  se  sentaient  quelque  peu  révoltés;  dans  celle 
peinture  exquise  des  mœurs  du  siècle  passé,  et  dans  loule  celle 
élégance,  il  ne  voyait  guère  que  le  dédain  pour  le  tiers-état.  Heu- 
reusement après  les  premières  humiliations  de  Dorante  et  les  pre- 
mières insolences  de  Mme  Argante  ,  la  scène  change  d'aspect; 
Mme  Argante  est  raillée  et  joué  par  Dubois  ;  Dorante  épouse  Ara- 
minthe  ,  sa  belle  maîtresse  ;  le  comte  ,  amant  d'Araminlhe.  est 
battu  par  le  neveu  du  procureur.  Pour  le  tiers-état ,  la  satisfac- 
tion est  complète,  et  enfin,  MlleMars  aidant  Marivaux,  ce  par- 


REVUE  DE  PARIS.  69 

terre,  d'abord  si  froid,  aurait  battu  des  mains,  si  le  respect  le  lui 
eût  permis. 

De  temps  à  autre,  les  spectateurs  les  plus  habitués  au  spectacle 
tournaient  la  tète  pour  regarder  cette  jeune  princesse  nouvelle- 
ment arrivée  d'Allemagne,  et  prêtant  l'oreille  à  lajangue  de  Ma- 
rivaux, à  cette  langue  à  part,  qui  n'a  été  parlée  qu'un  jour  dans 
quelques  beaux  salons  de  Paris  qui  n'ont  duré  qu'un  jour,  par 
quelques  jeunes  gens  et  quelques  jeunes  femmes  qui  sont  morts  à 
vingt-cinq  ans,  à  la  fin  d'un  siècle  et  d'une  société  que  la  foudre 
a  frappés.  Grand  miracle,  en  effet,  que  la  langue  de  Marivaux  ait 
échappé  à  tant  d'orages  !  mais  grand  miracle  aussi  qu'elle  soit 
comprise  par  une  princesse  étrangère  qui  n'a  pas  même  touché 
Paris,  qui  n'a  vu  encore  que  des  députés,  des  pairs  de  France,  des 
généraux,  dessoldats,  et  qui  n'est  en  France  que  depuis  trois  jours! 

Dans  les  enlr'actes,  on  criait  vite  le  roi!  On  prenait  des  sorbets 
et  des  glaces  qui  circulaient  avec  une  grande  profusion;  on  écou- 
tait l'harmonie  guerrière  et  nerveuse  des  clairons  et  des  trom- 
pettes ,  on  regardait  bouche  béante  II.  de  Talleyrand,  ce  grand 
seigneur,  qui  est  peut-être  le  dernier  des  grands  seigneurs  de 
l'Europe,  inépuisable  pensée,  fécond  esprit,  vivante  histoire  de  la 
fin  du  xvme  siècle  et  du  commencement  du  siècle  suivant,  c'est- 
à-dire  l'inépuisable  chapitre  des  deux  siècles  les  plus  remplis  de 
notre  histoire.  On  admirait  cette  figure  impassible,  ce  regard  qui 
devine  toutes  choses,  ces  cheveux  blancs  qui  ne  sont  pas  les  che- 
veux d'un  vieillard,  ces  rides  profondes  que  le  temps  a  creusées, 
non  le  travail.  Si  le  prince  eût  voulu,  que  de  belles  histoires  il  eut 
pu  raconter  de  cette  même  salle  de  spectacle  où  il  avait  vu  tant 
de  grandeurs  dans  des  appareils  si  divers  !  Mais  il  était  immobile, 
et  comme  insensible  à  ce  qui  se  passait  devant  lui.  Il  était  non- 
chalamment assis  dans  sa  loge,  et  sans  doute  il  eût  donné  tout 
Marivaux  et  tout  ce  parterre  de  gardes  nationaux,  c'est-à-dire 
tout  le  passé  grand  seigneur  et  tout  le  présent  bourgeois  de  la 
France,  pour  une  partie  de  wist.  M.  de  Talleyrand,  avec  une 
vigueur  peu  commune,  a  supporté  jusqu'à  la  fin  la  fatigue  de  ces 
fêtes.  Le  même  soir,  comme  le  roi  passait  devant  lui,  M.  de  Tal- 
leyrand se  levait  pour  le  saluer.  —  Ali  !  mon  prince,  dit  le  roi, 
restez  assis.  —  Sire  ,  répondit  le  Nestor  de  la  diplomatie  euro- 
péenne, il  faudrait  que  M.  de  Talleyrand  fût  mort  pour  ne  pas  se 
lever  devant  vous  ! 


70  REVUE  DE  PARIS. 

Les  jeunes  gens  et  les  jeunes  femmes  regardaient  avec  admi- 
ration ,  dans  un  coin  de  l'orchestre,  Youssouf  et  le  commandant 
Allouard.  Youssouf-Bey  est  un  véritable  Arabe  de  pur  sang  :  il  a 
la  petite  taille,  la  tète  haute  et  fière,  les  membres  de  fer,  l'agilité, 
la  grâce,  ïe  vigueur,  le  regard  brûlant,  la  crinière  épaisse  et  noire 
des  coursiers  de  son  pays.  Jamais  plus  d'intelligence  sauvage  n'a 
brillé  dans  le  visage  d'un  jeune  homme  :  il  a  le  col  nu  et  superbe  ; 
sa  tête  est  ornée  d'un  turban  de  cachemire,  sa  barbe  est  longue 
et  bitn  peignée  ;  il  porte  un  habit  oriental  en  drap  vert,  galonné 
d'or,  et  sur  les  épaules  un.  manteau  noir  ;  le  terrible  yatagan  est 
p.is.-é  à  sa  ceinture;  quand  il  sourit,  il  montre,  à  travers  ses 
moustaches  ,  le  plus  belles  dents  du  monde,  aussi  blanches,  aussi 
cimes  que  les  dents  d'un  jeune  chien  de  Terre-Neuve  ;  il  est  vrai- 
ment beau  ainsi  vêtu  !  Il  parle  le  français  comme  un  élève  de 
Voltaire,  c'est-à-dire  avec  mille  formules  ironiques,  qu'il  a  trou- 
vées je  ne  sais  où  ;  son  regard  est  railleur,  son  accent  est  rail- 
leur, il  regarde  les  hommes  et  les  femmes  du  coin  de  l'œil,  sans 
mépris,  mais  sans  admii alion  ;  il  porte  fièrement  sur  sa  poitrine 
la  croix  d'officier  de  la  Légion-d'Honneur  ;  il  avait  l'air  bien 
étonné  en  écoutant  les  Fausses  Confidences  et  la  Gageure  itn- 
précue;  il  avait  l'air  de  dite  comme  disait  une  belle  Espagnole  à 
une  comédie  de  Lachaussée  :  Ils  s'aiment ,  ils  sont  seuls ,  per- 
sonne ne  les  regarde;  que  de  temps  perdent  ces  gens-là! 

Son  compagnon  ,  longue  barbe  aussi ,  taille  plus  haute,  c'est 
ce  beau  jeune  homme  ,  M.  Allouard  même  ,  qui  était ,  il  y  a  deux 
ans  ,  la  gloire  des  courses  de  Chantilly  et  du  Champ-de-Mars.  Ce- 
lui-là n'aura  pas  eu  grand'peine  à  se  faire  Arabe  ,  car  il  en  avait 
déjà  la  force  et  l'adresse ,  l'intelligence  et  l'agilité;  il  marche 
gravement ,  posément ,  comme  un  pacha  ;  lui ,  ce  jeune  homme 
si  pétulant  et  si  vif ,  il  a  pris  toute  la  gravité  arabe,  si  bien  qu'en 
les  voyant  passer  l'un  et  l'autre,  Youssouf  et  M.  Allouard  ,  l'un 
vif  .  pétulant ,  inquiet,  beau  parleur,  élégant  et  spirituel  cau- 
seur, l'auire  calme,  grave,  réservé  ,  on  dirait  à  coup  sûr,  d'Yous- 
souf  :  voilà  un  Fiançais  déguisé  en  Arabe;  et  d'Allouard  :  voilà 
un  Arabe  ;  avec  un  peu  plus  de  vivacité  ce  serait  un  beau  capi- 
taine français  ! 

C'est  ainsi  que  jusqu'à  la  fin  de  celte  dernière  soirée  ,  c'est-à- 
dire  jusqu'à  onze  heures  ,  l'œil  ,  l'esprit ,  l'oreille  ,  étaient  égale- 
ment occupés;  la  fêle  était  complète  ,  l'admiration  était  entière  j 


REVUE  DE  PARIS.  71 

il  n'y  a  pas  de  spectacle  au  monde  plus  imposant  qu'un  pareil 
spectacle  ,  il  n'y  a  pas  de  drame  qui  vaille  ce  drame  ,  il  n'y  a  pas 
d'opéra  qui  vaille  celte  fête  des  yeux  et  de  la  pensée ,  même 
quand  l'Opéra  possédait  encore  ces  deux  chefs-d'œuvre  qu'il  a 
perdus .  Nourrit  et  Mlle  Taglioni  ! 

Et  le  lendemain  je  dis  adieu  à  la  ville  ,  au  palais ,  au  camp  ,  à  la 
forêt ,  emportant  avec  moi  le  souvenir  impérissable  de  ces  trois 
belles  journées  du  mois  de  juin  ;  trois  journées  aussi  importantes 
pour  la  dynastie  du  roi  Louis-Phihppe  1er,  que  les  trois  grandes 
journées  de  juillet. 

Jules  Jam:v. 


EDOUARD  RICHER. 


I.  -  BIOGRAPHIE. 

Il  y  a  des  génies  qui  ressemblent  à  ce3  trésors  cachés  dont  on 
parle  si  souvent  dans  les  Mille  et  une  Nuits;  la  foule  passe  a 
côlé ,  sans  les  voir,  jusqu'au  jour  où  quelque  étranger  les  décou- 
vre par  hasard.  Combien  a-t-on  vu  déjà  de  ces  tombes  ignorées 
sur  lesquelles  on  a  proposé  de  bâtir  un  temple  ,  après  avoir  oublié 
cent  ans  d'y  planter  une  croix  !  Combien  de  ces  Homères  men- 
diants, auxquels  la  postérité  a  rendu  justice  si  lard  qu'elle  ne 
savait  plus  dans  quelle  ville  ils  étaient  nés  ! 

Du  reste,  aucune  époque  peut-être  n'a  été  aussi  féconde  que 
la  nôtre  en  injustes  oublis.  Tant  de  médiocrités  sonores  bruissent 
autour  du  siècle  .  qu'il  entend  difficilement  les  voix  calmes  et  pu- 
res. Tout  y  est  éclat .  tumulte,  chaos  ,  et ,  au  milieu  de  ces  fanaux 
coloriés  qui  se  sont  faits  les  astres  de  notre  nuit ,  les  plus  belles 
étoiles  ont  passé  dans  le  ciel  sans  être  aperçues. 

ÎS'ous  n'avons  point  la  prétention  d'entreprendre  cette  touchante 
histoire  des  grands  hommes  ignorés  ;  mais  en  attendant  qu'une 
intelligence  plus  puissante  accomplisse  une  pareille  tâche,  et  que 
l'on  voie  s'élever  dans  notre  Panthéon  ,  comme  sur  les  places  d'A- 
thènes, les  statues  des  dieux  inconnus ,  nous  voulons  conserver 
dans  quelques  esquisses  des  traits  qui  nous  furent  familiers.  Ce 
seront  comme  des  empreintes  prises  sur  le  visage  d'un  mort  aimé, 
et  qui ,  à  défaut  d'autre  mérite  ,  auront  du  moins  celui  de  la  res- 
semblance. 

Edouard  Richer  naquit  dans  l'île  de  Noirmoutiers ,  au  mois 
d'août  1792;  il  n'avait  pas  deux  ans  lorsqu'un  premier  malheur 


REVUE  DE  PARIS.  73 

vint  le  frapper  :  le  jour  où  il  apprit  à  nommer  son  père,  on  le  lui 
rapporta  tué  par  les  Vendéens.  Il  grandit  donc  sur  les  genoux 
d'une  mère  en  deuil  et  au  milieu  de  la  tristesse  d'un  intérieur  où  la 
mort  avait  fait  un  vide  irréparable.  Ces  premières  impressions  pu- 
rent décider  de  son  caractère  ,  et  il  leur  dut  peut-être  cette  ten- 
dresse expansive  et  religieuse  que  Ton  retrouve  plus  tard  dans 
toutes  ses  actions  comme  dans  tous  ses  écrits.  Placé  à  huit  ans 
dans  un  collège,  il  ne  s'y  distingua  que  par  la  paresseuse  non- 
chalance de  son  esprit.  Dans  les  grandes  cours  de  La  Flèche ,  le 
pâle  enfant  regrettait  le  grondement  de  sa  mer  de  Bretagne;  il 
languissait  sous  le  châssis  des  classes,  comme  un  arbuste  trans- 
planté. Admis  plus  tard  au  prylanée  de  Saint-Cyr,  il  ne  s'y  montra 
ni  plus  appliqué  ni  plus  heureux.  Seulement,  la  virilité  venait  in- 
sensiblement dans  ce  corps  débile,  et  l'esprit  de  rébellion  avec 
elle  ;  car  l'enfant  annonçait  dès-lors  cette  indépendance  capri- 
cieuse et  presque  sauvage  qui ,  plus  lard ,  rendit  l'homme  impro- 
pre à  tous  les  jougs  de  !a  vie.  Richer  quitta  le  prylanée  de  Saint- 
Cyr,  pour  entrer  dans  un  collège  de  Paris;  mais  un  jour  que  le 
soleil  était  brillant ,  il  se  mit  à  songer  à  ses  falaises  de  Noinnou- 
tiers ,  couvertes  de  gazon  marin  ,  et  qu'il  n'avait  point  vu<js  de- 
puis un  an  ;  il  se  coucha  en  y  rêvant ,  et  le  lendemain ,  au  point 
du  jour,  il  était  sur  la  route  de  Bretagne  ,  sans  argent  et  fugitif , 
mais  heureux  de  sentir  l'odeur  de  la  campagne  et  de  voir  les  oi- 
seaux voler  dans  les  arbres. 

Sa  mère,  qu'affligeait  cette  paresse  indocile,  le  plaça  dans  un 
pensionnat  de  Nantes;  il  n'y  demeura  que  quelques  mois.  De  re- 
tour à  Noinnoutiers ,  il  reprit  ses  promenades  vagabondes  et  ses 
rêveries  le  long  des  grèves.  A  celle  époque  ,  les  ouvrages  de  Ber- 
nardin de  Saint-Pierre  lui  tombèrent  entre  les  mains  ;  ce  fut  pour 
lui  une  initiation  complète  et  inattendue.  Toutes  les  portes  de  son 
intelligence  s'ouvrirent  à  la  fois  ;  on  eût  dit ,  répétait-il  souvent , 
que  l'on  avait  fait  l'opération  de  la  cataracte  à  mon  espril  :  jus- 
qu'alors la  création  avait  été  pour  moi  comme  un  transparent  où 
je  n'apercevais  que  des  figures  et  des  caractères  confus  ;  il  me 
sembla  qu'on  l'avait  subitement  éclairée  par  derrière,  et  tout  se 
dessina  nettement  à  mes  yeux. 

A  partir  de  cet  instant.  Richer  s'adonna  au  travail  avec  une 
sorte  de  délire.  Il  étudiait  quinze  heures  par  jour,  et  aborda  toutes 
les  sciences  à  la  fois.  Deux  ans  lui  sufiirenl  pour  se  mettre  ,  seul 
6  7 


74  REVUE  DE  PARIS. 

et  sans  maîtres,  au  niveau  des  connaissances  acquises  en  astro- 
nomie .  en  physique  .  en  chimie  et  en  histoire  naturelle.  Il  apprit 
l'anglais  et  l'italien  dans  ce  qu'il  appelait  ses  moments  de  loisir. 
Ces  prodigieux  travaux  épuisèrent  ses  forces,  et  il  pensa  alors 
succomber  à  la  première  atteinte  de  ce  mal  qui  devait  le  tuer  vingt 
ans  plus  tard. 

Vers  le  même  temps ,  il  se  rendit  à  Paris  où  l'appelait  sa  cu- 
riosité studieuse.  Il  y  entra  en  relations  avec  les  savants  les  plus 
célèbres,  et  ce  fut  un  singulier  spectacle  que  celui  d'un  jeune 
homme  inconnu  .  venant .  comme  le  paysan  du  Danube  ,  vers  ces 
sénateurs  de  la  pensée  .  et  les  étonnant  par  ses  connaissances 
merveilleuses.  Richerse  rendit  d'abord  à  l'école  des  mines  ;  il  ex- 
posa ses  id^es  sur  la  minéralogie  à  MM.  Le  Lièvre  et  Le  Tonnel- 
lier.qui  l'engagèrent  à  s'occuper  exclusivement  de  minéralogie  ; 
il  se  présenta  ensuite  chez  M.  Latreille  ,  qui ,  après  l'avoir  en- 
tendu causer  d'insectes  et  de  cruslacées .  le  proclama  entomolo- 
giste. M.Lamarxk  admira  ses  recherches  sur  les  mollusques,  et 
M.  Cuvier  proposa  de  lui  délivrer,  sans  examen  préalable, le  di- 
plôme de  docteur  ès-sciences,  en  lui  déclarant  qu'il  était  évidem- 
ment né  pour  les  études  géologiques.  A  part  les  grands  noms  , 
ne  croit-on  pas  lire  la  scène  du  bourgeois  gentilhomme  avec  ses 
professeurs  ? 

Pendant  ce  même  voyage  à  Paris,  Richer  se  trouvant  un  soir 
chez  M.  Barthélémy,  le  sénateur,  y  rencontra  un  inconnu  avec 
lequel  il  entra  en  conversation.  Après  l'avoir  écouté  longtemps 
parler  de  morale  ,  de  religion  et  de  politique  sociale  ,  l'inconnu 
lui  prit  les  deux  mains  et  lui  dit  : 

—  Je  me  nomme  de  LaLy-Tollendal,  monsieur  ;  voulez-vous 
être  secré'aire  d'ambassade? 

Et  voyant  qu'il  semblait  hésiter  : 

—  Acceptez  ,  ajoula-t-il  ;  ces  fonctions  peuvent  vous  conduire 
à  tout .  et  l'on  m'a  dit  que  vous  étiez  sans  fortune. 

—  On  vous  a  trompé,  monsieur,  répondit  Richer  en  souriant, 
j'ai  1,500  francs  de  rente  et  ma  liberté.  Gardez  cette  place  pour 
quelqu'un  de  plus  pauvre  ou  de  plus  ambitieux. 

De  retour  en  province  .  Richer  se  retira  à  la  campagne,  et  re- 
prit ses  travaux  interrompus.  Il  écrivit  son  essai  sur  COrigine 
desconstel  citions  anciennes,  dans  lequelil  combattit  les  hypo- 
thèses de  Dupuis  ,  et  prouva  que  si  l'on  généralisait  les  principes 


REVUE  DE  PARIS.  75 

de  cet  auteur,  il  faudrait  faire  faire  une  demi-révolution  à  la  voûte 
céleste  ,  et  donner  à  la  terre  une  antiquité  que  les  recherches  de 
la  géologie  ni  les  fastes  de  l'histoire  n'ont  pu  démontrer.  Il  com- 
posa aussi  ses  Commentaires  sur  les  passages  astronomiques 
des  GèorgiqueSj  et  commença  son  Uranologie,  ouvrage  auquel 
il  consacra  huit  années  de  ce  travail  acharné  dont  nous  avons 
déjà  parlé.  Enfin ,  heureux  d'avoir  mis  à  fin  cette  entreprise  im- 
mense, il  se  rendit  à  Nantes  pour  en  parler  à  son  éditeur.  Après 
être  convenu  de  tout,  Richer  repartit  pour  sa  campagne:  mais, 
en  y  arrivant,  il  trouva  les  portes  forcées  et  les  meuhles  enlevés  j 
de  tous  ses  manuscrits ,  il  ne  restait  plus  que  quelques  feuilles 
brûlées  et  un  peu  de  cendre!...  Richer  perdit  ainsi,  outre  son 
Uranologie  ,  une  poétique  des  beaux-arts  ,  qu'il  avait  presque 
achevée  ,  et  un  grand  nombre  de  noies  précieuses. 

Cet  accident  le  dégoûta  des  travaux  scientifiques,  dont  les  ré- 
sultats, obtenus  avec  tant  de  lenteur,  peuvent  èlre  anéantis  si 
rapidement  et  sans  retour.  Il  résolut  de  revenir  à  la  littérature  et 
aux  éludes  historiques,  vers  lesquelles  -es  premiers  goûts  le  por- 
taient. Ce  fut  à  celle  nouvelle  direction  de  son  talent  qui'  l'on  dut 
son  Histoire  de  Bretagne,  le  Voyage  pittoresque  dans  le  dé- 
partement de  la  Loire- Inférieure ,  les  Lettres  d'un  Armori- 
quet  un  volume  de  Pensées,  les  Cosmopolites,  et  un  grand 
nombre  d'articles  dans  le  Lycée  armoricain.  Cependant  toutes 
ces  tentatives  demi-philosophiques  n'étaient  que  des  achemine- 
ments, et  il  était  aisé  de  voir ,  au  milieu  de  ces  mille  incursions 
dans  le  domaine  de  la  pensée  ,  que  Richer  cherchait  sa  terre  pro- 
mise. Un  ancien  soldat,  M.  Bernard,  fut  le  Josué  qui  la  lui  mon- 
tra. Il  lui  fil  connaître  les  livres  de  Jacob  Bashme,  de  Saint-Mar- 
tin, de  Law  et  de  Swendenborg  ,  dont  il  partageait  les  doctrines, 
et  Richrr  comprit  de  suite  que  ce  qu'il  désirait  était  là.  11  renonça 
aussitôt  à  la  science,  à  la  littérature  et  à  l'histoire  pour  chercher, 
comme  il  disait ,  la  clé  du  mystère.  Douze  années  s'écoulèrent 
ainsi  ;  mais  sa  santé  ,  qui  avait  toujours  été  chancelante,  s'altéra 
de  plus  en  plus  dans  ces  nouvelles  éludes,  et  il  mourut  à  Nantes  , 
après  une  longue  agonie  ,  le  21  janvier  18-54. 

Nous  avons  voulu  faire  connaître  rapidement  les  principaux 
événements  de  la  vie  de  Richer  avant  d'arriver  à  l'examen  de  ses 
ouvrages.  Son  existence  intellectuelle,  comme  on  a  pu  le  voir  dans 
ce  qui  précède ,  a  eu  trois  phases  bien  distinctes  j  la  première 


76  REVUE  DE  PARIS. 

scientifique  ,  dont  il  ne  nous  reste  rien;  la  seconde  littéraire;  la 
troisième  enfin  religieuse.  Nous  nous  occuperons  seulement  de 
ces  deux  dernières. 


II.  —  ŒUVRES  LITTÉRAIRES. 

L'art  préoccupa  toujours  fort  peu  Edouard  Richer  ;  aussi  ses 
livres  ont-ils  le  caractère  d'une  improvisation  écrite  :  la  retenue, 
la  concision  et  la  pureté  des  formes  leur  manquent  également. 
On  sent  que  l'inspiration  emporte  constamment  la  pensée,  comme 
la  cavale  de  Mazeppa  ,  sans  suivre  de  route  tracée.  Il  en  résulte 
quelque  chose  de  vagabond  ,  une  sorte  de  mobilité  flottante  qui 
fatigue  les  yeux  de  l'esprit.  Ce  n'est  pourtant  ni  du  désordre  ni 
de  la  confusion,  mais  plutôt  une  abondance  qui  déborde;  vous 
avancez  avec  incertitude  au  milieu  des  innombrables  circuits  du 
discours,  accrochant  votre  attention  aux  mille  incidentes  qui 
bordent  le  chemin;  et,  égaré  dans  tous  ces  sentiers  qui  se  croi- 
sent, ébloui  par  cent  détails,  vous  finissez  par  perdre  le  fil  con- 
ducteur. C'est  à  ce  manque  de  sobriété  qu'il  faut  attribuer  la  dif- 
fusion qui  dépare  les  ouvrages  de  Richer.  Du  reste,  ce  défaut  était 
le  résultat  de  son  mode  de  composition,  qui,  par  sa  rapidité,  res- 
semblait moins  à  un  travail  littéraire  qu'à  une  sténographie. 
Kous  n'en  citerons  qu'un  exemple.  Il  écrivit  en  trois  semaines  son 
Histoire  de  Bretagne,  véritable  livre  de  bénédictin  pour  l'éru- 
dition et  la  sagacité  !  Il  n'ignorait  pas  les  inconvénients  d'une  telle 
précipitation;  mais,  chez  lui ,  le  penseur  absorbait  l'écrivain. 
ïfiil  doute  qu'avec  plus  de  patience  il  ne  fût  arrivé  à  un  émondage 
habile  du  discours  et  à  une  forme  plus  rigoureuse,  seules  qua- 
lités qui  lui  aient  manqué  ;  mais  il  n'eut  pas  le  bonheur  de  le 
vouloir. 

Malgré  tous  ces  défauts,  Richer  n'en  est  pas  moins  un  écrivain 
éloquent.  Moins  soutenu  que  Bernardin  de  Saint-Pierre  dont  il 
rappelle  les  formes,  il  l'emporte  souvent  sur  lui  par  l'élévation  de 
la  pensée  et  la  loyauté  de  l'inspiration.  Son  style  ,  qui  manque 
d'allure  sans  cesser  d'avoir  du  charme  ,  ressemble  à  ces  femmes 
qui  marchent  mal  avec  grâce.  11  ignore  ou  néglige  l'alliance  pitto- 
resque des  mots  ,  mais  sa  phraséologie  vulgaire  conserve  je  ne 
sais  quel  parfum  intérieur;  puis ,  parfois ,  au  milieu  de  ces  pen- 


REVUE  DE  PARIS.  77 

sées  mal  habillées  qui  flottent  dans  leurs  vêlements  d'occasion,  on 
en  voit  qui  se  dressent  si  sveites ,  si  corsées ,  que  Ton  s'élonne 
d'une  telle  élégance  à  côté  de  tant  d'abandon.  Ce  qui  dominait 
peut-être  en  lui  primitivement ,  c'était  la  finesse  d'esprit  qui  s'é- 
pure en  passant  par  le  cœur.  11  y  avait  du  naturaliste  jusque  dans 
l'écrivain,  et  Richer  eût  transporté  sans  peine  les  habitudes  ento- 
mologiques  dans  la  littérature  ;  mais  la  mobilité  de  ses  préoccupa- 
tions religieuses  fut  un  obstacle  a  cette  direction  analytique.  Son 
imagination,  qui  troublait  sans  cesse  la  curiosité  patiente  de  son 
esprit,  finit  par  le  dominer  et  par  l'entraîner  dans  des  sphères  de 
brouillard  et  de  feu. 

On  conçoit ,  d'après  ce  que  nous  venons  de  dire  ,  que  Richer 
était  peu  propre  au  genre  descriptif.  C'est  surtout  dans  cette  pein- 
ture de  l'objet  matériel  que  le  métier  se  révèle  ,  et  que  l'art  de- 
vient nécessaire.  L'inspiration  ne  suffit  plus,  car  il  ne  s'agit  pas  de 
dire  ce  que  l'âme  sent ,  mais  ce  que  les  yeux  voient.  La  langue  , 
dans  ce  cas  ,  devient  une  palette  dont  on  doit  connaître  toutes  les 
ressources;  le  mol  n'est  plus  qu'une  couleur  à  employer.  C'est 
alors  qu'il  faut  savoir  comment  ce  style  peut  refléter  toutes  les 
teintes  du  ciel ,  et ,  comme  lui ,  s'illuminer  ou  s'assombrir  ;  com- 
ment les  expressions  s'enchâssent  pour  briller  ,  comment  elles 
ruissellent  en  phrases  harmonieuses  ,  comment  elles  s'arrêtent 
dans  une  halte  subite  et  saisissante.  Cet  art ,  Richer  le  négligea 
toujours;  nous  douions  même  qu'il  eût  jamais  pu  l'apprendre.  Le 
monde  apparent  avait  trop  peu  de  prise  sur  son  intelligence;  son 
regard,  qui  glissait  rapidement  sur  l'enveloppe  des  choses  pour 
regarder  au  cœur,  ne  conservaitpasune  image  assez  splendide  des 
apparences,  et  la  matière  s'annulait  trop  autour  de  lui  pour  qu'il 
parvînt  à  la  reproduire  avec  vigueur.  Le  genre  descriptif  exige  , 
en  effet,  non-seulement  un  écrivain  habile,  mais  un  écrivain  ma- 
térialiste, sinon  dans  sa  foi,  du  moins  dans  ses  procédés  littérai- 
res, et  Richer  n'affectionna  pas  moins  le  spiritualisme  du  langage 
que  celui  des  idées.  Aussi  s'efforce-l-il  vainement ,  dans  son 
Voyage  pittoresque  dans  la  Loire-Inférieure ,  de  décrire  les 
sites  qu'il  parcourt  ;  ce  qui  le  frappe  toujours  dans  l'aspect  qu'il 
reproduit,  c'est  la  partie  la  plus  immatérielle  :  c'est,  aux  vallées, 
le  bruit  t\u  vent  à  travers  les  arbres,  les  nuages  sur  la  montagne, 
les  jeux  de  la  lumière  sur  l'Océan.  Encore  ne  décrit-il  ces  images 
fugitives  que  pour  arriver  aux  déductions  religieuses.  Prisonnier 


78  REVUE  DE  PARIS. 

dans  l'univers  apparent,  il  s'en  échappe  sans  cesse  et  s'envole  aux 
mondes  de  la  rêverie.  La  nature  visible  n'est  jamais  pour  lui  que 
l'antichambre  d'un  palais  céleste,  et  il  se  hàle  de  la  traverser  en 
y  jetant  à  peine  quelques  regards. 

C'est  à  cette  disposition  d'esprit  qu'il  faut  attribuer  IVspèce  de 
sécheresse  didactique  de  son  Voyage  dans  la  Loire-Inférieure. 
Les  descriptions  y  sont  en  général  courtes ,  pâles  et  mystiques  ; 
mais  ce  qui  donne  une  immense  valeur  à  cet  ouvrage,  ce  sont  les 
renseignements  qui  abondent.  Non-seulement  Richer  y  a  fait 
preuve  de  grandes  connaissances  scien  tifiques;  mais  des  questions 
d'industrie  et  d'améliorations  départemental  y  sont  traitées  avec 
une  véritable  supériorité.  Il  est  curieux  d'ajouter  que  ,  lors  de  sa 
publication  ,  ce  livre  ,  qui  ne  contient  guère  que  des  faits  et  des 
documents  authentiques ,  passa  pour  une  divagation  poétique. 
Aujourd'hui  même  il  n'y  a  peut-être  pas  trente  personnes  qui  sa- 
chent que  le  Voyage  dans  la  Loire- Inférieure  est  l'ouvrage  le 
plus  complet  et  le  plus  pratique  que  l'on  puisse  consulter  pour 
bien  connaître  le  département.  Du  reste,  on  ne  doit  point  s'éton- 
ner de  cette  injustice.  Richer  fut  toute  sa  vie  en  butte  a  la  déliance 
que  les  gens  positifs  affectent  pour  les  gens  d'imagination ,  car 
ceux  qui  ne  savent  qu'une  chose  se  dédommagent  ainsi  de  leur 
ignorance.  Le  moyen  de  faire  croire  à  un  marchand  ayant  pour 
ligne  d'horizon  son  grand  livre  ,  qu'un  homme  qui  s'occupe  sé- 
rieusement de  l'existence  de  Dieu  et  de  son  âme  puisse  compren- 
dre les  intérêts  matériels!  N'est-il  pas  clair  que  cet  homme  a  trop 
d'inleiligence  pour  avoir  le  sens  commun  ?  —D'ailleurs,  qui  peut 
supposer,  je  vous  le  demande  ,  que  l'on  aime  à  regarder  les  étoi- 
les ,  à  écouter  les  oiseaux  ,  à  rêver  sur  les  grèves,  et  que  l'on  en- 
tende quelque  chose  à  la  vie  ?  Qu'est-ce  que  la  vie  après  tout .  si- 
non un  peu  d'arithmétique  et  d'orlographe  employé  à  devenir 
électeur? 

V Histoire  de  Bretagne  ,  de  Richer,  est,  comme  son  voyage , 
recommandable  parle  fond,  mais  eile  l'est  aussi  par  la  forme.  Lors- 
que M.Daru,  qui  travaillait  au  même  sujet,  la  lut ,  il  fut  frappé 
des  connaissances  approfondies  de  l'auteur,  et  lui  écrivit  pour  lui 
demander  la  solution  d>- plusieurs  pi  ob.ëmes  qui  l'embarrassaient. 
Il  en  résulta  une  correspondance  fort  active,  dans  laquelle  Richer 
redressa  souvent  les  idées  historiques  de  l'ancien  ministre  de 
Napoléon  ;  il  loi  fournit  raèrne,  avec  un  désintéressement  d'amour- 


REVUE  DE  PARIS.  79 

propre  que  Ton  aura  peine  à  comprendre  ,  un  grand  nombre  de 
notes  précieuses  qui  lui  avaient  coûté  de  longues  recherches. 
M.  Daru  ne  lui  épargna  ,  en  retour  ,  ni  les  remerciements  ni 
les  témoignages  de  reconna!S^ance  :  il  lui  envoya  même  sa  grande 
Histoire  de  Bretagne  en  manuscrit,  afin  qu'il  pût  lui  en  don- 
ner son  avis  ;  mais  telle  t>t  l'instabilité  des  mémoires  pari- 
siennes ,  que  l'illustre  académicien  oublia  toutes  ces  circonstan- 
ces lors  de  l'impression  de  son  livre,  et  qu'il  se  contenta  de  nom- 
mer, en  passant,  dans  une  note  de  trois  lignes,  l'homme  de  génie 
auquel  il  devait  tant  ;  c'était  ainsi  qu'il  s'exprimait  lui-même 
dans  ses  lettres. 

Richer  publia  ,  deux  ans  après  son  voyage,  les  Cosmopolites  et 
son  volume  de  Pensées;  c'était  un  pont  qu'il  jetait  entre  deux 
mondes  intellectuels.  Bien  qu'il  ne  quittât  pas  encore  les  régions 
littéraires  .  on  commençait  à  entrevoir  l'horizon  religieux  vers 
lequel  il  s'avançait. 

Dans  les  Cosmopolites,  l'auteur  suppose  que  des  philosophes 
de  tous  les  pays  se  reunissent  à  Paris  pour  se  communiquer  réci- 
proquement leurs  lumières  ,  persuades  qu'en  discutant  en  com- 
mun les  opinions  de  tous  les  peuples,  il  doit  en  résulter  une  opi- 
nion universelle  qui  sera  la  vérité.  Ils  nomment  pour  président  de 
leur  assemblée  un  philosophe  allemand  ,  qui  débute  par  un  dis- 
cours contre  les  discours  d'ouverture.  Viennent  ensuite  de  longs 
débats  sur  l'importance  du  consentement  unanime,  sur  le 
temps,  le  travail  et  mille  autre  questions.  Enfin  ,  un  professeur 
.  de  rhétorique  fait ,  sur  la  nécessité  de  prendre  un  parti ,  une  am- 
plification ,  à  la  suite  de  laquelle  l'assemblée  se  sépare  sans  rien 
décider. 

On  peut  deviner ,  dès  l'abord  ,  que  c'est  là  un  livre  original  et 
curieux  :  on  y  trouve  tour  à  tour  la  simplicité  biblique  de  la 
Chaumière  indienne,  et  l'ironie  narquoise  de  Louis  Courier. 
L'ouvrage  entier  esi  écrit  avec  cette  verve  capricieuse  qui  pousse 
la  vérité  jusqu'au  paradoxe,  le  paradoxe  ju-qu'à  la  vérité.  11  ar- 
rive bien  ,  par  instants ,  que  le  style  s'allume,  grandit ,  et  arrive 
à  la  sérieuse  éloquence  ;  mais  ce  ne  sont  là  que  des  éclairs.  Ce  qui 
domine,  en  général,  dans  les  Cosmopolites,  c'est  la  satire  philo- 
sophique ;  Richer  y  soufflette ,  en  passant ,  tous  les  systèmes.  Ce- 
pendant ,  au  milieu  de  ces  moqueries  contradictoires ,  on  devine 
ses  tendances.  Ce  qu'il  se  plait  à  faire  ressortir  partout,  c'est  la 


80  REVUE  DE  PARIS. 

vanité  des  sciences  humaines,  et  la  folie  de  cette  oisiveté  turbu- 
lente qu'on  appelle  la  vie.  Après  avoir  écouté  les  discussions  des 
cosmopolites ,  un  sage  mexicain,  qui  fait  partie  de  l'assemblée  , 
dit  tout  bas  à  un  Japonnais  ,  son  voisin  : 

*  Qui  d'entre  eux  a  raison,  frère?  Je  cherche  à  concilier  toutes 
ces  idées  opposées  ;  mais  la  tète  me  tourne,  et  je  ne  sais  plus  que 
penser. 

—  «  C'est  l'air  de  l'Europe  qui  vous  cause  ce  vertige  ,  répond 
un  pauvre  paria.  Quand  j'étais  étendu  sur  le  seuil  de  ma  porte,  à 
l'abri  du  feuillage,  je  n'en  imaginais  pas  si  long  ;  j'étais  heureux 
sans  savoir  pourquoi.  Mais  depuis  qu'un  savant  anglais  m'a  fait 
quitter  ma  chaumière  pour  me  faire  voir  son  pays,  je  n'ai  pas  eu 
un  seul  instant  de  repos.  Cette  activité  sans  but  des  Européens, 
celte  inquiétude  de  savoir  qui  les  tourmente,  gagnent  à  la  longue 
ceux  qui  vivent  avec  eux.  Ici  on  ne  se  repose  jamais,  et  pourtant 
on  n'est  occupé  à  rien.  » 

Plus  loin,  vers  la  fin  du  livre,  Richer  dévoile  encore  plus  com- 
plètement sa  pensée.  Les  plus  savants  des  cosmopolites  ont  dé- 
claré que  le  travail  était  une  source  de  joie  ,  et  que  c'était  un  des 
trésors  de  la  condition  humaine.  Alors  un  sénateur  russe  se  lève 
et  s'écrie  : 

«  Vous  dites  vrai,  frères!  le  travail  est  la  condition  de  l'homme; 
mais  il  faut  ajouter  que  c'était  aussi  ia  condition  de  Sysiphe  de 
rouler  sans  cesse  un  rocher  au  sommet  d'une  montagne  ,  d'où  il 
retombait  sans  cesse.  Qui  de  nous  ,  en  travaillant,  ne  s'est  pas 
dit  que  le  rocher  ne  sera  pas  plutôt  en  haut  qu'il  retombera?  Qui 
de.  nous .  en  le  remontant  pour  la  dixième  fois  ,  ne  s'est  pas  dit 
qu'il  faisait  une  œuvre  inutile  ?  Ah  !  que  les  subterfuges  de  l'esprit 
humain  sont  faibles  devant  ces  dégoûts  amers,  ces  rebuts  de  soi- 
même  ,  ces  secousses  de  cœur,  toutes  ces  plaintes  importunes  de 
la  conscience  occupée  malgré  elle  !  La  Genèse  ne  nous  apprend- 
elle  pas  que  c'est  par  suite  d'une  prévarication  que  l'homme  a 
été  condamné  au  travail  ?  Et  pourquoi  voudriez-vous,  en  dépit  de 
la  voix  intérieure  qui  vous  dément ,  vous  persuader  que  ce  qui 
vous  a  été  infligé  comme  un  supplice  soit  devenu  la  source  de 
votre  bonheur?  Hélas  !  nous  nous  applaudissons  de  nos  infortu- 
nes, comme  un  pauvre  sans  pudeur  se  félicie  de  ses  haillons, 
qui  sont  pour  lui  un  moyen  de  vivre.  Ah  !  si  nous  étions  restés 
sous  la  main  de  cette  Providence  qui  travaille  pour  tousses  en- 


REVUE  DE  PARIS.  81 

fants,  qu'eussions-nous  eu  besoin  de  travailler  nous-mêmes  ?... 
On  parle  de  ces  chants  qui  accompagnent  nos  travaux!  mais  cVst 
parce  qu'alors  notre  cœur  n'est  qu'un  airain  sonore ,  c'est  parce 
qu'alors  il  est  vide;  car  ,  s'il  vient  à  se  remplir  d'une  passion  su- 
bite, nous  nous  recueillons ,  et  nous  nous  taisons;  nous  crain- 
drions que  des  chants  ne  trahissent  le  secret  de  notre  âme  ,  et 
nous  sommes  trop  satisfaits  d'avoir  trouvé  le  bonheur  pour  ne 
pas  le  concentrer  en  nous. 

a  El  qu'appelez-vous  votre  travail?...  Quelles  sont  ces  vaines 
occupations  qui  ne  font  que  des  misérables?  Vous  vous  croyez 
occupés,  vous  n'êtes  qu'agités.  L'occupation  véritable  est  calme 
comme  la  nature  éternelle  :  elle  n'a  ni  l'impatience  ni  la  crainte 
de  n'arriver  pas.  Vous  vous  attachez  à  vos  travaux  ,  parce  que 
vous  éprouvez  le  plaisir  que  donne  l'action;  mais  vous  ne  recueil- 
lez que  dégoûts  en  les  achevant,  parce  qu'ils  sont  sans  but. 
L'homme  religieux  ne  connaît  point  ces  fatigues.  Dans  une  union 
immortelle  avec  son  principe ,  il  est  entraîné  rapidement  ,  mais  il 
ne  marche  pas;  il  arrive  à  l'infini ,  et  il  n'a  pas  fait  un  seul  effort. 
L'enthousiasme  qui  l'anime  ,  c'est  Dieu  qui  vit  en  lui;  le  calme 
qu'il  éprouve  ,  c'est  l'homme  qui  se  repose  en  Dieu.  » 

Richer  continua  ,  dans  l'ouvrage  intitulé  :  Mes  Pensées ,  l'ex- 
pression des  croyances  vaguement  indiquées  dans  les  Cosmopo- 
lites. Ce  livre  n'est  composé  que  de  remarques  détachées  ;  mais 
ces  pierres  précieuses  ,  différentes  de  formes ,  d'éclat  et  de  cou- 
leur ,  ont  un  fil  commun  qui  les  réunit.  La  Rochefoucault  avait 
écrit  un  recueil  de  pensées  au  profit  de  l'égoïsme;  Richer  composa 
le  sien  sous  la  double  inspiration  du  dévouement  et  du  spiritua- 
lisme. On  conçoit  que  la  critique  littéraire  a  peu  d'observations 
à  faire  sur  un  ouvrage  exempt  de  transitions ,  de  plan  ,  de  style 
général.  Ce  n'est  point  une  trame  précieuse  dont  on  peut  analyser 
les  broderies  ou  les  défauts ,  mais  un  semis  de  poudre  d'or ,  où 
les  points  brillants  se  trouvent ,  çà  et  là  ,  plus  rares  ou  plus  nom- 
breux. Ces  livres  de  Pensées  sont  comme  les  cieux  étoiles;  il  faut 
les  voir  et  non  les  raconter.  JNous  nous  contenterons  de  citer 
quelques-unes  des  maximes  de  Richer,  comme  échantillon  de  ses 
tendances ,  et  comme  exemple  de  son  expression. 

«  Un  instrument  est  un  raisonnement  qui  a  pris  une  forme  vi- 
sible :  pourquoi  répugnerions-nous  à  croire  que  la  nature  phy- 
sique ne  fût  aussi ,  elle  ,  le  raisonnement  divin  devenu  sensible  ? 


82  REVUE  DE  PARIS. 

o  La  rêverie  est  pour  l'âme  ce  que  sont  les  nuages  pour  l'hori- 
zon. Les  bornes  des  deux  mondes  sont  toujours  chargées  de  va- 
peurs qui  nous  empêchent  d'en  apercevoir  les  limites. 

«  C'est  toujours  la  marque  d'un  petit  esprit  que  d'être  content 
de  son  sort.  Il  n'y  a  que  les  âmes  étroites  qui  sont  comblées  de 
suite.  C'est  le  propre  du  cœur  humain  de  se  vider  à  mesure  qu'il 
se  remplit .  et  chaque  jour  jette  à  bas  sou  fardeau  pour  courir 
plus  iestement  après  le  jour  qui  vient. 

«  Quand  les  institutions  vicieuses  ou  ridicules  deviennent  gé- 
nérales, le  sage  qui  les  blâme  d'abord  finit  par  ne  plus  s'en  éton- 
ner. Vous  voyez  des  hommes  s'arrêter  tout  surpris  au  bruit  du 
tambour ,  et  qui ,  s'ils  continuent  à  l'entendre  ,  finissent  par  se 
mettre  au  pas.  sans  s'en  apercevoir. 

«  La  pudeur  est  le  cri  de  l'âme  qui ,  faite  pour  l'immatériel ,  se 
plaint  de  redescendre  dans  les  sens. 

«  L'éducation  rend  les  hommes  plus  forts  sur  bien  des  points , 
mais  ils  restent  toujours  faihies  du  côté  de  la  vanité  ;  c'est  parce 
que  c'était  justement  par  là  qu'on  les  tenait  pour  les  plonger, 
comme  Achille  ,  dans  le  fleuve  qui  devait  les  rendre  invulnéra- 
bles. 

a  Revêtez  d'images  ce  qui  doit  être  compris  par  l'esprit ,  car  il 
faut  absolument  que  l'esprit  se  repos-1  sur  un  objet  pour  compa- 
rer et  juger ,  comme  la  colombe  de  ÎS'oé  à  qui  il  fallait  quelque 
chose  de  palpable  pour  annoncer  que  la  terre  existait;  si  vous  ne 
lui  offrez  plus  d'images ,  si  vous  ne  lui  présentez  que  des  abstrac- 
tions ,  il  reviendra  dans  l'arche  ,  de  même  que  la  colombe  ,  et  il 
dira  qu'il  n'a  vu  que  l'abîme.  » 

En  1823 ,  M.  Camille  Melhnet ,  imprimeur  à  Nantes  .  fonda  le 
Lycée  armoricain.  C'était  un  des  premiers  efforts  que  la  pro- 
vince tentât  pour  son  émancipation  littéraire.  Le  succès  dépassa 
les  espérances  du  fondateur.  On  eût  dit  qu'un  rendez-vous  avait 
été  donné  aux  intelligences  les  plus  actives  de  l'Ouest  ;  elles  se 
rencontrèrent  dans  la  lice  qui  venait  de  leur  être  ouverte,  et 
apprirent  à  se  connaître.  Il  y  eut  partout  une  sorte  d'éveil  des 
esprits  ,  qui  multiplia  les  essors ,  et  presque  tous  les  Bretons  qui 
depuis  sont  sortis  de  la  foule  ,  débutèrent  alors  dans  le  Lycée.  La 
province  ,  jusqu'alors  indifférente,  s'émut  de  ces  tendances  et 
s'y  intéressa.  Des  noms  inconnus  surgirent  du  milieu  de  cette  crise 
artistique ,  les  publications  se  multiplièrent.  Paris  lui-même  s'in- 


REVUE  DE  PARIS.  83 

quiéta  de  ce  mouvement  lointain.  Un  grand  homme  de  la  capi- 
tale lourna  son  binocle  vers  la  Bretagne  et  annonça  qu'il  venait  de 
découvrir  qu'on  y  pensait;  un  antre,  plus  attentif,  s'assura  que 
cette  nouvelle  Ecosse  avait  déjà  une  littérature,  et  baptisa  Nantes 
du  nom  d'Edimbourg  de  la  France,  C'était  Nantes  en  effet  qui 
avait  donné  l'impulsion  et  qui  l'entretenait  au  moyen  du  Lycée; 
mais  le  Lycée  était  tout  entier  dans  deux  hommes  ,  dont  l'un  re- 
présentait la  pensée ,  l'autre  l'action;  et  du  jour  où  Richer  l'aban- 
donna pour  ses  études  religieuses ,  M.  Camille  Mellinet  ne  put 
suffire  à  la  tâche. 

On  peut  donc  dire  que  le  Lycée  armoricain  n'eut  de  vitalité 
puissante  que  par  Richer.  Les  lecteurs  de  celte  époque  n'ont 
point  encore  oublié  ses  Tablettes  littéraires,  la  Soirée  de  Stock- 
holm, Saint  Bernard  et  Bossuet ,  Nabazal ,  77  a  de  V esprit 
comme  un  ange,  et  tant  d'autres  articles  auxquels  il  n'a  manqué 
qu'une  publicité  plus  étendue  pour  p'acer  Richer  à  côté  de  nos 
journalistes  les  plus  renommés.  Mais  sa  publication  la  plus  impor- 
tante dans  ce  journal  fut  les  Lettres  d'un  Armorique,  espèce  de 
cosmogonie  armoricaine  aussi  distinguée  par  l'originalité  de  ses 
formes  que  par  l'érudition  dont  l'auteur  fait  preuve.  Pas  une  page 
n'a  été  écrite  sur  la  Bretagne  ,  depuis  dix  ans  ,  qui  ne  doive  quel- 
que chose  à  ces  lettres.  Pour  notre  part,  nous  y  avons  puisé  tout 
ce  que  nous  avons  dit  sur  la  mythologie  armoricaine  dans  les 
Derniers  Bretons, 

>ous  ne  finirons  point  cet  examen  des  œuvres  littéraires  de  Ri- 
cher sans  ajouier  que  le  public  n'a  point  été  mis  dans  la  confi- 
dence entière  de  son  talent ,  et  sans  dire  que  ses  inspirations  les 
plus  chaudes  ne  furent  jamais  écrites.  Nous  savons  tout  ce  qu'ex- 
citent dejuste  défiance  ces  gloires  invérifiables  et  ces  réputations 
d'éloquence  faites  à  des  voix  qu'on  ne  peut  plus  entendre  ;  mais 
ici  nous  en  appelons  au  souvenir  de  tous  ceux  qui  ont  connu  Ri- 
cher et  qui  ont  vécu  dans  son  inlimdé.  Pour  nous  ,  qui  avons  à 
peine  entendu  trois  ou  quatre  fois  ses  belles  improvisations,  nous 
ne  pourrons  jamais  oublier  son  pâle  visage  dont  tous  les  muscles 
frémissaient  d'enthousiasme  .  ses  bleus  regards  dont  la  couleur 
s'assombrissait ,  sa  voix  .  d'abord  bégayante  ,  mais  qui  brisait 
bientôt  ses  langes,  et  .  par  dessus  tout  ,  cette  parole  ailée  tou- 
jours prête  à  s'envoler  vers  les  cieux  !  Pour  comprendre  toute  la 
puissance  de  Richer  ,  il  faut ,  comme  ses  amis  ,  avoir  descendu 


84  REVUE  DE  PARIS. 

avec  lui  la  Sèvre  nantaise  par  quelque  beau  soir  d'automne  ,  sur 
une  barque  qu'on  laissait  dériver  au  courant.  Là  .  penché  sur  la 
poupe  .  il  fallait  l'entendre  ,  comme  Platon  sur  le  cap  Sunium  , 
parler  de  la  nature  ,  de  l'homme  et  de  Di'-u  ,  tantôt  avec  l'accent 
du  prophète  ,  tantôt  de  cette  voix  qui  dut  être  celle  de  Jésus  le 
jour  où  il  dit  :  «  Laissez  venir  vers  moi  les  petits  enfants  !  »  Tout 
lui  devenait  occasion  d'enseignement ,  de  preuve  ou  de  compa- 
raison. 

«Voyez,  disait-il,  cette  dernière  échappée  de  lumière  qui  éclaire 
ce  coin  de  paysage  ;  n'est-ce  point  Limage  du  bonheur  après  le- 
quel nous  courons  tous?  Près  d'atteindre  l'espace  lumineux,  un 
nuage  passe  sur  notre  soleil  ,  et  tout  s'évanouit  !..  Aussi  pour- 
quoi cherchons-nous  dans  le  monde  visible  la  joie  et  la  vie?  Aimer 
et  se  dévouer  ,  voilà  le  seul  but .  le  seul  besoin  ï  Les  hommes  qui 
s'appellent  des  savants  ignorent  cela;  ils  jugent  des  jouissances 
morales  par  celles  des  sens,  à  peu  près  comme  un  aveugle  qui 
voudrait  juger  de  la  lumière  par  le  toucher;  et  ce  qu'ils  ne  sentent 
pas,  ils  le  condamnent  .'...  Eh!  malheureusement!  l'insecte  qui 
vit  sur  les  cadavres  peut-il  juger  le  goût  de  celui  qui  vit  sur  les 
roses  ?  Vous  n'apercevez  pas  ce  monde  moral  et  vous  le  niez; 
mais  ne  voyez-vous  pas  que  vous  êtes  semblables  aux  larves  qui 
ne  voient  point  les  fleurs  mêmes  qui  les  nourrissent,  parce  qu'elles 
rampent  toujours  dans  leur  écume? 

«  Vous  avez  tout  soumis  aux  lois  de  l'intérêt  !...  0  hommes  ! 
êtes- vous  semblables  aux  automates  de  Vaucanson,  et  n'avez-vous 
plus  qu'un  ressort  de  montre  à  la  place  du  cœur?...  Ne  sentez- 
vous  donc  rien  de  caché  et  de  profond  dans  les  œuvres  de  Dieu? 
Tournez  les  yeux  vers  les  montagnes ,  vers  les  nuages  ,  vers  l'O- 
céan... contemplez  c e  doubie  infini  de  la  mer  et  du  ciel  !...  —  Eh 
bien  !  ètes-vous  émus  ?  Malheureux  .  vous  ne  regardez  pas  ,  et 
vous  vous  amusez  à  ramasser  les  coquilles  des  grèves!...  Hélas! 

n'ont-ils  pas  raison  après  tout? Ils  reviendront  les  poches 

pleines ,  et  moi  avec  la  seule  pensée  de  Dieu  !  Le  monde  dira  qu'ils 
sont  des  savants  et  que  je  suis  un  fou.  » 

III.  —  ŒUVRES  RELIGIEUSES.  —EXPOSITION  DE  LA 
DOCTRINE  DE  SWEDENBORG. 

Les  œuvres  religieuses  d'Edouard  Richer  se  composent  de  huit 


REVUE  DE  PARIS.  85 

volumes.  Elles  ont  pour  but  l'explication  et  le  développement  des 
doctrines  de  Swedenborg. 

Nous  ne  savons  guère,  en  France,  qu'une  chose  de  Sweden- 
borg, c'est  que  dînant,  un  jour,  de  bon  appétit  dans  une  laverne 
de  Londres,  il  entendit  la  voix  d'un  ange  qui  lui  criait:  —  Ne 
mange  pas  tant  !  et  qu'a  partir  de  cet  instant,  il  eut  des  extases 
qui  Remportèrent  régulièrement  au  ciel  plusieurs  fois  par  se- 
maine. Du  reste,  on  ignore  généralement  que  l'illuminé  suédois 
fui  un  des  savants  les  plus  distingués  des  temps  modernes  ,  et 
celui  qui,  après  Descaries,  remua  le  plus  d'idées  nouvelles.  Ce 
fut  Swedenborg  qui,  dans  un  ouvrage  intitulé  :  Opéra  philoso- 
2)hica  et  mineralia,  publié  en  1737,  entrevit  le  premier  la  science 
à  laquelle  nous  avons  donné  depuis  le  nom  de  géologie.  La  se- 
conde partie  de  son  livre  contient  un  système  complet  de  métal- 
lurgie, auquel  l'Académie  des  sciences  a  emprunté  tout  ce  quia 
rapport  au  fer  et  à  l'acier  dans  son  Histoire  des  arts  et  métiers. 
Il  composa  aussi  plusieurs  ouvrages  sur  l'anatomie(ce  qui  est  un 
nouveau  trait  de  ressemblance  entre  lui  et  Descarie),  et  sembla 
même  indiquer,  dans  un  chapilre  sur  la  pathologie  du  cerveau, 
le  système  phrénologique  auquel  le  docteur  Gall  dnt  plus  tard  sa 
célébrité.  Il  publia  enfin,  sous  le  litre  de:  Dœdalus  hyperboreus , 
des  essais  de  mathématiques  et  de  physique  qui  fixèrent  l'atten- 
tion de  ses  contemporains.  Il  était,  en  outre,  fort  versé  dans  les 
éludes  théologiques,  parlait  les  langues  anciennes,  plusieurs 
langues  modernes,  les  langues  orientales,  et  passait  pour  le  plus 
grand  mécanicien  de  son  siècle.  Ce  fut  lui  qui  fit  amener  par 
terre,  au  siège  de  Frédèrick-Hall,  en  se  servant  de  machines  de 
son  invention,  la  gross-  artillerie  qui  n'avait  pu  être  transportée 
par  les  moyens  ordinaires. 

Loin  d'être  écrits  dans  un  langage  mystique,  comme  on  le 
croit  communément,  la  plupart  des  traités  religieux  de  Swenden- 
borg  se  recommandent  par  la  méthode,  l'ordre  et  la  sobriété.  Ils 
peuvent  se  partager  en  quatre  classes,  que  l'on  n'aurait  jamais 
dû  confondre  :  la  première  renferme  les  livres  d'enseignement  et 
de  doctrine;  la  seconde,  les  preuves  tirées  de  l'Écriture  sainte; 
la  troisième,  les  arguments  empruntés  à  la  métaphysique  et  a  la 
morale  religieuse  ;  enfin,  la  quatrième,  les  révélations  extatiques 
de  l'auteur.  Les  ouvrages  compris  dans  cetle  dernière  catégorie 
sont  les  seuls  qui  affectent  la  forme  apocalyptique,  et  dont  l'ex- 
6  8 


86  REVUE  DE  PARL5. 

travaganee  apparente  puisse  choquer  au  premier  aspect.  Ce  fut 
précisément  ceux  que  R:cher  lut  d'abord.  L'impression  qu'il  en 
reçut  fut  complètement  défavorable  à  la  doctrine  de  Swedenborg; 
mais  c'était  un  homme  trop  éclairé  pour  ne  point  se  défier  de  ses 
lumières,  et  de  trop  bonne  foi  pour  ne  pas  soupçonner  lui-même 
sa  partialité.  Comprenant  que  la  question  était  trop  grave  pour 
être  si  promptement  résolue,  il  ouvrit  un  débat  entre  sa  répu- 
gnance et  sa  raison,  et  se  mit  à  chercber  la  vérité  avec  une  ar- 
deur pleine  de  précautions.  Jaloux  d'apprécier  la  doctrine  nou- 
velle, il  voulut  la  sonder  en  tous  sens  ;  il  appela  à  son  secours 
l'immense  érudition  qu'il  avait  acquise,  afin  de  vérifier  lous  les 
éléments  de  cette  religion  ;  il  enlassa  recherches  sur  recherches, 
objections  sur  objections  ;  mais  plus  il  moniait,  plus  l'horizon 
devenait  vaste.  «  J'avais  beau,  dit-il.  ajouter  pierre  sur  pierre  à 
ma  tour  de  Babel,  la  Jérusalem  céleste  que  je  voulais  escalader 
semblait  s'élever  et  grandir  à  mesure.  Je  montais  au  haut  des 
sciences  humaines  pour  nier,  et,  arrivé  là,  je  ne  pus  que  fléchir 
le  genou  el  croire.  » 

Edouard  Richer  a  surtout  voulu,  dans  ses  œuvres  religieuses, 
populariser  la  doctrine  du  nouvel  avènement ,  en  la  présentant 
sous  les  formes  les  plus  saisiasables.  Nous  avons  hésité  longtemps 
à  donner  l'analyse  de  ce  travail  qu'il  n'a  pu  débarrasser  entière- 
ment des  mystiques  nuages  qui  obscurcissent  toujours  de  pa- 
reilles matières  ;  mais  nous  avons  réfléchi  qu'il  n'existait  encore 
en  France  nu!  résumé  sommaire  du  swedenborgisme  ,  el  qu'il 
pourrait  sembler  curieux  d'en  trouver  les  principales  croyances 
exposées  en  quelques  pages.  Aucun  système  religieux  ne  peut, 
d'ailleurs,  êtreénr.s  sans  intéresser  tout  ce  qu'il  y  a  en  nous  de 
saint  et  de  grand.  L'idée  de  Dieu  est  une  clé  de  voûte  que  la  main 
d'un  enfant  lui-même  ne  toucherait  pas  impunément.  Puis,  enfin, 
ii  faut  bien  le  reconnaître  .  quand  une  relitfk»n  est  défendue  par 
des  hommes  comme  les  Tafel,  les  Clowes,  les  Hindmarlh,  les 
ftoble,  les  HofFacker,  les  Richer;  quand  elle  a  des  journaux,  des 
prêtres,  cinquante  églises  en  Angleterre,  soixante  en  Amérique  , 
et  qu'elle  compte  plus  de  quatre  cent  mille  fidèles  ,  on  ne  peut  se 
refuser  à  voir  au  moins  en  elle  un  événement  social  digne  d'étude, 
sinon  de  sympathie. 

On  doit  comprendre  facilement  que,   malgré  tous  nos  efforts 
pour  joindre  la  clarté  à  la  rapidité,  l'analyse  que  nous  allons 


REYUE  DE  PARIS.  87 

donner  pourra  paraître  obscure  à  quelques  lecteurs  et  trop  longue 
à  beaucoup  d'autres.  Aussi  engageons-nous  ceux  qui  ne  cherchent 
dans  la  lecture  qu'un  amusement  passager,  exempt  d'attention  , 
à  ne  point. jeter  les  yeux  sur  ce  qui  va  suivre. 

Swedenborg  a  posé  pour  base  à  sa  doctrine  une  nouvelle  expli- 
cation des  livres  saints.  Cette  explication  se  donne  par  la  science 
des  correspondances  ,  c'est-à-dire  du  langage  extatique  qui  ré- 
vèle le  sens  spirituel  de  la  Bible.  C'est  une  théorie  qui  enlève  1<  s 
couches  successivement  accumulées  par  le  sensualisme  sur  les 
antiques  vérités  spirituelles,  autrefois  saisies  sans  peine  sous  leur 
symbole.  Ainsi ,  par  exemple,  lorsque  saint  Jean  dit,  dans  son 
Apocalypse,  qu'il  vil  descendre  du  ciel  la  nouvelle  Jérusalem, 
il  ne  faut  point  croire  qu'il  parle  d'une  ville  de  pierre,  mais  bien 
d'une  cité  spirituelle,  d'une  nouvelle  église  ou  société,  dont  Swe- 
denborg est  venu  annoncer  l'avènement.  Cette  Jérusalem  n'est 
autre  chose  qu'une  nouvelle  appréciation  des  livres  saints  ,  dont 
le  résultat  doit  être  de  réunir  toutes  les  communions  en  un  vaste 
catholicisme,  car  toutes  les  communions  y  trouveront  satisfac- 
tion. Ce  sera  là  le  jugement  dernier,  la  consommation  des 
siècles,  dont  parle  1  Écriture.  En  effet  ,  ces  deux  expressions, 
dans  le  langage  des  correspondances,  signifient  seulement  la 
fin  d'un  monde  moral  auquel  un  autre  doit  succéder.  En  annon- 
çant la  présence  du  Christ  au  jugement  dernier,  les  livres 
saints  ont  voulu  parler  de  la  présence  de  l'esprit  de  vérité  dans 
le  cœur  des  hommes  régénérés. 

Les  idées  de  Swedenborg  sur  Dieu,  l'univers  et  l'homme,  dif- 
fèrent en  plusieurs  poinis  de  celles  qui  sont  admises  par  les  catho- 
liques, et  méritent  d'être  rapportées. 

Dans  sa  doctrine,  Dieu  est  unique;  c'est  de  lui  que  tout  dérive; 
les  êtres  forment  une  chaîne  de  continuité  qui  part  de  Dieu  pour 
arriver  aux  créations  les  plus  élémentaires.  La  variété  des  sub- 
stances et  des  formes  dérivées  dépend  de  la  variété  des  récipiens, 
de  même  que  la  diversité  des  couleurs  sur  la  terre  dépend  de  la 
manière  dont  les  corps  réfléchissent  les  rayons  solaires.  L'homme 
est  le  roi  de  la  création,  parce  que,  placé  à  la  tète  de  la  série  des 
êtres  naturels,  c'est  par  lui  que  la  création  retourne  à  son  au- 
teur. Ce  qui  existe  a  été  fait  pour  son  usage,  à  peu  près  comme 
les  degrés  inférieurs  d'une  échelle  sont  faits  pour  l'usage  des 
plus  élevés. 


88  REVUE  DE  PARIS. 

Dieu  est  hors  du  temps  et  de  l'espace,  parce  que  le  temps  et 
l'espace  sont  des  notions  relatives,  des  modes  de  la  nature  sensi- 
ble, et  que  tout  ce  qui  est  absolu  leur  échappe. 

Les  deux  essences  de  Dieu,  l'amour  divin  et  la  sagesse  divine, 
se  retrouvent  en  toute  chose. 

Pour  Swedenborg,  l'amour  divin,  c'est  Yëtre,  le  principe  uni- 
versel, en  un  mol  la  substance;  la  sagesse  divine,  c'est  Vexister, 
la  manifestation  de  la  vie,  la  forme  enfin.  L'homme  ayant  été 
créé  pour  être  l'unique  réceptacle  des  deux  facultés  divines,  il 
reçoit  l'amour  divin  dans  sa  volonté  et  la  sagesse  divine  dans  son 
entendement;  mais  il  a  le  pouvoir  d'élever  son  entendement  au- 
dessus  des  désirs  de  sa  volonté  pour  les  maîtriser,  et  c'est  de  là 
que  dérive  sa  responsabilité  morale. 

Il  existe  une  influence  spirituelle  du  ciel  sur  le  monde  ;  mais 
celle  influence  ne  s'exerce  que  par  l'intermédiaire  de  l'homme, 
qui  se  l'approprie  selon  sa  volonté,  et  la  conserve  pure  ou  la 
corrompt  selon  qu'il  l'a  reçue  dans  un  cœur  méchant  ou  vertueux. 
Ainsi  c'est  la  somme  des  esprits,  c'est-à-dire  le  monde  spirituel  , 
qui  intervient  en  bien  ou  en  mal  dans  les  faits  d'ici-bas.  On  voit 
que  cette  théorie  de  la  Providence  diffère  essentiellement  de  celle 
adoptée  par  l'église  catholique. 

Selon  Swedenborg,  tout  ce  qui  existe  provenant  de  Dieu,  cha- 
que objet  de  l'univers  a  un  principe  moral,  et  par  suite  une  si- 
gnification par  laquelle  le  monde  physique  correspond  au  monde 
immatériel,  si  bien  que  les  choses  visibles  ne  sont  que  des  cor- 
respondances des  choses  invisibles.  C'est  surtout  à  cette  théorie 
que  le  philosophe  suédois  a  recours  pour  donner  à  sa  doctrine 
l'appui  des  livres  saints.  Il  prouve  que  ces  livres  ont  été  écrits 
dans  une  langue  universelle  que  nous  avons  oubliée,  et  que, 
compris  comme  ils  le  sont  maintenant,  ils  fourmillent  de  con- 
tradictions et  de  contre-sens.  En  les  expliquant  par  les  corres- 
pondances^ au  contraire  tout  y  devient  clair,  raisonnable,  su- 
blime. Il  suffit  donc,  pour  les  entendre,  d'avoir  la  clef  du  langage 
extatique,  et  c'est  cette  clef  que  Swedenborg  prétend  avoir  trouvée. 

D'après  la  religion  swedenborgiste,  le  principe  de  tout  bien 
est  dans  un  premier  détachement  de  soi-même  et  du  monde.  Cet 
état  constitue  le  bonheur  présent  et  futur  ,  c'est  le  ciel.  L'amour 
exclusif  de  soi-même  et  du  monde  constitue  au  contraire  la  dam- 
nation,  c'est  l'en  fer. 


REVUE  DE  PARIS.  89 

Ainsi  il  n'y  a  qu'une  vertu  ,  l'abnégation  du  moi  ;  qu'un  vice , 
l'égoïsme.  C'est  d'un  combat  de  l'abnégation  et  de  l'égoïsme  dans 
le  cœur  de  l'homme  que  résultent  les  tentations.  On  ne  peut  les 
vaincre  qu'en  appelant  à  soi  Dieu  ,  c'est-à-dire  l'amour  et  l'intelli- 
gence. Les  tentations  sont  utiles,  parce  qu'elles  amènent  la  ma- 
nifestation de  nos  secrets  penchants;  elles  sont  pour  nous  comme 
les  réactifs  que  les  chimistes  emploient  afin  de  vérifier  la  nature 
des  substances  qu'ils  étudient. 

La  conscience  n'est  point  innée  en  nous ,  mais  formée  par  ce 
que  nous  admettons  dans  notre  cœur  ;  le  dévouement  la  vivifie  , 
l'égoïsme  la  tue.  L'homme  est  déchu,  c'est-à-dire  qu'il  s'est  séparé 
du  principe  dont  il  recevait  la  vie,  pour  tout  rapporter  à  lui  ; 
habitué  à  l'égoïsme,  il  est  devenu  semblable  à  ces  vases  qu'a 
touchés  une  liqueur  empoisonnée,  et  que  l'on  ne  peut  purifier 
qu'avec  des  efforts  longs  et  persévérants.  C'est  ainsi  qu'il  faut  en- 
tendre lepéché  originel ,  et  c'est  là  le  sens  du  récit  de  la  Genèse. 
Adam  et  Eve  ne  signifient  pas  plus  un  homme  et  une  femme  que 
les  sept  jours  de  la  création  ne  signifient  sept  jours  ordinaires  ; 
le  serpent  tentateur  qui  trompe  la  femme  n'est  autre  chose  que 
l'égoïsme  qui  séduisit  la  volonté  ,  et  l'homme  écoutant  les  prières 
de  sa  compagne,  exprime  l'intelligence  cédant  à  son  tour  aux 
sollicitations  de  cette  volonté. 

L'homme  étant  déchu ,  c'est-à-dire  ayant  connu  le  mal ,  ne 
peut  se  régénérer  qu'en  faisant  un  constant  effort  ur  lui-même. 
Le  ciel  a  ses  lois  ,  qui  sont  l'amour  et  le  désintéressement;  on  n'y 
peut  donc  entrer  qu'après  avoir  brisé  le  joug  de  l'égoïsme  :  ainsi 
s'obtient  le  salut.  On  peut  faciliter  ce  détachement  de  l'égoïsme 
par  les  abstinences  et  les  mortifications  que  préconise  l'église  ca- 
tholique ,  mais  ce  n'est  là  qu'un  moyen  dont  il  faut,  avant  tout, 
apprécier  la  convenance.  On  conçoit  aussi ,  par  ce  qui  précède  , 
que  la  rémission  des  péchés  résultant  de  la  victoire  remportée 
sur  l'esprit  du  mal  (  ou  l'égoïsme) ,  c'est  une  chose  qui  se  passe 
entre  l'homme  et  Dieu  ,  sans  qu'il  soit  besoin  ni  de  l'intermé- 
diaire d'un  prêtre  ni  d'une  absolution  orale.  Il  en  résulte  égale- 
ment que  la  pénitence  n'est  autre  chose .  pour  les  swedenbor- 
gisles  ,  qu'un  repentir  sincère  ,  et  la  confession  une  demande  de 
conseil. 

Les  croyances  catholiques  sur  \q  jugement  z\.  la  résurrection 
ont  été  singulièrement  modifiées  par  Swedenborg.  Il  déclare  que 


9*  REVUE  DE  PARIS. 

l'homme  ,  après  sa  mort,  dépouille  son  enveloppe  charnelle,  et 
devient  une  âme  .  comme  le  concevaient  les  anciens  ,  c'est-â-dire 
un  principe  immatériel  informant  le  corps  (  informans  corpus  ) , 
el  qui .  après  la  mort  ,  a  gardé  les  proportions  de  celui-ci.  11  con- 
tinue ainsi  une  vie  apparente  en  gardant  la  nature  qu'il  s'est  l'aile 
sur  la  terre.  Vertueux  .  il  éprouve  éternellement  l'ivresse  que 
nous  fait  ressentir  une  bonne  action  ;  m^  chant,  touies  les  tortu- 
res que  cause  le  crime.  Ainsi  le  ciel  et  Tenter  ne  sont  point  des 
lieux,  mais  des  états.  L'homme  qui  continue  ainsi  la  vie  delà 
terre  ,  dans  le  monde  des  esprits,  pisse  successivement  par  une 
série  de  crises  morales  appelées  vastations ,  parce  qu'elles  dédui- 
sent progressivement  en  lui  loul  ce  qui  lui  reste  d'imperfections 
ou  de  mérites ,  jusqu'à  ce  qu'il  soit  arrivé  à  l'état  de  vertu  ou  de 
méchanceté  qui  doit  le  constituer  éternellement.  Cette  matura- 
tion et  cet  achèvement  de  la  destinée  que  nous  nous  sommes  pré- 
parée sur  la  terre,  est  ce  que  l'on  a  appelé  le  purgatoire.  Pendant 
qu'il  habile  ce  monde  intermédiaire,  l'homme  reçoit  comme 
parmi  nous  des  communications  des  bons  et  des  mauvais  esprits  , 
et  choisit  en  toute  liberté.  Enfin  ,  la  vasiation  accomplie  ,  il  de- 
vient ange  ou  démon.  Les  enfants  et  les  païens  sont  soumis  à 
cette  seconde  vie  comme  les  chrétiens,  et  peuvent  se  perdre  ou 
se  sauver  ,  puisqu'ils  acquièrent ,  dans  le  monde  intermédiaire  , 
les  lumières  qui  leur  ont  manqué  dans  celui-ci.  Le  salut  est  la  des- 
tinée normale  ,  il  faut  une  volonté  contraire  à  celle  de  Dieu  pour 
la  troubler. 

Telle  est  sommairement  la  doctrine  du  nouvel  avènement. 
Comme  on  le  voit,  Swedenborg  s'est  efforcé  de  rationaliser 
le  catholicisme  et  de  le  mettre  d'accord  avec  les  sciences  philo- 
sophiques. 

Une  chose  a  pu  frapper  dans  le  rapide  exposé  qui  précède:  c'est 
la  liaison  rigoureuse  des  diverses  parties  du  système  et  la  présence 
d'esprit  ingénieuse  avec  laquelle  loul  est  prévenu.  Aussi ,  de  quel- 
que manière  que  l'on  juge  le  swedenborgisme ,  on  est  forcé  d'y 
reconnaître  son  harmonie  et  celte  prévoyance  logique  qui  prou- 
vent au  moins  le  génie  ,  quand  elles  n'attestent  point  la  vérité. 

Richer  ne  s'est  pas  borné  à  développer  le  système  religieux  de 
Swedenborg:  il  en  a  préparé  l'acceptation  en  prenant  la  question  au 
point  de  vue  du  doute  ,  et  conduisant  le  lecteur  progressivement 
à  la  foi.  La  première  partie  de  son  ouvrage  est  consacrée  à  défen- 


REVUE  DE  PARIS.  91 

dre  la  révélation  chrétienne  et  à  prouver  qu'elle  peut  s'allier  à  la 
liberté  d'examen  la  plus  entière.  C'est  le  plus  souvent  sous  la 
forme  du  dialogue  que  Richer  discute  sts  thèses.  Si  son  livre  y 
perd  quelque  chose  sous  le  rapport  de  l'ordre  et  de  la  brièveté,  il  y 
gagne  beaucoup  en  verve,  en  eiarté  el  en  bonhomie.  Nous  ne 
croyons  pas  que  depuis  Érasme  on  ait  traité  les  matières  religieu- 
ses avec  une  logique  à  la  fois  si  vive  et  si  grave  ,  si  concluante  et 
si  fleurie. 

El  cependant  les  livres  religieux  de  Richer  n'auraient  point 
trouvé  d'éditeur  sans  la  générosité  d'un  ami  (  M.  de  Tollenare  ) , 
auquel  l'auteur  confia  ses  manuscrits  en  mouranl.  Traduits  main- 
tenant dans  toutes  les  langues  ,  et  répandus  à  plusieurs  milliers 
d'exemplaires  en  Amérique  ,  en  Angleterre  et  en  Allemagne  ,  ces 
livres  sont  encore  inconnus  en  France  ,  et  c'est  à  peine  si  quel- 
ques bibliographes  curieux  soupçonnent  leur  existence.  Ainsi 
vont  le  monde  et  la  gloire  !  Le  nom  de  Paul  de  Kock  tapisse  les 
vitres  de  nos  libraires  ;  celui  de  Richer  ne  se  trouve  pas  même  sur 
le  catalogue  de  la  Bibliothèque  royale.  Nantes  ,  qu'il  habitait, et 
qui  peut-être  un  jour  ,  si  la  postérité  est  juste  ,  voudra  passer  pour 
sa  ville  natale ,  Nantes  n'aide  point  à  la  publication  de  ses  œuvres , 
entreprise  par  un  imprimeur  ;  ce  seront  des  étrangers  qui  ren- 
dront à  la  mémoire  de  Richer  ce  dernier  honneur!  Oh!  la  gloire 
d'un  compatriote  est  donc  bien  peu  de  chose,  pour  qu'on  la  dé- 
daigne ainsi  !  Quoi!  ceux  qui  ont  connu  Richer  ,  qui  l'ont  appelé 
du  nom  d'ami,  ceux-là  mêmes  ne  seconderont  point  de  généreux 
efforts  pour  réunir  les  rayons  de  son  auréole  ;  ils  n'aideront  point 
à  rassembler  tant  de  belles  pages  ,  écrites,  comme  les  oracles  de 
la  sibylle,  sur  des  feuilles  volantes  ?  Ah  !  si  notre  province  ne  peut 
faire  en  faveur  de  Richer  ce  que  la  capitale  fait  tous  les  jours  pour 
le  dernier  de  ses  vaudevillistes;  s'il  ne  se  trouve  plus  deux  cents 
Bretons  jaloux  de  soutenir  une  gloire  fraternelle  ,  peut-être  du 
moins  reste-t-il  encore  dans  toute  la  France  assez  d'hommes 
amis  des  lettres  pour  empêcher  que  de  nobles  inspirations  ne  se 
perdent,  et  qu'un  beau  nom  ne  s'oublie. 

Emile  Souvestre. 


SOUVENIRS 

DE  VOYAGES. 


BERLI>',    LE    MECKLEMBOURG,    LUDAVIGSLUST , 

HAMBOURG. 

Le  schnellpost  de  Berlin  qui  traverse  le  Mecklembourg ,  part  le 
soir  à  neuf  heures.  A  celte  heure-là  ,  le  garde  de  nuit,  avec  son 
siffletaigu,  commence  à  peine  sa  tournée  ;  le  marchand  clol  la  der- 
nière porte  de  son  magasin ,  et  se  dirige  vers  la  taverne.  Les 
promeneurs  se  pressent  dans  les  sinuosités  de  la  rue  Royale  ;  les 
cochers  de  drockschen  ramènent  au  logis  les  amateurs  de  théâ- 
tre ?  et  le  vieux  château  ,  à  demi-plonge  dans  l'ombre  ,  à  demi- 
éclairé  par  ses  candélabres  de  bronze  ,  s'élève  au-dessus  de  la 
place  avec  une  majesté  imposante.  Dans  les  faubourgs, le  bon  bour- 
geois est  assis  devant  sa  porte  ,  une  pipe  à  la  main  ,  un  enfant  sur 
ses  genoux.  La  jeune  fille  rêve  en  regardant  la  lune  au  beau 
fiancé  dont  elle  a  entrevu  l'image  pendant  la  nuit  de  la  Saint-Syi- 
vestre.  L'étudiant  revient  d'une  de  ses  excursions  poétiques,  fort 
occupé  des  yeux  bleus  qu'il  a  rencontrés  en  roule  ,  fort  peu  sou- 
cieux des  pandecles  ;  ei  l'ouvrier  chemine  à  côté  de  lui  en  chan- 
tant sa  chanson  de  Bursch.  Les  maisons  de  Berlin  sont  ai  tiste- 
menl  bâties  ;  presque  toutes  ont  leur  balcon ,  où  la  famille  se 
réunit  dans  les  beaux  jours,  leur  terrasse  à  l'italienne,  et  leur  jardin 
parsemé  de  massifs  d'arbres  .  couronné  de  fleurs.  De  dislance  en 
distance  on  aperçoit  le  Lustgarten ,  où  la  bière  coule  dansde 
grands  verres  dont  un  Berlinois  seul  peut  trouver  le  fond, où  l'or- 
chestre, trônant  sur  trois  tabourets,  répèteavec  un  zèle  infatigable 


REVUE  DE  PARIS.  93 

et  une  étonnante  naïveté  les  plus  beaux  morceaux  de  Rossini  et 
de  Meyeibeer.  Le  voyageur  qui  passe  au  milieu  de  cette  enceinte 
diaprée  des  faubourgs  jette  un  regard  d'envie  sur  ces  hommes  du 
peuple  qui  trouvent  le  bonheur  à  si  peu  de  frais  ,  sur  ces  paisi- 
bles familles  de  bourgeois  qui  vivent  retirées  comme  une  troupe 
d'oiseau  dans  leur  nid  d'aubépine,  reprennent  aujourd'hui  le 
travail  d'hier ,  et  ne  songent  point  à  s'en  aller  ailleurs  chercher 
un  autre  sort,  poursuivre  une  autre  étoile.  11  s'endort  au  milieu 
des  impressions  que  lui  a  laissées  l'aspect  d'une  grande  ville  ;  le 
lendemain  ,  en  s'éveillant,  il  est  dans  un  désert. 

La  nature,  subjuguée  par  la  main  de  l'homme  à  Berlin,  a  Pots- 
dam  ,  à  Charlottemhourg,  a  acquis  ici  toute  son  indépendance  et 
son  austérité.  Au  loin  une  plaine  aride,  quelques  chétifs  sapins 
épais  de  côié  et  d'autre  ,  un  sol  couvert  de  sable  ,  un  chemin  de 
sable  ,  tel  est  le  tableau  qui  s'offre  aux  regards.  Là  on  n'entend 
point  de  bruit ,  on  ne  rencontre  point  de  ville  ;  de  temps  à  autre 
seulement  une  maison  en  chaume  ,  accroupie  au  bord  de  la  route 
comme  une  mendiante  ;  puis  ,  à  des  distances  de  cinq  à  six  lieues, 
l'habitation  du  maître  de  poste,  où  toute  la  science  des  agricul- 
teurs est  employée  à  faire  grandir  quelques  arbres,  à  jeter  quel- 
ques fleurs  dans  un  jardin. 

En  entrant  dans  le  Mecklembourg  ,  on  retrouve  un  peu  de  vé- 
gétation, on  s'attend  avoir  reparaître  des  forêts  et  des  champs 
ensemencés;  mais  ce  n'est  qu'une  espérance  trompeuse.  Bientôt 
la  même  plaine  jaune  et  nue  se  déroule  aux  regards,  la  même 
solitude  recommence.  Toute  cette  partie  de  l'Allemagne  présente 
un  singulier  caractère  de  tristesse  et  de  pauvreté.  On  dit  pourtant 
que  le  Mecklembourg  est  une  heureuse  province.  On  n'y  trouve 
point  de  grandes  fortunes,  comme  en  Autriche,  en  Saxe,  ou 
dans  les  villes  anséatiques  ,  mais  le  peuple,  labourieux  et  indus- 
triel ,  y  jouit  d'une  aisance  générale. 

Après  de  longues  stations ,  pendant  lesquelles  le  balancement 
de  la  voiture  sur  des  flots  de  sable  plonge  les  voyageurs  dans  un 
profond  assoupissement ,  le  posiillon  se  réveille  tout  à  coup,  em- 
bouche la  trompette  ,  et  sonne  une  fanfare.  Le  postillon  qui  con- 
duit la  seconde  voiture  répète  le  même  air,  et  l'écho  de  la  colline 
forme  le  trio.  Chacun  se  lève,  met  la  tête  à  la  portière,  et  de- 
mande d'où  vient  tant  de  joie.  C'est  qu'on  aperçoit  Ludwigslust. 

Ludwigslust  au  milieu  de  cette  plaine  monotone ,  c'est  comme 


94  REVTE  DE  PARIS. 

un  lac  d'eau  pure  au  milieu  du  désert,  comme  un  caravansérail 
à  la  fin  d'une  longue  roule.  L-s  Allemands  qui  y  arrivent  saluent 
do  loin  l'excellente  auberge  qui  va  leur  être  ouverte  ,  la  contrefa- 
çon de  rossbeefan$\ah  qui  les  attend  ,  et  le  conducteur,  en  vrai 
Mecklembourgeon.  se  réjouit  en  songeant  que  l'un  va  metire 
trêve  à  (ouïes  les  plaisanteries  qu'il  entend  répéter  depuis  le  ma- 
tin sur  ?on  p^ys. 

Le  dernier  prince  régnant  de  Meeklembourg  avait  fait  de  Lud- 
wigslust  sa  demeure  de  prédilection.  Il  y  passait  la  p'us  grande 
partie  de  l'année.  Près  de  lui  était  sa  mère;  ses  frères  et  les  au- 
tres membres  de  sa  famille  avaient  leur  habitation  autour  du  châ- 
teau. Le  duc  actuel  est  retourn-  à  Schwerin  ,  et  Ludwigslusl  est 
devenu  silencieux  comme  toutes  les  résidences  de  prince,  quand 
le  prince  les  abandonne.  Mais  c'est  une  de  ces  jolies  villes  paisi- 
bles que  l'on  se  sent  heureux  de  voir,  et  que  l'on  voudrait  revoir 
encore.  On  y  arrive  par  une  avenue  d'arbustes  comme  dans  un 
parc  anglais.  La  villa  Augustiva ,  avec  ses  allées  de  fleurs  et 
ses  terrasses  à  l'italienne,  la  ferme  d'un  côté  ;  de  l'autre  est  le  pa- 
lais du  grand-duc.  Les  maisons  de  la  ville  sort  bâties  en  briques, 
alignées  au  cordeau  .  toutes  riantes  comme  des  cottages  .  toutes 
propres  comme  des  habitations  hollandaises.  Quelques  arbres  les 
protègent ,  un  jardin  les  décore ,  et  celui  qui  n'est  pas  assez  riche 
pour  avoir  un  jardin  ,  ouvre  ses  persiennes  et  construit  un  ber- 
ceau de  feuillage  autour  de  sa  fenêtre.  Le  château  du  prince  est 
bâli  dans  le  style  de  la  renaissance.  Son  aspect  est  peu  grandiose, 
mais  élégant.  En  face  est  une  nappe  d'eau  qui  tombe  à  grand 
bruit  comme  une  cascade  ,  puis  une  pelouse  de  gazon ,  une  allée 
de  tilleuls .  encadrée  dans  une  ceinture  de  maisons  dessinées  sur 
le  même  plan  .  élevées  à  la  même  hauteur,  et  aboutissant  à  Pé- 
glise.  Je  ne  connais  rien  de  plus  simple  et  de  plus  beau  que  cette 
construction  du  parc,  cette  allée  du  souverain  ainsi  gardée  par 
ses  sujets,  cette  promenade  ducale  entre  la  bourgeoisie  et  l'église. 
Mais  il  y  a  dans  l'aspect  de  ces  demeures  champêtres  un  senti- 
ment de  repos  et  un  charme  inexprimables.  On  dirait  d'une  com- 
munauté d'ermites  vivant   de  la  même  vie  ,  s'abritant  sous  le 
même  toit  et  se  fiant  aux  mêmes  institutions. 

Mais  nous  voilà  au-delà  du  parc ,  et  le  charme  cesse.  De  tous 
côtés,  on  n'aperçoit  qu'une  grande  plaine,  tantôt  coupée  par 
des  marais,  tantôt  par  des  bancs  de  sable,  et  enfermée  dans  une 


REVUE  DE  PARIS.  95 

enceinte  de  sapins.  Des  flaques  d'eau  formées  par  la  fonte  des 
neiges  les  sillonnenl.  Au  milieu  s'élève  le  bouleau,  dont  les  ra- 
meaux effilés  se  penchent  vers  la  lerre  comme  ceux  du  saule.  La 
cigogne  sauvage  erre  à  travers  ce  sol  marécageux,  et  s'enfint  à 
notre  approche  en  poussant  un  cri  aigu.  La  terre  pourtant  com- 
mence à  reverdir,  et  quelques  enfants  chassent  dans  la  vallée  un 
troupeau  démoulons,  qui  doit  chercher  sa  nourriture  dans  le  sable 
ou  dans  les  marais.  Le  ciel  est  sombre  et  le  paysage  revêtu  d'une 
teinte  triste.  De  grandes  ombres  interceptent  tout  à  coup  les  rayons 
du  soleil,  et  s'abaissent  sur  la  terre  quand  le  nuage  passe.  En  tra- 
versant cette  plaine  de  Ludwigslust ,  je  lisais  une  idylle  danoise , 
et  il  y  avait  une  singulière  harmonie  entre  l'aspect  de  celle  partie 
de  l'Allemagne  et  les  peintures  du  poêle  Scandinave. 

A  quelques  lieues  de  là,  on  prend  une  voiture  plus  légère  et 
six  forts  chevaux.  Les  voyageurs  sont  prévenus  qu'on  ira  pas  à 
pas  comme  le  coche  de  La  Fontaine.  Les  uns  se  résignent,  met- 
tent la  tête  dans  leur  manteau  et  attendent  paisiblement  que 
l'heure  de  la  délivrance  sonne;  les  autres  se  fâchent  et  gourman- 
dent  le  postillon.  Mais  qu'importe?  Le  postillon  mecklembour- 
geois  est  un  être  à  part.  La  nature,  en  le  faisant  naître  au  milieu  de 
ces  chemins  de  sable  .  lui  a  donné  une  patience  à  toute  épreuve  , 
elle  flegme  habituel  des  Allemands  est  un  éial  de  fièvre  comparé 
à  l'impassibilité  avec  laquelle  il  accomplit  chaque  jour  sa  tâche. 
Le  long  de  la  roule  ,  il  a  de  fréquents  entretiens  avec  ses  chevaux, 
il  s'exerce  à  sonner  du  cor,  il  raccommode  son  manteau  ;  j'en  ai 
même  vu  un  qui,  chemin  faisant,  sculptait  un  cheval  en  bois 
pour  son  fils,  tant  ces  postillons  du  Mecklembourg  sont  bons  pè- 
res de  famille ,  tant  ils  savent  bien  employer  leurs  heures  de 
voyage  ! 

Enfin  ,  voici  une  route  pavée  qui  succède  aux  sillons  que  nous 
avons  tracés  péniblement  dans  un  fleuve  de  sable.  Voici  les  élé- 
gantes maisons  de  campagne  que  les  grands  seigneurs  de  la  Bôr- 
senhalle  se  sont  bâties  dans  la  vallée.  Voici  Hamboug ,  la  vieille 
cité  anséaiique,  la  Venise  du  Nord. 

Hambourg  nVt  pas  une  belle  ville,  tant  s'en  faut;  mais  c'est  une 
ville  étrange,  plus  curieuse  à  voir  que  toutes  celles  dont  on  vante 
les  édifices.  Un  grand  nombre  de  ses  rues  datent  du  xne  siècle  , 
et  alors  personne  ne  songeait  à  élever  des  constructions  symétri- 
ques, à  leur  donner  un  alignement.  Toutes  les  maisons  ont  été  je- 


96  BEVUE  DE  PARIS. 

tées  l'une  à  côté  de  l'autre  ,  qui  de  ci ,  qui  de  là  ,  selon  le  caprice 
ou  la  fortune  de  celui  qui  les  bâtissait.  Ainsi ,  au  centre  de  la  cité, 
autour  du  Berg  et  de  la  Pauli  Kirche  ,  on  ne  trouve  que  ces  an- 
ciennes rues  étroites ,  obscures  ,  tortueuses  .  traversées  par  des 
ruelles  plus  étroites  et  plus  tortueuses  encore.  C'est,  pour  l'étran- 
ger qui  s'y  aventure  sans  guide  ,  un  vrai  labyrinthe  ,  d'où  il  ne 
sort  qu'en  mettant  à  l'épreuve  la  complaisance  de  tous  les  pas- 
sants. Là  sont  les  archives  de  la  république  ,  la  banque  .  provi- 
dence des  négociants,  et  la  bourse,  espèce  de  halle  grossière  bâtie 
sur  l'eau.  Là  sont  les  plus  grands  canaux;  là  est  la  vie  de  Ham- 
bourg ,  la  vie  commerciale  et  industrielle.  Toutes  les  maisons  de 
celle  partie  de  la  ville  sont  hautes  ,  et  l'espace  y  est  mesuré  au 
poids  de  l'or.  Du  rez-de-chaussée  jusqu'au  pignon  ,  le  marchand 
envahit  tout.  Il  a  là  ses  magasins,  ses  comptoirs;  il  sait  ce  que 
lui  coûte  chaque  pied  de  parquet  qu'il  occupe,  et  il  rêve  jour  et 
nuit  à  le  faire  fructifier.  Mais  sous  la  porte  du  rez-de-chaussée  on 
aperçoit  une  porte  souterraine,  qui  s'ouvre  à  moitié  au-dessus 
du  pavé  ;  c'est  là  que  les  vrais  buveurs  viennent ,  dans  un  doux 
mystère  ,  encenser  le  dieu  qu'ils  se  sont  choisi.  TJn  tonneau  d'or 
élevé  au-dessus  de  la  fenêtre  est  le  signe  sacré  devant  lequel  ils 
s'inclinent ,  et  des  amas  de  coquilles  d'huîtres ,  des  débris  de  ver- 
res annoncent  le  lendemain  aux  passants  quel  a  été  le  sacrifice. 
Dans  les  carrefours  et  les  ruelles,  ces  demeures  souterraines  sont 
habitées  par  les  ouvriers  et  les  familles  du  peuple.  C'est  une 
triste  chose  que  de  voir  ces  pauvres  gens  ainsi  entassés  dans  ces 
retraites  humides,  où  jamais  l'air  salubre  ne  pénètre  ,  où  jamais 
leurs  regards  ne  peuvent  se  réjouir  d'un  rayon  de  soleil.  Pendant 
l'hiver,  la  ruisseau  grossi  par  la  neige  les  inonde;  pendant  l'été  cha- 
que passant  les  éclabousse  ,  et  le  char  doré  qui  s'arrête  à  la  porte 
leur  ôte  le  peu  de  jour  qui  leur  resle.  Ces  malheureux  sont  placés 
là  comme  ils  le  sont  dans  le  monde  :  tout  l'édifice  qu'ils  habitent 
pèse  sur  eux  comme  toute  l'échelle  sociale.  La  famille  du  riche 
danse  sur  leur  tête,  le  riche  chante  en  passant  devant  leur  pri- 
son. Ils  se  courbent  sous  le  poids  de  leur  misère  ,  et  ils  subissent 
le  bruit  lie  toutes  les  fêles  .  le  retentissement  de  tous  les  éclats  de 
joie.  Ce  sont  les  parias  de  la  bourgeoisie,  les  ilotes  d'une  républi- 
que de  commerce. 

Mais  quand  on  a  quitté  ces  quartiers  où  la  misère  se  montre 
ainsi  dans  toutes  ses  souffrances ,  il  est  beau  de  voir  Hambourg 


REVUE  DE  PARIS.  97 

avec  les  riches  campagnes  qui  l'environnent ,  les  canaux  qui  la 
traversent,  et  les  deux  fleuves  qui  forment  sa  ceinture.  Les  vieux 
remparts  qui  protégeaient  la  ville  libre  ont  été  détruits  ,  el  sur 
ces  noires  murailles  du  moyen-âge  on  a  dessiné  des  allées ,  on  a 
planté  des  arbustes.  L'enfant  joue  sur  les  créneaux  gardés  autre- 
fois par  l'arquebuse  ,  et  des  buissons  de  rieurs  s'épanouissent  sur 
les  tours  tombées  en  ruines.  Au  nord  el  au  sud,  la  ville  s'est  agran- 
die. De  nouvelles  rues  ont  été  construites  avec  élégance.  Le  Neuer- 
watl  tsl  couvert  de  riches  magasins  où  l'on  voit  étalé  lout  le  luxe 
des  denrées  européennes.  V Esplanade  ressemble  à  une  double 
haie  d'hôtels  aristocratiques  au  milieu  d'un  campagne,  etle  Jung- 
fernstieg  s'élève  en  face  du  bassin  de  l'Alsler,  comme  les  rianles 
maisons  de  Genève  au  bord  du  lac.  Ici  est  le  monde  élégant ,  ici  les 
étrangers ,  les  bourgeois  ,  les  flâneurs  qui  restent  une  partie  de  la 
journée  assis  sous  la  tente  du  pavillon  suisse ,  fumant  d'un  air 
très-méditatif  leur  cigarre ,  et  contemplant  les  jeunes  femmes  qui 
passent.  Traversez  quelques  rues  ;  vous  voilà  au  milieu  des  ma- 
telots. Voyez  :  les  deux  rades  sont  pleines  ,  les  bâlimenls  se  ser- 
rent l'un  contre  l'autre ,  et  ceux  qui  sont  arrivés  trop  tard  restent 
en  dehors  de  la  palissade.  Nulle  part  en  France  il  n'existe  un  port 
aussi  simple ,  aussi  dénué  de  toute  espèce  de  constructions  que 
celui  de  Hambourg  ,  el  nulle  part  on  ne  voit  aborder  tant  de  na- 
vires de  lout  pays,  tant  de  pavillons  de  toutes  couleurs.  J'ai  des- 
cendu l'Elbe  jusqu'à  Blankenœs.  C'est  une  charmante  excursion. 
A  gauche  ,  on  aperçoit  le  pays  de  Hanovre,  lout  plat,  mais  cou- 
vert de  verdure  et  parsemé  de  villages  ;  à  droite ,  la  cité  danoise, 
où  tour  à  tour  s'élève  le  hameau  du  pêcheur  ,  l'atelier  de  construc- 
tion avec  ses  navires  sur  les  chantiers  ,  ou  la  riche  habitation  du 
marchand  avec  ses  jardins.  C'était  un  dimanche.  Les  enfants  cou- 
raient sur  la  grève.  Les  jeunes  filles,  portant  leurs  plus  belles 
robes  el  leurs  plus  beaux  bonnets  de  velours ,  s'en  allaient  à  l'é- 
glise. Toutes  les  fenêtres  élincelaient  aux  rayons  du  soieil  ;  et  les 
vieillards,  assis  sur  le  banc  de  pierre,  devant  leur  porte,  sem- 
blaient attendre  le  voyageur  pour  lui  offrir  l'hospitalité.  Au-des- 
sus d'une  de  ces  habitations  j'aperçus  une  demi-douzaine  d'éten- 
dards danois.  C'était  un  signe  de  mariage.  Les  habitants  de  la 
côte  invitent  ainsi  les  étrangers  qui  passent  devant  leur  demeure 
à  s'associer  à  leurs  impressions  de  joie  ou  de  tristesse.  Le  pavillon 
blanc ,  surmonté  de  la  croix  de  Danemark ,  annonce  qu'une  fian- 
6  9 


98  REVUE  DE  PARIS. 

cée  vient  dVntrer  dans  la  famillp.  1>  pavPlon  rose  annonce  la 
naissance  d'un  enfant.  Si  le  pavillon,  au  lien  dp  flolt  r  joyeuspmpnt 
an  dessus  de  l'habitation  du  pêcheur,  pst  attaché  pins  bas  qup  de 
contnme  .  si  ses  longs  plis  se  pencliPnt  fers  la  iprre  ,  on  sait  qne 
la  mort  sVsl  arrêta  dans  CPtte  demeure.  Ainsi  .  quand  le  matelot 
passe  an  pied  delà  côte,  il  reconnaît  ces  signaux  de  famille, 
et  il  peut  adresser  un  souhait  de  bonheur  on  un  regret  d'ami  à 
ceux  qu'il  a  plusieurs  fois  rencontrés  sur'  mer. 

Ce  jour-là.  les  vagues  étaient  calmes,  le  vent  était  bon.  Le 
fleuve  éiail  rouvert  de  bricks,  de  sloops,  de  bâtiments  à  deux  mâts 
et  de  barques  de  toutes  sortes ,  voguant  à  pleine  voile,  et  lais- 
sant derrière  elles  un  long  sil'on.  Quelques  instants  après,  tous 
ces  bâtiments  entraient  dans  le  port  d'Allona  ,  dans  le  port  de 
Hambourg  .  ou  se  répandaient  dans  les  divers  canaux  de  la  ville. 

Depuis  le  moyen-âge  combien  de  villes  célèbres  ont  été  déshé- 
ritées de  leur  gloire  et  privées  de  leur  couronne  !  Combien  de  pro- 
vinces répub;icaines  ont  courbé  la  tète  sous  le  scpptre  monarchi- 
que !  Mais  Hambourg  a  gardé  toutes  les  bases  de  son  ancienne 
consliiulion  et  ses  privilèges  de  ville,  libre.  Même  dans  ses  solen- 
nités gouvernementales,  elle  a  conservé  les  anciens  usages,  et 
dans  ses  actes  les  anciennes  formules.  Son  bourgmestre  porte  en- 
encore  le  litre  de  magnifique  .  et  ses  sénateurs  cebii  de  sagesse. 
Elle  a  passé  par  mainte  phase  pénible;  elle  a  eu  des  rivalités  à 
combattre  ,  des  {pierres à  soutenir,  et  toujours  elle  a  surmonté 
les  dangers  qui  la  menaçaient;  toujours  les  trois  tours  de  la  vieille 
ville  ont  reparu  sur  l'étendard  national  avec  un  nouvel  éclat.  Sa 
richesse  s'est  accrue  à  chaque  siècle,  et  son  commerce  tend  sans 
cesse  à  se  développer  davantage.  Mais  aussi  quel  zèle  dans  ses 
spéculations  et  quelle  ardeur  pour  le  travail!  Il  faut  voir  comme 
toulesles  maisons  sont  ouvertesdès  le  matin,  comme  tous  les  mar- 
chands se  hâtent  d'arriver  au  comptoir,  et  comme  la  foule  se 
pr^se  et  se  coudoie  dans  les  rues!  I:  y  a  là  une  langue  particu- 
lière qu'on  entend  bourdonner  tout  le  jour,  une  langue  qui  court 
d'un  bout  de  la  ville  à  l'autre;  c'est  la  langue  du  commerce, 
c'est  le  mot  argent  !  Les  Hambourgeois  apprennent  à  la  parler  en 
venant  au  monde,  et  les  vieillards  sVn  souviennent  en  s'endor- 
mant  du  dernier  sommeil.  Tout  porte  ici  l'empreinte  du  caractère 
marchand,  tout  se  réduit  à  une  valeur  numérique,  tout  s'es- 
compte. Il  existe  à  Hambourg  une  espèce  d'impôt  qu'on  ne  re- 


REVUE  DE  PARIS.  99 

trouve  peut-être  nulle  pari.  Passé  quatre  heures  du  soir  en  hiver , 
et  huit  heures  en  été  ,  lotîtes  les  portes  delà  ville  sont  sensées  clo- 
ses ,  et  personne  n'y  passe  sans  payer  un  tribut  de  quatre  schel- 
lings  (  huit  sous  );  un  peu  plus  tard  le  tribut  augmente.  A  dix 
heures  il  est  le  double  ,  et  à  minuit  on  est  obligé  de  s'en  rappor- 
ter à  la  commisération  des  gardiens.  Au  moment  où  la  taxation 
commence,  on  doit  sonner  !a  cloche  au  moins  pendant  un  quart 
d'heure  ;  mais  les  percepteurs  de  l'impôt  t'ont  toujours  en  sorte 
d'abréger  le  signal  de  quelques  minutes  ,  et  alors  c'est  Un  étrange 
spectacle  que  de  voir  tous  les  ouvriers  et  les  pauvres  gens  de  la 
campagne  se  presser  en  foule  pour  éviter  l'impôt  qui  les  menace. 
On  raconle  que ,  lorsque  les  Fiançais  occupaient  Hambourg,  ils 
avaient  perfectionné  ce  moyen  d'enrichir  leur  caisse.  La  veille 
des  dimanches  et  des  grandes  fêtes  ,  c'est-à-dire  la  veille  des  jours 
où  toute  la  ville  s'en  va  à  la  campagne,  ils  sonnaient  pendant 
une  heure  entière.  Le  lendemain  ,  tous  les  dignes  pères  de  famille 
qui  se  promenaient  à  travers  champs  ne  se  pressaient  pas  en  en- 
tendant les  premiers  sons  la  cloche.  Ils  s'en  revenaient  fort  à  leur 
aise,  persuadés  qu'ils  avaient  encore  une  heure  à  eux  ,  et  van- 
tant la  galanterie  des  Français  ;  mais ,  au  bout  de  quelques  mi- 
nutes ,  la  cloche  restait  muette  ,  la  porte  était  fermée  ,  et  des  pi- 
les de  schellings  s'entassaient  au  bureau  de  l'octroi. 

Quand  on  a  vécu  quelques  jours  parmi  les  Hambourgeois,  on 
sent  qu'il  ne  faut  leur  parler  ni  d'art  ni  de  poésie.  Leur  livre  de 
poésie,  c'est  le  registre  de  receltes  et  de  dépenses  ouvert  sur  le 
pupilre  ;  leur  plus  belle  musique,  c'est  le  son  argentin  des  thalers 
qui  tombent  dans  la  caisse  de  fer  ;  et  pas  un  tableau  de  grand 
maîlre  ne  vaut  pour  eux  l'effigie  d'un  species  (1).  Us  n'ignorent 
pas  cependant  tout-à-fail  ce  que  signifie  le  mot  de  littérature  j 
ils  le  prononcent  même  quelquefois.  Mais  on  sent  que  la  littéra- 
ture est  pour  eux  un  objet  de  luxe  comme  une  plante  exotique 
qu'ils  apportent  dans  leur  demeure.  Ils  ont  une  bibliothèque  nom- 
breuse ,  mais  personne  ne  la  fréquente  ;  ils  fondent  ûts  écoles, 
mais  une  fois  qu'ils  ont  pénétré  dans  le  magnétisme  des  chiffres, 
ils  n'étudient  plus;  ils  ont  un  vaste  éiablissemeiiL où  ils  se  réunis- 
sent chaque  jour,  c'est  la  Borsenhalle,  dirigée  par  M.  Hosstenp. 
On  reçoit  là  un  grand  nombre  de  journaux  politiques,  industriels, 

(1)  Ecu  de  six  francs. 


100  REVUE  DE  PARIS. 

littéraires,  et  la  plupart  des  livres  nouveaux.  Les  journaux  litté- 
raires sont  abandonnés  aux  novices  de  la  communauté  qui  n'ont 
point  encore  renoncé  aux  erreurs  de  ce  monde,  et  les  journaux 
industriels,  les  plus  pratiques  et  les  plus  secs,  sont  envahis  par 
les  grands  penseurs  de  la  banque.  Ici.  le  p'us  charmant  feuilleton 
ne  vaut  pas  une  demi-ligne  du  tarif  de  douane,  et  les  annales 
scientifiques  d'Allemagne,  les  revues  de  Londres  ou  de  Paris,  sont 
placées,  dans  l'estime  des  habitants  de  la  Borsenhalle,  bien  après 
la  feuille  d'annonces  d'un  des  plus  petits  ports  de  Hollande  ou  de 
Norwége. 

Peu  de  pnfetes  sont  nés  ici,  mais  quelques-uns  y  ont  vécu  :  Ha- 
gedorn,  Lessing,  K'opslock,  et  dernièrement  Veil-Weber.  Main- 
tenant, quelques  hommes  encore  s'y  distinguent  par  leur  amour 
de  IVlude  et  parleurs  travaux.  C'est  pour  moi  un  vrai  plaisir  de 
citer  ici  M.  Siveking,  l'un  des  syndics,  et  M.  Lappenberg,  l'un 
des  jeunes  savants  les  plus  distingués  de  l'Allemagne.  Mais  ce  ne 
sont  là  que  des  exceptions,  et  tout  le  reste  de  la  ville  garde  une 
profonde  apathie  littéraire. 

Dans  un  tel  étal  de  choses,  quelques  jeunes  gens  n'ont  pas 
craint  de  publier  des  journaux  d'art  et  de  critique.  Je  ne  sais  si  la 
vie  commerciale  de  Hambourg  a  influé  sur  eux,  si  l'air  que  l'on 
respire  ici  a  paralysé  leur  verve  ;  mais  assurément  l'œuvre  qu'ils 
ont  produite  n'a  pas  répondu  à  leur  témérité.  Ainsi,  il  y  a  une 
feuille  littéraire  qui  a  pris  le  litre  d'Originalien  ,  et  qui  n'est 
rien  moins  qu'originale,  je  vous  assure.  Une  autre  porte  un  nom 
de  planète  et  rampe  terre  à  terre.  Une  troisième  s'appelle  Argus  ,* 
c'est  la  feuille  la  plus  aveugle  qui  existe.  Je  ne  parle  pas  des 
Lesefriichte  et  des  Literarische  Blatter,  où  l'on  ne  fait  que 
charpenter  et  habiller  assez  maladroitement  à  l'allemande  les  ar- 
ticles empruntés  aux  journaux  français  et  anglais. 

Quant  à  la  politique,  je  ne  crois  pas  qu'elle  trouve  nulle  part 
un  sol  aussi  ingrat  que  celui-ci.  Elle  a  contre  elle  l'indifférence 
des  marchands,  le>  préventions  des  censeurs,  qui.  de  leur  nature, 
ne  sont  pas  très-amis  de  la  politique,  et  les  susceplibilitésextrêmes 
des  consuls  de  tous  les  pays.  Si  le  journaliste  veut  faire  passer  un 
article  de  théorie  gouvernementale,  le  syndic,  chargé  de  main- 
tenir les  bonnes  traditions,  va  lui  démontrer  qu'il  y  a  dans  son 
travail  une  foule  d'hérésies  ;  si  un  article  d'industrie,  il  faut  pren- 
dre garde  de  blesser  les  opinions  d'un  riche  négociant,  sénateur, 


REVUE  DE  PARIS.  101 

et  peut-être  bourgmestre  j  si  un  article  de  faits  sur  quelque  con- 
trée de  l'Europe,  voici  le  consul  qui  arrive  aussitôt,  prend  l'ar- 
ticle, réprouve  la  manière  dont  le  fait  est  raconté,  demande  qu'on 
efface  une  phrase,  qu'on  change  des  épithèles;  et  le  censeur,  qui 
n'a  aucun  ménagement  à  garder  envers  le  pauvre  journaliste,  et 
qui  tient  beaucoup  à  ne  pas  se  mettre  mal  avec  les  représentants 
du  pouvoir,  prend  la  plume  ou  les  ciseaux,  et  exécute  la  sentence. 
Voulez-vous  savoir  comme  la  censure  s'exerce  a  Hambourg ,  en 
voici  deux  exemples.  Dernièrement ,  le  rédacteur  d'une  feuille 
politique  apporte  au  censeur  un  article  d'industrie,  dans  lequel 
il  avait  eu  la  hardiesse  de  dire  que  la  poudre  fabriquée  en  France 
valait  mieux  que  celle  de  Prusse.  Toute  celte  phrase  fut  biffée 
d'un  seul  trait,  attendu  que  la  Prusse  ne  peut  être  ,  sous  aucun 
rapport,  inférieure  à  la  France.  Un  autre  journaliste  avait  traduit 
un  discours  du  roi  de  Suède,  dans  lequel  il  était  parlé  du  choléra 
asiatique.  11  fallut  supprimer  le  mot  asiatique,  parce  que  la 
Russie  aurait  pu  en  être  choquée  (1). 

Avec  de  telles  entraves  ,  que  peuvent  faire  les  journalistes,  si 
ce  n'est  d'enregistrer  les  nouvelles  politiques  de  chaque  jour  ? 
C'est  ce  qu'ils  font.  Cependant  il  leur  est  permis  de  publier  des 
extraits  de  polémique  traduits  des  journaux  français.  Quand  cette 
polémique  ne  répond  pas  entièrement  à  leurs  idées,  ils  en  fabri- 
quent une  eux-mêmes ,  et  trompent  la  sévérité  du  censeur  en 
mettant  au  bas  de  leur  article  le  nom  de  quelque  feuille  pari- 
sienne. Que  Dieu  leur  pardonne  !  C'est  bien  le  moindre  péché 
qu'ils  puissent  commettre  dans  l'état  d'abstinence  perpétuelle 
auquel  ils  sont  condamnés. 

Du  reste,  une  fois  ce  fait  admis,  que  les  négociants  de  Ham- 
bourg ont  très-peu  de  libéralisme  politique,  une  fois  qu'on  s'est 
résigné  à  ne  leur  parler  ni  de  poème  épique,  ni  de  drames,  ni 
d'histoire,  ni  de  sculpture,  on  peut  avoir  avec  eux  des  relations 
très-sûres  et  très-agréables.  Ils  sont  honnêtes,  prévenants,  hospi- 
taliers, et  ils  savent  faire  honneur  à  une  lettre  de  recommanda- 
tion qu'on  leur  porte  comme  a  une  lettre  de  change. 

A  un  quarl  de  lieue  de  Hambourg  s'élève  Alloua.  Le  drapeau 
danois  sépare  les  deux  cités,  mais  les  relations  de  commerce  les 
réunissent.  Il  n'y  a  entre  elles  ni  douane,  ni  octroi.  Elles  sont 

(1)  Historique. 

9. 


102  REVUE  DE  PARIS. 

liées  par  l'intérêt,  elles  se  rapprochent  chaque  année  par  la  con- 
struction de  quelque  nouvel  édifice.  Elles  se  touchent  presque 
maintenant ,  et  Tune  ne  sera  bientôt,  que  la  continuation  de 
l'autre.  Les  négociants  d'Allona  n'ont  point  de  bourse  à  eux  :  ils 
viennent  à  Hambourg  traiter  leurs  affaires,  ils  sont  membres  de 
la  Borsenhalle  ;  on  les  regarde  ici  comme  des  concitoyens  ;  n'était 
leur  litre  de  Danois,  on  en  ferait  volontiers  des  sénateurs ,  voire 
même  des  syndics.  Altona  est  bâtie  au  bord  de  l'Elbe;  les  navires 
s'arrêtent  au  pied  des  maisons  le  long  de  la  côte  ;  quelques  fais- 
ceaux de  poutres  les  protègent;  c'est  un  port  formé  naturelle- 
ment, et  pour  lequel  la  science  de  l'architecte  n'a  rien  fait.  Il  en 
est  de  même  à  Hambourg  :  il  n'y  a  là  ni  bassin  de  pierre,  ni  quai, 
ni  digue;  seulement  quelques  piliers  de  bois,  une  palissade  en 
planches,  et  des  milliers  de  navires  y  affluent  toute  l'année. 

Altona,  la  capitale  du  Holstein,  la  seconde  ville  du  royaume  de 
Danemark,  renferme  environ  trente  mille  habitants.  On  ne  trouve 
pas  là  le  même  mouvement,  la  même  agitation  commerciale  qu'à 
Hambourg  ,  mais  c'est  une  ville  attrayante  ,  bien  bâtie,  habitée 
par  de  riches  négociants.  La  rue  de  Pallmail  peut  être  com- 
parée aux  plus  beaux  quartiers  de  nos  plus  belles  villes  de  France. 
Elle  a  été  construite  en  grande  partie  par  un  riche  armateur, 
M.  Baur.  qui,  par  ses  vastes  relations,  a  beaucoup  contribué  à  la 
prospérité  de  sa  ville  natale. 

A  côlé  d'Altona  est  le  village  d'Ottenzen.  Ceux  qui  aiment  la 
poésie  s'en  vont  là  en  pèlerinage  saluer  le  tombeau  de  Klopstock  ; 
le  chantre  de  la  Messiade  est  enterré  au  pied  de  l'église.  Sa  femme 
lui  a  fait  élever  un  monument,  puis  elle  est  venue  se  placera  côté 
de  lui.  et  son  frère  et  ses  neveux  reposent  dans  la  même  enceinte. 
Quelques  fleurs  décorent  le  dernier  asile  du  poète,  et  un  tilleul 
majestueux  l'entoure  de  ses  longs  rameaux.  Je  visitai  cette  tombe 
dans  les  premiers  jours  de  mai.  Le  gazon  qui  la  recouvre  avait 
reverdi,  les  marguerites  blanches,  les  violettes  des  champs  qui  la 
parsèment  commençaient  à  s'épanouir.  Le  vieux  tilleul  avait  repris 
son  feuillage,  et  le  long  de  ses  rameaux  quelques  bourgeons  pa- 
reils à  ceux  des  orangers  s'ouvraient  déjà  au  vent  du  matin.  Un 
rayon  de  soleil  éclairait  la  belle  figure  de  vierge  qui  s'élève  au- 
dessus  du  monument  de  Klopstock.  L'hirondelle  rasant  le  sol  s'en 
a. lait  chercher  un  peu  de  terre  pour  bâtir  son  nid,  et  à  quelques 
pas  de  là  une  linole  chantait  sur  une  croix.  J'étais  seul,  je  me 


REVUE  DE  PARIS.  103 

penchai  avec  recueillement  sur  la  balustrade  qui  entoure  la  tombe 
diïpoeie,  el  dans  ce  réveil  de  la  nature,  dans  ce  printemps  épa- 
noui sur  une  tombe,  dans  ces  rayons  de  soleil  éclairant  un  grand 
nom,  il  me  semblait  voir  une  image  de  l'éternelle  jeunesse  ,  de 
l'éternelle  gloire  de  la  poésie,  c'est-à-dire  delà  pensée  humaine, 
dans  son  plus  haut  essor  el  sa  plus  noble  expression.  Un  homme 
s'approcha  de  moi,  un  vieillard;  il  me  parla  de  Klopstock,  de  sa 
famille  qu'il  a v ^ i t  connue,  de  ses  vers  qu'il  avait  appris  par  cœur. 
Puis  il  me  tendit  la  main,  el  je  lui  donnai  quelques  schellings, 
heureux  de  pay«  r  ce  dernier  Irihui  à  la  mémoire  de  celui  dont  les 
œuvres  m'avaient  souvent  causé  tant  de  joie,  heureux  de  trouver 
dans  ce  \illagedu  Nord  un  homme  qui  demandait  un  acte  de 
bienfaisance  au  nom  de  la  poésie,  comme  ailleurs  on  le  demande 
au  nom  d'une  sainte. 

X.  Marmier. 


CHRONIQUE  POLITIQUE. 


On  a  répandu  celte  semaine,  dans  le  monde  politique  et  finan- 
cier de  la  capitale ,  le  bruit  de  la  conclusion  d'un  traité  de  com- 
merce entre  l'Angleterre  et  l'Espagne,  par  les  soins  de  M.  Villiers, 
ministre  de  sa  majesté  britannique  à  Madrid.  Ce  traité  se  ratta- 
cherait, dit-on,  à  un  emprunt  considérable  pour  lequel  le  gouver- 
nement espagnol  aurait  obtenu  la  garantie  de  l'Angleterre  ,  et 
lord  Palmerston  se  présenterait  au  parlement  avec  son  traité  de 
commerce  à  la  main,  pour  faire  sanctionner  la  promesse  de  ga- 
rantie j  car  ce  ne  peut  être  ,  jusqu'à  présent ,  qu'une  simple  pro- 
messe, un  billet  tiré  à  échéance  sur  la  chambre  des  communes  , 
mais  qu'elle  pourrait  bien  ne  pas  acquitter.  Nous  avons  de  bonnes 
raisons  pour  croire  que  la  négociation  n'est  pas  encore  aussi 
avancée  qu'on  le  prétend.  Il  est  vrai  que  le  ministre  anglais  à 
Madrid  y  a  travaillé  à  plusieurs  reprises,  mais  sans  succès,  à  cause 
des  grandes  difficultés  de  la  matière.  Ce  traité  de  commerce  que 
les  intérêts  de  l'E-pagne  ne  sollicitent  pas,  soulèverait  la  Catalo- 
gne et  une  grande  partie  du  royaume  de  Valence  ,  dont  il  ruine- 
rail  l'industrie  .  déjà  si  cruellement  éprouvée  par  les  suiles  de  la 
guerre  civile;  et  c'est  là  ,  si  nous  sommes  bien  informés,  un  dan- 
ger toujours  présent  à  l'esprit  du  ministère  espagnol,  quelle  que 
soit  la  faveur  donl  l'Angleterre  jouisse  auprès  de  lui.  Cependant 
la  délresse  des  finances  est  au  comble  ,  et  si  quelque  succès  con- 
tre les  carlisles;iie  vient  relever  la  situation,  il  n'est  pas  de  sacri- 
fice devant  lequel  doive  reculer  le  gouvernement  espagnol  ,  pour 
se  procurer  les  moyens  de  continuer  la  lutte  et  de  réorganiser 
l'armée. 

Les  affaires  se  compliquent  de  plus  en  plus  ,  et  il  est  fort  diffi- 
cile d'assigner  un  terme  et  une  issue  quelconque  à  ce  drame 


REVUE  DE  PARIS.  105 

étrange  qui  se  joue  par-delà  les  monts.  Voilà  maintenant  don  Car- 
los en  pleine  marche  sur  la  Catalogne  ,  lui  que  les  pierres  de  la 
constitution  de  1812  devaient,  écraser  dans  le  Baslan.  Nous  som- 
mes loin  des  beaux  jours  de  Bilbao.  Evans  et  Espartero  se  sont 
associés  pour  se  reposer  après  une  œuvre  de  six  jours.  L'infant 
don  Sébastien  envahit  l'Aragon  ,  et  ne  se  repose  pas.  Oa  s'est 
battu  à  Huesca  ,  et  il  n'est  arrivé  que  malheur  aux  généraux  de 
Christine  :  Iriarte ,  Irribaren  et  Guerrea  sont  tués.  L'armée  du 
prétendant  a  passé  la  Ribagorzana,  ce  Rubicon  de  la  Catalogne  , 
et  se  dirige  sur  la  Conque  du  Tremp.  A  travers  toutes  les  exagé- 
rations contradictoires  que  les  deux  partis  exploitent  dans  leurs 
bulletins,  on  peut  admettre,  comme  fait  accompli,  la  démoralisa- 
tion qui  règne  parmi  les  chefs  de  l'armée  de  Christine.  Tous  sem- 
blent faire  leurs  efforts  pour  se  surpasser  en  fautes  ,  et  donner 
beau  jeu  à  don  Carlos.  A  Madrid  ,  les  orateurs  font  des  discours  , 
et  règlent  un  cérémonial.  M.  Calatrava  ,  dit-on  ,  a  proposé  aux 
corlèsde  vendre  les  ornements  des  églises  pour  subvenir  aux  be- 
soins des  troupes.  Ce  sont  là  de  tristes  ressources  qui  ruinent  les 
églises,  sans  rassasier  le  soldat.  Qu'adviendra-t-il  de  ces  intermi- 
nables escarmouches  de  tribune  et  de  buisson?  Mettons  à  Madrid 
don  Carlos  ;  ce  sont  les  acteurs  qui  changent  de  place  ,  mais  le 
drame  ne  finit  pas.  Les  christinos  iront  guerroyer  dans  les  sier- 
ras ;  les  ségrosse  feront  guérillas,  et  les  carlistes  se  débattront  à 
Madrid  contre  la  disette,  la  pénurie  du  trésor,  et  l'esprit  toujours 
vivace  d'insurrection.  On  ne  sait  trop  ce  qu'il  faudrait  plaindre 
davantage  du  vainqueur  ou  du  vaincu.  Don  Carlos  et  Christine 
ont  un  triste  avenir.  Les  généraux  de  la  reine  expient  aujour- 
d'hui la  faute  qu'ils  ont  faite  ,  de  laisser  sortir  le  prétendant  de 
cette  Navarre  qu'il  avait  épuisée,  qui  ne  pouvait  plus  le  nourrir, 
et  qui  devait  être  son  tombeau.  Don  Carlos,  après  avoir  dévoré 
cette  province,  va  se  ravitailler  ailleurs,  et  trouvera  de  nouvelles 
ressources  qui  l'aideront  à  prolonger  encore  cette  guerre  de  mar- 
ches ,  de  courses  ,  de  surprises  et  de  contributions. 

En  quittant  l'Espagne,  nous  rentrons  dans  un  domaine  moins 
triste,  nous  sommes  chez  nous. 

La  semaine  tombe  au  bruit  des  fêles  nuptiales  de  Fontainebleau; 
Tépilhalame  couvre  la  voix  de  la  politique;  c'est  comme  aux  jours 
où  l'jllustre  hyménée  de  Maniais  et  de  Junie  donnait  trêve  aux 
dissensions  du  forum.  Quand  un  noble  mariage  se  contracte,  c'eut 


106  REVUE  DE  PARIS. 

comme  si  tout  le  monde  se  mariait  ;  chacun  s'écrie,  comme  aux 
veillées  des  fèfes  de  Venus ,  cras  amet  qui  nunquàm  a  ma  vit  ! 
qu'il  aime  demain  celui  qui  n'a  jamais  aimé  !  Une  seule  voix 
discordante  a  retenti  dans  celle  semaine  parfumée  des  roses  du 
gynécée  de  Fontainebleau  :  c'est  la  rude  voix  de  M.  Jaubert.  L'at- 
mosphère de  la  Capouede  François  Ier  n'a  pas  amolli  l'Annibal  de 
la  doctrine;  il  est  revenu  du  château  de  Primatice  avec  un  cœur 
ardent  à  la  polémique  ,  et  des  mains  impatientes  de  toucher  les 
rostres.  On  parlait  marine  à  la  chambre  ,  marine  et  colonie  ;  i! 
s'agissait  de  savoir  si  nos  flottes  sont  en  bon  êlat,  et  si  nous  avons 
une  marine  à  la  hauteur  des  dépenses  qu'elle  exige  de  notre  bud- 
get. M.  Jauberl  a  fait  alors  comme  le  prédicateur,  le  petit  père 
André  .  <jui  avait  reçu  l'ordre  formel  du  roi  de  prêcher  sur  la 
confession  ,  el  avait  parié  .  avant  l'ordre  royal,  de  faire  l'homélie 
de  saint  Joseph.— Mes  frères,  dit  l'orateur  en  chaire,  saint  Joseph 
était  menuisier;  il  faisait  des  tables,  des  chaises,  des  confession- 
naux; à  propos  de  confessionnaux,  parlons  un  peu  de  la  confes- 
sion. M.  Jauberl  a  accepté  l'ordre  du  jour  de  la  marine,  et  comme 
il  nageait  en  plein  Océan,  il  a  rencontré  B  rnardin  de  Saint  Pierre 
dans  les  eaux  de  File  Bourbon;  une  fois  débarqué  a  File  Bourbon, 
il  a  exhumé  la  loi  de  déportation,  il  a  abandonné  la  marine,  et 
s'est  jeté  sur  le  ministère  terrestre  du  15  avril.  Sa  sortie  a  suscité 
dans  la  chambre  les  orages  de  l'Océan  indien;  c'était  ainsi  que 
M.  Jauberl  rentrait  dans  l'ordre  du  jour  et  dans  son  Bernardin  de 
Saint-Pierre,  qu'il  avait  cité  à  son  début.  L'ouragan  doctrinaire 
était  comme  le  dernier  eff  »rl  d'une  outre  d'Éole;  le  si  forte  vi- 
ru/n  quem  est  arrivé;  M.  Mole,  se  levant,  a  rendu  la  sérénité 
aux  Sots  parlementaires,  et  le  budget  de  la  marine  a  vogué,  vent 
arrière,  au  port  du  garde-meuble,  place  du  Luxor. 

Pendant  que  la  discussion  maritime  sortait  à  pleines  voiles  de 
la  chambre  des  députés ,  le  sémaphore  du  garde-meuble  signalait 
quelque  chose  d'inattendu  qui  se  passaii  devers  l'Atlas.  M.  de  Afon- 
talivet,  rentré  de  Fontainebleau  dans  son  intérieur ,  redemandait 
sa  chaise  ,  et  courait  encore  sur  la  chau-sée  de  Villejuif  et  d'Es- 
sonne. Les  conjectures  bouillonnaient;  chacun  faisait  la  sienne  j 
la  Bourse  écoulait  l'air  avec  toutes  ses  croisées  corinthiennes  ,  et 
Tortoni  suspendait  son  monologue  éternel  sur  le  boulevard.  Les 
nouvellistes  inventaient  selon  Fusage.  Le  ministre  est  arrivé  hier 
à  Paris ,  à  deux  heures  du  matin ,  et  la  renommée  de  la  rue  de 


REVUE  DE  PARIS.  107 

Grenelle  a  parlé  à  la  ville  et  aux  faubourgs  :  elle  a  dit  que  les 
lauriers  chrétiens  d'You^souf-Bey  empêchent  Abd-el-Kader  de 
dormir.  L'émir  regarde  Fontainebleau  du  haut  de  l'Atlas  ,  et  il 
commence  à  s'apercevoir  qu'il  vaut  mieux  vivre  à  la  table  des 
Français  que  de  mourir  sur  les  rives  hydrophobes  de  la  Tafna. 
Donc  Abd-el-Kader  incline  son  front  de  marabout  devant  le  coq 
gaulois,-  Jugurlha  rêve  des  délices  de  Rome;  on  lui  prépare  un 
appartement  à  l'hôtel  de  Castille  ;  nous  le  verrons  en  loge  avec 
Youssouf-Bey ,  applaudissant  Guillaume  Tell.  La  barbarie  n'est 
plus  barbare;  le  sable  se  fait  limon  ;  le  désert  devient  prairie  ; 
Abd-el-Kader  charge  le  calumet  de  paix.  Voilà  ce  que  M.  de  Mon- 
talivet  a  porté  secret  à  Fontainebleau,  et  ce  qu'il  en  rapporte  pu- 
blic :  ce  sont  de  pacifiques  trophées  qui  s'allient  bien  à  un  mariage 
royal  et  bourgeois. 

On  assure,  en  effet,  que  le  général  Bugeaud  a  écrit  au  gouver- 
nement qu'Ahd-el-Kader,  effrayé  de  nos  préparatifs  et  de  noire 
attitude  dans  la  province  d'Oran,  consent  â  se  soumettre  aux 
conditions  <|ui  lui  ont  été  proposées.  11  reconnaîtrait  la  souverai- 
neté de  la  France,  laisserait  nos  relations  s'étendre  dans  le  pays, 
n'inquiéterait  plus  nos  établissements  et  nos  alliés.  Si  le  traité  de 
paix  se  conclut  sur  ces  bases  ou  sur  des  bases  analogues  ,  avec 
des  garanties  suffisantes  de  la  part  d'Abd-e!-Kader  ,  ce  s<jra  un 
grand  avantage  pour  la  régence  et  pour  l'exploitation  pacifique 
de  nos  conquèies.  Le  budget  y  trouverait  aussi  son  compte,  et 
peut-être  la  nouvelle  des  arrangements  que  fait  espérer  la  corres- 
pondance du  général  Btigeaud  arrivera-l-elle  as  ez  tôt  pour  sim- 
plifier la  question  des  crédits  extraordinaires  dont  la  chambre 
aura  prochainement  à  s'occuper. 

On  a  beau  se  promener  dans  les  souvenirs  de  cette  semaine,  il 
faut  toujours  rentrer  à  Fontainebleau  ;  c'est  le  mot  culminant  du 
jour.  Pnmatnce  a  décoré  les  salles,  les  minisires  ont  décoré  les 
hauts  dignitaires  de  l'état  ;  on  a  décoré  M.  de  Gasparin ,  qui  habite 
la  terre  ,  et  M.  Arago  ,  qui  habite  le  ciel  ;  l'illustre  et  savant  as- 
tronome a  complété  la  constellation  de  sa  boutonnière;  M.  Jlolé 
s'est  vengé  ,  avec  tout  l'esprit  d'un  vieux  gentilhomme,  d'un  dis- 
cours de  M.  de  Gasparin.  L'ex-ministre  doctrinaire  ne  parlai!  ja- 
mais, comme  on  sait,  dans  l'exercice  de  ses  fonctions  oratoires  j 
c'était  un  ministre  trappiste.  Le  banc  de  la  chambre  des  pairs  a 
rendu  la  parole  à  M.  de  Gasparin  ;  il  a  prononcé  un  long  discours 


108  REVUE  DE  PARIS. 

par-dessous  la  tête  de  M.  Mo'é.  Pour  réplique  ,  M.  Mole  lui  a  en- 
voyé silencieusement  le  grand-cordon  de  la  Légion -d'Honneur. 
C'est  très-bien  de  songer  ainsi  à  honorer  les  mérites  des  hom- 
mes politiques;  mais  le  ministre  doit  se  rappeler  qu'au-dessous, 
ou  au-dessus,  ou  à  côté  d'eux  .  se  trouvent  d'autres  hommes  qui 
ont  illustré  la  littérature  du  siècle  vivant,  et  qui  n'ont  eu,  jusqu'à 
présen!  .  aucune  part  dans  les  faveurs  honorifiques  de  Fontaine- 
bleau. Nous  pourrions  citer  vingt  noms  littéraires  que  la  chancel- 
lerie de  la  Légion-d'Honneur  inscrirait  avec  orgueil  dans  ses  ar- 
chivas, ei  qui  n'y  sont  pas  inscrits.  On  a  décoré  Humbolt  et  Walter 
Scott,  c'est  très-bien  :  la  France  se  fait  européenne  en  adoptant 
ainsi  ces  grandes  illustrations  étrangères  ;  mais  soyons  Français 
avant  tout,  même  avant  l'auteur  des  Lettres  de  Paul  et  de 
Y  Histoire  écossaise  de  Napoléon. 

A  propos  «le  l'étranger  ,  nous  avons  une  Française  de  plus  ,  la 
princesse  de  Meeklemhourg  :  elle  a  fait ,  au  grand-duc  son  frère, 
une  réponse  qui  participe  de  la  philosophie  allemande  et  de  l'es- 
prit français.  «  Ne  craignez-vous  pas  le  sort  de  Marie-Antoinette 
ou  de  Marie-Louise?  disait  le  prince  à  sa  sœur.  —  J'aime  mieux 
vivre  un  an  duchesse  d'Orléans,  a  répondu  la  princesse  Hélène, 
que  toute  ma  vie  .  comme  vous,  à  regarder  de  ma  croisée  ce  qui 
se  passe  dans  la  cour.  »  On  n'a  pas  de  peine  à  croire  que  le  grand- 
duc  doit  s'ennuyer  fort  à  la  croisée  de  son  château.  Il  paraît  cer- 
tain «pie  ce  noble  hyménée  esi  vu  de  mauvais  œil  par  les  grands 
parents  d'Allemagne;  mais  cette  répugnance  ne  s'est  point  éten- 
due, ainsi  qu'on  a  voulu  l'insinuera  M.  l'envoyé  du  Meeklem- 
hourg. Voici  ce  qui  a  donné  lieu  à  ce  bruit.  Le  chargé  d'affaires 
Ifeckiembourgeois  a  un  frère  établi  à  Paris  ,  et  exerçant  une 
profession  honorable,  et  point  diplomatique;  ce  frère  est  mar- 
chand de  bois;  il  a  un  beau  chantier.  M.  OElherling  s'est  absenté 
plusieurs  jours  de  son  hôtel  ;  on  a  dit  qu'il  était  parti ,  qu'il  était 
parti ,  qu'il  etail  rappelé  par  le  grand-duc;  de  là  des  conjectures 
à  perle  de  vue  sur  l'éventualité  probable  et  prochaine  d'une  rup- 
ture entre  la  France  et  le  Meeklemhourg.  L'agent  mecklembour- 
geois ,  qui  ne  compte  ses  travaux  que  par  ses  longs  loisirs,  était 
alié  se  délasser  de  son  oisiveté  diplomatique  à  l'ombre  du  chantier 
fraternel.  C'est  ainsi  que  tout  se  travestit  au  gré  de  la  malveil- 
lance et  des  passions. 
On  ne  sera  point  étonné  que  la  princesse  sache  faire  une  aussi 


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philosophique  appréciation  de  la  vie  et  des  dangers  de  sa  position, 
lorsqu'on  saura  qu'elle  a  étudié  avec  délices  les  penseurs  a!le- 
mandsel  français.— Ferrai-je  M.  Cousin?  telle  fut  une  des  pre- 
mières questions  qu'elle  a  adressée  à  M.  de  Broche  sur  la  terre 
d'Allemagne.  Nous  ne  pouvons  donner  la  réponse  de  M.  de  Broglie, 
parce  que  nous  ne  la  connaissons  pas.  M.  Cousin  n'était  pas  à 
Fontainebleau. 


10 


INÈS  DE  LIS  SIERRAS. 


SECONDE  PARTIE. 


—  Mais,  si  ce  n'était  pas  une  véritable  apparition,  dit  Anastase 
aussitôt  que  je  fus  assis  ,  apprends-nous  ce  que  c'était?  Il  y  a  un 
mois  que  j'y  réfléchis  ,  sans  trouver  d'explication  raisonnable  à 
ton  histoire. 

—  Ni  moi  non  plus ,  dit  Eudoxie. 

—  Je  n'ai  pas  eu  le  temps  d'y  penser,  dit  le  substitut,  mais 
autant  que  je  m'en  souviens ,  cela  lirait  furieusement  au  fantas- 
tique. 

—  Il  n'y  a  cependant  rien  de  plus  naturel,  répondis-je ,  et 
tout  le  monde  a  entendu  raconter  ,  ou  vu  de  ses  propres 
yeux  ,  des  choses  bien  plus  extraordinaires  que  celles  qui  me  res- 
tent à  vous  apprendre  ,  si  vous  êtes  disposés  à  m'écouler  encore 
une  fois. 

Le  cercle  se  resserra  un  peu  ,  car  dans  les  longues  veillées 
d'une  petite  ville,  on  n'a  rien  de  mieux  à  faire  que  de  prêter  l'o- 
reille à  des  contes  bleus,  pour  attendre  le  sommeil.  —  J'entrai  en 
matière. 

Je  vous  ai  dit  que  la  paix  était  faite,  que  Sergy  était  mort,  que 
Boulraix  était  moine  ,  et  que  je  n'étais  plus  rien  qu'un  petit  pro- 
priétaire à  son  aise.  Les  arrérages  de  mes  revenus  m'avaient  pres- 
que rendu  opulent,  et  un  héritage,  qui  arriva  sur  le  tout,  m'en- 
richit d'un  superflu  ridicule.  Je  résolus  de  le  dépenser  en  voyages 
d'instruction  et  de  plaisirs  ,  et  j'hésitai  un  moment  sur  le  choix 


REVUE  DE  PARIS.  111 

du  pays  que  j'irais  visiter  ;  mais  ce  ne  fut  qu'une  feinte  de  ma 
raison  qui  luttait  contre  mon  cœur.  Mon  cœur  me  rappelait  à 
Barcelone ,  et  ce  roman  formerait,  si  c'était  ici  sa  place,  un  acces- 
soire beaucoup  plus  long  que  le  principal.  Ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'est  qu'une  lettre  de  Pablo  de  Clauza ,  le  plus  cher  des  amis  que 
j'eusse  laissés  en  Catalogne,  acheva  de  me  décider.  Pablo  épousait 
Léonore,  Léonore  était  la  sœur  d'Estelle,  et  cette  Estelle  dont  je 
vous  parlerai  peu  était  l'héroïne  du  roman  dont  je  ne  vous  parle- 
rai pas. 

J'arrivai  trop  tard  pour  la  noce  ;  elle  était  faite  depuis  trois 
jours,  mais  elle  se  continuait ,  suivant  l'usage  ,  en  fêles  qui  se 
prolongent  quelquefois  au  delà  des  douceurs  de  la  lune  de  miel. 
Il  n'en  devait  pas  être  ainsi  dans  la  famille  de  Pablo  qui  était 
digne  d'être  aimé  d'une  femme  parfaitement  aimable  ,  et  qui  est 
heureux  aujourd'hui  comme  il  espérait  l'être  alors.  Cela  s'est  vu 
de  temps  en  temps,  mais  il  ne  faut  pas  s'y  fier.  Estelle  m'accueil- 
lit comme  un  ami  regretté  qu'on  désirait  de  revoir,  et  mes  rap- 
ports avec  elle  ne  m'avaient  pas  donné  lieu  d'en  attendre  davan- 
tage, surtout  après  deux  ans  d'absence,  car  ceci  se  passait  en  1814, 
dans  l'intervalle  de  cette  courte  paix  européenne,  qui  sépara  la 
première  restauration  du  20  mars. 

—  Nous  avons  diné  de  meilleure  heure  qu'à  l'ordinaire  ,  dit 
Pablo  en  rentrant  dans  le  salon  où  j'avais  ramené  sa  femme  ;  le 
souper  nous  dédommagera;  mais  il  fallait  laisser  une  heure  aux 
soins  de  la  toilette,  et  il  n'y  a  personne  ici  qui  ne  veuille  assister, 
dans  les  loges  que  j'ai  retenues,  à  la  représentation  peut-être  uni- 
que de  la  Pedrina.  Cette  virtuose  est  si  faulasque  !  Dieu  sait  si  elle 
ne  nous  échappera  pas  demain  ! 

—  La  Pedrina?  dis-je  par  réflexion.  Ce  nom  m'a  déjà  frappé 
une  fois  ,  et  dans  une  circonstance  assez  mémorable  pour  que  je 
n'en  perde  jamais  le  souvenir.  jN'est-ce  pas  cette  chanteuse  extraor- 
dinaire ,  celte  danseuse  plus  extraordinaire  encore,  qui  disparut 
de  Madrid  après  une  journée  de  triomphes,  et  dont  on  n'a  jamais 
retrouvé  les  traces  ?  Elle  justifie  sans  doute  la  curiosité  dont  elle 
est  l'objet  par  des  talents  qui  ne  souffrent  aucune  comparaison  sur 
aucun  théâtre  ;  mais  je  t'avoue  qu'un  événement  singulier  de  ma 
vie  ma  tout  à  fait  b!asé  sur  ce  genre  d'émotions,  et  que  je  ne  suis 
nullement  curieux  d'entendre  ou  de  voir  la  Pedrina  elle-même. 
Permets-moi  d'attendre  sur  ia  Rambla  l'heure  de  nous  réunir. 


112  REVUE  DE  PARIS. 

—  A  Ion  aise,  répliqua  Pablo.  Je  croyais  cependant  qu'Estelle 
comptait  sur  loi  pour  l'accompagner? 

Estelle  revint  en  effet,  et  s'approcha  de  moi  au  moment  de  par- 
tir. J'oubliai  que  je  m'étais  promis  de  ne  jamais  revoir  une  dan- 
seuse ,  de  ne  jamais  entendre  une  cantatrice  .  après  Inès  de  Las 
Sierras,  mais  je  me  croyais  sûr,  ce  jour-là,  de  ne  voir  et  de  n'en- 
tendre qu'Estelle. 

Je  tins  longtemps  parole  ,  et  je  serais  fort  embarrassé  de  dire 
ce  qu'on  joua  d'abord.  Le  bruit  même  qui  avait  annoncé  l'en- 
trée de  la  Pedrina  n'était  pas  parvenu  à  m'émouvoir;  je  restais 
calme  et  les  yeux  à  demi  voilés  de  ma  main,  quand  le  silence  pro- 
fond qui  avait  remplacé  cette  émotion  passagère,  fut  rompu  tout 
à  coup  par  une  voix  qu'il  ne  m'était  pas  possible  de  mécon- 
naître. La  voix  d'Inès  n'avait  jamais  cessé  de  résonner  à  mon 
oreille ,  elle  me  poursuivait  dans  mes  méditations ,  elle  me  ber- 
çait dans  mes  songes  ;  et  la  voix  que  j'entendais ,  c'était  la  voix 
d'Inès! 

Je  tressaillis .  je  poussai  un  cri ,  je  m'élançai  sur  le  devant  de 
la  loge,  les  regards  arrêtés  sur  le  théâtre.  C'était  Inès ,  Inès  elle- 
même. 

Mon  premier  mouvement  fut  de  chercher  autour  de  moi  les 
circonstances  qui  pouvaient  me  confirmer  dans  l'idée  que  j'étais 
à  Barcelone  .  que  j'étais  à  la  comédie  ,  que  je  n'étais  pas  comme 
tous  les  jours ,  depuis  deux  ans ,  la  dupe  de  mon  imagination; 
qu'un  de  mes  rêves  habituels  ne  m'avait  pas  surpris.  Je  m'effor- 
çai de  me  ressaisir  à  quelque  chose  qui  pût  me  convaincre  de  la 
réalité  de  ma  sensation.  Je  trouvai  la  main  d'Estelle,  et  je  la  pres- 
sai avec  force. 

—  Eh  bien  !  dit-elle  en  souriant;  vous  étiez  si  sûr  d'être  pré- 
muni contre  les  séductions  d'une  voix  de  femme  !  la  Pedrina  pré- 
lude à  peine,  et  vous  voilà  hors  de  vous  !... 

—  Èles-vous  certaine  ,  Estelle  .  répliquai-je  ,  que  ce  soit  ici  la 
Pedrina  ?  Savez-vous  précisément  si  c'est  une  femme  ,  une  comé- 
dienne ,  ou  si  c'est  une  apparition? 

—  En  vérité  ,  reprit-elle  ,  c'est  une  femme,  une  comédienne 
extraordinaire,  une  chanteuse  comme  on  n'en  a  jamais  entendu  , 
peut-être,  mais  je  n'imagine  pas  que  ce  soit  rien  de  plus. 
Votre  enthousiasme,  prenez-y  garde,  ajouta-t-elle  froidement,  a 
quelque  chose  d'inquiétant  pour  ceux  qui  vous  aiment.  Vous  n'ê- 


REVUE  DE  PARIS.  113 

(es  pas  le  premier,  dit-on  ,  que  sa  vue  aurait  rendu  fou  ,  et  cette 
faiblesse  de  cœur  ne  flatterait  probablement  ni  votre  femme,  ni 
votre  maîtresse. 

En  achevant  ces  paroles ,  elle  retira  tout  à  fait  sa  main  ,  et  je 
la  laissai  échapper;  la  Pedrina  chantait  toujours. 

Ensuite  elle  dansa,  et  ma  pensée,  emportée  avec  elle,  se  livra 
sans  défense  à  toutes  les  impressions  qu'elle  voulait  lui  donner. 
L'ivresse  universelle  cachait  la  mienne  .  mais  elle  l'augmentait 
encore;  tout  le  temps  qui  s'était  écoulé  entre  nos  deux  rencon- 
tres avait  disparu  à  mes  yeux  ,  parce  qu'aucune  sensation  du 
même  genre  et  de  la  même  puissance  n'était  venue  me  rappeler 
celle-là  ;  il  me  semblait  quej'elais  encore  au  château  deGhismondo, 
mais  au  château  de  Gbismondo  agrandi,  décore,  peuplé  d'une  foule 
immense  ;  et  les  acclamations  ,  qui  s'élevaient  de  toutes  parts, 
bruissaient  dans  mes  oreilles  comme  des  joies  de  démons.  Et  la 
Pedrina  ,  possédée  d'une  frénésie  sublime  que  l'enfer  seul  peut 
inspirer  et  entretenir,  continuait  à  dévorer  le  parquet  de  ses  pas, 
à  fuir,  à  revenir,  à  voler,  chassée  ou  ramenée  par  des  impulsions 
invincibles  ,  jusqu'à  ce  que  ,  haletante  ,  épuisée  ,  anéantie  ,  elle 
tomba  entre  les  bras  des  comparses,  en  proférant  avec  une  expres- 
sion déchirante  un  nom  que  je  crus  entendre  et  qui  retentit  dou- 
loureusement dans  mon  cœur.... 

—  Sergy  est  mort  !  m'écriai-je  en  pleurant  à  chaudes  larmes  , 
les  bras  étendus  vers  le  théâtre!... 

—  Vous  êtes  décidément  fou  ,  dit  Estelle  en  me  retenant  à  ma 
place,  mais  calmez-vous  enfin  !  eile  n'y  est  plus. 

—  Fou!  repris-je  à  part  moi...  cela  serait-il  vrai  ?  aurais-je 
cru  voir  ce  que  je  n'ai  pas  vu  ?  ce  que  j'ai  cru  entendre  ,  ne  l'en- 
tendais-je  pas  en  effet?...  Fou,  grand  Dieu!  séparé  du  genre 
humain  et  d'Estelle ,  par  une  infirmité  qui  me  rendra  la  fable 
publique!  Château  fatal  de  Gbismondo,  est-ce  là  le  châtiment 
que  tu  réserves  aux  téméraires  qui  osent  violer  tes  secrets? 
Heureux  mille  fois  Sergy  ,  d'être  mort  dans  les  champs  de  Lut- 
zen?... 

Je  m'abîmais  dans  ces  idées  quand  je  sentis  le  bras  d'Estelle 
se  lier  au  mien  pour  sortir  du  spectacle. 

—  Hélas  !  lui  dis-je  en  tremblant ,  car  je  commençais  à  revenir 
à  moi ,  je  dois  vous  faire  pitié,  mais  je  vous  ferais  plus  de  pitié 
encore  si  vous  connaissiez  une  histoire  qu'il  ne  m'est  pas  permis 

10. 


114  REVUE  DE  PARIS. 

de  raconter  !  Ce  qui  vient  de  se  passer  n'est  pour  moi  que  la  pro- 
longation d'une  illusion  terrible ,  dont  ma  raison  ne  s'est  jamais 
totalement  affranchie.  Permettez-moi  de  rester  seul  avec  mes 
pensées  et  d'y  remettre,  autant  que  j'en  suis  capable,  un  peu 
d'ordre  et  de  suite.  Les  plaisirs  d'une  douce  conversation  me  sont 
interdiîs  aujourd'hui;  je  serai  plus  calme  demain. 

—  Tu  sera  demain  comme  il  te  plaira  ,  dit  Pablo  qui  venait  de 
saisir  ces  dernières  paroles  en  passant  auprès  de  nous,  mais  tu 
ne  nous  quitteras  certainement  pas  ce  soir.  Au  reste,  ajouta-t-il, 
je  compte  plus ,  pour  t'y  décider,  sur  les  instances  d'Estelle  que 
sur  les  miennes. 

—  Serait-il  vrai,  reprit-elle  ,  et  consenliriez-vous  à  nous  don- 
ner le  temps  que  vous  destinez  sans  doute  à  vous  occuper  de  la 
Pedrina  ? 

—  Au  nom  de  Dieu  ,  m'écriai-je  ,  ne  prononcez  plus  ce  nom  , 
chère  Estelle  ,  car  le  sentiment  qu'il  m'inspire  ne  ressemble  à  au- 
cun des  sentiments  que  vous  pourriez  soupçonner ,  si  ce  n'est 
peut-être  à  la  terreur.  Pourquoi  faut-il  que  je  ne  puisse  pas  m'ex- 
pliquer  davantage? 

Il  avait  fallu  céder.  Je  m'étais  assis  au  souper  sans  y  prendre 
part ,  et ,  comme  je  m'y  attendais  ,  on  n'avait  parlé  que  de  la 
Pedrina. 

—  a  L'intérêt  que  cette  femme  extraordinaire  vous  inspire,  dit 
tout  à  coup  Pablo  ,  a  quelque  chose  de  si  exalté,  que  l'on  com- 
prendrait à  peine  la  possibilité  de  l'augmenter  encore.  Que  serait- 
ce  donc  pourtant ,  si  vous  connaissiez  ses  aventures  ,  dont  une 
partie  s'est ,  à  la  vérité,  passée  à  Barcelone  ,  mais  dans  un  temps 
où  la  plupart  d'entre  nous  n'y  étaient  pas  établis?  Vous  seriez 
obligés  de  convenir  que  les  malheurs  de  la  Pedrina  ne  sont  pas 
moins  surprenants  que  ses  talents.  » 

—  Personne  ne  répondit,  car  on  écoutait,  et  Pablo  qui  s'en 
aperçut ,  continua  ainsi  : 

«  La  Pedrina  n'appartient  point  à  la  classe  d'où  sont  ordinaire- 
ment sortis  ses  pareils,  et  dans  laquelle  se  recrutent  ces  troupes 
nomades  que  leur  destinée  dévoue  aux  plaisirs  de  la  multitude. 
Son  nom  véritable  a  été  porté,  dans  des  temps  reculés,  par  une 
des  familles  les  plus  illustres  de  la  vieille  Espagne.  Elle  s'appelle 
Inès  de  Las  Sierras.  » 

—  Inès  de  Las  Sierras  !  m'écriai-je  en  me  levant  de  ma  place 


, 


REVUE  DE  PARIS.  115 

dans  un  état  d'exaltation  difficile  à  décrire  ;  Inès  de  Las  Sierras  ! 
Il  est  donc  vrai?  Mais,  sais-tu,  Pablo,  ce  que  c'est  qu'Inès  de  Las 
Sierras?  Sais-tu  d'où  elle  vient,  et  par  quel  effrayant  privilège 
elle  se  fait  entendre  sur  un  théâtre  ? 

«  Je  sais,  dit  Pablo  en  souriant,  que  c'est  une  noble  et  infor- 
tunée créature ,  dont  la  vie  mérite  au  moins  autant  de  pitié  que 
d'admiration.  Quant  à  l'émotion  que  son  nom  t'inspire,  elle 
ne  saurait  m'étonner,  car  il  est  probable  qu'il  t'a  frappé  plus  d'une 
fois  dans  les  lamentables  complaintes  de  nos  Romanceros.  L'his- 
toire qu'il  retrace  à  la  mémoire  de  notre  ami ,  poursuivit-il  en 
s'adressant  au  reste  des  assistants,  est  une  de  ces  traditions  popu- 
laires du  moyen  âge  ,  qui  furent  probablement  fondées  sur  quel- 
ques faits  réels,  ou  sur  quelques  apparences  spécieuses,  et  qui  se 
sont  maintenues  de  génération  en  génération  ,  dans  le  souvenir 
des  hommes,  jusqu'au  point  d'acquérir  une  espèce  d'autorilé  his- 
torique. Celle-ci,  quoi  qu'il  en  soit  .jouissait  déjà  d'un  immense 
crédit  au  xvi«  siècle,  puisqu'elle  força  la  puissante  famille  de  Las 
Sierras  à  s'expatrier  avec  tous  ses  biens ,  et  à  profiter  des  nou- 
velles découvertes  de  la  navigation,  pour  transporter  son  domicile 
dans  le  Mexique.  Ce  qu'il  y  a  de  certain  ,  c'est  que  la  fatalité  tra- 
gique dont  eile  était  poursuivie  ,  ne  se  relâcha  pas  de  sa  rigueur 
dans  d'autres  climats.  J'ai  enlendu  assurer  souvent  que  depuis 
trois  cents  ans,  tous  ses  chefs  sont  morts  par  l'épée. 

»  Au  commencement  du  siècle  dont  nous  parcourons  la  quator- 
zième année  ,  le  dernier  des  nobles  seigneurs  de  Las  Sierras  vi- 
vait encore  à  Mexico.  La  mort  venait  de  lui  enlever  sa  femme,  et 
il  ne  lui  restait  qu'une  fille  âgée  de  six  ou  sept  ans  qu'il  avait  nom- 
mée Inès.  Jamais  des  faculiés  plus  brillantes  ne  s'étaient  annon- 
cées dans  un  âge  plus  tendre;  et  le  marquis  de  Las  Sierras  n'épar- 
gna rien  pour  la  culture  de  ces  dons  précieux,  qui  promettaient 
tant  de  gloire  et  tant  de  bonheur  à  sa  vieillesse.  Trop  heureux  en 
effet  si  l'éducation  de  sa  fille  unique  avait  pu  absorber  tous  ses 
soins  et  toutes  ses  affections  ;  mais  il  sentit  bientôt  le  funeste  be- 
soin de  remplir  d'un  autre  sentiment  encore  le  vide  profond  de 
son  cœur.  Il  aima,  il  crut  être  aimé,  il  s'enorgueillit  de  son  choixj 
il  fil  plus,  il  se  félicita  de  donner  une  autre  mère  à  sa  belle  Inès, 
et  lui  donna  une  implacable  ennemie.  La  vive  in'.elligence  d'Inès 
ne  tarda  pas  à  saisir  toutes  les  difficultés  de  sa  nouvelle  position. 
Elle  comprit  bientôt  que  les  arts,  qui  n'avaieut  été  jusque-là  pour 


116  REVUE  DE  PARIS. 

elle  qu'un  objet  de  distraction  et  de  plaisirs,  pouvaient  devenir 
un  jour  sa  seufo  ressource.  Elle  s'y  livra  dès  lors  avec  une  ardeur 
qui  fut  couronnée  par  des  succès  sans  exemple  ,  et  au  bout  d'un 
très-petit  nombre  d'années  ,  elle  ne  trouva  plus  de  maîtres.  Le 
plus  habile  et  le  plus  présomptueux  des  siens  se  serait  honoré 
d'en  recevoir  des  leçons  ;  mais  elle  paya  cher  ce  glorieux  avan- 
tage ,  s'il  est  vrai  que  ,  dès  cette  époque  ,  sa  raison  ,  si  pure  et 
si  brillante  ,  vaincue  par  des  fatigues  obsiinées ,  parut  s'altérer 
graduellement  ,  et  que  des  égarements  momentanés  aient  com- 
mencé à  trahir  le  désordre  de  son  intelligence  ,  au  moment  où 
elle  semblait  n'avoir  plus  rien  à  acquérir. 

»  Un  jour,  le  corps  inanimé  du  marquis  de  Las  Sierras  fut 
rapporté  dans  son  hôtel.  Il  avait  été  trouvé,  percé  de  coups,  dans 
un  endroit  écarté  ,  où  il  ne  s'était  présenté  d'ailleurs  aucune  cir- 
constance qui  fût  propre  à  jeter  quelque  lumière  sur  le  motif  et 
l'auteur  de  ce  cruel  assassinat.  La  voix  publique  ne  larda  ce- 
pendant pas  à  désigner  un  coupable.  Le  père  d'Inès  n'avait  point 
d'ennemi  connu  ,  mais  avant  son  second  mariage  il  avait  un 
rival ,  signalé  dans  Mexico  par  l'ardeur  de  ses  passions  et  la  vio- 
lence de  son  caractère.  Tout  le  monde  le  nomma  dans  l'intimité 
de  sa  pensée,  mais  ce  soupçon  universel  ne  put  être  converti 
en  accusation,  parce  qu'il  n'était  justifié  par  aucun  commence- 
ment de  preuve.  Toutefois  les  conjectures  de  la  multitude  acqui- 
rent une  nouvelle  force  ,  quand  on  vit  la  veuve  de  la  victime 
passer  ,  au  bout  de  quelques  mois ,  dans  les  bras  de  l'assassin  , 
et  si  rien  ne  les  a  éclairées  depuis  ,  rien  du  moins  n'en  a  dimi- 
nué l'impression.  Inès  resta  donc  solitaire  dans  la  maison  de  ses 
aïi-ux  ,  entre  drux  personnes  qui  lui  étaient  également  étrangè- 
res ,  qu'un  instinct  lui  rendait  également  odieuses  ,  et  auxquelles 
|a  loi  avait  aveuglément  confié  l'autorité  par  laquelle  elle  sup- 
plée à  celle  de  la  famille.  Les  atteintes  qui  avaient  quelquefois 
menacé  sa  raison,  se  multiplièrent  alors  d'une  manière  effrayante, 
et  personne  n'en  fut  surpris ,  quoiqu'on  ignorât  généralement 
la  moitié  de  ses  malheurs. 

»  Il  y  avait  à  Mexico  un  jeune  Sicilien  qui  se  faisait  nommer 
Gaèlauo  Filippi,  mais  dont  la  vie  antérieure  semblait  cacher  quel- 
que mystère  suspect.  Une  légère  teinture  des  arts  ,  un  babil  sé- 
duisant ,  mais  frivole  ,  des  manières  élégantes  qui  trahissaient 
l'étude  et  l'affectation. ce  vernis  de  politesse  que  les  hounêtesgens 


REVUE  DE  PARIS.  117 

doivent  à  leur  éducation  ,  et  les  intrigants  au  commerce  du 
monde  lui  avaient  ouvert  l'accès  de  la  haute  société  que  la  dépra- 
vation de  ses  mœurs  aurait  dû  lui  interdire.  Inès,  à  peine  âgée 
de  spize  ans,  était  trop  ingénue  et  trop  exallée  à  la  fois  pour 
pénétrer  au-dessous  de  cette  écorce  trompeuse.  Elle  prit  le  trou- 
ble de  ses  sens  pour  la  révélation  d'un  premier  amour. 

«  Gaelano  n'était  pas  embarrassé  par  la  difficulté  de  se  faire 
connaître  sous  des  titres  avantageux  ;  il  savait  l'art  de  se  procurer 
ceux  dont  il  avait  besoin  ,  et  de  leur  donner  toute  l'apparence 
d'authenticité  nécessaire  pour  fasciner  les  yeux  les  plus  habiles 
et  les  plus  expérimentés.  Ce  fut  en  vain  ,  cependant ,  qu'il  de- 
manda la  main  d'Inès.  La  marâtre  de  cette  infortunée  avait  formé 
le  projet  de  s'assurer  sa  fortune  ;  et  il  est  probable  qu'elle  n'au- 
rait pas  été  scrupuleuse  sur  le  choix  des  moyens.  Son  mari  la  se- 
conda de  son  côté  avec  un  zèle  dont  il  lui  déroba  sans  doute  le 
mobile  secret.  Le  misérable  était  amoureux  de  sa  pupille  ;  il  avait 
osé  lui  déclarer  quelques  semaines  auparavant ,  et  il  se  promet- 
tait de  la  séduire.  C'était  là  le  chagrin  profond  qui  aggravait  si 
cruellement ,  depuis  quelque  temps ,  les  mortels  chagrins  d'Inès. 

»  Il  en  était  de  l'organisation  d'Inès  comme  de  toutes  celles  que 
le  génie  favorise  à  un  degré  supérieur.  Elle  joignait  à  l'élévation 
d'un  talent  sublime  la  faiblesse  d'un  caractère  qui  ne  demande 
qu'à  se  laisser  conduire.  Dans  la  vie  de  l'intelligence  et  de  l'art , 
c'était  un  ange.  Dans  la  vie  commune  et  pratique  ,  c'était  un  en- 
fant. La  simple  apparence  d'un  sentiment  bienveillant  captivait 
son  cœur ,  et  quand  son  cœur  était  soumis  ,  il  ne  restait  point 
d'objections  à  sa  raison.  Cette  disposition  de  l'esprit  n'a  rien  de 
funeste  quand  il  se  trouve  placé  dans  d'heureuses  circonstances  , 
et  sous  une  sage  direction  ;  mais  le  seul  être  dont  Inès  pût  re- 
connaître l'empire  dans  le  triste  isolement  où  la  mort  de  son  père 
l'avait  laissée  ,  n'agissait  sur  elle  que  pour  la  perdre  ;  et  c'est  là 
un  de  ces  horribles  secrets  que  l'innocence  ne  soupçonne  point  ! 
Gaëtano  la  décida  ,  presque  sans  efforts  ,  à  un  enlèvement  dont 
il  faisait  dépendre  son  salut.  11  n'eut  guère  plus  de  peine  à  lui  per- 
suader que  tout  lui  appartenait  ,  d'un  droit  légitime  et  sacré  , 
dans  l'héritage  de  ses  ancêtres  ;  ils  disparurent;  et,  au  bout  de 
quelques  mois,  abondamment  munis  d'or  de  diamants,  ils  étaient 
tous  deux  à  Cadix. 

«  Jci  le  voile  se  souleva  ;  mais  les  yeux  d'Inès ,  encore  éblouis 


118  REVUE  DE  PARIS. 

par  les  fausses  lueurs  de  l'amour  et  du  plaisir ,  se  refusèrent 
longtemps  à  voir  la  vérité  tout  entière.  Cependant  le  monde  ,  au 
milieu  duquel  Gae  ano  l'avait  jetée  .  l'effrayait  quelquefois  par  la 
licence  de  ses  principes  ;  elle  s'élonnait  que  le  passage  d'un  hé- 
misphère à  l'autre  pût  produire  de  si  étranges  différences  dans 
le  langage  et  dans  les  mœurs  ;  elle  cherchait ,  en  tremblant,  une 
pensée  qui  repondit  à  la  sienne  dans  cette  foule  de  bateleurs  ,  de 
libertins  et  de  courtisans  qui  composaient  sa  société  habituelle, 
et  elle  ne  la  trouvait  pas.  Les  ressources  passagères  qu'elle  de- 
vait à  une  action  sur  laquelle  sa  conscience  n'était  pas  tout  à 
fait  rassurée  ,  commençaient  d'ailleurs  à  s'échapper  ,  et  la  ten- 
dresse hypocrite  de  Gaétano  semblait  diminuer  avec  elles.  Un 
jour  ,  elle  le  demanda  inutilement  à  son  réveil ,  elle  l'attendit 
inutilement  la  nuit  suivante  ;  le  lendemain  ,  elle  passa  de  l'in- 
quiétude à  la  crainte  ,  et  de  la  crainte  au  désespoir  ;  l'affreuse 
réalité  vint  enfin  mettre  le  comble  à  ses  misères.  Il  était  parti , 
après  l'avoir  dépouillée  de  tout  ,  parti  avec  une  autre  femme  ;  il 
l'avait  abandonnée  .  pauvre  ,  déshonorée,  et,  pour  dernier  mal- 
heur ,  livrée  à  son  propre  mépris.  Ce  ressort  de  noble  fierté  qui 
réagit  contre  l'infortune  dans  une  âme  sans  reproche  ,  finit  de 
se  rompre  dans  celle  d'Inès.  Elle  avait  pris  le  nom  de  Pedrina 
pour  se  soustraire  aux  recherches  de  ses  indignes  parents.  «  Pe- 
drina soit  !  dit-elle  avec  une  résolution  amère  ;  honte  et  ignomi- 
nie sur  moi ,  puisque  ainsi  l'a  voulu  ma  destinée  !  »  Et  elle  ne  fut 
plus  que  la  Pedrina. 

»  Vous  comprendrez  facilement  que  je  cesse  de  la  suivre  dans 
tous  les  détails  de  sa  vie  ;  elle  ne  les  a  pas  donnés.  Nous  ne  la  re- 
trouverons qu'à  ce  mémorable  début  de  Madrid,  qui  la  plaça  si 
prompteme.nl  au  premier  rang  des  virtuoses  les  plus  célèbres. 
L'enthousiasme  fut  si  véhément  et  si  passionné  .  que  la  ville  en- 
tière retentit  des  applaudissements  du  théâtre  ,  et  que  la  foule 
qui  l'avait  accompagnée  jusque  chez  elle  de  ses  acclamations  et 
de  ses  couronnes  ,  ne  consentit  à  se  dissiper  qu'après  l'avoir  re- 
vue une  lois  encore  à  une  des  croisées  de  son  appartement.  Mais 
ce  n'était  pas  le  seul  sentiment  qu'elle  eût  excité.  Sa  beauté,  qui 
n'était  ,  en  effet,  pas  moins  surprenante  que  ses  talents  ,  avait 
produit  une  impression  profonde  sur  un  personnage  illustre  .  qui 
tenait  alors  entre  ses  mains  une  partie  des  destinées  de  l'Espagne, 
et  que  vous  me  permettrez  de  ne  pas  désigner  autrement ,  soit 


REVUE  DE  PARIS.  119 

parce  que  cette  anecdote  de  la  vie  privée  n'est  pas  suffisamment 
éclaircie  par  ma  conscience  d'historien,  soit  parce  qu'il  me  ré- 
pugne d'ajouter  une  faiblesse  ,  d'ailleurs  assez  excusable  ,  aux 
torts  vrais  ou  faux  dont  la  mobile  opinion  du  peuple  accuse  tou- 
jours les  rois  déchus.  Ce  qu'il  y  a  de  certain  .  c'est  qu'elle  ne  re- 
parut plus  sur  la  scène  ,  et  que  toutes  les  faveurs  de  la  fortune 
s'accumulèrent ,  en  peu  de  jours,  sur  cette  aventurière  obscure  , 
dont  les  provinces  voisines  avaient  vu  .  pendant  un  an  ,  la  honte 
et  la  misère.  On  ne  parla  plus  que  de  la  variété  de  ses  toilettes  , 
que  de  la  richesse  de  ses  bijoux,  que  du  luxe  de  ses  équipages  ; 
et ,  contre  l'ordinaire  ,  on  lui  pardonna  cependant  assez  faci- 
lement cette  opulence  soudaine  ,  parce  qu'il  y  avait  très-peu 
d'hommes  parmi  ses  juges  qui  ne  se  fussent  trouvés  heureux  de 
lui  donner  cent  fois  davantage.  Il  faut  ajouter  à  l'honneur  de  la 
Pedrina ,  que  les  trésors  qu'elle  devait  à  l'amour  ne  s'épuisè- 
rent pas  en  fantaisies  stériles.  Naturellement  compatissante  et 
généreuse ,  elle  chercha  le  malheur  pour  le  réparer  ;  elle  alla 
porter  des  secours  et  des  consolations  dans  le  triste  réduit  du 
pauvre  et  au  chevet  du  malade  ;  elle  soulagea  toutes  les  infor- 
tunes avec  une  grâce  qui  ajoutait  encore  à  ses  bienfaits  ;  et, 
quoique  favorite  ,  elle  se  fit  aimer  du  peuple.  Cela  est  si  aisé 
quand  on  est  riche  ! 

»  Le  nom  de  la  Pedrina  faisait  trop  de  bruit  pour  ne  pas  par- 
venir jusqu'aux  oreilles  de  Gaëtano  .  dans  l'endroit  obscur  où  il 
cachait  sa  honteuse  vie.  Le  produit  du  vol  et  de  la  trahison  ,  qui 
l'avait  soutenu  jusque-là ,  venait  de  manquer  à  ses  besoins.  Il 
regretta  d'ayoir  méconnu  les  ressources  qu'il  pouvait  tirer  de 
l'avilissement  de  sa  maîtresse.  Il  osa  concevoir  le  projet  de  ré- 
parer sa  faute  à  quelque  prix  que  ce  fût ,  et  même  au  prix  d'un 
crime  nouveau.  C'était  ce  qui  lui  coûtait  le  moins.  Il  comptait 
sur  une  habileté  trop  souvent  exercée  pour  lui  inspirer  quelque 
défiance.  Il  connaissait  le  cœur  d'Inès  ,  et  le  malheureux  n'hésita 
pas  à  se  présenter  devant  elle. 

»  La  justification  de  Gaëtano  paraissait  impossible  au  premier 
abord .  mais  il  n'y  a  rien  d'impossible  pour  un  esprit  artificieux, 
surtout  quand  il  est  secondé  par  l'aveugle  crédulité  de  l'amour; 
et  Gaëtano  n'était  pas  seulement  le  premier  homme  qui  eût  fait 
palpiter  le  cœur  d'Inès  ;  il  était  le  seul  qu'elle  eût  aimé.  Tous  les 
égarements  auxquels  ses  sens  s'étaient  abandonnés  depuis,  avaient 


120  REVUE  DE  PARIS. 

laissé  son  âme  vide  et  indifférente;  et  par  un  privilège  fort  rare, 
sans  doute,  mais  qui  n'est  pas  sans  exemple,  elle  s'était  perdue 
sans  se  corrompre.  Le  roman  de  G:!ëtano;  tout  absurde  qu'il  fut, 
n'eut  pas  de  peine  à  obtenir  le  crédit  de  la  vérité.  Inès  avait  besoin 
d'y  croire  pour  retrouver  quelque  apparence  de  son  bonheur 
évanoui  ,  et  celte  disposition  d'esprit  se  coniente  des  moindres 
vraisemblances.  Il  est  probable  qu'elle  n'osa  pas  même  hasarder 
les  objections  qui  se  présentaient  en  foule  à  sa  pensée  ,  dans  la 
crainte  d'en  rencontrer  une  qui  resterait  sans  réponse.  Il  est  si 
doux  d'être  trompé  sur  ce  qu'on  aime  ,  quand  on  ne  peut  pas 
cesser  d'aimer  ! 

«  Le  perfide  n'avait  d'ailleurs  négligé  aucun  de  ses  avantages. 
Il  arrivait  de  Sicile  où  il  était  allé  disposer  sa  famille  à  permettre 
son  mariage.  Il  y  avait  réussi.  Sa  mère  elle-même  avait  daigné 
l'accompagner  en  Espagne,  pour  bâter  le  moment  de  voir  une  fille 
chérie  dont  elle  s'était  formé  l'idée  la  plus  flatteuse.  Quelle  hor- 
rible nouvelle  l'attendait  à  Barcelone  !  Le  bruit  du  succès  de  la 
Pediina  lui  était  parvenu  avec  celui  de  son  crime  et  de  son  igno- 
minie. Était-ce  là  le  prix  qu'elle  avait  réservé  à  tant  d'amour  et  à 
tant  de  sacrifices  ?  La  première  idée  .  le  premier  sentiment  dont 
il  se  fût  trouvé  capable,  était  la  résolution  de  mourir ,  mais  sa 
tendresse  l'avait  encore  emporté  sur  son  désespoir.  Il  avait  dé- 
robé à  sa  mère  son  (risle  secret  ;  il  avait  volé  à  Madrid  pour 
parler  à  Inès ,  pour  lui  faire  entendre  ,  s'il  en  était  temps  encore, 
le  cri  de  l'honneur  et  de  la  vertu  ;  il  était  venu  pour  pardonner, 
et  il  pardonnait  !  Que  vous  dirai-je?  Inès,  noyée  de  larmes;  Inès, 
égarée,  palpitante,  éperdue  de  remords,  de  reconnaissance  et  de 
joie  ,  tomba  aux  pieds  de  l'imposteur;  et  l'hypocrisie  triompha 
presque  sans  efforts  d'un  cœur  trop  sensible  et  trop  confiant  pour 
la  deviner.  Ce  changement  subit  de  rôle  et  de  position,  qui  don- 
nait au  coupable  tous  les  droits  de  l'innocence,  a  peut-être  de  quoi 
étonner.  Mais,  demandez  plutôt  aux  femmes  !  Il  n'y  a  rien  de  plus 
commun. 

*  Les  soupçons  d'Inès  durent  cependant  se  réveiller,  quand  elle 
vit  Gaëtano  plus  empressé  à  charger  sur  la  voiture  prépai ée  pour 
leur  départ,  des  trésors  dont  elle  ne  pouvait,  sans  rougir,  se  rap- 
peler l'origine,  qu'à  l'enlever  elle-même  à  ses  criminelles  amours. 
Inutilement  elle  insista  pour  tout  abandonner.  Elle  ne  fut  pas 
entendue. 


REVUE  DE  PARIS.  121 

»  Quatre  jours  après ,  une  voiture  de  voyage  s'arrêtait  à  Bar- 
celone, devant  l'hôtel  d'Italie.  On  en  vit  sortir  un  jeune  homme 
élégamment  vêtu  et  une  dame  ,  qui  paraissait  se  dérober  avec 
soin  aux  regards  des  voyageurs  et  des  passants.  C'était  Gaëlano 
et  la  Pedrina.  Un  quart  d'heure  après  ,  le  jeune  homme  sortit,  et 
se  dirigea  vers  le  port. 

»  L'absence  de  la  mère  de  Gaetano  ne  confirmait  que  trop  les 
craintes  qu'Inès  avait  commencé  à  concevoir.  Il  paraît  qu'elle  prit 
assez  d'empire  sur  sa  timidité  pour  les  exprimer  sans  détours  , 
quand  il  fut  rentré  dans  son  appartement.  Il  est  du  moins  certain 
qu'une  discussion  violente  s'éleva  entre  eux  ,  dès  le  soir  ,  et  se 
renouvela  plusieurs  fois  dans  la  nuit.  Au  point  du  jour,  Gaëtano, 
pâle,  défait,  agité,  fit  transporter  plusieurs  caisses  par  les  do- 
mestiques à  bord  d'un  vaisseau  qui  devait  mettre  à  la  voile  dans 
la  matinée  ,  et  s'y  rendit  lui-même  avec  une  cassette  plus  petite 
qu'il  avait  enveloppée  dans  les  plis  de  son  manteau.  Arrivé  au  bâ- 
timent ,  il  congédia  les  gens  qui  l'avaient  suivi ,  sous  prétexte  de 
quelques  arrangements  qui  le  retenaient  encore  ,  les  paya  large- 
ment de  leurs  peines ,  et  leur  recommanda  de  la  manière  la  plus 
expresse  de  ne  pas  troubler  le  sommeil  de  madame  avant  son  re- 
tour. Cependant,  une  grande  partie  de  la  journée  s'écoula  sans 
que  l'étranger  eût  reparu.  On  apprit  que  le  navire  faisait  route,  et 
un  des  hommes  qui  avaient  accompagné  Gaè'tano  ,  troublé  d'un 
sombre  pressentiment ,  fut  tenté  de  s'en  assurer.  Il  vit  disparaître 
les  voiles  à  l'horizon. 

»  Le  silence  qui  continuait  à  régner  dans  la  chambre  d'Inès, 
au  milieu  des  bruits  de  la  maison  ,  devenait  inquiétant.  On  s'as- 
sura que  sa  porte  n'avait  pas  été  fermée  à  l'intérieUr  ,  mais  en 
dehors,  et  la  clé  n'était  pas  restée  à  la  serrure.  L'hôte  ne  balança 
point  à  l'ouvrir  d'une  double  clé  ,  et  un  spectacle  horrible  s'offrit 
à  ses  yeux.  La  dame  inconnue  était  couchée  sur  son  lit  dans  l'at- 
titude d'une  personne  qui  dort  ,  et  on  aurait  pu  s'y  tromper,  si 
elle  n'avait  été  baignée  dans  le  sang.  Elle  avait  eu  le  sein  percé 
d'un  coup  de  poignard  pendant  son  sommeil ,  et  l'arme  de  l'as- 
sassin était  encore  dans  la  blessure. 

»  Vous  me  pardonnerez  facilement  de  n'avoir  pas  insisté  sur 

ces  épouvantables  détails.  Us  furent  connus  dans  le  temps  de  la 

ville  tout  entière.  Ce  qui  est  encore  ignoré  des  personnes  même 

que  le  sort  de  cette  infortunée  toucha  le  plus,  car  il  y  a  peu  de 

6  11 


122  REVUE  DE  PARIS. 

jours  qu'elle  est  en  état  de  recueillir  et  de  mettre  en  ordre  les 
souvenirs  confus  de  son  histoire,  c'est  que  la  malheureuse  victime 
de  ce  forfait,  c'est  la  sublime  Pedrina  dont  Madrid  ne  perdra  ja- 
mais la  mémoire,  et  que  la  Pedrina,  c'est  Inès  de  Las  Sierras. 

r>  Je  reviens  à  mon  récit,  continua  Pablo.  Les  témoins  accourus 
à  cette  scène  d'horreur,  et  les  médecins  qu'on  y  avait  appelés 
sur-le-champ,  ne  lardèrent  point  à  reconnaître  que  la  dame  étran- 
gère n'était  pas  morte.  Des  soins  déjà  tardifs,  mais  empressés, 
lui  furent  rendus  avec  tant  de  succès  qu'on  parvint  à  réveiller  en 
elle  le  sentiment  et  la  vie.  Quelques  jours  cependant  se  passèrent 
dans  des  alternatives  de  crainte  et  d'espérance  qui  intéressèrent 
vivement  la  sympathie  publique.  Un  mois  après,  le  rétablissement 
d'Inès  paraissait  tout  à  fait  affermi,  mais  le  délire  qui  s'était  ma- 
nifesté dès  le  moment  où  elle  avait  recouvré  la  parole ,  et  qu'on 
attribuait  alors  à  l'action  d'un  fièvre  ardente,  ne  céda  ni  aux  re- 
mèdes ni  au  temps.  La  pauvre  créature  venait  d'être  ressuscitée 
pour  la  vie  physique,  mais  elle  restait  morte  à  la  vie  intelligente. 
Elle  était  folle. 

»  Une  communauté  de  saintes  femmes  l'accueillit ,  et  lui  con- 
tinua les  sollicitudes  attentives  dont  son  état  avait  besoin.  Objet 
de  tous  les  égards  d'une  charité  presque  providentielle,  on  dit 
qu'elle  les  justifiait  par  une  douceur  à  toute  épreuve,  car  son 
aliénation  n'avait  rien  de  la  fougue  et  de  la  violence  qui  caracté- 
risent ordinairement  cette  affreuse  maladie.  Elle  était  d'ailleurs 
fréquemment  interrompue  par  des  intervalles  lucides  qui  se  pro- 
longeaient plus  ou  moins,  et  qui  donnaient  de  jour  en  jour  un 
espoir  plus  fondé  de  sa  guérison  ;  ils  devinrent  assez  fréquents 
pour  qu'on  se  relâchât  beaucoup  de  l'attention  qu'on  avait  portée 
d'abord  à  ses  moindres  actions  et  à  ses  moindres  démarches  ;  on 
s'accoutuma  peu  à  peu  à  la  laisser  abandonnée  à  elle-même 
pendant  les  longues  heures  d'office  .  elle  mit  cette  négligence  à 
profit  pour  s'évader  ;  l'inquiétude  fut  grande,  etles  recherches 
furent  actives;  leur  résultat  parut  d'abord  assez  heureux  pour 
promettre  un  succès  prochain.  Inès  avait  été  remarquée  dès  les 
premiersjoursdeson  voyage  vagabond  par  l'incomparable  beauté 
de  ses  traits,  par  la  noblesse  naturelle  de  ses  manières,  et  aussi 
par  le  désordre  intermittent  de  ses  idées  et  de  son  langage.  Elle 
l'avait  été  surtout  par  la  singulière  physionomie  de  son  accou- 
trement, composé  au  hasard  des  restes  élégants,  mais  flétris,  de 


REVUE  DE  PARIS.  123 

sa  toilette  de  théâtre,  lambeaux  de  quelque  éclat  et  de  peu  de  va- 
leur que  le  Sicilien  avait  dédaigné  de  s'approprier,  et  dont  l'as- 
sortiment bizarre,  emprunté  à  l'appareil  du  luxe,  faisait  un  con- 
traste singulier  avec  le  sac  de  toile  grossière  duquel  Inès  avait 
chargé  son  épaule ,  pour  y  recevoir  les  charités  du  peuple.  On 
suivit  ainsi  ses  traces  jusqu'à  une  petite  dislance  de  Mat- 
taro,  mais  à  cet  endroit  de  la  route,  elles  s'effacèrent  totalement, 
et  sur  quelque  point  qu'on  se  dirigeât  dans  les  alentours,  il  fut 
impossible  de  les  retrouver.  Inès  avait  disparu  à  tous  les  yeux 
deux  jours  avant  Noël,  et  quand  on  se  rappela  la  profonde  mé- 
lancolie où  son  esprit  paraissait  plongé,  toutes  les  fois  qu'il  était 
parvenu  à  se  dégager  de  ses  ténèbres  habituelles,  on  n'hésita  pas 
à  penser  qu'elle  avait  mis  fin  elle-même  à  ses  jours,  en  se  préci- 
pitant dans  la  mer.  Celle  explication  se  présentait  si  naturelle- 
ment à  l'esprit  qu'on  fut  à  peine  tenté  d'en  chercher  une  autre. 
L'inconnue  était  morte,  et  l'impression  de  cette  nouvelle  se  fit 
sentir  pendant  deux  jours.  Le  troisièmejour,  elle  s'affaiblit  comme 
toutes  les  impressions,  et  le  lendemain  on  n'en  parla  plus. 

»  Il  arriva  dans  ce  temps-là  quelque  chose  de  fort  extraordi- 
naire qui  contribua  beaucoup  à  distraire  les  esprits  de  la  dispa- 
rition d'Inès  et  du  dénouement  tragique  de  ses  aventures.  Il  existe 
aux  environs  de  la  ville  où  l'on  avait  perdu  ses  derniers  vestiges, 
un  vieux  manoir  en  ruines  connu  sous  le  nom  de  château  de  Ghis- 
mondo,  donl  le  démon  a,  dit-on,  pris  possession  depuis  plusieurs 
siècles,  et  dans  lequel  la  tradition  lui  fait  tenir  tous  les  ans  un 
pompeux  cénacle  pendant  la  nuit  de  Noël.  La  génération  actuelle 
n'avait  rien  vu  qui  fût  capable  de  prêter  quelque  autorité  à  cette 
superstition  ridicule,  et  on  ne  s'en  inquiétait  plus  ;  mais  des  cir- 
constances qui  ne  se  sont  jamais  expliquées  lui  rendirent  ses 
droits  en  1812.  Il  n'y  eut  pas  lieu  de  douter  celle  fois  que  le  châ- 
teau maudit  fût  habité  par  des  hôtes  d'exception,  qui  s'y  livraient 
sans  mystère  à  la  joie  des  banquets.  Une  illumination  splendide 
éclata  dès  minuit  dans  ses  appartements  si  longtemps  déserts,  et 
porta  dans  les  hameaux  voisins  l'inquiétude  et  l'effroi.  Quelques 
voyageurs  attardés,  que  le  hasard  conduisit  sous  ses  murailles, 
entendirent  des  bruits  de  voix  étranges  et  confuses  auxquelles  se 
mêlaient  par  moments  des  chants  d'une  douceur  infinie.  Les  phé- 
nomènes d'une  nuit  orageuse ,  et  telle  que  la  Catalogne  ne  s'en 
rappelait  point  de  pareille  dans  une  saison  aussi  avancée ,  ajou- 


124  REVUE  DE  PARIS. 

(aient  encore  à  la  solennité  de  celte  scène  bizarre,  dont  la  peur 
et  la  crédulité  ne  manquèrent  pas  d'exagérer  les  détails.  11  ne  fut 
bruit  le  lendemain  et  les  jours  suivants,  à  plusieurs  lieues  à  la 
ronde,  que  du  retour  des  esprits  dans  la  maison  de  Ghismondo,  et 
le  concours  de  tant  de  témoignages  qui  s'accordaient  sur  les  prin- 
cipales circonstances  de  l'événement,  finit  par  inspirer  à  la  police 
des  alarmes  assez  fondées.  En  effet ,  les  troupes  françaises  ve- 
naient d'être  rappelées  de  leurs  garnisons  pour  aller  fortifier  au 
loin  les  débris  de  l'armée  d'Allemagne,  et  l'instant  pouvait  pa- 
raître favorable  au  renouvellement  des  tentatives  du  vieux  parti 
espagnol ,  qui  commençait  d'ailleurs  à  fermenter  d'une  manière 
très-sensible  dans  nos  départements  mal  soumis.  L'administration, 
peu  disposée  à  partager  les  croyances  de  la  population,  ne  vit 
donc  ,  dans  ce  prétendu  conciliabule  des  démons  fidèles  à  leur 
rendez-vous  anniversaire,  qu'une  assemblée  de  conspirateurs, 
tout  prêts  à  déployer  de  nouveau  le  drapeau  de  la  guerre  civile. 
Elle  ordonna  une  visite  exacte  du  manoir  mystérieux  ,  et  celte 
perquisition  confirma,  par  des  épreuves  évidentes,  la  vérité  des 
bruits  qui  l'avaient  rendue  nécessaire.  On  retrouva  tous  les  ves- 
tiges de  l'illumination  et  du  festin  ,  et  ont  put  conjecturer,  au 
nombre  des  bouteilles  vicies  qui  garnissaient  encore  la  table,  que 
les  convives  avaient  élé  assez  nombreux.  » 

—  A  ce  passage  du  récit  de  Pablo,  qui  me  remettait  en  mémoire 
la  soif  inextinguible  et  les  libations  immodérées  de  Doutraix,  je 
ne  pus  contenir  un  éclat  de  rire  convulsif  qui  l'interrompit  long- 
temps ,  et  qui  contrastait  d'une  manière  trop  bizarre  avec  les 
dispositions  où  il  m'avait  vu  au  commencement  de  l'histoire, 
pour  ne  pas  lui  occasionner  une  vive  surprise.  11  me  regarda  donc 
fixement,  en  attendaut  que  je  fusse  parvenu  à  réprimer  l'essor  de 
ma  gaieté  indiscrète,  et  me  voyant  plus  calme,  il  continua  : 

«  L'assemblée  tenue  par  un  certain  nombre  d'hommes,  proba- 
blement armés  ,  et  certainement  montés  ,  car  il  était  resté  aussi 
des  fourrages,  était  devenue  une  chose  démontrée  pour  tout  le 
monde;  mais  aucun  des  conjurés  ne  fut  trouvé  au  château,  et  on 
se  mit  inutilement  sur  leurs  traces.  Jamais  le  moindre  éclaircis- 
sement n'est  arrivé  à  l'autorité  sur  ce  t'ait  singulier,  depuis  l'é- 
poque même  où  il  a  cessé  d'être  répréhensible,  et  où  il  y  aurait 
autant  d'avantage  à  l'avouer  qu'il  y  avait  alors  de  nécessité  à  le 
taire.  La  troupe  qui  ayail  été  chargée  de  cette  petite  expédition, 


REVUE  DE  PARIS.  125 

se  disposait  a  partir,  quand  un  soldat  découvrit  dans  un  des  sou- 
terrains une  jeune  fille  étrangement  vêtue,  qui  paraissait  privée 
de  la  raison,  et  qui  ,  loin  de  l'éviter  ,  s'empressa  de  courir  à  lui , 
en  prononçant  un  nom  qu'il  n'a  pas  relenu:  «  Est-ce  loi?  lui 
cria-t-elle.  Combien  tu  t'es  fait  attendre!...  »—  Amenée  au  grand 
jour,  en  reconnaissant  son  erreur,  elle  se  prit  à  fondre  en  larmes. 

»  Cette  jeune  fille  ,  vous  savez  déjà  que  c'était  la  Pedrina.  Son 
signalement  ,  adressé  quelques  jours  auparavant  à  toutes  les  au- 
torités du  littoral ,  leur  était  parfaitement  présent.  On  s'empressa 
donc  de  la  renvoyer  à  Barcelone  ,  après  lui  avoir  fait  subir,  dans 
un  de  ses  moments  lucides,  un  interrogatoire  particulier  sur  l'é- 
vénement inexplicable  de  la  nuit  de  Noël  ;  mais  il  n'avait  laissé 
dans  son  esprit  que  des  traces  extrêmement  confuses  ,  et  ses  té- 
moignages ,  dont  on  ne  pouvait  suscepler  la  sincérité  ,  ne  firent 
qu'augmenter  les  embarras  déjà  fort  compliqués  de  l'information. 
Il  parut  seulement  démontré  qu'une  préoccupation  étrange  de 
son  imagination  malade  lui  avait  chercher  dans  le  manoir  des 
seigneurs  de  Las  Sierras  un  asile  garanti  par  les  droits  de  sa 
naissance  ;  qu'elle  s'y  était  introduite  avec  difficulté,  en  profitant 
de  l'étroit  passage  que  ses  portes  délabrées  laissaient  entre  elles  , 
et  qu'elle  y  avait  d'abord  vécu  de  ses  provisions  ,  et  les  jours  sui- 
vants, de  celles  que  les  étrangers  y  avaient  ahandonnées.  Quant 
à  ceux-ci,  elle  paraissait  ne  point  les  connaître;  et  la  description 
qu'elle  faisait  de  leurs  habillements,  qui  ne  sont  propres  à  aucune 
population  vivante,  s'éloignait  tellement  de  touîes  les  vraisem- 
blances ,  qu'on  l'attribua  sans  hésiter  aux  réminiscences  d'un 
songe  dont  son  esprit  confondait  les  traits  avec  ceux  de  la  réalité. 
Ce  qui  semblait  plus  évident,  c'est  qu'un  des  aventuriers  ou  des 
conjurés  avait  fait  une  vive  impression  sur  son  cœur  ,  et  que  le 
seul  espoir  de  le  retrouver  lui  inspirait  le  courage  de  vivre  en- 
core. Mais  elle  avait  compris  qu'il  était  poursuivi,  qu'il  était  me- 
nacé dans  sa  liberté  ,  dans  son  existence  peut-être ,  et  les  efforts 
les  plus  assidus ,  les  plus  obstinés  ,  ne  purent  lui  arracher  le  se- 
cret de  son  nom.  » 

Ce  dernier  endroit  de  la  narration  de  Pablo  venait  de  me  rap- 
peler sous  un  aspect  tout  à  fait  nouveau  le  souvenir  d'un  ami  dont 
j'avais  reçu  le  dernier  soupir.  Mon  sein  se  gonfla  ,  mes  yeux  se 
remplirent  de  larmes,  et  j'y  portai  brusquement  la  main  pour  ca- 
cher mon  émotiou  aux  personnes  que  m'entouraient.  Pabio  s'ar- 

11. 


126  REVUE  DE  PARIS. 

rêta  comme  la  première  fois ,  et  attacha  sur  moi  ses  regards  avec 
une  attention  encore  plus  marquée.  Je  pénétrai  facilement  le  sen- 
timent qui  l'occupait,  et  j'essayai  de  le  rassurer  par  un  sourire, 
— Tranquillise  ton  cœur  d'ami,  lui  dis-je  avec  expansion,  sur  les 
alternatives  d'attendrissement  et  de  gaieté  que  me  fait  éprouver 
ta  singulière  histoire.  Elles  n'ont  rien  que  de  naturel  dans  ma 
position,  et  tu  en  conviendras  toi-même  quand  j'aurai  pu  les  ex- 
pliquer. Continue  cependant ,  et  pardonne-moi  de  l'avoir  inter- 
rompu, car  les  aventures  de  la  Pedrina  ne  sont  pas  finies. 

«  Il  s'en  faut  de  peu  de  chose  ,  reprit  Pablo.  Elle  fut  ramenée 
dans  son  couvent  et  placée  sous  une  surveillance  plus  étroite.  Un 
vieux  médecin  ,  très-versé  dans  l'étude  des  maladies  de  l'esprit  , 
que  d'heureuses  circonstances  ont,  depuis  quelques  années,  con- 
duit à  Barcelone  .  entreprit  sa  guérison.  Il  s'aperçut  d'abord 
qu'elle  offrait  de  grandes  difficultés,  car  les  désordres  d'une  ima- 
gination blessée  ne  sont  jamais  plus  graves  ,  et  pour  ainsi  dire  , 
plus  incurables  ,  que  lorsqu'ils  résultent  d'une  peine  profonde  de 
l'âme.  Toutefois,  il  insista,  parce  qu'il  comptait  sur  un  auxiliaire 
qui  se  montre  toujours  habile  à  soulager  la  douleur,  le  temps,  qui 
efface  tout ,  et  qui  est  seul  éternel  au  milieu  de  nos  plaisirs  et  de 
nos  chagrins  passagers.  11  voulut  y  joindre  la  distraction  et  l'é- 
tude ;  il  appela  les  arts  au  secours  de  sa  malade ,  les  arts  qu'elle 
avait  oubliés,  mais  dont  l'impression  ne  tarda  pas  de  se  réveiller 
plus  puissante  que  jamais  dans  cette  admirable  organisation.  Ap- 
prendre, dit  un  philosophe  ,  est  peut-être  se  souvenir.  Pour  elle  , 
c'était  inventer.  Sa  pn-mière  leçon  fit  passer  les  auditeurs  de  l'é- 
tonnement  à  l'admiration  ,  à  l'enthousiasme  ,  au  fanatisme.  Ses 
succès  s'étendirent  avec  rapidité;  l'ivresse  qu'elle  faisait  naître  la 
gagna  elle-même.  Il  y  a  des  natures  privilégiées  que  la  gloire  dé- 
dommage du  bonheur,  et  cette  compensation  leur  a  été  merveil- 
leusement ménagée  par  la  Providence,  car  le  bonheur  et  la  gloire 
se  trouvent  rarement  ensemble.  Enfin  ,  elle  guérit,  et  fut  en  état 
de  se  faire  connaître  de  son  bienfaiteur  dont  je  liens  ce  récit. 
Mais  le  retour  de  sa  raison  n'aurait  été  pour  elle  qu'un  malheur 
nouveau,  si  elle  n'eût  retrouvé  en  même  temps  les  ressources  de 
son  talent.  Vous  imaginez  bien  que  les  offres  ne  lui  manquèrent 
pas,  dès  qu'on  eut  appris  qu'elle  était  décidée  à  se  consacrer  au  théâ- 
tre. Déjà  dix  villes  différentes  menaçaient  de  nous  l'enlever, quand 
Bascara  est  parvenu  à  la  voir  hier  et  à.  l'engager  dans  sa  troupe. 


REVUE  DE  PARIS.  127 

—  Dans  îa  troupe  de  Bascara!  m'écriai-je  en  riant.  Sois  sûr 
qu'elle  sait  maintenant  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  redoutables  con- 
spirateurs du  château  de  Ghismondo. 

—  C'est  ce  que  tu  vas  nous  faire  comprendre,  répondit  Pablo  , 
car  tu  parais  fort  au  fait  de  ces  mystères.  Parle  donc,  je  ten  prie. 

—  Il  ne  saurait,  dit  Estelle  d'un  ton  piqué.  C'est  un  secret  qu'il 
ne  peut  rompre  pour  personne. 

—  Cela  était  vrai  il  n'y  a  qu'un  moment ,  répartis-je  ;  mais  ce 
moment  a  opéré  un  grand  changement  dans  mes  idées  et  dans 
mes  résolutions.  Je  viens  d'être  dégagé  de  mon  serment. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  je  rencontai  alors  ce  que  je 
vous  racontais  il  y  a  un  mois  ,  et  ce  que  vous  me  dispenserez  sans 
peine  de  vous  raconter  aujourd'hui ,  même  quand  vous  n'auriez 
pas  un  souvenir  bien  présent  de  ma  première  histoire.  Je  ne  suis 
pas  assez  capable  de  lui  prêter  assez  d'attrait  pour  le  faire  écouler 
deux  fois. 

—  Vous  êtes  du  moins  assez  bon  logicien,  dit  le  substitut,  pour 
en  tirer  quelque  induction  morale  ,  et  je  vous  déclare  que  je  ne 
donnerais  pas  un  fétu  de  la  nouvelle  la  plus  piquante,  s'il  n'en 
résultait  aucun  enseignement  pour  l'esprit.  Le  bon  Perrault ,  vo- 
tre maître  ,  savait  faire  sortir  de  ses  contes  les  plus  ridicules  de 
saines  et  graves  moralités. 

—  Hélas  !  repris-je  en  levant  les  mains  au  ciel  ,  de  qui  me  par- 
lez-vous là  ?  D'un  des  génies  les  plus  transcendants  qui  aient 
éclairé  l'humanité  depuis  Homère  !  Oh  !  les  romanciers  de  mon 
temps,  et  les  faiseurs  de  contes  eux-mêmes,  n'ont  pas  la  préten- 
tion de  lui  ressembler.  Je  vous  dirai  même  entre  nous  qu'ils  se 
tiendraient  fort  humiliés  de  la  comparaison.  Ce  qu'il  leur  faut, 
mon  cher  substitut,  c'est  la  renommée  quotidienne  qu'on  obtient 
avec  de  l'argent  qu'on  parvient  toujours  à  gagner  bien  ou  mal , 
quand  on  a  de  la  renommée.  La  morale,  suivant  vous  si  requise  , 
est  le  moindre  de  leurs  soucis.  Cependant,  puisque  vous  le  voulez, 
je  vais  finir  par  un  adage  que  je  crois  de  ma  façon  ,  mais  qu'on 
trouverait  peut-élre  ailleurs  en  cherchant  bien  ,  car  il  n'y  a  rien 
qui  n'ait  été  dit  : 

Tout  croire  est  d'un  imbécile. 
Tout  nier  est  d'un  sot. 


128  REVUE  DE  PARIS. 

Et,  si  celui-là  ne  vous  convient  pas  ,  il  me  coûte  peu  d'en  em- 
prunter un  autre  aux  Espagnols,  pendant  que  je  suis  sur  leur 
terrain  : 

De  las  cosas  mas  seguras, 
La  mas  segura  es  dudar. 

Cela  veut  dire,  chère  Eudoxie,  que,  de  toutes  les  choses  sûres, 
la  plus  sûre  est  de  douter. 

—  Douter  ,  douter  !  dit  tristement  Anastase.  Beau  plaisir  que 
de  douter  !  Il  n'y  a  donc  point  d'apparitions! ... 

—  Tu  vas  trop  loin  ,  répondis-je  ;  car  mon  adage  t'enseigne 
qu'il  y  en  a  peut-être.  Je  n'ai  pas  eu  le  bonheur  d'en  voir;  mais 
pourquoi  cela  ne  serait-il  pas  réservé  à  une  organisation  plus 
complète  et  plus  favorisée  que  la  mienne  ? 

—  A  une  organisation  plus  complète  et  plus  favorisée  !  s'écria 
le  substitut.  A  un  idiot  !  à  un  fou  ! 

—  Pourquoi  pas,  monsieur  le  substitut  ?  Qui  m'a  donné  la  me- 
sure de  l'intelligence  humaine  ?  Quel  est  l'habile  Popilius  qui  lui 
a  dit  :  Tu  ne  sortiras  pas  de  ce  cercle  !  Si  les  apparitions  sont  un 
mensonge  ,  il  faut  convenir  qu'il  n'y  a  point  de  vérité  plus  accré- 
ditée que  celte  erreur.  Tous  les  siècles,  toutes  les  nations,  toutes 
les  histoires  en  rendent  témoignage  ;  et  sur  quoi  faites-vous  repo- 
ser la  notion  de  ce  qu'on  appelle  la  vérité,  si  ce  n'est  sur  le  té- 
moignage des  histoires ,  des  nations,  des  siècles  ?  J'ai,  d'ailleurs, 
sur  ce  sujet  une  manière  de  penser  qui  m'est  tout  à  fait  propre  , 
et  que  vous  trouverez  probablement  fort  étrange,  mais  dont  je 
ne  peux  me  départir.  C'est  que  l'homme  est  incapable  de  rien 
inventer,  ou  pour  m'exprimer  autrement ,  c'est  que  l'invention 
n'est  en  lui  qu'une  perception  innée  des  faits  réels.  Que  fait  au- 
jourd'hui la  science  ?  A  chaque  nouvelle  découverte,  elle  justifie, 
elle  authentique  ,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi ,  un  des  prétendus 
mensonges  d'Hérodote  et  de  Pline.  La  fabuleuse  giraffe  se  pro- 
mène au  Jardin  du  Roi.  Je  suis  un  de  ceux  qui  y  attendent  inces- 
samment la  licorne.  Les  dragons ,  les  vouivres  ,  les  endriagues  , 
les  tarasques  ,  ne  font  plus  par  lie  du  monde  vivant ,  mais  Cuvier 
les  a  retrouvés  dans  le  monde  fossile.  Tout  le  monde  sait  que  la 
harpie  était  une  énorme  chauve-souris,  et  les  poètes  l'ont  décrite 
avec  une  exactitude  qui  ferait  envie  à  Linné.  Quant  à  ce  phéno- 


REVUE  DE  PARIS.  129 

mène  des  apparitions ,  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  ,  et  au- 
quel je  reviens  volontiers... 

J'allais  y  revenir  en  effet ,  et  avec  de  longs  développement? , 
car  c'est  une  matière  sur  laquelle  II  y  a  beaucoup  à  parler,  quand 
je  m'avisai  que  le  substitut  s'était  endormi. 

Ch.  Nodier. 


DES  ENCOURAGEMENTS 

AUX  BEAUX-ARTS 

ET  DES  SUBVENTIONS  THEATRALES. 


En  émettant  notre  opinion  sur  les  encouragements  accordés 
aux  beaux-arts  en  France  et  sur  la  subvention  théâtrale  ,  il  nous 
sera  permis  de  reproduire  ici  une  pensée  que  nous  exprimâmes  à 
la  tribune  pendant  le  règne  de  Louis  XVIII  :  nous  avons  dit  alors 
(et  nos  amis ,  qui  siégeaient  avec  nous  sur  les  bancs  de  l'opposi- 
tion ,  ne  nous  en  firent  pas  un  crime)  que  l'impôt  en  lui-même 
n'avait  rien  de  blâmable  quand  la  répartition  en  était  bien  ordon- 
née ,  et  quand  son  emploi  n'était  pas  détourné  des  vrais  services 
publics.  Nous  ajoutâmes  qu'en  le  représentant  sans  cesse  comme 
le  produit  odieux  de  la  bUeur  des  contribuables,  on  égarerait 
d'une  manière  fâcheuse  la  pensée  du  peuple  ,  et  qu'on  le  condui- 
rait à  la  haine  de  son  gouvernement.  Nous  demanderions  volon- 
tiers quel  serait  l'état  d'une  grande  nation  qui,  voyant  se  réaliser, 
chez  elle  ,  un  des  rêves  les  plus  fréquents  de  la  philanthropie 
moderne  ,  serait  exempte  d'impôts  ?  La  cessation  de  travaux  pu- 
blics et  l'abandon  des  établissements  d'utilité  générale  en  seraient 
non-seulement  la  conséquence  ;  mais  encore  ,  privée  de  sécurité, 
l'industrie  particulière  serait  frappée  au  cœur.  Un  pareil  vœu  nous 
semble  d'une  telle  absurdité  ,  que  nous  croirions  insulter  le  lec- 
teur en  nous  y  arrêtant  davantage.  L'Europe  du  jour  est  loin 
d'être  constiluée  en  communauté  de  frères  moraves. 
Toutes  les  épargnes  ne  sont  pas  plus  des  économies  que  toutes 


REVUE  DE  PARIS.  131 

les  dépenses  ne  sont  des  prodigalités  :  le  conseil  municipal  de 
Paris  a  compris  cette  vérité  .  lorsqu'il  a  fait  l'allocation  d'une 
somme  assez  considérable  ,  destinée  à  augmenter  l'éclat  des  fêles 
qui  vont  solenniser  le  mariage  de  l'héritier  présomptif  du  trône. 
Il  a  pensé,  dans  sa  sagesse,  que  cet  argent,  de  canaux  en  canaux, 
aboutirait  au  logis  de  la  classe  laborieuse  .  qu'il  provoquerait 
dans  l'autre  un  désir  de  paraître  ,  dont  le  résultat  la  conduirait  à 
des  déboursés  quadruples  de  la  dépense  municipale  ,  que  l'étran- 
ger ,  appelé  à  ces  fêtes  ,  accroîtrait ,  par  sa  présence  dans  Paris, 
le  produit  des  droits  d'entrée,  et  que  les  départements  y  trouve- 
raient eux-mêmes  leur  avantage,  puisqu'ils  fournissent  la  matière 
première  des  consommations  de  la  capitale.  Le  conseil  municipal 
ne  s'est  donc  pas  plus  trompé  que  son  habile  préfet ,  il  ne  s'est 
pas  plus  trompé  que  Colbert  renchérissant,  il  y  aura  bientôt  deux 
siècles  ,  sur  les  apprêts  de  la  fêle  dont  Louis  XIV  lui  présentait  le 
programme  ,  en  craignant  de  voir  le  ministre  lui  objecter  l'épui- 
sement du  trésor. 

Si  la  dépense  du  riche  devient  ainsi  la  richesse  du  pauvre  ;  si, 
au  sein  d'une  civilisation  que  ,  sous  peine  de  troubles  intestins,  il 
faut  occuper  au  dedans  ou  au  dehors,  avide  de  jouissances  dans 
les  rangs  supérieurs  ,  vivant  de  travaux  salariés  dans  les  autres, 
il  est  d'une  bonne  économie  de  provoquer  celte  dépense  sans  s'é- 
carter des  moyens  honnêtes  de  l'obtenir  ,  les  encouragements  ac- 
cordés aux  beaux-arts  ont  leur  pleine  justification.  Allons  plus 
loin  ;  toute  mesquinerie  en  cette  matière  serait  une  faute  grave, 
en  ce  qu'elle  deviendrait  absolument  improductive.  Dépenser  peu 
pour  les  arts  dans  l'état  actuel  de  l'Europe  ,  c'est  à  la  fois  perdre 
son  argent  et  fermer  sa  porte  à  l'étranger.  Celui-ci  ira  certaine- 
ment chercher  ailleurs  les  jouissances  qu'il  se  croit  en  droit  de 
leur  demander  sa  bourse  à  la  main. 

Trois  Théâtres ,  qui  sont  en  possession  d'exploiter  trois  des 
principaux  genres  de  composition  dramatique  et  lyrique,  se  par- 
tagent ,  dans  la  subvention  générale  ,  une  somme  de  près  de 
500,000  francs.  Ce  sont  les  Français  ,  l'Opéra-Comique  et  les 
Italiens.  Il  serait  à  souhaiter  que  ce  secours  leur  fût  distribué 
dans  d'autres  proportions  que  celles  qui  ont  lieu  présentement. 
Si  l'Opéra-Comique  y  prend  une  trop  large  part ,  on  se  rappel- 
lera qu'il  la  doit  d'abord  à  l'intérêt ,  peut-être  un  peu  trop  vif, 
manifesté  en  sa  faveur  dans  la  chambre  élective ,  ensuite  à  la 


132  REVUE  DE  PARIS. 

nécessité  où  se  vit  le  ministre  de  détourner,  par  ce  moyen  ,  un 
projet  de  mise  en  actions ,  aussi  préjudiciable  à  l'art  qu'au  public. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  la  subvention  accordée  à  ces  théâtres  d'or- 
dre supérieur  donne  au  gouvernement  le  droit  d'intervenir  dans 
leur  administration.  C'est  un  bien  qu'on  ne  saurait  nier.  Tout  xm 
peuple  allant  y  chercber  des  émotions  .  il  importe  que  celles-ci 
ne  soient  jamais  en  hostilité  avec  le  sentiment  du  beau  et  de  l'hon- 
nête. Le  devoir  de  l'autorité  est  donc  de  veiller  à  ce  que  la  mo- 
rale n'y  soit  jamais  outragée  ,  ainsi  qu'elle  le  fut  trop  souvent 
chez  des  peuples  offerts  à  notre  admiration  par  un  engouement 
républicain.  Il  appartient  encore  au  pouvoir  d'appeler  sur  la 
scène  des  talents  qu'une  rivalité  ombrageuse  en  écarte  trop  sou- 
vent ,  et  d'encourager  ceux  qui  peuvent  exercer  une  influence 
heureuse  sur  la  vie  privée  ;  car  l'homme  ,  par  la  nature  ,  crée 
peu  et  imite  beaucoup  ;  le  génie  lui-même  ,  à  bien  dire  ,  ne  crée 
pas  ,  mais  il  trouve  :  d'où  il  arrive  que  ,  jusque  dans  ses  éga- 
rements ,  il  agrandit  quelquefois  le  domaine  de  la  pensée  hu- 
maine. Le  passé  est  plus  riche  .  en  ce  genre  ,  qu'on  ne  semble 
le  croire.  Sachons  gré  au  gouvernement  de  ce  que  le  Théâtre- 
Français,  dépositaire  de  nos  vieux  trésors  ,  ne  les  traite  plus 
à  l'instar  de  ces  produits  d'un  autre  âge  ,  pour  lesquels  on  pro- 
fesse un  respect  de  commande  ,  tout  en  les  oubliant  dans  la 
poussière  d'un  garde-meuble  !  Plus  d'une  fois,  dans  ces  derniers 
mois  ,  Corneille  ,  Racine  et  Molière  ,  le  premier  peut-être  de  nos 
philosophes  ,  sont  venus  étonner  une  jeunesse  dédaigneuse  de 
leurs  fortes  conceptions  ,  quoi  qu'on  prétende  ,  souvent  hardies 
sans  témérité  et  audacieuses  sans  désordre.  De  moindres  succès 
sont  réservés  aujourd'hui  à  Voltaire,  apôtre  fervent  d'une  époque 
où  le  poète  tragique  déclamait  un  peu  trop  et  démolissait  outre 
mesure.  Un  autre  besoin  est  senti  présentement.  Espérons  qu'en 
se  régularisant ,  l'art  viendra  y  satisfaire  ;  c'est  en  quoi  la  Com- 
mission royale  des  théâtres  subventionnés  seconde  de  son  zèle 
l'action  du  gouvernement. 

Il  est  un  genre  de  spectacle  bien  plus  exigeant  que  ceux  que 
nous  venons  de  nommer  sous  le  rapport  de  la  dépense  ,  parce 
qu'on  en  attend  davantage  ,  et  parce  qu'il  s'adresse  plus  parti- 
culièrement aux  sens  les  plus  susceptibles  d'être  impressionnés. 

On  voit  qu'il  s'agit  ici  de  l'Académie  royale  de  Musique  ,  dont 
le  Conservatoire  est  l'annexe  obligée  à  titre  d'école  de  prépara- 


REVUE  DE  PARIS.  133 

tion.  le  chiffre  incontesté  de  140.000  francs ,  demandés  pour 
soutenir  celte  dernière  institution  ,  nous  dispense  ,  par  sa  modi- 
cité ,  d'en  prendre  la  défense.  Ce  ne  sera  pas  de  nos  jours  que 
Ton  meltra  en  doute  le  mérite  d'un  établissement  qui,  à  notre 
grande  surprise,  date  d'une  époque  où  le  sage  attristé  pouvait 
souhaiter  que  l'on  se  tournât  vers  les  arts  en  possession  d'adou- 
cir les  mœurs,  mais  où  la  force  gouvernementale  ne  semblait  pas 
dirigée  de  ce  côté. 

Bien  plus  ancien  que  le  Conservatoire ,  contemporain  de  la 
gloire  de  Louis  XIV  ,  qu'il  célébra  avec  trop  peu  de  réserve , 
l'Opéra  ,  dans  sa  plus  grande  splendeur  ,  n'a  jamais  été  ce  qu'il 
est  aujourd'hui.  Pendant  le  directoire  ,  il  obtenait  des  subsides 
considérables;  pendant  l'empire  ,  Napoléon  ne  cessait  de  venir  à 
son  secours  avec  son  inépuisable  domaine  extraordinaire;  sous 
la  restauration  ,  il  a  absorbé  jusqu'à  900.000  francs  en  sus  de 
ses  recettes  ,  sans  briller  jamais  de  l'éclat  auquel  il  est  actuelle- 
ment parvenu.  Sa  subvention  annuelle  de  620.000  francs  est.  en 
toute  exactitude  ,  au-dessous  de  ses  besoins  .  puisque  ses  recet- 
tes de  la  dernière  année  théâtrale,  subvention  comprise  ,  bien 
que  supérieures  à  celles  des  années  précédentes  ,  ne  se  sont  éle- 
vées en  totalité  qu'à  1,779,252  fr.  99  cent.,  tandis  que  ses  dé- 
penses générales,  établies  sur  preuves  ,  montent  à  1.767.592  fr. 
4  cent.  La  balance  entre  ces  deux  chiffres  offre  ,  à  l'avantage  du 
directeur-entrepreneur,  la  faible  différence  de  11,660  fr.  95  cent. 

Il  est  incontestable  que  ce  bénéfice  est  insuffisant.  L'entreprise 
est  vaste  ,  infinie  dans  ses  détails  ;  sans  parler  d'un  lourd  cau- 
tionnaient ,  elle  exige  des  déboursés  énormes  ,  dont  la  rentrée 
est  incertaine.  Qui  ne  sait  que  le  rhume  prolongé  d'un  chanteur 
ou  d'une  cantatrice  ,  les  seuls  que  l'on  veuille  entendre  ,  parce 
qu'ils  ont  enchaîné  la  foule  à  leur  apparition  sur  le  théâtre  ;  qui 
ne  sait  que  l'entorse  d'une  danseuse  en  possession  de  captiver 
les  regards,  sans  même  arriver  simultanément,  produiraient 
un  vide  de  plusieurs  semaines  dans  la  caisse  de  l'Opéra  ?  Toute- 
fois, indépendamment  des  frais  dans  lesquels  on  est  entraîné  par 
la  mise  en  scène  d'un  ballet  ou  l'étude  d'une  partition  nouvelle  , 
chaque  mois  il  faut  suffire  aux  engagements  contractés  envers 
près  de  sept  cents  parties  prenantes;  et  dans  le  nombre  de  celles-ci, 
combien  n'est  est-il  pas  dont  les  appointements,  non  comptés  les 
mois  de  congé  ,  s'élèvent  de  20  à  60,000  francs  ? 

6  12 


1S4  REVUE  DE  PARIS. 

Ces  salaires  ,  dira-t-on  ,  sont  exagérés;  il  convient  de  les  ré- 
duire. Soit  ,  répondrons-nous.  Mais  alors  retiendrez-vous  en 
France  les  artistes  de  premier  ordre  ?  L'Europe  du  XIXe  siècle 
est  avide  de  spectacles;  on  s'y  dispute,  on  s'y  arrache  les  grands 
talents  scéniques;  leur  perle  devient  un  événement  douloureux  , 
leur  retour  une  joie  générale.  Leurs  migrations  auront  nécessai- 
rement lieu  vers  les  contrées  où  le  soleil  d'or  aura  lui  ;  et  privés 
de  jouissances  qui  aident  plus  au  mouvement  social  qu'on  ne  l'i- 
magine .  après  avoir  tardivement  reconnu  que  votre  ordre  pu- 
blic est  affecté  de  leur  absence  ,  vous  accuserez  votre  gouver- 
nement d'avoir  laissé  échapper ,  au  profit  des  étrangers  ,  une 
suprématie  dont  vous  étiez  en  possession. 

M.  le  ministre  de  l'intérieur  et  la  commission  des  théâtres 
royaux,  lorsque  les  deux  premiers  talents  du  chant  et  de  la  danse 
ont  menacé  la  capitale  de  leur  retraite  ,  ont  été  presque  effrayés 
de  la  résolution  de  ces  artistes  ;  si  tous  les  efforts  ont  été  vains 
pour  les  retenir,  on  n'accusera  ni  l'autorité,  ni  le  directeur  de 
l'Académie  royale  de  Musique  ,  d'être  restés  à  leur  égard  au- 
dessous  d'offres  convenables  et  même  brillantes.  La  susceptibilité 
de  l'un  et  l'opulente  moisson  promise  à  l'autre  par  la  Russie  ont 
seules  décidé  un  départ  accompagné  de  nos  regrets  ,  mais  qui 
n'est  pas  resté  sans  indemnités  ,  déjà  appréciées  à  toute  leur 
valeur  par  un  public  éclairé. 

Le  spectacle  de  l'Opéra  .  si  on  ne  veut  en  baisser  pour  toujours 
la  toile  ,  depuis  l'administration  de  M.  Véron  ,  est  condamné  à 
vivre  de  grandeur  .  de  luxe  et  de  magnificence  ;  les  prestiges  de 
tout  genre  sont  devenus  sa  loi  la  plus  impérieuse.  S'il  n'éblouit , 
il  est  éclipsé  ;  s'il  n'attire  la  foule  à  ses  pompes  ,  il  est  désert.  Lui 
ordonner  l'économie,  ce  serait  prononcer  son  arrêt  de  mort.  Jîous 
examinerons  bientôt  quels  sont  les  principaux  intéressés  à  la  con- 
servation de  cet  établissement  unique  en  son  genre  ,  et  à  qui  il 
appartient  d'en  nourrir  la  splendeur.  Nous  verrons  s'il  se  borne 
à  être  une  de  nos  gloires  trop  chèrement  acquises  et  à  répandre 
sur  le  pays  un  stérile  éclat.  Toujours  est-il  vrai  qu'en  toute  na- 
ture d'exploitation  les  bénéfices  doivent  être  en  rapport  avec  la 
masse  des  fonds  qu'on  y  verse  et  avec  les  chances  de  l'entre- 
prise. Or  .  l'excédant  des  recettes  sur  les  dépenses  étant  ici  pres- 
que nul ,  il  en  résulte  un  fait  incontestable  ,  c'est  que  la  subven- 
tion de  l'Opéra  est  insuffisante.  De  manière  ou  d'autre ,  elle  doit 


REVUE  DE  PARIS.  135 

être  accrue,  soit  par  distraction  d'une  partie  des  secours  accordés 
aux  théâtres  déjà  désignés  ,  soit  par  augmentation  de  la  somme 
totale  affectée  à  cette  nature  de  service.  Avant  que  les  chambres 
soient  appelées  à  y  pourvoir  dans  leur  sagesse  ,  nous  croyons 
devoir  leur  soumettre  les  réflexions  suivantes  : 

Vous  avez  aboli  la  loterie  ,  leur  dirons-nous ,  et  nous  vous  en 
avons  rendu  grâces  au  nom  de  la  morale  et  de  l'humanité.  Ses  bu- 
reaux ont  été  remplacés  par  ceux  des  caisses  d'épargne  ;  c'est  un 
de  vos  titres  à  la  reconnaissance  du  pays.  Vous  avez  aboli  les 
jeux  publics;  et  quoique  les  âmes  honnêtes,  dans  leur  premier 
mouvement ,  aient  applaudi  à  votre  vertueuse  intention  ,  l'expé- 
rience seule  nous  apprendra  si  vous  avez  déraciné  un  grand  mal 
ou  si  vous  n'avez  fait  que  le  déplacer. 

En  effaçant  de  vos  recettes  les  jeux  publics  et  leur  produit , 
certes  vous  n'avez  entendu  ni  dérober  aux  établissements  dans  les- 
quels un  noble  orgueil  se  complaît ,  ni  enlever  aux  gens  de  let- 
tres et  aux  artistes  les  encouragements  dont  ils  étaient  en  posses- 
sion. Ce  vandalisme  a  été  loin  de  votre  pensée.  Vous  n'avez  pas 
voulu  guérir  à  droite  pour  blesser  à  gauche,  et  soulager  quelques 
maux  pour  briser  ensuite  des  existences  honorables.  Toutefois 
vous  ne  sauriez  vous  dissimuler  que  la  passion  du  jeu  est  endémi- 
que sur  celle  terre ,  où  les  créatures  animées  courent  à  tout  prix 
vers  les  excitations  qui  abrègent  souvent  la  vie  en  la  faisant  mieux 
sentir.  Même  au  sein  de  l'oisiveté  on  veut  être  aventureux.  Les 
opulents  de  l'Europe  fréquentent  les  bains  de  Baden  ,  de  Spa  ,  de 
Bath  et  des  Hyrénées  ,  non  pas  tant  parce  que  les  eaux  en  sont 
salutaires  que  parce  qu'on  y  joue.  On  jouait  ù  Paris  ;  ils  le  savaient, 
et  chaque  hiver  c'était  un  attrait  pour  eux.  Enlevez-leur  encore 
les  spectacles,  et  vous  apprendrez  bientôt  s'ils  viendront  vous  ap- 
porter leur  or  pour  contempler  ,  une  heure  ou  deux  ,  votre  co- 
lonne de  la  place  Vendôme  ! 

Votre  Académie  royale  de  Musique  est  devenue  le  premier 
théâtre  de  l'Europe.  Dans  votre  intérêt,  ne  le  laissez  pas  décheoir 
de  ce  rang  ;  autrement  l'étranger,  ne  trouvant  plus  rien  qui  l'ap- 
pelle chez  vous,  ira  porter  ailleurs  ses  ducats  ,  ses  piastres  et  ses 
banek  notes.  Dites-le-nous  ,  quelle  lacune  n'en  résulterait-il  pas 
dans  votre  commerce  et  dans  votre  industrie  ?  Vos  idées  peuvent 
être  républicaines  ,  et  c'est ,  chez  vous  ,  une  véritable  anomalie  , 
car  vos  mœurs  sont  essentiellement  monarchiques.  Vous  avez  be- 


156  REVUE  DE  PARIS. 

soin  des  arts  ;  vous  aurez  beau  le  contester  ,  vous  vivez  de  luxe  , 
vous  n'existez  que  par  le  luxe  :  n'en  tarissez  donc  pas  la  source. 
L'Opéra  seul ,  dans  le  courant  d'une  année  ,  fait  mouvoir  plus  de 
bras ,  fait  confectionner  plus  de  vêtements  ,  plus  de  bijoux  ,  plus 
d'équipages .  plus  de  parures .  indépendamment  des  dépenses 
obligées  de  mises  en  scène,  que  la  moitié  de  la  population  de  votre 
capitale;  il  y  attire  plus  d'étrangers  que  tous  vos  monuments, 
dont  nous  sommes  loin  de  contester  le  mérite,  mais  avec  lesquels 
de  belles  œuvres  de  même  genre  peuvent  au  moins  rivaliser  en 
Europe. 

Une  question  importante  est  soulevée.  Nous  allons  essayer  d'en 
donner  la  solution  ,  nous  bommes  de  province,  nous  qui  n'au- 
rons garde  d'oublier  que  nous  avons  reçu  le  mandat  d'un  dépar- 
tement pauvre  ,  mais  appelé  à  un  meilleure  fortune  ,  pour  peu 
que  le  gouvernement .  jetant  enfin  sur  lui  un  regard  de  bienveil- 
lance ,  l'appeile  au  partage  des  bienfaits  d'un  ordre  social  perfec- 
tionné. 

Nous  nous  y  attendons  :  on  nous  demandera  si  la  France  en- 
lière  doit  être  mise  à  contribution  pour  une  capitale,  où  la  richesse 
de  tout  un  royaume  ira  s'engloutir?  On  nous  demandera  si  Paris, 
tirant  un  si  grand  avantage  de  ses  spectacles  et  de  la  présence 
des  étrangers  qui  y  accourent ,  ne  doit  pas  entretenir  ses  théâ- 
tres ?  Avant  l'abolition  des  jeux  publics,  cette  question  trouvait 
sa  réponse  dans  leurs  produits  portés  au  trésor  royal ,  quoiqu'à 
bon  droit  ils  pussent  être  réclamés  par  le  département  de  la 
Seine.  Aujourd'hui  le  scrupule  des  députés  consciencieux  exige 
une  autre  réponse,  et  elle  ne  sera  pas  difficile  à  trouver,  puis- 
qu'elle est  peut-être  encore  mieux  fondée  en  raison  que  la  précé- 
dente. 

La  vie  d'un  peuple  ne  consiste  pas  seulement  dans  la  satisfac- 
tion donnée  aux  besoins  matériels.  Si  le  corps  se  nourrit  de  pain, 
rame  a  droit  à  un  autre  aliment.  Supposez  Paris  sans  spectacles, 
la  Fiance  n'en  aura  bientôt  plus.  Ceci  s'applique  également  aux 
arts  et  aux  lettres .  dont  le  foyer  sera  toujours  dans  la  capitale. 
C'est  là  .  en  effrt .  qu'ils  s'échauffent  «  qu'ils  se  perfectionnent, 
qu'ils  s'éleclrisenl  par  un  contact  répété,  que  les  réputations  nées 
ailleurs  viennent  mourir  ou  recevoir  une  consécration  ;  c'est  de 
là  aussi  qu'après  avoir  puisé  à  la  source  d'un  goût  épuré  ,  les  ar- 
tistes dramatiques  se  répandent  dans  les  provinces ,  pour  les  as- 


REVUE  DE  PARIS.  137 

socier  aux  plaisirs  qui  ont  charmé  d'autres  yeux  et  des  oreilles 
mieux  exercées.  Ces  choses  ont  aussi  leur  valeur  ,  et  quoiqu'elles 
ne  figurent  pas  dans  le  chapitre  des  dépenses  votées  en  faveur  des 
départements,  ils  doivent  y  attacher  quelque  prix.  Mais  allons 
plus  loin  : 

Ces  étrangers  qui  sont  entraînés  vers  la  capitale  par  l'attrait 
des  plaisirs ,  dont  nos  spectacles ,  nos  musées  et  nos  monuments 
leur  font  la  séduisante  promesse,  croira-t-on  par  hasard  qu'ils  y 
arrivent  en  ballon?  En  élevant  le  chiffre  des  consommations  de 
Paris,  n'exercent-ils  pas  une  action  sur  la  France  productive? 
Les  commandes  de  toute  nature  ne  se  multiplient-elles  pas  d;ins 
les  provinces  par  le  seul  effet  de  leur  présence  ?  Les  routes  sillon- 
nées de  voilures  ne  déposent-elles  pas  de  cet  accroissement  de 
besoins  à  satisfaire,  de  travaux  tendant  à  ce  but  ?  Le  fisc  n'y  trou- 
ve-l-il  pas  un  avantage  supérieur  à  ses  déboursés  en  faveur  des 
beaux-arts,  et  cette  opération  de  banque  ,  dont  profilent  essen- 
tiellement les  classes  laborieuses,  n'est-elle  pas  la  mieux  enten- 
due à  laquelle  un  gouvernement  puisse  se  livrer? 

Les  familles  à  grande  fortune  ,  que  vous  avez  ainsi  appelées 
chez  vous  ,  qui  ont  traversé  vos  belles  campagnes  ,  qui  ont  élé 
réchauffées  par  votre  soleil  ,  qui  ont  respiré  l'air  embaumé  de 
vos  provinces  du  midi  ,  ne  se  sentiront-elles  pas  arrêtées  sur  vo- 
tre sol  ?  Une  terre  plantureuse  qui  brille  d'une  riche  culture  et 
de  frais  ombrages  a  aussi  des  voix  pour  leur  parler  et  des  accords 
ravissants  pour  s'en  faire  entendre;  et,  si  les  plaisirs  de  l'hiver 
les  ont  invitées  à  consommer  dans  Paris  une  portion  notable  de 
leurs  richesses  ,  la  Provence ,  la  Touraine  ,  la  Normandie  et  la 
Bretagne  elle-même  vous  diront  qu'elles  ont  la  puissance  de 
les  retirer  pendant  la  saison  des  fleurs  ,  des  moissons  et  des  ven- 
danges. 

On  a  écrit  poétiquement  que  le  trident  de  Neptune  est  le  sceptre 
du  monde  :  le  sceptre  des  beaux-arts  a  aussi  son  empire  incon- 
testable ;  il  est  entre  nos  mains  en  ce  moment  ;  gardons-nous  de 
l'en  laisser  échapper!  car  pour  peu  que  nous  sachions  le  tenir 
dignement,  il  se  transformera  pour  nous  en  véritable  corne  d'a- 
bondance. La  capilale  de  l'ancien  monde  ,  Rome  ,  n'a  plus  que 
celle  manière  de  vivre  ;  sentiment  religieux  à  part,  c'est  son  der- 
nier souffle  de  prospérité. 

Que  vous  demande-t-on  pour  perpétuer ,  sur  vos  quatre  prin- 

12. 


158  REVUE  DE  PARIS. 

cipaux  théâtres ,  les  notions  du  goût ,  des  traditions  heureuses, 
des  habitudes  de  vie  sociale  et  la  mise  en  scène  de  vos  chefs-d'œu- 
vre tragiques  et  lyriques?  1,163,000  francs!  Quel  est  le  sacrifice 
justement  attendu  du  trésor  pour  encouragement  de  l'art  drama- 
tique dans  nos  grandes  villes,  pour  secours  accordés  aux  beaux 
arts  de  toute  la  France  ,  pour  indemnités  données  aux  artistes  de 
cette  catégorie  ,  pour  souscriptions  à  divers  ouvrages  utiles  aux 
progrès  de  l'école  ,  pour  émoluments  et  pensions  d'auteurs  dra- 
matiques? 601, 000  francs0  A  ces  deux  sommes  joignez  les  140,000 
francs  que  coûte  le  Conservatoire  royal  de  Musique  ,  les  60,000 
francs  réclamés  par  l'insuffisance  constatée  de  sa  caisse  de  re- 
traite ,  les  160,000  francs  nécessaires  pour  mettre  à  jour  le  ser- 
vice de  la  caisse  des  pensions  de  l'Opéra  ,  et  vous  trouverez  un 
total  de  2,124.000  francs  à  prendre  dans  un  budget  de  plus  d'un 
milliard. 

L'emploi  de  ces  2,124,000  francs  n'est-il  pas  justifié?  Est-ce 
une  dépense  improductive  ou  superflue  ?  Non  ,  assurément ,  non  ! 
Le  vide  qu'elle  laisse  dans  le  trésor,  indépendamment  des  motifs 
de  gloire  nationale  qui  parlent  ici  assez  haut,  est  largement 
comblé  par  les  rentrées  dont  elle  est  la  source  .sans  cesse  jaillis- 
sante. Barème  à  la  main  ,  on  le  prouverait.  Si  l'on  pouvait  se 
permettre  quelque  plainte  en  cette  occasion ,  ce  serait  tout  au 
plus  celle  d'un  manque  de  largesse  et  d'une  économie  trop  par- 
cimonieuse ;  car  n'oublions  pas  que  ,  jalouse  de  nos  établisse- 
ments de  beaux-arts,  l'Europe  tressaillerait  d'une  secrète  joie  , 
si  nous  nous  rendions  coupables,  à  leur  égard,  d'un  abandon  dans 
lequel  l'exact  et  froid  calculateur  aurait  à  reconnaître  une  sorte 
de  suicide. 

Un  fait ,  qui  n'est  pas  dépourvu  d'intérêt ,  vient  se  placer  na- 
turellement à  l'appui  de  cette  assertion.  Nous  n'aurons  garde  de 
l'oublier  ;  car  les  faits ,  dans  ce  bas  monde  ,  auront  toujours  une 
grande  force  d'argumentation.  Nous  ne  sachions  pas  de  syllo- 
gisme qu'on  pût  leur  opposer. 

M.  Lamare-Picquot ,  voyageur  infatigable,  avait  parcouru  , 
pendant  quinze  ans  ,  diverses  contrées  de  l'Amérique  du  Sud  et 
de  l'A-ïe  ,  au  péril  de  ses  jours,  i!  avait  recueilli  un  grand  nombre 
de  productions  animales  et  végétales  particulières  à  ces  climats. 
Il  avait  eu  le  bonheur  de  comprendre  dans  sa  collection  un  tel 
nombre  de  symboles  ;  statues  et  emblèmes",  en  honneur  clans  les 


REVUE  DE  PARIS.  139 

temples  de  l'Indoustan  ,  qu'il  possédait ,  à  lui  seul ,  de  quoi  réta- 
blir en  entier  le  culte  d'une  pagode.  Ces  richesses  zoologiques  et 
ethnographiques,  acquises  au  prix  de  son  patrimoine  .  contenues 
dans  soixante  caisses  ,  dont  le  transport  lui  coûta  fort  cher,  le 
suivirent  en  Fiance  ;  car  si  l'esprit  du  savant  est  cosmopolite,  le 
cœur,  chez  lui  ,  reste  patriote.  Pendant  cinq  ans ,  M.  Lamare- 
Picquot  proposa  l'acquisition  de  son  cabinet  au  gouvernement 
français  q-u  nomma  une  commission  d'examen.  Nous  eûmes  l'hon- 
neur d'en  faire  partie  avec  MM.  George  Cuvier  et  Jomard.  Ces 
deux  savants  reconnurent  que  plusieurs  articles  de  zoologie,  dont 
notre  voyageur  était  en  possession,  manquaient  au  Cabinet  du 
Roi,  et  que  l'ensemble  de  l'importation  enthnographique  méri- 
tait d'être  acquise  ,  comme  essentielle  à  la  fondation  d'une  gale- 
rie réclamée  par  une  élude  qu'il  était  temps  de  nationaliser  chez 
nous.  En  conséquence  ,  ils  engagèrent  le  gouvernement  à  en 
traiter  avec  M.  Lamare-Picquot. 

Celui-ci  avait  des  prétentions  si  peu  élevées,  que,  d'une  de- 
mande de  60,000  francs  ,  il  est  descendu  à  celle  d'une  rente  via- 
gère de  3,000  fr.,  et  d'une  somme  liquide  de  1,500  fr.,  avec  la 
quelle  il  se  proposait  de  rentrer  dans  sa  carrière  d'exploration. 

Eh  bien  !  rien  n'a  été  conclu  !  Chaque  ministre  ,  tout  en  ren- 
dant hommage  à  la  beauté  de  cette  collection,  tout  en  manifes- 
tant le  désir  de  l'ajouter  à  notre  richesse  nationale  ,  a  reculé  de- 
vant une  demande  de  fonds  à  faire  aux  chambres,  Nous  ignorons 
si  une  tentative  près  d'elles  serEfit  plus  heureuse  aujourd'hui; 
mais  il  n'en  est  plus  temps  :  promené  d'année  en  année,  M.  La- 
mare-Picquot a  traité  ,  à  son  grand  avantage  ,  avec  la  Prusse 
pour  la  partie  zoologique  de  son  cabinet ,  et  avec  Vienne  ,  plus 
avantageusement  encore  ,  pour  la  partie  ethnographique.  Les 
caisses  et  le  voyageur  nous  ont  quittés. 

Les  arts  ne  sont  pas  ingrats;  leur  donner,  c'est  prêter  à  gros 
intérêts.  Par  eux  ,  Louis  XIV  s'est  assuré  une  gloire  plus  dura- 
ble que  celle  de  ses  conquêtes.  L'argent  dépensé  pour  eux  en 
France  n'est  jeté  ni  dans  la  Loire  ,  ni  dans  la  Seine.  Il  rend  l'é- 
tranger tributaire  de  notre  prospérité,  nous  dirions  volontiers 
de  nos  plaisirs.  D'ailleurs  ,  l'or  échappe  aussi  promplement  des 
mains  de  l'artiste  qu'il  y  entre.  Peintres  ou  statuaires  ,  écrivains 
ou  acteurs  ,  thésaurisent  peu.  On  n'accuse  ni  les  uns  ni  les  autres 
d'arrêter  le  mouvement  social  en  supposant  à  la  circulation  des 


140  REVUE  DE  PARIS. 

espèces.  Ils  croiraient  voler  le  pays  ,  s'ils  enfouissaient  les  justes 
rétributions  accordées  à  leurs  travaux.  Quelque  larges  que  puis- 
sent être  celles-ci ,  elles  s'éparpillent  à  Tintant,  elles  descendent 
dans  les  ateliers  inférieurs,  elles  refluent  dans  la  campagne 
qu'elles  embellissent,  dans  les  cités  où  elles  se  dissipent  en  con- 
structions ,  et  trop  souvent  une  triste  imprévoyance  ,  qui  tient  à 
la  nature  du  génie  .  nous  force  de  gémir  sur  les  malheurs  d'une 
vieillesse  glorieuse,  mais  laissée  sans  asile. 

Une  dernière  objection  a  été  faite  contre  les  subsides  votés  en 
faveur  des  beaux-arts  ;  sans  doute  elle  sera  renouvelée  ;  si  nous 
ne  pouvons  la  prévenir  ,  il  est  bon  de  la  devancer  par  une  ré- 
ponse. 

«  Quoi  !  nous  dira-l-on.  le  budget  de  vos  revenus  ordinaires  ne 
peut  couvrir  vos  dépenses,  et  vous  parlez  sans  cesse  de  grossir 
celles-ci!  au  lieu  d'amortir  votre  dette,  vous  l'accroissez  d'une 
manière  indéfinie.  Ce  n'est  pas  assez  d'user  de  votre  fortune  pré- 
sente, vous  dévorez  l'avenir.  En  alignant  des  millions  sur  le  pa- 
pier, songez  un  peu  à  l'immensité  de  la  charge  que  vous  imposez 
à  vos  arrière-neveux;  vous  creusez  un  vide  dans  lequel  périssent 
les  empires  ;  sachez  qu'ils  ne  prospèrent  que  par  l'ordre  et  l'éco- 
nomie dans  les  finances  !  » 

Quant  à  nous,  il  ne  nous  tombera  jamais  dans  la  pensée  de  ré- 
voquer en  doute  les  avantages  d'une  économie  bien  entendue, 
quoique,  au  moment  où  nous  tenons  la  plume,  deux  grands 
exemples  semblent  jeter  un  démenti  à  celte  vérité.  Une  dette, 
quatre  fois  supérieure  à  la  notre,  pèse  sur  la  vieille  Angleterre,  et 
les  îles  britanniques  ne  succombent  pas 'sous  ce  fardeau  qui  per- 
met à  leurs  fonds  publics  de  surpasser  les  nôtres  en  valeur.  La 
Nouvelle-Angleterre,  autrement  dite  l'Amérique  du  Nord,  est  sans 
dette;  ses  coffres  regorgent  d'épargnes  dont  elle  ne  sait  que  faire, 
et  elle  est,  en  ce  moment,  en  proie  à  une  crise  immense,  incom- 
mensurable  en  ses  résultats,  qui  renverse  de  fond  en  comble  les 
fortunes  de  ses  plus  forts  capitalistes. 

La  dette  française,  au  contraire,  n'a  point  passé  de  justes  pro- 
portions ;  elle  est  en  parfait  équilibre  avec  nos  revenus.  Ce  serait 
peut-être  un  malheur  pub'ic  qu'il  devint  possible  de  l'anéantir 
d'un  coup  de  baguette,  même  sans  souffrance  des  parties  pre- 
nantes au  trésor.  Si  on  le  veut,  nous  détendons  ici  l'existence 
d'un  capital  ficliï  ;  mais  on  conviendra  au  moins  qu'il  a  des  effets 


REVUE  DE  PARIS.  141 

réels.  I!  met  en  mouvement  une  foule  d'industries  qui,  sans  lui , 
seraient  encore  à  naîlre.  Jugez-en  par  la  Grande-Bretagne  :  ré- 
duite aux  seuls  produits  de  son  territoire,  certes  ,  elle  ne  serait 
pas  parvenue  à  celle  richesse  commerciale  ,  dont  il  n'y  a  eu 
d'exemple  chez  aucun  peuple;  les  vrais  embarras  sont  ailleurs 
que  dans  sa  dette,  et  il  n'appartient  pas  aux  hommes  d'État  de 
les  ignorer.  Évitons  les  excès  qui  l'ont  poussée  vers  des  emprunts 
immodérés,  sans  nous  effrayer  de  notre  situation  financière,  au- 
jourd'hui la  meilleure  de  toute  l'Europe. 

Quand  on  nous  accusera  de  préparer  ainsi  des  périls  à  nos  des- 
cendants, nous  dirons  à  notre  tour  :  Pourquoi  imposerait-on  a  la 
France  actuelle  l'obligation  de  satisfaire  à  tous  les  besoins  du 
moment  présent  et  à  ceux  de  l'avenir,  sans  appeler  celui-ci  en 
aide?  où  nous  semons  aujourd'hui,  nos  arrière-neveux  ne  mois- 
sonneront-ils pas?  Si  nos  places  fortes  sont  approvisionnées  et 
mises  dans  un  état  respectable  de  défense,  si  un  vaste  territoire 
est  traversé  par  des  roules  bien  entretenues,  si  les  extrémités  de 
ce  beau  royaume  sont  mises  en  communication  avec  le  centre 
par  des  canaux,  qu'un  grand  écrivain  a  nommés  des  routes  qui 
marchent,  et  dont  un  art  accroît  le  mérite  par  une  rapidité  mer- 
veilleuse imprimée  aux  transports,  faudra-t-il  que  les  avances  né- 
cessitées par  ces  travaux  pèsent  sur  les  seuls  citoyens  qui  les 
exécutent  dans  un  esprit  de  généreuse  prévoyance?  Dès  que  le 
domaine  de  l'avenir  s'agrandit,  il  serait  inconcevable  que  l'avenir 
ne  contribuât  pas  à  l'améliorer.  Nous  serions  tentés  d'adresser 
les  paroles  suivantes  à  ceux  qui  doivent  y  figurer  un  jour  : 

«  Nous  vous  laisserons  une  France  florissante  au  dedans,  con- 
sidérée au  dehors.  Nos  mains  l'auront  défrichée  et  fertilisée; 
nous  aurons  fait  un  tout  de  ses  fractions  éparses  ;  nous  aurons 
décuplé  la  valeur  de  vos  usines,  de  vos  champs  et  de  vos  vigno- 
bles, et  il  ne  vous  restera  qu'à  jouir  des  fruits  de  notre  labeur. 
Héritiers  heureux  d'un  patrimoine  qui ,  avant  nous ,  était  sans 
existence,  prélendriez-vous  qu'il  fût  injuste  de  vous  obliger  à 
partager  les  charges  d'une  succession  assez  belle  pour  que  vous 
ne  l'acceptiez  pas  sous  bénéfice  d'inventaire  ?  Certes,  vous  esti- 
merez quelque  peu  ces  bibliothèques,  ces  musées  qui,  chaque 
jour  ouverts  gratuitement  à  votre  admiration,  ne  ressemblent 
pas  à  ce  Muséum  britannique  où  l'on  ne  peut  pénétrer  que  l'ar- 
gent à  la  main  j  vous  ferez  cas  de  ces  monuments  dérobés  a  l'an- 


142  REVUE  DE  PARIS. 

tiquité  la  plus  reculée,  riches  des  souvenirs  de  la  valeur  française, 
devenus  presque  des  pages  de  votre  propre  histoire,  et  enlevés, 
par  une  sorte  de  magie,  au  sol  sur  lequel' ils  étaient  enracinés; 
vous  ne  compterez  pas  pour  rien  ces  hospices  dont  la  dotation 
assure  un  soulagement  à  vos  douleurs  ,  ces  palais  où  le  respect 
dû  à  la  loi  se  fortifie  de  la  solennité  avec  laquelle  le  magistrat 
en  prononce  les  arrêts,  ces  temples  sous  les  cintres  desquels  la 
pensée  religieuse  remonte  vers  sa  source  pour  retomber  bientôt 
avec  un  frisson  adorateur,  dans  l'accablement  de  son  infériorité 
en  présence  de  la  majesté  divine  ! 

»  ?ïon.  nous  ne  vous  ferons  pas  l'injure  de  croire  que  de  pa- 
reilles richesses  soient  sans  prix  à  vos  yeux.  Tableaux,  statues, 
livres,  manuscrils,  obélisques,  théâtres  témoins  d'émotions  par- 
tagées partout  un  peuple,  fleuves  enfermés  sous  des  voûtes  qui 
permettent  de  les  franchir  a.  pied  sec,  fleuves  en  suspens  sur  des 
voûtes  qui  b's  conduisent  au  sein  de  vos  villes  assainies,  chemins 
parcourus  avec  une  telle  rapidité  que  l'homme  semble  avoir  reçu 
en  partage  le  don  d'omniprésence,  jardins  et  portiques,  qui,  peu- 
plés des  grandeurs  d'un  autre  âge,  s'embelliront  du  loisir  de  vos 
épouses  et  de  vos  enfants  ;  voilà  ce  que  nous  vous  léguons  !  Encore 
un  peu  de  temp>  (  et  vous  savez  qu'il  marche  assez  vite  ),  encore 
quelques  années,  et  vous  serez  en  possession  de  cet  immense  mo- 
bilier, qui  aura  été  notre  ouvrage  !  Tout  cela  sera  à  vous  !  Vous 
en  jouirez;  le  misanthrope  peut  nous  refuser  de  la  reconnais- 
sance^ lui  permis;  mais  ce  n'est  pas  de  votre  part  que  nous 
avons  à  prévoir  des  murmures.  Ce  n'est  pas  vous  qui  nous  accu- 
serez d'avoir  fait  quelques  emprunts  à  l'avenir  pour  vous  mettre 
en  possession  de  tous  les  trésors  d'une  vie  perfectionnée  !  Gens 
d'honneur,  vous  ne  laisserez  pas  protester  les  billets  à  longue 
échéance  tirés  sur  vous  par  vos  pères!  En  possession  d'un  ca- 
pital amassé  avec  tant  de  peine,  vous  renierez  d'autant  moins 
une  bien  légère  partie  de  la  dette  nécessaire  pour  le  constituer, 
qu'au  moins  elle  ne  vous  sera  pas  parvenue  grevée  d'arrérages.» 

Effectivement,  l'intérêt  de  cette  dette  est  régulièrement  soldé. 
Mise  à  jour,  elle  multiplie  le  nombre  des  hommes  amis  de  l'ordre; 
la  richesse  publique  s'en  est  accrue;  les  provinces  lui  doivent  une 
partie  des  capitaux  qui  les  fécondent.  Les  beaux-arts,  l'art  théâ- 
tral principalement,  sonl  devenus  un  des  éléments  nécessaires  de 
cette  prospérité.  De  telles  conquêtes  sont  les  plus  innocentes  de 


REVUE  DE  PARIS.  143 

toutes  ;  elles  n'ont  jamais  coûté  de  larmes.  Si  la  vanité  est  blâ- 
mable dans  les  individus,  les  nations  doivent  placer  quelque  part 
leur  orgueil.  A  la  nôtre,  une  carrière  d'un  grand  éclat  a  élé  ou- 
verte ;  il  serait  insensé  de  la  lui  ravir,  surtout  quand  il  est  arith- 
métiquement  prouvé  que  nos  finances  n'en  souffrent  pas.  Celte 
vérité  nous  est  tellement  présente  que  nous  pourrions  encourir 
le  reproche  de  nous  y  être  trop  appesantis.  C'est  dans  celle 
crainte  que  nous  posons  la  plume. 

Kératry, 

Membre  de  la  commission  royale  de  surveillance 
des  théâtres  subventionnés. 


1  'SE 


LE 


IAMSCB1I  DE  NAPOLÉON. 


Nous  avons  rencontré  à  Paris ,  il  y  a  déjà  quelques  années,  un 
digne  homme  qui  anciennement  avait  été  professeur  d'histoire  à 
l'École  militaire.  Il  se  nommait  M.  Delesguille.  Dans  le  compte- 
rendu  qu'il  fit ,  en  1785,  de  l'aptitude  de  ses  élèves,  il  avait  écrit 
à  côté  du  nom  de  celui  d'entre  eux  qui  depuis  fut  Napoléon  ces 
paroles  que  tous  les  historiens  ont  recueillies  :  «  Corse  de  nation 
et  <ie  caractère  ;  il  ira  loin  ,  si  les  circonstances  le  favorisent.» 

Je  crois  qu'à  cette  époque  le  jeune  Napoléon  Bonaparte  était 
encore  un  peu  plus  Corse  que  ne  le  croyait  M.  Delesguille. 

11  y  a  deux  manières  de  comprendre  les  grands  hommes.  On 
peut  se  placer,  pour  les  voira  l'œuvre  ,  au  point  de  vue  de  la 
Providence ,  et  alors  ils  se  présentent  avec  un  ensemhle  de  fa- 
culies ,  avec  un  accord  d'impulsion  et  de  volonté  ,  merveilleuse- 
ment propres  à  l'idée  qu'ils  ont  mission  de  faire  prévaloir.  Ils 
naissent  pour  celte  idée  qui  les  saisit  au  herceau  ,  et  qu'après  eux 
ils  laissent  couronnée  sur  la  terre.  Mais  du  milieu  des  contempo- 
rains, les  choses  apparaissent  sous  une  autre  face  ,  et  si ,  à  la 
regarder  de  ce  côté,  la  destinée  des  hommes  supérieurs  perd  beau- 
coup de  sa  majestueuse  unité  ,  la  philosophie  proprement  dite  , 
celle  qui  aime  à  fouiller  dans  le  cœur  humain  ,  s'empare  de  tout 
le  terrain  qu'abandonne  la  philosophie  de  l'histoire  :  le  héros  pa- 
rait moins ,  l'homme  se  dessine  davantage. 

Il  n'est  pas  de  plus  intéressant  spectacle  que  de  voir  la  pensée 
d'un  homme  de  génie  se  retourner  et  s'agiter  dans  les  liens  qui 


REVUE  DE  PARIS.  145 

ia  retiennent  encore  à  demi  sous  le  joug  de  ses  propres  habitu- 
des et  de  celles  d'aulrui.  Il  faut  la  suivre  ,  dégagée  de  ces  liens  , 
incertaine  encore  au  début  et  cherchant  sa  route,  puis  cette  route 
une  fois  trouvée  ,  s'y  précipitant  et  y  entraînant  tout  un  siècle. 
Si  l'histoire  ne  se  résigne  pas  à  nous  montrer  son  grand  homme 
ainsi  fait,  elle  le  détache  de  l'humanité,  et  il  se  transforme,  à  nos 
yeux,  en  on  être  fantastique,  qui,  aujourd'hui  déjà,  appartient  à 
peine  à  la  poésie  ,  et  qui  sera  demain  du  domaine  de  la  fable. 

On  a  cédé  trop  souvent  à  la  tentation  de  nous  donner  pour  l'em- 
pereur quelque  chose  de  semblable  à  ce  que  nous  disons  là  ;  et  il 
est  heureux  que  ses  cendres  n'aient  pas  encore  eu  le  temps  de  re- 
froidir sous  le  saule  de  Sainte-Hélène,  car  aisément  on  nous  per- 
suaderait qu'il  n'a  jamais  existé. 

Essayons  cependant  de  retrouver  sous  ce  personnage  presque 
mythologique  le  second  fils  de  Charles  Bonaparte  d'Ajaccio. 

La  vie  de  Napoléon  présente  deux  époques  bien  distinctes  : 
pendant  la  première,  il  a  commencé  par  subir  l'influence  des  pré- 
jugés de  sa  famille  et  de  son  pays  ,  et  ensuite  l'empire  d'une  ré- 
volution encore  trop  fougueuse  pour  se  laisser  dompter  ,  même 
par  une  main  de  fer.  Dans  la  seconde ,  il  a  complètement  répudié 
les  sympathies  et  les  entraînements  du  jeune  homme  ,  et,  faisant 
tête  à  la  révolution,  il  s'est  mis  à  sa  place  pour  continuer  son 
œuvre.  Écoutez  les  historiens.  Le  doigt  sur  la  lèvre,  ils  vont  vous 
montrer,  isolé  dans  un  coin  de  la  société,  un  petit  écolier  secrète- 
ment en  proie  à  une  ambition  démesurée  et  rêvant  la  monarchie 
universelle.  Plus  tard  ,  il  assiste  avec  une  froide  joie  aux  violen- 
ces de  la  révolution  ,  comme  un  avide  collatéral  qui  se  réjouit  en 
secret  de  voir  celui  dont  les  biens  doivent  un  jour  lui  revenir, 
abuser  de  la  jeunesse  et  de  la  vie.  Il  la  surveille  ,  celte  révolution; 
il  l'épie,  pour  ainsi  dire,  et  il  attend  dans  l'ombre,  comme  le 
chasseur,  le  moment  de  se  jeter  surelle.  Cemoment  venu,  il  s'em- 
pare de  la  bête,  l'apprivoise ,  et  la  mène  en  laisse  contre  les  rois 
d'Europe.  Je  vous  dis  que  ce  n'est  pas  là  le  vrai  Napoléon  :  c'est  le 
Napoléon  du  roman  ,  ce  n'est  pas  celui  de  l'histoire.  Avant  dese 
placer  par  le  génie  et  par  la  gloire  au-dessus  de  tous  les  hommes, 
Napoléon  a  commencé  par  être  un  homme  plein  d'ambition,  d'ac- 
cord, mais  d'une  ambition  vague,  confuse,  et  qui  ne  sait  bien 
d'avance  ni  son  but ,  ni  sa  roule. 
Les  premières  années  de  l'homme  de  génie  appartiennent  tou- 

«  15 


146  REVUE  DE  PARIS. 

jours  en  partie  au  passé ,  et  cette  obsession  du  passé,  il  lui  est 
d'autant  plus  malaisé  de  la  surmonter,  oup.  se  mêlant  à  toutes  ses 
habitudes ,  elle  se  fait  moins  sentir.  Avant  de  se  tourner  vers  la 
France,  la  pensée  de  Napoléon  s'était  d'abord  donné  carrière  dans 
la  Corse. 

Nous  avons  connu  un  officier-général  qui  avait  passé  une  année 
à  l'École  militaire ,  à  côté  de  Napoléon.  Ils  n'étaient  séparés  l'un 
de  l'autre  que  par  l'espace  laissé  entre  deux  tables  dont  ils  occu- 
paient les  deux  extrémités  voisines.  Une  année  entière  s'écoula 
sans  qu'ils  se  fussent  une  seule  fois  adressé  la  parole.  Un  jour  , 
celui  des  deux  qui  est  encore  vivant  aperçut  entre  les  mains  de 
son  étrange  condisciple  un  petit  cœur  en  plomb.  Il  crut  y  voir  des 
caractères  tracés  avec  la  pointe  d'un  compas  ,  et,  ayant  eu  la  cu- 
riosité de  les  lire,  il  prit  son  temps,  et  lut,  écrit  de  la  main  de  ce- 
lui qui  depuis  s'est  si  glorieusement  identifié  avec  la  nationalité 
française  :  «  Gênes  et  la  France  n'y  entreront  jamais.  »  C'étaient 
les  paroles  textuelles. 

Il  est  donc  permis  de  coniecfurer  que ,  dans  ses  solitaires  pro- 
menades de  Brienne  et  de  l'École  militaire  ,  Napoléon  songeait  à 
la  Corse.  Plus  tard  il  s'est  souvenu  d'Alexandre  ,  et  au  renom  de 
Paoli  il  a  préféré  la  gloire  de  César  ;  mais  le  héros  de  son  enfance 
et  de  sa  jeunesse  a  été  certainement  Paoli.  Ce  général  avait  été 
l'ami  de  Charles  Bonaparte,  qui  ne  l'avait  quitté  qu'après  la  triste 
journée  de  Ponte-Nuovo.  Lœtitia  Ramolino  portait  déjà  Napoléon 
dans  ses  flancs ,  lorsque,  se  dévouant  à  la  fortune  de  son  époux  , 
elle  le  suivit  partout  dans  cette  glorieuse  campagne  de  la  liberté 
corse.  Ainsi  on  peut  dire  que  Napoléon  naquit  soldat  de  Paoli.  L'a- 
ventureuse jeunesse  de  son  illustre  compatriote,  son  amour  pour 
sa  patrie  .  ses  combats  contre  Gènes  .  tout  ce  qui  faisait  de  lui  un 
grand  homme  à  la  manière  antique  .  produisait  une  vive  impres- 
sion sur  une  âme  encore  à  demi  naïve ,  dans  le  premier  élan  de 
son  ambition  naissante.  Napoléon ,  lorsqu'il  vint  en  France ,  se 
trouvait  placé  comme  un  intermédiaire  entre  la  Corse  qu'il  lais- 
sait toute  frémissante  encore  de  sa  grande  lutte  .  et  Paoli  que 
l'Angleterre  avait  accueilli  dans  son  exil.  Toutes  les  lettres  qu'il 
recevait  de  la  Corse  étaient  pleines  de  Paoli,  et  lui-même  il  écri- 
vait en  Angleterre  à  ce  noble  proscrit.  Plus  d'une  fois  il  se  dit  tout 
bas  que  la  destinée  serait  bien  habile  ,  si  elle  l'empêchait  d'ac- 
complir un  jour  la  prédiction  de  M.  Delesguille. 


REVUE  DE  PARIS.  147 

Plusieurs  années  s'écoulèrent,  et  M.  Delesguille  avait  probable- 
ment oublié  l'élève  et  la  prédiction  ,  lorsqu'en  1788,  un  matin  ,  il 
vit  entrer  dans  son  cabinet  un  jeune  officier  d'artillerie  :  c'était 
Napoléon  Bonaparte.  A  l'École  militaire ,  Bonaparte  n'avait  de 
penchant  que  pour  les  sciences  ou  pour  l'histoire  ,  et  Plutarque 
était  son  auteur  favori.  Je  ne  sais  quoi  l'avait  averti  que  sa  place 
naturelle  était  dans  la  société  de  ces  grands  hommes.  On  eût  dit 
que  dans  le  livre  de  leurs  exploits  il  retrouvait  écrites  à  chaque 
page  ces  paroles  de  J.-J.  Rousseau  sur  la  Corse  :  «  J'ai  quelque 
pressentiment  qu'un  jour  cette  petite  île  étonnera  le  monde.»  Ce 
Plutarque  d'ailleurs  a  toujours  été  le  conseiller  des  hommes  d'ac- 
tion et  des  poëtes  dramatiques ,  qui  sont  aussi  des  hommes  d'ac- 
tion à  leur  manière.  Il  était  pour  beaucoup  déjà  dans  le  génie  de 
Shakspeare  et  d'Alfiéri ,  et  le  voici  encore  pour  quelque  chose 
dans  la  gloire  de  jNapoléon.  L'héroïsme  individuel ,  qui  trop  sou- 
vent disparaît  dans  le  détail  des  histoires  générales  ,  se  dessine 
si  bien  dans  ces  merveilleuses  biographies  ! 

Avec  ce  goût  décidé  et  celle  intelligence  passionnée  de  l'his- 
toire ,  il  ne  faut  pas  s'étonner  si  Napoléon  conserva  un  souvenir 
plus  tendre  à  son  professeur  d'histoire ,  à  celui  dont  l'enseigne- 
ment avait  peut-être  contribué  à  lui  faire  aimer  cette  science.  Un 
matin  donc,  comme  je  le  disais  ,  il  se  présenta  chez  M.  Deles- 
guille. On  causa  pendant  quelques  minutes  de  l'École  quittée 
en  1785  ,et  du  régiment  suivi  à  la  Fère,  puis  à  Valenciennes. 
Mais  comme  dès-lors  Napoléon  aimait  à  marcher  droit  au  fait,  il 
se  hâta  de  dire  qu'il  venait ,  comme  jadis ,  prendre  leçon  d'his- 
toire ;  et  en  parlant ,  il  tirait  de  sa  poche  un  ample  manuscrit.  Le 
bon  professeur  ,  qui  d'abord  s'était  laissé  aller  à  un  moment  d'a- 
bandon et  de  familiarité  (  Pépaulette  rapprochant  un  peu  la  dis- 
tance ) ,  reprit  son  air  grave  d'autrefois  ,  et  demanda  avec  dignité 
de  quoi  il  était  question.  Napoléon,  qui  n'avait  pas  eu  le  temps 
d'oublier  les  sévérités  de  son  ancien  maître ,  avait  commencé  par 
lire  son  essai  à  l'abbé  Raynal.  Raynal  parut  content ,  et  l'engagea 
fort  à  continuer.  Le  style  de  Napoléon  a  toujours  été  un  peu  dé- 
clamatoire ,  et  dans  cette  œuvre  de  jeunesse  il  devait  y  avoir  de 
quoi  plaire  à  Fauteur  de  Y  Histoire  philosophique.  Seulement,  si 
La  Harpe  ou  Marmoniel  avaient  passé  par  là,  ces  deux  critiques  in- 
génieux auraient  pu  apprendre  à  Raynal  qu'il  y  a  plus  d'une  manière 
d'être  déclamateur ,  et  que  jamais  on  ne  dira  du  style  de  ses  écrits 


148  REVUE  DE  PARIS. 

ce  que  le  vieux  Domairon  disait  de  celui  de  Napoléon  :  «  C'est  du 
granit  durci  au  feu  d'un  volcan.  »  Quoi  qu'il  en  soit, le  suffrage 
de  Raynal  donnait  quelque  assurance  à  Napoléon.  M.  Delesguille 
prit  le  manuscrit,  le  déroula  avec  une  lenteur  solennelle,  et, 
après  en  avoir  lu  le  litre ,  il  regarda  l'auteur  avec  une  sorte  d'ef- 
froi. Ce  titre  portait  :  Histoire  de  la  liberté  corse. 

C'était  une  espèce  d'in-quarto,  qui  pouvait  avoir  cent  quarante 
feuillets  assez  lâchement  écrits.  Si  M.  Delesguille  avait  reconnu 
son  élève  au  choix  du  sujet,  il  ne  le  reconnut  pas  moins  à  sa 
mauvaise  écriture,  à  ses  nombreuses  ratures,  à  sa  diction  tantôt 
traînante  et  commune,  tantôt  vive  et  originale,  rarement,  du  reste, 
exempte  d'enflure  et  d'une  affectation  particulière.  Cà  et  là  un  trait 
de  lumière  éclatait  sur  une  page  terne ,  et  alors  l'honnête  profes- 
seur ,  qui  n'aimait  guère  mieux  les  révolutions  dans  les  mots  que 
partout  ailleurs  ,  refermait  brusquement  le  manuscrit,  puis  at- 
tachait un  regard  effaré  sur  l'impassible  figure  du  jeune  officier. 
L'historien  débutait  par  une  description  rapide  de  l'état  de  la 
Corse  sous  les  divers  maîtres  qui  l'avaient  possédée.  Arrivé  à  l'é- 
poque des  deux  Paoli ,  il  racontait  avec  complaisance  leurs  hé- 
roïques tentatives ,  et  le  récit  de  ces  saintes  luttes  remplissait  les 
deux  tiers  de  l'ouvrage.  D'un  bout  à  l'autre  ,  il  était  animé  de 
l'instinct  sauvage  et  républicain  de  la  Corse. 

Is'opoléon  pria   M.  Delesguille  d'écrire  ses  observations  à  la 
marge  et  sortit. 

M.  Delesguille  s'acquitta  de  sa  tâche  en  conscience ,  et  ne  per- 
dit pas  une  occasion  de  glisser  à  la  dérobée  quelque  bon  et  loyal 
avis  parmi  ses  remarques  historiques  ou  littéraires.  Mais  Na- 
poléon ne  revint  pas  :  il  avait  une  autre  histoire  à  écrire.  D'ail- 
leurs son  enthousiasme  pour  Paoli  commençait  à  se  refroidir. 
Voici ,  en  effet ,  ce  qui  se  passait. 

Lorsqu'en  1790  ,  l'Assemblée  constituante  associa  la  Corse  au 
bénéfice  des  lois  françaises  ,  Mirabeau  ,  qui ,  dans  sa  jeunesse  , 
avait  eu ,  je  crois ,  quelque  chose  à  se  reprocher  envers  cette  île , 
s'élança  à  la  tribune  ,  et  demanda  le  rappel  des  proscrits.  Un  dé- 
cret fut  rendu.  Paoli  accourut  du  fond  de  l'Angleterre ,  et  avant 
de  retourner  en  Corse  ,  il  vint  à  Paris  remercier  l'assemblée  ,  et 
fut  présenté  à  Louis  XVI  par  le  marquis  de  Lafayelle.  En  Corse , 
sa  présence  fut  saluée  par  des  transports  inouis.  Ce  fut  une  de 
ces  journées  comme  il  s'en  rencontre  ,  de  loin  en  loin  ,  daus  l'his- 


REVUE  DE  PARIS.  149 

toire  des  républiques  de  l'antiquité ,  lorsqu'un  peuple  expie  ses 
jours  de  colère  ,  en  se  portant  tout  entier  au-devant  de  ses  ban- 
nis. Honneurs  ,  titres  ,  pouvoirs,  tout  ce  que  la  France  lui  voulut 
donner ,  Paoli  P  accepta  avec  reconnaissance  ,  on  pouvait  le  croire 
à  Paris,  mais,  au  fond,  avec  la  pensée  secrète  de  s'en  aider  con- 
tre la  France  elle-même,  quand  le  moment  serait  venu  de  faire 
appel  au  vieux  génie  de  la  Corse. 

Napoléon  assistait  à  ce  retour  triomphant  ;  mais  ,  précisément 
à  la  même  époque  ,  une  révolution  s'opérait  dans  son  cœur  et 
dans  ses  idées.  Jeune  ,  et  dans  la  généreuse  ferveur  de  ses  pre- 
miers sentiments ,  il  n'avait  rien  conçu  de  plus  beau  que  de  con- 
tinuer Paoli.  Il  avait  sincèrement  aimé  et  admiré  Paoli  ;  mais 
lorsque  celui-ci  se  présenta  pour  achever  lui-même  ce  qu'il  avait 
commencé,  il  se  sentit  froissé  comme  si  jamais  il  n'avait  dû  s'y 
attendre.  Il  était  de  ceux  qui  avaient  travaillé  avec  le  plus  d'ar- 
deur à  étendre  la  popularité  de  Paoli ,  mais  apparemment  pour  en 
hériter  ,  et ,  pour  ainsi  dire ,  à  la  condition  que  l'exilé  ne  vien- 
drait pas  en  recueillir  lui-  même  les  fruits.  Il  revint  cependant ,  et 
Napoléon  ,  gêné  par  son  retour  ,  se  sentit  mal  à  l'aise  devant  cet 
enthousiasme ,  que  ,  plus  qu'un  autre  ,  il  avait  contribué  à  entre- 
tenir. Le  disciple  trouva  que  le  maître  tardait  trop  à  lui  faire 
place.  C'était  chez  lui  un  sentiment  confus  et  encore  mal  défini  ; 
mais  c'en  était  assez  pour  éveiller  au  fond  de  son  cœur  des  ins- 
tincts cachés  ,  un  moment  assoupis.  Une  amitié  inaltérable  avait 
uni  Charles  Bonaparte  et  le  général  Paoli  ;  mais  entre  les  familles 
de  ces  deux  hommes  il  existait ,  depuis  longtemps  ,  une  secrète 
inimitié:  celle  de  Paoli  étant  à  la  tête  du  parti  corse,  l'autre  s'é- 
tait déclarée  pour  la  Fiance  ,  et  Napoléon  commençait  à  s'en  sou- 
venir. Les  circonstances ,  d'ailleurs  ,  étaient  venues  en  aide  à  sa 
mémoire  :  il  avait  vu  la  France  à  l'œuvre  ;  il  avait  assisté  aux 
préludes  solennels  d'une  grande  révolution  chez  un  grand  peu- 
ple ,  et  ce  spectacle  avait  singulièrement  rapetissé  à  ses  yeux  la 
cause  de  la  nationalité  corse.  Tous  ces  motifs  amenaient  insensi- 
blement Napoléon  en  face  de  Paoli. 

Ce  dernier  reçut,  avec  le  titre  de  lieutenant-général,  le  com- 
mandement de  la  25e  division  militaire.  Mais  ,  le  même  jour  ,  Na- 
poléon était  appelé  à  commander  provisoirement  un  bataillon  de 
gardes  nationaux  soldés,  levés  pour  le  maintien  de  l'ordre.  On  ne 
se  persuade  guète  que  la  politique  française  ail  eu  alors  la  pensée 

13. 


150  REVUE  DE  PARIS. 

de  contenir  ces  deux  hommes  l'un  par  l'autre.  Napoléon  ne  s'était 
pas  encore  révélé  ;  et  quel  que  fût,  au  fond,  le  dissentiment ,  il 
était  toujours  regardé  comme  le  lieutenant  de  Paoli.  Cependant, 
lorsque  ,  le  samedi  saint  de  la  même  année  ,  il  eut  à  faire  dans 
Ajaccio  ,  la  ville  corse  par  excellence ,  et  contre  la  garde  nationale 
de  cette  ville  ,  un  essai  du  lô  vendémiaire  ,  ses  ennemis  l'accu- 
sèrent tout  haut  d'avoir  excité  lui-même  le  mouvement  qu'il  ve- 
nait d'apaiser.  Ses  ennemis  furent  mal  conseillés  en  le  forçant 
d'aller  à  Pans  rendre  compte  de  sa  conduite  ;  car  il  y  fut  témoin 
des  événements  du  10  août ,  et  cette  journée  éclaira  pour  lui  l'a- 
venir d'une  vive  et  soudaine  lumière.  Peut-être  éprouva-t-il  un 
moment  de  véritable  enthousiasme  pour  cette  liberté  dont  l'explo- 
sion était  si  terrible.  J'aime  mieux  croire  que  déjà  il  entrevoyait , 
de  ce  côté  ,  quelque  grand  rôle  à  jouer.  Toujours  est-il  que  ,  dès- 
lors  ,  se  sentant  à  l'étroit  dans  la  Corse  ,  il  jeta  dans  le  parti  de  la 
France  le  poids  de  son  génie  et  de  son  ambition  ;  et  comme  il  re- 
venait en  Corse  plus  Français  qu'il  n'en  était  parti ,  il  ne  faut  pas 
s'étonner  que  Paoli  lui  ait  paru  plus  Corse  encore  qu'il  n'était. 
Ce  ne  fut  d'abord  entre  eux  que  du  refroidissement  et  de  la  ré- 
serve ;  ils  s'observèrent  tous  deux  pendant  quelques  mois.  Paoli 
supportait  avec  impatience  ce  regard  froid  attaché  sur  le  sien. 
Lorsque  deux  ennemis,  deux  rivaux,  se  trouvent  sans  cesse  face 
à  face  ,  il  suffit  de  la  moindre  circonstance  pour  les  précipiter  l'un 
contre  l'autre.  Précisément  à  cette  époque  ,  eut  lieu  contre  la  Sar- 
daigne  l'expédition  de  l'amiral  Truguet  :  elle  échoua  .  et  le  géné- 
ral fut  soupçonné  d'être  pour  quelque  chose  dans  cet  échec.  Sans 
attendre  qu'on  lui  fit  son  procès  ,  il  se  révolta  ouvertement ,  et 
les  inimitiés  cachées  éclatèrent  au  grand  jour. 

J'ai  toujours  regretté  que  les  historiens  du  grand  empereur  aient 
si  peu  tenu  compte  de  ses  commencements  ,  et  glissé  si  légère- 
ment sur  les  aventures  du  lieutenant  d'artillerie.  Après  nous  avoir 
conduits  en  passant  à  l'École  militaire ,  ils  se  taisent  tout  à  coup  , 
Napoléon  ne  reparait  plus  que  le  jour  où  il  s'en  va  éclater ,  comme 
une  bombe  ,sur  le  rocher  de  Toulon.  Que  devient-il  pendant  les 
années  intermédiaires  ?  Pense-t-on  que  ce  génie  ardent  se  dévora 
lui-même,  dans  la  solitude,  de  stériles  rêveries  ?  Non.  déjà  il  avait 
commencé  en  partisan  celte  grande  guerre  de  toute  sa  vie  ,  dont 
il  ne  devait  se  reposer  qu'à  Sainte-Hélène.  Qui  retrouvera  celle 
page  obscure  de  son  histoire? qui  nous  rendra  le  prologue  du 


REVUE  DE  PARIS.  151 

grand  drame  ?  Je  m'assure  que  le  souvenir  de  cette  lutte  n'est  point 
complètement  effacé  en  Corse.  A  celte  heure  où  les  vieillards  ai- 
ment à  s'asseoir  devant  leurs  chaumières ,  aux  rayons  du  soleil 
couchant ,  plus  d'un  sans  doute  parle  encore  à  ses  voisins  plus 
jeunes  de  l'effet  que  produisait  sur  ses  contemporains  la  pâle  et 
sévère  figure  de  ce  petit  officier  ,  qui ,  un  moment ,  tint  en  échec 
l'immense  popularité  de  Paoli.  C'était  là  une  vraie  guerre  corse  : 
ce  grand  Paoli ,  qui  avait  si  glorieusemeut  délivré  sa  patrie  de  la 
domination  génoise,  qui  une  fois  même  avait  déroulé  le  génie 
guerrier  de  la  France,  et  sur  qui  Alfkri  attachait  avec  respect  ce 
regard  orgueilleux  qui  ne  s'élait  pas  baissé  devant  Frédéric  II. 
Berlin  crut  trouver  dans  son  jeune  rival  un  adversaire  assez  re- 
doutable pour  ne  pas  craindre  l'infamie  en  fermant  les  yeux  sur 
les  complots  de  ceux  qui  voulurent  l'assassiner.  Napoléon  fut  con- 
traint de  fuir  avec  toute  sa  famille.  Humilié  par  cette  nécessité 
qui  n'avait  rien  de  honteux  ,  car  il  ne  1  avait  acceptée  qu'après 
des  prodiges  d'audace ,  il  brisa  le  dernier  lien  qui  le  retenait  à 
la  Corse,  et  le  navire  qui  le  recueillit  sur  la  côte  l'emporta  tout 
entier  vers  la  France.  Il  se  réfugia  aux  environs  de  Marseille  ;  il 
était  dans  la  destinée  de  cet  homme  d'arriver  toujours  le  premier 
et  sans  être  attendu,  où  sa  fortune  avait  besoin  de  lui. 

Vaincu  à  son  tour  ,  Paoli  se  retira  de  nouveau  en  Angleterre  , 
où  il  mourut ,  plusieurs  années  après  ,  avec  la  douleur  de  n'avoir 
pu  faire  la  Corse  libre  ,  et  de  laisser  Napoléon  sur  le  trône  de 
France.  Napoléon  avait  à  remplir  une  destinée  plus  grande  que 
celle  de  Paoli;  mais  cette  pensée  ne  doit  rien  ôter  à  la  grandeur 
de  son  infortuné  compatriote.  L'hisloire  a  le  cœur  froid  de  sa  na- 
ture ;  elle  se  montre  impitoyable  pour  tout  ce  qui  fait  obstacle  à 
l'humanité  dans  sa  marche.  Si  grande  que  soit  la  vertu  d'un 
homme,  si  cet  homme  se  met  en  travers  du  genre  humain,  elle  le 
brise  sans  remords ,  comme  elle  se  réjouit  à  voir  tomber  les  plus 
nobles  institutions  ,  dès  que  les  institutions  nouvelles  ont  eu  le 
temps  de  naître  et  de  grandir.  Mais  celte  vue  impérieuse  de  l'his- 
toire doit  respecter  dans  le  vaincu  la  moralité  de  ses  efforts.  La 
vraie  grandeur,  après  tout,  c'est  la  conscience  qui  la  donne.  Sa- 
luons avec  respect  ces  Titans  de  l'histoire,  que  le  bras  du  p!us 
fort  enchaîne  et  livre  au  vautour  de  la  philosophie  sociale  ,  et  gar- 
dons-nous de  cet  axiome  de  l'école  :  L'empire  au  meilleur.  Celui 
qui  dévoue  sa  vie  entière  à  la  liberté  de  sa  patrie  peut  avoir  la 


152  REVUE  DE  PARIS. 

vue  courte  ;  mais  il  a  ,  certes ,  l'âme  grande ,  et  à  ce  titre ,  Paoli 
resta  pour  nous  un  homme  de  Plutarque. 

Napoléon ,  dont  le  génie  n'avait  rien  d'antique  ,  n'en  était  plus 
aux  naïves  et  saintes  admirations  de  sa  jeunesse.  11  avait  pris 
place  plus  au  large ,  et  sa  pensée  mûrissait  vite  sous  le  soleil  des 
révolutions  modernes  :  on  sait  les  merveilles  de  son  épée. 

Dans  cette  ivresse  de  l'ambition  et  de  la  gloire ,  il  avait ,  on  le 
croira  sans  peine,  oublié  son  manuscrit  :  mais  il  y  avait  en  France 
quelqu'un  qui  ne  l'oubliait  pas  :  c'était  M.  Delesguille.  Les  succès 
de  Napoléon  dans  la  campagne  de  Piémont  où  il  commandait  l'ar- 
tillerie ,  répandaient  sur  ce  manuscrit  un  intérêt  assez  vif.  C'était 
le  point  de  départ  d'une  pensée  déjà  illustre.  Après  le  13  vendé- 
miaire ,  M.  Delesguille  eut  un  moment  l'idée  de  rapporter  à  celui 
qui  venait  de  vaincre  pour  la  Convention,  cette  œuvre  de  sa  pre- 
mière jeunesse.  Mais  il  craignit  qu'on  ne  vit  dans  sa  démarche 
l'apparence  d'une  flatterie,  et  cet  honnête  scrupule  l'arrêta.  L'an- 
née d'après  ,  le  général  était  en  Italie  ;  lorsqu'il  en  revint,  M.  De- 
lesguille eut  encore  la  même  idée  ,  et  cette  fois  ,  séduit  par  cette 
gloire  qui  commençait  à  séduire  tout  le  monde  ,  il  voulut  revoir 
son  ancien  élève  ,  et  le  manuscrit  lui  parut  tout  simplement  un 
excellent  prétexte.  Un  malin  donc  ,  il  le  prit  sous  son  bras  et  se 
dirigea  vers  la  rue  de  la  Victoire.  Mais  il  faut  croire  que,  chemin 
faisant ,  il  entendit  quelqu'un  parler  du  général  en  chef  de  l'ar- 
mée d'Italie  ,  comme  d'un  homme  destiné  à  mettre  fin  aux  misères 
du  directoire,  et  que  ce  mot  lui  donnant  à  penser,  il  suivit  le  con- 
seil du  hasard  :  car  il  rentra  chez  lui ,  sans  avoir  osé  frapper  à  la 
porte  du  citoyen  Bonaparte.  Plus  tard  ,  lorsqu'il  songea  à  sere- 
meitre  en  route  ,  l'autre  déjà  était  parti  pour  l'Egypte.  Pendant 
que  la  croisade  moderne  se  poursuivait  glorieusement  au  loin ,  il 
se  passa  de  telles  choses  en  France  ,  que  le  retour  inattendu  de 
Bonaparte  inspira   à  chacun  de  singulières  réflexions.  Je  ne  sais 
de  quelle  nature  furent  celles  de  M.  Delesguille  ,  mais  ce  que  je 
sais  bien  ,  c'est  que  la  couleur  républicaine  de  ce  manuscrit  com- 
mençait à  l'embarrasser  un  peu. 

Le  lieutenant  de  1785  avait  si  peu  l'air  maintenant  de  vouloir 
suivre  le  conseil  de  Raynal ,  et  continuer  un  jour  celle  histoire  de 
la  liberté  corse,  que  le  pauvre  maître  se  mil  à  craindre  assez  sé- 
rieusement qu'on  ne  lui  en  voulût  de  savoir  encore  qu'elle  avait 
été  commencée.  Quelquefois  il  loi  prenait  une  forte  envie  debrû- 


REVUE  DE  PARIS.  153 

1er  cet  ouvrage.  Mais  si  l'auteur  le  lui  redemandait  ?  Dire  alors 
qu'on  l'avait  brûlé  ,  c'était  une  périlleuse  leçon  à  donner  au  con- 
quérant ,  et  le  bonhomme  n'en  avait  jamais  donné  de  semblables. 
Il  se  résigna  donc  à  garder  fidèlement  et  surtout  discrètement  le 
dépôt  qui  lui  avait  été  confié. 

Le  temps ,  au  lieu  de  les  calmer,  ne  faisait  qu'ajouter  à  ses 
craintes.  A  chaque  victoire  qui  rapprochait  le  général  de  la  sou- 
veraine puissance  ,  le  dépôt  l'inquiétait  un  peu  davantage.  Sa  pre- 
mière pensée  lui  revenait  souvent  à  l'esprit ,  mais  il  hésitait  tou- 
jours ,  et  plus  il  hésistait ,  plus  Napoléon  allait.  Chaque  jour  de 
délai  apportait  un  triomphe  de  plus  au  jeune  historien  de  la  liberté 
corse  ,  et  augmentait  l'embarras  de  la  démarche.  Napoléon  ,  qui 
du  revers  de  son  épée,  ébranlait  chaque  fois  un  trône  dans  le 
monde,  ne  se  doutait  guère  de  ce  petit  contre-coup  de  ses  vic- 
toires. 

Cependant  le  consulat  avait  succédé  au  directoire ,  et  chacun 
sentait  que  le  consulat  était  un  prélude  à  l'empire  :  quelques-uns 
le  disaient  avec  crainte  ,  beaucoup  le  pensaient  avec  espérance. 
M.  Delesguille  songea  moins  que  jamais  à  produire  son  manus- 
crit ,  et  moins  il  y  songeait ,  et  plus  il  avait  peur. 

Qu'on  se  figure  donc  son  étonnementet  sa  frayeur,  lorsqu'il  re- 
çut un  matin  une  dépèche  du  premier  consul.  Il  ne  l'ouvrit  qu'en 
tremblant;  mais  comme  il  ne  s'agissait  après  tout  que  d'une  invi- 
tation à  déjeuner  pour  le  lendemain  ,  il  se  rassura  quelque  peu. 
Voici  tout  simplement  ce  qui  était  arrivé.  Le  général ,  ayant  lu  le 
nom  de  M.  Delesguille  au  bas  d'une  pétition  ,  s'était  souvenu  de 
l'École  militaire,  et  il  avait  voulu  donner  à  son  professeur  d'his- 
toire une  marque  de  bienveillance. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  M.  Delesguille  ne  dormit  pas  de  toute  la  nuit 
suivante.  Que  lui  voulait  le  consul  ?  Une  imagination  prévenue 
trouve  un  air  étrange  aux  choses  les  plus  naturelles.  Au  lieu  de 
se  dire  que  Napoléon  voulait  revivre  un  moment  parmi  les  pen- 
sées de  son  jeune  âge  ,  on  alla  se  demander  s'il  ne  lui  était  pas 
venu  quelque  malencontreuse  réminiscence,  et  si  le  disciple  n'a- 
vait pas  l'intention  d'effacer  de  la  mémoire  de  son  vieux  maître 
un  souvenir  qui  lui  pesait.  Les  ennemis  du  premier  consul  col- 
portaient malignement,  depuis  quelquesjours,  deux  ou  trois  ré- 
ponses un  peu  rudes  du  bon  Ducis  aux  avances  du  conquérant. 
Celui-ci  voulait-il  savoir  s'il  rencontrerait  dans  la  natiou  beaucoup 


154  REVUE  DE  PARIS. 


, 


de  canards  sauvages  comme  l'auteur  tfHamlet  ?  On  pouvait  le 
croire.  L'heure  approchait.  Le  digne  homme  endossa,  de  la  meil- 
leure grâce  qu'il  lui  fut  possible,  un  vaste  habit  noir  à  la  fran- 
çaise, et  se  dirigea  vers  les  Tuileries,  bien  décidé  à  prendre  conseil 
des  circonstances  ,  et  à  se  taire  si  on  ne  lui  parlait  de  rien.  Tou- 
tefois ,  comme  c'était  un  homme  d'ordre  et  de  prévoyance ,  il 
avait  enseveli  le  manuscrit  dans  l'une  de  ses  poches  profondes , 
qui ,  aussi  discrète  que  lui ,  n'en  laissait  rien  voir  au  dehors. 

Le  général  Bonaparte  accueillit  son  convive  d'une  façon  cor- 
diale .  mais  du  manuscrit  il  ne  dit  pas  un  mot.  Cependant  avec  ce 
regard  d'aigle  qui  allait  toujours  au  fond  de  la  pensée  d'aulrui , 
il  dut  remarquer  une  sorte  d'embarras  mystérieux  dans  l'attitude 
du  bonhomme.  Peut-être  alors  se  souvint-il  lui-même  de  sa  visite 
d'autrefois  et  de  l'objet  de  cette  visite;  mais  il  n'en  fit  rien  paraî- 
tre. Quoi  de  plus  naturel  d'ailleurs  que  d'expliquer  un  moment 
de  trouble  par  l'étonnement  et  l'admiration  ?  On  se  mit  à  table. 
Les  repas  de  Napoléon  sont  devenus  chose  célèbre  par  leur  insigne 
brièveté  :  celui-ci  ne  dura  pas  dix  minutes,  et  M.  Delesguille, 
qui  n'avait  plus  guère  de  dents  ,  eut  toutes  les  peines  du  monde  à 
avaler  une  poire  en  compote.  Il  aimait  à  revenir  sur  ce  déjeuner  : 
c'était  l'un  de  ses  plus  beaux  souvenirs  ;  mais  il  ne  parlait  volon- 
tiers que  de  la  compote. 

Lorsqu'on  se  fut  levé,  Napoléon  se  rapprocha  de  lui,  et  le  fît 
promener  en  causant.  Le  consul  avait  déjà  l'habitude  de  marcher 
la  tète  penchée  en  avant ,  et  les  deux  mains  derrière  le  dos.  Or, 
il  se  trouvait  que  M.  Delesguille  avait  précisément  la  même  habi- 
tude ,  et  cette  fois  il  ne  prit  pas  garde  qu'il  avait  l'air  de  se  met- 
tre un  peu  trop  à  l'aise  avec  son  hôte.  On  voudrait  savoir  com- 
ment les  courtisans  prirent  la  chose ,  et  si  quelqu'un  d'entre  eux 
ne  mit  pas  la  main  sur  la  garde  de  son  épée.  Mais  l'irrévérent  con- 
vive avait  bien  d'autres  préoccupations  en  tête  :  il  suait  sang  et 
eau  pour  se  mettre  au  pas  de  son  terrible  interlocuteur.  C'était  un 
talent  qu'il  n'avait  jamais  eu ,  et  dans  cette  occasion  il  ne  réussit 
pas  mieux  que  d'ordinaire.  Il  s'en  consola  par  la  pensée  qu'il  était 
maintenant  trop  vieux  pour  devenir  maréchal  d'empire.  Toute- 
fois il  ne  perdait  pas  son  dessein  de  vue  .  épiant  le  moment  favo- 
rable pour  hasarder  une  allusion  timide  entre  deux  paroles  du 
premier  consul.  Il  ouvrait  la  bouche  pour  parler  chaque  fois  que 
la  conversation  tournait  un  peu  à  la  causerie  ;  mais  Napoléon  la 


REVUE  DE  PARIS.  155 

relevait  aussitôt  par  quelque  vive  et  souveraine  parole  ,  et  la 
phrase  commencée  s'arrêtait  sur  les  lèvres  de  l'honnête  profes- 
seur. Celui-ci  ne  perdait  pas  tout  espoir.  Les  bonnes  gens  ont 
leur  jour  décourage  :  on  est  héros  une  fois  au  moins  dans  sa  vie. 
Enhardi  enfin  par  une  familiarité  si  bienveillante  ,  M.  Delesguille 
frrma  les  yeux  pour  ne  point  voir  cette  majesté  impériale  qui  déjà 
perçait  dans  la  simplicité  du  consul.  11  finit  par  croire  qu'on  lui 
pardonnerait  sans  trop  de  peine  de  rappeler  une  époque  dont 
l'humble  mémoire  ne  pouvait  que  relever  le  sentiment  de  la  gran- 
deur présente  ;  et,  faisant  un  dernier  effort  sur  lui-même  ,  il  es- 
saya de  dire  quelques  mots  de  certaine  Histoire  delà  liberté  corse, 
écrite  ,  il  pouvait  y  avoir  quinze  ans,  par  un  jeune  officier  d'ar- 
tillerie. Mais  le  consul  l'entendit  à  peine  et  lui  tourna  le  dos.  Un 
peu  étourdi  de  sa  déconvenue ,  notre  homme  se  dit  en  lui-même 
que  son  élève  d'autrefois  n'était  pas  encore  sans  doute  assez  maî- 
tre de  sa  fortune  pour  jeter  à  tout  son  passé  un  sourire  de  défi. 
Sa  poche,  depuis  ce  moment,  ne  lui  parut  plus  assez  profonde 
pour  cacher  le  manuscrit  :  il  était  devenu  pesant  corne  un  lingot 
de  plomb. 

Le  pauvre  M.  Delesguille  retourna  chez  lui  l'oreille  basse  ,  et  se 
mit  au  lit  avec  la  fièvre. 

Quelques  jours  après,  il  apprit  que  le  premier  consul  l'avait 
nommé  sous-chef  au  ministère  de  la  guerre ,  emploi  qu'il  occupa 
jusqu'en  1815.  Qui  sait?  Il  regarda  peut-être  ce  bienfait  comme 
une  obligeante  invitation  à  garder  le  silence.  Il  le  garda  long- 
temps ,  évitant  avec  soin  de  faire  parler  de  lui ,  se  croyant  oublié, 
et  heureux  de  le  croire.  Il  n'avait  d'ailleurs  aucune  prétention  : 
il  ressemblait  à  ces  bons  pères  qui  n'ont  d'ambition  que  pour  leurs 
enfants  ,  et  Napoléon  était  un  peu  son  fils.  Et  puis  il  y  avait  des 
jonrs  où  il  se  persuadait  à  demi  que  son  ancien  élève  avait  quel- 
que petite  raison  de  le  craindre,  et  quoiqu'il  eût  peur,  tout  le 
premier,  de  la  crainte  qu'il  croyait  inspirer,  cette  pensée  ,  qu'il 
ne  s'avouait  qu'en  secret ,  ne  laissait  pas  de  flatter  sa  vanité  ;  car 
enfin  ,  je  vous  le  demande  ,  l'empereur  d'Autriche  pouvait-il  en 
dire  autant? 

On  ne  parlait  pas  du  manuscrit,  et  on  le  croyait  oublié  ;  à  peine 
le  regardait-on  encore  quelquefois  à  la  dérobée,  comme  un  de 
ces  objets  dont  la  vue  fait  mal,  et  sur  lesquels  néanmoins  une 
irrésistible  puissance  ramène  sans  cesse  nos  regards. 


156  REVUE  DE  PARIS. 

Un  événement  vint  troubler  cette  apparente  sécurité  et  détrom- 
per de  ses  illusions  le  respectable  sous-chef.  Il  avait  pour  secré- 
taire un  jeune  homme  plein  de  malice,  et  de  plus  grand  amateur 
de  raretés  bibliographiques.  Comment  celui-ci  avait-il  appris 
l'existence  de  ce  manuscrit  ?  c'est  ce  que  nous  ne  saurions  dire. 
Toujours  est-il  qu'un  malin,  c'était  en  1810,  M.  Delesguille  ayant 
donné  à  son  secrétaire  un  peu  plus  de  besogne  que  de  coutume  , 
s'excusant  sur  la  campagne  qui  allait  s'ouvrir  et  sur  les  ordres 
précis  de  l'empereur  : 

—  Bon!  votre  empereur,  répondit  le  jeune  homme  avec  un  peu 
d'humeur,  il  n'a  pas  toujours  été  si  amoureux  du  pouvoir  absolu, 
et  on  lui  a  connu  certain  goût  profane  p  our  les  beaux  yeux  de  la 
liberté.  Vous  le  savez  mieux  que  personne,  monsieur  Delesguille, 
et  si  vous  vouliez  parler.... 

—  Il  est  vrai,  dit  M.  Delesguille,  visiblement  embarrassé  et 
faisant  effort  pour  sourire,  qu'à  l'École  militaire  il  aimait  assez 
faire  les  choses  à  sa  guise,  et  qu'il  avait  le  nez  dans  Plutarque 
plus  souvent  que  je  n'aurais  voulu. 

—  C'est  apparemment,  répliqua  l'autre  avec  un  sang-froid  dés- 
espérant, qu'il  étudiait  la  vie  de  Timoléon  pour  mieux  écrire 
celle  de  Paoli. 

Le  bonhomme  agita  vivement  sa  sonnette,  et  un  garçon  de  bu- 
reau entra. 

C'était  une  manière  comme  une  autre  de  détourner  la  conver- 
sation; mais  notre  jeune  homme  était  décidé  à  ne  pas  tenir 
compte  de  cette  petite  ruse  de  guerre.  Il  attendit  patiemment 
que  le  garçon  de  bureau  fût  sorti  avec  un  ordre  insignifiant, 
et  dès  qu'on  eut  cessé  d'entendre  le  bruit  des  pasqui  s'éloi- 
gnaient : 

—  Allons,  monsieur  Delesguille,  reprit-il,  avouez-le  bonne- 
ment, vous  avez  chez  vous  un  écrit  de  Napoléon. 

M.  Delesguille  fit  un  bond  sur  son  fauteuil,  recula  de  deux  pas 
sans  se  lever,  arracha  brusquement  ses  vieilles  lunettes  de  son 
nez.  et  d'un  air  affrayé  qui  ne  voulait  qu'être  sévère  : 

—  Qui  dit  cela,  mon  Dieu?  quelqu'un  qui  veut  ma  tête. 

Le  secrétaire  eut  un  moment  de  remords;  il  aimait  sincère- 
ment le  sous-chef,  qui  le  traitait  comme  un  fils,  et  cette  excla- 
mation tragique  lui  fit  craindre  qu'il  ne  fût  allé  trop  loin,  et  qu'il 
n'y  eût  dans  tout  ceci  quelque  chose  de  plus  sérieux  qu'il  n'avait 


REVUE  DE  PARIS.  157 

cru.  Mais,  fort  de  ses  bonnes  intentions,  il  ajouta,  écrivant  tou- 
jours : 

—  Ce  Paoli  était  vraiment  un  grand  homme,  il  aimait  sa  pa- 
trie, et  il  la  voulait  libre. 

Ici  le  regard  de  M.  Delesguille  devint  suppliant. 

—  Et  l'empereur  écrivait-il  alors  aussi  mal  qu'il  fait  aujour- 
d'hui ? 

—  Plus  bas,  pour  l'amour  de  vous,  dit  la  pauvre  victime  avec 
l'accent  d'un  homme  qui  va  se  rendre,  et  qui  dissimule  sa  défaite 
en  ayant  l'air  de  ne  craindre  que  pour  autrui  ce  qui  le  fait  trem- 
bler pour  lui-même. 

—  A  la  bonne  heure,  dit  le  secrétaire,  voilà  que  nous  commen- 
çons à  nous  entendre. 

Et  quittant  sa  chaise  de  cuir ,  il  vint  s'appuyer  avec  une  fami- 
liarité affectueuse  sur  .le  dossier  du  fauteuil  de  M.  Delesguille, 
qui,  n'osant  se  retourner,  prit  lentement  une  prise  de  tabac,  sui- 
vant le  conseil  de  Sganarelle  ;  puis  élevant  la  main  jusqu'à  l'oreille 
du  secrétaire,  il  la  lira  doucement  sans  le  regarder  encore,  et  dit 
en  soupirant  :  Oh  !  la  jeunesse,  la  jeunesse  ! 

—  Oui,  continua,  mais  tout  bas  cette  fois,  l'impitoyable  secré- 
taire, quand  on  est  jeune,  on  prend  parti  pour  la  république  ,  on 
écrit  avec  enthousiasme  l'histoire  de  la  liberté  de  son  pays;  puis 
un  beau  matin  on  se  déclare  empereur  des  Français  et  roi  d"Italie; 
n'est-ce  pas  cela  que  vous  vouliez  dire? 

M.  Delesguille  n'avait  plus  d'autre  ressource  que  de  se  rendre 
sans  condition.  Il  se  rendit,  raconta  tout  ce  qu'on  voulut,  et  pro- 
mit tout  ce  qui  lui  fut  demandé. 

Le  lendemain,  il  entra  au  bureau  d'un  air  mystérieux,  rete- 
nant son  souffle  et  marchant  sur  la  pointe  des  pieds,  puis  il  re- 
ferma soigneusement  la  porte  derrière  lui  et  alla  silencieusement 
s'asseoir  dans  son  fauteuil,  sans  répondre  au  malin  secrétaire 
qui  lui  souhaitait  la  bienvenue.  Il  tira  ensuite  avec  précaution  de 
sa  poche  un  vaste  rouleau  de  papier  attaché  avec  un  petit  cordon 
de  soie,  le  déposa  sans  bruit  sur  la  table,  et  poussa  un  profond 
soupir,  comme  un  homme  qui  aurait  fait  un  grand  effort. 

Le  jeune  homme  s'empara  du  manuscrit,  l'examina  curieuse- 
ment, le  parcourut  page  à  page,  élevant  la  voix  par  intervalles , 
lorsqu'il  rencontrait  quelque  note  dont  les  événements  avaient  fait 
une  hardiesse.  M.  Delesguille  craiguit  de  voir  se  renouveler  ses 
6  14 


158  REVUE  DE  PARIS. 

tribulations  de  la  veille,  et  s'écria  :  Eh  !  mon  Dieu  !  emportez-le 
chez  vous,  vous  le  verrez  tout  à  loisir.  Ce  furent  les  seules  paroles 
qu'il  prononça  delà  journée,  et  elles  lui  coulèrent  beaucoup  :  il 
ressentait  ce  qu'on  éprouve  à  laisser  entre  les  mains  d'un  enfant 
une  arme  qui  peut  le  blesser  lui  ou  les  autres.  A  part  ce  petit 
scrupule,  je  crois  qu'il  était  aussi  heureux  de  donner  son  manu- 
scrit que  l'était  l'autre  à  le  recevoir  ;  car  jamais  il  ne  le  rede- 
manda. C'était  là  une  de  ces  propriétés  ruineuses  qui  ne  rappor- 
tent pas  ce  que  demande  leur  entretien.  Il  devint  évident  que 
depuis  ce  jour  le  cher  homme  dormait  plus  tranquille  :  il  avait  le 
teint  plus  frais  et  rajeunissait  à  vue  d'oeil.  Il  marchait  librement 
dans  sa  maison,  parlait  haut,  et  n'avait  plus  rien  de  cet  air  du 
dragon  de  la  fable.  C'était  comme  un  sort  dont  il  se  sentait  sou- 
lagé. Il  pouvait  maintenant  se  bercer  tout  à  son  aise  dans  ses  sou- 
venirs de  l'École  militaire  et  parler  de  son  ancien  élève  :  quel- 
quefois même  il  se  surprenait  à  en  parler  comme  s'il  était 
encore  son  maître. 

La  restauration  arriva,  et  on  pouvait  tirer  certain  parti  de  cet 
ouvrage  :  ce  qui  avait  été  une  cause  de  long  martyre  pouvait  de- 
venir une  source  de  fortune.  Mais  M.  Delesguille  eût  donné  volon- 
tiers sa  vie  plutôt  que  de  s'avilir  en  se  joignant  aux  ennemis  du 
grand  empereur;  il  eût  regardé  cela  comme  un  parricide.  Il  re- 
gretta amèrement  que  le  manuscrit  fût  sorti  de  ses  mains,  car 
maintenant  il  l'eût  brûlé  avec  bonheur,  pour  empêcher  qu'on  ne 
s'en  servît  contre  la  mémoire  de  Napoléon,  et,  comme  la  veuve 
antique,  il  en  eût  avalé  les  cendres. 

Mais  le  manuscrit,  qu'était-il  devenu?  Celui  qui  l'avait  reçu 
partit  en  1812  pour  la  campagne  de  Russie,  et  le  laissa,  parmi 
d'autres  papiers  enfermés  dans  'une  cassette,  à  la  garde  de  sa 
famille.  On  le  crut  mort,  lui.  comme  tant  d'autres,  et  M.  De- 
lesguille avait  coutume  de  dire  en  parlant  de  lui  :  Pauvre  jeune 
homme  !  j'ai  toujours  eu  dans  l'idée  qu'il  lui  arriverait  quelque 
malheur  !  Et  il  y  avait  comme  du  remords  dans  le  ton  avec  lequel 
il  prononçait  ces  paroles.  La  famille  ouvrit  la  cassette,  examina 
les  papiers,  et  le  manuscrit  ne  portant  aucun  nom  d'auteur,  il 
faut  croire  qu'il  fut  brûlé;  peut-être  le  prit-on  pour  un  pamphlet 
contre  l'empereur.  Le  secrétaire  qu'on  avait  cru  mort  reparut 
plein  de  vie,  mais  le  manuscrit  ne  se  retrouva  pas. 
Celui  qui  le  découvrira,  s'il  existe  encore,  peut  maintenant  le 


REVUE  DE  PARIS.  159 

faire  imprimer  sans  crainte  :  le  bon  M.  Delesguille  est  mort ,  et 
Napoléon  est  remonté  sur  sa  colonne. 

Antoine  de  Lajour. 


GALERIE  DE  BAS-BLEUS. 


II. 
LAMEHTATIOR   D'UN  BAS-BLEU. 


—  Ah!  ciel!  malédiction!  je  suis  perdue,  accablée!  on  me 
désole  ,  on  m'opprime  !...  Quel  fléau  !  quel  scandale!  voilà  qui 
crie  vengeance  ! 

—  Quoi  donc ,  madame?...  qu'est-ce?  qu'y  a-l-il?  qu'avez- 
vous  ?... 

—  Les  Bas-Bleus  ,  monsieur,  une  galerie  de  Bas-Bleus  !  les 
Bas-Bleus  de  Paris  et  de  la  province  qu'on  se  propose  d'esquisser, 
de  crayonner,  de...  Ah  !  l'émotion  me  suffoque  !...  je  crois  que 
j'en  mourrai  ! 

—  Mais  encore  une  fois,  madame,  pourquoi  vous  laisser  émou- 
voir ainsi  par  ce  titre  et  celte  galerie  de  Bas-Bleus  ?... 

—  C'est  que  vous  ne  savez  peut-être  pas,  monsieur,  que  je  suis 
auteur  de  trois  recueils  de  poèmes  intimes ,  intitulés ,  l'un  Ai- 
mante,  l'autre  Pensante ,  et  le  troisième  Agissante.  J'ai  fait 
aussi  deux  brochures  fatalistes  contre  le  Code  civil  et  conjugal  : 
l'une  a  pour  titre  :  Qu'est-ce  que  cela  me  fait  d'être  femme  ?  ou 
de  l'Émancipation  des  cuisinières  françaises  ,  et  l'autre... 

—  Eh  bien!  madame,  quand  même  la  collection  de  vos  oeuvres 
complètes  devrait  être  encore  grossie  de  vingt  autres  brochures 
du  même  bord  ,  f  jut-il  pour  cela  vous  déchaîner ,  vous  emporter? 
En  quoi  cela  vous  touche-t-il ?...  êtes-vous  Bas-Bleu?  avez-vous 
assez  fait  je  ne  dirai  pas  pour  vous  attirer,  mais  pour  mériter  un 
pareil  surnom  ?...  Le  trouvez-vous  offensant  ou  injuste  ?  eh  bien! 


REVUE  DE  PARIS.  161 

vous  ne  le  porterez  pas  !  rien  n'est  plus  naturel  !  on  n'est  pas  co- 
lonel d'un  régiment,  ni  Bas-Bleu  avéré  pour  avoir  fait  deux  cam- 
pagnes ou  écrit  deux  brochures  fatalistes...  Vous  semble-t-il  au 
contraire  honorable  ou  même  flatteur  (et  c'est  notre  avis)  d'être 
appelé  Bas-Bleu?  Eh  bien  !  vous  êtes  Bas-Bleu,  madame,  Bas- 
Bleu  de  droit,  de  titre  et  d'office...  Il  nous  semble  pourtant  qu'on 
ne  saurait  être  plus  accommodant  ! 

—  Ah  !  n'imporle  ,  monsieur,  c'est  une  infamie  ,  un  odieux 
complot  !  Une  galerie  de  Bas-Bleus  !  a-t-on  vu  cela?  comprend-on 
cela?...  Et  de  quel  droit,  monsieur?  qui  vous  a  permis  de  nous 
afficher  ainsi?...  Quelle  lâcheté  !  quelle  trahison  !  s'attaquer  à  de 
faibles  femmes  qui  n'ont  pour  se  défendre  ni  bouclier,  ni  eslra- 
maçons ,  qui  n'ont  au  monde  que  leur  plume  ou  leur  fer  à  papil- 
lotes!... Mettre  en  scène  leurs  rides  ,  leurs  écrits ,  déchirer  le 
voile  sacré  de  leur  intimité  !...  Moi  qui  vous  ai  comblé  de  tant  de 
marques  d'intérêt ,  monsieur ,  moi  qui  vous  ai  admis  à  toutes 
mes  lectures ,  monsieur ,  et  me  proposais  même  de  vous  faire 
tenir  incessamment  des  billets  pour  l'Athénée  des  femmes  !...  Oh! 
Diane  !  oh!  Jeanne  d'Arc  !  Clio,  Polymnie,  Euterpe  !  une  galerie 
de  Bas-Bleus  !...  Chastes  muses  ,  vous  le  voyez  et  vous  ne  vous 
réunissez  pas  pour  déchirer  ,  comme  les  femmes  de  Thrace  ,  l'in- 
sensé, le  profane  qui  a  osé  entamer  une  pareille  histoire  !...  Mais 
non  ,  modérons-nous  plutôt ,  car  si  nous  imitions  les  Bacchantes, 
notre  calomniateur  serait  assez  fat  peut-être  pour  se  croire  un 
Orphée... 

Cette  conversation  n'est  que  l'échantillon  et  le  simple  extrait 
des  menaces  de  toute  nature  ,  des  malédictions  que  nous  avons 
eu  à  essuyer  depuis  quelques  jours.  Et  cela,  pourquoi?  pour 
avoir  osé  inscrire  sur  une  de  ces  pages  celte  simple  annonce  : 
Préface  d'une  galerie  de  Bas-Bleus. 

Le  tonnerre  ,  roulant  sur  le  toit  de  l'Athénée  des  femmes,  n'eut 
pas  produit  à  coup  sûr  une  commotion  plus  vive.  En  vain  comp- 
tions-nous sur  la  devise  d'égards  et  de  courtoisie  de  tout  temps 
attachée  à  la  bannière  de  ce  recueil  ;  en  vain  avions-nous  cherché 
à  nous  retrancher  derrière  ce  mol  préface  qui ,  après  tout ,  ne 
réalisait  rien  et  ne  faisait  que  promettre  ou  présager  ;  rien  de 
tout  cela  ne  nous  a  protégé. 

«  La  préface  d'une  galerie  de  Bas-Bleus!  Ma  chère  ,  on  a  osé 
imprimer  cela  en  toutes  lettres  !  Cette  préface  ,  c'est  vous ,  n'en 

14. 


162  REVUE  DE  PARIS. 

douiez  pas.  —  Non,  ma  chère ,  c'est  vous-même  ;  je  vous  ai  re- 
connue ;  c'est  bien  vous  qu'on  a  prétendu  désigner,  stygmaliser; 
vous  êtes  Bas-Bleu  I.  —  Alors  vous  êtes  donc  à  la  fois  Bas-Bleu 
II,  III,  IV  et  V.  « 

Ainsi  s'exprimaient  entre  elles  certaines  muses,  charitables 
interprètes  de  nos  intentions.  Et  puis  venaient  les  graves  inculpa- 
lions  ,  les  lettres  anonymes,  les  cartels  de  plumes  par  la  petite 
poste.  La  république  des  lettres  féminines  s'est  soulevée  tout  en- 
tière, et  que  ne  nous  est-il  permis  de  transcrire  ici  quelques-unes 
des  épitres  qui  nous  sont  parvenues  à  ce  sujet  !  singuliers  monu- 
ments d'éloquence  ,  épitres  à  la  fois  bilieuses  ,  caressantes  et 
irascibles.  Rien  n'a  été  oublié  :  invocations  pastorales  à  nos  sœurs, 
à  nos  tantes ,  à  nos  marraines  ;  appel  à  la  chevalerie  française,  à 
la  politesse  de  la  féodalité  et  des  croisades.  Les  douze  pairs  de 
Charlemagne,  Bavard  ,  Duguesclin  ,  Lauzun  ,  Richelieu ,  tous  les 
séducteurs  et  les  preux  de  l'ancien  régime  ont  été ,  en  vérité  , 
ressuscites  pour  défendre  contre  nos  pages  félonnes  des  physio- 
nomies de  femmes  que  nous  n'avions  jamais  prétendu  regarder 
en  face  ,  et  de  chefs-d'œuvre  dont  nous  ignorions  même  l'exis- 
tence. 

Grâce  à  ce  nuage  de  suppliques  et  de  lamentations,  nous  avons 
pu  être  initié  à  une  littérature  vierge  que  nous  ne  soupçonnions 
même  pas.  A  quels  volumes,  à  quelles  brochures  n'avons-nous 
pas  eu  affaire?  Tantôt  c'était  une  tante  venant  nous  demander 
grâce  pour  sa  nièce  ,  qui  composait ,  disait-elle  ,  des  idylles  pec- 
torales pour  sa  santé  et  par  ordonnance  du  médecin,  en  guise  de 
tisanes  rafraîchissantes  et  de  lait  d'ànesse;  tantôt  c'était  un  canton 
ou  une  province  qui  nous  priait  de  vouloir  bien  respecter  la  muse 
des  cloches  et  de  l'académie  du  département.  Enfin  ,  un  mari 
nous  écrivait  :  «  Monsieur,  j'ai  l'honneur  de  vous  envoyer  les 
poésies  de  ma  femme  ;  mais ,  je  vous  en  [prie  ,  ménagez-la  ; 
je  vous  jure  que  Loïsa  n'a  jamais  été  Bas-Bleu.  Loïsa  ,  c'est 
une  colombe  âgée  de  trente-six  ans  et  quelques  mois ,  et  qui  ne 
vit  que  de  larmes ,  d'épithètes ,  de  césures  et  de  feuilles  de 
saule ,  etc.  » 

Comment  voulez-vous  qu'on  résiste  à  cela  ?  Comment  pouvions- 
nous  ne  pas  abdiquer  aussitôt  le  prétendu  fer  rouge  dont  on  nous 
armait,  lorsqu'un  mari  en  appelait  ainsi  à  nos  sentiments  géné- 
reux ,  nous  donnait  à  entendre  que  sa  tranquillité  ,  son  bonheur 


REVUE  DE  PARIS.  165 

domestique ,  étaient  en  quelque  sorte  attachés  aux  hémistiches  de 
sa  femme  ? 

Le  mari  de  Bas-Bleu  n'est  du  reste  pas  le  personnage  le  moins 
curieux  de  cette  comédie  dont  nous  n'avons  encore  déroulé  que 
la  préface.  Cet  homme  a  part ,  Phaon  de  la  publicité  en  jupes  ,  a 
presque  autant  d'amour-propre  pour  les  livres  et  les  succès  de 
son  ménage  ,  qu'un  jardinier  pour  ses  giroflées  et  ses  tulipes.  Il 
ne  compose  ,  il  est  vrai ,  ni  poèmes ,  ni  préfaces  ;  mais  il  les  cul- 
tive ,  il  les  voit  pousser.  Ses  mœurs  et  sa  physionomie  repré- 
sentent le  thermomètre  symbolique  des  inspirations  et  des  idées 
de  la  communauté.  Le  Bas-Bleu  cherche-t-il  une  périphrase  ,  une 
rime  ,  ou  demeure-t-il  embarrassé  dans  un  plan  de  roman  ou  de 
théâtre  ?  La  figure  du  mari  devient  aussitôt  rembrunie  ,  labo- 
rieuse ;  vous  diriez  un  commentaire.  Si  au  contraire  le  Bas-Bleu 
voit  sa  composition  se  dérouler  facilement  et  se  diriger  sans 
efforts  vers  un  heureux  dénouement ,  alors  la  figure  du  mari 
s'éclaircit  ,  rayonne  ;  c'est  une  espèce  de  miroir  ovale  qui  réflé- 
chit le  soleil.  C'est  le  mari  aussi  qui  s'occupe  de  tous  les  menus 
détails  de  succès  et  des  livres  du  Bas-Bleu.  Quand  sa  femme  est 
sous  presse  ,  il  ne  respire  plus ,  il  ne  vit  plus  ;  il  court ,  il  vole  , 
il  corrige  les  épreuves  ,  il  va  aiguillonner  les  imprimeurs  ,  il  col- 
porte les  bons  à  tirer  ,  il  se  charge  d'aller  attendrir  les  feuille- 
tons et  le  journalisme.  Il  est  bien  plus  sensible  aux  morsures  de 
la  critique  que  la  muse  elle-même.  Si  on  pique  les  vers  de  sa 
femme,  c'est  comme  si  on  le  piquait  lui-même.  Ses  nerfs  tressail- 
lent, il  saigne  à  chaque  hémistiche  qu'on  touche  ,  il  vit  dans  la 
prose,  dans  les  conceptions  du  Bas-Bleu:  «  Frappez  sur  moi, 
vous  dit-il,  mais  épargnez  les  accents  de  Loïsa.  »  —  Nous  avons 
eu  à  répondre  aussi  aux  maris  de  Bas-Bleu. 

Enfin  ,  n'avons-nous  pas  vu  s'élever  contre  nous  jusqu'à  cer- 
tains petits  Bas-Bleus  coiffés  en  bandeau ,  âgés  de  treize  à  qua- 
torze ans  tout  au  plus  ,  et  presque  aussi  intraitables ,  dans  leur 
genre,  que  leurs  grand'  tantes  ou  leurs  grand'  mères.  Ces  Cha- 
perons Rouges  littéraires  nous  ont  pris  pour  un  loup  prêt  à  dé- 
vorer les  agneaux  et  les  pigeons  de  leur  poésie. 

En  un  mot,  l'indignation  a  été  générale.  Nous  avons  été  accusé 
de  vouloir  jeter  le  gant  (le  gant  de  fer)  à  toutes  les  femmes  de 
lettres  belliqueuses  ou  non.  Voilà  tantôt  quinze  jours  que  les 
ruelles  poétiques  commentent  nos  pages,  les  maudissent  et  les 


164  REVUE  DE  PARIS. 

analysent.   Autant  vaut  dire  que  nous  sommes  aux  gémonies. 

Eh  bien  !  critiques  de  tous  les  âges ,  vous  voyez  ce  que  Ton 
gagne  à  écrire  avec  bonne  foi.  Le  ciel  a  vu  notre  cœur  ,  cepen- 
dant,  quand  nous  annoncions  cette  galerie  de  Bas-Bleus.  Nous 
agissions  avec  une  bonhomie  digne  ,  vraiment,  du  squire  Wes- 
tern. Pénétré  du  vif  éclat  et  du  mérite  de  certaines  muses  ,  nous 
voulions ,  loin  de  les  déprécier  ,  leur  construire,  au  contraire  , 
un  arc  de  triomphe  ;  nous  disions  aux  femmes  auteurs  :  u  On  ne 
vous  juge  pas,  mesdames  ,  on  vous  adule.  »  Or,  qu'est-ce  que 
l'adulation  .  quand  on  a  atteint  l'âge  de  discrétion  ,  ou  quand  on 
écrit ,  ce  qui  revient  au  même?  Une  ironie  le  plus  souvent  ;  c'est 
pourquoi  nous  voulions  vous  enrégimenter,  vous  ranger  en  ordre 
de  bataille.  Place  aux  Bas-Bleus!  place  à  la  vieille  garde  et  aux 
conscrits  !  voici  les  caporaux  et  les  sergents ,  puis  les  colonels, 
les  maréchaux,  l'état-major.  Nous  voulions,  pesantvos  titres  dans 
les  balances  de  notre  équité  .  décerner  à  tel  Bas-Bleu  des  che- 
vrons ,  à  tel  autre  la  croix  d'honneur  ,  à  un  troisième  une  place 
aux  Invalides.  Mais  hélas  !  comme  on  est  compris  !  Elles  ont  pris 
notre  arc  de  triomphe  pour  des  fourches-caudines. 

Plus  de  restrictions  donc  ,  plus  de  détours  !  et ,  en  admettant 
que  dans  un  pareil  sujet  la  galanterie,  si  souvent  perfide  et  ja- 
louse ,  ail  jamais  été  dans  notre  pensée,  répudions  cette  réserve, 
cette  critique  mignarde ,  introduite  par  quelques  beaux  esprits 
afin  de  diminuer  l'omnipotence  des  femmes  de  génie.  Nous  dirons 
tout  ce  que  nous  savons  sur  leur  compte;  tôt  ou  tard  ,  on  nous 
saura  gré  de  notre  franchise. 

Supposons  maintenant  que  quelqu'un  nous  adresse  cette  ques- 
tion :  «  Que  pensez-vous  des  Bas-Bleus  en  général?  Faut-il  se 
plaindre  ou  s'applaudir  de  l'existence  et  de  la  multiplicité  des 
Bas-Bleus  ?  Les  Bas-Bieus  sont-ils  nécessaires  ,  oui  ou  non  ?  » 

Nous  répondrions  d'abord  nettement  et  hardiment  :  »  Oui,  les 
Bas-Bleus  sont  nécessaires;  il  en  faut  dans  nos  mœurs,  dans  notre 
civilisation,  de  même  qu'il  faut  des  meubles  gothiques,  du  vieux- 
sèvres  ,  des  frivolités  alsaciennes  ,  flamandes  ou  chinoises.  » 
Comme  distraction  ,  comme  passe-temps  de  société,  le  Bas-Bleu 
est  essentiel,  il  égaie,  il  occu[>e.  Quand  on  n'admire  pas  ses 
productions ,  on  en  est  quitte  pour  s'amuser  de  ses  prétentions , 
de  sa  toilette  ,  de  ses  œillades  exagérées ,  et  de  l'affectation  de 
hauteur  ou  d'inspiration  qui  domine  ses  moindres  gestes. 


REVUE  DE  PARIS.  165 

Nous  disons  même  qu'il  est  non-seulement  agréable,  mais  flat- 
teur aussi  et  honorable  pour  la  France  de  compter  dans  son  sein 
une  quantité  de  Bas-Bleus  trois  fois  plus  grande  qu'aucune  autre 
nation.  C'est  une  raison  de  plus  pour  nous  enorgueillir  de  notre 
territoire. 

Mais  si  on  nous  faisait  cette  autre  question  :  «  Est-il  avantageux 
ou  non  de  connaître  un  Bas-Bleu  ?  Peut-on  se  laisser  initier  im- 
punément à  cette  intimité  et  à  ces  relations  ?  » 

Nous  répondrons  alors:  a  Oui  et  non.  Oui,  parce  qu'il  faut 
tout  voir,  connaître  tous  les  coins  et  recoins  du  labyrinthe  social. 
Non  ,  si  vous  tenez  essentiellement  à  votre  tranquillité  et  à  l'or- 
donnance ,  parfaitement  symétrique ,  de  vos  habitudes ,  de  vos 
idées,  et  de  votre  existence.  » 

Si  donc  nous  voulions  ouvrir  cette  galerie  de  Bas-Bleus ,  dont 
nous  n'avons  jamais  prétendu  accepter  à  nous  seuls  le  fardeau  , 
ce  ne  serait  ni  le  Bas-Bleu  protecteur,  ni  le  Bas-Bleu  prophète, 
ni  le  Bas-Bleu  valseur,  que  nous  ébaucherions  d'abord ,  ce  se- 
rait le  Bas-Bleu  intime. 

Le  Bas-Bleu  intime  possède  à  peu  près  les  défauts  et  les 
qualités  du  genre  de  romans  dont  il  emprunte  le  nom.  Il  est 
majestueux  et  embrouillé.  Tout  le  monde  a  connu  le  Bas- 
Bleu  ultime  ,  a  été  admis ,  une  fois  au  moins,  à  ce  coin  du  feu 
fantasque  ,  à  ce  désordre  calculé,  qui  n'est  ni  le  pêle-mêle  de 
la  chambre  d'un  garçon  ni  la  franche  confusion  de  l'apparte- 
ment d'une  coquette  5  espèce  de  chaos  pesant  qui  étourdit  sans 
attacher,  fatigue  sans  profiter  à  l'observation;  quelque  chose 
comme  une  grammaire  sanskrite,  dont  les  feuillets  seraient  in- 
tervertis. 

Le  Bas-Bleu  a  dû  vous  dire  un  jour  d'un  ton  mourant  :  a  Venez 
me  voir,  monsieur,  tel  jour,  à  telle  heure  ,  nous  ferons  échange 
de  pensées  et  de  méditations.  » 

On  y  va,  et  pourquoi  ?  Explique  cela  qui  pourra.  Pourquoi 
monte-on  en  ballon?  Pourquoi  va  t-on  à  Londres,  où  on  est  sûr 
de  rencontrer  le  spleen  et  les  brouillards  ?  Pourquoi  s'embarque- 
t-on  pour  les  Grandes-Indes  ?  Pourquoi  visite-t-on  le  Bas-Bleu 
intime  ? 

Ordinairement ,  la  première  visite  se  passe  bien.  Le  Bas-Bleu 
étale  sa  philosophie  et  ses  hardiesses  socialistes  ,  tout  en  écumant 
sa  cafetière.  On  cause  familièrement  ;  on  détruit  le  mariage  ;  on 


166  REVUE  DE  PARIS. 

réhabilite  la  femme;  la  cheminée  fume  à  outrance  ;  liberté  pleine 
et  entière ,  c'est  la  lune  de  miel. 

A  la  seconde  entrevue  cependant,  l'atmosphère  commence  à 
s'épaissir.  Le  Bas-Bleu  se  met  à  vous  sonder  sur  la  doctrine  de 
Pythagore  ,  les  traités  de  Platon  et  l'analomie  comparée.  La  mi- 
graine vous  prend  ;  alors  le  Bas-Bleu  intime  s'écrie  : 

—  Ali  !  je  vois  bien  que  vous  êtes  un  être  froid  ,  monsieur,  lan- 
guissant; comme  la  plupart  des  hommes,  vous  ne  me  comprenez 
pas  !  Comment  pouvons-nous  discourir,  discuter  ensemble  ,  moi 
dont  le  cerveau  est  un  volcan,  moi  qui  voudrais  voir  l'univers 
entier  en  combustion  ,  le  genre  humain  dans  un  cratère,  pour 
dénaturer  un  peu  le  genre  d'existence  fade  et  superficielle  que 
les  convenances  ,  les  lois  et  la  société  nous  ont  fait. 

Ainsi  s'exprime  le  Bas-Bleu  intime.  Comme  vous  tenez  à  l'hon- 
neur de  votre  sexe ,  vous  déclarez  à  cette  femme-volcan  que  vous 
avez  vu  plus  d'une  fois  se  fondre  les  neiges  et  le  frimais  qu'elle 
se  plaît  à  accumuler  sur  votre  cœur,  et  qu'enfin  certains  regards, 
certaines  paroles  de  femme... 

—  Ah  !  ah  1  interrompt  aussitôt  en  riant  le  Bas-Bleu ,  qui  s'i- 
magine vous  avoir  compris  ;  de  l'amour  !  Vous  auriez  de  l'amour 
pour  moi!  La  plaisante  chose!  L'amour  est  une  loterie,  mon- 
sieur, ou  plutôt  un  jeu  où  toutes  les  chances  sont  contre  les  fem- 
mes. D'ailleurs  j'ai  aimé  aussi,  moi  qui  vous  parle  (  le  Bas-Bleu 
intime  est  toujours  en-deçà  ou  au-delà  de  l'amour),  mais  à  pré- 
sent, mon  âme  est  épuisée;  mes  idées ,  mes  conceptions ,  mon 
style  ,  ne  roulent  plus  que  sur  le  lit  d'un  fleuve  tari.  Je  ne  suis 
plus  qu'un  squelette  moral ,  je  vous  défends  de  m'aimer  ;  oui,  de 
par  Jupiter  et  les  Parques  !  je  vous  le  défends  !  J'ai  trop  de  feu  , 
trop  d'élan  pour  vous ,  vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est  qu'une 
femme  qui  vit  de  nourriture  intellectuelle,  d'illuminations  poéti- 
ques ,  d'émancipations,  de  génie,  etc 

Voici  maintenant  une  difficulté  que  nous  proposons  aux  phy- 
siologistes et  aux  philosophes.  D'où  vient  celte  force  attractive 
qui  vous  enehaine  presque  malgré  vous  au  coin  du  feu  d'un  Bas- 
Bleu  ?  L'ennui  vous  accable  ;  la  littérature  ,  le  mariage  ,  la  reli- 
gion ,  la  société  ,  tous  ces  grands  mots  vous  tuent.  Que  ne  don- 
ne! iez- vous  pas  pour  respirer  un  peu  en  liberté,  pour  voir 
tourner  seulement  par  une  croisée  les  moulins  des  buttes  de  Mont- 
martre ? 


REVUE  DE  PARIS.  167 

Malgré  cela  cependant ,  vous  restez.  Ce  n'est  ni  de  l'intérêt , 
ni  de  la  curiosité  ;  c'est  une  sorte  d'engourdissement ,  de  som- 
nambulisme accablant.  Singulier  phénomène. 

Quelques  gens  d'esprit  ont  cherché  à  résoudre  ce  problème.  Les 
uns  ont  cru  voir  là  une  espèce  de  défi  qu'on  se  portait  à  sa  pro- 
pre résignation.  C'est  ainsi  qu'on  achève  un  livre ,  une  fois  en- 
lamé  ,  si  fastidieux  qu'il  soit.  D'autres  ont  cru ,  au  contraire,  que 
cette  espèce  de  violation  à  un  mot  couvert  du  droit  des  gens  te- 
nait au  Bas-Bleu  intime  lui-même  qui  arrange  presque  toujours 
d'avance  ses  phrases  sur  de  telles  proportions,  qu'il  se  passe 
quelquefois  deux  heures  entières  avant  qu'une  seule  parenthèse 
soit  fermée. 

Craignez  donc  le  Bas-Bleu  intime  ;  ne  vous  décidez  à  aller  son- 
ner à  la  porte  de  son  tabernacle  qu'avec  de  grandes  précautions. 
Aujourd'hui,  en  effet ,  on  vous  cajole  ,  on  vous  accueille. 

Demain  ,  au  contraire  ,  quel  changement  !  On  vous  maudit  ; 
vous  êtes  réputé  l'homme  du  monde  îe  plus  affreux.  «  Pourquoi 
n'avez-vous  pas  assisté  hier  à  cette  lecture  intime  où  vous  étiez 
invité  vous  cinquante-deuxième?  Allez,  homme  sans  passions  , 
sans  élan  ,  votre  froideur  sera  aujourd'hui  publiée  dans  tout  le 
canton  des  femmes  auteurs.  »  Remarquez  que  ,  bien  que  les  Bas- 
Bleus  intimes  se  détestent  les  uns  les  autres ,  tout  s'y  sait  cepen- 
dant. Un  fait  qui  peut  intéresser  la  corporation  est  répandu  et 
presque  à  la  même  heure  au  Marais  ,  aux  Champs-Elysées  ,  ou 
dans  la  banlieue  ,  par  je  ne  sais  quels  télégraphes  cachés. 

Que  serait-ce  cependant ,  si  vous  étiez  par  malheur  critique  ou 
feuilletoniste  ?  Comment  exprimer  alors  tout  ce  que  vous  aurez  eu 
à  endurer  de  la  part  du  Bas-Bleu  intime  ? 

On  publie ,  par  exemple,  dans  un  journal  de  la  Picardie  ou  du 
Loiret ,  imprimé  sur  papier  tendre ,  un  article  sur  les  Bas-Bleus 
et  les  Muses. 

C'est  vous,  monsieur,  s'écrie  aussitôt  le  Bas-Bleu  intime ,  c'est 
vous  qui  devez  être  nécessairement  mon  Zoïle  du  Loiret.  Voilà  de 
vos  traits  :  vous  ne  respectez  rien  ,  vous  foulez  tout  aux  pieds  , 
honneur,  relations,  génie  et  procédés.  Si  j'écris,  cependant,  vous 
le  savez  ,  ce  n'est  ni  par  gloire  ,  ni  par  ambition  :  c'est  seulement 
pour  donner  un  successeur  à  mon  manchon  ou  une  héritière  à  ma 
toque  de  velours.  La  littérature  ne  représente  pour  moi  que  du 
mérinos,  quelques  panaches  et  des  guirlandes  roses.  Ah  !  mon- 


Î6S  REVUE  DE  PARIS. 

sieur,  je  vous  le  prédis,   cet  arlicïe-là  vous  portera  malheur. 

Mais  si  vous  parvenez  à  prouver  que  vous  n'avez  jamais  trempé 
dans  aucune  diatribe  du  Loiret  ni  de  la  Picardie  : 

—  réimporte,  monsieur,  reprend  alors  le  Bas-Bleu  ,  l'article 
n'est  pas  de  vous ,  mais  vous  étiez  bien  capable  de  récrire.  Il  y 
a  tant  de  fiel ,  de  ruse  et  de  noirceur  dans  l'àme  d'un  journaliste  ! 
Quel  abîme  !  quel  gouffre  !  Cependant .  malgré  vos  indignités. je 
vous  pardonne;  je  n'ai  point  d'animosité  contre  vous.  Compre- 
nez-vous ma  grandeur  d'àme  ?  Voici  ma  main. 

Il  vient  un  temps  pourtant  où  ,  à  force  de  persécutions  et  de 
plaintes,  le  Bas-Bleu  intime  finit  par  lasser  votre  dévouement  ; 
vous  rompez  avec  une  amitié  qui  exige  à  la  fois  tant  de  frais  d'es- 
prit,  de  patience  et  d'abnégation  d'amour- propre. 

Mais  alors  que  ne  fait-on  pas  pour  vous  rappeler!  Vous  croyez 
qu'on  se  sépare  comme  on  veut  du  Bas-Bleu  intime.  Quelle  sim- 
plicité !  Ce  n'est  point  une  relation  .  c'est  un  pacte.  Vous  oubliez 
les  volumes  de  poésie  qu'on  vous  fera  remettre,  avec  dédicaces  : 
A  mon  meilleur  ami  !  A  mon  plus  sincère  ami  !  Puis  les  let- 
tres ,  modèles  d'amitié  lyrique  ,  les  appels  à  votre  sensibilité  ,  à 
la  noblesse  de  vos  sentiments.  A  moins  d'avoir  un  cœur  déroche, 
vous  ne  pouvez  pas  vous  dispenser  de  revenir. 

Vous  revenez  donc.  Et  quel  triomphe  pour  la  femme  auteur; 
quelle  gloire  pour  son  sexe  !  Il  faut  savoir  que  le  Bas-Bleu  intime 
change  d'amitiés  tous  les  trois  mois.  Or,  le  grand  point  pour  lui 
est  de  n'avoir  point ,  comme  on  dit  ,  le  dessous  dans  la  rupture. 
Il  se  réconcilie  à  tout  prix  ,  afin  de  se  brouiller  ensuite  avec  plus 
d'éclat. 

Nous  offrons .  du  reste  ,  ici  un  modèle  authentique  des  lettres 
de  rupture  des  Bas-Bleus  intimes.  Ces  lettres  forment  ordinaire- 
ment l'appendice  d'une  correspondance  volumineuse  .  où  le  Eas- 
Bleu  vous  a  surnommé  son  père,  son  ami,  son  chevalier,  son 
cygne,  son  protecteur  et  son  ange  gardien. 

«  Moxsiei'R , 

a  Vous  êtes  un  drôle,  et  j'espère  qu'après  celle  lettre  ,  vous 
n'essaierez  ni  de  vous  représenter  dans  mes  salons  ,  ni  de  vous 
occuper  en  aucune  façon  de  mon  intérieur,  de  ma  personne  ou 
de  mes  écrits.  Si  j'étais  un  homme  ,  monsieur,  il  y  a  longtemps 


REVUE  DE  PARIS.  169 

que  je  vous  aurais  souffleté  publiquement;  mais  comme  je  ne 
suis  qu'une  pauvre  femme  Je  me  borne  à  vous  déclarer  que  vous 
avez  un  caractère  infâme ,  faux  ,  lâche  et  méprisable.  Je  vous  dé- 
teste comme  le  poison  ,  et  vous  écraserais  volontiers  comme  un 
aspic.  Depuis  six  mois  que  j'ai  le  malheur  de  vous  connaître ,  vous 
m'avez  servi  l'épigramme  sous  toutes  les  formes  ;  vous  avez  rem- 
pli toute  la  presse  parisienne  et  étrangère  d'injures  et  d'atroci- 
tés contre  ma  position  littéraire.  Apprenez  donc  qu'il  a  fallu  toute 
mon  autorité  pour  empêcher  les  dix-huit  admirateurs  qui  m'en- 
tourent de  vous  appeler  en  combat  singulier.  Ces  amis  dévoués 
étaient  tout  à  fait  décidés  à  mettre  fin  à  votre  coupable  exis- 
tence. 

«  Adieu,  monsieur.  Vous  n'avez  pas  au  monde  d'ennemie  plus 
acharnée  que  votre  ,  etc.  » 

Après  une  pareille  lettre  ,  il  n'y  a  plus  qu'à  se  suicider.  A 
moins  qu'on  ne  veuille  faire  lithographier  l'épître  ,  en  corri- 
geant toutefois  les  fautes  de  français.  Une  fois  hors  des  gonds, 
le  Bas-Bleu  ne  connaît  plus  rien  ,  pas  même  les  lois  de  la  syntaxe. 

Tel  est  le  dénouement  le  plus  ordinaire  de  ces  liaisons  intimes 
qui ,  malgré  leur  agitation  apparente  ,  ne  sont  cependant  dé- 
nuées ni  d'intérêt  ni  de  charme.  On  aime  à  se  dire  :  «  Plus  tard  , 
à  l'époque  des  longs  souvenirs  ,  à  cet  âge  où  chacun  se  plaît  à  re- 
cueillir les  traits  et  les  épisodes  de  son  passé ,  le  Bas-Bleu  se  re- 
trouvera alors  avec  ses  autographes  ,  ses  théories  et  ses  tête-à- 
tête  singuliers;  le  Bas-Bleu  qui  dans  ce  temps-là,  c'est-à-dire  dans 
vingt  ans ,  ne  sera  peut-être  ni  moins  éloquent ,  ni ,  à  proprement 
parler,  plus  vieux  qu'aujourd'hui.  » 

Revenons  pourtant  au  principal  sujet  de  ce  chapitre  qui  était  de 
repousser  certaines  inculpations  et  de  calmer  les  esprits  des  fem- 
mes auteurs ,  alarmées  bien  à  tort. 

Non,  mesdames  ,  non  ,  nous  n'en  voulons  ni  à  vos  noms  pro- 
pres ,  ni  à  vos  chaires  poétiques  que  vous  appelez  vos  boudoirs , 
ni  à  la  douce  publicité  de  vos  cabinets  de  travail ,  que  vous  sur- 
nommez votre  intimité. 

Rappelez-vous  qu'en  votre  qualité  d'écrivains ,  de  femmes  de 
gloire  et  de  pensée  ,  vous  appartenez  à  l'avenir  et  aux  âges  fu- 
turs. N'affectez  donc  plus  de  prendre  pour  un  colomniateur  l'hum- 
ble secrétaire  qui  n'a  prétendu  que  buriner  les  traits  généraux 
6  15 


170  REVUE  DE  PARIS. 

de  vos  prouesses  philosophiques ,  de  vos  conquêtes  et  de  vos  légi- 
times révoltes  contre  les  hommes  qui  ne  veulent  absolument 
pas  admirer  vos  écrits,  parce  qu'ils  ne  sauraient  admirer  vos  vi- 
sages. 

D'ailleurs  ,  s'il  nous  a  fallu  donner  ici  quelquefois  l'avantage 
à  la  vérité  sur  la  louange  ,  nous  espérons  prendre  bientôt  notre 
revanche  ,  en  montrant  tout  ce  que  vous  avez  de  brillant  et  d'il- 
tustre  quand  vous  êtes  groupées  sous  un  même  ordre. 

Nous  méditons  donc,  ou  plutôt  nous  proposons  à  de  plus  ha- 
biles que  nous  un  prochain  chapitre,  qui  aura  pour  titre:  Les  Ré- 
ceptions de  Bas-Bleus» 

Arsocld  Fremy. 


VERSAILLES. 


Quand  ces  lignes  paraîtront ,  tous  les  journaux  de  la  France  et 
la  plupart  des  journaux  étrangers  auront  répandu  les  mémora- 
bles faits  de  la  journée  du  10  juin  à  Versailles.  Que  dire  après  eux? 
Ils  n'ont  rien  oublié.  Comment  mieux  dire  qu'eux  ?  On  sait  que 
les  plus  hautes  plumes  du  journalisme  ont  trouvé  ,  pour  celte  so- 
lennité ,  leur  première  verdeur  ,  l'élan  d'une  autre  époque ,  et  un 
enthousiasme  né  sous  un  autre  règne.  Venu  le  dernier ,  nous  n'au- 
rions qu'à  répéter  ce  qui  a  été  si  bien  et  si  complètement  exprimé, 
s'il  nous  était  imposé  ,  à  des  risques  presque  certains ,  de  parler 
de  cette  grande  inauguration  d'après  nos  propres  impressions. 
Nous  avons  d'ailleurs  une  dette  de  reconnaissance  à  acquitter  ;  et , 
à  ce  titre ,  notre  tâche  ne  doit  tenir  compte  ni  de  notre  timidité 
ni  de  notre  faiblesse. 

Samedi  dernier  Versailles  a  fait  un  appel  à  toutes  les  gloires 
vivantes  de  la  France ,  aux  poëtes  ,  aux  musiciens  ,  aux  peintres , 
aux  hommes  de  la  parole  et  aux  hommes  des  faits ,  aux  juges  , 
aux  députés  ,  à  tous  les  groupes  d'intelligence  ,  aux  académies  j 
en  un  mot,  à  tous  les  amis  d'une  grande  pensée  nationale ,  émise 
avec  magnificence  pour  la  plus  grande  gloire  de  la  nation  ;  Louis- 
Philippe  a  ouvert  le  10  juin  le  musée  de  Versailles. 

Personne  n'ignore  que  Versailles  est  une  ville  d'appartements 
courant  les  uns  après  les  autres ,  se  succédant  sans  fin  ,  se  con- 
tinuant par  des  mystères  d'architecture  ;  et  dans  ces  courses  d'A- 
lalante  ,  au  bout  de  chacune  desquelles  il  y  a  une  pomme  d'or  ,  se 
transformant  de  chambres  en  cabinets,  de  cabinets  en  galeries,  de 
galeries  en  théâtre  ,  de  théâtre  en  chapelle ,  pour  se  déployer 
en  corridors  immenses ,  autre  labyrinthe  bâti  sous  un  labyrinthe. 


172  REVUE  DE  PARIS. 

Versailles  verse  ses  étages  par  d'inextricables  escaliers  sur  d'au- 
tres étages  d'uue  lieue  d'étendue  ,  et  les  uns  et  les  autres  sont  pa- 
vés de  marbre  ,  peuplés  de  stalues  ,  éclairés  par  des  fenêtres  aussi 
grandes  que  les  plus  grandes  portes. 

Versailles ,  comme  chacun  le  sait  aussi ,  est  créé  à  l'image  ra- 
dieuse de  Louis  XIV ,  qui  s'en  occupa  pendant  tout  son  règne  ,  et 
plus  peut-être  que  des  intérêts  de  son  royaume.  Versailles  fut  son 
royaume.  On  y  retrouve  le  grand  roi  à  chaque  pas;  sa  prodigalité  , 
son  amour  pour  le  faste  et  lout  à  la  fois  pour  la  régularité ,  écla- 
tent de  toutes  paris.  Chaque  pan  de  mur  de  ce  château ,  chaque 
rosace  du  plafond  ,  chaque  carré  de  ce  spacieux  terrain  est  une 
pierre  de  la  précieuse  mosaïque  qui  représente  Louis  XIV. 

Aucun  règne  n'avait  été  aussi  triste,  surtout  vers  sa  fin  ,  que 
celui  de  Louis  XIII  ;  frappé  de  terreur  par  Richelieu ,  et  de  mélan- 
colie par  le  roi  dont  ce  ministre  avait  fait  un  instrument ,  ce  règne 
s'éteignit  dans  le  silence,  la  soumission  et  la  peur.  Par  hypocri- 
sie ou  par  effroi,  la  cour  se  laissa  comprimer  entre  cette  doubie 
caducité  dont  rien  ne  venait  ranimer  l'engourdissement,  ni  la 
guerre  ,  ni  les  fêtes  ,  ni  la  représentation  ,  ni  même  l'intrigue  , 
celle  mobilité  d'esprit  qui  simule  ,  quand  tous  les  éléments  d'ac- 
tivité sont  détruits  au  fond  des  palais,  le  mouvement  de  la  vie. 
Richelieu  étouffait  tout  sous  sa  robe  rcuge.  Il  n'en  sortait  de  loin 
en  loin  que  des  cris  et  des  sanglots. 

Il  est  possible  que  le  royaume  ait  été  plus  heureux  ,  gouverné 
ainsi,  qu'il  ne  l'a  été  plus  tard  sous  les  brillants  ministères  de  Le 
Tellier  et  le  Louvois  ;  mais  cette  appréciation  n'est  point  notre 
tâche.  Au  point  de  vue  où  nous  fixe  le  hasard  qui  nous  donne  à 
écrire  l'histoire  d'un  jour  de  fêle  au  château  de  Versailles  ,  nous 
n'avons  à  rappeler  que  les  motifs  qui  en  firent  entreprendre  la 
construction  comme  une  réaction  contre  l'ennui  souffert  sans 
murmure  pendant  près  d'un  quart  de  siècle.  La  première  assise 
de  Versailles  futla  première  pierre  jetée  sur  les  mœurs  sournoises 
de  Louis  XIII  et  l'inflexible  avarice  de  Richelieu. 

L'ivresse  des  premières  années  du  règne  de  Louis  XIV  fut  en 
outre  précédée  de  la  folie  de  la  Fronde  ,  insurrection  de  bon  goût 
qui  fut  bien  moins  une  guerre  contre  Mazarin  ,  l'homme  le  plus 
accommodant  du  monde, comparé  à  Richelieu  .qu'un  prétexte  tout 
trouvé  pour  une  génération  de  courtisans  jusqu'alors  tenue  en 
tutelle ,  de  tirer  l'épée ,  de  faire  flotter  ses  plumets,  et  sur- 


REVUE  DE  PARIS.  173 

tout  de  parler  librement ,  en  plein  air,  au  milieu  du  Louvre  , 
et  en  face  de  la  reine  ,  du  cardinal ,  du  parlement  et  des  princes. 

Cette  génération  turbulente  espérait  beaucoup  dans  son  roi , 
qui,  né  avec  tous  les  goûts,  s'irrita  bientôt  de  l'obstacle  dont  ces 
goûts  furent  entravés  par  l'esclavage  de  l'obéissance  filiale  péni- 
blement observée.  Louis  XIV  avait  l'imagination  prompte,  la  vi- 
vacité qui  se  blesse  des  moindres  relards,  les  sens  impérieux  , 
des  désirs  immodérés,  une  soif  ardente  d'être  obéi,  d'être  re- 
connu le  premier  en  tout  :  en  naissance ,  en  courage  ,  en  génie , 
en  magnanimité. 

Il  fallait  une  issue  à  ce  volcan  ;  l'enfance  passée  ,  la  jeunesse  ar- 
rivait ,  et  avec  elle  la  soif  de  réaliser  les  rêves  si  longtemps  amas- 
sés de  l'imagination.  Et  quels  rêves  que  ceux  d'un  roi  comme 
Louis  XIV,  habitué  à  s'entendre  dire  :  Vous  êtes  le  maître  de  tout 
et  de  tous  j  d'un  roi  qui  n'a  déjà  plus  de  ministres ,  qui  n'aura 
bientôt  plus  de  mère  ,et  qui  aime  ! 

Après  le  besoin  de  paraître  grand  ,  qui  fil  faire  tant  de  choses 
à  Louis  XIV  ,  celui  d'aimer  et  d'être  aimé  l'entraîna  le  plus  à  se 
mettre  toujours  en  scène. 

Aux  penchanls  naturels  de  Louis  XIV  pour  le  faste  et  le  triom- 
phe ,  il  faut  joindre ,  si  l'on  veut  s'expliquer  la  préférence  qu'il 
donna  toute  sa  vie  au  séjour  de  Versailles  sur  celui  de  Paris,  Pé- 
loignement  profond  qu'il  conçut  pour  cette  ville  ,  après  avoir  élé 
témoin  des  émeutes  de  la  fronde.  Il  se  souvint  toujours,  pendant 
son  règne  ,  de  cette  révolte  si  téméraire  ,  bien  que  si  peu  san- 
glante. Sa  minorité  signalée  par  une  fuite  précipitée  à  Versailles, 
au  milieu  de  la  nuit,  lui  resta  toujours  en  mémoire  ,  ainsi  que  le 
trouble  où  fut  jetée  la  volonté  royale  de  sa  mère  par  la  hardiesse 
des  frondeurs.  Ainsi ,  peu  amoureux  de  la  foule  ,  à  l'abri  de  la- 
quelle il  se  mettait,  en  installant  à  quatre  lieues  d'elle  le  siège  de 
son  gouvernement ,  il  ne  fut  pas  jaloux  de  la  faire  assister  à  la 
création  pompeuse  des  bâtiments  qu'il  méditait  et  aux  fêtes  qu'il 
projetait  d'y  donner.  Il  croyait  d'ailleurs  que  ,  semblables  aux  as- 
tres ,  les  rois  ne  sont  jamais  si  grands  qu'à  l'horizon.  Son  pre- 
mier horizon  fut  Saint-Germain  ,  qu'il  habita  après  la  mort  de  sa 
mère.  C'est  dans  ce  château  ,  d'un  aspect  trop  sévère  pour  qu'il  s'y 
plût  longtemps ,  qu'il  sentit  les  premières  atteintes  de  son  amour 
pour  MH«  de  La  Yallière  et  qu'il  songea  à  bâtir  Versailles,  afin  de 
se  raontriT  dans  tous  les  avantages  de  sa  majestueuse  ambition  , 

15. 


174  REVUE  DE  PARIS. 

aux  regards  de  cette  femme  dont   il  fut   sincèrement  aimé. 

Quand  on  a  ainsi  suivi  avec  patience  quelques  lignes  du  carac- 
tère de  Louis  XIV  .  on  s'explique  facilement  la  jalousie  dont  il  fut 
frappé  au  cœur,  à  la  fête  que  lui  donna  à  Vaux  son  surinten- 
dant des  finances  Fouquet.  C*est  là  qu'il  fut  témoin  d'un  luxe  sans 
exemple  à  sa  cour  de  Fontainebleau  et  de  Saint-Germain  ,  châ- 
teaux vastes  sans  doute ,  et  pleins  de  la  somptuosité  des  Médicis , 
mais  sombres,  sans  parterres  dessinés  par  Le  Nôtre,  sans  eaux 
jaillissantes  ,  et  sans  ces  inventions  infinies  de  goût  que  la  puis- 
sance seule  n'inspire  pas. 

De  la  fête  de  Vaux  date  une  des  révolutions  qui  s'opérèrent 
dans  la  vie  sensuelle  du  roi  ;  la  jalousie  éveilla  toutes  ses  facultés 
tournées  alors  vers  MUe  de  La  Vallière.  Vouloir  égaler  Fouquet 
qui  avait  à  ses  fêtes  des  ambassadeurs,  des  princes,  les  plus  distin- 
gués gentilshommes  ,  les  plus  nobles ,  les  plus  belles  dames  de  la 
cour  ,  et  lui-même  le  roi  ;  vouloir  cela  et  renverser  Fouquet  pour 
arriver  h  son  but  ;  Fouquet  accusé  ,  par  une  rumeur  sourde,  d'o- 
ser élever  son  regard  de  financier  jusqu'à  MUo  de  La  Vallière  ,  fut 
un  désir .  et  un  désir  aussitôt  réalisé  que  conçu  de  Louis  XIV.  Le 
soleil  regarda  son  satellite  .  et  le  satellite  disparut.  Fouquet  paya, 
on  le  sait ,  par  la  déchéance ,  l'exil  et  une  mort  lente ,  le  tort 
d'avoir  déployé  du  faste  avant  Louis  XIV  .  d'avoir  créé  des  jar- 
dins comme  ceux  des  villas  d'Italie  ,  et  d'avoir  employé  à  la  cons- 
truction de  son  château  .  et  fait  contribuer  à  ses  fêtes  le  génie  de 
Lebrun  ,  de  Le  >~ôtre  ,  de  Levau  ,  de  Molière  ,  de  La  Fontaine,  de 
Benserade,  de  Lully  et  de  Mignard. 

L'étoile  de  Louis  XIV  était  alors  brillante  ;  elle  rayonnait  au 
haut  du  ciel  avec  une  vivacité  qui  perçait  la  terre.  Il  n'est  pas  in- 
différent d'observer  que  tous  les  rois ,  même  ceux  qui  ont  été  les 
plus  grands  dans  l'histoire  ,  n'ont  pas  tous  eu  ce  lever  éclatant , 
qui  dépend  de  tant  de  causes  ,  de  l'extrême  jeunesse  en  montant 
sur  le  trône  après  un  prédécesseur  redouté  ,  de  la  liberté  d'agir 
sans  être  coudoyé  par  un  ministre  ,  et  du  bonheur  d'avoir  une 
santé  capable  de  tout  entreprendre  et  de  tout  mener  à  fin. 

Dès  que  Louis  XIV  eut  élé  initié  par  l'envie  aux  splendeurs  de 
Fouquet.  il  regarda  autour  de  lui  pour  voir  dans  quel  palais  il 
fascinerait  ceux  mêmes  qui  avaient  élé  éblouis  par  le  surintendant. 
11  n'en  trouva  pas.  Saiut-Cloud  n'était  pas  encore  ce  palais  que 
nous  admirons  aujourd'hui;  apanage  de  Monsieur,  il  ne  con- 


REVUE  DE  PARIS.  175 

venait  pas  plus  aux  projets  de  Louis  XIV,  que  Fontainebleau 
relégué  au  milieu  d'un  désert ,  n'offrant  que  des  salles  froides 
et  inhabitables.  De  Saint-Germain  qu'il  occupait ,  le  roi  tourna 
encore  ses  yeux  à  Versailles ,  et  la  construction  du  château  fut 
arrêtée. 

Il  s'était  souvenu ,  à  cette  occasion ,  que  son  père  avait  eu  dans 
ce  village  un  petit  château  flanqué  de  deux  ailes ,  autrefois  simple 
rendez-vous  de  chasse  au  milieu  de  la  forêt  de  Saint-Léger. 

Ce  fut  à  Versailles  ,  bâti  par  lui  et  pour  lui ,  que  Louis  XIV,  à 
l'exception  de  cinq  ou  six  années  ,  résida  continuellement;  ce  fut 
là  qu'il  revenait  se  reposer  après  ses  campagnes  ,  et  qu'il  recevait 
les  ambassadeurs  de  toutes  les  nations;  la  preuve  de  cette  longue 
permanence  est  attestée  par  les  nombreux  édits  et  ordonnances 
signés  par  lui  à  Versailles. 

Là  ,  en  un  mot,  s'écoulèrent  les  heures  fabuleuses  de  sa  jeu- 
nesse, les  jours  si  mêlés  de  son  âge  mûr  ,  et  les  nuits  de  plomb 
de  sa  vieillesse. 

Un  chàieau  qui  absorba  ainsi  l'importance  qu'avaient  aupara- 
vant et  que  reprirent  depuis  le  Louvre  et  les  Tuileries,  ne  pouvait 
être  réduit  par  celui  qui  y  fil  trôner  son  règne  au  luxe  d'une 
maison  de  plaisance. 

Il  nous  est  arrivé  en  écrivant  pour  ce  recueil  l'histoire  des  ré- 
sidences seigneuriales,  de  sacrifier  parfois,  sinon  la  vérité  des 
faits  à  l'éclat  de  les  reproduire  sous  un  jour  avantageux,  du  moins 
de  leur  associer  des  ornements  qui  nous  permissent ,  et  là  est  le 
tort  dont  nous  ne  prétendons  pas  absolument  nous  relever,  de 
dissimuler  la  nudité  des  lieux  où  ces  faits  se  sont  accomplis.  En 
beaucoup  d'occasions ,  nous  avons  compté  sur  la  générosité  de 
ces  écrits  accessoires  pour  qu'il  ne  nous  fût  pas  trop  demandé 
compte  de  la  peinture  du  théâtre  où  nous  les  placions;  et,  pour 
mieux  dire  ,  où  ils  nous  avaient  été  inspirés  ;  procédé  d'habileté 
forcée  qui  a  obtenu  l'indulgence  de  quelques-uns,  et  une  critique 
assez  sévère  de  la  part  de  beaucoup  d'autres.  Très-explicite  à 
notre  égard ,  cette  critique  se  fonde  sur  ce  que  nous  avons  été 
jusqu'ici  plus  portés  à  emprunter  aux  trésors  de  l'imagination 
ouverts  à  tout  le  monde  ,  qu'à  la  réalité,  et  plus  particulièrement 
sur  ce  que  nous  avons  ramené  sans  cesse  aux  proportions  déli- 
cates de  la  nouvelle  des  choses  dignes  de  formes  plus  viriles.  Si 
ceux  qui  ont  montre  le  plus  de  rigidité  envers  nous  ont  eu  raison , 


176  REVUE  DE  PARIS. 

nous  leur  aurons  prouvé  cette  fois  notre  condescendance  en  n'é- 
crasant pas  l'unité  d'un  beau  sujet  sous  le  vaste  des  accessoires. 
Nous  ne  lancerons  notre  plume  à  travers  les  jets  d'eau  et  les  feux 
d'artifice  des  dernières  fêtes  qu'afin  de  dessiner ,  dans  une  auréole 
de  clarté,  les  contours  biographiques  de  quelques-uns  de  ces 
hommes  d'élite,  géants  du  temps  passé,  qui  mirent  la  main  à 
l'œuvre  babylonienne  de  Versailles  ,  et  dont  l'âme  et  le  génie  ont 
laissé  une  empreinte  éternelle,  là  sur  le  sable  ,  là  sur  le  marbre  , 
là  sur  le  plomb  ,  là  sur  le  bronze  ,  là  dans  l'air.  Enfin  nous  ne 
croirons  jamais  assez  aux  richesses  de  notre  imagination  ,  pour 
en  prêter  aux  beautés  de  Versailles. 

Notre  lâche  ,  toute  de  vérité  ,  étant  ainsi  arrêtée  ,  on  ne  nous 
demandera  pas  l'histoire  du  règne  de  Louis  XIV  à  propos  de 
l'histoire  de  son  château,  pas  plus  qu'on  ne  serait  en  droit  d'exi- 
ger de  nous  l'histoire  de  Louis  XV  et  de  Louis  XVI,  qui  ont  passé 
dans  ce  même  château  la  plus  grande  partie  de  leur  vie. 

Ce  fut  vers  1660  que  Louis  XIV  songea  à  bâlir  Versailles  et 
qu'il  appela  à  son  édification  les  artistes  les  plus  renommés  de  la 
France  et  de  l'étranger  ,  Mansard  ,  Le  Nôtre ,  Lebrun  ,  Bernin  , 
Girardon  ,  se  reposant  sur  Colbert  du  soin  de  balancer  avec  de 
l'or  les  sacrifices  de  temps  et  de  pensées  qu'il  exigea  d'eux  avec 
une  sorte  de  despotisme.  Quand  il  eut  construit  son  palais  ,  de 
même  qu'il  avait  formé  sa  cour,  il  inaugura,  pour  ainsi  dire,  l'un 
et  l'autre,  en  1664.  dans  la  fameuse  fête  de  l'Ile  enchantée  ,  où 
il  figura  lui-même  sous  les  traits  de  Roger.  Molière  joua  devant 
la  cour  la  Princesse  d'Élide  ;  quatre  ans  auparavant ,  il  avait 
composé  les  Fâcheux  pour  la  fête  de  Vaux ,  dernier  jour  de  gloire 
du  malheureux  surintendant.  C'est  encore  à  Fouquet ,  puisque 
son  nom  revient  de  nouveau  sous  notre  plume ,  que  Louis  XIV 
emprunta  cet  usage  de  faire  conlrihuer  les  lettres  aux  plaisirs  de 
la  cour.  Peut-être  celle  fêle  de  l'Ile  enchantée  fut-elle  égalée 
plus  tard  ,  car  Louis  XIV  ne  se  laissa  jamais  vaincre,  même  par 
son  propre  faste;  mais  plus  tard  ,  quoique  plus  grand  ,  quoique 
plus  redouté  ,  il  ne  ressentit  pas  le  bonheur  qu'il  éprouva  à  ce 
début  enivrant  de  son  règne.  Il  était  jeune  alors  ,  maître  absolu 
de  lui-même  ,  et  il  aimait  MUe  de  La  Vallière. 

Ce  ne  fut  qu'en  1671  qu'il  ajouta  au  château  de  Versailles  le 
Grand-Trianon;  le  Petit-Trianon  est  du  règne  de  Louis XV  ,  et 
l'architecture  de  ce  pavillon  de  fermier-général  le  prouve  assez. 


REVUE  DE  PARIS.  177 

Louis  XVI  le  préféra  à  Versailles.  La  révolution  l'écorna  d'un  coup 
de  pied  ,  comme  elle  l'eûlfait  d'une  porcelaine  de  Chine  ;  et  Napo- 
léon ,  après  avoir  songé  pendant  quelques  années  à  rapporter  les 
morceaux  cassés  de  Versailles  ,  du  Grand  et  du  Petit- Tria  non , 
abandonna  son  projet.  Versailles  ne  lui  doit  que  la  réparation  des 
murs  et  l'achat  de  quelques  tuyaux.  Louis  XVIII  opéra  ,  tant  à 
l'intérieur  qu'à  l'extérieur  du  château  ,  des  améliorations  plus  con- 
sidérables ;  mais  ses  efforts,  aussi  bien  que  ceux  de  Napoléon,  n'au- 
raient pas  empêché  Versailles  de  tomber  en  ruine ,  sans  la  vo- 
lonté de  fer  ,  l'exécution  rapide  de  Louis-Philippe. 

Il  n'a  reculé  ,  pour  accomplir  sa  tâche  ,  ni  devant  les  intentions 
malheureuses  dont  ses  prédécesseurs  avaient  été  préoccupés  tour 
à  tour  ,  comme  d'une  maladie  héréditaire  ,  carVersailles  a  été  la 
maladie  héréditaire  de  la  royauté  ;  ni  devant  la  renommée  de 
Louis  XIV  ,  prête  à  dévorer  quiconque  osait  prétendre  écrire  un 
nom  à  côté  du  sien  sur  le  fronton  de  Versailles  ;  ni  devant  des  dé- 
penses qui  pouvaient  ressusciter  l'immense  réprobation  attachée 
au  chiffre  monstrueux  des  premiers  frais  de  Versailles  ,  chiffres 
si  monstrueux  ,  en  effet ,  comptes  si  terribles  ,  que  Louis  XIV  les 
saisit ,  dans  un  jour  d'effroi ,  avec  des  pincettes,  et  les  jeta  au  feu 
pour  ne  plus  les  voir.  Il  n'a  pas  même  reculé  devant  la  balle  des 
assassins  :  le  jour  qu'il  fut  frappé  par  Alibaud  ,  il  allait  examiner 
les  travaux  de  Versailles.  Quand  il  eut  reçu  le  coup  à  bout  portant, 
il  dit  au  cocher  :  —  A  Versailles  ! 

Et  avant  de  ranger  ces  tableaux ,  ces  bustes  ,  ces  statues  ,  dans 
le  musée  de  Versailles  ,  il  lui  a  fallu  construire  des  cabinets  où 
les  mettre,  des  galeries  où  les  étaler  ,  et  créer  à  la  fois  le  palais 
et  l'ameublement.  Tout  cela  s'est  fait  en  moins  de  six  ans,  et  à  tra- 
vers le  choléra  ,  la  révolte  ,  le  régicide  et  la  guerre  civile.  Ainsi , 
ce  qui  fut  pour  Louis  XIV  un  amusement,  a  été  pour  Louis-Philippe 
une  conquête. 

Ce  qu'il  y  a  de  juste  à  louer  ,  de  grand  dans  le  mérite  de  l'œu- 
vre de  Louis-Philippe,  c'est  qu'il  n'a  jamais  essayé  d'effacer  l'em- 
preinte de  ses  prédécesseurs  et  surtout  celle  de  Louis  XIV  ,  là 
même  où  l'effet  du  temps  le  lui  permettait  sans  craindre  de  se  faire 
accuser  de  jalousie  ou  d'orgueil.  Soigneusement,  religieusement, 
chaque  pierre  a  été  remise  en  son  lieu  ,  chaque  peinture  a  été 
continuée  là  où  l'humidité  l'avait  effacée,  chaque  feuille  d'or  rayée 
par  la  pique  des  révolutions  a  été  de  nouveau  étalée  sous  le  souf- 


178  REVUE  DE  PARIS. 

fie  de  l'artiste.  Du  fond  de  la  Russie  le  lit  de  Louis  XIV  est  re- 
tourné à  Versailles  ;  et  les  fauteuils  des  princesses  et  les  tabou- 
rets de  velours  ,  et  les  somptueux  tableaux  de  piété ,  et  les 
prie-dieu  ,  et  jusqu'à  la  couronne  du  grand  roi  ,  tout  a  repris, 
après  plus  d'un  demi-siècle  ,  sa  place  marquée. 

Si  cette  restauration  était  difficile  et  honorable,  la  seconde  pen- 
sée de  Louis-Philippe  était  encore  plus  difficile  à  réaliser  ,  et  elle 
était  autrement  nationale.  A  côté  de  la  France  aristocratique  pla- 
cer sans  disparate  la  France  monarchique  et  libre ,  auprès  de  la 
France  de  1660  mettre  la  France  de  1850  ,  sans  blesser  l'orgueil 
de  l'une  ni  la  susceptibilité  de  l'autre  ;  à  la  droite  de  la  France 
morte  faire  asseoir  sur  le  même  trône  la  France  vivante  ,  sans  que 
la  seconde  eût  peur  de  la  première  ,  c'était  une  alliance  que  pou- 
vait seul  entreprendre  un  génie  adroit ,  un  cœur  ous'ert  à  toutes 
les  sympathies. 

Ceci  a  été  fait ,  et  le  10  juin  1837  l'Europe  en  a  été  témoin. 
L'Europe  a  salué  avec  le  respect  dû  au  passé  et  l'enthousiasme 
excité  par  une  gloire  qui  respire  encore  les  reliques  delà  monar- 
chie ,  les  noms  et  les  sévères  figures  des  Bayard  ,  des  Turenne  , 
des  Condé,  des  Corneille  et  des  Molière,  et  les  portraits  denos  illus- 
trations contemporaines  ;  elle  s'est  inclinée  avec  autant  de  vénéra- 
tion devant  François  1er  couvert  de  sang  sur  le  champ  de  bataille 
de  Pavie  ,  que  devant  Napoléon  caché  sous  la  neige  d'Eylau  ;  car, 
sous  ce  sang  comme  sous  celle  neige,  il  y  a  toujours  la  France. 
Le  musée  historique  de  Versailles  se  divise  en  tableaux  ,  —  en 
portraits  ,  —  en  bustes  ,  —  et  en  vieux  châteaux  en  ruines. 

Les  tableaux  sont  :  toules  les  batailles  françaises,  —  les  traits 
principaux  de  nos  fastes  historiques,  —  le  siècle  de  LouisXIV, — 
les  règnes  de  Louis  XV  et  de  Louis  XVI  ,—1792, — la  république, 
— les  campagnes  de  IVapoléon  ,  les  actions  mémorables  de  l'em- 
pire ,  —  le  règne  de  Louis XVIII ,  —  le  règne  de  Charles  X,— la 
révolution  de  18-50,  —  le  règne  de  Louis-Philippe  ;  —  puis  les 
gouaches  qui  retracent  les  campagnes  d'Italie.  Comme  collection 
de  portraits  :  tous  les  rois  de  France  ,  depuis  Pharamond  jusqu'à 
Louis-Philippe, — tous  les  grands-amiraux  de  France  ,  —  tous  les 
connétables  ,  —  tous  les  maréchaux,  —  tous  les  guerriers  célè- 
bres qui  n'ont  pas  été  récompensés  par  des  dignités. 

Les  bustes  rappellent  des  personnages  marquants  de  tous  les 
règnes ,  les  tombeaux  complètent  ce  reliquaire  national. 


REVUE  DE  PARIS.  179 

Les  résidences  où  ces  gloires  de  la  France  ont  vécu  sont  repro- 
duites, avec  fidélité,  sur  des  tableaux  qui  occupent  plusieurs 
chambres.  La  marine  ,  qu'il  était  impossible  d'oublier,  retrouvera 
ses  annales  dans  une  galerie  spéciale. 

Décidé  à  ne  pas  effacer  les  anciennes  dénominations  affectées 
aux  divers  appartements  du  château  ,  le  roi  a  voulu  qu'elles  pris- 
sent place  à  côté  des  nouvelles  ;  en  sorte  qu'on  dit  :  salle  de  1792, 
ancienne  salle  des  Cent  Suisses ,  etc. 

Diderot  a  dit  :  «  La  pensée  seule  de  l'Encyclopédie  devait  im- 
mortaliser un  homme  !  »  La  pensée  de  meubler  Versailles  de  ta- 
bleaux où  seraient  représentés  les  hauts  faits  de  la  France ,  ses 
victoires  ,  ses  désastres  ,  ses  grandeurs  par  la  plume  ,  l'épée  ,  le 
ciseau  ,  tout  ce  qui  fut  sa  vie  enfin  depuis  les  premiers  temps  jus- 
qu'à nous;  cette  pensée  ,  déjà  si  nationale ,  et  qui  devait  lêlre  da- 
vantage de  ce  que  l'on  ne  confierait  l'exécution  de  tant  de  grandes 
pages  qu'à  des  artistes  français ,  cette  pensée  de  faire  entrer  l'his- 
toire de  France  dans  Versailles ,  si  grand  ,  si  plein  de  solitudes 
inconnues  même  à  ceux  qui  l'habitent,  n'est-elle  pas  comparable 
à  celle  de  l'encyclopédie,  Versailles  inachevé  du  génie  philoso- 
phique ? 

Celui  qui  a  voulu  faire  de  Versailles  un  panthéon  plus  durable 
que  le  panthéon  de  Rome  et  de  Paris  a  fini  son  travail  ;  Versailles 
est  achevé  aujourd'hui.  Le  long  de  ces  murailles  de  plusieurs 
lieues  ,  encadrées  entre  du  marbre  et  de  l'or,  se  déroule  l'histoire 
de  la  France  entière  ,  c'est-à-dire  de  tous  les  hommes  qui  l'ont  il- 
lustrée. Ceux  dont  la  vie  se  résume  en  un  fait  éclatant,  tel  qu'une 
bataille,  une  découverte  ,  une  pensée  utile,  et  ceux  dont  l'exis- 
tence constamment  glorieuse  ne  se  détache  pas  cependant  comme 
un  soleil  sur  Fhorizon  de  leur  carrière ,  les  uns  et  les  autres  ont 
place  au  musée  de  Versailles ,  et  y  sont  rappelés ,  les  premiers 
par  des  tableaux  éloquemment  explicatifs  de  leur  vie ,  les  autres 
par  des  médaillons  ,  des  emblèmes  et  des  inscriptions  fidèles. 

Ainsi  les  personnages  des  premiers  siècles,  rois  chevelus,  guer- 
riers de  fer,  femmes  pieuses  et  recluses;  ceux  des  siècles  suivants  , 
monarques  se  transfusant ,  peu  à  peu  ,  de  l'acier  dans  la  soie ,  et 
les  princes  qui  se  rapprochent  de  notre  siècle  ,  et ,  à  ce  titre,  en- 
tourés de  leurs  généraux ,  de  leurs  sages  ,  de  leurs  écrivains  :  et 
les  hommes  du  siècle  dernier,  hommes  galants  et  braves  ;  et  les 
fiers  citoyens  delà  république ,  les  soldats  de  l'empire ,  les  gêné- 


180  REVUE  DE  PARIS. 

raux  de  nos  jours;  enfin  depuis  ceux  qui  ont  conquis  Jérusalem 
jusqu'à  ceux  qui  ont  pris  Alger,  tous  figurent  en  or,  en  haillons 
glorieux,  en  brassarts .  en  shakos,,  en  loques,  le  front  saignant 
ou  le  front  chauve .  baisant  l'aigle  mourant  ou  saluant  le  dra- 
peau qui  a  trois  couleurs  et  mille  victoires  ;  ils  sont  tous  là  qui 
vous  rr gardent  et  vous  disent  :  «  Saluez-nous  ,  car  nous  sommes 
la  France  !  » 

Nous  n'avons  pas  la  prétention  de  présenter  à  l'esprit  du  lec- 
teur, avec  le  faible  secours  de  notre  plume ,  les  dispositions  nom- 
breuses de  L'intérieur  du  château  de  Versailles.  C'est  à  peine  si  les 
hommes  techniques  ,  qui  ne  reculent  devant  rien ,  sont  parvenus 
à  donner  une  image  nette  et  précise  de  ces  rues  et  carrefours  en- 
clavés entre  les  deux  ailes  de  ce  bâtiment,  le  plus  vaste  de  la 
terre.  Autant  vaudrait  se  charger  de  décrire  TroyesouBabylone. 
Essayer  de  rappeler  quelques-uns  des  étonnements  où  ont  été  je- 
tés ceux  qui  ont  parcouru  le  château  le  jour  de  son  inauguration, 
c'est  à  peu  près  ce  que  nous  tenterons,  sans  négliger  pourtant 
d'arrêter,  par  des  lignes  légères ,  le  cadre  du  tableau. 

De  minute  en  minute  ,  plus  nombreux  ,  les  invités  se  sont  por 
tés ,  avant  l'arrivée  du  roi ,  au  premier  étage  du  bâtiment ,  où 
règne  une  galerie  de  trois  cents  pieds  ,  accompagnée  à  droite  et  à 
gauche  d'une  enfilade  de  salles  perpendiculaires  aux  deux  ailes. 
On  voit  à  cet  étage  le^  appartements  de  Louis  XIV,  l'Œil-de- 
Bœuf,  la  chambre  du  Lit,  le  cabinet  du  Roi,  la  salle  des  Pendu- 
les. Les  appartements  dits  du  Roi  occupent  une  partie  du  vieux 
château  de  Louis  XIII,  et  particulièrement  l'ancienne  salle  des 
gardes,  où  Louis-Philippe  a  réuni  les  tableaux  représentant  les 
batailles  du  temps  ,  peintes  par  Vandermeuïen.  La  plus  riche  de 
toutes,  la  chambre  du  Roi,  ne  laisse  rien  à  désirer  à  l'imagination. 
Louis  XIV  plane  encore  à  ce  plafond  de  Véronèse  .  d'où  Jupiter 
foudroie  les  Titans;  il  dort  sous  ce  couvre-pied  brodé  par  les  de- 
moiselles de  Saint-Cyr.  peinture  à  l'aiguille,  naïve  et  belle  comme 
les  chastes  filles  qui  l'ont  exécutée  ,  étoffe  précieuse  qui,  après 
avoir  voyagé  pendant  cinquante  ans  en  deux  morceaux,  l'un  en 
Italie,  Vautre  en  Allemagne,  s'est  retrouvée  à  sa  place  comme 
pour  le  coi:cher  du  roi.  Le  grand  roi  est  encore  en  adoration  au 
pied  de  ce  prie-dieu  .  devant  le  portrait  de  sa  mère  .par  Van-Dyck, 
et  auprès  de  cette  couronne  qu'il  porta  à  longtemps.  Depuis  sa 
mou  ,  aucun  roi  n'a  couché  dans  cette  pièce,  que  la  foule  traver- 


REVUE  DE  PARIS.  181 

sait  en  silence,  et  contemplait  avec  tant  de  respect  l'autre  jour, 
que  pas  un  invité  n'a  osé  s'approcher  de  celte  balustrade  d'or, 
infranchissable  autrefois  pour  tout  le  monde ,  excepté  pour  les 
princes  du  sang. 

Le  nom  de  Vandermeulen  ,  que  nous  venons  de  citer,  revient 
si  souvent  quand  on  parcourt  les  anciens  appartements  de  Ver- 
sailles ,  que  quelques  mois  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  cet  ad- 
mirable peintre  sont  d'une  nécessité  historique. 

Vandermeulen  eut  le  mérile  particulier,  et  auquel  nous  atta- 
chons quelque  reconnaissance  aujourd'hui ,  d'avoir  su    rendre 
avec  une  prodigieuse  netteté  de  lignes  et  une  précieuse  fidélité 
de  couleurs ,  toutes  les  marches  des  armées  de  Louis  XIV  ,  cam- 
pements ,  haltes,  fourrages  sièges ,  assauts  ,   batailles,  escar- 
mouches ,  retraites  et  victoires.  Attaché  à  la  maison  du  roi ,  il  sui- 
vit Louis  XIV  à  presque  loules  les  guerres  de  la  Flandre.  Ce  fut 
sur  les  lieux  mêmes  qu'il  dessina  les  sujets  de  tableaux  de  la  ga- 
lerie de  Versailles  :  les  prises  de  Luxembourg  ,  de  Dinant  ,  de 
Douai ,  de  Maëstricht  ,   de  Valenciennes  ,  de  Lille  ,  de  Cambrai , 
de  Tournay,  d'Oudenarde  ,  de  Dole  ,  de  Courlrai ,  de  Naeerden  , 
de  Leude  ,  de  Charleroi ,  de  Salins ,  de  Joux  ,  d'Ypres ,  de  Coudé 
et  de  Besançon.  Vandermeulen  n'a  pas  encore  été  égalé  dans  l'art 
de  rendre  clairement  à  l'œil  les  évolutions  des  masses  sur  un  champ 
de  bataille;  c'est  qu'outre  la  disposition  savante  et  réelle  des  ré- 
giments, il  s'applique  à  reproduire,  à  des  conditions  de  délica- 
tesse et  de  patience  que  la  miniature  n'accepterait  pas  ,  les  costu- 
mes distincts  de  chaque  corps.  Rien  n'est  omis  dans  ces  peintures, 
ni  la  guêtre  du  lansquenet ,  ni  son  habit  qui  a  plus  de  poches 
pour  le  vol  que  de  drap  pour  les  galons  des  grades  futurs  ;  ni  les 
mousquetaires  rouges  à  la  croix  blanche  sur  la  poitrine  écarlate , 
colosses  d'hommes  sur  des  colosses  de  chevaux  ,  ni  la  maison  du 
roi ,  touffe  de  rubans  ,  de  fines  moustaches,  de  boucles  ondoyan- 
tes et  de  dentelles  au  point  de  Hongrie.  Toutes  ces  figures  de  gen- 
tilshommes groupées  autour  de  celle  du  roi  sont  des  portraits,  et 
fort  ressemblants ,  si  l'on  en  croit  les  mémoires  contemporains , 
et  si  l'on  en  juge  par  la  figure  du  grand  Condé ,   fort  exacte 
quand  on  la  compare  au  portrait  de  ce  héros  placé  dans  sa  gale- 
rie de  Chantilly.  On  sait,  par  Vandermeulen,  la  vie  des  camps 
à  cette  époque ,  comme  peu  de  livres  la  rappellent.  Si  la  compa- 
raison était  permise  entre  deux  hommes  d'un  mérite  fort  opposé, 
6  16 


182  REVUE  DE  PARIS. 

on  mettrait  sur  la  même  ligne  Saint-Simon  et  Vandermeulen. 
CIipz  tous  les  deux  on  retrouve  la  même  largeur  d'exécution  à 
côté  de  la  même  coquetterie  de  détails  .  des  phrases  longues  et 
des  mots  précis,  de  l'abondance  et  la  retenue  des  gens  bien  ap- 
pris. Personne  n'a  besoin  de  savoir  que  Vandermeulen  est  un  co- 
loriste brillant ,  que  Lebrun  estima  assez  pour  lui  donner  sa  nièce 
en  mariage. 

Dans  leur  impatiente  curiosité  ,  les  invités,  qui  n'osaient  déjà 
plus  se  souvenir  de  tant  de  chosps  prodigieuses,  se  répandaient 
dans  le  rez-de-chaussée  où  l'on  voit  les  portraits  de  tous  lesgrands 
amiraux,  de  tous  les  connétables  ,  de  tous  les  maréchaux  de 
France. 

On  entre  dans  un  monde  nouveau,  dans  un  arsenal ,  sur  un 
champ  de  bataille,  en  pénétrant  dans  les  salles  des  connétables 
et  des  maréchaux.  C'est  une  armée  composée  de  soldats  de  tous 
les  siècles;  Ips  uns  sont  couverts  de  fer  de  la  tête  aux  pieds  et 
brandissent  la  hache  ;  les  autres  ont  l'épée  à  deux  mains  ;  ceux-ci 
défendent  des  villes  qui  n'existent  plus  ;  ceux-là  tirent  l'épée  pour 
défendre  des  pays  qu'on  se  dispute  encore  aujourd'hui  5  Bavard 
et  le  maréchal  Clausel  figurent  dans  ces  formidables  galeries 
d'hommes  valeureux.  Et  que  de  noms  glorieux  qui  étaient  incon- 
nus',! Que  de  visages  que  la  mort  seule  savait  !  que  de  services  res- 
tés sans  mémoire  !  que  de  morts  arrachés  à  la  tombe  de  l'oubli  et 
remis  sur  pied  ,  armés  ,  rendus  à  la  vie  ,  par  l'infatigable  pinceau 
de  nos  artistes.  Après  avoir  pacifié  la  France  ,  Louis-Philippe  a 
voulu  nous  en  enseigner  l'histoire.  Ces  salles  sont  la  plus  belle  le- 
çon que  la  jeunesse  puisse  recevoir.  Désormais  ,  c'est  par  le  cœur 
autant  que  par  les  yeux,  que  nos  immortelles  annales  passeront 
pour  arriver  à  notre  mémoire. 

On  a  annoncé  l'arrivée  du  roi. 

Le  roi  est  ai  rivé  à  Versailles  à  trois  heures  ;  il  était ,  ainsi  que 
ses  deux  fils  aînés  .  en  uniforme  d'ofiBcier-général ,  M.  le  prince 
de  Joinville  en  lieutenant  de  vaisseau  .  M.  le  duc  d'Aumale  en 
sous-lieutenant  d'infanterie  légère  ,  M.  le  duc  de  Montpensier  en 
artilleur;  la  reine  des  Belges  et  les  deux  princesses  ses  sœurs 
avaient  une  magnifique  robe  de  soie  rouge  ;  Mmcla  duchesse  por- 
tait au  front  un  diadème  en  diamants.  —  Il  n'y  a  plus  d'incerti- 
tude aujourd'hui  sur  le  charme  de  sa  figure.  M"*  la  duchesse  d'Or- 


REVUE  DE  PARIS.  183 

Jeans  a  des  traits  d'une  vivacité  française  ,  c'est-à-dire  pleins  de 
feu ,  d'expression  et  d'esprit. 

Des  acclamations  nombreuses  ,  parties  du  cœur  ,  on  salué  le 
roi  à  son  entrée  au  château  ,  déjà  plein  d'une  foule  qui  grossis- 
sait à  chaque  instant. 

Sa  majesté  a  reçu  à  mesure  qu'elle  franchissait  les  premières 
pièces  les  hommages  des  académies.  M.  Dupin  en  simple  costume 
de  membre  de  l'institut,  est  venu  saluer  le  roi  à  son  passage.  On 
a  fait  quelques  remarques  sur  ce  costume  ,  qui  rappelait  celui 
de  Napoléon  à  son  retour  d'Egypte.  N'était-ce  pas  trop  ou  trop 
peu  ? 

La  question  du  costume ,  si  longtemps  débattue ,  ne  devrait  pas 
en  être  une  au  fond.  Si,  demain,  M.  Rothschild  avait  la  fantai- 
sie de  n'admettre  chez  lui  que  des  personnes  vêtues  comme  au 
temps  de  François  Ier ,  on  en  passerait  par  sa  fantaisie  ,  ou  l'on 
resterait  chez  soi.  Or ,  il  nous  semble  que  le  désir  d'un  roi ,  ma- 
nifesté chez  lui ,  est  aussi  respectable  que  celui  d'un  banquier  , 
surtout  lorsque  ce  désir  se  fonde  sur  des  traditions  fort  innocen- 
tes ,  et  qui  ne  ramènent  pas  plus ,  quoi  qu'on  en  dise,  aux  ha- 
bitudes de  l'ancien  régime ,  que  les  moustaches  et  les  éperons, 
très-bien  reçus  du  reste  à  la  cour ,  ne  nous  reportent  vers  les  ma- 
nières cassantes  de  l'empire.  Nous  ne  voudrions  pas  cependant 
voir  notre  scepticisme  en  matière  de  mode,  car  tout  cela  est  de 
la  mode  pure,  transformé  en  argument  de  tyrannie  domestique  ,  et 
la  cour  exiger  ce  qu'il  est  de  s#n  bon  goût  de  ne  jamais  exprimer 
que  sous  la  forme  d'un  désir.  Quoi  qu'il  en  soit  du  principe ,  ses 
applications  ont  été  singulières,  l'autre  jour,  à  l'inauguration  du 
musée  de  Versailles.  Ce  malheureux  habit  à  la  française,  adopté 
avec  courage  par  plusieurs  invités,  s'est  montré  d'une  variéié  dés- 
espérante à  l'œil  de  l'observateur  qui  eût  été  tenté  d'en  dresser 
la  monographie.  Il  y  avait  à  Versailles  des  habits  à  la  française 
longs  ,  carrés  ,  étroits  ,  pointus,  hérissés  de  collets,  veufs  de  col- 
let, ornés  de  velours  ,  privés  de  velours,  avec  palmeltes  ,  sans 
palmettes ,  en  boutons  d'acier .  en  boutons  d'or  ,  en  boutons  noirs  , 
et  même  sans  boutons  ;  quelques  habits  à  la  française  étaient 
plus  ridicules  que  français  ;  beaucoup  étaient  accompagnés  de 
l'épée,  laquelle  était  d'acier  ,  d'or  et  souvent  même  emprisonnée 
dans  le  fourreau  noir  du  sergent  de  ville  ,  et  toujours  à  la  fran- 
çaise néanmoins  ;  d'autres  habits  s'alliaient  au  pantalon  blanc 


184  REVUE  DE  PARIS. 

sans  sous-  pieds  ;  d'autres  avec  le  chapeau  rond ,  et  pas  un  n'était , 
à  vrai  dire  ,  dans  les  conditions  rigoureuses  de  l'étiquette.  Ainsi 

l'un  des  MM.  J ressemblait  à  un  lycéen  de  province ,  avec  un 

habit  chocolat-français  ;  l'autre  frère  était  moitié  en  garde  natio- 
nal ,  moitié  eu  marquis  des  comédies  de  Marivaux.  M.  G....,  ar- 
tiste distingué  ,  dont  les  recherches  archéologiques  en  fait  de  cos- 
tume méritaient  un  meilleur  sort ,  était  tombé ,  par  malencontre , 
sur  un  choix  extrêmement  hasardeux;  son  habit  vert-cendré, 
armé  de  gros  boutons  d'acier  .  et  son  gilet  énorme  ,  le  faisaient 
prendre  pour  un  intendant  de  bonne  maison  en  fonctions.  Nous 
avons  aperçu  une  foule  d'autres  invités  qui ,  sur  la  foi  de  Babin  , 
s'étaient  parés  d'habits  étrangers  à  tous  les  pays  et  à  tous  les  siè- 
cles. Bref,  l'habit  à  la  française,  tel  qu'il  est  apparu  à  Versail- 
les ,  admettrait  presque,  sur  son  échelle  infinie,  le  domino  et  l'ha- 
bit d'arlequin. 

Il  est  cependant  juste  d'ajouter  que  la  plupart  de  ces  costumes , 
inspirés  par  l'excellente  intention  de  se  conformer  aux  lois  de  l'é- 
tiquette ,  n'altéraient  en  rien  la  valeur  physique  de  ceux  qui 
avaient  la  témérité  pittoresque  de  les  porter.  Pour  ne  citer  qu'un 
exemple  entre  mille,  M.  Alexandre  Dumas  était  remarquable- 
ment bien  dans  sa  toilette  à  peu  près  française. 

Le  roi  s'est  d'abord  dirigé  vers  la  galerie  des  batailles. 
En  passant  par  la  salle  des  Maréchaux  ,  la  salle  du  Sacre  de  Na- 
poléon, toute  pleine  de  son  règne  et  de  sa  famille,  entrons  dans 
la  salle  des  Batailles  sur  les  pas  du  roi  qui  ouvre  la  marche  au 
milieu  des  acclamations.  Voilà  Tolbiac!  Lne  bataille  de  géants  ; 
voilà    Charles-Martel   devant  Tours,   écrasant  les    Sarrasins  j 
voilà  Charlemagne  à  Paderborn  !  Passez  vite ,  la  vie  est  courte  , 
et  il  vous  faudrait  des  années  pour  tout  voir;  donnez  un  regard  à 
Phi!i|ipe-Auguste  à  Bouvines  ,  à  saint  Louis  à  Taillebourg ,  à  Phi- 
lippe-le-Valois  à  Cassel ,  à  Jeanne  d'Arc  devant  Orléans ,  héroïne  , 
immortalisée  une  seconde  fois  par  le  ciseau   d'une  jeune  prin- 
cesse ;  donnez  un  regard  à  Charles  VIII  à  Naples,  à  François  Ier 
à  Marignan.  Mais  hàtez-vous,  si  vous  voulez  voir  Henri  IV  à 
Paris .  Coudé  à  Rocroy,  Câlinât  à  Marsaille,  Viîlars  à  Denain , 
Maurice  de  Saxe  à  Fontenoy  ,  Rochambeau  devant  York-Town  , 
et  surtout  si  vous  avez  des  larmes  d'admiration  à  donner  à  la  ré- 
publique, à  Jourdan  ,  à  Fleurus  ,  à  Napoléon,  à  Auslerlilz,  àléna, 
à  Friedland  ,  à  Wagram  !  à  la  grande  révolution  de  juillet ,  der- 


REVUE  DE  PARIS:  165 

nière  victoire  qui  marche  à  côté  de  toutes  les  victoires  ;  victoire  du 
peuple  pour  le  peuple.  Combien  l'homme  se  sont  petit  et  grand 
tout  à  la  fois  en  présence  de  ces  imagés  ,  petit  devant  l'humanité 
si  féconde  et  si  puissante  conduite  par  la  main  de  Dieu  ,  et  grand 
d'être  un  homme  parmi  ces  hommes ,  un  citoyen  à  côté  de  ces 
citoyens  ,  et  un  Français  (  l'amour  national  vous  arrache  ce  cri  ) 
devant  tant  de  glorieux  Français. 

Mais  par  quelle  erreur  jalouse  avait-on  dit  que  le  roi  avait 
absorbé  Versailles  au  profit  de  sa  renommée?  Mais  Versailles, 
ses  cours  ,  ses  galeries ,  ses  cabinets ,  ses  murs  ,  ses  plafonds , 
fléchissent  sous  le  poids  des  images  de  !a  république  ,  de  l'em- 
pire et  de  la  révolution  de  juillet.  Napoléon  se  dresse  au  fond  de 
chaque  pièce  ;  Napoléon  et  Louis  XIV  sont  les  deux  hôtes  du  châ- 
teau qui  vous  suivent  partout  de  leurs  regards.  C'est  à  peine  si 
celui  qui  leur  a  fait  un  si  beau  palais  leur  a  demandé  asile  pour  son 
portrait. 

De  la  grande  salle  de  Marengo  ,  qui  termine  le  bâtiment ,  on 
revient  par  une  quatrième  galerie  de  sculpture ,  où  sont  les  hom- 
mes célèbres  depuis  90  et  les  bustes  des  généraux  tués  sur  le 
champ  de  bataille  ,  car  Versailles  a  ses  pages  de  deuil,  qui  rap- 
pellent à  la  tristesse  l'âme  trop  exaltée  par  les  images  du  triom- 
phe. Celte  galerie  de  sculpture  est  taillée  à  doubles  arceaux  ,  dal- 
Jéeen  marbre  sombre  ,  et  elle  mesure  ,  sous  un  jour  mystérieux, 
une  étendue  de  cent  mètres.  On  pourrait  l'appeler  la  Galerie  des 
Morts.  Sur  des  socles  funéraires  s'élèvent  les  busteselles  statues 
des  généraux  en  chef  morts  sur  le  champ  de  bataille.  Point  de 
faste  :  sous  leurs  portraits ,  leurs  noms  ;  sous  leurs  noms ,  ces 
mots:  tué  tel  jour  ,  à  tel  endroit.  N'est-ce  pas  sublime?  Voyez 
celte  tète  pleine  de  fierté  et  de  douceur ,  c'est  Turenne  ,  — 
tué  !  —  et  celle-ci ,  qui  rayonne  de  gloire ,  c'est  Marceau ,  — tué  ! 
— et  celle-ci,  qui  est  Desaix,  —  tué  !  — Montebello,  —  tué!  — 
Et  ceux-là  ,  qui  ont  des  fronts  à  briser  les  boulets ,  —  tués!  tués! 
Ils  sont  tous  rangés  en  ligne  et  à  l'appel  de  la  Mort ,  qui  les  passe 
en  revue,  ils  répondent:  —  Tué! 

C'est  pendant  celle  première  promenade  que  M.  de  Salvandy 
a  présenté  au  roi  quelques-uns  des  hommes  de  lettres  invités  à  la 
fête.  On  y  voyait  MM.  Alexandre  Dumas  ,  Victor  Hugo,  J.  Janin  , 
Alfred  de  Musset.  Granier  de  Cassagnac ,  Alphonse  Karr ,  de 
Feuillide. 

16. 


186  REVUE  DE  PARIS. 

La  présence  des  hommes  de  lettres  au  château  de  Versailles , 
où  Louis  XIV  et  Louis  XV  ne  les  admettaient  que  comme  domes- 
tiques ,  est  l'acte  d'une  détermination  toute  personnelle  à  M.  de 
Salvandy,  qui,  le  premier,  a  enfin  compris  que,  pour  n'être  ni 
électeurs  ni  patentés  ,  les  écrivains  n'en  avaient  pas  moins  quel- 
que droit  à  être  considérés  dans  l'État.  Homme  de  lettres  lui- 
même  ,  litre  qui  fut  sa  gloire,  et  qui  sera  un  jour  sa  consola- 
lion  ,  M.  de  Salvandy  a  introduit  le  quatrième  pouvoir  auprès  des 
trois  autres,  aux  derniers  états-généraux  de  Versailles.  Ce  n'est 
pas  que  nous  croyions  au  besoin  qu'ont  les  écrivains  d'être  soute- 
nus par  la  cour;  mais  nous  croyons  à  la  nécessité  de  faire  vivre 
en  paix  toutes  les  forces  sociales.  Et  quelle  force  sociale  que  la 
presse  ?  >'est-ce  pas  elle,  pour  ne  citer  qu'un  exemple  ,  tiré  de 
l'événement  même  de  l'introduction  des  hommes  de  lettres  à  la 
cour  ,  n'est-ce  pas  elle  qui ,  quelques  heures  après  cette  fête  ,  la 
reproduisait  sous  les  couleurs  les  plus  favorables  à  la  monarchie 
qui  l'a  conçue  ,  et  aux  ministres  qui  l'ont  conduite  avec  tant  de 
nationalité  ?  Sans  le  concours  de  la  presse  ,  l'inauguration  de  Ver- 
sailles n'eût  été  qu'une  fête  de  Louis  XIV  ,  et  eût  fourni  dix  pa- 
ges à  insérer  au  Mercure  galant. 

C'est  par  la  galerie  des  Bustes  ,  les  salles  de  94  et  de  95  ,  et  la 
salle  du  Sacre  que  le  roi  s'est  rendu  dans  les  appartements  de 
Louis  XIV.  Il  était  attendu  à  l'Œil-de-Bœuf  par  les  dames.  Après 
leur  présentation,  il  est  passé  dans  la  galerie  de  Louis XIV,  où 
huit  tables  de  soixante  couverts  avaient  été  préparées.  Le  roi 
s'est  assis.  A  sa  droite  était  la  reine  des  Belges  ,  à  sa  gauche ,  la 
duchesse  d'Orléans  ;  le  roi  des  Belges  en  face  ,  ayant  à  sa  droite 
la  reine ,  et  à  sa  gauche  Mme  la  princesse  Adélaïde.  Vingt  tables 
de  quarante  couverts  ,  dont  quelques-unes  préfidées  par  les  prin- 
ces ,  s'étalaient  dans  les  dix  salles  latérales.  A  la  table  du  roi 
étaient  M.  le  comte  Mole  ,  qui  a  tant  contribué  à  faire  prévaloir 
le  système  de  modération,  M.  de  Monlalivet ,  ministre  de  l'inté- 
rieur, M.  le  garde-des-sceaux  ,  M.  le  maréchal  Lobau  ,  M.  le  mi- 
nistre de  l'instruction  publique  ,  la  duchesse  de  Dino ,  la  duchesse 
de  Broglie  ,  la  duchesse  de  Dalmatie  et  la  duchesse  d'Albuféra. 

Kous  passerons  rapidement  sur  les  mets ,  les  vins ,  les  fruits , 
les  primeurs  ,  toutes  choses  pour  lesquelles  on  n'était  pas  venu  à 
la  fête  ,  et  qui  ne  pouvaient  manquer  d'être  d'un  excellent  choix 
au  dîner.  Ce  qui  plaisait  à  l'œil ,  et  continuait ,  pour  ainsi  dire , 


REVUE  DE  PARIS.  187 

le  charme  des  peintures,  c'étaient  Tordre  et  le  goût  avec  lesquels 
les  tables  avaient  été  couvertes  de  vases  d'argent ,  de  porcelaines 
et  de  corbeilles  de  fleurs.  Deux  raille  serviteurs  rivalisaient  de 
promptitude  et  de  prévenance  à  l'enlour  des  convives  ,  qui ,  pen- 
dant une  heure  et  demie,  ont  eu  le  loisir  de  se  prouver  que  le 
dîner  durerait  un  peu  plus  de  dix  minutes  ,  mesure  de  temps 
dont  ou  les  avait  menacés.  Si  deux  mille  convives ,  différemment 
costumés,  n'offraient  pas  un  ensemble,  de  perspective  bien  régu- 
lier ,  le  tableau  gagnait  en  originalité  et  surtout  en  liberté  ce  qui 
lui  manquait  en  grandeur,  après  tout,  c'était  la  France  d'aujour- 
d'hui fidèlement  représentée.  Élégante  ,  variée  ,  un  peu  milnaire, 
un  peu  bourgeoise,  n'ayant  (pie  des  titres  justifiés  par  des  emplois, 
ayant  des  sénéchaux  a  la  bourse  et  des  connétables  intéresses  dans 
les  chemins  de  ter. 

Grâce  à  un  air  pur,  à  un  soleil  de  printemps,  les  plus  riches 
effets  de  lumière  jouaient  sous  ces  hauts  plafonds,  d'où  le  siècle 
de  Louis  XIV  regardait ,  avec  les  y«  ux  de  ses  belles  peintures  , 
le  xixe  siècle  à  taule.  C'était  majestueux  et  familier;  Louis  XIV, 
en  Apollon  ,  souriait  à  son  petit-neveu  le  duc  d'Aumale  ,  habillé 
en  sous-hcutenant. 

Par  les  croisées  ouvertes  on  pouvait  apercevoir ,  en  dînant , 
ces  jardins  plantés  par  Le  Aôlre  ,  ornements  inséparables  de  la 
villa  royale.  Si  le  château  fait  souvenir  à  chaque  pas  de  Louis  XIV, 
chaque  arbre  du  parc  proclame  le  talent  de  Le  iNôtre. 

Comment  admirer  les  jardins  de  Versailles  sans  évoquer  le  nom 
de  Le  iNôtre?  Cet  artiste  rare,  qui  créa  une  science  qu'aucun 
terme  n'a  encore  qualifiée,  fait  partie  de  cette  pléiade  d'hommes 
spéciaux  nés  admirablement  à  propos  pour  seconder  l'immense 
besoin  de  curiosité  en  tous  genres  dont  fut  dévoré  Louis  XIV  après 
avoir  été  témoin  du  faste  fatal  de  son  surintendant  Fouquet.  Le 
Kutre  fut  détaché  de  la  fortune  de  Fouquet ,  ainsi  que  Levau , 
Lebrun  et  Mausart ,  pour  passer  au  service  de  la  cour.  Après 
avoir  donné  peut-être  quelques  larmes  au  seigneur  de  Belle-Isle  , 
protecteur  généreux  ,  dont  l'esprit  était  si  plein  de  grâces  ,  la 
bouche  si  féconde  en  encouragements ,  et  les  mains  si  prodigues 
d'or  ,  Le  Nôtre  transporta  sur  le  champ  plus  vaste  de  Versailles 
ses  berceaux ,  ses  rocaiiles ,  ses  grottes  ,  ses  cabinets  ,  ses  porii- 
queselses  labyrinthes,  Pénétré  du  mente  de  cet  architecte,  de 
ce  peintre  ou  de  ce  poète ,  car  Le  Nôtre  fut  tout  cela ,  Louis  XIV 


ISS  REVUE  DE  PARIS. 

le  chargea  de  la  direction  des  jardins  de  ses  maisons  royales  de 
Versailles  ,  de  Trianon  ,  de  Saint-Germain  ,  de  Clagny  et  de  Fon- 
tainebleau. 

Le  Nôtre  devina  un  art  entre  la  peinture  ,  l'architecture  et 
l'horticulture ,  art  sinon  absolument  inconnu  jusqu'à  lui,  du 
moins  très-imparfait ,  quoique  l'envie  ait  voulu  que  Le  Nôtre  ait 
tout  copié  des  villas  d'Italie.  Quand  Le  Nôtre  réalisa  son  voyage 
d'Italie  ,  il  avait  depuis  longtemps  donné  des  preuves  de  son  goût 
par  la  création  des  jardins  de  Vaux  et  une  partie  de  ceux  de  Ver- 
sailles. Si  le  souvenir  des  merveilleux  entassements  d'arbres,  de 
tombeaux  ,  d'urnes,  de  ruines  antiques  étalés  dans  les  villas  ro- 
maines de  Panfili,  Borghèse,  Feroni  et  Corsini,  ne  nuisit  pas  aux 
travaux  postérieurs  de  Le  Nôtre  ,  il  faut  avouer  qu'il  modifia  ,en 
homme  de  génie,  des  emprunts  qu'il  n'a  pas  dû  nier.  Il  est  hors 
de  doute  que  Le  Nôtre  n'inventa  ni  les  allées,  ni  les  points  de 
vue  et  ces  autres  dispositions  de  terrain  si  naturelles  chez  tous 
les  peuples  ,  même  les  plus  grossiers ,  que  personne ,  on  peut  le 
dire,  ne  les  a  trouvées;  mais  il  n'eut  pas  de  modèle  absolu  dans 
l'art  de  couvrir  ,  de  planter  ,  de  diviser  ,  d'embellir  un  espace 
avec  le  plus  d'aisance  dans  les  parties  ,  de  variété  dans  les  oppo- 
sitions ,  et  surtout  avec  le  plus  de  noblesse  possible.  Aussi ,  dans 
l'emphase  de  ses  conceptions,  méprisa-t-il  toujours  beaucoup  les 
parterres  de  gazon,  disant,  selon  Saint-Simon,  qui  partageait  à 
cet  égard  l'opinion  de  Le  Nôtre  ,  qu'ils  n'étaient  bons  que  pour 
les  nourrices,  dont  la  vue,  à  défaut  des  jambes  enchaînées  à  leurs 
nourrissons  ,  s'y  promenait  de  leur  deuxième  étage. 

S'il  ne  donna  pas  à  des  aibres  taillés  avec  des  ciseaux  de  fer  la 
grâce  que  Girardon  développa  dans  ses  statues  ,  les  frères  Relier 
•  dans  leur  groupes  de  plomb  et  de  bronze  ,  et  Mansart  dan9  ses 
bâtiments  ,  il  fit  ressortir  avec  avantage,  sous  un  ciel  peu  favo- 
rable à  la  statuaire  en  plein  air,  les  travaux  différents  de  ces  ar- 
tistes ,  ses  contemporains.  Son  imagination  ,  belle  et  précise  à  la 
fois ,  devina  du  fond  de  quelle  allée  un  monument  apparaissait 
au  regard  avec  le  plus  de  surprise  et  de  majesté  ,  quel  massif  de 
verdure  devait  s'arrondir  en  portique  sur  le  front  sévère  ou  gra- 
cieux d'une  "statue  ,  quelle  ceinture  d'arbres  convenait  le  plus  au 
pourtour  d'un  bassin  ou  d'une  cascade.  Sa  science  s'appliqua  à 
combiner  à  tous  les  degiés  imaginables  des  feuilles,  de  l'eau,  des 
branches  et  du  marbre,  pour  obtenir  de  l'ombre,  de  la  fraîcheur, 


REVUE  DE  PARIS.  189 

du  silence ,  de  la  solitude  et  des  impressions  analogues  à  la  desti- 
nation des  lieux  dont  la  fantaisie  mythologique  du  roi  et  des  prin- 
cesses avait  arrêté  la  signification.  Il  atteignit  le  degré  de  mystère 
que  demandait  telle  promenade  et  tel  repos;  il  savait  entourer 
les  bains  de  Diane ,  le  bassin  d'Apollon  ,  la  fontaine  de  Neptune  , 
d'un  feuillage  en  harmonie  avec  le  caractère  de  ces  divinités 
olympiques.  En  cela  son  goût  se  fondit  avec  une  liquidité  remar- 
quable dans  le  goût  général  de  son  époque  ;  il  fut  avec  ses  arbres 
ce  que  Lebrun  ,  son  meilleur  ami ,  fut  avec  la  peinture,  Corneille 
avec  la  poésie  ,  Mansarl  avec  les  monuments  ,  Louis  XIV  avec  la 
royauté,  c'est-à-dire  héroïque.  On  est  grand,  on  se  sent  puissant, 
on  marche  en  roi  sous  ses  ombrages.  Rien  n'y  est  à  hauteur 
d'homme.  Né  sous  une  république ,  Le  Nôtre  n'eût  pas  même  été 
un  bon  jardinier  ;  et  sans  une  suite  de  monarques  assez  opulents 
pour  continuer  l'œuvre  de  Louis  XIV ,  sa  mémoire  aurait  péri 
avec  ses  jardins ,  si  coûteux  à  entretenir.  On  sourit  d'étonnement 
lorsqu'on  songe  que  ces  allées  si  droites ,  ces  massifs  si  près  ton- 
dus, ces  bosquets  exhaussés  en  urne,  ces  dômes  dont  pas  une 
feuille  ne  rompt  la  netteté  de  la  voûte  ,  n'existent  depuis  près  de 
deux  siècles  que  par  le  soin  régulier  qu'on  prend  d'en  ébarber 
les  pousses  à  mesure  qu'ils  cherchent  à  rentrer  dans  l'éternel 
chaos  d'où  ils  sont  sortis.  Sur  les  cent  quatre-vingts  hivers  qui 
ont  passé  depuis  Louis  XIV  ,  si  on  eût  négligé  pendant  un  seul 
hiver  tous  ces  chefs-d'œuvre  délicats ,  ils  seraient  aujourd'hui 
des  arbres  de  grandes  roules. 

Après  le  dîner  ,  le  roi  et  la  famille  royale  s'étant  retirés  un  in- 
stant dans  les  appartements  de  la  reine ,  la  foule  s'est  promenée 
de  nouveau  dans  les  galeries  ,  car  elle  ne  se  lassait  pas  de  les  ad- 
mirer, et  elle  a  passé  ensuite  processionnellement  devant  les 
grandes  croisées  ouvertes  du  château.  Tous  les  habitants  de  Ver- 
sailles étaient  dans  le  parc  pour  voir  cette  promenade  lente  et 
solennelle,  qui  leur  découvrait ,  dans  un  lointain  nuageux,  et 
d'espace  en  espace,  tantôt  la  noble  figure  du  roi,  tantôt  des  dia- 
dèmes sur  de  jeunes  fronts  de  princesses ,  tantôt  quelque  belle 
tète  de  génie  dont  l'air  remuait  les  cheveux,  ou  quelque  ondula- 
lion  d'or,  qui  était  un  groupe  de  maréchaux.  Et  les  habitants  fai- 
saient silence  à  l'aspect  de  ce  beau  cortège.  La  soirée  était  magni- 
fique; Claude  Lorrain  avait  peint  le  ciel.  L'horizon  éiait  rouge; 
les  arbres  du  parc  étaient  dans  une  immobilité  complete;  et  sous 


190  REVUE  DE  PARIS. 

ce  ciel  rose ,  entre  ces  arbres  tranquilles ,  montaient  et  s'épa- 
nouissaient dans  les  airs  les  panaches  liquides  des  bassins. 

Et  de  nouveau  le  passé  monta  derrière  ce  transparent  vaporeux 
et  sembla  être  évoqué  par  la  fin  de  cette  journée  ,  si  semblable 
aux  belles  journées  de  la  jeunesse  de  Louis  XIV.  Alors  quelques- 
uns  des  convives  se  penchèrent  aux  croisées,  et  le  front  dans  leurs 
mains ,  songèrent  à  cette  fêle  de  l'Ile  enchantée ,  donnée  par 
Louis  XIV  à  sa  cour,  lorsque  Versailles  fut  achevé.  Quelques-uns, 
sûrs  de  leur  mémoire,  l'ont  racontée  avec  le  charme  de  l'à-propos 
pendant  cette  heure  de  méditation  ,  marquée  par  le  roi  pour  re- 
poser du  souper  et  préparer  au  spectacle. 

Nous  la  répétons  après  eux;  mais  sans  avoir,  comme  eux, 
pour  encadrer  et  soutenir  notre  récit ,  le  paysage  de  Versailles  , 
et  l'heureuse  préparation  des  événements  de  la  journée. 

Le  troisième  jour  des  fêtes  de  l'Ile  enchanté  se  termina  par 
une  surprise  qui  fut  fort  du  goût  de  Louis  XIV  et  de  la  cour  ;  on 
l'avait  ménagée  avec  beaucoup  d'adresse  ,  malgré  la  difficulté,  de 
tenir  quelque  chose  secret,  surtout  à  Versailles  ,  et  surtout  un 
plaisir.  Quoique  très-compliqués ,  les  préparatifs  avaient  été  si 
mystérieux,  que  parmi  les  milliers  de  curieux  répandus  sur  toute 
la  surface  du  jardin ,  pas  un  ne  devina  les  lieux  qui  recelaient 
l'enchantement.  Pourtant  il  était  prêt  à  éclorede  tous  les  points; 
il  n'était  pas  un  arbre  ,  pas  un  bassin ,  pas  une  statue  qui  n'eût 
reçu  la  confidence  de  la  prodigieuse  féerie  à  laquelle  ils  allaient 
tous  contribuer. 

Le  soleil  était  descendu  depuis  une  heure  sous  l'horizon  ,  em- 
portant avec  lui  les  myriades  de  couleurs  dont  il  avait  bariolé  les 
parterres.  Avec  lui  s'étaient  évanouis  le  reflet  des  épées  ,  les 
lueurs  des  boucles,  les  vagues  de  soie  et  de  plumes  dont  l'air 
avait  été  plein  jusqu'à  son  coucher.  Une  tendre  obscurité  s'était 
faite  ,  et  avait  coulé  doucement,  comme  une  gaze,  de  la  cime  des 
arbres  dans  les  allées  ,  qui  n'avaient  rien  perdu  de  leur  popula- 
tion de  la  journée.  Par  la  spacieuse  allée  royale ,  par  les  frais 
corridors  qui  y  aboutissent ,  par  les  ruelles  mystérieuses  de  bos- 
quets, par  les  sentiers  du  grand  et  du  petit  parc,  par  les  marches 
de  marbre  et  de  gazon,  par  les  bords  du  canal,  allaient  et  ve- 
naient ,  passaient  et  disparaissaient,  montaient  et  descendaient 
des  groupes  sans  fin  ,  agitant  les  murs  ondoyants  des  massifs  de 
leurs  coudes  à  l'étroit,  et  balayant  les  chemins  sablés  des  queues 


REVUE  DE  PARIS.  191 

de  leurs  longues  robes ,  quand  elles  n'étaient  pas  soulevées  par  de 
jeunes  domestiques  noirs  comme  la  nuit. 

Bientôt  on  ne  se  vit  plus  ;  mais  on  entendit  le  murmure  des  eaux 
tombant  dans  le  granit ,  le  murmure  des  voix  joyeuses  des  pro- 
meneurs ,  la  pression  veloutée  des  mules  sur  le  gazon  ,  le  chant 
aérien  de  quelques  oiseaux  perdus  dans  les  hauteurs  des  arbres. 
Au  milieu  de  cette  confusion  harmonieuse  ,dece  bourdonnement 
de  femmes  si  expansives  vers  le  soir ,  on  respirait  l'odeur  maré- 
cageuse des  bassins,  les  émanations  floréales  du  printemps  mêlées 
aux  senteurs  qui  s'exhalaient  des  robes  et  des  coiffures  ;  les  lueurs 
des  premières  étoiles  scintillaient  dans  les  petites  glaces  oblongues 
que  les  dames  faisaient  valoir  avec  une  grâce  infinie  dans  leurs 
mains;  c'était  une  ivresse  vivifiante,  empreinte,  par  on  ne  sait  quel 
caractère  particulier  à  cette  époque ,  des  magnificences  de  la 
nature  et  de  la  royauté. 

Ayant  à  sa  droite  la  reine  ,  à  sa  gauche  Monsieur  ,  et  dans  l'or- 
dre de  l'étiquette  les  autres  membres  de  sa  famille  ,  Louis  XIV 
s'assit  dans  un  fauteuil  sur  une  estrade  placée  devant  le  château 
en  face  de  la  grande  allée. 

Tout  à  coup  le  jour  se  fit ,  les  eaux  se  turent,  les  oiseaux  s'en- 
volèrent. Un  cri  universel  fut  suivi  d'un  immense  silence  et  d'une 
immense  clarté.  Dans  son  éblouissement spontané  ,  la  foule,  se 
tournant  vers  le  château  ,pui  contempler  au  sommet  du  jardin  la 
majesté  tranquille  et  lumineuse  de  Louis  XIV.  dominant,  au  milieu 
d'une  auréole  ,  sa  cour  et  sa  création  :  il  semblait  s'admirer  dans 
son  œuvre  et  la  regarder  du  fond  d'une  percée  du  ciel.  Ce  vaste 
éclair  s'éteignit ,  etla  nuit  régna  de  nouveau  ,  mais  une  nuit  tour- 
mentée par  des  coups  de  tonnerre  précipités ,  etsillonnéede  jets 
de  lumière  sans  nombre. 

Le  feu  d'artifice  de  la  troisième  journée  commençait. 
Du  Château  à  la  pointe  de  Galie  ,de  Trianon  à  la  Ménagerie  ,1a 
croix  liquide  du  canal  mesura  l'espace  embrasé.  Le  feu  avait  rem- 
placé l'eau  des  bassins  ,  ou  plutôt  l'eau  avait  pris  feu  ;  la  flamme 
suivait  le  contour  des  allées  ;  elle  en  dessinait  les  formes  et  mon- 
tait aux  arbres  comme  un  écureuil  ;  elle  s'élargissait  dans  les  ra- 
meaux ,  pour  en  rougir  le  feuillage  ,  et  pour  porter  au  haut  des 
airs  les  chiffres  enlacés  du  roi  et  de  la  reine.  Les  dieux  et  les 
déesses,  les  tritons  ,  les  amours,  les  obélisques ,  lançaient ,  souf- 
flaient du  feu  par  leurs  bouches ,  par  leurs  conques  et  par  leurs 


192  REVUE  DE  PARIS. 

narine?.  Pour  employer  une  comparaison  du  (emps ,  Plulon  don- 
nait une  soirée  à  l'Olympe.  La  gravure  a  éternisé  les  effets  pyro- 
techniques de  celle  soirée  d'inauguration  à  Versailles.  Elle  a 
rendu  sur  un  velin  tout  sombre  et  tout  déchiré  par  des  lignes 
blanches  ,  comme  en  laisse  la  foudre  en  ouvrant  les  nuées  ,  les 
effets  de  ees'convuMons  de  lumière. 

Cp  durent  être  des  scém-s  émouvantes  pour  l'àme  et  pour  le 
regard.  Ce  dut  être  comme  un  rêve  sur  les  ruines  de  quelque  ville 
biblique  au  milieu  d'un  sommeil  lourd,  par  une  nuit  d'été.  Les 
b'o  ^s  carrés  du  château  ,  les  angles  de  marbre  pointant  partout , 
les  lustres  rouges  ,  perdus  dans  les  profondeurs  des  salons  ;  les 
rampes  de  géants  se  penchant  sur  des  bassins,  gardés  par  des 
sphinx  et  des  fleuves  de  bronze  qui  allongent  leurs  pieds  de  co- 
losse sous  les  eaux  ;  les  ovales  des  bassins  ,  les  galeries  de  statues 
étaient,  tantôt  à  la  lumière  des  splendeurs  réelles ,  tantôt  dans 
une  obscurité  fugitive  ,  des  fantômes  blanchissant  derrière  leurs 
voiles. 

Quand  la  terre  .  l'eau  et  le  ciel  eurent  été  assez  tourmentés , 
quand  à  dix  lieues  à  la  ronde  ,  les  campagnes  effrayées  eurent 
tremblé  pour  une  fin  du  monde  imminente  ,  un  jour  semblable  à 
celui  qui  avait  précédé  le  f.'u  d'artifice  se  répandit  de  nouveau  , 
mais  d'une  manière  plus  variée  et  pour  ne  plus  s'éteindre  de  la 
nuit.  Le  parc  et  le  château  étincelèrent  de  milliers  de  lampions  qui 
en  tracèrent  le  plan  dans  les  ténèbres.  On  eût  dit  que  le  feu  s'était 
figé  et  s'était  fait  diamant  sur  chaque  pointe  où  il  avait  passé. 
C'était  un  Versailles  nouveau  ,  bâti  par  un  Louis  XIV  fabuleux  , 
roi  de  quelque  soleil. 

Le  jardin  resta  ainsi  éclairé  jusqu'au  jour,  et  la  foule  s'écoula 
par  les  portes  dorées. 

L'heure  du  spectacle  ayant  sonné  ,  on  s'est  rendu  à  la  salle  de 
l'Opéra  ,  mais  avec  un  peu  moins  d'ordre  qu'il  y  en  avait  eu  jus- 
qu'alors. C'est  que  le  personnel  de  la  fête  s'était  grossi  depuis  le 
dîner  de  tous  les  invités  ,  au  nombre  de  quinze  cents  ,  présu- 
mons-nous .  qui  avaient  été  seulement  appelés  à  jouir  du  spec- 
tacle et  de  la  promenade  aux  flambeaux.  Cet  heureux  supplé- 
ment .  ayant  rétréci  l'espace ,  a  causé  quelque  presse  dans  les 
escaliers  et  à  l'entrée  des  couloirs  ,  bien  avant  même  l'arrivée  du 
roi  et  de  la  cour.  4  la  porte  des  divers  étages  conduisant  aux  ga- 
leries se  coudoyaient  les  sommités  de  tous  les  rangs  ;  la  queue  se 


REVUE  DE  PARIS.  195 

composait  d'ambassadeurs ,  de  maréchaux  et  de  beaucoup  de 
membres  des  quatre  académies,  lesquels,  pour  la  plupart,  n'a- 
vaient jamais  tant  vu  d'empressement  à  la  représentation  de 
leurs  ouvrages.  Après  le  parterre  de  rois  à  Erfurth  ,  rien  ,  il 
nous  semble  ,  n'a  pu  être  plus  édifiant  qu'une  queue  de  maré- 
chaux de  France  et  d'académiciens.  Pour  tuer  le  temps,  un  jeune 
pair  s'était  mis  à  califourchon  sur  la  rampe,  et  il  écoutait  M.  No- 
dier qui  lui  faisait  un  conte.  Et ,  de  loin  en  loin  ,  M.  Viennet  s'é- 
criail  sur  le  flot  des  impatients  :  «  Silence  !  messeigneurs!  » 

Ceux  à  qui  le  souvenir  de  Louis  XIV  revenait  à  l'occasion  du 
moindre  incident ,  se  plaisaient  à  rappeler  l'étiquette  tyrannique 
établie  à  la  cour  du  grand  roi.  Pour  y  croire  ,  ce  n'est  pas  trop 
de  tous  les  détails  d'intérieur  que  nous  allons  retracer,  en  atten- 
dant que  nous  pénétrions  dans  la  salle  de  l'Opéra. 

Le  soir,  quand  Louis  XIV  entrait ,  il  trouvait  à  la  porte  le  maî- 
tre de  la  garde-robe ,  entre  les  mains  duquel  il  laissait  son  cha- 
peau ,  ses  gants  et.  sa  canne,  que  prenait  aussitôt  un  valet  de 
gar  de-robe.  Pendant  que  le  roi  détachait  son  ceinturon  par-devant, 
pour  se  débarrasser  de  son  épée  ,  le  maître  de  la  garde-robe  le 
détachait  par-derrière  et  le  donnait  avec  l'épée  au  même  valet  qui 
le  portait  à  la  toilette. 

L'huissier  de  la  chambre  faisait  faire  place  devant  Sa  Majesté 
qui  faisait  sa  prière  auprès  de  son  lit,  comme  le  malin  ,  sur  deux 
coussins  posés  à  terre  devant  un  fauteuil  ;  l'aumônier  du. jour  te- 
nait le  bougeoir  pendant  la  prière  du  roi ,  et  disait  à  la  fin  d'une 
voix  basse  :  Quœsumiis,  omnipotens  Deus,  ut  famulus  tuus 
Ludovicus  rex  noster,  etc. 

Le  roi  se  mettait  de  l'eau  bénite  au  front  et  se  levait.  Après 
avoir  pris  le  bougeoir  que  tenait  l'aumônier,  le  valet  de  chambre 
recevait  des  mains  de  Sa  Majesté  la  petite  bourse  où  étaient  les 
reliques  ,  et  reprenait  sa  marche  devant  le  roi.  Ce  bougeoir 
avait  deux  bobèches  ,  et  par  conséquent  deux  bougies.  La  reine, 
le  dauphin  n'avaient  qu'une  bobèche  et  qu'une  bougie  à  leur  bou- 
geoir. 

L'huissier  de  la  chambre  faisait  encore  faire  place  au  roi  jus- 
qu'à son  fauteuil ,  et  au  moment  où  Sa  Majesté  y  arrivait ,  le 
grand-chambellan  demandait  au  roi  à  qui  il  voulait  donner  le 
bougeoir,  faveur  ordinairement  accordée  aux  princes  et  aux  sei- 
gneurs étrangers. 

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194  REVUE  DE  PARIS. 

Le  roi ,  s'étant  levé  de  son  fauteuil ,  se  déboulonnait  et  déga- 
geait son  cordon  bleu:  puis  le  maître  de  la  garde-robe  lui  li- 
rait la  veste-,  le  cordon  bleu  qui  y  était  fixé  ainsi  que  le  jusle- 
au-corps  qui  était  par-dessus.  Il  recevait  ensuite  la  cravate  des 
mains  du  roi ,  remettant  tout  entre  les  mains  des  officiers  de  la 
garde-robe. 

Sa  Majesté  s'as>eyait  dans  son  fauteuil ,  et  le  premier  valet  de 
chambre  et  le  premier  valet  de  garde-robe  lui  défaisaient  les  jar- 
retières à  boucles  de  diamants ,  l'un  à  droite,  l'autre  à  gauche. 
Le  premier  valet  de  chambre  donnait  celte  jarretière  à  un  valet 
de  chambre  ,  et  le  premier  valet  de  garde-robe  à  un  valet  de 
garde-robe.  Les  valets  de  chambre  étaient,  du  côté  droit,  un  sou- 
lier, un  bas  et  la  moitié  du  haut-de-chausse,  pendant  que  les 
valets  de  garde-robe,  placés  du  côté  gauche,  déchaussaient  pareil- 
lement un  pied  ,  retiraient  l'autre  bas  et  l'autre  moitié  du  haut- 
de-chausse.  Les  deux  pages  de  la  chambre  ,  de  service  ce  jour-là, 
présentaient  les  mules  à  Sa  Majesté.  Un  valet  de  garde-robe  en- 
veloppait le  haut-de-chausse  du  roi  dans  une  toilette  de  taffetas 
rouge  et  le  portait  sur  le  fauteuil  de  la  ruelle  du  lit ,  avec  l'épée 
de  Sa  Majesté. 

Les  deux  valets  de  chambre  placés  derrière  le  fauteuil  tenaient 
la  robe  de  chambre  à  la  hauteur  des  épaules  du  roi ,  qui  quittait 
sa  chemise  pour  prendre  sa  chemise  de  nuit.  C'était  son  frère  , 
Monsieur,  qui  la  lui  présentait.  Le  premier  valet  de  chambre  ai- 
dait le  roi  à  passer  la  manche  droite  ;  le  premier  valet  de  garde- 
robe  loi  rendait  le  même  office  pour  la  manche  gauche. 

Le  roi  ayant  pris  sa  chemise  de  nuit,  le  premier  valet  de  cham- 
bre qui  avait  tiré  les  reliques  de  la  petite  bourse  ;  les  présentait 
au  grand  chambellan  qui  les  offrait  à  Sa  Majesté  .  et  le  roi  les 
mettait  sur  lui  ,  passant  en  manière  de  baudrier  le  cordon  qui  les 
tenait  attachées.  Vêtu  de  sa  robe  de  chambre,  il  faisait  ensuite 
une  révérence  aux  courtisans.  Le  premier  valet  de  chambre  re- 
prenait le  bougeoir  au  seigneur  qui  le  tenait;  et  les  huissiers  de 
chambre  criaient  tout  haut  :  Allons,  messieurs,  passez!  Toute 
la  cour  se  retirait  ;  ceux  qui  prenaient  le  mot  du  guet  de  Sa  Ma- 
jesté le  recevaient ,  savoir  :  le  capitaine  des  gardes  du  corps ,  le 
capitaine  des  Cent-Suisses,  le  colonel  du  régiment  des  gardes  fran- 
çaises ,  le  colonel  général  des  Suisses,  le  grand-écuyer  et  le  pre- 
mier écuyer.  Là  finissait  le  grand  coucher,  et  le  petit  commençait. 


REVUE  DE  PARIS.  195 

Il  n'était  resté  dans  sa  chambre  que  les  personnes  suivantes  : 

Celles  qui  pouvaient  s'y  trouver  le  matin ,  Sa  Majesté  étant 
encore  dans  son  lit  ; 

Celles  de  la  première  entrée  ; 

Les  officiers  de  la  chambre  ; 

Le  premier  médecin  et  les  chirurgiens. 

Une  musique  ,  composée  de  quelques  voix  et  de  quelques  in- 
struments se  faisait  entendre. 

La  cour  étant  sortie,  le  roi  s'asseyait  sur  un  siège  pliant  qu'un 
valet  de  chambre  avait  préparé  proche  la  balustrade  du  lit  de  Sa 
Majesté,  avec  un  carreau  dessus.  Ses  barbiers  le  peignaient  et 
lui  accommodaient  les  cheveux  ,  tandis  qu'un  valet  de  chambre 
lui  présentait  un  miroir  et  qu'un  autre  éclairait  avec  un  flam- 
beau. 

Quand  le  roi  était  peigné  ,  un  valet  de  garde-robe  apportait 
sur  la  salve  un  bonnet  et  deux  mouchoirs  de  nuit  unis  et  sans 
dentelle  ,  et  la  présentait  au  grand-maître.  Celui-ci  l'offrait  au 
roi. 

La  serviette  avec  laquelle  il  s'essuyait  les  mains  et  le  visage  lui 
était  donnée  par  un  prince  du  sang.  Cette  serviette ,  mouillée  seu- 
lement par  un  bout ,  était  glissée  entre  deux  assiettes  de  ver- 
meil. Il  la  rendait  à  l'officier  de  la  chambre. 

Le  roi  disait  à  quelle  heure  il  voulait  se  lever  le  lendemain  et 
l'habit  qu'il  désirait.  Ceci  fait,  l'huissier  priait  toutes  les  personnes 
qui  étaierrt  au  petit  coucher  de  sortir,  et  il  sortait  lui-même. 

Après  cela  ,  le  roi  entrait  dans  son  cabinet ,  et  s'amusait  un 
moment  à  flatter  ses  chiens.  Pendant  ce  temps,  les  garçons  de  la 
chambre  faisaient  au  pied  du  lit  du  roi  le  lit  du  premier  valet  de 
chambre  ,  et  préparaient  la  collation. 

Quelques  minutes  après  ,  le  roi  se  couchait.  Les  garçons  allu- 
maient dans  un  coin  de  la  chambre  une  bougie  et  le  mortier»  Ils 
se  retiraient,  et  le  premier  valet  de  chambre  tirait  les  rideaux 
du  lit  du  roi  et  fermait  les  portes  en  dedans  et  au  verrou.  Il  étei- 
gnait le  bougeoir  et  se  couchait. 

Nous  ne  dirons  pas  le  coucher  de  Louis-Philippe  ,  parce  qu'il 
se  couche  comme  tout  le  monde. 

On  sait  que  la  salle  d'opéra  de  Versailles  n'existait  pas  sous 
Louis  XIV  ;  alors  on  jouait  indistinctement  devant  le  château  ou 
devant  la  grotte  ,  et  quelquefois  dans  le  labyrinthe ,  parties 


196  REVUE  DE  PARIS. 

principales  du  parc.  La  salle  d'opéra,  bâtie  sous  Louis  XV,  par 
Gabriel  ,  en  1755  ,  ne  fut  terminée  qu'en  1770  ,  par  l'architecte 
Leroy.  L'inauguration  en  eut  lieu  pour  le  mariage  de  Louis  XVI 
avec  Marie-Antoinette  ,  qui  y  dansa  un  menuet  avec  un  simple 
garde ,  dans  une  fêle  célébrée  à  la  naissance  du  dauphin.  Il  est 
du  devoir  de  l'histoire  de  ne  point  passer  sous  silence  la  fameuse 
fête  dite  des  gardes-du-corps.  qui  y  fut  donnée,  et  où  Marie-An- 
toinnelte  eut  le  tort  ou  le  malheur  de  se  montrer.  Cette  solennité 
n'avait  pasété  suivie  d'autres  solennités  du  mêmegenre  dans  celle 
salle  ,  dont  les  glaces  et  les  tentures  furent  vendues  à  l'époque  de 
la  révolution. 

Louis-Philippe  a  réparé  les  dégâts  des  hommes  et  du  temps  ;  ii 
a  rendu  à  la  salle  d'opéra  non-seulement  son  élégance  première  , 
mais  il  l'a  embellie  à  ce  point  de  ne  plus  faire  regretter  les  muti- 
lations qu'elle  avait  subies.  Pompeuse  et  pleine  de  coquetterie 
dans  son  architecture,  elle  est  construite,  on  le  sent,  pour  contenir 
une  grande  foule  ,  mais  une  foule  choisie. 

La  nuit  du  10  juin  elle  bouillonnait  dans  l'or,  les  bougies  et  les 
diamants.  Elle  était  en  fusion ,  le  regard  n'en  soutenait  pas  l'é- 
clat, qui  écrasait  à  tout  jamais  l'éternelle  plaisanterie  du  luxe 
oriental.  Et  certes  il  ne  tenait  qu'à  l'Orient  en  personne  de  dé- 
mentir d'avance  notre  moquerie  !  Un  assez  grand  nombre  d'O- 
rientaux occupaient  une  partie  des  secondes  galeries;  ils  étaient  là 
huit  ou  dix,  l'ambassadeur  turc  et  ses  drogmans  ,  l'ambassadeur 
grec  et  ses  secrétaires  ,  l'ambassadeur  persan  et  sa  maison,  l'en- 
voyé tunisien,  l'envoyé  marocain,  etc. ,  etc.,  tous  Orientaux 
comme  le  soleil  et  les  perles.  Et  pourtant  quel  fade  Orient  ils  re- 
présentaient! Ils  ouvraient  la  bouche  et  tremblaient  d'admiration 
devant  TOccident. 

Le  roi ,  les  reines  et  les  princesses  était  au  premier  rang,  le 
duc  d'Orléans  et  ses  frères  étaient  derrière.  Venaient  ensuite  les 
dames  de  la  cour,  les  ministres,  les  maréchaux  ,  les  présidents  de 
la  chambre  des  pairs  et  de  la  chambre  des  députés.  Les  dames 
invitées  étaient  assises  à  droite  et  à  gauche.  Au-dessus  de  cette 
pompeuse  galerie  ,  qui  s'avançait  comme  un  d.adème  dont  le  roi 
était  le  fleuron,  s'étalait  la  seconde  galerie  ,  tout  étincelante  des 
dames  du  corps  diplomatique;  elles  occupaient  les  deux  côtés;  la 
face  avait  été  réservée  aux  ambassadeurs  et  aux  ministres  des 
puissances  étrangères.  Au  parterre,  aux  avant-scènes  et  aux  troi- 


REVUE  DE  PARIS.  197 

sièmes  loges  avaient  pris  place  les  invités  à  différents  titres.  Au 
centre  les  planètes  ,  tout  autour  les  étoiles. 

C'est  devant  ces  rois ,  ces  reines  ,  ces  ambassadeurs ,  et  tous  ces 
autres  rois  de  l'intelligence  ,  grands  poètes,  illustres  écrivains, 
peintres  célèbres,  musiciens  fameux  ,  que  les  artistes  du  Théâtre- 
Français  et  de  l'Académie  royale  de  Musique  ont  joué  le  Misan- 
thrope, Robert-le-Diable,  et  Une  fêle  à  Versailles,  intermède 
de  la  composition  de  M.  Scribe. 

Le  spectacle  a  eu  lieu  avec  la  même  dignité  que  le  dîner;  mais 
soit  que  les  spectateurs  eussent  été  rendus  plus  difficiles  par  une 
longue  succession  de  miracles  ,  soit  que  les  acteurs  éprouvassent 
la  contrainte  si  concevable  de  la  timidité  devant  un  public  sur  les 
habits  duquel  était  écrit  le  caractère  d'une  supériorité  d'élite,  le 
spectacle  n'a  pas  été  à  la  hauteur  de  la  grande  journée,  journée 
où  il  était  dit  que  la  réalité  écraserait  la  fiction.  Mlle  Mars,  Duprez, 
les  demoiselles  Elssler,  malgré  leurs  admirables  talents,  l'Opéra  et 
le  Théâtre-Français  réunis,  n'ont  pas  toujours  réussi  à  satisfaire 
l'assemblée  ,  déjà  très-naturellement  portée  à  la  froideur,  à  cause 
du  respect  qui  comprime  les  applaudissements.  Toutefois,  n'était- 
ce  pas  une  heure  sublime  celle  où  les  vers  de  Molière  couraient  au 
front  de  ces  intelligences  couronnées  de  génie  et  de  diadèmes?  La 
postérité  n'est  pas  plus  belle  que  ce  moment ,  si  la  postérité ,  à  sa 
plus  divine  expression  ,  n'est  pas  cela.  Deux  ou  trois  fois  par  acte, 
le  roi  a  applaudi ,  et  on  a  pu  remarquer  avec  quelle  perspica- 
cité littéraire  il  a  discerné  les  meilleurs  passages  de  la  meilleure 
comédie  de  notre  scène. 

Quoique  sous  le  coup  de  la  timidité,  comme  tous  les  autres  ar- 
tistes ses  confrères ,  Duprez  a  laissé  entrevoir,  dans  le  rôle  de 
Robert,  quelque  supériorité  sur  Nourrit.  Il  a  surtout  effacé  tout 
souvenir  dangereux  pour  sa  belle  voix  dans  le  morceau  :  Des 
chevaliers  de  ma  patrie  ! 

L'intermède,  composé  par  M.  Scribe,  a  suivi  les  deux  actes  de 
Robert.  Avant  d'en  expliquer  le  sujet  allégorique  tout  à  fait  dans 
l'esprit  de  la  fête,  il  n'est  pas  surabondant  de  dire  que  la  cachu- 
cha  a  été  dansée  décemment,  malgré  la  cachucha  et  Mllc  Elssler 
elle-même  ,  et  si  décemment,  qu'elle  avait  un  faux  air  du  menuet 
de  la  reine.  C'était  une  cachucha  poudrée  et  en  panier.  Ainsi 
faite  et  repentante,  la  folle  castillane  a  été  bien  accueillie.  La  cour 
l'a  amnistiée. 

17. 


198  REVUE  DE  PARIS. 

A  la  différence  près  des  temps ,  la  pièce  de  M.  Scribe  est  taillée 
sur  le  modèle  des  divertissements  arrangés  par  Molière  pour  les 
fêtes  de  la  cour  de  Louis  XIV.  Si  elle  est  beaucoup  moins  litté- 
raire ,  elle  se  pare  de  l'allégorie  avec  autant  d'à-propos.  Voici  le 
sujet  en  deux  mots  : 

Une  fête  est  préparée  par  Lulli  en  l'honneur  de  Louis  XIV  dans 
un  salon  immense  disposé  pour  un  ballet.  Lulli  explique  aux  dan- 
seurs les  pas  qu'ils  doivent  exécuter.  Quinault  parait  et  annonce 
avec  empressement  l'arrivée  du  roi.  Le  ballet  commence.  A  la  se- 
conde entrée  accourent  les  dames  et  les  seigneurs  de  la  cour  ,  les 
marquis  de  Villeroy,  de  Rassan,  d'flumières ,  de  La  Vallière ,  les 
demoiselles  de  Brancas ,  de  Guiche  ,  de  Nangis,  de  Vardes  ,  etc. 

Enfin  ,  à  la  troisième  entrée ,  on  voit  Molière  suivi  de  tous  les 
personnages  qu'il  a  créés,  Corneille  escorté  de  ses  héros  espagnols 
et  romains ,  et  Racine  en  tète  des  lévites;  tous  défilent  devant  le 
roi  et  vont  se  placer  au  fond  du  théâtre.  Alors  un  rideau  se  lève  , 
et  on  aperçoit  le  château  de  Versailles  tel  qu'il  était  sous  Louis 
XIII.  Apollon,  Minerve  et  d'autres  dieux  entourent  la  statue  éques- 
tre de  Louis  XIV  au  piédestal  de  laquelle  on  lit  : 

A  LA  GLOIRE  DE  LOTJIS  XIV. 

La  deuxième  partie  de  l'intermède  nous  a  montré  le  château 
de  Versailles  ,  ce  qu'il  est  maintenant  ;  on  aperçoit  la  grande 
galerie  des  batailles;  c'est  au  dernier  tableau  de  cette  partie,  ani- 
mée de  toutes  les  danses  qui  ont  figuré  dans  tous  les  opéras  joués 
depuis  huit  ou  dix  ans  ,  que  l'on  voit,  au  lever  d'un  rideau,  le 
génie  de  la  France  entouré  de  toutes  les  gloires  militaires  de  la 
monarchie  ,  de  la  république  ,  dej'empire  et  de  nos  jours. 

Un  éclair  luit  et  on  lit  cette  légende  balancée  par  des  génies  , 
sur  les  personnifications  de  toutes  nos  illustrations  nationales  : 

A  TOCTES   LES   GLOIRES   DE   LA   FRANCE. 

Les  trois  galeries ,  le  parterre ,  voie  lactée  de  croix'iet  d'épau- 
lettes ,  les  loges  dans  leurs  cadres  de  feu  ,  toute  la  salle ,  dont  les 
chaudes  bougies  couchaient  leurs  flammes  sous  le  vent  de  mi- 
nuit, les  soldats  basanés  d?  l'empire,  ruisselants  de  sueur  et  d'en- 


REVUE  DE  PARIS.  199 

thousiasrae ,  les  vétérans  de  la  science ,  à  qui  l'enivrement  de  la 
soirée  avait  rendu  leur  poétique  jeunesse  ,  mille  femmes  splen- 
dides  de  nom  ,  de  beauté ,  et  de  renommée ,  mille  jeunes  artistes 
pâles  d'émotion  et  dont  le  cœur  battait  a  ce  dernier  soupir  de 
cette  fête  qui  était  leur  fête  ,  et  qui  n'aurait  plus  d'égale  sous  au- 
cun règne  et  dans  aucun  pays  ,  et  à  côté  des  vainqueurs  de  Wa- 
gram  ,  d'Aboukir ,  les  vainqueurs  de  juillet  et  d'Alger  ,  et  tous 
ces  ambassadeurs  qui  devaient  aller  dire  à  leur  roi,  le  matin  ,  ce 
qu'était  encore  la  France  de  1857 ,  et  ces  ministres  qui  n'ont  pas 
menti  à  leur  roi  en  leur  disant  combien  de  respect  il  y  avait  en- 
core pour  lui  dans  nos  âmes  ,  et  les  jeunes  princesses  dont  la 
bonté  n'avait  été  ni  impatientée  ,  ni  détournée  par  trois  mille  re- 
gards ;  et  la  reine  ,  et  le  roi  lui-même  ,  tous  étaient  debout  et  sa- 
luaient du  cœur,  du  geste  et  de  la  voix  ,  ces  mots  étincelants  et 
impérissables  :  A  toutes  les  gloires  de  la  France. 

La  promenade  aux  flambeaux  a  couronné  la  fête;  après  le  spéc- 
iale ,  le  roi  et  la  cour  ont  passé  dans  les  galeries  ,  où  la  foule  les 
a  suivis  pour  jouir  d'un  effet,  qui  ,  quoique  prévu  ,  n'en  a  pas 
moins  été  une  nouvelle  surprise  après  tant  de  surprises.  Si  les 
peintures  n'avaient  rien  à  gagner  à  l'éclairage  factice  de  flam- 
beaux portés  par  les  domestiques  de  la  maison  du  roi ,  le  long 
des  salles  déjà  inondées  de  clartés  ,  la  pompe  de  la  journée  ne 
pouvait  se  terminer  par  un  coup  d'œil  plus  beau.  Nos  paroles  ne 
rendront  pas  cet  étonnement.  On  semblait  n'avoir  plus  assez 
d'énergie  pour  soutenir  ce  spectacle  qui  venait  se  rendre  maître 
du  dernier  souffle  de  l'admiration.  On  ne  vivait  pas,  on  ne  dor- 
mait pas  ;  c'était  un  rêve  éveillé  à  travers  une  galerie  du  soleil. 
La  lumière  jaillissait  comme  le  fluide  électrique  de  chaque  point 
sensible  pour  toucher  des  paupières  qui  n'osaient  pas  trop  s'ou- 
vrir de  peur  de  ne  pouvoir  plus  se  fermer.  On  se  sentait  porté  de 
place  en  place  par  le  flot  silencieux  de  la  foule  qui  murmurait 
tout  bas  sa  dernière  parole  d'adieu  à  tant  de  prodiges.  Ouvertes 
aux  lueurs  de  l'aube  qui  se  faisait ,  les  croisées  répandaient  le 
vent  frais  d'une  autre  journée.  Dans  cet  épanouissement ,  dans 
cette  ivresse,  dans  ce  demi-sommeil,  les  images  prenaient  leur  part 
de  cette  vie  surexcitée  par  le  feu.  Au  puissant  rayonnement  des 
flambeaux  ,  elles  s'animaient ,  se  coloraient ,  et  semblaient  sortir 
de  leurs  cadres  avec  leurs  longs  panaches,  leurs  sabres  traînants 
et  leurs  manteaux  chargés  de  lumière.  Et  à  mesure  que  le  cor- 


200  REVUE  DE  PARIS. 

tége  se  perdait  dans  les  profondeurs  des  salles,  il  s'amassait  der- 
rière lui  une  obscurité  indéfinissable  à  travers  laquelle  on  n'aper- 
cevait plus  que  les  globes  bleuâtres  des  lampes ,  et  les  étoiles  du 
ciel  qui  ,  on  l'eût  dit ,  s'étaient  posées  à  la  cime  des  arbres  pour 
voir  comment  finirait  cette  nuit  où  elles  avaient  été  oubliées. 

Et  de  rêve  en  rêve  la  foule  descendit  les  marches  de  l'escalier 
de  marbre  ,  la  tète  basse  ,  comme  écrasée  par  quatorze  heures 
d'une  autre  vie;  quelques  minutes  après .  le  tambour  battait 
aux  champs  ,  le  roi  retournait  à  Trianon  ;  et  la  fêle  finie  allait 
recommencer  .  car  le  peuple  attendait  aux  grilles  du  château 
pour  sanctionner  la  merveille  ;  le  peuple  .  dernier  mot  en  toutes 
choses,  et  qui ,  comme  Dieu,  dont  il  n'oublie  jamais  la  parabole, 
souffre  d'être  appelé  le  dernier  sur  la  terre  pour  être  toujours  le 
premier. 

Léo*  Gozlax. 


SOUVENIRS 

DE  YOYÀGES. 


KIEL.  —  TRADITIONS   DE   LA  MER   BALTIQUE. 


Il  y  a  chaque  semaine,  dans  la  vie  des  habitants  de  la  petite 
ville  de  Kiel  ,  un  jour  qui  fait  époque.  C'est  le  samedi.  Ce  jour-là, 
le  bateau  à  vapeur  arrive  de  Copenhague  à  quatre  heures  du  ma- 
tin ,  et  part  à  sept  heures  du  soir.  Ce  jour-là,  on  voit ,  dans  les 
rues  de  la  paisible  cité  ,  des  figures  que  personne  ne  connaît,  et 
l'on  entend  des  idiomes  que  les  plus  intrépides  philologues  de 
l'université  essayent  en  vain  de  comprendre.  Ce  jour-là,  les  fem- 
mes de  la  Probstey  aiment  à  venir  au  marché  ,  car  elles  rempor- 
tent des  nouvelles  à  leurs  voisines.  Quant  aux  bourgeois  de  Kiel, 
ils  se  lèvent  deux  heures  plus  tôt  que  de  coutume  ,  et  n'ont  pas 
un  moment  à  perdre.  Dès  le  matin  ,  l'aubergiste  de  la  Fille  de 
Hambourg  revêt  sa  plus  belle  redingotte  ,  et  sa  femme  prépare 
un  énorme  rôti  de  veau.  Le  professeur  ,  enfermé  dans  sa  robe  de 
chambre  ,  attend  d'un  air  grave  les  lettres  de  recommandation  et 
les  visites  qui  ne  manquent  pas  de  lui  arriver  par  chaque  bateau; 
le  marchand  regarde  par  la  fenêtre  et  maudit  le  sort  qui ,  pen- 
dant de  telles  solennités  ,  l'atiache  impitoyablement  à  son  comp- 
toir. Le  rédacteur  de  la  JVochenblall  emploie  l'esprit  de  deux  col- 
laborateurs ,  à  écrire  distinctement  les  noms  d-^  ceux  qui  débar- 
quent, de  ceux  qui  s'en  vont;  et  les  commissionnaires  du  roulage, 
qui  ont  besoin  de  soutenir  leurs  forces  ,  boivent  trois  fois  plus 
d'eau-de-vie  qu'à  l'ordinaire. 


202  REVUE  DE  PARIS. 

A  deux  heures ,  quand  la  famille  allemande  se  met  à  table ,  il 
y  a  de  longues  et  importantes  conversations  sur  celui-ci ,  sur  ce- 
lui-là ,  sur  cette  dame  que  l'on  a  vue  passer  dans  la  rue  ,  avec 
des  manches  plates,  sur  ce  monsieur  qui  porte  une  canne  à 
pomme  dor  et  une  épingle  de  diamant.  Que  s'il  se  trouve  parmi 
les  passagers  un  personnage  important,  un  écuyer  de  quelque 
prince  par  exemple  ,  un  conseiller  aulique,  ou  uu  baron,  je  vous 
laisse  à  penser  tout  ce  qu'il  se  fait  de  commentaires  sur  lui ,  sur 
son  voyage,  sur  les  personnes' qu'il  a  vues  ,  sur  le  pays  d'où  il 
vient  et  le  but  qu'on  lui  suppose. 

Toute  la  journée  se  passe  ainsi  dans  une  heureuse  agitation. 
Chaque  heure  apporte  sa  nouvelle  ,  et  chaque  nouvelle  peut  être 
brodée  de  manière  à  durer  longtemps.  Puis  voici  venir  le  soir. 
Le  moment  du  départ  approche.  Déjà  la  fumée  monte  au-dessus 
de  la  machine  à  vapeur  ,  et  le  drapeau  danois  flotte  dans  les  airs. 
Les  habitants  de  Kiel  se  rassemblent  sur  le  port.  Ils  se  rangent  le 
long  du  quai ,  ils  regardent  et  ils  écoutent.  Il  faut  qu'ils  aient , 
dans  ce  dernier  moment ,  l'œil  ouvert  et  l'oreille  attentive.  Bien- 
tôt tout  aura  disparu ,  et  il  ne  leur  restera  que  le  souvenir  de 
cette  riche  et  féconde  journée. 

Sept  heures  sonnent.  Le  canon  salue  la  ville.  Le  bâtiment  vire 
de  bord.  Bien  des  mouchoirs  blancs  s'agitent  alors  en  signe 
d'adieu  \  bien  des  yeux  bleus  versent  de  douces  larmes  que  l'on 
voudrait  recueillir  dans  une  coupe  d'or  ,  tant  elles  sont  belles  à 
voir  tombant  comme  des  perles  sur  un  visage  rose.  Hélas  !  heu- 
reux encore  sont  ceux  qui  pleurent  !  Celui  qui  est  loin  de  son 
pays  ne  pleure  pas.  Il  quitte  sans  regret  une  terre  étrangère.  Pas 
un  ami  n'est  là  pour  lui  serrer  une  dernière  fois  la  main  ,  pour 
lui  dire  un  dernier  adieu.  Ses  amis  sont  ailleurs ,  et  qui  sait  si, 
dans  ce  moment ,  ils  pensent  à  lui? 

Mais  la  machine  industrielle  est  en  mouvement.  L'onde  jaillit 
autour  des  deux  roues  qui  la  fatiguent  ;  le  navire  vole  sur  les  flots 
avec  la  rapidité  de  l'oiseau  ,  et  bientôt  l'on  n'entrevoit  plus  que 
les  clochers  de  Kiel  et  les  sommités  des  maisons  à  demi  perdues 
dans  l'ombre.  La  mer  est  calme ,  le  ciel  et  pur.  Le  soleil  se  cache 
derrière  les  arbres  dépouillés  de  feuilles  du  Duslernbrook,  et  co- 
lore d'un  dernier  rayon  les  côtes  de  la  baie  ,  les  vagues  de  la  mer. 
Tout  est  repos  et  silence.  La  mouette  s'assoupit  sur  le  flot  qui  la 
berce ,  et  le  bruit  de  la  terre  n'arrive  plus  jusqu'à  nous.  Que  ne 


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suis-je  poëte  ?  je  saluerais  avec  un  hymne  enthousiaste  cette  heure 
de  recueillement ,  celte  heure  imposante  où  toute  trace  d'habita- 
tion humaine  a  disparu ,  où  l'on  n'entrevoit  plus  que  le  ciel  privé 
de  son  solei!  et  !a  plaine  immense  où  le  navire  cherche  sa  route. 
Je  saluerais  celle  mer  Baltique  ,  celte  mer  chantée  par  les  scaldes 
et  traversée  tant  de  fois  par  les  vikingr.  Mais  d'un  côté  ,  je  ne 
suis  paspoëte  ,  et  de  l'autre  ,  l'aspect  d'un  bateau  à  vapeur,  même 
au  milieu  de  l'Océan  ,  est  essentiellement  prosaïque.  Voyez  cette 
colonne  de  fumée  qui  s'élève  dans  l'air,  cette  machine  qui  fonc- 
tionne par  des  procédés  mathématiques,  cette  chaudière  qui  tient 
lieu  de  vent ,  et  ces  deux  roues  de  moulin  qui  remplacent  la  rame 
antique  ;  ce  n'est  plus  le  vague  de  la  pensée ,  c'est  la  réalité  de 
l'industrie.  Avec  le  bateau  à  vapeur,  c'en  est  fait  de  la  poésie  de 
mer.  C'en  est  fait  de  ce  coup  d'œil  que  présentent  les  manœu- 
vres commandées  à  haute  voix  et  exécutées  avec  une  merveilleuse 
promptitude.  C'en  est  fait  des  matelots  qui  courent  dans  les  hu- 
niers ,  des  mousses  suspendus  comme  des  goélands  au  bout  d'une 
vergue,  des  voiles  qui  s'élèvent  l'une  sur  l'autre,  et  s'enflent 
avec  orgueil,  ou  retombent  le  long  du  mât  en  gémissant.  C'en 
est  fait  de  toutes  les  agitations ,  de  toutes  les  incertitudes  ,  de  tou- 
tes les  péripéties  d'attente,  de  joie  et  de  déception,  qui  font  de 
la  vie  du  marin  une  vie  de  roman. 

Vous  figurez-vous  Byron  écrivant ,  en  face  d'une  cheminée  de 
fer  goudronnée  ,  ces  vers  de  Child-Harold  : 

He  that  has  sail'd  upon  the  dark  blue  sea 

Has  view'd  at  times ,  I  ween  .  a  full  fair  sight ,  etc. 

Vous  figurez-vous  les  personnages  ^Othello  qui  s'écrient  si 
joyeusement  en  voyant  apparaître  le  vaisseau  de  Desdemona  : 
A  sail  !  a  sail!  annoncer  a  steamboat? 

Non  ,  le  bateau  à  vapeur  est  un  navire  de  marchand.  On  y  vit 
comme  dans  un  comptoir  de  marchand.  Tout  y  est  propre  ,  ciré , 
vernis  ,  distribué  avec  économie  ,  rangé  avec  ordre.  Les  passa- 
gers payent  d'avance.  Ils  partent  à  heure  juste  ,  et  ils  savent 
qu'ils  arriveront  à  heure  juste.  Le  long  de  la  route  ,  il  faut  qu'ils 
se  montrent  hommes  aimables,  hommes  de  bonne  compagnie. 
Personne  ici  n'a  le  droit  de  se  tenir  à  l'écart  et  de  rêver.  On  vient 
à  vous ,  on  veut  apprendre  qui  vous  êtes ,  d'où  vous  venez.  On 


204  REVUE  DE  PARIS. 

cause  ,  on  se  raconte  son  histoire  .  ses  projets  ,  on  se  dit  bonsoir 
1res- tendrement  ;  on  se  retrouve  le  lendemain  comme  de  vieux 
amis. 

Ceux  qui  essayeraient  d'échapper  à  cette  intimité  de  voyage, 
sont  vaincus  par  le  mal  de  mer.  Le  mal  de  mer  est  le  plus  grand 
des  démocrates.  Il  efface  toutes  les  dislances  ,  il  attiédit  toutes 
les  vanités  humaines.  Le  grand  seigneur  qui  se  sent  pris  par  le 
mal  de  mer  ne  songe  plus  ni  à  ses  titres,  ni  à  ses  Châteaux.  Il 
se  couche  sur  le  pont ,  à  côté  du  pauvre  ouvrier  ,  comme  à  côté 
d'un  camarade  .  et  la  grande  dame  oublie  son  aristocratie  à  cha- 
que vague  qui  vient  heurter  le  navire.  Mais  les  propriétaires  du 
bateau  aiment  le  mal  de  mer;  ils  comptent  sur  lui.  et  il  est  juste 
de  dire  que  le  mal  de  mer  ne  les  trompe  pas.  Quand  on  vient  de 
Kiel  à  Copenhague,  bon  gré  mal  gré  .  il  faut  payer  son  dîner 
d'avance.  C'est  de  la  part  de  ceux  qui  ont  imaginé  ce  surcroit 
d'addition  un  acte  de  haute  piudence.  Le  dîner  est  servi ,  quand 
on  arrive  au  Kiôge,  c'est-à-dire  à  l'endroit  où  le  vent  a  le  plus 
de  prise  ,  où  la  mer  est  le  plus  orageuse.  Les  passagers  alors 
font  une  horrible  grimace  quand  on  leur  montre  une  assiette  ; 
le  beefsteackse  promène  sur  la  table  comme  un  conquérant  sans 
rencontrer  personne  qui  lui  réponde,  et  les  schellings  des  voya- 
geurs entrent  joyeusement  dans  la  caisse  de  l'administration. 
Les  directeurs  du  bateau  ont  encore  une  autre  invention  non 
moins  ingénieuse  ,  c'est  de  ne  mettre  le  soir  dans  le  lit  des  pau- 
vres passagers  qu'une  couverture  en  laine  et  un  seul  drap.  On 
travaille  la  moitié  de  la  nui!  à  s'envelopper  dans  ce  drap  ,  dont 
les  deux  bouts  ont  juré  de  ne  jamais  se  rejoindre,  et  l'autre  moitié 
à  relever  la  couverture  que  rien  ne  retient  et  qui  glisse  sans 
cesse  sur  le  parquet.  A  la  fin,  comme  le  drap  refuse  obstiné- 
ment de  s'élargir ,  et  comme  la  couverture  a  une  antipathie 
pour  les  couchettes  de  l'administration  ,  dès  que  le  premier 
rayon  du  matin  parait  à  travers  les  vitraux  ,  chacun  se  lève  en 
bénissant  le  ciel  de  n'avoir  qu'une  nuit  à  passer  dans  celte  re- 
traite de  douleur. 

Heureusement  qu'au  sortir  de  là  ,  on  se  retrouve  en  plein  air , 
en  face  d'une  nature  poétique,  car  la  nature  n'a  point  fait  de 
pacte  avec  les  négociants  de  Copenhague  pour  mesurer  au  voya- 
geur chaque  jouissance  au  prix  de  quelques  schellings.  Au  lever 
du  soleil  j  le  bateau  double  la  pointe  de  Falsler ,  on  passe  entre 


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la  Seeland  et  les  petites  îles  éparses  de  côté  et  d'autre  ,  pauvres 
îles  élevées  à  fleur  d'eau,  couvertes  d'un  peu  d'herbe  et  de 
quelques  cabanes.  Le  paysan  qui  les  habite  est  là  comme  dans 
une  barque.  Les  flots  emportés  par  le  vent  jaillissent  jusque  sur 
sa  cabane.  La  mer  gronde  le  jour  près  de  la  table  où  il  s'asseoit 
avec  sa  famille ,  la  nuit  sous  son  chevet.  La  mer  est  son  élément, 
sa  joie  et  sa  douleur ,  son  monde  immense  et  sa  barrière.  C'est  là 
que  ses  enfants  courent  dès  qu'ils  grandissent ,  comme  l'alouette 
dans  les  champs,  comme  le  pluvier  sur  la  grève.  C'est  là  qu'il 
s'en  va  chaque  jour  jeter  ses  filets  ,  chercher  sa  moisson.  Quel- 
quefois elle  l'appelle  en  riant  sur  ses  vagues  limpides  ;  elle  s'as- 
souplit sous  la  rame  qui  la  traverse ,  et  le  ciel  n'est  pas  plus  pur 
que  cette  grande  plaine  où  tout  orage  a  cessé  ;  et  le  murmure  du 
vent  dans  la  forêt  n'est  pas  plus  doux  que  le  murmure  de  ces 
vagues  qui  se  courbent  autour  de  la  barque  aventureuse  ,  et 
fuient  en  laissant  derrière  elles  un  long  sillon  d'écume  pareil  à 
un  ruban  d'argent.  C'est  alors  que  l'esprit  des  eaux  chante  dans 
sa  grotte,  C'est  alors  que  le  Meermann  monte  à  la  surface  des 
flots  avec  sa  lyre  d'or  et  appelle  les  voyageurs.  Puis  ,  tout  à  coup 
cette  mer  si  calme  s'irrite ,  gronde  et  mugit  autour  de  l'île  isolée , 
et  l'enchaîne  entre  ses  vagues  comme  une  amante  jalouse.  Alors, 
le  pécheur  rentre  chez  lui  et  attend  que  la  tempête  soit  passée. 
II  connaît  les  caprices  de  cette  mer  inquiète.  Il  l'aime  dans  son 
repos,  il  l'aime  dans  ses  colères.  Tandis  que  je  regardais  ces 
pauvres  retraites  ,  jetées  si  loin  du  monde  où  nous  vivons  ,  j'en- 
tendis un  homme  s'écrier  à  côté  de  moi  :  Oh  !  heureux  ceux  qui 
sont  là  tout  seuls ,  sous  ces  toits  de  gazon  ,  entre  le  ciel  et 
l'eau  !  11  était  jeune  et  déjà  vieux.  Peut-être  avait-il  raison. 

Le  peuple  dit  que  quelques-unes  de  ces  îles  ont  été  faites  par 
les  enchanteurs,  qui  voulaient  s'en  aller  plus  facilement  d'un 
lieu  à  l'autre  ,  et  qui  établissaient  ainsi  des  stations  sur  leur 
roule.  Dans  certains  endroits  ,  elles  sont  si  rapprochés  l'une  de 
l'autre  ,  que  la  mer  alors  ne  ressemble  plus  à  la  mer  ,  mais  à  un 
grand  fleuve  comme  le  Rhin  ou  l'Escaut.  De  chaque  côté  ,  on 
aperçoit  le  rivage  ,  on  peut  compter  les  maisons  qui  y  sont  bâ- 
ties ,  et  le  dimanche  ,  quand  le  bateau  passe  en  face  de  Falster  , 
on  entend  le  son  des  cloches  ,  on  peut  répondre  aux  chants  re- 
ligieux qui  se  chantent  dans  l'église.  Mais  un  peu  plus  loin  , 
les  habitants  du  pays  vous  conduisent  sur  le  devant  du  navire  , 
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206  REVUE  DE  PARIS. 

et  vous  montrent  avec  orgueil  une  grande  masse  de  roc  ,  toute 
blanche,  taillée  à  pic  .  surmontée  de  quelques  flèche?  aiguës  et 
couronnée  d'arbustes.  Mais  voyez  :  ce  que  le  géologue  appelle 
de  la  pierre  calcaire  .  ce  n'est  pas  la  pierre  calcaire  ,  et  ce  qui , 
s'élève  au  haut  de  cette  montagne  sous  la  forme  d'un  massif 
d'arbres  .  ce  n'est  pas  un  massif  d'arbres.  Il  y  a  là  une  jeune  fée 
très-belle  qui  règne  sur  les  eaux  et  sur  l'île.  Ce  roc  nu  .  c'est  sa 
robe  blanche  qui  tombe  à  longs  replis  dans  les  vagues ,  et  se  dia- 
pré aux  rayons  du  soleil;  cette  pyramide  aiguë  qui  le  surmonte, 
c'est  son  sceptre  ;  et  ces  rameaux  de  chêne  ,  c'est  sa  couronne. 
Elle  est  assise  au  haut  du  pic  qu'on  appelle  le  Dronyiings  Stol 
(le  Siège  de  la  Reine  ).  De  là ,  elle  veille  sur  son  empire,  elle  pro- 
tège la  barque  du  pêcheur  et  le  navire  du  marchand.  Souvent  la 
nuit  on  a  entendu  sur  cette  côte  des  voix  harmonieuses ,  des 
voix  étranges .  qui  ne  ressemblent  pas  à  celles  qu'on  entend  dans 
le  monde.  Ce  sont  les  jeunes  fées  qui  chantent  et  dansent  autour 
de  leur  reine,  et  la  reine  est  là  qui  les  regarde  et  leur  sourit.  Oh  ! 
le  peuple  est  le  plus  grand  de  tous  les  poëtes.  Là  où  la  science 
analyse  et  discute  .  il  invente  ,  il  donne  la  vie  à  la  nature  inani- 
mée ,  il  divinise  les  êtres  que  le  physicien  regarde  comme  une 
matière  brute.  Il  passe  le  long  d'un  lac  ,  et  il  y  voit  des  esprits  ; 
il  passe  au  pied  d'un  roc  de  craie,  et  il  y  voit  une  reine  ,  et  il 
l'appelle  le  MœnsHint  (le  Rocher  de  la  Jeune  Fille). 

Au  Mœnsklint ,  la  mer  reprend  son  large  espace.  La  côte  de 
Kiôge  semble  fuir  en  arrière  pour  faire  place  à  tous  les  bâtiments 
qui  se  croisent  sans  cesse  sur  ses  bords.  D'ici  à  Copenhague  la 
mer  est  couverte  de  navires,  les  uns  fuyant  avec  le  vent  qui  enfle 
leurs  voiles,  les  autres  sillonnant  la  vague  rebelle  qui  lutte  contre 
eux.  Quelquefois  on  en  aperçoit  plusieurs  réunis  ensemble ,  et 
de  loin,  avec  leur  voile  blanche,  on  les  prendrait  pour  des  cygnes 
qui  se  bercent  paresseusement  sur  l'eau.  Si  le  capitaine  du  ba- 
teau à  vapeur  est  fier  ,  c'est  quand  il  passe  en  droite  ligne  au 
milieu  de  tous  ces  navires  fatigués  par  le  vent  et  obligés  de  lou- 
voyer ;  c'est  quand  il  laisse .  en  quelques  minutes  .  bien  loin  de 
lui .  et  la  goélette  renommée  pour  sa  vitesse  ,  et  le  brick  aux 
flancs  évasés  .  et  la  frégate  avec  ses  mâts  superbes  et  son  armée 
de  matelots.  Bientôt  on  approche  de  terre ,  on  voit  à  droite  la 
côte  de  Suède  et  la  pointe  des  clochers  de  Lund  ;  à  gauche  la  côte 
danoise  ,  la  forteresse  qui  défend  la  capitale ,  et  la  rade  remplie 


REVUE  DE  PARIS.  207 

de  vaisseaux.  A  midi,  le  matelot  s'est  incliné  devant  le  Mcens- 
klint.  A  cinq  heures ,  il  amarre  le  bateau  dans  le  port  de  Copen- 
hague. 

Toutes  ces  côtes  de  la  mer  Baltique  sont  peuplées  de  traditions, 
les  unes  empreintes  d'un  vrai  sentiment  religieux,  les  autres  por- 
tant encore  le  caractère  du  paganisme  ;  ceiles-ci  simples  et  tou- 
chantes, comme  une  élégie  ;  celles-là  parées  et  embellies  comme 
un  conte  de  fées.  Le  marin  est  crédule  et  superstitieux  ;  la  vie 
aventureuse  à  laquelle  il  se  voue ,  les  vicissitudes  qu'il  doit  subir, 
les  dangers  qu'il  traverse  ,  entretiennent  dans  son  esprit  l'amour 
du  merveilleux.  Souvent  la  tempête  le  surprend  tout  à  coup  au 
milieu  de  ses  plus  belles  espérances.,  et  comme  la  science  ne  lui 
donne  sur  ces  variations  d'atmosphères  aucune  solution  ,  il  at- 
tribue tout  ce  qui  lui  arrive  d'étrange  à  d'étranges  influences.  Il 
croit  aux  mauvais  génies,  aux  jours  sinistres  ,  à  la  fatalité  et  aux 
expiations  dans  ce  monde.  Dans  les  îles  du  Nord  ,  ces  traditions 
se  conservent  par  l'isolement  des  individus.  Elles  prennent  ra- 
cine sur  le  sol  ;  elles  se  transmettent  d'une  génération  à  l'autre. 
Le  marin  les  apprend  dans  son  enfance  ,  il  les  raconte  dans  ses 
voyages ,  et  il  les  rapporte  ,  après  de  longues  années ,  toutes  vi- 
vantes au  foyer  de  famille.  Dans  ces  îles  ,  comme  dans  les  con- 
trées septentrionales  de  l'Allemagne  ,  chacun  sait  l'histoire  des 
elfes  et  des  géants,  des  épées  magiques  et  des  trésors  gardés  par 
des  dragons.  Il  y  a  là  des  hommes  de  mer  qui  ont  la  barbe  verte 
les  cheveux  tombant  sur  les  épaules ,  comme  des  tiges  de  nénu- 
phar, et  qui  chantent  le  soir  au  bord  des  vagues  pour  appeler  la 
jeune  fille  et  la  conduire  dans  leur  grotte  de  cristal.  Il  y  a  des  sor- 
ciers qui ,  par  la  force  des  enchantements,  attirent  la  tempête 
soulèvent  les  flots  et  fonL  chavirer  la  barque  du  pêcheur.  Il  y  a 
comme  dans  la  plupart  des  contrées  montagneuses  de  l'Europe 
des  chasseurs  condamnés  ,  pour  leurs  méfaits,  à  courir  éternelle- 
ment à  travers  les  marais  et  les  taillis.  Les  habitans  du  Slernsklint 
entendent  souvent  le  soir  les  aboiements  des  chiens  de  Grœnjelte. 
Ils  le  voient  passer  dans  la  vallée  le  Grœnjelte,  la  pique  à  la  main, 
et  ils  déposent  devant  leur  porte  un  peu  d'avoine  pour  son  che- 
val ,  afin  que  ,  dans  ses  courses  ;  il  ne  foule  pas  aux  pieds  leur 
moisson.  Là  aussi  on  croit  qu'il  y  a  un  roi  des  elfes  qui  règne  à 
la  fois  sur  l'Ile  de  Stern  ,  sur  celle  de  Mœ  et  sur  celle  de  Rugen. 
Il  a  un  char  attelé  de  quatre  étalons  noirs.  Il  s'en  va  d'une  île  à 


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l'autre ,  en  traversant  les  airs ,  et  alors  on  distingue  très-bien  le 
hennissement  de  ses  chevaux  ,  et  la  mer  est  toute  noire.  Ce  roi  a 
une  grande  armée  à  ses  ordres  ,  et  ses  soldats  ne  sont  autre  chose 
que  les  grands  chênes  qui  parsèment  l'île.  Le  jour  ,  ils  sont  con- 
damnés à  vivre  sous  une  écorce  d'arbre.  Mais  la  nuit ,  ils  repren- 
nent leur  casque  et  leur  épée ,  et  se  promènent  fièrement  au  clair 
de  la  lune.  Dans  les  temps  de  guerre ,  le  roi  les  rassemble  autour 
de  lui.  On  les  voit  errer  au-dessus  de  la  côte,  et  alors  malheur 
à  celui  qui  tenterait  d'envahir  le  pays! 

Quelques  autres  traditions  sont  d'une  nature  toute  religieuse. 
C'est  la  loi  de  charité  ,  c'est  le  dogme  d'expiation ,  c'est  le  mys- 
ticisme du  moyen  âge  cachés  sous  une  fiction,  revêtus  d'un  sym- 
bole. Le  nom  de  Marioboe  signifie  demeure  de  Marie.  La  Vierge 
annonça  par  une  lumière  céleste  qu'elie  avait  choisi  cette  île 
pour  y  habiter ,  et  on  lui  bâtit  une  église.  L'île  du  Prêtre  rap- 
pelle une  légende  de  saint.  11  y  avait  là  un  prêtre  nommé  Anders 
qui  était  vénéré  de  tout  le  monde  pour  ses  vertus.  Il  était  fort 
pauvre  ,  il  ne  possédait  qu'un  denier.  Mais  quand  il  avait  besoin 
de  quelque  chose  ,  il  envoyait  son  denier  au  marchand  ou  au 
laboureur  ,  et  toujours  on  le  lui  rapportait  dévotement  en  y  joi- 
gnant ce  qu'il  désirait.  L'île  a  garde  le  nom  d'île  du  Prêtre  ;  mais 
le  merveilleux  denier  est  perdu. 

Sur  une  autre  côte  de  la  mer  Rallique  ,  une  église  profanée 
par  des  impies  s'est  abîmée  dans  l'eau.  La  nuit ,  on  entend  les 
malheureux  chanter  avec  des  sanglots  les  psaumes  de  la  péni- 
tence ,  et  quand  la  mer  est  calme  ,  on  voit  à  travers  les  vagues 
briller  les  cierges  qu'ils  allument  devant  l'autel.  Pour  leurs  pé- 
chés ,  ils  sont  condamnés  à  pleurer  et  à  rester  dans  cette  église 
jusqu'au  jugement  dernier. 

Près  du  même  rivage ,  plusieurs  fois  dans  des  heures  de  tem- 
pête ,  à  la  lueur  des  éclairs  qui  sillonnent  le  ciel  ,  les  matelots 
ont  aperçu  un  vaisseau  d'une  forme  étrange,  un  vaisseau  dont  on 
ne  reconnaît  plus  ni  la  couleur  ni  le  pavillon.  Le  capitaine  qui  le 
commandait  et  ses  matelots  ont  un  jour  commis  une  faute  grave, 
et  ils  doivent  errer  sur  les  vagues  ,  sans  trêve  et  sans  repos  . 
jusqu'à  la  fin  du  mond^.  Ouaiul  ces  pauvres  Ahasvérus  du  monde 
maritime  distinguent  de  loin  un  autre  navire  ,  ils  lui  envoient 
des  lettres  pour  leurs  parents  et  leurs  amis.  Mais  ces  lettres 
sont  adressées  à  des  personnes   qui  n'existent  plus  depuis  des 


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siècles ,  et  dans  des  rues  dont  nul  être  vivant  ne  sait  le  nom. 
A  Falster  ,  il  y  avait  autrefois  une  femme  fort  riche  qui  n'avait 
point  d'enfants.  Elle  voulut  faire  un  pieux  usage  de  sa  fortune  , 
et  elle  bâtit  une  église.  L'édifice  achevé  ,  elle  le  trouva  si  bien  , 
qu'elle  se  crut  en  droit  de  demandera  Dieu  une  récompense.  Elle 
le  pria  donc  de  la  laisser  vivre  aussi  longtemps  que  son  église 
subsisterait.  Son  vœu  fut  exaucé.  La  mort  passa  devant  sa  porte 
sans  entrer  ;  la  mort  frappa  autour  d'elle  voisins  ,  parents,  amis, 
et  ne  lui  montra  pas  seulement  le  bout  de  sa  faux.  Elle  vécut  au 
milieu  de  toutes  les  guerres ,  de  toutes  les  pestes  ,  de  tous  les 
fléaux  qui  traversèrent  le  pays.  Elle  vécut  si  longtemps ,  qu'elle 
ne  trouva  plus  un  ami  avec  qui  elle  pût  s'entretenir  ,  elle  parlait 
toujours  d'une  époque  si  ancienne  ,  que  personne  ne  la  compre- 
nait. Eile  avait  bien  demandé  une  vie  perpétuelle,  mais  elle  avait 
oublié  de  demander  aussi  la  jeunesse  ;  le  ciel  ne  lui  donna  que 
juste  ce  qu'elle  voulait  avoir  ,  et  la  pauvre  femme  vieillit  ;  elle 
perdit  ses  forces ,  puis  la  vue  ,  et  l'ouïe  et  la  parole.  Alors  elle  se 
fit  enfermer  dans  une  caisse  de  chêne  et  porter  dans  l'église. 
Chaque  année  ,  à  Noël ,  elle  recouvre  ,  pendant  une  heure  ,  l'u- 
sage de  ses  sens  ,  et  chaque  année ,  à  celte  heure-là,  le  prêtre 
s'approche  d'elle  pour  prendre  ses  ordres.  La  malheureuse  se 
lève  à  demi  dans  son  cercueil  et  s'écrie:  «Mon  église  subsiste-t- 
elle  encore  ?  —  Oui ,  répond  le  prêtre.  —  Hélas  !  dit-elle,  plût  à 
Dieu  ,  qu'elle  fût  anéantie  !  »  Et  elle  s'affaisse  en  poussant  un 
profond  soupir  ,  et  le  coffre  de  chêne  se  referme  sur  elle. 

Voici  une  légende  qui  a  été  racontéepar  le  poète  Œlilenschlœger. 
Ce  n'est  pas  une  légende  ,  c'est  un  drame  de  la  vie  réelle.  Un 
pauvre  matelot  a  perdu  un  fils  dans  un  naufrage  ,  et  la  douleur 
l'a  rendu  fou.  Chaque  jour  ,  il  monte  sur  sa  barque  et  s'en  va  en 
pleine  mer  ;  là  il  frappe  à  grands  coups  sur  un  tambour  ,  et  il 
appelle  son  fils  à  haute  voix  :  «  Viens  ,  lui  dit-il ,  viens  !  sors  de 
ta  retraite!  nage  jusqu'ici!  je  te  placerai  à  côté  de  moi  dans 
mon  baleau  ;  et  si  tu  es  mort ,  je  le  donnerai  une  tombe  dans 
le  cimetière,  une  tombe  entre  des  fleurs  et  des  arbustes;  tu  dor- 
miras mieux  là  que  dans  les  vagues.  » 

Mais  le  malheureux  appelle  en  vain  et  regarde  en  vain.  Quand 
la  nuit  descend  ,  il  s'en  retourne  en  disant  :  «  J'irai  demain  plus 
loin ,  mon  pauvre  fils  ne  m'a  pas  entendu.  » 
Je  viens  de  citer  quelques-unes  des  principales  traditions  ré- 

18, 


210  REVUE  DE  PARIS. 

pandues  autour  de  la  mer  Baltique  ;  elles  ne  composent  qu'une 
faible  partie  des  traditions  danoises,  rassemblées  dans  le  recueil 
de  Thicle  et  dans  le  Kœwpeviser  de  Nyerup.  J'aurai  plus  d'une 
fois  encore  occasion  d'y  revenir. 

X.  Marmier. 


AVENTURES 

DU  GRAND  BALZAC, 


POUR   FAIRE   SUITE   AUX   MYSTIFICATIONS 
DU   PETIT   POI>"SINET. 


I.  —  LE  SOUPER  CHEZ   BAUTRU. 

Baulru  ,  le  célèbre  diseur  de  bons  mois  et  d'épigrammes ,  plus 
connu  par  son  esprit  satirique  et  bouffon  que  par  ses  titres  de 
comte  de  Serrant  et  d'introducteur  des  ambassadeurs  ,  et  ses  am- 
bassades en  Espagne  ,  en  Flandre  ,  en  Angleterre  et  en  Savoie , 
avait  invité  à  souper  ses  deux  amis  Faret  et  Boisrobert ,  un  soir 
d'automne  de  l'année  1635. 

—  Le  Bois  ne  vient  pas  !  disait  tristement  Faret ,  qui  regardait 
à  tout  moment  par  la  fenêtre  pour  voir  s'il  n'apercevrait  pas  de 
loin  le  convive  attendu  5  il  tardera  tant  que  l'oie  sera  brûlée  et 
le  clairet  perdra  ses  esprits. 

—  Ce  diable  de  Boisrobert  se  fait  attendre  comme  s'il  était 
question  de  dire  une  messe  ,  répliqua  l'indévot  Bautru. 

—  Ah!  monsieur  l'ambassadeur,  s'écria  Faret  en  humant  à 
plein  nez  les  vapeurs  de  cuisine,  n-e  flairez-vous  pas  l'oie  qui  brûle  ? 

—  En  vérité ,  dit  Bautru  qui  simula  un  signe  de  croix  et  com- 
posa une  panlomime  hypocrite  ,  cela  donne  furieusement  à  réflé- 
chir sur  les  inconvénients  d'être  rôti  comme  hérétique  pour  un 
bon  livre  ou  un  bon  mol. 

—  Mon  excellent  confrère  d'Académie ,  interrompit  Faret ,  je 
vous  supplie  de  faire  qu'on  serve  7  sous  peine  de  me  voir  mourir 
enragé  de  soif  et  de  faim. 


212  REVUE  DE  PARIS. 

—  Bah!  je  voudrais  bien  éprouver  comment  vous  mordez  les 
gens  ,  et  je  souhaite  que  votre  esprit  ait  de  meilleures  dents  que 
votre  bouche. 

—  Ce  scélérat  de  Boisrobert  a  imaginé  ce  guet-apens  contre 
nos  pauvres  estomacs  ;  c'est  un  abbé  sans  pitié... 

—  Et  non  pas  sans  abbaye  ;  M.  le  cardinal  a  promis  de  lui  en 
donner  trois  ou  quatre  dans  l'enfer  ,  outre  celle  de  Cliàtillon-sur- 
Seine,  où  maître  Robert  a  déjà  fait  le  dnble.  A  table  donc, 
M.  l'académiste  ou  plutôt  l'académicien  ,  pour  parler  en  style  de 
Yaugelas.  Par  la  morbleu  !  vous  ne  sortirez  pas  d'ici  sur  vos 
jambes. 

—  Je  doute  très-fort  que  Le  Bois  y  arrive  sur  les  siennes,  car 
certainement  il  a  soupe  avec  monseigneur  le  protecteur  de  l'Aca- 
démie française. 

Les  deux  académiciens  passèrent  alors  dans  la  salle  à  manger 
où  le  couvert  était  mis  ,  et  ils  s'assirent  face  à  face  devant  une 
table  servie  avec  moins  de  luxe  que  de  prodigalité  ;  les  valets  fu- 
rent congédiés  pour  que  les  convives  n'eussent  pas  d'oreilles  in- 
discrètes autour  d'eux  ,  et ,  après  les  premiers  moments  consa- 
crés à  l'exercice  d'un  appétit  impatient  et  silencieux,  un  entretien 
familier  commença  entre  Bautru  £t  Faret  :  celui-ci  plus  avare  de 
paroles  que  de  coups  de  dents,  mais  lançant  çà  et  là  des  bouta- 
des burlesques  avec  un  sérieux  inaltérable  ;  et  l'autre  ,  au  con- 
traire ,  ne  restant  pas  muet  une  minute  ,  poursuivant  la  conver- 
sation avec  les  gestes  les  plus  variés  et  la  physionomie  la  plus 
mobile  ,  à  travers  les  embaras  du  travail  gastronomique ,  ré- 
pandant sur  tout ,  et  à  propos  de  tout,  l'esprit ,  la  gaieté  ,  l'im- 
pertinence ,  la  méchanceté  même  ,  et  n'épargnant  pas  plus  Dieu 
et  ses  saints  que  le  cardinal  de  Richelieu  et  ses  créatures. 

Tel  était  ce  fameux  Guillaume  de  Bautru  qui ,  de  son  vivant , 
fut  ainsi  jugé  par  Costar  :  «  C'est  un  homme  qui  met  sa  philoso- 
phie à  n'admirer  que  très-peu  de  chose  et  qui,  depuis  cinquante 
ans  ,  a  été  les  délices  de  tous  les  ministres  ,  de  tous  les  favoris , 
et  généralement  de  tous  les  grands  du  royaume  ,  et  n'a  jamais 
été  leur  flatteur.  »  En  effet,  Bautru,  de  même  que  l'Arétin,  avait 
un  terrible  penchant  pour  la  satire,  et  se  faisait  craindre  des  plus 
puissants  personnages  ,  à  cause  de  la  licence  de  sa  langue  qui 
s'attaquait  à  tout  le  monde  ;  aussi  s'empressait-on  d'acheter  son 
silence  et  son  amitié  par  des  égards  et  des  faveurs.  Le  cardinal 


REVUE  DE  PARIS.  213 

de  Richelieu ,  qui  savait  l'influence  d'une  plaisanterie  sur  le  ca- 
ractère français  et  qui  ne  supportait  pas  les  atteintes  du  ridicule, 
préféra  s'attacher  Baulru  et  l'apprivoiser  à  force  de  caresses  , 
plutôt  que  de  l'enfermer  dans  une  prison  d'État  et  de  l'envoyer 
au  bourreau;  cependant  Bautru  conserva  son  libre  parler,  qui 
s'exerçait  impunément  contre  son  protecteur  même  ,  pour  avoir 
le  droit  de  médire  des  seigneurs  et  des  dames  de  la  cour  ;  les  bas- 
tonnades, qu'il  recevait  quelquefois  avec  une  effronterie  incon- 
cevable ,  ne  le  dégoûtaient  pas  du  métier  d'insolent  bouffon,  et  il 
supportait  en  philosophe  sloïque  ce  qu'il  appelait  les  inconvénients 
de  la  mauvaise  humeur  de  ses  ouailles. 

Issu  d'une  famille  noble  d'Angers  ,  il  eût  été  relégué  dans  une 
charge  obscure  de  magistrat  provincial ,  si  le  crédit  de  ses  épi- 
grammes  ne  l'eût  poussé  dans  la  carrière  de  la  fortune  et  des 
honneurs  :  il  devint  comte  de  Serrant  ,  conseiller  ordinaire  du  roi 
et  introducteur  des  ambassadeurs  ;  il  fut  revêtu  de  graves  fonc- 
tions diplomatiques,  bien  qu'il  ne  renonçât  point  à  son  rôle  habi- 
tuel dejjlaisa?iti?i  ;  il  alla  successivement  en  Angleterre  ,  en  Italie , 
en  Espagne  et  dans  les  Pays-Bas  ,  comme  embassadeur  ou  envoyé 
extraordinaire  ,  pour  débattre  des  questions  politiques  fort  déli- 
cates ,  et  il  remplit  toujours  avec  habileté  le  but  de  ces  missions, 
qui  demandaient  beaucoup  de  prudence  et  de  savoir-faire.  De  re- 
tour en  France  ,  il  eut  encore  à  se  louer  de  la  munificence  de  Ri- 
chelieu ,  qui  le  pensionna  et  le  combla  de  présents ,  et  le  gardant 
auprès  de  soi ,  pour  ainsi  dire ,  comme  un  dogue  qu'on  tient  à  la 
chaîne  et  qu'on  lâche  dans  l'occasion  contre  un  ennemi  qui  s'a- 
vance. Baulru,  qui  était  plus  applaudi  que  Pierre  Corneille  au 
Palais-Cardinal  ,  avait  été  choisi  pour  faire  partie  de  la  nouvelle 
Académie,  dès  la  création  de  ce  corps  littéraire  ,  en  ÎG34. long- 
temps avant  que  l'auteur  de  Mélite,  qui  devait  être  celui  du  Cid  et 
des  Horaces,  pût  obtenir  le  fauteuil  d'académicien.  Bautru,  néan- 
moins ,  n'écrivait  pas  même  des  lettres  à  l'instar  de  Balzac  ou  de 
Yoilure. 

Il  était  de  petite  taille,  mais  singulièrement  bien  fait ,  avantage 
physique  dont  il  s'enorgueillissait  trop,  et  la  calomnie  ne  manquait 
pas  d'expliquer  par  des  goûts  infâmes  le  soin  minutieux  qu'il  pre- 
nait de  mettre  en  relief  sa  belle  tournure  et  de  faire  ressortir  la 
perfection  de  ses  formes  sous  le  satin  ou  le  velours.  Sa  figure  ,  par 
malheur ,  ne  répondait  pas  à  cette  beauté  de  corps  qu'il  estimait 


214  REVUE  DE  PARIS. 

plus  que  celle  du  visage  chez  les  autres  ;  il  avait  une  grosse  tête  et 
une  large  face  ,  assez  triviale  ,  mais  animée  d'une  expression  ma- 
ligne etspirituelle.  C'était  un  diminutif  de  François  Rabelais,  avec 
moins  de  bonhomie  dans  le  sourire  et  plus  de  fausseté  dans  le 
regard.  Il  y  avait  du  chat  et  du  tigre  en  son  air  cafard,  moqueur 
et  cruel.  Son  habillement  noir,  acccompagné  de  dentelles  de  prix 
pour  collerettes  .  manchettes  et  tours  de  bottes  ,  surpassait  sans 
doute  en  propreté  et  en  élégance  le  costume  de  tous  ses  confrères 
de  l'Académie,  lesquels  se  piquaient  peu  ou  point  d'être  mieux  vê- 
tus que  leurs  valets.  De  toute  sa  personne  s'exhalait  une  odeur  de 
musc  et  d'ambre,  qui,  dans  les  séances  académiques ,  se  mêlait  aux 
miasmes  nauséabonds  des  habits  gras  et  crottés  de  la  littérature. 

Nicolas  Farel  n'était  pas  le  moins  inculte  de  tous  ces  enfants  des 
muses:  ses  cheveux  châtains  ne  connaissaient  guère  d'autre  peigne 
que  ses  doigts  crasseux  ;  il  laissait  avec  insouciance  ses  hauts-de- 
chausse  grimacer  autour  de  ses  reins  ,  et  les  bas  ,  jadis  rouges , 
qu'il  portait .  allourdis  par  un  enduit  imperméable  de  boue  et  de 
poussière  ,  offraient  plus  d'une  solution  de  continuité  dans  leur 
trame  usée  ,  que  retenaient  vainement  quelques  fils  maladroits 
d'une  couleur  différente  ;  son  pourpoint  de  laine  violette  ,  privé  de 
la  plupart  des  rubans  et  des  boutons  que  le  tailleur  y  avait  mis 
autrefois  ,  resplendissait  de  taches  d'encre  et  de  vin,  livrée  coulu- 
mière  de  l'ivrogne  et  de  l'écrivain.  Quant  à  sa  figure,  elle  partici- 
pait aussi  à  celte  livrée  d'académie  et  de  cabaret  ;  son  teint  sem- 
blait emprunté  à  la  lie  d'un  tonneau  bourguignon,  et  la  plumequi 
avait  rédigé  le  Traité  de  l'honnête  homme  ou  l'Art  de  plaire 
à  la  cour,  t'était  sans  doute  essuyée  plus  d'une  fois  sur  son  gros 
nez  rubicond  ,  sur  ses  joues  bouffies  et  sur  son  double  menton. 
Ce  poète  historien  se  distinguait,  entre  les  académiciens,  par 
l'ampleur  imposante  de  son  ventre  plutôt  que  par  ses  ouvrages. 

Cependant  il  n'avait  pas  seulement  la  réputation  d'un  intrépide 
buveur  ;  il  passait  pour  èire  d'un  goût  exquis  en  matière  de  cho- 
ses d'esprit  ,et  les  grammairiens  les  plus  difficiles  de  ce  temps, 
Coeffeteau  et  Yaugelas ,  lui  reconnaissaient  un  véritable  génie 
pour  la  langue  et  pour  l'éloquence.  On  regardait  son  jugement 
comme  infaillible  ,  soit  qu'il  rappliquât  à  la  critique  d'un  livre  , 
soit  qu'il  le  bornât  à  l'appréciation  d'un  vignoble  ou  d'un  cuisi- 
nier. Le  cardinal  de  Richelieu  lui  devait  plus  d'un  bon  conseil 
politique  et  se  plaisait  à  le  consulter  en  secret  j  il  l'avait  admis  à 


REVUE  DE  PARIS.  215 

sa  table,  pour  lui  ouvrir  la  bouche ,  disnit-il.  En  effet ,  grâce  à 
l'entremise  de  Faret ,  le  cardinal  s'était  rendu  maître  des  secrets 
de  la  maison  de  Lorraine  ,  en  divisant  les  deux  frères  ,  le  comte 
d'Harcourt  et  le  comte  d'Elbeuf;  Faret  avait  été  secrétaire  du 
premier,  qui  se  vendit  avec  lui  au  cardinal.  La  fondation  de 
l'Académie  française  fut  inspirée  à  Richelieu  par  Faret ,  qui  en 
dressa  le  plan  et  les  statuts  ;  il  acquit  de  la  sorte  une  influence 
spéciale  dans  l'assemblée  ,  qu'il  gouvernait  à  son  gré  ,  de  con- 
cert avec  son  ami  Boisrobert ,  l'âme  damnée  du  protecteur  de 
l'Académie. 

L'entretien  de  Faret  et  de  Bautru  roula  naturellement  sur  l'A- 
cadémie; Baulru  ,  qui  débitait  cent  paroles  contre  un  morceau 
qu'il  avalait,  passa  en  revue  tous  ses  confrères  pour  leuradresser 
de  rudes  vérités  que  Faret  approuvait  en  vidant  son  verre  :  Bau- 
douin le  traducteur  devrait  faire  traduire  son  style  ;  Bourbon  pa- 
raissait destiné  à  l'emporter  en  vers  latins  sur  les  poëtes  français; 
Porchères  d'Arbaud  avait  un  bagage  trop  lourd  pour  arriver  à 
l'immortalité  ,  quoiqu'il  n'eût  fait  qu'un  sonnet  sur  les  yeux  de 
Gabrielle  d'Eslrées;  Habert,  à  son  air  défait  et  souffrant,  semblait 
représenter  le  portier  de  son  poëme  le  Temple  de  la  Mort,  Hay 
duChâtelet  ne  se  souvenait  pas  d'avoir  jamais  lu  son  histoire  de 
Bertrand  Duguesclin  ;  Maynard  n'était  que  l'ombre  de  Malherbe, 
et  Malleville  l'ombre  de  Maynard;  Baro  était  de  l'Académie,  parce 
qu'il  savait  passablement  signer  son  nom  au  bas  d'une  quittance, 
etc.  A  ces  traits  malicieux  que  Bautru  semait  sur  les  membres  de 
la  docte  compagnie  ,  Faret  ne  cessait  d'opiner  de  la  bouteille. 

Boisrobert ,  qui  arrivait  enfin  au  milieu  du  souper,  s'annonça 
de  loin  par  de  grands  éclats  de  voix  .  par  un  bruit  formidable  de 
souliers  ferrés  ,  et  surtout  par  le  son  métallique  des  pislok  s  qu'il 
remuait  sans  cesse  au  fond  de  ses  poches  ;  il  ouvrit  la  porte  d'un 
coup  de  pied  et  se  tint  debout  sur  le  seuil,  comme  le  fantôme  de 
Brulus,  l'air  renfrogné  et  rébarbatif,  le  regard  morne  et  sinistre, 
tellement  que  Bautru  s'imagina  que  ce  convive  retardataire  s'in- 
dignait de  n'avoir  pas  été  attendu  ,  et ,  dans  cette  supposition  ,  ii 
s'arma  de  plusieurs  gros  os  qu'il  achevait  de  ronger  et  les  montai 
ironiquement  à  l'abbé  qui  jurait  entre  ses  dents  et  semblait  plus 
disposé  à  se  retirer  qu'à  entrer  dans  la  salle. 

—  Tarde  venientibus  ossa  !  lui  cria  Bautru  qui  se  mettait  vo- 
lontiers  aux  prises  avec  Boisrobert,  qu'il  estimait  comme  le  plus 


216  REVUE  DE  PARIS. 

habile  jouteur  de  langue  avec  lequel  il  pût  rivaliser.  Mais  ce 
proverbe  n'a  pas  de  quoi  vous  épouvanter,  cher  Le  Bois  ,  vous 
qui  savez  si  adroitement  nager  entre  deux  eaux  ,  sans  faire  le 
plongeon. 

—  Fi  donc!  ditFaret  sans  suspendre  sa  mastication  infatiga- 
ble ,  que  parlez-vous  d'eau,  quand  nous  avons  du  vin  et  du  meil- 
leur ? 

—  Monsieur  de  Bautruand ,  reprit  Boisrobert  qui  se  piquait  de 
n'avoir  jamais  le  dernier  mot ,  je  savais  bien  que  vous  trouve- 
riez à  mordre,  même  sur  moi;  maisjetez  cela  aux  chiens,  je  vous 
prie  ,  et  donnez-moi  un  conseil  d'académicien. 

—  Holà  !  ce  n'est  point  un  conseil  d'ami  que  vous  demandez  , 
lui  répliqua  Bautru  :  faut-il  vous  choisir  du  sel  ou  du  poison  ? 

—  Quant  au  sel  atlique  ,  je  vous  en  revendrai ,  monsieur  de  la 
Bautruaille  ;  mais  pour  le  poison  ,  vous  en  avez  au  bec  plus  qu'il 
faut  pour  tuer  un  bœuf. 

—  N'ayez  pas  peur,  je  ne  vous  tuerai  pas  ,  monsieur  l'abbé  ; 
venez  vous  asseoir  à  mes  côtés,  en  pécheur  repentant. 

—  Bœuf  vous-même  ,  Bautru ,  répliqua  Boisrobert .  déterminé 
à  rompre  l'entretien  ou  à  changer  le  ton  ;  ne  traitez  donc  jamais 
le  chapitre  des  cornes  devant  une  glace  ,  mon  pauvre  ambassa- 
deur de  mari. 

—  Mordien  !  l'abbé  ,  j'ignorais  que  vous  eussiez  pris  l'épée,  dit 
Bautru  ,  qui  n'était  réellement  sensible  qu'à  ses  infortunes  con- 
jugales, qu'un  scandaleux  procès  avait  rendues  publiques  ,  lors- 
qu'il se  fut  vengé  cruellement  de  la  préférence  accordée  par  sa 
femme  à  son  valet. 

—  Vous  avez  la  vue  trouble  .  Bautru,  répliqua  effrontément 
Boisrobert  ;  ce  qui  vous  parait  une  épée  n'est  autre  qu'un  bâton. 

—  Bàlon  !  bàlon  !  murmura  Bautru  que  déconcerta  cette  allu- 
sion directe  à  certaines  mésaventures  que  ses  épigrammes  lui 
avaient  values  :  à  bâton  .  bàlon  et  demi,  mon  très-clément  con- 
frère ;  en  tous  cas ,  ce  ne  sera  jamais  le  bâton  de  Boisrobert. 

Ce  jeu  de  mot  excita  le  rire  de  Faret  et  ne  déplut  pas  à  Boisro- 
bert ,  qui  résistait  moins  à  une  plaisanterie  qu'à  une  bonne  rai- 
son :  il  répéta  gaiement  l'équivoque  tirée  de  son  nom  ,  et  alla  se 
placer  auprès  de  Bautru  ,  pour  être  crucifié  ,  dit-il ,  comme  Jé- 
sus ,  entre  les  deux  larrons  ;  mais  il  ne  mangea  pas  ,  en  s'excu- 
saut  d'avoir  soupe  de  poires  d'angoisse  chez  le  cardinal  de  Riche- 


REVUE  DE  PARIS.  217 

lieu ,  et  il  se  contenta  de  boire  coup  sur  coup,  pour  tempérer  l'a- 
mertume de  son  àme  ,  disait-il  à  chaque  rasade. 

François  Le  Mélel  de  Boisrobert  était  véritablement  le  bouffon 
du  cardinal ,  qui  l'avait  payé  par-delà  ses  mérites  en  l'enrichis- 
sant avec  des  pensions  et  des  bénéfices  plus  considérables  que 
tous  ceux  des  gens  de  lettres  contemporains.  Boisrobert  portait 
l'habit  ecclésiastique  ,  sans  avoir  reçu  les  ordres  sacrés  ,  et  ce  ne 
fut  que  dans  un  âge  avancé  qu'il  dit  sa  première  messe,  au  grand 
scandale  des  personnes  qui  connaissaient  non-seulements  on  genre 
de  vie  ,  mais  encore  ses  convictions  d'athée.  Tant  que  Richelieu 
vécut  ,  il  fut  à  la  cour  en  position  de  servir  ses  amis  et  souvent 
même  ses  ennemis,  sans  autre  considération  que  le  désir  d'obliger 
les  hommes  de  talent  :  il  n'avait  donc  pas  plus  de  fiel  que  de  ja- 
lousie contre  les  écrivains,  ses  rivaux  ,  et  ce  rôle  de  Mécène  con- 
venait si  bien  à  son  caractère  généreux  ,  qu'il  s'était  intitulé  le 
solliciteur  des  muses  affligées. 

Boisrobert  avait  cependant  des  vices  et  des  défauts  qui  domi- 
naient ses  belles  qualités  et  les  paralysaient  quelquefois  :  il  était 
fourbe  et  menteur,  de  naissance;  il  aimait  passionnément  le  jeu  et 
la  bonne  chère  ,  au  point  de  les  préférer  à  tout  ;  mais  s'il  perdait 
d'ordinaire  son  argent  dans  les  brelans,  il  ne  gagnait  jamais  d'in- 
digestion à  table,  quelque  dévorant  que  fût  son  appétit;  il  ne 
s'enivrait  jamais  aussi,  quelles  que  fussent  les  libations  dont  il 
eût  contenté  sa  soif.  C'était  dans  les  ruses  d'imaginative  et  dans 
les  inventions  facétieuses  qu'il  excellait ,  ce  joyeux  abbé  ,  qui  li- 
sait ,  en  guise  de  bréviaire  ,  le  Moyen  de  parvenir  et  les  contes 
de  Boccace  ;  il  créait  des  quiproquos  ,  des  scènes  comiques,  des 
rencontres  divertissantes ,  pour  donner  à  rire  au  cardinal,  qui  ne 
pouvait  pas  plus  se  passer  de  Boisrobert  que  de  Citois  ,  son  méde- 
ciu.  L'empire  exercé  sur  le  ministre  par  les  folies  spirituelles  de 
Le  Bois  (  comme  on  l'appelait  par  abréviation  de  son  nom  plu- 
tôt que  par  allusion  à  certain  droit  qu'il  avait  dans  la  vente  du 
bois  venu  de  Normandie  ),  était  si  puissant,  que  ce  grand  homme 
d'État  eût  renoncé  au  titre  de  premier  minisire  plutôt  qu'à  la  com- 
pagnie de  Boisrobert,  spécifique  infaillible  contre  les  soucis  du 
l'ambition  et  de  la  politique. 

Un  bouffon  ordinaire  n'eût  pas  satisfait  la  délicatesse  d'esprit 
du  cardinal  ;   aussi  Boisrobert  savait-il ,  au  besoin,  s'occuper  ds 
choses  sérieuses  avec  une  aimable  aisance,  et  il  se  gardait  bien 
S  19 


218  REVUE  DE  PARIS. 

de  lâcher  la  bride  à  son  humeur  plaisante  ,  lorsque  son  maître 
ne  voulait  pas  être  distrait  ni  amusé.  Il  travaillait  aux  pièces  de 
théâtre  et  aux  vers  du  cardinal ,  quoique  cinq  auteurs  eussent 
été  choisis  pour  coopérer  ensemble  à  ces  ouvrages  de  poéiie.que 
le  grand  Corneille  ne  réussissait  pas  à  éclairer  d'un  reflet  de  son 
génie.  Boisrobert  avait  toujours  la  haute  main  dans  ces  compo- 
sitions ;  il  fournissait  le  plan,  les  idées  et  les  rimes  avec  une  in- 
croyable facilité  .  sans  appauvrir  en  rien  son  propre  fonds  ;  car 
i!  mettait  en  lumière,  sous  son  nom  .  d<^s  comédies  et  des  tragi- 
comédies  ,  des  épîtres  et  des  nouvelles ,  où  le  savoir-faire  de 
l'écrivain  justifiait  l'esiime  littéraire  que  le  cardinal  avait  pour 
son  collaborateur.  En  outre  .  Boisrobert  ajoutait  un  charme  par- 
ticulier à  ses  poésie?,  finement  et  purement  écrites  ,  lorsqu'il  les 
récitait  avec  ce  prestige  de  diction  qui  l'avait  fait  appeler  dupeur 
d'oreilles. 

La  malice  et  la  finesse  éclataient  dms  les  yeux  de  Boisrobert, 
quoique  son  visage  restât  grave  et  immobile  au  milieu  de  ses  gaie- 
tés les  plus  communicalives.  Cette  apparence  sévère  et  flegmati- 
que contrastait  singulièrement  avec  les  paroles  plaisantes  qu'il 
avait  presque  toujours  à  la  bouche  ;  seulement  ,  lorsqu'il  voulait 
triompher  d'une  tristesse  ou  d'une  froideur  qui  résistaient  à  ces 
moyens  de  séduction  ,  il  recourait  ,  en  dernier  ressort  ,  à  une 
pantomime  et  à  des  grimaces  si  éloquentes  ,  si  burlesques,  si  ori- 
ginales .  qu'il  entraînait  un  débordement  de  rires  invincibles.  Il 
avait  d'ailleurs  une  figure  peu  remarquable,  et  il  ressemblait, 
d'extérieur,  à  un  épais  curé  de  campagne  .  assez  négligé  dans  sa 
toilette,  et  peu  soucieux  de  plaire  par  l'habit  :  on  le  coudoyait 
comme  un  prêtre  vulgaire  dans  les  galeries  du  Palais-Cardinal  ; 
mais  on  devinait  quel  pouvait  être  son  pouvoir  à  la  cour,  lors- 
qu'on entendait  vibrer  sa  voix  insinuante,  lorsqu'on  voyait  bril 
1er  les  éclairs  de  son  regard  fascinaleur. 

—  Mes  amés  et  féaux  ,  dit-il  avec  un  profond  soupir  et  un  rou- 
lement d'yeux  où  l'on  sentait  le  comédien  ,  l'Académie  est  désho- 
norée ! 


—  L'Académie!  reprit  Baulru  ,  qui  se  fût  coupé  la  langue  plu- 
tôt que  de  se  priver  d'un  mot  mordant .  serait-ce  parce  que  Saint- 
Pavin  y  doit  être  admis  ? 

—  Le  cas  est  considérable  .  répliqua  Faret  qui  vidait  sa  troi- 
sième bouteille  ;  une  ordonnance  du  roi  condamnerait-elle  l'Aca- 


REVUE  DE  PARIS.  219 

demie  à  ne  boire  que  de  l'eau  jusqu'à  l'achèvement  du  grand  dic- 
tionnaire que  M.  Chapelain  a  proposé  d'entreprendre  ? 

—  L'abomination  de  la  désolation  s'est  répandue  dans  le  lieu 
saint,  dit  Boisrobert  en  frappant  sur  la  table  ;  un  académicien  a 
renié  ! 

—  Oh  !  oh!  s'écria  Bautru  ,  qui  se  méprit  sur  le  sens  de  cette 
expression  ,  monseigneur  Antoine  Godeau  ,  évéque  de  Grasse  , 
s'est-il  fait  Turc  ou  juif  ? 

—  Ce  n'est  rien  que  cela ,  repartit  Boisrobert  qui  continuait  de 
jouer  le  Jérémie  ,  il  serait  plus  surprenant  que  ledit  évéque  se  fût 
fait  chrétien.  Mais  que  vous  semble  d'un  académicien  élu  qui  s'ex- 
cuse de  demeurer  dans  la  société  ,  et  prend  congé  de  nous  comme 
si  nous  étions  plus  ou  moins  pestiférés  ?  N'est-ce  pas  une  conduite 
impertinente  et  audacieuse  ? 

—  J'imagine  que  le  déserteur  s'est  dégoûté  de  l'Académie  pour 
avoir  écouté  le  discours  de  Gombault  sur  le  Je  ne  sais  quoi. 

—  Bautru  ,  vous  ne  répondez  pas  à  l'écho  ;  car  je  parle  de  celle 
fâcheuse  affaire  avec  douleur  et  dépit  :  l'honneur  de  l'Académie 
y  est  engagé. 

—  Quant  à  moi ,  je  ne  suis  pas  marié  avec  dame  Académie ,  qui 
attire  à  soi  trop  de  galants  ,  la  coquette  qu'elle  est  ! 

—  Certes,  j'y  perdrai  mon  dernier  bénéfice,  ou  j'aurai  satis- 
faction de  cet  outrage  fait  à  ma  bien-airnée  fille  l'Académie  ! 

—  Ta  fille  est  un  peu  la  nôtre,  Boisrobert ,  et  je  te  souhaite 
une  paternité  dont  lu  puisses  mieux  l'arroger  la  gloire. 

—  0  cœurs  de  glace  que  vous  êtes  !  Apollon  en  personne  des- 
cendrait du  Parnasse  ,  vous  ne  feriez  pas  apporter  un  siège;  les 
Muses  recevraient  une  cassolette  sur  la  tète  en  vous  allanl  visi- 
ter, vous  ne  leur  donneriez  pas  l'aumône  d'un  flacon  d'eau  de 
senteur... 

—  Fi  donc  !  interrompit  Faret ,  qui  avait  horreur  de  l'eau,  dans 
toule  l'acception  du  mol  ,  ainsi  qu'un  chien  hydrophobe.  Trai- 
tez plus  hospitalièrement  mesdames  les  pucelles  de  la  double- 
colline  ,  et  ne  leur  versez  que  du  vin ,  qui  est  le  nectar  de  la 
poésie. 

—  Mordieu  !  s'écria  Boisrobert  impatienté  de  produire  si  peu 
d'effet  par  sa  rhétorique  ,  eslimez-vuus  que  vous  valez  moins  que 
rien,  mes  confrères  ?  Reconnaissez-vous  que  vous  avez  une  belle 
paire  d'oreilles  d'âne  pour  chapeau  d'académicien  ?...  Confessez- 


220  REVtE  DE  PARIS. 

vous  très-humblement ,  que  Rfarbeaf  est  le  roi  des  poètes ,  et  que 
le  baron  de  Chauvigny  est  le  poète  des  rois  ?  Courage  !  5  ge- 
noux .  pauvres  académiciens  !  tendez  le  dos  à  la  bastonnade  ,  et 
la  face  aux  crachats!  Quel  malheur  que  maîîre  Guillaume  soit 
mort  !  il  aurait  qualité  pour  être  de  l'Académie.  Çà,  changez  vo- 
tre nom  d'académicien  en  celui  de  turlupin  ;  résignez-vous  à  faire 
pitié  aux  gens,  et  à  être  raillés  de  toutes  mains ,  puisque  vous 
souffrez  qu'on  vous  insulte  en  voire  docte  assemblée  ! 

—  Les  augures  romains  ne  savaient  pas  se  regarder  sans  rire  , 
dit  Farel ,  non  plus  que  les  buveurs  s'attabler  s?ns  boire. 

—  Je  commence  à  penser  que  l'Académie  a  été  mise  à  sac? re- 
prit Bautru  qui  n'avait  pas  attaché  d'abord  beaucoup  d'impor- 
tan<  e  aux  lamentations  de  Boisrobert,  qu'il  supposait  capable  de 
quelque  nouveau  conte.  En  effet ,  nous  sommes  les  chevaliers  de 
la  dame  ,  et  nous  devons,  à  ce  titre  ,  venger  ses  injures,  surtout 
les  barbarismes  et  les  fautes  de  langue  dont  souvent  on  l'outrage 
le  plus  témérairement  du  monde.  Mais  entre  tous  nos  confrères , 
Baro  me  paraît  innocent  du  méfait ,  puisqu'il  n'a  rien  écrit  et  n'en 
dit  pas  davantage. 

—  Écoutez  la  belle  épître  qu'a  reçue  monseigneur  le  cardinal  ! 
dit  Boisrobert,  qui  déploya  une  large  pancarte,  écrite  en  carac- 
tères moulés .  à  la  manière  de  l'impression  ,  et  fermée  de  lacs  de 
soie  rose  avec  un  sceau  pendant ,  comme  une  lettre  missive  éma- 
née de  la  chancellerie. 

Baulru  se  pencha  pour  voir  les  armes  que  portait  ce  sceau  de 
cire  blanche,  et  ayant  répété  tout  haut  cette  légende:  A  Uim- 
mortalité  .  gravée  au-dessus  d'une  plume  volant  à  l'instar  d'une 
Bè  be,  il  imita  le  son  d'une  trompette  avec  sa  bouche  gonflée 
d'air,  <  t  6  précéder  d'une  espèce  de  fanfare  la  lecture  annoncée 
par  Boisrobei  t.  Farel  crut  qu'on  l'nv-  itail  à  un  toast  en  l'honneur 
de  Y  immortalité,  et  présenta  son  verre,  dins  lequel  Bautru  versa 
de  Peau  .  sans  que  l'ivrogne  s'en  aperçût  avant  d'y  avoir  trempé 
ses  lèvres.  La  présence  de  l'eau  dans  le  vin  n'échappa  point  au 
s^ns  bachique  de  l'académicien  .  qui  s'écria  qu'on  voulait  l'empoi- 
sonne!', et  qui  faillit  s'évanouir  d'horreur.  Boisrobert,  pour  ob- 
tenir du  silence  .  offrit  une  bouteille  pleine  à  ce  buveur  désap- 
pointé; il  lut  ensuite  ce  qui  suit .  sans  s'arrêter  aux  interruptions 
moqueuses  et  malignes  de  Bautru  : 


REVUE  DE  PARIS.  221 

«  M.  le  cardinal  ,  le  plus  grand  et  le  plus  incomparable  des 
minisires  ,  aussi  bien  que  des  cardinaux  , 

»  Si  quelque  malavisé  osait  vous  injurier  en  ma  présence  ,  si 
quelque  bouffon  si  risquait  à  railler  vos  faits  et  vos  paroles  de- 
vant moi,  je  ne  serais  retenu  par  aucune  considération  qui  m'em- 
pêchàt  de  fustiger  le  bouffon,  et  de  répondre  au  malavisé.  En  con- 
séquence de  cette  façon  d'agir  à  votre  égard  ,  je  suppose  que  vous 
agiriez  de  même  sort  à  lYgard  d'un  homme  à  qui  M.  de  Luçon 
(que  vous  avez  peut-être  oublié)  se  proposait  de  faire  du  bien  au- 
trefois ,  en  commençant, disait-il,  par  une  abbaye  de  10,000  liv. 
de  rente.  Mais  le  temps  de  ces  grasses  abbayes  est  aussi  loin  de 
nous  que  M.  de  Luçon  l'est  de  l'illustre  cardinal,  aux  bonnes 
grâces  duquel  je  me  recommande,  parle  cas  particulier  que  font 
de  moi  les  grands  et  les  princes  jusqu'en  Orient. 

»  J'aurais  pu  prendre  figure  à  la  cour,  et  ne  l'ai  pas  voulu  , 
lorsque  feu  M.  le  duc  d'Épernon  me  conjura  de  devenir  secrétaire 
des  commandements  de  la  reine  ;  je  serais  le  bien-venu  eu  tous 
les  pays  où  le  renom  des  muses  françaises  a  pénétré  ;  hier,  j'ai 
eu  des  lettres  dorées  de  Constantinople;  aujourd'hui,  je  suis  as- 
sailli des  compliments  que  m'adressent  à  la  fois  le  Nord  et  le  Midi. 
Voici  le  roi  de  Danemarck  qui  s'excuse  de  ne  point  venir  me  sa- 
luer en  mes  terres  ;  voilà  notre  saint  père  le  pape  qui  m'invite  à 
entrer  dans  l'église  ,  afin  d'être  en  posture  d'accepter  le  chapeau 
rouge.  Nonobstant ,  je  ne  vous  parlerai  point  ici  du  prix  que  je 
vaux,  de  crainte  que  vous  m'estimiez  plus  que  je  fais  moi-même, 
et  votre  estime,  monseigneur,  est  le  pius  haut  degré  de  la  gloire 
humaine.  » 

—  Malpesle  !  quel  flatteur  !  s'écria  Bautru  en  frappant  du  poing 
sur  la  table  ;  il  doit  être  tout  enfumé  de  l'encens  qu'il  brûle  à  sa 
barbe.  L'auteur  de  cette  rhétorique  épislolaiie  se  nomme  L'An- 
gely,  fou  du  roi ,  simon  Jean-Louis  Guez,  sieur  de  Balzac. 

—  Voyons  la  suite,  dit  Faret;  il  nous  apprendra  peut-être  s'il 
était  ivre  en  dressant  cette  épilre  adulatrice. 

Boisrobert  leur  fit  signe  de  se  traire  et  de  prêter  l'oreille  au 
reste  ,  qui  n'était  pas  moins  curieux  à  entendre  .  comme  il  le  leur 
promettait  en  remuant  la  tète  avec  toute  la  gravité  d'un  magot  de 
la  Chine  en  porcelaine.  Bautru  ,  que  démangeait  toujours  l'envie 

19. 


222  REVUE  DE  PARIS. 

de  parler  à  (ort  et  à  travers  ,  se  contenta  de  psalmodier  sur  tous 
les  Ions  de  gamme  le  nom  de  Balzac,  grotesque  litanie  qui  ac- 
compagnait en  faux  bourdon  la  lecture  de  la  lettre  ,  car  Baulru 
ne  pardonnait  pas  à  Balzac,  qui  l'avait  traité  de  bouffon  dans 
plusieurs  circonstances.  Balzac,  de  son  côté  ,  éprouvait  la  même 
haine  contre  Baulru  ,  qu'il  accusait  de  l'avoir  desservi  auprès  du 
cardinal  de  Richelieu.  Boisrobert  continua  la  lecture  en  donnant 
à  sa  voix  les  inflexions  les  plus  déclamatoires  ,  d'après  le  système 
de  débit  des  comédiens  du  temps  ,  que  l'abbé  avait  la  prétention 
de  surpasser. 

a  C'est  donc  à  vous  ,  très-puissant  protecteur  des  citoyens  du 
Parnasse,  que  j'envoie  ma  requête  pour  qu'on  fasse  justice  des 
impertinents  qui  en  imposent  au  public ,  et  à  votre  Éminence,  par 
l'usage  qu'ils  font  de  mon  nom.  Le  bon  homme  Courbé,  mon  li- 
braire, m'a  transmis  un  livre  de  M.  de  la  Peyre,  intitulé  :  De 
V éclaircissement  du  Temps,  lequel  vous  est  dédié.  Je  ne  trouve 
rien  à  redire  à  ce  livre,  si  ce  n'est  que  votre  portrait ,  qu'on  y 
voit  au  frontispice  ,  est  couronné  de  rayons  dont  chacun  enserre 
un  nom  d'académicien  :  ma  surprise  fut  si  grande  d'y  rencontrer 
le  mien  ,  non  loin  de  celui  de  M.  Voiture  ,  qu'elle  dure  encore  et 
durera  certainement  jusqu'à  ce  que  vous  ayez  puni  le  libraire  et 
le  graveur  qui  se  sont  joués  de  nous ,  en  nous  chargeant  d'un  ti- 
tre et  d'une  responsabilité  que  nous  laissons  à  de  plus  dignes.  Que 
vous  semblerait-il ,  monsigneur,  de  l'audace  d'un  quidam  qui  vous 
créerait ,  de  sa  propre  autorité  ,  membre  de  quelque  confrérie 
de  paroisse  ,  et  vous  mettrait  en  parallèle  avec  d'honnêtes  ,  mais 
obscurs  bourgeois  ,  que  toute  leur  dévotion  ne  saurait  faire  bril- 
ler de  votre  lustre? 

»  Je  ne  suis  pas  de  l'Académie  française ,  et  n'en  serai  pas  ,  à 
moins  qu'on  m'y  canonise  après  ma  mort  ;  je  n'ai  pas  répondu 
autre  chose  à  M.  l'abbé  de  Boisrobert ,  qui  m^avait  averti ,  par 
une  lettre  fort  galante  ,  que  l'Académie  m'accorderait  volontiers 
d'être  reçu  dans  son  sein  ,  en  cas  que  je  le  lui  demandasse  ,  selon 
l'ordre  de  statuts.  Mais  je  dus  me  soustraire  à  un  honneur  qui 
m'eût  coulé  beaucoup  de  temps  sans  profiter  à  ma  réputation, 
que  je  souhaiterais  diminuer  au  lieu  de  l'étendre  et  de  succom- 
ber sous  le  poids.  En  outre  ,  il  ne  convient  pas  à  un  homme,  qui 
est  en  commerce  familier  avec  les  rois  et  le  princes ,  de  paraître 
dans  la  compagnie  de  certaines  gens  ,  que  le  public  méprise  ou 


REVUE  DE  PARIS.  223 

ne  connaît  pas.  Au  surplus ,  je  me  fais  vieux  ,  et  j'ai  moins  de 
jours  à  vivre  que  de  lettres  à  écrire  ,  pour  être  en  paix  avec  tou- 
tes les  personnes  qui  me  demandent  la  faveur  d'une  leltre  ;  je  ne 
veux  plus  sorlir  de  ma  maison  de  Balzac  ,  où  j'achève  ,  dans  la 
retraite  ,  mon  plus  bel  ouvrage  qui  s'appelle  le  Ministre  ,  et  qui 
mérite ,  par  son  éloquence  ,  de  faire  son  entrée  dans  le  monde 
sous  vos  auspices.  Je  n'attends  de  vous  pour  récompense ,  que  d'ê- 
tre exclu  du  petit  soleil  académique  de  M.  delà  Peyre  ,  et  je  n'en 
resterai  pas  moins  attaché  aux  rayons  de  votre  fortune  ,  en  pu- 
bliant par  tout  l'univers  la  passion  avec  lequelle  je  suis  et  serai 
éternellement , 

»  Monseigneur,  de  votre  éminence  , 
»  Le  très-humble  ,  très-obéissant  et  très-obligé  serviteur, 

»  De  Balzac  » 

— Voilà  un  insolent  serviteur!  s'écria  Baulru  riant  aux  éclats  , 
son  maître  lui  doit  sans  doute  quelques  bons  camouflets. 

—  Le  sieur  de  Balzac  nous  remercie  de  l'avoir  élu  de  l'Acadé- 
mie ,  dit  Faret  qui  n'avait  pas  écouté  la  lettre  jusqu'au  bout  ;  mais 
ses  remerciements  sont  tardifs ,  puisqu'il  fut  reçu  des  premiers 
sur  votre  proposition  ,  Boisrobert. 

—  Je  m'en  repentirai  jusqu'au  jugement  dernier,  reprit  Bois- 
robert en  se  battant  la  poitrine  à  poing  fermé.  L'ingrat!  comme 
il  me  paie  de  mes  politesses  !  Le  méchant  cœur  !  comme  il  outrage 
l'Académie!  Ah  !  si  j'étais  roi  de  France  ,  ou  plutôt  premier  mi- 
nistre ,  pour  un  quart  d'heure  ,  je  réduirais  ce  rebelle  à  la  condi- 
tion de  portier  de  l'Académie  ,  atin  qu'il  restât  toujours  à  la  porte 
et  eût  le  déplaisir  d'être  l'introducteur  de  tous  ses  rivaux  ! 

—  Cette  lettre  est  fausse  et  conlrouvée,  Le  Bois,  dit  Bautru 
qui  se  grattait  le  front  pour  rassembler  ses  souvenirs. 

—  Plût  à  Dieu  et  au  diable!  reprit  tristement  Boisrobert ,  je 
donnerais  le  revenu  de  mon  abbaye  de  Chàtillon,  durant  cinq  ans, 
pour  que  celte  lettre  maudite  fût  de  votre  main  ou  de  la  mienne. 

—  Elle  n'est  pas  écrite  certainement  de  la  main  de  Balzac,  puis- 
qu'on n'y  voit  pas  de  fautes  d'orthographe. 

—  Oui ,  mais  elle  esl  signée  par  lui ,  le  scélérat  ! 

—  Si  elle  est  véritable  ,  la  précédente  ne  l'était  donc  pas ,  qui 
rendait  à  l'Académie  et  au  cardinal  mille  actions  de  grâces,  de  ce 


224  REVUE  DE  PARIS. 

qu'on  l'avait  jugé  digne  de  le  siéger  entre  MM.  Boisrobert  et 
Chapelain  ? 

—  Hélas!  cher  Bautru  .  tange  manus ,  tange  plagas!  c'est 
là  où  il  me  cuit ,  je  le  confesse. 

—  C'est-à-dire  que  la  lettre  qui  enrôla  le  sieur  de  Balzac  dans 
la  compagnie  des  académiciens  était  de  vous  ? 

—  Je  l'avais  tournée  le  plus  agréablement  qu'il  me  fut  possible, 
en  sorte  qu'il  ne  pût  se  plaindre  d'être  mal  travesti,  lorsqu'il  virn- 
d:  ait  à  le  savoir.  Au  reste  .  il  n'eût  pas  réclamé  contre  la  qualité 
d'académicien,  si  nous  avions  tenu  rigueur  à  Voiture ,  dont  le 
bruit  l'empêche  de  dormir  et  qui  lui  enlève  ses  plus  verts  lau- 
riers. 

—  Pardieuî  Le  Bois ,  l'Académie  périra  par  le  ridicule  ,  et  nous 
verrons  de  plaisantes  satires  de  l'académicien  malgré  lui  ! 

—  Je  ne  survivrai  pas  à  ce  scandale  !  Voyez  ce  que  l'on  gagne 
à  faire  le  bien  et  à  servir  les  gens  ?  Je  me  jetterai  dans  la  rivière 
pour  apaiser  le  grand  courroux  du  cardinal.  Quelle  trahison  de  la 
part  de  ce  Guez  de  Balzac  !  Il  acceptait ,  sans  mot  dire  ,  la  pension 
d'académicien  que  j'avais  l'honnêteté  de  lui  envoyer,  et  ne  s'indi- 
gnait pas  qu'on  le  trouvât  bon  pour  recevoir  deux  mille  livres 
sur  la  cassette  du  cardinal.  C'est  pourtant  lui  qui  rae  perd  et 
m'assassine  ! 

—  Il  faut  tuer  la  bête  ,  ou  la  bête  vous  tuera  ,  reprit  Bautru , 
qui  était  mieux  inspiré  par  ie  désir  de  nuire  à  Balzac  que  par  la 
volonté  d'être  utile  à  Boisrobert;  pourquoi  ne  pas  jouer  un  bon 
tour  à  Jean-Louis  Guez? 

—  Et  le  moyen  ?  Je  lui  en  jouerais  dix  mille  ,  si  je  le  pouvais 
faire.  0  le  malencontreux  épistolier  Guez! 

—  Il  suffira  que  M.  le  cardinal  le  somme  d'être  académicien  , 
sous  peine  de  mort!  dit  Faret. 

—  J'aimerais  mieux  que  le  cardinal  le  destituât ,  répliqua  Bau- 
tru ,  et  ordonnât  de  rayer  son  nom  des  registres  de  l'Académie. 

—  Bon  !  le  cardinal  ne  fera  jamais  cela  .  repartit  Boisrobert;  il 
chasserait  plutôt  l'Académie  en  corps  ;  car  il  a  beau  ne  vouloir 
aucun  bien  au  sieur  de  Balzac  ,  il  est  satisfait  de  le  compter  parmi 
ses  pensionnaires  .  et  par-dessus  tout ,  il  n'entend  point  qu'on  se 
radie  de  lui.  De  là,  sa  grande  fureur  contre  moi  qu'il  accuse  de 
l'avoir  abusé  en  supposant  une  fausse  lettre  :  «  Vous  êtes  témé- 
raire de  vous  représenter  devant  moi .  me  cria-t-il  dès  qu'il  m'a- 


REVUE  DE  PARIS.  225 

perçut  ;  j'allais  vous  envoyer  dire  de  vous  retirer  dans  votre  ab- 
baye pour  y  faire  pénitence.— Monseigneur,  repris-je  de  mon  ton 
habituel,  je  ne  me  repentirai  jamais  devons  avoir  trop  bien  servi. 
—  Ajoutez  ceci  à  la  liste  de  vos  services,  répliqua-t-il  durement 
en  me  remettant  cette  cbienne  d'épître.— Monseigneur,  lui  dis-je 
après  l'avoir  lue  avec  un  trouble  qui  paraissait  sans  doute  à  mon 
air;  que  vous  semble  de  cet  effronté  imposteur?  —  Lequel  des 
deux?  demanda-t-il  son  regard  fixé  sur  moi,  qui  baissais  le  mien. — 
Lui  ou  moi ,  monseigneur,  à  moins  que  vous  ne  préfériez  être  de 
la  comparaison.  — Écoule  ,  Le  Bois,  dit-il  avec  cette  sévérité  que 
rien  ne  saurait  rompre  ;  il  y  a  deux  lettres  signées  du  nom  de  Bal- 
zac ,  et  relatives  au  même  sujet ,  qui  se  contredisent  ;  la  première 
annonce  que  M.  de  Balzac  est  glorieux  de  figurer  dans  une  aca- 
démie dont  je  suis  le  Mécènes  et  d'Apollon;  le  seconde,  au  con- 
traire ,  rejette  le  litre  d'académicien  à  l'égal  d'une  calomnie;  ces 
deux  lettres  ne  partent  pas  de  la  même  main  :  laquelle  des  deux  est 
supposée?  —  L'une  ou  l'autre  assurément,  et  peut-être  toutes  les 
deux  ensemble.  —  C'est  ce  qu'il  faut  éclaircir,  M.  l'abbé  ,  pour 
que  je  tire  vengeance  de  cette  fourbe  impudente.  Prouvez-moi  que 
le  sieur  de  Balzac  est  tombé  en  folie  et  ne  se  souvient  plus  aujour- 
d'hui de  ses  actions  d'hier  ;  alors  je  le  ferai  enfermer  avec  les 
fous  ,  jusqu'à  ce  que  la  raison  lui  soit  revenue  :  autrement ,  ef- 
forcez-vous de  découvrir  celui  qui  s'est  moqué  de  l'Académie  et 
de  moi-même  en  inventant  ces  lettres  ;  car,  sur  ma  parole ,  si  vous 
ne  me  livrez  quelqu'un  à  punir,  je  'ne  m'en  prendrai  qu'à  vous 
seul ,  et  je  vous  accablerai  de  mon  indignation.— Mais ,  monsei- 
gneur, lui  dis-je  en  me  ravisant ,  la  preuve  et  la  découverte  que 
vous  réclamez  sont  également  malaisées  à  obtenir  :  la  seigneurie 
de  Balzac  n'est  point  si  éloignée  que  le  Congo;  néanmoins  on  n'y 
va  pas  si  vite  qu'à  Pontoise  ou  à  Saint-Germain.  Envoyez-lui  une 
assignation  pour  qu'il  comparaisse  en  pleine  Académie... — Non  , 
monsieur;  on  ne  s'est  que  trop  servi  de  mon  nom  dans  celle  af- 
faire :  je  m'en  mêlerai  seulement  désormais  pour  châtier  l'auteur 
de  ces  odieuses  lettres.  Faites  donc  que  je  le  connaisse  bientôt ,  et 
jusque-là  ne  reparaissez  pas  en  ma  présence.  »  Tel  est  le  congé 
qu'il  me  donna  sans  me  permettre  de  lui  baiser  la  main  en  adieu. 
Et  comme  je  ne  trouverai  personne  qui  se  dévoue  pour  moi  en  se 
déclarant  coupable  de  cette  première  lettre,  que  M.  de  Balzac  n'eût 
pas  mieux  écrite  pourtant,  je  me  vois  exilé  super  flumina  Ba- 


226  REVUE  DE  PARIS. 

bylonîs,  et  forcé  de  susprendre  ma  lyre  dans  la  garde-robe  de 
l'Académie. 

—  0  faiblesse  humaine  !  s'écria  Bautru.  Boisrobert  s'avoue 
vaincu;  Boisrobert  croit  peut-êîre  en  Dieu. 

—  Prouver  que  le  sieur  de  Balzac  a  l'esprit  à  l'envers  ,  et  cela 
sans  avoir  goûté  le  vin  de  son  clos  ,  ce  ne  serait  pas  chose  impra- 
ticable ,  objecta  Faret  ,  à  qui  la  gravité  de  la  question  redonna 
un  moment  le  sang-froid  d'un  orateur  à  jeun  ;  n'a-t-il  pas  dit 
dans  son  traité  du  Prince  :  «  Le  premier  rayon  de  liberté  a  fondu 
toutes  les  sîatues  qui  avaient  élé  érigées  aux  mauvais  princes;  » 
et  dans  un  endroit  de  ses  lettres  :  «  Si  j'étais  né  en  Suisse  ,  je  ne 
voudrais  pas  d'autre  gouvernement  que  celui  de  mon  pays  ?  ■  Ce 
sont  là  des  sentiments  de  républicain,  je  l'atteste,  peu  agréables 
au  cardinal;  mais  vous  n'aurez  pas  de  peine  à  rencontrer  ailleurs, 
dans  ses  livres,  une  politique  tout  opposée  et  contradictoire... 

—  Ce  sont  les  lunes  du  sieur  de  Balzac  ,  s'écria  Bautru ,  et  je 
m'excuse  de  les  noter,  parce  que  je  serais  forcé  de  lire  ses  livres, 
où  elles  se  montrent  à  chaque  page.  Mais  je  ne  me  propose  pas 
de  lui  faire  un  procès  de  haute  trahison  et  de  lèse-majesté. 

—  Que  vous  proposez-vous  donc ,  monsieur  l'ambassadeur  ? 
reprit  Boisrobert,  qui  n'avait  pas  entrevu  un  seul  moyen  de  pré- 
venir sa  disgrâce. 

—  Je  me  propose  de  prouver  que  Jean-Louis  Guez  ,  sieur  de 
Balzac,  n'écrit  pas  toutes  les  lettres  qui  sont  signées  de  son  nom. 

—  Cher  Bautru  !  s'écria  impétueusement  Boisrobert  en  l'em- 
brassant, vous  feriez  là  une  belle  action,  qui  me  sauverait  la  vie. 

—  Ce  que  vous  prouverez  là-des-us ,  répliqua  Faret ,  ne  con- 
vaincra personne  au  monde  qu'il  puisse  y  avoir  deux  Balzac. 

—  Il  y  en  a  sans  doute  trois  ou  davantage  ,  rétorqua  Bautru  ; 
ce  nom-là  est  comme  le  cheval  de  Troie,  il  renferme  tout  ce  qu'on 
y  veut  mettre. 

—  Je  consens  de  grand  cœur  que  vous  prouviez  au  cardinal  ce 
paradoxe  ,  dit  Boisrobert,  et  je  vous  fais  déjà  mille  remercie- 
ments ,  à  cause  de  l'intention  ;  mais  ,  entre  nous ,  je  ne  présume 
pas  qu'on  parvienne  à  disputer  au  sieur  de  Balzac  la  gloire  de 
ses  livres. 

—  Vous  tranchez  de  l'ennemi  généreux  .  Le  Bois.  Nonobstant, 
je  ne  céderai  point  à  l'exemple;  fussiez-vous  mouton  ,  je  suis 
tigre. 


REVUE  DE  PARIS.  227 

—  Eh  !  mon  ami ,  que  de  buissons  sur  mon  passage  ,  et  que  de 
laine  j'y  ai  laissée!  J'abjure  enfin  ma  moutonnerie. 

—  Avanl  toute  chose  ,  il  est  nécessaire  que  le  sieur  de  Balzac 
vienne  à  Paris... 

—  Vous  commencez  par  l'impossible  ,  mon  maître  :  il  serait 
plus  facile  de  mener  Paris  à  Balzac. 

—  On  ne  manque  jamais  d'appât  pour  attirer  les  gens  au  piège, 
interrompit  Faret  qui  s'humectait  le  gosier  après  avoir  prononcé 
quatre  paroles.  Invitez-le  à  quelque  festin  extraordinaire,  priez- 
le  d'acheter  voire  cave  ou  votre  bibliothèque... 

—  Foi  de  Baulru  !  reprit  celui-ci  qui  n'était  jamais  à  court 
d'expédients  ,  je  saurais  bien  amener  céans  le  Grand-Turc ,  si 
j'avais  la  volonté  de  le  faire  !  Or  ,  le  voyage  de  Constantinople  est 
plus  long  que  celui  d'Angoulème. 

—  Le  Grand-Turc  est  moins  superbe  que  le  grand  Balzac  ,  ré- 
pondit Boisrobert,  à  qui  l'assurance  de  Bautru  semblait  trop  pré- 
somptueuse; vous  ignorez  ce  que  c'est  que  ce  colosse  d'orgueil? 
M.  le  cardinal  l'a  pressé  vingt  fois  de  quilter  sa  bicoque  de  Balzac 
et  son  jardin  potager ,  qu'il  nomme  pompeusement  le  domaine  de 
ses  ancêtres  :  il  a  répondu  qu'il  était  résolu  à  vivre  et  mourir 
dans  le  patrimoine  de  son  quarantième  aïeul.  C'est  ainsi  qu'il  se 
venge  de  n'avoir  pas  été  fait  évêque. 

—  Eh  bien!  nous  le  sacrerons  évêque  ,  dit  gaiement  Bautru  , 
et  nous  lui  donnerons  pour  crosse  la  béquille  de  son  libraire 
Courbé. 

—  Je  lui  bâille  ma  voix  pour  qu'il  ait  l'évêché  d'arrogance,  de 
sottise  et  de  vanité  ,  reprit  Faret  en  remplissant  les  verres. 

—  Mon  génie  se  prosterne  devant  le  vôtre,  monsieur  l'ambas- 
sadeur ,  dit  Boisrobert,  car  je  ne  devine  pas  encore  vos  desseins. 

—  Qu'importe  !  pourvu  qu'ils  réussissent,  et  ils  réussiront  avec 
voire  secours  ,  à  moins  que  Balzac  ne  soit  converti  par  miracle , 
répliqua  Bautru. 

—  S'ils  ont  le  succès  que  vous  leur  promettez  ,  je  me  recom- 
manderai dorénavant  au  puissant  saint  Baulru. 

—  Ce  saint-là  fera  le  diable  pour  que  le  sieur  de  Balzac  s'en 
retourne  à  ses  brebis  avec  sa  honte  bue. 

—  Combien  de  temps  s'écoulera,  monsieur  le  diable,  avant 
que  le  sieur  de  Balzac  s'avoue  responsable  de  la  lettre  qu'il  n'a 
pas  écrite  ? 


228  REVUE  DE  PARIS. 

—  Le  temps  qu'il  faut  pour  voiturer  notre  nomme  d'Angou- 
lème  à  Paris  ;  une  semaine  environ  .  si  les  chemins  ne  l'arrêtent 
pas.  Mais  j'y  songe  :  le  cardinal  ne  fera-t-il  pas  un  voyage  à  Ri- 
chelieu ,  qui  est  assez  voisin  de  Balzac  ? 

—  Sans  doute  ;  il  visitera  ses  nouveaux  bâtiments  ,  pour  dissi- 
per l'ennui  qu'il  aura  de  mon  absence. 

—  Eh  bien  !  nous  nous  rendrons  aussi  à  Richelieu  ,  et  le  sieur 
de  Balzac  y  viendra  faire  amende  honorable  sous  les  yeux  du  car- 
dinal .  qui  rira  bien  ,  je  vous  jure. 

—  Pendant  ce  temps-là,  j'irai  à  mon  abbaye  de  Chàtillon  savoir 
comme  elle  se  porte  el  si  elle  n'engraisse  pas. 

—  Publiez  plutôl  que  vous  y  allez  en  exil ,  et  demeurez  secrè- 
tement ici  Demain ,  à  jeun  ,  je  vous  apprendrai  mes  plans ,  afin 
que  vous  m'aidiez  pour  la  comédie  que  je  prépare. 

—  Dans  le  cas  où  cette  comédie  serait  mal  reçue  des  specta- 
teurs ,  vous  direz  que  c'est  moi  srul  qui  l'ai  faite. 

—  Pardieu!  on  le  croirait  sans  effort,  repartit  brusquement 
Baulru  ;  on  a  vu  de  quoi  vous  êtes  capable  en  fait  de  méchantes 
pièces,  et  vos  oreilles  sont  endurcies  au  sifflet. 

—  Je  me  mets  à  votre  disposition  pour  jouer  un  rôle  dans  votre 
comédie,  messieurs,  ditFaret,  qui  se  sentait  glisser  sous  la  table; 
je  m'offre  à  représenter  le  gracieux  de  la  pièce  ,  et  je  divertirai 
le  parterre  en  récitant  des  tirades  de  Balzac. 

—  ^ous  aurons  besoin  de  plus  d'un  acteur ,  mon  confrère ,  et 
j'ai  compté  sur  vous  pour  verser  à  boire  au  héros  de  la  fête. 

—  A  la  santé  du  sieur  de  Balzac  !  s'écria  Faret ,  qui  entraîna 
dans  un  choc  unanime  les  trois  verres  de  ses  compagnons. 

—  Au  triomphe  de  l'Académie  el  à  la  perte  de  ses  détracteurs! 
ajouta  Boisrobert  en  poussant  un  soupir  d'inquiétude. 

—  A  rabaissement  des  grands  et  à  l'élévation  des  petits  !  con- 
clut Baulru  ,  qui  cassa  son  verre  après  l'avoir  vidé. 

Pacl  L.  Jacob  ,  bibliophile. 
{La  suite  page  250.) 


LA 


SOEUR  GRISE1. 


Parmi  les  religieuses  dites  sœurs  grises  qui  consacrent  leur  vie 
dans  les  hospices  ,  avec  un  dévouement  si  assidu  et  si  courageux , 
au  soulagement  des  malades,  il  y  en  avait  surtout  deux  à  Saint- 
Louis,  en  1832  ,  qu'on  distinguait  pour  l'ardeur  de  leur  zèle  infa- 
tigable ,  et  aussi  pour  leur  charmante  douceur  ,  leur  beauté  ,  et 
l'étroite  amitié  qui  les  unissait. 

Le  hasard ,  en  leur  donnant ,  au  dortoir ,  des  cellules  voisines  , 
avait  réuni  leur  service  dans  les  deux  mêmes  salles  ,  celles  dites 
salles  Saint-Augustin  ,  consacrées  aux  blessés  (hommes  et  fem- 
mes) ,  sous  l'inspeciion  du  docteur  chirurgien  de  l'hôpital. 

L'une,  de  taille  élevée,  était  blonde  et  blanche,  avec  des  yeux 
bleus;  l'autre,  petite,  brune,  à  l'œil  noir   de  jais.  Cependant 

(1)  Ce  mélancolique  récit,  où  l'on  peut  surprendre  presque  à  chaque 
ligue  l'hésitation  et  les  tristes  pressentiments  qui  assiégeaient  l'auteur, 
est  un  legs  littéraire  de  notre  malheureux  ami  M.  A.  Fontaney ,  dont 
nous  avons  annoncé  la  mort  prématurée  dans  notre  dernière  livraison. 
Le  jeudi,  8  juin,  nous  avions  passé  plus  d'une  heure  avec  lui  sans  que 
rien  pût  faire  soupçonner  une  fin  aussi  prochaine  :  il  écrivait  encore  ; 
le  vendredi  9,  au  soir,  il  nous  envoyait  ce  manuscrit,  et  le  dimanche  11, 
au  matin  ,  il  avait  cessé  de  vivre  !  Nous  publions,  sans  y  rien  changer, 
cette  histoire ,  dont  le  fond  a  été  fourni ,  nous  le  pensons  du  moins  ,  à 
notre  infortuné  collaborateur  par  le  docteur  Jobert ,  qui  l'a  soigné 
avec  une  si  touchante  et  si  active  sollicitude  tout  le  temps  de  sa  ma- 
ladie. {XoteduD.) 

6  20 


230  REVUE  DE  PARIS. 

Marie ,  malgré  l'aspect  plus  apparemment  mélancolique  de  sa 
personne  ,  se  montrait  toujours  gaie  et  souriante;  Louise  parais- 
sait ,  au  contraire  ,  fléchir  sans  cesse  sous  les  pieds  d'une  tristesse 
accablante. 

Marie  était  la  plus  ancienne  dans  l'hospice.  Elle  y  était  entrée 
en  18-27,  âgée  de  dix-sept  ans.  c'est-à-dire  qu'elle  en  avait 
vingt-deux.  Louise  avait  été  reçue  plus  jeune,  mais  plus  lard,  en 
1829.  et  à  quinze  ans.  Louise  était  encore  en  pleins  dix-huit  ans. 

C'était  au  commencement  de  juin  18-32.  La  saison  avait  été 
belle  et  le  temps  continuait  à  être  magnifique.  Le  soleil  chauffait 
Paris  de  ses  bienfaisants  rayons.  C'est  pendant  les  portions  bénies 
de  ces  années  bénies  que  par  toute  la  ville  le  nombre  des  maux  et 
des  souffrances  diminuent  ;  c'est  alors  que  les  hospices  se  dépeu- 
plent et  que  leurs  salles  son  presque  vides. 

Les  lits  du  ressort  de  nos  deux  sœurs  n'avaient  plus  que  quel- 
ques convalescents  piêts  à  partir. 

La  soirée  s'annonçait  délicieuse.  Il  n'y  avait  pas  un  nuage  au 
ciel  lumineux  et  étoile.  Pour  la  première  fois  peut-être  depuis 
qu'elles  remplissaient  leur  pénible  ministère,  Louise  et  Marie 
avaient  achevé  à  huit  heures  toutes  les  rondes  de  leurs  salles  ,et 
elles  n'y  avaient  pas  laissé  un  seul  malade  qui  exigeât  d'être  veillé 
ou  visité  de  la  nuit.  Descendues  ensemble  et  invitées  par  le 
temps  ,  au  lieu  de  rentrer  au  dortoir  ,  elles  furent  faire  un  tour 
dans  les  grands  jardins.  Elles  avaient  marché  longtemps.  Un  banc 
s'offrit,-  elles  s'assirent. 

Neuf  heures  sonnèrent  au  pavillon  de  Gabrielîe ;  puis  le  calme 
profond  recommença.  La  pure  brise  qui  soufflait  passait  dans  les 
arbres  sans  faire  remuer  ni  crier  le  feuill 

—  Oh  î  dit  Marie  ,  après  un  silence  de  quelques  moments  , 
voici  bien  le  lieu  ,  l'heure  et  l'arrangement  de  circonstances  qui 
conviendraient  dans  un  roman  pour  que  l'héroïne  racontât  di- 
gnement ses  aventures.  J'ai  tout  lieu  de  croire  que  ce  récit  de  votre 
vie,  que  vous  me  promettez  depuis  six  mois .  est  un  roman  fort 
achevé.  Avouez.  Louise  ,  que  si  vous  ne  profitez  pas  de  la  belle 
occasion  que  nous  avons  présentement .  vous  courrez  risque  de 
n'en  rencontrer  jamais  une  pareille  de  me  faire  votre  confidence. 

—  Si  vous  avez  résolu  d'avance  de  vous  moquer  de  mes  mai- 
heurs  et  de  mes  fautes  .  dit  Louise  d'un  ton  pénétré  de  douleur  et 
de  reproche ,  vous  ne  pouviez  pas  choisir  un  meilleur  langage. 


REVUE  DE  PARIS.  231 

Certainement ,  ce  n'est  pas  ainsi  que  vous  prétendez  provoquer 
ma  confiance  et  mes  ouvertures. 

—  Mais ,  Louise  ,  vous  êtes  cruelle  !  Il  n'est  pas  possible  de 
plaisanter  un  instant  avec  vous. 

—  Non,  Marie,  on  ne  plaisante  pas  avec  une  femme  très-cou- 
pable ,  avec  une  femme  très-malheureuse  ,  qui  vous  a  dit  bien 
des  fois  qu'elle  est  très-malheureuse  et  très-coupable  ;  qu'il  ne  s'a- 
git pas  de  roman  dans  son  histoire  ,  ni  de  beaux  événements  , 
mais  d'une  séduction  toule  simple  et  vulgaire  ;  on  ne  plaisante  pas 
avec  cette  femme,  Marie,  quand  on  dit  l'aimer,  et  au  moment 
même  où  on  lui  demande  le  récit  de  sa  chute. 

La  pauvre  Marie  fut  altérée. 

—  Louise  ,  dit-elle ,  prenant  les  mains  de  son  amie  et  pleurant  ; 
Louise  ,  j'ai  bien  tort. 

—  Eh  !  mon  Dieu  ,  non ,  Marie  ,  dit  Louise,  déjà  tout  apaisée  j 
tu  n'as  pas  de  torts  •  tu  es  légère  et  bonne  comme  toujours.  Ap- 
proche donc  ,  et  bien  près  ;  car  quoique  nous  soyons  seules,  je 
n'oserai  jamais  te  parler  que  bien  bas. 

Marie  lui  passa  le  bras  au  cou  et  l'embrassa. 

Mon  père,  ancien  officier,  mourut  en  garnison  comme  j'avais 
deux  ans.  Ma  mère  avait  eu  du  bien  en  mariage  5  mais  son  mari 
avait  tout  joué  et  perdu.  Elle  était  hère.  Elle  ne  voulut  point  éta- 
ler devant  la  pitié  des  siens  un  veuvage  misérable.  Elle  vint  à  Pa- 
ris où  elle  m'emmena  toule  petite.  Elle  n'avait  de  ressource  qu'un 
très-grand  talent  pour  raccommoder  la  dentelle ,  science  de  mé- 
nage qu'on  enseigne  parlout  en  Flandre  ,  même  aux  demoiselles 
de  famille  ,  et  qui  lui  fut  à  Paris  un  état  fort  honnête  et  lucratif. 

Ma  mère  avait  pris  deux  petites  chambres  au  sixième  élage , 
rue  Traversière-S  iint-Honoré.  Ce  modeste  logis  fut  suffisant.  Les 
pratiques  ne  venaient  jamais  ;  on  allait  chez  elles  ,  ou  l'on  en- 
voyait. Le  petit  établissement  prospéra.  Il  y  eut  plus  de  besogne 
qu'on  n'en  put  faire.  Alors  ma  mère  refusait; elle  ne  voulait  point 
d'ouvrières. 

Les  années  s'étaientécoulées.  La  petite  Louise  avait  grandi ,  et , 
disait-on  ,  fort  embelli.  C'éiait  elle  qui  était  la  seule  et  la  pre- 
mière ouvrière  de  la  mai.-on.  Ce  n'était  pas  pourtant  une  pure  ou- 
vrière. Rien  n'avait  été  épargné  dans  la  mansarde  pour  que  l'hé- 
ritière'd'un  nom  honorable  reçût  une  éducation  convenable. 

A  vrai  dire ,  ma  bonne  mère  s'était  sacrifiée.  Rien  ne  lui  avait 


232  REVUE  DE  PARIS. 

coulé.  J'avais  été  mise  en  pension  et  confiée  à  des  maîtres  distin- 
gués. Peut-être  aussi  n'étais-je  pas  restée  indigne  de  tant  de 
soins. 

Bref,  les  quatorze  ans  approchaient.  Il  y  avait  huit  mois  que  , 
sortie  de  pension  et  rentrée  chez  ma  mère,  je  me  sentais  fière  et 
tout  aise  de  la  soulager  un  peu  dans  son  travail ,  de  faire  son 
état  avec  elle  .  d'être  .  comme  j'ai  dit ,  sa  première  ouvrière. 
J'étais  calme  ,  j'étais  aimée  ,  j'étais  heureuse.  Cela  ne  dura  pas. 

Ma  pauvre  mère  fut  prise  d'une  fluxion  de  poitrine  par  suite 
d'une  course  trop  hâtée  qu'elle  fil  en  rapportant  de  l'ouvrage. 
Elle  mourut  en  deux  jours. 

Juge  de  mon  état.  Je  voulais  me  jeter  par  la  fenêtre  ou  m'as- 
phyxier.  Les  sentiments  religieux  que  l'éducation  m'avait  donnés 
me  retinrent.  Ma  mère  avait  ,  rue  d'Angoulème  ,  une  sœur  âgée  , 
qu'elle  voyait  peu;  mais  elles  avaient  toujours  vécu  en  de  bons 
termes.  Je  courus  chez  la  vieille  dame,  et  lui  contai  mesdisgràces. 
Elle  fut  d'une  parfaite  bonté.  Elle  envoya  d'abord  pourvoir  au 
convoi  de  ma  mère  et  au  besoin  des  tristes  démarches  qui  suivent 
un  décès. 

Elle  m'avait  gardée  quelques  jours.  Un  matin  elle  me  prit  à 
part. 

—  Eh  bien!  mon  enfant ,  me  dit-elle  ,  te  voilà  libre  bien  jeune; 
que  veux-tu  faire  ? 

Moi ,  j'avais  l'idée  déjà  très-arrêtée  d'une  première  vocation. 
Plût  au  ciel  qu'on  ne  l'eût  point  contrariée  alors  ! 

—Ma  tante  ,  dis-je  sans  hésiter  ,  je  veux  être  sœur  grise. 
Ma  tante  me  fit  répéter  ,  puis  elle  se  prit  à  sourire. 

—  Mais  quel  âge  as-tu  ,  ma  belle  petite  sœur  grise  !  me  dit- 
elle. 

—  Quatorze  ans  bientôt. 

—  Quatorze  ans  bientôt  !  Eh  bien  ,  chère  fille  ,  c'est  trop  tôt.  Tu 
ne  sais  pas  ce  que  c'est  qu'une  sœur  grise.  On  ne  s'engage  pas  lé- 
gèrement et  en  enfant  dans  une  profession  pareille.  Avant  de  t'y 
dévouer  .  prends  le  temps  de  mûrir.  Plus  tard  tu  verras.  En  at- 
tendant .  mon  avis  est  que  lu  retournes  rue  Traversière.  Tu  es 
raisonnable  ,  tu  es  sage  ;  lu  continueras  honorablement  l'état  de 
ta  mère  ,  qui  n'a  pas  été  mauvais  ,  puisqu'elle  laisse  ,  d'après  ce 
que  j'ai  su  ,  des  fonds  placés ,  dont  il  te  sera  rendu  compte.  Ton 
avenir  se  présente  fort  bien.  Tu  n'as  plus  qu'à  travailler  un  peu 


REVUE  DE  PARIS.  235 

pour  compléter  une  dot  très-respectable.  Attends  donc  patiem- 
ment tes  quinze  ans  ;  si  tu  n'es  pas  à  quinze  ans  une  sœur  grise,  tu 
seras ,  en  tout  cas  ,  un  très-bon  et  un  très-beau  parti,  et  ce  ne  se- 
ront pas  les  maris  qui  feront  défaut. 

Ce  long  discours,  qu'il  me  fallut  écouler  sans  interruption,  ne 
me  plut  guère;  mais  les  paroles  démâtante  avaient  une  autorité 
qu'il  ne  m'appartenait  pas  de  contester. 

Elle  avait  dit.  C'était  sa  résolution. 

Je  fus  choyée  encore  quelques  jours  ;  puis  ,  un  matin , 
ma  tante  me  mit  dans  un  fiacre  et  me  renvoya  rue  Traver- 
siêre-Saint-Honoré  ,  me  recommandant  à  Dieu  et  à  ma  bonne 
étoile. 

A  quoi  tiennent  les  dispositions  humaines  et  nos  impressions  ! 
Ici ,  Marie  ,  je  m'accuse  profondément.  En  rentrant  dans  le 
logement  où  était  morte  ma  bonne  mère  ,  comment  mon  cœur 
ne  débordait-il  pas  tout  d'abord  de  douleurs  et  de  larmes? 
J'entrai  tout  droit.  La  fenêtre  était  ouverte  ;  tout  en  face  était 
ouverte  celle  d'un  logement  du  même  étage  sur  le  derrière.  A 
cette  fenêtre  s'appuyait  un  très-jeune  homme.  Il  me  regarda 
fixement ,  et  je  sentis  son  regard  me  noyer  d'ivresse  et  de  bon- 
heur jusqu'au  fond  de  Pâme.  Je  me  rejetai  au  fond  de  la  cham- 
bre ;  je  vis  le  lit  de  ma  mère  ,  et  mon  petit  lit  auprès ,  et  moi 
toute  seule  pour  cela.  Alors  les  larmes  vinrent  ;  mon  cœur  se  fon- 
dit ;  je  sanglotai  jusqu'au  soir.— Tardif  retour  !  Le  premier 
sentiment  avait  été  de  joie  intime!  J'avais  été  fille  oublieuse  et 
indifférente.  Je  commençais  à  mettre  un  pas  dans  le  mal,  où  je 
me  suis  jetée  depuis  si  avant  ! 

Tu  comprends,  Marie,  quelle  poignante  et  décisive  impression 
m'avait  dû  laisser  cette  étrange  soirée.  J'avais  été  frappée  au  fond 
du  cœur  tout  d'un  coup.  Non,  je  n'ai  pas  le  droit  d'accuser  ce 
jeune  homme;  ce  n'est  pas  lui  qui  fut  le  séducteur;  c'est  ma  fai- 
blesse ,  c'est  mon  ignorance,  c'est  ma  confiance  excessive  ,  c'est 
mon  amour. 

L'ameublement  de  sa  chambre  ,  dont  j'eus  fait  bientôt  l'inven- 
taire, se  composait  surtout  d'un  chevalet  de  cartons ,  de  toiles  et 
décadrés  suspendus;  c'était  un  petit  aieiier  d'artiste.  Je  fus  réjouie 
et  fière  de  savoir  que  c'était  un  peintre. 

J'ai  toujours  été  matinale  ;  mais  ,  ma  toilette  faite  ,  si  matin 
que  j'ouvrisse  ma  croisée,  je  trouvais  toujours  mon  voisin  le 

20. 


234  REVUE  DE  PARIS. 

crayon  ou  le  pinceau  à  la  main  ,  et  son  timide  et  (endre  regard 
qui  s'enfonçait  chaque  jour  en  moi  plus  avant. 

Dangereux  voisinage  !  Ce  n'est  pas  que  nous  eussions  le 
courage  ,  dès  que  nous  nous  étions  aperçus  ,  de  provoquer  la 
guerre  des  yeux.  Au  contraire  ,  on  rougissait.  C'était  à  qui  se  re- 
trancherait le  mieux  derrière  la  fenêtre  repoussée  ou  son  rideau 
tiré. 

Juge  si  nous  étions  timides  et  enfants  !  Ce  jeu  dura  beaucoup  de 
mois  .  et  il  n'y  avait  pas  eu  entre  nous  un  sourire  ,  un  geste  ,  un 
mot  échangé. 

Pourtant  nous  nous  aimions  de  toute  notre  âme.  Mais  nous 
étions  des  enfants,  nous  étions  saints ,  nous  étions  puis  ;  nous 
n'osions  pas.  nous  avions  peur  ;  nous  attendions ,  nous  avions  le 
temps  !  Ah  !  nous  nous  aimions  alors  délicieusement. 

Cependant  je  reçus  enfin  une  lettre  qui  nous  tira  du  charmant 
rêve  qui  nous  avait  si  longtemps  bercés  et  poussa  vite  au  dénoue- 
ment. Jules  (la  lettre  disait  son  nom)  ne  s'était  pas  certainement 
décidé  de  lui-même  à  ce  coup  hardi.  Quelque  forte  tête  consultée 
lui  avait  dû  conseiller  la  déclaration. 

Cette  lettre  était  pleine  de  vive  tendresse  et  d'innocent  enfan- 
tillage.  Mille  projets  de  bonheur  étaient  construits.  Avec  le  temps, 
son  art  le  rendrait  illustre  et  riche.  Le  mariage  était  au  bout  de 
tout.  Il  avait  juste  dix-huit  ans.  juste  l'âge  selon  le  Code  civil.  Il 
était  si  impatient,  qu'il  avait  tousses  papiers  prêts.  C'est  pourquoi 
il  demandait  à  grnoux  de  me  voir. 

Cette  lettre  me  toucha,  comme  elle  méritait,  par  sa  naïveté,  par 
sa  franchise  ,  par  son  extrême  bonne  foi ,  par  son  éloquence  na- 
turelle ,  par  son  amour  vrai. 

En  fille  de  quatorze  ans.  qui  ne  sait  rien,  qui  ne  doute  de  rien, 
qui  va  à  rêvent,  en  fille  qui  aime,  sans  réfléchir  ni  peser  un  mo- 
ment la  valeur  de  la  chose,  je  répondis  que  je  recevrais  M.  Jules  le 
lendemain  soir  ch^z  moi.  à  six  heures. 

Jules  fut  exact  au  rendez-vous  ,  c'était  le  printemps.  Il  faisait 
grand  jour  quand  il  vint.  Il  fut  hien  emprunté  de  se  produire  et 
davantage  de  parler,  quand  il  fut  assis.  Il  prit  pourtant  tout  d'un 
coup  son  élan,  tint  de  longs  discours  où  il  s'échauffa  beaucoup , 
au  sujet  de  son  art,  sur  la  peinture,  sur  Rome  et  l'Italie,  texte  sur 
lequel  il  ne  tarissait  pas.  J'étais  instruite,  j'avais  lu  beaucoup  :  je 
lui  donnais  parfois  heureusement  la  réplique.  Il  était  ravi.  D'ail- 


REVUE  DE  PARIS.  235 

leurs,  de  nous,  de  notre  amour,  pas  un  mot.  lise  retira  prodigieu- 
sement rouge  et  exailé  ,  et  demanda  à  revenir  le  lendemain  ,  ce 
qui  lui  fut  accordé. 

J'avais  été  charmée  de  l'entrevue.  Jules  m'avait  paru  plus  beau 
que  je  ne  l'avais  vu  encore.  Tandis  qu'il  s'exprimait,  si  animé  , 
j'admirais  en  lui  l'artiste  plein  de  feu  et  de  génie. 

Toutes  les  soirées  qui  suivirent  furent  loin  d'être  pareilles  ; 
nous  en  étions  venus  à  ne  presque  plus  parler  d'art  et  à  parler 
beaucoup  de  nous-mêmes  ,  à  ne  parler  que  de  nous-mêmes. 

Durant  les  journées  ,  nous  avions  aussi  bien  rabattu  de  nos  ti- 
midités d'autrefois.  Plus  de  fenêtre  fermée.  Des  signes  continuels, 
tous  les  langages  muets  ,  les  longues  contemplations  mutuelles  ; 
aussi  les  études  ,  les  croquis  séchaient  inachevés  sur  les  toiles  ; 
le  raccommodage  des  dentelles  ne  produisait  plus  rien  qui  pût 
grossir  notablement  la  dot. 

Le  grand  ,  l'unique  texte  de  nos  inépuisables  causeries  du 
soir  était  donc  devenu,  enfin  ,  l'amour  ,  notre  amour ,  notre  seul 
amour.  Je  dois  le  dire ,  afin  de  justifier  Jules  davantage  et  qu'on 
ne  lui  reproche  point  une  séduction  qu'il  ne  chercha  jamais  ,  c'é- 
tait lui  qui  me  pressait  constamment  de  conclure  le  mariage.  Nous 
avions  tous  les  papiers  nécessaires  ,  sauf  l'extrait  mortuaire  de 
mon  père  que  je  ne  pouvais  réussir  à  obtenir  de  Lille,  et  l'absence 
de  cette  pièce  arrêtait  tout  par  ma  faute  involontaire. 

Nous  étions  en  plein  été.  Depuis  le  premier  rendez-vous  au  prin- 
temps ,  pas  une  soirée  ne  s'était  écoulée  sans  nous  avoir  réunis! 
Et  nous  étions  sages!  Mais  nous  ne  nous  parlions  plus  j  nous  pleu- 
rions ,  nous  regardions  de  la  croisée  la  lune  ,  les  nuages ,  les 
étoiles  ,  en  nous  embrassant  et  en  sanglotant  ;  j'ose  le  dire  de- 
vant Dieu  ,  la  nuit  fatale  où  je  me  perdis,  Jules  ne  m'entraîna  pas  j 
ce  fut  dans  un  commun  enivrement  et  une  égale  ignorance  que 
nous  succombâmes. 

Ici  j'achève,  Marie,  toute  la  noble  partie  de  cette  histoire  .'Écou- 
tez à  peine  le  reste.  Le  sentiment  de  no.re  faute  attrista  profon- 
dément notre  amour.  La  fatalité  s'en  mêlait.  Nous  ne  demandions 
qu'à  expier  le  mal  ,  et  cette  fatale  pièce  de  Lille ,  apparemment 
perdue,  empêchait  invinciblement  l'unique  réparation! 

Ainsi  notre  liaison  prolongée  devenait  de  plus  en  plus  coupa- 
ble. D'amants  exaltés  ,  candides  ,  épurés  ,  nous  étions  tombés 
dans  la  condition  vulgaire  des  unions  naturelles  sans  consécra- 


236  REVUE  DE  PARIS. 

tion  sainte.  —  Nous  vivions  ensemble .  comme  on  dit  !  0  honte  ! 
mais  qu'importait  alors  ?  qu'importait?  J'étais  une  femme  per- 
due ;  Jules  disait  qu'il  m'aimait  ;  j'aimais  Jules  de  toute  mon 
âme  !  —  J'étais  si  heureuse  ! 

On  n'était  plus  séparé  de  l'automne  que  par  un  mois.  Jules 
venait  toujours  exactement;  mais  il  ne  semblait  plus  le  même. 
Il  était  contraint  et  gêné.  Je  souffrais  de  ce  changement,  mais  je 
n'osais  pas  me  plaindre.  Tout  d'un  coup  il  se  mil  à  refaire  des 
thèses  sur  l'art,  à  parler  de  l'Italie,  de  Rome,  de  Florence,  et  à 
ne  plus  parler  d'autre  chose  ,  ainsi  que  du  bonheur  suprême  de 
voyager  là.  Tout  cela  m'inquiétait.  Ce  n'était  pas  sans  raison.  Le 
vingt-neuf  août .  Jules  ne  parut  pas  le  soir.  C'était  pour  la  pre- 
mière fois  depuis  cinq  mois.  Je  passai  une  nuit  désespérée.  J'ou- 
vris de  grand  malin  ma  croisée.  L'atelier  était  démeublé. 

Je  voulus  savoir  tout  mon  sort.  Je  descendis  éperdue  chez  le 
portier. 

—  Est-ce  que  M.  Jules  a  quitté  l'hôtel  ? 

—  Mais  mademoiselle  doit  savoir  cela  mieux  que  personne. 
Hier  soir  il  a  arrêté  son  compte  et  fait  prendre  par  un  commis- 
sionnaire tout  son  attirail  de  peinture. 

Celte  humiliation-là  me  manquait  d'avoir  été  insultée  par  cet 
homme  ,  pensai-je  en  remontant  navrée  à  ma  chambre. 

Mais  quelle  était  cette  conduite  de  Jules  ?  Quelle  effroyable  fa- 
çon d'agir  !  Comment  !  un  départ ,  une  fuite  ,  et  point  d'avertis- 
sement, point  de  lettres  ! 

Je  me  hâtais  trop  de  me  plaindre  :  j'eus  en  effet  une  lettre  le 
lendemain  .  mais  quelle  lettre  !  C'était  un  billet  chiffonné,  sans 
date.  —  «  11  était  au  désespoir  ,  il  me  demandait  pardon  a  ge- 
noux; mais  un  démon  plus  fort  que  lui  l'emportait,  une  irré- 
sistible puissance  l'entraînait  en  Italie.  Il  partageait  le  sort  de 
quelques  aventureux  artistes  qui  tentaient  à  pied  et  ensemble  , 
fraternellement,  le  pèlerinage  de  Venise,  de  Florence  et  de  Rome. 
Il  ne  pouvait  s'empêcher  de  l'avouer  ,  un  immense  espoir  l'avait 
saisi  et  le  soutenait.  Peut-être  une  couronne  glorieuse  l'ai  tendait 
au  retour  ;  peut-être  lui  était-il  réservé  de  donner  à  la  Fiance  un 
second  Nicolas  Poussin.  Il  n'osait  pas  parler  de  notre  amour, 
mais  quel  sort  serait  le  sien  pourtant  si  Louise  l'aimait  assez 
pour  se  garder  à  lui  !  Elle  aurait  alors  la  moitié  des  palmes  qu'il 
rapporterait,  car  il  l'aimait  et  il  n'aimerait  jamais  qu'elle.  D'ail- 


REVUE  DE  PARIS.  557 

leurs  elle  était  libre  ;  si  elle  ne  se  sentait  pas  la  force  de  l'aimer 
pour  sa  gloire  ,  elle  avait  le  droit  de  reprendre  toute  sa  liberté.  » 
Je  jetai  au  loin  ce  billet  insensé. 

—  Oh  î  Seigneur,  m'écriai-je.  merci  !  Ce  n'est  pas  un  mauvais 
cœur  :  c'est  un  esprit  privé  de  raison  !  c'est  l'orgueil  qui  l'aveu- 
gle et  le  fanatise  ! 

Je  m'enfermai  deux  jours  ,  après  lesquels  je  me  retrouvai  plus 
calme.  Ma  résolution  était  prise.  J'étais  bien  décidée  de  ne  pas 
aller  chercher  un  second  avis  de  ma  tante  ;  le  premier  m'avait 
trop  mal  réussi.  Je  courus  droit  chez  la  mère  supérieure  de 
l'Hôtel-Dieu.  Elle  écoula  toute  ma  confession  avec  une  angéli- 
que  bonté  -  elle  comprit  quel  pressant  besoin  j'avais  d'un  asile 
sûr  ,  où  je  pusse  ,  par  des  occupations  pénibles  et  continues  , 
accomplir  une  pénitence  austère  et  achever  de  me  dompter.  On 
me  dispensa  d'une  partie  du  délai  du  noviciat ,  et  j'entrai  ici ,  où 
j'ai  eu  l'extrême  consolation  de  rencontrer  une  bien  bonne  amie. 

Louise  se  jeta  sur  le  sein  de  Marie  ,  qui  la  tint  longtemps  ser- 
rée entre  ses  bras. 

Enfin  la  triste  étreinte  fut  rompue.  Marie  se  leva. 

—  Il  doit  être  fort  tard,  dit-elle,  d'une  voix  grave  et  légèrement 
altérée,  qui  attestait  une  vive  émotion  intérieure.  Il  est  bien  temps 
de  rentrer. 

Louise  se  leva  et  prit  le  bras  de  Marie  ,  et  elles  marchèrent 
longtemps  sans  se  parler. 

—  Ah  !  je  te  respecte  davantage  et  je  t'aime  bien  mieux  ,  dit 
Marie  de  la  même  voix  émue,  depuis  que  je  sais  tout  !  Mais  je  te 
plains,  non  pas  d'avoir  aimé,  d'aimer  sans  doute  encore  ce  mons- 
trueux enfant ,  fou  d'orgueil  5  je  te  plains  d'avoir,  dans  ta  vie  , 
une  anxiété  contre  laquelle  toute  la  paix  et  le  labeur  de  cette 
retraite  ne  peuvent  rien  pour  loi  ,  car  qui  te  dit  que  ,  même  au 
fond  de  cet  hospice,  le  hasard  ne  viendra  pas  te  crier  tout  d'un 
coup  le  nom  et  la  vie  de  cet  homme  ? 

—  Hélas  !  et  c'est  bien  aussi  cette  pensée  qui  est  la  torture  de 
toutes  mes  heures  !  dit  Louise  frémissante. 

Et  elles  remontèrent  au  dortoir. 

Celte  courte  tranquillité  de  Phospice  n'avait  pas  tardé  d'être 
troublée.  Par  suite  des  événements  du  5  juin  et  des  engagements 
entre  la  garde  nationale  ,  la  troupe  de  ligne  et  la  poignée  des  ré- 
publicains de  Saint-Méry ,  de  nombreux  blessés  avaient  été  trans- 


238  REVUE  DE  PARIS. 

portés  à  Saint-Louis  et  immédiatement  déposés  dans  les  salles 
Saint-Louis  et  Saint-Augustin. 

Le  jeune  docteur ,  le  chirurgien  en  chef ,  accouru  à  son  poste, 
avait  été  admirable  pour  l'activité  et  l'ardeur  bien  entendues 
avec  lesquelles  il  avait  fait  distribuer  et  distribué  les  secours.  Les 
élèves  internes  et  externes,  les  sœurs,  et  les  deux  nôtres  des  pre- 
mières (les  salles  des  blessés  étant  dans  leurs  attributions),  les 
infirmiers  eux-mêmes,  tous  s'y  étaient  mis  de  tout  cœur  ,  habile- 
ment et  énergiquement  dirigés.  En  quelques  heures  (vers  le  mi- 
lieu de  la  nuit),  tous  les  blessés  reçus  avaient  été  visités,  pansés, 
sondés ,  opérés  ,  selon  les  nécessités  de  leurs  diverses  situations. 

Il  continua  de  venir  des  civières  ,  quoiqu'en  petit  nombre  seu- 
lement ,  le  reste  de  la  nuit.  Il  en  vint  encore  le  matin  ,  mais  peu. 

Les  salles  s'emplissaient  sans  s'encombrer.  Le  jeune  docteur 
ne  se  relâchait  point  de  ses  soins  et  ne  s'y  épargnait  pas  lui-même 
de  sa  personne  ,  en  veste  ,  les  manches  retroussées. 

On  sut  dans  la  matinée  que  le  noyau  des  révoltés  était  traqué 
dans  quelques  maisons  ,  où  ils  se  faisaient  tuer  sur  place. 

D'ailleurs  ,  la  pluie  avait  dispersé  les  curieux  et  les  simples 
amateurs  d'émeute. 

La  révolution  de  juin  était  étouffée. 

La  journée  du  6  juin  finissait.  La  nouvelle  avait  été  apportée 
qu'il  n'y  avait  plus  ni  combat  ni  résistance  nulle  part.  On  n'at- 
tendait guère  de  nouveaux  blessés.  Les  deux  sœurs  sortaient  de 
la  salle  Saint-Augustin  et  s'en  allaient  prendre  quelque  repos  jus- 
qu'à la  visite  dans  la  chambrette  de  la  sœur  (1).  Une  civière 
couverte  entra  tout  d'un  coup.  Louise  et  Marie  revinrent  sur 
leurs  pas  pour  aider  les  infirmiers  à  coucher  le  malade. 

On  n'alla  pas  loin  ,  car  la  salle  était  à  peu  près  pleine ,  et  les 
derniers  lits  vacants  étaient  tout  près  de  la  porte. 

La  civière  fut  découverte.  Louise  jeta  un  cri  étouffé  et  pâlit. 
Elle  fût  tombée  en  arrière  si  la  foule  serrée  des  élèves  et  de»  in- 
firmiers ne  l'eût  retenue. 

—  Voilà  une  mère  qui  n'est  guère  aguerrie!  dit  un  externe; 
est-ce  que  c'est  une  novice  ? 

(1)  Ou  nomme  ainsi  une  petite  chambre  qui  donne  dans  la  salle 
Saint-Augustin  (femmes) ,  et  où  les  sœurs  de  service  se  reposent  quel- 
quefois. 


REVUE  DE  PARIS.  239 

—  Silence  !  novice  vous-même,  reprit  durement  un  interne, 
ne  parlez  pas  en  étourneau  de  nos  mères  et  sans  les  connaître. 

Et  le  colloque  tomba  là,  car  la  grande  affaire  élail  de  s'empres- 
ser autour  du  jeune  homme  qu'on  apportait ,  et  dont  l'étal  sem- 
blait désespéré.  Il  avait  perdu  connaissance.  Inondée  de  sang 
comme  était  sa  poitrine,  on  ne  voyait  point  encore  où  s'ouvrait  sa 
blessure  ,  mais  ce  devait  être  quelque  horrible  coup  mortel. 

Louise  avait  trouvé  la  force  de  se  traîner  hors  de  la  salle  et  de 
gagner  la  chambretie.  Elle  y  attendit  environ  un  quart  d'heure 
dans  une  affreuse  anxiété. 

Marie  entra  enfin. 

«—  Ah  !  Marie  !  cria  Louise,  ce  jeune  homme  que  vous  quittez, 
c'est  lui  ;  c'est  Jules.  Eh  bien  !  comment  va-t-il  ?  Il  est  mort ,  n'est- 
ce  pas  ? 

—  Non.  ma  Louise,  Jules  n'est  pas  mort.  J'avais  bien  déjà  re- 
connu à  ta  plainte  que  c'était  lui  ;  il  Q'est  pas  mort,  va!  On  lui 
a  reconnu  du  poulx  ;  on  a  lavé  seulement  sa  plaie  qui  est  grave  5 
on  ne  l'a  point  pansé  ;  on  a  préféré  d'attendre  le  docteur  qui  sera 
ici  tout  à  l'henre, 

—  Mais  je  veux  le  soigner  comme  les  autres;  c'est  mon  de- 
voir, cria  Louise.  Oh!  je  le  veillerai.'  C'est  Dieu  qui  l'envoie 
peut-être. 

—Peut-être,  ditMarie.  Mais  essuyons  ces  yeux.  Cachons  mieux 
nos  peines  !  Puis,  nous  descendrons  dire  notre  chapelet  à  la  cha- 
pelle, où  la  cloche  a  réuni  nos  sœurs  ,  car  plus  qu'aucune  d'elles 
nous  avons  besoin  de  prier  et  d'être  calmées. 

Le  docteur  n'avait  pas  été  plus  d'une  heure.  A  peine  fut-il  ren- 
tré que  la  foule  des  élèves  le  porta  plutôt  qu'elle  ne  le  conduisit 
vers  le  lit  du  nouveau  blessé. 

Le  docteur  examina  longuement  la  plaie  d'un  air  réfléchi.  Le 
silence  était  profond. 

—  Voyez,  Emmanuel,  dit-il  enfin  à  l'un  de  ses  internes  favoris; 
la  maudite  balle,  qui  est  entrée  en  pleine  poitrine,  a  dû  rebondir 
sur  la  colonne  vertébrale  sans  la  briser  !  Que  n'a-t-elle  eu  la  force 
de  remonter  du  coup  et  de  ressortir  par  le  trou  qu'elle  avait  fait? 
Où  la  reprendre  maintenant  ? 

Il  s'était  établi  à  voix  basse  entre  les  élèves  quelques  discussions 
au  sujet  de  l'observation  du  maître. 

—  Silence,  messieurs,  dit  le  docteur,  il  ne  s'agit  pas  de  disser- 


240  REVUE  DE  PARIS. 

1er.  Tâchons ,  cela  vaudra  mieux ,  de  suivre  un  peu  la  voie  de 
celle  balle  et  de  voir  comment  nous  pourrons  la  déloger. 

L'opération  de  la  sonde  fut  cruelle  et  s;ins  fruit.  Elle  tira  le 
blessé  de  son  engourdissement.  Il  ouvrit  de  grands  yeux. 

—  Nous  vous  faisons  bien  mal,  dit  le  docteur;  ne  pouvez-vous 
pas  pourtant  nous  guider  un  peu  vous-même,  jeune  homme  ?  ne 
sentez-vous  pas  une  place  plus  douloureuse,  où  la  balle  vous  sem- 
ble devoir  s'être  fixée  plutôt  qu'ailleurs  ? 

—  Je  sens,  monsieur  .  que  j*ai  dans  la  poitrine  quelque  chose 
qui  m'a  déchiré  à  mort.  Comme  il  n'y  a  pas  de  remède ,  tout  ce 
que  je  souhaite  ,  c'est  qu'on  me  laisse  finir  sans  me  torturer  da- 
vantage. 

—  Eh  bien  !  jeune  homme  ,  on  tachera  de  vous  soulager, 
sans  vous  faire  souffrir,  reprit  le  docteur  ;  et  il  s'éloigna  avec  sa 
troupe. 

Puis  : 

—  Ma  mèi  e  ,  cria-t-il  à  Marie,  au  malade,  ce  soir  et  celte  nuit, 
rienquede  l'eau  sucrée  gommée. 

— Ce  jeune  homme  esl-i!  donc  perdu  ?  répondit-elle  au  docteur, 
lui  serrant  le  bras  fortement  ;  comme  la  foule  s'éloignait  dyi  lit. 

—  Perdu  ?  répéta  le  docteur  un  peu  surplis  de  la  question  et  du 
geste  si  \if  de  la  bonne  religieuse  ;  mais  non  pas,  ma  mère.  Tout 
dépendra  ôes  opérations  de  sonde  et  d'extraction  que  nous  ferons 
demain. 

Louise  avait  déjà  pris  beaucoup  sur  elle.  Elle  s'était  tournée 
vers  Dieu.  Elle  se  sentait  pleine  de  force  et  de  courage.  Pour  la 
fortifier,  Marie  l'instruisait  de  tout  à  mesure.  D'après  its  dernières 
nouvelles,  elle  ne  désespérait  pas;  mais  elle  n'espérait  rien. 

D'ailleurs  pour  l'intérêt  de  son  repos,  par  obéissance  à  son  vœu 
de  religion,  par  respect  pour  elle-même,  par  pitié  pour  son  avenir, 
fortement  conseillée  aussi  par  son  amie  ,  que  Jules  dût  survivre 
ou  succomber,  elle  avait  bien  résolu  de  ne  se  point  laisser  recon- 
naître de  lui.  Mais  elle  s'était  promis  de  faire  son  office  de  sœur 
près  de  lui  aux  h  uns  nocturnes  où  l'obscurité  de  la  salle,  faible- 
ment éclaire,  lui  permettait  de  paraître  impunément.  Elle  avait 
p  usé  que  Dieu  ne  le  lui  défendait  pas.  C'est  pourquoi  ce  fut  seu- 
lement vers  la  brune  qu'elle  fut  au  chevet  du  blessé.  Elle  ne  ie 
quitta  pas  un  moment  de  la  nuit.  Celte  nuit  fut  bien  fiévreuse  et 
agitée  pour  le  malade.  11  eut  un  délire  sourd  continuel.  Les  mois 


REVUE  DE  PARIS.  241 

qu'il  prononçait  étaient  confus  et  inintelligibles,  sauf  deux  ou  trois 
qu'il  répétait  gourent  et  bien  bas ,  et  qu'elle  entendait  distincte- 
ment pourtant  :  Louise  !  pauvre  Louise  !  chère  Louise  ! 

Au  milieu  de  cette  nuit  d'angoisse  et  de  veille  si  amère  ,  ces 
mots  furent  pour  la  triste  sœur  une  consolation  pleine  de  joies 
douloureuses. 

Le  lendemain  ,  à  deux  heures ,  toutes  les  doubles  visites  des 
salles  de  blessés  avaient  été  faites;  toutes  les  opérations,  ar- 
rêtées d'avance  ,  pratiquées.  Il  ne  restait  plus  que  le  malade  Ju- 
les. Avant  d'opérer  la  terrible  extraction  ,  le  docteur  avait  voulu, 
en  forme  de  consultation  .  avoir  l'avis  médical  des  docteurs  Biet 
et  Eymery ,  les  autres  médecins  en  chef  de  l'hôpital.  Leur  avis 
avait  été  qu'il  fallait  faire  l'opération ,  s'il  y  avait  la  moindre 
chance. 

Le  docteur,  avec  toute  sa  nombreuse  escorte ,  s'était  avancé 
silencieusement  et  gravement  vers  le  lit  dupatient.  L'instant  était 
solennel. 

Eh  bien  !  jeune  homme  ,  dit  le  docteur,  êles-vous  plus  décidé 
ce  malin  ?  nous  autorisez-vous  à  tout  risquer  ? 

—  Tout ,  reprit  Jules  avec  une  détermination  extraordinaire. 
Pendant  quelques  heures  de  bien-être   et  d'apaisement  qu'il 

avait  eues  le  matin  .  après  son  délire  de  la  nuit,  à  la  vue  du  beau 
soleil  dorant  les  rideaux  de  son  lit  ,  —  il  était  si  jeune  !  —  il 
avait  espéré  de  vivre  !  et  il  avait  alors  tant  de  raisons  sacrées  de 
tenir  à  la  vie. 

La  sonde ,  enfoncée  plus  hardiment ,  avait  enfin  touché  la 
balle. 

L'opération  fut  longue  et  cruelle.  Elle  se  prolongea  dix-sept 
minutes.  La  balle  fut  extraite  entraînant  quelques  parcelles  du 
poumon  où  elle  s'était  enfouie. 

Le  jeune  homme  avait  été  héroïque.  Il  n'avait  pas  poussé  un 
soupir.  Le  docteur  commençait  a  chanceler.  Il  était  exténué.  La 
sueur  ruisselait  de  son  large  front  pâle. 

Eh  bien!  jeune  homme,  dit-il  tristement,  no  us  avons,  à  l'heure 
qu"il  est  ,  bon  espoir  de  vous  tirer  d'affaire. 

—  Merci ,  dit  Jules  avec  un  douloureux  sourire. 

Le  pansement  achevé  ,  la  foule  des  élèves  s'était  retirée  ,  se 
pressant  autour  du  docteur,  le  portant  presque  ,  les  yeux  tour- 
nés avec  fierté  sur  leur  maître  ,  le  menant  comme  en  triomphe  , 

6  21 


242  REVUE  DE  PARIS. 

et  lui  prodiguant  les  félicitations  ardentes ,  les  éloges  enthousias- 
tes. C'est  qu'il  avait  été  admirable;  jamais  son  coup  d'œil  n'avait 
été  plus  sûr.  jamais  sa  main  plus  f.-rme  ;  n'eût  été  la  perforation 
du  poumon  .  mal  sans  remède,  Jules  était  sauvé. 

Marie  ne  ebercha  pas  à  interroger  le  docteur  au  milieude  ce  tu- 
multe  ;  elle  Fut  l'attendre  à  la  porte  de  la  salle. 

—  Quelle  diète  pour  le  jeune  malade  opéré  ?  demanda-t-elleau 
docteur,  comme  il  sortait  de  la  salle  ,  les  bras  croisés,  d'un  air 
découragé. 

—  Hélas!  ma  mère, toutes  les  diètes  du  monde  n'y  feraient  rien  ! 
Il  ne  passera  pas  la  nuit. 

Louise  ne  tarda  pas  atout  savoir.  Les  deux  sœurs  pleurèrent 
longtemps.  Enfin  ,  la  force  reprit  encore  le  dessus.  Dieu  ne  fut 
pas  appelé  en  vain.  De  ferventes  prières  et  de  nombreux  exercices 
de  piété  durant  le  reste  de  la  journée  avaient  duement  préparé 
Louise  à  la  douloureuse  veille  qu'elle;  s'était  imposée. 

Comme  neuf  heures  du  soir  sonnaient ,  Louise  était  au  lit  de 
J  ues. 

Il  sortait  d'un  demi-sommeil  pénible  ;  sa  respiration  était  pe- 
sante et  difficile. 

—  Souffrez-vous?  voulez-vous  boire  ?  dit  Louise  à  voix  basse. 

—  Oui ,  je  souffre  ,  ma  mère  .  mais  pas  pour  longtemps.  Te- 
nez ,  j'ai  là  ,  près  du  cœur,  un  petit  cercle  qui  va  ,  qui  va  peu  à 
peu  en  se  rétrécissant.  Quand  il  ne  sera  plus  qu'un  point,  ce  sera 
fini. 

Louise  ne  put  retenir  une  larme  qui  tomba  sur  la  main  de  Ju- 
les ,  tendue  hors  du  lit. 

—  Tous  avei  donc  bien  de  la  miséricorde  dans  le  cœur,  puis- 
que vous  m'en  montrez  tant ,  habituée  que  vous  êtes  cependant 
au  spectacle  continuel  des  misères  les  plus  cruelles  ? 

—  Oh  !  je  suis  loin  d'être  si  méritoire  ,  tant  s'en  faut!  Mais 
vous  m'intéressez  comme  personne  ne  m'a  intéressée. 

El  la  main  de  Louise  vint  saisir  la  main  du  jt-une  homme  ,  qui 
la  serra  de  toute  sa  faible  force. 

—  Oh  bien!  tenez  ,  dit-il  ,  puisque  vous  êtes  si  bonne  ,  vous 
voudrez  bien  m'éeouter.  J'ai  tin  gros  poids  sur  la  conscience;  cela 
me  l'allégera  de  vous  conter  mes  fautes.  Mes  fautes  !  ah!  si  ce 
n'étaient  que  des  fautes  !  je  suis  si  coupable  ! 

Il  s'interrompit ,  haletant  et  suffoqué. 


REVUE  DE  PARIS.  245 

—  Un  peu  de  silence  quelques  moments ,  dit  la  sœur,  posant 
les  doigts  sur  ses  lèvres. 

Et  lui  soulevant  doucement  la  tête ,  elle  lui  fit  boire  quelques 
goultes  d'eau  gommée. 
Le  jeune  homme  reprit  bientôt ,  assez  apaisé. 

—  Je  ne  vous  conterai  pas  toute  l'histoire,  ma  sœur,  ce  serait 
trop  long,  et  puis  cela  vous  ennuierait,  je  vous  dirai  cela  en  quel- 
ques mots.  Tenez  ,  c'est  une  pauvre  enfant  que  j'avais  séduite.  Il 
est  vrai  que  je  l'aimais  de  touie  mon  âme,  et  que  je  ne  demandais 
qu'à  l'épouser;  mais  il  y  eut  je  ne  sais  quelle  difficulté  de  papiers 
qu'on  ne  voulut  jamais  lever  à  la  mairie  ,  et  qui  seule  empêcha 
notre  union  d'être  légitime.  Mais  ce  n'est  pas  là  mon  plus  grand 
tort.  J'aimais  Louise  depuis  un  an.  Depuis  plusieurs  mois  elle 
m'appartenait.  J'avais  moins  que  jamais  le  droit  de  me  séparer 
d'elle.  —  On  me  l'a  dit  dès  mon  enfance,  et  j'espère  que  c'est  vrai 
pour  être  un  peu  justifié  là-haut  :  je  suis  né  prédisposé  à  tous  les 

■actes  de  démence. 

J'étudiais  la  peinture.  —  Ne  voilà-t-il  pas  qu'en  quelques  ma- 
tinées je  me  laisse  tourner  la  tête,  fasciner  par  quelques-uns  de 
mes  camarades  d'atelier,  qui  avaient  arrêté  un  voyage  à  pied  en 
Italie.  Ils  parlaient  tout  de  suite.  —  Sans  réfléchir  davantage,  je 
suis  des  leurs.  —  Plus  de  Louise  ,  plus  d'amour  !  Tout  est  hors 
de  mémoire.  Il  n'y  a  plus  que  l'Italie.  0  lâcheté  sans  nom  !  je 
fuis,  je  me  dérobe  un  soir  misérablement,  sans  prévenir  même 
ma  maîtresse  !  A  peine  prends-je  le  temps  de  lui  écrire  quelques 
lignes.  —  Je  l'avoue  ,  le  voyage  ,  la  nouveauté  et  la  beauté  des 
lieux,  l'admiration  des  chefs-d'œuvre  ,  l'art  se  montrant  souve- 
rain et  triomphant  partout  et  à  chaque  pas;  puis ,  l'élude  ardente 
et  assidue  des  maîires  ,  le  travail  chaleureux  et  absorbant,  ce  fu- 
rent des  enivrements  trop  vifs ,  une  oceupalion  trop  forte  pour 
permettre  le  souvenir  et  les  regrets  ;  longtemps,  bien  longtemps, 
je  ne  pensai  guère  ni  à  Paris  ,  ni  à  Louise.  Toutefois  j'ai  une  tète 
qui  tourne  à  tout  vent ,  plus  souvent  au  mauvais  qu'au  bon  ,  en- 
fin celui-ci  était  meilleur.  Au  bout  de  trois  ans,  je  fus  tout  à  coup 
saisi  de  remords  et  profondément  triste.  J'étais  à  Rome  ,  et  mon 
cœur  ne  battait  plus  ;'i  regarder  les  loges  et  les  chcunbres  du  Va- 
tican. Je  compris  qu'il  était  temps,  que  je  devais  partir.  Je  ne  pré- 
vins personne:  je  me  mis  en  roule  seul,  avec  toute  ma  richesse, 
avec  mon  bagage  de  croquis  et  d'esquisses.  Je  ne  manquais  pas 


244  REVUE  DE  PARIS. 

d'argent  ;  j'en  avais  reçu  de  chez  moi  et  gagné  par  des  croquis  et 
des  portraits  vendus.  Je  pris  les  voiturins;  puis  je  m'embarquai 
à  Livourne  pour  Marseille.  J'avais  une  telle  hâte  d'ère  à  Paris  ! 
Ame  étrange  et  inexplicable  que  la  mienne  !  celte  Louise  oubliée 
depuis  trois  ans  élait  maintenant  mon  unique  pensée;  mais  une 
mortelle  inquiétude  me  possédait.  J'étais  en  proie  à  mille  doutes 
dévorants.  Je  n'avais  pas  eu  de  ses  nouvelles  une  seule  fois.  Vi- 
vait-elle encore  seulement,  cette  frêle  enfant,  que  j'avais,  en  m'en 
allant  ,  jetée  si  rudement  la  tête  contre  terre  ?  Et  vécût-elle  ,  où 
la  retrouverais-je  ?  La  retrouverais-je  libre  et  à  moi  si  je  la  re- 
trouvais ?  A  ce  dernier  doute,  il  me  passait  par  tout  le  corps  un 
frémissement  glacial  à  mourir.  Je  tombai  à  Paris  le  5  juin.  La 
ville  était  troublée;  on  se  battait.  C'était ,  me  dit-on  ,  une  nou- 
velle querelle  qui  se  vidait  entre  la  garde  nationale  et  les  répu- 
blicains. Je  ne  m'en  inquiétai  guère.  Je  n'avais  qu'un  but  fixe. 
Descendu  de  diligence,  je  me  fis  mener  à  l'hôtel  de  la  rue  Traver- 
sière-Saint-Honoré  où  nous  avions  demeuré.  —  Qui  eût  compté 
les  palpitations  de  mon  cœur  depuis  la  cour  des  Messageries 
jusqu'au  Palais-Royal  seulement?  —  Enfin  le  fiacre  entra dansla 
petite  rue  Traversière.  —  Je  heurtai  tout  tremblant.  —Ce  n'était 
plus  le  même  concierge.  —  Ce  n'étaient  plus  les  mêmes  gens  qui 
tenaient  l'hôtel.  —  On  n'avait  nul  vestige  de  Louise  ,  ni  de  son 
nom  ,  ni  du  mien.  —  J'indiquai  la  chambre  de  Louise  et  la  de- 
mandai. —  Elle  était  occupée.  Je  pris  celle  qu'on  me  donna.  — 
Il  était  lard  ;  il  n'y  avait  pas  à  sortir.  —  Et  puis  j'étais  altéré.  Où 
aller  ?  —  Où  la  chercher  ?  —  A  qui  la  demander  ?  —  Je  me  cou- 
chai ,  et  fus  longtemps  à  fermer  l'œil.  Le  bruit  douloureusement 
excitant  de  l'artillerie  et  des  fusillades  empêchait  d'abord  bien  un 
peu  le  sommeil  ;  et  puis  j'avais  en  moi  une  pensée  qui  ne  souf- 
frait guère  mon  repos.  Le  matin  ,  harassé  des  longues  nuits  pas- 
sées en  diligence  ,  je  m'endormis  pourtant  d'un  sommeil  lourd  et 
ne  m'éveillai  que  tard.  Je  m'éveillai  comme  la  veille  ,  sans  idée  , 
sans  projet.  Je  voulais  toujours  sortir,  et  toujours  la  même  ques- 
tion :  Où  irai-je  ?  Je  passai  la  matinée  à  monter  et  à  descendre 
l'escalier  de  Louise,  à  regarder  la  porte  de  sa  chambre  et  la  ser- 
rure ;  tout  d'un  coup  je  me  souvins  qu'une  sienne  vieille  tante 
demeurait  rue  d'Angoulême.  Ce  fut  un  rayon  du  ciel  ;  ce  fut  l'es- 
pérance même  possédée.  Je  passai  du  dernier  découragement  à 
l'extrême  confiance.  Je  ne  doutai  pas  un  moment  d'avoir  retrouvé 


REVUE  DE  PARIS.  245 

Louise,  et  qu'elle  ne  fût  chez  sa  tante.  Je  pris  mon  carton  de 
croquis  et  je  me  dis  :  a  Je  lui  montrerai  ce  soir  tout  cela;  »  puis 
je  sortis. 

J'avais  résolu  d'être  prudent;  je  fis  un  long  détour  pour  éviter 
les  quartiers  émus  en  encore  périlleux. 

Mais  que  voulez-vous?  Il  n'y  a  pas  de  précaution  contre  le  sort. 
Comme  je  traversais  le  bouievart  du  Temple,  un  garde  national 
à  cheval  est  passé  au  galop,  et  j'ai  reçu  en  son  honneur  la  balle 
qui  m'a  mis  où  je  suis;  —  qui  fait  mourir  à  l'hôpital  le  grand  ar- 
tiste de  vingt  ans  ,  le  second  Nicolas  Poussin  ,  juste  punition  d'un 
orgueil  effréné,  d'une  ingratitude  et  d'une  insensibilité  hideuses  i 

Le  jeune  homme  s'arrêta  épuisé.  Louise  le  souleva  doucement 
et  son  oreiller  avec  lui.  Elle  lui  essuya  le  front;  puis,  rassise, 
elle  couvrit  du  même  mouchoir  mouillé  ses  yeux  inondés. 

Il  y  eut  un  long  silence. 

—  Enfin ,  il  faut  que  j'achève ,  dit  le  malade ,  car  ma  vie  s'en  va 
vite ,  et  si  je  ne  me  hâte,  je  n'arriverai  pas  au  terme  de  cette 
longue  confidence.  La  grâce  suprême,  ma  mère,  que  je  vous 
demande  à  titre  de  mourant 

Louise  sanglotait. 

—  C'est  d'aller,  aussitôt  que  vou>  pourrez ,  demain ,  par  exem- 
ple ,  chez  celle  tante  logée  rue  d'Angoulème  ,  n°  6.  Louise  existe , 
j'en  suis  sûr,  puisque  je  vais  mourir. 

—  Ah  !  fit  la  religieuse  d'une  voix  étouffée. 

—  C'est  là  mon  soit.  Si  j'eusse  vécu  ,  je  ne  l'aurais  pas  retrou- 
vée vivante.  Mais,  écoutez  bien  ceci,  ma  mère,  vous  saurez  où  est 
Louise,  où  elle  habite;  alors  vous  Tirez  trouver,  vous  lui  conte- 
rez mon  retour  d'Italie,  mon  vain  espoir,  ma  blessure;  vous  direz 
que,  pour  oblenir  mon  pardon  et  une  larme  d'elle,  j'aurais  donné 
avec  transport  toute  ma  vie  en  ce  monde  ,  —  en  ce  monde  !  — 
Oh  !  bien  ,  et  loule  ma  vie  dans  l'autre  aussi! 

—  Silence  ,  Jules  ,  ne  blasphème  pas ,  cria  Louise  en  se  levant , 
tais-toi ,  tais-toi. 

Oh!  qui  me  parle  ainsi?  dit  le  jeune  homme,  se  dressant  sur 
le  coude  par  un  suprême  effort  et  prenant  de  ses  deux  mains  le 
bras  de  la  sœur  qu'il  força  de  s'asseoir  au  bord  du  lit.  Alors  il 
leva  une  des  grandes  ailes  blanches  du  bonnet  de  la  religieuse  : 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  c'esl  elle  ,  c'est  Louise  !  cria-t-il. 

Il  retomba  sur  son  oreiller  sans  connaissance.  Louise  fut  dans 

21. 


246  REVUE  DE  PARIS. 

de  cruelles  transes.  Sels ,  eau  glacée  ,  rien  ne  faisait.  Elle  se  prit 
à  pleurer  amèrement .  puis  elle  se  tordit  Ips  mains.  Elle  sortait  de 
la  ruelle  ;  elle  voulait  appeler  et  n'osait.  Elle  eut  un  quart  d'heure 
de  dure  angoisse. 

Jules  rouvrit  les  yeux  ;  il  regardait  longuement ,  sans 
parler,  Louise  ,  dont  les  larmes  tombaient  à  flots,  et  il  pleura 
aussi. 

—  Ainsi,  c'est  vous!  c'est  vous  qui  êtes  Louise  !  Alors  me  par- 
donner ez-vous  vous-même? 

—  Vous  pardonner!  Mais  est-ce  que  j'avais  quelque  chose  à 
vous  pardonner?  Je  ne  dirai  pas  que  j'attendais  votre  retour. 
L'état  que  j'ai  embrassé  vous  témoigne  assez  le  contraire.  Mais  je 
vous  bénissais  de  loin.  Je  priais  pour  votre  réussite  dans  votre 
art.  Je  vous  aimais  toujours. 

—  Ah  !  vous  m'aviez  pardonné  !  ah  !  vous  m'aimiez  !  Ainsi  tu 
m'aimes  !  Mais  alors  rien  n'est  fini.  Tout  va  recommencer. 

Louise  sentit  que  la  douleur  et  l'amour  étouffaient  en  elle  la  re- 
ligieuse Pt  que  ses  dernières  résolutions  de  courage  expiraient  in- 
volontairement; et,  bon  gré  malgré,  elle  s'était  laissé  reconnaître. 
Que  faire?  Fallait-il  s'enfuir?  Mais  elle,  sœur  grise  ,  manquera 
son  saint  devoir  et  abandonner  un  mourant!  Non,  c'était  impossi- 
ble. —  Elle  porta  convulsivement  à  ses  lèvres  la  croix  de  son 
chapelet ,  et  crut  se  sentir  raffermie. 

—  Ayez  des  pensées  plus  graves  et  plus  pieuses ,  Jules ,  dit-elle, 
après  une  pause  ,  d'une  voix  qui  s'efforçait  d'êlre  calme  ;  car  il 
n'y  a  rien  à  cacher  !  Nous  savons  l'un  et  l'autre  que  vos  instants 
sont  comptés  !  Je  ne  vous  proposerai  pas  même  d'aller  vous 
chercher  l'aumônier  de  la  chapelle  ;  ce  n'est  guère  l'heure  ,  et 
puis  vous  ne  voudriez  pas ,  mais  prions  ensemble.  Ne  me  de- 
mandez pas  de  vous  pardonner.  Demandons  à  Dieu  qu'il  nous 
pardonne ,  Jules  ! 

—  Oh  !  c'est  vrai  !  Il  faut  mourir  !  Mais  quel  malheur  !  car  rien 
n'eût  empêché  noire  bonheur!  Les  vœux  qui  t'engagent  ne  sont 
pas  éternels.  Tu  aurais  été  ma  femme  !  Mon  pinceau  ,  qui  m'eût 
fait  un  nom  ,  nous  eût  fondé  une  vie  brillante  et  heureuse.  Que 
je  suis  malheureux  de  mourir  ! 

—  Je  suis  plus  malheureuse  de  vivre.  Mais  au  nom  du  ciel ,  Ju- 
les ,  tiens  un  langage  qui  convient  mieux  à  cette  heure  !  Pensons 
à  Dieu  !  pensons  à  nos  âmes  si  fort  en  risque!  Prions  ensemble  ! 


REVUE  DE  PARIS.  247 

Mais  lui ,  'détournant  bien  ailleurs  sa  pensée  ,  est  tout  à  son 
amour  : 

—  Ainsi,  Louise  ,  dit-il  d'un  ton  de  reproche,  si  je  n'eusse 
point  par  hasard  soulevé  votre  grande  coiffe  ,  je  n'aurais  pas  su 
qui  vous  étiez  ,  vous  ne  me  l'auriez  pas  dit? 

Et  le  tendre  dépit  amoureux  prenant  aussi ,  au  défaut  de  sa 
pieuse  armure  .  la  religieuse  déjà  hors  de  garde  : 

—  Ainsi  on  a  besoin  de  montrer  son  visage  !  La  voix  ,  les  pleurs  , 
les  mains  pressées  ,  ne  révèlent  non  au  cœur  ?  reprit-elle. 

Malheureux  enfants  et  bien  véritables  amants  qui  oubliaient 
tout ,  et  recommençaient  déjà  les  agaceries  de  la  folle  jeunesse  , 
les  coquetteries  du  bonheur  sur  ce  lit  où  la  mort  était  déjà  assise 
entre  eux  ! 

Tout  d'un  coup  Jules  jeta  un  cri  douloureux 

—  Ah  !  dit-il  d'une  voix  comprimée ,  le  cercle  cruel  s'est  res- 
serré enfin  sur  son  dernier  point.  Je  l'avais  dit  d'avance  ,  mais 
je  n'y  pensais  plus.  C'est  la  mort.  Louise,  Louise,  adieu,  Louise  , 
ma  femme  !  Tes  lèvres,  un  baiser,  le  baiser  d'adieu  ! 

Et  la  pauvre  fille  ,  se  jetant  éperdue  au  cou  de  son  amant, 
reçut  à  la  fois  sou  dernier  soupir  et  son  dernier  baiser. 

Après  des  torrents  de  pleurs  répandus  ,  Louise  s'arracha  brus- 
quement des  bras  déjà  refroidis  de  Jules.  Elle  s'essuya  les  yeux  , 
puis  se  jetta  à  genoux  en  travers  du  lit ,  et  y  pria  longuement. 
Elle  se  releva  ensuite  et  fut  se  rasseoir  au  chevet  du  mort. 

Ce  n'était  pas  encore  le  petit  jour.  A  peine  une  clarté  vague 
éclairait  le  sommet  des  hautes  fenêtres  de  la  salle.  Une  longue 
figure  s'avança  rapidement ,  et  entra  dans  la  ruelle  du  lit  de  Ju- 
les. Louise  ressentit  d'abord  un  frisson  qui  la  glaça  tout  entière  ; 
mais  elle  reconnut  bientôt  la  voix  de  Marie. 

—  Eh  bien  !  mon  enfant  ? 

—  Tout  est  fini. 

—  Alors  ton  rôle  est  fini  ;  tout  le  reste  me  regarde.  Va  ,  chère 
malheureuse  ,  prendre  un  peu  de  repos,  si  lu  peux. 

Elles  s'embrassèrent  étroitement.  Louise  sorit  de  la  salle  et 
regagna  sa  cellule. 

Marie  ,  qui  avait  pris  la  place  de  Louise  près  du  chevet  de  Ju- 
les ,  laissa  tomber  de  ses  mains  son  chapelet  d  s  que  le  jour 
parut.  Elle  se  leva,  et  tira  d'un  paquet  qu'elle  avait  apporte  , 
un  drap  blanc ,  dans  lequel  elle  ensevelit  le  mort.  Le  premier 


248  REVUE  DE  PARIS. 

infirmier  qui  entra  reçut  l'ordre  de  descendre  avec  un  extrême 
soin  ,  et  de  tenir  sous  clef  jusqu'au  con  oi  .  à  l'abri  des  larcins 
de  l'amphithéâtre  ,  ce  corps  destiné  à  une  sépulture  particulière  de 
famille. 

Louise,  exténuée  ,  à  bout  de  toute  force  ,  accablée  sous  tant 
de  coups  ,  avait  dû  garder  le  lit  tout  le  jour.  Le  soir,  Marie  vint 
lui  dire  le  bon  arrangement  du  service  préparé  pour  Jules.  Les 
deux  pauvres  sœurs  avaient  mêlé  leurs  bourses.  Tout  avait  été 
arrangé  à  la  mairie  par  les  soins  d*un  liers.  On  aurait  un  corbil- 
lard avec  tentures  ,  une  fosse  à  part  pour  cinq  ans ,  une  pierre 
gravée  avec  une  croix  au-dessus  et  une  balustrade  de  bois  de 
chêne  noir  ,  deux  petils  cyprès  à  droite  et  à  gauche  de  la  pierre, 
la  terre  semée  de  violettes  et  de  pensées  éparses  dans  un  gazon 
fin  autour  ;  et  on  avait  pu  payer  tout  cela.  —  C'était  un  coin  de 
consolation  ! 

Le  lendemain  ,  Louise  put  se  lever.  Quelle  maladie  ,  du  reste  , 
l'en  eût  empêchée?  La  messe  pour  tous  les  morts  de  la  veille 
qui  allaient  ensemble  à  la  fosse  commune  avait  été  dite  à  huit 
heures. 

Par  suite  de  cette  disposition  et  de  l'heure  différente  du  convoi 
particulier  ,  il  y  eut  pour  lui ,  à  dix  heures  ,  une  messe  particu- 
lière dans  la  chapelle.  Avec  quelle  ferveur  et  combien  de  larmes 
elle  fut  écoutée  par  les  deux  sœurs  agenouillées  l'une  près  de 
l'autre  ! 

Au  dehors ,  l'apparition  d'un  corbillard  à  franges  à  la  porte 
de  l'hospice  avait  attiré  un  concours  considérable  de  curieux.  Ils 
savaient  déjà  que  le  défunt  était  un  jeune  homme  mort  de  bles- 
sures. —  Ce  n'était  pas  un  soldat  ;  —  ce  n'était  pas  un  garde 
national  (  il  aurait  eu  un  détachement  soit  de  ligne  ,  soit  de  garde 
nationale)  ;  —  ce  ne  pouvait  être  qu'un  républicain. 

Et  le  pauvre  Jules  ,  qui  n'en  pouvait  mais  ,  partit  pour  le  cime- 
tière suivi  du  groupe  des  péroreurs ,  grâce  à  leurs  éclaircisse- 
ments ,  volontiers  fournis  aux  questionneurs  .  salué  ou  maudit  des 
gens  rangés  sur  le  passage  ,  selon  leur  opinion  tout  ardente  du 
moment. 

Les  deux  sœurs  avaient  vu  le  corbillard  tourner  le  chemin  de 
ronde  et  disparaître. 

Marie  prit  Louise  par  la  main  et  la  fit  remonter  avec  elle  aux 
salles. 


REVUE  DE  PARIS.  249 

—  Allons ,  amie ,  dit-elîe ,  le  devoir  maintenant  ,1e  dévoue- 
ment sans  bornes  à  tous  les  maux  humains  !  le  dévouement  !  et 
rien  autre  chose  ?  Je  ne  te  dis  pas  que  tu  seras  jamais  bien  heu- 
reuse !  Une  plaie  trop  cruelle  a  été  ouverte  en  ton  cœur  ;  mais  lu 
n'as  plus  à  souffrir  les  grandes  souffrances  !  Dieu  t'a  envoyé  le  re- 
mède qui  cicatrise  au  moins  la  b!es  sure,  s'il  ne  l'empêche  pas 
d'être  toujours  sensible.  Il  t'a  rendu  la  paix  de  l'âme  ;  ton  sort 
est  fixé.  Tu  sais  que  tu  n'as  plus  rien  à  craindre  ni  à  espérer! 

— Hélas  !  j'aimais  ,  je  crois ,  mieux  mon  incertilude ,  murmura 
Louise. 

Marie  n'avait  pas  entendu.  La  porte  de  la  salle  Saint-Augustin  , 
où  elles  entraient ,  s'était  refermée  sur  ces  paroles  (1). 

A.  Fo:<ÎTA?ÏEY. 


(1)  L'histoire  qui  précède  a  été  écrite  d'après  des  documents  authen- 
tiques recueillis  à  Saint-Louis  même.  Cet  hospice  est  aujourd'hui  l'un 
des  plus  importants  et  des  plus  anciens  de  Paris.  Les  noms  de  MM.  Biett, 
Jobert,  Emery  ,  etc.  ,  témoignent  suffisamment  de  la  hauteur  de  l'en- 
seignement qui  s'y  pratique.  Fondé  sous  saint  Louis,  il  fut  d'abord 
consacré  exclusivement  au  traitement  des  maladies  contagieuses.  Pré- 
sentement ,  toutes  les  maladies  y  reçoivent  également  les  soins  bien- 
faisants de  la  science. 

{Note  de  l'auteur). 


AVENTURES 

DU  GRAND  BALZAC, 


POUR  FAIRE   SUITE  AUX  MYSTIFICATIONS 
DU  PETIT   POINSINET. 


IL  —  LA  MAISON  DE  BALZAC. 

Dans  un  petit  hameau  composé  de  cent  cinquante  feux  environ  , 
à  une  lieue  d'Angoulème  ,  Jean-Louis  Guez,  qui  s'intitulait  sei- 
gneur de  Balzac,  quoique  la  seigneurie  de  l'endroit  appartînt  au 
chapitre  métropolitain  .  avait  élu  résidence  et  placé  le  siège  de  sa 
maison  .  qu'il  disait  sortie  de  l'ancienne  souche  des  Balzac  d'En- 
Irague  ,  originaires  de  Brioude  en  Auvergne.  Mais  on  savait  fort 
bien  ,  sans  êire  grand  généalogiste  ,  que  le  père  du  sieur  de  Bal- 
zac était  un  Gascon  de  basse  naissance  ,  que  son  heureuse  étoile 
tira  du  fond  de  sa  province  pour  l'attacher  à  la  fortune  du  ma- 
réchal de  Beliegarde  et  du  duc  d'Épernon  ;  or,  le  premier  auteur 
de  cale  noblesse  de  fraîche  date  n'avait  jamais  porté  d'autre  nom 
que  celui  de  Guez,  et  son  fils  s'avisa  d'ajouter  à  ce  nom  triste- 
ment roturier  le  nom  sonore  de  Balzac  ,  empruntée  la  seigneu- 
rie dont  il  acheta  le  vieux  château  en  ruines. 

C'était  là  que  vivait ,  retiré  du  monde  depuis  plus  de  quinze 
ans  ,  un  homme  dont  la  réputation  se  répandit  sous  la  forme  épis- 
tolaire  dans  toutes  les  cours  de  l'Europe.  Jean-Louis  Guez  fut 
d'abord  présenté  à  l'évéque  de  Luçon,  qui  devait  être  l'illustre 
cardinal  de  Richelieu  ,  et  il  tourna  toute  son  ambition  vers  les 
honneurs  ecclésiastiques  que  son  premier  protecteur  semblait  lui 


REVUE  DE  PARIS.  251 

offrir;  mais  loin  d'obtenir  l'évêché  qu'il  espérait,  il  eut  le  déplai- 
sir de  se  voir  refuser  une  petite  abbaye  ;  il  n'était  pas  encoreconnu 
par  ses  lettres  plus  maniérées  qu'éloquentes,  et  plus  ridicules  que 
sublimes.  Après  cet  échec  dont  il  garda  toujours  rancune  au  mi- 
nistre .  il  se  retira  dans  une  solitude  complète  pour  s'y  livrer  à  la 
littérature  et  à  la  philosophie  ;  quand  la  publication  de  son  pre- 
mier volume  de  lettres  ,  en  1624,  l'eut  mis  à  la  tète  des  écrivains 
de  son  temps,  le  cardinal  de  Richelieu  essaya  de  l'attire  r  aupès 
de  lui .  à  force  de  promesses  et  d'éloges  ;  mais  le  sieur  de  Bal- 
zac était  satisfait  de  la  position  qu'il  avait  prise  ,  et  ne  voulait 
pas  la  quitter  pour  devenir  un  courtisan  perdu  dans  la  foule  :  il 
demeura  donc  en  Angoumois  et  ne  cessa  plus  de  jouer  son  rôle 
d'épistolier. 

Les  lettres  de  Balzac ,  qui  n'avaient  de  remarquable  que  leur 
pédanterie  de  style  ,  émurent  toute  la  gentécrivassière,  que  celte 
querelle  mesquine  divisa  en  deux  camps  ;  de  chaque  côté,  l'irri- 
tation était  égale.  Ceux-ci  élevaient  Balzac  au-dessus  des  moder- 
nes et  même  des  anciens;  ceux-là  lui  reprochaient  ses  plagiats 
mal  déguisés,  et  la  pauvreté  de  son  imagination  contrastant 
avec  le  luxe  de  sa  phraséologie  ;  les  uns  l'accusaient  de  mépriser 
ses  contemporains  ,  et  de  se  regarder  comme  le  régénérateur  de 
la  langue  française,  les  autres  le  louaient  de  sa  moiie-tie  dénuée 
d'intrigues  et  avide  d'obscurité;  mais  ceux  qui  jugeaient  la  ques- 
tion avec  autant  d'impartialité  que  de  connaissance  des  faits  véri- 
tables ,  ne  pardonnaient  pas  à  Balzac  son  orgueil  excentrique  ,  et 
ses  mauvais  procédés  à  l'égard  de  la  plupart  de  ses  émules  ;  quel- 
ques plaisants  avaient  imaginé  de  lui  attribuer  la  devise  de  Diane 
de  Poitiers  :  Donec  impleat  orbetn  ,  avec  le  croissant  allégori- 
que ,  et  Balzac,  qui  s'estimait  seul  plus  que  la  pléiade  de  Ron- 
sard et  l'académie  du  cardinal  de  Richelieu,  acceptait  de  bonne 
foi  tout  ce  que  l'admiration  peut  créer  de  faux  et  d'extravagant, 
pour  se  produire  avec  éclat  ;  Balzac  en  était  venu  au  point  de  ne 
plus  sentir  que  cet  encens  grossier  qui  affecte  si  désagréablement 
un  esprit  délicat.  Les  louanges  qu'on  pouvait  lui  faire  n'égalaient 
jamais  ,  d'ailleurs,  celles  qu'il  se  faisait  sans  cesse  à  lui-même, 
non-seulement  dans  son  for  intérieur,  mais  encore  à  haute  voix  , 
en  public.  Cependant  le  bruit  avait  couru  plusieurs  fois  que  la 
plume  du  sieur  Balzac  était  tenue  par  une  autre  main  que  la 
sienne. 


252  REVUE  DE  PARIS. 

Tant  de  haines  et  de  jalousies  littéraires .  amassées  contre  Bal- 
zac, tirent  explosion,  lorsque  frère  André  de  Saint-Denis,  de  l'or- 
dre des  feuillants, imprima  un  traité  dans  lequel  i!  signalait  laeon- 
formitè  de  Véloquence  de  M.  de  Balzac  avec  celle'  des  plus 
grauesperson?iages  du  temps  passé  et  du  présent.  Cette  attaque 
fui  suivie  d'une  foule  d'autres  qui  décidèrent  Balzac  à  publier  son 
Apologie  sous  la  responsabilité  de  son  secrétaire  Ogier  ;  l'apolo- 
gie attisa  le  feu  de  la  dispute  .  au  lieu  de  l'éteindre ,  car  une 
phrase  relative  au  frère  André  amena  de  nouveaux  champions  dans 
l'arène  :  le  général  des  feuillants,  le  pète  Goulu,  interpréta  de  son 
ordre  ce  que  Balzac  avait  dit  de  certains  petits  moines  qui  sont 
dans  le  monde  comme  les  rats  dans  l'Arche  ;  il  écrivit  donc  un 
gros  volume  de  critique  .  bizarrement  nommé  Lettres  de  Phyl- 
larque  à  Jriste.  Aussitôt  le  ban  et  l'arrière-ban  des  amis  et  des 
ennemis  de  Balzac  coururent  l'un  sur  l'autre  ;  la  mêlée  fut  terri- 
ble et  l'on  y  versa  des  flots  d'encre  :  peu  s'en  fallut  que  le  sang 
ne  coulât  aussi,  lorsqu'un  des  agresseurs  de  Balzac  fut  assailli 
dans  une  auberge  par  des  hommes  masqués,  qui  l'injurièrent  et 
le  frappèrent.  Cet  épisode  tragi-comique ,  dont  le  héros  ,  appelé 
Javersac ,  demandait  vengeance,  termina  un  différend  dans  le- 
quel B-dzac  n'avait  pas  daigné  paraître  en  personne ,  quoique 
son  nom  et  ses  ouvrages  y  fussent  seuls  intéressés. 

La  renommée  de  Balzac  s'augmenta  de  cette  guerre  de  plume, 
et  plus  il  évitait  de  monter  sur  le  théâtre  de  la  publicité  .  plus  le 
public  se  plaisait  à  s'occuper  de  lui,  et  à  fouiller  dans  le  mystère 
de  sa  vie  privée.  De  là  ,  bien  des  anecdotes  singulières  .  bien  des 
particularités  neuves  .  qui  servaient  à  repaître  la  curiosité  des  oi- 
sifs. Balzac  entretenait  un  commerce  de  lettres  très-étendu  avec 
les  personnes  les  plus  distinguées  de  France  et  de  l'Europe;  mais 
il  éiait  plus  avare  de  ses  moments  que  de  ses  correspondances.  >"e 
le  voyait  pas ,  ne  lui  parlait  pas  qui  voulait;  sa  porte  restait 
fermée  ordinairement  à  tous  les  étrangers  qui  venaient  de  fort 
loin  pour  le  complimenter,  et  quand  il  consentait  à  les  recevoir 
par  quelques  considérations  de  politesse  ou  d'amour-propre,  les 
audiences  qu'il  leur  donnait  étaient  calculées  de  manière  à  pro- 
duire sur  eux  une  impression  d'enthousiasme  ou  d'étonnement. 
Dans  cette  intention  .  il  portait  des  costumes  extraordinaires,  qui 
rappelaient  les  modes  de  l'Orient,  et  ne  frappaient  pas  moins  par 
leurs  couleurs  que  par  leurs  formes  inusitées  j  tantôt  il  ne.  faisait 


REVUE  DE  PARIS.  253 

que  saluer  les  visiteurs  sans  leur  adresser  la  parole ,  tantôt  il  les 
promenait  dans  son  jardin  en  leur  racontant  l'histoire  de  ses  an- 
cêtres sans  leur  laisser  le  temps  de  prononcer  une  syllabe  ,  mais 
souvent  on  n'arrivait  pas  jusqu'à  lui ,  et  on  était  seulement  admis 
à  l'observer  de  loin  à  travers  la  porte ,  tandis  qu'il  travaillait  à  ses 
lettres  et  s'agitait  ainsi  qu'un  possédé  pour  accoucher  de  la  moin- 
dre phrase. 

Jean-Louis  Guez  ,  alors  âgé  de  quarante-deux  ans ,  n'avait  ja- 
mais été  marié  et  ne  paraissait  pas  désirer  de  l'être ,  car  il  posait 
en  principe  que  le  mariage  est  aussi  pernicieux  au  génie  qu'à  l'a- 
mour ;  en  outre,  il  ne  se  faisait  pas  scrupule  de  dire  qu'un  homme 
de  véritable  mérite  devait  mettre  sa  gloire  à  procréer  des  livres 
et  non  des  enfants.  Il  bornait  donc  à  la  simple  galanterie  ses  re- 
lations avec  les  femmes  qui,  semblables  aux  papillons  du  soir  que 
la  lumière  attire  ,  venaient  à  l'envi  se  brûler  aux  rayons  de  la  cé- 
lébrité du  grand  Balzac.  Celte  galanterie  même,  composée  de 
petits  soins  ,  de  madrigaux  musqués  ,  de  lettres  caressâmes  et 
de  toutes  les  mignardises  de  bergers  de  VAstrèe  ,  avait  beaucoup 
de  charme  pour  Balzac  qui,  suivant  son  expression,  préférait 
l'esprit  à  la  matière  et  ne  demandait  pas  que  les  idées  prissent  un 
corps  pour  tomber  sous  les  sens.  C'était  apparemment  dans  l'in- 
tention de  satisfaire  ses  goûts  chastes  et  romanesques ,  qu'il  avait 
associé  son  existence  à  celle  d'une  personne  qui  poussait  pius  loin 
encore  ces  théories  du  parfait  amour  et  qui  les  pratiquait  comme 
une  religion.  -•* 

Alcinadure  de  Chenillac  aimait  Balzac  avec  toutes  les  fadeurs 
et  toutes  les  délicatesses  que  les  romans  d'Honoré  d'Urfé  avaient 
enseignées  à  leurs  lectrices  ;  elle  avait  été  élevée  ,  autrefois  ,  à 
l'école  de  ce  savant  raffineur  de  sentiments  tendres  ;  elle  était  pa- 
rente de  l'illustre  Diane  de  Château -Morand  ,  qui  commença  par 
inspirer  les  soupirs  amoureux  que  son  mari  jetait  aux  échos  du 
Lignon  et  qui  finit  par  être  pour  lui  un  objet  de  dégoût,  à  cause 
des  grands  chiens  qu'elle  avait  sans  cesse  autour  d'elle  et  jusque 
dans  son  lit.  Alcinadure  ,  qui  se  croyait  encore  capable  de  servir 
d'objet  à  une  belle  passion  et  de  prétexte  à  un  roman  pastoral , 
n'était  pas  seulement  une  vieille  coquette  prétentieuse  et  ridicule; 
elle  rachetait  ces  défauts  de  jugement  et  celle  ignorance  de  soi- 
même  par  d'excellentes  qualités  qui  honoraient  son  cœur  autant 
que  son  esprit.  Elle  avait  consacré  sa  vie  ou  plutôt  sa  vieillesse  à 

6  22 


2ci4  REVUE  DE  PARIS. 

Balzac  qui  la  chérissait  comme  une  mère,  mais  qui  s'efforçait  de 
lui  montrer  l'affection  exclusive  qu'on  porte  à  une  maîtresse  ,  en 
se  dissimulant  la  dislance  que  l'âge  avait  mise  entre  eux.  La  re- 
connaissance et  l'amitié  faisaient  les  frais  de  l'amour. 

La  liaison  de  MUe  de  Chenillac  et  de  Balzac  ne  datait  pas  de 
moins  de  vingt-cinq  ans  ,  et  dès  celte  époque  la  bonne  dame  s'é- 
tait déclarée  la  bergère  de  ce  jeune  berger,  qui  lui  plut ,  comme 
elle  l'avouait  tout  haut ,  par  une  secrète  intelligence  de  leurs 
âmes.  Jean-Louis  Guez  manifestait  déjà  des  dispositions  naturel- 
les pour  le  genre  épistolaire  :  ce  furent  ses  premières  lettres, 
écrites  sans  art  et  sans  apprêt ,  qui  séduisirent  Mlle  de  Chenillac 
et  l'invitèrent  à  s'attacher  à  l'avenir  littéraire  de  ce  bel-esprit 
naissant.  Elle  était  pleine  des  leçons  puisées  dans  les  ouvrages 
et  daus  les  entretiens  ded'Urfé;  elle  avait  d'instinct  quelque  ta- 
lent pour  écrire ,  pour  donner  à  sa  pensée  une  forme  de  style  in- 
génieuse et  ornée  ;  elle  se  promit  de  mêler  ses  inspirations  à  celles 
de  son  héros  de  roman  et  d'essayer  ce  que  pourrait  une  plume  de 
femme  dans  les  mains  d'un  homme.  Il  y  eut  donc  entre  eux  une 
mystérieuse  association  de  travail  qui  resserra  les  liens  de  senti- 
ment dans  lesquels  le  jeune  homme  s'était  laissé  prendre  au  sor- 
tir du  collège. 

Mllc  de  Chenillac  avait  vendu  les  biens  qu'elle  possédait  dans  le 
Forez  ,  pour  venir  en  apporter  le  produit  à  son  ami  qui  acheta  la 
terre  de  Balzac  avec  les  deniers  de  son  Alcinadure  ;  si  celle-ci  se 
fût  résignée  à  vieillir  et  à  renoncer  aux  bergeries  de  Céladon  ;  si 
elle  n'eût  pas  cherché  à  couvrir  les  rides  de  son  visage  avec  le 
fard  de  son  imagination  ;  si  elle  eût  évité  de  se  prêter  aux  grotes- 
ques mascarades  de  l'amour  et  de  la  jalousie  .  Jean-Louis  Guez 
n'aurait  eu  qu'à  se  féliciter  des  avantages  et  des  plaisirs  que  lui 
procurait  une  pareille  union  ,  fondée  sur  l'amitié  et  le  dévoue- 
ment. Mais  Mlle  de  Chenillac  devenait  plus  exigeante  et  plus  Js- 
trèe  ,  à  mesure  que  les  années  ajoutaient  un  nouveau  ridicule  à 
ses  prétentions  et  une  nouvelle  froideur  à  la  passion  de  son  fidèle 
adoral"ur;  elle  ne  s'apercevait  pas  qu'elle  avait  vieilli ,  elle  ne 
sentait  pas  même  qu'elle  vieillissait  tous  les  jours  davantage  et 
que  la  décrépitude  de  toute  sa  personne  portait  un  amer  défi  à  la 
jeunesse  éternelle  de  son  cœur  :  comme  elle  vivait  dans  une  re- 
traite qu'elle  s'efforçait  de  rendre  absolue,  elle  s'éloignait  ainsi 
de  loul  objet  de  comparaison  et  fermait  les  yeux  aux  prudents 


REVUE  DE  PARIS.  255 

avis  de  son  miroir.  Jean-Louis  Guez  était  d'ailleurs  trop  poli  pour 
parler  aussi  franchement  que  ce  miroir  qu'on  ne  voulait  pas  en- 
tendre. 

Balzac  ,  qui  affectait  de  n'avoir  que  le  souffle  et  de  se  nourrir 
d'aliments  spirituels,  plutôt  que  de  subir  les  honteuses  nécessités 
de  notre  nature  ,  avait  malheureusement  un  physique  et  un  em- 
bonpoint assez  peu  conformes  aux  habitudes  plus  divines  qu'hu- 
maines qu'il  eût  voulu  adopter  ou  faire  supposer  :  à  l'en  croire  , 
il  passait  des  jours  entiers  sans  rien  prendre  ,  et ,  en  tout  temps, 
ne  buvait  que  de  l'eau  à  ses  frugals  repas  ;  mais  ses  joues  hautes 
en  couleur  célébraient  les  vertus  de  la  vigne  angoumoise ,  et 
l'exubérance  charnue  de  son  corps  court  et  ramassé  ne  témoignait 
pas  de  sa  fidélité  à  observer  les  jeûnes  prescrits  par  l'église  ;  il  se 
plaignait  sans  cesse  de  toutes  sortes  de  maux  imaginaires  que 
démentait  l'air  de  santé  et  de  vigueur  qu'il  était  condamné  à 
porter  partout  avec  lui:  il  aurait  donné  deux  années  de  son  exis- 
tence pour  être  maigre  et  pâle  ,  selon  l'idée  qu'il  se  faisait  des 
caractères  extérieurs  du  génie  ;  il  n'avait  laissé  graver  son  por- 
trait qu'à  la  condition  expresse  de  subordonner  la  figure  qu'il 
avait  à  celle  qu'il  voulait  avoir  ;  car  son  amour-propre  immodéré 
s'étendait  à  tout ,  aux  petites  choses  aussi  bien  qu'aux  grandes  , 
et  il  était  d'avis  que  le  sieur  de  Balzac ,  qui  se  glissait ,  sous  la 
forme  de  ses  livres ,  dans  la  société  des  rois ,  des  princes  et 
des  dames  ,  ne  devait  pas ,  de  sa  personne  ,  ressembler  à  un 
Scapin. 

Jean-Louis  Guez  croyait  obvier  à  ces  apparences  triviales  ,  en 
adoptant  les  modes  les  plus  extravagantes  qu'il  imitait  des  anciens 
temps  j  i!  avait  le  projet  d'étonner  le  vulgaire  à  la  première  vue, 
par  Pétrangeté  du  costume,  et  par  la  physionomie  non  moins 
étrange  que  lui  prêtaient  ces  habillements  hétéroclites  :  tantôt  il 
prenait  un  petit  collet  d'abbé  de  cour  ;  tantôt  il  se  coiffait  d'une 
calolte  rouge ,  ou  bien  d'une  barrette  noire  ;  tantôt  il  s'embégui- 
nait  d'une  toge  traînante  ,  de  laine  ou  de  velours,  fourrée  d  her- 
mine ;  tantôt  il  ceignait  l'épée  et  se  déguisait  en  gentilhomme 
avec  une  grande  profusion  de  dentelles  et  de  rubans  ;  mais  ordi- 
nairement ,  comme  il  ne  soi  tait  pas  de  l'enceinte  de  son  fief,  il 
portait  une  espèce  de  robe  ample  ,  à  larges  manches  ,  bouton- 
née par-devant  jusqu'au  col,  en  drap  de  soie  de  couleur  éclatante 
et  bizarre.  Celte  robe  ,  tour  à  tour  écarlale  ,  pistache  ,  jaune  , 


236  REVUE  DE  PARIS. 

orange  ,  violette ,  n'eût  pas  mal  convenu  à  quelque  magicien  de 
foire. 

Mlle  de  Chenillac  avait  aussi  de  très-singulières  manies  de  cos- 
tume, qu'elle  lirait  de  VAstrèe ,  ainsi  que  la  plupart  de  ses  idées 
et  de  ses  phrases  :  elle  réalisa  plus  d'une  fois  toutes  les  folies  qu'on 
avait  attribuées,  par  malice,  aux  bergères  de  l'hôtel  de  Ram- 
bouillet, où  le  tendre  et  le  pastoral  florissaient  alors  sans  par- 
tage ,  avant  que  Corneille  eût  fait  le  Cid  ,  et  que  Molière  se  fût 
moqué  des  précieuses.  Elle  ne  rougissait  pas  de  s'affubler  du  plus 
grotesque  accoutrement,  composé  de  gaze,  de  taffetas  et  de  satin 
rose  et  amaranthe,  avec  des  guirlandes  de  fleur  en  écharpe  et  en 
ceinture  ;  elle  ornait  ses  cheveux  de  perles  et  de  grappes  de  sor- 
bier; elle  portait  d'une  main  un  luth,  dont  elle  pinçait  agréable- 
ment ,  et  de  l'autre  main  une  houlette  dorée  autour  de  laquelle 
s'enroulaient  des  emblèmes  et  des  devises.  En  cet  équipage,  elle 
menait  paître,  sur  les  bords  de  la  Charente,  cinq  ou  six  moulons 
qu'elle  lavait  et  peignait  elle-même ,  en  les  baisant ,  en  les  appe- 
lant par  leurs  noms,  en  leur  disant  mille  fadeurs  insensées.  On 
la  connaissait  dans  le  pays  sous  le  sobriquet  de  la  fée  d'Arcadie, 
et  elle  ne  trouvait  pas  mauvais  qu'on  la  désignât  ainsi  en  mé- 
moire des  illustres  bergères  qui  avaient  rendu  fameuse  cette  pro- 
vince de  l'ancienne  Grèce.  Pour  compléter  le  personnage ,  il 
faudrait  peindre  la  grande  taille  d'Alcinadure,  ses  membres  frêles 
et  décharnés  ,  sa  poitrine  concave,  ses  longs  bras  d'araignée, 
son  visage  desséché  comme  celui  d'une  momie,  ses  yeux  ternes 
et  toujours  larmoyants  ,  son  nez  et  son  menton  aiguisés  pour 
ainsi  dire  par  la  vieillesse  ,  sa  bouche  édenlée  et  noirâtre  ;  enfin 
tous  les  signes  d'une  caducité  non  équivoque. 

—  Petit  père  Ogier ,  cria  Jean-Louis  Guez  qui  travaillait  à  ses 
correspondances  ou  plutôt  à  une  seule  lettre  commencée  depuis 
dix  jours  et  recopiée  plus  de  vingt  fois  ,  je  suis  arrêté  tout  court 
par  une  difficulté  que  je  vous  prie  de  résoudre  :  faut-il  écrire  je 
vous  envoierai ,  ou  bien  Je  vous  enverrai? 

—  Que  m'enverrez-vous  ?  répondit  une  voix  sourde  qui  venait 
du  plafond  où  l'on  apercevait  une  face  humaine  collée  à  l'ouver- 
ture d'une  sarbacane. 

—  Je  vous  demande  si  les  auteurs  de  l'Académie  mettent  dans 
leurs  Wsvtsfenvoyerai  pour  le  futur  du  verbe  envoyer? 

—  La  question  a  été  débattue  et  décidée  en  présence  du  cardi- 


REVUE  DE  PARIS.  257 

nal,  nonobstant  l'avis  de  M.  Chapelain,  qui  tenait  pour  conserver 
fenvoyerai  comme  dérivant  mieux  du  présent  j'envoie  et  de  l'é- 
lymologie  indiquant  une  voie  à  suivre. 

—  ISon,  puisque  l'Académie  a  résolu  de  dire  j'enverrai ,  je 
m'en  vais  l'embarrasser  tort  en  àisanlj'envoierai,  pour  lui  faire 
pièce.  A  propos  ,  n'est-il  point  venu  de  lettres  de  Paris  ? 

—  Non  ,  que  je  sache;  mais  avec  qui  menez-vous  cette  cor- 
respondance ? 

—  Avec...  le  cardinal  de  Richelieu. 

—  Bon!  je  ne  lui  ai  écrit  qu'une  lettre  en  votre  nom,  pour 
vous  excuser  d'être  de  l'Académie,  en  compagnie  de  M.  Voilure  ? 

—  Je  lui  écris  souvent  de  ma  main,  reprit  Balzac  en  se  rengor- 
geant ,  lorsqu'il  me  consulte  sur  les  affaires  du  gouvernement  j 
mais  ce  sont  choses  secrètes  que  vous  ne  devez  pas  voir. 

—  Eh  bien  !  monsieur  de  Balzac,  èles-vous  en  veine  ce  malin, 
et  achevez-vous  cette  épitre  que  vous  ne  m'avez  pas  montrée  , 
mais  qui  doit  être  miraculeusement  belle,  au  soin  que  vous  pre- 
nez de  la  transcrire  au  net  pour  la  dixième  fois  ? 

—  Vous  ne  vous  trompez  pas  dans  vos  conjectures ,  mon  petit 
père,  répliqua  Balzac  qui  se  délectait  à  recevoir  des  éloges,  ainsi 
qu'un  chat  qui  se  pâme  sous  une  main  caressante  ;  cette  pièce 
est  un  chef-d'œuvre  que  m'envierait  Cicéron,  s'il  eût  écrit  en 
français. 

—  Mlle  de  Chenillac  a-t-elle  fourni  le  plan  et  la  matière  de  ce 
nouveau  prodige  épislolaire  ?  Ne  voulez-vous  pas  que  j'en  tire 
copie  ? 

—  Non ,  assurément.  Alcinadure  ne  doit  point  soupçonner 
que  j'ai  fait  une  lettre  sans  son  avis ,  et  je  vous  prie  de  le  lui 
taire. 

—  Je  ferai  comme  il  vous  plaira  ,  monsieur  de  Balzac  ;  je  re- 
grette toutefois  que  votre  Muse  ne  soit  plus  consultée  sur  ce  qui 
concerne  votre  gloire. 

—  C'est  que  ma  gloire  n'est  pas  seule  intéressée  à  ces  écritures, 
reprit  Balzac  en  soupirant  :  Omnia  vincit  amor  ! 

Et  nos  cedamus  amori.  Je  sais ,  monsieur  ,  combien  vous 
aimez  Mlle  de  Chenillac  ,  et  aussi  combien  elle  vous  aime. 

—  Hélas  !  mon  petit  père  Ogier  ,  il  n'y  a  que  le  renom  d'un 
écrivain  qui  ne  perde  pas  en  vieillissant  !  Ma  pauvre  Alcinadure 
a  beau  faire  pour  plâtrer  ses  rides  et  s'abuser  elle-même  sur  les 

22. 


258  REVUE  DE  PARIS. 

inexorables  conséquences  de  l'âge  ,  elle  n'est  plus  pour  moi  ce 
qu'elle  élait  naguère  ,  et  plus  je  m'efforce  de  n'avoir  d'yeux  que 
pour  son  esprit  qui  est  jeune  et  galant ,  plus  involontairement 
je  la  regarde  au  visage  ,  où  je  trouve  sans  cesse  les  progrès  de 
celle  fâcheuse  décrépitude ,  pour  laquelle  il  n'est  pas  d'eau  de 
Jouvence. 

—  Ah  !  monsieur  de  Balzac  ,  êtes-vous  devenu  aveugle  ,  que 
les  mérites  de  cette  illustre  demoiselle  ne  vous  frappent  plus 
d'admiration? 

—  Suis  doule  ,  elle  a  un  esprit  merveilleux,  et  orné  de  grâces 
incomparables;  elle  a  un  style  excellent  qui  surpasse  le  nôtre 

—  C'est  votre  Muse  enfin  ,  monsieur  de  Balzac,  et  je  l'estime 
si  haut ,  que  je  la  regarde  comme  un  petit  Parnasse  inclus  dans 
une  seule  personne. 

—  Écoutez  avec  attention  l'épître  que  je  viens  d'achever  ,  in- 
terrompit Balzac  qui  souffrait  d'entendre  louer  quelqu'un  devant 
lui. 

—  Je  vous  écoute  ,  monsieur  ,  répondit  la  voix  qui  devint 
plaintive;  mais  le  cœur  me  saigne  de  penser  que  vous  méditez 
une  apostasie  de  cœur  ,  et  que  vous  allez  renverser  du  piédestal 
la  statue  de  votre  déesse.  Infortunée,  qui  mène  paître  ses  mou- 
lons et  chante  des  airs  à  votre  louange  sur  les  rives  bocagères  de 
la  Charente  ,  tandis  que  vous  machinez  contre  elle  une  infidélité 
qui  la  réduira  au  désespoir  ! 

A  cetie  a'iocution  ,  inspirée  par  l'enthousiasme  que  le  prieur 
Ogier  ressentait  pour  le  caractère  et  le  talent  de  Mllc  de  Chenil- 
lac  ,  un  remords  dans  l'âme  de  Balzac  fut  suivi  d'un  intervalle 
d'hésilalion  ,  durant  lequel  il  froissa  le  papier  qu'il  avait  écrit  de 
sa  main,  et  faillit  le  mettre  en  pièces  ;  mais  la  crainte  d'anéantir 
un  ouvrage  digne  de  la  postérité  l'empêcha  d'accomplir  ce  sacri- 
fice, et  ayant  commencé  à  lire  tout  bas  la  première  phrase  de  ce 
billet ,  il  en  fut  tellement  charmé,  qu'il  eût  consenti  à  se  laisser 
couper  une  jauibe  ,  plutôt  que  de  le  détruire.  Il  s'anima  par  de- 
grés à  cette  lecture  muelle,  qu'il  continua  bientôt  à  demi-voix, 
et  s'ttant  levé  vivement,  il  se  promena  dans  la  chambre  à  grands 
pas,  en  déclament  et  en  gesîiculant.  Il  ne  paraissait  pas  moins 
content  de  lui-même  qu'un  paon  qui  déploie  sa  queue  et  relève 
son  aigrette.  Pour  rendre  la  comparaison  plus  sensible,  il  n'avait 
pas  un  organe  beaucoup  plus  séduisant  que  celui  de  l'orgueilleux 


REVUE  DE  PARIS.  259 

et  stupide  oiseau  ;  il  débita  tout  d'une  haleine  celte  espèce  d'am- 
phigouri boursouflé  et  prétentieux  : 

«  Madame  et  très  puissante  divinité,  celui  qui  est  assez  maltraité 
de  la  trop  cruelle  Fortune  pour  être  privé  de  votre  agréable  entre- 
tien se  meurt  d'envie  de  vous  voir  et  contempler  au  milieu  de  la 
pompe  de  vos  rayons.  Celte  envie,  qui  ne  fut  d'abord  qu'une  sim- 
ple piqûre  d'abeille  ,  a  fini  par  s'irriter  et  s'agrandir  à  l'instar 
d'une  proronde  blessure,  avec  laquelle  on  ne  saurait  durer  long- 
temps. Voilà  pourquoi  je  vous  demande  grâce  ,  en  cas  que  votre 
intention  n'ait  pas  été  de  me  conduire  si  tôt,  sans  que  je  fisse  ré- 
sistance, au  inonumeutque  l'ingrat  amour  me  prépare  de  ses  pro- 
pres mains.  La  vérité  est  que  je  suis  une  lampe  quasi  éteinte  ,  dont 
voire  éclatante  lumière  a  épuisé  l'huile.  J'ai  brûlé  pour  vous  faire 
fêle  ,  et  vous  me  condamnez  à  jeter  mes  derniers  feux  vis-à-vis  de 
mon  lombeau ,  qui  s'ouvre  devant  vous,  belle  et  cruelle  Arlhénice. 
C'est  l'absence  qui  fil  couler  dans  mes  veines  un  poison  dévorant , 
lequel  a  peu  à  peu  consumé  mon  cœur  enveloppé  de  celle  robe  de 
Kessus;  l'absence  a  changé  mes  jours  en  siècles  de  souffrance.  Com- 
mandez doue  que  j'expire  en  vous  adorant  d'un  zèle  sans  égal,  ou 
bien  que  je  réchauffe  à  voire  soleil  les  restes  glacés  de  ma  misé- 
rable vie.  J'avais. juré  un  constant  et  pur  amour  aux  neuf  pucelles 
de  la  double  colline:  mais  vous  avez  eu  bon  marché  de  ces  serments 
qui  se  sunl  envolés  ,  ainsi  que  les  oracles  de  la  sibylle  tracés  sur 
des  feuilles  d'arbre.   Je   suis  désormais  ,  dans   votre  dévolion  , 
parmi  la  loule  des  beaux-esprits  qui   se  sont  rangés  esclaves  de 
vos  regards.  Généreuse  Arlhénice,  vous  semblez,  dans  vos  lettres 
qui  me  sont  plus  que  l'Evangile  ,  souhaiter  que  je  vienne  à  Pa- 
ns, où  réside  votre  empire  j  vous  daignez  remarquer,  dites-vous, 
que  mon  étoile  ne  bride  pas  à  voire  horizon,  semé  de  tant  d'astres, 
que  je  ne  pourrais  les  nommer  ni  les  compter  ;  vous  daignez  en- 
core ,  ce  qui  est  le  comble  de  la  grandeur  d'àme  ,  imaginer  une 
occasion  qui  vous  conduirait  en  mon  château  de  Balzac  ,  et  dans 
une  semblable  rencontre,  vous  ne  craindriez  pas  de  loger  au  même 
heu  où  mon  quarantième  aïeul  reçut  la  comtesse  de  Provence  , 
Alix,  qui  n'avait  pas  votre  génie  nonpareil...  Eh!  combien  je  béni- 
rais l'année,  le  jour,  l'heure  ,  qui  seraient  signalés  par  une  telle 
fortune!  Cependant,  comme  je  me  reprocherais  de  ne  vous  avoir 
pas  prévenue  par  un  voyage,  lequel  n'aurait  certainement  pas  pour 
but  de  siéger  à  l'Académie,  mais  seulement  de  me  prosterner  à  vos 


260  REVUE  DE  PARIS. 

pieds! . .  je  regrette  en  secret,  merveilleuse  Arthénice,  que  vous  ho- 
noriez île  vos  bonnes  grâces  cette  pauvre  Académie  ,  dont  je  n'ai 
fait  aucun  état ,  et  qui  s'est  avisée  d'élire  li.  Voiture.  Je  ne  me 
consolerais  jamais  d'avoir  une  rivale  de  celte  sorte  ,  si  je  n'étais 
pas  sûr  de  vous  la  faire  oublier  par  mon  premier  livre;  ce  sera  le 
Ministre,  et  je  vous  en  ferai  la  dédicace,  de  préférence  à  tous  les 
rois,  princes  et  hauts  personnages,  qui  payeraient  bien  cher  l'hon- 
neur de  servir  de  parrains  à  mon  plus  chétif  enfant.  Celui  que  je 
mets  au  monde  pour  vous,  serait  plus  parfait,  si  vous  me  prêtiez 
votre  concours  ,  avec  lequel  je  voudrais  être,  madame,  votre  très 
obéissant  et  très  fidèle  serviteur,  etc.  » 

Balzac  avait  été  surpris  de  l'accueil  froid  et  silencieuxfait  à  son 
épitre  ,  que  n'interrompit  aucune  marque  d'approbation.  L'idée 
lui  vint  que  le  prieur  Ogier  était  mort  subitement ,  à  force  d'être 
ému  de  la  beauté  de  cette  épitre.  Il  l'appela  donc,  à  plusieurs  re- 
prises ,  en  levant  les  yeux  vers  la  sarbacane  ,  où  ne  se  montrait 
plus  la  figure  blême  du  secrétaire  ;  mais  comme  il  se  disposait  à 
monter  à  l'étage  supérieur  pour  apprendre  des  nouvelles  de  l'effet 
produit  par  sa  lecture  sur  son  secrétaire ,  il  vit  la  porte  s'ouvrir 
et  le  prieur  paraître  sans  qu'on  lui  eût  permis  l'entrée  du  cabinet 
d'étude  qui  était  aussi  sainte  et  inviolable  que  celle  du  sanctuaire 
des  temples  d'Isis. 

François  Ogier,  qui  avait  souvent  tenu  la  plume  sous  le  nom  de 
Balzac  ,  et  qui  n'avait  mis  son  nom  en  tête  de  ses  ouvrages  que 
dans  la  fameuse  querelle  de  Phyllarque,  était  au  physique,  sinon 
au  moral  le  plus  épais  et  le  plus  lourd  des  hommes.  II  compensait 
en  largeur  ce  quiluimanquail  en  hauteur  ,  et  sa  petite  taille  faisait 
ressortir  davantage  l'énormité  de  sa  corpulence.  Il  ne  ressemblait 
pas  mal  à  un  phoque,  tant  il  se  traînait  lentement  et  pesamment, 
tant  il  exhalait  avec  effort  sa  respiration  pénible,  tant  sa  tête  exi- 
guë était  peu  apparente  sous  une  forêt  de  longs  cheveux  gras  qui 
l'enveloppaient.  Ces  cheveux,  semblables  à  une  crinière  de  bison, 
lui  couvraient  la  moitié  du  visage  et  en  cachaient  le  teint  de  cire. 
Il  n'avait,  d'ailleurs,  aucun  des  caractères  de  la  jeunesse  ,  quoi- 
qu'il eût  près  de  quarante  ans,  sauf  toutefois  une  naïvelé  qui  allait 
jusqu'à  l'innocence  la  plus  enfantine  sur  tout  ce  qui  ne  s'apprend 
pas  dans  les  livres.  11  n'était  sorti  de  son  couvent  que  pour  pren- 
dre de  l'emploi  dans  la  maison  de  Balzac  ,  qui  lui  fit  obtenir  un 
modique  bénéfice,  ayant  litre  de  prieuré  aux  environs  du  château. 


REVUE  DE  PARIS,  261 

Le  prieur  Ogier,  en  devenant  collaborateur  mystérieux  de  Balzac, 
avait  appris  à  estimer  fort  médiocrement  le  talent  de  son  maître; 
mais  en  revanche  ,  il  vouait  une  sorte  de  cuite  à  la  bergère  Alci- 
nadure,  et  enviait  le  sort  du  berger  plutôt  que  celui  de  l'écrivain. 
Une  rivalité  secrète  existait  donc  entre  Ogier  et  Balzac,  que  divi- 
saient aussi  leurs  prétentions  littéraires. 

—  Quelle  est  cette  Arthénice?  dit  Ogier  avec  un  trouble  auquel 
n'était  pas  étrangère  une  douce  espérance. 

—  C'est  une  déesse  sans  pareille  ,  répondit  Balzac  qui  s'en  fai- 
sait accroire  volontiers  à  lui-même  j  c'est  la  reine  des  cœurs  et 
des  esprits. 

—  Vous  avez  donc  donné  le  nom  d'Arthénice  à  la  divine  Alci- 
nadure?  reprit  tristement  Ogier,  qui  regrettait  de  n'avoir  plus 
de  reproches  à  faire  sur  l'inconstance  de  son  rival.  Mais  d'où 
vient  que  vous  lui  écrivez  de  la  sorte?  Les  réponses  doivent  être 
inimitables? 

—  Oui,  les  réponses  sont  au  delà  de  tout  ce  qu'ont  écrit  les  an- 
ciens et  les  modernes  ,  s'écria  Balzac  en  approchant  de  ses  lèvres 
un  sac  de  velours  brodé  d'or,  dans  lequel  étaient  renfermés  des 
papiers  :  Arthénice  à  le  génie  d'Aristole  et  le  style  de  Cicéron. 

—  En  vérité,  qui  le  sait  mieux  que  moi!  dit  le  prieur  avec  com- 
ponction. Alcinadure  fera  tort  à  toutes  les  Saphos  de  l'anti- 
quité. 

—  Je  ne  vous  parle  pas  d'Alcinadure ,  reprit  Balzac  piqué  du 
quiproquo  ,  mais  d'une  divinité  inconnue  qui  reste  encore  cachée 
dans  un  nuage,  quoiqu'elle  se  révèle  assez  par  des  lettres  qu'on 
dirait  écrites  à  l'aide  (l'une  plume  Urée  de  l'aile  des  anges. 

—  Ah  !  monsieur  de  Balzac ,  avez-vous  le  cœur  de  trahir  votre 
souveraine  !  murmura  Ogier,  qui  cherchait  à  dissimuler  sa  joie  et 
qui  s'indignait  pour  tant  de  voir  une  autre  femme  préférée  à 
Mlle  de  Chenillac.  Ainsi  donc  ,  vous  renoncez  à  la  dame  de  vos 
pensées  ,  à  l'objet  de  votre  amour... 

—  Relisez  ceci ,  mon  petit  prieur,  interrompit  Balzac  qui  ne 
voulut  pas  en  venir  à  cette  explication  délicate  vis-à-vis  d'un 
subalterne ,  et  admirez  derechef. 

—  J'admire  comme  la  trahison  est  mal  secondée  par  l'ortho- 
graphe ,  dit  le  prieur,  qui  sourit  malignement  en  parcourant  des 
yeux  la  lettre  qu'on  lui  avait  remise. 

—  Eh  quoi  !  mon  ami ,  l'orthographe  n'est  pas  ce  qu'elle  doil 


262  REVUE  DE  PARIS. 

être  ?  répliqua  modestement  Balzac  :  j'ai  recopié  dix  fois  le 
brouillon. 

—  Apollon  ,  qui  est  fidèle  aux  neuf  muses ,  vous  punit  de  votre 
inconstance  en  vous  ravissant  la  faculté  de  l'orthographe. 

—  Ogier,  puisque  vous  avez  mon  secret,  tirez-moi  une  belle 
copie  de  cette  lettre  ,  que  j'ai  hâte  d'envoyer  à  qui  l'attend? 

—  Moi,  tremper  dans  ce  complot  détestable!  Non,  monsieur, 
je  me  brûlerais  la  main  comme  Mulius  Scevola ,  plutôt  que  de 
toucher  la  plume. 

—  Holà  !  monsieur  le  prieur,  vous  le  prenez  sur  un  ton  bien 
superbe!  s'écria  Balzac  qui  s'étonnait  qu'on  lui  résistât  en  face. 

—  Monsieur,  je  vous  jure  que  je  n'écrirai  rien  qui  soit  au  pré- 
judice de  Mlle  de  Chenillac. 

—  Je  vous  y  forcerai,  maître  Ogier;  car  vous  êtes  à  mon  ser- 
vice et  nullement  à  celui  de  Mlle  de  Chenillac. 

—Vous  vous  trompez,  monsieur.  Je  suis  votre  secrétaire,  j'y 
consens;  mai»  j'étais  auparavant  l'esclave  de  la  divine  Alci- 
nadure. 

—  Soyez  l'esclave  de  qui  bon  vous  semblera,  maître  Ogier;  mais 
si  vous  refusez  de  m'obéir.  je  vous  congédierai  tout  à  l'heure. 

—  On  verra  ce  que  vous  saurez  faire  sons  mon  aide  ,  et  je  ne 
donne  pas  un  an  à  M.  Voilure  pour  vous  ôter  votre  ancienne 
renommée  ! 

—  Qu'est-ce  à  dire?  Ingrat  !  malavisé  !  triple  sot!  Allez-vous-en 
délier  les  cordons  des  souliers  de  M.  Voilure  ! 

—  J'irai,  puisque  vous  le  trouvez  bon,  lui  porter  la  plume  qui 
a  écrit  vos  plus  beaux  ouvrages  ! 

—Voilà  un  impertinent  faquin  !  Quelle  justice  faire  de  ce  gros- 
sier maçon  qui  s'attribue  la  gloire  des  œuvres  de  l'architecte  ! 

—  Cherchez  quelque  autre  qui  orne  votre  style  ,  enrichisse  vos 
idées  et  nettoie  vos  i'auîes  d'orthographe  ! 

—  Si  vous  dites  un  mot  qui  puisse  me  nuire  ,  je  vous  ferai  jeter 
en  un  cul  de  basse-fosse  pour  le  reste  de  vos  jours! 

—  Je  ne  vous  redemande  pas  mes  ouvrages  qui  ont  fait  figure 
dans  le  monde  sous  votre  nom  ;  mais  je  vous  défie  d'en  faire 
de  tels. 

— -  Monsieur  le  prieur  ,  vous  y  perdrez  votre  prieuré. 

—  Monsieur  de  Balzac  ,  vous  y  perdrez  davantage  ,  la  fortune 
du  nom  que  je  vous  ai  procuré  ! 


REVUE  DE  PARIS.  263 

—  Sors  de  ma  maison ,  méchante  vipère  que  j'ai  réchauffée  dans 
mon  giron  !  va-t-en  à  Paris  endosser  la  livrée  du  cardinal  et  grat- 
ter à  la  porte  de  l'Académie  ! 

—  Monsieur,  rendez  grâce  au  respect  que  je  garderai  éter- 
nellement pour  M.ile  de  Chenillac  5  c'est  lui  seul  qui  me  fermera  la 
bouche. 

—  Bon  !  déjà  le  petit  prieur  veut  s'amender  et  sollicite  son 
pardon  !  Mais  il  l'implorerait  à  deux  genoux  et  avec  les  tor- 
rents de  larmes  que  versa  saint  Pierre  pour  avoir  renié  notre 
Seigneur  Jésus-Christ,  je  n'excuserais  pas  l'attentat  de  ce  mauvais 
disciple 

— Non,  monsieur,  je  n'ai  que  faire  qu'on  m'excuse  ni  qu'on  me 
pardonne,  dit  Ogier,  qui  saisit  avec  joie  le  prétexte  de  redevenir 
libre.  Je  tâcherai  d'oublier  vos  traitements  malhonnêtes,  ainsi  que 
les  bons  offices  dont  vous  m'avez  si  durement  payé.  Je  n'ai  qu'un 
regret  en  partant,  c'est  de  laisser  dans  celte  maison  la  plus  char- 
manie  des  bergères  ,  que  vous  n'étiez  pas  digne  d'enflammer  ! 
Adieu,  monsieur  ;  je  vous  conseille  de  retourner  à  l'école  où  l'on 
enseigne  la  grammaire  et  l'orthographe. 

En  prononçant  cet  adieu  ironique,  le  prieur  Ogier  quitta  l'ap- 
partement pour  remonter  dans  le  sien  et  y  faire  les  apprêts  de 
son  départ.  Balzac,  qui  s'était  accoutumé  à  regarder  son  secré- 
taire comme  une  partie  indispensable  de  lui-même ,  se  trouva 
tout  élourdi  et  tout  perplexe  de  cette  brusque  rupture  à  laquelle 
rien  ne  l'avait  préparé;  sa  douleur  fut  plus  vive  lorsqu'il  arrêta 
ses  yeux  indécis  sur  la  lettre  dont  Ogier  avait  condamné  l'orthogra- 
phe: il  sentit  combien  serait  irréparable  pour  lui  la  perte  de  ce 
compagnon  de  travail,  sans  lequel  il  n'eût  pas  osé  mettre  la  main 
à  la  moindre  lettre  familière;  il  se  repentit  d'avoir  sacrifié  si  légè- 
rement le  dépositaire  de,  ses  secrets  et  le  soutien  de  sa  réputa- 
tion ;  il  fit  quelques  pas  pour  retenir  Ogier  quise  retirait  lentement  ; 
il  ouvrit  la  bouche  pour  le  rappeler,  il  lendit  Ihs  bras  pour  lui 
montrer  le  chemin  d'une  prompte  réconciliation  ;  mais  le  son 
d'une  cloche  détourna  le  cours  de  ses  idées.  C'était  le  signal  usité 
pour  annoncer  la  venue  d'un  étranger  qui  désirait  visiter  l'hôte 
célèbre  du  château. 

—  Monseigneur!  dit  un  grand  valet  d'écurie  qui,  affublé  d'une 
espèce  de  casaque  verte  et  coiffé  d'un  chapeau  à  plumes ,  restait 
debout  sur  le  seuil  de  la  porte  en  faisant  sonner  le  manche  de  sa 


264  REVUE  DE  PARIS. 

hallebarde  contre  le  carreau,  à  chaque  phrase  qu'il  accompagnait 
d'un  humble  salut. 

—  Qui  vient  céans.  Thibaut?  demanda  Balzac  et  exami- 
nant autour  de  lui  si  son  cabinet  présentait  un  aspect  assez  impo- 
sant. 

—  C'est  un  magnifique  carrosse  doré  ,  attelé  de  trois  chevaux 
blancs  ,  avec  un  cocher  chamarré  de  rubans  couleur  de  feu  et  un 
petit  laquais  vêtu  de  drap  d'argent. 

—  Vraiment  !  s'écria  Balzac  avec  un  air  épanoui  de  vanité  satis- 
faite ;  ce  doit  être  quelque  prince  qui  a  fait  le  voyage  rî'Angoulême 
exprès  pour  me  voir. 

—  Monseigneur,  faut-il  qu'il  entre?  Le  mènerai-je  d'abord  au 
salon,  ou  bien  dans  la  salle  ?  Quelle  robe  convient-il  de  vous  ap- 
porter ? 

—  Ma  robe  de  salin  orangé...  Non,  je  l'avais  mise  pour  recevoir 
M.  de  Condom  qui  en  fut  réjoui  ;  ça,  mon  habillement  de  taffetas 
flambé  ? 

Balzac  s'empressa  de  revêtir  ce  costume  étrange  qui  semblait 
emprunté  à  quelque  Zani  du  vieux  théâtre  italien,  et  il  demanda 
sérieusement  à  son  hallebardier  si,  en  pareil  équipage,  il  n'était 
pas  digne  de  paraître  devant  le  roi.  Thibaut ,  pour  toute  ré- 
ponse .  fit  deux  ou  trois  révérences  et  frappa  en  cadence  la 
hampe  de  sa  hallebarde.  Ensuite  ,  Balzac  ,  se  disposant  à 
paraître  de  la  manière  la  plus  solennelle  aux  yeux  du  visiteur 
inconnu  ,  s'établit  dans  son  grand  fauteuil ,  une  plume  sur  l'o- 
reille et  une  autre  plume  entre  les  dents  ,  avec  un  amas  de  gros 
volumes  pêle-mêle  à  ses  pieds  et  un  fouillis  de  lettre  éparses  sur 
son  bureau. 

Il  n'avait  pas  achevé  ces  préparatifs ,  qu'il  nommait  la 
toilette  de  l'écrivain  ,  lorsque  le  petit  laquais  de  drap  d'argent, 
que  Thibaut  avait  remarqué  derrière  le  carrosse ,  arriva 
dans  le  cabinet  ,  posa  un  genou  en  terre  et  remit  à  Balzac 
un  billet  fermé  d'un  énorme  cachet  de  cire  d'Espagne  et  de 
deux  lacs  de  soie  couleur  de  feu.  Balzac  coupa  la  soie  sans  briser 
le  cachet  qui  était  aux  armes  de  Richelieu  ;  il  lut  les  lignes  sui- 
vantes. 

«  L'aigle  de  Jupiter  enleva  dans  l'Olympe  le  beau  Ganimède; 
Arlhénice  n'a  pas  d'aigle  sur  lequel  on  puisse  compter  pour  un  plus 
glorieux  enlèvement  :  elle  envoie  donc  seulement  son  carrosse  à 


REVUE  DE  PARIS.  265 

M.  de  Balzac  en  le  priant  d'y  monter  pour  y  trouver  ce  qu'il  n'a 
pas  prévu.  On  se  sent  ailleurs  très-empressé  de  lui  ménager  une 
réception  digne  de  lui  .  quoiqu'on  ne  lui  promette  pas  l'Olympe 
où  fut  ravi  Ganimède  ;  mais  aussi  le  rôle  qu'il  jouera  ne  sau- 
rait consister  à  remplir- les  verres  des  dieux  et  des  déesses; 
le  chevalier  d'Arlhénice  doit  aspirer  à  de  plus  hautes  destinées: 
il  les  rencontrera  certainement,  s'il  a  l'audace  de  tenter  l'aven- 
ture. » 

Balzac  ,  ivre  de  joie  et  tremblant  d'impatience  ,  interrogea  le 
page  qui  ne  s'était  pas  relevé;  mais  celui-ci  répondit,  par  gestes, 
qu'il  était  prêt  à  conduire  le  chevalier  d'Arlhénice  dans  un  lieu  où 
il  en  apprendrait  davantage.  Balzac  insista  pour  obtenir  une  ré- 
ponse plus  explicite;  mais  le  rusé  laquais  indiqua,  en  pantomime, 
qu'il  n'avait  pas  autoritéde  parler.  Un  instant  de  réflexion  et  une 
seconde  lecture  de  la  missive  décidèrent  Balzac  à  suivre  le  messa- 
ger d'Ar  thénice  jusqu'à  ce  carrosse  qui  contenait  peut-être  l'en- 
chanteresse elle-même.  Les  glaces  du  carrosse  étaient  closes  et 
les  rideaux  tirés.  Balzac  ne  put  donc  rien  découvrir  dans  l'inté- 
rieur; le  page  abaissa  le  marche-pied,  enlr'ouvrit  la  portière,  et 
aida  Balzac  à  monterdansce  carrosse  qui  ne  justifiait  pas  la  pom- 
peuse description  que  Thibaut  en  avait  faite.  C'était  bien  un  car- 
rosse de  cour ,  mais  fort  délabré  et  misérable  à  voir  ,  malgré  le 
soin  qu'on  avait  pris  de  peindre  grossièrement  les  armoiries  de 
Balzac  sur  les  portières  et  d'habiller  ridiculement  le  cocher  qui 
usait  du  forretà  chaque  minute  pour  empêcher  ses  trois  rosses  ef- 
flanquées de  s'endormir  en  roule. 

Dès  que  Balzac  fut  dans  le  carrosse  ,  au  fond  duquel  se  tenait 
immobile  une  personne  qu'il  ne  distinguait  point  assez  pour  savoir 
si  c'était  un  homme  ou  une  femme  ,  la  portière  se  referma  tout  à 
coup  sur  lui,  et  le  carrosse  commença  de  rouler  en  cahotant, 
aussi  rapidement  que  les  chevaux  pouvaient  trotter  sous  l'action 
incessante  du  fouet  et  des  jurons  du  cocher.  Balzac  demeura  tel- 
lement interdit  de  celle  aventure  romanesque  et  tellement  préoc- 
cupé de  sa  bonne  fortune  ,  qu'il  ne  songea  pas  à  faire  résistance 
et  qu'il  tomba  sans  force  dans  la  voiture  ,  où  sa  main  se  meur- 
trit sur  la  garde  d'une  épée  :  ce  n'était  donc  pas  une  femme  qu'il 
avait  à  ses  côtés  ;  il  tourna  les  yeux  vers  son  compagnon  de 
voyage  et  aperçut ,  dans  l'ombre  où  ils  étaient  tous  deux,  une  fi- 
gure rébarbative  dont  les  longues  moustaches  elles  regards  fa- 

6  23 


266  REVUE  DE  PARIS. 

rouches  lui  causèrent  une  certaine  inquiétude  :  il  pensa  que  îes 
officiers  d'Arihénice  n'avaient  pas  à  coup  sûr  l'air  et  les  manières 
de  leur  maîtresse;  il  garda  un  moment  le  silence  pour  méditer 
l'exorde  de  son  discours. 

—  Monsieur,  dit-il  enfin  avec  émotion  ,  j'espérais  avoir  la  fa- 
veur de  voir  l'adorable  Arthénice  qui  se  dérobe  à  ma  vue  ,  ainsi 
que  Phœbé... 

—  Tous  la  verrez  .  seigneur,  reprit  le  personnage  mystérieux 
qui  riait  sous  sa  moustache;  recueillez-vous  pour  composer  votre 
comp'imenl... 

Balzac  allait  répondre  que  son  compliment  se  trouverait  tout 
fait  sur  le  visage  d* Arthénice,  quand  des  cris  lointains  et  son  nom 
répété  douloureusement  parmi  des  plaintes  de  femme  le  rame- 
nèrent au  souvenir  de  ce  qu'il  laissait  derrière  lui  :  MUe  de  Che- 
nillac,  revenant  des  champs  avec  ses  moutons  et  son  déguisement 
de  bergère,  s'était  fait  raconter  par  Thibaut  les  détails  de  cet  in- 
explicable enlèvement. 

PàclL.  Jacob  ,  bibliophile. 
(  La  suite  auprochain  numéro.  ) 


Critiqu*  £\ttévam. 


Satires  et  Poëmes, 

PAR  AUGCSTE  BARBIER. 

Parmi  les  âmes  droites  et  portées  au  bien  en  toutes  choses  ,  il 
en  est  qui ,  absorbées  par  l'accomplissement  de  leurs  devoirs  et 
par  l'attention  qu'elles  apportent  à  ne  blesser  en  rien  l'honneur 
et  la  vertu  ,  ne  s'occupent  du  monde  extérieur  que  du  moment 
où  ,  forcées  de  mêler  les  actes  de  leur  vie  aux  actes  des  autres  , 
elles  ont  besoin  d'un  coup  d'œil  plus  ferme  et  pius  soutenu  pour 
discerner  la  ligne  de  l'honnête  et  du  déshonnête.  Elles  n'appro- 
fondissent pas  ,  ne  cherchent  jamais  à  connaître  lescauses,  non 
par  indifférence  ,  mais  par  l'instinct  de  leur  nature  patiente  et 
résignée.  Quels  que  soient  l'injustice  des  hommes  ,  les  malheurs 
qui  les  frappent,  elles  acceptent  cette  destinée  comme  une 
chose  irrévocable.  Ne  s'élevant  que  rarement  à  des  conditions 
générales ,  elles  regardent  leurs  propres  infortunes  et  celles  dont 
elles  sont  témoins  comme  l'effet  de  circonstances  particulières 
qu'il  faut  subir  et  pour  lesquelles  il  n'y  a  d'autres  remèdes ,  d'au- 
tres consolations  que  la  patience  et  la  charité.  Ce  sont  des  exem- 
ples austères,  des  cœurs  vertueux  et  purs,  mais  cette  sévérité  de 
mœurs  ,  cette  vertu  intacte  n'est  utile  ,  à  proprement  parler  , 
qu'à  elles-mêmes  ,  ou  du  moins  «  la  sphère  où  elles  répandent 
les  doux  rayons  de  leur  bonté  est  étroite  et  circonscrite.  D'ail- 
leurs, ces  bienfaits  dont,  à  la  vérité  ,  elles  sont  prodigues,  ces 
conseils  que  donne  à  tous  une  vie  sans  reproche, ne  durent  qu'un 
certain  temps  et  meurent  avec  l'individu.  Les  personnes  qui 
les  entourent  sont  seules  initiées  à  leurs  modestes  vertus  ,  et  on 
les  oublie  quand  elles  ont  cessé  d'agir. 


968  REVUE  DE  PARIS. 

D'autres  âmes  au  contraire  ,  et  nous  avouons  que  pour  celles- 
là  nous  avons  plus  de  sympathies ,  n'ont  pas  assez  de  suivre  les 
préceptes  qu'une  heureuse  nature  leur  a  enseignés;  le  mal  ne  les 
frappe  pas  seulement ,  mais  il  les  révolte.  Elles  refusent  de  croire 
qu'il  n'y  ait  pas  de  remèdes  à  toutes  les  douleurs,  aux  souffrances 
du  corps  comme  a  celles  de  l'esprit.  Elles  pensent  qu'jl  faut  se 
plaindre,  qu'il  faut,  non  pas  absoudre  le  méchant,  mais  l'ac- 
cuser, et  ,  comme  dit  Alceste  ,  avoir  pour  lui  des  haines  vigou- 
reuses. Le  mal  a  plus  souvent  sa  cause  dans  l'homme  que  dans 
les  circonstances  et  dans  les  choses.  On  doit  dénoncer  devant  le 
monde  celui  qui  cherche  son  bonheur  aux  dépens  de  ses  sembla- 
bles ,  et  tout  abus,  suivant  nous,  appelle  une  loi  qui  le 
fasse  disparaître  ,  ou  d'énergiques  récriminations.  Là  où 
n'atteint  pas  la  force  civile ,  il  faut  avoir  recours  à  la  force 
morale  ;  il  faut  soulever  l'indignation  de  tous  contre  les 
criminels ,  troubler  leur  repos ,  et  s'il  se  peut ,  leur  ar- 
racher les  victimes.  Ce  n'est  pas  une  réparation  immédiate  du 
mal  qui  a  été  commis  ,  mais  on  en  prépare  la  vengeance  ;  on 
montre  la  blessure  que  d'autres  seront  appelés  à  guérir.  Vousn'ar- 
rachez  pas  1rs  armes  aux  méchants  ,  parce  que  la  force  est  de  leur 
côté  ,  mais  vous  prévenez  les  gens  de  bien  ,  et  peu  à  peu  tout  ce 
qu'il  y  a  d'honnête  au  monde  ,  voyant  d'où  vient  une  partie  delà 
misère  humaine  ,  réunira  ses  efforts  contre  une  troupe  impie,  et 
la  victoire  sera  facile.  C'est  ainsi  que  tout  se  fait  sur  la  terre,  et 
bien  que  la  multitude  paraisse  souvent  demeurer  sourde  aux 
plaintes  de  ceux  qui  souffrent  .il  ne  faut  pas  se  décourager,  mais 
frapper  toujours  à  ces  oreilles  paresseuses. 

M.  Auguste  Barbier,  de  tous  ceux  qui,  dans  ce  siècle,  ont  suivi 
la  voie  que  nous  venons  d'indiquer,  est  le  plus  énergique  et  le 
plus  véhément.  Nul  n'a  mieux  senti  que  lui  ce  qu'il  y  a  d'immoral, 
de  triste  ,  de  honteux  ,  dans  notre  civilisation.  11  a  mis  le  doigt 
sur  toutes  les  blessures  ,  proclamé  toutes  nos  misères ,  flétri  tous 
nos  vices.  Plein  d'amour  pour  le  bon  et  pour  le  beau  ,  il  relève 
leurs  statues  et  les  défend  contre  les  profanations.  C'est  lui  qu'on 
attaque  en  elles  ;  c'est  pour  elles  qu'il  usera  jusqu'à  ses  dernières 
flèches.  Quel  plus  beau  rôle  que  celui-là  !  quel  sujet  peut  prêter 
de  plus  nobles  inspirations  à  la  muse  ! 

M.  Barbier  débuta  ,  dans  la  Revue  de  Paris,  par  un  chef- 
d'œuvre  .  la  Curée.  Ce  cri  d'indignation  profonde,  cet  hymne 


REVUE  DE  PARIS.  269 

d'une  beauté  si  imprévue  et  si  saisissante,  donnèrent  à  l'écrivain 
une  réputation  que  d'autres  n'acquièrent  qu'à  force  délivres. 
Mais  s'il  y  eut  du  bonheur  et  de  l'éclat  dans  celte  gloire  soudaine, 
il  s'y  joignit  l'inévitable  danger  de  rester  au-dessous  de  son  œu- 
vre. On  reconnut  bientôt  combien  le  talent  du  poëte  élait  à  l'é- 
preuve de  ce  péril ,  et  les  ïambes  ,  qui  parurent  quelque  temps 
après,  vinrent  confirmer  le  talent  de  l'auteur  et  comme  élayer 
cet  édifice  hardi  qu'il  avait  bâti  d'un  seul  coup.  Il  était  évident, 
du  reste  ,  qu'à  l'époque  de  la  Curée  il  était  mûr  pour  la  poésie; 
il  avait  déjà  assez  d'expérience  des  choses  ,  et  le  vice  l'avait  assez 
souvent  blessé,  pour  que  la  direction  de  son  talent  fût  bien  déter- 
minée. Le  sentiment  qui  dicta  la  Curée  ne  fut  pas  la  première  in- 
tuition du  mal  pour  M.  Barbier;  mais  cette  ignoble  avidité  des 
vainqueurs  excita  chez  lui  une  telle  horreur  ,  que  la  forme  et  la 
pensée  s'entraînèrent  l'une  et  l'autre  et  se  complétèrent  mutuel- 
lement. La  forme  resta  la  même  pour  tout  le  livre  ;  la  pensée  ,à 
ce  qu'on  prétendit ,  changea  souvent.  On  reprocha  aux  ïambes 
de  n'avoir  été  composés  dans  aucun  système,  d'attaquer  tour  à 
tour  la  bourgeoisie  ,  la  cour  et  le  peuple ,  la  liberté  comme  la  ty- 
rannie. On  jugea  comme  un  homme  politique  celui  qui  n'était  que 
poëte.  Sous  un  gouvernement  représentatif,  qui  laisse  toute  li- 
berté à  la  parole  ,  chaque  fait  peut  se  débattre.  Or,  quand  tous 
les  pouvoirs  ont  leur  action  ,  tous  les  pouvoirs  peuvent  se  trom- 
per et  manquer  à  leurs  devoirs.  Le  droit  du  poëte  ,  de  celui  sur- 
tout qui ,  passionné  pour  le  bon  et  pour  le  beau,  attaque  l'erreur 
et  le  vice  ,  là  où  ils  se  trouvent ,  n'exige-t-il  pas  une  latitude  in- 
finie. 11  s'en  prend  aux  hommes,  et  non  pas  à  telle  ou  telle  classe. 
On  doit  être  bien  sûr  d'ailleurs  que  là  où  son  regard  rencontrera 
moins  de  corruption  ,  la  bonté  de  son  cœur  l'entraînera  comme 
à  son  véritable  asile. 

Malgré  le  succès  de  la  Curée,  que  n'avaient  pu  arrêter  un  seul 
instant  ni  les  intérêts  qu'elle  blessait,  ni  la  nouveauté  de  la  forme 
dont  s'était  servi  l'auteur,  il  crut  devoir  au  public  un  exorde  et 
comme  une  explication  de  son  livre.  Plus  tard  ,  dans  Il  Pîanto, 
on  retrouve  une  pièce  consacrée  à  prouver  que  ce  n'est  point  par 
plaisir  que  le  poëte  met  à  nu  toutes  les  plaies  honteuses  de  l'hu- 
manité ;  qu'il  voudrait  bien  comme  d'autres  vivre  doucement ,  et 
ne  voir  que  le  beau  côté  du  monde  ;  mais  que  son  cœur  le  force 
à  dire  ce  qu'il  pense  ,  et  à  suivre  la  roule  que  Dieu  lui  a  tracée. 

23. 
I 


270  REVUE  DE  PARIS. 

Pourquoi  s'excuser  ainsi  ?  Il  y  a  des  gens  peut-être  assez  aveu- 
gles ou  assez  faux  pour  l'accuser  d'hyperbole  ;  mais  c'est  un 
vice  de  plus  à  désoiler  que  cette  froide  indifférence  ,  ou  plutôt 
cette  infâme  duplicité,  qui  consiste  à  nier  le  mal  dont  elle 
profite.  Au  reste  ,  la  permission  une  fois  accordée  ,  la  satire  de- 
vient tellement  rude  et  vive  ,  qu'il  est  vraiment  impossible  de  se 
plaindre. 

Perdant  l'intervalle  qui  s'écoula  entre  la  publication  des  ïambes 
et  de  la  Curée.  Paris  présenta  un  terrible  spectacle.  Ce  gouver- 
nement nouveau  ,  qui  cherchait  à  s'asseoir  ,  obligé  de  faire  face 
aux  ennemis  du  dehors ,  aux  ennemis  du  dedans  ;  ces  émeutes 
incessantes ,  ces  orageuses  discussions  où  tout  le  monde  prenait 
part .  parlaient  trop  haut  à  l'imagination  de  M.  Barbier  pour  qu'il 
ne  s'en  emparai  point.  Dans  des  temps  aussi  incertains  ,  aussi 
ballottés ,  l'égoïsme  ,  la  peur,  l'ambition  ,  se  montrent  à  décou- 
vert :  on  oublie  de  se  draper,  ou  la  violence  de  l'orage  enlève  les 
voiles  à  la  honte.  C'est  le  moment  des  apostasies,  des  intrigues 
effrontées,  des  bassesses  et  des  flatteries.  Les  ïambes  en  con- 
serveront le  souvenir  comme  les  satires  de  Juvénal  nous  donnent 
la  mesure  de  son  siècle.  Ces  poésies  sont  donc  presque  toutes  po- 
litiques ,  et  elles  suivent ,  en  quelque  sorte  ,  la  marche  dvs  cir- 
constances. Il  y  a  trois  ou  quatre  pièces  ,  l'une  adressée  au  R;re, 
l'autre  à  Dante  .  une  troisième  à  l'Ennui;  enfin  une  dernière  in- 
titulée :  Desperatio  ,  qui  sortent  seules  de  ce  cadre  ,  et  qui  ne 
découlent  pas  d"  la  durée.  Partout  ailleurs  la  scène  se  passe,  pour 
ainsi  dire ,  sur  la  place  publique ,  et  le  poète  ne  met  en  cause  que 
les  passions  et  les  souillures  dont  elle  a  été  témoin. 

Dans  cette  revue  des  lâchetés  de  notre  âge ,  il  était  impossible 
de  pousser  plus  loin  l'énergie  et  la  vérité  des  peintures.  On  sent 
combien  il  a  fallu  lie  haine  du  mal  ,  de  colère  et  d'indignation  , 
pour  suffire  à  cette  glorieuse  attaque  contre  nos  débordements. 
Il  n'y  a  ni  repos,  pi  langueur  dans  la  lutte.  Le  vice  est  tenace, 
mais  le  poète  ne  l'est  pas  moins  ;  et ,  plein  de  confiance  en  lui- 
même  ,  il  ne  s'effraie  pas  du  nombre  de  ses  adversaires  ,  et  trou- 
vera pour  tous  de  nouvelles  armes,  instruments  de  ses  triomphes. 
L'ïambe  ,  cette  forme  acerbe  ,  qu'André  Chénier  avait  designée 
aux  satiriques  ,  prend  dans  les  mains  de  M .  Barbier  une  force  in- 
connue. Elle  est  boiteuse  comme  Isémésis  et  implacable  aussi 
comme  elle.  Le  vers  monte  et  se  reiève  par  degrés  sans  fin ,  jus- 


REVUE  DE  PARIS.  271 

qu'au  moment  où  l'anathême  éclate  sur  le  front  du  coupable. 

La  forme  des  ïambes  suivit  la  pente  naturelle  de  la  pensée 
qu'elle  était  appelée  à  revêtir.  On  a  fait  un  crime  à  l'auteur  de 
certaines  expressions  que  l'on  a  trouvées  trop  franches  et  trop  li- 
bres. Il  était  difficile  cependant  que  la  pensée  fût  juste  sans  que  la 
forme  le  fût,  et  dans  une  grande  émotion  ,  dans  un  moment  où 
l'on  maudit  le  vice  ,  celui  qui  choisirait  ses  mots  ne  persuaderait 
guère.  Les  vicieux  ne  p  uvenl  réclamer  contre  une  parole,  eux 
qui  ne  rougissent  pas  de  l'action.  Les  hommes  de  bien  ne  ver- 
ront dans  ces  vers  sincères  que  le  cri  d'une  àme  profondément 
navrée  sans  danger  pour  le  cœur ,  et  nommant  les  choses  des 
noms  qui  ont  été  créés  pour  elles.  D'ailleurs  Perse  et  Juvénal , 
et ,  plus  près  de  nous ,  Gilbert  ,  avaient  absous  d'avance  leur 
successeur;  et  il  suffisait  de  rappeler  ces  noms  illustres  pour  dé- 
fendre une  muse  qui  ne  cesse  partout  d'accuser  l'impudeur  et 
l'immoralité. 

Après  les  ïambes  ,  parut  II  Pianlo.  Ce  nouveau  poème  ,  qui 
faisait  pour  l'Italie  ce  qui  avait  été  fait  pour  la  France  ,  déploya 
la  même  énergie  et  la  même  élévation.  La  misère  de  l'Italie  est 
peut-être  encore  plus  profonde  que  la  nôtre ,  puisqu'elle  connaît 
tous  les  malheurs  de  l'esclavage  sans  jouir  des  bienfaits  de  la  li- 
berté. D'aideurs  partout  des  ruines,  du  silence  ,  de  l'oubli;  par- 
tout le  spectacle  d'une  nation  appauvrie  ,  écrasée  sous  une  force 
étrangère  ,  et  désespérant  elle-même  de  son  salut.  La  mort  a 
triomphé  ,  s'écrie  le  poêle  : 

La  mort  !  la  mort  ï  elle  est  sur  l'Italie  entière  ! 
L'Italie  est  toujours  à  son  heure  dernière  ; 
Déjà  sa  tête  antique  a  perdu  sa  beauté, 
Et  son  cœur  de  chrétienne  est  froid  à  son  côté... 

Tout  le  livre  est  plein  de  cette  pensée  :  l'art ,  la  foi ,  la  liberté  , 
l'amour,  tout  meurt ,  tout  s'en  va.  Le  poème  est  divisé  en  quatre 
chants  :  CampoSanto,  Campo  Faccino,  Chiaia  et  Bianca. 
Entre  chacun  de  ces  chants  sont  placés  trois  sonnets  ,  dédiés  aux 
peintres  et  aux  musiciens  d'Italie.  C'est  là  une  belle  ordonnance, 
et  qui  donne  un  relief  infini  à  la  pensée.  11  est  bon  d'introduire 
dans  la  poésie  un  peu  plus  d'ordre  qu'on  n'en  met  de  nos  jours. 
Kous  ne  voulons  pas  limiter  le  caprice  du  poêle,  mais  il  nous 


272  REVUE  DE  PARIS. 

semble  qu'il  ne  peut  que  gagner  à  une  exposition  plus  savanle 
et  plus  régulière. 

Le  Campo  Santo  fut  inspiré  par  un  tableau  d'Orcagna  ,  et  l'on 
ne  peut  trop  louer  la  fidélité  et  l'intelligence  de  cette  reproduction. 
On  peut  dire  que  l'œuvre  du  peintre  a  été  l'occasion  du  Pianto , 
et  qu'elle  en  a  fourni  la  philosophie.  Une  fois  le  principe  vérifié 
et  posé,  on  n'en  pouvait  tirer  de  plus  belles  conséquences.  Nous 
n'essaierons  pas  d'expliquer  notre  admiration.  La  beauté  du 
poème  est-elle  dans  celle  chaleur  d'âme ,  dans  la  magnificence 
des  images,  dans  la  noble  tristesse  qui  est  partout  empreinte? 
c'est  ce  que  nous  ignorons.  Mais  tout  homme ,  parmi  les  ouvra- 
ges d'une  même  main  ,  porte  à  l'un  d'eux  plus  d'amour,  et  nous 
c'est  le  Pianto  que  nous  lisons  sans  cesse.  Cette  forme  rude  et 
sauvage  ,  qui  a  subi  l'influence  italienne  ,  ces  chers  objets  aux- 
quels s'adresse  le  poète,  le  parfum  que  jettent  sur  les  vers  les 
noms  et  les  souvenirs  .  toutes  ces  choses  réunies  nous  entraînent 
et  nous  séduisent.  Quoi  de  plus  beau  que  ce  dialogue  entre  Sal- 
vator  et  le  pécheur  ? 

Heureux  ,  heureux  pêcheur  !  il  te  reste  la  mer, 

Une  plaine  aussi  bleue  ,  aussi  large  que  l'air  ; 

Comme  un  aigle  lassé  de  son  aire  sauvage, 

Quand  le  souffle  de  l'homme  a  terni  ton  visage, 

Lorsque  la  terre  infecte  a  soulevé  tes  sens  , 

Tu  montes  sur  ta  barque  ,  et  de  tes  bras  puissans 

Tu  cours  au  sein  des  flots  laver  ta  plaie  immonde; 

La  rame  en  quatre  coups  te  fait  le  roi  du  monde. 

Là  ,  tu  lèves  le  front  ;  là  ,  d'un  regard  vermeil , 

En  homme  saluant  la  face  du  soleil , 

Tu  jettes  tes  chansons  ;  et  si  la  mer  écume  , 

Si  le  bruit  de  la  terre  avec  son  amertume 

Te  revient  sur  la  lèvre,  au  murmure  des  flots, 

Tu  peux,  sans  crainte  encor,  murmurer  tes  sanglots. 

Mais  nous,  mais  nous  ,  hélas  !  habitants  de  la  terre 

11  faut  savoir  souffrir,  mendier  et  nous  taire! 

11  faut  de  notre  sang  engraisser  les  abus, 

Des  fripons  et  des  sots  supporter  les  rebuts  ; 

11  faut  voir  aux  clartés  de  la  pure  lumière 

Des  choses  qui  feraient  fendre  et  crier  la  pierre. 

Puis  ,  dans  le  creux  des  doigts  ,  enfermer  avec  soin 

Son  amc ,  et  s'en  aller  gémir  en  quelque  coin  ; 


REVUE  DE  PARIS.  273 

Car  la  plainte  aujourd'hui  nous  mène  au  précipice  5 
Aux  doux  épanchements  le  sol  n'est  point  propice  ; 
Notre  terre  est  infâme  ,  et  son  air  corrupteur 
Sur  deux  hommes  causants  enfante  un  délateur, 


N'y  a-l-il  pas  là  quelque  chose  d'homérique  ,  de  tout  à  fait  inu- 
sité dans  notre  poésie?  Le  vers  marche  à  grands  pas  ;  son  allure 
est  ferme  ,  précise ,  indépendante.  Il  a  parfois  toute  la  grâce  an- 
tique, sans  rien  perdre  de  sa  vigueur.  N'esl-il  pas  évident  du 
reste  que  Ton  en  vient  là ,  dès  qu'on  se  sert  du  mol  propre.  Où  la 
forme  sera  vraie,  toutes  les  qualités  du  style  se  rencontreront. 
A  la  suite  des  quatre  chants  dont  nous  avons  parlé,  viennent 
quelques  vers  dans  lesquels  le  poète  compare  l'Italie  à  Juliette 
mise  au  tombeau  et  ressuscitée.  C'est  comme  un  vœu  pour  la 
mère  de  l'art ,  pour  celle  patrie  adoptive  des  amants  du  beau. 
Il  n'est  pas  possible  que  l'Italie  reste  toujours  aux  mains  des 
barbares,  et  de  quelque  pari  que  vienne  sa  délivrance  ,  elle  sera 
saluée  par  tous  ceux  que  touchent  les  grandes  gloires  et  les 
grandes  infortunes. 

Dans  le  nouveau  poëme  qu'a  publié  dernièrement  la  Revue  des 
deux  Mondes,  nous  sommes  transportés  en  Angleterre.  Il  y  a 
peu  de  différence  entre  les  vices  de  nos  voisins  et  les  nôtres. 
Ils  naissent  de  la  même  civilisation  ,  du  même  égoïsme ,  de  l'a- 
mour de  l'or  aussi  fort ,  aussi  général  dans  l'un  ou  dans  l'autre 
pays.  Bien  des  vers  ,  bien  des  strophes  tout  entières  nous  sont 
applicables  ,  et  si  nous  ne  sommes  pas  encore  au  même  niveau  , 
cela  sera  bientôt  fait  du  pas  dont  nous  allons.  La  prostitution 
dévorera  bientôt  autant  de  malheureuses  à  Paris  qu'à  Londres; 
la  Seine  ne  reçoit  pas  moins  de  désespérés  que  la  Tamise  ,  et  le 
poêle  eût  pu  entendre  dans  nos  fabriques ,  dans  ces  usines  où 
tant  de  pauvres  gens  usent  leur  vie  ,  les  chants  magnifiques  qu'il 
a  mis  dans  la  bouche  des  ouvriers  anglais.  Il  y  a,  en  France  et 
en  Angleterre,  les  mêmes  passions  en  jeu  ,  les  mêmes  malheurs, 
les  mêmes  abus  à  réformer.  Nous  adorons  tous  le  veau  d'or,  et 
quant  au  Spleen,  il  se  naturalise.  Nous,  qui  ne  connaissons 
l'Angleterre  que  par  ses  livres  et  ses  journaux  ,  nous  ne  pouvons 
affirmer  que  M.  Barbier  ait  dénoncé  tout  ce  qui  s'y  passe  de 
honteux  et  d'affligeant ,  mais  ,  sous  le  point  de  vue  général,  il 
n'a  fait  grâce  à  aucune  des  corruptions  avouées  ou  secrètes  dont 


274  REVUE  DE  PARIS. 

la  société  est  souillée.  I!  s'est  opéré  cependant  un  changement 
dans  l'esprit  de  l'auteur.  Il  n'a  pas  moins  d'horreur  pour  le  vice, 
mais  la  philosophie  lui  a  montré  que  l'homme  n'a  pas  toute  sa 
liberté  et  qu'il  est  souvent  sous  l'empire  des  choses.  Dans  la  pièce 
intitulée  le  Minotaure  ,  le  poëte  met  en  scène  ces  pauvres  filles 
que  la  pauvreté,  l'amour,  la  vanité,  ont  jetées  dans  le  crime, 
moins  coupables  que  ceux  qui  les  ont  perdues,  et  rachetées  de 
leurs  fautes  par  les  souffrances  inouies  dont  on  les  abreuve. 
Bien  que  le  siècle  soit  à  la  tolérance,  et  que  ceux  mêmes  qui 
n'en  connaissent  que  le  nom  fassent  parade  d'une  vertu  qu'ils 
n'ont  jamais  eue,  il  y  a  quelque  courage  à  chercher  dans  l'im- 
moralité son  excuse  et  son  côté  digne  de  pitié.  C'est  un  éloge 
que  M.  Barbier  mérite  à  tous  égards,  de  n'avoir  jamais  reculé 
devant  sa  conscience  et  de  s'être  débarrassé  de  tout  faux-fuyant 
et  de  toute  hypocrisie. 

La  forme  s'est  aussi  quelque  peu  modifiée  dans  Lazare,  en 
ce  sens  qu'ayant  à  retracer  des  tableaux  analogues  à  ceux  des 
ïambes  ,  elle  a  gardé  quelque  chose  d'élégiaque  ,  quelque  chose 
de  la  mélancolie  du  Pianto.  Il  y  a  même  une  petite  pièce ,  les 
Belles   Collines  d'Irlande,  qui  est  comme  un  pendant  de  la 
première  égloguede  \ivgi\e.U Hymne  à  la  Nature,  X 'Épilogue, 
et  ça  et  là  de  belles  et  touchantes  parties,  expriment  ce  sentiment 
d'une  âme  qui  tourne  à  une  douleur  plus  tendre  et  plus  rêveuse. 
Ces  trois  poèmes ,  dont  nous  avons  essayé  de  donner  une  idée 
viennent  d'être  réunis  en  un  volume  ,  et  chacun  d'eux  ne  pourra 
que  gagner  à  cet  ensemble.  Quelle  que  soit  la  route  que  suivra 
désormais  l'auteur  ,  qu'il  continue  son  rôle  de  satirique  ,  ou  qu'il 
l'abandonne  ,  comme  pourrait  le  faire  craindre  celte  publication 
complète  de  ses  œuvres ,  M.  Barbier  aura  des  droits  incontesta- 
bles à  l'estime  et  à  l'admiration  de  tous  ceux  qui  aiment  à  trouver 
réunis  la  morale  et  l'art.  Ce  qu'il  a  fait  répond  de  ce  qu'il  peut 
faire.  Qu'il  n'abandonne  pas  la  lutte  ;  il  y  a  trop  peu  de  combat- 
tants comme  lui,  et  quoiqu'il  ait  payé  plus  que  sa  dette  ,  les  op- 
primés dont  il  a  pris  la  défense  ont  encore  besoin  de  lui.  Au  reste, 
si  cette  fantaisie  à  laquelle  tout  poète  doit  obéir  le  porte  ailleurs, 
l'art  au  moins  n'y  perdra  rien,  et  les  sonnets  du  Pianto  ,  les 
descriptions  dont  ce  beau  poème  est  orné,  les  images  brillantes, 
tout  cet  éclat  enfin  qui  est  répandu  dans  les  œuvres  de  M.  Barbier, 
nous  est  un  sûr  garant  pour  l'avenir.  E.  B. 


REVUE  DE  PARIS.  275 


Notice  sur  Jeanne  il* Arc» 

PAR  M.  MICHACD  DE  L'ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

Malgré  les  contradictions  singulières  des  historiens  qui  ont 
écrit  la  vie  de  Jeanne  d'Arc  ,  malgré  le  mystérieux  voile  dont  sa 
mémoire  a  été  entourée  jusqu'à  nos  jours  ,  on  sait  à  quoi  s'en  te- 
nir à  celte  heure  sur  la  vierge  de  Domremy.  Les  fables  absurdes 
de  ses  ennemis ,  si  longtemps  accréditées ,  n'ont  p'us  qu'une  va- 
leur de  curiosité  fort  médiocre.  Monslrelet  et  Duhàlland  ,  relé- 
gués dans  le  coin  le  plus  poudreux  des  bibliothèques ,  partagent 
aujourd'hui  l'obscurité  d'Amelgard  et  d'Edmond  Richer  ,  les  dé- 
fenseurs de  Jeanne  ,  qui ,  par  une  fatalité  digne  de  remarque  , 
n'obtinrent  jamais  la  publicité  pour  leurs  écrits.  Rien  que  ces 
deux  derniers  historiens ,  à  nos  yeux  ,  aient  poussé  l'excès  d'une 
admiration  naïve  aussi  loin  que  leurs  antagonistes  l'excès  de  la 
calomnie,  nous  insistons  ,  cependant,  sur  la  préférence  officielle 
accordée  à  Monslrelet  et  à  Duhailland,  parce  qu'elle  nous  semble 
une  nouvelle  preuve  de  l'injustice  dont  les  existences  glorieuses 
sont  souvent  victimes,  et ,  en  même  temps,  une  explication  par- 
faite du  ridicule,  pour  ne  pas  dire  plus,  qui  a  couvert  trop  long- 
temps le  nom  de  Jeanne  d'Arc. 

A  cette  heure  ,  nous  le  répétons ,  l'opinion  est  généralement 
faite  sur  la  Pucelle  d'Orléans.  Aussi  éloignés  de  Mézerai  que  de 
l'auteur  du  Dictionnaire  Philosophique ,  les  hommes  sérieux 
sont  arrivés  à  comprendre  qu'il  nVsi  point  indispensable  devoir 
dans  Jeanne  d'Arc  une  sainte  ou  une  sorcière  de  mauvaise  vie. 
Ils  ont  senti ,  à  l'exemple  d'Estienne  Pasquier,  que,  dégagée  des 
mensonges  ,  favorables  ou  non,  dont  les  écrivains  contemporains 
l'avaient  environnée ,  l'histoire  de  Jeanne  d'Arc  n'en  est  pas 
moins  pleine  d'intérêt  et  marquée  au  coin  d'un  cachet  merveilleux. 
Sans  s'inquiéter  si  Lingard  ,  malgré  la  tendance  catholique  de 
ses  idées  ,  est  plus  hostile  à  l'héroïne  que  le  scepticisme  de  M.  de 
Sismondi ,  on  reconnaît  avec  bonne  foi  l'exagération  des  deux 
écoles  historiques  qui ,  depuis  le  xv«  siècle  ,  se  disputent  la  mé- 


276  REVUE  DE  PARIS. 

moire  de  la  Pucelle ,  et  l'on  y  substitue  enfin  une  tardive  impar- 
tialité. 

La  Notice  de  MM.  Michaud  et  Poujoulat  est  écrite  dans  le  sys- 
tème d'équitable  modération  dont  nous  parlons.  Aux  yeux  des 
deux  nouveaux  historiens,  Jeanne  d'Arc  est  tout  simplement  une 
jeune  fille  animée  d'une  foi  ardente  ,  simple  de  cœur,  fanalisée 
par  les  malheurs  de  son  pays  et  de  son  roi.  Quant  au  caractère 
divin  de  sa  mission  ,  Rflf.  Michaud  et  Poujoulat ,  tout  en  incli- 
nant à  voir  en  Jeanne  d'Arc  un  instrument  de  la  Providence  ,  re- 
fusent de  croire  à  ses  communications  directes  avec  le  ciel.  A 
propos  du  nom  de  vois  donné  par  Jeanne  elle-même  aux  messa- 
gers qu'elle  disait  recevoir  de  Dieu  .  MM.  Michaud  et  Poujoulat 
font  une  observation  très-judicieuse  :  cette  signification  indique, 
selon  eux,  «  qu'elle  entendait  les  messagers  célestes  plus  qu'elle 
ne  les  voyait.  »  Au  moypn  de  cette  interprétation  si  simple  et  si 
naturelle  ,  tout  s'explique.  Les  railleries  des  esprits  forts  s'éva- 
nouissent, en  même  temps  que  les  efforts  théologiques  des 
croyants.  Jeanne  d'Arc  demeure  ce  qu'elle  fut  en  effet  ,  une 
chaste  et  pieuse  créature,  dont  la  religieuse  exaltation  opéra  des 
prodiges. 

Est-ce  à  dire,  d'après  cela  ,  qu'il  faille  l'accuser  d'imposture 
pour  s'être  donnée  comme  une  femme  envoyée  du  ciel,  pour  s'être 
autorisée  de  saint  Michel ,  de  sainte  Marguerite  et  de  sainte  Ca- 
therine ,  qui .  disait-elle  ,  l'encourageaient  dans  de  fréquentes  ap- 
paritions ?  Non  sans  doute.  Jeanne  d'Arc  a  cru  entendre  ces  voix  , 
elle  les  a  entendues  ;  cela  est  certain.  Que  Ton  attribue,  cet  efft-t 
miraculeux  au  fanatisme  ou  à  la  folie,  peu  importe  !  Mais  si  Jeanne 
n'avait  pas  cru  fermement  accomplir  la  volonté  de  Dieu  .  si  elle 
n'eut  pas  eu  en  sa  mission  une  foi  sincère,  où  aurait-elle  pris  le 
courage  et  la  force  de  faire  ce  qu'elle  a  fait  ? 

Il  est  une  chose  incontestable  ,  c'est  que  si  la  France  ne  perdit 
pas  sa  nationalité  sous  le  règne  de  Charles  VII  ,  c'est  à  Jeanne 
d'Arc  qu'elle  le  doit.  Il  suffit  d'ouvrir  l'histoire  à  la  date  de  1429 , 
pour  s'en  convaincre. 

A  cette  époque  ,  la  France  ,  tourmentée  et  fatiguée  par  un  demi- 
siècle  de  guerres  civiles  ,  était  aux  abois.  Livrée  aux  prétentions 
rivales  des  Bout  guignons  et  des  Armagnacs  ,  envahie  aux  trois 
quarts  par  l'Angleterre  ,  il  semblait  impossible  qu'elle  pût  ne  pas 
succomber.  Déjà  ,  aidés  par  les  ducs  de  Bourgogne  et  de  Brela- 


REVUE  DE  PARIS.  277 

gne  ,  Belford  ,  Glocester  et  Salisbury  s'étaient  partagé  leur  con- 
quête. Les  batailles  de  Crevant  et  de  Yerneuil  avaient  terminé  , 
pour  ainsi  dire,  l'œuvre  commencée  en  1515  par  la  victoire  d'A- 
zincourt. 

D'un  autre  côté  ,  Charles  VII ,  retiré  à  Chinon  avec  le  petit  nom- 
bre de  sujets  qui  lui  étaient  restés  fidèles  ,  voyait  chaque  jour  la 
trahison  éclaircir  les  rangs  de  son  armée.  Peu  à  peu  il  en  avait 
été  réduit  à  se  servir  contre  ses  ennemis  de  troupes  étrangères, 
et  à  confier  le  succès  de  sa  cause  à  Douglas  ,  un  Écossais.  Décou- 
ragé par  des  défaites  continuelles,  il  avait  résolu  enfin  de  chercher 
un  asile  dans  le  Dauphin  .  abandonnant  aux  Anglais  un  royaume 
qu'il  ne  pouvait  plus  défendre.  Seule ,  la  ville  d'Orléans  tenait  en- 
core pour  lui  ;  mais  cette  résistance  courageuse  n'était ,  aux  yeux 
des  plus  clairvoyants,  que  le  dernier  effort  d'un  parti  impuissant 
et  perdu. 

C'est  alors,  c'est  à  ce  moment  suprême,  à  cette  heure  d'agonie 
pour  la  royauté  et  pour  la  France  ,  que  Jeanne  d'Arc  paraît  sur 
la  scène.  Peu  émue  de  l'imminence  du  péril ,  elle  promet  de  tout 
sauver.  On  refuse  d'abord  de  prêter  confiance  à  ses  paroles ,  mais 
elle  réussit  à  imposer  aux  plus  incrédules  par  la  conviction  qui 
l'anime  et  par  sa  fermeté .  Surpris  de  la  persistance  de  la  jeune 
fille  ,  curieux  ,  peut-être  ,  de  voir  la  fin  d'une  si  singulière  aven- 
ture ,  comme  lin  joueur  qui  hasarderait  un  coup  de  fantaisie  dans 
une  partie  désespérée,  Charles  VII  lui  accorde  ce  qu'elle  demande, 
c'est-à-dire  une  troupe  d'hommes  d'armes  pour  défendre  Orléans. 

A  peine  Jeanne  a-t-elle  pénétré  dans  Orléans  que  la  face  des 
choses  est  changée.  Les  Anglais ,  entendant  parler  d'une  guer- 
rière miraculeuse  ,  croient  le  ciel  déclaré  contre  eux.  Les  assié- 
gés ,  au  contraire  ,  ranimés  par  l'exemple  et  les  discours  de  la 
pucelle  inspirée  ,  redoublent  d'efforts  et  de  courage.  Trois  jours 
suffisent  à  Jeanne  pour  l'accomplissement  de  ce  qu'elle  a  promis. 
Au  bout  de  trois  jours  les  Anglais  lèvent  le  siège.  Jeanne  ne  s'en 
tient  pas  là.  Elle  entre  elle-même  en  campagne.  Elle  assiège  et 
prend  successivement  Jargeau  ,  Meun  et  Beaugency.  Ce  n'est  pas 
tout  encore.  Les  Anglais .  en  bataille  rangée,  ont  toujours  eu  la 
victoire;  elle  leur  livre  bataille  et  les  met  en  déroute  à  Patay.  Li- 
bre alors  de  conduire  le  roi  à  Reims  .  ainsi  qu'elle  l'avait  an- 
noncé ,  elle  l'y  conduit  en  effet ,  et  Charles  est  sacré  de  nouveau 
roi  de  France. 

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*78  REVUE  DE  PARIS. 

Après  le  sacre  de  Charles  VIT .  l'héroïne  veuf  retourner  humble- 
ment dans  le  village  où  elle  est  née  ;  cette  fois  c'est  le  roi  qui  la 
conjure  de  rester  avec  Irti.  La  jeune  victorieuse  objecte  vainement 
qu'elle  croilsa  mission  terminée;  Charles  VII  insiste  ,  et  Jeanne 
obéit.  Quelques  succès  nouveaux  couronnent  ses  armes,  mai?  ne 
réussissent  pas  a  rendre  à  Jeanne  une  confiance  qu'elle  n'a  plus. 
Bientôt  ses  tristes  pressentiments  se  réalisent.  Elle  tombe,  sous 
les  murs  de  Comniègne.  entre  les  mains  de  ses  ennemis,  qui, 
pour  se  laver  de  la  honte  d'avoir  été  vaincus  pan-  une  femme ,  la 
condamnent  lâchement  à  être  brû'ée  ;  comme  si  ce  ne  devait  pas 
être  là  pour  eux  une  honte  nouvelle,  et  plus  ineffaçable  que  l'au- 
tre! Dans  leur  soif  de  vengeance ,  les  juges  de  la  Pucelle  ,  moins 
cruels  encore  que  ridicules,  imaginent  de  l'accuser  de  sorcellerie, 
attentant  du  même  coupa  sa  vie  el  à  sa  gloire.  C'est  ainsi  que  les 
triomphes  de  Jeanne  d'Arc  passèrent  à  la  fois  pour  l'œuvre  de  Dieu 
el  pour  l'œuvre  de  Satan. 

Rien  n'est  plus  simple  à  expliquer  .  cependant,  sans  sortir  du 
cercle  des  idées  naturelles  .  que  les  triomphes  de  Jeanne  d'Arc.  Une 
fois  accepté  .  ce  qui  ne  sera  nié  par  personne  ,  que  la  volonté  hu- 
maine, arrivée  à  un  certain  degré  d'exaltation  et  de  fanatisme,  est 
une  force  d'autant  plus  active  el  puissante  qu'elle  se  communique 
et  se  crée  des  auxiliaires  dans  toutes  les  individualités  passives 
qui  l'environnent  ;  une  fois  admise  la  production  de  l'enthousiasme 
par  i'enlhousiasme  lui-même,  comme  la  flamme  produit  la  flamme, 
l'incroyable  élan  imprimé  par  la  Pucelle  d'Orléans  à  une  armée  dé- 
couragée se  conçoit  sans  peine,  et  la  série  de  ses  victoires  se  dé- 
roule ainsi  qu'un  écbeveau  dont  on  tient  le  fil. 

Quant  à  l'exaltation  de  Jeanne,  il  est  aisé  de  la  comprendre. 
Dans  son  enfance  .  Jeanne  avait  souvent  entendu  ,  à  la  veillée, ré- 
péter une  prophétie  populaire  qui  disait  :  Le  royaume  de  France, 
perdu  par  une  femme  ,  sera  sauvé  par  une  femme.  Déjà  la  moi- 
tié de  cette  prophétie  s'était  accomplie.  Isabeau  de  Bavière, 
épouse  adultère  et  mère  sans  entrailles  ,  avait  attiré  les  Anglais 
en  France.  Le  mauvais  ange  venu  ,  on  attendait  le  bon.  Quoi  de 
plus  simple  ,  alors ,  qu'une  jeune  fille,  en  cet  instant  désastreux 
où  les  femmes  et  les  enfants  partageaient  avec  les  hommes  les  pé- 
rils des  sièges  et  des  batailles,  ait  rêvé  d'être  la  libératrice  annon- 
cée !  Et  si ,  se  reportant  à  cette  époque  de  foi  sincère ,  l'on  songe 
qu'une  mission  divine  à  remplir  devait  être  le  plus  haulpoiDt  de 


REVUE  DE  PARIS.  279 

gloire  où  il  fût  possible  d'aspirer,  on  sentira  davantage  encore 
combien  l'idée  de  sauver  sa  patrie,  dès  qu'elle  fut  entrée  dans  le 
cœur  de  Jeanne  ,  dut  y  creuser  vile  et  profondément ,  et  l'on  ne 
s'étonnera  plus  ,  par  la  comparaison  avec  les  sacrifices  que  les 
moindres  ambitions  s'imposent,  que  Jeanne  se  soit  vouée  à  la  vir- 
ginité. Car  la  cbasteté  ,  pour  ceux  qu'anime  une  grande  pensée , 
n'est  pas  une  vertu  difficile.  Les  désirs  de  la  chair  s'allument  ou 
s'éteignent  en  raison  inverse  des  désirs  de  l'esprit.  A  défaut  de  la 
Pucelle  d'Orléans,  Newton  n'en  serait-il  pas  la  preuve  ?  Or,  quel 
culte,  celui  de  la  religion  ou  celui  de  la  science  ,  exerça  jamais 
sur  les  âmes  une  domination  plus  austère  et  compte  plus  de  mar- 
tyrs? Cette  seule  question  résout  victorieusement  tous  les  doutes 
ironiques  ,  sans  valeur  absolue  ,  du  reste,  qui  ont  essayé  d'atta- 
quer la  moralité  de  Jeanne  d'Arc. 

Maintenant ,  si  nous  nous  reportons  à  l'année  1429  ,  si  nous 
nous  plaçons  à  Orléans,  au  milieu  de  ces  hommes  dont  le  courage 
est  abattu  par  les  défaites ,  mais  que  l'honneur  et  la  piété  sou- 
tiennent encore,  nous  comprendrons  quelle  révolution  soudaine 
dut  s'opérer  en  eux  à  L'apparition  de  cette  jeune  fille  qui  promet, 
au  nom  du  Dieu  dont  elle  se  dit  l'envoyée  ,  des  victoires  pro- 
chaines et  un  triomphe  complet.  N'est-ce  pas  dans  les  circonlan- 
ces  extrêmes  que  le  cœur  est  le  plus  ouvert  à  la  confiance  et  le 
plus  prêt  à  rêver  l'impossible  ?  n'est-ce  pas  aux  heures  de  déses- 
poir que  les  projets  les  plus  audacieux  s'enfantent?  n'est-ce  pas 
souvent  après  les  mortels  accablements  que  le  courage  se  réveille 
avec  le  plus  de  force  ?  D'où  jaillissent  ces  sources  d'incroyable 
énergie  a  qui  rien  ne  résiste  ?  de  la  confiance  en  soi  ou  en  une  idée. 
Jeanne  d'Arc  crut  en  elle  ,  voilà  pourquoi  elle  eut  droit  de  se 
dire  suscitée  par  Dieu  ;  les  soldats  commandés  par  Jeanne  se 
regardèrent  comme  invincibles,  voilà  pourquoi  ils  vainquirent. 
Jeanne  fut  l'instrument  visible  de  la  victoire;  la  cause  invisible,  ce 
fut  la  Foi. 

En  donnant  ainsi  aux  merveilles  opérées  par  Jeanne  d'Arc  une 
origine  humaine  ,  c'est-à-dire  en  les  considérant  simplement 
comme  résultat  magnifique  d'une  ardente  conviction,  nous  sommes 
spécialement  préoccupé  de  notre  rôle  d'historien.  Prise  à  son 
point  de  vue  poétique,  l'existence  de  la  Pucelle  ne  peut  pas  être 
soumise  a  la  mèiiie  interpréta  lion  rigoureuse.  L'entourage  de 
mystérieuses  apparitions  ,  à  l'ombre  desquelles  cette  mémoire 


230  REVUE  DE  PARIS. 

illustre  nous  est  arrivée  ,  ne  doit  pas  être  désormais  perdu.  C'est 
un  bien  que  le  poète  est  autorisé  à  revendiquer  ,  puisque  la  tra- 
dition l'en  a  fait  maître  ;  et ,  pour  notre  part,  nous  ne  songerons 
jamais  à  le  lui  contester.  Seulement,  disons-le,  si  nous  abordons 
ce  côté  de  la  question  ,  la  vie  de  Jeanne  ne  nous  semble  pas  se 
prêter  au  drame  ou  au  poëme  héroïque  indifféremment.  Bien  que 
des  noms  célèbres,  contrairement  à  l'opinion  émise  par  nous  ici, 
aient  traduit  Jeanne  d'Arc  sur  la  scène,  nous  persistons  dans 
notre  façon  déjuger.  Le  caractère  de  Jeanne  d'Arc,  pris  par  son 
côté  poétique  ,  est  trop  environné  de  prodiges  pour  cadrer  avec 
les  conditions  de  réalité  auxquelles  le  drame  ne  saurait  se  sou- 
straire. Le  drame  vit  d'action  ;  or  l'action  ,  dans  la  vie  de  la 
Pueelle,  est  nécessairement  paralysie  par  l'intervention  divine. 
Le  drame  doit  être  le  développement  d'une  Passion  quelconque  ; 
et,  chez  la  Pueelle  ,  la  passion  est  absorbée  par  l'extase.  Le 
drame,  en  un  mot,  doit  refléter  l'humanité,  et  Jeanne  vit  plutôt 
de  la  vie  des  anges  que  de  la  nôtre.  Elle  n'est  dans  aucunes  condi- 
tions dramatiques,  nous  le  répétons.  Et  c'est  précisément  pour- 
quoi elle  est  surtout  propre  au  poëme  ,  puisque  le  poëme  exige 
particulièrement  d'un  caractère  les  qualités  qui  l'excluent  du 
théâtre  ,  c'est-à-dire  l'excentricité  ,  la  psychologie ,  le  merveil- 
leux. 

Les  tentatives  malheureuses  des  poëtes  qui  ont  compris  Jeanne 
d'Arc  ainsi  que  nous  ne  sauraient  servir  de  preuves  contre  notre 
opinion.  De  ce  que  l'exécution  d'une  œuvre  e^t  demeuréeau-dessous 
de  Tidée-mère  ,  peut-on  raisonnablement  conclure  contre  l'idée? 
ÏS'on,  sans  doute  !  L'échec  de  Chapelain  tendrait  à  prouver  que  le 
poëte  n'était  pas  à  la  hauteur  du  sujet ,  mais  pas  autre  chose. 
D'ailleurs  la  Pueelle  ou  la  France  souvée  ,  sans  être  un  chef- 
d'œuvre,  n'est  point  un  aussi  mauvais  poëme  que  Nicolas  Boileau 
le  veut  bien  dire.  La  Pueelle ,  dont  les  douze  premiers  chants 
obtinrent  six  éditions  en  dix-huit  mois  ,  a  pu  difficilement  être 
bien  jugée,  puisque  les  huit  chants  du  poëme  qui  ont  paru  depuis 
furent  publiés  par  fragments  ,  à  de  très-longs  intervalles,  et  que 
les  quatre  derniers  sont  demeurés  inédits.  Ceux  qui  auront  le 
courage  ,  maigre  les  analhèmes  de  Boileau  ,  d'étudier  par  eux- 
mêmes  l'œuvre  de  Chapelain  .  pour  se  faire  ,  sur  celte  victime  lit- 
téraire du  grand  siècle,  une  opinion  personnelle,  s'étonneront  de 
trouver  parfois  le  condamné  à  cent  pieds  au-dessus  du  juge,  et 


REVUE  DE  PARIS.  281 

apprendront  à  ne  pas  regarder  comme  infaillibles  toutes  les  déci- 
sions du  satirique  versificateur.  Le  style  de  Chapelain,  devenu  si 
ridicule  sur  parole,  est  souvent  embarrassé,  rude  et  lourd  ,  nous 
ne  le  nierons  pas.  Observons-le,  néanmoins  ;  c'est  principalement 
dans  les  descriptions  que  se  montrent  les  défauts  avoués  ici.  Mais 
dans  la  partie  oratoire  du  poëme,  si  cela  se  peut  dire,  dans  les 
discours  des  anges  ,  de  Jeanne  et  du  roi,  dans  ce  qui  relève  non 
de  l'analyse  mais  de  l'inspiration,  il  se  trouve  des  morceaux  de 
la  plus  grande  beauté,  comme  idée  et  comme  style.  11  y  a  tels 
vers,  sur  les  attraits  ou  les  vertus  de  la  Pucelle,  que  le  poêle  d'au- 
jourd'hui le  plus  difficile  en  matière  de  langage  serait  fier  d'avoir 
rimes  pour  sa  maîtresse,  et  n'hésiterait  pas  à  signer.  Le  vice  réel 
de  l'œuvre  de  Chapelain,  outre  les  défauts  nombreux  de  grâce  et 
d'euphonie  (car  nous  ne  pousserons  point  la  partialité  aussi  loin 
que  les  détracteurs  du  poêle,  en  réclamant  pour  son  style  une 
réhabilitation  absolue),  c'est  l'absence  de  composition  qui  s'y 
fait  sentir.  Le  merveilleux  ni  la  couleur  ne  manquent  ;  mais  ou 
est  forcé  de  voir  deux  poëmes  où  l'on  n'en  voudrait  trouver  qu'un. 
Jeanne  d'Arc  remplit  a  elle  seule,  il  est  vrai,  les  douze  premiers 
chants,  mais  des  douze  derniers  c'est  Agnès  Sorel  qui  est  l'hé- 
roïne. Dès  lors  ,  absence  d'intérêt  et  d'unité;  confusion.  Conve- 
nons-en donc,  l'œuvre  de  Chapelain  est  incomplète  ;  gardons- 
nous  cependant  de  lui  refuser  toute  qualité. 

On  ne  s'attend  pas,  nous  avons  lieu  de  le  croire,  à  ce  que  nous 
parlions  d'un  poème  plus  connu  ,  plus  habilement  fait  peut-être, 
mais  qui ,  par  la  nature  des  idées  qu'il  renferme  ,  ne  saurait ,  en 
aucun  cas  ,  être  pris  au  sérieux.  La  Pucelle  de  Voltaire ,  sans 
vouloir  nous  prononcer  sur  le  degré  d'estime  qu'elle  mérite,  a 
été  conçue  avec  des  préoccupations  trop  étrangères  au  sujet  dont 
il  s'agit  ici  ,  pour  prendre  place  dans  notre  discussion. 

Robert  Southey ,  de  tous  les  poêles  qui  ont  écrit  sur  Jeanne 
d'Arc,  est  celui  qui  nous  semble  être  arrivé  le  plus  près  de  la 
perfection.  Impartial ,  dégagé  de  toute  rancune  nationale ,  il  a 
abordé  le  caractère  de  l'héroïne  franchement  et  sans  arrière- 
pensée.  Pour  lui,  Jeanne  d'Arc  est  vraiment  une  femme  animée 
de  l'esprit  divin.  La  bonne  foi,  la  conviction  du  poète  se  font  jour 
dès  le  commencement  de  l'œuvre.  Le  récit  de  Jeanne  à  Dunois  , 
pendant  qu'elle  s'arrèle  ,  au  milieu  du  chemin  qui  la  conduit  à 
Chinon  ,  pour  jeter  un  regard  d'adieu  ,  le  soir ,  sur  les  tours  de 

24. 


282  REVUE  DE  PARIS. 

Vaucouleurs  et  les  chaumières  de  Doinremy  enveloppées  dans 
l'ombre,  est  une  des  poésies  les  plus  mélancoliquement  solennelles 
que  l'on  écrivit  jamais.  Malheureusement,  le  reste  du  poëme  n'est 
pas  à  la  même  hauteur.  La  majestueuse  simplicité  du  début  s'ef- 
face bientôt  devant  de  nombreuses  descriptions  de  combats ,  ren- 
dues plus  monotones  encore  par  une  foule  d'incidents  sans 
importance.  L'oraison  funèbre  prononcée  par  la  Pucelle  aux  fu- 
nérailles des  guerriers  lombes  en  défendant  Orléans  est ,  sans 
contredit,  une  des  pages  les  plus  belles  du  poème  ;  nous  l'eussions 
mieux  aimée,  néanmoins,  dans  une  autre  bouche.  Cette  fonction 
de  prédicateur  s'allie  mal,  selon  nous,  avec  l«js  allures  agissantes 
de  Jeanne  d'Arc.  Parmi  lesaulres  défauts  à  signaler  dans  le  poëme 
de  Soulhey,  n'oublions  pas  le  sentiment  d'amour  comprimé  que 
l'auteur  a  donné  à  Jeanne  pour  Théodore.  Cela  nuus  vaut  une  très- 
belle  scène,  il  est  vrai ,  lorsque  Théodore,  frappé  à  mort  devant 
Orléans,  prophétise  à  Jeanne  sa  fatale  destinée;  mais  cela  ne 
nous  aveugle  pas  sur  la  faute  indiquée  ,  et  nous  y  insistons.  Bien 
que  ce  poëme  ne  soit  pas  achevé,  pour  ainsi  dire,  puisqu'il  se 
termine  au  sacre  de  Reims,  laissant  ainsi  sans  conclusion  l'his- 
toire de  l'héroïne;  bien  que  le  poêle  ait  mis  dans  la  bouche  de 
Jeanne  ,  à  la  fête  du  sacre  ,  un  discours  digne  ,  assurément,  de 
l'orateur  politique  le  plus  progressif,  mais  qui  senl  trop  l'an- 
née 1795  où  il  fut  écrit .  on  ne  peut  s'empêcher  d'admirer  la 
richesse  d'imagination,  l'habileté  de  mise  en  scène,  dont  Southey 
a  fait  preuve  ,  et  surtout  la  noblesse  et  l'élévation  des  sentiments 
qu'il  a  exprimés.  Pourquoi ,  depuis  qu'il  fut  lauréat,  Southey  ne 
retrouva-t-il  pas  de  pareilles  inspirations  sous  sa  plume? 

iN'ous  ne  ferons  pas  un  crime  àShakspeare  d'avoir  peint  comme 
il  l'a  fait  le  caractère  de  Jeanne  d'Arc.  Quand  Shakespeare  écri- 
vait Henri  VI ,  un  siècle  à  peine  s'était  écoulé  depuis  la  mort  de 
la  Pucelle  ,  et  ce  nom  seul  irritait  encore  l'orgueil  anglais.  Avec 
une  si  vivace  antipathie  nationale  à  ménager,  et  les  Chroniques 
d'Hollinshed  ,  son  contemporain,  pour  documents  historiques ,  il 
n'est  point  surprenant  que  Shak>peare  ait  faussement  jugé  la 
vierge  de  Domremy.  Si,  comme  Robert  Southey,  il  eût  pu  assister 
à  la  réaction  opérée  en  Angleterre  en  faveur  de  Jeanne  ;  s'il  eût 
vu,  aux  inepties  monstrueuses  d'Hollinshed ,  succéder  la  noble 
impartialité  de  Hume,  à  coup  sûr  il  se  serait  gardé  de  montrer 
en  plein  théâtre  la  libératrice  de  la  France  sous  les  traits  d'une 


REVUE  DE  PARIS.  383 

sorcière  débauchée  que  son  père  lui-même  exècre  et  maudit. 
Négligeant  donc  à  de-sein  ce  côlé  de  la  question,  observons  sim- 
plement que  Shakspeare  n'a  point  considéré  Jeanne  d'Arc  comme 
un  personnage  dramatique  ,  et  n'a  vu  en  elle  que  l'étoffe  d'un 
rôle  secondaire  pour  sa  tragédie. 

Schiller  ,  plus  audacieux,  celte  fois  ,  que  Shakspeare  ,  a  tenté 
de  trouver  dans  l'existence  de  la  Pucelle  matière  à  cinq  actes. 
Nonobstant  les  qualités  éminentes  qui  le  distinguent  dans  la  con- 
ception et  l'exécution  d'un  drame,  Seïiiller  a  échoué.  Le  premier 
acte  de  sa  pièce  est  parfaitement  beau,  nous  devons  en  convenir; 
c'est  qu'il  s'agissait  simplement  jusque-là  d'une  exposition  à  faire. 
Tant  que  le  poêle  eut  pour  lâche  unique  de  po-er  le  caractère  de 
la  Pucelle  ,  il  ne  resta  point  au-dessous  de  son  sujet.  On  ne  peut 
adresser  un  seul  reproche  à  ia  Jeanne  d'Arc  de  Schi  1er,  pour 
ce  qui  est  de  préparations.  Mais  p.u-.  le  début  du  drame  était  ha- 
bile ei  fécond  en  promesses  ,  plus  il  devenait  difficile  de  ne  pas 
faillir.  Pour  satisfaire  un  intérêt  imprudemment  excité,  le  poëte, 
n'ayant  pas  assez  des  événements  et  des  passions  offerts  par  l'his- 
toire ,  se  voyait  force  de  puiser  dans  son  imagination.  Là  éiait  le 
danger,  el  Schiller  dut  fléchir  devant  l'insurmontable  difficulté 
de  l'entreprise.  Cherchant  le  salut  de  son  œuvre  dans  le  mélange 
impossible  du  romanesque  et  du  merveilleux,  il  viola  résolument 
la  virginité  traditionnelle  de  son  héroïne  ;  il  lui  prêta  un  funeste 
amour  pour  Lionel ,  soMat  anglais.  Le  parti  qu'il  sut  tirer  de  cet 
incident  témoigne  ,  sans  contredit,  d'une  remarquable  adresse  , 
mais  tout  à  fait  impuissante  pour  l'attendrissement.  Aussi  l'action 
marche-l-elle,  à  travers  les  erreurs  historiques  les  plus  énormes, 
à  un  dénouement  mélodramatique  ,  puéril  et  faux. 

L'exemple  deSciiiller,  luttant  vainement ,  malgré  son  génie  et 
ses  efforts  ,  contre  les  impossibilités  dont  nous  parlions  tout  à 
l'heure  ,  ne  nous  aulorise-l-il  pas  à  persister  dans  notre  opinion? 
Assurément;  et  c'est  un  motif  pour  nous  de  le  redire  encore  :  l'his- 
toire de  Jeanne- d'Arc  est  le  sujet  d'un  admirable  poème  ,  que  la 
Fiance  possédera  tôt  ou  tard. 

Ce  serait  sans  doute  ici  ie  lieu  d'entamer  une  discussion  sur  le 
parti  que  pourraient  tirer  de  Jeanne  d'Arc  la  peinture  et  la  sta- 
tuaire. Si  l'espace  ne  nous  manquait,  combien  de  tableaux,  com- 
bien de  groupes  n'indiquerions-nous  pas  a.u  pinceau  ou  au  ciseau, 
eu  choisissant  à  la  bâte  parmi  les  scènes  si  nombreuses  et  si  fé- 


284  REVUE  DE  PARIS. 

condes  de  cette  poétique  destinée  !  MSI.  Delaroche  et  Henri  Schef- 
fer  s'en  sont  inspirés  déjà.  Certes ,  nous  ne  tenons  pas  le  tableau 
de  M.  Delaroche  pour  très-remarquable.  L'épaisse  et  indolente 
jeune  fille  que  le  peintre  a  couchée  sur  de  la  paille  fraîche  ,  en 
face  d'un  prélat  qui  fait  la  grimace  ,  n'excite  en  nous  ni  admira- 
tion ni  attendrissement.  Il  faut  tenir  compte  à  M.  Delaroche  , 
pourtant ,  malgré  sa  mauvaise  réussite  ,  d'avoir  compris  que  la 
grande  peinture  a  un  admirable  sujet  d'études  dans  la  figure  de 
Jeanne  d'Arc.  —  Quant  au  tableau  de  M.  Henri  SchefFer  ,  repré- 
sentant la  Pucelle  sur  le  bûcher,  sans  révéler  une  grande  science 
de  dessin,  sans  se  recommander  par  la  combinaison  harmonieuse 
des  couleurs,  non  plus  que  par  la  chaleur  et  la  solidité  de  la  pâte, 
il  est  plein  d'une  expression  poétique  capable  de  charmer  le  cœur, 
et  de  mériter  l'indulgence  des  yeux.  Nous  le  disons  franchement 
néanmoins,  quel  que  soit  le  talent  réel  de  composition  et  le  senti- 
ment de  l'idéalité  qui  s'y  trouvent,  ce  tableau  laisse  trop  à  désirer 
pour  satisfaire  pleinemeut  ceux  mêmes  qui  en  approuvent  le  sujet. 
Le  plus  bel  ouvrage  que  l'art,  de  nos  jours,  ail  produit ,  en 
l'inspirant  de  l'héroïne  de  Vaucouleurs  (y  compris  la  tragédie  de 
M.  Alexandre  Soumet  et  la  Messénienne  de  M.  Casimir  Delavi- 
gne),  c'est  ,  sans  contredit .  la  statue  de  Jeanne  d'Arc  actuelle- 
ment au  musée  de  Versailles.  Jeanne  est  représentée  debout ,  les 
bras  croisés  sur  sa  poitrine ,  serrant  contre  son  cœur  un  glaive 
dont  le  pommeau  figure  la  Croix,  et  la  tète  inclinée  vers  le 
glaive.  11  est  impossible  de  nier  le  talent  d'invention  dont  témoigne 
le  choix  de  l'attitude  que  nous  signalons  ici.  N'est-ce  pas  une  admi- 
rable idée  que  d'avoir  réuni ,  de  la  sorte,  en  symbole  unique, 
la  douceur  et  la  force ,  l'abnégation  et  le  courage  ,  la  piété  et 
l'héroïsme  ,  et  d'avoir  su  rendre  ,  par  un  seul  regard  de  la  jeune 
fille,  le  caractère  politique  et  le  caractère  religieux  qui  la  distin- 
guent ,  c'est-à-dire  la  double  valeur  qu'elle  a  aux  yeux  de  l'his- 
toire et  de  la  poésie  ?  Pour  arriver  à  une  si  éloquente  simplifica- 
tion de  son  sujet ,  il  ne  faut  pas  seulement  posséder  le  sentiment 
de  l'art  à  un  degré  suprême  ;  il  est  nécessaire  encore  d'être  fami- 
liarisé avec  toutes  les  resources  de  la  plastique  ,  afin  de  maîtri- 
ser complètement  sa  pensée  et  de  la  gouverner  sans  hésitation. 
Ces  deux  facultés  éminenles  se  révèlent  dans  la  statue  que  nous 
avons  vue  à  Versailles.  L'exécution  ,  hâtons-nous  de  le  dire,  n'a 
pas  fait  défaut  à  l'invention.  L'inexpérience  légère  qui  se  trahit 


REVUE  DE  PARIS.  285 

peut-être  en  quelques  détails  d'une  importance  minime  ne  saurait 
faire  ombre  à  la  beauté  réelle  de  l'ensemble  ,  à  la  grâce  calme  de 
l'attitude ,  à  la  pureté  des  ligues  du  visage.  La  tête  de  Jeanne 
d'Arc  ,  surtout ,  est  une  modèle  comme  forme  et  comme  expres- 
sion. Les  éloges  unanimes  que  nous  avons  entendu  prodiguer  à 
cette  statue  nous  permettent  de  manifester  hautement  notre  opi- 
nion ,  sans  craindre  le  reproche  de  flatterie.  Nous  féliciterons 
donc  la  princesse  Marie,  et  nous  la  remercierons  d'avoir  fait 
une  œuvre  qui ,  à  noire  avis  ,  est  une  des  productions  les  plus  re- 
marquables de  la  statuaire  moderne. 

La  Notice  de  MM.  M ichaud  et  Poujoulat,  pour  en  revenir  à 
notre  article,  sera  très-utile  aux  poëtes  et  aux  artistes  qui  cher- 
cheront désormais  dans  l'histoire  de  la  Pucelle  des  idées  à  réaliser, 
comme  aux  historiens  qu'auraient  rebuté  des  recherches  trop  dif- 
ficiles. Écriteîsans  préoccupations  systématiques,  elle  fera  facile- 
ment oublier  Lenglet-Dufresnoy.  Moins  volumineuse  que  l'histoire 
publiée  par  M.  Lebrun-des-Charmettes  ,  elle  l'emporte  sur  l'ou- 
vrage de  M.  Berriat-Saint-Prix  par  la  véracité  des  faits  et  par 
l'absence  d'allégations  hypothétiques.  En  outre  ,  MM.  Michaud  et 
Poujoulat ,  sans  employer  la  méthode  de  sèche  appréciation  adop- 
tée ,  comme  pour  déjouer  la  raillerie  ,  par  M.  de  Barante  ,  ont  su 
garder  une  convenable  mesure.  L'incrédulité  pas  pins  que  la  naï- 
veté ne  dominent  dans  la  Notice  sur  Jeanne  d'Arc.  La  vérité  his- 
torique n'y  est  pas  sacrifiée  à  la  gloire  de  la  théologie  ;  mais  aussi 
la  poésie  y  est  protégée  contre  le  scepticisme.  C'est  un  travail 
très-consciencieux  et  très-complele. 

Chaudes-Aiguës. 


HENRI  III  ET  LES  GlIZE. 


Les  sociétés  rencontrent  l'un  après  l'autre  deux  écueils,  le  dés- 
ordre des  mœurs  et  le  désordre  des  esprits.  L'homme,  après 
avoir  ébranlé  Tordre  social  par  les  dérèglements  et  la  fougue  de 
son  cœur,  le  compromet ,  en  d'autres  temps,  par  l'intempérance 
de  sa  raison.  Alors  l'excès  de  la  force  intelligente  remplace  l'excès 
de  la  force  brutale;  le  désordre  monte  du  cœur  à  la  tête;  la 
pensée  devient  une  action,  et  la  plus  terrible  de  loutes;  elle 
chauffe  .  elle  bouillonne  ,  elle  fermente,  elle  ébranle  et  pousse  le 
monde  dans  son  déploiement  aventureux  et  indiscipliné.  La  pre- 
mière de  ces  deux  prases  a  été  longue  en  France;  elle  a  laissé 
dans  nos  annales  une  trace  immense  et  sanglante  qu'il  faut  sui- 
vre .  pour  recueillir  sur  cette  voie  douloureuse  des  leçons  utiles 
el  de  proti'ab'es  enseignements.  Aucune  époque  n'en  fournit  plus 
que  le  seizième  siècle.  Quel  temps,  quelles  effroyables  mœurs, 
quels  sain  âges  excès,  el  comme  on  est  à  Taise  de  sentir  que  ces 
mœurs  farouches,  que  ces  volontés  brutales  ,  que  ces  instincts 
destructeurs  ont  disparu  sans  retour  !  Qui  pourrait  dire  aujour- 
d'hui que  le  péril  de  l'ordre  social  vienne  jamais  de  ia  cruauté, 
de  la  vengeance  ,  de  la  haine  ,  de  l'orgueil ,  de  toutes  ces  plaies 
anciennes  que  le  catholicisme  a  si  laborieusement  cicatrisées  au 
fond  du  cœur  humain?  Qui  voudrait,  de  notre  temps,  persé- 
cuter au  nom  de  Dieu  ou  souffrirait  d'être  persécuté  ?  Les  exac- 
tions, les  violences,  le  brigandage,  le  meurtre,  l'hostilité  furieuse 
de  l'homme  contre  Thomme  sont ,  grâce  a  Dieu  ,  des  traditions 
honteuses  reléguées  dans  le  passé  de  l'histoire  et  dont  tout  parti 
réj  udie  l'hérédité  sanglante. 

Mais,  au  seizième  siècle  ,  la  société  n'en  était  pas  là.  Au  déclin 


REVUE  DE  PARIS.  287 

du  quinzième  apparaît  Louis  XI ,  esprit  rusé;  bonne  tête  et  mé- 
chant cœur  ;  usurier  d'un  genre  nouveau  ,  prêtant  de  l'argent 
avec  de  bons  et  gros  intérêts  en  places  et  en  provinces;  faisant 
de  grandes  choses  avec  de  petites  gens  et  de  petits  moyens  ; 
mourant ,  entouré  de  grilles  de  fer,  de  chaînes,  de  gibets,  de  mé- 
decins ,  d'astrologues  ,  de  devins  ,  de  sorciers  ,  après  avoir  créé 
l'administration,  les  chemins  ,  les  postes  et  les  manufactures  ,  et 
porté  à  la  féodalité  un  coup  dont  elle  n'a  jamais  pu  se  relever.  A 
sa  mort,  les  lettres  renaissent  ;  l'imprimerie  est  découverte;  Lu- 
ther et  la  réforme  ne  sont  pas  loin  ;  un  nouvel  ordre  social  va 
s'enfanter  avec  effort.  Les  temps  modernes  commencent,  et  c'est 
la  France  qui  les  ouvre  avec  toute  la  force  et  l'éclat  qu'elle  avait 
dans  sa  première  métamorphose,  lorsque  les  Francs  enirèrent 
dans  les  siècles  du  moyen  âge.  Mais  cet  éclat  va  toujours  en  di- 
minuant jusqu'au  moment  où  ,  sortie  du  travail  laborieux  des 
guerres  civiles  et  de  la  crise  de  la  réforme ,  elle  retrouve  la  paix 
et  la  sécurité  dans  l'abjuration  de  Henri  IV. 

Aucune  période  de  notre  histoire  ,  si  ce  n'est  celle  de  la  fin  du 
dernier  siècle  qui,  en  vertus  et  en  crimes  ,  en  raison  et  en  folie, 
en  gloire  et  en  honte ,  ne  se  peut  comparer  avec  quelque  époque 
que  ce  soit ,  aucune  autre  ne  présente  un  plus  énorme  fracas  d'i- 
dées ,  de  ruines  et  d'événements.  Mais  le  grand  fait  de  ce  siècle  , 
celui  qui  domine  tous  les  autres  ,  c'est  la  Réforme;  et  l'homme 
véritable  de  cette  époque  ,  ce  n'est  ni  François  Ier,  ce  roi  cheva- 
lier qui  rencontra  la  gloire  où  les  autres  trouvent  la  honte  dans 
une  bataille  perdue  ;  ni  Léon  X ,  qui  pourtant  a  donné  son  nom  à 
son  siècle,  ni  même  ce  Charles-Quint,  pour  lequel,  comme  dit 
Montesquieu  ;  «  le  monde  s'étendit ,  et  l'on  vil  paraître  un  monde 
nouveau ,  »  et  qui  s'en  alla  revêtu  du  froc  et  du  cercueil  .  dépité 
de  n'avoir  pu  se  parer  des  dépouilles  de  l'univers  ;  cet  homme  , 
c'est  Luther. 

Pour  comprendre  l'influence  des  doctrines  de  la  réforme  et 
leur  retentissement  en  France,  il  faut  considérer  la  préparation 
qu'elles  y  trouvèrent;  c'est  la  seule  manière  de  les  juger  saine- 
ment. La  découverte  de  l'Amérique  ,  la  prise  de  Cpuslanti  lopie 
par  les  Turcs,  l'invention  de  l'imprimerie,  commençaieoi  à  ajir 
en  agrandisbanl  le  cercle  des  connaissances  morales  et  des  com- 
munications ,  des  relations  des  peuples.  Venue  plus  tôt  d'un  siècle 
seulement ,  la  Réforme  n'eût  pas  réussi ,  faute  d'un  instrument 


288  REVUE  DE  PARIS. 

pour  s'étendre  au  loin.  Chassés  de  leur  patrie  ,  les  Grecs  avaient 
apporté  dans  l'Occident  de  précieux  débris  des  trésors  de  l'an- 
cienne civilisation  .  pendant  qu'un  monde  nouveau  et  inconnu  à 
explorer  offrait  à  l'esprit  chevaleresque,  qui  venait  de  reparaître 
avec  François  Ier,  un  aliment  fécond  ,  et  à  l'industrie  renaissante 
des  sources  nouvelles  de  richesse  et  de  prospérité.  D'un  autre  côté, 
Grenade  ,  l'amour  des  poëtes  orientaux,  le  dernier  boulevard  des 
Arabes  ,  Grenade  avec  ses  mille  tours  et  ces  cent  mille  cavaliers 
d'élite  accourus  à  sa  défense  ,  était  tombée  devant  les  armes  vic- 
torieuses de  Ferdinand  et  d'Isabelle ,  aux  applaudissements  de 
l'Angleterre,  de  l'Italie  ,  de  la  France  et  de  l'Allemagne,  et  avait 
ouvert  avec  ses  portes  ses  trésors  littéraires  et  scientifiques.  En- 
fin les  courses  de  nos  rois  à  travers  l'Italie  ,  à  la  piste  d'un  empire 
chimérique,  avaient  fait  passer  dans  les  Gaules  le  goul  des  élé- 
gances de  la  vie  perdu  depuis  longtemps.  Car,  à  la  fin  du  quin- 
zième siècle,  l'Italie  opposait  à  ses  fonctions  et  à  ses  guerres  dés- 
astreuses l'orgueil  de  ses  triomphes  littéraires.  Beccatelli  fondait 
à  Psaples  une  académie  où  brillaient  à  la  fois  Pontanus  ,  Sanna- 
zar,  les  ducs  d'Atri  et  de  Nardi ,  Sadolet ,  Frascalor,  Albino.  Pen- 
dant que  dans  le  reste  de  l'Europe  se  jouaient  naïvement  les  scènes 
burlesques  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  les  tragédies 
de  Sophocle  et  les  comédies  de  Plaute  remuaient  la  multitude 
passionnée  dans  les  cirques  de  Milan,  de  Pise  et  de  Florence. 
L'académie  de  Venise  compîait  parmi  ses  membres  Pierre Bembo, 
Aide ,  Erasme  ,  et  Daniel  Rinieri.  Dans  le  palais  des  ducs  d'Urbin  , 
des  essaims  de  poëtes  ,  d'historiens  et  d'orateurs ,  lisaient  le  soir, 
à  l'éclat  de  mille  flambeaux ,  sous  des  péristyles  de  cristal  et  d'or, 
leurs  vers  et  leurs  compositions.  A  Bologne,  les  Bentivoglio,  à 
Florence  les  Médicis  ,  à  Ferrare ,  patrie  de  l'Arioste  et  du  Tasse  , 
la  maison  d'Esté,  comblaient  les  lettres  de  faveur,  et  se  disputaient 
un  poêle  ou  un  savant  comme  une  conquête  glorieuse.  Les  rusti- 
ques corvéables  de  France  .  devenus  des  soldats  disciplinés ,  s'en 
allèrent  donc  camper  au  milieu  de  celte  Italie ,  dans  toute  la  fraî- 
cheur delà  civilisation  renouvelée,  où  touljétait  grandiose  ou  pit- 
toresque ,  depuis  la  huile  du  chevrier  jusqu'au  palais  monumen- 
tal du  commerçant.  Au  lieu  des  manoirs  féodaux  ,  ils  trouvèrent 
les  palais  bâtis  par  Bramante ,  Michel-Ange  et  Palladio  ;  des  pa- 
lais dont  les  murs  étaient  couverts  des  tableaux  de  Vinci,  du  Ti- 
tien ,  ue  Paul  Yeronèse  et  de  Raphaël. 


REVUE  DE  PARIS.  289 

Tout  changea  en  France,  les  vêlements  comme  les  mœurs ,  et 
les  mœurs  comme  la  langue.  La  peinlure  fut  transplantée  dans 
nos  forêts  et  nos  châteaux  gothiques.  «  On  voit ,  dit  Claude  Seys- 
sel,  par  tout  le  royaume  bâtir  rie  grands  édifices,  tant  publics 
que  particuliers,  et  sont  pleins  de  dorures  ,  non  pas  les  plan- 
chers tant  seulement  et  les  murailles  qui  sont  par  le  dedans  ;  mais 
les  couvertures,  les  toits ,  les  tours  et  les  statues  qui  sont  au- 
dehors;  et  si  sont  les  maisons  meublées  de  toute  chose  plus  somp- 
tueusement que  jamais  ne  furent.  »  François  Ier  appelait  les  arts 
d'Italie  pour  embellir  les  palais  dont  il  avait  orné  les  rives  de 
Chambord  ,  les  hauteurs  de  Saint-Germain  et  les  déserts  de  Fon- 
tainebleau ,  pendant  qu'il  traçait  avec  le  diamant  de  ses  anneaux, 
sur  le  vitrail  des  boudoirs  ,  les  vers  charmants  de  Marguerite  de 
Navarre ,  sa  sœur. 

La  cour,  d'où  tout  parlait  à  celle  époque  lettrée ,  galante  et 
militaire,  mêlait  les  faits  d'armes  aux  amours.  Alors  commença 
le  règne  de  ces  favorites  dont  la  scandaleuse  puissance  et  les  in- 
trigues sont  une  des  pages  honteuses  de  l'histoire  de  l'ancienne 
monarchie.  C'est  alors  aussi  que  parut  la  Réforme,  tombant  au 
milieu  de  ces  mœurs  légères,  frivoles  et  licencieuses,  avec  la 
prétention  sévère  de  faire  revivre  le  christianisme  primitif  chez 
les  chrétiens  dégénérés.  Si  Luther  n'avait  eu  que  ce  but ,  rien  ne 
l'aurait  distingué  d'une  foule  d'hommes  de  cette  époque  qui  le 
poursuivaient  avec  plus  d'ardeur  que  lui.  Les  abus  de  la  cour  de 
Rome  et  les  vices  que  le  clergé  avait  ramassés  dans  le  moyen  âge 
frappaient  depuis  longtemps  les  bons  esprits.  Les  rois  avaient 
secoué  le  joug  du  saint-siége  ,  et  les  magistrats  ne  craignaient 
déjà  plus  de  lacérer  et  de  brûler  les  bulles  pontificales.  Mais  sous 
l'écorce  d'une  hérésie  se  cachait  un  grand  mouvement  politique, 
qui  éclata  au  sujet  de  quelques  aumônes  destinées  à  doterlemonde 
chrétien  de  la  basilique  de  Saint-Pierre.  Les  Romains  auraient-ils 
refusé  les  secours  demandés  à  leur  religion  pour  bâtir  un  tem- 
ple à  Jupiter? 

Les  commencements  de  la  réforme  en  France  furent  faibles  et 
violemment  réprimés.  François  Ier,  auxiliaire  constant  des  princes 
luthériens  d'Allemagne ,  poursuivit  impitoyablement  dans  sou 
royaume  cette  Réforme  ,  qu'il  ménageait  au-dehors  j  et,  pour  se 
concilier  l'appui  de  la  cour  de  Rome  contre  son  rival  Charles- 
Quint  ,  dont  toute  la  destinée  pesa  sur  la  sienne  ,  il  donna  le  sang 

6  25 


290  REVUE  DE  PARIS. 

de  ses  sujets  dissidents  en  expiation  de  ses  alliances  hérétiques. 
Lr  R  'forme  eut  donc  ,  pendant  quelque  temps ,  cela  de  commun 
avec  le  christianisme  primitif,  qu'elle  fut  propagée  par  les  sup- 
plices. Un  homme  fait  pour  affermir  les  innovations  de  Luther, 
parce  que  ,  avec  un  caractère  moins  désordonné  et  moins  impé- 
tueux ,  il  avait  autant  de  fermeté,  plus  d'art  et  de  méthode  , 
Calvin,  devenu  le  dictateur  religieux  et  politique  d'une  ville  libre, 
couvrit  bientôt  la  France  de  ses  écrits  hardis  ,  et  du  sein  de  Ge- 
nève dogmatisa  pour  tous  ses  partisans  disséminés  dans  le 
royaume.  Les  édits  de  persécution  se  multiplièrent  en  même 
temps  que  les  traités  audacieux  des  novateurs  .  et  sans  cesse 
attisée,  la  Réforme  gagna  chaque  jour  davantage  dans  le  peuple  , 
la  noblesse  ,  et  jusque  dans  la  magistrature  chargée  d'appliquer 
les  édits. 

Le  règne  de  Henri  II  ne  changea  rien  à  cette  politique  contra- 
dictoire et  barbare.  En  même  temps  qu'il  entrait  dans  une  ligue 
avec  l'électeur  de  Saxe  et  le  marquis  de  Brandebourg  ,  pour  la 
défense  de  la  liberté  germanique,  Henri  régularisait  la  persécu- 
tion contre  les  réformés  par  redit  d'Écouen  qui  les  punissait  de 
mort,  avec  défense  d'amoindrir  la  peine  ;  et,  accompagné  de 
Diane  de  Poitiers  ,  il  assistait  au  supplice  de  l'estrapade  ,  comme 
passe-temps. 

A  peine  ses  funérailles  étaient-elles  achevées  .  qu'une  conspira- 
tion vint  éclater  aux  portas  du  palais  de  son  jeune  successeur,  et 
remplir  la  France  de  troubles  et  de  supplices.  Tout  le  monde 
connaît  la  conspiration  d'Amboise.  Le  motif  fut  la  haine  du 
prince  de  Condé  contre  les  Guise,  qui  lui  enlevaient  le  gouverne- 
ment de  l'Élat,  et  le  prétexte  ,  l'intérêt  public;  car  bientôt  les 
ambitions  des  grands  de  la  cour  vinrent  se  mêler  aux  ferments  de 
discorde  et  de  haine  qu'excitait  la  Réforme.  Beaucoup  de  protes- 
tants s'engagèrent  dans  celte  conspiration  par  vengeance  et  par 
désespoir,  et  un  grand  nombre  de  catholiques  s'y  jetèrent  par 
amour  de  la  nouveauté  et  par  la  turbulence  naturelle  aux  mœurs 
du  temps.  Dppuis  cette  époque  ,  l'histoire  n'a  plus  à  enregistrer 
que  des  années  sortant  des  entrailles  du  temps  toutes  sanglantes, 
des  meurtres  .  des  bûchers  et  des  assassinats.  Cependant ,  pour 
être  justes ,  il  faut  bien  dire  que  ces  détestables  excès  furent  ré- 
ciproques. Les  catholiques  ne  furent  pas  plus  cruels  que  les  pro- 
testants, et  les  protestants  pas  plus  que  les  catholiques;  ils  élevèrent 


REVUE  DE  PARIS.  291 

bûchers  contre  bûchers,  et  ruines  contre  ruines. Le  protestantisme 
criait  à  l'intolérance  ,  au  fanatisme  de  Rome,  tout  en  égorgeant 
les  catholiques  de  France,  en  profanant  les  églises ,  en  jetant  au 
vent  la  cendre  des  morts,  en  allumant  les  bûchers  de  Genève  ,  eu 
dictant  les  lois  atroces  dont  l'Irlande  a  peine  encore  à  jeter  le  joug 
odieux,  après  deux  siècles  d'oppression.  Pour  les  deux  symboles, 
on  argumentait  de  la  même  manière  :  à  défaut  de  syllogismes, 
on  employait  le  fer  et  la  flamme  ;  et  voila  pourquoi  les  accusations 
banales  que  les  pamphlétaires  des  deux  partis  se  renvoyaient  à 
celte  époque  sont  ou  injustes  ou  aussi  justes  les  unes  que  les 
autres.  Cependant  une  tache  ineffaçable  s'attachera  toujours  au 
parti  huguenot,  c'est  d'avoir  le  premier  donné  l'exemple  d'ap- 
peler l'intervention  des  étrangers  dans  nos  discordes  civiles  ,  en 
livrant  aux  Anglais  le  Havre-de-Gràce ,  qui  fut  repris  par 
Charles  IX.  N'y  aura-t-il  pas  quelque  pitié  dans  l'histoire  pour 
ce  roi  de  vingt-trois  ans  ,  peut-être  encore  plus  malheureux  que 
coupable  ,  qui  eut  les  vices  de  son  temps  joints  à  des  qualités  que 
son  éducation  perverse  et  les  saturnales  de  la  cour  ne  corrom- 
pirent pas  ? 

C'est  sous  le  règne  de  son  successeur,  de  ce  Henri  III ,  qui, 
trouvant  la  couronne  des  Jagellons  trop  légère  ,  vint  se  faire 
écraser  sous  celle  de  Charlemagne  ,  qu'éclatèrent  avec  furie 
toutes  les  conséquences  des  mauvais  principes  accumulés  dans 
les  règnes  précédents.  Les  opinions  nouvelles  avaient  fait  un 
grand  pas;  le  protestantisme  avait  un  chef  jeune,  ardent,  plein 
de  valeur  et  de  prudence  ,  échappé  aux  embûches  de  la  cour  j  ce 
chef  c'était  le  roi  de  Navarre  ,  qui  depuis  fut  Henri  IV. 

A  peine  Henri  III  fut-il  monté  sur  le  trône,  qu'il  se  vit  arra- 
cher un  cinquième  édit  de  pacification,  qui  accordait  aux  pro- 
testants le  libre  exercice  de  leur  religion.  Cet  édit  amena  une 
réaction ,  et  cette  réaction  fut  la  Ligue.  Un  écrivain  célèbre  a 
dit  que  la  Ligue  avait  été  conçue  par  le  génie  des  Guise,  et  qu'elle 
était  venue  au  cardinal  de  Lorraine  au  concile  de  Trente.  Les 
mémoires  du  temps  démentent  cette  assertion.  «  Dieu  s'est  aydé, 
dit  le  Dialogue  du  maheustre  et  du  manant ,  pour  le  fonde- 
ment et  commencement  de  la  ligue  des  catholiques  de  Paris,  de 
feu  M.  Charles  Holoman,  l'un  des  bourgeois  d'icelle  ville,  homme 
très-vertueux  ,  de  noble  ,  bonne,  ancienne  et  honneste  famille  , 
qui ,  considérant  la  misère  du  temps,  l'ambition  des  grands,  la 


293  REVUE  DE  PARIS. 

corruption  de  la  justice  et  l'insolence  du  peuple,  et  surtout  la 
perte  de  la  religion  catholique ,  apostolique  et  romaine,  qui  ne 
servoil  que  d'ombrage  au  peuple  et  de  prétexte  aux  grands;  et, 
au  contraire  ,  l'hérésie  supportée  et  la  tyrannie  ouverte  ;  à  ces 
occasions ,  meu  de  l'esprit  de  Dieu  ,  il  s'adressa  à  plusieurs  doc- 
teurs, curez  et  prédicateurs,  pour  savoir  le  moyen  de  s'y  gou- 
verner en  seurelé  de  conscience  et  pour  le  bien  public.  Ils  advi- 
zèr  ent,  par  exemple,  d'appeler  avec  eux  les  plus  pieux,  fermes  et 
affectionnez  catholiques  ,  pour  acheminer  et  conduire  les  affaires 
de  la  ligue  des  catholiques ,  et  pour  lors  se  résolurent  de  n'en 
parler  qu'à  sept  ou  huit ,  lesquels  ils  arrestèrent  et  nommèrent 
entre  eux.  Peu  à  peu  le  nombre  creut.  Mais,  afin  qu'ils  ne  fussent 
descouverts,  ils  establirent  un  ordre  à  leurs  affaires,  et  firent 
un  conseil  de  neuf  ou  dix  personnes.  En  outre  ,  ils  distribuèrent 
les  charges  de  la  ville  pour  semer  les  advis  du  conseil  à  cinq  per- 
sonnes qui  se  chargèrent  de  veiller  en  tous  les  seize  quartiers  de 
ïa  ville  et  fauxbourgs.  »  Tels  furent  les  éléments  de  la  Ligue , 
association  robuste  ,  qui  enserrait  la  capitale  tout  entière  dans 
ses  mille  réseaux  ,  et  qui ,  grandissant  peu  à  peu  dans  les  lénè- 
dres  ,  s'éleva  bientôt  à  côté  du  trône  comme  une  puissance  rivale 
et  menaçante.  ■  (Testait ,  continue  la  même  pièce,  la  première 
résolution  du  commencement  de  la  ligue  que  de  se  résouldre  à  la 
mort ,  et  en  ceste  résolution  y  entrer,  chose  qui  les  rendoit  telle- 
ment hardis  en  toutes  leurs  affaires  ,  que  les  desfunct  roy  Henry 
ny  tous  ses  agents  ny  peurent  jamais  rien  entreprendre  ny  des^ 
couvrir,  sinon  que  par  conjecture  et  en  gros,  sans  certitude  au- 
cune; car,  après  qu'il  y  avoit  apparence  de  former  une  bonne 
ligue  contre  l'hérésie  et  la  tyrannie ,  les  aucuns  furent  députez 
vers  feu  M.  de  Guyze  ,  pour  lui  donner  à  entendre  la  volonté  des 
bons  catholiques  de  Paris;  lequel  les  receut  avec  grande  allégresse, 
et  de  ce  en  communiqua  à  messieurs  ses  frères ,  et  sur  tous  à  feu 
monseigneur  le  cardinal  de  Bourbon  ,  qui  tous  louoienl  Dieu.  » 
Mais  si  la  pensée  de  la  Ligue  n'appartient  pas  aux  Guise  ,  ils 
en  devinrent  le  bras  et  l'âme.  Tous  jouèrent  un  grand  rôle  dans 
ce  temps  de  discorde;  ils  furent  l'expression  la  plus  nette  de  la 
seconde  aristocratie,  qui  jeta  ,  en  expirant,  autant  d'éclat  que 
la  première.  La  Ligue  ,  quels  que  furent  ses  crimes ,  sauva  pro- 
bablement le  christianisme  en  France  ,  tout  en  portant  un  grand 
échec  à  la  royauté;  et,  pour  la  comprendre,  il  ne  faut  jamais 


REVUE  DE  PARIS.  293 

perdre  de  vue  ces  paroles  du  conseiller  d'État  Lezeau  :  «  Ce  qu'il 
faut  remarquer  pour  comprendre  que  ce  sont  les  peuples  qui  ont 
formé  la  Liyue  ,  et  qu'en  eux  résidait  la  matière  et  la  substance 
d'icelle,  et  que  les  princes  lorrains  n'en  estoient  que  les  acces- 
soires, d'auiant  que  la  force  consistoit  au  fait  de  la  religion  em- 
brassée et  affectée  par  les  catholiques  de  bon  cœur  et  sans  fein- 
tise;  et  pour  ce  avoient  recours  à  ces  princes  qui  servoientà  leur 
intention  ,  sans  qu'ils  se  sentissent  beaucoup  obligés  d'examiner 
par  quels  motifs  ces  chefs  estoient  principalement  portés,  pourveu 
qu'ils  parvinssent  à  leurs  fins/pour  lesquelles  ils  employoieni  vo- 
lontiers tous  les  moyens  à  eux  possibles.  »  La  Ligue  fut  donc  un 
mouvement  populaire  ,  mais  différent  des  mouvements  que  nous 
voyons  aujourd'hui.  En  ceux-ci ,  le  peuple  marche  lui-même  à 
la  tête  des  affaires  ,  tandis  qu'en  celui-là  ,  il  était  ù  la  suite  des 
grands  ;  il  avait  transformé  ses  seigneurs  en  factieux ,  et  ses  cu- 
rés en  tribuns. 

A  ces  deux  puissances  formidables ,  la  Réforme  et  la  Ligue  , 
qu'opposait  Henri  111  ?  D'après  le  conseil  de  la  reine-mère  ,  cette 
femme  dont  le  caractère  nous  apparaît  si  grandiose  au  milieu  des 
tempêtes  civiles  ,  mais  qui,  dans  la.  réalité  ,  ne  fut  qu'une  pau- 
vre bourgeoise  incrédule  et  superstitieuse  ,  et  ne  vit  jamais  dans 
ces  luttes  terribles  que  les  soulèvements  d'un  quartier  de  sa  ville 
natale  contre  un  autre  quartier,  Henri  crut  déjouer  les  projets 
des  Guise  en  se  déclarant  le  chef  de  la  Ligue,  acte  dangereux  et 
inutile  qui  ne  trompa  personne  ,  et  montrait  la  royauté  réduite 
à  celle  politique  tortueuse  et  oblique  ,  qui  n'attire  au  pouvoir  que 
le  mépris.  Ainsi  fut  Henri  pendant  tout  son  règne.  Sa  mère  ,  fille 
d'une  famille  marchande ,  élevée  à  la  principauté  dans  une  répu- 
blique, accoutumée,  comme  les  Italiens  de  son  temps,  aux  orages 
populaires ,  aux  factions,  aux  intrigues,  aux  empoisonnements, 
lui  avait  donné  le  goût  du  raffinement  dans  les  affaires ,  en 
sorte  que  de  plusieurs  expédients,  il  choisissait  toujours  le  plus 
compliqué.  De  cetle  inclination  pour  les  fausses  finesses,  il  ne  pou- 
vait résulter  qu'un  chaos  d'intrigues,  de  défiances  ,  de  perfidies  , 
d'assassinats  et  de  guerres  civiles ,  et  tel  est  eu  raccourci  le  règne 
de  Henri  III. 

Tandis  que  la  Réforme  furieuse  s'agitait  de  toutes  parts ,  que 
la  Ligue  grandissait  à  vue  d'oeil,  la  Cour  se  plongeait  plus  que 
jamais  dans  ce  torrent  de  mauvaises  mœurs  qui  menaçait  d'en- 

25. 


294  REVUE  DE  PARIS. 

gloulir  !a  royauté.  Au  lieu  d'élargir  ses  plans ,  d'élever  son  éner- 
gie en  progression  relative  à  l'accroissement  des  dangers ,  elle 
ne  savait  ni  temporiser  avec  adresse  ,  ni  se  battre  avec  vigueur. 
Tout  déclinaii  dans  les  armées  comme  dans  le  conseil  ;  les  hommes 
graves  se  reliraient  devant  la  faveur  des  Maugiron  ,  des  Livarot 
et  des  Saint-Mégrin. 

La  journée  des  Barricades  parut  réveiller  le  roi  de  son  assoupis- 
sement. Le  duc  de  Guise,  qui  peu  de  jours  auparavant  avait  fait, 
contre  les  ordres  du  roi,  une  entrée  presque  triomphale  à  Paris , 
ne  parut  ce  jour-là  que  lorsqu'il  eut  appris  le  plein  succès  de  l'in- 
surreclion.  Lorsqu'il  se  montra  ,  on  cria  :  Vive  Guise  !  et  lui,  di- 
sent les  mémoires  du  temps  ,  «  baissant  son  grand  chapeau  , 
disait  :  Mes  amis  ,  c'est  as^ez,  messieurs,  c'est  trop;  criez  vive 
le  roi  !  »  Le  roi  n'ayant  pas  un  instant  à  perdre  ,  sortit  à  pied  du 
Louvre  ,  tenant  une  baguette  à  la  main.  Étant  à  cheval ,  il  se 
retourna  vers  la  ville  ,  et  jura  de  n'y  rentrer  que  par  la 
brèche. 

La  journée  des  Barricades  ne  produisit  rien;  le  peuple  ne  re- 
gardait le  duc  de  Guise  que  comme  le  chef  d'une  ligue  ,  accouru 
pour  le  débarrasser  des  impôts  ,  des  protestants  et  des  mignons  ; 
Henri  et  le  Balafré  furent  ce  jour-là  au-dessous  de  leur  rôle  ;  l'un 
manqua  de  courage ,  l'autre  faillit  de  crime.  La  partie  fut  remise 
aux  étals  de  Blois. 

Quand  l'homme  de  parti  commence  à  jeter  dans  les  batailles 
publiques  son  caractère,  son  audace  et  son  génie,  presque  jamais 
il  n'a  calculé  d'avance  ni  la  longueur  ni  le  terme  de  sa  course. 
Enveloppée  dans  l'ombre  de  l'avenir,  la  puissance  qui  lui  sera 
donnée  plus  tard  ne  se  révèle  à  lui  que  par  une  sorte  d'instinct 
confus  et  de  pressentiment  vague.  N'accordons  pas  au  génie  la 
pénétration  qu'il  n'a  point,  ni  à  l'ambition  de  l'homme  le  pouvoir 
funeste  de  tout  faire  plier  sous  l'inflexible  loi  de  sa  volonié.  Com- 
bien d'actes  dans  la  vie  des  grands  hommes  ont  passé  pour  des 
calculs  pleins  de  profondeur,  et  ne  furent  en  réalilé  que  des  ac- 
cidents heureux!  Mais,  dans  ces  destinées  singulières,  il  survient 
quelquefois  un  moment  où  l'homme  de  parti  semble  tenir  dans 
sa  main  le  sort  d'une  nation  et  commander  en  maiire  aux  événe- 
ments; moment  solennel .  périlleux  ,  où  ,  n'ayant  plus  à  choisir 
qu'enlre  le  crime  et  la  chute  ,  parce  qu'il  ne  peut  plus  monter 
sans  violer  la  majesté  du  pouvoir  suprême,  ni  s'arrêter  sans  être 


REVUE  DE  PARIS.  395 

précipité  ,  il  se  sent  à  la  fois  dévoré  et  par  les  angoisses  de  la 
conscience  et  par  les  tortures  de  l'ambition. 

Le  duc  de  Guise  était  arrivé  à  ce  lerme  fatal.  Entouré  de  gloire 
et  de  puissance,  d'un  mot,  il  pouvait  faire  soulever  Paris,  ia 
Brie,  la  Picardie  ,  la  Normandie,  le  Soissonnais  ,  la  Bourgogne  , 
l'Orléanais.  Dans  les  autres  provinces  ,  il  avait  presque  toute  la 
noblesse  ,  des  magistrats  dans  tous  les  tribunaux  ,  le  clergé  tout 
entier,  et  un  peuple  innombrable  qu'en  tirant  son  épée  il  pouvait 
faire  lever  comme  un  seul  homme.  A  la  cour  même ,  il  y  avait 
pour  le  chef  de  la  Ligue  un  penchant  secret  qui  attirait  vers  lui 
tous  les  cœurs.  Un  courtisan  disait  «  que  les  huguenots  étoient 
de  la  Ligue  quand  ils  regardoient  le  duc  de  Guise;  »  et  les  paroles 
suivantes  de  la  maréchale  de  Retz  montrent  l'admiration  qu'il 
avait  inspirée  aux  femmes,  ressort  puissant  dans  une  cour,  où  les 
affaires  publiques  se  traitaient  plus  souvent  dans  le  boudoir  que 
dans  le  conseil  :  «  Us  avoient  si  bonne  mine,  dit-elle,  ces  princes 
lorrains,  qu'auprès  d'eux  les  autres  princes  paraissoient  peuple.» 
Que  pouvaient  contre  celle  formidable  puissance  quelques  sujets 
demeurés  fidèles,  malheureusement  convaincus  de  la  faiblesse 
du  monarque  et  peu  capables  de  résolution  ,  parce  qu'ils  en  sen- 
taient l'inutilité  ? 

Cependant  il  y  avait  quelque  chose  qui,  à  l'insu  de  tout  le 
monde ,  militait  pour  la  royauté  j  c'étaient  les  mœurs  et  les  idées 
du  temps.  Rien  n'était  prêt  encore  pour  une  transformation  ; 
chef  et  armée  allaient  devant  eux  sans  trop  savoir  où ,  et  si  le 
duc  de  Guise  se  fût  emparé  de  la  couronne  qu'il  convoitait,  c'eût 
élé  le  triomphe  d'une  ambition  particulière  ,  et  non  la  conquête 
d'une  idée  nouvelle.  Il  agissait  si  peu  dans  ce  sens,  que  sa  famille 
avait  fait  répandre  des  pamphlets  qui  le  faisaient  descendre  de 
Lother,  duc  de  Lorraine  ;  il  s'ensuivait  que  les  Lorrains  étaient 
les  héritiers  légitimes  de  la  couronne ,  comme  dernier  rejeton  de 
-la  race  carlovingienne.  Le  peuple,  de  son  côté  ,  comme  je  l'ai 
déjà  dit,  n'étendait  pas  ses  regards  au  delà  des  mignons  et  des 
réformés.  Lorsque  sept  ou  huit  cents  écoliers ,  trois  ou  quatre 
cents  moines,  et  quinze  mille  hommes  des  faubourgs  dépavaient 
les  rues  de  Paris  ,  portaient  les  pierres  aux  fenêtres,  tendaient 
des~chaines  ,  et  poussaient  les  barricades  jusqu'aux  guichets  du. 
Louvre  ,  le  4  de  mai  1588  ,  le  véritable  ennemi  qu'on  voulait 
abattre  ,  ce  n'était  pas  la  royauté,  c'était  la  Réforme  ,  qui  repré- 


296  REVUE  DE  PARIS. 

sentait  les  idées  nouvelles  et  l'avenir.  Rien  n'était  assez  détruit 
pour  rebâtir;  la  réaction  commençait;  mais  la  transformation 
était  encore  loin.  Cependant  la  royauté  se  crut  un  jour  tombée 
si  bas ,  qu'elle  trouva  le  crime  sous  sa  main  et  le  saisit  comme 
une  ressource. 

Le  roi  avait  signé  en  pleurant,  le  11  juillet  1588,  le  fameux 
édit  de  l'Union  ,  qui  accordait  à  la  Ligue  d'immenses  avantages  , 
entassait  les  bonneurs  sur  le  duc  de  Guise  ,  et  excluait  de  la  cou- 
ronne tout  prince  non  catholique.  Les  états  devaient  s'assembler 
à  lilois  pour  sanctionner  cet  édit  ;  Henri  et  le  Balafré  se  pro- 
mirent ,  chacun  dans  son  cœur ,  d'y  terminer  leur  querelle.  Les 
états  s'ouvrirent  le  16  d'octobre.  Le  duc  de  Guise  y  comptait 
presque  autant  de  partisans  qu'ils  contenaient  de  députés.  Son 
plan  était  d'offrir  au  roi  sa  démission  de  lieutenant  général  du 
royaume ,  afin  d'obtenir  des  états  l'épée  de  connétable.  Devenu 
maître  alors  de  toules  les  forces  de  la  France  ,  il  aurait  fait  en- 
fermer Henri  dans  un  couvent.  Reste  à  savoir  au  profit  de  qui  le 
trône  eût  été  déclaré  vacant.  Catherine  voulait  faire  tomber  la 
couronne  à  sa  fille  ,  mariée  au  duc  de  Lorraine  ,  et  le  cardinal  de 
Bourbon  revendiquait  de  prétendus  droits.  Le  seul  compétiteur 
que  méprisât  le  duc  de  Guise  était  Henri  de  Navarre,  héritier 
légitime  ,  mais  protestant ,  déjà  vainqueur  à  Coulras ,  et  jouant 
en  ce  moment  sa  couronne  contre  ses  amours. 

Henri  ouvrit  les  états  avec  une  majesté  que  ses  faiblesses  habi- 
tuelles ne  l'empêchaient  pas  de  montrer  dans  les  actions  d'éclat; 
il  y  prononça  une  harangue  qui  ne  fut  pas  goûtée  par  la  Ligue. 
Le  duc  de  Guise  qui ,  auparavant ,  dit  un  auteur  contemporain, 
*  perçoit  de  ses  yeux  toute  l'épaisseur  de  l'assemblée  ,  pour  for- 
tifier ses  serviteurs  d'un  seul  élancement  de  sa  vue,  »  en  changea 
de  couleur  et  perdit  contenance.  Le  clergé  ,  excité  par  son  frère 
le  cardinal ,  se  rendit  en  corps  pour  s'en  plaindre  au  roi.  Henri 
fut  obligé  de  faire  des  changements  à  son  discours  ,  avant  de  le 
rendre  public.  Pendant  qu'il  le  corrigeait  survint  un  orage  qui 
obligea  de  recourir  à  des  flambeaux  ,  ce  qui  fit  dire  que  Henri 
venait  de  faire  son  testament  et  celui  de  la  France,  et  qu'on  avait 
allumé  des  torches  funèbres  pour  voir  rendre  au  roi  son  dernier 
soupir. 

Cependant  Henri,  poussé  à  bout ,  et  sans  cesse  averti  des  ma- 
chinations, secrètes  du  duc  de  Guise  par  le  duc  d'Épernon  ,  qui 


REVUE  DE  PARIS.  S97 

lui  mandait  dans  ses  lettres  tous  les  détails  de  la  conjuration ,  et 
même  par  le  duc  de  Mayenne  et  le  duc  d'Auraale,  se  réveilla 
pour  la  vengeance  ,  et  se  conduisit  avec  une  dissimulation  qui  ne 
semblait  pas  possible  dans  une  âme  énervée  comme  la  sienne. 
Pendant  que  tout  remuait  autour  de  lui ,  Henri  feignit  un  redou- 
blement de  dévotion,  et  fit  construire  au-dessus  de  sa  chambre  de 
petites  cellules  pour  y  loger  des  capucins,  disant  qu'il  était  résolu 
de  renoncer  au  monde.  Le  duc  de  Guise  se  laissa  tromper,  comme 
tout  le  monde  ,  à  ces  apparences.  Madame  de  Montpensier  ,  qui 
ne  pardonna  jamais  au  roi  des  faveurs  offertes  et  dédaignées  , 
portait  suspendus  à  son  côté  des  ciseaux  d'or  ,  pour  faite,  disait- 
elle  ,  la  couronne  monacale  à  Henri,  quand  il  serait  confiné  dans 
un  cloître.  Rien  de  tout  cela  n'échappait  au  roi. 

Suivant  le  rapport  de  Miron  ,  médecin  de  Henri  III ,  et  qui 
parle  comme  témoin  auriculaire  ,  le  meurtre  du  duc  de  Guise  fut 
concerté  entre  la  reine-mère  et  le  roi.  Les  paroles  suivantes,  que 
nous  trouvons  dans  sa  relation  ,  induisent  même  à  croire  que  la 
première  idée  de  ce  projet  appartient  à  la  reine-mère  :  «  Sur  ces 
entrefaites  ,  dit-il ,  la  reyne-mère  reconnoist  manifestement  avoir 
failli  et  s'eslre  abusée,  en  ce  qu'elle  avoit  fait  venir  auprès  de  Sa 
Majesté  un  si  rude  joueur;  et  s'en  repent,  et  se  met  à  penser 
comme  elle  pourra  démesler  celte  fusée.  Elle  commença  donc  à 
ourdir  celte  toile  à  petit  bruit,  ayant  affaire  à  un  caut  ennemi  ; 
continue  en  cette  façon  jusqu'à  ce  qu'elle  jugea  estre  temps  d'en 
trancher  le  fil  et  de  se  préparer  pour  en  Yeuir  aux  mains  (1).  » 

(1)  Les  détails  qui  vont  suivre  sont  extraits  des  Archives  curieuses 
de  l'Histoire  de  France,  publiées  par  MM.  Ciraber  et  Danjou.  La  pre- 
mière série  vient  d'être  terminée  ;  elle  embrasse  cette  période  de  notre 
histoire  qui  s'étend  de  Louis  XI  à  Louis  XIII.  Nous  ne  reviendrons  pas 
sur  les  éloges  qu'en  d'autres  circonstances  nous  avons  donnés  à  cette 
publication.  Auteurs  et  éditeur  les  méritaient  amplement,  les  uns  pour 
leurs  recherches  savantes,  leur  goût  judicieux,  leur  critique  désinté- 
ressée, l'autre  pour  sa  ponctualité.  Toute  œuvre  sérieuse  et  probe , 
quand  elle  est  de  nature  à  fournir  d'utiles  leçons ,  à  donner  à  l'esprit 
public  une  direction  morale  ,  à  féconder  le  présent  par  les  enseigne- 
ments et  le  spectacle  du  passé  ,  cette  œuvre  est  assurément  digne  des 
sympathies,  de  l'appui,  de  la  reconnaissance  même  de  tous  ceux  qui 
aiment  leur  pays;  et,  lorsque  de  pareilles  œuvres  réussissent,  le  succès 
qu'elles  obtiennent  fait  autant  l'éloge  du  public  qui  les  accueille  que 


298  REVUE  DE  PARIS. 

Quand  le  moment  fut  arrivé  ,  «  le  roy  ,  continue  Miron  ,  dis- 
posa sa  partie  en  cette  façon.  Après  avoir  soupe  se  retire  en  sa 
chambre  sur  les  sept  heures,  commande  au  sieur  de  Marie  d'aller 
vers  le  cardinal  de  Guize  le  prier  de  se  trouver  dans  sa  chambre 
à  six  heures  ;  commande  aussi  à  quelques  seigneurs  et  gens  de 
son  conseil  de  se  trouver  à  six  heures  du  matin  en  son  cabinet  ; 
puis  fait  mesme  commandement  aux  quarante-cinq  gentils- 
hommes ordinaires .  à  ce  qu'ils  eussent  à  se  trouver  en  sa  cham- 
bre au  matin  à  cinq  heures. 

»  Sur  les  neuf  heures ,  le  roy  mande  le  sieur  de  Larchant ,  ca- 
pitaine des  gardes-du-corps  ,  qui  lui  commanda  de  se  trouvera 
sept  heures  du  matin  .  assisté  de  ses  compagnons ,  pour  se  pré- 
senter au  duc  de  Guize  lorsqu'il  monleroit  au  conseil ,  avec  une 
requeste  pour  le  prier  de  faire  en  sorte  qu'il  fust  pourveu  à  leur 
payement  ;  et  que  le  duc  entré  dedans  la  chambre  du  conseil,  qui 
estoit  l'antichambre  du  roy,  il  se  saisit  de  la  montée  et  de  la  porte  ; 
qu'en  même  temps  ,  il  logeast  vingt  de  ses  compagnons  à  la 
montée  du  vieux  cabinet ,  par  où  l'on  descend  à  la  galerie  des 
Cerfs. 

»  Cela  fait,  chacun  se  retire,  et  le  Roy ,  sur  les  dix  à  onze  heu- 
res, entre  en  son  cabinet,  accompagné  du  sieur  de  Thermes  seu- 
lement. Où  ayant  demeuré  jusqu'à  minuit  :  «  Mon  fils,  lui  dit-il, 
allez  vous  coucher  ,  et  dites  à  du  Halde  qu'il  ne  faille  pas  de  m'es- 
veiller  à  quatre  heures,  et  vous  trouvez  ici  à  pareille  heure,  b 

Pendant  ce  temps,  le  duc  de  Guise  était  en  partie  de  débauche. 
II  rentra  à  trois  heures  après  minuit .  et  on  lui  remit  cinq  billets 
venant  de  différentes  personnes  qui  lui  donnaient  avis  qu'il  se 
tramait  quelque  chose  contre  lui.  «  Le  duc,  ajoute  Miron  ,  ayant 
dit  à  ses  gens  le  sujet  de  ces  adverlissemenls,  ils  le  supplient  de 


des  auteurs  qui  les  lui  dennent.  Sous  ce  rapport,  les  deux  écrivains 
qui  ont  enrichi  nos  bibliothèques  de  leur  collection  précieuse  n'ont 
rien  à  envier  ;  la  bienveillance  universelle  les  a  saisis  dès  leurs  pre- 
miers pas,  environnés  pendant  toute  leur  course,  au  travers  des  événe- 
ments les  plus  graves,  des  péripéties  les  plus  dramatiques  de  notre  his- 
toire ;  l'estime  méritée  dont  jouissent  les  collections  déjà  publiées  sur 
l'histoire  de  France  n'a  pas  compromis  la  fortune  de  la  leur  ,  elle  a  sa 
place  honorable  et  enviée  dans  les  principales  bibliothèques  du  royaume 
et  de  l'étranger. 


REVUE  DE  PARIS.  299 

ne  les  vouloir  point  mespriser  ;  il  les  mit  sous  le  chevet  ,  et  se 
couchant  leur  dit  :  «  Ce  ne  seroil  jamais  fait  si  je  voulois  m'arres- 
ter  à  tous  ces  advis;  il  n'oseroit.  Dormons;  et  vous,  allez 
coucher.  » 

«  Quatre  heures  sonnent,  du  Haîde  s'esveille,  se  lève  et  heurte 
à  la  chambre  de  la  reyne  :  damoiselle  Louise  Dubois,  dame  de  Pio- 
lant ,  sa  première  femme-de-chambre  ,  vient  au  bruit ,  demande 
qui  c'estoit  :  «  C'est  du  Halde,  dit-il  ;  dites  au  roy  qu'il  est  quatre 
heures.  —  Il  dort,  et  la  reyne  aussi,  dit-elle.  —  Esveillez-le,  dit 
du  Halde  ,  il  me  Ta  commandé  ,  ou  je  heurterai  si  fort  que  je  les 
esveillerai  tous  deux.  »  Le  roi ,  qui  ne  dormoit  pas  ,  ayant  passé 
la  nuit  en  telles  inquiétudes  d'esprit  que  vous  pouvez  imaginer, 
entendant  parler,  demande  à  la  demoiselle  de  Piolant  qui  c'était  : 
«  Sire,  dit-elle  ,  c'est  monsieur  du  Halde  qui  dit  qu'il  est  quatre 
heures.  —  Piolant ,  dit  le  roy,  çà,  mes  bottines,  ma  robe  et  mon 
bougeoir;  »  se  lève  ,  et  laissant  la  reyne  dans  une  grande  per- 
plexité, va  en  son  cabinet,  où  estoit  déjà  le  sieur  de  Termes  et  du 
Halde  ,  auquel  le  roy  demande  les  clefs  de  ses  petites  cellules  , 
qu'il  avoit  fait  dresser  pour  des  capucins.  Les  ayant ,  il  monte ,  le 
sieur  de  Termes  portant  le  bougeoir  :  le  roy  en  ouvre  l'une  et  y 
enferme  dedans  du  Halde  à  la  clef.  Le  roy  descend  ,  et  de  fois  à 
autre  alloit  lui-même  regarder  en  sa  chambre  si  les  quarante- 
cinq  y  estoienl  arrivés  ;  et  à  mesure  qu'il  y  en  trouvoit ,  les  fai- 
soit  monter  et  les  enfermoit  en  la  même  façon  ,  tant  qu'à  diverses 
fois  et  en  diverses  cellules  ,  il  les  eust  ainsi  logés. 

»  Cependant  les  seigneurs  et  autres  du  conseil  commençoient 
d'arriver  au  cabinet,  où  il  falloit  passer  de  costé  pour  y  entrer. 
Comme  ils  furent  entrés,  et  ne  sachant  rien  de  sa  procédure ,  il 
met  en  liberté  ses  prisonniers  en  la  mesme  façon  qu'il  les  avoit 
enfermés ,  et  le  plus  doucement  qu'il  se  peutfaire  les  fait  descen- 
dre en  sa  chambre,  leur  commandant  de  ne  point  faire  de  bruit 
à  cause  de  la  reyne  sa  mère,  qui  estoit  malade  et  logée  au-des- 
sous. » 

Après  toutes  ces  précautions ,  il  rentra  dans  son  cabinet  où  se 
trouvaient  les  membres  du  conseil  ;  il  se  plaignit  amèrement  du 
duc  de  Guise  ,  et  termina  en  disant  :  «  11  s'est  si  fort  oublié  qu'à 
l'heure  que  je  parle  à  vous  ,  l'ambition  démesurée  dont  il  est  pos- 
sédé l'a  tellemeni  aveuglé  qu'il  est  à  la  veille  d'oser  entreprendre 
sur  ma  couronne  et  sur  ma  vie ,  si  bien  qu'il  m'a  réduit  en  cette 


300  REVUE  DE  PARIS. 

extrémité  qu'il  faut  que  je  meure  ou  qu'il  meure  ,  et  que  ce  soit 
ce  malin.  ■  Et  leur  ayant  demandé  ,  ajoute  Miron  ,  s'ils  ne  vou- 
loienl  pas  l'assister  pour  avoir  raison  de  cet  ennemy  .  et  fait  en- 
tendre aussi  l'ordre  qu'il  vouloit  tenir  pour  l'exécution ,  chacun 
d'iceux  approuva  son  dessein  et  sa  procédure  ,  et  font  tous  offre 
de  leur  très-humble  service  et  de  leur  propre  vie.  • 

Le  roi  se  rendit  ensuite  dans  la  chambre  où  étaient  ses  qua- 
rante-cinq gentilshommes  ordinaires  ,  et  leur  demanda  .  comme 
aux  membres  de  son  conseil ,  s'ils  voulaient  l'aider  dans  le  projet 
qu'il  avait  conçu,  et  donner  la  mort  au  duc.  «  Lors  tous  ensemble, 
d'une  voix,  lui  promirent  de  le  faire  mourir  ;  et  l'un  d'entre  eux, 
nommé  Siriac  ,  frappant  sa  main  contre  la  poitrine  du  roi ,  dit 
en  son  langage  gascon  :  «  Cap  de  Dion  !  sire  !  iou  lou  bout  ren- 
dis mort.  »  Là  dessus,  Sa  Majesté  ayant  commandé  de  cesser  les 
offres  de  leur  service  et  les  révérences  de  peur  d'esveiller  la 
reine  sa  mère  :  «  Voyons,  dit-il ,  qui  de  vous  a  des  poignards  ?  » 
Il  s'en  trouva  huit  qui  restèrent  dans  la  chambre  pour  tuer  le 
duc  ;  douze  furent  placés  dans  le  vieux  cabinet  pour  le  tuer 
à  coups  d'épée  ,  quand  il  hausserait  la  porte  de  velours  pour 
entrer. 

«  Cependant  le  roy  ,  continue  Miron  ,  après  avoir  ainsi  par- 
achevé l'ordre  qu'il  vouloit  eslre  suivi  pour  cette  exécution,  vivoit 
en  grande  inquiétude  ;  il  alloit ,  il  venoit,  il  ne  pouvoit  durer  en 
place  contre  son  naturel  ;  parfois  il  se  présentoit  a  la  porte  de  son 
cabinet .  et  exhortoit  les  ordinaires  ,  demeurés  en  la  chambre,  à 
se  bien  donner  garde  de  se  laisser  endommager  par  le  duc  de 
Guize  :  a  II  est  grand  et  puissant  :  j'en  serois  inarry  ,  »  disoil-il. 
On  lui  vient  dire  que  le  cardinal  estoit  au  conseil ;  mais  l'absence 
du  duc  le  travailloit  surtout.  » 

Sur  les  sept  heures,  on  l'envoya  quérir ,  et  le  premier  messager 
fut  bientôt  suivi  d'un  second  qui  le  pria  de  se  hâter  .  disant  que 
le  roi  était  pressé  parce  qu'il  voulait  aller  diner  à  Cléry  ,  où  il 
feignait  d'avoir  envie  de  passer  les  fêtes  de  Noël.  L'auteur  de  la 
pièce  qui  porte  pour  titre  :  le  Martyre  des  deux  frères,  affirme 
que  le  duc  de  Guise  murmura  en  sortant  de  son  cabinet  :  «  Je 
n'ay  jamais  accoustumé  de  sortir  de  mon  cabinet  sans  pre- 
mièrement avoir  prié  Dieu  ,  et  ne  me  souviens  d'y  avoir  failly  : 
dunl  je  sens  en  mon  âme  un  extrême  regret  d'estre  ainsi 
pressé.  » 


REVUE  DE  PARIS.  301 

Arrivé  à  l'entrée  de  la  salle  où  se  tenaient  les  archers  des  gar- 
des delà  compagnie  de  Lsrchant,  il  manifesta  sa  surprise  de 
voir  tant  d'hommes  armés  ,  et  leur  dit  :  «  Pourquoi ,  mes  amys  , 
estes-vous  icy  ?  C'est  une  chose  non  accouslumée  et  extraordi- 
naire. —  Monseigneur  ,  répondit  Larchant  en  s'approchant  de 
lui ,  comme  il  étoit  convenu  avec  le  roy ,  ces  pauvres  gens  m'ont 
prié  de  supplier  le  conseil  qu'ils  demeurassent  icyjusque  à  ce  que 
Sa  Majesté  y  soit  venue  ,  pour  lui  faire  entendre  que  si  elle  n'y 
donne  ordre  ,  ils  seront  contraints  de  vendre  leurs  chevaux  pour 
eux  en  retourner  à  pied,  d'autant  qu'ils  ont  sollicité  les  uns  et  les 
aulres  ,  qui  leur  font  responce  qu'il  n'y  a  pas  un  sol  pour  eux  ,  et 
cependant  ils  sont  dans  quatre  ou  cinq  jours  hors  de  leur  quar- 
tier. —  Monsieur  de  Larchant,  répartit  le  duc  de  Guize ,  je  leur 
serviray  et  à  vous  de  tout  mon  pouvoir  :  il  est  hien  raisonnable 
qu'on  y  donne  ordre  j  »  et  il  s'assit  au  milieu  des  archers.  Peu 
après  qu'il  fut  assis,  «  J'ai  froid  ,  dit-il  ;  le  cœur  me  fait  mal  : 
que  l'on  fasse  du  feu.  »  Et  s'adressant  à  Morfontaine,  trésorier 
de  l'épargne  :  «  Monsieur  de  Morfontaine  ,  je  vous  prie  de  dire  à 
M.  de  Saint-Pris  ,  premier  valet-de-chambre  du  roi ,  que  je  le 
prie  de  me  donner  des  raisins  de  Damas  ou  de  la  conserve  de 
roses.  » 

Cependant  le  roi  ayant  appris  que  le  duc  de  Guise  était  dans  la 
chambre  du  conseil,  commanda  à  Revol  de  le  faire  venir.  Mais 
Nambu,  huissier  de  la  chambre,  lui  ayant  barré  le  passage  ,  allé- 
guant les  ordres  qu'il  avait  reçus  du  roi  lui-même  de  ne  laisser 
entrer  ni  sortir  personne  sans  son  commandement  exprès,  il  re- 
vint au  cabinet  avec  un  visage  tout  effrayé.  «  Mon  Dieu  ,  dit  le 
roi ,  qu'avez-vous  ?  Qu'y  a-t-il  ?  Que  vous  êtes  pâle  !  Vous  me 
gâterez  tout  !  Frottez  vos  joues  ,  frottez  vos  joues,  Revol.  » 

Il  revint  bientôt  et  trouva  le  duc  de  Guise  mangeant  des  pru- 
nes de  Brignoles.  «  Monsieur,  le  roi  vous  demande  ,  dit-il  ;  il  est 
dans  son  vieux  cabinet;  »  et  il  se  retira  précipitamment. 

Le  duc  de  Guise  met  des  prunes  dans  son  drageoir,  jette  le 
reste  sur  le  tapis ,  se  lève  ,  et  heurte  à  la  porte.  L'huissier  ouvre, 
sort  et  tire  la  porte  après  lui.  Le  duc  entre  ,  salue  ceux  qui  étaient 
dans  la  chambre.  Ceux-ci  se  lèvent ,  le  saluent  en  même  temps, 
et  le  suivent  comme  par  respect.  Le  duc  ,  arrivé  à  deux  pas  de  la 
porte  du  vieux  cabinet,  se  retourne  pour  regarder  ceux  qui  le 
suivent  ;  mais  il  est  au  même  instant  entouré  :  les  uns  lui  saisis- 

6  26 


302  REVUE  DE  PARIS. 

sent  les  bras,  les  autres  lui  arrachent  son  épée  et  son  poignard; 
un  se  jette  sur  ses  épaules  et  lui  serre  la  gorge.  Le  duc,  doué 
d'une  vigueur  peu  commune  ,  quoique  percé  déjà  d'un  coup  de 
poignard  ,  n'eut  simplement,  dit  un  auteur  contemporain  ,  qu'à 
secouer  les  bras  pour  en  renverser  quatre  par  terre  ;  mais ,  après 
avoir  lutté  quelques  instants  .  il  se  couvrit  le  visage  de  son  man- 
teau ,  et  tomba  en  murmurant  :  «  Mon  Dieu ,  ayez  pitié  de  moi  !  » 
Son  sang  rejaillit  jusque  sur  le  lit  du  roi ,  qui  était  en  son  cabi- 
net ,  regardant  ce  qui  se  passait ,  la  porte  entr'ouverte. 

Le  cardinal  de  Guise  .  qui  était  au  conseil ,  entendit  la  voix  de 
son  frère.  «  Mon  Dieu,  dit-il,  on  tue  mon  pauvre  frère!  »  Et  comme 
il  voulait  se  lever  et  courir,  il  fut  arrêté  par  le  maréchal  d'Au- 
mont,  qui,  mettant  la  main  sur  son  épée  :  «  Ne  bougez,  dit-il , 
mort-dieu!  monsieur ,  le  roi  a  affaire  de  vous.  »  L'archevêque 
de  Lyon  ,  aussi  fort  effrayé  ,  joignit  les  mains  en  disant  :  «  Nos 
vies  sont  entre  les  mains  de  Dieu  et  du  roy.  » 

Le  roi  voyant  que  c'était  fait ,  sortit  tout  pâle  de  son  cabinet , 
en  s'écrianl  :  «  Nous  ne  sommes  plus  deux  :  je  suis  roi  mainte- 
nant !  »  Il  le  regarda  un  moment ,  le  poussa  du  pied ,  comme  le 
duc  de  Guise  avait  fait  à  Coligny  le  jour  de  la  Saint-Barlhélemy, 
et  s'adressant  à  Loignac  :  ■  Te  semble-t-il  qu'il  soit  mort,  Loi- 
gnac?» Alors  Loignac  le  prenant  par  la  tête,  répondit  à  Henri 
de  Valois  :  «  Je  croy  qu'ouy  ;  car  il  a  la  couleur  de  mort ,  Sire.  » 
On  fouilla  le  duc  ,  et  l'on  trouva  sur  lui  un  billet  écrit  de  sa  main 
qui  portait  :  «  Pour  entretenir  la  guerre  en  France  ,  il  faut  sept 
cent  mille  livres  tous  les  mois.  » 

Son  cadavre ,  couvert  d'un  méchant  tapis  gris  sur  lequel  on 
mit  une  croix  de  paille  ,  resta  sur  le  pavé  pendant  une  partie  de 
la  journée.  Par  l'ordre  du  roi ,  le  cardinal  de  Guise  fut  amené 
dans  la  salle  où  le  corps  de  son  frère  trempait  dans  une  mare  de 
sang.  «  Connaissez-vous  ce  personnage  ?  dit  Henri  d'un  air  som- 
bre.—Oui,  repondit  le  prélat,  car  c'était  mon  bon  frère  et  sei- 
gneur ,  et  souhaiterois  déjà  être  en  l'autre  monde  avec  lui.  »  On 
ne  le  fit  pas  longtemps  attendre.  Le  cardinal  et  l'archevêque  de 
Lyon  furent  d'abord  enfermés  dans  les  cellules  des  capucins ,  et 
de  là  transférés  à  la  tour  du  Moulin.  «  Le  tyran  le  fit  conduire  , 
dit  un  écrivain  du  temps ,  en  une  pplite  chambre  aprestée  tout 
exprez,  en  laquelle  n'y  avoit  ni  table ,  lict,  chaize  ny  banc, 
comme  s'il  fust  esté  un  Turc  ou  payen ,  et  demeura  ainsi  le  jour. 


REVUE  DE  PARIS.  503 

Et  sur  le  soir,  le  pauvre  prince  luy  fist  demander  quelque  peu  de 
pain  et  d'eau,  estant  pressé  de  faim,  n'ayant  mangé  depuis  le 
jour  précédent:  le  îyran  ,  au  lieu  de  pain  et  d'eau,  lui  fit  porter 
du  poisson  tout  crud.  »  Le  cardinal ,  qui  voyait  bien  que  c'en 
était  fait  de  lui ,  se  disposa  à  la  mort,  et  se  confessa  à  son  compa- 
gnon de  captivité.  Ils  passèrent  tous  les  deux  la  nuit  en  prières. 

Le  lendemain  au  matin,  qui  était  la  vigile  de  Noël,  Henri,  averti 
par  l'évêque  du  Mans  que  les  députés  des  états  se  disposaient  à 
réclamer  le  cardinal,  arrêta  qu'il  devait  mourir.  Sur  les  neuf  à 
dix  heures,  il  sortit  de  son  cabinet,  et  commanda  à  ceux  qui 
avaient  la  veille  assassiné  le  duc  de  le  défaire  du  cardinal.  Ces 
gens-là  avaient  encore  une  conscience,  ils  refusèrent.  Henri  fut 
obligé  de  marchander  l'affaire  à  des  soldats  des  gardes  écossai- 
ses. Ils  étaient  quatre  au  salaire  de  cent  écus  chacun. 

a  Le  cardinal,  ayant  ouï  le  bruit  qu'ils  faisaient  en  montant,  se 
leva  et  embrassa  l'archevêque  de  Lyon  ,  en  disant  :  «  Monsieur  , 
voicy  l'heure  qu'il  faut  que  je  meure;  priez  Dieu  pour  raoy  ,  et  il 
me  fera  la  grâce  de  le  prier  pour  vous.  Je  vous  puis  asseurer  que 
je  ne  suis  point  marry  de  mourir.  »  Puis  s'agenouillant  :  a  Mon 
père ,  dit-il ,  je  vous  prie  encore  me  donner  vostre  bénédiction.» 
Ce  qu'ayant  fait ,  les  bourreaux  entrèrent  et  trouvèrent  ce  prélat 
encore  à  genoux.  El  lors  ces  meurtriers  et  maudits,  en  se  mo- 
quant de  lui ,  lui  dirent  :  «  Cardinal ,  il  faut  mourir.  »  Et  le  pre- 
nant, luy  mirent  un  cordeau  au  col  et  le  tirèrent  dehors  ,  et  le 
menèrent  au  lieu  du  malheureux  massacre.  Ces  affamez  de  bu- 
tin, estimant  le  dommage  plus  grand  de  gaster  la  robbe  que  de 
meurtrir  le  corps ,  ne  voulurent  rompre  sa  robbe  ,  ains  la  con- 
servèrent entière.  Ce  prince,  agenouillé  contre  une  muraille, 
auquel  à  grand'peine  permirent-ils  dire  une  seule  oraison ,  et 
icelle  finie  se  couvre  de  ses  mains ,  recommandant  son  âme  à 
Dieu  :  ces  pendars ,  bourreaux ,  à  l'instant  tirant  le  cordeau  , 
lui  lancent  plusieurs  coups  de  poignards  et  d'allebardes  au  tra- 
vers de  son  sacré  corps,  le  massacrèrent  ainsi  et  le  firent  mourir.» 
(Le  Martyre  des  deux  frères.) 

Le  samedi,  sur  le  soir,  les  deux  corps  étant  étendus  sur  le  pavé, 
le  roi  commanda  que  l'on  posât  celui  du  cardinal  sur  une  cou- 
chette dans  la  chambre  voisine.  Le  duc  de  Guise  resta  sur  le 
pavé  jusqu'après  la  fête  de  la  Nativité,  dans  l'attitude  qu'il  avait 
en  mourant,  une  main  à  la  bouche ,  l'autre  en  arrière  sur  son 


504  REVUE  DE  PARIS. 

poignard.  Le  mercredi,  les  deux  corps  furent  portés  dans  la 
grande  salle  et  brûlés ,  et  Ifs  cendres  furent  jetées  au  vent. 
D'autres  écrivains  rapportent  le  fail  d'une  manière  différente  : 
«  Pendant  que  l'on  disoit  les  matines  de  ?<oël,  Henry  fait  trancher 
les  testes  de  ces  princes  ;  quant  aux  corps  ,  il  les  fait  hacher  en 
pièces,  et  puis  ,  les  ayant  jetés  par  les  fenestres  dedans  le  jardin, 
ils  furent  portés  en  une  galerie  dedans  laquelle  il  y  a  une  chemi- 
née ,  où  ils  furent  bruslés.  »  [Particularités  notables.  ) 

Un  roi  de  France  assistoit  en  personne  à  cette  boucherie  ;  il 
voyoit  dépecer  les  corps  de  deux  de  ses  sujets,  et  sentoit  l'odeur 
delà  chair  de  ses  victimes.  «  Le  lendemain  ,  ce  Judas  osa  témé- 
rairement approcher  de  la  table  de  Jésus-Christ ,  ses  mains  en- 
core toutes  sanglantes.  &  [Le  Martyre  des  deux  frères.) 

Le  jour  et  le  lendemain  de  la  mort  des  Guise  ,  le  roi  fit  arrêter 
le  cardinal  de  Bourbon  ,  la  duchesse  de  Nemours  et  son  fils  ,  et  le 
duc  d'Elbeuf  ;  les  autres  seigneurs  de  la  Ligue  qui  se  trouvaient  à 
Blois  échappèrent  en  prenant  la  fuite.  Lorsque  la  nouvelle  de  la 
mort  des  deux  frères  parvint  dans  la  capitale ,  le  25  au  soir,  elle 
y  produisit  une  consternation  générale.  On  s'abordait  d'un  air 
lugubre  ,  on  s'embrassait  avec  un  silence  farouche;  les  églises, 
tendues  de  noir,  étaient  remplies  de  femmes  qui  se  laraentaient/Le 
fougueux  Linceslre,  dans  sa  chaire  de  Saint-Barthélémy  ,  adjure 
ses  auditeurs  ,  après  une  prédication  véhémente  ,  d'employer, 
pour  venger  la  mort  des  Guise ,  ■  jusqu'au  dernier  denier  de  leur 
bourse  et  jusqu'à  la  dernière  goutte  de  leur  sang.  »  Le  permier 
président  de  Harlai  était  assis  devant  la  chaire.  Lincestre  l'aper- 
çoit ,  et  l'apostrophant  :  <*  Levez  la  main  comme  les  autres  ,  mon- 
sieur le  premier  président  !  levez-la  bien  haut  afin  que  tout  le 
monde  la  voie,  et  jurez  de  venger  la  mort  des  martyrs!  »  Le 
peuple  arracha  partout  les  armoiries  du  roi,  les  brisa  ,  les  foula 
aux  pieds,  les  jeta  dans  le  ruisseau.  Pendant  que  tout  ceci  se 
passait  à  Paris ,  Henri  faisait  de  magnifiques  funérailles  a  sa 
mère  Catherine. 

Ainsi  périt  le  duc  de  Guise,  qui  ne  fit  rien  ,  ayant  le  pouvoir 
de  tout  faire.  Profondément  dissimulé  ,  comme  les  esprits  de  peu 
d'étendue  ,  il  savait  bien  entourer  ses  desseins  de  mystère  ;  mais 
le  cœur  lui  faillit  dans  toutes  les  occasions  décisives.  Toute  sa 
vie  se  passa  à  désirer  la  couronne,  et  il  n'eut  jamais  la  force  de 
la  prendre.   Libertin  comme  la  plupart  des  hommes   de  son 


REVUE  DE  PARIS.  505 

temps ,  orgueilleux ,  aimé  du  peuple ,  dont  il  se  défiait ,  il  avait 
derrière  lui  une  religion  et  toute  une  nation  pour  l'appuyer ,  et  il 
manqua  à  l'une  comme  à  l'autre.  Dans  une  cour  loule  italienne  , 
il  eut,  ainsi  que  sa  famille,  la  témérité  d'afficher  la  présomption 
et  la  légèreté  françaises.  J'ai  déjà  rapporté  les  propos  du  cardinal 
de  Guise  ,  plus  méchant  que  son  frère  ,  mais  qui  avait  mis  loule 
son  ambition  au  service  de  son  aîné.  Averti  des  projets  du  roi , 
«  Il  est  trop  poltron,  répondit  le  Balafré,  iln'oseroit.  »  Henri  osa  ; 
mais  la  Providence  prit  sa  revanche  devant  Paris.  Maintenant 
qu'est-ce  que  tous  ces  faits  de  l'histoire  morte  devant  les  faits  de 
l'histoire  contemporaine  ?  Qu'est-ce  que  la  journée  des  Barricades, 
la  Saint-Barthélémy  même,  devant  les  grands  massacres  de  sep- 
tembre 1792  et  de  tout  le  règne  de  la  Terreur?  Qu'est-ce  que 
Henri  de  Valois,  mourant  par  le  poignard  d'un  moine  sortant  des 
bras  de  madame  de  Montpensier,  à  côté  de  Louis  XVI  entre  les 
mains  du  bourreau  de  la  place  de  la  Révolution  ?  Ainsi  vont  les 
siècles,  s'effaçant  les  uns  les  autres.  Il  ne  reste  que  Dieu  pour 
rendre  compte  de  ces  vanités,  et  conduire  l'humanité  à  travers 
ces  ruines  et  ces  crimes  vers  sa  fin  providentielle.  J.  L. 

(Revue  du  xixe  Siècle.) 


26. 


LES  DEUX  FRÈRES  MES.   : 

CO>'TE  RELIGIEUX  D'OEHLE^SCHLAEGER ,   POETE  SUEDOIS. 


vella 


eux  frères  vivaient  à  Florence,  dans  le  couvent  de  Maria-No- 
lia  ;  ils  avaient  nom  Martin  et  Jean  ;  ils  étaient ,  dès  leur  bas 
âge  ,  restés  orphelins.  Martin  ,  l'aîné  des  deux  ,  était  d'une  santé 
faible  ,  d'un  caractère  calme  et  paisible  ;  il  s'était  senti  peu  fait 
pour  braver  les  fatigues  et  supporter  les  peines  de  la  vie  du 
monde;  aussi  avait-il  le  premier  cherché  un  asile  pour  abriter  sa 
faiblesse ,  et  ses  yeux  s'étaient  tournés  vers  un  riche  monastère, 
agréablement  situé  dans  un  site  pittoresque.  Jean,  depuis  long- 
temps habitué  a  reconnaître  la  supériorité  de  la  raison  de  son 
frère,  à  suivre  religieusement  ses  avis,  n'avait  pas  balancé  à  se 
consacrer  avec  Martin  au  culte  des  autels.  La  nature  n'avait  pas 
été  avec  Jean  parcimonieuse  de  ses  dons  :  il  était  beau  ,  son  ima- 
gination était  riche  et  ardente ,  son  cœur  capable  de  ressentir  et 
de  savourer  toutes  les  impressions  douces. 

Les  premiers  mois  du  noviciat  s'écoulèrent  paisiblement;  Jean 
ne  comprenait  pas  qu'il  y  eût  au  monde  quelque  chose  de  plus 
beau  que  l'existence  du  cloître.  Tout ,  d'ailleurs ,  était  nouveau 
pour  lui  :  ce  n'était  plus  la  chaumière  étroite  et  pauvre  où  il  avait 
jusqu'alors  vécu  ,  c'était  la  riche  et  spacieuse  demeure  d'une  ab- 
baye ,  c'était  un  temple  vaste  et  somptueux  où  resplendissaient 
toutes  les  pompes  du  culte  catholique  ,  et  que  décoraient  ces  ma- 
gnifiques toiles  sur  lesquelles  le  pinceau  de  l'école  italienne  avait 
fixé  tant  de  chefs-d'œuvre  ;  puis  c'était  aussi  le  charme,  inexpri- 
mable pour  une  âme  jeune  et  ardente,  d'entendre  résonner  les 
voûtes  de  la  nef  d'une  musique  suave  et  de  chants  religieux.  Ce 


REVUE  DE  PARIS.  30T 

n'était  plus  la  nourriture  frugale  et  monotone  à  laquelle  il  s'était 
habitué  dès  son  enfance  ,  c'était  la  table  somptueusement  servie 
de  mets  variés  et  succulents  qu'on  retrouvait  dans  ces  temps  de 
béatitude  dans  tous  les  monastères  richement  dotés.  Là  ne  s'ar- 
rêtaient pas  les  plaisirs  de  Jean  :  pendant  les  heures  que  l'inter- 
valle entre  les  exercices  de  piété  laissait  à  la  disposition  des 
moines ,  ils  s'amusaient  à  composer  des  parfums  ,  des  essences 
exquises ,  et  Jean  aimait  beaucoup  à  les  seconder.  Il  se  rendait 
utile,  il  disposait  les  alambics  et  les  cornues  ,  entretenait  le  feu 
au  degré  voulu,  et  se  trouvait  tout  joyeux  en  voyant  les  vapeurs 
monter  en  nuages  légers  et  transparents ,  et  se  précipiter  ensuite 
en  gouttelettes  liquides  dans  le  vase  destiné  à  les  recueillir.  Son 
zèle  avait  été  apprécié ,  et  les  frères  lui  avaient  confié  la  charge 
importante  de  surveillant  du  laboratoire. 

Tout  cela  ne  pouvait  avoir  qu'un  temps;  de  semblables  plai- 
sirs devaient  bientôt  devenir  insuffisants  aux  besoins  d'une  âme 
avide  d'émotions.  La  vie  claustrale,  d'abord  si  pleine  de  charmes, 
grâce  à  l'attrait  de  la  nouveauté,  lui  parut  monotone ,  ennuyeuse  ; 
puis  il  se  prit  à  croire  qu'il  était  comme  les  infortunés  qu'on  ense- 
velit tout  vivants  dans  un  tombeau. 

Pour  échapper  à  l'ennui  qui  semblait  s'attacher  à  ses  pas  ,  il 
consentit  à  la  demande  d'un  vieux  moine  aveugle  qui  le  priait  de 
lui  lire  la  Bible.  Jusqu'alors  Jean  n'avait  eu  que  de  bien  vagues 
notions  de  cette  magnifique  et  divine  épopée  ,  qu'on  appelle  l'An- 
cien-Testament; cette  lecture  arracha  le  voile  qui  couvrait  en- 
core ses  yeux,  lui  découvrit  un  monde  tout  nouveau.  Mais  Jean 
n'avait  encore  ni  l'âme ,  ni  le  cœur  disposés  à  une  semblable  ini- 
tiation. Ce  n'est  qu'avec  un  faible  intérêt  qu'il  avait  lu  toutes  les 
légendes  des  saints.  Il  ne  pouvait  comprendre  les  sentiments 
mystiques  qui  abondent  dans  ces  narrations;  trop  souvent  il 
croyait  y  trouver  des  vues  fausses  qui  mettaient  en  contradiction 
la  nature  et  les  idées  religieuses.  Dans  l'Ancien-Testament,  au 
contraire ,  empreint  d'un  bout  à  l'autre  de  cette  simplicité  su- 
blime de  la  vie  patriarcale,  tout  était  pour  lui  vivant  et  vrai. 
Son  imagination  ardente  peuplait  les  murs  silencieux  ,  les  som- 
bres cloîtres  du  couvent  des  tableaux  animés  que  venait  de  lui 
retracer  l'écrivain  sacré  ;  jusqu'au  petit  jardin  assombri  par  les 
murs  élevés  qui  le  ceignaient  et  qui  s'étendait  sous  la  fenêtre  de 
sa  cellule ,  se  changeait  parfois  en  un  Éden  parfumé. 


308  REVUE  DE  PARIS. 

Puis  le  péril  devenait  plus  grand  encore;  Jean  croyait  voir 
Eve  ,  encore  pure,  toujours  belle,  errer  dans  les  riants  hosquels 
du  paradis  terrestre;  il  voyait  aussi  Rebecca  soutenant  de  ses 
bras  blancs  et  arrondis  la  crucbe  pleine  d'eau  qu'elle  portait  sur 
sa  tête  qu'ombrageait,  sans  la  voiler,  sa  belle  et  noire  cheve- 
lure; oh!  alors  il  se  sentait  bien  altéré,  un  feu  ardent  s'allumait 
dans  sa  poitrine.  Une  autre  fois  il  s'associait  aux  tourments  de 
Jacob  ,  en  comparant  la  beauté  de  Rachel  à  la  laideur  de  Léa  ; 
son  œil  suivait  l'œil  du  roi  David  épiant  chaque  geste  ,  chaque 
mouvement  de  Bethsabée  la  blonde  ;  sa  pensée  s'égarait  avec 
celle  des  vieillards  impudiques  surprenant  au  bain  la  brune  et 
chaste  Suzanne.  Plus  que  jamais  alors,  Jean  sentait  qu'il  n'était 
point  né  pour  goûter  les  joies  de  la  vie  claustrale  ,  et  que  les 
saints  patriarches  des  premiers  âges  n'auraient  guère  fait  de 
meilleurs  moines  que  lui. 

Une  jeune  et  jolie  fille  qui  venait  souvent  au  laboratoire  du 
monastère  pour  y  chercher  diverses  eaux  et  essences,  acheva 
l'œuvre  commencée  par  la  lecture  de  la  Yulgale.  Les  yeux  de 
Jean  la  guettaient  à  son  arrivée  ,  la  suivaient  dans  tous  ses  mou- 
vements ,  et  ne  la  quittaient  au  départ  que  quand  l'angle  d'une 
rue  voisine  la  lui  dérobait  entièrement.  Longtemps  il  laissa  re- 
partir la  belle  inconnue  sans  oser  lui  adresser  la  parole;  mais, 
enfin,  enhardis  mutuellement  par  l'échange  de  regards  qui  s'é- 
taient compris  ,  ils  s'adressèrent  quelques  mots  ,  dont  le  sens  eût 
été  bien  banal  pour  tout  autre  ,  mais  qui ,  pour  eux,  avaient  une 
grande  portée.  Avec  quelle  ardeur  Jean  n'altendait-il  pas  l'heure 
de  son  arrivée  !  Combien  étaient  vives  et  précipitées  les  palpita- 
tions de  son  cœur  quand  elle  apparaissait  enfin  !  Ces  rares  et  trop 
courts  moments  d'entretien  n'apportaient  que  trop  d'aliments  au 
feu  qui  devait  bientôt  les  embraser  et  les  rendre  coupables. 

Un  jour  Jean  était  en  proie  à  la  plus  vive  inquiétude  ;  c'est  que 
deux  semaines  entières  s'étaient  écoulées,  et  la  jeune  fille  n'avait 
pas  paru  à  la  pharmacie.  Assis  dans  le  coin  le  plus  sombre  du 
laboratoire,  il  avait  appuyé  sa  tête  sur  ses  deux  mains, et  s'aban- 
donnait aux  pensées  les  plus  araères,  lorsqu'une  vieille  femme 
se  présenta  vers  le  soir  en  demandant  quelques  gouttes  d'une  es- 
sence rafraîchissante.  Jean  les  lui  donna.  La  matrone  le  regarda 
longtemps  sans  lui  adresser  la  parole  ,  puis  enfin  elle  lira  de  sa 
poche  une  petite  boîte  d'ivoire,  que  Jean  ne  pouvait  méconnaître, 


REVUE  DE  PARIS.  309 

car  il  l'avait  vue  souvent  dans  les  mains  d'Angélique ,  qui  y  dé- 
posait son  argent.  L'aspect  de  cet  objet,  qui  lui  rappelait  tant  de 
souvenirs  ,  l'émut  profondément  ;  une  pâleur  subite  couvrit  tous 
ses  traits.  La  vieille  femme  fixa  de  nouveau  sur  lui  ses  yeux  gris 
et  perçants ,  et  lui  dit  :  —  Vous  êtes  le  frère  Jean  ?  mes  pressen- 
timents ne  me  trompaient  pas.  —  Je  le  suis.  —  Vous  connaissez 
donc  la  personne  à  qui  cette  boîte  appartient?  —  Je  la  connais. 
Pourquoi  ne  vient-elle  plus  ici ,  où  d'habitude  elle  se  présentait 
plusieurs  fois  dans  la  semaine?  —  Pourquoi  elle  ne  vient  plus  ? 
pauvre  fille,  si  jeune  et  si  belle!  c'est  qu'en  ce  moment  une  fièvre 
ardente  la  dévore  ,  et  qu'elle  succombe  sous  les  étreintes  de  la 
maladie  ;  peut-être  à  l'heure  même  où  je  vous  parle  a-t-elle  déjà 

cessé  de  vivre Si  Dieu  l'appelle  à  lui,  elle  sera  heureuse 

comme  tous  ceux  qui  montent  au  ciel...  Tenez,  recevez  cette 
boite;  c'est  elle  qui  m'a  priée  de  vous  la  remettre  en  souvenir 
des  temps  plus  heureux  où  vous  vous  êtes  connus.  En  finissant 
ces  derniers  mots,  la  vieille  remit  à  Jean  la  petite  boîte  d'ivoire, 
posa  son  doigt  sur  ses  lèvres  et  partit. 

Jean  mit  la  boîte  sur  son  cœur  et  se  hàfa  de  rentrer  dans  sa 
cellule  ,  dont  il  avait  hâte  de  retrouver  la  solitude  et  le  si- 
lence. 

Sa  mélancolie  était  loin  d'étonner  les  vieux  moines.  Ce  n'était 
pas  pour  eux  un  spectacle  nouveau  de  voir  les  jeunes  frères 
passer  le  temps  de  leur  noviciat  dans  les  larmes  ou  dans  une 
sombre  tristesse.  Eux-mêmes  n'avaient-ils  pas  aussi  eu  leurs  souf- 
frances et  leurs  passions  ,  leurs  désirs  et  leur  lutte  au  pied  de  la 
croix?  Le  prieur  avait  habitude  de  dire  :  <i  La  première  bataille 
fait  trembler  le  soldat ,  la  première  année  du  noviciat  fait  pleu- 
rer le  moine  ;  mais  l'odeur  de  la  poudre  pour  l'un ,  celle  de  l'en- 
cens pour  l'autre,  les  aguerrissent  bientôt ,  et  ils  prennent  leur 
parti  en  braves.  »  Le  prieur  avait  tout  le  phlegme  de  son  état , 
celui  d'un  homme  qui  a  combattu  et  triomphé.  Il  trouva  dans  sa 
cellule  Jean  abîmé  dans  son  désespoir  et  le  visage  baigné  de 
larmes  :  —  Laisse  s'épancher  ,  mon  fils  ,  lui  dit-il,  celte  sève  vé- 
néneuse d'une  racine  empoisonnée  ;  laisse  à  tes  passions  l'agita- 
tion qui  leur  est  nécessaire  ;  plus  la  lutte  sera  violente,  plus  tôt 
elles  se  soumettront.  —  Je  sais  tout ,  ajouta-t-il ,  je  sais  que  tu  es 
dans  la  voie  du  péché.  Rappelle-loi  le  précepte  de  l'Église  ;  et  si 
ta  main  est  pour  toi  un  instrument  de  scandale  ,  coupe-la  et 


310  REVUE  DE  PARIS. 

livre-la  aux  flammes  ;  il  est  mieux  ,  disent  les  saints ,  de  retran- 
cher un  membre  gâté  que  de  laisser  périr  le  corps  entier.  Le  ser- 
mon ne  se  serait  pas  terminé  là  ,  si  on  n'était  venu  annoncer  au 
prieur  qu'on  présentait  un  mort  à  l'église  et  que  la  procession  al- 
lait arriver. 

La  procession,  en  effet,  ne  tarda  pas  à  se  montrer;  elle  était 
précédée  d'un  enfant  de  chœur  portant  la  sainte  ci oix.  sur  le 
passage  de  laquelle  s'agenouillait  chacun  avec  dévotion  et  humi- 
lité. Un  char  funèbre  portait  le  cercueil  où  gisait  le  cadavre  que 
rien  ne  cachait  à  la  vue  des  spectateurs;  derrière  ce  char  mar- 
chaient les  parents  et  les  membres  de  la  confrérie  de  la  Charité, 
vêtus  d'une  longue  robe  blanche  surmontée  d'un  capuchon  ra- 
battu, au  haut  duquel  étaient  pratiquées  deux  ouvertures  pour 
les  yeux.  Le  chœur  des  religieux,  ayant  en  tète  son  prieur,  s'a- 
vança jusqu'à  la  porte  de  l'église  pour  y  recevoir  le  mort  ;  Jean 
s'était  mêlé  parmi  eux.  La  messe  commença,  et  le  novice  maria 
sa  voix  à  celle  de  ses  frères  qui  priaient  pour  le  repos  éternel  du 
défunt.  Jusque-là  cependant  il  avait  paru  prendre  peu  d'intérêt 
à  tout  ce  qui  se  passait  ;  il  semblait  absorbé  par  les  plus  tristes 
pensées.  Il  en  fut  tiré  par  la  voix  de  son  frère  Martin  qui  lui  di- 
sait :  —  C'était,  en  vérité,  une  jeune  et  belle  fiile  ;  elle  est  là  froide 
et  inanimée  avec  sa  couronne  virginale  ,  et  cependant  son  teint 
est  si  frais  et  si  vermeil  qu'on  dirait  qu'elle  va  se  réveiller.  Jean  , 
à  ces  mots ,  si  en  rapport  avec  ce  qui  se  passait  dans  son  àme  , 
jeta  un  rapide  coup  d'oeil  sur  le  cercueil  déposé  au  pied  de  l'au- 
tel, il  reconnut  Angélique  ,  et  tomba  comme  frappé  de  la  foudre 
dans  un  évanouissement  profond. 

Quand  il  revint  à  lui ,  il  se  retrouva  dans  sa  cellule.  La  nuit 
était  profonde  ;  la  tranquillité  ,  celle  d'un  couvent  à  l'heure  où 
l'on  ne  prie  plus.  Il  ouvrit  sa  fenêtre  ,  car  sa  poitrine  ardente  et 
oppressée  avait  besoin  d'un  air  plus  vif  et  plus  frais.  —  Tout 
ceci  n'est  qu'un  épouvantable  rêve  ,  s'écria-t-rl  en  regardant  au- 
tour de  lui  comme  pour  rassembler  ses  souvenirs.  —  Au  r  este  , 
je  puis  m'en  assurer! 

Il  sortit  avec  précaution  de  sa  cellule  ,  traversa  les  cloîtres  dé- 
serts, et  entra  dans  l'église.  —  Oui ,  oui,  Angélique  vit ,  se  di- 
sait-il  ;  un  songe  affreux  a  seul  tourmenté  ma  pensée! 

Une  lampe  s'apercevait  au  milieu  de  la  vaste  nef;  elle  semblait 
comme  un  point  lumineux  dans  l'espace,  et  sa  pâle  lueur  ne 


REVUE  DE  PARIS.  311 

pouvait  percer  les  masses  d'ombre  qui  remplissaient  l'église. 
Quelques  rayons  se  projetaient  sur  le  cercueil ,  où  il  aperçut 
encore  Angélique,  et  sa  pâle  figure ,  et  ses  cheveux  noirs ,  et  sa 
couronne  de  vierge.  Ce  n'était  donc  pas  un  rêve  !  car  Angélique 
était  là  inanimée,  couchée  dans  son  blanc  linceul ,  et  semblable 
à  ces  statues  de  marbre  blanc  qu'on  voit  sur  les  sarcophages. 

I!  s'agenouilla  ,  le  pauvre  moine  ,  car  il  était  dans  le  temple  de 
Dieu,  et  il  voyait  les  restes  inanimés  du  seul  objet  qu'il  eût  aimé 
sur  la  terre.  11  s'agenouilla,  et  pria,  car  la  mort  purifie  tout,  et 
Dieu  reçoit  la  prière  de  ceux  qui  aiment.  Mais  la  prière  était  par- 
fois impuissante  à  comprimer  les  éclats  de  son  désespoir  :  — 
Angélique!  cria-t-iî  en  gémissant,  tu  as  aimé  un  malheureux! 
Sa  voix  expira  sur  ses  lèvres  ;  ses  yeux  épouvantés  s'arrêtèrent 
fixes  et  immobiles  sur  le  cercueil,  car  un  prodige  paraissait  s'ac- 
complir. Un  sourire  effleura  la  bouche  de  la  morte  ;  son  sein  se 
gonfla,  ses  mains  s'élevèrent  vers  la  voûte  du  temple  ;  ses  yeux 
enfin  s'ouvrirent  et  rencontrèrent ,  comme  sans  le  chercher,  le 
regard  de  Jean.  —  Grâce!  s'écria-t-elle,  sainte  Mère  de  Dieu; 
grâce,  saint  Ignace,  mon  bon  patron!  Que  l'amour  soit  mon 
excuse.  Permettez-moi  de  le  voir,  de  recevoir  de  lui  un  seul  bai- 
ser, alors  je  mourrai  heureuse  !  0  sainte  Madeleine  !  intercédez 
pour  moi  auprès  de  mon  Sauveur  !  Qu'il  me  soit  permis  de  sentir 
sur  ma  poitrine  l'étreinte  de  la  poitrine  de  celui  que  j'aime  ! 
Angélique  se  souleva  alors ,  étendit  les  bras,  et  Jean ,  fasciné  par 
le  bonheur  inattendu  qui  venait  ainsi  le  surprendre  au  milieu  de 
son  désespoir,  se  sentit  tressaillir  d'ivresse  en  sentant  s'appuyer 
sur  ses  lèvres  les  lèvres  ardentes  de  celle  qu'il  aimait. 

Peu  de  mots  suffirent  pour  éclaicir  le  mystère:  Angélique  ai- 
mait ,  et  aimait  en  Romaine  ,  avec  celte  ardeur  passionnée ,  irré- 
fléchie ,  qui  brise  l'existence  quand  elle  n'est  pas  satisfaite , 
qu'aucun  danger  n'épouvante  quand  elle  veut  marcher  à  son  but. 
Un  tel  amour  se  cache  difficilement,  son  père  n'avait  pas  tardé 
à  en  être  instruit.  Un  soir  entendant  sa  fille,  retirée  dans  sa 
chambre,  prier  à  haute  voix,  il  avait,  dans  sa  joie  de  la  voir 
dans  une  si  sainte  occupation,  prêté  l'oreille  à  ses  prières,  et  ces 
mots  ,  distinctement  prononcés  ,  étaient  venus  troubler  quelque 
peu  son  édification  :  «  Sainte  Vierge  Marie ,  accorde-moi  frère 
Jean,  qui  est  si  beau,  ou  bien  j'en  mourrai,  je  le  sens!» 
Plein  de  colère  à  celte  révélation  inattendue ,  il  n'avait  pas  su  en 


312  REVUE  DE  PARIS. 

modérer  l'élan;  il  était  brusquement  enfré  dans  îa  chambre 
d'Angélique,  et,  après  lui  avoir  fait  les  reproches  les  plus  sévères 
sur  un  amour  aussi  coupable ,  il  l'avait  menacée  de  l'envoyer  à 
Rome.  Angélique,  déjà  si  souffrante  ,  n'avait  pu  supporter  l'idée 
de  ce  voyage  ;  une  fièvre  brûlante  et  résistant  à  tous  les  remèdes 
s'était  emparée  d'elle  ;  elle  se  sentait  mourir,  la  pauvre  fille!  et 
dans  celte  persuasion  elle  avait ,  ainsi  que  nous  l'avons  vu  ,  en- 
voyé la  veille  un  souvenir  d'amour  au  frère  Jean.  Mais  une  nuit, 
lorsque  la  fièvre  était  dans  un  de  ses  plus  violents  accès,  elle  vit 
au  chevet  de  son  lit  un  ange  à  la  blonde  chevelure  ,  aux  ailes 
verdoyantes,  qui  lui  dit  de  sa  douce  voix  :  «  Angélique,  Dieu 
»  aime  beaucoup,  et  ne  s'irrite  jamais  contre  ceux  qui  aiment. 
»  ISTe  crains  pas  la  mort ,  mais  fais  semblant  d'être  morle.  Alors 
»  on  te  portera  au  couvent,  Jean  viendra  la  nuit  pour  le  faire 
»  un  dernier  adieu  ,  et  tous  deux  vous  fuirez  en  Egypte ,  comme 
»  ont  fui  jadis  Joseph  et  Marie.  » 

Et  Angélique  avait  pieusement  suivi  les  conseils  de  l'ange  ,  dont 
elle  s'était  gardée  de  contester  la  mission  céleste  ,  quelque  sus- 
pecte qu'elle  eût  pu  paraître  à  d'autres.  La  promptitude  avec  la- 
quelle les  Italiens  se  hâtent  de  porter  leurs  morts  à  l'église  ,  la 
confusion  qui  suit  toujours  un  semblable  événement ,  avaient  se- 
couru sa  ruse  ,  et  personne  ne  s'était  aperçu  de  la  légère  respi- 
ration qui  soulevait  encore  le  sein  de  la  belle  morte. 

Il  faut  se  rappeler  tout  ce  qu'un  premier  amour  a  d'enivrant , 
tout  ce  que  la  mort  d'un  objet  aimé  a  de  cruellement  amer,  pour 
comprendre  tout  le  bonheur  de  Jean  en  entendant  ce  récit  sortir 
des  lèvres  de  celle  qu'il  croyait  avoir  perdue  pour  toujours.  Les 
deux  amants  ne  tardèrent  pas  à  s'isoler  dans  leur  amour  et  à 
oublier  lout  ce  qui  les  entourait  ,  même  le  péril  de  leur  situation. 
Cependant  Baltisla  et  Pietro,  les  deux  fossoyeurs  qui  devaient 
clore  le  cercueil  et  le  déposer  dans  la  fosse  ,  arrivèrent.  —  Quelle 
heure  est-il?  demanda  Batlista.  —  Minuit,  lui  répondit  son  ca- 
marade. Tout  dort  maintenant ,  nous  seuls  exceptés  et  les  esprits 
de  l'autre  monde.  —  Ma  foi ,  reprit  Baltista  ,  conviens-en  ,  c'est 
une  destinée  singulière  que  celle  de  n'avoir  d'autre  soin  que  d'en- 
terrer les  morts.  —  Et  surtout  quand  les  morts  sont  des  jeunes 
et  jolies  filles  ,  ajouta  Pietro.  Après  lout  ,  qui  voudrait  faire  celte 
besogne  à  notre  place  ?  —  Ah  !  mon  Dieu  !  prenez  pitié  de  deux 
pauvres  pécheurs  !  ou  bien  je  me  trompe,  ou  je  vois  la  morte  as- 


REVUE  DE  PARIS.  315 

sise  sur  son  cercueil  et  se  cramponnant  à  son  bénitier  !— Tais-toi 
donc  ,  je  suis  habitué  à  voir  toutes  ces  choses-là  ;  je  suis  pourtant 
fâché  d'avoir  oublié  mon  rosaire ,  je  pourrais  au  moins  réciter 
quelques  patenôtres.  —  Tu  devrais  faire  quelques  signes  de 
croix.  —  Tout  cela  ne  sert  à  rien  ,  vois-tu  ,  à  l'heure  de  minuit  ; 
chacun  à  son  tour ,  le  diable  tient  à  avoir  le  sien.  —  As-tu  peur  ? — 
Peur  !  moi  qui  depuis  vingt  ans  vis  de  fosses  et  d'enterrements  ? 
En  disant  cela ,  Baltista  lira  de  sa  poche  une  petite  fiole  et  la  porta 
à  ses  lèvres.  —  Donne-moi  aussi  une  goutte  de  cette  eau  salutaire  , 
dit  Pietro,  ma  conscience  y  trouvera  des  forces.  —  As-tu  été  à 
la  messe  cette  semaine  ?  —  Quatre  fois.  —  Alors  nous  n'avons 
rien  à  craindre.  A  peine  avait-il  achevé  ces  paroles  rassurantes 
qu'il  poussa  un  cri  d'effroi —  Jésus  !  Maria  !  comme  il  l'embrasse! 
Les  deux  fossoyeurs  ne  voulurent  pas  en  voir  davantage  ,  et  ils 
se  mirent  à  fuir  comme  si  l'enfer  tout  entier  eût  été  à  leur  pour- 
suite. —  Je  ne  crains  pas  le  diable  avec  sa  queue  ,  et  ses  griffes 
cl  ses  cornes  ,  dit  Baltista  ,  quand  ils  eurent  pris  un  peu  d'espace  j 
mais  quand  ii  revêt  un  capuchon  de  moine  ,  et  quand  il  caresse  et 
embrasse  les  morts  ,  c'est  autre  chose, 

Le  prieur  se  réveilla  au  bruit  de  cette  fuite  précipitée  et  des 
clameurs  que  poussaient  les  deux  poltrons.  Les  fossoyeurs  lui  ra- 
contèrent ce  qu'ils  avaient  vu.  Il  courut  à  l'église.  L'aspect  du 
même  spectacle  qui  avait  épouvanté  les  croque-morts  lui  inspira  , 
il  faut  le  reconnaître  ,  d'abord  quelque  crainte  ;  cependant  il  avait 
trop  l'expérience  du  monde  ,  il  connassait  trop  ce  que  peuvent  et 
ce  qu'osent  les  passions ,  pour  ne  pas  deviner  la  vérité.  Il  congé- 
dia les  fossoyeurs  en  leur  laissant  la  croyance  qu'ils  avaient  eu 
une  vision  surnaturelle  ,  et  en  leur  recommandant  le  silence.  Les 
deux  amants  n'avaient  rien  vu  ,  rien  entendu  ,  car  leurs  yeux 
étaient  trop  agréablement  occupés,  leur  oreille  n'entendait  rien 
au  delà  des  doux  propos  d'amour  qu'ils  se  disaient  cependant  bien 
bas.  Déjà  pourtant  les  premières  lueurs  du  jour  perçaient  les  som- 
bres vitraux  et  luttaient  contre  l'obscurité  de  la  nef,  l'heure  de 
matines  approchait  ;  il  fallut  se  séparer  en  se  promettant  de  se  re- 
voir bientôt ,  puis  de  fuir  ensemble  bien  loin  des  hommes  et  des 
moines  ,  pour  s'aimer  en  paix  et  ne  plus  se  quitter.  Jean  donna 
aussitôt  l'alarme  ;  il  raconta  que,  poursuivi  par  une  cruelle  in- 
somnie, il  était  descendu  dans  l'église  pour  trouver  aux  pieds  des 
autels  le  calme  qui  fuyait  sa  cellule,  qu'en  s'approchant  du  to:n- 

G  27 


514  REVUE  DE  PARIS. 

beau  d'Angélique  pour  jeter  sur  sa  froide  dépouille  quelques  gout- 
tes d'eau  bénite  .  il  s'était  aperçu  que  la  jeune  fille  vivait  encore. 
Le  prieur  se  garda  bien  de  montrer  le  moindre  soupçon  ,  et  pen- 
dant qu'on  portait  la  jeune  ressuscilée  chez  un  médecin  du  voisi- 
nage, Jean,  rentré  dans  sa  cellule,  naguère  si  triste  et  si  déserte , 
la  trouva  embellie  de  tout  le  charme  des  souvenirs  qu'il  emportait  ; 
il  se  livra  au  sommeil  dont  il  avait  si  grand  besoin. 

Mais  ce  sommeil  ne  fut  pas  longtemps  paisible.  Il  eut  un  rêve 
affreux;  c'était  comme  un  effroyable  cauchemar.  Il  lui  semblait 
que  des  hommes  aux  bras  vigoureux  retenaient  ses  membres  elle 
plongeaient  dans  un  cachot  obscur  et  solitaire.  Puis  il  se  réveilla  , 
mais  le  songe  qui  avait  troublé  son  repos  était  une  triste  réalité. 
Jean  se  trouva  dans  un  souterrain  noir  et  humide ,  qu'éclairait  à 
peine  la  faible  lueur  qui  pénétrait  par  une  meurtrière  étroite  et 
trop  haut  placée  pour  qu'il  pût  y  atteindre  ;  de  la  paille  jetée  sur 
le  sol ,  tel  était  son  lit  ;  chacun  de  ses  mouvements  élait  gêné  par 
le  poids  des  chaînes  dont  il  élait  chargé.  Il  ne  pouvait  s'y  mé- 
prendre ,  ce  lieu  funeste  lui  était  connu  ;  il  était  enseveli  dans  le 
tombeau  souterrain  où ,  suivant  les  lois  monacales  ,  les  frères 
coupables  venaient  expier  leurs  péchés.  Il  ne  put  douter  que  sa 
passion  criminelle  ne  fût  découverte  ,  surtout  quand  il  aperçut  la 
figure  froide  et  sévère  du  prieur. 

—  Ce  qui  vient  de  se  passer  ,  lui  dit  ce  dernier  ,  est  un  secret 
entre  Dieu  ,  toi  et  moi.  Comme  c'est  la  première  faute  ,  je  veux 
bien  être  indulgent  et  ne  t'infliger  qu'une  légère  punition.  Tu  res- 
teras ici  huit  semaines  ;  la  solitude  te  ramènera,  je  l'espère,  à  des 
pensées  plus  graves  et  plus  pures.  Quand  l'heure  de  ta  délivrance 
aura  sonné ,  tu  reverras  la  lumière  des  cieux  ;  mais  Angélique  , 
jamais. 

En  ce  moment  le  frère  gardien  apporta  un  sablier  et  une  tête 
de  mort. 

—  Voilà,  dit  le  prieur  en  touchant  du  doigt  la  face  décharnée 
posée  dans  le  cachot  ,  la  figure  que  tu  dois  aimer;  n'ouhlie  pas 
que  quand  ce  verre  aura  été  plusieurs  fois  retourné  .quand  son 
dernier  grain  de  sable  tombera ,  ta  dernière  minute  sera  arrivée  , 
et  la  tête  ne  tardera  pas  à  être  comme  celle  que  tu  as  sous  les 
yeux.  Oublie  tout ,  hors  Dieu  ,  hors  ton  salut  ;  repens-toi  et  prie, 
car  la  prière  console  ,  et  lé  repentir  amène  l'espérance. 

Après  celte  sentence  le  prieur  se  relira. 


REVUE  DE  PARIS.  515 

Huit  semaines  de  cachot,  et  encore  plus  l'anxiété  qu'il  éprou- 
vait sur  le  sort  d'Angélique ,  rendirent  Jean  méconnaissable  ; 
toutes  ses  forces  avaient  disparu  dans  cette  lutte  douloureuse  ; 
toute  son  énergie  était  tombée,  car  la  passion  l'avait  usée.  Il  ne 
trouvait  plus  de  force  que  pour  rester  livré  à  la  mélancolie  la  plus 
profonde.  Bientôt  son  frère  lui  apporta  une  nouvelle  fatale,  celle 
de  la  mort  d'Angélique.  Tout  ce  que  ses  yeux  avaient  encore  de 
larmes,  il  les  versa  sur  elle;  tout  ce  que  son  âme  pouvait  avoir 
de  souvenir  fut  consacré  à  la  mémoire  d'Angélique. 

Aussitôt  qu'il  fut  rendu  à  la  liberté,  il  reprit  la  lecture  du  seul 
livre  qu'il  avait  aimé  ,  de  la  Bible  ;  cependant  le  Vieux-Testament 
n'avait  plus  le  même  charme  pour  lui  ;  c'est  à  lire  le  nouveau 
qu'il  s'attacha  de  préférence.  Toutes  ces  femmes  si  belles  et  si 
pieuses,  et  Marie,  la  plus  belle,  la  plus  pieuse  ,  la  plus  sainte  de 
toutes,  il  se  les  représentait  sous  les  traits  d'Angélique.  Bientôt 
cette  lecture  produisit  sur  lui  son  effet  ordinaire;  en  présence  de 
Dieu  et  de  sa  parole  sublime,  sa  passion  s'épura  et  le  calme  revint 
dans  son  âme  ;  sous  les  voûtes  silencieuses  du  cloître  il  retrouva 
quelques  instants  heureux  ;  cette  vie  solitaire  ne  lui  fut  plus  hor- 
rible. Qu'avait  le  monde  extérieur  qui  pût  lui  inspirer  quelque 
envie?  Angélique  n'était  plus,  son  souvenir  ne  peuplait-il  pas  la 
solitude  du  couvent? 

Deux  années  s'étaient  écoulées.  A  celte  époque,  un  grand  événe- 
ment vint  répandre  la  joie  la  plus  vive  dans  le  monastère  de  Maria- 
Novella  de  Florence  :  on  venait  de  recevoir  un  tableau  représen- 
tant la  sainte  mère  de  Dieu. 

Ce  tableau ,  c'était  l'œuvre  de  Raphaël  î  C'était  un  don  de 
Léon  X,  qui  voulait  montrer  à  la  ville  qui  l'avait  vu  naître  que, 
sur  le  trône  pontifical ,  il  n'avait  pas  oublié  qu'il  était  Florentin, 
qu'il  était  un  Médicis.  Dans  un  couvent  il  faut  peu  pour  alimen- 
ter la  conversation  ;  que  ne  pouvait  donc  produire  un  tableau  de 
Raphaël,  un  don  du  Saint-Père?  Pendant  longtemps,  au  réfec- 
toire ,  on  ne  s'entretint  que  de  la  madone  si  belle,  telle  enfin  que 
Raphaël  savait  si  bien  les  faire.  Jean  seul  ne  prenait  aucune  part 
à  la  joie  générale,  à  la  conversation  des  frères.  Dans  sa  pensée  il 
s'était  habitué  à  prêter  à  Marie  la  tête  d'Angélique;  aussi  souf- 
frait-il douloureusement  de  ce  qu'un  autre  eût  pu  la  concevoir 
autrement.  Il  avait  fait  le  vœu  de  ne  jamais  regarder  la  madone. 

On  ne  se  lit  pas  faute  de  solennités  pour  installer  le  chef-d'œu- 


Sl«  REVUE  DE  PARIS. 

vre  de  Raphaël.  Ceux  de  nos  lecteurs  qui  pourraient  désirer  savoir 
ce  qu'est  devenu  ce  divin  tableau,  le  trouveront  dans  la  galerie  do 
Dresde,  où  il  est  précieusement  gardé. 

Jean,  un  malin,  selon  son  habitude  ,  descendit  à  l'église.  Ses 
bras  étaient  croisés  sur  sa  poitrine,  il  marchait  la  tète  baissée,  et 
s'approchait  de  l'autel  à  pas  lents.  Malgré  son  vœu  ,  il  se  sentait 
agité  d'une  curiosité  dont  il  n'était  pas  maître.—  Non,  Angélique, 
disait-il ,  chacun  de  les  traits  est  trop  profondément  empreint 
dans  mon  âme  pour  que  je  puisse  jamais  les  oublier  en  en  con- 
templant d'autres.  Rien  ne  m'empêche  de  considérer  la  madone 
de  Raphaël  ;  sa  beauté  est  loin  d'égaler  la  tienne;  la  main  de  ce 
faible  mortel  n'a  rien  pu  créer  de  plus  beau  que  toi,  œuvre  si 

belle  du  Créateur!— En  disant  ces  mots,  il  lève  les  yeux  et  voit 

Angélique  elle-même!  Angélique  reproduite  sur  la  toile,  dans 
l'éclat  de  sa  fraîche  jeunesse ,  par  le  sublime  pinceau  de  Ra- 
phaël ! 

11  était  évident  que  le  peintre  avait  pris  Angélique  pour  mo- 
dèle, qu'Angélique  vivait  donc  encore  ,  puisque  ce  tableau  était 
tout  récent. 

Hélas  !  tout  le  fruit  de  deux  années  de  paix  et  de  prières  fut 
perdu  en  un  jour!  Jean  devint  bientôt  inquiet,  agité.  Il  sentait 
un  impérieux  désir  de  revoir  son  amante  ;  il  aurait  fui  le  couvent 
sans  retard  ,  si  l'espoir  qu'Angélique  lui  ferait  bientôt  connaître 
son  asile  ne  l'eût  retenu.  La  vue  du  tableau  ranima  tout  son 
amour,  ce  fut  bientôt  la  madone  elle-même  qu'il  aima.  D'abord, 
il  est  vrai,  cette  impression  sainte  et  solennelle  que  le  divin  Ra- 
phaël avait  imprimée  aux  traits  d'Angélique,  ne  lui  avait  inspiré 
qu'une  adoration  respectueuse  ;  mais  insensiblement  le  respect 
s'effaça  devant  la  passion,  le  désir,  le  désir  impur  agita  la  poi- 
trine du  cénobite,  ses  yeux  s'allumèrent,  et  bientôt  il  ne  put  aper- 
cevoir la  Madone  sans  ressentir  une  impérieuse  envie  de  monter 
sur  l'autel  et  de  cueillir  un  baiser  sur  des  lèvres  que  l'aile  des 
anges  seule  doit  effleurer.  Quels  que  fussent  les  reproches  de  sa 
conscience  ,  il  se  sentit  faible  à  lutter  contre  une  vive  tentation 
que  la  solitude  nourrissait  et  rendait  plus  dangereuse  j  il  se  réso- 
lut à  satisfaire  le  plus  cher  de  ses  désirs. 

Des  brigands  cependant  avaient  eu  connaissance  du  magnifi- 
que don  que  le  pape  venait  de  faire  à  la  ville  de  Florence  ;  ils 
avaient  comploté  d'enlever  la  madone  pour  la  vendre  à  un  cor- 


REVUE  DE  PARIS.  517 

saire  anglais  en  ce  moment  en  rade  à  Livourne.  Par  une  rencon- 
tre singulière,  la  nuit  qu'ils  avaient  choisie  pour  accomplir  leur 
projet,  était  justement  celle  où  Jean  s'était  décidé  à  céder  à  la 
tentation  qui  ne  lui  laissait  plus  un  seul  instant  de  calme. 

Les  brigands  étaient  tout  préparés,  et  la  réussite  de  leur  cou- 
pable entreprise  paraissait  assurée;  mais  l'un  d'eux  ,  Ruggiero, 
moins  corrompu  que  ses  camarades  ,  conçut  des  scrupules  ,  et 
craignit  la  vengeance  inévitable  de  Dieu,  qui  ne  laisserait  pas  im- 
puni un  tel  sacrilège.  Il  courut  au  couvent ,  non  pour  dénoncer 
ses  compagnons,  mais  pour  Taire  échouer  le  complot  en  en  faisant 
connaître  l'existence.  C'est  à  Martin,  frère  de  Jean,  qu'il  s'a- 
dressa. 11  lui  dit  que  pendant  la  nuit  un  homme  devait  pénétrer 
dans  l'église  et  enlever  le  saint  tableau.  Puis,  quand  il  fui  de  re- 
tour auprès  de  son  chef ,  pour  mieux  assurer  son  projet ,  Rug- 
giero lui  raconta  qu'en  passant  dans  les  cloîtres  du  monastère  , 
il  avait  entendu  un  colloque  entre  un  moine  et  le  père  gardien, 
qui  s'entretenaient  du  sacrilège  projeté  et  des  mesures  prises  pour 
s'emparer  des  coupables.  Cet  avis  fit  tout  manquer  ;  les  brigands 
ajournèrent  à  un  temps  plus  favorable  l'exécution  de  leur  entre- 
prise, et  quittèrent  Florence  en  secret. 

Cependant,  Martin  ,  dont  le  zèle  ardent  n'avait  pas  de  bornes , 
saisit  avec  avidité  l'occasion  de  défendre  les  droits  et  la  gloire  de 
l'Église;  il  s'arma  de  tout  le  courage  dont  il  avait  besoin  pour 
empêcher  cet  odieux  sacrilège.  Ne  voulant  pas  que  cette  affaire 
fit  du  bruit,  il  se  décida  à  défendre  seul  la  Madone ,  à  frapper  de 
sa  main  l'impie  qui  oserait  la  profaner.  Il  eut  soin  de  rechercher 
dans  sa  mémoire  tout  ce  que  les  légendes  des  saints  lui  avaient 
raconté  des  combats  miraculeux  livrés  par  les  athlètes  invincibles 
aux  puissances  des  ténèbres  et  aux  païens.  —  Si  je  succombe, 
disait-il,  j'aurai  trouvé  la  mort  en  combattant  pour  l'honneur  de 
la  sainte  mère  du  Sauveur;  mou  sort  ne  sera-t-il  pas  digne  d'en- 
vie? —  Puis,  s'armant  d'une  hallebarde  longue  et  toute  couverte 
de  rouille,  qu'il  avait  trouvée  dans  une  salle  basse  du  couvent,  il 
alla  se  cacher  derrière  un  des  nombreux  piliers  qui  soutenaient  la 
voûte  de  la  nef. 

A  minuit,  Jean  entra  dans  le  temple  et  s'avança  vers  le  grand- 
autel.  La  lune  était  cachée  par  les  nuages,  la  lampe  placée  dans 
le  chœur  ne  répandait  qu'une  faible  lueur.  Martin,  croyant  voir 
le  larron  sacrilège,  se  mit  à  genoux  ,  rit  le  signe  de  la  croix  en 

27. 


513  REVUE  M  PARIS. 

invoquant  l'assistance  du  valeureux  saint  Georges.  Jean  arriva 
devant  le  tableau  ,  leva  les  yeux  et  sentit  un  frisson  glacial  par- 
courir tous  ses  membres.  —  Que  vas-tu  faire?  se  dit-il;  tu  oses 
fouler  de  ton  pied  Paulel  du  Seigneur!  Tu  vas  de  tes  baisers  im- 
purs profaner  les  lèvres  de  la  mère  de  Dieu  !  Mais,  reprit-il  au 
bout  de  quelques  instants,  ce  n'est  pas  la  mère  de  Dieu,  c'est  An- 
gélique.—Et  montant  sur  l'autel,  il  appliqua  sa  bouche  sur  celle 
delà  madone. 

— Sacrilège  !  cria  aussitôt  Martin  d'une  voix  terrible  ;  et  Jean 
tomba  sans  connaissance  sur  les  degrés  de  l'autel  :  il  était  inondé 
de  sang. 

Martin  ne  put  méconnaître  sa  victime;  saisi  d'horreur,  il  se 
précipita  hors  de  l'église,  traversa  Florence  comme  un  insensé, 
et  se  trouva  bientôt  sur  la  roule  de  Florence.  Croyant  avoir  tou- 
jours sur  ses  pas  l'ombre  de  son  frère ,  il  courut  le  reste  de  la 
nuit,  et  depuis  longtemps  le  soleil  brillait  qu'il  courait  encore. 
Enfin  ses  forces  l'abandonnèrent ,  il  tomba  au  milieu  d'un  bois 
d'oliviers,  non  loin  d'une  petite  ville  ;  là.  il  resta  plusieurs  heures 
dans  un  état  d'apathie  qui  tenait  à  la  fois  de  l'évanouissement  et 
du  sommeil. 

Les  cris  poussés  par  Martin  avaient  cependant  été  entendus  ; 
quelques  moines  s'élant  éveillés ,  ils  coururent  à  l'église  et  trou- 
vèrent Jean  inanimé  et  couvert  de  sang.  Chacun  pensa  que  le 
crime  avait  été  commis  par  quelque  malfaiteur  que  les  cris  de 
leur  malheureux  frère  avait  forcé  à  fuir.  La  blessure  de  Jean  fut 
soigneusement  pansée;  longtemps  on  désespéra  de  le  pouvoir 
sauver;  mais  enfin  le  danger  disparut,  grâce  aux  grandes  con- 
naissances médicales  d'un  moine  qui  entreprit  sa  guérison.  On 
lui  tut  la  disparition  de  son  frère  ;  il  n'était  d'ailleurs  pas  rare  de 
voir  un  moine  fuir  le  couvent.  Après  un  traitement  assez  long, 
Jean  fut  tout-à-fait  rétabli;  mais  alors  on  le  vit  plus  que  jamais, 
sombre  et  mélancolique ,  rechercher  la  solitude.  Il  avait  voulu 
vivre  puisqu'Angélique  vivait  encore;  aujourd'hui  il  voulait  la 
revoir,  et  la  vie  monacale  lui  devenait  chaque  jour  plus  odieuse. 
Un  jour  enfin  il  prit  un  bourdon,  jeta  à  la  madone  un  dernier 
baiser,  et  quitta  le  couvent.  Angélique  devait  être  à  Rome,  c'est 
donc  vers  Rome  qu'il  se  dirigea. 

Il  craignait  peu  d'être  poursuivi  et  de  nouveau  enfermé  ;  les 
guerres  civiles  qui  à  cptte  époque  désolaient  l'Italie,  l'absence  de 


REVUE  DE  PARIS.  31» 

toute  police  et  la  manière  d'agir  des  dépositaires  de  l'autorité , 
assuraient  pour  ainsi  dire  l'impunité  à  ceux  qui  enfreignaient  les 
règles  établies.  Jean,  cependant,  se  rassura  plus  encore  quand  il 
se  vit  sous  la  Puerta  del  Popolo.  Sa  robe  monacale  et  le  voyage 
de  la  Terre  Sainte  qu'il  disait  vouloir  entreprendre,  lui  procurè- 
rent un  asile  dans  l'hospice  des  Pèlerins  ;  son  premier,  son  unique 
soin  fut  de  chercher  Angélique.  Longtemps  il  se  consuma  en  re- 
cherches vaines  sans  parvenir  à  découvrir  ses  traces;  et  le 
jour  approchait  rapidement  auquel  il  devait  recevoir  la  béné- 
diction du  Saint-Père  pour  continuer  son  chemin  vers  le  Saint- 
Sépulcre. 

Un  soir  que  le  désespoir  commençait  à  le  gagner,  triste  et  pen- 
sif il  s'achemina  vers  Frascati.  Il  s'arrêta  devant  une  jolie  et 
riante  maisonnette  qui  s'élevait  au  milieu  des  verls  et  frais  om- 
brages d'un  bosquet. 

A  l'entrée  de  ce  jardin  se  trouvait  un  banc  appuyé  contre  un 
rosier  très-élevé  et  couvert  de  fleurs  et  de  boutons.  Deux  enfants 
jouaient  sur  ce  banc  ;  le  plus  âgé,  qui  pouvait  avoir  cinq  ans 
environ  ,  racontait  une  légende  au  plus  jeune  qui  n'en  avait  guère 
que  quaire.  L'attention  de  celui-ci  était  curieuse  à  voir  et  pleine 
de  charmes;  ces  deux  petits  bras  étaient  appuyés  sur  le  banc. 
L'aîné,  à  demi  tourné  vers  son  frère,  paraissait  de  temps  à  autre, 
en  levant  les  yeux  vers  le  ciel ,  chercher  dans  sa  mémoire  quel- 
que point  intéressant  de  son  récit.  A  peine  Jean  eut-il  aperçu  ces 
deux  ravissantes  figures  d'enfants ,  qu'il  poussa  un  cri  de  sur- 
prise. Une  leur  manquait  que  de  petites  ailes  jaunes  et  vertes.  C'é- 
taient les  anges  placés  aux  côtés  de  la  madone  de  Raphaël,  de  la 
madone  du  couvent  de  Maria-Novella. 

Jean  ,  en  voyant  les  anges ,  chercha  la  madone ,  et  ne  la  voyant 
pas,  s'écria  douloureusement  :  — Angélique,  Angélique,  où  es-tu  t 

Les  enfants,  effrayés,  s'étaient  sauvésvers  la  maisonnette,  di- 
sant qu'ils  étaient  poursuivis  par  un  fou  qui  appelait  :  Angélique  ! 
Angélique  !  Jean  vit  bientôt  sortir  un  beau  jeune  homme  sur  les 
traits  duquel  se  lisait  un  mélange  d'appréhension  et  de  curiosité. 
—  Un  fou  !  un  fou  !  disait-il  à  voix  basse  ;  il  faut  que  je  le  voie  ; 
mais  vous  vous  êtes  trompés  ,  mes  enfants,  ajouta-t-il,  c'est  un 
pieux  et  vénérable  frère.— Puis,  s'avançant  avec  affabilité  vers  le 
pèlerin,  il  s'arrêta  à  quelque  distance  comme  pour  lui  laisser  le 
temps  de  se  rassurer.  Jean  considéra  ce  jeune  inconnu.  Il  était 


320  REVUE  DE  PARIS. 

à  la  fleur  de  l'âge;  sur  ses  traits  expressifs  et  mobiles  on  li- 
sait le  langage  du  génie  et  des  passions,  ses  joues  semblaient 
avoir  pâli  à  la  suite  d'une  trop  grande  surexcitation  ou  de  jouis- 
sances trop  vives  et  trop  multipliées.  Ses  cheveux  ehàtainsétaient 
partagés  avec  grâce  sur  son  front  et  retombaient  en  longues  bou- 
cles sur  ses  épaules.  Sa  tête  était  couverte  d'une  légère  toque  en 
velours ,  et  sa  mise  .  sans  être  trop  recherchée ,  était  fort  élé- 
gante. 

Raphaël  Sanzio,  car  c'était  Raphaël,  ne  tarda  pas  à  reconnaître 
dans  le  moine  Jean  l'amant  d'Angélique.  Il  le  fit  asseoir  sur  le 
banc  qu'ombrageait  le  rosier  et  le  pria  de  lui  conter  son  histoire. 
—  Je  ne  m'étonne  pas  ,  dit-il  ensuite  ,  qu'en  apercevant  ici  Léo 
et  Urbino  ,  vous  ayez  cherché  Angélique  ;  en  voyant  les  anges  , 
vous  deviez  chercher  la  madone. 

Raphaël  apprit  à  son  tour  à  Jean  tout  ce  qu'il  savait  de  l'his- 
toire d'Angélique.  —  Après  votre  séparation  dans  l'église  de  Ma- 
ria-Novella  ,  les  ordres  du  prieur,  et  plus  encore  la  mort  de  son 
père  ,  forcèrent  Angélique  à  se  réfugier  chez  son  frère  ,  laborieux 
cultivateur  delà  Campagne  de  Rome,  qui  habite  ce  petit  hameau 
que  vous  voyez  là-bas.  Le  prieur  avait  su  profiter  de  la  conster- 
nation d'Angélique  pour  lui  arracher  le  serment  de  ne  jamais  vous 
faire  connaître  le  lieu  de  sa  retraite.  Elle  vous  aime  encore  et  de 
toute  son  âme.  Sa  rare  beauté  me  l'a  fait  remarquer,  et  cepen- 
dant ce  n'est  pas  sans  peine  qu'elle  a  consenti  à  se  laisser  pein- 
dre. Ici ,  avec  son  frère  ,  elle  mène  une  vie  paisible  et  retirée  ;  je 
m'honore  d'être  l'ami  de  tous  deux.  —  Cependant,  si  vous  vou- 
lez suivre  mon  avis ,  continua  Raphaël ,  vous  reviendrez  à  Rome 
avec  moi  sans  voir  Angélique;  votre  apparition  subite  pourrait 
avoir  des  suites  funestes.  Son  frère  est  d'un  caractère  violent,  il 
faut  qu'il  soit  préparé  à  cette  visite. 

—  Hélas  î  répondit  Jean ,  je  suis  un  misérable  qui  porte  partout 
le  malheur  attaché  à  mes  pas.  Je  ne  veux  que  revoir  une  seule 
fois  Angélique  et  puis  mourir  ! 

Le  lendemain  il  était  encore  de  bien  bonne  heure  quand  Ra- 
phaël se  rendit  au  Vatican.  Le  disque  d'or  du  soleil  apparaissait 
à  l'horizon  ,  et  le  peintre  voulait  consacrer  au  travail  les  heures 
fraîches  de  la  matinée.  Il  faisait  à  cette  époque  le  portrait  de 
Léon  X.  Le  joyeux  et  spirituel  pontife  l'attendait  dans  son  cabi- 
net j  il  était  enveloppé  dans  sa  large  et  splendide  robe  de  chambre 


REVUE  DE  PARIS.  521 

rouge ,  et  coiffé  d'une  petite  toque  de  même  couleur,  tel  que  nous 
le  représente  encore  aujourd'hui  son  magnifique  portrait. 

—  Bonjour,  mon  cher  fils. 

—  Merci,  Saint-Père. 

—  Voilà  une  matinée  belle  et  bien  fraîche. 

—  Oui ,  mais  il  est  à  craindre  que  ce  soir  le  sirocco  ne  vienne 
troubler  notre  joie  ;  l'air  est  bien  lourd. 

—  La  matinée  n'en  est  pas  moins  belle. 

—  Je  puis  me  tromper,  Saint-Père...  Hier  je  me  suis  couché 
bien  tard.  Votre  Sainteté  veut-elle  que  je  commence  ? 

Ils  prirent  place ,  et  après  un  silence  de  peu  d'instants  le  pape 
reprit  : 

—  Raphaël ,  lu  ne  vis  pas  assez  régulièrement ,  lu  détruis  la 
santé.  Tu  devrais  songer  à  ce  que  Dien  t'a  confié. 

—  Que  dirait  Votre  Sainteté,  répondit  en  souriant  le  peintre  , 
si  j'étais  décidé  à  m'amender,  à  changer  de  vie? 

—  Comment  cela  ? 

—  Yolre  Grâce  m'a  donné  si  souvent  le  conseil  de  me  marier... 

—  Je  crois  que  si  lu  suivais  mon  avis ,  lu  y  gagnerais  de  tou- 
tes manières. 

—  Cependant...  le  mariage...  d'ailleurs  j'aime,  c'est  vrai; 
oh  !  j'aime  beaucoup ,  mais  sans  espoir  ;  celle  que  j'aurais  pu 
épouser,  la  seule  femme  que  j'aurais  choisie ,  eh  bien  !  elie  m'est 
ravie... 

—  Elle  ne  t'aime  pas  ? 

—  Oh!  si , beaucoup. 

—  Elle  est  donc  l'épouse  d'un  autre  ? 

—  Hélas  ,  oui  !  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange  ,  c'est  qu'elle  est 
épouse  et  vierge  ;  c'est  que  son  époux  ne  la  possédera  qu'après  sa 
mort. 

—  C'est  une  religieuse ,  Raphaël  ? 

—  Vous  avez  deviné  ,  Saint-Père. 
Léon  X  secoua  la  tèle ,  puis  reprit  : 

—  Si  je  connais  bien  Raphaël ,  il  n'est  pas  trop  du  nombre  de 
ces  amants  qui ,  lorsqu'ils  ont  perdu  toule  espérance  ,  se  débar- 
rassent d'une  vie  qui  désormais  est  pour  eux  un  trop  lourd  far- 
deau. 

—  Mais  ,  reprit  Raphaël  en  changeant  tout  à  coup  de  ton  ,  et 
avec  cette  gravité  charmante  qu'il  prenait  avec  tant  d'habileté 


322  REVUE  DE  PARIS. 

pour  passer  de  la  plaisanterie  à  des  choses  plus  sérieuses  ;  mais , 
s'il  s'agissait  d'un  autre  que  moi;  s'il  s'agissait,  par  exemple  , 
d'une  de  ces  âmes  tranquilles  qui  ne  savent  ou  n'osent  cueillir  les 
fleurs  qui  s'offrent  à  elles  dans  le  sentier  de  la  vie,  mais  qui  obsti- 
nément ne  quittent  pas  des  yeux  la  seule  rose  qui  leur  a  plu  ,  Vo- 
tre Sainteté  lui  refuserait-elle  cette  rose  si  elle  se  trouvait  dans 
votre  jardin  ?  Dans  ce  cas  même,  n'useriez-vous  pas  des  clefs  que 
vous  a  léguées  saint  Pierre  ,  et  qui,  à  votre  gré,  peuvent  ouvrir 
ou  fermer  les  portes  du  ciel  et  de  la  terre  ? 

Léon  X  ne  comprenait  pas  trop  où  Raphaël  voulait  en  venir. 
Le  peintre  lui  raconta  l'histoire  de  frère  Jean  et  d'Angélique;  il 
mit  dans  son  récit  toute  la  chaleur  et  toute  l'éloquence  qu'inspi- 
rent à  un  homme  de  génie  la  cause  qu'il  défend  et  ses  puissantes 
sympathies. 

—  Par  ces  saintes  murailles  que  j'ai  décorées  d'un  si  grand 
nombre  de  tableaux  ,  dit-il  en  terminant ,  et  qui  feront  connaître 
à  la  postérité  les  effets  et  la  puissance  de  la  religion  ,  je  conjure 
Votre  Sainteté  de  me  permettre  d'unir  mes  deux  protégés.  Vous 
êtes  le  vicaire  du  Christ,  le  chef  suprême  de  l'Église  ,  d'un  seul 
mot  vous  pouvez  combler  deux  infortunés  de  la  joie  la  plus 
douce  et  la  plus  vraie. 

—  Mais  il  y  aura  scandale ,  Raphaël,  et  cela  dans  un  temps  où 
l'hérésie  devient  chaque  jour  plus  audacieuse  et  plus  menaçante. 

—  Eh  bien!  ordonnez  que  le  secret  soit  gardé;  permettez- 
leur  de  fuir  l'Italie  ,  d'aller  aux  Indes  ,  à  Jérusalem  ,  partout  où 
vous  voudrez  ;  partout  où  l'on  s'aime,  on  trouve  une  patrie. 

Léon  X  ne  put  résister  aux  vives  instances  de  Raphaël  ;  il  s'a- 
vança vers  son  bureau,  y  prit  une  feuille  de  parchemin,  elle 
peintre  se  vit  bientôt  en  possession  d'un  bref  qui  permettait  à 
frère  Jean  «l'épouser  Angélique  aussitôt  qu'ils  auraient  tous 
deux  fait  leur  prière  sur  le  Saint-Sépulcre. 

Raphaël  se  rendit  en  hâte  à  l'hospice  des  Pèlerins.  Jean  n'y 
était  pas.  Il  courut  à  Frascati ,  et  quand  il  arriva  chez  Gonzalva , 
frère  d'Angélique,  la  nuit  était  déjà  assez  avancée.  Tout  à  coup 
il  entend  du  bruit  daus  le  jardin  ,  et  aperçoit  une  lumière.  Il  se 
dirige  de  ce  côté  ,  et  bientôt  il  aperçoit  un  douloureux  spectacle. 
Jean ,  pâle  comme  la  mort ,  était  couché  par  terre  ,  et  Gonzalva, 
armé  d'un  poignard,  le  menaçant  en  proférant  d'horribles  im- 
précations. Angélique,  agenouillée  ,  les  cheveux épars, cherchait, 


REVUE  DE  PARIS.  523 

en  poussant  des  cris  déchirants,  à  protéger  de  ses  faibles  mains 
la  poitrine  de  son  amant  que  menaçait  la  lame  acérée  et  brillante. 

—  Malheureux!  cria  Raphaël  ,  que  voulez-vous  ? 

—  Le  luer!  répondit  Gonzalva;  je  veux  tuer  ce  démon  qui  a 
mis  l'enfer  dans  la  sein  de  ma  sœur,  et  qui  vient  rallumer  un  feu 
presque  éteint. 

—  Gonzalva  ,  calmez-vous;  je  vous  le  jure,  par  l'amitié  qui 
nous  unit,  Jean  est  innocent  !  Arrêtez  donc  ,  et  je  vais  tous  vous 
rendre  heureux. 

La  présence  de  Raphaël  calma  la  colère  de  Gonzalva.  Il  s'était 
depuis  longtemps  habitué  à  regarder  ce  grand  homme  comme  son 
bon  génie  ,  à  suivre  en  tout  son  conseil. 

—  Rentrez  chez  vous,  mon  cher  Gonzalva  ,  tranquillisez-vous; 
dans  quelque  minutes  je  vous  apprendrai  une  nouvelle  qui  vous 
fera  plaisir. 

Quand  Gonzalva  se  fut  éloigné,  Raphaël  s'informa  de  ce  qui  s'é- 
tait passé.  Jean  n'ayant  aucun  espoir  de  se  voir  uni  à  celle  qu'il 
aimait,  n'avait  pu  résister  au  désir  de  la  voir  encore  une  fois  avant 
de  terminer  une  existence  trop  pleine  d'amertume.  Quelques  cou- 
plets qu'il  avait  chantés  sous  ses  fenêtres  avaient  reveillé  Angéli- 
que ;  elle  avait  reconnu  la  voix  de  son  amant ,  et  elle  était  venue 
se  jeter  dans  ses  bras.  C'est  alors  que  Gonzalva  les  avait  sur- 
pris. 

Le  bref  du  pape  suffit  pour  rétablir  la  concorde  et  la  paix.  La 
traversée  par  mer  de  Rome  à  la  Palestine  était  facile.  Les  deux 
amants  débarquèrent  a  Ptolémaïs ,  et  de  là  se  rendirent  dans  la 
cité  sainte  ,  en  visitant  Gaza  et  Samarie. 

Aussitôt  qu'ils  eurent  fait  leur  prière  sur  les  dalles  qui  autre- 
fois portèrent  le  corps  du  Sauveur,  ils  se  mirent  à  la  recherche 
de  l'homme  pieux  qui  devait  sanctionner  leur  hymen  ;  car  le  bref 
du  pape  disait  formellement  qu'ils  ne  pouvaient  recevoir  la  béné- 
diction nuptiale  que  de  la  main  du  religieux  le  plus  renommé  par 
sa  piété  et  par  l'austérité  de  ses  mœurs. 

Le  frère  Jourdan  avait  dans  toute  la  contrée  la  réputation  du 
plus  zélé  des  serviteurs  de  Pieu  ;  mais  il  habitait  bien  loin  ,  au 
delà  de  Jéricho  ,  sur  le  sommet  de  la  montagne  des  Quaranle- 
Jours ,  où  ft.-S.  Jésus-Christ  avait  été  tenté  par  Satan. 

Jean  et  Angélique  se  décidèrent  donc  à  aller  vers  le  frère  Jour- 
dan. Ils  commencèrent  leur  voyage  ,  et  se  joignirent  à  une  troupe 


324  REVUE  DE  PARIS. 

dp  pèlerins.  Apres  avoir  traversé  la  vallée  de  Josaphal,  franchi 
le  mont  des  Oliviers ,  ils  saluèrent  les  tombeaux  des  prophètes. 

Leur  guide  leur  montra  la  grotte  où  jadis  Jérémie  pleurait  sur 
la  ville  sainte  ;  en  ce  moment  un  spectacle  inattendu  vint  frapper 
leurs  regards.  Un  homme  de  grande  taille .  au  teint  pâle  et  blême , 
couvert  d'un  froc  de  bure  brune  et  les  reins  ceints  d'une  corde 
grossière  ,  sortit  de  la  caverne  en  criant  d'une  voix  lamentable  : 
«  Comment  cette  ville  ,  jadis  si  pleine  de  peuple ,  est-elle  aujour- 
d'hui si  déserte  ?  Cette  ville,  qui  fut  jadis  reine  au  milieu  des  na- 
tions ,  veuve  de  sa  gloire,  obéit  aujourd'hui  aux  fils  de  l'infidèle  !  • 
Puis  joignant  les  mains  sur  sa  tète  en  signe  de  détresse,  il  s'en- 
fuit et  disparut  dans  les  rochers. 

Jean  et  Angélique  frémirent  d'une  sorte  de  crainte  supersti- 
tieuse. Ils  croyaient  voir  le  prophète  Jérémie  lui-même.  —  Celui 
que  vous  venez  d'apercevoir,  leur  dit  le  guide,  c'est  l'homme  que 
vous  cherchez;  c'est  le  pieux  et  révérend  frère  Jourdan.  En  ce 
moment  il  fait  ses  stations  accoutumées  autour  de  Jérusalem. 
Pendant  tous  le  temps  qu'il  consacre  à  ces  exercices  ,  il  ne  reçoit 
aucuns  visiteurs.  Vous  pouvez  aller  l'attendre  sur  la  montagne 
de  Quarante-Jours  ,  où  il  tardera  peu  à  se  rendre. 

Le  lendemain  Jean  laissa  Angélique  à  Jéricho  ,  et  continua  seul 
sa  route  vers  la  montagne  des  Quarante-Jours.  Après  des  peines 
inouïes,  il  parvint  à  l'ermitage,  à  la  porte  duquel  il  vit  avec 
élonnement  une  hallebarde  plantée  en  terre  et  pourtant  un  écri- 
teausur  lequel  se  lisait  cette  sentence  :  Ne  nos  inducas  in  ten- 
tationem.  L'ermite  parut  :  c'était  Martin!  Les  deux  frères  se  re- 
connurent; on  devine  facilement  quels  furent  leurs  transports  de 
joie  ;  ils  s'embrassèrent  en  versant  des  torrents  de  larmes. 

Le  mariage  de  Jean  et  d'Angélique  fut  enfin  célébré  à  Jéricho. 
Martin  consentit  à  quitter  son  ermitage  et  à  suivre  en  Allemagne 
les  deux  époux. 

Peu  d'années  après  deux  enfants,  jeunes  et  beaux,  vinrent  ci- 
menter l'union  déjà  si  heureuse  de  Jean  et  d'Angélique  :  l'un  por- 
tait le  nom  de  Léo,  en  mémoire  du  grand  pape,  l'autre  celui 
d'Urbino  ,  en  mémoire  du  grand  peintre. 

J.-F.  DE  Lr^DBLAD. 

(Bévue  du  xixc  siècle.) 


CHACUN  LE  SIEN. 


L 

PROLOGUE. 

Quelqu'un  Ta  dit,  et  beaucoup  d'autres  l'ont  répété  :  a  II  n'y  a 
que  les  sots  qui  se  laissent  pendre.  »  Or,  certain  jour  de  Tan- 
née 18..  il  était  grandement  question  dans  la  petite  ville  de  .... 
d'un  sot  de  cette  espèce-là ,  que  l'on  menait  au  supplice  ,  sur  la 
place  du  marché.  Quel  était  cet  obscur  misérable?  Dieu  le  sait! 
Quant  à  moi  je  ne  m'en  souviens  plus.  Tout  ce  que  je  puis  me 
rappeler,  c'est  que  le  crime  qu'il  allait  expier  dans  l'intérêt,  di- 
sait-on ,  du  moral  de  la  société,  s'il  est  vrai  toutefois  qu'on  ne 
puisse  offrir  à  la  société  rien  de  mieux  qu'un  bain  de  sang  pour 
retremper  son  moral  compromis  par  les  méfaits  de  l'un  de  ses 
membres ,  le  crime  de  ce  scélérat  de  bas  étage,  ai-je  dit,  était 
quelque  chose  de  si  chétif ,  de  si  mesquin  ,  qu'à  part  la  louable 
curiosité  de  voir  si  un  homme  qui  a  mal  vécu  saura  bien  mourir, 
le  patient  ne  méritait  vraiment  pas  que  l'on  se  dérangeât  de  son 
chemin  pour  le  voir  passer,  encore  moins  pour  lui  faire  ce  qu'on 
appellera  dernière  conduite  jusqu'au  pied  de  l'échafaud. 

Partout  autre  part  que  dans  cette  petite  ville  de...  dont  je  me 
garderai  bien  de  dire  le  nom  ,  et  cela  pour  raisons  à  moi  con- 
nues, notre  voleur  de  canards  ou  de  lapins,  avec  circonstances 
aggravantes,  telles  que  l'effraction  et  l'assassinat,  par  exemple, 
aurait  couru  gros  risque  de  passer  de  cette  vie  à  l'autre,  sans 
plus  de  spectateurs  que  le  ciel  n'en  accorde  à  certains  beaux  dra- 
mes qu'on  me  permettra  de  ne  pas  nommer. 

L'esprit  ne  consiste  pas  à  savoir  montrer  de  l'esprit,  mais  à  bien 
choisir  le  théâtre  où  l'esprit  qu'on  a  paraîtra  dans  son  meilleur 

t>  28 


3  REVUE  DE  PARIS. 

jour;  il  faut  avouer  que  noire  sot,  c'est-à-dire  notre  voleur, 
n'était  pas  une  bêle;  car  il  avait  merveilleusement  choisi  la  scène 
où  son  pitoyable  drame  éJ ait  susceptible  <ie  produire  quelque  ef- 
fet. A  Paris,  où  Pou  prend  encore  intérêt  à  un  serin  qui  s'envole, 
à  un  chien  qui  se  noie,  mais  où  la  mort  d'un  homme  est  consi- 
dérée comme  si  peu  qu'on  dort  toute  sa  nuit,  ma  foi!  d'un  pro- 
fond sommeil,  porte  à  porte  avec  l'agonie  ;  à  Paris,  le  pauvre 
gredin  dont  je  parle  aurait  été  mené  tranquillement  par  les  rues, 
au  pas  d'un  cheval  de  charrette  qui  va  son  petit  bonhomme  de 
chemin  ,  sans  qu'on  eût  autrement  fait  attention  à  son  équipage 
qu'à  un  tombereau  qui  embarrasse  la  voie  publique  et  devant  le- 
quel on  est  forcé  de  s'arrêter  un  instant  afin  de  le  laisser  passer  ; 
et  puis ,  soi-même,  on  passe  ,  et  l'on  ne  se  souvient  plus  de  lui. 

Mais  dans  la  petite  ville  de....  c'était  bien  différent;  un  specta- 
tacle  de  ce  genre-là  est  chose  rare  ;  et  comme  chacun  est  bien 
aise  de  pouvoir  se  dire  au  moins  une  fois  dans  sa  vie  :  o  J'ai  vu 
mourir  un  homme  !  »  l'intérêt  était  vivement  excité  ,  l'affluence 
fut  considérable;  enfin  il  y  eut  au  supplice  de  ce  malheureux  ce 
qu'on  appelle  ,  en  terme  de  coulisse  ,  chambrée  complète. 

De  sa  prison  à  la  place  du  marché  la  distance  était  grande  ;  la 
foule  s'agitait  dans  les  rues  ,  et  ceux  qui  n'avaient  pas  jugé  con- 
venable d'aller  au  devant  du  patient  ou  de  faire  haie  au  cortège  , 
ceux-là  se  tenaient  à  leurs  fenêtres,  et  riant ,  regardant,  devi- 
sant de  mille  façons ,  et  sur  toutes  choses ,  attendaient  le  passage 
delà  charrette  et  se  préparaient  du  haut  de  leurs  balcons  à  faire 
l'aumône  d'un  regard  d'adieu  à  celui  qui  s'en  allait  se  heurter  si 
violemment  contre  la  dernière  raison  de  la  justice  et  de  la  so- 
ciété. 

Ces  mots  :  a  Le  voilà  !  le  voilà  !  »  partis  du  point  le  plus  rap- 
proché de  la  prison,  passèrent  de  bouche  en  bouche  ,  se  commu- 
niquèrent de  groupe  en  groupe,  de  distance  en  distance,  et  le 
cri  populaire  grossissant  à  mesure  que  la  charrette  avançait,  alla 
réveiller  l'attention,  ou  stimuler  la  curiosité  de  ceux  mêmes  qui 
se  tenaient  chez  eux,  avec  l'intention  bien  formelle  de  ne  pas 
s'occuper  de  ce  qui  se  passait  dans  la  rue.  Le  colonel  Martial  de 
Vieuville,  et  les  dix  convives  qu'il  avait  réunis  ce  jour-là  à  un  dé- 
jeuner de  garçons,  étaient  du  nombre  de  ces  honnêtes  gens  qui 
se  sentent  dans  le  cœur  une  noble  indignation  contre  les  mi- 
sérables ,  mais  qui  n'ont  point  le  malheureux  courage  de  pou- 


REVUE  DE  PARIS.  327 

voir  envisager  de  sang-froid  un  homme  que  la  société  va  tuer. 

On  était  au  moment  le  plus  gai  du  dessert,  quand  la  charrette, 
qui  suivait  son  droit  chemin  ,  vint  à  passer  par  là  ;  tout  à  coup  , 
et  d'ensemble,  le  bourdonnement  des  voix  cessa  dans  la  rue,  et 
les  joyeux  propos  de  table  qui,  tout  à  l'heure  ,  couraient  de  ce- 
lui-ci à  celui-là,  restèrent  comme  suspendus  aux  lèvres  des  con- 
vives ;  Silence  en  bas,  silence  dans  la  salle  à  manger,  enfin  ,  plus 
aucun  bruit  du  dedans  ni  du  dehors ,  si  ce  n'est  le  roulement  du 
tombereau  mortuaire  qui  cheminait  lentement.  C'était  de  part  et 
d'autre,  il  faut  bien  l'avouer,  une  religieuse  terreur  devant  la 
pensée  de  la  destruction  ;  c'était  aussi  la  manifestation  d'un  res- 
pect invincible  pour  la  créature  humaine  quelle  qu'elle  fût;  on  la 
saluait  involontairement  à  son  passage  ,  non  pas  comme  on  s'in- 
cline souvent  malgré  soi  quand  on  passe  devant  un  mort  que  , 
vivant,  on  aurait  peut-être  jugé  digne  du  dernier  mépris. 

Cela  dura  quelques  instants,  et  puis  le  bruit  des  voix  recom- 
mença dans  la  rue,  mais  à  la  table  du  colonel  de  Vieuville  la  gaieté 
ne  revint  pas  franche,  libre  et  tout  armée  de  traits  piquants ,  en- 
fin telle  qu'elle  s'était  montrée  avant  le  passage  du  condamné. 
—  a  A  quoi  pensez-vous  donc,  messieurs?  »  dit  le  colonel,  comme 
s'il  cherchait  lui-même  à  rompre  avec  une  idée  qui  le  tourmentait. 
«  Un  homme  ,  continua-t-il,  a  commis  un  crime,  on  le  prend,  on 
le  juge  ,  on  le  condamne  ,  on  l'exécute  ;  justice  est  faite  !  et  nous 
n'avons  qu'à  nous  en  applaudir,  puisqu'en  bonne  morale,  comme 
en  bonne  politique  ,  il  faut  que  toujours  force  reste  à  la  loi.  Te- 
nez ,  dit-il  encore,  mais  en  changeant  de  ton  ,  voici  d'un  petit 
vin  rancio  que  je  vous  recommande  ,  je  me  suis  laissé  dire  qu'il 
n'était  point  méchant.  » 

Un  long  vivat  accueillit  la  proposition  du  colonel  ;  dix  mains 
armées  de  leurs  verres  s'avancèrent  en  même  temps  au  devant 
de  la  bouteille  inclinée  ;  le  vin  tout  orienté  parla  dans  le  cristal , 
les  regards  s'allumèrent,  le  sourire  reparut  sur  les  lèvres  des 
convives.  «  Superbe  !  »  s'écria-t-on  ,  et  bientôt  après  on  n'en- 
tendit plus  que  le  claquement  de  la  langue  sur  le  palais ,  qui  té- 
moignait par  son  bruit  répété  de  la  satisfaction  des  gourmets  et 
de  l'estime  qu'ils  faisaient  d'un  vin  qui,  en  effet,  n'était  point  du 
tout  méchant. 

Peu  s'en  fallut  que  l'incident  qui  avait  troublé  la  gaieté  du  festin 
ne  fût  à  peu  près  oublié;  le  colonel  et  tous  ses  amis ,  tous ,  un 


328  REVUE  DE  PARIS. 

excepté  ,  ne  demandaient  pas  mieux  que  de  tourner  leur  esprit 
vers  des  idées  moins  sombres  ;  aussi,  chacun  d'eux  s'évertuail-il 
à  faire  rentrer  de  force  son  imagination  dans  le  domaine  de 
cette  bonne  grosse  plaisanterie  de  dessert  qui  fait  trouver  l'am- 
phytrion  plus  aimable  et  ses  vins  meilleurs. 

Celui  qui  ne  voulait  pas ,  ou  pour  mieux  dire  ,  qui  ne  pouvait 
plus  être  gai,  resta  un  moment  spectateur  muet  de  cette  lutte 
dans  laquelle  dix  esprits  sérieux,  dix  hommes  de  bon  sens,  se 
débattaient  contre  une  idée  pénible  ,  et  s'efforçaient  d'en  triom- 
pher avec  l'arme  émoussée  d'une  joie  factice. 

—  a  Avouez-le,  messieurs,  leur  dit-il,  ne  ressemblons-nous  pas 
un  peu  à  ces  enfanls  craintifs  qui  aperçoivent  le  bout  des  verges 
et  qui  se  mettent  à  rire  forcément  parce  qu'on  leur  a  dit  :  «  Riez 
ou  vous  serez  fouettés!  »  Ne  nous  le  dissimulons  pas ,  telle  est 
notre  situation  en  ce  moment;  oui,  messieurs ,  oui!  et ,  quoi 
que  vous  puissiez  dire,  l'événement  de  ce  jour,  la  mort  de  ce 
misérable  ,  que  ni  vous,  ni  moi,  ne  connaissons,  nous  touche 
de  plus  près  que  nous  n'osons  nous  l'avouer  à  nous-mêmes. 

—  Vous  êtes  fou  ,  mon  cher,  s'écrièrent  les  assistants. 

—  Je  vous  demande  pardon  pour  lui,  reprit  le  colonel,  mais 
mon  ami  Duvernet  n'a  pas  l'esprit  fort  heureux  en  fait  de  plai- 
santeries; c'en  est  là  une  de  ses  meilleures  ;  or,  il  faut  bien  les 
accepter  comme  il  nous  les  donne  ,  puisqu'il  ne  sait  pas  les  faire 
plus  gaies.  » 

Le  sérieux  convive  reçut  sans  s*émouvoir  la  bordée  d'épi- 
grammes  que  l'excuse  ironique  du  colonel  devait  naturellement 
provoquer.  Quand  chacun  eut  tiré  à  bout  portant  sur  lui , 
M.  Duvernet  reprit  avec  calme  : 

«J'ai  toujours  pensé,  messieurs,  et  c'est  là  une  idée  déso- 
lante ,  mais  vraie,  que  parmi  tous  ceux  qui  assistent  au  spectacle 
d'un  supplice  ,  bien  peu  sont  en  droit  de  dire  :  «  La  justice  peut 
»  être  rigoureuse  ,  elle  n'a  rien  à  me  reprocher  ;  les  lois  peuvent 
»  être  sévères  ,  elles  ne  sauraient  m'atteindra}  car  je  suis  sûr  de 
»  n'avoir  point  fait  un  seul  pas  dans  la  route  qui  peut  conduire 
»  là  où  va  le  malheureux  qu'on  exécute.  » 

Un  hourra  s'éleva  pour  l'interrompre  ;  il  laissa  encore  une  fois 
passer  l'orage  ,  et  attendit  avec  un  imperturbable  sang-froid  que 
le  tonnerre  de  bons  mois  dont  on  l'accablait  eût  cessé  de  rouler 
et  de  l'assourdir. 


REVUE  DI  PARIS.  329 

«  Le  bruit  ne  réfute  rien ,  dit-il ,  et  tout  ce  qu'il  pourrait 
prouver,  c'est  qu'on  cherche  à  dominer  à  force  de  clameurs  ie 
cri  de  sa  conscience.  Tenez  ,  messieurs,  puisqu'aussi  bien  nous 
ne  pourrions  plus ,  sans  nous  mentir  à  nous-mêmes ,  donner  un 
tour  moins  sombre  à  la  conversation  ,  entrons  franchement  dans 
la  voie  où  un  triste  incident  vient  de  nous  pousser,  ce  qui  vaudra 
tout  autant ,  ce  me  semble  .  que  de  courir  après  des  plaisanteries 
fort  spirituelles  ,  sans  doute  ,  mais  si  stériles  enfin  ,  que  c'est  à 
peine  si  elles  font  sourire  ceux  qui  les  trouvent. 

—  Où  veux-tu  en  venir  ?  lui  demanda  le  colonel  en  faisant 
faire  de  nouveau  à  son  vin  catalan  le  tour  de  la  table. 

—  Oui ,  où  voulez-vous  en  venir?  répétèrent  les  autres. 

—  Je  veux  vous  prouver  que  si  toutes  nos  fibres  viennent  à 
vibrer  douloureusement  quand  le  bourreau  coupe  une  tète  ,  c'est 
que  l'instinct  de  la  conservation  se  révolte  sourdement  en  nous 
contre  la  loi  qui  détruit ,  et  que  si  nous  ne  pouvons  nous  dé- 
fendre d'un  sentiment  de  terreur  quand  un  arrêt  vient  de  flétrir 
un  homme  ,  c'est  qu'il  y  a  au  fond  de  nous-mêmes  quelque  chose 
qui  nous  dit  que  nous  avons  passé  au  moins  une  fois  dans  notre 
vie  bien  près  de  la  flétrissure. 

—  Mais  ,  objecta  quelqu'un  ,  vous  excepterez  au  moins... 

—  Je  n'excepte  personne  ,  interrompit  M.  Duvernet;  non, 
personne  ici,  et  moi  moins  encore  que  tout  autre  ,  »  ajoula-t-il 
d'une  voix  forte. 

L'heure  marquée  pour  l'exécution  du  condamné  sonna  ; 
M.  Duvernet  porta,  avec  une  sorte  d'effroi,  les  yeux  sur  la  pen- 
dule, et  puis  il  pâlit  ;  on  ^'aperçut  de  son  émotion. 

«Allons  donc,  lui  dit  le  colonel,  ne  vas-tu  pas  te  trouver 
mal  ?  il  ne  s'agit,  après  tout ,  que  d'un  meurtrier. 

—  Eh!  savez-vous,  messieurs,  si  je  n'en  suis  pas  un  moi- 
même  !  »  reprii-il  avec  un  tremblement  convulsif. 

Ainsi  qu'on  le  pense  ,  celte  réponse  ne  donna  pas  lieu  ,  comme 
les  autres,  à  un  déluge  de  bons  mots  ;  on  se  regarda  avec  la  sur- 
prise mêlée  de  frayeur  que  devait  nécessairement  produire  celte 
brusque  et  étrange  révélation.  En  effet,  comment  soupçonner 
d'une  méchante  action  un  homme  de  mœurs  si  douces  et  d'une 
raison  si  solide!  Le  négociant  Duvernet  était  ce  qu'on  appelle 
dans  le  commerce  un  homme  de  la  vieille  roche;  il  mettait  au- 
tant (le  soin  à  s'enrichir  à  bas  bruit  que  d'autres  mettent  d'or- 

28. 


350  REVUE  DE  PARIS. 

gueil  à  se  jeter  avec  éclat  dans  des  spéculations  ruineuses  ;  mais 
sa  signature  était  la  meilleure  garantie  au  bas  d'une  promesse  de 
payement;  ignoré  du  monde  élégant,  il  se  contentait  de  se  savoir 
honorablement  connu  de  ses  amis  et  de  ses  commettants.  Duver- 
net  ne  passait  pas  pour  un  aigle  dans  le  cercle  rétréci,  je  veux 
dire  heureusement  choisi ,  de  ses  connaissances,  mais  on  lui  sa- 
vait un  cœur  excellent,  un  esprit  droit  ;  mais  on  l'aimait  enfin  , 
parce  qu'il  méri'aii  vraiment  d'être  aimé  ;  on  était  heureux  de  le 
recevoir  chez  soi  ;  on  é tait  tùr  d'être  bien  reçu  chez  lui  ;  et  puis, 
il  y  avait  plaisir  à  voir  comme  il  chérissait  franchement  sa  femme 
et  son  enfant.  C'était  cependant  là  l'homme  qui  venait  de  s'accu- 
ser d"un  meurtre. 

«  Au  diable  tes  confidences ,  dit  le  colonel ,  et  changeons  de 
conversation  ! 

—  Non  pas ,  reprit  Duvernet ,  je  me  suis  trop  avancé  pour  re- 
culer d'une  semelle  ;  il  est  des  choses  qu'on  ne  peut  pas  dire  à 
moitié;  il  faut  que  toute  l'histoire  y  passe.  Vous  savez  ce  que  je 
vaux,  je  ne  perdrai  rien  dans  votre  estime  quand  vous  saurez 
ce  que  j'ai  fait;  d'ailleurs  le  passé  est  passé,  el  si  j'ai  contracté 
une  vieille  dette,  au  moins  je  m'efforce  tous  les  jours  de  l'acquit- 
ter. 

—  Eh  bien  !  donc,  dit  de  nouveau  le  colonel,  puisque  tu  veux 
absolument  nous  conduire  sur  ce  terrain,  nous  t'y  suivrons  ;  et 
d'autant  plus  volontiers  que  c'est  encore  un  moyen  de  prolonger 
le  dessert.  Vous  l'entendez,  messieurs;  confession  générale! 
pousuivit-il  en  ^'adressant  à  ses  convives  ;  nous  qui  sommes  des 
hommes  raisonnables,  descendons  courageusement  dans  notre 
conscience,  que  chacun  dise  son  crime;  car,  suivant  Duvernet  , 
il  parait  que  chacun  a  le  sien.  Je  serais  curieux  de  savoir  comment 
il  peut  se  faire  que  nous  ayons  tous  mérité  la  potence. 

—  Du  jugement  que  nous  allons  faire  à  notre  passé,  ajouta 
Duvernet,  sortira,  je  l'espère,  une  vérité  plus  consolante:  c'est 
que  s'il  y  a  au  moins  le  germe  d'un  crime  dans  chacun  des  hom- 
mes, il  y  a  aussi  en  lui  le  germe  de  toutes  les  vertus. 

—  Quelqu'un  de  vous  recule-t-il  devant  l'aveu?  demanda 
l'amphytrion. 

—  Non  !  confession  générale  !  »  s'écrièrent  tous  les  autres. 

—  Recueillez-vous,  reprit  M.  Duvernet;  moi,  je  commence; 
m'imite  qui  voudra  ! 


REVUE  DE  PARIS.  331 

II. 

UNE  RÉCONCILIATION. 

«  J'ai  parlé  de  meurtre  ,  messieurs  ,  et  si  je  lis  bien  dans  votre 
pensée ,  vous  vous  imaginez  sans  doute  qu'il  ne  s'agit  ici  que 
d'un  accident  fatal,  que  d'un  crime  involontaire.  Malheureusement 
il  n'en  est  point  ainsi.  C'est  d'un  crime  véritable  ,  c'est  d'un 
meurtre  presque  prémédité  que  je  viens  aujourd'hui  m'accuser 
devant  vous. 

»  Vous  ne  me  demandiez  pas  cet  aveu  ;  je  vous  le  dois  bien 
complet,  puisqu'il  est  vrai  que  rien  ne  m'obligeait  à  le  faire.  Je 
ne  tairai  aucune  des  circonstances  de  cet  horrible  événement , 
mais  vous  me  permettrez  bien,  n'est-ce  pas,  de  ne  point  vous 
nommer  mes  complices  ?  C'est  bien  assez  que  cinq  hommes  ho- 
norablement placés  dans  l'estime  publique  ,  que  cinq  hommes 
dont  le  nom  se  présente  à  tous  les  esprits  et  se  trouve  dans  toutes 
les  bouches  quand  on  veut  citer  les  modèles  des  vertus  qui  font 
le  bon  citoyen,  l'ami  vrai,  le  digne  père  de  famille  j  c'est  bien 
assez,  dis-je ,  pour  le  supplice  de  ceux-là,  de  ne  pouvoir  se 
rencontrer  l'un  l'autre  sans  frémir,  de  ne  pouvoir  se  regarder 
face  à  face  sans  que  la  rougeur  de  la  honte  ne  leur  monte  au 
front  j  de  ne  pouvoir  enfin  entendre  les  éloges  dont  ils  sont  l'ob- 
jet ,  sans  qu'à  chaque  fois  le  démenti  ne  s'échappe  à  flots  de  leur 
conscience,  comme  le  sang  d'une  blessure  que  le  temps  n'a  pu 
fermer.  C'est  mon  secret  et  non  le  leur  que  je  veux  vous  livrer. 
En  vous  les  nommant,  je  ne  mériterais  ni  plus,  ni  moins  d'indul- 
gence ;  laisons-les  subir  silencieusement  la  considération  qu'ils 
se  sont  acquise  j  et  quand  je  dis  subir,  ce  n'est  point  un  mot  que 
j'emploie  au  hasard  ,  car,  je  ne  l'ai  que  trop  bien  éprouvé  moi- 
même  :  après  le  malheur  de  se  savoir  coupable,  il  n'est  rien  de 
plus  pénible  à  porter  que  le  poids  de  l'estime  dont  on  ne  se  sent 
pas  véritablement  digne. 

»  11  y  a  vingt-trois  ans  de  cela.  Je  me  trouvais  à  Gènes  ;  à  Gè- 
nes, celle  ville  où  la  vie  est  si  libre,  où  les  caprices,  les  passions  ont 
les  coudées  si  franches  que  l'on  peut  tout  se  permettre,  tout,  même 
jusqu'au  crime,  sans  avoir,  pour  ainsi  dire,  mailleàreprendreavec 
une  police  active,  ombrageuse,  inquisiloriale  ,  sans  doute  ,  mais 


532  REVUE  DE  PARIS. 

qui  ne  déploie  son  activité,  qui  n'exerce  sa  surveillance  tyranni- 
que  el  ne  fait  sentir  l'action  de  sa  puissance  implacable  que  lors- 
qu'il s'agit  de  s'opposer  à  la  circulation  d'une  opinion  politique 
qui  n'est  point  frappée  au  coin  du  gouvernement.  Dans  ce  pays- 
là  ,  messieurs ,  rien  ne  vous  empêche  d'agir,  tout  vous  défend 
dépenser;  la  moindre  parole  imprudente  ne  s'évapore  jamais  en- 
tièrement :  il  y  a  toujours  des  oreilles  qui  la  recueillent,  et  une 
mémoire  qui  ne  l'oublie  point  et  qui  vous  en  demande  compte 
un  jour  ;  tandis  que  l'action  la  plus  abominable  passe  presque 
inaperçue  devant  des  yeux  qui  ne  veulent  point  la  voir,  et  glisse 
sur  des  esprits  qui  n'ont  point  intérêt  à  en  garder  le  souvenir. 

»  J'avais  besoin  de  vous  dire  cela  pour  vous  faire  comprendre 
avec  quelle  liberté,  déjeunes  écervelés  ,  affranchis  de  l'autorité 
paternelle,  pouvaient  user  de  la  vie  dans  une  ville  où  tous  les 
plaisirs  vrais  ou  menteurs,  où  toutes  les  jouissances  factices  ou 
réelles  viennent,  parées  ou  sans  voile  ,  se  mettre  à  la  discrétion 
des  étrangers;  pourvu  toutefois  que  ceux-ci  puissent  les  payer 
non  ce  qu'elles  valent  en  effet,  mais  ce  qu'elles  s'eslimenl. 

»  Vous  dire  quelle  existence  folle  nous  menions  depuis  un  mois 
que  nous  nous  étions  rencontrés  là,  ce  serait  temps  perdu;  votre 
imagination  devine  comment  six  jeunes  compatriotes,  jusque-là 
inconnus  l'un  à  l'autre,  mais  qui  venaient  de  se  lier  de  celte  ami- 
tié fraternelle  qu'on  ne  conçoit  bien  et  qu'on  n'éprouve  jamais  si 
puissamment  que  sur  une  terre  étrangère;  vous  devinez,  dis-je 
comment  maîtres  de  nous-mêmes,  ayant  en  portefeuille  de  bon- 
nes traites  sur  les  meilleures  maisons  de  banque  delà  ville,  nous 
savions  régler  l'emploi  de  jours  dont  nous  ne  devions  compte  à 
personne.  Les  fêtes  succédaient  aux  fêtes,  l'orgie  à  l'orgie,  Painour 
pour  celle-ci  à  l'amour  pour  celle-là  ;  durant  quinze  jours  le  temps 
marcha  pour  nous  avec  une  effrayante  rapidité.  Je  ne  saurais 
mieux  comparer  la  vitesse  apparente  de  sa  course  qu'au  mouve- 
ment indiscontinu  de  l'aiguille  d'une  horloge  dont  le  grand  ressort 
est  brisé,  et  qui  parcourt  successivement  le  cercle  des  heures 
jusqu'à  ce  que  la  chaîne  du  mouvement  se  soit  entièrement  dé- 
roulée. 

»  Ces  premiers  quinze  jours  furent  pour  notre  petite  commu- 
nauté un  véritable  âge  d'or,  non  point  parce  que  nous  en  dépen- 
sions beaucoup,  mais  parce  que  nous  en  faisions  vraiment  un 
joyeux  usage.  Les  plaisirs  venaient-ils  à  nous .  allions-nous  au- 


REVUE  DK  PARIS.  335 

devant  d'eux  ?  Je  ne  sais  ;  mais  à  chaque  pas  nous  étions  sûrs  d'en 
rencontrer  quelques-uns,  soit  sous  telle  forme,  soiL  sous  telle 
autre.  Nous  nous  étions  prorais  d'en  user  jusqu'à  satiété,  aussi 
nous  donnâmes-nous  tout  un  mois  pour  arriver  au  dégoût.  Dès 
la  troisième  semaine,  cependant,  nous  sentions  commencer  la  fa- 
tigue du  plaisir  ;  mais  comme  il  y  avait  une  espèce  d'engagement 
entre  nous  ,  ce  fut  à  qui  ferait  la  meilleure  contenance  et  à  qui 
dissimulerait  le  mieux  son  découragement  et  sa  lassitude  ;  nul 
n'osa  donner  aux  autres  l'exemple  de  la  retraite  ;  on  se  fit  un  point 
d'honneur  de  vaincre  ses  répugnances,  et  commençant  à  ahuser 
de  tout  parce  que  uous  ne  savions  plus  user  de  rien  ,  nous  arri- 
vâmes au  bout  de  cette  interminable  semaine  sans  avoir  eu  assez 
de  faiblesse,  ou  plutôt  assez  de  prudence,  pour  dire  franchemeut  : 
a  J'y  renonce  !  » 

»  Ennuyés,  excédés,  blasés  ,  ce  fut  a  grand'  peine  que  nous  ga- 
gnâmes les  derniers  jours  d'un  mois  qui ,  suivant  ce  que  nous 
nous  étions  promis  d'abord  ,  ne  pouvait  manquer  de  finir  trop  tôt 
pour  nous  :  depuis  longtemps  le  dégoût  était  venu  ,  et  avec  lui  la 
mésintelligence ,  l'impatience  du  repos ,  la  colère  contre  soi-même  ; 
puis  enfin,  et  comme  de  source  ,  les  mauvaises  passions  et  les 
méchantes  querelles.  Nous  mettions  tant  d'orgueil  à  nous  exagé- 
rer nos  forces  ,  que  pas  un  de  nous  cependant  ne  voulait  s'avouer  , 
même  intérieurement,  qu'on  peut  être  aussi  bien  vaincu  par  l'ex- 
cès des  plaisirs  que  par  un  travail  excessif.  Faute  de  chercher  en 
soi  la  cause  au  changement  que  nous  éprouvions  dans  la  dispo- 
sition de  noire  esprit,  chacun  accusa  réciproquement  les  autres 
de  mauvais  vouloir  ,  on  fit  de  la  contradiction  pour  faire  quelque 
chose  ;  puis  ,  et  par  la  même  raison  ,  nous  nous  avisâmes  d'être 
jaloux  de  nos  maîtresses  ;  oui,  nous  nous  surprîmes  à  jouer  l'O- 
thello  avec  des  Desdemone  à  tant  par  jour  de  fidélité.  Mais  pour 
noire  bonheur  ,  je  dois  avouer  que  celte  singulière  jalousie  ne  tint 
pas  ,  le  ridicule  la  tua.  Cependant  le  désaccord  continuait  sour- 
dement à  gronder,  et  tout  faisait  prévoir  qu'il  ne  tarderait  pas  à 
éclater  violemment.  Une  discussion  survenue  dans  une  partie  de 
boston  fut  l'étincelle  qui  mit  le  feu  aux  poudres  5  des  mots  bles- 
sants furent  échangés  ,  on  renversa  la  table  de  jeu  ,  une  main  se 
leva  pour  frapper  ,  une  autre  arrêta  le  coup  et  répondit  à  la  pro- 
vocation  par  un  geste  offensant ,  chacun  prit  parti  pour  l'un 
ou  pour  l'autre  adversaire  ,  de  toutes  parts  on  s'agita  ,  on  cria  , 


334  REVt'E  DE  PARIS. 

on  s'injuria ,  le  désordre  fut  au  comble  ;  les  auteurs  de  la  querelle , 
amis  inséparables  depuis  un  mois,  et  qui  étaient  devenus  des  enne- 
mis irréconciliables  ,  voulaient  venger  sur  l'heure  et  au  premier 
sang  leur  offense  mutuelle  :  nous  interposâmes  notre  autorité 
enire  les  querelleurs  ,  non  point  afin  d'empêcher  le  combat  ,mais 
pour  nous  opposer  à  ce  qu'il  eût  lieu  immédiatement  ;  cela  élait 
dans  un  but  d'économie  :  nous  avions  trop  bien  appris  ce  que 
pèse  une  lourde  journée  sans  but  arrêté  ,  pour  perdre  de  gaitté  de 
cœur  l'occasion  d'occuper  une  partie  du  lendemain.  La  perspec- 
tive d'un  duel  était  une  bonne  fortune  pour  des  gens  désœuvrés, 
comme  nous  l'étions  ;  on  remit  donc  la  partie  au  matin  suivant , 
et  même  ,  afin  de  dépenser  le  plus  de  temps  possible  ,  il  fut  con- 
venu qu'on  ne  se  lèverait  pas  plus  tôt  qu'on  n'avait  coutume  de  le 
faire  tous  les  jours. 

»  Vous  l'avouerai-je,  messieurs?  la  nuit  qui  précéda  ce  duel, 
dont  pas  un  de  nous  n'aurait  pu  remonter  au  point  juste  de  dé- 
part, cette  nuit,  dis-je  ,  fut  peut-être  pour  les  témoins  et  pour 
les  acteurs  principauxdu  drame  la  meilleure  qu'ils  eussent  passée 
depuis  qu'à  la  faveur  de  l'ennui  la  mésintelligence  s'était  glissée 
parmi  nous.  Du  moment  qu'il  fut  décidé  qu'on  aurait  un  duel  dans 
toutes  les  formes  voulues  par  l'usage  ,  nous  ne  sentîmes  pas  sur 
nous  cette  atmosphère  tiède  et  lourde  qni  nous  étouffait  depuis 
près  de  quinze  jours  ,  notre  poitrine  était  vraiment  soulagée  ;  l'o- 
rage avait  éclaté  ,  nous  respirions  enfin  ;  nous  sentions  l'air  venir 
de  toutes  parts  et  pénétrer  nos  poumons  par  tous  les  pores.  Le 
sentiment  de  bien-être  qui  s'empara  de  nous  dès  qu'il  y  eut  quel- 
que chose  de  réglé  ,  d'arrêté  pour  le  lendemain  ,  fut  tel  qu'en 
se  séparant  le  soir  pour  aller  se  mettre  au  lit,  ceux  mêmes  qui  ne 
devaient  plus  se  rencontrer  que  pour  se  battre  ,  se  donnèrent, 
ainsi  que  tous  les  autres,  de  bonnes  et  franches  poignées  de 
mains.  Bien  qu'il  y  eût  peut-être  mort  d'homme  au  bout  de  tout 
cela ,  on  ne  pensait  qu'à  la  distraction  si  heureusement  trouvée. 
On  allait  se  tuer  ,  d'accord  ,  mais  au  moins  c'était  vivre  ! 

»  Vous  me  permettrez  de  glisser  sur  les  circonstances  de  ce  duel 
qui  n'eut  rien  de  remarquable  en  lui-même,  si  ce  n'est  qu'il  rom- 
pit la  monotonie  d'une  existence  qu'on  avait  cru  pouvoir  se  pro- 
mettre si  bien  remplie  et  si  joyeusement  variée.  Le  lendemain 
matin  ,  nous  sortîmes  après  un  ample  déjeuner  de  noire  pension 
suisse  comme  pour  une  de  nos  courses  journalières  ;  nous  ga 


REVUE  DE  PARIS.  33o 

gnâmes  la  rue  Balhi ,  et  ;>uis ,  arrivés  à  la  délicieuse  et  solitaire 
promenade  de  XAcqua  sala  .  nous  nous  enfonçâmes  dans  une  de 
ses  allées  désertes.  Arrivés  !à ,  les  deux  adversaires  mirent  habit 
bas  ,  le  fer  fut  croisé  ;  ils  étaient  également  inhabiles  5  aussi ,  dès 
la  première  passe  d'armes ,  la  pointe  d'un  fleuret  s'engagea  dans 
la  garde  de  l'autre  ;  il  s'ensuivit  une  déchirure  à  la  main  de  l'un 
des  deux.  Le  sang  avait  coulé  ;  c'est  ,  dit-on  ,  tout  ce  que  de- 
mande l'honneur  pour  être  satisfait  ;  donc  l'offense  était  vengée 
et  l'honneur  sauvé  ;  mais  cela  avait  duré  si  peu  de  temps  que  sans 
les  difficultés  de  la  réconciliation  ,  pour  laquelle  il  fallut  négocier 
pendant  plus  de  deux  heures ,  ce  n'eût  guère  valu  la  peine  de  s'en 
réjouir  si  fort  la  veille.  Enfin  les  adversaires  ,  assez  mécontents 
l'un  de  l'autre  et  d'eux-mêmes,  consentirent  à  s'embrasser,  ou 
plutôt,  après  beaucoup  de  pourparlers ,  on  les  poussa  l'un  vers 
l'autre,  et  le  drame  finit  là  ;  je  devrais  dire  la  petite  pièce,  car  c'est 
du  moment  de  la  réconciliation  que  date  le  véritable  drame. 

»  Je  vous  laisse  à  penser  si  le  reste  de  celte  journée  fut  bien 
employé  ;  cet  accident ,  cette  halte  dans  nos  plaisirs,  avait  suffi 
pour  retremper  notre  gaieté,  pour  redonner  de  l'élasticité  à  notre 
imagination ,  que  nous  avions  fini  par  croire  ossifiée.  Le  duel 
avait  si  bien  agi  sur  nous ,  que  nous  étions  redevenus  à  la  fin  de 
cette  trentième  journée  aussi  prompts  à  émouvoir,  aussi  aptes  à 
sentir  que  le  premier  jour  de  notre  rencontre  à  Gênes.  En  quel- 
ques heures  nous  effleurâmes  de  nouveau  cette  vie  de  garçons  que 
nous  pensions  avoir  épuisée  depuis  plus  de  trois  semaines.  Nous 
donnâmes  une  grande  fête  et  un  magnifique  souper,  qui  étaient 
tout  à  la  fois  et  la  fêle  de  la  réconciliation  et  le  banquet  de  l'adieu  , 
car  nous  devions  nous  séparer  le  lendemain  :  celui-ci  pour  re- 
tourner auprès  de  ses  parents  ,  celui-là  pour  continuer  son  voyage 
en  Italie  ,  cet  autre  parce  que  ses  affaires  de  commerce  le  rap- 
pelaient chez  lui ,  et  les  trois  derniers  enfin  parce  que  des  devoirs  , 
des  occupations  ou  des  plaisirs  les  attiraient  ailleurs.  L'orgie  fut 
complète  ,  rien  n'y  manqua  :  ni  porcelaines  brisées,  ni  femmes 
échevelées,  ni  punch  flamboyant ,  ruisselant  sur  le  parquet,  ni 
perles  de  coliers  écrasées  sous  les  pieds  ;  moi  qui  ai  vu  bien  des 
tempêtes  soulever  le-  flots  ,  déchirer  les  voiles  des  navires  et  dé- 
raciner leurs  mâts,  j'ose  dire  que  la  fin  de  ce  repas  d'adieu  fut  le 
plus  magnifique  désordre  auquel  il  soit  donné  à  l'homme  d'assis- 
ter. La  raison  nous  criait  :  «  Arrêtez-vous  là!  »  mais  pas  un  de 


536  REVUE  DE  PARIS. 

nous  n'était  en  état  d'entendre  la  raison  ;  cependant  un  pas  de 
plus  ,  et  nous  tombions  dans  le  délire  furieux  qui  peut  mener  à 
tout ,  même  au  crime  ;  nous  franchîmes  sans  nous  en  apercevoir 
le  pas  fatal,  et  quand  l'un  de  nous,  je  ne  sais  plus  lequel,  fit 
cette  horrible  proposition  :  «  Puisque  nous  ne  savons  plus  à  quoi 
passer  notre  temps,  il  faut  jouer  au  bourreau,  il  faut  que  l'un  de 
nous  se  laisse  pendre  !  »  L'ivresse  en  était  à  ce  point ,  parmi  nous, 
que  la  pensée  la  plus  extravagante  ou  le  projet  le  plus  horrible 
pouvait  seul  se  trouver  en  harmonie  avec  notre  déraison.  Quand 
l'avis  ouvert  par  notre  compagnon  fut  bien  compris  par  les  au- 
tres convives ,  on  accueillit  avec  des  transports  de  joie  ce  moyen 
infernal  de  varier  nos  plaisirs. 

»  Laissez-moi  vous  dire  ,  avant  de  continuer  ce  triste  récit , 
que  nous  étions  de  bons  et  d'honorables  jeunes  gens  ;  que  no- 
tre honneur  mis  à  l'épreuve  n'eût  pas  succombé  devant  Ja  plus 
enivrante  tentation  ;  que  nous  étions  nés  pour  sentir  et  pour  ap- 
précier ce  qui  est  noble  et  beau;  que  nous  avions  en  nous  la  sainte 
énergie  des  dévoûments  généreux,  comme  on  peut  l'avoir  à  vingt 
ans  ;  iaissez-moi  vous  dire  que  nous  avions  la  conscience  des 
noms  estimés  que  nous  portions ,  et  qu'enfin  chacun  de  nous  ai- 
mait sa  mère.  Pourtant  aucun  ne  recula  devant  la  pensée  d'un 
crime  ;  car  c'était  bien  un  crime  que  Ton  venait  de  nous  pro- 
poser. J'ignore  si  les  femmes  conviées  à  notre  souper  le  prirent 
au  sérieux  comme  nous ,  mais  elles  disparurent  ainsi  que  par 
magie. 

»  Ceux  qui  avaient  adopté  avec  enthousiasme  un  pareil  projet 
devaient  avoir  hâte  de  le  mettra  à  exécution  ;  et  d'ailleurs,  c'é- 
tait si  bien  couronner  la  journée  !  En  moins  de  temps  que  je  n'en 
prends  pour  vous  le  dire  ,  chacun  de  nous  écrivit  son  nom  ;  on 
plaça  les  six  bulletins  dans  un  chapeau  ,  et ,  au  milieu  d'effrayants 
éclats  de  rire  ,  on  se  disputa  l'honneur  de  puiser  dans  l'urne  im- 
provisée pour  savoir  qui  serait  Je  bourreau  et  qui  serait  pendu. 

»  Le  bourreau  ,  il  est  devant  vous ,  messieurs  ;  quant  à  la  vic- 
time ,  c'était  un  enfant  de  dix-huit  ans  :  son  visage  réfléchissait 
son  âme,  et  je  n'ai  vu  nulle  part  un  visage  aussi  doux  :  il  était  l'es- 
poir, l'orgueil  de  sa  famille  ;  au  départ  il  avait  embrassé  sa  mère 
en  p'euranl  ;  il  y  avait  aussi  une  jeune  fille  qui  comptait  sur  son 
retour.  Pauvre  Henri!  » 

Ici  la  voix  de  M.  Duvernet  s'éteignit  ;  durant  quelques  secondes 


REVUE  DE  PARIS.  357 

il  ne  put  recouvrer  la  parole  ;  le  colonel  et  ses  convives,  frappés 
de  stupeur,  respectèrent  son  silence. 

a  Si.  dans  un  moment  d'émotion,  reprit-il,  mais  d'émotion  bien 
pardonnable,  le  nom  de  ce  malheureux  jeune  homme  m'est 
échappé  ,  ne  le  répétez  pas  ,  messieurs ,  quand  vous  viendrez  chez 

moi  ;  car  il  y  a  là  quelqu'un une  femme....  la  mienne ,  enfin  , 

il  faut  bien  vous  l'avouer,  qui  ne  peut  entendre  nommer  Henri 
sans  que  son  cœur  saigne  ,  sans  que  les  larmes  lui  viennent  aux 
yeux;  car  elle  l'a  connu,  elle;  car  elle  l'a  longtemps  attendu 
avant  de  pouvoir  se  dire  :  «  Il  ne  me  reste  plus  de  lui  qu'un  ten- 
dre et  douloureux  souvenir;  je  puis  être  la  femme  d'un  autre.  » 

»  Vous  voyez,  messieurs,  à  quelles  confidences  m'entraîne  cet 
aveu;  que  ceci  reste  entre  nous;  qu'on  ne  sache  nulle  part,  je 
vous  en  prie,  que  madame  Duvernet  a  dans  le  cœur  un  amour 
malheureux  dont  il  ne  m'est  pas  permis  de  me  montrer  jaloux  ; 
et  que  la  pauvre  femme  ignore  à  jamais  aussi  que  pour  l'épouser, 
que  pour  lui  offrir  ma  fortune  et  mon  nom  en  échange  du  bon- 
heur dont  je  Pavais  privée,  j'ai  rompu  d'autres  liens  qui  devaient 
m'êlre  sacrés  et  qui  m'étaient  chers.  Mais  revenons  à  celte  déplo- 
rable histoire. 

»  Comment  se  fait-il  qu'un  secret  mouvement  d'horreur,  une 
voix  intérieure  ne  soient  pas  venus  nous  arrêter  sur  le  penchant 
du  crime?  Peut-être  quelqu'un  d'entre  nous  l'a-t-il  éprouvé,  ce 
mouvement  ;  peut  être  a-t-il  entendu  cette  voix;  mais  retenu  par 
une  fausse  honte  ,  il  n'aura  pas  osé  faire  un  contre-poids  de  ses 
scrupules  pour  balancer  notre  épouvantable  résolution. 

»  L'exécution  eut  lieu  !  Ne  m'en  demandez  pas  les  détails  :  la 
puissance  du  remords  ne  serait  pas  même  une  force  capable  de 
me  soutenir  jusqu'au  bout  de  ce  récit...  Ah!  j'oubliais....  l'ami  que 
nous  allions  sacrifier  sans  nous  rendre  compte  de  l'assassinat  que 
nous  voulions  commettre,  ce  malheureux  Henri ,  qui  s'avançait 
joyeusement  à  la  rencontre  de  la  mort  et  qui  nous  encourageait 
même  par  d'effroyables  railleries  que  l'ivresse  du  punch  lui  inspi- 
rait, se  plaça  devant  une  table,  ayant  auprès  de  lui  six  verres  de 
vin  de  Champagne  ;  il  les  but  pour  ainsi  dire ,  coup  sur  coup ,  et 
tandis  qu'on  les  remplissait  de  nouveau  ,  il  écrivit  à  sa  mère  et  lui 
demanda  pardon  d'un  soi-disant  suicide.  Quand  il  eut  achevé  sa 
lettre  d'adieu  ,  moi  et  ceux  qui  s'intitulaient  mes  aides ,  nous  nous 
emparâmes  de  lui  comme  d'un  criminel ,  et  puis  tout  fut  accompli 

6  29 


338  REVUE  DE  PARIS. 

au  milieu  d'une  pluie  de  vin  et  de  liqueurs  mêlée  d'éclats  de  rire  ! 
La  main  d'Henri  s'étendit  vers  nous  encore  une  fois  comme  pour 
demander  un  dernier  verre  de  Champagne  ,  mais  dès  qu'on  le  lui 
eut  donné  ses  doigts  se  détendirent  et  le  cristal  se  brisa  sur  le 
parquet  où  nous  tombâmes  bientôt  épuisés  par  l'excès  de  la  joie. 

»  Nous  avons  dormi,  messieurs!  dormi  toute  la  nuit,  comme  si 
notre  conscience  était  en  repos ,  comme  si  nous  n'avions  fait 
qu'ajouter  un  jour  de  plaisir  aux  jours  déjà  passés  !  Notre  sup- 
plice ne  devait  commencer  qu'au  moment  du  réveil;  mais  depuis 
ce  moment-là  il  n'a  pas  cessé  pour  moi  ! 

»  Nous  voyez-vous  ,  le  lendemain  d'une  telle  orgie,  après  un 
sommeil  réparateur  et  qui  n'avait  laissé  aucun  souvenir  de  la 
veille  dans  noire  mémoire;  nous  voyez-vous  ouvrir  les  yeux, 
regarderie  ciel,  et  puis  sourire  au  soleil  qui  s'est  levé.  D'abord, 
nous  ne  nous  rendîmes  compte  de  rien;  seulement,  nous  nous 
sentions  un  peu  de  fatigue,  suite  ordinaire  d'une  nuit  de  débau- 
che ;  mais  peu  à  peu  la  mémoire  nous  revint  ;  on  se  regarda,  on 
se  compta  :  —  Il  en  manque  un  !  — qu'est-il  devenu  ?  —  Il  est  là  ! 
—  Là  !  Et  nos  yeux  s'arrêtèrent  tristement  immobiles  sur  le  ca- 
davre de  Henri. 

»  Aucune  parole  ne  pourrait  peindre  le  saisissement  qui  s'em- 
para de  nous  à  cette  vue;  si  Dieu  ce  nous  lient  pas  compte  un 
jour  de  notre  désespoir,  c'est  que  le  crime  dont  nous  portons  de- 
puis si  longtemps  la  peine  ne  mérite  aucune  pitié.  La  lettre  de 
Henri  à  sa  mère  nous  mit  à  l'abri  des  poursuites  de  la  police; 
mais  en  échappant  au  jugement  des  autres  hommes,  nous  ne  pû- 
mes échapper  à  l'arrêt  sévère  que  notre  propre  conscience  ful- 
mina contre  nous. 

*  Aussitôt  que  les  convenances  purent  nous  le  permettre,  nous 
nous  séparâmes.  Il  était  temps  que  celle  séparation  eût  lieu,  car 
aucun  de  nous  ne  pouvait  plus  supporter  sans  effroi  la  présence 
de  ses  complices.  J'étais  le  plus  coupable,  je  me  chargeai  de  por- 
ter aux  parents  de  Henri  la  terrible  nouvelle,  et  j'acceptai  comme 
un  juste  châtiment  le  malheur  de  reiu^illir  leurs  larmes  et  de 
compter  leurs  soupirs.  C'est  alors  que  j'appris  qu'il  y  avait  encore 
quelqu'un  dont  je  venais  de  briser  les  espérances,  el  à  qui  je  de- 
vais une  réparation  de  mon  crime;  ce  quelqu'un,  messieurs,  je 
vous  l'ai  dit  déjà  ,  c'est  madame  Duvernet.  Et  maintenant  que 
vous  connaissez  toute  celte  histoire ,  si  l'on  vient  à  dire  devant 


REVUE  DE  PARIS.  539 

vous  que  je  pouvais  prétendre  à  une  femme  riche,  et  que  je  n'ai 
fait  qu'un  sot  mariage  d'amour,  en  épousant  une  jeune  fille  sans 
fortune,  ne  me  défendez  pas  devant  ceux  qui  parleront  ainsi  ; 
mais  plaignez-moi ,  car  savons-nous  si  Dieu  me  tiendra  compte 
de  ce  que  j'ai  souffert ,  de  ce  que  j'ai  sacrifié  enfin,  de  ce  que  j'ai 
fait  depuis  vingt-trois  ans  pour  acquitter  ma  dette!  » 

Michel  MASSON. 
(  Extrait  du  Siècle.  ) 


LE  DESERT  D'ATACAMA. 


Lorsqu'en  venant  de  Yalparaiso,  sur  la  côte  du  Chili,  on  se 
trouve  par  le  travers  de  Mexillones,  il  s'élève  vers  le  sud  une 
étroite  langue  de  sable  ,  bordée  de  récifs  et  semée  de  cabanes  en 
bois ,  resserrée  en  avant  par  la  mer  et  à  l'horizon  par  une  cein- 
ture de  hautes  montagnes  pelées  ,  marbrées  de  veines  rougeâlres 
et  brunes  qui  révèlent  la  présence  du  cuivre  dans  leurs  entrailles; 
pas  un  arbre  ne  tremble  sous  la  brise  dans  celle  plage  ,  pas  un 
brin  d'herbe  ;  un  soleil  de  feu  dessèche  incessamment  la  grève  ; 
partout  y  apparaissent  la  stérilité  des  régions  volcaniques  et  la 
nature  morte  des  Cordillères.  Ce  lieu  maudit  et  désolé  ,  c'est 
Cobija. 

Puerto  de  la  Mar,  plus  vulgairement  appelé  par  les  Indiens 
Cobija  ,  situé  à  l'extrémité  nord  du  grand  désert  d'Atacama,  est 
l'unique  port  de  la  république  de  Bolivie,  dans  l'Océan-Pacifique. 
Depuis  quelques  années,  il  a  été  érigé  en  port  franc,  pour  l'in- 
troduction des  marchandises  dans  le  Haut-Pérou  ,  afin  d'éviter 
les  droits  de  transit  dont  elles  étaient  grevéps  en  passant  par 
Arica ,  port  intermédiaire  qui  appartient  au  Bas-Pérou.  Malgré 
celle  importante  destination.  Cobija  est  encore  loin  de  ressem- 
bler au  débouché  maritime  de  l'état  de  Bolivie ,  la  dernière  et  la 
plus  briliante  des  filles  de  Simon  Bolivar.  On  peut  se  faire  une 
idée  de  l'inclémence  de  sol  et  de  température  qui  flétrit  au  ber- 
ceau cette  avenue  d'une  république  naissante  ,  en  réfléchissant 
que  la  seule  découverte  d'une  source  d'eau  potable  a  suffi  ,  il 
n'y  a  pas  longtemps  .  pour  que  ses  destinées  semblassent  pros- 
pères au  gouvernement  bolivien. 

Mais  ce  qui  donne  à  cette  langue  de  grève  un  intérêt  géogra- 
phique et  commercial ,  c'est   que  là  s'ouvre  la  roule  mouvante. 


REVUE  DI  PARIS.  541 

qui  joint  les  côle3  de  la  mer  du  Sud  à  l'intérieur  de  la  répu- 
blique par  les  horrible?  solitudes  du  désert  d'Atacama.  Du  coté 
de  l'Océan  ,  son  meilleur  et  son  plus  sûr  allié  ,  i'éiat  de  Bolivie 
est  comme  emprisonné  par  deux  cents  lieues  de  plaine  aride  et 
brûlée ,  par  des  chaînes  de  montagnes  où  l'assistance  la  plus 
grossière,  la  force  contre  les  dangers,  et  même  la  respiration  , 
manquent  souvent  aux  voyageurs  indigènes ,  et  par  des  boule- 
versements géologiques  qui  rendent  encore  l'accès  plus  difficile 
aux  efforts  de  la  civilisation  pour  jeter  en  quelque  sorte  un  pont 
sur  celte  mer  de  sable.  Le  chemin  de  Cobija  à  Potosi ,  à  tout  mo- 
ment perdu  par  les  arrieros  ou  conducteurs  de  mules,  est  la  voie 
providentielle  du  commerce  entier  de  la  côte  de  l'Amérique  mé- 
ridionale avec  la  Bolivie.  Dans  l'ancien  monde,  les  voyageurs  ne 
parviennent  du  moins  que  fort  rarement  sans  transition  au  dé- 
sert. En  Egypte,  le  spectacle  riant  du  Delta  prépare  aux  environs 
moins  fertiles  du  Caire ,  et  au  Caire  on  entrevoit  sans  trop  de  re- 
gret les  horizons  desséchés  de  Thèbes  et  de  Syout;  les  plaines 
sablonneuses  de  l'Arabie  en  occupent  le  milieu  ,  les  vallons  in- 
grats de  la  Syrie  sont  entrecoupés  de  chaînes  fécondes  ou  adou- 
cis par  les  variétés  du  climat;  mais  le  désert  d'Atacama  fait 
brusquement  .suite  à  la  mer  du  Sud,  et  en  débarquant  du  navire 
il  faut  grimper  à  dos  de  mule.  Jamais  antithèse  ne  fut  plus  élo- 
quente. 

Les  périls  d'un  voyage  à  travers  le  désert  d'Atacama  se  me- 
surent déjà  sur  les  apprêts ,  dont  le  caractère  a  quelque  chose  de 
farouche  et  de  sombre  comme  l'expédition.  Un  Européen  ,  assez 
hardi  pour  s'aventurer  dans  les  Quebradas,  ou  défilés  de  la  Cor- 
dillère ,  doit  d'abord  parler  l'espagnol  corrompu  des   Indiens, 
sous  peine  de  ne  rencontrer  pour  interprète  de  ses  besoins  que 
la  pitié  du  descendant  abruti  des  Incas  ,  et  l'esprit  de  vengeance 
a  complètement  détruit  cet  idiome.  Il  doit  sacrifier  d'avance 
non-seulement  la  mule  qu'il  monte  en  quittant  Puerto  de  la  Mar, 
mais  encore  plusieurs  mules  dont  les  cadavres  échelonnés  sur 
le  chemin  de  Potosi  marqueront  la  trace  de  son  passage.  A  ses 
bottes  chiliennes  il  attachera  des  éperons  de  fer  démesurés,  et 
leur   tige  pénétrera  continuellement  dans  le  flanc  des  pauvres 
bètes  qui  tiennent  pour  le  moment  la  place  des  machines  à  va- 
peur sir  les  steppes  de  la  Bolivie.  Une  selle  de  bois  ,  amollie  par 
une  peau  de  mouton,  lui  servira  de  lit ,  de  traversin  et  dp  ma- 

-29. 


342  REVUE  DE  PARIS. 

telas ,  lorsque  la  rencontre  d'une  source  ou  d'un  arbre  lui  per- 
mettra l'interrompre  l'agonie  de  sa  monture.  Des  étriers  ,  aussi 
de  bois,  sculptés  à  la  manière  indienne,  pesant  bien  quatre 
livres,  ne  retiendront  que  le  bout  de  ses  bottes,  afin  que,  s'il 
est  engourdi  par  le  sommeil  ou  par  le  froid  .  la  fatigue  de  ses 
jambes  pendantes  le  réveille  avant  que  les  condors  lui  aient 
crevé  ies  yeux. 

Enfin  il  portera  un  grand  chapeau  de  feutre,  des  pistolets 
d'arçon  aux  fontes  de  sa  selle  ,  et  un  poignard  à  la  jarretière  de 
ses  bottes  ;  comme  palladium  du  voyage  et  scapulaire  de  pè.erin, 
une  bouteille  d'eau  dans  ses  alforjas  ou  porte-manteau.  Le  reste 
à  la  grâce  de  Dieu  ,  des  mules  et  du  sorrocho.  Ce  dernier  mo- 
narque du  désert  n'est  autre  chose  que  l'effet  naturel  à  la  Cordi- 
lière  de  la  raréfaction  de  l'air  sur  les  animaux.  Les  Indiens  at- 
tribuent ce  phénomène  singulier  à  l'odeur  d'une  plante  qui  croît 
dans  les  pics  élevés  de  la  montagne  et  aux  émanations  minérales 
du  sol  ;  aucune  ressource  humaine  ne  garantit  d'un  pareil  fléau. 
L'oppression  ,  la  céphalalgie  ,  une  faiblesse  exliême  ,  une  répu- 
gnance pour  toutes  les  sortes  d'aliments  ,  le  manque  total  d'ap- 
pétit ,  des  nausées  suffoquantes  et  douloureuses  telles  que  le  mal 
de  mer  seul  en  produit  ,  et  une  soif  infernale,  révèlent  les  symp- 
tômes et  la  crise  du  sorrocho.  Les  mules  tremblent  et  s'arrê- 
tent,  les  lamas  brament  d'une  manière  plaintive,  et,  pour 
échapper  à  la  mort ,  le  voyageur  ne  saurait  alors  compter  que 
sur  son  courage  moral  à  vaincre  une  débilité  nerveuse  dont 
les  causes  disparaîtront  à  mesure  qu'il  redescendra  vers  la 
plaine. 

La  physionomie  locale  du  désert  d'Atacama,  pendant  deux 
cents  lieues  ,  est  l'horizon  d'une  arène  indéfinie  ou  régnent  le  si- 
lence le  plus  absolu  et  la  plus  complète  nudité.  Dans  la  plaine  , 
tantôt  le  sol  est  formé  d'une  terre  blanche  que  les  Indiens  appellent 
salitral,  ou  terre  de  salpêtre,  et  qui  ressemble  à  la  chaux \  des 
herbes  jaunissantes  et  rudes  ,  des  sources  d'eau  saumâtre,  et  des 
lits  de  rivières  mis  à  nu  par  des  cataclysmes  dont  la  date  est  in- 
appréciable ,  bouleversent  ou  accidentent  ce  terrain  sauvage. 
Tantôt  un  cietiago ,  ou  oasis,  couvert  de  joncs  maigres  et  entre- 
coupé de  mai éca^es  insalubres,  interrompt  la  monotonie  des 
sables  ,  et  réserve  aux  voyageurs  .  brûles  par  un  soleil  équatorial 
durant  le  jour,  un  abri  où  des  nuits  de  gelée  viennent  engourdir 


REVUE  DE  PARIS.  343 

tout  à  coup  ses  membres  et  le  foudroyer  comme  d'une  apoplexie 
de  froid. 

Dans  la  Cordilière,  les  rochers  et  la  neige  composent  tout  le 
pittoresque  de  la  route.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  intéressant  pour 
l'homme  dans  ces  vastes  solitudes,  c'est  uniquement  le  sillon  que 
le  pied  des  mules  creuse  avec  uniformité  dans  la  poudre  des  che- 
mins ,  par  des  empreintes  laissées  à  peu  de  distance  les  unes  des 
autres.  L'étude  de  ces  empreintes  constitue  une  science  fort  cu- 
rieuse pour  les  arrieros  indigènes  et  espagnols;  les  habitants  de  la 
Bolivie  sont  exercés  à  reconnaîireles  pas  d'une  mule  ou  d'un  che- 
val, parmi  les  traces  d'une  foule  de  mules  ou  de  chevaux;  ils  pous- 
sent si  loin  celle  perspicacité ,  qu'ils  entreprennent  à  coup  sûr  de 
suivre  et  de  ramener  une  hèle  épave  à  son  maître ,  et  que  même 
ils  se  rappellent  une  empreinte  plusieurs  mois  après  qu'ils  l'ont 
observée.  Ils  peuvent ,  sur  cet  indice  fragile ,  préciser  le  sexe  de 
l'animal ,  la  couleur  de  son  poil,  l'allure  qu'il  a  prise  et  suivie; 
enfin  ils  distinguent  s'il  était  chargé  ,  ou  monté  ,  ou  libre. 

Mais  les  monuments  de  cet  instinct  incroyable  excitent  peut-être 
encore  moins  l'attention  du  voyageur  que  des  traces  où  sa  sûreté 
personnelle  est  plus  gravement  engagée.  Les  bords  de  la  route 
sont  semés  de  mules  ;  celles-ci  à  l'état  de  squelette  fossile ,  celles-là 
en  putréfaction  récente.  Elles  servent  d'avenues  à  des  monticules 
où  reposent  les  dépouilles  des  marchands  européens  qui  ont  suc- 
combé dans  le  trajet.  Ces  monticules  se  forment  par  l'amas  suc- 
cessif des  pierres  que  les  an  zéros  jet  lent  en  passant  sur  le  cadavre, 
avec  accompagnement  de  prières  ;  quand  le  tas  est  suffisamment 
élevé,  un  arriero  s'avise  d'y  planter  une  croix  ,  et  tout  est  fini; 
il  n'y  a  pas  d'autre  enterrement.  Quelquefois  un  Indien  se  dé- 
tourne du  chemin  et  s'approche  pieusement  du  monticule  funé- 
raire; c'est  pour  y  déposer,  en  guise  d'ex  voto,  sa  coca  ou  chique, 
afin  que  son  voyage  soit  heureux.  Les  étrangers,  d'une  crédulité 
moins  accommodante,  ôtent  avec  effroi  leur  grand  chapeau  de 
feutre  devant  ces  croix  de  mauvais  augure  ,  et  rendent  au  mort 
un  hommage  très-expressif,  en  piquant  de  l'éperon  le  flanc  dé- 
chiré des  pauvres  mules. 

La  roule  de  Cobija  à  Potosi  possède  un  service  de  poste  aux 
lettres  qui  diffère  un  peu  du  noire  :  les  courriers  ,  tous  Indiens , 
vont  à  pied.  Ils  ne  sont  que  deux  pour  un  voyage  :  le  premier 
transporte  les  dépêches,  dans  une  valise  et  sur  le  dos,  de  Cobija 


344  REVUE  DE  PARIS. 

à  Calama  ,  à  moitié  chemin  ;  le  second  court  de  Calama  à  Potosi. 
I!s  font  ainsi ,  l'un  dans  l'autre  ,  deux  cents  lieues  ,  à  travers  le 
désert,  malgré  le  sorrocho,  souvent  en  comptant  vingt  lieues 
par  jour.  Dans  la  plaine  ,  ils  marchent ,  ou  mieux  ils  trottent ,  les 
bras  croisés  sur  la  poitrine;  dans  la  montagne,  et  quand  la  route 
est  escarpée ,  ils  laissent  leurs  bras  pendants.  Le  courrier  va  seul , 
porte  ses  vivres  avec  lui ,  et  ces  vivres  consistent  en  mais  grillé 
et  en  coca.  Le  coca  ,  qu'il  mange  indifféremment ,  comme  nour- 
riture et  mâche  comme  du  labac ,  est  une  feuille  d'arbrisseau  qui , 
se  récoltant  en  grande  abondance  dans  les  Jungas  ,  compose  une 
branche  lucrative  du  commence  de  la  Bolivie  ,  et  joue  dans  tous 
les  États  républicains  du  Pérou  le  même  rôle  que  la  racine  du 
bétel  dans  les  Indes-Orientales. 

Les  Indiens  de  la  Bolivie  ,  outre  la  coca ,  mâchent  encore  une 
sorte  de  cendre  qui  est  préparée  pour  cet  usage  en  petits  pains 
plats.  Le  courier,  du  reste,  trotte  presque  continuellement;  s'il 
est  fatigué,  il  se  couche  sur  le  sable  ou  au  premier  angle  de 
rocher,  se  couvre  de  son  manteau  de  vigogne ,  et  s'endort;  puis  il 
repart  à  son  réveil,  et  marche  de  nuit  comme  de  jour.  Quand  il 
approche  des  petites  cases  nommées  postes,  où  les  voyageurs  ont 
coutume  de  s'arrêter,  il  sonne  d'une  corne  qu'il  porte  toujours 
à  la  ceinture.  Le  son  de  l'instrument ,  fort  triste ,  s'entend  de  très- 
loin  dans  le  silence  de  ces  lieux  désolés;  on  éprouve  un  sentiment 
pénible  à  la  pensée  de  cet  homme  traversant ,  seul  et  à  pied,  des 
distances  qui  exténuent  les  mules ,  en  moins  de  temps  que  l'on 
ne  pense.  Le  courrier  s'arrête  à  peine  dans  les  postes;  il  y  de- 
meure silencieux,  mélancolique,  plus  encore  peut-être  que  les 
Indiens  ne  le  sont  généralement,  par  ridée  grave  qu'il  se  fait 
de  sa  mission  et  de  la  délicatesse  de  probité  nationale  qu'il  y  at- 
tache. De  tous  les  vivres  qu'on  lui  présente,  il  n'accepte  qu'un 
peu  de  thé. 

La  vitesse  du  courrier  est  une  qualité  indigène  ;  elle  s'étend 
aux  femmes  et  aux  enfants  des  naturels,  toutes  proportions  étant 
gardées  avec  la  faiblesse  de  Page  et  du  sexe.  Pendant  la  guerre 
de  l'indépendance  ,  les  soldats  indiens  de  l'armée  de  Bolivie  éton- 
naient leurs  officiers  par  les  prodiges  de  rapidité  qu'ils  exécutaient 
dans  les  marches.  Au-dr-là  du  désert  d'Alacama,  sur  la  roule  de 
La  Paz  à  Potosi,  le  voyageur  est  à  cheval ,  son  bagage  chargé 
sur  une  mule  qu'un  Indien  conduit  à  pied  par  la  bride,  et  il  suit 


REVUE  DE  PARIS.  545 

le  cavalier  en  toute  allure  possible ,  durant  plusieurs  lieues.  Cette 
vitesse  est  l'unique  avantage  extérieur  auquel  on  reconnaisse 
maintenant  les  superbes  descendants  des  fils  du  soleil. 

Les  Indiens  épars  dans  les  sables  d'Atacama  se  montrent,  en- 
vers les  étrangers  et  les  Espagnols  ,  d'une  profonde  dissimula- 
tion. On  dit  qu'ils  se  transmettent  fidèlement  de  père  en  fils 
l'histoire  du  règne  des  Incas,  de  la  conquête  des  Espagnols  ,  et 
de  leur  long  esclavage  ;  on  dit  que  dans  leurs  fêtes,  ils  s'entre- 
tiennent du  projet  de  reconquérir  un  jour  leur  liberté.  Les  cou- 
leurs brune  et  noire  dont  ils  sont  constamment  vêtus  passent 
même  pour  le  deuil  tacite  de  leur  patrie.  Il  y  a  encore  des  fa- 
milles qui  conservent  précieusement  des  quippos ,  annales  des 
Incas ,  chroniques  en  nœuds  de  rubans  ,  sur  lesquels  Mme  de 
Graffigny  a  composé  un  roman  dans  le  goût  du  dix-huitième 
siècle  ,  mais  dont  les  tribus  d'Atacama  espèrent  se  servir  comme 
d'un  livre  sybillin  ;  leur  langage  même  garde  un  caractère  ex- 
pressif de  révolte. 

Au  lieu  du  Quitchoua.  idiome  gracieux  des  autres  parties  de 
la  Bolivie  et  du  Pérou  ,  ils  parlent  de  préférence  l'Aymara,  dont 
la  dureté  plus  antique  et  plus  nationale  plaît  davantage  à  leurs 
oreilles  mal  soumises.  Les  Indiens  du  désert  d'Atacama  ne  man- 
quent aucune  occasion  de  prouver  leur  haine  pour  la  race  des 
vainqueurs.  Souvent  on  les  voit  affluer  chez  les  marchands  de 
Polosi  et  de  Chuquisaca ,  auxquels  ils  viennent  offrir  des  mor- 
ceaux d'argent  ou  d'or  vierge;  mais  vainement  on  les  interroge 
sur  les  lieux  où  ils  ont  recueilli  ces  traces  évidentes  d'une  mine 
inconnue  ;  ils  placent  leur  vengeance  dans  le  secret. 

La  révolte  de  ces  Indiens  est  imminente  ,  et  l'exemple  des  Flo- 
rides  n'a  pas  inutilement  retenti  du  golfe  du  Mexique  au  fond  de 
leurs  solitudes;  mais  ils  sont  retenus  par  leur  animosité  contre 
les  Cholos,  classe  métis  et  intermédiaire,  formée  du  mélange  des 
blancs  espagnols  avec  les  descendants  des  Incas.  Cependant  celte 
animosité  est  peu  de  chose  en  comparaison  des  sentiments  de 
mépris  et  d'exécration  qu'ils  nourrissenlà  l'égard  de  la  race  euro- 
péenne. On  prétend  même  que  les  Indiens ,  qui  d'abord  ne  se 
perpétuaient  qu'entre  eux,  ont  résolu  désormais  de  laisser  s'é- 
teindre leur  race.  Cette  énergique  détermination  peint  bien  la 
rancune  héréditaire  des  indigènes. 

Le  voyageur  auquel  nous  empruntons  ces  simples  notes  a  sur- 


346  REVUE  DE  PARIS. 

pris  dans  !a  bouche  d'un  vieil  Indien  une  parole  qui  résume  tous 
les  griefs  des  enfants  de  l'Amérique  contre  la  conquête  de  Piz- 
zaro.  Parvenu  vers  le  milieu  du  désert .  aux  environs  de  Calama, 
il  aperçut  un  vieillard  immobile  à  l'entrée  de  sa  case  et  lui  de- 
manda le  chemin  d'une  poste  abandonnée.  Le  laconisme  du 
dialogue  était  en  harmonie  avec  la  dévastation  de  ces  soli- 
tudes. 

—  Il  y  a  une  case  à  Huacalé  ?  dit  le  voyageur.  —Il  y  a  une 
case  ,  seigneur,  répondit  l'Indien.  —  Et  des  habitants  ?  —  Il  n'y 
a  pas  d'habitants,  seigneur.  —  Qu'y  a-l-il  donc  dans  la  case? 
—  El  silencio ,  dit  le  vieillard  ,  et  il  se  tut. 

Ce  mot  silence,  prononcé  par  un  descendant  des  Incas  au 
fond  de  la  Cordilière  ,  vaut  mieux  que  le  poème  entier  de  Mar- 
montel. 

Les  mœurs  domestiques  des  Indiens  d'Atacama  se  ressentent  de 
la  mélancolie  du  désert,  de  leur  besoin  de  vengeance  et  du  senti- 
ment de  leur  ilotisme.  Ils  vivent  en  de  petites  cabanes  {ranchos), 
où  se  trouve  une  seule  pièce  dont  l'ameublement  consiste  en 
peaux  de  lama  étendues  autour  des  fourneaux  de  cuisine  creusés 
dans  la  terre.  Là  ils  mangent  et  dorment  pêle-mêle,  père,  mère, 
femmes  et  enfants;  ils  y  passent  des  jours  et  des  nuits  dans  cet 
abrutisse  ment  de  l'esclave  dégradé  qui  n'a  plus  que  les  appétits 
de  la  bêle,  à  boire  àupito,  boisson  singulière,  composée  d'eau  su- 
crée et  de  farine  grillée  de  mais.  Dans  le  désert  d'Atacama ,  il 
n'est  pas  rare  d'apercevoir  tout  à  coup,  au  pied  d'un  serro  rou- 
geàtre,  des  clartés  sortir  comme  d'une  gueule  de  four  et  illuminer 
subitement  l'horizon  au  milieu  des  ténèbres  ;  c'est  une  soirée 
indienne.  Réunis  en  cercle  autour  d'un  grand  feu,  dans  celle  es- 
pèce de  terrier  ,  les  pauvres  fils  du  soleil  déroulent  leurs  quippos 
nationaux  et  se  racontent  des  histoires  locales  jusqu'au  moment 
où  le  sommeil  et  la  fumée  les  engourdissent  auprès  de  la  braise. 
Ces  assemblées  rappellent  les  veillées  des  Grecs  modernes  sur  un 
tapis  oriental ,  avec  la  pipe  et  la  tasse  de  café  de  rigueur.  On  dit 
encore  que  ces  rassemblements  sont  la  cause  de  bien  des  désor- 
dres ;  mais  de  pareilles  accusations  sont  démenties  par  la  simpli- 
cité de  leur  caractère,  qui  n'a  d'hypocrisie  que  pour  l'Espagnol  j 
on  assure  qu'avant  la  conquête  ils  ignoraient  ce  que  c'est  que 
mentir.  Leur  dissimulation  actuelle  ne  résisterait  pas  à  des  cau- 
ses d'irritation  un  peu  trop  vives  ,  et  la  révolte  survenue  dans  la 


REVUE  DE  PARIS.  347 

province  de  la  Paz ,  il  y  a  quelques  années ,  où  les  insurgés 
tuaient  les  Boliviens  à  coups  de  bâtons,  a  suffisamment  prouvé 
que,  même  sous  le  régime  démocratique,  les  conquérants  du  nou- 
veau monde  ne  rallieront  jamais  les  fils  du  soleil. 

Les  Indiens  d'Atacama  n'ont  que  deux  consolations  dans  leur 
misère  ;  la  religion  nationale  et  les  lamas.  Ils  font  un  mélange 
curieux  des  croyances  antiques  du  Pérou  et  des  rites  du  christia- 
nisme importé  ;  leur  principale  superstition  est  une  fête  qui  re- 
vient tous  les  ans,  et  dans  laquelle  l'Indien  qui  meurt  d'ivresse  va 
droit  au  paradis  ;  aussi  ne  manquent-ils  pas  d'y  boire  une  énorme 
quantité  de  chicha,  liqueur  fermentée  de  mais.  Quant  aux  lamas, 
la  vénération  des  Indiens  d'Atacama  pour  ces  animaux  est  un 
véritable  culte.  Leur  caractère  semble  fait  pour  celui  des  lamas, 
et  réciproquement.  Si,  dans  la  marche  à  travers  le  désert,  un 
lama  se  fatigue  et  s'arrête  ,  son  maître  se  couche  à  côlé  de  lui  et 
attend  qu'il  lui  plaise  de  continuer  la  roule.  Le  bêlement  ou  plu- 
tôt le  gémissement  du  lama  a  quelque  chose  de  triste  et  de  plaintif, 
en  harmonie  avec  l'âpreté  du  désert,  avec  la  mélancolie  de  ses 
habitants.  Les  Indiens  aiment  tellement  leurs  lamas,  qu'ils  leur 
mettent  souvent  des  colliers  de  rubans  et  de  fleurs. 

Le  désert  est  semé  çà  et  là  de  cases  en  ruine  dont  on  reconnaît 
le  complet  abandon  à  l'absence  de  chien.  Quand  le  chien  ne  reste 
pas  à  la  case,  c'est  que  l'Indien  ne  doit  plus  y  rentrer.  Les  vil- 
lages où  sont  placés  les  postes  ne  renferment  pour  toute  popula- 
tion que  des  Indiens  qui  s'en  approchent  afin  de  vivre ,  et  des 
Boliviens  que  leur  industrie  ou  leurs  fonctions  contraignent  à  y 
fixer  leur  séjour.  Ce  qui  frappe  surtout  l'imagination  du  voyageur 
au  spectacle  des  plaines  lugubres  d'Atacama,  c'est  qu'une  pareille 
solitude ,  résultat,  de  l'âpreté  naturelle  aux  Cordilières  et  des 
dévastations  mor.<!*s  de  la  conquête,  renferme  peut-être  dans  ses 
entrailles  un  immense  noyau  métallique  dont  les  exploitations  de 
Potosi  et  du  Sorolco  ne  sont ,  pour  ainsi  dire  ,  que  de  pauvres 
échappées  et  de  maigres  filets;  c'est  que  le  secret  d'une  richesse 
capable  de  révolutionner  le  mouvement  mercantile  des  deux 
mondes  dépend  du  mutisme  obstiné  des  Indiens ,  et  que  ,  par 
celle  singulière  vengeance,  la  race  déchue  des  Incas  tient  en 
échec  jusqu'à  son  dernier  soupir  la  cupidité  des  blancs.  L'arriero, 
qui  chemine  dans  le  sable  des  Quebradas  ,  réfléchit  avec  orgueil 
que  ,  malgré  les  tentatives  des  Européens  depuis  trois  siècles ,  la 


548  RENIE  DE  PARIS. 

chaîne  d'or  du  temple  de  Tilicaca  demeure  enfouie  au  fond  du 
lac  ,  et  ce  doit  être  dans  le  silence  d'une  ironie  profonde  qu'il 
tire  par  la  bride  la  mule  du  spéculateur ,  dont  l'avarice  ne  ren- 
contrera bientôt  plus  au  delà  du  désert  que  d-s  mines  taries. 

Humboldtet  Pentland  ont  raconté  les  magnifiques  ruines éparses 
autour  de  la  Paz  ,  de  Chaquisaca  et  de  Cusco,  ruines  d'une  domi- 
nation gigantesque  et  d'une  civilisation  antérieure  à  l'empire  des 
Incas.  Le  désert  d'Atacama  possède  un  genre  de  débris  qui  n'est 
pas  moins  historiquement  curieux  et  dont  la  spécialité  lui  est 
propre  :  ce  sont  des  momies  des  fis  du  soleil.  S'il  faut  croire  avec 
Forster  et  Bernaducci  que  l'Amérique  a  été  colonisée  par  des 
émigrations  de  la  Haute-Asie,  avec  Jean Muller  que  les  Américains 
descendent  des  Huns ,  venus  par  la  mer  Pacifique  .  les  cadavres 
desséchés  d'Atacama  remonteraient  peut-être  à  ces  époques  dont 
Garcilasso  nous  a  laissé  d'empathiques  peintures.  La  grotte  de 
Santa-Barbara  .  située  à  quelque  dislance  de  Calama  .  aux  envi- 
rons de  Chiiicbiù,  est  un  monument  à  l'appui  de  cette  supposition. 
Formée  par  un  énorme  bloc  de  pierre  ,  qu'une  crise  géologique 
ou  plutôt  qu'une  race  d'hommes  éteinte  a  posée  sur  des  saillies 
de  rochers  au  moyen  d'un  prodigieux  effort,  elle  semble  apparte- 
nir au  même  ordre  colossal  d'architecture  qui  a  semé  de  construc- 
tions si  merveilleuses  les  bords  du  lac  de  Tilicaca  et  percé  dans 
les  Cordilières  ,  à  13,800  pieds  de  hauteur  ,  une  route  auprès  de 
laquelle  nos  débris  de  consolidions  romaines  ne  sont  que  des 
jeux  d'enfants.  La  grotte  de  Sanla-Barbara  paraît  avoir  été  le 
temple  d'une  religion  plus  grossière  que  le  culte  du  soleil  ;  mais, 
sanctuaire  ou  palais  ,  elle  renferme  des  images  barbares,  tracées 
en  noir  sur  un  fond  rougeâtre  ,  dont  le  sens  échappe  même  aux 
Indiens  qui  ont  gardé  les  traditions  de  l'empire  des  Incas. 

Les  momies  d'Atacama  offrent  encore  plus  d'intérêt.  En  géné- 
ral, dans  la  recherche  des  sociétés  disparues,  les  corps  humains  , 
fos^les  ou  embaumés  ,  sont  de  toutes  les  ruines  de  la  civilisai  ion 
celles  qui  nous  émeuvent  davantage  par  les  souvenirs  de  la  fra- 
gililé  à  laquelle  ils  se  sont  dérobés,  et  de  la  destruction  prochaine 
dont  ils  nous  menacent  par  le  miracle  même  de  leur  longévité  ar- 
tificielle. C'est  à  Chiuchiù  que  l'on  rencontre  les  momies  les  plus 
curieuses  du  déserl  ;  elles  ont  été  retrouvées  dans  les  rues  main- 
tenant souten  aines  d'un  ancien  village  indien.  Presque  tous  les  ca- 
davres d'hommes  sont  revelus  de  cuirasses ,  et  ils  ont  chacuu 


REVIE  DE  PARIS.  349 

dans  leur  tombe  les  flèches  et  la  fronde  dont  ils  se  servaient  en 
temps  de  guerre.  Les  corps  sont  accroupis,  selon  la  coutume 
américaine,  les  bras  passés  autour  des  jambes.  On  y  voit  des 
guerriers  aux  longs  cheveux  ,  avec  des  casques  formés  de  hautes 
couronnes  en  paille  épaisse  et  tressée.  Les  cuirasses  sont  en  peau 
de  lama  et  Irès-arlistement  faites.  Outre  les  flèches  et  les  frondes, 
on  a  découvert  dans  les  sépulcres  de  Chiuchiù  des  pots  et  des  ca- 
lebasses qui  renferment  cette  substance  blanche  dont  l'origine 
est  inconnue  ,  et  avec  laquelle  les  guerriers  empoisonnaient  leurs 
flèches.  La  chair  desséchée  recouvre  encore  les  visages  des  cada- 
vres ;  sur  les  bras  et  sur  les  jambes  on  aperçoit  l'empreinte  du 
tissu  des  vêtements  dont  les  lambeaux  sont  tombés  en  poussière. 
Quelques-unes  de  ces  momies  sont  même  accroupies  de  façon  à 
montrer  qu'une  pareille  attitude  entrait  solennellement  dans  les 
rites  funèbres.  Au  moyen  d'une  ceinture  de  laine  ,  les  bras  ,  les 
jambes  et  la  tète  sont  tellement  rapprochés ,  que  le  guerrier  res- 
semble à  un  paillasse  dont  les  membres  seraient  devenus  tout  à 
coup  immobiles  pendant  une  culbute. 

La  physionomie  des  débris  antiques  ou  modernes,  d'une  nature 
morte  ou  ravagée  ,  que  présente  le  désert  d'Atacama  ,  est  d'au- 
tant plus  triste  ,  que  les  mœurs  de  la  race  espagnole  sont  corrom- 
pues et  le  clergé  avili.  Ce  mélange  d'un  sol  bouleversé  ,  d'un  cli- 
mat équalorial ,  d'une  civilisation  hâtive  et  gangrenée,  et  de  la 
sauvage  réserve  des  Indiens  ,  rappelle  sur  le  chemin  de  Cobija  à 
Polosi ,  les  villes  maudites  que  le  feu  du  ciel  consuma  autour  du 
lac  Asphaltite.  On  se  ferait  difficilement  une  idée  de  la  déprava- 
tion naïve  qui  règne  à  Calama  et  dans  tous  les  villages  échelonnés 
sur  le  versant  de  la  Cordilière.  Après  avoir  vu  des  Indiens  racon- 
ter en  chantant  la  légende  des  quippos  au  fond  de  leurs  terriers, 
où  ils  se  fument  comme  des  jambons ,  il  n'est  pas  rare  de  trouver 
dnns  le  voisinage  un  cabaret .  où  des  prêtres  eux-mêmes  se  mê- 
lent chaque  soir  à  des  orgies  que  la  police  de  Madrid  proscrirait 
impitoyablement,  et  des  guinguettes  encore  plus  mal  famées.  Cela 
ne  provoque  pas  le  moindre  scandale ,  tant  les  habitudes  permet- 
tent de  laisser-aller  à  la  vie  cléricale  en  Bolivie  ! 

A^drê  DELR1EU. 

(  Extrait  du  Siècle.  ) 
6  30 


BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE. 


SOCIÉTÉ  TYPOGRAPHIQUE  BELGE, 

ADOLPHE  "yVAHLEN  ET  C03ipie. 


OUVRAGES  NOUVEAUX  PUBLIÉS  PENDANT  LE  MOIS  DE  JUIN  1837. 


Voyage  de  M.  le  maréchal  duc  de  Raguse 

En  Hongrie  ,  en  Transylvanie,  dans  la  Russie  méridionale, 
en  Crimée  et  sur  les  eords  de  la  mer  d'Azoff  ,  a  Cosstanti- 
nople  et  sur  quelques  parties  de  l'asie-mineure,  en  syrie  , 
en  Palestine  et  en  Egypte.  (  1834  et  1835  ).  —  2  vol.  zn-18. 

La  plupart  des  guerriers  ne  sont  connus  que  par  leurs  faits 
d'armes.  La  plupart  des  grands  personnages  politiques  ne  sont 
connus  que  par  le  rôle  qu'ils  ont  joué  dans  les  affaires.  M.  le 
maréchal  duc  de  Raguse  est  placé  ,  aux  yeux  de  la  postérité  , 
sur  un  terrain  plus  étendu.  Savant  aussi  distingué  par  sa  plume 
que  par  son  épée  ,  il  appartient  depuis  un  grand  nombre  d'an- 
nées à  l'Institut ,  la  plus  vivace  et  la  plus  justement  illustre  de 
nos  créations  modernes ,  à  cet  Institut  dont  Napoléon  s'honorait 
tant  de  faire  partie  ,  quand  il  ployait  déjà  sous  le  poids  de  ses 
lauriers,  qu'il  prenait  le  titre  de  membre  de  l'Institut  avant  celui 
de  général  en  chef  de  l'armée  d'Egypte.  Ce  capitaine  ,  que  le 
nouveau  Charlemagne  distinguait  parmi  ses  lieutenants,  possède 
le  talent  d'écrire  comme  Xénophon  et  Yauban.  Il  a  le  droit  de 
composer  comme  eux  ses  Expéditions  et  ses  Mémoires,  et  il 
les  compose.  Les  Mémoires  de  M.  le  duc  de  Raguse ,  et  tout 


552  REVUE  BE  PARIS. 

le  inonde  en  convient  ,  sans  acception  de  parti ,  seront  néces- 
sairement un  des  documents  les  plus  précieux  de  notre  his- 
toire. 

Depuis  la  révolution  de  1830,  M.  le  duc  de  Raguse  a  vécu 
dans  un  exil  volontaire;  en  attendant  le  moment  où  il  jugerait 
convenable  de  rentrer  dans  sa  patrie  ,  il  ne  lui  convenait  pas  de 
faire  de  sa  vie  un  emploi  qui  tût  inutile  :  il  Ta  consacrée  à  des 
explorations  lointaines  ,  à  de  sages  éludes  sur  les  mœurs  et  la 
politique  des  peuples.  .Maintenant  il  raconte  ses  voyages  à  ses 
concitoyens ,  comme  Ulysse  les  chantait  après  la  guerre  de 
Troie.  Parmi  toutes  les  productions  qui  se  disputent  chaque  an- 
née l'attention  du  public,  on  en  chercherait  inutilement  une 
seule  qui  puisse  l'emporter  en  intérêt  de  toute  nature  sur  les 
Voyages  de  M.  le  duc  de  Raguse. 

Tout  concourt  ,  en  effet ,  à  relever  l'importance  de  ces  études 
excentriques  d'un  des  esprits  les  plus  éclairés  de  notre  temps. 
Jamais  une  plus  haute  raison  ne  fut  mûrie  par  une  expérience 
plus  longue  et  plus  solennelle  ;  jamais  ,  dans  un  écrivain  ,  le 
malheur  ne  prêta  plus  d'autorité  à  la  gloire;  jamais  ,  dans  l'âme 
d'un  philosophe  ,  le  désabusement  de  la  fortune  et  des  grandeurs 
n'ouvrit  un  plus  libre  accès  à  la  vérité.  Il  ne  faut  que  jeter  les 
yeux  sur  l'itinéraire  tracé  dans  le  titre  de  cet  ouvrage  pour  être 
frappé  d'un  rapprochement  qui  lui  donne  le  charme  et  quelque- 
fois la  grandeur  de  l'épopée.  En  effet  le  maréchal  porte  souvent 
ses  pas  dans  des  conlrées  où  il  a  laissé  des  trophées  de  victoires, 
ou  le  souvenir  plus  doux  d'une  institution  utile  ;  et  la  sympathie 
des  nations  vient  se  rattacher  d'elle-même  à  une  renommée  his- 
torique déjà  perpétuée  par  une  espèce  de  tradition  à  travers  une 
génération  nouvelle.  La  bienveillance  des  gouvernements  et  des 
rois  va  au  devant  de  ces  investigations  du  vainqueur  en  repos 
qui  visite  en  observateur  ses  anciens  champs  de  bataille  j  tous 
les  soins  l'entourent  ou  le  préviennent;  tous  les  respects  l'ac- 
compagnent, et  la  marche  du  voyageur  pacifique  a  quelque  chose 
de  triomphal  comme  celle  du  conquérant. 

C'est  ainsi  qu'il  vient  refaire  les  études  du  savant ,  de  Pérudit, 
du  tacticien  ,  dans  ces  provinces  fameuses  où  il  a  exercé  ,  comme 
en  lilyrie  .  la  plus  large  délégation  possible  du  pouvoir  absolu  , 
et  où  son  nom ,  vénéré  dans  toutes  les  classes  ,  ne  s'effacera 
jamais  de  la  mémoire  du  peuple.  C'est  ainsi  qu'il  reprend  .  pour 


REVUE  DE  PARIS.  55S 

ainsi  dire,  possession  de  l'Egypte  ,  accueilli  par  un  pacha  qui 

Seconnaît  en  lui ,  avec  un  respect  bien  honorable  pour  lous  les 
eux,  l'ancien  gouverneur  d'Alexandrie  ,  et  qu'il  renouvelle, 
homme  du  monde  et  vieillard  ,  ces  recherches  scientifiques  que 
le  tumulte  des  camps  ne  lui  avait  pas  toujours  permis  de  com- 
pléter autrefois  entre  deux  combats.  Il  nous  semble  qu'un  tel 
voyage  est  un  mouument  littéraire  d'un  genre  assez  nouveau. 
Nous  n'en  connaissons  du  moins  aucun  qui  doive  lui  être  com- 
paré. 

Mais  s'il  est  doux  pour  le  maréchal  de  se  reposer  en  pèlerin  , 
sans  défiance  et  sans  ennemi .  dans  tant  de  cités  où  il  fut  maître 
et  où  il  retrouve  des  monuments  de  sa  gloire ,  décorés  de  son 
nom ,  et  aux  premiers  rangs  de  l'armée  d'Egypte  ,  des  officiers 
qui  apprirent  sous  ses  ordres  le  noble  métier  des  armes  ,  la  cu- 
rieuse ambition  de  la  science  le  conduit  aussi  dans  une  multitude 
de  lieux  où  il  n'avait  pas  pénétré.  Reçu  a  Constsntinople  avec 
tous  les  honneurs  qui  sont  dus  à  son  nom  ,  il  s'enfonce  daus  la 
Bilhynie,  il  gravit  le  mont  Olympe  ,  il  le  décrit  en  poète,  et  le 
mesure  en  physicien.  Vous  le  retrouverez  sur  les  ruines  de  Troie 
et  sur  celles  d'Ephèse  ,  où  il  eut  le  droit  de  penser  à  Marius  sur 
les  ruines  de  Cannage  ,  comme  il  a  pu  méditer  à  Jérusalem  sur 
la  vanité  des  grandeurs  humaines. 

Ce  que  celle  Odyssée  d'un  nouveau  genre  embrasse  de  pays  , 
d'observations  et  de  souvenirs,  échappe  presque  à  l'analyse.  C'est 
la  Hongrie  si  peu  connue  ,  et  dont  nous  trouvons  ,  pour  la  pre- 
mière fois ,  l'appréciation  exacte  dans  une  œuvre  de  talent  et  de 
conscience.  Ce  sont  les  frontières  militaires  de  l'Autriche  et  ses 
peuples-régiments.  C'est  la  civilisation  naissante  au  pied  du  Cau- 
case. C'est  Odessa  ,  cette  Marseille  du  Nord  qui  doit  sa  vie  et  sa 
prospérité  à  un  de  nos  illustres  compatriotes .  à  un  Richelieu  ! 
C'est  l'Egypte  déjà  rappelée  en  espérance  aux  beaux  jours  de  sa 
gloire  antique  .  par  la  forte  voiomé  d'un  homme.  Plus  d'un  bon 
livre  dans  un  bon  livre  ,  c'est ,  dans  tous  les  temps  du  monde  ,  et 
surtout  dans  le  nôtre,  une  promesse  un  peu  téméraire.  Nous 
la  faisons  pourtant  hautement  aujourd'hui ,  sans  craindre  d'être 
démentis. 

Général  à  vingt-quatre  ans  ,  premier  inspecteur-général  d'ar- 
tillerie ù  trente  et  maréchal  de  l'Empire  à  trente-cinq  ,  au  juge- 
ment du  plus  grand  homme  de  guerre  des  temps  modernes .  le 

50. 


554  REVUE  DE  PARIS. 

duc  de  Raguse  vous  est  connu  comme  personnage  historique. 
Tous  allez  maintenant  le  j:iger  comme  écrivain  ,  comme  savant 
et  comme  philosophe.  Et  nous  le  répétons ,  nous  ne  concevons 
pas  un  objet  plus  piquant  de  curiosité. 


I/Héritière  de  Bruges» 

PAR  GRATTAI  ,  TRADUIT  DE  L'ANGLAIS  PAR   M.  DELEPIERRE. 

3  gros  vol.  in-lS. 

Chacun  est  convaincu  aujourd'hui  de  l'avantage  qui  résu'te, 
pour  l'in>truction  .  de  la  lecture  des  romans  historiques  bien 
faits  ;  et  grâce  aux  efforts  de  quelques  écrivains  belges  distin- 
gués ,  le  public  commencée  apercevoir  enfin  que  tout  l'intérêt 
du  drame  peut  résulter  du  récit  naïf  des  luîtes  de  nos  ancêtres 
pour  nous  léguer  les  avantages  sociaux  et  la  liberté  dont  nous 
jouissons.  En  effet  .  les  annales  de  la  Belgique  sont-elles  moins 
intéressantes  ,  présentent-elles  moins  de  ces  faits  dramatiques 
qui  excitent  la  pitié,  l'admiration  ou  la  terreur,  sont-elles 
moins  propres  enfin  que  celles  des  autres  pays  à  émouvoir  la 
verve  de3  écrivains  ?  Certainement  non.  Déjà  M.  Moke  nous  a 
retracé  quelques  tableaux  où  l'on  a  pu  apercevoir  toute  la  fer- 
tilité des  sujets  nationaux  ;  depuis  ,  M.  de  Saint-Génois  a  traité 
la  belle  et  sombre  époque  du  fier  tribun  Hembyze  avec  le  succès 
dû  à  une  plume  aussi  facile  et  aussi  savante  que  celle  de  ce 
jeune  auteur.  Enfin  M.  Grattan,  bien  connu  par  ses  romans 
pleins  de  vivacité  et  de  mouvement ,  a  déjà  plus  d'une  fois 
puisé  dans  nos  annales.  Un  assez  long  séjour  dans  le  pays  lui  a 
donné  ces  connaissances  locales  sans  lesquelles  il  serait  inutile 
de  rien  tenter  en  ce  genre. 

L'époque  choisie  pour  /' Héritière  de  Bruges,  roman  histo- 
rique belge  en  3  vol.  in-18  ,  écrit  en  anglais  par  M.  Gralian  et 
que  vient  d'éditer  la  Société  Typographique  Belge,  était  des  plus 
fécondes.  L'Espagne  et  la  Belgique  ,  la  tyrannie  et  la  liberté 
étaient  aux  prises  ,  et  ce  combat,  qui  durait  depuis  un  demi- 
siècle,  avait  commencé  par  rétablissement  du  tribunal  de  sang 
et  Péchafaud  où  roulèrent  les  têtes  des  comtes  d'Egmont  et  de 


REVUE  DE  PARIS:  555 

Horn.  Quoique  plusieurs  des  personnages  dont  l'auteur  a  fait 
choix  ne  soient  point  historiques  ,  il  a  su  leur  donner  un  carac- 
tère parfaitement  en  harmonie  avec  les  mœurs  du  siècle  où  l'ac- 
tion se  pas>e  ,  et  il  mêle  à  son  récit  une  quantité  de  notions  et 
d'anecdoies  toutes  nationales  ;  ses  descriptions  des  bords  de  la 
Meuse  sont  pleines  de  vie  et  d'imagination. 

L'Héritière  de  Bruges ,  traduite  de  l'anglais  de  M.  Grattan 
par  notre  compatriote  ML  Delepierre,  avait  obtenu  le  plus  grand 
succès.  C'est  donc  une  heureuse  idée  que  d'avoir  réimprimé  cet 
ouvrage.  L'édition  nouvelle  a  été  revue  par  M.  Delepierre  et  aug- 
mentée d'un  grand  nombre  de  notes  qui  présentent  le  plus  grand 
intérêt  et  annoncent  une  connaissance  profonde  de  notre  his- 
toire. 

Nul  doute  que  la  verve  des  écrivains  belges  ne  soit  enfin 
excitée  par  les  beaux  sujets  de  composition  de  romans  qui  se 
présentent  Chez  nous,  et  que  dans  cette  branche  de  la  littéra- 
ture nous  ne  nous  placions  un  jour  au  rang  que  nous  devons  oc- 
cuper dans  les  lettres.  La  publication  de  l'Héritière  de  Bruges 
par  la  Société  Typographique  Belge  ne  peut  certainement  qu'ac- 
tiver un  aussi  heureux  résultat. 


OEUVRES  COMPLÈTES  DU  CAPITAINE  MAÏIRYAT. 
Caïn-le-Pirate.  —  lies  trois  Cutters. 

2  vol.  m-18. 


ï¥e  wton-Forster , 

PAR      LE     MÊME,      2     VOl.     lîl-\S. 

Les  romans  du  capitaine  Marryat,  comme  ceux  de  Walter 
Scott  et  de  Cooper,  ont  pris  sur  le  continent  leurs  lettres  de  na- 
turalisation, et  partagent  aujourd'hui  la  gloire  des  meilleurs 
ouvrages  indigènes. 

Chaque  semaine  voit  augmenter  la  collection  des  œuvres  du 


Ô56  REVUE  DE  PARIS. 

fécond  auteur,  qui  est  devenu  le  bon  génie  de  la  librairie.  C'est 
donc  une  bonne  nouvelle  à  publier  que  d'annoncer  l'apparition 
de  Caïn  le  Pirate,  et  celle  des  Trois  Cutters.  Nous  croyons  ce 
roman  appelé  à  surpasser  ses  aînés  en  renommée  et  en  vogue. 
Comme  les  précédants ,  il  se  distingue  par  l'intérêt  du  la  fable  , 
son  action  est  rapide  et  cependant  brodée  de  quelques  épisodes 
qui  font  pointe  de  temps  en  temps  dans  cette  mer,  que  le  capi- 
taine Manyat  nous  fait  connaître  en  romancier  ,  en  poêle  et  en 
historien.  Ces  qualités  seront  remarquées  par  tous  les  lecteurs. 
Mais  ce  qui  n'échappera  pas  gux  personnes  à  qui  la  langue  an- 
glaise est  familière,  et  qui  auront  pu  comparer,  c'est  la  fidélité 
minutieuse  de  la  traduction  ,  c'est  le  calque  sans  écart  dans 
l'expression  pittoresque  ,  dans  la  finesse  ironique  ,  dans  le  sar- 
casme philosophique  que  l'auteur  formule  avec  un  si  rare  bon- 
heur. Enfin  ,  en  lisant  la  traduction  ,  on  croirait  entendre  le  ca- 
pitaine Marryat  dire  dans  sa  langue  naturelle  ces  récits  qui  sont 
tour  à  tour  des  drames  pleins  d'intérêt,  des  tableaux  de  mœurs 
véridiques  et  des  scènes  de  bonne  et  joyeuse  comédie. 

Newton  Forster  augmentera  ,  nous  le  croyons  ,  la  célébrité 
du  romancier  anglais.  Plus  pathétique,  avec  moins  d'effets  et  de 
sang  que  Caïn  le  Pirate ,  il  est  supérieur  à  ce  dernier  roman 
par  l'habileté  de  l'intrigue  et  la  finesse  des  observations.  Encore 
quelques  romans  comme  Newton  Forster,  et  le  capitaine  Mar- 
ryat prendra  place  à  côté  de  Walter  Scott,  et  de  Cooper  surtout , 
dont  il  est  le  meilleur  élève. 


La  Vie  Militaire  sous  l'Empire, 

PAR  M.  E.  ELAZE.  —  2  VOL  ifl-\8. 

La  Fie  militaire  sous  l'Empire,  par  M.  E.  Blaz^,  forme  une 
série  d'anecdotes  et  d'articles  aussi  piquants  que  spirituels  sur 
les  mœurs  des  garnisons  et  des  camps  :  mœurs  peu  connues  en- 
core et  qui  présentent  un  côté  littéraire  plus  riche  qu'on  ne 
pourrait  généralement,  le  croire,  et  qui  n'avait  point  encore  été 
traité.  Déjà  de  nombreux  extraits  de  ce  livre  si  remarquable 
sous  plus  d'un  rapport  avaient  paru  dans  différentes  revues  et 
recueils  périodiques  v  où  ils  avaient  été  lus  avec  empres  eaient. 


REVUE  DE  PARIS.  557 

Cet  ouvragene  se  borne  pas,  comme  le  titre  semblerait  l'indiquer, 
à  des  tableaux  de  guerre  ,  à  des  esquisses  grotesques  que  ne 
désavouerait  pas  le  crayon  de  Charlel  ou  d'Henri  Monnier;il 
nous  initie  encore  ,  d'une  manière  neuve  et  hardie  à  toute  la  \ie 
militaire  sous  l'empire  ,  à  cette  époque  incroyable  qui  promène 
successivement  l'imagination  du  lecteur  dans  toufes  les  capitales 
de  l'Europe.  On  comprend  ce  qu'un  pareil  récit ,  revèlu  d'un 
style  vif  et  coloré ,  peut  offrir  d'imprévu  en  même  temps  que 
d'intérêt. 


Traité  du  Jeu  de  IVliist* 

1  vol.  ift-18. 

Un  jeu  difficile  et  compliqué  est  sans  contredit  le  jeu  du  Whist  ; 
c'est  un  des  plus  distingués  et  des  plus  répandus  dans  le  grand 
monde;  mais  c'est  aussi  celui  où  les  combinaisons  sont  les  plus 
nombreuses,  où  les  questions  embarrassantes  se  présentent  le  plus 
souvent.  Aussi  les  Anglais,  bons  juges  en  cette  matière,  pos- 
sèdent-ils plusieurs  ouvrages  sur  le  Whist  ;  un  entre  autres ,  le 
Traité  du  Jeu  de  JFhist ,  par  Mathews ,  est  tenu  par  eux  en 
singulière  estime  et  fait  autorité  dan»  tous  les  cas  douteux.  Une 
traduction  de  ce  livre  manquait  et  était  réclamée  depuis  long- 
temps par  les  véritables  amateurs. 


/ 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


La  Femme  de  quarante  ans ,   par  Charles  de  Bernard. 

(Chronique  de  Paris.) 5 

Fontainebleau,  par  Jules  Jamn 37 

Edouard  Richer  ,  par  Emile  Souvestre 72 

Souvenirs  de  Voyages.  —  Berlin  ,  le  Mecklembourg  ,  Lud- 
wigslust.  Hambourg  ,  par  X.Marmier  ......     92 

Chronique  Politique 104 

Inès  de  Las  Sierras ,  par  Ch.  Nodier 110 

Des  Encouragements  aux  Beaux-Arts ,  et  des  Subventions 

Théâtrales ,  par  Kératry 112 

Le  Manuscrit  de  Napoléon  ,  par  AmroiifS  de  Latocr.     .     .  144 
Galerie  de  Bas-Bleus.  —  Lamentation  d'un  Bas-Bleu ,  par 

Arnocld  Fremy 160 

Versailles ,  par  Léon  Gozlaw 171 

Souvenirs  de  Voyages.  —  Kiel.  —  La  mer  Baltique,  par 

X.  Marmier 201 

Aventures  du  grand  Balzac.  —  Pour  faire  suite  aux  mystifi- 
cations du  petit  Poinsinet,  par  Paul  L.  Jacob  ,  bibliophile.  211 

La  Sœur  Grise,  par  A.  Fo^taney 229 

Aventures  du  grand  Balzac.  —  Pour  faire  suite  aux  mystifi- 
cations du  petit  Poinsinet  (  suite),  par  Paul  L.  Jacoe,  bi- 
bliophile.  250 

Critique  Littéraire.  —  Satires  et  Poèmes  ,  par  Auguste  Bar- 
bier   2G7 

Notice  sur  la  Jeanne  d'Arc  de  M.  Michaud  de  l'Académie 

Française,  par  M.  Chaudes-Aigles 275 

Henri  III  et  les  Guize,  par  J.  L.  {Revue  du  xixc  Siècle.)     .  280 
Les  deux  Frères  Moines.  — «  Conte  religieux  d'OEhlenschlae- 


0  TABLE  DES  MATIERES. 

ger,  poeie  suédois,  traduit  par  J.  F.  de  Lodblâd.  (Revue 

du  xixe  Siècle) 506 

Chacun  le  sien  ,  par  Michel  Hassoh.  —(Extrait  du  Siècle).  325 
Le  D  sert  d'Alacama  ,   par   Asdué  Delriec.  (  Extrait  du 

Siècle.) 340 

îNouwautés  publiées  par  la  Société  Typographique  Belge , 

pendant  le   mois  de  juin 351