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REVUE
DE PARIS.
REVUE
DE PARIS,
EDITION AUGÎIE^TEC
DES PRINCIPAUX ARTICLES
DE LA REVUE DES DEUX MONDES.
TOME SIXIÈME.
JUILLET 1837.
&V MX tiltS,
SOCIÉTÉ TYPOGRAPHIQUE BELGE,
ADOLPHE WAHLEN ET GOMI»ie.
1837
LA FEMME
DE QUARANTE ANS.
Suite et fin.
Au milieu de la cohue moitié britannique , moitié parisienne
qui encombrait l'appartement de mistriss Lawinglon, une des
premières 'personnes qui se rencontrèrent sur le passage de M. de
Pomenars et de son compagnon fut Edouard de Mornac. Saisi
d'une panique soudaine , le jeune homme tenta une relraite que
la cheminée contre laquelle il était appuyé , une table d'écarté à
droite et un groupe de femmes à gauche rendirent impraticable.
Se voyant dans la position d'un loup pris au piège, il attendit tête
basse son oncle qui venait droit à lui , mais dont les premières
paroles le rassurèrent autant qu'elles le surprirent par leur man-
suétude inespérée.
— Tu seras donc toute ta vie un écolier? lui dit le vieillard ,
avec une sorte d'ironie indulgente. Que signifie cette ridicule
école buissonnière?
— Mon oncle....
— Tu ne veux pas te marier ? n'en parlons plus. Tu sais que
ta détermination contrarie mes désirs , et lu y persistes ! Soit : tu
es bien averti que tu le fais à les risques et périls ; mais cela n'é-
tait pas une raison pour nous fausser compagnie et retarder no-
tre dîner d'une demi-heure...
— Croyez que je suis désolé Commandant, j'espère que
vous ne m'en voulez pas? répondit Edouard en offrant la main
à Garnier, qui la serra traîtreusement après avoir jeté un regard
d'intelligence à M. de Pomenars.
1.
6 REVUE DE PARIS.
— Dans ton billet , tu me fais de fort belles phrases sur (on
obéissance, reprit ce dernier; je vais la mettre à l'épreuve. Tu
sais qu'il y a une soirée chez madame de Marsenay ; y manquer
tous deux serait un procédé qu'elle ne nous pardonnerait pas :
il faut que tu te dévoues , car je ne veux pas y aller. Je viens d'a-
percevoir d'Anleil , madame de Boisgne ; en un mot , toute ma
partie de wisth, et je cède à la tentation. Ainsi donc , monsieur
l'obstiné , prenez ma voilure qui vous attend , et soyez aimable
pour deux.
— J'y vais à l'instant , mon oncle , s'écria Mornac , qui , dans
sa joie d'en être quitte à si bon marché , se serait mis en route
pour Saint-Pétersbourg.
En ce moment, la figure sérieuse et blême d'un quatrième per-
sonnage s'avança par-dessus l'épaule de Garnier, en adressant
à M. de Pomenars un de ces sourires obséquieux auxquels , au
moins autant qu'à la souplesse de la colonne vertébrale , se re-
connaît la race des solliciteurs. A celte intrusion qui menaçait
de compromettre l'harmonie de sa coiffure , le chef d'escadron se
retourna brusquement , et se trouva nez à nez avec M. de Flama-
reil. Les deux hommes se regardèrent un instant, et restèrent mu-
tuellement fascinés : une légère contraclion des lèvres, une teinte
blafarde qui sembla décolorer encore sa pâleur habituelle , tra-
hirent seules l'émotion du mari d'Eudoxie ; moins maître que lui
de ses impressions , l'officier de chasseurs fit en arrière un mou-
vement si brusque , que le contrecoup g'en fit sentir à quelques
pas de là dans la foule dont le groupe était entouré.
— Qu'avez-vous donc, commandant? lui demanda Mornac,
qui avait été la première victime de ce soubresaut.
Garnier lui prit le bras sans répondre , et l'emmena dans l'em-
brasure d'une fenêtre.
— Vous connaissez ce monsieur qui parle à votre oncle ? lui
dit-il alors d'une voix émue.
— C'est M. de Flamareil , répondit Edouard, avec une indif-
férence affectée , — un chef de division du ministère des finan-
ces. Il a envie d'être nommé dépulé , et mon oncle l'appuie de
son crédit auprès des électeurs de Périgueux. C'est un homme
de mérite.
— 11 est veuf ? reprit le commandant, en articulant chaque syl-
labe comme si elle l'eût étranglé au pas o^e.
REVUE DE PARIS. 7
— Veuf! Et pourquoi voulez-vous qu'il soit veuf? s'écria le
jeune homme , presque troublé de cette idée.
— Il est donc remarié ?
— Il n'a été marié qu'une fois dans sa vie.
— Ainsi madame... de Flamareil... n'est pas morte ! balbutia
l'officier en s'appuyant contre la boiserie.
Préoccupé de sa position d'amant, Mornac crut que le comman-
dant , mis au fait par M. de Pomenars , amenait la conversation
6ur ce chapitre délicat, dans une intention de raillerie qu'il ne se
sentit pas d'humeur à supporter.
— Je suis désolé de vous quitter , répondit-il d'un ton sec ;
mais vous savez qu'il faut que j'aille chez madame de Marsenay.
A propos , avez-vous fait ce soir votre prière à l'étoile d'Élise ?
Après cette petite vengeance, le jeune homme tourna sur les
talons , et disparut bientôt à travers ia foule , en laissant son in-
terlocuteur immobile dans l'embrasure de la fenêtre , comme un
saint dans sa niche. Celui-ci ne sortit de cette espèce de pétrifi-
cation qu'en entendant à la hauteur de son estomac la voix ai-
grelette de M. de Pomenars.
— Eh bien ! que faites-vous là sous ces rideaux ? lui demanda
le vieillard ; il y a un quart-d'heure que je vous cherche. Edouard
est-il parti?
— Parti , répéta Garnier d'un air distrait.
— Bien. Maintenant que nous sommes débarrassés de lui, ou-
vrons la tranchée. La dame de ses pensées, et des vôtres bientôt,
est dans l'autre salon ; elle donne une soirée jeudi, et je vais
vous faire inviter. Quoiqu'elle me déteste cordialement en ma
qualité d'oncle barbare , elle me ménage et sera enchantée de
m'obliger. Eh bien ! venez donc.
— Oui, allons, répondit le commandant avec une sorte de
véhémence ; j'ai besoin de m'arracher à mes souvenirs.
— Des souvenirs ! dit M. de Pomenars , c'est bon pour un
vieillard comme moi : à votre âge , on doit regarder en avant ,
jamais en arrière. — Tenez , reprit-il lorsqu'ils furent arrivés
dans l'autre salon , vous reconnaissez là , près du piano , le bon-
net extravagant de mistriss Lawington que vous venez de saluer
tout à l'heure ; eh bien ! voyez-vous à sa droite cette femme en
robe noire et en turban ?... Regardez , la voilà qui se retourne...
Aie ! vous me cassez le bras ! Prenez donc garde !
8 REVUE DE PARIS.
Le pelie vieillard arracha son coude de l'étau dans lequel le
broyait convulsivement la main de l'officier , et regardant celui-
ci d'un air piteusement ébahi :
— Tenez-vous beaucoup à me prouver que vous avez un poi-
gnet de fer ? lui dit-il ; malheureusement, je ne peux pas en dire
autant de mes os. Quelle frénésie soudaine ! Voilà ce qui s'appelle
prendre feu à la première vue ! Est-ce d'Alger que vous avez rap-
porté ce tempérament africain ?
— Vous dites que c'est là.... la femme.... dont votre neveu
est amoureux ?.... demanda Garnier d'une voix entrecoupée, en
se passant la main sur le front pour en essuyer la sueur sou-
daine.
— Elle-même , répondit M. de Pomenars, qui continuait de se
frotter le coude; mais modérez vos transports , et attendez-moi
là ; je vais négocier votre présentation.
Aces mots , le vieillard fit un pas en avant ; mais il se sentit
cloué sur place par la main du chef d'escadron.
— Je me présenterai moi-même , dit ce dernier, dont la fi-
gure flamboyait comme une comète ; et il traversa le salon d'un
pas qui . sans le tapis, eût ébranlé le parquet. Feuilletant avec
nonchalance une partition ouverte sur le piano, madame de Fla-
mareil ne le vit pas venir; avant d'avoir reconnu l'homme qui
se penchait vers elle comme pour la saluer . elle reçut , à bout
portant , ces paroles . qu'un loup , au temps où les animaux par-
laient, n'eût pas prononcées d'une façon plus carnassière.
— Si je n'en meurs pas, fen deviendrai folle ! Je vois avec
plaisir que vous n'êtes ni folle , ni morte.
Eudoxie tressaillit , se retourna , et se renversa à demi sur le
piano , comme si quelque choc invisible l'eût frappée. Dans ce
mouvement , ses doigts , en s'accrochant aux touches du clavier ,
leur firent rendre une harmonie qu'il eût été fort difficile de no-
ter , et qui se perdit heureusement dans le bruit du raout.
— Élise, vous ne m'attendiez pas, reprit Garnier, du ton
dont Othello dit : — Desdémone , avez-vous prié cette nuit ?
Un salon est pour une femme du monde ce qu'est pour un
homme le terrain d'un duel : il faut vaincre ou mourir sur place.
En face d'une apparition plus effrayante que celle d'un revenant,
madame de Flamareil s'affermit sur ses genoux fléchissants,
dompta l'émotion de son corsage, puis, lançant tout autour d'elle
REVUE DE PARIS. 9
un regard rapide , imprima sur ses traits dociles à une puissance
de volonté presque magique , l'air calme et gracieux par lequel
elle eût accueilli les compliments d'un homme de sa société ha-
tuelle.
— M. de Flaraareil est ici , dit-elle d'une voix basse , mais
distincte.
— Est-ce lui qui vous fait peur, ou M. de Mornac? répondit
l'officier , en lui plongeant dans les yeux un regard furibond.
Eudoxie sentit une rougeur ardente s'étaler sur son pâle vi-
sage , et se pencha comme pour regarder son bracelet qu'elle fei-
gnit de fermer. Un moment après , lorsqu'elle releva la tête ,
sont front était calme de nouveau , ses yeux et ses lèvres sou-
riaient.
— Théodule, dit-elle avec un accent pénétrant, autrefois vous
étiez un homme d'honneur !
Les deux anciens amants se contemplèrent un instant en si-
lence , étudiant plus attentivement qu'ils ne l'avaient fait jus-
qu'alors les changements opérés en eux par dix années de sépa-
ration. Quoi qu'on puisse dire de la précocité du déclin chez les
femmes , madame de Flamareil sortit victorieuse de cet examen ,
et parut au commandant aussi belle qu'aux jours où elle s'appe-
lait pour lui seul: Élise. En revanche, l'impression qu'elle-
même reçut fut fort différente. A la vue de la figure enflammée
et du colossal embonpoint qui avaient remplacé la pâleur senti-
mentale et la tournure élancée de l'ancien lieutenant du septième
chasseurs, elle se demanda par quelle indigne lâcheté de son
cœur elle avait pu aimer cette manière de tambour-major. Le
résultat de cette mutuelle comparaison fut instantané. En se sen-
tant près de redevenir amoureux comme autrefois , Garnier
éprouva un surcroît de fureur, en partie dirigée contre lui-même,
tandis que la femme de quarante ans dissimula , sous un redou-
blement de douceur conciliante , la haine subite que lui inspirait
la vue de son ancien adorateur.
— Mon honneur ! répéta le chef d'escadron avec une amère
ironie; autrefois vous me parliez du vôtre.
— Voulez-vous me perdre ? reprit madame de Flamareil d'une
voix suppliante. Si vous m'avez jamais aimée , ne me parlez plus.
Nous nous reverrons, et je vous expliquerai tout. Mais, de
grâce , laissez-moi ! on nous regarde déjà.
10 REVUE DE PARIS.
Garnier hésita ; car cette voix , autrefois si puissante sur son
cœur , y réveillait à chaque mot quelque écho depuis longtemps
endormi; mais bientôt il se reprocha sa faiblesse , et répondit
avec toute la férocité qui peut être permise à un amant trahi.
— Pourquoi ne pas commencer l'explication tout de suite ?
Et d'abord dites-moi , je vous prie , pour quelle raison vous avez
donné à ce séduisant M. de Mornac une étoile si éloignée de la
mienne ! D'ordinaire, on cherche à rapprocher ses amis ; et vous
nous avez logés, l'un à la Madeleine , l'autre aux Invalides. Est-
ce crainte d'un duel dans le ciel ? Rassurez-vous j mon étoile et
moi sommes très-pacifiques : je ne me bats plus pour les femmes.
Et Lamartine ! aimez-vous toujours Lamartine? M. de Mornac
m'a-t-il remplacé dans mes fonctions de lecteur comme dans tout
le reste ?
L'officier eût pu continuer longtemps de la sorte sans être
interrompu. Écrasée par celte tirade brutale, ne trouvant rien de
prudent à répondre , n'osant plus regarder autour d'elle de peur
de rencontrer des regards moqueurs , 'tentée de fuir et retenue
à sa place par la crainte d'un éclat, madame de Flamareil res-
tait immobile en face de son impitoyable interrogateur , les dents
serrées , les lèvres entr'ouvertes par un sourire , où s'était réfu-
gié tout son courage , les bras croisés sur la poitrine , comme si
elle eût cherché à se raffermir le cœur par cette étreinte etnvul-
sive , et implorant du fond de l'âme quelque ange sauveur qui
prît pitié d'elle. Ce sauveur arriva ; ce ne fut pas un ange , ce
fut son mari; il ne vint point par pitié pour elle, mais par crainte
du ridicule pour lui-même. Témoin depuis quelques instants de
la torture infligée à sa femme, M. de Flamareil comprit qu'il était
temps d'y mettre un terme ; il traversa le salon d'un air calme ,
salua le commandant avec une politesse héroïque, et, offrant le
bras à Eudoxie , lui dit de la manière la plus naturelle :
— Votre voiture est là , voulez-vous que nous partions?
Madame de Flamareil ne répondit rien, mais elle s'accrocha
au bras de son mari avec l'énergie convulsive du malheureux
qui se noie. En voyant sa proie près de lui échapper , Garnier
se pencha vers elle et lui jeta pour adieu ces paroles :
— Monsieur de Mornac vous a-t-il fait part de son mariage
avec ma cousine ?
A ce dernier coup, sussi foudroyant qu'iuallendu, Eudoxie se
REVUE DE PARIS. 11
sentit frappée d'un vertige ; elle serait tombée sans l'appui de
«on mari, et elle ne se ranima peu à peu qu'en respirant l'air
froid auquel donnait accès ia glace de la voiture qui l'emportait
d'une course rapide. Dans le salon une seule personne avait suivi
avec curiosité les moindres détails de celte scène , c'était M. de
Pomenars ; malgré son expérience du monde et la pénétration
habituelle de son esprit , le vieillard ne put parvenir à se rendre
compte de la conduite du commandant, tant elle lui parut inouie
et exorbitante.
— Quelle est cette manière bédouine de se présenter soi-même
à une femme qu'on n'a jamais vu , se dit-il dans sa stupéfaction
profonde : de quel éléphant sauvage me suis-je fait le cornac?
tout à l'heure il me brise le bras à moitié , et maintenant il roule
des yeux si féroces en lui parlant , qu'elle en perd contenance ;
ne dirait-on pas qu'il s'apprôle à l'emporter dans son antre pour
la dévorer ; que diantre peut-il lui dire ?
Ne pouvant résoudre lui-même celte question , le vieillard
s'empressa de rejoindre Garnier , dès qu'il le vit seul :
— Gloire à vous , commandant ! lui dit-il d'un air émerveillé ;
il paraît que vous êtes habitué à triompher au pas de course.
Est-ce ainsi que vous menez les Arabes?
— Plût à Dieu que j'eusse affaire à un Arabe , répondit l'offi-
cier en fermant énergiquement la main comme s'il eût serré la
poignée de son sabre.
— J'avoue que je ne comprends pas , reprit M. de. Pomenars ,
en ouvrant de grands yeux.
Au lieu de répondre, le commandant étendit le bras, et prit
sur le plateau que lui présentait un domestique un verre de sirop,
qu'il avala d'un trait. Ayant ainsi porté remède à un étrangle-
ment causé par la colère, il fut sur le point de faire au petit vieil-
lard une confidence entière ; mais comment punir Euduxie sans
parler d'Élise et sans accepter, par conséquent, le rôle d'amant
oublié? Garnier hésita un instant entre la crainte de se rendre
ridicule et le besoin d'épancher une des plus violentes fureurs
qu'il eût jamais éprouvées; car il ne pardonnait point à ma-
dame de Flamareiï de n'être pas morte après leur séparation,
ainsi qu'elle en avait pris l'engagement. Depuis dix ans , ce tré-
pas imaginaire était son chagrin , son remords, son crime , son
ver rongeur comme il disait ; et sans qu'il osât se l'avouer , son
12 REVUE DE PARIS.
cœur prenait parfois un orgueilleux plaisir à se laisser ronger.
Celte femme tuée par son amour lui inspirait une sorte de vé-
nération pour lui-même. En se trouvant si fatal, il se respectait.
Chaque fois qu'il venait de s'attendrir au souvenir de sa chère
morte , le regard qu'il promenait ensuite sur les vivantes avait
quelque chose de plus royalement exterminateur. Renoncer à
celle tombe , dont sa vanité s'était fait insensiblement un piédes-
tal , dépouiller ce deuil dans lequel se carrait depuis dix ans sa
mélancolie , pour endosser le vulgaire uniforme des amants ré-
formés et remplacés, était un désenchantement dont sa philoso-
phie ne put supporter le choc. Le premier sentiment éclos de son
indignation fut un besoin de vengeance , qui neutralisa la haine
subite qu'il avait éprouvée pour Mornac en découvrant en lui son
successeur.
— C'est elle qu'il faut frapper d'abord . se dit-il ; le tour de ce
fat viendra plus tard. En attendant . il se mariera avec ma cou-
sine, et je veux que cette femme sans cœur en meure de dépit
puisqu'elle n'est pas capable de mourir d'amour.
Garnier résolut donc de garder son secret pour lui seul , et
dans ce parti que lui dictait . avant tout , sa vanité , il fit , selon
l'usage , intervenir un motif plus généreux.
— Elie a fait un appel à mon honneur, je me tairai ; ma ven-
veance , pour être noble , n'en sera pas moins foudroyante.
Ce fut avec l'accent grave et prophétique d'un augure qu'il ré-
pondit à M. de Pomenars :
— Je ne puis vous donner aucune explication ; mais croyez-
en ma parole : le mariage se fera ; je prends tout sur moi.
Le petit vieillard se sentit subjugue malgré lui par la solennité
de cette affirmation.
— Au fait , pensa-t-il, les femmes ont parfois des caprices si
étranges ! 11 est possible que cet Hercule africain réussisse avec
sa grosse voix, ses moustaches de Pandour et ses épaules de Cenl-
Suisse. Cependant , j'avais meilleure opinion d'elle !
Huit jours après , M. de Pomenars, qui s'était décidé à atten-
dre l'effet des promesses de Garnier , le vit arriver l'oreille basse
et la mine allongée.
— Cette femme-la nous fera tous damner, dit le chef d'esca-
dron , sans autre préambule : elle a appris , n'importe comment,
le mariage près de te conclure entre votre neveu et ma cousine ;
REVUE DE PARTS. 13
savez-vous ce qu'elle a fait alors ? Elle a trouvé moyen de ren-
contrer ma tanle chez madame de Lordes , que vous croyez dans
vos intérêts, mais dont la conduite me semble fort louche, et
qm1 j'accuserais volontiers de défection : là s'est formée une
liaison qui , en moins de huit jours , est devenue de l'amitié , de
l'intimité , de la passion. Ma tanle se laisse mener comme un en-
fant lorsqu'on sait exploiter son amour-propre. A l'heure qu'il
est , elle ne parle que de madame de Flamareil, ne voit que par
ses yeux, n'entend que par ses oreilles.
— Bref, madame de Flarameil a perdu Edouard dans l'esprit
de madame de Passerot ! s'écria le vieillard en s'agilaiv. dans son
fauteuil.
— Pas du tout : elle n'a pas dit un seul mot de Mornac ; mais
elle s'est prise d'une si belle tendresse pour Loïde , qu'elle la
marie à un sien cousin poussé de terre tout exorès pour la cir-
constance, un M. d'Alignier, un jeune homme charmant , million-
naire , et plus noble que le roi ; enfin un phénix dont ma tante
raffole déjà sans l'avoir vu , et que va nous jeter sur les bras , au
premier jour, la malle-poste de Marseille.
— Bien joué , dit M. de Pomenars; celte femme-là était née
pour être ambassadrice. Mais vous, qu'avez-vous fait? Car,
après votre étourdissant début de l'autre jour , je ne pense pas
que vous soyez resté les bras croisés en face d'une pareille ma-
nœuvre.
— Moi ! s'écria Garnier d'une voix tonnante , j'arrive du Ha-
vre , où m'avait appelé la nouvelle de la mort de mon oncle , que
j'ai trouvé à déjeuner mangeant sa huitième douzaine d'huîtres.
Il n'y a que ce démon incarné qui ait pu me jouer un pareil tour
et me faire faire ce petit voyage d'agrément pour se débarrasser
de moi. Dans ma première émotion d'héritier , je n'avais pas re-
marqué que cette infernale lettre d'avis n'était pas même timbrée.
C'est en arrivant ce malin que j'ai appris de ma tante la révolu-
lion commencée pendant mon absence , et près de s'accomplir si
nous ne montons pas à cheval.
M. de Pomenars ne chercha pas à retenir un rire mo-
queur.
— Eh ! eh ! jeunes gens , dit-il , vous avez trouvé votre maître.
L'autre jour , c'est Edouard qui part d'ici, déterminé comme un
Spartiate, et qui revient sans son bouclier; aujourd'hui, c'est
6 2
14 REVUE DE PARIS.
vous à qui l'on fait courir la poste. Ah ! ah ! le tour est piquant!
et cela vous apprendra , commandant , à ne pas croire si vite au
décès des oncles. — Allons , puisque les soldats en activité met-
tent bas les armes , je vois bien qu'il n'y a plus d'espoir que dans
les invalides.
Le vieillard sonna.
— Lapierre. dit-il au domestique , faites mettre les chevaux à
la voiture et venez m'habiller.
Une heure après , M. de Pomenars, l'œil plus vif, la taille plus
droite , l'air plus vert-galant que jamais , se fit annoncer dans le
salon de madame de Flamareil. A la vue de l'homme qu'elle dé-
testait le plus au monde , le commandant Garnier excepté , la
femme de quarante ans se leva en affectant un gracieux em-
pressement , et avança elle-même un fauteuil. Le vieillard , à
qui son expérience avait appris que , même en diplomatie , la
ligne droite est à la fois la plus courte et la plus sûre , s'assit, et
entama aussitôt la discussion , comme une batterie , servie par
des canonniers habiles, ouvre son feu, dès qu'elle se met en ligne.
— Madame , dit-il avec un mélange de galanterie respec-
tueuse, de fermeté conciliante et de familiarité paternelle, je
viens traiter avec vous une négociation si délicate , que je la re-
garderais comme impossible , si je m'adressais à une femme d'un
caractère et d'un esprit ordinaires. Mais à vous , madame , je puis
tout dire ; et la liberté dont je vais user est moins encore un
droit de mon âge . qu'un hommage qui vous est dû. D'ailleurs ,
vous le savez . continua-t-il en portant la main à la coiffure soi-
gneusement poudrée qui était une de ses coquetteries de sexa-
génaire . les cheveux blancs d'un vieillard ont le même privilège
que la robe d'un confesseur.
— Voilà une exorde qui sent les approches de Pâques , ob-
serva madame de Tlamareil avec un sourire ambigu. De quelle
confession s'agit-il ? de la mienne ou de la vôtre ?
— De la mienne d'abord ; et puissiez-vous m'accorder l'indul-
gence que vous seriez sûre de trouver en moi , s'il était possible
que vous en eussiez besoin.
— Je vous écoute, répondit Eudoxie, en se redressant sur
son fauteuil . avec la dignité glaciale d'une reine forcée d'enten-
dre les remontrances de quelque vieux conseiller dévoué et rado-
teur.
REVUE DE PARIS. 15
— Vous savez , madame , reprit le vieillard avec une aisance
imperturbable, que je désire marier mon neveu , Edouard de
Mornac ; c'est votre consentement à ce mariage que je viens sol-
liciter.
— Mon consentement ! s'écria madame de Flamareil dont les
yeux habituellement si doux étincelèrent soudain ; je ne com-
prends pas celte plaisanterie , monsieur : suis-je donc la mère de
monsieur de Mornac ?
— Si cela était, madame, Edouard ne vous porterait pas un
attachement plus profond que celui qu'il vous a voué. De grâce,
ne m'interrompez pas. Je ne parle que des sentiments de mon
neveu; les vôtres sont un secret sacré pour moi et sur lequel je
ne me permettrais pas même une conjecture. C'est donc à la
femme pour laquelle Edouard donnerait sa vie , j'en suis cer-
tain, que je viens demander , en retour de ce dévouement sans
borne , une preuve d'intérêt véritable. Vous comprenez bien , je
n'en doute pas , qu'il faut qu'Edouard se marie ; il est le dernier
de sa famille et mon héritier le plus proche; c'est donc pour lui
une absolue nécessité de position. Il refuse cependant , et , à
mon tour , j'apprécie trop vivement les raisons de son refus pour
lui en vouloir. Vous seule , madame , pouvez obtenir de lui le sa-
crifice qu'exige l'intérêt de son avenir. En réclamant cette géné-
reuse intervention , en mettant mes désirs sous la protection des
plus nobles inspirations de votre cœur, ai-je trop attendu de
vous ?
— De la part de tout autre , je regarderais cet étrange dis-
cours comme un outrage ; de la vôtre , monsieur , je veux n'y
voir qu'une méprise. Je n'ai en aucune manière le droit d'offrir
mes conseils à monsieur de Mornac : permettez-moi de ne pas
abuser plus longtemps de la bonté que vous mettez à me prodi-
guer les vôtres.
A ces mots , prononcés d'une voix calme , Eudoxie se leva
comme pour mettre fin à une visite offensante et désormais sans
but; mais le sexagénaire n'était pas homme à se laisser si facile-
ment éconduire ; il resta donc cloué sur son fauteuil, et reprit ,
sans aucune marque d'embarras.
— Je me suis adressé à votre cœur, et c'est votre cœur qui a
répondu ; j'aurais dû prévoir sa réponse. Maintenant parlons
raison. Si Edouard ne se marie pas aujourd'hui , il le fera de-
16 REVUE DE PARIS.
main ; si ce n'est pas demain , ce sera dans un an , dans deux
ans , dans dix ans si vous voulez; mais enfin lot ou tard il se
mariera , et vous le savez aussi bien que moi. Alors , pourquoi
ne pas essayer dès à présent un effort de courage que chaque
jour doit rendre plus difficile ? De grâce, madame, ne voyez plus
en moi un tyran sans pitié, mais un homme dont toutes les sym-
pathies vous sont acquises ; oui . mon cœur est de votre parti ,
ainsi que votre raison se range du mien. C'est une épreuve
cruelle, je le sais , et je voudrais en prendre la moitié; mais
croyez-en mon expérience , toutes ces liaisons qui sont le seul
bonheur de la vie doivent finir ainsi quand celui qu'on aime est
trop jeune pour offrir ces gages de stabilité sans lesquels l'amour
n'est qu'un rêve dont il faut s'éveiller tôt ou lard ; tandis qu'a-
vec un homme dont la position est faite . et qui joint à la matu-
rité rassurante de rà;,re la chaleur d'un cœur toujours jeune ,
l'intimité devient chaque jour plus douce , car aucune crainte de
l'avenir n'en corrompt le charme.
Sans y songer . et par un effet de l'habitude , M. de Pomenars
était retombé dans une de ces homélies que les anciens du dio-
cèse de Paphos apprennent par cœur quand vient à fleurir leur
cinquantième printemps. En voyant le chemin où s'engageait le
vieillard toujours vert, madame de Flamareil se rassit douce-
ment sur son fauteuil, comme si l'insidieuse éloquence des
paroles qu'elle venait d'entendre l'eût fascinée en dépit d'elle-
même.
— Ces réflexions sont trop vraies , dit-elle avec un accent mé-
lancolique ; voild comment souvent nous autres, pauvres femmes,
nous gâtons notre vie d'une manière irréparable.
— Irréparable ! s'écria monsieur de Pomenars avec une cha-
leur juvénile ; à votre âge est-il quelque ehose d'irréparable ? Il
n'est aucune blessure que le temps ne terme , aucune douleur
qu'il ne console.
— Le temps ! répéta Eudoxie en secouant tristement la tète.
— Ou , remède plus prompt et plus efficace , les charmes d'une
affection nouvelle . reprit le vieillard d'une petite voix douce
comme le sifflement d'une couleuvre.
— Les souffrances du cœur exhalent une amertume qui éloi-
gne ceux qui peut-être pourraient les guérir , dit la femme
de quarante ans en levant ses grands yeux , comme si elle eût
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cherché au plafond la figure invisible de quelque ange guéris-
seur.
Le sexagénaire , qui . depuis quelques instants , perdait insen-
siblement de vue le but de sa visite , suivit du coin de l'œil cette
dolente pantomime, et l'interpréta d'après les calculs ordinaires
d'un talent d'observation exercé , mais non pas infaillible.
— Je parierais, se dit-il, qu'elle n'aime pas réellement Edouard,
et qu'en tout ceci sa vanité se trouve plus en jeu que son cœur.
L'amour d'un très-jeune homme égaie ordinairement une femme
de son âge ; or, elle me paraît mélancolique pour ne pas dire
triste. Ces blondes à tempérament anglais ont dans le caractère
une foule de nuances et de raffinements, dont un écolier comme
ce pauvre Edouard ne se doute seulement pas. Elle a réellement
de l'esprit , de l'âme ; il lui faudrait pour ami un homme qui sût
la comprendre avant qu'elle eût parlé. Ah ! si je n'avais que cin-
quante ans, monsieur mon neveu serait marié avant un mois.
Mais , à mon âge , ce serait une folie ! Ce qu'il y a de sûr, c'est
que depuis quelques instants elle use avec moi d'une sorte de co-
quetterie; dans quel but?
Avant qu'il eût résolu celte question, le regard d'Eudoxie quitta
le plafond et descendit sur lui aussi doucement que se pose une
colombe.
— Achevez votre confession , lui dit-elle avec un sourire en-
chanteur; répondez-moi ; est-ce uniquement par intérêt pour
monsieur de Mornac que vous îenez tant à ce mariage ?
— A-l-elle envie de se moquer de moi , pensa monsieur de Po-
menars, ou bien ai-je tort en refusant de comprendre un langage
dont j'aurais terriblement tiré parti il y a seulement cinq ou six
ans. Mais après tout , si c'est un piège , qu'est-ce que je risque ?
et si elle est de bonne foi , ce qui est possible à la rigueur , pour-
quoi feindrais-je une intelligence impolie?
— Si j'avais un autre motif, me le pardonneriez-vous , ré-
pondit-il alors , entraîné hors des limites de sa prudence ordi-
naire.
— Pour pardonner , il faudrait connaître l'offense, reprit Eu-
doxie , en vdoutant encore l'aimant de sa prunelle.
M. de Pomenars hé>ila , comme un initié aux mystères de la
franc-maçonnerie à qui l'on ordonne de sauter pieds nus sur un
parquet hérissé de clous, sans qu'il sache si ces clous sont de
2.
18 REVUE DE PARIS.
feutre ou de fer. A la fin la vanité l'emporta sur la défiance.
— Bah ! se dit-il , quel intérêt aurait-elle à se jouer de moi? elle
n'est pas heureuse; il est assez naturel qu'elle ait besoin d'épan-
cher son cœur, et qu'un ami de mon âge lui inspire de la con-
fiance ; et puis , je suis peut-être trop modeste.
A cette réflexion péremploire, le sexagénaire ne balança plus.
— Vous voulez connaître l'offense que j'ai commise , et je lis
dans vos yeux que vous l'avez d^ja devinée , s'écria-t-il d'une
voix pathétique. Ma raison pour marier Edouard, c'est que de-
puis longtemps son bonheur m'importune , me désespère ; c'est
que je suis jaloux de lui.
— Jaloux ! dit Eudoxie d'une voix de syrène; il me semblait
que pour être jaloux , il fallait d'abord être amoureux?
— Et si je l'étais?
— De moi ?
— De vous.
— Quelle ironie !
— Dites quelle vérité! s'écria le vieillard exalté par son succès,
en faisant vibrer le plus possible sa petite voix fêlée.
Madame de Flamareil retira sa main que son nouvel adorateur
venait de saisir , et se penchant vers la cheminée , elle sonna. A
ce geste , M. de Pomenars s'élança de son fauteuil , en se disant
avec émotion :
— Va-t-el!e me faire jeter par la fenêtre ?
— Prévenez If, de Flamareil de la visite de M. de Pomenars,
dit Eudoxie au domestique; puis lorsqu'il eut refermé la porte,
elle se leva et contempla un instant le petit vieillard, qui se tenait
au milieu du salon, immobile et muet, comme si quelque fée mal-
faisante l'eût frappé de sa baguette.
— Je vous dois des remercîments, lui dit-elle avec une raillerie
d'autant plus poignante, qu'elle semblait chercher à se contenir ;
j'étais souffrante lorsque vous êtes venu , et vous m'avez guérie,
il y a bien long-temps que je n'ai passé une heure aussi amusante.
Quant à l'objet de votre visite , voici ma réponse : puisque vous
m'aimez , vous comprendrez qu'un autre puisse avoir aussi de
l'attachement pour moi , et vous me pardonnerez mon mauvais
goût, si je vous avoue que je tiens plus à une jeune amitié qu'à
une passion... patriarcale.
Après avoir coiffé monsieur de Pomenars de ce dernier mot ,
REVUE DE PARIS. 19
propre à lui rappeler l'humble retenue qui sied au vieil âge, ma-
dame de Flaraareil lui fit une révérence dont la grâce égalait l'iro-
nie , et sortit du salon.
— Echec et mat ! se dit le vieillard en se rasseyant tranquille-
ment. Parbleu ! voilà une maîtresse femme ; à trente ans , j'en
aurais été amoureux fou. Je comprends maintenant que ce pauvre
Edouard se soit laissé emmailloter , et que le gros commandant
arrive du Havre ; mais je lui prouverai qu'on ne vient pas à bout
de moi comme de ces deux innocents.
La porte du salon s'ouvrit , et monsieur de Flamareil entra d'un
air empressé.
— Je suis désolé qu'on ne m'ait pas prévenu plus tôt de vo-
tre visite, dit-il avec la politesse accomplie qui lui était habi-
tuelle.
— Mon cher monsieur de Flamareil , répondit le vieillard d'un
ton un peu sec, je ne vous retiendrai pas longtemps, car je n'ai
que quelques mots à vous dire. Vous savez aussi bien que moi
que l'intérêt mutuel est la meilleure base pour toute espèce de
négociation. Or, vous avez envie d'être député , et vous avez be-
soin de moi auprès des électeurs de Périgueux ; de mon côté, j'ai
envie de marier mon neveu , et j'ai besoin de vous pour terminer
ce mariage.
— Disposez de moi, répondit monsieur de Flamareil ; en quoi
puis-je vous servir ?
— Vous allez le savoir. Madame de Flamareil, dans une inten-
tion que je ne me permettrai pas de juger, cherche à marier mon-
sieur d'Alignier, son cousin , à mademoiselle de Passerot, dont je
désire la main pour mon neveu. Je suis le premier en date, et
pour aucune considération je ne renoncerai à mon projet. Je vous
prie donc d'intervenir dans cette affaire, et de lever les obstacles
que je rencontre , comme je me charge de lever ceux qui pour-
raient s'opposer à votre élection. En un mot, voici mon ultimatum :
pas de mariage pour Edouard , pas de députation pour vous!
— Vous avez le droit de me demander service pour service ,
répondit le mari ambitieux avec un sourire mêlé d'amertume.
J'accepte vos conditions.
— C'est aujourd'hui lundi, et l'élection a lieu au commencement
de la semaine prochaine; mes dernières instructions aux membres
du collège sur qui j'ai du crédit doivent donc partir au plus lard
20 REVUE DE PARIS.
vendredi soir. J'espère que vous aurez obtenu d'ici lu un résultat
définitif qui dictera ma conduite.
A ces mots , monsieur de Pomenars se leva et prit congé avec
une politesse hautaine destinée à venger sur le mari la petite hu-
miliation que la femme lui avait fait subir. Après l'avoir reconduit
jusqu'à la porte d'entrée. M. de Flamareil, le front plus soucieux,
l'œil plus sardoniquement triste que de coutume, traversa de nou-
veau l'appartement, et eutra dans le petit parloir où s'était retirée
Eudoxie.
Après l'escarmouche où son habileté de femme du monde avait
mis en déroute l'expérience du \ieillard anacréontique, madame
de Flamareil s'était assise à son piano, dans un accès de gaieté
assez étranger à ses habitudes sérieuses; mais à la vue de son mari,
la joie puérile à laquelle la marche des Puritains servait de fanfare,
fit place à un malaise subit ; insiinctivemenl, elle comprit qu'elle
s'était trop hâtée de célébrer son triomphe , et ses doigts trahi-
rent l'anxiété nouvelle qui venait de s'emparer de son esprit, en
abandonnant le moiif martial qu'ils avaient attaqué d'abord avec
une victorieuse énergie.
M. de Flamareil s'approcha lentement, et fermant la partition
ouverte sur le pupitre :
— J'ai à vous parler, dit-il d'une voix grave.
— Quel air solennel , répondit Eudoxie. qui pour dissimuler
son embarras, continuait de moduler une suite d'arpèges de plus
en plus incohérente.
Le futur député accueillit avec une impassibilité glaciale le sou-
rire qui avait accompagné ces paroles.
— M. de Pomenars vous a-t-il parlé du motif de sa visite? de-
manda-t-il ensuite en regardant sa femme fixement.
— Sans doute ; mais je ne pense pas qu'il vous ait fait part du
résultat , reprit madame de Flamareil dont le courage et le sang-
froid se réveillèrent à l'approche du danger.
— Quel résultat?
— M. de Pomenars me paraît sujet à d'étranges distractions.
Aujourd'hui, par exemple, il s'est figuré avoir rajeuni de quarante
ans. Je lui ai rappelé que nous sommes en 1850, et que les beaux
jours du directoire sont passés. Voilà tout.
Semblable aux capricieuses divinités du paganisme, M. de Fia-
REVUE DE PARIS. 21
mareil rejeta le sacrifice de la vieille victime que sa femme immo-
lait politiquement sur 1'aulei conjugal.
— Si M. de Pomenars se prend pour un jeune homme, dit-il avec
une dédaigneuse raillerie , il a eu tort de vouloir faire partager
son illusion à une femme aussi experte que vous. Mais ce n'est
pas de cela qu'il s'agit. Écoutez-moi, je vous prie, et si ce que je
dois vous dire me force à m'écarter de ma réserve ordinaire, son-
gez que je n'aborde pas volontairement un sujet pénible pour tous
deux! il y a dix ans, à Lyon, lorsque je me battis avec cet homme
que nous avons revu l'autre jour , et qui vous a donné en vous
insultant publiquement une nouvelle preuve de son attachement
et de sa courtoisie} il y a dix ans, dis-je , je vous aimais, assez
pour être jaloux de vous, assez pour jouer ma vie à cause de vous,
assez pour vous tuer , et plus d'une fois j'ai été tenté de le faire.
Malgré l'entraînement romanesque de votre caractère, vous n'a-
viez envie, je crois , ni de votre mort ni même de la mienne , et
vous n'avez rien épargné pour me guérir d'une susceptibilité si
folle et si mal apprise. Vous avez réussi complètement. Il n'est
point de passion qui résiste aux épreuves auxquelles vous m'avez
soumis , point de besoin de vengeance qu'un outrage réitéré ne
finisse par changer en indifférence pacifique. Aujourd'hui , je ne
vous aime plus et je ne vous hais plus ; j'ai compris , à la fin, que
coudre son amour ou son honneur à la robe d'une femme était
une puérilité sans excuse; j'ai donc mis mon honneur en moi
seul, pour être plus sûr de le garder, et remplacé l'amour par un
autre sentiment aussi fécond peut-être en déceptions, mais dont
les blessures du moins ne font pas rougir. Je suis, dit-on , un
ambitieux,- cela est vrai, mais c'est vous qui m'avez rendu tel;
c'est vous qui , en me refusant le bonheur intime pour lequel je
me sentais né , m'avez jeté dans les violentes distractions de la
vie publique; et rendez grâce à mon ambition, car vous lui devez
la paix que je vous accorde. Une fois entré dans ce nouveau che-
min, je vous ai laissée libre dans le vôtre. Cela est-il vrai, ma-
dame ? Vous ai-je jamais demandé compte de vos affections? Ai-je
cherché à réprimer ce besoin d'épanchcment sympathique que
votre cœur éprouve à un degré si éminenl? Ne me suis-je pas fait
volontairement sourd et aveugle ? En un mot, n'avez-vous pas
toujours trouvé en moi un mari , j'ose le dire, exemplaire?
M. deFlamareil lit une pause pour attendre une réponse; mais
22 REVUE DE PARIS.
sa femme resta muette , le regard sombre et la tète baissée.
— Pour prix de ma belle conduite, je vous demande une seule
ebose, reprit-il, avec une ironie de plus en plus incisive : ne com-
promettez pas ma position comme vous avez autrefois exposé ma
vie ; j'ai pu me battre pour vous ; mais ma longanimité n'irait pas
jusqu'à supporter patiemment une destitution dont vous seriez la
cause.
— Je ne vous comprends pas , dit Eudoxie , d'une voix
faible.
— La ebose est fort simple cependant : si je ne suis pas député,
avant trois mois j'aurai perdu ma place. Je connais les intrigues
qui se trament à ce sujet , et je sais que mon successeur est déjà
désigné : tandis qu'une fois à la chambre, on a besoin de moi , et
l'on me garde. Vous voyez donc que ma position , et par consé-
quent la vôtre, dépendent de mon élection, qui , à son tour, dé-
pend de M. de Pomenars. Or , il vient de me déclarer qu'il ne
m'appuierait pas si désormais vous apportiez un seul obstacle au
mariage de M. de Mornac. Comprenez-vous , maintenant ?
— Enfant que je suis , se dit la femme de quarante ans , j'ai
sonné trop tôt.
— On m'a donné quatre jours pour prendre un parti , je vous
accorde le même délai. Si vendredi tout n'est pas terminé, je vous
préviens que je n'attendrai pas mon remplacement : dans ce cas,
je demande ma retraite, et je vous emmène à Flamareil, où nous
habiterons désormais. Si la perspective d'une pareille existence
vous effraie , songez qu'il dépend de vous de vous y soustraire.
Votre avenir est entre vos mains : à Paris , une vie libre et bril-
lante ; ou bien une vieille et triste maison au fond d'une gorge des
Pyrénées. Il faut choisir. Quant à moi , ma décision est irrévoca-
ble 5 vous savez que je cherche fort peu à user envers vous démon
autorité , mais que lorsque je veux une chose , il faut que celle
chose se fasse.
M. de Fiamareil se tut, et resta un instant immobile; mais
voyant que sa femme persistait dans sa morne attitude , et ne ré-
pondait pas même par un regard , il s'inclina légèrement devant
elle , et sorti!.
Si une pareille comparaison peut être permise, après le départ
de son mari , Eudoxie se trouva dans la position de Napoléon,
perdant à Waterloo une bataille à demi gagnée. Les liens nou-
REVUE DE PARIS. 23
veaux dont elle avait chargé le repentant Edouard , la ruse traî-
tresse qui l'avait débarrassée de son ancien adorateur, son triom-
phe récent sur M. de Poraenars . tous ces avantages remportés
pied à pied à force d'esprit, de sang froid et d'habileté, s'anéanti-
rent devant le manifeste inattendu d'une volonté qu'elle savait
immuable, comme s'éteignit l'étoile de l'Empereur devant le
rayonnement fatal des bayonnettes prussiennes.
— Tuez-moi, s'écria-t-elle en se sentant vaincue; mais avant
de pousser ce cri de désespoir , elle attendit que M. de Flama-
reil fût sorti de la chambre ; — oui, je l'aime , et aucune puis-
sance humaine ne brisera cet amour ; ainsi donc , par pitié, tuez-
moi.
Alors elle pleura comme pleurent les femmes, avec profusion et
sincérité ; elle retrouva dans son cœur toutes les angoisses, tou-
tes les tortures qui l'avaient déchiré dix ans auparavant. Elle ac-
cueillit tour à tour, elle si accomplie en esprit de conduite , les
plus extravagants projets que puisse méditer la passion malheu-
reuse. Tantôt elle se faisait enlever par Edouard et se sauvait avec
lui en Italie ; elle combinait d'avance les moindres détails de leur
fuite , y compris les diamants , que les femmes n'oublient guère
en pareil cas. Un moment après elle se laissait conduire à Flama-
reil. Mais Edouard l'y suivait déguisé en montagnard béarnais,
et lu , au milieu des belles Pyrénées , commençait pour eux une
de ces existences pleines de danger et de mystère dont la poésie
aventureuse exerce tant de séduction sur les imaginations roma-
nesques. Mais bientôt la raison de la femme de quarante ans
chassa ces rêveries dignes d'une pensionnaire.
— Ce sont là des chimères , se dit-elle entre deux soupirs, no-
tre siècle prosaïque ne comprend plus ces nobles folies du cœur.
D'ailleurs pourquoi lutter et me débatlre?ai-jc donc tant de temps
à souffrir ?
Madame de Flamareil se leva et s'approcha de la glace placée
sur la cheminée. En voyant sa pâleur , ses traits altérés, ses yeux
rougis par les larmes, elle se sentit malade, et peut-être y eut-il
de la conviction dans la révélation instantanée d'une souffrance
physique jusque-là imperceptible. Alors elle se souvint de la gas-
trite dont elle se croyait atteinte, comme dix ans auparavant elle
avait invoqué à l'aide de son premier désespoir une maladie de
poitrine également imaginaire.
24 REVUE DE PARIS.
— Mourir! dit-elle en retombant languissammenl sur son fau-
teuil. Oh ! oui , mourir! on oublie tout dans la tombe.
Après celle maxime un peu hétérodoxe , madame de Flamareil
resta longtemps accoudée sur le piano, le front dans les deux
mains, et pleurant sur sa destinée comme autrefois la fille de
Jephté, mais pas par le même motif.
Ce soir-là se donnait le bal de madame d'Alvimare. Malgré la
fièvre dont elle croyait sentir le frisson, Eudoxie voulut y aller
dans l'espoir de rencontrer Edouard. Sa douleur ne lui fit oublier
aucun des soins minutieux qu'elle apportait toujours dans sa toi-
lette; car, ainsi que toutes les femmes , elle avait la coquetterie
des anciens gladiateurs , et prétendait être belle même pour mou-
rir. Maïs le chagrin, qui glisse sur les visages de vingt ans en sé-
chant du bout de l'aile les pleurs qu'il y fait couler , laisse une
empreinte moins indulgente aux fronts où ne brillent plus les pre-
mières fleurs de la jeunesse. La pâleur et l'air souffrant de madame
de Flamareil furent remarqués dès son entrée dans le bal ; car le
bruit du futur mariage de M. de Mornac attirait sur elle l'atten-
tion générale. L'émotion de dépit . qu'elle ne put dissimuler à la
vue d'Édouaid figurant au milieu d'une contredanse , l'embarras
inaccoutumé de son maintien lorsqu'il s'approcha pour la saluer,
jusqu'au redoublement d'attentions que lui prodiguait diplomati-
quement soîi mari, tout devint le texte de commentaires peu bien-
veillants. Grâce à ces officieux amis, qui ont toujours le caillou à
la main pour vous écraser sur la face les mouches bourdonnantes
de la médisance, Eudoxie passa la nuit à recevoir , sous forme de
conseils affectueux ou de condoléances sympathiques . le ricochet
des épigrammes les plus impitoyables que lui dardaient à l'envi
tous les coins du salon ; car , sans en être requis et en vertu du
droit de justice discrétionnaire , par lequel il châtie souvent ses
favoris, le monde , en cette occasion, prenait unanimement le
parti de l'amant de vingt-cinq ans contre la femme de quarante.
Toutes les petites haines qu'avait pu soulever celle-ci dans sa
carrière élégante, rancunes de rivales et mécomptes de soupirants,
se réveillèrent pour attiser celte réprobation publique, toujours
si prompte à s'enflammer. Aux yeux des personnes graves . pour
qui le mariage est chose sacrée , la conduite de madame de Fla-
mareil approchait de l'endurcissement et de l'immoralité; d'au-
tres , moins austères, se contentaient de dire que l'éducation de
REVUE DE PARIS. 2S
Mornac avait duré assez longtemps , et qu'il avait le droit de
réclamer son émancipation ; enfin les jeunes femmes ne compre-
naient pas qu'à quarante ans, on apportât dans ses sentiments une
ténacité que l'âge commençait à rendre ridicule ; l'avis de tous,
en un mot , était qu'en s'opposant au mariage de son amant,
Eudoxie n'éloignait que pour peu de temps la coupe d'amertume à
laquelle sont condamnées les victimes d'un amour qui n'est plus
partagé.
— C'est la femme abandonnée ! telle était la sentence qui cir-
culait de bouche en bouche.
Au milieu de toutes ces physionomies hostiles dont plusieurs ne
dissimulaient qu'à peine , sous le masque de l'urbanité ,leur se-
crète moquerie, Eudoxie n'aperçut qu'un seul visage où se peignit
l'anxiété d'une véritable sympathie; ce fut celui de Léon deBois-
gontier. Enhardi par ce rehaussement de soi-même qu'inspire
toujours le voisinage d'un malheur à consoler, l'aspirant d'amour
ne quittait pas d'un long regard la dolente souveraine de ses jeu-
nes pensées; et d'après l'interprétation héroïque que les femmes
donnent volontiers aux sentiments qu'elles inspirent, ce regard
disait en langage de paladin :
— Madame, un seul mot, et mon bras va vous venger des in-
solents qui vous outragent.
— Pauvre jeune homme, se dit madame de Flamareil, dont les
yeux languissants ne se détournèrent pas toujours devant cette
contemplation pleine de passion et de prière ; — cœur noble et
généreux! il m'aime , lui , j'en suis sûre ; il mourrait pour moi ,
tandis qu'Edouard...
Edouard dansait. Par une de ces réactions familières à son ca-
ractère, depuis quelques jours il s'indignait contre les nouvelles
chaînes dont l'avait chargé le pardon d'Eudoxie ; selon l'usage
des hommes indécis , au lieu de tenter le sort d'une révolte , il
exhalait son humeur hostile en bravades puériles. En voyant l'air
de tristesse peint sur les traits de madame de Flamareil , il s'était
imposé pour le reste de la soirée une gaieté d'emprunt; vengeance
frivole de sa faiblesse contre le joug qu'il n'osait briser. Eudoxie
se sentit frappée au cœur par cette conduite qui semblait s'asso-
cier ù l'ironie générale, ou qui, du moins, lui donnait un aliment
nouveau. Et quand Mornac vint la saluer, au lieu de s'abandon-
ner ù Pepanchement douloureux dont elle éprouvait le besoin quel-
6 3
26 REVUE DE PARIS.
ques heures auparavant, elle lui dit froidement ces seuls mois :
— Demain , à trois heures.
"Tn moment après , elle quitta le bal la mort dans l'âme , mais
le sourire sur les lèvres. En passant devant un groupe qui encom-
brait la porte du premier salon , elle entendit ces paroles que
monsieur de Pomenars prononçait d'une voix claire et moqueuse.
— Que voulez-vous ? les jeunes gens sont plus longs à sevrer
que les enfants.
Le vieillard se vengeait de sa déconvenue du malin, et le titre
de nourrisson donné à Edouard était une riposte tardive à la qua-
lification patriarcale dont il s'était vu lui-même affublé. Madame
de Flamareil le foudroya du plus magnifique regard que puisse
darder l'œil d'une femme outragée ; puis elle sortit lentement du
salon, imposant aux plus railleurs par une fière contenance de
lionne blessée qu'on n'ose frapper que de loin.
— Si vous ne prenez pas un parti prompt et décisif, lui dit son
mari lorsqu'ils furent montés en voilure , avant trois jours vous
serez la fable de tout Paris. Eh quoi ! vous qui, je le sais, me re-
gardez comme un vieillard quoique je n'aie que douze ans de plus
que vous , ne vous êtes-vous jamais aperçue que vous en aviez
quinze de plus que lui ? Si vous avez oublié ce calcul, le monde le
fait à voire place , je vous en préviens ; et si ce monde a parfois
de l'indulgence pour les fautes auxquelles la jeunesse peut servir
d'excuse , en revanche il pardonne rarement une faiblesse à la
maturité.
Madame de Flamareil ne répondit rien ; mais l'insomnie qui
suivit pour elle cette soirée de tortures, vit commencer une de ces
révolutions mystérieuses qui s'accomplissent parfois dans le cœur
des fi-mmes avec une miraculeuse rapidité , quoique l'analyse la
plus minutieuse n'en puisse décrire les détails infinis, les nuances
disparates , les transitions imprévues et souvent inexplicables.
Par un effet analogue à cette loi physique qui veut qu'une douleur
récente distraise d'une souffrance antérieure, et la guérisse pour
ainsi dire en s'y substituant , les blessures de la vanité cicatrisè-
rent peu a peu celles de la tendresse; l'implacable ironie de la
société vers;) sur les plaies saignantes du cœur un caustique
rendu plus efficace par son arrêté même ; en songeant au rôle
de femme délaissée qui lui était d'avance attribué , Eudoxie
éprouva un sentiment d'indignation contre Edouard, épargné,
REVUE DE PARIS. 27
ou plutôt défendu par la médisance qui s'acharnait sur elle.
— Il entendait comme moi, se dit-elle, et cependant il était gai,
il dansait, il semblait se faire un jeu de ma peine ; il mettait une
sorte d'affectation à opposer à ma tristesse son air heureux et
triomphant. S'il avait de l'attachement pour moi, se conduirait-il
ainsi? Éguïsme et vanité , voilà l'amour des hommes !
A l'heure où Mornac se présenta chez elle , Eudoxie avait par-
couru jusqu'au bout cette route de désenchantement que les es-
prits forts nomment la science de la vie. Les illusions auxquelles
se tenait cramponnée son âme avec l'énergie particulière aux fem-
mes de son âge, s'étaient successivement envolées, en la laissant
moins désolée qu'elle ne l'eût imaginé d'abord; les paroles de
M. de Pomenars bourdonnaient sans cesse à son oreille.
— S'il ne se marie pas aujourd'hui , il le fera demain.
Cette vérité repoussée naguère par son cœur, fut enfin admise
par sa raison. Éclairée par les récents mécomptes de son amour-
propre , elle osa interpréter les changements survenus depuis
quelque temps dans la conduite de Mornac ; elle devina, révéla-
tion cruelle, la cause de l'humeur irritable , des irrésolutions ca-
pricieuses, de l'esprit de révolte, et des retours pathétiques qu'elle
avait souvent remarqués en lui. Elle comprit enfin qu'elle ne de-
vait plus qu'à un sentiment de générosité la continuité d'une liai-
son scellée jusqu'alors par une tendresse mutuelle. A l'idée de
cette aumône d'amour, un froid subit lui glaça le cœur; mais son
orgueil révolté lui rendit à la fois la force et l'énergie.
— Je ne veux point de sa pitié , se dit-elle; lui ai-je donc donné
un pareil droit de vanité? Sans doute il se figure que son ma-
riage serait ma mort, et , par compassion , il ne veut pas que je
meure !
On fier sourire effleura les lèvres d'Eudoxie ; en ce moment elle
se trouva guérie de sa gastrite , et presque de son amour. Elle ne
songea plus à mourir : elle voulut vivre au contraire; vivre pour
être belle , pour être jeune toujours , pour être, car qui sait quel
rêve peut faire l'imagination d'une femme offensée , peut-être
aimée encore.
Madame de Flamareil reçut Edouard avec une froideur calme ,
sous laquelle se cachait l'observation pénétrante d'un esprit dés-
abusé, et la résolution d'un cœur affermi qui va au devant du
calice.
28 REVUE DE PARIS.
— Tout le monde s'entretenait hier de votre mariage , lui dit-
elle , je suis étonnée que vous ne m'en ayez pas encore parlé ;
dois-je donc n'en être instruite que par la lettre de part?
— Vous savez bien qu'il est impossible que je me marie, répon-
dit le jeune homme qui rougit d'émotion devant une attaque si
directe.
— Impossible! et pourquoi? reprit-elle en jouant l'étonne-
ment.
— Parce que je vous aime , balbutia Mornac . plus déconte-
nancé par celte tranquillité inattendue, qu'il n'eût été troublé par
une scène de jalousie ou de larmes.
Madame de Flamareil se pencha rapidement, lui prit les mains,
et , fixant sur lui deux yeux élincelants :
— Tu m'aimes? dit-elle; répète-le moi.
Surpris par ce regard dont il se sentit pénétré comme par un
fluide électrique, Mornac resta muet. Dans le premier moment il
ne trouva pas dans son cœur un seul accent de vérité pour con-
vaincre Eudoxie , ni dans son esprit un seul mensonge pour l'a-
buser. Lorsqu'il sortit de sa stupeur , il essaya quelques-unes de
ces protestations banales qui ne manquent jamais aux amants,
mais qu'il eut besoin de chercher. 11 était trop tard; l'épreuve
était faite. Madame de Flamareil avait lu dans ces yeux, si pas-
sionnés autrefois, si décourageants aujourd'hui, l'avenir réservé
à sa tendresse. Laissant retomber les mains qu'elie avait vaine-
ment interrogées par une étreinte éloquente, elle se leva et s'ap-
procha de la fenêtre; à travers la vitre où elle avait appuyé son
front brûlant, elle aperçut bientôt le petit Boisgontier montant
sur le boulevard sa faction accoutumée , et dont le regard, en se
levant vers elle , sembia mettre à ses pieds le tribut d'amour
qu'Edouard venait de lui refuser. En la rassurant sur le pouvoir
de sa beauté . cette vue contribua peut-être à sa détermination
soudaine.
— Être abandonnée tôt ou tard , ou rompre la première! se
dit-elle en s'enfermanldans ce dilemme comme dans le cercle de
Popilius. Or . quelle femme , maîtresse de choisir, se fût résignée
à sortir du côté de l'abandon ?
Eudoxie laissa rétomber le rideau, traversa le parloir d'un pas
rapide et sonna.
— Vous me permettez de ne pas vous retenir , dit-elle ; il faut
REVUE DE PARIS. 29
que je sorte , et je vais m'habiller. Votre oncle est riche ; made-
moiselle de Passerot l'est aussi ; c'est une bonne affaire que vous
ferez là , et je vous conseille de ne pas la manquer.
Stupéfait de celte conclusion, Mornac se précipita pour repren-
dre la main qu'il n'avait pas retenue , et qui lui fut rendue avec
une indifférence plus mortifiante qu'un refus. L'entrée de la femme
de chambre suspendit une scène que lui seul désormais cherchait
à faire tourner au pathétique ; contraint de se retirer , il sortit
triste, amoureux , et en implorant du regard un pardon qu'il ne
devait plus obtenir.
Pendant deux jours, madame de Flamareil, dont la porte resta
fermée pour tout le monde , s'affermit dans une résolution qui lui
coûta encore plus d'une larme, mais que son orgueil lui donna la
force d'accomplir. Le troisième jour, quand son mari vint lui de-
mander , d'un air soucieux et sombre , quelle réponse il devait
faire à M. de Pomenars, elle affecta la distraction d'une personne
à qui l'on parle d'une chose parfaitement indifférente.
— L'autre jour , dit-elle , vous avez profité de ma migraine
pour me tourmenter beaucoup , je ne sais trop à quel propos.
Pourquoi pensez-vous que je veuille m'opposer a vos désirs ? Je
cherchais à arranger pour mon cousin un mariage convenable ;
cela contrarie vos projets , n'en parlons plus ; j'ai déjà écrit à
d'Alignier de rester à Marseille. Quant à M. de Mornac , qu'il se
marie ou ne se marie pas , que m'importe?
M. de Flamareil sourit silencieusement comme pour prolester
de son incrédulité ; mais ayant obtenu ce qu'il désirait , il n'était
pas homme à engager une de ces polémiques conjugales dont les
maris sortent rarement victorieux.
— Vous m'avez menacée d'une manière assez barbare de m'en-
fermer à Flamareil, reprit Eudoxie; loin de m'effrayer, ce voyage
me plaît et je le demande comme une faveur. Je me sens plus
souffrante depuis quelque temps , et j'espère que le changement
d'air me fera du bien : d'ailleurs je serai là près de Barèges , dont
les eaux me sont ordonnées.
M. de Flamareil acquiesça , par un second sourire . a cette pro-
position , dans laquelle il crut deviner un plan de retraite mo-
mentanée , dicté par le résignation et la prudence ; puis il sortit
pour aller sommer M. de Pomenars de tenir sa promesse.
Le mardi suivant , Ludoxie , qui avait refusé de recevoir les
30 REVUE DE PARIS.
visites d'Edouard et laissé sans réponse les lettres qu'il lui avait
écrites , partit pour les Pyrénées , accompagnée de mislriss La-
wington , son chaperon habituel; quelques jours après , M. de
Flamareil fut nommé député à Périgueux ; enfin, deux mois plus
tard, Mornac, soumis à la volonté de son oncle dont rien ne ba-
lançait plus l'influence, épousa , dans l'église de Sainl-Gerraain-
des-Prés , mademoiselle Loïde de Passerot.
A la fin du mois de juillet , madame de Lordes , qui avait pris
une part active à la conclusion de ce mariage, donnait une soirée
pour le fêter, à sa maison de campagne d'Auleuil ; M. de Pome-
nars y montrait l'humeur allègre d'un homme qui a mené à bon
port une négociation difficile , et qui rajeunit à l'idée de devenir
grand oncle. Sur le point de repartir pour Alger, sans avoir con-
quis l'ombre d'une marquise ou d'une comtesse , le commandant
Garnier se promenait en laissant tomber sur toutes les femmes le
regard aigre-doux qui lui était devenu habituel depuis la chute
de l'étoile d'Élise. Appuyée presque continuellement sur le bras
de sa mère, par une timidité de débutante, madame de Mornac
brillait du triple éclat de sa jeunesse, de sa fraîche beauté, et
d'une de ces toilettes fastueuses , si chères aux nouvelles ma-
riées, dont le goût n'est pas encore formé. Au milieu de l'ani-
mation générale , Edouard seul paraissait triste et soucieux ; il
errait mélancoliquement des salons aux jardins , sans prendre
part à aucun des plaisirs de la soirée , et abusant prématurément
du droit que s'arrogent certains maris , de ne pas faire de frais
d'amabilité pour leurs femmes. A la fin il se laissa tomber sur une
causeuse à côté de son nouveau cousin.
— Quel détestable orchestre et quelle soirée insipide ! s'écria-
l-il d'un ton ennuyé.
— Vous voyez tout en jaune, parce que vous-même avez la
jaunisse , répondit le chef d'escadron ; savez-vous bien que vous
êtes cruellement maussade depuis quelques jours , et qu'à la
place de Loïde , j'aurais pour vous moins d'indulgence qu'elle ne
vous en témoigne.
— Oui, Loïde est la meilleure des femmes, et je suis trop
heureux de l'avoir épousée, reprit Edouard d'un ton funèbre ;
mais aujourd'hui je suis en proie ù une mélancolie contre la-
quelle je cherche vainement à me débattre. Il est dans la vie de
tes jouis qui portant en eux une insurmontable tristesse , et au-
REVUE DE PARIS. 31
jotird'hui est un de ces jours-là; aujourd'hui Théodule est pour
moi un anniversaire sacré.
— Allez-vous encore retomber dans vos aberrations romanes-
ques , s'écria Garnier, qui , depuis la déception que lui avait fait
éprouver la résurrection d'Élise , professait en fait de sentiment
l'athéisme le plus féroce; — l'anniversaire de quoi? d'Austerlitz
ou de Friedland ?
— L'anniversaire du jour où je l'ai vue pour la première fois,
répondit Mornac en poussant un soupir.
Le commandant se mordit les moustaches pour se contrain-
dre , tant il se sentait disposé à faire à son compagnon une con-
fidence propre à le faire descendre de l'Empirée aussi brusque-
ment que lui-même s'en était vu précipité.
— Il y a six ans de cela ; c'était aux Tuileries , dans l'allée
des Feuillants , reprit le nouveau marié d^un ton élégiaque ; et
maintenant savez-vous où elle est pendant que je danse ici ? —
Elle est aux eaux de Barèges , où l'a conduite sa santé détruite à
jamais. — Aux eaux de Barèges! malade ! mourante peut-être.
Garnier haussa les épaules avec une colère naissante. — Je
vous ferai observer, dit-il, 1° que vous ne dansez pas , ce que
votre femme ne trouve pas , je crois , excessivement aimable ;
2° que la personne dont vous parlez se porte , j'en suis sûr, aussi
bien que vous ou moi; je parie, si vous voulez , quatre-vingt
mille francs du côté de sa santé : c'est tout ce que je possède , et
je ne serais pas fâché de doubler mon capital. Tenez-vous le pari?
il y a ici une personne en état de le juger : c'est M. de Boisgon-
Uer, qui est arrivé ces jours derniers de Barèges.
En ce moment, le jeune homme, dont l'officier de chasseurs
invoquait le témoignage , se montra à l'autre bout du salon comme
une apparation docile au magicien qui la conjure. Depuis son re-
tourdes Pyrénées, le petit Boisgontier avait pris l'air sérieux, im-
portant et discret d'un homme récemment initié ù des mystères
surhumains; il marchait d'un pas solennel, regardant hommes
et femmes du haut en bas, et portant la tête à la manière de
Saint-Just. En passant devant les deux cousins , il sourit avec
une ineffable supériorité , et jeta à Mornac un salut aussi leste
que celui qu'il en avait reçu sur le boulevard de la Madeleine ; en
un mot, il lui rendit , comme diseni les Anglais , un Roland pour
un Olivier.
52 REVUE DE PARIS.
— Que veut ce drôle ! a-t-il envie que j'aille lui couper les
oreilles . s'écria Edouard en se levant; mais ses jambes fléchirent
subitement , et il retomba sur la causeuse, à la voix du domesti-
lique qui annonçait à la porte du salon.
— Madame de Flaraareil.
Conduite par son mari , qui semblait redoubler d'attentions
pour elle ; mise avec l'élégance simple et noble dont la coquet-
terie la plus raffinée possède seule le secret ; plus belle , plus sé-
duisante, mieux portante que jamais ; offrant en un mot sur loule
sa personne une sorte de rajeunissement merveilleux, propre à
donner aux eaux de Barèges le renom de la fontaine de Jouvence,
Eudoxie s'avança d'un pas lent . accueillit gracieusement les em-
pressements dont elle devint l'objet, et prit possession du salon
pour ainsi dire, avec la majesleuse aisance d'une reinequi monte
à son trône. Elle prévint madame de Passerot en allant la saluer,
complimenta Loïde sur son mariage de Pair le plus naturel ,
échangea quelques mots d'une exquise ironie avec M. de Po-
menars , qui ne pouvant bouder tant d'esprit et tant de carac-
tère , était accouru des premiers papillonner autour d'elle; entin
venant à passer devant la causeuse où Garnier et Mornac de-
meuraient assis dans une sorte d'ahurissement farouche, elle
laissa tomber sur eux un regard, un seul regard pour eux deux ,
mais un regard si calme, si froid , si distrait , si chargé d'indif-
férence et d'oubli , que les deux hommes se sentirent oppressés
comme si le couvercle d'un cercueil se fût appesanti sur leurs
fronts.
Au moment ou madame de Flaraareil était entrée dans le sa-
lon , Léon de Boisgontier en était sorti par une autre porte. Cette
manœuvre fut remarquée par M. de Pomenars, dont l'œil de lynx
ne laissait rien échapper, et qui sentait déjà sa curiosité étran-
gement éveillée par la béatitude inexplicable empreinte sur les
traits de la femme de quarante ans.
— Voici qui est étrange , se dit-il ; ce petit bonhomme est de-
venu tout à coup bien discret , lui qui ne pouvait autrefois lui
adresser la parole sans rougir jusqu'aux oreilles, lui qu'on était
sûr de rencontrer successivement dans tous les coins des sa-
lons , les yeux béants fixés sur elle , et la face effarée comme le
museau d'un faquir en extase! Il faut éclairait* cela.
Le vieillard s'approcha de Garnier et lui dit à demi-voix ;
REVUE DE PARIS, 33
— Venez faire jaser le petit Roisgontier; je crois que c'est lui
qui a recueilli la succession de votre voisin.
Le chef d'escadron se leva d'un bond , éleclrisé par celte insi-
nuation machiavélique , car ce qu'il désirait le plus au monde
était d'avoir pour compagnon d'infortune celui qu'il avait eu pour
héritier en bonheur.
Les deux hommes trouvèrent Roisgontier sur le balcon de la
salie de biilard , les bras croisés sur la balustrade, les yeux levés
vers le ciel , dont une large zone étoilée servait de plafond aux
jardins de la villa.
— Comment, jeune homme , nous ne dansons pas? lui dit le
petit vieillard en interrompant sans pitié cette sentimentale mé-
ditation; et il y a là une foule de demoiselles à marier qui font
tapisserie !
— Je ne danse plus , monsieur, et je n'ai nulle envie de me
marier, répondit le petit Boisgontier d'un air grave.
— Vous préférez , je le vois , la contemplation des étoiles à la
conversation des femmes. Je ne sais pas si c'est là le chemin du
ciel , mais ce n'est pas le moyen d'aller fort loin sur la terre.
— Je n'ai pas l'ambition d'aller plus loin qu'où je suis; quant
aux étoiles , je vous avouerai que je les aime beaucoup.
— C'est un amour fort innocent , pensa M. de Mornac. Allons ,
j'ai fait trop d'honneur à cet agneau.
// tette encor sa mère.
— Ah ! vous aimez les étoiles, s'écria le commandant avec la
soudaineté d'un cheval qui hennit; mais il y a étoiles et étoi-
les. Et d'abord , les aimez-vous toutes , ou n'en aimez-vous
qu'une ?
— Toutes, ce serait beaucoup , reprit Boisgontier avec l'ac-
cent de moquerie par lequel les esprits exaltés cherchent à ga-
rantir leur enthousiasme des profanations du vulgaire ; — une
seule étoile doit suffire à l'homme, puisqu'un seul Dieu suffit au
inonde.
— Peste! quelle poésie! Est-ce tiré d'une strophe de Victor
Hugo ? demanda M. de Pomenars, qui ne comprenant rien aux
regards d'intelligence du chef d'escadron, trouvait que l'enquête
ne marchait pas très-vite.
ai REVUE DE PARIS.
— Victor Hugo! un grand poète! mais je lui préfère Lamar-
tine : Lamartine est le poète du cœur, répondit le petit Boisgon-
tier d'un ton dogmatique.
Garnier laissa passer entre ses longues moustaches un siffle-
ment sourd ; puis , sans en demander davantage, il tourna le dos
à ses interlocuteurs, surpris d'un départ si brusque , et , se lan-
çant à travers la foule comme un cerf-volant , vint s'abattre sur
la causeuse , où Mornac était resté assis dans l'immobilité d'un
sphynx égyptien.
— Frère , lui dit-il , donnez-moi la main , et sortez de votre
humeur noire : les femmes ne méritent par qu'on maigrisse pour
elles ; j'ai fait ce métier-là trop longtemps. Allons , morbleu ! se-
couez-vous et buvez ce verre de punch. Je vous dis que nous
étions frères avant d'être cousins : comprenez-vous?
— Pas le moins du monde , répondit Edouard en repoussant le
verre.
— Et en ce moment nous avons un frère cadet, qui vous a
payé ce que je vous devais, Comprenez-vous ?
— Pas davantage.
— Eh bien! puisqu'il faut parler clairement, je m'appelle
Lundi, vous vous appelez Mardi et le petit Boisgontier s'appelle
Mercredi : comprenez-vous , sacrebleu !
— Je comprends que le Nègre de Robinson s'appelait Vendredi}
quelle histoire saugrenue me contez-vous là ?
— Vous pouvez vous flatter d'avoir la tête dure ; je vous dis.
puisqu'il faut tout vous expliquer...
Garnier vida son verre de punch d'un trait, et se pencha à l'o-
reille d'Edouard.
— Je vous dis qu'Élise et Eudoxie sont la même femme , et que
le Boisgontier est notre successeur à tous deux. Cette fois, si
vous ne comprenez pas...
— C'est faux ! s'écria Mornac en s'élançant de la causeuse.
— Tout beau, cousin ! reprit l'officier enjui serrant vigoureu-
sement la main ; je n'ai pas envie de m'aligner avec vous. D'ail-
leurs, ma profession de foi est connue ; je ne me battrais pas
pour une femme , fût-elle une impératrice. Mais , quand je vous
affirme une chose, vous pouvez me croire. Oui, c'est ce petit
blanc-bec de Boisgontier qui est de semaine aujourd'hui. Il ne
danse plus ; de mon temps c'était déjà, la consigne ; on Ta mis ,
REVUE DE PARIS. 35
comme nous , au régime de Lamartine , et enfin il a aussi son
étoile dans je ne sais quel coin du ciel.
l~ Edouard, qui était devenu fort pâle pendant celte foudroyante
rélévalion, chancela, et serait tombé si son oncle ne se fût trouvé
derrière lui pour le soutenir.
— Qu'as -tu donc? lui demanda le vieillard.
— Rien; c'est l'affaire de cinq minutes, répondit Garnier ;
vous sentez une espèce d'étranglement, n'est-ce pas? conlinua-
t-il en s'adressant au jeune homme 3 je sais ce que c'est ; j'ai passé
par là. Buvez ce verre de sirop.
Tandis que Mornac buvait avec la docilité d'un malade , le
commandant raconta brièvement la trilogie d'espèce nouvelle
dont madame de Flamareil était l'héroïne. M. de Pomenars écouta
ce récit , sans témoigner une très-grande surprise , avec un
sourire indulgent et moqueur ; mais l'indulgence était pour la
femme de quarante ans, la moquerie pour ses adorateurs désap-
pointés. Depuis le mariage de son neveu , le vieillard s'était men-
talement réconcilié avec Eudoxie pour laquelle il avait toujours
éprouvé cette sorte de sympathie qu'inspire l'esprit à l'esprit.
En songeant au triomphe qu'il avait remporté sur elle , il se com-
parait à Napoléon en face de la belle reine de Prusse , et il était
un trop dévoué serviteur des dames, pour se départir en cette
occasion de la courtoisie qui sied au vainqueur.
— Vous avez tort, dit-il en imposant silence au commandant ,
dont le langage prenait vers le dénouement de son histoire une
allure peu respectueuse pour l'héroïne ; — que lui, reprochez-
vous ? de vous avoir oubliés? mais vous , lui avez-vous été fidè-
les ! De n'être pas morte pour vous ? mais ètes-vous morts pour
elle ? Est-ce cette complication d'étoiles qui vous offense ? son-
gez qu'il y a bien des étoiles là-haut , et qu'on doit savoir gré à
un cœur tendre de n'être allé que jusqu'à trois. Je vous dis , moi ,
que c'est là une femme très-aimable , très-spirituelle, très-dis-
tinguée , et qui me rappelle tout à fait cette rose de la fable
persanne qui communique son parfum à tout ce qui l'approche !
Le petit Boisgontier a déjà beaucoup gagné depuis son retour de
Barèges ; c'est de la reconnaissance que vous lui devez et non
une rancune brutale. Oui , certes , c'est une femme pleine de
grâce et de mérite , et que je considère fort : il est impossible
de mieux comprendre la vie qu'elle ne le fait , et je suis sûr
36 REVUE DE PARIS.
qu'elle ira ainsi jusqu'à la fin , rattachant courageusement cha-
que fil qui se brise , se modifiant selon la nécessité, soumise à
toutes les lois nouvelles que les progrès de l'âge lui imposeront
encore. Aujourd'hui elle s'adonne à l'enseignement 5 que peut
faire de mieux une femme de quarante ans? Plus lard elle s'ap-
pliquera à la religion ,et nous la verrons dame de charité en 1846.
Charmante femme ! je vous le répète , si je n'avais que cinquante
ans , moi qui vous parle , je vous jure que je ferais tous mes ef-
forts pour gagner aussi mon étoile.
— Dans ce cas , observa Garnier, nous pourrions faire là-haut
une partie de quatre coins ; mais qui mettrions-nous au mi-
lieu ?
— Parbleu, il marito , répondit le vieillard.
— Un lâche qui ne la tue pas, dit Mornac avec une indigna-
tion lugubre!
— Dis un homme d'esprit , reprit monsieur de Pomenars en
riant, un homme de beaucoup d'esprit , qui se réveillera un de
ces jours pair ou ministre , par la grâce de sa femme , et qui nu
sera pas assez enfant pour s'écrier avec Chateaubriand :
Un trône ne console pas !
Charles de Bernard.
( Chronique de Paris. )
FONTAINEBLEAU.
A force d'entendre parler de cette jeune princesse,
qui soulevait tant d'enthousiasme sur son passage, l'envie me prit
d'aller la recevoir dans la foule de Fontainebleau . et d'être un
des premiers a crier — vivat ! sur son passage. Cependant, j'étais
encore bien irréso u , et ce voyage me paraissait ptein de difficul-
tés, à moi pauvre et embarrassé voyageur , qui me fais une en-
nemie de chaque viMe où je passe , lorsque je fus tout a fait dé-
cidé à partir par celte histoire , qu'on racontait le matin même
de mon départ. Arrivée sur les hauteurs de Berghem, la princesse
Hélène avait arrêté sa voiture, et montrant au due de liroglie
ces lieux mémorables :— «M. le duc, contemplez ces hauteurs, lui
dit-elle , votre grand-père , le maréchal de Broglie. y a gagné sa
plus belle bataille! » Allons donc au devant de celle jeune fille,
qui sait si bien notre histoire , et qui doit y tenir una si grande
place quelque jour.
— Mais, me disait-on, qu'allez -vous faire? La ville est remplie
d'étrangers, le château est entouré de soldats , la forêt est un
camp , les palais amoncelés dans Fontainebleau , et qui ne font
qu'un seul palais , ne sont pas assez vastes pour abriter tous les
conviés à celle fête royale. Qui êles-vous , d'ailleurs? Quel est
Voire uniforme? Quel est votre titre ? — Hélas! monsieur, vous avez
raison , je ne suis rien; en fait d'uniforme je ne possède qu"u;i
habit noir qui a déjà six mois de date,— et cependant je pars pour
Fontainebleau.
La roule était si belle! Le soleil nous jetait Franchement ses
premiers rayons du printemps, les arbres verdissaient d'heure en
heure, on voyait se relever comme par enchantement la moisson
prochaine, qui, la veille encore, jonchait tristement la terre j les
6 4
38 REVUE DE PARIS.
joyeux postillons, le chapeau couvert de rubans, poussaient leurs
chevaux dans un transparent tourbillon de poussière, c'était vrai-
ment de la joie . vraiment de la poussière , vraiment du soleil.—
Un horrible temps pour les spéculateurs , qui pensaient déjà à
aller chercher du blé à Odessa.
Nous marchions comme des princes ; on disait , nous voyant
aller si vite : A coup sûr, voilà un député qui passe ! A coup sûr,
c'est un ministre ! A coup sûr , c'est un pair de France ! C'est
une puissance, à coup sûr ! Ce n'était que nous qui passions.
La ville de Fontainebleau était triomphante. Le mouvement
était partout, la fête partout. La princesse était attendue à quatre
heures ; il était midi quand nous fîmes notre entrée dans la ville.
A notre grande joie . il nous fut assez facile de trouver un lit et
une chambre. A deux heures , nous étions en grande toilette ; la
princesse pouvait venir.
Que les jardins de Fontainebleau sont magnifiques ! De vieux
arbres , de vieilles charmilles, des eaux abondantes et transpa-
rentes, un aspect naturel de majesté et de grandeur; un bel étang
et au milieu de cet étang un pavillon bâti par l'empereur! Dans
l'été l'empereur y tenait son conseil; et sous ces eaux limpides ,
ces carpes blanchies par le temps . qui n'étaient déjà plus jeunes
au xvie siècle de notre histoire , témoins muets et tranquilles de
tant de révolutions qui ont glissé sur ces ondes sans y laisser une
trace de leur pa.-sage; enfin, non loin du bord une flottille de
vaisseaux de ligne, grands comme des barques de pêcheurs, et
pour conduire cette flottille, des marins de l'Océan , et au besoin
pour commander ces marins, un jeune homme qui sera grand
amiral de France quelque jour. Que disait-on. qu'on n'entrait pas
dans le château? Toutes les portes sont ouvertes, vous pouvez
fouler le gazon de tous les parterres, les cygnes du bassin vous
saluent en battant de l'aile. Couchez-vous sur l'herbe, répétez les
vers de Virgile à l'ombre des hêtres , dormez si vous voulez dor-
mir, vous êtes le maître de ces beaux lieux.
Je dormais encore ou plutôt j'étais plongé dans cet admirable
rêve, tout éveillé, que vous inspirent les premières brises du prin-
temps , et je sentais voler dans le> brillants e;paces de l'air , les
châteaux. les jardin-; , les cours , les balcons de marbre , les mu-
railles de briques, et moi enfin, quand tout à coup les trompettes
sonnent, les tambours battent aux champs , la fanfare éclate par
REVUE DE PARIS. 39
toutes ses voix de cuivre.— Allons , voici que j'aurai dormi trop
longtemps et que je ne verrai pas la princesse aujourd'hui !
Je traverse en toute hâte les jardins, les parterres, les grandes
portes. A l'une de ces portes , un gardien très-poli me dit ;— On
n'entre pas, c'est la consigne! Mais cependant il ajoute ; —
Vous n'arriveriez peut-être pas à temps en faisant le tour du châ-
teau , donnez-vous donc la peine d'entrer , monsieur. J'arrive.
Toute la garnison était sous les armes. Un beau régiment de ca-
valerie occupait un côté de la cour ; de l'autre côté était placé le
plus fringant , le plus brillant , le plus jeune , le plus élégant ré-
giment de hussards qui ait jamais existé depuis qu'il y a des ré-
giments de hussards. Celui-là est le régiment modèle. Il est habillé
de la plus fine écarlale ; sur cette écarlate , une main prodigue a
jeté à profusion l'argent et la broderie et les plus vives cou-
leurs.
Figurez-vous le hussard ; un beau jeune homme de vingt ans ,
six pieds , la barbe naissante , les dents blanches , la taille de
guêpe, la jambe fine, l'air modeste, la têteliaule, et cette tête
ombragée de belles plumes ; le ceinturon d'argent , le sabre d'a-
cier reluisant au soleil , le cheval gris et fringant , le dolman
bleu de ciel; les plus belles couleurs, les plus riches parures , le
plus galant équipage , tout ce que la coquetterie guerrière peut
inventer de plus recherché ; voilà le hussard. Us étaient comme
cela tout un régiment , et ce régiment était commandé à haute
voix par un colonel digne de lui f un colonel modèle comme son
régiment , le cuionel Brack ; c'est tout dire. Mais , hélas ! c'était
le dernier jour du colonel Brack, c'était sa dernière fête militaire ;
il allait dire adieu à ce régiment qu'il a élevé, dressé, paré, comme
un seul homme; on disait qu'il était passé général.
Tout ce bruit que j'avais entendu sub tegmine fagi, ce n'était
qu'une fausse alerte. Les trompettes des hussards voulaient se
tenir en haleine , et elles retentissaient comme autant de trom-
pettes de la vallée de Josaphat ; les tambours des carabiniers ré-
pondaient aux trompettes , et à tout ce bruit guerrier se mêlait le
bruit des canons roulant dans celte vaste cour , traînés par leurs
quatre chevaux. Autant le cheval du hussard est leste , fringant ,
sautillant, heureux de vivre et de piaffer, autant le cheval de l'ar-
tillerie est grave , posé , sévère. Il marche fièrement comme un
cheval qui traîne la dernière raison des rois. Sur le caisaon,
40 REVUE DE PARIS.
ôeuK artilleurs sont assis comme sur un char de triomphe. Le ca-
non brille fièrement à travers tout ce bois et tout ce fer ; bronze
aussi intelligent que le soldat qui le gouverne, il est tantôt
joyeux , tantôt terrible ; il annonce aussi bien la fête que la ba-
taille; il est le bruit des grandes joies et le bruit des grandes dou-
leurs ; quand il passe , les petits enfants battent des mains ; les
hautes citadelles tremblent quand il passe. Ainsi donc , ils étaient
ranges en bataille dans celte cour, au pied de cet escalier de Fon-
tainebleau . dans ces lieux célèbres où fut dénoué le plus grand
drame de l'univers.
Oh ! l'histoire ! c'est la plus grande tâche des hommes. Ni les
vers (iu poète, ni les chefs-d'œuvre du peintre ou du sculpteur, ni
les merveilles de l'architecture , ne valent une page de l'histoire
Entassez dans la plus haute des pyramides Danle sur Raphaël'
Raphaël sur Michel-Ange, un homme viendra, un historien, et en
quelques lignes il aura plus fait que Dante, Raphaël et Michel-
Ange: il aura écrit une page d'histoire ! Aussi les lieux témoins de
ces grandes scènes où la face du monde a été changée , sont-ils
empreints d'une indicible et imposante majesté.
Il y a de cela vingt-trois ans à peine, déjà deux siècles! dans
cette même cour qui retentit du bruit des fanfares de cette jeune
armée , se tenait immobile , muette , isolée , cachant ses larmes,
la vieille garde de la grande armée. Celte vieille garde , dont le
nom seul renversait les capitales, s'était battue sur lousleschamps
de bataille de l'univers. Ils étaient à Arcole , à Aboukir, a Ma-
rengo; ils étaient les soldats d'Auslerlilz , d'Iéna , de Friedland ,
de Madrid , de Wagram , de Moscou ; et à travers tant de gloire
et tant de périls , ils se retrouvaient vaincus et décimés, dans cette
coût qui était maintenant leur dernier royaume , leur dernier
champ de bataille, et encore il faudra le quitter demain, ce coin
de terre désolé. Dans ce palais dont toutes les portes, dont toutes
les fénêli es sont ouvertes, se cachait , dans sa douleur et dans ses
angoisses, l'empereur Napoléon ! En vain il avait tenu tête à l'Eu-
rope coalisée , le génie avait cédé à la fortune ; l'aigle impériale,
blessée à mort dans les cieux de Moscou, avait eu à peine assez de
force pour venir expirer ici même , sous le ciel de Fontainebleau.
A la fin l'heure était venue où l'empereur lui-même devait déposer
celte épée qui avait tant pesé dans la balance du monde. Son sa-
crifice était accompli comme sa gloire. Alors s'ouvrit la porte du
REVUE DE PARIS. 41
palais , et on vit descendre un homme seul , le regard fier, la dé-
marche hardie , triste , mais non pas abattu ; il était enveloppé
dans la redingote grise , il portait à la main le chapeau du petit
caporal ; un seul mois de ses misères l'avait vieilli plus que n'eus-
sent fait dix batailles. Ses vieux soldats, le retrouvant si grand
dans l'infortune , se sentaient émus jusqu'au fond des entrailles ;
ils ne comprenaient pas , les pauvres héros! comment et pour-
quoi ils se séparaient ainsi, eux et l'empereur, eux qui étaient
toujours la grande armée , lui qui était toujours l'empereur ! Ils
baissaient la tête en versant des larmes mal contenues : une voix
bien connue les vint tirer de leur stupeur.
« Soldats , leur disait-il , je vous fais mes adieux. Depuis vingt
ans que nous sommes ensemble, je suis content de vous, je vous
ai toujours trouvés au chemin de l'honneur ! » Après quoi il em-
brassa les aigles , et il descendit d'un pas ferme et tranquille ce
même escalier de Fontainebleau.
Ainsi se séparèrent à cette place l'empereuret la grande armée,
pour aller mourir çà et là, les uns et les autres , dans la même
tristesse , dans la même gloire , dans le même abandon.
Pendant que je me livrais ainsi à tousies souvenirs qui m'assié-
geaient en foule , un nuage passa sous le soleil , un léger nuage
de printemps ; quelques gouttes d'une pluie chaude de printemps
tombèrent sur ces beaux uniformes, qui n'en parurent que plus
brillants. Cependant mon pauvre habit noir ne pouvait guère ré-
sister à la pluie , même la plus légère ; et déjà je cherchais des
yeux un abri , quand soudain , de toutes parts , je vis accourir à
moi de beaux messieurs tous brodés en or et en argent, en belles
palmes , en épée.— Viens par ici ! me disait l'un.— Je vais te con-
duire à une bonne place , disait l'autre.— Si tu avais seulement
une petite broderie au collet de ton habit , ajoutait un troisième,
tu viendrais avec nous sur le balcon du roi I Moi , tout étonné de
voir de beaux messieurs me parler ainsi, je les regarde, je les ad-
mire , et ma fui, je les reconnais tous; ce sont mes amis! Et
parmi eux , avec une belle croix de commandeur de la Légion-
d'Honneur, et bien méritée, mais toujours bon et se.niable,
M. le baron Taylor qui revient d'Espagne, tout chargé de chefs-
d'œuvre. — Allons donc , puisque vous le voulez.— Et je le suis ;
et me voilà à la plus belle place, à l'abri, dans un petit cabinet à
deux fenêtres. Une de ces fenêtres donnait sur le balcon du roi ,
4.
42 REVUE DE PARIS.
l'autre fenêtre sur la cour du château. Ainsi devant moi je devais
avoir le cortège de la princesse, pendant qu'à ma gauche je pour-
rais suivre tous les mouvements de celle cour, si on peut appeler
de ce nom gothique la réunion spontanée des bourgeois les plus
influents de notre pays.
Quatre heures allaient sonner, l'attente était générale, l'impa-
tience était à son comble. L'exactitude étant la politesse des rois,
on en tirait la conséquence qu'elle était aussi la politesse des
princesses ; mais le moyen d'être exacte pour cette jeune femme,
retenue à chaque pas de celte marche triomphale par les popula-
tions avides de la voir? Pendant que nous attendions, nous aussi,
un de mes amis brodés me demanda si j'avais vu le trousseau de
la princesse.— Non , lui dis-je, je ne connais du trousseau que
les merveilleux éventails de Roqueplan.
— Moi, dit mon ami, je suis plus avancé que toi ; j'ai tout vu,
et fort à l'aise , car j'étail seul dans les beaux appartements du
prince; et si le roi n'était pas venu me déranger , je crois que j'y
serais encore à tout admirer.
Or, cet ami qui me parlait ainsi, bien qu'un peu plus brodé que
moi , est , à tout prendre , un homme aussi peu considérable que
je le suis moi-même. Comment était-il entré dans l'intérieur de
ce palais, qn'on me faisait si formidable? 11 allait me le dire , et
j'écoutais , tout en restant attentif aux moindres bruits venus
d'en bas.
— Oui , dit-il , tu connais bien ce vaste palais ? une fois entré
là-dedans, on se perd; c'est le plus merveilleux dédale qui ait
jamais étonné l'imagination humaine. Ce ne sont que vastes gale-
ries , salles immenses, amphithéâtres , escaliers de géants, mys-
térieux couloirs , douces retraites cachées dans le mur, balcons
de marbre et de bronze; tous les temps, tous les lieux , tous les
arts , tous les monarques sont représentés dans ces murs. Le
xvie siècle y a jeté tousses caprices et toute sa poésie. Louis XIII
et Henri IV y ont laissé leur empreinte italienne et française à la
fois , Louis XIV y porta sa royale grandeur , l'empereur y reçut
cette impératrice qui l'alliait aux rois en le séparant du peuple ;
chacun des pouvoirs qui ont passé dans ces murailles y a ajouté
quelque chose, celui-ci un palais, celui-là une église, le troisième
un théâtre, l'un une galerie, cet autre enfin eut à peine le temps
d'y laisser son nom et son chiffre, après quoi il a été emporté
REVUE DE PARIS. 43
par la tempête , et son nom a été effacé par le badigeonneur.
Dans le palais de Fontainebleau tous les souvenirs se mêlent et
se confondent. Non loin de l'appartement du pape , dans un coin
retiré , où elle fuyait même la clarté du ciel , Mme de Mainienon
s'était creusé une retraite , qu'on peut voir complètement meu-
blée et restaurée. Il y a du sang dans ces murs ; il y a de l'amour,
il y a de la poésie , il y a surtout des mariages. En 1609, César,
duc de Vendôme, le fils de Henri IV et de la belle Gabrielle ,
épousa , dans la Chapelle-Haute, Françoise de Lorraine , duchesse
de Mercœur ; Louis XII , à peine marié, vint passer la lune de
miel à Fontainebleau , et neuf mois après le jeune dauphin y vint
au monde. En 1670 , la nièce du roi, Marie-Louise d'Orléans ,
épousa le roi d'Espagne Charles II , représenté par procureur.
Louis XV y reçut la main de Marie Leczinska , la digne fille du
roi Stanislas. A Fontainebleau , Louis XVIU vint recevoir la du-
chesse de Berri ; à Fontainebleau , Jérôme Napoléon épousa la
fille du roi de Wurtemberg. Que de fêtes magnifiques ! que de
brillants carrousels ! que de vœux et que d'espérances ! Tu cher-
cherais en vain dans tout ce palais un petit coin qui n'ait pas
abrité une tête couronnée ou découronnée, un lit qui ne soit pas
un lit nupital ou un lit de mort. Dans l'appartement du roi, il y
a un méchant guéridon en acajou qui vaut bien 15 francs , acheté
à crédit chez un marchand de meubles d'occasion ; on n'approche
de ce guéridon qu'avec respect. Sur cette table fut signée l'abdi-
cation de l'empereur. Elle conserve encore le violent coup de ca-
nif que l'ex-maitre du monde y laissa, comme fait le lion mourant
avec sa griffe défaillante. Celte table est placée tout auprès d'une
croisée dont les ferrures brillantes ont été forgées par le roi
Louis XVI. Cette chambre même , qui ressemble à un herbier,
tant les murs sont chargés de toutes les plantes de la flore fran-
çaise , fut habitée par Catherine de Médicis. A côlé de cette
chambre , Napoléon a fait construire une galerie en l'honneur
de Marie-Louise. Ainsi sont confondus tant de souvenirs divers ,
tant de grandeurs et tant de misères. Dans cet admirable pêle-
mêle , le moyen de ne pas rester confondu ? Et penses-tu ù mon
admiration, quand je me suis vu libre d'entrer partout, et de
tout voir par mes yeux, et de tout toucher de mes mains , comme
si j'avais été un des maîtres du palais? Parle-moi d'une royauté
ainsi faite qu'on peut entrer chez elle à toute heure de la nuit et
44 REVUE DE PARIS.
du jour. Voilà pourtant un des fruits de l'amnistie : c'est que
même les amis du roi n'ont plus peur et qu'ils le laissent libre d'al-
ler où il lui plaît. On dit que le roi profite de cette liberté avec le
bonheur d'un écolier en vacances. Il va , il vient, il sort , il entre,
il admire ces portes toutes grandes ouvertes ; il n'a jamais vu
rien de si beau. Naguère encore , quand la terreur était dans tou-
tes les âmes , excepté dans son àtne, il trouvait toujours à ses cô-
tés . autour de lui et malgré lui , un gardien qui le suivait des
yeux. Il avait beau renvoyer cet homme , on ne lui obéissait pas.
Il marchait ainsi environné d'une surveillance qui l'obsédait. L'am-
nistie, l'a délivré de cette contrainte ; il a été le premier dont les
fers sont tombés ; ses amis lui oui promis de ne plus trembler
pour lui . et c'est ainsi que tout bienfait porte sa récompense.
Mais pour en revenir à mon histoire , j'étais donc dans ce palais
de Fontainebleau aussi libre que le roi.
Figure-toi mon éblouissemënt , quand après avoir traversé les
vastes appartements du duc d'Orléans, dont la tenture sévère
rappelle cependant toute l'élégance du temps de Louis XIII , je
me trouvai dans les deux salles où est exposé le trousseau de la
jeune duchesse! Sur une extrade est placée la corbeille? celte
corbeille , est un coffre en écaille et en bronze doré d'un travail
merveilleux j les incrustations sont en argent, le xvie siècle ne
désavouerait pas ce chef-d'œuvre; l'estrade est ornée de drape-
ries , de dentelles, de fleurs, et de ces mille gazes flottantes si
chères aux jeunes femmes , et qu'un poète a appelées de l'air
tissu. Le linge est amoncelé d'un seul côté, c'est une montagne
de broderies et de dentelles; sur les porte-manteaux sont placées
des robes sans nombre; les écharpes d'Alger, les chapeaux aux
plumes flottantes j les douze cachemires n'occupent pas une place
méd ocre dans cette exposition conjugale; en voici un vert-émir,
à palmes brodées d'or, pour lequel se damneraient toutes les fem-
mes d'Europe : c'est la reine d'Angleterre qui l'envoie. Juge, s'il
te plaît , de cette main et de ce pied par les gants et par les sou-
liers que voici, gants et souliers d'un enfant de quinze ans; ils
ont été faits sur la main et sur le pied de la princesse. Le velours,
le satin, les rubans , tous les infinis détails d'une passion royale,
ne manquent guère ; mais il faudrait être une femme , une femme
jeune et belle , une femme sans passion , une femme de Paris ,
pour tout comprendre et peur tout voir.
REVUE DE PARIS. 45
Ai-jeparlé de la robe de mariage en dentelles ? et des mouchoirs
de poche tout brodés et garnis d'une valencienne haute comme la
main , et des turbans de l'Afrique ? et du manchon de plume d'ai-
grette? et des voiles où brillent , surmontés de la couronne, les
chiffres entrelacés des deux époux , F. P. H. 0. ; Ferdinand-Phi-
lippe , Hélène , d'Orléans?
Non ! c'est à peine si je puis te parler du nécessaire en vermeil ,
des vases d'or, de la toilette, de l'écritoire gothique, du porte-bou-
quet dans le style de la renaissance. Au reste, tu le sais, on peut se
fier, pour toutes ces recherches, au goût éclairé du duc d'Orléans.
C'est un habile et ingénieux antiquaire; il comprend a merveille
l'élégance des vieux siècles, il sait combien un vieux meuble gothi-
que est bienséant à la jeunesse et à la beauté, et pour peu que la du-
chesse sa femme aime les bois sculptés, les dorures, les vieilles tapis-
series, tout le luxe massif d'autrefois, elle n'aura rien à désirer.
Il y avait aussi un véritable amas de perles , rubis , diamants ,
pierreries de toutes sortes ; une parure en brillants, une parure
en brillants et en rubis , les brillants et rubis d'une nuance si par-
faite qu'il était difficile de les distinguer les uns des autres ; une
parure en perles fines, six bagues, sans compter l'anneau du
mariage , tout à côté de la médaille d'or.
Mais dans cet amas admirable de richesses de toutes sortes , ce
que j'ai admiré le plus , et ce que tu as admiré autant que moi ,
sans doute, ce ne sont ni les diamants, ni les perles , ni les ca-
chemires , ni les dentelles , ni les broderies , ni les fleurs , ce sont
trois éventails , dont l'idée seule est une idée royale , sans parler
de l'exécution , qui est digne de l'idée.
Tu as vu au salon dernier un charmant tableau de Roqueplan,
Cosme de Médicis se promenant dans la campagne de Flo-
rence , et lu as admiré cet éclatant paysage , ce beau ciel , ces
eaux limpides , cette poétique et transparente nature. Roqueplan
est , à coup sûr, un merveilleux artiste, parfaitement habile à
reproduire tout ce qui est la jeunesse , fleur ou soleil, joie et
printemps , amour et bonheur. Il n'est jamais plus à Taise que
lorsqu'il est resserré dans un petit espace , et alors il étend à l'in-
fini cette toile exiguë , et il en fait ce que vous voudrez : un lac
immense, une prairie sans fin , une forêt d'orangers et de roses.
Le duc d'Orléans , qui sait très-bien que l'art n'est déplacé nulle
part , que bien au contraire c'est là un des privilèges de l'art ,
46 REVUE DE PARIS.
de relever toutes choses et de charger les meubles les plus futiles
de ses inventions infinies , avait pensé , depuis longtemps , à de-
mander à Roqueplan les éventails de la jeune duchesse ; mais le
succès du dernier tableau l'intimidait. Il n'osait pas prier le pin-
ceau qui avait fait ce chef-d'œuvre, de peindre un éventail. Mais
enfin il se rappela que BenvenutoCellini ciselait les bagues de la
duchesse d'Élampes , que Raphaël dessinait des reliures de livres,
que Michel-Ange a peint des assiettes , que Bernard Palissy ne
dédaignait pas d'être un potier de terre glaise , que Petilot fai-
sait des portraits pour des tabatières , et Watleau des paysages
pour la manufacture de porcelaine de Sèvres ; en conséquence ,
il demanda à tout hasard , à Roqueplan , un ou deux éventails
pour la corbeille nuptiale ; Roqueplan, qui a bien de l'esprit
quoiqu'il ait un grand talent, consentit à tout ce que voulait le
prince. Il ne fit pas un éventail , il en fit trois , dont voici le su-
jet : le Mariage de la Vierge; c'est un délicieux petit tableau
sur un fond d'or et dans le geure bizantin ; les Amours pein-
tres (l'amour fait le portrait de la princesse), c'est une fraîche
et riante esquisse digne de Watteau ; la Promenade au parc ,
c'est un charmant paysage. Le parc est tout chargé de beaux ar-
bres , le château se dessine dans le lointain , une haute terrasse ,
un grand vase, des balustrades, de longues allées, où se joue le so-
leil sur les feuilles tremblantes et resplendissantes comme des mi-
roirs ; sur le devant , une belle dame avenante et galante donne
le bras à un raffiné d'honneur et salue d'un signe de tête un élé-
gant cavalier qui passe ; des plumes , des velours , de l'acier, de
la soie , voilà l'affaire !
A ces trois petits chefs-d'œuvre , il faut joindre deux éventails
de M. Clément Boulanger, les Noces de Cana, et le Repos de
chasse. Les Noces de Cana ne valent pas le tableau de Jeau
Stein , cette admirable orgie hollandaise , dans laquelle se rue
toute cette foule de manants et de belles dames, enchantés etsur-
pris de voir l'eau changée en vin • mais, évidemment , le dessin
de M. Boulanger a été inspiré par le souvenir de celte belle pein-
ture. Dans le Repos de chasse , des bohémiens, des bouffons et
des nains égaient de leur mieux un jeune prince et sa femme,
qui font halte dans la forêt. La monture de ces éventails est di-
gne de tout le reste ; l'or et l'ivoire , et les plus fines sculptures,
encadrent à. merveille tous ces frais paysages, toutes ces scènes
REVUE DE PARIS. 47
riantes. Honneur au jeune homme qui comprend ainsi les beaux-
arts, et qui s'en sert comme s'en servait le roi François Ier!
Ainsi me parla mon jeune ami dans tout l'enthousiasme de son
cœur. II était d'autant plus digne de foi en ceci , que c'est un es-
prit naturellement sceptique et railleur, qui comprend la véri-
table grandeur comme tous les bons esprits , mais qui voit d'un
coup d'œil tout ce que la grandeur a souvent de faux et de misé-
rable. — Et , lui dis-je , comment s'est terminée ta singulière
inspection? On m'a dit que la reine avait présidé elle-même, et
avec une sollicitude toute maternelle, à tous ces riches détails,
et qu'elle n'avait voulu permettre à personne , pas même au roi,
de venir la troubler dans cette fête qu'elle préparait à sa belle-
fille. — Celui qui t'a dit cela, me répondit mon ami, était bien
informé. En effet , il y avait a peine deux ou trois heures que
j'étais là à tout admirer , quand j'entendis frapper légèrement à
la porte opposée. Un autre que moi aurait répondu : « Entrez! »
mais je me retirai , sans rien dire , par où j'étais venu , et je fis
bien. En effet, c'était le roi qui venait voir , lui aussi incognito ,
toutes ces merveilles ; et je crois bien qu'il n'avait pas la permis-
sion de la reine plus que moi.
Ce récit finissait à peine que soudain un cri : Aux armes ! se
fait entendre ; des cris de vive le roi ! s'élèvent de toutes parts.
On s'empresse , on se pousse , on regarde ; c'étaient le duc d'Or-
léans et le duc de Nemours qui venaient eux-mêmes annoncer au
roi leur père l'arrivée de la princesse Hélène. Le duc d'Orléans
était parti le malin même pour aller présenter à sa fiancée , à
Meltin , sa maison civile et militaire , les dames de la princesse
et ses chevaliers d'honneur : Mme de Lobau , de Chanaleihes , de
Monlesquiou , d'Hautpoul ; MM. de Fiahaut , de Coigny , de Tré-
vise, de Praslin , le général Baudrand , le général Marbot, le
colonel Gérard, le duc d'Elchingen , de Montguyon , Berlin de
Vaux, Chabaud-Latour, Asseline , le secrétaire du prince, de
Boismilon, son précepteur et son plus vieil ami, comme il le
dit à la princesse. — Aimez-les , madame , lui dit le prince , ce
sont mes amis; ils ne m'ont pas quitté depuis sept ans , et ils ont
partagé constamment ma bonne et ma mauvaise fortune. Cette
troupe brillante accourait en toute hâte , et il était facile, même
aux regards les moins exercés , de lire sur tous ces jeunes vi-
sages qu'ils revenaient heureux et fiers de leur nouvelle conquête.
48 REVUE DE PARIS.
La figure du duc d'Orléans respirait surtout la joie la plus vive.
I! avait vu sa jeune femme, et il revenait content d'elle et plein
d'une noble assurance. Us entrèrent ainsi chez le roi au milieu
des félicitations générales et des acclamations de la foule. Rien
qu'à voir le jeune prince si heureux . la foule , avec ce merveil-
leux instinct qui ne la trompe jamais, avait deviné la jeune et
belle personne qui allait venir.
Il était six heures quand le prince arriva au palais. De quart
d'heure en quart d'heure accouraient, de toute la vitesse de leurs
chevaux , des messagers apportant des nouvelles. La princesse
arrivait , mais elle marchait lentement. Elle était arrêtée par les
discours . par les vers . par les fleurs, par les gardes nationaux,
par les jeunes filles vêtues de blanc , par toutes les populations
qui se pressaient sur son passage. Elle avait pour tous un regard,
un salut, un sourire, une parole ; elle parlait la plus belle langue
français»*, la langue du Versailles de Louis XIV; elle voulait arri-
ver , et cependant elle ne voulait pas hâter sa marche , tant elle
avait peur de manquer de reconnaissance pour tous ces braves
gens qui accouraient sur son passage. A chaque instant arrivait
un nouveau courrier. Ce courrier était d'un effet très-pittoresque.
L'un d'eux surtout, jeune et vigoureux gaillard, le fouet en main,
arrive sur son cheval jusqu'au bas du perron, il monte l'escalier
en agitant les rubans de son chapeau ; en même temps , par l'es-
calier opposé , montait d'un pas humble et calme le chapelain du
château; le chapelain portait son parapluie sous son bras; sa
démarche calme et simple . sa soutane noire , sa douce figure ,
faisaient un admirable contraste avec l'habit brodé, les cheveux
poudrés , l'air animé , le pas bruyant du jeune messager, lu
peintre qui était lu , saisit à merveille le contraste des deux per-
sonnages. — C'est admirable ! disait-il ; quel tableau î Ici des
briques , là des pierres de taille , des canons et des hussards; un
prêtre en soutane, un postillon \ètu de peau et de velours; sur la
galerie, tous les uniformes de la Fiance; des croix, des plaques,
des cordons muges, des broderies de toutes couleurs, des vieillards
chargés d'ans et de gloire . dis jeunes gens pleins d'avenir, des
enfants jeunes et vifs comme le salpêtre, et de belles jeunes filles
si réservées et si modestes, qu'on se demande avec respect si ce
sont bien là . en effet , les tilles d'un roi ! Quel tableau ! Il ne
manque qu'une chose , ajoutait le peintre en souriant, une chose
REVUE DE PARIS. 49
que regrettent comme moi tous les peintres contemporains: le
cordon bleu.
Là-dessus s'établit , à propos du cordon bleu , envisagé sous le
rapport de l'art, une dissertation pleine de goût ; on disait que le
cordon bleu reposait merveilleusement le regard , qu'il tranchait
de la plus heureuse façon du monde sur la plupart des unifor-
mes , qu'il jetait dans un tableau une clarté favorable , qu'il était
très-utile au peintre pour rappeler la couleur du ciel , et mille
autres raisons excellentes qui n'avaient rien de politique, et qui
n'en étaient pas moins d'excellentes raisons.
De nouveaux venus, pour nous faire paraître l'attente moins
longue , apportaient des anecdotes qu'ils avaient recueillies sur
ce voyage. A la Ferlé-sous-Jouarre , oU la royale fiancée devait
s'arrêter une nuit , un riche propriétaire de la ville s'empressa de
mettre sa maison à la disposition de la princesse. La maison était
belle , mais peu convenablement meublée pour une duchesse
d'Orléans. Aussitôt la liste civile envoya ses fourgons. Toute la
maison est tendue de tapisseries magnifiques, on suspend des
lustres au plafond , on pare les salons et les chambres à coucher
des plus beaux meubles ; les lits somptueux , les meubles de soie,
les tentures magnifiques , font de cette maison bourgeoise la
maison d'un prince. Le lendemain , quand la princesse est partie,
le propriétaire de la Ferté-sous-Jouarre a été prié , de la part du
roi , de ne pas dégarnir sa maison , mais au contraire de garder
tout ce mobilier royal, en faveur de sa bonne hospitalité.
On allait entamer encore une histoire, quand enfin ( sept heures
sonnaient à l'horloge du château , et le soleil couchant jetait sur
toute cette scène attendrissante son rayon le plus calme et le plus
doux) , accourent en éclaireurs quelques cavaliers de l'escorte :
la princesse arrive enfin ! Elle est aux portes de Fontainebleau ;
elle traverse au pas ces rues garnies de drapeaux tricolores ; une
immense acclamation s'élève dans la ville ; le château lui répond
par les mêmes vivat! Les tambours , les trompettes, les clairons,
les chevaux, les hommes,. tout s'ébranle à la fois; en même temps
le vaste escalier, garni d'orangers , se couvre de brillants uni-
formes; toute la France, dans ses plus grandes illustrations,
était représentée sur ces marches de pierre ; ambassadeurs ,
maréchaux de France , ministres , pairs de France , députés ,
magistrats , ils étaient tous représentés à celte fêle nationale. Là
6 5
50 REVUE DE PARIS.
aussi , c'était une confusion admirable et pleine d'intérêt, M. de
Talleyrand non loin de M. de "Werther, M. le duc de Dalmatie
auprès du comte Gérard , M. Jacques Laffitle et M. Guizot ;
M. l'évêque de Maroc à la tête si belle , et M. Ary Scheffer , le
grand peintre de Marguerite : le roi des Belges et le comte de
Rantzau , le duc de Broglie, et M. Lefort , maire du premier ar-
rondissement ; M. de Montalivet et M. Thiers. En même temps
accouraient les dames . mais seulement les dames de la princesse
dans leurs plus beaux atours ; l'instant d'après toute la famille
royale , impatiente et ne pouvant attendre plus longtemps , ac-
courait sur le perron, le roi, le duc d'Orléans, le duc de Nemours,
en habit d'officier-général , le prince de Joinville , lieutenant de
vaisseau , le duc d'Aumale , sous-lieutenant d'infanterie légère ,
M. le duc de Montpensier, simple chasseur de la garde nationale.
Enfin , tout au bout de la cour, au milieu de ce bruit et de ce
silence également inquiet et agité, vous voyez paraître le cortège
de la princesse. Tous les regards , tous les cœurs , sont tournés
vers une seule voiture 5 celte voiture dorée , traînée lentement
par huit chevaux magnifiques , harnachés comme pour un roi
qui reviendrait de la guerre. En ce moment solennel , l'émotion
de la fou'e était à son comble ; on allait donc la voir cette jeune
femme tant attendue, tant désirée ! on allait donc savoir enfin ce
qu'il fallait penser de ces louanges et de ces oulrages !
A mesure que la princesse approchait, le duc d'Orléans, le duc
de Nemours , les femmes , les hommes , descendaient lentement
le triple escalier pour aller au devant d'elle , et c'était là un
grand spectacle que bien peu de gens ont pu voir , car les uns
jouaient leur rôle dans ce drame muet et éloquent, et les autres,
tout entiers à la même pensée , ne regardaient que celte voilure
qui s'avançait. Ainsi le roi est resté seul, au sommet de l'escalier,
avec la reine, et à grand'peine il contenait son émotion. C'était
beau à voir ; cet homme si ému , si agité, qui voudrait suivre ses
fils et ses amis , et que retient un reste d'étiquette ! Derrière le
roi se tenait la reine; on devinait son émotion plutôt qu'on ne la
voyait. La princesse , le duc d'Orléans et son cortège sont arrivés
en même temps au bas de l'escalier: une évolution mililaire,
commandée par le colonel Braek , n'eût pas mieux fdit. Aussitôt
s'ouvre la portière de cette voiture , et soudain descend une
jeune et belle personne , à la taille élégante et fine. Elle prend à
REVUE DE PARIS. 51
peine le temps de saluer à droite et à gauche , puis elle s'élance ,
entraînant avec elle le duc de Nemours, qui lui donne la main ,
et avec la légèreté de ses vingt ans elle monte jusqu'au roi , qui
lui tend la main ; elle saisit cette main qu'elle veut porter à ses
lèvres j mais le roi lui ouvre ses bras , et elle s'y précipite. En
même temps toute cette belle famille entoure cette nouvelle sœur
qui lui vient de si loin , et si disposée à se laisser être heureuse.
On l'entoure , on l'embrasse , on lui présente tous ses frères ,
toutes ses sœurs , ces jeunes gens , ces enfants , cette reine des
Belges , cetle princesse Clémentine qui lit et qui aime les jeunes
poètes , cette princesse Marie qui est un grand artiste , et qui
vient d'envoyer l'autre jour sa propre statue, faite par elle-même,
au musée de Versailles. Et la reine donc ! Elle était à demi-cachée
dans l'embrasure de la porte ; on lui a enfin abandonné sa nou-
velle fiile ; et alors , oubliant qu'on les regardait , ces deux
femmes se sont embrassées l'une l'autre avec une effusion toute
maternelle et toute filiale. Et quelle mère plus noble, plus géné-
reuse , plus remplie de courage , de grandeur d'àme et de mo-
destie, pouvait remplacer votre mère, Hélène de Mecklembourg !
L'effet de cette scène a été immense , imposant , solennel. Bien
des paupières ont été mouillées, qui n'avaient pas été humides
depuis longtemps. Bien des cœurs ont été émus, étonnés eux-
mêmes de leur émotion. L'enthousiasme était si grand , si univer-
sel , qu'il faisait silence de toutes parts. La foule s'est écoulée
comme si elle eût voulu laisser à son bonheur toute cette heureuse
famille 5 même la suite du roi a attendu sur l'escalier de pierre,
ne voulant pas troubler ces embrassements.
Dans le premier moment, cette jeune princesse si attendue ,
on n'avait pas songé à la regarder ; on avait regardé le roi , la
reine , toute cette scène si remplie de majesté royale et de bon-
heur domestique. Cependant chacun disait que la jeune princesse
avait une taille souple et fine , le pied petit , la main mignonne ,
le cou très blanc , les cheveux d'une belle couleur, l'œil vif et
spirituel ; avant de la voir, on la croyait belle sur parole ; on l'a-
vait entrevue à peine , et déjà on était sûr qu'elle était belle.
Plus tard , avant le dîner , après s'être reposée quelques in-
stants dans son appartement , la jeune princesse a reparu dans le
salon de la reine , où le roi lui-même lui a présenté les dames in-
vitées : M»0 ia comtesse de Flahaut , Wme la comtesse de La-
52 REVUE DE PARIS.
borde , Mme la comtesse Durosnel , Mme la duchesse de Tré-
vise , Mmtf la duchesse de Coigny , Mme la baronne de Bertois ,Mma
la baronne Delort , Mme la comtesse de Colbert, Mmela baronne
de Marbot , Mme la marquise de Praslin , M11^ de Lobau , Dela-
borde,de Cbanterac , de Flahaut , de Sainle-Aldegonde. A huit
heures et demi , le roi , la famille royale et tous les conviés à cette
noble fête se sont mis à table; la table éiaitde deux cent cin-
quante couverts. Le roi avait à sa droite La princesse Hélène, à sa
gauche la reine des Belges ; M. le duc d'Orléans était à la droite
de la princesse , le roi des Belges auprès de la reine des Fran-
çais , Mme la grande-duchesse douairière de Mecklembourg ù côté
de M. le duc d'Orléans , Mme la comtesse Mole à côté du duc d'Au-
male , M. le Baron de Werther , ministre de Prusse , auprès de la
grande-duchesse de Mecklembourg. Mrae de Werther auprès du
prince de Joinville ; M. le prince de Talleyrand , Mme la duchesse
de Dino, M. le chancelier, les maréchaux, les ministres, M. le
président de la chambre des députés , la duchesse de Dalmatie ,
la maréchale Gérard , la maréchale Maison , le duc et la duchesse
de Broglie , le général Athalin , le duc de Caslries , occupaient les
places les plus rapprochées de la famille royale.
A dix heures , un feu d'artifice a été tiré auprès du bassin du
grand parc ; les chiffres F. H. n'avaient pas été oubliés , et bril-
laient dans les airs. Mais je vous parle du banquet et du feu d'ar-
tifice par ouï-dire : ce n'est pas mon affaire , c'est l'affaire des
historiens officiels j je veux vous raconter simplement ce que
j'ai vu.
C'était le lendemain de ce jour si rempli d'émotions et d'inquié-
tudes de tous genres. C'était le jour du mariage ou plutôt des trois
mariages du duc d'Orléans et de la princesse Hélène de Mecklem-
bourg.On disait que la fête serait brillante et solennelle, et que
jamais les magnificences de Fontainebleau n'auraient paru avec
plus d'éclat ; on disait aussi que l'accès du palais était impossible ,
et que nul, excepté les invités du roi , n'aurait le droit de péné-
trer dans ces murs. Cependant confiant dans ma fortune, je me
préparai à tout hasard. Il était sept heures du soir , déjà le pa-
lais s'illuminait de toutes parts. Chaque porte , chaque croisée de
cet amas de châteaux resplendissait d'une clarté inaccoutumée. A
voir ainsi s'illuminer peu à peu ces vastes galeries, on eût dit
que tous les siècles qui avaient aimé , qui avaient prié , qui
REVUE DE PARIS. 53
avaient souffert , qui étaient morts dans ces murs , sortaient l'un
après l'autre de leur oubli , et revenaient dans leurs plus beaux
atours , dans leur plus glorieux appareil , y passer encore une
nuit de fête et de gloire , de plaisir et d'amour. Certes , ce soir-là ,
il ne fallait pas être un grand poëte pour ranimer toute cette his-
toire éteinte : avec une âme un neu clairvoyante , il eût été facile
de reconnaître à travers les vitres gothiques delà galerie de Fran-
çois 1er, le roi chevalier présidant aux fêles brillantes , et tout
au sommet de l'escalier , la sombre figure de Napoléon partant
pour son exil de l'ile d'Elbe. François 1er et Napoléon Bonaparte,
voilà en effet les deux maîtres du palais de Fontainebleau , voilà
les deux fantômes qui reviennent le plus souvent dans ces murs,
dans ces galeries , dans ces mille chambres muettes , et alors qu'ils
doivent être étonnés, le roi et l'empereur, de retrouver debout tout
leur ouvrage ! Depuis si longtemps leur palais était en ruines! Les
murs s'affaissaient sur eux-mêmes, les plafonds s'en allaient en
lambeaux, les armoiries de tant de rois avaient été sisonvent grat-
tées , replacées et regrattées sur la pierre, que la pierre était percée
à jour ; on avait fait une si rude chasse aux aigles , on avait arra-
ché tant de fleurs de lis, on avaltbrisé tant d'emblèmes, on avait ef-
facé tant de chiffres d'amour, que parmi toutes ces destructions im-
pitoyables , il était impossible de rien retrouver que des murs sans
nom, des passages sans souvenirs, des salons sans honneurs, des
autels sans encens, des boudoirs sans parfums , des cadres vides ,
des trônes brisés, toutes sortes de royautés indignement sacca-
gées , gaspillées , rouillées , anéanties ! L'ombre des anciens maî-
tres de Fontainebleau se promenait tristement parmi les ruines
lamentables , et plus les années s'amoncelaient sur les années,
plus les ruines s'amoncelaient sur les ruines. Mais aujourd'hui
tout se relève , les fondements ébranlés se rassurent , les escaliers
écrasés par tant de grandeurs passagères se raffermissent dans
leurs bases , les statues couchées par terre remontent sur leur
piédestal, les portraits rentrent dans leurs cadres, le vieux plâtre
des salons est chassé comme la poussière , et derrière cette cou-
che immonde , reparaissent dans leur éclat tout nouveau des
chefs-d'œuvre; de trois siècles. C'en est fait , la restauration est
complète au dedans et au dehors. Les plafonds s'animent comme
les murailles , les portes de sapin ont fait place aux portes de
chêne , le papier peint s'en Ya et cède la place au tableau d'hià-
5.
54 REVUE DE PARIS.
loire ; l'écho répèle de nouveau des noms sonores ; les caves se
remplissent et aussi les bûchers ; les meubles sont rendus au ve-
lours et à la dorure , et les vers regrettent leur proie ; on remet
aux fenêtres les vitraux gothiques , on relève les cheminées abat-
tues ; on retrouve , avec le soin minutieux et la patience exacte
de l'antiquaire, les moindres détails de cette fine sculpture qui
changeait le bois en chefs-d'œuvre , la pierre en dentelles , le
marbre en belles femmes et en héros. La mosaïque reparait éter-
nellement jeune et brillante, et elle sort plus fraîche que jamais
du parquet de chêne qui la couvrait comme un cerceuil. Partout ,
du haut en bas de ces immenses murailles , s'est portée la même
main réparatrice et attentive ; partout a reparu l'or , la couleur ,
l'émail, le marbre, la piene, l'écaillé, l'ivoire, l'argent, la
laine , le velours. C'était, il y a six ans , une demeure désolée et
livrée à tous les vents du nord ; aujourd'hui, c'est un palais ma-
gnifique, digne des plus grands rois. Aussi l'étonnement est im-
mense parmi les ombres royales. Qui donc a réparé mes galeries?
s'écrie François 1er ; gloire à lui , il a replacé sur les murs mes
armoiries et le chiffre de ma belle maîtresse ! Qui donc a relevé
l'escalier de Fontainebleau et sauvé les moindres vestiges de mon
passage? s'écrie l'empereur ; gloire à lui î il n'a pas eu peur des
aigles , des souvenirs, non plus que des couleurs de la grande
armée. Ainsi parlent entre elles ces ombres consolées. En même
temps, à l'heure|de minuit, reparaissent, légères comme des om-
bres heureuses , toutes les femmes qui régnèrent un jour dans ces
royales demeures. Elles glissent doucement sur ces tapis moelleux ;
elles prennent place sur ces trônes relevés; elles se reposent sur
ces sophas redorés; elles sourient à leur beauté dans ces glaces
de Venise qui les reflétaient si belles ; elles dansent en chœur sous
ces voûtes charmantes où tout leur rappelle leurs beaux amours
d'autrefois. Belle et grande tâche , en vérité ! Sauver les ruines ,
sauver les gloires , sauver les souvenirs de son pays ; aspirer plu-
tôt au litre de conservateur qu'au titre de créateur ; peu fonder,
mais tout sauver; être plus fier de tirer un château de sa ruine
que de l'élever tout neuf et de mourir en le laissant imparfait;
mettre à profit tout le luxe , toutes les entreprises , toutes les fo-
hts , toutes les dépenses royales de trois siècles; arriver ainsi au
plus admirable résultat qui ait jamais couronné l'œuvre des plus
grands architectes , c'est-à-dire achever tous les monuments corn*
REVUE DE PARIS. 55
mencés; le même jour,rendre à lacolonne son empereur, Louis XIV
à Versailles , François Ier à Fontainebleau , Mademoiselle au châ-
teau d'Eu , le roi aux Tuileries , et le lendemain , aspirer pour
tout repos à la gloire d'achever le Louvre , et tous ces efforts
incroyables , toutes ces entreprises menées de front , tout cela au
milieu des partis qui s'entrechoquent, dans l'émeute, dans la
guerre civile , dans les désordres, sous le poignard de l'assassin ,
voilà ce qui s'appelle vouloir et pouvoir !
J'en étais là de ma méditation et j'oubliais le nouveau mariage
qui allait s'accomplir sous ces murs témoins de tant d'hyraénées,
lorsque , par l'escalier sur lequel j'étais assis, vinrent à passer
deux jeunes gens en habits de fête : — Ne venez-vous pas avec
nous ? me dirent-ils ; hàtez-vous donc , on ne vous attendra pas.
Et moi je les suivis , poussé par un sentiment de curiosité poéti-
que que je n'avais jamais éprouvé jusqu'à ce jour.
Mais , grands dieux ! quelle fut mon admiration , je pourrais
dire quel fut mon effroi, quand je me trouvai, presque seul dans
une salle immense, toute resplendissante de l'éclat des lumières !
Ici , la description la plus habile manquerait son effet. Les plus
grands maîtres dans l'art de donner la vie, le mouvement , le feu
et la couleur aux objets qui tombent sous les sens, s'avoueraient
vaincus sans espoir. Il s'agit cette fois , songez à cela ! d'une
salle immense recouverte, du haut en bas , des peintures de ce
grand artiste qui n'eut pas de rivaux dans le plus beau siècle des
beaux arts : le Primatice ! Le digne élève de Jules Romain, Fran-
çois Prircaliccio, fut adressé , jeune encore , au roi François Ier,
par le marquis de Mantoue, à qui le roi de France avait demandé
un peintre pour son château de Fontainebleau. Le grand artiste
arriva suivi d'un grand nombre de statues et de marbres antiques,
puis il commença ces immenses ouvrages qui devaient être l'œu-
vre de sa vie. Le Primatice a décoré le château de Fontainebleau
durant trois règnes , car François 1er le légua à Henri II, Henri II
à François II, et ce palais de Fontainebleau le reconnaît avec or-
gueil pour son architecte, pour son peintre , pour son sculpteur.
Ces fines statuettes, où l'élégance de la forme le dispute au fini
de l'exécution , sont du Primatice; ces ornements d'une infinie et
exquise variété sont du Primatice ; ces meubles , ces fontaines ,
cette orfèvrerie , du Primatice. Partout sur ces murs il a laissé
des traces de son génie ; c'était un habile , un infatigable et ai--
56 REVUE DE PARIS.
dent improvisateur. Il a jeté là toute une armée de figures , et
pas une de ces figure* ne ressemble à une autre figure, et pas un
de ces personnages pastoraux ou guerriers , fabuleux ou histori-
ques, n'a la même pose ; seulement c'est toujours la même no-
blesse , la même manière gracieuse et tant soit peu maniérée du
Parmesan. L'esprit , l'invention , la couleur , la forme , la grâce,
l'habileté, l'audace, toutes les ressources de l'école florentine ont
à peine suffi à ce travail de si longue baleine. Me voila donc au
milieu de la galerie de Henri II, au milieu du Primatice, au milieu
de l'histoire d'Hercule par le Primatice ! Mais ne ne disait-on pas
que ces chefs-d'œuvre étaient perdus , anéantis , et qu'il y a déjà
deux cents ans un grand peintre avait déclaré que la restauration
du Primatice était impossible? Il est là cependant qui règne en
maître ; il est là dans toute sa grâce et dans toute sa vigueur , ce
grand artiste si jaloux de toute renommée qui n'était pas sa pro-
pre renommée, qui fut le premier artiste du temps de Jean Cou-
sin , de Germain Pilon . de Jean Goujon. Il revient au monde , et
de bien loin ; il s'est relevé d'une bien profonde poussière , il est
sorti d'un immense abîme. Toutes ces peintures , retrouvées par
un miracle incroyable de zèle, de patience, d'intelligence, de vo-
lonté et de courage, le temps les avait d'abord effacées de son aile;
était venu ensuite l'ignoble badigeonneur qui avait passé sur ces
nobles couleurs à demi-effacées sa chaux, son mortier, son plâtre,
sa couleur grisâtre et changeante; surle badigeonnage abomina-
ble de cet homme ou de ces hommes , on avait collé ensuite ces
magnifiques tentures en papier peint que l'empire employait alors
avec une triste profusion, et que l'empereur aurait bien dû laisser
aux cafés et aux mansardes de son royaume. Tels étaient les
moindres outrages éprouvés par ces chefs-d'œuvre, sans compter
le temps qui , non moins impitoyable que les hommes , sous le
plâtre , sous la chaux, sous le vernis, sous le papier peint, atta-
quait encore les faibles vestiges de tant de génie.
Eh bien! ainsi effacée, l'œuvre du Primatice a été retrouvée.
Un peintre habile . à peine guidé par quelques linéaments incer-
tains, par quelques gravures incomplètes, a suivi lentement les
faibles traces de ce vigoureux génie. Heureusement le miracle est
accompli du haut en bas de cette immense salle. Toute la vie
d'Hercule se détache de celte muraille avec la vigueur d'un bas-
relief. Le plancher est composé des bois les plus précieux, le pla-
REVUE DE PARIS. 57
fond est chargé d'or et de peintures, la corniche est sculptée avec
un art infini ; à chaque panneau de la muraille , Hercule et ses
travaux, sans excepter Omphale, Omphale qui ressemble à Diane
de Yalentinois. Dans l'embrasure des croisées, le Primatice ; au-
dessus des portes, le Primatice; partout et toujours le Primatice.
Au bout de celte salle , et tout voisins des plafonds magnifiques ,
un immense balcon toul doré est disposé pour un orchestre,- deux
mille bougies dans des candélabres de bronze doré, disposés sur
un double rang, éclairent dignement cette renaissance de la re-
naissance , disons mieux cette résurrection.
Voila pourtant dans quel immense espace, tout rempli d'or, de
lumières et de peinture, je me trouvais égaré. Spectacle d'autant
plus imposant pour moi , que ces mêmes lieux, si magnifiques, je
les avais vus pauvres, nus, dégradés, hideux. Au milieu de celte
immense salle était dressée une immense table ronde, recouverte
d'un magnifique velours brodé de crépines d'or. Un homme entra;
cet homme était velu d'un habit étrange et inconnu , qu'il portait
avec une grâce parfaite, avec irop de grâce peut-être , car cet
habit était une simarre , redoutable habit, porté par tant de ma-
gislrals redoutables. Quand lout fut préparé pour l'auguste céré-
monie, quand le livre où esl inscrit l'étal-civil de la famille d'Or-
léans , qu'on pourrait appeler le livre d'or , fut ouvert à la plus
belle page, le roi entra dans cette salle, et il la traversa lentement,
d'un bout à l'autre, pour venir se placer en face du chancelier ,
dont il était séparé par celle immense table ronde. J'ai vu défiler
ainsi tout le cortège , imposant et magnifique, comme on en voit
dans ses rêves ou dans les contes tes M Me et une Nuits. Toute la
maison du roi, loule la maison des princes, dans leur plus magni-
fique appareil, suivaient lentement le roi, qui les conduisait. En
même temps, les dames de la reine et des princesses , la maison
du roi et de la reine des Belges, la maison de la grande-duchesse
douairière, les témoins du prince royal , les témoins de la prin-
cesse Hélène, les ministres, les maréchaux, les pairs, les députés,
le corps municipal, les généraux, tous les invités à cette fête ,
entouraient la famille royale. Aux deux côtés du roi se tenaient ,
debout comme lui, M. le duc d'Orléans et sa royale fiancée ; à
droite, la reine des Français, le roi des Belges, le duc de Ne-
mours , le prince de Joinville, le duc d'Aumale et le duc de Monl-
pensier ; à gauche , la grande-duchesse , la reine des Belges, la
58 REVUE DE PARIS.
princesse Marie , la princesse Clémentine, Mme la princesse Adé-
laïde ; de l'autre côté de !a table M. de Montalivet. M. Mole, 11. de
Salvandy, tout le ministère de l'amnistie, le chancelier de France,
le grand-référendaire, l'archiviste de la chambre des pairs ; à
droite et à gauche du roi , dans le second hémycicle formé par la
table , les témoins du mariage.
Pour le prince royal : les quatre vice-présidents de la chambre
des pairs, le président et les quatre vice-présidents de la chambre
des députés, le maréchal Soult. le maréchal Gérard, grand-chan-
celier de la Légion-d'Honneur , le maréchal Lobau , commandant
de la garde nationale de Paris , le prince de Talleyrand.
Pour I a princesse Hélène : le comte de Rantzau , M. Bresson et
le duc de Choiseu!. La maison du roi, la maison des princes,
étaient placées derrière la famille royale ; les dames se tenaient
debout du côté opposé , derrière le chancelier. Le plus profond
silence régnait dans toute la sale. Pas un murmure, pas un mou-
vement, pas un geste. On eût d.t quelque tableau de l'histoire de
Louis XIV descendu dei murailles de Versailles, et dont les im-
posantes figures se seraient détachées Tune après l'autre du ca-
davre magnifique où elles sont renfermées.
Au milieu de ce silence solennel, le chancelier, d'une voix grave
et imposante, lut la formule de mariage : Très-haut et très-puis-
sant seigneur, etc., ella question d'usage : J cceptez-vous pour
épouse la princesse Hélène? Le duc d'Orléans , se tournant vi-
vement vers son père, a paru lui demander une dernière fois son
consentement royal; le roi a fait un geste affirmatif , et alors le
duc a répondu d'une voix ferme : — Oui, monsieur ! La voix de
la princesse était moins assurée, et elle a répondu avec beaucoup
de douceur : — Oui, monsieur! En même temps, le chancelier
prenait les ordres ciu roi : — Très-haut, très-puissant et très-
excellent prince. Quand toutes les cérémonies ont été accomplies,
M. le chancelier a déclaré à haute et intelligible voix que le prince
royal , duc d'Orléans, était uni en légitime mariage avec la prin-
cesse Hélène de Hecklembourg. En même temps , M. !e grand-
référendaire a porté le registre à la signature de la Famille royale.
Les deux époux ont signé d'abord et d'une main ferme; le roi a
signé ensuite, puis le roi des Belges , puis les deux reines, et en-
fin les princes et les princesses. Cela fait , M. le grand-référen-
daire a reporté le registre devant M. le chancelier, quia alors ap-
REVUE DE PARIS. 59
pelé l'un après l'autre tous les témoins du mariage; chacun d'eux
a signé à son tour dans Tordre que nous disions tout à l'heure.
M. le chancelier, M. le grand-référendaire, M. l'archiviste de la
chamhre des pairs, ont clos le registre. A ce moment seulement,
cette muraille d'or et de soie qui entourait la famille royale s'est
animée ; les dames ont salué, la jeune duchesse avec les plus ten-
dres regards et les plus charmants sourires. Mais le roi a repris
la marche, et il a fallu le suivre à la chapelle.
A peine avais-je eu le temps de jeter un dernier coup d'œil sur
celle salle que nous quittions si vite, sur ces tahleaux qu'unissent
entre eux les chiffres enlacés de Henri II et de Diane de Valenli-
nois, sur cette cheminée du plus bel ordre ionique qui se dressait
derrière le roi , toute chargée d'emblèmes, de festons , d'armoi-
ries, de guirlandes, gigantesques chefs-d'œuvre de Philibert De-
Iorme et de Guillaume Rondelet.
Mais le roi nous entraînait à sa suite , il fallait marcher avec
lui. Avant d'arriver à la chapelle catholique , le roi passa par la
galerie de François Ier. Quand la galerie de François Ier sera res-
taurée , comme l'a été la galerie de Henri II , ce sera la plus belle
galerie du château de Fontainebleau , et peut-être du monde en-
tier. Là, en effet , le Primalice n'a pas été seulement un grand
peintre , mais encore il a été un grand sculpteur. Dans la décora-
tion, il ne faut pas que la peinture soit abandonnée à elle-même;
si on veut qu'elle produise tous ses effets, il est nécessaire qu'elle
soit accompagnée de la sculpture. C'est la sculpture qui donne le
relief, c'esl-à-dire le mouvement et la vie , aux chefs-d'œuvre du
peintre. Elle encadre, elle explique, elle accompagne à merveille
la couleur; elle en augmente la force et la grâce. La galerie de
François Ier est le plus excellent exemple du grand effet que peut
produire cette intime union de deux arts qui s'accordent si bien
l'un et l'autre. Mais hélas! de tous les produits de cet heureux
accouplement , il ne reste plus guère sur ces murailles que des
linéaments informes, des figures brisées ou effacées; et de ce
chef-d'œuvre des trois grands arts qui font le plus d'honneur à la
nature humaine , l'architecture , la sculpture et la peinture , il ne
reste plus guère que le souvenir. Ces souvenirs sont encore d'une
grande puissance. Par ce qui reste de ces fragments on juge en-
core de ce qu'ils étaient, et ce qui est plus heureux, on juge ce
qu'ils seront un jour , quand leur tour sera venu de reparaître.
60 REVUE DE PARI5.
Toujours est-il qu'en passant dans'celle galerie de François Ier, on
ne pouvait s'empêcher de penser à tout ce qu'il avait fallu de
peine et de dépenses royales pour rétablir la galerie de Henri II.
La première de ces galeries représente à merveille les misères de
Fontainebleau ; la galerie de Henri II en résume toutes les splen-
deurs.
La chapelle de Fontainebleau reconnaît saint Louis pour son
fondateur, François I^ la fit restaurer dans des proportions plus
larges; Henri IV la fil décorer. Elle a quarante mètres de long sur
huit mètres de large, sans compter les chapelles latérales. Le
pavé est une mosaïque de marbres précieux et de diverses cou-
leurs. Les lambris sont couverts des plus riches ornements de ia
sculpture et de la dorure. Frérainet, le peintre de Henri IV , a
couvert la voûte de magnifiques peintures, heureusement conser-
vées; le maî'.re-aulel est entouré de douze colonnes de marbre ;
quatre anges de bronze le soutiennent. De chaque côté , deux
statues en marbre blanc, saint Louis et Charlemagne. S'il y a
quelque part une chapelle qui , pour le nombre , la richesse, la
variété des ornements . pour la forme et pour la grâce , pour l'é-
légance et pour la richesse, puisse lutter avec la chapelle de Ver-
sailles, c'est la chapelle de Fontainebleau.
La chapelle n'était pas moins éclairée que la galerie de Henri II.
Des lustres sans nombre et chargés de bougies jetaient leur tran-
quille lumière sur les tribunes latérales, sur la tribune de l'orgue,
toutes remplies de spectateurs. L'autel était paré de fleurs; de
beaux tapis des Gobelins recouvraient le sanctuaire; tous les bancs
de chèn" étaient garnis de velours , et chaque prie-dieu avait son
coussin de soie. Le duc d'Orléans menait lui-même sa fiancée à
l'autel. L'exhortation conjugale del'évêque deMeauxfui simple et
très-courte; elle fut écoulé avec recueillement et dans le plus
grand silence. Le greffier de la chambre des pairs ayant remis à
monseigneur l'évêque un certificat de la chancellerie de France,
dans leqmd il était dit qu-i le mariage avait été célébré , l'évêque
bénit les deux époux. Le curé de Fontainebleau, M. Liotard ,
assistait à celle cérémonie, aussi bien que M. Cuvier . le véné-
rable pasteur qui devait célébrer tout à l'heure le mariage
luthérien.
Quand la messe fut achevée . la famille royale quitta l'autel , et
le roi , qui connaît mieux que personne le château restauré par
REVUE DE PARIS, 61
ses soins, conduisit celte noce royale par de nouveaux chemins et
par de nouveaux escaliers . jusqu'à la galerie Louis-Philippe.
Vous dire au juste l'itinéraire de cette marche triomphale, les
escaliers que nous avons montés et les escaliers que nous avons
descendus , il n'y a peut-être que le roi qui saurait le dire. Ces
escaliers étaient tendus de lapis magnifiques, couverts d'oran-
gers en fleurs , chargés de candélabres , resplendissants de mar-
bres et de peintures. Pour aller à la chapelle catholique, le cor-
tège avait traversé la salle des Gardes et l'escalier de François Ier;
pour aller à la galerie Louis-Philippe , il traversa l'escalier d'A-
lexandre et le vestibule de la Porte-Dorée. Dans la salle des Gar-
des , un habile , savant, ingénieux et modeste pinceau, M. Mu-
nich , a rappelé avec un rare bonheur tous les amours , tous les
tournois , toutes les joutes chevaleresques du château de Fontai-
nebleau. Il a placé là tous les emblèmes qui ont honoré ces nobles
murailles : la Salamandre , le Croissant , l'H couronnée , le Soleil
de Louis XIV, l'Aigle et les N de l'Empereur. La cheminée de
celle salle des Gardes est à elle seule lout un édifice ; les orne-
ments de l'escalier du roi sont aussi de M. Munich , M. Abel de
Pujol a fait les deux tableaux ; M. Abel de Pujol , M. Allaux ,
M. Picot et M. Munich, tels sont les principaux restaurateurs de
ce vaste palais, dont l'architecte est , après le roi Louis-Philippe,
M. Dubreuil.
Nous sommes donc arrivés par la roule la plus brillante , en
prenant par le vestibule de la Porte-Dorée (autre chef-d'œuvre
du Primatice, naïf chef-d'œuvre) dans la galerie Louis-Philippe.
Toute cetle galerie , qui est magnifique , est construite dans le
style de la renaissance ; des colonnes de l'ordre dorique soutien-
nent la voûte et le plafond, des glaces d'une vaste dimension rem-
plissent les intervalles qui séparent les groupes de colonnes ; ces
porles immenses ont été copiées exactement sur une porte du xve
siècle échappée A la dévastation; mais malgré l'habileté de l'imi-
lalion, il est encore facile de distinguer la copie de l'original.
Celte salle d'un caractère sévère , avait été disposée pour le ma-
riage protestant. Sur un autel, recouvert de velours rouge, était
placé un christ entre deux flambeaux ; sur une table , la Bible de-
vant l'autel , un prêtre , ou plutôt un père de famille célébrant le
bonheur domestique. C'était encore un contraste touchant et inat-
tendu. Nous passions des pompes de l'église catholique à la sévé-
6 6
62 REVUE DE PARIS.
rite de Péglise protestante. Le discours de M. le pasteur Cuvier a
duré plus d'un quart-d'heure ; il a parlé simplement , et dans ce
discours il avait tout à fait oublié le prince pour ne se souvenir
que du jeune époux. Il y avait bien de la paix et bien de l'émo-
tion dans ce discours.
Il était plus de onze heures; arrivé à la porte de la chapelle,
le roi a salué gracieusement l'assemblée , puis il est rentré dans
ses appartements , en remontant ce magnifique escalier dont un
roi se contenterait pour son salon. Ainsi s'est terminée cette se-
conde journée . et jamais, que je sache , un journée historique
n'a éîé remplie de plus d'émotions , de plus d'intérêt , de plus de
magnificence et de grandeur.
Il faut voir la forêt de Fontainebleau, le matin de bonne heure,
quand l'oiseau chante, quand lesoleil brille , quand tous les points
de vue s'étendent à l'infini devant vos regards charmés, quand
toutes ces pierres amoncelées sous ces arbres séculaires prennent
raille formes fantastiques, et donnent à la forêt l'aspect de la
plaine où les Titans se battirent contre le ciel. La forêt de Fon-
tainebleau est pleine de mystères , de bruits , de détours , de lu-
mière , d'obscurité. Ce sont des cavernes profondes , ce sont de
petiis sentiers qui serpentent doucement dans l'ombre sur un ga-
zon fleuri , ce sont des flots de sable qui s'échappent du rocher
enlr'ouvert , c'est une goutte de rosée qui tombe en murmurant
doucement d'une inerte montagne ; ce sont mille formes bizarres,
comme il devait y en avoir beaucoup sur la terre après le déluge,
quand les eaux eurent défiguré à plaisir toutes les choses de la
création. A chaque pas que vous faites dans ces mystères , vous
rencontrez quelques-unes de ces nouveautés vieilles comme le
monde , mais dont l'effet est tout puissant. Les artistes, les poè-
tes, les romanciers, les amoureux . ces grands poètes, ont fait de
tout temps de la forêt de Fontainebleau le domaine de leurs rê-
ves. Elle se compose de quarante mille arpents de vieux arbres ;
elle est bornée à l'ouest par la Seine, au midi par le canal de
Briare , elle n'a pas moins de vingt-huit lieues de pourtour; pres-
qu'au centre de celte forêt est situé le palais de Fontainebleau.
Au milieu de cet admirable bouleversement de rochers, de ga-
zons, de vieux chênes dont plusieurs rappellent saint Louis , ou
Charlemagne , ou Ciovis ; dans les fourrés épais, dans les routes
bien sablées .sur les hauteurs inaccessibles , au fond de cesgor-
REVUE DE PARIS. G3
ges profondes, au fond de ces cavernes , au sommet de ces palais
aériens ; loin de la Seine qui brille au loin , ou sur ses bords , à
l'ombrage des pins ou des érables, des bouleaux ou des hêtres ,
des sapins ou des ormes , sur les bruyères , parmi les roseaux ,
sur la mousse ou dans le sable , au cri des corbeaux, aux chanis
joyeux de l'alouette, aux noies plaintives du rossignol, que la
couleuvre étale au soleil ses couleurs variées, ou que le daim s'en-
fuie en bondissant, après avoir jeté un coup d'oeil animé et cu-
rieux , n'oubiiez pas cependant de rechercher les sites favoris des
princes et des poêles , les rochers fameux , les repos de chasse ,
dont l'aspect rappelle les vieilles légendes. Il y a un certain art
pour visiter la forêt comme pour visiter le château de Fontaine-
bleau , au-delà duquel tout est hasard et confusion. Allez donc
pas à pas de la Table du Roi à la Vallée de la Selle , du Rocher de
Saint-Germain à la Mare aux Eves , du carrefour de Belle-Vue à
la Gorge au Loup. Parmi toutes ces horreurs magnifiques recou-
vertes de beaux ombrages , visitez Franchard , la plus boulever-
sée de toutes ces vallées pittoresques. A Franchard on vous ra-
contera des légendes, on vous montrera les ruines d'un monastère,
vous aurez des histoires de saintes et des histoires de voleurs;
puis , en côtoyant un petit lac sur lequel flotte, à l'heure qu'il
est, un jeune chêne de vingt ans, renversé par lèvent, vous
irez admirez la Roche qui pleure.
La Boche quipleure , c'est une haute montagne couchée sans
art entre plusieurs montagnes moins hautes. Autour de celte ro-
che , tout est désolation , silence, aridité. Vous avez soif, rien
qu'à vous voir dans ces sables , sur ces rochers , sous ce soleil.
Mais cependant prêtez l'oreille. Entendez-vous le bruit argentin
d'une goutte d'eau qui tomberait du ciel dans une coquille de na-
cre? Pour l'entendre tomber cette eau limpide, il faut avoir la
tèle calme, la conscience tranquille. Elle ne se révèle qu'aux
bonnes gens qui la cherchent en toute simplicité , cette eau mys-
térieuse et limpide. On dit qu'elle a le secret de soulager bien des
souffrances ; je suis sûr qu'en effet elle pourrait guérir bien des
maux de l'àme , si l'on pouvait , chaque malin , aller l'entendre
murmurer doucement sa plainte inarticulée. C'est étrange cette
perle qui se détache de cette immense roche , cette goutte d'eau
pure qui sort en murmurant de cet énorme granit; on dirait un
vieux soldat qui pleure et qui cache ses larmes. En tout temps et
64 REVUE DE PARIS.
en toute saison, par les soleils les plus chauds, par les plus
froids hivers, la même roche donne éternellement la même goutte
d'eau pure et inaltérable , jamais plus , mais jamais moins.
Il y a encore , parmi les endroits renommés, le Mont d'Henri IV,
le Rocher d'Aron , le Mont-Aigu , les Ventes de la reine , les Éra-
bles , la Table du Roi , la Table du Grand-Veneur; le grand-ve-
neur mène la chasse infernale aux aboiements de ses chiens d'ou-
tre-tombe ; la grande Treille, le village d'Aron , les pressoirs
du roi, le Ronquet du roi , Henri IV et Sully, deux vieux chênes
admirables entre tous les chênes j le rocher des Deux Sœurs, la
Suisse en petit. On va , on vient , on s'arrête ; on se sent si heu-
reux de vivre et de dire bonjour au soleil !
Cependant quinze voitures à six chevaux traversaient la forêt
au pas , au galop , faisant halte, se peidantdans les allées, repa-
raissant l'instant d'après dans des sentiers moins couverts. Calè-
ches , char-à-bancs , landaus , étaient remplis de la foule des pro-
meneurs. C'était le roi et sa famille; c'était la jeune duchesse
d'Orléans et son mari , timide encore , et qui parlait à sa femme
comme il lui eût parlé la veille ; les dames étaient dans quatre voi-
tures , le jeunes gens étaient à cheval. C'était un bruit , c'étaient
des éclats de rire , c'étaient des gros bouquets dont les voilures
étaient jonchées. Tant pis pour les curieux qui auraient voulu
troubler tout cet abandon et toute cette joie de leur regard indis-
cret. Quant à moi, quand je suis dans la forêt de Fontainebleau,
il me faut la forêt tout entière ; je la veux pour moi tout seul.
Vous pensez donc que ces quinze voitures et ces quinze fois six
chevaux , et ces écuyers , et ces officiers , et ces aides-de-camp ,
et cette livrée, et ces princes qui couraient ù cheval, et toute
cette famille royale qui paraissait et qui disparaissait par inter-
valles , et que je pouvais rencontrer à chaque pas , me trou-
blèrent dans ma promenade matinale. Donc , je leur cédai la forêt
tout entière , et je rentrai dans la ville en me rappelant que j'é-
tais encore à jeun.
Pour entrer dans la ville de Fontainebleau, il faut passer au
milieu de lentes habitées par deux beaux régiments d'infanterie
et d'artillerie. A droite du chemin reposent tes canons entre deux
guirlandes de gazon qui remplacent les chaînes de fer ; au-devant
du camp, les artilleurs ont élevé une redoute en terre ; cetle re-
doute est construite au cordeau, au compas, et d'après toutes
REVUE DE PARIS. 65
les règles de l'art, et je vous laisse à penser si cet ornement des
artilleurs faisait l'envie des carabiniers leurs voisins. Qui dit un
camp dit aussi des jardins, des arcs-de-triomphe, de belles rues
sablées, d'innocentes redoutes, un trophée d'armes. Mais com-
ment les carabiniers pourront-ils lutter avec les artilleurs ? Ce
sont d'habiles et ingénieux compères les carabiniers du sixième;
s'ils n'ont pas la science de leurs voisins dans l'art d'élever des
forts, de creuser des fossés, de donner au gazon mille formes di-
verses, ils ont pour eux l'esprit, la recherche, les fines devises,
l'art de tirer parti d'une baguette de fusil , d'un vieux schako ,
d'une baïonnette rouillée, d'une poignée de sabre. Tout leur sert
pour dresser leur trophée , tambours, trompettes , bonnets de
police; le trophée est tout recouvert de mousse, sur la mousse
sont écrites d'élégantes devises avec des fleurs ; au sommet du
trophée , par devant, par derrière, flottent mille drapeaux trico-
lores ; laissez-les faire, vous verrez que l'imagination vaut bien la
science, que l'esprit vaut bien le génie, que le carabinier n'aura
rien à envier à l'artilleur. Il était plus de raidi, et tout le camp
des carabiniers était encore occupé à embellir son trophée. Dans
celte foule de jeunes officiers en déshabillé du matin, le schako
sur la tète, les pieds dans des pantoufles de velours brodées par
des mains amies, moitié soldats moitié dandies, moitié indigence
militaire et moitié luxe de la ville, en beau ligne et en vieil habit,
j'en reconnais un qui me voit, et qui m'appelle, qui accourt, qui
me fait descendre de mon cheval, qui m'embrasse , qui me pré-
sente à ses frères d'armes, et qui m'emmène dans sa lente pour
déjeuner avec eux , non sans m'avoir demandé comment je trou-
vais leur trophée d'armes ?
La tente de mon ami le sous-lieutenant est pittoresquement
située entre la rue d'Orléans et la grande rue de Mecklembourg.
Un double lit occupe cette tente; une table, des plians, une bou-
teille tour à tour bouteille et chandelier, eau et vin , flamme et
fumée , une poutre sur laquelle sont placées deux épées , une
brosse, un rasoir sans manche, du cirage anglais, un flacon d'eau
de Cologne, un jeu d'échec , Yècole de peloton et quelques vo-
lumes dépareillés de Molière, tel est le mobilier de la tente. En
peu d'instants , la lente fut remplie de bons jeunes gens pleins
d'esprit et de bonne humeur, et le déjeûner commença d'une
façon splendide. On pnrla de tout, de vers et de prose, de paix et
6.
66 REVUE DE PARIS.
de guerre, d'habits et d'épauleltes, sans oublier les amours et les
spectacles , et les belles comédiennes et les fêtes du soir, et
Mlle Mars, dont on avait aperçu le voile qui flottait au vent. Il est
impossible d'être plus gai et de meilleure compagnie. C'étaient
des éclats de rire à faire envie au colonel, que dis-je? à faire envie
à un maréchal de France. Surtout ce jour-là, tout le corps des
jeunes ofiiciers était généralement occupé d'un madrigal indigène
et guerrier qu'un des leurs avait composé en l'honneur de la prin-
cesse Hélène. L'idée de ce madrigal était ingénieuse et fine. 11
s'agissait d'un parallèle entre la belle Hélène de la guerre de
Troie, qui semait tant de discordes sur son passage, et la jeune
duchesse d'Orléans. Les vers étaient galamment tournés, simple-
ment écrits, bien pensés, et M. Casimir Delavigne lui-même
n'aurait pas refusé de les signer. Seulement, quand j'arrivai au
camp, les parties intéressées à cette poésie venaient d'y découvrir
une espèce d'hiatus qui choquait leur oreille, et dont il fallut se
défaire à tout prix. Donc on scandait, on tournait, on retournait
ce malheureux vers. L'auteur, en homme d'esprit, abandonnait
tout à fait son vers , mais il tenait à sa pensée ; ses amis y tenaient
aussi, et plus que lui encore ; mais cependant ce diable de vers
était inflexible. On avait beau le tourner et le retourner dans
tous les sens, l'hiatus reparaissait toujours. — Ce n'était pas un
hiatus ! c'était une légère tache qu'il était très-facile d'effacer en
s'y prenant sans violence. — Vous qui êtes du métier, me dit un
capitaine, dites-nous donc comment vous feriez ce vers ? — A
coup sûr, je le ferai moins bien que vous, capitaine ; mais tenez,
voici votre vers. — Et, en effet, j'avais détruit l'hiatus, qui
n'était pas un hiatus. Vous jugez que de remerciements et que
de franches poignées de main ! Aussitôt le quatrain est envoyé à
la ville, et il revient imprimé sur une belle toile blanche. — Et
voilà comment se passe la vie du camp.'
Isous étions encore à table, quand soudain le tambour se fait
entendre. Le roi venaitde la forêt, il va passerai! faut le recevoir.
Je ne sais pas ce qui arriva, mais en un clin-d'œil tous mes jeunes
officiers, si débraillés tout à l'heure, furent habillés comme pour
le bal ; rien ne manquait à leurs beaux uniformes, pas un grain
de poussière sur leurs chaussures, pas un pli à leurs habits; leurs
épaulelles étaient brillantes comme L'argent, je voudrais dire
comme l'orj Unit le régiment s'habilla comme un seul homme,
REVUE DE PARIS. 67
toutes les lenies se fermèrent , la musique courait à ses armes ;
musique , officiers , soldats , trophées d'armes , tout était prêt,
que le roi, qui va si vite, n'avait pas encore paru.
Et le soir, il y avait spectacle à la cour. Pour arriver au théâtre,
heureux celui qui peut prendre le plus long chemin. La cour ovale
se présente d'abord, puis l'escalier du Roi et les admirables sculp-
tures de la renaissance, et la rampe dorée, et les portraits de
Louis-le-Jeune , de saint Louis, de François Ier , d'Henri II,
d'Henri IV, de Louis XIII, de Louis XIV, de Napoléon, de Louis-
Philippe et de la reine des Français ; puis, les cinq pièces de l'ap-
partement de Mme de Maintenon, rendu à son premier lustre et
tout rempli de meubles de Boule ; puis la statue d'Henri IV, qui
surmonte la vieille cheminée en marbre blanc; puis, la salle des
gardes et sa cheminée que supportent la Force et la Justice. Vous
arrivez dans la salle de spectacle. La salle est longue et étroite,
l'ornement est un couronnement de Louis XV, la scène est entou-
rée de guirlandes et de feuilles de roses. Le roi a beau dire qu'il
ne veut pas bâtir une nouvelle salle de spectacle; je ferais volon-
tiers le pari que la salle actuelle deviendra avant peu ce qu'elle
était sous Louis XV, une salie de galas et de banquets. On portera
le théâtre ailleurs.
Cesoir-là l'assemblée était brillante. A huit heures, le roi entrait
dans sa loge, donnant le bras à la duchesse d'Orléans. C'est seu-
lement alors qu'on a pu bien voir la jeune duchesse. Elle avait
monté si vite le grand escalier le premier jour, elle avait été si
entourée le second jour, elle avait traversé la forêt d'un pas si ra-
pide, qu'à peine pouvait-on dire la beauté de sa taille, la noblesse
de sa déniai che, la couleur de ses longs cheveux, l'esprit de son
regard , la grâce de son sourire. Mais quand elle parut dans la
loge royale , à la place d'honneur, à côté de la reine, entre les
deux rois, accompagnée de ces vieux maréchaux de France, les
compagnons du grand capitaine, tout le parterre de généraux et
de capitaines, ces loges garnies de da-mes, ces secondes galeries
remplies de jeunes sous-officiers , se levèrent debout pour la re-
cevoir, pour l'applaudir, pour la regarder aussi, et pour s'assurer
s'il était vrai qu'elle fût si belle. La jeune femme a répondu à
l'attente générale. Elle a salué l'assemblée, et chacun a pu voir
que c'était en efftit une grande et belle personne; la taille d'une
reine, la grâce d'un enfant, les cheveux tout blonds de celte cou-
68 REVUE DE PARIS.
leur blonde qui est si près d'être la couleur des brunes ; son œil
est bleu, mais plein d'intelligence et de feu ; sa tête est petite ,
sa main aussi; ni le voyage, ni le soleil, ni la fatigue, ni tant
d'émotions diverses, n'ont pu altérer la blancheur inaltérable de
son teint. Au milieu de celle grandeur inaccoulumée., à cette cour
qui n'esl pas une cour, parmi ces hommes importants à tant de
titres si divers, la jeune femme se trouve à l'aise, tant elle sait
garder de réserve même dans son abandon, de modestie même
dans les honneurs dont on l'entoure. Sa voix est sonore et toute
remplie de la douce naïveté allemande ; elle salue, elle regarde,
elle écoule, elle voit tout, elle comprend loutes choses; on sent,
rien qu'à la voir, qu'elle est émue, qu'elle est heureuse ; on lui
sait gré de sa jeunesse, de sa beauté, de son intelligence, de sa
douce voix, de celte belle langue française qu'elle parle si bien et
qu'elle a apprise dans les grands maîtres; on lui sait gré de tout,
même de son bonheur.
Mlle Mars jouait les Fausses Confidences et la Gageure Im-
prévue, el vous savez avec quel admirable talent. Le parterre
écoulait en silence tout cet esprit de Marivaux, et comme c'était
un parterre composé , en grande partie, d'officiers de la garde
nationale, électeurs, propriétaires, et en cette triple qualité ,
partie essentielle du gouvernement représentatif, il m'a paru que
ce parlerre-là ne goûtait pas tout d'abord cette intrigue de l'autre
siècle : ce Dubois, le valet qui mène toute celle comédie, parais-
sait au parterre un drôle mal appris; il regardait M,no Argante
comme une insolente baronne qui ne savait rien de la Charte con-
stitutionnelle, surtout il ne comprenait pas ce Dorante, ce jeune
homme de bonne mine et de bonne famille, qui pouvait être avo-
cat, et qui consentait à être l'intendant d'Araminthe et à faire la
cour à Marton, sa suivante. Les vieux instincts plébéiens de ce
parterre bourgeois se sentaient quelque peu révoltés; dans celle
peinture exquise des mœurs du siècle passé, et dans loule celle
élégance, il ne voyait guère que le dédain pour le tiers-état. Heu-
reusement après les premières humiliations de Dorante et les pre-
mières insolences de Mme Argante , la scène change d'aspect;
Mme Argante est raillée et joué par Dubois ; Dorante épouse Ara-
minthe , sa belle maîtresse ; le comte , amant d'Araminlhe. est
battu par le neveu du procureur. Pour le tiers-état , la satisfac-
tion est complète, et enfin, MlleMars aidant Marivaux, ce par-
REVUE DE PARIS. 69
terre, d'abord si froid, aurait battu des mains, si le respect le lui
eût permis.
De temps à autre, les spectateurs les plus habitués au spectacle
tournaient la tète pour regarder cette jeune princesse nouvelle-
ment arrivée d'Allemagne, et prêtant l'oreille à lajangue de Ma-
rivaux, à cette langue à part, qui n'a été parlée qu'un jour dans
quelques beaux salons de Paris qui n'ont duré qu'un jour, par
quelques jeunes gens et quelques jeunes femmes qui sont morts à
vingt-cinq ans, à la fin d'un siècle et d'une société que la foudre
a frappés. Grand miracle, en effet, que la langue de Marivaux ait
échappé à tant d'orages ! mais grand miracle aussi qu'elle soit
comprise par une princesse étrangère qui n'a pas même touché
Paris, qui n'a vu encore que des députés, des pairs de France, des
généraux, dessoldats, et qui n'est en France que depuis trois jours!
Dans les enlr'actes, on criait vite le roi! On prenait des sorbets
et des glaces qui circulaient avec une grande profusion; on écou-
tait l'harmonie guerrière et nerveuse des clairons et des trom-
pettes , on regardait bouche béante II. de Talleyrand, ce grand
seigneur, qui est peut-être le dernier des grands seigneurs de
l'Europe, inépuisable pensée, fécond esprit, vivante histoire de la
fin du xvme siècle et du commencement du siècle suivant, c'est-
à-dire l'inépuisable chapitre des deux siècles les plus remplis de
notre histoire. On admirait cette figure impassible, ce regard qui
devine toutes choses, ces cheveux blancs qui ne sont pas les che-
veux d'un vieillard, ces rides profondes que le temps a creusées,
non le travail. Si le prince eût voulu, que de belles histoires il eut
pu raconter de cette même salle de spectacle où il avait vu tant
de grandeurs dans des appareils si divers ! Mais il était immobile,
et comme insensible à ce qui se passait devant lui. Il était non-
chalamment assis dans sa loge, et sans doute il eût donné tout
Marivaux et tout ce parterre de gardes nationaux, c'est-à-dire
tout le passé grand seigneur et tout le présent bourgeois de la
France, pour une partie de wist. M. de Talleyrand, avec une
vigueur peu commune, a supporté jusqu'à la fin la fatigue de ces
fêtes. Le même soir, comme le roi passait devant lui, M. de Tal-
leyrand se levait pour le saluer. — Ali ! mon prince, dit le roi,
restez assis. — Sire , répondit le Nestor de la diplomatie euro-
péenne, il faudrait que M. de Talleyrand fût mort pour ne pas se
lever devant vous !
70 REVUE DE PARIS.
Les jeunes gens et les jeunes femmes regardaient avec admi-
ration , dans un coin de l'orchestre, Youssouf et le commandant
Allouard. Youssouf-Bey est un véritable Arabe de pur sang : il a
la petite taille, la tète haute et fière, les membres de fer, l'agilité,
la grâce, ïe vigueur, le regard brûlant, la crinière épaisse et noire
des coursiers de son pays. Jamais plus d'intelligence sauvage n'a
brillé dans le visage d'un jeune homme : il a le col nu et superbe ;
sa tête est ornée d'un turban de cachemire, sa barbe est longue
et bitn peignée ; il porte un habit oriental en drap vert, galonné
d'or, et sur les épaules un. manteau noir ; le terrible yatagan est
p.is.-é à sa ceinture; quand il sourit, il montre, à travers ses
moustaches , le plus belles dents du monde, aussi blanches, aussi
cimes que les dents d'un jeune chien de Terre-Neuve ; il est vrai-
ment beau ainsi vêtu ! Il parle le français comme un élève de
Voltaire, c'est-à-dire avec mille formules ironiques, qu'il a trou-
vées je ne sais où ; son regard est railleur, son accent est rail-
leur, il regarde les hommes et les femmes du coin de l'œil, sans
mépris, mais sans admii alion ; il porte fièrement sur sa poitrine
la croix d'officier de la Légion-d'Honneur ; il avait l'air bien
étonné en écoutant les Fausses Confidences et la Gageure itn-
précue; il avait l'air de dite comme disait une belle Espagnole à
une comédie de Lachaussée : Ils s'aiment , ils sont seuls , per-
sonne ne les regarde; que de temps perdent ces gens-là!
Son compagnon , longue barbe aussi , taille plus haute, c'est
ce beau jeune homme , M. Allouard même , qui était , il y a deux
ans , la gloire des courses de Chantilly et du Champ-de-Mars. Ce-
lui-là n'aura pas eu grand'peine à se faire Arabe , car il en avait
déjà la force et l'adresse , l'intelligence et l'agilité; il marche
gravement , posément , comme un pacha ; lui , ce jeune homme
si pétulant et si vif , il a pris toute la gravité arabe, si bien qu'en
les voyant passer l'un et l'autre, Youssouf et M. Allouard , l'un
vif . pétulant , inquiet, beau parleur, élégant et spirituel cau-
seur, l'auire calme, grave, réservé , on dirait à coup sûr, d'Yous-
souf : voilà un Fiançais déguisé en Arabe; et d'Allouard : voilà
un Arabe ; avec un peu plus de vivacité ce serait un beau capi-
taine français !
C'est ainsi que jusqu'à la fin de celte dernière soirée , c'est-à-
dire jusqu'à onze heures , l'œil , l'esprit , l'oreille , étaient égale-
ment occupés; la fêle était complète , l'admiration était entière j
REVUE DE PARIS. 71
il n'y a pas de spectacle au monde plus imposant qu'un pareil
spectacle , il n'y a pas de drame qui vaille ce drame , il n'y a pas
d'opéra qui vaille celte fête des yeux et de la pensée , même
quand l'Opéra possédait encore ces deux chefs-d'œuvre qu'il a
perdus . Nourrit et Mlle Taglioni !
Et le lendemain je dis adieu à la ville , au palais , au camp , à la
forêt , emportant avec moi le souvenir impérissable de ces trois
belles journées du mois de juin ; trois journées aussi importantes
pour la dynastie du roi Louis-Phihppe 1er, que les trois grandes
journées de juillet.
Jules Jam:v.
EDOUARD RICHER.
I. - BIOGRAPHIE.
Il y a des génies qui ressemblent à ce3 trésors cachés dont on
parle si souvent dans les Mille et une Nuits; la foule passe a
côlé , sans les voir, jusqu'au jour où quelque étranger les décou-
vre par hasard. Combien a-t-on vu déjà de ces tombes ignorées
sur lesquelles on a proposé de bâtir un temple , après avoir oublié
cent ans d'y planter une croix ! Combien de ces Homères men-
diants, auxquels la postérité a rendu justice si lard qu'elle ne
savait plus dans quelle ville ils étaient nés !
Du reste, aucune époque peut-être n'a été aussi féconde que
la nôtre en injustes oublis. Tant de médiocrités sonores bruissent
autour du siècle . qu'il entend difficilement les voix calmes et pu-
res. Tout y est éclat . tumulte, chaos , et , au milieu de ces fanaux
coloriés qui se sont faits les astres de notre nuit , les plus belles
étoiles ont passé dans le ciel sans être aperçues.
ÎS'ous n'avons point la prétention d'entreprendre cette touchante
histoire des grands hommes ignorés ; mais en attendant qu'une
intelligence plus puissante accomplisse une pareille tâche, et que
l'on voie s'élever dans notre Panthéon , comme sur les places d'A-
thènes, les statues des dieux inconnus , nous voulons conserver
dans quelques esquisses des traits qui nous furent familiers. Ce
seront comme des empreintes prises sur le visage d'un mort aimé,
et qui , à défaut d'autre mérite , auront du moins celui de la res-
semblance.
Edouard Richer naquit dans l'île de Noirmoutiers , au mois
d'août 1792; il n'avait pas deux ans lorsqu'un premier malheur
REVUE DE PARIS. 73
vint le frapper : le jour où il apprit à nommer son père, on le lui
rapporta tué par les Vendéens. Il grandit donc sur les genoux
d'une mère en deuil et au milieu de la tristesse d'un intérieur où la
mort avait fait un vide irréparable. Ces premières impressions pu-
rent décider de son caractère , et il leur dut peut-être cette ten-
dresse expansive et religieuse que Ton retrouve plus tard dans
toutes ses actions comme dans tous ses écrits. Placé à huit ans
dans un collège, il ne s'y distingua que par la paresseuse non-
chalance de son esprit. Dans les grandes cours de La Flèche , le
pâle enfant regrettait le grondement de sa mer de Bretagne; il
languissait sous le châssis des classes, comme un arbuste trans-
planté. Admis plus tard au prylanée de Saint-Cyr, il ne s'y montra
ni plus appliqué ni plus heureux. Seulement, la virilité venait in-
sensiblement dans ce corps débile, et l'esprit de rébellion avec
elle ; car l'enfant annonçait dès-lors cette indépendance capri-
cieuse et presque sauvage qui , plus lard , rendit l'homme impro-
pre à tous les jougs de !a vie. Richer quitta le prylanée de Saint-
Cyr, pour entrer dans un collège de Paris; mais un jour que le
soleil était brillant , il se mit à songer à ses falaises de Noinnou-
tiers , couvertes de gazon marin , et qu'il n'avait point vu<js de-
puis un an ; il se coucha en y rêvant , et le lendemain , au point
du jour, il était sur la route de Bretagne , sans argent et fugitif ,
mais heureux de sentir l'odeur de la campagne et de voir les oi-
seaux voler dans les arbres.
Sa mère, qu'affligeait cette paresse indocile, le plaça dans un
pensionnat de Nantes; il n'y demeura que quelques mois. De re-
tour à Noinnoutiers , il reprit ses promenades vagabondes et ses
rêveries le long des grèves. A celle époque , les ouvrages de Ber-
nardin de Saint-Pierre lui tombèrent entre les mains ; ce fut pour
lui une initiation complète et inattendue. Toutes les portes de son
intelligence s'ouvrirent à la fois ; on eût dit , répétait-il souvent ,
que l'on avait fait l'opération de la cataracte à mon espril : jus-
qu'alors la création avait été pour moi comme un transparent où
je n'apercevais que des figures et des caractères confus ; il me
sembla qu'on l'avait subitement éclairée par derrière, et tout se
dessina nettement à mes yeux.
A partir de cet instant. Richer s'adonna au travail avec une
sorte de délire. Il étudiait quinze heures par jour, et aborda toutes
les sciences à la fois. Deux ans lui sufiirenl pour se mettre , seul
6 7
74 REVUE DE PARIS.
et sans maîtres, au niveau des connaissances acquises en astro-
nomie . en physique . en chimie et en histoire naturelle. Il apprit
l'anglais et l'italien dans ce qu'il appelait ses moments de loisir.
Ces prodigieux travaux épuisèrent ses forces, et il pensa alors
succomber à la première atteinte de ce mal qui devait le tuer vingt
ans plus tard.
Vers le même temps , il se rendit à Paris où l'appelait sa cu-
riosité studieuse. Il y entra en relations avec les savants les plus
célèbres, et ce fut un singulier spectacle que celui d'un jeune
homme inconnu . venant . comme le paysan du Danube , vers ces
sénateurs de la pensée . et les étonnant par ses connaissances
merveilleuses. Richerse rendit d'abord à l'école des mines ; il ex-
posa ses id^es sur la minéralogie à MM. Le Lièvre et Le Tonnel-
lier.qui l'engagèrent à s'occuper exclusivement de minéralogie ;
il se présenta ensuite chez M. Latreille , qui , après l'avoir en-
tendu causer d'insectes et de cruslacées . le proclama entomolo-
giste. M.Lamarxk admira ses recherches sur les mollusques, et
M. Cuvier proposa de lui délivrer, sans examen préalable, le di-
plôme de docteur ès-sciences, en lui déclarant qu'il était évidem-
ment né pour les études géologiques. A part les grands noms ,
ne croit-on pas lire la scène du bourgeois gentilhomme avec ses
professeurs ?
Pendant ce même voyage à Paris, Richer se trouvant un soir
chez M. Barthélémy, le sénateur, y rencontra un inconnu avec
lequel il entra en conversation. Après l'avoir écouté longtemps
parler de morale , de religion et de politique sociale , l'inconnu
lui prit les deux mains et lui dit :
— Je me nomme de LaLy-Tollendal, monsieur ; voulez-vous
être secré'aire d'ambassade?
Et voyant qu'il semblait hésiter :
— Acceptez , ajoula-t-il ; ces fonctions peuvent vous conduire
à tout . et l'on m'a dit que vous étiez sans fortune.
— On vous a trompé, monsieur, répondit Richer en souriant,
j'ai 1,500 francs de rente et ma liberté. Gardez cette place pour
quelqu'un de plus pauvre ou de plus ambitieux.
De retour en province . Richer se retira à la campagne, et re-
prit ses travaux interrompus. Il écrivit son essai sur COrigine
desconstel citions anciennes, dans lequelil combattit les hypo-
thèses de Dupuis , et prouva que si l'on généralisait les principes
REVUE DE PARIS. 75
de cet auteur, il faudrait faire faire une demi-révolution à la voûte
céleste , et donner à la terre une antiquité que les recherches de
la géologie ni les fastes de l'histoire n'ont pu démontrer. Il com-
posa aussi ses Commentaires sur les passages astronomiques
des GèorgiqueSj et commença son Uranologie, ouvrage auquel
il consacra huit années de ce travail acharné dont nous avons
déjà parlé. Enfin , heureux d'avoir mis à fin cette entreprise im-
mense, il se rendit à Nantes pour en parler à son éditeur. Après
être convenu de tout, Richer repartit pour sa campagne: mais,
en y arrivant, il trouva les portes forcées et les meuhles enlevés j
de tous ses manuscrits , il ne restait plus que quelques feuilles
brûlées et un peu de cendre!... Richer perdit ainsi, outre son
Uranologie , une poétique des beaux-arts , qu'il avait presque
achevée , et un grand nombre de noies précieuses.
Cet accident le dégoûta des travaux scientifiques, dont les ré-
sultats, obtenus avec tant de lenteur, peuvent èlre anéantis si
rapidement et sans retour. Il résolut de revenir à la littérature et
aux éludes historiques, vers lesquelles -es premiers goûts le por-
taient. Ce fut à celle nouvelle direction de son talent qui' l'on dut
son Histoire de Bretagne, le Voyage pittoresque dans le dé-
partement de la Loire- Inférieure , les Lettres d'un Armori-
quet un volume de Pensées, les Cosmopolites, et un grand
nombre d'articles dans le Lycée armoricain. Cependant toutes
ces tentatives demi-philosophiques n'étaient que des achemine-
ments, et il était aisé de voir , au milieu de ces mille incursions
dans le domaine de la pensée , que Richer cherchait sa terre pro-
mise. Un ancien soldat, M. Bernard, fut le Josué qui la lui mon-
tra. Il lui fil connaître les livres de Jacob Bashme, de Saint-Mar-
tin, de Law et de Swendenborg , dont il partageait les doctrines,
et Richrr comprit de suite que ce qu'il désirait était là. 11 renonça
aussitôt à la science, à la littérature et à l'histoire pour chercher,
comme il disait , la clé du mystère. Douze années s'écoulèrent
ainsi ; mais sa santé , qui avait toujours été chancelante, s'altéra
de plus en plus dans ces nouvelles éludes, et il mourut à Nantes ,
après une longue agonie , le 21 janvier 18-54.
Nous avons voulu faire connaître rapidement les principaux
événements de la vie de Richer avant d'arriver à l'examen de ses
ouvrages. Son existence intellectuelle, comme on a pu le voir dans
ce qui précède , a eu trois phases bien distinctes j la première
76 REVUE DE PARIS.
scientifique , dont il ne nous reste rien; la seconde littéraire; la
troisième enfin religieuse. Nous nous occuperons seulement de
ces deux dernières.
II. — ŒUVRES LITTÉRAIRES.
L'art préoccupa toujours fort peu Edouard Richer ; aussi ses
livres ont-ils le caractère d'une improvisation écrite : la retenue,
la concision et la pureté des formes leur manquent également.
On sent que l'inspiration emporte constamment la pensée, comme
la cavale de Mazeppa , sans suivre de route tracée. Il en résulte
quelque chose de vagabond , une sorte de mobilité flottante qui
fatigue les yeux de l'esprit. Ce n'est pourtant ni du désordre ni
de la confusion, mais plutôt une abondance qui déborde; vous
avancez avec incertitude au milieu des innombrables circuits du
discours, accrochant votre attention aux mille incidentes qui
bordent le chemin; et, égaré dans tous ces sentiers qui se croi-
sent, ébloui par cent détails, vous finissez par perdre le fil con-
ducteur. C'est à ce manque de sobriété qu'il faut attribuer la dif-
fusion qui dépare les ouvrages de Richer. Du reste, ce défaut était
le résultat de son mode de composition, qui, par sa rapidité, res-
semblait moins à un travail littéraire qu'à une sténographie.
Kous n'en citerons qu'un exemple. Il écrivit en trois semaines son
Histoire de Bretagne, véritable livre de bénédictin pour l'éru-
dition et la sagacité ! Il n'ignorait pas les inconvénients d'une telle
précipitation; mais, chez lui , le penseur absorbait l'écrivain.
ïfiil doute qu'avec plus de patience il ne fût arrivé à un émondage
habile du discours et à une forme plus rigoureuse, seules qua-
lités qui lui aient manqué ; mais il n'eut pas le bonheur de le
vouloir.
Malgré tous ces défauts, Richer n'en est pas moins un écrivain
éloquent. Moins soutenu que Bernardin de Saint-Pierre dont il
rappelle les formes, il l'emporte souvent sur lui par l'élévation de
la pensée et la loyauté de l'inspiration. Son style , qui manque
d'allure sans cesser d'avoir du charme , ressemble à ces femmes
qui marchent mal avec grâce. 11 ignore ou néglige l'alliance pitto-
resque des mots , mais sa phraséologie vulgaire conserve je ne
sais quel parfum intérieur; puis , parfois , au milieu de ces pen-
REVUE DE PARIS. 77
sées mal habillées qui flottent dans leurs vêlements d'occasion, on
en voit qui se dressent si sveites , si corsées , que Ton s'élonne
d'une telle élégance à côté de tant d'abandon. Ce qui dominait
peut-être en lui primitivement , c'était la finesse d'esprit qui s'é-
pure en passant par le cœur. 11 y avait du naturaliste jusque dans
l'écrivain, et Richer eût transporté sans peine les habitudes ento-
mologiques dans la littérature ; mais la mobilité de ses préoccupa-
tions religieuses fut un obstacle a cette direction analytique. Son
imagination, qui troublait sans cesse la curiosité patiente de son
esprit, finit par le dominer et par l'entraîner dans des sphères de
brouillard et de feu.
On conçoit , d'après ce que nous venons de dire , que Richer
était peu propre au genre descriptif. C'est surtout dans cette pein-
ture de l'objet matériel que le métier se révèle , et que l'art de-
vient nécessaire. L'inspiration ne suffit plus, car il ne s'agit pas de
dire ce que l'âme sent , mais ce que les yeux voient. La langue ,
dans ce cas , devient une palette dont on doit connaître toutes les
ressources; le mol n'est plus qu'une couleur à employer. C'est
alors qu'il faut savoir comment ce style peut refléter toutes les
teintes du ciel , et , comme lui , s'illuminer ou s'assombrir ; com-
ment les expressions s'enchâssent pour briller , comment elles
ruissellent en phrases harmonieuses , comment elles s'arrêtent
dans une halte subite et saisissante. Cet art , Richer le négligea
toujours; nous douions même qu'il eût jamais pu l'apprendre. Le
monde apparent avait trop peu de prise sur son intelligence; son
regard, qui glissait rapidement sur l'enveloppe des choses pour
regarder au cœur, ne conservaitpasune image assez splendide des
apparences, et la matière s'annulait trop autour de lui pour qu'il
parvînt à la reproduire avec vigueur. Le genre descriptif exige ,
en effet, non-seulement un écrivain habile, mais un écrivain ma-
térialiste, sinon dans sa foi, du moins dans ses procédés littérai-
res, et Richer n'affectionna pas moins le spiritualisme du langage
que celui des idées. Aussi s'efforce-l-il vainement , dans son
Voyage pittoresque dans la Loire-Inférieure , de décrire les
sites qu'il parcourt ; ce qui le frappe toujours dans l'aspect qu'il
reproduit, c'est la partie la plus immatérielle : c'est, aux vallées,
le bruit t\u vent à travers les arbres, les nuages sur la montagne,
les jeux de la lumière sur l'Océan. Encore ne décrit-il ces images
fugitives que pour arriver aux déductions religieuses. Prisonnier
78 REVUE DE PARIS.
dans l'univers apparent, il s'en échappe sans cesse et s'envole aux
mondes de la rêverie. La nature visible n'est jamais pour lui que
l'antichambre d'un palais céleste, et il se hàle de la traverser en
y jetant à peine quelques regards.
C'est à cette disposition d'esprit qu'il faut attribuer IVspèce de
sécheresse didactique de son Voyage dans la Loire-Inférieure.
Les descriptions y sont en général courtes , pâles et mystiques ;
mais ce qui donne une immense valeur à cet ouvrage, ce sont les
renseignements qui abondent. Non-seulement Richer y a fait
preuve de grandes connaissances scien tifiques; mais des questions
d'industrie et d'améliorations départemental y sont traitées avec
une véritable supériorité. Il est curieux d'ajouter que , lors de sa
publication , ce livre , qui ne contient guère que des faits et des
documents authentiques , passa pour une divagation poétique.
Aujourd'hui même il n'y a peut-être pas trente personnes qui sa-
chent que le Voyage dans la Loire- Inférieure est l'ouvrage le
plus complet et le plus pratique que l'on puisse consulter pour
bien connaître le département. Du reste, on ne doit point s'éton-
ner de cette injustice. Richer fut toute sa vie en butte a la déliance
que les gens positifs affectent pour les gens d'imagination , car
ceux qui ne savent qu'une chose se dédommagent ainsi de leur
ignorance. Le moyen de faire croire à un marchand ayant pour
ligne d'horizon son grand livre , qu'un homme qui s'occupe sé-
rieusement de l'existence de Dieu et de son âme puisse compren-
dre les intérêts matériels! N'est-il pas clair que cet homme a trop
d'inleiligence pour avoir le sens commun ? —D'ailleurs, qui peut
supposer, je vous le demande , que l'on aime à regarder les étoi-
les , à écouter les oiseaux , à rêver sur les grèves, et que l'on en-
tende quelque chose à la vie ? Qu'est-ce que la vie après tout . si-
non un peu d'arithmétique et d'orlographe employé à devenir
électeur?
V Histoire de Bretagne , de Richer, est, comme son voyage ,
recommandable parle fond, mais eile l'est aussi par la forme. Lors-
que M.Daru, qui travaillait au même sujet, la lut , il fut frappé
des connaissances approfondies de l'auteur, et lui écrivit pour lui
demander la solution d>- plusieurs pi ob.ëmes qui l'embarrassaient.
Il en résulta une correspondance fort active, dans laquelle Richer
redressa souvent les idées historiques de l'ancien ministre de
Napoléon ; il loi fournit raèrne, avec un désintéressement d'amour-
REVUE DE PARIS. 79
propre que Ton aura peine à comprendre , un grand nombre de
notes précieuses qui lui avaient coûté de longues recherches.
M. Daru ne lui épargna , en retour , ni les remerciements ni
les témoignages de reconna!S^ance : il lui envoya même sa grande
Histoire de Bretagne en manuscrit, afin qu'il pût lui en don-
ner son avis ; mais telle t>t l'instabilité des mémoires pari-
siennes , que l'illustre académicien oublia toutes ces circonstan-
ces lors de l'impression de son livre, et qu'il se contenta de nom-
mer, en passant, dans une note de trois lignes, l'homme de génie
auquel il devait tant ; c'était ainsi qu'il s'exprimait lui-même
dans ses lettres.
Richer publia , deux ans après son voyage, les Cosmopolites et
son volume de Pensées; c'était un pont qu'il jetait entre deux
mondes intellectuels. Bien qu'il ne quittât pas encore les régions
littéraires . on commençait à entrevoir l'horizon religieux vers
lequel il s'avançait.
Dans les Cosmopolites, l'auteur suppose que des philosophes
de tous les pays se reunissent à Paris pour se communiquer réci-
proquement leurs lumières , persuades qu'en discutant en com-
mun les opinions de tous les peuples, il doit en résulter une opi-
nion universelle qui sera la vérité. Ils nomment pour président de
leur assemblée un philosophe allemand , qui débute par un dis-
cours contre les discours d'ouverture. Viennent ensuite de longs
débats sur l'importance du consentement unanime, sur le
temps, le travail et mille autre questions. Enfin , un professeur
. de rhétorique fait , sur la nécessité de prendre un parti , une am-
plification , à la suite de laquelle l'assemblée se sépare sans rien
décider.
On peut deviner , dès l'abord , que c'est là un livre original et
curieux : on y trouve tour à tour la simplicité biblique de la
Chaumière indienne, et l'ironie narquoise de Louis Courier.
L'ouvrage entier esi écrit avec cette verve capricieuse qui pousse
la vérité jusqu'au paradoxe, le paradoxe ju-qu'à la vérité. 11 ar-
rive bien , par instants , que le style s'allume, grandit , et arrive
à la sérieuse éloquence ; mais ce ne sont là que des éclairs. Ce qui
domine, en général, dans les Cosmopolites, c'est la satire philo-
sophique ; Richer y soufflette , en passant , tous les systèmes. Ce-
pendant , au milieu de ces moqueries contradictoires , on devine
ses tendances. Ce qu'il se plait à faire ressortir partout, c'est la
80 REVUE DE PARIS.
vanité des sciences humaines, et la folie de cette oisiveté turbu-
lente qu'on appelle la vie. Après avoir écouté les discussions des
cosmopolites , un sage mexicain, qui fait partie de l'assemblée ,
dit tout bas à un Japonnais , son voisin :
* Qui d'entre eux a raison, frère? Je cherche à concilier toutes
ces idées opposées ; mais la tète me tourne, et je ne sais plus que
penser.
— « C'est l'air de l'Europe qui vous cause ce vertige , répond
un pauvre paria. Quand j'étais étendu sur le seuil de ma porte, à
l'abri du feuillage, je n'en imaginais pas si long ; j'étais heureux
sans savoir pourquoi. Mais depuis qu'un savant anglais m'a fait
quitter ma chaumière pour me faire voir son pays, je n'ai pas eu
un seul instant de repos. Cette activité sans but des Européens,
celte inquiétude de savoir qui les tourmente, gagnent à la longue
ceux qui vivent avec eux. Ici on ne se repose jamais, et pourtant
on n'est occupé à rien. »
Plus loin, vers la fin du livre, Richer dévoile encore plus com-
plètement sa pensée. Les plus savants des cosmopolites ont dé-
claré que le travail était une source de joie , et que c'était un des
trésors de la condition humaine. Alors un sénateur russe se lève
et s'écrie :
« Vous dites vrai, frères! le travail est la condition de l'homme;
mais il faut ajouter que c'était aussi ia condition de Sysiphe de
rouler sans cesse un rocher au sommet d'une montagne , d'où il
retombait sans cesse. Qui de nous , en travaillant, ne s'est pas
dit que le rocher ne sera pas plutôt en haut qu'il retombera? Qui
de. nous . en le remontant pour la dixième fois , ne s'est pas dit
qu'il faisait une œuvre inutile ? Ah ! que les subterfuges de l'esprit
humain sont faibles devant ces dégoûts amers, ces rebuts de soi-
même , ces secousses de cœur, toutes ces plaintes importunes de
la conscience occupée malgré elle ! La Genèse ne nous apprend-
elle pas que c'est par suite d'une prévarication que l'homme a
été condamné au travail ? Et pourquoi voudriez-vous, en dépit de
la voix intérieure qui vous dément , vous persuader que ce qui
vous a été infligé comme un supplice soit devenu la source de
votre bonheur? Hélas ! nous nous applaudissons de nos infortu-
nes, comme un pauvre sans pudeur se félicie de ses haillons,
qui sont pour lui un moyen de vivre. Ah ! si nous étions restés
sous la main de cette Providence qui travaille pour tousses en-
REVUE DE PARIS. 81
fants, qu'eussions-nous eu besoin de travailler nous-mêmes ?...
On parle de ces chants qui accompagnent nos travaux! mais cVst
parce qu'alors notre cœur n'est qu'un airain sonore , c'est parce
qu'alors il est vide; car , s'il vient à se remplir d'une passion su-
bite, nous nous recueillons , et nous nous taisons; nous crain-
drions que des chants ne trahissent le secret de notre âme , et
nous sommes trop satisfaits d'avoir trouvé le bonheur pour ne
pas le concentrer en nous.
a El qu'appelez-vous votre travail?... Quelles sont ces vaines
occupations qui ne font que des misérables? Vous vous croyez
occupés, vous n'êtes qu'agités. L'occupation véritable est calme
comme la nature éternelle : elle n'a ni l'impatience ni la crainte
de n'arriver pas. Vous vous attachez à vos travaux , parce que
vous éprouvez le plaisir que donne l'action; mais vous ne recueil-
lez que dégoûts en les achevant, parce qu'ils sont sans but.
L'homme religieux ne connaît point ces fatigues. Dans une union
immortelle avec son principe , il est entraîné rapidement , mais il
ne marche pas; il arrive à l'infini , et il n'a pas fait un seul effort.
L'enthousiasme qui l'anime , c'est Dieu qui vit en lui; le calme
qu'il éprouve , c'est l'homme qui se repose en Dieu. »
Richer continua , dans l'ouvrage intitulé : Mes Pensées , l'ex-
pression des croyances vaguement indiquées dans les Cosmopo-
lites. Ce livre n'est composé que de remarques détachées ; mais
ces pierres précieuses , différentes de formes , d'éclat et de cou-
leur , ont un fil commun qui les réunit. La Rochefoucault avait
écrit un recueil de pensées au profit de l'égoïsme; Richer composa
le sien sous la double inspiration du dévouement et du spiritua-
lisme. On conçoit que la critique littéraire a peu d'observations
à faire sur un ouvrage exempt de transitions , de plan , de style
général. Ce n'est point une trame précieuse dont on peut analyser
les broderies ou les défauts , mais un semis de poudre d'or , où
les points brillants se trouvent , çà et là , plus rares ou plus nom-
breux. Ces livres de Pensées sont comme les cieux étoiles; il faut
les voir et non les raconter. JNous nous contenterons de citer
quelques-unes des maximes de Richer, comme échantillon de ses
tendances , et comme exemple de son expression.
« Un instrument est un raisonnement qui a pris une forme vi-
sible : pourquoi répugnerions-nous à croire que la nature phy-
sique ne fût aussi , elle , le raisonnement divin devenu sensible ?
82 REVUE DE PARIS.
o La rêverie est pour l'âme ce que sont les nuages pour l'hori-
zon. Les bornes des deux mondes sont toujours chargées de va-
peurs qui nous empêchent d'en apercevoir les limites.
« C'est toujours la marque d'un petit esprit que d'être content
de son sort. Il n'y a que les âmes étroites qui sont comblées de
suite. C'est le propre du cœur humain de se vider à mesure qu'il
se remplit . et chaque jour jette à bas sou fardeau pour courir
plus iestement après le jour qui vient.
« Quand les institutions vicieuses ou ridicules deviennent gé-
nérales, le sage qui les blâme d'abord finit par ne plus s'en éton-
ner. Vous voyez des hommes s'arrêter tout surpris au bruit du
tambour , et qui , s'ils continuent à l'entendre , finissent par se
mettre au pas. sans s'en apercevoir.
« La pudeur est le cri de l'âme qui , faite pour l'immatériel , se
plaint de redescendre dans les sens.
« L'éducation rend les hommes plus forts sur bien des points ,
mais ils restent toujours faihies du côté de la vanité ; c'est parce
que c'était justement par là qu'on les tenait pour les plonger,
comme Achille , dans le fleuve qui devait les rendre invulnéra-
bles.
a Revêtez d'images ce qui doit être compris par l'esprit , car il
faut absolument que l'esprit se repos-1 sur un objet pour compa-
rer et juger , comme la colombe de ÎS'oé à qui il fallait quelque
chose de palpable pour annoncer que la terre existait; si vous ne
lui offrez plus d'images , si vous ne lui présentez que des abstrac-
tions , il reviendra dans l'arche , de même que la colombe , et il
dira qu'il n'a vu que l'abîme. »
En 1823 , M. Camille Melhnet , imprimeur à Nantes . fonda le
Lycée armoricain. C'était un des premiers efforts que la pro-
vince tentât pour son émancipation littéraire. Le succès dépassa
les espérances du fondateur. On eût dit qu'un rendez-vous avait
été donné aux intelligences les plus actives de l'Ouest ; elles se
rencontrèrent dans la lice qui venait de leur être ouverte, et
apprirent à se connaître. Il y eut partout une sorte d'éveil des
esprits , qui multiplia les essors , et presque tous les Bretons qui
depuis sont sortis de la foule , débutèrent alors dans le Lycée. La
province , jusqu'alors indifférente, s'émut de ces tendances et
s'y intéressa. Des noms inconnus surgirent du milieu de cette crise
artistique , les publications se multiplièrent. Paris lui-même s'in-
REVUE DE PARIS. 83
quiéta de ce mouvement lointain. Un grand homme de la capi-
tale lourna son binocle vers la Bretagne et annonça qu'il venait de
découvrir qu'on y pensait; un antre, plus attentif, s'assura que
cette nouvelle Ecosse avait déjà une littérature, et baptisa Nantes
du nom d'Edimbourg de la France, C'était Nantes en effet qui
avait donné l'impulsion et qui l'entretenait au moyen du Lycée;
mais le Lycée était tout entier dans deux hommes , dont l'un re-
présentait la pensée , l'autre l'action; et du jour où Richer l'aban-
donna pour ses études religieuses , M. Camille Mellinet ne put
suffire à la tâche.
On peut donc dire que le Lycée armoricain n'eut de vitalité
puissante que par Richer. Les lecteurs de celte époque n'ont
point encore oublié ses Tablettes littéraires, la Soirée de Stock-
holm, Saint Bernard et Bossuet , Nabazal , 77 a de V esprit
comme un ange, et tant d'autres articles auxquels il n'a manqué
qu'une publicité plus étendue pour p'acer Richer à côté de nos
journalistes les plus renommés. Mais sa publication la plus impor-
tante dans ce journal fut les Lettres d'un Armorique, espèce de
cosmogonie armoricaine aussi distinguée par l'originalité de ses
formes que par l'érudition dont l'auteur fait preuve. Pas une page
n'a été écrite sur la Bretagne , depuis dix ans , qui ne doive quel-
que chose à ces lettres. Pour notre part, nous y avons puisé tout
ce que nous avons dit sur la mythologie armoricaine dans les
Derniers Bretons,
>ous ne finirons point cet examen des œuvres littéraires de Ri-
cher sans ajouier que le public n'a point été mis dans la confi-
dence entière de son talent , et sans dire que ses inspirations les
plus chaudes ne furent jamais écrites. Nous savons tout ce qu'ex-
citent dejuste défiance ces gloires invérifiables et ces réputations
d'éloquence faites à des voix qu'on ne peut plus entendre ; mais
ici nous en appelons au souvenir de tous ceux qui ont connu Ri-
cher et qui ont vécu dans son inlimdé. Pour nous , qui avons à
peine entendu trois ou quatre fois ses belles improvisations, nous
ne pourrons jamais oublier son pâle visage dont tous les muscles
frémissaient d'enthousiasme . ses bleus regards dont la couleur
s'assombrissait , sa voix . d'abord bégayante , mais qui brisait
bientôt ses langes, et . par dessus tout , cette parole ailée tou-
jours prête à s'envoler vers les cieux ! Pour comprendre toute la
puissance de Richer , il faut , comme ses amis , avoir descendu
84 REVUE DE PARIS.
avec lui la Sèvre nantaise par quelque beau soir d'automne , sur
une barque qu'on laissait dériver au courant. Là . penché sur la
poupe . il fallait l'entendre , comme Platon sur le cap Sunium ,
parler de la nature , de l'homme et de Di'-u , tantôt avec l'accent
du prophète , tantôt de cette voix qui dut être celle de Jésus le
jour où il dit : « Laissez venir vers moi les petits enfants ! » Tout
lui devenait occasion d'enseignement , de preuve ou de compa-
raison.
«Voyez, disait-il, cette dernière échappée de lumière qui éclaire
ce coin de paysage ; n'est-ce point Limage du bonheur après le-
quel nous courons tous? Près d'atteindre l'espace lumineux, un
nuage passe sur notre soleil , et tout s'évanouit !.. Aussi pour-
quoi cherchons-nous dans le monde visible la joie et la vie? Aimer
et se dévouer , voilà le seul but . le seul besoin ï Les hommes qui
s'appellent des savants ignorent cela; ils jugent des jouissances
morales par celles des sens, à peu près comme un aveugle qui
voudrait juger de la lumière par le toucher; et ce qu'ils ne sentent
pas, ils le condamnent .'... Eh! malheureusement! l'insecte qui
vit sur les cadavres peut-il juger le goût de celui qui vit sur les
roses ? Vous n'apercevez pas ce monde moral et vous le niez;
mais ne voyez-vous pas que vous êtes semblables aux larves qui
ne voient point les fleurs mêmes qui les nourrissent, parce qu'elles
rampent toujours dans leur écume?
« Vous avez tout soumis aux lois de l'intérêt !... 0 hommes !
êtes- vous semblables aux automates de Vaucanson, et n'avez-vous
plus qu'un ressort de montre à la place du cœur?... Ne sentez-
vous donc rien de caché et de profond dans les œuvres de Dieu?
Tournez les yeux vers les montagnes , vers les nuages , vers l'O-
céan... contemplez c e doubie infini de la mer et du ciel !... — Eh
bien ! ètes-vous émus ? Malheureux . vous ne regardez pas , et
vous vous amusez à ramasser les coquilles des grèves!... Hélas!
n'ont-ils pas raison après tout? Ils reviendront les poches
pleines , et moi avec la seule pensée de Dieu ! Le monde dira qu'ils
sont des savants et que je suis un fou. »
III. — ŒUVRES RELIGIEUSES. —EXPOSITION DE LA
DOCTRINE DE SWEDENBORG.
Les œuvres religieuses d'Edouard Richer se composent de huit
REVUE DE PARIS. 85
volumes. Elles ont pour but l'explication et le développement des
doctrines de Swedenborg.
Nous ne savons guère, en France, qu'une chose de Sweden-
borg, c'est que dînant, un jour, de bon appétit dans une laverne
de Londres, il entendit la voix d'un ange qui lui criait: — Ne
mange pas tant ! et qu'a partir de cet instant, il eut des extases
qui Remportèrent régulièrement au ciel plusieurs fois par se-
maine. Du reste, on ignore généralement que l'illuminé suédois
fui un des savants les plus distingués des temps modernes , et
celui qui, après Descaries, remua le plus d'idées nouvelles. Ce
fut Swedenborg qui, dans un ouvrage intitulé : Opéra philoso-
2)hica et mineralia, publié en 1737, entrevit le premier la science
à laquelle nous avons donné depuis le nom de géologie. La se-
conde partie de son livre contient un système complet de métal-
lurgie, auquel l'Académie des sciences a emprunté tout ce quia
rapport au fer et à l'acier dans son Histoire des arts et métiers.
Il composa aussi plusieurs ouvrages sur l'anatomie(ce qui est un
nouveau trait de ressemblance entre lui et Descarie), et sembla
même indiquer, dans un chapilre sur la pathologie du cerveau,
le système phrénologique auquel le docteur Gall dnt plus tard sa
célébrité. Il publia enfin, sous le litre de: Dœdalus hyperboreus ,
des essais de mathématiques et de physique qui fixèrent l'atten-
tion de ses contemporains. Il était, en outre, fort versé dans les
éludes théologiques, parlait les langues anciennes, plusieurs
langues modernes, les langues orientales, et passait pour le plus
grand mécanicien de son siècle. Ce fut lui qui fit amener par
terre, au siège de Frédèrick-Hall, en se servant de machines de
son invention, la gross- artillerie qui n'avait pu être transportée
par les moyens ordinaires.
Loin d'être écrits dans un langage mystique, comme on le
croit communément, la plupart des traités religieux de Swenden-
borg se recommandent par la méthode, l'ordre et la sobriété. Ils
peuvent se partager en quatre classes, que l'on n'aurait jamais
dû confondre : la première renferme les livres d'enseignement et
de doctrine; la seconde, les preuves tirées de l'Écriture sainte;
la troisième, les arguments empruntés à la métaphysique et a la
morale religieuse ; enfin, la quatrième, les révélations extatiques
de l'auteur. Les ouvrages compris dans cetle dernière catégorie
sont les seuls qui affectent la forme apocalyptique, et dont l'ex-
6 8
86 REVUE DE PARL5.
travaganee apparente puisse choquer au premier aspect. Ce fut
précisément ceux que R:cher lut d'abord. L'impression qu'il en
reçut fut complètement défavorable à la doctrine de Swedenborg;
mais c'était un homme trop éclairé pour ne point se défier de ses
lumières, et de trop bonne foi pour ne pas soupçonner lui-même
sa partialité. Comprenant que la question était trop grave pour
être si promptement résolue, il ouvrit un débat entre sa répu-
gnance et sa raison, et se mit à chercber la vérité avec une ar-
deur pleine de précautions. Jaloux d'apprécier la doctrine nou-
velle, il voulut la sonder en tous sens ; il appela à son secours
l'immense érudition qu'il avait acquise, afin de vérifier lous les
éléments de cette religion ; il enlassa recherches sur recherches,
objections sur objections ; mais plus il moniait, plus l'horizon
devenait vaste. « J'avais beau, dit-il. ajouter pierre sur pierre à
ma tour de Babel, la Jérusalem céleste que je voulais escalader
semblait s'élever et grandir à mesure. Je montais au haut des
sciences humaines pour nier, et, arrivé là, je ne pus que fléchir
le genou el croire. »
Edouard Richer a surtout voulu, dans ses œuvres religieuses,
populariser la doctrine du nouvel avènement , en la présentant
sous les formes les plus saisiasables. Nous avons hésité longtemps
à donner l'analyse de ce travail qu'il n'a pu débarrasser entière-
ment des mystiques nuages qui obscurcissent toujours de pa-
reilles matières ; mais nous avons réfléchi qu'il n'existait encore
en France nu! résumé sommaire du swedenborgisme , el qu'il
pourrait sembler curieux d'en trouver les principales croyances
exposées en quelques pages. Aucun système religieux ne peut,
d'ailleurs, êtreénr.s sans intéresser tout ce qu'il y a en nous de
saint et de grand. L'idée de Dieu est une clé de voûte que la main
d'un enfant lui-même ne toucherait pas impunément. Puis, enfin,
ii faut bien le reconnaître . quand une relitfk»n est défendue par
des hommes comme les Tafel, les Clowes, les Hindmarlh, les
ftoble, les HofFacker, les Richer; quand elle a des journaux, des
prêtres, cinquante églises en Angleterre, soixante en Amérique ,
et qu'elle compte plus de quatre cent mille fidèles , on ne peut se
refuser à voir au moins en elle un événement social digne d'étude,
sinon de sympathie.
On doit comprendre facilement que, malgré tous nos efforts
pour joindre la clarté à la rapidité, l'analyse que nous allons
REYUE DE PARIS. 87
donner pourra paraître obscure à quelques lecteurs et trop longue
à beaucoup d'autres. Aussi engageons-nous ceux qui ne cherchent
dans la lecture qu'un amusement passager, exempt d'attention ,
à ne point. jeter les yeux sur ce qui va suivre.
Swedenborg a posé pour base à sa doctrine une nouvelle expli-
cation des livres saints. Cette explication se donne par la science
des correspondances , c'est-à-dire du langage extatique qui ré-
vèle le sens spirituel de la Bible. C'est une théorie qui enlève 1< s
couches successivement accumulées par le sensualisme sur les
antiques vérités spirituelles, autrefois saisies sans peine sous leur
symbole. Ainsi , par exemple, lorsque saint Jean dit, dans son
Apocalypse, qu'il vil descendre du ciel la nouvelle Jérusalem,
il ne faut point croire qu'il parle d'une ville de pierre, mais bien
d'une cité spirituelle, d'une nouvelle église ou société, dont Swe-
denborg est venu annoncer l'avènement. Cette Jérusalem n'est
autre chose qu'une nouvelle appréciation des livres saints , dont
le résultat doit être de réunir toutes les communions en un vaste
catholicisme, car toutes les communions y trouveront satisfac-
tion. Ce sera là le jugement dernier, la consommation des
siècles, dont parle 1 Écriture. En effet , ces deux expressions,
dans le langage des correspondances, signifient seulement la
fin d'un monde moral auquel un autre doit succéder. En annon-
çant la présence du Christ au jugement dernier, les livres
saints ont voulu parler de la présence de l'esprit de vérité dans
le cœur des hommes régénérés.
Les idées de Swedenborg sur Dieu, l'univers et l'homme, dif-
fèrent en plusieurs poinis de celles qui sont admises par les catho-
liques, et méritent d'être rapportées.
Dans sa doctrine, Dieu est unique; c'est de lui que tout dérive;
les êtres forment une chaîne de continuité qui part de Dieu pour
arriver aux créations les plus élémentaires. La variété des sub-
stances et des formes dérivées dépend de la variété des récipiens,
de même que la diversité des couleurs sur la terre dépend de la
manière dont les corps réfléchissent les rayons solaires. L'homme
est le roi de la création, parce que, placé à la tète de la série des
êtres naturels, c'est par lui que la création retourne à son au-
teur. Ce qui existe a été fait pour son usage, à peu près comme
les degrés inférieurs d'une échelle sont faits pour l'usage des
plus élevés.
88 REVUE DE PARIS.
Dieu est hors du temps et de l'espace, parce que le temps et
l'espace sont des notions relatives, des modes de la nature sensi-
ble, et que tout ce qui est absolu leur échappe.
Les deux essences de Dieu, l'amour divin et la sagesse divine,
se retrouvent en toute chose.
Pour Swedenborg, l'amour divin, c'est Yëtre, le principe uni-
versel, en un mol la substance; la sagesse divine, c'est Vexister,
la manifestation de la vie, la forme enfin. L'homme ayant été
créé pour être l'unique réceptacle des deux facultés divines, il
reçoit l'amour divin dans sa volonté et la sagesse divine dans son
entendement; mais il a le pouvoir d'élever son entendement au-
dessus des désirs de sa volonté pour les maîtriser, et c'est de là
que dérive sa responsabilité morale.
Il existe une influence spirituelle du ciel sur le monde ; mais
celle influence ne s'exerce que par l'intermédiaire de l'homme,
qui se l'approprie selon sa volonté, et la conserve pure ou la
corrompt selon qu'il l'a reçue dans un cœur méchant ou vertueux.
Ainsi c'est la somme des esprits, c'est-à-dire le monde spirituel ,
qui intervient en bien ou en mal dans les faits d'ici-bas. On voit
que cette théorie de la Providence diffère essentiellement de celle
adoptée par l'église catholique.
Selon Swedenborg, tout ce qui existe provenant de Dieu, cha-
que objet de l'univers a un principe moral, et par suite une si-
gnification par laquelle le monde physique correspond au monde
immatériel, si bien que les choses visibles ne sont que des cor-
respondances des choses invisibles. C'est surtout à cette théorie
que le philosophe suédois a recours pour donner à sa doctrine
l'appui des livres saints. Il prouve que ces livres ont été écrits
dans une langue universelle que nous avons oubliée, et que,
compris comme ils le sont maintenant, ils fourmillent de con-
tradictions et de contre-sens. En les expliquant par les corres-
pondances^ au contraire tout y devient clair, raisonnable, su-
blime. Il suffit donc, pour les entendre, d'avoir la clef du langage
extatique, et c'est cette clef que Swedenborg prétend avoir trouvée.
D'après la religion swedenborgiste, le principe de tout bien
est dans un premier détachement de soi-même et du monde. Cet
état constitue le bonheur présent et futur , c'est le ciel. L'amour
exclusif de soi-même et du monde constitue au contraire la dam-
nation, c'est l'en fer.
REVUE DE PARIS. 89
Ainsi il n'y a qu'une vertu , l'abnégation du moi ; qu'un vice ,
l'égoïsme. C'est d'un combat de l'abnégation et de l'égoïsme dans
le cœur de l'homme que résultent les tentations. On ne peut les
vaincre qu'en appelant à soi Dieu , c'est-à-dire l'amour et l'intelli-
gence. Les tentations sont utiles, parce qu'elles amènent la ma-
nifestation de nos secrets penchants; elles sont pour nous comme
les réactifs que les chimistes emploient afin de vérifier la nature
des substances qu'ils étudient.
La conscience n'est point innée en nous , mais formée par ce
que nous admettons dans notre cœur ; le dévouement la vivifie ,
l'égoïsme la tue. L'homme est déchu, c'est-à-dire qu'il s'est séparé
du principe dont il recevait la vie, pour tout rapporter à lui ;
habitué à l'égoïsme, il est devenu semblable à ces vases qu'a
touchés une liqueur empoisonnée, et que l'on ne peut purifier
qu'avec des efforts longs et persévérants. C'est ainsi qu'il faut en-
tendre lepéché originel , et c'est là le sens du récit de la Genèse.
Adam et Eve ne signifient pas plus un homme et une femme que
les sept jours de la création ne signifient sept jours ordinaires ;
le serpent tentateur qui trompe la femme n'est autre chose que
l'égoïsme qui séduisit la volonté , et l'homme écoutant les prières
de sa compagne, exprime l'intelligence cédant à son tour aux
sollicitations de cette volonté.
L'homme étant déchu , c'est-à-dire ayant connu le mal , ne
peut se régénérer qu'en faisant un constant effort ur lui-même.
Le ciel a ses lois , qui sont l'amour et le désintéressement; on n'y
peut donc entrer qu'après avoir brisé le joug de l'égoïsme : ainsi
s'obtient le salut. On peut faciliter ce détachement de l'égoïsme
par les abstinences et les mortifications que préconise l'église ca-
tholique , mais ce n'est là qu'un moyen dont il faut, avant tout,
apprécier la convenance. On conçoit aussi , par ce qui précède ,
que la rémission des péchés résultant de la victoire remportée
sur l'esprit du mal ( ou l'égoïsme) , c'est une chose qui se passe
entre l'homme et Dieu , sans qu'il soit besoin ni de l'intermé-
diaire d'un prêtre ni d'une absolution orale. Il en résulte égale-
ment que la pénitence n'est autre chose . pour les swedenbor-
gisles , qu'un repentir sincère , et la confession une demande de
conseil.
Les croyances catholiques sur \q jugement z\. la résurrection
ont été singulièrement modifiées par Swedenborg. Il déclare que
9* REVUE DE PARIS.
l'homme , après sa mort, dépouille son enveloppe charnelle, et
devient une âme . comme le concevaient les anciens , c'est-â-dire
un principe immatériel informant le corps ( informans corpus ) ,
el qui . après la mort , a gardé les proportions de celui-ci. 11 con-
tinue ainsi une vie apparente en gardant la nature qu'il s'est l'aile
sur la terre. Vertueux . il éprouve éternellement l'ivresse que
nous fait ressentir une bonne action ; m^ chant, touies les tortu-
res que cause le crime. Ainsi le ciel et Tenter ne sont point des
lieux, mais des états. L'homme qui continue ainsi la vie delà
terre , dans le monde des esprits, pisse successivement par une
série de crises morales appelées vastations , parce qu'elles dédui-
sent progressivement en lui loul ce qui lui reste d'imperfections
ou de mérites , jusqu'à ce qu'il soit arrivé à l'état de vertu ou de
méchanceté qui doit le constituer éternellement. Cette matura-
tion et cet achèvement de la destinée que nous nous sommes pré-
parée sur la terre, est ce que l'on a appelé le purgatoire. Pendant
qu'il habile ce monde intermédiaire, l'homme reçoit comme
parmi nous des communications des bons et des mauvais esprits ,
et choisit en toute liberté. Enfin , la vasiation accomplie , il de-
vient ange ou démon. Les enfants et les païens sont soumis à
cette seconde vie comme les chrétiens, et peuvent se perdre ou
se sauver , puisqu'ils acquièrent , dans le monde intermédiaire ,
les lumières qui leur ont manqué dans celui-ci. Le salut est la des-
tinée normale , il faut une volonté contraire à celle de Dieu pour
la troubler.
Telle est sommairement la doctrine du nouvel avènement.
Comme on le voit, Swedenborg s'est efforcé de rationaliser
le catholicisme et de le mettre d'accord avec les sciences philo-
sophiques.
Une chose a pu frapper dans le rapide exposé qui précède: c'est
la liaison rigoureuse des diverses parties du système et la présence
d'esprit ingénieuse avec laquelle loul est prévenu. Aussi , de quel-
que manière que l'on juge le swedenborgisme , on est forcé d'y
reconnaître son harmonie et celte prévoyance logique qui prou-
vent au moins le génie , quand elles n'attestent point la vérité.
Richer ne s'est pas borné à développer le système religieux de
Swedenborg: il en a préparé l'acceptation en prenant la question au
point de vue du doute , et conduisant le lecteur progressivement
à la foi. La première partie de son ouvrage est consacrée à défen-
REVUE DE PARIS. 91
dre la révélation chrétienne et à prouver qu'elle peut s'allier à la
liberté d'examen la plus entière. C'est le plus souvent sous la
forme du dialogue que Richer discute sts thèses. Si son livre y
perd quelque chose sous le rapport de l'ordre et de la brièveté, il y
gagne beaucoup en verve, en eiarté el en bonhomie. Nous ne
croyons pas que depuis Érasme on ait traité les matières religieu-
ses avec une logique à la fois si vive et si grave , si concluante et
si fleurie.
El cependant les livres religieux de Richer n'auraient point
trouvé d'éditeur sans la générosité d'un ami ( M. de Tollenare ) ,
auquel l'auteur confia ses manuscrits en mouranl. Traduits main-
tenant dans toutes les langues , et répandus à plusieurs milliers
d'exemplaires en Amérique , en Angleterre et en Allemagne , ces
livres sont encore inconnus en France , et c'est à peine si quel-
ques bibliographes curieux soupçonnent leur existence. Ainsi
vont le monde et la gloire ! Le nom de Paul de Kock tapisse les
vitres de nos libraires ; celui de Richer ne se trouve pas même sur
le catalogue de la Bibliothèque royale. Nantes , qu'il habitait, et
qui peut-être un jour , si la postérité est juste , voudra passer pour
sa ville natale , Nantes n'aide point à la publication de ses œuvres ,
entreprise par un imprimeur ; ce seront des étrangers qui ren-
dront à la mémoire de Richer ce dernier honneur! Oh! la gloire
d'un compatriote est donc bien peu de chose, pour qu'on la dé-
daigne ainsi ! Quoi! ceux qui ont connu Richer , qui l'ont appelé
du nom d'ami, ceux-là mêmes ne seconderont point de généreux
efforts pour réunir les rayons de son auréole ; ils n'aideront point
à rassembler tant de belles pages , écrites, comme les oracles de
la sibylle, sur des feuilles volantes ? Ah ! si notre province ne peut
faire en faveur de Richer ce que la capitale fait tous les jours pour
le dernier de ses vaudevillistes; s'il ne se trouve plus deux cents
Bretons jaloux de soutenir une gloire fraternelle , peut-être du
moins reste-t-il encore dans toute la France assez d'hommes
amis des lettres pour empêcher que de nobles inspirations ne se
perdent, et qu'un beau nom ne s'oublie.
Emile Souvestre.
SOUVENIRS
DE VOYAGES.
BERLI>', LE MECKLEMBOURG, LUDAVIGSLUST ,
HAMBOURG.
Le schnellpost de Berlin qui traverse le Mecklembourg , part le
soir à neuf heures. A celte heure-là , le garde de nuit, avec son
siffletaigu, commence à peine sa tournée ; le marchand clol la der-
nière porte de son magasin , et se dirige vers la taverne. Les
promeneurs se pressent dans les sinuosités de la rue Royale ; les
cochers de drockschen ramènent au logis les amateurs de théâ-
tre ? et le vieux château , à demi-plonge dans l'ombre , à demi-
éclairé par ses candélabres de bronze , s'élève au-dessus de la
place avec une majesté imposante. Dans les faubourgs, le bon bour-
geois est assis devant sa porte , une pipe à la main , un enfant sur
ses genoux. La jeune fille rêve en regardant la lune au beau
fiancé dont elle a entrevu l'image pendant la nuit de la Saint-Syi-
vestre. L'étudiant revient d'une de ses excursions poétiques, fort
occupé des yeux bleus qu'il a rencontrés en roule , fort peu sou-
cieux des pandecles ; ei l'ouvrier chemine à côté de lui en chan-
tant sa chanson de Bursch. Les maisons de Berlin sont ai tiste-
menl bâties ; presque toutes ont leur balcon , où la famille se
réunit dans les beaux jours, leur terrasse à l'italienne, et leur jardin
parsemé de massifs d'arbres . couronné de fleurs. De dislance en
distance on aperçoit le Lustgarten , où la bière coule dansde
grands verres dont un Berlinois seul peut trouver le fond, où l'or-
chestre, trônant sur trois tabourets, répèteavec un zèle infatigable
REVUE DE PARIS. 93
et une étonnante naïveté les plus beaux morceaux de Rossini et
de Meyeibeer. Le voyageur qui passe au milieu de cette enceinte
diaprée des faubourgs jette un regard d'envie sur ces hommes du
peuple qui trouvent le bonheur à si peu de frais , sur ces paisi-
bles familles de bourgeois qui vivent retirées comme une troupe
d'oiseau dans leur nid d'aubépine, reprennent aujourd'hui le
travail d'hier , et ne songent point à s'en aller ailleurs chercher
un autre sort, poursuivre une autre étoile. 11 s'endort au milieu
des impressions que lui a laissées l'aspect d'une grande ville ; le
lendemain , en s'éveillant, il est dans un désert.
La nature, subjuguée par la main de l'homme à Berlin, a Pots-
dam , à Charlottemhourg, a acquis ici toute son indépendance et
son austérité. Au loin une plaine aride, quelques chétifs sapins
épais de côié et d'autre , un sol couvert de sable , un chemin de
sable , tel est le tableau qui s'offre aux regards. Là on n'entend
point de bruit , on ne rencontre point de ville ; de temps à autre
seulement une maison en chaume , accroupie au bord de la route
comme une mendiante ; puis , à des distances de cinq à six lieues,
l'habitation du maître de poste, où toute la science des agricul-
teurs est employée à faire grandir quelques arbres, à jeter quel-
ques fleurs dans un jardin.
En entrant dans le Mecklembourg , on retrouve un peu de vé-
gétation, on s'attend avoir reparaître des forêts et des champs
ensemencés; mais ce n'est qu'une espérance trompeuse. Bientôt
la même plaine jaune et nue se déroule aux regards, la même
solitude recommence. Toute cette partie de l'Allemagne présente
un singulier caractère de tristesse et de pauvreté. On dit pourtant
que le Mecklembourg est une heureuse province. On n'y trouve
point de grandes fortunes, comme en Autriche, en Saxe, ou
dans les villes anséatiques , mais le peuple, labourieux et indus-
triel , y jouit d'une aisance générale.
Après de longues stations , pendant lesquelles le balancement
de la voiture sur des flots de sable plonge les voyageurs dans un
profond assoupissement , le posiillon se réveille tout à coup, em-
bouche la trompette , et sonne une fanfare. Le postillon qui con-
duit la seconde voiture répète le même air, et l'écho de la colline
forme le trio. Chacun se lève, met la tête à la portière, et de-
mande d'où vient tant de joie. C'est qu'on aperçoit Ludwigslust.
Ludwigslust au milieu de cette plaine monotone , c'est comme
94 REVTE DE PARIS.
un lac d'eau pure au milieu du désert, comme un caravansérail
à la fin d'une longue roule. L-s Allemands qui y arrivent saluent
do loin l'excellente auberge qui va leur être ouverte , la contrefa-
çon de rossbeefan$\ah qui les attend , et le conducteur, en vrai
Mecklembourgeon. se réjouit en songeant que l'un va metire
trêve à (ouïes les plaisanteries qu'il entend répéter depuis le ma-
tin sur ?on p^ys.
Le dernier prince régnant de Meeklembourg avait fait de Lud-
wigslust sa demeure de prédilection. Il y passait la p'us grande
partie de l'année. Près de lui était sa mère; ses frères et les au-
tres membres de sa famille avaient leur habitation autour du châ-
teau. Le duc actuel est retourn- à Schwerin , et Ludwigslusl est
devenu silencieux comme toutes les résidences de prince, quand
le prince les abandonne. Mais c'est une de ces jolies villes paisi-
bles que l'on se sent heureux de voir, et que l'on voudrait revoir
encore. On y arrive par une avenue d'arbustes comme dans un
parc anglais. La villa Augustiva , avec ses allées de fleurs et
ses terrasses à l'italienne, la ferme d'un côté ; de l'autre est le pa-
lais du grand-duc. Les maisons de la ville sort bâties en briques,
alignées au cordeau . toutes riantes comme des cottages . toutes
propres comme des habitations hollandaises. Quelques arbres les
protègent , un jardin les décore , et celui qui n'est pas assez riche
pour avoir un jardin , ouvre ses persiennes et construit un ber-
ceau de feuillage autour de sa fenêtre. Le château du prince est
bâli dans le style de la renaissance. Son aspect est peu grandiose,
mais élégant. En face est une nappe d'eau qui tombe à grand
bruit comme une cascade , puis une pelouse de gazon , une allée
de tilleuls . encadrée dans une ceinture de maisons dessinées sur
le même plan . élevées à la même hauteur, et aboutissant à Pé-
glise. Je ne connais rien de plus simple et de plus beau que cette
construction du parc, cette allée du souverain ainsi gardée par
ses sujets, cette promenade ducale entre la bourgeoisie et l'église.
Mais il y a dans l'aspect de ces demeures champêtres un senti-
ment de repos et un charme inexprimables. On dirait d'une com-
munauté d'ermites vivant de la même vie , s'abritant sous le
même toit et se fiant aux mêmes institutions.
Mais nous voilà au-delà du parc , et le charme cesse. De tous
côtés, on n'aperçoit qu'une grande plaine, tantôt coupée par
des marais, tantôt par des bancs de sable, et enfermée dans une
REVUE DE PARIS. 95
enceinte de sapins. Des flaques d'eau formées par la fonte des
neiges les sillonnenl. Au milieu s'élève le bouleau, dont les ra-
meaux effilés se penchent vers la lerre comme ceux du saule. La
cigogne sauvage erre à travers ce sol marécageux, et s'enfint à
notre approche en poussant un cri aigu. La terre pourtant com-
mence à reverdir, et quelques enfants chassent dans la vallée un
troupeau démoulons, qui doit chercher sa nourriture dans le sable
ou dans les marais. Le ciel est sombre et le paysage revêtu d'une
teinte triste. De grandes ombres interceptent tout à coup les rayons
du soleil, et s'abaissent sur la terre quand le nuage passe. En tra-
versant cette plaine de Ludwigslust , je lisais une idylle danoise ,
et il y avait une singulière harmonie entre l'aspect de celle partie
de l'Allemagne et les peintures du poêle Scandinave.
A quelques lieues de là, on prend une voiture plus légère et
six forts chevaux. Les voyageurs sont prévenus qu'on ira pas à
pas comme le coche de La Fontaine. Les uns se résignent, met-
tent la tête dans leur manteau et attendent paisiblement que
l'heure de la délivrance sonne; les autres se fâchent et gourman-
dent le postillon. Mais qu'importe? Le postillon mecklembour-
geois est un être à part. La nature, en le faisant naître au milieu de
ces chemins de sable . lui a donné une patience à toute épreuve ,
elle flegme habituel des Allemands est un éial de fièvre comparé
à l'impassibilité avec laquelle il accomplit chaque jour sa tâche.
Le long de la roule , il a de fréquents entretiens avec ses chevaux,
il s'exerce à sonner du cor, il raccommode son manteau ; j'en ai
même vu un qui, chemin faisant, sculptait un cheval en bois
pour son fils, tant ces postillons du Mecklembourg sont bons pè-
res de famille , tant ils savent bien employer leurs heures de
voyage !
Enfin , voici une route pavée qui succède aux sillons que nous
avons tracés péniblement dans un fleuve de sable. Voici les élé-
gantes maisons de campagne que les grands seigneurs de la Bôr-
senhalle se sont bâties dans la vallée. Voici Hamboug , la vieille
cité anséaiique, la Venise du Nord.
Hambourg nVt pas une belle ville, tant s'en faut; mais c'est une
ville étrange, plus curieuse à voir que toutes celles dont on vante
les édifices. Un grand nombre de ses rues datent du xne siècle ,
et alors personne ne songeait à élever des constructions symétri-
ques, à leur donner un alignement. Toutes les maisons ont été je-
96 BEVUE DE PARIS.
tées l'une à côté de l'autre , qui de ci , qui de là , selon le caprice
ou la fortune de celui qui les bâtissait. Ainsi , au centre de la cité,
autour du Berg et de la Pauli Kirche , on ne trouve que ces an-
ciennes rues étroites , obscures , tortueuses . traversées par des
ruelles plus étroites et plus tortueuses encore. C'est, pour l'étran-
ger qui s'y aventure sans guide , un vrai labyrinthe , d'où il ne
sort qu'en mettant à l'épreuve la complaisance de tous les pas-
sants. Là sont les archives de la république , la banque . provi-
dence des négociants, et la bourse, espèce de halle grossière bâtie
sur l'eau. Là sont les plus grands canaux; là est la vie de Ham-
bourg , la vie commerciale et industrielle. Toutes les maisons de
celle partie de la ville sont hautes , et l'espace y est mesuré au
poids de l'or. Du rez-de-chaussée jusqu'au pignon , le marchand
envahit tout. Il a là ses magasins, ses comptoirs; il sait ce que
lui coûte chaque pied de parquet qu'il occupe, et il rêve jour et
nuit à le faire fructifier. Mais sous la porte du rez-de-chaussée on
aperçoit une porte souterraine, qui s'ouvre à moitié au-dessus
du pavé ; c'est là que les vrais buveurs viennent , dans un doux
mystère , encenser le dieu qu'ils se sont choisi. TJn tonneau d'or
élevé au-dessus de la fenêtre est le signe sacré devant lequel ils
s'inclinent , et des amas de coquilles d'huîtres , des débris de ver-
res annoncent le lendemain aux passants quel a été le sacrifice.
Dans les carrefours et les ruelles, ces demeures souterraines sont
habitées par les ouvriers et les familles du peuple. C'est une
triste chose que de voir ces pauvres gens ainsi entassés dans ces
retraites humides, où jamais l'air salubre ne pénètre , où jamais
leurs regards ne peuvent se réjouir d'un rayon de soleil. Pendant
l'hiver, la ruisseau grossi par la neige les inonde; pendant l'été cha-
que passant les éclabousse , et le char doré qui s'arrête à la porte
leur ôte le peu de jour qui leur resle. Ces malheureux sont placés
là comme ils le sont dans le monde : tout l'édifice qu'ils habitent
pèse sur eux comme toute l'échelle sociale. La famille du riche
danse sur leur tête, le riche chante en passant devant leur pri-
son. Ils se courbent sous le poids de leur misère , et ils subissent
le bruit lie toutes les fêles . le retentissement de tous les éclats de
joie. Ce sont les parias de la bourgeoisie, les ilotes d'une républi-
que de commerce.
Mais quand on a quitté ces quartiers où la misère se montre
ainsi dans toutes ses souffrances , il est beau de voir Hambourg
REVUE DE PARIS. 97
avec les riches campagnes qui l'environnent , les canaux qui la
traversent, et les deux fleuves qui forment sa ceinture. Les vieux
remparts qui protégeaient la ville libre ont été détruits , el sur
ces noires murailles du moyen-âge on a dessiné des allées , on a
planté des arbustes. L'enfant joue sur les créneaux gardés autre-
fois par l'arquebuse , et des buissons de rieurs s'épanouissent sur
les tours tombées en ruines. Au nord el au sud, la ville s'est agran-
die. De nouvelles rues ont été construites avec élégance. Le Neuer-
watl tsl couvert de riches magasins où l'on voit étalé lout le luxe
des denrées européennes. V Esplanade ressemble à une double
haie d'hôtels aristocratiques au milieu d'un campagne, etle Jung-
fernstieg s'élève en face du bassin de l'Alsler, comme les rianles
maisons de Genève au bord du lac. Ici est le monde élégant , ici les
étrangers , les bourgeois , les flâneurs qui restent une partie de la
journée assis sous la tente du pavillon suisse , fumant d'un air
très-méditatif leur cigarre , et contemplant les jeunes femmes qui
passent. Traversez quelques rues ; vous voilà au milieu des ma-
telots. Voyez : les deux rades sont pleines , les bâlimenls se ser-
rent l'un contre l'autre , et ceux qui sont arrivés trop tard restent
en dehors de la palissade. Nulle part en France il n'existe un port
aussi simple , aussi dénué de toute espèce de constructions que
celui de Hambourg , el nulle part on ne voit aborder tant de na-
vires de lout pays, tant de pavillons de toutes couleurs. J'ai des-
cendu l'Elbe jusqu'à Blankenœs. C'est une charmante excursion.
A gauche , on aperçoit le pays de Hanovre, lout plat, mais cou-
vert de verdure et parsemé de villages ; à droite , la cité danoise,
où tour à tour s'élève le hameau du pêcheur , l'atelier de construc-
tion avec ses navires sur les chantiers , ou la riche habitation du
marchand avec ses jardins. C'était un dimanche. Les enfants cou-
raient sur la grève. Les jeunes filles, portant leurs plus belles
robes el leurs plus beaux bonnets de velours , s'en allaient à l'é-
glise. Toutes les fenêtres élincelaient aux rayons du soieil ; et les
vieillards, assis sur le banc de pierre, devant leur porte, sem-
blaient attendre le voyageur pour lui offrir l'hospitalité. Au-des-
sus d'une de ces habitations j'aperçus une demi-douzaine d'éten-
dards danois. C'était un signe de mariage. Les habitants de la
côte invitent ainsi les étrangers qui passent devant leur demeure
à s'associer à leurs impressions de joie ou de tristesse. Le pavillon
blanc , surmonté de la croix de Danemark , annonce qu'une fian-
6 9
98 REVUE DE PARIS.
cée vient dVntrer dans la famillp. 1> pavPlon rose annonce la
naissance d'un enfant. Si le pavillon, au lien dp flolt r joyeuspmpnt
an dessus de l'habitation du pêcheur, pst attaché pins bas qup de
contnme . si ses longs plis se pencliPnt fers la iprre , on sait qne
la mort sVsl arrêta dans CPtte demeure. Ainsi . quand le matelot
passe an pied delà côte, il reconnaît ces signaux de famille,
et il peut adresser un souhait de bonheur on un regret d'ami à
ceux qu'il a plusieurs fois rencontrés sur' mer.
Ce jour-là. les vagues étaient calmes, le vent était bon. Le
fleuve éiail rouvert de bricks, de sloops, de bâtiments à deux mâts
et de barques de toutes sortes , voguant à pleine voile, et lais-
sant derrière elles un long sil'on. Quelques instants après, tous
ces bâtiments entraient dans le port d'Allona , dans le port de
Hambourg . ou se répandaient dans les divers canaux de la ville.
Depuis le moyen-âge combien de villes célèbres ont été déshé-
ritées de leur gloire et privées de leur couronne ! Combien de pro-
vinces répub;icaines ont courbé la tète sous le scpptre monarchi-
que ! Mais Hambourg a gardé toutes les bases de son ancienne
consliiulion et ses privilèges de ville, libre. Même dans ses solen-
nités gouvernementales, elle a conservé les anciens usages, et
dans ses actes les anciennes formules. Son bourgmestre porte en-
encore le litre de magnifique . et ses sénateurs cebii de sagesse.
Elle a passé par mainte phase pénible; elle a eu des rivalités à
combattre , des {pierres à soutenir, et toujours elle a surmonté
les dangers qui la menaçaient; toujours les trois tours de la vieille
ville ont reparu sur l'étendard national avec un nouvel éclat. Sa
richesse s'est accrue à chaque siècle, et son commerce tend sans
cesse à se développer davantage. Mais aussi quel zèle dans ses
spéculations et quelle ardeur pour le travail! Il faut voir comme
toulesles maisons sont ouvertesdès le matin, comme tous les mar-
chands se hâtent d'arriver au comptoir, et comme la foule se
pr^se et se coudoie dans les rues! I: y a là une langue particu-
lière qu'on entend bourdonner tout le jour, une langue qui court
d'un bout de la ville à l'autre; c'est la langue du commerce,
c'est le mot argent ! Les Hambourgeois apprennent à la parler en
venant au monde, et les vieillards sVn souviennent en s'endor-
mant du dernier sommeil. Tout porte ici l'empreinte du caractère
marchand, tout se réduit à une valeur numérique, tout s'es-
compte. Il existe à Hambourg une espèce d'impôt qu'on ne re-
REVUE DE PARIS. 99
trouve peut-être nulle pari. Passé quatre heures du soir en hiver ,
et huit heures en été , lotîtes les portes delà ville sont sensées clo-
ses , et personne n'y passe sans payer un tribut de quatre schel-
lings ( huit sous ); un peu plus tard le tribut augmente. A dix
heures il est le double , et à minuit on est obligé de s'en rappor-
ter à la commisération des gardiens. Au moment où la taxation
commence, on doit sonner !a cloche au moins pendant un quart
d'heure ; mais les percepteurs de l'impôt t'ont toujours en sorte
d'abréger le signal de quelques minutes , et alors c'est Un étrange
spectacle que de voir tous les ouvriers et les pauvres gens de la
campagne se presser en foule pour éviter l'impôt qui les menace.
On raconle que , lorsque les Fiançais occupaient Hambourg, ils
avaient perfectionné ce moyen d'enrichir leur caisse. La veille
des dimanches et des grandes fêtes , c'est-à-dire la veille des jours
où toute la ville s'en va à la campagne, ils sonnaient pendant
une heure entière. Le lendemain , tous les dignes pères de famille
qui se promenaient à travers champs ne se pressaient pas en en-
tendant les premiers sons la cloche. Ils s'en revenaient fort à leur
aise, persuadés qu'ils avaient encore une heure à eux , et van-
tant la galanterie des Français ; mais , au bout de quelques mi-
nutes , la cloche restait muette , la porte était fermée , et des pi-
les de schellings s'entassaient au bureau de l'octroi.
Quand on a vécu quelques jours parmi les Hambourgeois, on
sent qu'il ne faut leur parler ni d'art ni de poésie. Leur livre de
poésie, c'est le registre de receltes et de dépenses ouvert sur le
pupilre ; leur plus belle musique, c'est le son argentin des thalers
qui tombent dans la caisse de fer ; et pas un tableau de grand
maîlre ne vaut pour eux l'effigie d'un species (1). Us n'ignorent
pas cependant tout-à-fail ce que signifie le mot de littérature j
ils le prononcent même quelquefois. Mais on sent que la littéra-
ture est pour eux un objet de luxe comme une plante exotique
qu'ils apportent dans leur demeure. Ils ont une bibliothèque nom-
breuse , mais personne ne la fréquente ; ils fondent ûts écoles,
mais une fois qu'ils ont pénétré dans le magnétisme des chiffres,
ils n'étudient plus; ils ont un vaste éiablissemeiiL où ils se réunis-
sent chaque jour, c'est la Borsenhalle, dirigée par M. Hosstenp.
On reçoit là un grand nombre de journaux politiques, industriels,
(1) Ecu de six francs.
100 REVUE DE PARIS.
littéraires, et la plupart des livres nouveaux. Les journaux litté-
raires sont abandonnés aux novices de la communauté qui n'ont
point encore renoncé aux erreurs de ce monde, et les journaux
industriels, les plus pratiques et les plus secs, sont envahis par
les grands penseurs de la banque. Ici. le p'us charmant feuilleton
ne vaut pas une demi-ligne du tarif de douane, et les annales
scientifiques d'Allemagne, les revues de Londres ou de Paris, sont
placées, dans l'estime des habitants de la Borsenhalle, bien après
la feuille d'annonces d'un des plus petits ports de Hollande ou de
Norwége.
Peu de pnfetes sont nés ici, mais quelques-uns y ont vécu : Ha-
gedorn, Lessing, K'opslock, et dernièrement Veil-Weber. Main-
tenant, quelques hommes encore s'y distinguent par leur amour
de IVlude et parleurs travaux. C'est pour moi un vrai plaisir de
citer ici M. Siveking, l'un des syndics, et M. Lappenberg, l'un
des jeunes savants les plus distingués de l'Allemagne. Mais ce ne
sont là que des exceptions, et tout le reste de la ville garde une
profonde apathie littéraire.
Dans un tel étal de choses, quelques jeunes gens n'ont pas
craint de publier des journaux d'art et de critique. Je ne sais si la
vie commerciale de Hambourg a influé sur eux, si l'air que l'on
respire ici a paralysé leur verve ; mais assurément l'œuvre qu'ils
ont produite n'a pas répondu à leur témérité. Ainsi, il y a une
feuille littéraire qui a pris le litre d'Originalien , et qui n'est
rien moins qu'originale, je vous assure. Une autre porte un nom
de planète et rampe terre à terre. Une troisième s'appelle Argus ,*
c'est la feuille la plus aveugle qui existe. Je ne parle pas des
Lesefriichte et des Literarische Blatter, où l'on ne fait que
charpenter et habiller assez maladroitement à l'allemande les ar-
ticles empruntés aux journaux français et anglais.
Quant à la politique, je ne crois pas qu'elle trouve nulle part
un sol aussi ingrat que celui-ci. Elle a contre elle l'indifférence
des marchands, le> préventions des censeurs, qui. de leur nature,
ne sont pas très-amis de la politique, et les susceplibilitésextrêmes
des consuls de tous les pays. Si le journaliste veut faire passer un
article de théorie gouvernementale, le syndic, chargé de main-
tenir les bonnes traditions, va lui démontrer qu'il y a dans son
travail une foule d'hérésies ; si un article d'industrie, il faut pren-
dre garde de blesser les opinions d'un riche négociant, sénateur,
REVUE DE PARIS. 101
et peut-être bourgmestre j si un article de faits sur quelque con-
trée de l'Europe, voici le consul qui arrive aussitôt, prend l'ar-
ticle, réprouve la manière dont le fait est raconté, demande qu'on
efface une phrase, qu'on change des épithèles; et le censeur, qui
n'a aucun ménagement à garder envers le pauvre journaliste, et
qui tient beaucoup à ne pas se mettre mal avec les représentants
du pouvoir, prend la plume ou les ciseaux, et exécute la sentence.
Voulez-vous savoir comme la censure s'exerce a Hambourg , en
voici deux exemples. Dernièrement , le rédacteur d'une feuille
politique apporte au censeur un article d'industrie, dans lequel
il avait eu la hardiesse de dire que la poudre fabriquée en France
valait mieux que celle de Prusse. Toute celte phrase fut biffée
d'un seul trait, attendu que la Prusse ne peut être , sous aucun
rapport, inférieure à la France. Un autre journaliste avait traduit
un discours du roi de Suède, dans lequel il était parlé du choléra
asiatique. 11 fallut supprimer le mot asiatique, parce que la
Russie aurait pu en être choquée (1).
Avec de telles entraves , que peuvent faire les journalistes, si
ce n'est d'enregistrer les nouvelles politiques de chaque jour ?
C'est ce qu'ils font. Cependant il leur est permis de publier des
extraits de polémique traduits des journaux français. Quand cette
polémique ne répond pas entièrement à leurs idées, ils en fabri-
quent une eux-mêmes , et trompent la sévérité du censeur en
mettant au bas de leur article le nom de quelque feuille pari-
sienne. Que Dieu leur pardonne ! C'est bien le moindre péché
qu'ils puissent commettre dans l'état d'abstinence perpétuelle
auquel ils sont condamnés.
Du reste, une fois ce fait admis, que les négociants de Ham-
bourg ont très-peu de libéralisme politique, une fois qu'on s'est
résigné à ne leur parler ni de poème épique, ni de drames, ni
d'histoire, ni de sculpture, on peut avoir avec eux des relations
très-sûres et très-agréables. Ils sont honnêtes, prévenants, hospi-
taliers, et ils savent faire honneur à une lettre de recommanda-
tion qu'on leur porte comme a une lettre de change.
A un quarl de lieue de Hambourg s'élève Alloua. Le drapeau
danois sépare les deux cités, mais les relations de commerce les
réunissent. Il n'y a entre elles ni douane, ni octroi. Elles sont
(1) Historique.
9.
102 REVUE DE PARIS.
liées par l'intérêt, elles se rapprochent chaque année par la con-
struction de quelque nouvel édifice. Elles se touchent presque
maintenant , et Tune ne sera bientôt, que la continuation de
l'autre. Les négociants d'Allona n'ont point de bourse à eux : ils
viennent à Hambourg traiter leurs affaires, ils sont membres de
la Borsenhalle ; on les regarde ici comme des concitoyens ; n'était
leur litre de Danois, on en ferait volontiers des sénateurs , voire
même des syndics. Altona est bâtie au bord de l'Elbe; les navires
s'arrêtent au pied des maisons le long de la côte ; quelques fais-
ceaux de poutres les protègent; c'est un port formé naturelle-
ment, et pour lequel la science de l'architecte n'a rien fait. Il en
est de même à Hambourg : il n'y a là ni bassin de pierre, ni quai,
ni digue; seulement quelques piliers de bois, une palissade en
planches, et des milliers de navires y affluent toute l'année.
Altona, la capitale du Holstein, la seconde ville du royaume de
Danemark, renferme environ trente mille habitants. On ne trouve
pas là le même mouvement, la même agitation commerciale qu'à
Hambourg , mais c'est une ville attrayante , bien bâtie, habitée
par de riches négociants. La rue de Pallmail peut être com-
parée aux plus beaux quartiers de nos plus belles villes de France.
Elle a été construite en grande partie par un riche armateur,
M. Baur. qui, par ses vastes relations, a beaucoup contribué à la
prospérité de sa ville natale.
A côlé d'Altona est le village d'Ottenzen. Ceux qui aiment la
poésie s'en vont là en pèlerinage saluer le tombeau de Klopstock ;
le chantre de la Messiade est enterré au pied de l'église. Sa femme
lui a fait élever un monument, puis elle est venue se placera côté
de lui. et son frère et ses neveux reposent dans la même enceinte.
Quelques fleurs décorent le dernier asile du poète, et un tilleul
majestueux l'entoure de ses longs rameaux. Je visitai cette tombe
dans les premiers jours de mai. Le gazon qui la recouvre avait
reverdi, les marguerites blanches, les violettes des champs qui la
parsèment commençaient à s'épanouir. Le vieux tilleul avait repris
son feuillage, et le long de ses rameaux quelques bourgeons pa-
reils à ceux des orangers s'ouvraient déjà au vent du matin. Un
rayon de soleil éclairait la belle figure de vierge qui s'élève au-
dessus du monument de Klopstock. L'hirondelle rasant le sol s'en
a. lait chercher un peu de terre pour bâtir son nid, et à quelques
pas de là une linole chantait sur une croix. J'étais seul, je me
REVUE DE PARIS. 103
penchai avec recueillement sur la balustrade qui entoure la tombe
diïpoeie, el dans ce réveil de la nature, dans ce printemps épa-
noui sur une tombe, dans ces rayons de soleil éclairant un grand
nom, il me semblait voir une image de l'éternelle jeunesse , de
l'éternelle gloire de la poésie, c'est-à-dire delà pensée humaine,
dans son plus haut essor el sa plus noble expression. Un homme
s'approcha de moi, un vieillard; il me parla de Klopstock, de sa
famille qu'il a v ^ i t connue, de ses vers qu'il avait appris par cœur.
Puis il me tendit la main, el je lui donnai quelques schellings,
heureux de pay« r ce dernier Irihui à la mémoire de celui dont les
œuvres m'avaient souvent causé tant de joie, heureux de trouver
dans ce \illagedu Nord un homme qui demandait un acte de
bienfaisance au nom de la poésie, comme ailleurs on le demande
au nom d'une sainte.
X. Marmier.
CHRONIQUE POLITIQUE.
On a répandu celte semaine, dans le monde politique et finan-
cier de la capitale , le bruit de la conclusion d'un traité de com-
merce entre l'Angleterre et l'Espagne, par les soins de M. Villiers,
ministre de sa majesté britannique à Madrid. Ce traité se ratta-
cherait, dit-on, à un emprunt considérable pour lequel le gouver-
nement espagnol aurait obtenu la garantie de l'Angleterre , et
lord Palmerston se présenterait au parlement avec son traité de
commerce à la main, pour faire sanctionner la promesse de ga-
rantie j car ce ne peut être , jusqu'à présent , qu'une simple pro-
messe, un billet tiré à échéance sur la chambre des communes ,
mais qu'elle pourrait bien ne pas acquitter. Nous avons de bonnes
raisons pour croire que la négociation n'est pas encore aussi
avancée qu'on le prétend. Il est vrai que le ministre anglais à
Madrid y a travaillé à plusieurs reprises, mais sans succès, à cause
des grandes difficultés de la matière. Ce traité de commerce que
les intérêts de l'E-pagne ne sollicitent pas, soulèverait la Catalo-
gne et une grande partie du royaume de Valence , dont il ruine-
rail l'industrie . déjà si cruellement éprouvée par les suiles de la
guerre civile; et c'est là , si nous sommes bien informés, un dan-
ger toujours présent à l'esprit du ministère espagnol, quelle que
soit la faveur donl l'Angleterre jouisse auprès de lui. Cependant
la délresse des finances est au comble , et si quelque succès con-
tre les carlisles;iie vient relever la situation, il n'est pas de sacri-
fice devant lequel doive reculer le gouvernement espagnol , pour
se procurer les moyens de continuer la lutte et de réorganiser
l'armée.
Les affaires se compliquent de plus en plus , et il est fort diffi-
cile d'assigner un terme et une issue quelconque à ce drame
REVUE DE PARIS. 105
étrange qui se joue par-delà les monts. Voilà maintenant don Car-
los en pleine marche sur la Catalogne , lui que les pierres de la
constitution de 1812 devaient, écraser dans le Baslan. Nous som-
mes loin des beaux jours de Bilbao. Evans et Espartero se sont
associés pour se reposer après une œuvre de six jours. L'infant
don Sébastien envahit l'Aragon , et ne se repose pas. Oa s'est
battu à Huesca , et il n'est arrivé que malheur aux généraux de
Christine : Iriarte , Irribaren et Guerrea sont tués. L'armée du
prétendant a passé la Ribagorzana, ce Rubicon de la Catalogne ,
et se dirige sur la Conque du Tremp. A travers toutes les exagé-
rations contradictoires que les deux partis exploitent dans leurs
bulletins, on peut admettre, comme fait accompli, la démoralisa-
tion qui règne parmi les chefs de l'armée de Christine. Tous sem-
blent faire leurs efforts pour se surpasser en fautes , et donner
beau jeu à don Carlos. A Madrid , les orateurs font des discours ,
et règlent un cérémonial. M. Calatrava , dit-on , a proposé aux
corlèsde vendre les ornements des églises pour subvenir aux be-
soins des troupes. Ce sont là de tristes ressources qui ruinent les
églises, sans rassasier le soldat. Qu'adviendra-t-il de ces intermi-
nables escarmouches de tribune et de buisson? Mettons à Madrid
don Carlos ; ce sont les acteurs qui changent de place , mais le
drame ne finit pas. Les christinos iront guerroyer dans les sier-
ras ; les ségrosse feront guérillas, et les carlistes se débattront à
Madrid contre la disette, la pénurie du trésor, et l'esprit toujours
vivace d'insurrection. On ne sait trop ce qu'il faudrait plaindre
davantage du vainqueur ou du vaincu. Don Carlos et Christine
ont un triste avenir. Les généraux de la reine expient aujour-
d'hui la faute qu'ils ont faite , de laisser sortir le prétendant de
cette Navarre qu'il avait épuisée, qui ne pouvait plus le nourrir,
et qui devait être son tombeau. Don Carlos, après avoir dévoré
cette province, va se ravitailler ailleurs, et trouvera de nouvelles
ressources qui l'aideront à prolonger encore cette guerre de mar-
ches , de courses , de surprises et de contributions.
En quittant l'Espagne, nous rentrons dans un domaine moins
triste, nous sommes chez nous.
La semaine tombe au bruit des fêles nuptiales de Fontainebleau;
Tépilhalame couvre la voix de la politique; c'est comme aux jours
où l'jllustre hyménée de Maniais et de Junie donnait trêve aux
dissensions du forum. Quand un noble mariage se contracte, c'eut
106 REVUE DE PARIS.
comme si tout le monde se mariait ; chacun s'écrie, comme aux
veillées des fèfes de Venus , cras amet qui nunquàm a ma vit !
qu'il aime demain celui qui n'a jamais aimé ! Une seule voix
discordante a retenti dans celle semaine parfumée des roses du
gynécée de Fontainebleau : c'est la rude voix de M. Jaubert. L'at-
mosphère de la Capouede François Ier n'a pas amolli l'Annibal de
la doctrine; il est revenu du château de Primatice avec un cœur
ardent à la polémique , et des mains impatientes de toucher les
rostres. On parlait marine à la chambre , marine et colonie ; i!
s'agissait de savoir si nos flottes sont en bon êlat, et si nous avons
une marine à la hauteur des dépenses qu'elle exige de notre bud-
get. M. Jauberl a fait alors comme le prédicateur, le petit père
André . <jui avait reçu l'ordre formel du roi de prêcher sur la
confession , el avait parié . avant l'ordre royal, de faire l'homélie
de saint Joseph.— Mes frères, dit l'orateur en chaire, saint Joseph
était menuisier; il faisait des tables, des chaises, des confession-
naux; à propos de confessionnaux, parlons un peu de la confes-
sion. M. Jauberl a accepté l'ordre du jour de la marine, et comme
il nageait en plein Océan, il a rencontré B rnardin de Saint Pierre
dans les eaux de File Bourbon; une fois débarqué a File Bourbon,
il a exhumé la loi de déportation, il a abandonné la marine, et
s'est jeté sur le ministère terrestre du 15 avril. Sa sortie a suscité
dans la chambre les orages de l'Océan indien; c'était ainsi que
M. Jauberl rentrait dans l'ordre du jour et dans son Bernardin de
Saint-Pierre, qu'il avait cité à son début. L'ouragan doctrinaire
était comme le dernier eff »rl d'une outre d'Éole; le si forte vi-
ru/n quem est arrivé; M. Mole, se levant, a rendu la sérénité
aux Sots parlementaires, et le budget de la marine a vogué, vent
arrière, au port du garde-meuble, place du Luxor.
Pendant que la discussion maritime sortait à pleines voiles de
la chambre des députés , le sémaphore du garde-meuble signalait
quelque chose d'inattendu qui se passaii devers l'Atlas. M. de Afon-
talivet, rentré de Fontainebleau dans son intérieur , redemandait
sa chaise , et courait encore sur la chau-sée de Villejuif et d'Es-
sonne. Les conjectures bouillonnaient; chacun faisait la sienne j
la Bourse écoulait l'air avec toutes ses croisées corinthiennes , et
Tortoni suspendait son monologue éternel sur le boulevard. Les
nouvellistes inventaient selon Fusage. Le ministre est arrivé hier
à Paris , à deux heures du matin , et la renommée de la rue de
REVUE DE PARIS. 107
Grenelle a parlé à la ville et aux faubourgs : elle a dit que les
lauriers chrétiens d'You^souf-Bey empêchent Abd-el-Kader de
dormir. L'émir regarde Fontainebleau du haut de l'Atlas , et il
commence à s'apercevoir qu'il vaut mieux vivre à la table des
Français que de mourir sur les rives hydrophobes de la Tafna.
Donc Abd-el-Kader incline son front de marabout devant le coq
gaulois,- Jugurlha rêve des délices de Rome; on lui prépare un
appartement à l'hôtel de Castille ; nous le verrons en loge avec
Youssouf-Bey , applaudissant Guillaume Tell. La barbarie n'est
plus barbare; le sable se fait limon ; le désert devient prairie ;
Abd-el-Kader charge le calumet de paix. Voilà ce que M. de Mon-
talivet a porté secret à Fontainebleau, et ce qu'il en rapporte pu-
blic : ce sont de pacifiques trophées qui s'allient bien à un mariage
royal et bourgeois.
On assure, en effet, que le général Bugeaud a écrit au gouver-
nement qu'Ahd-el-Kader, effrayé de nos préparatifs et de noire
attitude dans la province d'Oran, consent â se soumettre aux
conditions <|ui lui ont été proposées. 11 reconnaîtrait la souverai-
neté de la France, laisserait nos relations s'étendre dans le pays,
n'inquiéterait plus nos établissements et nos alliés. Si le traité de
paix se conclut sur ces bases ou sur des bases analogues , avec
des garanties suffisantes de la part d'Abd-e!-Kader , ce s<jra un
grand avantage pour la régence et pour l'exploitation pacifique
de nos conquèies. Le budget y trouverait aussi son compte, et
peut-être la nouvelle des arrangements que fait espérer la corres-
pondance du général Btigeaud arrivera-l-elle as ez tôt pour sim-
plifier la question des crédits extraordinaires dont la chambre
aura prochainement à s'occuper.
On a beau se promener dans les souvenirs de cette semaine, il
faut toujours rentrer à Fontainebleau ; c'est le mot culminant du
jour. Pnmatnce a décoré les salles, les minisires ont décoré les
hauts dignitaires de l'état ; on a décoré M. de Gasparin , qui habite
la terre , et M. Arago , qui habite le ciel ; l'illustre et savant as-
tronome a complété la constellation de sa boutonnière; M. Jlolé
s'est vengé , avec tout l'esprit d'un vieux gentilhomme, d'un dis-
cours de M. de Gasparin. L'ex-ministre doctrinaire ne parlai! ja-
mais, comme on sait, dans l'exercice de ses fonctions oratoires j
c'était un ministre trappiste. Le banc de la chambre des pairs a
rendu la parole à M. de Gasparin ; il a prononcé un long discours
108 REVUE DE PARIS.
par-dessous la tête de M. Mo'é. Pour réplique , M. Mole lui a en-
voyé silencieusement le grand-cordon de la Légion -d'Honneur.
C'est très-bien de songer ainsi à honorer les mérites des hom-
mes politiques; mais le ministre doit se rappeler qu'au-dessous,
ou au-dessus, ou à côté d'eux . se trouvent d'autres hommes qui
ont illustré la littérature du siècle vivant, et qui n'ont eu, jusqu'à
présen! . aucune part dans les faveurs honorifiques de Fontaine-
bleau. Nous pourrions citer vingt noms littéraires que la chancel-
lerie de la Légion-d'Honneur inscrirait avec orgueil dans ses ar-
chivas, ei qui n'y sont pas inscrits. On a décoré Humbolt et Walter
Scott, c'est très-bien : la France se fait européenne en adoptant
ainsi ces grandes illustrations étrangères ; mais soyons Français
avant tout, même avant l'auteur des Lettres de Paul et de
Y Histoire écossaise de Napoléon.
A propos «le l'étranger , nous avons une Française de plus , la
princesse de Meeklemhourg : elle a fait , au grand-duc son frère,
une réponse qui participe de la philosophie allemande et de l'es-
prit français. « Ne craignez-vous pas le sort de Marie-Antoinette
ou de Marie-Louise? disait le prince à sa sœur. — J'aime mieux
vivre un an duchesse d'Orléans, a répondu la princesse Hélène,
que toute ma vie . comme vous, à regarder de ma croisée ce qui
se passe dans la cour. » On n'a pas de peine à croire que le grand-
duc doit s'ennuyer fort à la croisée de son château. Il paraît cer-
tain «pie ce noble hyménée esi vu de mauvais œil par les grands
parents d'Allemagne; mais cette répugnance ne s'est point éten-
due, ainsi qu'on a voulu l'insinuera M. l'envoyé du Meeklem-
hourg. Voici ce qui a donné lieu à ce bruit. Le chargé d'affaires
Ifeckiembourgeois a un frère établi à Paris , et exerçant une
profession honorable, et point diplomatique; ce frère est mar-
chand de bois; il a un beau chantier. M. OElherling s'est absenté
plusieurs jours de son hôtel ; on a dit qu'il était parti , qu'il était
parti , qu'il etail rappelé par le grand-duc; de là des conjectures
à perle de vue sur l'éventualité probable et prochaine d'une rup-
ture entre la France et le Meeklemhourg. L'agent mecklembour-
geois , qui ne compte ses travaux que par ses longs loisirs, était
alié se délasser de son oisiveté diplomatique à l'ombre du chantier
fraternel. C'est ainsi que tout se travestit au gré de la malveil-
lance et des passions.
On ne sera point étonné que la princesse sache faire une aussi
REVUE DE PARIS. 109
philosophique appréciation de la vie et des dangers de sa position,
lorsqu'on saura qu'elle a étudié avec délices les penseurs a!le-
mandsel français.— Ferrai-je M. Cousin? telle fut une des pre-
mières questions qu'elle a adressée à M. de Broche sur la terre
d'Allemagne. Nous ne pouvons donner la réponse de M. de Broglie,
parce que nous ne la connaissons pas. M. Cousin n'était pas à
Fontainebleau.
10
INÈS DE LIS SIERRAS.
SECONDE PARTIE.
— Mais, si ce n'était pas une véritable apparition, dit Anastase
aussitôt que je fus assis , apprends-nous ce que c'était? Il y a un
mois que j'y réfléchis , sans trouver d'explication raisonnable à
ton histoire.
— Ni moi non plus , dit Eudoxie.
— Je n'ai pas eu le temps d'y penser, dit le substitut, mais
autant que je m'en souviens , cela lirait furieusement au fantas-
tique.
— Il n'y a cependant rien de plus naturel, répondis-je , et
tout le monde a entendu raconter , ou vu de ses propres
yeux , des choses bien plus extraordinaires que celles qui me res-
tent à vous apprendre , si vous êtes disposés à m'écouler encore
une fois.
Le cercle se resserra un peu , car dans les longues veillées
d'une petite ville, on n'a rien de mieux à faire que de prêter l'o-
reille à des contes bleus, pour attendre le sommeil. — J'entrai en
matière.
Je vous ai dit que la paix était faite, que Sergy était mort, que
Boulraix était moine , et que je n'étais plus rien qu'un petit pro-
priétaire à son aise. Les arrérages de mes revenus m'avaient pres-
que rendu opulent, et un héritage, qui arriva sur le tout, m'en-
richit d'un superflu ridicule. Je résolus de le dépenser en voyages
d'instruction et de plaisirs , et j'hésitai un moment sur le choix
REVUE DE PARIS. 111
du pays que j'irais visiter ; mais ce ne fut qu'une feinte de ma
raison qui luttait contre mon cœur. Mon cœur me rappelait à
Barcelone , et ce roman formerait, si c'était ici sa place, un acces-
soire beaucoup plus long que le principal. Ce qu'il y a de certain,
c'est qu'une lettre de Pablo de Clauza , le plus cher des amis que
j'eusse laissés en Catalogne, acheva de me décider. Pablo épousait
Léonore, Léonore était la sœur d'Estelle, et cette Estelle dont je
vous parlerai peu était l'héroïne du roman dont je ne vous parle-
rai pas.
J'arrivai trop tard pour la noce ; elle était faite depuis trois
jours, mais elle se continuait , suivant l'usage , en fêles qui se
prolongent quelquefois au delà des douceurs de la lune de miel.
Il n'en devait pas être ainsi dans la famille de Pablo qui était
digne d'être aimé d'une femme parfaitement aimable , et qui est
heureux aujourd'hui comme il espérait l'être alors. Cela s'est vu
de temps en temps, mais il ne faut pas s'y fier. Estelle m'accueil-
lit comme un ami regretté qu'on désirait de revoir, et mes rap-
ports avec elle ne m'avaient pas donné lieu d'en attendre davan-
tage, surtout après deux ans d'absence, car ceci se passait en 1814,
dans l'intervalle de cette courte paix européenne, qui sépara la
première restauration du 20 mars.
— Nous avons diné de meilleure heure qu'à l'ordinaire , dit
Pablo en rentrant dans le salon où j'avais ramené sa femme ; le
souper nous dédommagera; mais il fallait laisser une heure aux
soins de la toilette, et il n'y a personne ici qui ne veuille assister,
dans les loges que j'ai retenues, à la représentation peut-être uni-
que de la Pedrina. Cette virtuose est si faulasque ! Dieu sait si elle
ne nous échappera pas demain !
— La Pedrina? dis-je par réflexion. Ce nom m'a déjà frappé
une fois , et dans une circonstance assez mémorable pour que je
n'en perde jamais le souvenir. jN'est-ce pas cette chanteuse extraor-
dinaire , celte danseuse plus extraordinaire encore, qui disparut
de Madrid après une journée de triomphes, et dont on n'a jamais
retrouvé les traces ? Elle justifie sans doute la curiosité dont elle
est l'objet par des talents qui ne souffrent aucune comparaison sur
aucun théâtre ; mais je t'avoue qu'un événement singulier de ma
vie ma tout à fait b!asé sur ce genre d'émotions, et que je ne suis
nullement curieux d'entendre ou de voir la Pedrina elle-même.
Permets-moi d'attendre sur ia Rambla l'heure de nous réunir.
112 REVUE DE PARIS.
— A Ion aise, répliqua Pablo. Je croyais cependant qu'Estelle
comptait sur loi pour l'accompagner?
Estelle revint en effet, et s'approcha de moi au moment de par-
tir. J'oubliai que je m'étais promis de ne jamais revoir une dan-
seuse , de ne jamais entendre une cantatrice . après Inès de Las
Sierras, mais je me croyais sûr, ce jour-là, de ne voir et de n'en-
tendre qu'Estelle.
Je tins longtemps parole , et je serais fort embarrassé de dire
ce qu'on joua d'abord. Le bruit même qui avait annoncé l'en-
trée de la Pedrina n'était pas parvenu à m'émouvoir; je restais
calme et les yeux à demi voilés de ma main, quand le silence pro-
fond qui avait remplacé cette émotion passagère, fut rompu tout
à coup par une voix qu'il ne m'était pas possible de mécon-
naître. La voix d'Inès n'avait jamais cessé de résonner à mon
oreille , elle me poursuivait dans mes méditations , elle me ber-
çait dans mes songes ; et la voix que j'entendais , c'était la voix
d'Inès!
Je tressaillis . je poussai un cri , je m'élançai sur le devant de
la loge, les regards arrêtés sur le théâtre. C'était Inès , Inès elle-
même.
Mon premier mouvement fut de chercher autour de moi les
circonstances qui pouvaient me confirmer dans l'idée que j'étais
à Barcelone . que j'étais à la comédie , que je n'étais pas comme
tous les jours , depuis deux ans , la dupe de mon imagination;
qu'un de mes rêves habituels ne m'avait pas surpris. Je m'effor-
çai de me ressaisir à quelque chose qui pût me convaincre de la
réalité de ma sensation. Je trouvai la main d'Estelle, et je la pres-
sai avec force.
— Eh bien ! dit-elle en souriant; vous étiez si sûr d'être pré-
muni contre les séductions d'une voix de femme ! la Pedrina pré-
lude à peine, et vous voilà hors de vous !...
— Èles-vous certaine , Estelle . répliquai-je , que ce soit ici la
Pedrina ? Savez-vous précisément si c'est une femme , une comé-
dienne , ou si c'est une apparition?
— En vérité , reprit-elle , c'est une femme, une comédienne
extraordinaire, une chanteuse comme on n'en a jamais entendu ,
peut-être, mais je n'imagine pas que ce soit rien de plus.
Votre enthousiasme, prenez-y garde, ajouta-t-elle froidement, a
quelque chose d'inquiétant pour ceux qui vous aiment. Vous n'ê-
REVUE DE PARIS. 113
(es pas le premier, dit-on , que sa vue aurait rendu fou , et cette
faiblesse de cœur ne flatterait probablement ni votre femme, ni
votre maîtresse.
En achevant ces paroles , elle retira tout à fait sa main , et je
la laissai échapper; la Pedrina chantait toujours.
Ensuite elle dansa, et ma pensée, emportée avec elle, se livra
sans défense à toutes les impressions qu'elle voulait lui donner.
L'ivresse universelle cachait la mienne . mais elle l'augmentait
encore; tout le temps qui s'était écoulé entre nos deux rencon-
tres avait disparu à mes yeux , parce qu'aucune sensation du
même genre et de la même puissance n'était venue me rappeler
celle-là ; il me semblait quej'elais encore au château deGhismondo,
mais au château de Gbismondo agrandi, décore, peuplé d'une foule
immense ; et les acclamations , qui s'élevaient de toutes parts,
bruissaient dans mes oreilles comme des joies de démons. Et la
Pedrina , possédée d'une frénésie sublime que l'enfer seul peut
inspirer et entretenir, continuait à dévorer le parquet de ses pas,
à fuir, à revenir, à voler, chassée ou ramenée par des impulsions
invincibles , jusqu'à ce que , haletante , épuisée , anéantie , elle
tomba entre les bras des comparses, en proférant avec une expres-
sion déchirante un nom que je crus entendre et qui retentit dou-
loureusement dans mon cœur....
— Sergy est mort ! m'écriai-je en pleurant à chaudes larmes ,
les bras étendus vers le théâtre!...
— Vous êtes décidément fou , dit Estelle en me retenant à ma
place, mais calmez-vous enfin ! eile n'y est plus.
— Fou! repris-je à part moi... cela serait-il vrai ? aurais-je
cru voir ce que je n'ai pas vu ? ce que j'ai cru entendre , ne l'en-
tendais-je pas en effet?... Fou, grand Dieu! séparé du genre
humain et d'Estelle , par une infirmité qui me rendra la fable
publique! Château fatal de Gbismondo, est-ce là le châtiment
que tu réserves aux téméraires qui osent violer tes secrets?
Heureux mille fois Sergy , d'être mort dans les champs de Lut-
zen?...
Je m'abîmais dans ces idées quand je sentis le bras d'Estelle
se lier au mien pour sortir du spectacle.
— Hélas ! lui dis-je en tremblant , car je commençais à revenir
à moi , je dois vous faire pitié, mais je vous ferais plus de pitié
encore si vous connaissiez une histoire qu'il ne m'est pas permis
10.
114 REVUE DE PARIS.
de raconter ! Ce qui vient de se passer n'est pour moi que la pro-
longation d'une illusion terrible , dont ma raison ne s'est jamais
totalement affranchie. Permettez-moi de rester seul avec mes
pensées et d'y remettre, autant que j'en suis capable, un peu
d'ordre et de suite. Les plaisirs d'une douce conversation me sont
interdiîs aujourd'hui; je serai plus calme demain.
— Tu sera demain comme il te plaira , dit Pablo qui venait de
saisir ces dernières paroles en passant auprès de nous, mais tu
ne nous quitteras certainement pas ce soir. Au reste, ajouta-t-il,
je compte plus , pour t'y décider, sur les instances d'Estelle que
sur les miennes.
— Serait-il vrai, reprit-elle , et consenliriez-vous à nous don-
ner le temps que vous destinez sans doute à vous occuper de la
Pedrina ?
— Au nom de Dieu , m'écriai-je , ne prononcez plus ce nom ,
chère Estelle , car le sentiment qu'il m'inspire ne ressemble à au-
cun des sentiments que vous pourriez soupçonner , si ce n'est
peut-être à la terreur. Pourquoi faut-il que je ne puisse pas m'ex-
pliquer davantage?
Il avait fallu céder. Je m'étais assis au souper sans y prendre
part , et , comme je m'y attendais , on n'avait parlé que de la
Pedrina.
— a L'intérêt que cette femme extraordinaire vous inspire, dit
tout à coup Pablo , a quelque chose de si exalté, que l'on com-
prendrait à peine la possibilité de l'augmenter encore. Que serait-
ce donc pourtant , si vous connaissiez ses aventures , dont une
partie s'est , à la vérité, passée à Barcelone , mais dans un temps
où la plupart d'entre nous n'y étaient pas établis? Vous seriez
obligés de convenir que les malheurs de la Pedrina ne sont pas
moins surprenants que ses talents. »
— Personne ne répondit, car on écoutait, et Pablo qui s'en
aperçut , continua ainsi :
« La Pedrina n'appartient point à la classe d'où sont ordinaire-
ment sortis ses pareils, et dans laquelle se recrutent ces troupes
nomades que leur destinée dévoue aux plaisirs de la multitude.
Son nom véritable a été porté, dans des temps reculés, par une
des familles les plus illustres de la vieille Espagne. Elle s'appelle
Inès de Las Sierras. »
— Inès de Las Sierras ! m'écriai-je en me levant de ma place
,
REVUE DE PARIS. 115
dans un état d'exaltation difficile à décrire ; Inès de Las Sierras !
Il est donc vrai? Mais, sais-tu, Pablo, ce que c'est qu'Inès de Las
Sierras? Sais-tu d'où elle vient, et par quel effrayant privilège
elle se fait entendre sur un théâtre ?
« Je sais, dit Pablo en souriant, que c'est une noble et infor-
tunée créature , dont la vie mérite au moins autant de pitié que
d'admiration. Quant à l'émotion que son nom t'inspire, elle
ne saurait m'étonner, car il est probable qu'il t'a frappé plus d'une
fois dans les lamentables complaintes de nos Romanceros. L'his-
toire qu'il retrace à la mémoire de notre ami , poursuivit-il en
s'adressant au reste des assistants, est une de ces traditions popu-
laires du moyen âge , qui furent probablement fondées sur quel-
ques faits réels, ou sur quelques apparences spécieuses, et qui se
sont maintenues de génération en génération , dans le souvenir
des hommes, jusqu'au point d'acquérir une espèce d'autorilé his-
torique. Celle-ci, quoi qu'il en soit .jouissait déjà d'un immense
crédit au xvi« siècle, puisqu'elle força la puissante famille de Las
Sierras à s'expatrier avec tous ses biens , et à profiter des nou-
velles découvertes de la navigation, pour transporter son domicile
dans le Mexique. Ce qu'il y a de certain , c'est que la fatalité tra-
gique dont eile était poursuivie , ne se relâcha pas de sa rigueur
dans d'autres climats. J'ai enlendu assurer souvent que depuis
trois cents ans, tous ses chefs sont morts par l'épée.
» Au commencement du siècle dont nous parcourons la quator-
zième année , le dernier des nobles seigneurs de Las Sierras vi-
vait encore à Mexico. La mort venait de lui enlever sa femme, et
il ne lui restait qu'une fille âgée de six ou sept ans qu'il avait nom-
mée Inès. Jamais des faculiés plus brillantes ne s'étaient annon-
cées dans un âge plus tendre; et le marquis de Las Sierras n'épar-
gna rien pour la culture de ces dons précieux, qui promettaient
tant de gloire et tant de bonheur à sa vieillesse. Trop heureux en
effet si l'éducation de sa fille unique avait pu absorber tous ses
soins et toutes ses affections ; mais il sentit bientôt le funeste be-
soin de remplir d'un autre sentiment encore le vide profond de
son cœur. Il aima, il crut être aimé, il s'enorgueillit de son choixj
il fil plus, il se félicita de donner une autre mère à sa belle Inès,
et lui donna une implacable ennemie. La vive in'.elligence d'Inès
ne tarda pas à saisir toutes les difficultés de sa nouvelle position.
Elle comprit bientôt que les arts, qui n'avaieut été jusque-là pour
116 REVUE DE PARIS.
elle qu'un objet de distraction et de plaisirs, pouvaient devenir
un jour sa seufo ressource. Elle s'y livra dès lors avec une ardeur
qui fut couronnée par des succès sans exemple , et au bout d'un
très-petit nombre d'années , elle ne trouva plus de maîtres. Le
plus habile et le plus présomptueux des siens se serait honoré
d'en recevoir des leçons ; mais elle paya cher ce glorieux avan-
tage , s'il est vrai que , dès cette époque , sa raison , si pure et
si brillante , vaincue par des fatigues obsiinées , parut s'altérer
graduellement , et que des égarements momentanés aient com-
mencé à trahir le désordre de son intelligence , au moment où
elle semblait n'avoir plus rien à acquérir.
» Un jour, le corps inanimé du marquis de Las Sierras fut
rapporté dans son hôtel. Il avait été trouvé, percé de coups, dans
un endroit écarté , où il ne s'était présenté d'ailleurs aucune cir-
constance qui fût propre à jeter quelque lumière sur le motif et
l'auteur de ce cruel assassinat. La voix publique ne larda ce-
pendant pas à désigner un coupable. Le père d'Inès n'avait point
d'ennemi connu , mais avant son second mariage il avait un
rival , signalé dans Mexico par l'ardeur de ses passions et la vio-
lence de son caractère. Tout le monde le nomma dans l'intimité
de sa pensée, mais ce soupçon universel ne put être converti
en accusation, parce qu'il n'était justifié par aucun commence-
ment de preuve. Toutefois les conjectures de la multitude acqui-
rent une nouvelle force , quand on vit la veuve de la victime
passer , au bout de quelques mois , dans les bras de l'assassin ,
et si rien ne les a éclairées depuis , rien du moins n'en a dimi-
nué l'impression. Inès resta donc solitaire dans la maison de ses
aïi-ux , entre drux personnes qui lui étaient également étrangè-
res , qu'un instinct lui rendait également odieuses , et auxquelles
|a loi avait aveuglément confié l'autorité par laquelle elle sup-
plée à celle de la famille. Les atteintes qui avaient quelquefois
menacé sa raison, se multiplièrent alors d'une manière effrayante,
et personne n'en fut surpris , quoiqu'on ignorât généralement
la moitié de ses malheurs.
» Il y avait à Mexico un jeune Sicilien qui se faisait nommer
Gaèlauo Filippi, mais dont la vie antérieure semblait cacher quel-
que mystère suspect. Une légère teinture des arts , un babil sé-
duisant , mais frivole , des manières élégantes qui trahissaient
l'étude et l'affectation. ce vernis de politesse que les hounêtesgens
REVUE DE PARIS. 117
doivent à leur éducation , et les intrigants au commerce du
monde lui avaient ouvert l'accès de la haute société que la dépra-
vation de ses mœurs aurait dû lui interdire. Inès, à peine âgée
de spize ans, était trop ingénue et trop exallée à la fois pour
pénétrer au-dessous de cette écorce trompeuse. Elle prit le trou-
ble de ses sens pour la révélation d'un premier amour.
« Gaelano n'était pas embarrassé par la difficulté de se faire
connaître sous des titres avantageux ; il savait l'art de se procurer
ceux dont il avait besoin , et de leur donner toute l'apparence
d'authenticité nécessaire pour fasciner les yeux les plus habiles
et les plus expérimentés. Ce fut en vain , cependant , qu'il de-
manda la main d'Inès. La marâtre de cette infortunée avait formé
le projet de s'assurer sa fortune ; et il est probable qu'elle n'au-
rait pas été scrupuleuse sur le choix des moyens. Son mari la se-
conda de son côté avec un zèle dont il lui déroba sans doute le
mobile secret. Le misérable était amoureux de sa pupille ; il avait
osé lui déclarer quelques semaines auparavant , et il se promet-
tait de la séduire. C'était là le chagrin profond qui aggravait si
cruellement , depuis quelque temps , les mortels chagrins d'Inès.
» Il en était de l'organisation d'Inès comme de toutes celles que
le génie favorise à un degré supérieur. Elle joignait à l'élévation
d'un talent sublime la faiblesse d'un caractère qui ne demande
qu'à se laisser conduire. Dans la vie de l'intelligence et de l'art ,
c'était un ange. Dans la vie commune et pratique , c'était un en-
fant. La simple apparence d'un sentiment bienveillant captivait
son cœur , et quand son cœur était soumis , il ne restait point
d'objections à sa raison. Cette disposition de l'esprit n'a rien de
funeste quand il se trouve placé dans d'heureuses circonstances ,
et sous une sage direction ; mais le seul être dont Inès pût re-
connaître l'empire dans le triste isolement où la mort de son père
l'avait laissée , n'agissait sur elle que pour la perdre ; et c'est là
un de ces horribles secrets que l'innocence ne soupçonne point !
Gaëtano la décida , presque sans efforts , à un enlèvement dont
il faisait dépendre son salut. 11 n'eut guère plus de peine à lui per-
suader que tout lui appartenait , d'un droit légitime et sacré ,
dans l'héritage de ses ancêtres ; ils disparurent; et, au bout de
quelques mois, abondamment munis d'or de diamants, ils étaient
tous deux à Cadix.
« Jci le voile se souleva ; mais les yeux d'Inès , encore éblouis
118 REVUE DE PARIS.
par les fausses lueurs de l'amour et du plaisir , se refusèrent
longtemps à voir la vérité tout entière. Cependant le monde , au
milieu duquel Gae ano l'avait jetée . l'effrayait quelquefois par la
licence de ses principes ; elle s'élonnait que le passage d'un hé-
misphère à l'autre pût produire de si étranges différences dans
le langage et dans les mœurs ; elle cherchait , en tremblant, une
pensée qui repondit à la sienne dans cette foule de bateleurs , de
libertins et de courtisans qui composaient sa société habituelle,
et elle ne la trouvait pas. Les ressources passagères qu'elle de-
vait à une action sur laquelle sa conscience n'était pas tout à
fait rassurée , commençaient d'ailleurs à s'échapper , et la ten-
dresse hypocrite de Gaétano semblait diminuer avec elles. Un
jour , elle le demanda inutilement à son réveil , elle l'attendit
inutilement la nuit suivante ; le lendemain , elle passa de l'in-
quiétude à la crainte , et de la crainte au désespoir ; l'affreuse
réalité vint enfin mettre le comble à ses misères. Il était parti ,
après l'avoir dépouillée de tout , parti avec une autre femme ; il
l'avait abandonnée . pauvre , déshonorée, et, pour dernier mal-
heur , livrée à son propre mépris. Ce ressort de noble fierté qui
réagit contre l'infortune dans une âme sans reproche , finit de
se rompre dans celle d'Inès. Elle avait pris le nom de Pedrina
pour se soustraire aux recherches de ses indignes parents. « Pe-
drina soit ! dit-elle avec une résolution amère ; honte et ignomi-
nie sur moi , puisque ainsi l'a voulu ma destinée ! » Et elle ne fut
plus que la Pedrina.
» Vous comprendrez facilement que je cesse de la suivre dans
tous les détails de sa vie ; elle ne les a pas donnés. Nous ne la re-
trouverons qu'à ce mémorable début de Madrid, qui la plaça si
prompteme.nl au premier rang des virtuoses les plus célèbres.
L'enthousiasme fut si véhément et si passionné . que la ville en-
tière retentit des applaudissements du théâtre , et que la foule
qui l'avait accompagnée jusque chez elle de ses acclamations et
de ses couronnes , ne consentit à se dissiper qu'après l'avoir re-
vue une lois encore à une des croisées de son appartement. Mais
ce n'était pas le seul sentiment qu'elle eût excité. Sa beauté, qui
n'était , en effet, pas moins surprenante que ses talents , avait
produit une impression profonde sur un personnage illustre . qui
tenait alors entre ses mains une partie des destinées de l'Espagne,
et que vous me permettrez de ne pas désigner autrement , soit
REVUE DE PARIS. 119
parce que cette anecdote de la vie privée n'est pas suffisamment
éclaircie par ma conscience d'historien, soit parce qu'il me ré-
pugne d'ajouter une faiblesse , d'ailleurs assez excusable , aux
torts vrais ou faux dont la mobile opinion du peuple accuse tou-
jours les rois déchus. Ce qu'il y a de certain . c'est qu'elle ne re-
parut plus sur la scène , et que toutes les faveurs de la fortune
s'accumulèrent , en peu de jours, sur cette aventurière obscure ,
dont les provinces voisines avaient vu . pendant un an , la honte
et la misère. On ne parla plus que de la variété de ses toilettes ,
que de la richesse de ses bijoux, que du luxe de ses équipages ;
et , contre l'ordinaire , on lui pardonna cependant assez faci-
lement cette opulence soudaine , parce qu'il y avait très-peu
d'hommes parmi ses juges qui ne se fussent trouvés heureux de
lui donner cent fois davantage. Il faut ajouter à l'honneur de la
Pedrina , que les trésors qu'elle devait à l'amour ne s'épuisè-
rent pas en fantaisies stériles. Naturellement compatissante et
généreuse , elle chercha le malheur pour le réparer ; elle alla
porter des secours et des consolations dans le triste réduit du
pauvre et au chevet du malade ; elle soulagea toutes les infor-
tunes avec une grâce qui ajoutait encore à ses bienfaits ; et,
quoique favorite , elle se fit aimer du peuple. Cela est si aisé
quand on est riche !
» Le nom de la Pedrina faisait trop de bruit pour ne pas par-
venir jusqu'aux oreilles de Gaëtano . dans l'endroit obscur où il
cachait sa honteuse vie. Le produit du vol et de la trahison , qui
l'avait soutenu jusque-là , venait de manquer à ses besoins. Il
regretta d'ayoir méconnu les ressources qu'il pouvait tirer de
l'avilissement de sa maîtresse. Il osa concevoir le projet de ré-
parer sa faute à quelque prix que ce fût , et même au prix d'un
crime nouveau. C'était ce qui lui coûtait le moins. Il comptait
sur une habileté trop souvent exercée pour lui inspirer quelque
défiance. Il connaissait le cœur d'Inès , et le malheureux n'hésita
pas à se présenter devant elle.
» La justification de Gaëtano paraissait impossible au premier
abord . mais il n'y a rien d'impossible pour un esprit artificieux,
surtout quand il est secondé par l'aveugle crédulité de l'amour;
et Gaëtano n'était pas seulement le premier homme qui eût fait
palpiter le cœur d'Inès ; il était le seul qu'elle eût aimé. Tous les
égarements auxquels ses sens s'étaient abandonnés depuis, avaient
120 REVUE DE PARIS.
laissé son âme vide et indifférente; et par un privilège fort rare,
sans doute, mais qui n'est pas sans exemple, elle s'était perdue
sans se corrompre. Le roman de G:!ëtano; tout absurde qu'il fut,
n'eut pas de peine à obtenir le crédit de la vérité. Inès avait besoin
d'y croire pour retrouver quelque apparence de son bonheur
évanoui , et celte disposition d'esprit se coniente des moindres
vraisemblances. Il est probable qu'elle n'osa pas même hasarder
les objections qui se présentaient en foule à sa pensée , dans la
crainte d'en rencontrer une qui resterait sans réponse. Il est si
doux d'être trompé sur ce qu'on aime , quand on ne peut pas
cesser d'aimer !
« Le perfide n'avait d'ailleurs négligé aucun de ses avantages.
Il arrivait de Sicile où il était allé disposer sa famille à permettre
son mariage. Il y avait réussi. Sa mère elle-même avait daigné
l'accompagner en Espagne, pour bâter le moment de voir une fille
chérie dont elle s'était formé l'idée la plus flatteuse. Quelle hor-
rible nouvelle l'attendait à Barcelone ! Le bruit du succès de la
Pediina lui était parvenu avec celui de son crime et de son igno-
minie. Était-ce là le prix qu'elle avait réservé à tant d'amour et à
tant de sacrifices ? La première idée . le premier sentiment dont
il se fût trouvé capable, était la résolution de mourir , mais sa
tendresse l'avait encore emporté sur son désespoir. Il avait dé-
robé à sa mère son (risle secret ; il avait volé à Madrid pour
parler à Inès , pour lui faire entendre , s'il en était temps encore,
le cri de l'honneur et de la vertu ; il était venu pour pardonner,
et il pardonnait ! Que vous dirai-je? Inès, noyée de larmes; Inès,
égarée, palpitante, éperdue de remords, de reconnaissance et de
joie , tomba aux pieds de l'imposteur; et l'hypocrisie triompha
presque sans efforts d'un cœur trop sensible et trop confiant pour
la deviner. Ce changement subit de rôle et de position, qui don-
nait au coupable tous les droits de l'innocence, a peut-être de quoi
étonner. Mais, demandez plutôt aux femmes ! Il n'y a rien de plus
commun.
* Les soupçons d'Inès durent cependant se réveiller, quand elle
vit Gaëtano plus empressé à charger sur la voiture prépai ée pour
leur départ, des trésors dont elle ne pouvait, sans rougir, se rap-
peler l'origine, qu'à l'enlever elle-même à ses criminelles amours.
Inutilement elle insista pour tout abandonner. Elle ne fut pas
entendue.
REVUE DE PARIS. 121
» Quatre jours après , une voiture de voyage s'arrêtait à Bar-
celone, devant l'hôtel d'Italie. On en vit sortir un jeune homme
élégamment vêtu et une dame , qui paraissait se dérober avec
soin aux regards des voyageurs et des passants. C'était Gaëlano
et la Pedrina. Un quart d'heure après , le jeune homme sortit, et
se dirigea vers le port.
» L'absence de la mère de Gaetano ne confirmait que trop les
craintes qu'Inès avait commencé à concevoir. Il paraît qu'elle prit
assez d'empire sur sa timidité pour les exprimer sans détours ,
quand il fut rentré dans son appartement. Il est du moins certain
qu'une discussion violente s'éleva entre eux , dès le soir , et se
renouvela plusieurs fois dans la nuit. Au point du jour, Gaëtano,
pâle, défait, agité, fit transporter plusieurs caisses par les do-
mestiques à bord d'un vaisseau qui devait mettre à la voile dans
la matinée , et s'y rendit lui-même avec une cassette plus petite
qu'il avait enveloppée dans les plis de son manteau. Arrivé au bâ-
timent , il congédia les gens qui l'avaient suivi , sous prétexte de
quelques arrangements qui le retenaient encore , les paya large-
ment de leurs peines , et leur recommanda de la manière la plus
expresse de ne pas troubler le sommeil de madame avant son re-
tour. Cependant, une grande partie de la journée s'écoula sans
que l'étranger eût reparu. On apprit que le navire faisait route, et
un des hommes qui avaient accompagné Gaè'tano , troublé d'un
sombre pressentiment , fut tenté de s'en assurer. Il vit disparaître
les voiles à l'horizon.
» Le silence qui continuait à régner dans la chambre d'Inès,
au milieu des bruits de la maison , devenait inquiétant. On s'as-
sura que sa porte n'avait pas été fermée à l'intérieUr , mais en
dehors, et la clé n'était pas restée à la serrure. L'hôte ne balança
point à l'ouvrir d'une double clé , et un spectacle horrible s'offrit
à ses yeux. La dame inconnue était couchée sur son lit dans l'at-
titude d'une personne qui dort , et on aurait pu s'y tromper, si
elle n'avait été baignée dans le sang. Elle avait eu le sein percé
d'un coup de poignard pendant son sommeil , et l'arme de l'as-
sassin était encore dans la blessure.
» Vous me pardonnerez facilement de n'avoir pas insisté sur
ces épouvantables détails. Us furent connus dans le temps de la
ville tout entière. Ce qui est encore ignoré des personnes même
que le sort de cette infortunée toucha le plus, car il y a peu de
6 11
122 REVUE DE PARIS.
jours qu'elle est en état de recueillir et de mettre en ordre les
souvenirs confus de son histoire, c'est que la malheureuse victime
de ce forfait, c'est la sublime Pedrina dont Madrid ne perdra ja-
mais la mémoire, et que la Pedrina, c'est Inès de Las Sierras.
r> Je reviens à mon récit, continua Pablo. Les témoins accourus
à cette scène d'horreur, et les médecins qu'on y avait appelés
sur-le-champ, ne lardèrent point à reconnaître que la dame étran-
gère n'était pas morte. Des soins déjà tardifs, mais empressés,
lui furent rendus avec tant de succès qu'on parvint à réveiller en
elle le sentiment et la vie. Quelques jours cependant se passèrent
dans des alternatives de crainte et d'espérance qui intéressèrent
vivement la sympathie publique. Un mois après, le rétablissement
d'Inès paraissait tout à fait affermi, mais le délire qui s'était ma-
nifesté dès le moment où elle avait recouvré la parole , et qu'on
attribuait alors à l'action d'un fièvre ardente, ne céda ni aux re-
mèdes ni au temps. La pauvre créature venait d'être ressuscitée
pour la vie physique, mais elle restait morte à la vie intelligente.
Elle était folle.
» Une communauté de saintes femmes l'accueillit , et lui con-
tinua les sollicitudes attentives dont son état avait besoin. Objet
de tous les égards d'une charité presque providentielle, on dit
qu'elle les justifiait par une douceur à toute épreuve, car son
aliénation n'avait rien de la fougue et de la violence qui caracté-
risent ordinairement cette affreuse maladie. Elle était d'ailleurs
fréquemment interrompue par des intervalles lucides qui se pro-
longeaient plus ou moins, et qui donnaient de jour en jour un
espoir plus fondé de sa guérison ; ils devinrent assez fréquents
pour qu'on se relâchât beaucoup de l'attention qu'on avait portée
d'abord à ses moindres actions et à ses moindres démarches ; on
s'accoutuma peu à peu à la laisser abandonnée à elle-même
pendant les longues heures d'office . elle mit cette négligence à
profit pour s'évader ; l'inquiétude fut grande, etles recherches
furent actives; leur résultat parut d'abord assez heureux pour
promettre un succès prochain. Inès avait été remarquée dès les
premiersjoursdeson voyage vagabond par l'incomparable beauté
de ses traits, par la noblesse naturelle de ses manières, et aussi
par le désordre intermittent de ses idées et de son langage. Elle
l'avait été surtout par la singulière physionomie de son accou-
trement, composé au hasard des restes élégants, mais flétris, de
REVUE DE PARIS. 123
sa toilette de théâtre, lambeaux de quelque éclat et de peu de va-
leur que le Sicilien avait dédaigné de s'approprier, et dont l'as-
sortiment bizarre, emprunté à l'appareil du luxe, faisait un con-
traste singulier avec le sac de toile grossière duquel Inès avait
chargé son épaule , pour y recevoir les charités du peuple. On
suivit ainsi ses traces jusqu'à une petite dislance de Mat-
taro, mais à cet endroit de la route, elles s'effacèrent totalement,
et sur quelque point qu'on se dirigeât dans les alentours, il fut
impossible de les retrouver. Inès avait disparu à tous les yeux
deux jours avant Noël, et quand on se rappela la profonde mé-
lancolie où son esprit paraissait plongé, toutes les fois qu'il était
parvenu à se dégager de ses ténèbres habituelles, on n'hésita pas
à penser qu'elle avait mis fin elle-même à ses jours, en se préci-
pitant dans la mer. Celle explication se présentait si naturelle-
ment à l'esprit qu'on fut à peine tenté d'en chercher une autre.
L'inconnue était morte, et l'impression de cette nouvelle se fit
sentir pendant deux jours. Le troisièmejour, elle s'affaiblit comme
toutes les impressions, et le lendemain on n'en parla plus.
» Il arriva dans ce temps-là quelque chose de fort extraordi-
naire qui contribua beaucoup à distraire les esprits de la dispa-
rition d'Inès et du dénouement tragique de ses aventures. Il existe
aux environs de la ville où l'on avait perdu ses derniers vestiges,
un vieux manoir en ruines connu sous le nom de château de Ghis-
mondo, donl le démon a, dit-on, pris possession depuis plusieurs
siècles, et dans lequel la tradition lui fait tenir tous les ans un
pompeux cénacle pendant la nuit de Noël. La génération actuelle
n'avait rien vu qui fût capable de prêter quelque autorité à cette
superstition ridicule, et on ne s'en inquiétait plus ; mais des cir-
constances qui ne se sont jamais expliquées lui rendirent ses
droits en 1812. Il n'y eut pas lieu de douter celle fois que le châ-
teau maudit fût habité par des hôtes d'exception, qui s'y livraient
sans mystère à la joie des banquets. Une illumination splendide
éclata dès minuit dans ses appartements si longtemps déserts, et
porta dans les hameaux voisins l'inquiétude et l'effroi. Quelques
voyageurs attardés, que le hasard conduisit sous ses murailles,
entendirent des bruits de voix étranges et confuses auxquelles se
mêlaient par moments des chants d'une douceur infinie. Les phé-
nomènes d'une nuit orageuse , et telle que la Catalogne ne s'en
rappelait point de pareille dans une saison aussi avancée , ajou-
124 REVUE DE PARIS.
(aient encore à la solennité de celte scène bizarre, dont la peur
et la crédulité ne manquèrent pas d'exagérer les détails. 11 ne fut
bruit le lendemain et les jours suivants, à plusieurs lieues à la
ronde, que du retour des esprits dans la maison de Ghismondo, et
le concours de tant de témoignages qui s'accordaient sur les prin-
cipales circonstances de l'événement, finit par inspirer à la police
des alarmes assez fondées. En effet , les troupes françaises ve-
naient d'être rappelées de leurs garnisons pour aller fortifier au
loin les débris de l'armée d'Allemagne, et l'instant pouvait pa-
raître favorable au renouvellement des tentatives du vieux parti
espagnol , qui commençait d'ailleurs à fermenter d'une manière
très-sensible dans nos départements mal soumis. L'administration,
peu disposée à partager les croyances de la population, ne vit
donc , dans ce prétendu conciliabule des démons fidèles à leur
rendez-vous anniversaire, qu'une assemblée de conspirateurs,
tout prêts à déployer de nouveau le drapeau de la guerre civile.
Elle ordonna une visite exacte du manoir mystérieux , et celte
perquisition confirma, par des épreuves évidentes, la vérité des
bruits qui l'avaient rendue nécessaire. On retrouva tous les ves-
tiges de l'illumination et du festin , et ont put conjecturer, au
nombre des bouteilles vicies qui garnissaient encore la table, que
les convives avaient élé assez nombreux. »
— A ce passage du récit de Pablo, qui me remettait en mémoire
la soif inextinguible et les libations immodérées de Doutraix, je
ne pus contenir un éclat de rire convulsif qui l'interrompit long-
temps , et qui contrastait d'une manière trop bizarre avec les
dispositions où il m'avait vu au commencement de l'histoire,
pour ne pas lui occasionner une vive surprise. 11 me regarda donc
fixement, en attendaut que je fusse parvenu à réprimer l'essor de
ma gaieté indiscrète, et me voyant plus calme, il continua :
« L'assemblée tenue par un certain nombre d'hommes, proba-
blement armés , et certainement montés , car il était resté aussi
des fourrages, était devenue une chose démontrée pour tout le
monde; mais aucun des conjurés ne fut trouvé au château, et on
se mit inutilement sur leurs traces. Jamais le moindre éclaircis-
sement n'est arrivé à l'autorité sur ce t'ait singulier, depuis l'é-
poque même où il a cessé d'être répréhensible, et où il y aurait
autant d'avantage à l'avouer qu'il y avait alors de nécessité à le
taire. La troupe qui ayail été chargée de cette petite expédition,
REVUE DE PARIS. 125
se disposait a partir, quand un soldat découvrit dans un des sou-
terrains une jeune fille étrangement vêtue, qui paraissait privée
de la raison, et qui , loin de l'éviter , s'empressa de courir à lui ,
en prononçant un nom qu'il n'a pas relenu: « Est-ce loi? lui
cria-t-elle. Combien tu t'es fait attendre!... »— Amenée au grand
jour, en reconnaissant son erreur, elle se prit à fondre en larmes.
» Cette jeune fille , vous savez déjà que c'était la Pedrina. Son
signalement , adressé quelques jours auparavant à toutes les au-
torités du littoral , leur était parfaitement présent. On s'empressa
donc de la renvoyer à Barcelone , après lui avoir fait subir, dans
un de ses moments lucides, un interrogatoire particulier sur l'é-
vénement inexplicable de la nuit de Noël ; mais il n'avait laissé
dans son esprit que des traces extrêmement confuses , et ses té-
moignages , dont on ne pouvait suscepler la sincérité , ne firent
qu'augmenter les embarras déjà fort compliqués de l'information.
Il parut seulement démontré qu'une préoccupation étrange de
son imagination malade lui avait chercher dans le manoir des
seigneurs de Las Sierras un asile garanti par les droits de sa
naissance ; qu'elle s'y était introduite avec difficulté, en profitant
de l'étroit passage que ses portes délabrées laissaient entre elles ,
et qu'elle y avait d'abord vécu de ses provisions , et les jours sui-
vants, de celles que les étrangers y avaient ahandonnées. Quant
à ceux-ci, elle paraissait ne point les connaître; et la description
qu'elle faisait de leurs habillements, qui ne sont propres à aucune
population vivante, s'éloignait tellement de touîes les vraisem-
blances , qu'on l'attribua sans hésiter aux réminiscences d'un
songe dont son esprit confondait les traits avec ceux de la réalité.
Ce qui semblait plus évident, c'est qu'un des aventuriers ou des
conjurés avait fait une vive impression sur son cœur , et que le
seul espoir de le retrouver lui inspirait le courage de vivre en-
core. Mais elle avait compris qu'il était poursuivi, qu'il était me-
nacé dans sa liberté , dans son existence peut-être , et les efforts
les plus assidus , les plus obstinés , ne purent lui arracher le se-
cret de son nom. »
Ce dernier endroit de la narration de Pablo venait de me rap-
peler sous un aspect tout à fait nouveau le souvenir d'un ami dont
j'avais reçu le dernier soupir. Mon sein se gonfla , mes yeux se
remplirent de larmes, et j'y portai brusquement la main pour ca-
cher mon émotiou aux personnes que m'entouraient. Pabio s'ar-
11.
126 REVUE DE PARIS.
rêta comme la première fois , et attacha sur moi ses regards avec
une attention encore plus marquée. Je pénétrai facilement le sen-
timent qui l'occupait, et j'essayai de le rassurer par un sourire,
— Tranquillise ton cœur d'ami, lui dis-je avec expansion, sur les
alternatives d'attendrissement et de gaieté que me fait éprouver
ta singulière histoire. Elles n'ont rien que de naturel dans ma
position, et tu en conviendras toi-même quand j'aurai pu les ex-
pliquer. Continue cependant , et pardonne-moi de l'avoir inter-
rompu, car les aventures de la Pedrina ne sont pas finies.
« Il s'en faut de peu de chose , reprit Pablo. Elle fut ramenée
dans son couvent et placée sous une surveillance plus étroite. Un
vieux médecin , très-versé dans l'étude des maladies de l'esprit ,
que d'heureuses circonstances ont, depuis quelques années, con-
duit à Barcelone . entreprit sa guérison. Il s'aperçut d'abord
qu'elle offrait de grandes difficultés, car les désordres d'une ima-
gination blessée ne sont jamais plus graves , et pour ainsi dire ,
plus incurables , que lorsqu'ils résultent d'une peine profonde de
l'âme. Toutefois, il insista, parce qu'il comptait sur un auxiliaire
qui se montre toujours habile à soulager la douleur, le temps, qui
efface tout , et qui est seul éternel au milieu de nos plaisirs et de
nos chagrins passagers. 11 voulut y joindre la distraction et l'é-
tude ; il appela les arts au secours de sa malade , les arts qu'elle
avait oubliés, mais dont l'impression ne tarda pas de se réveiller
plus puissante que jamais dans cette admirable organisation. Ap-
prendre, dit un philosophe , est peut-être se souvenir. Pour elle ,
c'était inventer. Sa pn-mière leçon fit passer les auditeurs de l'é-
tonnement à l'admiration , à l'enthousiasme , au fanatisme. Ses
succès s'étendirent avec rapidité; l'ivresse qu'elle faisait naître la
gagna elle-même. Il y a des natures privilégiées que la gloire dé-
dommage du bonheur, et cette compensation leur a été merveil-
leusement ménagée par la Providence, car le bonheur et la gloire
se trouvent rarement ensemble. Enfin , elle guérit, et fut en état
de se faire connaître de son bienfaiteur dont je liens ce récit.
Mais le retour de sa raison n'aurait été pour elle qu'un malheur
nouveau, si elle n'eût retrouvé en même temps les ressources de
son talent. Vous imaginez bien que les offres ne lui manquèrent
pas, dès qu'on eut appris qu'elle était décidée à se consacrer au théâ-
tre. Déjà dix villes différentes menaçaient de nous l'enlever, quand
Bascara est parvenu à la voir hier et à. l'engager dans sa troupe.
REVUE DE PARIS. 127
— Dans îa troupe de Bascara! m'écriai-je en riant. Sois sûr
qu'elle sait maintenant à quoi s'en tenir sur les redoutables con-
spirateurs du château de Ghismondo.
— C'est ce que tu vas nous faire comprendre, répondit Pablo ,
car tu parais fort au fait de ces mystères. Parle donc, je ten prie.
— Il ne saurait, dit Estelle d'un ton piqué. C'est un secret qu'il
ne peut rompre pour personne.
— Cela était vrai il n'y a qu'un moment , répartis-je ; mais ce
moment a opéré un grand changement dans mes idées et dans
mes résolutions. Je viens d'être dégagé de mon serment.
Je n'ai pas besoin de vous dire que je rencontai alors ce que je
vous racontais il y a un mois , et ce que vous me dispenserez sans
peine de vous raconter aujourd'hui , même quand vous n'auriez
pas un souvenir bien présent de ma première histoire. Je ne suis
pas assez capable de lui prêter assez d'attrait pour le faire écouler
deux fois.
— Vous êtes du moins assez bon logicien, dit le substitut, pour
en tirer quelque induction morale , et je vous déclare que je ne
donnerais pas un fétu de la nouvelle la plus piquante, s'il n'en
résultait aucun enseignement pour l'esprit. Le bon Perrault , vo-
tre maître , savait faire sortir de ses contes les plus ridicules de
saines et graves moralités.
— Hélas ! repris-je en levant les mains au ciel , de qui me par-
lez-vous là ? D'un des génies les plus transcendants qui aient
éclairé l'humanité depuis Homère ! Oh ! les romanciers de mon
temps, et les faiseurs de contes eux-mêmes, n'ont pas la préten-
tion de lui ressembler. Je vous dirai même entre nous qu'ils se
tiendraient fort humiliés de la comparaison. Ce qu'il leur faut,
mon cher substitut, c'est la renommée quotidienne qu'on obtient
avec de l'argent qu'on parvient toujours à gagner bien ou mal ,
quand on a de la renommée. La morale, suivant vous si requise ,
est le moindre de leurs soucis. Cependant, puisque vous le voulez,
je vais finir par un adage que je crois de ma façon , mais qu'on
trouverait peut-élre ailleurs en cherchant bien , car il n'y a rien
qui n'ait été dit :
Tout croire est d'un imbécile.
Tout nier est d'un sot.
128 REVUE DE PARIS.
Et, si celui-là ne vous convient pas , il me coûte peu d'en em-
prunter un autre aux Espagnols, pendant que je suis sur leur
terrain :
De las cosas mas seguras,
La mas segura es dudar.
Cela veut dire, chère Eudoxie, que, de toutes les choses sûres,
la plus sûre est de douter.
— Douter , douter ! dit tristement Anastase. Beau plaisir que
de douter ! Il n'y a donc point d'apparitions! ...
— Tu vas trop loin , répondis-je ; car mon adage t'enseigne
qu'il y en a peut-être. Je n'ai pas eu le bonheur d'en voir; mais
pourquoi cela ne serait-il pas réservé à une organisation plus
complète et plus favorisée que la mienne ?
— A une organisation plus complète et plus favorisée ! s'écria
le substitut. A un idiot ! à un fou !
— Pourquoi pas, monsieur le substitut ? Qui m'a donné la me-
sure de l'intelligence humaine ? Quel est l'habile Popilius qui lui
a dit : Tu ne sortiras pas de ce cercle ! Si les apparitions sont un
mensonge , il faut convenir qu'il n'y a point de vérité plus accré-
ditée que celte erreur. Tous les siècles, toutes les nations, toutes
les histoires en rendent témoignage ; et sur quoi faites-vous repo-
ser la notion de ce qu'on appelle la vérité, si ce n'est sur le té-
moignage des histoires , des nations, des siècles ? J'ai, d'ailleurs,
sur ce sujet une manière de penser qui m'est tout à fait propre ,
et que vous trouverez probablement fort étrange, mais dont je
ne peux me départir. C'est que l'homme est incapable de rien
inventer, ou pour m'exprimer autrement , c'est que l'invention
n'est en lui qu'une perception innée des faits réels. Que fait au-
jourd'hui la science ? A chaque nouvelle découverte, elle justifie,
elle authentique , si l'on peut s'exprimer ainsi , un des prétendus
mensonges d'Hérodote et de Pline. La fabuleuse giraffe se pro-
mène au Jardin du Roi. Je suis un de ceux qui y attendent inces-
samment la licorne. Les dragons , les vouivres , les endriagues ,
les tarasques , ne font plus par lie du monde vivant , mais Cuvier
les a retrouvés dans le monde fossile. Tout le monde sait que la
harpie était une énorme chauve-souris, et les poètes l'ont décrite
avec une exactitude qui ferait envie à Linné. Quant à ce phéno-
REVUE DE PARIS. 129
mène des apparitions , dont nous parlions tout à l'heure , et au-
quel je reviens volontiers...
J'allais y revenir en effet , et avec de longs développement? ,
car c'est une matière sur laquelle II y a beaucoup à parler, quand
je m'avisai que le substitut s'était endormi.
Ch. Nodier.
DES ENCOURAGEMENTS
AUX BEAUX-ARTS
ET DES SUBVENTIONS THEATRALES.
En émettant notre opinion sur les encouragements accordés
aux beaux-arts en France et sur la subvention théâtrale , il nous
sera permis de reproduire ici une pensée que nous exprimâmes à
la tribune pendant le règne de Louis XVIII : nous avons dit alors
(et nos amis , qui siégeaient avec nous sur les bancs de l'opposi-
tion , ne nous en firent pas un crime) que l'impôt en lui-même
n'avait rien de blâmable quand la répartition en était bien ordon-
née , et quand son emploi n'était pas détourné des vrais services
publics. Nous ajoutâmes qu'en le représentant sans cesse comme
le produit odieux de la bUeur des contribuables, on égarerait
d'une manière fâcheuse la pensée du peuple , et qu'on le condui-
rait à la haine de son gouvernement. Nous demanderions volon-
tiers quel serait l'état d'une grande nation qui, voyant se réaliser,
chez elle , un des rêves les plus fréquents de la philanthropie
moderne , serait exempte d'impôts ? La cessation de travaux pu-
blics et l'abandon des établissements d'utilité générale en seraient
non-seulement la conséquence ; mais encore , privée de sécurité,
l'industrie particulière serait frappée au cœur. Un pareil vœu nous
semble d'une telle absurdité , que nous croirions insulter le lec-
teur en nous y arrêtant davantage. L'Europe du jour est loin
d'être constiluée en communauté de frères moraves.
Toutes les épargnes ne sont pas plus des économies que toutes
REVUE DE PARIS. 131
les dépenses ne sont des prodigalités : le conseil municipal de
Paris a compris cette vérité . lorsqu'il a fait l'allocation d'une
somme assez considérable , destinée à augmenter l'éclat des fêles
qui vont solenniser le mariage de l'héritier présomptif du trône.
Il a pensé, dans sa sagesse, que cet argent, de canaux en canaux,
aboutirait au logis de la classe laborieuse . qu'il provoquerait
dans l'autre un désir de paraître , dont le résultat la conduirait à
des déboursés quadruples de la dépense municipale , que l'étran-
ger , appelé à ces fêtes , accroîtrait , par sa présence dans Paris,
le produit des droits d'entrée, et que les départements y trouve-
raient eux-mêmes leur avantage, puisqu'ils fournissent la matière
première des consommations de la capitale. Le conseil municipal
ne s'est donc pas plus trompé que son habile préfet , il ne s'est
pas plus trompé que Colbert renchérissant, il y aura bientôt deux
siècles , sur les apprêts de la fêle dont Louis XIV lui présentait le
programme , en craignant de voir le ministre lui objecter l'épui-
sement du trésor.
Si la dépense du riche devient ainsi la richesse du pauvre ; si,
au sein d'une civilisation que , sous peine de troubles intestins, il
faut occuper au dedans ou au dehors, avide de jouissances dans
les rangs supérieurs , vivant de travaux salariés dans les autres,
il est d'une bonne économie de provoquer celte dépense sans s'é-
carter des moyens honnêtes de l'obtenir , les encouragements ac-
cordés aux beaux-arts ont leur pleine justification. Allons plus
loin ; toute mesquinerie en cette matière serait une faute grave,
en ce qu'elle deviendrait absolument improductive. Dépenser peu
pour les arts dans l'état actuel de l'Europe , c'est à la fois perdre
son argent et fermer sa porte à l'étranger. Celui-ci ira certaine-
ment chercher ailleurs les jouissances qu'il se croit en droit de
leur demander sa bourse à la main.
Trois Théâtres , qui sont en possession d'exploiter trois des
principaux genres de composition dramatique et lyrique, se par-
tagent , dans la subvention générale , une somme de près de
500,000 francs. Ce sont les Français , l'Opéra-Comique et les
Italiens. Il serait à souhaiter que ce secours leur fût distribué
dans d'autres proportions que celles qui ont lieu présentement.
Si l'Opéra-Comique y prend une trop large part , on se rappel-
lera qu'il la doit d'abord à l'intérêt , peut-être un peu trop vif,
manifesté en sa faveur dans la chambre élective , ensuite à la
132 REVUE DE PARIS.
nécessité où se vit le ministre de détourner, par ce moyen , un
projet de mise en actions , aussi préjudiciable à l'art qu'au public.
Quoi qu'il en soit , la subvention accordée à ces théâtres d'or-
dre supérieur donne au gouvernement le droit d'intervenir dans
leur administration. C'est un bien qu'on ne saurait nier. Tout xm
peuple allant y chercber des émotions . il importe que celles-ci
ne soient jamais en hostilité avec le sentiment du beau et de l'hon-
nête. Le devoir de l'autorité est donc de veiller à ce que la mo-
rale n'y soit jamais outragée , ainsi qu'elle le fut trop souvent
chez des peuples offerts à notre admiration par un engouement
républicain. Il appartient encore au pouvoir d'appeler sur la
scène des talents qu'une rivalité ombrageuse en écarte trop sou-
vent , et d'encourager ceux qui peuvent exercer une influence
heureuse sur la vie privée ; car l'homme , par la nature , crée
peu et imite beaucoup ; le génie lui-même , à bien dire , ne crée
pas , mais il trouve : d'où il arrive que , jusque dans ses éga-
rements , il agrandit quelquefois le domaine de la pensée hu-
maine. Le passé est plus riche . en ce genre , qu'on ne semble
le croire. Sachons gré au gouvernement de ce que le Théâtre-
Français, dépositaire de nos vieux trésors , ne les traite plus
à l'instar de ces produits d'un autre âge , pour lesquels on pro-
fesse un respect de commande , tout en les oubliant dans la
poussière d'un garde-meuble ! Plus d'une fois, dans ces derniers
mois , Corneille , Racine et Molière , le premier peut-être de nos
philosophes , sont venus étonner une jeunesse dédaigneuse de
leurs fortes conceptions , quoi qu'on prétende , souvent hardies
sans témérité et audacieuses sans désordre. De moindres succès
sont réservés aujourd'hui à Voltaire, apôtre fervent d'une époque
où le poète tragique déclamait un peu trop et démolissait outre
mesure. Un autre besoin est senti présentement. Espérons qu'en
se régularisant , l'art viendra y satisfaire ; c'est en quoi la Com-
mission royale des théâtres subventionnés seconde de son zèle
l'action du gouvernement.
Il est un genre de spectacle bien plus exigeant que ceux que
nous venons de nommer sous le rapport de la dépense , parce
qu'on en attend davantage , et parce qu'il s'adresse plus parti-
culièrement aux sens les plus susceptibles d'être impressionnés.
On voit qu'il s'agit ici de l'Académie royale de Musique , dont
le Conservatoire est l'annexe obligée à titre d'école de prépara-
REVUE DE PARIS. 133
tion. le chiffre incontesté de 140.000 francs , demandés pour
soutenir celte dernière institution , nous dispense , par sa modi-
cité , d'en prendre la défense. Ce ne sera pas de nos jours que
Ton meltra en doute le mérite d'un établissement qui, à notre
grande surprise, date d'une époque où le sage attristé pouvait
souhaiter que l'on se tournât vers les arts en possession d'adou-
cir les mœurs, mais où la force gouvernementale ne semblait pas
dirigée de ce côté.
Bien plus ancien que le Conservatoire , contemporain de la
gloire de Louis XIV , qu'il célébra avec trop peu de réserve ,
l'Opéra , dans sa plus grande splendeur , n'a jamais été ce qu'il
est aujourd'hui. Pendant le directoire , il obtenait des subsides
considérables; pendant l'empire , Napoléon ne cessait de venir à
son secours avec son inépuisable domaine extraordinaire; sous
la restauration , il a absorbé jusqu'à 900.000 francs en sus de
ses recettes , sans briller jamais de l'éclat auquel il est actuelle-
ment parvenu. Sa subvention annuelle de 620.000 francs est. en
toute exactitude , au-dessous de ses besoins . puisque ses recet-
tes de la dernière année théâtrale, subvention comprise , bien
que supérieures à celles des années précédentes , ne se sont éle-
vées en totalité qu'à 1,779,252 fr. 99 cent., tandis que ses dé-
penses générales, établies sur preuves , montent à 1.767.592 fr.
4 cent. La balance entre ces deux chiffres offre , à l'avantage du
directeur-entrepreneur, la faible différence de 11,660 fr. 95 cent.
Il est incontestable que ce bénéfice est insuffisant. L'entreprise
est vaste , infinie dans ses détails ; sans parler d'un lourd cau-
tionnaient , elle exige des déboursés énormes , dont la rentrée
est incertaine. Qui ne sait que le rhume prolongé d'un chanteur
ou d'une cantatrice , les seuls que l'on veuille entendre , parce
qu'ils ont enchaîné la foule à leur apparition sur le théâtre ; qui
ne sait que l'entorse d'une danseuse en possession de captiver
les regards, sans même arriver simultanément, produiraient
un vide de plusieurs semaines dans la caisse de l'Opéra ? Toute-
fois, indépendamment des frais dans lesquels on est entraîné par
la mise en scène d'un ballet ou l'étude d'une partition nouvelle ,
chaque mois il faut suffire aux engagements contractés envers
près de sept cents parties prenantes; et dans le nombre de celles-ci,
combien n'est est-il pas dont les appointements, non comptés les
mois de congé , s'élèvent de 20 à 60,000 francs ?
6 12
1S4 REVUE DE PARIS.
Ces salaires , dira-t-on , sont exagérés; il convient de les ré-
duire. Soit , répondrons-nous. Mais alors retiendrez-vous en
France les artistes de premier ordre ? L'Europe du XIXe siècle
est avide de spectacles; on s'y dispute, on s'y arrache les grands
talents scéniques; leur perle devient un événement douloureux ,
leur retour une joie générale. Leurs migrations auront nécessai-
rement lieu vers les contrées où le soleil d'or aura lui ; et privés
de jouissances qui aident plus au mouvement social qu'on ne l'i-
magine . après avoir tardivement reconnu que votre ordre pu-
blic est affecté de leur absence , vous accuserez votre gouver-
nement d'avoir laissé échapper , au profit des étrangers , une
suprématie dont vous étiez en possession.
M. le ministre de l'intérieur et la commission des théâtres
royaux, lorsque les deux premiers talents du chant et de la danse
ont menacé la capitale de leur retraite , ont été presque effrayés
de la résolution de ces artistes ; si tous les efforts ont été vains
pour les retenir, on n'accusera ni l'autorité, ni le directeur de
l'Académie royale de Musique , d'être restés à leur égard au-
dessous d'offres convenables et même brillantes. La susceptibilité
de l'un et l'opulente moisson promise à l'autre par la Russie ont
seules décidé un départ accompagné de nos regrets , mais qui
n'est pas resté sans indemnités , déjà appréciées à toute leur
valeur par un public éclairé.
Le spectacle de l'Opéra . si on ne veut en baisser pour toujours
la toile , depuis l'administration de M. Véron , est condamné à
vivre de grandeur . de luxe et de magnificence ; les prestiges de
tout genre sont devenus sa loi la plus impérieuse. S'il n'éblouit ,
il est éclipsé ; s'il n'attire la foule à ses pompes , il est désert. Lui
ordonner l'économie, ce serait prononcer son arrêt de mort. Jîous
examinerons bientôt quels sont les principaux intéressés à la con-
servation de cet établissement unique en son genre , et à qui il
appartient d'en nourrir la splendeur. Nous verrons s'il se borne
à être une de nos gloires trop chèrement acquises et à répandre
sur le pays un stérile éclat. Toujours est-il vrai qu'en toute na-
ture d'exploitation les bénéfices doivent être en rapport avec la
masse des fonds qu'on y verse et avec les chances de l'entre-
prise. Or . l'excédant des recettes sur les dépenses étant ici pres-
que nul , il en résulte un fait incontestable , c'est que la subven-
tion de l'Opéra est insuffisante. De manière ou d'autre , elle doit
REVUE DE PARIS. 135
être accrue, soit par distraction d'une partie des secours accordés
aux théâtres déjà désignés , soit par augmentation de la somme
totale affectée à cette nature de service. Avant que les chambres
soient appelées à y pourvoir dans leur sagesse , nous croyons
devoir leur soumettre les réflexions suivantes :
Vous avez aboli la loterie , leur dirons-nous , et nous vous en
avons rendu grâces au nom de la morale et de l'humanité. Ses bu-
reaux ont été remplacés par ceux des caisses d'épargne ; c'est un
de vos titres à la reconnaissance du pays. Vous avez aboli les
jeux publics; et quoique les âmes honnêtes, dans leur premier
mouvement , aient applaudi à votre vertueuse intention , l'expé-
rience seule nous apprendra si vous avez déraciné un grand mal
ou si vous n'avez fait que le déplacer.
En effaçant de vos recettes les jeux publics et leur produit ,
certes vous n'avez entendu ni dérober aux établissements dans les-
quels un noble orgueil se complaît , ni enlever aux gens de let-
tres et aux artistes les encouragements dont ils étaient en posses-
sion. Ce vandalisme a été loin de votre pensée. Vous n'avez pas
voulu guérir à droite pour blesser à gauche, et soulager quelques
maux pour briser ensuite des existences honorables. Toutefois
vous ne sauriez vous dissimuler que la passion du jeu est endémi-
que sur celle terre , où les créatures animées courent à tout prix
vers les excitations qui abrègent souvent la vie en la faisant mieux
sentir. Même au sein de l'oisiveté on veut être aventureux. Les
opulents de l'Europe fréquentent les bains de Baden , de Spa , de
Bath et des Hyrénées , non pas tant parce que les eaux en sont
salutaires que parce qu'on y joue. On jouait ù Paris ; ils le savaient,
et chaque hiver c'était un attrait pour eux. Enlevez-leur encore
les spectacles, et vous apprendrez bientôt s'ils viendront vous ap-
porter leur or pour contempler , une heure ou deux , votre co-
lonne de la place Vendôme !
Votre Académie royale de Musique est devenue le premier
théâtre de l'Europe. Dans votre intérêt, ne le laissez pas décheoir
de ce rang ; autrement l'étranger, ne trouvant plus rien qui l'ap-
pelle chez vous, ira porter ailleurs ses ducats , ses piastres et ses
banek notes. Dites-le-nous , quelle lacune n'en résulterait-il pas
dans votre commerce et dans votre industrie ? Vos idées peuvent
être républicaines , et c'est , chez vous , une véritable anomalie ,
car vos mœurs sont essentiellement monarchiques. Vous avez be-
156 REVUE DE PARIS.
soin des arts ; vous aurez beau le contester , vous vivez de luxe ,
vous n'existez que par le luxe : n'en tarissez donc pas la source.
L'Opéra seul , dans le courant d'une année , fait mouvoir plus de
bras , fait confectionner plus de vêtements , plus de bijoux , plus
d'équipages . plus de parures . indépendamment des dépenses
obligées de mises en scène, que la moitié de la population de votre
capitale; il y attire plus d'étrangers que tous vos monuments,
dont nous sommes loin de contester le mérite, mais avec lesquels
de belles œuvres de même genre peuvent au moins rivaliser en
Europe.
Une question importante est soulevée. Nous allons essayer d'en
donner la solution , nous bommes de province, nous qui n'au-
rons garde d'oublier que nous avons reçu le mandat d'un dépar-
tement pauvre , mais appelé à un meilleure fortune , pour peu
que le gouvernement . jetant enfin sur lui un regard de bienveil-
lance , l'appeile au partage des bienfaits d'un ordre social perfec-
tionné.
Nous nous y attendons : on nous demandera si la France en-
lière doit être mise à contribution pour une capitale, où la richesse
de tout un royaume ira s'engloutir? On nous demandera si Paris,
tirant un si grand avantage de ses spectacles et de la présence
des étrangers qui y accourent , ne doit pas entretenir ses théâ-
tres ? Avant l'abolition des jeux publics, cette question trouvait
sa réponse dans leurs produits portés au trésor royal , quoiqu'à
bon droit ils pussent être réclamés par le département de la
Seine. Aujourd'hui le scrupule des députés consciencieux exige
une autre réponse, et elle ne sera pas difficile à trouver, puis-
qu'elle est peut-être encore mieux fondée en raison que la précé-
dente.
La vie d'un peuple ne consiste pas seulement dans la satisfac-
tion donnée aux besoins matériels. Si le corps se nourrit de pain,
rame a droit à un autre aliment. Supposez Paris sans spectacles,
la Fiance n'en aura bientôt plus. Ceci s'applique également aux
arts et aux lettres . dont le foyer sera toujours dans la capitale.
C'est là . en effrt . qu'ils s'échauffent « qu'ils se perfectionnent,
qu'ils s'éleclrisenl par un contact répété, que les réputations nées
ailleurs viennent mourir ou recevoir une consécration ; c'est de
là aussi qu'après avoir puisé à la source d'un goût épuré , les ar-
tistes dramatiques se répandent dans les provinces , pour les as-
REVUE DE PARIS. 137
socier aux plaisirs qui ont charmé d'autres yeux et des oreilles
mieux exercées. Ces choses ont aussi leur valeur , et quoiqu'elles
ne figurent pas dans le chapitre des dépenses votées en faveur des
départements, ils doivent y attacher quelque prix. Mais allons
plus loin :
Ces étrangers qui sont entraînés vers la capitale par l'attrait
des plaisirs , dont nos spectacles , nos musées et nos monuments
leur font la séduisante promesse, croira-t-on par hasard qu'ils y
arrivent en ballon? En élevant le chiffre des consommations de
Paris, n'exercent-ils pas une action sur la France productive?
Les commandes de toute nature ne se multiplient-elles pas d;ins
les provinces par le seul effet de leur présence ? Les routes sillon-
nées de voilures ne déposent-elles pas de cet accroissement de
besoins à satisfaire, de travaux tendant à ce but ? Le fisc n'y trou-
ve-l-il pas un avantage supérieur à ses déboursés en faveur des
beaux-arts, et cette opération de banque , dont profilent essen-
tiellement les classes laborieuses, n'est-elle pas la mieux enten-
due à laquelle un gouvernement puisse se livrer?
Les familles à grande fortune , que vous avez ainsi appelées
chez vous , qui ont traversé vos belles campagnes , qui ont élé
réchauffées par votre soleil , qui ont respiré l'air embaumé de
vos provinces du midi , ne se sentiront-elles pas arrêtées sur vo-
tre sol ? Une terre plantureuse qui brille d'une riche culture et
de frais ombrages a aussi des voix pour leur parler et des accords
ravissants pour s'en faire entendre; et, si les plaisirs de l'hiver
les ont invitées à consommer dans Paris une portion notable de
leurs richesses , la Provence , la Touraine , la Normandie et la
Bretagne elle-même vous diront qu'elles ont la puissance de
les retirer pendant la saison des fleurs , des moissons et des ven-
danges.
On a écrit poétiquement que le trident de Neptune est le sceptre
du monde : le sceptre des beaux-arts a aussi son empire incon-
testable ; il est entre nos mains en ce moment ; gardons-nous de
l'en laisser échapper! car pour peu que nous sachions le tenir
dignement, il se transformera pour nous en véritable corne d'a-
bondance. La capilale de l'ancien monde , Rome , n'a plus que
celle manière de vivre ; sentiment religieux à part, c'est son der-
nier souffle de prospérité.
Que vous demande-t-on pour perpétuer , sur vos quatre prin-
12.
158 REVUE DE PARIS.
cipaux théâtres , les notions du goût , des traditions heureuses,
des habitudes de vie sociale et la mise en scène de vos chefs-d'œu-
vre tragiques et lyriques? 1,163,000 francs! Quel est le sacrifice
justement attendu du trésor pour encouragement de l'art drama-
tique dans nos grandes villes, pour secours accordés aux beaux
arts de toute la France , pour indemnités données aux artistes de
cette catégorie , pour souscriptions à divers ouvrages utiles aux
progrès de l'école , pour émoluments et pensions d'auteurs dra-
matiques? 601, 000 francs0 A ces deux sommes joignez les 140,000
francs que coûte le Conservatoire royal de Musique , les 60,000
francs réclamés par l'insuffisance constatée de sa caisse de re-
traite , les 160,000 francs nécessaires pour mettre à jour le ser-
vice de la caisse des pensions de l'Opéra , et vous trouverez un
total de 2,124.000 francs à prendre dans un budget de plus d'un
milliard.
L'emploi de ces 2,124,000 francs n'est-il pas justifié? Est-ce
une dépense improductive ou superflue ? Non , assurément , non !
Le vide qu'elle laisse dans le trésor, indépendamment des motifs
de gloire nationale qui parlent ici assez haut, est largement
comblé par les rentrées dont elle est la source .sans cesse jaillis-
sante. Barème à la main , on le prouverait. Si l'on pouvait se
permettre quelque plainte en cette occasion , ce serait tout au
plus celle d'un manque de largesse et d'une économie trop par-
cimonieuse ; car n'oublions pas que , jalouse de nos établisse-
ments de beaux-arts, l'Europe tressaillerait d'une secrète joie ,
si nous nous rendions coupables, à leur égard, d'un abandon dans
lequel l'exact et froid calculateur aurait à reconnaître une sorte
de suicide.
Un fait , qui n'est pas dépourvu d'intérêt , vient se placer na-
turellement à l'appui de cette assertion. Nous n'aurons garde de
l'oublier ; car les faits , dans ce bas monde , auront toujours une
grande force d'argumentation. Nous ne sachions pas de syllo-
gisme qu'on pût leur opposer.
M. Lamare-Picquot , voyageur infatigable, avait parcouru ,
pendant quinze ans , diverses contrées de l'Amérique du Sud et
de l'A-ïe , au péril de ses jours, i! avait recueilli un grand nombre
de productions animales et végétales particulières à ces climats.
Il avait eu le bonheur de comprendre dans sa collection un tel
nombre de symboles ; statues et emblèmes", en honneur clans les
REVUE DE PARIS. 139
temples de l'Indoustan , qu'il possédait , à lui seul , de quoi réta-
blir en entier le culte d'une pagode. Ces richesses zoologiques et
ethnographiques, acquises au prix de son patrimoine . contenues
dans soixante caisses , dont le transport lui coûta fort cher, le
suivirent en Fiance ; car si l'esprit du savant est cosmopolite, le
cœur, chez lui , reste patriote. Pendant cinq ans , M. Lamare-
Picquot proposa l'acquisition de son cabinet au gouvernement
français q-u nomma une commission d'examen. Nous eûmes l'hon-
neur d'en faire partie avec MM. George Cuvier et Jomard. Ces
deux savants reconnurent que plusieurs articles de zoologie, dont
notre voyageur était en possession, manquaient au Cabinet du
Roi, et que l'ensemble de l'importation enthnographique méri-
tait d'être acquise , comme essentielle à la fondation d'une gale-
rie réclamée par une élude qu'il était temps de nationaliser chez
nous. En conséquence , ils engagèrent le gouvernement à en
traiter avec M. Lamare-Picquot.
Celui-ci avait des prétentions si peu élevées, que, d'une de-
mande de 60,000 francs , il est descendu à celle d'une rente via-
gère de 3,000 fr., et d'une somme liquide de 1,500 fr., avec la
quelle il se proposait de rentrer dans sa carrière d'exploration.
Eh bien ! rien n'a été conclu ! Chaque ministre , tout en ren-
dant hommage à la beauté de cette collection, tout en manifes-
tant le désir de l'ajouter à notre richesse nationale , a reculé de-
vant une demande de fonds à faire aux chambres, Nous ignorons
si une tentative près d'elles serEfit plus heureuse aujourd'hui;
mais il n'en est plus temps : promené d'année en année, M. La-
mare-Picquot a traité , à son grand avantage , avec la Prusse
pour la partie zoologique de son cabinet , et avec Vienne , plus
avantageusement encore , pour la partie ethnographique. Les
caisses et le voyageur nous ont quittés.
Les arts ne sont pas ingrats; leur donner, c'est prêter à gros
intérêts. Par eux , Louis XIV s'est assuré une gloire plus dura-
ble que celle de ses conquêtes. L'argent dépensé pour eux en
France n'est jeté ni dans la Loire , ni dans la Seine. Il rend l'é-
tranger tributaire de notre prospérité, nous dirions volontiers
de nos plaisirs. D'ailleurs , l'or échappe aussi promplement des
mains de l'artiste qu'il y entre. Peintres ou statuaires , écrivains
ou acteurs , thésaurisent peu. On n'accuse ni les uns ni les autres
d'arrêter le mouvement social en supposant à la circulation des
140 REVUE DE PARIS.
espèces. Ils croiraient voler le pays , s'ils enfouissaient les justes
rétributions accordées à leurs travaux. Quelque larges que puis-
sent être celles-ci , elles s'éparpillent à Tintant, elles descendent
dans les ateliers inférieurs, elles refluent dans la campagne
qu'elles embellissent, dans les cités où elles se dissipent en con-
structions , et trop souvent une triste imprévoyance , qui tient à
la nature du génie . nous force de gémir sur les malheurs d'une
vieillesse glorieuse, mais laissée sans asile.
Une dernière objection a été faite contre les subsides votés en
faveur des beaux-arts ; sans doute elle sera renouvelée ; si nous
ne pouvons la prévenir , il est bon de la devancer par une ré-
ponse.
« Quoi ! nous dira-l-on. le budget de vos revenus ordinaires ne
peut couvrir vos dépenses, et vous parlez sans cesse de grossir
celles-ci! au lieu d'amortir votre dette, vous l'accroissez d'une
manière indéfinie. Ce n'est pas assez d'user de votre fortune pré-
sente, vous dévorez l'avenir. En alignant des millions sur le pa-
pier, songez un peu à l'immensité de la charge que vous imposez
à vos arrière-neveux; vous creusez un vide dans lequel périssent
les empires ; sachez qu'ils ne prospèrent que par l'ordre et l'éco-
nomie dans les finances ! »
Quant à nous, il ne nous tombera jamais dans la pensée de ré-
voquer en doute les avantages d'une économie bien entendue,
quoique, au moment où nous tenons la plume, deux grands
exemples semblent jeter un démenti à celte vérité. Une dette,
quatre fois supérieure à la notre, pèse sur la vieille Angleterre, et
les îles britanniques ne succombent pas 'sous ce fardeau qui per-
met à leurs fonds publics de surpasser les nôtres en valeur. La
Nouvelle-Angleterre, autrement dite l'Amérique du Nord, est sans
dette; ses coffres regorgent d'épargnes dont elle ne sait que faire,
et elle est, en ce moment, en proie à une crise immense, incom-
mensurable en ses résultats, qui renverse de fond en comble les
fortunes de ses plus forts capitalistes.
La dette française, au contraire, n'a point passé de justes pro-
portions ; elle est en parfait équilibre avec nos revenus. Ce serait
peut-être un malheur pub'ic qu'il devint possible de l'anéantir
d'un coup de baguette, même sans souffrance des parties pre-
nantes au trésor. Si on le veut, nous détendons ici l'existence
d'un capital ficliï ; mais on conviendra au moins qu'il a des effets
REVUE DE PARIS. 141
réels. I! met en mouvement une foule d'industries qui, sans lui ,
seraient encore à naîlre. Jugez-en par la Grande-Bretagne : ré-
duite aux seuls produits de son territoire, certes , elle ne serait
pas parvenue à celle richesse commerciale , dont il n'y a eu
d'exemple chez aucun peuple; les vrais embarras sont ailleurs
que dans sa dette, et il n'appartient pas aux hommes d'État de
les ignorer. Évitons les excès qui l'ont poussée vers des emprunts
immodérés, sans nous effrayer de notre situation financière, au-
jourd'hui la meilleure de toute l'Europe.
Quand on nous accusera de préparer ainsi des périls à nos des-
cendants, nous dirons à notre tour : Pourquoi imposerait-on a la
France actuelle l'obligation de satisfaire à tous les besoins du
moment présent et à ceux de l'avenir, sans appeler celui-ci en
aide? où nous semons aujourd'hui, nos arrière-neveux ne mois-
sonneront-ils pas? Si nos places fortes sont approvisionnées et
mises dans un état respectable de défense, si un vaste territoire
est traversé par des roules bien entretenues, si les extrémités de
ce beau royaume sont mises en communication avec le centre
par des canaux, qu'un grand écrivain a nommés des routes qui
marchent, et dont un art accroît le mérite par une rapidité mer-
veilleuse imprimée aux transports, faudra-t-il que les avances né-
cessitées par ces travaux pèsent sur les seuls citoyens qui les
exécutent dans un esprit de généreuse prévoyance? Dès que le
domaine de l'avenir s'agrandit, il serait inconcevable que l'avenir
ne contribuât pas à l'améliorer. Nous serions tentés d'adresser
les paroles suivantes à ceux qui doivent y figurer un jour :
« Nous vous laisserons une France florissante au dedans, con-
sidérée au dehors. Nos mains l'auront défrichée et fertilisée;
nous aurons fait un tout de ses fractions éparses ; nous aurons
décuplé la valeur de vos usines, de vos champs et de vos vigno-
bles, et il ne vous restera qu'à jouir des fruits de notre labeur.
Héritiers heureux d'un patrimoine qui , avant nous , était sans
existence, prélendriez-vous qu'il fût injuste de vous obliger à
partager les charges d'une succession assez belle pour que vous
ne l'acceptiez pas sous bénéfice d'inventaire ? Certes, vous esti-
merez quelque peu ces bibliothèques, ces musées qui, chaque
jour ouverts gratuitement à votre admiration, ne ressemblent
pas à ce Muséum britannique où l'on ne peut pénétrer que l'ar-
gent à la main j vous ferez cas de ces monuments dérobés a l'an-
142 REVUE DE PARIS.
tiquité la plus reculée, riches des souvenirs de la valeur française,
devenus presque des pages de votre propre histoire, et enlevés,
par une sorte de magie, au sol sur lequel' ils étaient enracinés;
vous ne compterez pas pour rien ces hospices dont la dotation
assure un soulagement à vos douleurs , ces palais où le respect
dû à la loi se fortifie de la solennité avec laquelle le magistrat
en prononce les arrêts, ces temples sous les cintres desquels la
pensée religieuse remonte vers sa source pour retomber bientôt
avec un frisson adorateur, dans l'accablement de son infériorité
en présence de la majesté divine !
» ?ïon. nous ne vous ferons pas l'injure de croire que de pa-
reilles richesses soient sans prix à vos yeux. Tableaux, statues,
livres, manuscrils, obélisques, théâtres témoins d'émotions par-
tagées partout un peuple, fleuves enfermés sous des voûtes qui
permettent de les franchir a. pied sec, fleuves en suspens sur des
voûtes qui b's conduisent au sein de vos villes assainies, chemins
parcourus avec une telle rapidité que l'homme semble avoir reçu
en partage le don d'omniprésence, jardins et portiques, qui, peu-
plés des grandeurs d'un autre âge, s'embelliront du loisir de vos
épouses et de vos enfants ; voilà ce que nous vous léguons ! Encore
un peu de temp> ( et vous savez qu'il marche assez vite ), encore
quelques années, et vous serez en possession de cet immense mo-
bilier, qui aura été notre ouvrage ! Tout cela sera à vous ! Vous
en jouirez; le misanthrope peut nous refuser de la reconnais-
sance^ lui permis; mais ce n'est pas de votre part que nous
avons à prévoir des murmures. Ce n'est pas vous qui nous accu-
serez d'avoir fait quelques emprunts à l'avenir pour vous mettre
en possession de tous les trésors d'une vie perfectionnée ! Gens
d'honneur, vous ne laisserez pas protester les billets à longue
échéance tirés sur vous par vos pères! En possession d'un ca-
pital amassé avec tant de peine, vous renierez d'autant moins
une bien légère partie de la dette nécessaire pour le constituer,
qu'au moins elle ne vous sera pas parvenue grevée d'arrérages.»
Effectivement, l'intérêt de cette dette est régulièrement soldé.
Mise à jour, elle multiplie le nombre des hommes amis de l'ordre;
la richesse publique s'en est accrue; les provinces lui doivent une
partie des capitaux qui les fécondent. Les beaux-arts, l'art théâ-
tral principalement, sonl devenus un des éléments nécessaires de
cette prospérité. De telles conquêtes sont les plus innocentes de
REVUE DE PARIS. 143
toutes ; elles n'ont jamais coûté de larmes. Si la vanité est blâ-
mable dans les individus, les nations doivent placer quelque part
leur orgueil. A la nôtre, une carrière d'un grand éclat a élé ou-
verte ; il serait insensé de la lui ravir, surtout quand il est arith-
métiquement prouvé que nos finances n'en souffrent pas. Celte
vérité nous est tellement présente que nous pourrions encourir
le reproche de nous y être trop appesantis. C'est dans celle
crainte que nous posons la plume.
Kératry,
Membre de la commission royale de surveillance
des théâtres subventionnés.
1 'SE
LE
IAMSCB1I DE NAPOLÉON.
Nous avons rencontré à Paris , il y a déjà quelques années, un
digne homme qui anciennement avait été professeur d'histoire à
l'École militaire. Il se nommait M. Delesguille. Dans le compte-
rendu qu'il fit , en 1785, de l'aptitude de ses élèves, il avait écrit
à côté du nom de celui d'entre eux qui depuis fut Napoléon ces
paroles que tous les historiens ont recueillies : « Corse de nation
et <ie caractère ; il ira loin , si les circonstances le favorisent.»
Je crois qu'à cette époque le jeune Napoléon Bonaparte était
encore un peu plus Corse que ne le croyait M. Delesguille.
11 y a deux manières de comprendre les grands hommes. On
peut se placer, pour les voira l'œuvre , au point de vue de la
Providence , et alors ils se présentent avec un ensemhle de fa-
culies , avec un accord d'impulsion et de volonté , merveilleuse-
ment propres à l'idée qu'ils ont mission de faire prévaloir. Ils
naissent pour celte idée qui les saisit au herceau , et qu'après eux
ils laissent couronnée sur la terre. Mais du milieu des contempo-
rains, les choses apparaissent sous une autre face , et si , à la
regarder de ce côté, la destinée des hommes supérieurs perd beau-
coup de sa majestueuse unité , la philosophie proprement dite ,
celle qui aime à fouiller dans le cœur humain , s'empare de tout
le terrain qu'abandonne la philosophie de l'histoire : le héros pa-
rait moins , l'homme se dessine davantage.
Il n'est pas de plus intéressant spectacle que de voir la pensée
d'un homme de génie se retourner et s'agiter dans les liens qui
REVUE DE PARIS. 145
ia retiennent encore à demi sous le joug de ses propres habitu-
des et de celles d'aulrui. Il faut la suivre , dégagée de ces liens ,
incertaine encore au début et cherchant sa route, puis cette route
une fois trouvée , s'y précipitant et y entraînant tout un siècle.
Si l'histoire ne se résigne pas à nous montrer son grand homme
ainsi fait, elle le détache de l'humanité, et il se transforme, à nos
yeux, en on être fantastique, qui, aujourd'hui déjà, appartient à
peine à la poésie , et qui sera demain du domaine de la fable.
On a cédé trop souvent à la tentation de nous donner pour l'em-
pereur quelque chose de semblable à ce que nous disons là ; et il
est heureux que ses cendres n'aient pas encore eu le temps de re-
froidir sous le saule de Sainte-Hélène, car aisément on nous per-
suaderait qu'il n'a jamais existé.
Essayons cependant de retrouver sous ce personnage presque
mythologique le second fils de Charles Bonaparte d'Ajaccio.
La vie de Napoléon présente deux époques bien distinctes :
pendant la première, il a commencé par subir l'influence des pré-
jugés de sa famille et de son pays , et ensuite l'empire d'une ré-
volution encore trop fougueuse pour se laisser dompter , même
par une main de fer. Dans la seconde , il a complètement répudié
les sympathies et les entraînements du jeune homme , et, faisant
tête à la révolution, il s'est mis à sa place pour continuer son
œuvre. Écoutez les historiens. Le doigt sur la lèvre, ils vont vous
montrer, isolé dans un coin de la société, un petit écolier secrète-
ment en proie à une ambition démesurée et rêvant la monarchie
universelle. Plus tard , il assiste avec une froide joie aux violen-
ces de la révolution , comme un avide collatéral qui se réjouit en
secret de voir celui dont les biens doivent un jour lui revenir,
abuser de la jeunesse et de la vie. Il la surveille , celte révolution;
il l'épie, pour ainsi dire, et il attend dans l'ombre, comme le
chasseur, le moment de se jeter surelle. Cemoment venu, il s'em-
pare de la bête, l'apprivoise , et la mène en laisse contre les rois
d'Europe. Je vous dis que ce n'est pas là le vrai Napoléon : c'est le
Napoléon du roman , ce n'est pas celui de l'histoire. Avant dese
placer par le génie et par la gloire au-dessus de tous les hommes,
Napoléon a commencé par être un homme plein d'ambition, d'ac-
cord, mais d'une ambition vague, confuse, et qui ne sait bien
d'avance ni son but , ni sa roule.
Les premières années de l'homme de génie appartiennent tou-
« 15
146 REVUE DE PARIS.
jours en partie au passé , et cette obsession du passé, il lui est
d'autant plus malaisé de la surmonter, oup. se mêlant à toutes ses
habitudes , elle se fait moins sentir. Avant de se tourner vers la
France, la pensée de Napoléon s'était d'abord donné carrière dans
la Corse.
Nous avons connu un officier-général qui avait passé une année
à l'École militaire , à côté de Napoléon. Ils n'étaient séparés l'un
de l'autre que par l'espace laissé entre deux tables dont ils occu-
paient les deux extrémités voisines. Une année entière s'écoula
sans qu'ils se fussent une seule fois adressé la parole. Un jour ,
celui des deux qui est encore vivant aperçut entre les mains de
son étrange condisciple un petit cœur en plomb. Il crut y voir des
caractères tracés avec la pointe d'un compas , et, ayant eu la cu-
riosité de les lire, il prit son temps, et lut, écrit de la main de ce-
lui qui depuis s'est si glorieusement identifié avec la nationalité
française : « Gênes et la France n'y entreront jamais. » C'étaient
les paroles textuelles.
Il est donc permis de coniecfurer que , dans ses solitaires pro-
menades de Brienne et de l'École militaire , Napoléon songeait à
la Corse. Plus tard il s'est souvenu d'Alexandre , et au renom de
Paoli il a préféré la gloire de César ; mais le héros de son enfance
et de sa jeunesse a été certainement Paoli. Ce général avait été
l'ami de Charles Bonaparte, qui ne l'avait quitté qu'après la triste
journée de Ponte-Nuovo. Lœtitia Ramolino portait déjà Napoléon
dans ses flancs , lorsque, se dévouant à la fortune de son époux ,
elle le suivit partout dans cette glorieuse campagne de la liberté
corse. Ainsi on peut dire que Napoléon naquit soldat de Paoli. L'a-
ventureuse jeunesse de son illustre compatriote, son amour pour
sa patrie . ses combats contre Gènes . tout ce qui faisait de lui un
grand homme à la manière antique . produisait une vive impres-
sion sur une âme encore à demi naïve , dans le premier élan de
son ambition naissante. Napoléon , lorsqu'il vint en France , se
trouvait placé comme un intermédiaire entre la Corse qu'il lais-
sait toute frémissante encore de sa grande lutte . et Paoli que
l'Angleterre avait accueilli dans son exil. Toutes les lettres qu'il
recevait de la Corse étaient pleines de Paoli, et lui-même il écri-
vait en Angleterre à ce noble proscrit. Plus d'une fois il se dit tout
bas que la destinée serait bien habile , si elle l'empêchait d'ac-
complir un jour la prédiction de M. Delesguille.
REVUE DE PARIS. 147
Plusieurs années s'écoulèrent, et M. Delesguille avait probable-
ment oublié l'élève et la prédiction , lorsqu'en 1788, un matin , il
vit entrer dans son cabinet un jeune officier d'artillerie : c'était
Napoléon Bonaparte. A l'École militaire , Bonaparte n'avait de
penchant que pour les sciences ou pour l'histoire , et Plutarque
était son auteur favori. Je ne sais quoi l'avait averti que sa place
naturelle était dans la société de ces grands hommes. On eût dit
que dans le livre de leurs exploits il retrouvait écrites à chaque
page ces paroles de J.-J. Rousseau sur la Corse : « J'ai quelque
pressentiment qu'un jour cette petite île étonnera le monde.» Ce
Plutarque d'ailleurs a toujours été le conseiller des hommes d'ac-
tion et des poëtes dramatiques , qui sont aussi des hommes d'ac-
tion à leur manière. Il était pour beaucoup déjà dans le génie de
Shakspeare et d'Alfiéri , et le voici encore pour quelque chose
dans la gloire de jNapoléon. L'héroïsme individuel , qui trop sou-
vent disparaît dans le détail des histoires générales , se dessine
si bien dans ces merveilleuses biographies !
Avec ce goût décidé et celle intelligence passionnée de l'his-
toire , il ne faut pas s'étonner si Napoléon conserva un souvenir
plus tendre à son professeur d'histoire , à celui dont l'enseigne-
ment avait peut-être contribué à lui faire aimer cette science. Un
matin donc, comme je le disais , il se présenta chez M. Deles-
guille. On causa pendant quelques minutes de l'École quittée
en 1785 ,et du régiment suivi à la Fère, puis à Valenciennes.
Mais comme dès-lors Napoléon aimait à marcher droit au fait, il
se hâta de dire qu'il venait , comme jadis , prendre leçon d'his-
toire ; et en parlant , il tirait de sa poche un ample manuscrit. Le
bon professeur , qui d'abord s'était laissé aller à un moment d'a-
bandon et de familiarité ( Pépaulette rapprochant un peu la dis-
tance ) , reprit son air grave d'autrefois , et demanda avec dignité
de quoi il était question. Napoléon, qui n'avait pas eu le temps
d'oublier les sévérités de son ancien maître , avait commencé par
lire son essai à l'abbé Raynal. Raynal parut content , et l'engagea
fort à continuer. Le style de Napoléon a toujours été un peu dé-
clamatoire , et dans cette œuvre de jeunesse il devait y avoir de
quoi plaire à Fauteur de Y Histoire philosophique. Seulement, si
La Harpe ou Marmoniel avaient passé par là, ces deux critiques in-
génieux auraient pu apprendre à Raynal qu'il y a plus d'une manière
d'être déclamateur , et que jamais on ne dira du style de ses écrits
148 REVUE DE PARIS.
ce que le vieux Domairon disait de celui de Napoléon : « C'est du
granit durci au feu d'un volcan. » Quoi qu'il en soit, le suffrage
de Raynal donnait quelque assurance à Napoléon. M. Delesguille
prit le manuscrit, le déroula avec une lenteur solennelle, et,
après en avoir lu le litre , il regarda l'auteur avec une sorte d'ef-
froi. Ce titre portait : Histoire de la liberté corse.
C'était une espèce d'in-quarto, qui pouvait avoir cent quarante
feuillets assez lâchement écrits. Si M. Delesguille avait reconnu
son élève au choix du sujet, il ne le reconnut pas moins à sa
mauvaise écriture, à ses nombreuses ratures, à sa diction tantôt
traînante et commune, tantôt vive et originale, rarement, du reste,
exempte d'enflure et d'une affectation particulière. Cà et là un trait
de lumière éclatait sur une page terne , et alors l'honnête profes-
seur , qui n'aimait guère mieux les révolutions dans les mots que
partout ailleurs , refermait brusquement le manuscrit, puis at-
tachait un regard effaré sur l'impassible figure du jeune officier.
L'historien débutait par une description rapide de l'état de la
Corse sous les divers maîtres qui l'avaient possédée. Arrivé à l'é-
poque des deux Paoli , il racontait avec complaisance leurs hé-
roïques tentatives , et le récit de ces saintes luttes remplissait les
deux tiers de l'ouvrage. D'un bout à l'autre , il était animé de
l'instinct sauvage et républicain de la Corse.
Is'opoléon pria M. Delesguille d'écrire ses observations à la
marge et sortit.
M. Delesguille s'acquitta de sa tâche en conscience , et ne per-
dit pas une occasion de glisser à la dérobée quelque bon et loyal
avis parmi ses remarques historiques ou littéraires. Mais Na-
poléon ne revint pas : il avait une autre histoire à écrire. D'ail-
leurs son enthousiasme pour Paoli commençait à se refroidir.
Voici , en effet , ce qui se passait.
Lorsqu'en 1790 , l'Assemblée constituante associa la Corse au
bénéfice des lois françaises , Mirabeau , qui , dans sa jeunesse ,
avait eu , je crois , quelque chose à se reprocher envers cette île ,
s'élança à la tribune , et demanda le rappel des proscrits. Un dé-
cret fut rendu. Paoli accourut du fond de l'Angleterre , et avant
de retourner en Corse , il vint à Paris remercier l'assemblée , et
fut présenté à Louis XVI par le marquis de Lafayelle. En Corse ,
sa présence fut saluée par des transports inouis. Ce fut une de
ces journées comme il s'en rencontre , de loin en loin , daus l'his-
REVUE DE PARIS. 149
toire des républiques de l'antiquité , lorsqu'un peuple expie ses
jours de colère , en se portant tout entier au-devant de ses ban-
nis. Honneurs , titres , pouvoirs, tout ce que la France lui voulut
donner , Paoli P accepta avec reconnaissance , on pouvait le croire
à Paris, mais, au fond, avec la pensée secrète de s'en aider con-
tre la France elle-même, quand le moment serait venu de faire
appel au vieux génie de la Corse.
Napoléon assistait à ce retour triomphant ; mais , précisément
à la même époque , une révolution s'opérait dans son cœur et
dans ses idées. Jeune , et dans la généreuse ferveur de ses pre-
miers sentiments , il n'avait rien conçu de plus beau que de con-
tinuer Paoli. Il avait sincèrement aimé et admiré Paoli ; mais
lorsque celui-ci se présenta pour achever lui-même ce qu'il avait
commencé, il se sentit froissé comme si jamais il n'avait dû s'y
attendre. Il était de ceux qui avaient travaillé avec le plus d'ar-
deur à étendre la popularité de Paoli , mais apparemment pour en
hériter , et , pour ainsi dire , à la condition que l'exilé ne vien-
drait pas en recueillir lui- même les fruits. Il revint cependant , et
Napoléon , gêné par son retour , se sentit mal à l'aise devant cet
enthousiasme , que , plus qu'un autre , il avait contribué à entre-
tenir. Le disciple trouva que le maître tardait trop à lui faire
place. C'était chez lui un sentiment confus et encore mal défini ;
mais c'en était assez pour éveiller au fond de son cœur des ins-
tincts cachés , un moment assoupis. Une amitié inaltérable avait
uni Charles Bonaparte et le général Paoli ; mais entre les familles
de ces deux hommes il existait , depuis longtemps , une secrète
inimitié: celle de Paoli étant à la tête du parti corse, l'autre s'é-
tait déclarée pour la Fiance , et Napoléon commençait à s'en sou-
venir. Les circonstances , d'ailleurs , étaient venues en aide à sa
mémoire : il avait vu la France à l'œuvre ; il avait assisté aux
préludes solennels d'une grande révolution chez un grand peu-
ple , et ce spectacle avait singulièrement rapetissé à ses yeux la
cause de la nationalité corse. Tous ces motifs amenaient insensi-
blement Napoléon en face de Paoli.
Ce dernier reçut, avec le titre de lieutenant-général, le com-
mandement de la 25e division militaire. Mais , le même jour , Na-
poléon était appelé à commander provisoirement un bataillon de
gardes nationaux soldés, levés pour le maintien de l'ordre. On ne
se persuade guète que la politique française ail eu alors la pensée
13.
150 REVUE DE PARIS.
de contenir ces deux hommes l'un par l'autre. Napoléon ne s'était
pas encore révélé ; et quel que fût, au fond, le dissentiment , il
était toujours regardé comme le lieutenant de Paoli. Cependant,
lorsque , le samedi saint de la même année , il eut à faire dans
Ajaccio , la ville corse par excellence , et contre la garde nationale
de cette ville , un essai du lô vendémiaire , ses ennemis l'accu-
sèrent tout haut d'avoir excité lui-même le mouvement qu'il ve-
nait d'apaiser. Ses ennemis furent mal conseillés en le forçant
d'aller à Pans rendre compte de sa conduite ; car il y fut témoin
des événements du 10 août , et cette journée éclaira pour lui l'a-
venir d'une vive et soudaine lumière. Peut-être éprouva-t-il un
moment de véritable enthousiasme pour cette liberté dont l'explo-
sion était si terrible. J'aime mieux croire que déjà il entrevoyait ,
de ce côté , quelque grand rôle à jouer. Toujours est-il que , dès-
lors , se sentant à l'étroit dans la Corse , il jeta dans le parti de la
France le poids de son génie et de son ambition ; et comme il re-
venait en Corse plus Français qu'il n'en était parti , il ne faut pas
s'étonner que Paoli lui ait paru plus Corse encore qu'il n'était.
Ce ne fut d'abord entre eux que du refroidissement et de la ré-
serve ; ils s'observèrent tous deux pendant quelques mois. Paoli
supportait avec impatience ce regard froid attaché sur le sien.
Lorsque deux ennemis, deux rivaux, se trouvent sans cesse face
à face , il suffit de la moindre circonstance pour les précipiter l'un
contre l'autre. Précisément à cette époque , eut lieu contre la Sar-
daigne l'expédition de l'amiral Truguet : elle échoua . et le géné-
ral fut soupçonné d'être pour quelque chose dans cet échec. Sans
attendre qu'on lui fit son procès , il se révolta ouvertement , et
les inimitiés cachées éclatèrent au grand jour.
J'ai toujours regretté que les historiens du grand empereur aient
si peu tenu compte de ses commencements , et glissé si légère-
ment sur les aventures du lieutenant d'artillerie. Après nous avoir
conduits en passant à l'École militaire , ils se taisent tout à coup ,
Napoléon ne reparait plus que le jour où il s'en va éclater , comme
une bombe ,sur le rocher de Toulon. Que devient-il pendant les
années intermédiaires ? Pense-t-on que ce génie ardent se dévora
lui-même, dans la solitude, de stériles rêveries ? Non. déjà il avait
commencé en partisan celte grande guerre de toute sa vie , dont
il ne devait se reposer qu'à Sainte-Hélène. Qui retrouvera celle
page obscure de son histoire? qui nous rendra le prologue du
REVUE DE PARIS. 151
grand drame ? Je m'assure que le souvenir de cette lutte n'est point
complètement effacé en Corse. A celte heure où les vieillards ai-
ment à s'asseoir devant leurs chaumières , aux rayons du soleil
couchant , plus d'un sans doute parle encore à ses voisins plus
jeunes de l'effet que produisait sur ses contemporains la pâle et
sévère figure de ce petit officier , qui , un moment , tint en échec
l'immense popularité de Paoli. C'était là une vraie guerre corse :
ce grand Paoli , qui avait si glorieusemeut délivré sa patrie de la
domination génoise, qui une fois même avait déroulé le génie
guerrier de la France, et sur qui Alfkri attachait avec respect ce
regard orgueilleux qui ne s'élait pas baissé devant Frédéric II.
Berlin crut trouver dans son jeune rival un adversaire assez re-
doutable pour ne pas craindre l'infamie en fermant les yeux sur
les complots de ceux qui voulurent l'assassiner. Napoléon fut con-
traint de fuir avec toute sa famille. Humilié par cette nécessité
qui n'avait rien de honteux , car il ne 1 avait acceptée qu'après
des prodiges d'audace , il brisa le dernier lien qui le retenait à
la Corse, et le navire qui le recueillit sur la côte l'emporta tout
entier vers la France. Il se réfugia aux environs de Marseille ; il
était dans la destinée de cet homme d'arriver toujours le premier
et sans être attendu, où sa fortune avait besoin de lui.
Vaincu à son tour , Paoli se retira de nouveau en Angleterre ,
où il mourut , plusieurs années après , avec la douleur de n'avoir
pu faire la Corse libre , et de laisser Napoléon sur le trône de
France. Napoléon avait à remplir une destinée plus grande que
celle de Paoli; mais cette pensée ne doit rien ôter à la grandeur
de son infortuné compatriote. L'hisloire a le cœur froid de sa na-
ture ; elle se montre impitoyable pour tout ce qui fait obstacle à
l'humanité dans sa marche. Si grande que soit la vertu d'un
homme, si cet homme se met en travers du genre humain, elle le
brise sans remords , comme elle se réjouit à voir tomber les plus
nobles institutions , dès que les institutions nouvelles ont eu le
temps de naître et de grandir. Mais celte vue impérieuse de l'his-
toire doit respecter dans le vaincu la moralité de ses efforts. La
vraie grandeur, après tout, c'est la conscience qui la donne. Sa-
luons avec respect ces Titans de l'histoire, que le bras du p!us
fort enchaîne et livre au vautour de la philosophie sociale , et gar-
dons-nous de cet axiome de l'école : L'empire au meilleur. Celui
qui dévoue sa vie entière à la liberté de sa patrie peut avoir la
152 REVUE DE PARIS.
vue courte ; mais il a , certes , l'âme grande , et à ce titre , Paoli
resta pour nous un homme de Plutarque.
Napoléon , dont le génie n'avait rien d'antique , n'en était plus
aux naïves et saintes admirations de sa jeunesse. 11 avait pris
place plus au large , et sa pensée mûrissait vite sous le soleil des
révolutions modernes : on sait les merveilles de son épée.
Dans cette ivresse de l'ambition et de la gloire , il avait , on le
croira sans peine, oublié son manuscrit : mais il y avait en France
quelqu'un qui ne l'oubliait pas : c'était M. Delesguille. Les succès
de Napoléon dans la campagne de Piémont où il commandait l'ar-
tillerie , répandaient sur ce manuscrit un intérêt assez vif. C'était
le point de départ d'une pensée déjà illustre. Après le 13 vendé-
miaire , M. Delesguille eut un moment l'idée de rapporter à celui
qui venait de vaincre pour la Convention, cette œuvre de sa pre-
mière jeunesse. Mais il craignit qu'on ne vit dans sa démarche
l'apparence d'une flatterie, et cet honnête scrupule l'arrêta. L'an-
née d'après , le général était en Italie ; lorsqu'il en revint, M. De-
lesguille eut encore la même idée , et cette fois , séduit par cette
gloire qui commençait à séduire tout le monde , il voulut revoir
son ancien élève , et le manuscrit lui parut tout simplement un
excellent prétexte. Un malin donc , il le prit sous son bras et se
dirigea vers la rue de la Victoire. Mais il faut croire que, chemin
faisant , il entendit quelqu'un parler du général en chef de l'ar-
mée d'Italie , comme d'un homme destiné à mettre fin aux misères
du directoire, et que ce mot lui donnant à penser, il suivit le con-
seil du hasard : car il rentra chez lui , sans avoir osé frapper à la
porte du citoyen Bonaparte. Plus tard , lorsqu'il songea à sere-
meitre en route , l'autre déjà était parti pour l'Egypte. Pendant
que la croisade moderne se poursuivait glorieusement au loin , il
se passa de telles choses en France , que le retour inattendu de
Bonaparte inspira à chacun de singulières réflexions. Je ne sais
de quelle nature furent celles de M. Delesguille , mais ce que je
sais bien , c'est que la couleur républicaine de ce manuscrit com-
mençait à l'embarrasser un peu.
Le lieutenant de 1785 avait si peu l'air maintenant de vouloir
suivre le conseil de Raynal , et continuer un jour celle histoire de
la liberté corse, que le pauvre maître se mil à craindre assez sé-
rieusement qu'on ne lui en voulût de savoir encore qu'elle avait
été commencée. Quelquefois il loi prenait une forte envie debrû-
REVUE DE PARIS. 153
1er cet ouvrage. Mais si l'auteur le lui redemandait ? Dire alors
qu'on l'avait brûlé , c'était une périlleuse leçon à donner au con-
quérant , et le bonhomme n'en avait jamais donné de semblables.
Il se résigna donc à garder fidèlement et surtout discrètement le
dépôt qui lui avait été confié.
Le temps , au lieu de les calmer, ne faisait qu'ajouter à ses
craintes. A chaque victoire qui rapprochait le général de la sou-
veraine puissance , le dépôt l'inquiétait un peu davantage. Sa pre-
mière pensée lui revenait souvent à l'esprit , mais il hésitait tou-
jours , et plus il hésistait , plus Napoléon allait. Chaque jour de
délai apportait un triomphe de plus au jeune historien de la liberté
corse , et augmentait l'embarras de la démarche. Napoléon , qui
du revers de son épée, ébranlait chaque fois un trône dans le
monde, ne se doutait guère de ce petit contre-coup de ses vic-
toires.
Cependant le consulat avait succédé au directoire , et chacun
sentait que le consulat était un prélude à l'empire : quelques-uns
le disaient avec crainte , beaucoup le pensaient avec espérance.
M. Delesguille songea moins que jamais à produire son manus-
crit , et moins il y songeait , et plus il avait peur.
Qu'on se figure donc son étonnementet sa frayeur, lorsqu'il re-
çut un matin une dépèche du premier consul. Il ne l'ouvrit qu'en
tremblant; mais comme il ne s'agissait après tout que d'une invi-
tation à déjeuner pour le lendemain , il se rassura quelque peu.
Voici tout simplement ce qui était arrivé. Le général , ayant lu le
nom de M. Delesguille au bas d'une pétition , s'était souvenu de
l'École militaire, et il avait voulu donner à son professeur d'his-
toire une marque de bienveillance.
Quoi qu'il en soit , M. Delesguille ne dormit pas de toute la nuit
suivante. Que lui voulait le consul ? Une imagination prévenue
trouve un air étrange aux choses les plus naturelles. Au lieu de
se dire que Napoléon voulait revivre un moment parmi les pen-
sées de son jeune âge , on alla se demander s'il ne lui était pas
venu quelque malencontreuse réminiscence, et si le disciple n'a-
vait pas l'intention d'effacer de la mémoire de son vieux maître
un souvenir qui lui pesait. Les ennemis du premier consul col-
portaient malignement, depuis quelquesjours, deux ou trois ré-
ponses un peu rudes du bon Ducis aux avances du conquérant.
Celui-ci voulait-il savoir s'il rencontrerait dans la natiou beaucoup
154 REVUE DE PARIS.
,
de canards sauvages comme l'auteur tfHamlet ? On pouvait le
croire. L'heure approchait. Le digne homme endossa, de la meil-
leure grâce qu'il lui fut possible, un vaste habit noir à la fran-
çaise, et se dirigea vers les Tuileries, bien décidé à prendre conseil
des circonstances , et à se taire si on ne lui parlait de rien. Tou-
tefois , comme c'était un homme d'ordre et de prévoyance , il
avait enseveli le manuscrit dans l'une de ses poches profondes ,
qui , aussi discrète que lui , n'en laissait rien voir au dehors.
Le général Bonaparte accueillit son convive d'une façon cor-
diale . mais du manuscrit il ne dit pas un mot. Cependant avec ce
regard d'aigle qui allait toujours au fond de la pensée d'aulrui ,
il dut remarquer une sorte d'embarras mystérieux dans l'attitude
du bonhomme. Peut-être alors se souvint-il lui-même de sa visite
d'autrefois et de l'objet de cette visite; mais il n'en fit rien paraî-
tre. Quoi de plus naturel d'ailleurs que d'expliquer un moment
de trouble par l'étonnement et l'admiration ? On se mit à table.
Les repas de Napoléon sont devenus chose célèbre par leur insigne
brièveté : celui-ci ne dura pas dix minutes, et M. Delesguille,
qui n'avait plus guère de dents , eut toutes les peines du monde à
avaler une poire en compote. Il aimait à revenir sur ce déjeuner :
c'était l'un de ses plus beaux souvenirs ; mais il ne parlait volon-
tiers que de la compote.
Lorsqu'on se fut levé, Napoléon se rapprocha de lui, et le fît
promener en causant. Le consul avait déjà l'habitude de marcher
la tète penchée en avant , et les deux mains derrière le dos. Or,
il se trouvait que M. Delesguille avait précisément la même habi-
tude , et cette fois il ne prit pas garde qu'il avait l'air de se met-
tre un peu trop à l'aise avec son hôte. On voudrait savoir com-
ment les courtisans prirent la chose , et si quelqu'un d'entre eux
ne mit pas la main sur la garde de son épée. Mais l'irrévérent con-
vive avait bien d'autres préoccupations en tête : il suait sang et
eau pour se mettre au pas de son terrible interlocuteur. C'était un
talent qu'il n'avait jamais eu , et dans cette occasion il ne réussit
pas mieux que d'ordinaire. Il s'en consola par la pensée qu'il était
maintenant trop vieux pour devenir maréchal d'empire. Toute-
fois il ne perdait pas son dessein de vue . épiant le moment favo-
rable pour hasarder une allusion timide entre deux paroles du
premier consul. Il ouvrait la bouche pour parler chaque fois que
la conversation tournait un peu à la causerie ; mais Napoléon la
REVUE DE PARIS. 155
relevait aussitôt par quelque vive et souveraine parole , et la
phrase commencée s'arrêtait sur les lèvres de l'honnête profes-
seur. Celui-ci ne perdait pas tout espoir. Les bonnes gens ont
leur jour décourage : on est héros une fois au moins dans sa vie.
Enhardi enfin par une familiarité si bienveillante , M. Delesguille
frrma les yeux pour ne point voir cette majesté impériale qui déjà
perçait dans la simplicité du consul. 11 finit par croire qu'on lui
pardonnerait sans trop de peine de rappeler une époque dont
l'humble mémoire ne pouvait que relever le sentiment de la gran-
deur présente ; et, faisant un dernier effort sur lui-même , il es-
saya de dire quelques mots de certaine Histoire delà liberté corse,
écrite , il pouvait y avoir quinze ans, par un jeune officier d'ar-
tillerie. Mais le consul l'entendit à peine et lui tourna le dos. Un
peu étourdi de sa déconvenue , notre homme se dit en lui-même
que son élève d'autrefois n'était pas encore sans doute assez maî-
tre de sa fortune pour jeter à tout son passé un sourire de défi.
Sa poche, depuis ce moment, ne lui parut plus assez profonde
pour cacher le manuscrit : il était devenu pesant corne un lingot
de plomb.
Le pauvre M. Delesguille retourna chez lui l'oreille basse , et se
mit au lit avec la fièvre.
Quelques jours après, il apprit que le premier consul l'avait
nommé sous-chef au ministère de la guerre , emploi qu'il occupa
jusqu'en 1815. Qui sait? Il regarda peut-être ce bienfait comme
une obligeante invitation à garder le silence. Il le garda long-
temps , évitant avec soin de faire parler de lui , se croyant oublié,
et heureux de le croire. Il n'avait d'ailleurs aucune prétention :
il ressemblait à ces bons pères qui n'ont d'ambition que pour leurs
enfants , et Napoléon était un peu son fils. Et puis il y avait des
jonrs où il se persuadait à demi que son ancien élève avait quel-
que petite raison de le craindre, et quoiqu'il eût peur, tout le
premier, de la crainte qu'il croyait inspirer, cette pensée , qu'il
ne s'avouait qu'en secret , ne laissait pas de flatter sa vanité ; car
enfin , je vous le demande , l'empereur d'Autriche pouvait-il en
dire autant?
On ne parlait pas du manuscrit, et on le croyait oublié ; à peine
le regardait-on encore quelquefois à la dérobée, comme un de
ces objets dont la vue fait mal, et sur lesquels néanmoins une
irrésistible puissance ramène sans cesse nos regards.
156 REVUE DE PARIS.
Un événement vint troubler cette apparente sécurité et détrom-
per de ses illusions le respectable sous-chef. Il avait pour secré-
taire un jeune homme plein de malice, et de plus grand amateur
de raretés bibliographiques. Comment celui-ci avait-il appris
l'existence de ce manuscrit ? c'est ce que nous ne saurions dire.
Toujours est-il qu'un malin, c'était en 1810, M. Delesguille ayant
donné à son secrétaire un peu plus de besogne que de coutume ,
s'excusant sur la campagne qui allait s'ouvrir et sur les ordres
précis de l'empereur :
— Bon! votre empereur, répondit le jeune homme avec un peu
d'humeur, il n'a pas toujours été si amoureux du pouvoir absolu,
et on lui a connu certain goût profane p our les beaux yeux de la
liberté. Vous le savez mieux que personne, monsieur Delesguille,
et si vous vouliez parler....
— Il est vrai, dit M. Delesguille, visiblement embarrassé et
faisant effort pour sourire, qu'à l'École militaire il aimait assez
faire les choses à sa guise, et qu'il avait le nez dans Plutarque
plus souvent que je n'aurais voulu.
— C'est apparemment, répliqua l'autre avec un sang-froid dés-
espérant, qu'il étudiait la vie de Timoléon pour mieux écrire
celle de Paoli.
Le bonhomme agita vivement sa sonnette, et un garçon de bu-
reau entra.
C'était une manière comme une autre de détourner la conver-
sation; mais notre jeune homme était décidé à ne pas tenir
compte de cette petite ruse de guerre. Il attendit patiemment
que le garçon de bureau fût sorti avec un ordre insignifiant,
et dès qu'on eut cessé d'entendre le bruit des pasqui s'éloi-
gnaient :
— Allons, monsieur Delesguille, reprit-il, avouez-le bonne-
ment, vous avez chez vous un écrit de Napoléon.
M. Delesguille fit un bond sur son fauteuil, recula de deux pas
sans se lever, arracha brusquement ses vieilles lunettes de son
nez. et d'un air affrayé qui ne voulait qu'être sévère :
— Qui dit cela, mon Dieu? quelqu'un qui veut ma tête.
Le secrétaire eut un moment de remords; il aimait sincère-
ment le sous-chef, qui le traitait comme un fils, et cette excla-
mation tragique lui fit craindre qu'il ne fût allé trop loin, et qu'il
n'y eût dans tout ceci quelque chose de plus sérieux qu'il n'avait
REVUE DE PARIS. 157
cru. Mais, fort de ses bonnes intentions, il ajouta, écrivant tou-
jours :
— Ce Paoli était vraiment un grand homme, il aimait sa pa-
trie, et il la voulait libre.
Ici le regard de M. Delesguille devint suppliant.
— Et l'empereur écrivait-il alors aussi mal qu'il fait aujour-
d'hui ?
— Plus bas, pour l'amour de vous, dit la pauvre victime avec
l'accent d'un homme qui va se rendre, et qui dissimule sa défaite
en ayant l'air de ne craindre que pour autrui ce qui le fait trem-
bler pour lui-même.
— A la bonne heure, dit le secrétaire, voilà que nous commen-
çons à nous entendre.
Et quittant sa chaise de cuir , il vint s'appuyer avec une fami-
liarité affectueuse sur .le dossier du fauteuil de M. Delesguille,
qui, n'osant se retourner, prit lentement une prise de tabac, sui-
vant le conseil de Sganarelle ; puis élevant la main jusqu'à l'oreille
du secrétaire, il la lira doucement sans le regarder encore, et dit
en soupirant : Oh ! la jeunesse, la jeunesse !
— Oui, continua, mais tout bas cette fois, l'impitoyable secré-
taire, quand on est jeune, on prend parti pour la république , on
écrit avec enthousiasme l'histoire de la liberté de son pays; puis
un beau matin on se déclare empereur des Français et roi d"Italie;
n'est-ce pas cela que vous vouliez dire?
M. Delesguille n'avait plus d'autre ressource que de se rendre
sans condition. Il se rendit, raconta tout ce qu'on voulut, et pro-
mit tout ce qui lui fut demandé.
Le lendemain, il entra au bureau d'un air mystérieux, rete-
nant son souffle et marchant sur la pointe des pieds, puis il re-
ferma soigneusement la porte derrière lui et alla silencieusement
s'asseoir dans son fauteuil, sans répondre au malin secrétaire
qui lui souhaitait la bienvenue. Il tira ensuite avec précaution de
sa poche un vaste rouleau de papier attaché avec un petit cordon
de soie, le déposa sans bruit sur la table, et poussa un profond
soupir, comme un homme qui aurait fait un grand effort.
Le jeune homme s'empara du manuscrit, l'examina curieuse-
ment, le parcourut page à page, élevant la voix par intervalles ,
lorsqu'il rencontrait quelque note dont les événements avaient fait
une hardiesse. M. Delesguille craiguit de voir se renouveler ses
6 14
158 REVUE DE PARIS.
tribulations de la veille, et s'écria : Eh ! mon Dieu ! emportez-le
chez vous, vous le verrez tout à loisir. Ce furent les seules paroles
qu'il prononça delà journée, et elles lui coulèrent beaucoup : il
ressentait ce qu'on éprouve à laisser entre les mains d'un enfant
une arme qui peut le blesser lui ou les autres. A part ce petit
scrupule, je crois qu'il était aussi heureux de donner son manu-
scrit que l'était l'autre à le recevoir ; car jamais il ne le rede-
manda. C'était là une de ces propriétés ruineuses qui ne rappor-
tent pas ce que demande leur entretien. Il devint évident que
depuis ce jour le cher homme dormait plus tranquille : il avait le
teint plus frais et rajeunissait à vue d'oeil. Il marchait librement
dans sa maison, parlait haut, et n'avait plus rien de cet air du
dragon de la fable. C'était comme un sort dont il se sentait sou-
lagé. Il pouvait maintenant se bercer tout à son aise dans ses sou-
venirs de l'École militaire et parler de son ancien élève : quel-
quefois même il se surprenait à en parler comme s'il était
encore son maître.
La restauration arriva, et on pouvait tirer certain parti de cet
ouvrage : ce qui avait été une cause de long martyre pouvait de-
venir une source de fortune. Mais M. Delesguille eût donné volon-
tiers sa vie plutôt que de s'avilir en se joignant aux ennemis du
grand empereur; il eût regardé cela comme un parricide. Il re-
gretta amèrement que le manuscrit fût sorti de ses mains, car
maintenant il l'eût brûlé avec bonheur, pour empêcher qu'on ne
s'en servît contre la mémoire de Napoléon, et, comme la veuve
antique, il en eût avalé les cendres.
Mais le manuscrit, qu'était-il devenu? Celui qui l'avait reçu
partit en 1812 pour la campagne de Russie, et le laissa, parmi
d'autres papiers enfermés dans 'une cassette, à la garde de sa
famille. On le crut mort, lui. comme tant d'autres, et M. De-
lesguille avait coutume de dire en parlant de lui : Pauvre jeune
homme ! j'ai toujours eu dans l'idée qu'il lui arriverait quelque
malheur ! Et il y avait comme du remords dans le ton avec lequel
il prononçait ces paroles. La famille ouvrit la cassette, examina
les papiers, et le manuscrit ne portant aucun nom d'auteur, il
faut croire qu'il fut brûlé; peut-être le prit-on pour un pamphlet
contre l'empereur. Le secrétaire qu'on avait cru mort reparut
plein de vie, mais le manuscrit ne se retrouva pas.
Celui qui le découvrira, s'il existe encore, peut maintenant le
REVUE DE PARIS. 159
faire imprimer sans crainte : le bon M. Delesguille est mort , et
Napoléon est remonté sur sa colonne.
Antoine de Lajour.
GALERIE DE BAS-BLEUS.
II.
LAMEHTATIOR D'UN BAS-BLEU.
— Ah! ciel! malédiction! je suis perdue, accablée! on me
désole , on m'opprime !... Quel fléau ! quel scandale! voilà qui
crie vengeance !
— Quoi donc , madame?... qu'est-ce? qu'y a-l-il? qu'avez-
vous ?...
— Les Bas-Bleus , monsieur, une galerie de Bas-Bleus ! les
Bas-Bleus de Paris et de la province qu'on se propose d'esquisser,
de crayonner, de... Ah ! l'émotion me suffoque !... je crois que
j'en mourrai !
— Mais encore une fois, madame, pourquoi vous laisser émou-
voir ainsi par ce titre et celte galerie de Bas-Bleus ?...
— C'est que vous ne savez peut-être pas, monsieur, que je suis
auteur de trois recueils de poèmes intimes , intitulés , l'un Ai-
mante, l'autre Pensante , et le troisième Agissante. J'ai fait
aussi deux brochures fatalistes contre le Code civil et conjugal :
l'une a pour titre : Qu'est-ce que cela me fait d'être femme ? ou
de l'Émancipation des cuisinières françaises , et l'autre...
— Eh bien! madame, quand même la collection de vos oeuvres
complètes devrait être encore grossie de vingt autres brochures
du même bord , f jut-il pour cela vous déchaîner , vous emporter?
En quoi cela vous touche-t-il ?... êtes-vous Bas-Bleu? avez-vous
assez fait je ne dirai pas pour vous attirer, mais pour mériter un
pareil surnom ?... Le trouvez-vous offensant ou injuste ? eh bien!
REVUE DE PARIS. 161
vous ne le porterez pas ! rien n'est plus naturel ! on n'est pas co-
lonel d'un régiment, ni Bas-Bleu avéré pour avoir fait deux cam-
pagnes ou écrit deux brochures fatalistes... Vous semble-t-il au
contraire honorable ou même flatteur (et c'est notre avis) d'être
appelé Bas-Bleu? Eh bien ! vous êtes Bas-Bleu, madame, Bas-
Bleu de droit, de titre et d'office... Il nous semble pourtant qu'on
ne saurait être plus accommodant !
— Ah ! n'imporle , monsieur, c'est une infamie , un odieux
complot ! Une galerie de Bas-Bleus ! a-t-on vu cela? comprend-on
cela?... Et de quel droit, monsieur? qui vous a permis de nous
afficher ainsi?... Quelle lâcheté ! quelle trahison ! s'attaquer à de
faibles femmes qui n'ont pour se défendre ni bouclier, ni eslra-
maçons , qui n'ont au monde que leur plume ou leur fer à papil-
lotes!... Mettre en scène leurs rides , leurs écrits , déchirer le
voile sacré de leur intimité !... Moi qui vous ai comblé de tant de
marques d'intérêt , monsieur , moi qui vous ai admis à toutes
mes lectures , monsieur , et me proposais même de vous faire
tenir incessamment des billets pour l'Athénée des femmes !... Oh!
Diane ! oh! Jeanne d'Arc ! Clio, Polymnie, Euterpe ! une galerie
de Bas-Bleus !... Chastes muses , vous le voyez et vous ne vous
réunissez pas pour déchirer , comme les femmes de Thrace , l'in-
sensé, le profane qui a osé entamer une pareille histoire !... Mais
non , modérons-nous plutôt , car si nous imitions les Bacchantes,
notre calomniateur serait assez fat peut-être pour se croire un
Orphée...
Cette conversation n'est que l'échantillon et le simple extrait
des menaces de toute nature , des malédictions que nous avons
eu à essuyer depuis quelques jours. Et cela, pourquoi? pour
avoir osé inscrire sur une de ces pages celte simple annonce :
Préface d'une galerie de Bas-Bleus.
Le tonnerre , roulant sur le toit de l'Athénée des femmes, n'eut
pas produit à coup sûr une commotion plus vive. En vain comp-
tions-nous sur la devise d'égards et de courtoisie de tout temps
attachée à la bannière de ce recueil ; en vain avions-nous cherché
à nous retrancher derrière ce mol préface qui , après tout , ne
réalisait rien et ne faisait que promettre ou présager ; rien de
tout cela ne nous a protégé.
« La préface d'une galerie de Bas-Bleus! Ma chère , on a osé
imprimer cela en toutes lettres ! Cette préface , c'est vous , n'en
14.
162 REVUE DE PARIS.
douiez pas. — Non, ma chère , c'est vous-même ; je vous ai re-
connue ; c'est bien vous qu'on a prétendu désigner, stygmaliser;
vous êtes Bas-Bleu I. — Alors vous êtes donc à la fois Bas-Bleu
II, III, IV et V. «
Ainsi s'exprimaient entre elles certaines muses, charitables
interprètes de nos intentions. Et puis venaient les graves inculpa-
lions , les lettres anonymes, les cartels de plumes par la petite
poste. La république des lettres féminines s'est soulevée tout en-
tière, et que ne nous est-il permis de transcrire ici quelques-unes
des épitres qui nous sont parvenues à ce sujet ! singuliers monu-
ments d'éloquence , épitres à la fois bilieuses , caressantes et
irascibles. Rien n'a été oublié : invocations pastorales à nos sœurs,
à nos tantes , à nos marraines ; appel à la chevalerie française, à
la politesse de la féodalité et des croisades. Les douze pairs de
Charlemagne, Bavard , Duguesclin , Lauzun , Richelieu , tous les
séducteurs et les preux de l'ancien régime ont été , en vérité ,
ressuscites pour défendre contre nos pages félonnes des physio-
nomies de femmes que nous n'avions jamais prétendu regarder
en face , et de chefs-d'œuvre dont nous ignorions même l'exis-
tence.
Grâce à ce nuage de suppliques et de lamentations, nous avons
pu être initié à une littérature vierge que nous ne soupçonnions
même pas. A quels volumes, à quelles brochures n'avons-nous
pas eu affaire? Tantôt c'était une tante venant nous demander
grâce pour sa nièce , qui composait , disait-elle , des idylles pec-
torales pour sa santé et par ordonnance du médecin, en guise de
tisanes rafraîchissantes et de lait d'ànesse; tantôt c'était un canton
ou une province qui nous priait de vouloir bien respecter la muse
des cloches et de l'académie du département. Enfin , un mari
nous écrivait : « Monsieur, j'ai l'honneur de vous envoyer les
poésies de ma femme ; mais , je vous en [prie , ménagez-la ;
je vous jure que Loïsa n'a jamais été Bas-Bleu. Loïsa , c'est
une colombe âgée de trente-six ans et quelques mois , et qui ne
vit que de larmes , d'épithètes , de césures et de feuilles de
saule , etc. »
Comment voulez-vous qu'on résiste à cela ? Comment pouvions-
nous ne pas abdiquer aussitôt le prétendu fer rouge dont on nous
armait, lorsqu'un mari en appelait ainsi à nos sentiments géné-
reux , nous donnait à entendre que sa tranquillité , son bonheur
REVUE DE PARIS. 165
domestique , étaient en quelque sorte attachés aux hémistiches de
sa femme ?
Le mari de Bas-Bleu n'est du reste pas le personnage le moins
curieux de cette comédie dont nous n'avons encore déroulé que
la préface. Cet homme a part , Phaon de la publicité en jupes , a
presque autant d'amour-propre pour les livres et les succès de
son ménage , qu'un jardinier pour ses giroflées et ses tulipes. Il
ne compose , il est vrai , ni poèmes , ni préfaces ; mais il les cul-
tive , il les voit pousser. Ses mœurs et sa physionomie repré-
sentent le thermomètre symbolique des inspirations et des idées
de la communauté. Le Bas-Bleu cherche-t-il une périphrase , une
rime , ou demeure-t-il embarrassé dans un plan de roman ou de
théâtre ? La figure du mari devient aussitôt rembrunie , labo-
rieuse ; vous diriez un commentaire. Si au contraire le Bas-Bleu
voit sa composition se dérouler facilement et se diriger sans
efforts vers un heureux dénouement , alors la figure du mari
s'éclaircit , rayonne ; c'est une espèce de miroir ovale qui réflé-
chit le soleil. C'est le mari aussi qui s'occupe de tous les menus
détails de succès et des livres du Bas-Bleu. Quand sa femme est
sous presse , il ne respire plus , il ne vit plus ; il court , il vole ,
il corrige les épreuves , il va aiguillonner les imprimeurs , il col-
porte les bons à tirer , il se charge d'aller attendrir les feuille-
tons et le journalisme. Il est bien plus sensible aux morsures de
la critique que la muse elle-même. Si on pique les vers de sa
femme, c'est comme si on le piquait lui-même. Ses nerfs tressail-
lent, il saigne à chaque hémistiche qu'on touche , il vit dans la
prose, dans les conceptions du Bas-Bleu: « Frappez sur moi,
vous dit-il, mais épargnez les accents de Loïsa. » — Nous avons
eu à répondre aussi aux maris de Bas-Bleu.
Enfin , n'avons-nous pas vu s'élever contre nous jusqu'à cer-
tains petits Bas-Bleus coiffés en bandeau , âgés de treize à qua-
torze ans tout au plus , et presque aussi intraitables , dans leur
genre, que leurs grand' tantes ou leurs grand' mères. Ces Cha-
perons Rouges littéraires nous ont pris pour un loup prêt à dé-
vorer les agneaux et les pigeons de leur poésie.
En un mot, l'indignation a été générale. Nous avons été accusé
de vouloir jeter le gant (le gant de fer) à toutes les femmes de
lettres belliqueuses ou non. Voilà tantôt quinze jours que les
ruelles poétiques commentent nos pages, les maudissent et les
164 REVUE DE PARIS.
analysent. Autant vaut dire que nous sommes aux gémonies.
Eh bien ! critiques de tous les âges , vous voyez ce que Ton
gagne à écrire avec bonne foi. Le ciel a vu notre cœur , cepen-
dant, quand nous annoncions cette galerie de Bas-Bleus. Nous
agissions avec une bonhomie digne , vraiment, du squire Wes-
tern. Pénétré du vif éclat et du mérite de certaines muses , nous
voulions , loin de les déprécier , leur construire, au contraire ,
un arc de triomphe ; nous disions aux femmes auteurs : u On ne
vous juge pas, mesdames , on vous adule. » Or, qu'est-ce que
l'adulation . quand on a atteint l'âge de discrétion , ou quand on
écrit , ce qui revient au même? Une ironie le plus souvent ; c'est
pourquoi nous voulions vous enrégimenter, vous ranger en ordre
de bataille. Place aux Bas-Bleus! place à la vieille garde et aux
conscrits ! voici les caporaux et les sergents , puis les colonels,
les maréchaux, l'état-major. Nous voulions, pesantvos titres dans
les balances de notre équité . décerner à tel Bas-Bleu des che-
vrons , à tel autre la croix d'honneur , à un troisième une place
aux Invalides. Mais hélas ! comme on est compris ! Elles ont pris
notre arc de triomphe pour des fourches-caudines.
Plus de restrictions donc , plus de détours ! et , en admettant
que dans un pareil sujet la galanterie, si souvent perfide et ja-
louse , ail jamais été dans notre pensée, répudions cette réserve,
cette critique mignarde , introduite par quelques beaux esprits
afin de diminuer l'omnipotence des femmes de génie. Nous dirons
tout ce que nous savons sur leur compte; tôt ou tard , on nous
saura gré de notre franchise.
Supposons maintenant que quelqu'un nous adresse cette ques-
tion : « Que pensez-vous des Bas-Bleus en général? Faut-il se
plaindre ou s'applaudir de l'existence et de la multiplicité des
Bas-Bleus ? Les Bas-Bieus sont-ils nécessaires , oui ou non ? »
Nous répondrions d'abord nettement et hardiment : » Oui, les
Bas-Bleus sont nécessaires; il en faut dans nos mœurs, dans notre
civilisation, de même qu'il faut des meubles gothiques, du vieux-
sèvres , des frivolités alsaciennes , flamandes ou chinoises. »
Comme distraction , comme passe-temps de société, le Bas-Bleu
est essentiel, il égaie, il occu[>e. Quand on n'admire pas ses
productions , on en est quitte pour s'amuser de ses prétentions ,
de sa toilette , de ses œillades exagérées , et de l'affectation de
hauteur ou d'inspiration qui domine ses moindres gestes.
REVUE DE PARIS. 165
Nous disons même qu'il est non-seulement agréable, mais flat-
teur aussi et honorable pour la France de compter dans son sein
une quantité de Bas-Bleus trois fois plus grande qu'aucune autre
nation. C'est une raison de plus pour nous enorgueillir de notre
territoire.
Mais si on nous faisait cette autre question : « Est-il avantageux
ou non de connaître un Bas-Bleu ? Peut-on se laisser initier im-
punément à cette intimité et à ces relations ? »
Nous répondrons alors: a Oui et non. Oui, parce qu'il faut
tout voir, connaître tous les coins et recoins du labyrinthe social.
Non , si vous tenez essentiellement à votre tranquillité et à l'or-
donnance , parfaitement symétrique , de vos habitudes , de vos
idées, et de votre existence. »
Si donc nous voulions ouvrir cette galerie de Bas-Bleus , dont
nous n'avons jamais prétendu accepter à nous seuls le fardeau ,
ce ne serait ni le Bas-Bleu protecteur, ni le Bas-Bleu prophète,
ni le Bas-Bleu valseur, que nous ébaucherions d'abord , ce se-
rait le Bas-Bleu intime.
Le Bas-Bleu intime possède à peu près les défauts et les
qualités du genre de romans dont il emprunte le nom. Il est
majestueux et embrouillé. Tout le monde a connu le Bas-
Bleu ultime , a été admis , une fois au moins, à ce coin du feu
fantasque , à ce désordre calculé, qui n'est ni le pêle-mêle de
la chambre d'un garçon ni la franche confusion de l'apparte-
ment d'une coquette 5 espèce de chaos pesant qui étourdit sans
attacher, fatigue sans profiter à l'observation; quelque chose
comme une grammaire sanskrite, dont les feuillets seraient in-
tervertis.
Le Bas-Bleu a dû vous dire un jour d'un ton mourant : a Venez
me voir, monsieur, tel jour, à telle heure , nous ferons échange
de pensées et de méditations. »
On y va, et pourquoi ? Explique cela qui pourra. Pourquoi
monte-on en ballon? Pourquoi va t-on à Londres, où on est sûr
de rencontrer le spleen et les brouillards ? Pourquoi s'embarque-
t-on pour les Grandes-Indes ? Pourquoi visite-t-on le Bas-Bleu
intime ?
Ordinairement , la première visite se passe bien. Le Bas-Bleu
étale sa philosophie et ses hardiesses socialistes , tout en écumant
sa cafetière. On cause familièrement ; on détruit le mariage ; on
166 REVUE DE PARIS.
réhabilite la femme; la cheminée fume à outrance ; liberté pleine
et entière , c'est la lune de miel.
A la seconde entrevue cependant, l'atmosphère commence à
s'épaissir. Le Bas-Bleu se met à vous sonder sur la doctrine de
Pythagore , les traités de Platon et l'analomie comparée. La mi-
graine vous prend ; alors le Bas-Bleu intime s'écrie :
— Ali ! je vois bien que vous êtes un être froid , monsieur, lan-
guissant; comme la plupart des hommes, vous ne me comprenez
pas ! Comment pouvons-nous discourir, discuter ensemble , moi
dont le cerveau est un volcan, moi qui voudrais voir l'univers
entier en combustion , le genre humain dans un cratère, pour
dénaturer un peu le genre d'existence fade et superficielle que
les convenances , les lois et la société nous ont fait.
Ainsi s'exprime le Bas-Bleu intime. Comme vous tenez à l'hon-
neur de votre sexe , vous déclarez à cette femme-volcan que vous
avez vu plus d'une fois se fondre les neiges et le frimais qu'elle
se plaît à accumuler sur votre cœur, et qu'enfin certains regards,
certaines paroles de femme...
— Ah ! ah 1 interrompt aussitôt en riant le Bas-Bleu , qui s'i-
magine vous avoir compris ; de l'amour ! Vous auriez de l'amour
pour moi! La plaisante chose! L'amour est une loterie, mon-
sieur, ou plutôt un jeu où toutes les chances sont contre les fem-
mes. D'ailleurs j'ai aimé aussi, moi qui vous parle ( le Bas-Bleu
intime est toujours en-deçà ou au-delà de l'amour), mais à pré-
sent, mon âme est épuisée; mes idées , mes conceptions , mon
style , ne roulent plus que sur le lit d'un fleuve tari. Je ne suis
plus qu'un squelette moral , je vous défends de m'aimer ; oui, de
par Jupiter et les Parques ! je vous le défends ! J'ai trop de feu ,
trop d'élan pour vous , vous ne savez pas ce que c'est qu'une
femme qui vit de nourriture intellectuelle, d'illuminations poéti-
ques , d'émancipations, de génie, etc
Voici maintenant une difficulté que nous proposons aux phy-
siologistes et aux philosophes. D'où vient celte force attractive
qui vous enehaine presque malgré vous au coin du feu d'un Bas-
Bleu ? L'ennui vous accable ; la littérature , le mariage , la reli-
gion , la société , tous ces grands mots vous tuent. Que ne don-
ne! iez- vous pas pour respirer un peu en liberté, pour voir
tourner seulement par une croisée les moulins des buttes de Mont-
martre ?
REVUE DE PARIS. 167
Malgré cela cependant , vous restez. Ce n'est ni de l'intérêt ,
ni de la curiosité ; c'est une sorte d'engourdissement , de som-
nambulisme accablant. Singulier phénomène.
Quelques gens d'esprit ont cherché à résoudre ce problème. Les
uns ont cru voir là une espèce de défi qu'on se portait à sa pro-
pre résignation. C'est ainsi qu'on achève un livre , une fois en-
lamé , si fastidieux qu'il soit. D'autres ont cru , au contraire, que
cette espèce de violation à un mot couvert du droit des gens te-
nait au Bas-Bleu intime lui-même qui arrange presque toujours
d'avance ses phrases sur de telles proportions, qu'il se passe
quelquefois deux heures entières avant qu'une seule parenthèse
soit fermée.
Craignez donc le Bas-Bleu intime ; ne vous décidez à aller son-
ner à la porte de son tabernacle qu'avec de grandes précautions.
Aujourd'hui, en effet , on vous cajole , on vous accueille.
Demain , au contraire , quel changement ! On vous maudit ;
vous êtes réputé l'homme du monde îe plus affreux. « Pourquoi
n'avez-vous pas assisté hier à cette lecture intime où vous étiez
invité vous cinquante-deuxième? Allez, homme sans passions ,
sans élan , votre froideur sera aujourd'hui publiée dans tout le
canton des femmes auteurs. » Remarquez que , bien que les Bas-
Bleus intimes se détestent les uns les autres , tout s'y sait cepen-
dant. Un fait qui peut intéresser la corporation est répandu et
presque à la même heure au Marais , aux Champs-Elysées , ou
dans la banlieue , par je ne sais quels télégraphes cachés.
Que serait-ce cependant , si vous étiez par malheur critique ou
feuilletoniste ? Comment exprimer alors tout ce que vous aurez eu
à endurer de la part du Bas-Bleu intime ?
On publie , par exemple, dans un journal de la Picardie ou du
Loiret , imprimé sur papier tendre , un article sur les Bas-Bleus
et les Muses.
C'est vous, monsieur, s'écrie aussitôt le Bas-Bleu intime , c'est
vous qui devez être nécessairement mon Zoïle du Loiret. Voilà de
vos traits : vous ne respectez rien , vous foulez tout aux pieds ,
honneur, relations, génie et procédés. Si j'écris, cependant, vous
le savez , ce n'est ni par gloire , ni par ambition : c'est seulement
pour donner un successeur à mon manchon ou une héritière à ma
toque de velours. La littérature ne représente pour moi que du
mérinos, quelques panaches et des guirlandes roses. Ah ! mon-
Î6S REVUE DE PARIS.
sieur, je vous le prédis, cet arlicïe-là vous portera malheur.
Mais si vous parvenez à prouver que vous n'avez jamais trempé
dans aucune diatribe du Loiret ni de la Picardie :
— réimporte, monsieur, reprend alors le Bas-Bleu , l'article
n'est pas de vous , mais vous étiez bien capable de récrire. Il y
a tant de fiel , de ruse et de noirceur dans l'àme d'un journaliste !
Quel abîme ! quel gouffre ! Cependant . malgré vos indignités. je
vous pardonne; je n'ai point d'animosité contre vous. Compre-
nez-vous ma grandeur d'àme ? Voici ma main.
Il vient un temps pourtant où , à force de persécutions et de
plaintes, le Bas-Bleu intime finit par lasser votre dévouement ;
vous rompez avec une amitié qui exige à la fois tant de frais d'es-
prit, de patience et d'abnégation d'amour- propre.
Mais alors que ne fait-on pas pour vous rappeler! Vous croyez
qu'on se sépare comme on veut du Bas-Bleu intime. Quelle sim-
plicité ! Ce n'est point une relation . c'est un pacte. Vous oubliez
les volumes de poésie qu'on vous fera remettre, avec dédicaces :
A mon meilleur ami ! A mon plus sincère ami ! Puis les let-
tres , modèles d'amitié lyrique , les appels à votre sensibilité , à
la noblesse de vos sentiments. A moins d'avoir un cœur déroche,
vous ne pouvez pas vous dispenser de revenir.
Vous revenez donc. Et quel triomphe pour la femme auteur;
quelle gloire pour son sexe ! Il faut savoir que le Bas-Bleu intime
change d'amitiés tous les trois mois. Or, le grand point pour lui
est de n'avoir point , comme on dit , le dessous dans la rupture.
Il se réconcilie à tout prix , afin de se brouiller ensuite avec plus
d'éclat.
Nous offrons . du reste , ici un modèle authentique des lettres
de rupture des Bas-Bleus intimes. Ces lettres forment ordinaire-
ment l'appendice d'une correspondance volumineuse . où le Eas-
Bleu vous a surnommé son père, son ami, son chevalier, son
cygne, son protecteur et son ange gardien.
« Moxsiei'R ,
a Vous êtes un drôle, et j'espère qu'après celle lettre , vous
n'essaierez ni de vous représenter dans mes salons , ni de vous
occuper en aucune façon de mon intérieur, de ma personne ou
de mes écrits. Si j'étais un homme , monsieur, il y a longtemps
REVUE DE PARIS. 169
que je vous aurais souffleté publiquement; mais comme je ne
suis qu'une pauvre femme Je me borne à vous déclarer que vous
avez un caractère infâme , faux , lâche et méprisable. Je vous dé-
teste comme le poison , et vous écraserais volontiers comme un
aspic. Depuis six mois que j'ai le malheur de vous connaître , vous
m'avez servi l'épigramme sous toutes les formes ; vous avez rem-
pli toute la presse parisienne et étrangère d'injures et d'atroci-
tés contre ma position littéraire. Apprenez donc qu'il a fallu toute
mon autorité pour empêcher les dix-huit admirateurs qui m'en-
tourent de vous appeler en combat singulier. Ces amis dévoués
étaient tout à fait décidés à mettre fin à votre coupable exis-
tence.
« Adieu, monsieur. Vous n'avez pas au monde d'ennemie plus
acharnée que votre , etc. »
Après une pareille lettre , il n'y a plus qu'à se suicider. A
moins qu'on ne veuille faire lithographier l'épître , en corri-
geant toutefois les fautes de français. Une fois hors des gonds,
le Bas-Bleu ne connaît plus rien , pas même les lois de la syntaxe.
Tel est le dénouement le plus ordinaire de ces liaisons intimes
qui , malgré leur agitation apparente , ne sont cependant dé-
nuées ni d'intérêt ni de charme. On aime à se dire : « Plus tard ,
à l'époque des longs souvenirs , à cet âge où chacun se plaît à re-
cueillir les traits et les épisodes de son passé , le Bas-Bleu se re-
trouvera alors avec ses autographes , ses théories et ses tête-à-
tête singuliers; le Bas-Bleu qui dans ce temps-là, c'est-à-dire dans
vingt ans , ne sera peut-être ni moins éloquent , ni , à proprement
parler, plus vieux qu'aujourd'hui. »
Revenons pourtant au principal sujet de ce chapitre qui était de
repousser certaines inculpations et de calmer les esprits des fem-
mes auteurs , alarmées bien à tort.
Non, mesdames , non , nous n'en voulons ni à vos noms pro-
pres , ni à vos chaires poétiques que vous appelez vos boudoirs ,
ni à la douce publicité de vos cabinets de travail , que vous sur-
nommez votre intimité.
Rappelez-vous qu'en votre qualité d'écrivains , de femmes de
gloire et de pensée , vous appartenez à l'avenir et aux âges fu-
turs. N'affectez donc plus de prendre pour un colomniateur l'hum-
ble secrétaire qui n'a prétendu que buriner les traits généraux
6 15
170 REVUE DE PARIS.
de vos prouesses philosophiques , de vos conquêtes et de vos légi-
times révoltes contre les hommes qui ne veulent absolument
pas admirer vos écrits, parce qu'ils ne sauraient admirer vos vi-
sages.
D'ailleurs , s'il nous a fallu donner ici quelquefois l'avantage
à la vérité sur la louange , nous espérons prendre bientôt notre
revanche , en montrant tout ce que vous avez de brillant et d'il-
tustre quand vous êtes groupées sous un même ordre.
Nous méditons donc, ou plutôt nous proposons à de plus ha-
biles que nous un prochain chapitre, qui aura pour titre: Les Ré-
ceptions de Bas-Bleus»
Arsocld Fremy.
VERSAILLES.
Quand ces lignes paraîtront , tous les journaux de la France et
la plupart des journaux étrangers auront répandu les mémora-
bles faits de la journée du 10 juin à Versailles. Que dire après eux?
Ils n'ont rien oublié. Comment mieux dire qu'eux ? On sait que
les plus hautes plumes du journalisme ont trouvé , pour celte so-
lennité , leur première verdeur , l'élan d'une autre époque , et un
enthousiasme né sous un autre règne. Venu le dernier , nous n'au-
rions qu'à répéter ce qui a été si bien et si complètement exprimé,
s'il nous était imposé , à des risques presque certains , de parler
de cette grande inauguration d'après nos propres impressions.
Nous avons d'ailleurs une dette de reconnaissance à acquitter ; et ,
à ce titre , notre tâche ne doit tenir compte ni de notre timidité
ni de notre faiblesse.
Samedi dernier Versailles a fait un appel à toutes les gloires
vivantes de la France , aux poëtes , aux musiciens , aux peintres ,
aux hommes de la parole et aux hommes des faits , aux juges ,
aux députés , à tous les groupes d'intelligence , aux académies j
en un mot, à tous les amis d'une grande pensée nationale , émise
avec magnificence pour la plus grande gloire de la nation ; Louis-
Philippe a ouvert le 10 juin le musée de Versailles.
Personne n'ignore que Versailles est une ville d'appartements
courant les uns après les autres , se succédant sans fin , se con-
tinuant par des mystères d'architecture ; et dans ces courses d'A-
lalante , au bout de chacune desquelles il y a une pomme d'or , se
transformant de chambres en cabinets, de cabinets en galeries, de
galeries en théâtre , de théâtre en chapelle , pour se déployer
en corridors immenses , autre labyrinthe bâti sous un labyrinthe.
172 REVUE DE PARIS.
Versailles verse ses étages par d'inextricables escaliers sur d'au-
tres étages d'uue lieue d'étendue , et les uns et les autres sont pa-
vés de marbre , peuplés de stalues , éclairés par des fenêtres aussi
grandes que les plus grandes portes.
Versailles , comme chacun le sait aussi , est créé à l'image ra-
dieuse de Louis XIV , qui s'en occupa pendant tout son règne , et
plus peut-être que des intérêts de son royaume. Versailles fut son
royaume. On y retrouve le grand roi à chaque pas; sa prodigalité ,
son amour pour le faste et lout à la fois pour la régularité , écla-
tent de toutes paris. Chaque pan de mur de ce château , chaque
rosace du plafond , chaque carré de ce spacieux terrain est une
pierre de la précieuse mosaïque qui représente Louis XIV.
Aucun règne n'avait été aussi triste, surtout vers sa fin , que
celui de Louis XIII ; frappé de terreur par Richelieu , et de mélan-
colie par le roi dont ce ministre avait fait un instrument , ce règne
s'éteignit dans le silence, la soumission et la peur. Par hypocri-
sie ou par effroi, la cour se laissa comprimer entre cette doubie
caducité dont rien ne venait ranimer l'engourdissement, ni la
guerre , ni les fêtes , ni la représentation , ni même l'intrigue ,
celle mobilité d'esprit qui simule , quand tous les éléments d'ac-
tivité sont détruits au fond des palais, le mouvement de la vie.
Richelieu étouffait tout sous sa robe rcuge. Il n'en sortait de loin
en loin que des cris et des sanglots.
Il est possible que le royaume ait été plus heureux , gouverné
ainsi, qu'il ne l'a été plus tard sous les brillants ministères de Le
Tellier et le Louvois ; mais cette appréciation n'est point notre
tâche. Au point de vue où nous fixe le hasard qui nous donne à
écrire l'histoire d'un jour de fêle au château de Versailles , nous
n'avons à rappeler que les motifs qui en firent entreprendre la
construction comme une réaction contre l'ennui souffert sans
murmure pendant près d'un quart de siècle. La première assise
de Versailles futla première pierre jetée sur les mœurs sournoises
de Louis XIII et l'inflexible avarice de Richelieu.
L'ivresse des premières années du règne de Louis XIV fut en
outre précédée de la folie de la Fronde , insurrection de bon goût
qui fut bien moins une guerre contre Mazarin , l'homme le plus
accommodant du monde, comparé à Richelieu .qu'un prétexte tout
trouvé pour une génération de courtisans jusqu'alors tenue en
tutelle , de tirer l'épée , de faire flotter ses plumets, et sur-
REVUE DE PARIS. 173
tout de parler librement , en plein air, au milieu du Louvre ,
et en face de la reine , du cardinal , du parlement et des princes.
Cette génération turbulente espérait beaucoup dans son roi ,
qui, né avec tous les goûts, s'irrita bientôt de l'obstacle dont ces
goûts furent entravés par l'esclavage de l'obéissance filiale péni-
blement observée. Louis XIV avait l'imagination prompte, la vi-
vacité qui se blesse des moindres relards, les sens impérieux ,
des désirs immodérés, une soif ardente d'être obéi, d'être re-
connu le premier en tout : en naissance , en courage , en génie ,
en magnanimité.
Il fallait une issue à ce volcan ; l'enfance passée , la jeunesse ar-
rivait , et avec elle la soif de réaliser les rêves si longtemps amas-
sés de l'imagination. Et quels rêves que ceux d'un roi comme
Louis XIV, habitué à s'entendre dire : Vous êtes le maître de tout
et de tous j d'un roi qui n'a déjà plus de ministres , qui n'aura
bientôt plus de mère ,et qui aime !
Après le besoin de paraître grand , qui fil faire tant de choses
à Louis XIV , celui d'aimer et d'être aimé l'entraîna le plus à se
mettre toujours en scène.
Aux penchanls naturels de Louis XIV pour le faste et le triom-
phe , il faut joindre , si l'on veut s'expliquer la préférence qu'il
donna toute sa vie au séjour de Versailles sur celui de Paris, Pé-
loignement profond qu'il conçut pour cette ville , après avoir élé
témoin des émeutes de la fronde. Il se souvint toujours, pendant
son règne , de cette révolte si téméraire , bien que si peu san-
glante. Sa minorité signalée par une fuite précipitée à Versailles,
au milieu de la nuit, lui resta toujours en mémoire , ainsi que le
trouble où fut jetée la volonté royale de sa mère par la hardiesse
des frondeurs. Ainsi , peu amoureux de la foule , à l'abri de la-
quelle il se mettait, en installant à quatre lieues d'elle le siège de
son gouvernement , il ne fut pas jaloux de la faire assister à la
création pompeuse des bâtiments qu'il méditait et aux fêtes qu'il
projetait d'y donner. Il croyait d'ailleurs que , semblables aux as-
tres , les rois ne sont jamais si grands qu'à l'horizon. Son pre-
mier horizon fut Saint-Germain , qu'il habita après la mort de sa
mère. C'est dans ce château , d'un aspect trop sévère pour qu'il s'y
plût longtemps , qu'il sentit les premières atteintes de son amour
pour MH« de La Yallière et qu'il songea à bâtir Versailles, afin de
se raontriT dans tous les avantages de sa majestueuse ambition ,
15.
174 REVUE DE PARIS.
aux regards de cette femme dont il fut sincèrement aimé.
Quand on a ainsi suivi avec patience quelques lignes du carac-
tère de Louis XIV . on s'explique facilement la jalousie dont il fut
frappé au cœur, à la fête que lui donna à Vaux son surinten-
dant des finances Fouquet. C*est là qu'il fut témoin d'un luxe sans
exemple à sa cour de Fontainebleau et de Saint-Germain , châ-
teaux vastes sans doute , et pleins de la somptuosité des Médicis ,
mais sombres, sans parterres dessinés par Le Nôtre, sans eaux
jaillissantes , et sans ces inventions infinies de goût que la puis-
sance seule n'inspire pas.
De la fête de Vaux date une des révolutions qui s'opérèrent
dans la vie sensuelle du roi ; la jalousie éveilla toutes ses facultés
tournées alors vers MUe de La Vallière. Vouloir égaler Fouquet
qui avait à ses fêtes des ambassadeurs, des princes, les plus distin-
gués gentilshommes , les plus nobles , les plus belles dames de la
cour , et lui-même le roi ; vouloir cela et renverser Fouquet pour
arriver h son but ; Fouquet accusé , par une rumeur sourde, d'o-
ser élever son regard de financier jusqu'à MUo de La Vallière , fut
un désir . et un désir aussitôt réalisé que conçu de Louis XIV. Le
soleil regarda son satellite . et le satellite disparut. Fouquet paya,
on le sait , par la déchéance , l'exil et une mort lente , le tort
d'avoir déployé du faste avant Louis XIV . d'avoir créé des jar-
dins comme ceux des villas d'Italie , et d'avoir employé à la cons-
truction de son château . et fait contribuer à ses fêtes le génie de
Lebrun , de Le >~ôtre , de Levau , de Molière , de La Fontaine, de
Benserade, de Lully et de Mignard.
L'étoile de Louis XIV était alors brillante ; elle rayonnait au
haut du ciel avec une vivacité qui perçait la terre. Il n'est pas in-
différent d'observer que tous les rois , même ceux qui ont été les
plus grands dans l'histoire , n'ont pas tous eu ce lever éclatant ,
qui dépend de tant de causes , de l'extrême jeunesse en montant
sur le trône après un prédécesseur redouté , de la liberté d'agir
sans être coudoyé par un ministre , et du bonheur d'avoir une
santé capable de tout entreprendre et de tout mener à fin.
Dès que Louis XIV eut élé initié par l'envie aux splendeurs de
Fouquet. il regarda autour de lui pour voir dans quel palais il
fascinerait ceux mêmes qui avaient élé éblouis par le surintendant.
11 n'en trouva pas. Saiut-Cloud n'était pas encore ce palais que
nous admirons aujourd'hui; apanage de Monsieur, il ne con-
REVUE DE PARIS. 175
venait pas plus aux projets de Louis XIV, que Fontainebleau
relégué au milieu d'un désert , n'offrant que des salles froides
et inhabitables. De Saint-Germain qu'il occupait , le roi tourna
encore ses yeux à Versailles , et la construction du château fut
arrêtée.
Il s'était souvenu , à cette occasion , que son père avait eu dans
ce village un petit château flanqué de deux ailes , autrefois simple
rendez-vous de chasse au milieu de la forêt de Saint-Léger.
Ce fut à Versailles , bâti par lui et pour lui , que Louis XIV, à
l'exception de cinq ou six années , résida continuellement; ce fut
là qu'il revenait se reposer après ses campagnes , et qu'il recevait
les ambassadeurs de toutes les nations; la preuve de cette longue
permanence est attestée par les nombreux édits et ordonnances
signés par lui à Versailles.
Là , en un mot, s'écoulèrent les heures fabuleuses de sa jeu-
nesse, les jours si mêlés de son âge mûr , et les nuits de plomb
de sa vieillesse.
Un chàieau qui absorba ainsi l'importance qu'avaient aupara-
vant et que reprirent depuis le Louvre et les Tuileries, ne pouvait
être réduit par celui qui y fil trôner son règne au luxe d'une
maison de plaisance.
Il nous est arrivé en écrivant pour ce recueil l'histoire des ré-
sidences seigneuriales, de sacrifier parfois, sinon la vérité des
faits à l'éclat de les reproduire sous un jour avantageux, du moins
de leur associer des ornements qui nous permissent , et là est le
tort dont nous ne prétendons pas absolument nous relever, de
dissimuler la nudité des lieux où ces faits se sont accomplis. En
beaucoup d'occasions , nous avons compté sur la générosité de
ces écrits accessoires pour qu'il ne nous fût pas trop demandé
compte de la peinture du théâtre où nous les placions; et, pour
mieux dire , où ils nous avaient été inspirés ; procédé d'habileté
forcée qui a obtenu l'indulgence de quelques-uns, et une critique
assez sévère de la part de beaucoup d'autres. Très-explicite à
notre égard , cette critique se fonde sur ce que nous avons été
jusqu'ici plus portés à emprunter aux trésors de l'imagination
ouverts à tout le monde , qu'à la réalité, et plus particulièrement
sur ce que nous avons ramené sans cesse aux proportions déli-
cates de la nouvelle des choses dignes de formes plus viriles. Si
ceux qui ont montre le plus de rigidité envers nous ont eu raison ,
176 REVUE DE PARIS.
nous leur aurons prouvé cette fois notre condescendance en n'é-
crasant pas l'unité d'un beau sujet sous le vaste des accessoires.
Nous ne lancerons notre plume à travers les jets d'eau et les feux
d'artifice des dernières fêtes qu'afin de dessiner , dans une auréole
de clarté, les contours biographiques de quelques-uns de ces
hommes d'élite, géants du temps passé, qui mirent la main à
l'œuvre babylonienne de Versailles , et dont l'âme et le génie ont
laissé une empreinte éternelle, là sur le sable , là sur le marbre ,
là sur le plomb , là sur le bronze , là dans l'air. Enfin nous ne
croirons jamais assez aux richesses de notre imagination , pour
en prêter aux beautés de Versailles.
Notre lâche , toute de vérité , étant ainsi arrêtée , on ne nous
demandera pas l'histoire du règne de Louis XIV à propos de
l'histoire de son château, pas plus qu'on ne serait en droit d'exi-
ger de nous l'histoire de Louis XV et de Louis XVI, qui ont passé
dans ce même château la plus grande partie de leur vie.
Ce fut vers 1660 que Louis XIV songea à bâlir Versailles et
qu'il appela à son édification les artistes les plus renommés de la
France et de l'étranger , Mansard , Le Nôtre , Lebrun , Bernin ,
Girardon , se reposant sur Colbert du soin de balancer avec de
l'or les sacrifices de temps et de pensées qu'il exigea d'eux avec
une sorte de despotisme. Quand il eut construit son palais , de
même qu'il avait formé sa cour, il inaugura, pour ainsi dire, l'un
et l'autre, en 1664. dans la fameuse fête de l'Ile enchantée , où
il figura lui-même sous les traits de Roger. Molière joua devant
la cour la Princesse d'Élide ; quatre ans auparavant , il avait
composé les Fâcheux pour la fête de Vaux , dernier jour de gloire
du malheureux surintendant. C'est encore à Fouquet , puisque
son nom revient de nouveau sous notre plume , que Louis XIV
emprunta cet usage de faire conlrihuer les lettres aux plaisirs de
la cour. Peut-être celle fêle de l'Ile enchantée fut-elle égalée
plus tard , car Louis XIV ne se laissa jamais vaincre, même par
son propre faste; mais plus tard , quoique plus grand , quoique
plus redouté , il ne ressentit pas le bonheur qu'il éprouva à ce
début enivrant de son règne. Il était jeune alors , maître absolu
de lui-même , et il aimait MUe de La Vallière.
Ce ne fut qu'en 1671 qu'il ajouta au château de Versailles le
Grand-Trianon; le Petit-Trianon est du règne de Louis XV , et
l'architecture de ce pavillon de fermier-général le prouve assez.
REVUE DE PARIS. 177
Louis XVI le préféra à Versailles. La révolution l'écorna d'un coup
de pied , comme elle l'eûlfait d'une porcelaine de Chine ; et Napo-
léon , après avoir songé pendant quelques années à rapporter les
morceaux cassés de Versailles , du Grand et du Petit- Tria non ,
abandonna son projet. Versailles ne lui doit que la réparation des
murs et l'achat de quelques tuyaux. Louis XVIII opéra , tant à
l'intérieur qu'à l'extérieur du château , des améliorations plus con-
sidérables ; mais ses efforts, aussi bien que ceux de Napoléon, n'au-
raient pas empêché Versailles de tomber en ruine , sans la vo-
lonté de fer , l'exécution rapide de Louis-Philippe.
Il n'a reculé , pour accomplir sa tâche , ni devant les intentions
malheureuses dont ses prédécesseurs avaient été préoccupés tour
à tour , comme d'une maladie héréditaire , carVersailles a été la
maladie héréditaire de la royauté ; ni devant la renommée de
Louis XIV , prête à dévorer quiconque osait prétendre écrire un
nom à côté du sien sur le fronton de Versailles ; ni devant des dé-
penses qui pouvaient ressusciter l'immense réprobation attachée
au chiffre monstrueux des premiers frais de Versailles , chiffres
si monstrueux , en effet , comptes si terribles , que Louis XIV les
saisit , dans un jour d'effroi , avec des pincettes, et les jeta au feu
pour ne plus les voir. Il n'a pas même reculé devant la balle des
assassins : le jour qu'il fut frappé par Alibaud , il allait examiner
les travaux de Versailles. Quand il eut reçu le coup à bout portant,
il dit au cocher : — A Versailles !
Et avant de ranger ces tableaux , ces bustes , ces statues , dans
le musée de Versailles , il lui a fallu construire des cabinets où
les mettre, des galeries où les étaler , et créer à la fois le palais
et l'ameublement. Tout cela s'est fait en moins de six ans, et à tra-
vers le choléra , la révolte , le régicide et la guerre civile. Ainsi ,
ce qui fut pour Louis XIV un amusement, a été pour Louis-Philippe
une conquête.
Ce qu'il y a de juste à louer , de grand dans le mérite de l'œu-
vre de Louis-Philippe, c'est qu'il n'a jamais essayé d'effacer l'em-
preinte de ses prédécesseurs et surtout celle de Louis XIV , là
même où l'effet du temps le lui permettait sans craindre de se faire
accuser de jalousie ou d'orgueil. Soigneusement, religieusement,
chaque pierre a été remise en son lieu , chaque peinture a été
continuée là où l'humidité l'avait effacée, chaque feuille d'or rayée
par la pique des révolutions a été de nouveau étalée sous le souf-
178 REVUE DE PARIS.
fie de l'artiste. Du fond de la Russie le lit de Louis XIV est re-
tourné à Versailles ; et les fauteuils des princesses et les tabou-
rets de velours , et les somptueux tableaux de piété , et les
prie-dieu , et jusqu'à la couronne du grand roi , tout a repris,
après plus d'un demi-siècle , sa place marquée.
Si cette restauration était difficile et honorable, la seconde pen-
sée de Louis-Philippe était encore plus difficile à réaliser , et elle
était autrement nationale. A côté de la France aristocratique pla-
cer sans disparate la France monarchique et libre , auprès de la
France de 1660 mettre la France de 1850 , sans blesser l'orgueil
de l'une ni la susceptibilité de l'autre ; à la droite de la France
morte faire asseoir sur le même trône la France vivante , sans que
la seconde eût peur de la première , c'était une alliance que pou-
vait seul entreprendre un génie adroit , un cœur ous'ert à toutes
les sympathies.
Ceci a été fait , et le 10 juin 1837 l'Europe en a été témoin.
L'Europe a salué avec le respect dû au passé et l'enthousiasme
excité par une gloire qui respire encore les reliques delà monar-
chie , les noms et les sévères figures des Bayard , des Turenne ,
des Condé, des Corneille et des Molière, et les portraits denos illus-
trations contemporaines ; elle s'est inclinée avec autant de vénéra-
tion devant François 1er couvert de sang sur le champ de bataille
de Pavie , que devant Napoléon caché sous la neige d'Eylau ; car,
sous ce sang comme sous celle neige, il y a toujours la France.
Le musée historique de Versailles se divise en tableaux , — en
portraits , — en bustes , — et en vieux châteaux en ruines.
Les tableaux sont : toules les batailles françaises, — les traits
principaux de nos fastes historiques, — le siècle de LouisXIV, —
les règnes de Louis XV et de Louis XVI ,—1792, — la république,
— les campagnes de IVapoléon , les actions mémorables de l'em-
pire , — le règne de Louis XVIII , — le règne de Charles X,— la
révolution de 18-50, — le règne de Louis-Philippe ; — puis les
gouaches qui retracent les campagnes d'Italie. Comme collection
de portraits : tous les rois de France , depuis Pharamond jusqu'à
Louis-Philippe, — tous les grands-amiraux de France , — tous les
connétables , — tous les maréchaux, — tous les guerriers célè-
bres qui n'ont pas été récompensés par des dignités.
Les bustes rappellent des personnages marquants de tous les
règnes , les tombeaux complètent ce reliquaire national.
REVUE DE PARIS. 179
Les résidences où ces gloires de la France ont vécu sont repro-
duites, avec fidélité, sur des tableaux qui occupent plusieurs
chambres. La marine , qu'il était impossible d'oublier, retrouvera
ses annales dans une galerie spéciale.
Décidé à ne pas effacer les anciennes dénominations affectées
aux divers appartements du château , le roi a voulu qu'elles pris-
sent place à côté des nouvelles ; en sorte qu'on dit : salle de 1792,
ancienne salle des Cent Suisses , etc.
Diderot a dit : « La pensée seule de l'Encyclopédie devait im-
mortaliser un homme ! » La pensée de meubler Versailles de ta-
bleaux où seraient représentés les hauts faits de la France , ses
victoires , ses désastres , ses grandeurs par la plume , l'épée , le
ciseau , tout ce qui fut sa vie enfin depuis les premiers temps jus-
qu'à nous; cette pensée , déjà si nationale , et qui devait lêlre da-
vantage de ce que l'on ne confierait l'exécution de tant de grandes
pages qu'à des artistes français , cette pensée de faire entrer l'his-
toire de France dans Versailles , si grand , si plein de solitudes
inconnues même à ceux qui l'habitent, n'est-elle pas comparable
à celle de l'encyclopédie, Versailles inachevé du génie philoso-
phique ?
Celui qui a voulu faire de Versailles un panthéon plus durable
que le panthéon de Rome et de Paris a fini son travail ; Versailles
est achevé aujourd'hui. Le long de ces murailles de plusieurs
lieues , encadrées entre du marbre et de l'or, se déroule l'histoire
de la France entière , c'est-à-dire de tous les hommes qui l'ont il-
lustrée. Ceux dont la vie se résume en un fait éclatant, tel qu'une
bataille, une découverte , une pensée utile, et ceux dont l'exis-
tence constamment glorieuse ne se détache pas cependant comme
un soleil sur Fhorizon de leur carrière , les uns et les autres ont
place au musée de Versailles , et y sont rappelés , les premiers
par des tableaux éloquemment explicatifs de leur vie , les autres
par des médaillons , des emblèmes et des inscriptions fidèles.
Ainsi les personnages des premiers siècles, rois chevelus, guer-
riers de fer, femmes pieuses et recluses; ceux des siècles suivants ,
monarques se transfusant , peu à peu , de l'acier dans la soie , et
les princes qui se rapprochent de notre siècle , et , à ce titre, en-
tourés de leurs généraux , de leurs sages , de leurs écrivains : et
les hommes du siècle dernier, hommes galants et braves ; et les
fiers citoyens delà république , les soldats de l'empire , les gêné-
180 REVUE DE PARIS.
raux de nos jours; enfin depuis ceux qui ont conquis Jérusalem
jusqu'à ceux qui ont pris Alger, tous figurent en or, en haillons
glorieux, en brassarts . en shakos,, en loques, le front saignant
ou le front chauve . baisant l'aigle mourant ou saluant le dra-
peau qui a trois couleurs et mille victoires ; ils sont tous là qui
vous rr gardent et vous disent : « Saluez-nous , car nous sommes
la France ! »
Nous n'avons pas la prétention de présenter à l'esprit du lec-
teur, avec le faible secours de notre plume , les dispositions nom-
breuses de L'intérieur du château de Versailles. C'est à peine si les
hommes techniques , qui ne reculent devant rien , sont parvenus
à donner une image nette et précise de ces rues et carrefours en-
clavés entre les deux ailes de ce bâtiment, le plus vaste de la
terre. Autant vaudrait se charger de décrire TroyesouBabylone.
Essayer de rappeler quelques-uns des étonnements où ont été je-
tés ceux qui ont parcouru le château le jour de son inauguration,
c'est à peu près ce que nous tenterons, sans négliger pourtant
d'arrêter, par des lignes légères , le cadre du tableau.
De minute en minute , plus nombreux , les invités se sont por
tés , avant l'arrivée du roi , au premier étage du bâtiment , où
règne une galerie de trois cents pieds , accompagnée à droite et à
gauche d'une enfilade de salles perpendiculaires aux deux ailes.
On voit à cet étage le^ appartements de Louis XIV, l'Œil-de-
Bœuf, la chambre du Lit, le cabinet du Roi, la salle des Pendu-
les. Les appartements dits du Roi occupent une partie du vieux
château de Louis XIII, et particulièrement l'ancienne salle des
gardes, où Louis-Philippe a réuni les tableaux représentant les
batailles du temps , peintes par Vandermeuïen. La plus riche de
toutes, la chambre du Roi, ne laisse rien à désirer à l'imagination.
Louis XIV plane encore à ce plafond de Véronèse . d'où Jupiter
foudroie les Titans; il dort sous ce couvre-pied brodé par les de-
moiselles de Saint-Cyr. peinture à l'aiguille, naïve et belle comme
les chastes filles qui l'ont exécutée , étoffe précieuse qui, après
avoir voyagé pendant cinquante ans en deux morceaux, l'un en
Italie, Vautre en Allemagne, s'est retrouvée à sa place comme
pour le coi:cher du roi. Le grand roi est encore en adoration au
pied de ce prie-dieu . devant le portrait de sa mère .par Van-Dyck,
et auprès de cette couronne qu'il porta à longtemps. Depuis sa
mou , aucun roi n'a couché dans cette pièce, que la foule traver-
REVUE DE PARIS. 181
sait en silence, et contemplait avec tant de respect l'autre jour,
que pas un invité n'a osé s'approcher de celte balustrade d'or,
infranchissable autrefois pour tout le monde , excepté pour les
princes du sang.
Le nom de Vandermeulen , que nous venons de citer, revient
si souvent quand on parcourt les anciens appartements de Ver-
sailles , que quelques mois sur la vie et les ouvrages de cet ad-
mirable peintre sont d'une nécessité historique.
Vandermeulen eut le mérile particulier, et auquel nous atta-
chons quelque reconnaissance aujourd'hui , d'avoir su rendre
avec une prodigieuse netteté de lignes et une précieuse fidélité
de couleurs , toutes les marches des armées de Louis XIV , cam-
pements , haltes, fourrages sièges , assauts , batailles, escar-
mouches , retraites et victoires. Attaché à la maison du roi , il sui-
vit Louis XIV à presque loules les guerres de la Flandre. Ce fut
sur les lieux mêmes qu'il dessina les sujets de tableaux de la ga-
lerie de Versailles : les prises de Luxembourg , de Dinant , de
Douai , de Maëstricht , de Valenciennes , de Lille , de Cambrai ,
de Tournay, d'Oudenarde , de Dole , de Courlrai , de Naeerden ,
de Leude , de Charleroi , de Salins , de Joux , d'Ypres , de Coudé
et de Besançon. Vandermeulen n'a pas encore été égalé dans l'art
de rendre clairement à l'œil les évolutions des masses sur un champ
de bataille; c'est qu'outre la disposition savante et réelle des ré-
giments, il s'applique à reproduire, à des conditions de délica-
tesse et de patience que la miniature n'accepterait pas , les costu-
mes distincts de chaque corps. Rien n'est omis dans ces peintures,
ni la guêtre du lansquenet , ni son habit qui a plus de poches
pour le vol que de drap pour les galons des grades futurs ; ni les
mousquetaires rouges à la croix blanche sur la poitrine écarlate ,
colosses d'hommes sur des colosses de chevaux , ni la maison du
roi , touffe de rubans , de fines moustaches, de boucles ondoyan-
tes et de dentelles au point de Hongrie. Toutes ces figures de gen-
tilshommes groupées autour de celle du roi sont des portraits, et
fort ressemblants , si l'on en croit les mémoires contemporains ,
et si l'on en juge par la figure du grand Condé , fort exacte
quand on la compare au portrait de ce héros placé dans sa gale-
rie de Chantilly. On sait, par Vandermeulen, la vie des camps
à cette époque , comme peu de livres la rappellent. Si la compa-
raison était permise entre deux hommes d'un mérite fort opposé,
6 16
182 REVUE DE PARIS.
on mettrait sur la même ligne Saint-Simon et Vandermeulen.
CIipz tous les deux on retrouve la même largeur d'exécution à
côté de la même coquetterie de détails . des phrases longues et
des mots précis, de l'abondance et la retenue des gens bien ap-
pris. Personne n'a besoin de savoir que Vandermeulen est un co-
loriste brillant , que Lebrun estima assez pour lui donner sa nièce
en mariage.
Dans leur impatiente curiosité , les invités, qui n'osaient déjà
plus se souvenir de tant de chosps prodigieuses, se répandaient
dans le rez-de-chaussée où l'on voit les portraits de tous lesgrands
amiraux, de tous les connétables , de tous les maréchaux de
France.
On entre dans un monde nouveau, dans un arsenal , sur un
champ de bataille, en pénétrant dans les salles des connétables
et des maréchaux. C'est une armée composée de soldats de tous
les siècles; Ips uns sont couverts de fer de la tête aux pieds et
brandissent la hache ; les autres ont l'épée à deux mains ; ceux-ci
défendent des villes qui n'existent plus ; ceux-là tirent l'épée pour
défendre des pays qu'on se dispute encore aujourd'hui 5 Bavard
et le maréchal Clausel figurent dans ces formidables galeries
d'hommes valeureux. Et que de noms glorieux qui étaient incon-
nus',! Que de visages que la mort seule savait ! que de services res-
tés sans mémoire ! que de morts arrachés à la tombe de l'oubli et
remis sur pied , armés , rendus à la vie , par l'infatigable pinceau
de nos artistes. Après avoir pacifié la France , Louis-Philippe a
voulu nous en enseigner l'histoire. Ces salles sont la plus belle le-
çon que la jeunesse puisse recevoir. Désormais , c'est par le cœur
autant que par les yeux, que nos immortelles annales passeront
pour arriver à notre mémoire.
On a annoncé l'arrivée du roi.
Le roi est ai rivé à Versailles à trois heures ; il était , ainsi que
ses deux fils aînés . en uniforme d'ofiBcier-général , M. le prince
de Joinville en lieutenant de vaisseau . M. le duc d'Aumale en
sous-lieutenant d'infanterie légère , M. le duc de Montpensier en
artilleur; la reine des Belges et les deux princesses ses sœurs
avaient une magnifique robe de soie rouge ; Mmcla duchesse por-
tait au front un diadème en diamants. — Il n'y a plus d'incerti-
tude aujourd'hui sur le charme de sa figure. M"* la duchesse d'Or-
REVUE DE PARIS. 183
Jeans a des traits d'une vivacité française , c'est-à-dire pleins de
feu , d'expression et d'esprit.
Des acclamations nombreuses , parties du cœur , on salué le
roi à son entrée au château , déjà plein d'une foule qui grossis-
sait à chaque instant.
Sa majesté a reçu à mesure qu'elle franchissait les premières
pièces les hommages des académies. M. Dupin en simple costume
de membre de l'institut, est venu saluer le roi à son passage. On
a fait quelques remarques sur ce costume , qui rappelait celui
de Napoléon à son retour d'Egypte. N'était-ce pas trop ou trop
peu ?
La question du costume , si longtemps débattue , ne devrait pas
en être une au fond. Si, demain, M. Rothschild avait la fantai-
sie de n'admettre chez lui que des personnes vêtues comme au
temps de François Ier , on en passerait par sa fantaisie , ou l'on
resterait chez soi. Or , il nous semble que le désir d'un roi , ma-
nifesté chez lui , est aussi respectable que celui d'un banquier ,
surtout lorsque ce désir se fonde sur des traditions fort innocen-
tes , et qui ne ramènent pas plus , quoi qu'on en dise, aux ha-
bitudes de l'ancien régime , que les moustaches et les éperons,
très-bien reçus du reste à la cour , ne nous reportent vers les ma-
nières cassantes de l'empire. Nous ne voudrions pas cependant
voir notre scepticisme en matière de mode, car tout cela est de
la mode pure, transformé en argument de tyrannie domestique , et
la cour exiger ce qu'il est de s#n bon goût de ne jamais exprimer
que sous la forme d'un désir. Quoi qu'il en soit du principe , ses
applications ont été singulières, l'autre jour, à l'inauguration du
musée de Versailles. Ce malheureux habit à la française, adopté
avec courage par plusieurs invités, s'est montré d'une variéié dés-
espérante à l'œil de l'observateur qui eût été tenté d'en dresser
la monographie. Il y avait à Versailles des habits à la française
longs , carrés , étroits , pointus, hérissés de collets, veufs de col-
let, ornés de velours , privés de velours, avec palmeltes , sans
palmettes , en boutons d'acier . en boutons d'or , en boutons noirs ,
et même sans boutons ; quelques habits à la française étaient
plus ridicules que français ; beaucoup étaient accompagnés de
l'épée, laquelle était d'acier , d'or et souvent même emprisonnée
dans le fourreau noir du sergent de ville , et toujours à la fran-
çaise néanmoins ; d'autres habits s'alliaient au pantalon blanc
184 REVUE DE PARIS.
sans sous- pieds ; d'autres avec le chapeau rond , et pas un n'était ,
à vrai dire , dans les conditions rigoureuses de l'étiquette. Ainsi
l'un des MM. J ressemblait à un lycéen de province , avec un
habit chocolat-français ; l'autre frère était moitié en garde natio-
nal , moitié eu marquis des comédies de Marivaux. M. G...., ar-
tiste distingué , dont les recherches archéologiques en fait de cos-
tume méritaient un meilleur sort , était tombé , par malencontre ,
sur un choix extrêmement hasardeux; son habit vert-cendré,
armé de gros boutons d'acier . et son gilet énorme , le faisaient
prendre pour un intendant de bonne maison en fonctions. Nous
avons aperçu une foule d'autres invités qui , sur la foi de Babin ,
s'étaient parés d'habits étrangers à tous les pays et à tous les siè-
cles. Bref, l'habit à la française, tel qu'il est apparu à Versail-
les , admettrait presque, sur son échelle infinie, le domino et l'ha-
bit d'arlequin.
Il est cependant juste d'ajouter que la plupart de ces costumes ,
inspirés par l'excellente intention de se conformer aux lois de l'é-
tiquette , n'altéraient en rien la valeur physique de ceux qui
avaient la témérité pittoresque de les porter. Pour ne citer qu'un
exemple entre mille, M. Alexandre Dumas était remarquable-
ment bien dans sa toilette à peu près française.
Le roi s'est d'abord dirigé vers la galerie des batailles.
En passant par la salle des Maréchaux , la salle du Sacre de Na-
poléon, toute pleine de son règne et de sa famille, entrons dans
la salle des Batailles sur les pas du roi qui ouvre la marche au
milieu des acclamations. Voilà Tolbiac! Lne bataille de géants ;
voilà Charles-Martel devant Tours, écrasant les Sarrasins j
voilà Charlemagne à Paderborn ! Passez vite , la vie est courte ,
et il vous faudrait des années pour tout voir; donnez un regard à
Phi!i|ipe-Auguste à Bouvines , à saint Louis à Taillebourg , à Phi-
lippe-le-Valois à Cassel , à Jeanne d'Arc devant Orléans , héroïne ,
immortalisée une seconde fois par le ciseau d'une jeune prin-
cesse ; donnez un regard à Charles VIII à Naples, à François Ier
à Marignan. Mais hàtez-vous, si vous voulez voir Henri IV à
Paris . Coudé à Rocroy, Câlinât à Marsaille, Viîlars à Denain ,
Maurice de Saxe à Fontenoy , Rochambeau devant York-Town ,
et surtout si vous avez des larmes d'admiration à donner à la ré-
publique, à Jourdan , à Fleurus , à Napoléon, à Auslerlilz, àléna,
à Friedland , à Wagram ! à la grande révolution de juillet , der-
REVUE DE PARIS: 165
nière victoire qui marche à côté de toutes les victoires ; victoire du
peuple pour le peuple. Combien l'homme se sont petit et grand
tout à la fois en présence de ces imagés , petit devant l'humanité
si féconde et si puissante conduite par la main de Dieu , et grand
d'être un homme parmi ces hommes , un citoyen à côté de ces
citoyens , et un Français ( l'amour national vous arrache ce cri )
devant tant de glorieux Français.
Mais par quelle erreur jalouse avait-on dit que le roi avait
absorbé Versailles au profit de sa renommée? Mais Versailles,
ses cours , ses galeries , ses cabinets , ses murs , ses plafonds ,
fléchissent sous le poids des images de !a république , de l'em-
pire et de la révolution de juillet. Napoléon se dresse au fond de
chaque pièce ; Napoléon et Louis XIV sont les deux hôtes du châ-
teau qui vous suivent partout de leurs regards. C'est à peine si
celui qui leur a fait un si beau palais leur a demandé asile pour son
portrait.
De la grande salle de Marengo , qui termine le bâtiment , on
revient par une quatrième galerie de sculpture , où sont les hom-
mes célèbres depuis 90 et les bustes des généraux tués sur le
champ de bataille , car Versailles a ses pages de deuil, qui rap-
pellent à la tristesse l'âme trop exaltée par les images du triom-
phe. Celte galerie de sculpture est taillée à doubles arceaux , dal-
Jéeen marbre sombre , et elle mesure , sous un jour mystérieux,
une étendue de cent mètres. On pourrait l'appeler la Galerie des
Morts. Sur des socles funéraires s'élèvent les busteselles statues
des généraux en chef morts sur le champ de bataille. Point de
faste : sous leurs portraits , leurs noms ; sous leurs noms , ces
mots: tué tel jour , à tel endroit. N'est-ce pas sublime? Voyez
celte tète pleine de fierté et de douceur , c'est Turenne , —
tué ! — et celle-ci , qui rayonne de gloire , c'est Marceau , — tué !
— et celle-ci, qui est Desaix, — tué ! — Montebello, — tué! —
Et ceux-là , qui ont des fronts à briser les boulets , — tués! tués!
Ils sont tous rangés en ligne et à l'appel de la Mort , qui les passe
en revue, ils répondent: — Tué!
C'est pendant celle première promenade que M. de Salvandy
a présenté au roi quelques-uns des hommes de lettres invités à la
fête. On y voyait MM. Alexandre Dumas , Victor Hugo, J. Janin ,
Alfred de Musset. Granier de Cassagnac , Alphonse Karr , de
Feuillide.
16.
186 REVUE DE PARIS.
La présence des hommes de lettres au château de Versailles ,
où Louis XIV et Louis XV ne les admettaient que comme domes-
tiques , est l'acte d'une détermination toute personnelle à M. de
Salvandy, qui, le premier, a enfin compris que, pour n'être ni
électeurs ni patentés , les écrivains n'en avaient pas moins quel-
que droit à être considérés dans l'État. Homme de lettres lui-
même , litre qui fut sa gloire, et qui sera un jour sa consola-
lion , M. de Salvandy a introduit le quatrième pouvoir auprès des
trois autres, aux derniers états-généraux de Versailles. Ce n'est
pas que nous croyions au besoin qu'ont les écrivains d'être soute-
nus par la cour; mais nous croyons à la nécessité de faire vivre
en paix toutes les forces sociales. Et quelle force sociale que la
presse ? >'est-ce pas elle, pour ne citer qu'un exemple , tiré de
l'événement même de l'introduction des hommes de lettres à la
cour , n'est-ce pas elle qui , quelques heures après cette fête , la
reproduisait sous les couleurs les plus favorables à la monarchie
qui l'a conçue , et aux ministres qui l'ont conduite avec tant de
nationalité ? Sans le concours de la presse , l'inauguration de Ver-
sailles n'eût été qu'une fête de Louis XIV , et eût fourni dix pa-
ges à insérer au Mercure galant.
C'est par la galerie des Bustes , les salles de 94 et de 95 , et la
salle du Sacre que le roi s'est rendu dans les appartements de
Louis XIV. Il était attendu à l'Œil-de-Bœuf par les dames. Après
leur présentation, il est passé dans la galerie de Louis XIV, où
huit tables de soixante couverts avaient été préparées. Le roi
s'est assis. A sa droite était la reine des Belges , à sa gauche , la
duchesse d'Orléans ; le roi des Belges en face , ayant à sa droite
la reine , et à sa gauche Mme la princesse Adélaïde. Vingt tables
de quarante couverts , dont quelques-unes préfidées par les prin-
ces , s'étalaient dans les dix salles latérales. A la table du roi
étaient M. le comte Mole , qui a tant contribué à faire prévaloir
le système de modération, M. de Monlalivet , ministre de l'inté-
rieur, M. le garde-des-sceaux , M. le maréchal Lobau , M. le mi-
nistre de l'instruction publique , la duchesse de Dino , la duchesse
de Broglie , la duchesse de Dalmatie et la duchesse d'Albuféra.
Kous passerons rapidement sur les mets , les vins , les fruits ,
les primeurs , toutes choses pour lesquelles on n'était pas venu à
la fête , et qui ne pouvaient manquer d'être d'un excellent choix
au dîner. Ce qui plaisait à l'œil , et continuait , pour ainsi dire ,
REVUE DE PARIS. 187
le charme des peintures, c'étaient Tordre et le goût avec lesquels
les tables avaient été couvertes de vases d'argent , de porcelaines
et de corbeilles de fleurs. Deux raille serviteurs rivalisaient de
promptitude et de prévenance à l'enlour des convives , qui , pen-
dant une heure et demie, ont eu le loisir de se prouver que le
dîner durerait un peu plus de dix minutes , mesure de temps
dont ou les avait menacés. Si deux mille convives , différemment
costumés, n'offraient pas un ensemble, de perspective bien régu-
lier , le tableau gagnait en originalité et surtout en liberté ce qui
lui manquait en grandeur, après tout, c'était la France d'aujour-
d'hui fidèlement représentée. Élégante , variée , un peu milnaire,
un peu bourgeoise, n'ayant (pie des titres justifiés par des emplois,
ayant des sénéchaux a la bourse et des connétables intéresses dans
les chemins de ter.
Grâce à un air pur, à un soleil de printemps, les plus riches
effets de lumière jouaient sous ces hauts plafonds, d'où le siècle
de Louis XIV regardait , avec les y« ux de ses belles peintures ,
le xixe siècle à taule. C'était majestueux et familier; Louis XIV,
en Apollon , souriait à son petit-neveu le duc d'Aumale , habillé
en sous-hcutenant.
Par les croisées ouvertes on pouvait apercevoir , en dînant ,
ces jardins plantés par Le Aôlre , ornements inséparables de la
villa royale. Si le château fait souvenir à chaque pas de Louis XIV,
chaque arbre du parc proclame le talent de Le iNôtre.
Comment admirer les jardins de Versailles sans évoquer le nom
de Le iNôtre? Cet artiste rare, qui créa une science qu'aucun
terme n'a encore qualifiée, fait partie de cette pléiade d'hommes
spéciaux nés admirablement à propos pour seconder l'immense
besoin de curiosité en tous genres dont fut dévoré Louis XIV après
avoir été témoin du faste fatal de son surintendant Fouquet. Le
Kutre fut détaché de la fortune de Fouquet , ainsi que Levau ,
Lebrun et Mausart , pour passer au service de la cour. Après
avoir donné peut-être quelques larmes au seigneur de Belle-Isle ,
protecteur généreux , dont l'esprit était si plein de grâces , la
bouche si féconde en encouragements , et les mains si prodigues
d'or , Le Nôtre transporta sur le champ plus vaste de Versailles
ses berceaux , ses rocaiiles , ses grottes , ses cabinets , ses porii-
queselses labyrinthes, Pénétré du mente de cet architecte, de
ce peintre ou de ce poète , car Le Nôtre fut tout cela , Louis XIV
ISS REVUE DE PARIS.
le chargea de la direction des jardins de ses maisons royales de
Versailles , de Trianon , de Saint-Germain , de Clagny et de Fon-
tainebleau.
Le Nôtre devina un art entre la peinture , l'architecture et
l'horticulture , art sinon absolument inconnu jusqu'à lui, du
moins très-imparfait , quoique l'envie ait voulu que Le Nôtre ait
tout copié des villas d'Italie. Quand Le Nôtre réalisa son voyage
d'Italie , il avait depuis longtemps donné des preuves de son goût
par la création des jardins de Vaux et une partie de ceux de Ver-
sailles. Si le souvenir des merveilleux entassements d'arbres, de
tombeaux , d'urnes, de ruines antiques étalés dans les villas ro-
maines de Panfili, Borghèse, Feroni et Corsini, ne nuisit pas aux
travaux postérieurs de Le Nôtre , il faut avouer qu'il modifia ,en
homme de génie, des emprunts qu'il n'a pas dû nier. Il est hors
de doute que Le Nôtre n'inventa ni les allées, ni les points de
vue et ces autres dispositions de terrain si naturelles chez tous
les peuples , même les plus grossiers , que personne , on peut le
dire, ne les a trouvées; mais il n'eut pas de modèle absolu dans
l'art de couvrir , de planter , de diviser , d'embellir un espace
avec le plus d'aisance dans les parties , de variété dans les oppo-
sitions , et surtout avec le plus de noblesse possible. Aussi , dans
l'emphase de ses conceptions, méprisa-t-il toujours beaucoup les
parterres de gazon, disant, selon Saint-Simon, qui partageait à
cet égard l'opinion de Le Nôtre , qu'ils n'étaient bons que pour
les nourrices, dont la vue, à défaut des jambes enchaînées à leurs
nourrissons , s'y promenait de leur deuxième étage.
S'il ne donna pas à des aibres taillés avec des ciseaux de fer la
grâce que Girardon développa dans ses statues , les frères Relier
• dans leur groupes de plomb et de bronze , et Mansart dan9 ses
bâtiments , il fit ressortir avec avantage, sous un ciel peu favo-
rable à la statuaire en plein air, les travaux différents de ces ar-
tistes , ses contemporains. Son imagination , belle et précise à la
fois , devina du fond de quelle allée un monument apparaissait
au regard avec le plus de surprise et de majesté , quel massif de
verdure devait s'arrondir en portique sur le front sévère ou gra-
cieux d'une "statue , quelle ceinture d'arbres convenait le plus au
pourtour d'un bassin ou d'une cascade. Sa science s'appliqua à
combiner à tous les degiés imaginables des feuilles, de l'eau, des
branches et du marbre, pour obtenir de l'ombre, de la fraîcheur,
REVUE DE PARIS. 189
du silence , de la solitude et des impressions analogues à la desti-
nation des lieux dont la fantaisie mythologique du roi et des prin-
cesses avait arrêté la signification. Il atteignit le degré de mystère
que demandait telle promenade et tel repos; il savait entourer
les bains de Diane , le bassin d'Apollon , la fontaine de Neptune ,
d'un feuillage en harmonie avec le caractère de ces divinités
olympiques. En cela son goût se fondit avec une liquidité remar-
quable dans le goût général de son époque ; il fut avec ses arbres
ce que Lebrun , son meilleur ami , fut avec la peinture, Corneille
avec la poésie , Mansarl avec les monuments , Louis XIV avec la
royauté, c'est-à-dire héroïque. On est grand, on se sent puissant,
on marche en roi sous ses ombrages. Rien n'y est à hauteur
d'homme. Né sous une république , Le Nôtre n'eût pas même été
un bon jardinier ; et sans une suite de monarques assez opulents
pour continuer l'œuvre de Louis XIV , sa mémoire aurait péri
avec ses jardins , si coûteux à entretenir. On sourit d'étonnement
lorsqu'on songe que ces allées si droites , ces massifs si près ton-
dus, ces bosquets exhaussés en urne, ces dômes dont pas une
feuille ne rompt la netteté de la voûte , n'existent depuis près de
deux siècles que par le soin régulier qu'on prend d'en ébarber
les pousses à mesure qu'ils cherchent à rentrer dans l'éternel
chaos d'où ils sont sortis. Sur les cent quatre-vingts hivers qui
ont passé depuis Louis XIV , si on eût négligé pendant un seul
hiver tous ces chefs-d'œuvre délicats , ils seraient aujourd'hui
des arbres de grandes roules.
Après le dîner , le roi et la famille royale s'étant retirés un in-
stant dans les appartements de la reine , la foule s'est promenée
de nouveau dans les galeries , car elle ne se lassait pas de les ad-
mirer, et elle a passé ensuite processionnellement devant les
grandes croisées ouvertes du château. Tous les habitants de Ver-
sailles étaient dans le parc pour voir cette promenade lente et
solennelle, qui leur découvrait , dans un lointain nuageux, et
d'espace en espace, tantôt la noble figure du roi, tantôt des dia-
dèmes sur de jeunes fronts de princesses , tantôt quelque belle
tète de génie dont l'air remuait les cheveux, ou quelque ondula-
lion d'or, qui était un groupe de maréchaux. Et les habitants fai-
saient silence à l'aspect de ce beau cortège. La soirée était magni-
fique; Claude Lorrain avait peint le ciel. L'horizon éiait rouge;
les arbres du parc étaient dans une immobilité complete; et sous
190 REVUE DE PARIS.
ce ciel rose , entre ces arbres tranquilles , montaient et s'épa-
nouissaient dans les airs les panaches liquides des bassins.
Et de nouveau le passé monta derrière ce transparent vaporeux
et sembla être évoqué par la fin de cette journée , si semblable
aux belles journées de la jeunesse de Louis XIV. Alors quelques-
uns des convives se penchèrent aux croisées, et le front dans leurs
mains , songèrent à cette fêle de l'Ile enchantée , donnée par
Louis XIV à sa cour, lorsque Versailles fut achevé. Quelques-uns,
sûrs de leur mémoire, l'ont racontée avec le charme de l'à-propos
pendant cette heure de méditation , marquée par le roi pour re-
poser du souper et préparer au spectacle.
Nous la répétons après eux; mais sans avoir, comme eux,
pour encadrer et soutenir notre récit , le paysage de Versailles ,
et l'heureuse préparation des événements de la journée.
Le troisième jour des fêtes de l'Ile enchanté se termina par
une surprise qui fut fort du goût de Louis XIV et de la cour ; on
l'avait ménagée avec beaucoup d'adresse , malgré la difficulté, de
tenir quelque chose secret, surtout à Versailles , et surtout un
plaisir. Quoique très-compliqués , les préparatifs avaient été si
mystérieux, que parmi les milliers de curieux répandus sur toute
la surface du jardin , pas un ne devina les lieux qui recelaient
l'enchantement. Pourtant il était prêt à éclorede tous les points;
il n'était pas un arbre , pas un bassin , pas une statue qui n'eût
reçu la confidence de la prodigieuse féerie à laquelle ils allaient
tous contribuer.
Le soleil était descendu depuis une heure sous l'horizon , em-
portant avec lui les myriades de couleurs dont il avait bariolé les
parterres. Avec lui s'étaient évanouis le reflet des épées , les
lueurs des boucles, les vagues de soie et de plumes dont l'air
avait été plein jusqu'à son coucher. Une tendre obscurité s'était
faite , et avait coulé doucement, comme une gaze, de la cime des
arbres dans les allées , qui n'avaient rien perdu de leur popula-
tion de la journée. Par la spacieuse allée royale , par les frais
corridors qui y aboutissent , par les ruelles mystérieuses de bos-
quets, par les sentiers du grand et du petit parc, par les marches
de marbre et de gazon, par les bords du canal, allaient et ve-
naient , passaient et disparaissaient, montaient et descendaient
des groupes sans fin , agitant les murs ondoyants des massifs de
leurs coudes à l'étroit, et balayant les chemins sablés des queues
REVUE DE PARIS. 191
de leurs longues robes , quand elles n'étaient pas soulevées par de
jeunes domestiques noirs comme la nuit.
Bientôt on ne se vit plus ; mais on entendit le murmure des eaux
tombant dans le granit , le murmure des voix joyeuses des pro-
meneurs , la pression veloutée des mules sur le gazon , le chant
aérien de quelques oiseaux perdus dans les hauteurs des arbres.
Au milieu de cette confusion harmonieuse ,dece bourdonnement
de femmes si expansives vers le soir , on respirait l'odeur maré-
cageuse des bassins, les émanations floréales du printemps mêlées
aux senteurs qui s'exhalaient des robes et des coiffures ; les lueurs
des premières étoiles scintillaient dans les petites glaces oblongues
que les dames faisaient valoir avec une grâce infinie dans leurs
mains; c'était une ivresse vivifiante, empreinte, par on ne sait quel
caractère particulier à cette époque , des magnificences de la
nature et de la royauté.
Ayant à sa droite la reine , à sa gauche Monsieur , et dans l'or-
dre de l'étiquette les autres membres de sa famille , Louis XIV
s'assit dans un fauteuil sur une estrade placée devant le château
en face de la grande allée.
Tout à coup le jour se fit , les eaux se turent, les oiseaux s'en-
volèrent. Un cri universel fut suivi d'un immense silence et d'une
immense clarté. Dans son éblouissement spontané , la foule, se
tournant vers le château ,pui contempler au sommet du jardin la
majesté tranquille et lumineuse de Louis XIV. dominant, au milieu
d'une auréole , sa cour et sa création : il semblait s'admirer dans
son œuvre et la regarder du fond d'une percée du ciel. Ce vaste
éclair s'éteignit , etla nuit régna de nouveau , mais une nuit tour-
mentée par des coups de tonnerre précipités , etsillonnéede jets
de lumière sans nombre.
Le feu d'artifice de la troisième journée commençait.
Du Château à la pointe de Galie ,de Trianon à la Ménagerie ,1a
croix liquide du canal mesura l'espace embrasé. Le feu avait rem-
placé l'eau des bassins , ou plutôt l'eau avait pris feu ; la flamme
suivait le contour des allées ; elle en dessinait les formes et mon-
tait aux arbres comme un écureuil ; elle s'élargissait dans les ra-
meaux , pour en rougir le feuillage , et pour porter au haut des
airs les chiffres enlacés du roi et de la reine. Les dieux et les
déesses, les tritons , les amours, les obélisques , lançaient , souf-
flaient du feu par leurs bouches , par leurs conques et par leurs
192 REVUE DE PARIS.
narine?. Pour employer une comparaison du (emps , Plulon don-
nait une soirée à l'Olympe. La gravure a éternisé les effets pyro-
techniques de celle soirée d'inauguration à Versailles. Elle a
rendu sur un velin tout sombre et tout déchiré par des lignes
blanches , comme en laisse la foudre en ouvrant les nuées , les
effets de ees'convuMons de lumière.
Cp durent être des scém-s émouvantes pour l'àme et pour le
regard. Ce dut être comme un rêve sur les ruines de quelque ville
biblique au milieu d'un sommeil lourd, par une nuit d'été. Les
b'o ^s carrés du château , les angles de marbre pointant partout ,
les lustres rouges , perdus dans les profondeurs des salons ; les
rampes de géants se penchant sur des bassins, gardés par des
sphinx et des fleuves de bronze qui allongent leurs pieds de co-
losse sous les eaux ; les ovales des bassins , les galeries de statues
étaient, tantôt à la lumière des splendeurs réelles , tantôt dans
une obscurité fugitive , des fantômes blanchissant derrière leurs
voiles.
Quand la terre . l'eau et le ciel eurent été assez tourmentés ,
quand à dix lieues à la ronde , les campagnes effrayées eurent
tremblé pour une fin du monde imminente , un jour semblable à
celui qui avait précédé le f.'u d'artifice se répandit de nouveau ,
mais d'une manière plus variée et pour ne plus s'éteindre de la
nuit. Le parc et le château étincelèrent de milliers de lampions qui
en tracèrent le plan dans les ténèbres. On eût dit que le feu s'était
figé et s'était fait diamant sur chaque pointe où il avait passé.
C'était un Versailles nouveau , bâti par un Louis XIV fabuleux ,
roi de quelque soleil.
Le jardin resta ainsi éclairé jusqu'au jour, et la foule s'écoula
par les portes dorées.
L'heure du spectacle ayant sonné , on s'est rendu à la salle de
l'Opéra , mais avec un peu moins d'ordre qu'il y en avait eu jus-
qu'alors. C'est que le personnel de la fête s'était grossi depuis le
dîner de tous les invités , au nombre de quinze cents , présu-
mons-nous . qui avaient été seulement appelés à jouir du spec-
tacle et de la promenade aux flambeaux. Cet heureux supplé-
ment . ayant rétréci l'espace , a causé quelque presse dans les
escaliers et à l'entrée des couloirs , bien avant même l'arrivée du
roi et de la cour. 4 la porte des divers étages conduisant aux ga-
leries se coudoyaient les sommités de tous les rangs ; la queue se
REVUE DE PARIS. 195
composait d'ambassadeurs , de maréchaux et de beaucoup de
membres des quatre académies, lesquels, pour la plupart, n'a-
vaient jamais tant vu d'empressement à la représentation de
leurs ouvrages. Après le parterre de rois à Erfurth , rien , il
nous semble , n'a pu être plus édifiant qu'une queue de maré-
chaux de France et d'académiciens. Pour tuer le temps, un jeune
pair s'était mis à califourchon sur la rampe, et il écoutait M. No-
dier qui lui faisait un conte. Et , de loin en loin , M. Viennet s'é-
criail sur le flot des impatients : « Silence ! messeigneurs! »
Ceux à qui le souvenir de Louis XIV revenait à l'occasion du
moindre incident , se plaisaient à rappeler l'étiquette tyrannique
établie à la cour du grand roi. Pour y croire , ce n'est pas trop
de tous les détails d'intérieur que nous allons retracer, en atten-
dant que nous pénétrions dans la salle de l'Opéra.
Le soir, quand Louis XIV entrait , il trouvait à la porte le maî-
tre de la garde-robe , entre les mains duquel il laissait son cha-
peau , ses gants et. sa canne, que prenait aussitôt un valet de
gar de-robe. Pendant que le roi détachait son ceinturon par-devant,
pour se débarrasser de son épée , le maître de la garde-robe le
détachait par-derrière et le donnait avec l'épée au même valet qui
le portait à la toilette.
L'huissier de la chambre faisait faire place devant Sa Majesté
qui faisait sa prière auprès de son lit, comme le malin , sur deux
coussins posés à terre devant un fauteuil ; l'aumônier du. jour te-
nait le bougeoir pendant la prière du roi , et disait à la fin d'une
voix basse : Quœsumiis, omnipotens Deus, ut famulus tuus
Ludovicus rex noster, etc.
Le roi se mettait de l'eau bénite au front et se levait. Après
avoir pris le bougeoir que tenait l'aumônier, le valet de chambre
recevait des mains de Sa Majesté la petite bourse où étaient les
reliques , et reprenait sa marche devant le roi. Ce bougeoir
avait deux bobèches , et par conséquent deux bougies. La reine,
le dauphin n'avaient qu'une bobèche et qu'une bougie à leur bou-
geoir.
L'huissier de la chambre faisait encore faire place au roi jus-
qu'à son fauteuil , et au moment où Sa Majesté y arrivait , le
grand-chambellan demandait au roi à qui il voulait donner le
bougeoir, faveur ordinairement accordée aux princes et aux sei-
gneurs étrangers.
6 17
194 REVUE DE PARIS.
Le roi , s'étant levé de son fauteuil , se déboulonnait et déga-
geait son cordon bleu: puis le maître de la garde-robe lui li-
rait la veste-, le cordon bleu qui y était fixé ainsi que le jusle-
au-corps qui était par-dessus. Il recevait ensuite la cravate des
mains du roi , remettant tout entre les mains des officiers de la
garde-robe.
Sa Majesté s'as>eyait dans son fauteuil , et le premier valet de
chambre et le premier valet de garde-robe lui défaisaient les jar-
retières à boucles de diamants , l'un à droite, l'autre à gauche.
Le premier valet de chambre donnait celte jarretière à un valet
de chambre , et le premier valet de garde-robe à un valet de
garde-robe. Les valets de chambre étaient, du côté droit, un sou-
lier, un bas et la moitié du haut-de-chausse, pendant que les
valets de garde-robe, placés du côté gauche, déchaussaient pareil-
lement un pied , retiraient l'autre bas et l'autre moitié du haut-
de-chausse. Les deux pages de la chambre , de service ce jour-là,
présentaient les mules à Sa Majesté. Un valet de garde-robe en-
veloppait le haut-de-chausse du roi dans une toilette de taffetas
rouge et le portait sur le fauteuil de la ruelle du lit , avec l'épée
de Sa Majesté.
Les deux valets de chambre placés derrière le fauteuil tenaient
la robe de chambre à la hauteur des épaules du roi , qui quittait
sa chemise pour prendre sa chemise de nuit. C'était son frère ,
Monsieur, qui la lui présentait. Le premier valet de chambre ai-
dait le roi à passer la manche droite ; le premier valet de garde-
robe loi rendait le même office pour la manche gauche.
Le roi ayant pris sa chemise de nuit, le premier valet de cham-
bre qui avait tiré les reliques de la petite bourse ; les présentait
au grand chambellan qui les offrait à Sa Majesté . et le roi les
mettait sur lui , passant en manière de baudrier le cordon qui les
tenait attachées. Vêtu de sa robe de chambre, il faisait ensuite
une révérence aux courtisans. Le premier valet de chambre re-
prenait le bougeoir au seigneur qui le tenait; et les huissiers de
chambre criaient tout haut : Allons, messieurs, passez! Toute
la cour se retirait ; ceux qui prenaient le mot du guet de Sa Ma-
jesté le recevaient , savoir : le capitaine des gardes du corps , le
capitaine des Cent-Suisses, le colonel du régiment des gardes fran-
çaises , le colonel général des Suisses, le grand-écuyer et le pre-
mier écuyer. Là finissait le grand coucher, et le petit commençait.
REVUE DE PARIS. 195
Il n'était resté dans sa chambre que les personnes suivantes :
Celles qui pouvaient s'y trouver le matin , Sa Majesté étant
encore dans son lit ;
Celles de la première entrée ;
Les officiers de la chambre ;
Le premier médecin et les chirurgiens.
Une musique , composée de quelques voix et de quelques in-
struments se faisait entendre.
La cour étant sortie, le roi s'asseyait sur un siège pliant qu'un
valet de chambre avait préparé proche la balustrade du lit de Sa
Majesté, avec un carreau dessus. Ses barbiers le peignaient et
lui accommodaient les cheveux , tandis qu'un valet de chambre
lui présentait un miroir et qu'un autre éclairait avec un flam-
beau.
Quand le roi était peigné , un valet de garde-robe apportait
sur la salve un bonnet et deux mouchoirs de nuit unis et sans
dentelle , et la présentait au grand-maître. Celui-ci l'offrait au
roi.
La serviette avec laquelle il s'essuyait les mains et le visage lui
était donnée par un prince du sang. Cette serviette , mouillée seu-
lement par un bout , était glissée entre deux assiettes de ver-
meil. Il la rendait à l'officier de la chambre.
Le roi disait à quelle heure il voulait se lever le lendemain et
l'habit qu'il désirait. Ceci fait, l'huissier priait toutes les personnes
qui étaierrt au petit coucher de sortir, et il sortait lui-même.
Après cela , le roi entrait dans son cabinet , et s'amusait un
moment à flatter ses chiens. Pendant ce temps, les garçons de la
chambre faisaient au pied du lit du roi le lit du premier valet de
chambre , et préparaient la collation.
Quelques minutes après , le roi se couchait. Les garçons allu-
maient dans un coin de la chambre une bougie et le mortier» Ils
se retiraient, et le premier valet de chambre tirait les rideaux
du lit du roi et fermait les portes en dedans et au verrou. Il étei-
gnait le bougeoir et se couchait.
Nous ne dirons pas le coucher de Louis-Philippe , parce qu'il
se couche comme tout le monde.
On sait que la salle d'opéra de Versailles n'existait pas sous
Louis XIV ; alors on jouait indistinctement devant le château ou
devant la grotte , et quelquefois dans le labyrinthe , parties
196 REVUE DE PARIS.
principales du parc. La salle d'opéra, bâtie sous Louis XV, par
Gabriel , en 1755 , ne fut terminée qu'en 1770 , par l'architecte
Leroy. L'inauguration en eut lieu pour le mariage de Louis XVI
avec Marie-Antoinette , qui y dansa un menuet avec un simple
garde , dans une fêle célébrée à la naissance du dauphin. Il est
du devoir de l'histoire de ne point passer sous silence la fameuse
fête dite des gardes-du-corps. qui y fut donnée, et où Marie-An-
toinnelte eut le tort ou le malheur de se montrer. Cette solennité
n'avait pasété suivie d'autres solennités du mêmegenre dans celle
salle , dont les glaces et les tentures furent vendues à l'époque de
la révolution.
Louis-Philippe a réparé les dégâts des hommes et du temps ; ii
a rendu à la salle d'opéra non-seulement son élégance première ,
mais il l'a embellie à ce point de ne plus faire regretter les muti-
lations qu'elle avait subies. Pompeuse et pleine de coquetterie
dans son architecture, elle est construite, on le sent, pour contenir
une grande foule , mais une foule choisie.
La nuit du 10 juin elle bouillonnait dans l'or, les bougies et les
diamants. Elle était en fusion , le regard n'en soutenait pas l'é-
clat, qui écrasait à tout jamais l'éternelle plaisanterie du luxe
oriental. Et certes il ne tenait qu'à l'Orient en personne de dé-
mentir d'avance notre moquerie ! Un assez grand nombre d'O-
rientaux occupaient une partie des secondes galeries; ils étaient là
huit ou dix, l'ambassadeur turc et ses drogmans , l'ambassadeur
grec et ses secrétaires , l'ambassadeur persan et sa maison, l'en-
voyé tunisien, l'envoyé marocain, etc. , etc., tous Orientaux
comme le soleil et les perles. Et pourtant quel fade Orient ils re-
présentaient! Ils ouvraient la bouche et tremblaient d'admiration
devant TOccident.
Le roi , les reines et les princesses était au premier rang, le
duc d'Orléans et ses frères étaient derrière. Venaient ensuite les
dames de la cour, les ministres, les maréchaux , les présidents de
la chambre des pairs et de la chambre des députés. Les dames
invitées étaient assises à droite et à gauche. Au-dessus de cette
pompeuse galerie , qui s'avançait comme un d.adème dont le roi
était le fleuron, s'étalait la seconde galerie , tout étincelante des
dames du corps diplomatique; elles occupaient les deux côtés; la
face avait été réservée aux ambassadeurs et aux ministres des
puissances étrangères. Au parterre, aux avant-scènes et aux troi-
REVUE DE PARIS. 197
sièmes loges avaient pris place les invités à différents titres. Au
centre les planètes , tout autour les étoiles.
C'est devant ces rois , ces reines , ces ambassadeurs , et tous ces
autres rois de l'intelligence , grands poètes, illustres écrivains,
peintres célèbres, musiciens fameux , que les artistes du Théâtre-
Français et de l'Académie royale de Musique ont joué le Misan-
thrope, Robert-le-Diable, et Une fêle à Versailles, intermède
de la composition de M. Scribe.
Le spectacle a eu lieu avec la même dignité que le dîner; mais
soit que les spectateurs eussent été rendus plus difficiles par une
longue succession de miracles , soit que les acteurs éprouvassent
la contrainte si concevable de la timidité devant un public sur les
habits duquel était écrit le caractère d'une supériorité d'élite, le
spectacle n'a pas été à la hauteur de la grande journée, journée
où il était dit que la réalité écraserait la fiction. Mlle Mars, Duprez,
les demoiselles Elssler, malgré leurs admirables talents, l'Opéra et
le Théâtre-Français réunis, n'ont pas toujours réussi à satisfaire
l'assemblée , déjà très-naturellement portée à la froideur, à cause
du respect qui comprime les applaudissements. Toutefois, n'était-
ce pas une heure sublime celle où les vers de Molière couraient au
front de ces intelligences couronnées de génie et de diadèmes? La
postérité n'est pas plus belle que ce moment , si la postérité , à sa
plus divine expression , n'est pas cela. Deux ou trois fois par acte,
le roi a applaudi , et on a pu remarquer avec quelle perspica-
cité littéraire il a discerné les meilleurs passages de la meilleure
comédie de notre scène.
Quoique sous le coup de la timidité, comme tous les autres ar-
tistes ses confrères , Duprez a laissé entrevoir, dans le rôle de
Robert, quelque supériorité sur Nourrit. Il a surtout effacé tout
souvenir dangereux pour sa belle voix dans le morceau : Des
chevaliers de ma patrie !
L'intermède, composé par M. Scribe, a suivi les deux actes de
Robert. Avant d'en expliquer le sujet allégorique tout à fait dans
l'esprit de la fête, il n'est pas surabondant de dire que la cachu-
cha a été dansée décemment, malgré la cachucha et Mllc Elssler
elle-même , et si décemment, qu'elle avait un faux air du menuet
de la reine. C'était une cachucha poudrée et en panier. Ainsi
faite et repentante, la folle castillane a été bien accueillie. La cour
l'a amnistiée.
17.
198 REVUE DE PARIS.
A la différence près des temps , la pièce de M. Scribe est taillée
sur le modèle des divertissements arrangés par Molière pour les
fêtes de la cour de Louis XIV. Si elle est beaucoup moins litté-
raire , elle se pare de l'allégorie avec autant d'à-propos. Voici le
sujet en deux mots :
Une fête est préparée par Lulli en l'honneur de Louis XIV dans
un salon immense disposé pour un ballet. Lulli explique aux dan-
seurs les pas qu'ils doivent exécuter. Quinault parait et annonce
avec empressement l'arrivée du roi. Le ballet commence. A la se-
conde entrée accourent les dames et les seigneurs de la cour , les
marquis de Villeroy, de Rassan, d'flumières , de La Vallière , les
demoiselles de Brancas , de Guiche , de Nangis, de Vardes , etc.
Enfin , à la troisième entrée , on voit Molière suivi de tous les
personnages qu'il a créés, Corneille escorté de ses héros espagnols
et romains , et Racine en tète des lévites; tous défilent devant le
roi et vont se placer au fond du théâtre. Alors un rideau se lève ,
et on aperçoit le château de Versailles tel qu'il était sous Louis
XIII. Apollon, Minerve et d'autres dieux entourent la statue éques-
tre de Louis XIV au piédestal de laquelle on lit :
A LA GLOIRE DE LOTJIS XIV.
La deuxième partie de l'intermède nous a montré le château
de Versailles , ce qu'il est maintenant ; on aperçoit la grande
galerie des batailles; c'est au dernier tableau de cette partie, ani-
mée de toutes les danses qui ont figuré dans tous les opéras joués
depuis huit ou dix ans , que l'on voit, au lever d'un rideau, le
génie de la France entouré de toutes les gloires militaires de la
monarchie , de la république , dej'empire et de nos jours.
Un éclair luit et on lit cette légende balancée par des génies ,
sur les personnifications de toutes nos illustrations nationales :
A TOCTES LES GLOIRES DE LA FRANCE.
Les trois galeries , le parterre , voie lactée de croix'iet d'épau-
lettes , les loges dans leurs cadres de feu , toute la salle , dont les
chaudes bougies couchaient leurs flammes sous le vent de mi-
nuit, les soldats basanés d? l'empire, ruisselants de sueur et d'en-
REVUE DE PARIS. 199
thousiasrae , les vétérans de la science , à qui l'enivrement de la
soirée avait rendu leur poétique jeunesse , mille femmes splen-
dides de nom , de beauté , et de renommée , mille jeunes artistes
pâles d'émotion et dont le cœur battait a ce dernier soupir de
cette fête qui était leur fête , et qui n'aurait plus d'égale sous au-
cun règne et dans aucun pays , et à côté des vainqueurs de Wa-
gram , d'Aboukir , les vainqueurs de juillet et d'Alger , et tous
ces ambassadeurs qui devaient aller dire à leur roi, le matin , ce
qu'était encore la France de 1857 , et ces ministres qui n'ont pas
menti à leur roi en leur disant combien de respect il y avait en-
core pour lui dans nos âmes , et les jeunes princesses dont la
bonté n'avait été ni impatientée , ni détournée par trois mille re-
gards ; et la reine , et le roi lui-même , tous étaient debout et sa-
luaient du cœur, du geste et de la voix , ces mots étincelants et
impérissables : A toutes les gloires de la France.
La promenade aux flambeaux a couronné la fête; après le spéc-
iale , le roi et la cour ont passé dans les galeries , où la foule les
a suivis pour jouir d'un effet, qui , quoique prévu , n'en a pas
moins été une nouvelle surprise après tant de surprises. Si les
peintures n'avaient rien à gagner à l'éclairage factice de flam-
beaux portés par les domestiques de la maison du roi , le long
des salles déjà inondées de clartés , la pompe de la journée ne
pouvait se terminer par un coup d'œil plus beau. Nos paroles ne
rendront pas cet étonnement. On semblait n'avoir plus assez
d'énergie pour soutenir ce spectacle qui venait se rendre maître
du dernier souffle de l'admiration. On ne vivait pas, on ne dor-
mait pas ; c'était un rêve éveillé à travers une galerie du soleil.
La lumière jaillissait comme le fluide électrique de chaque point
sensible pour toucher des paupières qui n'osaient pas trop s'ou-
vrir de peur de ne pouvoir plus se fermer. On se sentait porté de
place en place par le flot silencieux de la foule qui murmurait
tout bas sa dernière parole d'adieu à tant de prodiges. Ouvertes
aux lueurs de l'aube qui se faisait , les croisées répandaient le
vent frais d'une autre journée. Dans cet épanouissement , dans
cette ivresse, dans ce demi-sommeil, les images prenaient leur part
de cette vie surexcitée par le feu. Au puissant rayonnement des
flambeaux , elles s'animaient , se coloraient , et semblaient sortir
de leurs cadres avec leurs longs panaches, leurs sabres traînants
et leurs manteaux chargés de lumière. Et à mesure que le cor-
200 REVUE DE PARIS.
tége se perdait dans les profondeurs des salles, il s'amassait der-
rière lui une obscurité indéfinissable à travers laquelle on n'aper-
cevait plus que les globes bleuâtres des lampes , et les étoiles du
ciel qui , on l'eût dit , s'étaient posées à la cime des arbres pour
voir comment finirait cette nuit où elles avaient été oubliées.
Et de rêve en rêve la foule descendit les marches de l'escalier
de marbre , la tète basse , comme écrasée par quatorze heures
d'une autre vie; quelques minutes après . le tambour battait
aux champs , le roi retournait à Trianon ; et la fêle finie allait
recommencer . car le peuple attendait aux grilles du château
pour sanctionner la merveille ; le peuple . dernier mot en toutes
choses, et qui , comme Dieu, dont il n'oublie jamais la parabole,
souffre d'être appelé le dernier sur la terre pour être toujours le
premier.
Léo* Gozlax.
SOUVENIRS
DE YOYÀGES.
KIEL. — TRADITIONS DE LA MER BALTIQUE.
Il y a chaque semaine, dans la vie des habitants de la petite
ville de Kiel , un jour qui fait époque. C'est le samedi. Ce jour-là,
le bateau à vapeur arrive de Copenhague à quatre heures du ma-
tin , et part à sept heures du soir. Ce jour-là, on voit , dans les
rues de la paisible cité , des figures que personne ne connaît, et
l'on entend des idiomes que les plus intrépides philologues de
l'université essayent en vain de comprendre. Ce jour-là, les fem-
mes de la Probstey aiment à venir au marché , car elles rempor-
tent des nouvelles à leurs voisines. Quant aux bourgeois de Kiel,
ils se lèvent deux heures plus tôt que de coutume , et n'ont pas
un moment à perdre. Dès le matin , l'aubergiste de la Fille de
Hambourg revêt sa plus belle redingotte , et sa femme prépare
un énorme rôti de veau. Le professeur , enfermé dans sa robe de
chambre , attend d'un air grave les lettres de recommandation et
les visites qui ne manquent pas de lui arriver par chaque bateau;
le marchand regarde par la fenêtre et maudit le sort qui , pen-
dant de telles solennités , l'atiache impitoyablement à son comp-
toir. Le rédacteur de la JVochenblall emploie l'esprit de deux col-
laborateurs , à écrire distinctement les noms d-^ ceux qui débar-
quent, de ceux qui s'en vont; et les commissionnaires du roulage,
qui ont besoin de soutenir leurs forces , boivent trois fois plus
d'eau-de-vie qu'à l'ordinaire.
202 REVUE DE PARIS.
A deux heures , quand la famille allemande se met à table , il
y a de longues et importantes conversations sur celui-ci , sur ce-
lui-là , sur cette dame que l'on a vue passer dans la rue , avec
des manches plates, sur ce monsieur qui porte une canne à
pomme dor et une épingle de diamant. Que s'il se trouve parmi
les passagers un personnage important, un écuyer de quelque
prince par exemple , un conseiller aulique, ou uu baron, je vous
laisse à penser tout ce qu'il se fait de commentaires sur lui , sur
son voyage, sur les personnes' qu'il a vues , sur le pays d'où il
vient et le but qu'on lui suppose.
Toute la journée se passe ainsi dans une heureuse agitation.
Chaque heure apporte sa nouvelle , et chaque nouvelle peut être
brodée de manière à durer longtemps. Puis voici venir le soir.
Le moment du départ approche. Déjà la fumée monte au-dessus
de la machine à vapeur , et le drapeau danois flotte dans les airs.
Les habitants de Kiel se rassemblent sur le port. Ils se rangent le
long du quai , ils regardent et ils écoutent. Il faut qu'ils aient ,
dans ce dernier moment , l'œil ouvert et l'oreille attentive. Bien-
tôt tout aura disparu , et il ne leur restera que le souvenir de
cette riche et féconde journée.
Sept heures sonnent. Le canon salue la ville. Le bâtiment vire
de bord. Bien des mouchoirs blancs s'agitent alors en signe
d'adieu \ bien des yeux bleus versent de douces larmes que l'on
voudrait recueillir dans une coupe d'or , tant elles sont belles à
voir tombant comme des perles sur un visage rose. Hélas ! heu-
reux encore sont ceux qui pleurent ! Celui qui est loin de son
pays ne pleure pas. Il quitte sans regret une terre étrangère. Pas
un ami n'est là pour lui serrer une dernière fois la main , pour
lui dire un dernier adieu. Ses amis sont ailleurs , et qui sait si,
dans ce moment , ils pensent à lui?
Mais la machine industrielle est en mouvement. L'onde jaillit
autour des deux roues qui la fatiguent ; le navire vole sur les flots
avec la rapidité de l'oiseau , et bientôt l'on n'entrevoit plus que
les clochers de Kiel et les sommités des maisons à demi perdues
dans l'ombre. La mer est calme , le ciel et pur. Le soleil se cache
derrière les arbres dépouillés de feuilles du Duslernbrook, et co-
lore d'un dernier rayon les côtes de la baie , les vagues de la mer.
Tout est repos et silence. La mouette s'assoupit sur le flot qui la
berce , et le bruit de la terre n'arrive plus jusqu'à nous. Que ne
REVUE DE PARIS. 205
suis-je poëte ? je saluerais avec un hymne enthousiaste cette heure
de recueillement , celte heure imposante où toute trace d'habita-
tion humaine a disparu , où l'on n'entrevoit plus que le ciel privé
de son solei! et !a plaine immense où le navire cherche sa route.
Je saluerais celle mer Baltique , celte mer chantée par les scaldes
et traversée tant de fois par les vikingr. Mais d'un côté , je ne
suis paspoëte , et de l'autre , l'aspect d'un bateau à vapeur, même
au milieu de l'Océan , est essentiellement prosaïque. Voyez cette
colonne de fumée qui s'élève dans l'air, cette machine qui fonc-
tionne par des procédés mathématiques, cette chaudière qui tient
lieu de vent , et ces deux roues de moulin qui remplacent la rame
antique ; ce n'est plus le vague de la pensée , c'est la réalité de
l'industrie. Avec le bateau à vapeur, c'en est fait de la poésie de
mer. C'en est fait de ce coup d'œil que présentent les manœu-
vres commandées à haute voix et exécutées avec une merveilleuse
promptitude. C'en est fait des matelots qui courent dans les hu-
niers , des mousses suspendus comme des goélands au bout d'une
vergue, des voiles qui s'élèvent l'une sur l'autre, et s'enflent
avec orgueil, ou retombent le long du mât en gémissant. C'en
est fait de toutes les agitations , de toutes les incertitudes , de tou-
tes les péripéties d'attente, de joie et de déception, qui font de
la vie du marin une vie de roman.
Vous figurez-vous Byron écrivant , en face d'une cheminée de
fer goudronnée , ces vers de Child-Harold :
He that has sail'd upon the dark blue sea
Has view'd at times , I ween . a full fair sight , etc.
Vous figurez-vous les personnages ^Othello qui s'écrient si
joyeusement en voyant apparaître le vaisseau de Desdemona :
A sail ! a sail! annoncer a steamboat?
Non , le bateau à vapeur est un navire de marchand. On y vit
comme dans un comptoir de marchand. Tout y est propre , ciré ,
vernis , distribué avec économie , rangé avec ordre. Les passa-
gers payent d'avance. Ils partent à heure juste , et ils savent
qu'ils arriveront à heure juste. Le long de la route , il faut qu'ils
se montrent hommes aimables, hommes de bonne compagnie.
Personne ici n'a le droit de se tenir à l'écart et de rêver. On vient
à vous , on veut apprendre qui vous êtes , d'où vous venez. On
204 REVUE DE PARIS.
cause , on se raconte son histoire . ses projets , on se dit bonsoir
1res- tendrement ; on se retrouve le lendemain comme de vieux
amis.
Ceux qui essayeraient d'échapper à cette intimité de voyage,
sont vaincus par le mal de mer. Le mal de mer est le plus grand
des démocrates. Il efface toutes les dislances , il attiédit toutes
les vanités humaines. Le grand seigneur qui se sent pris par le
mal de mer ne songe plus ni à ses titres, ni à ses Châteaux. Il
se couche sur le pont , à côté du pauvre ouvrier , comme à côté
d'un camarade . et la grande dame oublie son aristocratie à cha-
que vague qui vient heurter le navire. Mais les propriétaires du
bateau aiment le mal de mer; ils comptent sur lui. et il est juste
de dire que le mal de mer ne les trompe pas. Quand on vient de
Kiel à Copenhague, bon gré mal gré . il faut payer son dîner
d'avance. C'est de la part de ceux qui ont imaginé ce surcroit
d'addition un acte de haute piudence. Le dîner est servi , quand
on arrive au Kiôge, c'est-à-dire à l'endroit où le vent a le plus
de prise , où la mer est le plus orageuse. Les passagers alors
font une horrible grimace quand on leur montre une assiette ;
le beefsteackse promène sur la table comme un conquérant sans
rencontrer personne qui lui réponde, et les schellings des voya-
geurs entrent joyeusement dans la caisse de l'administration.
Les directeurs du bateau ont encore une autre invention non
moins ingénieuse , c'est de ne mettre le soir dans le lit des pau-
vres passagers qu'une couverture en laine et un seul drap. On
travaille la moitié de la nui! à s'envelopper dans ce drap , dont
les deux bouts ont juré de ne jamais se rejoindre, et l'autre moitié
à relever la couverture que rien ne retient et qui glisse sans
cesse sur le parquet. A la fin, comme le drap refuse obstiné-
ment de s'élargir , et comme la couverture a une antipathie
pour les couchettes de l'administration , dès que le premier
rayon du matin parait à travers les vitraux , chacun se lève en
bénissant le ciel de n'avoir qu'une nuit à passer dans celte re-
traite de douleur.
Heureusement qu'au sortir de là , on se retrouve en plein air ,
en face d'une nature poétique, car la nature n'a point fait de
pacte avec les négociants de Copenhague pour mesurer au voya-
geur chaque jouissance au prix de quelques schellings. Au lever
du soleil j le bateau double la pointe de Falsler , on passe entre
REVUE DE PARIS. 205
la Seeland et les petites îles éparses de côté et d'autre , pauvres
îles élevées à fleur d'eau, couvertes d'un peu d'herbe et de
quelques cabanes. Le paysan qui les habite est là comme dans
une barque. Les flots emportés par le vent jaillissent jusque sur
sa cabane. La mer gronde le jour près de la table où il s'asseoit
avec sa famille , la nuit sous son chevet. La mer est son élément,
sa joie et sa douleur , son monde immense et sa barrière. C'est là
que ses enfants courent dès qu'ils grandissent , comme l'alouette
dans les champs, comme le pluvier sur la grève. C'est là qu'il
s'en va chaque jour jeter ses filets , chercher sa moisson. Quel-
quefois elle l'appelle en riant sur ses vagues limpides ; elle s'as-
souplit sous la rame qui la traverse , et le ciel n'est pas plus pur
que cette grande plaine où tout orage a cessé ; et le murmure du
vent dans la forêt n'est pas plus doux que le murmure de ces
vagues qui se courbent autour de la barque aventureuse , et
fuient en laissant derrière elles un long sillon d'écume pareil à
un ruban d'argent. C'est alors que l'esprit des eaux chante dans
sa grotte, C'est alors que le Meermann monte à la surface des
flots avec sa lyre d'or et appelle les voyageurs. Puis , tout à coup
cette mer si calme s'irrite , gronde et mugit autour de l'île isolée ,
et l'enchaîne entre ses vagues comme une amante jalouse. Alors,
le pécheur rentre chez lui et attend que la tempête soit passée.
II connaît les caprices de cette mer inquiète. Il l'aime dans son
repos, il l'aime dans ses colères. Tandis que je regardais ces
pauvres retraites , jetées si loin du monde où nous vivons , j'en-
tendis un homme s'écrier à côté de moi : Oh ! heureux ceux qui
sont là tout seuls , sous ces toits de gazon , entre le ciel et
l'eau ! 11 était jeune et déjà vieux. Peut-être avait-il raison.
Le peuple dit que quelques-unes de ces îles ont été faites par
les enchanteurs, qui voulaient s'en aller plus facilement d'un
lieu à l'autre , et qui établissaient ainsi des stations sur leur
roule. Dans certains endroits , elles sont si rapprochés l'une de
l'autre , que la mer alors ne ressemble plus à la mer , mais à un
grand fleuve comme le Rhin ou l'Escaut. De chaque côté , on
aperçoit le rivage , on peut compter les maisons qui y sont bâ-
ties , et le dimanche , quand le bateau passe en face de Falster ,
on entend le son des cloches , on peut répondre aux chants re-
ligieux qui se chantent dans l'église. Mais un peu plus loin ,
les habitants du pays vous conduisent sur le devant du navire ,
6 18
206 REVUE DE PARIS.
et vous montrent avec orgueil une grande masse de roc , toute
blanche, taillée à pic . surmontée de quelques flèche? aiguës et
couronnée d'arbustes. Mais voyez : ce que le géologue appelle
de la pierre calcaire . ce n'est pas la pierre calcaire , et ce qui ,
s'élève au haut de cette montagne sous la forme d'un massif
d'arbres . ce n'est pas un massif d'arbres. Il y a là une jeune fée
très-belle qui règne sur les eaux et sur l'île. Ce roc nu . c'est sa
robe blanche qui tombe à longs replis dans les vagues , et se dia-
pré aux rayons du soleil; cette pyramide aiguë qui le surmonte,
c'est son sceptre ; et ces rameaux de chêne , c'est sa couronne.
Elle est assise au haut du pic qu'on appelle le Dronyiings Stol
(le Siège de la Reine ). De là , elle veille sur son empire, elle pro-
tège la barque du pêcheur et le navire du marchand. Souvent la
nuit on a entendu sur cette côte des voix harmonieuses , des
voix étranges . qui ne ressemblent pas à celles qu'on entend dans
le monde. Ce sont les jeunes fées qui chantent et dansent autour
de leur reine, et la reine est là qui les regarde et leur sourit. Oh !
le peuple est le plus grand de tous les poëtes. Là où la science
analyse et discute . il invente , il donne la vie à la nature inani-
mée , il divinise les êtres que le physicien regarde comme une
matière brute. Il passe le long d'un lac , et il y voit des esprits ;
il passe au pied d'un roc de craie, et il y voit une reine , et il
l'appelle le MœnsHint (le Rocher de la Jeune Fille).
Au Mœnsklint , la mer reprend son large espace. La côte de
Kiôge semble fuir en arrière pour faire place à tous les bâtiments
qui se croisent sans cesse sur ses bords. D'ici à Copenhague la
mer est couverte de navires, les uns fuyant avec le vent qui enfle
leurs voiles, les autres sillonnant la vague rebelle qui lutte contre
eux. Quelquefois on en aperçoit plusieurs réunis ensemble , et
de loin, avec leur voile blanche, on les prendrait pour des cygnes
qui se bercent paresseusement sur l'eau. Si le capitaine du ba-
teau à vapeur est fier , c'est quand il passe en droite ligne au
milieu de tous ces navires fatigués par le vent et obligés de lou-
voyer ; c'est quand il laisse . en quelques minutes . bien loin de
lui . et la goélette renommée pour sa vitesse , et le brick aux
flancs évasés . et la frégate avec ses mâts superbes et son armée
de matelots. Bientôt on approche de terre , on voit à droite la
côte de Suède et la pointe des clochers de Lund ; à gauche la côte
danoise , la forteresse qui défend la capitale , et la rade remplie
REVUE DE PARIS. 207
de vaisseaux. A midi, le matelot s'est incliné devant le Mcens-
klint. A cinq heures , il amarre le bateau dans le port de Copen-
hague.
Toutes ces côtes de la mer Baltique sont peuplées de traditions,
les unes empreintes d'un vrai sentiment religieux, les autres por-
tant encore le caractère du paganisme ; ceiles-ci simples et tou-
chantes, comme une élégie ; celles-là parées et embellies comme
un conte de fées. Le marin est crédule et superstitieux ; la vie
aventureuse à laquelle il se voue , les vicissitudes qu'il doit subir,
les dangers qu'il traverse , entretiennent dans son esprit l'amour
du merveilleux. Souvent la tempête le surprend tout à coup au
milieu de ses plus belles espérances., et comme la science ne lui
donne sur ces variations d'atmosphères aucune solution , il at-
tribue tout ce qui lui arrive d'étrange à d'étranges influences. Il
croit aux mauvais génies, aux jours sinistres , à la fatalité et aux
expiations dans ce monde. Dans les îles du Nord , ces traditions
se conservent par l'isolement des individus. Elles prennent ra-
cine sur le sol ; elles se transmettent d'une génération à l'autre.
Le marin les apprend dans son enfance , il les raconte dans ses
voyages , et il les rapporte , après de longues années , toutes vi-
vantes au foyer de famille. Dans ces îles , comme dans les con-
trées septentrionales de l'Allemagne , chacun sait l'histoire des
elfes et des géants, des épées magiques et des trésors gardés par
des dragons. Il y a là des hommes de mer qui ont la barbe verte
les cheveux tombant sur les épaules , comme des tiges de nénu-
phar, et qui chantent le soir au bord des vagues pour appeler la
jeune fille et la conduire dans leur grotte de cristal. Il y a des sor-
ciers qui , par la force des enchantements, attirent la tempête
soulèvent les flots et fonL chavirer la barque du pêcheur. Il y a
comme dans la plupart des contrées montagneuses de l'Europe
des chasseurs condamnés , pour leurs méfaits, à courir éternelle-
ment à travers les marais et les taillis. Les habitans du Slernsklint
entendent souvent le soir les aboiements des chiens de Grœnjelte.
Ils le voient passer dans la vallée le Grœnjelte, la pique à la main,
et ils déposent devant leur porte un peu d'avoine pour son che-
val , afin que , dans ses courses ; il ne foule pas aux pieds leur
moisson. Là aussi on croit qu'il y a un roi des elfes qui règne à
la fois sur l'Ile de Stern , sur celle de Mœ et sur celle de Rugen.
Il a un char attelé de quatre étalons noirs. Il s'en va d'une île à
208 REVUE DE PARIS.
l'autre , en traversant les airs , et alors on distingue très-bien le
hennissement de ses chevaux , et la mer est toute noire. Ce roi a
une grande armée à ses ordres , et ses soldats ne sont autre chose
que les grands chênes qui parsèment l'île. Le jour , ils sont con-
damnés à vivre sous une écorce d'arbre. Mais la nuit , ils repren-
nent leur casque et leur épée , et se promènent fièrement au clair
de la lune. Dans les temps de guerre , le roi les rassemble autour
de lui. On les voit errer au-dessus de la côte, et alors malheur
à celui qui tenterait d'envahir le pays!
Quelques autres traditions sont d'une nature toute religieuse.
C'est la loi de charité , c'est le dogme d'expiation , c'est le mys-
ticisme du moyen âge cachés sous une fiction, revêtus d'un sym-
bole. Le nom de Marioboe signifie demeure de Marie. La Vierge
annonça par une lumière céleste qu'elie avait choisi cette île
pour y habiter , et on lui bâtit une église. L'île du Prêtre rap-
pelle une légende de saint. 11 y avait là un prêtre nommé Anders
qui était vénéré de tout le monde pour ses vertus. Il était fort
pauvre , il ne possédait qu'un denier. Mais quand il avait besoin
de quelque chose , il envoyait son denier au marchand ou au
laboureur , et toujours on le lui rapportait dévotement en y joi-
gnant ce qu'il désirait. L'île a garde le nom d'île du Prêtre ; mais
le merveilleux denier est perdu.
Sur une autre côte de la mer Rallique , une église profanée
par des impies s'est abîmée dans l'eau. La nuit , on entend les
malheureux chanter avec des sanglots les psaumes de la péni-
tence , et quand la mer est calme , on voit à travers les vagues
briller les cierges qu'ils allument devant l'autel. Pour leurs pé-
chés , ils sont condamnés à pleurer et à rester dans cette église
jusqu'au jugement dernier.
Près du même rivage , plusieurs fois dans des heures de tem-
pête , à la lueur des éclairs qui sillonnent le ciel , les matelots
ont aperçu un vaisseau d'une forme étrange, un vaisseau dont on
ne reconnaît plus ni la couleur ni le pavillon. Le capitaine qui le
commandait et ses matelots ont un jour commis une faute grave,
et ils doivent errer sur les vagues , sans trêve et sans repos .
jusqu'à la fin du mond^. Ouaiul ces pauvres Ahasvérus du monde
maritime distinguent de loin un autre navire , ils lui envoient
des lettres pour leurs parents et leurs amis. Mais ces lettres
sont adressées à des personnes qui n'existent plus depuis des
REVUE DE PARIS. 209
siècles , et dans des rues dont nul être vivant ne sait le nom.
A Falster , il y avait autrefois une femme fort riche qui n'avait
point d'enfants. Elle voulut faire un pieux usage de sa fortune ,
et elle bâtit une église. L'édifice achevé , elle le trouva si bien ,
qu'elle se crut en droit de demandera Dieu une récompense. Elle
le pria donc de la laisser vivre aussi longtemps que son église
subsisterait. Son vœu fut exaucé. La mort passa devant sa porte
sans entrer ; la mort frappa autour d'elle voisins , parents, amis,
et ne lui montra pas seulement le bout de sa faux. Elle vécut au
milieu de toutes les guerres , de toutes les pestes , de tous les
fléaux qui traversèrent le pays. Elle vécut si longtemps , qu'elle
ne trouva plus un ami avec qui elle pût s'entretenir , elle parlait
toujours d'une époque si ancienne , que personne ne la compre-
nait. Eile avait bien demandé une vie perpétuelle, mais elle avait
oublié de demander aussi la jeunesse ; le ciel ne lui donna que
juste ce qu'elle voulait avoir , et la pauvre femme vieillit ; elle
perdit ses forces , puis la vue , et l'ouïe et la parole. Alors elle se
fit enfermer dans une caisse de chêne et porter dans l'église.
Chaque année , à Noël , elle recouvre , pendant une heure , l'u-
sage de ses sens , et chaque année , à celte heure-là, le prêtre
s'approche d'elle pour prendre ses ordres. La malheureuse se
lève à demi dans son cercueil et s'écrie: «Mon église subsiste-t-
elle encore ? — Oui , répond le prêtre. — Hélas ! dit-elle, plût à
Dieu , qu'elle fût anéantie ! » Et elle s'affaisse en poussant un
profond soupir , et le coffre de chêne se referme sur elle.
Voici une légende qui a été racontéepar le poète Œlilenschlœger.
Ce n'est pas une légende , c'est un drame de la vie réelle. Un
pauvre matelot a perdu un fils dans un naufrage , et la douleur
l'a rendu fou. Chaque jour , il monte sur sa barque et s'en va en
pleine mer ; là il frappe à grands coups sur un tambour , et il
appelle son fils à haute voix : « Viens , lui dit-il , viens ! sors de
ta retraite! nage jusqu'ici! je te placerai à côté de moi dans
mon baleau ; et si tu es mort , je le donnerai une tombe dans
le cimetière, une tombe entre des fleurs et des arbustes; tu dor-
miras mieux là que dans les vagues. »
Mais le malheureux appelle en vain et regarde en vain. Quand
la nuit descend , il s'en retourne en disant : « J'irai demain plus
loin , mon pauvre fils ne m'a pas entendu. »
Je viens de citer quelques-unes des principales traditions ré-
18,
210 REVUE DE PARIS.
pandues autour de la mer Baltique ; elles ne composent qu'une
faible partie des traditions danoises, rassemblées dans le recueil
de Thicle et dans le Kœwpeviser de Nyerup. J'aurai plus d'une
fois encore occasion d'y revenir.
X. Marmier.
AVENTURES
DU GRAND BALZAC,
POUR FAIRE SUITE AUX MYSTIFICATIONS
DU PETIT POI>"SINET.
I. — LE SOUPER CHEZ BAUTRU.
Baulru , le célèbre diseur de bons mois et d'épigrammes , plus
connu par son esprit satirique et bouffon que par ses titres de
comte de Serrant et d'introducteur des ambassadeurs , et ses am-
bassades en Espagne , en Flandre , en Angleterre et en Savoie ,
avait invité à souper ses deux amis Faret et Boisrobert , un soir
d'automne de l'année 1635.
— Le Bois ne vient pas ! disait tristement Faret , qui regardait
à tout moment par la fenêtre pour voir s'il n'apercevrait pas de
loin le convive attendu 5 il tardera tant que l'oie sera brûlée et
le clairet perdra ses esprits.
— Ce diable de Boisrobert se fait attendre comme s'il était
question de dire une messe , répliqua l'indévot Bautru.
— Ah! monsieur l'ambassadeur, s'écria Faret en humant à
plein nez les vapeurs de cuisine, n-e flairez-vous pas l'oie qui brûle ?
— En vérité , dit Bautru qui simula un signe de croix et com-
posa une panlomime hypocrite , cela donne furieusement à réflé-
chir sur les inconvénients d'être rôti comme hérétique pour un
bon livre ou un bon mol.
— Mon excellent confrère d'Académie , interrompit Faret , je
vous supplie de faire qu'on serve 7 sous peine de me voir mourir
enragé de soif et de faim.
212 REVUE DE PARIS.
— Bah! je voudrais bien éprouver comment vous mordez les
gens , et je souhaite que votre esprit ait de meilleures dents que
votre bouche.
— Ce scélérat de Boisrobert a imaginé ce guet-apens contre
nos pauvres estomacs ; c'est un abbé sans pitié...
— Et non pas sans abbaye ; M. le cardinal a promis de lui en
donner trois ou quatre dans l'enfer , outre celle de Cliàtillon-sur-
Seine, où maître Robert a déjà fait le dnble. A table donc,
M. l'académiste ou plutôt l'académicien , pour parler en style de
Yaugelas. Par la morbleu ! vous ne sortirez pas d'ici sur vos
jambes.
— Je doute très-fort que Le Bois y arrive sur les siennes, car
certainement il a soupe avec monseigneur le protecteur de l'Aca-
démie française.
Les deux académiciens passèrent alors dans la salle à manger
où le couvert était mis , et ils s'assirent face à face devant une
table servie avec moins de luxe que de prodigalité ; les valets fu-
rent congédiés pour que les convives n'eussent pas d'oreilles in-
discrètes autour d'eux , et , après les premiers moments consa-
crés à l'exercice d'un appétit impatient et silencieux, un entretien
familier commença entre Bautru £t Faret : celui-ci plus avare de
paroles que de coups de dents, mais lançant çà et là des bouta-
des burlesques avec un sérieux inaltérable ; et l'autre , au con-
traire , ne restant pas muet une minute , poursuivant la conver-
sation avec les gestes les plus variés et la physionomie la plus
mobile , à travers les embaras du travail gastronomique , ré-
pandant sur tout , et à propos de tout, l'esprit , la gaieté , l'im-
pertinence , la méchanceté même , et n'épargnant pas plus Dieu
et ses saints que le cardinal de Richelieu et ses créatures.
Tel était ce fameux Guillaume de Bautru qui , de son vivant ,
fut ainsi jugé par Costar : « C'est un homme qui met sa philoso-
phie à n'admirer que très-peu de chose et qui, depuis cinquante
ans , a été les délices de tous les ministres , de tous les favoris ,
et généralement de tous les grands du royaume , et n'a jamais
été leur flatteur. » En effet, Bautru, de même que l'Arétin, avait
un terrible penchant pour la satire, et se faisait craindre des plus
puissants personnages , à cause de la licence de sa langue qui
s'attaquait à tout le monde ; aussi s'empressait-on d'acheter son
silence et son amitié par des égards et des faveurs. Le cardinal
REVUE DE PARIS. 213
de Richelieu , qui savait l'influence d'une plaisanterie sur le ca-
ractère français et qui ne supportait pas les atteintes du ridicule,
préféra s'attacher Baulru et l'apprivoiser à force de caresses ,
plutôt que de l'enfermer dans une prison d'État et de l'envoyer
au bourreau; cependant Bautru conserva son libre parler, qui
s'exerçait impunément contre son protecteur même , pour avoir
le droit de médire des seigneurs et des dames de la cour ; les bas-
tonnades, qu'il recevait quelquefois avec une effronterie incon-
cevable , ne le dégoûtaient pas du métier d'insolent bouffon, et il
supportait en philosophe sloïque ce qu'il appelait les inconvénients
de la mauvaise humeur de ses ouailles.
Issu d'une famille noble d'Angers , il eût été relégué dans une
charge obscure de magistrat provincial , si le crédit de ses épi-
grammes ne l'eût poussé dans la carrière de la fortune et des
honneurs : il devint comte de Serrant , conseiller ordinaire du roi
et introducteur des ambassadeurs ; il fut revêtu de graves fonc-
tions diplomatiques, bien qu'il ne renonçât point à son rôle habi-
tuel dejjlaisa?iti?i ; il alla successivement en Angleterre , en Italie ,
en Espagne et dans les Pays-Bas , comme embassadeur ou envoyé
extraordinaire , pour débattre des questions politiques fort déli-
cates , et il remplit toujours avec habileté le but de ces missions,
qui demandaient beaucoup de prudence et de savoir-faire. De re-
tour en France , il eut encore à se louer de la munificence de Ri-
chelieu , qui le pensionna et le combla de présents , et le gardant
auprès de soi , pour ainsi dire , comme un dogue qu'on tient à la
chaîne et qu'on lâche dans l'occasion contre un ennemi qui s'a-
vance. Baulru, qui était plus applaudi que Pierre Corneille au
Palais-Cardinal , avait été choisi pour faire partie de la nouvelle
Académie, dès la création de ce corps littéraire , en ÎG34. long-
temps avant que l'auteur de Mélite, qui devait être celui du Cid et
des Horaces, pût obtenir le fauteuil d'académicien. Bautru, néan-
moins , n'écrivait pas même des lettres à l'instar de Balzac ou de
Yoilure.
Il était de petite taille, mais singulièrement bien fait , avantage
physique dont il s'enorgueillissait trop, et la calomnie ne manquait
pas d'expliquer par des goûts infâmes le soin minutieux qu'il pre-
nait de mettre en relief sa belle tournure et de faire ressortir la
perfection de ses formes sous le satin ou le velours. Sa figure , par
malheur , ne répondait pas à cette beauté de corps qu'il estimait
214 REVUE DE PARIS.
plus que celle du visage chez les autres ; il avait une grosse tête et
une large face , assez triviale , mais animée d'une expression ma-
ligne etspirituelle. C'était un diminutif de François Rabelais, avec
moins de bonhomie dans le sourire et plus de fausseté dans le
regard. Il y avait du chat et du tigre en son air cafard, moqueur
et cruel. Son habillement noir, acccompagné de dentelles de prix
pour collerettes . manchettes et tours de bottes , surpassait sans
doute en propreté et en élégance le costume de tous ses confrères
de l'Académie, lesquels se piquaient peu ou point d'être mieux vê-
tus que leurs valets. De toute sa personne s'exhalait une odeur de
musc et d'ambre, qui, dans les séances académiques , se mêlait aux
miasmes nauséabonds des habits gras et crottés de la littérature.
Nicolas Farel n'était pas le moins inculte de tous ces enfants des
muses: ses cheveux châtains ne connaissaient guère d'autre peigne
que ses doigts crasseux ; il laissait avec insouciance ses hauts-de-
chausse grimacer autour de ses reins , et les bas , jadis rouges ,
qu'il portait . allourdis par un enduit imperméable de boue et de
poussière , offraient plus d'une solution de continuité dans leur
trame usée , que retenaient vainement quelques fils maladroits
d'une couleur différente ; son pourpoint de laine violette , privé de
la plupart des rubans et des boutons que le tailleur y avait mis
autrefois , resplendissait de taches d'encre et de vin, livrée coulu-
mière de l'ivrogne et de l'écrivain. Quant à sa figure, elle partici-
pait aussi à celte livrée d'académie et de cabaret ; son teint sem-
blait emprunté à la lie d'un tonneau bourguignon, et la plumequi
avait rédigé le Traité de l'honnête homme ou l'Art de plaire
à la cour, t'était sans doute essuyée plus d'une fois sur son gros
nez rubicond , sur ses joues bouffies et sur son double menton.
Ce poète historien se distinguait, entre les académiciens, par
l'ampleur imposante de son ventre plutôt que par ses ouvrages.
Cependant il n'avait pas seulement la réputation d'un intrépide
buveur ; il passait pour èire d'un goût exquis en matière de cho-
ses d'esprit ,et les grammairiens les plus difficiles de ce temps,
Coeffeteau et Yaugelas , lui reconnaissaient un véritable génie
pour la langue et pour l'éloquence. On regardait son jugement
comme infaillible , soit qu'il rappliquât à la critique d'un livre ,
soit qu'il le bornât à l'appréciation d'un vignoble ou d'un cuisi-
nier. Le cardinal de Richelieu lui devait plus d'un bon conseil
politique et se plaisait à le consulter en secret j il l'avait admis à
REVUE DE PARIS. 215
sa table, pour lui ouvrir la bouche , disnit-il. En effet , grâce à
l'entremise de Faret , le cardinal s'était rendu maître des secrets
de la maison de Lorraine , en divisant les deux frères , le comte
d'Harcourt et le comte d'Elbeuf; Faret avait été secrétaire du
premier, qui se vendit avec lui au cardinal. La fondation de
l'Académie française fut inspirée à Richelieu par Faret , qui en
dressa le plan et les statuts ; il acquit de la sorte une influence
spéciale dans l'assemblée , qu'il gouvernait à son gré , de con-
cert avec son ami Boisrobert , l'âme damnée du protecteur de
l'Académie.
L'entretien de Faret et de Bautru roula naturellement sur l'A-
cadémie; Baulru , qui débitait cent paroles contre un morceau
qu'il avalait, passa en revue tous ses confrères pour leuradresser
de rudes vérités que Faret approuvait en vidant son verre : Bau-
douin le traducteur devrait faire traduire son style ; Bourbon pa-
raissait destiné à l'emporter en vers latins sur les poëtes français;
Porchères d'Arbaud avait un bagage trop lourd pour arriver à
l'immortalité , quoiqu'il n'eût fait qu'un sonnet sur les yeux de
Gabrielle d'Eslrées; Habert, à son air défait et souffrant, semblait
représenter le portier de son poëme le Temple de la Mort, Hay
duChâtelet ne se souvenait pas d'avoir jamais lu son histoire de
Bertrand Duguesclin ; Maynard n'était que l'ombre de Malherbe,
et Malleville l'ombre de Maynard; Baro était de l'Académie, parce
qu'il savait passablement signer son nom au bas d'une quittance,
etc. A ces traits malicieux que Bautru semait sur les membres de
la docte compagnie , Faret ne cessait d'opiner de la bouteille.
Boisrobert , qui arrivait enfin au milieu du souper, s'annonça
de loin par de grands éclats de voix . par un bruit formidable de
souliers ferrés , et surtout par le son métallique des pislok s qu'il
remuait sans cesse au fond de ses poches ; il ouvrit la porte d'un
coup de pied et se tint debout sur le seuil, comme le fantôme de
Brulus, l'air renfrogné et rébarbatif, le regard morne et sinistre,
tellement que Bautru s'imagina que ce convive retardataire s'in-
dignait de n'avoir pas été attendu , et , dans cette supposition , ii
s'arma de plusieurs gros os qu'il achevait de ronger et les montai
ironiquement à l'abbé qui jurait entre ses dents et semblait plus
disposé à se retirer qu'à entrer dans la salle.
— Tarde venientibus ossa ! lui cria Bautru qui se mettait vo-
lontiers aux prises avec Boisrobert, qu'il estimait comme le plus
216 REVUE DE PARIS.
habile jouteur de langue avec lequel il pût rivaliser. Mais ce
proverbe n'a pas de quoi vous épouvanter, cher Le Bois , vous
qui savez si adroitement nager entre deux eaux , sans faire le
plongeon.
— Fi donc! ditFaret sans suspendre sa mastication infatiga-
ble , que parlez-vous d'eau, quand nous avons du vin et du meil-
leur ?
— Monsieur de Bautruand , reprit Boisrobert qui se piquait de
n'avoir jamais le dernier mot , je savais bien que vous trouve-
riez à mordre, même sur moi; maisjetez cela aux chiens, je vous
prie , et donnez-moi un conseil d'académicien.
— Holà ! ce n'est point un conseil d'ami que vous demandez ,
lui répliqua Bautru : faut-il vous choisir du sel ou du poison ?
— Quant au sel atlique , je vous en revendrai , monsieur de la
Bautruaille ; mais pour le poison , vous en avez au bec plus qu'il
faut pour tuer un bœuf.
— N'ayez pas peur, je ne vous tuerai pas , monsieur l'abbé ;
venez vous asseoir à mes côtés, en pécheur repentant.
— Bœuf vous-même , Bautru , répliqua Boisrobert . déterminé
à rompre l'entretien ou à changer le ton ; ne traitez donc jamais
le chapitre des cornes devant une glace , mon pauvre ambassa-
deur de mari.
— Mordien ! l'abbé , j'ignorais que vous eussiez pris l'épée, dit
Bautru , qui n'était réellement sensible qu'à ses infortunes con-
jugales, qu'un scandaleux procès avait rendues publiques , lors-
qu'il se fut vengé cruellement de la préférence accordée par sa
femme à son valet.
— Vous avez la vue trouble . Bautru, répliqua effrontément
Boisrobert ; ce qui vous parait une épée n'est autre qu'un bâton.
— Bàlon ! bàlon ! murmura Bautru que déconcerta cette allu-
sion directe à certaines mésaventures que ses épigrammes lui
avaient values : à bâton . bàlon et demi, mon très-clément con-
frère ; en tous cas , ce ne sera jamais le bâton de Boisrobert.
Ce jeu de mot excita le rire de Faret et ne déplut pas à Boisro-
bert , qui résistait moins à une plaisanterie qu'à une bonne rai-
son : il répéta gaiement l'équivoque tirée de son nom , et alla se
placer auprès de Bautru , pour être crucifié , dit-il , comme Jé-
sus , entre les deux larrons ; mais il ne mangea pas , en s'excu-
saut d'avoir soupe de poires d'angoisse chez le cardinal de Riche-
REVUE DE PARIS. 217
lieu , et il se contenta de boire coup sur coup, pour tempérer l'a-
mertume de son àme , disait-il à chaque rasade.
François Le Mélel de Boisrobert était véritablement le bouffon
du cardinal , qui l'avait payé par-delà ses mérites en l'enrichis-
sant avec des pensions et des bénéfices plus considérables que
tous ceux des gens de lettres contemporains. Boisrobert portait
l'habit ecclésiastique , sans avoir reçu les ordres sacrés , et ce ne
fut que dans un âge avancé qu'il dit sa première messe, au grand
scandale des personnes qui connaissaient non-seulements on genre
de vie , mais encore ses convictions d'athée. Tant que Richelieu
vécut , il fut à la cour en position de servir ses amis et souvent
même ses ennemis, sans autre considération que le désir d'obliger
les hommes de talent : il n'avait donc pas plus de fiel que de ja-
lousie contre les écrivains, ses rivaux , et ce rôle de Mécène con-
venait si bien à son caractère généreux , qu'il s'était intitulé le
solliciteur des muses affligées.
Boisrobert avait cependant des vices et des défauts qui domi-
naient ses belles qualités et les paralysaient quelquefois : il était
fourbe et menteur, de naissance; il aimait passionnément le jeu et
la bonne chère , au point de les préférer à tout ; mais s'il perdait
d'ordinaire son argent dans les brelans, il ne gagnait jamais d'in-
digestion à table, quelque dévorant que fût son appétit; il ne
s'enivrait jamais aussi, quelles que fussent les libations dont il
eût contenté sa soif. C'était dans les ruses d'imaginative et dans
les inventions facétieuses qu'il excellait , ce joyeux abbé , qui li-
sait , en guise de bréviaire , le Moyen de parvenir et les contes
de Boccace ; il créait des quiproquos , des scènes comiques, des
rencontres divertissantes , pour donner à rire au cardinal, qui ne
pouvait pas plus se passer de Boisrobert que de Citois , son méde-
ciu. L'empire exercé sur le ministre par les folies spirituelles de
Le Bois ( comme on l'appelait par abréviation de son nom plu-
tôt que par allusion à certain droit qu'il avait dans la vente du
bois venu de Normandie ), était si puissant, que ce grand homme
d'État eût renoncé au titre de premier minisire plutôt qu'à la com-
pagnie de Boisrobert, spécifique infaillible contre les soucis du
l'ambition et de la politique.
Un bouffon ordinaire n'eût pas satisfait la délicatesse d'esprit
du cardinal ; aussi Boisrobert savait-il , au besoin, s'occuper ds
choses sérieuses avec une aimable aisance, et il se gardait bien
S 19
218 REVUE DE PARIS.
de lâcher la bride à son humeur plaisante , lorsque son maître
ne voulait pas être distrait ni amusé. Il travaillait aux pièces de
théâtre et aux vers du cardinal , quoique cinq auteurs eussent
été choisis pour coopérer ensemble à ces ouvrages de poéiie.que
le grand Corneille ne réussissait pas à éclairer d'un reflet de son
génie. Boisrobert avait toujours la haute main dans ces compo-
sitions ; il fournissait le plan, les idées et les rimes avec une in-
croyable facilité . sans appauvrir en rien son propre fonds ; car
i! mettait en lumière, sous son nom . d<^s comédies et des tragi-
comédies , des épîtres et des nouvelles , où le savoir-faire de
l'écrivain justifiait l'esiime littéraire que le cardinal avait pour
son collaborateur. En outre . Boisrobert ajoutait un charme par-
ticulier à ses poésie?, finement et purement écrites , lorsqu'il les
récitait avec ce prestige de diction qui l'avait fait appeler dupeur
d'oreilles.
La malice et la finesse éclataient dms les yeux de Boisrobert,
quoique son visage restât grave et immobile au milieu de ses gaie-
tés les plus communicalives. Cette apparence sévère et flegmati-
que contrastait singulièrement avec les paroles plaisantes qu'il
avait presque toujours à la bouche ; seulement , lorsqu'il voulait
triompher d'une tristesse ou d'une froideur qui résistaient à ces
moyens de séduction , il recourait , en dernier ressort , à une
pantomime et à des grimaces si éloquentes , si burlesques, si ori-
ginales . qu'il entraînait un débordement de rires invincibles. Il
avait d'ailleurs une figure peu remarquable, et il ressemblait,
d'extérieur, à un épais curé de campagne . assez négligé dans sa
toilette, et peu soucieux de plaire par l'habit : on le coudoyait
comme un prêtre vulgaire dans les galeries du Palais-Cardinal ;
mais on devinait quel pouvait être son pouvoir à la cour, lors-
qu'on entendait vibrer sa voix insinuante, lorsqu'on voyait bril
1er les éclairs de son regard fascinaleur.
— Mes amés et féaux , dit-il avec un profond soupir et un rou-
lement d'yeux où l'on sentait le comédien , l'Académie est désho-
norée !
— L'Académie! reprit Baulru , qui se fût coupé la langue plu-
tôt que de se priver d'un mot mordant . serait-ce parce que Saint-
Pavin y doit être admis ?
— Le cas est considérable . répliqua Faret qui vidait sa troi-
sième bouteille ; une ordonnance du roi condamnerait-elle l'Aca-
REVUE DE PARIS. 219
demie à ne boire que de l'eau jusqu'à l'achèvement du grand dic-
tionnaire que M. Chapelain a proposé d'entreprendre ?
— L'abomination de la désolation s'est répandue dans le lieu
saint, dit Boisrobert en frappant sur la table ; un académicien a
renié !
— Oh ! oh! s'écria Bautru , qui se méprit sur le sens de cette
expression , monseigneur Antoine Godeau , évéque de Grasse ,
s'est-il fait Turc ou juif ?
— Ce n'est rien que cela , repartit Boisrobert qui continuait de
jouer le Jérémie , il serait plus surprenant que ledit évéque se fût
fait chrétien. Mais que vous semble d'un académicien élu qui s'ex-
cuse de demeurer dans la société , et prend congé de nous comme
si nous étions plus ou moins pestiférés ? N'est-ce pas une conduite
impertinente et audacieuse ?
— J'imagine que le déserteur s'est dégoûté de l'Académie pour
avoir écouté le discours de Gombault sur le Je ne sais quoi.
— Bautru , vous ne répondez pas à l'écho ; car je parle de celle
fâcheuse affaire avec douleur et dépit : l'honneur de l'Académie
y est engagé.
— Quant à moi , je ne suis pas marié avec dame Académie , qui
attire à soi trop de galants , la coquette qu'elle est !
— Certes, j'y perdrai mon dernier bénéfice, ou j'aurai satis-
faction de cet outrage fait à ma bien-airnée fille l'Académie !
— Ta fille est un peu la nôtre, Boisrobert , et je te souhaite
une paternité dont lu puisses mieux l'arroger la gloire.
— 0 cœurs de glace que vous êtes ! Apollon en personne des-
cendrait du Parnasse , vous ne feriez pas apporter un siège; les
Muses recevraient une cassolette sur la tète en vous allanl visi-
ter, vous ne leur donneriez pas l'aumône d'un flacon d'eau de
senteur...
— Fi donc ! interrompit Faret , qui avait horreur de l'eau, dans
toule l'acception du mol , ainsi qu'un chien hydrophobe. Trai-
tez plus hospitalièrement mesdames les pucelles de la double-
colline , et ne leur versez que du vin , qui est le nectar de la
poésie.
— Mordieu ! s'écria Boisrobert impatienté de produire si peu
d'effet par sa rhétorique , eslimez-vuus que vous valez moins que
rien, mes confrères ? Reconnaissez-vous que vous avez une belle
paire d'oreilles d'âne pour chapeau d'académicien ?... Confessez-
220 REVtE DE PARIS.
vous très-humblement , que Rfarbeaf est le roi des poètes , et que
le baron de Chauvigny est le poète des rois ? Courage ! 5 ge-
noux . pauvres académiciens ! tendez le dos à la bastonnade , et
la face aux crachats! Quel malheur que maîîre Guillaume soit
mort ! il aurait qualité pour être de l'Académie. Çà, changez vo-
tre nom d'académicien en celui de turlupin ; résignez-vous à faire
pitié aux gens, et à être raillés de toutes mains , puisque vous
souffrez qu'on vous insulte en voire docte assemblée !
— Les augures romains ne savaient pas se regarder sans rire ,
dit Farel , non plus que les buveurs s'attabler s?ns boire.
— Je commence à penser que l'Académie a été mise à sac? re-
prit Bautru qui n'avait pas attaché d'abord beaucoup d'impor-
tan< e aux lamentations de Boisrobert, qu'il supposait capable de
quelque nouveau conte. En effet , nous sommes les chevaliers de
la dame , et nous devons, à ce titre , venger ses injures, surtout
les barbarismes et les fautes de langue dont souvent on l'outrage
le plus témérairement du monde. Mais entre tous nos confrères ,
Baro me paraît innocent du méfait , puisqu'il n'a rien écrit et n'en
dit pas davantage.
— Écoutez la belle épître qu'a reçue monseigneur le cardinal !
dit Boisrobert, qui déploya une large pancarte, écrite en carac-
tères moulés . à la manière de l'impression , et fermée de lacs de
soie rose avec un sceau pendant , comme une lettre missive éma-
née de la chancellerie.
Baulru se pencha pour voir les armes que portait ce sceau de
cire blanche, et ayant répété tout haut cette légende: A Uim-
mortalité . gravée au-dessus d'une plume volant à l'instar d'une
Bè be, il imita le son d'une trompette avec sa bouche gonflée
d'air, < t 6 précéder d'une espèce de fanfare la lecture annoncée
par Boisrobei t. Farel crut qu'on l'nv- itail à un toast en l'honneur
de Y immortalité, et présenta son verre, dins lequel Bautru versa
de Peau . sans que l'ivrogne s'en aperçût avant d'y avoir trempé
ses lèvres. La présence de l'eau dans le vin n'échappa point au
s^ns bachique de l'académicien . qui s'écria qu'on voulait l'empoi-
sonne!', et qui faillit s'évanouir d'horreur. Boisrobert, pour ob-
tenir du silence . offrit une bouteille pleine à ce buveur désap-
pointé; il lut ensuite ce qui suit . sans s'arrêter aux interruptions
moqueuses et malignes de Bautru :
REVUE DE PARIS. 221
« M. le cardinal , le plus grand et le plus incomparable des
minisires , aussi bien que des cardinaux ,
» Si quelque malavisé osait vous injurier en ma présence , si
quelque bouffon si risquait à railler vos faits et vos paroles de-
vant moi, je ne serais retenu par aucune considération qui m'em-
pêchàt de fustiger le bouffon, et de répondre au malavisé. En con-
séquence de cette façon d'agir à votre égard , je suppose que vous
agiriez de même sort à lYgard d'un homme à qui M. de Luçon
(que vous avez peut-être oublié) se proposait de faire du bien au-
trefois , en commençant, disait-il, par une abbaye de 10,000 liv.
de rente. Mais le temps de ces grasses abbayes est aussi loin de
nous que M. de Luçon l'est de l'illustre cardinal, aux bonnes
grâces duquel je me recommande, parle cas particulier que font
de moi les grands et les princes jusqu'en Orient.
» J'aurais pu prendre figure à la cour, et ne l'ai pas voulu ,
lorsque feu M. le duc d'Épernon me conjura de devenir secrétaire
des commandements de la reine ; je serais le bien-venu eu tous
les pays où le renom des muses françaises a pénétré ; hier, j'ai
eu des lettres dorées de Constantinople; aujourd'hui, je suis as-
sailli des compliments que m'adressent à la fois le Nord et le Midi.
Voici le roi de Danemarck qui s'excuse de ne point venir me sa-
luer en mes terres ; voilà notre saint père le pape qui m'invite à
entrer dans l'église , afin d'être en posture d'accepter le chapeau
rouge. Nonobstant , je ne vous parlerai point ici du prix que je
vaux, de crainte que vous m'estimiez plus que je fais moi-même,
et votre estime, monseigneur, est le pius haut degré de la gloire
humaine. »
— Malpesle ! quel flatteur ! s'écria Bautru en frappant du poing
sur la table ; il doit être tout enfumé de l'encens qu'il brûle à sa
barbe. L'auteur de cette rhétorique épislolaiie se nomme L'An-
gely, fou du roi , simon Jean-Louis Guez, sieur de Balzac.
— Voyons la suite, dit Faret; il nous apprendra peut-être s'il
était ivre en dressant cette épilre adulatrice.
Boisrobert leur fit signe de se traire et de prêter l'oreille au
reste , qui n'était pas moins curieux à entendre . comme il le leur
promettait en remuant la tète avec toute la gravité d'un magot de
la Chine en porcelaine. Bautru , que démangeait toujours l'envie
19.
222 REVUE DE PARIS.
de parler à (ort et à travers , se contenta de psalmodier sur tous
les Ions de gamme le nom de Balzac, grotesque litanie qui ac-
compagnait en faux bourdon la lecture de la lettre , car Baulru
ne pardonnait pas à Balzac, qui l'avait traité de bouffon dans
plusieurs circonstances. Balzac, de son côté , éprouvait la même
haine contre Baulru , qu'il accusait de l'avoir desservi auprès du
cardinal de Richelieu. Boisrobert continua la lecture en donnant
à sa voix les inflexions les plus déclamatoires , d'après le système
de débit des comédiens du temps , que l'abbé avait la prétention
de surpasser.
a C'est donc à vous , très-puissant protecteur des citoyens du
Parnasse, que j'envoie ma requête pour qu'on fasse justice des
impertinents qui en imposent au public , et à votre Éminence, par
l'usage qu'ils font de mon nom. Le bon homme Courbé, mon li-
braire, m'a transmis un livre de M. de la Peyre, intitulé : De
V éclaircissement du Temps, lequel vous est dédié. Je ne trouve
rien à redire à ce livre, si ce n'est que votre portrait , qu'on y
voit au frontispice , est couronné de rayons dont chacun enserre
un nom d'académicien : ma surprise fut si grande d'y rencontrer
le mien , non loin de celui de M. Voiture , qu'elle dure encore et
durera certainement jusqu'à ce que vous ayez puni le libraire et
le graveur qui se sont joués de nous , en nous chargeant d'un ti-
tre et d'une responsabilité que nous laissons à de plus dignes. Que
vous semblerait-il , monsigneur, de l'audace d'un quidam qui vous
créerait , de sa propre autorité , membre de quelque confrérie
de paroisse , et vous mettrait en parallèle avec d'honnêtes , mais
obscurs bourgeois , que toute leur dévotion ne saurait faire bril-
ler de votre lustre?
» Je ne suis pas de l'Académie française , et n'en serai pas , à
moins qu'on m'y canonise après ma mort ; je n'ai pas répondu
autre chose à M. l'abbé de Boisrobert , qui m^avait averti , par
une lettre fort galante , que l'Académie m'accorderait volontiers
d'être reçu dans son sein , en cas que je le lui demandasse , selon
l'ordre de statuts. Mais je dus me soustraire à un honneur qui
m'eût coulé beaucoup de temps sans profiter à ma réputation,
que je souhaiterais diminuer au lieu de l'étendre et de succom-
ber sous le poids. En outre , il ne convient pas à un homme, qui
est en commerce familier avec les rois et le princes , de paraître
dans la compagnie de certaines gens , que le public méprise ou
REVUE DE PARIS. 223
ne connaît pas. Au surplus , je me fais vieux , et j'ai moins de
jours à vivre que de lettres à écrire , pour être en paix avec tou-
tes les personnes qui me demandent la faveur d'une leltre ; je ne
veux plus sorlir de ma maison de Balzac , où j'achève , dans la
retraite , mon plus bel ouvrage qui s'appelle le Ministre , et qui
mérite , par son éloquence , de faire son entrée dans le monde
sous vos auspices. Je n'attends de vous pour récompense , que d'ê-
tre exclu du petit soleil académique de M. delà Peyre , et je n'en
resterai pas moins attaché aux rayons de votre fortune , en pu-
bliant par tout l'univers la passion avec lequelle je suis et serai
éternellement ,
» Monseigneur, de votre éminence ,
» Le très-humble , très-obéissant et très-obligé serviteur,
» De Balzac »
— Voilà un insolent serviteur! s'écria Baulru riant aux éclats ,
son maître lui doit sans doute quelques bons camouflets.
— Le sieur de Balzac nous remercie de l'avoir élu de l'Acadé-
mie , dit Faret qui n'avait pas écouté la lettre jusqu'au bout ; mais
ses remerciements sont tardifs , puisqu'il fut reçu des premiers
sur votre proposition , Boisrobert.
— Je m'en repentirai jusqu'au jugement dernier, reprit Bois-
robert en se battant la poitrine à poing fermé. L'ingrat! comme
il me paie de mes politesses ! Le méchant cœur ! comme il outrage
l'Académie! Ah ! si j'étais roi de France , ou plutôt premier mi-
nistre , pour un quart d'heure , je réduirais ce rebelle à la condi-
tion de portier de l'Académie , atin qu'il restât toujours à la porte
et eût le déplaisir d'être l'introducteur de tous ses rivaux !
— Cette lettre est fausse et conlrouvée, Le Bois, dit Bautru
qui se grattait le front pour rassembler ses souvenirs.
— Plût à Dieu et au diable! reprit tristement Boisrobert , je
donnerais le revenu de mon abbaye de Chàtillon, durant cinq ans,
pour que celte lettre maudite fût de votre main ou de la mienne.
— Elle n'est pas écrite certainement de la main de Balzac, puis-
qu'on n'y voit pas de fautes d'orthographe.
— Oui , mais elle esl signée par lui , le scélérat !
— Si elle est véritable , la précédente ne l'était donc pas , qui
rendait à l'Académie et au cardinal mille actions de grâces, de ce
224 REVUE DE PARIS.
qu'on l'avait jugé digne de le siéger entre MM. Boisrobert et
Chapelain ?
— Hélas! cher Bautru . tange manus , tange plagas! c'est
là où il me cuit , je le confesse.
— C'est-à-dire que la lettre qui enrôla le sieur de Balzac dans
la compagnie des académiciens était de vous ?
— Je l'avais tournée le plus agréablement qu'il me fut possible,
en sorte qu'il ne pût se plaindre d'être mal travesti, lorsqu'il virn-
d: ait à le savoir. Au reste . il n'eût pas réclamé contre la qualité
d'académicien, si nous avions tenu rigueur à Voiture , dont le
bruit l'empêche de dormir et qui lui enlève ses plus verts lau-
riers.
— Pardieuî Le Bois , l'Académie périra par le ridicule , et nous
verrons de plaisantes satires de l'académicien malgré lui !
— Je ne survivrai pas à ce scandale ! Voyez ce que l'on gagne
à faire le bien et à servir les gens ? Je me jetterai dans la rivière
pour apaiser le grand courroux du cardinal. Quelle trahison de la
part de ce Guez de Balzac ! Il acceptait , sans mot dire , la pension
d'académicien que j'avais l'honnêteté de lui envoyer, et ne s'indi-
gnait pas qu'on le trouvât bon pour recevoir deux mille livres
sur la cassette du cardinal. C'est pourtant lui qui rae perd et
m'assassine !
— Il faut tuer la bête , ou la bête vous tuera , reprit Bautru ,
qui était mieux inspiré par ie désir de nuire à Balzac que par la
volonté d'être utile à Boisrobert; pourquoi ne pas jouer un bon
tour à Jean-Louis Guez?
— Et le moyen ? Je lui en jouerais dix mille , si je le pouvais
faire. 0 le malencontreux épistolier Guez!
— Il suffira que M. le cardinal le somme d'être académicien ,
sous peine de mort! dit Faret.
— J'aimerais mieux que le cardinal le destituât , répliqua Bau-
tru , et ordonnât de rayer son nom des registres de l'Académie.
— Bon ! le cardinal ne fera jamais cela . repartit Boisrobert; il
chasserait plutôt l'Académie en corps ; car il a beau ne vouloir
aucun bien au sieur de Balzac , il est satisfait de le compter parmi
ses pensionnaires . et par-dessus tout , il n'entend point qu'on se
radie de lui. De là, sa grande fureur contre moi qu'il accuse de
l'avoir abusé en supposant une fausse lettre : « Vous êtes témé-
raire de vous représenter devant moi . me cria-t-il dès qu'il m'a-
REVUE DE PARIS. 225
perçut ; j'allais vous envoyer dire de vous retirer dans votre ab-
baye pour y faire pénitence.— Monseigneur, repris-je de mon ton
habituel, je ne me repentirai jamais devons avoir trop bien servi.
— Ajoutez ceci à la liste de vos services, répliqua-t-il durement
en me remettant cette cbienne d'épître.— Monseigneur, lui dis-je
après l'avoir lue avec un trouble qui paraissait sans doute à mon
air; que vous semble de cet effronté imposteur? — Lequel des
deux? demanda-t-il son regard fixé sur moi, qui baissais le mien. —
Lui ou moi , monseigneur, à moins que vous ne préfériez être de
la comparaison. — Écoule , Le Bois, dit-il avec cette sévérité que
rien ne saurait rompre ; il y a deux lettres signées du nom de Bal-
zac , et relatives au même sujet , qui se contredisent ; la première
annonce que M. de Balzac est glorieux de figurer dans une aca-
démie dont je suis le Mécènes et d'Apollon; le seconde, au con-
traire , rejette le litre d'académicien à l'égal d'une calomnie; ces
deux lettres ne partent pas de la même main : laquelle des deux est
supposée? — L'une ou l'autre assurément, et peut-être toutes les
deux ensemble. — C'est ce qu'il faut éclaircir, M. l'abbé , pour
que je tire vengeance de cette fourbe impudente. Prouvez-moi que
le sieur de Balzac est tombé en folie et ne se souvient plus aujour-
d'hui de ses actions d'hier ; alors je le ferai enfermer avec les
fous , jusqu'à ce que la raison lui soit revenue : autrement , ef-
forcez-vous de découvrir celui qui s'est moqué de l'Académie et
de moi-même en inventant ces lettres ; car, sur ma parole , si vous
ne me livrez quelqu'un à punir, je 'ne m'en prendrai qu'à vous
seul , et je vous accablerai de mon indignation.— Mais , monsei-
gneur, lui dis-je en me ravisant , la preuve et la découverte que
vous réclamez sont également malaisées à obtenir : la seigneurie
de Balzac n'est point si éloignée que le Congo; néanmoins on n'y
va pas si vite qu'à Pontoise ou à Saint-Germain. Envoyez-lui une
assignation pour qu'il comparaisse en pleine Académie... — Non ,
monsieur; on ne s'est que trop servi de mon nom dans celle af-
faire : je m'en mêlerai seulement désormais pour châtier l'auteur
de ces odieuses lettres. Faites donc que je le connaisse bientôt , et
jusque-là ne reparaissez pas en ma présence. » Tel est le congé
qu'il me donna sans me permettre de lui baiser la main en adieu.
Et comme je ne trouverai personne qui se dévoue pour moi en se
déclarant coupable de cette première lettre, que M. de Balzac n'eût
pas mieux écrite pourtant, je me vois exilé super flumina Ba-
226 REVUE DE PARIS.
bylonîs, et forcé de susprendre ma lyre dans la garde-robe de
l'Académie.
— 0 faiblesse humaine ! s'écria Bautru. Boisrobert s'avoue
vaincu; Boisrobert croit peut-êîre en Dieu.
— Prouver que le sieur de Balzac a l'esprit à l'envers , et cela
sans avoir goûté le vin de son clos , ce ne serait pas chose impra-
ticable , objecta Faret , à qui la gravité de la question redonna
un moment le sang-froid d'un orateur à jeun ; n'a-t-il pas dit
dans son traité du Prince : « Le premier rayon de liberté a fondu
toutes les sîatues qui avaient élé érigées aux mauvais princes; »
et dans un endroit de ses lettres : « Si j'étais né en Suisse , je ne
voudrais pas d'autre gouvernement que celui de mon pays ? ■ Ce
sont là des sentiments de républicain, je l'atteste, peu agréables
au cardinal; mais vous n'aurez pas de peine à rencontrer ailleurs,
dans ses livres, une politique tout opposée et contradictoire...
— Ce sont les lunes du sieur de Balzac , s'écria Bautru , et je
m'excuse de les noter, parce que je serais forcé de lire ses livres,
où elles se montrent à chaque page. Mais je ne me propose pas
de lui faire un procès de haute trahison et de lèse-majesté.
— Que vous proposez-vous donc , monsieur l'ambassadeur ?
reprit Boisrobert, qui n'avait pas entrevu un seul moyen de pré-
venir sa disgrâce.
— Je me propose de prouver que Jean-Louis Guez , sieur de
Balzac, n'écrit pas toutes les lettres qui sont signées de son nom.
— Cher Bautru ! s'écria impétueusement Boisrobert en l'em-
brassant, vous feriez là une belle action, qui me sauverait la vie.
— Ce que vous prouverez là-des-us , répliqua Faret , ne con-
vaincra personne au monde qu'il puisse y avoir deux Balzac.
— Il y en a sans doute trois ou davantage , rétorqua Bautru ;
ce nom-là est comme le cheval de Troie, il renferme tout ce qu'on
y veut mettre.
— Je consens de grand cœur que vous prouviez au cardinal ce
paradoxe , dit Boisrobert, et je vous fais déjà mille remercie-
ments , à cause de l'intention ; mais , entre nous , je ne présume
pas qu'on parvienne à disputer au sieur de Balzac la gloire de
ses livres.
— Vous tranchez de l'ennemi généreux . Le Bois. Nonobstant,
je ne céderai point à l'exemple; fussiez-vous mouton , je suis
tigre.
REVUE DE PARIS. 227
— Eh ! mon ami , que de buissons sur mon passage , et que de
laine j'y ai laissée! J'abjure enfin ma moutonnerie.
— Avanl toute chose , il est nécessaire que le sieur de Balzac
vienne à Paris...
— Vous commencez par l'impossible , mon maître : il serait
plus facile de mener Paris à Balzac.
— On ne manque jamais d'appât pour attirer les gens au piège,
interrompit Faret qui s'humectait le gosier après avoir prononcé
quatre paroles. Invitez-le à quelque festin extraordinaire, priez-
le d'acheter voire cave ou votre bibliothèque...
— Foi de Baulru ! reprit celui-ci qui n'était jamais à court
d'expédients , je saurais bien amener céans le Grand-Turc , si
j'avais la volonté de le faire ! Or , le voyage de Constantinople est
plus long que celui d'Angoulème.
— Le Grand-Turc est moins superbe que le grand Balzac , ré-
pondit Boisrobert, à qui l'assurance de Bautru semblait trop pré-
somptueuse; vous ignorez ce que c'est que ce colosse d'orgueil?
M. le cardinal l'a pressé vingt fois de quilter sa bicoque de Balzac
et son jardin potager , qu'il nomme pompeusement le domaine de
ses ancêtres : il a répondu qu'il était résolu à vivre et mourir
dans le patrimoine de son quarantième aïeul. C'est ainsi qu'il se
venge de n'avoir pas été fait évêque.
— Eh bien! nous le sacrerons évêque , dit gaiement Bautru ,
et nous lui donnerons pour crosse la béquille de son libraire
Courbé.
— Je lui bâille ma voix pour qu'il ait l'évêché d'arrogance, de
sottise et de vanité , reprit Faret en remplissant les verres.
— Mon génie se prosterne devant le vôtre, monsieur l'ambas-
sadeur , dit Boisrobert, car je ne devine pas encore vos desseins.
— Qu'importe ! pourvu qu'ils réussissent, et ils réussiront avec
voire secours , à moins que Balzac ne soit converti par miracle ,
répliqua Bautru.
— S'ils ont le succès que vous leur promettez , je me recom-
manderai dorénavant au puissant saint Baulru.
— Ce saint-là fera le diable pour que le sieur de Balzac s'en
retourne à ses brebis avec sa honte bue.
— Combien de temps s'écoulera, monsieur le diable, avant
que le sieur de Balzac s'avoue responsable de la lettre qu'il n'a
pas écrite ?
228 REVUE DE PARIS.
— Le temps qu'il faut pour voiturer notre nomme d'Angou-
lème à Paris ; une semaine environ . si les chemins ne l'arrêtent
pas. Mais j'y songe : le cardinal ne fera-t-il pas un voyage à Ri-
chelieu , qui est assez voisin de Balzac ?
— Sans doute ; il visitera ses nouveaux bâtiments , pour dissi-
per l'ennui qu'il aura de mon absence.
— Eh bien ! nous nous rendrons aussi à Richelieu , et le sieur
de Balzac y viendra faire amende honorable sous les yeux du car-
dinal . qui rira bien , je vous jure.
— Pendant ce temps-là, j'irai à mon abbaye de Chàtillon savoir
comme elle se porte el si elle n'engraisse pas.
— Publiez plutôl que vous y allez en exil , et demeurez secrè-
tement ici Demain , à jeun , je vous apprendrai mes plans , afin
que vous m'aidiez pour la comédie que je prépare.
— Dans le cas où cette comédie serait mal reçue des specta-
teurs , vous direz que c'est moi srul qui l'ai faite.
— Pardieu! on le croirait sans effort, repartit brusquement
Baulru ; on a vu de quoi vous êtes capable en fait de méchantes
pièces, et vos oreilles sont endurcies au sifflet.
— Je me mets à votre disposition pour jouer un rôle dans votre
comédie, messieurs, ditFaret, qui se sentait glisser sous la table;
je m'offre à représenter le gracieux de la pièce , et je divertirai
le parterre en récitant des tirades de Balzac.
— ^ous aurons besoin de plus d'un acteur , mon confrère , et
j'ai compté sur vous pour verser à boire au héros de la fête.
— A la santé du sieur de Balzac ! s'écria Faret , qui entraîna
dans un choc unanime les trois verres de ses compagnons.
— Au triomphe de l'Académie el à la perte de ses détracteurs!
ajouta Boisrobert en poussant un soupir d'inquiétude.
— A rabaissement des grands et à l'élévation des petits ! con-
clut Baulru , qui cassa son verre après l'avoir vidé.
Pacl L. Jacob , bibliophile.
{La suite page 250.)
LA
SOEUR GRISE1.
Parmi les religieuses dites sœurs grises qui consacrent leur vie
dans les hospices , avec un dévouement si assidu et si courageux ,
au soulagement des malades, il y en avait surtout deux à Saint-
Louis, en 1832 , qu'on distinguait pour l'ardeur de leur zèle infa-
tigable , et aussi pour leur charmante douceur , leur beauté , et
l'étroite amitié qui les unissait.
Le hasard , en leur donnant , au dortoir , des cellules voisines ,
avait réuni leur service dans les deux mêmes salles , celles dites
salles Saint-Augustin , consacrées aux blessés (hommes et fem-
mes) , sous l'inspeciion du docteur chirurgien de l'hôpital.
L'une, de taille élevée, était blonde et blanche, avec des yeux
bleus; l'autre, petite, brune, à l'œil noir de jais. Cependant
(1) Ce mélancolique récit, où l'on peut surprendre presque à chaque
ligue l'hésitation et les tristes pressentiments qui assiégeaient l'auteur,
est un legs littéraire de notre malheureux ami M. A. Fontaney , dont
nous avons annoncé la mort prématurée dans notre dernière livraison.
Le jeudi, 8 juin, nous avions passé plus d'une heure avec lui sans que
rien pût faire soupçonner une fin aussi prochaine : il écrivait encore ;
le vendredi 9, au soir, il nous envoyait ce manuscrit, et le dimanche 11,
au matin , il avait cessé de vivre ! Nous publions, sans y rien changer,
cette histoire , dont le fond a été fourni , nous le pensons du moins , à
notre infortuné collaborateur par le docteur Jobert , qui l'a soigné
avec une si touchante et si active sollicitude tout le temps de sa ma-
ladie. {XoteduD.)
6 20
230 REVUE DE PARIS.
Marie , malgré l'aspect plus apparemment mélancolique de sa
personne , se montrait toujours gaie et souriante; Louise parais-
sait , au contraire , fléchir sans cesse sous les pieds d'une tristesse
accablante.
Marie était la plus ancienne dans l'hospice. Elle y était entrée
en 18-27, âgée de dix-sept ans. c'est-à-dire qu'elle en avait
vingt-deux. Louise avait été reçue plus jeune, mais plus lard, en
1829. et à quinze ans. Louise était encore en pleins dix-huit ans.
C'était au commencement de juin 18-32. La saison avait été
belle et le temps continuait à être magnifique. Le soleil chauffait
Paris de ses bienfaisants rayons. C'est pendant les portions bénies
de ces années bénies que par toute la ville le nombre des maux et
des souffrances diminuent ; c'est alors que les hospices se dépeu-
plent et que leurs salles son presque vides.
Les lits du ressort de nos deux sœurs n'avaient plus que quel-
ques convalescents piêts à partir.
La soirée s'annonçait délicieuse. Il n'y avait pas un nuage au
ciel lumineux et étoile. Pour la première fois peut-être depuis
qu'elles remplissaient leur pénible ministère, Louise et Marie
avaient achevé à huit heures toutes les rondes de leurs salles ,et
elles n'y avaient pas laissé un seul malade qui exigeât d'être veillé
ou visité de la nuit. Descendues ensemble et invitées par le
temps , au lieu de rentrer au dortoir , elles furent faire un tour
dans les grands jardins. Elles avaient marché longtemps. Un banc
s'offrit,- elles s'assirent.
Neuf heures sonnèrent au pavillon de Gabrielîe ; puis le calme
profond recommença. La pure brise qui soufflait passait dans les
arbres sans faire remuer ni crier le feuill
— Oh î dit Marie , après un silence de quelques moments ,
voici bien le lieu , l'heure et l'arrangement de circonstances qui
conviendraient dans un roman pour que l'héroïne racontât di-
gnement ses aventures. J'ai tout lieu de croire que ce récit de votre
vie, que vous me promettez depuis six mois . est un roman fort
achevé. Avouez. Louise , que si vous ne profitez pas de la belle
occasion que nous avons présentement . vous courrez risque de
n'en rencontrer jamais une pareille de me faire votre confidence.
— Si vous avez résolu d'avance de vous moquer de mes mai-
heurs et de mes fautes . dit Louise d'un ton pénétré de douleur et
de reproche , vous ne pouviez pas choisir un meilleur langage.
REVUE DE PARIS. 231
Certainement , ce n'est pas ainsi que vous prétendez provoquer
ma confiance et mes ouvertures.
— Mais , Louise , vous êtes cruelle ! Il n'est pas possible de
plaisanter un instant avec vous.
— Non, Marie, on ne plaisante pas avec une femme très-cou-
pable , avec une femme très-malheureuse , qui vous a dit bien
des fois qu'elle est très-malheureuse et très-coupable ; qu'il ne s'a-
git pas de roman dans son histoire , ni de beaux événements ,
mais d'une séduction toule simple et vulgaire ; on ne plaisante pas
avec cette femme, Marie, quand on dit l'aimer, et au moment
même où on lui demande le récit de sa chute.
La pauvre Marie fut altérée.
— Louise , dit-elle , prenant les mains de son amie et pleurant ;
Louise , j'ai bien tort.
— Eh ! mon Dieu , non , Marie , dit Louise, déjà tout apaisée j
tu n'as pas de torts • tu es légère et bonne comme toujours. Ap-
proche donc , et bien près ; car quoique nous soyons seules, je
n'oserai jamais te parler que bien bas.
Marie lui passa le bras au cou et l'embrassa.
Mon père, ancien officier, mourut en garnison comme j'avais
deux ans. Ma mère avait eu du bien en mariage 5 mais son mari
avait tout joué et perdu. Elle était hère. Elle ne voulut point éta-
ler devant la pitié des siens un veuvage misérable. Elle vint à Pa-
ris où elle m'emmena toule petite. Elle n'avait de ressource qu'un
très-grand talent pour raccommoder la dentelle , science de mé-
nage qu'on enseigne parlout en Flandre , même aux demoiselles
de famille , et qui lui fut à Paris un état fort honnête et lucratif.
Ma mère avait pris deux petites chambres au sixième élage ,
rue Traversière-S iint-Honoré. Ce modeste logis fut suffisant. Les
pratiques ne venaient jamais ; on allait chez elles , ou l'on en-
voyait. Le petit établissement prospéra. Il y eut plus de besogne
qu'on n'en put faire. Alors ma mère refusait; elle ne voulait point
d'ouvrières.
Les années s'étaientécoulées. La petite Louise avait grandi , et ,
disait-on , fort embelli. C'éiait elle qui était la seule et la pre-
mière ouvrière de la mai.-on. Ce n'était pas pourtant une pure ou-
vrière. Rien n'avait été épargné dans la mansarde pour que l'hé-
ritière'd'un nom honorable reçût une éducation convenable.
A vrai dire , ma bonne mère s'était sacrifiée. Rien ne lui avait
232 REVUE DE PARIS.
coulé. J'avais été mise en pension et confiée à des maîtres distin-
gués. Peut-être aussi n'étais-je pas restée indigne de tant de
soins.
Bref, les quatorze ans approchaient. Il y avait huit mois que ,
sortie de pension et rentrée chez ma mère, je me sentais fière et
tout aise de la soulager un peu dans son travail , de faire son
état avec elle . d'être . comme j'ai dit , sa première ouvrière.
J'étais calme , j'étais aimée , j'étais heureuse. Cela ne dura pas.
Ma pauvre mère fut prise d'une fluxion de poitrine par suite
d'une course trop hâtée qu'elle fil en rapportant de l'ouvrage.
Elle mourut en deux jours.
Juge de mon état. Je voulais me jeter par la fenêtre ou m'as-
phyxier. Les sentiments religieux que l'éducation m'avait donnés
me retinrent. Ma mère avait , rue d'Angoulème , une sœur âgée ,
qu'elle voyait peu; mais elles avaient toujours vécu en de bons
termes. Je courus chez la vieille dame, et lui contai mesdisgràces.
Elle fut d'une parfaite bonté. Elle envoya d'abord pourvoir au
convoi de ma mère et au besoin des tristes démarches qui suivent
un décès.
Elle m'avait gardée quelques jours. Un matin elle me prit à
part.
— Eh bien! mon enfant , me dit-elle , te voilà libre bien jeune;
que veux-tu faire ?
Moi , j'avais l'idée déjà très-arrêtée d'une première vocation.
Plût au ciel qu'on ne l'eût point contrariée alors !
—Ma tante , dis-je sans hésiter , je veux être sœur grise.
Ma tante me fit répéter , puis elle se prit à sourire.
— Mais quel âge as-tu , ma belle petite sœur grise ! me dit-
elle.
— Quatorze ans bientôt.
— Quatorze ans bientôt ! Eh bien , chère fille , c'est trop tôt. Tu
ne sais pas ce que c'est qu'une sœur grise. On ne s'engage pas lé-
gèrement et en enfant dans une profession pareille. Avant de t'y
dévouer . prends le temps de mûrir. Plus tard tu verras. En at-
tendant . mon avis est que lu retournes rue Traversière. Tu es
raisonnable , tu es sage ; lu continueras honorablement l'état de
ta mère , qui n'a pas été mauvais , puisqu'elle laisse , d'après ce
que j'ai su , des fonds placés , dont il te sera rendu compte. Ton
avenir se présente fort bien. Tu n'as plus qu'à travailler un peu
REVUE DE PARIS. 235
pour compléter une dot très-respectable. Attends donc patiem-
ment tes quinze ans ; si tu n'es pas à quinze ans une sœur grise, tu
seras , en tout cas , un très-bon et un très-beau parti, et ce ne se-
ront pas les maris qui feront défaut.
Ce long discours, qu'il me fallut écouler sans interruption, ne
me plut guère; mais les paroles démâtante avaient une autorité
qu'il ne m'appartenait pas de contester.
Elle avait dit. C'était sa résolution.
Je fus choyée encore quelques jours ; puis , un matin ,
ma tante me mit dans un fiacre et me renvoya rue Traver-
siêre-Saint-Honoré , me recommandant à Dieu et à ma bonne
étoile.
A quoi tiennent les dispositions humaines et nos impressions !
Ici , Marie , je m'accuse profondément. En rentrant dans le
logement où était morte ma bonne mère , comment mon cœur
ne débordait-il pas tout d'abord de douleurs et de larmes?
J'entrai tout droit. La fenêtre était ouverte ; tout en face était
ouverte celle d'un logement du même étage sur le derrière. A
cette fenêtre s'appuyait un très-jeune homme. Il me regarda
fixement , et je sentis son regard me noyer d'ivresse et de bon-
heur jusqu'au fond de Pâme. Je me rejetai au fond de la cham-
bre ; je vis le lit de ma mère , et mon petit lit auprès , et moi
toute seule pour cela. Alors les larmes vinrent ; mon cœur se fon-
dit ; je sanglotai jusqu'au soir.— Tardif retour ! Le premier
sentiment avait été de joie intime! J'avais été fille oublieuse et
indifférente. Je commençais à mettre un pas dans le mal, où je
me suis jetée depuis si avant !
Tu comprends, Marie, quelle poignante et décisive impression
m'avait dû laisser cette étrange soirée. J'avais été frappée au fond
du cœur tout d'un coup. Non, je n'ai pas le droit d'accuser ce
jeune homme; ce n'est pas lui qui fut le séducteur; c'est ma fai-
blesse , c'est mon ignorance, c'est ma confiance excessive , c'est
mon amour.
L'ameublement de sa chambre , dont j'eus fait bientôt l'inven-
taire, se composait surtout d'un chevalet de cartons , de toiles et
décadrés suspendus; c'était un petit aieiier d'artiste. Je fus réjouie
et fière de savoir que c'était un peintre.
J'ai toujours été matinale ; mais , ma toilette faite , si matin
que j'ouvrisse ma croisée, je trouvais toujours mon voisin le
20.
234 REVUE DE PARIS.
crayon ou le pinceau à la main , et son timide et (endre regard
qui s'enfonçait chaque jour en moi plus avant.
Dangereux voisinage ! Ce n'est pas que nous eussions le
courage , dès que nous nous étions aperçus , de provoquer la
guerre des yeux. Au contraire , on rougissait. C'était à qui se re-
trancherait le mieux derrière la fenêtre repoussée ou son rideau
tiré.
Juge si nous étions timides et enfants ! Ce jeu dura beaucoup de
mois . et il n'y avait pas eu entre nous un sourire , un geste , un
mot échangé.
Pourtant nous nous aimions de toute notre âme. Mais nous
étions des enfants, nous étions saints , nous étions puis ; nous
n'osions pas. nous avions peur ; nous attendions , nous avions le
temps ! Ah ! nous nous aimions alors délicieusement.
Cependant je reçus enfin une lettre qui nous tira du charmant
rêve qui nous avait si longtemps bercés et poussa vite au dénoue-
ment. Jules (la lettre disait son nom) ne s'était pas certainement
décidé de lui-même à ce coup hardi. Quelque forte tête consultée
lui avait dû conseiller la déclaration.
Cette lettre était pleine de vive tendresse et d'innocent enfan-
tillage. Mille projets de bonheur étaient construits. Avec le temps,
son art le rendrait illustre et riche. Le mariage était au bout de
tout. Il avait juste dix-huit ans. juste l'âge selon le Code civil. Il
était si impatient, qu'il avait tousses papiers prêts. C'est pourquoi
il demandait à grnoux de me voir.
Cette lettre me toucha, comme elle méritait, par sa naïveté, par
sa franchise , par son extrême bonne foi , par son éloquence na-
turelle , par son amour vrai.
En fille de quatorze ans. qui ne sait rien, qui ne doute de rien,
qui va à rêvent, en fille qui aime, sans réfléchir ni peser un mo-
ment la valeur de la chose, je répondis que je recevrais M. Jules le
lendemain soir ch^z moi. à six heures.
Jules fut exact au rendez-vous , c'était le printemps. Il faisait
grand jour quand il vint. Il fut hien emprunté de se produire et
davantage de parler, quand il fut assis. Il prit pourtant tout d'un
coup son élan, tint de longs discours où il s'échauffa beaucoup ,
au sujet de son art, sur la peinture, sur Rome et l'Italie, texte sur
lequel il ne tarissait pas. J'étais instruite, j'avais lu beaucoup : je
lui donnais parfois heureusement la réplique. Il était ravi. D'ail-
REVUE DE PARIS. 235
leurs, de nous, de notre amour, pas un mot. lise retira prodigieu-
sement rouge et exailé , et demanda à revenir le lendemain , ce
qui lui fut accordé.
J'avais été charmée de l'entrevue. Jules m'avait paru plus beau
que je ne l'avais vu encore. Tandis qu'il s'exprimait, si animé ,
j'admirais en lui l'artiste plein de feu et de génie.
Toutes les soirées qui suivirent furent loin d'être pareilles ;
nous en étions venus à ne presque plus parler d'art et à parler
beaucoup de nous-mêmes , à ne parler que de nous-mêmes.
Durant les journées , nous avions aussi bien rabattu de nos ti-
midités d'autrefois. Plus de fenêtre fermée. Des signes continuels,
tous les langages muets , les longues contemplations mutuelles ;
aussi les études , les croquis séchaient inachevés sur les toiles ;
le raccommodage des dentelles ne produisait plus rien qui pût
grossir notablement la dot.
Le grand , l'unique texte de nos inépuisables causeries du
soir était donc devenu, enfin , l'amour , notre amour , notre seul
amour. Je dois le dire , afin de justifier Jules davantage et qu'on
ne lui reproche point une séduction qu'il ne chercha jamais , c'é-
tait lui qui me pressait constamment de conclure le mariage. Nous
avions tous les papiers nécessaires , sauf l'extrait mortuaire de
mon père que je ne pouvais réussir à obtenir de Lille, et l'absence
de cette pièce arrêtait tout par ma faute involontaire.
Nous étions en plein été. Depuis le premier rendez-vous au prin-
temps , pas une soirée ne s'était écoulée sans nous avoir réunis!
Et nous étions sages! Mais nous ne nous parlions plus j nous pleu-
rions , nous regardions de la croisée la lune , les nuages , les
étoiles , en nous embrassant et en sanglotant ; j'ose le dire de-
vant Dieu , la nuit fatale où je me perdis, Jules ne m'entraîna pas j
ce fut dans un commun enivrement et une égale ignorance que
nous succombâmes.
Ici j'achève, Marie, toute la noble partie de cette histoire .'Écou-
tez à peine le reste. Le sentiment de no.re faute attrista profon-
dément notre amour. La fatalité s'en mêlait. Nous ne demandions
qu'à expier le mal , et cette fatale pièce de Lille , apparemment
perdue, empêchait invinciblement l'unique réparation!
Ainsi notre liaison prolongée devenait de plus en plus coupa-
ble. D'amants exaltés , candides , épurés , nous étions tombés
dans la condition vulgaire des unions naturelles sans consécra-
236 REVUE DE PARIS.
tion sainte. — Nous vivions ensemble . comme on dit ! 0 honte !
mais qu'importait alors ? qu'importait? J'étais une femme per-
due ; Jules disait qu'il m'aimait ; j'aimais Jules de toute mon
âme ! — J'étais si heureuse !
On n'était plus séparé de l'automne que par un mois. Jules
venait toujours exactement; mais il ne semblait plus le même.
Il était contraint et gêné. Je souffrais de ce changement, mais je
n'osais pas me plaindre. Tout d'un coup il se mil à refaire des
thèses sur l'art, à parler de l'Italie, de Rome, de Florence, et à
ne plus parler d'autre chose , ainsi que du bonheur suprême de
voyager là. Tout cela m'inquiétait. Ce n'était pas sans raison. Le
vingt-neuf août . Jules ne parut pas le soir. C'était pour la pre-
mière fois depuis cinq mois. Je passai une nuit désespérée. J'ou-
vris de grand malin ma croisée. L'atelier était démeublé.
Je voulus savoir tout mon sort. Je descendis éperdue chez le
portier.
— Est-ce que M. Jules a quitté l'hôtel ?
— Mais mademoiselle doit savoir cela mieux que personne.
Hier soir il a arrêté son compte et fait prendre par un commis-
sionnaire tout son attirail de peinture.
Celte humiliation-là me manquait d'avoir été insultée par cet
homme , pensai-je en remontant navrée à ma chambre.
Mais quelle était cette conduite de Jules ? Quelle effroyable fa-
çon d'agir ! Comment ! un départ , une fuite , et point d'avertis-
sement, point de lettres !
Je me hâtais trop de me plaindre : j'eus en effet une lettre le
lendemain . mais quelle lettre ! C'était un billet chiffonné, sans
date. — « 11 était au désespoir , il me demandait pardon a ge-
noux; mais un démon plus fort que lui l'emportait, une irré-
sistible puissance l'entraînait en Italie. Il partageait le sort de
quelques aventureux artistes qui tentaient à pied et ensemble ,
fraternellement, le pèlerinage de Venise, de Florence et de Rome.
Il ne pouvait s'empêcher de l'avouer , un immense espoir l'avait
saisi et le soutenait. Peut-être une couronne glorieuse l'ai tendait
au retour ; peut-être lui était-il réservé de donner à la Fiance un
second Nicolas Poussin. Il n'osait pas parler de notre amour,
mais quel sort serait le sien pourtant si Louise l'aimait assez
pour se garder à lui ! Elle aurait alors la moitié des palmes qu'il
rapporterait, car il l'aimait et il n'aimerait jamais qu'elle. D'ail-
REVUE DE PARIS. 557
leurs elle était libre ; si elle ne se sentait pas la force de l'aimer
pour sa gloire , elle avait le droit de reprendre toute sa liberté. »
Je jetai au loin ce billet insensé.
— Oh î Seigneur, m'écriai-je. merci ! Ce n'est pas un mauvais
cœur : c'est un esprit privé de raison ! c'est l'orgueil qui l'aveu-
gle et le fanatise !
Je m'enfermai deux jours , après lesquels je me retrouvai plus
calme. Ma résolution était prise. J'étais bien décidée de ne pas
aller chercher un second avis de ma tante ; le premier m'avait
trop mal réussi. Je courus droit chez la mère supérieure de
l'Hôtel-Dieu. Elle écoula toute ma confession avec une angéli-
que bonté - elle comprit quel pressant besoin j'avais d'un asile
sûr , où je pusse , par des occupations pénibles et continues ,
accomplir une pénitence austère et achever de me dompter. On
me dispensa d'une partie du délai du noviciat , et j'entrai ici , où
j'ai eu l'extrême consolation de rencontrer une bien bonne amie.
Louise se jeta sur le sein de Marie , qui la tint longtemps ser-
rée entre ses bras.
Enfin la triste étreinte fut rompue. Marie se leva.
— Il doit être fort tard, dit-elle, d'une voix grave et légèrement
altérée, qui attestait une vive émotion intérieure. Il est bien temps
de rentrer.
Louise se leva et prit le bras de Marie , et elles marchèrent
longtemps sans se parler.
— Ah ! je te respecte davantage et je t'aime bien mieux , dit
Marie de la même voix émue, depuis que je sais tout ! Mais je te
plains, non pas d'avoir aimé, d'aimer sans doute encore ce mons-
trueux enfant , fou d'orgueil 5 je te plains d'avoir, dans ta vie ,
une anxiété contre laquelle toute la paix et le labeur de cette
retraite ne peuvent rien pour loi , car qui te dit que , même au
fond de cet hospice, le hasard ne viendra pas te crier tout d'un
coup le nom et la vie de cet homme ?
— Hélas ! et c'est bien aussi cette pensée qui est la torture de
toutes mes heures ! dit Louise frémissante.
Et elles remontèrent au dortoir.
Celte courte tranquillité de Phospice n'avait pas tardé d'être
troublée. Par suite des événements du 5 juin et des engagements
entre la garde nationale , la troupe de ligne et la poignée des ré-
publicains de Saint-Méry , de nombreux blessés avaient été trans-
238 REVUE DE PARIS.
portés à Saint-Louis et immédiatement déposés dans les salles
Saint-Louis et Saint-Augustin.
Le jeune docteur , le chirurgien en chef , accouru à son poste,
avait été admirable pour l'activité et l'ardeur bien entendues
avec lesquelles il avait fait distribuer et distribué les secours. Les
élèves internes et externes, les sœurs, et les deux nôtres des pre-
mières (les salles des blessés étant dans leurs attributions), les
infirmiers eux-mêmes, tous s'y étaient mis de tout cœur , habile-
ment et énergiquement dirigés. En quelques heures (vers le mi-
lieu de la nuit), tous les blessés reçus avaient été visités, pansés,
sondés , opérés , selon les nécessités de leurs diverses situations.
Il continua de venir des civières , quoiqu'en petit nombre seu-
lement , le reste de la nuit. Il en vint encore le matin , mais peu.
Les salles s'emplissaient sans s'encombrer. Le jeune docteur
ne se relâchait point de ses soins et ne s'y épargnait pas lui-même
de sa personne , en veste , les manches retroussées.
On sut dans la matinée que le noyau des révoltés était traqué
dans quelques maisons , où ils se faisaient tuer sur place.
D'ailleurs , la pluie avait dispersé les curieux et les simples
amateurs d'émeute.
La révolution de juin était étouffée.
La journée du 6 juin finissait. La nouvelle avait été apportée
qu'il n'y avait plus ni combat ni résistance nulle part. On n'at-
tendait guère de nouveaux blessés. Les deux sœurs sortaient de
la salle Saint-Augustin et s'en allaient prendre quelque repos jus-
qu'à la visite dans la chambrette de la sœur (1). Une civière
couverte entra tout d'un coup. Louise et Marie revinrent sur
leurs pas pour aider les infirmiers à coucher le malade.
On n'alla pas loin , car la salle était à peu près pleine , et les
derniers lits vacants étaient tout près de la porte.
La civière fut découverte. Louise jeta un cri étouffé et pâlit.
Elle fût tombée en arrière si la foule serrée des élèves et de» in-
firmiers ne l'eût retenue.
— Voilà une mère qui n'est guère aguerrie! dit un externe;
est-ce que c'est une novice ?
(1) Ou nomme ainsi une petite chambre qui donne dans la salle
Saint-Augustin (femmes) , et où les sœurs de service se reposent quel-
quefois.
REVUE DE PARIS. 239
— Silence ! novice vous-même, reprit durement un interne,
ne parlez pas en étourneau de nos mères et sans les connaître.
Et le colloque tomba là, car la grande affaire élail de s'empres-
ser autour du jeune homme qu'on apportait , et dont l'étal sem-
blait désespéré. Il avait perdu connaissance. Inondée de sang
comme était sa poitrine, on ne voyait point encore où s'ouvrait sa
blessure , mais ce devait être quelque horrible coup mortel.
Louise avait trouvé la force de se traîner hors de la salle et de
gagner la chambretie. Elle y attendit environ un quart d'heure
dans une affreuse anxiété.
Marie entra enfin.
«— Ah ! Marie ! cria Louise, ce jeune homme que vous quittez,
c'est lui ; c'est Jules. Eh bien ! comment va-t-il ? Il est mort , n'est-
ce pas ?
— Non. ma Louise, Jules n'est pas mort. J'avais bien déjà re-
connu à ta plainte que c'était lui ; il Q'est pas mort, va! On lui
a reconnu du poulx ; on a lavé seulement sa plaie qui est grave 5
on ne l'a point pansé ; on a préféré d'attendre le docteur qui sera
ici tout à l'henre,
— Mais je veux le soigner comme les autres; c'est mon de-
voir, cria Louise. Oh! je le veillerai.' C'est Dieu qui l'envoie
peut-être.
—Peut-être, ditMarie. Mais essuyons ces yeux. Cachons mieux
nos peines ! Puis, nous descendrons dire notre chapelet à la cha-
pelle, où la cloche a réuni nos sœurs , car plus qu'aucune d'elles
nous avons besoin de prier et d'être calmées.
Le docteur n'avait pas été plus d'une heure. A peine fut-il ren-
tré que la foule des élèves le porta plutôt qu'elle ne le conduisit
vers le lit du nouveau blessé.
Le docteur examina longuement la plaie d'un air réfléchi. Le
silence était profond.
— Voyez, Emmanuel, dit-il enfin à l'un de ses internes favoris;
la maudite balle, qui est entrée en pleine poitrine, a dû rebondir
sur la colonne vertébrale sans la briser ! Que n'a-t-elle eu la force
de remonter du coup et de ressortir par le trou qu'elle avait fait?
Où la reprendre maintenant ?
Il s'était établi à voix basse entre les élèves quelques discussions
au sujet de l'observation du maître.
— Silence, messieurs, dit le docteur, il ne s'agit pas de disser-
240 REVUE DE PARIS.
1er. Tâchons , cela vaudra mieux , de suivre un peu la voie de
celle balle et de voir comment nous pourrons la déloger.
L'opération de la sonde fut cruelle et s;ins fruit. Elle tira le
blessé de son engourdissement. Il ouvrit de grands yeux.
— Nous vous faisons bien mal, dit le docteur; ne pouvez-vous
pas pourtant nous guider un peu vous-même, jeune homme ? ne
sentez-vous pas une place plus douloureuse, où la balle vous sem-
ble devoir s'être fixée plutôt qu'ailleurs ?
— Je sens, monsieur . que j*ai dans la poitrine quelque chose
qui m'a déchiré à mort. Comme il n'y a pas de remède , tout ce
que je souhaite , c'est qu'on me laisse finir sans me torturer da-
vantage.
— Eh bien ! jeune homme , on tachera de vous soulager,
sans vous faire souffrir, reprit le docteur ; et il s'éloigna avec sa
troupe.
Puis :
— Ma mèi e , cria-t-il à Marie, au malade, ce soir et celte nuit,
rienquede l'eau sucrée gommée.
— Ce jeune homme esl-i! donc perdu ? répondit-elle au docteur,
lui serrant le bras fortement ; comme la foule s'éloignait dyi lit.
— Perdu ? répéta le docteur un peu surplis de la question et du
geste si \if de la bonne religieuse ; mais non pas, ma mère. Tout
dépendra ôes opérations de sonde et d'extraction que nous ferons
demain.
Louise avait déjà pris beaucoup sur elle. Elle s'était tournée
vers Dieu. Elle se sentait pleine de force et de courage. Pour la
fortifier, Marie l'instruisait de tout à mesure. D'après its dernières
nouvelles, elle ne désespérait pas; mais elle n'espérait rien.
D'ailleurs pour l'intérêt de son repos, par obéissance à son vœu
de religion, par respect pour elle-même, par pitié pour son avenir,
fortement conseillée aussi par son amie , que Jules dût survivre
ou succomber, elle avait bien résolu de ne se point laisser recon-
naître de lui. Mais elle s'était promis de faire son office de sœur
près de lui aux h uns nocturnes où l'obscurité de la salle, faible-
ment éclaire, lui permettait de paraître impunément. Elle avait
p usé que Dieu ne le lui défendait pas. C'est pourquoi ce fut seu-
lement vers la brune qu'elle fut au chevet du blessé. Elle ne ie
quitta pas un moment de la nuit. Celte nuit fut bien fiévreuse et
agitée pour le malade. 11 eut un délire sourd continuel. Les mois
REVUE DE PARIS. 241
qu'il prononçait étaient confus et inintelligibles, sauf deux ou trois
qu'il répétait gourent et bien bas , et qu'elle entendait distincte-
ment pourtant : Louise ! pauvre Louise ! chère Louise !
Au milieu de cette nuit d'angoisse et de veille si amère , ces
mots furent pour la triste sœur une consolation pleine de joies
douloureuses.
Le lendemain , à deux heures , toutes les doubles visites des
salles de blessés avaient été faites; toutes les opérations, ar-
rêtées d'avance , pratiquées. Il ne restait plus que le malade Ju-
les. Avant d'opérer la terrible extraction , le docteur avait voulu,
en forme de consultation . avoir l'avis médical des docteurs Biet
et Eymery , les autres médecins en chef de l'hôpital. Leur avis
avait été qu'il fallait faire l'opération , s'il y avait la moindre
chance.
Le docteur, avec toute sa nombreuse escorte , s'était avancé
silencieusement et gravement vers le lit dupatient. L'instant était
solennel.
Eh bien ! jeune homme , dit le docteur, êles-vous plus décidé
ce malin ? nous autorisez-vous à tout risquer ?
— Tout , reprit Jules avec une détermination extraordinaire.
Pendant quelques heures de bien-être et d'apaisement qu'il
avait eues le matin . après son délire de la nuit, à la vue du beau
soleil dorant les rideaux de son lit , — il était si jeune ! — il
avait espéré de vivre ! et il avait alors tant de raisons sacrées de
tenir à la vie.
La sonde , enfoncée plus hardiment , avait enfin touché la
balle.
L'opération fut longue et cruelle. Elle se prolongea dix-sept
minutes. La balle fut extraite entraînant quelques parcelles du
poumon où elle s'était enfouie.
Le jeune homme avait été héroïque. Il n'avait pas poussé un
soupir. Le docteur commençait a chanceler. Il était exténué. La
sueur ruisselait de son large front pâle.
Eh bien! jeune homme, dit-il tristement, no us avons, à l'heure
qu"il est , bon espoir de vous tirer d'affaire.
— Merci , dit Jules avec un douloureux sourire.
Le pansement achevé , la foule des élèves s'était retirée , se
pressant autour du docteur, le portant presque , les yeux tour-
nés avec fierté sur leur maître , le menant comme en triomphe ,
6 21
242 REVUE DE PARIS.
et lui prodiguant les félicitations ardentes , les éloges enthousias-
tes. C'est qu'il avait été admirable; jamais son coup d'œil n'avait
été plus sûr. jamais sa main plus f.-rme ; n'eût été la perforation
du poumon . mal sans remède, Jules était sauvé.
Marie ne ebercha pas à interroger le docteur au milieude ce tu-
multe ; elle Fut l'attendre à la porte de la salle.
— Quelle diète pour le jeune malade opéré ? demanda-t-elleau
docteur, comme il sortait de la salle , les bras croisés, d'un air
découragé.
— Hélas! ma mère, toutes les diètes du monde n'y feraient rien !
Il ne passera pas la nuit.
Louise ne tarda pas atout savoir. Les deux sœurs pleurèrent
longtemps. Enfin , la force reprit encore le dessus. Dieu ne fut
pas appelé en vain. De ferventes prières et de nombreux exercices
de piété durant le reste de la journée avaient duement préparé
Louise à la douloureuse veille qu'elle; s'était imposée.
Comme neuf heures du soir sonnaient , Louise était au lit de
J ues.
Il sortait d'un demi-sommeil pénible ; sa respiration était pe-
sante et difficile.
— Souffrez-vous? voulez-vous boire ? dit Louise à voix basse.
— Oui , je souffre , ma mère . mais pas pour longtemps. Te-
nez , j'ai là , près du cœur, un petit cercle qui va , qui va peu à
peu en se rétrécissant. Quand il ne sera plus qu'un point, ce sera
fini.
Louise ne put retenir une larme qui tomba sur la main de Ju-
les , tendue hors du lit.
— Tous avei donc bien de la miséricorde dans le cœur, puis-
que vous m'en montrez tant , habituée que vous êtes cependant
au spectacle continuel des misères les plus cruelles ?
— Oh ! je suis loin d'être si méritoire , tant s'en faut! Mais
vous m'intéressez comme personne ne m'a intéressée.
El la main de Louise vint saisir la main du jt-une homme , qui
la serra de toute sa faible force.
— Oh bien! tenez , dit-il , puisque vous êtes si bonne , vous
voudrez bien m'éeouter. J'ai tin gros poids sur la conscience; cela
me l'allégera de vous conter mes fautes. Mes fautes ! ah! si ce
n'étaient que des fautes ! je suis si coupable !
Il s'interrompit , haletant et suffoqué.
REVUE DE PARIS. 245
— Un peu de silence quelques moments , dit la sœur, posant
les doigts sur ses lèvres.
Et lui soulevant doucement la tête , elle lui fit boire quelques
goultes d'eau gommée.
Le jeune homme reprit bientôt , assez apaisé.
— Je ne vous conterai pas toute l'histoire, ma sœur, ce serait
trop long, et puis cela vous ennuierait, je vous dirai cela en quel-
ques mots. Tenez , c'est une pauvre enfant que j'avais séduite. Il
est vrai que je l'aimais de touie mon âme, et que je ne demandais
qu'à l'épouser; mais il y eut je ne sais quelle difficulté de papiers
qu'on ne voulut jamais lever à la mairie , et qui seule empêcha
notre union d'être légitime. Mais ce n'est pas là mon plus grand
tort. J'aimais Louise depuis un an. Depuis plusieurs mois elle
m'appartenait. J'avais moins que jamais le droit de me séparer
d'elle. — On me l'a dit dès mon enfance, et j'espère que c'est vrai
pour être un peu justifié là-haut : je suis né prédisposé à tous les
■actes de démence.
J'étudiais la peinture. — Ne voilà-t-il pas qu'en quelques ma-
tinées je me laisse tourner la tête, fasciner par quelques-uns de
mes camarades d'atelier, qui avaient arrêté un voyage à pied en
Italie. Ils parlaient tout de suite. — Sans réfléchir davantage, je
suis des leurs. — Plus de Louise , plus d'amour ! Tout est hors
de mémoire. Il n'y a plus que l'Italie. 0 lâcheté sans nom ! je
fuis, je me dérobe un soir misérablement, sans prévenir même
ma maîtresse ! A peine prends-je le temps de lui écrire quelques
lignes. — Je l'avoue , le voyage , la nouveauté et la beauté des
lieux, l'admiration des chefs-d'œuvre , l'art se montrant souve-
rain et triomphant partout et à chaque pas; puis , l'élude ardente
et assidue des maîires , le travail chaleureux et absorbant, ce fu-
rent des enivrements trop vifs , une oceupalion trop forte pour
permettre le souvenir et les regrets ; longtemps, bien longtemps,
je ne pensai guère ni à Paris , ni à Louise. Toutefois j'ai une tète
qui tourne à tout vent , plus souvent au mauvais qu'au bon , en-
fin celui-ci était meilleur. Au bout de trois ans, je fus tout à coup
saisi de remords et profondément triste. J'étais à Rome , et mon
cœur ne battait plus ;'i regarder les loges et les chcunbres du Va-
tican. Je compris qu'il était temps, que je devais partir. Je ne pré-
vins personne: je me mis en roule seul, avec toute ma richesse,
avec mon bagage de croquis et d'esquisses. Je ne manquais pas
244 REVUE DE PARIS.
d'argent ; j'en avais reçu de chez moi et gagné par des croquis et
des portraits vendus. Je pris les voiturins; puis je m'embarquai
à Livourne pour Marseille. J'avais une telle hâte d'ère à Paris !
Ame étrange et inexplicable que la mienne ! celte Louise oubliée
depuis trois ans élait maintenant mon unique pensée; mais une
mortelle inquiétude me possédait. J'étais en proie à mille doutes
dévorants. Je n'avais pas eu de ses nouvelles une seule fois. Vi-
vait-elle encore seulement, cette frêle enfant, que j'avais, en m'en
allant , jetée si rudement la tête contre terre ? Et vécût-elle , où
la retrouverais-je ? La retrouverais-je libre et à moi si je la re-
trouvais ? A ce dernier doute, il me passait par tout le corps un
frémissement glacial à mourir. Je tombai à Paris le 5 juin. La
ville était troublée; on se battait. C'était , me dit-on , une nou-
velle querelle qui se vidait entre la garde nationale et les répu-
blicains. Je ne m'en inquiétai guère. Je n'avais qu'un but fixe.
Descendu de diligence, je me fis mener à l'hôtel de la rue Traver-
sière-Saint-Honoré où nous avions demeuré. — Qui eût compté
les palpitations de mon cœur depuis la cour des Messageries
jusqu'au Palais-Royal seulement? — Enfin le fiacre entra dansla
petite rue Traversière. — Je heurtai tout tremblant. —Ce n'était
plus le même concierge. — Ce n'étaient plus les mêmes gens qui
tenaient l'hôtel. — On n'avait nul vestige de Louise , ni de son
nom , ni du mien. — J'indiquai la chambre de Louise et la de-
mandai. — Elle était occupée. Je pris celle qu'on me donna. —
Il était lard ; il n'y avait pas à sortir. — Et puis j'étais altéré. Où
aller ? — Où la chercher ? — A qui la demander ? — Je me cou-
chai , et fus longtemps à fermer l'œil. Le bruit douloureusement
excitant de l'artillerie et des fusillades empêchait d'abord bien un
peu le sommeil ; et puis j'avais en moi une pensée qui ne souf-
frait guère mon repos. Le matin , harassé des longues nuits pas-
sées en diligence , je m'endormis pourtant d'un sommeil lourd et
ne m'éveillai que tard. Je m'éveillai comme la veille , sans idée ,
sans projet. Je voulais toujours sortir, et toujours la même ques-
tion : Où irai-je ? Je passai la matinée à monter et à descendre
l'escalier de Louise, à regarder la porte de sa chambre et la ser-
rure ; tout d'un coup je me souvins qu'une sienne vieille tante
demeurait rue d'Angoulême. Ce fut un rayon du ciel ; ce fut l'es-
pérance même possédée. Je passai du dernier découragement à
l'extrême confiance. Je ne doutai pas un moment d'avoir retrouvé
REVUE DE PARIS. 245
Louise, et qu'elle ne fût chez sa tante. Je pris mon carton de
croquis et je me dis : a Je lui montrerai ce soir tout cela; » puis
je sortis.
J'avais résolu d'être prudent; je fis un long détour pour éviter
les quartiers émus en encore périlleux.
Mais que voulez-vous? Il n'y a pas de précaution contre le sort.
Comme je traversais le bouievart du Temple, un garde national
à cheval est passé au galop, et j'ai reçu en son honneur la balle
qui m'a mis où je suis; — qui fait mourir à l'hôpital le grand ar-
tiste de vingt ans , le second Nicolas Poussin , juste punition d'un
orgueil effréné, d'une ingratitude et d'une insensibilité hideuses i
Le jeune homme s'arrêta épuisé. Louise le souleva doucement
et son oreiller avec lui. Elle lui essuya le front; puis, rassise,
elle couvrit du même mouchoir mouillé ses yeux inondés.
Il y eut un long silence.
— Enfin , il faut que j'achève , dit le malade , car ma vie s'en va
vite , et si je ne me hâte, je n'arriverai pas au terme de cette
longue confidence. La grâce suprême, ma mère, que je vous
demande à titre de mourant
Louise sanglotait.
— C'est d'aller, aussitôt que vou> pourrez , demain , par exem-
ple , chez celle tante logée rue d'Angoulème , n° 6. Louise existe ,
j'en suis sûr, puisque je vais mourir.
— Ah ! fit la religieuse d'une voix étouffée.
— C'est là mon soit. Si j'eusse vécu , je ne l'aurais pas retrou-
vée vivante. Mais, écoutez bien ceci, ma mère, vous saurez où est
Louise, où elle habite; alors vous Tirez trouver, vous lui conte-
rez mon retour d'Italie, mon vain espoir, ma blessure; vous direz
que, pour oblenir mon pardon et une larme d'elle, j'aurais donné
avec transport toute ma vie en ce monde , — en ce monde ! —
Oh ! bien , et loule ma vie dans l'autre aussi!
— Silence , Jules , ne blasphème pas , cria Louise en se levant ,
tais-toi , tais-toi.
Oh! qui me parle ainsi? dit le jeune homme, se dressant sur
le coude par un suprême effort et prenant de ses deux mains le
bras de la sœur qu'il força de s'asseoir au bord du lit. Alors il
leva une des grandes ailes blanches du bonnet de la religieuse :
— Oh ! mon Dieu ! c'esl elle , c'est Louise ! cria-t-il.
Il retomba sur son oreiller sans connaissance. Louise fut dans
21.
246 REVUE DE PARIS.
de cruelles transes. Sels , eau glacée , rien ne faisait. Elle se prit
à pleurer amèrement . puis elle se tordit Ips mains. Elle sortait de
la ruelle ; elle voulait appeler et n'osait. Elle eut un quart d'heure
de dure angoisse.
Jules rouvrit les yeux ; il regardait longuement , sans
parler, Louise , dont les larmes tombaient à flots, et il pleura
aussi.
— Ainsi, c'est vous! c'est vous qui êtes Louise ! Alors me par-
donner ez-vous vous-même?
— Vous pardonner! Mais est-ce que j'avais quelque chose à
vous pardonner? Je ne dirai pas que j'attendais votre retour.
L'état que j'ai embrassé vous témoigne assez le contraire. Mais je
vous bénissais de loin. Je priais pour votre réussite dans votre
art. Je vous aimais toujours.
— Ah ! vous m'aviez pardonné ! ah ! vous m'aimiez ! Ainsi tu
m'aimes ! Mais alors rien n'est fini. Tout va recommencer.
Louise sentit que la douleur et l'amour étouffaient en elle la re-
ligieuse Pt que ses dernières résolutions de courage expiraient in-
volontairement; et, bon gré malgré, elle s'était laissé reconnaître.
Que faire? Fallait-il s'enfuir? Mais elle, sœur grise , manquera
son saint devoir et abandonner un mourant! Non, c'était impossi-
ble. — Elle porta convulsivement à ses lèvres la croix de son
chapelet , et crut se sentir raffermie.
— Ayez des pensées plus graves et plus pieuses , Jules , dit-elle,
après une pause , d'une voix qui s'efforçait d'êlre calme ; car il
n'y a rien à cacher ! Nous savons l'un et l'autre que vos instants
sont comptés ! Je ne vous proposerai pas même d'aller vous
chercher l'aumônier de la chapelle ; ce n'est guère l'heure , et
puis vous ne voudriez pas , mais prions ensemble. Ne me de-
mandez pas de vous pardonner. Demandons à Dieu qu'il nous
pardonne , Jules !
— Oh ! c'est vrai ! Il faut mourir ! Mais quel malheur ! car rien
n'eût empêché noire bonheur! Les vœux qui t'engagent ne sont
pas éternels. Tu aurais été ma femme ! Mon pinceau , qui m'eût
fait un nom , nous eût fondé une vie brillante et heureuse. Que
je suis malheureux de mourir !
— Je suis plus malheureuse de vivre. Mais au nom du ciel , Ju-
les , tiens un langage qui convient mieux à cette heure ! Pensons
à Dieu ! pensons à nos âmes si fort en risque! Prions ensemble !
REVUE DE PARIS. 247
Mais lui , 'détournant bien ailleurs sa pensée , est tout à son
amour :
— Ainsi, Louise , dit-il d'un ton de reproche, si je n'eusse
point par hasard soulevé votre grande coiffe , je n'aurais pas su
qui vous étiez , vous ne me l'auriez pas dit?
Et le tendre dépit amoureux prenant aussi , au défaut de sa
pieuse armure . la religieuse déjà hors de garde :
— Ainsi on a besoin de montrer son visage ! La voix , les pleurs ,
les mains pressées , ne révèlent non au cœur ? reprit-elle.
Malheureux enfants et bien véritables amants qui oubliaient
tout , et recommençaient déjà les agaceries de la folle jeunesse ,
les coquetteries du bonheur sur ce lit où la mort était déjà assise
entre eux !
Tout d'un coup Jules jeta un cri douloureux
— Ah ! dit-il d'une voix comprimée , le cercle cruel s'est res-
serré enfin sur son dernier point. Je l'avais dit d'avance , mais
je n'y pensais plus. C'est la mort. Louise, Louise, adieu, Louise ,
ma femme ! Tes lèvres, un baiser, le baiser d'adieu !
Et la pauvre fille , se jetant éperdue au cou de son amant,
reçut à la fois sou dernier soupir et son dernier baiser.
Après des torrents de pleurs répandus , Louise s'arracha brus-
quement des bras déjà refroidis de Jules. Elle s'essuya les yeux ,
puis se jetta à genoux en travers du lit , et y pria longuement.
Elle se releva ensuite et fut se rasseoir au chevet du mort.
Ce n'était pas encore le petit jour. A peine une clarté vague
éclairait le sommet des hautes fenêtres de la salle. Une longue
figure s'avança rapidement , et entra dans la ruelle du lit de Ju-
les. Louise ressentit d'abord un frisson qui la glaça tout entière ;
mais elle reconnut bientôt la voix de Marie.
— Eh bien ! mon enfant ?
— Tout est fini.
— Alors ton rôle est fini ; tout le reste me regarde. Va , chère
malheureuse , prendre un peu de repos, si lu peux.
Elles s'embrassèrent étroitement. Louise sorit de la salle et
regagna sa cellule.
Marie , qui avait pris la place de Louise près du chevet de Ju-
les , laissa tomber de ses mains son chapelet d s que le jour
parut. Elle se leva, et tira d'un paquet qu'elle avait apporte ,
un drap blanc , dans lequel elle ensevelit le mort. Le premier
248 REVUE DE PARIS.
infirmier qui entra reçut l'ordre de descendre avec un extrême
soin , et de tenir sous clef jusqu'au con oi . à l'abri des larcins
de l'amphithéâtre , ce corps destiné à une sépulture particulière de
famille.
Louise, exténuée , à bout de toute force , accablée sous tant
de coups , avait dû garder le lit tout le jour. Le soir, Marie vint
lui dire le bon arrangement du service préparé pour Jules. Les
deux pauvres sœurs avaient mêlé leurs bourses. Tout avait été
arrangé à la mairie par les soins d*un liers. On aurait un corbil-
lard avec tentures , une fosse à part pour cinq ans , une pierre
gravée avec une croix au-dessus et une balustrade de bois de
chêne noir , deux petils cyprès à droite et à gauche de la pierre,
la terre semée de violettes et de pensées éparses dans un gazon
fin autour ; et on avait pu payer tout cela. — C'était un coin de
consolation !
Le lendemain , Louise put se lever. Quelle maladie , du reste ,
l'en eût empêchée? La messe pour tous les morts de la veille
qui allaient ensemble à la fosse commune avait été dite à huit
heures.
Par suite de cette disposition et de l'heure différente du convoi
particulier , il y eut pour lui , à dix heures , une messe particu-
lière dans la chapelle. Avec quelle ferveur et combien de larmes
elle fut écoutée par les deux sœurs agenouillées l'une près de
l'autre !
Au dehors , l'apparition d'un corbillard à franges à la porte
de l'hospice avait attiré un concours considérable de curieux. Ils
savaient déjà que le défunt était un jeune homme mort de bles-
sures. — Ce n'était pas un soldat ; — ce n'était pas un garde
national ( il aurait eu un détachement soit de ligne , soit de garde
nationale) ; — ce ne pouvait être qu'un républicain.
Et le pauvre Jules , qui n'en pouvait mais , partit pour le cime-
tière suivi du groupe des péroreurs , grâce à leurs éclaircisse-
ments , volontiers fournis aux questionneurs . salué ou maudit des
gens rangés sur le passage , selon leur opinion tout ardente du
moment.
Les deux sœurs avaient vu le corbillard tourner le chemin de
ronde et disparaître.
Marie prit Louise par la main et la fit remonter avec elle aux
salles.
REVUE DE PARIS. 249
— Allons , amie , dit-elîe , le devoir maintenant ,1e dévoue-
ment sans bornes à tous les maux humains ! le dévouement ! et
rien autre chose ? Je ne te dis pas que tu seras jamais bien heu-
reuse ! Une plaie trop cruelle a été ouverte en ton cœur ; mais lu
n'as plus à souffrir les grandes souffrances ! Dieu t'a envoyé le re-
mède qui cicatrise au moins la b!es sure, s'il ne l'empêche pas
d'être toujours sensible. Il t'a rendu la paix de l'âme ; ton sort
est fixé. Tu sais que tu n'as plus rien à craindre ni à espérer!
— Hélas ! j'aimais , je crois , mieux mon incertilude , murmura
Louise.
Marie n'avait pas entendu. La porte de la salle Saint-Augustin ,
où elles entraient , s'était refermée sur ces paroles (1).
A. Fo:<ÎTA?ÏEY.
(1) L'histoire qui précède a été écrite d'après des documents authen-
tiques recueillis à Saint-Louis même. Cet hospice est aujourd'hui l'un
des plus importants et des plus anciens de Paris. Les noms de MM. Biett,
Jobert, Emery , etc. , témoignent suffisamment de la hauteur de l'en-
seignement qui s'y pratique. Fondé sous saint Louis, il fut d'abord
consacré exclusivement au traitement des maladies contagieuses. Pré-
sentement , toutes les maladies y reçoivent également les soins bien-
faisants de la science.
{Note de l'auteur).
AVENTURES
DU GRAND BALZAC,
POUR FAIRE SUITE AUX MYSTIFICATIONS
DU PETIT POINSINET.
IL — LA MAISON DE BALZAC.
Dans un petit hameau composé de cent cinquante feux environ ,
à une lieue d'Angoulème , Jean-Louis Guez, qui s'intitulait sei-
gneur de Balzac, quoique la seigneurie de l'endroit appartînt au
chapitre métropolitain . avait élu résidence et placé le siège de sa
maison . qu'il disait sortie de l'ancienne souche des Balzac d'En-
Irague , originaires de Brioude en Auvergne. Mais on savait fort
bien , sans êire grand généalogiste , que le père du sieur de Bal-
zac était un Gascon de basse naissance , que son heureuse étoile
tira du fond de sa province pour l'attacher à la fortune du ma-
réchal de Beliegarde et du duc d'Épernon ; or, le premier auteur
de cale noblesse de fraîche date n'avait jamais porté d'autre nom
que celui de Guez, et son fils s'avisa d'ajouter à ce nom triste-
ment roturier le nom sonore de Balzac , empruntée la seigneu-
rie dont il acheta le vieux château en ruines.
C'était là que vivait , retiré du monde depuis plus de quinze
ans , un homme dont la réputation se répandit sous la forme épis-
tolaire dans toutes les cours de l'Europe. Jean-Louis Guez fut
d'abord présenté à l'évéque de Luçon, qui devait être l'illustre
cardinal de Richelieu , et il tourna toute son ambition vers les
honneurs ecclésiastiques que son premier protecteur semblait lui
REVUE DE PARIS. 251
offrir; mais loin d'obtenir l'évêché qu'il espérait, il eut le déplai-
sir de se voir refuser une petite abbaye ; il n'était pas encoreconnu
par ses lettres plus maniérées qu'éloquentes, et plus ridicules que
sublimes. Après cet échec dont il garda toujours rancune au mi-
nistre . il se retira dans une solitude complète pour s'y livrer à la
littérature et à la philosophie ; quand la publication de son pre-
mier volume de lettres , en 1624, l'eut mis à la tète des écrivains
de son temps, le cardinal de Richelieu essaya de l'attire r aupès
de lui . à force de promesses et d'éloges ; mais le sieur de Bal-
zac était satisfait de la position qu'il avait prise , et ne voulait
pas la quitter pour devenir un courtisan perdu dans la foule : il
demeura donc en Angoumois et ne cessa plus de jouer son rôle
d'épistolier.
Les lettres de Balzac , qui n'avaient de remarquable que leur
pédanterie de style , émurent toute la gentécrivassière, que celte
querelle mesquine divisa en deux camps ; de chaque côté, l'irri-
tation était égale. Ceux-ci élevaient Balzac au-dessus des moder-
nes et même des anciens; ceux-là lui reprochaient ses plagiats
mal déguisés, et la pauvreté de son imagination contrastant
avec le luxe de sa phraséologie ; les uns l'accusaient de mépriser
ses contemporains , et de se regarder comme le régénérateur de
la langue française, les autres le louaient de sa moiie-tie dénuée
d'intrigues et avide d'obscurité; mais ceux qui jugeaient la ques-
tion avec autant d'impartialité que de connaissance des faits véri-
tables , ne pardonnaient pas à Balzac son orgueil excentrique , et
ses mauvais procédés à l'égard de la plupart de ses émules ; quel-
ques plaisants avaient imaginé de lui attribuer la devise de Diane
de Poitiers : Donec impleat orbetn , avec le croissant allégori-
que , et Balzac, qui s'estimait seul plus que la pléiade de Ron-
sard et l'académie du cardinal de Richelieu, acceptait de bonne
foi tout ce que l'admiration peut créer de faux et d'extravagant,
pour se produire avec éclat ; Balzac en était venu au point de ne
plus sentir que cet encens grossier qui affecte si désagréablement
un esprit délicat. Les louanges qu'on pouvait lui faire n'égalaient
jamais , d'ailleurs, celles qu'il se faisait sans cesse à lui-même,
non-seulement dans son for intérieur, mais encore à haute voix ,
en public. Cependant le bruit avait couru plusieurs fois que la
plume du sieur Balzac était tenue par une autre main que la
sienne.
252 REVUE DE PARIS.
Tant de haines et de jalousies littéraires . amassées contre Bal-
zac, tirent explosion, lorsque frère André de Saint-Denis, de l'or-
dre des feuillants, imprima un traité dans lequel i! signalait laeon-
formitè de Véloquence de M. de Balzac avec celle' des plus
grauesperson?iages du temps passé et du présent. Cette attaque
fui suivie d'une foule d'autres qui décidèrent Balzac à publier son
Apologie sous la responsabilité de son secrétaire Ogier ; l'apolo-
gie attisa le feu de la dispute . au lieu de l'éteindre , car une
phrase relative au frère André amena de nouveaux champions dans
l'arène : le général des feuillants, le pète Goulu, interpréta de son
ordre ce que Balzac avait dit de certains petits moines qui sont
dans le monde comme les rats dans l'Arche ; il écrivit donc un
gros volume de critique . bizarrement nommé Lettres de Phyl-
larque à Jriste. Aussitôt le ban et l'arrière-ban des amis et des
ennemis de Balzac coururent l'un sur l'autre ; la mêlée fut terri-
ble et l'on y versa des flots d'encre : peu s'en fallut que le sang
ne coulât aussi, lorsqu'un des agresseurs de Balzac fut assailli
dans une auberge par des hommes masqués, qui l'injurièrent et
le frappèrent. Cet épisode tragi-comique , dont le héros , appelé
Javersac , demandait vengeance, termina un différend dans le-
quel B-dzac n'avait pas daigné paraître en personne , quoique
son nom et ses ouvrages y fussent seuls intéressés.
La renommée de Balzac s'augmenta de cette guerre de plume,
et plus il évitait de monter sur le théâtre de la publicité . plus le
public se plaisait à s'occuper de lui, et à fouiller dans le mystère
de sa vie privée. De là , bien des anecdotes singulières . bien des
particularités neuves . qui servaient à repaître la curiosité des oi-
sifs. Balzac entretenait un commerce de lettres très-étendu avec
les personnes les plus distinguées de France et de l'Europe; mais
il éiait plus avare de ses moments que de ses correspondances. >"e
le voyait pas , ne lui parlait pas qui voulait; sa porte restait
fermée ordinairement à tous les étrangers qui venaient de fort
loin pour le complimenter, et quand il consentait à les recevoir
par quelques considérations de politesse ou d'amour-propre, les
audiences qu'il leur donnait étaient calculées de manière à pro-
duire sur eux une impression d'enthousiasme ou d'étonnement.
Dans cette intention . il portait des costumes extraordinaires, qui
rappelaient les modes de l'Orient, et ne frappaient pas moins par
leurs couleurs que par leurs formes inusitées j tantôt il ne. faisait
REVUE DE PARIS. 253
que saluer les visiteurs sans leur adresser la parole , tantôt il les
promenait dans son jardin en leur racontant l'histoire de ses an-
cêtres sans leur laisser le temps de prononcer une syllabe , mais
souvent on n'arrivait pas jusqu'à lui , et on était seulement admis
à l'observer de loin à travers la porte , tandis qu'il travaillait à ses
lettres et s'agitait ainsi qu'un possédé pour accoucher de la moin-
dre phrase.
Jean-Louis Guez , alors âgé de quarante-deux ans , n'avait ja-
mais été marié et ne paraissait pas désirer de l'être , car il posait
en principe que le mariage est aussi pernicieux au génie qu'à l'a-
mour ; en outre, il ne se faisait pas scrupule de dire qu'un homme
de véritable mérite devait mettre sa gloire à procréer des livres
et non des enfants. Il bornait donc à la simple galanterie ses re-
lations avec les femmes qui, semblables aux papillons du soir que
la lumière attire , venaient à l'envi se brûler aux rayons de la cé-
lébrité du grand Balzac. Celte galanterie même, composée de
petits soins , de madrigaux musqués , de lettres caressâmes et
de toutes les mignardises de bergers de VAstrèe , avait beaucoup
de charme pour Balzac qui, suivant son expression, préférait
l'esprit à la matière et ne demandait pas que les idées prissent un
corps pour tomber sous les sens. C'était apparemment dans l'in-
tention de satisfaire ses goûts chastes et romanesques , qu'il avait
associé son existence à celle d'une personne qui poussait pius loin
encore ces théories du parfait amour et qui les pratiquait comme
une religion. -•*
Alcinadure de Chenillac aimait Balzac avec toutes les fadeurs
et toutes les délicatesses que les romans d'Honoré d'Urfé avaient
enseignées à leurs lectrices ; elle avait été élevée , autrefois , à
l'école de ce savant raffineur de sentiments tendres ; elle était pa-
rente de l'illustre Diane de Château -Morand , qui commença par
inspirer les soupirs amoureux que son mari jetait aux échos du
Lignon et qui finit par être pour lui un objet de dégoût, à cause
des grands chiens qu'elle avait sans cesse autour d'elle et jusque
dans son lit. Alcinadure , qui se croyait encore capable de servir
d'objet à une belle passion et de prétexte à un roman pastoral ,
n'était pas seulement une vieille coquette prétentieuse et ridicule;
elle rachetait ces défauts de jugement et celle ignorance de soi-
même par d'excellentes qualités qui honoraient son cœur autant
que son esprit. Elle avait consacré sa vie ou plutôt sa vieillesse à
6 22
2ci4 REVUE DE PARIS.
Balzac qui la chérissait comme une mère, mais qui s'efforçait de
lui montrer l'affection exclusive qu'on porte à une maîtresse , en
se dissimulant la dislance que l'âge avait mise entre eux. La re-
connaissance et l'amitié faisaient les frais de l'amour.
La liaison de MUe de Chenillac et de Balzac ne datait pas de
moins de vingt-cinq ans , et dès celte époque la bonne dame s'é-
tait déclarée la bergère de ce jeune berger, qui lui plut , comme
elle l'avouait tout haut , par une secrète intelligence de leurs
âmes. Jean-Louis Guez manifestait déjà des dispositions naturel-
les pour le genre épistolaire : ce furent ses premières lettres,
écrites sans art et sans apprêt , qui séduisirent Mlle de Chenillac
et l'invitèrent à s'attacher à l'avenir littéraire de ce bel-esprit
naissant. Elle était pleine des leçons puisées dans les ouvrages
et daus les entretiens ded'Urfé; elle avait d'instinct quelque ta-
lent pour écrire , pour donner à sa pensée une forme de style in-
génieuse et ornée ; elle se promit de mêler ses inspirations à celles
de son héros de roman et d'essayer ce que pourrait une plume de
femme dans les mains d'un homme. Il y eut donc entre eux une
mystérieuse association de travail qui resserra les liens de senti-
ment dans lesquels le jeune homme s'était laissé prendre au sor-
tir du collège.
Mllc de Chenillac avait vendu les biens qu'elle possédait dans le
Forez , pour venir en apporter le produit à son ami qui acheta la
terre de Balzac avec les deniers de son Alcinadure ; si celle-ci se
fût résignée à vieillir et à renoncer aux bergeries de Céladon ; si
elle n'eût pas cherché à couvrir les rides de son visage avec le
fard de son imagination ; si elle eût évité de se prêter aux grotes-
ques mascarades de l'amour et de la jalousie . Jean-Louis Guez
n'aurait eu qu'à se féliciter des avantages et des plaisirs que lui
procurait une pareille union , fondée sur l'amitié et le dévoue-
ment. Mais Mlle de Chenillac devenait plus exigeante et plus Js-
trèe , à mesure que les années ajoutaient un nouveau ridicule à
ses prétentions et une nouvelle froideur à la passion de son fidèle
adoral"ur; elle ne s'apercevait pas qu'elle avait vieilli , elle ne
sentait pas même qu'elle vieillissait tous les jours davantage et
que la décrépitude de toute sa personne portait un amer défi à la
jeunesse éternelle de son cœur : comme elle vivait dans une re-
traite qu'elle s'efforçait de rendre absolue, elle s'éloignait ainsi
de loul objet de comparaison et fermait les yeux aux prudents
REVUE DE PARIS. 255
avis de son miroir. Jean-Louis Guez était d'ailleurs trop poli pour
parler aussi franchement que ce miroir qu'on ne voulait pas en-
tendre.
Balzac , qui affectait de n'avoir que le souffle et de se nourrir
d'aliments spirituels, plutôt que de subir les honteuses nécessités
de notre nature , avait malheureusement un physique et un em-
bonpoint assez peu conformes aux habitudes plus divines qu'hu-
maines qu'il eût voulu adopter ou faire supposer : à l'en croire ,
il passait des jours entiers sans rien prendre , et , en tout temps,
ne buvait que de l'eau à ses frugals repas ; mais ses joues hautes
en couleur célébraient les vertus de la vigne angoumoise , et
l'exubérance charnue de son corps court et ramassé ne témoignait
pas de sa fidélité à observer les jeûnes prescrits par l'église ; il se
plaignait sans cesse de toutes sortes de maux imaginaires que
démentait l'air de santé et de vigueur qu'il était condamné à
porter partout avec lui: il aurait donné deux années de son exis-
tence pour être maigre et pâle , selon l'idée qu'il se faisait des
caractères extérieurs du génie ; il n'avait laissé graver son por-
trait qu'à la condition expresse de subordonner la figure qu'il
avait à celle qu'il voulait avoir ; car son amour-propre immodéré
s'étendait à tout , aux petites choses aussi bien qu'aux grandes ,
et il était d'avis que le sieur de Balzac , qui se glissait , sous la
forme de ses livres , dans la société des rois , des princes et
des dames , ne devait pas , de sa personne , ressembler à un
Scapin.
Jean-Louis Guez croyait obvier à ces apparences triviales , en
adoptant les modes les plus extravagantes qu'il imitait des anciens
temps j i! avait le projet d'étonner le vulgaire à la première vue,
par Pétrangeté du costume, et par la physionomie non moins
étrange que lui prêtaient ces habillements hétéroclites : tantôt il
prenait un petit collet d'abbé de cour ; tantôt il se coiffait d'une
calolte rouge , ou bien d'une barrette noire ; tantôt il s'embégui-
nait d'une toge traînante , de laine ou de velours, fourrée d her-
mine ; tantôt il ceignait l'épée et se déguisait en gentilhomme
avec une grande profusion de dentelles et de rubans ; mais ordi-
nairement , comme il ne soi tait pas de l'enceinte de son fief, il
portait une espèce de robe ample , à larges manches , bouton-
née par-devant jusqu'au col, en drap de soie de couleur éclatante
et bizarre. Celte robe , tour à tour écarlale , pistache , jaune ,
236 REVUE DE PARIS.
orange , violette , n'eût pas mal convenu à quelque magicien de
foire.
Mlle de Chenillac avait aussi de très-singulières manies de cos-
tume, qu'elle lirait de VAstrèe , ainsi que la plupart de ses idées
et de ses phrases : elle réalisa plus d'une fois toutes les folies qu'on
avait attribuées, par malice, aux bergères de l'hôtel de Ram-
bouillet, où le tendre et le pastoral florissaient alors sans par-
tage , avant que Corneille eût fait le Cid , et que Molière se fût
moqué des précieuses. Elle ne rougissait pas de s'affubler du plus
grotesque accoutrement, composé de gaze, de taffetas et de satin
rose et amaranthe, avec des guirlandes de fleur en écharpe et en
ceinture ; elle ornait ses cheveux de perles et de grappes de sor-
bier; elle portait d'une main un luth, dont elle pinçait agréable-
ment , et de l'autre main une houlette dorée autour de laquelle
s'enroulaient des emblèmes et des devises. En cet équipage, elle
menait paître, sur les bords de la Charente, cinq ou six moulons
qu'elle lavait et peignait elle-même , en les baisant , en les appe-
lant par leurs noms, en leur disant mille fadeurs insensées. On
la connaissait dans le pays sous le sobriquet de la fée d'Arcadie,
et elle ne trouvait pas mauvais qu'on la désignât ainsi en mé-
moire des illustres bergères qui avaient rendu fameuse cette pro-
vince de l'ancienne Grèce. Pour compléter le personnage , il
faudrait peindre la grande taille d'Alcinadure, ses membres frêles
et décharnés , sa poitrine concave, ses longs bras d'araignée,
son visage desséché comme celui d'une momie, ses yeux ternes
et toujours larmoyants , son nez et son menton aiguisés pour
ainsi dire par la vieillesse , sa bouche édenlée et noirâtre ; enfin
tous les signes d'une caducité non équivoque.
— Petit père Ogier , cria Jean-Louis Guez qui travaillait à ses
correspondances ou plutôt à une seule lettre commencée depuis
dix jours et recopiée plus de vingt fois , je suis arrêté tout court
par une difficulté que je vous prie de résoudre : faut-il écrire je
vous envoierai , ou bien Je vous enverrai?
— Que m'enverrez-vous ? répondit une voix sourde qui venait
du plafond où l'on apercevait une face humaine collée à l'ouver-
ture d'une sarbacane.
— Je vous demande si les auteurs de l'Académie mettent dans
leurs Wsvtsfenvoyerai pour le futur du verbe envoyer?
— La question a été débattue et décidée en présence du cardi-
REVUE DE PARIS. 257
nal, nonobstant l'avis de M. Chapelain, qui tenait pour conserver
fenvoyerai comme dérivant mieux du présent j'envoie et de l'é-
lymologie indiquant une voie à suivre.
— ISon, puisque l'Académie a résolu de dire j'enverrai , je
m'en vais l'embarrasser tort en àisanlj'envoierai, pour lui faire
pièce. A propos , n'est-il point venu de lettres de Paris ?
— Non , que je sache; mais avec qui menez-vous cette cor-
respondance ?
— Avec... le cardinal de Richelieu.
— Bon! je ne lui ai écrit qu'une lettre en votre nom, pour
vous excuser d'être de l'Académie, en compagnie de M. Voilure ?
— Je lui écris souvent de ma main, reprit Balzac en se rengor-
geant , lorsqu'il me consulte sur les affaires du gouvernement j
mais ce sont choses secrètes que vous ne devez pas voir.
— Eh bien ! monsieur de Balzac, èles-vous en veine ce malin,
et achevez-vous cette épitre que vous ne m'avez pas montrée ,
mais qui doit être miraculeusement belle, au soin que vous pre-
nez de la transcrire au net pour la dixième fois ?
— Vous ne vous trompez pas dans vos conjectures , mon petit
père, répliqua Balzac qui se délectait à recevoir des éloges, ainsi
qu'un chat qui se pâme sous une main caressante ; cette pièce
est un chef-d'œuvre que m'envierait Cicéron, s'il eût écrit en
français.
— Mlle de Chenillac a-t-elle fourni le plan et la matière de ce
nouveau prodige épislolaire ? Ne voulez-vous pas que j'en tire
copie ?
— Non , assurément. Alcinadure ne doit point soupçonner
que j'ai fait une lettre sans son avis , et je vous prie de le lui
taire.
— Je ferai comme il vous plaira , monsieur de Balzac ; je re-
grette toutefois que votre Muse ne soit plus consultée sur ce qui
concerne votre gloire.
— C'est que ma gloire n'est pas seule intéressée à ces écritures,
reprit Balzac en soupirant : Omnia vincit amor !
Et nos cedamus amori. Je sais , monsieur , combien vous
aimez Mlle de Chenillac , et aussi combien elle vous aime.
— Hélas ! mon petit père Ogier , il n'y a que le renom d'un
écrivain qui ne perde pas en vieillissant ! Ma pauvre Alcinadure
a beau faire pour plâtrer ses rides et s'abuser elle-même sur les
22.
258 REVUE DE PARIS.
inexorables conséquences de l'âge , elle n'est plus pour moi ce
qu'elle élait naguère , et plus je m'efforce de n'avoir d'yeux que
pour son esprit qui est jeune et galant , plus involontairement
je la regarde au visage , où je trouve sans cesse les progrès de
celle fâcheuse décrépitude , pour laquelle il n'est pas d'eau de
Jouvence.
— Ah ! monsieur de Balzac , êtes-vous devenu aveugle , que
les mérites de cette illustre demoiselle ne vous frappent plus
d'admiration?
— Suis doule , elle a un esprit merveilleux, et orné de grâces
incomparables; elle a un style excellent qui surpasse le nôtre
— C'est votre Muse enfin , monsieur de Balzac, et je l'estime
si haut , que je la regarde comme un petit Parnasse inclus dans
une seule personne.
— Écoutez avec attention l'épître que je viens d'achever , in-
terrompit Balzac qui souffrait d'entendre louer quelqu'un devant
lui.
— Je vous écoute , monsieur , répondit la voix qui devint
plaintive; mais le cœur me saigne de penser que vous méditez
une apostasie de cœur , et que vous allez renverser du piédestal
la statue de votre déesse. Infortunée, qui mène paître ses mou-
lons et chante des airs à votre louange sur les rives bocagères de
la Charente , tandis que vous machinez contre elle une infidélité
qui la réduira au désespoir !
A cetie a'iocution , inspirée par l'enthousiasme que le prieur
Ogier ressentait pour le caractère et le talent de Mllc de Chenil-
lac , un remords dans l'âme de Balzac fut suivi d'un intervalle
d'hésilalion , durant lequel il froissa le papier qu'il avait écrit de
sa main, et faillit le mettre en pièces ; mais la crainte d'anéantir
un ouvrage digne de la postérité l'empêcha d'accomplir ce sacri-
fice, et ayant commencé à lire tout bas la première phrase de ce
billet , il en fut tellement charmé, qu'il eût consenti à se laisser
couper une jauibe , plutôt que de le détruire. Il s'anima par de-
grés à cette lecture muelle, qu'il continua bientôt à demi-voix,
et s'ttant levé vivement, il se promena dans la chambre à grands
pas, en déclament et en gesîiculant. Il ne paraissait pas moins
content de lui-même qu'un paon qui déploie sa queue et relève
son aigrette. Pour rendre la comparaison plus sensible, il n'avait
pas un organe beaucoup plus séduisant que celui de l'orgueilleux
REVUE DE PARIS. 259
et stupide oiseau ; il débita tout d'une haleine celte espèce d'am-
phigouri boursouflé et prétentieux :
« Madame et très puissante divinité, celui qui est assez maltraité
de la trop cruelle Fortune pour être privé de votre agréable entre-
tien se meurt d'envie de vous voir et contempler au milieu de la
pompe de vos rayons. Celte envie, qui ne fut d'abord qu'une sim-
ple piqûre d'abeille , a fini par s'irriter et s'agrandir à l'instar
d'une proronde blessure, avec laquelle on ne saurait durer long-
temps. Voilà pourquoi je vous demande grâce , en cas que votre
intention n'ait pas été de me conduire si tôt, sans que je fisse ré-
sistance, au inonumeutque l'ingrat amour me prépare de ses pro-
pres mains. La vérité est que je suis une lampe quasi éteinte , dont
voire éclatante lumière a épuisé l'huile. J'ai brûlé pour vous faire
fêle , et vous me condamnez à jeter mes derniers feux vis-à-vis de
mon lombeau , qui s'ouvre devant vous, belle et cruelle Arlhénice.
C'est l'absence qui fil couler dans mes veines un poison dévorant ,
lequel a peu à peu consumé mon cœur enveloppé de celle robe de
Kessus; l'absence a changé mes jours en siècles de souffrance. Com-
mandez doue que j'expire en vous adorant d'un zèle sans égal, ou
bien que je réchauffe à voire soleil les restes glacés de ma misé-
rable vie. J'avais. juré un constant et pur amour aux neuf pucelles
de la double colline: mais vous avez eu bon marché de ces serments
qui se sunl envolés , ainsi que les oracles de la sibylle tracés sur
des feuilles d'arbre. Je suis désormais , dans votre dévolion ,
parmi la loule des beaux-esprits qui se sont rangés esclaves de
vos regards. Généreuse Arlhénice, vous semblez, dans vos lettres
qui me sont plus que l'Evangile , souhaiter que je vienne à Pa-
ns, où réside votre empire j vous daignez remarquer, dites-vous,
que mon étoile ne bride pas à voire horizon, semé de tant d'astres,
que je ne pourrais les nommer ni les compter ; vous daignez en-
core , ce qui est le comble de la grandeur d'àme , imaginer une
occasion qui vous conduirait en mon château de Balzac , et dans
une semblable rencontre, vous ne craindriez pas de loger au même
heu où mon quarantième aïeul reçut la comtesse de Provence ,
Alix, qui n'avait pas votre génie nonpareil... Eh! combien je béni-
rais l'année, le jour, l'heure , qui seraient signalés par une telle
fortune! Cependant, comme je me reprocherais de ne vous avoir
pas prévenue par un voyage, lequel n'aurait certainement pas pour
but de siéger à l'Académie, mais seulement de me prosterner à vos
260 REVUE DE PARIS.
pieds! . . je regrette en secret, merveilleuse Arthénice, que vous ho-
noriez île vos bonnes grâces cette pauvre Académie , dont je n'ai
fait aucun état , et qui s'est avisée d'élire li. Voiture. Je ne me
consolerais jamais d'avoir une rivale de celte sorte , si je n'étais
pas sûr de vous la faire oublier par mon premier livre; ce sera le
Ministre, et je vous en ferai la dédicace, de préférence à tous les
rois, princes et hauts personnages, qui payeraient bien cher l'hon-
neur de servir de parrains à mon plus chétif enfant. Celui que je
mets au monde pour vous, serait plus parfait, si vous me prêtiez
votre concours , avec lequel je voudrais être, madame, votre très
obéissant et très fidèle serviteur, etc. »
Balzac avait été surpris de l'accueil froid et silencieuxfait à son
épitre , que n'interrompit aucune marque d'approbation. L'idée
lui vint que le prieur Ogier était mort subitement , à force d'être
ému de la beauté de cette épitre. Il l'appela donc, à plusieurs re-
prises , en levant les yeux vers la sarbacane , où ne se montrait
plus la figure blême du secrétaire ; mais comme il se disposait à
monter à l'étage supérieur pour apprendre des nouvelles de l'effet
produit par sa lecture sur son secrétaire , il vit la porte s'ouvrir
et le prieur paraître sans qu'on lui eût permis l'entrée du cabinet
d'étude qui était aussi sainte et inviolable que celle du sanctuaire
des temples d'Isis.
François Ogier, qui avait souvent tenu la plume sous le nom de
Balzac , et qui n'avait mis son nom en tête de ses ouvrages que
dans la fameuse querelle de Phyllarque, était au physique, sinon
au moral le plus épais et le plus lourd des hommes. II compensait
en largeur ce quiluimanquail en hauteur , et sa petite taille faisait
ressortir davantage l'énormité de sa corpulence. Il ne ressemblait
pas mal à un phoque, tant il se traînait lentement et pesamment,
tant il exhalait avec effort sa respiration pénible, tant sa tête exi-
guë était peu apparente sous une forêt de longs cheveux gras qui
l'enveloppaient. Ces cheveux, semblables à une crinière de bison,
lui couvraient la moitié du visage et en cachaient le teint de cire.
Il n'avait, d'ailleurs, aucun des caractères de la jeunesse , quoi-
qu'il eût près de quarante ans, sauf toutefois une naïvelé qui allait
jusqu'à l'innocence la plus enfantine sur tout ce qui ne s'apprend
pas dans les livres. 11 n'était sorti de son couvent que pour pren-
dre de l'emploi dans la maison de Balzac , qui lui fit obtenir un
modique bénéfice, ayant litre de prieuré aux environs du château.
REVUE DE PARIS, 261
Le prieur Ogier, en devenant collaborateur mystérieux de Balzac,
avait appris à estimer fort médiocrement le talent de son maître;
mais en revanche , il vouait une sorte de cuite à la bergère Alci-
nadure, et enviait le sort du berger plutôt que celui de l'écrivain.
Une rivalité secrète existait donc entre Ogier et Balzac, que divi-
saient aussi leurs prétentions littéraires.
— Quelle est cette Arthénice? dit Ogier avec un trouble auquel
n'était pas étrangère une douce espérance.
— C'est une déesse sans pareille , répondit Balzac qui s'en fai-
sait accroire volontiers à lui-même j c'est la reine des cœurs et
des esprits.
— Vous avez donc donné le nom d'Arthénice à la divine Alci-
nadure? reprit tristement Ogier, qui regrettait de n'avoir plus
de reproches à faire sur l'inconstance de son rival. Mais d'où
vient que vous lui écrivez de la sorte? Les réponses doivent être
inimitables?
— Oui, les réponses sont au delà de tout ce qu'ont écrit les an-
ciens et les modernes , s'écria Balzac en approchant de ses lèvres
un sac de velours brodé d'or, dans lequel étaient renfermés des
papiers : Arthénice à le génie d'Aristole et le style de Cicéron.
— En vérité, qui le sait mieux que moi! dit le prieur avec com-
ponction. Alcinadure fera tort à toutes les Saphos de l'anti-
quité.
— Je ne vous parle pas d'Alcinadure , reprit Balzac piqué du
quiproquo , mais d'une divinité inconnue qui reste encore cachée
dans un nuage, quoiqu'elle se révèle assez par des lettres qu'on
dirait écrites à l'aide (l'une plume Urée de l'aile des anges.
— Ah ! monsieur de Balzac , avez-vous le cœur de trahir votre
souveraine ! murmura Ogier, qui cherchait à dissimuler sa joie et
qui s'indignait pour tant de voir une autre femme préférée à
Mlle de Chenillac. Ainsi donc , vous renoncez à la dame de vos
pensées , à l'objet de votre amour...
— Relisez ceci , mon petit prieur, interrompit Balzac qui ne
voulut pas en venir à cette explication délicate vis-à-vis d'un
subalterne , et admirez derechef.
— J'admire comme la trahison est mal secondée par l'ortho-
graphe , dit le prieur, qui sourit malignement en parcourant des
yeux la lettre qu'on lui avait remise.
— Eh quoi ! mon ami , l'orthographe n'est pas ce qu'elle doil
262 REVUE DE PARIS.
être ? répliqua modestement Balzac : j'ai recopié dix fois le
brouillon.
— Apollon , qui est fidèle aux neuf muses , vous punit de votre
inconstance en vous ravissant la faculté de l'orthographe.
— Ogier, puisque vous avez mon secret, tirez-moi une belle
copie de cette lettre , que j'ai hâte d'envoyer à qui l'attend?
— Moi, tremper dans ce complot détestable! Non, monsieur,
je me brûlerais la main comme Mulius Scevola , plutôt que de
toucher la plume.
— Holà ! monsieur le prieur, vous le prenez sur un ton bien
superbe! s'écria Balzac qui s'étonnait qu'on lui résistât en face.
— Monsieur, je vous jure que je n'écrirai rien qui soit au pré-
judice de Mlle de Chenillac.
— Je vous y forcerai, maître Ogier; car vous êtes à mon ser-
vice et nullement à celui de Mlle de Chenillac.
—Vous vous trompez, monsieur. Je suis votre secrétaire, j'y
consens; mai» j'étais auparavant l'esclave de la divine Alci-
nadure.
— Soyez l'esclave de qui bon vous semblera, maître Ogier; mais
si vous refusez de m'obéir. je vous congédierai tout à l'heure.
— On verra ce que vous saurez faire sons mon aide , et je ne
donne pas un an à M. Voilure pour vous ôter votre ancienne
renommée !
— Qu'est-ce à dire? Ingrat ! malavisé ! triple sot! Allez-vous-en
délier les cordons des souliers de M. Voilure !
— J'irai, puisque vous le trouvez bon, lui porter la plume qui
a écrit vos plus beaux ouvrages !
—Voilà un impertinent faquin ! Quelle justice faire de ce gros-
sier maçon qui s'attribue la gloire des œuvres de l'architecte !
— Cherchez quelque autre qui orne votre style , enrichisse vos
idées et nettoie vos i'auîes d'orthographe !
— Si vous dites un mot qui puisse me nuire , je vous ferai jeter
en un cul de basse-fosse pour le reste de vos jours!
— Je ne vous redemande pas mes ouvrages qui ont fait figure
dans le monde sous votre nom ; mais je vous défie d'en faire
de tels.
— - Monsieur le prieur , vous y perdrez votre prieuré.
— Monsieur de Balzac , vous y perdrez davantage , la fortune
du nom que je vous ai procuré !
REVUE DE PARIS. 263
— Sors de ma maison , méchante vipère que j'ai réchauffée dans
mon giron ! va-t-en à Paris endosser la livrée du cardinal et grat-
ter à la porte de l'Académie !
— Monsieur, rendez grâce au respect que je garderai éter-
nellement pour M.ile de Chenillac 5 c'est lui seul qui me fermera la
bouche.
— Bon ! déjà le petit prieur veut s'amender et sollicite son
pardon ! Mais il l'implorerait à deux genoux et avec les tor-
rents de larmes que versa saint Pierre pour avoir renié notre
Seigneur Jésus-Christ, je n'excuserais pas l'attentat de ce mauvais
disciple
— Non, monsieur, je n'ai que faire qu'on m'excuse ni qu'on me
pardonne, dit Ogier, qui saisit avec joie le prétexte de redevenir
libre. Je tâcherai d'oublier vos traitements malhonnêtes, ainsi que
les bons offices dont vous m'avez si durement payé. Je n'ai qu'un
regret en partant, c'est de laisser dans celte maison la plus char-
manie des bergères , que vous n'étiez pas digne d'enflammer !
Adieu, monsieur ; je vous conseille de retourner à l'école où l'on
enseigne la grammaire et l'orthographe.
En prononçant cet adieu ironique, le prieur Ogier quitta l'ap-
partement pour remonter dans le sien et y faire les apprêts de
son départ. Balzac, qui s'était accoutumé à regarder son secré-
taire comme une partie indispensable de lui-même , se trouva
tout élourdi et tout perplexe de cette brusque rupture à laquelle
rien ne l'avait préparé; sa douleur fut plus vive lorsqu'il arrêta
ses yeux indécis sur la lettre dont Ogier avait condamné l'orthogra-
phe: il sentit combien serait irréparable pour lui la perte de ce
compagnon de travail, sans lequel il n'eût pas osé mettre la main
à la moindre lettre familière; il se repentit d'avoir sacrifié si légè-
rement le dépositaire de, ses secrets et le soutien de sa réputa-
tion ; il fit quelques pas pour retenir Ogier quise retirait lentement ;
il ouvrit la bouche pour le rappeler, il lendit Ihs bras pour lui
montrer le chemin d'une prompte réconciliation ; mais le son
d'une cloche détourna le cours de ses idées. C'était le signal usité
pour annoncer la venue d'un étranger qui désirait visiter l'hôte
célèbre du château.
— Monseigneur! dit un grand valet d'écurie qui, affublé d'une
espèce de casaque verte et coiffé d'un chapeau à plumes , restait
debout sur le seuil de la porte en faisant sonner le manche de sa
264 REVUE DE PARIS.
hallebarde contre le carreau, à chaque phrase qu'il accompagnait
d'un humble salut.
— Qui vient céans. Thibaut? demanda Balzac et exami-
nant autour de lui si son cabinet présentait un aspect assez impo-
sant.
— C'est un magnifique carrosse doré , attelé de trois chevaux
blancs , avec un cocher chamarré de rubans couleur de feu et un
petit laquais vêtu de drap d'argent.
— Vraiment ! s'écria Balzac avec un air épanoui de vanité satis-
faite ; ce doit être quelque prince qui a fait le voyage rî'Angoulême
exprès pour me voir.
— Monseigneur, faut-il qu'il entre? Le mènerai-je d'abord au
salon, ou bien dans la salle ? Quelle robe convient-il de vous ap-
porter ?
— Ma robe de salin orangé... Non, je l'avais mise pour recevoir
M. de Condom qui en fut réjoui ; ça, mon habillement de taffetas
flambé ?
Balzac s'empressa de revêtir ce costume étrange qui semblait
emprunté à quelque Zani du vieux théâtre italien, et il demanda
sérieusement à son hallebardier si, en pareil équipage, il n'était
pas digne de paraître devant le roi. Thibaut , pour toute ré-
ponse . fit deux ou trois révérences et frappa en cadence la
hampe de sa hallebarde. Ensuite , Balzac , se disposant à
paraître de la manière la plus solennelle aux yeux du visiteur
inconnu , s'établit dans son grand fauteuil , une plume sur l'o-
reille et une autre plume entre les dents , avec un amas de gros
volumes pêle-mêle à ses pieds et un fouillis de lettre éparses sur
son bureau.
Il n'avait pas achevé ces préparatifs , qu'il nommait la
toilette de l'écrivain , lorsque le petit laquais de drap d'argent,
que Thibaut avait remarqué derrière le carrosse , arriva
dans le cabinet , posa un genou en terre et remit à Balzac
un billet fermé d'un énorme cachet de cire d'Espagne et de
deux lacs de soie couleur de feu. Balzac coupa la soie sans briser
le cachet qui était aux armes de Richelieu ; il lut les lignes sui-
vantes.
« L'aigle de Jupiter enleva dans l'Olympe le beau Ganimède;
Arlhénice n'a pas d'aigle sur lequel on puisse compter pour un plus
glorieux enlèvement : elle envoie donc seulement son carrosse à
REVUE DE PARIS. 265
M. de Balzac en le priant d'y monter pour y trouver ce qu'il n'a
pas prévu. On se sent ailleurs très-empressé de lui ménager une
réception digne de lui . quoiqu'on ne lui promette pas l'Olympe
où fut ravi Ganimède ; mais aussi le rôle qu'il jouera ne sau-
rait consister à remplir- les verres des dieux et des déesses;
le chevalier d'Arlhénice doit aspirer à de plus hautes destinées:
il les rencontrera certainement, s'il a l'audace de tenter l'aven-
ture. »
Balzac , ivre de joie et tremblant d'impatience , interrogea le
page qui ne s'était pas relevé; mais celui-ci répondit, par gestes,
qu'il était prêt à conduire le chevalier d'Arlhénice dans un lieu où
il en apprendrait davantage. Balzac insista pour obtenir une ré-
ponse plus explicite; mais le rusé laquais indiqua, en pantomime,
qu'il n'avait pas autoritéde parler. Un instant de réflexion et une
seconde lecture de la missive décidèrent Balzac à suivre le messa-
ger d'Ar thénice jusqu'à ce carrosse qui contenait peut-être l'en-
chanteresse elle-même. Les glaces du carrosse étaient closes et
les rideaux tirés. Balzac ne put donc rien découvrir dans l'inté-
rieur; le page abaissa le marche-pied, enlr'ouvrit la portière, et
aida Balzac à monterdansce carrosse qui ne justifiait pas la pom-
peuse description que Thibaut en avait faite. C'était bien un car-
rosse de cour , mais fort délabré et misérable à voir , malgré le
soin qu'on avait pris de peindre grossièrement les armoiries de
Balzac sur les portières et d'habiller ridiculement le cocher qui
usait du forretà chaque minute pour empêcher ses trois rosses ef-
flanquées de s'endormir en roule.
Dès que Balzac fut dans le carrosse , au fond duquel se tenait
immobile une personne qu'il ne distinguait point assez pour savoir
si c'était un homme ou une femme , la portière se referma tout à
coup sur lui, et le carrosse commença de rouler en cahotant,
aussi rapidement que les chevaux pouvaient trotter sous l'action
incessante du fouet et des jurons du cocher. Balzac demeura tel-
lement interdit de celle aventure romanesque et tellement préoc-
cupé de sa bonne fortune , qu'il ne songea pas à faire résistance
et qu'il tomba sans force dans la voiture , où sa main se meur-
trit sur la garde d'une épée : ce n'était donc pas une femme qu'il
avait à ses côtés ; il tourna les yeux vers son compagnon de
voyage et aperçut , dans l'ombre où ils étaient tous deux, une fi-
gure rébarbative dont les longues moustaches elles regards fa-
6 23
266 REVUE DE PARIS.
rouches lui causèrent une certaine inquiétude : il pensa que îes
officiers d'Arihénice n'avaient pas à coup sûr l'air et les manières
de leur maîtresse; il garda un moment le silence pour méditer
l'exorde de son discours.
— Monsieur, dit-il enfin avec émotion , j'espérais avoir la fa-
veur de voir l'adorable Arthénice qui se dérobe à ma vue , ainsi
que Phœbé...
— Tous la verrez . seigneur, reprit le personnage mystérieux
qui riait sous sa moustache; recueillez-vous pour composer votre
comp'imenl...
Balzac allait répondre que son compliment se trouverait tout
fait sur le visage d* Arthénice, quand des cris lointains et son nom
répété douloureusement parmi des plaintes de femme le rame-
nèrent au souvenir de ce qu'il laissait derrière lui : MUe de Che-
nillac, revenant des champs avec ses moutons et son déguisement
de bergère, s'était fait raconter par Thibaut les détails de cet in-
explicable enlèvement.
PàclL. Jacob , bibliophile.
( La suite auprochain numéro. )
Critiqu* £\ttévam.
Satires et Poëmes,
PAR AUGCSTE BARBIER.
Parmi les âmes droites et portées au bien en toutes choses , il
en est qui , absorbées par l'accomplissement de leurs devoirs et
par l'attention qu'elles apportent à ne blesser en rien l'honneur
et la vertu , ne s'occupent du monde extérieur que du moment
où , forcées de mêler les actes de leur vie aux actes des autres ,
elles ont besoin d'un coup d'œil plus ferme et pius soutenu pour
discerner la ligne de l'honnête et du déshonnête. Elles n'appro-
fondissent pas , ne cherchent jamais à connaître lescauses, non
par indifférence , mais par l'instinct de leur nature patiente et
résignée. Quels que soient l'injustice des hommes , les malheurs
qui les frappent, elles acceptent cette destinée comme une
chose irrévocable. Ne s'élevant que rarement à des conditions
générales , elles regardent leurs propres infortunes et celles dont
elles sont témoins comme l'effet de circonstances particulières
qu'il faut subir et pour lesquelles il n'y a d'autres remèdes , d'au-
tres consolations que la patience et la charité. Ce sont des exem-
ples austères, des cœurs vertueux et purs, mais cette sévérité de
mœurs , cette vertu intacte n'est utile , à proprement parler ,
qu'à elles-mêmes , ou du moins « la sphère où elles répandent
les doux rayons de leur bonté est étroite et circonscrite. D'ail-
leurs, ces bienfaits dont, à la vérité , elles sont prodigues, ces
conseils que donne à tous une vie sans reproche, ne durent qu'un
certain temps et meurent avec l'individu. Les personnes qui
les entourent sont seules initiées à leurs modestes vertus , et on
les oublie quand elles ont cessé d'agir.
968 REVUE DE PARIS.
D'autres âmes au contraire , et nous avouons que pour celles-
là nous avons plus de sympathies , n'ont pas assez de suivre les
préceptes qu'une heureuse nature leur a enseignés; le mal ne les
frappe pas seulement , mais il les révolte. Elles refusent de croire
qu'il n'y ait pas de remèdes à toutes les douleurs, aux souffrances
du corps comme a celles de l'esprit. Elles pensent qu'jl faut se
plaindre, qu'il faut, non pas absoudre le méchant, mais l'ac-
cuser, et , comme dit Alceste , avoir pour lui des haines vigou-
reuses. Le mal a plus souvent sa cause dans l'homme que dans
les circonstances et dans les choses. On doit dénoncer devant le
monde celui qui cherche son bonheur aux dépens de ses sembla-
bles , et tout abus, suivant nous, appelle une loi qui le
fasse disparaître , ou d'énergiques récriminations. Là où
n'atteint pas la force civile , il faut avoir recours à la force
morale ; il faut soulever l'indignation de tous contre les
criminels , troubler leur repos , et s'il se peut , leur ar-
racher les victimes. Ce n'est pas une réparation immédiate du
mal qui a été commis , mais on en prépare la vengeance ; on
montre la blessure que d'autres seront appelés à guérir. Vousn'ar-
rachez pas 1rs armes aux méchants , parce que la force est de leur
côté , mais vous prévenez les gens de bien , et peu à peu tout ce
qu'il y a d'honnête au monde , voyant d'où vient une partie delà
misère humaine , réunira ses efforts contre une troupe impie, et
la victoire sera facile. C'est ainsi que tout se fait sur la terre, et
bien que la multitude paraisse souvent demeurer sourde aux
plaintes de ceux qui souffrent .il ne faut pas se décourager, mais
frapper toujours à ces oreilles paresseuses.
M. Auguste Barbier, de tous ceux qui, dans ce siècle, ont suivi
la voie que nous venons d'indiquer, est le plus énergique et le
plus véhément. Nul n'a mieux senti que lui ce qu'il y a d'immoral,
de triste , de honteux , dans notre civilisation. 11 a mis le doigt
sur toutes les blessures , proclamé toutes nos misères , flétri tous
nos vices. Plein d'amour pour le bon et pour le beau , il relève
leurs statues et les défend contre les profanations. C'est lui qu'on
attaque en elles ; c'est pour elles qu'il usera jusqu'à ses dernières
flèches. Quel plus beau rôle que celui-là ! quel sujet peut prêter
de plus nobles inspirations à la muse !
M. Barbier débuta , dans la Revue de Paris, par un chef-
d'œuvre . la Curée. Ce cri d'indignation profonde, cet hymne
REVUE DE PARIS. 269
d'une beauté si imprévue et si saisissante, donnèrent à l'écrivain
une réputation que d'autres n'acquièrent qu'à force délivres.
Mais s'il y eut du bonheur et de l'éclat dans celte gloire soudaine,
il s'y joignit l'inévitable danger de rester au-dessous de son œu-
vre. On reconnut bientôt combien le talent du poëte élait à l'é-
preuve de ce péril , et les ïambes , qui parurent quelque temps
après, vinrent confirmer le talent de l'auteur et comme élayer
cet édifice hardi qu'il avait bâti d'un seul coup. Il était évident,
du reste , qu'à l'époque de la Curée il était mûr pour la poésie;
il avait déjà assez d'expérience des choses , et le vice l'avait assez
souvent blessé, pour que la direction de son talent fût bien déter-
minée. Le sentiment qui dicta la Curée ne fut pas la première in-
tuition du mal pour M. Barbier; mais cette ignoble avidité des
vainqueurs excita chez lui une telle horreur , que la forme et la
pensée s'entraînèrent l'une et l'autre et se complétèrent mutuel-
lement. La forme resta la même pour tout le livre ; la pensée ,à
ce qu'on prétendit , changea souvent. On reprocha aux ïambes
de n'avoir été composés dans aucun système, d'attaquer tour à
tour la bourgeoisie , la cour et le peuple , la liberté comme la ty-
rannie. On jugea comme un homme politique celui qui n'était que
poëte. Sous un gouvernement représentatif, qui laisse toute li-
berté à la parole , chaque fait peut se débattre. Or, quand tous
les pouvoirs ont leur action , tous les pouvoirs peuvent se trom-
per et manquer à leurs devoirs. Le droit du poëte , de celui sur-
tout qui , passionné pour le bon et pour le beau, attaque l'erreur
et le vice , là où ils se trouvent , n'exige-t-il pas une latitude in-
finie. 11 s'en prend aux hommes, et non pas à telle ou telle classe.
On doit être bien sûr d'ailleurs que là où son regard rencontrera
moins de corruption , la bonté de son cœur l'entraînera comme
à son véritable asile.
Malgré le succès de la Curée, que n'avaient pu arrêter un seul
instant ni les intérêts qu'elle blessait, ni la nouveauté de la forme
dont s'était servi l'auteur, il crut devoir au public un exorde et
comme une explication de son livre. Plus tard , dans Il Pîanto,
on retrouve une pièce consacrée à prouver que ce n'est point par
plaisir que le poëte met à nu toutes les plaies honteuses de l'hu-
manité ; qu'il voudrait bien comme d'autres vivre doucement , et
ne voir que le beau côté du monde ; mais que son cœur le force
à dire ce qu'il pense , et à suivre la roule que Dieu lui a tracée.
23.
I
270 REVUE DE PARIS.
Pourquoi s'excuser ainsi ? Il y a des gens peut-être assez aveu-
gles ou assez faux pour l'accuser d'hyperbole ; mais c'est un
vice de plus à désoiler que cette froide indifférence , ou plutôt
cette infâme duplicité, qui consiste à nier le mal dont elle
profite. Au reste , la permission une fois accordée , la satire de-
vient tellement rude et vive , qu'il est vraiment impossible de se
plaindre.
Perdant l'intervalle qui s'écoula entre la publication des ïambes
et de la Curée. Paris présenta un terrible spectacle. Ce gouver-
nement nouveau , qui cherchait à s'asseoir , obligé de faire face
aux ennemis du dehors , aux ennemis du dedans ; ces émeutes
incessantes , ces orageuses discussions où tout le monde prenait
part . parlaient trop haut à l'imagination de M. Barbier pour qu'il
ne s'en emparai point. Dans des temps aussi incertains , aussi
ballottés , l'égoïsme , la peur, l'ambition , se montrent à décou-
vert : on oublie de se draper, ou la violence de l'orage enlève les
voiles à la honte. C'est le moment des apostasies, des intrigues
effrontées, des bassesses et des flatteries. Les ïambes en con-
serveront le souvenir comme les satires de Juvénal nous donnent
la mesure de son siècle. Ces poésies sont donc presque toutes po-
litiques , et elles suivent , en quelque sorte , la marche dvs cir-
constances. Il y a trois ou quatre pièces , l'une adressée au R;re,
l'autre à Dante . une troisième à l'Ennui; enfin une dernière in-
titulée : Desperatio , qui sortent seules de ce cadre , et qui ne
découlent pas d" la durée. Partout ailleurs la scène se passe, pour
ainsi dire , sur la place publique , et le poète ne met en cause que
les passions et les souillures dont elle a été témoin.
Dans cette revue des lâchetés de notre âge , il était impossible
de pousser plus loin l'énergie et la vérité des peintures. On sent
combien il a fallu lie haine du mal , de colère et d'indignation ,
pour suffire à cette glorieuse attaque contre nos débordements.
Il n'y a ni repos, pi langueur dans la lutte. Le vice est tenace,
mais le poète ne l'est pas moins ; et , plein de confiance en lui-
même , il ne s'effraie pas du nombre de ses adversaires , et trou-
vera pour tous de nouvelles armes, instruments de ses triomphes.
L'ïambe , cette forme acerbe , qu'André Chénier avait designée
aux satiriques , prend dans les mains de M . Barbier une force in-
connue. Elle est boiteuse comme Isémésis et implacable aussi
comme elle. Le vers monte et se reiève par degrés sans fin , jus-
REVUE DE PARIS. 271
qu'au moment où l'anathême éclate sur le front du coupable.
La forme des ïambes suivit la pente naturelle de la pensée
qu'elle était appelée à revêtir. On a fait un crime à l'auteur de
certaines expressions que l'on a trouvées trop franches et trop li-
bres. Il était difficile cependant que la pensée fût juste sans que la
forme le fût, et dans une grande émotion , dans un moment où
l'on maudit le vice , celui qui choisirait ses mots ne persuaderait
guère. Les vicieux ne p uvenl réclamer contre une parole, eux
qui ne rougissent pas de l'action. Les hommes de bien ne ver-
ront dans ces vers sincères que le cri d'une àme profondément
navrée sans danger pour le cœur , et nommant les choses des
noms qui ont été créés pour elles. D'ailleurs Perse et Juvénal ,
et , plus près de nous , Gilbert , avaient absous d'avance leur
successeur; et il suffisait de rappeler ces noms illustres pour dé-
fendre une muse qui ne cesse partout d'accuser l'impudeur et
l'immoralité.
Après les ïambes , parut II Pianlo. Ce nouveau poème , qui
faisait pour l'Italie ce qui avait été fait pour la France , déploya
la même énergie et la même élévation. La misère de l'Italie est
peut-être encore plus profonde que la nôtre , puisqu'elle connaît
tous les malheurs de l'esclavage sans jouir des bienfaits de la li-
berté. D'aideurs partout des ruines, du silence , de l'oubli; par-
tout le spectacle d'une nation appauvrie , écrasée sous une force
étrangère , et désespérant elle-même de son salut. La mort a
triomphé , s'écrie le poêle :
La mort ! la mort ï elle est sur l'Italie entière !
L'Italie est toujours à son heure dernière ;
Déjà sa tête antique a perdu sa beauté,
Et son cœur de chrétienne est froid à son côté...
Tout le livre est plein de cette pensée : l'art , la foi , la liberté ,
l'amour, tout meurt , tout s'en va. Le poème est divisé en quatre
chants : CampoSanto, Campo Faccino, Chiaia et Bianca.
Entre chacun de ces chants sont placés trois sonnets , dédiés aux
peintres et aux musiciens d'Italie. C'est là une belle ordonnance,
et qui donne un relief infini à la pensée. 11 est bon d'introduire
dans la poésie un peu plus d'ordre qu'on n'en met de nos jours.
Kous ne voulons pas limiter le caprice du poêle, mais il nous
272 REVUE DE PARIS.
semble qu'il ne peut que gagner à une exposition plus savanle
et plus régulière.
Le Campo Santo fut inspiré par un tableau d'Orcagna , et l'on
ne peut trop louer la fidélité et l'intelligence de cette reproduction.
On peut dire que l'œuvre du peintre a été l'occasion du Pianto ,
et qu'elle en a fourni la philosophie. Une fois le principe vérifié
et posé, on n'en pouvait tirer de plus belles conséquences. Nous
n'essaierons pas d'expliquer notre admiration. La beauté du
poème est-elle dans celle chaleur d'âme , dans la magnificence
des images, dans la noble tristesse qui est partout empreinte?
c'est ce que nous ignorons. Mais tout homme , parmi les ouvra-
ges d'une même main , porte à l'un d'eux plus d'amour, et nous
c'est le Pianto que nous lisons sans cesse. Cette forme rude et
sauvage , qui a subi l'influence italienne , ces chers objets aux-
quels s'adresse le poète, le parfum que jettent sur les vers les
noms et les souvenirs . toutes ces choses réunies nous entraînent
et nous séduisent. Quoi de plus beau que ce dialogue entre Sal-
vator et le pécheur ?
Heureux , heureux pêcheur ! il te reste la mer,
Une plaine aussi bleue , aussi large que l'air ;
Comme un aigle lassé de son aire sauvage,
Quand le souffle de l'homme a terni ton visage,
Lorsque la terre infecte a soulevé tes sens ,
Tu montes sur ta barque , et de tes bras puissans
Tu cours au sein des flots laver ta plaie immonde;
La rame en quatre coups te fait le roi du monde.
Là , tu lèves le front ; là , d'un regard vermeil ,
En homme saluant la face du soleil ,
Tu jettes tes chansons ; et si la mer écume ,
Si le bruit de la terre avec son amertume
Te revient sur la lèvre, au murmure des flots,
Tu peux, sans crainte encor, murmurer tes sanglots.
Mais nous, mais nous , hélas ! habitants de la terre
11 faut savoir souffrir, mendier et nous taire!
11 faut de notre sang engraisser les abus,
Des fripons et des sots supporter les rebuts ;
11 faut voir aux clartés de la pure lumière
Des choses qui feraient fendre et crier la pierre.
Puis , dans le creux des doigts , enfermer avec soin
Son amc , et s'en aller gémir en quelque coin ;
REVUE DE PARIS. 273
Car la plainte aujourd'hui nous mène au précipice 5
Aux doux épanchements le sol n'est point propice ;
Notre terre est infâme , et son air corrupteur
Sur deux hommes causants enfante un délateur,
N'y a-l-il pas là quelque chose d'homérique , de tout à fait inu-
sité dans notre poésie? Le vers marche à grands pas ; son allure
est ferme , précise , indépendante. Il a parfois toute la grâce an-
tique, sans rien perdre de sa vigueur. N'esl-il pas évident du
reste que Ton en vient là , dès qu'on se sert du mol propre. Où la
forme sera vraie, toutes les qualités du style se rencontreront.
A la suite des quatre chants dont nous avons parlé, viennent
quelques vers dans lesquels le poète compare l'Italie à Juliette
mise au tombeau et ressuscitée. C'est comme un vœu pour la
mère de l'art , pour celle patrie adoptive des amants du beau.
Il n'est pas possible que l'Italie reste toujours aux mains des
barbares, et de quelque pari que vienne sa délivrance , elle sera
saluée par tous ceux que touchent les grandes gloires et les
grandes infortunes.
Dans le nouveau poëme qu'a publié dernièrement la Revue des
deux Mondes, nous sommes transportés en Angleterre. Il y a
peu de différence entre les vices de nos voisins et les nôtres.
Ils naissent de la même civilisation , du même égoïsme , de l'a-
mour de l'or aussi fort , aussi général dans l'un ou dans l'autre
pays. Bien des vers , bien des strophes tout entières nous sont
applicables , et si nous ne sommes pas encore au même niveau ,
cela sera bientôt fait du pas dont nous allons. La prostitution
dévorera bientôt autant de malheureuses à Paris qu'à Londres;
la Seine ne reçoit pas moins de désespérés que la Tamise , et le
poêle eût pu entendre dans nos fabriques , dans ces usines où
tant de pauvres gens usent leur vie , les chants magnifiques qu'il
a mis dans la bouche des ouvriers anglais. Il y a, en France et
en Angleterre, les mêmes passions en jeu , les mêmes malheurs,
les mêmes abus à réformer. Nous adorons tous le veau d'or, et
quant au Spleen, il se naturalise. Nous, qui ne connaissons
l'Angleterre que par ses livres et ses journaux , nous ne pouvons
affirmer que M. Barbier ait dénoncé tout ce qui s'y passe de
honteux et d'affligeant , mais , sous le point de vue général, il
n'a fait grâce à aucune des corruptions avouées ou secrètes dont
274 REVUE DE PARIS.
la société est souillée. I! s'est opéré cependant un changement
dans l'esprit de l'auteur. Il n'a pas moins d'horreur pour le vice,
mais la philosophie lui a montré que l'homme n'a pas toute sa
liberté et qu'il est souvent sous l'empire des choses. Dans la pièce
intitulée le Minotaure , le poëte met en scène ces pauvres filles
que la pauvreté, l'amour, la vanité, ont jetées dans le crime,
moins coupables que ceux qui les ont perdues, et rachetées de
leurs fautes par les souffrances inouies dont on les abreuve.
Bien que le siècle soit à la tolérance, et que ceux mêmes qui
n'en connaissent que le nom fassent parade d'une vertu qu'ils
n'ont jamais eue, il y a quelque courage à chercher dans l'im-
moralité son excuse et son côté digne de pitié. C'est un éloge
que M. Barbier mérite à tous égards, de n'avoir jamais reculé
devant sa conscience et de s'être débarrassé de tout faux-fuyant
et de toute hypocrisie.
La forme s'est aussi quelque peu modifiée dans Lazare, en
ce sens qu'ayant à retracer des tableaux analogues à ceux des
ïambes , elle a gardé quelque chose d'élégiaque , quelque chose
de la mélancolie du Pianto. Il y a même une petite pièce , les
Belles Collines d'Irlande, qui est comme un pendant de la
première égloguede \ivgi\e.U Hymne à la Nature, X 'Épilogue,
et ça et là de belles et touchantes parties, expriment ce sentiment
d'une âme qui tourne à une douleur plus tendre et plus rêveuse.
Ces trois poèmes , dont nous avons essayé de donner une idée
viennent d'être réunis en un volume , et chacun d'eux ne pourra
que gagner à cet ensemble. Quelle que soit la route que suivra
désormais l'auteur , qu'il continue son rôle de satirique , ou qu'il
l'abandonne , comme pourrait le faire craindre celte publication
complète de ses œuvres , M. Barbier aura des droits incontesta-
bles à l'estime et à l'admiration de tous ceux qui aiment à trouver
réunis la morale et l'art. Ce qu'il a fait répond de ce qu'il peut
faire. Qu'il n'abandonne pas la lutte ; il y a trop peu de combat-
tants comme lui, et quoiqu'il ait payé plus que sa dette , les op-
primés dont il a pris la défense ont encore besoin de lui. Au reste,
si cette fantaisie à laquelle tout poète doit obéir le porte ailleurs,
l'art au moins n'y perdra rien, et les sonnets du Pianto , les
descriptions dont ce beau poème est orné, les images brillantes,
tout cet éclat enfin qui est répandu dans les œuvres de M. Barbier,
nous est un sûr garant pour l'avenir. E. B.
REVUE DE PARIS. 275
Notice sur Jeanne il* Arc»
PAR M. MICHACD DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.
Malgré les contradictions singulières des historiens qui ont
écrit la vie de Jeanne d'Arc , malgré le mystérieux voile dont sa
mémoire a été entourée jusqu'à nos jours , on sait à quoi s'en te-
nir à celte heure sur la vierge de Domremy. Les fables absurdes
de ses ennemis , si longtemps accréditées , n'ont p'us qu'une va-
leur de curiosité fort médiocre. Monslrelet et Duhàlland , relé-
gués dans le coin le plus poudreux des bibliothèques , partagent
aujourd'hui l'obscurité d'Amelgard et d'Edmond Richer , les dé-
fenseurs de Jeanne , qui , par une fatalité digne de remarque ,
n'obtinrent jamais la publicité pour leurs écrits. Rien que ces
deux derniers historiens , à nos yeux , aient poussé l'excès d'une
admiration naïve aussi loin que leurs antagonistes l'excès de la
calomnie, nous insistons , cependant, sur la préférence officielle
accordée à Monslrelet et à Duhailland, parce qu'elle nous semble
une nouvelle preuve de l'injustice dont les existences glorieuses
sont souvent victimes, et , en même temps, une explication par-
faite du ridicule, pour ne pas dire plus, qui a couvert trop long-
temps le nom de Jeanne d'Arc.
A cette heure , nous le répétons , l'opinion est généralement
faite sur la Pucelle d'Orléans. Aussi éloignés de Mézerai que de
l'auteur du Dictionnaire Philosophique , les hommes sérieux
sont arrivés à comprendre qu'il nVsi point indispensable devoir
dans Jeanne d'Arc une sainte ou une sorcière de mauvaise vie.
Ils ont senti , à l'exemple d'Estienne Pasquier, que, dégagée des
mensonges , favorables ou non, dont les écrivains contemporains
l'avaient environnée , l'histoire de Jeanne d'Arc n'en est pas
moins pleine d'intérêt et marquée au coin d'un cachet merveilleux.
Sans s'inquiéter si Lingard , malgré la tendance catholique de
ses idées , est plus hostile à l'héroïne que le scepticisme de M. de
Sismondi , on reconnaît avec bonne foi l'exagération des deux
écoles historiques qui , depuis le xv« siècle , se disputent la mé-
276 REVUE DE PARIS.
moire de la Pucelle , et l'on y substitue enfin une tardive impar-
tialité.
La Notice de MM. Michaud et Poujoulat est écrite dans le sys-
tème d'équitable modération dont nous parlons. Aux yeux des
deux nouveaux historiens, Jeanne d'Arc est tout simplement une
jeune fille animée d'une foi ardente , simple de cœur, fanalisée
par les malheurs de son pays et de son roi. Quant au caractère
divin de sa mission , Rflf. Michaud et Poujoulat , tout en incli-
nant à voir en Jeanne d'Arc un instrument de la Providence , re-
fusent de croire à ses communications directes avec le ciel. A
propos du nom de vois donné par Jeanne elle-même aux messa-
gers qu'elle disait recevoir de Dieu . MM. Michaud et Poujoulat
font une observation très-judicieuse : cette signification indique,
selon eux, « qu'elle entendait les messagers célestes plus qu'elle
ne les voyait. » Au moypn de cette interprétation si simple et si
naturelle , tout s'explique. Les railleries des esprits forts s'éva-
nouissent, en même temps que les efforts théologiques des
croyants. Jeanne d'Arc demeure ce qu'elle fut en effet , une
chaste et pieuse créature, dont la religieuse exaltation opéra des
prodiges.
Est-ce à dire, d'après cela , qu'il faille l'accuser d'imposture
pour s'être donnée comme une femme envoyée du ciel, pour s'être
autorisée de saint Michel , de sainte Marguerite et de sainte Ca-
therine , qui . disait-elle , l'encourageaient dans de fréquentes ap-
paritions ? Non sans doute. Jeanne d'Arc a cru entendre ces voix ,
elle les a entendues ; cela est certain. Que Ton attribue, cet efft-t
miraculeux au fanatisme ou à la folie, peu importe ! Mais si Jeanne
n'avait pas cru fermement accomplir la volonté de Dieu . si elle
n'eut pas eu en sa mission une foi sincère, où aurait-elle pris le
courage et la force de faire ce qu'elle a fait ?
Il est une chose incontestable , c'est que si la France ne perdit
pas sa nationalité sous le règne de Charles VII , c'est à Jeanne
d'Arc qu'elle le doit. Il suffit d'ouvrir l'histoire à la date de 1429 ,
pour s'en convaincre.
A cette époque , la France , tourmentée et fatiguée par un demi-
siècle de guerres civiles , était aux abois. Livrée aux prétentions
rivales des Bout guignons et des Armagnacs , envahie aux trois
quarts par l'Angleterre , il semblait impossible qu'elle pût ne pas
succomber. Déjà , aidés par les ducs de Bourgogne et de Brela-
REVUE DE PARIS. 277
gne , Belford , Glocester et Salisbury s'étaient partagé leur con-
quête. Les batailles de Crevant et de Yerneuil avaient terminé ,
pour ainsi dire, l'œuvre commencée en 1515 par la victoire d'A-
zincourt.
D'un autre côté , Charles VII , retiré à Chinon avec le petit nom-
bre de sujets qui lui étaient restés fidèles , voyait chaque jour la
trahison éclaircir les rangs de son armée. Peu à peu il en avait
été réduit à se servir contre ses ennemis de troupes étrangères,
et à confier le succès de sa cause à Douglas , un Écossais. Décou-
ragé par des défaites continuelles, il avait résolu enfin de chercher
un asile dans le Dauphin . abandonnant aux Anglais un royaume
qu'il ne pouvait plus défendre. Seule , la ville d'Orléans tenait en-
core pour lui ; mais cette résistance courageuse n'était , aux yeux
des plus clairvoyants, que le dernier effort d'un parti impuissant
et perdu.
C'est alors, c'est à ce moment suprême, à cette heure d'agonie
pour la royauté et pour la France , que Jeanne d'Arc paraît sur
la scène. Peu émue de l'imminence du péril , elle promet de tout
sauver. On refuse d'abord de prêter confiance à ses paroles , mais
elle réussit à imposer aux plus incrédules par la conviction qui
l'anime et par sa fermeté . Surpris de la persistance de la jeune
fille , curieux , peut-être , de voir la fin d'une si singulière aven-
ture , comme lin joueur qui hasarderait un coup de fantaisie dans
une partie désespérée, Charles VII lui accorde ce qu'elle demande,
c'est-à-dire une troupe d'hommes d'armes pour défendre Orléans.
A peine Jeanne a-t-elle pénétré dans Orléans que la face des
choses est changée. Les Anglais , entendant parler d'une guer-
rière miraculeuse , croient le ciel déclaré contre eux. Les assié-
gés , au contraire , ranimés par l'exemple et les discours de la
pucelle inspirée , redoublent d'efforts et de courage. Trois jours
suffisent à Jeanne pour l'accomplissement de ce qu'elle a promis.
Au bout de trois jours les Anglais lèvent le siège. Jeanne ne s'en
tient pas là. Elle entre elle-même en campagne. Elle assiège et
prend successivement Jargeau , Meun et Beaugency. Ce n'est pas
tout encore. Les Anglais . en bataille rangée, ont toujours eu la
victoire; elle leur livre bataille et les met en déroute à Patay. Li-
bre alors de conduire le roi à Reims . ainsi qu'elle l'avait an-
noncé , elle l'y conduit en effet , et Charles est sacré de nouveau
roi de France.
6 24
*78 REVUE DE PARIS.
Après le sacre de Charles VIT . l'héroïne veuf retourner humble-
ment dans le village où elle est née ; cette fois c'est le roi qui la
conjure de rester avec Irti. La jeune victorieuse objecte vainement
qu'elle croilsa mission terminée; Charles VII insiste , et Jeanne
obéit. Quelques succès nouveaux couronnent ses armes, mai? ne
réussissent pas a rendre à Jeanne une confiance qu'elle n'a plus.
Bientôt ses tristes pressentiments se réalisent. Elle tombe, sous
les murs de Comniègne. entre les mains de ses ennemis, qui,
pour se laver de la honte d'avoir été vaincus pan- une femme , la
condamnent lâchement à être brû'ée ; comme si ce ne devait pas
être là pour eux une honte nouvelle, et plus ineffaçable que l'au-
tre! Dans leur soif de vengeance , les juges de la Pucelle , moins
cruels encore que ridicules, imaginent de l'accuser de sorcellerie,
attentant du même coupa sa vie el à sa gloire. C'est ainsi que les
triomphes de Jeanne d'Arc passèrent à la fois pour l'œuvre de Dieu
el pour l'œuvre de Satan.
Rien n'est plus simple à expliquer . cependant, sans sortir du
cercle des idées naturelles . que les triomphes de Jeanne d'Arc. Une
fois accepté . ce qui ne sera nié par personne , que la volonté hu-
maine, arrivée à un certain degré d'exaltation et de fanatisme, est
une force d'autant plus active el puissante qu'elle se communique
et se crée des auxiliaires dans toutes les individualités passives
qui l'environnent ; une fois admise la production de l'enthousiasme
par i'enlhousiasme lui-même, comme la flamme produit la flamme,
l'incroyable élan imprimé par la Pucelle d'Orléans à une armée dé-
couragée se conçoit sans peine, et la série de ses victoires se dé-
roule ainsi qu'un écbeveau dont on tient le fil.
Quant à l'exaltation de Jeanne, il est aisé de la comprendre.
Dans son enfance . Jeanne avait souvent entendu , à la veillée, ré-
péter une prophétie populaire qui disait : Le royaume de France,
perdu par une femme , sera sauvé par une femme. Déjà la moi-
tié de cette prophétie s'était accomplie. Isabeau de Bavière,
épouse adultère et mère sans entrailles , avait attiré les Anglais
en France. Le mauvais ange venu , on attendait le bon. Quoi de
plus simple , alors , qu'une jeune fille, en cet instant désastreux
où les femmes et les enfants partageaient avec les hommes les pé-
rils des sièges et des batailles, ait rêvé d'être la libératrice annon-
cée ! Et si , se reportant à cette époque de foi sincère , l'on songe
qu'une mission divine à remplir devait être le plus haulpoiDt de
REVUE DE PARIS. 279
gloire où il fût possible d'aspirer, on sentira davantage encore
combien l'idée de sauver sa patrie, dès qu'elle fut entrée dans le
cœur de Jeanne , dut y creuser vile et profondément , et l'on ne
s'étonnera plus , par la comparaison avec les sacrifices que les
moindres ambitions s'imposent, que Jeanne se soit vouée à la vir-
ginité. Car la cbasteté , pour ceux qu'anime une grande pensée ,
n'est pas une vertu difficile. Les désirs de la chair s'allument ou
s'éteignent en raison inverse des désirs de l'esprit. A défaut de la
Pucelle d'Orléans, Newton n'en serait-il pas la preuve ? Or, quel
culte, celui de la religion ou celui de la science , exerça jamais
sur les âmes une domination plus austère et compte plus de mar-
tyrs? Cette seule question résout victorieusement tous les doutes
ironiques , sans valeur absolue , du reste, qui ont essayé d'atta-
quer la moralité de Jeanne d'Arc.
Maintenant , si nous nous reportons à l'année 1429 , si nous
nous plaçons à Orléans, au milieu de ces hommes dont le courage
est abattu par les défaites , mais que l'honneur et la piété sou-
tiennent encore, nous comprendrons quelle révolution soudaine
dut s'opérer en eux à L'apparition de cette jeune fille qui promet,
au nom du Dieu dont elle se dit l'envoyée , des victoires pro-
chaines et un triomphe complet. N'est-ce pas dans les circonlan-
ces extrêmes que le cœur est le plus ouvert à la confiance et le
plus prêt à rêver l'impossible ? n'est-ce pas aux heures de déses-
poir que les projets les plus audacieux s'enfantent? n'est-ce pas
souvent après les mortels accablements que le courage se réveille
avec le plus de force ? D'où jaillissent ces sources d'incroyable
énergie a qui rien ne résiste ? de la confiance en soi ou en une idée.
Jeanne d'Arc crut en elle , voilà pourquoi elle eut droit de se
dire suscitée par Dieu ; les soldats commandés par Jeanne se
regardèrent comme invincibles, voilà pourquoi ils vainquirent.
Jeanne fut l'instrument visible de la victoire; la cause invisible, ce
fut la Foi.
En donnant ainsi aux merveilles opérées par Jeanne d'Arc une
origine humaine , c'est-à-dire en les considérant simplement
comme résultat magnifique d'une ardente conviction, nous sommes
spécialement préoccupé de notre rôle d'historien. Prise à son
point de vue poétique, l'existence de la Pucelle ne peut pas être
soumise a la mèiiie interpréta lion rigoureuse. L'entourage de
mystérieuses apparitions , à l'ombre desquelles cette mémoire
230 REVUE DE PARIS.
illustre nous est arrivée , ne doit pas être désormais perdu. C'est
un bien que le poète est autorisé à revendiquer , puisque la tra-
dition l'en a fait maître ; et , pour notre part, nous ne songerons
jamais à le lui contester. Seulement, disons-le, si nous abordons
ce côté de la question , la vie de Jeanne ne nous semble pas se
prêter au drame ou au poëme héroïque indifféremment. Bien que
des noms célèbres, contrairement à l'opinion émise par nous ici,
aient traduit Jeanne d'Arc sur la scène, nous persistons dans
notre façon déjuger. Le caractère de Jeanne d'Arc, pris par son
côté poétique , est trop environné de prodiges pour cadrer avec
les conditions de réalité auxquelles le drame ne saurait se sou-
straire. Le drame vit d'action ; or l'action , dans la vie de la
Pueelle, est nécessairement paralysie par l'intervention divine.
Le drame doit être le développement d'une Passion quelconque ;
et, chez la Pueelle , la passion est absorbée par l'extase. Le
drame, en un mot, doit refléter l'humanité, et Jeanne vit plutôt
de la vie des anges que de la nôtre. Elle n'est dans aucunes condi-
tions dramatiques, nous le répétons. Et c'est précisément pour-
quoi elle est surtout propre au poëme , puisque le poëme exige
particulièrement d'un caractère les qualités qui l'excluent du
théâtre , c'est-à-dire l'excentricité , la psychologie , le merveil-
leux.
Les tentatives malheureuses des poëtes qui ont compris Jeanne
d'Arc ainsi que nous ne sauraient servir de preuves contre notre
opinion. De ce que l'exécution d'une œuvre e^t demeuréeau-dessous
de Tidée-mère , peut-on raisonnablement conclure contre l'idée?
ÏS'on, sans doute ! L'échec de Chapelain tendrait à prouver que le
poëte n'était pas à la hauteur du sujet , mais pas autre chose.
D'ailleurs la Pueelle ou la France souvée , sans être un chef-
d'œuvre, n'est point un aussi mauvais poëme que Nicolas Boileau
le veut bien dire. La Pueelle , dont les douze premiers chants
obtinrent six éditions en dix-huit mois , a pu difficilement être
bien jugée, puisque les huit chants du poëme qui ont paru depuis
furent publiés par fragments , à de très-longs intervalles, et que
les quatre derniers sont demeurés inédits. Ceux qui auront le
courage , maigre les analhèmes de Boileau , d'étudier par eux-
mêmes l'œuvre de Chapelain . pour se faire , sur celte victime lit-
téraire du grand siècle, une opinion personnelle, s'étonneront de
trouver parfois le condamné à cent pieds au-dessus du juge, et
REVUE DE PARIS. 281
apprendront à ne pas regarder comme infaillibles toutes les déci-
sions du satirique versificateur. Le style de Chapelain, devenu si
ridicule sur parole, est souvent embarrassé, rude et lourd , nous
ne le nierons pas. Observons-le, néanmoins ; c'est principalement
dans les descriptions que se montrent les défauts avoués ici. Mais
dans la partie oratoire du poëme, si cela se peut dire, dans les
discours des anges , de Jeanne et du roi, dans ce qui relève non
de l'analyse mais de l'inspiration, il se trouve des morceaux de
la plus grande beauté, comme idée et comme style. 11 y a tels
vers, sur les attraits ou les vertus de la Pucelle, que le poêle d'au-
jourd'hui le plus difficile en matière de langage serait fier d'avoir
rimes pour sa maîtresse, et n'hésiterait pas à signer. Le vice réel
de l'œuvre de Chapelain, outre les défauts nombreux de grâce et
d'euphonie (car nous ne pousserons point la partialité aussi loin
que les détracteurs du poêle, en réclamant pour son style une
réhabilitation absolue), c'est l'absence de composition qui s'y
fait sentir. Le merveilleux ni la couleur ne manquent ; mais ou
est forcé de voir deux poëmes où l'on n'en voudrait trouver qu'un.
Jeanne d'Arc remplit a elle seule, il est vrai, les douze premiers
chants, mais des douze derniers c'est Agnès Sorel qui est l'hé-
roïne. Dès lors , absence d'intérêt et d'unité; confusion. Conve-
nons-en donc, l'œuvre de Chapelain est incomplète ; gardons-
nous cependant de lui refuser toute qualité.
On ne s'attend pas, nous avons lieu de le croire, à ce que nous
parlions d'un poème plus connu , plus habilement fait peut-être,
mais qui , par la nature des idées qu'il renferme , ne saurait , en
aucun cas , être pris au sérieux. La Pucelle de Voltaire , sans
vouloir nous prononcer sur le degré d'estime qu'elle mérite, a
été conçue avec des préoccupations trop étrangères au sujet dont
il s'agit ici , pour prendre place dans notre discussion.
Robert Southey , de tous les poêles qui ont écrit sur Jeanne
d'Arc, est celui qui nous semble être arrivé le plus près de la
perfection. Impartial , dégagé de toute rancune nationale , il a
abordé le caractère de l'héroïne franchement et sans arrière-
pensée. Pour lui, Jeanne d'Arc est vraiment une femme animée
de l'esprit divin. La bonne foi, la conviction du poète se font jour
dès le commencement de l'œuvre. Le récit de Jeanne à Dunois ,
pendant qu'elle s'arrèle , au milieu du chemin qui la conduit à
Chinon , pour jeter un regard d'adieu , le soir , sur les tours de
24.
282 REVUE DE PARIS.
Vaucouleurs et les chaumières de Doinremy enveloppées dans
l'ombre, est une des poésies les plus mélancoliquement solennelles
que l'on écrivit jamais. Malheureusement, le reste du poëme n'est
pas à la même hauteur. La majestueuse simplicité du début s'ef-
face bientôt devant de nombreuses descriptions de combats , ren-
dues plus monotones encore par une foule d'incidents sans
importance. L'oraison funèbre prononcée par la Pucelle aux fu-
nérailles des guerriers lombes en défendant Orléans est , sans
contredit, une des pages les plus belles du poème ; nous l'eussions
mieux aimée, néanmoins, dans une autre bouche. Cette fonction
de prédicateur s'allie mal, selon nous, avec l«js allures agissantes
de Jeanne d'Arc. Parmi lesaulres défauts à signaler dans le poëme
de Soulhey, n'oublions pas le sentiment d'amour comprimé que
l'auteur a donné à Jeanne pour Théodore. Cela nuus vaut une très-
belle scène, il est vrai , lorsque Théodore, frappé à mort devant
Orléans, prophétise à Jeanne sa fatale destinée; mais cela ne
nous aveugle pas sur la faute indiquée , et nous y insistons. Bien
que ce poëme ne soit pas achevé, pour ainsi dire, puisqu'il se
termine au sacre de Reims, laissant ainsi sans conclusion l'his-
toire de l'héroïne; bien que le poêle ait mis dans la bouche de
Jeanne , à la fête du sacre , un discours digne , assurément, de
l'orateur politique le plus progressif, mais qui senl trop l'an-
née 1795 où il fut écrit . on ne peut s'empêcher d'admirer la
richesse d'imagination, l'habileté de mise en scène, dont Southey
a fait preuve , et surtout la noblesse et l'élévation des sentiments
qu'il a exprimés. Pourquoi , depuis qu'il fut lauréat, Southey ne
retrouva-t-il pas de pareilles inspirations sous sa plume?
iN'ous ne ferons pas un crime àShakspeare d'avoir peint comme
il l'a fait le caractère de Jeanne d'Arc. Quand Shakespeare écri-
vait Henri VI , un siècle à peine s'était écoulé depuis la mort de
la Pucelle , et ce nom seul irritait encore l'orgueil anglais. Avec
une si vivace antipathie nationale à ménager, et les Chroniques
d'Hollinshed , son contemporain, pour documents historiques , il
n'est point surprenant que Shak>peare ait faussement jugé la
vierge de Domremy. Si, comme Robert Southey, il eût pu assister
à la réaction opérée en Angleterre en faveur de Jeanne ; s'il eût
vu, aux inepties monstrueuses d'Hollinshed , succéder la noble
impartialité de Hume, à coup sûr il se serait gardé de montrer
en plein théâtre la libératrice de la France sous les traits d'une
REVUE DE PARIS. 383
sorcière débauchée que son père lui-même exècre et maudit.
Négligeant donc à de-sein ce côlé de la question, observons sim-
plement que Shakspeare n'a point considéré Jeanne d'Arc comme
un personnage dramatique , et n'a vu en elle que l'étoffe d'un
rôle secondaire pour sa tragédie.
Schiller , plus audacieux, celte fois , que Shakspeare , a tenté
de trouver dans l'existence de la Pucelle matière à cinq actes.
Nonobstant les qualités éminentes qui le distinguent dans la con-
ception et l'exécution d'un drame, Seïiiller a échoué. Le premier
acte de sa pièce est parfaitement beau, nous devons en convenir;
c'est qu'il s'agissait simplement jusque-là d'une exposition à faire.
Tant que le poêle eut pour lâche unique de po-er le caractère de
la Pucelle , il ne resta point au-dessous de son sujet. On ne peut
adresser un seul reproche à ia Jeanne d'Arc de Schi 1er, pour
ce qui est de préparations. Mais p.u-. le début du drame était ha-
bile ei fécond en promesses , plus il devenait difficile de ne pas
faillir. Pour satisfaire un intérêt imprudemment excité, le poëte,
n'ayant pas assez des événements et des passions offerts par l'his-
toire , se voyait force de puiser dans son imagination. Là éiait le
danger, el Schiller dut fléchir devant l'insurmontable difficulté
de l'entreprise. Cherchant le salut de son œuvre dans le mélange
impossible du romanesque et du merveilleux, il viola résolument
la virginité traditionnelle de son héroïne ; il lui prêta un funeste
amour pour Lionel , soMat anglais. Le parti qu'il sut tirer de cet
incident témoigne , sans contredit, d'une remarquable adresse ,
mais tout à fait impuissante pour l'attendrissement. Aussi l'action
marche-l-elle, à travers les erreurs historiques les plus énormes,
à un dénouement mélodramatique , puéril et faux.
L'exemple deSciiiller, luttant vainement , malgré son génie et
ses efforts , contre les impossibilités dont nous parlions tout à
l'heure , ne nous aulorise-l-il pas à persister dans notre opinion?
Assurément; et c'est un motif pour nous de le redire encore : l'his-
toire de Jeanne- d'Arc est le sujet d'un admirable poème , que la
Fiance possédera tôt ou tard.
Ce serait sans doute ici ie lieu d'entamer une discussion sur le
parti que pourraient tirer de Jeanne d'Arc la peinture et la sta-
tuaire. Si l'espace ne nous manquait, combien de tableaux, com-
bien de groupes n'indiquerions-nous pas a.u pinceau ou au ciseau,
eu choisissant à la bâte parmi les scènes si nombreuses et si fé-
284 REVUE DE PARIS.
condes de cette poétique destinée ! MSI. Delaroche et Henri Schef-
fer s'en sont inspirés déjà. Certes , nous ne tenons pas le tableau
de M. Delaroche pour très-remarquable. L'épaisse et indolente
jeune fille que le peintre a couchée sur de la paille fraîche , en
face d'un prélat qui fait la grimace , n'excite en nous ni admira-
tion ni attendrissement. Il faut tenir compte à M. Delaroche ,
pourtant , malgré sa mauvaise réussite , d'avoir compris que la
grande peinture a un admirable sujet d'études dans la figure de
Jeanne d'Arc. — Quant au tableau de M. Henri SchefFer , repré-
sentant la Pucelle sur le bûcher, sans révéler une grande science
de dessin, sans se recommander par la combinaison harmonieuse
des couleurs, non plus que par la chaleur et la solidité de la pâte,
il est plein d'une expression poétique capable de charmer le cœur,
et de mériter l'indulgence des yeux. Nous le disons franchement
néanmoins, quel que soit le talent réel de composition et le senti-
ment de l'idéalité qui s'y trouvent, ce tableau laisse trop à désirer
pour satisfaire pleinemeut ceux mêmes qui en approuvent le sujet.
Le plus bel ouvrage que l'art, de nos jours, ail produit , en
l'inspirant de l'héroïne de Vaucouleurs (y compris la tragédie de
M. Alexandre Soumet et la Messénienne de M. Casimir Delavi-
gne), c'est , sans contredit . la statue de Jeanne d'Arc actuelle-
ment au musée de Versailles. Jeanne est représentée debout , les
bras croisés sur sa poitrine , serrant contre son cœur un glaive
dont le pommeau figure la Croix, et la tète inclinée vers le
glaive. 11 est impossible de nier le talent d'invention dont témoigne
le choix de l'attitude que nous signalons ici. N'est-ce pas une admi-
rable idée que d'avoir réuni , de la sorte, en symbole unique,
la douceur et la force , l'abnégation et le courage , la piété et
l'héroïsme , et d'avoir su rendre , par un seul regard de la jeune
fille, le caractère politique et le caractère religieux qui la distin-
guent , c'est-à-dire la double valeur qu'elle a aux yeux de l'his-
toire et de la poésie ? Pour arriver à une si éloquente simplifica-
tion de son sujet , il ne faut pas seulement posséder le sentiment
de l'art à un degré suprême ; il est nécessaire encore d'être fami-
liarisé avec toutes les resources de la plastique , afin de maîtri-
ser complètement sa pensée et de la gouverner sans hésitation.
Ces deux facultés éminenles se révèlent dans la statue que nous
avons vue à Versailles. L'exécution , hâtons-nous de le dire, n'a
pas fait défaut à l'invention. L'inexpérience légère qui se trahit
REVUE DE PARIS. 285
peut-être en quelques détails d'une importance minime ne saurait
faire ombre à la beauté réelle de l'ensemble , à la grâce calme de
l'attitude , à la pureté des ligues du visage. La tête de Jeanne
d'Arc , surtout , est une modèle comme forme et comme expres-
sion. Les éloges unanimes que nous avons entendu prodiguer à
cette statue nous permettent de manifester hautement notre opi-
nion , sans craindre le reproche de flatterie. Nous féliciterons
donc la princesse Marie, et nous la remercierons d'avoir fait
une œuvre qui , à noire avis , est une des productions les plus re-
marquables de la statuaire moderne.
La Notice de MM. M ichaud et Poujoulat, pour en revenir à
notre article, sera très-utile aux poëtes et aux artistes qui cher-
cheront désormais dans l'histoire de la Pucelle des idées à réaliser,
comme aux historiens qu'auraient rebuté des recherches trop dif-
ficiles. Écriteîsans préoccupations systématiques, elle fera facile-
ment oublier Lenglet-Dufresnoy. Moins volumineuse que l'histoire
publiée par M. Lebrun-des-Charmettes , elle l'emporte sur l'ou-
vrage de M. Berriat-Saint-Prix par la véracité des faits et par
l'absence d'allégations hypothétiques. En outre , MM. Michaud et
Poujoulat , sans employer la méthode de sèche appréciation adop-
tée , comme pour déjouer la raillerie , par M. de Barante , ont su
garder une convenable mesure. L'incrédulité pas pins que la naï-
veté ne dominent dans la Notice sur Jeanne d'Arc. La vérité his-
torique n'y est pas sacrifiée à la gloire de la théologie ; mais aussi
la poésie y est protégée contre le scepticisme. C'est un travail
très-consciencieux et très-complele.
Chaudes-Aiguës.
HENRI III ET LES GlIZE.
Les sociétés rencontrent l'un après l'autre deux écueils, le dés-
ordre des mœurs et le désordre des esprits. L'homme, après
avoir ébranlé Tordre social par les dérèglements et la fougue de
son cœur, le compromet , en d'autres temps, par l'intempérance
de sa raison. Alors l'excès de la force intelligente remplace l'excès
de la force brutale; le désordre monte du cœur à la tête; la
pensée devient une action, et la plus terrible de loutes; elle
chauffe . elle bouillonne , elle fermente, elle ébranle et pousse le
monde dans son déploiement aventureux et indiscipliné. La pre-
mière de ces deux prases a été longue en France; elle a laissé
dans nos annales une trace immense et sanglante qu'il faut sui-
vre . pour recueillir sur cette voie douloureuse des leçons utiles
el de proti'ab'es enseignements. Aucune époque n'en fournit plus
que le seizième siècle. Quel temps, quelles effroyables mœurs,
quels sain âges excès, el comme on est à Taise de sentir que ces
mœurs farouches, que ces volontés brutales , que ces instincts
destructeurs ont disparu sans retour ! Qui pourrait dire aujour-
d'hui que le péril de l'ordre social vienne jamais de ia cruauté,
de la vengeance , de la haine , de l'orgueil , de toutes ces plaies
anciennes que le catholicisme a si laborieusement cicatrisées au
fond du cœur humain? Qui voudrait, de notre temps, persé-
cuter au nom de Dieu ou souffrirait d'être persécuté ? Les exac-
tions, les violences, le brigandage, le meurtre, l'hostilité furieuse
de l'homme contre Thomme sont , grâce a Dieu , des traditions
honteuses reléguées dans le passé de l'histoire et dont tout parti
réj udie l'hérédité sanglante.
Mais, au seizième siècle , la société n'en était pas là. Au déclin
REVUE DE PARIS. 287
du quinzième apparaît Louis XI , esprit rusé; bonne tête et mé-
chant cœur ; usurier d'un genre nouveau , prêtant de l'argent
avec de bons et gros intérêts en places et en provinces; faisant
de grandes choses avec de petites gens et de petits moyens ;
mourant , entouré de grilles de fer, de chaînes, de gibets, de mé-
decins , d'astrologues , de devins , de sorciers , après avoir créé
l'administration, les chemins , les postes et les manufactures , et
porté à la féodalité un coup dont elle n'a jamais pu se relever. A
sa mort, les lettres renaissent ; l'imprimerie est découverte; Lu-
ther et la réforme ne sont pas loin ; un nouvel ordre social va
s'enfanter avec effort. Les temps modernes commencent, et c'est
la France qui les ouvre avec toute la force et l'éclat qu'elle avait
dans sa première métamorphose, lorsque les Francs enirèrent
dans les siècles du moyen âge. Mais cet éclat va toujours en di-
minuant jusqu'au moment où , sortie du travail laborieux des
guerres civiles et de la crise de la réforme , elle retrouve la paix
et la sécurité dans l'abjuration de Henri IV.
Aucune période de notre histoire , si ce n'est celle de la fin du
dernier siècle qui, en vertus et en crimes , en raison et en folie,
en gloire et en honte , ne se peut comparer avec quelque époque
que ce soit , aucune autre ne présente un plus énorme fracas d'i-
dées , de ruines et d'événements. Mais le grand fait de ce siècle ,
celui qui domine tous les autres , c'est la Réforme; et l'homme
véritable de cette époque , ce n'est ni François Ier, ce roi cheva-
lier qui rencontra la gloire où les autres trouvent la honte dans
une bataille perdue ; ni Léon X , qui pourtant a donné son nom à
son siècle, ni même ce Charles-Quint, pour lequel, comme dit
Montesquieu ; « le monde s'étendit , et l'on vil paraître un monde
nouveau , » et qui s'en alla revêtu du froc et du cercueil . dépité
de n'avoir pu se parer des dépouilles de l'univers ; cet homme ,
c'est Luther.
Pour comprendre l'influence des doctrines de la réforme et
leur retentissement en France, il faut considérer la préparation
qu'elles y trouvèrent; c'est la seule manière de les juger saine-
ment. La découverte de l'Amérique , la prise de Cpuslanti lopie
par les Turcs, l'invention de l'imprimerie, commençaieoi à ajir
en agrandisbanl le cercle des connaissances morales et des com-
munications , des relations des peuples. Venue plus tôt d'un siècle
seulement , la Réforme n'eût pas réussi , faute d'un instrument
288 REVUE DE PARIS.
pour s'étendre au loin. Chassés de leur patrie , les Grecs avaient
apporté dans l'Occident de précieux débris des trésors de l'an-
cienne civilisation . pendant qu'un monde nouveau et inconnu à
explorer offrait à l'esprit chevaleresque, qui venait de reparaître
avec François Ier, un aliment fécond , et à l'industrie renaissante
des sources nouvelles de richesse et de prospérité. D'un autre côté,
Grenade , l'amour des poëtes orientaux, le dernier boulevard des
Arabes , Grenade avec ses mille tours et ces cent mille cavaliers
d'élite accourus à sa défense , était tombée devant les armes vic-
torieuses de Ferdinand et d'Isabelle , aux applaudissements de
l'Angleterre, de l'Italie , de la France et de l'Allemagne, et avait
ouvert avec ses portes ses trésors littéraires et scientifiques. En-
fin les courses de nos rois à travers l'Italie , à la piste d'un empire
chimérique, avaient fait passer dans les Gaules le goul des élé-
gances de la vie perdu depuis longtemps. Car, à la fin du quin-
zième siècle, l'Italie opposait à ses fonctions et à ses guerres dés-
astreuses l'orgueil de ses triomphes littéraires. Beccatelli fondait
à Psaples une académie où brillaient à la fois Pontanus , Sanna-
zar, les ducs d'Atri et de Nardi , Sadolet , Frascalor, Albino. Pen-
dant que dans le reste de l'Europe se jouaient naïvement les scènes
burlesques de l'Ancien et du Nouveau Testament, les tragédies
de Sophocle et les comédies de Plaute remuaient la multitude
passionnée dans les cirques de Milan, de Pise et de Florence.
L'académie de Venise compîait parmi ses membres Pierre Bembo,
Aide , Erasme , et Daniel Rinieri. Dans le palais des ducs d'Urbin ,
des essaims de poëtes , d'historiens et d'orateurs , lisaient le soir,
à l'éclat de mille flambeaux , sous des péristyles de cristal et d'or,
leurs vers et leurs compositions. A Bologne, les Bentivoglio, à
Florence les Médicis , à Ferrare , patrie de l'Arioste et du Tasse ,
la maison d'Esté, comblaient les lettres de faveur, et se disputaient
un poêle ou un savant comme une conquête glorieuse. Les rusti-
ques corvéables de France . devenus des soldats disciplinés , s'en
allèrent donc camper au milieu de celte Italie , dans toute la fraî-
cheur delà civilisation renouvelée, où touljétait grandiose ou pit-
toresque , depuis la huile du chevrier jusqu'au palais monumen-
tal du commerçant. Au lieu des manoirs féodaux , ils trouvèrent
les palais bâtis par Bramante , Michel-Ange et Palladio ; des pa-
lais dont les murs étaient couverts des tableaux de Vinci, du Ti-
tien , ue Paul Yeronèse et de Raphaël.
REVUE DE PARIS. 289
Tout changea en France, les vêlements comme les mœurs , et
les mœurs comme la langue. La peinlure fut transplantée dans
nos forêts et nos châteaux gothiques. « On voit , dit Claude Seys-
sel, par tout le royaume bâtir rie grands édifices, tant publics
que particuliers, et sont pleins de dorures , non pas les plan-
chers tant seulement et les murailles qui sont par le dedans ; mais
les couvertures, les toits , les tours et les statues qui sont au-
dehors; et si sont les maisons meublées de toute chose plus somp-
tueusement que jamais ne furent. » François Ier appelait les arts
d'Italie pour embellir les palais dont il avait orné les rives de
Chambord , les hauteurs de Saint-Germain et les déserts de Fon-
tainebleau , pendant qu'il traçait avec le diamant de ses anneaux,
sur le vitrail des boudoirs , les vers charmants de Marguerite de
Navarre , sa sœur.
La cour, d'où tout parlait à celle époque lettrée , galante et
militaire, mêlait les faits d'armes aux amours. Alors commença
le règne de ces favorites dont la scandaleuse puissance et les in-
trigues sont une des pages honteuses de l'histoire de l'ancienne
monarchie. C'est alors aussi que parut la Réforme, tombant au
milieu de ces mœurs légères, frivoles et licencieuses, avec la
prétention sévère de faire revivre le christianisme primitif chez
les chrétiens dégénérés. Si Luther n'avait eu que ce but , rien ne
l'aurait distingué d'une foule d'hommes de cette époque qui le
poursuivaient avec plus d'ardeur que lui. Les abus de la cour de
Rome et les vices que le clergé avait ramassés dans le moyen âge
frappaient depuis longtemps les bons esprits. Les rois avaient
secoué le joug du saint-siége , et les magistrats ne craignaient
déjà plus de lacérer et de brûler les bulles pontificales. Mais sous
l'écorce d'une hérésie se cachait un grand mouvement politique,
qui éclata au sujet de quelques aumônes destinées à doterlemonde
chrétien de la basilique de Saint-Pierre. Les Romains auraient-ils
refusé les secours demandés à leur religion pour bâtir un tem-
ple à Jupiter?
Les commencements de la réforme en France furent faibles et
violemment réprimés. François Ier, auxiliaire constant des princes
luthériens d'Allemagne , poursuivit impitoyablement dans sou
royaume cette Réforme , qu'il ménageait au-dehors j et, pour se
concilier l'appui de la cour de Rome contre son rival Charles-
Quint , dont toute la destinée pesa sur la sienne , il donna le sang
6 25
290 REVUE DE PARIS.
de ses sujets dissidents en expiation de ses alliances hérétiques.
Lr R 'forme eut donc , pendant quelque temps , cela de commun
avec le christianisme primitif, qu'elle fut propagée par les sup-
plices. Un homme fait pour affermir les innovations de Luther,
parce que , avec un caractère moins désordonné et moins impé-
tueux , il avait autant de fermeté, plus d'art et de méthode ,
Calvin, devenu le dictateur religieux et politique d'une ville libre,
couvrit bientôt la France de ses écrits hardis , et du sein de Ge-
nève dogmatisa pour tous ses partisans disséminés dans le
royaume. Les édits de persécution se multiplièrent en même
temps que les traités audacieux des novateurs . et sans cesse
attisée, la Réforme gagna chaque jour davantage dans le peuple ,
la noblesse , et jusque dans la magistrature chargée d'appliquer
les édits.
Le règne de Henri II ne changea rien à cette politique contra-
dictoire et barbare. En même temps qu'il entrait dans une ligue
avec l'électeur de Saxe et le marquis de Brandebourg , pour la
défense de la liberté germanique, Henri régularisait la persécu-
tion contre les réformés par redit d'Écouen qui les punissait de
mort, avec défense d'amoindrir la peine ; et, accompagné de
Diane de Poitiers , il assistait au supplice de l'estrapade , comme
passe-temps.
A peine ses funérailles étaient-elles achevées . qu'une conspira-
tion vint éclater aux portas du palais de son jeune successeur, et
remplir la France de troubles et de supplices. Tout le monde
connaît la conspiration d'Amboise. Le motif fut la haine du
prince de Condé contre les Guise, qui lui enlevaient le gouverne-
ment de l'Élat, et le prétexte , l'intérêt public; car bientôt les
ambitions des grands de la cour vinrent se mêler aux ferments de
discorde et de haine qu'excitait la Réforme. Beaucoup de protes-
tants s'engagèrent dans celte conspiration par vengeance et par
désespoir, et un grand nombre de catholiques s'y jetèrent par
amour de la nouveauté et par la turbulence naturelle aux mœurs
du temps. Dppuis cette époque , l'histoire n'a plus à enregistrer
que des années sortant des entrailles du temps toutes sanglantes,
des meurtres . des bûchers et des assassinats. Cependant , pour
être justes , il faut bien dire que ces détestables excès furent ré-
ciproques. Les catholiques ne furent pas plus cruels que les pro-
testants, et les protestants pas plus que les catholiques; ils élevèrent
REVUE DE PARIS. 291
bûchers contre bûchers, et ruines contre ruines. Le protestantisme
criait à l'intolérance , au fanatisme de Rome, tout en égorgeant
les catholiques de France, en profanant les églises , en jetant au
vent la cendre des morts, en allumant les bûchers de Genève , eu
dictant les lois atroces dont l'Irlande a peine encore à jeter le joug
odieux, après deux siècles d'oppression. Pour les deux symboles,
on argumentait de la même manière : à défaut de syllogismes,
on employait le fer et la flamme ; et voila pourquoi les accusations
banales que les pamphlétaires des deux partis se renvoyaient à
celte époque sont ou injustes ou aussi justes les unes que les
autres. Cependant une tache ineffaçable s'attachera toujours au
parti huguenot, c'est d'avoir le premier donné l'exemple d'ap-
peler l'intervention des étrangers dans nos discordes civiles , en
livrant aux Anglais le Havre-de-Gràce , qui fut repris par
Charles IX. N'y aura-t-il pas quelque pitié dans l'histoire pour
ce roi de vingt-trois ans , peut-être encore plus malheureux que
coupable , qui eut les vices de son temps joints à des qualités que
son éducation perverse et les saturnales de la cour ne corrom-
pirent pas ?
C'est sous le règne de son successeur, de ce Henri III , qui,
trouvant la couronne des Jagellons trop légère , vint se faire
écraser sous celle de Charlemagne , qu'éclatèrent avec furie
toutes les conséquences des mauvais principes accumulés dans
les règnes précédents. Les opinions nouvelles avaient fait un
grand pas; le protestantisme avait un chef jeune, ardent, plein
de valeur et de prudence , échappé aux embûches de la cour j ce
chef c'était le roi de Navarre , qui depuis fut Henri IV.
A peine Henri III fut-il monté sur le trône, qu'il se vit arra-
cher un cinquième édit de pacification, qui accordait aux pro-
testants le libre exercice de leur religion. Cet édit amena une
réaction , et cette réaction fut la Ligue. Un écrivain célèbre a
dit que la Ligue avait été conçue par le génie des Guise, et qu'elle
était venue au cardinal de Lorraine au concile de Trente. Les
mémoires du temps démentent cette assertion. « Dieu s'est aydé,
dit le Dialogue du maheustre et du manant , pour le fonde-
ment et commencement de la ligue des catholiques de Paris, de
feu M. Charles Holoman, l'un des bourgeois d'icelle ville, homme
très-vertueux , de noble , bonne, ancienne et honneste famille ,
qui , considérant la misère du temps, l'ambition des grands, la
293 REVUE DE PARIS.
corruption de la justice et l'insolence du peuple, et surtout la
perte de la religion catholique , apostolique et romaine, qui ne
servoil que d'ombrage au peuple et de prétexte aux grands; et,
au contraire , l'hérésie supportée et la tyrannie ouverte ; à ces
occasions , meu de l'esprit de Dieu , il s'adressa à plusieurs doc-
teurs, curez et prédicateurs, pour savoir le moyen de s'y gou-
verner en seurelé de conscience et pour le bien public. Ils advi-
zèr ent, par exemple, d'appeler avec eux les plus pieux, fermes et
affectionnez catholiques , pour acheminer et conduire les affaires
de la ligue des catholiques , et pour lors se résolurent de n'en
parler qu'à sept ou huit , lesquels ils arrestèrent et nommèrent
entre eux. Peu à peu le nombre creut. Mais, afin qu'ils ne fussent
descouverts, ils establirent un ordre à leurs affaires, et firent
un conseil de neuf ou dix personnes. En outre , ils distribuèrent
les charges de la ville pour semer les advis du conseil à cinq per-
sonnes qui se chargèrent de veiller en tous les seize quartiers de
ïa ville et fauxbourgs. » Tels furent les éléments de la Ligue ,
association robuste , qui enserrait la capitale tout entière dans
ses mille réseaux , et qui , grandissant peu à peu dans les lénè-
dres , s'éleva bientôt à côté du trône comme une puissance rivale
et menaçante. ■ (Testait , continue la même pièce, la première
résolution du commencement de la ligue que de se résouldre à la
mort , et en ceste résolution y entrer, chose qui les rendoit telle-
ment hardis en toutes leurs affaires , que les desfunct roy Henry
ny tous ses agents ny peurent jamais rien entreprendre ny des^
couvrir, sinon que par conjecture et en gros, sans certitude au-
cune; car, après qu'il y avoit apparence de former une bonne
ligue contre l'hérésie et la tyrannie , les aucuns furent députez
vers feu M. de Guyze , pour lui donner à entendre la volonté des
bons catholiques de Paris; lequel les receut avec grande allégresse,
et de ce en communiqua à messieurs ses frères , et sur tous à feu
monseigneur le cardinal de Bourbon , qui tous louoienl Dieu. »
Mais si la pensée de la Ligue n'appartient pas aux Guise , ils
en devinrent le bras et l'âme. Tous jouèrent un grand rôle dans
ce temps de discorde; ils furent l'expression la plus nette de la
seconde aristocratie, qui jeta , en expirant, autant d'éclat que
la première. La Ligue , quels que furent ses crimes , sauva pro-
bablement le christianisme en France , tout en portant un grand
échec à la royauté; et, pour la comprendre, il ne faut jamais
REVUE DE PARIS. 293
perdre de vue ces paroles du conseiller d'État Lezeau : « Ce qu'il
faut remarquer pour comprendre que ce sont les peuples qui ont
formé la Liyue , et qu'en eux résidait la matière et la substance
d'icelle, et que les princes lorrains n'en estoient que les acces-
soires, d'auiant que la force consistoit au fait de la religion em-
brassée et affectée par les catholiques de bon cœur et sans fein-
tise; et pour ce avoient recours à ces princes qui servoientà leur
intention , sans qu'ils se sentissent beaucoup obligés d'examiner
par quels motifs ces chefs estoient principalement portés, pourveu
qu'ils parvinssent à leurs fins/pour lesquelles ils employoieni vo-
lontiers tous les moyens à eux possibles. » La Ligue fut donc un
mouvement populaire , mais différent des mouvements que nous
voyons aujourd'hui. En ceux-ci , le peuple marche lui-même à
la tête des affaires , tandis qu'en celui-là , il était ù la suite des
grands ; il avait transformé ses seigneurs en factieux , et ses cu-
rés en tribuns.
A ces deux puissances formidables , la Réforme et la Ligue ,
qu'opposait Henri 111 ? D'après le conseil de la reine-mère , cette
femme dont le caractère nous apparaît si grandiose au milieu des
tempêtes civiles , mais qui, dans la. réalité , ne fut qu'une pau-
vre bourgeoise incrédule et superstitieuse , et ne vit jamais dans
ces luttes terribles que les soulèvements d'un quartier de sa ville
natale contre un autre quartier, Henri crut déjouer les projets
des Guise en se déclarant le chef de la Ligue, acte dangereux et
inutile qui ne trompa personne , et montrait la royauté réduite
à celle politique tortueuse et oblique , qui n'attire au pouvoir que
le mépris. Ainsi fut Henri pendant tout son règne. Sa mère , fille
d'une famille marchande , élevée à la principauté dans une répu-
blique, accoutumée, comme les Italiens de son temps, aux orages
populaires , aux factions, aux intrigues, aux empoisonnements,
lui avait donné le goût du raffinement dans les affaires , en
sorte que de plusieurs expédients, il choisissait toujours le plus
compliqué. De cetle inclination pour les fausses finesses, il ne pou-
vait résulter qu'un chaos d'intrigues, de défiances , de perfidies ,
d'assassinats et de guerres civiles , et tel est eu raccourci le règne
de Henri III.
Tandis que la Réforme furieuse s'agitait de toutes parts , que
la Ligue grandissait à vue d'oeil, la Cour se plongeait plus que
jamais dans ce torrent de mauvaises mœurs qui menaçait d'en-
25.
294 REVUE DE PARIS.
gloulir !a royauté. Au lieu d'élargir ses plans , d'élever son éner-
gie en progression relative à l'accroissement des dangers , elle
ne savait ni temporiser avec adresse , ni se battre avec vigueur.
Tout déclinaii dans les armées comme dans le conseil ; les hommes
graves se reliraient devant la faveur des Maugiron , des Livarot
et des Saint-Mégrin.
La journée des Barricades parut réveiller le roi de son assoupis-
sement. Le duc de Guise, qui peu de jours auparavant avait fait,
contre les ordres du roi, une entrée presque triomphale à Paris ,
ne parut ce jour-là que lorsqu'il eut appris le plein succès de l'in-
surreclion. Lorsqu'il se montra , on cria : Vive Guise ! et lui, di-
sent les mémoires du temps , « baissant son grand chapeau ,
disait : Mes amis , c'est as^ez, messieurs, c'est trop; criez vive
le roi ! » Le roi n'ayant pas un instant à perdre , sortit à pied du
Louvre , tenant une baguette à la main. Étant à cheval , il se
retourna vers la ville , et jura de n'y rentrer que par la
brèche.
La journée des Barricades ne produisit rien; le peuple ne re-
gardait le duc de Guise que comme le chef d'une ligue , accouru
pour le débarrasser des impôts , des protestants et des mignons ;
Henri et le Balafré furent ce jour-là au-dessous de leur rôle ; l'un
manqua de courage , l'autre faillit de crime. La partie fut remise
aux étals de Blois.
Quand l'homme de parti commence à jeter dans les batailles
publiques son caractère, son audace et son génie, presque jamais
il n'a calculé d'avance ni la longueur ni le terme de sa course.
Enveloppée dans l'ombre de l'avenir, la puissance qui lui sera
donnée plus tard ne se révèle à lui que par une sorte d'instinct
confus et de pressentiment vague. N'accordons pas au génie la
pénétration qu'il n'a point, ni à l'ambition de l'homme le pouvoir
funeste de tout faire plier sous l'inflexible loi de sa volonié. Com-
bien d'actes dans la vie des grands hommes ont passé pour des
calculs pleins de profondeur, et ne furent en réalilé que des ac-
cidents heureux! Mais, dans ces destinées singulières, il survient
quelquefois un moment où l'homme de parti semble tenir dans
sa main le sort d'une nation et commander en maiire aux événe-
ments; moment solennel . périlleux , où , n'ayant plus à choisir
qu'enlre le crime et la chute , parce qu'il ne peut plus monter
sans violer la majesté du pouvoir suprême, ni s'arrêter sans être
REVUE DE PARIS. 395
précipité , il se sent à la fois dévoré et par les angoisses de la
conscience et par les tortures de l'ambition.
Le duc de Guise était arrivé à ce lerme fatal. Entouré de gloire
et de puissance, d'un mot, il pouvait faire soulever Paris, ia
Brie, la Picardie , la Normandie, le Soissonnais , la Bourgogne ,
l'Orléanais. Dans les autres provinces , il avait presque toute la
noblesse , des magistrats dans tous les tribunaux , le clergé tout
entier, et un peuple innombrable qu'en tirant son épée il pouvait
faire lever comme un seul homme. A la cour même , il y avait
pour le chef de la Ligue un penchant secret qui attirait vers lui
tous les cœurs. Un courtisan disait « que les huguenots étoient
de la Ligue quand ils regardoient le duc de Guise; » et les paroles
suivantes de la maréchale de Retz montrent l'admiration qu'il
avait inspirée aux femmes, ressort puissant dans une cour, où les
affaires publiques se traitaient plus souvent dans le boudoir que
dans le conseil : « Us avoient si bonne mine, dit-elle, ces princes
lorrains, qu'auprès d'eux les autres princes paraissoient peuple.»
Que pouvaient contre celle formidable puissance quelques sujets
demeurés fidèles, malheureusement convaincus de la faiblesse
du monarque et peu capables de résolution , parce qu'ils en sen-
taient l'inutilité ?
Cependant il y avait quelque chose qui, à l'insu de tout le
monde , militait pour la royauté j c'étaient les mœurs et les idées
du temps. Rien n'était prêt encore pour une transformation ;
chef et armée allaient devant eux sans trop savoir où , et si le
duc de Guise se fût emparé de la couronne qu'il convoitait, c'eût
élé le triomphe d'une ambition particulière , et non la conquête
d'une idée nouvelle. Il agissait si peu dans ce sens, que sa famille
avait fait répandre des pamphlets qui le faisaient descendre de
Lother, duc de Lorraine ; il s'ensuivait que les Lorrains étaient
les héritiers légitimes de la couronne , comme dernier rejeton de
-la race carlovingienne. Le peuple, de son côté , comme je l'ai
déjà dit, n'étendait pas ses regards au delà des mignons et des
réformés. Lorsque sept ou huit cents écoliers , trois ou quatre
cents moines, et quinze mille hommes des faubourgs dépavaient
les rues de Paris , portaient les pierres aux fenêtres, tendaient
des~chaines , et poussaient les barricades jusqu'aux guichets du.
Louvre , le 4 de mai 1588 , le véritable ennemi qu'on voulait
abattre , ce n'était pas la royauté, c'était la Réforme , qui repré-
296 REVUE DE PARIS.
sentait les idées nouvelles et l'avenir. Rien n'était assez détruit
pour rebâtir; la réaction commençait; mais la transformation
était encore loin. Cependant la royauté se crut un jour tombée
si bas , qu'elle trouva le crime sous sa main et le saisit comme
une ressource.
Le roi avait signé en pleurant, le 11 juillet 1588, le fameux
édit de l'Union , qui accordait à la Ligue d'immenses avantages ,
entassait les bonneurs sur le duc de Guise , et excluait de la cou-
ronne tout prince non catholique. Les états devaient s'assembler
à lilois pour sanctionner cet édit ; Henri et le Balafré se pro-
mirent , chacun dans son cœur , d'y terminer leur querelle. Les
états s'ouvrirent le 16 d'octobre. Le duc de Guise y comptait
presque autant de partisans qu'ils contenaient de députés. Son
plan était d'offrir au roi sa démission de lieutenant général du
royaume , afin d'obtenir des états l'épée de connétable. Devenu
maître alors de toules les forces de la France , il aurait fait en-
fermer Henri dans un couvent. Reste à savoir au profit de qui le
trône eût été déclaré vacant. Catherine voulait faire tomber la
couronne à sa fille , mariée au duc de Lorraine , et le cardinal de
Bourbon revendiquait de prétendus droits. Le seul compétiteur
que méprisât le duc de Guise était Henri de Navarre, héritier
légitime , mais protestant , déjà vainqueur à Coulras , et jouant
en ce moment sa couronne contre ses amours.
Henri ouvrit les états avec une majesté que ses faiblesses habi-
tuelles ne l'empêchaient pas de montrer dans les actions d'éclat;
il y prononça une harangue qui ne fut pas goûtée par la Ligue.
Le duc de Guise qui , auparavant , dit un auteur contemporain,
* perçoit de ses yeux toute l'épaisseur de l'assemblée , pour for-
tifier ses serviteurs d'un seul élancement de sa vue, » en changea
de couleur et perdit contenance. Le clergé , excité par son frère
le cardinal , se rendit en corps pour s'en plaindre au roi. Henri
fut obligé de faire des changements à son discours , avant de le
rendre public. Pendant qu'il le corrigeait survint un orage qui
obligea de recourir à des flambeaux , ce qui fit dire que Henri
venait de faire son testament et celui de la France, et qu'on avait
allumé des torches funèbres pour voir rendre au roi son dernier
soupir.
Cependant Henri, poussé à bout , et sans cesse averti des ma-
chinations, secrètes du duc de Guise par le duc d'Épernon , qui
REVUE DE PARIS. S97
lui mandait dans ses lettres tous les détails de la conjuration , et
même par le duc de Mayenne et le duc d'Auraale, se réveilla
pour la vengeance , et se conduisit avec une dissimulation qui ne
semblait pas possible dans une âme énervée comme la sienne.
Pendant que tout remuait autour de lui , Henri feignit un redou-
blement de dévotion, et fit construire au-dessus de sa chambre de
petites cellules pour y loger des capucins, disant qu'il était résolu
de renoncer au monde. Le duc de Guise se laissa tromper, comme
tout le monde , à ces apparences. Madame de Montpensier , qui
ne pardonna jamais au roi des faveurs offertes et dédaignées ,
portait suspendus à son côté des ciseaux d'or , pour faite, disait-
elle , la couronne monacale à Henri, quand il serait confiné dans
un cloître. Rien de tout cela n'échappait au roi.
Suivant le rapport de Miron , médecin de Henri III , et qui
parle comme témoin auriculaire , le meurtre du duc de Guise fut
concerté entre la reine-mère et le roi. Les paroles suivantes, que
nous trouvons dans sa relation , induisent même à croire que la
première idée de ce projet appartient à la reine-mère : « Sur ces
entrefaites , dit-il , la reyne-mère reconnoist manifestement avoir
failli et s'eslre abusée, en ce qu'elle avoit fait venir auprès de Sa
Majesté un si rude joueur; et s'en repent, et se met à penser
comme elle pourra démesler celte fusée. Elle commença donc à
ourdir celte toile à petit bruit, ayant affaire à un caut ennemi ;
continue en cette façon jusqu'à ce qu'elle jugea estre temps d'en
trancher le fil et de se préparer pour en Yeuir aux mains (1). »
(1) Les détails qui vont suivre sont extraits des Archives curieuses
de l'Histoire de France, publiées par MM. Ciraber et Danjou. La pre-
mière série vient d'être terminée ; elle embrasse cette période de notre
histoire qui s'étend de Louis XI à Louis XIII. Nous ne reviendrons pas
sur les éloges qu'en d'autres circonstances nous avons donnés à cette
publication. Auteurs et éditeur les méritaient amplement, les uns pour
leurs recherches savantes, leur goût judicieux, leur critique désinté-
ressée, l'autre pour sa ponctualité. Toute œuvre sérieuse et probe ,
quand elle est de nature à fournir d'utiles leçons , à donner à l'esprit
public une direction morale , à féconder le présent par les enseigne-
ments et le spectacle du passé , cette œuvre est assurément digne des
sympathies, de l'appui, de la reconnaissance même de tous ceux qui
aiment leur pays; et, lorsque de pareilles œuvres réussissent, le succès
qu'elles obtiennent fait autant l'éloge du public qui les accueille que
298 REVUE DE PARIS.
Quand le moment fut arrivé , « le roy , continue Miron , dis-
posa sa partie en cette façon. Après avoir soupe se retire en sa
chambre sur les sept heures, commande au sieur de Marie d'aller
vers le cardinal de Guize le prier de se trouver dans sa chambre
à six heures ; commande aussi à quelques seigneurs et gens de
son conseil de se trouver à six heures du matin en son cabinet ;
puis fait mesme commandement aux quarante-cinq gentils-
hommes ordinaires . à ce qu'ils eussent à se trouver en sa cham-
bre au matin à cinq heures.
» Sur les neuf heures , le roy mande le sieur de Larchant , ca-
pitaine des gardes-du-corps , qui lui commanda de se trouvera
sept heures du matin . assisté de ses compagnons , pour se pré-
senter au duc de Guize lorsqu'il monleroit au conseil , avec une
requeste pour le prier de faire en sorte qu'il fust pourveu à leur
payement ; et que le duc entré dedans la chambre du conseil, qui
estoit l'antichambre du roy, il se saisit de la montée et de la porte ;
qu'en même temps , il logeast vingt de ses compagnons à la
montée du vieux cabinet , par où l'on descend à la galerie des
Cerfs.
» Cela fait, chacun se retire, et le Roy , sur les dix à onze heu-
res, entre en son cabinet, accompagné du sieur de Thermes seu-
lement. Où ayant demeuré jusqu'à minuit : « Mon fils, lui dit-il,
allez vous coucher , et dites à du Halde qu'il ne faille pas de m'es-
veiller à quatre heures, et vous trouvez ici à pareille heure, b
Pendant ce temps, le duc de Guise était en partie de débauche.
II rentra à trois heures après minuit . et on lui remit cinq billets
venant de différentes personnes qui lui donnaient avis qu'il se
tramait quelque chose contre lui. « Le duc, ajoute Miron , ayant
dit à ses gens le sujet de ces adverlissemenls, ils le supplient de
des auteurs qui les lui dennent. Sous ce rapport, les deux écrivains
qui ont enrichi nos bibliothèques de leur collection précieuse n'ont
rien à envier ; la bienveillance universelle les a saisis dès leurs pre-
miers pas, environnés pendant toute leur course, au travers des événe-
ments les plus graves, des péripéties les plus dramatiques de notre his-
toire ; l'estime méritée dont jouissent les collections déjà publiées sur
l'histoire de France n'a pas compromis la fortune de la leur , elle a sa
place honorable et enviée dans les principales bibliothèques du royaume
et de l'étranger.
REVUE DE PARIS. 299
ne les vouloir point mespriser ; il les mit sous le chevet , et se
couchant leur dit : « Ce ne seroil jamais fait si je voulois m'arres-
ter à tous ces advis; il n'oseroit. Dormons; et vous, allez
coucher. »
« Quatre heures sonnent, du Haîde s'esveille, se lève et heurte
à la chambre de la reyne : damoiselle Louise Dubois, dame de Pio-
lant , sa première femme-de-chambre , vient au bruit , demande
qui c'estoit : « C'est du Halde, dit-il ; dites au roy qu'il est quatre
heures. — Il dort, et la reyne aussi, dit-elle. — Esveillez-le, dit
du Halde , il me Ta commandé , ou je heurterai si fort que je les
esveillerai tous deux. » Le roi , qui ne dormoit pas , ayant passé
la nuit en telles inquiétudes d'esprit que vous pouvez imaginer,
entendant parler, demande à la demoiselle de Piolant qui c'était :
« Sire, dit-elle , c'est monsieur du Halde qui dit qu'il est quatre
heures. — Piolant , dit le roy, çà, mes bottines, ma robe et mon
bougeoir; » se lève , et laissant la reyne dans une grande per-
plexité, va en son cabinet, où estoit déjà le sieur de Termes et du
Halde , auquel le roy demande les clefs de ses petites cellules ,
qu'il avoit fait dresser pour des capucins. Les ayant , il monte , le
sieur de Termes portant le bougeoir : le roy en ouvre l'une et y
enferme dedans du Halde à la clef. Le roy descend , et de fois à
autre alloit lui-même regarder en sa chambre si les quarante-
cinq y estoienl arrivés ; et à mesure qu'il y en trouvoit , les fai-
soit monter et les enfermoit en la même façon , tant qu'à diverses
fois et en diverses cellules , il les eust ainsi logés.
» Cependant les seigneurs et autres du conseil commençoient
d'arriver au cabinet, où il falloit passer de costé pour y entrer.
Comme ils furent entrés, et ne sachant rien de sa procédure , il
met en liberté ses prisonniers en la mesme façon qu'il les avoit
enfermés , et le plus doucement qu'il se peutfaire les fait descen-
dre en sa chambre, leur commandant de ne point faire de bruit
à cause de la reyne sa mère, qui estoit malade et logée au-des-
sous. »
Après toutes ces précautions , il rentra dans son cabinet où se
trouvaient les membres du conseil ; il se plaignit amèrement du
duc de Guise , et termina en disant : « 11 s'est si fort oublié qu'à
l'heure que je parle à vous , l'ambition démesurée dont il est pos-
sédé l'a tellemeni aveuglé qu'il est à la veille d'oser entreprendre
sur ma couronne et sur ma vie , si bien qu'il m'a réduit en cette
300 REVUE DE PARIS.
extrémité qu'il faut que je meure ou qu'il meure , et que ce soit
ce malin. ■ Et leur ayant demandé , ajoute Miron , s'ils ne vou-
loienl pas l'assister pour avoir raison de cet ennemy . et fait en-
tendre aussi l'ordre qu'il vouloit tenir pour l'exécution , chacun
d'iceux approuva son dessein et sa procédure , et font tous offre
de leur très-humble service et de leur propre vie. •
Le roi se rendit ensuite dans la chambre où étaient ses qua-
rante-cinq gentilshommes ordinaires , et leur demanda . comme
aux membres de son conseil , s'ils voulaient l'aider dans le projet
qu'il avait conçu, et donner la mort au duc. « Lors tous ensemble,
d'une voix, lui promirent de le faire mourir ; et l'un d'entre eux,
nommé Siriac , frappant sa main contre la poitrine du roi , dit
en son langage gascon : « Cap de Dion ! sire ! iou lou bout ren-
dis mort. » Là dessus, Sa Majesté ayant commandé de cesser les
offres de leur service et les révérences de peur d'esveiller la
reine sa mère : « Voyons, dit-il , qui de vous a des poignards ? »
Il s'en trouva huit qui restèrent dans la chambre pour tuer le
duc ; douze furent placés dans le vieux cabinet pour le tuer
à coups d'épée , quand il hausserait la porte de velours pour
entrer.
« Cependant le roy , continue Miron , après avoir ainsi par-
achevé l'ordre qu'il vouloit eslre suivi pour cette exécution, vivoit
en grande inquiétude ; il alloit , il venoit, il ne pouvoit durer en
place contre son naturel ; parfois il se présentoit a la porte de son
cabinet . et exhortoit les ordinaires , demeurés en la chambre, à
se bien donner garde de se laisser endommager par le duc de
Guize : a II est grand et puissant : j'en serois inarry , » disoil-il.
On lui vient dire que le cardinal estoit au conseil ; mais l'absence
du duc le travailloit surtout. »
Sur les sept heures, on l'envoya quérir , et le premier messager
fut bientôt suivi d'un second qui le pria de se hâter . disant que
le roi était pressé parce qu'il voulait aller diner à Cléry , où il
feignait d'avoir envie de passer les fêtes de Noël. L'auteur de la
pièce qui porte pour titre : le Martyre des deux frères, affirme
que le duc de Guise murmura en sortant de son cabinet : « Je
n'ay jamais accoustumé de sortir de mon cabinet sans pre-
mièrement avoir prié Dieu , et ne me souviens d'y avoir failly :
dunl je sens en mon âme un extrême regret d'estre ainsi
pressé. »
REVUE DE PARIS. 301
Arrivé à l'entrée de la salle où se tenaient les archers des gar-
des delà compagnie de Lsrchant, il manifesta sa surprise de
voir tant d'hommes armés , et leur dit : « Pourquoi , mes amys ,
estes-vous icy ? C'est une chose non accouslumée et extraordi-
naire. — Monseigneur , répondit Larchant en s'approchant de
lui , comme il étoit convenu avec le roy , ces pauvres gens m'ont
prié de supplier le conseil qu'ils demeurassent icyjusque à ce que
Sa Majesté y soit venue , pour lui faire entendre que si elle n'y
donne ordre , ils seront contraints de vendre leurs chevaux pour
eux en retourner à pied, d'autant qu'ils ont sollicité les uns et les
aulres , qui leur font responce qu'il n'y a pas un sol pour eux , et
cependant ils sont dans quatre ou cinq jours hors de leur quar-
tier. — Monsieur de Larchant, répartit le duc de Guize , je leur
serviray et à vous de tout mon pouvoir : il est hien raisonnable
qu'on y donne ordre j » et il s'assit au milieu des archers. Peu
après qu'il fut assis, « J'ai froid , dit-il ; le cœur me fait mal :
que l'on fasse du feu. » Et s'adressant à Morfontaine, trésorier
de l'épargne : « Monsieur de Morfontaine , je vous prie de dire à
M. de Saint-Pris , premier valet-de-chambre du roi , que je le
prie de me donner des raisins de Damas ou de la conserve de
roses. »
Cependant le roi ayant appris que le duc de Guise était dans la
chambre du conseil, commanda à Revol de le faire venir. Mais
Nambu, huissier de la chambre, lui ayant barré le passage , allé-
guant les ordres qu'il avait reçus du roi lui-même de ne laisser
entrer ni sortir personne sans son commandement exprès, il re-
vint au cabinet avec un visage tout effrayé. « Mon Dieu , dit le
roi , qu'avez-vous ? Qu'y a-t-il ? Que vous êtes pâle ! Vous me
gâterez tout ! Frottez vos joues , frottez vos joues, Revol. »
Il revint bientôt et trouva le duc de Guise mangeant des pru-
nes de Brignoles. « Monsieur, le roi vous demande , dit-il ; il est
dans son vieux cabinet; » et il se retira précipitamment.
Le duc de Guise met des prunes dans son drageoir, jette le
reste sur le tapis , se lève , et heurte à la porte. L'huissier ouvre,
sort et tire la porte après lui. Le duc entre , salue ceux qui étaient
dans la chambre. Ceux-ci se lèvent , le saluent en même temps,
et le suivent comme par respect. Le duc , arrivé à deux pas de la
porte du vieux cabinet, se retourne pour regarder ceux qui le
suivent ; mais il est au même instant entouré : les uns lui saisis-
6 26
302 REVUE DE PARIS.
sent les bras, les autres lui arrachent son épée et son poignard;
un se jette sur ses épaules et lui serre la gorge. Le duc, doué
d'une vigueur peu commune , quoique percé déjà d'un coup de
poignard , n'eut simplement, dit un auteur contemporain , qu'à
secouer les bras pour en renverser quatre par terre ; mais , après
avoir lutté quelques instants . il se couvrit le visage de son man-
teau , et tomba en murmurant : « Mon Dieu , ayez pitié de moi ! »
Son sang rejaillit jusque sur le lit du roi , qui était en son cabi-
net , regardant ce qui se passait , la porte entr'ouverte.
Le cardinal de Guise . qui était au conseil , entendit la voix de
son frère. « Mon Dieu, dit-il, on tue mon pauvre frère! » Et comme
il voulait se lever et courir, il fut arrêté par le maréchal d'Au-
mont, qui, mettant la main sur son épée : « Ne bougez, dit-il ,
mort-dieu! monsieur , le roi a affaire de vous. » L'archevêque
de Lyon , aussi fort effrayé , joignit les mains en disant : « Nos
vies sont entre les mains de Dieu et du roy. »
Le roi voyant que c'était fait , sortit tout pâle de son cabinet ,
en s'écrianl : « Nous ne sommes plus deux : je suis roi mainte-
nant ! » Il le regarda un moment , le poussa du pied , comme le
duc de Guise avait fait à Coligny le jour de la Saint-Barlhélemy,
et s'adressant à Loignac : ■ Te semble-t-il qu'il soit mort, Loi-
gnac?» Alors Loignac le prenant par la tête, répondit à Henri
de Valois : « Je croy qu'ouy ; car il a la couleur de mort , Sire. »
On fouilla le duc , et l'on trouva sur lui un billet écrit de sa main
qui portait : « Pour entretenir la guerre en France , il faut sept
cent mille livres tous les mois. »
Son cadavre , couvert d'un méchant tapis gris sur lequel on
mit une croix de paille , resta sur le pavé pendant une partie de
la journée. Par l'ordre du roi , le cardinal de Guise fut amené
dans la salle où le corps de son frère trempait dans une mare de
sang. « Connaissez-vous ce personnage ? dit Henri d'un air som-
bre.—Oui, repondit le prélat, car c'était mon bon frère et sei-
gneur , et souhaiterois déjà être en l'autre monde avec lui. » On
ne le fit pas longtemps attendre. Le cardinal et l'archevêque de
Lyon furent d'abord enfermés dans les cellules des capucins , et
de là transférés à la tour du Moulin. « Le tyran le fit conduire ,
dit un écrivain du temps , en une pplite chambre aprestée tout
exprez, en laquelle n'y avoit ni table , lict, chaize ny banc,
comme s'il fust esté un Turc ou payen , et demeura ainsi le jour.
REVUE DE PARIS. 503
Et sur le soir, le pauvre prince luy fist demander quelque peu de
pain et d'eau, estant pressé de faim, n'ayant mangé depuis le
jour précédent: le îyran , au lieu de pain et d'eau, lui fit porter
du poisson tout crud. » Le cardinal , qui voyait bien que c'en
était fait de lui , se disposa à la mort, et se confessa à son compa-
gnon de captivité. Ils passèrent tous les deux la nuit en prières.
Le lendemain au matin, qui était la vigile de Noël, Henri, averti
par l'évêque du Mans que les députés des états se disposaient à
réclamer le cardinal, arrêta qu'il devait mourir. Sur les neuf à
dix heures, il sortit de son cabinet, et commanda à ceux qui
avaient la veille assassiné le duc de le défaire du cardinal. Ces
gens-là avaient encore une conscience, ils refusèrent. Henri fut
obligé de marchander l'affaire à des soldats des gardes écossai-
ses. Ils étaient quatre au salaire de cent écus chacun.
a Le cardinal, ayant ouï le bruit qu'ils faisaient en montant, se
leva et embrassa l'archevêque de Lyon , en disant : « Monsieur ,
voicy l'heure qu'il faut que je meure; priez Dieu pour raoy , et il
me fera la grâce de le prier pour vous. Je vous puis asseurer que
je ne suis point marry de mourir. » Puis s'agenouillant : a Mon
père , dit-il , je vous prie encore me donner vostre bénédiction.»
Ce qu'ayant fait , les bourreaux entrèrent et trouvèrent ce prélat
encore à genoux. El lors ces meurtriers et maudits, en se mo-
quant de lui , lui dirent : « Cardinal , il faut mourir. » Et le pre-
nant, luy mirent un cordeau au col et le tirèrent dehors , et le
menèrent au lieu du malheureux massacre. Ces affamez de bu-
tin, estimant le dommage plus grand de gaster la robbe que de
meurtrir le corps , ne voulurent rompre sa robbe , ains la con-
servèrent entière. Ce prince, agenouillé contre une muraille,
auquel à grand'peine permirent-ils dire une seule oraison , et
icelle finie se couvre de ses mains , recommandant son âme à
Dieu : ces pendars , bourreaux , à l'instant tirant le cordeau ,
lui lancent plusieurs coups de poignards et d'allebardes au tra-
vers de son sacré corps, le massacrèrent ainsi et le firent mourir.»
(Le Martyre des deux frères.)
Le samedi, sur le soir, les deux corps étant étendus sur le pavé,
le roi commanda que l'on posât celui du cardinal sur une cou-
chette dans la chambre voisine. Le duc de Guise resta sur le
pavé jusqu'après la fête de la Nativité, dans l'attitude qu'il avait
en mourant, une main à la bouche , l'autre en arrière sur son
504 REVUE DE PARIS.
poignard. Le mercredi, les deux corps furent portés dans la
grande salle et brûlés , et Ifs cendres furent jetées au vent.
D'autres écrivains rapportent le fail d'une manière différente :
« Pendant que l'on disoit les matines de ?<oël, Henry fait trancher
les testes de ces princes ; quant aux corps , il les fait hacher en
pièces, et puis , les ayant jetés par les fenestres dedans le jardin,
ils furent portés en une galerie dedans laquelle il y a une chemi-
née , où ils furent bruslés. » [Particularités notables. )
Un roi de France assistoit en personne à cette boucherie ; il
voyoit dépecer les corps de deux de ses sujets, et sentoit l'odeur
delà chair de ses victimes. « Le lendemain , ce Judas osa témé-
rairement approcher de la table de Jésus-Christ , ses mains en-
core toutes sanglantes. & [Le Martyre des deux frères.)
Le jour et le lendemain de la mort des Guise , le roi fit arrêter
le cardinal de Bourbon , la duchesse de Nemours et son fils , et le
duc d'Elbeuf ; les autres seigneurs de la Ligue qui se trouvaient à
Blois échappèrent en prenant la fuite. Lorsque la nouvelle de la
mort des deux frères parvint dans la capitale , le 25 au soir, elle
y produisit une consternation générale. On s'abordait d'un air
lugubre , on s'embrassait avec un silence farouche; les églises,
tendues de noir, étaient remplies de femmes qui se laraentaient/Le
fougueux Linceslre, dans sa chaire de Saint-Barthélémy , adjure
ses auditeurs , après une prédication véhémente , d'employer,
pour venger la mort des Guise , ■ jusqu'au dernier denier de leur
bourse et jusqu'à la dernière goutte de leur sang. » Le permier
président de Harlai était assis devant la chaire. Lincestre l'aper-
çoit , et l'apostrophant : <* Levez la main comme les autres , mon-
sieur le premier président ! levez-la bien haut afin que tout le
monde la voie, et jurez de venger la mort des martyrs! » Le
peuple arracha partout les armoiries du roi, les brisa , les foula
aux pieds, les jeta dans le ruisseau. Pendant que tout ceci se
passait à Paris , Henri faisait de magnifiques funérailles a sa
mère Catherine.
Ainsi périt le duc de Guise, qui ne fit rien , ayant le pouvoir
de tout faire. Profondément dissimulé , comme les esprits de peu
d'étendue , il savait bien entourer ses desseins de mystère ; mais
le cœur lui faillit dans toutes les occasions décisives. Toute sa
vie se passa à désirer la couronne, et il n'eut jamais la force de
la prendre. Libertin comme la plupart des hommes de son
REVUE DE PARIS. 505
temps , orgueilleux , aimé du peuple , dont il se défiait , il avait
derrière lui une religion et toute une nation pour l'appuyer , et il
manqua à l'une comme à l'autre. Dans une cour loule italienne ,
il eut, ainsi que sa famille, la témérité d'afficher la présomption
et la légèreté françaises. J'ai déjà rapporté les propos du cardinal
de Guise , plus méchant que son frère , mais qui avait mis loule
son ambition au service de son aîné. Averti des projets du roi ,
« Il est trop poltron, répondit le Balafré, iln'oseroit. » Henri osa ;
mais la Providence prit sa revanche devant Paris. Maintenant
qu'est-ce que tous ces faits de l'histoire morte devant les faits de
l'histoire contemporaine ? Qu'est-ce que la journée des Barricades,
la Saint-Barthélémy même, devant les grands massacres de sep-
tembre 1792 et de tout le règne de la Terreur? Qu'est-ce que
Henri de Valois, mourant par le poignard d'un moine sortant des
bras de madame de Montpensier, à côté de Louis XVI entre les
mains du bourreau de la place de la Révolution ? Ainsi vont les
siècles, s'effaçant les uns les autres. Il ne reste que Dieu pour
rendre compte de ces vanités, et conduire l'humanité à travers
ces ruines et ces crimes vers sa fin providentielle. J. L.
(Revue du xixe Siècle.)
26.
LES DEUX FRÈRES MES. :
CO>'TE RELIGIEUX D'OEHLE^SCHLAEGER , POETE SUEDOIS.
vella
eux frères vivaient à Florence, dans le couvent de Maria-No-
lia ; ils avaient nom Martin et Jean ; ils étaient , dès leur bas
âge , restés orphelins. Martin , l'aîné des deux , était d'une santé
faible , d'un caractère calme et paisible ; il s'était senti peu fait
pour braver les fatigues et supporter les peines de la vie du
monde; aussi avait-il le premier cherché un asile pour abriter sa
faiblesse , et ses yeux s'étaient tournés vers un riche monastère,
agréablement situé dans un site pittoresque. Jean, depuis long-
temps habitué a reconnaître la supériorité de la raison de son
frère, à suivre religieusement ses avis, n'avait pas balancé à se
consacrer avec Martin au culte des autels. La nature n'avait pas
été avec Jean parcimonieuse de ses dons : il était beau , son ima-
gination était riche et ardente , son cœur capable de ressentir et
de savourer toutes les impressions douces.
Les premiers mois du noviciat s'écoulèrent paisiblement; Jean
ne comprenait pas qu'il y eût au monde quelque chose de plus
beau que l'existence du cloître. Tout , d'ailleurs , était nouveau
pour lui : ce n'était plus la chaumière étroite et pauvre où il avait
jusqu'alors vécu , c'était la riche et spacieuse demeure d'une ab-
baye , c'était un temple vaste et somptueux où resplendissaient
toutes les pompes du culte catholique , et que décoraient ces ma-
gnifiques toiles sur lesquelles le pinceau de l'école italienne avait
fixé tant de chefs-d'œuvre ; puis c'était aussi le charme, inexpri-
mable pour une âme jeune et ardente, d'entendre résonner les
voûtes de la nef d'une musique suave et de chants religieux. Ce
REVUE DE PARIS. 30T
n'était plus la nourriture frugale et monotone à laquelle il s'était
habitué dès son enfance , c'était la table somptueusement servie
de mets variés et succulents qu'on retrouvait dans ces temps de
béatitude dans tous les monastères richement dotés. Là ne s'ar-
rêtaient pas les plaisirs de Jean : pendant les heures que l'inter-
valle entre les exercices de piété laissait à la disposition des
moines , ils s'amusaient à composer des parfums , des essences
exquises , et Jean aimait beaucoup à les seconder. Il se rendait
utile, il disposait les alambics et les cornues , entretenait le feu
au degré voulu, et se trouvait tout joyeux en voyant les vapeurs
monter en nuages légers et transparents , et se précipiter ensuite
en gouttelettes liquides dans le vase destiné à les recueillir. Son
zèle avait été apprécié , et les frères lui avaient confié la charge
importante de surveillant du laboratoire.
Tout cela ne pouvait avoir qu'un temps; de semblables plai-
sirs devaient bientôt devenir insuffisants aux besoins d'une âme
avide d'émotions. La vie claustrale, d'abord si pleine de charmes,
grâce à l'attrait de la nouveauté, lui parut monotone , ennuyeuse ;
puis il se prit à croire qu'il était comme les infortunés qu'on ense-
velit tout vivants dans un tombeau.
Pour échapper à l'ennui qui semblait s'attacher à ses pas , il
consentit à la demande d'un vieux moine aveugle qui le priait de
lui lire la Bible. Jusqu'alors Jean n'avait eu que de bien vagues
notions de cette magnifique et divine épopée , qu'on appelle l'An-
cien-Testament; cette lecture arracha le voile qui couvrait en-
core ses yeux, lui découvrit un monde tout nouveau. Mais Jean
n'avait encore ni l'âme , ni le cœur disposés à une semblable ini-
tiation. Ce n'est qu'avec un faible intérêt qu'il avait lu toutes les
légendes des saints. Il ne pouvait comprendre les sentiments
mystiques qui abondent dans ces narrations; trop souvent il
croyait y trouver des vues fausses qui mettaient en contradiction
la nature et les idées religieuses. Dans l'Ancien-Testament, au
contraire , empreint d'un bout à l'autre de cette simplicité su-
blime de la vie patriarcale, tout était pour lui vivant et vrai.
Son imagination ardente peuplait les murs silencieux , les som-
bres cloîtres du couvent des tableaux animés que venait de lui
retracer l'écrivain sacré ; jusqu'au petit jardin assombri par les
murs élevés qui le ceignaient et qui s'étendait sous la fenêtre de
sa cellule , se changeait parfois en un Éden parfumé.
308 REVUE DE PARIS.
Puis le péril devenait plus grand encore; Jean croyait voir
Eve , encore pure, toujours belle, errer dans les riants hosquels
du paradis terrestre; il voyait aussi Rebecca soutenant de ses
bras blancs et arrondis la crucbe pleine d'eau qu'elle portait sur
sa tête qu'ombrageait, sans la voiler, sa belle et noire cheve-
lure; oh! alors il se sentait bien altéré, un feu ardent s'allumait
dans sa poitrine. Une autre fois il s'associait aux tourments de
Jacob , en comparant la beauté de Rachel à la laideur de Léa ;
son œil suivait l'œil du roi David épiant chaque geste , chaque
mouvement de Bethsabée la blonde ; sa pensée s'égarait avec
celle des vieillards impudiques surprenant au bain la brune et
chaste Suzanne. Plus que jamais alors, Jean sentait qu'il n'était
point né pour goûter les joies de la vie claustrale , et que les
saints patriarches des premiers âges n'auraient guère fait de
meilleurs moines que lui.
Une jeune et jolie fille qui venait souvent au laboratoire du
monastère pour y chercher diverses eaux et essences, acheva
l'œuvre commencée par la lecture de la Yulgale. Les yeux de
Jean la guettaient à son arrivée , la suivaient dans tous ses mou-
vements , et ne la quittaient au départ que quand l'angle d'une
rue voisine la lui dérobait entièrement. Longtemps il laissa re-
partir la belle inconnue sans oser lui adresser la parole; mais,
enfin, enhardis mutuellement par l'échange de regards qui s'é-
taient compris , ils s'adressèrent quelques mots , dont le sens eût
été bien banal pour tout autre , mais qui , pour eux, avaient une
grande portée. Avec quelle ardeur Jean n'altendait-il pas l'heure
de son arrivée ! Combien étaient vives et précipitées les palpita-
tions de son cœur quand elle apparaissait enfin ! Ces rares et trop
courts moments d'entretien n'apportaient que trop d'aliments au
feu qui devait bientôt les embraser et les rendre coupables.
Un jour Jean était en proie à la plus vive inquiétude ; c'est que
deux semaines entières s'étaient écoulées, et la jeune fille n'avait
pas paru à la pharmacie. Assis dans le coin le plus sombre du
laboratoire, il avait appuyé sa tête sur ses deux mains, et s'aban-
donnait aux pensées les plus araères, lorsqu'une vieille femme
se présenta vers le soir en demandant quelques gouttes d'une es-
sence rafraîchissante. Jean les lui donna. La matrone le regarda
longtemps sans lui adresser la parole , puis enfin elle lira de sa
poche une petite boîte d'ivoire, que Jean ne pouvait méconnaître,
REVUE DE PARIS. 309
car il l'avait vue souvent dans les mains d'Angélique , qui y dé-
posait son argent. L'aspect de cet objet, qui lui rappelait tant de
souvenirs , l'émut profondément ; une pâleur subite couvrit tous
ses traits. La vieille femme fixa de nouveau sur lui ses yeux gris
et perçants , et lui dit : — Vous êtes le frère Jean ? mes pressen-
timents ne me trompaient pas. — Je le suis. — Vous connaissez
donc la personne à qui cette boîte appartient? — Je la connais.
Pourquoi ne vient-elle plus ici , où d'habitude elle se présentait
plusieurs fois dans la semaine? — Pourquoi elle ne vient plus ?
pauvre fille, si jeune et si belle! c'est qu'en ce moment une fièvre
ardente la dévore , et qu'elle succombe sous les étreintes de la
maladie ; peut-être à l'heure même où je vous parle a-t-elle déjà
cessé de vivre Si Dieu l'appelle à lui, elle sera heureuse
comme tous ceux qui montent au ciel... Tenez, recevez cette
boite; c'est elle qui m'a priée de vous la remettre en souvenir
des temps plus heureux où vous vous êtes connus. En finissant
ces derniers mots, la vieille remit à Jean la petite boîte d'ivoire,
posa son doigt sur ses lèvres et partit.
Jean mit la boîte sur son cœur et se hàfa de rentrer dans sa
cellule , dont il avait hâte de retrouver la solitude et le si-
lence.
Sa mélancolie était loin d'étonner les vieux moines. Ce n'était
pas pour eux un spectacle nouveau de voir les jeunes frères
passer le temps de leur noviciat dans les larmes ou dans une
sombre tristesse. Eux-mêmes n'avaient-ils pas aussi eu leurs souf-
frances et leurs passions , leurs désirs et leur lutte au pied de la
croix? Le prieur avait habitude de dire : <i La première bataille
fait trembler le soldat , la première année du noviciat fait pleu-
rer le moine ; mais l'odeur de la poudre pour l'un , celle de l'en-
cens pour l'autre, les aguerrissent bientôt , et ils prennent leur
parti en braves. » Le prieur avait tout le phlegme de son état ,
celui d'un homme qui a combattu et triomphé. Il trouva dans sa
cellule Jean abîmé dans son désespoir et le visage baigné de
larmes : — Laisse s'épancher , mon fils , lui dit-il, celte sève vé-
néneuse d'une racine empoisonnée ; laisse à tes passions l'agita-
tion qui leur est nécessaire ; plus la lutte sera violente, plus tôt
elles se soumettront. — Je sais tout , ajouta-t-il , je sais que tu es
dans la voie du péché. Rappelle-loi le précepte de l'Église ; et si
ta main est pour toi un instrument de scandale , coupe-la et
310 REVUE DE PARIS.
livre-la aux flammes ; il est mieux , disent les saints , de retran-
cher un membre gâté que de laisser périr le corps entier. Le ser-
mon ne se serait pas terminé là , si on n'était venu annoncer au
prieur qu'on présentait un mort à l'église et que la procession al-
lait arriver.
La procession, en effet, ne tarda pas à se montrer; elle était
précédée d'un enfant de chœur portant la sainte ci oix. sur le
passage de laquelle s'agenouillait chacun avec dévotion et humi-
lité. Un char funèbre portait le cercueil où gisait le cadavre que
rien ne cachait à la vue des spectateurs; derrière ce char mar-
chaient les parents et les membres de la confrérie de la Charité,
vêtus d'une longue robe blanche surmontée d'un capuchon ra-
battu, au haut duquel étaient pratiquées deux ouvertures pour
les yeux. Le chœur des religieux, ayant en tète son prieur, s'a-
vança jusqu'à la porte de l'église pour y recevoir le mort ; Jean
s'était mêlé parmi eux. La messe commença, et le novice maria
sa voix à celle de ses frères qui priaient pour le repos éternel du
défunt. Jusque-là cependant il avait paru prendre peu d'intérêt
à tout ce qui se passait ; il semblait absorbé par les plus tristes
pensées. Il en fut tiré par la voix de son frère Martin qui lui di-
sait : — C'était, en vérité, une jeune et belle fiile ; elle est là froide
et inanimée avec sa couronne virginale , et cependant son teint
est si frais et si vermeil qu'on dirait qu'elle va se réveiller. Jean ,
à ces mots , si en rapport avec ce qui se passait dans son àme ,
jeta un rapide coup d'oeil sur le cercueil déposé au pied de l'au-
tel, il reconnut Angélique , et tomba comme frappé de la foudre
dans un évanouissement profond.
Quand il revint à lui , il se retrouva dans sa cellule. La nuit
était profonde ; la tranquillité , celle d'un couvent à l'heure où
l'on ne prie plus. Il ouvrit sa fenêtre , car sa poitrine ardente et
oppressée avait besoin d'un air plus vif et plus frais. — Tout
ceci n'est qu'un épouvantable rêve , s'écria-t-rl en regardant au-
tour de lui comme pour rassembler ses souvenirs. — Au r este ,
je puis m'en assurer!
Il sortit avec précaution de sa cellule , traversa les cloîtres dé-
serts, et entra dans l'église. — Oui , oui, Angélique vit , se di-
sait-il ; un songe affreux a seul tourmenté ma pensée!
Une lampe s'apercevait au milieu de la vaste nef; elle semblait
comme un point lumineux dans l'espace, et sa pâle lueur ne
REVUE DE PARIS. 311
pouvait percer les masses d'ombre qui remplissaient l'église.
Quelques rayons se projetaient sur le cercueil , où il aperçut
encore Angélique, et sa pâle figure , et ses cheveux noirs , et sa
couronne de vierge. Ce n'était donc pas un rêve ! car Angélique
était là inanimée, couchée dans son blanc linceul , et semblable
à ces statues de marbre blanc qu'on voit sur les sarcophages.
I! s'agenouilla , le pauvre moine , car il était dans le temple de
Dieu, et il voyait les restes inanimés du seul objet qu'il eût aimé
sur la terre. 11 s'agenouilla, et pria, car la mort purifie tout, et
Dieu reçoit la prière de ceux qui aiment. Mais la prière était par-
fois impuissante à comprimer les éclats de son désespoir : —
Angélique! cria-t-iî en gémissant, tu as aimé un malheureux!
Sa voix expira sur ses lèvres ; ses yeux épouvantés s'arrêtèrent
fixes et immobiles sur le cercueil, car un prodige paraissait s'ac-
complir. Un sourire effleura la bouche de la morte ; son sein se
gonfla, ses mains s'élevèrent vers la voûte du temple ; ses yeux
enfin s'ouvrirent et rencontrèrent , comme sans le chercher, le
regard de Jean. — Grâce! s'écria-t-elle, sainte Mère de Dieu;
grâce, saint Ignace, mon bon patron! Que l'amour soit mon
excuse. Permettez-moi de le voir, de recevoir de lui un seul bai-
ser, alors je mourrai heureuse ! 0 sainte Madeleine ! intercédez
pour moi auprès de mon Sauveur ! Qu'il me soit permis de sentir
sur ma poitrine l'étreinte de la poitrine de celui que j'aime !
Angélique se souleva alors , étendit les bras, et Jean , fasciné par
le bonheur inattendu qui venait ainsi le surprendre au milieu de
son désespoir, se sentit tressaillir d'ivresse en sentant s'appuyer
sur ses lèvres les lèvres ardentes de celle qu'il aimait.
Peu de mots suffirent pour éclaicir le mystère: Angélique ai-
mait , et aimait en Romaine , avec celte ardeur passionnée , irré-
fléchie , qui brise l'existence quand elle n'est pas satisfaite ,
qu'aucun danger n'épouvante quand elle veut marcher à son but.
Un tel amour se cache difficilement, son père n'avait pas tardé
à en être instruit. Un soir entendant sa fille, retirée dans sa
chambre, prier à haute voix, il avait, dans sa joie de la voir
dans une si sainte occupation, prêté l'oreille à ses prières, et ces
mots , distinctement prononcés , étaient venus troubler quelque
peu son édification : « Sainte Vierge Marie , accorde-moi frère
Jean, qui est si beau, ou bien j'en mourrai, je le sens!»
Plein de colère à celte révélation inattendue , il n'avait pas su en
312 REVUE DE PARIS.
modérer l'élan; il était brusquement enfré dans îa chambre
d'Angélique, et, après lui avoir fait les reproches les plus sévères
sur un amour aussi coupable , il l'avait menacée de l'envoyer à
Rome. Angélique, déjà si souffrante , n'avait pu supporter l'idée
de ce voyage ; une fièvre brûlante et résistant à tous les remèdes
s'était emparée d'elle ; elle se sentait mourir, la pauvre fille! et
dans celte persuasion elle avait , ainsi que nous l'avons vu , en-
voyé la veille un souvenir d'amour au frère Jean. Mais une nuit,
lorsque la fièvre était dans un de ses plus violents accès, elle vit
au chevet de son lit un ange à la blonde chevelure , aux ailes
verdoyantes, qui lui dit de sa douce voix : « Angélique, Dieu
» aime beaucoup, et ne s'irrite jamais contre ceux qui aiment.
» ISTe crains pas la mort , mais fais semblant d'être morle. Alors
» on te portera au couvent, Jean viendra la nuit pour le faire
» un dernier adieu , et tous deux vous fuirez en Egypte , comme
» ont fui jadis Joseph et Marie. »
Et Angélique avait pieusement suivi les conseils de l'ange , dont
elle s'était gardée de contester la mission céleste , quelque sus-
pecte qu'elle eût pu paraître à d'autres. La promptitude avec la-
quelle les Italiens se hâtent de porter leurs morts à l'église , la
confusion qui suit toujours un semblable événement , avaient se-
couru sa ruse , et personne ne s'était aperçu de la légère respi-
ration qui soulevait encore le sein de la belle morte.
Il faut se rappeler tout ce qu'un premier amour a d'enivrant ,
tout ce que la mort d'un objet aimé a de cruellement amer, pour
comprendre tout le bonheur de Jean en entendant ce récit sortir
des lèvres de celle qu'il croyait avoir perdue pour toujours. Les
deux amants ne tardèrent pas à s'isoler dans leur amour et à
oublier lout ce qui les entourait , même le péril de leur situation.
Cependant Baltisla et Pietro, les deux fossoyeurs qui devaient
clore le cercueil et le déposer dans la fosse , arrivèrent. — Quelle
heure est-il? demanda Batlista. — Minuit, lui répondit son ca-
marade. Tout dort maintenant , nous seuls exceptés et les esprits
de l'autre monde. — Ma foi , reprit Baltista , conviens-en , c'est
une destinée singulière que celle de n'avoir d'autre soin que d'en-
terrer les morts. — Et surtout quand les morts sont des jeunes
et jolies filles , ajouta Pietro. Après lout , qui voudrait faire celte
besogne à notre place ? — Ah ! mon Dieu ! prenez pitié de deux
pauvres pécheurs ! ou bien je me trompe, ou je vois la morte as-
REVUE DE PARIS. 315
sise sur son cercueil et se cramponnant à son bénitier !— Tais-toi
donc , je suis habitué à voir toutes ces choses-là ; je suis pourtant
fâché d'avoir oublié mon rosaire , je pourrais au moins réciter
quelques patenôtres. — Tu devrais faire quelques signes de
croix. — Tout cela ne sert à rien , vois-tu , à l'heure de minuit ;
chacun à son tour , le diable tient à avoir le sien. — As-tu peur ? —
Peur ! moi qui depuis vingt ans vis de fosses et d'enterrements ?
En disant cela , Baltista lira de sa poche une petite fiole et la porta
à ses lèvres. — Donne-moi aussi une goutte de cette eau salutaire ,
dit Pietro, ma conscience y trouvera des forces. — As-tu été à
la messe cette semaine ? — Quatre fois. — Alors nous n'avons
rien à craindre. A peine avait-il achevé ces paroles rassurantes
qu'il poussa un cri d'effroi — Jésus ! Maria ! comme il l'embrasse!
Les deux fossoyeurs ne voulurent pas en voir davantage , et ils
se mirent à fuir comme si l'enfer tout entier eût été à leur pour-
suite. — Je ne crains pas le diable avec sa queue , et ses griffes
cl ses cornes , dit Baltista , quand ils eurent pris un peu d'espace j
mais quand ii revêt un capuchon de moine , et quand il caresse et
embrasse les morts , c'est autre chose,
Le prieur se réveilla au bruit de cette fuite précipitée et des
clameurs que poussaient les deux poltrons. Les fossoyeurs lui ra-
contèrent ce qu'ils avaient vu. Il courut à l'église. L'aspect du
même spectacle qui avait épouvanté les croque-morts lui inspira ,
il faut le reconnaître , d'abord quelque crainte ; cependant il avait
trop l'expérience du monde , il connassait trop ce que peuvent et
ce qu'osent les passions , pour ne pas deviner la vérité. Il congé-
dia les fossoyeurs en leur laissant la croyance qu'ils avaient eu
une vision surnaturelle , et en leur recommandant le silence. Les
deux amants n'avaient rien vu , rien entendu , car leurs yeux
étaient trop agréablement occupés, leur oreille n'entendait rien
au delà des doux propos d'amour qu'ils se disaient cependant bien
bas. Déjà pourtant les premières lueurs du jour perçaient les som-
bres vitraux et luttaient contre l'obscurité de la nef, l'heure de
matines approchait ; il fallut se séparer en se promettant de se re-
voir bientôt , puis de fuir ensemble bien loin des hommes et des
moines , pour s'aimer en paix et ne plus se quitter. Jean donna
aussitôt l'alarme ; il raconta que, poursuivi par une cruelle in-
somnie, il était descendu dans l'église pour trouver aux pieds des
autels le calme qui fuyait sa cellule, qu'en s'approchant du to:n-
G 27
514 REVUE DE PARIS.
beau d'Angélique pour jeter sur sa froide dépouille quelques gout-
tes d'eau bénite . il s'était aperçu que la jeune fille vivait encore.
Le prieur se garda bien de montrer le moindre soupçon , et pen-
dant qu'on portait la jeune ressuscilée chez un médecin du voisi-
nage, Jean, rentré dans sa cellule, naguère si triste et si déserte ,
la trouva embellie de tout le charme des souvenirs qu'il emportait ;
il se livra au sommeil dont il avait si grand besoin.
Mais ce sommeil ne fut pas longtemps paisible. Il eut un rêve
affreux; c'était comme un effroyable cauchemar. Il lui semblait
que des hommes aux bras vigoureux retenaient ses membres elle
plongeaient dans un cachot obscur et solitaire. Puis il se réveilla ,
mais le songe qui avait troublé son repos était une triste réalité.
Jean se trouva dans un souterrain noir et humide , qu'éclairait à
peine la faible lueur qui pénétrait par une meurtrière étroite et
trop haut placée pour qu'il pût y atteindre ; de la paille jetée sur
le sol , tel était son lit ; chacun de ses mouvements élait gêné par
le poids des chaînes dont il élait chargé. Il ne pouvait s'y mé-
prendre , ce lieu funeste lui était connu ; il était enseveli dans le
tombeau souterrain où , suivant les lois monacales , les frères
coupables venaient expier leurs péchés. Il ne put douter que sa
passion criminelle ne fût découverte , surtout quand il aperçut la
figure froide et sévère du prieur.
— Ce qui vient de se passer , lui dit ce dernier , est un secret
entre Dieu , toi et moi. Comme c'est la première faute , je veux
bien être indulgent et ne t'infliger qu'une légère punition. Tu res-
teras ici huit semaines ; la solitude te ramènera, je l'espère, à des
pensées plus graves et plus pures. Quand l'heure de ta délivrance
aura sonné , tu reverras la lumière des cieux ; mais Angélique ,
jamais.
En ce moment le frère gardien apporta un sablier et une tête
de mort.
— Voilà, dit le prieur en touchant du doigt la face décharnée
posée dans le cachot , la figure que tu dois aimer; n'ouhlie pas
que quand ce verre aura été plusieurs fois retourné .quand son
dernier grain de sable tombera , ta dernière minute sera arrivée ,
et la tête ne tardera pas à être comme celle que tu as sous les
yeux. Oublie tout , hors Dieu , hors ton salut ; repens-toi et prie,
car la prière console , et lé repentir amène l'espérance.
Après celte sentence le prieur se relira.
REVUE DE PARIS. 515
Huit semaines de cachot, et encore plus l'anxiété qu'il éprou-
vait sur le sort d'Angélique , rendirent Jean méconnaissable ;
toutes ses forces avaient disparu dans cette lutte douloureuse ;
toute son énergie était tombée, car la passion l'avait usée. Il ne
trouvait plus de force que pour rester livré à la mélancolie la plus
profonde. Bientôt son frère lui apporta une nouvelle fatale, celle
de la mort d'Angélique. Tout ce que ses yeux avaient encore de
larmes, il les versa sur elle; tout ce que son âme pouvait avoir
de souvenir fut consacré à la mémoire d'Angélique.
Aussitôt qu'il fut rendu à la liberté, il reprit la lecture du seul
livre qu'il avait aimé , de la Bible ; cependant le Vieux-Testament
n'avait plus le même charme pour lui ; c'est à lire le nouveau
qu'il s'attacha de préférence. Toutes ces femmes si belles et si
pieuses, et Marie, la plus belle, la plus pieuse , la plus sainte de
toutes, il se les représentait sous les traits d'Angélique. Bientôt
cette lecture produisit sur lui son effet ordinaire; en présence de
Dieu et de sa parole sublime, sa passion s'épura et le calme revint
dans son âme ; sous les voûtes silencieuses du cloître il retrouva
quelques instants heureux ; cette vie solitaire ne lui fut plus hor-
rible. Qu'avait le monde extérieur qui pût lui inspirer quelque
envie? Angélique n'était plus, son souvenir ne peuplait-il pas la
solitude du couvent?
Deux années s'étaient écoulées. A celte époque, un grand événe-
ment vint répandre la joie la plus vive dans le monastère de Maria-
Novella de Florence : on venait de recevoir un tableau représen-
tant la sainte mère de Dieu.
Ce tableau , c'était l'œuvre de Raphaël î C'était un don de
Léon X, qui voulait montrer à la ville qui l'avait vu naître que,
sur le trône pontifical , il n'avait pas oublié qu'il était Florentin,
qu'il était un Médicis. Dans un couvent il faut peu pour alimen-
ter la conversation ; que ne pouvait donc produire un tableau de
Raphaël, un don du Saint-Père? Pendant longtemps, au réfec-
toire , on ne s'entretint que de la madone si belle, telle enfin que
Raphaël savait si bien les faire. Jean seul ne prenait aucune part
à la joie générale, à la conversation des frères. Dans sa pensée il
s'était habitué à prêter à Marie la tête d'Angélique; aussi souf-
frait-il douloureusement de ce qu'un autre eût pu la concevoir
autrement. Il avait fait le vœu de ne jamais regarder la madone.
On ne se lit pas faute de solennités pour installer le chef-d'œu-
Sl« REVUE DE PARIS.
vre de Raphaël. Ceux de nos lecteurs qui pourraient désirer savoir
ce qu'est devenu ce divin tableau, le trouveront dans la galerie do
Dresde, où il est précieusement gardé.
Jean, un malin, selon son habitude , descendit à l'église. Ses
bras étaient croisés sur sa poitrine, il marchait la tète baissée, et
s'approchait de l'autel à pas lents. Malgré son vœu , il se sentait
agité d'une curiosité dont il n'était pas maître.— Non, Angélique,
disait-il , chacun de les traits est trop profondément empreint
dans mon âme pour que je puisse jamais les oublier en en con-
templant d'autres. Rien ne m'empêche de considérer la madone
de Raphaël ; sa beauté est loin d'égaler la tienne; la main de ce
faible mortel n'a rien pu créer de plus beau que toi, œuvre si
belle du Créateur!— En disant ces mots, il lève les yeux et voit
Angélique elle-même! Angélique reproduite sur la toile, dans
l'éclat de sa fraîche jeunesse , par le sublime pinceau de Ra-
phaël !
11 était évident que le peintre avait pris Angélique pour mo-
dèle, qu'Angélique vivait donc encore , puisque ce tableau était
tout récent.
Hélas ! tout le fruit de deux années de paix et de prières fut
perdu en un jour! Jean devint bientôt inquiet, agité. Il sentait
un impérieux désir de revoir son amante ; il aurait fui le couvent
sans retard , si l'espoir qu'Angélique lui ferait bientôt connaître
son asile ne l'eût retenu. La vue du tableau ranima tout son
amour, ce fut bientôt la madone elle-même qu'il aima. D'abord,
il est vrai, cette impression sainte et solennelle que le divin Ra-
phaël avait imprimée aux traits d'Angélique, ne lui avait inspiré
qu'une adoration respectueuse ; mais insensiblement le respect
s'effaça devant la passion, le désir, le désir impur agita la poi-
trine du cénobite, ses yeux s'allumèrent, et bientôt il ne put aper-
cevoir la Madone sans ressentir une impérieuse envie de monter
sur l'autel et de cueillir un baiser sur des lèvres que l'aile des
anges seule doit effleurer. Quels que fussent les reproches de sa
conscience , il se sentit faible à lutter contre une vive tentation
que la solitude nourrissait et rendait plus dangereuse j il se réso-
lut à satisfaire le plus cher de ses désirs.
Des brigands cependant avaient eu connaissance du magnifi-
que don que le pape venait de faire à la ville de Florence ; ils
avaient comploté d'enlever la madone pour la vendre à un cor-
REVUE DE PARIS. 517
saire anglais en ce moment en rade à Livourne. Par une rencon-
tre singulière, la nuit qu'ils avaient choisie pour accomplir leur
projet, était justement celle où Jean s'était décidé à céder à la
tentation qui ne lui laissait plus un seul instant de calme.
Les brigands étaient tout préparés, et la réussite de leur cou-
pable entreprise paraissait assurée; mais l'un d'eux , Ruggiero,
moins corrompu que ses camarades , conçut des scrupules , et
craignit la vengeance inévitable de Dieu, qui ne laisserait pas im-
puni un tel sacrilège. Il courut au couvent , non pour dénoncer
ses compagnons, mais pour Taire échouer le complot en en faisant
connaître l'existence. C'est à Martin, frère de Jean, qu'il s'a-
dressa. 11 lui dit que pendant la nuit un homme devait pénétrer
dans l'église et enlever le saint tableau. Puis, quand il fui de re-
tour auprès de son chef , pour mieux assurer son projet , Rug-
giero lui raconta qu'en passant dans les cloîtres du monastère ,
il avait entendu un colloque entre un moine et le père gardien,
qui s'entretenaient du sacrilège projeté et des mesures prises pour
s'emparer des coupables. Cet avis fit tout manquer ; les brigands
ajournèrent à un temps plus favorable l'exécution de leur entre-
prise, et quittèrent Florence en secret.
Cependant, Martin , dont le zèle ardent n'avait pas de bornes ,
saisit avec avidité l'occasion de défendre les droits et la gloire de
l'Église; il s'arma de tout le courage dont il avait besoin pour
empêcher cet odieux sacrilège. Ne voulant pas que cette affaire
fit du bruit, il se décida à défendre seul la Madone , à frapper de
sa main l'impie qui oserait la profaner. Il eut soin de rechercher
dans sa mémoire tout ce que les légendes des saints lui avaient
raconté des combats miraculeux livrés par les athlètes invincibles
aux puissances des ténèbres et aux païens. — Si je succombe,
disait-il, j'aurai trouvé la mort en combattant pour l'honneur de
la sainte mère du Sauveur; mou sort ne sera-t-il pas digne d'en-
vie? — Puis, s'armant d'une hallebarde longue et toute couverte
de rouille, qu'il avait trouvée dans une salle basse du couvent, il
alla se cacher derrière un des nombreux piliers qui soutenaient la
voûte de la nef.
A minuit, Jean entra dans le temple et s'avança vers le grand-
autel. La lune était cachée par les nuages, la lampe placée dans
le chœur ne répandait qu'une faible lueur. Martin, croyant voir
le larron sacrilège, se mit à genoux , rit le signe de la croix en
27.
513 REVUE M PARIS.
invoquant l'assistance du valeureux saint Georges. Jean arriva
devant le tableau , leva les yeux et sentit un frisson glacial par-
courir tous ses membres. — Que vas-tu faire? se dit-il; tu oses
fouler de ton pied Paulel du Seigneur! Tu vas de tes baisers im-
purs profaner les lèvres de la mère de Dieu ! Mais, reprit-il au
bout de quelques instants, ce n'est pas la mère de Dieu, c'est An-
gélique.—Et montant sur l'autel, il appliqua sa bouche sur celle
delà madone.
— Sacrilège ! cria aussitôt Martin d'une voix terrible ; et Jean
tomba sans connaissance sur les degrés de l'autel : il était inondé
de sang.
Martin ne put méconnaître sa victime; saisi d'horreur, il se
précipita hors de l'église, traversa Florence comme un insensé,
et se trouva bientôt sur la roule de Florence. Croyant avoir tou-
jours sur ses pas l'ombre de son frère , il courut le reste de la
nuit, et depuis longtemps le soleil brillait qu'il courait encore.
Enfin ses forces l'abandonnèrent , il tomba au milieu d'un bois
d'oliviers, non loin d'une petite ville ; là. il resta plusieurs heures
dans un état d'apathie qui tenait à la fois de l'évanouissement et
du sommeil.
Les cris poussés par Martin avaient cependant été entendus ;
quelques moines s'élant éveillés , ils coururent à l'église et trou-
vèrent Jean inanimé et couvert de sang. Chacun pensa que le
crime avait été commis par quelque malfaiteur que les cris de
leur malheureux frère avait forcé à fuir. La blessure de Jean fut
soigneusement pansée; longtemps on désespéra de le pouvoir
sauver; mais enfin le danger disparut, grâce aux grandes con-
naissances médicales d'un moine qui entreprit sa guérison. On
lui tut la disparition de son frère ; il n'était d'ailleurs pas rare de
voir un moine fuir le couvent. Après un traitement assez long,
Jean fut tout-à-fait rétabli; mais alors on le vit plus que jamais,
sombre et mélancolique , rechercher la solitude. Il avait voulu
vivre puisqu'Angélique vivait encore; aujourd'hui il voulait la
revoir, et la vie monacale lui devenait chaque jour plus odieuse.
Un jour enfin il prit un bourdon, jeta à la madone un dernier
baiser, et quitta le couvent. Angélique devait être à Rome, c'est
donc vers Rome qu'il se dirigea.
Il craignait peu d'être poursuivi et de nouveau enfermé ; les
guerres civiles qui à cptte époque désolaient l'Italie, l'absence de
REVUE DE PARIS. 31»
toute police et la manière d'agir des dépositaires de l'autorité ,
assuraient pour ainsi dire l'impunité à ceux qui enfreignaient les
règles établies. Jean, cependant, se rassura plus encore quand il
se vit sous la Puerta del Popolo. Sa robe monacale et le voyage
de la Terre Sainte qu'il disait vouloir entreprendre, lui procurè-
rent un asile dans l'hospice des Pèlerins ; son premier, son unique
soin fut de chercher Angélique. Longtemps il se consuma en re-
cherches vaines sans parvenir à découvrir ses traces; et le
jour approchait rapidement auquel il devait recevoir la béné-
diction du Saint-Père pour continuer son chemin vers le Saint-
Sépulcre.
Un soir que le désespoir commençait à le gagner, triste et pen-
sif il s'achemina vers Frascati. Il s'arrêta devant une jolie et
riante maisonnette qui s'élevait au milieu des verls et frais om-
brages d'un bosquet.
A l'entrée de ce jardin se trouvait un banc appuyé contre un
rosier très-élevé et couvert de fleurs et de boutons. Deux enfants
jouaient sur ce banc ; le plus âgé, qui pouvait avoir cinq ans
environ , racontait une légende au plus jeune qui n'en avait guère
que quaire. L'attention de celui-ci était curieuse à voir et pleine
de charmes; ces deux petits bras étaient appuyés sur le banc.
L'aîné, à demi tourné vers son frère, paraissait de temps à autre,
en levant les yeux vers le ciel , chercher dans sa mémoire quel-
que point intéressant de son récit. A peine Jean eut-il aperçu ces
deux ravissantes figures d'enfants , qu'il poussa un cri de sur-
prise. Une leur manquait que de petites ailes jaunes et vertes. C'é-
taient les anges placés aux côtés de la madone de Raphaël, de la
madone du couvent de Maria-Novella.
Jean , en voyant les anges , chercha la madone , et ne la voyant
pas, s'écria douloureusement : — Angélique, Angélique, où es-tu t
Les enfants, effrayés, s'étaient sauvésvers la maisonnette, di-
sant qu'ils étaient poursuivis par un fou qui appelait : Angélique !
Angélique ! Jean vit bientôt sortir un beau jeune homme sur les
traits duquel se lisait un mélange d'appréhension et de curiosité.
— Un fou ! un fou ! disait-il à voix basse ; il faut que je le voie ;
mais vous vous êtes trompés , mes enfants, ajouta-t-il, c'est un
pieux et vénérable frère.— Puis, s'avançant avec affabilité vers le
pèlerin, il s'arrêta à quelque distance comme pour lui laisser le
temps de se rassurer. Jean considéra ce jeune inconnu. Il était
320 REVUE DE PARIS.
à la fleur de l'âge; sur ses traits expressifs et mobiles on li-
sait le langage du génie et des passions, ses joues semblaient
avoir pâli à la suite d'une trop grande surexcitation ou de jouis-
sances trop vives et trop multipliées. Ses cheveux ehàtainsétaient
partagés avec grâce sur son front et retombaient en longues bou-
cles sur ses épaules. Sa tête était couverte d'une légère toque en
velours , et sa mise . sans être trop recherchée , était fort élé-
gante.
Raphaël Sanzio, car c'était Raphaël, ne tarda pas à reconnaître
dans le moine Jean l'amant d'Angélique. Il le fit asseoir sur le
banc qu'ombrageait le rosier et le pria de lui conter son histoire.
— Je ne m'étonne pas , dit-il ensuite , qu'en apercevant ici Léo
et Urbino , vous ayez cherché Angélique ; en voyant les anges ,
vous deviez chercher la madone.
Raphaël apprit à son tour à Jean tout ce qu'il savait de l'his-
toire d'Angélique. — Après votre séparation dans l'église de Ma-
ria-Novella , les ordres du prieur, et plus encore la mort de son
père , forcèrent Angélique à se réfugier chez son frère , laborieux
cultivateur delà Campagne de Rome, qui habite ce petit hameau
que vous voyez là-bas. Le prieur avait su profiter de la conster-
nation d'Angélique pour lui arracher le serment de ne jamais vous
faire connaître le lieu de sa retraite. Elle vous aime encore et de
toute son âme. Sa rare beauté me l'a fait remarquer, et cepen-
dant ce n'est pas sans peine qu'elle a consenti à se laisser pein-
dre. Ici , avec son frère , elle mène une vie paisible et retirée ; je
m'honore d'être l'ami de tous deux. — Cependant, si vous vou-
lez suivre mon avis , continua Raphaël , vous reviendrez à Rome
avec moi sans voir Angélique; votre apparition subite pourrait
avoir des suites funestes. Son frère est d'un caractère violent, il
faut qu'il soit préparé à cette visite.
— Hélas î répondit Jean , je suis un misérable qui porte partout
le malheur attaché à mes pas. Je ne veux que revoir une seule
fois Angélique et puis mourir !
Le lendemain il était encore de bien bonne heure quand Ra-
phaël se rendit au Vatican. Le disque d'or du soleil apparaissait
à l'horizon , et le peintre voulait consacrer au travail les heures
fraîches de la matinée. Il faisait à cette époque le portrait de
Léon X. Le joyeux et spirituel pontife l'attendait dans son cabi-
net j il était enveloppé dans sa large et splendide robe de chambre
REVUE DE PARIS. 521
rouge , et coiffé d'une petite toque de même couleur, tel que nous
le représente encore aujourd'hui son magnifique portrait.
— Bonjour, mon cher fils.
— Merci, Saint-Père.
— Voilà une matinée belle et bien fraîche.
— Oui , mais il est à craindre que ce soir le sirocco ne vienne
troubler notre joie ; l'air est bien lourd.
— La matinée n'en est pas moins belle.
— Je puis me tromper, Saint-Père... Hier je me suis couché
bien tard. Votre Sainteté veut-elle que je commence ?
Ils prirent place , et après un silence de peu d'instants le pape
reprit :
— Raphaël , lu ne vis pas assez régulièrement , lu détruis la
santé. Tu devrais songer à ce que Dien t'a confié.
— Que dirait Votre Sainteté, répondit en souriant le peintre ,
si j'étais décidé à m'amender, à changer de vie?
— Comment cela ?
— Yolre Grâce m'a donné si souvent le conseil de me marier...
— Je crois que si lu suivais mon avis , lu y gagnerais de tou-
tes manières.
— Cependant... le mariage... d'ailleurs j'aime, c'est vrai;
oh ! j'aime beaucoup , mais sans espoir ; celle que j'aurais pu
épouser, la seule femme que j'aurais choisie , eh bien ! elie m'est
ravie...
— Elle ne t'aime pas ?
— Oh! si , beaucoup.
— Elle est donc l'épouse d'un autre ?
— Hélas , oui ! et ce qu'il y a de plus étrange , c'est qu'elle est
épouse et vierge ; c'est que son époux ne la possédera qu'après sa
mort.
— C'est une religieuse , Raphaël ?
— Vous avez deviné , Saint-Père.
Léon X secoua la tèle , puis reprit :
— Si je connais bien Raphaël , il n'est pas trop du nombre de
ces amants qui , lorsqu'ils ont perdu toule espérance , se débar-
rassent d'une vie qui désormais est pour eux un trop lourd far-
deau.
— Mais , reprit Raphaël en changeant tout à coup de ton , et
avec cette gravité charmante qu'il prenait avec tant d'habileté
322 REVUE DE PARIS.
pour passer de la plaisanterie à des choses plus sérieuses ; mais ,
s'il s'agissait d'un autre que moi; s'il s'agissait, par exemple ,
d'une de ces âmes tranquilles qui ne savent ou n'osent cueillir les
fleurs qui s'offrent à elles dans le sentier de la vie, mais qui obsti-
nément ne quittent pas des yeux la seule rose qui leur a plu , Vo-
tre Sainteté lui refuserait-elle cette rose si elle se trouvait dans
votre jardin ? Dans ce cas même, n'useriez-vous pas des clefs que
vous a léguées saint Pierre , et qui, à votre gré, peuvent ouvrir
ou fermer les portes du ciel et de la terre ?
Léon X ne comprenait pas trop où Raphaël voulait en venir.
Le peintre lui raconta l'histoire de frère Jean et d'Angélique; il
mit dans son récit toute la chaleur et toute l'éloquence qu'inspi-
rent à un homme de génie la cause qu'il défend et ses puissantes
sympathies.
— Par ces saintes murailles que j'ai décorées d'un si grand
nombre de tableaux , dit-il en terminant , et qui feront connaître
à la postérité les effets et la puissance de la religion , je conjure
Votre Sainteté de me permettre d'unir mes deux protégés. Vous
êtes le vicaire du Christ, le chef suprême de l'Église , d'un seul
mot vous pouvez combler deux infortunés de la joie la plus
douce et la plus vraie.
— Mais il y aura scandale , Raphaël, et cela dans un temps où
l'hérésie devient chaque jour plus audacieuse et plus menaçante.
— Eh bien! ordonnez que le secret soit gardé; permettez-
leur de fuir l'Italie , d'aller aux Indes , à Jérusalem , partout où
vous voudrez ; partout où l'on s'aime, on trouve une patrie.
Léon X ne put résister aux vives instances de Raphaël ; il s'a-
vança vers son bureau, y prit une feuille de parchemin, elle
peintre se vit bientôt en possession d'un bref qui permettait à
frère Jean «l'épouser Angélique aussitôt qu'ils auraient tous
deux fait leur prière sur le Saint-Sépulcre.
Raphaël se rendit en hâte à l'hospice des Pèlerins. Jean n'y
était pas. Il courut à Frascati , et quand il arriva chez Gonzalva ,
frère d'Angélique, la nuit était déjà assez avancée. Tout à coup
il entend du bruit daus le jardin , et aperçoit une lumière. Il se
dirige de ce côté , et bientôt il aperçoit un douloureux spectacle.
Jean , pâle comme la mort , était couché par terre , et Gonzalva,
armé d'un poignard, le menaçant en proférant d'horribles im-
précations. Angélique, agenouillée , les cheveux épars, cherchait,
REVUE DE PARIS. 523
en poussant des cris déchirants, à protéger de ses faibles mains
la poitrine de son amant que menaçait la lame acérée et brillante.
— Malheureux! cria Raphaël , que voulez-vous ?
— Le luer! répondit Gonzalva; je veux tuer ce démon qui a
mis l'enfer dans la sein de ma sœur, et qui vient rallumer un feu
presque éteint.
— Gonzalva , calmez-vous; je vous le jure, par l'amitié qui
nous unit, Jean est innocent ! Arrêtez donc , et je vais tous vous
rendre heureux.
La présence de Raphaël calma la colère de Gonzalva. Il s'était
depuis longtemps habitué à regarder ce grand homme comme son
bon génie , à suivre en tout son conseil.
— Rentrez chez vous, mon cher Gonzalva , tranquillisez-vous;
dans quelque minutes je vous apprendrai une nouvelle qui vous
fera plaisir.
Quand Gonzalva se fut éloigné, Raphaël s'informa de ce qui s'é-
tait passé. Jean n'ayant aucun espoir de se voir uni à celle qu'il
aimait, n'avait pu résister au désir de la voir encore une fois avant
de terminer une existence trop pleine d'amertume. Quelques cou-
plets qu'il avait chantés sous ses fenêtres avaient reveillé Angéli-
que ; elle avait reconnu la voix de son amant , et elle était venue
se jeter dans ses bras. C'est alors que Gonzalva les avait sur-
pris.
Le bref du pape suffit pour rétablir la concorde et la paix. La
traversée par mer de Rome à la Palestine était facile. Les deux
amants débarquèrent a Ptolémaïs , et de là se rendirent dans la
cité sainte , en visitant Gaza et Samarie.
Aussitôt qu'ils eurent fait leur prière sur les dalles qui autre-
fois portèrent le corps du Sauveur, ils se mirent à la recherche
de l'homme pieux qui devait sanctionner leur hymen ; car le bref
du pape disait formellement qu'ils ne pouvaient recevoir la béné-
diction nuptiale que de la main du religieux le plus renommé par
sa piété et par l'austérité de ses mœurs.
Le frère Jourdan avait dans toute la contrée la réputation du
plus zélé des serviteurs de Pieu ; mais il habitait bien loin , au
delà de Jéricho , sur le sommet de la montagne des Quaranle-
Jours , où ft.-S. Jésus-Christ avait été tenté par Satan.
Jean et Angélique se décidèrent donc à aller vers le frère Jour-
dan. Ils commencèrent leur voyage , et se joignirent à une troupe
324 REVUE DE PARIS.
dp pèlerins. Apres avoir traversé la vallée de Josaphal, franchi
le mont des Oliviers , ils saluèrent les tombeaux des prophètes.
Leur guide leur montra la grotte où jadis Jérémie pleurait sur
la ville sainte ; en ce moment un spectacle inattendu vint frapper
leurs regards. Un homme de grande taille . au teint pâle et blême ,
couvert d'un froc de bure brune et les reins ceints d'une corde
grossière , sortit de la caverne en criant d'une voix lamentable :
« Comment cette ville , jadis si pleine de peuple , est-elle aujour-
d'hui si déserte ? Cette ville, qui fut jadis reine au milieu des na-
tions , veuve de sa gloire, obéit aujourd'hui aux fils de l'infidèle ! •
Puis joignant les mains sur sa tète en signe de détresse, il s'en-
fuit et disparut dans les rochers.
Jean et Angélique frémirent d'une sorte de crainte supersti-
tieuse. Ils croyaient voir le prophète Jérémie lui-même. — Celui
que vous venez d'apercevoir, leur dit le guide, c'est l'homme que
vous cherchez; c'est le pieux et révérend frère Jourdan. En ce
moment il fait ses stations accoutumées autour de Jérusalem.
Pendant tous le temps qu'il consacre à ces exercices , il ne reçoit
aucuns visiteurs. Vous pouvez aller l'attendre sur la montagne
de Quarante-Jours , où il tardera peu à se rendre.
Le lendemain Jean laissa Angélique à Jéricho , et continua seul
sa route vers la montagne des Quarante-Jours. Après des peines
inouïes, il parvint à l'ermitage, à la porte duquel il vit avec
élonnement une hallebarde plantée en terre et pourtant un écri-
teausur lequel se lisait cette sentence : Ne nos inducas in ten-
tationem. L'ermite parut : c'était Martin! Les deux frères se re-
connurent; on devine facilement quels furent leurs transports de
joie ; ils s'embrassèrent en versant des torrents de larmes.
Le mariage de Jean et d'Angélique fut enfin célébré à Jéricho.
Martin consentit à quitter son ermitage et à suivre en Allemagne
les deux époux.
Peu d'années après deux enfants, jeunes et beaux, vinrent ci-
menter l'union déjà si heureuse de Jean et d'Angélique : l'un por-
tait le nom de Léo, en mémoire du grand pape, l'autre celui
d'Urbino , en mémoire du grand peintre.
J.-F. DE Lr^DBLAD.
(Bévue du xixc siècle.)
CHACUN LE SIEN.
L
PROLOGUE.
Quelqu'un Ta dit, et beaucoup d'autres l'ont répété : a II n'y a
que les sots qui se laissent pendre. » Or, certain jour de Tan-
née 18.. il était grandement question dans la petite ville de ....
d'un sot de cette espèce-là , que l'on menait au supplice , sur la
place du marché. Quel était cet obscur misérable? Dieu le sait!
Quant à moi je ne m'en souviens plus. Tout ce que je puis me
rappeler, c'est que le crime qu'il allait expier dans l'intérêt, di-
sait-on , du moral de la société, s'il est vrai toutefois qu'on ne
puisse offrir à la société rien de mieux qu'un bain de sang pour
retremper son moral compromis par les méfaits de l'un de ses
membres , le crime de ce scélérat de bas étage, ai-je dit, était
quelque chose de si chétif , de si mesquin , qu'à part la louable
curiosité de voir si un homme qui a mal vécu saura bien mourir,
le patient ne méritait vraiment pas que l'on se dérangeât de son
chemin pour le voir passer, encore moins pour lui faire ce qu'on
appellera dernière conduite jusqu'au pied de l'échafaud.
Partout autre part que dans cette petite ville de... dont je me
garderai bien de dire le nom , et cela pour raisons à moi con-
nues, notre voleur de canards ou de lapins, avec circonstances
aggravantes, telles que l'effraction et l'assassinat, par exemple,
aurait couru gros risque de passer de cette vie à l'autre, sans
plus de spectateurs que le ciel n'en accorde à certains beaux dra-
mes qu'on me permettra de ne pas nommer.
L'esprit ne consiste pas à savoir montrer de l'esprit, mais à bien
choisir le théâtre où l'esprit qu'on a paraîtra dans son meilleur
t> 28
3 REVUE DE PARIS.
jour; il faut avouer que noire sot, c'est-à-dire notre voleur,
n'était pas une bêle; car il avait merveilleusement choisi la scène
où son pitoyable drame éJ ait susceptible <ie produire quelque ef-
fet. A Paris, où Pou prend encore intérêt à un serin qui s'envole,
à un chien qui se noie, mais où la mort d'un homme est consi-
dérée comme si peu qu'on dort toute sa nuit, ma foi! d'un pro-
fond sommeil, porte à porte avec l'agonie ; à Paris, le pauvre
gredin dont je parle aurait été mené tranquillement par les rues,
au pas d'un cheval de charrette qui va son petit bonhomme de
chemin , sans qu'on eût autrement fait attention à son équipage
qu'à un tombereau qui embarrasse la voie publique et devant le-
quel on est forcé de s'arrêter un instant afin de le laisser passer ;
et puis , soi-même, on passe , et l'on ne se souvient plus de lui.
Mais dans la petite ville de.... c'était bien différent; un specta-
tacle de ce genre-là est chose rare ; et comme chacun est bien
aise de pouvoir se dire au moins une fois dans sa vie : o J'ai vu
mourir un homme ! » l'intérêt était vivement excité , l'affluence
fut considérable; enfin il y eut au supplice de ce malheureux ce
qu'on appelle , en terme de coulisse , chambrée complète.
De sa prison à la place du marché la distance était grande ; la
foule s'agitait dans les rues , et ceux qui n'avaient pas jugé con-
venable d'aller au devant du patient ou de faire haie au cortège ,
ceux-là se tenaient à leurs fenêtres, et riant , regardant, devi-
sant de mille façons , et sur toutes choses , attendaient le passage
delà charrette et se préparaient du haut de leurs balcons à faire
l'aumône d'un regard d'adieu à celui qui s'en allait se heurter si
violemment contre la dernière raison de la justice et de la so-
ciété.
Ces mots : a Le voilà ! le voilà ! » partis du point le plus rap-
proché de la prison, passèrent de bouche en bouche , se commu-
niquèrent de groupe en groupe, de distance en distance, et le
cri populaire grossissant à mesure que la charrette avançait, alla
réveiller l'attention, ou stimuler la curiosité de ceux mêmes qui
se tenaient chez eux, avec l'intention bien formelle de ne pas
s'occuper de ce qui se passait dans la rue. Le colonel Martial de
Vieuville, et les dix convives qu'il avait réunis ce jour-là à un dé-
jeuner de garçons, étaient du nombre de ces honnêtes gens qui
se sentent dans le cœur une noble indignation contre les mi-
sérables , mais qui n'ont point le malheureux courage de pou-
REVUE DE PARIS. 327
voir envisager de sang-froid un homme que la société va tuer.
On était au moment le plus gai du dessert, quand la charrette,
qui suivait son droit chemin , vint à passer par là ; tout à coup ,
et d'ensemble, le bourdonnement des voix cessa dans la rue, et
les joyeux propos de table qui, tout à l'heure , couraient de ce-
lui-ci à celui-là, restèrent comme suspendus aux lèvres des con-
vives ; Silence en bas, silence dans la salle à manger, enfin , plus
aucun bruit du dedans ni du dehors , si ce n'est le roulement du
tombereau mortuaire qui cheminait lentement. C'était de part et
d'autre, il faut bien l'avouer, une religieuse terreur devant la
pensée de la destruction ; c'était aussi la manifestation d'un res-
pect invincible pour la créature humaine quelle qu'elle fût; on la
saluait involontairement à son passage , non pas comme on s'in-
cline souvent malgré soi quand on passe devant un mort que ,
vivant, on aurait peut-être jugé digne du dernier mépris.
Cela dura quelques instants, et puis le bruit des voix recom-
mença dans la rue, mais à la table du colonel de Vieuville la gaieté
ne revint pas franche, libre et tout armée de traits piquants , en-
fin telle qu'elle s'était montrée avant le passage du condamné.
— a A quoi pensez-vous donc, messieurs? » dit le colonel, comme
s'il cherchait lui-même à rompre avec une idée qui le tourmentait.
« Un homme , continua-t-il, a commis un crime, on le prend, on
le juge , on le condamne , on l'exécute ; justice est faite ! et nous
n'avons qu'à nous en applaudir, puisqu'en bonne morale, comme
en bonne politique , il faut que toujours force reste à la loi. Te-
nez , dit-il encore, mais en changeant de ton , voici d'un petit
vin rancio que je vous recommande , je me suis laissé dire qu'il
n'était point méchant. »
Un long vivat accueillit la proposition du colonel ; dix mains
armées de leurs verres s'avancèrent en même temps au devant
de la bouteille inclinée ; le vin tout orienté parla dans le cristal ,
les regards s'allumèrent, le sourire reparut sur les lèvres des
convives. « Superbe ! » s'écria-t-on , et bientôt après on n'en-
tendit plus que le claquement de la langue sur le palais , qui té-
moignait par son bruit répété de la satisfaction des gourmets et
de l'estime qu'ils faisaient d'un vin qui, en effet, n'était point du
tout méchant.
Peu s'en fallut que l'incident qui avait troublé la gaieté du festin
ne fût à peu près oublié; le colonel et tous ses amis , tous , un
328 REVUE DE PARIS.
excepté , ne demandaient pas mieux que de tourner leur esprit
vers des idées moins sombres ; aussi, chacun d'eux s'évertuail-il
à faire rentrer de force son imagination dans le domaine de
cette bonne grosse plaisanterie de dessert qui fait trouver l'am-
phytrion plus aimable et ses vins meilleurs.
Celui qui ne voulait pas , ou pour mieux dire , qui ne pouvait
plus être gai, resta un moment spectateur muet de cette lutte
dans laquelle dix esprits sérieux, dix hommes de bon sens, se
débattaient contre une idée pénible , et s'efforçaient d'en triom-
pher avec l'arme émoussée d'une joie factice.
— a Avouez-le, messieurs, leur dit-il, ne ressemblons-nous pas
un peu à ces enfanls craintifs qui aperçoivent le bout des verges
et qui se mettent à rire forcément parce qu'on leur a dit : « Riez
ou vous serez fouettés! » Ne nous le dissimulons pas , telle est
notre situation en ce moment; oui, messieurs , oui! et , quoi
que vous puissiez dire, l'événement de ce jour, la mort de ce
misérable , que ni vous, ni moi, ne connaissons, nous touche
de plus près que nous n'osons nous l'avouer à nous-mêmes.
— Vous êtes fou , mon cher, s'écrièrent les assistants.
— Je vous demande pardon pour lui, reprit le colonel, mais
mon ami Duvernet n'a pas l'esprit fort heureux en fait de plai-
santeries; c'en est là une de ses meilleures ; or, il faut bien les
accepter comme il nous les donne , puisqu'il ne sait pas les faire
plus gaies. »
Le sérieux convive reçut sans s*émouvoir la bordée d'épi-
grammes que l'excuse ironique du colonel devait naturellement
provoquer. Quand chacun eut tiré à bout portant sur lui ,
M. Duvernet reprit avec calme :
«J'ai toujours pensé, messieurs, et c'est là une idée déso-
lante , mais vraie, que parmi tous ceux qui assistent au spectacle
d'un supplice , bien peu sont en droit de dire : « La justice peut
» être rigoureuse , elle n'a rien à me reprocher ; les lois peuvent
» être sévères , elles ne sauraient m'atteindra} car je suis sûr de
» n'avoir point fait un seul pas dans la route qui peut conduire
» là où va le malheureux qu'on exécute. »
Un hourra s'éleva pour l'interrompre ; il laissa encore une fois
passer l'orage , et attendit avec un imperturbable sang-froid que
le tonnerre de bons mois dont on l'accablait eût cessé de rouler
et de l'assourdir.
REVUE DI PARIS. 329
« Le bruit ne réfute rien , dit-il , et tout ce qu'il pourrait
prouver, c'est qu'on cherche à dominer à force de clameurs ie
cri de sa conscience. Tenez , messieurs, puisqu'aussi bien nous
ne pourrions plus , sans nous mentir à nous-mêmes , donner un
tour moins sombre à la conversation , entrons franchement dans
la voie où un triste incident vient de nous pousser, ce qui vaudra
tout autant , ce me semble . que de courir après des plaisanteries
fort spirituelles , sans doute , mais si stériles enfin , que c'est à
peine si elles font sourire ceux qui les trouvent.
— Où veux-tu en venir ? lui demanda le colonel en faisant
faire de nouveau à son vin catalan le tour de la table.
— Oui , où voulez-vous en venir? répétèrent les autres.
— Je veux vous prouver que si toutes nos fibres viennent à
vibrer douloureusement quand le bourreau coupe une tète , c'est
que l'instinct de la conservation se révolte sourdement en nous
contre la loi qui détruit , et que si nous ne pouvons nous dé-
fendre d'un sentiment de terreur quand un arrêt vient de flétrir
un homme , c'est qu'il y a au fond de nous-mêmes quelque chose
qui nous dit que nous avons passé au moins une fois dans notre
vie bien près de la flétrissure.
— Mais , objecta quelqu'un , vous excepterez au moins...
— Je n'excepte personne , interrompit M. Duvernet; non,
personne ici, et moi moins encore que tout autre , » ajoula-t-il
d'une voix forte.
L'heure marquée pour l'exécution du condamné sonna ;
M. Duvernet porta, avec une sorte d'effroi, les yeux sur la pen-
dule, et puis il pâlit ; on ^'aperçut de son émotion.
«Allons donc, lui dit le colonel, ne vas-tu pas te trouver
mal ? il ne s'agit, après tout , que d'un meurtrier.
— Eh! savez-vous, messieurs, si je n'en suis pas un moi-
même ! » reprii-il avec un tremblement convulsif.
Ainsi qu'on le pense , celte réponse ne donna pas lieu , comme
les autres, à un déluge de bons mots ; on se regarda avec la sur-
prise mêlée de frayeur que devait nécessairement produire celte
brusque et étrange révélation. En effet, comment soupçonner
d'une méchante action un homme de mœurs si douces et d'une
raison si solide! Le négociant Duvernet était ce qu'on appelle
dans le commerce un homme de la vieille roche; il mettait au-
tant (le soin à s'enrichir à bas bruit que d'autres mettent d'or-
28.
350 REVUE DE PARIS.
gueil à se jeter avec éclat dans des spéculations ruineuses ; mais
sa signature était la meilleure garantie au bas d'une promesse de
payement; ignoré du monde élégant, il se contentait de se savoir
honorablement connu de ses amis et de ses commettants. Duver-
net ne passait pas pour un aigle dans le cercle rétréci, je veux
dire heureusement choisi , de ses connaissances, mais on lui sa-
vait un cœur excellent, un esprit droit ; mais on l'aimait enfin ,
parce qu'il méri'aii vraiment d'être aimé ; on était heureux de le
recevoir chez soi ; on é tait tùr d'être bien reçu chez lui ; et puis,
il y avait plaisir à voir comme il chérissait franchement sa femme
et son enfant. C'était cependant là l'homme qui venait de s'accu-
ser d"un meurtre.
« Au diable tes confidences , dit le colonel , et changeons de
conversation !
— Non pas , reprit Duvernet , je me suis trop avancé pour re-
culer d'une semelle ; il est des choses qu'on ne peut pas dire à
moitié; il faut que toute l'histoire y passe. Vous savez ce que je
vaux, je ne perdrai rien dans votre estime quand vous saurez
ce que j'ai fait; d'ailleurs le passé est passé, el si j'ai contracté
une vieille dette, au moins je m'efforce tous les jours de l'acquit-
ter.
— Eh bien ! donc, dit de nouveau le colonel, puisque tu veux
absolument nous conduire sur ce terrain, nous t'y suivrons ; et
d'autant plus volontiers que c'est encore un moyen de prolonger
le dessert. Vous l'entendez, messieurs; confession générale!
pousuivit-il en ^'adressant à ses convives ; nous qui sommes des
hommes raisonnables, descendons courageusement dans notre
conscience, que chacun dise son crime; car, suivant Duvernet ,
il parait que chacun a le sien. Je serais curieux de savoir comment
il peut se faire que nous ayons tous mérité la potence.
— Du jugement que nous allons faire à notre passé, ajouta
Duvernet, sortira, je l'espère, une vérité plus consolante: c'est
que s'il y a au moins le germe d'un crime dans chacun des hom-
mes, il y a aussi en lui le germe de toutes les vertus.
— Quelqu'un de vous recule-t-il devant l'aveu? demanda
l'amphytrion.
— Non ! confession générale ! » s'écrièrent tous les autres.
— Recueillez-vous, reprit M. Duvernet; moi, je commence;
m'imite qui voudra !
REVUE DE PARIS. 331
II.
UNE RÉCONCILIATION.
« J'ai parlé de meurtre , messieurs , et si je lis bien dans votre
pensée , vous vous imaginez sans doute qu'il ne s'agit ici que
d'un accident fatal, que d'un crime involontaire. Malheureusement
il n'en est point ainsi. C'est d'un crime véritable , c'est d'un
meurtre presque prémédité que je viens aujourd'hui m'accuser
devant vous.
» Vous ne me demandiez pas cet aveu ; je vous le dois bien
complet, puisqu'il est vrai que rien ne m'obligeait à le faire. Je
ne tairai aucune des circonstances de cet horrible événement ,
mais vous me permettrez bien, n'est-ce pas, de ne point vous
nommer mes complices ? C'est bien assez que cinq hommes ho-
norablement placés dans l'estime publique , que cinq hommes
dont le nom se présente à tous les esprits et se trouve dans toutes
les bouches quand on veut citer les modèles des vertus qui font
le bon citoyen, l'ami vrai, le digne père de famille j c'est bien
assez, dis-je , pour le supplice de ceux-là, de ne pouvoir se
rencontrer l'un l'autre sans frémir, de ne pouvoir se regarder
face à face sans que la rougeur de la honte ne leur monte au
front j de ne pouvoir enfin entendre les éloges dont ils sont l'ob-
jet , sans qu'à chaque fois le démenti ne s'échappe à flots de leur
conscience, comme le sang d'une blessure que le temps n'a pu
fermer. C'est mon secret et non le leur que je veux vous livrer.
En vous les nommant, je ne mériterais ni plus, ni moins d'indul-
gence ; laisons-les subir silencieusement la considération qu'ils
se sont acquise j et quand je dis subir, ce n'est point un mot que
j'emploie au hasard , car, je ne l'ai que trop bien éprouvé moi-
même : après le malheur de se savoir coupable, il n'est rien de
plus pénible à porter que le poids de l'estime dont on ne se sent
pas véritablement digne.
» 11 y a vingt-trois ans de cela. Je me trouvais à Gènes ; à Gè-
nes, celle ville où la vie est si libre, où les caprices, les passions ont
les coudées si franches que l'on peut tout se permettre, tout, même
jusqu'au crime, sans avoir, pour ainsi dire, mailleàreprendreavec
une police active, ombrageuse, inquisiloriale , sans doute , mais
532 REVUE DE PARIS.
qui ne déploie son activité, qui n'exerce sa surveillance tyranni-
que el ne fait sentir l'action de sa puissance implacable que lors-
qu'il s'agit de s'opposer à la circulation d'une opinion politique
qui n'est point frappée au coin du gouvernement. Dans ce pays-
là , messieurs , rien ne vous empêche d'agir, tout vous défend
dépenser; la moindre parole imprudente ne s'évapore jamais en-
tièrement : il y a toujours des oreilles qui la recueillent, et une
mémoire qui ne l'oublie point et qui vous en demande compte
un jour ; tandis que l'action la plus abominable passe presque
inaperçue devant des yeux qui ne veulent point la voir, et glisse
sur des esprits qui n'ont point intérêt à en garder le souvenir.
» J'avais besoin de vous dire cela pour vous faire comprendre
avec quelle liberté, déjeunes écervelés , affranchis de l'autorité
paternelle, pouvaient user de la vie dans une ville où tous les
plaisirs vrais ou menteurs, où toutes les jouissances factices ou
réelles viennent, parées ou sans voile , se mettre à la discrétion
des étrangers; pourvu toutefois que ceux-ci puissent les payer
non ce qu'elles valent en effet, mais ce qu'elles s'eslimenl.
» Vous dire quelle existence folle nous menions depuis un mois
que nous nous étions rencontrés là, ce serait temps perdu; votre
imagination devine comment six jeunes compatriotes, jusque-là
inconnus l'un à l'autre, mais qui venaient de se lier de celte ami-
tié fraternelle qu'on ne conçoit bien et qu'on n'éprouve jamais si
puissamment que sur une terre étrangère; vous devinez, dis-je
comment maîtres de nous-mêmes, ayant en portefeuille de bon-
nes traites sur les meilleures maisons de banque delà ville, nous
savions régler l'emploi de jours dont nous ne devions compte à
personne. Les fêtes succédaient aux fêtes, l'orgie à l'orgie, Painour
pour celle-ci à l'amour pour celle-là ; durant quinze jours le temps
marcha pour nous avec une effrayante rapidité. Je ne saurais
mieux comparer la vitesse apparente de sa course qu'au mouve-
ment indiscontinu de l'aiguille d'une horloge dont le grand ressort
est brisé, et qui parcourt successivement le cercle des heures
jusqu'à ce que la chaîne du mouvement se soit entièrement dé-
roulée.
» Ces premiers quinze jours furent pour notre petite commu-
nauté un véritable âge d'or, non point parce que nous en dépen-
sions beaucoup, mais parce que nous en faisions vraiment un
joyeux usage. Les plaisirs venaient-ils à nous . allions-nous au-
REVUE DK PARIS. 335
devant d'eux ? Je ne sais ; mais à chaque pas nous étions sûrs d'en
rencontrer quelques-uns, soit sous telle forme, soiL sous telle
autre. Nous nous étions prorais d'en user jusqu'à satiété, aussi
nous donnâmes-nous tout un mois pour arriver au dégoût. Dès
la troisième semaine, cependant, nous sentions commencer la fa-
tigue du plaisir ; mais comme il y avait une espèce d'engagement
entre nous , ce fut à qui ferait la meilleure contenance et à qui
dissimulerait le mieux son découragement et sa lassitude ; nul
n'osa donner aux autres l'exemple de la retraite ; on se fit un point
d'honneur de vaincre ses répugnances, et commençant à ahuser
de tout parce que uous ne savions plus user de rien , nous arri-
vâmes au bout de cette interminable semaine sans avoir eu assez
de faiblesse, ou plutôt assez de prudence, pour dire franchemeut :
a J'y renonce ! »
» Ennuyés, excédés, blasés , ce fut a grand' peine que nous ga-
gnâmes les derniers jours d'un mois qui , suivant ce que nous
nous étions promis d'abord , ne pouvait manquer de finir trop tôt
pour nous : depuis longtemps le dégoût était venu , et avec lui la
mésintelligence , l'impatience du repos , la colère contre soi-même ;
puis enfin, et comme de source , les mauvaises passions et les
méchantes querelles. Nous mettions tant d'orgueil à nous exagé-
rer nos forces , que pas un de nous cependant ne voulait s'avouer ,
même intérieurement, qu'on peut être aussi bien vaincu par l'ex-
cès des plaisirs que par un travail excessif. Faute de chercher en
soi la cause au changement que nous éprouvions dans la dispo-
sition de noire esprit, chacun accusa réciproquement les autres
de mauvais vouloir , on fit de la contradiction pour faire quelque
chose ; puis , et par la même raison , nous nous avisâmes d'être
jaloux de nos maîtresses ; oui, nous nous surprîmes à jouer l'O-
thello avec des Desdemone à tant par jour de fidélité. Mais pour
noire bonheur , je dois avouer que celte singulière jalousie ne tint
pas , le ridicule la tua. Cependant le désaccord continuait sour-
dement à gronder, et tout faisait prévoir qu'il ne tarderait pas à
éclater violemment. Une discussion survenue dans une partie de
boston fut l'étincelle qui mit le feu aux poudres 5 des mots bles-
sants furent échangés , on renversa la table de jeu , une main se
leva pour frapper , une autre arrêta le coup et répondit à la pro-
vocation par un geste offensant , chacun prit parti pour l'un
ou pour l'autre adversaire , de toutes parts on s'agita , on cria ,
334 REVt'E DE PARIS.
on s'injuria , le désordre fut au comble ; les auteurs de la querelle ,
amis inséparables depuis un mois, et qui étaient devenus des enne-
mis irréconciliables , voulaient venger sur l'heure et au premier
sang leur offense mutuelle : nous interposâmes notre autorité
enire les querelleurs , non point afin d'empêcher le combat ,mais
pour nous opposer à ce qu'il eût lieu immédiatement ; cela élait
dans un but d'économie : nous avions trop bien appris ce que
pèse une lourde journée sans but arrêté , pour perdre de gaitté de
cœur l'occasion d'occuper une partie du lendemain. La perspec-
tive d'un duel était une bonne fortune pour des gens désœuvrés,
comme nous l'étions ; on remit donc la partie au matin suivant ,
et même , afin de dépenser le plus de temps possible , il fut con-
venu qu'on ne se lèverait pas plus tôt qu'on n'avait coutume de le
faire tous les jours.
» Vous l'avouerai-je, messieurs? la nuit qui précéda ce duel,
dont pas un de nous n'aurait pu remonter au point juste de dé-
part, cette nuit, dis-je , fut peut-être pour les témoins et pour
les acteurs principauxdu drame la meilleure qu'ils eussent passée
depuis qu'à la faveur de l'ennui la mésintelligence s'était glissée
parmi nous. Du moment qu'il fut décidé qu'on aurait un duel dans
toutes les formes voulues par l'usage , nous ne sentîmes pas sur
nous cette atmosphère tiède et lourde qni nous étouffait depuis
près de quinze jours , notre poitrine était vraiment soulagée ; l'o-
rage avait éclaté , nous respirions enfin ; nous sentions l'air venir
de toutes parts et pénétrer nos poumons par tous les pores. Le
sentiment de bien-être qui s'empara de nous dès qu'il y eut quel-
que chose de réglé , d'arrêté pour le lendemain , fut tel qu'en
se séparant le soir pour aller se mettre au lit, ceux mêmes qui ne
devaient plus se rencontrer que pour se battre , se donnèrent,
ainsi que tous les autres, de bonnes et franches poignées de
mains. Bien qu'il y eût peut-être mort d'homme au bout de tout
cela , on ne pensait qu'à la distraction si heureusement trouvée.
On allait se tuer , d'accord , mais au moins c'était vivre !
» Vous me permettrez de glisser sur les circonstances de ce duel
qui n'eut rien de remarquable en lui-même, si ce n'est qu'il rom-
pit la monotonie d'une existence qu'on avait cru pouvoir se pro-
mettre si bien remplie et si joyeusement variée. Le lendemain
matin , nous sortîmes après un ample déjeuner de noire pension
suisse comme pour une de nos courses journalières ; nous ga
REVUE DE PARIS. 33o
gnâmes la rue Balhi , et ;>uis , arrivés à la délicieuse et solitaire
promenade de XAcqua sala . nous nous enfonçâmes dans une de
ses allées désertes. Arrivés !à , les deux adversaires mirent habit
bas , le fer fut croisé ; ils étaient également inhabiles 5 aussi , dès
la première passe d'armes , la pointe d'un fleuret s'engagea dans
la garde de l'autre ; il s'ensuivit une déchirure à la main de l'un
des deux. Le sang avait coulé ; c'est , dit-on , tout ce que de-
mande l'honneur pour être satisfait ; donc l'offense était vengée
et l'honneur sauvé ; mais cela avait duré si peu de temps que sans
les difficultés de la réconciliation , pour laquelle il fallut négocier
pendant plus de deux heures , ce n'eût guère valu la peine de s'en
réjouir si fort la veille. Enfin les adversaires , assez mécontents
l'un de l'autre et d'eux-mêmes, consentirent à s'embrasser, ou
plutôt, après beaucoup de pourparlers , on les poussa l'un vers
l'autre, et le drame finit là ; je devrais dire la petite pièce, car c'est
du moment de la réconciliation que date le véritable drame.
» Je vous laisse à penser si le reste de celte journée fut bien
employé ; cet accident , cette halte dans nos plaisirs, avait suffi
pour retremper notre gaieté, pour redonner de l'élasticité à notre
imagination , que nous avions fini par croire ossifiée. Le duel
avait si bien agi sur nous , que nous étions redevenus à la fin de
cette trentième journée aussi prompts à émouvoir, aussi aptes à
sentir que le premier jour de notre rencontre à Gênes. En quel-
ques heures nous effleurâmes de nouveau cette vie de garçons que
nous pensions avoir épuisée depuis plus de trois semaines. Nous
donnâmes une grande fête et un magnifique souper, qui étaient
tout à la fois et la fêle de la réconciliation et le banquet de l'adieu ,
car nous devions nous séparer le lendemain : celui-ci pour re-
tourner auprès de ses parents , celui-là pour continuer son voyage
en Italie , cet autre parce que ses affaires de commerce le rap-
pelaient chez lui , et les trois derniers enfin parce que des devoirs ,
des occupations ou des plaisirs les attiraient ailleurs. L'orgie fut
complète , rien n'y manqua : ni porcelaines brisées, ni femmes
échevelées, ni punch flamboyant , ruisselant sur le parquet, ni
perles de coliers écrasées sous les pieds ; moi qui ai vu bien des
tempêtes soulever le- flots , déchirer les voiles des navires et dé-
raciner leurs mâts, j'ose dire que la fin de ce repas d'adieu fut le
plus magnifique désordre auquel il soit donné à l'homme d'assis-
ter. La raison nous criait : « Arrêtez-vous là! » mais pas un de
536 REVUE DE PARIS.
nous n'était en état d'entendre la raison ; cependant un pas de
plus , et nous tombions dans le délire furieux qui peut mener à
tout , même au crime ; nous franchîmes sans nous en apercevoir
le pas fatal, et quand l'un de nous, je ne sais plus lequel, fit
cette horrible proposition : « Puisque nous ne savons plus à quoi
passer notre temps, il faut jouer au bourreau, il faut que l'un de
nous se laisse pendre ! » L'ivresse en était à ce point , parmi nous,
que la pensée la plus extravagante ou le projet le plus horrible
pouvait seul se trouver en harmonie avec notre déraison. Quand
l'avis ouvert par notre compagnon fut bien compris par les au-
tres convives , on accueillit avec des transports de joie ce moyen
infernal de varier nos plaisirs.
» Laissez-moi vous dire , avant de continuer ce triste récit ,
que nous étions de bons et d'honorables jeunes gens ; que no-
tre honneur mis à l'épreuve n'eût pas succombé devant Ja plus
enivrante tentation ; que nous étions nés pour sentir et pour ap-
précier ce qui est noble et beau; que nous avions en nous la sainte
énergie des dévoûments généreux, comme on peut l'avoir à vingt
ans ; iaissez-moi vous dire que nous avions la conscience des
noms estimés que nous portions , et qu'enfin chacun de nous ai-
mait sa mère. Pourtant aucun ne recula devant la pensée d'un
crime ; car c'était bien un crime que Ton venait de nous pro-
poser. J'ignore si les femmes conviées à notre souper le prirent
au sérieux comme nous , mais elles disparurent ainsi que par
magie.
» Ceux qui avaient adopté avec enthousiasme un pareil projet
devaient avoir hâte de le mettra à exécution ; et d'ailleurs, c'é-
tait si bien couronner la journée ! En moins de temps que je n'en
prends pour vous le dire , chacun de nous écrivit son nom ; on
plaça les six bulletins dans un chapeau , et , au milieu d'effrayants
éclats de rire , on se disputa l'honneur de puiser dans l'urne im-
provisée pour savoir qui serait Je bourreau et qui serait pendu.
» Le bourreau , il est devant vous , messieurs ; quant à la vic-
time , c'était un enfant de dix-huit ans : son visage réfléchissait
son âme, et je n'ai vu nulle part un visage aussi doux : il était l'es-
poir, l'orgueil de sa famille ; au départ il avait embrassé sa mère
en p'euranl ; il y avait aussi une jeune fille qui comptait sur son
retour. Pauvre Henri! »
Ici la voix de M. Duvernet s'éteignit ; durant quelques secondes
REVUE DE PARIS. 357
il ne put recouvrer la parole ; le colonel et ses convives, frappés
de stupeur, respectèrent son silence.
a Si. dans un moment d'émotion, reprit-il, mais d'émotion bien
pardonnable, le nom de ce malheureux jeune homme m'est
échappé , ne le répétez pas , messieurs , quand vous viendrez chez
moi ; car il y a là quelqu'un une femme.... la mienne , enfin ,
il faut bien vous l'avouer, qui ne peut entendre nommer Henri
sans que son cœur saigne , sans que les larmes lui viennent aux
yeux; car elle l'a connu, elle; car elle l'a longtemps attendu
avant de pouvoir se dire : « Il ne me reste plus de lui qu'un ten-
dre et douloureux souvenir; je puis être la femme d'un autre. »
» Vous voyez, messieurs, à quelles confidences m'entraîne cet
aveu; que ceci reste entre nous; qu'on ne sache nulle part, je
vous en prie, que madame Duvernet a dans le cœur un amour
malheureux dont il ne m'est pas permis de me montrer jaloux ;
et que la pauvre femme ignore à jamais aussi que pour l'épouser,
que pour lui offrir ma fortune et mon nom en échange du bon-
heur dont je Pavais privée, j'ai rompu d'autres liens qui devaient
m'êlre sacrés et qui m'étaient chers. Mais revenons à celte déplo-
rable histoire.
» Comment se fait-il qu'un secret mouvement d'horreur, une
voix intérieure ne soient pas venus nous arrêter sur le penchant
du crime? Peut-être quelqu'un d'entre nous l'a-t-il éprouvé, ce
mouvement ; peut être a-t-il entendu cette voix; mais retenu par
une fausse honte , il n'aura pas osé faire un contre-poids de ses
scrupules pour balancer notre épouvantable résolution.
» L'exécution eut lieu ! Ne m'en demandez pas les détails : la
puissance du remords ne serait pas même une force capable de
me soutenir jusqu'au bout de ce récit... Ah! j'oubliais.... l'ami que
nous allions sacrifier sans nous rendre compte de l'assassinat que
nous voulions commettre, ce malheureux Henri , qui s'avançait
joyeusement à la rencontre de la mort et qui nous encourageait
même par d'effroyables railleries que l'ivresse du punch lui inspi-
rait, se plaça devant une table, ayant auprès de lui six verres de
vin de Champagne ; il les but pour ainsi dire , coup sur coup , et
tandis qu'on les remplissait de nouveau , il écrivit à sa mère et lui
demanda pardon d'un soi-disant suicide. Quand il eut achevé sa
lettre d'adieu , moi et ceux qui s'intitulaient mes aides , nous nous
emparâmes de lui comme d'un criminel , et puis tout fut accompli
6 29
338 REVUE DE PARIS.
au milieu d'une pluie de vin et de liqueurs mêlée d'éclats de rire !
La main d'Henri s'étendit vers nous encore une fois comme pour
demander un dernier verre de Champagne , mais dès qu'on le lui
eut donné ses doigts se détendirent et le cristal se brisa sur le
parquet où nous tombâmes bientôt épuisés par l'excès de la joie.
» Nous avons dormi, messieurs! dormi toute la nuit, comme si
notre conscience était en repos , comme si nous n'avions fait
qu'ajouter un jour de plaisir aux jours déjà passés ! Notre sup-
plice ne devait commencer qu'au moment du réveil; mais depuis
ce moment-là il n'a pas cessé pour moi !
» Nous voyez-vous , le lendemain d'une telle orgie, après un
sommeil réparateur et qui n'avait laissé aucun souvenir de la
veille dans noire mémoire; nous voyez-vous ouvrir les yeux,
regarderie ciel, et puis sourire au soleil qui s'est levé. D'abord,
nous ne nous rendîmes compte de rien; seulement, nous nous
sentions un peu de fatigue, suite ordinaire d'une nuit de débau-
che ; mais peu à peu la mémoire nous revint ; on se regarda, on
se compta : — Il en manque un ! — qu'est-il devenu ? — Il est là !
— Là ! Et nos yeux s'arrêtèrent tristement immobiles sur le ca-
davre de Henri.
» Aucune parole ne pourrait peindre le saisissement qui s'em-
para de nous à cette vue; si Dieu ce nous lient pas compte un
jour de notre désespoir, c'est que le crime dont nous portons de-
puis si longtemps la peine ne mérite aucune pitié. La lettre de
Henri à sa mère nous mit à l'abri des poursuites de la police;
mais en échappant au jugement des autres hommes, nous ne pû-
mes échapper à l'arrêt sévère que notre propre conscience ful-
mina contre nous.
* Aussitôt que les convenances purent nous le permettre, nous
nous séparâmes. Il était temps que celle séparation eût lieu, car
aucun de nous ne pouvait plus supporter sans effroi la présence
de ses complices. J'étais le plus coupable, je me chargeai de por-
ter aux parents de Henri la terrible nouvelle, et j'acceptai comme
un juste châtiment le malheur de reiu^illir leurs larmes et de
compter leurs soupirs. C'est alors que j'appris qu'il y avait encore
quelqu'un dont je venais de briser les espérances, el à qui je de-
vais une réparation de mon crime; ce quelqu'un, messieurs, je
vous l'ai dit déjà , c'est madame Duvernet. Et maintenant que
vous connaissez toute celte histoire , si l'on vient à dire devant
REVUE DE PARIS. 539
vous que je pouvais prétendre à une femme riche, et que je n'ai
fait qu'un sot mariage d'amour, en épousant une jeune fille sans
fortune, ne me défendez pas devant ceux qui parleront ainsi ;
mais plaignez-moi , car savons-nous si Dieu me tiendra compte
de ce que j'ai souffert , de ce que j'ai sacrifié enfin, de ce que j'ai
fait depuis vingt-trois ans pour acquitter ma dette! »
Michel MASSON.
( Extrait du Siècle. )
LE DESERT D'ATACAMA.
Lorsqu'en venant de Yalparaiso, sur la côte du Chili, on se
trouve par le travers de Mexillones, il s'élève vers le sud une
étroite langue de sable , bordée de récifs et semée de cabanes en
bois , resserrée en avant par la mer et à l'horizon par une cein-
ture de hautes montagnes pelées , marbrées de veines rougeâlres
et brunes qui révèlent la présence du cuivre dans leurs entrailles;
pas un arbre ne tremble sous la brise dans celle plage , pas un
brin d'herbe ; un soleil de feu dessèche incessamment la grève ;
partout y apparaissent la stérilité des régions volcaniques et la
nature morte des Cordillères. Ce lieu maudit et désolé , c'est
Cobija.
Puerto de la Mar, plus vulgairement appelé par les Indiens
Cobija , situé à l'extrémité nord du grand désert d'Atacama, est
l'unique port de la république de Bolivie, dans l'Océan-Pacifique.
Depuis quelques années, il a été érigé en port franc, pour l'in-
troduction des marchandises dans le Haut-Pérou , afin d'éviter
les droits de transit dont elles étaient grevéps en passant par
Arica , port intermédiaire qui appartient au Bas-Pérou. Malgré
celle importante destination. Cobija est encore loin de ressem-
bler au débouché maritime de l'état de Bolivie , la dernière et la
plus briliante des filles de Simon Bolivar. On peut se faire une
idée de l'inclémence de sol et de température qui flétrit au ber-
ceau cette avenue d'une république naissante , en réfléchissant
que la seule découverte d'une source d'eau potable a suffi , il
n'y a pas longtemps . pour que ses destinées semblassent pros-
pères au gouvernement bolivien.
Mais ce qui donne à cette langue de grève un intérêt géogra-
phique et commercial , c'est que là s'ouvre la roule mouvante.
REVUE DI PARIS. 541
qui joint les côle3 de la mer du Sud à l'intérieur de la répu-
blique par les horrible? solitudes du désert d'Atacama. Du coté
de l'Océan , son meilleur et son plus sûr allié , i'éiat de Bolivie
est comme emprisonné par deux cents lieues de plaine aride et
brûlée , par des chaînes de montagnes où l'assistance la plus
grossière, la force contre les dangers, et même la respiration ,
manquent souvent aux voyageurs indigènes , et par des boule-
versements géologiques qui rendent encore l'accès plus difficile
aux efforts de la civilisation pour jeter en quelque sorte un pont
sur celte mer de sable. Le chemin de Cobija à Potosi , à tout mo-
ment perdu par les arrieros ou conducteurs de mules, est la voie
providentielle du commerce entier de la côte de l'Amérique mé-
ridionale avec la Bolivie. Dans l'ancien monde, les voyageurs ne
parviennent du moins que fort rarement sans transition au dé-
sert. En Egypte, le spectacle riant du Delta prépare aux environs
moins fertiles du Caire , et au Caire on entrevoit sans trop de re-
gret les horizons desséchés de Thèbes et de Syout; les plaines
sablonneuses de l'Arabie en occupent le milieu , les vallons in-
grats de la Syrie sont entrecoupés de chaînes fécondes ou adou-
cis par les variétés du climat; mais le désert d'Atacama fait
brusquement .suite à la mer du Sud, et en débarquant du navire
il faut grimper à dos de mule. Jamais antithèse ne fut plus élo-
quente.
Les périls d'un voyage à travers le désert d'Atacama se me-
surent déjà sur les apprêts , dont le caractère a quelque chose de
farouche et de sombre comme l'expédition. Un Européen , assez
hardi pour s'aventurer dans les Quebradas, ou défilés de la Cor-
dillère , doit d'abord parler l'espagnol corrompu des Indiens,
sous peine de ne rencontrer pour interprète de ses besoins que
la pitié du descendant abruti des Incas , et l'esprit de vengeance
a complètement détruit cet idiome. Il doit sacrifier d'avance
non-seulement la mule qu'il monte en quittant Puerto de la Mar,
mais encore plusieurs mules dont les cadavres échelonnés sur
le chemin de Potosi marqueront la trace de son passage. A ses
bottes chiliennes il attachera des éperons de fer démesurés, et
leur tige pénétrera continuellement dans le flanc des pauvres
bètes qui tiennent pour le moment la place des machines à va-
peur sir les steppes de la Bolivie. Une selle de bois , amollie par
une peau de mouton, lui servira de lit , de traversin et dp ma-
-29.
342 REVUE DE PARIS.
telas , lorsque la rencontre d'une source ou d'un arbre lui per-
mettra l'interrompre l'agonie de sa monture. Des étriers , aussi
de bois, sculptés à la manière indienne, pesant bien quatre
livres, ne retiendront que le bout de ses bottes, afin que, s'il
est engourdi par le sommeil ou par le froid . la fatigue de ses
jambes pendantes le réveille avant que les condors lui aient
crevé ies yeux.
Enfin il portera un grand chapeau de feutre, des pistolets
d'arçon aux fontes de sa selle , et un poignard à la jarretière de
ses bottes ; comme palladium du voyage et scapulaire de pè.erin,
une bouteille d'eau dans ses alforjas ou porte-manteau. Le reste
à la grâce de Dieu , des mules et du sorrocho. Ce dernier mo-
narque du désert n'est autre chose que l'effet naturel à la Cordi-
lière de la raréfaction de l'air sur les animaux. Les Indiens at-
tribuent ce phénomène singulier à l'odeur d'une plante qui croît
dans les pics élevés de la montagne et aux émanations minérales
du sol ; aucune ressource humaine ne garantit d'un pareil fléau.
L'oppression , la céphalalgie , une faiblesse exliême , une répu-
gnance pour toutes les sortes d'aliments , le manque total d'ap-
pétit , des nausées suffoquantes et douloureuses telles que le mal
de mer seul en produit , et une soif infernale, révèlent les symp-
tômes et la crise du sorrocho. Les mules tremblent et s'arrê-
tent, les lamas brament d'une manière plaintive, et, pour
échapper à la mort , le voyageur ne saurait alors compter que
sur son courage moral à vaincre une débilité nerveuse dont
les causes disparaîtront à mesure qu'il redescendra vers la
plaine.
La physionomie locale du désert d'Atacama, pendant deux
cents lieues , est l'horizon d'une arène indéfinie ou régnent le si-
lence le plus absolu et la plus complète nudité. Dans la plaine ,
tantôt le sol est formé d'une terre blanche que les Indiens appellent
salitral, ou terre de salpêtre, et qui ressemble à la chaux \ des
herbes jaunissantes et rudes , des sources d'eau saumâtre, et des
lits de rivières mis à nu par des cataclysmes dont la date est in-
appréciable , bouleversent ou accidentent ce terrain sauvage.
Tantôt un cietiago , ou oasis, couvert de joncs maigres et entre-
coupé de mai éca^es insalubres, interrompt la monotonie des
sables , et réserve aux voyageurs . brûles par un soleil équatorial
durant le jour, un abri où des nuits de gelée viennent engourdir
REVUE DE PARIS. 343
tout à coup ses membres et le foudroyer comme d'une apoplexie
de froid.
Dans la Cordilière, les rochers et la neige composent tout le
pittoresque de la route. Ce qu'il y a de plus intéressant pour
l'homme dans ces vastes solitudes, c'est uniquement le sillon que
le pied des mules creuse avec uniformité dans la poudre des che-
mins , par des empreintes laissées à peu de distance les unes des
autres. L'étude de ces empreintes constitue une science fort cu-
rieuse pour les arrieros indigènes et espagnols; les habitants de la
Bolivie sont exercés à reconnaîireles pas d'une mule ou d'un che-
val, parmi les traces d'une foule de mules ou de chevaux; ils pous-
sent si loin celle perspicacité , qu'ils entreprennent à coup sûr de
suivre et de ramener une hèle épave à son maître , et que même
ils se rappellent une empreinte plusieurs mois après qu'ils l'ont
observée. Ils peuvent , sur cet indice fragile , préciser le sexe de
l'animal , la couleur de son poil, l'allure qu'il a prise et suivie;
enfin ils distinguent s'il était chargé , ou monté , ou libre.
Mais les monuments de cet instinct incroyable excitent peut-être
encore moins l'attention du voyageur que des traces où sa sûreté
personnelle est plus gravement engagée. Les bords de la route
sont semés de mules ; celles-ci à l'état de squelette fossile , celles-là
en putréfaction récente. Elles servent d'avenues à des monticules
où reposent les dépouilles des marchands européens qui ont suc-
combé dans le trajet. Ces monticules se forment par l'amas suc-
cessif des pierres que les an zéros jet lent en passant sur le cadavre,
avec accompagnement de prières ; quand le tas est suffisamment
élevé, un arriero s'avise d'y planter une croix , et tout est fini;
il n'y a pas d'autre enterrement. Quelquefois un Indien se dé-
tourne du chemin et s'approche pieusement du monticule funé-
raire; c'est pour y déposer, en guise d'ex voto, sa coca ou chique,
afin que son voyage soit heureux. Les étrangers, d'une crédulité
moins accommodante, ôtent avec effroi leur grand chapeau de
feutre devant ces croix de mauvais augure , et rendent au mort
un hommage très-expressif, en piquant de l'éperon le flanc dé-
chiré des pauvres mules.
La roule de Cobija à Potosi possède un service de poste aux
lettres qui diffère un peu du noire : les courriers , tous Indiens ,
vont à pied. Ils ne sont que deux pour un voyage : le premier
transporte les dépêches, dans une valise et sur le dos, de Cobija
344 REVUE DE PARIS.
à Calama , à moitié chemin ; le second court de Calama à Potosi.
I!s font ainsi , l'un dans l'autre , deux cents lieues , à travers le
désert, malgré le sorrocho, souvent en comptant vingt lieues
par jour. Dans la plaine , ils marchent , ou mieux ils trottent , les
bras croisés sur la poitrine; dans la montagne, et quand la route
est escarpée , ils laissent leurs bras pendants. Le courrier va seul ,
porte ses vivres avec lui , et ces vivres consistent en mais grillé
et en coca. Le coca , qu'il mange indifféremment , comme nour-
riture et mâche comme du labac , est une feuille d'arbrisseau qui ,
se récoltant en grande abondance dans les Jungas , compose une
branche lucrative du commence de la Bolivie , et joue dans tous
les États républicains du Pérou le même rôle que la racine du
bétel dans les Indes-Orientales.
Les Indiens de la Bolivie , outre la coca , mâchent encore une
sorte de cendre qui est préparée pour cet usage en petits pains
plats. Le courier, du reste, trotte presque continuellement; s'il
est fatigué, il se couche sur le sable ou au premier angle de
rocher, se couvre de son manteau de vigogne , et s'endort; puis il
repart à son réveil, et marche de nuit comme de jour. Quand il
approche des petites cases nommées postes, où les voyageurs ont
coutume de s'arrêter, il sonne d'une corne qu'il porte toujours
à la ceinture. Le son de l'instrument , fort triste , s'entend de très-
loin dans le silence de ces lieux désolés; on éprouve un sentiment
pénible à la pensée de cet homme traversant , seul et à pied, des
distances qui exténuent les mules , en moins de temps que l'on
ne pense. Le courrier s'arrête à peine dans les postes; il y de-
meure silencieux, mélancolique, plus encore peut-être que les
Indiens ne le sont généralement, par ridée grave qu'il se fait
de sa mission et de la délicatesse de probité nationale qu'il y at-
tache. De tous les vivres qu'on lui présente, il n'accepte qu'un
peu de thé.
La vitesse du courrier est une qualité indigène ; elle s'étend
aux femmes et aux enfants des naturels, toutes proportions étant
gardées avec la faiblesse de Page et du sexe. Pendant la guerre
de l'indépendance , les soldats indiens de l'armée de Bolivie éton-
naient leurs officiers par les prodiges de rapidité qu'ils exécutaient
dans les marches. Au-dr-là du désert d'Alacama, sur la roule de
La Paz à Potosi, le voyageur est à cheval , son bagage chargé
sur une mule qu'un Indien conduit à pied par la bride, et il suit
REVUE DE PARIS. 545
le cavalier en toute allure possible , durant plusieurs lieues. Cette
vitesse est l'unique avantage extérieur auquel on reconnaisse
maintenant les superbes descendants des fils du soleil.
Les Indiens épars dans les sables d'Atacama se montrent, en-
vers les étrangers et les Espagnols , d'une profonde dissimula-
tion. On dit qu'ils se transmettent fidèlement de père en fils
l'histoire du règne des Incas, de la conquête des Espagnols , et
de leur long esclavage ; on dit que dans leurs fêtes, ils s'entre-
tiennent du projet de reconquérir un jour leur liberté. Les cou-
leurs brune et noire dont ils sont constamment vêtus passent
même pour le deuil tacite de leur patrie. Il y a encore des fa-
milles qui conservent précieusement des quippos , annales des
Incas , chroniques en nœuds de rubans , sur lesquels Mme de
Graffigny a composé un roman dans le goût du dix-huitième
siècle , mais dont les tribus d'Atacama espèrent se servir comme
d'un livre sybillin ; leur langage même garde un caractère ex-
pressif de révolte.
Au lieu du Quitchoua. idiome gracieux des autres parties de
la Bolivie et du Pérou , ils parlent de préférence l'Aymara, dont
la dureté plus antique et plus nationale plaît davantage à leurs
oreilles mal soumises. Les Indiens du désert d'Atacama ne man-
quent aucune occasion de prouver leur haine pour la race des
vainqueurs. Souvent on les voit affluer chez les marchands de
Polosi et de Chuquisaca , auxquels ils viennent offrir des mor-
ceaux d'argent ou d'or vierge; mais vainement on les interroge
sur les lieux où ils ont recueilli ces traces évidentes d'une mine
inconnue ; ils placent leur vengeance dans le secret.
La révolte de ces Indiens est imminente , et l'exemple des Flo-
rides n'a pas inutilement retenti du golfe du Mexique au fond de
leurs solitudes; mais ils sont retenus par leur animosité contre
les Cholos, classe métis et intermédiaire, formée du mélange des
blancs espagnols avec les descendants des Incas. Cependant celte
animosité est peu de chose en comparaison des sentiments de
mépris et d'exécration qu'ils nourrissenlà l'égard de la race euro-
péenne. On prétend même que les Indiens , qui d'abord ne se
perpétuaient qu'entre eux, ont résolu désormais de laisser s'é-
teindre leur race. Cette énergique détermination peint bien la
rancune héréditaire des indigènes.
Le voyageur auquel nous empruntons ces simples notes a sur-
346 REVUE DE PARIS.
pris dans !a bouche d'un vieil Indien une parole qui résume tous
les griefs des enfants de l'Amérique contre la conquête de Piz-
zaro. Parvenu vers le milieu du désert . aux environs de Calama,
il aperçut un vieillard immobile à l'entrée de sa case et lui de-
manda le chemin d'une poste abandonnée. Le laconisme du
dialogue était en harmonie avec la dévastation de ces soli-
tudes.
— Il y a une case à Huacalé ? dit le voyageur. —Il y a une
case , seigneur, répondit l'Indien. — Et des habitants ? — Il n'y
a pas d'habitants, seigneur. — Qu'y a-l-il donc dans la case?
— El silencio , dit le vieillard , et il se tut.
Ce mot silence, prononcé par un descendant des Incas au
fond de la Cordilière , vaut mieux que le poème entier de Mar-
montel.
Les mœurs domestiques des Indiens d'Atacama se ressentent de
la mélancolie du désert, de leur besoin de vengeance et du senti-
ment de leur ilotisme. Ils vivent en de petites cabanes {ranchos),
où se trouve une seule pièce dont l'ameublement consiste en
peaux de lama étendues autour des fourneaux de cuisine creusés
dans la terre. Là ils mangent et dorment pêle-mêle, père, mère,
femmes et enfants; ils y passent des jours et des nuits dans cet
abrutisse ment de l'esclave dégradé qui n'a plus que les appétits
de la bêle, à boire àupito, boisson singulière, composée d'eau su-
crée et de farine grillée de mais. Dans le désert d'Atacama , il
n'est pas rare d'apercevoir tout à coup, au pied d'un serro rou-
geàtre, des clartés sortir comme d'une gueule de four et illuminer
subitement l'horizon au milieu des ténèbres ; c'est une soirée
indienne. Réunis en cercle autour d'un grand feu, dans celle es-
pèce de terrier , les pauvres fils du soleil déroulent leurs quippos
nationaux et se racontent des histoires locales jusqu'au moment
où le sommeil et la fumée les engourdissent auprès de la braise.
Ces assemblées rappellent les veillées des Grecs modernes sur un
tapis oriental , avec la pipe et la tasse de café de rigueur. On dit
encore que ces rassemblements sont la cause de bien des désor-
dres ; mais de pareilles accusations sont démenties par la simpli-
cité de leur caractère, qui n'a d'hypocrisie que pour l'Espagnol j
on assure qu'avant la conquête ils ignoraient ce que c'est que
mentir. Leur dissimulation actuelle ne résisterait pas à des cau-
ses d'irritation un peu trop vives , et la révolte survenue dans la
REVUE DE PARIS. 347
province de la Paz , il y a quelques années , où les insurgés
tuaient les Boliviens à coups de bâtons, a suffisamment prouvé
que, même sous le régime démocratique, les conquérants du nou-
veau monde ne rallieront jamais les fils du soleil.
Les Indiens d'Atacama n'ont que deux consolations dans leur
misère ; la religion nationale et les lamas. Ils font un mélange
curieux des croyances antiques du Pérou et des rites du christia-
nisme importé ; leur principale superstition est une fête qui re-
vient tous les ans, et dans laquelle l'Indien qui meurt d'ivresse va
droit au paradis ; aussi ne manquent-ils pas d'y boire une énorme
quantité de chicha, liqueur fermentée de mais. Quant aux lamas,
la vénération des Indiens d'Atacama pour ces animaux est un
véritable culte. Leur caractère semble fait pour celui des lamas,
et réciproquement. Si, dans la marche à travers le désert, un
lama se fatigue et s'arrête , son maître se couche à côlé de lui et
attend qu'il lui plaise de continuer la roule. Le bêlement ou plu-
tôt le gémissement du lama a quelque chose de triste et de plaintif,
en harmonie avec l'âpreté du désert, avec la mélancolie de ses
habitants. Les Indiens aiment tellement leurs lamas, qu'ils leur
mettent souvent des colliers de rubans et de fleurs.
Le désert est semé çà et là de cases en ruine dont on reconnaît
le complet abandon à l'absence de chien. Quand le chien ne reste
pas à la case, c'est que l'Indien ne doit plus y rentrer. Les vil-
lages où sont placés les postes ne renferment pour toute popula-
tion que des Indiens qui s'en approchent afin de vivre , et des
Boliviens que leur industrie ou leurs fonctions contraignent à y
fixer leur séjour. Ce qui frappe surtout l'imagination du voyageur
au spectacle des plaines lugubres d'Atacama, c'est qu'une pareille
solitude , résultat, de l'âpreté naturelle aux Cordilières et des
dévastations mor.<!*s de la conquête, renferme peut-être dans ses
entrailles un immense noyau métallique dont les exploitations de
Potosi et du Sorolco ne sont , pour ainsi dire , que de pauvres
échappées et de maigres filets; c'est que le secret d'une richesse
capable de révolutionner le mouvement mercantile des deux
mondes dépend du mutisme obstiné des Indiens , et que , par
celle singulière vengeance, la race déchue des Incas tient en
échec jusqu'à son dernier soupir la cupidité des blancs. L'arriero,
qui chemine dans le sable des Quebradas , réfléchit avec orgueil
que , malgré les tentatives des Européens depuis trois siècles , la
548 RENIE DE PARIS.
chaîne d'or du temple de Tilicaca demeure enfouie au fond du
lac , et ce doit être dans le silence d'une ironie profonde qu'il
tire par la bride la mule du spéculateur , dont l'avarice ne ren-
contrera bientôt plus au delà du désert que d-s mines taries.
Humboldtet Pentland ont raconté les magnifiques ruines éparses
autour de la Paz , de Chaquisaca et de Cusco, ruines d'une domi-
nation gigantesque et d'une civilisation antérieure à l'empire des
Incas. Le désert d'Atacama possède un genre de débris qui n'est
pas moins historiquement curieux et dont la spécialité lui est
propre : ce sont des momies des fis du soleil. S'il faut croire avec
Forster et Bernaducci que l'Amérique a été colonisée par des
émigrations de la Haute-Asie, avec Jean Muller que les Américains
descendent des Huns , venus par la mer Pacifique . les cadavres
desséchés d'Atacama remonteraient peut-être à ces époques dont
Garcilasso nous a laissé d'empathiques peintures. La grotte de
Santa-Barbara . située à quelque dislance de Calama . aux envi-
rons de Chiiicbiù, est un monument à l'appui de cette supposition.
Formée par un énorme bloc de pierre , qu'une crise géologique
ou plutôt qu'une race d'hommes éteinte a posée sur des saillies
de rochers au moyen d'un prodigieux effort, elle semble apparte-
nir au même ordre colossal d'architecture qui a semé de construc-
tions si merveilleuses les bords du lac de Tilicaca et percé dans
les Cordilières , à 13,800 pieds de hauteur , une route auprès de
laquelle nos débris de consolidions romaines ne sont que des
jeux d'enfants. La grotte de Sanla-Barbara paraît avoir été le
temple d'une religion plus grossière que le culte du soleil ; mais,
sanctuaire ou palais , elle renferme des images barbares, tracées
en noir sur un fond rougeâtre , dont le sens échappe même aux
Indiens qui ont gardé les traditions de l'empire des Incas.
Les momies d'Atacama offrent encore plus d'intérêt. En géné-
ral, dans la recherche des sociétés disparues, les corps humains ,
fos^les ou embaumés , sont de toutes les ruines de la civilisai ion
celles qui nous émeuvent davantage par les souvenirs de la fra-
gililé à laquelle ils se sont dérobés, et de la destruction prochaine
dont ils nous menacent par le miracle même de leur longévité ar-
tificielle. C'est à Chiuchiù que l'on rencontre les momies les plus
curieuses du déserl ; elles ont été retrouvées dans les rues main-
tenant souten aines d'un ancien village indien. Presque tous les ca-
davres d'hommes sont revelus de cuirasses , et ils ont chacuu
REVIE DE PARIS. 349
dans leur tombe les flèches et la fronde dont ils se servaient en
temps de guerre. Les corps sont accroupis, selon la coutume
américaine, les bras passés autour des jambes. On y voit des
guerriers aux longs cheveux , avec des casques formés de hautes
couronnes en paille épaisse et tressée. Les cuirasses sont en peau
de lama et Irès-arlistement faites. Outre les flèches et les frondes,
on a découvert dans les sépulcres de Chiuchiù des pots et des ca-
lebasses qui renferment cette substance blanche dont l'origine
est inconnue , et avec laquelle les guerriers empoisonnaient leurs
flèches. La chair desséchée recouvre encore les visages des cada-
vres ; sur les bras et sur les jambes on aperçoit l'empreinte du
tissu des vêtements dont les lambeaux sont tombés en poussière.
Quelques-unes de ces momies sont même accroupies de façon à
montrer qu'une pareille attitude entrait solennellement dans les
rites funèbres. Au moyen d'une ceinture de laine , les bras , les
jambes et la tète sont tellement rapprochés , que le guerrier res-
semble à un paillasse dont les membres seraient devenus tout à
coup immobiles pendant une culbute.
La physionomie des débris antiques ou modernes, d'une nature
morte ou ravagée , que présente le désert d'Atacama , est d'au-
tant plus triste , que les mœurs de la race espagnole sont corrom-
pues et le clergé avili. Ce mélange d'un sol bouleversé , d'un cli-
mat équalorial , d'une civilisation hâtive et gangrenée, et de la
sauvage réserve des Indiens , rappelle sur le chemin de Cobija à
Polosi , les villes maudites que le feu du ciel consuma autour du
lac Asphaltite. On se ferait difficilement une idée de la déprava-
tion naïve qui règne à Calama et dans tous les villages échelonnés
sur le versant de la Cordilière. Après avoir vu des Indiens racon-
ter en chantant la légende des quippos au fond de leurs terriers,
où ils se fument comme des jambons , il n'est pas rare de trouver
dnns le voisinage un cabaret . où des prêtres eux-mêmes se mê-
lent chaque soir à des orgies que la police de Madrid proscrirait
impitoyablement, et des guinguettes encore plus mal famées. Cela
ne provoque pas le moindre scandale , tant les habitudes permet-
tent de laisser-aller à la vie cléricale en Bolivie !
A^drê DELR1EU.
( Extrait du Siècle. )
6 30
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
SOCIÉTÉ TYPOGRAPHIQUE BELGE,
ADOLPHE "yVAHLEN ET C03ipie.
OUVRAGES NOUVEAUX PUBLIÉS PENDANT LE MOIS DE JUIN 1837.
Voyage de M. le maréchal duc de Raguse
En Hongrie , en Transylvanie, dans la Russie méridionale,
en Crimée et sur les eords de la mer d'Azoff , a Cosstanti-
nople et sur quelques parties de l'asie-mineure, en syrie ,
en Palestine et en Egypte. ( 1834 et 1835 ). — 2 vol. zn-18.
La plupart des guerriers ne sont connus que par leurs faits
d'armes. La plupart des grands personnages politiques ne sont
connus que par le rôle qu'ils ont joué dans les affaires. M. le
maréchal duc de Raguse est placé , aux yeux de la postérité ,
sur un terrain plus étendu. Savant aussi distingué par sa plume
que par son épée , il appartient depuis un grand nombre d'an-
nées à l'Institut , la plus vivace et la plus justement illustre de
nos créations modernes , à cet Institut dont Napoléon s'honorait
tant de faire partie , quand il ployait déjà sous le poids de ses
lauriers, qu'il prenait le titre de membre de l'Institut avant celui
de général en chef de l'armée d'Egypte. Ce capitaine , que le
nouveau Charlemagne distinguait parmi ses lieutenants, possède
le talent d'écrire comme Xénophon et Yauban. Il a le droit de
composer comme eux ses Expéditions et ses Mémoires, et il
les compose. Les Mémoires de M. le duc de Raguse , et tout
552 REVUE BE PARIS.
le inonde en convient , sans acception de parti , seront néces-
sairement un des documents les plus précieux de notre his-
toire.
Depuis la révolution de 1830, M. le duc de Raguse a vécu
dans un exil volontaire; en attendant le moment où il jugerait
convenable de rentrer dans sa patrie , il ne lui convenait pas de
faire de sa vie un emploi qui tût inutile : il Ta consacrée à des
explorations lointaines , à de sages éludes sur les mœurs et la
politique des peuples. .Maintenant il raconte ses voyages à ses
concitoyens , comme Ulysse les chantait après la guerre de
Troie. Parmi toutes les productions qui se disputent chaque an-
née l'attention du public, on en chercherait inutilement une
seule qui puisse l'emporter en intérêt de toute nature sur les
Voyages de M. le duc de Raguse.
Tout concourt , en effet , à relever l'importance de ces études
excentriques d'un des esprits les plus éclairés de notre temps.
Jamais une plus haute raison ne fut mûrie par une expérience
plus longue et plus solennelle ; jamais , dans un écrivain , le
malheur ne prêta plus d'autorité à la gloire; jamais , dans l'âme
d'un philosophe , le désabusement de la fortune et des grandeurs
n'ouvrit un plus libre accès à la vérité. Il ne faut que jeter les
yeux sur l'itinéraire tracé dans le titre de cet ouvrage pour être
frappé d'un rapprochement qui lui donne le charme et quelque-
fois la grandeur de l'épopée. En effet le maréchal porte souvent
ses pas dans des conlrées où il a laissé des trophées de victoires,
ou le souvenir plus doux d'une institution utile ; et la sympathie
des nations vient se rattacher d'elle-même à une renommée his-
torique déjà perpétuée par une espèce de tradition à travers une
génération nouvelle. La bienveillance des gouvernements et des
rois va au devant de ces investigations du vainqueur en repos
qui visite en observateur ses anciens champs de bataille j tous
les soins l'entourent ou le préviennent; tous les respects l'ac-
compagnent, et la marche du voyageur pacifique a quelque chose
de triomphal comme celle du conquérant.
C'est ainsi qu'il vient refaire les études du savant , de Pérudit,
du tacticien , dans ces provinces fameuses où il a exercé , comme
en lilyrie . la plus large délégation possible du pouvoir absolu ,
et où son nom , vénéré dans toutes les classes , ne s'effacera
jamais de la mémoire du peuple. C'est ainsi qu'il reprend . pour
REVUE DE PARIS. 55S
ainsi dire, possession de l'Egypte , accueilli par un pacha qui
Seconnaît en lui , avec un respect bien honorable pour lous les
eux, l'ancien gouverneur d'Alexandrie , et qu'il renouvelle,
homme du monde et vieillard , ces recherches scientifiques que
le tumulte des camps ne lui avait pas toujours permis de com-
pléter autrefois entre deux combats. Il nous semble qu'un tel
voyage est un mouument littéraire d'un genre assez nouveau.
Nous n'en connaissons du moins aucun qui doive lui être com-
paré.
Mais s'il est doux pour le maréchal de se reposer en pèlerin ,
sans défiance et sans ennemi . dans tant de cités où il fut maître
et où il retrouve des monuments de sa gloire , décorés de son
nom , et aux premiers rangs de l'armée d'Egypte , des officiers
qui apprirent sous ses ordres le noble métier des armes , la cu-
rieuse ambition de la science le conduit aussi dans une multitude
de lieux où il n'avait pas pénétré. Reçu a Constsntinople avec
tous les honneurs qui sont dus à son nom , il s'enfonce daus la
Bilhynie, il gravit le mont Olympe , il le décrit en poète, et le
mesure en physicien. Vous le retrouverez sur les ruines de Troie
et sur celles d'Ephèse , où il eut le droit de penser à Marius sur
les ruines de Cannage , comme il a pu méditer à Jérusalem sur
la vanité des grandeurs humaines.
Ce que celle Odyssée d'un nouveau genre embrasse de pays ,
d'observations et de souvenirs, échappe presque à l'analyse. C'est
la Hongrie si peu connue , et dont nous trouvons , pour la pre-
mière fois , l'appréciation exacte dans une œuvre de talent et de
conscience. Ce sont les frontières militaires de l'Autriche et ses
peuples-régiments. C'est la civilisation naissante au pied du Cau-
case. C'est Odessa , cette Marseille du Nord qui doit sa vie et sa
prospérité à un de nos illustres compatriotes . à un Richelieu !
C'est l'Egypte déjà rappelée en espérance aux beaux jours de sa
gloire antique . par la forte voiomé d'un homme. Plus d'un bon
livre dans un bon livre , c'est , dans tous les temps du monde , et
surtout dans le nôtre, une promesse un peu téméraire. Nous
la faisons pourtant hautement aujourd'hui , sans craindre d'être
démentis.
Général à vingt-quatre ans , premier inspecteur-général d'ar-
tillerie ù trente et maréchal de l'Empire à trente-cinq , au juge-
ment du plus grand homme de guerre des temps modernes . le
50.
554 REVUE DE PARIS.
duc de Raguse vous est connu comme personnage historique.
Tous allez maintenant le j:iger comme écrivain , comme savant
et comme philosophe. Et nous le répétons , nous ne concevons
pas un objet plus piquant de curiosité.
I/Héritière de Bruges»
PAR GRATTAI , TRADUIT DE L'ANGLAIS PAR M. DELEPIERRE.
3 gros vol. in-lS.
Chacun est convaincu aujourd'hui de l'avantage qui résu'te,
pour l'in>truction . de la lecture des romans historiques bien
faits ; et grâce aux efforts de quelques écrivains belges distin-
gués , le public commencée apercevoir enfin que tout l'intérêt
du drame peut résulter du récit naïf des luîtes de nos ancêtres
pour nous léguer les avantages sociaux et la liberté dont nous
jouissons. En effet . les annales de la Belgique sont-elles moins
intéressantes , présentent-elles moins de ces faits dramatiques
qui excitent la pitié, l'admiration ou la terreur, sont-elles
moins propres enfin que celles des autres pays à émouvoir la
verve de3 écrivains ? Certainement non. Déjà M. Moke nous a
retracé quelques tableaux où l'on a pu apercevoir toute la fer-
tilité des sujets nationaux ; depuis , M. de Saint-Génois a traité
la belle et sombre époque du fier tribun Hembyze avec le succès
dû à une plume aussi facile et aussi savante que celle de ce
jeune auteur. Enfin M. Grattan, bien connu par ses romans
pleins de vivacité et de mouvement , a déjà plus d'une fois
puisé dans nos annales. Un assez long séjour dans le pays lui a
donné ces connaissances locales sans lesquelles il serait inutile
de rien tenter en ce genre.
L'époque choisie pour /' Héritière de Bruges, roman histo-
rique belge en 3 vol. in-18 , écrit en anglais par M. Gralian et
que vient d'éditer la Société Typographique Belge, était des plus
fécondes. L'Espagne et la Belgique , la tyrannie et la liberté
étaient aux prises , et ce combat, qui durait depuis un demi-
siècle, avait commencé par rétablissement du tribunal de sang
et Péchafaud où roulèrent les têtes des comtes d'Egmont et de
REVUE DE PARIS: 555
Horn. Quoique plusieurs des personnages dont l'auteur a fait
choix ne soient point historiques , il a su leur donner un carac-
tère parfaitement en harmonie avec les mœurs du siècle où l'ac-
tion se pas>e , et il mêle à son récit une quantité de notions et
d'anecdoies toutes nationales ; ses descriptions des bords de la
Meuse sont pleines de vie et d'imagination.
L'Héritière de Bruges , traduite de l'anglais de M. Grattan
par notre compatriote ML Delepierre, avait obtenu le plus grand
succès. C'est donc une heureuse idée que d'avoir réimprimé cet
ouvrage. L'édition nouvelle a été revue par M. Delepierre et aug-
mentée d'un grand nombre de notes qui présentent le plus grand
intérêt et annoncent une connaissance profonde de notre his-
toire.
Nul doute que la verve des écrivains belges ne soit enfin
excitée par les beaux sujets de composition de romans qui se
présentent Chez nous, et que dans cette branche de la littéra-
ture nous ne nous placions un jour au rang que nous devons oc-
cuper dans les lettres. La publication de l'Héritière de Bruges
par la Société Typographique Belge ne peut certainement qu'ac-
tiver un aussi heureux résultat.
OEUVRES COMPLÈTES DU CAPITAINE MAÏIRYAT.
Caïn-le-Pirate. — lies trois Cutters.
2 vol. m-18.
ï¥e wton-Forster ,
PAR LE MÊME, 2 VOl. lîl-\S.
Les romans du capitaine Marryat, comme ceux de Walter
Scott et de Cooper, ont pris sur le continent leurs lettres de na-
turalisation, et partagent aujourd'hui la gloire des meilleurs
ouvrages indigènes.
Chaque semaine voit augmenter la collection des œuvres du
Ô56 REVUE DE PARIS.
fécond auteur, qui est devenu le bon génie de la librairie. C'est
donc une bonne nouvelle à publier que d'annoncer l'apparition
de Caïn le Pirate, et celle des Trois Cutters. Nous croyons ce
roman appelé à surpasser ses aînés en renommée et en vogue.
Comme les précédants , il se distingue par l'intérêt du la fable ,
son action est rapide et cependant brodée de quelques épisodes
qui font pointe de temps en temps dans cette mer, que le capi-
taine Manyat nous fait connaître en romancier , en poêle et en
historien. Ces qualités seront remarquées par tous les lecteurs.
Mais ce qui n'échappera pas gux personnes à qui la langue an-
glaise est familière, et qui auront pu comparer, c'est la fidélité
minutieuse de la traduction , c'est le calque sans écart dans
l'expression pittoresque , dans la finesse ironique , dans le sar-
casme philosophique que l'auteur formule avec un si rare bon-
heur. Enfin , en lisant la traduction , on croirait entendre le ca-
pitaine Marryat dire dans sa langue naturelle ces récits qui sont
tour à tour des drames pleins d'intérêt, des tableaux de mœurs
véridiques et des scènes de bonne et joyeuse comédie.
Newton Forster augmentera , nous le croyons , la célébrité
du romancier anglais. Plus pathétique, avec moins d'effets et de
sang que Caïn le Pirate , il est supérieur à ce dernier roman
par l'habileté de l'intrigue et la finesse des observations. Encore
quelques romans comme Newton Forster, et le capitaine Mar-
ryat prendra place à côté de Walter Scott, et de Cooper surtout ,
dont il est le meilleur élève.
La Vie Militaire sous l'Empire,
PAR M. E. ELAZE. — 2 VOL ifl-\8.
La Fie militaire sous l'Empire, par M. E. Blaz^, forme une
série d'anecdotes et d'articles aussi piquants que spirituels sur
les mœurs des garnisons et des camps : mœurs peu connues en-
core et qui présentent un côté littéraire plus riche qu'on ne
pourrait généralement, le croire, et qui n'avait point encore été
traité. Déjà de nombreux extraits de ce livre si remarquable
sous plus d'un rapport avaient paru dans différentes revues et
recueils périodiques v où ils avaient été lus avec empres eaient.
REVUE DE PARIS. 557
Cet ouvragene se borne pas, comme le titre semblerait l'indiquer,
à des tableaux de guerre , à des esquisses grotesques que ne
désavouerait pas le crayon de Charlel ou d'Henri Monnier;il
nous initie encore , d'une manière neuve et hardie à toute la \ie
militaire sous l'empire , à cette époque incroyable qui promène
successivement l'imagination du lecteur dans toufes les capitales
de l'Europe. On comprend ce qu'un pareil récit , revèlu d'un
style vif et coloré , peut offrir d'imprévu en même temps que
d'intérêt.
Traité du Jeu de IVliist*
1 vol. ift-18.
Un jeu difficile et compliqué est sans contredit le jeu du Whist ;
c'est un des plus distingués et des plus répandus dans le grand
monde; mais c'est aussi celui où les combinaisons sont les plus
nombreuses, où les questions embarrassantes se présentent le plus
souvent. Aussi les Anglais, bons juges en cette matière, pos-
sèdent-ils plusieurs ouvrages sur le Whist ; un entre autres , le
Traité du Jeu de JFhist , par Mathews , est tenu par eux en
singulière estime et fait autorité dan» tous les cas douteux. Une
traduction de ce livre manquait et était réclamée depuis long-
temps par les véritables amateurs.
/
TABLE DES MATIÈRES.
La Femme de quarante ans , par Charles de Bernard.
(Chronique de Paris.) 5
Fontainebleau, par Jules Jamn 37
Edouard Richer , par Emile Souvestre 72
Souvenirs de Voyages. — Berlin , le Mecklembourg , Lud-
wigslust. Hambourg , par X.Marmier ...... 92
Chronique Politique 104
Inès de Las Sierras , par Ch. Nodier 110
Des Encouragements aux Beaux-Arts , et des Subventions
Théâtrales , par Kératry 112
Le Manuscrit de Napoléon , par AmroiifS de Latocr. . . 144
Galerie de Bas-Bleus. — Lamentation d'un Bas-Bleu , par
Arnocld Fremy 160
Versailles , par Léon Gozlaw 171
Souvenirs de Voyages. — Kiel. — La mer Baltique, par
X. Marmier 201
Aventures du grand Balzac. — Pour faire suite aux mystifi-
cations du petit Poinsinet, par Paul L. Jacob , bibliophile. 211
La Sœur Grise, par A. Fo^taney 229
Aventures du grand Balzac. — Pour faire suite aux mystifi-
cations du petit Poinsinet ( suite), par Paul L. Jacoe, bi-
bliophile. 250
Critique Littéraire. — Satires et Poèmes , par Auguste Bar-
bier 2G7
Notice sur la Jeanne d'Arc de M. Michaud de l'Académie
Française, par M. Chaudes-Aigles 275
Henri III et les Guize, par J. L. {Revue du xixc Siècle.) . 280
Les deux Frères Moines. — « Conte religieux d'OEhlenschlae-
0 TABLE DES MATIERES.
ger, poeie suédois, traduit par J. F. de Lodblâd. (Revue
du xixe Siècle) 506
Chacun le sien , par Michel Hassoh. —(Extrait du Siècle). 325
Le D sert d'Alacama , par Asdué Delriec. ( Extrait du
Siècle.) 340
îNouwautés publiées par la Société Typographique Belge ,
pendant le mois de juin 351