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REVUE
DE PARIS.
REVUE
DE PARIS.
SECONDE EDITION.
TOME HUITIÈME
AOUT 1834.
BRUXELLES ,
B. DUMONT, LIBRAIRE-ÉDITEUR.
1834.
DU THÉÂTRE
ET
DES THÉÂTRES.
PREMIER ARTICLE.
§ III. — Cette seconde question emportée , la troisième ne
résistera pas , que le théâtre ne saurait se réformer ni rien
réformer.
Bossuet et Rousseau ayant nié que les effets de Part fussent
salutaires, et les artistes qu'il emploie susceptibles de s'a-
méliorer, ont pu, sans paraître inconséquens , conclure
que le théâtre était imperfectible. Mais si, de notre côté,
nous avons réussi à démontrer que l'essence de l'art est de
préserver et non de perdre, et que le comédiens ne sont
dangereux qu'eu égard aux bizarreries de leur situation ,
n'aurons-nous pas acquis le droit, non-seulement d'infirmer
ce jugement , mais encore de développer tout ce que peut
pour le bien public l'art dramatique mieux entendu , mieux
dirigé? Jusqu'ici il a moins servi, il est vrai , à nous in-
struire qu'à nous divertir. Mais je pense qu'en agissant sur
les comédiens qui sont matière perfectible, sur l'art qui
n'est point perfectible , mais qui est maître de s'élever à des
leçons plus ou moins importantes; en un mot , en compli-
quant de la prêtrise le but déjà si noble du poète . je pense
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t> REVUE DE PARIS.
que le théâtre peut devenir un des leviers les plus puissant
de l'ère artiste où nous entrons. Qu'on l'observe bien ; ici la
question est double, c'est-à-dire morale et politique.
Aussi ferons-nous cette réserve, que c'est par une sorte
de surabondance que nous consentons à discuter ce thème.
Prouver que les deux inslrumens du théâtre , l'art et les co-
médiens, ne sont ni dangereux ni contraires à la morale ,
et notre but est rempli. Il n'est point nécessaire pour qu'une
chose subsiste, qu'elle soit réputée utile comme l'entendent
les économistes ; car leur règle à la main , les plus admira-
bles ouvrages de la création disparaissent aussitôt. Que de-
venez-vous, parfums des roses, robes de pourpre des œil-
lets , albâtre des lis ? Que devenez-vous , éclairs des beaux
yeux , transparence des eaux, soupirs du feuillage, harmo-
nies de tous les oiseaux? Tout ce qui brille et s'éteint, tout
ce qui embaume et passe , tout ce qui vole et s'évanouit,
tout ce qui chante , s'exhale ou flotte , tout ce que Dieu a ré-
pandu dans ce terrestre paradis pour demeurer, comme les
étoiles, au-dessus des besoins de la créature , que devient-il ?
que devient-il ? Oh ! ce qui est utile , c'est ce qui est beau.
Bossuel ne s'est point arrêté à ces chicanes. Jean-Jacques
seul a longuement discouru. 11 assure, par exemple, que
l'objet principal de la comédie étant de plaire, essayer
d'instruire, c'est rebuter à coup sûr, parce qu'instruire
suppose qu'on ne flattera pas les goûts et qu'on aura beau
faire, il faudra toujours des fêtes meurtrières à un peuple
intrépide , grave et cruel , de l'amour et de la politesse à un
peuple galant. Cette manière déclasser les peuples en cruels,
en galans, en badins, en voluptueux, ne me semble pas
très-raisonnable. Est-ce qu'il y a des nations qui aient le pri-
vilège exclusif de la guerre ou de l'amour , de l'esprit ou de
la volupté? C'est ainsi qu'avant les années de la terreur, on
avait la manie de nous donner pour le plus léger des peu-
ples , tendre , incapable de tuer les bêtes même et de faire
autre chose que des calembourgs et des entrechats. Eh bien !
l'éehafaud est venu , et ce peuple badin a-t-il assez bu de
sang , a-l-il mangé assez de chair humaine? Ah ! Robespierre
nous a dignement vengés de M. deBoufflers. La lettre sur
les spectacles se trompe donc.
REVUE DE PARIS. /
Et elle se trompe de nouveau , en affirmant que le poète est
obligé pour réussir de flatter les inclinations naturelles de
la foule. C'est la conséquence de ridée précédente 5 mais si
ridée est fausse , la conséquence ne sera pas vraie. On peut
répondre en outre , que le cœur de l'homme est multipie ,
qu'il variesuivant les lois , les intérêts , les âges et les posi-
tions , objet toujours le même et toujours différent , de telle
sorte que l'art , qui, ayant à sa disposition tant de moyens
pour dominer, descend gratuitement au plus vil, et qui de
tant de portes choisit la plus basse , la plus honteuse , n'est
pas un art , et surtout cet art qui a mérité d'être appelé di-
vin. La foule non plus n'est pas , comme le philosophe de
Genève se la figure, toute d'une pièce. La foule porte en elle
le germe de toutes les passions : voilà ce qui la donne aux
poètes. La foule est haute avec Corneille , profonde avec
Molière, efféminée avec Racine , impie avec Voltaire.
Elle ressemble aux rois. Elle ne veut des petits esprits que
la louange , non pas cette louange , tribut de ce qui est fort
à ce qui est plus fort, mais flatterie de l'impuissance, encens
que paie la sottise à ce qu'elle ne comprend pas. Quand elle
est assise sur son trône , chacun est libre d'élever la voix;
les faibles la caressent , les grands au contraire la sermon-
nent, lui apprennent ce qui est le faux et ce qui est le vrai ,
et, pour se la rendre propice, fuyant d'indignes exemples,
ils se rendent redoutables à ces vices. Ce Molière que Rous-
seau traite avec tant de beau mépris , ce Molière a moins que
lui corrompu son siècle. Il attaqua , dites-vous, des modes f
des ridicules , mais il ne choqua pas pour cela le goût du pu-
blic. Parce qu'ainsi que nous l'avons remarqué , le goût du
public ne se choque pas si aisément , et que quand il s'irrite ,
la faute n'en est point à sa susceptibilité , mais à la mala-
dresse de l'auteur. Or, Poquelin de Molière appuyait sa
leçon de beautés et de vérités qui ne lui permettaient pas de
faillir. Le soldat connaissait son arme. Car de cette subtilité
qu'on peut attaquer les ridicules d'un peuple sans aller con-
tre son goût , que. résulle-t-il après un peu d'examen ? Quoi !
ce n'est point aller contre son goût que d'aller contre son
enthousiasme, contre sa passion, contre ce qu'il trouve
beau, curieux, précieux, digne d'être acquiamèmeauprix du
'à REVUE DE PARIS.
repos et de l'estime, comme la noblesse, par exemple, manie
dont Molière a. fait de si cruelles justices! Qu'est-ce donc
que le goût, ou plutôt qu'est-ce donc que la logique de
Rousseau ? Il flattait le peuple , celui qui immolait à la cour
en fête les bourgeois-gentilshommes, et qui livrait le lende-
main aux huées de la multitude , avec une égale audace , la
bande toute-puissante des petits marquis imbéciles et des
chevaliers fripons! Il n'atiaquait point les vices, celui qui
arrachait son masque à l'hypocrisie de Tartufe et dégradait
de noblesse et condamnait à l'enfer , l'impiété et le liberti-
nage de Don Juan ! On aurait ici vraiment un beau prétexte
à invocation et déclamation à la manière de Rousseau.
Oui, quoi que vous disiez, l'art dispose souverainement
du goût. Il en dispose comme la main du sculpteur de la
terre qu'elle pétrit. Que ceux qui en doutent examinent les
transformations qu'ont subies les spectacles chez tous les
peuples, comment on fait chérir aujourd'hui à une multitude
ce qu'elle abhorrait la veille, et réciproquement délester et
maudire ce qu'elle avait idolâtré ; et , sans sortir de France,
comment la tragédie de Racine , inférieure à tant de titres à
celle de Corneille , parvint pourtant à la chasser de la mé-
moire des contemporains; comment Racine à son tour s'é-
clipsa à l'aurore de Voltaire ; et plus récemment , comment
tout le vieux système dramatique usé, trainé et tout criblé
de verrues , j'entends parler des écrivains de l'empire , fut
contraint , malgré ses intrigues et ses clameurs , de céder la
place aux jeunes théories qui tiennent la scène à cette heure.
Jean-Jacques osera-t-il prétendre que le goût devance l'art;
mais rien n'est moins vrai , personne ne l'ignore. D'où nais-
sent même les terribles épreuves du génie, sinon des obsta-
cles qu'il rencontre et de tout ce qu il lui faut briser de vo-
lontés rebelles et d'intelligences étroites? Son triomphe,
qu'est-ce autre chose que le goût qui régnait remplacé par
un goût meilleur?
Moi, je n'imagine point que ce soit par hasard qu'on re-
trouve un poète au berceau de toute société. On a beau faire
de l'esprit sur la vanité de la poésie, s'il y a quelque chose
de plus creux , c'est la tête stupidejnent sérieuse de la science
humaine, pauvre sphinx qui n'a jamais trouvé d'Œdipe et ne
REVUE DE PARIS. y
connait pas elle-même les solutions des innombrables cha-
rades qu'elle fabrique à l'usage des sociétés. Le mot de So-
crale a été dit pour toi , Babel des principes et des fins! Ce
que tu sais le mieux , c'est que tu ne sais rien ! Mais toi , su-
blime poésie, tu as tenu dans tes bras la société humaine tout
enfant. C'est toi qui l'as alaitée , c'est toi qui lui as tout ap-
pris! Tu lui as dicté sa première adoration, son premier
pacte, son premier chant. Toujours vierge et toujours fé-
conde, comme ta pensée inaccessible à la vieillesse et à la
mort , poésie , tu es encore aujourd'hui , sous tant de voiles
misérables , ce que tu étais à l'aurore de la création. Seule-
ment tu descends moins des hautes sphères où tu es retirée ,
et pour monter jusqu'à toi . Dieu ne donne pas à tous les ai-
les de feu de son esprit. Mais pour ne pas te voir, faut il le
nier? pour ne pas sentir toujours tes bienfaits qui ne cessent
jamais, faut-il l'accuser; et quand tu daignes nous apparaître,
te renvoyer comme une courtisane ou une empoisonneuse?
Le théâtre peut réformer. D'ailleurs il a l'expérience pour
lui. A quoi bon lui porter le défi de faire ce qu'il a déjà fait?
Où sont les résultats, demanderez-vous? Partout, vous répon-
drai-je. La morale est comme la médecine, a dit très juste-
ment Dalembert ; elle est plus habile à prévenir les maux qu'à
les guérir.
Mais pour ne rien ôter à la question de son grandiose , re-
gardons dans le futur. 11 y a cinquante ans que la poser eût
étépreuve de démence. Qu'on juge donc du temps de Bossuet
et de Rousseau ! 11 a fallu bien des événemens , bien des se-
cousses . bien des révolutions, pour que le théâtre soit de-
venu ce qu'il est enfin de nos jours. Jean- Jacques , contraint
d'avouer les services rendus par l'art dramatique aux Grecs,
en présente pour cause que leurs théâtres n'étaient point éle-
vés par L'intérêt et par l'avarice. Et continuant sur ce ton , il
s'écrie que ces grands, que ces superbes spectacles donnés
sous le ciel , à la face de toute une nation , ne pouvaient
offrir de toutes parts que des combats , des victoires, des prix,
des objets capables d'inspirer aux Grecs une ardente émulation
et d'échauffer leurs cœurs de scntimens de gloire et d'honneur.
Et pourquoi n'en serait-il pas de Paris comme de Sparte et
d'Athènes? Sommes-nous tellement inférieurs aux Grecs,
}0
REVUE DE PARIS.
que le beau , le noble, l'auguste soient moins destinés à nous
remuer et à porter dans nos âmes des fruits agréables à la
patrie ? Il ne faut pas si vite désespérer des siens. Le théâtre,
excellent chez les Grecs , peut le devenir chez nous. Rous-
seau lui-même n'y voit d'autre difficulté que son envahisse-
ment par l'intérêt et l'avarice. Mais la société , menacée par
de vils calculs, n'a-t-elle aucun moyen de les brider? Hési-
tera-t-elle entre les chances d'un immense enseignement
profitable à ses intérêts , et la certitude d'être rongée chaque
jour davantage par cet élément nouveau, entré soudainement
et de vive force dans son sein , et qui , s'il ne la sauve , ou du
moins ne contribue à la sauver, est destiné à la tuer lente-
ment? L'objection réelle est là.
Et combien depuis Rousseau le mal a grandi ! Que dirait-
il , le misantrope , devant ce qui se passe? De son temps , on
comptait trois théâtres à Paris ou aux portes de Paris : l'un,
forain , espèce de camp volant , abandonné à l'exploitation
des particuliers ; mais les deux autres, l'Opéra et le Théâtre-
Français, sous la sauve-garde immédiate du gouvernement,
et tous deux par conséquent à l'abri des sales combinaisons
mercantiles. Avec l'abolition des privilèges, en 89, s'orga-
nisèrent une foule de petits théâtres, la plupart dans un but
peu louable. Ce qu'on nomme l'industrie voulait gagner de
l'argent, et si ce n'était dans le velours, la soie ou le cuir,
carrières trop fouillées, du moins dans les représentations
théâtrales, plaisir peu commun et que la noblesse, qui se
l'était plus particulièrement réservé, avait donc placé très-
haut dans l'opinion. Voilà l'origine de nos théâtres : elle
n'est pas plus distinguée. L'empire , seul pouvoir fort et ré-
gulier qui soit venu ensuite, comprit toute la portée du fait
et chercha à l'étouffer, au lieu de chercher, ce qui eût été
mille fois plus sage, plus habile , à le régulariser et à le
purger de ce qu'il avait de dangereux dans son germe. Mais
l'empire était brutal , il se conduisit envers le théâtre comme
envers la presse. Tant qu'il trouva son compte à leurs adu-
lations , il ne dit mot 5 dès que l'un ou l'autre menaça , il tira
son sabre elles écrasa sous son pied. Par bonheur, il n'en
est pas des idées comme des reptiles. Les idées se relèvent
quand les hommes sont passée
REVUE DE PARIS^ 1 1
Nous avODS besoin de constater ces deux vérités; les mi-
sères , les calculs , les inconvéniens de toute espèce attachés à
l'exploitation des théâtres par les particuliers, et l'inutilité
de la force des gouvernemens contre les bonnes et généreu-
ses pensées, pour arriver , sans autre préambule , à ce que
nous croyons devoir appeler de tous nos vœux ; une entre-
mise plus large, plus franche, et mieux entendue du pou-
voir dans ces sortes d'affaires qui sont les siennes et peut-
être plus qu'il ne pense. Aujourd'hui nous ne nous applique-
rons pas à montrer jusqu'à quel point ces entreprises, en
tant qu'administration intérieure , ce qui est d'une influence
si grave sur l'effet extérieur et général, vivent plongées dans
le désordre et l'anarchie. Cette lacune , que nous comblerons
tôt ou tard, il n'est pas un homme d'honneur et quelque peu
clairvoyant qui ne soit capable , en attendant, de la remplir
lui-même. Ces deux enfans d'une même mère, le théâtre et
la presse , si faibles et si opprimés autrefois, ont pris de nos
jours un développement si excessif, que les laisser croître,
comme on le fait, sans règles, sans lois et sans but, sous le
patronage intéressé de gens à peine avoués ou connus, nous
parait un acte de haute folie , peu compatible avec les saines
idées de gouvernement. Je ne sais si le pouvoir s'en aper-
çoit; mais il est pris , comme un Milon de Crotone , entre
les deux morceaux d'un arbre invincible destiné à couvrir
le monde. Cependant quand un fait social ne peut plus être
réprimé , la sagesse consiste non pas à le taquiner ou à s'ef-
forcer de l'amoindrir, mais à lui faire de plein gré le lit qu'il
usurperait par violence, à l'accueillir dans la famille des
faits qui régnent et à en tirer le meilleur parti ; ainsi que
les chimistes, de mauvaises herbes, composent des sucs bien-
faisans.
Du reste , le journal qui a dit que le véritable théâtre au-
jourd'hui était la chambre des députés , a dit une chose plus
spécieuse que solide. La langue qu'on écorche au Palais-
Bourbon n'est ni assez brillante ni assez universelle pour
conquérir et s'assurer un peuple. Il ne suffit pas de nous at-
tacher par nos intérêts de citoyen. L'homme se compose , en
outre , de l'époux , de l'amant . du père , de vingt personna-
ges en un mot, tous indépendans de la politique. Or que peut
12 REVUE DE PARIS.
craindre de cette prétendue rivalité le théâtre, qui est le
plus riche domaine de l'art, et qui. seul infini comme
l'homme , peut seul aspirer à le satisfaire ? Il tient le peuple
par les plus grandes et les plus petites choses, et ces choses,
tous en ont l'inslinct , le goût, la curiosité, l'habitude ; tan-
dis qu'au plus grand nombre exclus par la constitution de la
vie publique, qu'iraportentet les questions de l'ordredu jour,
et ce flux de mauvaises lois dont nos Lycurgues sont atta-
qués?
Le gouvernement aurait tort de prêter une attention plus
sérieuse aux chambres qu'aux théâtres et à la presse; car si
vous voulez de bonnes chambres , ayez une bonne presse,
ayez de bons théâtres. Que le gouvernement fasse encore
une remarque importante! Au théâtre , on tient sous sa main
la nation tout entière, autrement représentée que par ses
élections, quel qu'en soit le système d'ailleurs. Pas une classe
n'y manque , pas une opinion . pas une industrie. On n'y ar-
rive pas prévenu; on n'y arrive pas brûlé du désir de par-
ler, quand serait-ce pour ne rien dire; on n'y arrive pas
pour acheter la popularité souvent au prix du devoir, ou
pour se créer le centre d'un système qui est toujours assez
bon, s'il estsonore et menace d'un portefeuille pour l'avenir.
Au théâtre, on arrive franchement et sans préparation, les
uns pour s'amuser, les autres pour s'instruire, personne pour
parler, tous pour écouler. Et aujourd'hui qu'ont disparu
tous les centres d'action morale, aujourd'hui que l'impiété
de nos pères porte ses fruits, que les cafés ont remplacé les
églises; aujourd'hui que la famille est détruite, et par con-
séquent la leçon paternelle si puissante jadis! aujourd'hui
que la société, vaisseau sans boussole, fait eau et dérive au
souffle de cent tempêtes contraires; aujourd'hui que toute
individualité tend à rompre l'unité collective , qu'il n'est plus
possible de réunir vingt hommes sans réunir vingt systèmes,
que l'ivraie des principes destructeurs a envahi les meilleurs
cerveaux, quede nouveaux bouleversemens ont créé de nou-
velles ambitions , que les besoins d'hier , mal interprétés ou
dirigés par la perfidie des partis , menacent les droits acquis
et remettent chaque jour en doute l'existence des intérêts
les mieux sanctionnés ; en un mot, aujourd'hui que le désor-
i
REVUE DE PARIS. 13
dre a cent têtes et des millions de bras , et que la société est
nue devant lui , sans armes et comme une pauvre fille aban-
donnée ; être un gouvernement! c'est-à-dire ce qui a force,
puissance et mission de pilote , ce qui est chargé d'écarter le
mal et de réaliser le bien ; se trouver face à face d'une dé-
couverte de cette gravité, immense comme l'imprimerie,
plus redoutable que la poudre ! être maître de s'en emparer
et ne pas le faire, cela ne s'explique point! Que dis-je ' s'en
emparer. Chaque jour , au contraire , ce gouvernement mé-
dite comment il se débarrassera, au profit de ses ennemis,
de la part de cette force dont le hasard et l'habitude ont
armé ses mains. Lui qui enfouit tant de millions on ne sait
où , la plupart du temps dans d'inutiles casaques de soldats ,
il lésine sur quelques centaines de mille francs , il a peur de
l'entretien de deux ou trois pauvres théâtres , et , n'osant ni
les abandonner ni les laisser se développer, il se venge de ne
pas les comprendre en les persécutant. Qui de vous a assisté
aux séances de la chambre où il s'agit des théâtres? Les ai-
gles se retirent ces jours-là , et Dieu sait à qui tombe la dis-
cussion ! Ces législateurs , qui ne s'entendent jamais , aussitôt
qu'il s'agit de dépouiller les théâtres, s'entendent tous. On
fraternise et l'on refuse l'appui de son vote à ce qui est no-
ble, juste, important, pour le donner, le lendemain peut-
être , à ce qui sera vain , petit et superflu. Ah ! les Grecs ni
les Romains n'avaient pas sur cette matière notre façon de
penser, ni aucun peuple de l'antiquité. Le pouvoir chez eux
se serait bien gardé de se démunir d'instrumens de cette por-
tée. On laissait l'industrie s'en tirer comme elle pouvait; ou
plutôt ils n'en avaient pas, et l'on ne voit nulle part qu'ils
s'en trouvassent plus mal. D'ailleurs , l'industrie ne s'est-elle
point creusé assez de voies parmi nous, pour que, la presse
et le théâtre soustraits à son avidité , son élan doive s'arrê-
ter, et la société qui a choisi ce triste pivot en souffrir? L'É-
glise non plus ne professa pas ces maximes. Trop éclairée
pour ne pas mieuxjuger, elle avait compris qu'entre la force
matérielle et la force spirituelle , il ne saurait long-temps se
prolonger de lutte , et elle savait à l'avantage de qui la lutte
se terminerait toujours. Son autorité surprenante n'est pas
moins basée sur sa mission divine , que sur la pratique et la
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14 REVUE DE PARIS.
parfaite entente de ces règles de gouverner. Ainsi, au com-
ble de sa toute-puissance , quand rien ne la menaçait et que
ses temples ne désemplissaient pas, elle songeait à attirer
les théâtres dans son cercle qui était le cercle du monde ci-
vilisé; elle ne voulait pas qu'il s'élevât en dehors de son au-
torité une voix autre que la sienne , une chaire qui prêchât
des doctrines qu'elle ne pût approuver , et qu'elle fût par
conséquent obligée de redouter. C'est alors que, comme
nous l'avons dit , le saint qui a restauré les mœurs ecclésias-
tiques de cette époque , entreprit de fonder des théâtres et de
leur donner une direction particulière. Des causes étrangè-
res au projet l'empêchèrent de se réaliser; mais cette sorte
d'insuccès ne prouve rien. Le théâtre n'était pas alors ce
qu'il esta présent. Mailre de vingt moyens d'agir, tous plus
certains et plus éprouvés , on put n'attacher à celui-là , qui
après tout se révélait à peine , qu'un intérêt secondaire et
passager. Pourtantquclle n'était pas l'étenduedes prévisions
de l'Église ! Ce qu'elle avait voulu absorber l'a absorbée.
D'ailleurs , les deux pouvoirs en comparaison sont constitués
trop différemment pour que, toute question de temps et
d'opportunité à part, le résultat des entreprises de l'Église
puisse servir jamais de présomptions pour ou contre ce que
voudrait essayer l'état. On n'argue à raison des conséquen-
ces, que lorsqu'on a prouvé qu'il y avait identité, ou du
moins analogie entre les moyens.
Je ne prétends pas néanmoins faire un crime au gouverne-
ment de ce qu'il n'est peut-être pas assez prompt à se bâtir
des retranchemens solideset inattaquables. Dans le pays où
nous sommes , les uns gagnent trop à crier au despotisme,
pour que les autres ne soient pas facilement accusés et
noircis. Je conçois les craintes, les hésitations. Et puis quand
il y aurait bonne volonté , on n'agit pas comme on écrit;
la main n'est pas rapide comme la pensée. Ce besoin de se
prémunir contre la presse et le théâtre, le pouvoir l'éprouve,
je le crois , et non moins vivement que les têtes sensées; il
le trahit même assez souvent par des eraportemens , par
des menaces, par des chicanes, et cela parce qu'exposé
sans défenses réelles et légales, il vacille sans cesse entre
la crainte d'être accusé de tyrannie s'il sévit , et la crainte
REVUE DE PARIS. 16
de se perdre s'il ne sévit pas. Position fausse , position de
tout gouvernement chargé d'une réaction ; mais dont avec
du courage , de la patience et de la loyauté , il est possible
€t même aisé de se tirer. Pourquoi reculer de session en
session devant une législation de la presse et du théâtre ?
Que produisent ces retards ? Tous les maux dont nous som-
mes témoins el , de plus . des inquiétudes très-pardonna-
bles. Monsieur le ministre des travaux publics a déclaré der-
nièrement à la tribune qu'il ne savait comment faire; qu'on
voulait réprimer le désordre et qu'on ne voulait pas em-
ployer la censure. Ainsi donc la censure, c'est la panacée
universelle ? Otez la censure à M. Thiers, et il ne peut plus
rien. Ce qu'il y de plus singulier, c'est qu'un des plus célè-
bres chefs de l'opposition n'était pas très-éloigné de se
réunir à cette maxime qui consiste à se couper la jambe pour
s'épargner d'en souffrir. Que l'empire fit usage de la cen-
sure, rien de plus conséquent : c'était un coup de sabre
comme un autre. Mais aujourd'hui, contre deux faits aussi
puissans, aussi victorieux, aussi honorables que le théâtre
et la presse, trouver un fait aussi faible, aussi sale et aussi
méprisé que la censure, c'est n'avoir rien trouvé, monsieur
Thiers , ou plutôt c'est avoir trouvé une nouvelle preuve de
la force de ses ennemis. Ainsi donc , puisque la Charte
abolit formellement la censure , le théâtre devra se ruer
impunément dans les plus coupables excès , ou , pour sau-
ver la morale aux abois , monsieur le ministre violera la
constitution du pays , laquelle, il n'y a pas trois ans, il a lui-
même raccommodée. En vérité, cela ne se soutient pas
sérieusement.
Mais il est une échappatoire , nous la connaissons tous,
une espèce de porte secrète à la Charte. On s'esquive par-là;
et une fois qu'on a découvert dans les arsenaux du despo-
tisme impérial un décret absurde qui crée un surintendant
des théâtres, lui donne le droit d'envoyer en prison, quand
et comme il lui plait , quiconque des comédiens a manqué à
ses devoirs , ce qu'il est encore chargé de déterminer ; on
crie victoire , on s'imagine s'être mis à l'abri désormais du
danger. Mais évidemment, pour tout honnête homme, la
position n'est que tournée , et la pauvre Charte n'en est pas
16 REVUE DE PAEIS.
moins violée ; car si M. Thiers est maître d'user , à la façon
du surintendant de l'empire, d'une des dispositions de ce
décret, rien ne l'empêche de se servir des autres à sa fantai-
sie , de sorte qu'il peut envoyer en prison ou M. Bocage , ou
M. Rubini , ou Mlle Georges , ou M* Mars , et les y retenir
aussi long-temps qu'il le jugera convenable. Et que de-
viennent alors les articles de la Charte qui garantissent la
liberté à tout citoyen, et à tout accusé un jugement dans le
délai marqué? M. Mauguin fit valoir cette raison contre
M. Thiers ; mais le centre et le ministre se contentèrent de
sourire, il se peut qu'à la chambre ce soit une réponse fou-
droyante; mais enfin a-t-on souri parce que M. Thiers n'a-
busera point de ce décret ? M. Thiers, il est possible ; mais
un autre après lui peut venir avec moins de délicatesse et
plus de velléités tyranniques. Le pays doit-il s'en remettre
de ses privilèges à la générosité de ses ministres? Je ne sup-
pose pas que ce sourire signifie autre chose, par exemple,
qu'une partie du décret soit raisonnable et l'autre insen-
sée , que le ministre ait droit d'arrêter une pièce et de ne
pas arrêter un acteur; car des législateurs ne sauraient
ignorer qu'une loi existe ou n'existe pas, s'applique ou ne
s'applique pas , et qu'on n'y choisit pas un morceau pour
en repousser le reste , ainsi que font les enfans avec des
tartes aux confitures.
On aura beau biaiser , il en faudra venir à une législation ;
et pour que cette législation soit également profitable au
gouvernement et aux théâtres, il faudra , nous le croyons
du moins, que le gouvernement prenne la direction des
théâtres , quitte à ia subdiviser ensuite comme il l'enten-
dra. L'idée de Napoléon mérite , ce nous semble , d'être
méditée. Un surintendant général des théâtres ne serait pas
moins utile qu'un ministre de l'instruction publique; ou ,
comme le théâtre et la presse sont deux formes de ce vaste
enseignement , il serait plus sûr , en attendant mieux , de
faire de la presse et du théâtre deux ailes au corps dont
M. Guizot est le chef. Quelle que soit la manière dont le
gouvernement veuille procéder, il rencontrera toujours les
difficultés qui l'entravent aujourd'hui. Je ne parle pas des-
cris : il faut en certains temps et en certains lieux avoir le
REVUE DE P.VRIS.
17
cœur de faire le bien, sans en attendre d'autre récompense
que l'estime de quelques-uns et la calomnie de beaucoup.
Mais , dans notre patrie, les hommes de cœur , ce n'est pas
ce qui est rare. Je parle de la marche difficile qu'impose au
pouvoir la rigueur de ses formes elles-mêmes , de ce con-
trôle des chambres , qui est , je le veux bien , une garantie
contre le mal ;mais, on en conviendra aussi, une barrière
contre le progrès chaque fois qu'il s'élèvera au-dessus des
formules de la médiocrité , ou du moins tant que les cham-
bres seront composées comme elles le sont. Entre autre .
quels membres de l'ancienne ou de la nouvelle législature
discuteront, régleront et fonderont un code pour le théâtre?
S'il est permis de juger par les discours qui ont été pronon-
cés sur cette matière , on peut assurer hardiment que non-
seulement le code sera détestable , mais qu'il ne sera pas
même exécutable. Les spécialités exigent des spécialités; or
personne n'ignore que la chambre est vide à cet égard. Il y
a bien sur les bancs quelques anciens auteurs dramatiques ;
mais ce sont tous des hommes tombés en discrédit , sans
talent et sans portée ; la plupart dévorés de haine et qui
ne rougiraient pas d'employer le législateur à laver ou à
punir les justes mépris survenus au poète. Une loi aussi spé-
ciale ne saurait émaner que du gouvernement, parce qu'il
peut ce que la chambre ne peut pas , c'est-à-dire la faire
dresser par des esprits à lui connus et choisis par lui , s'é-
clairer de leurs lumières ; en un mot, offrir à ses députés
un travail si lucide et si complet, que la discussion elle-même
soit mise dans l'impossibilité de l'altérer Or à tout travail
une base est nécessaire, et nous n'en voyons pas de plus
large , de plus juste et de plus solide.
Les bienfaits de cette mesure sont incalculables. Un seul
inconvénient se présente , mais il est moins terrible qu'on
ne voudra le faire. Il est certain que pour quiconque consi-
dère tout gouvernement comme un ennemi , comme un
fléau , comme une lèpre dont on ne saurait trop se garder ;
il est certain que déposer entre ses mains de si actifs instru-
roens, propres à consolider le despotisme , avouons-le, s'ils
ne sont employés au bien et à la prospérité du pays, c'est
encourir gratuitement les risques de l'esclavage , de l'ob-
8 2.
ÎB REVUE DE PARTS.'
scuraniisme, et enfin de toutes les calamités du monde. Aussi
est-ce pour ces raisons que nous avons insisté particulière-
ment sur la vanité des complots de la force matérielle con-
tre la force spirituelle ; que nous avons rappelé tous les es-
sais infructueux de Napoléon contre le théâtre et contre la
presse , qui se le sont partagé et se le partageront toujours,
beaucoup pour le louer, mais plus encore pour le châtier -r
enfin que nous avons cru devoir répéter , ce qui est trivial
aujourd'hui, que la tête des peuples est un terrain où les
idées qui ont germe ne peuvent , quoi qu'on tente , mourir
avant d'avoir donné leurs fruits. Nous ajouterons ceci, que
pour notre part nous regardons les gouvernemens comme
des bienfaits , et non comme des ulcères. L'ulcère pour nous,
c'est le désordre. Or s'il y a espérance de trouver l'ordre
quelque part, ce doit être dans les gouvernemens, dont
l'ordre est la garantie , la première condition , et non dans
les oppositions , qui n'ont chances de succès que par chan-
ces de bouleversemens, et qui sont pour cette raison inté-
ressées à fomenter le trouble. Ceci ne fait pas règle. Cepen-
dant on voit dans l'histoire que, chaque fois qu'une bonne
pensée s'est produite, elle s'est produite toujours sous l'aile
de ce qui était , avec soumission , et en quelque sorte avec
des égards pour ce qu'elle devait ruiner plus tard. Le chris-
tianisme par exemple.
Les bienfaits de cette mesure sont incalculables. De ce
coup , les comédiens , dont Bossuet et Rousseau déploraient
la perversité , deviennent un corps , et dès-lors leur exis-
tence est utile , morale , leur réhabilitation nécessaire. Tout
ce que le siècle a promis d'améliorations à leur état s'accom-
plit, et sans obstacles, sans plaintes, au contentement général.
Les deux écrivains signalaient pour cause du danger des
théâtres la tendance soi-disant criminelle de I art , et la vie
infâme des comédiens. Nous avons démontré comment l'art
au contraire était bon , sain , utile et conservateur. La pre-
mière accusation s'évanouit donc; la seconde, nous avons
avoué qu'elle n'était pas sans fondement , mais nous avons
fait voir en revanche comment il avait dû en arriver ainsi ,
et comment toutefois les choses affectaient de jour en jour
une marche différente. Que le gouvernement s'empare des
REVUK DE PARIS. 19
théâtres , il est contraint d'ériger les comédiens en corps,
et par le fait seul de celte adoption il les réhabilite ; ce qui
n'est point praticable par d'autres voies. Car à quel propos
les déclarerait-il honorables, et sommes-nous dans un
temps où une loi de ce genre soit possible , et une preuve
matérielle n'est-elle pas de nature à convaincre plus vite et
plus complètement la multitude ? Du reste, nous avons ar-
rêté ensemble que, sa profession réhabilitée, le comédien
deviendrait honnête ; et le comédien honnête , c'est le théâ-
tre assaini , c'est une source de maux affreux et sans nombre
tarie, c'est une classe de parias relevée , c'est une carrière
nouvelle de travail et de gloire ouverte au peuple, c'est l'a-
venir qui triomphe encore une fois du passé.
Ensuite un gouvernement est à l'abri des tentations , des
calculs , des ruses peu honnêtes que la soif de l'or ne man-
que pas d'exciter dans l'ame étroite des explorateurs. Un
gouvernement est riche , maître de spéculer magnifique-
ment , de perdre aujourd'hui dix millions pour en récolter
cinq cents dans dix ou vingt ans; tandis qu'entre un direc-
teur de spectacles et le public la lutte aujourd'hui ne saurait
exister : le directeur, étant le plus pauvre, est obligé de
céder. L'argent prononce sur tout. Un drame sévère et beau
rapporte-t-il moins que les turpitudes d'un vaudeville, ne
fût-ce qu'un louis par soirée ; on mettra au rebut la chose
moralisante pour jouer la chose infâme , mais lucrative, ce
qui arrive tous les soirs à Paris. Et le peuple .J direz-vous.
— Et ma bourse? vous répondra le directeur.
Cependant notre intention n'est pas de prêcher le mono-
pole en faveur du gouvernement. Qu'il soit le ministre ou le
surintendant de vingt superbes théâtres , mais qu'àl'ombre
de tant de succès , s'il plait au citoyen , le citoyen demeure
libre d'élever des entreprises rivales ! La liberté le veut
ainsi ; et l'art . d'un autre côté , qui ne marche jamais sibien
à sa gloire qu'aiguillonné par l'émulation. De cette concur-
rence naitront aussi des recours contre le pouvoir, s'il ar-
rivait que, traître à sa mission, il tentât de changer le
flambeau en torche , le vin en poison , l'enseignement en
corruption. Nous avons fait aux Romains de si misérables
emprunts que nous devons à leur renommée et à la nôtre de
20 REVUE DE PARIS.
leur demander enfin quelques-unes de leurs plus sages cou-
tumes. À Rome , le gouvernement disposait souverainement
des jeux et des spectacles , mais il ne trouvait pas mauvais
que les particuliers bâtissent, concurremment avec les con-
suls, les préteurs et les édiles, des cirques, des théâtres et
des amphithéâtres ; que Sylla jetât dans l'arène cent lions ,
Pompée trois cent quinze , César quatre cents , ou deux
mille gladiateurs s'égorgeant au nom de sa fille Julie ,
femme du grand Pompée . morte au milieu de ses triom-
phes ! Ainsi plus tard Auguste fondait les jeux actiaques, et,
après y avoir déployé , par les soins des Grecs à son service,
une magnificence digne du vainqueur d'Antoine , il en at-
tribuait la charge et la direction aux quatre grands collèges
sacerdotaux de Rome , les augures , les pontifes , les sep-
temvirs et les quindécemvirs. Les jeux troïens, qu'il avait
également institués , le sénat, à la requête d'Asinius Pol-
lion, dont le petit-fils s'y était blessé, donnait ordre de les
fermer, et l'empereur se soumettait en silence , parce que
dès-lors peut-être il méditait de confisquer à son profit l'in-
tendance générale des jeux publics, que son pouvoir éclaire
et jaloux sentait trop redoutable pour rester en propriété à
d'autres qu'à lui.
Mais pour que l'ouvrage du gouvernement ne fût pas il-
lusoire , et que le citoyen ne ruinât pas d'un côté ce que le
pouvoir construirait de l'autre , il ne serait pas inutile de
poser des bornes et des conditions à la liberté des théâtres.
Le sénat de Rome , après la chute d'un théâtre à Fidènes,
statua : 1° qu'aucun particulier ne pourrait donner de com-
bats de gladiateurs, s'il n'avait au moins en fond quatre cent
mille sesterces; 2° que tous les amphithéâtres en charpente
seraient visités par des experts avant qu'il fût permis d'y
recevoir des spectateurs. Des précautions analogues contre
l'intérêt et l'avarice devraient être prises ; et de plus , comme
nous sommes plus intéressés que les Romains au maintien de
la dignité publique, la loi exigerait la caution morale, sorte
de garantie dont on ne s'embarrasse pas assez chez nous.
Ces entraves sont nécessaires. Elles empêcheraient d'a-
bord de folles entreprises , et assureraient ensuite les soins
et les améliorations que repousse toujours l'égoïsme, trop
REVUE DE PARIS. 2t
aveugle pour comprendre que perdre à propos et sacrifier
quelquefois , c'est souvent placer au centuple. Jetez, pour
vous en convaincre , un coup d'oeil dans nos salles de spec-
tacles. On dirait que le maître n'a pas changé , que l'ensei-
gnement du poète n'a point passé des classes privilégiées
aux classes du peuple, qu'il existe encore en celte année
1834 de jeunes grands seigneurs qui viennent , avant de se
rendre à leurs petites maisons , s'installer sur le devant de
la scène ou dans des loges pavoisées , pour écouter quelques
vers , se distraire et sortir. Les théâtres sont élevés en con-
séquence. Vingt places pour le peuple, mille pour les gen-
tilshommes. Par malheur le gentilhomme est rare de nos
jours , peu curieux de fêtes, et en général plus pauvre que
riche ; ou plutôt il n'y a plus de gentilshommes comme l'en-
tendaient nos aïeux. Il y a un peuple immense , un peuple
ennuyé, un peuple aussi curieux de spectacles que la noblesse
autrefois, un peuple qui a bientôt envahi la misérable ban-
quette qu'on daignelui laissermoyennantunprix exorbitant,
pendantquela soie et le velours réservés demeurent vides et
abandonnés. Il est étrange, en vérité, qu'un directeur, assis-
tant du fond de ses coulisses à ce phénomène périodique, ne se
soit jamais demandé pourquoi ce qu'il nomme le parterre et
l'amphithéâtre étaient de son théâtre les endroits le plus cons-
tamment remplis, et par conséquent les plus productifs. Ou il
a bien deviné quec'était à cause de la modicité duprix , mais
son intelligence n'est pas allée au-delà. Un effort de plus, et il
comprenait le mouvement quis'est opéré, et il organisait son
théâtre comme s'est organisée la société, de telle sorte que le
peuple eût suppléé à la noblesse, autrefois le grand nombre,
aujourd'hui le petit ; tandis que ce qui représente l'aristo-
cratie se serait volontiers contenté d'un espace équivalent à
celui que tenait le peuple.
Mais ces réformes entraînent tout d'abord la réforme des
salles de spectacles.il est évident que , jadis propres à leur
usage, elles sont peu à peu devenues insuffisantes. Eh bien!
ces reconstructions , qui les entreprendra , si ce n'est le gou-
vernement ? Un particulier ne peut , telles que les choses ont
cours , fermer le théâtre qu'il exploite , ou le jeter à bas et
réunir des architectes , leur exposer la nécessité de réformer
22
REVUE DE PARTS.
leurs vieux plans , et de cette heure jusqu'à l'enfantement du
nouveau travail les entretenir à sa solde. C'est au pouvoir à
supporter ces premiers frais. Lui seul inventera la forme du
théâtre nouveau , et lui seul pourra de long-temps, malgré
la latitude laissée à l'art et à la liberté civile et industrielle,
subvenir aux sacrifices énormes que nécessiteront ces éta-
blissemeus ; car de progrès en progrès on arrivera au spec-
tacle gratuit. L'entrée du théâtre chez les Grecs coûtait deux
ou trois oboles , trois sous à peine de notre monnaie. Chez
les Romains, les jeux du gouvernement étaient gratuits ; et
seuls les spectacles particuliers prélevaient une taxe sur la
foule. Encore était-elle aussi légère que chez les Grecs.
Dans tout pays où la constitution reconnaît des droits au
peuple, il y a nécessité de l'occuper et de le divertir. En
France , on ne connaît de peuple que depuis à peu près un
siècle; mais en Grèce et à Rome, où existaient ensemble
une aristocratie et une démocratie , pour obtenir de celle-là
paix et repos , celle-ci n'épargnait ni le pain ni les plaisirs ,
panem et circenses. Le moyen sera toujours bon , mais le but
aujourd'hui serait infâme. Usons du moyen , changeons 1«
but. Nous ne sommes pas des idolâtres. Les aristocraties qui
se maintiendront ou se constitueront dans la société qui se
forme, sont destinées à se développer sans froisser aucun
intérêt, et surtout ceux des classes inférieures ; ainsi chan-
geons le but. Noire bonheur n'a besoin du malheur de
personne. Donnons du pain au peuple , donnons-lui des
spectacles , mais ce pain , qu'il ait l'honneur de le gagner ,
selon le précepte divin : l'homme travaillera pour vivre ;
ces spectacles, qu'ils soient gratuits, puisque la vie est moins
coûteuse que le plaisir et que le plaisir est nécessaire cepen-
dant à la vie; que ces spectacles soient nobles et choisis,
plus grecs que romains, plus spirituels que matériels , ainsi
qu'il nous convient à nous qui sommes non-seulement guer-
riers, mais artistes, non-seulement artistes et guerriers, mais
enfans d'une religion qui ajustement établi la supériorité de
l'amesur le corps.
Le gouvernement sent la nécessité de divertir le peuple ,
mais par instinct . ce me semble, plutôt que par perspica-
cité. Le vaisseau de juillet était une sorte de naumachie ro-
REVUE DE PARIS. 2B
naine. Continuez sur celte échelle, multipliez les jours de
fêtes, qui sont trop rares, et vous efforcez de les célébrer
dignement, pompeusement. Il faut à tout grand peuple des
fêtes religieuses, politiques et artistes. Les dépenses ne doi-
vent pas arrêter. Mieux distribués , les impôts de la France
sont susceptibles d'être accrus. Les meilleures économies
sont les bonnes dépenses. Seulement qu'il y ait à la fois des
spectacles qui satisfassent les yeux, et des spectacles qui
remplissent la pensée. J'aurais voulu à côté du vaisseau de
juillet un théâtre gratuit et une pièce digne de l'occasion.
Ces derniers mots nous portent dans une sphère plus éle-
vée d'améliorations, qui seront une suite logique des amé-
liorations matérielles. Car bien que je ne me départe point
de cette vérité, que l'art n'est point perfectible, je ne doute
cependant pas que, placé dans des conditions meilleures,
l'art ne se développe plus favorablement encore aux intérêts
de la société. Ce n'est point que j'accorde que , tel qu'il est .
ii ne soit bon et instructif; j'entends dire que , doué de sa
toute-puissance et maître de choisir à son gré parmi les faits
moraux qu'il veut développer, dès qu'il aura mandat officiel,
il aura bientôt souci d'être plus spécialement bon, plus spé-
cialement instructif. La pensée de tout poète gravite dans
deux ordres d'idées, l'ame et l'histoire, en quelque sorte les
causes et les effets. Étant libre de combiner les accidens de
Tame , c'est-à-dire les causes, on est libre de combiner
les effets, c'est-à-dire la moralité qui convient. Le bien ne coûte
pas plus au génie que le mal ; au contraire, il coûte moins ,
et d'ailleurs, toutes choses égales, s'il est vrai que le fruit de
la vertu soit d'attirer les cœurs et de gagner les suffrages .
l'intérêt du poète suffirait seul pour que son choix ne fût
plus libre. Quant aux catastrophes de l'histoire, série d'ef-
fets dont un artiste plus grand que lui tient la source , il se
soumet et il adore, il ne prétend pas s'ériger en juge de ce-
1 ui qui juge le ciel et la terre. Son drame , il le mène paral-
lèlement à ce qui est le drame de Dieu. L'humanité entière
accuse chaque jour la Providence de partialité envers les
méchans, et le poète sourit du sourire de Dieu, lorsque mon-
tent contre lui les mêmes blasphèmes.
Quand il creuse l'ame , ne renvoyer jamais le peuple sans
!24 REVUE DE PARIS.
une moralité austère et profonde. Quelquefois seulement,
lorsque la multitude aura besoin plutôt d'être distraite qu'en-
semencée de nouvelles leçons, l'égayer par les innocens ca-
prices de Part, fleurs, couleurs, harmonies, brillantes inuti-
lités que le poète prodigue à l'exemple du Créateur, qui,
après avoir jeté le blé dans nos champs , y a semé aussi les
bluets, les marguerites et les roses. Car Part est ainsi , l'art
a son blé et ses roses , c'est-à-dire son instruction qui est le
pain de l'ame, et ses plaisirs qui en sont les parfums. Ne pas
oublier que le succès conquis aux dépens de l'honneur est
stérile pour tous; qu'un ouvrage corrupteur entraine avec
lui cette conséquence, ou que 1 auteur a fait le mal, ne pou-
vant faire le bien, signe d'impuissance, ou qu'il a pu éviter
le mal et ne l'a pas fait , et qu'ainsi il est un malhonnête
homme. Car dire que le poète et le philosophe sont ennemis,
c'est mentir à l'évidence. Tout grand poète est un grand phi-
losophe. Homère est profond comme Platon. Enfin, puisque
Voltaire a pu corrompre pendant trente ans tout un peuple,
pourquoi ne serait-il pas également possible de l'élever, de
l'éclairer, de l'instruire , de le bonnifier ? Mais les tragédies
de "Voltaire sont mauvaises. Soit; mais pensez-vous sérieu-
sement que ce soit à cause de leur but philosophique ?
Pour l'histoire, nous l'avons déclaré, nous ne croyons pas
que les faits en puissent être altérés ou changés. Il s'ensuit
donc que, s'il a piu au souverain Seigneur de ne pas punir
le crime, ceux qui en seront scandalisés devront porter leurs
plaintes contre tout autre que le poète. Le poêle, répétons-
le, ne se charge pas d'être plus Dieu que Dieu. Mais le peuple
apprendra l'histoire, et à mesure qu'il en recevra des lumiè-
res, il s'habituera à ne point tirer des événemens de fausses
conclusions, et à ne point, sur quelques faits opposés en ap-
parence au idées vulgaires de morale , dresser tout aussitôt
un système vain et injuste de plaintes et de récriminations.
Si le drame historique se marie au drame d'imagination ,
le poète veillera plus sévèrement encore à la portée morale
de son œuvre. 11 n'oubliera point que deux démentis donnés
en même temps au préjugé niais, mais malheureusement
très-répnndu , qu'une pièce de théâtre n'est saine qu'autant
que le vice ne triomphe pas, comme on dit, pourraient
REVUE DE PARIS. l'O
peut-être opérer fâcheusement sur l'esprit prévenu d'un au-
ditoire grossier. Il faut que le poète s'efforce dans ces cas
de concilier sa mission artiste avec sa mission citoyenne . Il
faut qu'il emploie sa pensée dont il dispose , à compléter la
pensée universelle dont il ne peut être que l'humble admi-
rateur. Il faut qu'il construise sa fable , de manière que
ceux de ses spectateurs pour qui la leçon de l'histoire de-
meurerait impénétrable , recueillent au moins sa leçon ,
formulée moins philosophiquement, mais avec plus de net-
teté et de relief. Enfin , pour user d'une expression ascéti-
que , il faut qu'il y ait dans l'œuvre présence réelle de la
morale.
Il est donc possible que le théâtre se réforme et réforme.
— §IV. — Maintenant nous avons répondu aux trois ob-
jections de Bossuet et de Rousseau , la première partie du
dilemme est résolue. Puisque vous ne pouvez ne pas vouloir
des théâtres , vous en voulez donc , et vous tombez de cette
manière, parmi ceux qui nous eussent volontiers fait grâce
de la discussion. Reprenons à présent le dilemme à sa se-
conde partie , où il ne s'agit plus que de déterminer com-
ment on les veut.
Y en a-t-il de plusieurs façons ? Je ne le suppose pas. On
est unanime sur ce point qu'il les faut bons. C'est aussi no-
tre pensée. Mais ne vous ai-je pas démontré pendant tout
le cours des argumens de Bossuet et de Rousseau que les
théâtres étaient bons et très-bons. Qu'avez-vous à répondre?
Ceci, peut-être : que juste, en général , ma proposition
est fausse dans le particulier , pour notre théâtre moderne
par exemple. Jusqu'où se peut soutenir une opinion qui s'in-
scrit en faux du général au particulier , et dans quelle ma-
tière? dans une matière où l'on ne conclut que du particu-
lier au général , c'est ce que je n'examinerai pas. Acceptons
même les chicanes. La vérité s'éclaire avec l'erreur.
Seulement, avant d'aller plus loin , entendons-nous sur
le mot bon. Vous voulez le théâtre bon , mais est-ce bon lit-
térairement ? Ce ne saurait être la question. Un siècle ne
s'accuse pas lui-même d'impuissance. Que les restes de l'âge
précédent , momies qui se perpétuent , sortes de cadavres
vivans parles pieds, morts par la tête, crient bravement
8 3
26 REVUE DE PARIS.
que tout est dégénéré ; loin de voir là une preuve de notre
faiblesse, j'y vois au contraire la confirmation de ceque j'a-
vançais, à savoir qu'un siècle ne se croit jamais sans mis-
sion ni au-dessous de sa mission. Ces cheveux blanchis ne
se félicitent tant de leur candeur, que parce qu'ils ne sau-
raient plus être ni jeunes ni fous. Notre grand crime , c'est
leur grand âge. Nous serions meilleurs si nous étions pires.
D'ailleurs nous ne discutons pas ceci, thème de plusieurs
volumes; mai= simplement s'il existe contre le théâtre des
fins de non-recevoir religieuses ou sociales. Nous arrêter
par des objections d'une autre nature , ce n'est pas nous ar-
rêter; car on avouera qu'il serait commode de renverser
le théâtre par le théâtre , de tuer une chose parce qu'elle
n'en est pas une autre. Bossuet ni Rousseau ne l'ont fait. Ils
ont attaqué avec violence la scène de leur temps , mais tous
deux en laissant de côté la question de forme; l'honneur le
commandait.
Ici bon signifiera donc ce qui n'est pas contraire à la mo-
rale; le dernier mot pris lui-même dans sa plus grande et
sa plus belle acception , l'observance des choses divines et
humaines , la pratique des devoirs de l'homme tant envers
son créateur qu'envers son semblable.
Eh bien ! la question une fois posée en ces termes , je dis
que non-seulement notre théâtre est bon , mais bien plus ,
que notre théâtre est meilleur que les précédens théâtres de
France.
Touchant à la morale , nous loucherons fréquemment à
l'art, et l'on verra que, supérieurs du premier côté, nous
ne sommes point du second restés aussi inférieurs qu'on se
plaît à l'écrire. Personne n'ignore que le fond entraîne la
forme.
Comme aussi je n'ignore pas que nous vivons dans un
temps où la bonne foi n'est pas ce qui court les rues , et que
quantité de beaux-esprits qui luisent par un nombre infini
de qualités d'un autre genre , sont ternes par cette face; je
rappellerai avant de rien entamer, que je n'entends pas
ériger la muse de notre scène en déesse de la perfection,
que je lui reconnais même beaucoup de défauts qui la défi-
gurent. On a pu s'en convaincre par la critique que j'en ai
REVUE UE PARIS.
27
faite et par les améliorations que j'ai demandées à son état.
Mais, telle quelle, notre scène est meilleure que celle du dix-
septième et du dix-buitième siècle ; voilà ce que j'essaierai
de prouver.
Un beau théâtre . un théâtre admiré, un théâtre qui a été
proclamé , par Rousseau lui-même , noble , grand , superbe
et moral; un théâtre à qui Racine doit ses plus précieuses
inspirations, Corneille quelque chose de son énergie et de
son grandiose , Voltaire le lustre de vingt de ses succès ;
un théâtre, le seul qui n'ait été nié d'aucun temps, d'aucun
pays, d'aucun peuple, aujourd'hui également célébré des
jeunes et des vieux écrivains ; le théâtre grec enfin , veut-on
que pour modèle nous prenions le théâtre grec ? Un point de
comparaison nous est nécessaire.
Ce concours d'admirations, celte gloire qui devient de
siècle en siècle plus vive, ce laurier respecté de toutes les
opinions humaines, vents furieux et jaloux qui ne respectent
rien, tant d'éclat et de culte, le théâtre grec l'a mérité,
parce que sublime et inestimable comme art pur , comme
art universel, comme essence de l'art, il est encore ines-
timable et sublime comme art appliqué à une nation. Sopho-
cle, pour nous, c'est une pyramide; nous admirons. Pour
les Grecs, c'était une pyramide et un tombeau. Dans la tète
de ce vieillard, leur glorieuse histoire était couchée. Ils
élevaient vers lui des cris supplians, et le tombeau s'en-
trouvrait, et l'histoire ceinte de palmes, conduisant ses
héros par la main , s'élançait radieuse à la face de la Grèce
entière. Et la Grèce entière était régénérée, et ses enfans
admiraient et profitaient. Sophocle était plus qu'un poète, il
était un poète et un historien.
Aussi quelles oreilles tremblantes prêtaient aux oracles de
ces législateurs le grand roi de Perse et la foule des petits
rois, étuiies de sa royauté, et le roi de Macédoine et tous
les seigneurs de la terre d'alors ! Comme tout cela était
pâle! Comme le bruit des applaudissemens de la Grèce les
tenait éveillés sur leurs trônes d'or et peuplait leurs nuits
sans sommeil des fantômes d'un Eschyle ou d'un Sophocle !
Comme un Hiéron recevait au rivage de sa Sicile cet Eschyle
fuyant l'ingratitude de la patrie ! Comme un Archélaiis s'in-
28
REVUE DE PARIS.
clinait humblement devant cet Euripide qui avait vengé
Socrate de ses meurtriers, et s'en allait cherchant un asile
contre les colères déchaînées des dieux et des femmes ,
Euripide qui ne fut pas un Voltaire, mais unByron! Comme,
à son tour , le grand Roi entrant chez les Grecs , demandait
qu'on lui fit voir le poète de la Comédie , cet Aristophane qui
transportait chaque jour le peuple athénien contre ses am-
bassadeurs , ses traités de paix, ses prétentions et ses ruses!
Ces foudres populaires, tous ces rois saisis de terreur et
d'admiration , s'évertuaient à les conjurer.
Notre théâtre en est à ce point , sinon de gloire , du moins
de travail. Car sur tous les terrains le travail ne rapporte
pas ce beau fruit. Les contemporains aiment mieux louer les
petits talens , parce qu'ils sont nombreux et peu dangereux
à leur amour-propre. On espère bien les surpasser et re-
prendre tôt ou tard l'encens qu'on leur a si libéralement
prêté. Et puis les médiocrités étant plus à la portée de l'in-
telligence et de l'ame du vulgaire, on ne doit pas s'étonner
qu'elles soient ce que le vulgaire caresse de préférence. Du
reste , quand un homme dénigre , pénétrez toute sa pensée,
et il sera bien extraordinaire si vous ne trouvez au fond de
quoi vous consoler de sa piqûre.
Quoi qu'il en soit , tel de nos poètes est égal à Sophocle.
Victor Hugo ne nous satisfait pas moins au point de vue de
l'art pur et universel, qu'au point de vue de l'art spécial et
national. Je remarquerai pourtant que la nationalité, comme
on l'enlend généralement, disparaît de jour en jour , chassée
par un esprit meilleur. On disait la nation du temps de So-
phocle, on dit aujourd'hui l'humanité. Il y avait des guerres
de peuple à peuple ; désormais ce sera une lutte d'opinion
à opinion. La famille universelle se constitue. Ainsi, quoi-
que particulièrement attaché à notre histoire, le poète ne
fait point de difficulté de nous conduire dans les annales
étrangères. Il est vrai, en outre, que l'histoire moderne
présente cette différence avec l'ancienne, que jadis 1 équili-
bre était entre deux ou trois peuples et qu'aujourd'hui il se
balance entre quinze ou vingt nations. Idées et sang, nous
avons mêlé tout ensemble. On ne parlera pas de la France
sans parler de l'Angleterre, et de l'Angleterre sans parler de
B EV'UE DE PARIS. £9
la Hollande, et de la Hollande sans parler de l'Espagne, et
de l'Espagne sans parler de l'Amérique, et de l'Amérique
sans parler des Indes ; et vous ne parlerez pas de l'Occident
sans parler de l'Orient. L'histoire moderne est un soleil levé
sur toutes les populations et qui les éclaire toutes également.
Je disais donc que ces deux arts , l'art grec et l'art fran-
çais d'aujourd'hui , pivotaient entièrement , absolument, sur
une seule chose , l'histoire.
Nous avons, de plus que les Grecs, le drame que l'on
nomme d'imagination; mais, avant d'entrer dans aucun
débat, faisons voir comment, encore qu'il paraisse étranger
à l'histoire , ce drame n'en est cependant qu'un rameau et y
puise sève et vie. Il nous est essentiel d'établir profondé-
ment et invinciblement cette vérité , qu'en dehors de l'his-
toire il n'y a point de littérature.
Chaque jour on entend crier : l'homme n'agit pas ainsi !
on nous dénature l'homme ! le cœur de l'homme n'est pas
formé de cette manière ! beaucoup de phrases enfin , où cette
vague désignation revient avec une pompe infinie et un vide
non moins considérable. Que signifie en effet ce terme géné-
rique, que nous avons par malheur emprunté aux philoso-
phes, rêveurs qui sont toujours plus soucieux de caractériser
vite que bien , et à qui il est nécessaire de tout élever à l'ab-
straction pour mieux échafauderles idéologies où ils se con-
sument. L'homme général, ce me semble, n'existe qu'aux
même conditions que la matière , qui n'existe pas sans cer-
taines formes individuelles à tous révélées. Ainsi, on ne
touche pas de la matière , mais une épée , une plume, une
pierre , un charbon. On ne connaît pas d'arbres, mais des
chênes, des tilleuls, des ormeaux, des saules, des peupliers.
On ne connaît pas d'animaux, mais des biches, des chevaux,
des mulets, des loups, des lions, des tigres. De même, il
n'existe pas d'hommes , mais Pierre . Paul , Charles ou An-
toine. Le monde est partagé en peuples, chaque peuple a
son individualité , et chaque homme , dans ce peuple, déve-
loppe la sienne. Le Juif n'est pas le Français, pas plus que
Jean n'est Philippe. Nous avons tous un visage semblable,
et tous cependant un visage différent. Notre cœur est fait de
même, et fait diversement. Rien n'est plus identique que nos
8 . 3.
BO REVUE DE PARTS.
sensations et rien n'est plus disparate. Comparez : votre
fureur est longue , la mienne rapide. Votre amour est calme,
mon amour est violent. Vous êtes lent à vous apitoyer , moi
facile à l'émotion. Vous ne pardonnez jamais, je pardonne
toujours. Donc nous sommes un , donc nous sommes deux.
Mais notre manière de sentir dépend de notre manière
d'être. Or , notre manière d'être , qui la détermine ? A coup
sûr le cercle où nous vivons. Et ce cercle , qui le trace ? Les
lois, la religion , les coutumes , les préjugés, l'âge , le pays,
enfin, tous les hasards d'une situation particulière et publi-
que. Apercevez-vous déjà comment notre école appelle ,
avec raison , les passions des choses historiques. Le cercle
où je vis n'est pas celui où vécut, mon père , et celui où vécut
mon père n'est pas celui où mourut mon aïeul. Nous avons
changé avec ce qui nous entourait , et le cercle changé , la
passion change. Le cœur varie avec le moule. Ce moule, c'est
l'histoire.
11 ne me paraît pas qu'il faille de grands efforts d'intelli-
gence pour comprendre ces théories. Quoique fondamenta-
les, elles sont simples. On interprétera mieux, en les
appliquant, ce que j'entendais dire plus haut par l'étroite
connivence établie entre l'ame et l'histoire. Si je ne me
trompe, on doit voir qu'en effet l'histoire est le résultat des
sentimens de l'ame, et, réciproquement, que les sentimens
de l'ame sont le résultat des faits historiques. Ici le principe
ou la fin sont un. Ils s'amalgament.
Or , si vous enlevez à la littérature les accidens de l'ame
et de l'histoire , que lui restera-t-il ? Rien , et donc en dehors
de l'histoire qui contient l'ame, il n'existe point de littéra-
ture ; ce que j'avais à démontrer.
Mais,dira-t-on , la majorité des écrivains se trouve con-
damnée par les règles que vous posez. Je le confesse; mais
ce n'est pas ma faute si la conséquence, en logique, est
un couperet. Soyez plus juste , vous , et n'examinez que ceci,
à savoir si j'ai raison en principe. Du reste, cette objection ,
loin d'attaquer notre système , en dévoile au contraire
la sagesse et la solidité. Ace point de vue tout auteur existe,
parce que tout fait est un fait, et que nier Racine serait , à
mon sens , nier Tédit de Nantes ou la bataille de Rocroy.
REVUE DE PARIS.
31
Je juge Corneille et Molière selon les idées de leur temps,
et de leur temps je les trouve plus ou moins admirables.
Aujourd'hui même ils le sont encore . mais seulementcorame
expression historique ; sinon , non. JEn je n'en veux d'autre
preuve que la réponse que vous allez faire à ma question.
Croyez-vous, par exemple , que si Molière était noire con-
temporain , il composerait les mêmes pièces? Evidemment
non. Et , par conséquent , s'il ne les composaitpas, toutes
belles qu'elles sont, nous n'avons pas tort d'en composer qui
ne leur soient point semblables.
Mais revenons à notre affaire. Nous avons prouvé qu'il n'y
a pas de littérature en dehors de l'histoire , et, précédem-
ment nous avions choisi pour terme de comparaison le théâ-
tre grec. Or , ce qui démontre encore que nos théories sont
justes , c'est qu'elles sont d'accord avec le plus beau théâtre
qui ait jamais existé , de l'avis de tous les siècles et de tous
les partis. Et , si ce n'était présomption, j'ajouterais que
ce qui est une nouvelle preuve de la haute valeur du théâtre
grec, c'est que , dans son développement , il sanctionne et
ne contrarie jamais cette nouvelle manière d'envisager les
passions.
Je n'ai point mis dans mes plus chères ambitions de de-
venir l'Aristote d'un second Homère. Il est certain néan-
moins que les présentes idées de notre littérature cherchent
et implorent une formule qu'elles n'obtiennent pas. Toute
littérature est une reine qui veut une poétique pour palais.
Chacun de nous peut aspirer à le bâtir. Vous, apportez des
colonnes d'or j vous , des entablemens de marbre ; vous, des
pourpres et des soies ; vous , des jardins ; vous , des eaux ,
des lacs, des rivières. Creusez ici une vallée et dressez ià-
bas une montagne. Que le temple soit digne de la déesse !
Qui donc a écrit dans une préface de mauvaise humeur , que
le cerveau du critique était une terre ingrate et stérile? Que
celui-là enfante demain une belle œuvre, et cette terre ver-
sera sur son front plus de fleurs , que le ciel n'a d'étoiles,
que la mer n'a de perles , que la femme n'a de sourires, que
sa muse , à lui-même, n'a de couronnes triomphales rem-
portées sur nos scènes.
Mais ces qualités historiques qui distinguent si éminem-
32
REVUE DE PARIS.
ment le théâtre grec et le théâtre français de nos jours , ces
qualités vitales manquent complètement au théâtre du dix-
septième siècle. Son théâtre n'est point national . n'est point
historique. Son théâtre est grec ou romain , ou plutôt ni ro-
main ni grec. Comparer Racine à Sophocle , c'est assimiler
la colombe à l'aigle ; bien pis , c'est élever une copie infidèle
au rang d'un original sublime et vrai. Le Grec du dix-sep-
tième siècle était Français; ou plutôt , dans ce monstrueux
accouplement d'Athènes et de Versailles, de Louis XIV et
d'Hercule , nous n'étions plus Français et nous n'étions pas
encore Grecs. On était quelque chose de bâtard, d'étranger
à tout pays, à toutes mœurs , à toutes traditions; quelque
chose qu'on n'avait jamais vu et qu'on n'a plus revu depuis ;
quelque chose enfin qui ne seraitmême pas descendu jusqu'à
nous , si Corneille et Racine n'avaient pris soin de le river à
Féternité de leur style.
Il s'ensuit que le théâtre du dix-septième siècle n'est pas
moral, car il ne prêche , comme on voit, aucun devoir en-
vers notre religion ou envers notre société. Bien au contraire,
ces mœurs bâtardes entraînèrent à une société bâtarde et à
une religion bâtarde. Les héros de Corneille et de Racine
n'adorent ni Jupiter , ni le Dieu des chrétiens. Ce qu'ils in-
voquent a face de Jupiter par devant et face de l'éternel par
derrière ; ils n'obéissent ni à des lois grecques ni à des lois
françaises; ils nesontdominés ni par des coutumes ni pardes
préjugés. Ce sont des abstractions en bottines et en perru-
ques. Le langage même s'en ressent; car qu'est-ce que
le langage , sinon la manifestation de la pensée? Le lan-
gage , c'est la pensée même. Or la pensée est vraie ou
n'est pas vraie; et Boileau a très-bien dit : Le vrai seul
est aimable !
Qu'on juge donc du dix-huitième siècle, où commence
cette négation furibonde du passé qui se perpétue encore
aujourd'hui! Qu'on juge du dix-huitième siècle ! Racine avait
été gâté par la cour ; mais Corneille , qui fut plus indépen-
dant , et qui en outre était doué d'un génie plus vasteet plus
profond ; Corneille , en se laissant aller à la simple contem-
plation des grands faits primitifs de toute société , faits qui
se développaient encore de son temps , Corneille est arrive
REVUE DE PARIS. 83
souvent à la vérité , et alors Corneille , le vieux Corneille a
cent coudées. Entre raille exemples , nous citerons celui-ci:
Attale , interrompu par IVicomède son frère, qu'il ne con-
naît pas, adresse ces mots à la reine d'Arménie :
Si cet homme est à vous , imposez-lui silence,
Madame , et retenez une telle insolence.
Si cet homme est à vous ! c'est la féodalité latine devinée
par la féodalité française.
Dans la même tragédie, que Voltaire dit ne savoir com-
ment qualifier , et que , pour mon goût , je place au premier
rang des chefs-d'œuvre de Corneille, il est parlé sans cesse
du père de Flaminius et de ses aïeux et de la splendeur vé-
nérable des races princières et patriciennes. En un temps
©ù la république romaine était incomprise , la noblesse fran-
çaise a donné au poète le secret de la noblesse à Rome.
Quiconque lira attentivement Corneille demeurera émer-
veillé de la trempe de son génie et de ce don de divination
qui a été fait aux intelligences supérieures , et que personne
plus que lui n'a possédé. C'est ainsi que le divin Shakspeare
a, dans Antoine et Clcopâtre , presque inventé la Rome véri-
table.
Mais Voltaire , qui nie tout, n'arrive à rien. Le scepti-
cisme est stérile. Voltaire l'historien découvre et tue Voltaire
le tragédien. Le tragédien est même pire , parce que , libre
du frein des événemens, il nous précipite avec plus d'aveu-
glement et de rage, s'il se peut, dans le chaos hideux de
ces théories subversives. Cet homme conçut une grande idée,
mais il n'avait pas été envoyé pour le bien. Il ne lui revien-
dra point de gloire pour avoir ajouté au théâtre les fertiles
et innombrables plaines de notre histoire moderne. Ce ne fut
pas pour les ensemencer ; mais l'incendie qu'il soufflait ne lui
parut pas assez au large dans le passé, il prolongea le champ
pour prolongerladésolation.OnsuitVoltairedansnos anna-
les, comme un diable, à la mutilation de toutes les choses pu-
res et sacrées. Que pouvait à la scène un tel génie? Corneille et
Racine bâtissaient de faux dieux et de faux hommes,mais enfin
des dieux et des hommes. Voltaire, lui, n'a bâti que le néant,
34 REVUE DE PARTS.
Obligé d'effleurer ces matières plutôt que libre de les ap-
profondir , je ne m'arrêterai pas à faire saillir l'immoralité
du théâtre au dix-huitième siècle ; car, indépendamment
des défauts signalés dans Corneille et Racine , Voltaire , qui
résume tout le théâtre de son temps , a de plus à lui propres
les vices de la philosophie , qu'il infiltrait par grosses et pe-
tites veines dans ce reste de société à l'agonie. Il fut le pre-
mier depuis saint Charles qui aperçut dans le théâtre un
moyen et qui y apporta un but. Il l'érigea en arsenal , cha-
que comédie était un siège chaque tragédie une bataille. Ses
milliers de vers étaient des milliers de flèches , et pour que
toute plaie fût irréparablement mortelle , il en trempait les
fers dans le sourire vénéneuxqui ne quittait pointses lèvres.
D'une incomparable hardiesse, d'une volonté d'airain, d'une
constance à toute épreuve, arrivant au génie à force d'es-
prit , et plus méchant encore que spirituel , cet homme, qui
haïssait tant le catholicisme, affecta toute sa vie la papauté
de Terreur. L'unité qu'il ruinait sous les idées nobles et
conservatrices, il employa sa longue et terrible existence
à la donner pour base à ses doctrines ; et ce qu'il a de fatal
et de singulier, c'est qu'il réussit. Il fit du théâtre son église.
Avec V Encyclopédie , il parodia l'Évangile.
Autre a été notre manière de comprendre l'histoire , au-
tres sont aussi les résultats que nous avons obtenus. Notre
théâtre a compris l'histoire comme le théâtre grec, et, à ce
titre, il est supérieur aux théâtres du dix-septième et du dix-
huitième siècle. Le dix-septième avait altéré , le dix-hui-
tième avait détruit. Nous qui avons reconstruit, nous som-
mes forcément plus moraux.
Jusqu'ici notre théâtre est dans un seul homme , M. Vic-
tor Hugo. A ceux qui nous citeront M. de Vigny, nous ré-
pondrons que nous reconnaissons à l'auteur de la Maréchale
d'Ancre un talent plein d'élévation, mais que nous necroyons
pas notre jugement assez sûr pour l'aventurer sur une seule
pièce. Attendons. Pour BM. Dumas , nous parlions tout à
l'heure de ses couronnes , et jamais nous n'avons nié la
grande puissance dramatique qui est en lui. Nous ferons
seulement remarquer que M. Dumas est sans système , et
que la plupart du temps il développe des idées qui se con-
REVUE DE PARIS. 3o
tredisent plutôt qu'elles ne s'harmonient. A noire avis, point
de chances désormais d'être un grand poète dramatique
sans être un grand historien. Et voilà pourquoi se trompe
étrangement un je ne sais quel journaliste anglais, reproduit
par la Reçue britannique, qu: accuse M. Victor Hugo d'être
une ignorant. L'ignorant, je n'en doute point, et personne
n'en doutera qui aura lu cet article très-vide, très-grossier,
et qui sent la mauvaise bière de Londres; l'ignorant atta-
qué sur Marie Tudor apprendrait à coup sûr à monsieur le
journaliste anglais Thistoire de son propre pays, et même.
s'il en avait le temps ou la curiosité, celle de France qu'il
nous parait posséder au même degré.
Mais il ne s"agit pas ici des voisins qui sont toujours en-
vieux. On parle de M. Victor Hugo de l'autre côté du détroit,
comme en 18241aFrance parlait de lord Byron. ]N"ous pour-
rions néanmoins citer d'honorables exceptions, et au Théâ-
tral Magazine opposer VEdinburgh Magazine. Papier pour
papier, comme dit le juif de Marie Tudor. >"ous étonnant
quelque peu cependant que MM. les rédacteurs de la Revue
britannique aiment mieux traduire les injures que les louan-
ges , les déguisemens que les vérités. Pur patriotisme, je
gage !
Un seul homme représente donc notre théâtre. Or, voici
ce que cet homme a fait. Il a porté la littérature dans l'his-
toire, et de cette manière il a tout renouvelé. .Notre théorie
des passions, c'est dans ses œuvres que nous l'avons étudiée.
Chaque chose tenue dans sa nature est allée rigoureusement
à sa fin. Il a laissé à chaque peuple son originalité. Les
croyances ont été respectées. Les œuvres en ont grandi et
les moralités aussi. Les précédens théâtres avaient eu l'en-
thousiasme des époques idolâtres, et des maximes étrangères
vêtues d'apparences chrétiennes s'en étaient suivies qui
avaient corrompu plutôt qu*éclairé ; ou le chris'ianisme
avait été prostitué sur la scène aux huées de la multitude.
Le grand poète vint et intronisa les siècles chrétiens parmi
nous. La mythologie disparut. A cette heure on peut mettre
un croix au front des théâtres comme au front des églises.
Dieu descendit sur la scène. Son saint Evangile y fut adjuré.
sa morale prise pour règle. Le Christ, qui avait perdu ce
36 REVUE DE PARIS.
monde, le reconquit, et lorsqu'il le retrouva, de bois il était
devenu or et marbre : voilà pour la religion. Voici mainte-
nant pour la société. Tout ce que Voltaire a ruiné, M. Hugo
le rebâtit. Voltaire monte dans nos annales pour consumer
et détruire. C'est plus un incendie qu'une pensée. Suivez au
contraire M. Hugo, et vous l'y voyez marcher comme un
saint prophète. Il relève, il console, il guérit. C'est lajustice
qui passe , lajustice et la science , sa sœur. Ce mâle adver-
saire de la destruction explique au peuple la royauté qu'on
lui a rendue insupportable, la noblesse qu'on lui a rendue
odieuse, la législation et les anciennes coutumes que l'igno-
rance ou la mauvaise foi ont biffées , dénaturées ou calom-
niées.
Et semblable à l'aigle héraldique, qui regarde de ses deux
têtes deux mondes à la fois, menant l'œuvre de la société, il
mène aussi l'œuvre de l'art. Que n'explique-t-il point au
peuple? Un nouveau monde de passions était à découvrir, il
le découvre. L'architecture , notre architecture indigène ,
si outrageusement sacrifiée à l'architecture étrangère et
païenne , il la relève et la restaure. C'est lui, grand, sublime
et infatigable ouvrier, qui a planté au faite de nos cathé-
drales et de nos châteaux la branche d'arbre en fleur. Cette
belle langue française , ce fruit jadis d'une si vive couleur
et d'une saveur si savoureuse, dont Molière et Corneille
semblaient avoir tiré tout le suc et tout l'or; celle langue
que Voltaire en mourant avait laissée aussi sèche, aride et ri-
dée que la gorge d'une vieille débauchée ; il parait, et cette
langue dépouille sa flasque décrépitude pour revêtir l'éclat
et la fermeté d'une nouvelle jeunesse. De notre langue on
peut crier comme de nos rois qui meurent; mais le second
cri, le cri de résurrection et de salut , c'est lui qui l'a jeté.
Tels sont les trois théâtres de France. Quel est le plus mo-
ral des trois? Il ne me parait pas que c'en puisse être un
autre que celui qui ressemble le plus parfaitement au théâ-
tre grec , lequel nous acceptons tous , amis ou ennemis des
spectacles , pour le théâtre modèle , et tant sous le rapport
de l'art et de la morale , que sous le rapport de l'éducation
publique.
Or, la scène française du dix-neuvième siècle, et la scène
REVUE DE PARIS. £7
grecque de Périclès ont même pivot , l'histoire; même but-,
Part et la nation. Je vous laisse la conséquence.
On a pu voir par tout ceci que nous avons une manière
particulière , une manière à nous d'entendre la morale. C'est
celle de tous les gens qui aiment mieux agrandir les ques-
tions que les rapetisser. Aujourd'hui ou décide de la mora-
lité des œuvres , selonla quantité de meurtres ou d'adultères
qu'elles contiennent j ce qui est certainement une bizarre
échelle de proportion. Du reste . à ce taux , les prééminen-
ces ne sont plus difficiles à déterminer. Comptez combien
de meurtres dans Cornedle , combien dans Racine, combien
dans Voltaire , et faites votre addition. Cette méthode con-
duit à des résultats tels que ceux-ci : M. Casimir Delavigne
supérieur à Corneille. Le plus candide sera le plus puissant.
Vous hissez du coup M. Bouilly à côté d'Eschyle , que dis-je ?
Eschyle fréquemment coupable d'adultères et d'assassinats,
de viols et d'incestes, tombe immédiatement au-dessous de
VAmi des Enfans.
Et voilà pourtant depuis cinq ans tout le fond où s'exerce
la critique moderne ! Dans Lucrèce Borgia , elle compte les
cercueils et les coupes de poison ; les adultères dans Antony ,
la meilieure des productions de M. Dumas. Dans la Maré-
chale cl' Ancre , elle avait énuméré les baisers criminels et les
coups d'épée sanglans. Enfin, toute pièce , devant ce tribu-
nal du bon plaisir, présente matière à condamnation.
Ces messieurs n'aiment pas qu'on tourmente leurs nerfs.
Emouvez-les sans les émouvoir. Qu'ils tremblent , mais que
ce soit , s'il est possible , sans que leur pouls précipite son
mouvement. Et si quelque sot , prenant ces simagrées au
comptant, s'en vient nous servir une bergerie, il faut les
voir rire , il faut les entendre crier à l'idylle , aux moutons,
aux houlettes, aux vieux bosquets de roses ! Ils ne taris-
sent plus; et le plus plaisant de leur aventure, c'est qu'ils
oublient de la meilleure foi du monde que tout ce bel éclat
ne les fête pas moins, eux, coupables du conseil, que le
pauvre auteur coupable de l'exécution.
lisse lèvent et ils crient à l'idylle, parce qu'après tout
ce sont pour la plupart des gens d'esprit , et qu'ils savent . en
cette qualité, que la tragédie ne se compose pas avec des
8 4
88
REVUE DE PARIS.
soupirs et des œillades. Ils savent que la tragédie est armée
d'un poignard et tient les regards fixés , comme ceux qui
viennent de commettre un meurtre. Ils savent que la tragé-
die est un thème sur les plus mauvaises passions ; qu'Aris-
tote , au chapitre x de sa poétique , dit expressément que la
passio?i , c'est-à-dire l'élément de la tragédie , est une action
douloureuse ou destructive , comme des meurtres exécutés aux
yeux des spectateurs , des tourmens , des blessures , en un mot ,
du sang répandu. Ils savent que le même Aristote dit ailleurs
que c'est à tort qu'on blâme Euripide de ce que la plupart de
ses pièces se terminent au malheur , qu'il est bien dans les
principes; qu'il ajoute plus bas : Je mets au second rang,
quoique quelques-uns leur donnent le premier f les pièces qui
ont une catastrophe double , comme V Odyssée, oie les bons et les
méchans éprouvent un changement de fortune. Ceux qui leur
donnent le premier rang n'ont égard qu} à la faiblesse des specta-
teurs , à laquelle les poètes ont la coutume de se prêter quelque-
fois. Ce point, comme on le voit, n'a fait obstacle en aucun
•temps.
Je n'imagine pas que de cette nécessité d'employer les
passions mauvaises , on songe à se forger un argument
contre moi. Le cas échéant , je rappellerais ce que j'ai dé-
veloppé dans le paragraphe premier de mon article, où j'ai
établi avec raison , ce me semble , que le théâtre usait des
affections condamnables pour exciter, entretenir et propa-
ger les affections louables et douces.
Reste le mode. Et je conviens qu'en effet dans la manière
de traiter les passions nous semblons apporter moins de
retenue , non pas que les Grecs , mais que lesprécédens tra-
giques de France. Chose facile à expliquer ! Ce n'est pas
certainement que nous soyons immoraux , comme on le dit,
mais nous pensons justement que le nombre de meurtres ou
d'adultères importe peu' si nous en devons à la fin obtenir
de hautes beautés d'art et de morale; comme aussi qu'on
peut , sans effleurer adultères ni meurtres , conclure à quel-
que immoralité cynique et crue. Mais il est une autre raison
plus solide encore de cette apparente brutalité du théâtre
moderne : c'est qu'une fois placé clans la vérité, il lui a fallu
ôtre vrai jusqu'au bout. Le* précédens théâtres , vivant de
REVUE DE PARIS. 39
pensées "mensongères , parlaient une langue souvent men-
songère. La vapeur qui roulait dans l'idée se répandait dans
le style. La périphrase est une fumée. Chez nous , au con-
traire, la pensée précise a donné un style précis. La passion
générale a un langage général , mais l'individualité ses
tours et son cachet. On remarquera que le même résultat
est né chez les Grecs de la même cause. Sophocle dit les
choses comme Victor Hugo. Et si l'on veut faire une étude
curieuse et amusante, on mettra en parallèle les morceaux
que Racine a empruntés aux poètes grecs , avec la traduc-
tion littérale de ces mêmes passages; et l'on sentira com-
bien sont fondées ces observations.
Ensuite ces formules de vérité n'ont pas dû déchainer
moins de calomnies , ou éveiller moins de susceptibilités.
Autrefois entre le parterre et la scène le lien était chiméri-
que. L'émotion était presque aur.si conventionnelle que la
passion représentée. Nous sentant au-dessus ou au-dessous
de ces conditions impossibles , notre cœur se rassurait au-
tant qu'il s'effrayait. Notre joie ou notre douleur, par une
sorte de loi d'équilibre, prend toujours le niveau de notre
intérêt. Or notre intérêt , quise passionne dans le possible,
languit et meurt dans l'abstraction. Mais aujourd'hui le par-
terre tient à la scène , comme l'enfant à sa mère. Il s'est
établi entre leurs sensations une communauté parfaite, de
telle sorte que l'émotion du spectateur est toujours en rai-
son directe du talent avec lequel le poète sait être vrai. Mais
la vérité est nue , on le sait, comme l'impudeur. Les miopes
et les hypocrites ont feint de s'y tromper.
Tout ce qui est écrit ici sur cette matière , l'a été pour la
comédie aussi bien que pour le drame; car, selon les théo-
ries exposées , la comédie n'a pas non plus d'autre pivot que
l'histoire. Dans l'histoire, le côté plaisant; voilà ce qu'elle
affectera, comme d'ailleurs il est de son essence. La tragé-
die, que nous n'avons jamais prétendu bannir , demeurera
maîtresse du côté exclusivement sérieux , qui a toujours été
son terrain. Il est clair , du reste, que la grande synthèse
sera le drame.
Nous avons jusqu'ici peu fait pour la comédie , d'abord à
cause du drame , qui nous en tient lieu ; ensuite , à cause de
40 REVUE DE PARIS.
la perfection où s'est élevé Molière dans ce genre. Cepen-
dant une nouvelle comédie est à créer, celle qui ressuscitera
les personnages bourgeois de l'histoire. Toute pièce est bien
historique , puisque toute passion est historique. Nous le
disions plus haut, le théâtre de Molière est historique; il
l'est, parce que c'est la meilleure constatation de l'état des
passions en France à une certaine époque, sous Louis XIV.
Mais les personnages qu'on nous offre peuvent avoir été ou
ue pas avoir été , venir de Dieu ou du poète. Là se sépare du
genre de Molière , le genre que nous croyons notre époque
destinée à construire. Celte comédie s'attachera plus spé-
cialement aux personnages bourgeois et à leurs mœurs ,
pour ne pas empiéter sur le domaine plus important de la
tragédie et du drame, qui se réservent naturellement les
hautes figures historiques et les passions en quelque sorte
royales.
Quant à la comédie de Molière, satire vive et personnelle,
est-elle possible aujourd'hui? Les conditions dans lesquelles
elle s'est développée ne sont-elles pas des conditions indis-
pensables de 'son existence ? Et ces conditions mortes , si
cette comédie survit, n'est-ce pas sous la promesse de s'a-
dapter aux nouvelles lois du monde où elle reparaît? Or,
je le demande encore , aujourd'hui la satire personnelle
quoique déguisée, a-t-elle des chances de succès et de
durée ?
Quoi qu'il en soit , cette digression établira aussi , je
l'espère, combien le théâtre honnête, le véritable théâtre
repousse toute solidarité entre ses œuvres et les pacotilles
du vaudeville. Et par vaudeville , nous n'entendons pas
seulement les pièces à couplets, mais encore ce mauvais
drame à machines dont nous sommes pareillement assaillis.
Cefungus a poussé sur les ruines de la comédie , et la co-
médie a été étouffée. Le vaudeville a encore le grand tort
d'être devenu une industrie. Il a troqué sa plume contre un
outil 5 d'artiste il s'est fait artisan. Cependant, quelque ira-
moral que parfois il se montre , on ne saurait sans injus-
tice ne pas le préférer aux farces qui se jouaient du vivant
même de Molière, aux comédies de la régence , en un mot
à toutes ces ignobles parades qui souillent les dernières
REVUE DE PARIS. 41
années du dix-huitième siècle. On aura beau dire , Piron ni
Vadé ne sont de 1839 !
§ V. — En résumant les diverses questions qui ont été suc-
cessivement traitées dans cet article, il se trouve que les at-
taques dirigées contre le théâtre ne sont soutenables ni au
point de vue philosophique , ni au point de vue religieux.
Bossuet et Rousseau se sont réduits aux trois mêmes argu-
mens. Ces trois argumens , nous les avons convenablement
appréciés , et tout ce vain appareil s'est écroulé.
Restaient certains misantropes , fougueux admirateurs du
passé et censeurs obligés de toute chose présente, qui, s'ils
sont moins logiques , n'en sont pas moins dangereux. Je
veux dire ces gens qui fréquentent le théâtre et qui en mé-
disent tout le long du jour. Cependant nous avons aussi
discuté avec eux , et ils ont été obligés de reconnaître que
le théâtre qu'ils contestent particulièrement , savoir le
théâtre moderne , était particulièrement bon, et même qu'il
était le meilleur de tous ceux qui ont existé en France, et
qu'ils admirent si fort.
Après avoir prouvé que ce théâtre était le meilleur , qu'il
était dans une voie de progrès , nous avons encore prouvé
que , pour peu qu'on voulût aider ses efforts , il ne s'arrê-
terait pas là , et deviendrait aussi bon qu'humainement il
est possible , nous avons fait plus , nous avons indiqué
comment, à notre avis, on le devait cultiver pour en tirer
tous les fruits qu'il est de nature à donner.
Eh bien! par tant de preuves amoncelées, ne sommes-
nous pas en droit de conclure que le théâtre est une grande
et salutaire chose , une chose qui a joui d'une haute impor-
tance dans le passé, et qui est destinée à un rôle encore
plus actif et plus élevé dans l'ère de paix et de travail où
nous entrons.
Ne sommes-nous pas en droit de demander à ceux qui le
dénigrent de réfléchir avant de tant fulminer , et de bien
peser s'il ne vaudrait pas mieux que toute la force qu'ils dé-
pensent pour sa ruine , fût employée au contraire à le con-
solider et à le faire fructifier.
Ne sommes-nous pas en droit de demander à ce public si
froid et si égoïste, de s'intéresser quelque peu à un enseigne-
8 4.
42 REVUE DE PARIS.
ment si capable de le moraliser, et en même temps de le
divertir ?
Ne sommes-nous pas en droit de supplier l'Église d'a-
broger, ou du moins de laisser tomber dans l'oubli, les
anathèmes désormais injustes qui pèsent sur le théâtre et
les gens de théâtre ?
Ne sommes-nous pas en droit de déclarer au gouverne-
ment qu'il est de son devoir , de son intérêt, de son hon-
neur, d'adopter les théâtres et tout ce qui s'y rattache.; de
les adopter comme il convient , c'est-à-dire avec paternité ;
de veiller à ce qu'ils atteignent à tous les magnifiques résul-
tats auxquels ils sont promis , de les y conduire même en
leur facilitant les voies toujours si pénibles; enfin de com-
mencer par un si beau coup la grande opération qui doit tôt
ou tard donner à sa force l'intelligence pour boussole et
pour base?
Oui , ces droits nous sont acquis, et il n'est pas un homme
d'honneur et de sens qui ne voudra joindre sa voix à la
faible voix qui crie dans le désert.
Louis de Matnard.
+&§*
VOLUPTE,
PAR SAINTE-BEUVE ('
Si ce livre était ce que son titre a pu faire craindre ou a
semblé promettre à quelques-uns , il n'eût pas été publie
par l'auteur des Consolations ; et qu'on me permette de le
dire , ce n'est pas moi qui me serais chargé d'en rendre
compte.
Ceci n'est pointun hymne païen à la volupté, c'est une con-
fession écrite au point de vue chrétien. Ce n'est pas une pa-
raphrase de ce qu'a chanté Lucrèce, ce sont des aveux re-
pentans et tendres, mêlés de flamme et de honte , entre-
coupés d'élans vers Dieu , de méditations subtiles , de
prières ardentes comme dans le livre de saint Augustin.
Mais les temps sont profanes , l'âge des saints est passé.
Augustin parlant à la jeune Église des désordres de son
cœur , lui parlait en termes couverts et mesurés , comme à
une jeune fille qui sait encore rougir ; le prêtre qui raconte
ici des égaremens pareils, n'a pas observé les mêmes mena-
gemens avec des oreilles moins chastes. Il a déchiré les ban-
delettes , il a mis la plaie à nu , il Ta sondée jusqu'au fond
C'est qu'il ne parle pas à une jeune Église, mais à une société
vieillie ; et ce n'est pas même à cette société qu'il s'adresse
directement , c'est à une ame solitaire et malade qu'il veut
(1) Chez J -P. Méline . à Bruxelles,
44 REVUE I>E PARIS.
guérir par le spectacle des misères qu'il a traversées. Il ne
raconte pas dans la chaire d'Hippone, aux fidèles assemblés,
le délices de Rome et de Carthage ; mais , du milieu de
l'Océan qu'il passe pour aller chercher une vie nouvelle
dans un monde nouveau, il envoie secrètement l'histoire de
ses fautes et de ses tourmens à un jeune ami. pour qu'elle
meure dans son sein. Tel est le cadre du roman. Car ce li-
vre est un roman , un roman de l'ame et de la pensée; un
récit , non pas d'aventures, mais de sentimens, de rêves, de
faiblesses , parmi des situations bizarres , compliquées ,
douloureuses, vraies et invraisemblables, comme la plus
simple vie en présenterait si on la connaissait tout entière.
Amaury appartient à cette tribu mélancolique , dont le
grand chef est l'ami de Chactas , le sublime René , et qui
compte parmi ses fils Werther, Adolphe, Obermann. Ce livre
est de ceux où l'on entend les plaintes éloquentes des belles
âmes qui souffrent , où les confidences se font jour à tra-
vers la fiction. Est-il vrai qu'il en soit ainsi de Volupté?
Est-ce dans les forêts du Canada qu'il faut aller chercher la
tombe du prêtre qui a fourni la matière de ces récits , ou ,
comme on le murmure à nos oreilles , est-ce au sein d'une
autre communion, sous les palmiers de l'Inde? Le jeune
rapsode , ainsi qu'il s'appelle lui-même , a-t-il mêlé quel-
ques effusions de son ame aux événemens recueillis de la
bouche du prélat pénitent ? nous ne soulèverons pas ce
voile. Si la vérité est dans une œuvre d'art, qu'importe d'où
elle y est venue ?
Il y a dans cet ouvrage toute une portion essentielle et
fondamentale sur laquelle je passerai rapidement comme
sur des charbonsenflammés, c'est celle qui se rapporteleplus
directement au titre adopté, et raconte le développement
secret du penchant voluptueux dans une ame qui, malgré
des côtés supérieurs , s'en laisse envahiret dominer. Il serait
encore plus difficile d'analyser cette histoire qu'il ne l'était
de l'écrire. L'analyse n'offrirait que des résultats grossiers,
là où l'art a jeté des nuances infiniment délicates. L'analyse
ne pourrait donner aucune idée de l'esprit de repentir et d'im -
molation intérieure qui tempère et mortifie, pour ainsi dire, les
plus vives peintures des plus inexcusables égaremens. C'est
REVUE DE PARIS. -« û
cet esprit du christianisme toujours présent . qui purifie tou-
tes les souillures . qui enveloppe de réminiscences et de
figures bibliques ce que l'oreille ne pourrait entendre, et
quand l'ame est poussée vers le dégoût , c'est ce souffle divin
qui l'enlève et l'emporte vers une région supérieure à tra-
vers les brumes épaisses . les roséesénervantes etempestées.
Ainsi . du milieu de récits dont les âmes pures pourront se
détourner quelquefois . un hymne à la chasteté , qui scanda-
lisera la sagesse matérialiste des mondains, montera en
expiation vers le ciel, comme le cri d'un athée foudroyé
qui confesse un Dieu. Des ruines de cette ame écroulée jus-
qu'en ses fondemens , un aveu sortira qui proclamera la li-
berté morale avec une conviction tirée de la profondeur
même de ses chutes. A côté des détails les plus étranges, il
se trouvera des vues profondes, des conseils vraiment évan-
géliques sur l'alliance de la charité et de la pureté chré-
tienne , où l'auteur s'est rencontré avec saint François de
Sales. Enfin, le christianisme lui révélera ce qu'il a de plus
sublime compatissance pour l'infirmité humaine et de plus
divine foi à l'égalité des araes, en lui inspirant des senti-
mens tels que celui-ci : « J'entrai avec elle un instant dans
l'humble nef; mais quand je la vis s'agenouiller , je sortis
par une sorte de pudeur , craignant de mêler quelque mou-
vement étranger à une invocation si pure ; il me sembla qu'il
valait mieux que son soupir de colombe montât seul vers le
ciel. En celaje me dissimulais la vertu de cet acte divin en-
seigné au moindre de nous par Jésus. J'oubliais que toute
prière est bonne , acceptable , et que la prière même du plus
souillé des hommes, si elle sort du cœur, peut ajouter à
celle d'un ange. »
Je blâme donc dans la portion de l'ouvrage à laquelle j'ai
fait allusion plus haut, çà et là quelques crudités d'expres-
sions ; mais ce serait , ce me semble , une pudeur excessive
celle qui , au milieu du désordre actuel des sentimens et des
principes, s'effaroucherait trop d un livre où les faiblesses sont
données pour des faiblesses, dont le personnageprincipal loin
de se glorifier du mal, comme les révoltans héros de l'adultère
et de la séduction, dont on nous fatigue, s'en humilie avec lar-
mes, et s'en punit. J'irai jusqu'à dire quec'estla partie la plus
4(5 REVUE DE PARIS.
scabreuse du roman qui en fait la moralité. Supprimez-la, sup-
primez les récits de honte et de confusion; ne laissez que les scè-
nes molles, gracieuses, enchanteresses, et l'idée morale, chré-
tienne n'y sera plus : en effet, le lien qui unit les révoltes
de la chair avec les égareraens du cœur et de l'esprit, c'est
là un grand fait de la science intérieure de l'homme , que
seuls les moralistes chrétiens ont bien vu. La chute est l'ex-
pression dune incontestable réalité. L'homme naît, entaché
dans sa naissance , souillé par le fait même de son origine ,
et la tache originelle se retrouve partout : il fallait donc
montrer le rapport de la corruption des sens aux faiblesses
de l'ame et du caractère. Ceci n'est pas la moralité du convena-
ble ou du roman , mais c'est la moralité du christianisme ,
depuis Cassien jusqu'à Nicole , depuis saint Ambroise ou
saint Augustin jusqu'à Bossuet.
Ce défilé difficile traversé, ces pages hardies justifiées au
moins dans leur intention et leur ensemble ; j'arrive avec
délices à toute la partie délicate de l'ouvrage. Nous chan-
geons de terrain , nous quittons les marais empoisonnés
pour la végétation gracieuse qui en sort. Seulement, n'ou-
blions pas que ces fleurs plongent du pied dans la vase , que
leurs odeurs sont dues à des miasmes mortels transformés
en suaves parfums. C'est la pensée du livre ; dans cette dou-
loureuse histoire de la volupté , le surgit amari aliquid ne
manquera pas.
Ne vous attendez donc pas que celui qui parle cherche à
faire les sentimens qu'il va vous raconter plus intéressans
qu'ils ne l'ont été , et qu'il ne les considère pas du point de
vue sévère que lui commande son habit. Au contraire , ce
qu'il s'efforcera d'y montrer, c'est le côté défectueux du
cœur humain ; c'est la fragilité , la mobilité ; ce sont les con-
tradictions insensées, les défaillances et les sécheresses.
Tout ce que , d'ordinaire , on cache aux autres et à soi ; tout
ce que les romans surtout oublient de retracer ; tout cela est
saisi dans le vif, poursuivi dans ses mille détours, creusé,
fouillé avec une sagacité profonde et ingénieuse à la fois; ily a
ici des coins reculés du cœur humain, qu'une main habile et
impitoyable dévoile pour la première fois; là où jamais un
autre jour que celui du confessionnal n'avait pénétré,l'auteur
REVUE DE PARIS. M
fait pénétrer des jours et une lumière qui ne sont qu'à lui,
A travers cette analyse merveilleuse, à laquelle les senti-
mensqui voudraient le plus se dissimuler ne peuvent échap-
per, se fait sentir un mouvement lyrique continu; c'est
comme un flot perpétuel d'enthousiasme, tantôt religieux ,
tantôt mélancolique, qui court à travers tous ces Méandres
serpentans dans l'aride , et qui , de loin en loin , jaillit en
gerbes majestueuses , monte en fusées liquides ou se répand
en cascades sonores et rafraîchissantes.
Tel est le double caractère de ce roman et son double
mérite. Icil'ame est mise à la torture pour confesser ses fau-
tes dans ses plaintes, plus loin on l'entend qui chante un
cantique à Dieu du milieu de la fournaise. Une main adroite
effile une toile délicate ou la brode. La loupe est près du
•kaléidoscope , le scalpel à côté de la lyre.
C'est surtout en ce qui concerne sa propre destinée, ses
sentimens et ses actes personnels, qu'Amaury est impitoya-
ble; il flagelle son passé avec l'inexorable sévérité d'un con-
verti mort à lui-même , qui se plait à enfoncer le cilice dans
sa chair, à la sentir meurtrie et saignante pour apaiser
Dieu. Ne vous étonnez donc point s'il peut quelquefois vous
déplaire , lecteurs de romans , accoutumés que vous êtes à
des héros qui posent devant vous, qui ne se montrent qu'à
leurs beaux momens , parés d'un dévouement à toute épreuve
ou d'une perfection qui ne se dément jamais; vous qui vous
plaisez à les voir à travers votre imagination, à peu près
tels qu'ils apparaissent à leurs maitresses. N'est-ce pas l'u-
sage de ceux quiles inventent de vous les présenter toujours
en habit habillé, dans le costume exact, dans la tenue ri-
goureuse de la passion , sans une tache au vêtement ou un
pli à la ceinture ? Le prêtre qui vous parle ne fera pas ainsi ;
il ne revêtira pas le déguisement banal qui cache les diffor-
mités de l'ame déchue ; il donnera plutôt dans l'excès con-
traire, il exagérera plutôt ces difformités de l'ame, pour
qu'elles soient un spectacle utile à ses frères. Mais la nature
humaine est si faible, la mollesse est si décevante, qu'il
trouvera encore trop de plaisir dans ces réparations tardi-
ves , et qu'il y aura peut-être un charme périlleux à l'écou-
ter racontant les vaines angoisses et les folles tribulations
•48 REVUE DE PARIS.
de sa jeunesse, à tel point que souvent il s'arrêtera dans
son récit , incertain s'il doit continuer; mais le lecteur lui
demandera tout bas de poursuivre, et, en vue de recueil ,
priera la Sirène de chanter encore.
Cependant Amaury ne s'épargne point; sans pitié pour
lui-même , comme je l'ai dit, il se montre avec toutes les fai-
blesses de sa nature : non pas insensible, il ne vit que de
sentir, mais d'une sensibilité trop ouverte aux impressions
les plus diverses, aux directions les plus contraires; trop
inquiète pour se reposer nulle part ; en proie à tout ce qui
l'entraîne , et l'use et la disperse , tiraillée en mille sens di-
vers, faute de se pouvoir concentrer en un point; capri-
cieuse, maladive, orageuse, aliment et torture d'une vie
qu'elle remplit et ne peut rassasier. Certes rien de plus diffé-
rent du grand Cyrus, du beau Lindor ou même du fidèle
Saint-Preux, qu'un tel personnage. 11 n'a rien d'idéal, ou
plutôt il est, à sa manière, un idéal qui semble créé pour
réaliser et personnifier tout un côté du cœur humain, toute
cette portion non avouée des affections qui, au moins dans
les idées du pénitent, s'y glisse toujours pour les corrompre.
Voilà l'ordre de sentimens dont Amaury est le type miséra-
ble et profond, l'expression déchirante et passionnée.
Mais ce qui repose l'ame de l'intérêt pénible, quoique atta-
chant , qu'inspire le principal personnage , ce sont les trois
charmantes figures de femmes qui l'entourent et réfléchissent
sur lui un peu de leur gracieux éclat.
La plus céleste de ces figures est celle de Mlle Amélie, qui
apparaît au jeune Amaury , à son entrée dans la vie , comme
l'ange des premières amours. Rien de plus délicieux que les
visites à la Gastine , l'intelligence innocente et furtive qui
s'établit, sans paroles, entre deux jeunes âmes, et tout le
récit enchanteur de ce bonheur adolescent. M1 e Amélie est
toujours digne et ravissante , dans le cercle de la famille , au
sein du manoir domestique, occupée de devoirs pieux et d'ai-
mables soins, a Quelquefois quand j'étais venu, au matin,
prendre M. de Greneuc pour la chasse, j'avais aperçu sa
petite-fille agenouillée, laçant les guêtres du vieillard. Celle
pose d'un moment exprimait à mes yeux toute sa vie de de-
voir et de simplicité. D'autres fois aussi , à ces mêmes heures
REVUE DE PARIS. 49
du matin, arrivant par un frais soleil de septembre , un fusil
sur l'épaule , je l'avais surprise au jardin , en négligé encore,
du côté de ses ruches. L1essaim apprivoisé voltigeait autour
d'elle , blond au-dessus de sa blonde tête, et semblait applau-
dir à sa voix ; mais mon chien , qui m'avait suivi par le jar-
din , malgré ma défense, s'élançait en joyeux aboiemens
vers elle et sautait follement après l'essaim pour le saisir.
Celui-ci, tournoyant alors et redoublant de murmure, s'éle-
vait avec une lenteur cadencée dans un rayon de soleil. »
Puis parmi ces tableaux charmans, sur cette paisible
bruyère où le bonheur était si facile pour Amau-ry, les vagues
ambitions, les désirs maladifs d'émotions orageuses, vien-
nent le chercher et l'emportent. Un dernier soir , il foule en-
core cette bruyère au clair de la lune, marchant auprès de
MUe Amélie , qui se confie à l'avenir avec un noble abandon;
mais lui, sous l'enchantement de ces lieux et de cette pré-
sence, il rêve autre chose, il rêve le lointain, le brillant,
l'inconnu ; il part le cœur encore enivré , l'imagination déjà
infidèle. C'est la première et la plus grande faute d'Amaurv;
puis d'autres fautes, d'autres douleurs, l'éloigneront de
plus en plus du port qu'il a quitté , de la pure et blanche
étoile qui l'éclairait ; il fera souffrir un noble cœur qui l'at-
tendra long-temps; Mlie Amélie demeurera pour lui un beau
rêve de jeunesse , suivi de remords éternels devant Dieu.
C'est une figure bien douce et b;en pure aussi que celle de
Mme de Couaën,la jeune femme irlandaise. Tout, dans le
commencement de ses rapports avec Amaury, exprime di-
vinement la poésie d'un cœur confiant et pur qui s'abandonne
aune tendresse naissante. Quoi de plus gracieux que le pè-
lerinage à Saint-Pierre-de-Mer! celte première promenade
ensemble , prolongée d'une part dans toute la sécurité d'une
complète innocence , de l'autre dans ce ravissement d'un
cœur qui s'ouvre au charme d'aimer avec indécision et lan-
gueur, comme l'œil s'ouvre mollement aux vagues lueurs du
jour à peine commencé; promenade expressive qui se ter-
mine par un baiser du marquis de Couaë'n au front de sa
jeune épouse, et une jalouse rougeur au front d'Amaury ;
promenade qui fait rêver comme celle de Saint-Preux et de
Julie, avec celte différence que, sur le lac de Genève, ce qui
8 5
80 REVUE DE PARTS.
pénètre Pâme , c'est la mélancolie des regrets, et sur la mon-
tagne de Saint-Pierre , c'est la mélancolie des espérances.
Mais enfin ce rapport si pur et si tendre s'altère ; le levain
qui est au fond des relations incomplètes, ce levain qui est le
ferment de la pâte humaine , s'aigrit et corrompt la douceur
d'habitudes charmantes ; Amaury tourmente son amie et se
tourmente lui même de susceptibilités ombrageuses , de
brusques irritations , qui prennent leur source dans le ma-
laise intérieur d'une ame qui se dévore. Il souffre de se sen-
tir enchaîné à une destinée où il ne règne pas ; il souffre de
la tendresse de l'épouse pour l'époux ; il souffre de inquiétu-
des de la mère pour son enfant ; il s'éloigne , il revient , il
se prend ailleurs insensiblement. J\lme de Couaen ne se plaint
point; malade , accablée de la perte d'un fils, souffrant par
son ami, elle se résigne ,1e cœur brisé ; elle s'accuse d'avoir
cherché une affection même innocente hors du cercle des de-
voirs. Ange repentant, elle aura la satisfaction, au lit de mort,
de recevoir les dernières consolations religieuses de la bou-
che et de la main de l'homme coupable et malheureux à qui
elle avait silencieusement pardonné !
Une troisième femme paraît après les deux autres, comme
pour les venger. Ce n'est plus un ange du ciel comme
Mlle Amélie, ce n'est plus un ange de la terre comme Mme de
Couaen; c'est une femme aimable , et, jusqu'à un certain
point, capable d'aimer, mais incapable de s'oublier entière-
ment dans l'abandon de la passion. Mélange séduisant de
laisser-aller et de coquetterie, de calcul et d'entraînement ,
ni fausse ni tout-à-fait franche; enchaînant Amaury par attrait
pour lui, et l'arrêtant par intérêt pour elle ; légère et réflé-
chie, indolente et assez ambitieuse ; aimant le monde et en
souffrant ; charmée des splendeurs militaires et de l'éclat du
pouvoir; gracieuse, maisun peu pâle et sans parfums, comme
ses hortensias, comme le lilas, jeune encore, et à demi fané ,
qu'elle montre à Amaury. — Ouvrez la fenêtre , dit-il , et le
soleil entrera. Il fallait l'ouvrir; mais il est trop tard, Page
des entraînemens aveugles du cœur est passé. Quand il pou-
vait aimer, il n'a pas voulu ; il le veut maintenant et ne le
peut plus. Puis la passion grossière le ressaisit encore une
fois; mais la volupté peut bien l'égarer encore , elle ne le
REVUE DE PAT. rs. 51
trompera plus , et ce n'est plus dans un amour humain qu"il
se réfugiera.
Ces trois femmes sont trois types réalisés avec une extrê-
me finesse. Le personnage du marquis est traité avec une fer-
meté remarquable. Le but moral de l'ouvrage est surtout de
montrer le faible et le creux de toute cette portion de l'ame
qui cherche son bien dans l'ordre desentimens que résume
le mot volupté pris au sens des théologiens. Mais à côté de
ce but principal il y en a un accessoire , ou corrélatif pour
mieux dire : c'est de montrer aussi l'impuissance et la vanité
de sentimens plus fiers , tels que l'ardeur de l'action, la soif
de briller, de vaincre , de commander, en un mot tout ce
que la même classification comprend et réprouve sous le
nom d'orgueil. Le marquis de Couaen offre en sa personne
ce que les sentimens énergiques ont de plus noblement in-
flexible. On aime ce gentilhomme vendéen que toutl'éclai
du succès ne gagne pas à une cause qu'il déteste. Ce qui est
frappant en lui, c'est un sourd et profond besoin d'action
avec la conviction du hasard des destinées humaines , de
l'impossibilité où est la volonté la plus ferme de se faire jour,
si elle n'a pas la bonne chance pour soi. Et quand tout se
brise sans bruit dans ses mains , avant que rien n'ait éclaté ,
quand il se voit refuser même l'honneur d'une défaite ,
même la consolation d'un échafaud, alors il devient la per-
sonnification éloquente de tout ce qu'il y a eu d'énergique
qui n'a pas agi. Alors il accuse celte autredéception delà vie
humaine, l'impossibilité de réaliser l'idéal de l'ambition ,
égale à celle de réaliser l'idéal de l'amour. C'est encore ici
le sentimentde l'infini comprimé ou mutilé dans ses manifes-
tations ; et Amaury, entrant dans sa pensée, consacre en es-
prit un panthéon aux grands hommes inconnus. « Oui , s'é-
crie-t-il, aux grands hommes qui n'ont pasbrillé, aux amans
qui n'ont pas aimé , à cette élite infinie que ne visitèrent ja-
mais l'occasion , le bonheur ou la gloire ! aux fleurs de
bruyères ! aux perles du fond des mers ! à ce que savent
d'inconnu les brises qui passent ! à ce que savent de pensées
et de pleurs les chevets des hommes ! »
Il y a dans l'ouvrage un homme d'action sur lequel l'a-
nathème qui frappe celle-ci comme la volupté, en tant qu'é-
52 REVUE DE PARIS.
goïsteet charnelle à sa manière, n'est pas prononcé, c'est
George , George Cadoudal , qui apparaît en passant dans un
épisode plein d'effet et de relief. C'est que l'action chez
George est entièrement désintéressée, entièrement exempte
de tout motif personnel. Or l'action désintéressée , c'est
comme l'amour pur, c'est aussi la sainteté sur la terre ; qui
se dévoue est chrétien. Quelle que soit la cause à laquelle il
s'immole, il est martyr de Dieu, il a le baptême du sang.
On voit à quelle date se rapportent ces incidens, vrais
ou imaginaires; on voit quelle époque encadre cette doulou-
reuse histoire. Le cadre est brillant , et sa dorure relève
bien les pâles ou blêmes figures qui se meuvent sur le fond
sombre du tableau. C'est le matin du siècle : il s'éveille aux
fanfares consulaires, aux récits merveilleux de l'Egypte,
aux splendeurs tricolores des drapeaux flottant sous le so-
leil de messidor , au cri des aigles qui vont s'élancer sur le
monde. Un éclair d'Austerlitz traverse la scène. Tout ce
bruit vient retentir au cœur malade du voluptueux déses-
péré , et le trouble au moment d'un penser de gloire ; mais
bientôt ce bruit s'éteint dans le vide de ce cœur que Dieu
seul comblera.
Ce n'est pas tout : cette époque radieuse a ses ombres ;
elle aussi , comme presque tout ce qui parait dans cet ou-
vrage, elle est ardente et comprimée ; on sent une main qui
ploiera tout peser déjà sur les destinées obscures ou illus-
tres. Elle écrase M. de Couaè'n dans ses muettes bruyères,
elle abat George et d'Enghien , le paysan et le prince , tan-
dis que les derniers représentans du dix-huitième siècle , les
idéologues qu'on va proscrire, Chenier, Garât, Cabanis, la
maudissent dans leur banquet républicain. Tous ces traits
caractéristiques d'une époque fameuse , quoique sobrement
ménagés, l'indiquent avec finesse, et la font sentir comme
enveloppant l'action principale.
C'est dans la portion lyrique de l'ouvrage où l'auteur a
jeté avec profusion ses idées sur une foule de sujets impor-
tans , la religion , l'amour , la beauté , le plaisir , c'est dans
cette portion brillante qu'on peut lui reprocher trop d'a-
bondance et de développement ; c'est là qu'un goût impar-
tial pourrait demander quelque retranchement , et surtout
I
REVUE DE PARIS. 53
le goût impatient du public blasé et pressé d'aujourd'hui.
Mais cet excès, si c'en est un , était presque inévitable. On
ne creuse pas ainsi les souterrains secrets du cœur sans
avoir un penchant inné pour ses mystérieux labyrinthes ,
un instinct secret et curieux de ses plus sinueux détours. Il
a fallu y vivre long-temps pour accoutumer sa vue à la lu-
mière crépusculaire qui se glisse furtivement dans ces an-
gles écartés. Une fois l'habitude prise d'y habiter et d'v
chanter un chant plaintif comme le chant des mineurs, on
s'y arrête , on s'y atarde , on oublie le soleil. On fait comme
le plongeur qui s'amuse trop long-temps aux coquillages
merveilleux et aux productions inconnues de l'abime, tan-
dis que la foule sur le rivage s'impatiente de ne pas le voir
reparaître, et se demande s'il ne s'est pas noyé là-bas avec
ses trésors. Mais le plongeur reparait enfin , et jette des poi-
gnées de perles à ceux qui ne l'attendaient plus.
Quant au style, il ne faudrait pas conclure de quelques
expressions cherchées ou obscures que l'auteur n'est qu'un
novateur excentrique et ingénieux , étranger aux véritables
traditions de la langue française. Ces défauts sont en dehors
de la manière générale de l'écrivain , et ne se montrent pas
dans ses plus beaux passages; les courts fragmens que j'ai
pu citer dans le cours de cet article suffiront à le prouver.
Pour porter la question un peu plus haut que des querelles
de phraséologie minutieuse , je ferai remarquer que si l'au-
teur se détache nettement de la langue des grands écrivains
du dix-huitième siècle , si sa phrase n'est point la phrase ca-
dencée et pressante de Rousseau, la phrase majestueusement
compassée de Buffon , la phrase brève et aiguisée de Mon-
tesquieu, elle reproduit à quelques égards le mouvement
libre, l'ampleur flottante, le laisser-aller pittoresque des
écrivains du siècle de Louis XIV , de ceux surtout qui ne
sont pas des rhéteurs comme Balzac , des dialecticiens géo-
mètres comme Pascal, des stylistes comme La Bruyère , de
ceux que ces circonstances individuelles n'ont point portés
à devancer la marche moins libre , moins large , plus ser-
rée de la langue analytique du dix-huitième siècle; je parle
surtout de Fénélon , de Mrae de Sévigné , des auteurs de mé-
moires jusqu'à Saint-Simon , des écrivains de Port-Royal
8 5.
54 REVUE DE PARIS.
dont M. Sainte-Beuve semble s'être particulièrement nourri.
Ce n'est pas ici le lieu de faire ce qu'on a tenté d'esquisser
ailleurs , une histoire du style français depuis la phrase in-
versive de Rabelais, depuis ce parler décousu, hardi, qui
plaisait à Montaigne et qui plaît en lui, jusqu'au triomphe
du style ordonné , discipliné qu'a consommé la dialectique
éloquente de Rousseau et que Buffon a proclamé dans son
magnifique discours sur le style. Ce sont là des points
extrêmes entre lesquels sont disposés une foule de points
intermédiaires où domine plus ou moins l'élément d'ordre
ou l'élément de liberté. Toutes ces combinaisons diverses
ont produit de grands écrivains plus différens entre eux, que
les prosateurs des autres littératures modernes. C'est la ri-
chesse et la gloire de la nôtre. Ne la méconnaissons pas ,
ne la mutilons pas ; les préférences sont libres , mais il faut
sentir et avouer la diversité des procédés que l'esprit fran-
çais a employés pour s'exprimer, si l'on veut persuader
qu'on le comprend et qu'on l'admire tout entier.
M. Sainte-Beuve sait tout cela aussi bien que personne ,
car personne n'a étudié plus à fond la littérature des sei-
zième et dix-septième siècles , et il y a porté , outre sa sa-
gacité ordinaire , une impartialité judicieuse toutes les
fois qu'il ne s'est pas laissé préoccuper d'une polémique ?
maintenant abandonnée , et dont les excès mêmes étaient
peut-être nécessaires alors pour secouer le joug d'un pro-
saïsme étouffant. Il est visible, pour qui a étudié chez eux
les auteurs du dix-septième siècle , que , malgré de frappan-
tes différences et une originalité quelquefois extrême ,
M. Sainte Beuve s'en est imbu profondément. Voici, par
exemple, une phrase qui , pour le tour et le mouvement ,
semble écrite avant 1700. C'est un fragment de portrait...
« D'une première fleur en toutes choses , un peu mobile , lé-
gèrement gâté , non pas au fond , par la fortune et les plai-
sirs. Il avait été de la jeunesse dorée et de ses folles ivres-
ses; mais aimable, exquis, rompu au monde, sachant les
lettres aussi et versifiant même délicieusement ;un mélange
enfin de tendresse facile et d'esprit français du meilleur
temps , avec des ouvertures de cœur singulières vers la re-
ligion. » J'ai dit pour le tour et le mouvement; en effcl.
REVUE DE PARIS. 55
malgré ses prédilections d'artiste , M. Sainte-Beuve parle la
langue de son temps , il en emploie la vocabulaire , il ne fait
pas de pastiches. Ce qu'on peut lui reprocher , ce me sem-
ble, c'est quelquefois un peu d'embarras; la phrase libre,
lâchée , qu'il affectionne , a besoin de tomber bien juste sur
ses pieds , car elle n'a pas les lisières de la construction di-
recte pour la soutenir ; elle n'a pas le bâton de mesure de la
symétrie pour régler sa marche ; elle est exposée à des faux
pas plus graves, à de plus violens écarts. On peut trouver
aussi que l'extrême artifice du pinceau se laisse parfois trop
sentir, que les gradations , industrieusemenl calculées, de
nuances et d'effets, où excelle l'habile écrivain , ne s'accor-
dent pas toujours assez harmonieusement avec la disposi-
tion générale de la phrase qui , procédant par masses dans
son ensemble , voudrait quelquefois dans les détails un fini
moins curieux. Il y a là deux qualités opposées qui se nui-
sent quand elles ne se complètent pas. En un mot, le style
de M. de Sainte-Beuve n'est pas un écrin où les joyaux soient
rangés méthodiquement dans un bel ordre , c'est un riche
semis de diamans ; seulement , il y a quelquefois trop de fa-
cettes à ces diamans.
Si je n'ai pas parlé du séjour au séminaire et de la mort
de Mme de Couaè'n , ce n'est pas que ces morceaux ne soient
au nombre des plus remarquables. C'est que mon but était
surtout d'aider à la complète intelligence du livre. J'ai dû
en conséquence m'arrêter davantage sur ce qui pouvait of-
frir à un lecteur distrait ou prévenu plus de difficultés et de
chances d'erreur. Dans ces deux endroits, il n'y a rien à
expliquer , il n'y a qu'à louer. L'on trouve dans toutes deux,
avec une sobriété d'expressions et de sentimens qui appar-
tiennent à la meilleure manière de M Sainte-Beuve , une
vérité de détails , une exactitude de règle et de rituel qui
skinit, en le redoublant , à un sentiment profond de la vie
tout en Dieu , de la mort tout en Dieu. Le simple récit de la
distribution des heures , de l'emploi des jours dans le sémi-
naire , les naïves émotions de la prière , du dimanche ou de
l'ordination , mêlées à quelques traits rapides de mélanco-
lie et de religion , jetés comme en passant, tout cela res-
pire je ne sais quoi de calme et de recueilli qui pénètre l'an>e
56 REVUE DE PARIS.
d'un attendrissement sévère; et quand Amaury reçoit les
aveux de la mourante , autrefois bien-aimée ; quand , après
la confession , il s'écrie: «i Anges du ciel, puissance d'a-
mour et de crainte , avec vos encensoirs ou avec vos glaives,
redoublez la garde autour de mon cœur , pour que ce qu'il
a entendu en ces momens et répondu au nom de Dieu de-
meure scellé sept fois , pour que ce tabernacle de chair n'ait
ni un déchirement ni un soupir , pour que ce qu'il a reçu de
mystère y repose inviolablement à part , sans confusion
possible avec le reste de mes souvenirs et de mes conjectu-
res terrestres, pour que cela ne fasse jamais, et à aucun
moment n'ait fait partie de ma mémoire humaine ; pour que
ce ne soit en moi , de ce côté , que cendres , parfums , pe-
tite lampe lointaine et ténèbresenvironnantes , comme dans
un tombeau ! »
Quand , suivant le rit exact de l'Eglise , dans l'extrême-
onction , il s'adresse successivement à chaque sens, afin de
le purifier pour la mort, et que, se rappelant, au moment
où il écrit , les saintes et tumultueuses pensées qui le boule-
versaient pendant cette cérémonie déchirante, il murmure
ainsi comme un écho de tout ce qui résonnait dans son cœur
d'homme et de prêtre , dans son cœur rempli et brisé :
« Oh ! oui donc, à ses yeux d'abord, comme au plus noble
et au plus vif de ses sens ; à ses yeux, pour ce qu'ils ont vu ,
regardé de trop tendre, de trop perfide en d'autres yeux,
de trop mortel; pour ce qu'ils ont versé de vaines larmes
sur les biens fragiles et sur les créatures infidèles; pour le
sommeil qu'ils ont tant de fois oublié le soir en y songeant;
« A l'ouïe aussi, pour ce qu'elle a entendu et s'est laissé
dire de trop doux, de trop flatteur et enivrant; pour ce suc
que l'oreille dérobe lentement aux paroles trompeuses, pour
ce qu'elle y boit de miel caché ;
)> A cet odorat ensuite pour les trop subtils et voluptueux
parfums des soirs de printemps au fond des bois , pour les
fleurs reçues le matin, et tout le jour respirées avec tant de
complaisance.
» Aux lèvres pour ce qu'elles ont prononcé de trop confus,
et de trop avoué ; pour ce qu'elles n'ont pas répliqué en cer--
tains momens , ou n'ont pas révélé à certaines personnes ;
REVUE DE PARIS. 57
pour ce qu'elles ont chanté dans la solitude de trop mélodieux
et de trop plein de larmes ; pour leur murmure inarticulé ,
pour leur silence !
» Aux mains aussi pour avoir serré unemain quin'étaitpas
saintement liée , pour avoir reçu des pleurs trop brûlans ,
pour avoir peut-être commencé d'écrire sans l'achever
quelque réponse non permise!
■>-> Aux pieds, pour n'avoir pas fui, pour avoir suffi aux
longues promenades solitaires, pour ne s'être pas lassé as-
sez tôt au milieu des entretiens qui sans cesse recommen-
çaient! »
Dans ces momens suprêmes où la passion apparaît expiée
par la douleur, et comme transfigurée par la religion et par
la mort, on oublie d'où on est parti , on oublie le titre du
livre, on s'élonne d'être monté si haut de si bas. C'est qu'on
a fait le chemin que doit faire l'ame en ce monde , elle doit
gravir jusqu'au sommet l'échelle de l'amour. Les échelons
inférieurs sont souillés du limon où elle enfonce son pied ,
les échelons d'or qui sont en haut de l'échelle céleste percent
le ciel de douleur qui est sur nos têtes, et vont s'appuyer au
marche-pied du trône de Dieu.
J.-J. Ampère.
*§§*
IL FAUT FAIRE COMME TOUT LE MONDE.
UNE FALAISE A ETRETTA.
Ceci est une histoire à laquelle on n'a rien ajouté, rien re-
tranché, rien changé.
Mais conte ou histoire, — qu'importe?
Depuis long-temps on a dit qu'il n'y avait pas d'histoire,
— nous dirons, nous, qu'il n'y a pas de conte , — ne fût-ce
que pour nier aussi quelque chose, à cette époque de néga-
tion où nous sommes.
En effet, avec un peu de patience, on pourrait décompo-
ser tous les événemens possibles et les réduire, du moins leurs
élémens, à un nombre fixe. — Ainsi que les quatre-vingt-dix
numéros de la loterie qui forment par leurs combinaisons
variées une multitude de ternes et de quaternesj de même
les chances humainement possibles, de quelque manière
qu'elles fussent accouplées, produiraient un grand nombre
de chances diverses qu'il serait néanmoins presque facile de
calculer; — de même que les innombrables et fantastiques
rosaces du kaléidoscope sont produites par un certain nom-
bre de morceaux de verre toujours le même, toujours les
mêmes.
Or, ces élémens , qu'ils soient combinés parle hasard ou
REVUE DE PARIS. 59
par l'imagination du poète, sont toujours les mêmes ; et quel-
que bizarres modifications que le plus bizarre esprit puisse
imposer aux événemens, le hasard, les désirs, les craintes et
les folies humaines formeront des combinaisons plus bizar-
res encore ! Il est donc impossible que dans toutes ces mo-
difications ou ressassemens des mêmes événemens, il n'arrive
pas quelquefois que les événemens arrangés à plaisir dans le
conte ne se trouvent quelquefois réalisésdansl'histoire.
Nous irons plus loin : pour ce qui est de la vérité , l'avan-
tage, nous le pensons , ne tardera pas à rester au conte sur
l'histoire. INous avons admis que le conte et l'histoire ne peu-
vent disposer que des mêmes élémens, que l'histoire est un ka-
léidoscope qui n'est remué que par hasard ; le conte, un ka-
léidoscope que Ton remue à dessein : donc, quelles que
soient les combinaisons des petits morceaux de verre de
l'un et de l'autre kaléidoscope , — elles sont aussi vraies les
unes que les autres. Mais il y a là des conséquences néces-
saires ; si vous faites vingt rosaces, la vingtième est la con-
séquence de la première , c'est-à-dire que, si la première se
fût trouvée par hasard composée autrement qu'elle ne l'a
«té, cette modification eût imposé une modification à la se-
conde , la seconde à la troisième, la dix-neuvième à la ving-
tième.
Dans le conte, les événemens sortent les uns des autres,
sans que personne pense avoir intérêt à en altérer les effets
ouïes causes ; — dans l'histoire, au contraire, chacun re-
tranche , ajoute , modifie , altère ; — un représentant de la
nation pour faire passer une loi, un autre pour la repousser;
l'historien pour arrondir son système, un poète pour l'eu-
phonie, — si Ton s'occupe encore de l'euphonie, — un dra-
maturge pour son bon plaisir, ou accessoirement et acciden-
tellement pour le bon plaisir du public; chaque jour aux
événemens on attribue d'autres causes, aux personnages
d'autres pensées, d'autres paroles, d'autres actions; sou-
vent même d'autres époques ; de telle sorte que non-seule-
ment l'histoire n'est plus vraie, mais aussi qu'elle estimpos-
sible, parce que tel effet ne peut exister sans telle cause, telle
cause produit nécessairement tel effet.
Tandis que personne , que nous sachions — jusqu'ici, —
60 REVUE DE PARIS.
personne ne s'est avisé , personne ne s'avisera de changer
un événement, une pensée, une ligne, une phrase, un mot,
une lettre, une virgule au conte de Peau d'Ane.
Personne n'a osé discuter le mérite du prince qui meurt
positivement d'amour pour une femme inconnue dont l'an-
neau a failli l'étrangler; personne n'a révoqué en doute la
singulière blancheur des petites mains de Peau d'Ane, ni sa
taille svelte, ni sa douce voix.
Mais qu'une reine de France aujourd'hui s'avise de se pa-
rer , — même aux bons jours , — d'une robe de la couleur du
soleil , si surchargée de diamans et de pierreries qu'il fe-
rait jour dans sa chambre à minuit ; je défie qu'une telle
chose arrive à la postérité sans être escortée d'anathèmes
contre une telle prodigalité; -quoique, à notre avis , en
terre salique, nous ne voyions pas à quoi peut servir à une
femme d'être reine , si elle n'a pas le droit déporter de plus
belles robes qu'aucune de ses sujettes.
Conséquemment, dès que ceux qui écrivent l'histoire blâ-
ment ou louent ceux qui la vivent ou la font, il doit arriver
nécessairement que ceux-ci cachent ou nient leurs actions, —
de telle sorte que l'histoire, mêlée de faits et d'inventions ,
forme une suite de combinaisons qui ne peuvent en aucun
cas sortir les unes des autres ; que l'histoire telle qu'elle est
écrite n'a pu et ne peut être réalisée , tandis que le conte a
dû l'être cent fois et peut l'être à chaqueinstant.
11 y avait une fois un pêcheur à Etretta , — à Etretla dont
les côtes pittoresques ont inspiré de jolis souvenirs à plu-
sieurs de nos peintres , et de touchantes mélodies à notre
ami Léon Galayes ; il y avait dans le même lieu une fille
aux grands yeux bleus , aux cheveux d'un blond cendré ,
au teint un peu doré par le soleil , aux lèvres vermeil-
les
Pour finir le portrait, nous voudrions bien dire — ainsi
qu'il est d'usage dans tous les portraits de femme — aux
dents blanches , -petites et rangées comme des perles , mais nous
ne pouvons en conscience l'assurer , car, parmi les habitans
de ces côtes , ceux que nous connaissons ne portent que peu
ou point de dents ; néanmoins ceux qui nous ont narré l'his-
toire, nous ont dit Jeannette si jolie que nous ne pouvons
REVUE DE PARIS. 61
guère lui refuser aucune perfection ; aussi , pour vous met-
tre bien en situation, pour bien comprendre ce que fit
Pierre, figurez-vous la femme la plus belle possible pour
Pierre ; pour cela il n'est besoin que de songer à la femme
que vous aimez , que vous avez aimée — ou à celle que vous
aimerez.
Non , dit Pierre , je ne serai pas soldat , je ne veux pas
être soldat. Alors, — sous l'empire — c'était déjà une au-
dace que de dire : je ne serai pas soldat, et cette audace les
plus mutins avaient coutume de s'en contenter.
Je ne serai pas soldat , dit Pierre, je ne veux pas être
soldat , — je ne veux mettre ni leurs cols en baleine, ni leurs
habits étroits, — je veux rester sur mon bateau, et continuer
à porter sur l'épaule mes filets au lieu d'un fusil dont je n'ai
que faire.
Je ne serai pas soldat, car pendant ce temps-là un autre
épouserait Jeannette , — et puis un boulet m'emporterait un
bras ou une jambe ; et me donnât-on de ruban écarlate de
quoi faire des nœuds à dix bonnets pour Jeannette , j'aime
mieux mes bras et mesjambes , — et Jeannette aussi.
Je ne veux pas être. soldat , j'aimerais mieux me jeter à
la mer du haut de nos falaises.
A cette époque on n'avait pas encore cédé au vœu de la
nation en substituant à l'odieuse conscription — le recrute-
ment qui est exactement la même chose ; — la conscription
donc saisit le pauvre Pierre.
Etcomme les autres, au bruit du tambour de rappel, il sor-
tit de sa maison.
Après avoir baisé en pleurant ses meubles qu'il ne devait
plus revoir et qui devaient appartenir à Jeannette , et la
chaise sur laquelle, un soir , elle s'était assise.
Il n'emporta que des vivres plein un sac bien bourré, — et
aussi une boucle des cheveux de Jeannette.
Comme les autres, au bruit du tambour , Pierre sortit de
sa maison; mais ce que ne firent pas les autres , au lieu
d'aller sur la place , — il gravit les falaises , — et s'aidant
des pieds et des mains, il parvint à un endroit où peu-
vent seuls parvenir les aigles,— et un homme qui veut cacher
sa liberté.
8 6
62 REVUE DE PARIS.
0 liberté, fille du ciel— si mal comprise aujourd'hui ! —
toi dont on a voulu faire une bacchante ivre, échevelée
et chantant des chansons obscènes, — tu as détourné
tes lèvres de la coupe impure , et arrangeant modeste-
ment les plis de ta longue robe blanche , — tu as déployé
tes ailes et tu es remontée au ciel, en faisant entendre de
mélodieux accens — dont pas une note n'est entrée dans
aucun des chants dits patriotiques ; ô liberté , fille du ciel ,
salut.
Là , Pierre fut caché trois jours , — la nuit , il allait voir
Jeannette , et il rapportait des provisions qu'il entassait au
fond de son aire ; une nuit , il fut suivi , et on découvrit sa
retraite, — on voulut le saisir, probablement on n'aurait pu
gravir jusqu'à lui, — mais le premier qui tenta l'escalade
reçut dans la poitrine une pierre qui le fit rouler sur les
pointes de rocher jusqu'à la mer où il acheva de périr.
On demanda des ordres, — c'était un exemple qu'on ne
pouvait laisser impuni. Pour l'Empereur, le préfet dit : Pierre
sera soldat, — pour lui*même et pour Jeannette, Pierre dit:
Je ne serai pas soldat.
Les soldats qui tentèrent de gravir la falaise — furent ren-
versés par les pierres et broyés sur les galets; — on résolut
de le prendre par la famine , — on garda toutes les issues ,
alors Pierre ne put plus descendre pour chercher des vivres
ni pour voir Jeannette.
Mais Jeannette se glissait dans l'ombre , et , étant ses sou-
liers et ses bas pour ne pas glisser, elle montait jusqu'au-
près de Pierre. — Ses pieds, si blancs au bas de la falaise ,
étaient tout sanglans en haut , et Pierre étanchait le sang en
les baisant. — Un jour on se défia de Jeannette, et on l'em-
pêcha d'approcher.
Sur de nouveaux ordres du préfet, on lira des coups de
fusil , mais les balles rebondissaient sur le roc ou s'amortis-
saient dans la terre grasse.
On en revint aux projets de famine, et Pierre fut trois
jours sans manger.
Il essaya de manger quelques touffes d'herbes , — mais il
devint si faible et si découragé qu'il voulait se jeter du haut
de la falaise en bas.
REVUE DE PARIS.
63
Le quatrième jour . il trouva dans sa caverne un pain qu'il
y avait caché , et qu'il avait oublié ; il le mangea avec avi-
dité : Allons, dit-il, me voilà fort; demain j'aurai perdu
cette force, et le ciel ne m'enverra sans doute pas un secours
aussi inespéré.
Le ciel soit, Pierre, — puisque vous êtes assez heureux
pour croire que le ciel veut bien se mêler de nos petites af-
faires.
Il attendit la nuit, se déchira le bras avec son couteau,
teignit sa chemise de sang , et, mettant dedans ses gros sou-
liers pour qu'elle ne fût pas emporté par le vent . il la jeta
sur la grève au pied de la falaise , — puis il descendit en ram-
pant.
Toutes les issues étaient gardées , il se traina sur les mains
et sur les genoux jusqu'à un soldat qui s'était endormi. —
et de quatre coups de couteau l'empêcha de se réveiller. Puis
il chargea ses vêtemens de galets et le jeta à la mer.
Il alla voir Jeannette, — se munit de vivres, — et s'en-
fuit dans une autre retraite. — Le lendemain la mer vint
prendre sur le galet et emporter les souliers et la chemise
sanglante ; — on les repêcha. On crut que Pierre s'était pré-
cipité ou qu'il était tombé en voulant s'échapper. On par-
vint à montera sa retraite, que l'on trouva déserte. Au bout
de neuf jours , le soldat que Pierre avait tué fut déclaré dé-
serteur, et l'on ne pensa plus à Pierre, dont on n'entendit
plus parler pendant trois ans.
Cependant Jeannette avait vingt ans, et quelques offres
qu'on lui fit , elle refusait obstinément de se marier. — On
pensait que c'était le souvenir de Pierre qui la retenait; mais
cependant , comme on ne la voyait ni triste ni chagrine , on
ne savait comment expliquer le célibat auquel elle semblait
se condamner.
Tout passe, l'empire passa. — Pierre revint, il avait vécu
trois ans dans les roches, — où Jeannette , sa seule confi-
dente, lui avait porté des vivres. — Il retrouva son bateau
et ses filets, dont elle avait eu soin
Et puis
6i BEVUE DE PARIS.
— C'est tout.
— Ah!
— Que voudriez-vousde plus?
— Rien. Mais il est étonnant que cela finisse ainsi.
— Mettez, si vous voulez, qu'ils vécurent long-temps et
eurent beaucoup d'enfans.
— Ce n'est pas cela; Pierre est un garçon de cœur et de
résolution qui aurait pu devenir quelque chose.
— Quoi?
— Je ne sais. — Mais enfin ce qu'on entend par quelque
chose.
— Mais que pouvait-il être mieux que l'amant ou l'époux
d'une femme qu'il aimait , gagnant bien sa vie avec ses filets,
et de plus la gagnant au grand air et au soleil. — Il vous faut
la fin de l'histoire de Pierre. — Mais avant nous voulons
vous ôter un préjugé. Il faut que vous sachiez que toutes les
histoires ne finissent pas , que peu finissent; que le drame ,
dans la nature, n'a souvent qu'un ou deux actes, — une
exposition , point de péripétie ni de dénoûment ; ou plutôt ,
comme le prouve spirituellement Léon Gozlan , il n'y a pas
de drame dans la nature ; les incidens le plus souvent pas-
sent près l'un de l'autre sansse croiser; les éléraens d'un coup
de théâtre se manquent de dix minutes , et le coup de théâtre
est manqué.
L'histoire de Pierre, par exemple, est la plus incomplète
que vous puissiezimaginer. Pour vous , pour vos croyances;
pour nous , qui ne croyons guère aux hommes conséquens ,
et qui n'aimons pas du tout ceux qui ont la prétention de
l'être, cette fin nous plaît, elle montre bien l'homme tel qu'il
est.
Plus tard, dans les soirées d'hiver, — quand les gros temps
empêchaient les barques de quitter la rive; près de l'âtre,
devant ces feux confortables que nulle part on ne fait si bien
que dans la Normandie ; — car encore dans les campagnes
on voit que les cheminées ont été faites pour se chauffer;
clans les villes, il est évident qu'elles ne doivent servir qu'à
supporter une pendule , deux flambeaux sous verre , et deux
vases de fleurs de batiste; devant un grand feu, Pierre ra-
contait quelquefois son histoire ; la triste vie qu'il ^vait me-
REVUE DE PARIS. 65
née pendant plus de trois ans, et le courage que lui avait
donné son amour; et Jeannette, pendant son récit, le re-
gardait avec amour, et passait sa main sur ses yeux.
Mais un jour il se trouva devant Pâtre des hommes fiers
des dangers qu'ils avaient courus malgré eux, et pour les-
quels ils étaient partis en pleurant. — Chacun d'eux regar-
dait comme sienne la gloire de l'empire, et croyait avoir
gagné la bataille où il avait eu peur.
Ils firent des récits de combats entremêlés d'un certain
nombre de mots sonores et insignifians.
Par suite de quoi on prouva à Pierre qu'il avait été lâche
de combattre seul contre les soldats , contre la faim , contre
la soif, contre le désespoir, pour conserver sa liberté, au
lieu d'être allé en masse tirer au hasard des coups de fusil
sans savoir pourquoi.
Pierre alors fut honteux de son énergie. Jeannette elle
même ne fut plus fière de son mari , — elle se surprenait
souvent à désirer qu'il eût fait comme les autres, qu'il eût servi.
Elle commença à préférer les récits de batailles aux récits de
Pierre. — Un ancien militaire lui conta fleurette , et elle l'é-
couta. Pierre n'osa rien dire, car on lui avait persuadé qu'il
avait été et qu'il était lâche ; seulement un soir il assomma
l'amant de sa femme , puis comme autrefois il sortit de sa
maison pour retourner sur sa falaise , et le lendemain , on
trouva sur le galet— non plus sa chemise et ses souliers, mais
son corps déchiré.
Alphonse Karji.
a>' ■.£.
8 6.
LULLI.
PREMIERE PARTIE.
£n 1660, lorsque Louis XIV épousa l'infante d'Espa-
gne, les fous de cour n'étaient plus à la mode, le règne
des Triboulet, de joyeuse mémoire, était depuis long-temps
passé ; la marotte , l'épée de bois , le bonnet pointu , les gre-
lots, tombaient en quenouille. Une femme tenait alors le
sceptre de la folie, elle parut à la cour de Saint-Germain,
vêtue en homme , portant une bonne lame au côté , figurant
parmi les seigneurs que don Juan d'Autriche amenait d'Es-
pagne à sa suite. Cette chevalière eut un succès prodigieux ,
et faillit rétablir en France l'empire de la marotte. Elle ré-
jouit d'abord par ses extravagances ; mais les vérités un peu
dures qu'elle jetait à la face des courtisans , des princes
même , ruinèrent bientôt son crédit. On voulait la garder à
Saint-Germain; don Juan tenait singulièrement à sa folle,
d'une laideur affreuse; il ne voulut point la céder; et quand
il partit , on avait cessé de faire des démarches pour obte-
nir cette faveur. Les fous en titre disparaissaient , le manoir
royal en était privé depuis un demi-siècle, mais on avait en-
core des nains difformes, des mores, des chiens, des co-
chons , des chats , des singes favoris , dont la présence et la
gentillesse répandaient une certaine gaieté dans les salons
fort tristes d'Anne d'Autriche. Les amours du jeune roi , les
fêtes offertes aux objets de ses premières passions, les jeux
inventés par Mazarin pour amuser son pupille, étaient des
éclairs de plaisir qui brillaient un instant; l'étiquette repre-
nait bientôt ;:on empire, et l'on s'ennuyait déplus belle.
REVUE DE PARIS 67
Chaque grande dame avait sa bête ou ses animaux qu'elle
affectionnait; ce goût dura long-temps encore, témoin cette
duchesse qui admettait dans sa couche un marcassin , et qui
dormit avec deux marcassins . quand on lui eut fait remar-
quer Pinconvenance d'un semblable camarade de lit ; témoin
les six chiens de Mrae de Montespan, dont la pitance quoti-
dienne en biscuits et gimblettes est curieusement portée,
enregistrée dans YÉtat de la France ; les tètes, de lapin hum-
blement offertes aux chats de Ml'e Choin , l'effroyable more
de la Dauphine ; les nains drolatiques du roi d'Espagne,
dont parle -Mme de Villars dans ses Lettres.
Mlle de Monipensier voulut se mettre à la mode ; les La-
pons , les valets de la famille d'Arlequin , les Turcs , abon-
daient à la cour ; elle n'avait pas un goût bien décidé pour
les quadrupèdes; l'Italie eut la préférence quand elle s'oc-
cupa du choix de son groom, de son tigre, si vous l'aimez
mieux : ces mots de notre époque désignent parfaitement ce
que l'on appelait alors portequeue. Le chevalier de Guise
allait à Rome y remplir je ne sais quelle mission diplomati-
que ; il vint prendre congé de Mademoiselle, qui le pria
de lui amener un petit Italien , s'il en rencontrait un joli.
Cette singulière recommandation fut faite en ces termes. Le
chevalier part, voyage en poste et ne manque pas d'exa-
miner avec soin tous les petits lazzaroai qu'il voyait sur sa
route , et ceux qui venaient à chaque relai présider à l'é-
change des chevaux. Il parait qu'il fit bien du chemin avant
d'en trouver un qui fût assez joli pour remplir les condi-
tions de son mandat. Les petits drôles étaient mal bâtis ,
d'une figurepeu avenante, et le chevalier poursuivait toujours
son voyage ; le pays était assez étendupour qu'il ne désespé-
rât point encore.
Près d'arriver à Florence, il voit un moulin d'un aspect
assez pittoresque, et sur un banc de pierre qui tenait au
rustique édifice , un enfant déguenillé, les pieds nus, mal
peigné , raclant à tour de bras une méchante guitare. Le
virtuose campagnard jouait-il une gigue deCarissimi, une
sarabande de Stradella , un madrigal de Luca Marenzio i
C'est ce que je ne vous dirai point, l'histoire se tait là-des-
sus ; il est prudent d'imiter son silence. Peut-être Fetrfiuit
68
REVUE DE PARIS.
improvisait-il comme les muletiers espagnols ; les meuniers
d'Italie doivent être aussi bien organisés que les arrieros de
la Manche et de l'Estramadure. « — Voilà mon homme ,
» ou plutôt mon enfant! s'écria le chevalier de Guise du
» fond de sa voiture. » Il fait arrêter les chevaux, descend,
s'approche du petit musicien et lui propose de l'emmener à
Paris , où il prendra soin de son avenir , peut-être de sa
fortune. L'enfant refuse , Paris était pour lui un pays in-
connu. « — Aimerais-tu mieux venir à Rome? — A Rome!
» sur-le-champ, partons, je suis à vous; permettez-moi seu-
» lement de dire que ce soir je ne coucherai pas au moulin.
» — Tu laisses ta guitare ? — Elle n'est point à moi ! le père
» cordelier me l'a prêtée. — Tu ne prends pas tes souliers ?
» — Je n'en ai jamais eu ; c'est bon pour des seigneurs. «
Le chevalier fut séduit par la vivacité des reparties de l'en-
fant. Son œil brillant , sa physionomie , annonçaient de l'es-
prit ; l'avenir que lui promettait sa patrie n'était pas bien
séduisant; un seigneur allait le lancer à Rome sur le che-
min de la fortune. Jean-Baptiste prit aisément son parti. Le
voilà dans la chaise ; fouette cocher! et bientôt il n'entend
plus le rhythme réglé , le tic-tac du moulin et la basse con-
tinue du torrent qui fuit écumant sous la roue.
« — Tu es donc meunier et musicien ? — Ni l'un ni l'autre,
» monseigneur , je garde les cochons, et, dans mes instans
» de loisir , le père cordelier m'apprend à jouer de la gui-
» tare. Il dit que j'aurai de la main , et qu'un jour je pourrai
« gagner ma vie en étant ménétrier , ce qui vaut beaucoup
» mieux que mener paître les moutons de l'Enfant-Prodi-
» gue. — Tu gardes les cochons ? C'est à merveille ! un cor-
» délier t'endoctrine , c'est charmant, c'est admirable !
)) Sixte V , le fameux pape Sixte V , a commencé par-là ; tu
» lui ressembles déjà sous ce double rapport. Je serais
» bien trorapé si tu n'avais pas un peu de son esprit. Je ne
» suis point astrologue ni sorcier, mais ton horoscope s'an-
» nonce bien , et je suis charmé de t'avoir rencontré. »
Jean-Baptiste s'accoutuma sans peine à son nouveau
genre de vie. Le chevalier de Guise l'habilla , le chaussa ,
l'établit dans son office , et l'enfant consentit à quitter Rome
pour venir à Paris avec un protecteur qui l'avait gratifié
REVUE DE PARIS. 6U
libéralement d'une guitare et d'un violon. Il est à présumer
que le chevalier lui donna un maître de musique pendant
son séjour à Rome , afin d'assurer le succès de son pupille,
et de se rendre plus digne des remerciemens de Mademoi-
selle. Espérance vaine et trompeuse ! Le chevalier présente
Jean-Baptiste à Mademoiselle et lui vante la conquête qu'il
a faite sur l'Italie. « — C'est fort bien ! dit la princesse en
•» examinant le jeune virtuose des pieds à la tête; il a douze
» ans, il est petit , il est Italien , mais il n'est pas joli. N'im-
» porte, je le garde , et vous en remercie. » Le noble con-
ducteur voulut faire l'exhibition des talens de son protégé ;
la guitare était prête, le violon accordé, Mademoiselle
tourna les talons, répétant sotto voce : « Il n'est pas joli ! »
Jean-Baptiste consterné, voyant tous ses rêves de bon-
heur s'évanouir, descendit lentement à la cuisiue, où le
chef l'attendait, et lui donna les fonctions de sous-marmi-
ton. Le voilà gâte-sauces, candidat marmiton, mis à la
gamme , aux premiers principes du doigté de la cuiller à pot.
Comment notre virtuose sortira-t-il de cet abîme , où le dé-
dain , les caprices d'une princesse viennent de le plonger,
de cette prison souterraine où sa mauvaise fortune le re-
tient? Lulli ne pouvait se plaindre , sa voix n'aurait eu pour
auditeurs que des compagnons prêts à se moquer de ses la-
mentations. Il rongeait sonfrein, ne disaitmot, n'en pensait
pas moins et confiait ses destins à l'éloquence de son archet ;
il fit parler son violon et lui communiqua l'expression de
son dépit et de sa colère. Toutes les fois que, les poulets
étant plumés, les herbes épluchées, le pot écume , le chef
lui laissait un instant de loisir, le jeune Lulli prenait son
violon et raclait à lour de bras des menuets , des courantes,
avec accompagnement obligé de casseroles et de pilons,
pour le plus grand plaisir de ses compagnons d'armes.
Cette mélodie, après avoir fait retentir les voûtes de l'offi-
cine , s'échappait en accords harmonieux par les soupiraux,
avec les émanations odorantes qui s'élevaient par bouffées
des fourneaux classiques d'un émule de Vatel. Le comte de
iNogent en prit sa part en traversant la cour du palais, et
dit à Mademoiselle que son marmiton s'escrimait fort bien
de l'archet. La princesse consentit à l'entendre et fut salis-
70
REVUE DE PARIS.
faite des heureuses dispositions de Lulli. Elle lui fit donner
un maître de violon , et le marmiton-virtuose quitta la cui-
sine pour passer au service de la chambre. Il se perfectionna
dans la musique, et devint bientôt le plus habile violoniste
de Paris. Métru , Robcrdet et Gigault , organiste de Saint-
Nicolas-des-Champs , lui montrèrent plus tard le clavecin
et la composition.
Il quitte la cuisine, grâce à son violon ; c'est Orphée
s'échappant du Tartare ; le voilà monté d'un étage , valet
de chambre , d'autres disent galopin, c'est-à-dire valet des
valets de chambre! Pour un gardeur de cochons, c'était
déjà de l'avancement. Mais il fallait encore que le vent de
la fortune le lançât dans une mer plus vaste , digne de son
talent et de son ambition : ce vent ne tarda point à souffler.
Est-ce l'impétueux Borée, l'Aquilon si redoutable aux navi-
gateurs , ou Zéphire à la douce haleine , qui rendit ce ser-
vice à Lulli ? Non , et toutes les descriptions de tempêtes de
Virgile ou de Camoens ne sauraient m'être d'aucun secours
pour conter cette aventure. Citons un couplet des roman-
ces fashionables que l'on chantait à la cour de Louis XIV;
peut-être arriverai-je plus aisément à faire connaître ce
que je n'ose dire :
Mon cœur, outré de déplaisirs,
Était si gros de ses soupirs ,
Voyant votre cœur si farouche.
Que l'un d'eux se -voyant réduit
A ne pas monter vers la bouche,
Sortit par un autre conduit.
Un soupir de cette espèce , que fit Mademoiselle , amou-
reuse ou non , et que la vigueur, la franchise de l'exécution
portèrent au loin, causa l'heureuse disgrâce de Lulli. La
boutade sonore de Mademoiselle fit beaucoup de bruit dans
le monde ; les plaisans de la cour s'en amusèrent , il courut
des vers sur ce burlesque sujet, et Lulli, témoin auriculaire,
s'avisa de les mettre en musique , avec ritournelles imita-
tives. Son air et les paroles se chantèrent partout , et Ma-
demoiselle congédia sur-le-champ et sans récompense l'im-
RFVTJE DF. PARTS.
71
pertinent compositeur. Qu'importe? la chanson était à la
mode et son auteur aussi; de toutes parts on le rechercha ,
on l'accueillit, on le fêta. Ses repas n'étaient plus servis à
l'office de Mademoiselle; les seigneurs le régalaient bien de
temps en temps ; mais il ne pouvait se fier à ces bonnes
fortunes , il eût été trop souvent forcé de compter des pau-
ses. Il fallait vivre , et, fier de son talent, Baptiste se pré-
sente au chef de la bande des violons du roi. On le reçut...
comme premier violon , sans doute ? — Non , ces vingt-qua-
tre racleurs , ces pitoyables ménétriers avaient chacun
acheté leur charge , payé le droit d'écorcher les oreilles
royales au petit lever , au petit coucher , aux grandes, aux
bonnes , aux petites fêtes , et nul ne voulut céder le pas au
maître qui n'avait pas de quoi financer l'emploi qu'il pos-
sédait. Lulli fut admis comme garçon d'orchestre ; c'est lui
qui pliait , ficelait les cahiers et portait les instrumens de
ces messieurs les troubadours en litre.
Louis XIV avait pris une part active aux facéties dirigées
contre Mademoiselle , contre cette cousine dont il se joua
plus tard d'une manière indigne , et qu'il dépouilla honteu-
sement pour enrichir ses bâtards. Louis était musicien ,
avait la prétention d'être fin connaisseur ; il voulut voir ,
entendre l'auteur de la fameuse chanson, trouva ses airs
délicieux fut enchanté de son exécution, et, comme il n'y
avait point de place vacante dans sa troupe sonnante et ra-
clante, il créa tout exprès une nouvelle bande que Lulli put
former, exercer et conduire à sa fantaisie. On la nomma
les petits violons. Instruits par un professeur habile , ils sur-
passèrent bientôt les grands violons, labande des vingt-qua-
tre, ainsi nommée , bien qu'ils fussent vingt-cinq , la plus
fameuse de l'Europe. Célébrité précieuse , sans doute ,
mais acquise à peu de frais. Ces violons sans rivaux
croyaient avoir atteint les dernières bornes de l'art en
jouant une série de menuets , de gigues et de sarabandes
qu'ils avaient étudiés pendant un mois, chacun en particu-
lier , et que l'on répétait ensuite assez long-temps pour
tâcher de les dire avec un certain ensemble , mais non sr.as
offenser l'oreille la moins délicate.
Les noms de ces vétérans de notre musique ne figuraient
72 REVUE DE PARIS.
dans aucun ouvrage écrit sur cet art. Après beaucoup de
recherches infructueuses, je les ai trouvés dans VEtat de
la France, et les ai fait connaître dans un petit volume pu-
blié en 1832, Chapelle- Musique des rois de France. Ce tableau
nominatif offre un autre intérêt que celui de la curiosité,
il sert à montrer la manière dont on distribuait alors les
forces d'un orchestre. Onze premiers violons , quatre se-
conds, deux violes, huit violoncelles. Vous voyez qu'il n'est
pas question d'instrumens à vent, on ne les réunissait point
encore aux forces de l'archet , la contrebasse n'a été intro-
duite à l'orchestre qu'en 1700, par Montéclair. Lesinstru-
mens étaient alors divisés en familles que l'on se gardait
bien de mêler; ainsi, quand Mme de Sévigné nous parle
d'un concert de flûtes , il s'agit d'une réunion de flûtes de
différens calibres formant un ensemble complet de dessus ,
seconds dessus , quintes et basses de flûte. Saint-Evremont
dit en parlant de la Pastorale, opéra de Cambert : «On y en-
» tendait des concerts de flûtes , ce que l'on n'avait pas en-
» tendu sur aucun théâtre depuis les Grecs et les Romains. »
Les fanfares de nos régimens de cavalerie sont de vérita-
bles concerts de trompettes, tels qu'on les organisait du
temps de Louis XIV. On avait alors la trompette à trous
et à clefs, ressuscitée de nos jours et perfectionnée. Le Men-
teur, de P. Corneille, fournit une preuve si curieuse de la
diversité de concerts en usage à celte époque, qu'elle me
fera pardonner de citer des vers détestables.
Comme à mes chers amis, je veux vous tout conter.
J'avais pris cinq bateaux, pour mieux tout ajuster :
Les quatre contenaient quatre chœurs de musique
Capables de charmer le plus mélancolique.
Au premier, violons ; en l'autre luths et voix;
Des flûtes au troisième ; au dernier des hautbois ,
Qui, tour à tour en l'air, poussaient des harmonies
Dont on pouvait nommer les douceurs infinies....
Cependant que les eaux, les rochers et les airs
Répondaient aux accens de nos quatre concerts.
Avant Lulli , les instrumens à vent ne faisaient point
REVUE DE PABTS. , H
partie de l'orchestre; ce compositeur ne les employa qu'en
chœurs séparés, ou bien en les réunissant à l'unisson aux
parties des violons. Les hautbois et les trompettes doublent
les violons dans Isis , Armide , ainsi que dans le Te De uni
de Lalande. Ces hautbois, ces trompettes , au nombre de
six , de huit , de douze même , étaient gouvernés d'une
manière assez rustique; l'harmonie qui faisait pâmer de
plaisir les dilettanU de l'époque devait être une musique
d'enragé.
Les vingt-quatre violons jouaient pendant le dîner du
roi, principalement quand il revenait de l'armée , ou des
grands voyages, tels que ceux de Fontainebleau, de Com-
piègne. Ils jouaient aussi le lei janvier, 1er mai, pour le jour
de la fête de Sa Majesté . et recevaient chacun 912 livres 12
sous pour leur service ordinaire aux bals , aux concerts. Les
gratifications s'élevaient à cent écus environ. On Jeur don-
nait en outre du pain, du vin , et de notables morceaux
de viande , à six bonnes fêtes de l'année; cette distribution
de vivres en nature les rendait commensaux du palais. Les
jours de Saint-Louis et de Saint-Martin, ils recevaient du
pain et du vin à discrétion ; la viande était supprimée . at-
tendu que ces fêtes pouvaient arriver sur un jour d'absti-
nence. Vendredi chair ne mangeras , est un précepte que
ces ménétriers observaient rigoureusement, pourvu qu'on
leur accordât la permission et les moyens de s'enivrer; ils
savaient user largement de cette licence. Quand ils venaient
racler devant le roi , le surintendant , chef de la bande
sonnante, battait la mesure , ce qui ne les empêchait d'al-
ler toiit de travers en exécutant les gavottes et les passe-
pieds, le branle de la reine et le branle des duchesses. Cette
musique de village, ce grotesque charivari révolta Lulli,
qui s'empressa de former ses petits violons ; ils furent bien-
tôt plus habiles que les grands. La petite bande , composée
d'abord de seize musiciens, en compta vingt et un par la
suite. Un compositeur des entrées des ballets du roi, Claude
Ballon, maitre de danse de Sa Majesté , un huissier ordi-
naire des ballets, l'abbé de Montgival , étaient attachés à
la musique de la chambre dont Lulli obtint la surintendance
en 1652 , six ans après son arrivée en France.
8 7
74 REVUE DE PARIS.
Ces musiciens de Louis XIV, cette grande bande avait
aussi ses privilèges et prérogatives ; je m'exposerais à toute
la colère de leurs successeurs si je négligeais un point aussi
essentiel. Or, il est dit et prescrit dans le code de l'éti-
quette observée à la cour de François Ier et de ses succes-
seurs que: Quand la musique de la chambre va chanter ou
jouer par ordre du roi devant les princes du sang ( les fils
de France exceptés ) et devant les princes étrangers, quoi-
que souverains , si ces princes se couvrent, la musique du
roi se couvre aussi. Cela se fit de la sorte devant le duc de
Lorraine , à Nantes, en 1626. Le duc de Lorraine se cou-
vrit , et les chanteurs, les symphonistes s'empressèrent de
mettre leur chapeau. Cette licence , bien que légitime , mo-
lesta beaucoup le duc , et le rendit rêveur pendant tout le
concert : on assure même qu'il ne prit aucun plaisir à la
musique offerte à son oreille sensible et délicate. Le prince
de Monaco savait sonétiquette sur le bout du doigt, etquand
Louis XIV le gratifia d'un concert particulier à Perpignan ,
en 1642, ce prince, tout principotto qu'il était, se mit en
garde contre cet honneur dangereux. Pour ne pas donner
aux musiciens la malicieuse satisfaction de se coiffer d'un
feutre à larges bords devant lui, Son Altesse aima mieux
courir les risques d'un rhume de cerveau , elle resta décou-
verte, et les ménétriers furent désappointés.
Les petits violons dirigés par Lulli avaient chacun 600 li-
vres par an , sans pain , vin , ni viande ; ils suivaient le roi
à la campagne pour jouer à son souper, aux bals de la cour,
aux ballets et aux récréations de Sa Majesté. Aux grandes
cérémonies, telles que le sacre, les entrées solennelles dans
les villes, les mariages, naissances, réjouissances publi-
ques , on les faisait jouer avec les musiciens de la chapelle
et l'autre bande , dite de la Grande Écurie , les trompettes,
musettes de Poitou , flûtes, fifres, hautbois, tambours et
timbales.
Le roi donnait tous les ans de grands spectacles appelés
ballets , mascarades: le sujet en était pris dans la fable ou
bien appartenait tout-à-fait à l'imagination du compositeur.
C'était encore le ballet du temps de Louis XIII avec ses
nombreuses entrées, ses danses mêlées de récits qui n'a-
REVUE DE PARIS.
16
vaient aucune liaison entre eux. Lulli composa d'abord
quelques airs pour ces spectacles; il fit ensuite toute la mu-
sique des autres ballets donnés à Paris en 1653. Il était âgé
de vingt ans ; on ne le connaissait que sous le nom de Bap-
tiste, témoin ces vers des Fâcheux } de Molière :
Baptiste le très-cher
N'a pas vu ma courante . et je vais le chercher.
Mraede Sévigné ne le désigne pas autrement. Lulli dansait ,
exécutait des entrées ou figurait dans les ballets de la cour;
on le trouve porté sur les livrets. Le roi fut si content de la
musique de Lulli , qu'il ne voulut plus en entendre d'autre ;
il le nomma compositeur de sa musique instrumentale , le
16 mars 1653 , à la place de Lazarin qui venait de mourir.
Le 16 mai 1661 . il obtint les charges de compositeur et de
surintendant de la musique de la chambre , vacantes par le
décès de Cambefort. Il recevait , par an , pour la première ,
600 livres , et 450 livres pour la seconde. Quand Baptiste fut
revêtu de ces dignités musicales , il prit son nom de Lulli,
et se fit appeler M. de Lulli lorsqu'il eut reçu des lettres
de noblesse et fait l'emplette d'un office de secrétaire du roi.
Le 24 juillet 1662 , il épouse Madeleine Lambert , fille uni-
que de Michel Lambert , maître de la musique de la cham-
bre du roi , le plus habile professeur de chant de l'époque.
Lulli se faisait honneur d'être le gendre d'un tel artiste ,
aimait beaucoup ses airs et les chantait souvent. Mme Lulli
gouvernait sa maison , recevait, payait, amassait à sa fan-
taisie , et son mari ne gardait pour ses dépenses particu-
lières que le produit de la vente de ses partitions , s'élevant
à 7 ou 8000 livres. Boileau parle de ce Lambert dans la sa-
tire du Repas.
Molière avec Tartufe y doit jouer son rôle ;
Et Lambert, qui plus est , m'a donné sa parole.
Ce qui plus est, après Molière et Tartufe, montre quel
était l'engouement des amateurs pour ce virtuose. La Fon-
taine , voulant exprimer la perfection du chant , ne trouve
76
RKVUK IlK PAK1S.
rien de plus Fort que de s'écrier : « Vous surpassez Lambert! »
( Fable v , livre XI. )
Lulli, surintendant de la musique du roi, n'avait aucune
autorité sur la chapelle de Louis XIV , c'était un corps de
musiciens tout -à-fait séparé de celui de la chambre. Le poste
de la chapelle était trop en dehors des vues d'ambition du
compositeur, il avait préféré servir les plaisirs du prince.
Il était bien plus facile d'en obtenir des faveurs après l'avoir
séduit et charmé que d'attendre la récompense qu'une belle
messe , un pompeux Te Deum } un De -profundis bien pathéti-
que eussent pu lui valoir. Lulli présidant à toutes les fêtes ,
composant des ballets , des opéras , des divertissemens dans
lesquels il jouait, chantait, dansait, devenait un homme
bien autrement important qu'un musicien tenant le bâton de
mesure dans une église. Cependant rien de ce qui apparte-
nait à son ar{ ne devait lui être tout-à-fait étranger : il parut
un instant à la chapelle et se signala par un coup d'éclat,
une révolution que lui seul pouvait tenter et mener à fin.
C'était la réunion de l'orchestre aux voix dans la musique
sacrée , réunion qui nous parait la chose la plus naturelle
etla plus simple. C'était pourtantalors une innovation mons-
trueuse , une réforme digne des foudres de l'Eglise, et contre
laquelle on devait se liguer.
Sous Henri IV et Louis XIII , la chapelle était composée
musicalement de deux maîtres de musique pour composer
et battre la mesure, de trente-quatre chantres, le mot de
chanteur n'était pas encore en usage , d'un organiste et de
deux joueurs de cornet ( serpent) pour les accompagner.
Tout cela ne répondait point à la grandeur des projets de
Louis XIV , qui , depuis long-temps, se proposait d'aug-
menter le nombre de ses musiciens , et de donner un nouvel
éclat à sa chapelle , en y introduisant la symphonie. Malgré
le préjugé du temps, qui réprouvait l'usage des violons dans
les églises, il avait ordonné àDumont et à Robert , maître»
de musique de sa chapelle, d'employer l'orchestre, du moins
dans les grandes solennités. Cet ordre était peut-être trop
difficile à remplir pour de vieux serviteurs accoutumés aux
anciens usages. C'était bien assez pour eux de faire marcher
des voix accompagnées de l'orgue et du serpent, sans join-
REVUE DE PARIS. / /
dre à ce premier corps de musiciens un orchestre plus rétif
et moins exercé. Les deux abbés, maîtres de musique, refusè-
rent d'obéir, et demandèrent leur retraite. Dumont se fonda
sur ce que le concile de Trente défendait l'usage des ins-
trumens dans les temples chrétiens , et dit qu'il avait trop
à cœur la grande affaire du salut , pour se prêter à une in-
novation que les lois de l'Églisecondamnaient. Le roi con-
sulta à ce sujet l'archevêque de Paris, Harlay de Chanvalon ,
qui décida que le concile n'avait pas prétendu défendre la sym-
phonie dans les églises, maisseulementun genre de musique
profane, capable de porter à la mollesse et à lalasciveté, et qui ,
par conséquent, ne serait pas conforme au respect dû aux lieux
saints. Malgré cette décision , Dumont persista dans ses re-
fus, a L'archevêque est bien le maître de se damner pour plaire
» au roi ; mais je n'imiterai pas un tel dévouement, et je re-
» pousserai toujours ces violons, émissaires de Satan quim'ae-
» eompagneraient en cadence jusqu'aux chaudières de l'en-
» fer,» Dumont resta inflexible, et prit sa retraite ainsi qu*
son compagnon.
« J'aime le bonhomme Dumont . il y a du naturel dans sa
11 musique « ■» disait Lulli. Une messe en plain-chant, connue
sou; le nom de La Dumont , est fort estimée des connais-
seurs; elle se chante encore dans toutes les églises de France.
Perne l'a enrichie d'une excellente harmonie en l'écrivant à
quatre parties. La Baptiste , autre messe en plain-chant que
l'on peut entendre à Paris comme dans les plus petits villa-
ges, est de Lulli.
Le surintendant de la musique de la chambre , qui n'avait
point de rivaux en taîens et surtout en intrigues , toujours
attentif à étudier et à suivre le goût de son roi. Lulli n'avait
pas de ces scrupules de conscience , et résolut de faire ce
que Louis désirait. Il écrivit, prépara mystérieusement un
Je IJeum à grand chœur et symphonie , et sut trouver l'oc-
casion de le produire avec éclat. Le roi et la reine . pleins
d'estime pour cet illustre musicien, lui firent l'honneur de
tenir en personne sur les fonts baptismaux son fils aîné dans
la chapelle de Fontainebleau , le 9 septembre 1664. Après
la cérémonie faite par le cardinal de Bouillon , Lulli . qui
avait amené les chanteurs et les symphonistes de la cham-
78
REVUE DE PARIS.
bre , témoigna sa vive reconnaissance en faisant exécuter
son TeDeump). Cette nouveauté surprit, enchanta le brillant
auditoire. Le roi surtout en fut ravi, au point qu'il ne voulut
plus entendre d'autre Te Deum que celui du surintendant.
Les occasions de le chanter se présentaient souvent à celte
époque. Le motet de Lulli servait à rendre grâces au Dieu
des armées , après les victoires de Louis , tandis que le même
compositeur , secondé par Quinault, faisait manœuvrer sur
la scène la Gloire , la Force , la Sagesse , pour célébrer dans
ses prologues emphatiques les hauts faits du -plus grand roi
du monde.
Nous avons encore plusieurs motets de Lulli: Exaudiat ,
Veni Creator, Plaudite génies , Jubilate , De yrofundis et Mi-
serere. Voici ce que rapporte Mme de Sévigné sur ce dernier
ouvrage. « 6 mai 1672. — Ma fille, il faut que je vous conte;
» c'est une radoterie que je ne puis éviter. Je fus hier à un
» service de monsieur le chancelier (Séguier), à l'Oratoire.
ï) Ce sont les peintres, les sculpteurs , les musiciens et les
» orateurs qui ont fait la dépense ; en un mot les quatre arts
» libéraux... Pour la musique, c'est une chose qu'on ne peut
» expliquer. Baptiste avait fait un dernier effort de la musi-
» que du roi ; ce beau Miserere y était encore augmenté; il
» y eut un Libéra où tous les yeux étaient pleins de larmes.
i) Je ne crois point qu'il y ait une autre musique dans le ciel. »
Lulli fit entrer dans ce Miserere un chœur qu'il avait com-
posé pour l'Opéra. « Seigneur, je vous demande pardon, je
ne l'avais pas fait pour vous, » disait-il en le faisant exécu-
ter à la chapelle.
Les essais de Lulli firent triompher l'orchestre à l'église.
Ce musicien eut un instant la dictature de la chapelle ; il pro-
posa d'en partager le service par quartiers , afin qu'un
plus grand nombre de compositeurs donnât plus de variété
(i) L'acte de baptême porte : « Louis Lully , né sur la paroisse
Saint-Germain-l'Auxerrois , le 4 août i664 .... a eu pour parein et
mareine le Roy et la Royne qui lui ont donné le nom de Louis ,
le tout en présence de nous soussignés Antoine Durand , curé de
l'église paroisse de Saint-Louis dudit Fontainebleau. — Louis. —
Marie Terese. — Jean-Baptiste Lully et Durand.
REVUE DE PARIS.
70
à la musique. Goupillet et Minoret étaient déjà reçus quand
Lulli fit agréer son élève Colasse. Le roi désigna lui-même
Lalande. c'était le plus habile des quatre. Un maitre de mu-
sique de la chapelle du roi recevait alors 300 livres par an
pour ses fournitures en messes, motets et autres productions
de son génie. Il était assujetti à un service quotidien, car on
chantait la messe en musique tous les jours à Saint-Germain
comme à Versailles. On ne sera pas étonné que Lulli n'ait
jamais voulu se mêler des affaires musicales de la chapelle.
C'est après ce coup d'état préparé par Lulli que la musique
sacrée atteignit son plus haut degré de splendeur. Quatre-
vingts musiciens choisis dans les provinces et en Italie vin-
rent se réunir à ceux que l'on avait déjà.
Lulli eut six enfans de son mariage, trois fils et trois fil-
les : Madeleine, — Louis, — Jean Baptiste , l'abbé qui eut
ensuite une part dans la direction de TOpéra . qu'il gouver-
nait en même temps que son abbaye de Saint-George,— Ga-
brielle-Hilaire, — Jean-Louis, — Louise-Marie.
Gabrielle-Hilaire épouse messire Jacques du Molin, le
14 juillet 1687. Leurs descendans sont aujourd'hui MM. le
marquis de Dampierre, pair de France , son frère le comte
de Dampierre , et Mme la marquise Dessoles leur sœur. C'est
la seule branche de la famille de Lulli qui soit venue jusqu'à
nous.
Depuis plus d'un siècle , le drame lyrique, si singulière-
ment désigné sous le nom d'opéra, était connu en Italie. Ce
genre de spectacle s'introduisit en France en 1645 sous les
auspices du cardinal Mazarin. Ce ministre fit jouer devant
Louis XIV, encore très-jeune, et -la reine mère, une comé-
die lyrique de Jules Strozzi, intitulée la Finta Pazza. Le
premier acte de cette pièce finissait par un ballet de singes
et d'ours, le second par une danse d'autruches, et le troi-
sième par une entrée de perroquets. Ces intermèdes De te-
naient point au drame. La Finta Pazza fit le plus grand
plaisir, l'action était divertissante, musicale surtout, puis-
que deux siècles plus tard les Folies amoureuses sont redeve-
nues un opéra après s'être fait une réputation séculaire en
comédie. Regnard avait calqué son drame bouffon sur le
canevas italien. Orfeo fut représenté deux ans après par une
eu
/
REVUE UE PARIS.
troupe d'acteurs et de musiciens venus d'Italie par les or-
dres du cardinal. La pompe de ce spectacle, les charmes de
la musique , la beauté des costumes, le jeu des machines et
la variété des décorations produisirent un effet extraordi-
naire. Mazarin , qui avait fait la dépense de ce divertisse-
ment royal, en fut si content, qu'il le renouvela ensuite aux
noces de Louis XIV.
Le succès tfOrfeo donna l'idée de composer des opéras
français : l'exécution seule présentait des difficultés. On
avait le théâtre , les machines , les décors; il fallait encore
des chanteurs et des symphonistes. D'ailleurs , le préjugé
que Rousseau a voulu établir ensuite , et qui tend à refuser
toute harmonie musicale à notre langue, existait déjà. Le
radoteur musicien n'a donc pas le mérite de l'invention.
L'abbé Perrin, que tant d'obstacles n'intimidèrent pas,
réussit à les surmonter en faisant unepastorale que Cambert
mit en musique , et que l'on applaudit à Issy , où l'on en fit
l'essai dans la maison de M. de La Haye. La Pastorale fut
représentée plusieurs fois au château de Vincennes devant
le roi. Perrin et Cambert , enchantés de leur réussite , s'oc-
cupèrent de la composition & Ariane.
C'est alors qu'une nouvelle troupe d'Italiens fit entendre
Ercole amante. Le mariage du roi , les progrès que l'art avait
faits depuis plusieurs années , et les largesses du cardinal ,
donnèrent à cette représentation une grande magnificence.
Vigaranide Moclène , habile architecte, avait fait construire
aux Tuileries un superbe théâtre et des machines qui enle-
vaient cent personnes à la fois. Le roi , la reine et les prin-
cipaux seigneurs de la cour y dansèrent. Malgré tous ces
avantages , cet opéra, quoique mieux exécuté , ne fil pas la
me impression que VOrfeo. On avait pris goût aux paroles
françaises , l'esprit national s'en mêla , et l'œuvre de Perrin
01 de Cambert fut généralement préférée.
Le marquis de Sourdéac , fameux dans les annales de l'O-
péra, dont il perfectionna les machines, fit représenter dans
son château de Neubourg, la Toison d'Or, de P. Corneille.
Toute la noblesse de la Normandie y fut invitée ; acteurs,
musiciens, danseurs, décorateurs , machinistes, spectateurs
même, tout fut logé et traité à ses frais pendant deux mois.
REVUE DE PARIS.
8!
Ils étaient plus de cinq cents lors des représentations.
Ariane était terminée. on avait commencé les répétitions du
nouvel opéra. quand la mort du cardinal en suspenditl'exé-
cution. Cet événement relarda les progrès dudrame lyrique
pendant plusieurs années. Jusqu'à présent nous ne voyons
pas Lulli se mettre en avant pour exploiter cetie branche
d'industrie musicale. Perrin sollicite et obtient, en 1669. des
lettres-patentes portant permission d'établir des académies
de musique , pour chanter en public des pièces de théâtre.
Il s'associe Cambert, Sourdéac et Champercn , et fait jouer
Pomone au jeu de paume de la rue Mazarine que l'on avait
transformé en salle de spectacle. C'est là que parut le pre-
mier opéra français qui ait été représenté en public. Les
paroles étaient de Perrin , la musique de Cambert . et les
ballets de Beauchamp. Beaumavielle , Rossignol et Mile de
Caslilly remplissaient les rôles de première basse . premier
ténor et premier soprane. Pomone fut représentée pendant
huit mois avec un succès prodigieux ; Perrin en eut pour sa
part 30,'JOO francs. C'était une belle faveur de la fortune: mal-
heureusement ce fut la dernière. Le marquis de Sourdéac, sous
prétexte des avances qu'il avait faites . s'empare du théâtre ,
quitte Perrin pour Gilbert , qui lui donne une autre pasto-
rale dont Lulli fait la musique. Ce fut le début théâtral de
cet illustre musicien ; comme il avait autant d'adresse que
d'esprit et de taent , il sut profiler de la division qui régnait
entre les associés , et obtint . par le crédit de Mme de Mon-
tespan , que Perrin lui cédât son privilège. Cne fois maitre ,
Lulli congédia Gilbert, abandonnaSourdéac et ses associés,
en prit de nouveaux, quitta leur théâtre pour en faire éle-
ver un au jeu de paume de Bel-Air, dans la rue de Yaugi-
rard, où l'on joua les Fêtes de l'Amour et de Bacchus , en
1672. Cette pièce était de Quinault. On ne parlait dans le
monde que de l'opéra de Lulli . et chacun voulait admirer
une semblable merveille. La mise en scène de Cudmus , qui
parut un an après , fixa l'attention de la société parisienne
qui, depuis douze mois, applaudissait avec transport le pre-
mier ouvrage de Lulli, et se promettait plus de plaisir en-
core en voyant le second. Écoutons Mme de Sévigné.
« Vendredi, Ier décembre 1673. On répète souvent la
82
REVUE DE PARIS.
» symphonie de l'opéra (l'ouverture et les airs de danse de
» Cadmus) ; c'est une chose qui passe tout ce qu'on a jamais
» ouï. Le roi disait l'autre jour que s'il était à Paris quand
» on jouera l'opéra, il irait tous les jours. Ce mot vaudra
» cent mille francs à Baptiste. »
« Lundi, 8 janvier 1674. On joue jeudi l'opéra, qui est
» un prodige de beauté : il y a des endroits de la musique
» qui m'ont déjà fait pleurer ; je ne suis pas seule à ne pou-
» voir les soutenir ; l'ame de Mme de La Fayette en est tout
»> alarmée. ><
Voyez cette œuvre de Lulli désignée par antonomase; on
ne parle point du titre de Cadmus , c'est l'opéra par excel-
lence , il n'y a qu'un opéra dans le monde, c'est Cadmus.
Il est vrai que le répertoire était assez exigu pour qu'il y
eût moyen de s'entendre en s'exprimant comme le fait
Mo»e de Sévigné. Voyez cette bonne Mme de La Fayette , elle
craint de se damner en se laissant séduire par les airs de
Lulli , qui serviraient aujourd'hui à nous faire gagner les
indulgences.
Bien qu'il fût le plus habile violoniste de son temps , Lulli
cessa déjouer du violon au moment où ses charges à la cour
et la direction de l'Opéra lui donnèrent un rang dans le
monde. Un homme du bel air ne devait pas jouer du violon,
il aurait rougi si on l'avait surpris un violon à la main :
c'était l'instrument du ménétrier, du maître à danser. Le
luth, la viole , le téorbe, le clavecin, à la bonne heure,
voilà les instrumens fashionables de l'époque. Si quelques
amateurs jouaient du violon, c'était pour leur usage par-
ticulier; ils n'osaient pas toujours avouer ce travers. On lit
» dans un ouvrage imprimé en 1700 : « Le violon n'est rien
» moins que noble, on voit peu de gens de condition qui
» en jouent et beaucoup de bas musiciens qui en vivent.»
Dans les anciennes comédies, où il est question du violon,
cet instrument figure toujours entre les mains des laquais,
tels que Lolive du Grondeur.
Lulli s'occupait de toutes les parties d'un opéra, les pa-
roles ,1a musique , le chant, la danse, l'orchestre, les dé-
corations, les machines, la mise en scène; c'est lui qui
réglait et dirigeait tout ; et ce metteur en œuvre universel
REVUE DE PARIS. 8B
créait en quelque sorte un spectacle dont il n'avait pu étu-
dier les ressorts , admirer les résultats en Italie. Etait-il con-
tent de quelques sujets . dont la voix promettait beaucoup?
il s'attachait à les former avec une affection particulière.
Sans se borner à la musique , à l'art du chant , art tout-à-
fait inconnu en France à cette époque , il leur enseignait
encore à entrer , à marcher sur la scène , à se donner la
grâce du geste et de l'action. Il payait un maître de danse
à Laforêt , et fit lui-même l'éducation des demoiselles de
Saint-Christophe et LeRochois, du ténor Duménil , qui,
comme lui, avait passé de la cuisine au théâtre ('). Les
railleries de la Comédie Italienne , et surtout le Persèe-
cuisinier , parade qui eut un succès prodigieux , apprirent
cette métamorphose à toute la France. Duménil sut mieux
profiter des leçons du maitre que Laforêt , dont la voix de
basse était magnifique. Il demeura rustre et mal façonné ,•
désespérant de le rendre meilleur après six ans d'exercice ,
Lulli se vit forcé de le congédier. Il avait paru dans les rô-
les de Polyphême et d'un chevalier délivré par Roland.
Les acteurs qu'une grande habitude de la scène et des
succès constans avaient placés au premier rang, étaient
soumis à de semblables épreuves. Quand Lulli préparait
une pièce nouvelle , il commençait par leur montrer la ma-
nière de concevoir et d'exécuter les rôles qu'il leur destinait.
C'est ainsi que Beaupui joua le personnage de Protée dans
PTiaëton. Son directeur le lui avait enseigné geste pour
geste. On arrivait ensuite aux répétitions , où Lulli ne lais-
sait entrer que les personnes absolument nécessaires, afin
de pouvoir instruire et corriger en liberté ses acteurs et
ses actrices. Comme il avait la vue courte , il mettait sa main
sur son front horizontalement , et les regardait sous le nez
pour découvrir s'ils ne faisaient pas de grimaces en chan-
tant , et si le jeu de leur physionomie était bon. Son oreille
délicate surveillait l'orchestre et ne permettait aucun dou-
ble (broderie) aux exécutans. Si par malheur ils prenaient
(1) <c 0 Phaéton! se peut-il que tu aies fait du bouillon? » s'é-
criait un amateur du parterre en applaudissant Duménil qui se si-
gnalait dans le rôle du fils d'Apollon.
u
REVUE DE PARIS.
la licence d'ajouter des notes à leur tablature (partie), c'est
alors qu'il entrait en fureur, au point de saisir le violon du
coupable et de le lui casser sur la tête. La répétition finie ,
Lulli, appelait le symphoniste, lui payait largement son
violon et le menait au cabaret. Le vin chassait la rancune ;
l'un avait fait un exemple , l'autre y gagnait quelques pisto-
les, une leçon et un repas également bons. Mais le soin qu'a-
vait Lullide ne recevoir que des symphonistes d'une habi-
leté reconnue , rendait ses corrections violentes fort rares.
L'air des songes funestes cVAtys était le morceau de con-
cours (x) qu'il leur donnait à jouer pour les épreuves; les
principales difficultés s'y trouvaient réunies.
Luili prenait un soin particulier de la danse ; il composa
tous ses ballets avec Desbrosses et Beauchamp. Il supprimait
des entrées, en substituait de plus convenables à la situation
dramatique, imaginait des pas de caractère el d'expres-
sion, et sut animer nos danseurs , qui jusqu'alors s'étaient
pavanés terre à terre. C'est à Lulli que nous devons la danse
vive et-joyeuse que les vieux amateurs de l'époque traitaient
de baladinage en jetant les hauts cris. Nos perruques d'au-
jourd'hui n'ont-elles pas voulu se révolter lorsque les rou-
lades se sont introduites au grand Opéra? La danse légère
de Lulli fut applaudie comme les vocalises de Rossini l'ont
été de nos jours, après avoir été dénigrées par les dileltanti
de l'ancienne psalmodie. Lulli dansait au besoin devant ses
danseurs pour leur faire comprendre plus facilement ses
idées. 11 dansa d'une manière très-bouffonne dans le Bour-
geois gentilhomme , représentant le Muphli. Louis XIV lui fit
ses complimens , et parut ravi du chant et de la danse de
son surintendant. Tous les vers italiens des divertissemens
de Pourceaugnac sont de la façon de Lulli. Je parlerai plus
tard d'une représentation solennelle de cette pièce, dans
laquelle il joua le rôle du burlesque Limousin. Lulli ne dan-
sait que d'instinct et sans avoir jamais appris. L'habitude de
voir des danses, et d'heureuses dispositions pour tout ce qui
tient aux spectacles, le faisaient danser, sinon avec une
(1) En 1750 , on avait choisi la tempête à'A/cyone, musique de
Marais, comme le morceau le plus scabreux.
REVUE DE PARIS. 8t>
grand politesse . comme ditFreneuse.au moins avec une
vivacité fort agréable.
Ce La Yieuville de Freneuse , intendant des eaux-et-foréts
à Rouen , en 1700, a écrit un livre assez mauvais . quant an
fond, puisqu'il épuise toute son éloquence à vouloir prouver la
supériorité de.la musique française à l'égard de la musique
italienne. Mais ce livre abonde en détails précieux, il ra*a
fourni beaucoup de faits ; je vais lui voler une page entière.
J'aime le style naïf de ce dilettante.
« Luili commandait en dictateur à sa république chan-
tante et dansante; ses charges, ses richesses , sa faveur, son
crédit, son talent, lui donnèrent cette première autorité,
11 avait deux maximes qui lui attiraient une extrême sou-
mission de la part du peuple musicien , qui d'or iinaire est
pour ses conducteurs ce que les Anglais et les Polonais sont
pour leurs princes. Lulli payait à merveille et ne permettait
aucune familiarité. Il était pourtant bon et libre. Il se faisait
aimer de acteurs , ils soupaient ensemble de bonne amitié.
Cependant il n'aurait pas entendu raillerie avec les hommes
qui auraient abusé de ses manières sans façon, et il n'avait
jamais de maîtresse parmi les femmes, Non-seulement il rie
demandait rien à chanteuse ni à danseuse , mais il tenait la
main à ce qu'elles n'accordassent rien à autrui , ou du moins
qu'elles ne fussent pas aussi libérales de leurs faveurs qu'on
en a vu depuis quelques-unes l'être. Je n'aime point à men-
tir, et pour ne pas mentir à force de vouloir élever Lulli.
je ne dirai point que de son règne , ce fut à l'Opéra une a.ven-
tureinouie qu'une petite fredaine. L'Opéra n'était pas cruel .
mais il était politique et réservé. Sauver les apparences et
n'être pitoyable que rarement et à la dérobée , est quelque
chose pour une Angélique et une Armide hors de la scène,
c'était une marque édifiante de la considération qu'elles
avaientpour le patron.
» Un autre effet du respect que lui portaient ses gens était
l'attention qu'ils avaient de se tenir chacun en état de rem-
plir son poste. Je vous réponds que , sous l'empire de Lulli ,
les chanteuses n'auraient pas été enrhumées six mois de l'an-
née, et les chanteurs ivres quatre jouçs par semaine. Ils
étaient accoutumés à marcher d'un autre train. Il ne serait
8 8
REVDE DE PARIS.
pas alors arrivé que la querelle de deux actrices se disputant
un premier rôle eût retardé d'un mois la représentation d'un
opéra. Il les avait mis sur le pied de recevoir sans contesta-
tion le personnage qu'il leur distribuait. Un maître d'opéra
obligé de rendre compte à ses acteurs des rôles qu'il leur
présente , serait à son aise et devrait s'en promettre une belle
exécution ! »
La morale jésuitique est aussi ancienne à l'Opéra que la
musique de Lulli. Notre ex-directeur des beaux-arts ne doit
donc pas prétendre à un brevet d'invention pour avoir mis
des surveillans dans les corridors afin d'empêcher les ras-
semblemens illicites. L'apologiste La Vieuville , qui nous
parle de la bonté naturelle de Lulli , et dit naïvement que ce
directeur n'avait jamais de maîtresse parmi les femmes, se
trompe deux fois. La taille trop arrondie de Mlle Le Rochois
donna des soupçons à son directeur. Pour se justifier, l'ac-
trice lui dit qu'elle était mariée, et le prouva en tirant de sa
poche un valet de pique, sur le revers duquel était écrite
une promesse de mariage faite par Lebas, fagotto primo de
l'orchestre. À la vue de cet acte, si singulièrement expédié,
Lulli ne peut retenir les transports de sa fureur jalouse; il
prend la carte , la déchire , donne un coup de pied dans le
ventre de son infidèle, et la chasse de son académie, comme
ayant forfait à l'honneur. L'histoire nous apprend que le
musicien Néron n'en agit pas avec plus de douceur envers
l'impératrice Poppée.
L'infortunée Armide quitta son palais enchanté pour aller
faire une fausse couche. Cet accident ne fit qu'ajouter à son
amour pour le caro fagotto; mais elle apprit à dissimuler et
prit mieux ses précautions à l'avenir. Il suffisait que l'on pût
croire à son retour à la sagesse pour être rappelée à l'Aca-
démie de Musique, où l'on ne pouvait se passer de son ta-
lent; c'était la Pasta, la Malibran de 1680. Les princes de
Vendôme intercédèrent pour la princesse détrônée , et Lulli
voulut bien lui rendre la baguette d'Armide et le sceptre
du chant. Lebas fit honneur à sa signature , épousa Marthe
Le Rochois et l'abandonna. Il avait vu tant de fois Renaud
s'arracher des bras d'Armide, qu'il crut pouvoir profiler de
l'exemple. Le galant abbé de Chaulieu figure sur le notable
REVUE DE PARIS. 87
catalogue des amans de cette virtuose; il l'a célébrée dans
ses vers. La dernière pièce qu'il lui adressa répond à un cou-
plet de Lulli, devenu rimeur français , pour exprimer sa pas-
sion à la prima donna.
Molière étant mort en 1673, le roi donna à Lulli la salle
du Palais-Royal , bâtie par le cardinal de Richelieu , pour la
mise en scène de Mirame , tragédie pitoyable de l'éminence
et de ses teinturiers. Les frais de décorations, de machines
et de costumes faits pour mettre au jour cet avorton drama-
tique s'élevèrent à 900,000 francs. L'Académie royale de
Musique est restée plus d'un siècle dans cette salle, qui oc-
cupait la partie de bâtiment située à droite en entrant dans
la cour. Elle fut brûlée en 1763, rétablie sur-le-champ, et
brûlée de nouveau, en 1781 , après une représentation de
l' Orphée de Gluck, à laquelle mon père assistait. C'est alors
que l'on bâtit la salle de la Porle-Saint-Martin , ouverte par
la première représentation d'Adèle de Ponthieu , de Piccini.
L'Opéra quitta cette salle dix ans après; on croyait qu'elle
n'était point assez solide , ayant été construite en quarante
jours : elle est encore sur ses pieds et porte fort bien ses
deux mille spectateurs , quoiqu'elle ait plus de cinquante
ans. Le théâtre de la République et des Arts , tel était le
nouveau nom de l'Opéra , vint s'établir dans la salle que
Mlle Montansier avait fait élever rue de Richelieu , vis-à-vis
la Bibliothèque-Royale. Ce théâtre a été transporté en 1821
à l'hôtel de Choiseul, rue Lepellelier, toutes les construc-
tions intérieures ayant été conservées. Le séjour de l'Opéra
dans la rue de Richelieu a fait dédier à Lulli , à Rameau ,
deux petites rues , dont lune était derrière la salle et l'autre
est parallèle à la rue de Louvois.
Lulli eut un grand procès à soutenir devant le parlement
de Paris contre Guichard, intendant des bâtimens de Mon-
sieur. On eut avis que cet architecte, qui avait fait les pre-
miers établissemens de l'Opéra, jaloux des avantages im-
menses que Lulli retirait de son privilège, avait formé le
dessein de l'empoisonner avec du tabac. Ce procès dura deux
ans et fit beaucoup de bruit ; le roi le fit terminer par une
transaction, le 27 juin 1672. Guichard alla établir un théâ-
tre d'opéra à Madrid. Dans une de ses réponses aux libelles
83 REVtJE DE PARIS.
de Lulli, Guichard écrit : « Chacun sait de quelle trempe et
>* de quelle farine est Jean-Baptiste ; le moulin des environs
» de Florence, dont son père était meunier, et Je bluteau
» de ce moulin qui fut son berceau , marquent encore au-
•n jourd'huiila bassesse de son origine. » Cela n'avait point
empêché Lulli de prendre le titre d'écuyer, noble homme,
Jean-Baptiste de Lulli, dans son contrat de mariage , signé
parle roi, la reine et la reine-mère. Naturalisé Français en-
décembre 1661, il signa LulLy, pour franciser son nom. Il
se disait bravement fils du gentilhomme Laurent de Lulli et
de Catherine del Serta. La Gazette de France du 21 mai 1661
le qualifie de gentilhomme. Je serais fâché qu'il l'eût élé ; un
homme qui s'illustre est bien plus grand s'il part de plus
bas. L'audace de Lulli est bien connue; il n'éprouvait aucun
scrupule à prendre des titres , qui, dans ce temps, étaient
bons à quelque chose. D'ailleurs, il est un argument sans ré-
plique : s'il avait été gentilhomme, il n'aurait point ensuite
accepté des lettres de noblesse et brigué une charge de se-
crétaire du roi , véritable savonnette à vilain.
Après le succès prodigieux des Fêtes de V Amour et de Bac-
chus, de Cadmus, dont la durée se prolongea pendant un an,
Lulli fit paraître successivement Alceste, Thésée, Atys, Isis,
Psyché, Bellèrophon , Proserpinc , le Triomphe de V Amour ,
Persée , Phaéton , Amadis , Roland, Armide ; ce dernier
opéra fut représenté en 1686. On voit qu'il donnait un opéra
chaque année. 11 fit en outre la musique de vingt-sept
ballets.
On dansait à l'Académie royale de Musique dès son ouver-
ture, le livret de Pomone le prouve. D'ailleurs, Saint-Evre-
mont dit, en parlant de cette pièce : « On voyait les machi-
» nés avec surprise, les danses avec plaisir; on entendait le
» chant avec agrément, les paroles avec dégoût. » La danse
n'était qu'en sous-ordre à l'Opéra, cela devait être. Beau-
mavielle et Rossignol, basses, Clédière et Chollet , hautes-
contre ; Miracle taille; Mlles de Caslilly et Brigogne, for-
mèrent d'abord l'élite d'une troupe chantante, que des sujets
moins habiles secondaient ; les chantres des cathédrales
n'eurent qu'à se vêtir d'un habit grec ou romain pour faire
leur partie. Les symphonistes formés par Lulli descendirent
REVUE DE PARIS. 6U
à l'orchestre : voilà un opéra monté. Le ballet présentait
bien d'autres difficultés. On eut recours aux maitres de danse
de la capitale , à leurs prévôts de salle ; mais les femmes ne
professant point cet art, où trouver des danseuses? A défaut
de femmes , on prit de jolis garçons qui figurèrent en habit
féminin dans les Fêtes de V Amour et de Bacchvs. Après dix
ans d'attente, les amateurs virent enfin paraître des dan-
seuses, des femmes réelles sur la scène, et Terpsicbore fut
clignement représentée p3r des virtuoses de son sexe. On
distinguait parmi ces baladines Mmc la Dauphine , la prin-
cesse de Conti, Mlle de Nantes. M. le Dauphin , le prince de
Conti,le duc deVermandois, étaient de la partie, ainsi qu'une
foule de seigneurs et de dames de la cour. Le ballet où les
femmes se montrèrent pour la première fois sur notre scène
avait pour titre : Le Triomphe de l'Amour. Ces dames ne pou-
vaient mieux choisir : un succès d'enthousiasme , de délire ,
de fanatisme, couronna leurs débuts. Il est inutile de dire
que cette exhibition eut lieu sur le théâtre de la cour.
Le public de Paris n'aurait point accepté ce ballet , si le
directeur de l'Opéra l'avait mis en scène avec des hommes
travestis. Luïli veut montrer du moins sa bonne volonté :
quatre demoiselles formaient tout le personnel de son école
de danse, il les lance bravement sur le théâtre, fait un auda-
cieux va-tout, remporte une victoire complète, et Mlle La-
fontaine se signale de telle manière , que le titre de reine de
la danse lui est accordé. L'armée dansante d'Aladin, com-
mandée par Mlle Bigottini, les chœurs de naïades , d'odalis-
ques, le sérail révolté, guidés par Mlle Taglioni , offraient
plus de séduction et plus d'art; leur effet nous a paru ra-
vissant, et pourtant il peut à peine se comparer à la sensa-
tion que produisit, en 1681, Mile Lafontaine escortée de ses
trois compagnes . Mlles Roland , Lepeintre , Fernon.
Voilà trois révolutions opérées par Lulli : ce musicien
adroit donne un orchestre à la chapelle du roi, des danseu-
ses à son théâtre , et réunit les insfrumens à vent et de per-
cussion aux violons qui seuls figuraient dans la symphonie
avant, lui. Les moyens les plus simples produisaient alors
des résultats merveilleux. Deux flûtes portant la tierce et
faisant entendre quatre notes accouplées deux à deux uf,
S 8.
90 REVUE DE PARIS.
si et la, sol dièse pendant les repos d'un récitatif, excitèrent
un enthousiasme général : on criait au miracle, les dilettanti
se pâmaient, se roulaient sur leurs banquettes. Les bravos
passionnés du parterre de Favart n'ont peut-être jamais eu
autant d'expression et de fureur, du temps de la Pasta , de
la Malibran , et même quand Rubini et Tamburini chantent
le duo de Mosè ; l'explosion de la symphonie en ut mineur
de Beethoven , au Conservatoire , n'attaque pas avec autant
de vivacité les cordes sensibles du cœur de nos dévots en
musique. Voyez la partition d'Isis, les œuvres de Lulli en-
combrent nos bibliothèques, celte denrée abonde, et j'en
ai donné la charge d'un âne à un dilettante qui a bien voulu
m'en débarrasser ; voyez la partition d'Isis, et doutez après
cela des prodiges et de la niaiserie de la musique grecque;
après cela croyez à la durée des triomphes d'un musicien.
Encore une citation, j'aime à m'appuyer de l'autorité des
contemporains ; je suis un fureteur , ainsi que mon voisin,
mon confrère Beffara ; les découvertes qu'il veut bien me
communiquer me servent beaucoup. M. Beffara profite des
miennes , et quand nous avons exploré une époque , il
n'y reste pas même à glaner , la vigne est taillée à mort, le
pré tondu jusqu'à la racine. Voyons ce que dit le contem-
porain au sujet des tierces mirifiques , éi-dessus mention-
nées.
« L'opéra d'Isis est le plus savant qui soit sorti des mains
» de Lulli; aussi fut-il surnommé l'opéra des musiciens.» —
C'était le Don Juan du siècle de Louis XIV. — «On admira
)> particulièrement, clans la scène VIe du troisième acte,
» la plainte de Syrinx devenu roseau. Cette plainte fut re-
i> gardée comme un chef-d'œuvre par la manière dont Lulli
« l'avait rendue, après l'avoir copiée d'après nature; car on
» croit entendre le même bruit et le même sifflement que fait
i) le vent en hiver, à la campagne, dans une grande maison,
» lorsqu'il s'engouffre dans les portes , dans les corridors
» et dans les cheminées. C'estune imitation naïve et parfaite
m de la nature, »
Le commentaire de La Vieuville n'est pas médiocrement
plaisant; il jette les vents en fureur , en hiver , à la cam-
pagne , dans une grande maison ; les fait engouffrer dans
REVUE DE PARIS.
9
les portes, dans les corridors et même dans les cheminées à
propos de deux flûtes qui soupiraient tendrement, sotto voce,
piano piano, a mezzo tuono : cela prouve combien les esprits
étaient exaltés par les nouveaux effets d'orchestre produits
par Lulli.
Castil-Blaze.
HISTORIENS FRANÇAIS
DU DIX-NEUVIEME SIECLE.
§ 111. — M. GUIZOT.
I.
Sans pouvoir dire au juste quel sera le sentiment que les
temps à venir porteront de noire époque, il nous semble
qu'ils seront forcés de reconnaître qu'elle a été, dans son es-
prit général, moins réactionnaire et moins exclusive que
toute autre. 11 se trouve en effet des périodes dans l'histoire,
et certes ici les exemples ne nous manqueraient pas , qui
sont pour ainsi parler égoïstes et jalouses par caractère , et
durant lesquelles la société oppose fièrement et brutalement
une certaine manière d'être, dans le présent, à toutes ses
manières d'être réalisées dans le passé et possibles dans l'a-
venir. C'est , au contraire, le propre du moment où nous
vivons , d'abord d'être juste et bienveillant envers toutes les
choses d'autrefois , et de les accepter sans rancune , comme
l'effet accepte sa cause ; ensuite de n'être ennemi ni en-
vieux d'aucune des choses futures , et de les admettre fran-
chement , comme la cause admet son effet. Ce que nous di-
sons ici nous paraît vrai de plus d'une sorte, et peut être
rendu sensible par plus d'une application. Voyez la nou-
velle école littéraire : dans la pensée de ceux qui en sont
îccllemenl les maîtres, elle se voue à renouer les traditions
Rr.VUE DR PARIS. t&
européennes et nationales de l'art , de la langue et de la
poésie, brisées par des événemens divers , et surtout par la
haine aveugle que le dix-huitième siècle portait à tout ce
qui avait racine dans le moyen âge Voyez encore cette
science polilique nouvelle du parti social , qui commence à
poindre dans les esprits avancés , et dont la formule se pré-
sente chaque jour plus arrêtée et plus concrète : à la re-
cherche de tous les faits de la société , religieux ou civils,
industriels ou moraux , intellectuels ou généalogiques , elle
les constate, elle les classe, elle les coordonne, leur dé-
blayant à tous une place selon leur volume , leur creusant
un lit selon leurs eaux. Voyez enfin la philosophie de notre
époque , l'éclectisme , qu'on a trop attaqué et irop défendu,
et au fond duquel il y a pareillement cette curiosité amie
des faits, cette tolérance de la pensée pour tous ses modes,
ce procédé d'examen paisible et sympathique, avec lequel
on n'a pas trouvé immédiatement une théorie , mais à l'aide
duquel on y parviendra plus sûrement.
Il nous semble qu'il y a quelque chose de merveilleux en
soi et de particulier à notre temps, dans cette tendance
égale de trois formes de l'intelligence , jusqu'à présent si
éloignées l'une de l'autre , la littérature , la politique et la
philosophie; que cet accord de la génération actuelle à pous-
ser tous les esprits dans une voie d'étude sans réaction ,
d'examen sans parti pris, de système sans donnée exclu-
sive , annonce un caractère véritablement libéral et gran-
diose , et permet d'attendre des résultats plus étendus , plus
complets , plus légitimes ; et si l'on veut remarquer que la
même idée a jailli presque en même temps de têtes si diver-
sement préoccupées; que le poète, l'homme d'état , le phi-
losophe , sans s'être vus ni concertés, ont produit, chacun
dans ses -travaux , la même théorie , on sera forcé de con-
clure qu'elle était portée par les instincts du siècle, et qu'au
moment venu ils l'ont mise au jour , créature toujours une
et identique , même après un triple enfantement.
Ainsi , il s'opère , comme nous disions , à l'heure qu'il est .
un mouvement de réforrnalion analogue dans la littérature,
dans la politique et dans la philosophie. Toutes trois se sont
éprises, pour se reconstruire, d'un grand et d'un subit
94 REVUE DE PARIS.
amour des faits. La littérature les a recherchés pour se con-
naître elle-même dans son origine et dans sa marche , pour
étudier le procédé selon lequel les idées d'une époque pas-
sent dans les livres et sur la scène ; pour apprendre à se
faire tolérante , pour ne rien bannir et pour tout expliquer.
La politique , pour observer de près les élémens sociaux,
pour compter leur nombre, étudier leurs penchans, leur
donner à tous un rang proportionné à leur valeur intrinsè-
que ; pour les faire vivre dans la société de la même manière
qu'ils ont été produits et qu'ils ont vécu dans l'histoire. La
philosophie , pour parvenir à trouver les propriétés absolues
de l'être , à force de recueillir et de comparer ses manifes-
tations , et pour construire sur l'ame , sur Dieu , sur ce monde
et sur l'autre , un système , le véritable , universel sans mul-
tiplicité de principes , unitaire sans exclusion.
Or, ce triple mouvement de la littérature, de la politique
et de la philosophie vers les faits contenus dans leurssphères
, spéciales, ce n'est rien autre chose que l'avènement et l'in-
tronisation de l'histoire. En tout autre temps et avec une autre
tendance, on pouvait s'en passer; il n'en fallait pas à Racine
pour ses tragédies, à l'abbé Siéyes pour ses constitutions, à
Hegel pour ses hypothèses ontologiques; mais nous avons
montré que l'esprit de l'époque actuelle, à tort ou à raison, s'est
jeté dans une voie d'étude, d'examen, d'analyse, et que l'his-
toire est désormais la base de tous les systèmes qu'il bâtit, non
pas une histoire quelconque, non pas une histoire réaction-
naire , faite au profit d'une idée contre une autre idée ; mais
une histoire qui accepte les événemens sans les choisir, et
qui n'ait pas en têle de corriger la Providence ; une histoire,
en un mot, conçue comme se conçoivent actuellement la litté-
rature , la politique et la philosophie , c'est-à-dire sympathi-
que à tout ce que son propre milieu contient de réel.
S Cette histoire d'un ordre nouveau , à laquelle vont néces-
sairement aboutir les esprits élevés de notre époque, a déjà
trouvé un homme pour s'organiser et se produire, c'est
M. Guizot.
Tandis que la littérature, la politique et la philosophie
étaient en quête d'un système d'histoire selon leurs vues de
réforme actuelle , M. Guizot , comme s'il eût été mystérieu-
REVTJE DE PARIS. 9o
sèment averti de cette tendance , remaniait nos annales d'a-
près un procédé tout-à-fait identique , et les engageait dé-
sormais dans la même direction. Si l'on peut dire que c'est une
fortunerare pour ces troischoses que d'être confirmées parles
travaux d'un tel homme, on peut dire aussi que l'idée d'un
tel homme devient singulièrement éclatante et lumineuse,
quand elle a été environnée du reflet de ces trois théories.
Du reste , nous croyons qu'il ne pouvait pas arriver moins à
M. Guizot que de trouver la formule scientifique de tous les
nobles instincts de son époque ; il a été élevé par son étoile
à une de ces positions merveilleuses où l'intelligence s'épa-
nouit, comme une plante en bonne terre ; où le philosophe
communique ses théories à l'homme d'état qui les expéri-
mente; où l'esprit dispose non-seulement de l'idée , mais
encore du fait; où la pensée trouve toujours une main qui
l'exécute ; où l'on se rapproche le plus de Dieu , pour lequel
vouloir, c'est faire.
Nous ne connaissons que deux hommes qui aient joui pa-
reillement de cette faveur providentielle , Machiavel et le
chancelier Bacon. Tous deux ils possédèrent, comme M. Gui-
zot, avec la force de l'intelligence une situation propre à
la développer ; tous deux ils se trouvèrent , comme lui, en
cet état où l'expérience des hommes et des choses corrige
l'absolu des théories; où l'habitude de voir de près les faits
sociaux amène à découvrir leurnature; où leslois s'imaginent
et se pratiquenten même temps. Certainement il en dut coû-
ter à l'historien de Henri YII1, moins qu'atout autre, de
développer de vastes aperçus dans le conseil d'Elisabeth ;
et l'expérience du chancelier rendit plus saisissables à l'an-
naliste ces mobiles secrets de politique et ces causes mysté-
rieuses de civilisation , qui échappent le plus souvent jusqu'à /
la société au sein de laquelle elles agissent. De même, quiest-
ce qui aurait dicté à Machiavel son Histoire de Florence , ses
Discours sur Tite-Live et cet admirable livre du Prince (') ,
(i) Nous employons ici le titre qui est , pour ainsi parler , po-
pulaire en France. On sait que le livre de Machiavel est intitulé :
De la Principauté, ce qui est bien autre chose , soit dit en pas-
sant.
16
REVUE DE PARIS.
s'il n'en avait puisé la matière dans ses vingt-trois ambas-
sades et dans ses travaux de l'Office des Dix; et si le Secré-
taire florentin pourvut quatorze ans aux destinées politiques
de sa patrie avec un succès si grand, que la postérité a mieux
aimé s'expliquer ses principes par des crimes que par du pé-
nie , n'esl-ce pas en étudiant les vieilles principautés de l'I-
talie , qu'il avait compris les nouvelles 5 n'est-ce pas en la
compagnie desSylla, des Marius et des Scipion qu'il avait
appris comme on parlait aux Louis XII , aux Maximilienet
aux Borgia? Ainsi que Bacon et Machiavel , M. Guizot a dû
sans aucun doute à sa pratique des choses sociales sa saga-
cité profonde des choses historiques; de même qu'il a or-
ganisé et gouverné le présent de la France en historien qui
sait bien son passé et qui pressent son avenir.
C'est , en effet , une chose bien importante pour les hom-
mes qui aspirent à devenir grands, que de porter en soi ,
non-seulement la force morale qui donne l'idée, mais encore
la force matérielle qui la met à exécution. Supposez Ba-
con bourgeois de Londres , au lieu de chancelier d'Angle-
terre , et son esprit ne se serait point élevé aux conceptions
politiques qui le firent , pendant deux règnes , la lumière du
conseil ; supposez Machiavel simple citoyen de Florence, au
lieu de secrétaire de l'Office des Dix , et non-seulement il
n'aurait pas laissé les cours de France et d'Allemagne et le
duc de Valentinois lui-même surpris de sa sagesse politique,
mais encore il n'aurait pas écrit le Prince , ce livre le plus
beau d'un siècle rempli de beaux livres; supposez enfin
M. Guizot, érudit comme il peut s'e.n trouver d'autres, au lieu
d'homme d'élat dans un royaume comme la France, etjamais
il ne fût devenu ni historien d'une telle portée , ni publicisle
d'une telle profondeur.
Voyez, en effet , deux écrivains célèbres, Locke et Rous-
seau , nés tous deux avec d'incontestables talens politiques ,
mais auxquels il manqua ce que leur fortune départit à Ma-
chiavel , à Bacon et à M. Guizot , l'expérience du pouvoir et
la pratique des affaires : quelle constitution Locke , l'auteur
du « Gouvernement civil » , trouva-t-il pour la Caroline ? De
misérables combinaisons idéologiques, qu'il fallut mettre à
néant, parce qu'ellesgênnient la réalité. Quel gouvernement
REVUE DE PABIâ.
Rouleau, l'auteur du ^ Contrat social ». imagina-t-il pourla
Cor se et pour la Pol ogn e? aucun -.des pis n?. des projets que lui-
raème condamnait en les dressant, qui ne furent pas exécutés,
etqui nepouvaient jamaisl'ètre.Certe?. la natureneleura'vait
épargné néanmoins ni la vigueur de l'esprit, ni la splendeur
de l'imagination . ni l'opiniâtreté du courage ; ils en étaient
venus l'un et l'autre à ce point de la gloire . que les peuples >.
accouraient pour leur demander des lois, avec un respect
qui ne s'était pas vu depuis Solon et depuis Lvcurgue : eh
bien! qui est-ce qui empêcha leur génie de se développer
dans toute sa plénitude , et d'atteindre jusqu'à ses derniers
confins ? leur position sociale. Machia-» el . Bacon et M. Gui-
zot étudièrent les peuples dans la pratique d'un gouverne-
ment ; Locke et Rousseau dans le creux d'une théorie ; les „,
premiers apprirent le monde; les seconds l'imaginèrent;
ceux-là firent leurs plans d'après la réalité, les appliquèrent
eux-mêmes et réussirent ; ceux-ci les firent d'après des ab-
stractions, les livrèrent à d'autres et échouèrent. Que leur
manqua-t-il donc? d'être secrétaires, comme Machiavel;
chanceliers, comme Bacon ; ministres, comme M. Guizot.
Il y a des idées qui veulent . pour éclore, une certaine
position; comme il y a des fleurs qui veulent un certain '
soleil.
Comme du Secrétaire florentin et du chancelier d'Angle-
terre , ce qui a fait la force de M. Guizot, c'est d'avoir é!é
dirigé par la théorie et par l'expérience, de s'être appuvé
sur l'idée et sur le fait. Il s'estmontré grand homme d'état,
parce qu'il était grand historien, et il est devenu grand
historien , parce qu'il était grand homme d'état. Toutes les
grandes choses sont complètes. Ainsi l'histoire et la po-
litique sont les deux faces sous lesquelles M. Guizot se pré-
sente à l'observation , les deux formes sous lesquelles s'est
produite son intelligence , les deux moitiés dont la réunion
exprime sa valeur. Il est à croire que ces deux faces se sont
développées parallèlement en lui : qu'elles ont eu même ori-
gine, même accroissement , et qu'elles atteindront même
but; mais la raison, qui est complexe quand elle produit,
est simple quand elle examine; et nous éprouvons la néces- »
sué de séparer, pour la facilité de la déduction et la clarté *
S 9
•
/
98 REVUE DE_PARIS.
de l'analyse, deux choses qui se tiennent étroitement et que
leur propre nature a réunies.
En restant dans la généralité du raisonnement, nous
croyons pouvoir dire que l'histoire précède la politique.
Ceci se rapproche d'autant plus de la vérité en ce qui touche
M. Guizot, que dans sa pensée , et selon sa propre expres-
sion, »t les faits sont la politique vivante. » Nous aurons
donc à examiner ses vues en histoire , avant d'expliquer ses
principes sur la nature et la marche des gouvernernens.
Comme tous les hommes d'une grande portée intellectuelle ,
M. Guizot n'a guère qu'une seule idée , très-supérieure , qui
s'articule en mille anneaux , et se partage en mille direc-
tions diverses. Comme elle est une en soi , bien ramassée,
bien distincte, il nous coûterait peu de renoncer tout d'a-
bord, et de montrer ensuite comment tous les ouvrages de
M. Guizot en sont la conséquence et la mise en œuvre ; mais,
outre que ce quelle a de neuf et de fécond ne saurait plei-
nement frapper les esprits qui n'en possèdent pas les élé-
mens, on perdrait aune pareille exposition la portion pour
ainsi dire la plus exquise de l'idée , c'est-à-dire le procédé
de sa formation. Nous aimons donc mieux une méthode
plus lente à se dérouler, mais à la fois plus intime et plus
pittoresque : nous suivrons la pensée de M. Guizot pas à
pas , selon qu'elle s'est dégagée et formulée elle-même.
Dès son premier livre , M. Guizot se trouva en face du
dix-huitième siècle, et il résultera dé cette élude qu'il a
toujours gardé cette position. Nous aurions donc à exami-
ner cette époque , à plusieurs reprises et sous divers aspects,
à proportion que nous avancerions dans notre tâche; mais
comme c'est principalement à sa manière générale de con-
cevoir et d'exécuter l'histoire que M. Guizot s'est attaqué,
nous aimons mieux et nous jugeons plus convenable d'abor-
der cette matière définitivement, à l'occasion de l'édition
de Gibbon qu'il publia en 1812, et de caractériser le dix-
huitième siècle historique, une fois pour toutes.
IT.
L'idée dominante et générale des historiens du dix-hni-
REVUE DE PARIS.
99
tième siècle, et nous entendons désigner par-là Hume,
Robertson , Gibbon et Voltaire , une idée véritablement no-
ble et grande , grande comme ces grands noms , ce fut d'ap-
pliquer la philosophie à l'histoire, c'est-à-dire d'ériger
celle-ci en science plus ou moins rigoureuse, et d'une in-
tervention plus ou moins efficace dans la conduite des hom-
mes et des sociétés. Celte tentative n'avait encore jamais
été conçue, ni par l'antiquité ni par les temps modernes.
Trois écrivains célèbres du dix-septième et du dix-huitième
siècle avaient bien concouru pareillement à constituer phi-
losophiquement l'histoire ; mais c'était d'après une tout
autre pensée, et en vue d'un tout autre but. Bossuet, Vico
et Herder, soupçonnant que tous les faits humains pouvaient
bien se rapporter à un petit nombre de causes primitives ,
malgré leur infinie variété , et se déduire selon certains
principes réguliers et fixes , malgré leur visible complica-
tion , s'appliquèrent à la recherche de ces lois primordiales.
Us plièrent donc leur mâle génie à l'étude du monde, à l'in-
telligence des causes qui amènent et expliquent le dévelop-
pement et la succession des peuples , et ils élevèrent ainsi
dans leurs ouvrages une sorte de commentaire à l'œuvre
de Dieu. Mais leur curiosité n'allait pas plus loin qu'à trou-
ver la signification nette et scientifique de l'histoire, qu'à
découvrir la chaîne qui lie entre eux les faits sociaux, qu'à
dégager les termes de la formule générale qui exprime la
marche de l'humanité.
Le dix-huitième siècle , au contraire , et c'est en ceci que
consiste la nouveauté et le mérite de sa tentative , le dix-
huitième siècle prétendit faire servir l'histoire à de plus
grandes choses qu'à l'explication de ses propres difficultés.
Il se dit que c'était bien déjà un résultat glorieux et magni-
fique d'avoir , jusqu'à un certain point , découvert et rendu
sensible la loi morale selon laquelle les événemens se pro-
duisent et s'enchainent dans le passé ; mais il ajouta q'?.e
cette loi du passé étant connue , rien n'empêchait de s'en
servir pour le présent ; que ce travail si prodigieux se trou-
verait réduit à une élude vaine , s'il ne restait de tant d'ef-
forts que la satisfaction stérile qui naît d'une difficulté vain-
cue; et à une entreprise regrettable, si elle n'avait eu
10J REVUE DE PARIS.
d'autre effet , en définitive , que de consumer en pure perle
l'activité de si grands esprits. Ainsi, le dis-septième siècle
n'avait voulu que régler l'histoire, exposer sa formule ,
organiser sa théorie ; le dix-huilième voulut ériger ses le-
çons en un code pratique des sociétés. Bossuet , Yico et
Herder avaient arrosé, cultivé et fait croître jusqu'aux cieux
l'arbre de l'histoire : Voltaire, Roberlson , Hume et Gibbon
s'efforcèrent d'en courber les rameaux jusqu'à terre , afin
que les peuples n'eussent qu'à tendre la main pour en cueil-
lir les fruits.
On voit donc que cette idée du dix-huitième siècle était en
effettrès-belle. Elle l'était par la théorie; car il est raisonna-
ble et juste dépenser que les événeroens dece monde ne sont
pas à ce point désordonnés et capricieux clans leur marche
sensible, qu'ils ne puissent être régis au fond par quelque
lot d'un effet régulier et d'un caractère certain ; elle l'eût été
par l'expérimentation; car rien ne semble, et n'est en
réajilé plus logique, que de faire servir l'histoire à l'organi-
sation et à la conduite des gouvernemens , c'est-à-dire, de
tirer par induction les choses présentes des choses passées ,
r cl de fouiller les événemens consommés et les passions
éteintes , pour y dérober le secret des événemens qui sur-
gissent et les passions qui s'allument.
Mais, celte noble idée avorta dans son germe; elle avorta
par deux obstacles d'autant plus terribles, que le dix-hui-
tième siècle ne les voyait point et n'en était pas en défiance ;
deux obstacles qui , même connus , auraient été, pour l'épo-
que , presque impossibles à conjurer. La première cause qui
gênait ainsi le libre développement de l'histoire, c'était la
situation présente des élémens de la société. Ces éléraens
fondamentaux étaient au nombre de. quatre : la royauté , la
noblesse, le catholicisme et la bourgeoisie. De ces quatre , il
n'y en avait pas un seul qui fût à l'aise complètement , selon
ses exigences , selon sa nature, et qui n'éprouvât , de la
part des trois autres , de l'opposition et de la gêne , quand
il voulait se mouvoir ou s'agrandir. La royaulé , quoique la
pius haute et la plus majestueuse de ces puissances, n'en
«Sait pas moins en lutte chaque jour , hier avec ia noblesse,
qui résistait par ses privilège, ; aujourd'hui avec le catholi-
revue de paris.
101
cisme , qui résistait par sa législation ; demain avec la bour-
geoisie, qui résistait par ses tailles. Les trois autres étaient
pareillement étreintes et étouffées, voulant s'étendre et ne
le pouvant pas, allant se heurter toutes trois à des achoppe-
mens inexorables ; la noblesse, au billot royal; le catho-
licisme, à la table de marbre ; la bourgeoisie, à la potence
de la prévôté; si bien que celte société boitait affreusement
sur ses quatre pieds inégaux et malades; si bien que l'état ,
avec ses principes constitutifs, à ce point divers et dispara-
tes, s'en allait criant . cahotant , menaçant ruine ; si bien
que c'était une civilisation décrépite et hideuse , une civili-
sation perdue sans retour . et perdue pour avoir oublié son
origine, renié ses aïeux, tué son père; et c'était peut-être
pour cela même que la Providence la condamnait à mourir
déchirée par ses élémens hargneux, comme dans ce sac des
parricides de Rome, où le prêteur faisait coudre un homme
et une vipère , un coq et une guenon ; société horrible et
immonde , que le bourreau lançait dans la mer.
En présence de ce désaccord des choses les plus impor-
tantes et les plus essentielles de la société , il n'était pas dif-
ficile de comprendre qu'elle se trouvait alors monstrueu-
sement organisée , et qu'à moins d'un miracle, elle devait
se disloquer au premier choc. Cela était si clair, que tous
les écrivains de talent en furent frappés, et qu'ils semèrent
leurs ouvrages de sinistres prédictions. Montesquieu , Rous-
seau et Voltaire annoncent un bouleversement prochain ; le
marquis de Mirabeau et le bailly son frère , ces deux intel-
y ligences si acérées, pénètrent même jusqu'au cœur de la
révolution future , en prévoyant que la noblesse et le peuple
y trouveraient de contraires destinées; qu'elle serait cer-
cueil pour l'une, berceau pour l'autre. Mais ce qui était
non moins important et plus difficile à comprendre , dans
l'enfance où la critique historique se trouvait encore , mal-
gré de vastes et de précieux travaux , c'est que si les princi-
pes constitutifs de la société étaient actuellement en dishar-
monie complète , il avait été un temps où ils se trouvaient
parfaitement unis, parfaitement combinés; c'est que ce
divorce flagrant de la noblesse et du peuple, de la royauté
et du catholicisme n'était pas un mal ancien , congénial
8 9.
102 REVUE DE PAK1S.
permanent et qui tint à leur propre nature ; mais un malaise
éventuel, récent, né des rapports nouveaux et des cir-
constances inouïes qu'avait fait naître l'histoire; c'est que
ces élémens politiques qui, dans les conditions de leur
existence présente , formaient un ordre de gouvernement
absurde et intolérable , avaient formé jadis , dans les con-
ditions d'une existence tout autre et mieux combinée, un
gouvernement très-logique et très-doux ; enfin, c'est que
si ces élémens avaient soutenu et fait fleurir la société fran-
çaise pendant le règne de soixante-cinq rois , leurs relations
devaient avoir été bien modifiées, bien altérées, puisqu'ils
la tuaient sous le règne du soixante-sixième.
Ainsi , au lieu de se dire que les élémens sociaux de la
France, qui se faisaient maintenant une guerre opiniâtre,
n'étaient plus dans leur état primitif; qu'ayant été vus d'un
œil inégal par la Providence, les petits avaient grandi, les
grands s'étaient abaissés, et que , s'il y avait entre eux à ce
point lutte désespérée et haine irrémissible, c'est que les do-
minateurs d'autrefois, se refusant à l'évidence présente,
avaient conservé leurs prétentions en perdant leur puis-
sance; au lieu de cette explication , aujourd'hui si nette , si
naturelle, si irrésistible, les historiens du dix-huitième siè-
cle , témoins du désordre actuel, et n'en discernant pas les
causes, s'imaginèrent que les choses avaient toujours été ce
qu'elles étaient; que cette alliance disloquée de la royauté,
de la noblesse, du clergé et de la bourgeoisie, qui arrêtait
la civilisation , l'avait toujours arrêtée ; que ce qui était mal
avait été mal, hier comme à présent. Ils se prirent donc
d'une antipathie philosophique, raisonnée et incurable contre
le passé; contre le passé qui avait produit le présent , comme
un principe produit sa conséquence, et decette vue fausse, de
cette appréciation mal appuyée, naquit la moitié de l'esprit
réactionnaire qu'ils portèrent dans la théorie de l'histoire.
Néanmoins, ce ne fut pas tout; une seconde cause fit
échouer la grande idée historique du dix-huitième siècle;
elle est d'une autre nature et mérite d'être étudiée. Cette
époque eut cela de particulier, comme on sait, qu'elle vou-
lut mêler la philosophie à toutes choses. La tentative était
belle et digne de flatter les grands esprits qui la conçurent.
REVUE DE PARIS. 1 03
C'était en effet une noble envie qui les portait à" unir dans
un vaste ensemble et dans la même signification sociale les
sciences, les arts, la morale, la littérature ; à rapprocher
et à unir l'un à l'autre les principes du vrai , du bien et du t
beau ; à révéler enfin l'unité des lois du monde, et à élever *
un monument en témoignage de cette génération militante
qui avait conquis leur secret. Mais, e.tnous le savons aujour-
d'hui par expérience, autant le projet de soumettre toutes
les connaissances humaines à la philosophie était grandiose,
autant la philosophie que le dix-huitième siècle avait sous la
main était propre à le ruiner.
De cette philosophie, maintenant abandonnée par tous les
hommes d'élite, mais qui traine encore parmi les intelli-
gences paresseuses et atardées, nous voulons rappeler seu-
lement la manière générale de procéder clans le raisonne-
ment , c'est-à-dire , son côté pratique , et dans ce qu'il a de
commun avec Thistoire. En toute sorte d'étude ,1e penchant
favori des idéologues du dix-huitième siècle, c'était d'aller
aux choses abstraites. Ils dégageaient la question des réali-
tés gênantes ; ils la réduisaient aux idées , les idées aux si-
gnes, et ils travaillaient ensuite les signes par réductions , l
renversemens, équations, comme en algèbre. Dans cette
méthode , la réalité est toujours absente ; car on abstrait d'a-
bord les faits , les idées ensuite , et on a pour résidu des si-
gnes, sur lesquels l'intelligence s'exerce; elle les déploie en
ligne, les courbe en cercle, les ramasse en carré, ainsi
qu'un général fait de ses masses de bataille. C'est l'analyse
mathématique , au sujet de laquelle il s'est ému dernièrement
une grave discussion à l'Académie des Sciences, et qui a
fourni à M Poinsot , sur le jeu de cette mécanique intellec-
tuelle, de si piquantes et de si bonnes vérités.
Il est évident que la méthode des idéologues pouvait sé-
duire ceux qui l'employaient : avec quelques signes , une
formule et un peu de logique , ils s'élevaient dans des ré-
gions inconnues et traversaient des mondes inexplorés.
C'était une sorte de science occulte , véritable alchimie ,
avec laquelle ils croyaient changer en or quelques pauvres
signes de plomb ; mais celte ascension n'était qu'un ver-
tige , et ces trésors une illusion. L'idéologie était, au fond ,
10 i REVUE DE PARIS.
une science misérable. D'un côté, se bornant à combiner
des idées, elle n'ajoute rien à leur masse ; de l'autre , n'ac-
ceptant jamais les choses avec leur individualité réelle, mais
prenant les idées générales que l'esprit extrait du spectacle
de ces cboses , elle n'envisage le monde qu'à l'état d'ab-
straction , et par conséquent les notions qu'elle en donne
se rapportent aux objets idéalisés , c'est-à-dire entraînés
hors de leur sphère positive. Cette méthode est donc la pire
pour l'histoire ; car elle n'a ni l'investigation qui découvre ,
ni l'expérimentation qui vérifie; elle est stérile et elle est
fausse : stérile , elle laisse l'esprit humain dans sa pauvreté ;
fausse , elle le trompe sur la nature de ses notions acquises;
fausse et stérile , elle lui gâte le présent et lui dérobe l'ave-
nir, elle l'aveugle et l'atrophie.
C'est surtout à l'application qu'il faut juger sa nature et
mesurer sa portée. « En l'état de commotion presque gé-
nérale de philosophisme politique , » comme disait le mar-
quis de Mirabeau , où l'on se trouvait , versle milieu du dix-
huitième siècle, tous les grands faits sociaux qui avaient
soutenu la vieille monarchie française étaient passés au cri-
ble de l'idéologie et jugés souverainement d'après ses lois.
Par exemple, s'agissait-il du catholicisme ? au lieu de se de-
mander comment le christianisme s'était fait doctrine so-
ciale, comment il s'était réalisé dans l'Occident , comment
il y était devenu puissance terrienne et autorité politique ;
en un mot , au lieu de tirer son appréciation de son his-
toire , on écartait toutes ces réalités , on généralisait le pro-
blème ; au lieu de catholicisme, on mettait religion , et, ab-
strayant encore davantage, on se demandait: « Que doit
être une relùjioti? La question ainsi posée , on répondait
qu'une retiyion , ce doit être un rapport de l'homme à Dieu ,
une chose par conséquent tout-à-fait libre, spirituelle et
intime , dégagée des préoccupations mondaines , pleine de
douceur , d'indulgence , d'elïusion ; et c'était armés de cette
conséquence que les idéologues condamnaient le clergé de
1 rance et d'Europe, ses possessions, sou influence gou-
vernementale; enfin ils disaient analhème à toute son his-
toire présente et passée : au nom de quoi? au nom d'une ab-
straction . de rien. S'agissait-il de la noblesse? au lieu de
REVUK DE PARIS. 10-1
rechercher ce que furent à l'origine les gentilshommes ,
comment leur lance conquit la terre et comment leur intel-
ligence la civilisa, par quels degrés de courage et d'opi-
niâtreté ils montèrent jusqu'au trône, et par quels autres
degrés de bonté , de justice et de résignation ils desepndi-
rent jusqu'à la bourgeoisie . on écartait encore tous ces
faits du raisonnement; on abstrayait la différence des ra-
ces, et l'on disait : Un homme qui 'naît Vaut-il mieux qu'u/i
homme qui naît? et alors, le problème ainsi proposé, il
devenait vrai . de vérité algébrique , qu'il n'y a aucune
sorte d'inégalité entre deux choses que l'on a supposées
égales.
H y avait donc réellement , ain ,i que nous l'avons annon-
cé, deux obstacles puissans qui devaient faire échouer les
plus nobles esprits du dix-huitième siècle dans leur entre-
prise ; le premier , c'était la perturbation présente des élé-
mens sociaux ; le second, c'était le procédé de Tidéologie
appliqué à l'histoire : la lutte présente les portant à suppo-
ser une lutte passée, et par conséquent un désordre conti-
nuel ; l'idéologie les portant à condamner . au nom de la
raison , au nom de la philosophie contemporaine , les grands
corps historiques qui formaient la charpente du rovaume.
Le résultat naturel . logique, irrésistible de ces deux cau-
ses, c'était une réaction impitoyable contre toutes les cho-
ses d'autrefois, contre le catholicisme , contre la noblesse,
contre la royauté -, contre nos vieilles études, nos vieilles
lois, nos vieilles mœurs, enfin contre toute la réalité et
toute la poésie de nos origines.
Ce retour contre le passé eut lieu : et jamais encore un pa-
reil débordement de haine et de fanatisme réactionnaire
n'avait signalé une époque. On réagissait en vers et en prose;
on y employait l'épopée ,1e drame , l'ode, le traité philoso-
phique, le pamphlet, le calembourg; c'était une passion qui
allait jusqu'au délire en quelques-uns, et qui , par l'infinie
variété de ses objets . se nivelait à la hauteur de toutes le»
rancunes; c'était une colère joyeuse , caustique, effrontée,
érudite , lascive, immonde. Mais en dehors de ce mouve-
ment . formé de mille impulsions secondaires, il y avait
trois ou quatre hommes, supérieurs parleurs idées , qui
106 REVUE DE PARIS.
étaient haineux pour le passé par amour de la science , men-
teurs systématiques et faussaires par théorie. Ils transpor-
taient et régularisaient à froid, dans l'histoire, cette conju-
ration universelle et acharnée contre tous les faits et toutes
les idées qui remplissent les premières époqucsdel'Occident.
A la tête de ces hommes s'étaient placés Robertson et Hume,
Voltaire et Gibbon,
Il y a surtout en ceci un point qui mérite d'être considéré.
Les novateurs idéologues se sentaient portés si complai-
samment vers une réorganisation sociale, qui fût simple et
rationnelle , autant que l'état présent des sociétés leur sem-
blait confus et absurde, qu'il y aurait eu bien peu de corps,
bien peu de lois , bien peu d'idées auxquelles ils n'eussent
appliqué leur niveau. Mais la réalité matérielle gênait ici
l'amour des utopies. En construisant des systèmes, il ne fal-
lait oublier ni les censeurs royaux ou ecclésiastiques , ni les
Châtelets , grand et petit ; ni les cours , ni les parlemens , ni
les corporations , ni le trône. Ils acceptèrent dont les con-
ditions d'exécution, prirent leur marteau, et commencè-
rent. La noblesse semblait bien une chose injuste; mais,
forcés de respecter la noblesse actuelle , ils se jetèrent dé-
sespérément sur la noblesse d'autrefois, noblesse de pierre
et de marbre , qui laissait dire dans le chœur des cathédra-
les et les caveaux des abbayes. Le clergé gênait par ses dog-
mes, sinon par sa conduite, leurs théories matérialistes et
athées ; mais comme les officialités et les censures étaient là,
on se rua sur le passé , on accusa la guerre des Albigeois et
saint Dominique , la Saint-Barthélemi et Catherine de Mé-
dicis, les dragonnades et le père Le Tellier; on trouva plai-
sant l'enthousiasme des Pères, et on se gaussa des croisa-
des, celle guerre de Troie de l'Occident. La royauté, par
ce qu'elle a de fixe et presque de sacramentel , portait ob-
stacle à la liberté des calculs idéologiques; mais il fallait
tenir compte de la Bastille et du Fort l'Évêque, et l'on se re-
tourna vers les rois des races éteintes, races de Charles,
races de Capet, races de Valois; Voltaire compta les crimes
de Clovis, les faiblesses des rois fainéans, les cruautés de
Charlemagne, les débonnairelés de Louis-le-Pieux; il tra-
vestit en parades burlesques les assauts des lions d'Angle-
BEVUE DE PARIS. 107
terre contre les lis de France ; et , chose inouïe et mon-
strueuse , chose qui ne trouvera jamais assez d'étonnement,
peut-être assez de mépris, le même homme qui poursuivait
d'araèresépigrammes la foi ardente des monastères du moyen
âge, rimait d'apologétiques épitres à des prêtres qui pre-
naient des filles à l'Opéra ; le même homme qui avait souillé
le nom et l'écu de Jeanne d'Arc, célébrait le petit trou du
menton de la Pompadour; le même homme qui trouvait Ri-
chemond, La Hire etXaintrailles ridicules sur la brèche d'Or-
léans, trouvait le duc de Richelieu, M. Yignerod, sublimes
au Parc-aux-Cerfs ; le même homme qui définissait la no-
blesse de France , au douzième siècle, cinquante mille bri-
gands, nommés comtes, marquis et barons, ayant un fau-
con sur le poing, demandait avec instance à Mme deCréquy-
Lesdiguières, comme ■<■ gloire et bonheur de sa triste vie, »
de faire ériger en marquisat sa terre de Ferney; le même
homme qui outrageait Clovis, Charlemagne , Louis IX et
Louis XI, écrivait deux poèmes pour Louis-le-bien-Aimé!
Il pesait ainsi saT toute l'histoire , au dix-huitième siècle,
un grand système de réaction; cette réaction s'attachait,
pour les causes que nous avons exposées , au christianisme,
à la noblesse et à la royauté; et comme c'étaient là les faits
les plus grands, les plus étendus de notre nationalité, il en
résultait de graves méprises dans l'économie de leur déve-
loppement et d'incommensurables erreurs dans leur appré-
ciation. Tout ce qui se rapportait au christianisme, comme
communautés , ordres . vœux, législation , cérémonies, mo-
numens religieux; tout ce qui se rapportait à la noblesse,
comme traditions de famille , noms , droits . langue, blason,
costume , architecture militaire ; tout ce qui se rapportait à
la royauté , comme supériorité de race, de fortune , de puis-
sance, tout cela fut battu, déplacé . bouleversé , contesté,
nié par la raison philosophique des idéologues; tout cela fut
mal connu, plus mal jugé, plus mal expliqué. L'histoire par-
ticulière d'une foule de faits et d'idées se trouva ainsi négli-
gée ou faussée, et l'histoire générale résuma et reproduisit
nécessairement tous les mécomptes spéciaux qui lui ser-
vaient de principes et d'élémens.
Telle était l'histoire en 1812, lorsque M. Guizot eut la
108 REVUE DE PARIS.
pensée delà reconstituer. Il avait alors vingt-quatre ans.
Jamais peut-être les débuts d'un jeune homme n'avaient eu
à se prendre ainsi, à des difficultés si ardues , entourées de
plus illustres naufrages et de plus magnifiques renommées.
A cette époque, en effet, la robe pailletée du dix-huitième
siècle traînait encore sur la France; l'astre des Boufflers .
des Parny, de Delisle, des Morellet , des Suard, se couchait
à peine, et Yoltaire était aussi grand dans l'esprit des let-
tres françaises qu'au jour où la Constituante le mit à la
place de Dieu, à Sainte-Geneviève. Il y avait à craindre
pour le jeune philosophe de faire trop ou trop peu : trop ,
en déniant toute vérité au dix-huitième siècle , comme l'a
fait l'école catholique .vers 1819 ; trop peu , en côtoyant
l'Encvclopédie et en se laissant choir dans ses. abiraes. Nous
allons tâcher de montrer comment M. Guizot résista à celte
double pente, comment il réforma en reconstruisant, et
comment, parla seule force de sa pensée et la sagesse de
son jugement , il amena les esprits sur le terrain où se
réalise aujourd'hui la plus belle théorie de Fhistoire qui ait
jamais été tentée.
III.
Nous l'avons déjà dit, ce fut en 1812 et par une édition de
Gibbon que M. Guizot fit son entrée dans le monde de l'éru-
dition et de l'histoire. C'étaient alors deux voies désertes et
qui, semblables à deux grands chemins abandonnés, étaient
venues se perdre dans les sables de l'empire. Il choisit bien
le moment de son coup , et il le frappa juste. La réputation
de Gibbon était encore , ainsi que tous les noms illustres du
dix-huitième siècle., une chose vierge et sacramentelle ,
qu'aucune grande critique n'avait touchée et mise en de-
meure d'examen ; c'était un soleil au milieu de sa course , et
qui devait éclairer de ses rayons le satellite assez audacieux
pour s'imposer à son orbite. VIHstoire de la décadence et de
la chute de Vempire romain apparaissait au jeune critique
dans son vrai jour, pas trop vif, pas trop terne; comme
une tâche de patience et de peines infinies, d'ordre, de
clarté, de travail classique , mais aussi comme une œuvre
de peu d'élévation et de grandeur , de peu de pensée et de
REVUE DE PARIS. 1G9
peu de style. Il la voyait surtout infectée de celte pesle
réactionnaire qui avait passé sur les intelligences du dix-
huitième siècle comme un simmoûn , et il résolut de la
guérir dece fléau; de faire faire une seconde fois à Gibbon son
voyage à travers les derniers siècles de l'empire ; de lui
faire toucher les ronces de la route historique où son pied
avait failli , de lui montrer les horizons magnifiques qu'il
avait niés , ou pour ne les avoir pas regardés ou pour ne
les avoir pas vus ; et d'inscrire à chaque page de son livre
cette vérité , que le passé existe , quoi qu'on fasse ; que les
faits restent immuables en eux-mêmes, qu'on les omette ou
qu'on les défigure . et que , tel Alcide qu'on soit , à l'histoire
comme à l'hydre de Lerne , les tètes que l'on coupe ne tom-
bent jamais.
Néanmoins les éludes de M. Guizot ne s'étendirent pas à
toutes les parties de l'œuvre de Gibbon 5 il s'était proposé
surtout deux choses , de rétablir les faits omis et de redres-
ser les faits mal présentés , et il choisit la partie de l'ou-
vrage qui nécessitait davantage l'intervention de sa critique.
Ce choix n'était ni long ni difficile; ii tomba naturellement
sur ces chapitres xv et xvi , deux célèbres chapitres , con-
sacrés à l'établissement du christianisme, et qui avaient
soulevé, en leur temps, tout le flot de la théologie britan-
nique. S'il nous est permis de glisser obscurément notre
avis sur les deux chapitres, nous les trouvons médiocres :
le sujet les déborde , comme un fleuve qui est plus grand
que son lit. C'est une chose curieuse que la manière
ferme, noble et consciencieuse dont M. Guizot les retouche,
les redresse , les reconstruit ; ses notes savantes et lumi-
neuses font honte aux mesquineries philosophiques de
Gibbon ; et le protestant donne ici une leçon sévère aux pa-
pistes du dix-huitième siècle , qui avaient oublié leur sym-
bole Du reste , et nous croyons dire ceci à la gloire de
M. Guizot, il est celui de tous les religionnaires qui est en-
tré le plus profondément dans les grandes choses du ca-
tholicisme. 11 y a des momens où l'on dirait d'un évèque ;
et la preuve que ce n'est pas chez lui un jeu , mais une réa-
lité; une forme, mais une idée , c'est qu'il ne s'est jamais
démenti. En 1812, il écrivait ses notes sur Gibbon comme
8 10
110 REVUE DE PARIS."
l'aurait pu faire Bossuet ; en 1833, pendant la discussion de
la loi sur l'instruction primaire , on aurait dit qu'il n'y
avait qu'un seul catholique à la chambre , et que ce catho-
lique , c'était lui.
Ce ne fut pas seulement aux chapitres xvetxviqueM. Gui-
zot appliqua ses notes historiques et critiques; on trouve
encore tout le long de l'ouvrage, et surtout aux quatre pre-
miers volumes, un nombre assez considérable de digressions
profondes. Il côtoie Gibbon par l'histoire et par l'exégèse.
Cependant on peut dire que le poids principal de sa pensée
porte sur les deux chapitres que nous avons indiqués, et que
la première lance qu'il ait rompue avec le dix-huitième
siècle, a été en faveur des idées religieuses et des institutions
chrétiennes.
En l'année même où il publiait Gibbon , M. Guizot entra
dans cette carrière de l'enseignement qui devait lui donner
et recevoir de lui tant d'éclat. M. de Fontanes, alors grand-
raaitre, le nomma, lui, si jeune homme, à la chaire d'his-
toire de la Faculté et de l'École normale. Nous avons entendu
conter, à ce propos, une petite anecdote qui fait honneur
aux lumières de l'un et à la fermeté de l'autre. Bonaparte
n'aimait pas, comme on sait, les volontés qui marchaient à
eôté de la sienne; il vouait une haine profonde à tout ce
que, sous le nom d'idéologues, on confondait alors d'esprits
rétifs et d'intelligences anarchisées, et il exigeait que les
hommes de son université naissante lui jetassent les fleurs de
leur rhétorique, pauvres fleurs! et lui fussent , autant que
possible, un Homère, à lui Achille , qui en méritait un si
grand. Quand les éloges lui manquaient aux solennités pu-
bliques, ou qu'ils lui semblaient moins sonores que le canon
de ses batailles, il en disait son mot à ce digne grand-maî-
tre, avec ce ton brusque et poignant dont se souviennent
ceux qui l'ont vu. M. de Fontanes fit donc entendre à M. Gui-
zot qu'il espérait que le panégyrique de rigueur serait placé
avec soin dans le discours d'ouverture. — Pas du tout, ré-
pondit M. Guizot; j'expliquerai les idées sommaires du cours ;
mais l'empereur n'a rien à faire dans ma harangue. — Mais
pourtant, jeune homme, je vous donne une chaire. — Je vous
en remercie, monseigneur; mais reprenez-la. — AHons.
REVUE DE PARIS.
111
allons, poursuivit M. de Fontanes, faites comme vous vou-
drez : l'empereur se fâchera; je supporterai la tempête.
M. Guizot ne parla pas de l'empereur, et il resta professeur
d'histoire à la Faculté des lettres.
Ces premiers cours de 1812-1813 et de 1813-1814 ne furent
pas recueillis; ils traitaient de l'invasion générale du monde
romain par le monde barbare , c'est-à-dire , qu'ils embras-
saient tous les assauts que se livrèrent ces deux civili-
sations, depuis les Cimbres jusqu'aux Vandales, depuis Ma-
rius jusqu'à Julien. Dans ces cours furent démêlés et carac-
térisés les trois principes de la société moderne, le principe
romain, le principe chrétien et le principe barbare; prin-
cipes que nous retrouverons exposés [et développés dans
l' Histoire générale de la civilisation en Europe, en 1828. A ce
propos, nous ignorons comment un spirituel et recomman-
dable écrivain de la Revue des Deux Mondes , en parlant des
idées politiques de M. Guizot, a pu dire qu'elles reposaient
sur sa fameuse théorie historique des vainqueurs et des vain-
cus. Nous savons bien que des historiens se sont imaginé que
les habitans de la Gaule avaient été conquis par les barba-
res ; et que la race aristocratique et la race plébéienne, c'é-
taient les descendans des vainqueurs et des vaincus; mais
outre que M. Guizot se serait bien donné de garde d'émettre
jamais une opinion aussi étrange, aussi excentrique, il a
assez souvent exposé comment les trois principes qui se sont
emparés, en se combinant, du monde moderne, étaient des
forces morales, et non point trois gros bataillons qui se se-
raient disputé la société, la dague au poing et le pot en tête.
Dès 1814, il se fait un vide dans l'œuvre historique de
M. Guizot, vide rempli successivement par ses travaux du
ministère de l'intérieur, du ministère de la justice et du con-
seil-d'état. Tout ceci se rapporte à sa carrière politique;
nous le reprendrons plus bas. En 1820, dégoûté à bon droit
de l'esprit de la restauration, et après une disgrâce recher-
chée, il reparait à sa chaire de la Sorbonne et reprend ce
grand enseignement de 1812, qui avait réveillé en France le
goût des études sévères, et préparé l'élan intellectuel au
milieu duquel nous nous mouvons aujourd'hui. Ce cours fut
une protestation scientifique, noble et digne, contre le peu-
112 REVUE DE PARIS.
chant des choses d'alors ; en face des prétentions mesquine-
ment aristocratiques des grands seigneurs de M. de Villèle,
M. Guizot fit surgir les grandes proportions des races fran-
ques et visigothes ; et au despotisme qui naissait d'une Cham-
bre des députés gagnée et d'une Chambre des pairs gâtée,
il opposa le développement des institutions anglaises et les
principes du gouvernement représentatif. Celaient Jes se-
mailles de la récolte de juillet. Ce cours qui dura deux an-
nées, 1820-1821, 1821-1822, fut recueilli, mais assez médio-
crement , sous le titre de journal des Cours publics, et forme
deux volumes. Si nous n'appuyons pas davantage sur les
matières qui y sont traitées, c'est que nous devons les re-
prendre plus loin; les institutions, et surtout les personnes
du cinquième au dixième siècle, à l'occasion des Essais ,• la
théorie du gouvernement représentatif, quand nous expo-
serons les idées politiques de M. Guizot.
Le livre des Essais sur l'histoire de France nous a toujours
paru l'un de ses plus remarquables ouvrages. Ce sont quatre
ou cinq traités indépendans sur divers points de nos origi-
nes, réunis en un volume, et publiés pour la première fois
en 1822. Notre époque , assez riche d'ailleurs en écrivains
qui ont plus ou moins fouillé nos annales , n'en a point qui
aient dirigé leurs éludes de ce côté. M. Augustin Thierry
élucide avec un talent bien distingué ce que nous nomme-
rons Vintrîgue , le drame de la première race ; M. Michelet
assied l'homme sur la géographie et groupe l'art autour de
l'homme ; mais nous ne voyons personne qui ait abordé
comme M. Guizot la dissertation sur les mille difficultés qui
hérissent les abords de l'histoire moderne. Nous croyons
néanmoins que l'importance de la grande œuvre historique
qui paraît devoir s'élever, git principalement dans l'élucida-
tion de ces obscurités. La partie dramatique et personnelle
n'est que le cadre des événemens sociaux; l'homme contient
bien et produit l'histoire, si l'on veut; mais c'est parce qu'il
produit les institutions. C'est dans celles-ci que réside la
pensée d'une époque; les héros et héroïnes sont la main
d'un siècle ; les institutions en sont la tête et le cœur.
Les institutions, les idées et les faits qu'elles enserrent
sont les véritables sphinx de notre histoire. Elles ont le 6e-
REVUE DE PARIS.
113
cret de tout. M. Guizot a choisi quelques points de ces gran-
des questions sociales , et les a discutés la plupart avec une
merveilleuse sagacité. Au nombre de ces problèmes si diffi-
ciles, la décadence des municipalités romaines et l'état des
personnes sous la première race , sont peut-être les plus im-
portantes et les mieux résolues La base du munîcipe ro-
main , sa forme , le jeu de son organisme , son relâchement,
sa disparition à peu près totale, sont développés avec une
grande netteté et une sûreté de coup d'œil admirable. Celte
dissertation , assez courte d'ailleurs, est une introduction in-
dispensable à l'histoire des communes , au moyen âge.
Celle-ci se trouve spécialement traitée dans les leçons xvi ,
xvn, xvm et xix du Cours de 1829-1830; et si nous y arri-
vons ainsi directement et avant son tour de date , c'est parce
qu'elle complète naturellement le chapitre des Essais dont
nous nous occupons.
Un point capital dans les idées de M. Guizot sur ces ma-
tières , c'est de bien distinguer la municipalité romaine de
la municipalité française ; la première qui expire vers le sep-
tième siècle, la seconde qui nait vers la fin du onzième. La
municipalité, c'est la forme sociale de la bourgeoisie dans
les temps antiques; et l'espèce d'interrègne de quatre siè-
cles qui existe entre la municipalité romaine et la municipa-
lité française , indique une époque où la bourgeoisie n'existe
pas ; d'un côté , parce qu'elle s'est éteinte , de l'autre , parce
qu'elle n'est pas née. Il se lève de là une foule de questions
capitales que M. Guizot prévient , dégage , expose , discute,
aplanit avec une rigueur de logique et une clarté de démon-
stration invincibles. Nous ne voulons pas dire que l'histoire
des communes, qui est contenue dans ces quatre leçons, y
soit contenue tout entière; il y faut encore quelques prolé-
gomènes et quelques appendices : l'histoire des lois sur l'em-
phythéose, qui fasse voir comment l'esclavage traverse le
servage pour arriver à la propriété et à l'association bour-
geoise ; et l'histoire des corporations industrielles , sorte de
commune morale, enclavée dans la commune administra-
tive; mais nous pouvons affirmer, sans crainte de rencon-
trer une dénégation, pas même un simple douie . que ces
quatre leçons , avec le chapitre des Essais, sont peut-être le
8 10.
1 1 4 REVUE DE PARIS.
chez-d'œuvre critique de M . Guizot , et , à coup sûr , le plus
beau morceau d'histoire qui ait été écrit au dix-neuvième
tiède.
Nous avons dit que la bourgeoisie romaine disparaît, sauf
dans quelques rares cités du Midi, vers le septième siècle,
et que la bourgeoisie française se montre vers la fin du on-
zième. Cet intervalle de quatre cents ans, que ni M. Ray-
nouard, ni M. Augustin Thierry n'a aperçu, lepremier,dans
son histoire du droit municipal ; le second, dans la seconde
moitié de ses lettres sur l'histoire de France , est plein de
choses curieuses, en ce sens, qu'elles sont uniques dans
l'histoire moderne, et que , pour leur trouver un pendant ,
il faut remonter aux périodes analogues de l'histoire italien-
ne, avant la formation des municipalités, c'est-à-dire, avant
le retraite du peuple sur le Mont-Sacré, qui est la date delà
première commune romaine. Toutefois , ce n'est pas préci-
sément de ce point de vue comparatif que M. Guizot a étudié
ces quatre cents années ; il a principalement recherché l'é-
tat des personnes , ce qui en était la principale difficulté. En
effet, lorsque les communes existent et sont généralement
organisées, il n'y a que deux façons d'être socialement;
bourgeois ou gentilhomme. Mais quand les municipalités ne
sont pas encore formées, c'est-à-dire lorsque les descendan-
ces des races esclaves ne se sont pas encore assez détachées
des races nobles , pour arriver à une administration propre
et séparée : il y a plusieurs degrés dans la situation des indi-
vidus. D'un côté les roturiers se superposent depuis l'esclave
pur jusqu'à l'affranchi; de l'autre, les nobles s'échelonnent
depuis le gentilhomme patron et propriétaire, jusqu'au gen-
tilhomme client et fermier.
La détermination de l'état des personnes , durant ces
quatre siècles, aurait effrayé tout autre que M. Guizot, parce
qu'il n'existe aucun document direct sur lequel l'historien
puisse s'appuyer. Les codes, les capitulaires , les lois de
toute sorte abondent ; mais dans tout cela , il n'y a pas un
mot sur les personnes. Alors M. Guizot s'est avisé d'un expé-
dient fort adroit ; c'a clé d'étudier les lois sur la propriété ,
et d'en conclure l'étal des personnes. Ici commencent d'a-
bord un travail de jurisprudence ('norme . ensuite une sou-
BEVUE DE PARI!
115
plesse d'analyse merveilleuse, qui vous mène par mille dé-
tours au but désiré. Cette dissertation est certainement très-
curieuse, et constituel'un des meilleurs chapitres des Essais.
Cependant, en raison de son importance même et de labaute
intelligence historique qui l'a conçue, nous croyons devoir
lui appliquerquelques réflexions critiques , que nous prions
M. Guizot et nos lecteurs de nous pardonner.
Pour déterminer l'état des personnes, M. Guizot a été
obligé, avons-nous dit, de se servir des lois sur la pro-
priété. Or, aux lois sur la propriété ne correspondent que les
personnes qui possèdent ; et , M. Guizot le sait bien , avant
la formation des bourgeoisies , il n'y a que les gentilshom-
mes qui soient propriétaires. Les lois sur la propriété ne
pouvaient donc pas conduire aux affranchis, qui ne possé-
daient rien, surtout les affranchis industriels, et encore
moins aux esclaves. Il suit de là qu'il y a deux classes im-
menses que M. Guizot n'a pu atteindre , en déterminant l'c-
tat des personnes, les affranchis et les esclaves, qui sont
entrés beaucoup plus tard dans la propriété. Ces deux classes
étaient cependant.bien importantes ; importantes parleur
nombre, parce qu'elles formaient la majorité numérique;
importantes par leur destination, parce qu'elles devaient
former la bourgeoisie; parce qu'elles devaient dans huit
siècles gouverner la France, et dans dixgouverner l'Europe.
Le tort de cette omission, qui nous semble réelle et assez,
grande , doit néanmoins être attribué beaucoup moins à
M. Guizot, qu'àla méthode forcée qu'il avait suivie; à sa pen-
sée, qu'à son instrument. Cependant, telle quelle, nous pen-
chons à croire qu'elle a été funeste aux études historiques ;
car si M. Guizot avait fixé nettement la nature et les attribu-
tions sociales des races esclaves , il aurait par contre-coup
mieux connu et mieux apprécié les races nobles. Races en-
claves, races libres ou nobles, deux points qui sont restés
nébuleux dansle rayonnement général de ses ouvrages.
Toutefois , ce qui caractérise M. Guizot en ceci , et ce que
nous devons à la vérité de constater , c'est que nos repro-
ches portent beaucoup moins sur une erreur que sur uoç
omission. Tel qu'il est, ce chapitre ne contient aucun prin-
cipe qui ne soit rigoureusement vrai ; seulement . il s'arrête
116 REVUE DE PARIS.
au plus beau de son chemin , et ne va pas jusqu'au bout de
sa matière. (Test beaucoup; ce n'est pas assez. Considéré
par rappor t aux doctrines générales du dix-huitième siècle,
tout le livre des Essais est d'une grande valeur. Consacré
presque en entier au discernement des castes, des institu-
tions et des personnes, il va redressant et ruinant les théo-
ries des idéologues sur la nation et le peuple , deux généra-
lités créées pour le raisonnement, et qui disparaissent , dans
la pratique historique , devant l'individualité rédle et pro-
fonde des hommes , des choses et des événemens.
On dirait qu'après avoir mené à fin, à force d'érudition
et de patience , les dissertations diverses des Essais, M. Gui-
zot , frappé de la nécessité d'illuminer ainsi les recoins ob-
scurs de l'histoire, eut hâte d'épargner aux autres la peine
qu'il avait gardée pour lui , et d appeler le public même le
moins scientifique à la connaissance des sources Dès 1822 ,
commence la publication de la double série des mémoires
sur la révolution d'Angleterre et sur l'histoire de France ,
les premiers en douze volumes terminés en 1823 , les der-
niers en vingt-neuf, terminés en 1828. C'était là une tâche
méritoire , la tâche d'un ami de la science , rapportant fort
peu de gloire et beaucoup d'ennui. La collection des chro-
niques anglaises contient les noms les plus illustres et les
documens les plus instructifs. C'était en quelque sorte la
réunion des pièces justificatives de l'histoire de la révolu-
tion de 1648, dont M. Guizot s'occupait alors , et une invi-
tation au public de France vers le gouvernement représen-
tatif de la Grande-Bretagne, que nous commencions à expé-
rimenter parmi nous.
Les mémoires relatifs à l'histoire de France sont bien plus
iraportans encore , soit par leur nombre , soit par leur
étendue. Us embrassent toute la série des chroniques latines
de la fin du cinquième siècle au commencement du trei-
zième. Il est bien entendu que M. Guizot n'a pas traduit
lui-même ces quarante-un volumes de mémoires; pas plus
les chroniques anglaises que les chroniques latines ; il a di-
rigé l'œuvre, choisi et guidé les travailleurs, écrit les éclair-
cissemens et les notices. L'honorable critique de la Revue
des Deux-Mondes que nous avons déjà mentionné , rapporte
RF.VUF. DE PARIS. 117
que la traduction de ces mémoires a été faite dans le cabinet
de M. Guizot, où des jeunes gens fouillaient à coup de lexique
dans le latin barbare d'Orderic Vital. Nous appuyons un peu
sur ceci, parce que la Revue des Deux-Mondes elle-même,
recueil où travaillent quelques hommes si instruits , ne trou-
vera pas mauvais que nous rendions justice à un érudit
connu et recommandable. La traduction d'Orderic Vital, un
des ouvrages les plus importans de la collection, n'a été
faite, ni par un jeune homme , ni à coup de lexique : elle est
due à M. Louis Dubois , d'Alençon . auquel M. Guizot l'avaU
confiée, à cause de ses connaissances profondes et locales
de la géographie de la Normandie . et qui a parfaitement
répondu à Patiente fondée sur sa bonne réputation.
Jusqu'ici, à l'exception de ses cours de 1812 et de 1820,
nous n'avons pas encore vu M. Guizot aborder les idées gé-
nérales de l'histoire : il s'est tenu , toujours il est vrai à une
grande hauteur, dans les dissertations et les mémoires. Le
voici maintenant qui aborde les grandes masses, et qui
synthétise les faits et les idées qu'il avait si bien analysés.
L'histoire de la révolution d'Angleterre , depuis l'avéne-
ment de Charles Ierjusqu'àl'expulsion définitive des Stuarts,
s'annonce comme devant être l'ouvrage historique capital
de notre époque , à le juger du moin= par les deux volumes
publiés de i 826 à 1827, et qui conduisent l'action jusqu'au
régicide de 1648. Il y aurait heaucoup à discourir sur ce li-
vre , à propos duquel on a déjà tant discouru. Nous allons
nous borner à reproduire , s'il se peut, l'impression toute
personnelle qui est sortie pour nous de salecture, et mettre
à nu bien plutôt les sentimens que nous en avons éprouvés ,
que les idées que nous en avons conçues.
Il nous a semblé qu'il régnait sur tout ce livre une teinte
singulièrement grave et religieuse. Nous y avons vu la di-
vine Providence conduisant chaque événement par la main,
les grands ainsi que les petits, et les scellant chacun à sa
place, comme des spectateurs muets. Les choses y sont si
augustes par leur nature, qu'elles apportent avec elles leur
émotion , et si tristes , que l'écrivain a raison de passer sans
demander des larmes pour personne. Tout nous y a paru
simple, naturel, vivant ; l'inébranlable fierté de Charles Ie»-,
113
REVUE DE PAPvIS.
qui obéit à la destinée des races royales , et la persévérante
colère du parlement, qui obéit à la destinée des races popu-
laires. A lire cette histoire, on reconnaît aisément que ce
sont deux grandes idées sociales qui luttent; et quand la
hache se lève sur l'échafaud de White-Hall, quoique l'exé-
cuteur soit masqué , on voit bien que c'est le peuple qui en
tient le manche.
Le côté artiste du livre nous a paru être la forme harmo-
nieuse de ses idées. Il n'y a ni haine, ni enthousiasme; il
raconte l'histoire comme Dieu la fait , patiemment et paisi-
blement; et en jetant un vague coup d'oeil sur l'ensemble des
faits qu'il met en œuvre , nous avons été frappé d'un specta-
cle que nous ne pouvons pas mieux rendre, qu'en disant
que c'était comme une mer, calme à fleur d'eau, et sillon-
née de courans dans sa profondeur. Ce calme de la surface ,
c'est la loi générale de l'humanité , qui passe toujours unie ,
toujours la même; ces courans qui se croisent et s'entre-
choquent, ce sont les accidens innombrables de la vie, les
individualités, les hasards. Au-dessus, l'unité du tout; au-
dessous, la variété des parties ; là haut, Dieu et le ciel; là
bas , l'homme et les mondes.
L'histoire delà révolution d'Angleterre est restée suspen-
due à la mort de Charles Ier. C'est un édifice qui appelle l'ou-
vrier , et auquel l'ouvrier répondra. Nous savons que M. Gui-
zot n'a pas cessé de songer à son œuvre favorite , et qu'il
compte bien la couronner un jour du rameau vert. Du reste ,
la correspondance du cardinal Mazarin avec Olivier Crom-
well, qu'il lui a été donné de dépouiller aux archives des
affaires étrangères, donnera un singulier attrait à son récit,
et jettera un reflet nouveau de poésie sur l'exil des Stuarls,
ces autres Tarquins ou ces autres Bourbons.
C'est dans ce livre , où la généralisation des faits est opé-
rée avec tant d'indépendance, avec tant d'ampleur, que
M. Guizot reconstruisait la philosophie de l'histoire telle que
le dix-huitième siècle l'avait conçue , mais telle qu'il n'avait
pas pu l'exécuter. La réaction idéologique en est complète-
ment disparue ; les élémens de la société anglaise y sont tous
admis, sans choix, sans prédilection , sur un pied d'égalité
fraternelle ; les faits de toute sorte, grands, petits, officiels,
REVUE DE PARIS. ]]9
problématiques, y subissent une enquête bienveillante, mais
sévère ; la vérité y est cherchée , non introduite ; en un mot
Thistorien y subit l'histoire, et non l'histoire l'historien.
Posée en principe et réalisée par ce livre dans une partie
de ses conséquences, l'histoire philosophique, telle que
M. Guizot l'a faite , reprend sa marche grave et ses nobles
allures dans le cours d'été de 182S, et dans le cours entier
de 1828-1829, et de 1829-1830. Quoique ces deux enseigne-
mens soient divers entre eux , et par leur époque , et par leur
durée, et par leur matière, nous croyons néanmoins pou-
voir les réunir ici sans trop grand inconvénient, parce qu'ils
sont dirigés dans le sens d'une seule et même idée , et que la
doctrine théorique, une et identique en soi, n'y diffère que
par son application. Le premier cours est consacré à l'his-
toire delà civilisation en Europe : le second à l'histoire de
la civilisation en France : celui-là est plus général, celui-ci
plus particulier; l'un a plus de profondeur, l'autre plus d'é-
tendue, voilà tout. D'ailleurs c'est à peu près même plan .
même marche, même conclusion.
Pour M. Guizot et pour tous ceux qui y regardent, la ci-
vilisation est un fait, et comme telle, elle tombe par consé-
quent sous la juridiction de l'histoire. Seulement ce qui ap-
partient en propre à M. Guizot en ceci , c'est la justesse et la
netteté avec laquelle il a défini la civilisation , le développe-
ment social et individuel de l'homme. Eien n'est plus large,
rien n'est plus vrai , rien n'est plus clair. Une fois cette idée
de la .civilisation trouvée, formulée et proposée, M. Guizot
l'expérimente à l'aide des faits, et la superpose pour ainsi
dire à toutes les époques du monde moderne , pour trouver
celle qui l'étreint le moins et celle qui l'étreint le mieux ; celle
qui lui est marâtre et celle qui lui est mère.
Il est clair que la condition sociale et individuelle des
hommes étant subordonnée aux institutions et aux principes
moraux, la civilisation dépend des uns et des autres. Or ,
trois élémens concourent à former le milieu dans lequel
doit respirer et se développer l'homme moderne ; c'est le
monde romain , le monde chrétien , le monde barbare. Le
monde romain fournit son organisation des provinces et
les débris de ses municipalités ; le monde chrétien , le mou-
120 REVUE DE PARIS.
vement intellectuel et l'égalité civile; le inonde barbare , la
propriété nobiliaire et la formation du clan. C'étaient là
trois forces synthétiques, qui attiraient toutes choses vers
elles, et qui aspiraient exclusivement, et chacune à part,
à devenir et à s'appeler société. Mais le principe romain,
désorienté au milieu de tendances nouvelles, et démantelé
de toutes parts par le bélier de l'invasion, ne pouvant plus
conserver le monde , le laisse s'échapper et se couche de
lassitude; le principe chrétien tente de le saisir, et l'em-
brasse même assez étroitement par le côté des choses mo-
rales ; mais la l'ace des intérêts positifs, des nécessités
matérielles, de la pratique sociale , se trouve la plus lourde
et l'emporte; et l'Europe revient aux possesseurs de la terre,
aux nobles, à la féodalité ('). Il s'en faut toutefois que le
christianisme lâche prise ; ne pouvant pas avoir la société à
lui seul, il la partage, et on le voit se placer côte à côte avec le
seigneur, sous le même dais, sur le même trône, suivant,
par un sentier qu'il se trace, la large voie de la civilisation,
que Grégoire VII tentera vainement d'envahir.
Pendant que les trois principes du monde moderne
se disputaient la société , il en naquit deux autres , qui,
semblables au molosse de la fable , emportèrent le gage du
combat. 11 s'opéra lentement au sein des races nobles un
phénomène qu'on n'aperçut que lorsqu'il eut cent coudées.
Un gentilhomme s'éleva jusqu'à devenir roi; les esclaves
s'émancipèrent jusqu'à devenir peuple. Royauté et bour-
geoisie, voilà les deux principes qui détrônèrent les au-
tres! Une fois maîtres, ils réagirent contre ceux qui les
avaient précédés. La royauté s'agrandit en tous sens : du
côté des nobles , par l'épée ; du côté de l'Eglise, par les
pragmatiques. La bourgeoisie s'agrandit aussi : du côté
des seigneurs , par le travail . qui est son épée , à elle ; du
côté du christianisme, par l'hérésie et la réforme. Enfin, la
royauté et la bourgeoisie s'agrandirent tant , qu'elles se
(1) Nous prenons ici le mot féodalité dans sa signification vul-
gaire, c'est-à-dire comme désignant l'organisation hiérarchique des
nobles. Nous protestons du reste contre cette explication, que
nous croyons de beaucoup trop étioite.
REVUE DE PARIS. 121
touchèrent. Suzerain pour suzerain , la bourgeoisie prit le
roi, et vassal pour vassal, le roi prit le peuple. Dès lors, le
fait peuple et le fait gouvernement s'étant ainsi rencontrés,
ils s'unirent,- de cette union naquit l'état.
Ce que nous venons de présenter n'est pas encore préci-
sément le développement de la civilisation elle-même ; c'est
l'histoire des principes dans lequels la société s'est succes-
sivement synthétisée ; c'est la formule de l'idée d'ordre ,
dressée chronologiquement. Il resterait à indiquer mainte-
nant jusquà quel point le développement individuel et so-
cial des hommes a été favorisé plus ou moins par chacune
de ces époques; et ces deux points de vue réunis formeraient
l'aperçu complet de la civilisation à toutes ses périodes.
M. Guizot a fait ce travail avec beaucoup de science et
beaucoup de clarté. Son enseignement de 1828 enserre
bien exactement l'Europe , et celui de 1829 déploie parfai-
tement la France. Tout ce que nous avions de travaux his-
toriques remarquables sur ces matières a été par cela même
jugé et dépassé. Les origines , les doctrines religieuses, les
institutions sont sorties lumineuses des élucubralions de
cette puissante intelligence; M. Guizot a véritablement con-
quis la France sur les préjugés du dix-huitième siècle ,
aussi bien que Clovis sur les Allemands. Son dernier cours
a été sa bataille de Tolbiac.
Si nous résumons les faits principaux que nous avons ex-
posés dans cet article , il résultera de cet examen que , pen-
dant toute la durée de ses travaux historiques , M. Guizot ,
ainsi que nous l'avions annoncé, a constamment lutté contre
le dix-huitième siècle. D'abord il rétablit l'exposition réelle
des faits du christianisme , omis , défigurés ou niés par Gib-
bon et par l'école encyclopédique ; ensuite il entame et brise
comme verre les généralisations des idéologues sur le peu-
ple, la nation, la royauté, dans ses dissertations des Essais;
enfin il corrige l'allure réactionnaire de l'école philosophi-
que dans ses deux cours sur la civilisation européenne et
française, et dans son livre sur la révolution d'Angleterre.
En thèse générale, et comme fondement de doctrine,
M. Guizot parait attacher un grand prix , dans la pratique
des études, à maintenir séparées les facultés de l'esprit hu-
8 11
1 22 REVUE DE PARIS.
main ; il ne croit pas qu'il convienne de mêler ou de sou-
mettre l'ordre des conceptions historiques à un autre ordre
de conceptions quelconques, par exemple, de construire une
théorie de l'humanité à l'aide de notions psychologiques ,
cosmologiques , théologiques, morales, ou autres ; et de ve-
nir ensuite constater, discerner, régler, systématiser les réa-
lités de la vie des peuples avec ces notions. Il tire la théo-
rie de l'histoire des faits historiques; la théorie de la philo-
sophie, des faits philosophiques ; la théorie du gouvernement,
des faits sociaux. Ainsi qu'à chaque effet sa cause , à chaque
ordre de faits sa loi.
Avant tout, le fait, physique ou moral, c'est-à-dire avant
tout la réalité , le connu ; puis la théorie , c'est-à-dire le pro-
bable. Voilà ce qui nous a paru être l'idée suprême à la-
quelle obéit M. Guizot, et celle qui domine tous ses ouvrages.
Cette doctrine nous semble très-grande, parce qu'elle est
corapréhensive de tout ce qui est ; très-vraie, parce qu'elle
tient autant que possible l'affirmation humaine en réserve,
et qu'elle laisse pour ainsi dire la science s'établir et se for-
muler elle-même par ses propres faits. Portée dans l'his-
toire , elle a produit ce qu'on a vu ; portée dans la politique ,
elle a produit ce qu'on va voir.
A. Granîeii de Cassagnac.
LA LITTERATURE A SIX SOUS.
Quand le mal est devenu grave, alarmant, il faut le combattre.
11 y a des braves qui rient le fer dans la poitrine, mais ces braves
n'en meurent pas moins. C'est de ne pas mourir qu'il s'agit.
Les économistes nous ont perdus. Si vous vivez encore vingt
ans, vous verrez où ils auront mis la France et vous-mêmes. D'a-
bord ils ont démoli les châteaux , ce peu qui nous restait d'histoire ,
les églises, cette dernière page de la religion ; ils ont abattu ces
nobles pierres pour avoir des prairies artificielles et faire fonction-
ner des usines j tout notre passé s'est résumé en gaz hydrogène.
Et comme ils vont vite! ils dévorent la création. Suivez-les : ils
ont mis à sec nos belles rivières , nos superbes torrens pour les for-
cer à faire tourner une roue qui produit dix mille épingles à la mi-
nute. Yoilà pourquoi Dien sépara le second jour les eaux de la terre.
— pour qu'elles produisissent des épingles! plus tard ils se sont
passé d'eau comme puissance motrice , et la vapeur du cbarbon a
remplacé la force de l'eau j ayant usé le charbon, ils seront bientôt
forcés d'employer le gaz, mais le gaz s'usera aussi, et alors ils au-
ront recours à l'air ; enfin ils useront l'air.
À leur fatale manie de décomposer, de disséquer, de réduire à
la plus simple expression ce qui nous sert , ce qui nous plaît, ce qui
charme la vie et le regard , il faut attribuer la littérature à G sous ,
cette littérature à dix lieues par heure, de haute pression , égale à
la force de vingt chevaux.
C'est pourtant naturel. Du jour où l'on a prêché le gouvernement
à bon marché, l'avantage d'un souverain à cinquante écus par mois,
la nécessité d'avoir des ambassadeurs logés au troisième étage à
Constantinople; du moment où des Malthus de faubourgs et des
1HA REVUE DE PARIS.
Bentham à tant la ligne ont demandé des écoles populaires, des
livres populaires , des journaux populaires , de ce moment, tout »
été comme vous voyez. Force il y a de mettre la science à pied
quand les sociétés se carrent dans la boue 5 quand le peuple est dit
souverain , il est décent que le souverain sache lire. Avec 6 sous
on va lui donner une éducation. C'est bien le moins.
Malheureusement en vendant le livre , on ne vend pas le maître
qui explique le livre , on ne vend pas l'enseignement , inséparable
de la méthode ; on ne vend pas ce bon sens organique, tradition
sacrée des institutions universitaires , qui vivifie, qui sépare le poi-
son du fruit , l'arsenic de l'or , et qui imprime une salutaire direc-
tion à Tintelligence. Ce n'est pas la flamme qui éclaire , c'est la
lampe : la flamme brûle.
Si, du moins, avec le livre à 6 sous on avait le maître pour
2 sous , la proportion serait exacte, le résultat rationnel. Mais le
professeur à 2 sous n'existe pas, parce que le loyer à 1 sou
n'existe pas non plus , et qu'on ne dîne pas encore pour 2 liards
au café de Paris où dînent d'ailleurs fort bien ceux qui sont à la
tête des publications à 6 sous.
Qu'est-ce qu'une publication à 2 sous ou à 6 sous? C'est une
feuille au plus d'impression où sont dessinés , pour la plus grande
instruction du peuple , des sauvages, des Indiens, des serpens boa,
des Grecs , des Romains , des tourne-broche , des poèles-à-frire, des
modèles de voiture à vapeur, de modèles d'usines, des cloches à
plongeur , des modèles de toutes sortes de choses dont on n'a pas
besoin et qui coûteraient beaucoup plus de 6 sous si l'envie prenait
au peuple de les avoir. Néanmoins on appelle cela une publication
populaire.
Un entre autres (celui-là du moins a de l'esprit) prend un dic-
tionnaire, trois dictionnaires, quatre, six dictionnaires, plus de
dictionnaires qu'il n'en a jamais employé pour son propre usage 5
puis avec une paire de ciseaux, il découpe dans ces dictionnaires
les définitions , les explications , et il les ajoute à la queue les unes
des autres avec des pains à cacheter} il ficelle Boiste avec de
Laveaux , dissout Beauz.ée dans Lhomond j et il remue , il brasse
tous ces grammairiens, les jette dans une chaudière, pour les re-
tirer fondus et cristallisés en un dictionnaire nouveau, universel ,
vendu pour 6 sous, enrichi de vignettes propres à éclaircir les dif-
ficultés. Heureuse invention pour un dictionnaire que ces vignet-
REVUE DE PARIS^ 125
les ! Savez-vous qu'elles coûtent 3ooo francs ! Comment voulez-vous
que le peuple ne s'instruise pas? à la lettre D il trouve un superbe
diable dessiné par Jobannot ; à la lettre A un cbevalier et une da-
moiselle du moyen âge qui font l'amour à une croisée, laquelle
croisée est formée par l'angle de l'A. N'est-ce pas que c'est heu-
reux d'avoir mis du drame dans l'alphabet, et d'avoir fait soupirer
lalinguisUque? Je suis un peu lent à prouver que cet éditeur a de
l'esprit, c'est vrai ; mais ce n'est pas ma faute : j'arrive. Cet édi-
teur a si bien combiné le prix et le nombre de ses livraisons , que
son dictionnaire populaire à 6 sous, enrichi de diables explicatifs,
et de couples amoureux penchés sur le jambage de l'A , coûtera au-
tant qu'un dictionnaire acheté chez un bon et honnête libraire du
quai des Augnstins.
Il en est qui ont visé plus haut; ils ont publié , toujours dans le
même système économique, une Encyclopédie, pas moins. L'œuvre-
mère , l'œuvre puissante du dix-huitième siècle, déjà assez popu-
laire pourtant, telle que Diderot et d'Alembert nous l'ont laissée ,
a été renouvelée au profit des classes du peuple , et , par un effort
impossible aux yeux de certaines gens, le prix de cette Encyclo-
pédie a été réduit à 2 sous. Encore de l'ironie '. Quoi ! vous n'admi-
rez pas ce beau résultat , nous dira-t-on ? Quoi ! vous êtes fâché de
voir les hauteurs des sciences abaissées au pied de la foule? Quoi!
pour 2 sous , enseigner aux masses la langue , les lois , les mœurs ,
l'histoire, leur histoire, la religion, leurs droits , leurs devoirs,
vous parait méprisable ! Je ne dis pas cela. Je dis, au contraire,
que si , pour 2 sous , on pouvait enseigner au peuple ces belles cho-
ses , peut-être ne serait-ce pas mal de l'entreprendre. Je m'expli-
que j ces 2 sous ne représentent qu'une livraison. Le premier vo-
lume, contenant cinquante livraisons, coûtera par conséquent
5 francs. Et comme ce premier volume ne renferme que la moitié
des mots delà lettre A} il faudra dépenser, multipliant cinquante
par cinq, deux cent cinquante francs pour tout l'ouvrage. C'est
beaucoup , ce me semble , lorsque, pour 60 francs, on a d'occasion
la grande Encyclopédie de Diderot.
Passons sur la pâleur des caractères et le ton blafard des vignet-
tes de ces ouvrages lorsqu'ils sont tirés à un nombre exagéré d'exem-
plaires. Bornons-nous à conclure que les publications à 6 sous et
à 2 sous sont ruineuses, tantôt pour ceux qui les entreprennent,
poussés par un fatal exemple de séduction , tantôt pour ceux qui
8 11.
126 REVUE DE PARIS.
y souscrivent, sans calculer d'avance les dépenses qti'elles entraî-
nent par l'accumulation imprévue des livraisons.
A Paris tout est de mode, même la banqueroute. Le succès de
quelques-uns en perd toujours un plus grand nombre. On sait que
les publications à 2 sous en ont fécondé des milliers. Après les
Connaissances utiles à 4 francs par an , ces Connaissances qui
ont fait tant de bien à l'humanité, que M. Emile Girardin y a gagné
la députation , sont venues les Histoires pittoresques, les Voyages
pittoresques, les Encyclopédies pittoresques , etc.... Là n'est pas le
mal , il est ici. Exagérations elles-mêmes, ces entreprises n'ont pu
se soutenir que par l'exagération des souscriptions, et le souscrip-
teur est peu porté à l'exagération , de son naturel. Cent mille abon •
nés ont bien enrichi quelques entrepreneurs à 6 sous ; mais les der-
niers venus ont décompté. Il a fallu se contenter de soixante mille
souscripteurs , puis de trente mille ; enfin , le chiffre décroissant tou-
jours , un de ces spéculateurs me dit un beau matin : « Ça ne va
» plus : nous ne dépassons pas vingt mille souscripteurs pour ma
t> chose pittoresque. » Sa spéculation est morte à vingt mille ! !
Yoilà où l'abus de la modicité du prix a conduit les mangeurs
d'opium de la librairie 5 ils crèvent sur vingt mille abonnés. Et ne
craignent-ils pas que Dieu , dans sa colère , ne se lasse un jour de
créer l'abonné , cet être si délicat , si précieux !
Si nos calculs et nos remarques ne portaient que sur quelques
malheurs particuliers, que sur quelques ridicules personnels, nous
regretterions d'avoir fatigué l'attention du lecteur ; mais nous
étions sûrs d'éveiller une douleur commerciale en touchant à cette
question. La librairie est morte ; et ce qui a hâté sa mort , ce sont
les publications à 4 francs et à 6 sous.
Il n'y a jamais en circulation qu'une certaine somme d'argent
errante, destinée à l'achat des livres. Une fois cette somme écou-
lée , les plus utiles opérations, les meilleurs livres restent aban-
donnés. L'argent passe aujourd'hui aux publications à 6 sous.
Au lieu d'acquérir un Chateaubriand de deux cents francs , la masse
aime mieux payer quatre mille livraisons de quelque niaiserie pit-
toresque, et tel département qui a contribué pour mille francs au
succès toujours croissant du Musée des Familles, se privera de
cinquante exemplaires du roman de M. Sainte-Beuve, et de l'his-
toire de M. Michelet.
Il reste de plus fâcheux à dire que re n'est pas l'insouciance ù; s
REVUE DE PARIS. 127
lecteurs qui a provoqué le fléau de ces publications, encore moins
l'avidité des libraires , peu d'entre eux ayant compromis leur crédit
à ces spéculations , mais bien l'inexplicable faiblesse des auteurs à
céder aux obsessions des hommes d'argent. La ruine de la librairie
a été jurée par ceux qui ne devraient jamais la laisser en péril ,
qui devraient l'entourer comme une institution à laquelle se ratta-
chent leur fortune et leur gloire. Oui , la librairie meurt sous le
coup des hommes de lettres.
On a vu , et il faut bien avouer ses plaies , des poètes distingués .
des écrivains du premier ordre, contribuer à cette décadence, en
prêtant leur plume au succès de ce trafic. Les talens secondaires se
sont précipités à la suite , l'enrôlement a été général. Frères autre-
fois dans la prospérité, les auteurs et les libraires le seront bientôt
sous une commune misère ; et l'on verra , du haut de son balcon de
la rue du Helder, un de ces hommes enrichis sur les ruines de la librai
rie et de la littérature, jeter dédaigneusement 5 sous dans la sé-
bile du libraire aveugle , 3 sous dans le chapeau de i'homme de
lettres mendiant, symbole de la littérature à 6 sous !
Gn&ftBBU.
«F
LULLI.
DEUXIEME PARTIE.
Voltaire s'est déclaré le champion de Quinault. Voici ce
qu'il dit sur les Fêtes de l'Amour et de Bacchvs : <c Lulli , vio-
lon de Mademoiselle , devenu surintendant de la musique
du roi , et qu'on appela bientôt M. de Lulli , s'associa très-
habilement avec Quinault^, dont il sentait tout le mérite , et
qu'on n'appela jamais M. deQuinault.il donna dans son
jeu de paume du Bel- Air les Fêtes de V Amour et de Bacchus ,
composées par ce poète aimable ; mais ni les vers ni la mu-
sique ne furent dignes de la réputation qu'ils acquirent de-
puis. Les connaisseurs seulement estimèrent beaucoup une
traduction de l'ode charmante d'Horace : Douée grains eram
tili(l). Celte ode, en effet , est très-gracieusement rendue
en français ; mais la musique en est un peulanguissante.il
y a des bouffonneries dans cet opéra, ainsi que dans Cadmus
et dans Alceste. Ce mauvais goût régnait alors à la cour dans
les ballets ; et les opéras italiens étaient remplis d'arlequi-
nades. Quinault ne dédaigna pas de s'abaisser jusqu'à ces
(1) J.-J. Rousseau a de nouveau imité cette ode dans le Devin
du village; elle y forme le duo Tantquàmon Colin j ai su plaire .
J.-J. Rousseau n'est l'auteur que des paroles de cette opérette j il
s'en est attribué faussement la musique. C'est se faire voleur pour
bien peu de chose ; il m?est très-facile de convaincre les incrédules ,
et de leur démontrer le larcin, pourvu qu'ils soient musiciens. Les
pièces probantes existent à la bibliothèque de l'Opéra.
REVUE DE PARIS.
129
platitudes; mais dans ces deux opéras même, ce poète sut
insérer des morceaux admirables de poésie. Lulli sut un
peu les rendre , en accommodant son génie à celui de la lan-
gue française; et comme il était très-plaisant, très-débau-
ché, très-intéressé, bon courtisan, et par conséquent aimé
des grands , et que Quinault n'était que doux et modeste ,
il tira toute la gloire à lui. Il fit accroire que Quinault était
son garçon poète qu'il dirigeait , et qui , sans lui , ne serait
connu que par les satires de Boileau. Quinault . avec tout
son mérite , resta donc en proie aux injures de Despréaux
et à la protection de Lulli. La charmante tragédie d^Atys,
les beautés , ou nobles ou délicates , ou naïves, répandues
dans les pièces suivantes , auraient dû mettre le comble à
la gloire de Quinault, et ne firent qu'augmenter celle de
Lulli , qui fut regardé comme le dieu de la musique. >i
Notre ami Voltaire prêche pour ses bulles. Après avoir
fabriqué des livrets d'opéras, tels que Samson , Tanis et Zè-
lide , il devait bien penser que l'œuvre du musicien doit tou-
jours écraser celle de son collaborateur. Deux arts ne peu-
vent triompher à la fois ; il faut que l'un cède le pas, et la
musique est placée avec trop d'avantages sur la scène lyri-
que pour ne pas étouffer les versicules du parolier, quand
même il serait poète . ainsi que son protégé Quinault , dont
on doit applaudir quelquefois le talent.
Perrault [Hommes illustres) fait de grands complimens à
Lulli sur ce qu'il a introduit dans son orchestre des sifflets
de chaudronnier, qui produisaient un effet ravissant , déli-
cieux , fantastique , en accompagnant le cyclope Polyphême
dans la scène VI du second acte d'Acis et Gatatée. Nos litté-
rateurs contemporains n'ont pas montré cette galanterie
envers Rossini , dont les trompettes, les cymbales et les
tambours offusquent ces radoteurs, qui, ne sachant que
dire, continuent les divagations de Geoffroy , en répétant
ses phrases faites, ses classiques absurdités.
Atys fut regardé comme le chef-d'œuvre de Quinault et
de Lulli dans sa nouveauté. Louis XIV ayant demandé à
Mme de Maintenon quel était l'opéra qui lui plaisait le plus ,
elle se déclara pour Atys, et le roi répliqua sur-le-ehamp
par ce vers de la pièce :
130 REVUE DE PARIS.
Atys est trop heureux !
Atys , l'opéra du roi; Armide , l'opéra des dames; Phaékm ,
l'opéra du peuple ; j'ai déjà dit qu'Isis était l'opéra des musi-
ciens : c'est ainsi que les amateurs désignaient ces quatre
ouvrages.
Ces vers A' Atys :
Il faut souvent, pour devenir heureux,
Qu'il en coûte un peu d'innocence;
Ceux ô? Armide :
Laissons au tendre amour la jeunesse en partage;
La sagesse a son temps , il ne vient que trop tôt :
Ce n'est pas être sage
Qu'être plus sage qu'il ne faut ;
Et mille autres de cette espèce , dont les pièces de Quinault:
sont remplies, allumaient singulièrement la bile de Des-
préaux, et lui ont fait écrire :
Et tous ces lieux communs de morale luhrique ,
Que Lulli réchauffa des sons de sa musique.
Despréaux, étant un jour à l'Opéra de Versailles, dit a
l'officier qui plaçait les spectateurs : « Mettez-moi dans un
» endroit où je n'entende point les paroles. J'estime fort la
» musique de Lulli, mais je méprise souverainement les vers
» de Quinault. »
Ce jugement était sans doute trop sévère. 11 y a de fort
belles scènes dans les livrets de Quinault ; mais elles n'ap-
partiennent point au style lyrique. Destinées au récitatif,
elles sont par conséquent tout-à-fait en dehors du genre de
l'opéra ; on peut les déclamer ou les chanter. Le mérite de
ces fragmens, tels que le monologue d'Armide, la belle
scène à? Atys,
Sangaride , ce jour est un grand jour pour vous !'
REVUE DE PARIS. 1 3 I
est étranger à l'art musical; tout est bon pour la déclamation
parlée ou notée . Mais c'est justement quand il aurait fallu se
montrer lyrique en préparant des vers mesurés, rhythmés -
cadencés, que le parolier Quinault est resté au-dessous du
médiocre; que dis-je? il aurait atteint le dernier degré du
détestable, si son confrère Racine , en écrivant les chœurs
à'Esther et d'Athafie, ne lui avait enlevé la palme. Veuillez
bien revenir au quatrain, Laissons au tendre amour ; si je
vous engage à le relire , c'est pour vous épargner d'autres
citationsde semblables sottises. Ne nous occupons en aucune
manière des idées lubriques ou morales qu'il exprime ; peu
importe; examinez, je vous prie, la structure de cette
strophe. Est-il au monde quelque chose de plus lourd, de plus
tortu , bossu, rachitique, rabougri ? Y a-t-il une apparence
de talent de versificateur, derimeur? Quel parti veut-on
qu'un musicien tire d'une semblable agrégation de mots ? 11
faut nécessairement qu'il s'embourbe dans ce fumier , s'il a
le malheur d'y toucher. Voilà pourtant l'homme que nos
académies proclament le lyrique par excellence depuis des
siècles ! Les livrets de nos opéras sont écrits dans ce goût
aujourd'hui; faut-il s'étonner si la musique française est en-
core dans l'enfance sous le rapport du chant vocal ? Ce chant
ne peut exister sans paroles ; le musicien a beau les mettre
en pièces , les recomposer au moyen des répétitions , des
mots ajoutés, des suppressions, il reste toujours quelque
chose de ce canevas ignoble et rampant, de cet amas inerte
de paroles, de cette rimaille dégoûtante, cent fois plus
rétive pour la mélodie que ne le serait la prose de Mathieu
Laensberg, ou les périodes récitées par messieurs de la
chambre.
Le succès dAtys fut merveilleux , et ce succès a duré près
d'un siècle , quatre-vingt-dix-huit ans ; le succès de ce plain-
chant monotone était rationnel au temps de Louis XIV ; mais
croira-t-on que Sangaride et Cybèle , Atys et Célénus, aient
pu conter leurs drôleries soixante ans plus tard à un public
tout-à-fait renouvelé? chanter leurs complaintes et provo-
quer des transports d'enthousiasme après qu'une troupe ita-
lienne établie à Paris avait fait connaître la véritable musi-
que et l'art du chant . dont on n'avait pas encore la moindre
132 REVUE DE PARIS.
idée dans notre capitale ? Oui , sans doute , on le croira , le
Français est épicier en musique, il l'a toujours été. L'épicier
qui maintenant se pavane aux élections de la garde natio-
nale , l'épicier qui plane en souverain aux lieux où l'on fa-
brique des orateurs . l'épicier qui revêt maintenant l'elbeuf,
le pantalon bleu galonné de drap rouge, et se permet les
moustaches , ce même épicier était alors à la cour et portait
veste brodée et talons rouges; il vend delà chandelle aujour-
d'hui et se délecte à l'Opéra-Comique. La musique trouvera
toujours en France un assortiment d'épiciers prêts à applau-
dir les sottises musicales dont on lui fait exhibition; et comme
le gouvernement est essentiellement épicier, épicier dans
l'ame, il fait tous ses efforts pour corrompre l'art musical et
le tenir à la portée de l'épicier. La peinture , la sculpture, la
poésie , la littérature française, s'illustreront et domineront
l'étranger , elles peuvent agir librement. On ne peut chez
nous écrire delà musique sans privilège, et les privilèges
sont accordés dans l'intérêt de ceux qui doivent plaire à l'é-
picier. Psous devons être stupides en musique; c'est un fait
que nous ne saurions assez proclamer, afin de justifier no-
tre abrutissement. Il est vrai que l'Académie royale peut
s'élever à la hauteur de notre époque; mais un seul théâtre
suffit-il à cinq cents compositeurs français? Leur est-il de
quelque utilité si Rossini, Meyer-Beer , les Italiens et les
Allemands doivent l'alimenter et faire prospérer sa gloire
et ses recettes?
Mais revenons à Lulli,à l'un de ses chefs-d'œuvre, Atys, que
l'on fêla d'une manière à nulle autre seconde, après le dé-
part de latroupe italienne, en 1740, et nous verrons ce que
peut l'esprit de parti , la volonté ferme d'une agglomération
d'épiciers Citons encore un écrivain de l'époque ; il me faut
nécessairement des guillemets , autrement on croirait que
je calomnie la nation française ; n L'époque de la première
» représentation (VAtys sera mémorable dans les archives de
» l'Opéra. A dix heures du malin, on forçait l'entrée pour
» prendre des places , et il n'y en avait plus à midi. Les an-
» nales de ce. spectacle n'ont peut-être pas d'exemple d'un
» pareil concours. C'était un hommage que l'on crut devoir
»> rendre à Lulli ; c'était une abjuration authentique des
REVUE DE PARIS. 133
i> harmonieux concetii qui s'étaient emparés de la scène, une
» protestation formelle contre les ennemis de notre musi-
)» que , après l'expulsion des bouffons. « Anecdotes dramati-
ques , de l'abbé de La Porte, tome 1er, page 127.
Je vous ai cité de la prose; voici des vers dans le même
goût. Un poète doit avoir plus d'élévation dans le style; et
c'est ainsi que l'épicier Dorât célèbre la victoire que Rameau
remporta à son tour sur d'autres Italiens , qui étaient venus
plus tard pour tenter la civilisation musicale de cette belle
France livrée aux mains des barbares :
En secret indigné que sa scène avilie
Se fût prostituée aux bouffons d'Italie;
Que le Français , trompé par un charme nouveau ,
Eût pour de vains fredons abandonné Rameau.
Permettez que j'abandonne à mon tour les vers de l'épi-
cier pour vous conter le fait alla brève. — Apollon , qui n'é-
tait plus alors que le dieu de la psalmodie française , et dé-
daignait les hommages mélodieux de Jomelli, de Pergoièse,
Apollon ne trouva pas d'autre moyen d'épurer notre opéra
qu'en le passant au creuset ; il y mit le feu et le brûla de
ses propres mains en 1763. Il ne faut pas s'étonner si les
pompiers ne purent éteindre un incendie que Vulcain ali-
mentait, pour servir le courroux de l'amant de Daphné :
Euterpe cependant , pour nous donner des lois,
Trouve un asile heureux dans le palais des rois (î).
Rameau , le sceptre en main , éclipse Pergoièse.
Le goût a reparu , le dieu du jour s'apaise ,
Et son ressentiment subsisterait encor,
Si la scène à nos yeux n'eût remontré Castor.
C'est bien ch . , chanté! dirait Rabelais; il est probable
que si l'épicier Dorât vivait encore , il ne serait pas rossi-
niste. Ce dévot prierait à deux genoux , à mains jointes , son
(i) L'Opéra venait d'être transporté aux Tuileries, en attendant
que la salle du Palais-Royal fût reconstruite.
8 12
134 REVUE DE PARTS.
patron Phébus , afin qu'il voulût bien réduire en cendres la
salle dont Castor , la Caravane , et tant d'autres œuvres de
même farine , tant d'autres légumes de même espèce ne font
plus retentir les échos. Avec un peu de bonheur et un petit
incendie , nous obtiendrions peut-être de M. Véron une re-
prise A^Ernelinde. Revenons à notre ami Jean-Baptiste.
Le succès tflsis fut un instant compromis. Mme de Mon-
lespan s'imagina que le poète avait voulu la dépeindre dans
le personnage de Junon , toujours empressée à contrarier
les amours de Jupiter. On applaudit beaucoup le trio des
Parques , Le fil de la vie. Lulli regardait ce morceau comme
une de ses meilleures productions; le chœur des peuples des
climats glacés est d'une bonne harmonie et devait produire
un effet original, grotesque même. Tous les choristes le
chantaient en tremblant et disaient :
L'hiver qui nous tourmen-en-en-en-te ,
S'obstine à nous geler-er-er-er-er.
Je ne parlerai tfAlceste que pour faire remarquer lés pa-
roles du chœur , Tout mortel doit ici paraître, dont les vers
ont été faits sur la musique de Lulli, et d'après le canevas ,
patron ou monstre donné par le musicien. C'est un morceau
remarquable. Quinault était bon arrangeur, et cette fois les
irrégularités de ses strophes sont justifiées. A l'une des re-
prises iVAlceste, dans le temps de la régence et du système
deLaw, Caron demandant aune ombre le tribut du passage,
comme elle n'avait point d'argent , le parterre en chœur lui
cria : « Jette-lui des billets de banque ! *>
Louis XIV désigna le sujet de Roland et commanda cet
opéra à Quinault. Beaumavielle, basse d'un grand talent,
dont Poisson parle dans V Impromptu de Campagne , y joua
le principal rôle. Dominique de Chassé, écuyer, seigneur
du Ponceau , grand acteur , basse vigoureuse et sonore ,
triomphait dans le personnage de Roland en 1745; il était
admirablement secondé par Jéliotte et Mlle Le Maure. Domi-
nique de Chassé s'enrichit et se retira du théâtre , donnant
pour raison qu'étant gentilhomme , il ne lui convenait pas
de faire plus long-temps le métier de comédien. Ses fonds
REVUE DE PARIS. 1^5
étaient placés dans une entreprise qui ne réussit point; le
gentilhomme ruiné fut obligé de reprendre sa première pro-
fession ; mais le public ne lui retrouvant plus la même ar-
deur , on lui adressa ces vers:
Ce n'est plus cette voix charmante ,
Ce ne sont plus ces grands éclats :
C'est un gentilhomme qui chante,
Et qui ne se fatigue pas.
On répétait Aj'mide , et des préventions défavorables se
répandirent conlre cet opéra. La cour s'était prononcée,
elle n'en voulait pas. Lulli le fit exécuter à Paris , et son ou-
vrage n'eut aucun succès. — » Eh bien ! dit-il , cet opéra est
» bon , c'est ce que j'ai fait de mieux; on le jouera pour
moi tout seul ! » Ce propos fut rapporté au roi qui jugea que
puisque Lulli trouvait son opéra bon , il l'était effective-
ment. Il le fit exécuter à Versailles et l'applaudit : Armide
triompha ; tout le monde trouva cet opéra admirable , su-
blime, ravissant. Si Lulli n'avait pas été directeur de son
spectacle, cette brillante revanche lui était enlevée. Armide
sifflée restait pour toujours dans l'obscurité. Duménil , Beau-
mavielle et Mme Le Rochois se signalèrent dans cet opéra ;
les écrivains de ce temps élèvent aux nues le talent de celte
actrice , formée par Lulli. En 17 14 , MUe Antier , qui repré-
sentait la Gloire dans le prologue d' Armide P offrit sa cou-
ronne de laurier au maréchal de Yillars , qui paraissait pour
la première fois au balcon de l'Opéra après la victoire de
Denain. Le maréchal fit présent de sa tabatière d'or à la
cantatrice. M1** de Metz , nièce de MUe Antier , fit le même
cadeau , dans la même position , en 1746 , et posa son lau-
rier sur la tête du maréchal de Saxe qui revenait de Fonte-
noi. Le maréchal envoya le lendemain pour 10.000 francs
de diamans à. MU* de Metz. L'abbé de La Porte assure qu'il
les lui fit bien gagner. C'est un abbé qui parle, et je vous
prie de croire que je ne me permettrais point de semblables
réflexions.
Lulli» termina sa carrière dramatique par son chef-d'œu-
vre, Armide, représenté le 15 février 1686. Acis et Galatée ,
186 REVUE DE PARIS.
dont les paroles étaient de Carapistron, ne fut mis en scène
qu'après sa mort , en 1687.
Un artiste d1une grande réputation, dont le talent domine
son époque, est au-dessus de toutes les distinctions sociales.
Je lui pardonne d'accepter un marquisat, avec l'obligation
d'en porterie titre; mais solliciter ce titre frivole est un
travers que l'on est surpris de rencontrer dans une tête où
siège le génie. C'était le défaut de son temps, Lulli n'en
fut pas exempt; il es* cependant possible d'excuser celte
faiblesse, en prouvant qu'il y fut entraîné par la nécessité et
pour sortir vainqueur d'un défi. Il avait déjà reçu de
Louis XIV des lettres de noblesse, quand on lui dit que,
s'il voulait suivre la route ordinaire pour arriver à la gentil-
hommerie par une charge de secrétaire du roi, cette porte
lui serait fermée, et qu'une personne de la compagnie s'en
était même vantée. Pour avoir le plaisir de morguer ses
ennemis , il garda ses lettres de noblesse sans les faire en-
registrer. Quelques jours après, il remplit le personnage du
Muphli dans le Bourgeois gentilhomvie , chanta fort bien sa
partie et chargea ce rôle parles danses et les pasquinades
les plus folles. Le roi , qu'il divertit beaucoup, lui fit des
complimens ; Lulli s'empressa de lui dire qu'il avait fait tous
ses efforts pour plaire à Sa Majesté; que son zèle pour la ser-
vir l'avait emporté peut-être un peu trop loin, et que malheu-
reusement il allait en être puni. — « Et pourquoi? — Sire?
» j'avais dessein d'être secrétaire du roi, les secrétaires de
» Votre Majesté ne voudront plus me recevoir. — Ils ne vou-
» dront plus vous recevoir! repartit le monarque en pro-
» près termes ; ce sera bien de l'honneur pour eux. Allez ,
» voyez monsieur le chancelier. »
Lulli courut chez M. Le Tellier, et le bruit se répandit
aussitôt que Baptiste devenait monsieurle secrétaire, M. de
Lulli. Les secrétaires du roi, les envieux, se révoltèrent, ils
murmuraient tout haut : — « Voyez-vous le moment qu'il
» choisit? A peine a-t-il quitté son bonnet, sa barbe de mu-
» phti, qu'il ose prétendre à une charge, à une qualité ho-
» norable. Ce farceur, ce baladin , encore tout haletant des
» pirouettes et des gambades qu'il vient de faire sur le théâ-
» tre , demande à entrer au sceau ! » C'est ce que désiraiv
REVUE DE PARIS. I $7
Lulli; ce malin candidat les voulait pousser à bout, les irriter,
afin que l'excès de leur dépit vînt ajouter à l'éclat de sa vie -
toire. M. de Louvois, sollicité par messieurs de la chancel-
lerie, et qui était de leur corps, en fut offensé vivement. Il
reproche à Lulli sa témérité, tout-à-fait inconvenante à un
homme qui n'avait de recommandation et de services que
d'avoir fait rire. — « Hé ! tête-bleu, vous en feriez autant
si vous le pouviez! » — La riposte était gaillarde, ajoute
un contemporain ; il n'y avait dans le royaume que le maré-
chal de La Feuillade et Lulli qui eussent répondu à M. de
Louvois de cet air. Le roi parla à M. Le Tellier, et Le Tel-
lier alors changea de gamme, en adroit courtisan. Les se-
crétaires du roi vinrent lui faire des remontrances sur l'in-
térêt qu'ils avaient à ce qu'on refusât Lulli pour la gloire de
leur corps. Le chancelier les renvoya comme des chiens, em-
ployant à leur égard des termes plus désagréables que ceux
dont Louis XIY s'était servi. Lulli reçut ses provisions avec
des agrémens inouïs , le reste de la cérémonie s'accomplit
avec la même facilité ; ses confrères firent assaut de politesse
pour l'accueillir. Lulli ne voulut pas montrer moins d'em-
pressement et de galanterie ; le secrétaire-musicien donna
un repas magnifique à ses nouveaux camarades , et leur of-
frit le soir un plat de son métier, en les invitant à venir à
TOpéra, où l'on jouait le Triomphe de V Amour . Ils y vinrent
tous, et l'on vit la chancellerie en corps, quatre rangs de
gens graves, en manteau noir, en grand chapeau de castor,
aux plus belle places de l'amphithéâtre, qui écoutaient avec
un sérieux admirable les menuets et les gavottes de leur con-
frère le musicien. Cette singulière décoration embellit le
spectacle , et l'Opéra fit connaître à tout Paris que son sei-
gneur, ayant voulu se donner un nouveau titre, n'en avait
pas eu le démenti. M. de Louvois même ne crut pas devoir
garder sa mauvaise humeur. Suivi d'une troupe de courti-
sans, il rencontra Lulli dans la galerie de Versailles, et lui
dit en passant : m Bonjour, mon confrère ! » ce qui s'appela
un bon mot de M. de Louvois.
Lulli choisit Quinaultpour fabriquer les livrets de ses opé-
ras ; c'était son garçon poète. Il n'y avait point alors de
droits d'auteur, et le faiseur de livrets ne marchait pas sur
8 12.
1 38 REVUE DE PARIS.
le même rang que le musicien. Est-il raisonnable , en effet ,
que l'auteur d'un misérable canevas dramatique, grotesque-
ment taillé et rimé , soit traité de la même manière que Ros-
sini, Meyer-Beer, Boïeîdieu? Est-il possible d'établir au-
cune espèce de comparaison entre l'un et l'autre travail?
Voici comment Lulli et son parolier procédaient avec l'inter-
vention obligée de Louis XIV pour la construction d'un opéra.
Quinault cherchait plusieurs sujets, en écrivait le som-
maire , et se rendait avec Lulli chez le roi qui en choisissait
un. Quinault alors disposait la marche de sa pièce, la dis-
tribuait en scènes et la communiquait à Lulli ; celui-ci pré-
parait à sa fantaisie des divertissemens, des fêtes, des dan-
ses , des chansonnettes, des chœurs de bergers , de plaisirs,
de vents , de matelots , de nymphes dont il composait la
musique. Il en donnait le canevas au poète qui mesurait ses
vers d'après le dessin des mélodies. Quinault travaillait aux
grandes scènes qui n'étaient point soumises à cette rigou-
reuse épreuve ; aussi le style en est-il plus élégant et plus
noble ; mais cette partie du drame devait être examinée par
l'Académie Française. Lulli recevait ensuite les scènes de
Quinault, et, sans avoir égard à l'avis favorable des qua-
rante , il coupait , taillait , rognait , proposait des change-
mens , et c'était toujours sans appel. Son rimeur était obligé
de recommencer , vingt fois s'il le fallait, afin d'obtenir
l'approbation de son maître suprême. Lulli fit faire trois
mille vers à Thomas Corneille pour en avoir cinq cents à sa
fantaisie. Corneille, auteur du Bellêrophon , renonça au mé-
tier qu'il trouvait trop dur ; Quinault s'y résigna. Quand il
s'était assez mordu les doigts pour faire agréer une scène ,
Lulli s'en emparait, l'apprenait par cœur et la mettait en
musique, la gardait long-temps dans sa tête, la corrigeait
ensuite, et quand son dessin était arrêté , il la dictait à La-
louette ou bien à Colasse, qui remplissaient auprès du maître
les fonctions de secrétaire musical.
Le roi voulait que Ton consultât l'Académie des Inscrip-
tions pour le choix des sujets et pour leur mise en scène. A
mesure qu'un opéra avançait , 'Quinault en montrait les scè-
nes à Sa Majesté , qui demandait toujours ce qu'en pensait
la petite académie. Louis XIV aurait accordé bien des au-
REVUE EE PARTS.
U9
diencesà notre ami Duponchel. Impatient , intraitable à l'é-
gard de sa musique . Lulli n'écoutait les avis de personne.
Il avouait qu'il passerait son épée au travers du corps de
l'insolent qui la trouverait mauvaise et le lui dirait. — Il ne
» risquait rien de ne se mettre en colère que dans cette occa-
» sion , dit Furetière , il n'en a pas été à la peine. » — Le roi
voulait être le premier à entendre les morceaux d'un opéra
que Lulli composait: aussi ne les montrait- il à personne, pas
même aux acteurs pour lesquels il travaillait. S'il voulait les
entendre exécuter par une bonne voix, il s'adressait à son
ami le comte de Fiesque , celui dont Benserade a dit:
Et les rochers le suivent quand il chante.
Le comte n'en aurait fait confidence à qui que cesoit, dans la
crainte de déplaire au roi et à Lulli. Quinault recevait pour sa
peine, après la composition d'un opéra fait et refait dix fois,
4 ,000 livres de Lulli , son patron , et 2 ,000 livres du roi.
Jean-Baptiste avait promis une récompense honnête au
brave La Fontaine , s'il voulait lui donner quelque drame
de bergerie , et faire dialoguer les pâtres, lui qui savait si
bien écrire sous la dictée des moutons, des bœufs et des
agneaux. Sur la parole de l'Italien, le bonhomme travailla,
composa Daphné , pastorale, en se soumettant aux dures lois
que Lulli avait imposées à Quinault. « Je suis anquinavdé , »
répétait sans cesse La Fontaine à ses amis en leur montrant
des scènes dix fois refaites , pour obéir aux caprices du mu-
sicien. Lulli n'en eut pas plus tôt fait la lecture qu'il dit fran-
chement à La Fontaine que sont talent n'était pas de fabri-
quer des opéras , et le renvoya à ses moutons. La Fontaine ,
qui ne pouvait se persuader que sa pièce fût mauvaise ,
croyant que Lulli voulait , par cette excuse, le priver du prix
convenu , lui dit que s'il mettait au jour Daphné sans remplir
ses obligations , il en aurait raison. Lulli répondit qu'il re-
mettait son paiement à la première représentation de cet
opéra. La Fontaine prit cette réponse pour de l'argent
comptant, et fut très-étonné quand il apprit que Lulli ne vou-
lait pas mettre sa pièce en musique, parce qu'il ne Fen trou-
vait pas digne. Linière fit des couplets sur cette affaire ; j'en
rapporterai un :
1-40 REVUE DE PARIS.
Ah , que j'aime La Fontaine
D'avoir fait un opéra!
On verra finir ma peine
Aussitôt qu'on le jouera.
Par l'avis d'un fin critique , •
Je vais me mettre en boutique
Pour y vendre des sifflets j
Je serai riche à jamais.
La Fontaine , au désespoir d'être ainsi chansonné, raillé
dans le monde , fit , pour s'en venger, le Florentin , conte ,
qu'il mit ensuite en comédie , et se moqua à son tour de Lulli
en le mettant en scène au Théâtre-Français. Voyez l'épître
que La Fontaine adresse à Mrae de Thianges pour la prier de
solliciter Louis XIV en faveur de l'infortunée Daphne. Cette
dame ne réussit point ; Lulli avait déjà prévenu le roi , qui ne
voulut point protéger une pièce condamnée par son musi-
cien favori. D'ailleurs, le drame était pitoyable, et son auteur
lui-même ledit à ses voisins un jour qu'il le voyait jouer,
et que, par distraction, il croyait assister à la représentation
de la pièce d'un autre.
On donna à Lulli un prologue d'opéra que l'on trouvait
excellent; la personne qui le lui présentait le pria de vou-
loir bien l'examiner devant elle. Lorsque Lulli fut arrivé au
bout , elle lui demanda s'il n'y trouvait rien à redire. — a Je
n'y vois qu'une lettre de trop, c'est qu'au lieu de fin du
prologue ; il devrait y avoir fi du prologue! »
Le roi et toute sa cour devaient danser et figurer dans
les Fêtes de V Amour et de Bacchus ; le baladin couronné,
vêtu de son justaucorps de drap d'argent , pour représenter
un galant berger , la houlette en main , s'impatientait de ce
que l'on ne commençait pas le spectacle. On relardait ainsi
l'agrément que devait lui procurer l'exhibition de ses talens
dramatiques. Lulli n'avait point à redouter la colère du pu-
blic, c'était son acteur très-accessoire qu'il fallait contenter.
Louis XIV envoie à Lullî plusieurs émissaires les uns après
les autres , pour le faire bâter. Voyant que rien n'avançait, il
lui dépêche enfin un officier pour lui signifier qu'il se lassait
d'attendre dans sa loge , sous son barnais, el qu'il voulait
REVUE DE PARIS.
141
absolument qu'on fit lever le rideau. Lulli, moins occupé
de la colère du roi , des ordres pressans qu'il donnait , que
de ce qu'il avait encore à faire , répondit avec un admirable
sang-froid : « Le roi est le maître ; il peut attendre tant qu'il
lui plaira. « L'acteur attendit , un danseur ne saurait s'élan-
cer sur le théâtre avant que les violons aient joué son entrée,
et Lulli commandait aux violons ; le berger Silvandre resta
dans sa loge jusqu'au moment où le directeur frappa les
trois coups, mais il enrageait, et la mine courroucée du
baladin ne promettait rien de bon à Lulli. Jean-Baptisle vou-
lut en vain tenter un raccommodement au moyen de quel-
ques plaisanteries, elles furent très-mal reçues, et déjà ses
ennemis se réjouissaient de la chute du musicien courtisan.
Il fallait frapper un grand coup pour conjurer la tempête
qui couvait , et prévenir un éclat dont les conséquences de-
vaient être funestes. Lulli s'arrange avec Molière pour
annoncer Pourceaugnac , cette pièce amusait beaucoup le
roi. Le spectacle promis, le rideau levé, Pourceaugnac est
arrêté par une indisposition subite de l'acteur chargé de
représenter le gentilhomme limousin. Lulli se fait proposer
pour remplir ce rôle à l'instant et pour que le roi ne soit
point privé du plaisir qu'il s'était promis : l'offre est ac-
ceptée. Lulli joue avec beaucoup d'esprit et de vivacité-; ne
perdant pas de vue son spectateur essentiel : il voit avec
peine que ses lazzis , ses plaisanteries ne dérident pas le
front de Jupiter. Il commençait à désespérer , quand arrive
la scène des apothicaires. Pourceaugnac , harcelé , ne son-
geait point aux seringues qui le menaçaient: il courait,
dansait , gambadait : Louis ne riait point. Pour obtenir
enfin ce sourire si désiré , Lulli remonte la scène , descend
avec rapidité , prend son élan et saute à pieds joints au
milieu du clavecin de l'orchestre , le brise en mille pièces,
au risque de se casser les jambes : l'instrument vole en
éclats, et fait en ce moment plus de bruit qu'il n'en avait
jamais fait. Lulli disparait dans l'abime, sa chute est un
triomphe; accroupi sur les décombres harmonieux , le ma-
lin bouffon a vu le roi partir d'un bruyant éclat de rire,
applaudir à tour de bras. Lulli revient par le trou du souf-
fleur, et continue sa course au milieu des transports d'hilarité
1 4^ REVUE DE PARIS.
de l'assemblée toujours fidèle à suivre le commandement de
son chef de file.
« Fais-nous rire , Baptiste , » disait Molière à Lulli dans
leurs réunions d'artistes. Molière s'amusait beaucoup des
facéties du Florentin , de ses contes d'une gaieté souvent
trop libre , et qu'il disait , qu'il mettait en scène dans la
perfection. Il se brouilla pourtant avec lui pour des tra-
casseries au sujet du privilège de l'Opéra , qui ne permet-
tait pas à l'illustre auteur de Tartufe de faire chanter plus
de deux voix dans ses divertissemens et d'avoir plus de six
violons dans son orchestre : six violons, c'est-à-dire, six
musiciens mettant en jeu six instrumens de la famille du
violon; car un orchestre où l'on ne compterait que six violons,
et qui aurait tous les autres instrumens qu'on pourrait leur
adjoindre, serait plus fort et plus nombreux que la sympho-
nie du Théâtre Français de notre temps; elle n'en a que
quatre.
Despréaux aussi se détacha de Lulli dont il admirait
tant la musique, et c'est lui qu'il désigne dans ces vers de
l'épître à M. de Seigneiay :
Eu vain par sa grimace un bouffon odieux
A table nous fait rire et divertit nos yeux ;
Ses bons mots ont besoin de farine et de plâtre.
Prenez-le tête à tête , ôtez-lui son théâtre ,
Ce n'est plus qu'un cœur bas , un coquin ténébreux ;
Son visage essuyé n'a plus rien que d'affreux.
Le susdit Boileau Despréaux soutenait que Lulli avait
énervé la musique et que la sienne amollissait les âmes;
que s'il excellait, c'était surtout dans le mode lydien. Le
mode lydien, mis en avant par l'auteur du Lutrin, me pa-
rait singulièrement bouffon. Il me semble entendre nos
journalistes littérateurs parler de sixtes et de quartes, d'ef-
fets d'orchestre , de transposition et d'autres choses qui
leur sont tout aussi parfaitement inconnues.
Le talent de Lulli et plus encore son esprit enjoué, ses
narrations animées, les scènes bouffonnes qu'il improvisait,
le faisaient rechercher des seigneurs de la cour; toutes
REVUE DE PARIS. 1 4 ?>
les personnes du bel air, on dirait fashionables aujourd'hui,
étaient charmées de l'avoir dans leurs parties de plaisir.
Lulli se livrait volontiers à son goût pour la bonne chère ,
et son travail comme sa vie peu réglée abrégèrent son exis-
tence. Il conserva son humeur plaisante jusqu'à ses derniers
momens. Les médecins l'avaient abandonné, il était à l'a-
gonie quand le chevalier de Lorraine vint le voir et lui té-
moigna toute l'amitié qu'il avait pour lui. — uOui , vous êtes
» fort de ses amis , dit Mme Lulli ; c'est vous qui l'avez eni-
» vré le dernier et qui causerez sa mort. — Tais-toi, tais-toi,
« femme , reprit le malade , monsieur le chevalier m'a eni-
» vré le dernier , et si j'en réchappe , ce sera lui qui
» m'enivrera le premier. »
Le mal qui l'emporta lui vint au Te Dettm qu'il fit exécu-
ter aux Feuillansde la rue Saint-Honoré , le 8 janvier 1687,
pour la convalescence du roi. Il conduisait l'orchestre :
dans la chaleur de l'action, il se frappa le bout du pied avec
sa canne qui lui servait de bâton de mesure; il y vint un
petit ciron qui augmenta peu à peu. Aliot , son médecin,
lui conseilla d'abord de se faire couper le petit orteil, puis
après quelques jours de retard le pied en entier, puis la
jambe. Un erapyrique se présenta, et répondit qu'il le gué-
rirait sans en venir à cette opération. MM. de Vendôme ,
qui aimaient beaucoup Lulli, promirent 20,000 livres à ce
charlatan pour prix de la réussite de celte cure , et les
firent même consigner. Mais la générosité si noble et si
bien placée de MM. de Vendôme et les efforts du charlatan
Hirent inutiles.
Lulli, se sentant mourir, fit appeler un confesseur. On
savait qu'il travaillait toujours à quelque nouvelle pièce, le
prêtre lui dit qu'à moins de jeter au feu ce qu'il avait fait de
son opéra nouveau, il ne pouvait espérer d'absolution. Après
quelques instances , Lulli consentit à ce sacrifice, et montra
du doigt un tiroir où étaient les morceaux d' Achille et Po-
Uxène ; le confesseur les prit et les brûla. L'état du malade
s'améliora, on le crut même hors de danger. Un des jeunes
princes de Vendôme vint le voir et lui dit : « Eh quoi! Bap-
» tiste, tu as détruit ton opéra ? Morbleu, tu es un fou de brû-
«ler celte belle musique. —Paix, paix, monseigneur. lui
1-44 REVUE DE PARIS.
» répliqua Lulli tout bas, je savais bien ce que je faisais, j'en
D avais une copie. » Cette plaisanterie fut, par malheur sui-
vie d'une rechute, le mal empira , la gangrène fit des pro-
grès.
Cette fois la mort inévitable le frappa de terreur, il se fit
mettre sur la cendre , la corde au cou, fit amende honora-
ble, mit en musique et chanta un fragment de cantique ,
Il faut mourir, pêcheur, il faut mourir.
Il expira le 22 mars 1687 , à sa maison de la Ville-l'Évêque
près de Paris, dans la cinquante-quatrième année de son
âge, et fut inhumé dans l'église des Petits-Pères, maintenant
Notre-Dame-des-Yictoires , où sa famille lui fit élever un su-
perbe tombeau de marbre dans la chapelle dédiée à sainte
Geneviève. L'épitaphe qu'il porte est trop longue pour que
je la transcrive , je citerai celle que Santeul fit :
Perfidamors, inimica, audax, temeraria et excors,
Crudelisque, et cseca , probris te absolvimus istis.
Non de te querimur, tua sint baec munia magna;
Sed quando per te , populi regisque voluptas
Non ante auditis rapuit qui cantibus orbem
Lullius eripitur, querimur modo , surda fuisti.
Couperin, organiste du roi, composa une symphonie in-
titulée l'Apothéose de Lulli, pour rendre hommage à ce grand
musicien.
Titon du Tillet a placé Lulli sur son Parnasse-Français,
exécuté en bronze : on y voit la figure, en pied, de l'auteur
d'Jrmide, tenant de la main droite un bâton de mesure , de
l'autre le médaillon de Quinault. Edelink a gravé le portrait
de Lulli. Le sculpteur Caffieri a fait, en 1768, le buste en
marbre de ce musicien pour le foyer de l'Opéra. Voici un
portrait d'un autre genre que Sénecé a mis dans une lettre
qu'il feignit d'écrire des Champs-Elysées, peu de temps après
la mort de Lulli , le portrait n'est pas flatté.
« Sur une espèce de brancard , composé grossièrement
» de plusieurs branches de laurier, parut, porté par de»
REVUE DE PARIS. 14o
» satyres , un petit homme d'assez mauvaise mine , et d'un
» extérieur fort négligé. De petits yeux bordés de rouge,
» qu'on voyait à peine , et qui avaient peine à voir , bril-
» laient en lui d'un feu sombre, qui marquait tout ensemble
v beaucoup d'esprit et de malignité. Un caractère de plai-
» sauterie était répandu sur son visage , et certain air d'in-
« quiétude régnait dans toute sa personne. Enfin , sa figure
» entière respirait la bizarrerie; et quand nous n'aurions
» pas été suffisamment instruits de ce qu'il était, sur la foi
» de sa physionomie, nous l'aurions pris sans peine pour un
» musicien. »
La carrière musicale de Lulli fut une suite de triomphes ;
il régnait en souverain en France, et les étrangers l'esti-
maient. Le cardinal d'Estrées étant à Rome et louant Co-
l'elli sur la belle composition de ses sonates : — >c C'est,
* monseigneur, que j'ai bien étudié Lulli, » répondit le
violoniste. — En Italie on a souvent choisi des ouvertures
de Lulli pour les adapter à des opéras composésdans ce pays.
Voici encore un portrait de ce musicien : « Lulli était
» gros de corps et petit de taille; son visage n'était pas
» beau. Il avait la physionomie vive et singulière , mais
;> point noble ; noir, les yeux petits, le nez gros, la bou-
» che grande et élevée , et la vue si courte qu'il ne pouvait
» presque pas distinguer à deux pas. Il avait le cœur bon ,
» moins d'un Florentin que d'un Lombard; point de fourbe-
» rie ni de rancune, les manières unies et commodes, vivant
» sans hauteur et en égal avec le moindre musicien, mais
s ayant plus de brusquerie et moins de politesse qu'il ne
» convenait à un homme tel que lui, qui avait long-temps
» vécu dans le grand monde , et dans une cour aussi polie
» que celle de France. Il avait pris l'inclination d'un Fran-
» çais pour le vin et pour la table , et gardé le penchant ita-
lien pour l'avarice. Il était-vilain et ladre au point que le
» surnom lui en resta : aussi laissa-t-il dans ses coffres
» 630,000 livres en or. Il avait une vivacité fertile en saillies
» et en traits originaux , il faisait un conte en perfection et
•-) l'avait toujours prêt. Mais il fallait qu'il montât sur un
■n tabouret , ou tout au moins qu'il fût debout pour gesticu-
» 1er comme quand il battait la mesure. Il entendait raillerie
8 13
1 {6 REVUE DE PARIS.
» sur toute sorte de sujets excepté sur sa musique, qu'on
» devait trouver excellente pour ne pas s'exposer à recevoir
» un coup d'épée de sa main. »
Lulli, dit-on, laissa des coffres pleins d'or 5 une somme
de 630,000 livres. Les biographes se trompent sur ce point j
l'erreur est générale , ils se sont copiés les uns les autres.
Fils de notaire et procédant d'une manière certaine quand
cela m'est permis , j'ai sous les yeux une pièce authentique ,
l'inventaire reçu par Me Simon Mouffle et son confrère ,
notaires à Paris, le 3 avril 1687 , et cet acte bat en ruines
les assertions des faiseurs de mémoires. Les détails que je
vais donner sur la fortune de Lulli sont de la plus parfaite
exactitude , je pense que mes lecteurs les liront avec inté-
rêt, ils sont curieux sous plus d'un rapport.
Lulli achète, en 1670, 108 toises de terrain à la Butte-
des-Moulins , à raison de 210 livres la toise , 22,680 livres ;
plus 72 toises sur la rue Royale qui, aujourd'hui , porte le
nom de rue des Moulins. Il fait bâtir sur les 108 toises une
très-belle maison en pierres de taille , pilastres d'ordre com-
posite fort riches, de neuf croisées de face sur la rue Sainte-
Anne et de cinq sur la rue Neuve-des-Petits-Champs , à l'an-
gle de ces deux rues, portant aujourd'hui le n° 45 sur la rue
Neuve-des-Petits-Champs. Au-dessus de la croisée du mi-
lieu , sur la rue Sainte-Anne, on voit des bas-reliefs repré-
sentant desinstrumens de musique , une timbale , des trom-
pettes , des cornets , une guitare que le propriétaire actuel
a surmontés d'un garde-manger en toile assez proprement
ajusté ; sur les autres croisées sont des masques de théâtre.
L'autre maison bâtie par Lulli est au coin de la rue Neuve-
des-Petits-Champs et de la rue des Moulins, et porte le
n° 32 sur celte dernière rue.
Il acheta deux maisons à la Ville-1'Évêque-lès-Paris, plus
une maison à Puteaux.
Il paya 63,000 livres l'office d'écuyer , secrétaire du roi en
ses conseils, dont avait été pourvu le sieur Clausel. Elle fut
vendue 71,000 livres au sieur Lecomte par Mme Lulli, le
3 avril 1687.
Ses effets mobiliers étaient considérables.
L'inventaire porte, en argenterie , 554 marcs, 7 onces,
i
REVUE DE PARIS.
147
8 gros, estimés 16,707 livr.
Joyaux et pierreries 13,100
Deniers comptans :
1° Dix-huit sacs de mille louis d'or à 11 liv.
lOsous. 207,000
2° Quarante-trois sacs de louis blancs d'ar-
gent à 60 et 30 sous pièce 43,000
Total. . . 279,807
Tous les biographes , Dangeau même , qui ont affirmé que
Lulli laissa 630,000 livres en or , ont compté par le nombre
de louis, en évaluant cette pièce de monnaie à 24 livres ,
et il y avait alors des louis d'or de 1 1 livres 10 sous , et des
louis d'argent de 60 et de 30 sous.
Attention, s'il vous plaît , à cet article du même inven-
taire ! ! !
L'estimation faite par Bérain , machiniste de l'Opéra , des
ustensiles de théâtre, habits qui servaient journellement
aux représentations de ce théâtre , décorations (TAmadis >
de Persèe . les habits des magasins , plumes , coiffures, bas'
pierreries servant aux babits , plombs des contre-poids 3
poulies de cuivre , fils de laiton , cordages , ustensiles de
fer, loge, amphithéâtre, charpente du théâtre, faux châssis ,
chemins , ustensiles servant auxmouvemens , plafond de la
salle, bois étant dans les magasins, s'éleva, d'après le pro-
cès-verbal du 24 avril 1687 , à 11,000 livres.
En supposant que ces objets aient été appréciés au cin-
quième de leur valeur , pour épargner des droits de succes-
sion , le total ne s'élèverait qu'à 55,000 livres. Une semblable
évaluation aujourd'hui qui comprendrait tout ce qui est en-
fermé dans les magasins et les quatre gros murs de l'Opéra
s'élèverait à trois millions pour en avoir coûté douze.
Dans cetinventaire on ne parle point du lustre de la sallejil
est probable qu'il n'y en avait pas. On éclairait la scène avec
des chandelles, et l'adresse des moucheurs de l'Opéra a
laissé des souvenirs.
Lulli occupait à Versailles , dans la grande écurie du roi
un appartement composé d'une chambre à coucher et d'une
148
REVUE DE PARIS.
cuisine à soupente. Les meubles n'en furent estimés qu'à
124 livres.
Il jouissait de 7,000 livres de rentes sur les Aides et Ga-
belles.
Sa charge de secrétaire du roi fut vendue 71,000 livres.
Il avait loué , le 8 avril 1682 , sa maison rue des Mou-
lins 1600 livres , et le surplus de sa maison de la rue
Sainte-Anne , que sa famille n'occupait pas , fut loué 3,000
livres.
Sa fortune était donc à sa mort de plus de 400,000 livres
en effets mobiliers , et ses immeubles valaient au moins au-
tant; elle était le fruit de trente ans de travaux , de servi-
ces dans les charges de la musique du roi , de la vente de ses
ouvrages , de ses bénéfices sur l'Opéra , et des récompenses
que Louis XIV lui accordait.
Et c'est ce propriétaire , ce financier , ce seigneur musi-
cien qu'on a voulu mettre en scène à l'Opéra-Comique dans
une plate, ignoble et misérable rapsodie intitulée Lulli et
Quinault. C'est Lulli que l'on représente sous les traits d'un
mendiant faisant desjongleries pour escroquer un déjeuner.
Lui, Lulli, qui recevait souvent à sa table des illustres de
la cour ! lui , Lulli , tout jus te au moment de l'apogée de sa
fortune et de sa gloire, en 1686, lors de la première re-
présentation d^Armidel Cela prouve seulement qu'il n'y a
pas plus de bon sens et de vérité dans nos comédies à chan-
sons que d'esprit et de talent. On voulait fabriquer un rôle
pour Martin et lui faire chanter encore une fois son air ,
car c'était le même air, ou peu s'en faut, qu'il répétait
sans cesse : monologue amphigourique, indigeste fatras
dans lequel il interrogeait la flûte , le basson , la trompette,
pour le plus grand plaisir de l'épicier de Paris, digne
successeur du badaud , et tout aussi stupide en musique.
Ceux qui sourient de pitié en lisant les vers où Despréaux
exalte les compositions de Lulli, et Pépitre que Saint-Évre-
naont adresse à ce musicien , et qui croient nous donner une
grande idée de leur goût en les parodiant, font une lourde
faute : autant vaudrait affirmer que Marot était un sot, et
que Diane de Poitiers, La Vallière, n'avaient ni grâce ni
beauté sous le vertugadin. Jugez des effets et non des causes :
REVUE DE PARIS. 149
Lulli et Marthe Le Rochois ont excité le même enthousiasme
que Mozart et la Fodor, que Rossini et la Malibran. Lemou-
gik russe, qui boit avec délices le suc du bouleau, et son
maître, blasé, qui se gorge de vin de Champagne et de
Tockai, arrivent tous deux au même but, le contentement
et l'ivresse. Accusera-t-on nos devanciers de manquer de
goût? Ils applaudissaient Lulli , dont les accens simples et
mélodieux leurjfaisaient éprouver des émotions ravissantes j
et son chant monotone et traînant paraissait léger et d'une
piquante variété en comparaison de ce que l'on avait fait
jusqu'alors. Depuis Orphée jusqu'à Rossini, chaque musicien
célèbre a joui de la gloire la plus complète en recevant les
hommages de ses contemporains, et les poètes n'ont pas
une seule fois manqué de le proclamer le dieu de l'harmonie.
Je me garderai bien de suivre l'exemple de ces poètes en
affirmant que l'art est arrivé à son point culminant. Je suis
tenté de croire au contraire qu'il s'élèvera long-temps encore,
et que dans un ou deuxsiècles l'orchestre des Variétés n'aura
pour violonistes que des virtuoses de la force dePaganini.
Le succès de V Armide de Lulli ne s'est point démenti pen-
dant quatre-vingt-quatorze ans. Cet opéra atoujours balancé
la vogue des ouvrages de Rameau. Armide était le palladium
des lullistes ; ils le tenaient en réserve pour l'opposer à Cas-
tor et Pollua; , à Zoroastre , aux Paladins } et à toutes les en-
treprises des novateurs. Armide n'a été vaincue enfin que
par une autre Armide. C'est avec gloire qu'elle a succombé ,
et les vers de Quinault ont brillé d'un nouvel éclat sous les
chants de Gluck. L'anciennemusique française n'était qu'une
déclamation notée, une psalmodie sans rhythme ni mesure,
et presque sans modulations. Quelques traits d'harmonie
plus ou moins prétentieux venaient rompre de temps en
temps la monotonie d'un semblable discours, et ne le ren-
daient pas plus amusant. Rameau fut plus bruyant et plus
embrouillé que Lulli , on le crut plus savant. Le système de
musique théâtrale , du temps de Lulli et de ses successeurs,
était tout-à-fait subordonné à la déclamation ; ce qu'on ap-
pelait alors un air avait à peine la dimension d'un couplet
de vaudeville. Les historiens nous parlent sans cesse "îles
gestes , des inflexions des acteurs , et ne diient pas un mot
8 13.
1 51) REVUE DE PARIS.
de leur chant. Le talent de compositeur n'était pas difficile
à acquérir. En voyant les partitions de Lulli, de Rameau,
je ne conçois pas que le musicien eût besoin d'attendre , de
chercher l'inspiration , afin de suivre le cours de son ou-
vrage. Une semblable musique demandait si peu de frais d'i-
maginaiion qu'on aurait pu en écrire sans cesse , commeun
pâtissier dresse des brioches. L'auteur de Castor et Pollux
était bien sûr de son fait quand il offrait de mettre en musi-
que la Gazette de Hollande.
Le génie , le talent de Gluck , et l'époque où la nouvelle
Armide parut , 1775, ont nécessairement introduit une diffé-
rence énorme entre les chanls , les effets de Lulli et ceux du
nouveau compositeur. Examinez les deux Armide , et vous
verrez que la disposition de la mélodie , des parties vocales
et des paroles est bien souvent la même, et conserve tou-
jours de grands rapports. Cette conformité n'a d'autre cause
que l'irrégularité des vers de Quinault ; ces vers , pareils au
cheval qui boite , à la roue mal engrenée , aux touches d'or-
gue décrochées , sont là pour faire broncher et tomber tous
les musiciens aux mêmes endroits. C'est la bosse de poli-
chinelle qui exige que le tailleur ménage une excavation
pour la recevoir , s'il veut que l'habit s'adapte sur cette taille
de dromadaire. Thésée avait été refait sans succès après
Lulli par Mondonville , et plus tard par Gossec. Atys , Ro-
land, retouchés et mis en trois actes par Marmontel, ont
réussi complètement avec la musique de Piccini. Napoléon
voulut avoir un opéra français de Paisiello; des arrangeurs
s'emparèrent de Proserpine , et donnèrent ce vieux livret
rajusté au maître italien , qui ne fit rien qui vaille.
Tout le répertoire des opéras de Lulli est complètement
abandonné, oublié depuis soixante- dix ans. Ses vers et sa
musique sont encore chantés et joués au Théâtre-Français;
Pourccaugnac et le Bourgeois gentilhomme nous les font en-
tendre, les amateurs d'antiquités peuvent aller admirer Pi-
glia-lo su , Buon di, l'air de danse des tailleurs , et les chants
du muphti ; un cantique écrit pour Mme de Maintenon , et
que les demoiselles de Saint-Cyr exécutaient en chœur tou-
les les fois que le roi entrait dans leur chapelle, a passé les
mers et fait le tour du monde. L'illustre Handel l'entendit
REVUE DE PARIS. 151
et fut ravi de son effet puissant et majestueux, produit par
des moyens bien simples ; il obtint de la supérieure la per-
mission de le copier , l'offrit au roi Georges 1er ; et le canti-
que de Saint-Cyr, traduit littéralement (') , devint l'air na-
tional de l'Angleterre et de la Hollande. Le God save the
king, composé à Versailles par un Italien francisé , porté à
Londres par un Allemand, est l'œuvre musical dont les An-
glais tirent le plus de vanité. Cet air de Lulli vivra long-
temps. Il suffirait à la réputation de son auteur. Ces frag-
mens, sa messe en plain-chant , voilà tout ce que l'on exé-
cute aujourd'hui de ce musicien, dont le nom historique
traversera les âges. Tels sont les seuls monumens offerts au
public , aux gens du monde qui ne vont pas dans les biblio-
thèques étudier les œuvres du grand homme , et ne sont
point assez dévots pour rencontrer son tombeau en allant
faire leur prière dans l'église de Notre-Dame-des-Victoires.
Castil-Blaze.
(i) Grand Dieu, sauvez le roi!
Grand Dieu , vengez le roi !
Vive le roi !
Que toujours glorieux ,
Louis victorieux
' Yoie ses ennemis
Toujours soumis ! etc.
LE CONCERT DES FLEURS.
En 1829, j'avais fait avec quelques amis le voyage de
Bretagne. Nous nous étions arrêtés à Saint-Servan, pour
passer quelques jours dans ma famille. Nous les passâmes
d'une manière assez gaie et fort variée , ce qui me conve-
nait surtout. C'étaient tour à tour des chasses , des prome-
nades, des parties de pêche.
Un jour nous prîmes un bateau pour aller faire un tour
au large, et visiter quelques-unes des îles qui se dessinent
sur la mer comme des broderies vertes sur une gaze bleue.
Etant tous quatre bons nageurs et quelque peu marins ,
nous ne voulûmes point prendre avec nous de bateliers ,
gens fort utiles assurément , mais dont le flegme et l'entê-
tement refroidissent singulièrement la joie remuante des
jeunes gens.
Nous partîmes. La mer calme et azurée se brisait molle-
ment sur le sable du rivage , et les nuages, doucement
poussés par la brise, traversaient avec une harmonieuse
lenteur les espaces sans bornes du ciel , comme une troupe
d'oiseaux voyageurs qui traversent un lac. Leur ombre ve-
naitparfois scjouer sur nos têtes , devançant tantôt la bar-
que, tantôt , devancée par elle, se promenant sur la mer
comme de grandes taches mobiles. Quelquefois on eût dit
qu'un énorme poisson ou bien un banc de sable donnait à
l'eau ces couleurs sombres et ternes. Quand nous nous fûmes
un peu éloignés de la terre , la brise , ne rencontrant plus
d'obstacle, se fit sentir plus forte et plus fraîche. La voile
REYDE DE PARIS. 1od
s'arrondit comme l'aile d'un cygne , et le bateau glissa sur
l'eau avec la légèreté d'une fée.
Nous visitâmes tour à tour plusieurs îles .nous éloignant
toujours davantage de la terre. Vers trois heures de l'a-
près-midi , la mer devint bouieuse , et le vent se leva plus
fort- Mais, comme les nuages étaient peu nombreux, nous
ne nous en inquiétâmes pas davantage , et nous avançâmes
toujours.
Cependant lèvent augmentait peu à peu de violence, et
des nuages que nous avions à peine aperçus au bord de
l'horizon, qu'ils entouraient comme une ceinture noire . se
développaient et s agrandissaient avec une prodigieuse ra-
pidité. Bientôt ils formèrent au-dessus de nos têtes un dais
sombre et pesant; et quelques grosses gouttes de pluie,
accompagnées d'un grondement de tonnerre lointain, tom-
bèrent sur la barque.
Nous hésitâmes un instant, nous regardant en silence
pour nous interroger l'un l'autre.
— Il faut nous en retourner . dit l'un de nous.
— Nous sommes trop loin de terre , nous n'aurons pas le
temps, dit un second.
— Mais au moins il faut rejoindre la dernière île que nous
avons quittée.
— Nous en sommes d'un tiers plus loin que de celle sur la-
quelle nous gouvernons , dis-je à mon tour. Allons vite et
droit.
Nous serrâmes le vent , et nous partiales avec la rapidité
d'un cheval au galop. La mer était devenue verte et livide ,
les vagues se déroulaient en écume blanchâtre , et rendaient
un son funèbre en clapottant contre la barque qui frisson-
nait. Nous montions sur le sommet des lames , nous descen-
dions dans leur lit avec une effrayante mobilité. Lèvent,
qui soufflait par secousses violentes , faisait crier le mât et
tanguer le bateau avec tant de force, que l'avant finit par se
remplir d'eau.
Aussitôt la voile fut amenée, le mât enlevé , et les rames
jouèrent vigoureusement. La tempête augmentait toujours.
et, malgré nos efforts , nous ne savions pas si nous arrive-
rions à temps. Alors nous redoublâmes de vitesse et d'éner-
154 REVUE DE PARIS.
gie, et au bout de quelques minutes nous touchâmes la terre.
II était temps. A peine avions-nous tiré notre barque sur
le rivage , que l'ouragan devint horrible. L'épais rideau de
nuages noirs qui dérobait le ciel à la terre ne s'entr'ouvrait
que pour laisser passer de pâles éclairs qui venaient nous
annoncer la foudre; et la foudre , se précipitant à la suite
de son messager , se promenait en bondissant sur nos têtes
avec d'horribles mugissemens. Les vagues , comme des
géans déchaînés, s'élançaient en flots d'écume vers le ciel, et
retombaient en broyant dans leurs replis le sable et les
pierres du rivage.
Nous restâmes quelque temps à considérer l'orage. Mais
bientôt la pluie se mit à tomber par torrens. Il fallut songer
à trouver un abri. Nous cherchâmes des yeux autour de
nous , et nous ne vîmes rien que quelques arbres fort mai-
gres. Faute de mieux , nous allâmes nous blottir sous le
mieux fourré des trois, pour attendre que l'orage diminuât.
Mais cela tombait si bien qu'en moins d'un quart d'heure
nous fûmes complètement inondés. On résolut de se mettre
en marche pour trouver, à quelque prix que ce fût, un
endroit où se réfugier.
Enfin , après bien des peines et des fatigues, nous aper-
çûmes, à peu de distance devant nous, une cabane d'une
forme assez étrange , qui était appuyée de tous côtés contre
des arbres qui semblaient même en faire partie. Sans nous
arrêter à en considérer l'architecture , nous fondîmes sur
la porte comme des chiens affamés sur un os , et nous en-
trâmes sans frapper.
Il n'y avait qu'une chambre , si Ton peut donner le nom
de chambre à un pièce de huit ou dix pieds carrés qui n'a-
vait d'autre parquet que la terre, d'autre muraille que des
pierres cimentées par de la terre glaise. Sur une espèce de
foyer fait avec des cailloux plats posés les uns auprès des
autres , brûlait un feu de branches sèches dont la fumée
s'échappait à moitié par un trou pratiqué dans le haut
du mur.
Près du feu , sur un fagot mal attaché , était assis un
homme ayant la barbe et les cheveux forts longs , la figure
hâve et maigre, le regard incertain. Ses habits, ou plutôt
REVUE DE PARIS. 155
son habit était un composé informe de peaux de lapins et
d'écorces tressées qui lui descendait jusqu'aux talons. Il
se dandinait d'une manière étrange sur son fagot, chantant
une ballade bretonne sur un air monotone et lent. Aux
lueurs de la flamme qui oscillait , cet homme, avec son ac-
coutrement bizarre et sa chanson de sorcière , semblait
l'ombre de Robinson Crusoé évoquée durant une nuit d'o-
rage par quelque invisible magicien.
A cette vue , nous nous arrêtâmes . saisis d'étonnement.
Au bout de quelques secondes , lorsque , après l'avoir bien
considéré, nous nous regardâmes les uns les autres , nous
partîmes tous ensemble d'un vaste éclat de rire qui retentit
énergiquement sous la hutte. L'homme , qui ne s'était pas
jusqu'alors aperçu de notre présence, fit un mouvement
nerveux plein de surprise et de terreur , cessa brusquement
sa chanson , et se leva droit devant nous pour nous consi-
dérera son tour. Plus il nous regardait , plus sa terreur et
sa surprise paraissaient augmenter. Nous crûmes qu'il était
temps de l'apostropher.
— Hé! brave homme, pouvez-vous nous donner asile pour
cette nuit?
Quand il m'entendit lui adresser cette question si simple,
il se mit à trembler de plus belle, si bien que ses jambes
flageolaient sous lui. Croyant alors qu'il augurait mal de
nous sur notre mine, qui cependant valait bien la sienne, je
me hâtai de le rassurer.
— N'ayez pas peur, lui dis je, mon brave homme , nous
sommes d'honnêtes gens, et nous ne serions pas venus vous
déranger si la pluie ne nous avait pas forcés d'entrer chez
vous. Mais il fait un temps du diable, et si vous ne voulez pas
nous recevoir cette nuit, il est probable que chacun de
nous va fondre à la pluie comme un bonhomme de sel.
Je lui disais cela pour le prendre d'abord par les senti-
mens; car j'étais bien résolu, ainsi que mes compagnons, à
rester où nous étions, malgré le maitre du logis lui-même,
plutôt que de recommencer nos courses à travers les champs?
par une nuit où l'on n'aurait pas mis un gendarme dehors.
Il resta dans la même position sans nous répondre ; puis
nous vîmes ses lèvres décolorées s'ouvrir pour un sourire,
1 56 REVUE DE PARIS.
et sa tête se pencher sur sa poitrine. Enfin il la releva, et
nous dit d'une voix mal articulée :
— Nentenquelte berzounec .
Deux grosses larmes lui roulaient le long des joues.
— Cet homme n'entend pas le français, dis-je en me re-
tournant vers mes camarades.
— Il n'y a pas besoin de pleurer pour cela, me répondit
l'un d'eux.
Ce fut mon tour de baisser silencieusement la tête. Je pen-
sais que les hommes ont toujours des paroles de dédain et
de sarcasme pour toutes les douleurs qu'ils ne comprennent
pas, et que cet homme avait au fond du cœur quelque cha-
grin que mes paroles avaient réveillé. Je fus touché jusqu'au
fond de l'ame de cette tristesse muette , et je pris dans mes
mains celles du Breton,1 que je serrai avec sympathie. Une
indicible joie brilla dans les regards de cet homme, qui se
pencha sur mes mains et les baisa fervemment.
— Ah ça! il est décidément fou, dirent les autres.
Celte parole me rappela à moi et à ma situation. Je deman-
dai en patois celtique l'hospitalité à mon ermite breton, et il
me répondit dans le même langage que tout ce qu'il y avait
dans sa pauvre maison était à notre service, surtout au mien.
Aussitôt chacun s'empara d'un fagot, s'assit dessus autour
du feu qui fut activé, et s'efforça de sécher ses vêtemens. Le
maître du logisnousregardaitfaireavec une admiration bien-
heureuse dont nous ne cherchâmes pas à nous rendre compte,
trop occupés que nous étions de nous-mêmes pour prendre
garde à lui. Lorsque nous commençâmes à nous réchauffer,
un autre souci vint nous assaillir. A mesure que le froid s'en
allait, la faim venait. Notre estomac se ressentait du rude
exercice de nos bras. Mais nous ne savions trop comment
remédier au mal. La cabane était si chétive, et le proprié-
taire en paraissait si pauvre , que nous craignions fort de
commettre une indiscrétion en lui demandant à manger.
Pourtant, après avoir bien consulté les regards voraces de
la compagnie , je me décidai à adresser la parole à notre
hôte. C'était à moi qu'était concédé, vu ma connaissance
de la langue locale, le privilège d'orateur, ordinairement si
disputé.
REVUE DE PARIS. 1 0?
Je lui demandai en conséquence s'il n'avait pas quelque
chose à nous donner. Sans rien me répondre, il sortit,
en dépit de la pluie, qui continuait de plus en plus fort. Alors
la conversation s'engagea entre nous.
— Ma foi, malgré la rusticité et la petitesse de la cabane
nous sommes fort heureux d'avoir trouvé un abri ici. Autre-
ment, Dieu sait si l'on ne nous aurait pas trouvés gelés de-
main matin.
— Ou bien si le vent ne nous aurait pas tous emportés.
— Il faut avouer, messieurs, que notre hôte a une singu-
lière mine, un singulier habit et une singulière maison.
— C'est peut-être la mode en Bretagne.
— Que croyez-vous que soit cet homme?
— C'est un brave homme . dis-je avec gravité.
— Ce n'est pas là la question. Je pense pour ma part que
ce pourrait bien être un contrebandier.
— Un contrebandier! Ah bien, oui! Ce serait bien la peine
d'être contrebandier pour être logé comme une huitre et ha-
billé comme un ramoneur.
— Et puis le brave homme a l'air trop bête pour un con-
trebandier. C'est plutôt un pauvre imbécile qui sera venu
habiter ce trou parce qu'on ne voulait plus de lui dans son
village.
— Ou bien un fanatique qui sera venu se caserner ici par
pénitence.
— Peut-être, messieurs, dis-je à mon tour, est-ce un homme
qu'un chagrin de cœur a éloigné du monde.
A ce mot ils partirent tous trois d'un éclat de rire.
— Le fait est que ce jeune homme a l'air d'un amant mal-
heureux, comme moi j'ai l'air de Caton-le-Censeur.
— Si nous le faisions engager comme jeune premier au
théâtre de Saint-Malo?
Ici la conversation fut interrompue par l'arrivée de celui
qui en était l'objet. Il apportait dans un plat de terre carré,
qu'il avait recouvert d'un pan de sa robe , les trois quarts à
peu près d'un lapin qui n'avait , ma foi ! pas mauvaise mine.
Il le posa près du feu et repartit en me disant :
— Attendez.
Puis il revint , apportant de la même manière un autre
S 14
158 REVFE DE PARIS.
Plat où il y avait sur des feuilles deux poissons bouillis, et
un pot de terre assez mal bâti qui contenait je ne sais quelles
herbes cuites dans leur bouillon. II posa le tout à côté du
premier plat , s'assit à côté de moi par terre en croisant les
jambes , et me dit , avec une orgueilleuse satisfaction :
— Mangez , cela vient de la grotte.
En ma qualité de truchement , je redis en bon français ces
paroles à mes compagnons , qui se jetèrent brutalement sur
les mets , qui sur le poisson, qui sur la viande, qui sur les
légumes.
— Que cela vienne de la grotte ou non, cela est détesta-
ble, dit un de nous, qui était d'une humeur massacrante de-
puis notre aventure.
— Possible pour les légumes , mais la viande est très-pas-
sable.
— Et le poisson excellent.
Je triomphais, j'avais la majorité pour moi. Mais je pen-
sai que le repas n'était pas complet , je me hasardai à deman-
der du pain.
— Je n'en ai pas.
— Avez-vous des pommes de terre ?
— Non.
— Ou des galettes de sarrasin?
— Non.
— Qu'est-ce donc que vous mangez avec votre viande ?
— Des légumes.
— Et avec votre poisson ?
— Des légumes.
— Mais avec vos légumes?
— De la viande et du poisson.
Voyant que je n'en pourrais tirer autre chose , j'annonçai
aux autres convives qu'ils eussent à se contenter de ce qu'ils
avaient , parce que notre hôte n'avait pas de pain à nous
donner.
— Le barbare !... dit le grondeur delà troupe.
Cependant ils se contentèrent si bien de leur souper, qu'un
quart d'heure après il ne restait plus que des arêtes et des
os sur les plats. Puis on remua des tas de feuilles sèches qui
étaient à l'autre bout de la cabane, on se coucha . et l'on
REVUE DE PARIS. 159
s'endormit, comme je pus m'en convaincre aux ronflemens
sonores qui se déployaient sous la hutte.
Moi seul je ne m'étais pas couché , parce que la curio-
sité me tourmentait plus que le sommeil. Je voulais à toute
force savoir l'histoire de cet homme bizarre qui était de-
vant moi.
Je rapprochai donc mon fagot du feu, je tirai de ma poche
deux cigares qui avaient séché en même temps que moi, j'en
offris un au Breton , qui le refusa ; j'allumai le mien , et je me
mis à préparer un interrogatoire. Après avoir bien cherché
un préambule , je ne pus rien trouver de mieux que ce qui
va suivre.
— Y a-t-il long-temps , lui dis-je entre deux bouffées de
fumée, que vous habitez cette île?
— Trois ans et qaelque chose.
— Et vous y trouvez-vous bien ?
— Aussi bien qu'un chrétien peut le faire sous l'œil de Dieu,
loin de ses frères.
— Vous êtes donc tout seul ici ?
Il me regarda avec un sourire de défiance qui voulait
dire : — Vous vous moquez de moi. Puis il ajouta : — Com-
ment voulez-vous que quelqu'un puisse demeurer ici?
— Vous y demeurez bien, vous.
— Oh ! moi , c'est différent.
— Ainsi vous êtes le seul habitant de votre ile ?
— Depuis trois ans que je suis ici , votre voix est la pre-
mière voix humaine que j'aie entendue.
— Comment! m'écriai-je... et je laissai tomber détonne-
ment mon cigare dans le feu.
Il prit à sa ceinture un couteau dont la lame était lougue
et mince comme une alêne, piqua adroitement mon cigare
par le milieu et me le rendit intact.
— C'est pour cela, repris-je en poursuivant mon idée,
que vous avez pleuré quand je vous ai parlé.
— Je ne sais pas : cela m'a fait un effet si singulier, que
je ne sais si c'était de la joie ou delà tristesse. J'ai pleuré
comme ça, parce que j'avais besoin de pleurer; mais en-
suite j'ai été bien heureux.
Nous nous regardâmes quelque temps en silence.
160
REVUE DE PARIS.
— Ah ça ! comment et pourquoi êtes-voas venu vous
établir ici?
— J'ai fait naufrage.
J'eus envie de rire à cette singulière assertion, et je crus
le pauvre homme fou ; mais quand je vis le calme et la
gravité avec lesquels il me parlait , je redevins sérieux et
attentif.
— Jetais un pauvre paysan d'un pauvre village près de
Saint-Brieux. Mon père et ma mère étaient morts pendant
que j'étais tout petit enfant. Je vécus jusqu'à l'âge de huit
ans des charités des uns et des autres. A cetàge-là, on me
mit à garder les vaches. Le champ où elles allaient était par-
semé de grandes pierres noires qui se tenaient droit en l'air
comme des cathédrales et qui me rendaient triste , je ne sais
pas pourquoi, quand je les regardais. Il y en avait une sur-
tout plus grande et plus noire que les autres , au pied de la-
quelle passait une petite rivière très-profonde, toute bordée
de coudriers gris. J'allais souvent m'asseoir là, parce que
j'aimais à être triste. Quelquefois je restais là des heures en-
tières , pensant à je ne sais quoi , ne faisant pas attention à
ce qui se passait autour de moi. Aussi, souvent les vaches
s'en allaient par-ci et par-là , sans que je m'en aperçusse ,
et j'étais obligé de passer une partie de la nuit à courir après
elles pour les rattraper. Quand je rentrais , après ces affai-
res-là, mon maitre me disait : « Mériadec , tu finiras par me
perdre mes vaches ; prends-y garde. Si tu retournes encore
t'asseoir auprès de la grande pierre noire , je ne te donnerai
pas à souper, ji Moi, j'y allais tout de même, parce que j'ai-
mais mieux me passer de souper que de ne pas entendre la
rivière couler sous les coudriers gris, dont le vent faisait
frissonner les branches. Lesjours de pluie surtout, cela faisait
un bruit comme si cela avait voulu pleurer. II me semblait que
je comprenais ce qu'ils disaient , et je me mettais à pleurer
aussi. J'étais content quand j'avais pleuré. J'aimais mieux le
champ que la maison ; j'y restais toute la journée avec mes
vaches , quelque temps qu'il fit. Cependant l'on m'avait bien
recommandé de rentrer quand il ferait mauvais. — Un jour,
il fit un orage très-violent , qui ne m'empêcha pas de rester
comme à l'ordinaire. La foudre tomba dans le champ et tua
REVUE DE PARIS. 16 !
deux vaches. Quand j'allai dire cela à mon maître, ii se mit
dans une colère terrible, rae battit et me renvoya. — Je
passai quelque temps en liberté, me promenant dans la
campagne, me nourrissant de fruits sauvages, parce qu'il
est défendu de prendre une pomme à ceux qui en ont mille
fois trop pour eux; buvant l'eau des sources, dormant
sous les arbres. La nuit, j'écoutais chanter le rossignol, et
le matin l'alouette. Je regardais lever le soleil , qui rosait
les nuages et buvait la rosée suspendue aux arbres des
champs et aux pétales des fleurs ; je le regardais se coucher
derrière les collines , empourprant de ses derniers rayons
le lit où il allait se reposer. Le jour , je m'enfonçais dans
les bois, où je cherchais à tracer de nouvelles routes ; j'al-
lais m'asseoir derrière une roche, près l'étang où les cerfs
cl les chevreuils avaient coutume de boire , et je les voyais
courir, se jouer et se repaitre à l'aise, jusqu'à ce que la voix
d'un chien vint les faire sauver ; car tout ce qui veut être li-
bre sur la terre semble avoir derrière soi quelque persécu-
teur. Je ne sais pas précisément comment s'écoulaient mes
heures; mais je sais bien que ce temps fut le plus heureux
de ma vie.
Hélas! il parait que les lois défendent ce bonheur-là:
car , un jour que , couché dans un champ , je respirais , aux
rayons du soleil, le parfum des foins que l'on coupait, un
garde m'arrêta comme vagabond , et me mena au maire .
qui me fit mettre en prison pour quinze jours.
Quand je sortis de là , le curé du village , qui avait besoin
d'un petit gars pour lui faire ses commissions et lui servir
la messe , me prii à son service. Je crois que je ne m'aequi;-
tai guère mieux démon second emploi que de mon premier.
Lorsque j'étais envoyé quelque part , si dans mon chemin je
?'encontrais un bois ou une prairie bien verte , je ne reve-
nais que le soir , bien tard. Souvent , de bon matin , quand
je voyais le ciel blanchir , je sortais pour respirer l'air frais
et piquant du printemps, ou bien pour m'égarer dans les
brouillards de l'automne, et j'oubliais de revenir. Aussi
étais-je réprimandé. « Mériadec . pourquoi n'es-lu pas venu
encenser à l'église? — Monsieur le curé, j'étais à respirer
l'odeur des fleurs. — Mériadec , pourquoi n'es-tu pas venu
8 14.
162 REVUE DE PARIS.
chanter à la grand'messe? — Monsieur le curé 5 j'écoutais
chanter les oiseaux. »
M. le curé avait bien de la patience , et il supportait tout
cela ; mais cela ne pouvait pas toujours durer ainsi.
Une fois M. le curé m'envoya faire une course plus lon-
gue qu'à l'ordinaire pour inviter à dîner un curé de ses
amis , qui demeurait à quelques lieues de chez nous , sur le
bord de la mer. Je me mis en route comme d'habitude ,
m'arrêtant sans m'en apercevoir, reprenant mon chemin
quand je repensais à mon affaire. Le village où je me rendais
était assis précisément sur le rivage , au pied d'une mon-
tagne assez rude, qui n'avait pour communication avec la
plaine qu'une gorge âpre et profonde. Je m'engageai dans
ce passage étroit , où je ne voyais ni à dix pieds devant moi
ni à dix pieds derrière. L'aspect sauvage et triste de ce lieu,
l'air humide qui y circulait, le ciel gris et brumeux qui pe-
sait sur ma tète, un certain bruit mystérieux que je n'avais
jamais entendu et qui semblait venir à la fois des hauteurs
du ciel , des immensités de l'espace et des entrailles de la
terre , — tout cela me plongea dans une émotion vague et
triste, où je m'abîmais comme dans un lac sans fond. J'a-
vançais machinalement, sans m'inquiéter où j'allais, sui-
vant au hasard la route qui se présentait à moi. Plus je mar-
chais en avant, plus je sentais mon émotion augmenter.
Quand j'arrivai au bout du passage, je ne me connaissais
plus : j'étais absorbé. Enfin je débouchai brusquement sur
le rivage , et je me trouvai face à face avec la mer ! Je tom-
bai à genoux sur le sable , le cœur plein de terreur et d'ad-
miration. Je frissonnais en silence. La mer qui se déroulait
immense dans un horizon sans bornes, montait et descen-
dait tour à tour sur la plage houleuse, et menaçante, et
plaintive. Je ressentais celte agitation , j'avais peur de ces
menaces , je comprenais ces plaintes. Il me semblait qu'il y
avait dans mon ame un océan sans bornes aussi, plein de
houles et de tempêtes cachées, qui pouvaient déborder sur
ma vie, comme l'autre débordait sur la terre. J'entendis au
dedans de moi un hymne de lamentation qui répondait à
l'hymne lamentable des flots.
Je restai là jusqu'au soir. La nuit étant venue , j'allai me
REVUE DE PARIS.
Il
coucher dans une grotte qui était près de là , suspendue au
flanc de la montagne. Le lendemain , après avoir vu lever
Je soleil et dit adieu à la mer , je partis pour retourner chez
mon maître. Je ne sais comment cela se fit ; mais je n'y ar-
rivai que le soir, quoiqu'il n'y eût guère que quatre lieues.
Quand je fus rentré , M. le curé me dit : « Mériadec , tu es
resté deux jours pour faire ma commission. — Ah! lui ré-
pondisse, assezétonné.— Mais il fautau moinsespérer que tu
l'as bien faite? — Quoi? — Ma commission !— Quelle commis-
sion?— Comment! petit malheureux, tu n'es pas allé in-
viter mon ami le curé de***?— Non , monsieur le curé. —
Mais qu'est-ce donc que tu as fait depuis deux jours ? — Mon-
sieur le curé , j'ai regardé la mer. »
M. le curé déclara que j'étais un effronté mauvais sujet et
me mit à la porte. Dès que je fus dehors, je me remis en
route pour l'endroit dont je venais, et j'y recommençai ce qu'ils
appellent la vie de vagabond , admirant la nature , et ado-
rant, dans mon cœur, le Dieu qui l'a faite. Cependant j'é-
tais mal vu dans le village , quoique je n'eusse fait de mal à
personne. Les hommes m'appelaient Mériadec le fainéant,
etlesenfans, Mériadec l'imbécile. Je ne me rappelle pas
comme nt je fis pour vivre en ce temps-là.
Aux approches de l'hiver , comme je ne pouvais plus cou-
cher dehors, ni trouver ma nourriture en plein air, je fus
obligé de demander du service aux paysans de l'endroit. Ils
me reçurent tous très-mal et se moquèrent de moi. Enfin il
y en eut un qui me dit que si je voulais lui faire une belle
chanson bretonne, il méprendrait pour faire les gros ouvra-
ges de sa maison. Tout le monde se mit à rire. Moi je dis
que je voulais bien , en que je reviendrais le lendemain, à
pareille heure, apporter ma chanson. J'avais entendu sou-
vent des ballades récitées par des ménétriers ou chantées en
chœur par les villageois, et je voyais à peu près comment
cela devait se faire. Le lendemain, en effet, je revins , et je
leur chantai l'histoire d'un esprit des fleurs qui passait sa
vie au milieu d'elles, se cachant sous les pieds des violettes
qu'il embaumait de son souffle , se balançant aux tiges des
roses qu'il colorait en les caressant de ses ailes, changeant
sans cesse d'asile et de bonheur. Un jour dorage, lèvent
164 REVUE DE PARIS.
emporta l'esprit des fleurs qui ne revint plus sur la terre :
les fleurs pi euraient et se flétrissaient en pensant à leur es-
prit qui était mort et qu'elles ne reverraient plus. Biais l'esprit,
qui vit leur peine du haut du ciel qu'il habitait maintenant ,
leur fit dire par une goutte de rosée qu'elles eussent à se
consoler , parce qu'il vivait encore , mais d'une vie plus aè-
rienne et plus douce , et que celles qui mourraient sur la
terre viendraient habiter avec lui une lumineuse étoile , où
ils se retrouveraient tous ensemble, plus heureux et plus
vivaces que jamais. Et je dis aux femmes qui étaient là ras-
semblées que quand leurs petits enfans mouraient , leur ame
allait au ciel attendre celle de leurs mères pour y être heu-
reuses ensemble d'un bonheur éternel.
Les femmes pleuraient au moment oùje finis ma chanson:
les hommes m'applaudirent, et le maître de la maison m'ac-
corda la faveur qu'il m'avait promise. Je fus chargé du soin
de traire les vaches, de nettoyer la basse-cour et de garder
les cochons. —
— Oh ! m'écriai-je avec douleur, oh! destinée ! destinée
des poètes !
Mon hôte me regarda d'un air étonné , se tut quelque
temps , et sur mon invitation reprit son récit :
— Je restai dans cette maison pendant plusieurs années ,
ne me trouvant ni heureux ni malheureux. D'un côté je n'é-
tais plus tourmenté par les hommes ni les enfans du pays ;
Tonne me jetait plus de pierres quand je passais dans la rue.
Mais de l'autre, il me manquait ma liberté, et mes longues
journées sur le bord de la mer , et mes demi-sommeils sur
l'herbe des prés aux rayons du soleil , et .mes délicieuses
nuits d'été dormies au milieu des bois parfumés. Cette vie
commençait à me lasser. Mais il se présenta un incident qui
m'empêcha de la quitter et vint changer complètement le
cours de mes idées.
La fille du maure, qui avait élé élevée à quelque distance du
village, chez une vieille parente, revint se fixer dans sa fa-
mille. Elle était à peu près de mon âge , mais belle comme
la vierge Marie. La première fois que je lavis, c'était à table
chez son père ; je m'arrêtai tout d'un coup et je laissai tom-
ber un plat que je tenais, u Quel imbécile! » s'ccria-l-elle
REVUE DE PARIS, 165
Ce fut le premier mot qu'elle prononça devant moi. Les lar-
mes m'en vinrent aux yeux , et j'en fus plus affligé que des
cris de la maitresse ou des coups du maître. Je ne dormis
pas de toute la nuit.
Jefinis par aimer cette jeune fille passionnément. Comme
elle était orgueilleuse et insolente , je n'osai pas d'abord lui
exprimer les sentimens que j'éprouvais pour elle. Mais bien-
tôt je m'enhardis; et, sans lui parler de moi directement,
je lui chantais souvent des chansons où je peignais sous un
autre nom mes chagrins, mon amour et mes désirs. Elle
paraissait m'écouter avec plaisir. Un jour elle dit tout haut
devant ses païens : « Ce porcher fait vraiment de jolie"
chansons ! » Je fus heureux de cela pendant huit jours. Au
bout de quelque temps , elle comprit que c'était d'elle et de
moi que jeluiparlais dans mes chansons. Il me sembla qu'elle
me traitait avec plus d'égards depuis ce temps-là, et je ne
perdais pas l'espoir quelle pourrait bien m'aimer à son
tour. Une fois que je lui disais cela , elle me répondit: —
«Bah! Mériadec, regarde comme tu es vilain et mal ha-
billé! » Je m'aperçus alors, pour la première fois de ma
vie, que je prenais trop peu soin de ma personne. Aussi,
pour réparer cela , je passai mes nuits à faire des chapeaux
de paille, des sabots, des cuillers de bois , que j'allais
vendre le dimanche à Saint-Brieux. Avec leur produit, je
m'achetai un beau surtout gris , avec de gros boutons de
cuivre qui reluisaient comme des miroirs, et un ruban bien
que j'attachai à mon chapeau. Je voulais lui faire une sur-
prise. Le premier dimanche qui suivit, je m'arrangeai et
m'habillai de mon mieux ; puis j'allai à la messe. Quand
j'entrai , tout le monde fut étonné et me regarda à deux foi>.
pour voir si j'étais bien le même homme. En sortant do
l'église , je passai à côté d'elle, fier comme un bedeau, et
je lui lançai un regard qui voulait dire : « Eh bien! suis-je
mieux comme cela ? » Elle me répondit par un sourire de
contentement et d'approbation. J'étais ivre de joie. Tous les
jours, quand mon ouvrage était fini, je prenais mon beau
costume et j'allais faire cercle dans la maison du maitre.
Les enfans du village ne m'appelèrent plus que Mériadec-lc
Beau, comme ils m'avaient appelé Mériadec-i'Imbécile,
166
REVUE DE PARIS.
Je continuais à lui parler de mon amour ; elle me répon-
dit : « Bah ! Mériadec , regarde comme tu es faible et peu
vaillant ! » Je ne dis rien; mais je résolus de détruire aussi
cette accusation. Il y eut une fête aux environs , et , à celte
fête , des jeux de toutes sortes. Je ne voulus pas me mêler
aux courses qui eurent lieu , parce que j'étais sûr d'arriver
le dernier; mais quand le moment des luttes arriva, espé-
rant que l'amour doublerait mes forces et me ferait obtenir
la victoire, je me présentai hardiment devant le plus rude
champion de l'assemblée. Du premier coup de tête, il m'en-
voya rouler à quinze pas. On me rapporta évanoui au logis :
là j'appris que ma jeune maîtresse avait ri à ^orge déployée
au moment de ma chute , et qu'elle ne parlait à tout le monde
que de la drôle de mine que je fis en recevant le coup de lêle.
— Le chagrin me rendit malade. On me soigna pendant
quelque temps, et je guéris à moitié ; mais comme, toujours
faible et souffrant, je ne pouvais suffire à mon ouvrage , on
me mit dehors en me disant que je n'étais bon à rien.
Je repris la vie errante que j'avais déjà menée en pareille
occasion. Un jour que , couché sur la mousse , j'écoutais les
piverts qui creusaient à coups de bec les grands arbres de
la forêt , je fus interrompu dans ma rêverie par un bruit
de voix et de pas qui s'approchaient : c'était elle qui se pro-
menait avec deux de ses compagnes. — « Pourquoi l'as-tu
» laissé renvoyer? disait l'une. — Bah! répondit-elle,
» qu'est-ce que j'en aurais fait? — Tu ne l'aimais donc pas,
» ce pauvre garçon ? — Par exemple ! tu te moques. — Mais
» alors pourquoi te laisser courtiser par lui? dit l'autre.
» — Tiens! c'est toujours flatteur d'avoir apprivoisé un
» original comme ça. »
— Les femmes sont donc partout les mêmes ! me dis-je
à demi-voix.
— Ces paroles me firent tant de mal , que je restai là jus-
qu'au soir à me désespérer , ne pouvant ni pleurer ni chan-
ger de place. Toute la nuit je rêvai de cela , et le lendemain
matin j'étais si fatigué , que je fus plus d'une heure avant de
pouvoir me mettre en route. Je me rendis à un village éloi-
gné du nôtre , par-devers Saint-Malo : là , après avoircher-
ché inutilement de l'ouvrage , je m'établis chez une vieille
REVUE DE PARIS.
167
femme qui demeurait toule seule , et qu'on appelait la Sor-
cière. On disait que c'était une méchante vieille qui compo-
sait des poisons, jetait des sorts sur des bestiaux, et s'en
allait la nuit, sur un balai, danser sur les grandes pierres
noires qui sont dans les plaines de Loeh-Mariacher. C'était
une bonne femme, qui vivait dans une pauvre cabane, assez
éloignée des autres, parce qu'elle n'aimait pas le bruit. Elle
tressait des joncs pour en faire des nattes , elle cultivait des
légumes et des fleurs dans un petit jardin , et sortait quel-
quefois la nuit pour aller chercher des simples et des fleurs
sauvages au clair de la lune , parce qu'elle croyait qu'ils
avaient plus de vertu cueillis en ce moment, ou bien pour
aller se promener sur le bord de la mer , parce quelle trou-
vait cela beau. Elle employait tous ces simples à faire des re-
mèdes qu'elle donnait aux paysans, quand ils étaient ma-
lades. Comme nous étions tous les deux malheureux et
isolés, nous nous entendîmes bien vite. Nous nous mîmes à
demeurer ensemble, comme je vous l'ai dit , et nous vécû-
mes tranquilles. Elle s'occupait de la cabane; moi j'allais à
la chasse aux lapins que je prenais dans des pièges, et à la
pêche , car nous avions acheté une petite barque avec nos
économies. J'allais plus souvent à la pêche qu'à la chasse,
parce que j'aimais la mer de cœur. J'étais heureux quand je
me voyais glisser sur le dos de l'eau qui écumait frappée par
mes avirons , ou que , laissant la barque errer à sou gré , je
me sentais mollement balancé par les flots qui semblaient
me bercer comme une nourrice son enfant. Puis, quand,
la nuit , le vent chassait au-dessus de ma tête les nuages qui
fuyaient comme de grandes ombres , et venait siffler dans
mes vêtemens humides , je me sentais saisi d'une sainte
frayeur; je tombais à genoux au fond de ma bar jue , et je
priais Dieu. Oh! que j'ai souvent regretté ces heures de
danger et d'extase où ma poitrine se dilatait au souffle delà
brise , où mon cœur se remplissait des vagues et tristes mé-
lodies de l'Océan, où je vivais en quelques heures une vie
d'un siècle !
La bonne femme était toujours inquiète de moi quand je
ne rentrais pas le soir , et elle me faisait des reproches
amiraux de mes longues absences. Je lui promettais toujours
t68 REVOE DE PARIS.
de ne plus recommencer , et toujours je recommençais.
Un soir j'étais parti pour la pêche. La mer houlait forte-
ment; le vent gémissait en passant sur les flots qu'il avait
soulevés. Je me laissai aller à mespensées ordinaires. Comme
je n'aimais pas troubler mes solennelles et douces mélanco-
lies par la fatigue d'un travail corporel, cette nuit-là,
comme de coutume, je me couchai au fond de la barque et
je la laissai voguer à la dérive. Le vent augmenta de force ;
la mer houla davantage. Tout présageait une tempête af*
freuse. Elle ne se fit pas attendre. Le tonnerre gronda, les
vagues grossirent, et le vent mugit. Je me levai rapidement,
et je me mis aux rames; mais ce fut en vain. Le courant m'en-
traîna avec une violence irrésistible, et je fus obligé de m'a-
bandonner à son caprice. Au bout d'un quart d'heure d'an-
goisses , j'aperçus la terre à quelques brasses; au bout d'une
minute , la barque heurta un rocher , se brisa , et je tombai
dans l'eau. Heureusement j'avais pied, et je n'étais qu'à deux
pas du bord. J'y arrivai. Au lieu de me trouver, comme je
l'espérais , sur la terre ferme , j'étais sur celte île que je n'ai
pas quittée depuis. —
Je ferais volontiers comme l'es héros bavards d'Homère
qui passaient jusqu'à deux jours et deux nuits à écouter et
à conter des histoires. Quoique la nuit fût déjà avancée , je
priai Mériadec de continuer son histoire. Privé depuis trois
ans du plaisir de converser avec des hommes , il était aussi
désireux de parler que moi d'écouter. Aussi ne fit-il pas de
difficulté. Nous ranimâmes le feu qui s'éteignait ; j'allumai
un nouveau cigare , et Mériadec reprit en ces termes :
— Quand le malin arriva , j'étais mouillé des pieds à la
tête , je grelottais de froid et de fièvre ; mais le soleil levant
sécha bien vite mes vêtemens et réchauffa mon sang. Je
m'assis sur le rivage , en pensant à ma barque que j'avais
perdue , et à la bonne femme qui devait me croire mort.
J'attendais qu'un bateau pêcheur passât pour me tirer de
mon île , il n'en passa pas un seul pendant toute la journée.
Je couchai encore à la belle étoile. Le lendemain je mourais
de faim. J'attendis plusieurs heures encore l'arrivée de
quelque. bateau ; mais n'en apercevant pas, je me mis en
quête d'un peu de nourriture. Pour cela il fallut parcourir
REVUE DE PARIS. 160
l'île qui n'est pas très-grande. Je ne vis que des peupliers,
des bouleaux, et quelques autres arbres sauvages dont je
ne sais pas le nom. Aucun ne portait de fruit. J'apercevais
de temps en temps des lapins qui s'arrêtaient à me regar-
der, et qui se sauvaient quand j'approchais trop d'eux. En-
fin je fus obligé de retourner sur le bord de la mer, pour
voir si j'y serais plus heureux. La marée était haute ; il me
fallut attendre qu'elle descendit. Alors je ramassai des mou-
les et des huîtres qui, par bonheur , étaient assez nombreu-
ses dans cet endroit. Ce fut là mon premier repas. La nuit ,
comme il ne faisait pas trop chaud pour coucher à la belle
étoile, je résolus d'allumer du feu. Je rassemblai un gros
tas de feuilles sèches, je pris deux silex sur le rivage, et je
me mis à les frapper fortement l'un contre l'autre. Je fis
cet exercice pendant plus d'une heure, sans pouvoir obte-
nir autre chose que des étincelles ; enfin le feu prit légère-
ment à une feuille et se propagea peu à peu. Je l'activai de
mon souffle; puis j'allai chercher de petites branches que
je jetai dessus. Alors j'eus un bon feu que je pris soin d'en-
tretenir , et je m'endormis à côté, espérant que quelque
pêcheur de nuit l'apercevrait de loin et qu'il viendrait me
chercher dans sa barque. Je fus réveillé par un bruit singu-
lier qui m'effraya. En ouvrant les yeux, j'aperçus des arbres
qui brûlaient à cinquante pas de moi. Le vent avait em-
porté quelque branche enflammée qui les avait incendiés ;
comme il était très-fort , je n'avais pas l'espoir de voir le
feu s'éteindre. Heureusement l'atmosphère , qui est dans no-
tre pays d'une excessive mobilité , changea tout-à-coup. Le
vent cessa et la pluie tomba à flots , de sorte que le lende-
main il y avait par terre des arbres dépouillés de leurs bran-
ches, des branches à moitié consumées, les restes d'un
bouquet de bois qui était là debout la veille.
Je menai quelque temps la même vie, espérant tous les
jours être tiré de cette île, voyant chaque jour mon espoir
s'évanouir. Comme l'hiver approchait , je sentis que je pour-
rais bien être exposé à le passer dans cette île , et qu'il me
fallait un asile pour m'abriter. A force de recherches, je
découvris une grotte obstruée d'épines, mais qui paraissait
devoir être assez spacieuse. Je mis le feu aux ronces et j'en-
8 15
170 REVUE DE PARIS.
trai. La grotte était en effet passablement grande; elle des-
cendait de quelques pieds dans la terre et formait, à son
extrémité apparente, un coude qui conduisait à une autre
grotte aussi grande que la première, où n'arrivaient ni le vent
ni la lumière. Je fus obligé de prendre une torche pour y pé-
nétrer. Elle me parut en tous points convenable pour en faire
mon séjour. Je fis devant l'entrée un petit mur en silex, que
je cimentai avec de la terre glaise. Je me mis à tendre des
pièges aux lapins , comme jadis; je tressai des joncs dont je
fis des cordes. Les peaux de lapins et les tresses de joncs ser-
virent à m'habiller. Je fis des provisions pour mon hiver,
et je le passai là d'une manière assez commode. J'avais pris
mon parti sur mon exil. L'été suivant , je me bâtis celle hutte
avec les débris de l'incepdie, des silex et de la terre glaise.
Je m'y trouve encore mieux que dans la grotte.
Quoique j'eusse pris mon parti, comme je vous l'ai dit,
j'avais souvent de grandes tristesses en me voyant si près de
la terre ferme et si loin de mes semblables; car, — je ne
saissi c'est une bizarrerie de mon caractère, moi qui avais fini
par prendre les hommes en aversion et par ne plus aimer
que la solitude, maintenant que j'étais confiné dans une soli-
tude forcée, j'aurais donné dix ans de ma vie pour me retrou-
ver au milieu de ces mêmes hommes que j'avais presque haïs.
— Oui , lui dis-je , le cœur de l'homme est ainsi fait , qu'il
déteste ce qu'il a et regrette ce qu'il n'a pas.
— Quelquefois je voyais dans le lointain les frégates neu-
ves qu'on lançait à la mer et les drapeaux déployés sur le
faite des maisons de Saint-Servan et de Saint-Malo. Il me
semblait entendre les cris de joie de la foule rassemblée sur
le rivage et les applaudissemens des femmes, dans les bar-
ques pavoisées, et les retentissemens des cloches qui son-
naientà triple volée dans les clochers des deux villes, a Pour-
quoi , me disais-je , pourquoi donc suis je si près et si loin de
toute cette joie et de toute cette vie humaine ? pourquoi suis-
je placé trop loin des hommes pour partager leur bonheur
et assez près pour l'envier? « Et je m'en retournais, pleu-
rant , dans ma grotte solitaire.
Un jour, — un jour d'orage, — des pêcheurs passaient
rapidemeni auprès de ce coin de terre où je vivais oublié de
REVUE DE PARIS.
171
tous, excepté de Dieu, peut-être. Je m'avançai sur le rivage
et je leur criai de me prendre à leur bord. A ma vue, ils
poussèrent tous un cri d'horreur : « L'ombre de Mériadec î
s'écrièrent-ils, l'ombre du sorcier! v et ils me tirèrent un
coup de fusil qui ne m'atteignit pas. Je continuai de leur par-
ler. Alors, saisis d'une terreur panique, ils se sauvèrent à
force de rames, en chantant cette prière :
Je mets ma confiance ,
Vierge, en votre secours.
Veillez à ma défense, ,
Prenez soin de mes jours.
Et quand ma dernière heure
Viendra fixer mon sort ,
Obtenez que je meure
De la plus sainte mort.
Depuis ce temps-là je n'ai revu personne. —
L'histoire de Mériadec étant finie , je me couchai de mon
côté , et lui se coucha du sien , chacun sur une bonne litière
de feuilles sèches. Je dormis comme un bienheureux. Je
fus réveillé au point du jour , le temps était magnifique. On
se leva : je ne dirai pas qu'on s'habilla ; et après s'être un
peu secoué , on se prépara à partir.
Mériadec, assis sur son fagot, nous regardait faire, les
larmes aux yeux.
— Allons , en route ! m'écriai-je.
Tout le monde s'ébranla.
— Et moi? dit Mériadec d'une voix profondément triste.
Je lui dis que nous allions l'emmener avec nous. Il parait
que cette idée si naturelle ne lui était pas entrée dans la
tête ; car il fut saisi d'une étrange émotion de joie en m'en-
tendant lui dire cela. Le bonheur fit couler de ses yeux les
larmes qu'y avait fait venir le chagrin. Ses mains trem-
blaient. Il voulut parler, et ne put que bégayer quelques
sons inarticulés. Enfin il me baisa la main avec transport et
s'écria :
— Comment ! je vais partir !
—Oui, partir dans un instant.
172 REVUE DE PARIS.
— Je vais revoir le village, et le clocher, et la bonne
femme ! Je vais revoir le grand chêne sous lequel j'allais
m'asseoir au clair de la lune ! et la bonne femme que je
n'ai pas vue depuis trois ans , la pauvre bonne femme ! et
la petite chaumière, et le petit jardin ! 0 mon Dieu, mon
Dieu , que je suis heureux !
La joie de ce pauvre homme me faisait peine et plaisir à
la fois. Je lui dis de se préparer à nous suivre , parce qu'il
était temps de partir. Il me demanda la permission de dire
adieu à sa grotte et à son jardin. Nous le suivîmes. Il entra
dans sa grotte , qui était en effet très-commode et assez jo-
lie. Il toucha tout ce qui s'y trouvait, les provisions de
feuilles et de peaux, les parois, la terre. Il eût voulu tenir la
grotte dans ses bras et l'embrasser. Puis nous allâmes à son
jardin , où il n'y avait absolument que des fleurs. Encore
le espèces en étaient-elles rares. C'étaient des races sau-
vages qu'il avait trouvées dans l'île. Il les respira , les ca-
ressa, les embrassa toutes les unes après les autres, comme
un père qui va quitter ses enfans.
— Oh ! dit-il , que je vous aime , mes pauvres fleurs ! C'est
vous qui m'avez consolé dans mon chagrin , qui m'avez
tenu compagnie dans ma solitude , qui m'avez aimé et ca-
ressé dans mon dénûment. 0 mes bonnes et belles fleurs ,
que je vous aime !
Nous riions un peu de ses apostrophes. II se retourna
vers moi d'un air très-grave :
— Elles me comprennent, ces fleurs-là. Pendant les trois
ans que j'ai passés ici , j'ai appris leur langage , et je com-
prends parfaitement ce qu'elles me disent. J'ai causé bien
des fois avec elles au clair de la lune, et elles m'ont dit de
bien belles chansons. Je vous les redirai à vous, parce que
je vous aime. Vous verrez !
Et il se redressa en me lançant un regard plein d'orgueil
qui contrastait singulièrement avec l'expression grave et
douce de sa physionomie. Je m'étonnai peu qu'un homme
qui avait tant souffert déraisonnât un peu sur un sujet si
indifférent.
Nous mîmes à la voile. Le ciel était bleu , l'air frais et
embaumé , le temps magnifique. Notre traversée se fit vile
REVUE DE PARIS. 17
et gaiement ; nous causions de notre aventure si heureuse-
ment terminée. J'aperçus à la ceinture de Mériadec son
couteau si mince avec lequel il m'avait repêché mon ci-
gare ; et, désireux de posséder un instrument témoin e1
compagnon de ses malheurs , je lui offris de l'échanger
contre un excellent couteau anglais que je lui montrai. Il
refusa.
Cependant , lui dis-je , le mien est bien meilleur.
— Oui , mais il ne m'a pas servi pendant trois ans d'exil ,
le vôtre.
Quand nous eûmes débarqué, nous lui donnâmes l'argent
que nous avions sur nous, et nous lui souhaitâmes un bon
voyage.
Dernièrement je l'ai rencontré à Paris. Il était misérable-
ment vêtu , et portait pendue à un large ruban de fil une
petite boîte de verre carrée, dans laquelle on distinguait
des fleurs de différentes espèces. Cela élait fermé avec
beaucoup de soin. Sa physionomie était triste et découra-
gée. Quoiqu'il n'eût plus sa grande barbe et ses grands che-
veux, il me sembla maigri et vieilli.
— Bonjour, Mériadec , lui dis-je en patois.
— Bonjour me répondit-il d'un air incertain. Puis il
parut se rappeler quelque chose , et répéta avec cordialité :
— Bonjour, monsieur. — Il m'avait reconnu.
— Eh bien ! que faites-vous à Paris?
— Je donne des concerts de fleurs.
— Des concerts de fleurs !
— Oui, n'est-ce pas que c'est beau ? Venez chez moi, je
vais vous en donner un pour vous tout seul.
Il demeurait dans un infâme grenier où la pluie et le so-
leil devaient entrer comme dehors. C'était au huitième étage
ou au neuvième , je ne sais. Il me fit asseoir sur une pail-
lasse qui composait à elle seule tout son ameublement. Là
il me conta la seconde partie de son histoire.
Quand il revint à son village, la bonne femme était morte
depuislong-temps , sa maison avait été vendue avec son petit
jardin. Et comme il y entra la nuit pour y aller rêver , le
nouveau propriétaire le prit pour un voleur, lui tira un
8 15.
17-4 REVUE DE PARIS.
coup de fusil qui le blessa au bras, et le fit mettre en prison.
Il en sortit , et, après bien des peines et des souffrances , il
trouva de l'ouvrage, et travailla pendant quatre ans, plus
malheureux qu'autrefois, parce qu'il était encore plusisolé.
Il ne put jamais se faire un ami parmi les pêcheurs bretons ;
il était trop tranquille et trop aimant.
II allait quelquefois en bateau visiter sa petile île , où il
passait un jour ou une semaine, selon l'époque. Puis il re-
venait travailler, parce qu'il avait besoin d'argent pour
accomplir une idée qui lui était venue. Au bout de quatre
ans, il avait ramassé une petite somme d'argent. Alors il
vint à Paris, dont il avait entendu parler comme d'une
merveille. Il y fit faire cette petite boite de verre que j'avais
vue, y mit des fleurs , et se présenta en différens endroits
pour donner des concerts de fleurs. Tout le monde se moqua
de lui. Il y avait un mois que cela durait lorsqu'il m'avait
rencontré.
— Oui , me dit-il , ils m'ont tous ri au nez quand je leur
ai parlé de mon concert de fleurs ; ils m'ont dit que j'étais
un fou... Comme si ce n'était pas eux qui sont des fous de
ne vouloir pas entendre un concert de fleurs. — Ecoutez,
vous !
Il ouvrit la boîte , qui était divisée et une quinzaine de pe-
tits compartimens. Au fond de chaque compartiment il y
avait des fleurs , et au-dessus de petites couvertures de bois
blanc qui obéissaient à je ne sais quel mécanisme. Il se mit à les
soulever les unes après les autres lentement, avec une sorte
d'barmoniedansleur jeu, allant, venant et revenant, comme
s'il eût fait jouer un piano. A mesure qu'il avançait dans son
concert, ses yeux s'animaient , sa poitrine s'agitait , un en-
thousiasme brûlant s'emparait de lui. D'abordje ne compris
rien, ne vis rien , n'entendis rien ; et je le crus complète-
ment fou. Mais peu à peu le parfum des fleurs enfermées dans la
boite se répandit dans l'air , imprégna mes habits, et com-
mença de m'enivrer. Alors je sentis à mon tour mon cœur
battre, ma poitrine s'agiter , tous mes sens se dissoudre dans
je ne sais quelle sensation d'ivresse et de volupté. Une odeur
succédait à une autre odeur ; un parfum se combinait avec
un autre parfum. Je commençais à comprendre, l'harmonie
REVUE DE PARIS. 17o
me gagnait. Mes yeux se fermèrent, ma tête se pencha ;
j'entendis une musique céleste, je vis des jardins orientaux
pleins de verdure et de fraîcheur , des bains de marbre qui
laissaient voir au milieu de leurs eaux diaphanes le corps
rosé des jeunes filles demi-nues ; mon oreille s'ouvrit à des
paroles d'amour, ma bouche frissonna sous des baisers... Je
poussai un cri et je me réveillai.
— Et voilà ce qu'ils ont refusé d'entendre! me dit Mériadec .
En ce moment cet homme était admirable de beauté , de
grandeur et de dédain. Je lui pris la main , et nous pleurâ-
mes en silence
Depuis on l'a mis dans une maison de fous , où je suis allé
le voir plusieurs fois. La perle de sa liberté d'abord, et en-
suite celle de sa boite, qu'un gardien maladroit lui brisa
l'affectèrent tellement qu'il est mort de chagrin.
Que la terre soit légère aux cendres du pauvre poète in-
connu 1
II est des âmes qui , au milieu de la société , vivent dans
une profonde solitude, parce que personne ne comprend leurs
joies ni leurs douleurs , et qui meurent souvent sans qu'une
autre ame les ait comprises.
FÉLICIEN MaLLEFILLE,
m
,ES FEMMES CHANSONNIÈRES
SOUS LOUIS XIV
N'avez-vous pas quelquefois vécu par la pensée au milieu
de ces femmes du siècle de Louis XIV, si amoureuses de la
gloire , de la dévotion et du génie ; si entières dans leur foi,
si patientes à lire des romans en dix volumes in-quarto, si
enthousiastes des grands coups d'épée de Clélie et de la
cartede Tendre? Quel beau développement del'ame féminine'
Qu'il est complet*, même dans ses écarts et dans ses folies !
La femme , à cette époque , ne se vante pas de ses qualités
artistes; elle conserve (voyez plutôt madame deSévigné)un
fonds de sévérité à demi patriarcale, de vie réglée et séden-
taire, d'amour pour la famille , de respect aveugle pour sa
religion. Et sur ce tissu grave et antique vient se jouer une
éclatante broderie d'imagination, de jouissances spirituelles,
de galanterie raffinée, de souvenirs espagnols, d'aspira-
tions philosophiques, d'exaltation ascétique, de vivacité in-
génieuse , qui ne s'arrête pas toujours aux limites du goût,
et qui va, je l'avoue, quelquefois jusqu'au ridicule de la pré-
ciosité. Je les vois, dans leurs châteaux que la cour n'avait
pas encore dépeuplés tout-à-fail, assises devant leur métier
à tapisserie, entreprendre de remeubler, de leur propres
mains, toutes ces vastes salles, se mettre à l'ouvrage avec un
courage presque héroïque , et commencer, avec la même in-
trépidité, la lecture de la divine Clélie, c'est-à-dire quatre
mille pages . s'il vous plait ; et cela par délassement ! car les
REVCE DE PARIS.
177
lectures graves, c étaient Descartes, les Discussions sur le
Jansénisme et le MoHnisme ; pour les dévotes , la Fleur des
Saints; pour les philosophes, Mallebranche !
L'hôtel de Rambouillet avait donné le signal ; Ninon de
Lenclos, Madame, mademoiselle de Montpensier, la du-
chesse de Longueville , mesdames de Lafayette , de Sévigné?
de Coulange, de La Sablière, suivirent cet exemple, ou-
vrirent leurs salons et donnèrent l'essor à la sociabilité
française. Que d'admiration pour tout ce qui est intel-
lectuel! Quel culte sincère de l'esprit, de la pensée, même
dans ses futilités! Quand on se moque des Précieuses , de
madame de Scudéry, des folies romanesques, si bien rail-
lées, si complètement détruites par Boileau et Molière, on
oublie que c'est à celte civilisation féminine que se rattachent
et Racine et Pascal , et Molière et La Bruyère. Le Nain de
Julie, Araminle et Bêlise, Benserade et Boursault , si admirés
alors, adorés des ruelles, avaient leurs ridicules, surtout une
coquette afféterie de langage et de manière, empruntée moi-
tié à l'Espagne , moitié à la décadence de l'Italie ; mais le
principe de leur crédit et de leur faveur a fait la gloire de
'ce siècle.
Il n'y a pas de grands hommes sans public. Il fallait toute
cette superstition de l'esprit, toute cette idolâtrie de l'intel-
ligence, toute cette fausse et bizarre délicatesse, pour exci-
ter la haute émulation des têtes puissantes. C'était là, si
l'on veut, le fumier du génie. Mais le génie est éclos : ne
vous plaignez pas. Et si jamais il vient une époque d'indus-
trie, de lucre, de finances , de matérialisme brutal, où les
facultés intellectuelles se rangent parmi les ressources fi-
nancières, où elles soient non plus estimées, appréciées, ad-
mirées par les femmes , mais seulement regardées comme
des outils de fortune, comme la pioche du mineur, comme
moyen d'acquérir, soyez sûrs que le génie sera rare et que
I<; talent mourra de faiblesse ou se suicidera de désespoir.
Quand on prend la peine de se reporter au temps dont je par-
le, on est tenté de pardonner à LouisXIV ces amours volages
que la princesse palatine trouvait si étranges; et sa cruauté
envers M le de La Vallière, et ses caprices de sultan; et même
ses torts envers sa douce et bonne femme. « qui frottait ses
178
REVUE DE PARIS.
» petites mains, dit le chroniqueur Dangeau, toutes les fois
» que son mari avait été aimable. » On est entraîné malgré
soi par les flatteries contemporaines ; c'est le peuple de Pa-
ris qui a fait de Louis XIV ce qu'il est devenu. Après avoir
subi deux cardinaux, l'un si féroce, l'autre si rapace; après
avoir essuyé la Fronde, on voulait un éclatant despote, un
roi galant, brillant, séducteur, qui consolât le pays du triste
Louis XIII, de dame Anne la prude, de Richelieu et du Ma*
zarin.
A peine était-il adolescent , on le traitait en maître orien-
tal ; les sultanes l'environnaient; les femmes élégantes, spi-
rituelles, aimantes, romanesques, s'offraient de toutes parts,
et le poète chantait pour l'encourager :
C'est le plaisir des yeux et la douceur des âmes.
Tout ce qu'on voit briller de filles et de femmes
Ont pour lui dans le cœur d'étranges embarras;
Et s^il prend quelque part à la peine qu'il cause,
Que je lui vois tomber d'affaires sur les bras !
Je crois qu'il fera quelque chose (1).
Dieu sait s'il a démenti la prédiction !
Faiblesse, ou pédantisrae si l'on veut; j'ai recueilli avec
un soin curieux les moindres fragmens de vers, attribués
aux maîtresses de Louis XIV et à Louis XIV lui-même , pen-
dant ses campagnes amoureuses; tout, même un mauvais
sixain de Mlle de La Vallicre. Je me représente la Medianochc,
les jeux nocturnes du palais , la jeune fille assise près de la
table de jeu , au loin les feuillages du parc , et Louis XIV vo-
lant une carte ( un deux de carreau ) , pour tracer sa décla-
ration d'amour, à laquelle elle répond su r le dos de la même
carte :
Am : Du Menuet de Lulli.
Pour m'écrire avec plus de douceur,
Il fallait choisir un deux de cœur.
(i) Benserade.
REVUE DE PARIS. 179
Les carreaux ne sont faits , ce me semble,
Que pour servir Jupiter en courroux :
Mais deux cœurs qui sont unis ensemble
Ne peuvent rien s annoncer que de doux.
Avouerai-je que ces mauvais vers me charment ? Et, par
le temps qui court , n'avez-vous pas, comme moi , grand
plaisir à rentrer dans l'idylle? Louis XIV , au retour d'une
de ses campagnes, écrit à La Vallière ; car je l'appellerai
ainsi, tout bonnement comme faisaient ses contemporaines:
Air : Des bergers héroïques de Psyché.
Avez-vous ressenti l'absence ?
Etes-vous sensible au retour
De celui que votre présence
Comble de plaisir et d'amour,
Et qui se meurt d'impatience
Dès-lors que sans vous voir il doit passer un jour ?
C'est fort naïf et point prétentieux ; il me semble que j'y
trouve un sentiment vrai qui vaut bien une épigranime. La
réponse de Mlle de La Vallière est du même goût :
Je me fais un plaisir extrême
De penser à vous nuit et jour ;
Je vis plus en vous qu'en moi-même ,
Tout mon soin est de vous faire la cour.
Les plaisirs sans ce que l'on aime
Sont autant de larcins que l'on fait à l'amour.
Enfin , le chef-d'œuvre du sonnet, ce poème vanté par
Boileau, d'après les critiques italiens (il lui fallait en tout
des autorités) , c'est , selon moi , le sonnet suivant, composé
par la même femme , celte adorable La Vallière , qui voyait
le cœur de Louis XIV prêt à se détacher du sien :
Tout se détruit , tout passe , et le cœur le plus tendre
Ne peut d'un même objet se contenter toujours ;
180 REVUE DE PARIS.
Le passé n'a point vu d'éternelles amours ,
Et les siècles futurs n'en doivent pas attendre.
La raison a des lois qu'on ne peut pas suspendre ;
De nos désirs errans rien n'arrête le cours ;
Ce qu'on aime aujourd'hui déplaît en peu de jours :
Notre inégalité ne saurait se comprendre.
Tous ces défauts , grand roi , sont joints à vos vertus ;
Vous m'aimiez autrefois; et vous ne m'aimez plus :
Ah ! que mes sentimens sont différens des vôtres !
Amour , à qui je dois et mon mal et mon bien ,
Que ne lui fîtes-vous un cœur comme le mien ,
Ou que ne fites-vous le mien comme les autres ?
Ce dernier trait , d'une sensibilité si vraie , est digne de
Racine. On ne serait pas étonné de le trouver dans cette ad-
mirable élégie que Racine a divisée en actes et en scènes ,
où son ame s'est complètement épanchée, où il est lui-même
plus que dans tous ses ouvrages; œuvre parfaite, touchant
au sublime par le pathétique; et méconnue, condamnée ,
rejetée des critiques ; je veux dire Bérénice.
Voulez-vous écouter maintenant Mrae de Montespan , la
femme fière , spirituelle, intraitable, qui avait dompté
Louis XIV ? Vous reconnaîtrez aisément à son langage plein de
violence , et à la tournure élégante de sa flatterie , tout l'es-
prit des Mortemart, tout l'orgueil de celle qui supplanta La
Vallière :
J'entends déjà le bruit des armes
Et le tambour qui bat aux champs.
Je sens renaître les alarmes
Que vous me causez tous les ans ;
Verserai-je toujours des larmes
A chaque retour du printemps?
Quant à la sœur de Mme de Montespan , la belle Thiange ,
elle sur qui le monarque n'a point de droits et qui se fatigue
REVUE DE PARIS. 181
de l'entendre vanter si arrogamment se.; nombreuse; con-
quêtes , ses vertus et ses prouesses , elle ne se contraint pas
et lui écrit :
À la cour et dans les gazettes ,
On dit assez ce que vous êtes :
!Se nous prônez donc plus tant vos exploits ;
Il sied mal aux grands rois
De conter des sornettes.
A la cour et dans les gazettes ,
On dit assez ce que tous êtes ;
Ht quand on croit les affaires Lien nettes,
Il ne faut point de tambours ni trompettes
À la cour et dans les gazettes.
Ce ton n'est pas celui de l'adulation.
D'ailleurs , si l'élégie et l'églogue vous fatiguent , voici la
satire. Pendant que Louis X1Y appesantissait le joug de l'é-
tiquette sur la cour qui pesait à son tour sur le peuple ; pen-
dant qu'il faisait trembler , de son sourcil qui s'abaissait ,
ses enfans et ses petits- enfans , des cabales secrètes , enve-
nimées , se formaient sous ses yeux même , et le roi, qui
payait tant d'espions , ne les connaissait pas. Saint-Simon ,
ce grand homme trop clairvoyant , est le seul historien qui
nous initie aux mystères de ces intrigues , auxquelles nous
allons voir les femmes se rattacher; nous citerons quelques
monumens satiriques . dus à la malignité féminine. Deux
partis surtout divisaient cette masse de courtisans à genoux
devant le grand monarque : le parti sévère , celui de la dé-
votion , commandé par le duc de Beauvilliers et le duc de
Chevreuse, se ralliant autour du duc de Bourgogne ; et le
parti libertin qui se groupait autour de Monseigneur, ou du
grand Dauphin , père du duc de Bourgogne. A Versailles , à
Trianon, à Marly , en face de cet homme qui se prétendait
maitre unique, son fils et ses petits-fils se livraient une guerre
acharnée.
C'était à Meudon , dans ce magnifique château , sous les
ombrages de ce beau parc que se réunissaient le duc de
Vendôme dont on sait les mœurs . le prince de Vaudemont ,
8 16
182 REVUE DE PARIS.
mesdemoiselles de Lillebonne ses nièces , la princesse de
Conti et le maréchal d'Oxelles. Ils s'occupaient, au milieu
des fêtes et des galanteries auxquelles une secrète licence,
comprimée par la crainte , commençait à se mêler , à nouer
la trame de leurs intrigues . et surtout à forger les épigram-
mes en chansons , dont ils criblaient les dévots. Là on se
moquait en liberté de dame Fanchon ( Mme de Maintenon )
et de son amant suranné, Louis XIV. Là tous les ministres
étaient passés en revue avec une sévérité toujours sardoni-
que , quelquefois injuste. La principale conspiratrice était
Mlle de Nantes, devenue duchesse de Bourbon-Condé, femme
qui ne pardonnait à personne un ridicule ou un travers.
Elle faisait des chansons sur tout , au théâtre , au bal , à ta-
ble , contre ses maris et ses frères. De 1690 à 1708 , elle a
criblé de ses chansons toute la vieillesse et tous les désas-
tres de Louis XIV.
Elle en faisait à Versailles , dans l'antichambre du roi. Un
jour, qu'elle avait frappé long-temps à la porte de l'appar-
tement deMme de Maintenon où le roi était , et où elle dé-
sirait entrer avec la duchesse de Chartres , la princesse de
Conti, et trois autres dames qui passaient pour être fil-
les de l'Amour , elle improvisa ce couplet , qu'elle chanta
au roi :
Nous sommes demi-douzaine ,
Nous avons passé quinze ans}
Nous valons bien la peine
Qu'on nous mette dedans j
Ouvrez-nous donc ; c'est l'Amour qui nous mène j
Nous sommes ses enfans ;
Ouvrez-nous donc ; nous valons bien la peine
Qu'on nous mette dedans.
Cette duchesse spirituelle était terrible , et l'on ferait un
volume de ses méchancetés : lui prenait-on un amant, vite
une chanson. Elle appelait son mari , fort laid en effet ,
Grimaudin. Mme de Florensac , qui possédait le château de
Gaillardin, passait pour n'avoir pas été cruelle pour Grimau-
din. Ces deux bonnes rimes séduisirent la duchesse qui écrit
aussitôt.
REVUE DE PARIS. 183
Si les prudes voulaient nous dire
La vérité,
Et que chez elles on pût lire
En liberté,
On verrait peint le Grimaudin
Sur la porte du Gaillardin.
La Florensac se croit jolie ,
Il n'en est rien ;
Cependant sa plus forte envie ,
Soir et matin ,
C'est déloger mon Grii.iaudin.
Dans son château de Gaillardin.
Madame de Florensac accoucha. Qui croyez-vous père de
cet enfant? lui demanda-ton. Elle chantonna :
Monseigneur de Conti ,
Le petit duc mon mari,
Tant d'autres là ,
Dautres ici,
Tant d'autres, tant d'autres!...
Aussi ne la ménageait-on guère, et nous n'osons pas re-
produire ici les chansons qui lui furent adressées.
Le duc de Bourgogne était l'objet de la haine spéciale de
cette coterie. On ne pardonnait pas ses mœurs graves , sa
dévotion minutieuse à l'ami et à l'élève de Fénelon. Quand
il partit pour commander l'armée de Flandre , les couplets
suivans , écrits par la duchesse , se répandirent à la cour et
à la ville :
I.
Grand prince , pourquoi partez- vous ?
Quelle est votre prudence?
Si vous combattez Marlboroug,
Tous exposez la France ;
Si vous ne le combattez plus ,
Que faites-vous attendre?
1 81 REVUE DE PARIS,
11 sied mal d'être Fabius
A ràsre d'Alexandre.
II.
Prince , partez pour la victoire J
Revenez tout couvert de gloire,
Et par mille exploits prouvez-nous
Que vous valez mieux qu'on ne pense»
Et que c'est mal juger de vous
Que de juger sur l'apparence.
Quand l'hiver on ne vous voit faire
Que confession et prière,
Vivre à la cour comme au désert,
Blâmer les jeux et les spectacles;
Pour soutenir un tel hiver ,
11 faut un été de miracles.
A LA DUCHESSE DE BOURGOGNE,
Air do Joe onde.
Belle Dodo , consolez-vous ,
Ne versez plus de larmes :
Les grands exploits de votre époux
Vont égaler vos charmes.
Eugène à ce guerrier dévot
Va donner la victoire ,
Quoique le père Martinot (î).
En dispute la gloire.
Grand prince en qui nous avons mis
Toute notre espérance,
De votre aïeul (2) suivez l'avis
Avec obéissance ;
(1) Confesseur du prince.
(a) Louis XIV.
REVUE DE PARIS. 185
Du saint démêlez l'imposteur ,
De la peur la prudence,
Et gardez-vous qu'un confesseur
Ne gouverne la France.
La chanson suivante, qui est encore l'ouvragé de la du-
chesse, est plus méchante ; elle est aussi meilleure.
Air : N'oubliez pas votre houlette.
Il faut aujourd'hui que ma muse
S'amuse
A faire des chansons
Sur la guerre et sur les poltrons :
Prince , je vous demande excuse ;
Il faut aujourd'hui que ma muse
S'amuse
A faire des chansons.
Par ta crainte et ton ignorance
La France
Est réduite aux ahois :
Tu déments le sang de nos rois ,
Si renommés par leur vaillance.
Par ta crainte , etc.
Quelle gloire pour l'Allemagne!
L'Espagne
Va suivre d'autres lois.
A la honte de nos François
Voilà le fruit de la campagne !
Gloire , gloire , etc.
Boufflers , ta trop longue défense
Offense
Notre prince cagot ;
8 • 16.
/
186 REVUE DE PARIS.
Tu dois le craindre , il est dévot,
Il en saura tirer vengeance.
Boufflers, etc.
Qui aurait cru qu'en diligence ,
En France
S'enfuit le Bour°;uis;non ,
Tremblant au seul bruit du canon,
Et de frayeur vidant sa panse?
Qui aurait cru ? etc.
Second Louis-le-Débonnaire ,
La guerre
N'est point du tout ton fait j
Saint Médard est mieux ton affaire.
Second Louis-le-Débonnaire ,
La guerre
N'est point du tout ton fait.
Qu'on ne s'étonne pas de voir une femme prendre une
part si violente à l'opposition amère qui envenima les der-
niers jours de Louis XIV.
La femme s'associe à tout; elle embrasse la société de sa
chaîne électrique , et y jette la flamme , la vie , l'enthou-
siasme : à une société bonne , elle prête le magnétisme de
la vertu; à une société mauvaise, le magnétisme du mal :
Cornélie, au temps des Gracques ; Messaline , du temps de
Claude. Quand on a voulu rédiger à part et comme annales
isolées , les annales de femmes, on s'est trompé : elles sui-
vent toutes les variations de la pensée sociale avec une faci-
lité , souvent avec une énergie admirable. Chaque maîtresse
de Louis XIV semble un symbole nouveau des évolutions
de sa destinée : brillante , douce , tendre , romanesque et
noble avec la Vallière ; dominatrice, outrecuidée , belle,
injuste , éclatante avec Mme de Montespan ; sévère , triste ,
rogue , hypocrite , imposante encore , mais flétrie , mais
douloureuse, mais éclipsée sous la Maintenon.
C'est chose frivole , je le sais , que ces pauvres chansons ;
REVUE DE PARIS. 18"
quelques fleurs tombées après le bal , débris d'une fête bril-
lante; quelques impressions légères , mais vives , des élans
de tendresse ou de colère , exprimés en impromptu. Mais
rien de ce qui appartient aux femmes contemporaines de
Louis XIV et habitantes de sa cour , ne nous semble indigne
d'être recueilli. Ce sont des battemens instinctifs , des pulsa-
tions rapides, des émotions passagères dont les historiens
ne gardent pas le souvenir , mais qui ne sont pas sans inté-
rêt pour quiconque étudie dans l'histoire, non les faits
bruts , mais les hommes. Dans un second article, nous ver-
rons ces mouveraens se reproduire; nous pourrons placer
à côté des vers tendres de La Yallière quelquesvers satiriques
de Mme de Maintenon. Nous citerons d'autres couplets fémi-
nins , dirigés contre elle, et nous irons ainsi jusqu'à la
mort de Louis XIV , astre éclipsé, objet d'un culte si idolâ-
tre , et que l'on se hâta de maudire dès qu'il se fut abaissé
sous l'horizon.
Pu. Chasles.
+Ï&-
LA. LITTÉRATURE A SIX SOUS.
DEUXIEME ARTICLE.
Nous avons essayé de prouver comment la littérature a six sous
était la conséquence immédiate et comique des machines à vapeur
et des torrens chargés de produire dix mille épingles à la minute.
On nous assure, on nous écrit même que notre manière de voir a
déplu à des opinions mieux disposées que la nôtre à constater un
progrès dans les publications populaires. Des économistes, puis-
qu'il faut les nommer , voudraient aussi nous convaincre que 25o
Irancs , versés goutte à goutte pendant cinq ans, ne sont pas une
charge pour le souscripteur, qui en supporterait au contraire une
très-lourde dans le débours d'une somme moindre de moitié , mais
à verser en bloc. Cette spécieuse objection ne nous a pas persuadé;
car si 25o francs sont rendus sans doute plus légers, étant divisés
par cinquièmes, l'instruction , si instruction il y a , absorbe cinq
fois plus de temps, et le temps, c'est aussi de l'argent : l'usure
est double. Ces observations et beaucoup d'autres seront longue-
ment réfutées en leur lieu et avec toute la dignité des principes ;
comme elles touchent , par anticipation , plus à la moralité qu'à
l'historique des publications à six sous , nous les garderons pour
notre dernier article. Poursuivons notre historique.
Au début d'une publication à six sous , rien n'est tendre et
velouté comme l'entrepreneur qui a jeté son dévolu sur l'homme
de lettres , l'homme de lettres un peu femme , comme on sait, par
son organisation , aux hanches faibles , à l'oreille ouverte à la
flatterie , aimant l'encens et passant par-dessus la qualité , se lais-
sant mettre nu comme la main , pourvu qu'on lui dise : « Rien
n'est parfait comme vous.» Et de fait , c'est toujours aux grands
REVUE DE PARIS. 1 89
hommes de la littérature qu'on s'adresse en pareille occasion. Sans
eux , leur est-il assuré ; sans leur nom aimé des dieux et du pu-
blic, l'entreprise croulera; avec eux , au contraire, avec leur
renommée aigle à deux tètes , comme celles dont on voit l'em-
preinte sur les boites d'eau de Cologne de Jean-Marie Farina , la
publication ira aux nues. — De l'argent ? En voilà. Que dire?
Que dire? Qu'une fois votre nom vendu, le nom, ce globe
de verre , qu'on passe sa vie à souffler pour l'arrondir et qu'une
paille brise, ce nom montera tout de suite de prospectus en an-
nonces, d'annonces en affiches, à la hauteur du thèohràme et du
racahout des Arabes. Vous serez racahout. Et le provincial 7
heureux de ne rieu savoir et de tout confondre , brouillera votre
individualité avec quelque nom de pâte pour blanchir les ongles.
L'annonce a tout mêlé, Sakoski et M. Balianche. Que de fois le bot-
tier a été pris pour le métaphysicien, le métaphysicien pour le bottier!
Bien. Mais l'homme qui a acheté votre nom , devenu racahout
et théobrôme, croyez-vous le voir à votre porte, revenir sans cesse
vous demander des articles pour sa publication , vous payer dere-
chef 2 à 3oo f i . ? Innocence du cœur! Tout ce qu'on voulait de
vous, c'était votre nom ; on le voulait comme enseigne, comme
une belle enseigne, Boute d'or ou Truie qui file ; on l'a payé,
comme M. 3Ioulet , marchand de croûtes, a payé son enseigne de
la rue Richelieu; on le voulait comme un brevet, comme un de
ces certificats dont les marchands de moutarde et les guérisseurs
décors aux pieds ont besoin. Le pavillon couvre la marchandise :
tous les corsaires le savent. Vous avez servi de pavillon; mais
queHes marchandises allez-vous couvrir!
Ici l'auteur de ces articles, prévenant tout reproche, toute ré-
crimination exercée contre lui au nom de ses propres principes,
avoue, toutefois sans se croire l'égal des littérateurs dont il a
dévoilé 1 innocente prostitution, qu'il a écrit dans les choses pit-
toresques , qu'il a été pittoresque pendant quelques mois , et que ,
la rougeur sur le front et 200 francs dans la poche , il s'est vu
affiché sous l'arche Marionà côté de la méthode végétale du docteur
Gervais. Mais à tout pittoresque miséricorde ! Je demande la vôtre.
In enfant hardi fut celui qui, courtisé par un négrier litté-
raire pour avoir son nom illustre , fût-ce sans sa prose ou ses
vers , accepta la proposition à cette condition-ci : Vous me don-
nerez une pièce de 4o fr. ( celles de 80 francs n'existant presque
li)0 REVUE DE PARIS.
plus ) pour chaque lettre de mon nom. Le négrier pâlit. Pourtant
il se résigna au marché , songeant à l'éclat de ce nom , et surtout
au peu de lettres qui en formaient la magique sonorité. Bonheur !
refléchit- il , pas une douhle lettre dans ce nom; nohle père, qui
n'a jeté ni deux FF, ni deux TTj ni deux iWV, dans le nom de
ta race ! Conclu , monsieur , une pièce de 4o francs par lettre. En-
voyez votre nom à la caisse.
Le nom alla à la caisse, mais traînant à la queue trois noms de
saints, dont l'auteur, par malice, n'avait jamais fait usage. Hor-
rible queue! l'auteur s'appelait dans le ciel Chrysostome, Buona-
venture , Népomucène. Trente-trois lettres ! Soixante-six napo-
léons ! i,3 20 francs !!! Je no cite pas les deux autres noms de l'au-
teur sur la terre ; ils valent pourtant quelque chose. Le négrier
s'évanouit. Dans sa colère , il cria qu'il était indigne d'un grand
homme d'avoir tant de noms , lorsqu'il était si difficile d'en perpé-
tuer un ; et l'article n'eut pas lieu.
A défaut de grands noms , dont ils ne font usage qu'une fois,
comme d'une capsule, les entrepreneurs pittoresques ont des de-
mi-noms, des quarts de nom à leur solde. Aujourd'hui que la lit-
térature est trop vaste pour se flatter de n'être cultivée que par
des hommes de génie ou de grands seigneurs, elle partage ses bé-
néfices entre bien des enfans nécessiteux ; les partage-t-elle enfin ?
Providence de ceux-ci , la littérature pittoresque leur vaut le con-
sommé hollandais, et leur montre en perspective , dans une au-
réole de choux-croûte , le bouilli Botherel monté à domicile. En
conséquence , il y a des styles à tout prix , des hommes universels
pour rien. Qu'y a-t-il de trop banal pour l'abonné quand une fois
on le tient ? Il suffit de ne pas s'endormir à l'époque des renou-
vellemens. Comme l'alouette, l'abonné est rappelé vers le piégc
par le miroir ; il ne faudrait pas avoir un écu dans sa poche. On
compte aussi sur la manie des collections. Vienne i835 , trois mille
compilateurs auront rhabillé Prudhomme , colorié Berquin , dé-
chiqueté Tabbé Raynal , ce défenseur des noirs , qui ne croyait pas
être vendu un jour par les négriers.
Il semblerait au premier abord, que cette monstrueuse accumu-
lation de petites sommes va servir à des opérations merveilleuses
et royales ; point du tout. S'agit-il de géographie ? on vous donne
des esquisses nulles; de gravures ? d'invisibles eaux-fortes; de
texte ? des compilations estropiées. Les lacunes de goût se paient.
REVUE DE TARIS. 191
L'exploitation de la menue monnaie de cuivre est venue après
celle des pièces d argent; maisira-t-on plus bas ? Hélas ! il ne faut
décourager personne. Et pourtant qu'y a-t-il de plus cher que le
médiocre , à quelque prix que ce soit ? 11 faut le crier par-dessus
les toits ; la souveraineté populaire a ses courtisans et ses parasi-
tes dans un siècle où l'on ne parle que de ses auxiliaires et de ses
enthousiastes. Les rois sont plus heureux, ils ne se ruinent que
pour le génie.
A la vérité , il y a toujours un spéculateur qui se fait ce qu'il
nomme une position ; cette position est celle-ci : Yovant qu'on ne
livrait pas grand'chose au public pour fort peu , ces messieurs ont
conçu le projet de ne donner rien du tout pour beaucoup moins.
Ajoutons qu'ils ont six fenêtres de file à la Nouvelle- Athènes ; c'est
inhérent au recueil.
On convient que beaucoup de vieilles fantaisies . culs de lampes
et vignettes , figures macaroniques et fleurons , végéteraient, sans
le pittoresque , dans la moisissure des caves. C'est un art arra-
ché au champignon. Qu'en ferait-on? Du feu avec les bois, des
cuillers d'étain avec les clichés. On les convertit en historiettes,
dissertations, traités de physiologie. Le potier et le fondeur sont
volés.
La richesse foncière des maisons de commerce pittoresque con-
siste d'ailleurs en vignettes. Il existe entre ces maisons des rivali-
tés haineuses , comme entre les marchands de vin : celle qui a le
plus de vignettes prime; celle qui vient à en manquer tout-à-coup
chôme. Telle maison a en grenier de l'article ( des vignettes ) pour
six mois ; telle autre , dans moins de dix jours , n'aura pas vingt
chameaux sur acier , douze tigres sur bois ; telle autre ruse : elle
épuise ses cathédrales pour faire donner les confrères dans le pan-
neau ; puis un beau jour , elle sort avec des hippopotames, et des
boas à profusion. C'est un coup de fortune , le souscripteur ado-
rant le boa.
Toici l'origine de la vignette , mère de la littérature pittores-
que, la source de sa prospérité, source bientôt épuisée. Londres,
qui a toujours donné à ses nombreuses relations de voyages l'ac-
compagnement original de dessins de toute nature , a fini avec le
temps par avoir au rebut des milliers de planches , de plaques de
Lois , de clichés inutiles. Une imagination française eut l'idée de
profiter de cette balayure typographique , de l'importer en France,
19.2 REVUE DE PARIS.
et de reproduire ces dessins sans le texte dont ils étaient l'acces-
soire. A Paris, l'accessoire et donc devenu le principal : c'est-à-
dire qu'on a imaginé un voyage pour justifier la vue d'un vais-
seau , une description de pays pour donner la solution de quelques
clochers et de quelques arbres , et qu'on a été obligé de mentir,
sous peine de perdre une vignette dont le texte anglais seul pou-
vait fournir l'explication. J'ai vu un entrepreneur entrer et dire :
u Faites-moi une paire d'articles. Yoilà six cathédrales , trois
maisons rustiques , deux monastères, une fontaine. » Et lorsqu'on
lui demandait : « quelle est cette cathédrale dont le nom est ab-
sent? » Lui de répondre : « Qu'importe ? mettez cathédrale du roi
Hérode , et travaillez. — Et cette maison rustique ? — Supposez
que c'est la maison de Milton ; les poètes n'ont pas de belles mai-
sons. — Y a pour Milton; jamais il n'aura été si bien logé. — Et
ce monastère? — Dites hardiment qu'il est des templiers; d'ail-
leurs ils en méritaient un aussi beau. — Et cette fontaine? —
Oh! vous voulez tout savoir ; écrivez qu'on la voit au Mexique :
elle doit être au Mexique. «
Souvent aussi, la vignette commande le sacrifice d'un membre
de l'article. Vous décrivez , par exemple , un Patagon ; vous lui avez
généreusement donné la moitié de la colonne pour s'étendre, voilà
que ce diable de Patagon mord siw la justification , et repousse la
copie , réduite à trois lignes en haut , trois lignes en bas. Un de mes
meilleurs amis, un des plus spirituels écrivains de notre époque ,
Alphonse Karr, ayant à faire un article sur viDgt vignettes de chiens,
n'eut pas assez de place pour écrire une ligne de texte par chien;
c'est à peine si un dogue lui permit de signer au bas.
Je ne terminerai pas cet article sans rapporter un événement dont
le public n'a pas eu, je crois, connaissance. Un préliminaire est
indispensable. La Belgique , que les gouvernemens nous accusaient
de vouloir voler, nous vole à main armée notre industrie littéraire.
Ces Belges , qui n'ont ni marine , ni frontière , ni langue, sont d'ex-
cellens contrefacteurs, les premiers contrefacteurs du monde. Tu-
nis vit sur ses rapines à travers les côtes delà Méditerranée; Ma-
roc brille ; Tanger égorge ; la Belgique contrefait.
Or, pour revenir à mon histoire, les corsaires belges eurent vent
d'une descente de Français en Angleterre, où ils allaient acheter
des clichés, des hois et des planches d'acier, dans le but d'une
i aride entreprise pittoresque. Le Belge contrefait le texte français,
REVUE DE PARIS. 193
parce que j'ai dit qu'il n'avait aucune langue ; mais il ne saurait
contrefaire la vignette sans le Lois ou l'acier. Le roi Léopold peut
souffrir le brigandage 5 mais il ne lui est pas accordé de permettre
l'impossible. Vite, les contrefacteurs s'embarquèrent sur un bateau
à vapeur et arrivèrent dans la Tamise presque en même temps que
les éditeurs français ; ils étaient pleins de l'espoir d'enlever à ces
derniers les clicbés épars dans l'Angleterre. On eût dit la conquête
des Normands. L'amirauté en trembla. Le roi Guillaume en fut in-
formé. Descendus de leurs vaisseaux , les eonquéransde la vignette
firent main basse sur les ateliers , sur les vieux fonds de magasins ,
sur les greniers de librairie 5 les araignées anglaises ne savaient que
penser. À la gloire de notre belle nation, nous avouerons que la
part des Français fut la plus riche , la plus variée. A nous échu-
rent les plus beaux sauvages, les plus énormes serpensboa; enfin, ces
mille richesses d'histoire naturelle dont nous buvons les délices
depuis dix-huit mois environ.
Battus sur ce point, les Belges tentèrent de vaincre leurs con-
currens d'un autre côté. Partis ensemble ainsi qu'ils étaient arrivés,
ils se rencontrèrent dans la Manche chargés majestueusement de
vignettes de cathédrales, de poêles à frire, de maisons rustiques ,
de rois de l'île de Java. Le vaisseau français, armé en clichés et en
guerre, voguait vers ses souscripteurs avec un vent favorable: il
avait la conscience de ses cinquante mille abonnés 5 plus léger,
le vaisseau belge se rapprocha , se mit a bord du vaisseau français ,
et puis tenta l'abordage. — A nous les clichés! Ce cri pouvait
avoir les suites les plus fâcheuses, car Belges et Français étaient
susceptibles de cesser de paraître avant leur prospectus.
Par fortune un vaisseau hollandais se dirigea vers le belge, con-
tent de gagner Ostende au plus vite 5 caria guerre est la seule chose
que le Belge ne contrefasse pas.
GiriAnDiN.
LES
PETITS THEATRES DE NAPLES.
Oui, mesdames, c'est un feuilleton en grand. La ville de
Naples, qui n'a peut-être pas trois journaux (par ordre ex-
près de son gouvernement), me permettra bien, je l'espère^
ce genre de satisfaction. Je veux vous mener en belles ro-
bes et en éventails de papier peint, d'abord au théâire San-
Carlo, puis ensuite, si vous le permettez, au théâtre de Poli'
chinellc. Vous n'y entendrez que des choses édifiantes. Il ne
s'y passera rien de la force des drames modernes ; les dan-
dies ne parleront pas le chapeau sur la tête comme à la Porte-
Sainl-Martin font les colonels et les séducteurs ; et il n'y aura
pas de jeune fille qui assure avec un fauteuil la porte mena-
cée de sa chambre d'auberge.
Naples, espagnole et italienne à la fois , raffole de specta-
cles. Depuis le Vésuve , théâtre éternel qui ne dorme que le
soir et h heures fixes, que de représentations, bon Dieu! Ici,
d'abord, c'est une rue inouïe au monde, la rue de Tolède, la
rue la plus criarde, la plus sale et la plus gaie, la rue de Na-
ples où l'on fait\e mieux le mouchoir. Prenez garde à vos
poches, honnêtes forestieri{\)\ Quand de pauvres vieilles da-
mes à chapeau de paille, assez semblables à des revendeu-
ses àla toilette , vous demanderont l'aumône dans celte rue;
quand de belles grandes filles brunes comme une grappe
(i) Voyageurs.
KEVUE DE PARIS. 1 iJo
d'ischia vous porteront sousle nez de petits enfans tout nus,
en vous disant : Un grano per carita (1)! défiez-vous bien de
cette misère qui s'en vaflairant vos habits et la générosité de
tos manchettes ! Je sais un de mes compagnons de voyage,
grand philantrope auquel il en a coûté six foulards pour
avoir écrit dans cette rue des remarques sur son album.
Tout cela parce qu'au milieu du bruit et devant San-Carlo
même on bat la caisse, et qu'un petit homme trapu, assez
pareil au gracioco du théâtre espagnol , cabriole sur quatre
planches au milieu de franciscains qui font la quête! Au
mercredi des cendres , et quand il s'est bien promené , sui-
vant l'usage, habillé en femme enceinie, ce gracioso commence
o se rouler sur celte même place avec force doléances et
grimaces . disant qu'il souffre et qu'il veut un médecin. Ar-
rive une opérateur qui veut lui faire subir la méthode césa-
rienne. Gracioso y consent. L'opérateur, armé de tenailles ,
lui extrait alors du ventre trois paquets de corde, un fœtus,
du vermicelle et un gâteau de macaroni. Et à ce spectacle,
les lazzaroni battent des mains; ils pleurent de rire et de
compassion en s'écriant : Pavera donna l Ne voilà-t-il pas ,
messieurs, le bon gros rire de Ragotin dans notre Roman
comique?
Il est temps que je vous conduise à la façade de San-Carlo.
San-Carlo ou Saint-Charles est un théâtre plus beau , à mon
sens , que la Scala de Milan , malgré un assez mauvais goût
de décoration intérieure qui fait ressembler ses dorures au
papier de plomb qui recouvre les chocolats. Saint-Charles
est vaste , aérée , brillant de reflets , quand on veut se bien
donner la peine d'allumer son lustre. Les jours de gala (et
notamment le jour du bal donné en l'honneur de sir Walter
Scott (1832), la salle de Saint-Charles offrait un brillant
coup d'œil. C'est en général la haute aristocratie qui en
occupe lesloges. Les officiers napolitains, brillanset agrafés
dans leur uniforme , y font l'effet de ces enseignes ou man-
nequins élégans qui bordent les boutiques de tailleurs anglais
dans Picadilly ou le Strand. Ils sont presque tous fort soi-
gneux de leur personne , jolis hommes et bons ténors.
(i) Un sou par charité!
196 REVUE DE PARIS.
Donne-moi donc mon corset, maraud, dit Juan à Leporello
son valet. Les officiers napolitains en disent autant. Le
théâtre Saint-Charles joue le chant , la danse et les oratorios.
Dominique Barbaja, entrepreneur de tous les théâtres d'Ita-
lie , était un pauvre cocher du temps de Napoléon. Il parait
qu'il aime mieux avoir à cette heure un palais via di Toledo ,
et une villa au Pausilippe. Vive l'industrie !
Au théâtre Saint-Charles, le premier théâtre deNaples,
qu'entendrez-vous , je vous le demande , que vous n'ayez
pas entendu? Mm,i Malibran y jouerait-elle la Cenerentola ,
Lablache Henri VIII , et T amburimV ^gnese ; vous croyez
encore toucher le velours d'une loge des Bouffes. Venez donc
à deux pas de là, oui, rien qu'à deux pas, et vous n'aurez
pas sujet de vous repentir.
A deux pas de San-Carlo est construit son diminutif, San-
Carlino, théâtre des polichinelles. C'est bien le plus bouffon,
le plus crasseux, le plus goguenard , le plus rusé, le plus
napolitain de tous les théâtres de Naples. J'y avais une place
marquée tous les soirs entre la clarinette et le second joueur
de timbalo , un petit bonhomme de douze ans. Je me sou-
viendrai ma vie entière de la première farce que j'y vis
jouer en août 1832. La Rocca di monte Corvo était le titre
de ce bon et gras mélodrame. Dans ce mélodrame, il y avait
douze brigands, un pauvre signor qui donnait sa bourse ,
et un souffleur que l'on accablait d'injures dans la salle même
parce qu'il élail allegro et donnait mal la réplique. Dans cette
pièce , le Pulcinclla était, comme dans toutes, le premier et
le seul nœud de l'intrigue. C'est lui qui apprenait aux captifs
de la caverne à jouer du flageolet et à s'esquiver. Le souter-
rain de Gil-Blas perçait évidemment dans tout cela. Il y
avait une vieille de soixante ans , en jupe rouge, espèce de
Léonarde , qu'on voulait aussi marier avec ce même Polichi-
nelle. Le premier jour, je trouvai cela médiocrement bouffon,
je comprenais très-imparfaitement le dialecte. Le dialecte
napolitain est plein de verve, caustique jusque dans son
grasseiement et ses sons de gorge , ayant parfois dans ses
éclairs un singulier rapport avec ce que les Anglais nom-
ment humour , mot qui serait ici fort bien remplacé par celui
de brio. Une fois familiarisé avec la langue, je fus surpris
REVUE DE PARIS.
197
de saisir et d'applaudir moi-même involontairement à ou-
trance la scène qui suit. (C'est Polichinelle avec sa veste
blanche à gros boutons comme nos pierrots, et son masque
noir à nez de carton , qu'on amène devant les brigands délia
Rocca.) On lui demande sa profession.
« Sono artista, dit d'abord Polichinelle.
Le brigand lui explique alors comment il se fait qu'il n'y
a d'artistes utiles à la société que ceux qui tuent , pillent et
dévalisent. Le même br icône fait paraître alors devant lui
quelques autres hommes de la troupe qui continuent avec
acharnement l'interrogatoire.
« De quel pays êtes-vous? » lui demandent-ils en chœur.
Polichinelle, effrayé d'abord , sa rassure et dit : Romano.
— Romano! dit un voleur, attends donc. Je me souviens
qu'une fois , à Rome , un contadino m'a frappé de son cou-
'teau dans un marché. Depuis ce temps j'ai fait vœu de boire
le sang et de manger le cœur du premier Romain que je ren-
contrerais.
— Signori, alors je suis Toscano.
— Toscano ! reprend un autre ; j'ai reçu sur la tète un vio-
lent coup de marteau dans cette gracieuse cité de Florence,
et depuis...
— Signori, signori, sono... Sinese.
Du moment que Pulcinella est Sinese , c'est-à-dire C'hiwjis,
on ne l'inquiète plus , et chacun le laisse paisible. Il croise
alors ses mains sur sa jaquette, fait tourner ses pouces et
met un pâté dans la coiffe de son chapeau. Il mange ce pâté
avec la grâce de Pourceaugnac achevant sa côtelette dans
Molière. Il crie, il chante, il fait rire les bandits, danser
la vieille et trembler la caverne avec sa voix de lasso. J'ou-
bliais de vous dire que dans cette pièce , l'homme volé (Pi-
gliato délia vola) , le pauvre diable enfin est hué et sifflé. On
applaudit beaucoup les voleurs, qui sont grands et forts
comme des porteurs d'eau du Louvre. Avant tout , le ÎNapoli-
lain aime à se voir peut-être dans la glace ; ces gens à rude
barbe , à chapeau pointu , à phrases brèves, gens de grand
chemin et de petites ruses , lui plaisent. Le Pulcinella l'égaie
pt a tout le fruit de ces représentations.
D'autres fois Polichinelle est le plus patient filou de la
8 17.
198 REVUE DE PARIS.
terre ; il raconte combien de temps il faut avant de se faire
la main.
Celte fois il est intendant du duc dePaligatiano, joli petit
duc boiteux, aveugle, rachilique , que ce bon Polichinelle
récrée et escroque comme un acteur on un auteur en vogue
à Paris.
Les Pulcinella portent le costume suivant :
Une jaquette très-ample à boyaux, un pantalon blanc
comme la jaquette , des souliers à pompon blanc , un bonnet
blanc, tout cela fariné comme la statue du commandeur à la
lune. Le nez seul est noir. Ils nomment ce nez un nez de pa-
2Jagallo.
Quant c'est Pasqvale , le meilleur et le plus vieux polichi-
nelle de Naples , qui joue à ce petit théâtre de San-Carlino,
théâtre enfoui, Naples n'a pas assez de carrosses.
J'ai connu un pauvre diable qui jouait les polichinelles sans
trop de succès , et qui avait été marquis à Bergame , la patrie
des arlequins. «C'est Arlequin qui m'aura porté malheur;
Arlequin, mon rival!» soupirait-il mélancoliquement. Ce
pauvre marquis ruiné dépensait dix grains par soir : unaor-
ijcatuy una limonata , et tout était dit.
Il avait cinquante-deux ans. Je l'emmenai dîner un soir
en compagnie à Santa-Lucia. 11 s'exprimait avec une aisance
parfaite dans notre langue , savait Juvénal et les poètes de la
décadence, mangeait fort peu de pastèques et jouait fort bien
aux dominos. 11 me raconta que Murât lui avait un jour cassé
sa canne sur l'épaule. D'habitude , Seripandia (c'était son
nom) était fort railleur 5 il jugea comique de porter un soir
en scène les bottes jaunes , les éperons et les dentelles de
Murât. Il avait un cheval blanc (en carton), et , comme il est
à remarquer que les généraux ont presque toujours des che-
vaux blancs , Seripandia faisait le général et commandait
douze galopins armés de bâtons. Cette farce amusa beau-
coup , parce qu'il imitait le prince admirablement. Au sortir
du théâtre, un homme en manteau l'aborda sous une lan-
terne , et lui remit une lettre : c'était un bon de 200 piastres
sur la cassette de Murât. Le même manteau , élevant alors
ses deux manches , laissa choir un gourdin irrécusable de
volume sur les épaules du pauvre acteur. « Et de cette ma-
REVUE DE PARIS. 199
nière , ajoutait Seripandia, je louchai deux capitaux, ce à
quoije fus très-sensible »
Le théâtre San-Carlino , qui est placé dansunecave , réu-
nit souvent la meilleure société de Naples ; communément,
c'est la bourgeoisie qui en occupe les gradins. Le poeta du
théâtre , l'auteur des imbroglios, reçoit 40piastres pour son
livret quand ce livret est excellent. C'est ce que touche chez
nous , par semaine , le plus mince auteur de vaudeville. Le
poeta est souvent lui-même à la porte causant avec Vaboyeur ;
il loge d'ordinaire dans la partie haute et sale de la ville.
Tout le monde n'est pas d'un coup Goldoni ou Giraud.
Bravo ! bravo ! ilfarbo e a creparelviva ! rival miraviglioso !
Voilà dans quels termes s'expriment les loges quand c'est un
polichinelle en renom qui joue. Le commissaire assiste en ha-
bit brodé à ces représentations pour que tout s'y passe dans
l'ordre , e senza parlât- di polit ica. Il a , comme tous les spec-
tateurs un peu gentilshommes , un grand éventail de papier
peint , sur lequel est d'ordinaire saint Janvier, avec sa fiole
de sang et des lunettes. Ce spectacle finit de dix à onze heu-
re* ; il est voisin du fameux théâtre Fondo.
Le théâtre del Fondo a les mêmes acteurs, la même admi-
nistration et les mêmes opéras que Saint-Charles; il est de
moyenne grandeur , misérable d'entrée et flanqué d'une
bottega intérieure , où des garçons en tablier blanc vous ser-
vent des oranges et des marasquins.
Je dois vous dire deux mots de la Fenice. La Fenice, qui
n'a rien de celle de Venise , est encore un petit théâtre pareil
à ceux de nos boulevards. On lit à sa porte des affiches dans
le style français le plus obséquieux , sinon le plus pur; té-
moin celle-ci que je vais transcrire littéralement :
« Soirée du 28 juillet 1802 ,
» Pour le bénéfice de l'actrice Irène Severina ,
» Avons l'honneur de vous inviter à notre théâtre , l'actrice in-
)> comparable vous ayant choisi une des excellentes pi*kes du théâ-
»> tre italien , avant pour titre :
» Le triomphal retour d'Arioldc,
}> roi des Lombards , en sa ville ;
200 REVUE DE PARIS.
» Qui sera suivie d'un petit opéra en deux actes , et mêlé de bons
n mots et de traits ridicules pris de 1 histoire florentine ; — savoir:
te Le poète Trayoli (haricots)
» à la campagne de Prdtolino.
» Toute la décence possible , le zèle et les salutations de l'humble
» troupe , sont les attributs qyCelle ose se flatter qui pourront mé-
» ritcr votre présence et vos bienfaits. »
En sortant delà suivezversla gauche les grandes dalles du
quai du Môle. Le Môle, ce boulevard de Naples , contient
sur ses quais presque autant de badauds que notre boulevard
du Temple. Toilà des enfans en chemise, d'autres tout nus,
se traînant deux à deux sur les parapets du Môle comme des
fourmis au soleil. Survient un troisième , un quatrième , et
les voilà qui cherchent à se hisser sur les grands rebords du
quai; puis tout-à-coup ils retombent sur le sable, mêlés
comme chaque fil d'un macaroni.
Mais chut ! voici un monsieur en habit noir , habit râpé ,
habit de poète. Messieurs , respectons un peu son infortune,
son habit a vu jadis Ugolin ,; il a touché de près la manche
du comte Roger, il a reçu des coups de plat de sabre des
Sarrazins. N'est-ce pas vous dire que ce pauvre chrétien va
vous expliquer le Tasse , qu'il est pour le lazzarone la seule
providence des temps anciens , l'homme des poèmes , des
canzoni, des nouvelles? Voyez ! le voilà à peine monté sur
ses trétaux que le cercle d'auditeurs se forme attentif. Ils sont
là tous en face de la mer d'Iscbia et de Caprée ;le château
de l'Œuf les regarde pour voir s'ils ne conspirent pas. Le
château de l'Œuf, avec sa seule meurtrière ouverte comme
un œil d'aigle , voit des conspirations partout depuis Masa-
niello. Allons, signor, voici le moment , le moment d'être
grand et véritablement hardi ; dites-leur bien haut ce que
vous pensez de cette force d'inertie qui est la seule force
italienne, de cette mollesse de langage qui a passé de la bou-
che au cœur , de cette paresse qui tue chez eux les plus beaux
senlimens d'audace ; parlez-leur du Tasse en prison etd'Al-
fieri, le Brutus en perruque; et si vous avez du sang au cœur, di-
REVUE DE PARIS.
201
tes, dites bien haut comment il se fait que Pellico ne soit pas
vert et pourri comme les murs de sa prison !
Mais l'improvisateur aime mieux parler d'Ugolin , Ugo-
lin et le tnangia (l) divoi de Dante; car, ne faites pas erreur,
l'improvisateur n'est souvent rien moins qu'un pauvre
homme de lettres ruiné , comme cela se voit chez nous , un
brave homme d'auteur , comme l'était Camerana , auteur
fécond qui jouait à lui seul les pièces de son théâtre (*), don-
nant par jour deux représentations, une le matin, une le
soir. L'improvisateur d'Italie a du reste un but et une con-
sécration véritables ; il popularise la poésie chez le peuple.
Autant nos improvisateurs de salon et d'Athénée sont ridi-
cules en a\ilissant chez nous la poésie jusqu'aux fades jeux
de la rime et aux puérilités de la scolastique , autant ceux
d'Italie , en demeurant dans les bornes de leur emploi , en
commentant l'esprit et le génie de leurs poètes, plutôt
qu'en y substituant le leur , sont dignes d'attention et de
justice.
Le domestique de la place qui me conduisait me fit re-
marquer un jour la maison d'un homme qui écossait quel-
ques pois devant sa porte. « Voici Olivario , me dit-il , un
gaillard solide pour l'improvisation , Iravo per canzoni ; on
lui en commande de tous les côtés de iNaples. Il fait aussi
bien le couplet de table que l'épithalame, et mériterait d'a-
voir à Pompéi la casa du poète Sallustio. Seulement il s'est
fait une grave affaire. Vous savez peut-être ce que c'est que
la Grotte du Chien , car je vous suppose trop indolent en
fait de curiosité niaise pour aller voir ce qui s'y passe. Or .
il y avait dans iNaples , il y a un mois , une vieille marchesa
qui tenait beaucoup à son chien , un griffon nomm é Zoppi.
Zoppi avait bien le muffle le plus rosé et les oreilles les
plus soyeuses du monde; il jappait surtout avec un rare
talent, il jappait à ne pas laisser entendre un charlatan
vendant son eau- de-vie et ses bouteilles d'élixir. Voilà que
tout-à-coup il n'est question dans l'hôtel de la marchesa que
de la disparition de Zoppi. Les voitures de la Chiaja avaient-
(1) Allusion à l'épisode d'Ugolin [Inferno).
[i) A San-Carlino.
202 REVUE DE PARIS.
elles écrasé l'intéressant griffon , ou bien la fontaine
Santa-Lucia l'aurait-elle noyé? Quel lazzarone assez osé
pour un tel crime? On affiche Zoppi dans toute la rue de
Tolède. Zoppi figure en grosses lettres sur les petites affi-
ches des bottege ('). La marquise avait des crises de nerfs
devantle portrait au pastel de son griffon. Olivario l'impro-
visateur était le seul qui sût à Naples le sort du pauvre
Zoppi ; les aboiemens répétés du chien avaient toujours
paru fort déplaisans au patient Olivario , qui déclamait
avec assez de succès dans le salon du palais Coluccio, le
palais de la marquise. Dans une circonstance toute récente,
Olivario , avec ses habits troués , son pauvre chapeau gris
et ses manchettes sales, avait eu l'insigne honneur de ré-
citer una novella tragica devant le roi de Naples lui-même ,
qui était venu chez la marchesa prendre les sorbets. Au
plus beau de son poème , Olivario avait été interrompu
par Zoppi, qui, non content d'aboyer frénétiquement sur
la terrasse, était venu mordre aux jambes l'improvisateur,
et déchirer son pantalon , beaucoup trop mûr, lorsqu'Oli-
vario disait ce vers :
La vendetta d'Apollo afatto Marte (2).
incident qui avait terminé la tragédie au milieu des rires
les plus bouffons. Olivario s'était bien promis de s'en ven-
ger ; de concert avec le paysan qui garde la Grotte du
Chien , en trafique et en garde la clef , il avait , dans une
belle soirée de juin , volé Zoppi qui furetait dans la cour
du côté des cuisines. Le griffon Zoppi était devenu le sujet
intéressant des expériences carboniques de ce gardien. La
vie de ce pauvre animal se passait en évanouissemens régu-
liers et perpétuels , à la joie des curieux j des évanouisse-
mens à faire envie aux petites maîtresses de Naples !
Or la marchesa n'avait jamais vu la Grotte du Chien. Cu-
rieuse de visiter cette grotte beaucoup moins digne d'intérêt
que les étuves voisines de San-Germano , elle s'y fit con-
(1) Cafés.
(a) Mars a tiré vengeance d'Apollon.
Ri VUE DE PARIS. 20^
«luire par son cavalier servant. Dans le pauvre chien qui
se tordait convulsivement sous l'influence empoisonnée de
la vapeur de la grotte, elle reconnut Zoppi. Ce fut un coup
de foudre pour la vieille marchesa. Elle fit mander le paysan
qui confessa tout et vendit Olivario. La marquise voulait
qiril fût emprisonné ; mais comme c'était le jour de Pâques ,
et qu'elle avait coutume d'aller passer le reste des fêtes à
Castellamare, le crime d'Olivario fut impuni.
Olivario est un bon père de famille ; il cullive lui-même
ce petit terrain que vous voyez , et mange son blé de Tur-
quie aussi bien qu'un lazzarone. »
En voilà assez sur les théâtres. — Parlons maintenant
comme contraste des représentations et fêtes religieuses,
tapies , curieuse et vive comme l'est une jeune fille , se laisse
prendre par les yeux plus qu'aucune ville d'Italie. C'est le
pays de la forme que cette brune Italie , comme l'Allemagne
est le pays de l'idée. Il faut à ce ciel d'un bleu dur et vif.
d'un contour brillant et toujours net, des couleurs égale-
ment tranchantes , une poésie palpable et découpée pour
ainsi dire au ciseau ; il faut que la religion elle-même s'y
fasse toucher au doigt comme le côté du Christ qui accuse
Thomas d'être incrédule. Et de là ces belles et saintes fêtes -
ce viatique porté le soir aux flambeaux et ces fagots allumés
devant la maison du malade; de lace prêtre qui passe sous
un dais au son des cloches , et comme s'il s'agissait du salut
de toute une ville ; comme s'il était Belzunce et que Marseille
eût la peste'. Tout cela pour un pauvre homme dans une
mauvaise chambre, agonisant et entouré peut-être de trois
amis. Il n*y a que tapies pour ces représentations aux cru-
cifix miraculeux , aux bannières bénies , aux châsses saintes.
JNaples, avec son épicuréisme grossier, sa gloutonnerie
flamande , incline le genou devant ces pieux lambeaux du ca-
tholicisme. — Je n'en veux pour témoin que la fête du sang
de saint Janvier festadel sanyue , nom qui désigne le mira-
cle annuel de Raples. C'est dans la chapelle du Trésor que
se conservent le buste et le sang de saint Janvier , ce patron
merveilleux de la ville. Celte chapelle , érigée après la peste
de 1526, renferme des lunettes peintes par le Dominiquin .
admirables restes du génie de ce grand maître, dont les ri-
204- REVUE DE PARIS.
vaux redoutaient tellement la force, qu'ils cherchèrent à
L'empoisonner jusqu'à deux fois en mêlant un arôme véné-
neux au plâtre chaud dont il se servait pour ses fresques,
Le miracle du sang de saint Janvier a lieu dans cette cha-
pelle. Le sang , contenu dans une fiole de verre , est montré
aux curieux pour que l'infaillibilité du miracle ne soit pas
douteuse. Il y a, dès le matin, de vieilles femmes à bâtons
noueux qui s'approchent sans trop de façon de la balustrade
et demandent au saint de ne pas les faire languir. Quand le
miracle n'a pas lieu assez vite (c'est d'ordinaire vers midi) ,
ces femmes mettent les poings sur les hanches, injurient le
saint et lui prodiguent les noms les plus grossiers. L'illumi-
nation de la ville est admirable Je soir ; son obélisque est
entouré de girandoles : ce coup d'œil est éclatant , moins
remarquable cependant que celui de la girandola à la fête
de saint Pierre de Rome.
Cet appareil de représentations religieuses , toujours
théâtral et solennel, se fait remarquer plus étrangement en-
core à la fête de la Madone de l'Arc. La Madona del Arco,
solennité plus mystique que celle de Piedigroto , réunit au-
tant de monde autour de sa chapelle. C'est, pour un voya-
geur qui ne connaîtrait pas l'Italie , la chose du monde la
plus incroyable et la moins suspecte.
Dès le matin , cette chapelle , simple et sans oi'neraens
autres qu'une châsse chargée de pardons, est ouverte aux
populations environnantes. Résina et Portici y accourent en
foule. Il y a à l'entour des danses et des tavernes en plein
vent. Vous y verriez de beaux jeunes hommes en veste rouge
à boutons à fraise, le bonnet pointu et la plume de coq
penchée sur l'oreille, des petits enfans et des vieillards pa-
ralytiques qui s'y font porter en chaise. Au dehors , c'est
la vie et le tumulte; on achète des fruits, on mange des
salâmes ('), on élève bien haut de grandes fourches chargées
d'images de saints. Les paysans qui promènent ces four-
ches sont vêtus de casaques à rubans ; ils dansent en chan-
tant près du temple la plus animée des tarentelles.
Au dedans et comme contraste , c'est un peuple de men-
dians hâves et lépreux qui marche à genoux sur les dalles,
prie à voix haute , et se traîne à deux mains depuis la pre-
REVUE DE PARIS. 205
mière pierre de l'entrée jusqu'au maitre-autel, léchant le
pavé , il faut le dire , et se frappant la poitrine en s'écriant:
Madona !
Les gens que leur confesseur ou leurs vœux amènent en
cet endroit, ne ressemblent que trop à ces malades désespérés
que les médecins envoient aux eaux les plus maussades et les
plus lointaines. Tout ce misérable troupeau d'hommes serrés,
rongés d'ordure et lèpre , hurlait à notre entrée comme les
damnés de Dante ; les paysans et les bourgeois se tenaient à
l'écart prosternés devant la châsse. Nous vimes un beau gar-
çon des Abbruzes soulever alors le rideau en cuir de l'église;
il entra et se mit à prier debout devant la Madone. Il priait
avec ferveur et grande onction. Les gens qui l'entouraient ,
le regardaient tous comme un païen parce qu'il restait de-
bout. Je me souviendrai toujours qu'il tenait sa main sous
sa veste de velours bleu ; il avait le regard fier, ombragé
d'épais sourcils, de larges boucles d'oreilles en croissant, et
le sifflet du chevrier pendu à l'une de ses basques. Il pa-
raissait immobile , je le supposais du moins, lorsqu'en m'ap-
prochantje crus voir une main crispée qui labourait sa poi-
trine,pendant quedel'autreil tenaitson chapelet. Les regards
de quelques contadinides montagnes demeuraient fixés sur lui,
et on hésitait à se dire tout bas qu'il avait été vu dans les pri-
sons d'Ancône il y avait bien trois ans. Quel qu'il fût, ce jeune
homme avait sans doute à expier quelque crime, car la sueur
lui ruisselait du front , et ses lèvres devenaient pâles et vio-
lettes par intervalles. Il y eut un instant où il s'écria : Bene-
detta ! avec un tel accent de désespoir , que ce mot , qui ne
pouvait pourtant s'adresser qu'à la Vierge, fit détourner la
tête aux aveugles de l'église del Arco.
Ces aveugles, pour ne pas perdre leur rang , se tenaient
tous par une longue ceinture rouge à glands de soie verte,
ayant bien soin d'avancer vers la châsse quand le cri da
gardien ou le bruit des pas les avertissait de marcher. Il y
avait encore là de tout petits enfans qui s'étonnaient naïve-
ment de voir leur père baiser ainsi le pavé et se relever en-
suite la tète meurtrie de coups violens , tandis que l'encens
fumait, et que l'orgue (un pauvre orgue à trois tuyaux) es-
sayait quelques hymnes suintes. Nous vîmes descendre aussi
8 18
^06 REVUE DE PARIS.
à la porte même un vieillard en grande robe assez sembla-
ble au pastrajio ; il descendait d'une chaise , soutenu sur les
bras de ses porteurs. Il fit une très-courte prière devant la
Vierge et sortit. Son médecin , monté sur un petit cheval
barbe , l'accompagnait. Quand nous sortîmes, la pluie était
abondante; les lentes bariolées et les beaux habits des filles
devinrent l'objet des plaisanteries de celte foule , et la pro-
cession , qui remontait elle-même en caratelle , ne fut pas le
sujet de conversation le moins piquant de cette journée.
Il arrive aussi que parfois à Naples quelques fêtes reli-
gieuses ont lieu sur le golfe. A bord , par exemple , chaque
phalance" ou barque est illuminée. La marine napolitaine
envoie des salves de pétards à tous les clochers de Naples;
à défaut de canons , cette pauvre marine de pêcheurs se
consume en fusées et en chandelles romaines. C'est un ma-
gique et curieux spectacle que ce golfe étincelant alors à la
lune comme une émeraude ; les petites embarcations le tra-
versent ; les hymnes pieuses accompagnent le mugissement
de sa grève. D'ordinaire c'est à la pointe même du Pausilippe
que se tiennent les gros navires ; c'est aussi de là q ue Murat^
en bottes jaunes et en manchettes, regardait un jour une
escarmouche navale où il pensait à tort avoir le dessus.
Quand il vit clairement sa défaite ,à l'aide de son télescope,
il se contenta de demander le spectacle du jour et partit.
Pour peuque vous ayez foi aux revenans, n'allez pas le soir
à Naples, près àeSan-Giovani Majore. Pendant mon séjour,
il y avait sous le porche gothique de cette église un con-
cours de monde prodigieux. Sur le onze heures du soir, un
pauvre diable , appelé Barabini , apparaissait avec un pail-
lasse et une lanterne magique. Ce paillasse , qui avait nom
Marotto, demandait alors à la société si elle ne serait pas
aise de revoir ses ancêtres, suoi purentivccchii e morti. Quel-
ques esprits forts , qui passaient sous le rideau, prétendaient
avoir reconnu fort bien leur père et leur mère, que le pail-
lasse découpait sur du papier noir, d'après leur indication.
Bonnes et candides frayeurs!
il y a aussi à Naples des théâtres particuliers, des théâtres
tfamatori. Souvent ils servent à tromper bien des jalousies
conjugales , à mener bon train lesafFaires de creur des jeunes
REVUE DE TARIS. 207
filles ou des belles dames. Une femme ou une fille qui ne
peut voir son amorato , et vit cependant dans la même so-
ciété que lui, convient de prendre dans la pièce que l'on
doit jouer un rôle en rapport avec sa situation, et de la
sorte les deux amans se comprennent et s'épanchent tout en
récitant Giraud ouGoldoni. Les comédies de M. Scribe sont
maintenant for? goûtées en Italie. La mode, cette folledéesse
qui fait une loi de ses caprices, a mis à Tordre du jour le
répertoire de l'ancien théâtre de Madame. Les abbés font
répéter Malvina , et les colonels apprennent Philippe.
M Scribe , vingt fois plus heureux qu'en France , où les
journalistes se vengent constamment sur lui de tout l'ennui
que leur donne un feuilleton à écrire , M. Scribe reçoit sur
les affiches italiennes le non d ' illustrissimo e famoso autore.
Le roi de iSaples , en 1832 , voulut voir jouer une comédie à
Castellamare. Là se trouvait réunie , comme de coutume , la
bonne et brillante société de Naples. Les acteurs étaient
M. le comte de la Ferronays , Mmes de Marceilus , de Gr...,
la comtesse Kisl... et autres, société française , comme vous
l'indique le programme; charmante et douce société! Je
laissai un de mes amis, jeune Anglais fort distingué, appren-
dre le rôle de Frédérik Lemaitre dans V Auberge des Adrets.
Le roi de tapies vit-il la pièce, je ne sais; toujours est-il
qu'elle fut mise à l'étude. C'est une merveilleuse chose que
cette importation ou imposition du théâtre français en Italie.
La paresse italienne trouve les pièces toutes faites ; elle n'a
que les frais de traduction et de mise en scène.
J'ai vu , me disait le comte de S..., j'ai vu , il y a quinze
ans , des théâtres bien plus curieux à Naples. Les domesti-
ques de bonne maison y jouaient ; on les appelait theatxi
domestici. Une comtesse de Naples avait fini pas s'enticher
violemment de ces bouffonneries; elle y passait réellement
la moitié de sa vie, donnant à Cassandre et à Pulcinella
une tabatière en présent , une montre aujourd'hui , de-
main une épingle d'or. Un de ces comédiens subalternes ,
jouant un jour le rôle d'un Frontin , reçut d'elle un billet
ainsi conçu : Alla sera , domani palazzo. JSola. Ce valet . gar-
çon fort intelligent, comprit bien vite qu'il ne fallait pas,
en cette affaire, jouer le rôle commun et fastidieux d'un
208 REVUE DE PARIS.
homme à bonnes fortunes ; il calcula prudemment la valeur
des bijoux et du mobilier de la comtesse , il sut tout cela par
son frère , qui avait autrefois servi cette dame. Ayant alors
reconnu que le total formait un fonds qui pouvait lui procu-
rer une douce vie et une vieillesse agréable , il osa proposer
sa main avant de rien accorder aux bizarres exigences de
celle-ci. J'ignore s'il avait lu V Epoux par supercherie, de
Boissy, mais toujours est-il que le rusé coquin en vint à ce
qu'il voulait. Il épousa la comtesse et eut des gens.
Les lois injustes , qui notent chez nous les comédiens d'in-
famie , existent moins à Naples que partout ailleurs 5 les plus
grands seigneurs ne rougiraient point de faire leur ami d'un
acteur honnête homme. Riccobini, renommé si justement à
Paris , revit encore pour sa probité et ses bonnes manières
dans quelques acteurs privilégiés , tels que Lablache , Tam-
burini , Rubini. Ce que je dis là ne doit pas toutefois servir
d'excuse à certains caprices féminins trop prononcés. Une
autre belle comtesse bien connue promenait à Naples Da-
vide dans sa voiture ; pour ce fait, elle avait soulevé l'opi-
nion de certains salons. Cependant la comtesse 0...., si
distinguée par le charme et le piquant de son esprit, est la
Christine des arts et la protectrice des jeunes talens dans
cette séduisante Italie ! J'aime mieux cette aisance que la
froide hospitalité des autres pays. Ici l'artiste , quand il
n'est pas contrefait , peut d'un jour à l'autre passer prince.
Allons donc faire de la poésie et de la musique sous ce beau
ciel.
Lord Byron avance quelque part dans ses mémoires une
opinion au moins douteuse, c'est que l'Italie ne saurait avoir
aucune prétention à un théâtre comique , ce pays ne repré-
sentant nulle société. C'est une grave aberration à mon
sens. La comédie politique de l'Italie est seulement là où
le noble poète ne la voyait pas. Il faisait pis que de ne pas
la voir , lui Byron , il l'oubliait. Ainsi il oubliait que c'était
celte même société italienne, si molle, si facile , qui lui
avait fourni les couleurs gaies de Beppo. Il oubliait encore
que don Juan est Italien plus qu'Anglais vers la partie
admirable du IXe chant, évidemment empreint des souve-
nirs délicieux de Ravenne , de Pise , de Florence et de Vé-
REVUE DE PARTS. ^09
rone. La comédie italienne trouverait surtout d'abondans
sujets de se produire dans cette ville de Naples. La comédie
italienne , c'est l'inégalité perpétuellement heureuse et co-
mique des conditions , c'est le polichinelle aux prises avec
le marquis. Ne venez donc pas nous dire qu'il n'y a pas de
comédie en Italie! Elle vous coudoie dans la rue, dans le
salon ; elle est partout. C'est elle qui a mis le grelot à Bat-
tachi, ce poète de novelle inconnu en France . jeune Napo-
litain plein d'avenir et d'esprit. C'est elle qui soufflera quel-
quejourà Manzoniunebelle et admirable comédie politique;
car Manzoni me le disait à moi-même en 1832 : C'est la co-
médie de Beaumar citais quil nous faut ici!
Naples est la ville des comédies comme Paris celle des sa-
tires , comme Londres l'enfumée celle du drame. Naples
obtiendra cette couronne , je n'en doute pas ; quelque jour
surgira ce nouvel Arioste , quelque jour aux chansons du
port succédera Aristophane dans la salle Saint-Charles.
M. de Montmorency-Laval, dans une lettre pleine de sens,
parlait de l'enthousiasme qu'excitent dans Naples les moin-
dres représentations. «Les bravos, dit-il, n'y sont pas
« achetés comme chez nous; on rougirait là-bas de l'igno-
» ble métier que Ton fait entreprendre aux malheureuses
)> bandes de nos théâtres. Le rire napolitain , plus franc
'> que pudique, est le bon rire de Molière. On n'y hurle pas
') la tragédie , on la chante j — c'est un défaut qui vaut
» mieux. »
Byron, parlant de sa chère Ravenne, écrivait : « Ravenne
» aura , dit-on, cette année, quelque reflet des belles
» fêtes de Naples. Il doit y avoir spectacle , foire , opéra
» en avril , et un autre opéra en juin. — C'est le seul peu-
» pie qui comprenne la vie ; il va au spectacle pour parler, p?i
» compagnie pour se taire. »
Du temps de Byron , le signore Inglese si traditionnelle-
ment célèbre à cette heure encore parmi les gondoliers de
Venise, l'Italie avait en effet de magiques reflets de sa
gaieté. L'Italie, même après l'invasion française, respirait,
pour ainsi dire , et se remettait à vivre. Les Anglais n'a-
vaient pas encore glacé le rire aux lèvres de la folle Italie.
Ce sont eux, eux seuls qui l'ont faite anglaise et triste. L'Au-
- 8 18.
;
2!0
REVUE DE PAP^IS.
triche, cent fois moins coupable, n'a rien retranché du moins
de ces allures vives et de ces mœurs faciles qui formeront
toujours le caractère de ce peuple. Les Anglais, par le luxe
de leurs importations , le prosaïsme de leurs idées , et leurs
excursions fréquentes parmi ce peuple , ne servent qu'à le
dénaturer de jour en jour, ne fût-ce qu'en donnant le goût
du commerceà son indolence. Un Anglais en Italie m'a tou-
jours paru un contresens. — Aux yeux de Byron , chacun
sait que c'était plus : c'était un outrage.
Ce peuple d'oubli vivra donc et périra dans l'oubli. C'est
au milieu de Naples embaumée , de Naples radieuse , au
bord de son golfe, que tout poitrinaire qui est poète veut
mourir ; c'est à Nice et sous les orangers que les imagina-
tions le plus bourgeoises vont s'éteindre. Un Napolitain,
homme d'esprit , me disait que son aïeul, musicien très-fort
sur la viola dirjamha, s'était fait porter, avant de se suicider,
à la pointe de Pausilippe , un tambour de basque sous les
pieds , un citron en main et un cigare à la bouche ; il
ehanta , fuma, joua du tambour un petit quart d'heure,
puis se jeta dansla mer. Ne voilà-t-il pas Naples bien repré-
sentée dans ce singulier musicien?
Et maintenant vous aurez peut-être une idée des repré-
sentations et des cérémonies religieuses ou profanes de Na-
ples. Tout cela se passe au soleil ou aux flambeaux. Le théâ-
tre et l'église unissent leurs pompes sous ce ciel favorisé; les
cantatrices de chapelle y font d'excellentes chanteuses de
théâtre. Dans cette grande ville de Naples, turbulente et
folle cité, tout s'affiche, tout est théâtre. Les femmes de Na-
ples se font voir au balcon , ou montrent leur pied en rame-
nant leur voile sur le visage. Les lazzaroni étalent au soleil
le spectacle de leur paresse en haillons ; tout ce peuple de
misère se pare comme le ferait un vieil acteur de province ;
il a du blanc et du rouge. Les images qu'on lui montre, et
les comparaisons qu'on lui fait toucher au doigt, sont les
plus sûres comme impression et résultat.
C'est un peuple vieillard; c'est aussi un peuple enfant. 1/
ne lui faut ni profession , ni calcul , ni richesse , ni probité ;
il a trouvé moyen de se passer de cela. Ce qu'il lui faut, c'est
lr panem et circcnscs ; les spectacles font sa vie. La fertilité
REVUE DE PARIS. 2rl
du pays et la multitude de ports maritimes disséminés sur sa
côte entretiendront pour long-temps son apathie ; il a du sa-
von , du blé de Turquie et des acteurs. Il broie du jaune pour
ses peintres , produit de la soie pour ses maîtres , et monte
des cordes de violon pour ses artistes. iS'est-ce pas bien en-
corda ville de Boccace et de Fontanus?
E. Roger de Beauvoir.
CHRONIQUE
GOETZ DE BERLICHINGEN.
GUERRE DES PAYSANS EN 1525.
Le désir de savoir comment Goethe était resté fidèle àl'his-
loire en écrivant son drame de Goetz de Berlichingen , m'a
Fait rechercher qui était Goetz, et quelle part il avait prise
à la guerre des paysans.
Dans les années de loisir qu'il lui fallut passer dans son
château après sa captivité d'Augsbourg , GoetZ a lui-même
écrit sa vie (1). C'est une œuvre d'une grande bonne foi et
d'une rare simplicité. L'auteur raconte naïvement tout ce qui
lui est arrivé , aussi bien les faits importans de son histoire
(1) La première édition parut à Nuremberg; la seconde à Franc-
fort en i"73 1 , avec des notes intéressantes , mais diffuses ; une troi-
sième à Nuremberg, en 1775. La plus correcte et la meilleure est
celle publiée en i8i3 à Breslaw par MM. Biiscbing et van der
Hagen , auxquels l'Allemagne est redevable de tant de précieux tra-
vaux bibliographiques.
REVUE DE PARIS. 213
que les plus petits détails. On voit bien que ce n'est pas un
écrivain bel-esprit qui veut s'acquérir une nouvelle gloire
par la publication de son livre, mais un brave homme de
guerre qui, ne sachant que devenir s'il ne monte pas à che-
val , s'il ne court pas les grandes roules la lance au poing et
le casque en tête , cède un jour aux sollicitations de ses amis,
et raconte, la plume à la main, ce qu'il aimerait mieux ra-
conter de vive voix, au milieu de ses compagnons, près
d'un feu de bivouac.
Goetz naquit à Jaxthausen,domainehéréditaire de se? pères?
vers l'an 1480-1482. On l'envoya une année à l'école , et il
en eut assez. La coutume n'était pas dans ce temps-là de
donner tant de science à un chevalier. C'était beaucoup s'il
savait lire lui-même un défi de guerre, et signer , en cas de
besoin , son nom. En 1495 , Goetz , qui avait alors environ
quinze ans , commence déjà sa vie errante. Il se rend à la
diète de "Worms , en qualité d'écuyer de son cousin Berli-
chingen. Bientôt il entre en la même qualité au service du
margrave Frédéric Gedachtoms , son seigneur suzerain, et
ne tarde pas à se distinguer par son impétueuse bravoure.
C'est du reste une chose étrange que ce métier de guerre
comme Goetz nous le raconte. 11 ne passe que peu de temps
à la cour du prince. Il retourne dans son château , visite les
seigneurs voisins , s'en va à lui seul , ou tout au plus avec
son écuyer , entreprendre des expéditions aventureuses. Si
une division éclate entre quelques princes , ou entre les no-
bles du pays et les bourgeois d'une ville , comme cela arri-
vait souvent , il tâche toujours de se ranger du côté de son
suzerain , sans oublier pourtant de défendre le bon droit.
Alors il se met en route, et commence à guerroyer, menant
une rude vie , gagnant très-peu , et souvent obligé de faire
des dettes pour s'acheter un nouveau cheval , ou une autre
armure. Dans l'intervalle , il a toujours soin de se créer
quelque occupation, afin de ne pas laisser reposer trop long-
temps son bras et son épée. C'est un méfait , une injustice
à réparer, une guerre entreprise pour son propre compte,
après qu'il en a entrepris pour les autres. Il a une querelle
avec l'évêque de Bamberg , et cette querelle l'occupe des
années entières. 11 y revient toutes les fois qu'il a un moment
^14- REVUE DE PARIS.
de loisir ; il poursuit le malheureux évêque sur tout ce qui
lui appartient. A peine celle-là est-elle assoupie qu'il s'en
fait une autre avec l'archevêque de Mayence, et c'est un
champ de bataille non moins précieux à entretenir que le
premier. Puis, comme l'on connaît déjà sa bravoure et le zèle
avec lequel il l'emploie à défendre des intérêts injustement
lésés, on lui demande le secours de son bras, comme on
pourrait demander à un écrivain de nos jours le secours de
sa plume. Un tailleur n'a pu oblenirle paiement de deux cents
florins qu'on lui doit à Cologne , et Goetz de Berlichingen
s'en va arrêter sur la route les deux premiers marchands de
Cologne qu'il rencontre , et les tient à la pointe de son épée
jusqu'à ce qu'ils aient payé les deux cents florins. Quelques
marchands de Nuremberg ont trahi l'un de ses écuyers , et
lorsque ces marchands se rendent avec leurs voitures de ba-
gages à la foire de Francfort , ils trouvent Goetz de Berli-
chingen qui les soufflette l'un après l'autre , et les renvoie
honteusement après s'être emparé de leurs marchandises.
De telles expéditions nous semblent aujourd'hui très-sin-
gulières, et nous pourrions les qualifier d'un nom fort peu
chevaleresque. Mais Goetz les entreprenait avec la persuasion
intime qu'il remplissait un devoir de conscience , et satisfai-
sait aux lois de l'honneur. Le souvenir des règles de cheva-
lerie , le souvenir même des idées religieuses ne le quittait
jamais dans de telles occasions. « Je dois, dit-il à la fin de
son livre, rendre de grandes actions de grâces à Dieu qui
m'a soutenu visiblement dans toutes mes entreprises aven-
tureuses et combats singuliers. »
Dans quelque circonstance qu'on le prenne, on le verra
toujours aussi fidèle à ses principes de chevalerie, basés sur
le droit de suzeraineté, et sous ce rapport-là surtout sa
vie est très-curieuse à étudier. Goetz est bien un homme de
guerre hardi et entreprenant , un homme fier qui s'appuie
sur son courage plus encore que sur sa noblesse, et marche li-
brement au secours du pauvre paysan opprimé , sans redou-
ter ni prince, ni seigneur, ni chapitre de chanoines. Que
lui importe le courroux de l'évèque de Bamberg, ou lesmena-
ces de l'archevêque de Mayence? Ce sont des nobles puis-
sans . etlui est noble aussi , et il veut traiter avec eux d'égal
REVUE DE PARIS. 215
à égal. Mais si son margrave parle , ou si le nom de l'empe-
reur est prononcé , tout ce courage bouillant s'assouplit,
car le margrave est son suzerain, et l'empereur est le maître
auquel , en vrai chevalier , il doit rendre hommage.
Cette fidélité de Goetz était bien connue , et lorsqu'à la
diète d'Augsbourg les marchands de Nuremberg vinrent
porter plainte contre lui à Maximilien : « Je connais très-
bien Berlichingen . répondit l'empereur, je l'estime pour
sa loyauté et sa valeur ; et ne dirait-on pas que pour un sac
de poivre qu'un marchand aura perdu, il faille mettre tout
l'empire en rumeur? >■>
C'est dans une de ces rencontres fréquentes avec les Nu-
rembergeois que Goetz eut la main coupée. « Je sentis, dit-
il , que l'épée de mon adversaire avait pénétré sous mon
gantelet, et que ma main ne tenait plus au bras que par un peu
de peau. Alors, comme s'il ne m'était rien arrivé , et sans
laisser paraître ce que je souffrais, je fis reculer doucement
mon cheval, et je m'en allai rejoindre mes compagnons. *>
Quand Goetz voit tomber sa main droite devant lui, il re-
grette sans dou'.e d'être estropié pour toute sa vie? Non pas,
mais de ne pouvoir plus exercer le métier de chevalier, de
ne pouvoir plus combattre ses ennemis ; et lorsqu'il apprend
qu'on peut remplacer cette main par une main de fer, il re-
devient tout joyeux.
Les efforts des ennemis de Berlichingen, et notamment ceux
de l'évéque de Bamberg. n'avaient pu parvenir d'abord à atti-
rer sur sa tête la colère de l'empereur ; mais plus tard il em-
brassa le parti du duc Elbin de Wurtemberg contre l'alliance
souabe, et en 1522, après que leduc eutétéchasséde ses états,
Goetz fut arrêté et conduit à Heilbronn. D'abord on lui donna,
sur sa parole de chevalier, la ville pour prison; mais ce n'é-
tait pas assez pour ses ennemis de l'avoir ainsi écarté du champ
de bataille, et dele tenir, par sa promesse d'honnêtehomme,
mieux renfermé à Heilbronn qu'on n'aurait pu le faire avec
des verrous. Un jour, un commissaire de l'alliance souabe
arrive auprès de lui, et veut lui faire signer un écrit que
Goetz regarde comme injurieux à son honneur. Comme ou
peut le croire, il refuse hautement de condescendre à un tel
acte. On menace de le jeter dans la tour ; il déclare qu'il a
216 REVUE DE PARIS.
juré de rester dans la ville , et qu'il y restera. Cependant il
envoie prévenir son beau-frère de Sickingen , qui accourt
en toute hâte avec une troupe d'hommes à cheval. Les bour-
geois de Heilbronn et le commissaire surtout ont peur, et ils
relâchent Berlichingen , moyennant une somme de deux
mille florins, que le pauvre chevalier dut emprunter de côté
et d'autre à ses amis, car il ne l'avait pas.
Goethe a fait de cette résistance de son héros , et de l'ar-
rivée subite de Sickingen, l'une des plus belles scènes de son
drame.
Goetz retourna dans sa demeure, mais peu de temps
après un événement survint qui; en l'entraînant dans son
tourbillon, devait avoir pour lui des suites longues et doulou-
reuses ; je veux parler de la guerre des paysans en 1525 (1).
Tous les peuples ont eu l'un après l'autre ces révoltes de
l'esclave contre le maître, de l'opprimé contre l'oppresseur,
dernières protestations de la passivité du faible poussé à
bout, espèce de saignées avec lesquelles le peuple se soula-
geait de ses plaies. La Grèce a eu ses combats d'ilotes, Rome
son mont Aventin. Les moyen âge n'emportait pas avec lui
les lois barbares de l'esclavage; mais le servage sous le
gantelet de fer de certains hommes était peut-être encore
pis. Et il y a eu rébellion de toutes parts contre les lois bru-
tales de cette époque, et rébellion surtout contre leur inter-
prétation, souvent plus brutale encore. En prenant l'histoire
des siècles qui ont amené l'émancipation successive des peu-
ples, on peut voir se dérouler une chaîne de révoltes non
interrompues qui éclatent comme autant de volcans, Pune à
la suite de l'autre, au Nord et au Midi. Quand l'une est éteinte,
un autre recommence. La race de serfs, qui s'est vengée, ex-
pie dans les tortures son entreprise audacieuse ; mais une
autre suit son exemple.
L'histoire de ces révoltes populaires diffères dans ses cir-
constances : le caractère général en est le même. On se sou-
(i) Voir sur cette guerre des paysans les importantes recherches
faites par M. de Raiimer [Histoire d'Europe), "Wachsmuth [His-
toire des guerres de Paysans), Ernsius pour le Wurtemberg, Cal-
niet pour l'Alsace, etc.
REVUE DE PARIS. 217
lève contre les privilèges, on se bat au nom de la liberté.
Mais cette liberté, en qaoi consiste t-elle dans le commen-
cement? A obtenir une répartition plus égale d'impôts, à di-
minuer le poids des dîmes, les nombre des corvées. Les pau-
vres paysans qui crient à l'oppression ne songent pas en-
core à réclamer un droit d'élection, et à se faire une charte
constitutionnelle. Ce qu'ils demandent le plus souvent, ce
dont ils se réjouissent surtout , c'est de pouvoir pêcher
chasser en liberté , tant ce partage des animaux de l'air et
des champs au profit de quelques-uns est contre la nature,
tant ils ont honte de ne pouvoir tuer le lièvre qui vient ra-
vager leurs jardins, parce que le lièvre est réservé pour les
nobles plaisirs de leur maître.
Le mécontentement couve long-temps en silence dans
tous les cœurs. On n'en aperçoit rien, on n'en pressent au-
cune trace. Le ciel est calme, les nobles se rendent joyeuse-
ment à leurs rendez-vous de fête : les bois retentissent du
son de leurs cors, le château du bruit de leurs chants, et tout-
à-coup la moindre circonstance fait éclater l'orage qui se
préparait dans l'ombre. La moindre étincelle qui tombe à
temps opportun allume l'incendie. En un instant, cette foule
patiente lève la tête, et se rue contre ceux dont elle a subi
les longs affronts. L'esprit de soulèvement court d'une chau-
mière àrautre,commele feu sur une traînée de poudre. Une
même pensée soulève en un clin d'œil mille bras qui tout à
l'heure labouraient péniblement la terre; une même soif de
vengeance remplit toutes ces poitrines sur lesquelles hier en-
corde farouche suzerain aurait pu poser impunément le ta-
lon de sa botte. Avant que les nobles aient distingué l'éten-
due du danger, la campagne est envahie, les instrumens
d'agriculture deviennent des instrumens de guerre. Cette
fois les forêts ne retentissent plus du tumulte entraînant
d'une chasse joyeuse, mais des rauques acclamations d'une
troupe d'hommes avides de sang. Leschâteaux n'ouvrent plus
leurs larges salles aux rians banquets des chevaliers , aux
ballades du ménestrel ; la main des incendiaires s'en ap-
proche et les fait flamboyer aux quatre coins. Incendie et
pillage, meurtres et cruautés de toutes sortes, voilà ce que
veut maintenant cette foule qui s'avance en désordre contre
8 19
\
2i8 REVUE DE PARIS.
la demeure de ses maîtres , qui se précipite comme un tor-
rent à travers la campagne avec des cris de colère féroces,
et des rires 'plus féroces encore. Il faut que l'orage déborde
tout ce qu'il a amassé de grêle et d'éclairs ; il faut que quel-
ques jours acquittent les souffrances d'un siècle, que le mas-
sacre venge les humiliations, que le renversement des palais
paie les souffrances de la chaumière.
Veut-on savoir quelle faible circonstance peut amener une
guerre, quand le peuple n'attend que l'occasion d'éclater?
En 1207, dans l'archevêché de Brème, le curé de Steding,
blessé de n'avoir reçu à l'offrande qu'un gros (1) de la main
d'une femme riche, met dans la bouche de cette femme qui
s'agenouille pour communier le gros au lieu de l'hostie. Le
mari assemble ses amis , la foule accourt , la colère gronde,
le prêtre est tué, le presbytère renversé; l'archevêque de
Brème lance l'excommunication contre la ville; lcshabitans
résistent , et voilà une guerre qui dure vingt ans, une guerre
qui promène la désolation dans tout le pays. 11 fallut , pour
la terminer , traiter les Stedinger comme des hérétiques. Le
pape prit fait et cause pour l'archevêque, lui prêta le secours
de ses bulles, et une croisade en bonne forme fut dirigée
contre une population peu nombreuse qui avait soutenu une
lutte si opiniâtre. La lecture d'un bref du pape qui accordait
de grandes indulgences à ceux qui combattraient les Ste-
dinger augmenta beaucoup les troupes de l'archevêque.
Maisles Stedinger s'avancèrent encore avec plus de six mille
hommes contre leurs adversaires, et ne cédèrent qu'après
avoir vendu chèrement leur défaite.
En 1381 , en Angleterre, un receveur d'impôts qui avait
déjà soulevé plus d'une fois contre lui le mécontentement po-
pulaire, veut prendre de force la fille d'un ouvrier, Wat Tyler
(couvreur). Wat Tyler le tue , arbore l'étendard de la ré-
bellion ; le peuple se range autour de lui. Et voilà en peu de
temps Wat Tyler, l'ancien couvreur, maître d'une armée de
cent mille hommes, qui, après avoir ravagé quelques pro-
vinces, s'être emparé de plusieurs villes, s'en va braver le
(i) Petite pièce qui équivaut à trois sous et demi de notre mon-
naie.
REVUE DE PARIS^ 219
roi Richard jusque dans la Tour de Londres, et marche un
jour à côté de lui, A-Vat Tyler comme le roi, Richard comme
le sujet.
Ce qui domine ordinairement dans ces révoltes, c'est sur-
tout la haine contre le haut clergé. Les paysans qui s'en
vont , la faux et le brandon à la main, exercer leurs atroces
vengeances , ne se donnent quelquefois pas le temps de dis-
tinguer à qui appartient tel ou tel château ; mais s'ils ren-
contrent sur leur chemin la demeure d'un riche abbé, le
palais d'un évêque , on peut être sûr qu'ils se jetteront là
avec plus d'acharnement que partout ailleurs. On conçoit en
effet que pour une classe d'hommes auxquels les prêtres ne
faisaient grâce ni de la dîme, ni delà corvée, la vue d'un
gentilhomme avare , injuste , cruel même si l'on veut . mais
entouré de ce prestige que donnent la valeur et les périls
d'une vie aventureuse , dût leur être moins intolérable que
l'aspect d'un prélat injuste aussi , cruel aussi , et mollement
endormi dans les douceurs d'une vie riante et oiseuse. Puis
le gentilhomme les défendait , et le prélat devait les faire dé-
fendre. Puis les vices du chevalier s'accordaient encore
avec son rude métier de guerre, et les vices d'une confrérie
de moines ne pouvaient la montrer que sous un jour faux et
hypocrite.
Il faut remarquer en outre que, tout en se révoltant ainsi
contre le haut clergé , le peuple, comme pour protester en
même temps de son esprit religieux, ne manque jamais de se
choisir un prêtre qui le harangue et lui parle de Dieu à sa
manière. Souvent ce prêtre est un fanatique, et il doit être
tel pour répondre aux besoins d'une multitude ignorante
qui prête une oreille avide à tout ce que Ton peut lui dire de
plus merveilleux , et n'a pas de peine à croire aux miracles,
lorsqu'avec sa révolte elle semble vivre dans un miracle
perpétuel.
En Angleterre, c'est John Bull incarcéré par l'archevêque
de Cantorbéry , délivré par le peuple., et qui s'en va prê-
chant à ce peuple ses idées d'égalité, et résumant dans ces
deux vers devenus historiques sa démocratie :
mo
REVUE DE PARIS.
When Adam delved, and Eve span ,
Who was than the gentlemann ?
Quand Adam labourait , et quand Eve filait ,
Qui donc alors était le gentilhomme?
En France, c'est le maître de Hongrie qui se dit chargé
d'une mission céleste , et gouverne avec ses mystérieuses ré-
vélations l'esprit crédule des pastoureaux.
En Allemagne , c'est Miintzer qui fanatise avec ses rêves
et ses discours bibliques l'ame de ses adeptes.
Ce que l'on retrouve encore dans cesrévollesde paysans,
c'est le même désordre, la même cruauté , le même aveu-
glement , et la seule question à faire , ce serait , je crois ,
celle-ci : Lequel des deux partis a exercé le plus de cruau-
tés , des paysans pendant leur court triomphe , ou des no-
bles après leur victoire? Et il me semble que, si épouvan-
table que soit la conduite des premiers, celle des seconds
doit paraître encore plus odieuse. Les malheureux serfs ont
à venger de longues années de deuil , d'oppression et de
misère ; les nobles ne peuvent s'en prendre qu'à un moment
de fureur passagère , à une éruption terrible , mais long-
temps comprimée par l'idée du devoir et la patience. Les
paysans se jettent avec une sorte de férocité sur leur proie,
et passent comme un fléau à travers les possessions de leurs
maîtres. Les nobles combinent leur colère, calculent leur
vengeance, raffinent leurs moyens d'atrocité. Ils ne veulent
pas écraser tout d'une fois ceux qui ont osé se révolter con-
tre eux ; ils aiment à les tenir à leur disposition , à les voir
lentement souffrir, à voir leurs membres se briser sous la
torture , ou se fondre sur le bûcher. Que l'on prenne l'his-
toire de ces fatales guerres civiles , et l'on verra si le parti
accoutumé au pouvoir , le parti des patriciens et des rois
n'a pas toujours été plus froidement, plus savamment cruel
que le parti populaire . contre lequel il dut un instant lut-
ter.
L'une des plus anciennes guerres de paysans que nous ait
îrausmises l'histoire du moyen âge , est celle des Stellinger,
qui éclata en Saxe sous le règne de Louis-le-Débonnaire.
C'était un petit noyau de Saxons qui voulait se soustraire
REVUE DE PARIS.
22 \
aux institutions fondées par Charlemagne, et aux lois nou-
vellement implantées du christianisme. Us furent vaincus ,
et cent quarante d'entre eux décapités, quarante pendus;
les moins coupables mutilés.
Au onzième siècle, les paysans de Normandie se révol-
tent contre la noblesse et l'on peut lire dans Robert Wace ,
comment Raoul d'Ivry, l'oncle du duc régnant , les traita
après sa victoire:
Raol fu mult de mal talent
Nés1 vont mener à jugement ;
Tuz les fist tristes e dolenz ;
À plusurs fist traire les denz ,
E li altres fistespercer,
Traire les ods , li puings colper ,
A tex , i fist li guarez kuire ,
Ne li chant gaires ki s'en muire ,
L' altres fist tait viss bruillir ,
E li altres en plumb buillix
En 1514 , l'armée de vagabonds que le cardinal Bakaes
en Hongrie avait rassemblée pour faire une croisade contre
les musulmans, tourne les armes contre son propre pays.
George Dosa en est le chef. Une bataille se livre , les nobles
l'emportent ; Dosa se jette en désespéré au milieu des rangs
ennemis , sans pouvoir y trouver la mort. On s'empare de
lui, on le renferme dans un cachot avec quarante soldats
attachés particulièrement à son service . et on les laisse là
quatorze jours sans nourriture. Au bout de ce temps, on
retire du cachot ceux qui n'étaient pas encore morts de
faim. Il en restait vingt environ , et parmi eux George Dosa.
Un trône, un sceptre et une couronne de fer ont été rougis
au feu. Dosa doit s'asseoir sur le trône , prendre le sceptre
bouillant dans sa main , et recevoir la couronne sur la tête.
Quand ses membres ont été à demi rôtis dans cet affreux
supplice , on les dépèce , et on les fait manger à ses compa-
gnons. Après cela il ne faut plus parler des cannibales Ja-
mais ils n'ont connu un tel raffinement d'atrocité.
in autre exemple plus récent n'est pas moins horrible.
8 19.
222
REVUE DE PARIS.
En 1525, les paysans de F Alsace avaient suivi l'exemple de
ceux de la Souabe et de la Thuringe. Le duc de Lorraine ,
dont ils menaçaient les états, se mit en route pour les ré-
primer. Le combat s'engage dans le village de Lupfstein ,
quatorze mille Lorrains environ contre six mille insurgés.
La lutte fut violente 5 les paysans défendaient le terrain
pied à pied et se retranchaient dans les cours, dans les mai-
sons. Quand le duc vit qu'il ne pouvait venir à bout d'une
telle résistance, il cerna le village avec ses troupes . et y fit
mettre le feu aux quatre coins. De six mille paysans il ne
s'en sauva pas un seul. Tous ceux qui échappèrent à l'épée
périrent dans les flammes. Il est vrai qu'à la suite de cette
belle expédition et de deux ou trois autres à peu près sem-
blables , le duc Antoine revint en triomphe à Nancy , et que
les prêtres entonnèrent le Te deum en son honneur.
Enfin un autre trait distinctif peut servir encore à carac-
tériser les guerres de paysans : c'est la promptitude avec
laquelle elles éclatent , et la promptitude avec laquelle elles
finissent. Quand la mesure du mécontentement populaire
est comblée, le plus léger prétexte produit l'éruption ; les
paysans escaladent les tours qu'ils ont long-temps regar-
dées avec terreur . le premier moment de surprise les pro-
tège, leur témérité même les sert, leur premier choc est
effroyable. Mais bientôt on ne tarde pas à s'apercevoir qu'ils
n'ont ni les armes ni la discipline nécessaires. Ils ignorent
l'art de la guerre, ils manquent d'un chef qui sache diriger
leur courage, et le réprimer au besoin pour s'en servir à
propos. Les nobles se rassurent , rassemblent leurs forces ,
arrivent en bon ordre. Si l'effervescence des paysans dure
encore , elle est très-dangereuse ; mais souvent , après les
premiers excès auxquels ils s'abandonnent , elle s'apaise.
La colère, qui leur donnait tant de courage, s'adoucit quand
ils l'ont exhalée. Ils se battent encore à merveille en parti-
sans, ils ne résistent guère en bataille rangée. La tactique
de l'armée ennemie les déconcerte : la résistance ferme et
calculée est une muraille contre laquelle ils ne se hasardent
guère à briser deux fois de suite leur impétuosité. Ils fuient
faute de discipline , ils se débandent faute d'un chef qui sa-
che les rallier. Quant Muntzer mena ses soldats au combat .
REVUE DE PARIS. 523
il leur promit de recevoir les balles de l'ennemi dans sa sou-
tane , et les soldats . conduits par leur crédulité , se jetèrent
gaiement au-devant des arquebuses ; mais lorsqu'ils virent
que les balles tombaient aussi sur eux , et que leur cbef ne
les préservait avec ses prières ni des blessures ni de la mort,
ils cédèrent à cette attaque soutenue de leurs adversaires ,
et s'enfuirent en désordre.
Une fois la première bataille perdue, un grand change-
ment s'opère parmi eux : leur ardeur s'éteint, leur résolu-
tion tombe : les vieux liens se renouent, les souvenirs de leur
famille et de leur chaumière , si chargés de misères qu'ils
soient, les dominent encore. Ils deviennent faibles etincer
tains de passionnés qu'ils étaient. On dirait qu'après la ré
volte et le châtiment ils ont peur de se retrouver en face de
leurs maîtres. On dirait d'une mer orageuse qui se calme et
rentre avec un léger murmure dans un lit de sable ; ou plutôt
on dirait que la Providence les a fait surgir dans son cour-
roux comme pour donner un avertissement aux oppresseurs,
et les laisse ensuite retomber dans leur repos.
La guerre des paysans d'Allemagne en 1525 se trouva en
rapport avec la Réformation. On peut croire cependant
qu'elle n'en était pas la conséquence immédiate. A la fin du
quatorzième , et au commencement du quinzième siècle, la
condition des paysans avait empiré; les nobles, habitués
à l'exercice du pouvoir, en avaient agrandi les limites. Le
pauvre serf avait à payer non-seulement la dime véritable ;
mais sous ce mot de dime on comprenait encore une quan-
tité de charges accidentelles qui lui ravissaient la meilleure
partie de sa récolte. A cela venaient se joindre les corvées
habituelles, les exactions des subalternes. Au premier mot
du maître . il devait quitter sa charrue , charrier les denrées
au monastère, ou la provision de bois au château. On ne le
payait pas, on ne le récompensait pas, on ne le traitait
guère que comme un animal intelligent né tout exprès pour
obéir aux puissans seigneurs dont il dépendait. Les orages
venaient ravager ses champs , les guerres des petits princes
pouvaient anéantir le fruit de sesfravaux, incendier sa chau-
mière; mais on ne savait ni lui tenir compte de ses efforts ,
ni prendre part à sa misère. Avant tout, les couvens de-
%n
REVUE DE PARIS.
vaient avoir leurs celliers bien garnis , les gentilshommes
leurs châteaux munis de provisions, quel que fût le dénû-
ment d'une famille de serfs.
Dans ces circonstances, la réforme s'accomplit, et à ce
cri de liberté religieuse qui retentit dans toute l'Allemagne,
les paysans crurent pouvoir joindre celui de liberté tempo-
relle. Ils ne s'armèrent pas d'abord pour être les apôtres du
protestantisme, ils s'armèrent pour défendre leur propre
cause , et s'ils combattirent en faveur de la nouvelle foi ,
c'est qu'elle se rattachait étroitement à leurs espérances d'é-
mancipation, c'est qu'ils avaient eu aussi beaucoup à souf-
frir des prêtres catholiques. Luther n'avait pu voir d'abord
cette insurrection de paysans sans y prendre intérêt, car
elle ressemblait à un commentaire énergique, à une libre et
hardie manifestation des principes qu'il avait répandus. Plus
tard il s'éloigna d'eux et blâma sévèrement les désordres
auxquels ils s'étaient livrés.
La révolte commença , à vrai dire , en 1524 , dans les ter-
res du comte de Lupffen en Souabe , qui avait eu l'art de
rendre ses sujets plus malheureux encore que les autres.
Celle-ci fut promptement apaisée; mais quelques mois après
les paysans se soulevèrent en Souabe , en Franconie , dans
l'évêché de Mayence , et presque dans toute l'Allemagne ,
si l'on en excepte la Saxe. Les uns s'en allèrent par petites
bandes brûler les châteaux de leurs maîtres , exercer leurs
vengeances particulières. Mais il se forma sous les ordres
de Hippel et de l'aubergiste Melzler un corps de troupes
principal qui, après avoir saccagé le château du comte de
Hohenlohe , mis à contribution les prêtres de Hcilbronn ,
incendié Miltenberg , traversa la Franconie , fut reçu dans
Wurzbourg aux acclamations de joie de tous les bourgeois
de la ville , et mit le siège devant la forteresse.
C'était ce corps d'armée qui était, à proprement parler,
la tête de l'insurrection : c'était de là que parlaient pour le
reste de l'Allemagne des émissaires chargés d'amener de nou-
veaux renforts , d'exciter de nouvelles révoltes. C'était là
aussi que l'on avait rédigé le pacte d'alliance auquel les
nobles devaient souscrire pour avoir la paix.
C'est une constitution en douze articles, encadrée dans
REVUE DE PARIS. 225
des textes de la Bible et de l'Évangile, et qui peut nous
faire voir à quoi en étaient réduits ces hommes obligés de
prendre les armes et de lever l'étendard de la rébellion
pour soutenir des prétentions aussi modérées.
Par le premier article , les paysans demandent qu'il leur
soit permis de se choisir eux-mêmes leur pasteur, et de le
renvoyer, s'il manque à ce qu'ils ont droit d'en attendre.
2° Ils paieront volontiers la dime , puisqu'elle est déjà
ordonnée dans l'ancien Testament, mais non point les au-
tres impôts onéreux qu'on leur applique sous le nom de
dîme.
3° Jésus-Christ est mort pour tous les hommes; tous les hom-
mes doivent être égaux : cependant ils reconnaissent qu'ils
ont des maîtres, et ils veulent leur obéir; mais ils demandent
que ces maîtres les traitent humainement et chrétiennement.
4Q Quand Dieu a créé le monde , il a mis au pouvoir de
l'homme tout ce que renferme la nature , et ils désirent
partager le droit de pêche et de chasse avec leurs seigneurs.
5° Que les bois ne se trouvent plus dans la propriété ex-
clusive des gentilshommes et des monastères, et qu'il en
soit aussi réservé une part pour les besoins du pauvre.
6° Les charges du paysan s'augmentent de jour en jour ,
on désire qu'elles soient allégées.
7° Suite du précédent. Que les seigneurs et les paysans
entrent les uns à l'égard des autres dans des rapports plus
équitables.
8° Le travail imposé au paysan au-delà de ce qu'il est
tenu légalement de faire doit lui être payé.
9° Ils demandent à être punis lorsqu'ils l'auront mérité ,
d'après ce qui est écrit, d'après les ordonnances et les cou-
tumes , non point d'après le libre arbitre.
10° Qu'on ne leur enlève plus les choses qu'ils ont eux-
mêmes légalement achetées.
11° L'abolition complète de la main-morte.
Par le douzième article, ils s'engagent à retrancher de
ce pacte ce qu'on leur représenterait comme contraire aux
lois de Dieu et de la charité, et à se conformer toujours aux
enseignemens du christianisme.
Cette troupe de paysans , qui s'était réunie avec tant de
226
REVUE DE PARIS.
résolution pour défendre ses droits , comprit bien qu1il lui
manquait un chef habitué au métier de la guerre, et la pro-
position faite par Hippel de choisir pour chef Goetz de Ber-
lichingen fut accueillie à l'unanimité. Aucun homme ne
pouvait en effet inspirer plus de sympathie et en même
temps plus de respect à cette multitude. Goetz avait sans
cesse suivi une ligne de conduite toute différente de celle des
autres nobles. On ne l'avait jamais vu maltraiter le paysan,
exercer dans ses terres d'injustes exactions. On ne l'avait
pas vu se ranger du côté des seigneurs pour opprimer plus
facilement le pauvre peuple. Loin de là : ses querelles par
ticulières , ses courses aventureuses , présentaient toujours
quelque chose d'anti-aristocratique. Il s'attaquait aux évê-
ques pour défendre un écuyer ; il se tournait du côté du
faible et lui prêtait l'appui de son bras contre les riches
bourgeois ou les grands seigneurs. Sa loyauté le faisait es-
timer ; son caractère de justice et de commisération pour la
classe pauvre le faisait chérir de tous ceux qui étaient pau-
vres et opprimés , et sa bravoure célèbre lui attirait l'admi-
ration universelle. Au seizième siècle , Goetz était un héros
populaire dont l'on se plaisait à s'entretenir sous le chaume
du serf. Les enfans apprenaient de bonne heure à vénérer
son nom, et les faiseurs de contes étaient les bienvenus
toutes les fois qu'ils rapportaient une nouvelle aventure
vraie ou fausse de Goetz de Berlichingen à la main de fer.
Le loyal chevalier apprit avec douleur cependant ce que
les paysans attendaient de lui. Si leur cause lui semblait
juste , les excès affreux auxquels ils s'étaient déjà portés ne
pouvaient que lui inspirer une profonde aversion contre une
telle guerre. Il rejeta avec fierté les premières proposi-
tions qu'on lui fit. Mais les insurgés étaient résolus de l'a-
voir pour chef; quand ils virent leur offres inutiles , ils
employèrent les menaces. Goetz céda à la crainte de voir sa
demeure livrée aux flammes . sa femme et ses enfans massa-
crés sous ses yeux ; et d'ailleurs il conservait l'espoir de ré ■
primer par sa présence la fureur de cette troupe indisci-
plinée, de mettre fin plus promptement aux ravages qu'elle
commettait.
Il s'engagea donc à prendre le commandement de ces
REVUE DE PARIS. 227
nouveaux soldats pendant un mois. Mais il avait trop pré-
sumé de sou pouvoir sur des esprits que l'effervescence du
moment rendait inaccessibles au langage delà raison. Ni ses
conseils , ni ses reproches , ni ses menaces, ne purent met-
tre un frein à leurs brutales passions. Il eut la douleur de
voir flamboyer devant lui des villages et des châteaux qu'il
aurait voulu sauver. Il entendit raconter tous les actes de
violence barbare auxquels s'abandonnaient ses soldats, et
quand il voulut interposer son autorité de général dans ces
excès qu'il abhorrait, on lui fit entendre que s'il continuait
ainsi, sa vie même n'était pas en sûreté; qu'on l'avait pris
pour guider les cohortes de paysans sur le champ de bataille,
non point pour les prêcher.
Alors il résolut de rompre à tout jamais avec elles; mais
sa fidélité à garder ses sermens le retint pendant le mois en-
tier qu'il avait promis de passer avec elles. Au bout de ce
temps , il écrivit à Truchsetz, le général de l'alliance souabe,
pour lui expliquer sa conduite et préparer sa retraite. On
ne lui répondit pas. Il s'évada, se rendit à Stuttgard , et
parla lui-même à Truchsetz. Les motifs qui l'avaient fait agir
étaient assez plausibles, la marche qu'il avait suivie était
assez franche pour le justifier des reproches que les nobles
lui adressaient. Mais ses ennemis voulaient le trouver cou-
pable, et en dénaturant ses intentions, en exagérant les
faits , ils parvinrent à le représenter à l'empereur tout autre-
ment qu'il ne le méritait. Il fut enfermé deux ans à Augs-
bourg, et ne sortit de sa prison qu'à la condition de retour-
ner dans son château , d'y rester tranquille jusqu'à la fin
de sa vie, de ne plus entreprendre aucune expédition, de
ne pas franchir les limites de ses terres , sous peine de payer
pour chaque infraction à ses promesses une somme de
25,000 florins.
Pendant ce temps, la guerre des paysans, qui avait mis
toute l'Allemagne en rumeur, était étouffée. Ce fut une
grande faute de la part de Hippel et de Metzler qui condui-
saient le principal corps d'armée, de s'obstiner à faire le
siège de la citadelle de Wurzbourg , qui , bien pourvue de
munitions et défendue par des troupes fermes et aguerries ,
leur opposa une résistance constante. Tandis qu'ils s'affai-
blissaient ainsi chaque jour dans une lutte inutile, le duc de
228 REVUE DE PARTS.
Lorraine écrasait la révolte en Alsace. Truchselz s'avançait
à travers le carnage et l'incendie, et anéantissait sur sa
route tous les petits partis qui tentaient de lui résister. La
bataille de Bôblingen , dans laquelle plus de huit mille
paysans périrent, porta un coup mortel à la rébellion ; celle
d'Ingolstadt acheva de la décourager. Les troupes se dé-
bandèrent, les représailles sanglantes auxquelles Truchsetz
se livra , répandirent la consternation dans le cœur de tous
ceux qui avaient d'abord encouragé et soutenul'insurrec-
tion; et quand il se présenta aux portes de Wurzbourg, les
habitans coururent eux-mêmes au-devant de lui, et se sou-
mirent à toutes les conditions qu'il lui plut de leur imposer.
Soixante citoyens, appartenant presque tous aux premières
familles de la ville, payèrent de leur tête le secours qu'ils
avaient donné aux rebelles. L'évêque rentra en triomphe
dans ses états , amenant avec lui , pour maintenir l'ordre,
une troupe de soldats étrangers dont les habitans durent
payer la solde et l'entretien ; et pour compenser tout ce que
la guerre avait enlevé au palais épiscopal , les sujets de l'é-
vêché furent encore , dans leur misère , chargés d'une nou-
velle contribution. Le protestantisme, qui avait commencé
à s'introduire dans cette principauté, eut à subir toutes les
persécutions des prêtres catholiques. Les églises consacrées
à la nouvelle foi furent renversées , les ministres jetés dans
les prisons, ou chassés, et le catholicisme se réinstalla
pompeusement dans son vieux dôme et dans les terres qui
en dépendaient.
Après cette expédition , les troupes de l'alliance souabe
traversèrent le palatinat , l'évêché de Salzbourg , les pro-
priétés de l'archiduc Ferdinand, le Tyrol, où de nouveaux
troubles avaient éclaté ; et après mainte lutte opiniâtre ,
maint combat acharné de part et d'autre , on put reconnaî-
tre aux maisons des coupables tombant en cendres, aux
échafauds dressés sur les places sanglantes, que la révolte
touchait à sa fin , et que le bon droit et la clémence des sei-
gneurs l'emportaient sur leurs agresseurs.
Restait encore Miintzer , qui avait donné à ses soldats ce
qu'aucun autre chef de paysans n'avait pu donner aux siens,
le fanatisme religieux. Muntzer , l'ancien élève de Luther,
REVUE DE PARIS. 2^9
que Luther réprouvait . mais qui se disait envoyé de Dieu ,
priait, jeûnait, promettait des miracles , et suppléait à son
défaut de courage et d'expérience militaire par des sermons
enthousiastes , et des paroles mystiques qui fascinaient une
foule ignorante.
La révolte de Muntzer éclata dans la Thuringe , et se ré-
pandit dans les principautés environnantes. Ses troupes ,
qui s'élevaient à plus de six mille hommes, s'étaient déjà
emparées de Hersfeld , de la petite ville de Vach, de l'ab-
baye de Fulda>Xe landgrave de Hesse leur livra bataille
près deFrankenhausen', non toutefois sans les avoir invitées
d'avance à mettre bas les armes, en leur promettant une
amnistie complète. Mais les soldats de Muntzer, enhardis
par les prédications et les promesses merveilleuses de leur
chef, marchèrent au-devant de l'ennemi en entonnant un
cantique. Ils furent mis en déroute au premier choc; près
de cinq mille d'entre eux périrent dans ce combat, les au-
tres prirent la fuite du côté de Frankenhausen et le long de
la vallée. Muntzer s'était réfugié dans une maison de Fran-
kenhausen ; il fut arrêté , et expia dans les tortures sa
croyance à une mission céleste.
Le reste des petites révoltes qui éclatèrent encore en
Saxe et dans quelques autres parties de l'Allemagne s'étei-
gnit successivement sous les efforts des princes conjurés tous
ensemble pour anéantir cette atteinte à leur ancienne et
absolue domination.
Quanta Goetzde Berlichingen, sa carrière chevaleresque
s'était terminée à ces rudes conditions qu'on lui avait impo-
sées à Augsbourg, et sa loyauté de caractère ne lui permet-
tait pas de pouvoir jamais songer à la recommencer. Il
vieillissait, il traînait avec peine le poids des jours oisifs,
l'ennui de sa solitude. Pour un homme tel que lui, habitué
à errer par monts et par vaux, à courir toutes les chances
d'un combat singulier ou d'une bataille rangée , il ne pou-
vait pas y avoir de plus grande punition que celle de se
trouver confiné dans son château, n'osant plus se servir de
ses armes, n'osant plus franchir d'un seul pas l'étroite limite
de ses domaines. Et il fallait que cette vie inactive, silen-
cieuse , dénuée de tout ce qui le charmait tant autrefois .lui
8 20
230 REVUE DE PARIS.
fût bien pesante pour qu'il se résolût, lui homme de guerre,
lui Goetz de Berlichingen, à prendre une plume et à écrire
Phistoire de son existence passée.
Au bout de seize longues années , Charles-Quint se sou-
vint de lui et rompit le ban qui le retenait captif. Oh ! ce fut
une grande joie pour le vieux chevalier de prendre encore
son armure, de remettre son gantelet de fer, et de pouvoir
galoper tout à son aise sur son bon cheval , et de s'en aller
ainsi, à la suite de son empereur, en Allemagne et en France;
car qui pourrait dire combien il avait souffert; combien son
excessif point d'honneur chevaleresque avait encore rétréci
les bornes de sa prison? « Une fois, dit-il , je traversai les
champs qui m'environnaient, j'arrivai sans y songer dans
une petite plaine, et quand je fus là, l'effroi me saisit tout-à-
coup; je regardai autour de moi , je crus avoir franchi mes
limites , mais j'appris de mes parens que cette petite plaine
était aussi comprise dans les terres qui me payaient le cens ,
et j'éprouvai une grande consolation de n'avoir pas manqué,
même involontairement, à mes engagemens. »
Après sa campagne en France, Goetz de Berlichingen
revint dans son château , mais celte fois pour n'en plus sor-
tir qu'avec son cercueil. Il mourut le 23 juillet 1562, à l'âge
de quatre-vingt et quelques années, et fut porté àSchônthal
dans la sépulture de ses ancêtres. Au-dessous du monument
qui lui fut érigé, on trouve cette incription :
Hac generosus eques Gottfridns clauditur urna
Berlichius toto notus in orbe senex.
Plurima raagnanimus qui vivens praelia gessit ;
At nunc perpétua jiacis amator erit.
Tutus ab insultu nulli metuendus et ijise
iEtemis fruitur, sed sine fine bonis.
Ainsi vécut le brave et honnête Goetz de Berlichingen, la
dernière apparition en Allemagne d'une époque qui s'en
allait finissant dans toute l'Europe , l'homme auquel il n'a
manqué qu'un plus grand théâtre et d'autres circonstances
pour en faire un Bayard. Sa chronique si modeste ne nous
a pas dit tout ce qu'il il y avait de grand et de généreux dans
REVUE DE PARIS. 231
son ame. On y voit seulement par les faits , plutôt que par
ses observations , sa fidélité inébranlable envers ceux qu'il
regardait comme ses seigneurs légitimes ; son dévouement
à soutenir l'opprimé, son respect pour tout ce qu'il avait
promis d'observer , et son amour sans bornes pour le métier
des armes. Les témoignages des contemporains nous disent
seuls quelle était sa bravoure, et de quelle haute estime il
était environné ; et Goetz devait venir pour nous montrer
dans toute sa simplicité de mœurs , sa brusque franchise, et
son noble caractère, cette vie du dernier chevalier allemand .
X. Marmier,
DU DESSIN
CONSIDÉRÉ COMME ENSEIGNEMENT PRIMAIRE,
La nécessité de la science graphique est assez généralement com-
prise dans les hautes professions , et les modernes systèmes d'en-
seignement, en cela progressifs, la prescrivent comme point de
départ pour le rapide apprentissage de la majeure partie des arts
libéraux. Cette science est non-seulement la sténographie de la
pensée pour le chirurgien qui se propose de tenter, avec des pro-
cédés inconnus, une opération périlleuse ; pour le mécanicien qui
cherche des forces nouvelles; pour leclassificateur, dont la mission
est de répandre les connaissances de l'esprit humain : elle doit être
encore le gagne-pain modeste de l'artisan dans une foule de pro-
fessions secondaires.
Je ne veux pas ici parler du goût et de l'émulation que l'en-
seignement universel du dessin est destiné à propager chez les in-
dustriels , qui , par disette de talent et d'originalité , conséquence
déplorable d'un enseignement avare , pillent platement les produc-
tions et les travaux d'un confrère plus heureux ou plus habile,
dans leur impuissance de rivaliser avec lui. C'est cependant une
plaie bien saignante et bien honteuse ; mais du moins, en ce siècle
où les procédés et les agens mécaniques changent brutalement la
face d'une industrie, et couchent des populations sur la paille en
attendant que la société tout entière en recueille un jour ou l'autre
les bénéfices , n'est-il pas humain et politique à la fois de mettre à
la disposition des artisans , expropriés de leur main-d'œuvre par
quelque découverte, une ressource contre le premier, contre l'iné-
BEVUE DE PARIS.
2B3
vitable dommage de ces révolutions si fréquentes? Répandre l'en-
seignement, c'est doter les populations, et ce n'est, on le com-
prend , que de la prévoyance , et de la plus commune , contre les
périls de la misère. D'ailleurs , l'enseignement doit progresser
comme la société elle-même , et le cercle des notions élémentaires,
c'est-à-dire des notions utiles à tous , n'est pas si rétréci que la
routine le suppose.
Par malheur, l'enseignement du dessin n'est pas suffisamment
répandu parmi nous, et ceci s'explique de reste, puisque, d'après
les vieilles méthodes renfermées dans l'enceinte de nos collèges,
et si peu capables d'ailleurs de mettre en jeu le ressort de l'imita-
lion , il faut y consacrer un temps considérable. Le temps est le
plus coûteux des capitaux. Cette dépense est la ruine des petites
bourses. Le premier, le meilleur auxiliaire de mille industries est
devenu par cette raison le privilège de la société oisive, et l'on
tourne vers des distractions , la plupart du temps sans portée ,
l'outil qui produirait des merveilles entre les mains du travail-
leur. Si quelques talens d'une trempe vigoureuse échappent à cette
fatalité et se font jour malgré les entraves de la routine et de la
misère, c'est par exception : le hasard et le ciel sont pour tout dans
cet accident, et la société, dont ces talens deviennent les plus in-
dispensables capacités , n'y est pour rien , n'y concourt pas.
Les esprits philosophiques ont applaudi à la saillie de lord
Brougham dans la chambre des lords, quand il s'est écrié que la
lecture, l'écriture et le calcul ne suffisaient pas à l'intelligence des
peuples, et ne produisaient communément que des capacités mé-
diocres lorsqu'on s'en tenait là. Nous pensons de même. Nous
croyons que le dessin , pour ne parler cette fois que du dessin ,
est pour le moins aussi utile que les deux ou trois enseignemens
que l'on accorde de guerre lasse à nos cantons, comme une aumône
qui dispense du reste, comme une charité en dehors de laquelle
les multitudes n'ont plus rien à exiger des gouvernemens, toujours
si las de s'occuper d'elles. Sans nous embarquer dans la nomencla-
ture des indications, n'est-il pas évident que le dessin est un pas
vers l'ébénisterie , la mécanique, l'architecture, la géographie,
l'anatomie, la botanique, etc. ? En France, la faculté de médecine
et de chirurgie est à la veille de consacrer ce principe dans toute
sa rigueur, en détlarant qu'à l'avenir les étudians ne seront reçus
et n'obtiendront Définitivement leurs diplômes qu'à la condition
8 20.
23-4 REVUE DE PARIS.
de savoir dessiner. Des écoles gratuites s'ouvrent à petit bruit dans
nos arrondissemens ; ceci est bien, mais il reste quelque chose ù
faire. Il est urgent d'examiner les méthodes qui se disputent le
champ de l'enseignement, pour accorder une faveur manifeste à
la plus prompte , qui soit en même temps la plus rationnelle ; et
dès qu'on l'aura trouvée , si on la trouve , ce progrès ne doit
point s'arrêter à la porte des grandes académies , pour quelques
professions. L'atelier a les mêmes besoins que le collège , le peu-
ple aussi devra participer à cette amélioration importante. L'Uni-
versité est nourrie du pain de la France pour donner aux mé-
thodes utiles la publicité de son autorisation. Ce n'est pas trop
exiger d'elle.
Nous avons parlé sans trop de respect des vieilles méthodes, car
nous les tenons jugées et condamnées par leur peu de propagation.
A ce titre seul, il faudrait prier les professeurs de se réveiller un
instant, et de laisser en Oubli leur vénération profonde pour de»
formules qui nous viennent du temps de Charlemagne. Discutons le
préjugé, mettons la routine sur la sellette.
J.-J. Rousseau , ce remueur de paradoxes qui laissa tant de ses
idées particulières dans l'héritage de tous , nous a précédé dans une
critique où il faut bien le suivre et reconnaître la vérité de ses
aperçus. Eu fait de réformes, ce grand révolutionnaire aie droit de
compter comme autorité, et de nous proposer ses plans. S'il n'a rien
proposé, suivant son habitude, qui fut aussi celle de son époque,
on doit le tenter à sa place.
J.-J. Rousseau ne voulait pas que l'entendement de son élève
imaginaire fût circonscrit et borné dans les conseils d'un profes-
seur, et que l'on infligeât à son Emile des modèles qui ne sont après
tout que des copies de second , de troisième et quelquefois de qua-
trième degré. Jean-Jacques, on le sait, n'admettait l'influence du
maître sur son élève que par voie indirecte; et, concurremment,
dans la question qui nous occupe, il recommandait l'imitation im-
médiate du grand tableau de la nature. Nous ne relèverons pas ce
qu'il y a de dur et d'étrange dans cette dialectique : une pareille
exagération mérite à peine d'être réfutée. Reprendre à chaque siè-
cle les études , à partir de l'enfance du monde , if est pas le moyen
d'accélérer le progrès et d'enriebir chaque génération des décou-
vertes de sa devancière. A ce compte, nul ne vivrait assez long-
temps pour former son élève, et l'élève lui-même serait septuagénaire
REVUE DE PARIS. 2§5
avant d'avoir achevé son éducation. Ajoutez aussi que pour suivre
pas à pas ce plan subtil et diplomatique , où le conseil ne se pré-
sente jamais de face , mais de biais , il faudrait un génie de la
trempe de M. de Talleyrand. Ces sortes de génies sont rares , Dieu
merci! et ils ont mieux ou pis à faire que de se sacrifier à l'éduca
tion isolée d'un enfant. Ne brûlons donc pas les bibliothèques
d'Alexandrie , et disons au citoyen de Genève que le professeur est
utile parce qu'il est le dépositaire des traditions acquises. La no-
toriété suffit pour désigner celui qui répondra le mieux à l'exigence
naturelle des parens. Pieste la question du modèle, et cette ques-
tion est entière. Là est la méthode.
Et sur ce point Rousseau , qui sait faire penser toutes les (bis
qu'il ne rêve pas , a déposé dans son Emile le germe d'une idée
qui ne devait se développer que plus tard avec tous ses résultats.
La nature, son dogme universel , n'aurait jamais donné une inspi-
ration si directe. Rousseau fit bien d'agiter le problème , et l'uti-
Hté de son livre réfute le blâme qu'il faisait peser sur les livres en
général.
« Je commencerai, dit-il, par tracer un homme comme les la-
quais le tracent contre les murs : une barre pour chaque bras , une
barre pour chaque jambe, et des doigts plus gros que les bras. Bien
long-temps après , Emile et moi , nous nous apercevrons l'un ou
l'autre de cette disproportion • nous remarquerons qu'une jambe a
de l'épaisseur , et que cette épaisseur n'est pas partout la même ;
que le bras a sa longueur déterminée par rapport au corps , etc-
Dans ce progrès, je marcherai tout au plus au côté d'Emile, ou je le
devancerai de si peu qu'il lui sera toujours aisé de rn'attemdre , et
souvent de me surpasser, v
C'est donc à l'instinct d'imitation que le philosophe de Genève
s'adresse, en reconnaissant l'énergie de cet instinct qui existe chez
tous lesenfans, sauf dans les circonstances exceptionnelles, lors-
qu'un enfant vient au monde incomplet ou infirme.
Ceci constaté , avant d'aller plus loin, qu'il nous soit permis de
démontrer que le mot de vocation reste pleinement en dehors de
cette thèse. On en abuse à la journée, et de maladroits professeurs
comptent sur le vague du mot pour la justification de leur impé-
ritie. Trop souvent les vices des méthodes ont fait calomnier de
malheureux élèves , garrottés par les entraves de la routine, et fuit
innocens des faux pas où leur jeune instinct devait les entraîner
236 revue de paris.
avec d'autant plus de violence qu'ils suivaient mieux les prescrip-
tions intimes de l'analogie. Je n'en citerai qu'un exemple : n'est-on
pas convaincu maintenant que les tâtonnemens de l'ancienne épel-
lation, dans l'apprentissage'de la lecture, venaient surtout de la ma-
nière dont on isolait arbitrairement chaque consonne de la voyelle
qui lui donne seule et le timbre et la vie? L'enfant ne se rendait
pas compte de la transformation que chaque lettre subissait tout-à-
coup par son alliance avec une autre lettre ; il ployait sous des in-
jonctions obscures, et répétait la leçon sans la comprendre. L'in-
stinct , au lieu de devenir une règle et une guide , obéissait ma-
chinalement à mille variations contraires. Si l'on s'instruit par la
rectification de quelques erreurs , des faux pas trop répétés décou-
ragent. Les mauvaises méthodes rendent la science imprenable : on
dépense sa vigueur à lutter contre leurs vices. Au terme de l'en-
seignement, s'il y parvient, l'esprit épuisé s'endort. Mais si, dès
le début, vous sollicitez habilement l'instinct, la méditation et la
pensée, l'ardeur s'éveille et se met de la partie j l'énigme intéresse,
et l'austère physionomie de l'étude se déride aux yeux de l'élève r
comme la Diane de Scio , dont le visage de marbre paraissait au
premier coup d'œil empreint d'une gravité redoutable, et sur les
lèvres de laquelle on devinait un sourire lorsque sa tête se déga-
geait de la fumée du sacrifice. Règle générale : vis-à-vis d'un sujet
bien ordonné, lorsque la méthode de l'enseignement est rationnelle
et saisissante, le succès de l'éducation que l'on appelle proprement
élémentaire est infaillible. Il ne s'agit en effet que de l'instinct
d'imitation, et cet instinct est une propriété vulgaire , la faculté
de tous, une puissance mécanique : la vocation ne se produit qu'à
la limite des élémens. Qu'alors la voix du lecteur s'élève aux in-
flexions du drame, que la plume de l'écrivain s'aventure dans les
essais littéraires, que l'homme de chiffres attaque les mathémati-
ques transcendantes , ou que le dessinateur entre dans le domaine
des Decamps et des Delacroix , ceci est la sphère de la vocation , le
terrain des esprits d'élite. Ne nous occupons que de la foule. Un
enfant qui n'a pas l'instinct de l'imitation n'a rien. C'est cette fa-
culté si commune, cette force aveugle qui, de bonne heure et par
une succession d'études inaperçues , nous inculque la langue ma-
ternelle avec l'accent, et, de front, une foule de notions et d'usages
dont les mœurs et le caractère dérivent; car l'éducation ne date
pas seulement du collège, mais du berceau. Grâce à l'extrême sou-
REVUE DE PAR 1S.
m
plesse de nos organes, on ne doit pas craindre de rejeter sur les
premières époques de l'existence tout le poids d'une série d'exer-
cices salutaires. C'est un temps précieux et qu'il faut employer acti-
vement, puisque l'enfance est vierge des préjugés , propre à toutes
les inoculations.
Faut-il donc ne reconnaître pour l'instinct d'autres moniteurs
que les objets naturels? L'étude du dessin , comprise à la manière
de Jean-Jacques, développerait tout au plus des talens de paysa-
gistes, et encore le sentiment des distances offrirait obstacles sur
obstacles à l'essor de ces génies naturels , parce que la révélation
des difficultés ne se compléterait que par des essais décourageans.
De quelque précieuse intelligence que fût doué Lantara , alors qu'il
était simple vacber dans le petit hameau d'Acbères, oserait-on affir-
mer que sans l'aide du maître il eût peint de sa vie autre chose
que des murailles de cabaret? C'est le concours du professeur et
l'exercice de l'instinct que nous exigerions si nous avions à indi-
quer une méthode.
Examinons maintenant ce que l'on fait à peu près partout. On
met une estampe sous les yeux de l'enfant, gravure ou lithogra-
phie. Cette estampe décompose une figure dans ses moindres dé-
tails, et , d'après un principe dont la formule est dans un ouvrage
élémentaire de Léonard de Yinci, principe qui veut que l'on pro-
cède du simple au composé , l'élève copie sur autant de morceaux
de vélin , en premier lieu un œil , puis un nez , puis une bouche?
puis une oreille, et cela de face, de profil ou de trois quarts j
d'abord au simple trait , et enfin avec des hachures d'un graine
délicat pour harmonier les demi-teintes et les fondre. Après cet
apprentissage long et minutieux , je vous promets, moi , que l'é-
lève et complètement incapable d'ajuster ces détails , de mettre
en rapport ces nez , ces oreilles et ces yeux, de les souder l'un sur
l'autre. C'est , en vérité , comme s'il n'avait rien appris. Alors on
se ravise , on exige qu'il recommence sur de nouveaux frais et
sous la direction d'un tout autre principe. Ce principe est celui
qu'on aurait pu lui faire aborder en débutant, celui de l'ensemble.
Yoilà bien du temps perdu : qu'en pensez-vous? Mais ne vous en
formalisez pas ; c'est la règle. Cependant plus d'un écolier s'est pris
d'impatience durant ce bizarre noviciat , qui ne stimule pas sa
jeune verve, et qui laissera toujours , quoi qu'on fasse , du vague
et du décousu dans ses idées , puisque l'on est contraint de s'y
238 REVUE DE PARIS.
prendre d'une autre façon , faute de pouvoir aller plus long-temps
par le même système. 11 est vrai , si l'enfant se décourage, que le
maître tire sa responsabilité d'embarras auprès des parens , en leur
jurant le plus légèrement du monde que le bambin n'a ni vocation
ni goût ; mais ne perdrait-on pas le goût à moins? et faut-il prosti-
tuer le mot de vocation, qui , cela nous est démontré, ne doit s'en-
tendre que des cboses majeures ? Continuons toutefois. Pour les
élèves qui passent sans trop se rebuter de la première phase de
démonstration dans la seconde , ils y portent , la plupart, un dé-
faut incurable : j'entends l'esprit d'une perfection vaine , l'habi-
tude de s'endormir sur de petites choses , la manie du pointillé.
Ceux-là n'iront jamais loin; ils sont perdus pour et par le maître.
Il en fera peut-être, l'habile homme! de corrects imitateurs des
allégories froides et mythologiques de feu Fragonard , des coquet-
teries étranges et sèches de M. Lemire; mais quant à l'énergie de
l'esquisse, quant à la souplesse d'un mouvement pris sur le fait ,
qu'il n'aille pas l'exiger d'eux : ce serait en vain. Le maître, voyez-
vous , a beau démentir ses premières leçons et crier à ses disciples
d'attaquer en grand , avec hardiesse et au risque d'une incorrec-
tion j démenti sans portée , cris inutiles ! Le large et l'osé ne vont
plus à ces élèves 5 on ne les déroutera pas : ils sont dans la voie
du faux. La logique de ces jeunes têtes s'obstine, en dépit de l'in-
conséquence du professeur; et, pour continuer ce perlé miracu-
leux, ces hachures grasses et vigoureuses, dont on est récompensé
par un premier prix , l'élève demande ce qu'il ne peut saisir, le
trait et ses harmonies , aux bons offices du décalque ; il saisit l'es-
quisse à la dérobée, sur le vitrage. Le modèle se prête admirable-
ment à cette rubrique , il ne faut que deux minutes et deux épin-
gles. La paresse, cette première énergie du dégoût, le porte à
mépriser les prescriptions les plus difficiles de l'enseignement. Dès
que l'élève a trouvé cette admirable ressource (et il la trouvera,
croyez-en mon expérience) , son éducation est complète : je veux
dire elle est manquée. Sur cinquante écoliers , deux ou trois à
peine surmontent les fatigues de ces débuts, et, au total, un seul
tirera peut-être quelque parti de ce je ne sais quel talent péni-
blement acquis à la sueur de son front. Si la méthode a été imaginée
pour mettre obstacle au débordement des dessinateurs , dites-moi,
n'a-telle pas admirablement rempli son but ? Appliquez la statistique
à la théorie, et faites un peu la supputation de ses résultats
REVUE DE PARIS. 23 ï)
Ce n'est pas tout. Prenons ce jeune dessinateur qui fait exception
parmi ses camarades , qui est sorti des épreuves et des contradic-
tions de tout genre , à la grande joie du maître. Eh bien ! celui-là,
quand il sait son maître , le sait par cœur, et tellement par cœur,
qu'il ne sait rien de plus. Au besoin , il est capable de le remplacer
dans la classe, en tant qu'il ne s'agira que d'un professorat banal
et rétréci, ou de pousser à l'imitation de l'estampe , à la reproduc-
tion puérile des lithographies que l'on voudra. Mais placez le petit
prodige devant une ronde bosse pour saisir ces proportions et ces
contours qui ne peuvent se mesurer au compas , car il faut avoir
ici le compas dans les yeux pour traduire de prime abord sur le
vélin les jeux de la lumière et de l'ombre ; voilà une révolution
nouvelle : comptez , c'est la troisième. Et si notre jeune homme a
compris que la destination réelle du dessin n'est pas de se borner
stupidement à copier des copies} que son petit talent, tel qu'il est,
ne doit être considéré tout au plus que comme un exercice ; que
le but définitif de ses longues études est de rendre avec aplomb,
et , pour ainsi dire, au vol, la représentation graphique de chaque
objet, de ses reliefs et de ses contours, n'est-ce pas que cette con-
viction tardive est capable de le désespérer et de briser son jeune
orgueil? car lorsqu'il se croyait dans le sanctuaire, le bandeau
tombe, et il apprend tout-à-coup qu'il n'a même pas franchi les de-
grés du seuil. Sur ma parole , quand il aurait toute son existence à
sacrifier, on ne s'y serait pas pris d'une autre manière pour lui dé-
montrer par principes l'art de tuer le temps. Est-ce qu'il n'y a pas
de chemin plus court et plus direct? Dans l'apprentissage qu'il
aborde, devant lœuvre du statuaire , vous le voyez , plus de lignes
planes , plus de décalque possible sur le vitrage, plus de hachures
que l'on imite gaiement et à une demi-ligne près ; car c'est alors
que le procédé de la hachure , le plus retardataire et le plus vain
de tous, en ce qu'on lui a trouvé des lois et des règles, absolu-
ment comme si c'était une vérité, apparaît dans toute son impuis-
sance} convention que Ton peut suppléer à sa guise, dès qu'il
s'agit de simuler artificiellement le sentiment des saillies et le jeu
des reflets. Aussi, pour tirer le pauvre diable de là, car il y per-
drait son latin, on lui apprend, sans plus de mystère, à mépriser
et à fouler aux pieds ce qu'il admirait la veille encore : on lui met
l'estompe à la main. Eh ! barbares , il fallait commencer par là.
Résumons Ips inconvéniens de cettf> grave et vieille routine, au-
240 REVUE DE PARIS.
torisée par Léonard de Yinci , qui veut, comme je le veux égale-
ment , mais à condition d'interpréter raisonnablement le principe,
que l'on aille du simple au composé. D'abord , incohérence et con-
tradiction dans la marcbe , c'est-à-dire , trois essais pour un, et,
pour conclure , rien de géométrique, nulle harmonie. Le sentiment
qu'il est si nécessaire de provoquer et de mettre de la partie, est la
dernière faculté dont on s'occupe. J'en appelle aux souvenirs de
mes lecteurs ; dans cette imitation de modèles qui sont eux-mêmes
des imitations de troisième degré , les esprits vifs se traînent à la
remorque avec tiédeur et découragement, grâce aux fréquens sou-
bresauts d'une méthode ennemie de toute logique : les esprits lents
s'en accommodent mieux , ils y meurent. C'est l'enseignement à son
enfance, avec des tàtonnemens éternels : on se refroidit, et le plus
grand nombre de vocations avorte.
Que si nous renversions l'ordre vulgaire de la routine; toujours
pour aller, comme Léonard de Yinci le veut , du simple au com-
posé, car il est certain que l'on ne saurait procéder autrement}
mais toutefois en faisant essayer l'étude de l'ensemble sur des ron-
des bosses en ébauche, oh! alors, je comprendrais cela. Esquisse
pous esquisse, l'ovale d'une figure , d'après l'antique ou non , peu
m'importe, me semble aller plus vite au but et mieux initier l'in-
telligence au sentiment des proportions , que ces yeux démesurés
et ces bouches à n'en plus finir sur lesquels la routine nous faisait
pâlir six mois durant , ou plus. Puisqu'il est avéré qu'indépen-
damment de la méthode le premier pas en tout est le plus pénible ,
qu'y a-t-il donc à risquer en s'en prenant tout d'abord au relief, à
la copie de premier degré , à la bosse? L'esquisse , le contour ex-
térieur est le même d'après le plâtre ou le dessin : attaquons le plâ-
tre. Seulement le professeur, pour ménager les forces de son élève,
ne lui donnera que des formes anguleuses et inachevées, la masse
des plans principaux , la charpente grossière d'une tête. Le premier
modèle contiendra , par exemple, les rudimens heurtés, l'indica-
tion informe des traits du visage, et pas au-delà. De sorte que, en
quatre coups de crayon , l'écolier pourra saisir les linéamens du
buste et la géométrie de l'ensemble. Il est bien question vraiment
de finir minutieusement un détail et de s'asservir à des coquette-
ries assoupissantes ! Ce qu'il faut , c'est que, dès le début , l'enfant
soit bien averti de la portée de la science graphique pour appren-
dre à résumer ses forces sur l'entente du mouvement et l'équilibre
REVUE DE PARIS. 2-'ll
des parties. Procéder autrement, c'est voiler le but : et comment
voulez-vous que Ton y frappe ? Graduons ces difficultés, j'en tombe
d'accord ; mais songeons à la principale, à celle qui , lorsqu'on en
est une fois le maître, nous aide de procbe en proche à triompher
de toutes les autres. Et ne savez- vous donc pas que c'est par la charge
que l'on arrive à l'exactitude, comme le statuaire dont le génie dé-
gage un chef-d'œuvre du marbre , bloc rude et étrange d'abord j
puis, par degrés, sous le ciseau qui fait voler ce marbre en pous-
sière, sous la lime qui le terminent insensiblement, révélant le Sa-
tan de Flatters ou la Psyché de Canova? N'avez-vous pas par ha-
sard, messieurs les amateurs, dans vos portefeuilles, réuni quel-
ques-unes de ces esquisses fougueuses, au lavis, à la sanguine, à la
plume, qui contiennent les rudimens heurtés de la pensée d'un ar-
tiste, une bataille de Lebrun , une composition de Rubens ? Ce sont
des brouillons curieux n'est-ce pas? et dont un écolier rirait, pour
sûr , en rhétorique. Et cependant , au milieu de cette fougue , sur
ce carton qui pétille d'incorrection et de vigueur, vous suivez avec
respect , vous , le travail et l'improvisation de la pensée. C'est une
étude qui doit produire une grande page, c'est îe canevas d'un ta-
bleau dont notre musée s'honore. Rien de fini, rien de correct : des
taches , des traits , un germe. Pourquoi l'écolier ne procéderait-il
pas comme le maître?
Avant d'aller plus loin , je dois vous avouer que ma conviction
dans mes attaques contre la routine, et mes indications sur la né-
cessité de la réforme dans cette partie de l'enseignement, provien-
nent de ce que je m'appuie sur l'examen d'une méthode récente :
celle de 51. Alexandre Dupuis, professeur; méthode venue trop tard
pour nous , mais qui devra servir à l'instruction de nos enfans.
Prenez donc ce que je viens de supposer comme un fait, et
comme un fait dont je vous dirai les résultats avant que de quitter
la plume, puisque aussi bien cette méthode est en pleine activité
dans un de nos meilleurs collèges, le collège Saint-Louis, avec
toutes les autorisations des hommes spéciaux, des savans de l'in-
stitut, du grand-maître de l'Université , qui. cette fois, s'est mon-
tré progressif comme avant i 83o. Seulement il appartient aux pères
de famille, aux hommes du progrès, de la populariser au-delà
même des collèges, au bénéfice des populations pauvres, comme
un enseignement primaire, comme un bienfait et un gagne-pain,
et d'appeler ceux de nos professeurs dont la conscience égale les
8 21
542 REVUE DE PARTS.
lumières à multiplier le nombre de leurs élèves par un loyal con-
cours à la propagation de cette méthode d enseignement : méthode
qui a déjà pour elle , circonstance rare et qu'il n'est pas indifférent
de mentionner pour le bon exemple , le satisfecit des autorités uni-
versitaires.
Dans cette pensée de propagation, nous nous adresserons sur-
tout, pour être secondés, à l'honneur des journalistes qui sont
restés les purs organes du progrès, et qui ne se livrent pas, corps
et ame, à l'apologie de quoi que soit , moyennant quittance 5 véna-
lité meurtrière qui est la ièpre de la presse telle que le monopole
nous l'a faite , avide et mendiante; vénalité qui confond tout, le
bien et le mal , dans ses éloges décriés 5 vénalité qui est la sangsue
de l'industrie, du talent , de tout ce qui cherche à se produire, et
qui, dans l'ivraie du charlatanisme, étouffe la moisson du bon
grain.
Revenons. L'auteur de la méthode que je vous signale a donc
imaginé quatre séries de modèles. La première série , comme nous
Favons vu tout à l'beure, n'offre que l'ovale et la charge de la tête
humaine , avec ses principaux mouvemens. A cet effet, cette tête
est reproduite par plusieurs plâtres, et sur dilférens degrés d'incli-
naison : droite, penchée en avant, sur le côté, et en arrière. Le
débutant , assis à la distance convenable, esquisse les faciles divi-
sions de l'ovale sur une toile noire , à l'aide du crayon blanc , jus-
qu'à ce que, par cet excellent exercice, il ait initié son intelligence
à l'aplomb des lignes , à la loi des proportions. La mission du maî-
tre se borne à rendre lélève juge des erreurs échappées à sa main
novice. Au moyen du porte-crayon qu'on lui fait placer entre ses
yeux et le modèle, dans une ligne tour à tour perpendiculaire,
oblique ou horizontale, comme un niveau, comme un aplomb,
comme une équerre , il devient facile, de démontrer en quoi, dans
le trait, l'élève s'est écarté du mouvement et de l'harmonie. Le
porte-crayon marquant ainsi devant le regard des lignes de géomé-
trie que Ton rapporte aussitôt à l'examen du tracé, en donne sur-
le-champ, par comparaison, la critique et la contre-épreuve. Au
bout de quelques leçons, après avoir étudié sous divers points de
vue les quatre rondes bosses de la première série, l'enfant a déjà
plus de précision dans le coup d'œil , et par conséquent, la main
plus hardie. Le préjugé du manque de vocation n'a que faire dans
tout cela; l'instinct de l'imitation , qui est a lous , va de lui soi:l
REVUE DE PARIS. *-t»
et se développe: c'est le premier stage du jeune dessinateur, et
l'impulsion est donnée. Il aborde la seconde série.
C'est la même chose que pour la première série , à quelques dé-
tails près : ici, l'œil est indiqué , la bouche se montre , l'oreille
offre des contours. Cette substitution excite et satisfait l'émulation.
Si, par le fait , les difficultés ont doublé, ce n'est qu'en raison du
développement de l'intelligence de l'élève , qui trouve dans les for-
ces acquises par son apprentissage l'intrépidité d'oser de plus en
plus. Cette impulsion ascendante d'où les vocations se dégagent ,
est peut-être le meilleur argument en faveur de la nécessité de
rendre cette méthode universelle • et l'on n'est pas admis à préten-
dre que le professeur emprisonnera dans les bornes de sa manière
les capacités de l'élève , puisque le véritable et seul principe du
nouvel enseignement est de ne jamais diriger par l'exemple, mais
de tenir la bonne foi et le jugement en alerte sur les fautes que
l'on doit réformfr soi-même; c'est l'individualité qui prend l'essor.
Ce que nous venons de dire de la seconde série s'applique à la
troisième, puis à la quatrième : même gradation dans les difficul-
tés, même progrès pour la main, même développement de l'intel-
ligence. Parvenu de la sorte à la dernière série, toujours, comme
on le voit , en procédant du facile au difficile et du simple au com-
posé, l'élève en est arrivé presque sans effort à dégager, des har-
monies bien observées de l'ensemble , le sentiment de la perfection
dans les détails. Cette observation , acquise et fortifiée par l'habile
gradation de l'enseignement . prend place dans les facultés et ne se
perd plus.
Après avoir étudié sous ses divers points de vue le dernier mo-
dèle qui présente une tête de l'âge mûr, on sait le trait : on le sait
pour tout, pour l'Académie, pour le paysage. Alors on passe à l'i-
nitiation des ombres et des lumières , à la science des contours ;
1 élève quitte la toile pour le papier, le crayon blanc pour l'es-
tompe. Il a déjà la certitude de ne plus hésiter devant l'esquisse , il
faut qu'il apprenne à masser hardiment ou à ménager avec adresse,
et pour cela, rien n'est plus favorable que l'étude de ces modèles
de différentes séries, dont les formes de plus en plus perfectionnées
n'accusent que successivement le jeu des muscles et cette variété de
demi-teintes que l'on remarque dans un buste d'après nature. Sur
les premiers modèles en effet les ombres sont uniformes , les lu-
mières larges : viennent par degrés les difficultés artistes. Qu'il
244 REVUE DE PARIS.
apprenne d'abord à gouverner son estompe, à se pénétrer du relief
et à le rendre , à remarquer la dégradation des nuances qui termi-
nent les contours, à placer en saillie les clairs vigoureux et les
eoups de force des premiers plans , ces rudimens de la couleur.
Maître, questionnez souvent votre élève, pour qu'il ne s'obstine
pas dans l'admiration de ses bévues ; pour que l'examen rectifie des
fautes qui deviennent alors des leçons , fautes où il retombera d'au-
tant moins , et dont il fera d'autant mieux justice qu'il aura la con-
science de se les être signalées. Les progrès mareberont àla faveur
de cette critique. Voyez! il n'a pas copié des copies, il ne s'est pas
adonné au faire artificiel des gravures, et c'est un grand point,
car je ne sais pas de plus rude embarras pour celui qui passe de
cette imitation servile à la libre reproduction des reliefs que de
s'ingénier pour savoir comment il lui faudra jouer du crayon vis-
à-vis d'un plâtre 5 examinez qu'il n'y a plus à rendre hachure par
hachure, et que l'on est contraint de rencontrer à toute force une
manière qui ne soit pas d'emprunt. Si j'ai su me faire comprendre,
on avouera que la méthode Dupuis a cela de précieux qu'elle amène
à reproduire le modèle avec un caractère de naïveté qui révèle la
tournure du génie de chaque élève par une manière qui lui devient
propre. Dès-lors , il peut aborder l'étude de l'antique et de la na-
ture, ou même saisir le pinceau , car il est sur le seuil de la pein-
ture. Cependant, et pour ne pas sortir des bornes que nous nous
sommes prescrites, ne perdons pas de vue qu'en parlant de propa-
ger le dessin, il s'agit moins, dans la façon de voir qui nous est
particulière de multiplier les peintres et de remplir les musées, que
d'étendre au bénéfice des professions industrielles la popularité de
la science graphique; science aussi nécessaire, nous le répétons,
pour la commune utilité de tous , que les élémens plus répandus de
la lecture , de l'écriture et du calcul. La nouvelle méthode le peut
plus rapidement qu'aucune autre : la rapidité, c'est l'économie !
Quant aux esprits rigoureux que la logique entraîne hors des
gonds , et qui, d'après l'examen réfléchi de la méthode sur laquelle
nous appelons leur critique, abonderont dans le conseil de Jean-
Jacques, à celaprès qu'ils ne feront pas exclusion du professeur,
s'ils viennent à demander pourquoi Ton n'étudie pas immédiate-
ment la nature sur la nature , nous aurons satisfait sans doute à leur
objection en leur démontrant que ce mezzo termine pare à l'incon-
vénient d'une culture forcée et meurtrière qui avorte parce qu'on
REVUE DE PARIS. 2-45
la bâté. Quelque juste impatience que Ton ait de se précipiter vers
un résultat, le temps a sa force d'inertie qui revendique une part
dans les choses du monde. S'il ne faut pas compter sur lui seul , il
ne faut pas croire non plus qu'il soit un obstacle et qu'il ne soit pas
un auxiliaire, puisque dans l'étude la réflexion est aussi du travail.
Toutefois il ne faut pas oublier que l'on a défini merveilleusement
la méthode en disant qu'elle est une manière d'arriver au but parla
voie la plus convenable. Tous avez le cboix , décidez-vous.
Si nous n'avions que le raisonnement en faveur de cette méthode
il faudrait hésiter : il faudrait demander à la pratique la confirmation
de la théorie et des lumières à répreuve : mais cette épreuve est faite,
elle est constatée, elle est décisive. Sous les yeux de M. le baron
Thénard, membre de l'Institut et rapporteur d'une commission
nommée à cet effet par le ministre de 1 instruction publique, de
MM. Liez et Poirson, proviseurs du collège Saint-Louis, deM. Pâté,
professeur de dessin à ce même collège , des jeunes gens qui ne sui-
vaient cette méthode, que depuis deux ans ont lutté, tant d'après
la bosse que d'après la nature , avec des camarades qui suivaient
depuis cinq et six ans l'ancienne méthode. Malgré la disproportion
dans la durée des temps d'étude , les élèves de M. Dupuis, bien
moins âgés que leurs émules, ont très-notablement soutenu la con-
currence , pour ne pas dire plus. Kous avons obtenu de voir leurs
travaux : rien de cette uniformité qui trahit 1 imitation servile, et
c'est surtout ce qui pourrait servir à réfuter cette objection que
peut-être l'efficacité de la méthode appartient spécialement à l'ha-
bileté particulière du professeur. Ces dessins, remarquables par leur
diversité, offraient , comparés ou pris à part, un cachet indivi-
duel ; ils indiquaient suffisamment que l'élève se voyait contraint,
par le seul ascendant logique de la théorie, de rencontrer au cou-
rant de l'audace ces heureuses inspirations que le talent trouve de
lui seul dès qu'il parvient à secouer le joug des prescriptions sco-
laires. C'est en examinant ces saillies d'originalité et cette franchise
de manière que les conseils de V Emile nous sont revenus en mé-
moire comme ^yant donné leurs fruits, à cela près que l'interven-
tion du professeur est mise hors de conteste et en ligne, et que
celui-ci tirera de cette méthode d'enseignement le triple avantage
d'abréger ses fatigues, de hâter la maturité de ses élèves, et de
pouvoir en étendre le nombre.
Faites maintenant un calcul, car ce calcul parle plus haut que
8 21.
246 REVUE DE PARIS.
tout. Si en deux ans , à douze leçons par mois, d'une heure sans
plus ( ce qui ne fait environ au bout du compte que deux cents heu-
res de travail) , on arrive à ce résultat dans nos collèges où d'au-
tres études entravent cette étude , quels résiritats ne peut-on pas se
flatter d'atteindre dans la moitié, bien mieux, dans le quart du
même temps , par des leçons plus prolongées et plus suivies sur les
bancs de ces milliers d'écoles élémentaires , créées par le zèle et
soutenues par une philantropie éclairée?
Déjà des conseils généraux se sont préoccupés de cette méthode:
elle passera dans les couss gratuits de nos arrondissemens , elle
vaincra la routine dans nos institutions particulières. Nous exige-
rons plus. M. Dupuis, qui s'est, à bon droit, réservé le brevet de
ses modèles, annonce un cours public : nous pensons qu'il ne sau-
rait trop se hâter de l'ouvrir. C'est un phénomène assez remarqua-
ble que l'Université ait pris le pas sur les particuliers à l'occasion
d'un progrès : nous ne voyons pas qu'il faille lui en abandonner
tout l'honneur | ce serait un double scandale et que l'on n'aurait
vu qu'une fois.
La mission dont nous sommes chargés, en consultant plus notre
zèle que nos forces , s'arrête donc ici. C'est un appel à ceux qui
pourront plus que nous et qui, en répondant à cet appel, rempli-
ront un devoir. Le mot de civilisation, dont on se sert en France
à tout propos, impose sans doute quelques obligations aux gens qui
ne se font pas faute de le laisser échapper de leur plume. Assuré-
ment, il s'entend d'une plus généreuse diffusion de connaissances à
l'usage des classes qui ne sont dans le budget que par l'impôt, €t
dont le patrimoine est au bout de leurs doigts. Ces classes , retenues
en tutelle, et traitées de barbares par les conquérans de la société
politique, forment le plus pur de la sève française , le plus énergi-
que élément de notre supériorité continentale. Perfectionner l'en-
seignement pour le mettre à leur portée, c'est à peine s'acquitter
d'une dette ; et , pour parler le langage du calculateur qui s'adresse
aux esprits les plus récalcitrans, c'est aussi jeter dans la circula-
tion industrielle des millions de plus, dont nous retirerons tous un
intérêt. On s'est battu pour des institutions qui, balance faite,
n'offraient pas de telles chances de bénéfice.
Raymond Bruckeu.
SOUVENIRS DE LA REVOLUTION
ET DE L'EMPIRE.
REAL.
Parmi les gens du monde qui fréquentent les nobles sa-
lons libéraux de la nouvelle France, il n'est personne qui
ne se souvienne d'y avoir remarqué un vieillard plus que
septuagénaire , d'une taille moyenne , mais élégante, d'une
toilette modeste , mais propre et soignée , d'une tournure
encore virile et quelquefois sémillante qui ne rappelait en
rien la caducité de l'âgeetles orages delà vie ; dune figure
peu régulière , mais qui avait été agréable, et qui l'était en-
core à force d'expression ; coiffé de beaux cheveux blancs
qu'on envierait à vingt ans, et armé d'un regard bleu , lu-
cide et transparent où n'avait jamais cessé de briller tout le
feu d'une ardente jeunesse.
Quand le diner tirait à sa fin , et que la conversation , ex-
citée par le Champagne et le plaisir , devenait tout-à-coup
générale autour d'une table splendidement servie dont j'ai
vu faire les honneurs par une des plus aimables et des plus
jolies femmes de Paris , sinon par la plus aimable et la plus
jolie, une voix souple et ferme , sonore et bien accentuée ,
s'élevait d'ordinaire, dominait toutes les autres , et finissait
par captiver l'attention des plus distraits. C'est que ce n'é-
tait plus une causerie vague et souvent insipide pour ceux
mêmes qui eii font les frais ; c'était une narration spirituelle,
248
REVUE DE PARIS.
animée, dramatique, riche sans digression, pleine sans
verbiage , érudite sans pédantisme , et polie sans afféterie,
dont l'attrait paraissait d'autant plus piquant aux écouteurs
que l'historien avait presque toujours été un des principaux
personnages des scènes qu'il racontait. Or ce n'étaient pas
là de ces scènes vulgaires auxquelles la vanité seule d'un
homme prévenu de son importance peut supposer quelque
intérêt , parce qu'il imagine sottement que le reflet de son
nom couvrira la pauvreté de son récit. C'était du grave ,
du grandiose , du terrible. Tous les acteurs imposans de la
révolution y jouaient leur rôle , depuis les tribuns sangui-
naires qu'avait faits la populace, jusqu'à l'immortel empereur
qu'avaient fait les soldats; et voilà pourquoi , lorsque cet
homme avait fini de parler , on gardait quelque temps le si-
lence, comme pour l'entendre encore.
Cet homme , c'était le vieillard.
Le vieillard , c'était le comte Real.
Le comte Real , c'était le fils d'un garde-chasse de Chalou,
qui lui avait donné l'éducation requise pour devenir procu-
reur au Châlelet.
Ce procureur au Châtelet avait fait son chemin. On l'a-
vait vu avocat, puis accusateur public près le tribunal du
10 août, puis historiographe de la république française,
puis commissaire du gouvernement au département de Pa-
ris , puis conseiller d'état à la section de la justice , puis pré-
fet de police de l'empire , et comte par-dessus tout cela. Je
ne suis pas de ceux qui le blâment d'avoir mordu trop vite
à l'hameçon d'or de la fortune ; l'appât était friand , l'exem-
ple était contagieux, et je sais quelques-uns de nos Grac-
ques à la barbe en alêne qui n'y mettraient certainement
pas plus de façon en pareille circonstance. L'histoire d'un
événement et d'une époque , c'est l'histoire de toutes les
époques et de tous les évenemens. Mais j'aurais attendu
davantage de la vocation d'un noble caractère , et tout
jeune je déplorais souvent avec amertume la défection dont
Real me semblait coupable envers son propre talent. Je me
souviens d'avoir exprimé un jour ce regret à Chénier, qui
faisait rarement des oalerabourgs , mais qui n'aimait pas
Real , et qui saisissait avec plaisir l'occasion de lancer un
REVUE DE PARIS. 249
Irait mordant contre ces transfuges de la liberté , si vite
embauchés au pouvoir : « Que veux-tu? dit-il en me frap-
pant sur l'épaule , Real réalise. »
Mon intention n'est pas d'ailleurs de considérer l'homme
politique dans M. le comte Real. Qu'est-ce qu'une opinion,
qu'est-ce qu'un rôle , qu'un caractère politique ? Un habit à
la mode du temps jeté sur de pauvres automates que le jeu
des circonstances fait mouvoir ; une carmagnole de 1793
qu'on retourne, qu'on[reteint, à laquelle on attache des bas-
ques , sur laquelle on brode des palmes ou des étoiles , dont
on répare le délabrement, dont on rajeunit la vétusté sous la
bigarrure des rubans et la splendeur des crachats, sauf à tro-
quer un jour ou l'autre tout cet oripeau de friperie contre la
première amulette venue, au choix de la populace, moyennant
un juste retour, comme ces marchands ambulans qui vendent
les vieux galons. Les philosophes qui étudient l'homme dans
ces sottes mascarades sont dignes d'étudier la femme dans
les poupées des marchandes de modes. Il n'y a rien là de la
nature humainejet c'est une grande consolation pour les es-
prits nobles et sensibles qui ont médité sur sa destination,
et qui se sont fait une autre idée de sa dignité.
Ce qui constitue l'homme aux yeux de la raison , c'est la
raison ; c'est cette faculté intelligente qui le distingue pres-
que seule du reste des animaux, et Spinosa , moins matéria-
liste qu'on ne le croit généralement , en avait follement con-
clu qu'il n'y avait de résurreclible dans l'homme que le prin-
cipe intelligent dont il ne concevait pas plus que moi l'im-
possible destruction. Ce qui constitue l'homme , c'est surtout
la bienveillance , à. laquelle Spinosa n'a pas pensé, et qui
est le plus essentiellement immortel de ses élémens. Tous les
deux ont échappé jusqu'ici au scalpel de la dissection et aux
analyses de la chimie. Je ne pense même pas qu'on les ait
cherchés à l'amphithéâtre ou demandés au creuset.
J'ai déjà dit que Real avait été avocat; et je m'explique,
avocat en matière criminelle, ou , selon l'expression fort
exacte et fort reçue de son temps, défenseur officieux. Je
crois avoir dit ailleurs qu'il avait porté dans l'exercice de
cette glorieuse profession , un talent digne de la couronne
civile , que je le plains d'avoir échangée contre la couronne
250 REVUF DE PATxIS.
de comte. C'est donc de cet avocat, dévoué au service du
malheur , et non pas de ce comte enchaîné à la clientèle de
la prospérité , que je me propose de parler aujourd'hui.
Real . c'est l'avocat.
Après le ministère des sages qui font du bien aux hommes,
quand ils en ont le pouvoir, il n'y en a point de plus auguste
que celui du citoyen généreux qui consacre sa noble vie à
les protéger et à les défendre ; c'est même en sa faveur
que penchera l'avantage , si on lui tient compte , comme on
le doit, de l'abnégation de son dévouement et de l'incerti-
tude de ses privilèges. L'autorité de la bonne foi , l'indépen-
dance et l'inviolabilité, droits moraux et sacrés du défenseur,
deviennent illusoires sous toutes les tyrannies, et n'empê-
chent pas Malesherbes de porter sa tête à l'échafaud de Louis
XVI. Si Real s'était avisé de la grandeur de celte destinée ,
dans les cinq ou six siècles de jours qui composent le règne
sanglant de Robespierre , si une vertueuse émulation l'avait
appelé à partager les périls de Chauveau-Lagarde et de Tron-
son Ducoudray , s'il avait déployé à disputer aux bourreaux
Tinnocente existence des proscrits, les ressources du zè]e
louable et sublime encore qui l'anima pour lesproscripteurs,
sa carrière eût été moins longue , sans doute , ou sa vieillesse
du moins ne se serait pas écoulée dans les loisirs dorés de
l'opulence; mais son nom resterait enveloppé d'une gloire
plus durable et plus pure , car il ne lui manqua pour cela ,
ni cet art de la parole qui entraîne et domine les esprits , ni
cette chaleur d'arae et de sensibilité qui est le génie des hom-
mes éloquens. C'est la seule chose que j'aie à démontrer
maintenant; le reste de la biographie de Real appartient à
l'histoire héraldique de l'empire, et je n'irai pas le chercher là.
Mais il faut, pour le considérer sous cet aspect, le seul ou-
blié, le seul mémorable de sa longue vie, rétrograder avec
moi de près de quarante ans , et s'en rapporter à mes souve-
nirs, dont quelques esprits défians, ou mal servis par la na-
ture, ont souvent suspecté l'infaillibilité. La mémoire, qui est
certainement une des facultés les plus communes de l'homme,
et dont personne n'a plus le droit de tirer vanité que de la
délicatesse d'une ouïe sensible ou de la portée d'une vue
pénétrante, n'a l'apparence d'un phénomène que pour ceux
REVUE DE PARIS. 251
qui n'en ont point; les autres comprennent à merveille com-
ment les perceptions d'une enfance vive, déjà exercée par
le collège à s'approprier les faits les plus indifférens de l'his-
toire morte , et avidement envieuse, ainsi que cela est pro-
pre à cet âge , des faits bien plus extraordinaires qui ani-
ment sous ses yeux le drame de l'histoire vivante, ont pu
laisser de profondes traces dans la pensée même du vieiU
lard. Quant à moi, je n'ai point d'autres souvenirs , et le dé-
goût du présent, qui s'est accru avec mes années, a dû for-
tifier en moi l'habitude instinctive de vivre dans le passé.
Cette époque seule se reproduit à mon imagination sous des
traits brillans et pittoresques , parce que les organes que je
possédais alors étaient doués d'une aplilude et d'une naïveté
qu'ils ont perdues, mais dont les impressions se renouvel-
lent encore quelquefois en réminiscences fugitives. Et com-
ment se seraient-elles entièrement anéanties , ces premières
émotions de l'enfant, puisque je n'ai jamais entretenu mon
esprit d'autre chose, depuis les jours de désabusement oùj'ai
reconnu que , hors la vie de l'enfant , il n'y avait rien dans
notre vie qui valût la peine de vivre. C'est que pour lui tous
les faits sont des spectacles et toutes les illusions des réali-
tés ; c'est que l'expérience n'a pas encore soufflé devant son
prisme un nuage terne et grossierj c'est qu'il n'a jamais
soulevé le rideau delà comédie et démêlé l'artifice des ma-
nans impurs qui TéblouLsent des fausses merveilles. Mon er-
reur s'est évanouie comme s'évanouit la sienne, lorsquej'ai
vu de près les peuples et les rois et le monde ; mais je me
suis hâté de la ressaisir, aussitôt que j'ai puconnaiire qu'elle
valait mieux que la vérité. J'ai nourri, j'ai caressé. le prestige
qui m'avait du moins agréablement trompé , et je me suis
conservé enfant par dédain d'être homme. Voilà le secret de
ma mémoire et de mes livres.
Au reste, aucun des fragmens que j'ai détachés tour à tour
du long journal de ma vie n'a subi une épreuve plus difficile
que celui-ci, aucun n'a vu son exactitude reconnue par un
témoin plus digne de foi. M. Real s'était cru obligé d'exer-
cer autrefois contre ma jeunesse des rigueurs, légitimes sans
doute, mais qui n'étaient pas légales, et dont l'exagération
inouïe ne pouvait certainement pas s'expliquer par mon
252 REVUE DE PARIS.
importance politique. Le sentiment de mauvaise humeur
qu'elles m'avaient inspiré à vingt reprises différentes s'était
entièrement effacé depuis trente ans; car de tous mes sou-
venirs , il n'y en a point que j'oublie aussi vite que celui du
mal qu'on m'a fait. Cependant j'avais rabattu quelque chose
de mon enthousiasme pour M. Real, et, de peur de me trou-
ver capable de le haïr encore en pensant à lui, j'avais pris le
parti philosophique de n'y plus penser du tout , quand une
des rencontres dont j'ai parlé en commençant nous réunit
à la même table et dans la même conversation. Comme le
démon de la rancune ne perd jamais ses droits sur nos âmes
imparfaites, je m'avisai de me venger d'une manière assez
piquante, en lui prouvant que l'écolier inoffensif envers le-
quel il avait déployé tant de mesures acerbes, était alors même
un des plus fervens admirateurs de son talent. Ce que je vais
écrire, je le racontai avec des détails de localité plus spé-
ciaux, plus minutieux, plus insaisissables, qui ne pouvaient
avoir d'intérêt que pour lui ; faisant revivre dans une no-
menclature fidèle les juges, les accusés, les témoins; repre-
nant le fil des'débats avec leurs incidens, leurs incises, leurs
interruptions, leurs péripéties ; rattachant les détails aux
faits, les physionomies aux personnes, les inflexions aux pa-
roles ; et, pour couronner mon récit, abordant ses plaidoyers
par l'exorde, enferme disposition de les pousser jusqu'à la
péroraison, si sa surprise m'en avait laissé le temps. « Par
quelle fatalité, dit-il en me prenant les mains, ne vous ai-je
pas revu quand je fus adjoint au ministère; car aux jours
dont vous parlez, vous étiez auprès de moi? — Parce qu'aus-
sitôt que vous fûtes adjoint au ministère , lui répondis-je en
riant, vous me fîtes mettre au cachot. *> Des dix ou douze
personnes très-notables qui assistaient à cet entretien, il n'y
en a qu'une aujourd'hui qui ne puisse plus en attester les cir-
constances. On juge bien qu'il finit là, et je conviendrai, tant
qu'on le voudra, qu'il ne devait pas trouver place ici, car je
ne crois pas avoir jamais écrit une anecdote plus personnelle
et plus insignifiante ; mais j'y ai été contraint jusqu'à un cer-
tain point par les chicanes obstinées d'une critique soupçon-
neuse qui fait de ma mémoire un être de raison, pour se
dispenser de me croire. Il est évident, en effet, que si ma
REVUE DE PARIS. 233
mémoire me sert mal , ou qu'elle ne soit qu'une causeuse
mensongère aposlée par mon imagination, il faut bien se
garder de me lire, car c'est celte faculté sycophante qui fait
tous les frais de mes historiettes. C'est la seule que je me re-
connaisse, la seule par conséquent que je sois intéressé à
défendre contre les objections sceptiques de mes détrac-
teurs; et ils savent à merveille que s'ils étaient parvenus à
m'en déposséder, je serais toul-à-fait réduit à rien , moi qui
leur ai fait depuis long-temps un amiable abandon de tou-
tes les autres propriétés de l'esprit, pour en jouir exclusive-
ment à leurs risques et périls. Je suis forcé d'avouer qu'ils
n'abusent pas de ce privilège.
Après cette large digression, qu'on est libre de prendre
pour une préface forjelêe , je vais essayer d'entrer en
matière.
Les bourreaux de Nantes étaient fatigués. La Loire ne
suffisait plus à submerger son lit de cadavres. L'opinion pu-
blique . s'il en restait une , se révoltait peut-être contre
un massacre domestique exécuté dans les murs mêmes de
la ville qui les avait nourris, sur les plus purs citoyens.
Quoi qu'il en soit, Carrier, embarrassé pour la première
fois de cent trente-deux têtes à couper , se crut obligé d'en
faire un bommage-iige au tribunal révolutionnaire. Le
pourvoyeur de la mort avait cependant pris ses précau-
tions pour abréger le voyage des proscrits; la fusillade les
attendait à Ancenis et la noyade à Angers ; mais les exécu-
teurs manquèrent de résolution et trompèrent sa pré-
voyance. Les cent trente-deux, entassés dans des charrettes,
les membres liés et la tête pendante comme des animaux
qu'on mène à la boucherie, furent dirigés sur Paris, où
il en arriva quatre-vingt quatorze ; les trente-huit autres
moururent en route, s'il n'en mourut davantage , car deux
ou trois en fan s , qui étaient nés pendant le trajet, furent
présentés avec leurs mères au registre des écrous. Le récit
que le fais là n'est pas un épisode inventé par quelque ro-
mancier atrabilaire pour noircir l'histoire des cannibales;
c'est de l'histoire de France , de l'histoire imprimée, de
l'histoire officielle.
8 22
254 REVUE DE PARIS.
A cet événement s'ouvre la noble carrière oratoire dont
Real devait sortir trop vite. Une loi d'expiation avait rendu
aux accusés le droit de se faire défendre , qui leur avait été
enlevé par une loi sacrilège. Real fut nommé défenseur
d'office , et peu de causes plus justes et plus touchantes ont
jamais réclamé l'appui de l'éloquence. Pour l'honneur du
pays , elle n'offrit à l'avocat que l'occasion stérile de se
saisir sans difficultés d'un succès sans gloire. Entre le jour
de la mise en accusation des Nantais et le jour de leur
jugement, une ère nouvelle avait commencé pour la France.
Robespierre était mort, et les échafauds de la terreur s'é-
taient abîmés sur lui. Le peuple social, le peuple civilisé ,
réveillé de sa stupeur, demandait vengeance des assassins
qui l'avaient décimé en moins de deux ans ; la convention ,
déjà jugée par l'opinion contemporaine, comme elle le sera
par l'avenir , ne semblait s'obstinera prolonger sa souve-
raineté défaillante , qu'autant qu'elle en avait besoin pour
s'affranchir de toute solidarité avec eux, et pour amasser
sur leurs têtes 'les crimes qu'elle avait soufferts et ceux
qu'elle avait partagés ; les boucheries de la Vendée n'exci-
taient plus qu'une exécration unanime , et la tribune ré-
sonnait encore de ces magnifiques paroles de Legendre ,
que j'ai rapportées ailleurs comme le modèle effrayant
d'une hyperbole à laquelle la raison fait grâce, parce
qu'elle n'a rien de trop exagéré pourle sujet : «les voyageurs
de mer n'osent se soumettre au baptême du tropique ,
de crainte d'être baignés dans le sang de leurs parens.»
Quand ces infortunés se présentèrent au tribunal pour être
condamnés, la voix publique les avait absous ; ils gagnè-
rent les banquettes des victimes au milieu d'une rumeur
triomphale , et s'y assirent en accusateurs. Les rôles étaient
changés , les formes ordinaires subverties, et on aurait
cru qu'une disposition inaccoutumée de la salle d'audience
avait placé , pour la première fois , les juges à la barre et
les accusés au prétoire. Cette mutation ne serait souvent
que justice dans les procès politiques.
Je le répète , les honorables fonctions de Real furent trop
aisées à remplir. Philippe Tronjolly , un des prévenus ,
homme de sens et de cœur , qui se servait habilement de la
REVUE DE PARIS. 2o5
parole, eut tous les honneurs du plaidoyer, ou plutôt du
réquisitoire. Il n'essaya point de se défendre, soin que le
temps s'était chargé de rendre superflu ; il attaqua, et la
hache sous laquelle Carrier Payait poussé lui fit raison de
Carrier.
Ces premiers détails , empruntés aux journaux du temps,
car je n'en avais par moi-même aucune connaissance , ne
figurent ici qu'en qualité de préliminaires, puisqu'on ne
voit pas que la procédure des Nantais ait contribué à met-
tre le beau talent de Real dans son véritable jour ; mais ils
composent l'introduction nécessaire d'un autre drame qui
laissa plus d'essor à son éloquence. J'ai déjà dit que l'abso-
lution deTronjolly et de ses co-accusés exprimait assez sen-
siblement la condamnation implicite de Carrier et de son
comité révolutionnaire • Ce qui restait à régler ne paraissait
plus qu'une affaire de formalité , dont la solution définitive
appartenait au bourreau. C'étaient les témoins des premiers
débats qui montaient au banc des prévenus, c'étaient les
prévenus des premiers débats qui venaient se ranger au
banc des témoins. Real seul était resté à sa place pour prêter
aux coupables un secours plus pénible et plus courageux
que celui qu'il avait offert aux innocens; admirable minis-
tère de l'avocat dont la sollicitude presque providentielle
ne manque à aucun malheur, et qui peut dire de lui comme
ce personnage de Térence : Je suis homme, et rien de ce qui
zntéresse Vhumanité ne m'est étranger !
Pour la première fois depuis que les crimes des hommes
sont dévolus à la justice des hommes, l'épouvantable pro-
gramme de l'accusation écrite pâlit devant les faits plus
épouvantables encore que révéla l'instruction orale. Pour la
première fois, les récriminations mêmes d'une haine légi-
time , aigrie par des blessures qui saignaient encore , furent
réduites à rester au-dessous de la réalité. C'est qu'il n'y
avait point d'expressions dans les langues les plus riches en
amplifications monstrueuses, pour peindre les forfaits de
Carrier et du comité révolutionnaire de iSantes. Le vol,
l'assassinat , l'infanticide , la brutalité obscène qui souilie
ses victimes avant de les sacrifier, la dérision féroce qui les
insulte quand elles ne sont plus , toutes les frénésies ré vol-
233
REVUE DE PARIS.
tantes de la rage et de l'anthropophagie qui s'assouvissent
sur des cadavres, ont des noms; il fallut en inventer de
nouveaux. Le dictionnaire du comité révolutionnaire de
Nantes n'avait pas été prévu ; il aurait effrayé Satan.
Ceci serait trop cruel à raconter. On devinera , si on peut
le deviner, ce que je n'ai pas la force d'écrire, ce que c'é-
tait qu'un mariage républicain, ce que c'était que la noyade
exécutée au moyen du bateau à soupape , supplice encore in-
connu que la pudeur badine du comité déguisait sous le nom
de bavgnude par un barbare euphémisme, et que cet abomina-
ble Carrier appelait en plaisantant la déportation verticale :
figure un peu forte, selon moi, pour la portée de son esprit,
mais bien digne de l'infernal instinct qui lui tenait lieu
d'ame. C'était le cas de dire en changeant quelque chose à
la fameuse saillie de Cicéron : llabemus facetum carnificem.
Tous les crimes étaient démontrés jusqu'à l'évidence. Ils
étaient tous avoués. II est difficile en effet d'assassiner à la
pleine clarté du soleil dix ou douze mille personnes ( le
nombre juste en est resté indécis ) , de les faire mourir mille
fois dans des tortures pires que la mort, sans autre forma-
lité que celle du supplice, et de ne pas laisser quelques tra-
ces de ces exécutions sanglantes. Au défaut des hommes , les
Ilots de la Loire auraient parlé. Il n'y avait point de bate-
lier qui n'eût touché de sa rame des corps inanimés , point
de pêcheur qui n'eût ramené des membres mutilés dans ses
filets. Le système tout entier de la défense reposait donc
sur des récriminations véhémentes qui n'avaient pour objet
que de déplacer celui de l'accusation ; les acteurs immédiats
de la tragédie se prenaient au comité révolutionnaire qui se
prenait à Carrier par la voix de Real. Carrier se prenait à la
convention nationale qui se prenait au comité de salut pu-
blic par la voix de Lecointre; le comité de salut public se
prenait à la volonté souveraine du peuple , et tel était en
réalité le cercle épouvantable où avait roulé l'histoire de
cette démocratie regrettée , qu'on ose nous présenter encore
aujourd'hui comme un objet d'espérance et comme un gou-
vernement de progrès, tant les vieilles sociétés sort pres-
sées de finir d'elles-mêmes !
La convention jugea convenable de rompre dans ses mains
REVUE DE PARIS. 257
celte chaîne de pourvois menaçans, et la nécessité de son
propre salut la rendit unanime une fois pour la proscription
d'un complice. Cinq cents votans proférèrent cinq cents votes
d'accusation sur lesquels deux seulement furent mitigés par
des réticences légères, celui de Bourbotte et celui de Ber-
nard de Saintes. Collot d'Herbois , Barrère et Billaud-Ya-
rennes, qui avaient si long-temps fermé les yeux sur les at-
tentats de leur émissaire, qui les avaient ordonnés peut-être,
n'usèrent pas envers lui d'une indulgence qu'ils étaient à la
veille de réclamer pour eux-mêmes ; ils l'envoyèrent au châ-
timent avec la même impassibilité qu'ils l'avaient envoyé au
crime. Quant à ceux-ci, Carrier n'avait point de récusation va-
lable à exercer contre eux. Il était jugé par ses pairs.
En faisant descendre l'instigateur du comité révolution-
naire de la chaise curule à la sellette, Real venait d'opérer
une révolution radicale dans la position de ses cliens. Il fal-
lait toutefois savoir profiter de ce triomphe , car assez de
délits individuels etspontanés restaient accumulés sur la tête
de chacun d'eux pour appeler les vengeances de la justice.
Nous allons le retrouver ; mais jetons auparavant un coup
d'œil sur le spectacle que présentait alors la salle des séan-
ces du tribunal révolutionnaire.
Tout le monde sait dans quelle classe de la société se re-
crutaient les comités révolutionnaires. Ce n'était certaine-
ment pas dans celle des ouvriers probes, laborieux et capa-
bles , qui se recommandent à l'estime publique par leur ap-
titude et par leur conduite. Les révolutions modernes qui se
disent toujours faites au bénéfice des capacités , n'aboutis-
sentjamais en résultat définitif qu'à faire passer le pouvoir
dans les mains de la médiocrité immorale , intrigante et
factieuse. Quelques anciens propriétaires, appauvris par
le vice et dépouillés par l'usure ; un plus grand nombre de
jeunes gens livrés à tous les excès qui abrutissent l'ame , dé-
gradés de leur adolescence par des passions grossières , sti-
mulés par l'ardente soif de ces sensations nouvelles qui ne
se trouvent que dans les excès, et qui ne s'achètent qu'à
force d'or; une multitude innombrable enfin de prolétaires
lâches , paresseux et dépravés , sans goût comme sans in-
telligence pour le travail , et qui aimaient mieux tremper
8 22.
258
REVUE DE PARIS.
leur pain dans une mare de sang que de l'arroser de quel-
ques sueurs : voilà ce qui composait en général le personnel
de celte dictature à vingt mille tètes, sous laquelle la
France au pillage haletait de douleur comme une ville
prise d'assaut; voilà ce qui composait en particulier le per-
sonnel du comité révolutionnaire de Nantes , un triage
odieux des plus violens et des plus pervers dans le plus vil
rebut d'une population. Il fallait vaincre un mouvement d'é-
pouvante pour les regarder. Pour arrêter quelque temps ses
regards sur eux, il fallait vaincre un mouvement de dégoût.
Quatre ou cinq accusés tout au plus se distinguaient ce-
pendant du reste par des formes presque humaines. Carrier
était procureur, et frotté, par conséquent, de quelques
idées de l'administration des lois. On pouvait juger , à la
plupart des dépositions, que son langage habituel avait été
jusque-là aussi infâme que ses mœurs; mais il semblait pren-
dre à tâche , et non sans des efforts quelquefois sensibles, ,
d'éviter devant le tribunal cette phraséologie de corps-de-
garde et de mauvais lieu , pour étaler à la place de méchans
lambeaux d'histoire romaine , et des bribes oratoires d'as-
sez mauvais goût, volées au Journal de la Montagne et à la
tribune des Jacobins. Le notaire Bachelier affectait des ma-
nières posées, des réponses courtes, pleines de gravité et
de mesure, des inflexions douces et pénétrantes , et il se re-
tranchait contre la responsabilité de ses actes, derrière sa
réputation vraie ou fausse de tolérance et d'humanité. Chaux
exhalait la fougue de son caractère en improvisations vé-
hémentes qui blessaient rarement les règles de la correc-
tion , et qui s'élevaient de temps en temps à une espèce d'é-
loquence. Goulin, le principal meneur, la cheville ouvrière
du comité, ne manquait pas d'une certaine puissance de
facultés ou d'organisation. Il exprimait le plus souvent avec
une netteté froide des idées qu'il savait enchaîner avec logi-
que, et présenter avec habileté , quoiqu'elles ne produisis-
sent pas toujours l'effet qu'il en avait attendu. C'est ainsi
qu'il essaya inutilement de justifier les massacres de Nan-
tes parles massa cres de Paris, et de s'envelopper avec
ses complices du manteau d'impunité qui couvrait les sep*
tembriscuvs
REVUE DE PARIS. 2o9
L'auditoire ne répondit à son apostrophe imprudente que
parune longue rumeur d'indignation. Les septembriseurs n'y
étaient plus , ou bien ils avaient déjà changé d'opinion dans
l'espérance assez fondée de frapper incessamment d'autres
victimes.
Le plaidoyer de Carrier, fort important comme document
historique, puisqu'il prouve jusqu'à l'évidence que les hor-
reurs commises dans la Vendée étaient le fait des comités
de gouvernement, ne fut d'ailleurs que le plus pitoyable
des lieux-communs oratoires. Il y répète sa phrase bannale
des lauriers changés en cyprès , qui traînait depuis trois mois
dans les clubs et dans les gazettes ; il y parle en grande
pompe de ses combats et de sesvictoires , quoique l'instruc-
tion eût démontré qu'il n'avait paru sur le champ de bataille
que pour fuir , et donner à l'armée l'exemple honteux d'une
déroute panique , sur un cheval qu'il n'avait pas pris le
temps de brider. Il se compare au jeune Horace qui assas-
sina sa sœur ; il compare les prêtres au cardinal de Lorraine
qui bénit l'arquebuse de Charles IX et les poignards delà
Saint-Barthélémy , sans penser que cette érudition grotes-
que ne repose que sur des fictions de comédie , et qu'elle se
ferait siffler des enfans dans les basses classes du collège. En
un mot, ce discours aurait été à faire rire s'il n'avait pas
fait frissonner; mais Carrier s'était précautionné contre la
critique. L'indignation le sauvait du ridicule.
L'orateur de la journée, ce fut Real, et sa tâche n'était
pas aisée. Il défendait Goulin. Bien convaincu qu'il essaie-
rait inutilement d'atténuer des faits dont une grande ville
tout entière avait porté témoignage, il s'étendit habilement
sur les crimes non moins exécrables qui les avaient provo-
qués ; il déplora cette fatalité irrésistible des guerres civiles
qui excite les âmes les plus étrangères aux excès à enchérir
sur les forfaits d'un ennemi en ne croyant que les punir ; il
rappela les époques trop multipliées de l'histoire où de pa-
reilles fureurs avaient été lavées par l'amnistie , et, chose
bien plus étrange , honorées par des récompenses publiques
ou sanctifiées par des religions ; il s'arrêta enfin au moyen
capital que la convention nationale venait d'admettre en
accusant Carrier, et il tira de celte déclaration solennelle
2(50 REVUE i>K PARIS.
la preuve que les massacres exécutés par ses cliens n'avaient
jamais élé que des actes d'obéissance passive. Quelle indé-
pendance , quelle spontanéité pouvaient rester aux fonction-
naires du peuple, sous l'omnipotence d'un tyran altéré de
sang qui n'apparaissait parmi eux que dans les accès de la
rage , le sabre nu à la main , la menace et le blasphème à
la bouche , les traits renversés par la colère et demandant
des victimes? Il fallait mourir peut-être plutôt que de se
soumettre , et laisser l'accomplissement d'un affreux devoir
à d'autres assassins qui se seraient présentés en foule. Il n'y
avaitpasunégout de Nantes qui n'en eût vomi. Mais ce qu'on
exige de ces infortunés sans éducation, sans principes, sans
noblesse d'ame , continuait Real , c'est la plus haute des ver-
tus de l'hommeen société, c'est cette abnégation sublimedela
vie qui est la dernière épreuve du courage civil, et dont
la suite des siècles offre à peine quelques exemples, en
partie relégués au rang des fables. Est-il cependant un code
chez les nations qui punisse de mort l'absence , le défaut
d'héroïsme? En est-il un qui punisse de mort l'assassinat
involontaire qu'une main , captivée par la violence, a com-
mis innocemment ? Le bras que l'on force à frapper n'est
pas plus criminel que le couteau, En est-il un qui assimile à
l'assassinat l'homicide froidement exécuté devant le peuple
par l'impassible agent de la justice? Ncn , sans doute. La
loi a pris soin de le qualifier elle-même d'homicide légal.
L'homicide peut doncêtre légal, et quelle légalité que celle
des volontés inflexibles de Carrier, qui était placé, selon
l'opinion générale , par les propres termes de son mandat ,
au-dessus de toutes les juridictions et de toutes les lois?
Cet argument futdéveloppéavec plusd'adrcsseetde (aient,
car j'ai senti en écrivant que l'expression n'était pas toujours
fidèle à ma mémoire altérée aujourd'hui par de cruelles
souffrances. Il était d'ailleurs ingénieux en ce point qu'il
semblait satisfaire à toutes les convenances de la cause. On
ne pouvait réellement invoquer avec pudeur, en faveur des
membres du comité révolutionnaire de Nantes, que l'invio-
labilité du bourreau.
Real n'avait pas renoncé toutefois à l'espérance de rame-
ner quelque intérêt sur les accusés. S'il s'était cru obligé
REVUE DE PARIS. 261
pour leur salut à les dégrader du rang de l'homme , il sen-
tait pourtant qu'il n'aurait pas fait assez pour leur concilier
l'indulgence et la pitié , s'il ne parvenait à les distinguer des
tigres par quelques facultés morales et quelques émotions
généreuses. Goulin avait été le secrétaire de ce malheureux
Phélippeaux, qui lit entendre le premier d'inutiles paroles
de tolérance aux ravageurs de nos provinces , et qui paya
son dévouement de sa vie. Cette circonstance lui fournit un
épisode de sentiment et d'action auquel il n'y a presque
rien à comparer dans les plus beaux mouvemens de la pa-
role : « J'avais pensé, dit-il , à faire comparaître ici en
» témoignage la veuve de Phélippeaux ; mais le respectueux
» attendrissement que m'inspire son infortune m'a détourné
» de ce projet. Non , citoyens! Goulin, dût sa propre exis-
» tence en dépendre , n"a pas voulu forcer la veuve de Phé-
» lippeaux àcontempler ces funestes gradins où toutréveille
n le souvenir d'un affreux sacrifice ! N'est ce pas là , en effet,
» qu'était assis Danton , l'Hercule de la liberté ? Là , Camille
» Desmoulins , cet ingénieux La Fontaine de la révolution ,
» qui en aurait été le Tacite? Etlà , le Fénelon , le Las-Casas
:> delà Vendée, le vertueux Phélippeaux? Piassure-toi, Gou-
» lin, tu n'entendras pas les gémissemens , lu ne verras pas
» les pleurs de sa femme ! Rappelle-toi plutôt ces jours glo-
» rieux où tu le suivais au combat, pour y acheter la paix
» par la victoire ! L*ne fois , s'il t'en souvient , comme vous
» vous entreteniez, sur le pont de Ce, des moyens de ren-
» dre le repos et le bonheur à ces belles contrées désolées
» par la guerre, lesbrigandsembusqués derrièreles roseaux
» et les arbres du rivage vous assaillirent d'une décharge de
» mousquelerie. Vous répondîtes à cette lâche agression en
» chantant l'hymne des Marseillais. 0 Goulin, quand tu
» passeras sur le pont de Ce, n'oublie pas de chanter à la
» mémoire de Phélippeaux l'hymne de la reconnaissance et
» de l'amitié ! « Je ne me rappelle pas le nom de cette figure
de rhétorique par laquelle l'orateur semble anticiper sur
le résultat infaillible de son discours , en le transportant par
une prévision hardie au nombre des événemens accomplis ,
et je ne l'ai probablement jamais su j mais j'aurais bien de la
peine à croire qu'elle eût jamais été amenée avec plus d'art
26^ REVUE DE PARIS.
et employée avec plus de goût. On sent , à n'en pas douter ,
que le succès devait y répondre.
Entre autres artifices oratoires que j'aurais pu signaler
dans ce beau plaidoyer , j'en citerai un qui ne me paraît pas
moins bien conçu , et qui est encore plus dramatique; j'ai
dit que Real avait cherché à dissiper les préventions trop
légitimes qui naissaient de l'accusation , en ramenant l'es-
prit des auditeurs sur des idées douces et des sentiraens
naturels. Goulin , le cruel Goulin n'était pas encore assez
éloigné de la jeunesse , pour que personne ne se souvînt
d'avoir vu éclater en lui quelques dispositions vertueuses et
quelques affections touchantes. 11 s'empare de tousles détails
de ce genre qu'il a pu recueillir et qui servent à son dessein;
il les développe , il les interprète , il les amplifie sans doute,
il les invente peut-être ; mais l'illusion qu'il a voulu produire
ne trahit pas ses espérances , elle gagne les spectateurs , les
juges, les prévenus eux-mêmes qui s'étonnent de pleurer.
Ému de l'émotion qu'il excite , il y cède à son tour, et,
d'une voix entrecoupée , il peut à peine articuler ces paro-
les : «Sa tête fut exaltée, son zèle aveugle, ses actions
» insensées et farouches , mais son cœur était pur! Je jure
» que Goulin est un homme de bien ! » Au même instant , un
des accusés se lève hors de lui-même; c'est Gallon, contre
qui les débats n'ont fourni aucune charge , et dont le désis-
tement du ministère public a déjà proclamé l'innocence. Il
fond en larmes , il tremble, il balbutie, il s'écrie enfin en
sangloltant : « Goulin est un homme de bien ! c'est mon ami,
o c'est un honnête homme, c'est mon ami ! Je le connais
>» depuis neuf ans ; il a élevé mes enfans : c'est un honnête
» homme , c'est mon ami ! Tuez-moi , mais ne le tuez pas !
» Sauvez, sauvez Goulin! » L'attendrissement est universel
et s'étend jusqu'au banc des jurés. On en voit quelques-uns
frémir et se détourner pour essuyer leurs yeux. « Citoyens ,
>» reprend Real avec l'accent de la conviction , sonl-ce là
» des hommes de sang? »
Si l'on a égard à la mauvaise nature des hommes qui fu-
rent mis en œuvre dans cette scène , on n'y verra , selon
toute apparence, qu'une adroite combinaison théâtrale;
mais il faut convenir, quoi qu'il en soit , que l'avocat y fut
REVUE DE PARIS. 263
merveilleusement servi par le poète. C'est la machine qui
opéra le dénouement.
L'absolution des membres du comité révolutionnaire de
Nantes parut-dès-lors aussi assurée que la condamnation de
Carrier. Leur sécurité devint si complète, qu'ils firent or-
donner les apprêts d'un superbe festin chez le premier res-
taurateur de Paris , pendant que les jurés étaient encore
aux opinions. Deux places y restèrent vides. Avec Carrier,
le tribunal avait envoyé au supplice Pinard et Grandmai-
son , dont les efforts de la défense n'étaient pas parvenus à
atténuer les crimes. Grandmaison était convaincu d'avoir
présidé à toutes les noyades, et on avait vu ce monstre faire
voler à coups de sabre les mains palpitantes que de malheu-
reuses femmes , que de pauvres enfans élevaient vers lui
à travers les planches mal unies du pont , au moment d'être
submergés. C'était aussi sur les femmes, sur les enfans, sur
le vieillards chargés d'années et d'infirmités que s'exer-
çaient les lâches fureurs de Pinard. Celui-là , mûr à vingt-
six ans pour des attentats qui font frémir la nature , mar-
chait à la suite de l'armée républicaine, comme l'ange de la
mort , avec lequel sa laideur robuste , la férocité de ses
traits et la couleur basanée de sa peau, sous laquelle cou-
lait un sang africain , lui donnaient quelque fantastique
ressemblance. Aussitôt qu'un village , presque désert , qui
venait d'être un champ de bataille restait derrière le vain-
queur, on entendait hurler Pinard qui s'avançait à demi nu,
et brandissant un sabre déjà sanglant , parmi des monceaux
de cadavres , pour épier quelque reste de vie sur des fronts
pâles et dans des yeux éteints , et pour égorger les blessés.
Il pénétrait ensuite dans les maisons , massacrait le malade
à son lit d'agonie , l'orphelin dans son berceau , la jeune
mère sur son enfant, et s'emparait- froidement de tout ce
qui pouvait tenter sa cupidité dans leurs dépouilles , car
c'était son héritage. Un instant après , l'incendie se décla-
rait à la fois sur dix points différens ; la flamme courait de
toits en toits avec la violence et le bruit de la tempête, et elle
ne cessait de marquer le passage de Pinard, qui ne laissait
jamais d'autres adieuràses domaines, que lorsque tout était
consumé.
264 REVUE DE PARIS.
Carrier marcha à la mort en proclamant son patriotisme
et son innocence. Pinard , qui devait la subir avant lui , se
défit tout-à-coup , par une secousse brusque et vigoureuse,
des deux exécuteurs qui l'accompagnaient ; puis courant au
proconsul, la tête baissée comme un taureau furieux, il l'en
frappa dans la poitrine et le jeta sans connaissance et pres-
que sans vie sur les degrés de l'échafaud. Quelques minutes
après, ceux-là étaient devant leurs juges, et les autres
s'étourdissaient de leurs remords dans l'ivresse d'une orgie.
Ce qu'il y a de remarquable , c'est que le tribunal ne
punit dans ces misérables que des intentions contre-révo-
lutionnaires, dont je les tiens pour complètement inno-
cens. S'ils n'avaient été qu'assassins, comme leurs complices,
on les aurait acquittés. J'ai montré ce qu'étaient les crimes
de ce temps-là. Voilà ce qu'était sa justice.
Real soutint dignement , deux ans après, la renommée
que cette cause lui avait acquise , dans une affaire non
moins célèbre, celle du fameux tribun Graccbus Babeuf,
jugée à \'endôme par la haute-cour nationale. Il y parut ,
comme à la première, véhément dans l'attaque, adroit
dans la défense, heureux à démêler les parties faibles de
l'accusation, heureux à déduire de chaque fait des expli-
cations , quelquefois un peu forcées, mais auxquelles il sa-
vait prêter une rare vraisemblance; pénétré d'une convic-
tion ardente, qui n'excluait pas la mesure et qui devenait
facilement sympathique à force d'être naturelle 5 aussi fer-
tile en expédiens ingénieux et en effets préparés d'avance
qu'habile à en cacher l'artifice, en un mot, spirituel et
prudent jusque dans l'abandon, entraînant et passionné
jusque dans le raisonnement , et sûr de se faire écouter avec
faveur, même quand il établissait un principe qui ne pou-
vait être admis par personne. Celle procédure lui fut cepen-
dant moins avantageuse que l'autre , parce qu'il y agissait
sur une matière moins malléable et moins docile, et qu'il
n'avait pas pu imposer à ses cliens le système indispensa-
ble dans lequel il devait se renfermer pour leur salut. De
ces deux hommes de fer qui représentaient la conspiration,
Babeuf et Darthé, le premier s'obstinait à noyer ses théories
fanatiques dans une phraséologie fastidieuse et confuse qui
REVUE DE PARIS. 265
n'inspirait que l'ennui et le dégoût; le second , qui n'avait
rien à gagner à la controverse , parce que sa vie passée
portaitde cruels témoignages contre lui, s'était, en quelque
sorte, placé hors des débats, en affectant, sur les questions
qui le touchaient de plus près , une taciturnilé insouciante
et brutale. Entre ce déclamateur d'inutilités prolixes, qui
lisait pendant cinq heures sans reprendre haleine , car il
ne savait heureusement pas parler, et ce muet volontaire,
qui s'était retranché dans quelques monosyllabes maussa-
des , ou par crainte de compromettre sa tète , ou par dé-
dain de la défendre , on conçoit que Real ait été assez
occupé à réprimer l'intempérance verbeuse de l'un, et à
stimuler la paresse inconvenante et systématique de l'autre.
Cette difficulté de position nuisit nécessairement à l'élan
d'un orateur qui avait besoin de s'identifier étroitement
avec sa cause pour se communiquer et pour se répandre ,
et c'est à cela sans doute qu'il faut attribuer le mauvais
succès de ses efforts.
Au reste , les débats de ce procès ont été imprimés si am-
plement et sous une forme si bien appropriée à l'intaris-
sable battologie du principal accusé , que je craindrais de
tomber aux yeux de mes lecteurs dans des redites aussi vi-
cieuses que les siennes , en me trainant servilement sur les
détails d'une analyse. Il a même fallu, pour me décider à
revenir sur l'aspect le plus extérieur de cet épisode de no-
tre histoire , et à redemander à ma mémoire quelques-uns
des traits qui en caractérisent le mieux l'étrange physiono-
mie , que j'y fusse en quelque manière forcé par le désir de
changer d'émotions en changeant de tableau. Les scènes
sanglantes de la Vendée ne me suivront du moins pas ici.
Nous allons passer de l'exécrable pratique des assassins à
d'exécrables théories desophistes, qui ne se sont pas, grâce
au Ciel , développées dans des actes , et qui laisseront aux
races futures plus de pitié que d'horreur. Ce que les égor-
geur-s de la patrie ont exécuté en 1793 , Babeuf et ses affidés
le rêvaient peut être pour l'avenir ; mais ce crime de leur
pensée n'a pas été servi comme l'autre par les élémens et
par les bourreaux.il n'a fait couler que de l'encre, et,
chezun peuple raisonnable et humain . des douches auraient
8 23
266 REVUE DE PARIS.
suffi à le laver. Celait trop peu à cette époque , où les sen-
sations poignantes de la révolution avaient blasé toutes les
âmes ; où la France, nouvellement émancipée de ses tyrans,
s^était apprivoisée avec leurs jouets odieux, en s'accoutu-
mant à les regarder sans terreur; et où toute comédie poli-
tique paraissait insipide quand le dénouement n'était pas
sanglant. La perfectibilité, qui marche si vite , nous épar-
gnera probablement un jour ces énormes aberrations. Il
faut seulement qu'elle nous donne auparavant deux choses
qui nous manquent depuis long-temps , et sans lesquelles la
société n'est qu'un coupe-gorge à la merci du plus fort et
du plus pervers ; des institutions et des mœurs : quand nous
en serons là, il fera beau s'occuper d'utopies \ il n'y aura
plus de danger.
Les gradins de l'accusation présentaient donc à Vendôme
un spectacle infiniment moins repoussant que celui qui avait
tourmenté les yeux et la pensée dans la procédure du co-
mité révolutionnaire de Nantes. Le corps du délit était un
songe effrayant , il est vrai, mais qui s'était évanoui sans
laisser de traces au réveil de la publicité. La plupart des
accusés n'étaient pas même escortés sur les fatales banquet-
tes par ces souvenirs qui aggravent , de l'habitude constatée
des crimes accomplis, l'intention d'un crime avorté. Babeuf
lui-même n'avait pris aucune part aux excès du régime révo-
lutionnaire. 11 avait été haï de Robespierre ; il avait dénoncé
Carrier.
On devine assez ce que je pense de Babeuf sous le rapport
politique, et le sentiment qu'il peut rainspirer dans son
rôle extravagant d'homme d'état et de législateur; maison
me ferait tort de supposer que je suis déterminé dans ce ju-
gement par quelque préoccupation de parti. Je suis, s'il
plaît à Dieu, assez avancé en expérience et en raison pour
comprendre toutes les folies d'opinion dans le même mé-
pris, et toutes les fureurs d'opinion dans la même antipa-
thie. Depuis que je vois s'élever sous vingt bannières diffé-
rentes des hommes à principes absolus qui veulent régler
le monde à leur gré, sans égard à l'état encore indéfinissable
où les révolutions nous ont mis , et des hommes à formes
violentes qui se flattent, dans leurs rêveries cruelles, de le
REVUE DE PARIS. 267
gouverner par la terreur, j'ai eu le temps de prendre ceux-ci
en haine et ceux-là en pitié. La devise del'écu et la couleur
du drapeau sont , de leurs entreprises ou niaises ou féroees,
la chose qui m'occupe le moins.
A considérer en lui l'homme littéraire, j'ai déjà fait pres-
sentir que Babeuf ne méritait guère plus d'intérêt. La sura-
bondance inextricable de ses idées sans méthode et sans
netteté , ou plutôt des lubies vagues et confuses qui lui en v
tenaient lieu, le rendait tout-à-fait incapable d'improviser
une phrase bien faite. Il avait certainement plus de facilité
comme écrivain ; mais cette facilité déplorable n'est qu'un
vice de plus dans les gens qui écrivent mal. Ses nombreux
écrits enchérissent encore sur tous ceux des tribuns de son
espèce , etil n'en manquait pas alors, par une verbosité in-
correcte et rebutante qui ne laisse ni vivacité à la pensée,
ni prise à l'attention. Incapable de soumettre ses hallucina-
tions vagabondes aux règles de la plus simple logique, il perd
à tout moment de vue la question qu'il s'est proposé de
traiter , pour s'égarer dans des digressions inutiles , et il ne
sort de celles-ci que pour tomber dans des digressions nou-
velles qui l'éloignent de plus en plus de son sujet, jusqu'à
ce qu'il l'ait totalement oublié. Cette absence complète de
méthode et de raisonnement , qui est le plus sûr critérium
auquel on puisse reconnaître un fou , ne prouve pas , comme
on sait, le défaut d'imagination, et l'imagination était en
effet la faculté dominante de Babeuf; mais elle ne s'était dé-
veloppée dans son intelligence imparfaite et malade qu'au
préjudice du jugement.
La moralité de Babeuf n'aurait pas été non plus exempte
de reproches, si l'on pouvait s'en rapporter au témoignage
des biographies contemporaines, et la défense avait peu de
parti à tirer de ses antécédens , s'il est permis de parler leur
langage. Mais on sait ce que valent ces imputations quand
elles sont proférées sur la fosse d'un malheureux que l'opi-
nion et la loi ont frappé. La calomnie ne risque rien d'être
inexorable quand elle marche à la suite du bourreau ; et il
est aussi prudent que généreux de lui renvoyer la plupart
des diffamations qui poursuivent jusque dans le tombeau les
victimes de nos troubles civils. Aucun nuage ne s'éleva pen-
268 REVUE DE PARIS.
dant le cours des débats sur la probité de Babeuf, et cette
circonstance est d'autant plus remarquable dans sa vie , que
jamais la pauvreté n'a mis les principes d'un père de famille
à de plus rudes épreuves. Ce qui le distingua , même entre
les autres accusés , qui réunissaient presque tous les mêmes
qualités à un degré fort éminent , ce fut une expansion ar-
dente et passionnée , une sincérité capable d'aller jusqu'à
l'abnégation , et qui se faisait conscience du moindre dé-
tour; la fermeté inflexible de volonté qui fait les grands
hommes , et la résignation à la mort qui fait les héros et les
martyrs. S'il n'était pas possible de se défendre de l'impa-
tience et de l'ennui au débit disgracieux de son interminable
verbiage, l'énergie de sentiment et la puissance d'ame qui
éclataient de temps en temps au milieu de ces divagations
accablantes, éveillèrent plus d'une fois l'admiration, et il est
probable qu'il serait parvenu sans peine à maîtriser son au-
ditoire dans de pareils momens, s'il avait su ménager ces
ressources avec une sage économie dont la nature ne lui
avait pas donné le secret. Quant au délit qu'il s'agissait de
prouver, et surtout de punir , c'était . je le répète, un de
ces crimes qui ne sont justiciables en bonne police que de
la médecine philosophique , le cauchemar d'un républicain
atrabilaire, la monomanie d'un sophiste. Babeuf était un
publiciste insensé dont il fallait briser la plume , un énergu-
mène inquiétant dont il fallait réprimer le fougueux apos-
tolat, un homme à enfermer entre quatre murailles avec les
égards et les soins que l'humanité prescrit toujours : ce
n'était point un homme à égorger.
Darthé ne paraissait avoir pris à cette conspiration ébau-
chée qui se résumait en pamphlets et en affiches, qu'une
part assez passive ; mais il était le beau-frère du cannibale
Joseph Lebon , il avait été le secrétaire de ses commandc-
mens homicides, le meneur de son épouvantable tribunal,
l'assassin d'une province, et tout manifestait dans ses traits
altérés par des veilles sanguinaires, dans sa physionomie de
bête fauve, dans son silence brutal et obstiné, quelque chose
delà réprobation de Caïn. Ce n'était pas pour les forfaits
qui avaient plongé Arras dans le deuil et dans la désolation
qu'il était mis en jugement, mais c'est sur eux qu'il fut jugé.
REVCE DE PARIS. 26i)
Le présent le compromettait à peine; le passé le condamna,
car le passé est implacable pour les méchans. Quoi qu'il ar-
rive, il ne perd jamais ses droits sur eux.
Ici, contre l'ordinaire , l'intérêt le plus sympathique ne
s'attachait pas dans l'auditoire aux principaux accusés. Il
s'était pris au-dessous d'eux à des fcommes plus imposans
par leur talent ou plus recommandables par leur caractère.
Germain n'était qu'un officier obscur nourri, dans les conci-
liabules des jacobins, d'opinions exaltées et d'espérances
ambitieuses. La première impression produite par son ton
farouche et hautain, par ses bruyans emportemens, par ses
accès de colère convulsive, et surtout par cette espèce de
laideur morale plus facile à comprendre qu'à exprimer, et
qui résulte plutôt de l'ensemble que des détails dans la fi-
gure de l'homme, ne lui avait été nullement favorable; mais
il en était autrement quand il sortait de cet état d'irritation
passagère pour aborder à tête reposée une question sérieuse.
On était étonné de lui trouver alors une logique nerveuse
et serrée qui n'avait plus rien de l'allure désordonnée des
passions, et qui n'admettait dans une méthode facile de rai-
sonnemens bien enchaînés qu'autant- de mouvement et de
chaleur qu'il en faut pour donner de l'autorité à la parole.
Ses idées qui se pressaient sans se confondre, s'énonçaient
toujours avec clarté, quelquefois avec éclat. Les preuves
semblaient naitre à son gré pour fortifier les propositions;
les conséquences jaillissaient des faits, les inductions se for-
mulaient si naturellement dans l'esprit des assistans, qu'à
l'instant où elles leur étaient offertes, il n'y avait personne
qui ne crût les avoir prévues. Des allusions spirituelles qui
n'étaient jamais forcées, des citations savantes qui n'étaient
jamais pédan'.esques, des figures vives et singulières , mais
amenées avec tant de goût qu'elles frappaient sans étonner;
des mots de l'arae qui n'annonçaient aucun apprêt, et qui
n'auraient été que simples s'ils n'avaient pas été sublimes;
tous les ornemens dont l'art des rhéteurs enseigne inutile-
ment l'usage, et que le génie seul sait employer sans élude ,
relevaient encore, comme une riche broderie, ces magnifi-
ques improvisations, et Germain en fit entendre dix dans
le cours de la procédure. Germain était éloquent, le plus élo-
8 23.
270 REVUE DE PARIS.
quent peut-être après le colonel Oudet , de tous les orateurs
de son époque. Je ne citerai de lui, non comme un des mor-
ceaux remarquables de son plaidoyer, mais comme le plus
court et le plus propre à être isolé sans perdre beaucoup de
son énergie, que cette apostrophe au délateur Grizel , qui
s'était flatté devant le tribunal d'avoir mérité la couronne
civique par sa dénonciation : « Non, George Grizel, tu n'au-
» ras pas la couronne civique! Non, George Grizel, tu n'au-
>i ras pas la couronne d'épines! Ces couronnes appartien-
y> nent aux victimes ! La couronne qui t'est réservée à toi ,
» c'est la couronne de houx, celle qu'on mettait à Rome sur
» la tête des esclaves pour les vendre quelques deniers de
» plus, v — J'y ajouterai seulement ces dernières paroles de
sa péroraison qui n'occuperont pas plus de place :« Au reste,
» qu'ai je à craindre? Tout mon sang n'est-il pas à la liberté?
» et qu'importe le jouroù j'en verserai la dernière goutte pour
» elle? J'ai choisi cette destinée pour la liberté. Pour la li-
» berté, je l'accepte! Vivant, elle n'aurait pas eu de plus
«ardent défenseur 5 mort, elle n'aura pas eu de victime
» plus dévouée. i>
Il était impossible de mieux louer Real qu'on ne l'a fait,
en lui attribuant la harangue de Germain. Malgré mon ad"
miration souvent exprimée dans ces pages pour le beau ta-
lent de Real, je ne saurais admettre celte supposition 5 elle
ne serait fondée en vraisemblance qu'autant que Germain,
étranger aux débats, aurait attendu l'heure de la plaidoirie
pour étaler son éloquence d'emprunt, et c'est ce qui n'est
point arrivé. Les débats lui ont souvent fourni, au contraire,
l'occasion de se livrer aux mêmes élans et de développer les
mêmes facultés d'une manière tout-à-fait extemporanée ,
puisque c'était dans des circonstances tout-à-fait imprévues.
Or, aucune de ces ripostes soudaines dont Real n'avait pu
pressentir la nécessité, n'est restée, en verve et en habileté
oratoire, au-dessous des meilleures parties de son dernier
discours. Qui a improvisé les unes était très-capable de com-
poser et d'écrire l'autre. Il faudrait expliquer d'ailleurs
comment on s'approprie l'ouvrage , les pensées, les inten-
tions d'un homme éloquent, comment on s'identifie avec lui
jusque dans les moindres nuances par l'éloquence du regard»
REVUE DE PARIS. 271
du geste , de l'inflexion , et comment on parvient ainsi, sans
être éloquent soi-même, à faire illusion à ceux qui regar-
dent et qui écoutent. Ce genre de puissance auquel je ne
crois pas, ne me paraîtrait inférieur en rien à celui de l'écri-
vain. Si c'est en effet Real qui a composé le discours de
Germain, il y avait ce jour-là plus d'un grand orateur à la
barre de la haute-cour. 11 y en avait certainement deux.
Buonarotti, révolutionnaire décidé, mais grave, modeste
et doux au-delà de tout ce qu'il est possible d'attendre d'un
homme de son opinion , attirait l'attention à plus d'un titre.
Ce républicain, expatrié comme Thrasvbule, descendait
de Michel-Ange , et ses traits impassibles , où se confondait
cependant l'expression de la bienveillance avec celle de la
fierté, rappelaient les dieux de son pays. Une jeune femme
l'avait accompagné dans sa proscription , assisté dans sa
misère. On l'avait vue constamment attentive aux déposi-
tions des témoins , aux impressionsdes jurés, ou épiant dans
les regards de son mari , qui la regardait souvent , des mo-
tifs de consolation et d'espérance. Elle intéressait beaucoup,
car elle était belle et elle pleurait.
Antonelle , fanatique de théories , que détrompa plus
"tard l'expérience, et qui est mort royaliste, en déclarant
que sans les Bourbons il ne pouvait plus y avoir en France
de liberté civile et politique, montrait là, devant l'écha-
faud de Sidney, le flegme dont il avait fait preuve le 13
vendémiaire , en se promenant , un livre à la main , sur la
terrasse des Tuileries, à travers une grêle de balles. Son
calme aisé et noble , empreint de toute la dignité d'un gen-
tilhomme que des circonstances fortuites ont jeté dans la
mauvaise compagnie , imposa suivant l'usage une sorte de
respect quigagna jusqu'au ministre immédiat del'accusation.
Il parla peu. rarement, d'une manière posée et presque in-
souciante , et,sa sécurité fut à demi justifiée par le résultat.
La réputation d'Antonelle était cependant solidaire de
quelques attentats qui commençaient à être appréciés. Celle
d'Amar était encore plus difficile à défendre. L'ami , le com-
plice avoué de Collot d'Herbois, de Billaud, de Yadier, le
terrible Amar , qui avait poussé les Girondins à la mort ,
qui y avait traîné Fabre-d'Églantine et Camille , Amar dont
272 REVUE DE PARIS.
tant de voix vengeresses demandaient naguère la tête, se
présenta aux yeux du tribunal sous des formes si singulières
et si nouvelles , qu'elles purent un moment rendre son iden-
tité douteuse. Amar, si redouté dans les comités , si tyran-
nique à la tribune ; Amar , le lion de la Montagne, n'était
plus qu'un homme du monde aux manières élégantes et po-
lies , recherché dans ses habits, dans son attitude et dans ses
paroles, qui s'exprimait avec une délicatesse étudiée , mo-
dérait sa voix pour la rendre plus insinuante , et ne s'adres-
sait jamais aux jurés , en général ou en particulier, sans se
ménager leur indulgence par d'humbles et flatteuses pré-
cautions. Il n'avait figuré que d'une manière fort accessoire
dans la conspiration vraie ou fausse de l'infortuné Babeuf,
et la vindicte judiciaire ne crut devoir lui reprocher pour
tout délit qu'un léger défaut de prudence dans ses relations
et dans ses démarches. Quoi qu'il en soit , il n'en manqua
pas dans son procès.
Quelques autres personnages , qui étaient arrivés aux dé-
bats avec une certaine importance , la perdirent long-temps
avant qu'ils fussent clos. Le reste ne vaut pas l'honneur d'être
nommé ; cette cohue de comparses politiques, extraits des
plus mauvais lieux de Paris, ne se distingua que par une
turbulence effrénée, des vociférations furieuses et des excès
scandaleux qui firent plus d'une fois de la salle des séances
un vil tripot d'émeutiers. La retraite seule des juges rame-
nait alors une apparence d'ordre , sans ramener le silence.
Une grande fille, d'une jeunesse passablement mûre, et
d'une figure assez maussade que sa rouge chevelure n'enca-
drait pas avantageusement ; cette pauvre créature, dis-je ,
qu'on appelait Sophie Lapierre, et qui s'était trouvée col-
loquée au nombre des accusés , je ne sais trop pourquoi , si
ce n'est pour chanter, entonnait tout-à-coup des chants de
la révolution, tantôt grandioses et sublimes, tantôt gros-
siers et sauvages, que ce peuple d'hommes voués au supplice,
peut-être pour le lendemain, répétaient en chœur autour
d'elle. Ce concert, plus touchant qu'harmonieux, se pro-
longeait jusqu'à la prison , où il allait diminuant d'éclat de
chambrée en chambrée, jusqu'à ce qu'il s'évanouit entière-
ment sous le dernier verrou. Je puis être dans mon tort ;
REVUE DE PARIS. 273
mais j'avoue que je n'ai point de sens pour percevoir etpour
comprendre l'enthousiasme d'un héros qui s'excite à mou-
rir sur l'air de la Carmagnole.
Je ne quitterai pourtant pas ces infortunés sans en nom-
mer encore un, dont l'étrange folie peut donner lieu du moins
àdesréflexionsutiles : c'étaitun certain Pillé, qui crovaitfer-
mement aux esprits , et qui attribuait les progrès de la con-
tre-révolution aux stratagèmes des lutins et des sorciers. 11
convenait avec sincérité que le démon familier de Babeuf
l'avait soumis , et que cet habitant de l'autre monde eut l'a-
dresse de le transporterun jour au cinquième étage du tri-
bun sans lui faire passer la porte ni parcourir les degrés ;
mais les sortilèges du directoire prévalaient depuis quelque
temps , et Pillé s'en apercevait mieux que personne aux tour-
mens que lui faisaient éprouver toutes les nuits des follets
aristocrates déchaînés contre son sommeil. C'est le langage,
ce sont les plaintes de Caliban ; c'était son ignorance aveu-
gle et stupide; et tels étaient en partie ces destructeurs d'au-
tels , qui livraient une guerre à mort au christianisme , qui
divinisaient la raison pour se dispenser de reconnaître un
Dieu , et qui faisaient dater la France d'une nouvelle ère de
lumière et de civilisation !
La nuit du 6 au 7 prairial , 25 mai 1797 vint enfin ter-
miner ce drame judiciaire , qui avait duré près de cent jours.
Hélait quatre heures et demie du matin ; les rayons du so-
leil , qui s'élevait depuis quelque temps à l'horizon, faisaient
pâlir de plus en plus la clarté de quelques flambeaux qu'on
voyait brûler encore dans les parties les plus reculées de la
salle. Les accusés, plus silencieux et plus mornes que de
coutume, furent introduits avec les précautions ordinaires j
le haut-jury était sorti avec une triste solennité de la cham-
bre du conseil, où il avait passé dix-neuf heures aux opi-
nions. Les juges reprirent leurs sièges ; l'audience se rem-
plit. Il y eut alors un moment de calme sombre et taciturne,
pendant lequel on aurait distingué le bruit d'un insecte qui
vole. Quelquesenfans, quelques femmes défaitesetéchevelées,
celle de Buonarotti entre autres, se pressaient à la barre et s'y
liaient, de leurs mains, mais sans cris. sans plaintes, sans sou-
pirs, presque sans mouvement. Quand le président du tribunal
-57-4 REVUE DE PARIS.
se leva pour prononcer le jugement, d'une voix nette, mais
émue, on aurait cru qu'il n'y avait que lui de vivant dans toute
l'enceinte. Ce jugement on le connaît; le grand nombre étaiî
rendu à la liberté. Buonarotti, Germain et quelques autres,
dont l'histoire ne gardera pas le souvenir, étaient condamnés
à la déportation , Babeuf et Darthé à la mort. Au moment où
cette partie de la sentence fut proférée, une agitation muette
se remarqua sur la partie des banquettes où les condamnés
étaient assis. Real y était placé sur une banquette intermé-
diaire , au-dessus de Darthé qu'il avait un peu à sa gauche ,
au-dessous de Babeuf qui le dominait , au contraire, à sa
droite. Darthé venait de tomber en arrière , la tête appuyée
sur les genoux de son défenseur , qui s'empressait de le sou-
tenir, pendant que Babeuf tombait à son tour sur son épaule.
Il n'eut pas ïe temps d'attribuer cette double défaillance à
la terreur ; le sang qui l'inondait lui en révélait le mystère ,
et dans le même instant, deux poinçons qui en étaient abreu-
vés roulaient sur les degrés ; celui de Babeuf était formé
d'un de ces ressorts de fil de fer en spirale qui servent à ex-
hausser la chandelle sur sa bobèche à mesure qu'elle se con-
sume , et qu'il était parvenu à aiguiser au pavé de son cachot.
On enleva les deux moribonds , car leur mauvaise fortune
ne voulut pas qu'ils mourussent de leurs blessures. Leur
sang n'avait point tari sous le fer dont ils s'étaient frappés ; il
leur en restait pour la guillotine, et ils y furent portés le soir.
Tout le monde sait à quoi s'en tenir maintenant sur ces
boucheries légales qu'on appelle œuvres de justice , et qui
ne sont chez les peuples en révolution que des œuvres de
vengeance. Les opinions dangereuses pour la société ne se
répriment point par des supplices : ce sont les bonnes
institutions et les bonnes lois qui en arrêtent le progrès.
C'est le bonheur de la société qui les dément et qui les dif-
fame. La mort juridique n'a jamais prouvé, en théorie po-
litique non plus qu'en théorie philosophique ou religieuse,
que l'absurde cruauté de ceux qui l'infligent. Donnez une
saine éducation aux enfans , du travail aux prolétaires, de
la liberté à l'industrie, des encouragemens au talent, de la
considération à la vertu; réprimez avec vigueur les cor-
rupteurs de la raison et de la morale publiques partout où
REVUE DE PARIS. 275
ils se trouvent, dans les journaux, dans les livres, au théâtre,
au barreau, à la tribune : il ne s'agit pas pour cela de
verser du sang, il s'agit seulement de renverser à propos
une écritoire quand il y a du poison dedans. Je ne sais
comment ces précautions s'appellent , je ne sais même si
elles n'ont pas quelque nom de réprobation chez les na-
tions perfectionnées; mais je sais, à n'en pas douter,
qu'une nation ne se maintiendra jamais sans elles dans un
état d'ordre et de repos. Si elles sont impraticables ou pé-
rilleuses , renoncez au pouvoir : il vaut mieux le quitter
que de le perdre, et on le perd bien vite quand on néglige les
moyens de le conserver ; ce qui est d'ailleurs assez indiffé-
rent dans la plupart des gouvernemens, c'est-à-dire dans
tous ceux où son action n'est pas réglée sur les besoins gé-
néraux de l'époque et du pays. Mais, dans tous les cas, n'es-
sayez point de l'affermir par la persécution. C'est la flèche
fée des conteurs orientaux qui retourne au cœur de celui
qui l'a lancée. Le sang répandu n'est pas bu tout entier par
la terre. Il a un reflux imprévu qui remonte jusqu'au trône,
le mine et le fait crouler. Voilà près de quarante ans que
Babeuf est mort , et sou parti est vivant , parce qu'au fond
des extravagances mêmes de Babeuf, il y avait des vérités
qu'aucun gouvernement n'a daigné reconnaître , et qui ne
mourront jamais. On ne tue pas une vérité comme un
homme :
Discite justitiam , moniti ; non temnere divos.
N'écoutez pas les courtisans qui demandent la tète des
factieux pour faire parade de zèle ; n'écoutez pas les
factieux dont la véritable ambition est de devenir des cour-
tisans , s'ils ne deviennent des rois, et qui envient par-des-
sus toutes choses aux courtisans le privilège d'obtenir et de
commander l'assassinat. Écoutez la voix de ces sages an-
ciens que la mort a désintéressés de toute spéculation
comme de toute espérance; écoutez la voix de la tradition ,
la voix de l'histoire, la voix expérimentée de tant de siècles
qui valaient bien le vôtre, quoi qu'on en dise ; écoulez votre
conscience et licenciez les bourreaux ; vous n'en aurez pas
besoin.
276 REVUE DE PARIS.
Ce que je viens de dire en finissant , c'est ce que j'aurais
dit au directoire , si j'avais écrit de son temps,— et le direc-
toire ne m'aurait pas entendu.
J'avais l'intention de prouver que les débuts éclatans de
If. Real au barreau révolutionnaire se rattachaient à des
épisodes de notre histoire fort dignes d'être conservés ,
sous deux rapports différens : premièrement, parce que la
réalité a peu de, chose à envier en ce genre à l'imagination ,
et que les amateurs de passions extrêmes et de scènes
violentes qui cherchent des émotions tragiques dans les
romans , trouveront de quoi se satisfaire dans les procès-
verbaux ; secondement , parce que l'exemple de tant de fu-
reurs délirantes et de sacrifices stériles que nous avons vus
aboutir à la tyrannie du sabre, dans une révolution finie,
ne serait peut-être pas perdu pour tout le monde au com-
mencement d'une révolution nouvelle , si notre malheu-
reuse France était condamnée à la subir. L'avenir des
peuples deviendra de moins en moins menaçant , quand ils
connaîtront le passé.
Si j'avais annoncé, au début de ce long chapitre , une
Notice biographique sur M. Real, on m'accuserait avec raison
de m'être inutilement engagé dans des digressions intermi-
nables auxquelles mon sujet principal se renoue à peine;
mais j'ai de vieille date accoutumé mes lecteurs à voir mon
sujet principal dans mes digressions elles-mêmes. Le titre
de Soitvenirs explique tout. C'est ainsi, en effet, que les sou-
venirs se présentent à la mémoire , irréguliers, capricieux,
divers, sans ordre, sans méthode et presque sans dessein,
comme les perceptions du sommeil ; et si les miens avaient
eu quelquefois le faible attrait qui captive l'attention, c'està
ce défaut de plan et de combinaison qu'ils en seraient rede-
vables. Je suis du moins convaincu que tout homme qui porte
un plan prémédité dans la causerie , ne saura jamais causer,
et je n'ai certainement pas la prétention de donner mes his-
toires pour autre chose que des causeries. Un autre orgueil
ne m'est point permis.
REVUE DE PARIS. 277
Dans l'abandon d'une conversation qui erre d'objets en
objets , ou d'un récit qui se développe librement au gré de
la fantaisie , le fil imperceptible qui lie les idées a un
usage tout opposé à celui du Fil d'Ariane. Il sert à égarer
agréablement la pensée dans une multitude de routes con-
fuses , et non à lui faire retrouver le point oublié d'où elle
est partie. Il faut le rompre et non le suivre pour sortir du
labyrinthe.
Il faut le rompre ici , et je ne serais ni mortifié, ni surpris
que le plus grand nombre des voyageurs complaisans qui
m'ont accompagné au commencement de ces excursions,
n'eussent pas attendu si tard à me quitter. C'était un parti
fort sage.
Ch. Nodier.
■n --?
24
VIE PARISIENNE.
LE BRIC-A-BRAC.
Le goût des anciens meubles est une épidémie trop grave pour
passer inobservée à travers nos mœurs modernes. Enfantée par cette
réaction qui rébabilita les chefs-d'œuvre nationaux des temps
passés , qui remit en lumière les noms et les cboses que le dix-
huitième siècle avait étouffés , la fureur des antiquailles s'est tra-
duite en culte. C'est une religion qui a son fanatisme , ses apôtres,
ses prosélytes, ses temples, ses hérésies.
Avant que , de nos jours , des esprits mécontens du présent, peu
confians dans les chances de l'avenir , eussent jeté un regard en ar-
rière sur le passé pour compter avec lui, avant qu'on eût ressus-
cité le moyen âge, redressé ses arcs-boutans, recousu ses pour-
points, retrempé ses dagues, fourbi ses hauberts, rembourré ses
chaises et redit ses jurons, il existait une livide industrie, un
commerce de cuivre oxidé, de miroirs sans tain, de couteaux sans
manches, de broches rouillées, de vieux pots de moutarde, de
banquettes éventrées. Ceux qui consacraient leur intelligence
d'homme à l'appréciation et à l'achat de ces ordures s'appelaient
du nom modeste de marchands de bric-à-brac , dénomination
humble, dont la racine n'a pas encore occupé les étymologistes,
et dont le caractère argotique ne lui présageait pas une place dans
le langage de la mode.
Les marchands de bric-à-brac couraient les ventes après décès
on pour cause do départ, choisissaient la quantité de pincettes et
de soufflets crevés qui manquaient à la boutique, puis rentraient
se rouiller avec leur ferraille, quand tout d'un coup, une généra-
tion d'artistes, inspirée par des révélations littéraires, se mit en
REVUE DE PARIS.
279
quête des débris du temps passé : panneaux de boiseries sculptées ,
fragmens de bas-reliefs , vieux brocards , damas séculaires, tout ce
qui leur tombait sous la main , en voyage , dans une auberge, dans
une ferme, au foyer d'une cbaumière, -venait par le roulage orner un .
coin de l'atelier , surmonter une porte, affubler un mannequin. Les
artistes ne s'en rapportent qu'à leur sens pour le choix de leurs
émotions ; ils ne savent, ils ne peuvent payer cher une trouvaille
de vieux meubles qu'ils n'auront pas dépistés avec leur propre flair.
Aussi les marchands de bric-à-brac n'eussent pas fait fortune avec
eux et franchi la limite de leur commerce de moisissure , si la mode
n'avait imprimé uruélan de vogue à cette réhabilitation , tentée
d'abord par l'esprit de recherche et le sentiment du pittoresque.
Le fait est qu'aujourd'hui, le Iric à-brac est une industrie for-
midable, que le gros marchand de hric-à-lrac possède jusqu'à
5oo,ooo francs de marchandises, et qu'il est éligible, s'il a trente
ans ou des actes de notoriété. Par son importance, il a racheté
l'humilité de ses devanciers, et joint à l'insolence de la richesse un
dédain singulier de l'acheteur, une répugnance originale à céder des
objets qu'il a tirés d'un grenier, regrattés, vernis , pour lesquels
il s'est passionné, et qu'il aime avec des entrailles de père et d'ar-
tiste , de telle sorte que le bric à brac ne serait abordable pour au-
cune fortune , si les fins de mois , les grandes échéances , le terme
du loyer , ne ramenaient aux régions de l'actualité le marchand qui
s'encadre dans les auréoles de la renaissance.
Cette industrie a pris d'énormes développemens. Des commis-
voyageurs vont frapper à la porte des vieux châteaux, des anciens
couvens, des domaines nationaux , quêtant des bahuts , des dres-
soirs, deshanaps; apportées à Paris, ces reliques sont soumises à
un travail de réparation qui métamorphose en meubles admirables
des pans de bois vermoulus , qui ravive des incrustations effacées
par le temps; puis des équipages s'arrêtent à la porte des Musées
du quai Toltaire, chez Mme Delaunay, chez Roussel; et d'élégan-
tes femmes, parlant moyen âge , renaissance et rococo enlèvent à
prix d'or une stalle gothique, un panneau de Jean Goujon, un chif"
founier deRiesener.
Au fait, quand une époque s'est abrutie volontairement dans l'i-
gnorance de tous les arts , quand , au lieu de piloris , on dresse des
pavillons triomphaux aux crétins qui fabriquent nos commodes pla-
tes , nos lits à flasques et nos chaises de poupées , tout ce qui con-
280 REVUE DE PARIS.
serve de l'intelligence ou de l'argent doit demander à des temps
moins barbares le luxe de la vie , les jouissances de l'intérieur, les
formes élégantes , les meubles spirituels , et se méfier des angles
droits qui blessent les pieds et bossuent le front.
La cause des turpitudes qui déshonorent l'ameublement mo-
derne n'est pas difficile à trouver • livrés à eux-mêmes , nos ébénis-
tes assemblent des pièces de bois, sans notions du dessin, sans
idées de la proportion , ignorans de la science de l'ornement,
science perdue aujourd'hui , dont le premier venu de nos architec-
tes ne se doute pas , et qui seule révèle la pensée et l'esprit de l'ar-
tiste quand la partie mathématique du monument est accomplie.
Au lieu de végéter dans un misérable amour-propre, de sauter
après des croix et des commandes mesquines , si les peintres et les
sculpteurs obscurs appliquaient à la fabrication des arts conforta-
bles une fraction des idées qu'ils consument en pure perte sur de
grandes toiles et des blocs de marbre, les grands talens se classe-
raient d'eux-mêmes , et les talens médiocres ne mourraient plus de
faim; nous verrions les objets de la vie intérieure s'empreindre
d'élégance , prendre cette variété et cette pureté de forme qui ne
manquent jamais aux moindres ustensiles de nos aïeux; Couston
exécutait en bois les figures de la Renommée et delà France qui
couronnaient le lit de Louis XIY; et de son temps Poussin disait
en parlant de la France : « Dans ce pays, on m'occupe à dessiner
» des ornemens de cheminées, des frontispices et des couvertures
î» de livres. » Il n'en fut pas moins peintre admirable. Voyez ce
que produisent nos élèves peintres qui ne dessinent pas des re-
liures !
Si les gens du monde ont abominé l'acajou et le placage, il ne
faut donc s'en prendre qu'à l'inhabileté des fabricans modernes.
Mais du jour où legoût du Jrî"c-à-6rac a passé de l'atelier du pein-
tre dans le salon delà femme à la mode, dansle cabinet de l'amateur ;
du jour où ces objets , qui étaient pour le peintre un sujet d'étude ,
un modèle de forme, firent partie de l'ameublement usuel, on con-
çoit qu'une distinction s'est établie entre les collections des uns et
des autres. Ainsi l'artiste achète sans hésiter un vieux pot fêlé ,
• il est d'un dessin gracieux; une table vermoulue, si les trois
pieds qui lui restent conservent une torsade capricieuse. L'amateur
ne paie rien que d intact , de bien restauré. Comme les bibliophiles
achètent de belles éditions , qu'ils idolâtrent, revendent et ne li-
REVCE DE PARIS.
281
«ent pas. Avec quel soin aussi les marchands recherchent ou in-
ventent l'origine illustre du meuble qu'il s'agit de placer'. Quelle
minutie ils apportent dans la réparation des détails, afin que l'ob-
jet ait toujours une valeur, si monsieur voulait s'en défaire!
A défaut du sentiment d'art, à défaut d'une conviction profonde,
le caprice , l'esprit de changement et l'intérêt des marchands qui
ne pouvaient défrayer tous les amateurs avec une même époque ,
ont donné successivement la vogue aux différens styles d'ameuble-
mens qui ont régné depuis le moyen âge.
La première ardeur des antiquaires s'est portée sur les meubles
de bois sculpté , les plus anciens qu'on pût retrouver : les bahuts ,
les dressoirs, les lits gothiques avec leurs courtines de serge bro-
dée, les banquettes à dossier, les stalles avec leur dais dentelé et
leurs panneaux quadrillés de losanges, entrecoupés d'ogives et de
colonnettes. On peut citer dans ce genre, la chambre à coucher de
M. Duponchel. C'est un modèle complet, l'expression vivante et
sans reproche d'un ameublement du temps de Charles MI.
Depuis , l'époque de la renaissance a soulevé les mêmes passions.
Le chêne était à peu près le seul bois qui fût alors travaillé 5 mais
quelle dépense de génie sur cette matière vulgaire! Dans le bois
d'nn dressoir ou d'une armoire, le ciseau de Jean G-oujon rencon-
trait ces élégantes figures qui ne sont ni païennes , ni catholiques .
qui appartiennent à un ordre de divinités créé par l'admirable
sculpteur.
Albert Durer aussi a laissé des sculptures en bois où se retrouv*
sa manière aventureuse et pittoresque.
Quand un de ses chefs-d'œuvre était achevé , les sculpteurs d'un
talent moins élevé en mesuraient la proportion, en traduisaient les
détails , et les reportaient sur des meubles de moindre valeur : ces
derniers à leur tour servaient de modèle à ceux qui décoraient 1a
maison d'un fermier ou l'humble boutique d'un marchand. C'est
ainsi que l'on retrouve sur des panneaux forts grossiers, des figu-
res dont le point de départ était dans la main de Jean Goujon, telles
que les vertus théologales , les évangélistes , etc. Si ces imitations
successives finissaient par perdre en route les vestiges de la pensée
originelle , le dernier produit qui en découlait offrait , sinon une
sculpture délicate, des orneaiens fins et sentis, du moins une pio-
portion élégante et bien entendue dans l'ensemble.
Pas un ouvrier de ce temps n'eût osé , comme les nôtres , relevé»
8 24.
582 REVUE DE PARTS.
de lui-même pour dessiner une armoire , poser des profils , imaginer
des ornemens. Il attendait d'en-haut , c'est-à-dire du maître, une
bonne inspiration , et il exécutait.
Cette utile hiérarchie , fondée sur le respect de l'artisan pour
l'artiste, maîtrisait aussi les autres branches de fabrication. Les
ciselures d'argent , de Cellini, ne ressemblent pas plus aux œuvres
de nos orfèvres modernes, que la Vénus de Milo à une borne-fon-
taine. — Ces coupes, ces vases aux contours surprenans, dont les
figures expressives s'enlacent sur des fonds de fruits et de fleurs,
ont acquis une immense valeur, et tiennent la première place dans
les collections de curiosités.
Quelle conscience dans le travail de Bernard Palissy le potier-
sculpteur ! Aux faïences qui reproduisent avec de vives couleurs
les ovations , les triomphes et la mythologie de Jules Romain , il
substitue ces vastes plats où s'harmonisent des ornemens jusqu'a-
lors inconnus. Sur un fond vert, il sème des grenades, des poires,
des fruits de toute espèce, toutes les richesses de la nature végé-
tale. Peu confiant dans l'art de l'imitation qu'il possède à un degré
si élevé , il appelle à lui des procédés inouïs; il moule la feuille
de vigne, la pomme , la grappe de raisin qu'il a cueillie. Ces cou-
leuvres qui s'arrondissent dans le fond d'une large assiette, ces
grenouilles, ces scarabées , ces limaçons qui courent sur les bords,
il les moule aussi tout vivans pour en appliquer la reproduction.
La poterie n'est qu'un métier; Bernard Palissy en avait fait un art.
Quand la vogue des reliques de la renaissance s'est un peu cal-
mée , le siècle de Louis XIV a ouvert une vaste carrière aux re-
cherches des amateurs ; cette époque avait créé des variétés infinies
d'objets de luxe. L'cr , l'argent, ont été prodigués sur de riches
futilités. Les horloges , les médailles , les commodes, les encoignu-
res , les petits nécessaires, les coffrets, les consoles, les grands
vases à riche monture, les candélabres dorés, exercèrent le génie
des artistes que Louis XIV avait devinés.
Ici se place naturellement le nom le plus célèbre dans cette his-
toire du bric-à-brac. C'est le nom de Boule : il est arrivé par la
seule tradition jusqu'à nous; l'histoire l'a dédaigné comme celui
d'un palfrenier. Peu de gens soupçonnent seulement comment s'é-
crit ce nom : d'autres croient que c'est un mot technique, qu'on
dit un meuble de Boule, comme un meuble d'érable, un meuble de
commande, un meuble de pacotille.
REVUE DE PARÏS. 283
Et cependant sohs le nom de cet homme se vendent tous les
jours, à des prix inimaginables, des chefs-d'œuvre d'incrustation
et de ciselure qu'il a exécutés, ou surveillés , ou seulement inspi-
Tés. MHe Delaunav vient d'exposer dans son riche magasin deux
belles armoires dont elle demande 18,000 francs., parce qu'elle les
attribue à Boule. Et si cette origine est sérieusement constatée,
que personne ne se récrie contre 1 exorbitance de la somme. Samuel
Bernard lui pava 5o,ooo livres tournois un bureau sorti de ses
mains. Ce bureau, qu'est-il devenu? Existe-t-il dans la famille Moîé,
à laquelle s'allia le ricbe financier, ou bien, dans le désordre des
pillages révolutionnaires, est-ùl allé rejoindre ^'ameublement de
Versailles, tout composé par Boule, et que Louis XIV montrait
avec tant d'orgueil aux étrangers , entr'autres le superbe bureau qui
contenait le recueil de médailles donné à son neveu par Gaston de
France. Car de son temps le célèbre ébéniste fut un des artistes
favoris que le grand roi comblait d'honneurs, de caresses et d'ar-
gent. Fils d'un ébéniste, il fut obligé , par les idées d'hérédité de
sou temps, d'embrasser la profession de son père. Il employa le
premier les bois de l'Inde et du Brésil; il imagina ces coquettes
arabesques à travers lesquelles l'argent , le cuivre , l'étain et l'é-
ca.lle se poursuivent , s'échappent, se retrouvent et s enlacent dans
les contours les plus spirituels. Gêné dans les limites de son état,
et voulant être peintre, il composait avec ces matériaux de grands .
tableaux représentant des sujets de batailles, d'histoire, de chasse,
et des paysages ?Ce qui distingue ses ouvrages, c'est la sévérité et
l'élégance des bromes qu'il y ajoutait , et la grâce inimitable des
profils.
Louis XH , qui avait deviné toutes les spécialités contemporaines
de son siècle, n'avait garde de négliger Boule. Il le nomma graveur
ordinaire du sceau, et lui donna un logement au Louvre. Dans le
brevet qu'il lui accorda , il le qualifia d'architecte, peintre, sculp-
teur en mosaïque, inventeur de chiffres. Boule mourut à Paris a
l'âge de quatre-vingt-dix ans. en 1-02. Il laissa un fils qui eut
aussi une grande réputation comme ébéniste.
Maintenant , si vous demandez aux généalogistes , aux savans du
dix-huitième siècle, ce beau siècle qui a vécu d'abstractions, ce
qu'était Boule, l'homme qui avait fait leurs bureaux, leurs biblio-
thèques , leurs écritoires, ils i'ignorent.
Demandez à un encyclopédiste ce que c'est que Y incrustation ,
284 REVUE DE PARIS.
cet art admirable 5 incrustation. — c'est la croûte de pierre qui se
forme peu à peu autour des corps qui ont séjourné dans certaines
eaux. Le même encyclopédiste appelle meubles les fruits pendans
par racines.
Aujourd'hui les œuvres de Boule sont l'objet de toutes les re-
cherches et de toutes les convoitises. Mais il faut avouer avec cha-
grin , et malgré l'aplomb des marchands de bric-à-brac , que 93
et les Anglais nous ont à peu près dépouillés de ces merveilles
Quand la lourde main du peuple s'est posée sur le palais de Ver-
6ailles, elle a éparpillé, à vingt lieues à la ronde , les débris de la
splendeur royale. Plus tard , des dressoirs magnifiques gémissaient
sous le poids des vaisselles d'auberges, et de galantes encoignures
étaient transformées en huches dans la demeure d'un fermier, quand
les étrangers sont venus rassembler ces fragmens de richesses déS-
honorées : nous en sommes réduits à quelques restes échappés par
miracle aux désastres du temps et à l'avidité des curieux d'outre-
mer, à quelques imitations dont la beauté atteste la puissance de
l'original.
L'ameublement, sous Louis XIV, était empreint d'un goût si
pur, l'ornement y était appliqué avec une richesse et une variété si
logiques, qu'on est tenté de condamner l'amouT des rocailles, mot
qui caractérise l'ameublement du règne de Louis XV. Mais le vieux
. Sèvres, le vieux Saxe, atteignent une telle perfection de main-
d'œuvre, se colorent de nuances si éclatantes, qu'on pardonne aux
mignardises et aux bouffissures du modelé.
C'est chose assez peu raisonnable que ces bergers en jaquettes ,
ces pastourelles en paniers, qui gardent leurs troupeaux sous les
bobèches d'un candélabre, qui indiquent avec leur houlette l'heure
d'un cartel ; mais ces feuillages, et ces fleurs de porcelaine ont tant
de sève, qu'on admire une si complète imitation ; les meubles de
Mme Qe Pompadonr , dont quelques-uns sont en circulation , ont
tous ce cachet pastoral qui se sauve par la gentillesse, sinon par le
goût; un homme très-habile, s'est distingué dans ce genre sous le
règne de Louis XVI 5 Riesener, l'ébéniste de Marie-Antoinette, en-
châssait avec bonheur, dans ses meubles , des médaillons de porce-
laine de Sèvres.
Mais à partir de ce moment, le goût romain et grec , ressuscité
par des gens qui portaient des habits gorge de pigeon , et des bour-
ses , a gâté pour jamais l'ameublement.
REVUE DE PARIS. 285
Quelques amateurs blasés , ont le tort d'apprécier les marquete-
ries de bois de couleur, qui datent de cette époque maladroite; mais
c'est là un goût perverli , qu'il faut condamner parce qu'il les con-
duirait dans dix ans à la recherche des meubles barbares du direc-
toire et de l'empire; nous avons vainement cherché quelle espèce
d'ameublement avait pu créer l'époque de la terreur ; nous n'en
avons retrouvé qu'un ; tout le monde le connaît, il est affreux.
Pour terminer cet article, dont le but est de signaler une ten-
dance de la vie parisienne, nous devons dire que ce n'est plus
seulement dans les cabinets de curiosités que se trouvent les
débris de la richesse de nos aïeux; ils ont repris leur destination
usuelle , et les appartenons de MM. Ir... Moss... du Jomm... ; de
Mmes Samp. de Roth.... de Fia... sont devenus de charmantes
habitations.
Jules Yerkibrb.
LA RELIQUE
Ceux qui étaient jeunes il y a vingt-cinq ans ont eu un
large chemin d'honneurs et de fortune ouvert devant eux;
le malheur seulement était dans la nécessité imposée à cha-
cun de prendre ce chemin , soit que le penchant l'y portât ,
soit que non. Pour les jeunes gens d'alors qui arrivaient à
l'âge des armes avec un sang ardent et une grande insou-
ciance de cœur et d'esprit, le parti était beau ; mais pour les
pauvres diables d'une complexion pacifique, pour ceux que
l'inclination appelait à une paisible industrie, entraînait
vers les calmes spéculations de la philosophie et de la poé-
sie, c'était une grande misère : c'était une mortelle douleur
pour ceux que l'on venait interrompre dans les enchante-
mens d'un premier amour. Tout était bon à l'impitoyable
conscription : elle enrégimentait indistinctementles poètes,
les philosophes et les amoureux , et elle n'avait pas tort,
puisque tous ces gens-là , dès le premier feu, se compor-
taient comme les hommes d'un tempérament guerrier. Les
uns prenaient machinalement cette valeur que donnent le
harnais du soldat , le commandement de l'officier, le son du
tambour et du clairon ; les autres se laissaient prendre à la
poésie des armes , l'ardeur de l'imagination les emportait,
ils se battaient en enthousiastes et en inspirés. En résultat ,
des hommes d'humeur belliqueuse que leur vocation portait
aux combats, et de ceux qui, appelés à autre chose, ont
fait contre mauvaise fortune bon cœur , autant son tombés ,
autant sont arrivés ; dans tout cela , il n'y a eu que les arts
et les sciences qui ont souffert, et quelques femmes qui sont
mortes de chagrin , à ce qu'on dit.
Dans le nombre de ceux que la loi militaire frappa au
REVUE DE PARIS. 287
cœur , il faut ranger un jeune homme qui , nommé maréchal-
des-logis et décoré pour sa belle conduite à la bataille de
Saragosse , était chef d'escadron et officier de la Légion-
d'Honneur à la bataille de la Moscowa. Il se nommait Ray-
mond. C'était un jeune homme de bonne mine et de manières
élégantes et douces. Ses camarades estimaient sa valeur et
ses talens militaires ; mais ils blâmaient sa façon d'être vis-à-
vis d'eux, sa réserve et sa misantropie. Le fait est que Raymond
étaitpeu communicatif, et que depuis son arrivée sous ledra-
peau il avait échangé peu de relations et peu de paroles avec
qui que ce fût. Dans lesmarches , il chevauchait à l'écart, la
tête basse, recueilli. pensif, laissant flotterlabride sur le cou
de son cheval. Dans les haltes, ou bien quand on tenait gar-
nison dans quelque bonne ville d'Espagne, il vivait à part ,
ne se mêlant ni aux propos ni aux folies des autres officiers. D'a-
bord cette conduite avait excité du mécontentement ; mais ,
comme Raymond n'y avait pas pris garde et avait continué son
train, et que du reste c'était un homme toujours disposé à ren-
dre service, et dont la bourse était ouverte à qui voulait y pui-
ser, on s'était fait à sa bizarrerie. Il était convenu que Ray-
mond était un bon enfant, un peu trop original peut-être,
mais qui rachetait ce défaut par de solides qualités. Sa sauva-
gerieétailmisesurlecorapled'une passion qu'il avait laissée à
Paris, et à laquelle il gardait un fidèle souvenir; ce qui donna
lieu à de fort méchantes épigrammes parmi les épaulettes
caustiques du régiment.
Les subordonnés-dé Raymond lui étaient fort attachés et
dévoués pour sa bienveillance et sa douceur envers eux. 11
y avait surtout deux cavaliers de son escadron qui portaient
cet attachement jusqu'au fanatisme. Ces deux soldats étaient
ses frères de lait ; ils avaient grandi dans la maison de son
père, et les bienfaits de sa famille n'avaient jamais manqué
à eux ni aux leurs. Lorsque Raymond entra au régiment.,
simple soldat comme eux, ils se firent ses serviteurs, et lui
rendirenlfacile ce métier qu'il n'eutpasà exercer longtemps,
car son avancement fut prompt. Et puis il arriva que Ray-
mond, dans une affaire . sauva la vie à l'un d'eux, et qu'il fit
obtenirla croixà l'autre. Les deux dragons n'aspirèrentplus
qu'à l'occasion de se faire tuer pour lui.
288 REVUE DE PARIS.
Au combat, Raymond était le même homme que dans le
camp , dans les marches et dans la garnison. C'était toujours
le rêveur sentimental. 11 s'en al lait nonchalamment dans le plus
fort des mêlées ; et quand il était là , il s'en tirait comme un
autre, à coups de sabre. Souvent il restait seul exposé comme
un point de mire à un poste insoutenable, les balles arrivaient
de toutes parts autour de lui en sifflant et en ricochant :
il ne s'en apercevait pas , à moins que son cheval ne fût tué
sous lui. Ce quil y a d'extraordinaire, c'est que jamais il ne
fut touché, jamais il ne reçut la plus légère égratignure. Si
loin que l'entraînassent sa valeur mélancolique et ses subli-
mes distractions, il revenait toujours sain et sauf. Ce cou-
rage, ce sang-froid , ce bonheur , étaient après chaque ba-
taille le sujet de grands éloges et de récompenses, et Ray-
mond était tout surpris, quand il recevait des félicitations et
des grades, comme un somnambule quand on lui parle de
la besogne qu'il a faite en dormant.
Il ne restait que trente hommes du régiment de Raymond
à la retraite de Moscou, et tousles officiers supérieurs avaient
péri , ce qui le faisait colonel par droit de survivance. Il
ne s'agissait plus que d'arriver en France, chance bien in-
certaine il est vrai ! Parmi tous ces hommes dont les pas et
les efforts étaient tournés vers la patrie en ce moment , bien
peu avaient l'ame assez sereine et se sentaient assez forts
pour compter accomplir ce retour . Le corps d'armée auquel
appartenait Raymond avait quitté Smolensk depuis neuf
jours; les troupes avançaient sans ordre et au hasard, cher-
chant vainement des routes effacées , souffrant du froid et
de la faim , sans vivres , et tourmentées par la neige que le
vent leur soufflait au visage. De temps en temps, des collines
qui bordaient la route partaient des cris sauvages et se pré-
cipitaient les Cosaques, qui suivaient l'armée et venaient
par boutades harceler ses flancs et glaner ses traînards. Il
n'y avait plus ni discipline ni commandement : officiers ,
soldats , généraux , allaient pêle-mêle ; la misère et la dou-
leur avaient supprimé toute distinction. On marchait dans
un silence farouche. Parfois un homme se couchait dans la
neige avec un désespoir stupide , et y restait. Il y en avait
qui tombaient frappés de mort subite. Les morts et les mou-
/
REVUE DE PARIS. 289
rans étaient dépouillés de leurshabits ; on dérobait , on pil-
lait les vêtemens de toute espèce , et tout ce qui pouvait ser-
vir de préservatif contre le froid. On voyait de simples
tambours vêtus de riches dolmans , des grenadiers couverts
de châles ou de pelisses de femmes , des généraux roulés
dans des couvertures et des housses de chevaux. Tout cela
eût prêté à rire si l'on avait pu rire. Raymond était à pied
et vêtu simplement de son uniforme : son cheval avait été
mangé à Smolensk, et son manteau lui avait été volé. A
côté de lui marchaient ses deux dragons fidèles et dévoués ,
qui étaient aussi du petit nombre de ceux qu'avaient épar-
gnés les rigueurs de la campagne. Malgré leurs propres
souffrances « ces braves gens prenaient de Raymond tout le
soin possible, mais Raymond ne souffrait pas , lui; la pensée
le soutenait ; il souriait parfois , et levait ses regards vers ce
ciel gris et trouble comme vers un ciel de printemps pur et
doré. Cependant son corps délicat n'était pas de même
trempe que son ame : la famine et les frimas y avaient prise,
et bientôt les traits de son visage et toute sa personne por-
tèrent l'empreinte d'une grande altération. Il ne souffrait
pas , mais il mourait. Tout-à-coup il se sentit défaillir et
tomba sur le chemin. Les deux soldats s'empressèrent à
son secours , ils le réchauffèrent , et versèrent sur ses lè-
vres les dernières gouttes d'eau-de-vie que contenait leur
gourde. Une gorgée d'eau-de-vie donnée là était un immense
bienfait.
— Merci, leur dit Raymond en rouvrant les yeux; merci;
mais votre secours est vain. Je sens que la vie se retire de
moi , c'est sans remède. Adieu , Jean ! adieu , Pierre ! adieu ,
mes frères , soyez plus heureux que moi !
Après leur avoir serré la main à tous deux . Raymond tira
de dessus sa poitrine une lettre dans laquelle divers objets
paraissaient renfermés.
— Vous dites que je vous ai rendu service, mes amis , et
vous regrettez de ne pouvoir rien faire pour moi : rassurez-
vous , je vais vous donner l'occasion de vous acquitter.
Prenez ceci, et si le sort vous épargne, remettez-le à l'a-
dresse écrite sur l'enveloppe. C'est ma dernière prière et
mon dernier vœu.
8 25
290 REVUE DE PARIS,
Disant cela , Raymond expira.
Les deux frères demeurèrent un instant plongés dans une
douloureuse consternation. Leur bienfaiteur était là , gisant
sur le sol , mort ainsi à vingt-sept ans ! Et la sépulture même
lui était refusée, car ils n'avaient rien pour percer cette
terre durcie par la gelée. Ils posèrent sur le cadavre quel-
ques branches de bois mort qu'ils couvrirent de neige. Une
larme qui vint aux yeux de ces deux stoïques soldats et un
soupir qui sortit de leur poitrine furent l'oraison funèbre du
commandant Raymond. Puis Pierre dit à Jean : « Allons ,
frère, il n'y a plus rien à faire ici; songeons maintenant à
accomplir sa dernière volonté. » Ils tournèrent leurs regards
vers la route que parcourait l'armée ; déjà les derniers hom-
mes disparaissaient à l'horizon brumeux , et comme ils pres-
saient le pas pour les rejoindre, un hourra retentit. Avant
qu'ils eussent eu le temps de tirer leur sabre du fourreau , les
lances des Cosaques étaient sur leur poitrine. Ils furent pris.
On les désarma et on les plaça chacun entre deux chevaux.
Les Cosaques étaient démens quelquefois et se contentaient
de faire des prisonniers.il est vrai que souvent c'était pour
se donner la récréation de les tuer à loisir et avec certains
raffinemens. La horde qui s'était saisie de Pierre et de Jean
avait déjà plusieurs captifs, et peut-être voulait-elle com-
pléter une collection. On ne leur fit aucun mal , si ce n'est
quelques bourrades pour les inviter à hâter le pas. La nuit
venait, et les Barbares, quittant la piste de l'armée fran-
çaise, se dirigèrent vers des hauteurs à l'ouest de la route.
Après avoir traversé un bois de sapins, la caravane se
trouva au milieu d'un village en ruines où elle s'arrêta pour
passer la nuit. Les logemens furent pris à l'aventure dans
des cabanes désertes et à demi brûlées. Pierre et Jean furent
placés dans la dernière et la plus misérable de ces huttes,
à l'extrémité du hameau et sur la lisière du bois. Deux Co-
saques furent logés avec eux.
Plusieurs heures s'étaient écoulées, et les deux frères n'a-
vaient pas prononcé une seule parole. Ils étaient assis sur
le tronc d'un arbre dont les branches brûlaient devant eux;
leurs gardiens étaient d'un autre côté, et s'entretenaient
en fumant. La cabane dans Inquelle ils se trouvaient était
REVUE DE PARIS. 291
située sur le sommet de la colline que le village couronnait ,
et à travers la brèche qui lui servait de fenêtre , la vue pou-
vait s'étendre au loin et embrasser un vaste pays. L'épais-
seur des ténèbres ne permettait de rien voir . sinon quelque
chose de brillant qui élincelait à une grande distance. Ce
n'était pas une étoile , car le ciel était noir et n'en montrait
aucune. Cette lueur ne pouvait provenir que de quelque
grand feu allumé à une distance de deux ou trois lieues.
« C'est le bivouac des nôtres , » dit Pierre , qui , les coudes
sur ses genoux et le menton dans ses mains , livré à une
méditation profonde et animée , fixait des yeux avides sur
ce point lumineux. Jean s'était affaissé dans une sorte de
torpeur, il ne voyait et n'entendait rien.
Sur ces entrefaites un des Cosaques sortit . et il n'en resta
plus qu'un avec les deux Français. Mais les prisonniers
étaient harassés . faibles , désarmés , et le Cosaque , vérita-
ble colosse , haut de six pieds , robuste et armé redoutable-
ment , était à lui seul une garde suffisante.
Il se promenait de long en large devant la porte , les deux
mains posées sur la crosse de deux pistolets, prêt à tout.
Pierre le toisa long-temps avec une fureur pensive; puis,
se penchant vers son frère et le secouant par le bras , il le
tira de son engourdissement et parvint à s'en faire écouter.
— Écoute, Jean, dit-il, demain nous serons tués ou en-
voyés en Sibérie.
— Probablement , répondit Jean.
— Dans l'un ou l'autre cas , que deviendra le message du
commandant Raymond ?
— Il n'arrivera pas à son adresse ; c'est un malheur,
mais qu'y faire? A l'impossible nul n'est tenu , comme dit 1«
proverbe.
— Il n'y a rien d'impossible. J'ai une idée , moi.
— Bon! Voyons-la.
— C'est terrible, Jean , mais il n'y a pas d'autre moyen.
Un de nous suffit pour porter ce message, il suffit donc
qu'un de nous s'échappe; mais pour cela il faut que l'autre
soit tué.
— Je comprends cela.
— Cette lumière qui brille là-bas, c'est notre phare , no-
292 REVUE DE PARIS.
tre salut, c'est la France. Qu'un de nous arrive là , et le der-
nier vœu du commandant pourra encore être rempli. En
sautant par cette fenêtre , en se glissant ensuite dans les
neiges et derrière les troncs des sapins, on peut gagner la
plaine et arriver au port. Le tout est de pouvoir franchir,
sans être aperçu, une distance décent pas. Après, on est
sauvé. Cette masure est la dernière du village , il n'y a donc
pas à passer devant les autres. La seule chose à éviter, c'est
une alarme trop prompte ; la seule chose à obtenir , c'est
quelques minutes de silence. Il faut donc que l'un de nous
enjambe cette fenêtre et s'esquive pendant que l'autre se
jettera sur ce géant , le prendra à bras le. corps, et lut-
tera avec lui de façon à ce qu'il ne puisse pas tirer ses
pistolets d'un moment. Quand on ne cherche que cela et
que l'on est décidé à être tué ensuite, c'est facile. Je m'en
charge.
— Pourquoi toi? Mon frère , c'est toi qui t'en iras et moi
qui ferai taire ce sauvage tant que je pourrai.
— Jean , ce n'est pas juste ; c'est moi qui ai eu l'idée , c'est
à moi de choisir ma part dans la besogne. D'ailleurs je suis
plus fort que toi , et tout n'est pas désespéré. Il est possible
que je désarme mon homme et que je l'étrangle. C'est une
chance.
— Tais-toi donc! un gaillard comme celui-là en expé-
dierait bien encore deux comme nous dans Tétat où nous
sommes. Ce sera beaucoup de l'empêcher de tirer ses pisto-
lets pendant un instant. Tes raisons sontmauvaises, Pierre ;
j'en ai une meilleure , moi : c'est que le commandant m'a
sauvé la vie , et qu'en donnant la mienne pour lui mainte-
nant, je ne fais que m'acquitter.
— Eh bien! Jean , puisque nous ne pouvons nous accor-
der, il n'y a rien de dit. Je renonce à mon projet. Nous
irons en Sibérie.
— Tu renonces ?... Mais je ne renonce pas , moi; je t'a-
vertis que je vais faire le coup , et que si tu n'en profites pas
pour t'évader , tant pis pour toi , tant pis pour nous et pour
le commandant... Mais tiens , Pierre, tout cela ne signifie
rien ; c'est mal de se disputer entre frères , et puisque nous
sommes aussi entêtés l'un que l'autre , il n'y a qu'une façon
RF.VUE DE PARIS. 293
de sortir d'embarras , c'est par le sort. A pair ou non ! Celui
qui devinera s'en ira.
— Soit, dit Pierre. Disons-nous adieu , frère !... Et main-
tenant point de faiblesse ni d'hésitation. Ce que le sort aura
décidé sera bien , et il n'y aura pas à y revenir.
Tandis que son frère parlait , Jean brisa un petit bâton en
plusieurs morceau, et tendant sa main fermée :
— A toi de parler , dit-il.
— Pair ! dit Pierre à voix basse.
— Quatre. Tu as gagné. Va-t'en.
Les deux frères échangèrent un regard plein d'éloquence .
Ils se levèrent tous deux ensemble, et chacun alla de son
côté et fit son devoir. Pierre escalada la fenêtre en un clin
d'œil , en trois bonds il fut dans le taillis, rampant sur les
pieds et sur les mains ; puis il s'arrêta , écoutant, dans une
horrible anxiété... Un coup de feu retentit, puis un autre.
Pierre poussa un sourd gémissement. C'en était fait, son
frère Jean était tué ! II entendit du tumulte dans le village ,
des bruits de voix et de pas. Quelques hommes entrèrent
dans le bois et en fouillèrent les marges; mais l'évasion
d'un prisonnier ne valait pas la peine de se mettre en grands
frais de recherches, et de passer une nuit blanche; on y
renonça.
Pierre était sauvé ; mais lorsqu'il fut sorti des bois et
arrivé dans la plaine , il n'aperçut plus la lumière sur la-
quelle il avait compté pour se guider. Son embarras fut
grand ; il chercha à s'orienter , ce qu'il fit mal , car il mar-
cha toute la nuit sans rien voir. Il erra trois jours sans pren-
dre aucune nourriture , et il allait périr lorsque le hasard le
jeta dans les débris d'une division française. On le secourut,
et il arriva à la Bérésina. Ce qu'il souffrit ne saurait se dé-
crire. Avant de revoir la France , il passa quinze mois dans
un hôpital entre la vie et la mort. Enfin , à peine convales-
cent , il se remit en route. Quand il toucha la frontière , il se
mit à genoux et baisa la terre de France en pleurant à
chaudes larmes. Il sentait bien que les sources de la vie
étaient taries en lui , et qu'il n'avait pas long-temps à voir
Je ciel de la patrie ; mais il était assez fort pour arriver jus-
qu'à Paris . et c'est tout ce qu'il demandait. Son pieux devoir
8 25.
294
REVUE DE PARIS.
alors serait accompli , le message de Raymond n'aurait pas
vainement coûté tant de périls, de fatigues, et la vie d'un
frère.
Arrivé à Paris , il ne voulut prendre le moindre repos
avant que sa sainte mission ne fût remplie. On lui indiqua
un hôtel de la rue du Mont-Blanc , il y alla. Dans la cour de
l'hôtel, au bas du perron, il y avait un phaéton attelé de
deux magnifiques chevaux gris. Nonchalamment étendu
dans le léger équipage , un jeune homme d'une main tenait
les guides , et de l'autre faisait siffler un long fouet aux
oreilles des chevaux, qui, excités et retenus à la fois, se-
couaient la tête et piaffaient avec une rebelle impatience.
Ce jeune homme avait des cheveux blonds qui descendaient
en grappes sur ses joues , une fine moustache se relevait en
crocs sur sa lèvre, et sa poitrine bombée portait les insi-
gnes de divers ordres étrangers. Pierre, tout épuisé qu'il
était , sentit son sang frémir à la vue de cet ennemi II passa
fièrement devant lui, et, monfcnt l'escalier du perron ,
tendit sa lettre à un domestique qui se tenait debout à la
porte. — C'est pour madame, ditle valet, lavoilà qui descend.
En effet, une jeune femme parut, belle, fraîche, parée.
— Arrivez donc, Clémentine, lui dit le jeune homme du
phaéton avec un accent moscovite très - caractérisé ; vous
n'en finissez jamais avec votre toilette.
Clémentine répondit par un charmant sourire. Elle avait
un pied posé sur le marchepied de la voiture, une main dans
la main du jeune homme, elle allait s'élancer lorsque Pierre
lui présenta son message. Elle prit le paquet, décacheta
l'enveloppe , et jetant un rapide coup d'oeil sur le contenu ,
son visage s'éclaira d'un sourire indéfinissable , étrange-
ment mêlé de compassion et d'ironie. Sa femme de cham-
bre , qui l'avait suivie , lui donnant son éventail et son mou-
choir, elle lui remit en échange le paquet tout ouvert , en
disant à demi-voix : « C'est de ce pauvre Raymond. Vous
mettrez cela dans ma toilette , Jcnny , et vous m'y ferez
penser ce soir ou demain malin. » Elle acheva sa phrase en
s'asseyant dans la voiture , puis elle ajouta par réflexion en
montrant Pierre : — Ah! Jenny , donnez un pourboire au
porteur.
REVUE DE PARIS. 285
La voiture partit comme le vent.
Pierre sentit sa tête tourner et ses jambes fléchir ; il s'ap-
puya contre la rampe, sans voir ni entendre Jenny , qui,
après avoir fouillé dans la poche de son tablier, lui pré-
sentait une pièce de trente sous en lui disant :
— Prenez donc, mon brave homme!
Eugène Gcihot.
*
LES FEMMES CHANSONNIERES
SOUS LOUIS XIV.
DEUXIEME ARTICLE.
Entrons dans le salon de Mlîe de Scudéry ; une femme
bien ridicule , n'est-ce pas ? et dont vous riez aujourd'hui ,
vous qui ne riez pas des horreurs de Maturin et des folies de
son école. Elle était l'oracle de son temps : elle avait plus de
succès que Walter Scott n'en a eu ; tout le monde la lisait ,
depuis les évêques jusqu'aux jeunes demoiselles. Il n'y avait
pas de discussion sur son mérite , pas de doute , pas d'équi-
voque sur sa gloire , elle était sublime : et cela était convenu.
a Quiconque se moque du roman de Mlle de Scudéry , dit
« le savant Ménage, fait voir la petitesse de son esprit. Doit-
» on mépriser Homère et Virgile, parce que leurs ouvrages
n contiennent beaucoup d'incidens et d'événemens qui en
» reculent la conclusion ? » Voilà donc Mllc de Scudéry sur
le niveau d'Homère et de Virgile! Ses contemporains lui dé-
cernaient dune commune voix le nom de Sapho , dont elle
n'avait assurément ni les passions , ni la beauté , ni le génie.
Comment desesprits si délicats se laissaient-ils séduire? Com-
ment se fait-il que le célèbre Huet, évéque d' Avranches , qui
n'était ni un sot, ni un ignorant , ni un homme dénué de
goût, ni un flatteur , écrivît à cette héroïne : « Vous avez
travaillé à la gloire de notre nation, m Deux passages de
Mascaron et deFléchier, que le savant M. de Monmerqué
REVUE DE PARIS. 297
rapporte, ne sont pas moins dignes de remarque. L'évêque
» de Tulles lui écritîe 12 octobre 1672 : «Vous devezcompte
» de vos loisirs à toute la terre; l'occupation de mon automne
» sera la lecture de Clèlie , d'Ibrahim et de Cyrus. Ces ou-
» vrages ont toujours pour moi le charme de la nouveauté,
» et j'y trouve tant de choses propres pour réformer le monde ,
» que je ne fais point de difficultés de vous avouer que, dans
» les sermons que je prépare pour la cour , vous serez sou-
j> vent à côté de saint Augustin et de saint Bernard. »
u II me fallait , disait Fléchier , une lecture tout aussi dé-
ii licieuse que celle de vos livres pour me délasser des fati-
» gués d'un voyage, pour me guérir de l'ennui des mauvaises
» compagnies, et pour me faire goûter le repos , où la ri-
» gueur delà saison et la docilité de mes nouveaux conver-
ti tis me retiennent dans ma ville épiscopale. En vérité, ma-
» demoiselle, il me semble que vous ne faites que croître
» en esprit , tout est chez vous si raisonnable, si poli, si
moral, etc. , etc. ».
Godeau , évêque de Yence, parlait d'elle avec plus d'en-
thousiasme encore; la cour et la ville raffolaient de cette
femme : les étrangers lui envoyaient des couronnes et des
diplômes d'académie.
Le style précieux de ses œuvres , illisibles aujourd'hui , les
longues conversations de seshéros et de ses héroïnes , leurs
distinctions délicates sur les différentes manières d'aimer,
leurs amphigouris chevaleresques et sentimentaux ; Brutus
filant le parfait amour, Caton rêvant le platonisme; une
matrone romaine traçant la carte de Tendre ; tout cela n'é-
tait que l'expression parodiée et l'exagération ridicule des
idées les plus éloignées de nous , mais il faut le dire aussi ,
les plus grandes , les plus généreuses, les plus tendres. C'est
ainsi que sous le règne de la chevalerie, lorsque le senti-
ment de la loyauté pénétrait tous les rangs et se mêlait à
1 esprit d'aventure et à l'esprit chrétien , on vit naitre les
romans des paladins avec leurs enchantemens, leurs tour-
nois, leurs grandes entreprises, leurs énormes coups de
lance; ces romans dont l'Arioste et Don Quichotte ont
donné la sublime parodie. Le genre humain est éternellement
fou, ne le savez-vous pas ? Eh bien 1 pardonnez, je vous
2U8 REVUE DE PARIS.
prie, à cette douce et innocente allucination qui s'empara des
femmes sous Louis XIV , et qui gagna ensuite tous les rangs;
à ce besoin de spiritualiser l'amour , de dégager tous les
6entiraens de leur alliage impur ; à ce respect, pour les dé-
vouemens, à cette curieuse analyse de toutes les affections
de l'ame ? Nous sommes aujourd'hui au pôle contraire Rou-
tes ces vertus, nous ne les avons plus, tous ces ridicules nous
manquent.
L'amour , étoffe de la nature que la société a brodée
(comme dit Voltaire , en style un peu précieux) , subsiste
chez nous sans doute : mais nous avons déchiré la broderie.
Nos aïeux la faisaient lourde , bizarre , historiée , brillante.
Nous nous moquons des longs discours de Cyrus et d'Arta-
mêne , comme des grands ramages dont les rideaux du dix-
septième siècle étaient chamarrés. Boileau, avec sa raison
sévère , son esprit sec et son cœur insensible, a eu raison
de détruire le trône d'Artamène et des Céladon ; mais n'é-
taient-ils pas l'accompagnement nécessaire de cette grande
époque, le reflet de cette délicatesse, de cette générosité,
de cette élégance parfaite , de cette grâce à la fois noble,
grave et douce , dont vous ne trouverez pas d'exemple
plus frappant et de modèle plus complet aue la cour de
Louis XIV.
Mais je vous ai promis de vous introduire chez Sapho-
Scudéry. C'est un samedi , jour de petite assemblée ; les
dames sont de haut rang, car ce sont la princesse Philoxène,
Amallhée , Octavie et Sapho. Cette dernière , c'est la maî-
tresse du logis ; Mme d'Alligre est Télamire , Mme Arragon-
nais Philoxène , et M>e de Guénégaud Amalthée. Deux pou-
pées , placées sur la cheminée , se nomment la grande et la
petiie Pandore , et les dames travaillent à leur ajustement.
Ces poupées servent à diriger la mode nouvelle. Cependant
la conversation s'anime : elle a rapport comme toujours à
la métaphysique du cœur ; «conversation tellement sophis-
tiquée , dit M>Qe de Sévigné , que ces gens-là auraient besoin
d'un truchement pour s'entendre eux-mêmes. Le favori de
ces dames est Godeau, sous le nom du Mage de Sidon ; le
prince Agathyrse est le prince de Raincyj Arlaban, c'est
le duc de Saint-Aiguan ; le poète Sarrazin , c'est le nom de
REVUE DE PARIS. 299
Poliandre ; l'académirien Conrard porte celui de Théoda-
mas; voici Acante Polisson et Alcandre-Guénégaud. Chacun
improvise un madrigal , on fait assaut de galanterie , d'af-
fectation , de politesses et de recherche ; enfin, Pélisson ,
l'ami de cœur de Mlle de Scudéry , trahit son secret et ap-
prend aux assistans qu'elle vient de composer une chanson
sur les rapides conquêtes du roi. De toutes parts on de-
mande à la connailre , et Sapho ne se fait guère prier pour
chanter le couplet suivant, qui ne manque pas d'esprit :
Louis, plus digne du trône
Qu'aucun roi que l'on ait vu ,
Enseigne l'art à Bellone
De faire des impromptu}
C'est une chose facile
Aux disciples d'Apollon j
Mais ce conquérant habile
A plus tôt pris une ville
Qu'ils n'ont fait une chanson.
Vous pensez bien qu'on applaudit à outrance ; on veut
aussi qu'elle répète son quatrain sur Christine , quatrain
qui n'est pas indigne d'être conservé.
Elle sut mépriser les caprices du sort ,
Regarder sans horreur les horreurs de la mort ,
Affermir un grand trône , et le quitter sans peine ,
Et, pour tout dire enfin, vivre et mourir en reine.
Il y a de l'énergie dans ces vers et une certaine simplicité
qu'inspire un sentiment vrai; on retrouve les mêmes qualités
dans l'inscription composée par la même femme pour le
portrait de Montausier.
C'est là de Montausier l'héroïque visage,
C'est là son air si grand, et si noble et si sage :
C'est tout ce qu'il nous laisse après avoir été.
0 triste souvenir ! quand je mets tout ensemble
Son esprit , son savoir et son cœur indompté,
300 REVUE DE PARIS.
Fier, bon , tendre , constant, rempli de piété,
Hélas , je cherche en vain quelqu'un qui lui ressemble!
Le dernier événement dont on s'occupait, c'était l'arrivée
du doge de Gênes , forcé de se soumettre à Louis XIV. On
sait combien le grand roi paya cher l'arrogance avec la-
quelle il traita cette petite république , dont il contraignit le
doge à venir faire amende honorable. C'est ce premier acte
de fatuité royale qui indigna et souleva l'Europe contre lui.
Mlle de Scudéry avait fait de cette arrivée du doge, le sujet
d'une chanson, dans laquelle on trouve étrangement confon-
dus Louis XIV, une hirondelle, Sapho et la république de
Gênes. Nous ne la citons que pour être fidèles à notre titre;
elle est médiocre et affectée.
IX DOGE DE GÊNES A PARIS , OU LA FAUVETTE A SAPHO,
EN ARRIVANT A SON PETIT BOIS , SELON SA COUTUME.
Plus vite qu'une hirondelle,
Je viens avec les beaux jours,
Comme fauvette fidèle,
Avant le mois des amours.
J'ai trouvé sur mon passage
Un spectacle assez nouveau :
Pour m'expliquer davantage ,
C'est le doge et son troupeau.
Quoi ! lui dis-je , entrer en France
Et vous montrer en ces lieux ?
Oui , dit-il , par la clémence
Du plus grand des demi-dieux.
Son cœur, toujours magnanime,
Ne pouvant se démentir,
Veut oublier notre crime ,
Voyant notre repentir.
REVUE DE PARIS. 801
Dieux , quel bonheur est le vôtre
D'aller recevoir sa loi !
Je n'eu voudrais jamais d'autre j
Mais ce bien n'est pas pour moi.
C'est assez que ma maîtresse
Souffre que roa faible voix
Chante et rechante sans cesse
Qu'il est le phénix des rois.
Allez , doge , allez sans peine
Lui rendre grâce à genoux.
La république romaine
En eût fait autant que vous.
Cette détestable chanson, mauvaise comme la plupart des
chansons de circonstance , obtint un succès de vogue.
Mme Deshoulières en a fait beaucoup qui rivalisent pour la
platitude et l'affectation avec les strophes de Vffirondelle.
Nouslesépargneronsànoslecteurs.La renomméede MmeDes-
houlières est une de ces bizarreries, un de ces caprices de
l'histoire littéraire qu'il est difficile d'expliquer. jN'on-seule-
ment elle a chanté ses moutons , mais elle a voulu immorta-
liser en sonnets et en chansons tous les animaux domesti-
ques, Grisette, Gas, Tata et Cochon. Comme elle venait de
faire une idylle sur la naissance du dauphin, une femme de
la cour improvisa contre elle les vers suivans :
Pour immortaliser l'enfant qui vient de naître ,
Et qui gouvernera dans soixante ans peut-être ,
LaDeshoulière a fait cent vers , tant mal que bien.
Que lui donnera-t-on pour un si long ouvrage?
Si j'en étais cru , ma foi ! rien.
Pour immortaliser et sa chatte et son chien
Elle en a fait bien davantage.
Si vous avez lu les Mémoires de Saint-Simon, vous devez
vous souvenir de ce grand Dangeau , l'écouteur aux portes ,
si niais, si naïf, si blond, si bienvenu du roi , dont il était le
8 26
802 REVUE DE PARIS.
porte-encensoir; la pesle des gens d'esprit qu'il fatiguait de
ses assiduités, la providence des seigneurs qui avaient perdu
au jeu, et auxquels il prêtait libéralement 5 l'écouteur aux
portes, qui a transmis à la postérité la minute exacte de
toutes les médecines que Louis XIV a prises et de toutes ses
génuflexions pendant la messe. Il faut dire, à l'honneur des
femmes, qu'elles ont passé leur vie à se moquer de lui, et l'on
a conservé quelques excellentes chansons de femmes qui
nous le présentent dans toute sa niaiserie naturelle. En voici
une delà comtesse d'Estrées :
DÀNGEUJ.
Air du Confiteor.
Or écoutez , petits et grands ,
Le malheur de notre royaume.
Dangeau, la perle des vaillans,
Devait sen aller à Stockolme ;
Mais il demeure dans Paris
Pour ennuyer grands et petits.
Or, pour le comble de nos maux ,
Dans le dessein de cette affaire,
11 avait fait choix de Lavaux ,
Pour en faire son secrétaire :
Mais ils resteront dans Paris
Pour ennuyer grands et petits.
Chaumont était son aumônier,
Son intendant était Saint-Gille j
Sallin était son écuyer,
Et tous ils devaient faire gille (1) :
Mais ils resteront dans Paris
Pour ennuyer grands et petits.
C'aurait été grande douleur
De voir partir monsieur son frère :
(1) Faire gille , partir.
REVUE DE PARIS.
:o3
C'est bien le plus fâcheux lecteur
Qui jamais eut brevet d'affaire j
Mais il demeure dans Paris
Pour ennuyer grands et petits.
Les demoiselles aussi s'en mêlaient. Mlle de Comminges
répondit ainsi à de mauvais couplets adulateurs qu'il avait
composés en l'honneur de Trianon :
RÉPONSE AUX VERS DE M. DANGEAU, SUR TRIANON.
Air du Prévôt des marchands.
Vous ne dites , monsieur Dangeau ,
Sur Trianon rien de nouveau,
L'on n'est pas surpris qu'il vous plaise :
\otre épouse à tous les momens
Y voit le spectacle à son aise j
Cela rend les maris contens.
Sur des jardins louer le roi
Nous semble petit , croyez-moi 5
Les zéphyrs portent dans les airs
Les grandes choses qu'il sait faire ,
Pour en informer l'univers.
Dans votre troisième sixain
Vous dites qu'en ce lieu divin
Les vertus sont en assurance 5
L'on croit que vous n'y pensez pas. :
Avez-vous quelque connaissance
Qu'ailleurs on ait fait de faux pas ?
Le suivant aurait pu passer
Si solide était bien placé;
On ne dit point solide gloire
Sur le fait des amusemensj
Ne vous en faites point accroire,
Vous n'aurez point de notre encens.
304 REVUE DE PARIS.
A l'égard de votre César
Qui revient à Caen par hasard ,
Cela nous paraît ridicule :
Vous le deviez , comme un bourgeois ,
Faire arriver sur une mule :
C'est la monture d'un Gaulois.
Les femmes se moquaient en chansons même de leur*
amans, témoin la duchesse de Brîssac, qui avait pour intime
le fameux Béchamel, dont la manie était de répéter à cha-
que instant le mot tout-à-fait.
air du Cojifiteor.
On est tout-à-fait malheureux
Quand tout-à-fait nous rend visite ;
11 est tout- à- fait ennuyeux ,
Il est tout-à-fait de redite :
On est tout- à- fait satisfait
De l'absence de tout- à- fait.
Revenons aux matières politiques dont les femmes s'occu-
paient assez activement. Cette terrible duchesse, dont nous
avons déjà parlé , ne vit pas plus tôt Mme de Maintenon sur
le trône qu'elle la persécuta de ses couplets; la dévotion et
les malheurs de Louis XIV en étaient le sujet ordinaire et le
thème éternel :
Tant que vous fûtes libertin,
Vous étiez maître du destin ,
Landerirette :
Ah ! pourquoi changer de parti !
Landeriri.
On reconnaîtra la touche âpre de la même femme dans le»
couplets que nous allons citer :
REVUE DE PARIS. SOo
im du Prévôt des marchands.
L'on nous dit que le Bourguignon (1)
Revient avec peu de renom :
Prenons garde qu'il ne nous morde ]
Ne prononçons jamais son nom,
Il serait sans miséricorde j
Car il est dévot et poltron.
Non-seulement ces brocards étincellent d'esprit, mais on
y voit percer avant tout la haine de la régularité dévote.
Après la campagne de Flandre, la duchesse , qui ne tarissait
pas, écrivait à Mme de Bourgogne :
Air : /Vie m'entendez-vous pas ?
Princesse , les combats
Te coûtent trop d'alarmes :
Ne verse plus de larmes,
Il revient gros et gras ,
Ne t'en étonne pas.
S'il est entre tes bras
Comme il est à la guerre ,
Pourrait-il bien te plaire
Toujours ?
Ne te venges-tu pas !
RÉPONSE.
11 est entre mes bras
Comme il est à lr. guerre ;
Pour comble de misère ,
Nangis n'est plus, bêlas!
Ne m'entendez-vous pas ?
Tous les choix du roi étaient condamnés sans pitié , et la
duchesse à elle seule constituait une opposition.
(i) L« duc de Bourgogne.
8 26.
306 REVUE DE PARIS.
air : Lampons.
Pourquoi blâmer Yilleroi ?
Il fut choisi par le roi.
Blâmons bien plutôt le prince
D'avoir fait un choix si mince.
Lampons , lampons,
Camarades, lampons.
Souvent il choisit fort mal :
Témoin le grand-amiral ,
Témoin le boiteux du 31aine ,
Témoin la Maintenon reine.
Lampons , etc.
Il hait le sang bourbon ,
Et c'est là que tout est bon.
N'est-ce pas une misère
De voir Conti volontaire?
Lampons, etc.
Le Billard chancelier ,
Et le fat Pelletier,
Croissy, ce triste Pompone ,
Font l'appui de la couronne.
Lampons , lampons.
Camarades , lampons.
C'est elle encore qui s'est chargée de faire l'épitaphe sati-
rique du maréchal de Luxembourg.
Air du Prévôt des marchands.
Le grand Luxembourg , en mourant ,
A fait un fort beau testament.
11 dit qu'en brave capitaine
Il a laissé son ame à Dieu.
Je doute foi t que Dieu la prenne :
C'est ce qui nous importe peu.
REVUE DE PARIS. 307
Il rend tout le monde content
Sur le fait le plus important ;
La chose est très-bien digérée :
Ce héros plein de bonne foi
Laisse au grand Conti son épée ,
Son baudrier à Yilleroi.
Le principal objetdes attaques de cette opposition secrète,
mais violente et haineuse , c'était la vieille Mme de Maiote-
non,qui,du fond de son antre , dirigeait toute la cour;
celle que le duc d'Hamilton, cet Anglais devenu l'un des pre-
miers prosateurs de notre langue , dépeignait si cruellement
dans le sonnet peu connu qu* nous reproduisons :
LA CONFESSION.— sonnet.
Quel'Eternel est grand, et que sa main puissante
Fait succéder de gloire à mes jeunes travaux !
Je naquis demoiselle et je devins servante,
Je lavais la vaisselle et frottais les carreaux.
J'eus des amans en foule, et ne fus point ingrate.
Je me suis mille fois livrée à leurs transports.
A la fin j'épousai ce fameux cul-de-jatte
Qui vivait de ses vers comme moi de mon corps.
Il mourut dans mes bras ; et vieille devenue ,
Mes amans sans pitié me laissaient toute nue ,
Quand un grand roi me crut encor propre aux plaisirs.
Il m'aima follement. Je fis la Madeleine;
Je lui parlais du diable au fort de ses désirs :
Il eut peur de l'enfer , le lâche, et je suis reine !
Il ne nous reste de cette femme , si maltraitée par le çlua
d'Hamilton, si bien traitée par la fortune , qu'une seule pièce
de vers spirituelle, il est vrai , mais sèche , satirique , criti-
que et parfaitement en harmonie avec son caractère. Elle se
moque à son tour , et se moque avec la finesse hypocrite
308 REVUE DE PARIS.
«l'une dévote ambitieuse , de ces femmes de cour qui la flat-
taient en la détestant.
LE DÉCALOGUE DE LA FEMME DE COUR.
De ton roi ton Dieu tu feras,
Et le flatteras finement.
Les dimanches la messe ouïras ,
Pour montrer ton ajustement.
Quand ton profit tu trouveras,
Tu communieras souvent.
Père et mère tu ne verras
Que tout le plus une fois l'an.
La nuit et le jour passeras
Au bal , à la chasse , au brelan 5
Ton mari cocu tu feras,
Et ton bon ami mêmement.
A table en soudart tu boiras
De tous vins généralement.
Ton crédit à tous tu vendras ,
Quoique tu n'en aies nullement.
Réflexions point ne feras ,
De peur de penser tristement :
Mais quand mourante tu seras,
Tu recourras au sacrement.
La comtesse de Murât, qui a laissé de si jolis romans ,
ne chansonnait ni les rois, ni les princes, ni les dames de
cour; elle se contenta de se moquer en chansons du grand
hiver de 1709 et de la pénurie des amans. Dans cette jolie
chanson , l'approche de la régence et de ses mœurs libres se
fait déjà sentir !
LE GRAND HIYER.
Air : L'amour caché dans un buisson.
Le tendre Amour soupirant
Hier disait à sa mère :
Je ne sais quel accident
A fait geler ma terre j
REVUE DE PAEIS. 809
Mais il fait bien mauvais temp»
Dans l'île de Cythère.
Les amours sont tout transis
Auprès de leurs bergères ;
Dans ses doigts on voit Tircifc
Souffler et ne rien faire.
Ah ! que de cœurs engourdis
Dans l'île de Cythère !
Il nous faudrait des amans
Discrets, mais téméraires,
Qui ne fussent pas tremblans,
Mais ardens et sincères :
Tels ne sont pas ceux du temps
Qui règne dans Cythère.
Après le froid , c'est la faim
Qui nous liTre la guerre j
On appauvrit le terrain
D'amour et de sa mère ;
On n'a plus que de mauvais grain
Au marché de Cythère.
Jadis on allait semant
Le grain en bonne terre;
On faisait facilement
Une récolte entière.
Que de déchet à présent
Aux greniers de Cythère !
L'on apportait à foison
Farine aux boulangères ;
Dans cette morte saison r
A peine les meunières
Retirent-elles du son
Des moulins de Cythère.
Lorsque le roi Guillaume vint épouvanter la France et hu-
310
REVUE DE PARIS.
milier Louis XIV , les femmes prirent part à la haine géné-
rale et à la terreur que ce prince inspirait. La duchesse ne
fut pas infidèle à sa vocation , et ce fut de sa main que partit
le trait suivant qui devint populaire :
Air. : Orléans , Baugenci.
Qui mieux que Yilleroi
A jamais servi le roi
Guillaume?
Qui répand plus <Teffroi
Dans la France que le roi
Guillaume?
Plus d'une femme se plut à adresser des injures en vers à
l'adversaire de Louis XIV ; les vers suivans , par Mlle Ber-
nard, sont détestables , et nous ne les citerons que comme
une preuve de l'habitude adulatrice dont les désastres du roi
n'avaient pas rompu le charme :
•
Il faut , Nassau , que je te remercie
D'avoir su conserver ta vie.
Louis a besoin de tes jours
Pour ses glorieuses conquêtes,
A quoi tu travailles toujours.
Tu prends le soin de former les tempêtes :
Les dissiper fait son emploi ;
Le ciel dut à son règne un prince tel que toi ,
Ton génie agissant dont parlera l'histoire
Ne t'est pas donné pour ta gloire,
Mais pour celle de notre roi.
En revanche , nous citerons un remarquable sonnet du
même auteur qui s'adresse en ces termes aux officiers fran-
çais engagés au service du prince d'Orange.
De vos premiers honneurs perdez-vous la mémoire ?
Ne vous souvient-il plus que vous êtes François?
REVUE DE PARTS. SI l
Infidèles guerriers , qu'on voyait autrefois
En tous lieux respectés, heureux , comblés de gloire.
L'incrédule avenir refusera de croire
Qu'après avoir servi sous le plus grand des rois
Vous avez lâchement abandonné ses lois
Pour suivre le drapeau qu'abhorre la victoire.
Quoi ! vous avez prêté vos redoutables mains
Aux cruels attentats, aux barbares desseins
D'un tyran qui d'un roi n'est que le vain fantôme !
Ah ! dessillez vos yeux trop long-temps éblouis :
Songez qu'il est honteux de fuir avec Guillaume
Après avoir toujours su vaincre avec Louis.
Je n'ai pas promis des recherches profondes ni de nou-
velles vues sur cette cour de Louis XIV , dont l'éloquent
Saint-Simon a buriné les personnages , dont le camaïeu de
Mme de Genlis a reproduit assez infidèlement les boudoirs
et les alcôves. Quelques chansons, échappées aux passions
eu aux caprices féminins dans cette grande époque , m'ont
paru des curiosités assez piquantes pour être réunies dans
le même cadre , assez oubliées pour être remises en lu-
mière. Qu'on ne cherche ici ni des difficultés vaincues , ni le
mérite d'une haute philosophie. Avez-vous éprouvé je ne
sais quel sentiment de curiosité et d'intérêt en retrouvant
chez un marchand de curiosités le vieil éventail de Mme de
Montespan ou la canne de Tronchin ? C'est précisément le
même sentiment qu'ont fait naitre en moi tous ces couplets
antiques , ces impromptus de femmes , fleurs qui ont eu leur
épanouissement et leur éclat , fleurs fanées aujourd'hui , qui
n'ont de mérite que par les souvenirs d'amour , de gloire ,
de conspiration , d'intrigue, de malignité , qu'elles rappel-
lent. C'est l'imagination du lecteur qui fait tous les frais j
c'est elle qui , en face de ces débris , ressuscite les intrigues
de Meudon , les douleurs de La Vallière, le salon des Pré-
cieuses, les mouvemens de la cour, l'idolâtrie vouée à
Louis XIV , la haine profonde vouée à Mme de Maintenon.
§12 REVUE DE PARIS.
Si ces débris semblent puérils , si ces chansons semblent
faibles et décolorées, si ces riens paraissent sans vie et sans
but, comme les carcasses d'un feu d'arlifice de la veille ,
demandons grâce en faveur des souvenirs qu'ils éveillent et
des images gracieuses et tristes-qu'ils évoquent.
Pn. Chasles.
-m*-
CHRONIQUE DE PARIS.
' — 3 AOUT.
11 en sera peu à peu de la révolution de iS3o comme de celle de
rAlmanach officiel. La branche aînée des Bourbons renversée, cet
Almanach était devenu 1* Almanach national, puis l'Almanacb natio-
nal-royal, puis l'Almanacb royal-national! Le voici maintenant
redevenu l1 Almanach royal comme devant.
Ainsi des journées de juillet! Les journées de juillet ne sont déjà
plus les glorieuses journées, ni les grandes journées , pas même les
mémorables ! Ce sont les journées de juillet tout court.
Il y en avait au moins trois encore Tannée dernière! Nous en
avons eu deux seulement cette année. Le 27 juillet a été rayé ; le
27 juillet ne compte plus !
Les fêtes commémoratives ont été en conséquence singulièrement
amoindries et réduites. (Tétait la chambre, il est vrai, qui avait
lésiné sur la dépense. Sur l'examen de leur emploi , elle avait re-
tranché de son allocation la moitié des sommes qu'elle avait votées
pour les réjouissances de i855. Eu i85i , lui en a t-on mieux donné
pour son argent ? Je ne sais.
Ce ne sont pas toujours les curieux qui ont perdu le plus à
ces économies. Ce sont bien les introuvables sous-traitans, qui
s'étaient si largement abreuvés l'an dernier au pot-de-vin du navire
de juillet !
D'ailleurs, si les Parisiens n'ont pas été amusés cette fois avec le
grand joujou à trois ponts , les plaisirs accoutumés ne leur ont pas
manqué.
Le 28 juillet d'abord , il y a eu revue de la garde nationale, ser-
vice* funèbres en l'honneur des morts, et balayage général,
8 27
St4 REVUE DE PARIS.
M. Gisquet avait insisté surtout, dans son programme, sur ce ba-
layage. Que l'on n'accuse donc plus le patriotisme de la préfecture
de police. La préfecture de police a fêté les anniversaires selon sa
compétence! Elle a nettoyé Paris radicalement le 28 juillet; le
28 juillet, elle a fait son balayage général!
Les divertissemens de la journée du 29 ont été plus variés et
plus nombreux.
Le soleil d'abord avait voulu donner aussi sa fête. C'était bien
le soleil de 1 85o, ce lourd soleil qui chauffait les grandes dalles
des ponts et des quais ! Mais s'il se riait de tous ces bonnêtes bour-
geois endimanchés, de toute cette garde nationale en grande tenue,
qui s'ébahissaient au spectacle des joutes sur l'eau , des danses aux
Champs-Elysées et des mâts de cocagne, il avait bien reconnu çà
et là sa grande populace , sa sainte canaille de juillet.
Oui . pour qui l'a voulu regarder, le peuple de juillet s'est mon-
tré encore la semaine dernière ; mais c'était aux spectacles gratis
qu'il fallait l'aller cbercber : c'était à l'Opéra surtout !
Oh ! si , comme moi, avant l'ouverture des portes, vous vous fus-
siez tapis en un coin de cette vaste salle, vous eussiez joui d'un
rare et saisissant spectacle ! Yous avez déjà vu sans doute jouer les
eaux de Versailles ou de Saint-Cloud? — Les fontaines sont vides,
les escaliers de marbre sont à sec; il règne un profond silence. On
attend. Tout d'un coup les eaux bondissent avec fureur, elles cou-
vrent les degrés des cascades de leurs larges nappes, et se préci-
pitent bouillonnantes dans les bassins qu'elles remplissent en un
moment.
A l'Opéra, ce fut de même ; dès que les écluses se furent ouvertes
devant le peuple qui grondait derrière elles, comme il se rua dans
cette salle et l'envahit tumultueusement tout d'abord! Quel mu-
gissement avait annoncé aussi son approche ! et quand il vint, quel
irrésistible torrent ! Les premiers flots parurent aux premières loges ;
delà, passant les uns sur les autres, ils débordèrent sur l'amphithéâ-
tre , puis sur le parterre , puis sur l'orchestre ; puis ils montèrent
aux galeries , aux balcons, aux loges des quatre étages, au paradis.
En moins d'une seconde, tout avait été submergé.
Quel pesant cauchemar c'eût été que cet Opéra bourbeux , som-
bre et fétide, pour vous, qui ne connaissez que votre Opéra éblouis-
sant et embaumé, tout émaillé de merveilleux en gants blancs, tout
paré de guirlandes de femmes blanches, décolletées ! A peine quel-
REVUE DE PARIS. S 15
que» bonnets honteux , quelques chapeaux timides, introduits par
fraude aux avant-scènes , s'y blottissaient tout tremblans, bien que
protégés par les baïonnettes de la garde municipale et l'épée des
sergens de -ville. Partout ailleurs, jusqu'au plafond , qu'ils sem-
blaient soutenir de leurs épaules, comme des milliers de cariatides,
ce n'étaient que ces héroïques gamins mis au ban par le Constitu-
tionnel ; ce n'étaient qu'ouvriers en veste ou les manches retrous-
sées,et quelques-uns étrangement décolletés aussi j car ils avaient,
sans façon, retiré ce qui restait des lambeaux de leurs chemises,
afin d'être plus à l'aise.
Ce n'étaient pas cette fois des combattans de juillet pour rire qui
occupaient la loge de M. Thiers, le ministre de l'intérieur.
C'étaient de rudes diplomates que ceux qui se tenaient à cali-
fourchon sur le velours de celles de M. de Flahaut , de l'ambassa-
deur d'Angleterre et du ministre plénipotentiaire du roi des
Belges.
Et la loge royale , le peuple s'y était venu placer à son tour !
Pauvre peuple souverain de nom ! C'était bien le moins qu'il trônât
aussi là quelques heures, lui qui avait si bonnement prêté sa main
pour tirer au profit des autres sa souveraineté du feu.
En somme , cette cinquantième représentation de Gustave a été
autrement curieuse et pittoresque qu'aucune des quarante-neuf qui
l'avaient précédée.
Entre le premier et le second acte , le public a demandé la Mar-
seillaise d'une façon qui n'admettait pas de refus. Aussi l'orchestre
ne s'est-il pas laissé prier long-temps. Mais à quoi bon l'orchestre?
qui est-ce qui entendait l'orchestre ? Plus de cinq mille voix rau-
ques et violentes avaient entonné à la fois la grande chanson ré-
volutionnaire , et noyaient dans leur tonnerre tout l'accompagne-
ment. On s'était donné l'an dernier beaucoup de mal pour faire au
fond d'un bassin des Tuileries un charivari de cinq cents musi-
ciens. Certes, en fait de vacarme, celui qu'avaient improvisé ces
cinq mille chanteurs valait mieux. Le chœur des démons de Ro-
bert- le-Diable n'eût été auprès qu'un cœur de sopruni. Je ne dis
point, par exemple , que si les huit couplets de l'hymne national
eussent été tous chantés et de cette sorte, la salle ne se fût pas
écroulée au dernier.
Le spectacle s'est terminé dignement par l'acte du bal masqué.
Yraimentje défie que l'on me trouve un contraste plus cru, plus
816 REVUE DE PARIS.
abrupte, plus profondément tranché que celui qu'offraient alors la
scène et la salle. Sur la scène c'était le bal tout flamboyant de bou-
gies , tout ruisselant d'or, de fleurs, de diamans, tout diapré de
femmes étincelantes et de costumes merveilleux; sur la scène , c'é-
taient toutes les folles magnificences, toutes les joies effrénées du
luxe. Dans la salle , c'était le peuple épuisé de travail et de be-
soins, le peuple les bras croisés , triste et stupéfait , et croyant rê-
ver à reporter les yeux de cette fête fantastique sur les baillons de
sa misère. Oh ! la question fatale qui tient le pied sur le siècle était
bien là résumée en un frappant symbole. La richesse et la pauvreté
étaien t bien là en présence se regardant de tout près dans les yeux ,
face à face. C'était une périlleuse entrevue ! Jamais le regard du
peuple n'avait pénétré peut-être si avant au milieu des somptuosi-
tés désordonnées de l'opulence. Qu'arriverait-il donc s'il lui prenait
fantaisie de s'y ruer comme il avait fait dans cette salle?
— Après les feux d'artifice et le concert gratis , que l'orage a
fait payer si cher au dilettantisme des quatre cent mille intrépides
Parisiens qui, n'y ayant noyé que leurs toilettes, ont eu la chance
de s'en échapper à la nage ; l'ascension en ballon de M. Dupuis Del -
court n"eût été pour eux qu'un assez fade plaisir, si ce savant aéro-
naute n'avait bien voulu nous fournir une relation détaillée de son
voyage à travers les champs de P atmosphère.
Sauf le célèbre voyage de Nicodème dans la lune, je ne sais rien
de plus digne d'intérêt que le voyage de M. Dupuis-Delcourt à tra-
vers les champs de l'atmosphère.
M. Dupuis-Delcourt raconte d'abord qu'il est parti seul, «seul
pas absolument, ajoute-t-il , j'avais près de moi un jeune chien. »
Cet audacieux aéronautc a eu plus de bonheur qu'aucun de
nous : il a joui de toute la fête à la fois ; il a vu tout à la fois et la
joute sur l'eau, et les mâts de cocagne , et les représentations des
théâtres de la barrière du Trône et des Champs-Elvsées, et l'orage
sous ses pieds, tandis que nous l'avions sur nos têtes. Seul, s'écrie-
t-il avec orgueil , je pus considérer l'ensemble d'un tel spectacle.
Le jeune chien apparemment ne se souciait guère d'y regarder.
M. Dupuis Delcourt a rencontré ensuite le grand ballon deM.de
Lennox, et lui a souhaité bon voyage, puis il s'est croisé avec 1 o-
rage qui descendait à marche forcée sur Paris. C'eût été charitable à
M. Dupuis Delcourt de nous jeter quelque billet qui nous eût aver-
ti» à temps de l'approche de ce déluge. Mais tout à ses poétique»
REVUE DE PARIS. 317
contemplations, il ne songeait à Paris que pour observer que la
capitale et ses environs étaient les seuls points éclairés dans la
nature.
Sa descente s'effectua le plus galamment du monde sur le bord
de la Seine, au milieu des bons habitans d'Anières, qui en témoi-
gnèrent beaucoup moins de frayeur que ceux de Gonesse, lesquels
prirent jadis pour la lune en personne le célèbre ballon qui leur fit
visite. M. Dupuis-Delcourt, loin de là, fut mené en triomphe dans
sa nacelle, sur la place principale d'Anières. Il lui fallut, dit-il, ra-
conter les circonstances de son voyage ; il lui fallut sacrifier en-
tièrement les fleurs et les nombreux drapeaux qui entouraient l'aé-
rostat. Tes femmes mirent les fleurs dans leurs cheveux , les hom-
mes se firent avec les drapeaux des écharpes tricolores. Et il n'y
en eut pas encore pour tout le monde. Peu s'en fallut qu'on ne se
partageât l'aéronaute lui-même et son ballon, tant l'enthousiasme
était grand à Anières.
M. Dupuis-Delcourt termine cette précieuse relation en donnant
rendez-vous dans l'atmosphère à 31. Duperron, autre aéronaute de
ses amis.
— Le mariage solennel des rosières politiques dotées par le bud-
get des fêtes n'a pas été l'une des moins joveuses réjouissances in-
ventées par le corps municipal pour célébrer leur anniversaire. Je
ne sais si ces unions, formées entre les fils des combattans de juil-
let et les filles des- combattans de juin et d'avril, et vice versa, se-
ront effectivement, comme l'a dit ingénieusement l'estimable M.Le-
fort, maire du premier arrondissement, les colonnes sur lesquelles
reposera désormais notre ordre social 5 mais je doute fort qu'elles
supportent long-temps la paix des ménages bâtis sur elles.
On a généralement regretté que M. Thiers, qui a honoré de sa
signature les contrats de ces mariages, n'ait point réservé le sien
pour le faire figurer en tète de leur liste. Le jeune ministre eût en
effet rempli mieux qu'aucun des époux toutes les conditions du
programme, ayant été à la fois sinon combattant, au moins révo-
lutionnaire de juillet et contre-révolutionnaire d'avril.
On a su au contraire à M. le général Sébastiani , notre ambassa-
deur à Naples, un gré infini d'avoir si long-temps différé la célébra-
tion de son mariage avec Mme Dawidof , uniquement afin de le pro-
duire au grand jour en la compagnie des unions populaires de nos
douze arrondissemens. M. le général Sébastiani a tenu à devoir
8 27.
S i 8 REVUE DE PARIS.
cette patience à titre d'invalide de juillet. Il n'est personne qui
n'apprécie cette nouvelle preuve de son patriotisme.
— Une petite histoire fantastique à propos du Café de Paris, in-
sérée dans notre dernière chronique , et où il était dit que le res-
taurant de Silves serait incessamment restauré où est la librairie
de M. Boliaire , a été prise au sérieux par ce dernier, et il nous
somme de déclarer au public qu'il continuera de détailler, comme
par le passé, au coin de la rue Laffitte , ses romans, ses contes , se3
mémoires de toute couleur, enfin toutes les autres denrées littéraires
qui concernent son état.
Nous faisons de grand cœur cette déclaration , à laquelle tient si
fort M. Bohaire. Qu'il fournisse donc, si bon lui semble, toutes
ees années de bail ; qu'il voie redoubler chez lui la consommation de
ses comestibles poétiques! Nous le lui souhaitons sincèrement.
Mais en ce qui nous touche, avouons franchement aussi que, cui-
sine pour cuisine, nous n'aurions trouvé nul inconvénient à ce que
la librairie de M. Bohaire, toute succulente et bien pourvue qu'elle
puisse être, se transformât en un confortable restaurant. ll.
M. PRADIER ET M. THIERS.
Nous espérons pouvoir donner prochainement à nos lecteurs le
travail que nous avons promis sur la manière dont M. le ministre
de l'intérieur emploie les fonds qui lui ont été alloués pour les mo-
numens et les édifices de Paris. Nous possédons sur ce sujet des
détails infiniment curieux , et nous avons bien des révélations à
faire. Il va sans dire que nous ne parlerons que pièces en main.
Nous croyons en attendant devoir tenir le public au courant de
ce qui concerne le couronnement de l'Arc de l'Etoile. Un comité
dont faisaient partie deux artistes du premier ordre, M. Ingres et
M. Charlet, a été consulté par M. le ministre de l'intérieur sur les
divers projets présentés par les sculpteurs que nous avons nommés
dans notre précédent article. Le comité, ainsi qu'on devait s'y at-
tendre, a désigné nettement M. Pradier comme seul capable d'une
si grande œuvre. Le comité en cela n'a été que l'écho de la voix de
tous; M. Ingres et M. Charlet en particulier ont, dit-on, vivement
insisté pour que le grand travail revînt à l'excellent statuaire. Ces
REVUE DE PAKIS.
310
deux beaux talens doivent sympathiser en effet avec M. Pradier-
M. Ingres par le goût du contour sévère, M. Charlet par l'amour
de la ligne vivante et naturelle. M. Pradier est donc recommandé
à la fois par son nom, par ses pairs et par l'unanimité de l'opinion
publique. Nous ne doutons pas que M. le ministre de l'intérieur ne
sente à quel point sa responsabilité serait engagée s'il en choisis-
sait un autre. On nous a bien parlé d'une intrigue obscure dont le
succès serait bonteux , mais nous refusons d'y croire. Si une pa-
reille intrigue réussissait, nous ne voudrions pas lui infliger d'au-
tre châtiment que le grand jour 5 nous publierions tout, mais en-
core une fois nous n'y croyons pas. Que M. Thiers y songe, ses
propres conseillers choisis par lui le lui ont dit comme nous, il y a
là un monument immense et un artiste éminent qui attendent. L'ar-
tiste et le monument sont faits l'un pour l'autre. Nous attendons
aussi , nous , prêts à l'éloge ou au blâme. Le blâme serait sévère*
10 AOUT.
La préoccupation dominante de nos gens de bourse et de nos
spéculateurs politiques, leur unique entretien, ce sont maintenant
les affaires d'Espagne. Et nous en aurons pour long-temps du
divertissement de ces conversations. La querelle de don Carlo»
et de la reine Isabelle a pris la place de celle de don Miguel et
de don Pedro. Or, Dieu sait ce qu'ont duré .pour nos menus plai-
sirs, les discussions sur la question de Portugal.
Chez nos voisins d'eau- delà des Pyrénées, il m'est avis qu'on
n'en est guère , en effet, au dénouement du drame. La Navarre
et les provinces basques sont bien le pays de Cocagne par excel-
lence delà guerre civile. On aura beau, deux ou trois années du-
rant, vous pacifier la péninsule chaque matin , il faudra, voyez-
vous , défaire chaque soir cette ingénieuse pacification. Ce sera là
tout-à-fait le travail de la tapisserie de Pénélope.
Ferdinand VII , ce roi d'honorable mémoire , aussi bon père que
bon frète , qui , tout en déshéritant don Carlos , trouva le moyen
de ne rien faire pour maintenir l'héritage de sa fille, appréciait ,
je crois, au moins aussi bien que les grands publicistes du Journal
tes DruATS, l'état dans lequel il laisserait son royaume. Peu sou-
cieux , comme Louis XV, son digne parent, d'un avenir qu'il
320 BEVUE DE PARIS.
avait ruiné, mais dont il ne serait pas, il avait coutume, depuis sa
glorieuse restauration , de comparer l'Espagne à une bouteille de
bière dont il était le bouchon , — cl tapon.
La comparaison , il faut bien le dire , était impitoyable et d'un
égoïsme tout bourbonnien, mais elle était spirituelle autant que
juste; car à présent que ce bouchon royal a sauté, quand les
guerrillas carlistes ou constitutionnelles auront fini de s'entre-
tuer , quand les conspirations républicaines et les boucheries de
moines seront achevées, dites-moi, je vous prie, ce qui restera
de bière dans la bouteille, si toutefois le verre lui-même ne
casse pas ?
Malgré la sécurité du Journal des Débats , qui sait bien que sa
subvention lui sera payée sous toutes les branches de Bourbons
possibles , aînées ou cadettes , le voisinage de l'armée carliste de
la Navarre ne laisse pas d'inquiéter parfois assez vivement notre
ministère. Aussi dès que , regardant vers les Pyrénées , il lui sem-
ble dans ses frayeurs y apercevoir debout le fantôme blanc d'une
restauration légitimiste menaçant la France , il en revient à ca-
resser derechef ses velléités d'intervention.
M. Thiers , lé grand homme de guerre du conseil , depuis l'ex-
pulsion du maréchal Soult , ne cesse donc de tenir sa lorgnette
braquée du côté de Bayonne. Ainsi que Napoléon sur sa colonne ,
pour mieux voir, il s'est juché aussi sur son télégraphe , qui no
lui sert pas seulement , comme vous pouviez le croire, pour ses
opérations de bourse.
Ne vous alarmez point toutefois. M. Thiers ne hasardera rien
légèrement.
— « J'y mettrai de la patience, disait-il l'autre jour. Je n'in-
terviendrai qu'à la dernière extrémité ; mais, s'il le faut , j'inter-
viendrai.
— Mais le Nord ! Que dira le Nord? lui observa-t-on.
Oh ! le Nord dira ce qu'il voudra , reprit M. Thiers se dressant
de toute sa hauteur avec ce petit air superbe qui le fait assez bien
ressembler à un tambour-major en miniature. Le Nord dira ce
qu'il voudra ; je m'en fiche ! » *
Notez bien que j'adoucis les termes, et qu'au lieu de dire sim-
plement je m'en fiche! M. Thiers s'était servi d'une expression beau-
coup plus militaire.
C'est que le langage énergique et accentué parait être fort dans
REVUE DE PARIS. 321
les habitudes de H. Thiers. La plupart de ceux qu'il honore de
ses audiences particulières citent de lui une foule de mots tous
moins décens et moins comme il faut les uns que les autres. La
taille du. jeune ministre les explique, au surplus , et les justifie
quelque peu. Les petits hommes ont la rage de se grandir. Et une
grosse parole , il semble que cela tous hausse d'un pouce.
Quoi qu'il en soit , au château on goûte médiocrement ce que
Ton sait et ce qui perce de ces manières. Et M. Thiers n'est pas le
seul ministre contre lequel on y nourrisse des griefs de ce genre.
La brutalité de H. Persil et ses pesantes allures d'avocat y excè-
dent ; la morgue et le pédantisme de M. Guizot y fatiguent au-
delà de toute idée j la suffisance grandiose de M. Duchàtel n'y
réussit pas mieux.
Bref, le château , qui commence à se refaire une cour et à se
reconstituer une aristocratie, entrevoit déjà le moment où il lui
sera possible de congédier poliment les professeurs et les avocats
pour leur substituer un ministère de bonne naissance et de bonne
compagnie. 11 y a même un ministère de celte qualité à peu près fait
d'avance , dont on caresse surtout l'idée. Ce serait vraiment un
ministère bien né , un ministère gentilhomme. Ainsi, M. Mole ne
pouvant être replacé aux affaires étrangères tant que le prince de
Talleyrand , qui ne voudrait point servir sous lui, sera notre am-
bassadeur à Londres, on donnerait à M. Mole les sceaux qu'il
avait du temps de l'empire. 31. de Saint-Àulaire serait alors
installé à l'hôtel de la rue des Capucines. M. le comte d'Harcourt
aurait l'intérieur. M. de Mortemart daignerait peut-être se laisser
investir de la présidence du conseil. Tous les autres ministres se-
raient , s'il se pouvait , du même rang , de la même étoffe. Et cer-
tes ces choix auraient la chance d'obtenir l'assentiment , sinon
de tout le faubourg Saint-G-ermain, au moins de ceux de ses salons
qui, ayant reconnu la quasi-légitimité, ne voient pourtant que
d'un très-mauvais œil les ministres doctrinaires qui l'ont inventée.
Mais le château ne veut rien compromettre tant qu'il ne se sen-
tira pas assez solidement établi pour se suffire seul. Il ne veut rien
risquer qu'à coup sûr. Aussi , n'espérant point arriver d'emblée à
cette dernière combinaison ministérielle , qu'il considère comme
sa combinaison définitive et le couronnement de ses efforts, peut-
être ( et il s'y résigne ) lui faudra-t-il subir d'abord quelque chose
comme le tiers-parti. Peut-être , avant que les parquets cirés des-
S22 REVUE DE PARIS.
Tuileries réfléchissent les brillans talons rouges qu'on leur promet
sera-t-il nécessaire qu'ils soient rayés quelques mois par les sou-
liers ferrés à glace de M. le président Dupin.
En tout cas et de toute façon il nous faut attendre encore au
moins une bonne année l'avènement du ministère gentilhomme ;
mais nous y viendrons, je vous le certifie , pourvu que Dieu nous
prête vie.
Ce délai n'empêchera point , je vous le redis , les remaniemens
provisoires.
Il semble surtout inévitable que M. de Rigny ne déserte point
très-prochainement les affaires, qui lui sont devenues totalement
étrangères. Plus franc , mais moins discret que ses collègues du
conseil , M. de Rigny va criant en effet par-dessus les toits qu'il
n'est point le maître chez lui , qu'il ne sait pas le plus petit mot
des choses de son département. C'est là un symptôme de retraite
imminente.
Ah ! monsieur de Rigny, vous êtes un bon et loyal marin , mais
le général Sébastiani était meilleur diplomate que vous ne l'êtes.
Il n'en savait pas plus que vous et ne pouvait pas davantage , et
pourtant il ne se plaignait pas 5 mais que diable aussi alliez-vous
faire dans cette'galère de la rue des Capucines ?
— Je vous ai confié le secret de la restauration promise à notre
aristocratie de juillet. Il n'est pas hors de propos peut-être de vous
conter une manière d'anecdote qui fournit une appréciation assez
juste de l'aristocratie anglaise telle qu'elle est dans sa plus déli-
cate essence.
II n'est personne qui , sachant quelque chose du monde de Lon-
dres , n'ait ouï parler de la princesse de Liéven et de l'empire di-
plomatique et fashionable qu'y exerça de si longues années cette
illustre ambassadrice de Russie. Pour toutes sortes de raisons gra-
ves , de raisons d'état même, la princesse ayant dû récemment
quitter la capitale de la Grande-Bretagne, plusieurs dames de sa
société intime , afin de lui donner un témoignage de leur haute
estime et de leur vive affection , avaient ouvert une souscription
dont le produit serait affecté à l'emplette de quelque riche et pré-
cieux cadeau qui lui serait offert. A cet effet , la quote part de
chaque souscripteur fut fixée à dix guinées, et il fut convenu que
la somme totale serait employée à l'achat d'un bracelet de perles
REVUE DE PARIS. 323
et de diamans formant une couronne de feuilles sur cLacune des-
quelles serait écrit îe nom de l'un des donataires. La valeur du
présent devait conséquemment être en proportion du nombre de
ces derniers. Mais là s'est justement produit un bien frappant
exemple de justice rétributive 5 car c'était la princesse qui , la pre-
mière , au moyen de l'ingénieuse idée de son rigoureux cordon
sanitaire . avait séparé si impitoyablement du reste de la sociéié
la société dite exclusive. Elle avait donc elle-même tellement ré-
tréci le cercle choisi , et diminué le nombre de ses élus, qu'il ne
s'y est trouvé définitivement que trente-buit souscripteurs au bra-
celet. Mais c'est là peut-être un bonheur. Le bracelet acheté étant
aussi exigu que le cercle où régnait la princesse , ne fatiguera vrai-
semblablement pas son bras. Peu semblable à cette femme de l'an-
tiquité qui , pour avoir trabi son pays lut étouffée sous le poids des
bijoux qu'on lui jeta, la princesse, pour avoir servi la Russie d'uu
si grand cœur, emporte donc, sans qu'il doive lui peser beaucoup .
le léger gage de l'attachement de ses nobles amis. Vraiment, si
elle se fût montrée moins inflexible dans ses épurations aristocra-
tiques , la couronne qui lui a été présentée , au lieu d'avoir trente-
buit feuilles, en eût bien en quelques centaines, et eût été plus
digne ainsi de la grande nation , qui la mettait aux pieds d'une si
grande dame. — Sur la plaque intérieure du bracelet est l'inscrip-
tion suivante : — « i la princesse de Liéven , de la part de ses
amis anglais , i854. — Lorsque cet honorable bijou fera son ap-
parition dans le monde russe: — « La société aristocratique est-
elle donc si peu nombreuse à Londres , demandera-ton peut-être
à la princesse , qu'elle ne compte que trente-buit femmes , ou n'a-
viez-vous que ces trente-huit femmes pour amies? >■> A quoi , ob-
serve la correspondance à laquelle nous empruntons ces détails, la
princesse pourra répliquer par une seule réponse affirmative, et
ajouter , en outre, avec Shakspeare: Âlone I did it ,• c'est moi
6eule qui ai fait cela.
— La suite de la Chronique au prochain volume.
TABLE DES MATIÈRES:
Pages,
Du Théâtre et des Théâtres, par M. Louis de Maynard. 5
Volupté, de Sainte-Beuve, par M. J.-J. Ampère. ... 43
Il faut faire comme tout le monde. — UneFalaise à Etretta,
par M. Alphonse Karr 58
Lulii ( 1" et Ile parties ) , par M. Castil-Blaze . . 66 et 128
Historiens français du dix-neuvième siècle , par M. A.
Granier de Cassagnac 92
La littérature à 6 sous (Ier et IIe articles ) , par M. Gi-
rardin 123 et 188
Le Concert de fleurs, par M. Félicien Mallefilîe. . . Ié2
Les Femmes chansonnières sous Louis XIV (Ier et IIe ar-
ticles), par M. Ph. Chasles 176 et 296
Les petits Théâtres de Naples, parM.E. Roger de Beau-
voir ' 194
Chronique de Goetz de Berlichingen, par 31. X. Marmier. 212
Du Dessin considéré comme enseignement primaire, par
M. Raymond Brucker 232
Souvenirs de la Révolution et de l'Empire, Real, par
M.Ch. Nodier 247
Vie Parisienne , par M. Jules Vernière 278
La Relique, par M. Eug. Guinot 286
Chronique de Paris 313