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Full text of "Revue de Paris"

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http://www.archive.org/details/v8revuedeparis1834brux 


REVUE 


DE  PARIS. 


REVUE 


DE  PARIS. 


SECONDE  EDITION. 


TOME    HUITIÈME 


AOUT  1834. 


BRUXELLES , 

B.  DUMONT,    LIBRAIRE-ÉDITEUR. 
1834. 


DU  THÉÂTRE 


ET 


DES   THÉÂTRES. 


PREMIER  ARTICLE. 

§  III.  —  Cette  seconde  question  emportée  ,  la  troisième  ne 
résistera  pas  ,  que  le  théâtre  ne  saurait  se  réformer  ni  rien 
réformer. 

Bossuet  et  Rousseau  ayant  nié  que  les  effets  de  Part  fussent 
salutaires,  et  les  artistes  qu'il  emploie  susceptibles  de  s'a- 
méliorer, ont  pu,  sans  paraître  inconséquens ,  conclure 
que  le  théâtre  était  imperfectible.  Mais  si,  de  notre  côté, 
nous  avons  réussi  à  démontrer  que  l'essence  de  l'art  est  de 
préserver  et  non  de  perdre,  et  que  le  comédiens  ne  sont 
dangereux  qu'eu  égard  aux  bizarreries  de  leur  situation  , 
n'aurons-nous  pas  acquis  le  droit,  non-seulement  d'infirmer 
ce  jugement ,  mais  encore  de  développer  tout  ce  que  peut 
pour  le  bien  public  l'art  dramatique  mieux  entendu  ,  mieux 
dirigé?  Jusqu'ici  il  a  moins  servi,  il  est  vrai  ,  à  nous  in- 
struire qu'à  nous  divertir.  Mais  je  pense  qu'en  agissant  sur 
les  comédiens  qui  sont  matière  perfectible,  sur  l'art  qui 
n'est  point  perfectible  ,  mais  qui  est  maître  de  s'élever  à  des 
leçons  plus  ou  moins  importantes;  en  un  mot ,  en  compli- 
quant de  la  prêtrise  le  but  déjà  si  noble  du  poète .  je  pense 
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t>  REVUE     DE    PARIS. 

que  le  théâtre  peut  devenir  un  des  leviers  les  plus  puissant 
de  l'ère  artiste  où  nous  entrons.  Qu'on  l'observe  bien  ;  ici  la 
question  est  double,  c'est-à-dire  morale  et  politique. 

Aussi  ferons-nous  cette  réserve,  que  c'est  par  une  sorte 
de  surabondance  que  nous  consentons  à  discuter  ce  thème. 
Prouver  que  les  deux  inslrumens  du  théâtre ,  l'art  et  les  co- 
médiens, ne  sont  ni  dangereux  ni  contraires  à  la  morale  , 
et  notre  but  est  rempli.  Il  n'est  point  nécessaire  pour  qu'une 
chose  subsiste,  qu'elle  soit  réputée  utile  comme  l'entendent 
les  économistes  ;  car  leur  règle  à  la  main ,  les  plus  admira- 
bles ouvrages  de  la  création  disparaissent  aussitôt.  Que  de- 
venez-vous, parfums  des  roses,  robes  de  pourpre  des  œil- 
lets ,  albâtre  des  lis  ?  Que  devenez-vous  ,  éclairs  des  beaux 
yeux  ,  transparence  des  eaux,  soupirs  du  feuillage,  harmo- 
nies de  tous  les  oiseaux?  Tout  ce  qui  brille  et  s'éteint,  tout 
ce  qui  embaume  et  passe  ,  tout  ce  qui  vole  et  s'évanouit, 
tout  ce  qui  chante  ,  s'exhale  ou  flotte ,  tout  ce  que  Dieu  a  ré- 
pandu dans  ce  terrestre  paradis  pour  demeurer,  comme  les 
étoiles,  au-dessus  des  besoins  de  la  créature  ,  que  devient-il  ? 
que  devient-il  ?  Oh  !  ce  qui  est  utile  ,  c'est  ce  qui  est  beau. 

Bossuel  ne  s'est  point  arrêté  à  ces  chicanes.  Jean-Jacques 
seul  a  longuement  discouru.  11  assure,  par  exemple,  que 
l'objet  principal  de  la  comédie  étant  de  plaire,  essayer 
d'instruire,  c'est  rebuter  à  coup  sûr,  parce  qu'instruire 
suppose  qu'on  ne  flattera  pas  les  goûts  et  qu'on  aura  beau 
faire,  il  faudra  toujours  des  fêtes  meurtrières  à  un  peuple 
intrépide ,  grave  et  cruel ,  de  l'amour  et  de  la  politesse  à  un 
peuple  galant.  Cette  manière  déclasser  les  peuples  en  cruels, 
en  galans,  en  badins,  en  voluptueux,  ne  me  semble  pas 
très-raisonnable.  Est-ce  qu'il  y  a  des  nations  qui  aient  le  pri- 
vilège exclusif  de  la  guerre  ou  de  l'amour  ,  de  l'esprit  ou  de 
la  volupté?  C'est  ainsi  qu'avant  les  années  de  la  terreur,  on 
avait  la  manie  de  nous  donner  pour  le  plus  léger  des  peu- 
ples ,  tendre  ,  incapable  de  tuer  les  bêtes  même  et  de  faire 
autre  chose  que  des  calembourgs  et  des  entrechats.  Eh  bien  ! 
l'éehafaud  est  venu  ,  et  ce  peuple  badin  a-t-il  assez  bu  de 
sang  ,  a-l-il  mangé  assez  de  chair  humaine?  Ah  !  Robespierre 
nous  a  dignement  vengés  de  M.  deBoufflers.  La  lettre  sur 
les  spectacles  se  trompe  donc. 


REVUE    DE     PARIS.  / 

Et  elle  se  trompe  de  nouveau ,  en  affirmant  que  le  poète  est 
obligé  pour  réussir  de  flatter  les  inclinations  naturelles  de 
la  foule.  C'est  la  conséquence  de  ridée  précédente  5  mais  si 
ridée  est  fausse ,  la  conséquence  ne  sera  pas  vraie.  On  peut 
répondre  en  outre  ,  que  le  cœur  de  l'homme  est  multipie  , 
qu'il  variesuivant  les  lois  ,  les  intérêts  ,  les  âges  et  les  posi- 
tions ,  objet  toujours  le  même  et  toujours  différent ,  de  telle 
sorte  que  l'art ,  qui,  ayant  à  sa  disposition  tant  de  moyens 
pour  dominer,  descend  gratuitement  au  plus  vil,  et  qui  de 
tant  de  portes  choisit  la  plus  basse  ,  la  plus  honteuse  ,  n'est 
pas  un  art ,  et  surtout  cet  art  qui  a  mérité  d'être  appelé  di- 
vin. La  foule  non  plus  n'est  pas  ,  comme  le  philosophe  de 
Genève  se  la  figure,  toute  d'une  pièce.  La  foule  porte  en  elle 
le  germe  de  toutes  les  passions  :  voilà  ce  qui  la  donne  aux 
poètes.  La  foule  est  haute  avec  Corneille  ,  profonde  avec 
Molière,  efféminée  avec  Racine  ,  impie  avec  Voltaire. 

Elle  ressemble  aux  rois.  Elle  ne  veut  des  petits  esprits  que 
la  louange  ,  non  pas  cette  louange  ,  tribut  de  ce  qui  est  fort 
à  ce  qui  est  plus  fort,  mais  flatterie  de  l'impuissance,  encens 
que  paie  la  sottise  à  ce  qu'elle  ne  comprend  pas.  Quand  elle 
est  assise  sur  son  trône  ,  chacun  est  libre  d'élever  la  voix; 
les  faibles  la  caressent ,  les  grands  au  contraire  la  sermon- 
nent, lui  apprennent  ce  qui  est  le  faux  et  ce  qui  est  le  vrai , 
et,  pour  se  la  rendre  propice,  fuyant  d'indignes  exemples, 
ils  se  rendent  redoutables  à  ces  vices.  Ce  Molière  que  Rous- 
seau traite  avec  tant  de  beau  mépris ,  ce  Molière  a  moins  que 
lui  corrompu  son  siècle.  Il  attaqua ,  dites-vous,  des  modes  f 
des  ridicules ,  mais  il  ne  choqua  pas  pour  cela  le  goût  du  pu- 
blic. Parce  qu'ainsi  que  nous  l'avons  remarqué  ,  le  goût  du 
public  ne  se  choque  pas  si  aisément ,  et  que  quand  il  s'irrite , 
la  faute  n'en  est  point  à  sa  susceptibilité ,  mais  à  la  mala- 
dresse de  l'auteur.  Or,  Poquelin  de  Molière  appuyait  sa 
leçon  de  beautés  et  de  vérités  qui  ne  lui  permettaient  pas  de 
faillir.  Le  soldat  connaissait  son  arme.  Car  de  cette  subtilité 
qu'on  peut  attaquer  les  ridicules  d'un  peuple  sans  aller  con- 
tre son  goût ,  que.  résulle-t-il  après  un  peu  d'examen  ?  Quoi  ! 
ce  n'est  point  aller  contre  son  goût  que  d'aller  contre  son 
enthousiasme,  contre  sa  passion,  contre  ce  qu'il  trouve 
beau,  curieux,  précieux,  digne  d'être  acquiamèmeauprix  du 


'à  REVUE    DE    PARIS. 

repos  et  de  l'estime,  comme  la  noblesse,  par  exemple,  manie 
dont  Molière  a.  fait  de  si  cruelles  justices!  Qu'est-ce  donc 
que  le  goût,  ou  plutôt  qu'est-ce  donc  que  la  logique  de 
Rousseau  ?  Il  flattait  le  peuple ,  celui  qui  immolait  à  la  cour 
en  fête  les  bourgeois-gentilshommes,  et  qui  livrait  le  lende- 
main aux  huées  de  la  multitude  ,  avec  une  égale  audace  ,  la 
bande  toute-puissante  des  petits  marquis  imbéciles  et  des 
chevaliers  fripons!  Il  n'atiaquait  point  les  vices,  celui  qui 
arrachait  son  masque  à  l'hypocrisie  de  Tartufe  et  dégradait 
de  noblesse  et  condamnait  à  l'enfer ,  l'impiété  et  le  liberti- 
nage de  Don  Juan  !  On  aurait  ici  vraiment  un  beau  prétexte 
à  invocation  et  déclamation  à  la  manière  de  Rousseau. 

Oui,  quoi  que  vous  disiez,  l'art  dispose  souverainement 
du  goût.  Il  en  dispose  comme  la  main  du  sculpteur  de  la 
terre  qu'elle  pétrit.  Que  ceux  qui  en  doutent  examinent  les 
transformations  qu'ont  subies  les  spectacles  chez  tous  les 
peuples,  comment  on  fait  chérir  aujourd'hui  à  une  multitude 
ce  qu'elle  abhorrait  la  veille,  et  réciproquement  délester  et 
maudire  ce  qu'elle  avait  idolâtré  ;  et ,  sans  sortir  de  France, 
comment  la  tragédie  de  Racine ,  inférieure  à  tant  de  titres  à 
celle  de  Corneille ,  parvint  pourtant  à  la  chasser  de  la  mé- 
moire des  contemporains;  comment  Racine  à  son  tour  s'é- 
clipsa à  l'aurore  de  Voltaire  ;  et  plus  récemment ,  comment 
tout  le  vieux  système  dramatique  usé,  trainé  et  tout  criblé 
de  verrues  ,  j'entends  parler  des  écrivains  de  l'empire  ,  fut 
contraint ,  malgré  ses  intrigues  et  ses  clameurs  ,  de  céder  la 
place  aux  jeunes  théories  qui  tiennent  la  scène  à  cette  heure. 
Jean-Jacques  osera-t-il  prétendre  que  le  goût  devance  l'art; 
mais  rien  n'est  moins  vrai ,  personne  ne  l'ignore.  D'où  nais- 
sent même  les  terribles  épreuves  du  génie,  sinon  des  obsta- 
cles qu'il  rencontre  et  de  tout  ce  qu  il  lui  faut  briser  de  vo- 
lontés rebelles  et  d'intelligences  étroites?  Son  triomphe, 
qu'est-ce  autre  chose  que  le  goût  qui  régnait  remplacé  par 
un  goût  meilleur? 

Moi,  je  n'imagine  point  que  ce  soit  par  hasard  qu'on  re- 
trouve un  poète  au  berceau  de  toute  société.  On  a  beau  faire 
de  l'esprit  sur  la  vanité  de  la  poésie,  s'il  y  a  quelque  chose 
de  plus  creux ,  c'est  la  tête  stupidejnent  sérieuse  de  la  science 
humaine,  pauvre  sphinx  qui  n'a  jamais  trouvé  d'Œdipe  et  ne 


REVUE     DE     PARIS.  y 

connait  pas  elle-même  les  solutions  des  innombrables  cha- 
rades qu'elle  fabrique  à  l'usage  des  sociétés.  Le  mot  de  So- 
crale  a  été  dit  pour  toi ,  Babel  des  principes  et  des  fins!  Ce 
que  tu  sais  le  mieux ,  c'est  que  tu  ne  sais  rien  !  Mais  toi ,  su- 
blime poésie, tu  as  tenu  dans  tes  bras  la  société  humaine  tout 
enfant.  C'est  toi  qui  l'as  alaitée ,  c'est  toi  qui  lui  as  tout  ap- 
pris! Tu  lui  as  dicté  sa  première  adoration,  son  premier 
pacte,  son  premier  chant.  Toujours  vierge  et  toujours  fé- 
conde, comme  ta  pensée  inaccessible  à  la  vieillesse  et  à  la 
mort ,  poésie ,  tu  es  encore  aujourd'hui ,  sous  tant  de  voiles 
misérables ,  ce  que  tu  étais  à  l'aurore  de  la  création.  Seule- 
ment tu  descends  moins  des  hautes  sphères  où  tu  es  retirée , 
et  pour  monter  jusqu'à  toi .  Dieu  ne  donne  pas  à  tous  les  ai- 
les de  feu  de  son  esprit.  Mais  pour  ne  pas  te  voir,  faut  il  le 
nier?  pour  ne  pas  sentir  toujours  tes  bienfaits  qui  ne  cessent 
jamais,  faut-il  l'accuser;  et  quand  tu  daignes  nous  apparaître, 
te  renvoyer  comme  une  courtisane  ou  une  empoisonneuse? 
Le  théâtre  peut  réformer.  D'ailleurs  il  a  l'expérience  pour 
lui.  A  quoi  bon  lui  porter  le  défi  de  faire  ce  qu'il  a  déjà  fait? 
Où  sont  les  résultats,  demanderez-vous?  Partout,  vous  répon- 
drai-je.  La  morale  est  comme  la  médecine,  a  dit  très  juste- 
ment Dalembert  ;  elle  est  plus  habile  à  prévenir  les  maux  qu'à 
les  guérir. 

Mais  pour  ne  rien  ôter  à  la  question  de  son  grandiose ,  re- 
gardons dans  le  futur.  11  y  a  cinquante  ans  que  la  poser  eût 
étépreuve  de  démence.  Qu'on  juge  donc  du  temps  de  Bossuet 
et  de  Rousseau  !  11  a  fallu  bien  des  événemens ,  bien  des  se- 
cousses .  bien  des  révolutions,  pour  que  le  théâtre  soit  de- 
venu ce  qu'il  est  enfin  de  nos  jours.  Jean- Jacques ,  contraint 
d'avouer  les  services  rendus  par  l'art  dramatique  aux  Grecs, 
en  présente  pour  cause  que  leurs  théâtres  n'étaient  point  éle- 
vés par  L'intérêt  et  par  l'avarice.  Et  continuant  sur  ce  ton  ,  il 
s'écrie  que  ces  grands,  que  ces  superbes  spectacles  donnés 
sous  le  ciel ,  à  la  face  de  toute  une  nation  ,  ne  pouvaient 
offrir  de  toutes  parts  que  des  combats ,  des  victoires,  des  prix, 
des  objets  capables  d'inspirer  aux  Grecs  une  ardente  émulation 
et  d'échauffer  leurs  cœurs  de  scntimens  de  gloire  et  d'honneur. 
Et  pourquoi  n'en  serait-il  pas  de  Paris  comme  de  Sparte  et 
d'Athènes?  Sommes-nous  tellement  inférieurs  aux  Grecs, 


}0 


REVUE    DE    PARIS. 


que  le  beau  ,  le  noble,  l'auguste  soient  moins  destinés  à  nous 
remuer  et  à  porter  dans  nos  âmes  des  fruits  agréables  à  la 
patrie  ?  Il  ne  faut  pas  si  vite  désespérer  des  siens.  Le  théâtre, 
excellent  chez  les  Grecs ,  peut  le  devenir  chez  nous.  Rous- 
seau lui-même  n'y  voit  d'autre  difficulté  que  son  envahisse- 
ment par  l'intérêt  et  l'avarice.  Mais  la  société  ,  menacée  par 
de  vils  calculs,  n'a-t-elle  aucun  moyen  de  les  brider?  Hési- 
tera-t-elle  entre  les  chances  d'un  immense  enseignement 
profitable  à  ses  intérêts ,  et  la  certitude  d'être  rongée  chaque 
jour  davantage  par  cet  élément  nouveau,  entré  soudainement 
et  de  vive  force  dans  son  sein  ,  et  qui ,  s'il  ne  la  sauve ,  ou  du 
moins  ne  contribue  à  la  sauver,  est  destiné  à  la  tuer  lente- 
ment? L'objection  réelle  est  là. 

Et  combien  depuis  Rousseau  le  mal  a  grandi  !  Que  dirait- 
il  ,  le  misantrope  ,  devant  ce  qui  se  passe?  De  son  temps ,  on 
comptait  trois  théâtres  à  Paris  ou  aux  portes  de  Paris  :  l'un, 
forain  ,  espèce  de  camp  volant ,  abandonné  à  l'exploitation 
des  particuliers  ;  mais  les  deux  autres,  l'Opéra  et  le  Théâtre- 
Français,  sous  la  sauve-garde  immédiate  du  gouvernement, 
et  tous  deux  par  conséquent  à  l'abri  des  sales  combinaisons 
mercantiles.  Avec  l'abolition  des  privilèges,  en  89,  s'orga- 
nisèrent une  foule  de  petits  théâtres,  la  plupart  dans  un  but 
peu  louable.  Ce  qu'on  nomme  l'industrie  voulait  gagner  de 
l'argent,  et  si  ce  n'était  dans  le  velours,  la  soie  ou  le  cuir, 
carrières  trop  fouillées,  du  moins  dans  les  représentations 
théâtrales,  plaisir  peu  commun  et  que  la  noblesse,  qui  se 
l'était  plus  particulièrement  réservé,  avait  donc  placé  très- 
haut  dans  l'opinion.  Voilà  l'origine  de  nos  théâtres  :  elle 
n'est  pas  plus  distinguée.  L'empire  ,  seul  pouvoir  fort  et  ré- 
gulier qui  soit  venu  ensuite,  comprit  toute  la  portée  du  fait 
et  chercha  à  l'étouffer,  au  lieu  de  chercher,  ce  qui  eût  été 
mille  fois  plus  sage,  plus  habile  ,  à  le  régulariser  et  à  le 
purger  de  ce  qu'il  avait  de  dangereux  dans  son  germe.  Mais 
l'empire  était  brutal ,  il  se  conduisit  envers  le  théâtre  comme 
envers  la  presse.  Tant  qu'il  trouva  son  compte  à  leurs  adu- 
lations ,  il  ne  dit  mot  5  dès  que  l'un  ou  l'autre  menaça ,  il  tira 
son  sabre  elles  écrasa  sous  son  pied.  Par  bonheur,  il  n'en 
est  pas  des  idées  comme  des  reptiles.  Les  idées  se  relèvent 
quand  les  hommes  sont  passée 


REVUE    DE    PARIS^  1  1 

Nous  avODS  besoin  de  constater  ces  deux  vérités;  les  mi- 
sères ,  les  calculs ,  les  inconvéniens  de  toute  espèce  attachés  à 
l'exploitation  des  théâtres  par  les  particuliers,  et  l'inutilité 
de  la  force  des  gouvernemens  contre  les  bonnes  et  généreu- 
ses pensées,  pour  arriver  ,  sans  autre  préambule  ,  à  ce  que 
nous  croyons  devoir  appeler  de  tous  nos  vœux  ;  une  entre- 
mise plus  large,  plus  franche,  et  mieux  entendue  du  pou- 
voir dans  ces  sortes  d'affaires  qui  sont  les  siennes  et  peut- 
être  plus  qu'il  ne  pense.  Aujourd'hui  nous  ne  nous  applique- 
rons pas  à  montrer  jusqu'à  quel  point  ces  entreprises,  en 
tant  qu'administration  intérieure  ,  ce  qui  est  d'une  influence 
si  grave  sur  l'effet  extérieur  et  général,  vivent  plongées  dans 
le  désordre  et  l'anarchie.  Cette  lacune ,  que  nous  comblerons 
tôt  ou  tard,  il  n'est  pas  un  homme  d'honneur  et  quelque  peu 
clairvoyant  qui  ne  soit  capable  ,  en  attendant,  de  la  remplir 
lui-même.  Ces  deux  enfans  d'une  même  mère,  le  théâtre  et 
la  presse ,  si  faibles  et  si  opprimés  autrefois,  ont  pris  de  nos 
jours  un  développement  si  excessif,  que  les  laisser  croître, 
comme  on  le  fait,  sans  règles,  sans  lois  et  sans  but,  sous  le 
patronage  intéressé  de  gens  à  peine  avoués  ou  connus,  nous 
parait  un  acte  de  haute  folie ,  peu  compatible  avec  les  saines 
idées  de  gouvernement.  Je  ne  sais  si  le  pouvoir  s'en  aper- 
çoit; mais  il  est  pris  ,  comme  un  Milon  de  Crotone ,  entre 
les  deux  morceaux  d'un  arbre  invincible  destiné  à  couvrir 
le  monde.  Cependant  quand  un  fait  social  ne  peut  plus  être 
réprimé  ,  la  sagesse  consiste  non  pas  à  le  taquiner  ou  à  s'ef- 
forcer de  l'amoindrir,  mais  à  lui  faire  de  plein  gré  le  lit  qu'il 
usurperait  par  violence,  à  l'accueillir  dans  la  famille  des 
faits  qui  régnent  et  à  en  tirer  le  meilleur  parti  ;  ainsi  que 
les  chimistes,  de  mauvaises  herbes,  composent  des  sucs  bien- 
faisans. 

Du  reste  ,  le  journal  qui  a  dit  que  le  véritable  théâtre  au- 
jourd'hui était  la  chambre  des  députés ,  a  dit  une  chose  plus 
spécieuse  que  solide.  La  langue  qu'on  écorche  au  Palais- 
Bourbon  n'est  ni  assez  brillante  ni  assez  universelle  pour 
conquérir  et  s'assurer  un  peuple.  Il  ne  suffit  pas  de  nous  at- 
tacher par  nos  intérêts  de  citoyen.  L'homme  se  compose ,  en 
outre ,  de  l'époux ,  de  l'amant .  du  père  ,  de  vingt  personna- 
ges en  un  mot,  tous  indépendans  de  la  politique.  Or  que  peut 


12  REVUE    DE    PARIS. 

craindre  de  cette  prétendue  rivalité  le  théâtre,  qui  est  le 
plus  riche  domaine  de  l'art,  et  qui.  seul  infini  comme 
l'homme ,  peut  seul  aspirer  à  le  satisfaire  ?  Il  tient  le  peuple 
par  les  plus  grandes  et  les  plus  petites  choses,  et  ces  choses, 
tous  en  ont  l'inslinct ,  le  goût,  la  curiosité,  l'habitude  ;  tan- 
dis qu'au  plus  grand  nombre  exclus  par  la  constitution  de  la 
vie  publique,  qu'iraportentet  les  questions  de  l'ordredu  jour, 
et  ce  flux  de  mauvaises  lois  dont  nos  Lycurgues  sont  atta- 
qués? 

Le  gouvernement  aurait  tort  de  prêter  une  attention  plus 
sérieuse  aux  chambres  qu'aux  théâtres  et  à  la  presse;  car  si 
vous  voulez  de  bonnes  chambres  ,  ayez  une  bonne  presse, 
ayez  de  bons  théâtres.  Que  le  gouvernement  fasse  encore 
une  remarque  importante!  Au  théâtre  ,  on  tient  sous  sa  main 
la  nation  tout  entière,  autrement  représentée  que  par  ses 
élections,  quel  qu'en  soit  le  système  d'ailleurs.  Pas  une  classe 
n'y  manque  ,  pas  une  opinion  .  pas  une  industrie.  On  n'y  ar- 
rive pas  prévenu;  on  n'y  arrive  pas  brûlé  du  désir  de  par- 
ler, quand  serait-ce  pour  ne  rien  dire;  on  n'y  arrive  pas 
pour  acheter  la  popularité  souvent  au  prix  du  devoir,  ou 
pour  se  créer  le  centre  d'un  système  qui  est  toujours  assez 
bon,  s'il  estsonore  et  menace  d'un  portefeuille  pour  l'avenir. 
Au  théâtre,  on  arrive  franchement  et  sans  préparation,  les 
uns  pour  s'amuser,  les  autres  pour  s'instruire,  personne  pour 
parler,  tous  pour  écouler.  Et  aujourd'hui  qu'ont  disparu 
tous  les  centres  d'action  morale,  aujourd'hui  que  l'impiété 
de  nos  pères  porte  ses  fruits,  que  les  cafés  ont  remplacé  les 
églises;  aujourd'hui  que  la  famille  est  détruite,  et  par  con- 
séquent la  leçon  paternelle  si  puissante  jadis!  aujourd'hui 
que  la  société,  vaisseau  sans  boussole,  fait  eau  et  dérive  au 
souffle  de  cent  tempêtes  contraires;  aujourd'hui  que  toute 
individualité  tend  à  rompre  l'unité  collective  ,  qu'il  n'est  plus 
possible  de  réunir  vingt  hommes  sans  réunir  vingt  systèmes, 
que  l'ivraie  des  principes  destructeurs  a  envahi  les  meilleurs 
cerveaux,  quede  nouveaux  bouleversemens  ont  créé  de  nou- 
velles ambitions ,  que  les  besoins  d'hier ,  mal  interprétés  ou 
dirigés  par  la  perfidie  des  partis ,  menacent  les  droits  acquis 
et  remettent  chaque  jour  en  doute  l'existence  des  intérêts 
les  mieux  sanctionnés  ;  en  un  mot,  aujourd'hui  que  le  désor- 


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REVUE    DE    PARIS.  13 

dre  a  cent  têtes  et  des  millions  de  bras ,  et  que  la  société  est 
nue  devant  lui ,  sans  armes  et  comme  une  pauvre  fille  aban- 
donnée ;  être  un  gouvernement!  c'est-à-dire  ce  qui  a  force, 
puissance  et  mission  de  pilote ,  ce  qui  est  chargé  d'écarter  le 
mal  et  de  réaliser  le  bien  ;  se  trouver  face  à  face  d'une  dé- 
couverte de  cette  gravité,  immense  comme  l'imprimerie, 
plus  redoutable  que  la  poudre  !  être  maître  de  s'en  emparer 
et  ne  pas  le  faire,  cela  ne  s'explique  point!  Que  dis-je  '  s'en 
emparer.  Chaque  jour  ,  au  contraire  ,  ce  gouvernement  mé- 
dite comment  il  se  débarrassera,  au  profit  de  ses  ennemis, 
de  la  part  de  cette  force  dont  le  hasard  et  l'habitude  ont 
armé  ses  mains.  Lui  qui  enfouit  tant  de  millions  on  ne  sait 
où  ,  la  plupart  du  temps  dans  d'inutiles  casaques  de  soldats , 
il  lésine  sur  quelques  centaines  de  mille  francs ,  il  a  peur  de 
l'entretien  de  deux  ou  trois  pauvres  théâtres ,  et ,  n'osant  ni 
les  abandonner  ni  les  laisser  se  développer,  il  se  venge  de  ne 
pas  les  comprendre  en  les  persécutant.  Qui  de  vous  a  assisté 
aux  séances  de  la  chambre  où  il  s'agit  des  théâtres?  Les  ai- 
gles se  retirent  ces  jours-là  ,  et  Dieu  sait  à  qui  tombe  la  dis- 
cussion !  Ces  législateurs ,  qui  ne  s'entendent  jamais ,  aussitôt 
qu'il  s'agit  de  dépouiller  les  théâtres,  s'entendent  tous.  On 
fraternise  et  l'on  refuse  l'appui  de  son  vote  à  ce  qui  est  no- 
ble, juste,  important,  pour  le  donner,  le  lendemain  peut- 
être  ,  à  ce  qui  sera  vain ,  petit  et  superflu.  Ah  !  les  Grecs  ni 
les  Romains  n'avaient  pas  sur  cette  matière  notre  façon  de 
penser,  ni  aucun  peuple  de  l'antiquité.  Le  pouvoir  chez  eux 
se  serait  bien  gardé  de  se  démunir  d'instrumens  de  cette  por- 
tée. On  laissait  l'industrie  s'en  tirer  comme  elle  pouvait;  ou 
plutôt  ils  n'en  avaient  pas,  et  l'on  ne  voit  nulle  part  qu'ils 
s'en  trouvassent  plus  mal.  D'ailleurs  ,  l'industrie  ne  s'est-elle 
point  creusé  assez  de  voies  parmi  nous,  pour  que,  la  presse 
et  le  théâtre  soustraits  à  son  avidité ,  son  élan  doive  s'arrê- 
ter, et  la  société  qui  a  choisi  ce  triste  pivot  en  souffrir?  L'É- 
glise non  plus  ne  professa  pas  ces  maximes.  Trop  éclairée 
pour  ne  pas  mieuxjuger,  elle  avait  compris  qu'entre  la  force 
matérielle  et  la  force  spirituelle  ,  il  ne  saurait  long-temps  se 
prolonger  de  lutte  ,  et  elle  savait  à  l'avantage  de  qui  la  lutte 
se  terminerait  toujours.  Son  autorité  surprenante  n'est  pas 
moins  basée  sur  sa  mission  divine  ,  que  sur  la  pratique  et  la 
8  2 


14  REVUE    DE    PARIS. 

parfaite  entente  de  ces  règles  de  gouverner.  Ainsi,  au  com- 
ble de  sa  toute-puissance ,  quand  rien  ne  la  menaçait  et  que 
ses  temples  ne  désemplissaient  pas,  elle  songeait  à  attirer 
les  théâtres  dans  son  cercle  qui  était  le  cercle  du  monde  ci- 
vilisé; elle  ne  voulait  pas  qu'il  s'élevât  en  dehors  de  son  au- 
torité une  voix  autre  que  la  sienne  ,  une  chaire  qui  prêchât 
des  doctrines  qu'elle  ne  pût  approuver  ,  et  qu'elle  fût  par 
conséquent  obligée  de  redouter.  C'est  alors  que,  comme 
nous  l'avons  dit ,  le  saint  qui  a  restauré  les  mœurs  ecclésias- 
tiques de  cette  époque ,  entreprit  de  fonder  des  théâtres  et  de 
leur  donner  une  direction  particulière.  Des  causes  étrangè- 
res au  projet  l'empêchèrent  de  se  réaliser;  mais  cette  sorte 
d'insuccès  ne  prouve  rien.  Le  théâtre  n'était  pas  alors  ce 
qu'il  esta  présent.  Mailre  de  vingt  moyens  d'agir,  tous  plus 
certains  et  plus  éprouvés  ,  on  put  n'attacher  à  celui-là ,  qui 
après  tout  se  révélait  à  peine  ,  qu'un  intérêt  secondaire  et 
passager.  Pourtantquclle  n'était  pas  l'étenduedes  prévisions 
de  l'Église  !  Ce  qu'elle  avait  voulu  absorber  l'a  absorbée. 
D'ailleurs ,  les  deux  pouvoirs  en  comparaison  sont  constitués 
trop  différemment  pour  que,  toute  question  de  temps  et 
d'opportunité  à  part,  le  résultat  des  entreprises  de  l'Église 
puisse  servir  jamais  de  présomptions  pour  ou  contre  ce  que 
voudrait  essayer  l'état.  On  n'argue  à  raison  des  conséquen- 
ces, que  lorsqu'on  a  prouvé  qu'il  y  avait  identité,  ou  du 
moins  analogie  entre  les  moyens. 

Je  ne  prétends  pas  néanmoins  faire  un  crime  au  gouverne- 
ment de  ce  qu'il  n'est  peut-être  pas  assez  prompt  à  se  bâtir 
des  retranchemens  solideset  inattaquables.  Dans  le  pays  où 
nous  sommes  ,  les  uns  gagnent  trop  à  crier  au  despotisme, 
pour  que  les  autres  ne  soient  pas  facilement  accusés  et 
noircis.  Je  conçois  les  craintes,  les  hésitations.  Et  puis  quand 
il  y  aurait  bonne  volonté ,  on  n'agit  pas  comme  on  écrit; 
la  main  n'est  pas  rapide  comme  la  pensée.  Ce  besoin  de  se 
prémunir  contre  la  presse  et  le  théâtre,  le  pouvoir  l'éprouve, 
je  le  crois  ,  et  non  moins  vivement  que  les  têtes  sensées;  il 
le  trahit  même  assez  souvent  par  des  eraportemens  ,  par 
des  menaces,  par  des  chicanes,  et  cela  parce  qu'exposé 
sans  défenses  réelles  et  légales,  il  vacille  sans  cesse  entre 
la  crainte  d'être  accusé  de  tyrannie  s'il  sévit ,  et  la  crainte 


REVUE    DE    PARIS.  16 

de  se  perdre  s'il  ne  sévit  pas.  Position  fausse  ,  position  de 
tout  gouvernement  chargé  d'une  réaction  ;  mais  dont  avec 
du  courage  ,  de  la  patience  et  de  la  loyauté  ,  il  est  possible 
€t  même  aisé  de  se  tirer.  Pourquoi  reculer  de  session  en 
session  devant  une  législation  de  la  presse  et  du  théâtre  ? 
Que  produisent  ces  retards  ?  Tous  les  maux  dont  nous  som- 
mes témoins  el ,  de  plus .  des  inquiétudes  très-pardonna- 
bles. Monsieur  le  ministre  des  travaux  publics  a  déclaré  der- 
nièrement à  la  tribune  qu'il  ne  savait  comment  faire;  qu'on 
voulait  réprimer  le  désordre  et  qu'on  ne  voulait  pas  em- 
ployer la  censure.  Ainsi  donc  la  censure,  c'est  la  panacée 
universelle  ?  Otez  la  censure  à  M.  Thiers,  et  il  ne  peut  plus 
rien.  Ce  qu'il  y  de  plus  singulier,  c'est  qu'un  des  plus  célè- 
bres chefs  de  l'opposition  n'était  pas  très-éloigné  de  se 
réunir  à  cette  maxime  qui  consiste  à  se  couper  la  jambe  pour 
s'épargner  d'en  souffrir.  Que  l'empire  fit  usage  de  la  cen- 
sure, rien  de  plus  conséquent  :  c'était  un  coup  de  sabre 
comme  un  autre.  Mais  aujourd'hui,  contre  deux  faits  aussi 
puissans,  aussi  victorieux,  aussi  honorables  que  le  théâtre 
et  la  presse,  trouver  un  fait  aussi  faible,  aussi  sale  et  aussi 
méprisé  que  la  censure,  c'est  n'avoir  rien  trouvé,  monsieur 
Thiers  ,  ou  plutôt  c'est  avoir  trouvé  une  nouvelle  preuve  de 
la  force  de  ses  ennemis.  Ainsi  donc  ,  puisque  la  Charte 
abolit  formellement  la  censure  ,  le  théâtre  devra  se  ruer 
impunément  dans  les  plus  coupables  excès  ,  ou  ,  pour  sau- 
ver la  morale  aux  abois  ,  monsieur  le  ministre  violera  la 
constitution  du  pays  ,  laquelle,  il  n'y  a  pas  trois  ans,  il  a  lui- 
même  raccommodée.  En  vérité,  cela  ne  se  soutient  pas 
sérieusement. 

Mais  il  est  une  échappatoire  ,  nous  la  connaissons  tous, 
une  espèce  de  porte  secrète  à  la  Charte.  On  s'esquive  par-là; 
et  une  fois  qu'on  a  découvert  dans  les  arsenaux  du  despo- 
tisme impérial  un  décret  absurde  qui  crée  un  surintendant 
des  théâtres,  lui  donne  le  droit  d'envoyer  en  prison,  quand 
et  comme  il  lui  plait ,  quiconque  des  comédiens  a  manqué  à 
ses  devoirs  ,  ce  qu'il  est  encore  chargé  de  déterminer  ;  on 
crie  victoire  ,  on  s'imagine  s'être  mis  à  l'abri  désormais  du 
danger.  Mais  évidemment,  pour  tout  honnête  homme,  la 
position  n'est  que  tournée ,  et  la  pauvre  Charte  n'en  est  pas 


16  REVUE    DE    PAEIS. 

moins  violée  ;  car  si  M.  Thiers  est  maître  d'user  ,  à  la  façon 
du  surintendant  de  l'empire,  d'une  des  dispositions  de  ce 
décret,  rien  ne  l'empêche  de  se  servir  des  autres  à  sa  fantai- 
sie ,  de  sorte  qu'il  peut  envoyer  en  prison  ou  M.  Bocage ,  ou 
M.  Rubini ,  ou  Mlle  Georges ,  ou  M*  Mars  ,  et  les  y  retenir 
aussi  long-temps  qu'il  le  jugera  convenable.  Et  que  de- 
viennent alors  les  articles  de  la  Charte  qui  garantissent  la 
liberté  à  tout  citoyen,  et  à  tout  accusé  un  jugement  dans  le 
délai  marqué?  M.  Mauguin  fit  valoir  cette  raison  contre 
M.  Thiers  ;  mais  le  centre  et  le  ministre  se  contentèrent  de 
sourire,  il  se  peut  qu'à  la  chambre  ce  soit  une  réponse  fou- 
droyante; mais  enfin  a-t-on  souri  parce  que  M.  Thiers  n'a- 
busera point  de  ce  décret  ?  M.  Thiers,  il  est  possible  ;  mais 
un  autre  après  lui  peut  venir  avec  moins  de  délicatesse  et 
plus  de  velléités  tyranniques.  Le  pays  doit-il  s'en  remettre 
de  ses  privilèges  à  la  générosité  de  ses  ministres?  Je  ne  sup- 
pose pas  que  ce  sourire  signifie  autre  chose,  par  exemple, 
qu'une  partie  du  décret  soit  raisonnable  et  l'autre  insen- 
sée ,  que  le  ministre  ait  droit  d'arrêter  une  pièce  et  de  ne 
pas  arrêter  un  acteur;  car  des  législateurs  ne  sauraient 
ignorer  qu'une  loi  existe  ou  n'existe  pas,  s'applique  ou  ne 
s'applique  pas  ,  et  qu'on  n'y  choisit  pas  un  morceau  pour 
en  repousser  le  reste ,  ainsi  que  font  les  enfans  avec  des 
tartes  aux  confitures. 

On  aura  beau  biaiser  ,  il  en  faudra  venir  à  une  législation  ; 
et  pour  que  cette  législation  soit  également  profitable  au 
gouvernement  et  aux  théâtres,  il  faudra  ,  nous  le  croyons 
du  moins,  que  le  gouvernement  prenne  la  direction  des 
théâtres  ,  quitte  à  ia  subdiviser  ensuite  comme  il  l'enten- 
dra. L'idée  de  Napoléon  mérite  ,  ce  nous  semble  ,  d'être 
méditée.  Un  surintendant  général  des  théâtres  ne  serait  pas 
moins  utile  qu'un  ministre  de  l'instruction  publique;  ou  , 
comme  le  théâtre  et  la  presse  sont  deux  formes  de  ce  vaste 
enseignement ,  il  serait  plus  sûr  ,  en  attendant  mieux  ,  de 
faire  de  la  presse  et  du  théâtre  deux  ailes  au  corps  dont 
M.  Guizot  est  le  chef.  Quelle  que  soit  la  manière  dont  le 
gouvernement  veuille  procéder,  il  rencontrera  toujours  les 
difficultés  qui  l'entravent  aujourd'hui.  Je  ne  parle  pas  des- 
cris :  il  faut  en  certains  temps  et  en  certains  lieux  avoir  le 


REVUE    DE    P.VRIS. 


17 


cœur  de  faire  le  bien,  sans  en  attendre  d'autre  récompense 
que  l'estime  de  quelques-uns  et  la  calomnie  de  beaucoup. 
Mais  ,  dans  notre  patrie,  les  hommes  de  cœur  ,  ce  n'est  pas 
ce  qui  est  rare.  Je  parle  de  la  marche  difficile  qu'impose  au 
pouvoir  la  rigueur  de  ses  formes  elles-mêmes  ,  de  ce  con- 
trôle des  chambres  ,  qui  est ,  je  le  veux  bien  ,  une  garantie 
contre  le  mal  ;mais,  on  en  conviendra  aussi,  une  barrière 
contre  le  progrès  chaque  fois  qu'il  s'élèvera  au-dessus  des 
formules  de  la  médiocrité  ,  ou  du  moins  tant  que  les  cham- 
bres seront  composées  comme  elles  le  sont.  Entre   autre  . 
quels  membres  de  l'ancienne  ou  de  la  nouvelle  législature 
discuteront,  régleront  et  fonderont  un  code  pour  le  théâtre? 
S'il  est  permis  de  juger  par  les  discours  qui  ont  été  pronon- 
cés sur  cette  matière  ,  on  peut  assurer  hardiment  que  non- 
seulement  le  code  sera  détestable  ,  mais  qu'il  ne  sera  pas 
même  exécutable.  Les  spécialités  exigent  des  spécialités;  or 
personne  n'ignore  que  la  chambre  est  vide  à  cet  égard.  Il  y 
a  bien  sur  les  bancs  quelques  anciens  auteurs  dramatiques  ; 
mais  ce  sont  tous  des  hommes  tombés  en  discrédit ,  sans 
talent  et  sans  portée  ;  la  plupart  dévorés  de  haine  et  qui 
ne  rougiraient  pas  d'employer  le  législateur  à  laver  ou  à 
punir  les  justes  mépris  survenus  au  poète.  Une  loi  aussi  spé- 
ciale ne  saurait  émaner  que  du  gouvernement,  parce  qu'il 
peut  ce  que  la  chambre  ne  peut  pas  ,   c'est-à-dire  la  faire 
dresser  par  des  esprits  à  lui  connus  et  choisis  par  lui ,  s'é- 
clairer de  leurs  lumières  ;  en  un  mot,  offrir  à  ses  députés 
un  travail  si  lucide  et  si  complet,  que  la  discussion  elle-même 
soit  mise  dans  l'impossibilité  de  l'altérer  Or  à  tout  travail 
une  base  est  nécessaire,  et  nous  n'en  voyons  pas  de  plus 
large  ,  de  plus  juste  et  de  plus  solide. 

Les  bienfaits  de  cette  mesure  sont  incalculables.  Un  seul 
inconvénient  se  présente  ,  mais  il  est  moins  terrible  qu'on 
ne  voudra  le  faire.  Il  est  certain  que  pour  quiconque  consi- 
dère tout  gouvernement  comme  un  ennemi ,  comme  un 
fléau ,  comme  une  lèpre  dont  on  ne  saurait  trop  se  garder  ; 
il  est  certain  que  déposer  entre  ses  mains  de  si  actifs  instru- 
roens,  propres  à  consolider  le  despotisme  ,  avouons-le,  s'ils 
ne  sont  employés  au  bien  et  à  la  prospérité  du  pays,  c'est 
encourir  gratuitement  les  risques  de  l'esclavage  ,  de  l'ob- 
8  2. 


ÎB  REVUE   DE   PARTS.' 

scuraniisme,  et  enfin  de  toutes  les  calamités  du  monde.  Aussi 
est-ce  pour  ces  raisons  que  nous  avons  insisté  particulière- 
ment sur  la  vanité  des  complots  de  la  force  matérielle  con- 
tre la  force  spirituelle  ;  que  nous  avons  rappelé  tous  les  es- 
sais infructueux  de  Napoléon  contre  le  théâtre  et  contre  la 
presse  ,  qui  se  le  sont  partagé  et  se  le  partageront  toujours, 
beaucoup  pour  le  louer,  mais  plus  encore  pour  le  châtier  -r 
enfin  que  nous  avons  cru  devoir  répéter  ,  ce  qui  est  trivial 
aujourd'hui,  que  la  tête  des  peuples  est  un  terrain  où  les 
idées  qui  ont  germe  ne  peuvent ,  quoi  qu'on  tente  ,  mourir 
avant  d'avoir  donné  leurs  fruits.  Nous  ajouterons  ceci,  que 
pour  notre  part  nous  regardons  les  gouvernemens  comme 
des  bienfaits  ,  et  non  comme  des  ulcères.  L'ulcère  pour  nous, 
c'est  le  désordre.  Or  s'il  y  a  espérance  de  trouver  l'ordre 
quelque  part,  ce  doit  être  dans  les  gouvernemens,  dont 
l'ordre  est  la  garantie  ,  la  première  condition  ,  et  non  dans 
les  oppositions  ,  qui  n'ont  chances  de  succès  que  par  chan- 
ces de  bouleversemens,  et  qui  sont  pour  cette  raison  inté- 
ressées à  fomenter  le  trouble.  Ceci  ne  fait  pas  règle.  Cepen- 
dant on  voit  dans  l'histoire  que,  chaque  fois  qu'une  bonne 
pensée  s'est  produite,  elle  s'est  produite  toujours  sous  l'aile 
de  ce  qui  était ,  avec  soumission  ,  et  en  quelque  sorte  avec 
des  égards  pour  ce  qu'elle  devait  ruiner  plus  tard.  Le  chris- 
tianisme par  exemple. 

Les  bienfaits  de  cette  mesure  sont  incalculables.  De  ce 
coup  ,  les  comédiens  ,  dont  Bossuet  et  Rousseau  déploraient 
la  perversité  ,  deviennent  un  corps  ,  et  dès-lors  leur  exis- 
tence est  utile  ,  morale  ,  leur  réhabilitation  nécessaire.  Tout 
ce  que  le  siècle  a  promis  d'améliorations  à  leur  état  s'accom- 
plit, et  sans  obstacles,  sans  plaintes,  au  contentement  général. 

Les  deux  écrivains  signalaient  pour  cause  du  danger  des 
théâtres  la  tendance  soi-disant  criminelle  de  I  art ,  et  la  vie 
infâme  des  comédiens.  Nous  avons  démontré  comment  l'art 
au  contraire  était  bon  ,  sain  ,  utile  et  conservateur.  La  pre- 
mière accusation  s'évanouit  donc;  la  seconde,  nous  avons 
avoué  qu'elle  n'était  pas  sans  fondement ,  mais  nous  avons 
fait  voir  en  revanche  comment  il  avait  dû  en  arriver  ainsi , 
et  comment  toutefois  les  choses  affectaient  de  jour  en  jour 
une  marche  différente.  Que  le  gouvernement  s'empare  des 


REVUK    DE    PARIS.  19 

théâtres  ,  il  est  contraint  d'ériger  les  comédiens  en  corps, 
et  par  le  fait  seul  de  celte  adoption  il  les  réhabilite  ;  ce  qui 
n'est  point  praticable  par  d'autres  voies.  Car  à  quel  propos 
les  déclarerait-il  honorables,  et  sommes-nous  dans  un 
temps  où  une  loi  de  ce  genre  soit  possible  ,  et  une  preuve 
matérielle  n'est-elle  pas  de  nature  à  convaincre  plus  vite  et 
plus  complètement  la  multitude  ?  Du  reste,  nous  avons  ar- 
rêté ensemble  que,  sa  profession  réhabilitée,  le  comédien 
deviendrait  honnête  ;  et  le  comédien  honnête  ,  c'est  le  théâ- 
tre assaini  ,  c'est  une  source  de  maux  affreux  et  sans  nombre 
tarie,  c'est  une  classe  de  parias  relevée  ,  c'est  une  carrière 
nouvelle  de  travail  et  de  gloire  ouverte  au  peuple,  c'est  l'a- 
venir qui  triomphe  encore  une  fois  du  passé. 

Ensuite  un  gouvernement  est  à  l'abri  des  tentations  ,  des 
calculs ,  des  ruses  peu  honnêtes  que  la  soif  de  l'or  ne  man- 
que pas  d'exciter  dans  l'ame  étroite  des  explorateurs.  Un 
gouvernement  est  riche  ,  maître  de  spéculer  magnifique- 
ment ,  de  perdre  aujourd'hui  dix  millions  pour  en  récolter 
cinq  cents  dans  dix  ou  vingt  ans;  tandis  qu'entre  un  direc- 
teur de  spectacles  et  le  public  la  lutte  aujourd'hui  ne  saurait 
exister  :  le  directeur,  étant  le  plus  pauvre,  est  obligé  de 
céder.  L'argent  prononce  sur  tout.  Un  drame  sévère  et  beau 
rapporte-t-il  moins  que  les  turpitudes  d'un  vaudeville,  ne 
fût-ce  qu'un  louis  par  soirée  ;  on  mettra  au  rebut  la  chose 
moralisante  pour  jouer  la  chose  infâme  ,  mais  lucrative,  ce 
qui  arrive  tous  les  soirs  à  Paris.  Et  le  peuple  .J  direz-vous. 
—  Et  ma  bourse?  vous  répondra  le  directeur. 

Cependant  notre  intention  n'est  pas  de  prêcher  le  mono- 
pole en  faveur  du  gouvernement.  Qu'il  soit  le  ministre  ou  le 
surintendant  de  vingt  superbes  théâtres  ,  mais  qu'àl'ombre 
de  tant  de  succès  ,  s'il  plait  au  citoyen  ,  le  citoyen  demeure 
libre  d'élever  des  entreprises  rivales  !  La  liberté  le  veut 
ainsi  ;  et  l'art .  d'un  autre  côté  ,  qui  ne  marche  jamais  sibien 
à  sa  gloire  qu'aiguillonné  par  l'émulation.  De  cette  concur- 
rence naitront  aussi  des  recours  contre  le  pouvoir,  s'il  ar- 
rivait que,  traître  à  sa  mission,  il  tentât  de  changer  le 
flambeau  en  torche  ,  le  vin  en  poison  ,  l'enseignement  en 
corruption.  Nous  avons  fait  aux  Romains  de  si  misérables 
emprunts  que  nous  devons  à  leur  renommée  et  à  la  nôtre  de 


20  REVUE    DE    PARIS. 

leur  demander  enfin  quelques-unes  de  leurs  plus  sages  cou- 
tumes. À  Rome  ,  le  gouvernement  disposait  souverainement 
des  jeux  et  des  spectacles  ,  mais  il  ne  trouvait  pas  mauvais 
que  les  particuliers  bâtissent,  concurremment  avec  les  con- 
suls, les  préteurs  et  les  édiles,  des  cirques,  des  théâtres  et 
des  amphithéâtres  ;  que  Sylla  jetât  dans  l'arène  cent  lions  , 
Pompée  trois  cent  quinze  ,  César  quatre  cents ,  ou  deux 
mille  gladiateurs  s'égorgeant  au  nom  de  sa  fille  Julie  , 
femme  du  grand  Pompée  .  morte  au  milieu  de  ses  triom- 
phes !  Ainsi  plus  tard  Auguste  fondait  les  jeux  actiaques,  et, 
après  y  avoir  déployé  ,  par  les  soins  des  Grecs  à  son  service, 
une  magnificence  digne  du  vainqueur  d'Antoine  ,  il  en  at- 
tribuait la  charge  et  la  direction  aux  quatre  grands  collèges 
sacerdotaux  de  Rome  ,  les  augures ,  les  pontifes  ,  les  sep- 
temvirs  et  les  quindécemvirs.  Les  jeux  troïens,  qu'il  avait 
également  institués  ,  le  sénat,  à  la  requête  d'Asinius  Pol- 
lion,  dont  le  petit-fils  s'y  était  blessé,  donnait  ordre  de  les 
fermer,  et  l'empereur  se  soumettait  en  silence  ,  parce  que 
dès-lors  peut-être  il  méditait  de  confisquer  à  son  profit  l'in- 
tendance générale  des  jeux  publics,  que  son  pouvoir  éclaire 
et  jaloux  sentait  trop  redoutable  pour  rester  en  propriété  à 
d'autres  qu'à  lui. 

Mais  pour  que  l'ouvrage  du  gouvernement  ne  fût  pas  il- 
lusoire ,  et  que  le  citoyen  ne  ruinât  pas  d'un  côté  ce  que  le 
pouvoir  construirait  de  l'autre ,  il  ne  serait  pas  inutile  de 
poser  des  bornes  et  des  conditions  à  la  liberté  des  théâtres. 
Le  sénat  de  Rome  ,  après  la  chute  d'un  théâtre  à  Fidènes, 
statua  :  1°  qu'aucun  particulier  ne  pourrait  donner  de  com- 
bats de  gladiateurs,  s'il  n'avait  au  moins  en  fond  quatre  cent 
mille  sesterces;  2°  que  tous  les  amphithéâtres  en  charpente 
seraient  visités  par  des  experts  avant  qu'il  fût  permis  d'y 
recevoir  des  spectateurs.  Des  précautions  analogues  contre 
l'intérêt  et  l'avarice  devraient  être  prises  ;  et  de  plus  ,  comme 
nous  sommes  plus  intéressés  que  les  Romains  au  maintien  de 
la  dignité  publique,  la  loi  exigerait  la  caution  morale,  sorte 
de  garantie   dont  on  ne  s'embarrasse  pas  assez  chez  nous. 

Ces  entraves  sont  nécessaires.  Elles  empêcheraient  d'a- 
bord de  folles  entreprises ,  et  assureraient  ensuite  les  soins 
et  les  améliorations  que  repousse  toujours  l'égoïsme,  trop 


REVUE    DE    PARIS.  2t 

aveugle  pour  comprendre  que  perdre  à  propos  et  sacrifier 
quelquefois  ,  c'est  souvent  placer  au  centuple.  Jetez,  pour 
vous  en  convaincre  ,  un  coup  d'oeil  dans  nos  salles  de  spec- 
tacles. On  dirait  que  le  maître  n'a  pas  changé  ,  que  l'ensei- 
gnement du  poète  n'a  point  passé  des  classes  privilégiées 
aux  classes  du  peuple,  qu'il  existe  encore  en  celte  année 
1834  de  jeunes  grands  seigneurs  qui  viennent ,  avant  de  se 
rendre  à  leurs  petites  maisons  ,  s'installer  sur  le  devant  de 
la  scène  ou  dans  des  loges  pavoisées  ,  pour  écouter  quelques 
vers  ,  se  distraire  et  sortir.  Les  théâtres  sont  élevés  en  con- 
séquence. Vingt  places  pour  le  peuple,  mille  pour  les  gen- 
tilshommes. Par  malheur  le  gentilhomme  est  rare  de  nos 
jours  ,  peu  curieux  de  fêtes,  et  en  général  plus  pauvre  que 
riche  ;  ou  plutôt  il  n'y  a  plus  de  gentilshommes  comme  l'en- 
tendaient nos  aïeux.  Il  y  a  un  peuple  immense ,  un  peuple 
ennuyé,  un  peuple  aussi  curieux  de  spectacles  que  la  noblesse 
autrefois,  un  peuple  qui  a  bientôt  envahi  la  misérable  ban- 
quette qu'on  daignelui  laissermoyennantunprix  exorbitant, 
pendantquela  soie  et  le  velours  réservés  demeurent  vides  et 
abandonnés.  Il  est  étrange,  en  vérité,  qu'un  directeur,  assis- 
tant du  fond  de  ses  coulisses  à  ce  phénomène  périodique,  ne  se 
soit  jamais  demandé  pourquoi  ce  qu'il  nomme  le  parterre  et 
l'amphithéâtre  étaient  de  son  théâtre  les  endroits  le  plus  cons- 
tamment remplis,  et  par  conséquent  les  plus  productifs.  Ou  il 
a  bien  deviné  quec'était  à  cause  de  la  modicité  duprix  ,  mais 
son  intelligence  n'est  pas  allée  au-delà.  Un  effort  de  plus,  et  il 
comprenait  le  mouvement  quis'est  opéré,  et  il  organisait  son 
théâtre  comme  s'est  organisée  la  société,  de  telle  sorte  que  le 
peuple  eût  suppléé  à  la  noblesse,  autrefois  le  grand  nombre, 
aujourd'hui  le  petit  ;  tandis  que  ce  qui  représente  l'aristo- 
cratie se  serait  volontiers  contenté  d'un  espace  équivalent  à 
celui  que  tenait  le  peuple. 

Mais  ces  réformes  entraînent  tout  d'abord  la  réforme  des 
salles  de  spectacles.il  est  évident  que  ,  jadis  propres  à  leur 
usage,  elles  sont  peu  à  peu  devenues  insuffisantes.  Eh  bien! 
ces  reconstructions ,  qui  les  entreprendra  ,  si  ce  n'est  le  gou- 
vernement ?  Un  particulier  ne  peut ,  telles  que  les  choses  ont 
cours ,  fermer  le  théâtre  qu'il  exploite  ,  ou  le  jeter  à  bas  et 
réunir  des  architectes  ,  leur  exposer  la  nécessité  de  réformer 


22 


REVUE    DE    PARTS. 


leurs  vieux  plans  ,  et  de  cette  heure  jusqu'à  l'enfantement  du 
nouveau  travail  les  entretenir  à  sa  solde.  C'est  au  pouvoir  à 
supporter  ces  premiers  frais.  Lui  seul  inventera  la  forme  du 
théâtre  nouveau  ,  et  lui  seul  pourra  de  long-temps,  malgré 
la  latitude  laissée  à  l'art  et  à  la  liberté  civile  et  industrielle, 
subvenir  aux  sacrifices  énormes  que  nécessiteront  ces  éta- 
blissemeus  ;  car  de  progrès  en  progrès  on  arrivera  au  spec- 
tacle gratuit.  L'entrée  du  théâtre  chez  les  Grecs  coûtait  deux 
ou  trois  oboles  ,  trois  sous  à  peine  de  notre  monnaie.  Chez 
les  Romains,  les  jeux  du  gouvernement  étaient  gratuits  ;  et 
seuls  les  spectacles  particuliers  prélevaient  une  taxe  sur  la 
foule.  Encore  était-elle  aussi  légère  que  chez  les  Grecs. 

Dans  tout  pays  où  la  constitution  reconnaît  des  droits  au 
peuple,  il  y  a  nécessité  de  l'occuper  et  de  le  divertir.  En 
France  ,  on  ne  connaît  de  peuple  que  depuis  à  peu  près  un 
siècle;  mais  en  Grèce  et  à  Rome,  où  existaient  ensemble 
une  aristocratie  et  une  démocratie ,  pour  obtenir  de  celle-là 
paix  et  repos  ,  celle-ci  n'épargnait  ni  le  pain  ni  les  plaisirs  , 
panem  et  circenses.  Le  moyen  sera  toujours  bon  ,  mais  le  but 
aujourd'hui  serait  infâme.  Usons  du  moyen  ,  changeons  1« 
but.  Nous  ne  sommes  pas  des  idolâtres.  Les  aristocraties  qui 
se  maintiendront  ou  se  constitueront  dans  la  société  qui  se 
forme,  sont  destinées  à  se  développer  sans  froisser  aucun 
intérêt,  et  surtout  ceux  des  classes  inférieures  ;  ainsi  chan- 
geons le  but.  Noire  bonheur  n'a  besoin  du  malheur  de 
personne.  Donnons  du  pain  au  peuple  ,  donnons-lui  des 
spectacles  ,  mais  ce  pain  ,  qu'il  ait  l'honneur  de  le  gagner  , 
selon  le  précepte  divin  :  l'homme  travaillera  pour  vivre  ; 
ces  spectacles,  qu'ils  soient  gratuits,  puisque  la  vie  est  moins 
coûteuse  que  le  plaisir  et  que  le  plaisir  est  nécessaire  cepen- 
dant à  la  vie;  que  ces  spectacles  soient  nobles  et  choisis, 
plus  grecs  que  romains,  plus  spirituels  que  matériels  ,  ainsi 
qu'il  nous  convient  à  nous  qui  sommes  non-seulement  guer- 
riers, mais  artistes,  non-seulement  artistes  et  guerriers,  mais 
enfans  d'une  religion  qui  ajustement  établi  la  supériorité  de 
l'amesur  le  corps. 

Le  gouvernement  sent  la  nécessité  de  divertir  le  peuple  , 
mais  par  instinct .  ce  me  semble,  plutôt  que  par  perspica- 
cité. Le  vaisseau  de  juillet  était  une  sorte  de  naumachie  ro- 


REVUE    DE    PARIS.  2B 

naine.  Continuez  sur  celte  échelle,  multipliez  les  jours  de 
fêtes,  qui  sont  trop  rares,  et  vous  efforcez  de  les  célébrer 
dignement,  pompeusement.  Il  faut  à  tout  grand  peuple  des 
fêtes  religieuses,  politiques  et  artistes.  Les  dépenses  ne  doi- 
vent pas  arrêter.  Mieux  distribués  ,  les  impôts  de  la  France 
sont  susceptibles  d'être  accrus.  Les  meilleures  économies 
sont  les  bonnes  dépenses.  Seulement  qu'il  y  ait  à  la  fois  des 
spectacles  qui  satisfassent  les  yeux,  et  des  spectacles  qui 
remplissent  la  pensée.  J'aurais  voulu  à  côté  du  vaisseau  de 
juillet  un  théâtre  gratuit  et  une  pièce  digne  de  l'occasion. 

Ces  derniers  mots  nous  portent  dans  une  sphère  plus  éle- 
vée d'améliorations,  qui  seront  une  suite  logique  des  amé- 
liorations matérielles.  Car  bien  que  je  ne  me  départe  point 
de  cette  vérité,  que  l'art  n'est  point  perfectible,  je  ne  doute 
cependant  pas  que,  placé  dans  des  conditions  meilleures, 
l'art  ne  se  développe  plus  favorablement  encore  aux  intérêts 
de  la  société.  Ce  n'est  point  que  j'accorde  que  ,  tel  qu'il  est . 
ii  ne  soit  bon  et  instructif;  j'entends  dire  que ,  doué  de  sa 
toute-puissance  et  maître  de  choisir  à  son  gré  parmi  les  faits 
moraux  qu'il  veut  développer,  dès  qu'il  aura  mandat  officiel, 
il  aura  bientôt  souci  d'être  plus  spécialement  bon,  plus  spé- 
cialement instructif.  La  pensée  de  tout  poète  gravite  dans 
deux  ordres  d'idées,  l'ame  et  l'histoire,  en  quelque  sorte  les 
causes  et  les  effets.  Étant  libre  de  combiner  les  accidens  de 
Tame ,  c'est-à-dire  les  causes,  on  est  libre  de  combiner 
les  effets, c'est-à-dire  la  moralité  qui  convient.  Le  bien  ne  coûte 
pas  plus  au  génie  que  le  mal  ;  au  contraire,  il  coûte  moins  , 
et  d'ailleurs,  toutes  choses  égales,  s'il  est  vrai  que  le  fruit  de 
la  vertu  soit  d'attirer  les  cœurs  et  de  gagner  les  suffrages  . 
l'intérêt  du  poète  suffirait  seul  pour  que  son  choix  ne  fût 
plus  libre.  Quant  aux  catastrophes  de  l'histoire,  série  d'ef- 
fets dont  un  artiste  plus  grand  que  lui  tient  la  source ,  il  se 
soumet  et  il  adore,  il  ne  prétend  pas  s'ériger  en  juge  de  ce- 
1  ui  qui  juge  le  ciel  et  la  terre.  Son  drame  ,  il  le  mène  paral- 
lèlement à  ce  qui  est  le  drame  de  Dieu.  L'humanité  entière 
accuse  chaque  jour  la  Providence  de  partialité  envers  les 
méchans,  et  le  poète  sourit  du  sourire  de  Dieu,  lorsque  mon- 
tent contre  lui  les  mêmes  blasphèmes. 

Quand  il  creuse  l'ame  ,  ne  renvoyer  jamais  le  peuple  sans 


!24  REVUE    DE    PARIS. 

une  moralité  austère  et  profonde.   Quelquefois  seulement, 
lorsque  la  multitude  aura  besoin  plutôt  d'être  distraite  qu'en- 
semencée de  nouvelles  leçons,  l'égayer  par  les  innocens  ca- 
prices de  Part,  fleurs,  couleurs,  harmonies,  brillantes  inuti- 
lités que  le  poète  prodigue  à  l'exemple  du  Créateur,  qui, 
après  avoir  jeté  le  blé  dans  nos  champs ,  y  a  semé  aussi  les 
bluets,  les  marguerites  et  les  roses.  Car  Part  est  ainsi ,  l'art 
a  son  blé  et  ses  roses  ,  c'est-à-dire  son  instruction  qui  est  le 
pain  de  l'ame,  et  ses  plaisirs  qui  en  sont  les  parfums.  Ne  pas 
oublier  que  le  succès  conquis  aux  dépens  de  l'honneur  est 
stérile  pour  tous;  qu'un  ouvrage  corrupteur  entraine  avec 
lui  cette  conséquence,  ou  que  1  auteur  a  fait  le  mal,  ne  pou- 
vant faire  le  bien,  signe  d'impuissance,  ou  qu'il  a  pu  éviter 
le  mal  et  ne  l'a  pas  fait ,  et  qu'ainsi  il  est  un  malhonnête 
homme.  Car  dire  que  le  poète  et  le  philosophe  sont  ennemis, 
c'est  mentir  à  l'évidence.  Tout  grand  poète  est  un  grand  phi- 
losophe. Homère  est  profond  comme  Platon.  Enfin,  puisque 
Voltaire  a  pu  corrompre  pendant  trente  ans  tout  un  peuple, 
pourquoi  ne  serait-il  pas  également  possible  de  l'élever,  de 
l'éclairer,  de  l'instruire  ,  de  le  bonnifier  ?  Mais  les  tragédies 
de  "Voltaire  sont  mauvaises.  Soit;  mais  pensez-vous  sérieu- 
sement que  ce  soit  à  cause  de  leur  but  philosophique  ? 

Pour  l'histoire,  nous  l'avons  déclaré,  nous  ne  croyons  pas 
que  les  faits  en  puissent  être  altérés  ou  changés.  Il  s'ensuit 
donc  que,  s'il  a  piu  au  souverain  Seigneur  de  ne  pas  punir 
le  crime,  ceux  qui  en  seront  scandalisés  devront  porter  leurs 
plaintes  contre  tout  autre  que  le  poète.  Le  poêle,  répétons- 
le,  ne  se  charge  pas  d'être  plus  Dieu  que  Dieu.  Mais  le  peuple 
apprendra  l'histoire,  et  à  mesure  qu'il  en  recevra  des  lumiè- 
res, il  s'habituera  à  ne  point  tirer  des  événemens  de  fausses 
conclusions,  et  à  ne  point,  sur  quelques  faits  opposés  en  ap- 
parence au  idées  vulgaires  de  morale  ,  dresser  tout  aussitôt 
un  système  vain  et  injuste  de  plaintes  et  de  récriminations. 
Si  le  drame  historique  se  marie  au  drame  d'imagination  , 
le  poète  veillera  plus  sévèrement  encore  à  la  portée  morale 
de  son  œuvre.  11  n'oubliera  point  que  deux  démentis  donnés 
en  même  temps  au  préjugé  niais,  mais  malheureusement 
très-répnndu  ,  qu'une  pièce  de  théâtre  n'est  saine  qu'autant 
que  le   vice  ne  triomphe  pas,  comme  on   dit,  pourraient 


REVUE    DE    PARIS.  l'O 

peut-être  opérer  fâcheusement  sur  l'esprit  prévenu  d'un  au- 
ditoire grossier.  Il  faut  que  le  poète  s'efforce  dans  ces  cas 
de  concilier  sa  mission  artiste  avec  sa  mission  citoyenne .  Il 
faut  qu'il  emploie  sa  pensée  dont  il  dispose  ,  à  compléter  la 
pensée  universelle  dont  il  ne  peut  être  que  l'humble  admi- 
rateur. Il  faut  qu'il  construise  sa  fable  ,  de  manière  que 
ceux  de  ses  spectateurs  pour  qui  la  leçon  de  l'histoire  de- 
meurerait impénétrable  ,  recueillent  au  moins  sa  leçon  , 
formulée  moins  philosophiquement,  mais  avec  plus  de  net- 
teté et  de  relief.  Enfin  ,  pour  user  d'une  expression  ascéti- 
que ,  il  faut  qu'il  y  ait  dans  l'œuvre  présence  réelle  de  la 
morale. 

Il  est  donc  possible  que  le  théâtre  se  réforme  et  réforme. 

—  §IV.  —  Maintenant  nous  avons  répondu  aux  trois  ob- 
jections de  Bossuet  et  de  Rousseau  ,  la  première  partie  du 
dilemme  est  résolue.  Puisque  vous  ne  pouvez  ne  pas  vouloir 
des  théâtres ,  vous  en  voulez  donc ,  et  vous  tombez  de  cette 
manière,  parmi  ceux  qui  nous  eussent  volontiers  fait  grâce 
de  la  discussion.  Reprenons  à  présent  le  dilemme  à  sa  se- 
conde partie  ,  où  il  ne  s'agit  plus  que  de  déterminer  com- 
ment on  les  veut. 

Y  en  a-t-il  de  plusieurs  façons  ?  Je  ne  le  suppose  pas.  On 
est  unanime  sur  ce  point  qu'il  les  faut  bons.  C'est  aussi  no- 
tre pensée.  Mais  ne  vous  ai-je  pas  démontré  pendant  tout 
le  cours  des  argumens  de  Bossuet  et  de  Rousseau  que  les 
théâtres  étaient  bons  et  très-bons.  Qu'avez-vous  à  répondre? 

Ceci,  peut-être  :  que  juste,  en  général  ,  ma  proposition 
est  fausse  dans  le  particulier  ,  pour  notre  théâtre  moderne 
par  exemple.  Jusqu'où  se  peut  soutenir  une  opinion  qui  s'in- 
scrit en  faux  du  général  au  particulier  ,  et  dans  quelle  ma- 
tière? dans  une  matière  où  l'on  ne  conclut  que  du  particu- 
lier au  général ,  c'est  ce  que  je  n'examinerai  pas.  Acceptons 
même  les  chicanes.  La  vérité  s'éclaire  avec  l'erreur. 

Seulement,  avant  d'aller  plus  loin  ,  entendons-nous  sur 
le  mot  bon.  Vous  voulez  le  théâtre  bon  ,  mais  est-ce  bon  lit- 
térairement ?  Ce  ne  saurait  être  la  question.  Un  siècle  ne 
s'accuse  pas  lui-même  d'impuissance.  Que  les  restes  de  l'âge 
précédent ,  momies  qui  se  perpétuent ,  sortes  de  cadavres 
vivans  parles  pieds,  morts  par  la  tête,  crient  bravement 
8  3 


26  REVUE    DE    PARIS. 

que  tout  est  dégénéré  ;  loin  de  voir  là  une  preuve  de  notre 
faiblesse,  j'y  vois  au  contraire  la  confirmation  de  ceque  j'a- 
vançais, à  savoir  qu'un  siècle  ne  se  croit  jamais  sans  mis- 
sion ni  au-dessous  de  sa  mission.  Ces  cheveux  blanchis  ne 
se  félicitent  tant  de  leur  candeur,  que  parce  qu'ils  ne  sau- 
raient plus  être  ni  jeunes  ni  fous.  Notre  grand  crime  ,  c'est 
leur  grand  âge.  Nous  serions  meilleurs  si  nous  étions  pires. 
D'ailleurs  nous  ne  discutons  pas  ceci,  thème  de  plusieurs 
volumes;  mai=  simplement  s'il  existe  contre  le  théâtre  des 
fins  de  non-recevoir  religieuses  ou  sociales.  Nous  arrêter 
par  des  objections  d'une  autre  nature  ,  ce  n'est  pas  nous  ar- 
rêter; car  on  avouera  qu'il  serait  commode  de  renverser 
le  théâtre  par  le  théâtre  ,  de  tuer  une  chose  parce  qu'elle 
n'en  est  pas  une  autre.  Bossuet  ni  Rousseau  ne  l'ont  fait.  Ils 
ont  attaqué  avec  violence  la  scène  de  leur  temps ,  mais  tous 
deux  en  laissant  de  côté  la  question  de  forme;  l'honneur  le 
commandait. 

Ici  bon  signifiera  donc  ce  qui  n'est  pas  contraire  à  la  mo- 
rale; le  dernier  mot  pris  lui-même  dans  sa  plus  grande  et 
sa  plus  belle  acception  ,  l'observance  des  choses  divines  et 
humaines  ,  la  pratique  des  devoirs  de  l'homme  tant  envers 
son  créateur  qu'envers  son  semblable. 

Eh  bien  !  la  question  une  fois  posée  en  ces  termes  ,  je  dis 
que  non-seulement  notre  théâtre  est  bon  ,  mais  bien  plus  , 
que  notre  théâtre  est  meilleur  que  les  précédens  théâtres  de 
France. 

Touchant  à  la  morale  ,  nous  loucherons  fréquemment  à 
l'art,  et  l'on  verra  que,  supérieurs  du  premier  côté,  nous 
ne  sommes  point  du  second  restés  aussi  inférieurs  qu'on  se 
plaît  à  l'écrire.  Personne  n'ignore  que  le  fond  entraîne  la 
forme. 

Comme  aussi  je  n'ignore  pas  que  nous  vivons  dans  un 
temps  où  la  bonne  foi  n'est  pas  ce  qui  court  les  rues  ,  et  que 
quantité  de  beaux-esprits  qui  luisent  par  un  nombre  infini 
de  qualités  d'un  autre  genre  ,  sont  ternes  par  cette  face;  je 
rappellerai  avant  de  rien  entamer,  que  je  n'entends  pas 
ériger  la  muse  de  notre  scène  en  déesse  de  la  perfection, 
que  je  lui  reconnais  même  beaucoup  de  défauts  qui  la  défi- 
gurent. On  a  pu  s'en  convaincre  par  la  critique  que  j'en  ai 


REVUE     UE    PARIS. 


27 


faite  et  par  les  améliorations  que  j'ai  demandées  à  son  état. 
Mais,  telle  quelle,  notre  scène  est  meilleure  que  celle  du  dix- 
septième  et  du  dix-buitième  siècle  ;  voilà  ce  que  j'essaierai 
de  prouver. 

Un  beau  théâtre  .  un  théâtre  admiré,  un  théâtre  qui  a  été 
proclamé ,  par  Rousseau  lui-même  ,  noble  ,  grand  ,  superbe 
et  moral;  un  théâtre  à  qui  Racine  doit  ses  plus  précieuses 
inspirations,  Corneille  quelque  chose  de  son  énergie  et  de 
son  grandiose  ,  Voltaire  le  lustre  de  vingt  de  ses  succès  ; 
un  théâtre,  le  seul  qui  n'ait  été  nié  d'aucun  temps,  d'aucun 
pays,  d'aucun  peuple,  aujourd'hui  également  célébré  des 
jeunes  et  des  vieux  écrivains  ;  le  théâtre  grec  enfin  ,  veut-on 
que  pour  modèle  nous  prenions  le  théâtre  grec  ?  Un  point  de 
comparaison  nous  est  nécessaire. 

Ce  concours  d'admirations,  celte  gloire  qui  devient  de 
siècle  en  siècle  plus  vive,  ce  laurier  respecté  de  toutes  les 
opinions  humaines,  vents  furieux  et  jaloux  qui  ne  respectent 
rien,  tant  d'éclat  et  de  culte,  le  théâtre  grec  l'a  mérité, 
parce  que  sublime  et  inestimable  comme  art  pur ,  comme 
art  universel,  comme  essence  de  l'art,  il  est  encore  ines- 
timable et  sublime  comme  art  appliqué  à  une  nation.  Sopho- 
cle, pour  nous,  c'est  une  pyramide;  nous  admirons.  Pour 
les  Grecs,  c'était  une  pyramide  et  un  tombeau.  Dans  la  tète 
de  ce  vieillard,  leur  glorieuse  histoire  était  couchée.  Ils 
élevaient  vers  lui  des  cris  supplians,  et  le  tombeau  s'en- 
trouvrait, et  l'histoire  ceinte  de  palmes,  conduisant  ses 
héros  par  la  main  ,  s'élançait  radieuse  à  la  face  de  la  Grèce 
entière.  Et  la  Grèce  entière  était  régénérée,  et  ses  enfans 
admiraient  et  profitaient.  Sophocle  était  plus  qu'un  poète,  il 
était  un  poète  et  un  historien. 

Aussi  quelles  oreilles  tremblantes  prêtaient  aux  oracles  de 
ces  législateurs  le  grand  roi  de  Perse  et  la  foule  des  petits 
rois,  étuiies  de  sa  royauté,  et  le  roi  de  Macédoine  et  tous 
les  seigneurs  de  la  terre  d'alors  !  Comme  tout  cela  était 
pâle!  Comme  le  bruit  des  applaudissemens  de  la  Grèce  les 
tenait  éveillés  sur  leurs  trônes  d'or  et  peuplait  leurs  nuits 
sans  sommeil  des  fantômes  d'un  Eschyle  ou  d'un  Sophocle  ! 
Comme  un  Hiéron  recevait  au  rivage  de  sa  Sicile  cet  Eschyle 
fuyant  l'ingratitude  de  la  patrie  !  Comme  un  Archélaiis  s'in- 


28 


REVUE  DE    PARIS. 


clinait  humblement  devant  cet  Euripide  qui  avait  vengé 
Socrate  de  ses  meurtriers,  et  s'en  allait  cherchant  un  asile 
contre  les  colères  déchaînées  des  dieux  et  des  femmes  , 
Euripide  qui  ne  fut  pas  un  Voltaire,  mais  unByron!  Comme, 
à  son  tour  ,  le  grand  Roi  entrant  chez  les  Grecs  ,  demandait 
qu'on  lui  fit  voir  le  poète  de  la  Comédie ,  cet  Aristophane  qui 
transportait  chaque  jour  le  peuple  athénien  contre  ses  am- 
bassadeurs ,  ses  traités  de  paix,  ses  prétentions  et  ses  ruses! 
Ces  foudres  populaires,  tous  ces  rois  saisis  de  terreur  et 
d'admiration  ,  s'évertuaient  à  les  conjurer. 

Notre  théâtre  en  est  à  ce  point ,  sinon  de  gloire  ,  du  moins 
de  travail.  Car  sur  tous  les  terrains  le  travail  ne  rapporte 
pas  ce  beau  fruit.  Les  contemporains  aiment  mieux  louer  les 
petits  talens  ,  parce  qu'ils  sont  nombreux  et  peu  dangereux 
à  leur  amour-propre.  On  espère  bien  les  surpasser  et  re- 
prendre tôt  ou  tard  l'encens  qu'on  leur  a  si  libéralement 
prêté.  Et  puis  les  médiocrités  étant  plus  à  la  portée  de  l'in- 
telligence et  de  l'ame  du  vulgaire,  on  ne  doit  pas  s'étonner 
qu'elles  soient  ce  que  le  vulgaire  caresse  de  préférence.  Du 
reste  ,  quand  un  homme  dénigre  ,  pénétrez  toute  sa  pensée, 
et  il  sera  bien  extraordinaire  si  vous  ne  trouvez  au  fond  de 
quoi  vous  consoler  de  sa  piqûre. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  tel  de  nos  poètes  est  égal  à  Sophocle. 
Victor  Hugo  ne  nous  satisfait  pas  moins  au  point  de  vue  de 
l'art  pur  et  universel,  qu'au  point  de  vue  de  l'art  spécial  et 
national.  Je  remarquerai  pourtant  que  la  nationalité,  comme 
on  l'enlend  généralement,  disparaît  de  jour  en  jour ,  chassée 
par  un  esprit  meilleur.  On  disait  la  nation  du  temps  de  So- 
phocle, on  dit  aujourd'hui  l'humanité.  Il  y  avait  des  guerres 
de  peuple  à  peuple  ;  désormais  ce  sera  une  lutte  d'opinion 
à  opinion.  La  famille  universelle  se  constitue.  Ainsi,  quoi- 
que particulièrement  attaché  à  notre  histoire,  le  poète  ne 
fait  point  de  difficulté  de  nous  conduire  dans  les  annales 
étrangères.  Il  est  vrai,  en  outre,  que  l'histoire  moderne 
présente  cette  différence  avec  l'ancienne,  que  jadis  1  équili- 
bre était  entre  deux  ou  trois  peuples  et  qu'aujourd'hui  il  se 
balance  entre  quinze  ou  vingt  nations.  Idées  et  sang,  nous 
avons  mêlé  tout  ensemble.  On  ne  parlera  pas  de  la  France 
sans  parler  de  l'Angleterre,  et  de  l'Angleterre  sans  parler  de 


B  EV'UE    DE    PARIS.  £9 

la  Hollande,  et  de  la  Hollande  sans  parler  de  l'Espagne,  et 
de  l'Espagne  sans  parler  de  l'Amérique,  et  de  l'Amérique 
sans  parler  des  Indes  ;  et  vous  ne  parlerez  pas  de  l'Occident 
sans  parler  de  l'Orient.  L'histoire  moderne  est  un  soleil  levé 
sur  toutes  les  populations  et  qui  les  éclaire  toutes  également. 
Je  disais  donc  que  ces  deux  arts  ,  l'art  grec  et  l'art  fran- 
çais d'aujourd'hui ,  pivotaient  entièrement ,  absolument,  sur 
une  seule  chose  ,  l'histoire. 

Nous  avons,  de  plus  que  les  Grecs,  le  drame  que  l'on 
nomme  d'imagination;  mais,  avant  d'entrer  dans  aucun 
débat,  faisons  voir  comment,  encore  qu'il  paraisse  étranger 
à  l'histoire  ,  ce  drame  n'en  est  cependant  qu'un  rameau  et  y 
puise  sève  et  vie.  Il  nous  est  essentiel  d'établir  profondé- 
ment et  invinciblement  cette  vérité  ,  qu'en  dehors  de  l'his- 
toire il  n'y  a  point  de  littérature. 

Chaque  jour  on  entend  crier  :  l'homme  n'agit  pas  ainsi  ! 
on  nous  dénature  l'homme  !   le  cœur  de  l'homme  n'est  pas 
formé  de  cette  manière  !  beaucoup  de  phrases  enfin  ,  où  cette 
vague  désignation  revient  avec  une  pompe  infinie  et  un  vide 
non  moins  considérable.  Que  signifie  en  effet  ce  terme  géné- 
rique, que  nous  avons  par  malheur  emprunté  aux  philoso- 
phes, rêveurs  qui  sont  toujours  plus  soucieux  de  caractériser 
vite  que  bien ,  et  à  qui  il  est  nécessaire  de  tout  élever  à  l'ab- 
straction pour  mieux  échafauderles  idéologies  où  ils  se  con- 
sument. L'homme  général,  ce  me  semble,  n'existe  qu'aux 
même  conditions  que  la  matière  ,  qui  n'existe  pas  sans  cer- 
taines formes  individuelles  à  tous  révélées.  Ainsi,   on   ne 
touche  pas  de  la  matière  ,  mais  une  épée  ,  une  plume,  une 
pierre  ,  un  charbon.  On  ne  connaît  pas  d'arbres,  mais  des 
chênes,  des  tilleuls,  des  ormeaux,  des  saules,  des  peupliers. 
On  ne  connaît  pas  d'animaux,  mais  des  biches,  des  chevaux, 
des  mulets,  des  loups,  des  lions,   des  tigres.  De  même,  il 
n'existe  pas  d'hommes  ,  mais  Pierre  .  Paul ,  Charles  ou  An- 
toine. Le  monde  est  partagé  en  peuples,   chaque  peuple  a 
son  individualité  ,  et  chaque  homme  ,  dans  ce  peuple,  déve- 
loppe la  sienne.  Le  Juif  n'est  pas  le  Français,  pas  plus  que 
Jean  n'est  Philippe.  Nous  avons  tous  un  visage  semblable, 
et  tous  cependant  un  visage  différent.  Notre  cœur  est  fait  de 
même,  et  fait  diversement.  Rien  n'est  plus  identique  que  nos 
8  .  3. 


BO  REVUE     DE    PARTS. 


sensations  et  rien  n'est  plus  disparate.  Comparez  :  votre 
fureur  est  longue ,  la  mienne  rapide.  Votre  amour  est  calme, 
mon  amour  est  violent.  Vous  êtes  lent  à  vous  apitoyer ,  moi 
facile  à  l'émotion.  Vous  ne  pardonnez  jamais,  je  pardonne 
toujours.  Donc  nous  sommes  un  ,  donc  nous  sommes  deux. 

Mais  notre  manière  de  sentir  dépend  de  notre  manière 
d'être.  Or  ,  notre  manière  d'être  ,  qui  la  détermine  ?  A  coup 
sûr  le  cercle  où  nous  vivons.  Et  ce  cercle  ,  qui  le  trace  ?  Les 
lois,  la  religion  ,  les  coutumes  ,  les  préjugés,  l'âge  ,  le  pays, 
enfin,  tous  les  hasards  d'une  situation  particulière  et  publi- 
que. Apercevez-vous  déjà  comment  notre  école  appelle  , 
avec  raison  ,  les  passions  des  choses  historiques.  Le  cercle 
où  je  vis  n'est  pas  celui  où  vécut,  mon  père  ,  et  celui  où  vécut 
mon  père  n'est  pas  celui  où  mourut  mon  aïeul.  Nous  avons 
changé  avec  ce  qui  nous  entourait ,  et  le  cercle  changé  ,  la 
passion  change.  Le  cœur  varie  avec  le  moule.  Ce  moule,  c'est 
l'histoire. 

11  ne  me  paraît  pas  qu'il  faille  de  grands  efforts  d'intelli- 
gence pour  comprendre  ces  théories.  Quoique  fondamenta- 
les, elles  sont  simples.  On  interprétera  mieux,  en  les 
appliquant,  ce  que  j'entendais  dire  plus  haut  par  l'étroite 
connivence  établie  entre  l'ame  et  l'histoire.  Si  je  ne  me 
trompe,  on  doit  voir  qu'en  effet  l'histoire  est  le  résultat  des 
sentimens  de  l'ame,  et,  réciproquement,  que  les  sentimens 
de  l'ame  sont  le  résultat  des  faits  historiques.  Ici  le  principe 
ou  la  fin  sont  un.  Ils  s'amalgament. 

Or  ,  si  vous  enlevez  à  la  littérature  les  accidens  de  l'ame 
et  de  l'histoire  ,  que  lui  restera-t-il  ?  Rien ,  et  donc  en  dehors 
de  l'histoire  qui  contient  l'ame,  il  n'existe  point  de  littéra- 
ture ;  ce  que  j'avais  à  démontrer. 

Mais,dira-t-on  ,  la  majorité  des  écrivains  se  trouve  con- 
damnée par  les  règles  que  vous  posez.  Je  le  confesse;  mais 
ce  n'est  pas  ma  faute  si  la  conséquence,  en  logique,  est 
un  couperet.  Soyez  plus  juste  ,  vous  ,  et  n'examinez  que  ceci, 
à  savoir  si  j'ai  raison  en  principe.  Du  reste,  cette  objection  , 
loin  d'attaquer  notre  système  ,  en  dévoile  au  contraire 
la  sagesse  et  la  solidité.  Ace  point  de  vue  tout  auteur  existe, 
parce  que  tout  fait  est  un  fait,  et  que  nier  Racine  serait  ,  à 
mon  sens  ,  nier  Tédit  de  Nantes  ou  la  bataille  de  Rocroy. 


REVUE     DE    PARIS. 


31 


Je  juge  Corneille  et  Molière  selon  les  idées  de  leur  temps, 
et  de  leur  temps  je  les  trouve  plus  ou  moins  admirables. 
Aujourd'hui  même  ils  le  sont  encore  .  mais  seulementcorame 
expression  historique  ;  sinon  ,  non.  JEn  je  n'en  veux  d'autre 
preuve  que  la  réponse  que  vous  allez  faire  à  ma  question. 
Croyez-vous,  par  exemple  ,  que  si  Molière  était  noire  con- 
temporain ,  il  composerait  les  mêmes  pièces?  Evidemment 
non.  Et ,  par  conséquent ,  s'il  ne  les  composaitpas,  toutes 
belles  qu'elles  sont,  nous  n'avons  pas  tort  d'en  composer  qui 
ne  leur  soient  point  semblables. 

Mais  revenons  à  notre  affaire.  Nous  avons  prouvé  qu'il  n'y 
a  pas  de  littérature  en  dehors  de  l'histoire  ,  et,  précédem- 
ment nous  avions  choisi  pour  terme  de  comparaison  le  théâ- 
tre grec.  Or ,  ce  qui  démontre  encore  que  nos  théories  sont 
justes  ,  c'est  qu'elles  sont  d'accord  avec  le  plus  beau  théâtre 
qui  ait  jamais  existé ,  de  l'avis  de  tous  les  siècles  et  de  tous 
les  partis.  Et ,  si  ce  n'était  présomption,  j'ajouterais  que 
ce  qui  est  une  nouvelle  preuve  de  la  haute  valeur  du  théâtre 
grec,  c'est  que  ,  dans  son  développement ,  il  sanctionne  et 
ne  contrarie  jamais  cette  nouvelle  manière  d'envisager  les 
passions. 

Je  n'ai  point  mis  dans  mes  plus  chères  ambitions  de  de- 
venir l'Aristote  d'un  second  Homère.  Il  est  certain  néan- 
moins que  les  présentes  idées  de  notre  littérature  cherchent 
et  implorent  une  formule  qu'elles  n'obtiennent  pas.  Toute 
littérature  est  une  reine  qui  veut  une  poétique  pour  palais. 
Chacun  de  nous  peut  aspirer  à  le  bâtir.  Vous,  apportez  des 
colonnes  d'or  j  vous ,  des  entablemens  de  marbre  ;  vous,  des 
pourpres  et  des  soies  ;  vous  ,  des  jardins  ;  vous  ,  des  eaux , 
des  lacs,  des  rivières.  Creusez  ici  une  vallée  et  dressez  ià- 
bas  une  montagne.  Que  le  temple  soit  digne  de  la  déesse  ! 
Qui  donc  a  écrit  dans  une  préface  de  mauvaise  humeur ,  que 
le  cerveau  du  critique  était  une  terre  ingrate  et  stérile?  Que 
celui-là  enfante  demain  une  belle  œuvre,  et  cette  terre  ver- 
sera sur  son  front  plus  de  fleurs  ,  que  le  ciel  n'a  d'étoiles, 
que  la  mer  n'a  de  perles  ,  que  la  femme  n'a  de  sourires,  que 
sa  muse  ,  à  lui-même,  n'a  de  couronnes  triomphales  rem- 
portées sur  nos  scènes. 

Mais  ces  qualités  historiques  qui  distinguent  si  éminem- 


32 


REVUE    DE    PARIS. 


ment  le  théâtre  grec  et  le  théâtre  français  de  nos  jours ,  ces 
qualités  vitales  manquent  complètement  au  théâtre  du  dix- 
septième  siècle.  Son  théâtre  n'est  point  national .  n'est  point 
historique.  Son  théâtre  est  grec  ou  romain  ,  ou  plutôt  ni  ro- 
main ni  grec.  Comparer  Racine  à  Sophocle  ,  c'est  assimiler 
la  colombe  à  l'aigle  ;  bien  pis ,  c'est  élever  une  copie  infidèle 
au  rang  d'un  original  sublime  et  vrai.  Le  Grec  du  dix-sep- 
tième siècle  était  Français;  ou  plutôt ,  dans  ce  monstrueux 
accouplement  d'Athènes  et  de  Versailles,  de  Louis  XIV  et 
d'Hercule  ,  nous  n'étions  plus  Français  et  nous  n'étions  pas 
encore  Grecs.  On  était  quelque  chose  de  bâtard,  d'étranger 
à  tout  pays,  à  toutes  mœurs ,  à  toutes  traditions;  quelque 
chose  qu'on  n'avait  jamais  vu  et  qu'on  n'a  plus  revu  depuis  ; 
quelque  chose  enfin  qui  ne  seraitmême  pas  descendu  jusqu'à 
nous  ,  si  Corneille  et  Racine  n'avaient  pris  soin  de  le  river  à 
Féternité  de  leur  style. 

Il  s'ensuit  que  le  théâtre  du  dix-septième  siècle  n'est  pas 
moral,  car  il  ne  prêche  ,  comme  on  voit,  aucun  devoir  en- 
vers notre  religion  ou  envers  notre  société.  Bien  au  contraire, 
ces  mœurs  bâtardes  entraînèrent  à  une  société  bâtarde  et  à 
une  religion  bâtarde.  Les  héros  de  Corneille  et  de  Racine 
n'adorent  ni  Jupiter  ,  ni  le  Dieu  des  chrétiens.  Ce  qu'ils  in- 
voquent a  face  de  Jupiter  par  devant  et  face  de  l'éternel  par 
derrière  ;  ils  n'obéissent  ni  à  des  lois  grecques  ni  à  des  lois 
françaises; ils  nesontdominés  ni  par  des  coutumes  ni  pardes 
préjugés.  Ce  sont  des  abstractions  en  bottines  et  en  perru- 
ques. Le  langage  même  s'en  ressent;  car  qu'est-ce  que 
le  langage  ,  sinon  la  manifestation  de  la  pensée?  Le  lan- 
gage ,  c'est  la  pensée  même.  Or  la  pensée  est  vraie  ou 
n'est  pas  vraie;  et  Boileau  a  très-bien  dit  :  Le  vrai  seul 
est  aimable  ! 

Qu'on  juge  donc  du  dix-huitième  siècle,  où  commence 
cette  négation  furibonde  du  passé  qui  se  perpétue  encore 
aujourd'hui!  Qu'on  juge  du  dix-huitième  siècle  !  Racine  avait 
été  gâté  par  la  cour  ;  mais  Corneille  ,  qui  fut  plus  indépen- 
dant ,  et  qui  en  outre  était  doué  d'un  génie  plus  vasteet  plus 
profond  ;  Corneille  ,  en  se  laissant  aller  à  la  simple  contem- 
plation des  grands  faits  primitifs  de  toute  société  ,  faits  qui 
se  développaient  encore   de  son  temps  ,  Corneille  est  arrive 


REVUE    DE    PARIS.  83 

souvent  à  la  vérité  ,  et  alors  Corneille  ,  le  vieux  Corneille  a 
cent  coudées.  Entre  raille  exemples ,  nous  citerons  celui-ci: 
Attale  ,  interrompu  par  IVicomède  son  frère,  qu'il  ne  con- 
naît pas,  adresse  ces  mots  à  la  reine  d'Arménie  : 

Si  cet  homme  est  à  vous  ,  imposez-lui  silence, 
Madame  ,  et  retenez  une  telle  insolence. 

Si  cet  homme  est  à  vous  !  c'est  la  féodalité  latine  devinée 
par  la  féodalité  française. 

Dans  la  même  tragédie,  que  Voltaire  dit  ne  savoir  com- 
ment qualifier ,  et  que ,  pour  mon  goût ,  je  place  au  premier 
rang  des  chefs-d'œuvre  de  Corneille,  il  est  parlé  sans  cesse 
du  père  de  Flaminius  et  de  ses  aïeux  et  de  la  splendeur  vé- 
nérable des  races  princières  et  patriciennes.  En  un  temps 
©ù  la  république  romaine  était  incomprise  ,  la  noblesse  fran- 
çaise a  donné  au  poète  le  secret  de  la  noblesse  à  Rome. 

Quiconque  lira  attentivement  Corneille  demeurera  émer- 
veillé de  la  trempe  de  son  génie  et  de  ce  don  de  divination 
qui  a  été  fait  aux  intelligences  supérieures  ,  et  que  personne 
plus  que  lui  n'a  possédé.  C'est  ainsi  que  le  divin  Shakspeare 
a,  dans  Antoine  et  Clcopâtre ,  presque  inventé  la  Rome  véri- 
table. 

Mais  Voltaire ,  qui  nie  tout,  n'arrive  à  rien.  Le  scepti- 
cisme est  stérile.  Voltaire  l'historien  découvre  et  tue  Voltaire 
le  tragédien.  Le  tragédien  est  même  pire  ,  parce  que ,  libre 
du  frein  des  événemens,  il  nous  précipite  avec  plus  d'aveu- 
glement et  de  rage,  s'il  se  peut,  dans  le  chaos  hideux  de 
ces  théories  subversives.  Cet  homme  conçut  une  grande  idée, 
mais  il  n'avait  pas  été  envoyé  pour  le  bien.  Il  ne  lui  revien- 
dra point  de  gloire  pour  avoir  ajouté  au  théâtre  les  fertiles 
et  innombrables  plaines  de  notre  histoire  moderne.  Ce  ne  fut 
pas  pour  les  ensemencer  ;  mais  l'incendie  qu'il  soufflait  ne  lui 
parut  pas  assez  au  large  dans  le  passé,  il  prolongea  le  champ 
pour  prolongerladésolation.OnsuitVoltairedansnos  anna- 
les, comme  un  diable,  à  la  mutilation  de  toutes  les  choses  pu- 
res et  sacrées.  Que  pouvait  à  la  scène  un  tel  génie?  Corneille  et 
Racine  bâtissaient  de  faux  dieux  et  de  faux  hommes,mais  enfin 
des  dieux  et  des  hommes.  Voltaire,  lui,  n'a  bâti  que  le  néant, 


34  REVUE    DE    PARTS. 

Obligé  d'effleurer  ces  matières  plutôt  que  libre  de  les  ap- 
profondir ,  je  ne  m'arrêterai  pas  à  faire  saillir  l'immoralité 
du  théâtre  au  dix-huitième  siècle  ;  car,  indépendamment 
des  défauts  signalés  dans  Corneille  et  Racine  ,  Voltaire  ,  qui 
résume  tout  le  théâtre  de  son  temps  ,  a  de  plus  à  lui  propres 
les  vices  de  la  philosophie ,  qu'il  infiltrait  par  grosses  et  pe- 
tites veines  dans  ce  reste  de  société  à  l'agonie.  Il  fut  le  pre- 
mier depuis  saint  Charles  qui  aperçut  dans  le  théâtre  un 
moyen  et  qui  y  apporta  un  but.  Il  l'érigea  en  arsenal ,  cha- 
que comédie  était  un  siège  chaque  tragédie  une  bataille.  Ses 
milliers  de  vers  étaient  des  milliers  de  flèches  ,  et  pour  que 
toute  plaie  fût  irréparablement  mortelle  ,  il  en  trempait  les 
fers  dans  le  sourire  vénéneuxqui  ne  quittait  pointses  lèvres. 
D'une  incomparable  hardiesse,  d'une  volonté  d'airain,  d'une 
constance  à  toute  épreuve,  arrivant  au  génie  à  force  d'es- 
prit ,  et  plus  méchant  encore  que  spirituel ,  cet  homme,  qui 
haïssait  tant  le  catholicisme,  affecta  toute  sa  vie  la  papauté 
de  Terreur.  L'unité  qu'il  ruinait  sous  les  idées  nobles  et 
conservatrices,  il  employa  sa  longue  et  terrible  existence 
à  la  donner  pour  base  à  ses  doctrines  ;  et  ce  qu'il  a  de  fatal 
et  de  singulier,  c'est  qu'il  réussit.  Il  fit  du  théâtre  son  église. 
Avec  V Encyclopédie ,  il  parodia  l'Évangile. 

Autre  a  été  notre  manière  de  comprendre  l'histoire  ,  au- 
tres sont  aussi  les  résultats  que  nous  avons  obtenus.  Notre 
théâtre  a  compris  l'histoire  comme  le  théâtre  grec,  et,  à  ce 
titre,  il  est  supérieur  aux  théâtres  du  dix-septième  et  du  dix- 
huitième  siècle.  Le  dix-septième  avait  altéré  ,  le  dix-hui- 
tième avait  détruit.  Nous  qui  avons  reconstruit,  nous  som- 
mes forcément  plus  moraux. 

Jusqu'ici  notre  théâtre  est  dans  un  seul  homme  ,  M.  Vic- 
tor Hugo.  A  ceux  qui  nous  citeront  M.  de  Vigny,  nous  ré- 
pondrons que  nous  reconnaissons  à  l'auteur  de  la  Maréchale 
d'Ancre  un  talent  plein  d'élévation,  mais  que  nous  necroyons 
pas  notre  jugement  assez  sûr  pour  l'aventurer  sur  une  seule 
pièce.  Attendons.  Pour  BM.  Dumas  ,  nous  parlions  tout  à 
l'heure  de  ses  couronnes  ,  et  jamais  nous  n'avons  nié  la 
grande  puissance  dramatique  qui  est  en  lui.  Nous  ferons 
seulement  remarquer  que  M.  Dumas  est  sans  système  ,  et 
que  la  plupart  du  temps  il  développe  des  idées  qui  se  con- 


REVUE    DE    PARIS.  3o 

tredisent  plutôt  qu'elles  ne  s'harmonient.  A  noire  avis,  point 
de  chances  désormais  d'être  un  grand  poète  dramatique 
sans  être  un  grand  historien.  Et  voilà  pourquoi  se  trompe 
étrangement  un  je  ne  sais  quel  journaliste  anglais,  reproduit 
par  la  Reçue  britannique,  qu:  accuse  M.  Victor  Hugo  d'être 
une  ignorant.  L'ignorant,  je  n'en  doute  point,  et  personne 
n'en  doutera  qui  aura  lu  cet  article  très-vide,  très-grossier, 
et  qui  sent  la  mauvaise  bière  de  Londres;  l'ignorant  atta- 
qué sur  Marie  Tudor  apprendrait  à  coup  sûr  à  monsieur  le 
journaliste  anglais  Thistoire  de  son  propre  pays,  et  même. 
s'il  en  avait  le  temps  ou  la  curiosité,  celle  de  France  qu'il 
nous  parait  posséder  au  même  degré. 

Mais  il  ne  s"agit  pas  ici  des  voisins  qui  sont  toujours  en- 
vieux. On  parle  de  M.  Victor  Hugo  de  l'autre  côté  du  détroit, 
comme  en  18241aFrance  parlait  de  lord  Byron.  ]N"ous  pour- 
rions néanmoins  citer  d'honorables  exceptions,  et  au  Théâ- 
tral Magazine  opposer  VEdinburgh  Magazine.  Papier  pour 
papier,  comme  dit  le  juif  de  Marie  Tudor.  >"ous  étonnant 
quelque  peu  cependant  que  MM.  les  rédacteurs  de  la  Revue 
britannique  aiment  mieux  traduire  les  injures  que  les  louan- 
ges ,  les  déguisemens  que  les  vérités.  Pur  patriotisme,  je 
gage  ! 

Un  seul  homme  représente  donc  notre  théâtre.  Or,  voici 
ce  que  cet  homme  a  fait.  Il  a  porté  la  littérature  dans  l'his- 
toire, et  de  cette  manière  il  a  tout  renouvelé.  .Notre  théorie 
des  passions,  c'est  dans  ses  œuvres  que  nous  l'avons  étudiée. 
Chaque  chose  tenue  dans  sa  nature  est  allée  rigoureusement 
à  sa  fin.  Il  a  laissé  à  chaque  peuple  son  originalité.  Les 
croyances  ont  été  respectées.  Les  œuvres  en  ont  grandi  et 
les  moralités  aussi.  Les  précédens  théâtres  avaient  eu  l'en- 
thousiasme des  époques  idolâtres,  et  des  maximes  étrangères 
vêtues  d'apparences  chrétiennes  s'en  étaient  suivies  qui 
avaient  corrompu  plutôt  qu*éclairé  ;  ou  le  chris'ianisme 
avait  été  prostitué  sur  la  scène  aux  huées  de  la  multitude. 
Le  grand  poète  vint  et  intronisa  les  siècles  chrétiens  parmi 
nous.  La  mythologie  disparut.  A  cette  heure  on  peut  mettre 
un  croix  au  front  des  théâtres  comme  au  front  des  églises. 
Dieu  descendit  sur  la  scène.  Son  saint  Evangile  y  fut  adjuré. 
sa  morale  prise  pour  règle.  Le  Christ,  qui  avait  perdu  ce 


36  REVUE    DE    PARIS. 

monde,  le  reconquit,  et  lorsqu'il  le  retrouva,  de  bois  il  était 
devenu  or  et  marbre  :  voilà  pour  la  religion.  Voici  mainte- 
nant pour  la  société.  Tout  ce  que  Voltaire  a  ruiné,  M.  Hugo 
le  rebâtit.  Voltaire  monte  dans  nos  annales  pour  consumer 
et  détruire.  C'est  plus  un  incendie  qu'une  pensée.  Suivez  au 
contraire  M.  Hugo,  et  vous  l'y  voyez  marcher  comme  un 
saint  prophète.  Il  relève,  il  console,  il  guérit.  C'est  lajustice 
qui  passe  ,  lajustice  et  la  science  ,  sa  sœur.  Ce  mâle  adver- 
saire de  la  destruction  explique  au  peuple  la  royauté  qu'on 
lui  a  rendue  insupportable,  la  noblesse  qu'on  lui  a  rendue 
odieuse,  la  législation  et  les  anciennes  coutumes  que  l'igno- 
rance ou  la  mauvaise  foi  ont  biffées ,  dénaturées  ou  calom- 
niées. 

Et  semblable  à  l'aigle  héraldique,  qui  regarde  de  ses  deux 
têtes  deux  mondes  à  la  fois,  menant  l'œuvre  de  la  société,  il 
mène  aussi  l'œuvre  de  l'art.  Que  n'explique-t-il  point  au 
peuple?  Un  nouveau  monde  de  passions  était  à  découvrir,  il 
le  découvre.  L'architecture  ,  notre  architecture  indigène  , 
si  outrageusement  sacrifiée  à  l'architecture  étrangère  et 
païenne  ,  il  la  relève  et  la  restaure.  C'est  lui,  grand,  sublime 
et  infatigable  ouvrier,  qui  a  planté  au  faite  de  nos  cathé- 
drales et  de  nos  châteaux  la  branche  d'arbre  en  fleur.  Cette 
belle  langue  française  ,  ce  fruit  jadis  d'une  si  vive  couleur 
et  d'une  saveur  si  savoureuse,  dont  Molière  et  Corneille 
semblaient  avoir  tiré  tout  le  suc  et  tout  l'or;  celle  langue 
que  Voltaire  en  mourant  avait  laissée  aussi  sèche,  aride  et  ri- 
dée que  la  gorge  d'une  vieille  débauchée  ;  il  parait,  et  cette 
langue  dépouille  sa  flasque  décrépitude  pour  revêtir  l'éclat 
et  la  fermeté  d'une  nouvelle  jeunesse.  De  notre  langue  on 
peut  crier  comme  de  nos  rois  qui  meurent;  mais  le  second 
cri,  le  cri  de  résurrection  et  de  salut ,  c'est  lui  qui  l'a  jeté. 

Tels  sont  les  trois  théâtres  de  France.  Quel  est  le  plus  mo- 
ral des  trois?  Il  ne  me  parait  pas  que  c'en  puisse  être  un 
autre  que  celui  qui  ressemble  le  plus  parfaitement  au  théâ- 
tre grec  ,  lequel  nous  acceptons  tous  ,  amis  ou  ennemis  des 
spectacles  ,  pour  le  théâtre  modèle  ,  et  tant  sous  le  rapport 
de  l'art  et  de  la  morale  ,  que  sous  le  rapport  de  l'éducation 
publique. 

Or,  la  scène  française  du  dix-neuvième  siècle,  et  la  scène 


REVUE    DE    PARIS.  £7 

grecque  de  Périclès  ont  même  pivot ,  l'histoire;  même  but-, 
Part  et  la  nation.  Je  vous  laisse  la  conséquence. 

On  a  pu  voir  par  tout  ceci  que  nous  avons  une  manière 
particulière  ,  une  manière  à  nous  d'entendre  la  morale.  C'est 
celle  de  tous  les  gens  qui  aiment  mieux  agrandir  les  ques- 
tions que  les  rapetisser.  Aujourd'hui  ou  décide  de  la  mora- 
lité des  œuvres ,  selonla  quantité  de  meurtres  ou  d'adultères 
qu'elles  contiennent  j  ce  qui  est  certainement  une  bizarre 
échelle  de  proportion.  Du  reste .  à  ce  taux  ,  les  prééminen- 
ces ne  sont  plus  difficiles  à  déterminer.  Comptez  combien 
de  meurtres  dans  Cornedle  ,  combien  dans  Racine,  combien 
dans  Voltaire  ,  et  faites  votre  addition.  Cette  méthode  con- 
duit à  des  résultats  tels  que  ceux-ci  :  M.  Casimir  Delavigne 
supérieur  à  Corneille.  Le  plus  candide  sera  le  plus  puissant. 
Vous  hissez  du  coup  M.  Bouilly  à  côté  d'Eschyle  ,  que  dis-je  ? 
Eschyle  fréquemment  coupable  d'adultères  et  d'assassinats, 
de  viols  et  d'incestes,  tombe  immédiatement  au-dessous  de 
VAmi  des  Enfans. 

Et  voilà  pourtant  depuis  cinq  ans  tout  le  fond  où  s'exerce 
la  critique  moderne  !  Dans  Lucrèce  Borgia ,  elle  compte  les 
cercueils  et  les  coupes  de  poison  ;  les  adultères  dans  Antony , 
la  meilieure  des  productions  de  M.  Dumas.  Dans  la  Maré- 
chale cl' Ancre  ,  elle  avait  énuméré  les  baisers  criminels  et  les 
coups  d'épée  sanglans.  Enfin,  toute  pièce  ,  devant  ce  tribu- 
nal du  bon  plaisir,  présente  matière  à  condamnation. 

Ces  messieurs  n'aiment  pas  qu'on  tourmente  leurs  nerfs. 
Emouvez-les  sans  les  émouvoir.  Qu'ils  tremblent ,  mais  que 
ce  soit ,  s'il  est  possible  ,  sans  que  leur  pouls  précipite  son 
mouvement.  Et  si  quelque  sot ,  prenant  ces  simagrées  au 
comptant,  s'en  vient  nous  servir  une  bergerie,  il  faut  les 
voir  rire ,  il  faut  les  entendre  crier  à  l'idylle ,  aux  moutons, 
aux  houlettes,  aux  vieux  bosquets  de  roses  !  Ils  ne  taris- 
sent plus;  et  le  plus  plaisant  de  leur  aventure,  c'est  qu'ils 
oublient  de  la  meilleure  foi  du  monde  que  tout  ce  bel  éclat 
ne  les  fête  pas  moins,  eux,  coupables  du  conseil,  que  le 
pauvre  auteur  coupable  de  l'exécution. 

lisse  lèvent  et  ils  crient  à  l'idylle,  parce  qu'après  tout 
ce  sont  pour  la  plupart  des  gens  d'esprit ,  et  qu'ils  savent .  en 
cette  qualité,  que  la  tragédie  ne  se  compose  pas  avec  des 
8  4 


88 


REVUE    DE    PARIS. 


soupirs  et  des  œillades.  Ils  savent  que  la  tragédie  est  armée 
d'un  poignard  et  tient  les  regards  fixés  ,  comme  ceux  qui 
viennent  de  commettre  un  meurtre.  Ils  savent  que  la  tragé- 
die est  un  thème  sur  les  plus  mauvaises  passions  ;  qu'Aris- 
tote  ,  au  chapitre  x  de  sa  poétique  ,  dit  expressément  que  la 
passio?i ,  c'est-à-dire  l'élément  de  la  tragédie  ,  est  une  action 
douloureuse  ou  destructive ,  comme  des  meurtres  exécutés  aux 
yeux  des  spectateurs ,  des  tourmens  ,  des  blessures  ,  en  un  mot , 
du  sang  répandu.  Ils  savent  que  le  même  Aristote  dit  ailleurs 
que  c'est  à  tort  qu'on  blâme  Euripide  de  ce  que  la  plupart  de 
ses  pièces  se  terminent  au  malheur ,  qu'il  est  bien  dans  les 
principes;  qu'il  ajoute  plus  bas  :  Je  mets  au  second  rang, 
quoique  quelques-uns  leur  donnent  le  premier  f  les  pièces  qui 
ont  une  catastrophe  double ,  comme  V Odyssée,  oie  les  bons  et  les 
méchans  éprouvent  un  changement  de  fortune.  Ceux  qui  leur 
donnent  le  premier  rang  n'ont  égard  qu} à  la  faiblesse  des  specta- 
teurs ,  à  laquelle  les  poètes  ont  la  coutume  de  se  prêter  quelque- 
fois. Ce  point,  comme  on  le  voit,  n'a  fait  obstacle  en  aucun 
•temps. 

Je  n'imagine  pas  que  de  cette  nécessité  d'employer  les 
passions  mauvaises  ,  on  songe  à  se  forger  un  argument 
contre  moi.  Le  cas  échéant ,  je  rappellerais  ce  que  j'ai  dé- 
veloppé dans  le  paragraphe  premier  de  mon  article,  où  j'ai 
établi  avec  raison  ,  ce  me  semble  ,  que  le  théâtre  usait  des 
affections  condamnables  pour  exciter,  entretenir  et  propa- 
ger les  affections  louables  et  douces. 

Reste  le  mode.  Et  je  conviens  qu'en  effet  dans  la  manière 
de  traiter  les  passions  nous  semblons  apporter  moins  de 
retenue  ,  non  pas  que  les  Grecs  ,  mais  que  lesprécédens  tra- 
giques de  France.  Chose  facile  à  expliquer  !  Ce  n'est  pas 
certainement  que  nous  soyons  immoraux ,  comme  on  le  dit, 
mais  nous  pensons  justement  que  le  nombre  de  meurtres  ou 
d'adultères  importe  peu' si  nous  en  devons  à  la  fin  obtenir 
de  hautes  beautés  d'art  et  de  morale;  comme  aussi  qu'on 
peut ,  sans  effleurer  adultères  ni  meurtres  ,  conclure  à  quel- 
que immoralité  cynique  et  crue.  Mais  il  est  une  autre  raison 
plus  solide  encore  de  cette  apparente  brutalité  du  théâtre 
moderne  :  c'est  qu'une  fois  placé  clans  la  vérité,  il  lui  a  fallu 
ôtre  vrai  jusqu'au  bout.  Le*  précédens  théâtres ,  vivant  de 


REVUE    DE    PARIS.  39 

pensées  "mensongères  ,  parlaient  une  langue  souvent  men- 
songère. La  vapeur  qui  roulait  dans  l'idée  se  répandait  dans 
le  style.  La  périphrase  est  une  fumée.  Chez  nous  ,  au  con- 
traire, la  pensée  précise  a  donné  un  style  précis.  La  passion 
générale  a  un  langage  général ,  mais  l'individualité  ses 
tours  et  son  cachet.  On  remarquera  que  le  même  résultat 
est  né  chez  les  Grecs  de  la  même  cause.  Sophocle  dit  les 
choses  comme  Victor  Hugo.  Et  si  l'on  veut  faire  une  étude 
curieuse  et  amusante,  on  mettra  en  parallèle  les  morceaux 
que  Racine  a  empruntés  aux  poètes  grecs  ,  avec  la  traduc- 
tion littérale  de  ces  mêmes  passages;  et  l'on  sentira  com- 
bien sont  fondées  ces  observations. 

Ensuite  ces  formules  de  vérité  n'ont  pas  dû  déchainer 
moins  de  calomnies  ,  ou  éveiller  moins  de  susceptibilités. 
Autrefois  entre  le  parterre  et  la  scène  le  lien  était  chiméri- 
que. L'émotion  était  presque  aur.si  conventionnelle  que  la 
passion  représentée.  Nous  sentant  au-dessus  ou  au-dessous 
de  ces  conditions  impossibles  ,  notre  cœur  se  rassurait  au- 
tant qu'il  s'effrayait.  Notre  joie  ou  notre  douleur,  par  une 
sorte  de  loi  d'équilibre,  prend  toujours  le  niveau  de  notre 
intérêt.  Or  notre  intérêt ,  quise  passionne  dans  le  possible, 
languit  et  meurt  dans  l'abstraction.  Mais  aujourd'hui  le  par- 
terre tient  à  la  scène  ,  comme  l'enfant  à  sa  mère.  Il  s'est 
établi  entre  leurs  sensations  une  communauté  parfaite,  de 
telle  sorte  que  l'émotion  du  spectateur  est  toujours  en  rai- 
son directe  du  talent  avec  lequel  le  poète  sait  être  vrai.  Mais 
la  vérité  est  nue  ,  on  le  sait,  comme  l'impudeur.  Les  miopes 
et  les  hypocrites  ont  feint  de  s'y  tromper. 

Tout  ce  qui  est  écrit  ici  sur  cette  matière  ,  l'a  été  pour  la 
comédie  aussi  bien  que  pour  le  drame;  car,  selon  les  théo- 
ries exposées ,  la  comédie  n'a  pas  non  plus  d'autre  pivot  que 
l'histoire.  Dans  l'histoire,  le  côté  plaisant;  voilà  ce  qu'elle 
affectera,  comme  d'ailleurs  il  est  de  son  essence.  La  tragé- 
die, que  nous  n'avons  jamais  prétendu  bannir  ,  demeurera 
maîtresse  du  côté  exclusivement  sérieux  ,  qui  a  toujours  été 
son  terrain.  Il  est  clair  ,  du  reste,  que  la  grande  synthèse 
sera  le  drame. 

Nous  avons  jusqu'ici  peu  fait  pour  la  comédie  ,  d'abord  à 
cause  du  drame  ,  qui  nous  en  tient  lieu  ;  ensuite  ,  à  cause  de 


40  REVUE    DE    PARIS. 

la  perfection  où  s'est  élevé  Molière  dans  ce  genre.  Cepen- 
dant une  nouvelle  comédie  est  à  créer,  celle  qui  ressuscitera 
les  personnages  bourgeois  de  l'histoire.  Toute  pièce  est  bien 
historique  ,  puisque  toute  passion  est  historique.  Nous  le 
disions  plus  haut,  le  théâtre  de  Molière  est  historique;  il 
l'est,  parce  que  c'est  la  meilleure  constatation  de  l'état  des 
passions  en  France  à  une  certaine  époque,  sous  Louis  XIV. 
Mais  les  personnages  qu'on  nous  offre  peuvent  avoir  été  ou 
ue  pas  avoir  été  ,  venir  de  Dieu  ou  du  poète.  Là  se  sépare  du 
genre  de  Molière  ,  le  genre  que  nous  croyons  notre  époque 
destinée  à  construire.  Celte  comédie  s'attachera  plus  spé- 
cialement aux  personnages  bourgeois  et  à  leurs  mœurs  , 
pour  ne  pas  empiéter  sur  le  domaine  plus  important  de  la 
tragédie  et  du  drame,  qui  se  réservent  naturellement  les 
hautes  figures  historiques  et  les  passions  en  quelque  sorte 
royales. 

Quant  à  la  comédie  de  Molière,  satire  vive  et  personnelle, 
est-elle  possible  aujourd'hui?  Les  conditions  dans  lesquelles 
elle  s'est  développée  ne  sont-elles  pas  des  conditions  indis- 
pensables de  'son  existence  ?  Et  ces  conditions  mortes  ,  si 
cette  comédie  survit,  n'est-ce  pas  sous  la  promesse  de  s'a- 
dapter aux  nouvelles  lois  du  monde  où  elle  reparaît?  Or, 
je  le  demande  encore ,  aujourd'hui  la  satire  personnelle 
quoique  déguisée,  a-t-elle  des  chances  de  succès  et  de 
durée  ? 

Quoi  qu'il  en  soit ,  cette  digression  établira  aussi ,  je 
l'espère,  combien  le  théâtre  honnête,  le  véritable  théâtre 
repousse  toute  solidarité  entre  ses  œuvres  et  les  pacotilles 
du  vaudeville.  Et  par  vaudeville  ,  nous  n'entendons  pas 
seulement  les  pièces  à  couplets,  mais  encore  ce  mauvais 
drame  à  machines  dont  nous  sommes  pareillement  assaillis. 
Cefungus  a  poussé  sur  les  ruines  de  la  comédie  ,  et  la  co- 
médie a  été  étouffée.  Le  vaudeville  a  encore  le  grand  tort 
d'être  devenu  une  industrie.  Il  a  troqué  sa  plume  contre  un 
outil  5  d'artiste  il  s'est  fait  artisan.  Cependant,  quelque  ira- 
moral  que  parfois  il  se  montre  ,  on  ne  saurait  sans  injus- 
tice ne  pas  le  préférer  aux  farces  qui  se  jouaient  du  vivant 
même  de  Molière,  aux  comédies  de  la  régence  ,  en  un  mot 
à  toutes  ces  ignobles  parades  qui  souillent  les  dernières 


REVUE     DE       PARIS.  41 

années  du  dix-huitième  siècle.  On  aura  beau  dire  ,  Piron  ni 
Vadé  ne  sont  de  1839  ! 

§  V. — En  résumant  les  diverses  questions  qui  ont  été  suc- 
cessivement traitées  dans  cet  article,  il  se  trouve  que  les  at- 
taques dirigées  contre  le  théâtre  ne  sont  soutenables  ni  au 
point  de  vue  philosophique  ,  ni  au  point  de  vue  religieux. 
Bossuet  et  Rousseau  se  sont  réduits  aux  trois  mêmes  argu- 
mens.  Ces  trois  argumens  ,  nous  les  avons  convenablement 
appréciés  ,  et  tout  ce  vain  appareil  s'est  écroulé. 

Restaient  certains  misantropes ,  fougueux  admirateurs  du 
passé  et  censeurs  obligés  de  toute  chose  présente,  qui,  s'ils 
sont  moins  logiques  ,  n'en  sont  pas  moins  dangereux.  Je 
veux  dire  ces  gens  qui  fréquentent  le  théâtre  et  qui  en  mé- 
disent tout  le  long  du  jour.  Cependant  nous  avons  aussi 
discuté  avec  eux  ,  et  ils  ont  été  obligés  de  reconnaître  que 
le  théâtre  qu'ils  contestent  particulièrement  ,  savoir  le 
théâtre  moderne  ,  était  particulièrement  bon,  et  même  qu'il 
était  le  meilleur  de  tous  ceux  qui  ont  existé  en  France,  et 
qu'ils  admirent  si  fort. 

Après  avoir  prouvé  que  ce  théâtre  était  le  meilleur  ,  qu'il 
était  dans  une  voie  de  progrès  ,  nous  avons  encore  prouvé 
que  ,  pour  peu  qu'on  voulût  aider  ses  efforts ,  il  ne  s'arrê- 
terait pas  là  ,  et  deviendrait  aussi  bon  qu'humainement  il 
est  possible  ,  nous  avons  fait  plus  ,  nous  avons  indiqué 
comment,  à  notre  avis,  on  le  devait  cultiver  pour  en  tirer 
tous  les  fruits  qu'il  est  de  nature  à  donner. 

Eh  bien!  par  tant  de  preuves  amoncelées,  ne  sommes- 
nous  pas  en  droit  de  conclure  que  le  théâtre  est  une  grande 
et  salutaire  chose  ,  une  chose  qui  a  joui  d'une  haute  impor- 
tance dans  le  passé,  et  qui  est  destinée  à  un  rôle  encore 
plus  actif  et  plus  élevé  dans  l'ère  de  paix  et  de  travail  où 
nous  entrons. 

Ne  sommes-nous  pas  en  droit  de  demander  à  ceux  qui  le 
dénigrent  de  réfléchir  avant  de  tant  fulminer  ,  et  de  bien 
peser  s'il  ne  vaudrait  pas  mieux  que  toute  la  force  qu'ils  dé- 
pensent pour  sa  ruine  ,  fût  employée  au  contraire  à  le  con- 
solider et  à  le  faire  fructifier. 

Ne  sommes-nous  pas  en  droit  de  demander  à  ce  public  si 
froid  et  si  égoïste,  de  s'intéresser  quelque  peu  à  un  enseigne- 
8  4. 


42  REVUE    DE     PARIS. 

ment  si  capable  de  le  moraliser,  et  en  même  temps  de  le 
divertir  ? 

Ne  sommes-nous  pas  en  droit  de  supplier  l'Église  d'a- 
broger, ou  du  moins  de  laisser  tomber  dans  l'oubli,  les 
anathèmes  désormais  injustes  qui  pèsent  sur  le  théâtre  et 
les  gens  de  théâtre  ? 

Ne  sommes-nous  pas  en  droit  de  déclarer  au  gouverne- 
ment qu'il  est  de  son  devoir ,  de  son  intérêt,  de  son  hon- 
neur, d'adopter  les  théâtres  et  tout  ce  qui  s'y  rattache.;  de 
les  adopter  comme  il  convient ,  c'est-à-dire  avec  paternité  ; 
de  veiller  à  ce  qu'ils  atteignent  à  tous  les  magnifiques  résul- 
tats auxquels  ils  sont  promis ,  de  les  y  conduire  même  en 
leur  facilitant  les  voies  toujours  si  pénibles;  enfin  de  com- 
mencer par  un  si  beau  coup  la  grande  opération  qui  doit  tôt 
ou  tard  donner  à  sa  force  l'intelligence  pour  boussole  et 
pour  base? 

Oui ,  ces  droits  nous  sont  acquis,  et  il  n'est  pas  un  homme 
d'honneur  et  de  sens  qui  ne  voudra  joindre  sa  voix  à  la 
faible  voix  qui  crie  dans  le  désert. 

Louis  de  Matnard. 


+&§* 


VOLUPTE, 


PAR  SAINTE-BEUVE  (' 


Si  ce  livre  était  ce  que  son  titre  a  pu  faire  craindre  ou  a 
semblé  promettre  à  quelques-uns ,  il  n'eût  pas  été  publie 
par  l'auteur  des  Consolations  ;  et  qu'on  me  permette  de  le 
dire ,  ce  n'est  pas  moi  qui  me  serais  chargé  d'en  rendre 
compte. 

Ceci  n'est  pointun  hymne  païen  à  la  volupté,  c'est  une  con- 
fession écrite  au  point  de  vue  chrétien.  Ce  n'est  pas  une  pa- 
raphrase de  ce  qu'a  chanté  Lucrèce,  ce  sont  des  aveux  re- 
pentans  et  tendres,  mêlés  de  flamme  et  de  honte  ,  entre- 
coupés d'élans  vers  Dieu  ,  de  méditations  subtiles  ,  de 
prières  ardentes  comme  dans  le  livre  de  saint  Augustin. 

Mais  les  temps  sont  profanes  ,  l'âge  des  saints  est  passé. 
Augustin  parlant  à  la  jeune  Église  des  désordres  de  son 
cœur ,  lui  parlait  en  termes  couverts  et  mesurés ,  comme  à 
une  jeune  fille  qui  sait  encore  rougir  ;  le  prêtre  qui  raconte 
ici  des  égaremens  pareils,  n'a  pas  observé  les  mêmes  mena- 
gemens  avec  des  oreilles  moins  chastes.  Il  a  déchiré  les  ban- 
delettes ,  il  a  mis  la  plaie  à  nu  ,  il  Ta  sondée  jusqu'au  fond 
C'est  qu'il  ne  parle  pas  à  une  jeune  Église,  mais  à  une  société 
vieillie  ;  et  ce  n'est  pas  même  à  cette  société  qu'il  s'adresse 
directement  ,  c'est  à  une  ame  solitaire  et  malade  qu'il  veut 

(1)  Chez  J  -P.  Méline  .  à  Bruxelles, 


44  REVUE    I>E    PARIS. 

guérir  par  le  spectacle  des  misères  qu'il  a  traversées.  Il  ne 
raconte  pas  dans  la  chaire  d'Hippone,  aux  fidèles  assemblés, 
le  délices  de  Rome  et  de  Carthage  ;  mais  ,  du  milieu  de 
l'Océan  qu'il  passe  pour  aller  chercher  une  vie  nouvelle 
dans  un  monde  nouveau,  il  envoie  secrètement  l'histoire  de 
ses  fautes  et  de  ses  tourmens  à  un  jeune  ami.  pour  qu'elle 
meure  dans  son  sein.  Tel  est  le  cadre  du  roman.  Car  ce  li- 
vre est  un  roman  ,  un  roman  de  l'ame  et  de  la  pensée;  un 
récit ,  non  pas  d'aventures,  mais  de  sentimens,  de  rêves,  de 
faiblesses  ,  parmi  des  situations  bizarres  ,  compliquées , 
douloureuses,  vraies  et  invraisemblables,  comme  la  plus 
simple  vie  en  présenterait  si  on  la  connaissait  tout  entière. 
Amaury  appartient  à  cette  tribu  mélancolique  ,  dont  le 
grand  chef  est  l'ami  de  Chactas ,  le  sublime  René ,  et  qui 
compte  parmi  ses  fils  Werther,  Adolphe,  Obermann.  Ce  livre 
est  de  ceux  où  l'on  entend  les  plaintes  éloquentes  des  belles 
âmes  qui  souffrent ,  où  les  confidences  se  font  jour  à  tra- 
vers la  fiction.  Est-il  vrai  qu'il  en  soit  ainsi  de  Volupté? 
Est-ce  dans  les  forêts  du  Canada  qu'il  faut  aller  chercher  la 
tombe  du  prêtre  qui  a  fourni  la  matière  de  ces  récits  ,  ou  , 
comme  on  le  murmure  à  nos  oreilles  ,  est-ce  au  sein  d'une 
autre  communion,  sous  les  palmiers  de  l'Inde?  Le  jeune 
rapsode  ,  ainsi  qu'il  s'appelle  lui-même  ,  a-t-il  mêlé  quel- 
ques effusions  de  son  ame  aux  événemens  recueillis  de  la 
bouche  du  prélat  pénitent  ?  nous  ne  soulèverons  pas  ce 
voile.  Si  la  vérité  est  dans  une  œuvre  d'art,  qu'importe  d'où 
elle  y  est  venue  ? 

Il  y  a  dans  cet  ouvrage  toute  une  portion  essentielle  et 
fondamentale  sur  laquelle  je  passerai  rapidement  comme 
sur  des  charbonsenflammés,  c'est  celle  qui  se  rapporteleplus 
directement  au  titre  adopté,  et  raconte  le  développement 
secret  du  penchant  voluptueux  dans  une  ame  qui,  malgré 
des  côtés  supérieurs ,  s'en  laisse  envahiret  dominer.  Il  serait 
encore  plus  difficile  d'analyser  cette  histoire  qu'il  ne  l'était 
de  l'écrire.  L'analyse  n'offrirait  que  des  résultats  grossiers, 
là  où  l'art  a  jeté  des  nuances  infiniment  délicates.  L'analyse 
ne  pourrait  donner  aucune  idée  de  l'esprit  de  repentir  et  d'im  - 
molation  intérieure  qui  tempère  et  mortifie,  pour  ainsi  dire,  les 
plus  vives  peintures  des  plus  inexcusables  égaremens.  C'est 


REVUE   DE    PARIS.  -«  û 

cet  esprit  du  christianisme  toujours  présent .  qui  purifie  tou- 
tes les  souillures  .  qui  enveloppe  de  réminiscences  et  de 
figures  bibliques  ce  que  l'oreille  ne  pourrait  entendre,  et 
quand  l'ame  est  poussée  vers  le  dégoût ,  c'est  ce  souffle  divin 
qui  l'enlève  et  l'emporte  vers  une  région  supérieure  à  tra- 
vers les  brumes  épaisses  .  les  roséesénervantes  etempestées. 
Ainsi .  du  milieu  de  récits  dont  les  âmes  pures  pourront  se 
détourner  quelquefois .  un  hymne  à  la  chasteté  ,  qui  scanda- 
lisera la  sagesse  matérialiste  des  mondains,  montera  en 
expiation  vers  le  ciel,  comme  le  cri  d'un  athée  foudroyé 
qui  confesse  un  Dieu.  Des  ruines  de  cette  ame  écroulée  jus- 
qu'en ses  fondemens ,  un  aveu  sortira  qui  proclamera  la  li- 
berté morale  avec  une  conviction  tirée  de  la  profondeur 
même  de  ses  chutes.  A  côté  des  détails  les  plus  étranges,  il 
se  trouvera  des  vues  profondes,  des  conseils  vraiment  évan- 
géliques  sur  l'alliance  de  la  charité  et  de  la  pureté  chré- 
tienne ,  où  l'auteur  s'est  rencontré  avec  saint  François  de 
Sales.  Enfin,  le  christianisme  lui  révélera  ce  qu'il  a  de  plus 
sublime  compatissance  pour  l'infirmité  humaine  et  de  plus 
divine  foi  à  l'égalité  des  araes,  en  lui  inspirant  des  senti- 
mens  tels  que  celui-ci  :  «  J'entrai  avec  elle  un  instant  dans 
l'humble  nef;  mais  quand  je  la  vis  s'agenouiller  ,  je  sortis 
par  une  sorte  de  pudeur ,  craignant  de  mêler  quelque  mou- 
vement étranger  à  une  invocation  si  pure  ;  il  me  sembla  qu'il 
valait  mieux  que  son  soupir  de  colombe  montât  seul  vers  le 
ciel.  En  celaje  me  dissimulais  la  vertu  de  cet  acte  divin  en- 
seigné au  moindre  de  nous  par  Jésus.  J'oubliais  que  toute 
prière  est  bonne ,  acceptable  ,  et  que  la  prière  même  du  plus 
souillé  des  hommes,  si  elle  sort  du  cœur,  peut  ajouter  à 
celle  d'un  ange.  » 

Je  blâme  donc  dans  la  portion  de  l'ouvrage  à  laquelle  j'ai 
fait  allusion  plus  haut,  çà  et  là  quelques  crudités  d'expres- 
sions ;  mais  ce  serait ,  ce  me  semble  ,  une  pudeur  excessive 
celle  qui  ,  au  milieu  du  désordre  actuel  des  sentimens  et  des 
principes,  s'effaroucherait  trop  d  un  livre  où  les  faiblesses  sont 
données  pour  des  faiblesses, dont  le  personnageprincipal  loin 
de  se  glorifier  du  mal,  comme  les  révoltans  héros  de  l'adultère 
et  de  la  séduction,  dont  on  nous  fatigue,  s'en  humilie  avec  lar- 
mes, et  s'en  punit.  J'irai  jusqu'à  dire  quec'estla  partie  la  plus 


4(5  REVUE    DE    PARIS. 

scabreuse  du  roman  qui  en  fait  la  moralité.  Supprimez-la, sup- 
primez les  récits  de  honte  et  de  confusion;  ne  laissez  que  les  scè- 
nes molles,  gracieuses,  enchanteresses,  et  l'idée  morale,  chré- 
tienne n'y  sera  plus  :  en  effet,  le  lien  qui  unit  les  révoltes 
de  la  chair  avec  les  égareraens  du  cœur  et  de  l'esprit,  c'est 
là  un  grand  fait  de  la  science  intérieure  de  l'homme ,  que 
seuls  les  moralistes  chrétiens  ont  bien  vu.  La  chute  est  l'ex- 
pression dune  incontestable  réalité.  L'homme  naît,  entaché 
dans  sa  naissance  ,  souillé  par  le  fait  même  de  son  origine  , 
et  la  tache  originelle  se  retrouve  partout  :  il  fallait  donc 
montrer  le  rapport  de  la  corruption  des  sens  aux  faiblesses 
de  l'ame  et  du  caractère.  Ceci  n'est  pas  la  moralité  du  convena- 
ble ou  du  roman  ,  mais  c'est  la  moralité  du  christianisme  , 
depuis  Cassien  jusqu'à  Nicole  ,  depuis  saint  Ambroise  ou 
saint  Augustin  jusqu'à  Bossuet. 

Ce  défilé  difficile  traversé,  ces  pages  hardies  justifiées  au 
moins  dans  leur  intention  et  leur  ensemble  ;  j'arrive  avec 
délices  à  toute  la  partie  délicate  de  l'ouvrage.  Nous  chan- 
geons de  terrain ,  nous  quittons  les  marais  empoisonnés 
pour  la  végétation  gracieuse  qui  en  sort.  Seulement,  n'ou- 
blions pas  que  ces  fleurs  plongent  du  pied  dans  la  vase ,  que 
leurs  odeurs  sont  dues  à  des  miasmes  mortels  transformés 
en  suaves  parfums.  C'est  la  pensée  du  livre  ;  dans  cette  dou- 
loureuse histoire  de  la  volupté ,  le  surgit  amari  aliquid  ne 
manquera  pas. 

Ne  vous  attendez  donc  pas  que  celui  qui  parle  cherche  à 
faire  les  sentimens  qu'il  va  vous  raconter  plus  intéressans 
qu'ils  ne  l'ont  été  ,  et  qu'il  ne  les  considère  pas  du  point  de 
vue  sévère  que  lui  commande  son  habit.  Au  contraire  ,  ce 
qu'il  s'efforcera  d'y  montrer,  c'est  le  côté  défectueux  du 
cœur  humain  ;  c'est  la  fragilité ,  la  mobilité  ;  ce  sont  les  con- 
tradictions insensées,  les  défaillances  et  les  sécheresses. 
Tout  ce  que  ,  d'ordinaire  ,  on  cache  aux  autres  et  à  soi  ;  tout 
ce  que  les  romans  surtout  oublient  de  retracer  ;  tout  cela  est 
saisi  dans  le  vif,  poursuivi  dans  ses  mille  détours,  creusé, 
fouillé  avec  une  sagacité  profonde  et  ingénieuse  à  la  fois;  ily  a 
ici  des  coins  reculés  du  cœur  humain,  qu'une  main  habile  et 
impitoyable  dévoile  pour  la  première  fois;  là  où  jamais  un 
autre  jour  que  celui  du  confessionnal  n'avait  pénétré,l'auteur 


REVUE    DE    PARIS.  M 

fait  pénétrer  des  jours  et  une  lumière  qui  ne  sont  qu'à  lui, 
A  travers  cette  analyse  merveilleuse,  à  laquelle  les  senti- 
mensqui  voudraient  le  plus  se  dissimuler  ne  peuvent  échap- 
per, se  fait  sentir  un  mouvement  lyrique  continu;  c'est 
comme  un  flot  perpétuel  d'enthousiasme,  tantôt  religieux  , 
tantôt  mélancolique,  qui  court  à  travers  tous  ces  Méandres 
serpentans  dans  l'aride  ,  et  qui ,  de  loin  en  loin  ,  jaillit  en 
gerbes  majestueuses ,  monte  en  fusées  liquides  ou  se  répand 
en  cascades  sonores  et  rafraîchissantes. 

Tel  est  le  double  caractère  de  ce  roman  et  son  double 
mérite.  Icil'ame  est  mise  à  la  torture  pour  confesser  ses  fau- 
tes dans  ses  plaintes,  plus  loin  on  l'entend  qui  chante  un 
cantique  à  Dieu  du  milieu  de  la  fournaise.  Une  main  adroite 
effile  une  toile  délicate  ou  la  brode.  La  loupe  est  près  du 
•kaléidoscope  ,  le  scalpel  à  côté  de  la  lyre. 

C'est  surtout  en  ce  qui  concerne  sa  propre  destinée,  ses 
sentimens  et  ses  actes  personnels,  qu'Amaury  est  impitoya- 
ble; il  flagelle  son  passé  avec  l'inexorable  sévérité  d'un  con- 
verti mort  à  lui-même  ,  qui  se  plait  à  enfoncer  le  cilice  dans 
sa  chair,  à  la  sentir  meurtrie  et  saignante  pour  apaiser 
Dieu.  Ne  vous  étonnez  donc  point  s'il  peut  quelquefois  vous 
déplaire  ,  lecteurs  de  romans  ,  accoutumés  que  vous  êtes  à 
des  héros  qui  posent  devant  vous,  qui  ne  se  montrent  qu'à 
leurs  beaux  momens ,  parés  d'un  dévouement  à  toute  épreuve 
ou  d'une  perfection  qui  ne  se  dément  jamais;  vous  qui  vous 
plaisez  à  les  voir  à  travers  votre  imagination,  à  peu  près 
tels  qu'ils  apparaissent  à  leurs  maitresses.  N'est-ce  pas  l'u- 
sage de  ceux  quiles  inventent  de  vous  les  présenter  toujours 
en  habit  habillé,  dans  le  costume  exact,  dans  la  tenue  ri- 
goureuse de  la  passion  ,  sans  une  tache  au  vêtement  ou  un 
pli  à  la  ceinture  ?  Le  prêtre  qui  vous  parle  ne  fera  pas  ainsi  ; 
il  ne  revêtira  pas  le  déguisement  banal  qui  cache  les  diffor- 
mités de  l'ame  déchue  ;  il  donnera  plutôt  dans  l'excès  con- 
traire, il  exagérera  plutôt  ces  difformités  de  l'ame,  pour 
qu'elles  soient  un  spectacle  utile  à  ses  frères.  Mais  la  nature 
humaine  est  si  faible,  la  mollesse  est  si  décevante,  qu'il 
trouvera  encore  trop  de  plaisir  dans  ces  réparations  tardi- 
ves ,  et  qu'il  y  aura  peut-être  un  charme  périlleux  à  l'écou- 
ter racontant  les  vaines  angoisses  et  les  folles  tribulations 


•48  REVUE    DE    PARIS. 

de  sa  jeunesse,  à  tel  point  que  souvent  il  s'arrêtera  dans 
son  récit ,  incertain  s'il  doit  continuer;  mais  le  lecteur  lui 
demandera  tout  bas  de  poursuivre,  et,  en  vue  de  recueil , 
priera  la  Sirène  de  chanter  encore. 

Cependant  Amaury  ne  s'épargne  point;  sans  pitié  pour 
lui-même ,  comme  je  l'ai  dit,  il  se  montre  avec  toutes  les  fai- 
blesses de  sa  nature  :  non  pas  insensible,  il  ne  vit  que  de 
sentir,  mais  d'une  sensibilité  trop  ouverte  aux  impressions 
les  plus  diverses,  aux  directions  les  plus  contraires;  trop 
inquiète  pour  se  reposer  nulle  part  ;  en  proie  à  tout  ce  qui 
l'entraîne ,  et  l'use  et  la  disperse  ,  tiraillée  en  mille  sens  di- 
vers, faute  de  se  pouvoir  concentrer  en  un  point;  capri- 
cieuse, maladive,  orageuse,  aliment  et  torture  d'une  vie 
qu'elle  remplit  et  ne  peut  rassasier.  Certes  rien  de  plus  diffé- 
rent du  grand  Cyrus,  du  beau  Lindor  ou  même  du  fidèle 
Saint-Preux,  qu'un  tel  personnage.  11  n'a  rien  d'idéal,  ou 
plutôt  il  est,  à  sa  manière,  un  idéal  qui  semble  créé  pour 
réaliser  et  personnifier  tout  un  côté  du  cœur  humain,  toute 
cette  portion  non  avouée  des  affections  qui,  au  moins  dans 
les  idées  du  pénitent,  s'y  glisse  toujours  pour  les  corrompre. 
Voilà  l'ordre  de  sentimens  dont  Amaury  est  le  type  miséra- 
ble et  profond,  l'expression  déchirante  et  passionnée. 

Mais  ce  qui  repose  l'ame  de  l'intérêt  pénible,  quoique  atta- 
chant ,  qu'inspire  le  principal  personnage  ,  ce  sont  les  trois 
charmantes  figures  de  femmes  qui  l'entourent  et  réfléchissent 
sur  lui  un  peu  de  leur  gracieux  éclat. 

La  plus  céleste  de  ces  figures  est  celle  de  Mlle  Amélie,  qui 
apparaît  au  jeune  Amaury ,  à  son  entrée  dans  la  vie ,  comme 
l'ange  des  premières  amours.  Rien  de  plus  délicieux  que  les 
visites  à  la  Gastine ,  l'intelligence  innocente  et  furtive  qui 
s'établit,  sans  paroles,  entre  deux  jeunes  âmes,  et  tout  le 
récit  enchanteur  de  ce  bonheur  adolescent.  M1  e  Amélie  est 
toujours  digne  et  ravissante ,  dans  le  cercle  de  la  famille ,  au 
sein  du  manoir  domestique,  occupée  de  devoirs  pieux  et  d'ai- 
mables soins,  a  Quelquefois  quand  j'étais  venu,  au  matin, 
prendre  M.  de  Greneuc  pour  la  chasse,  j'avais  aperçu  sa 
petite-fille  agenouillée,  laçant  les  guêtres  du  vieillard.  Celle 
pose  d'un  moment  exprimait  à  mes  yeux  toute  sa  vie  de  de- 
voir et  de  simplicité.  D'autres  fois  aussi ,  à  ces  mêmes  heures 


REVUE  DE  PARIS.  49 

du  matin,  arrivant  par  un  frais  soleil  de  septembre  ,  un  fusil 
sur  l'épaule  ,  je  l'avais  surprise  au  jardin  ,  en  négligé  encore, 
du  côté  de  ses  ruches.  L1essaim  apprivoisé  voltigeait  autour 
d'elle ,  blond  au-dessus  de  sa  blonde  tête,  et  semblait  applau- 
dir à  sa  voix  ;  mais  mon  chien ,  qui  m'avait  suivi  par  le  jar- 
din ,  malgré  ma  défense,  s'élançait  en  joyeux  aboiemens 
vers  elle  et  sautait  follement  après  l'essaim  pour  le  saisir. 
Celui-ci,  tournoyant  alors  et  redoublant  de  murmure,  s'éle- 
vait avec  une  lenteur  cadencée  dans  un  rayon  de  soleil.  » 

Puis  parmi  ces  tableaux  charmans,  sur  cette  paisible 
bruyère  où  le  bonheur  était  si  facile  pour  Amau-ry,  les  vagues 
ambitions,  les  désirs  maladifs  d'émotions  orageuses,  vien- 
nent le  chercher  et  l'emportent.  Un  dernier  soir ,  il  foule  en- 
core cette  bruyère  au  clair  de  la  lune,  marchant  auprès  de 
MUe  Amélie ,  qui  se  confie  à  l'avenir  avec  un  noble  abandon; 
mais  lui,  sous  l'enchantement  de  ces  lieux  et  de  cette  pré- 
sence, il  rêve  autre  chose,  il  rêve  le  lointain,  le  brillant, 
l'inconnu  ;  il  part  le  cœur  encore  enivré ,  l'imagination  déjà 
infidèle.  C'est  la  première  et  la  plus  grande  faute  d'Amaurv; 
puis  d'autres  fautes,  d'autres  douleurs,  l'éloigneront  de 
plus  en  plus  du  port  qu'il  a  quitté ,  de  la  pure  et  blanche 
étoile  qui  l'éclairait  ;  il  fera  souffrir  un  noble  cœur  qui  l'at- 
tendra long-temps;  Mlie  Amélie  demeurera  pour  lui  un  beau 
rêve  de  jeunesse  ,  suivi  de  remords  éternels  devant  Dieu. 

C'est  une  figure  bien  douce  et  b;en  pure  aussi  que  celle  de 
Mme  de  Couaën,la  jeune  femme  irlandaise.  Tout,  dans  le 
commencement  de  ses  rapports  avec  Amaury,  exprime  di- 
vinement la  poésie  d'un  cœur  confiant  et  pur  qui  s'abandonne 
aune  tendresse  naissante.  Quoi  de  plus  gracieux  que  le  pè- 
lerinage à  Saint-Pierre-de-Mer!  celte  première  promenade 
ensemble  ,  prolongée  d'une  part  dans  toute  la  sécurité  d'une 
complète  innocence  ,  de  l'autre  dans  ce  ravissement  d'un 
cœur  qui  s'ouvre  au  charme  d'aimer  avec  indécision  et  lan- 
gueur,  comme  l'œil  s'ouvre  mollement  aux  vagues  lueurs  du 
jour  à  peine  commencé;  promenade  expressive  qui  se  ter- 
mine par  un  baiser  du  marquis  de  Couaë'n  au  front  de  sa 
jeune  épouse,  et  une  jalouse  rougeur  au  front  d'Amaury  ; 
promenade  qui  fait  rêver  comme  celle  de  Saint-Preux  et  de 
Julie,  avec  celte  différence  que,  sur  le  lac  de  Genève,  ce  qui 
8  5 


80  REVUE    DE    PARTS. 

pénètre  Pâme ,  c'est  la  mélancolie  des  regrets,  et  sur  la  mon- 
tagne de  Saint-Pierre ,  c'est  la  mélancolie  des  espérances. 

Mais  enfin  ce  rapport  si  pur  et  si  tendre  s'altère  ;  le  levain 
qui  est  au  fond  des  relations  incomplètes,  ce  levain  qui  est  le 
ferment  de  la  pâte  humaine  ,  s'aigrit  et  corrompt  la  douceur 
d'habitudes  charmantes  ;  Amaury  tourmente  son  amie  et  se 
tourmente  lui  même  de  susceptibilités  ombrageuses ,  de 
brusques  irritations  ,  qui  prennent  leur  source  dans  le  ma- 
laise intérieur  d'une  ame  qui  se  dévore.  Il  souffre  de  se  sen- 
tir enchaîné  à  une  destinée  où  il  ne  règne  pas  ;  il  souffre  de 
la  tendresse  de  l'épouse  pour  l'époux  ;  il  souffre  de  inquiétu- 
des de  la  mère  pour  son  enfant  ;  il  s'éloigne  ,  il  revient ,  il 
se  prend  ailleurs  insensiblement.  J\lme  de  Couaen  ne  se  plaint 
point;  malade  ,  accablée  de  la  perte  d'un  fils,  souffrant  par 
son  ami,  elle  se  résigne  ,1e  cœur  brisé  ;  elle  s'accuse  d'avoir 
cherché  une  affection  même  innocente  hors  du  cercle  des  de- 
voirs. Ange  repentant, elle  aura  la  satisfaction,  au  lit  de  mort, 
de  recevoir  les  dernières  consolations  religieuses  de  la  bou- 
che et  de  la  main  de  l'homme  coupable  et  malheureux  à  qui 
elle  avait  silencieusement  pardonné  ! 

Une  troisième  femme  paraît  après  les  deux  autres,  comme 
pour  les  venger.  Ce  n'est  plus  un  ange  du  ciel  comme 
Mlle  Amélie,  ce  n'est  plus  un  ange  de  la  terre  comme  Mme  de 
Couaen;  c'est  une  femme  aimable  ,  et,  jusqu'à  un  certain 
point,  capable  d'aimer,  mais  incapable  de  s'oublier  entière- 
ment dans  l'abandon  de  la  passion.  Mélange  séduisant  de 
laisser-aller  et  de  coquetterie,  de  calcul  et  d'entraînement , 
ni  fausse  ni  tout-à-fait  franche;  enchaînant  Amaury  par  attrait 
pour  lui,  et  l'arrêtant  par  intérêt  pour  elle  ;  légère  et  réflé- 
chie, indolente  et  assez  ambitieuse  ;  aimant  le  monde  et  en 
souffrant  ;  charmée  des  splendeurs  militaires  et  de  l'éclat  du 
pouvoir;  gracieuse,  maisun  peu  pâle  et  sans  parfums,  comme 
ses  hortensias,  comme  le  lilas,  jeune  encore,  et  à  demi  fané  , 
qu'elle  montre  à  Amaury.  —  Ouvrez  la  fenêtre  ,  dit-il ,  et  le 
soleil  entrera.  Il  fallait  l'ouvrir;  mais  il  est  trop  tard,  Page 
des  entraînemens  aveugles  du  cœur  est  passé.  Quand  il  pou- 
vait aimer,  il  n'a  pas  voulu  ;  il  le  veut  maintenant  et  ne  le 
peut  plus.  Puis  la  passion  grossière  le  ressaisit  encore  une 
fois;  mais  la  volupté  peut  bien  l'égarer  encore ,  elle  ne  le 


REVUE    DE    PAT.  rs.  51 

trompera  plus  ,  et  ce  n'est  plus  dans  un  amour  humain  qu"il 
se  réfugiera. 

Ces  trois  femmes  sont  trois  types  réalisés  avec  une  extrê- 
me finesse.  Le  personnage  du  marquis  est  traité  avec  une  fer- 
meté remarquable.  Le  but  moral  de  l'ouvrage  est  surtout  de 
montrer  le  faible  et  le  creux  de  toute  cette  portion  de  l'ame 
qui  cherche  son  bien  dans  l'ordre  desentimens  que  résume 
le  mot  volupté  pris  au  sens  des  théologiens.  Mais  à  côté  de 
ce  but  principal  il  y  en  a  un  accessoire ,  ou  corrélatif  pour 
mieux  dire  :  c'est  de  montrer  aussi  l'impuissance  et  la  vanité 
de  sentimens  plus  fiers ,  tels  que  l'ardeur  de  l'action,  la  soif 
de  briller,  de  vaincre  ,  de  commander,  en  un  mot  tout  ce 
que  la  même  classification  comprend  et  réprouve  sous  le 
nom  d'orgueil.  Le  marquis  de  Couaen  offre  en  sa  personne 
ce  que  les  sentimens  énergiques  ont  de  plus  noblement  in- 
flexible. On  aime  ce  gentilhomme  vendéen  que  toutl'éclai 
du  succès  ne  gagne  pas  à  une  cause  qu'il  déteste.  Ce  qui  est 
frappant  en  lui,  c'est  un  sourd  et  profond  besoin  d'action 
avec  la  conviction  du  hasard  des  destinées  humaines  ,  de 
l'impossibilité  où  est  la  volonté  la  plus  ferme  de  se  faire  jour, 
si  elle  n'a  pas  la  bonne  chance  pour  soi.  Et  quand  tout  se 
brise  sans  bruit  dans  ses  mains ,  avant  que  rien  n'ait  éclaté  , 
quand  il  se  voit  refuser  même  l'honneur  d'une  défaite  , 
même  la  consolation  d'un  échafaud,  alors  il  devient  la  per- 
sonnification éloquente  de  tout  ce  qu'il  y  a  eu  d'énergique 
qui  n'a  pas  agi.  Alors  il  accuse  celte  autredéception  delà  vie 
humaine,  l'impossibilité  de  réaliser  l'idéal  de  l'ambition  , 
égale  à  celle  de  réaliser  l'idéal  de  l'amour.  C'est  encore  ici 
le  sentimentde  l'infini  comprimé  ou  mutilé  dans  ses  manifes- 
tations ;  et  Amaury,  entrant  dans  sa  pensée,  consacre  en  es- 
prit un  panthéon  aux  grands  hommes  inconnus.  «  Oui ,  s'é- 
crie-t-il,  aux  grands  hommes  qui  n'ont  pasbrillé,  aux  amans 
qui  n'ont  pas  aimé ,  à  cette  élite  infinie  que  ne  visitèrent  ja- 
mais l'occasion  ,  le  bonheur  ou  la  gloire  !  aux  fleurs  de 
bruyères  !  aux  perles  du  fond  des  mers  !  à  ce  que  savent 
d'inconnu  les  brises  qui  passent  !  à  ce  que  savent  de  pensées 
et  de  pleurs  les  chevets  des  hommes  !  » 

Il  y  a  dans  l'ouvrage  un  homme  d'action  sur  lequel  l'a- 
nathème  qui  frappe  celle-ci  comme  la  volupté,  en  tant  qu'é- 


52  REVUE     DE    PARIS. 

goïsteet  charnelle  à  sa  manière,  n'est  pas  prononcé,  c'est 
George  ,  George  Cadoudal ,  qui  apparaît  en  passant  dans  un 
épisode  plein  d'effet  et  de  relief.  C'est  que  l'action  chez 
George  est  entièrement  désintéressée,  entièrement  exempte 
de  tout  motif  personnel.  Or  l'action  désintéressée ,  c'est 
comme  l'amour  pur,  c'est  aussi  la  sainteté  sur  la  terre  ;  qui 
se  dévoue  est  chrétien.  Quelle  que  soit  la  cause  à  laquelle  il 
s'immole,  il  est  martyr  de  Dieu,  il  a  le  baptême  du  sang. 

On  voit  à  quelle  date  se  rapportent  ces  incidens,  vrais 
ou  imaginaires;  on  voit  quelle  époque  encadre  cette  doulou- 
reuse histoire.  Le  cadre  est  brillant ,  et  sa  dorure  relève 
bien  les  pâles  ou  blêmes  figures  qui  se  meuvent  sur  le  fond 
sombre  du  tableau.  C'est  le  matin  du  siècle  :  il  s'éveille  aux 
fanfares  consulaires,  aux  récits  merveilleux  de  l'Egypte, 
aux  splendeurs  tricolores  des  drapeaux  flottant  sous  le  so- 
leil de  messidor ,  au  cri  des  aigles  qui  vont  s'élancer  sur  le 
monde.  Un  éclair  d'Austerlitz  traverse  la  scène.  Tout  ce 
bruit  vient  retentir  au  cœur  malade  du  voluptueux  déses- 
péré ,  et  le  trouble  au  moment  d'un  penser  de  gloire  ;  mais 
bientôt  ce  bruit  s'éteint  dans  le  vide  de  ce  cœur  que  Dieu 
seul  comblera. 

Ce  n'est  pas  tout  :  cette  époque  radieuse  a  ses  ombres  ; 
elle  aussi ,  comme  presque  tout  ce  qui  parait  dans  cet  ou- 
vrage, elle  est  ardente  et  comprimée  ;  on  sent  une  main  qui 
ploiera  tout  peser  déjà  sur  les  destinées  obscures  ou  illus- 
tres. Elle  écrase  M.  de  Couaè'n  dans  ses  muettes  bruyères, 
elle  abat  George  et  d'Enghien  ,  le  paysan  et  le  prince  ,  tan- 
dis que  les  derniers représentans  du  dix-huitième  siècle  ,  les 
idéologues  qu'on  va  proscrire,  Chenier,  Garât,  Cabanis,  la 
maudissent  dans  leur  banquet  républicain.  Tous  ces  traits 
caractéristiques  d'une  époque  fameuse  ,  quoique  sobrement 
ménagés,  l'indiquent  avec  finesse,  et  la  font  sentir  comme 
enveloppant  l'action  principale. 

C'est  dans  la  portion  lyrique  de  l'ouvrage  où  l'auteur  a 
jeté  avec  profusion  ses  idées  sur  une  foule  de  sujets  impor- 
tans  ,  la  religion  ,  l'amour ,  la  beauté  ,  le  plaisir ,  c'est  dans 
cette  portion  brillante  qu'on  peut  lui  reprocher  trop  d'a- 
bondance et  de  développement  ;  c'est  là  qu'un  goût  impar- 
tial pourrait  demander  quelque  retranchement ,  et  surtout 


I 


REVUE    DE    PARIS.  53 

le  goût  impatient  du  public  blasé  et  pressé  d'aujourd'hui. 
Mais  cet  excès,  si  c'en  est  un ,  était  presque  inévitable.  On 
ne  creuse  pas  ainsi  les  souterrains  secrets  du  cœur  sans 
avoir  un  penchant  inné  pour  ses  mystérieux  labyrinthes , 
un  instinct  secret  et  curieux  de  ses  plus  sinueux  détours.  Il 
a  fallu  y  vivre  long-temps  pour  accoutumer  sa  vue  à  la  lu- 
mière crépusculaire  qui  se  glisse  furtivement  dans  ces  an- 
gles écartés.  Une  fois  l'habitude  prise  d'y  habiter  et  d'v 
chanter  un  chant  plaintif  comme  le  chant  des  mineurs,  on 
s'y  arrête ,  on  s'y  atarde  ,  on  oublie  le  soleil.  On  fait  comme 
le  plongeur  qui  s'amuse  trop  long-temps  aux  coquillages 
merveilleux  et  aux  productions  inconnues  de  l'abime,  tan- 
dis que  la  foule  sur  le  rivage  s'impatiente  de  ne  pas  le  voir 
reparaître,  et  se  demande  s'il  ne  s'est  pas  noyé  là-bas  avec 
ses  trésors.  Mais  le  plongeur  reparait  enfin  ,  et  jette  des  poi- 
gnées de  perles  à  ceux  qui  ne  l'attendaient  plus. 

Quant  au  style,  il  ne  faudrait  pas  conclure  de  quelques 
expressions  cherchées  ou  obscures  que  l'auteur  n'est  qu'un 
novateur  excentrique  et  ingénieux  ,  étranger  aux  véritables 
traditions  de  la  langue  française.  Ces  défauts  sont  en  dehors 
de  la  manière  générale  de  l'écrivain  ,  et  ne  se  montrent  pas 
dans  ses  plus  beaux  passages;  les  courts  fragmens  que  j'ai 
pu  citer  dans  le  cours  de  cet  article  suffiront  à  le  prouver. 
Pour  porter  la  question  un  peu  plus  haut  que  des  querelles 
de  phraséologie  minutieuse  ,  je  ferai  remarquer  que  si  l'au- 
teur se  détache  nettement  de  la  langue  des  grands  écrivains 
du  dix-huitième  siècle ,  si  sa  phrase  n'est  point  la  phrase  ca- 
dencée et  pressante  de  Rousseau,  la  phrase  majestueusement 
compassée  de  Buffon  ,  la  phrase  brève  et  aiguisée  de  Mon- 
tesquieu, elle  reproduit  à  quelques  égards  le  mouvement 
libre,  l'ampleur  flottante,  le  laisser-aller  pittoresque  des 
écrivains  du  siècle  de  Louis  XIV  ,  de  ceux  surtout  qui  ne 
sont  pas  des  rhéteurs  comme  Balzac  ,  des  dialecticiens  géo- 
mètres comme  Pascal,  des  stylistes  comme  La  Bruyère  ,  de 
ceux  que  ces  circonstances  individuelles  n'ont  point  portés 
à  devancer  la  marche  moins  libre  ,  moins  large  ,  plus  ser- 
rée de  la  langue  analytique  du  dix-huitième  siècle;  je  parle 
surtout  de  Fénélon  ,  de  Mrae  de  Sévigné ,  des  auteurs  de  mé- 
moires jusqu'à  Saint-Simon  ,  des  écrivains  de  Port-Royal 
8  5. 


54  REVUE    DE    PARIS. 

dont  M.  Sainte-Beuve  semble  s'être  particulièrement  nourri. 
Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  faire  ce  qu'on  a  tenté  d'esquisser 
ailleurs ,  une  histoire  du  style  français  depuis  la  phrase  in- 
versive  de  Rabelais,  depuis  ce  parler  décousu,  hardi,  qui 
plaisait  à  Montaigne  et  qui  plaît  en  lui,  jusqu'au  triomphe 
du  style  ordonné ,  discipliné  qu'a  consommé  la  dialectique 
éloquente  de  Rousseau  et  que  Buffon  a  proclamé  dans  son 
magnifique  discours  sur  le  style.  Ce  sont  là  des  points 
extrêmes  entre  lesquels  sont  disposés  une  foule  de  points 
intermédiaires  où  domine  plus  ou  moins  l'élément  d'ordre 
ou  l'élément  de  liberté.  Toutes  ces  combinaisons  diverses 
ont  produit  de  grands  écrivains  plus  différens  entre  eux,  que 
les  prosateurs  des  autres  littératures  modernes.  C'est  la  ri- 
chesse et  la  gloire  de  la  nôtre.  Ne  la  méconnaissons  pas  , 
ne  la  mutilons  pas  ;  les  préférences  sont  libres  ,  mais  il  faut 
sentir  et  avouer  la  diversité  des  procédés  que  l'esprit  fran- 
çais a  employés  pour  s'exprimer,  si  l'on  veut  persuader 
qu'on  le  comprend  et  qu'on  l'admire   tout  entier. 

M.  Sainte-Beuve  sait  tout  cela  aussi  bien  que  personne  , 
car  personne  n'a  étudié  plus  à  fond  la  littérature  des  sei- 
zième et  dix-septième  siècles ,  et  il  y  a  porté ,  outre  sa  sa- 
gacité ordinaire  ,    une    impartialité   judicieuse  toutes  les 
fois  qu'il   ne  s'est  pas  laissé  préoccuper  d'une  polémique  ? 
maintenant  abandonnée  ,  et  dont  les  excès  mêmes  étaient 
peut-être  nécessaires  alors  pour   secouer  le  joug  d'un  pro- 
saïsme étouffant.  Il   est  visible,  pour  qui  a  étudié  chez  eux 
les  auteurs   du  dix-septième  siècle ,  que  ,  malgré  de  frappan- 
tes différences    et    une    originalité   quelquefois  extrême  , 
M.  Sainte  Beuve  s'en  est  imbu  profondément.  Voici,   par 
exemple,  une  phrase  qui ,  pour  le  tour  et  le  mouvement  , 
semble  écrite  avant  1700.  C'est  un  fragment  de  portrait... 
«  D'une  première  fleur  en  toutes  choses  ,  un  peu  mobile  ,  lé- 
gèrement gâté ,  non  pas  au  fond  ,  par  la  fortune  et  les  plai- 
sirs. Il  avait  été  de  la  jeunesse  dorée  et  de  ses  folles  ivres- 
ses; mais  aimable,  exquis,  rompu  au  monde,  sachant  les 
lettres  aussi  et  versifiant  même  délicieusement  ;un  mélange 
enfin  de  tendresse   facile  et  d'esprit  français   du  meilleur 
temps  ,  avec  des  ouvertures   de  cœur  singulières  vers  la  re- 
ligion. »  J'ai  dit  pour  le  tour  et  le  mouvement;  en  effcl. 


REVUE     DE    PARIS.  55 

malgré  ses  prédilections  d'artiste  ,  M.  Sainte-Beuve  parle  la 
langue  de  son  temps ,  il  en  emploie  la  vocabulaire ,  il  ne  fait 
pas  de  pastiches.  Ce  qu'on  peut  lui  reprocher  ,  ce  me  sem- 
ble, c'est  quelquefois  un  peu  d'embarras;  la  phrase  libre, 
lâchée ,  qu'il  affectionne  ,  a  besoin  de  tomber  bien  juste  sur 
ses  pieds  ,  car  elle  n'a  pas  les  lisières  de  la  construction  di- 
recte pour  la  soutenir  ;  elle  n'a  pas  le  bâton  de  mesure  de  la 
symétrie  pour  régler  sa  marche  ;  elle  est  exposée  à  des  faux 
pas  plus  graves,  à  de  plus  violens  écarts.  On  peut  trouver 
aussi  que  l'extrême  artifice  du  pinceau  se  laisse  parfois  trop 
sentir,  que  les  gradations  ,  industrieusemenl  calculées,  de 
nuances  et  d'effets,  où  excelle  l'habile  écrivain  ,  ne  s'accor- 
dent pas  toujours  assez  harmonieusement  avec  la  disposi- 
tion générale  de  la  phrase  qui ,  procédant  par  masses  dans 
son  ensemble  ,  voudrait  quelquefois  dans  les  détails  un  fini 
moins  curieux.  Il  y  a  là  deux  qualités  opposées  qui  se  nui- 
sent quand  elles  ne  se  complètent  pas.  En  un  mot,  le  style 
de  M.  de  Sainte-Beuve  n'est  pas  un  écrin  où  les  joyaux  soient 
rangés  méthodiquement  dans  un  bel  ordre  ,  c'est  un  riche 
semis  de  diamans  ;  seulement ,  il  y  a  quelquefois  trop  de  fa- 
cettes à  ces  diamans. 

Si  je  n'ai  pas  parlé  du  séjour  au  séminaire  et  de  la  mort 
de  Mme  de  Couaè'n  ,  ce  n'est  pas  que  ces  morceaux  ne  soient 
au  nombre  des  plus  remarquables.  C'est  que  mon  but  était 
surtout  d'aider  à  la  complète  intelligence  du  livre.  J'ai  dû 
en  conséquence  m'arrêter  davantage  sur  ce  qui  pouvait  of- 
frir à  un  lecteur  distrait  ou  prévenu  plus  de  difficultés  et  de 
chances  d'erreur.  Dans  ces  deux  endroits,  il  n'y  a  rien  à 
expliquer  ,  il  n'y  a  qu'à  louer.  L'on  trouve  dans  toutes  deux, 
avec  une  sobriété  d'expressions  et  de  sentimens  qui  appar- 
tiennent à  la  meilleure  manière  de  M  Sainte-Beuve  ,  une 
vérité  de  détails ,  une  exactitude  de  règle  et  de  rituel  qui 
skinit,  en  le  redoublant ,  à  un  sentiment  profond  de  la  vie 
tout  en  Dieu ,  de  la  mort  tout  en  Dieu.  Le  simple  récit  de  la 
distribution  des  heures  ,  de  l'emploi  des  jours  dans  le  sémi- 
naire ,  les  naïves  émotions  de  la  prière  ,  du  dimanche  ou  de 
l'ordination  ,  mêlées  à  quelques  traits  rapides  de  mélanco- 
lie et  de  religion  ,  jetés  comme  en  passant,  tout  cela  res- 
pire je  ne  sais  quoi  de  calme  et  de  recueilli  qui  pénètre  l'an>e 


56  REVUE    DE    PARIS. 

d'un  attendrissement  sévère;  et  quand  Amaury  reçoit  les 
aveux  de  la  mourante ,  autrefois  bien-aimée  ;  quand  ,  après 
la  confession  ,  il  s'écrie:  «i  Anges  du  ciel,  puissance  d'a- 
mour et  de  crainte ,  avec  vos  encensoirs  ou  avec  vos  glaives, 
redoublez  la  garde  autour  de  mon  cœur  ,  pour  que  ce  qu'il 
a  entendu  en  ces  momens  et  répondu  au  nom  de  Dieu  de- 
meure scellé  sept  fois  ,  pour  que  ce  tabernacle  de  chair  n'ait 
ni  un  déchirement  ni  un  soupir ,  pour  que  ce  qu'il  a  reçu  de 
mystère  y  repose  inviolablement  à  part ,  sans  confusion 
possible  avec  le  reste  de  mes  souvenirs  et  de  mes  conjectu- 
res terrestres,  pour  que  cela  ne  fasse  jamais,  et  à  aucun 
moment  n'ait  fait  partie  de  ma  mémoire  humaine  ;  pour  que 
ce  ne  soit  en  moi ,  de  ce  côté  ,  que  cendres ,  parfums  ,  pe- 
tite lampe  lointaine  et  ténèbresenvironnantes  ,  comme  dans 
un  tombeau  !  » 

Quand  ,  suivant  le  rit  exact  de  l'Eglise  ,  dans  l'extrême- 
onction  ,  il  s'adresse  successivement  à  chaque  sens,  afin  de 
le  purifier  pour  la  mort,  et  que,  se  rappelant,  au  moment 
où  il  écrit ,  les  saintes  et  tumultueuses  pensées  qui  le  boule- 
versaient pendant  cette  cérémonie  déchirante,  il  murmure 
ainsi  comme  un  écho  de  tout  ce  qui  résonnait  dans  son  cœur 
d'homme  et  de  prêtre  ,  dans  son  cœur  rempli  et  brisé  : 

«  Oh  !  oui  donc,  à  ses  yeux  d'abord,  comme  au  plus  noble 
et  au  plus  vif  de  ses  sens  ;  à  ses  yeux,  pour  ce  qu'ils  ont  vu  , 
regardé  de  trop  tendre,  de  trop  perfide  en  d'autres  yeux, 
de  trop  mortel;  pour  ce  qu'ils  ont  versé  de  vaines  larmes 
sur  les  biens  fragiles  et  sur  les  créatures  infidèles;  pour  le 
sommeil  qu'ils  ont  tant  de  fois  oublié  le  soir  en  y  songeant; 

«  A  l'ouïe  aussi,  pour  ce  qu'elle  a  entendu  et  s'est  laissé 
dire  de  trop  doux,  de  trop  flatteur  et  enivrant;  pour  ce  suc 
que  l'oreille  dérobe  lentement  aux  paroles  trompeuses,  pour 
ce  qu'elle  y  boit  de  miel  caché  ; 

)>  A  cet  odorat  ensuite  pour  les  trop  subtils  et  voluptueux 
parfums  des  soirs  de  printemps  au  fond  des  bois ,  pour  les 
fleurs  reçues  le  matin,  et  tout  le  jour  respirées  avec  tant  de 
complaisance. 

»  Aux  lèvres  pour  ce  qu'elles  ont  prononcé  de  trop  confus, 
et  de  trop  avoué  ;  pour  ce  qu'elles  n'ont  pas  répliqué  en  cer-- 
tains  momens  ,  ou  n'ont  pas  révélé  à  certaines  personnes  ; 


REVUE    DE    PARIS.  57 

pour  ce  qu'elles  ont  chanté  dans  la  solitude  de  trop  mélodieux 
et  de  trop  plein  de  larmes  ;  pour  leur  murmure  inarticulé  , 
pour  leur  silence  ! 

»  Aux  mains  aussi  pour  avoir  serré  unemain quin'étaitpas 
saintement  liée  ,  pour  avoir  reçu  des  pleurs  trop  brûlans  , 
pour  avoir  peut-être  commencé  d'écrire  sans  l'achever 
quelque  réponse  non  permise! 

■>->  Aux  pieds,  pour  n'avoir  pas  fui,  pour  avoir  suffi  aux 
longues  promenades  solitaires,  pour  ne  s'être  pas  lassé  as- 
sez tôt  au  milieu  des  entretiens  qui  sans  cesse  recommen- 
çaient! » 

Dans  ces  momens  suprêmes  où  la  passion  apparaît  expiée 
par  la  douleur,  et  comme  transfigurée  par  la  religion  et  par 
la  mort,  on  oublie  d'où  on  est  parti  ,  on  oublie  le  titre  du 
livre,  on  s'élonne  d'être  monté  si  haut  de  si  bas.  C'est  qu'on 
a  fait  le  chemin  que  doit  faire  l'ame  en  ce  monde ,  elle  doit 
gravir  jusqu'au  sommet  l'échelle  de  l'amour.  Les  échelons 
inférieurs  sont  souillés  du  limon  où  elle  enfonce  son  pied  , 
les  échelons  d'or  qui  sont  en  haut  de  l'échelle  céleste  percent 
le  ciel  de  douleur  qui  est  sur  nos  têtes,  et  vont  s'appuyer  au 
marche-pied  du  trône  de  Dieu. 

J.-J.  Ampère. 


*§§* 


IL  FAUT  FAIRE  COMME  TOUT  LE  MONDE. 


UNE  FALAISE  A  ETRETTA. 


Ceci  est  une  histoire  à  laquelle  on  n'a  rien  ajouté,  rien  re- 
tranché, rien  changé. 

Mais  conte  ou  histoire,  —  qu'importe? 

Depuis  long-temps  on  a  dit  qu'il  n'y  avait  pas  d'histoire, 
—  nous  dirons,  nous,  qu'il  n'y  a  pas  de  conte  ,  —  ne  fût-ce 
que  pour  nier  aussi  quelque  chose,  à  cette  époque  de  néga- 
tion où  nous  sommes. 

En  effet,  avec  un  peu  de  patience,  on  pourrait  décompo- 
ser tous  les  événemens  possibles  et  les  réduire,  du  moins  leurs 
élémens,  à  un  nombre  fixe.  —  Ainsi  que  les  quatre-vingt-dix 
numéros  de  la  loterie  qui  forment  par  leurs  combinaisons 
variées  une  multitude  de  ternes  et  de  quaternesj  de  même 
les  chances  humainement  possibles,  de  quelque  manière 
qu'elles  fussent  accouplées,  produiraient  un  grand  nombre 
de  chances  diverses  qu'il  serait  néanmoins  presque  facile  de 
calculer;  —  de  même  que  les  innombrables  et  fantastiques 
rosaces  du  kaléidoscope  sont  produites  par  un  certain  nom- 
bre de  morceaux  de  verre  toujours  le  même,  toujours  les 
mêmes. 

Or,  ces  élémens  ,  qu'ils  soient  combinés  parle  hasard  ou 


REVUE    DE    PARIS.  59 

par  l'imagination  du  poète,  sont  toujours  les  mêmes  ;  et  quel- 
que bizarres  modifications  que  le  plus  bizarre  esprit  puisse 
imposer  aux  événemens,  le  hasard,  les  désirs,  les  craintes  et 
les  folies  humaines  formeront  des  combinaisons  plus  bizar- 
res encore  !  Il  est  donc  impossible  que  dans  toutes  ces  mo- 
difications ou  ressassemens  des  mêmes  événemens,  il  n'arrive 
pas  quelquefois  que  les  événemens  arrangés  à  plaisir  dans  le 
conte  ne  se  trouvent  quelquefois  réalisésdansl'histoire. 

Nous  irons  plus  loin  :  pour  ce  qui  est  de  la  vérité ,  l'avan- 
tage, nous  le  pensons  ,  ne  tardera  pas  à  rester  au  conte  sur 
l'histoire.  INous  avons  admis  que  le  conte  et  l'histoire  ne  peu- 
vent disposer  que  des  mêmes  élémens,  que  l'histoire  est  un  ka- 
léidoscope qui  n'est  remué  que  par  hasard  ;  le  conte,  un  ka- 
léidoscope que  Ton  remue  à  dessein  :  donc,  quelles  que 
soient  les  combinaisons  des  petits  morceaux  de  verre  de 
l'un  et  de  l'autre  kaléidoscope  ,  —  elles  sont  aussi  vraies  les 
unes  que  les  autres.  Mais  il  y  a  là  des  conséquences  néces- 
saires ;  si  vous  faites  vingt  rosaces,  la  vingtième  est  la  con- 
séquence de  la  première ,  c'est-à-dire  que,  si  la  première  se 
fût  trouvée  par  hasard  composée  autrement  qu'elle  ne  l'a 
«té,  cette  modification  eût  imposé  une  modification  à  la  se- 
conde ,  la  seconde  à  la  troisième,  la  dix-neuvième  à  la  ving- 
tième. 

Dans  le  conte,  les  événemens  sortent  les  uns  des  autres, 
sans  que  personne  pense  avoir  intérêt  à  en  altérer  les  effets 
ouïes  causes  ;  —  dans  l'histoire,  au  contraire,  chacun  re- 
tranche ,  ajoute ,  modifie  ,  altère  ;  —  un  représentant  de  la 
nation  pour  faire  passer  une  loi,  un  autre  pour  la  repousser; 
l'historien  pour  arrondir  son  système,  un  poète  pour  l'eu- 
phonie, —  si  Ton  s'occupe  encore  de  l'euphonie,  —  un  dra- 
maturge pour  son  bon  plaisir,  ou  accessoirement  et  acciden- 
tellement pour  le  bon  plaisir  du  public;  chaque  jour  aux 
événemens  on  attribue  d'autres  causes,  aux  personnages 
d'autres  pensées,  d'autres  paroles,  d'autres  actions;  sou- 
vent même  d'autres  époques  ;  de  telle  sorte  que  non-seule- 
ment l'histoire  n'est  plus  vraie,  mais  aussi  qu'elle  estimpos- 
sible,  parce  que  tel  effet  ne  peut  exister  sans  telle  cause,  telle 
cause  produit  nécessairement  tel  effet. 

Tandis  que  personne  ,  que  nous  sachions  — jusqu'ici,  — 


60  REVUE    DE    PARIS. 

personne  ne  s'est  avisé ,  personne  ne  s'avisera  de  changer 
un  événement,  une  pensée,  une  ligne,  une  phrase,  un  mot, 
une  lettre,  une  virgule  au  conte  de  Peau  d'Ane. 

Personne  n'a  osé  discuter  le  mérite  du  prince  qui  meurt 
positivement  d'amour  pour  une  femme  inconnue  dont  l'an- 
neau a  failli  l'étrangler;  personne  n'a  révoqué  en  doute  la 
singulière  blancheur  des  petites  mains  de  Peau  d'Ane,  ni  sa 
taille  svelte,  ni  sa  douce  voix. 

Mais  qu'une  reine  de  France  aujourd'hui  s'avise  de  se  pa- 
rer ,  —  même  aux  bons  jours ,  —  d'une  robe  de  la  couleur  du 
soleil ,  si  surchargée  de  diamans  et  de  pierreries  qu'il  fe- 
rait jour  dans  sa  chambre  à  minuit  ;  je  défie  qu'une  telle 
chose  arrive  à  la  postérité  sans  être  escortée  d'anathèmes 
contre  une  telle  prodigalité;  -quoique,  à  notre  avis  ,  en 
terre  salique,  nous  ne  voyions  pas  à  quoi  peut  servir  à  une 
femme  d'être  reine ,  si  elle  n'a  pas  le  droit  déporter  de  plus 
belles  robes  qu'aucune  de  ses  sujettes. 

Conséquemment,  dès  que  ceux  qui  écrivent  l'histoire  blâ- 
ment ou  louent  ceux  qui  la  vivent  ou  la  font,  il  doit  arriver 
nécessairement  que  ceux-ci  cachent  ou  nient  leurs  actions,  — 
de  telle  sorte  que  l'histoire,  mêlée  de  faits  et  d'inventions  , 
forme  une  suite  de  combinaisons  qui  ne  peuvent  en  aucun 
cas  sortir  les  unes  des  autres  ;  que  l'histoire  telle  qu'elle  est 
écrite  n'a  pu  et  ne  peut  être  réalisée ,  tandis  que  le  conte  a 
dû  l'être  cent  fois  et  peut  l'être  à  chaqueinstant. 

11  y  avait  une  fois  un  pêcheur  à  Etretta ,  —  à  Etretla  dont 
les  côtes  pittoresques  ont  inspiré  de  jolis  souvenirs  à  plu- 
sieurs de  nos  peintres  ,  et  de  touchantes  mélodies  à  notre 
ami  Léon  Galayes  ;  il  y  avait  dans  le  même  lieu  une  fille 
aux  grands  yeux  bleus  ,  aux  cheveux  d'un  blond  cendré  , 
au  teint  un  peu  doré  par  le  soleil ,  aux  lèvres  vermeil- 
les  

Pour  finir  le  portrait,  nous  voudrions  bien  dire  —  ainsi 
qu'il  est  d'usage  dans  tous  les  portraits  de  femme — aux 
dents  blanches  ,  -petites  et  rangées  comme  des  perles ,  mais  nous 
ne  pouvons  en  conscience  l'assurer  ,  car,  parmi  les  habitans 
de  ces  côtes  ,  ceux  que  nous  connaissons  ne  portent  que  peu 
ou  point  de  dents  ;  néanmoins  ceux  qui  nous  ont  narré  l'his- 
toire, nous  ont  dit  Jeannette  si  jolie  que  nous  ne  pouvons 


REVUE    DE    PARIS.  61 

guère  lui  refuser  aucune  perfection  ;  aussi  ,  pour  vous  met- 
tre bien  en  situation,  pour  bien  comprendre  ce  que  fit 
Pierre,  figurez-vous  la  femme  la  plus  belle  possible  pour 
Pierre  ;  pour  cela  il  n'est  besoin  que  de  songer  à  la  femme 
que  vous  aimez  ,  que  vous  avez  aimée  —  ou  à  celle  que  vous 
aimerez. 

Non  ,  dit  Pierre  ,  je  ne  serai  pas  soldat ,  je  ne  veux  pas 
être  soldat.  Alors,  —  sous  l'empire  —  c'était  déjà  une  au- 
dace que  de  dire  :  je  ne  serai  pas  soldat,  et  cette  audace  les 
plus  mutins  avaient  coutume  de  s'en  contenter. 

Je  ne  serai  pas  soldat ,  dit  Pierre,  je  ne  veux  pas  être 
soldat  ,  — je  ne  veux  mettre  ni  leurs  cols  en  baleine,  ni  leurs 
habits  étroits,  — je  veux  rester  sur  mon  bateau,  et  continuer 
à  porter  sur  l'épaule  mes  filets  au  lieu  d'un  fusil  dont  je  n'ai 
que  faire. 

Je  ne  serai  pas  soldat,  car  pendant  ce  temps-là  un  autre 
épouserait  Jeannette  ,  —  et  puis  un  boulet  m'emporterait  un 
bras  ou  une  jambe  ;  et  me  donnât-on  de  ruban  écarlate  de 
quoi  faire  des  nœuds  à  dix  bonnets  pour  Jeannette  ,  j'aime 
mieux  mes  bras  et  mesjambes  ,  —  et  Jeannette  aussi. 

Je  ne  veux  pas  être. soldat ,  j'aimerais  mieux  me  jeter  à 
la  mer  du  haut  de  nos  falaises. 

A  cette  époque  on  n'avait  pas  encore  cédé  au  vœu  de  la 
nation  en  substituant  à  l'odieuse  conscription —  le  recrute- 
ment qui  est  exactement  la  même  chose  ;  — la  conscription 
donc  saisit  le  pauvre  Pierre. 

Etcomme  les  autres,  au  bruit  du  tambour  de  rappel,  il  sor- 
tit de  sa  maison. 

Après  avoir  baisé  en  pleurant  ses  meubles  qu'il  ne  devait 
plus  revoir  et  qui  devaient  appartenir  à  Jeannette  ,  et  la 
chaise  sur  laquelle,  un  soir  ,  elle  s'était  assise. 

Il  n'emporta  que  des  vivres  plein  un  sac  bien  bourré,  —  et 
aussi  une  boucle  des  cheveux  de  Jeannette. 

Comme  les  autres,  au  bruit  du  tambour  ,  Pierre  sortit  de 
sa  maison;  mais  ce  que  ne  firent  pas  les  autres ,  au  lieu 
d'aller  sur  la  place  ,  —  il  gravit  les  falaises  ,  — et  s'aidant 
des  pieds  et  des  mains,  il  parvint  à  un  endroit  où  peu- 
vent seuls  parvenir  les  aigles,— et  un  homme  qui  veut  cacher 
sa  liberté. 

8  6 


62  REVUE    DE    PARIS. 

0  liberté,  fille  du  ciel—  si  mal  comprise  aujourd'hui  !  — 
toi  dont  on  a  voulu  faire  une  bacchante  ivre,  échevelée 
et  chantant  des  chansons  obscènes,  —  tu  as  détourné 
tes  lèvres  de  la  coupe  impure  ,  et  arrangeant  modeste- 
ment les  plis  de  ta  longue  robe  blanche  ,  —  tu  as  déployé 
tes  ailes  et  tu  es  remontée  au  ciel,  en  faisant  entendre  de 
mélodieux  accens  —  dont  pas  une  note  n'est  entrée  dans 
aucun  des  chants  dits  patriotiques  ;  ô  liberté  ,  fille  du  ciel , 
salut. 

Là ,  Pierre  fut  caché  trois  jours ,  —  la  nuit ,  il  allait  voir 
Jeannette  ,  et  il  rapportait  des  provisions  qu'il  entassait  au 
fond  de  son  aire  ;  une  nuit ,  il  fut  suivi ,  et  on  découvrit  sa 
retraite,  —  on  voulut  le  saisir,  probablement  on  n'aurait  pu 
gravir  jusqu'à  lui,  —  mais  le  premier  qui  tenta  l'escalade 
reçut  dans  la  poitrine  une  pierre  qui  le  fit  rouler  sur  les 
pointes  de  rocher  jusqu'à  la  mer  où  il  acheva  de  périr. 

On  demanda  des  ordres,  —  c'était  un  exemple  qu'on  ne 
pouvait  laisser  impuni.  Pour  l'Empereur,  le  préfet  dit  :  Pierre 
sera  soldat, —  pour  lui*même  et  pour  Jeannette,  Pierre  dit: 
Je  ne  serai  pas  soldat. 

Les  soldats  qui  tentèrent  de  gravir  la  falaise  —  furent  ren- 
versés par  les  pierres  et  broyés  sur  les  galets;  —  on  résolut 
de  le  prendre  par  la  famine ,  —  on  garda  toutes  les  issues , 
alors  Pierre  ne  put  plus  descendre  pour  chercher  des  vivres 
ni  pour  voir  Jeannette. 

Mais  Jeannette  se  glissait  dans  l'ombre ,  et ,  étant  ses  sou- 
liers et  ses  bas  pour  ne  pas  glisser,  elle  montait  jusqu'au- 
près de  Pierre.  —  Ses  pieds,  si  blancs  au  bas  de  la  falaise  , 
étaient  tout  sanglans  en  haut ,  et  Pierre  étanchait  le  sang  en 
les  baisant.  — Un  jour  on  se  défia  de  Jeannette,  et  on  l'em- 
pêcha d'approcher. 

Sur  de  nouveaux  ordres  du  préfet,  on  lira  des  coups  de 
fusil ,  mais  les  balles  rebondissaient  sur  le  roc  ou  s'amortis- 
saient dans  la  terre  grasse. 

On  en  revint  aux  projets  de  famine,  et  Pierre  fut  trois 
jours  sans  manger. 

Il  essaya  de  manger  quelques  touffes  d'herbes  ,  —  mais  il 
devint  si  faible  et  si  découragé  qu'il  voulait  se  jeter  du  haut 
de  la  falaise  en  bas. 


REVUE   DE    PARIS. 


63 


Le  quatrième  jour .  il  trouva  dans  sa  caverne  un  pain  qu'il 
y  avait  caché ,  et  qu'il  avait  oublié  ;  il  le  mangea  avec  avi- 
dité :  Allons,  dit-il,  me  voilà  fort;  demain  j'aurai  perdu 
cette  force,  et  le  ciel  ne  m'enverra  sans  doute  pas  un  secours 
aussi  inespéré. 

Le  ciel  soit,  Pierre,  —  puisque  vous  êtes  assez  heureux 
pour  croire  que  le  ciel  veut  bien  se  mêler  de  nos  petites  af- 
faires. 

Il  attendit  la  nuit,  se  déchira  le  bras  avec  son  couteau, 
teignit  sa  chemise  de  sang ,  et,  mettant  dedans  ses  gros  sou- 
liers pour  qu'elle  ne  fût  pas  emporté  par  le  vent .  il  la  jeta 
sur  la  grève  au  pied  de  la  falaise  ,  —  puis  il  descendit  en  ram- 
pant. 

Toutes  les  issues  étaient  gardées  ,  il  se  traina  sur  les  mains 
et  sur  les  genoux  jusqu'à  un  soldat  qui  s'était  endormi.  — 
et  de  quatre  coups  de  couteau  l'empêcha  de  se  réveiller.  Puis 
il  chargea  ses  vêtemens  de  galets  et  le  jeta  à  la  mer. 

Il  alla  voir  Jeannette,  —  se  munit  de  vivres,  —  et  s'en- 
fuit dans  une  autre  retraite.  —  Le  lendemain  la  mer  vint 
prendre  sur  le  galet  et  emporter  les  souliers  et  la  chemise 
sanglante  ;  —  on  les  repêcha.  On  crut  que  Pierre  s'était  pré- 
cipité ou  qu'il  était  tombé  en  voulant  s'échapper.  On  par- 
vint à  montera  sa  retraite,  que  l'on  trouva  déserte.  Au  bout 
de  neuf  jours  ,  le  soldat  que  Pierre  avait  tué  fut  déclaré  dé- 
serteur, et  l'on  ne  pensa  plus  à  Pierre,  dont  on  n'entendit 
plus  parler  pendant  trois  ans. 

Cependant  Jeannette  avait  vingt  ans,  et  quelques  offres 
qu'on  lui  fit ,  elle  refusait  obstinément  de  se  marier.  —  On 
pensait  que  c'était  le  souvenir  de  Pierre  qui  la  retenait;  mais 
cependant ,  comme  on  ne  la  voyait  ni  triste  ni  chagrine ,  on 
ne  savait  comment  expliquer  le  célibat  auquel  elle  semblait 
se  condamner. 

Tout  passe,  l'empire  passa.  —  Pierre  revint,  il  avait  vécu 
trois  ans  dans  les  roches,  —  où  Jeannette  ,  sa  seule  confi- 
dente, lui  avait  porté  des  vivres.  — Il  retrouva  son  bateau 
et  ses  filets,  dont  elle  avait  eu  soin 


Et  puis 


6i  BEVUE    DE    PARIS. 

—  C'est  tout. 

—  Ah! 

—  Que  voudriez-vousde  plus? 

—  Rien.  Mais  il  est  étonnant  que  cela  finisse  ainsi. 

—  Mettez,  si  vous  voulez,  qu'ils  vécurent  long-temps  et 
eurent  beaucoup  d'enfans. 

—  Ce  n'est  pas  cela;  Pierre  est  un  garçon  de  cœur  et  de 
résolution  qui  aurait  pu  devenir  quelque  chose. 

—  Quoi? 

—  Je  ne  sais.  —  Mais  enfin  ce  qu'on  entend  par  quelque 
chose. 

—  Mais  que  pouvait-il  être  mieux  que  l'amant  ou  l'époux 
d'une  femme  qu'il  aimait ,  gagnant  bien  sa  vie  avec  ses  filets, 
et  de  plus  la  gagnant  au  grand  air  et  au  soleil.  —  Il  vous  faut 
la  fin  de  l'histoire  de  Pierre. — Mais  avant  nous  voulons 
vous  ôter  un  préjugé.  Il  faut  que  vous  sachiez  que  toutes  les 
histoires  ne  finissent  pas  ,  que  peu  finissent;  que  le  drame  , 
dans  la  nature,  n'a  souvent  qu'un  ou  deux  actes,  —  une 
exposition  ,  point  de  péripétie  ni  de  dénoûment  ;  ou  plutôt  , 
comme  le  prouve  spirituellement  Léon  Gozlan  ,  il  n'y  a  pas 
de  drame  dans  la  nature  ;  les  incidens  le  plus  souvent  pas- 
sent près  l'un  de  l'autre  sansse  croiser;  les  éléraens  d'un  coup 
de  théâtre  se  manquent  de  dix  minutes ,  et  le  coup  de  théâtre 
est  manqué. 

L'histoire  de  Pierre,  par  exemple,  est  la  plus  incomplète 
que  vous  puissiezimaginer.  Pour  vous  ,  pour  vos  croyances; 
pour  nous  ,  qui  ne  croyons  guère  aux  hommes  conséquens  , 
et  qui  n'aimons  pas  du  tout  ceux  qui  ont  la  prétention  de 
l'être,  cette  fin  nous  plaît,  elle  montre  bien  l'homme  tel  qu'il 
est. 

Plus  tard,  dans  les  soirées  d'hiver, — quand  les  gros  temps 
empêchaient  les  barques  de  quitter  la  rive;  près  de  l'âtre, 
devant  ces  feux  confortables  que  nulle  part  on  ne  fait  si  bien 
que  dans  la  Normandie  ;  —  car  encore  dans  les  campagnes 
on  voit  que  les  cheminées  ont  été  faites  pour  se  chauffer; 
clans  les  villes,  il  est  évident  qu'elles  ne  doivent  servir  qu'à 
supporter  une  pendule  ,  deux  flambeaux  sous  verre ,  et  deux 
vases  de  fleurs  de  batiste;  devant  un  grand  feu,  Pierre  ra- 
contait quelquefois  son  histoire  ;  la  triste  vie  qu'il  ^vait  me- 


REVUE    DE    PARIS.  65 

née  pendant  plus  de  trois  ans,  et  le  courage  que  lui  avait 
donné  son  amour;  et  Jeannette,  pendant  son  récit,  le  re- 
gardait avec  amour,  et  passait  sa  main  sur  ses  yeux. 

Mais  un  jour  il  se  trouva  devant  Pâtre  des  hommes  fiers 
des  dangers  qu'ils  avaient  courus  malgré  eux,  et  pour  les- 
quels ils  étaient  partis  en  pleurant.  —  Chacun  d'eux  regar- 
dait comme  sienne  la  gloire  de  l'empire,  et  croyait  avoir 
gagné  la  bataille  où  il  avait  eu  peur. 

Ils  firent  des  récits  de  combats  entremêlés  d'un  certain 
nombre  de  mots  sonores  et  insignifians. 

Par  suite  de  quoi  on  prouva  à  Pierre  qu'il  avait  été  lâche 
de  combattre  seul  contre  les  soldats ,  contre  la  faim  ,  contre 
la  soif,  contre  le  désespoir,  pour  conserver  sa  liberté,  au 
lieu  d'être  allé  en  masse  tirer  au  hasard  des  coups  de  fusil 
sans  savoir  pourquoi. 

Pierre  alors  fut  honteux  de  son  énergie.  Jeannette  elle 
même  ne  fut  plus  fière  de  son  mari ,  —  elle  se  surprenait 
souvent  à  désirer  qu'il  eût  fait  comme  les  autres,  qu'il  eût  servi. 
Elle  commença  à  préférer  les  récits  de  batailles  aux  récits  de 
Pierre.  —  Un  ancien  militaire  lui  conta  fleurette  ,  et  elle  l'é- 
couta.  Pierre  n'osa  rien  dire,  car  on  lui  avait  persuadé  qu'il 
avait  été  et  qu'il  était  lâche  ;  seulement  un  soir  il  assomma 
l'amant  de  sa  femme ,  puis  comme  autrefois  il  sortit  de  sa 
maison  pour  retourner  sur  sa  falaise  ,  et  le  lendemain  ,  on 
trouva  sur  le  galet— non  plus  sa  chemise  et  ses  souliers,  mais 
son  corps  déchiré. 

Alphonse  Karji. 


a>'  ■.£. 


8  6. 


LULLI. 


PREMIERE    PARTIE. 

£n  1660,  lorsque  Louis  XIV  épousa  l'infante  d'Espa- 
gne, les  fous  de  cour  n'étaient  plus  à  la  mode,  le  règne 
des  Triboulet,  de  joyeuse  mémoire,  était  depuis  long-temps 
passé  ;  la  marotte ,  l'épée  de  bois ,  le  bonnet  pointu  ,  les  gre- 
lots, tombaient  en  quenouille.  Une  femme  tenait  alors  le 
sceptre  de  la  folie,  elle  parut  à  la  cour  de  Saint-Germain, 
vêtue  en  homme ,  portant  une  bonne  lame  au  côté ,  figurant 
parmi  les  seigneurs  que  don  Juan  d'Autriche  amenait  d'Es- 
pagne à  sa  suite.  Cette  chevalière  eut  un  succès  prodigieux  , 
et  faillit  rétablir  en  France  l'empire  de  la  marotte.  Elle  ré- 
jouit d'abord  par  ses  extravagances  ;  mais  les  vérités  un  peu 
dures  qu'elle  jetait  à  la  face  des  courtisans  ,  des  princes 
même  ,  ruinèrent  bientôt  son  crédit.  On  voulait  la  garder  à 
Saint-Germain;  don  Juan  tenait  singulièrement  à  sa  folle, 
d'une  laideur  affreuse;  il  ne  voulut  point  la  céder;  et  quand 
il  partit ,  on  avait  cessé  de  faire  des  démarches  pour  obte- 
nir cette  faveur.  Les  fous  en  titre  disparaissaient ,  le  manoir 
royal  en  était  privé  depuis  un  demi-siècle,  mais  on  avait  en- 
core des  nains  difformes,  des  mores,  des  chiens,  des  co- 
chons ,  des  chats  ,  des  singes  favoris  ,  dont  la  présence  et  la 
gentillesse  répandaient  une  certaine  gaieté  dans  les  salons 
fort  tristes  d'Anne  d'Autriche.  Les  amours  du  jeune  roi ,  les 
fêtes  offertes  aux  objets  de  ses  premières  passions,  les  jeux 
inventés  par  Mazarin  pour  amuser  son  pupille,  étaient  des 
éclairs  de  plaisir  qui  brillaient  un  instant;  l'étiquette  repre- 
nait bientôt  ;:on  empire,  et  l'on  s'ennuyait  déplus  belle. 


REVUE     DE     PARIS  67 

Chaque  grande  dame  avait  sa  bête  ou  ses  animaux  qu'elle 
affectionnait;  ce  goût  dura  long-temps  encore,  témoin  cette 
duchesse  qui  admettait  dans  sa  couche  un  marcassin  ,  et  qui 
dormit  avec  deux  marcassins .  quand  on  lui  eut  fait  remar- 
quer Pinconvenance  d'un  semblable  camarade  de  lit  ;  témoin 
les  six  chiens  de  Mrae  de  Montespan,  dont  la  pitance  quoti- 
dienne en  biscuits  et  gimblettes  est  curieusement  portée, 
enregistrée  dans  YÉtat  de  la  France  ;  les  tètes,  de  lapin  hum- 
blement offertes  aux  chats  de  Ml'e  Choin  ,  l'effroyable  more 
de  la  Dauphine  ;  les  nains  drolatiques  du  roi  d'Espagne, 
dont  parle  -Mme  de  Villars  dans  ses  Lettres. 

Mlle  de  Monipensier  voulut  se  mettre  à  la  mode  ;  les  La- 
pons ,  les  valets  de  la  famille  d'Arlequin  ,  les  Turcs ,  abon- 
daient à  la  cour  ;  elle  n'avait  pas  un  goût  bien  décidé  pour 
les  quadrupèdes;  l'Italie  eut  la  préférence  quand  elle  s'oc- 
cupa du  choix  de  son  groom,  de  son  tigre,  si  vous  l'aimez 
mieux  :  ces  mots  de  notre  époque  désignent  parfaitement  ce 
que  l'on  appelait  alors  portequeue.  Le  chevalier  de  Guise 
allait  à  Rome  y  remplir  je  ne  sais  quelle  mission  diplomati- 
que ;  il  vint  prendre  congé  de  Mademoiselle,  qui  le  pria 
de  lui  amener  un  petit  Italien  ,  s'il  en  rencontrait  un  joli. 
Cette  singulière  recommandation  fut  faite  en  ces  termes.  Le 
chevalier  part,  voyage  en  poste  et  ne  manque  pas  d'exa- 
miner avec  soin  tous  les  petits  lazzaroai  qu'il  voyait  sur  sa 
route  ,  et  ceux  qui  venaient  à  chaque  relai  présider  à  l'é- 
change des  chevaux.  Il  parait  qu'il  fit  bien  du  chemin  avant 
d'en  trouver  un  qui  fût  assez  joli  pour  remplir  les  condi- 
tions de  son  mandat.  Les  petits  drôles  étaient  mal  bâtis , 
d'une  figurepeu  avenante,  et  le  chevalier  poursuivait  toujours 
son  voyage  ;  le  pays  était  assez  étendupour  qu'il  ne  désespé- 
rât point  encore. 

Près  d'arriver  à  Florence,  il  voit  un  moulin  d'un  aspect 
assez  pittoresque,  et  sur  un  banc  de  pierre  qui  tenait  au 
rustique  édifice  ,  un  enfant  déguenillé,  les  pieds  nus,  mal 
peigné  ,  raclant  à  tour  de  bras  une  méchante  guitare.  Le 
virtuose  campagnard  jouait-il  une  gigue  deCarissimi,  une 
sarabande  de  Stradella ,  un  madrigal  de  Luca  Marenzio  i 
C'est  ce  que  je  ne  vous  dirai  point,  l'histoire  se  tait  là-des- 
sus ;  il  est  prudent  d'imiter  son  silence.  Peut-être  Fetrfiuit 


68 


REVUE    DE    PARIS. 


improvisait-il  comme  les  muletiers  espagnols  ;  les  meuniers 
d'Italie  doivent  être  aussi  bien  organisés  que  les  arrieros  de 
la  Manche  et  de  l'Estramadure.  «  —  Voilà  mon  homme , 
»  ou  plutôt  mon  enfant!  s'écria  le  chevalier  de  Guise  du 
»  fond  de  sa  voiture.  »  Il  fait  arrêter  les  chevaux,  descend, 
s'approche  du  petit  musicien  et  lui  propose  de  l'emmener  à 
Paris ,  où  il  prendra  soin  de  son  avenir ,  peut-être  de  sa 
fortune.  L'enfant  refuse  ,  Paris  était  pour  lui  un  pays  in- 
connu. «  —  Aimerais-tu  mieux  venir  à  Rome?  —  A  Rome! 
»  sur-le-champ,  partons,  je  suis  à  vous;  permettez-moi  seu- 
»  lement  de  dire  que  ce  soir  je  ne  coucherai  pas  au  moulin. 
»  —  Tu  laisses  ta  guitare  ?  —  Elle  n'est  point  à  moi  !  le  père 
»  cordelier  me  l'a  prêtée.  —  Tu  ne  prends  pas  tes  souliers  ? 
»  —  Je  n'en  ai  jamais  eu  ;  c'est  bon  pour  des  seigneurs.  « 
Le  chevalier  fut  séduit  par  la  vivacité  des  reparties  de  l'en- 
fant. Son  œil  brillant ,  sa  physionomie  ,  annonçaient  de  l'es- 
prit ;  l'avenir  que  lui  promettait  sa  patrie  n'était  pas  bien 
séduisant;  un  seigneur  allait  le  lancer  à  Rome  sur  le  che- 
min de  la  fortune.  Jean-Baptiste  prit  aisément  son  parti.  Le 
voilà  dans  la  chaise  ;  fouette  cocher!  et  bientôt  il  n'entend 
plus  le  rhythme  réglé  ,  le  tic-tac  du  moulin  et  la  basse  con- 
tinue du  torrent  qui  fuit  écumant  sous  la  roue. 

«  —  Tu  es  donc  meunier  et  musicien  ?  —  Ni  l'un  ni  l'autre, 
»  monseigneur ,  je  garde  les  cochons,  et,  dans  mes  instans 
»  de  loisir  ,  le  père  cordelier  m'apprend  à  jouer  de  la  gui- 
»  tare.  Il  dit  que  j'aurai  de  la  main  ,  et  qu'un  jour  je  pourrai 
«  gagner  ma  vie  en  étant  ménétrier  ,  ce  qui  vaut  beaucoup 
»  mieux  que  mener  paître  les  moutons  de  l'Enfant-Prodi- 
»  gue.  —  Tu  gardes  les  cochons  ?  C'est  à  merveille  !  un  cor- 
»  délier  t'endoctrine ,  c'est  charmant,  c'est  admirable  ! 
))  Sixte  V ,  le  fameux  pape  Sixte  V ,  a  commencé  par-là  ;  tu 
»  lui  ressembles  déjà  sous  ce  double  rapport.  Je  serais 
»  bien  trorapé  si  tu  n'avais  pas  un  peu  de  son  esprit.  Je  ne 
»  suis  point  astrologue  ni  sorcier,  mais  ton  horoscope  s'an- 
»   nonce  bien  ,  et  je  suis  charmé  de  t'avoir  rencontré.  » 

Jean-Baptiste  s'accoutuma  sans  peine  à  son  nouveau 
genre  de  vie.  Le  chevalier  de  Guise  l'habilla  ,  le  chaussa  , 
l'établit  dans  son  office  ,  et  l'enfant  consentit  à  quitter  Rome 
pour  venir  à  Paris  avec  un  protecteur  qui  l'avait  gratifié 


REVUE    DE    PARIS.  6U 

libéralement  d'une  guitare  et  d'un  violon.  Il  est  à  présumer 
que  le  chevalier  lui  donna  un  maître  de  musique  pendant 
son  séjour  à  Rome  ,  afin  d'assurer  le  succès  de  son  pupille, 
et  de  se  rendre  plus  digne  des  remerciemens  de  Mademoi- 
selle. Espérance  vaine  et  trompeuse  !  Le  chevalier  présente 
Jean-Baptiste  à  Mademoiselle  et  lui  vante  la  conquête  qu'il 
a  faite  sur  l'Italie.  «  —  C'est  fort  bien  !  dit  la  princesse  en 
•»  examinant  le  jeune  virtuose  des  pieds  à  la  tête;  il  a  douze 
»  ans,  il  est  petit ,  il  est  Italien  ,  mais  il  n'est  pas  joli.  N'im- 
»  porte,  je  le  garde  ,  et  vous  en  remercie.  »  Le  noble  con- 
ducteur voulut  faire  l'exhibition  des  talens  de  son  protégé  ; 
la  guitare  était  prête,  le  violon  accordé,  Mademoiselle 
tourna  les  talons,  répétant  sotto  voce  :  «  Il  n'est  pas  joli  !  » 

Jean-Baptiste  consterné,  voyant  tous  ses  rêves  de  bon- 
heur s'évanouir,  descendit  lentement  à  la  cuisiue,  où  le 
chef  l'attendait,  et  lui  donna  les  fonctions  de  sous-marmi- 
ton. Le  voilà  gâte-sauces,  candidat  marmiton,  mis  à  la 
gamme ,  aux  premiers  principes  du  doigté  de  la  cuiller  à  pot. 
Comment  notre  virtuose  sortira-t-il  de  cet  abîme  ,  où  le  dé- 
dain ,  les  caprices  d'une  princesse  viennent  de  le  plonger, 
de  cette  prison  souterraine  où  sa  mauvaise  fortune  le  re- 
tient? Lulli  ne  pouvait  se  plaindre  ,  sa  voix  n'aurait  eu  pour 
auditeurs  que  des  compagnons  prêts  à  se  moquer  de  ses  la- 
mentations. Il  rongeait  sonfrein,  ne  disaitmot,  n'en  pensait 
pas  moins  et  confiait  ses  destins  à  l'éloquence  de  son  archet  ; 
il  fit  parler  son  violon  et  lui  communiqua  l'expression  de 
son  dépit  et  de  sa  colère.  Toutes  les  fois  que,  les  poulets 
étant  plumés,  les  herbes  épluchées,  le  pot  écume ,  le  chef 
lui  laissait  un  instant  de  loisir,  le  jeune  Lulli  prenait  son 
violon  et  raclait  à  lour  de  bras  des  menuets ,  des  courantes, 
avec  accompagnement  obligé  de  casseroles  et  de  pilons, 
pour  le  plus  grand  plaisir  de  ses  compagnons  d'armes. 
Cette  mélodie,  après  avoir  fait  retentir  les  voûtes  de  l'offi- 
cine ,  s'échappait  en  accords  harmonieux  par  les  soupiraux, 
avec  les  émanations  odorantes  qui  s'élevaient  par  bouffées 
des  fourneaux  classiques  d'un  émule  de  Vatel.  Le  comte  de 
iNogent  en  prit  sa  part  en  traversant  la  cour  du  palais,  et 
dit  à  Mademoiselle  que  son  marmiton  s'escrimait  fort  bien 
de  l'archet.  La  princesse  consentit  à  l'entendre  et  fut  salis- 


70 


REVUE     DE    PARIS. 


faite  des  heureuses  dispositions  de  Lulli.  Elle  lui  fit  donner 
un  maître  de  violon  ,  et  le  marmiton-virtuose  quitta  la  cui- 
sine pour  passer  au  service  de  la  chambre.  Il  se  perfectionna 
dans  la  musique,  et  devint  bientôt  le  plus  habile  violoniste 
de  Paris.  Métru  ,  Robcrdet  et  Gigault ,  organiste  de  Saint- 
Nicolas-des-Champs  ,  lui  montrèrent  plus  tard  le  clavecin 
et  la  composition. 

Il  quitte  la  cuisine,  grâce  à  son  violon  ;  c'est  Orphée 
s'échappant  du  Tartare  ;  le  voilà  monté  d'un  étage  ,  valet 
de  chambre  ,  d'autres  disent  galopin,  c'est-à-dire  valet  des 
valets  de  chambre!  Pour  un  gardeur  de  cochons,  c'était 
déjà  de  l'avancement.  Mais  il  fallait  encore  que  le  vent  de 
la  fortune  le  lançât  dans  une  mer  plus  vaste  ,  digne  de  son 
talent  et  de  son  ambition  :  ce  vent  ne  tarda  point  à  souffler. 
Est-ce  l'impétueux  Borée,  l'Aquilon  si  redoutable  aux  navi- 
gateurs ,  ou  Zéphire  à  la  douce  haleine  ,  qui  rendit  ce  ser- 
vice à  Lulli  ?  Non  ,  et  toutes  les  descriptions  de  tempêtes  de 
Virgile  ou  de  Camoens  ne  sauraient  m'être  d'aucun  secours 
pour  conter  cette  aventure.  Citons  un  couplet  des  roman- 
ces fashionables  que  l'on  chantait  à  la  cour  de  Louis  XIV; 
peut-être  arriverai-je  plus  aisément  à  faire  connaître  ce 
que  je  n'ose  dire  : 

Mon  cœur,  outré  de  déplaisirs, 
Était  si  gros  de  ses  soupirs  , 
Voyant  votre  cœur  si  farouche. 
Que  l'un  d'eux  se  -voyant  réduit 
A  ne  pas  monter  vers  la  bouche, 
Sortit  par  un  autre  conduit. 

Un  soupir  de  cette  espèce  ,  que  fit  Mademoiselle  ,  amou- 
reuse ou  non  ,  et  que  la  vigueur,  la  franchise  de  l'exécution 
portèrent  au  loin,  causa  l'heureuse  disgrâce  de  Lulli.  La 
boutade  sonore  de  Mademoiselle  fit  beaucoup  de  bruit  dans 
le  monde  ;  les  plaisans  de  la  cour  s'en  amusèrent ,  il  courut 
des  vers  sur  ce  burlesque  sujet,  et  Lulli,  témoin  auriculaire, 
s'avisa  de  les  mettre  en  musique ,  avec  ritournelles  imita- 
tives.  Son  air  et  les  paroles  se  chantèrent  partout ,  et  Ma- 
demoiselle congédia  sur-le-champ  et  sans  récompense  l'im- 


RFVTJE    DF.    PARTS. 


71 


pertinent  compositeur.  Qu'importe?  la  chanson  était  à  la 
mode  et  son  auteur  aussi;  de  toutes  parts  on  le  rechercha  , 
on  l'accueillit,  on  le  fêta.  Ses  repas  n'étaient  plus  servis  à 
l'office  de  Mademoiselle;  les  seigneurs  le  régalaient  bien  de 
temps  en  temps  ;  mais  il  ne  pouvait  se  fier  à  ces  bonnes 
fortunes  ,  il  eût  été  trop  souvent  forcé  de  compter  des  pau- 
ses. Il  fallait  vivre  ,  et,  fier  de  son  talent,  Baptiste  se  pré- 
sente au  chef  de  la  bande  des  violons  du  roi.  On  le  reçut... 
comme  premier  violon  ,  sans  doute  ? — Non  ,  ces  vingt-qua- 
tre racleurs  ,  ces  pitoyables  ménétriers  avaient  chacun 
acheté  leur  charge  ,  payé  le  droit  d'écorcher  les  oreilles 
royales  au  petit  lever  ,  au  petit  coucher  ,  aux  grandes,  aux 
bonnes  ,  aux  petites  fêtes  ,  et  nul  ne  voulut  céder  le  pas  au 
maître  qui  n'avait  pas  de  quoi  financer  l'emploi  qu'il  pos- 
sédait. Lulli  fut  admis  comme  garçon  d'orchestre  ;  c'est  lui 
qui  pliait  ,  ficelait  les  cahiers  et  portait  les  instrumens  de 
ces  messieurs  les  troubadours  en  litre. 

Louis  XIV  avait  pris  une  part  active  aux  facéties  dirigées 
contre  Mademoiselle  ,  contre  cette  cousine  dont  il  se  joua 
plus  tard  d'une  manière  indigne  ,  et  qu'il  dépouilla  honteu- 
sement pour  enrichir  ses  bâtards.  Louis  était  musicien  , 
avait  la  prétention  d'être  fin  connaisseur  ;  il  voulut  voir  , 
entendre  l'auteur  de  la  fameuse  chanson,  trouva  ses  airs 
délicieux  fut  enchanté  de  son  exécution,  et,  comme  il  n'y 
avait  point  de  place  vacante  dans  sa  troupe  sonnante  et  ra- 
clante, il  créa  tout  exprès  une  nouvelle  bande  que  Lulli  put 
former,  exercer  et  conduire  à  sa  fantaisie.  On  la  nomma 
les  petits  violons.  Instruits  par  un  professeur  habile  ,  ils  sur- 
passèrent bientôt  les  grands  violons,  labande  des  vingt-qua- 
tre, ainsi  nommée  ,  bien  qu'ils  fussent  vingt-cinq  ,  la  plus 
fameuse  de  l'Europe.  Célébrité  précieuse  ,  sans  doute  , 
mais  acquise  à  peu  de  frais.  Ces  violons  sans  rivaux 
croyaient  avoir  atteint  les  dernières  bornes  de  l'art  en 
jouant  une  série  de  menuets  ,  de  gigues  et  de  sarabandes 
qu'ils  avaient  étudiés  pendant  un  mois,  chacun  en  particu- 
lier ,  et  que  l'on  répétait  ensuite  assez  long-temps  pour 
tâcher  de  les  dire  avec  un  certain  ensemble  ,  mais  non  sr.as 
offenser  l'oreille  la  moins  délicate. 

Les  noms  de  ces  vétérans  de  notre  musique  ne    figuraient 


72  REVUE    DE  PARIS. 

dans  aucun  ouvrage  écrit  sur  cet  art.  Après  beaucoup  de 
recherches  infructueuses,  je  les  ai  trouvés  dans  VEtat  de 
la  France,  et  les  ai  fait  connaître  dans  un  petit  volume  pu- 
blié en  1832,  Chapelle- Musique  des  rois  de  France.  Ce  tableau 
nominatif  offre  un  autre  intérêt  que  celui  de  la  curiosité, 
il  sert  à  montrer  la  manière  dont  on  distribuait  alors  les 
forces  d'un  orchestre.  Onze  premiers  violons  ,  quatre  se- 
conds, deux  violes,  huit  violoncelles.  Vous  voyez  qu'il  n'est 
pas  question  d'instrumens  à  vent,  on  ne  les  réunissait  point 
encore  aux  forces  de  l'archet ,  la  contrebasse  n'a  été  intro- 
duite à  l'orchestre  qu'en  1700,  par  Montéclair.  Lesinstru- 
mens  étaient  alors  divisés  en  familles  que  l'on  se  gardait 
bien  de  mêler;  ainsi,  quand  Mme  de  Sévigné  nous  parle 
d'un  concert  de  flûtes ,  il  s'agit  d'une  réunion  de  flûtes  de 
différens  calibres  formant  un  ensemble  complet  de  dessus  , 
seconds  dessus  ,  quintes  et  basses  de  flûte.  Saint-Evremont 
dit  en  parlant  de  la  Pastorale,  opéra  de  Cambert  :  «On  y  en- 
»  tendait  des  concerts  de  flûtes  ,  ce  que  l'on  n'avait  pas  en- 
»  tendu  sur  aucun  théâtre  depuis  les  Grecs  et  les  Romains.  » 
Les  fanfares  de  nos  régimens  de  cavalerie  sont  de  vérita- 
bles concerts  de  trompettes,  tels   qu'on  les  organisait  du 
temps  de  Louis  XIV.  On  avait  alors  la   trompette  à  trous 
et  à  clefs,  ressuscitée  de  nos  jours  et  perfectionnée.  Le  Men- 
teur,  de  P.  Corneille,  fournit  une  preuve  si  curieuse  de  la 
diversité  de  concerts  en  usage  à  celte  époque,  qu'elle  me 
fera  pardonner  de  citer  des  vers  détestables. 

Comme  à  mes  chers  amis,  je  veux  vous  tout  conter. 
J'avais  pris  cinq  bateaux,  pour  mieux  tout  ajuster  : 
Les  quatre  contenaient  quatre  chœurs  de  musique 
Capables  de  charmer  le  plus  mélancolique. 
Au  premier,  violons  ;  en  l'autre  luths  et  voix; 
Des  flûtes  au  troisième  ;  au  dernier  des  hautbois  , 
Qui,  tour  à  tour  en  l'air,  poussaient  des  harmonies 
Dont  on  pouvait  nommer  les  douceurs  infinies.... 
Cependant  que  les  eaux,  les  rochers  et  les  airs 
Répondaient  aux  accens  de  nos  quatre  concerts. 

Avant  Lulli  ,  les  instrumens  à  vent  ne  faisaient   point 


REVUE    DE     PABTS.  ,  H 

partie  de  l'orchestre;  ce  compositeur  ne  les  employa  qu'en 
chœurs  séparés,  ou  bien  en  les  réunissant  à  l'unisson  aux 
parties  des  violons.  Les  hautbois  et  les  trompettes  doublent 
les  violons  dans  Isis  ,  Armide  ,  ainsi  que  dans  le  Te  De  uni 
de  Lalande.  Ces  hautbois,  ces  trompettes ,  au  nombre  de 
six  ,  de  huit  ,  de  douze  même  ,  étaient  gouvernés  d'une 
manière  assez  rustique;  l'harmonie  qui  faisait  pâmer  de 
plaisir  les  dilettanU  de  l'époque  devait  être  une  musique 
d'enragé. 

Les  vingt-quatre  violons  jouaient  pendant  le  dîner  du 
roi,  principalement  quand  il  revenait  de  l'armée  ,  ou  des 
grands  voyages,  tels  que  ceux  de  Fontainebleau,  de  Com- 
piègne.  Ils  jouaient  aussi  le  lei  janvier,  1er  mai,  pour  le  jour 
de  la  fête  de  Sa  Majesté  .  et  recevaient  chacun  912  livres  12 
sous  pour  leur  service  ordinaire  aux  bals ,  aux  concerts.  Les 
gratifications  s'élevaient  à  cent  écus  environ.  On  Jeur  don- 
nait en  outre  du  pain,  du  vin  ,  et  de  notables  morceaux 
de  viande ,  à  six  bonnes  fêtes  de  l'année;  cette  distribution 
de  vivres  en  nature  les  rendait  commensaux  du  palais.  Les 
jours  de  Saint-Louis  et  de  Saint-Martin,  ils  recevaient  du 
pain  et  du  vin  à  discrétion  ;  la  viande  était  supprimée  .  at- 
tendu que  ces  fêtes  pouvaient  arriver  sur  un  jour  d'absti- 
nence. Vendredi  chair  ne  mangeras  ,  est  un  précepte  que 
ces  ménétriers  observaient  rigoureusement,  pourvu  qu'on 
leur  accordât  la  permission  et  les  moyens  de  s'enivrer;  ils 
savaient  user  largement  de  cette  licence.  Quand  ils  venaient 
racler  devant  le  roi  ,  le  surintendant ,  chef  de  la  bande 
sonnante,  battait  la  mesure  ,  ce  qui  ne  les  empêchait  d'al- 
ler toiit  de  travers  en  exécutant  les  gavottes  et  les  passe- 
pieds,  le  branle  de  la  reine  et  le  branle  des  duchesses.  Cette 
musique  de  village,  ce  grotesque  charivari  révolta  Lulli, 
qui  s'empressa  de  former  ses  petits  violons  ;  ils  furent  bien- 
tôt plus  habiles  que  les  grands.  La  petite  bande  ,  composée 
d'abord  de  seize  musiciens,  en  compta  vingt  et  un  par  la 
suite.  Un  compositeur  des  entrées  des  ballets  du  roi,  Claude 
Ballon,  maitre  de  danse  de  Sa  Majesté  ,  un  huissier  ordi- 
naire des  ballets,  l'abbé  de  Montgival  ,  étaient  attachés  à 
la  musique  de  la  chambre  dont  Lulli  obtint  la  surintendance 
en  1652  ,  six  ans  après  son  arrivée  en  France. 

8  7 


74  REVUE     DE    PARIS. 

Ces  musiciens  de  Louis  XIV,  cette  grande  bande  avait 
aussi  ses  privilèges  et  prérogatives  ;  je  m'exposerais  à  toute 
la  colère  de  leurs  successeurs  si  je  négligeais  un  point  aussi 
essentiel.  Or,  il  est  dit  et  prescrit  dans  le  code  de  l'éti- 
quette observée  à  la  cour  de  François  Ier  et  de  ses  succes- 
seurs que:  Quand  la  musique  de  la  chambre  va  chanter  ou 
jouer  par  ordre  du  roi  devant  les  princes  du  sang  (  les  fils 
de  France  exceptés  )  et  devant  les  princes  étrangers,  quoi- 
que souverains  ,  si  ces  princes  se  couvrent,  la  musique  du 
roi  se  couvre  aussi.  Cela  se  fit  de  la  sorte  devant  le  duc  de 
Lorraine ,  à  Nantes,  en  1626.  Le  duc  de  Lorraine  se  cou- 
vrit ,  et  les  chanteurs,  les  symphonistes  s'empressèrent  de 
mettre  leur  chapeau.  Cette  licence  ,  bien  que  légitime  ,  mo- 
lesta beaucoup  le  duc  ,  et  le  rendit  rêveur  pendant  tout  le 
concert  :  on  assure  même  qu'il  ne  prit  aucun  plaisir  à  la 
musique  offerte  à  son  oreille  sensible  et  délicate.  Le  prince 
de  Monaco  savait  sonétiquette  sur  le  bout  du  doigt,  etquand 
Louis  XIV  le  gratifia  d'un  concert  particulier  à  Perpignan  , 
en  1642,  ce  prince,  tout  principotto  qu'il  était,  se  mit  en 
garde  contre  cet  honneur  dangereux.  Pour  ne  pas  donner 
aux  musiciens  la  malicieuse  satisfaction  de  se  coiffer  d'un 
feutre  à  larges  bords  devant  lui,  Son  Altesse  aima  mieux 
courir  les  risques  d'un  rhume  de  cerveau  ,  elle  resta  décou- 
verte, et  les  ménétriers  furent  désappointés. 

Les  petits  violons  dirigés  par  Lulli  avaient  chacun  600  li- 
vres par  an  ,  sans  pain ,  vin  ,  ni  viande  ;  ils  suivaient  le  roi 
à  la  campagne  pour  jouer  à  son  souper,  aux  bals  de  la  cour, 
aux  ballets  et  aux  récréations  de  Sa  Majesté.  Aux  grandes 
cérémonies,  telles  que  le  sacre,  les  entrées  solennelles  dans 
les  villes,  les  mariages,  naissances,  réjouissances  publi- 
ques ,  on  les  faisait  jouer  avec  les  musiciens  de  la  chapelle 
et  l'autre  bande  ,  dite  de  la  Grande  Écurie  ,  les  trompettes, 
musettes  de  Poitou  ,  flûtes,  fifres,  hautbois,  tambours  et 
timbales. 

Le  roi  donnait  tous  les  ans  de  grands  spectacles  appelés 
ballets  ,  mascarades:  le  sujet  en  était  pris  dans  la  fable  ou 
bien  appartenait  tout-à-fait  à  l'imagination  du  compositeur. 
C'était  encore  le  ballet  du  temps  de  Louis  XIII  avec  ses 
nombreuses  entrées,  ses  danses  mêlées  de  récits  qui  n'a- 


REVUE    DE    PARIS. 


16 


vaient  aucune  liaison  entre  eux.  Lulli  composa  d'abord 
quelques  airs  pour  ces  spectacles;  il  fit  ensuite  toute  la  mu- 
sique des  autres  ballets  donnés  à  Paris  en  1653.  Il  était  âgé 
de  vingt  ans  ;  on  ne  le  connaissait  que  sous  le  nom  de  Bap- 
tiste, témoin  ces  vers  des  Fâcheux }  de  Molière  : 

Baptiste  le  très-cher 
N'a  pas  vu  ma  courante  .  et  je  vais  le  chercher. 

Mraede  Sévigné  ne  le  désigne  pas  autrement.  Lulli  dansait  , 
exécutait  des  entrées  ou  figurait  dans  les  ballets  de  la  cour; 
on  le  trouve  porté  sur  les  livrets.  Le  roi  fut  si  content  de  la 
musique  de  Lulli ,  qu'il  ne  voulut  plus  en  entendre  d'autre  ; 
il  le  nomma  compositeur  de  sa  musique  instrumentale  ,  le 
16  mars  1653 ,  à  la  place  de  Lazarin  qui  venait  de  mourir. 
Le  16  mai  1661 .  il  obtint  les  charges  de  compositeur  et  de 
surintendant  de  la  musique  de  la  chambre  ,  vacantes  par  le 
décès  de  Cambefort.  Il  recevait ,  par  an  ,  pour  la  première  , 
600  livres ,  et  450  livres  pour  la  seconde.  Quand  Baptiste  fut 
revêtu  de  ces  dignités  musicales  ,  il  prit  son  nom  de  Lulli, 
et  se  fit  appeler  M.  de  Lulli  lorsqu'il  eut  reçu  des  lettres 
de  noblesse  et  fait  l'emplette  d'un  office  de  secrétaire  du  roi. 
Le  24  juillet  1662  ,  il  épouse  Madeleine  Lambert ,  fille  uni- 
que de  Michel  Lambert  ,  maître  de  la  musique  de  la  cham- 
bre du  roi ,  le  plus  habile  professeur  de  chant  de  l'époque. 
Lulli  se  faisait  honneur  d'être  le  gendre  d'un  tel  artiste  , 
aimait  beaucoup  ses  airs  et  les  chantait  souvent.  Mme  Lulli 
gouvernait  sa  maison  ,  recevait,  payait,  amassait  à  sa  fan- 
taisie ,  et  son  mari  ne  gardait  pour  ses  dépenses  particu- 
lières que  le  produit  de  la  vente  de  ses  partitions ,  s'élevant 
à  7  ou  8000  livres.  Boileau  parle  de  ce  Lambert  dans  la  sa- 
tire du  Repas. 

Molière  avec  Tartufe  y  doit  jouer  son  rôle  ; 
Et  Lambert,  qui  plus  est ,  m'a  donné  sa  parole. 

Ce  qui  plus  est,  après  Molière  et  Tartufe,  montre  quel 
était  l'engouement  des  amateurs  pour  ce  virtuose.  La  Fon- 
taine ,  voulant  exprimer  la  perfection  du  chant ,  ne  trouve 


76 


RKVUK    IlK    PAK1S. 


rien  de  plus  Fort  que  de  s'écrier  :  «  Vous  surpassez  Lambert!  » 
(  Fable  v  ,  livre  XI.  ) 

Lulli,  surintendant  de  la  musique  du  roi,  n'avait  aucune 
autorité  sur  la  chapelle  de  Louis  XIV  ,  c'était  un  corps  de 
musiciens  tout -à-fait  séparé  de  celui  de  la  chambre.  Le  poste 
de  la  chapelle  était  trop  en  dehors  des  vues  d'ambition  du 
compositeur,  il  avait  préféré  servir  les  plaisirs  du  prince. 
Il  était  bien  plus  facile  d'en  obtenir  des  faveurs  après  l'avoir 
séduit  et  charmé  que  d'attendre  la  récompense  qu'une  belle 
messe ,  un  pompeux  Te  Deum }  un  De  -profundis  bien  pathéti- 
que eussent  pu  lui  valoir.  Lulli  présidant  à  toutes  les  fêtes , 
composant  des  ballets  ,  des  opéras  ,  des  divertissemens  dans 
lesquels  il  jouait,  chantait,  dansait,  devenait  un  homme 
bien  autrement  important  qu'un  musicien  tenant  le  bâton  de 
mesure  dans  une  église.  Cependant  rien  de  ce  qui  apparte- 
nait à  son  ar{  ne  devait  lui  être  tout-à-fait  étranger  :  il  parut 
un  instant  à  la  chapelle  et  se  signala  par  un  coup  d'éclat, 
une  révolution  que  lui  seul  pouvait  tenter  et  mener  à  fin. 
C'était  la  réunion  de  l'orchestre  aux  voix  dans  la  musique 
sacrée  ,  réunion  qui  nous  parait  la  chose  la  plus  naturelle 
etla  plus  simple.  C'était  pourtantalors  une  innovation  mons- 
trueuse ,  une  réforme  digne  des  foudres  de  l'Eglise,  et  contre 
laquelle  on  devait  se  liguer. 

Sous  Henri  IV  et  Louis  XIII ,  la  chapelle  était  composée 
musicalement  de  deux  maîtres  de  musique  pour  composer 
et  battre  la  mesure,  de  trente-quatre  chantres,  le  mot  de 
chanteur  n'était  pas  encore  en  usage  ,  d'un  organiste  et  de 
deux  joueurs  de  cornet  (  serpent)  pour  les  accompagner. 
Tout  cela  ne  répondait  point  à  la  grandeur  des  projets  de 
Louis  XIV  ,  qui  ,  depuis  long-temps,  se  proposait  d'aug- 
menter le  nombre  de  ses  musiciens  ,  et  de  donner  un  nouvel 
éclat  à  sa  chapelle  ,  en  y  introduisant  la  symphonie.  Malgré 
le  préjugé  du  temps,  qui  réprouvait  l'usage  des  violons  dans 
les  églises,  il  avait  ordonné  àDumont  et  à  Robert  ,  maître» 
de  musique  de  sa  chapelle,  d'employer  l'orchestre,  du  moins 
dans  les  grandes  solennités.  Cet  ordre  était  peut-être  trop 
difficile  à  remplir  pour  de  vieux  serviteurs  accoutumés  aux 
anciens  usages.  C'était  bien  assez  pour  eux  de  faire  marcher 
des  voix  accompagnées  de  l'orgue  et  du  serpent,  sans  join- 


REVUE    DE    PARIS.  /  / 

dre  à  ce  premier  corps  de  musiciens  un  orchestre  plus  rétif 
et  moins  exercé.  Les  deux  abbés,  maîtres  de  musique,  refusè- 
rent d'obéir,  et  demandèrent  leur  retraite.  Dumont  se  fonda 
sur  ce  que  le  concile  de  Trente  défendait  l'usage  des  ins- 
trumens  dans  les  temples  chrétiens  ,  et  dit  qu'il  avait  trop 
à  cœur  la  grande  affaire  du  salut ,  pour  se  prêter  à  une  in- 
novation que  les  lois  de  l'Églisecondamnaient.  Le  roi  con- 
sulta à  ce  sujet  l'archevêque  de  Paris,  Harlay  de  Chanvalon  , 
qui  décida  que  le  concile  n'avait  pas  prétendu  défendre  la  sym- 
phonie dans  les  églises, maisseulementun  genre  de  musique 
profane,  capable  de  porter  à  la  mollesse  et  à  lalasciveté,  et  qui , 
par  conséquent,  ne  serait  pas  conforme  au  respect  dû  aux  lieux 
saints.  Malgré  cette  décision  ,  Dumont  persista  dans  ses  re- 
fus, a  L'archevêque  est  bien  le  maître  de  se  damner  pour  plaire 
»  au  roi  ;  mais  je  n'imiterai  pas  un  tel  dévouement,  et  je  re- 
»  pousserai  toujours  ces  violons, émissaires  de  Satan  quim'ae- 
»  eompagneraient  en  cadence  jusqu'aux  chaudières  de  l'en- 
»  fer,»  Dumont  resta  inflexible,  et  prit  sa  retraite  ainsi  qu* 
son  compagnon. 

«  J'aime  le  bonhomme  Dumont .  il  y  a  du  naturel  dans  sa 
11  musique  «  ■»  disait  Lulli.  Une  messe  en  plain-chant,  connue 
sou;  le  nom  de  La  Dumont ,  est  fort  estimée  des  connais- 
seurs; elle  se  chante  encore  dans  toutes  les  églises  de  France. 
Perne  l'a  enrichie  d'une  excellente  harmonie  en  l'écrivant  à 
quatre  parties.  La  Baptiste ,  autre  messe  en  plain-chant  que 
l'on  peut  entendre  à  Paris  comme  dans  les  plus  petits  villa- 
ges, est  de  Lulli. 

Le  surintendant  de  la  musique  de  la  chambre  ,  qui  n'avait 
point  de  rivaux  en  taîens  et  surtout  en  intrigues  ,  toujours 
attentif  à  étudier  et  à  suivre  le  goût  de  son  roi.  Lulli  n'avait 
pas  de  ces  scrupules  de  conscience  ,  et  résolut  de  faire  ce 
que  Louis  désirait.  Il  écrivit,  prépara  mystérieusement  un 
Je  IJeum  à  grand  chœur  et  symphonie  ,  et  sut  trouver  l'oc- 
casion de  le  produire  avec  éclat.  Le  roi  et  la  reine  .  pleins 
d'estime  pour  cet  illustre  musicien,  lui  firent  l'honneur  de 
tenir  en  personne  sur  les  fonts  baptismaux  son  fils  aîné  dans 
la  chapelle  de  Fontainebleau  ,  le  9  septembre  1664.  Après 
la  cérémonie  faite  par  le  cardinal  de  Bouillon  ,  Lulli  .  qui 
avait  amené  les  chanteurs  et  les  symphonistes  de  la  cham- 


78 


REVUE  DE   PARIS. 


bre  ,  témoigna  sa  vive  reconnaissance  en  faisant  exécuter 
son  TeDeump).  Cette  nouveauté  surprit,  enchanta  le  brillant 
auditoire.  Le  roi  surtout  en  fut  ravi,  au  point  qu'il  ne  voulut 
plus  entendre  d'autre  Te  Deum  que  celui  du  surintendant. 
Les  occasions  de  le  chanter  se  présentaient  souvent  à  celte 
époque.  Le  motet  de  Lulli  servait  à  rendre  grâces  au  Dieu 
des  armées  ,  après  les  victoires  de  Louis ,  tandis  que  le  même 
compositeur  ,  secondé  par  Quinault,  faisait  manœuvrer  sur 
la  scène  la  Gloire  ,  la  Force  ,  la  Sagesse  ,  pour  célébrer  dans 
ses  prologues  emphatiques  les  hauts  faits  du  -plus  grand  roi 
du  monde. 

Nous  avons  encore  plusieurs  motets  de  Lulli:  Exaudiat , 
Veni  Creator,  Plaudite  génies ,  Jubilate  ,  De  yrofundis  et  Mi- 
serere. Voici  ce  que  rapporte  Mme  de  Sévigné  sur  ce  dernier 
ouvrage.  «  6  mai  1672.  —  Ma  fille,  il  faut  que  je  vous  conte; 
»  c'est  une  radoterie  que  je  ne  puis  éviter.  Je  fus  hier  à  un 
»  service  de  monsieur  le  chancelier  (Séguier),  à  l'Oratoire. 
ï)  Ce  sont  les  peintres,  les  sculpteurs  ,  les  musiciens  et  les 
»  orateurs  qui  ont  fait  la  dépense  ;  en  un  mot  les  quatre  arts 
»  libéraux...  Pour  la  musique,  c'est  une  chose  qu'on  ne  peut 
»  expliquer.  Baptiste  avait  fait  un  dernier  effort  de  la  musi- 
»  que  du  roi  ;  ce  beau  Miserere  y  était  encore  augmenté;  il 
»  y  eut  un  Libéra  où  tous  les  yeux  étaient  pleins  de  larmes. 
i)  Je  ne  crois  point  qu'il  y  ait  une  autre  musique  dans  le  ciel.  » 

Lulli  fit  entrer  dans  ce  Miserere  un  chœur  qu'il  avait  com- 
posé pour  l'Opéra.  «  Seigneur,  je  vous  demande  pardon,  je 
ne  l'avais  pas  fait  pour  vous,  »  disait-il  en  le  faisant  exécu- 
ter à  la  chapelle. 

Les  essais  de  Lulli  firent  triompher  l'orchestre  à  l'église. 
Ce  musicien  eut  un  instant  la  dictature  de  la  chapelle  ;  il  pro- 
posa d'en  partager  le  service  par  quartiers ,  afin  qu'un 
plus  grand  nombre  de  compositeurs  donnât  plus  de  variété 

(i)  L'acte  de  baptême  porte  :  «  Louis  Lully  ,  né  sur  la  paroisse 
Saint-Germain-l'Auxerrois ,  le  4  août  i664  ....  a  eu  pour  parein  et 
mareine  le  Roy  et  la  Royne  qui  lui  ont  donné  le  nom  de  Louis  , 
le  tout  en  présence  de  nous  soussignés  Antoine  Durand  ,  curé  de 
l'église  paroisse  de  Saint-Louis  dudit  Fontainebleau. — Louis. — 
Marie  Terese. — Jean-Baptiste  Lully  et  Durand. 


REVUE    DE    PARIS. 


70 


à  la  musique.  Goupillet  et  Minoret  étaient  déjà  reçus  quand 
Lulli  fit  agréer  son  élève  Colasse.  Le  roi  désigna  lui-même 
Lalande.  c'était  le  plus  habile  des  quatre.  Un  maitre  de  mu- 
sique de  la  chapelle  du  roi  recevait  alors  300  livres  par  an 
pour  ses  fournitures  en  messes,  motets  et  autres  productions 
de  son  génie.  Il  était  assujetti  à  un  service  quotidien,  car  on 
chantait  la  messe  en  musique  tous  les  jours  à  Saint-Germain 
comme  à  Versailles.  On  ne  sera  pas  étonné  que  Lulli  n'ait 
jamais  voulu  se  mêler  des  affaires  musicales  de  la  chapelle. 
C'est  après  ce  coup  d'état  préparé  par  Lulli  que  la  musique 
sacrée  atteignit  son  plus  haut  degré  de  splendeur.  Quatre- 
vingts  musiciens  choisis  dans  les  provinces  et  en  Italie  vin- 
rent se  réunir  à  ceux  que  l'on  avait  déjà. 

Lulli  eut  six  enfans  de  son  mariage,  trois  fils  et  trois  fil- 
les :  Madeleine,  — Louis,  —  Jean  Baptiste  ,  l'abbé  qui  eut 
ensuite  une  part  dans  la  direction  de  TOpéra  .  qu'il  gouver- 
nait en  même  temps  que  son  abbaye  de  Saint-George,— Ga- 
brielle-Hilaire,  —  Jean-Louis,  —  Louise-Marie. 

Gabrielle-Hilaire  épouse  messire  Jacques  du  Molin,  le 
14 juillet  1687.  Leurs  descendans  sont  aujourd'hui  MM.  le 
marquis  de  Dampierre,  pair  de  France  ,  son  frère  le  comte 
de  Dampierre  ,  et  Mme  la  marquise  Dessoles  leur  sœur.  C'est 
la  seule  branche  de  la  famille  de  Lulli  qui  soit  venue  jusqu'à 
nous. 

Depuis  plus  d'un  siècle  ,  le  drame  lyrique,  si  singulière- 
ment désigné  sous  le  nom  d'opéra,  était  connu  en  Italie.  Ce 
genre  de  spectacle  s'introduisit  en  France  en  1645  sous  les 
auspices  du  cardinal  Mazarin.  Ce  ministre  fit  jouer  devant 
Louis  XIV,  encore  très-jeune,  et  -la  reine  mère,  une  comé- 
die lyrique  de  Jules  Strozzi,  intitulée  la  Finta  Pazza.  Le 
premier  acte  de  cette  pièce  finissait  par  un  ballet  de  singes 
et  d'ours,  le  second  par  une  danse  d'autruches,  et  le  troi- 
sième par  une  entrée  de  perroquets.  Ces  intermèdes  De  te- 
naient point  au  drame.  La  Finta  Pazza  fit  le  plus  grand 
plaisir,  l'action  était  divertissante,  musicale  surtout,  puis- 
que deux  siècles  plus  tard  les  Folies  amoureuses  sont  redeve- 
nues un  opéra  après  s'être  fait  une  réputation  séculaire  en 
comédie.  Regnard  avait  calqué  son  drame  bouffon  sur  le 
canevas  italien.  Orfeo  fut  représenté  deux  ans  après  par  une 


eu 


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REVUE    UE    PARIS. 


troupe  d'acteurs  et  de  musiciens  venus  d'Italie  par  les  or- 
dres du  cardinal.  La  pompe  de  ce  spectacle,  les  charmes  de 
la  musique  ,  la  beauté  des  costumes,  le  jeu  des  machines  et 
la  variété  des  décorations  produisirent  un  effet  extraordi- 
naire. Mazarin ,  qui  avait  fait  la  dépense  de  ce  divertisse- 
ment royal,  en  fut  si  content,  qu'il  le  renouvela  ensuite  aux 
noces  de  Louis  XIV. 

Le  succès  tfOrfeo  donna  l'idée  de  composer  des  opéras 
français  :  l'exécution  seule  présentait  des  difficultés.  On 
avait  le  théâtre ,  les  machines  ,  les  décors;  il  fallait  encore 
des  chanteurs  et  des  symphonistes.  D'ailleurs  ,  le  préjugé 
que  Rousseau  a  voulu  établir  ensuite  ,  et  qui  tend  à  refuser 
toute  harmonie  musicale  à  notre  langue,  existait  déjà.  Le 
radoteur  musicien  n'a  donc  pas  le  mérite  de  l'invention. 
L'abbé  Perrin,  que  tant  d'obstacles  n'intimidèrent  pas, 
réussit  à  les  surmonter  en  faisant  unepastorale  que  Cambert 
mit  en  musique ,  et  que  l'on  applaudit  à  Issy  ,  où  l'on  en  fit 
l'essai  dans  la  maison  de  M.  de  La  Haye.  La  Pastorale  fut 
représentée  plusieurs  fois  au  château  de  Vincennes  devant 
le  roi.  Perrin  et  Cambert ,  enchantés  de  leur  réussite ,  s'oc- 
cupèrent de  la  composition  &  Ariane. 

C'est  alors  qu'une  nouvelle  troupe  d'Italiens  fit  entendre 
Ercole  amante.  Le  mariage  du  roi ,  les  progrès  que  l'art  avait 
faits  depuis  plusieurs  années ,  et  les  largesses  du  cardinal , 
donnèrent  à  cette  représentation  une  grande  magnificence. 
Vigaranide  Moclène  ,  habile  architecte,  avait  fait  construire 
aux  Tuileries  un  superbe  théâtre  et  des  machines  qui  enle- 
vaient cent  personnes  à  la  fois.  Le  roi ,  la  reine  et  les  prin- 
cipaux seigneurs  de  la  cour  y  dansèrent.  Malgré  tous  ces 
avantages  ,  cet  opéra,  quoique  mieux  exécuté  ,  ne  fil  pas  la 

me  impression  que  VOrfeo.  On  avait  pris  goût  aux  paroles 
françaises  ,  l'esprit  national  s'en  mêla  ,  et  l'œuvre  de  Perrin 
01  de  Cambert  fut  généralement  préférée. 

Le  marquis  de  Sourdéac  ,  fameux  dans  les  annales  de  l'O- 
péra, dont  il  perfectionna  les  machines,  fit  représenter  dans 
son  château  de  Neubourg,  la  Toison  d'Or,  de  P.  Corneille. 
Toute  la  noblesse  de  la  Normandie  y  fut  invitée  ;  acteurs, 
musiciens,  danseurs,  décorateurs  ,  machinistes,  spectateurs 
même,  tout  fut  logé  et  traité  à  ses  frais  pendant  deux  mois. 


REVUE    DE    PARIS. 


8! 


Ils  étaient    plus    de  cinq  cents   lors   des  représentations. 
Ariane  était  terminée. on  avait  commencé  les  répétitions  du 
nouvel  opéra. quand  la  mort  du  cardinal  en  suspenditl'exé- 
cution.  Cet  événement  relarda  les  progrès  dudrame  lyrique 
pendant  plusieurs  années.  Jusqu'à  présent  nous  ne  voyons 
pas  Lulli  se  mettre  en  avant  pour  exploiter  cetie  branche 
d'industrie  musicale.  Perrin  sollicite  et  obtient,  en  1669.  des 
lettres-patentes  portant  permission   d'établir  des  académies 
de  musique  ,  pour  chanter  en  public  des  pièces  de  théâtre. 
Il  s'associe  Cambert,  Sourdéac  et  Champercn  ,  et  fait  jouer 
Pomone  au  jeu  de  paume  de  la  rue  Mazarine  que  l'on  avait 
transformé  en  salle  de  spectacle.  C'est  là  que  parut  le  pre- 
mier opéra  français  qui  ait  été  représenté  en   public.  Les 
paroles  étaient  de  Perrin  ,    la  musique   de  Cambert .  et  les 
ballets  de  Beauchamp.  Beaumavielle  ,  Rossignol  et  Mile  de 
Caslilly  remplissaient  les  rôles  de  première  basse  .  premier 
ténor  et  premier  soprane.  Pomone  fut  représentée  pendant 
huit  mois  avec  un  succès  prodigieux  ;  Perrin  en  eut  pour  sa 
part  30,'JOO  francs.  C'était  une  belle  faveur  de  la  fortune:  mal- 
heureusement ce  fut  la  dernière.  Le  marquis  de  Sourdéac,  sous 
prétexte  des  avances  qu'il  avait  faites  .  s'empare  du  théâtre  , 
quitte  Perrin  pour  Gilbert ,  qui  lui  donne  une  autre  pasto- 
rale dont  Lulli  fait  la  musique.   Ce  fut  le   début  théâtral  de 
cet  illustre  musicien  ;  comme  il  avait   autant   d'adresse   que 
d'esprit  et  de  taent ,  il  sut  profiler  de  la  division  qui  régnait 
entre  les  associés  ,  et  obtint .  par  le  crédit  de  Mme  de  Mon- 
tespan  ,  que  Perrin  lui  cédât  son  privilège.  Cne  fois  maitre  , 
Lulli  congédia  Gilbert,  abandonnaSourdéac  et  ses  associés, 
en  prit  de  nouveaux,    quitta  leur  théâtre  pour  en  faire  éle- 
ver un  au  jeu  de  paume  de   Bel-Air,  dans  la  rue  de  Yaugi- 
rard,  où   l'on  joua  les  Fêtes  de  l'Amour  et  de  Bacchus  ,  en 
1672.  Cette  pièce  était  de   Quinault.  On   ne  parlait  dans  le 
monde  que  de  l'opéra  de  Lulli .  et  chacun  voulait  admirer 
une  semblable  merveille.  La  mise  en  scène  de  Cudmus ,  qui 
parut  un  an  après  ,  fixa  l'attention  de  la  société  parisienne 
qui,  depuis  douze  mois,  applaudissait  avec  transport  le  pre- 
mier ouvrage  de  Lulli,  et  se  promettait  plus  de  plaisir  en- 
core en  voyant  le  second.  Écoutons  Mme  de  Sévigné. 

«  Vendredi,    Ier  décembre  1673.    On   répète    souvent  la 


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REVUE    DE    PARIS. 


»  symphonie  de  l'opéra  (l'ouverture  et  les  airs  de  danse  de 
»  Cadmus)  ;  c'est  une  chose  qui  passe  tout  ce  qu'on  a  jamais 
»  ouï.  Le  roi  disait  l'autre  jour  que  s'il  était  à  Paris  quand 
»  on  jouera  l'opéra,  il  irait  tous  les  jours.  Ce  mot  vaudra 
»  cent  mille  francs  à  Baptiste.  » 

«  Lundi,  8  janvier  1674.  On  joue  jeudi  l'opéra,  qui  est 
»  un  prodige  de  beauté  :  il  y  a  des  endroits  de  la  musique 
»  qui  m'ont  déjà  fait  pleurer  ;  je  ne  suis  pas  seule  à  ne  pou- 
»  voir  les  soutenir  ;  l'ame  de  Mme  de  La  Fayette  en  est  tout 
»>  alarmée.  >< 

Voyez  cette  œuvre  de  Lulli  désignée  par  antonomase;  on 
ne  parle  point  du  titre  de  Cadmus ,  c'est  l'opéra  par  excel- 
lence ,  il  n'y  a  qu'un  opéra  dans  le  monde,  c'est  Cadmus. 
Il  est  vrai  que  le  répertoire  était  assez  exigu  pour  qu'il  y 
eût  moyen  de  s'entendre  en  s'exprimant  comme  le  fait 
Mo»e  de  Sévigné.  Voyez  cette  bonne  Mme  de  La  Fayette  ,  elle 
craint  de  se  damner  en  se  laissant  séduire  par  les  airs  de 
Lulli ,  qui  serviraient  aujourd'hui  à  nous  faire  gagner  les 
indulgences. 

Bien  qu'il  fût  le  plus  habile  violoniste  de  son  temps ,  Lulli 
cessa  déjouer  du  violon  au  moment  où  ses  charges  à  la  cour 
et  la  direction  de  l'Opéra  lui  donnèrent  un  rang  dans  le 
monde.  Un  homme  du  bel  air  ne  devait  pas  jouer  du  violon, 
il  aurait  rougi  si  on  l'avait  surpris  un  violon  à  la  main  : 
c'était  l'instrument  du  ménétrier,  du  maître  à  danser.  Le 
luth,  la  viole  ,  le  téorbe,  le  clavecin,  à  la  bonne  heure, 
voilà  les  instrumens  fashionables  de  l'époque.  Si  quelques 
amateurs  jouaient  du  violon,  c'était  pour  leur  usage  par- 
ticulier; ils  n'osaient  pas  toujours  avouer  ce  travers.  On  lit 
»  dans  un  ouvrage  imprimé  en  1700  :  «  Le  violon  n'est  rien 
»  moins  que  noble,  on  voit  peu  de  gens  de  condition  qui 
»  en  jouent  et  beaucoup  de  bas  musiciens  qui  en  vivent.» 
Dans  les  anciennes  comédies,  où  il  est  question  du  violon, 
cet  instrument  figure  toujours  entre  les  mains  des  laquais, 
tels  que  Lolive  du  Grondeur. 

Lulli  s'occupait  de  toutes  les  parties  d'un  opéra,  les  pa- 
roles ,1a  musique  ,  le  chant,  la  danse,  l'orchestre,  les  dé- 
corations, les  machines,  la  mise  en  scène;  c'est  lui  qui 
réglait  et  dirigeait  tout  ;  et  ce  metteur  en  œuvre  universel 


REVUE     DE    PARIS.  8B 

créait  en  quelque  sorte  un  spectacle  dont  il  n'avait  pu  étu- 
dier les  ressorts  ,  admirer  les  résultats  en  Italie.  Etait-il  con- 
tent de  quelques  sujets  .  dont  la  voix  promettait  beaucoup? 
il  s'attachait  à  les  former  avec  une  affection  particulière. 
Sans  se  borner  à  la  musique ,  à  l'art  du  chant ,  art  tout-à- 
fait  inconnu  en  France  à  cette  époque  ,  il  leur  enseignait 
encore  à  entrer  ,  à  marcher  sur  la  scène  ,  à  se  donner  la 
grâce  du  geste  et  de  l'action.  Il  payait  un  maître  de  danse 
à  Laforêt ,  et  fit  lui-même  l'éducation  des  demoiselles  de 
Saint-Christophe  et  LeRochois,  du  ténor  Duménil ,  qui, 
comme  lui,  avait  passé  de  la  cuisine  au  théâtre  (').  Les 
railleries  de  la  Comédie  Italienne  ,  et  surtout  le  Persèe- 
cuisinier  ,  parade  qui  eut  un  succès  prodigieux  ,  apprirent 
cette  métamorphose  à  toute  la  France.  Duménil  sut  mieux 
profiter  des  leçons  du  maitre  que  Laforêt ,  dont  la  voix  de 
basse  était  magnifique.  Il  demeura  rustre  et  mal  façonné ,• 
désespérant  de  le  rendre  meilleur  après  six  ans  d'exercice , 
Lulli  se  vit  forcé  de  le  congédier.  Il  avait  paru  dans  les  rô- 
les de  Polyphême  et  d'un  chevalier  délivré  par  Roland. 
Les  acteurs  qu'une  grande  habitude  de  la  scène  et  des 
succès  constans  avaient  placés  au  premier  rang,  étaient 
soumis  à  de  semblables  épreuves.  Quand  Lulli  préparait 
une  pièce  nouvelle  ,  il  commençait  par  leur  montrer  la  ma- 
nière de  concevoir  et  d'exécuter  les  rôles  qu'il  leur  destinait. 
C'est  ainsi  que  Beaupui  joua  le  personnage  de  Protée  dans 
PTiaëton.  Son  directeur  le  lui  avait  enseigné  geste  pour 
geste.  On  arrivait  ensuite  aux  répétitions  ,  où  Lulli  ne  lais- 
sait entrer  que  les  personnes  absolument  nécessaires,  afin 
de  pouvoir  instruire  et  corriger  en  liberté  ses  acteurs  et 
ses  actrices.  Comme  il  avait  la  vue  courte ,  il  mettait  sa  main 
sur  son  front  horizontalement  ,  et  les  regardait  sous  le  nez 
pour  découvrir  s'ils  ne  faisaient  pas  de  grimaces  en  chan- 
tant ,  et  si  le  jeu  de  leur  physionomie  était  bon.  Son  oreille 
délicate  surveillait  l'orchestre  et  ne  permettait  aucun  dou- 
ble (broderie)  aux  exécutans.  Si  par  malheur  ils  prenaient 

(1)  <c  0  Phaéton!  se  peut-il  que  tu  aies  fait  du  bouillon?  »  s'é- 
criait un  amateur  du  parterre  en  applaudissant  Duménil  qui  se  si- 
gnalait dans  le  rôle  du  fils  d'Apollon. 


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REVUE    DE    PARIS. 


la  licence  d'ajouter  des  notes  à  leur  tablature  (partie),  c'est 
alors  qu'il  entrait  en  fureur,  au  point  de  saisir  le  violon  du 
coupable  et  de  le  lui  casser  sur  la  tête.  La  répétition  finie  , 
Lulli,  appelait  le  symphoniste,  lui  payait  largement  son 
violon  et  le  menait  au  cabaret.  Le  vin  chassait  la  rancune  ; 
l'un  avait  fait  un  exemple ,  l'autre  y  gagnait  quelques  pisto- 
les,  une  leçon  et  un  repas  également  bons.  Mais  le  soin  qu'a- 
vait Lullide  ne  recevoir  que  des  symphonistes  d'une  habi- 
leté reconnue  ,  rendait  ses  corrections  violentes  fort  rares. 
L'air  des  songes  funestes  cVAtys  était  le  morceau  de  con- 
cours (x)  qu'il  leur  donnait  à  jouer  pour  les  épreuves;  les 
principales  difficultés  s'y  trouvaient  réunies. 

Luili  prenait  un  soin  particulier  de  la  danse  ;  il  composa 
tous  ses  ballets  avec  Desbrosses  et  Beauchamp.  Il  supprimait 
des  entrées,  en  substituait  de  plus  convenables  à  la  situation 
dramatique,  imaginait  des  pas  de  caractère  el  d'expres- 
sion,  et  sut  animer  nos  danseurs  ,  qui  jusqu'alors  s'étaient 
pavanés  terre  à  terre.  C'est  à  Lulli  que  nous  devons  la  danse 
vive  et-joyeuse  que  les  vieux  amateurs  de  l'époque  traitaient 
de  baladinage  en  jetant  les  hauts  cris.  Nos  perruques  d'au- 
jourd'hui n'ont-elles  pas  voulu  se  révolter  lorsque  les  rou- 
lades se  sont  introduites  au  grand  Opéra?  La  danse  légère 
de  Lulli  fut  applaudie  comme  les  vocalises  de  Rossini  l'ont 
été  de  nos  jours,  après  avoir  été  dénigrées  par  les  dileltanti 
de  l'ancienne  psalmodie.  Lulli  dansait  au  besoin  devant  ses 
danseurs  pour  leur  faire  comprendre  plus  facilement  ses 
idées.  11  dansa  d'une  manière  très-bouffonne  dans  le  Bour- 
geois gentilhomme ,  représentant  le  Muphli.  Louis  XIV  lui  fit 
ses  complimens ,  et  parut  ravi  du  chant  et  de  la  danse  de 
son  surintendant.  Tous  les  vers  italiens  des  divertissemens 
de  Pourceaugnac  sont  de  la  façon  de  Lulli.  Je  parlerai  plus 
tard  d'une  représentation  solennelle  de  cette  pièce,  dans 
laquelle  il  joua  le  rôle  du  burlesque  Limousin.  Lulli  ne  dan- 
sait que  d'instinct  et  sans  avoir  jamais  appris.  L'habitude  de 
voir  des  danses,  et  d'heureuses  dispositions  pour  tout  ce  qui 
tient  aux  spectacles,  le  faisaient  danser,  sinon  avec  une 

(1)  En  1750 ,  on  avait  choisi  la  tempête  à'A/cyone,  musique  de 
Marais,  comme  le  morceau  le  plus  scabreux. 


REVUE    DE    PARIS.  8t> 

grand  politesse .  comme  ditFreneuse.au  moins  avec   une 
vivacité  fort  agréable. 

Ce  La  Yieuville  de  Freneuse  ,  intendant  des  eaux-et-foréts 
à  Rouen  ,  en  1700,  a  écrit  un  livre  assez  mauvais  .  quant  an 
fond,  puisqu'il  épuise  toute  son  éloquence  à  vouloir  prouver  la 
supériorité  de.la  musique  française  à  l'égard  de  la  musique 
italienne.  Mais  ce  livre  abonde  en  détails  précieux,  il  ra*a 
fourni  beaucoup  de  faits  ;  je  vais  lui  voler  une  page  entière. 
J'aime  le  style  naïf  de  ce  dilettante. 

«  Luili  commandait  en  dictateur  à  sa  république  chan- 
tante et  dansante;  ses  charges,  ses  richesses  ,  sa  faveur,  son 
crédit,  son  talent,  lui  donnèrent  cette  première  autorité, 
11  avait  deux  maximes  qui  lui  attiraient  une  extrême  sou- 
mission de  la  part  du  peuple  musicien  ,  qui  d'or  iinaire  est 
pour  ses  conducteurs  ce  que  les  Anglais  et  les  Polonais  sont 
pour  leurs  princes.  Lulli  payait  à  merveille  et  ne  permettait 
aucune  familiarité.  Il  était  pourtant  bon  et  libre.  Il  se  faisait 
aimer  de  acteurs  ,  ils  soupaient  ensemble  de  bonne  amitié. 
Cependant  il  n'aurait  pas  entendu  raillerie  avec  les  hommes 
qui  auraient  abusé  de  ses  manières  sans  façon,  et  il  n'avait 
jamais  de  maîtresse  parmi  les  femmes,  Non-seulement  il  rie 
demandait  rien  à  chanteuse  ni  à  danseuse  ,  mais  il  tenait  la 
main  à  ce  qu'elles  n'accordassent  rien  à  autrui  ,  ou  du  moins 
qu'elles  ne  fussent  pas  aussi  libérales  de  leurs  faveurs  qu'on 
en  a  vu  depuis  quelques-unes  l'être.  Je  n'aime  point  à  men- 
tir, et  pour  ne  pas  mentir  à  force  de  vouloir  élever  Lulli. 
je  ne  dirai  point  que  de  son  règne  ,  ce  fut  à  l'Opéra  une  a.ven- 
tureinouie  qu'une  petite  fredaine.  L'Opéra  n'était  pas  cruel . 
mais  il  était  politique  et  réservé.  Sauver  les  apparences  et 
n'être  pitoyable  que  rarement  et  à  la  dérobée  ,  est  quelque 
chose  pour  une  Angélique  et  une  Armide  hors  de  la  scène, 
c'était  une  marque  édifiante  de  la  considération  qu'elles 
avaientpour  le  patron. 

»  Un  autre  effet  du  respect  que  lui  portaient  ses  gens  était 
l'attention  qu'ils  avaient  de  se  tenir  chacun  en  état  de  rem- 
plir son  poste.  Je  vous  réponds  que  ,  sous  l'empire  de  Lulli , 
les  chanteuses  n'auraient  pas  été  enrhumées  six  mois  de  l'an- 
née, et  les  chanteurs  ivres  quatre  jouçs  par  semaine.  Ils 
étaient  accoutumés  à  marcher  d'un  autre  train.  Il  ne  serait 
8  8 


REVDE    DE    PARIS. 


pas  alors  arrivé  que  la  querelle  de  deux  actrices  se  disputant 
un  premier  rôle  eût  retardé  d'un  mois  la  représentation  d'un 
opéra.  Il  les  avait  mis  sur  le  pied  de  recevoir  sans  contesta- 
tion le  personnage  qu'il  leur  distribuait.  Un  maître  d'opéra 
obligé  de  rendre  compte  à  ses  acteurs  des  rôles  qu'il  leur 
présente  ,  serait  à  son  aise  et  devrait  s'en  promettre  une  belle 
exécution  !  » 

La  morale  jésuitique  est  aussi  ancienne  à  l'Opéra  que  la 
musique  de  Lulli.  Notre  ex-directeur  des  beaux-arts  ne  doit 
donc  pas  prétendre  à  un  brevet  d'invention  pour  avoir  mis 
des  surveillans  dans  les  corridors  afin  d'empêcher  les  ras- 
semblemens  illicites.  L'apologiste  La  Vieuville ,  qui  nous 
parle  de  la  bonté  naturelle  de  Lulli ,  et  dit  naïvement  que  ce 
directeur  n'avait  jamais  de  maîtresse  parmi  les  femmes,  se 
trompe  deux  fois.  La  taille  trop  arrondie  de  Mlle  Le  Rochois 
donna  des  soupçons  à  son  directeur.  Pour  se  justifier,  l'ac- 
trice lui  dit  qu'elle  était  mariée,  et  le  prouva  en  tirant  de  sa 
poche  un  valet  de  pique,  sur  le  revers  duquel  était  écrite 
une  promesse  de  mariage  faite  par  Lebas,  fagotto  primo  de 
l'orchestre.  À  la  vue  de  cet  acte,  si  singulièrement  expédié, 
Lulli  ne  peut  retenir  les  transports  de  sa  fureur  jalouse;  il 
prend  la  carte ,  la  déchire  ,  donne  un  coup  de  pied  dans  le 
ventre  de  son  infidèle,  et  la  chasse  de  son  académie,  comme 
ayant  forfait  à  l'honneur.  L'histoire  nous  apprend  que  le 
musicien  Néron  n'en  agit  pas  avec  plus  de  douceur  envers 
l'impératrice  Poppée. 

L'infortunée  Armide  quitta  son  palais  enchanté  pour  aller 
faire  une  fausse  couche.  Cet  accident  ne  fit  qu'ajouter  à  son 
amour  pour  le  caro  fagotto;  mais  elle  apprit  à  dissimuler  et 
prit  mieux  ses  précautions  à  l'avenir.  Il  suffisait  que  l'on  pût 
croire  à  son  retour  à  la  sagesse  pour  être  rappelée  à  l'Aca- 
démie de  Musique,  où  l'on  ne  pouvait  se  passer  de  son  ta- 
lent; c'était  la  Pasta,  la  Malibran  de  1680.  Les  princes  de 
Vendôme  intercédèrent  pour  la  princesse  détrônée ,  et  Lulli 
voulut  bien  lui  rendre  la  baguette  d'Armide  et  le  sceptre 
du  chant.  Lebas  fit  honneur  à  sa  signature ,  épousa  Marthe 
Le  Rochois  et  l'abandonna.  Il  avait  vu  tant  de  fois  Renaud 
s'arracher  des  bras  d'Armide,  qu'il  crut  pouvoir  profiler  de 
l'exemple.  Le  galant  abbé  de  Chaulieu  figure  sur  le  notable 


REVUE    DE    PARIS.  87 

catalogue  des  amans  de  cette  virtuose;  il  l'a  célébrée  dans 
ses  vers.  La  dernière  pièce  qu'il  lui  adressa  répond  à  un  cou- 
plet de  Lulli,  devenu  rimeur  français ,  pour  exprimer  sa  pas- 
sion à  la  prima  donna. 

Molière  étant  mort  en  1673,  le  roi  donna  à  Lulli  la  salle 
du  Palais-Royal ,  bâtie  par  le  cardinal  de  Richelieu ,  pour  la 
mise  en  scène  de  Mirame ,  tragédie  pitoyable  de  l'éminence 
et  de  ses  teinturiers.  Les  frais  de  décorations,  de  machines 
et  de  costumes  faits  pour  mettre  au  jour  cet  avorton  drama- 
tique s'élevèrent  à  900,000  francs.  L'Académie  royale  de 
Musique  est  restée  plus  d'un  siècle  dans  cette  salle,  qui  oc- 
cupait la  partie  de  bâtiment  située  à  droite  en  entrant  dans 
la  cour.  Elle  fut  brûlée  en  1763,  rétablie  sur-le-champ,  et 
brûlée  de  nouveau,  en  1781  ,  après  une  représentation  de 
l' Orphée  de  Gluck,  à  laquelle  mon  père  assistait.  C'est  alors 
que  l'on  bâtit  la  salle  de  la  Porle-Saint-Martin  ,  ouverte  par 
la  première  représentation  d'Adèle  de  Ponthieu ,  de  Piccini. 
L'Opéra  quitta  cette  salle  dix  ans  après;  on  croyait  qu'elle 
n'était  point  assez  solide  ,  ayant  été  construite  en  quarante 
jours  :  elle  est  encore  sur  ses  pieds  et  porte  fort  bien  ses 
deux  mille  spectateurs ,  quoiqu'elle  ait  plus  de  cinquante 
ans.  Le  théâtre  de  la  République  et  des  Arts ,   tel  était  le 
nouveau  nom  de  l'Opéra  ,  vint  s'établir  dans   la  salle  que 
Mlle  Montansier  avait  fait  élever  rue  de  Richelieu  ,  vis-à-vis 
la  Bibliothèque-Royale.  Ce  théâtre  a  été  transporté  en  1821 
à  l'hôtel  de  Choiseul,  rue  Lepellelier,  toutes  les  construc- 
tions intérieures  ayant  été  conservées.  Le  séjour  de  l'Opéra 
dans  la  rue  de  Richelieu  a  fait  dédier  à  Lulli ,  à  Rameau  , 
deux  petites  rues ,  dont  lune  était  derrière  la  salle  et  l'autre 
est  parallèle  à  la  rue  de  Louvois. 

Lulli  eut  un  grand  procès  à  soutenir  devant  le  parlement 
de  Paris  contre  Guichard,  intendant  des  bâtimens  de  Mon- 
sieur. On  eut  avis  que  cet  architecte,  qui  avait  fait  les  pre- 
miers établissemens  de  l'Opéra,  jaloux  des  avantages  im- 
menses que  Lulli  retirait  de  son  privilège,  avait  formé  le 
dessein  de  l'empoisonner  avec  du  tabac.  Ce  procès  dura  deux 
ans  et  fit  beaucoup  de  bruit  ;  le  roi  le  fit  terminer  par  une 
transaction,  le  27  juin  1672.  Guichard  alla  établir  un  théâ- 
tre d'opéra  à  Madrid.  Dans  une  de  ses  réponses  aux  libelles 


83  REVtJE    DE    PARIS. 

de  Lulli,  Guichard  écrit  :  «  Chacun  sait  de  quelle  trempe  et 
>*  de  quelle  farine  est  Jean-Baptiste  ;  le  moulin  des  environs 
»  de  Florence,  dont  son  père  était  meunier,  et  Je  bluteau 
»  de  ce  moulin  qui  fut  son  berceau  ,  marquent  encore  au- 
•n  jourd'huiila  bassesse  de  son  origine.  »  Cela  n'avait  point 
empêché  Lulli  de  prendre  le  titre  d'écuyer,  noble  homme, 
Jean-Baptiste  de  Lulli,  dans  son  contrat  de  mariage  ,  signé 
parle  roi,  la  reine  et  la  reine-mère.  Naturalisé  Français  en- 
décembre  1661,  il  signa  LulLy,  pour  franciser  son  nom.  Il 
se  disait  bravement  fils  du  gentilhomme  Laurent  de  Lulli  et 
de  Catherine  del  Serta.  La  Gazette  de  France  du  21  mai  1661 
le  qualifie  de  gentilhomme.  Je  serais  fâché  qu'il  l'eût  élé  ;  un 
homme  qui  s'illustre  est  bien  plus  grand  s'il  part  de  plus 
bas.  L'audace  de  Lulli  est  bien  connue;  il  n'éprouvait  aucun 
scrupule  à  prendre  des  titres  ,  qui,  dans  ce  temps,  étaient 
bons  à  quelque  chose.  D'ailleurs,  il  est  un  argument  sans  ré- 
plique :  s'il  avait  été  gentilhomme,  il  n'aurait  point  ensuite 
accepté  des  lettres  de  noblesse  et  brigué  une  charge  de  se- 
crétaire du  roi ,  véritable  savonnette  à  vilain. 

Après  le  succès  prodigieux  des  Fêtes  de  V Amour  et  de  Bac- 
chus,  de  Cadmus,  dont  la  durée  se  prolongea  pendant  un  an, 
Lulli  fit  paraître  successivement  Alceste,  Thésée,  Atys,  Isis, 
Psyché,  Bellèrophon ,  Proserpinc  ,  le  Triomphe  de  V  Amour  , 
Persée ,  Phaéton ,  Amadis ,  Roland,  Armide ;  ce  dernier 
opéra  fut  représenté  en  1686.  On  voit  qu'il  donnait  un  opéra 
chaque  année.  11  fit  en  outre  la  musique  de  vingt-sept 
ballets. 

On  dansait  à  l'Académie  royale  de  Musique  dès  son  ouver- 
ture, le  livret  de  Pomone  le  prouve.  D'ailleurs,  Saint-Evre- 
mont  dit,  en  parlant  de  cette  pièce  :  «  On  voyait  les  machi- 
»  nés  avec  surprise,  les  danses  avec  plaisir;  on  entendait  le 
»  chant  avec  agrément,  les  paroles  avec  dégoût.  »  La  danse 
n'était  qu'en  sous-ordre  à  l'Opéra,  cela  devait  être.  Beau- 
mavielle  et  Rossignol,  basses,  Clédière  et  Chollet ,  hautes- 
contre  ;  Miracle  taille;  Mlles  de  Caslilly  et  Brigogne,  for- 
mèrent d'abord  l'élite  d'une  troupe  chantante,  que  des  sujets 
moins  habiles  secondaient  ;  les  chantres  des  cathédrales 
n'eurent  qu'à  se  vêtir  d'un  habit  grec  ou  romain  pour  faire 
leur  partie.  Les  symphonistes  formés  par  Lulli  descendirent 


REVUE    DE    PARIS.  6U 

à  l'orchestre  :  voilà  un  opéra  monté.  Le  ballet  présentait 
bien  d'autres  difficultés.  On  eut  recours  aux  maitres  de  danse 
de  la  capitale ,  à  leurs  prévôts  de  salle  ;  mais  les  femmes  ne 
professant  point  cet  art,  où  trouver  des  danseuses?  A  défaut 
de  femmes  ,  on  prit  de  jolis  garçons  qui  figurèrent  en  habit 
féminin  dans  les  Fêtes  de  V Amour  et  de  Bacchvs.  Après  dix 
ans  d'attente,  les  amateurs  virent  enfin  paraître  des  dan- 
seuses, des  femmes  réelles  sur  la  scène,  et  Terpsicbore  fut 
clignement  représentée  p3r  des  virtuoses  de  son  sexe.  On 
distinguait  parmi  ces  baladines  Mmc  la  Dauphine ,  la  prin- 
cesse de  Conti,  Mlle  de  Nantes.  M.  le  Dauphin  ,  le  prince  de 
Conti,le  duc  deVermandois,  étaient  de  la  partie,  ainsi  qu'une 
foule  de  seigneurs  et  de  dames  de  la  cour.  Le  ballet  où  les 
femmes  se  montrèrent  pour  la  première  fois  sur  notre  scène 
avait  pour  titre  :  Le  Triomphe  de  l'Amour.  Ces  dames  ne  pou- 
vaient mieux  choisir  :  un  succès  d'enthousiasme  ,  de  délire  , 
de  fanatisme,  couronna  leurs  débuts.  Il  est  inutile  de  dire 
que  cette  exhibition  eut  lieu  sur  le  théâtre  de  la  cour. 

Le  public  de  Paris  n'aurait  point  accepté  ce  ballet ,  si  le 
directeur  de  l'Opéra  l'avait  mis  en  scène  avec  des  hommes 
travestis.  Luïli  veut  montrer  du  moins  sa  bonne  volonté  : 
quatre  demoiselles  formaient  tout  le  personnel  de  son  école 
de  danse,  il  les  lance  bravement  sur  le  théâtre,  fait  un  auda- 
cieux va-tout,  remporte  une  victoire  complète,  et  Mlle  La- 
fontaine  se  signale  de  telle  manière ,  que  le  titre  de  reine  de 
la  danse  lui  est  accordé.  L'armée  dansante  d'Aladin,  com- 
mandée par  Mlle  Bigottini,  les  chœurs  de  naïades ,  d'odalis- 
ques, le  sérail  révolté,  guidés  par  Mlle  Taglioni ,  offraient 
plus  de  séduction  et  plus  d'art;  leur  effet  nous  a  paru  ra- 
vissant, et  pourtant  il  peut  à  peine  se  comparer  à  la  sensa- 
tion que  produisit,  en  1681,  Mile  Lafontaine  escortée  de  ses 
trois  compagnes  .  Mlles  Roland  ,  Lepeintre  ,  Fernon. 

Voilà  trois  révolutions  opérées  par  Lulli  :  ce  musicien 
adroit  donne  un  orchestre  à  la  chapelle  du  roi,  des  danseu- 
ses à  son  théâtre  ,  et  réunit  les  insfrumens  à  vent  et  de  per- 
cussion aux  violons  qui  seuls  figuraient  dans  la  symphonie 
avant,  lui.  Les  moyens  les  plus  simples  produisaient  alors 
des  résultats  merveilleux.  Deux  flûtes  portant  la  tierce  et 
faisant  entendre  quatre  notes  accouplées  deux  à  deux  uf, 
S  8. 


90  REVUE    DE     PARIS. 

si  et  la,  sol  dièse  pendant  les  repos  d'un  récitatif,  excitèrent 
un  enthousiasme  général  :  on  criait  au  miracle,  les  dilettanti 
se  pâmaient,  se  roulaient  sur  leurs  banquettes.  Les  bravos 
passionnés  du  parterre  de  Favart  n'ont  peut-être  jamais  eu 
autant  d'expression  et  de  fureur,  du  temps  de  la  Pasta ,  de 
la  Malibran  ,  et  même  quand  Rubini  et  Tamburini  chantent 
le  duo  de  Mosè  ;  l'explosion  de  la  symphonie  en  ut  mineur 
de  Beethoven  ,  au  Conservatoire  ,  n'attaque  pas  avec  autant 
de  vivacité  les  cordes  sensibles  du  cœur  de  nos  dévots  en 
musique.  Voyez  la  partition  d'Isis,  les  œuvres  de  Lulli  en- 
combrent nos  bibliothèques,  celte  denrée  abonde,  et  j'en 
ai  donné  la  charge  d'un  âne  à  un  dilettante  qui  a  bien  voulu 
m'en  débarrasser  ;  voyez  la  partition  d'Isis,  et  doutez  après 
cela  des  prodiges  et  de  la  niaiserie  de  la  musique  grecque; 
après  cela  croyez  à  la  durée  des  triomphes  d'un  musicien. 
Encore  une  citation,  j'aime  à  m'appuyer  de  l'autorité  des 
contemporains  ;  je  suis  un  fureteur  ,  ainsi  que  mon  voisin, 
mon  confrère  Beffara  ;  les  découvertes  qu'il  veut  bien  me 
communiquer  me  servent  beaucoup.  M.  Beffara  profite  des 
miennes ,  et  quand  nous  avons  exploré  une  époque ,  il 
n'y  reste  pas  même  à  glaner  ,  la  vigne  est  taillée  à  mort,  le 
pré  tondu  jusqu'à  la  racine.  Voyons  ce  que  dit  le  contem- 
porain au  sujet  des  tierces  mirifiques  ,  éi-dessus  mention- 
nées. 

«  L'opéra  d'Isis  est  le  plus  savant  qui  soit  sorti  des  mains 
»  de  Lulli;  aussi  fut-il  surnommé  l'opéra  des  musiciens.»  — 
C'était  le  Don  Juan  du  siècle  de  Louis  XIV. —  «On  admira 
)>  particulièrement,  clans  la  scène  VIe  du  troisième  acte, 
»  la  plainte  de  Syrinx  devenu  roseau.  Cette  plainte  fut  re- 
i>  gardée  comme  un  chef-d'œuvre  par  la  manière  dont  Lulli 
«  l'avait  rendue,  après  l'avoir  copiée  d'après  nature;  car  on 
»  croit  entendre  le  même  bruit  et  le  même  sifflement  que  fait 
i)  le  vent  en  hiver,  à  la  campagne,  dans  une  grande  maison, 
»  lorsqu'il  s'engouffre  dans  les  portes ,  dans  les  corridors 
»  et  dans  les  cheminées.  C'estune  imitation  naïve  et  parfaite 
m  de  la  nature,  » 

Le  commentaire  de  La  Vieuville  n'est  pas  médiocrement 
plaisant;  il  jette  les  vents  en  fureur  ,  en  hiver  ,  à  la  cam- 
pagne ,  dans  une  grande  maison  ;  les  fait  engouffrer  dans 


REVUE     DE  PARIS. 


9 


les  portes,  dans  les  corridors  et  même  dans  les  cheminées  à 
propos  de  deux  flûtes  qui  soupiraient  tendrement,  sotto  voce, 
piano  piano,  a  mezzo  tuono  :  cela  prouve  combien  les  esprits 
étaient  exaltés  par  les  nouveaux  effets  d'orchestre  produits 

par  Lulli. 

Castil-Blaze. 


HISTORIENS  FRANÇAIS 


DU  DIX-NEUVIEME  SIECLE. 


§  111.  —  M.   GUIZOT. 
I. 

Sans  pouvoir  dire  au  juste  quel  sera  le  sentiment  que  les 
temps  à  venir  porteront  de  noire  époque,  il  nous  semble 
qu'ils  seront  forcés  de  reconnaître  qu'elle  a  été,  dans  son  es- 
prit général,  moins  réactionnaire  et  moins  exclusive  que 
toute  autre.  11  se  trouve  en  effet  des  périodes  dans  l'histoire, 
et  certes  ici  les  exemples  ne  nous  manqueraient  pas  ,  qui 
sont  pour  ainsi  parler  égoïstes  et  jalouses  par  caractère  ,  et 
durant  lesquelles  la  société  oppose  fièrement  et  brutalement 
une  certaine  manière  d'être,  dans  le  présent,  à  toutes  ses 
manières  d'être  réalisées  dans  le  passé  et  possibles  dans  l'a- 
venir. C'est ,  au  contraire,  le  propre  du  moment  où  nous 
vivons ,  d'abord  d'être  juste  et  bienveillant  envers  toutes  les 
choses  d'autrefois  ,  et  de  les  accepter  sans  rancune  ,  comme 
l'effet  accepte  sa  cause  ;  ensuite  de  n'être  ennemi  ni  en- 
vieux d'aucune  des  choses  futures  ,  et  de  les  admettre  fran- 
chement ,  comme  la  cause  admet  son  effet.  Ce  que  nous  di- 
sons ici  nous  paraît  vrai  de  plus  d'une  sorte,  et  peut  être 
rendu  sensible  par  plus  d'une  application.  Voyez  la  nou- 
velle école  littéraire  :  dans  la  pensée  de  ceux  qui  en  sont 
îccllemenl  les  maîtres,  elle  se  voue  à  renouer  les  traditions 


Rr.VUE     DR    PARIS.  t& 

européennes  et  nationales  de  l'art  ,  de  la  langue  et  de  la 
poésie,  brisées  par  des  événemens  divers ,  et  surtout  par  la 
haine  aveugle  que  le  dix-huitième  siècle  portait  à  tout  ce 
qui  avait  racine  dans  le  moyen  âge  Voyez  encore  cette 
science  polilique  nouvelle  du  parti  social ,  qui  commence  à 
poindre  dans  les  esprits  avancés ,  et  dont  la  formule  se  pré- 
sente chaque  jour  plus  arrêtée  et  plus  concrète  :  à  la  re- 
cherche de  tous  les  faits  de  la  société  ,  religieux  ou  civils, 
industriels  ou  moraux ,  intellectuels  ou  généalogiques  ,  elle 
les  constate,  elle  les  classe,  elle  les  coordonne,  leur  dé- 
blayant à  tous  une  place  selon  leur  volume  ,  leur  creusant 
un  lit  selon  leurs  eaux.  Voyez  enfin  la  philosophie  de  notre 
époque  ,  l'éclectisme  ,  qu'on  a  trop  attaqué  et  irop  défendu, 
et  au  fond  duquel  il  y  a  pareillement  cette  curiosité  amie 
des  faits,  cette  tolérance  de  la  pensée  pour  tous  ses  modes, 
ce  procédé  d'examen  paisible  et  sympathique,  avec  lequel 
on  n'a  pas  trouvé  immédiatement  une  théorie  ,  mais  à  l'aide 
duquel  on  y  parviendra  plus  sûrement. 

Il  nous  semble  qu'il  y  a  quelque  chose  de  merveilleux  en 
soi  et  de  particulier  à  notre  temps,  dans  cette  tendance 
égale  de  trois  formes  de  l'intelligence  ,  jusqu'à  présent  si 
éloignées  l'une  de  l'autre  ,  la  littérature  ,  la  politique  et  la 
philosophie;  que  cet  accord  de  la  génération  actuelle  à  pous- 
ser tous  les  esprits  dans  une  voie  d'étude  sans  réaction  , 
d'examen  sans  parti  pris,  de  système  sans  donnée  exclu- 
sive ,  annonce  un  caractère  véritablement  libéral  et  gran- 
diose ,  et  permet  d'attendre  des  résultats  plus  étendus  ,  plus 
complets  ,  plus  légitimes  ;  et  si  l'on  veut  remarquer  que  la 
même  idée  a  jailli  presque  en  même  temps  de  têtes  si  diver- 
sement préoccupées;  que  le  poète,  l'homme  d'état  ,  le  phi- 
losophe ,  sans  s'être  vus  ni  concertés,  ont  produit,  chacun 
dans  ses  -travaux  ,  la  même  théorie  ,  on  sera  forcé  de  con- 
clure qu'elle  était  portée  par  les  instincts  du  siècle,  et  qu'au 
moment  venu  ils  l'ont  mise  au  jour  ,  créature  toujours  une 
et  identique  ,  même  après  un  triple  enfantement. 

Ainsi ,  il  s'opère  ,  comme  nous  disions  ,  à  l'heure  qu'il  est . 
un  mouvement  de  réforrnalion  analogue  dans  la  littérature, 
dans  la  politique  et  dans  la  philosophie.  Toutes  trois  se  sont 
éprises,   pour  se   reconstruire,  d'un    grand  et   d'un    subit 


94  REVUE  DE    PARIS. 

amour  des  faits.  La  littérature  les  a  recherchés  pour  se  con- 
naître elle-même  dans  son  origine  et  dans  sa  marche  ,  pour 
étudier  le  procédé  selon  lequel  les  idées  d'une  époque  pas- 
sent dans  les  livres  et  sur  la  scène  ;  pour  apprendre  à  se 
faire  tolérante  ,  pour  ne  rien  bannir  et  pour  tout  expliquer. 
La  politique  ,  pour  observer  de  près  les  élémens  sociaux, 
pour  compter  leur  nombre,  étudier  leurs  penchans,  leur 
donner  à  tous  un  rang  proportionné  à  leur  valeur  intrinsè- 
que ;  pour  les  faire  vivre  dans  la  société  de  la  même  manière 
qu'ils  ont  été  produits  et  qu'ils  ont  vécu  dans  l'histoire.  La 
philosophie  ,  pour  parvenir  à  trouver  les  propriétés  absolues 
de  l'être  ,  à  force  de  recueillir  et  de  comparer  ses  manifes- 
tations ,  et  pour  construire  sur  l'ame  ,  sur  Dieu ,  sur  ce  monde 
et  sur  l'autre ,  un  système  ,  le  véritable  ,  universel  sans  mul- 
tiplicité de  principes  ,  unitaire  sans  exclusion. 

Or,  ce  triple  mouvement  de  la  littérature,  de  la  politique 
et  de  la  philosophie  vers  les  faits  contenus  dans  leurssphères 
,  spéciales,  ce  n'est  rien  autre  chose  que  l'avènement  et  l'in- 
tronisation de  l'histoire.  En  tout  autre  temps  et  avec  une  autre 
tendance,  on  pouvait  s'en  passer;  il  n'en  fallait  pas  à  Racine 
pour  ses  tragédies,  à  l'abbé  Siéyes  pour  ses  constitutions,  à 
Hegel  pour  ses  hypothèses  ontologiques;  mais  nous  avons 
montré  que  l'esprit  de  l'époque  actuelle,  à  tort  ou  à  raison,  s'est 
jeté  dans  une  voie  d'étude,  d'examen,  d'analyse,  et  que  l'his- 
toire est  désormais  la  base  de  tous  les  systèmes  qu'il  bâtit,  non 
pas  une  histoire  quelconque,  non  pas  une  histoire  réaction- 
naire ,  faite  au  profit  d'une  idée  contre  une  autre  idée  ;  mais 
une  histoire  qui  accepte  les  événemens  sans  les  choisir,  et 
qui  n'ait  pas  en  têle  de  corriger  la  Providence  ;  une  histoire, 
en  un  mot,  conçue  comme  se  conçoivent  actuellement  la  litté- 
rature ,  la  politique  et  la  philosophie  ,  c'est-à-dire  sympathi- 
que à  tout  ce  que  son  propre  milieu  contient  de  réel. 
S  Cette  histoire  d'un  ordre  nouveau  ,  à  laquelle  vont  néces- 
sairement aboutir  les  esprits  élevés  de  notre  époque,  a  déjà 
trouvé  un  homme  pour  s'organiser  et  se  produire,  c'est 
M.  Guizot. 

Tandis  que  la  littérature,  la  politique  et  la  philosophie 
étaient  en  quête  d'un  système  d'histoire  selon  leurs  vues  de 
réforme  actuelle ,  M.  Guizot ,  comme  s'il  eût  été  mystérieu- 


REVTJE    DE  PARIS.  9o 

sèment  averti  de  cette  tendance ,  remaniait  nos  annales  d'a- 
près un  procédé  tout-à-fait  identique  ,  et  les  engageait  dé- 
sormais dans  la  même  direction.  Si  l'on  peut  dire  que  c'est  une 
fortunerare  pour  ces  troischoses  que  d'être  confirmées  parles 
travaux  d'un  tel  homme,  on  peut  dire  aussi  que  l'idée  d'un 
tel  homme  devient  singulièrement  éclatante  et  lumineuse, 
quand  elle  a  été  environnée  du  reflet  de  ces  trois  théories. 
Du  reste ,  nous  croyons  qu'il  ne  pouvait  pas  arriver  moins  à 
M.  Guizot  que  de  trouver  la  formule  scientifique  de  tous  les 
nobles  instincts  de  son  époque  ;  il  a  été  élevé  par  son  étoile 
à  une  de  ces  positions  merveilleuses  où  l'intelligence  s'épa- 
nouit, comme  une  plante  en  bonne  terre  ;  où  le  philosophe 
communique  ses  théories  à  l'homme  d'état  qui  les  expéri- 
mente; où  l'esprit  dispose  non-seulement  de  l'idée ,  mais 
encore  du  fait;  où  la  pensée  trouve  toujours  une  main  qui 
l'exécute  ;  où  l'on  se  rapproche  le  plus  de  Dieu ,  pour  lequel 
vouloir,  c'est  faire. 

Nous  ne  connaissons  que  deux  hommes  qui  aient  joui  pa- 
reillement de  cette  faveur  providentielle  ,  Machiavel  et  le 
chancelier  Bacon.  Tous  deux  ils  possédèrent,  comme  M.  Gui- 
zot, avec  la  force  de  l'intelligence  une  situation  propre  à 
la  développer  ;  tous  deux  ils  se  trouvèrent ,  comme  lui,  en 
cet  état  où  l'expérience  des  hommes  et  des  choses  corrige 
l'absolu  des  théories;  où  l'habitude  de  voir  de  près  les  faits 
sociaux  amène  à  découvrir  leurnature;  où  leslois  s'imaginent 
et  se  pratiquenten  même  temps.  Certainement  il  en  dut  coû- 
ter à  l'historien  de  Henri  YII1,  moins  qu'atout  autre,  de 
développer  de  vastes  aperçus  dans  le  conseil  d'Elisabeth  ; 
et  l'expérience  du  chancelier  rendit  plus  saisissables  à  l'an- 
naliste ces  mobiles  secrets  de  politique  et  ces  causes  mysté- 
rieuses de  civilisation  ,  qui  échappent  le  plus  souvent  jusqu'à  / 
la  société  au  sein  de  laquelle  elles  agissent.  De  même,  quiest- 
ce  qui  aurait  dicté  à  Machiavel  son  Histoire  de  Florence ,  ses 
Discours  sur   Tite-Live  et  cet  admirable  livre  du  Prince  (') , 

(i)  Nous  employons  ici  le  titre  qui  est ,  pour  ainsi  parler  ,  po- 
pulaire en  France.  On  sait  que  le  livre  de  Machiavel  est  intitulé  : 
De  la  Principauté,  ce  qui  est  bien  autre  chose  ,  soit  dit  en  pas- 
sant. 


16 


REVUE    DE    PARIS. 


s'il  n'en  avait  puisé  la  matière  dans  ses  vingt-trois  ambas- 
sades et  dans  ses  travaux  de  l'Office  des  Dix;  et  si  le  Secré- 
taire florentin  pourvut  quatorze  ans  aux  destinées  politiques 
de  sa  patrie  avec  un  succès  si  grand,  que  la  postérité  a  mieux 
aimé  s'expliquer  ses  principes  par  des  crimes  que  par  du  pé- 
nie ,  n'esl-ce  pas  en  étudiant  les  vieilles  principautés  de  l'I- 
talie ,  qu'il  avait  compris  les  nouvelles  5  n'est-ce  pas  en  la 
compagnie  desSylla,  des  Marius  et  des  Scipion  qu'il  avait 
appris  comme  on  parlait  aux  Louis  XII ,  aux  Maximilienet 
aux  Borgia?  Ainsi  que  Bacon  et  Machiavel ,  M.  Guizot  a  dû 
sans  aucun  doute  à  sa  pratique  des  choses  sociales  sa  saga- 
cité profonde  des  choses  historiques;  de  même  qu'il  a  or- 
ganisé et  gouverné  le  présent  de  la  France  en  historien  qui 
sait  bien  son  passé  et  qui  pressent  son  avenir. 

C'est ,  en  effet ,  une  chose  bien  importante  pour  les  hom- 
mes qui  aspirent  à  devenir  grands,  que  de  porter  en  soi  , 
non-seulement  la  force  morale  qui  donne  l'idée,  mais  encore 
la  force  matérielle  qui  la  met  à  exécution.  Supposez  Ba- 
con bourgeois  de  Londres  ,  au  lieu  de  chancelier  d'Angle- 
terre ,  et  son  esprit  ne  se  serait  point  élevé  aux  conceptions 
politiques  qui  le  firent ,  pendant  deux  règnes  ,  la  lumière  du 
conseil  ;  supposez  Machiavel  simple  citoyen  de  Florence,  au 
lieu  de  secrétaire  de  l'Office  des  Dix  ,  et  non-seulement  il 
n'aurait  pas  laissé  les  cours  de  France  et  d'Allemagne  et  le 
duc  de  Valentinois  lui-même  surpris  de  sa  sagesse  politique, 
mais  encore  il  n'aurait  pas  écrit  le  Prince ,  ce  livre  le  plus 
beau  d'un  siècle  rempli  de  beaux  livres;  supposez  enfin 
M.  Guizot,  érudit  comme  il  peut  s'e.n  trouver  d'autres,  au  lieu 
d'homme  d'élat  dans  un  royaume  comme  la  France,  etjamais 
il  ne  fût  devenu  ni  historien  d'une  telle  portée  ,  ni  publicisle 
d'une  telle  profondeur. 

Voyez,  en  effet ,  deux  écrivains  célèbres,  Locke  et  Rous- 
seau ,  nés  tous  deux  avec  d'incontestables  talens  politiques , 
mais  auxquels  il  manqua  ce  que  leur  fortune  départit  à  Ma- 
chiavel ,  à  Bacon  et  à  M.  Guizot  ,  l'expérience  du  pouvoir  et 
la  pratique  des  affaires  :  quelle  constitution  Locke  ,  l'auteur 
du  «  Gouvernement  civil  »  ,  trouva-t-il  pour  la  Caroline  ?  De 
misérables  combinaisons  idéologiques,  qu'il  fallut  mettre  à 
néant,  parce  qu'ellesgênnient  la  réalité.  Quel  gouvernement 


REVUE     DE     PABIâ. 

Rouleau,  l'auteur  du  ^  Contrat  social  ».  imagina-t-il  pourla 
Cor  se  et  pour  la  Pol  ogn  e?  aucun -.des  pis  n?. des  projets  que  lui- 
raème  condamnait  en  les  dressant,  qui  ne  furent  pas  exécutés, 
etqui  nepouvaient  jamaisl'ètre.Certe?.  la  natureneleura'vait 
épargné  néanmoins  ni  la  vigueur  de  l'esprit,  ni  la  splendeur 
de  l'imagination  .  ni  l'opiniâtreté  du  courage  ;  ils  en  étaient 
venus  l'un  et  l'autre  à  ce  point  de  la  gloire  .  que  les  peuples  >. 
accouraient  pour  leur  demander  des  lois,  avec  un  respect 
qui  ne  s'était  pas  vu  depuis  Solon  et  depuis  Lvcurgue  :  eh 
bien!  qui  est-ce  qui  empêcha  leur  génie  de  se  développer 
dans  toute  sa  plénitude  ,  et  d'atteindre  jusqu'à  ses  derniers 
confins  ?  leur  position  sociale.  Machia-»  el .  Bacon  et  M.  Gui- 
zot  étudièrent  les  peuples  dans  la  pratique  d'un  gouverne- 
ment ;  Locke  et  Rousseau  dans  le  creux  d'une  théorie  ;  les  „, 
premiers  apprirent  le  monde;  les  seconds  l'imaginèrent; 
ceux-là  firent  leurs  plans  d'après  la  réalité,  les  appliquèrent 
eux-mêmes  et  réussirent  ;  ceux-ci  les  firent  d'après  des  ab- 
stractions, les  livrèrent  à  d'autres  et  échouèrent.  Que  leur 
manqua-t-il  donc?  d'être  secrétaires,  comme  Machiavel; 
chanceliers,  comme  Bacon  ;  ministres,  comme  M.  Guizot. 
Il  y  a  des  idées  qui  veulent  .  pour  éclore,  une  certaine 
position;  comme  il  y  a  des  fleurs  qui  veulent  un  certain  ' 
soleil. 

Comme  du  Secrétaire  florentin  et  du  chancelier  d'Angle- 
terre ,  ce  qui  a  fait  la  force  de  M.  Guizot,  c'est  d'avoir  é!é 
dirigé  par  la  théorie  et  par  l'expérience,  de  s'être  appuvé 
sur  l'idée  et  sur  le  fait.  Il  s'estmontré  grand  homme  d'état, 
parce  qu'il  était  grand  historien,  et  il  est  devenu  grand 
historien  ,  parce  qu'il  était  grand  homme  d'état.  Toutes  les 
grandes  choses  sont  complètes.  Ainsi  l'histoire  et  la  po- 
litique sont  les  deux  faces  sous  lesquelles  M.  Guizot  se  pré- 
sente à  l'observation  ,  les  deux  formes  sous  lesquelles  s'est 
produite  son  intelligence  ,  les  deux  moitiés  dont  la  réunion 
exprime  sa  valeur.  Il  est  à  croire  que  ces  deux  faces  se  sont 
développées  parallèlement  en  lui  :  qu'elles  ont  eu  même  ori- 
gine, même  accroissement ,  et  qu'elles  atteindront  même 
but;  mais  la  raison,  qui  est  complexe  quand  elle  produit, 
est  simple  quand  elle  examine;  et  nous  éprouvons  la  néces-        » 

sué  de  séparer,  pour  la  facilité  de  la  déduction  et  la  clarté       * 
S  9 


• 


/ 


98  REVUE    DE_PARIS. 

de  l'analyse,  deux  choses  qui  se  tiennent  étroitement  et  que 
leur  propre  nature  a  réunies. 

En  restant  dans  la  généralité  du  raisonnement,  nous 
croyons  pouvoir  dire  que  l'histoire  précède  la  politique. 
Ceci  se  rapproche  d'autant  plus  de  la  vérité  en  ce  qui  touche 
M.  Guizot,  que  dans  sa  pensée  ,  et  selon  sa  propre  expres- 
sion, »t  les  faits  sont  la  politique  vivante.  »  Nous  aurons 
donc  à  examiner  ses  vues  en  histoire  ,  avant  d'expliquer  ses 
principes  sur  la  nature  et  la  marche  des  gouvernernens. 
Comme  tous  les  hommes  d'une  grande  portée  intellectuelle  , 
M.  Guizot  n'a  guère  qu'une  seule  idée  ,  très-supérieure  ,  qui 
s'articule  en  mille  anneaux ,  et  se  partage  en  mille  direc- 
tions diverses.  Comme  elle  est  une  en  soi ,  bien  ramassée, 
bien  distincte,  il  nous  coûterait  peu  de  renoncer  tout  d'a- 
bord, et  de  montrer  ensuite  comment  tous  les  ouvrages  de 
M.  Guizot  en  sont  la  conséquence  et  la  mise  en  œuvre  ;  mais, 
outre  que  ce  quelle  a  de  neuf  et  de  fécond  ne  saurait  plei- 
nement frapper  les  esprits  qui  n'en  possèdent  pas  les  élé- 
mens,  on  perdrait  aune  pareille  exposition  la  portion  pour 
ainsi  dire  la  plus  exquise  de  l'idée  ,  c'est-à-dire  le  procédé 
de  sa  formation.  Nous  aimons  donc  mieux  une  méthode 
plus  lente  à  se  dérouler,  mais  à  la  fois  plus  intime  et  plus 
pittoresque  :  nous  suivrons  la  pensée  de  M.  Guizot  pas  à 
pas ,  selon  qu'elle  s'est  dégagée  et  formulée  elle-même. 

Dès  son  premier  livre  ,  M.  Guizot  se  trouva  en  face  du 
dix-huitième  siècle,  et  il  résultera  dé  cette  élude  qu'il  a 
toujours  gardé  cette  position.  Nous  aurions  donc  à  exami- 
ner cette  époque  ,  à  plusieurs  reprises  et  sous  divers  aspects, 
à  proportion  que  nous  avancerions  dans  notre  tâche;  mais 
comme  c'est  principalement  à  sa  manière  générale  de  con- 
cevoir et  d'exécuter  l'histoire  que  M.  Guizot  s'est  attaqué, 
nous  aimons  mieux  et  nous  jugeons  plus  convenable  d'abor- 
der cette  matière  définitivement,  à  l'occasion  de  l'édition 
de  Gibbon  qu'il  publia  en  1812,  et  de  caractériser  le  dix- 
huitième  siècle  historique,  une  fois  pour  toutes. 

IT. 

L'idée  dominante  et  générale  des  historiens  du  dix-hni- 


REVUE    DE    PARIS. 


99 


tième  siècle,  et  nous  entendons  désigner  par-là  Hume, 
Robertson  ,  Gibbon  et  Voltaire  ,  une  idée  véritablement  no- 
ble et  grande  ,  grande  comme  ces  grands  noms ,  ce  fut  d'ap- 
pliquer la  philosophie  à  l'histoire,  c'est-à-dire  d'ériger 
celle-ci  en  science  plus  ou  moins  rigoureuse,  et  d'une  in- 
tervention plus  ou  moins  efficace  dans  la  conduite  des  hom- 
mes et  des  sociétés.  Celte  tentative  n'avait  encore  jamais 
été  conçue,  ni  par  l'antiquité  ni  par  les  temps  modernes. 
Trois  écrivains  célèbres  du  dix-septième  et  du  dix-huitième 
siècle  avaient  bien  concouru  pareillement  à  constituer  phi- 
losophiquement l'histoire  ;  mais  c'était  d'après  une  tout 
autre  pensée,  et  en  vue  d'un  tout  autre  but.  Bossuet,  Vico 
et  Herder,  soupçonnant  que  tous  les  faits  humains  pouvaient 
bien  se  rapporter  à  un  petit  nombre  de  causes  primitives  , 
malgré  leur  infinie  variété  ,  et  se  déduire  selon  certains 
principes  réguliers  et  fixes  ,  malgré  leur  visible  complica- 
tion ,  s'appliquèrent  à  la  recherche  de  ces  lois  primordiales. 
Us  plièrent  donc  leur  mâle  génie  à  l'étude  du  monde,  à  l'in- 
telligence des  causes  qui  amènent  et  expliquent  le  dévelop- 
pement et  la  succession  des  peuples  ,  et  ils  élevèrent  ainsi 
dans  leurs  ouvrages  une  sorte  de  commentaire  à  l'œuvre 
de  Dieu.  Mais  leur  curiosité  n'allait  pas  plus  loin  qu'à  trou- 
ver la  signification  nette  et  scientifique  de  l'histoire,  qu'à 
découvrir  la  chaîne  qui  lie  entre  eux  les  faits  sociaux,  qu'à 
dégager  les  termes  de  la  formule  générale  qui  exprime  la 
marche  de  l'humanité. 

Le  dix-huitième  siècle  ,  au  contraire ,  et  c'est  en  ceci  que 
consiste  la  nouveauté  et  le  mérite  de  sa  tentative  ,  le  dix- 
huitième  siècle  prétendit  faire  servir  l'histoire  à  de  plus 
grandes  choses  qu'à  l'explication  de  ses  propres  difficultés. 
Il  se  dit  que  c'était  bien  déjà  un  résultat  glorieux  et  magni- 
fique d'avoir ,  jusqu'à  un  certain  point ,  découvert  et  rendu 
sensible  la  loi  morale  selon  laquelle  les  événemens  se  pro- 
duisent et  s'enchainent  dans  le  passé  ;  mais  il  ajouta  q'?.e 
cette  loi  du  passé  étant  connue  ,  rien  n'empêchait  de  s'en 
servir  pour  le  présent  ;  que  ce  travail  si  prodigieux  se  trou- 
verait réduit  à  une  élude  vaine  ,  s'il  ne  restait  de  tant  d'ef- 
forts que  la  satisfaction  stérile  qui  naît  d'une  difficulté  vain- 
cue; et  à  une    entreprise  regrettable,   si  elle  n'avait  eu 


10J  REVUE    DE    PARIS. 

d'autre  effet ,  en  définitive  ,  que  de  consumer  en  pure  perle 
l'activité  de  si  grands  esprits.  Ainsi,  le  dis-septième  siècle 
n'avait  voulu  que  régler  l'histoire,  exposer  sa  formule  , 
organiser  sa  théorie  ;  le  dix-huilième  voulut  ériger  ses  le- 
çons en  un  code  pratique  des  sociétés.  Bossuet  ,  Yico  et 
Herder  avaient  arrosé,  cultivé  et  fait  croître  jusqu'aux  cieux 
l'arbre  de  l'histoire  :  Voltaire,  Roberlson  ,  Hume  et  Gibbon 
s'efforcèrent  d'en  courber  les  rameaux  jusqu'à  terre  ,  afin 
que  les  peuples  n'eussent  qu'à  tendre  la  main  pour  en  cueil- 
lir les  fruits. 

On  voit  donc  que  cette  idée  du  dix-huitième  siècle  était  en 
effettrès-belle.  Elle  l'était  par  la  théorie;  car  il  est  raisonna- 
ble et  juste  dépenser  que  les  événeroens  dece  monde  ne  sont 
pas  à  ce  point  désordonnés  et  capricieux  clans  leur  marche 
sensible,  qu'ils  ne  puissent  être  régis  au  fond  par  quelque 
lot  d'un  effet  régulier  et  d'un  caractère  certain  ;  elle  l'eût  été 
par  l'expérimentation;  car  rien  ne  semble,  et  n'est  en 
réajilé  plus  logique,  que  de  faire  servir  l'histoire  à  l'organi- 
sation et  à  la  conduite  des  gouvernemens ,  c'est-à-dire,  de 
tirer  par  induction  les  choses  présentes  des  choses  passées  , 
r  cl  de  fouiller  les  événemens  consommés  et  les  passions 
éteintes  ,  pour  y  dérober  le  secret  des  événemens  qui  sur- 
gissent et  les  passions  qui  s'allument. 

Mais,  celte  noble  idée  avorta  dans  son  germe;  elle  avorta 
par  deux  obstacles  d'autant  plus  terribles,  que  le  dix-hui- 
tième siècle  ne  les  voyait  point  et  n'en  était  pas  en  défiance  ; 
deux  obstacles  qui ,  même  connus  ,  auraient  été,  pour  l'épo- 
que ,  presque  impossibles  à  conjurer.  La  première  cause  qui 
gênait  ainsi  le  libre  développement  de  l'histoire,  c'était  la 
situation  présente  des  élémens  de  la  société.  Ces  éléraens 
fondamentaux  étaient  au  nombre  de. quatre  :  la  royauté  ,  la 
noblesse,  le  catholicisme  et  la  bourgeoisie.  De  ces  quatre  ,  il 
n'y  en  avait  pas  un  seul  qui  fût  à  l'aise  complètement ,  selon 
ses  exigences  ,  selon  sa  nature,  et  qui  n'éprouvât ,  de  la 
part  des  trois  autres  ,  de  l'opposition  et  de  la  gêne  ,  quand 
il  voulait  se  mouvoir  ou  s'agrandir.  La  royaulé  ,  quoique  la 
pius  haute  et  la  plus  majestueuse  de  ces  puissances,  n'en 
«Sait  pas  moins  en  lutte  chaque  jour  ,  hier  avec  ia  noblesse, 
qui  résistait  par  ses  privilège,  ;  aujourd'hui  avec  le  catholi- 


revue   de    paris. 


101 


cisme  ,  qui  résistait  par  sa  législation  ;  demain  avec  la  bour- 
geoisie, qui  résistait  par  ses  tailles.  Les  trois  autres  étaient 
pareillement  étreintes  et  étouffées,  voulant  s'étendre  et  ne 
le  pouvant  pas,  allant  se  heurter  toutes  trois  à  des  achoppe- 
mens  inexorables  ;  la  noblesse,  au  billot  royal;  le  catho- 
licisme, à  la  table  de  marbre  ;  la  bourgeoisie,  à  la  potence 
de  la  prévôté;  si  bien  que  celte  société  boitait  affreusement 
sur  ses  quatre  pieds  inégaux  et  malades;  si  bien  que  l'état , 
avec  ses  principes  constitutifs,  à  ce  point  divers  et  dispara- 
tes, s'en  allait  criant .  cahotant  ,  menaçant  ruine  ;  si  bien 
que  c'était  une  civilisation  décrépite  et  hideuse  ,  une  civili- 
sation perdue  sans  retour  .  et  perdue  pour  avoir  oublié  son 
origine,  renié  ses  aïeux,  tué  son  père;  et  c'était  peut-être 
pour  cela  même  que  la  Providence  la  condamnait  à  mourir 
déchirée  par  ses  élémens  hargneux,  comme  dans  ce  sac  des 
parricides  de  Rome,  où  le  prêteur  faisait  coudre  un  homme 
et  une  vipère  ,  un  coq  et  une  guenon  ;  société  horrible  et 
immonde  ,  que  le  bourreau  lançait  dans  la  mer. 

En  présence  de  ce  désaccord  des  choses  les  plus  impor- 
tantes et  les  plus  essentielles  de  la  société  ,  il  n'était  pas  dif- 
ficile de  comprendre  qu'elle  se  trouvait  alors  monstrueu- 
sement organisée  ,  et  qu'à  moins  d'un  miracle,  elle  devait 
se  disloquer  au  premier  choc.  Cela  était  si  clair,  que  tous 
les  écrivains  de  talent  en  furent  frappés,  et  qu'ils  semèrent 
leurs  ouvrages  de  sinistres  prédictions.  Montesquieu  ,  Rous- 
seau et  Voltaire  annoncent  un  bouleversement  prochain  ;  le 
marquis  de  Mirabeau  et  le  bailly  son  frère  ,  ces  deux  intel- 
y  ligences  si  acérées,  pénètrent  même  jusqu'au  cœur  de  la 
révolution  future  ,  en  prévoyant  que  la  noblesse  et  le  peuple 
y  trouveraient  de  contraires  destinées;  qu'elle  serait  cer- 
cueil pour  l'une,  berceau  pour  l'autre.  Mais  ce  qui  était 
non  moins  important  et  plus  difficile  à  comprendre  ,  dans 
l'enfance  où  la  critique  historique  se  trouvait  encore  ,  mal- 
gré de  vastes  et  de  précieux  travaux  ,  c'est  que  si  les  princi- 
pes constitutifs  de  la  société  étaient  actuellement  en  dishar- 
monie complète  ,  il  avait  été  un  temps  où  ils  se  trouvaient 
parfaitement  unis,  parfaitement  combinés;  c'est  que  ce 
divorce  flagrant  de  la  noblesse  et  du  peuple,  de  la  royauté 
et  du  catholicisme  n'était  pas  un  mal  ancien  ,  congénial 
8  9. 


102  REVUE    DE    PAK1S. 

permanent  et  qui  tint  à  leur  propre  nature  ;  mais  un  malaise 
éventuel,  récent,  né  des  rapports  nouveaux  et  des  cir- 
constances inouïes  qu'avait  fait  naître  l'histoire;  c'est  que 
ces  élémens  politiques  qui,  dans  les  conditions  de  leur 
existence  présente ,  formaient  un  ordre  de  gouvernement 
absurde  et  intolérable  ,  avaient  formé  jadis  ,  dans  les  con- 
ditions d'une  existence  tout  autre  et  mieux  combinée,  un 
gouvernement  très-logique  et  très-doux  ;  enfin,  c'est  que 
si  ces  élémens  avaient  soutenu  et  fait  fleurir  la  société  fran- 
çaise pendant  le  règne  de  soixante-cinq  rois ,  leurs  relations 
devaient  avoir  été  bien  modifiées,  bien  altérées,  puisqu'ils 
la  tuaient  sous  le  règne  du  soixante-sixième. 

Ainsi ,  au  lieu  de  se  dire  que  les  élémens  sociaux  de  la 
France,  qui  se  faisaient  maintenant  une  guerre  opiniâtre, 
n'étaient  plus  dans  leur  état  primitif;  qu'ayant  été  vus  d'un 
œil  inégal  par  la  Providence,  les  petits  avaient  grandi,  les 
grands  s'étaient  abaissés,  et  que  ,  s'il  y  avait  entre  eux  à  ce 
point  lutte  désespérée  et  haine  irrémissible,  c'est  que  les  do- 
minateurs d'autrefois,  se  refusant  à  l'évidence  présente, 
avaient  conservé  leurs  prétentions  en  perdant  leur  puis- 
sance; au  lieu  de  cette  explication  ,  aujourd'hui  si  nette  ,  si 
naturelle,  si  irrésistible,  les  historiens  du  dix-huitième  siè- 
cle ,  témoins  du  désordre  actuel,  et  n'en  discernant  pas  les 
causes,  s'imaginèrent  que  les  choses  avaient  toujours  été  ce 
qu'elles  étaient;  que  cette  alliance  disloquée  de  la  royauté, 
de  la  noblesse,  du  clergé  et  de  la  bourgeoisie,  qui  arrêtait 
la  civilisation  ,  l'avait  toujours  arrêtée  ;  que  ce  qui  était  mal 
avait  été  mal,  hier  comme  à  présent.  Ils  se  prirent  donc 
d'une  antipathie  philosophique,  raisonnée  et  incurable  contre 
le  passé;  contre  le  passé  qui  avait  produit  le  présent ,  comme 
un  principe  produit  sa  conséquence,  et  decette  vue  fausse,  de 
cette  appréciation  mal  appuyée,  naquit  la  moitié  de  l'esprit 
réactionnaire  qu'ils  portèrent  dans  la  théorie  de  l'histoire. 

Néanmoins,  ce  ne  fut  pas  tout;  une  seconde  cause  fit 
échouer  la  grande  idée  historique  du  dix-huitième  siècle; 
elle  est  d'une  autre  nature  et  mérite  d'être  étudiée.  Cette 
époque  eut  cela  de  particulier,  comme  on  sait,  qu'elle  vou- 
lut mêler  la  philosophie  à  toutes  choses.  La  tentative  était 
belle  et  digne  de  flatter  les  grands  esprits  qui  la  conçurent. 


REVUE    DE    PARIS.  1 03 

C'était  en  effet  une  noble  envie  qui  les  portait  à"  unir  dans 
un  vaste  ensemble  et  dans  la  même  signification  sociale  les 
sciences,  les  arts,  la  morale,  la  littérature  ;  à  rapprocher 
et  à  unir  l'un  à  l'autre  les  principes  du  vrai ,  du  bien  et  du  t 
beau  ;  à  révéler  enfin  l'unité  des  lois  du  monde,  et  à  élever  * 
un  monument  en  témoignage  de  cette  génération  militante 
qui  avait  conquis  leur  secret.  Mais,  e.tnous  le  savons  aujour- 
d'hui par  expérience,  autant  le  projet  de  soumettre  toutes 
les  connaissances  humaines  à  la  philosophie  était  grandiose, 
autant  la  philosophie  que  le  dix-huitième  siècle  avait  sous  la 
main  était  propre  à  le  ruiner. 

De  cette  philosophie,  maintenant  abandonnée  par  tous  les 
hommes  d'élite,  mais  qui  traine  encore  parmi  les  intelli- 
gences paresseuses  et  atardées,  nous  voulons  rappeler  seu- 
lement la  manière  générale  de  procéder  clans  le  raisonne- 
ment ,  c'est-à-dire  ,  son  côté  pratique  ,  et  dans  ce  qu'il  a  de 
commun  avec  Thistoire.  En  toute  sorte  d'étude  ,1e  penchant 
favori  des  idéologues  du  dix-huitième  siècle,  c'était  d'aller 
aux  choses  abstraites.  Ils  dégageaient  la  question  des  réali- 
tés gênantes  ;  ils  la  réduisaient  aux  idées ,  les  idées  aux  si- 
gnes, et  ils  travaillaient  ensuite  les  signes  par  réductions  ,  l 
renversemens,  équations,  comme  en  algèbre.  Dans  cette 
méthode ,  la  réalité  est  toujours  absente  ;  car  on  abstrait  d'a- 
bord les  faits  ,  les  idées  ensuite ,  et  on  a  pour  résidu  des  si- 
gnes, sur  lesquels  l'intelligence  s'exerce;  elle  les  déploie  en 
ligne,  les  courbe  en  cercle,  les  ramasse  en  carré,  ainsi 
qu'un  général  fait  de  ses  masses  de  bataille.  C'est  l'analyse 
mathématique ,  au  sujet  de  laquelle  il  s'est  ému  dernièrement 
une  grave  discussion  à  l'Académie  des  Sciences,  et  qui  a 
fourni  à  M  Poinsot ,  sur  le  jeu  de  cette  mécanique  intellec- 
tuelle, de  si  piquantes  et  de  si  bonnes  vérités. 

Il  est  évident  que  la  méthode  des  idéologues  pouvait  sé- 
duire ceux  qui  l'employaient  :  avec  quelques  signes  ,  une 
formule  et  un  peu  de  logique  ,  ils  s'élevaient  dans  des  ré- 
gions inconnues  et  traversaient  des  mondes  inexplorés. 
C'était  une  sorte  de  science  occulte  ,  véritable  alchimie  , 
avec  laquelle  ils  croyaient  changer  en  or  quelques  pauvres 
signes  de  plomb  ;  mais  celte  ascension  n'était  qu'un  ver- 
tige ,  et  ces  trésors  une  illusion.  L'idéologie  était,  au  fond  , 


10  i  REVUE    DE    PARIS. 

une  science  misérable.  D'un  côté,  se  bornant  à  combiner 
des  idées,  elle  n'ajoute  rien  à  leur  masse  ;  de  l'autre  ,  n'ac- 
ceptant jamais  les  choses  avec  leur  individualité  réelle,  mais 
prenant  les  idées  générales  que  l'esprit  extrait  du  spectacle 
de  ces  cboses  ,  elle  n'envisage  le  monde  qu'à  l'état  d'ab- 
straction ,  et  par  conséquent  les  notions  qu'elle  en  donne 
se  rapportent  aux  objets  idéalisés  ,  c'est-à-dire  entraînés 
hors  de  leur  sphère  positive.  Cette  méthode  est  donc  la  pire 
pour  l'histoire  ;  car  elle  n'a  ni  l'investigation  qui  découvre  , 
ni  l'expérimentation  qui  vérifie;  elle  est  stérile  et  elle  est 
fausse  :  stérile  ,  elle  laisse  l'esprit  humain  dans  sa  pauvreté  ; 
fausse  ,  elle  le  trompe  sur  la  nature  de  ses  notions  acquises; 
fausse  et  stérile  ,  elle  lui  gâte  le  présent  et  lui  dérobe  l'ave- 
nir, elle  l'aveugle  et  l'atrophie. 

C'est  surtout  à  l'application  qu'il  faut  juger  sa  nature  et 
mesurer  sa  portée.  «  En  l'état  de  commotion  presque  gé- 
nérale de  philosophisme  politique  ,  »  comme  disait  le  mar- 
quis de  Mirabeau  ,  où  l'on  se  trouvait ,  versle  milieu  du  dix- 
huitième  siècle,  tous  les  grands  faits  sociaux  qui  avaient 
soutenu  la  vieille  monarchie  française  étaient  passés  au  cri- 
ble de  l'idéologie  et  jugés  souverainement  d'après  ses  lois. 
Par  exemple,  s'agissait-il  du  catholicisme  ?  au  lieu  de  se  de- 
mander comment  le  christianisme  s'était  fait  doctrine  so- 
ciale,  comment  il  s'était  réalisé  dans  l'Occident ,  comment 
il  y  était  devenu  puissance  terrienne  et  autorité  politique  ; 
en  un  mot  ,  au  lieu  de  tirer  son  appréciation  de  son  his- 
toire ,  on  écartait  toutes  ces  réalités ,  on  généralisait  le  pro- 
blème ;  au  lieu  de  catholicisme,  on  mettait  religion  ,  et,  ab- 
strayant encore  davantage,  on  se  demandait:  «  Que  doit 
être  une  relùjioti?  La  question  ainsi  posée  ,  on  répondait 
qu'une  retiyion  ,  ce  doit  être  un  rapport  de  l'homme  à  Dieu  , 
une  chose  par  conséquent  tout-à-fait  libre,  spirituelle  et 
intime  ,  dégagée  des  préoccupations  mondaines  ,  pleine  de 
douceur  ,  d'indulgence  ,  d'elïusion  ;  et  c'était  armés  de  cette 
conséquence  que  les  idéologues  condamnaient  le  clergé  de 
1  rance  et  d'Europe,  ses  possessions,  sou  influence  gou- 
vernementale; enfin  ils  disaient  analhème  à  toute  son  his- 
toire présente  et  passée  :  au  nom  de  quoi?  au  nom  d'une  ab- 
straction .  de  rien.  S'agissait-il  de  la  noblesse?  au  lieu  de 


REVUK    DE     PARIS.  10-1 

rechercher  ce  que  furent  à  l'origine  les  gentilshommes  , 
comment  leur  lance  conquit  la  terre  et  comment  leur  intel- 
ligence la  civilisa,  par  quels  degrés  de  courage  et  d'opi- 
niâtreté ils  montèrent  jusqu'au  trône,  et  par  quels  autres 
degrés  de  bonté  ,  de  justice  et  de  résignation  ils  desepndi- 
rent  jusqu'à  la  bourgeoisie  .  on  écartait  encore  tous  ces 
faits  du  raisonnement;  on  abstrayait  la  différence  des  ra- 
ces, et  l'on  disait  :  Un  homme  qui 'naît  Vaut-il  mieux  qu'u/i 
homme  qui  naît?  et  alors,  le  problème  ainsi  proposé,  il 
devenait  vrai  .  de  vérité  algébrique  ,  qu'il  n'y  a  aucune 
sorte  d'inégalité  entre  deux  choses  que  l'on  a  supposées 
égales. 

H  y  avait  donc  réellement ,  ain  ,i  que  nous  l'avons  annon- 
cé, deux  obstacles  puissans  qui  devaient  faire  échouer  les 
plus  nobles  esprits  du  dix-huitième  siècle  dans  leur  entre- 
prise ;  le  premier  ,  c'était  la  perturbation  présente  des  élé- 
mens  sociaux  ;  le  second,  c'était  le  procédé  de  Tidéologie 
appliqué  à  l'histoire  :  la  lutte  présente  les  portant  à  suppo- 
ser une  lutte  passée,  et  par  conséquent  un  désordre  conti- 
nuel ;  l'idéologie  les  portant  à  condamner  .  au  nom  de  la 
raison  ,  au  nom  de  la  philosophie  contemporaine ,  les  grands 
corps  historiques  qui  formaient  la  charpente  du  rovaume. 
Le  résultat  naturel .  logique,  irrésistible  de  ces  deux  cau- 
ses, c'était  une  réaction  impitoyable  contre  toutes  les  cho- 
ses d'autrefois,  contre  le  catholicisme  ,  contre  la  noblesse, 
contre  la  royauté  -,  contre  nos  vieilles  études,  nos  vieilles 
lois,  nos  vieilles  mœurs,  enfin  contre  toute  la  réalité  et 
toute  la  poésie  de  nos  origines. 

Ce  retour  contre  le  passé  eut  lieu  :  et  jamais  encore  un  pa- 
reil débordement  de  haine  et  de  fanatisme  réactionnaire 
n'avait  signalé  une  époque.  On  réagissait  en  vers  et  en  prose; 
on  y  employait  l'épopée  ,1e  drame  ,  l'ode,  le  traité  philoso- 
phique, le  pamphlet,  le  calembourg; c'était  une  passion  qui 
allait  jusqu'au  délire  en  quelques-uns,  et  qui ,  par  l'infinie 
variété  de  ses  objets  .  se  nivelait  à  la  hauteur  de  toutes  le» 
rancunes;  c'était  une  colère  joyeuse  ,  caustique,  effrontée, 
érudite  ,  lascive,  immonde.  Mais  en  dehors  de  ce  mouve- 
ment .  formé  de  mille  impulsions  secondaires,  il  y  avait 
trois  ou  quatre  hommes,  supérieurs  parleurs  idées ,   qui 


106  REVUE    DE    PARIS. 

étaient  haineux  pour  le  passé  par  amour  de  la  science ,  men- 
teurs systématiques  et  faussaires  par  théorie.  Ils  transpor- 
taient et  régularisaient  à  froid,  dans  l'histoire,  cette  conju- 
ration universelle  et  acharnée  contre  tous  les  faits  et  toutes 
les  idées  qui  remplissent  les  premières  époqucsdel'Occident. 
A  la  tête  de  ces  hommes  s'étaient  placés  Robertson  et  Hume, 
Voltaire  et  Gibbon, 

Il  y  a  surtout  en  ceci  un  point  qui  mérite  d'être  considéré. 
Les  novateurs  idéologues  se  sentaient  portés  si  complai- 
samment  vers  une  réorganisation  sociale,  qui  fût  simple  et 
rationnelle  ,  autant  que  l'état  présent  des  sociétés  leur  sem- 
blait confus  et  absurde,  qu'il  y  aurait  eu  bien  peu  de  corps, 
bien  peu  de  lois  ,  bien  peu  d'idées  auxquelles  ils  n'eussent 
appliqué  leur  niveau.  Mais  la  réalité  matérielle  gênait  ici 
l'amour  des  utopies.  En  construisant  des  systèmes,  il  ne  fal- 
lait oublier  ni  les  censeurs  royaux  ou  ecclésiastiques  ,  ni  les 
Châtelets ,  grand  et  petit  ;  ni  les  cours ,  ni  les  parlemens ,  ni 
les  corporations  ,  ni  le  trône.  Ils  acceptèrent  dont  les  con- 
ditions d'exécution,  prirent  leur  marteau,  et  commencè- 
rent. La  noblesse  semblait  bien  une  chose  injuste;  mais, 
forcés  de  respecter  la  noblesse  actuelle  ,  ils  se  jetèrent  dé- 
sespérément sur  la  noblesse  d'autrefois,  noblesse  de  pierre 
et  de  marbre  ,  qui  laissait  dire  dans  le  chœur  des  cathédra- 
les et  les  caveaux  des  abbayes.  Le  clergé  gênait  par  ses  dog- 
mes, sinon  par  sa  conduite,  leurs  théories  matérialistes  et 
athées  ;  mais  comme  les  officialités  et  les  censures  étaient  là, 
on  se  rua  sur  le  passé  ,  on  accusa  la  guerre  des  Albigeois  et 
saint  Dominique  ,  la  Saint-Barthélemi  et  Catherine  de  Mé- 
dicis,  les  dragonnades  et  le  père  Le  Tellier;  on  trouva  plai- 
sant l'enthousiasme  des  Pères,  et  on  se  gaussa  des  croisa- 
des, celle  guerre  de  Troie  de  l'Occident.  La  royauté,  par 
ce  qu'elle  a  de  fixe  et  presque  de  sacramentel ,  portait  ob- 
stacle à  la  liberté  des  calculs  idéologiques;  mais  il  fallait 
tenir  compte  de  la  Bastille  et  du  Fort  l'Évêque,  et  l'on  se  re- 
tourna vers  les  rois  des  races  éteintes,  races  de  Charles, 
races  de  Capet,  races  de  Valois;  Voltaire  compta  les  crimes 
de  Clovis,  les  faiblesses  des  rois  fainéans,  les  cruautés  de 
Charlemagne,  les  débonnairelés  de  Louis-le-Pieux;  il  tra- 
vestit en  parades  burlesques  les  assauts  des  lions  d'Angle- 


BEVUE    DE    PARIS.  107 

terre  contre  les  lis  de  France  ;  et  ,  chose  inouïe  et  mon- 
strueuse ,  chose  qui  ne  trouvera  jamais  assez  d'étonnement, 
peut-être  assez  de  mépris,  le  même  homme  qui  poursuivait 
d'araèresépigrammes  la  foi  ardente  des  monastères  du  moyen 
âge,  rimait  d'apologétiques  épitres  à  des  prêtres  qui  pre- 
naient des  filles  à  l'Opéra  ;  le  même  homme  qui  avait  souillé 
le  nom  et  l'écu  de  Jeanne  d'Arc,  célébrait  le  petit  trou  du 
menton  de  la  Pompadour;  le  même  homme  qui  trouvait  Ri- 
chemond,  La  Hire  etXaintrailles  ridicules  sur  la  brèche  d'Or- 
léans, trouvait  le  duc  de  Richelieu,  M.  Yignerod,  sublimes 
au  Parc-aux-Cerfs  ;  le  même  homme  qui  définissait  la  no- 
blesse de  France  ,  au  douzième  siècle,  cinquante  mille  bri- 
gands, nommés  comtes,  marquis  et  barons,  ayant  un  fau- 
con sur  le  poing,  demandait  avec  instance  à  Mme  deCréquy- 
Lesdiguières,  comme  ■<■  gloire  et  bonheur  de  sa  triste  vie,  » 
de  faire  ériger  en  marquisat  sa  terre  de  Ferney;  le  même 
homme  qui  outrageait  Clovis,  Charlemagne  ,  Louis  IX  et 
Louis  XI,  écrivait  deux  poèmes  pour  Louis-le-bien-Aimé! 

Il  pesait  ainsi  saT  toute  l'histoire  ,  au  dix-huitième  siècle, 
un  grand  système  de  réaction;  cette  réaction  s'attachait, 
pour  les  causes  que  nous  avons  exposées ,  au  christianisme, 
à  la  noblesse  et  à  la  royauté;  et  comme  c'étaient  là  les  faits 
les  plus  grands,  les  plus  étendus  de  notre  nationalité,  il  en 
résultait  de  graves  méprises  dans  l'économie  de  leur  déve- 
loppement et  d'incommensurables  erreurs  dans  leur  appré- 
ciation. Tout  ce  qui  se  rapportait  au  christianisme,  comme 
communautés  ,  ordres  .  vœux,  législation  ,  cérémonies,  mo- 
numens  religieux;  tout  ce  qui  se  rapportait  à  la  noblesse, 
comme  traditions  de  famille  ,  noms ,  droits .  langue,  blason, 
costume  ,  architecture  militaire  ;  tout  ce  qui  se  rapportait  à 
la  royauté  ,  comme  supériorité  de  race,  de  fortune  ,  de  puis- 
sance, tout  cela  fut  battu,  déplacé  .  bouleversé  ,  contesté, 
nié  par  la  raison  philosophique  des  idéologues;  tout  cela  fut 
mal  connu,  plus  mal  jugé,  plus  mal  expliqué.  L'histoire  par- 
ticulière d'une  foule  de  faits  et  d'idées  se  trouva  ainsi  négli- 
gée ou  faussée,  et  l'histoire  générale  résuma  et  reproduisit 
nécessairement  tous  les  mécomptes  spéciaux  qui  lui  ser- 
vaient de  principes  et  d'élémens. 

Telle  était  l'histoire  en  1812,  lorsque  M.  Guizot  eut  la 


108  REVUE    DE    PARIS. 

pensée  delà  reconstituer.  Il  avait  alors  vingt-quatre  ans. 
Jamais  peut-être  les  débuts  d'un  jeune  homme  n'avaient  eu 
à  se  prendre  ainsi,  à  des  difficultés  si  ardues  ,  entourées  de 
plus  illustres  naufrages  et  de  plus  magnifiques  renommées. 
A  cette  époque,  en  effet,  la  robe  pailletée  du  dix-huitième 
siècle  traînait  encore  sur  la  France;  l'astre  des  Boufflers  . 
des  Parny,  de  Delisle,  des  Morellet ,  des  Suard,  se  couchait 
à  peine,  et  Yoltaire  était  aussi  grand  dans  l'esprit  des  let- 
tres françaises  qu'au  jour  où  la  Constituante  le  mit  à  la 
place  de  Dieu,  à  Sainte-Geneviève.  Il  y  avait  à  craindre 
pour  le  jeune  philosophe  de  faire  trop  ou  trop  peu  :  trop  , 
en  déniant  toute  vérité  au  dix-huitième  siècle  ,  comme  l'a 
fait  l'école  catholique  .vers  1819  ;  trop  peu  ,  en  côtoyant 
l'Encvclopédie  et  en  se  laissant  choir  dans  ses. abiraes.  Nous 
allons  tâcher  de  montrer  comment  M.  Guizot  résista  à  celte 
double  pente,  comment  il  réforma  en  reconstruisant,  et 
comment,  parla  seule  force  de  sa  pensée  et  la  sagesse  de 
son  jugement ,  il  amena  les  esprits  sur  le  terrain  où  se 
réalise  aujourd'hui  la  plus  belle  théorie  de  Fhistoire  qui  ait 
jamais  été  tentée. 

III. 

Nous  l'avons  déjà  dit,  ce  fut  en  1812  et  par  une  édition  de 
Gibbon  que  M.  Guizot  fit  son  entrée  dans  le  monde  de  l'éru- 
dition et  de  l'histoire.  C'étaient  alors  deux  voies  désertes  et 
qui,  semblables  à  deux  grands  chemins  abandonnés,  étaient 
venues  se  perdre  dans  les  sables  de  l'empire.  Il  choisit  bien 
le  moment  de  son  coup  ,  et  il  le  frappa  juste.  La  réputation 
de  Gibbon  était  encore  ,  ainsi  que  tous  les  noms  illustres  du 
dix-huitième  siècle.,  une  chose  vierge  et  sacramentelle  , 
qu'aucune  grande  critique  n'avait  touchée  et  mise  en  de- 
meure d'examen  ;  c'était  un  soleil  au  milieu  de  sa  course  ,  et 
qui  devait  éclairer  de  ses  rayons  le  satellite  assez  audacieux 
pour  s'imposer  à  son  orbite.  VIHstoire  de  la  décadence  et  de 
la  chute  de  Vempire  romain  apparaissait  au  jeune  critique 
dans  son  vrai  jour,  pas  trop  vif,  pas  trop  terne;  comme 
une  tâche  de  patience  et  de  peines  infinies,  d'ordre,  de 
clarté,  de  travail  classique  ,  mais  aussi  comme  une  œuvre 
de  peu  d'élévation  et  de  grandeur  ,  de  peu  de  pensée  et  de 


REVUE    DE   PARIS.  1G9 

peu  de  style.  Il  la  voyait  surtout  infectée  de  celte  pesle 
réactionnaire  qui  avait  passé  sur  les  intelligences  du  dix- 
huitième  siècle  comme  un  simmoûn  ,  et  il  résolut  de  la 
guérir  dece  fléau;  de  faire  faire  une  seconde  fois  à  Gibbon  son 
voyage  à  travers  les  derniers  siècles  de  l'empire  ;  de  lui 
faire  toucher  les  ronces  de  la  route  historique  où  son  pied 
avait  failli  ,  de  lui  montrer  les  horizons  magnifiques  qu'il 
avait  niés  ,  ou  pour  ne  les  avoir  pas  regardés  ou  pour  ne 
les  avoir  pas  vus  ;  et  d'inscrire  à  chaque  page  de  son  livre 
cette  vérité  ,  que  le  passé  existe  ,  quoi  qu'on  fasse  ;  que  les 
faits  restent  immuables  en  eux-mêmes,  qu'on  les  omette  ou 
qu'on  les  défigure  .  et  que  ,  tel  Alcide  qu'on  soit ,  à  l'histoire 
comme  à  l'hydre  de  Lerne ,  les  tètes  que  l'on  coupe  ne  tom- 
bent jamais. 

Néanmoins  les  éludes  de  M.  Guizot  ne  s'étendirent  pas  à 
toutes  les  parties  de  l'œuvre  de  Gibbon  5  il  s'était  proposé 
surtout  deux  choses ,  de  rétablir  les  faits  omis  et  de  redres- 
ser les  faits  mal  présentés ,  et  il  choisit  la  partie  de  l'ou- 
vrage qui  nécessitait  davantage  l'intervention  de  sa  critique. 
Ce  choix  n'était  ni  long  ni  difficile;  ii  tomba  naturellement 
sur  ces  chapitres  xv  et  xvi  ,  deux  célèbres  chapitres ,  con- 
sacrés à  l'établissement  du  christianisme,  et  qui  avaient 
soulevé,  en  leur  temps,  tout  le  flot  de  la  théologie  britan- 
nique. S'il  nous  est  permis  de  glisser  obscurément  notre 
avis  sur  les  deux  chapitres,  nous  les  trouvons  médiocres  : 
le  sujet  les  déborde ,  comme  un  fleuve  qui  est  plus  grand 
que  son  lit.  C'est  une  chose  curieuse  que  la  manière 
ferme,  noble  et  consciencieuse  dont  M.  Guizot  les  retouche, 
les  redresse  ,  les  reconstruit  ;  ses  notes  savantes  et  lumi- 
neuses font  honte  aux  mesquineries  philosophiques  de 
Gibbon  ;  et  le  protestant  donne  ici  une  leçon  sévère  aux  pa- 
pistes du  dix-huitième  siècle  ,  qui  avaient  oublié  leur  sym- 
bole Du  reste  ,  et  nous  croyons  dire  ceci  à  la  gloire  de 
M.  Guizot,  il  est  celui  de  tous  les  religionnaires  qui  est  en- 
tré le  plus  profondément  dans  les  grandes  choses  du  ca- 
tholicisme. 11  y  a  des  momens  où  l'on  dirait  d'un  évèque  ; 
et  la  preuve  que  ce  n'est  pas  chez  lui  un  jeu  ,  mais  une  réa- 
lité; une  forme,  mais  une  idée  ,  c'est  qu'il  ne  s'est  jamais 
démenti.  En  1812,  il  écrivait  ses  notes  sur  Gibbon  comme 
8  10 


110  REVUE   DE   PARIS." 

l'aurait  pu  faire  Bossuet  ;  en  1833,  pendant  la  discussion  de 
la  loi  sur  l'instruction  primaire  ,  on  aurait  dit  qu'il  n'y 
avait  qu'un  seul  catholique  à  la  chambre  ,  et  que  ce  catho- 
lique ,  c'était  lui. 

Ce  ne  fut  pas  seulement  aux  chapitres  xvetxviqueM.  Gui- 
zot appliqua  ses  notes  historiques  et  critiques;  on  trouve 
encore  tout  le  long  de  l'ouvrage,  et  surtout  aux  quatre  pre- 
miers volumes,  un  nombre  assez  considérable  de  digressions 
profondes.  Il  côtoie  Gibbon  par  l'histoire  et  par  l'exégèse. 
Cependant  on  peut  dire  que  le  poids  principal  de  sa  pensée 
porte  sur  les  deux  chapitres  que  nous  avons  indiqués,  et  que 
la  première  lance  qu'il  ait  rompue  avec  le  dix-huitième 
siècle,  a  été  en  faveur  des  idées  religieuses  et  des  institutions 
chrétiennes. 

En  l'année  même  où  il  publiait  Gibbon  ,  M.  Guizot  entra 
dans  cette  carrière  de  l'enseignement  qui  devait  lui  donner 
et  recevoir  de  lui  tant  d'éclat.  M.  de  Fontanes,  alors  grand- 
raaitre,  le  nomma,  lui,  si  jeune  homme,  à  la  chaire  d'his- 
toire de  la  Faculté  et  de  l'École  normale.  Nous  avons  entendu 
conter,  à  ce  propos,  une  petite  anecdote  qui  fait  honneur 
aux  lumières  de  l'un  et  à  la  fermeté  de  l'autre.  Bonaparte 
n'aimait  pas,  comme  on  sait,  les  volontés  qui  marchaient  à 
eôté  de  la  sienne;  il  vouait  une  haine  profonde  à  tout  ce 
que,  sous  le  nom  d'idéologues,  on  confondait  alors  d'esprits 
rétifs  et  d'intelligences  anarchisées,  et  il  exigeait  que  les 
hommes  de  son  université  naissante  lui  jetassent  les  fleurs  de 
leur  rhétorique,  pauvres  fleurs!  et  lui  fussent ,  autant  que 
possible,  un  Homère,  à  lui  Achille  ,  qui  en  méritait  un  si 
grand.  Quand  les  éloges  lui  manquaient  aux  solennités  pu- 
bliques, ou  qu'ils  lui  semblaient  moins  sonores  que  le  canon 
de  ses  batailles,  il  en  disait  son  mot  à  ce  digne  grand-maî- 
tre, avec  ce  ton  brusque  et  poignant  dont  se  souviennent 
ceux  qui  l'ont  vu.  M. de  Fontanes  fit  donc  entendre  à  M.  Gui- 
zot qu'il  espérait  que  le  panégyrique  de  rigueur  serait  placé 
avec  soin  dans  le  discours  d'ouverture.  —  Pas  du  tout,  ré- 
pondit M.  Guizot;  j'expliquerai  les  idées  sommaires  du  cours  ; 
mais  l'empereur  n'a  rien  à  faire  dans  ma  harangue.  —  Mais 
pourtant,  jeune  homme,  je  vous  donne  une  chaire.  —  Je  vous 
en  remercie,    monseigneur;    mais  reprenez-la.  — AHons. 


REVUE    DE    PARIS. 


111 


allons,  poursuivit  M.  de  Fontanes,  faites  comme  vous  vou- 
drez :  l'empereur  se  fâchera;  je  supporterai  la  tempête. 
M.  Guizot  ne  parla  pas  de  l'empereur,  et  il  resta  professeur 
d'histoire  à  la  Faculté  des  lettres. 

Ces  premiers  cours  de  1812-1813  et  de  1813-1814  ne  furent 
pas  recueillis;  ils  traitaient  de  l'invasion  générale  du  monde 
romain  par  le  monde  barbare  ,  c'est-à-dire  ,  qu'ils  embras- 
saient tous  les  assauts  que  se  livrèrent  ces  deux  civili- 
sations, depuis  les  Cimbres  jusqu'aux  Vandales,  depuis  Ma- 
rius  jusqu'à  Julien.  Dans  ces  cours  furent  démêlés  et  carac- 
térisés les  trois  principes  de  la  société  moderne,  le  principe 
romain,  le  principe  chrétien  et  le  principe  barbare;  prin- 
cipes que  nous  retrouverons  exposés  [et  développés  dans 
l' Histoire  générale  de  la  civilisation  en  Europe,  en  1828.  A  ce 
propos,  nous  ignorons  comment  un  spirituel  et  recomman- 
dable  écrivain  de  la  Revue  des  Deux  Mondes ,  en  parlant  des 
idées  politiques  de  M.  Guizot,  a  pu  dire  qu'elles  reposaient 
sur  sa  fameuse  théorie  historique  des  vainqueurs  et  des  vain- 
cus. Nous  savons  bien  que  des  historiens  se  sont  imaginé  que 
les  habitans  de  la  Gaule  avaient  été  conquis  par  les  barba- 
res ;  et  que  la  race  aristocratique  et  la  race  plébéienne,  c'é- 
taient les  descendans  des  vainqueurs  et  des  vaincus;  mais 
outre  que  M.  Guizot  se  serait  bien  donné  de  garde  d'émettre 
jamais  une  opinion  aussi  étrange,  aussi  excentrique,  il  a 
assez  souvent  exposé  comment  les  trois  principes  qui  se  sont 
emparés,  en  se  combinant,  du  monde  moderne,  étaient  des 
forces  morales,  et  non  point  trois  gros  bataillons  qui  se  se- 
raient disputé  la  société,  la  dague  au  poing  et  le  pot  en  tête. 

Dès  1814,  il  se  fait  un  vide  dans  l'œuvre  historique  de 
M.  Guizot,  vide  rempli  successivement  par  ses  travaux  du 
ministère  de  l'intérieur,  du  ministère  de  la  justice  et  du  con- 
seil-d'état. Tout  ceci  se  rapporte  à  sa  carrière  politique; 
nous  le  reprendrons  plus  bas.  En  1820,  dégoûté  à  bon  droit 
de  l'esprit  de  la  restauration,  et  après  une  disgrâce  recher- 
chée, il  reparait  à  sa  chaire  de  la  Sorbonne  et  reprend  ce 
grand  enseignement  de  1812,  qui  avait  réveillé  en  France  le 
goût  des  études  sévères,  et  préparé  l'élan  intellectuel  au 
milieu  duquel  nous  nous  mouvons  aujourd'hui.  Ce  cours  fut 
une  protestation  scientifique,  noble  et  digne,  contre  le  peu- 


112  REVUE    DE    PARIS. 

chant  des  choses  d'alors  ;  en  face  des  prétentions  mesquine- 
ment aristocratiques  des  grands  seigneurs  de  M.  de  Villèle, 
M.  Guizot  fit  surgir  les  grandes  proportions  des  races  fran- 
ques  et  visigothes  ;  et  au  despotisme  qui  naissait  d'une  Cham- 
bre des  députés  gagnée  et  d'une  Chambre  des  pairs  gâtée, 
il  opposa  le  développement  des  institutions  anglaises  et  les 
principes  du  gouvernement  représentatif.  Celaient  Jes  se- 
mailles de  la  récolte  de  juillet.  Ce  cours  qui  dura  deux  an- 
nées, 1820-1821,  1821-1822,  fut  recueilli,  mais  assez  médio- 
crement ,  sous  le  titre  de  journal  des  Cours  publics,  et  forme 
deux  volumes.  Si  nous  n'appuyons  pas  davantage  sur  les 
matières  qui  y  sont  traitées,  c'est  que  nous  devons  les  re- 
prendre plus  loin;  les  institutions,  et  surtout  les  personnes 
du  cinquième  au  dixième  siècle,  à  l'occasion  des  Essais ,•  la 
théorie  du  gouvernement  représentatif,  quand  nous  expo- 
serons les  idées  politiques  de  M.  Guizot. 

Le  livre  des  Essais  sur  l'histoire  de  France  nous  a  toujours 
paru  l'un  de  ses  plus  remarquables  ouvrages.  Ce  sont  quatre 
ou  cinq  traités  indépendans  sur  divers  points  de  nos  origi- 
nes, réunis  en  un  volume,  et  publiés  pour  la  première  fois 
en  1822.  Notre  époque ,  assez  riche  d'ailleurs  en  écrivains 
qui  ont  plus  ou  moins  fouillé  nos  annales  ,  n'en  a  point  qui 
aient  dirigé  leurs  éludes  de  ce  côté.  M.  Augustin  Thierry 
élucide  avec  un  talent  bien  distingué  ce  que  nous  nomme- 
rons Vintrîgue  ,  le  drame  de  la  première  race  ;  M.  Michelet 
assied  l'homme  sur  la  géographie  et  groupe  l'art  autour  de 
l'homme  ;  mais  nous  ne  voyons  personne  qui  ait  abordé 
comme  M.  Guizot  la  dissertation  sur  les  mille  difficultés  qui 
hérissent  les  abords  de  l'histoire  moderne.  Nous  croyons 
néanmoins  que  l'importance  de  la  grande  œuvre  historique 
qui  paraît  devoir  s'élever,  git  principalement  dans  l'élucida- 
tion  de  ces  obscurités.  La  partie  dramatique  et  personnelle 
n'est  que  le  cadre  des  événemens  sociaux;  l'homme  contient 
bien  et  produit  l'histoire,  si  l'on  veut;  mais  c'est  parce  qu'il 
produit  les  institutions.  C'est  dans  celles-ci  que  réside  la 
pensée  d'une  époque;  les  héros  et  héroïnes  sont  la  main 
d'un  siècle  ;  les  institutions  en  sont  la  tête  et  le  cœur. 

Les  institutions,  les  idées  et  les  faits  qu'elles  enserrent 
sont  les  véritables  sphinx  de  notre  histoire.  Elles  ont  le  6e- 


REVUE    DE     PARIS. 


113 


cret  de  tout.  M.  Guizot  a  choisi  quelques  points  de  ces  gran- 
des questions  sociales  ,  et  les  a  discutés  la  plupart  avec  une 
merveilleuse  sagacité.  Au  nombre  de  ces  problèmes  si  diffi- 
ciles, la  décadence  des  municipalités  romaines  et  l'état  des 
personnes  sous  la  première  race ,  sont  peut-être  les  plus  im- 
portantes et  les  mieux  résolues  La  base  du  munîcipe  ro- 
main ,  sa  forme  ,  le  jeu  de  son  organisme  ,  son  relâchement, 
sa  disparition  à  peu  près  totale,  sont  développés  avec  une 
grande  netteté  et  une  sûreté  de  coup  d'œil  admirable.  Celte 
dissertation  ,  assez  courte  d'ailleurs,  est  une  introduction  in- 
dispensable à  l'histoire  des  communes  ,  au  moyen  âge. 
Celle-ci  se  trouve  spécialement  traitée  dans  les  leçons  xvi , 
xvn,  xvm  et  xix  du  Cours  de  1829-1830;  et  si  nous  y  arri- 
vons ainsi  directement  et  avant  son  tour  de  date  ,  c'est  parce 
qu'elle  complète  naturellement  le  chapitre  des  Essais  dont 
nous  nous  occupons. 

Un  point  capital  dans  les  idées  de  M.  Guizot  sur  ces  ma- 
tières ,  c'est  de  bien  distinguer  la  municipalité  romaine  de 
la  municipalité  française  ;  la  première  qui  expire  vers  le  sep- 
tième siècle,  la  seconde  qui  nait  vers  la  fin  du  onzième.  La 
municipalité,  c'est  la  forme  sociale  de  la  bourgeoisie  dans 
les  temps  antiques;  et  l'espèce  d'interrègne  de  quatre  siè- 
cles qui  existe  entre  la  municipalité  romaine  et  la  municipa- 
lité française  ,  indique  une  époque  où  la  bourgeoisie  n'existe 
pas  ;  d'un  côté  ,  parce  qu'elle  s'est  éteinte  ,  de  l'autre  ,  parce 
qu'elle  n'est  pas  née.  Il  se  lève  de  là  une  foule  de  questions 
capitales  que  M.  Guizot  prévient ,  dégage  ,  expose  ,  discute, 
aplanit  avec  une  rigueur  de  logique  et  une  clarté  de  démon- 
stration invincibles.  Nous  ne  voulons  pas  dire  que  l'histoire 
des  communes,  qui  est  contenue  dans  ces  quatre  leçons,  y 
soit  contenue  tout  entière;  il  y  faut  encore  quelques  prolé- 
gomènes et  quelques  appendices  :  l'histoire  des  lois  sur  l'em- 
phythéose,  qui  fasse  voir  comment  l'esclavage  traverse  le 
servage  pour  arriver  à  la  propriété  et  à  l'association  bour- 
geoise ;  et  l'histoire  des  corporations  industrielles  ,  sorte  de 
commune  morale,  enclavée  dans  la  commune  administra- 
tive; mais  nous  pouvons  affirmer,  sans  crainte  de  rencon- 
trer une  dénégation,  pas  même  un  simple  douie  .  que  ces 
quatre  leçons  ,  avec  le  chapitre  des  Essais,  sont  peut-être  le 
8  10. 


1  1  4  REVUE     DE    PARIS. 

chez-d'œuvre  critique  de  M .  Guizot ,  et ,  à  coup  sûr ,  le  plus 
beau  morceau  d'histoire  qui  ait  été  écrit  au  dix-neuvième 
tiède. 

Nous  avons  dit  que  la  bourgeoisie  romaine  disparaît,  sauf 
dans  quelques  rares  cités  du  Midi,  vers  le  septième  siècle, 
et  que  la  bourgeoisie  française  se  montre  vers  la  fin  du  on- 
zième. Cet  intervalle  de  quatre  cents  ans,  que  ni  M.  Ray- 
nouard,  ni  M.  Augustin  Thierry  n'a  aperçu,  lepremier,dans 
son  histoire  du  droit  municipal  ;  le  second,  dans  la  seconde 
moitié  de  ses  lettres  sur  l'histoire  de  France  ,  est  plein  de 
choses  curieuses,  en  ce  sens,  qu'elles  sont  uniques  dans 
l'histoire  moderne,  et  que  ,  pour  leur  trouver  un  pendant , 
il  faut  remonter  aux  périodes  analogues  de  l'histoire  italien- 
ne, avant  la  formation  des  municipalités,  c'est-à-dire,  avant 
le  retraite  du  peuple  sur  le  Mont-Sacré,  qui  est  la  date  delà 
première  commune  romaine.  Toutefois  ,  ce  n'est  pas  préci- 
sément de  ce  point  de  vue  comparatif  que  M.  Guizot  a  étudié 
ces  quatre  cents  années  ;  il  a  principalement  recherché  l'é- 
tat des  personnes  ,  ce  qui  en  était  la  principale  difficulté.  En 
effet,  lorsque  les  communes  existent  et  sont  généralement 
organisées,  il  n'y  a  que  deux  façons  d'être  socialement; 
bourgeois  ou  gentilhomme.  Mais  quand  les  municipalités  ne 
sont  pas  encore  formées,  c'est-à-dire  lorsque  les  descendan- 
ces des  races  esclaves  ne  se  sont  pas  encore  assez  détachées 
des  races  nobles  ,  pour  arriver  à  une  administration  propre 
et  séparée  :  il  y  a  plusieurs  degrés  dans  la  situation  des  indi- 
vidus. D'un  côté  les  roturiers  se  superposent  depuis  l'esclave 
pur  jusqu'à  l'affranchi;  de  l'autre,  les  nobles  s'échelonnent 
depuis  le  gentilhomme  patron  et  propriétaire,  jusqu'au  gen- 
tilhomme client  et  fermier. 

La  détermination  de  l'état  des  personnes  ,  durant  ces 
quatre  siècles,  aurait  effrayé  tout  autre  que  M.  Guizot,  parce 
qu'il  n'existe  aucun  document  direct  sur  lequel  l'historien 
puisse  s'appuyer.  Les  codes,  les  capitulaires ,  les  lois  de 
toute  sorte  abondent  ;  mais  dans  tout  cela  ,  il  n'y  a  pas  un 
mot  sur  les  personnes.  Alors  M.  Guizot  s'est  avisé  d'un  expé- 
dient fort  adroit  ;  c'a  clé  d'étudier  les  lois  sur  la  propriété  , 
et  d'en  conclure  l'étal  des  personnes.  Ici  commencent  d'a- 
bord un  travail  de  jurisprudence  ('norme  .  ensuite  une  sou- 


BEVUE    DE    PARI! 


115 


plesse  d'analyse  merveilleuse,  qui  vous  mène  par  mille  dé- 
tours au  but  désiré.  Cette  dissertation  est  certainement  très- 
curieuse,  et  constituel'un  des  meilleurs  chapitres  des  Essais. 
Cependant,  en  raison  de  son  importance  même  et  de  labaute 
intelligence  historique  qui  l'a  conçue,  nous  croyons  devoir 
lui  appliquerquelques  réflexions  critiques ,  que  nous  prions 
M.  Guizot  et  nos  lecteurs  de  nous  pardonner. 

Pour  déterminer  l'état  des  personnes,  M.  Guizot  a  été 
obligé,  avons-nous  dit,  de  se  servir  des  lois  sur  la  pro- 
priété. Or,  aux  lois  sur  la  propriété  ne  correspondent  que  les 
personnes  qui  possèdent  ;  et ,  M.  Guizot  le  sait  bien  ,  avant 
la  formation  des  bourgeoisies  ,  il  n'y  a  que  les  gentilshom- 
mes qui  soient  propriétaires.  Les  lois  sur  la  propriété  ne 
pouvaient  donc  pas  conduire  aux  affranchis,  qui  ne  possé- 
daient rien,  surtout  les  affranchis  industriels,  et  encore 
moins  aux  esclaves.  Il  suit  de  là  qu'il  y  a  deux  classes  im- 
menses que  M.  Guizot  n'a  pu  atteindre  ,  en  déterminant  l'c- 
tat  des  personnes,  les  affranchis  et  les  esclaves,  qui  sont 
entrés  beaucoup  plus  tard  dans  la  propriété.  Ces  deux  classes 
étaient  cependant.bien  importantes  ;  importantes  parleur 
nombre, parce  qu'elles  formaient  la  majorité  numérique; 
importantes  par  leur  destination,  parce  qu'elles  devaient 
former  la  bourgeoisie;  parce  qu'elles  devaient  dans  huit 
siècles  gouverner  la  France,  et  dans  dixgouverner  l'Europe. 
Le  tort  de  cette  omission,  qui  nous  semble  réelle  et  assez, 
grande  ,  doit  néanmoins  être  attribué  beaucoup  moins  à 
M.  Guizot,  qu'àla  méthode  forcée  qu'il  avait  suivie;  à  sa  pen- 
sée, qu'à  son  instrument.  Cependant,  telle  quelle,  nous  pen- 
chons à  croire  qu'elle  a  été  funeste  aux  études  historiques  ; 
car  si  M.  Guizot  avait  fixé  nettement  la  nature  et  les  attribu- 
tions sociales  des  races  esclaves  ,  il  aurait  par  contre-coup 
mieux  connu  et  mieux  apprécié  les  races  nobles.  Races  en- 
claves, races  libres  ou  nobles,  deux  points  qui  sont  restés 
nébuleux  dansle  rayonnement  général  de  ses  ouvrages. 

Toutefois  ,  ce  qui  caractérise  M.  Guizot  en  ceci ,  et  ce  que 
nous  devons  à  la  vérité  de  constater  ,  c'est  que  nos  repro- 
ches portent  beaucoup  moins  sur  une  erreur  que  sur  uoç 
omission.  Tel  qu'il  est,  ce  chapitre  ne  contient  aucun  prin- 
cipe qui  ne  soit  rigoureusement  vrai  ;  seulement .  il  s'arrête 


116  REVUE    DE    PARIS. 

au  plus  beau  de  son  chemin  ,  et  ne  va  pas  jusqu'au  bout  de 
sa  matière.  (Test  beaucoup;  ce  n'est  pas  assez.  Considéré 
par  rappor  t  aux  doctrines  générales  du  dix-huitième  siècle, 
tout  le  livre  des  Essais  est  d'une  grande  valeur.  Consacré 
presque  en  entier  au  discernement  des  castes,  des  institu- 
tions et  des  personnes,  il  va  redressant  et  ruinant  les  théo- 
ries des  idéologues  sur  la  nation  et  le  peuple ,  deux  généra- 
lités créées  pour  le  raisonnement,  et  qui  disparaissent ,  dans 
la  pratique  historique  ,  devant  l'individualité  rédle  et  pro- 
fonde des  hommes  ,  des  choses  et  des  événemens. 

On  dirait  qu'après  avoir  mené  à  fin,  à  force  d'érudition 
et  de  patience  ,  les  dissertations  diverses  des  Essais,  M.  Gui- 
zot ,  frappé  de  la  nécessité  d'illuminer  ainsi  les  recoins  ob- 
scurs de  l'histoire,  eut  hâte  d'épargner  aux  autres  la  peine 
qu'il  avait  gardée  pour  lui  ,  et  d  appeler  le  public  même  le 
moins  scientifique  à  la  connaissance  des  sources  Dès  1822  , 
commence  la  publication  de  la  double  série  des  mémoires 
sur  la  révolution  d'Angleterre  et  sur  l'histoire  de  France  , 
les  premiers  en  douze  volumes  terminés  en  1823  ,  les  der- 
niers en  vingt-neuf,  terminés  en  1828.  C'était  là  une  tâche 
méritoire  ,  la  tâche  d'un  ami  de  la  science  ,  rapportant  fort 
peu  de  gloire  et  beaucoup  d'ennui.  La  collection  des  chro- 
niques anglaises  contient  les  noms  les  plus  illustres  et  les 
documens  les  plus  instructifs.  C'était  en  quelque  sorte  la 
réunion  des  pièces  justificatives  de  l'histoire  de  la  révolu- 
tion de  1648,  dont  M.  Guizot  s'occupait  alors  ,  et  une  invi- 
tation au  public  de  France  vers  le  gouvernement  représen- 
tatif de  la  Grande-Bretagne,  que  nous  commencions  à  expé- 
rimenter parmi  nous. 

Les  mémoires  relatifs  à  l'histoire  de  France  sont  bien  plus 
iraportans  encore  ,  soit  par  leur  nombre  ,  soit  par  leur 
étendue.  Us  embrassent  toute  la  série  des  chroniques  latines 
de  la  fin  du  cinquième  siècle  au  commencement  du  trei- 
zième. Il  est  bien  entendu  que  M.  Guizot  n'a  pas  traduit 
lui-même  ces  quarante-un  volumes  de  mémoires;  pas  plus 
les  chroniques  anglaises  que  les  chroniques  latines  ;  il  a  di- 
rigé l'œuvre,  choisi  et  guidé  les  travailleurs,  écrit  les  éclair- 
cissemens  et  les  notices.  L'honorable  critique  de  la  Revue 
des  Deux-Mondes  que  nous  avons  déjà  mentionné  ,  rapporte 


RF.VUF.    DE    PARIS.  117 

que  la  traduction  de  ces  mémoires  a  été  faite  dans  le  cabinet 
de  M.  Guizot,  où  des  jeunes  gens  fouillaient  à  coup  de  lexique 
dans  le  latin  barbare  d'Orderic  Vital.  Nous  appuyons  un  peu 
sur  ceci,  parce  que  la  Revue  des  Deux-Mondes  elle-même, 
recueil  où  travaillent  quelques  hommes  si  instruits ,  ne  trou- 
vera pas  mauvais  que  nous  rendions  justice  à  un  érudit 
connu  et  recommandable.  La  traduction  d'Orderic  Vital,  un 
des  ouvrages  les  plus  importans  de  la  collection,  n'a  été 
faite,  ni  par  un  jeune  homme  ,  ni  à  coup  de  lexique  :  elle  est 
due  à  M.  Louis  Dubois ,  d'Alençon  .  auquel  M.  Guizot  l'avaU 
confiée,  à  cause  de  ses  connaissances  profondes  et  locales 
de  la  géographie  de  la  Normandie  .  et  qui  a  parfaitement 
répondu  à  Patiente  fondée  sur  sa  bonne  réputation. 

Jusqu'ici,  à  l'exception  de  ses  cours  de  1812  et  de  1820, 
nous  n'avons  pas  encore  vu  M.  Guizot  aborder  les  idées  gé- 
nérales de  l'histoire  :  il  s'est  tenu  ,  toujours  il  est  vrai  à  une 
grande  hauteur,  dans  les  dissertations  et  les  mémoires.  Le 
voici  maintenant  qui  aborde  les  grandes  masses,  et  qui 
synthétise  les  faits  et  les  idées  qu'il  avait  si  bien  analysés. 
L'histoire  de  la  révolution  d'Angleterre  ,  depuis  l'avéne- 
ment  de  Charles Ierjusqu'àl'expulsion  définitive  des  Stuarts, 
s'annonce  comme  devant  être  l'ouvrage  historique  capital 
de  notre  époque ,  à  le  juger  du  moin=  par  les  deux  volumes 
publiés  de  i 826  à  1827,  et  qui  conduisent  l'action  jusqu'au 
régicide  de  1648.  Il  y  aurait  heaucoup  à  discourir  sur  ce  li- 
vre ,  à  propos  duquel  on  a  déjà  tant  discouru.  Nous  allons 
nous  borner  à  reproduire ,  s'il  se  peut,  l'impression  toute 
personnelle  qui  est  sortie  pour  nous  de  salecture,  et  mettre 
à  nu  bien  plutôt  les  sentimens  que  nous  en  avons  éprouvés  , 
que  les  idées  que  nous  en  avons  conçues. 

Il  nous  a  semblé  qu'il  régnait  sur  tout  ce  livre  une  teinte 
singulièrement  grave  et  religieuse.  Nous  y  avons  vu  la  di- 
vine Providence  conduisant  chaque  événement  par  la  main, 
les  grands  ainsi  que  les  petits,  et  les  scellant  chacun  à  sa 
place,  comme  des  spectateurs  muets.  Les  choses  y  sont  si 
augustes  par  leur  nature,  qu'elles  apportent  avec  elles  leur 
émotion  ,  et  si  tristes  ,  que  l'écrivain  a  raison  de  passer  sans 
demander  des  larmes  pour  personne.  Tout  nous  y  a  paru 
simple,  naturel,  vivant  ;  l'inébranlable  fierté  de  Charles  Ie»-, 


113 


REVUE    DE    PAPvIS. 


qui  obéit  à  la  destinée  des  races  royales ,  et  la  persévérante 
colère  du  parlement,  qui  obéit  à  la  destinée  des  races  popu- 
laires. A  lire  cette  histoire,  on  reconnaît  aisément  que  ce 
sont  deux  grandes  idées  sociales  qui  luttent;  et  quand  la 
hache  se  lève  sur  l'échafaud  de  White-Hall,  quoique  l'exé- 
cuteur soit  masqué  ,  on  voit  bien  que  c'est  le  peuple  qui  en 
tient  le  manche. 

Le  côté  artiste  du  livre  nous  a  paru  être  la  forme  harmo- 
nieuse de  ses  idées.  Il  n'y  a  ni  haine,  ni  enthousiasme;  il 
raconte  l'histoire  comme  Dieu  la  fait ,  patiemment  et  paisi- 
blement; et  en  jetant  un  vague  coup  d'oeil  sur  l'ensemble  des 
faits  qu'il  met  en  œuvre ,  nous  avons  été  frappé  d'un  specta- 
cle que  nous  ne  pouvons  pas  mieux  rendre,  qu'en  disant 
que  c'était  comme  une  mer,  calme  à  fleur  d'eau,  et  sillon- 
née de  courans  dans  sa  profondeur.  Ce  calme  de  la  surface , 
c'est  la  loi  générale  de  l'humanité ,  qui  passe  toujours  unie  , 
toujours  la  même;  ces  courans  qui  se  croisent  et  s'entre- 
choquent, ce  sont  les  accidens  innombrables  de  la  vie,  les 
individualités,  les  hasards.  Au-dessus,  l'unité  du  tout;  au- 
dessous,  la  variété  des  parties  ;  là  haut,  Dieu  et  le  ciel;  là 
bas  ,  l'homme  et  les  mondes. 

L'histoire  delà  révolution  d'Angleterre  est  restée  suspen- 
due à  la  mort  de  Charles  Ier.  C'est  un  édifice  qui  appelle  l'ou- 
vrier ,  et  auquel  l'ouvrier  répondra.  Nous  savons  que  M.  Gui- 
zot  n'a  pas  cessé  de  songer  à  son  œuvre  favorite ,  et  qu'il 
compte  bien  la  couronner  un  jour  du  rameau  vert.  Du  reste  , 
la  correspondance  du  cardinal  Mazarin  avec  Olivier  Crom- 
well,  qu'il  lui  a  été  donné  de  dépouiller  aux  archives  des 
affaires  étrangères,  donnera  un  singulier  attrait  à  son  récit, 
et  jettera  un  reflet  nouveau  de  poésie  sur  l'exil  des  Stuarls, 
ces  autres  Tarquins  ou  ces  autres  Bourbons. 

C'est  dans  ce  livre ,  où  la  généralisation  des  faits  est  opé- 
rée avec  tant  d'indépendance,  avec  tant  d'ampleur,  que 
M.  Guizot  reconstruisait  la  philosophie  de  l'histoire  telle  que 
le  dix-huitième  siècle  l'avait  conçue  ,  mais  telle  qu'il  n'avait 
pas  pu  l'exécuter.  La  réaction  idéologique  en  est  complète- 
ment disparue  ;  les  élémens  de  la  société  anglaise  y  sont  tous 
admis,  sans  choix,  sans  prédilection  ,  sur  un  pied  d'égalité 
fraternelle  ;  les  faits  de  toute  sorte,  grands,  petits,  officiels, 


REVUE    DE    PARIS.  ]]9 

problématiques,  y  subissent  une  enquête  bienveillante,  mais 
sévère  ;  la  vérité  y  est  cherchée ,  non  introduite  ;  en  un  mot 
Thistorien  y  subit  l'histoire,  et  non  l'histoire  l'historien. 

Posée  en  principe  et  réalisée  par  ce  livre  dans  une  partie 
de  ses  conséquences,  l'histoire  philosophique,  telle  que 
M.  Guizot  l'a  faite  ,  reprend  sa  marche  grave  et  ses  nobles 
allures  dans  le  cours  d'été  de  182S,  et  dans  le  cours  entier 
de  1828-1829,  et  de  1829-1830.  Quoique  ces  deux  enseigne- 
mens  soient  divers  entre  eux ,  et  par  leur  époque  ,  et  par  leur 
durée,  et  par  leur  matière,  nous  croyons  néanmoins  pou- 
voir les  réunir  ici  sans  trop  grand  inconvénient,  parce  qu'ils 
sont  dirigés  dans  le  sens  d'une  seule  et  même  idée  ,  et  que  la 
doctrine  théorique,  une  et  identique  en  soi,  n'y  diffère  que 
par  son  application.  Le  premier  cours  est  consacré  à  l'his- 
toire delà  civilisation  en  Europe  :  le  second  à  l'histoire  de 
la  civilisation  en  France  :  celui-là  est  plus  général,  celui-ci 
plus  particulier;  l'un  a  plus  de  profondeur,  l'autre  plus  d'é- 
tendue, voilà  tout.  D'ailleurs  c'est  à  peu  près  même  plan  . 
même  marche,  même  conclusion. 

Pour  M.  Guizot  et  pour  tous  ceux  qui  y  regardent,  la  ci- 
vilisation est  un  fait,  et  comme  telle,  elle  tombe  par  consé- 
quent sous  la  juridiction  de  l'histoire.  Seulement  ce  qui  ap- 
partient en  propre  à  M.  Guizot  en  ceci ,  c'est  la  justesse  et  la 
netteté  avec  laquelle  il  a  défini  la  civilisation  ,  le  développe- 
ment social  et  individuel  de  l'homme.  Eien  n'est  plus  large, 
rien  n'est  plus  vrai ,  rien  n'est  plus  clair.  Une  fois  cette  idée 
de  la  .civilisation  trouvée,  formulée  et  proposée,  M.  Guizot 
l'expérimente  à  l'aide  des  faits,  et  la  superpose  pour  ainsi 
dire  à  toutes  les  époques  du  monde  moderne  ,  pour  trouver 
celle  qui  l'étreint  le  moins  et  celle  qui  l'étreint  le  mieux  ;  celle 
qui  lui  est  marâtre  et  celle  qui  lui  est  mère. 

Il  est  clair  que  la  condition  sociale  et  individuelle  des 
hommes  étant  subordonnée  aux  institutions  et  aux  principes 
moraux,  la  civilisation  dépend  des  uns  et  des  autres.  Or  , 
trois  élémens  concourent  à  former  le  milieu  dans  lequel 
doit  respirer  et  se  développer  l'homme  moderne  ;  c'est  le 
monde  romain  ,  le  monde  chrétien  ,  le  monde  barbare.  Le 
monde  romain  fournit  son  organisation  des  provinces  et 
les  débris  de  ses  municipalités  ;  le  monde  chrétien  ,  le  mou- 


120  REVUE    DE    PARIS. 

vement  intellectuel  et  l'égalité  civile;  le  inonde  barbare  ,  la 
propriété  nobiliaire  et  la  formation  du  clan.  C'étaient  là 
trois  forces  synthétiques,  qui  attiraient  toutes  choses  vers 
elles,  et  qui  aspiraient  exclusivement,  et  chacune  à  part, 
à  devenir  et  à  s'appeler  société.  Mais  le  principe  romain, 
désorienté  au  milieu  de  tendances  nouvelles,  et  démantelé 
de  toutes  parts  par  le  bélier  de  l'invasion,  ne  pouvant  plus 
conserver  le  monde  ,  le  laisse  s'échapper  et  se  couche  de 
lassitude;  le  principe  chrétien  tente  de  le  saisir,  et  l'em- 
brasse même  assez  étroitement  par  le  côté  des  choses  mo- 
rales ;  mais  la  l'ace  des  intérêts  positifs,  des  nécessités 
matérielles,  de  la  pratique  sociale ,  se  trouve  la  plus  lourde 
et  l'emporte;  et  l'Europe  revient  aux  possesseurs  de  la  terre, 
aux  nobles,  à  la  féodalité  (').  Il  s'en  faut  toutefois  que  le 
christianisme  lâche  prise  ;  ne  pouvant  pas  avoir  la  société  à 
lui  seul,  il  la  partage,  et  on  le  voit  se  placer  côte  à  côte  avec  le 
seigneur,  sous  le  même  dais,  sur  le  même  trône,  suivant, 
par  un  sentier  qu'il  se  trace,  la  large  voie  de  la  civilisation, 
que  Grégoire  VII  tentera  vainement  d'envahir. 

Pendant  que  les  trois  principes  du  monde  moderne 
se  disputaient  la  société  ,  il  en  naquit  deux  autres  ,  qui, 
semblables  au  molosse  de  la  fable  ,  emportèrent  le  gage  du 
combat.  11  s'opéra  lentement  au  sein  des  races  nobles  un 
phénomène  qu'on  n'aperçut  que  lorsqu'il  eut  cent  coudées. 
Un  gentilhomme  s'éleva  jusqu'à  devenir  roi;  les  esclaves 
s'émancipèrent  jusqu'à  devenir  peuple.  Royauté  et  bour- 
geoisie, voilà  les  deux  principes  qui  détrônèrent  les  au- 
tres! Une  fois  maîtres,  ils  réagirent  contre  ceux  qui  les 
avaient  précédés.  La  royauté  s'agrandit  en  tous  sens  :  du 
côté  des  nobles  ,  par  l'épée  ;  du  côté  de  l'Eglise,  par  les 
pragmatiques.  La  bourgeoisie  s'agrandit  aussi  :  du  côté 
des  seigneurs  ,  par  le  travail .  qui  est  son  épée  ,  à  elle  ;  du 
côté  du  christianisme,  par  l'hérésie  et  la  réforme.  Enfin,  la 
royauté   et  la  bourgeoisie   s'agrandirent  tant  ,   qu'elles   se 

(1)  Nous  prenons  ici  le  mot  féodalité  dans  sa  signification  vul- 
gaire, c'est-à-dire  comme  désignant  l'organisation  hiérarchique  des 
nobles.  Nous  protestons  du  reste  contre  cette  explication,  que 
nous  croyons  de  beaucoup  trop  étioite. 


REVUE     DE    PARIS.  121 

touchèrent.  Suzerain  pour  suzerain  ,  la  bourgeoisie  prit  le 
roi,  et  vassal  pour  vassal,  le  roi  prit  le  peuple.  Dès  lors,  le 
fait  peuple  et  le  fait  gouvernement  s'étant  ainsi  rencontrés, 
ils  s'unirent,-  de  cette  union  naquit  l'état. 

Ce  que  nous  venons  de  présenter  n'est  pas  encore  préci- 
sément le  développement  de  la  civilisation  elle-même  ;  c'est 
l'histoire  des  principes  dans  lequels  la  société  s'est  succes- 
sivement synthétisée  ;  c'est  la  formule  de  l'idée  d'ordre  , 
dressée  chronologiquement.  Il  resterait  à  indiquer  mainte- 
nant jusquà  quel  point  le  développement  individuel  et  so- 
cial des  hommes  a  été  favorisé  plus  ou  moins  par  chacune 
de  ces  époques;  et  ces  deux  points  de  vue  réunis  formeraient 
l'aperçu  complet  de  la  civilisation  à  toutes  ses  périodes. 
M.  Guizot  a  fait  ce  travail  avec  beaucoup  de  science  et 
beaucoup  de  clarté.  Son  enseignement  de  1828  enserre 
bien  exactement  l'Europe ,  et  celui  de  1829  déploie  parfai- 
tement la  France.  Tout  ce  que  nous  avions  de  travaux  his- 
toriques remarquables  sur  ces  matières  a  été  par  cela  même 
jugé  et  dépassé.  Les  origines  ,  les  doctrines  religieuses,  les 
institutions  sont  sorties  lumineuses  des  élucubralions  de 
cette  puissante  intelligence;  M.  Guizot  a  véritablement  con- 
quis la  France  sur  les  préjugés  du  dix-huitième  siècle  , 
aussi  bien  que  Clovis  sur  les  Allemands.  Son  dernier  cours 
a  été  sa  bataille  de  Tolbiac. 

Si  nous  résumons  les  faits  principaux  que  nous  avons  ex- 
posés dans  cet  article ,  il  résultera  de  cet  examen  que  ,  pen- 
dant toute  la  durée  de  ses  travaux  historiques  ,  M.  Guizot , 
ainsi  que  nous  l'avions  annoncé,  a  constamment  lutté  contre 
le  dix-huitième  siècle.  D'abord  il  rétablit  l'exposition  réelle 
des  faits  du  christianisme  ,  omis  ,  défigurés  ou  niés  par  Gib- 
bon et  par  l'école  encyclopédique  ;  ensuite  il  entame  et  brise 
comme  verre  les  généralisations  des  idéologues  sur  le  peu- 
ple, la  nation,  la  royauté,  dans  ses  dissertations  des  Essais; 
enfin  il  corrige  l'allure  réactionnaire  de  l'école  philosophi- 
que dans  ses  deux  cours  sur  la  civilisation  européenne  et 
française,  et  dans  son  livre  sur  la  révolution  d'Angleterre. 

En  thèse  générale,  et  comme  fondement   de  doctrine, 
M.  Guizot  parait  attacher  un  grand  prix ,  dans  la  pratique 
des  études,  à  maintenir  séparées  les  facultés  de  l'esprit  hu- 
8  11 


1 22  REVUE    DE    PARIS. 

main  ;  il  ne  croit  pas  qu'il  convienne  de  mêler  ou  de  sou- 
mettre l'ordre  des  conceptions  historiques  à  un  autre  ordre 
de  conceptions  quelconques,  par  exemple,  de  construire  une 
théorie  de  l'humanité  à  l'aide  de  notions  psychologiques , 
cosmologiques  ,  théologiques,  morales,  ou  autres  ;  et  de  ve- 
nir ensuite  constater,  discerner,  régler,  systématiser  les  réa- 
lités de  la  vie  des  peuples  avec  ces  notions.  Il  tire  la  théo- 
rie de  l'histoire  des  faits  historiques;  la  théorie  de  la  philo- 
sophie, des  faits  philosophiques  ;  la  théorie  du  gouvernement, 
des  faits  sociaux.  Ainsi  qu'à  chaque  effet  sa  cause ,  à  chaque 
ordre  de  faits  sa  loi. 

Avant  tout,  le  fait,  physique  ou  moral,  c'est-à-dire  avant 
tout  la  réalité ,  le  connu  ;  puis  la  théorie ,  c'est-à-dire  le  pro- 
bable. Voilà  ce  qui  nous  a  paru  être  l'idée  suprême  à  la- 
quelle obéit  M.  Guizot,  et  celle  qui  domine  tous  ses  ouvrages. 
Cette  doctrine  nous  semble  très-grande,  parce  qu'elle  est 
corapréhensive  de  tout  ce  qui  est  ;  très-vraie,  parce  qu'elle 
tient  autant  que  possible  l'affirmation  humaine  en  réserve, 
et  qu'elle  laisse  pour  ainsi  dire  la  science  s'établir  et  se  for- 
muler elle-même  par  ses  propres  faits.  Portée  dans  l'his- 
toire ,  elle  a  produit  ce  qu'on  a  vu  ;  portée  dans  la  politique  , 
elle  a  produit  ce  qu'on  va  voir. 

A.  Granîeii  de  Cassagnac. 


LA  LITTERATURE  A  SIX  SOUS. 


Quand  le  mal  est  devenu  grave,  alarmant,  il  faut  le  combattre. 
11  y  a  des  braves  qui  rient  le  fer  dans  la  poitrine,  mais  ces  braves 
n'en  meurent  pas  moins.  C'est  de  ne  pas  mourir  qu'il  s'agit. 

Les  économistes  nous  ont  perdus.  Si  vous  vivez  encore  vingt 
ans,  vous  verrez  où  ils  auront  mis  la  France  et  vous-mêmes.  D'a- 
bord ils  ont  démoli  les  châteaux ,  ce  peu  qui  nous  restait  d'histoire , 
les  églises,  cette  dernière  page  de  la  religion  ;  ils  ont  abattu  ces 
nobles  pierres  pour  avoir  des  prairies  artificielles  et  faire  fonction- 
ner des  usines  j  tout  notre  passé  s'est  résumé  en  gaz  hydrogène. 
Et  comme  ils  vont  vite!  ils  dévorent  la  création.  Suivez-les  :  ils 
ont  mis  à  sec  nos  belles  rivières  ,  nos  superbes  torrens  pour  les  for- 
cer à  faire  tourner  une  roue  qui  produit  dix  mille  épingles  à  la  mi- 
nute. Yoilà  pourquoi  Dien  sépara  le  second  jour  les  eaux  de  la  terre. 
—  pour  qu'elles  produisissent  des  épingles!  plus  tard  ils  se  sont 
passé  d'eau  comme  puissance  motrice  ,  et  la  vapeur  du  cbarbon  a 
remplacé  la  force  de  l'eau  j  ayant  usé  le  charbon,  ils  seront  bientôt 
forcés  d'employer  le  gaz,  mais  le  gaz  s'usera  aussi,  et  alors  ils  au- 
ront recours  à  l'air  ;  enfin  ils  useront  l'air. 

À  leur  fatale  manie  de  décomposer,  de  disséquer,  de  réduire  à 
la  plus  simple  expression  ce  qui  nous  sert ,  ce  qui  nous  plaît,  ce  qui 
charme  la  vie  et  le  regard  ,  il  faut  attribuer  la  littérature  à  G  sous  , 
cette  littérature  à  dix  lieues  par  heure,  de  haute  pression  ,  égale  à 
la  force  de  vingt  chevaux. 

C'est  pourtant  naturel.  Du  jour  où  l'on  a  prêché  le  gouvernement 
à  bon  marché,  l'avantage  d'un  souverain  à  cinquante  écus  par  mois, 
la  nécessité  d'avoir  des  ambassadeurs  logés  au  troisième  étage  à 
Constantinople;  du  moment  où  des  Malthus  de  faubourgs  et  des 


1HA  REVUE    DE    PARIS. 

Bentham  à  tant  la  ligne  ont  demandé  des  écoles  populaires,  des 
livres  populaires  ,  des  journaux  populaires  ,  de  ce  moment,  tout  » 
été  comme  vous  voyez.  Force  il  y  a  de  mettre  la  science  à  pied 
quand  les  sociétés  se  carrent  dans  la  boue  5  quand  le  peuple  est  dit 
souverain  ,  il  est  décent  que  le  souverain  sache  lire.  Avec  6  sous 
on  va  lui  donner  une  éducation.  C'est  bien  le  moins. 

Malheureusement  en  vendant  le  livre  ,  on  ne  vend  pas  le  maître 
qui  explique  le  livre ,  on  ne  vend  pas  l'enseignement ,  inséparable 
de  la  méthode  ;  on  ne  vend  pas  ce  bon  sens  organique,  tradition 
sacrée  des  institutions  universitaires  ,  qui  vivifie,  qui  sépare  le  poi- 
son du  fruit ,  l'arsenic  de  l'or  ,  et  qui  imprime  une  salutaire  direc- 
tion à  Tintelligence.  Ce  n'est  pas  la  flamme  qui  éclaire  ,  c'est  la 
lampe  :  la  flamme  brûle. 

Si,  du  moins,  avec  le  livre  à  6  sous  on  avait  le  maître  pour 
2  sous  ,  la  proportion  serait  exacte,  le  résultat  rationnel.  Mais  le 
professeur  à  2  sous  n'existe  pas,  parce  que  le  loyer  à  1  sou 
n'existe  pas  non  plus  ,  et  qu'on  ne  dîne  pas  encore  pour  2  liards 
au  café  de  Paris  où  dînent  d'ailleurs  fort  bien  ceux  qui  sont  à  la 
tête  des  publications  à  6  sous. 

Qu'est-ce  qu'une  publication  à  2  sous  ou  à  6  sous?  C'est  une 
feuille  au  plus  d'impression  où  sont  dessinés ,  pour  la  plus  grande 
instruction  du  peuple  ,  des  sauvages,  des  Indiens,  des  serpens  boa, 
des  Grecs  ,  des  Romains  ,  des  tourne-broche  ,  des  poèles-à-frire,  des 
modèles  de  voiture  à  vapeur,  de  modèles  d'usines,  des  cloches  à 
plongeur  ,  des  modèles  de  toutes  sortes  de  choses  dont  on  n'a  pas 
besoin  et  qui  coûteraient  beaucoup  plus  de  6  sous  si  l'envie  prenait 
au  peuple  de  les  avoir.  Néanmoins  on  appelle  cela  une  publication 
populaire. 

Un  entre  autres  (celui-là  du  moins  a  de  l'esprit)  prend  un  dic- 
tionnaire, trois  dictionnaires,  quatre,  six  dictionnaires,  plus  de 
dictionnaires  qu'il  n'en  a  jamais  employé  pour  son  propre  usage  5 
puis  avec  une  paire  de  ciseaux,  il  découpe  dans  ces  dictionnaires 
les  définitions  ,  les  explications  ,  et  il  les  ajoute  à  la  queue  les  unes 
des  autres  avec  des  pains  à  cacheter}  il  ficelle  Boiste  avec  de 
Laveaux  ,  dissout  Beauz.ée  dans  Lhomond  j  et  il  remue  ,  il  brasse 
tous  ces  grammairiens,  les  jette  dans  une  chaudière,  pour  les  re- 
tirer fondus  et  cristallisés  en  un  dictionnaire  nouveau,  universel  , 
vendu  pour  6  sous,  enrichi  de  vignettes  propres  à  éclaircir  les  dif- 
ficultés. Heureuse  invention  pour  un  dictionnaire  que  ces  vignet- 


REVUE    DE    PARIS^  125 

les  !  Savez-vous  qu'elles  coûtent  3ooo  francs  !  Comment  voulez-vous 
que  le  peuple  ne  s'instruise  pas?  à  la  lettre  D  il  trouve  un  superbe 
diable  dessiné  par  Jobannot  ;  à  la  lettre  A  un  cbevalier  et  une  da- 
moiselle  du  moyen  âge  qui  font  l'amour  à  une  croisée,  laquelle 
croisée  est  formée  par  l'angle  de  l'A.  N'est-ce  pas  que  c'est  heu- 
reux d'avoir  mis  du  drame  dans  l'alphabet,  et  d'avoir  fait  soupirer 
lalinguisUque?  Je  suis  un  peu  lent  à  prouver  que  cet  éditeur  a  de 
l'esprit,  c'est  vrai  ;  mais  ce  n'est  pas  ma  faute  :  j'arrive.  Cet  édi- 
teur a  si  bien  combiné  le  prix  et  le  nombre  de  ses  livraisons  ,  que 
son  dictionnaire  populaire  à  6  sous,  enrichi  de  diables  explicatifs, 
et  de  couples  amoureux  penchés  sur  le  jambage  de  l'A  ,  coûtera  au- 
tant qu'un  dictionnaire  acheté  chez  un  bon  et  honnête  libraire  du 
quai  des  Augnstins. 

Il  en  est  qui  ont  visé  plus  haut;  ils  ont  publié  ,  toujours  dans  le 
même  système  économique,  une  Encyclopédie,  pas  moins.  L'œuvre- 
mère  ,  l'œuvre  puissante  du  dix-huitième  siècle,  déjà  assez  popu- 
laire pourtant,  telle  que  Diderot  et  d'Alembert  nous  l'ont  laissée  , 
a  été  renouvelée  au  profit  des  classes  du  peuple  ,  et ,  par  un  effort 
impossible  aux  yeux  de  certaines  gens,  le  prix  de  cette  Encyclo- 
pédie a  été  réduit  à  2  sous.  Encore  de  l'ironie  '.  Quoi  !  vous  n'admi- 
rez pas  ce  beau  résultat ,  nous  dira-t-on  ?  Quoi  !  vous  êtes  fâché  de 
voir  les  hauteurs  des  sciences  abaissées  au  pied  de  la  foule?  Quoi! 
pour  2  sous  ,  enseigner  aux  masses  la  langue  ,  les  lois  ,  les  mœurs  , 
l'histoire,  leur  histoire,  la  religion,  leurs  droits  ,  leurs  devoirs, 
vous  parait  méprisable  !  Je  ne  dis  pas  cela.  Je  dis,  au  contraire, 
que  si ,  pour  2  sous  ,  on  pouvait  enseigner  au  peuple  ces  belles  cho- 
ses ,  peut-être  ne  serait-ce  pas  mal  de  l'entreprendre.  Je  m'expli- 
que j  ces  2  sous  ne  représentent  qu'une  livraison.  Le  premier  vo- 
lume, contenant  cinquante  livraisons,  coûtera  par  conséquent 
5  francs.  Et  comme  ce  premier  volume  ne  renferme  que  la  moitié 
des  mots  delà  lettre  A}  il  faudra  dépenser,  multipliant  cinquante 
par  cinq,  deux  cent  cinquante  francs  pour  tout  l'ouvrage.  C'est 
beaucoup  ,  ce  me  semble  ,  lorsque,  pour  60  francs,  on  a  d'occasion 
la  grande  Encyclopédie  de  Diderot. 

Passons  sur  la  pâleur  des  caractères  et  le  ton  blafard  des  vignet- 
tes de  ces  ouvrages  lorsqu'ils  sont  tirés  à  un  nombre  exagéré  d'exem- 
plaires. Bornons-nous  à  conclure  que  les  publications  à  6  sous  et 
à  2  sous  sont  ruineuses,  tantôt  pour  ceux  qui  les  entreprennent, 
poussés  par  un  fatal  exemple  de  séduction ,  tantôt  pour  ceux  qui 
8  11. 


126  REVUE    DE    PARIS. 

y  souscrivent,  sans  calculer  d'avance  les  dépenses  qti'elles  entraî- 
nent par  l'accumulation  imprévue  des  livraisons. 

A  Paris  tout  est  de  mode,  même  la  banqueroute.  Le  succès  de 
quelques-uns  en  perd  toujours  un  plus  grand  nombre.  On  sait  que 
les  publications  à  2  sous  en  ont  fécondé  des  milliers.  Après  les 
Connaissances  utiles  à  4  francs  par  an ,  ces  Connaissances  qui 
ont  fait  tant  de  bien  à  l'humanité,  que  M.  Emile  Girardin  y  a  gagné 
la  députation  ,  sont  venues  les  Histoires  pittoresques,  les  Voyages 
pittoresques,  les  Encyclopédies  pittoresques  ,  etc....  Là  n'est  pas  le 
mal  ,  il  est  ici.  Exagérations  elles-mêmes,  ces  entreprises  n'ont  pu 
se  soutenir  que  par  l'exagération  des  souscriptions,  et  le  souscrip- 
teur est  peu  porté  à  l'exagération  ,  de  son  naturel.  Cent  mille  abon  • 
nés  ont  bien  enrichi  quelques  entrepreneurs  à  6  sous  ;  mais  les  der- 
niers venus  ont  décompté.  Il  a  fallu  se  contenter  de  soixante  mille 
souscripteurs  ,  puis  de  trente  mille  ;  enfin  ,  le  chiffre  décroissant  tou- 
jours ,  un  de  ces  spéculateurs  me  dit  un  beau  matin  :  «  Ça  ne  va 
»  plus  :  nous  ne  dépassons  pas  vingt  mille  souscripteurs  pour  ma 
t>    chose  pittoresque.  »  Sa  spéculation  est  morte  à  vingt  mille  !  ! 

Yoilà  où  l'abus  de  la  modicité  du  prix  a  conduit  les  mangeurs 
d'opium  de  la  librairie  5  ils  crèvent  sur  vingt  mille  abonnés.  Et  ne 
craignent-ils  pas  que  Dieu  ,  dans  sa  colère  ,  ne  se  lasse  un  jour  de 
créer  l'abonné  ,  cet  être  si  délicat ,  si  précieux  ! 

Si  nos  calculs  et  nos  remarques  ne  portaient  que  sur  quelques 
malheurs  particuliers,  que  sur  quelques  ridicules  personnels,  nous 
regretterions  d'avoir  fatigué  l'attention  du  lecteur  ;  mais  nous 
étions  sûrs  d'éveiller  une  douleur  commerciale  en  touchant  à  cette 
question.  La  librairie  est  morte  ;  et  ce  qui  a  hâté  sa  mort ,  ce  sont 
les  publications  à  4  francs  et  à  6  sous. 

Il  n'y  a  jamais  en  circulation  qu'une  certaine  somme  d'argent 
errante,  destinée  à  l'achat  des  livres.  Une  fois  cette  somme  écou- 
lée ,  les  plus  utiles  opérations,  les  meilleurs  livres  restent  aban- 
donnés. L'argent  passe  aujourd'hui  aux  publications  à  6  sous. 
Au  lieu  d'acquérir  un  Chateaubriand  de  deux  cents  francs  ,  la  masse 
aime  mieux  payer  quatre  mille  livraisons  de  quelque  niaiserie  pit- 
toresque, et  tel  département  qui  a  contribué  pour  mille  francs  au 
succès  toujours  croissant  du  Musée  des  Familles,  se  privera  de 
cinquante  exemplaires  du  roman  de  M.  Sainte-Beuve,  et  de  l'his- 
toire de  M.  Michelet. 

Il  reste  de  plus  fâcheux  à  dire  que  re  n'est  pas  l'insouciance  ù;  s 


REVUE    DE    PARIS.  127 

lecteurs  qui  a  provoqué  le  fléau  de  ces  publications,  encore  moins 
l'avidité  des  libraires  ,  peu  d'entre  eux  ayant  compromis  leur  crédit 
à  ces  spéculations  ,  mais  bien  l'inexplicable  faiblesse  des  auteurs  à 
céder  aux  obsessions  des  hommes  d'argent.  La  ruine  de  la  librairie 
a  été  jurée  par  ceux  qui  ne  devraient  jamais  la  laisser  en  péril , 
qui  devraient  l'entourer  comme  une  institution  à  laquelle  se  ratta- 
chent leur  fortune  et  leur  gloire.  Oui ,  la  librairie  meurt  sous  le 
coup  des  hommes  de  lettres. 

On  a  vu  ,  et  il  faut  bien  avouer  ses  plaies  ,  des  poètes  distingués  . 
des  écrivains  du  premier  ordre,  contribuer  à  cette  décadence,  en 
prêtant  leur  plume  au  succès  de  ce  trafic.  Les  talens  secondaires  se 
sont  précipités  à  la  suite  ,  l'enrôlement  a  été  général.  Frères  autre- 
fois dans  la  prospérité,  les  auteurs  et  les  libraires  le  seront  bientôt 
sous  une  commune  misère  ;  et  l'on  verra  ,  du  haut  de  son  balcon  de 
la  rue  du  Helder,  un  de  ces  hommes  enrichis  sur  les  ruines  de  la  librai 
rie  et  de  la  littérature,  jeter  dédaigneusement  5  sous  dans  la  sé- 
bile du  libraire  aveugle  ,  3  sous  dans  le  chapeau  de  i'homme  de 
lettres  mendiant,  symbole  de  la  littérature  à  6  sous  ! 

Gn&ftBBU. 


«F 


LULLI. 


DEUXIEME  PARTIE. 

Voltaire  s'est  déclaré  le  champion  de  Quinault.  Voici  ce 
qu'il  dit  sur  les  Fêtes  de  l'Amour  et  de  Bacchvs  :  <c  Lulli ,  vio- 
lon de  Mademoiselle  ,  devenu  surintendant  de  la  musique 
du  roi ,  et  qu'on  appela  bientôt  M.  de  Lulli ,  s'associa  très- 
habilement  avec  Quinault^,  dont  il  sentait  tout  le  mérite  ,  et 
qu'on  n'appela  jamais  M.  deQuinault.il  donna  dans  son 
jeu  de  paume  du  Bel- Air  les  Fêtes  de  V Amour  et  de  Bacchus , 
composées  par  ce  poète  aimable  ;  mais  ni  les  vers  ni  la  mu- 
sique ne  furent  dignes  de  la  réputation  qu'ils  acquirent  de- 
puis. Les  connaisseurs  seulement  estimèrent  beaucoup  une 
traduction  de  l'ode  charmante  d'Horace  :  Douée  grains  eram 
tili(l).  Celte  ode,  en  effet  ,  est  très-gracieusement  rendue 
en  français  ;  mais  la  musique  en  est  un  peulanguissante.il 
y  a  des  bouffonneries  dans  cet  opéra,  ainsi  que  dans  Cadmus 
et  dans  Alceste.  Ce  mauvais  goût  régnait  alors  à  la  cour  dans 
les  ballets  ;  et  les  opéras  italiens  étaient  remplis  d'arlequi- 
nades.  Quinault  ne  dédaigna  pas  de  s'abaisser  jusqu'à  ces 

(1)  J.-J.  Rousseau  a  de  nouveau  imité  cette  ode  dans  le  Devin 
du  village;  elle  y  forme  le  duo  Tantquàmon  Colin  j ai  su  plaire . 
J.-J.  Rousseau  n'est  l'auteur  que  des  paroles  de  cette  opérette  j  il 
s'en  est  attribué  faussement  la  musique.  C'est  se  faire  voleur  pour 
bien  peu  de  chose  ;  il  m?est  très-facile  de  convaincre  les  incrédules  , 
et  de  leur  démontrer  le  larcin,  pourvu  qu'ils  soient  musiciens.  Les 
pièces  probantes  existent  à  la  bibliothèque  de  l'Opéra. 


REVUE    DE    PARIS. 


129 


platitudes;  mais  dans  ces  deux  opéras  même,  ce  poète  sut 
insérer  des  morceaux  admirables  de  poésie.  Lulli  sut  un 
peu  les  rendre ,  en  accommodant  son  génie  à  celui  de  la  lan- 
gue française;  et  comme  il  était  très-plaisant,  très-débau- 
ché, très-intéressé,  bon  courtisan,  et  par  conséquent  aimé 
des  grands  ,  et  que  Quinault  n'était  que  doux  et  modeste  , 
il  tira  toute  la  gloire  à  lui.  Il  fit  accroire  que  Quinault  était 
son  garçon  poète  qu'il  dirigeait ,  et  qui  ,  sans  lui ,  ne  serait 
connu  que  par  les  satires  de  Boileau.  Quinault  .  avec  tout 
son  mérite  ,  resta  donc  en  proie  aux  injures  de  Despréaux 
et  à  la  protection  de  Lulli.  La  charmante  tragédie  d^Atys, 
les  beautés  ,  ou  nobles  ou  délicates  ,  ou  naïves,  répandues 
dans  les  pièces  suivantes  ,  auraient  dû  mettre  le  comble  à 
la  gloire  de  Quinault,  et  ne  firent  qu'augmenter  celle  de 
Lulli ,  qui  fut  regardé  comme  le  dieu  de  la  musique.  >i 

Notre  ami  Voltaire  prêche  pour  ses  bulles.  Après  avoir 
fabriqué  des  livrets  d'opéras,  tels  que  Samson  ,  Tanis  et  Zè- 
lide ,  il  devait  bien  penser  que  l'œuvre  du  musicien  doit  tou- 
jours écraser  celle  de  son  collaborateur.  Deux  arts  ne  peu- 
vent triompher  à  la  fois  ;  il  faut  que  l'un  cède  le  pas,  et  la 
musique  est  placée  avec  trop  d'avantages  sur  la  scène  lyri- 
que pour  ne  pas  étouffer  les  versicules  du  parolier,  quand 
même  il  serait  poète  .  ainsi  que  son  protégé  Quinault ,  dont 
on  doit  applaudir  quelquefois  le  talent. 

Perrault  [Hommes  illustres)  fait  de  grands  complimens  à 
Lulli  sur  ce  qu'il  a  introduit  dans  son  orchestre  des  sifflets 
de  chaudronnier,  qui  produisaient  un  effet  ravissant ,  déli- 
cieux ,  fantastique  ,  en  accompagnant  le  cyclope  Polyphême 
dans  la  scène  VI  du  second  acte  d'Acis  et  Gatatée.  Nos  litté- 
rateurs contemporains  n'ont  pas  montré  cette  galanterie 
envers  Rossini ,  dont  les  trompettes,  les  cymbales  et  les 
tambours  offusquent  ces  radoteurs,  qui,  ne  sachant  que 
dire,  continuent  les  divagations  de  Geoffroy  ,  en  répétant 
ses  phrases  faites,  ses  classiques  absurdités. 

Atys  fut  regardé  comme  le  chef-d'œuvre  de  Quinault  et 
de  Lulli  dans  sa  nouveauté.  Louis  XIV  ayant  demandé  à 
Mme  de  Maintenon  quel  était  l'opéra  qui  lui  plaisait  le  plus  , 
elle  se  déclara  pour  Atys,  et  le  roi  répliqua  sur-le-ehamp 
par  ce  vers  de  la  pièce  : 


130  REVUE    DE    PARIS. 

Atys  est  trop  heureux  ! 

Atys ,  l'opéra  du  roi;  Armide ,  l'opéra  des  dames;  Phaékm , 
l'opéra  du  peuple  ;  j'ai  déjà  dit  qu'Isis  était  l'opéra  des  musi- 
ciens :  c'est  ainsi  que  les  amateurs  désignaient  ces  quatre 
ouvrages. 

Ces  vers  A' Atys  : 

Il  faut  souvent,  pour  devenir  heureux, 
Qu'il  en  coûte  un  peu  d'innocence; 

Ceux  ô? Armide  : 

Laissons  au  tendre  amour  la  jeunesse  en  partage; 
La  sagesse  a  son  temps  ,  il  ne  vient  que  trop  tôt  : 
Ce  n'est  pas  être  sage 
Qu'être  plus  sage  qu'il  ne  faut  ; 

Et  mille  autres  de  cette  espèce ,  dont  les  pièces  de  Quinault: 
sont  remplies,  allumaient  singulièrement  la  bile  de  Des- 
préaux, et  lui  ont  fait  écrire  : 

Et  tous  ces  lieux  communs  de  morale  luhrique , 
Que  Lulli  réchauffa  des  sons  de  sa  musique. 

Despréaux,  étant  un  jour  à  l'Opéra  de  Versailles,  dit  a 
l'officier  qui  plaçait  les  spectateurs  :  «  Mettez-moi  dans  un 
»  endroit  où  je  n'entende  point  les  paroles.  J'estime  fort  la 
»  musique  de  Lulli,  mais  je  méprise  souverainement  les  vers 
»  de  Quinault.  » 

Ce  jugement  était  sans  doute  trop  sévère.  11  y  a  de  fort 
belles  scènes  dans  les  livrets  de  Quinault  ;  mais  elles  n'ap- 
partiennent point  au  style  lyrique.  Destinées  au  récitatif, 
elles  sont  par  conséquent  tout-à-fait  en  dehors  du  genre  de 
l'opéra  ;  on  peut  les  déclamer  ou  les  chanter.  Le  mérite  de 
ces  fragmens,  tels  que  le  monologue  d'Armide,  la  belle 
scène  à?  Atys, 

Sangaride  ,  ce  jour  est  un  grand  jour  pour  vous  !' 


REVUE    DE    PARIS.  1  3  I 

est  étranger  à  l'art  musical;  tout  est  bon  pour  la  déclamation 
parlée  ou  notée .  Mais  c'est  justement  quand  il  aurait  fallu  se 
montrer  lyrique  en  préparant  des  vers  mesurés,  rhythmés  - 
cadencés,  que  le  parolier  Quinault  est  resté  au-dessous  du 
médiocre;  que  dis-je?  il  aurait  atteint  le  dernier  degré  du 
détestable,  si  son  confrère  Racine  ,  en  écrivant  les  chœurs 
à'Esther  et  d'Athafie,  ne  lui  avait  enlevé  la  palme.  Veuillez 
bien  revenir  au  quatrain,  Laissons  au  tendre  amour  ;  si  je 
vous  engage  à  le  relire  ,  c'est  pour  vous  épargner  d'autres 
citationsde  semblables  sottises. Ne  nous  occupons  en  aucune 
manière  des  idées  lubriques  ou  morales  qu'il  exprime  ;  peu 
importe;  examinez,  je  vous  prie,  la  structure  de  cette 
strophe.  Est-il  au  monde  quelque  chose  de  plus  lourd,  de  plus 
tortu ,  bossu,  rachitique,  rabougri  ?  Y  a-t-il  une  apparence 
de  talent  de  versificateur,  derimeur?  Quel  parti  veut-on 
qu'un  musicien  tire  d'une  semblable  agrégation  de  mots  ?  11 
faut  nécessairement  qu'il  s'embourbe  dans  ce  fumier ,  s'il  a 
le  malheur  d'y  toucher.  Voilà  pourtant  l'homme  que  nos 
académies  proclament  le  lyrique  par  excellence  depuis  des 
siècles  !  Les  livrets  de  nos  opéras  sont  écrits  dans  ce  goût 
aujourd'hui;  faut-il  s'étonner  si  la  musique  française  est  en- 
core dans  l'enfance  sous  le  rapport  du  chant  vocal  ?  Ce  chant 
ne  peut  exister  sans  paroles  ;  le  musicien  a  beau  les  mettre 
en  pièces ,  les  recomposer  au  moyen  des  répétitions  ,  des 
mots  ajoutés,  des  suppressions,  il  reste  toujours  quelque 
chose  de  ce  canevas  ignoble  et  rampant,  de  cet  amas  inerte 
de  paroles,  de  cette  rimaille  dégoûtante,  cent  fois  plus 
rétive  pour  la  mélodie  que  ne  le  serait  la  prose  de  Mathieu 
Laensberg,  ou  les  périodes  récitées  par  messieurs  de  la 
chambre. 

Le  succès  dAtys  fut  merveilleux ,  et  ce  succès  a  duré  près 
d'un  siècle  ,  quatre-vingt-dix-huit  ans  ;  le  succès  de  ce  plain- 
chant  monotone  était  rationnel  au  temps  de  Louis  XIV  ;  mais 
croira-t-on  que  Sangaride  et  Cybèle  ,  Atys  et  Célénus,  aient 
pu  conter  leurs  drôleries  soixante  ans  plus  tard  à  un  public 
tout-à-fait  renouvelé?  chanter  leurs  complaintes  et  provo- 
quer des  transports  d'enthousiasme  après  qu'une  troupe  ita- 
lienne établie  à  Paris  avait  fait  connaître  la  véritable  musi- 
que et  l'art  du  chant .  dont  on  n'avait  pas  encore  la  moindre 


132  REVUE    DE    PARIS. 

idée  dans  notre  capitale  ?  Oui ,  sans  doute ,  on  le  croira ,  le 
Français  est  épicier  en  musique,  il  l'a  toujours  été.  L'épicier 
qui  maintenant  se  pavane  aux  élections  de  la  garde  natio- 
nale ,  l'épicier  qui  plane  en  souverain  aux  lieux  où  l'on  fa- 
brique des  orateurs  .  l'épicier  qui  revêt  maintenant  l'elbeuf, 
le  pantalon  bleu  galonné  de  drap  rouge,  et  se  permet  les 
moustaches ,  ce  même  épicier  était  alors  à  la  cour  et  portait 
veste  brodée  et  talons  rouges;  il  vend  delà  chandelle  aujour- 
d'hui et  se  délecte  à  l'Opéra-Comique.  La  musique  trouvera 
toujours  en  France  un  assortiment  d'épiciers  prêts  à  applau- 
dir les  sottises  musicales  dont  on  lui  fait  exhibition;  et  comme 
le  gouvernement  est  essentiellement  épicier,  épicier  dans 
l'ame,  il  fait  tous  ses  efforts  pour  corrompre  l'art  musical  et 
le  tenir  à  la  portée  de  l'épicier.  La  peinture  ,  la  sculpture,  la 
poésie  ,  la  littérature  française,  s'illustreront  et  domineront 
l'étranger ,  elles  peuvent  agir  librement.  On  ne  peut  chez 
nous  écrire  delà  musique  sans  privilège,   et  les  privilèges 
sont  accordés  dans  l'intérêt  de  ceux  qui  doivent  plaire  à  l'é- 
picier. Psous  devons  être  stupides  en  musique;  c'est  un  fait 
que  nous  ne  saurions  assez  proclamer,  afin  de  justifier  no- 
tre abrutissement.  Il  est  vrai  que  l'Académie  royale   peut 
s'élever  à  la  hauteur  de  notre  époque;  mais  un  seul  théâtre 
suffit-il  à  cinq  cents   compositeurs  français?  Leur  est-il  de 
quelque  utilité  si  Rossini,  Meyer-Beer ,  les  Italiens  et  les 
Allemands  doivent  l'alimenter  et  faire  prospérer  sa  gloire 
et  ses  recettes? 

Mais  revenons  à  Lulli,à  l'un  de  ses  chefs-d'œuvre,  Atys,  que 
l'on  fêla  d'une  manière  à  nulle  autre  seconde,  après  le  dé- 
part de  latroupe  italienne,  en  1740,  et  nous  verrons  ce  que 
peut  l'esprit  de  parti ,  la  volonté  ferme  d'une  agglomération 
d'épiciers  Citons  encore  un  écrivain  de  l'époque  ;  il  me  faut 
nécessairement  des  guillemets  ,  autrement  on  croirait  que 
je  calomnie  la  nation  française  ;  n  L'époque  de  la  première 
»  représentation  (VAtys  sera  mémorable  dans  les  archives  de 
»  l'Opéra.  A  dix  heures  du  malin,  on  forçait  l'entrée  pour 
»  prendre  des  places  ,  et  il  n'y  en  avait  plus  à  midi.  Les  an- 
»  nales  de  ce. spectacle  n'ont  peut-être  pas  d'exemple  d'un 
»  pareil  concours.  C'était  un  hommage  que  l'on  crut  devoir 
»>  rendre  à  Lulli  ;   c'était  une  abjuration   authentique  des 


REVUE    DE  PARIS.  133 

i>  harmonieux  concetii  qui  s'étaient  emparés  de  la  scène,  une 
»  protestation  formelle  contre  les  ennemis  de  notre  musi- 
)»  que  ,  après  l'expulsion  des  bouffons.  «  Anecdotes  dramati- 
ques ,  de  l'abbé  de  La  Porte,  tome  1er,  page  127. 

Je  vous  ai  cité  de  la  prose;  voici  des  vers  dans  le  même 
goût.  Un  poète  doit  avoir  plus  d'élévation  dans  le  style;  et 
c'est  ainsi  que  l'épicier  Dorât  célèbre  la  victoire  que  Rameau 
remporta  à  son  tour  sur  d'autres  Italiens ,  qui  étaient  venus 
plus  tard  pour  tenter  la  civilisation  musicale  de  cette  belle 
France  livrée  aux  mains  des  barbares  : 

En  secret  indigné  que  sa  scène  avilie 

Se  fût  prostituée  aux  bouffons  d'Italie; 

Que  le  Français  ,  trompé  par  un  charme  nouveau , 

Eût  pour  de  vains  fredons  abandonné  Rameau. 

Permettez  que  j'abandonne  à  mon  tour  les  vers  de  l'épi- 
cier pour  vous  conter  le  fait  alla  brève.  —  Apollon  ,  qui  n'é- 
tait plus  alors  que  le  dieu  de  la  psalmodie  française ,  et  dé- 
daignait les  hommages  mélodieux  de  Jomelli,  de  Pergoièse, 
Apollon  ne  trouva  pas  d'autre  moyen  d'épurer  notre  opéra 
qu'en  le  passant  au  creuset  ;  il  y  mit  le  feu  et  le  brûla  de 
ses  propres  mains  en  1763.  Il  ne  faut  pas  s'étonner  si  les 
pompiers  ne  purent  éteindre  un  incendie  que  Vulcain  ali- 
mentait, pour  servir  le  courroux  de  l'amant  de  Daphné  : 

Euterpe  cependant ,  pour  nous  donner  des  lois, 

Trouve  un  asile  heureux  dans  le  palais  des  rois  (î). 

Rameau  ,  le  sceptre  en  main  ,  éclipse  Pergoièse. 

Le  goût  a  reparu  ,  le  dieu  du  jour  s'apaise  , 

Et  son  ressentiment  subsisterait  encor, 

Si  la  scène  à  nos  yeux  n'eût  remontré  Castor. 

C'est  bien  ch  . ,  chanté!  dirait  Rabelais;  il  est  probable 
que  si  l'épicier  Dorât  vivait  encore  ,  il  ne  serait  pas  rossi- 
niste.  Ce  dévot  prierait  à  deux  genoux  ,  à  mains  jointes  ,  son 

(i)  L'Opéra  venait  d'être  transporté  aux  Tuileries,  en  attendant 
que  la  salle  du  Palais-Royal  fût  reconstruite. 

8  12 


134  REVUE    DE    PARTS. 

patron  Phébus ,  afin  qu'il  voulût  bien  réduire  en  cendres  la 
salle  dont  Castor  ,  la  Caravane  ,  et  tant  d'autres  œuvres  de 
même  farine  ,  tant  d'autres  légumes  de  même  espèce  ne  font 
plus  retentir  les  échos.  Avec  un  peu  de  bonheur  et  un  petit 
incendie  ,  nous  obtiendrions  peut-être  de  M.  Véron  une  re- 
prise A^Ernelinde.  Revenons  à  notre  ami  Jean-Baptiste. 

Le  succès  tflsis  fut  un  instant  compromis.  Mme  de  Mon- 
lespan  s'imagina  que  le  poète  avait  voulu  la  dépeindre  dans 
le  personnage  de  Junon ,  toujours  empressée  à  contrarier 
les  amours  de  Jupiter.  On  applaudit  beaucoup  le  trio  des 
Parques  ,  Le  fil  de  la  vie.  Lulli  regardait  ce  morceau  comme 
une  de  ses  meilleures  productions;  le  chœur  des  peuples  des 
climats  glacés  est  d'une  bonne  harmonie  et  devait  produire 
un  effet  original,  grotesque  même.  Tous  les  choristes  le 
chantaient  en  tremblant  et  disaient  : 

L'hiver  qui  nous  tourmen-en-en-en-te  , 
S'obstine  à  nous  geler-er-er-er-er. 

Je  ne  parlerai  tfAlceste  que  pour  faire  remarquer  lés  pa- 
roles du  chœur  ,  Tout  mortel  doit  ici  paraître,  dont  les  vers 
ont  été  faits  sur  la  musique  de  Lulli,  et  d'après  le  canevas  , 
patron  ou  monstre  donné  par  le  musicien.  C'est  un  morceau 
remarquable.  Quinault était  bon  arrangeur,  et  cette  fois  les 
irrégularités  de  ses  strophes  sont  justifiées.  A  l'une  des  re- 
prises iVAlceste,  dans  le  temps  de  la  régence  et  du  système 
deLaw,  Caron  demandant  aune  ombre  le  tribut  du  passage, 
comme  elle  n'avait  point  d'argent ,  le  parterre  en  chœur  lui 
cria  :  «  Jette-lui  des  billets  de  banque  !  *> 

Louis  XIV  désigna  le  sujet  de  Roland  et  commanda  cet 
opéra  à  Quinault.  Beaumavielle,  basse  d'un  grand  talent, 
dont  Poisson  parle  dans  V Impromptu  de  Campagne  ,  y  joua 
le  principal  rôle.  Dominique  de  Chassé,  écuyer,  seigneur 
du  Ponceau  ,  grand  acteur  ,  basse  vigoureuse  et  sonore  , 
triomphait  dans  le  personnage  de  Roland  en  1745;  il  était 
admirablement  secondé  par  Jéliotte  et  Mlle  Le  Maure.  Domi- 
nique de  Chassé  s'enrichit  et  se  retira  du  théâtre  ,  donnant 
pour  raison  qu'étant  gentilhomme ,  il  ne  lui  convenait  pas 
de  faire  plus  long-temps  le  métier  de  comédien.  Ses  fonds 


REVUE    DE    PARIS.  1^5 

étaient  placés  dans  une  entreprise  qui  ne  réussit  point;  le 
gentilhomme  ruiné  fut  obligé  de  reprendre  sa  première  pro- 
fession ;  mais  le  public  ne  lui  retrouvant  plus  la  même  ar- 
deur ,  on  lui  adressa  ces  vers: 

Ce  n'est  plus  cette  voix  charmante  , 
Ce  ne  sont  plus  ces  grands  éclats  : 
C'est  un  gentilhomme  qui  chante, 
Et  qui  ne  se  fatigue  pas. 

On  répétait  Aj'mide ,  et  des  préventions  défavorables  se 
répandirent  conlre  cet  opéra.  La  cour  s'était  prononcée, 
elle  n'en  voulait  pas.  Lulli  le  fit  exécuter  à  Paris  ,  et  son  ou- 
vrage n'eut  aucun  succès. —  »  Eh  bien  !  dit-il ,  cet  opéra  est 
»  bon  ,  c'est  ce  que  j'ai  fait  de  mieux;  on  le  jouera  pour 
moi  tout  seul  !  »  Ce  propos  fut  rapporté  au  roi  qui  jugea  que 
puisque  Lulli  trouvait  son  opéra  bon  ,  il  l'était  effective- 
ment. Il  le  fit  exécuter  à  Versailles  et  l'applaudit  :  Armide 
triompha  ;  tout  le  monde  trouva  cet  opéra  admirable  ,  su- 
blime, ravissant.  Si  Lulli  n'avait  pas  été  directeur  de  son 
spectacle,  cette  brillante  revanche  lui  était  enlevée.  Armide 
sifflée  restait  pour  toujours  dans  l'obscurité.  Duménil ,  Beau- 
mavielle  et  Mme  Le  Rochois  se  signalèrent  dans  cet  opéra  ; 
les  écrivains  de  ce  temps  élèvent  aux  nues  le  talent  de  celte 
actrice ,  formée  par  Lulli.  En  17 14  ,  MUe  Antier  ,  qui  repré- 
sentait la  Gloire  dans  le  prologue  d' Armide  P  offrit  sa  cou- 
ronne de  laurier  au  maréchal  de  Yillars ,  qui  paraissait  pour 
la  première  fois  au  balcon  de  l'Opéra  après  la  victoire  de 
Denain.  Le  maréchal  fit  présent  de  sa  tabatière  d'or  à  la 
cantatrice.  M1**  de  Metz ,  nièce  de  MUe  Antier ,  fit  le  même 
cadeau  ,  dans  la  même  position  ,  en  1746  ,  et  posa  son  lau- 
rier sur  la  tête  du  maréchal  de  Saxe  qui  revenait  de  Fonte- 
noi.  Le  maréchal  envoya  le  lendemain  pour  10.000  francs 
de  diamans  à.  MU*  de  Metz.  L'abbé  de  La  Porte  assure  qu'il 
les  lui  fit  bien  gagner.  C'est  un  abbé  qui  parle,  et  je  vous 
prie  de  croire  que  je  ne  me  permettrais  point  de  semblables 
réflexions. 

Lulli»  termina  sa  carrière  dramatique  par  son  chef-d'œu- 
vre, Armide,  représenté  le  15  février  1686.  Acis  et  Galatée , 


186  REVUE    DE    PARIS. 

dont  les  paroles  étaient  de  Carapistron,  ne  fut  mis  en  scène 
qu'après  sa  mort ,  en  1687. 

Un  artiste  d1une  grande  réputation,  dont  le  talent  domine 
son  époque,  est  au-dessus  de  toutes  les  distinctions  sociales. 
Je  lui  pardonne  d'accepter  un  marquisat,  avec  l'obligation 
d'en  porterie  titre;  mais  solliciter  ce  titre  frivole  est  un 
travers  que  l'on  est  surpris  de  rencontrer  dans  une  tête  où 
siège  le  génie.  C'était  le  défaut  de  son  temps,  Lulli  n'en 
fut  pas  exempt;  il  es*  cependant  possible  d'excuser  celte 
faiblesse,  en  prouvant  qu'il  y  fut  entraîné  par  la  nécessité  et 
pour  sortir  vainqueur  d'un  défi.  Il  avait  déjà  reçu  de 
Louis  XIV  des  lettres  de  noblesse,  quand  on  lui  dit  que, 
s'il  voulait  suivre  la  route  ordinaire  pour  arriver  à  la  gentil- 
hommerie  par  une  charge  de  secrétaire  du  roi,  cette  porte 
lui  serait  fermée,  et  qu'une  personne  de  la  compagnie  s'en 
était  même  vantée.  Pour  avoir  le  plaisir  de  morguer  ses 
ennemis  ,  il  garda  ses  lettres  de  noblesse  sans  les  faire  en- 
registrer. Quelques  jours  après,  il  remplit  le  personnage  du 
Muphli  dans  le  Bourgeois  gentilhomvie ,  chanta  fort  bien  sa 
partie  et  chargea  ce  rôle  parles  danses  et  les  pasquinades 
les  plus  folles.  Le  roi ,  qu'il  divertit  beaucoup,  lui  fit  des 
complimens  ;  Lulli  s'empressa  de  lui  dire  qu'il  avait  fait  tous 
ses  efforts  pour  plaire  à  Sa  Majesté;  que  son  zèle  pour  la  ser- 
vir l'avait  emporté  peut-être  un  peu  trop  loin,  et  que  malheu- 
reusement il  allait  en  être  puni.  —  «  Et  pourquoi?  —  Sire? 
»  j'avais  dessein  d'être  secrétaire  du  roi,  les  secrétaires  de 
»  Votre  Majesté  ne  voudront  plus  me  recevoir.  —  Ils  ne  vou- 
»  dront  plus  vous  recevoir!  repartit  le  monarque  en  pro- 
»  près  termes  ;  ce  sera  bien  de  l'honneur  pour  eux.  Allez , 
»  voyez  monsieur  le  chancelier.  » 

Lulli  courut  chez  M.  Le  Tellier,  et  le  bruit  se  répandit 
aussitôt  que  Baptiste  devenait  monsieurle  secrétaire,  M.  de 
Lulli.  Les  secrétaires  du  roi,  les  envieux,  se  révoltèrent,  ils 
murmuraient  tout  haut  :  —  «  Voyez-vous  le  moment  qu'il 
»  choisit?  A  peine  a-t-il  quitté  son  bonnet,  sa  barbe  de  mu- 
»  phti,  qu'il  ose  prétendre  à  une  charge,  à  une  qualité  ho- 
»  norable.  Ce  farceur,  ce  baladin  ,  encore  tout  haletant  des 
»  pirouettes  et  des  gambades  qu'il  vient  de  faire  sur  le  théâ- 
»  tre  ,  demande  à  entrer  au  sceau  !  »  C'est  ce  que  désiraiv 


REVUE    DE    PARIS.  I  $7 

Lulli;  ce  malin  candidat  les  voulait  pousser  à  bout,  les  irriter, 
afin  que  l'excès  de  leur  dépit  vînt  ajouter  à  l'éclat  de  sa  vie  - 
toire.  M.  de  Louvois,  sollicité  par  messieurs  de  la  chancel- 
lerie, et  qui  était  de  leur  corps,  en  fut  offensé  vivement.  Il 
reproche  à  Lulli  sa  témérité,  tout-à-fait  inconvenante  à  un 
homme  qui  n'avait  de  recommandation  et  de  services  que 
d'avoir  fait  rire.  —  «  Hé  !  tête-bleu,  vous  en  feriez  autant 
si  vous  le  pouviez!  »  —  La  riposte  était  gaillarde,  ajoute 
un  contemporain  ;  il  n'y  avait  dans  le  royaume  que  le  maré- 
chal de  La  Feuillade  et  Lulli  qui  eussent  répondu  à  M.  de 
Louvois  de  cet  air.  Le  roi  parla  à  M.  Le  Tellier,  et  Le  Tel- 
lier  alors  changea  de  gamme,  en  adroit  courtisan.  Les  se- 
crétaires du  roi  vinrent  lui  faire  des  remontrances  sur  l'in- 
térêt qu'ils  avaient  à  ce  qu'on  refusât  Lulli  pour  la  gloire  de 
leur  corps.  Le  chancelier  les  renvoya  comme  des  chiens,  em- 
ployant à  leur  égard  des  termes  plus  désagréables  que  ceux 
dont  Louis  XIY  s'était  servi.  Lulli  reçut  ses  provisions  avec 
des  agrémens  inouïs  ,  le  reste  de  la  cérémonie  s'accomplit 
avec  la  même  facilité  ;  ses  confrères  firent  assaut  de  politesse 
pour  l'accueillir.  Lulli  ne  voulut  pas  montrer  moins  d'em- 
pressement et  de  galanterie  ;  le  secrétaire-musicien  donna 
un  repas  magnifique  à  ses  nouveaux  camarades  ,  et  leur  of- 
frit le  soir  un  plat  de  son  métier,  en  les  invitant  à  venir  à 
TOpéra,  où  l'on  jouait  le  Triomphe  de  V  Amour .  Ils  y  vinrent 
tous,  et  l'on  vit  la  chancellerie  en  corps,  quatre  rangs  de 
gens  graves,  en  manteau  noir,  en  grand  chapeau  de  castor, 
aux  plus  belle  places  de  l'amphithéâtre,  qui  écoutaient  avec 
un  sérieux  admirable  les  menuets  et  les  gavottes  de  leur  con- 
frère le  musicien.  Cette  singulière  décoration  embellit  le 
spectacle  ,  et  l'Opéra  fit  connaître  à  tout  Paris  que  son  sei- 
gneur, ayant  voulu  se  donner  un  nouveau  titre,  n'en  avait 
pas  eu  le  démenti.  M.  de  Louvois  même  ne  crut  pas  devoir 
garder  sa  mauvaise  humeur.  Suivi  d'une  troupe  de  courti- 
sans, il  rencontra  Lulli  dans  la  galerie  de  Versailles,  et  lui 
dit  en  passant  :  m  Bonjour,  mon  confrère  !  »  ce  qui  s'appela 
un  bon  mot  de  M.  de  Louvois. 

Lulli  choisit  Quinaultpour  fabriquer  les  livrets  de  ses  opé- 
ras ;  c'était  son  garçon  poète.  Il  n'y  avait  point  alors  de 
droits  d'auteur,  et  le  faiseur  de  livrets  ne  marchait  pas  sur 
8  12. 


1  38  REVUE    DE    PARIS. 

le  même  rang  que  le  musicien.  Est-il  raisonnable  ,  en  effet , 
que  l'auteur  d'un  misérable  canevas  dramatique,  grotesque- 
ment  taillé  et  rimé  ,  soit  traité  de  la  même  manière  que  Ros- 
sini,  Meyer-Beer,  Boïeîdieu?  Est-il  possible  d'établir  au- 
cune espèce  de  comparaison  entre  l'un  et  l'autre  travail? 
Voici  comment  Lulli  et  son  parolier  procédaient  avec  l'inter- 
vention obligée  de  Louis  XIV  pour  la  construction  d'un  opéra. 

Quinault  cherchait  plusieurs  sujets,  en  écrivait  le  som- 
maire ,  et  se  rendait  avec  Lulli  chez  le  roi  qui  en  choisissait 
un.  Quinault  alors  disposait  la  marche  de  sa  pièce,  la  dis- 
tribuait en  scènes  et  la  communiquait  à  Lulli  ;  celui-ci  pré- 
parait à  sa  fantaisie  des  divertissemens,  des  fêtes,  des  dan- 
ses ,  des  chansonnettes,  des  chœurs  de  bergers  ,  de  plaisirs, 
de  vents  ,  de  matelots  ,  de  nymphes  dont  il  composait  la 
musique.  Il  en  donnait  le  canevas  au  poète  qui  mesurait  ses 
vers  d'après  le  dessin  des  mélodies.  Quinault  travaillait  aux 
grandes  scènes  qui  n'étaient  point  soumises  à  cette  rigou- 
reuse épreuve  ;  aussi  le  style  en  est-il  plus  élégant  et  plus 
noble  ;  mais  cette  partie  du  drame  devait  être  examinée  par 
l'Académie  Française.  Lulli  recevait  ensuite  les  scènes  de 
Quinault,  et,  sans  avoir  égard  à  l'avis  favorable  des  qua- 
rante ,  il  coupait ,  taillait ,  rognait ,  proposait  des  change- 
mens ,  et  c'était  toujours  sans  appel.  Son  rimeur  était  obligé 
de  recommencer ,  vingt  fois  s'il  le  fallait,  afin  d'obtenir 
l'approbation  de  son  maître  suprême.  Lulli  fit  faire  trois 
mille  vers  à  Thomas  Corneille  pour  en  avoir  cinq  cents  à  sa 
fantaisie.  Corneille,  auteur  du  Bellêrophon ,  renonça  au  mé- 
tier qu'il  trouvait  trop  dur  ;  Quinault  s'y  résigna.  Quand  il 
s'était  assez  mordu  les  doigts  pour  faire  agréer  une  scène  , 
Lulli  s'en  emparait,  l'apprenait  par  cœur  et  la  mettait  en 
musique,  la  gardait  long-temps  dans  sa  tête,  la  corrigeait 
ensuite,  et  quand  son  dessin  était  arrêté  ,  il  la  dictait  à  La- 
louette  ou  bien  à  Colasse,  qui  remplissaient  auprès  du  maître 
les  fonctions  de  secrétaire  musical. 

Le  roi  voulait  que  Ton  consultât  l'Académie  des  Inscrip- 
tions pour  le  choix  des  sujets  et  pour  leur  mise  en  scène.  A 
mesure  qu'un  opéra  avançait , 'Quinault  en  montrait  les  scè- 
nes à  Sa  Majesté  ,  qui  demandait  toujours  ce  qu'en  pensait 
la  petite  académie.  Louis  XIV  aurait  accordé  bien  des  au- 


REVUE    EE    PARTS. 


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diencesà  notre  ami  Duponchel.  Impatient ,  intraitable  à  l'é- 
gard de  sa  musique  .  Lulli  n'écoutait  les  avis  de  personne. 
Il  avouait  qu'il  passerait  son  épée  au  travers  du  corps  de 
l'insolent  qui  la  trouverait  mauvaise  et  le  lui  dirait.  —  Il  ne 
»  risquait  rien  de  ne  se  mettre  en  colère  que  dans  cette  occa- 
»  sion ,  dit  Furetière ,  il  n'en  a  pas  été  à  la  peine.  »  —  Le  roi 
voulait  être  le  premier  à  entendre  les  morceaux  d'un  opéra 
que  Lulli  composait:  aussi  ne  les  montrait- il  à  personne,  pas 
même  aux  acteurs  pour  lesquels  il  travaillait.  S'il  voulait  les 
entendre  exécuter  par  une  bonne  voix,  il  s'adressait  à  son 
ami  le  comte  de  Fiesque ,  celui  dont  Benserade  a  dit: 

Et  les  rochers  le  suivent  quand  il  chante. 

Le  comte  n'en  aurait  fait  confidence  à  qui  que  cesoit,  dans  la 
crainte  de  déplaire  au  roi  et  à  Lulli.  Quinault  recevait  pour  sa 
peine,  après  la  composition  d'un  opéra  fait  et  refait  dix  fois, 
4 ,000  livres  de  Lulli ,  son  patron  ,  et  2 ,000  livres  du  roi. 

Jean-Baptiste  avait  promis  une  récompense  honnête  au 
brave  La  Fontaine  ,  s'il  voulait  lui  donner  quelque  drame 
de  bergerie  ,  et  faire  dialoguer  les  pâtres,  lui  qui  savait  si 
bien  écrire  sous  la  dictée  des  moutons,  des  bœufs  et  des 
agneaux.  Sur  la  parole  de  l'Italien,  le  bonhomme  travailla, 
composa  Daphné ,  pastorale,  en  se  soumettant  aux  dures  lois 
que  Lulli  avait  imposées  à  Quinault.  «  Je  suis  anquinavdé ,  » 
répétait  sans  cesse  La  Fontaine  à  ses  amis  en  leur  montrant 
des  scènes  dix  fois  refaites  ,  pour  obéir  aux  caprices  du  mu- 
sicien. Lulli  n'en  eut  pas  plus  tôt  fait  la  lecture  qu'il  dit  fran- 
chement à  La  Fontaine  que  sont  talent  n'était  pas  de  fabri- 
quer des  opéras ,  et  le  renvoya  à  ses  moutons.  La  Fontaine , 
qui  ne  pouvait  se  persuader  que  sa  pièce  fût  mauvaise  , 
croyant  que  Lulli  voulait ,  par  cette  excuse,  le  priver  du  prix 
convenu ,  lui  dit  que  s'il  mettait  au  jour  Daphné  sans  remplir 
ses  obligations  ,  il  en  aurait  raison.  Lulli  répondit  qu'il  re- 
mettait son  paiement  à  la  première  représentation  de  cet 
opéra.  La  Fontaine  prit  cette  réponse  pour  de  l'argent 
comptant,  et  fut  très-étonné  quand  il  apprit  que  Lulli  ne  vou- 
lait pas  mettre  sa  pièce  en  musique,  parce  qu'il  ne  Fen  trou- 
vait pas  digne.  Linière  fit  des  couplets  sur  cette  affaire  ;  j'en 
rapporterai  un  : 


1-40  REVUE    DE    PARIS. 

Ah  ,  que  j'aime  La  Fontaine 
D'avoir  fait  un  opéra! 
On  verra  finir  ma  peine 
Aussitôt  qu'on  le  jouera. 
Par  l'avis  d'un  fin  critique  ,    • 
Je  vais  me  mettre  en  boutique 
Pour  y  vendre  des  sifflets  j 
Je  serai  riche  à  jamais. 

La  Fontaine  ,  au  désespoir  d'être  ainsi  chansonné,  raillé 
dans  le  monde  ,  fit ,  pour  s'en  venger,  le  Florentin  ,  conte  , 
qu'il  mit  ensuite  en  comédie  ,  et  se  moqua  à  son  tour  de  Lulli 
en  le  mettant  en  scène  au  Théâtre-Français.  Voyez  l'épître 
que  La  Fontaine  adresse  à  Mrae  de  Thianges  pour  la  prier  de 
solliciter  Louis  XIV  en  faveur  de  l'infortunée  Daphne.  Cette 
dame  ne  réussit  point  ;  Lulli  avait  déjà  prévenu  le  roi ,  qui  ne 
voulut  point  protéger  une  pièce  condamnée  par  son  musi- 
cien favori.  D'ailleurs,  le  drame  était  pitoyable,  et  son  auteur 
lui-même  ledit  à  ses  voisins  un  jour  qu'il  le  voyait  jouer, 
et  que,  par  distraction,  il  croyait  assister  à  la  représentation 
de  la  pièce  d'un  autre. 

On  donna  à  Lulli  un  prologue  d'opéra  que  l'on  trouvait 
excellent;  la  personne  qui  le  lui  présentait  le  pria  de  vou- 
loir bien  l'examiner  devant  elle.  Lorsque  Lulli  fut  arrivé  au 
bout ,  elle  lui  demanda  s'il  n'y  trouvait  rien  à  redire.  —  a  Je 
n'y  vois  qu'une  lettre  de  trop,  c'est  qu'au  lieu  de  fin  du 
prologue ;  il  devrait  y  avoir  fi  du  prologue!  » 

Le  roi  et  toute  sa  cour  devaient  danser  et  figurer  dans 
les  Fêtes  de  V Amour  et  de  Bacchus ;  le  baladin  couronné, 
vêtu  de  son  justaucorps  de  drap  d'argent ,  pour  représenter 
un  galant  berger  ,  la  houlette  en  main  ,  s'impatientait  de  ce 
que  l'on  ne  commençait  pas  le  spectacle.  On  relardait  ainsi 
l'agrément  que  devait  lui  procurer  l'exhibition  de  ses  talens 
dramatiques.  Lulli  n'avait  point  à  redouter  la  colère  du  pu- 
blic, c'était  son  acteur  très-accessoire  qu'il  fallait  contenter. 
Louis  XIV  envoie  à  Lullî  plusieurs  émissaires  les  uns  après 
les  autres ,  pour  le  faire  bâter.  Voyant  que  rien  n'avançait,  il 
lui  dépêche  enfin  un  officier  pour  lui  signifier  qu'il  se  lassait 
d'attendre  dans  sa  loge  ,  sous  son  barnais,  el  qu'il  voulait 


REVUE     DE    PARIS. 


141 


absolument  qu'on  fit  lever  le  rideau.  Lulli,  moins  occupé 
de  la  colère  du  roi ,  des  ordres  pressans  qu'il  donnait ,  que 
de  ce  qu'il  avait  encore  à  faire  ,  répondit  avec  un  admirable 
sang-froid  :  «  Le  roi  est  le  maître  ;  il  peut  attendre  tant  qu'il 
lui  plaira.  «  L'acteur  attendit ,  un  danseur  ne  saurait  s'élan- 
cer sur  le  théâtre  avant  que  les  violons  aient  joué  son  entrée, 
et  Lulli  commandait  aux  violons  ;  le  berger  Silvandre  resta 
dans  sa  loge  jusqu'au  moment  où  le  directeur  frappa  les 
trois  coups,  mais  il  enrageait,  et  la  mine  courroucée  du 
baladin  ne  promettait  rien  de  bon  à  Lulli.  Jean-Baptisle  vou- 
lut en  vain  tenter  un  raccommodement  au  moyen  de  quel- 
ques plaisanteries,  elles  furent  très-mal  reçues,  et  déjà  ses 
ennemis  se  réjouissaient  de  la  chute  du  musicien  courtisan. 
Il  fallait  frapper  un  grand  coup  pour  conjurer  la  tempête 
qui  couvait ,  et  prévenir  un  éclat  dont  les  conséquences  de- 
vaient être  funestes.  Lulli  s'arrange  avec  Molière  pour 
annoncer  Pourceaugnac  ,  cette  pièce  amusait  beaucoup  le 
roi.  Le  spectacle  promis,  le  rideau  levé,  Pourceaugnac  est 
arrêté  par  une  indisposition  subite  de  l'acteur  chargé  de 
représenter  le  gentilhomme  limousin.  Lulli  se  fait  proposer 
pour  remplir  ce  rôle  à  l'instant  et  pour  que  le  roi  ne  soit 
point  privé  du  plaisir  qu'il  s'était  promis  :  l'offre  est  ac- 
ceptée. Lulli  joue  avec  beaucoup  d'esprit  et  de  vivacité-;  ne 
perdant  pas  de  vue  son  spectateur  essentiel  :  il  voit  avec 
peine  que  ses  lazzis  ,  ses  plaisanteries  ne  dérident  pas  le 
front  de  Jupiter.  Il  commençait  à  désespérer ,  quand  arrive 
la  scène  des  apothicaires.  Pourceaugnac  ,  harcelé  ,  ne  son- 
geait point  aux  seringues  qui  le  menaçaient:  il  courait, 
dansait ,  gambadait  :  Louis  ne  riait  point.  Pour  obtenir 
enfin  ce  sourire  si  désiré  ,  Lulli  remonte  la  scène  ,  descend 
avec  rapidité  ,  prend  son  élan  et  saute  à  pieds  joints  au 
milieu  du  clavecin  de  l'orchestre  ,  le  brise  en  mille  pièces, 
au  risque  de  se  casser  les  jambes  :  l'instrument  vole  en 
éclats,  et  fait  en  ce  moment  plus  de  bruit  qu'il  n'en  avait 
jamais  fait.  Lulli  disparait  dans  l'abime,  sa  chute  est  un 
triomphe;  accroupi  sur  les  décombres  harmonieux  ,  le  ma- 
lin bouffon  a  vu  le  roi  partir  d'un  bruyant  éclat  de  rire, 
applaudir  à  tour  de  bras.  Lulli  revient  par  le  trou  du  souf- 
fleur, et  continue  sa  course  au  milieu  des  transports  d'hilarité 


1  4^  REVUE     DE    PARIS. 

de  l'assemblée  toujours  fidèle  à  suivre  le  commandement  de 
son  chef  de  file. 

«  Fais-nous  rire  ,  Baptiste  ,  »  disait  Molière  à  Lulli  dans 
leurs  réunions  d'artistes.  Molière  s'amusait  beaucoup  des 
facéties  du  Florentin  ,  de  ses  contes  d'une  gaieté  souvent 
trop  libre  ,  et  qu'il  disait ,  qu'il  mettait  en  scène  dans  la 
perfection.  Il  se  brouilla  pourtant  avec  lui  pour  des  tra- 
casseries au  sujet  du  privilège  de  l'Opéra ,  qui  ne  permet- 
tait pas  à  l'illustre  auteur  de  Tartufe  de  faire  chanter  plus 
de  deux  voix  dans  ses  divertissemens  et  d'avoir  plus  de  six 
violons  dans  son  orchestre  :  six  violons,  c'est-à-dire,  six 
musiciens  mettant  en  jeu  six  instrumens  de  la  famille  du 
violon;  car  un  orchestre  où  l'on  ne  compterait  que  six  violons, 
et  qui  aurait  tous  les  autres  instrumens  qu'on  pourrait  leur 
adjoindre,  serait  plus  fort  et  plus  nombreux  que  la  sympho- 
nie du  Théâtre  Français  de  notre  temps;  elle  n'en  a  que 
quatre. 

Despréaux  aussi  se  détacha  de  Lulli  dont  il  admirait 
tant  la  musique,  et  c'est  lui  qu'il  désigne  dans  ces  vers  de 
l'épître  à  M.  de  Seigneiay  : 

Eu  vain  par  sa  grimace  un  bouffon  odieux 

A  table  nous  fait  rire  et  divertit  nos  yeux  ; 

Ses  bons  mots  ont  besoin  de  farine  et  de  plâtre. 

Prenez-le  tête  à  tête  ,  ôtez-lui  son  théâtre  , 

Ce  n'est  plus  qu'un  cœur  bas  ,  un  coquin  ténébreux  ; 

Son  visage  essuyé  n'a  plus  rien  que  d'affreux. 

Le  susdit  Boileau  Despréaux  soutenait  que  Lulli  avait 
énervé  la  musique  et  que  la  sienne  amollissait  les  âmes; 
que  s'il  excellait,  c'était  surtout  dans  le  mode  lydien.  Le 
mode  lydien,  mis  en  avant  par  l'auteur  du  Lutrin,  me  pa- 
rait singulièrement  bouffon.  Il  me  semble  entendre  nos 
journalistes  littérateurs  parler  de  sixtes  et  de  quartes,  d'ef- 
fets d'orchestre  ,  de  transposition  et  d'autres  choses  qui 
leur  sont  tout  aussi  parfaitement  inconnues. 

Le  talent  de  Lulli  et  plus  encore  son  esprit  enjoué,  ses 
narrations  animées,  les  scènes  bouffonnes  qu'il  improvisait, 
le  faisaient   rechercher  des  seigneurs  de    la  cour;  toutes 


REVUE    DE    PARIS.  1  4  ?> 

les  personnes  du  bel  air,  on  dirait  fashionables  aujourd'hui, 
étaient  charmées  de  l'avoir  dans  leurs  parties  de  plaisir. 
Lulli  se  livrait  volontiers  à  son  goût  pour  la  bonne  chère  , 
et  son  travail  comme  sa  vie  peu  réglée  abrégèrent  son  exis- 
tence. Il  conserva  son  humeur  plaisante  jusqu'à  ses  derniers 
momens.  Les  médecins  l'avaient  abandonné,  il  était  à  l'a- 
gonie quand  le  chevalier  de  Lorraine  vint  le  voir  et  lui  té- 
moigna toute  l'amitié  qu'il  avait  pour  lui. — uOui ,  vous  êtes 
»  fort  de  ses  amis  ,  dit  Mme  Lulli  ;  c'est  vous  qui  l'avez  eni- 
»  vré  le  dernier  et  qui  causerez  sa  mort. — Tais-toi,  tais-toi, 
«  femme  ,  reprit  le  malade  ,  monsieur  le  chevalier  m'a  eni- 
»  vré  le  dernier  ,  et  si  j'en  réchappe  ,  ce  sera  lui  qui 
»  m'enivrera  le  premier.  » 

Le  mal  qui  l'emporta  lui  vint  au  Te  Dettm  qu'il  fit  exécu- 
ter aux  Feuillansde  la  rue  Saint-Honoré  ,  le  8  janvier  1687, 
pour  la  convalescence  du  roi.  Il  conduisait  l'orchestre  : 
dans  la  chaleur  de  l'action,  il  se  frappa  le  bout  du  pied  avec 
sa  canne  qui  lui  servait  de  bâton  de  mesure;  il  y  vint  un 
petit  ciron  qui  augmenta  peu  à  peu.  Aliot ,  son  médecin, 
lui  conseilla  d'abord  de  se  faire  couper  le  petit  orteil,  puis 
après  quelques  jours  de  retard  le  pied  en  entier,  puis  la 
jambe.  Un  erapyrique  se  présenta,  et  répondit  qu'il  le  gué- 
rirait sans  en  venir  à  cette  opération.  MM.  de  Vendôme  , 
qui  aimaient  beaucoup  Lulli,  promirent  20,000  livres  à  ce 
charlatan  pour  prix  de  la  réussite  de  celte  cure  ,  et  les 
firent  même  consigner.  Mais  la  générosité  si  noble  et  si 
bien  placée  de  MM.  de  Vendôme  et  les  efforts  du  charlatan 
Hirent  inutiles. 

Lulli,  se  sentant  mourir,  fit  appeler  un  confesseur.  On 
savait  qu'il  travaillait  toujours  à  quelque  nouvelle  pièce,  le 
prêtre  lui  dit  qu'à  moins  de  jeter  au  feu  ce  qu'il  avait  fait  de 
son  opéra  nouveau,  il  ne  pouvait  espérer  d'absolution.  Après 
quelques  instances  ,  Lulli  consentit  à  ce  sacrifice,  et  montra 
du  doigt  un  tiroir  où  étaient  les  morceaux  d' Achille  et  Po- 
Uxène ;  le  confesseur  les  prit  et  les  brûla.  L'état  du  malade 
s'améliora,  on  le  crut  même  hors  de  danger.  Un  des  jeunes 
princes  de  Vendôme  vint  le  voir  et  lui  dit  :  «  Eh  quoi!  Bap- 
»  tiste,  tu  as  détruit  ton  opéra  ?  Morbleu,  tu  es  un  fou  de  brû- 
«ler  celte  belle  musique.  —Paix,  paix,  monseigneur.  lui 


1-44  REVUE    DE    PARIS. 

»  répliqua  Lulli  tout  bas,  je  savais  bien  ce  que  je  faisais,  j'en 
D  avais  une  copie.  »  Cette  plaisanterie  fut,  par  malheur  sui- 
vie d'une  rechute,  le  mal  empira  ,  la  gangrène  fit  des  pro- 
grès. 

Cette  fois  la  mort  inévitable  le  frappa  de  terreur,  il  se  fit 
mettre  sur  la  cendre ,  la  corde  au  cou,  fit  amende  honora- 
ble, mit  en  musique  et  chanta  un  fragment  de  cantique  , 

Il  faut  mourir,  pêcheur,  il  faut  mourir. 

Il  expira  le  22  mars  1687 ,  à  sa  maison  de  la  Ville-l'Évêque 
près  de  Paris,  dans  la  cinquante-quatrième  année  de  son 
âge,  et  fut  inhumé  dans  l'église  des  Petits-Pères,  maintenant 
Notre-Dame-des-Yictoires ,  où  sa  famille  lui  fit  élever  un  su- 
perbe tombeau  de  marbre  dans  la  chapelle  dédiée  à  sainte 
Geneviève.  L'épitaphe  qu'il  porte  est  trop  longue  pour  que 
je  la  transcrive ,  je  citerai  celle  que  Santeul  fit  : 

Perfidamors,  inimica,  audax,  temeraria  et  excors, 
Crudelisque,  et  cseca  ,  probris  te  absolvimus  istis. 
Non  de  te  querimur,  tua  sint  baec  munia  magna; 
Sed  quando  per  te  ,  populi  regisque  voluptas 
Non  ante  auditis  rapuit  qui  cantibus  orbem 
Lullius  eripitur,  querimur  modo  ,  surda  fuisti. 

Couperin,  organiste  du  roi,  composa  une  symphonie  in- 
titulée l'Apothéose  de  Lulli,  pour  rendre  hommage  à  ce  grand 
musicien. 

Titon  du  Tillet  a  placé  Lulli  sur  son  Parnasse-Français, 
exécuté  en  bronze  :  on  y  voit  la  figure,  en  pied,  de  l'auteur 
d'Jrmide,  tenant  de  la  main  droite  un  bâton  de  mesure  ,  de 
l'autre  le  médaillon  de  Quinault.  Edelink  a  gravé  le  portrait 
de  Lulli.  Le  sculpteur  Caffieri  a  fait,  en  1768,  le  buste  en 
marbre  de  ce  musicien  pour  le  foyer  de  l'Opéra.  Voici  un 
portrait  d'un  autre  genre  que  Sénecé  a  mis  dans  une  lettre 
qu'il  feignit  d'écrire  des  Champs-Elysées,  peu  de  temps  après 
la  mort  de  Lulli ,  le  portrait  n'est  pas  flatté. 

«  Sur  une  espèce  de  brancard ,  composé  grossièrement 
»  de  plusieurs  branches  de  laurier,  parut,  porté  par  de» 


REVUE    DE    PARIS.  14o 

»  satyres  ,  un  petit  homme  d'assez  mauvaise  mine  ,  et  d'un 
»  extérieur  fort  négligé.  De  petits  yeux  bordés  de  rouge, 
»  qu'on  voyait  à  peine  ,  et  qui  avaient  peine  à  voir ,  bril- 
»  laient  en  lui  d'un  feu  sombre,  qui  marquait  tout  ensemble 
v  beaucoup  d'esprit  et  de  malignité.  Un  caractère  de  plai- 
»  sauterie  était  répandu  sur  son  visage  ,  et  certain  air  d'in- 
«  quiétude  régnait  dans  toute  sa  personne.  Enfin  ,  sa  figure 
»  entière  respirait  la  bizarrerie;  et  quand  nous  n'aurions 
»  pas  été  suffisamment  instruits  de  ce  qu'il  était,  sur  la  foi 
»  de  sa  physionomie,  nous  l'aurions  pris  sans  peine  pour  un 
»  musicien.  » 

La  carrière  musicale  de  Lulli  fut  une  suite  de  triomphes  ; 
il  régnait  en  souverain  en  France,  et  les  étrangers  l'esti- 
maient. Le  cardinal  d'Estrées  étant  à  Rome  et  louant  Co- 
l'elli  sur  la  belle  composition  de  ses  sonates  : —  >c  C'est, 
*  monseigneur,  que  j'ai  bien  étudié  Lulli,  »  répondit  le 
violoniste.  —  En  Italie  on  a  souvent  choisi  des  ouvertures 
de  Lulli  pour  les  adapter  à  des  opéras  composésdans  ce  pays. 

Voici  encore  un  portrait  de  ce  musicien  :  «  Lulli  était 
»  gros  de  corps  et  petit  de  taille;  son  visage  n'était  pas 
»  beau.  Il  avait  la  physionomie  vive  et  singulière  ,  mais 
;>  point  noble  ;  noir,  les  yeux  petits,  le  nez  gros,  la  bou- 
»  che  grande  et  élevée  ,  et  la  vue  si  courte  qu'il  ne  pouvait 
»  presque  pas  distinguer  à  deux  pas.  Il  avait  le  cœur  bon  , 
»  moins  d'un  Florentin  que  d'un  Lombard;  point  de  fourbe- 
»  rie  ni  de  rancune,  les  manières  unies  et  commodes,  vivant 
»  sans  hauteur  et  en  égal  avec  le  moindre  musicien,  mais 
s  ayant  plus  de  brusquerie  et  moins  de  politesse  qu'il  ne 
»  convenait  à  un  homme  tel  que  lui,  qui  avait  long-temps 
»  vécu  dans  le  grand  monde  ,  et  dans  une  cour  aussi  polie 
»  que  celle  de  France.  Il  avait  pris  l'inclination  d'un  Fran- 
»  çais  pour  le  vin  et  pour  la  table  ,  et  gardé  le  penchant  ita- 
lien pour  l'avarice.  Il  était-vilain  et  ladre  au  point  que  le 
»  surnom  lui  en  resta  :  aussi  laissa-t-il  dans  ses  coffres 
»  630,000  livres  en  or.  Il  avait  une  vivacité  fertile  en  saillies 
»  et  en  traits  originaux  ,  il  faisait  un  conte  en  perfection  et 
•-)  l'avait  toujours  prêt.  Mais  il  fallait  qu'il  montât  sur  un 
■n  tabouret ,  ou  tout  au  moins  qu'il  fût  debout  pour  gesticu- 
»  1er  comme  quand  il  battait  la  mesure.  Il  entendait  raillerie 
8  13 


1  {6  REVUE    DE    PARIS. 

»  sur  toute  sorte  de  sujets  excepté  sur  sa  musique,  qu'on 
»  devait  trouver  excellente  pour  ne  pas  s'exposer  à  recevoir 
»  un  coup  d'épée  de  sa  main.  » 

Lulli,  dit-on,  laissa  des  coffres  pleins  d'or 5  une  somme 
de  630,000  livres.  Les  biographes  se  trompent  sur  ce  point  j 
l'erreur  est  générale  ,  ils  se  sont  copiés  les  uns  les  autres. 
Fils  de  notaire  et  procédant  d'une  manière  certaine  quand 
cela  m'est  permis  ,  j'ai  sous  les  yeux  une  pièce  authentique , 
l'inventaire  reçu  par  Me  Simon  Mouffle  et  son  confrère , 
notaires  à  Paris,  le  3  avril  1687  ,  et  cet  acte  bat  en  ruines 
les  assertions  des  faiseurs  de  mémoires.  Les  détails  que  je 
vais  donner  sur  la  fortune  de  Lulli  sont  de  la  plus  parfaite 
exactitude  ,  je  pense  que  mes  lecteurs  les  liront  avec  inté- 
rêt, ils  sont  curieux  sous  plus  d'un  rapport. 

Lulli  achète,  en  1670,  108  toises  de  terrain  à  la  Butte- 
des-Moulins  ,  à  raison  de  210  livres  la  toise  ,  22,680  livres  ; 
plus  72  toises  sur  la  rue  Royale  qui,  aujourd'hui ,  porte  le 
nom  de  rue  des  Moulins.  Il  fait  bâtir  sur  les  108  toises  une 
très-belle  maison  en  pierres  de  taille  ,  pilastres  d'ordre  com- 
posite fort  riches,  de  neuf  croisées  de  face  sur  la  rue  Sainte- 
Anne  et  de  cinq  sur  la  rue  Neuve-des-Petits-Champs ,  à  l'an- 
gle de  ces  deux  rues,  portant  aujourd'hui  le  n°  45  sur  la  rue 
Neuve-des-Petits-Champs.  Au-dessus  de  la  croisée  du  mi- 
lieu ,  sur  la  rue  Sainte-Anne,  on  voit  des  bas-reliefs  repré- 
sentant desinstrumens  de  musique  ,  une  timbale  ,  des  trom- 
pettes ,  des  cornets  ,  une  guitare  que  le  propriétaire  actuel 
a  surmontés  d'un  garde-manger  en  toile  assez  proprement 
ajusté  ;  sur  les  autres  croisées  sont  des  masques  de  théâtre. 
L'autre  maison  bâtie  par  Lulli  est  au  coin  de  la  rue  Neuve- 
des-Petits-Champs  et  de  la  rue  des  Moulins,  et  porte  le 
n°  32  sur  celte  dernière  rue. 

Il  acheta  deux  maisons  à  la  Ville-1'Évêque-lès-Paris,  plus 
une  maison  à  Puteaux. 

Il  paya  63,000  livres  l'office  d'écuyer  ,  secrétaire  du  roi  en 
ses  conseils,  dont  avait  été  pourvu  le  sieur  Clausel.  Elle  fut 
vendue  71,000  livres  au  sieur  Lecomte  par  Mme  Lulli,  le 
3  avril  1687. 

Ses  effets  mobiliers  étaient  considérables. 

L'inventaire  porte,   en  argenterie  ,  554  marcs,  7  onces, 


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REVUE    DE    PARIS. 


147 


8  gros,  estimés 16,707  livr. 

Joyaux  et  pierreries 13,100 

Deniers  comptans  : 

1°  Dix-huit  sacs  de  mille  louis  d'or  à  11  liv. 
lOsous. 207,000 

2°  Quarante-trois  sacs  de  louis  blancs  d'ar- 
gent à  60  et  30  sous  pièce 43,000 

Total.     .     .     279,807 

Tous  les  biographes  ,  Dangeau  même  ,  qui  ont  affirmé  que 
Lulli  laissa  630,000  livres  en  or  ,  ont  compté  par  le  nombre 
de  louis,  en  évaluant  cette  pièce  de  monnaie  à  24  livres  , 
et  il  y  avait  alors  des  louis  d'or  de  1 1  livres  10  sous  ,  et  des 
louis  d'argent  de  60  et  de  30  sous. 

Attention,  s'il  vous  plaît ,  à  cet  article  du  même  inven- 
taire !  !  ! 

L'estimation  faite  par  Bérain  ,  machiniste  de  l'Opéra  ,  des 
ustensiles  de  théâtre,  habits  qui  servaient  journellement 
aux  représentations  de  ce  théâtre  ,  décorations  (TAmadis  > 
de  Persèe  .  les  habits  des  magasins  ,  plumes  ,  coiffures,  bas' 
pierreries  servant  aux  babits  ,  plombs  des  contre-poids  3 
poulies  de  cuivre  ,  fils  de  laiton  ,  cordages ,  ustensiles  de 
fer, loge,  amphithéâtre,  charpente  du  théâtre,  faux  châssis  , 
chemins  ,  ustensiles  servant  auxmouvemens  ,  plafond  de  la 
salle,  bois  étant  dans  les  magasins,  s'éleva,  d'après  le  pro- 
cès-verbal du  24  avril  1687  ,  à 11,000  livres. 

En  supposant  que  ces  objets  aient  été  appréciés  au  cin- 
quième de  leur  valeur  ,  pour  épargner  des  droits  de  succes- 
sion ,  le  total  ne  s'élèverait  qu'à  55,000  livres.  Une  semblable 
évaluation  aujourd'hui  qui  comprendrait  tout  ce  qui  est  en- 
fermé dans  les  magasins  et  les  quatre  gros  murs  de  l'Opéra 
s'élèverait  à  trois  millions  pour  en  avoir  coûté  douze. 

Dans  cetinventaire  on  ne  parle  point  du  lustre  de  la  sallejil 
est  probable  qu'il  n'y  en  avait  pas.  On  éclairait  la  scène  avec 
des  chandelles,  et  l'adresse  des  moucheurs  de  l'Opéra  a 
laissé  des  souvenirs. 

Lulli  occupait  à  Versailles  ,  dans  la  grande  écurie  du  roi 
un  appartement  composé  d'une  chambre  à  coucher  et  d'une 


148 


REVUE    DE  PARIS. 


cuisine  à  soupente.  Les  meubles  n'en  furent  estimés  qu'à 
124  livres. 

Il  jouissait  de  7,000  livres  de  rentes  sur  les  Aides  et  Ga- 
belles. 

Sa  charge  de  secrétaire  du  roi  fut  vendue  71,000  livres. 

Il  avait  loué ,  le  8  avril  1682 ,  sa  maison  rue  des  Mou- 
lins 1600  livres ,  et  le  surplus  de  sa  maison  de  la  rue 
Sainte-Anne  ,  que  sa  famille  n'occupait  pas  ,  fut  loué  3,000 
livres. 

Sa  fortune  était  donc  à  sa  mort  de  plus  de  400,000  livres 
en  effets  mobiliers  ,  et  ses  immeubles  valaient  au  moins  au- 
tant; elle  était  le  fruit  de  trente  ans  de  travaux ,  de  servi- 
ces dans  les  charges  de  la  musique  du  roi  ,  de  la  vente  de  ses 
ouvrages  ,  de  ses  bénéfices  sur  l'Opéra  ,  et  des  récompenses 
que  Louis  XIV  lui  accordait. 

Et  c'est  ce  propriétaire  ,  ce  financier  ,  ce  seigneur  musi- 
cien qu'on  a  voulu  mettre  en  scène  à  l'Opéra-Comique  dans 
une  plate,  ignoble  et  misérable  rapsodie  intitulée  Lulli  et 
Quinault.  C'est  Lulli  que  l'on  représente  sous  les  traits  d'un 
mendiant  faisant  desjongleries  pour  escroquer  un  déjeuner. 
Lui,  Lulli,  qui  recevait  souvent  à  sa  table  des  illustres  de 
la  cour  !  lui  ,  Lulli ,  tout  jus  te  au  moment  de  l'apogée  de  sa 
fortune  et  de  sa  gloire,  en  1686,  lors  de  la  première  re- 
présentation d^Armidel  Cela  prouve  seulement  qu'il  n'y  a 
pas  plus  de  bon  sens  et  de  vérité  dans  nos  comédies  à  chan- 
sons que  d'esprit  et  de  talent.  On  voulait  fabriquer  un  rôle 
pour  Martin  et  lui  faire  chanter  encore  une  fois  son  air , 
car  c'était  le  même  air,  ou  peu  s'en  faut,  qu'il  répétait 
sans  cesse  :  monologue  amphigourique,  indigeste  fatras 
dans  lequel  il  interrogeait  la  flûte  ,  le  basson  ,  la  trompette, 
pour  le  plus  grand  plaisir  de  l'épicier  de  Paris,  digne 
successeur  du  badaud  ,  et  tout  aussi  stupide  en  musique. 

Ceux  qui  sourient  de  pitié  en  lisant  les  vers  où  Despréaux 
exalte  les  compositions  de  Lulli,  et  Pépitre  que  Saint-Évre- 
naont  adresse  à  ce  musicien  ,  et  qui  croient  nous  donner  une 
grande  idée  de  leur  goût  en  les  parodiant,  font  une  lourde 
faute  :  autant  vaudrait  affirmer  que  Marot  était  un  sot,  et 
que  Diane  de  Poitiers,  La  Vallière,  n'avaient  ni  grâce  ni 
beauté  sous  le  vertugadin.  Jugez  des  effets  et  non  des  causes  : 


REVUE    DE    PARIS.  149 

Lulli  et  Marthe  Le  Rochois  ont  excité  le  même  enthousiasme 
que  Mozart  et  la  Fodor,  que  Rossini  et  la  Malibran.  Lemou- 
gik  russe,  qui  boit  avec  délices  le  suc  du  bouleau,  et  son 
maître,  blasé,  qui  se  gorge  de  vin  de  Champagne  et  de 
Tockai,  arrivent  tous  deux  au  même  but,  le  contentement 
et  l'ivresse.  Accusera-t-on  nos  devanciers  de  manquer  de 
goût?  Ils  applaudissaient  Lulli ,  dont  les  accens  simples  et 
mélodieux  leurjfaisaient  éprouver  des  émotions  ravissantes  j 
et  son  chant  monotone  et  traînant  paraissait  léger  et  d'une 
piquante  variété  en  comparaison  de  ce  que  l'on  avait  fait 
jusqu'alors.  Depuis  Orphée  jusqu'à  Rossini,  chaque  musicien 
célèbre  a  joui  de  la  gloire  la  plus  complète  en  recevant  les 
hommages  de  ses  contemporains,  et  les  poètes  n'ont  pas 
une  seule  fois  manqué  de  le  proclamer  le  dieu  de  l'harmonie. 
Je  me  garderai  bien  de  suivre  l'exemple  de  ces  poètes  en 
affirmant  que  l'art  est  arrivé  à  son  point  culminant.  Je  suis 
tenté  de  croire  au  contraire  qu'il  s'élèvera  long-temps  encore, 
et  que  dans  un  ou  deuxsiècles  l'orchestre  des  Variétés  n'aura 
pour  violonistes  que  des  virtuoses  de  la  force  dePaganini. 

Le  succès  de  V  Armide  de  Lulli  ne  s'est  point  démenti  pen- 
dant quatre-vingt-quatorze  ans.  Cet  opéra  atoujours  balancé 
la  vogue  des  ouvrages  de  Rameau.  Armide  était  le  palladium 
des  lullistes  ;  ils  le  tenaient  en  réserve  pour  l'opposer  à  Cas- 
tor et  Pollua; ,  à  Zoroastre  ,  aux  Paladins }  et  à  toutes  les  en- 
treprises des  novateurs.  Armide  n'a  été  vaincue  enfin  que 
par  une  autre  Armide.  C'est  avec  gloire  qu'elle  a  succombé  , 
et  les  vers  de  Quinault  ont  brillé  d'un  nouvel  éclat  sous  les 
chants  de  Gluck.  L'anciennemusique  française  n'était  qu'une 
déclamation  notée,  une  psalmodie  sans  rhythme  ni  mesure, 
et  presque  sans  modulations.  Quelques  traits  d'harmonie 
plus  ou  moins  prétentieux  venaient  rompre  de  temps  en 
temps  la  monotonie  d'un  semblable  discours,  et  ne  le  ren- 
daient pas  plus  amusant.  Rameau  fut  plus  bruyant  et  plus 
embrouillé  que  Lulli ,  on  le  crut  plus  savant.  Le  système  de 
musique  théâtrale  ,  du  temps  de  Lulli  et  de  ses  successeurs, 
était  tout-à-fait  subordonné  à  la  déclamation  ;  ce  qu'on  ap- 
pelait alors  un  air  avait  à  peine  la  dimension  d'un  couplet 
de  vaudeville.  Les  historiens  nous  parlent  sans  cesse  "îles 
gestes  ,  des  inflexions  des  acteurs ,  et  ne  diient  pas  un  mot 
8  13. 


1  51)  REVUE    DE    PARIS. 

de  leur  chant.  Le  talent  de  compositeur  n'était  pas  difficile 
à  acquérir.  En  voyant  les  partitions  de  Lulli,  de  Rameau, 
je  ne  conçois  pas  que  le  musicien  eût  besoin  d'attendre  ,  de 
chercher  l'inspiration ,  afin  de  suivre  le  cours  de  son  ou- 
vrage. Une  semblable  musique  demandait  si  peu  de  frais  d'i- 
maginaiion  qu'on  aurait  pu  en  écrire  sans  cesse  ,  commeun 
pâtissier  dresse  des  brioches.  L'auteur  de  Castor  et  Pollux 
était  bien  sûr  de  son  fait  quand  il  offrait  de  mettre  en  musi- 
que la  Gazette  de  Hollande. 

Le  génie  ,  le  talent  de  Gluck  ,  et  l'époque  où  la  nouvelle 
Armide  parut ,  1775,  ont  nécessairement  introduit  une  diffé- 
rence énorme  entre  les  chanls  ,  les  effets  de  Lulli  et  ceux  du 
nouveau  compositeur.  Examinez  les  deux  Armide ,  et  vous 
verrez  que  la  disposition  de  la  mélodie ,  des  parties  vocales 
et  des  paroles  est  bien  souvent  la  même,  et  conserve  tou- 
jours de  grands  rapports.  Cette  conformité  n'a  d'autre  cause 
que  l'irrégularité  des  vers  de  Quinault  ;  ces  vers  ,  pareils  au 
cheval  qui  boite  ,  à  la  roue  mal  engrenée  ,  aux  touches  d'or- 
gue décrochées ,  sont  là  pour  faire  broncher  et  tomber  tous 
les  musiciens  aux  mêmes  endroits.  C'est  la  bosse  de  poli- 
chinelle qui  exige  que  le  tailleur  ménage  une  excavation 
pour  la  recevoir  ,  s'il  veut  que  l'habit  s'adapte  sur  cette  taille 
de  dromadaire.  Thésée  avait  été  refait  sans  succès  après 
Lulli  par  Mondonville  ,  et  plus  tard  par  Gossec.  Atys ,  Ro- 
land, retouchés  et  mis  en  trois  actes  par  Marmontel,  ont 
réussi  complètement  avec  la  musique  de  Piccini.  Napoléon 
voulut  avoir  un  opéra  français  de  Paisiello;  des  arrangeurs 
s'emparèrent  de  Proserpine ,  et  donnèrent  ce  vieux  livret 
rajusté  au  maître  italien  ,  qui  ne  fit  rien  qui  vaille. 

Tout  le  répertoire  des  opéras  de  Lulli  est  complètement 
abandonné,  oublié  depuis  soixante- dix  ans.  Ses  vers  et  sa 
musique  sont  encore  chantés  et  joués  au  Théâtre-Français; 
Pourccaugnac  et  le  Bourgeois  gentilhomme  nous  les  font  en- 
tendre, les  amateurs  d'antiquités  peuvent  aller  admirer  Pi- 
glia-lo  su ,  Buon  di,  l'air  de  danse  des  tailleurs ,  et  les  chants 
du  muphti  ;  un  cantique  écrit  pour  Mme  de  Maintenon ,  et 
que  les  demoiselles  de  Saint-Cyr  exécutaient  en  chœur  tou- 
les  les  fois  que  le  roi  entrait  dans  leur  chapelle,  a  passé  les 
mers  et  fait  le  tour  du  monde.  L'illustre  Handel  l'entendit 


REVUE    DE    PARIS.  151 

et  fut  ravi  de  son  effet  puissant  et  majestueux,  produit  par 
des  moyens  bien  simples  ;  il  obtint  de  la  supérieure  la  per- 
mission de  le  copier  ,  l'offrit  au  roi  Georges  1er  ;  et  le  canti- 
que de  Saint-Cyr,  traduit  littéralement  (') ,  devint  l'air  na- 
tional de  l'Angleterre  et  de  la  Hollande.  Le  God  save  the 
king,  composé  à  Versailles  par  un  Italien  francisé  ,  porté  à 
Londres  par  un  Allemand,  est  l'œuvre  musical  dont  les  An- 
glais tirent  le  plus  de  vanité.  Cet  air  de  Lulli  vivra  long- 
temps. Il  suffirait  à  la  réputation  de  son  auteur.  Ces  frag- 
mens,  sa  messe  en  plain-chant  ,  voilà  tout  ce  que  l'on  exé- 
cute aujourd'hui  de  ce  musicien,  dont  le  nom  historique 
traversera  les  âges.  Tels  sont  les  seuls  monumens  offerts  au 
public ,  aux  gens  du  monde  qui  ne  vont  pas  dans  les  biblio- 
thèques étudier  les  œuvres  du  grand  homme  ,  et  ne  sont 
point  assez  dévots  pour  rencontrer  son  tombeau  en  allant 
faire  leur  prière  dans  l'église  de  Notre-Dame-des-Victoires. 


Castil-Blaze. 


(i)  Grand  Dieu,  sauvez  le  roi! 

Grand  Dieu  ,  vengez  le  roi  ! 

Vive  le  roi  ! 
Que  toujours  glorieux , 
Louis  victorieux 
'    Yoie  ses  ennemis 
Toujours  soumis  !  etc. 


LE  CONCERT  DES  FLEURS. 


En  1829,  j'avais  fait  avec  quelques  amis  le  voyage  de 
Bretagne.  Nous  nous  étions  arrêtés  à  Saint-Servan,  pour 
passer  quelques  jours  dans  ma  famille.  Nous  les  passâmes 
d'une  manière  assez  gaie  et  fort  variée  ,  ce  qui  me  conve- 
nait surtout.  C'étaient  tour  à  tour  des  chasses  ,  des  prome- 
nades, des  parties  de  pêche. 

Un  jour  nous  prîmes  un  bateau  pour  aller  faire  un  tour 
au  large,  et  visiter  quelques-unes  des  îles  qui  se  dessinent 
sur  la  mer  comme  des  broderies  vertes  sur  une  gaze  bleue. 
Etant  tous  quatre  bons  nageurs  et  quelque  peu  marins  , 
nous  ne  voulûmes  point  prendre  avec  nous  de  bateliers  , 
gens  fort  utiles  assurément ,  mais  dont  le  flegme  et  l'entê- 
tement refroidissent  singulièrement  la  joie  remuante  des 
jeunes  gens. 

Nous  partîmes.  La  mer  calme  et  azurée  se  brisait  molle- 
ment sur  le  sable  du  rivage  ,  et  les  nuages,  doucement 
poussés  par  la  brise,  traversaient  avec  une  harmonieuse 
lenteur  les  espaces  sans  bornes  du  ciel ,  comme  une  troupe 
d'oiseaux  voyageurs  qui  traversent  un  lac.  Leur  ombre  ve- 
naitparfois  scjouer  sur  nos  têtes  ,  devançant  tantôt  la  bar- 
que, tantôt ,  devancée  par  elle,  se  promenant  sur  la  mer 
comme  de  grandes  taches  mobiles.  Quelquefois  on  eût  dit 
qu'un  énorme  poisson  ou  bien  un  banc  de  sable  donnait  à 
l'eau  ces  couleurs  sombres  et  ternes.  Quand  nous  nous  fûmes 
un  peu  éloignés  de  la  terre  ,  la  brise  ,  ne  rencontrant  plus 
d'obstacle,  se  fit  sentir  plus  forte  et  plus    fraîche.  La  voile 


REYDE  DE  PARIS.  1od 

s'arrondit  comme  l'aile  d'un  cygne  ,  et  le  bateau  glissa  sur 
l'eau  avec  la  légèreté  d'une  fée. 

Nous  visitâmes  tour  à  tour  plusieurs  îles  .nous  éloignant 
toujours  davantage  de  la  terre.  Vers  trois  heures  de  l'a- 
près-midi ,  la  mer  devint  bouieuse  ,  et  le  vent  se  leva  plus 
fort-  Mais,  comme  les  nuages  étaient  peu  nombreux,  nous 
ne  nous  en  inquiétâmes  pas  davantage  ,  et  nous  avançâmes 
toujours. 

Cependant  lèvent  augmentait  peu  à  peu  de  violence,  et 
des  nuages  que  nous  avions  à  peine  aperçus  au  bord  de 
l'horizon,  qu'ils  entouraient  comme  une  ceinture  noire  .  se 
développaient  et  s  agrandissaient  avec  une  prodigieuse  ra- 
pidité. Bientôt  ils  formèrent  au-dessus  de  nos  têtes  un  dais 
sombre  et  pesant;  et  quelques  grosses  gouttes  de  pluie, 
accompagnées  d'un  grondement  de  tonnerre  lointain,  tom- 
bèrent sur  la  barque. 

Nous  hésitâmes  un  instant,  nous  regardant  en  silence 
pour  nous  interroger  l'un  l'autre. 

— Il  faut  nous  en  retourner .  dit  l'un  de  nous. 

— Nous  sommes  trop  loin  de  terre  ,  nous  n'aurons  pas  le 
temps,  dit  un  second. 

— Mais  au  moins  il  faut  rejoindre  la  dernière  île  que  nous 
avons  quittée. 

— Nous  en  sommes  d'un  tiers  plus  loin  que  de  celle  sur  la- 
quelle nous  gouvernons  ,  dis-je  à  mon  tour.  Allons  vite  et 
droit. 

Nous  serrâmes  le  vent ,  et  nous  partiales  avec  la  rapidité 
d'un  cheval  au  galop.  La  mer  était  devenue  verte  et  livide  , 
les  vagues  se  déroulaient  en  écume  blanchâtre  ,  et  rendaient 
un  son  funèbre  en  clapottant  contre  la  barque  qui  frisson- 
nait. Nous  montions  sur  le  sommet  des  lames ,  nous  descen- 
dions dans  leur  lit  avec  une  effrayante  mobilité.  Lèvent, 
qui  soufflait  par  secousses  violentes  ,  faisait  crier  le  mât  et 
tanguer  le  bateau  avec  tant  de  force,  que  l'avant  finit  par  se 
remplir  d'eau. 

Aussitôt  la  voile  fut  amenée,  le  mât  enlevé ,  et  les  rames 
jouèrent  vigoureusement.  La  tempête  augmentait  toujours. 
et,  malgré  nos  efforts  ,  nous  ne  savions  pas  si  nous  arrive- 
rions à  temps.  Alors  nous  redoublâmes  de  vitesse  et  d'éner- 


154  REVUE    DE    PARIS. 

gie,  et  au  bout  de  quelques  minutes  nous  touchâmes  la  terre. 

II  était  temps.  A  peine  avions-nous  tiré  notre  barque  sur 
le  rivage ,  que  l'ouragan  devint  horrible.  L'épais  rideau  de 
nuages  noirs  qui  dérobait  le  ciel  à  la  terre  ne  s'entr'ouvrait 
que  pour  laisser  passer  de  pâles  éclairs  qui  venaient  nous 
annoncer  la  foudre;  et  la  foudre  ,  se  précipitant  à  la  suite 
de  son  messager  ,  se  promenait  en  bondissant  sur  nos  têtes 
avec  d'horribles  mugissemens.  Les  vagues  ,  comme  des 
géans  déchaînés,  s'élançaient  en  flots  d'écume  vers  le  ciel,  et 
retombaient  en  broyant  dans  leurs  replis  le  sable  et  les 
pierres  du  rivage. 

Nous  restâmes  quelque  temps  à  considérer  l'orage.  Mais 
bientôt  la  pluie  se  mit  à  tomber  par  torrens.  Il  fallut  songer 
à  trouver  un  abri.  Nous  cherchâmes  des  yeux  autour  de 
nous  ,  et  nous  ne  vîmes  rien  que  quelques  arbres  fort  mai- 
gres. Faute  de  mieux ,  nous  allâmes  nous  blottir  sous  le 
mieux  fourré  des  trois,  pour  attendre  que  l'orage  diminuât. 

Mais  cela  tombait  si  bien  qu'en  moins  d'un  quart  d'heure 
nous  fûmes  complètement  inondés.  On  résolut  de  se  mettre 
en  marche  pour  trouver,  à  quelque  prix  que  ce  fût,  un 
endroit  où  se  réfugier. 

Enfin  ,  après  bien  des  peines  et  des  fatigues,  nous  aper- 
çûmes, à  peu  de  distance  devant  nous,  une  cabane  d'une 
forme  assez  étrange  ,  qui  était  appuyée  de  tous  côtés  contre 
des  arbres  qui  semblaient  même  en  faire  partie.  Sans  nous 
arrêter  à  en  considérer  l'architecture ,  nous  fondîmes  sur 
la  porte  comme  des  chiens  affamés  sur  un  os  ,  et  nous  en- 
trâmes sans  frapper. 

Il  n'y  avait  qu'une  chambre  ,  si  Ton  peut  donner  le  nom 
de  chambre  à  un  pièce  de  huit  ou  dix  pieds  carrés  qui  n'a- 
vait d'autre  parquet  que  la  terre,  d'autre  muraille  que  des 
pierres  cimentées  par  de  la  terre  glaise.  Sur  une  espèce  de 
foyer  fait  avec  des  cailloux  plats  posés  les  uns  auprès  des 
autres  ,  brûlait  un  feu  de  branches  sèches  dont  la  fumée 
s'échappait  à  moitié  par  un  trou  pratiqué  dans  le  haut 
du  mur. 

Près  du  feu ,  sur  un  fagot  mal  attaché  ,  était  assis  un 
homme  ayant  la  barbe  et  les  cheveux  forts  longs  ,  la  figure 
hâve  et  maigre,  le  regard  incertain.  Ses  habits,  ou  plutôt 


REVUE    DE    PARIS.  155 

son  habit  était  un  composé  informe  de  peaux  de  lapins  et 
d'écorces  tressées  qui  lui  descendait  jusqu'aux  talons.  Il 
se  dandinait  d'une  manière  étrange  sur  son  fagot,  chantant 
une  ballade  bretonne  sur  un  air  monotone  et  lent.  Aux 
lueurs  de  la  flamme  qui  oscillait ,  cet  homme,  avec  son  ac- 
coutrement bizarre  et  sa  chanson  de  sorcière  ,  semblait 
l'ombre  de  Robinson  Crusoé  évoquée  durant  une  nuit  d'o- 
rage par  quelque  invisible  magicien. 

A  cette  vue  ,  nous  nous  arrêtâmes  .  saisis  d'étonnement. 
Au  bout  de  quelques  secondes ,  lorsque  ,  après  l'avoir  bien 
considéré,  nous  nous  regardâmes  les  uns  les  autres  ,  nous 
partîmes  tous  ensemble  d'un  vaste  éclat  de  rire  qui  retentit 
énergiquement  sous  la  hutte.  L'homme  ,  qui  ne  s'était  pas 
jusqu'alors  aperçu  de  notre  présence,  fit  un  mouvement 
nerveux  plein  de  surprise  et  de  terreur ,  cessa  brusquement 
sa  chanson ,  et  se  leva  droit  devant  nous  pour  nous  consi- 
dérera son  tour.  Plus  il  nous  regardait  ,  plus  sa  terreur  et 
sa  surprise  paraissaient  augmenter.  Nous  crûmes  qu'il  était 
temps  de  l'apostropher. 

—  Hé!  brave  homme,  pouvez-vous  nous  donner  asile  pour 
cette  nuit? 

Quand  il  m'entendit  lui  adresser  cette  question  si  simple, 
il  se  mit  à  trembler  de  plus  belle,  si  bien  que  ses  jambes 
flageolaient  sous  lui.  Croyant  alors  qu'il  augurait  mal  de 
nous  sur  notre  mine,  qui  cependant  valait  bien  la  sienne,  je 
me  hâtai  de  le  rassurer. 

—  N'ayez  pas  peur,  lui  dis  je,  mon  brave  homme ,  nous 
sommes  d'honnêtes  gens,  et  nous  ne  serions  pas  venus  vous 
déranger  si  la  pluie  ne  nous  avait  pas  forcés  d'entrer  chez 
vous.  Mais  il  fait  un  temps  du  diable,  et  si  vous  ne  voulez  pas 
nous  recevoir  cette  nuit,  il  est  probable  que  chacun  de 
nous  va  fondre  à  la  pluie  comme  un   bonhomme  de  sel. 

Je  lui  disais  cela  pour  le  prendre  d'abord  par  les  senti- 
mens;  car  j'étais  bien  résolu,  ainsi  que  mes  compagnons,  à 
rester  où  nous  étions,  malgré  le  maitre  du  logis  lui-même, 
plutôt  que  de  recommencer  nos  courses  à  travers  les  champs? 
par  une  nuit  où  l'on  n'aurait  pas  mis  un  gendarme   dehors. 

Il  resta  dans  la  même  position  sans  nous  répondre  ;  puis 
nous  vîmes  ses  lèvres  décolorées  s'ouvrir  pour  un  sourire, 


1  56  REVUE     DE    PARIS. 

et  sa  tête  se  pencher  sur  sa  poitrine.  Enfin  il  la  releva,  et 
nous  dit  d'une  voix  mal  articulée  : 

—  Nentenquelte  berzounec . 

Deux  grosses  larmes  lui  roulaient  le  long  des  joues. 

—  Cet  homme  n'entend  pas  le  français,  dis-je  en  me  re- 
tournant vers  mes  camarades. 

—  Il  n'y  a  pas  besoin  de  pleurer  pour  cela,  me  répondit 
l'un  d'eux. 

Ce  fut  mon  tour  de  baisser  silencieusement  la  tête.  Je  pen- 
sais que  les  hommes  ont  toujours  des  paroles  de  dédain  et 
de  sarcasme  pour  toutes  les  douleurs  qu'ils  ne  comprennent 
pas,  et  que  cet  homme  avait  au  fond  du  cœur  quelque  cha- 
grin que  mes  paroles  avaient  réveillé.  Je  fus  touché  jusqu'au 
fond  de  l'ame  de  cette  tristesse  muette  ,  et  je  pris  dans  mes 
mains  celles  du  Breton,1  que  je  serrai  avec  sympathie.  Une 
indicible  joie  brilla  dans  les  regards  de  cet  homme,  qui  se 
pencha  sur  mes  mains  et  les  baisa  fervemment. 

—  Ah  ça!  il  est  décidément  fou,  dirent  les  autres. 

Celte  parole  me  rappela  à  moi  et  à  ma  situation.  Je  deman- 
dai en  patois  celtique  l'hospitalité  à  mon  ermite  breton,  et  il 
me  répondit  dans  le  même  langage  que  tout  ce  qu'il  y  avait 
dans  sa  pauvre  maison  était  à  notre  service,  surtout  au  mien. 
Aussitôt  chacun  s'empara  d'un  fagot,  s'assit  dessus  autour 
du  feu  qui  fut  activé,  et  s'efforça  de  sécher  ses  vêtemens.  Le 
maître  du  logisnousregardaitfaireavec  une  admiration  bien- 
heureuse dont  nous  ne  cherchâmes  pas  à  nous  rendre  compte, 
trop  occupés  que  nous  étions  de  nous-mêmes  pour  prendre 
garde  à  lui.  Lorsque  nous  commençâmes  à  nous  réchauffer, 
un  autre  souci  vint  nous  assaillir.  A  mesure  que  le  froid  s'en 
allait,  la  faim  venait.  Notre  estomac  se  ressentait  du  rude 
exercice  de  nos  bras.  Mais  nous  ne  savions  trop  comment 
remédier  au  mal.  La  cabane  était  si  chétive,  et  le  proprié- 
taire en  paraissait  si  pauvre ,  que  nous  craignions  fort  de 
commettre  une  indiscrétion  en  lui  demandant  à  manger. 
Pourtant,  après  avoir  bien  consulté  les  regards  voraces  de 
la  compagnie  ,  je  me  décidai  à  adresser  la  parole  à  notre 
hôte.  C'était  à  moi  qu'était  concédé,  vu  ma  connaissance 
de  la  langue  locale,  le  privilège  d'orateur,  ordinairement  si 
disputé. 


REVUE   DE    PARIS.  1  0? 

Je  lui  demandai  en  conséquence  s'il  n'avait  pas  quelque 
chose  à  nous  donner.  Sans  rien  me  répondre,  il  sortit, 
en  dépit  de  la  pluie, qui  continuait  de  plus  en  plus  fort.  Alors 
la  conversation  s'engagea  entre  nous. 

—  Ma  foi,  malgré  la  rusticité  et  la  petitesse  de  la  cabane 
nous  sommes  fort  heureux  d'avoir  trouvé  un  abri  ici.  Autre- 
ment, Dieu  sait  si  l'on  ne  nous  aurait  pas  trouvés  gelés  de- 
main matin. 

—  Ou  bien  si  le  vent  ne  nous  aurait  pas  tous  emportés. 

—  Il  faut  avouer,  messieurs,  que  notre  hôte  a  une  singu- 
lière mine,  un  singulier  habit  et  une  singulière  maison. 

—  C'est  peut-être  la  mode  en  Bretagne. 

—  Que  croyez-vous  que  soit  cet  homme? 

—  C'est  un  brave  homme  .  dis-je  avec  gravité. 

—  Ce  n'est  pas  là  la  question.  Je  pense  pour  ma  part  que 
ce  pourrait  bien  être  un  contrebandier. 

—  Un  contrebandier!  Ah  bien,  oui!  Ce  serait  bien  la  peine 
d'être  contrebandier  pour  être  logé  comme  une  huitre  et  ha- 
billé comme  un  ramoneur. 

—  Et  puis  le  brave  homme  a  l'air  trop  bête  pour  un  con- 
trebandier. C'est  plutôt  un  pauvre  imbécile  qui  sera  venu 
habiter  ce  trou  parce  qu'on  ne  voulait  plus  de  lui  dans  son 
village. 

—  Ou  bien  un  fanatique  qui  sera  venu  se  caserner  ici  par 
pénitence. 

—  Peut-être, messieurs,  dis-je  à  mon  tour,  est-ce  un  homme 
qu'un  chagrin  de  cœur  a  éloigné  du  monde. 

A  ce  mot  ils  partirent  tous  trois  d'un  éclat  de  rire. 

—  Le  fait  est  que  ce  jeune  homme  a  l'air  d'un  amant  mal- 
heureux, comme  moi  j'ai  l'air  de  Caton-le-Censeur. 

—  Si  nous  le  faisions  engager  comme  jeune  premier  au 
théâtre  de  Saint-Malo? 

Ici  la  conversation  fut  interrompue  par  l'arrivée  de  celui 
qui  en  était  l'objet.  Il  apportait  dans  un  plat  de  terre  carré, 
qu'il  avait  recouvert  d'un  pan  de  sa  robe ,  les  trois  quarts  à 
peu  près  d'un  lapin  qui  n'avait ,  ma  foi  !  pas  mauvaise  mine. 
Il  le  posa  près  du  feu  et  repartit  en  me  disant  : 

—  Attendez. 

Puis  il  revint ,  apportant  de  la  même  manière  un  autre 
S  14 


158  REVFE    DE    PARIS. 

Plat  où  il  y  avait  sur  des  feuilles  deux  poissons  bouillis,  et 
un  pot  de  terre  assez  mal  bâti  qui  contenait  je  ne  sais  quelles 
herbes  cuites  dans  leur  bouillon.  II  posa  le  tout  à  côté  du 
premier  plat ,  s'assit  à  côté  de  moi  par  terre  en  croisant  les 
jambes ,  et  me  dit ,  avec  une  orgueilleuse  satisfaction  : 

—  Mangez  ,  cela  vient  de  la  grotte. 

En  ma  qualité  de  truchement ,  je  redis  en  bon  français  ces 
paroles  à  mes  compagnons ,  qui  se  jetèrent  brutalement  sur 
les  mets  ,  qui  sur  le  poisson,  qui  sur  la  viande,  qui  sur  les 
légumes. 

—  Que  cela  vienne  de  la  grotte  ou  non,  cela  est  détesta- 
ble, dit  un  de  nous,  qui  était  d'une  humeur  massacrante  de- 
puis notre  aventure. 

—  Possible  pour  les  légumes  ,  mais  la  viande  est  très-pas- 
sable. 

—  Et  le  poisson  excellent. 

Je  triomphais,  j'avais  la  majorité  pour  moi.  Mais  je  pen- 
sai que  le  repas  n'était  pas  complet ,  je  me  hasardai  à  deman- 
der du  pain. 

—  Je  n'en  ai  pas. 

—  Avez-vous  des  pommes  de  terre  ? 

—  Non. 

—  Ou  des  galettes  de  sarrasin? 

—  Non. 

—  Qu'est-ce  donc  que  vous  mangez  avec  votre  viande  ? 

—  Des  légumes. 

—  Et  avec  votre  poisson  ? 

—  Des  légumes. 

—  Mais  avec  vos  légumes? 

—  De  la  viande  et  du  poisson. 

Voyant  que  je  n'en  pourrais  tirer  autre  chose  ,  j'annonçai 
aux  autres  convives  qu'ils  eussent  à  se  contenter  de  ce  qu'ils 
avaient ,  parce  que  notre  hôte  n'avait  pas  de  pain  à  nous 
donner. 

—  Le  barbare  !...  dit  le  grondeur  delà  troupe. 
Cependant  ils  se  contentèrent  si  bien  de  leur  souper,  qu'un 

quart  d'heure  après  il  ne  restait  plus  que  des  arêtes  et  des 
os  sur  les  plats.  Puis  on  remua  des  tas  de  feuilles  sèches  qui 
étaient  à  l'autre  bout  de  la  cabane,  on  se  coucha  .  et  l'on 


REVUE     DE     PARIS.  159 

s'endormit,  comme  je  pus  m'en  convaincre  aux  ronflemens 
sonores  qui  se  déployaient  sous  la  hutte. 

Moi  seul  je  ne  m'étais  pas  couché ,  parce  que  la  curio- 
sité me  tourmentait  plus  que  le  sommeil.  Je  voulais  à  toute 
force  savoir  l'histoire  de  cet  homme  bizarre  qui  était  de- 
vant moi. 

Je  rapprochai  donc  mon  fagot  du  feu,  je  tirai  de  ma  poche 
deux  cigares  qui  avaient  séché  en  même  temps  que  moi,  j'en 
offris  un  au  Breton ,  qui  le  refusa  ;  j'allumai  le  mien  ,  et  je  me 
mis  à  préparer  un  interrogatoire.  Après  avoir  bien  cherché 
un  préambule  ,  je  ne  pus  rien  trouver  de  mieux  que  ce  qui 
va  suivre. 

—  Y  a-t-il  long-temps  ,  lui  dis-je  entre  deux  bouffées  de 
fumée,  que  vous  habitez  cette  île? 

—  Trois  ans  et  qaelque  chose. 

—  Et  vous  y  trouvez-vous  bien  ? 

—  Aussi  bien  qu'un  chrétien  peut  le  faire  sous  l'œil  de  Dieu, 
loin  de  ses  frères. 

—  Vous  êtes  donc  tout  seul  ici  ? 

Il  me  regarda  avec  un  sourire  de  défiance  qui  voulait 
dire  :  —  Vous  vous  moquez  de  moi.  Puis  il  ajouta  :  —  Com- 
ment voulez-vous  que  quelqu'un  puisse  demeurer  ici? 

—  Vous  y  demeurez  bien,  vous. 

—  Oh  !  moi ,  c'est  différent. 

—  Ainsi  vous  êtes  le  seul  habitant  de  votre  ile  ? 

—  Depuis  trois  ans  que  je  suis  ici ,  votre  voix  est  la  pre- 
mière voix  humaine  que  j'aie  entendue. 

—  Comment!  m'écriai-je...  et  je  laissai  tomber  détonne- 
ment  mon  cigare  dans  le  feu. 

Il  prit  à  sa  ceinture  un  couteau  dont  la  lame  était  lougue 
et  mince  comme  une  alêne,  piqua  adroitement  mon  cigare 
par  le  milieu  et  me  le  rendit  intact. 

—  C'est  pour  cela,  repris-je  en  poursuivant  mon  idée, 
que  vous  avez  pleuré  quand  je  vous  ai  parlé. 

—  Je  ne  sais  pas  :  cela  m'a  fait  un  effet  si  singulier,  que 
je  ne  sais  si  c'était  de  la  joie  ou  delà  tristesse.  J'ai  pleuré 
comme  ça,  parce  que  j'avais  besoin  de  pleurer;  mais  en- 
suite j'ai  été  bien  heureux. 

Nous  nous  regardâmes  quelque  temps  en  silence. 


160 


REVUE    DE    PARIS. 


—  Ah  ça  !  comment  et  pourquoi  êtes-voas  venu  vous 
établir  ici? 

—  J'ai  fait  naufrage. 

J'eus  envie  de  rire  à  cette  singulière  assertion,  et  je  crus 
le  pauvre  homme  fou  ;  mais  quand  je  vis  le  calme  et  la 
gravité  avec  lesquels  il  me  parlait ,  je  redevins  sérieux  et 
attentif. 

—  Jetais  un  pauvre  paysan  d'un  pauvre  village  près  de 
Saint-Brieux.  Mon  père  et  ma  mère  étaient  morts  pendant 
que  j'étais  tout  petit  enfant.  Je  vécus  jusqu'à  l'âge  de  huit 
ans  des  charités  des  uns  et  des  autres.  A  cetàge-là,  on  me 
mit  à  garder  les  vaches.  Le  champ  où  elles  allaient  était  par- 
semé de  grandes  pierres  noires  qui  se  tenaient  droit  en  l'air 
comme  des  cathédrales  et  qui  me  rendaient  triste ,  je  ne  sais 
pas  pourquoi,  quand  je  les  regardais.  Il  y  en  avait  une  sur- 
tout plus  grande  et  plus  noire  que  les  autres  ,  au  pied  de  la- 
quelle passait  une  petite  rivière  très-profonde,  toute  bordée 
de  coudriers  gris.  J'allais  souvent  m'asseoir  là,  parce  que 
j'aimais  à  être  triste.  Quelquefois  je  restais  là  des  heures  en- 
tières ,  pensant  à  je  ne  sais  quoi ,  ne  faisant  pas  attention  à 
ce  qui  se  passait  autour  de  moi.  Aussi,  souvent  les  vaches 
s'en  allaient  par-ci  et  par-là  ,  sans  que  je  m'en  aperçusse , 
et  j'étais  obligé  de  passer  une  partie  de  la  nuit  à  courir  après 
elles  pour  les  rattraper.  Quand  je  rentrais  ,  après  ces  affai- 
res-là, mon  maitre  me  disait  :  «  Mériadec  ,  tu  finiras  par  me 
perdre  mes  vaches  ;  prends-y  garde.  Si  tu  retournes  encore 
t'asseoir  auprès  de  la  grande  pierre  noire ,  je  ne  te  donnerai 
pas  à  souper,  ji  Moi,  j'y  allais  tout  de  même,  parce  que  j'ai- 
mais mieux  me  passer  de  souper  que  de  ne  pas  entendre  la 
rivière  couler  sous  les  coudriers  gris,  dont  le  vent  faisait 
frissonner  les  branches.  Lesjours  de  pluie  surtout,  cela  faisait 
un  bruit  comme  si  cela  avait  voulu  pleurer.  II  me  semblait  que 
je  comprenais  ce  qu'ils  disaient ,  et  je  me  mettais  à  pleurer 
aussi.  J'étais  content  quand  j'avais  pleuré.  J'aimais  mieux  le 
champ  que  la  maison  ;  j'y  restais  toute  la  journée  avec  mes 
vaches  ,  quelque  temps  qu'il  fit.  Cependant  l'on  m'avait  bien 
recommandé  de  rentrer  quand  il  ferait  mauvais.  —  Un  jour, 
il  fit  un  orage  très-violent ,  qui  ne  m'empêcha  pas  de  rester 
comme  à  l'ordinaire.  La  foudre  tomba  dans  le  champ  et  tua 


REVUE    DE    PARIS.  16  ! 

deux  vaches.  Quand  j'allai  dire  cela  à  mon  maître,  ii  se  mit 
dans  une  colère  terrible,  rae  battit  et  me  renvoya. —  Je 
passai  quelque  temps  en  liberté,  me  promenant  dans  la 
campagne,  me  nourrissant  de  fruits  sauvages,  parce  qu'il 
est  défendu  de  prendre  une  pomme  à  ceux  qui  en  ont  mille 
fois  trop  pour  eux;  buvant  l'eau  des  sources,  dormant 
sous  les  arbres.  La  nuit,  j'écoutais  chanter  le  rossignol,  et 
le  matin  l'alouette.  Je  regardais  lever  le  soleil ,  qui  rosait 
les  nuages  et  buvait  la  rosée  suspendue  aux  arbres  des 
champs  et  aux  pétales  des  fleurs  ;  je  le  regardais  se  coucher 
derrière  les  collines  ,  empourprant  de  ses  derniers  rayons 
le  lit  où  il  allait  se  reposer.  Le  jour ,  je  m'enfonçais  dans 
les  bois,  où  je  cherchais  à  tracer  de  nouvelles  routes  ;  j'al- 
lais m'asseoir  derrière  une  roche,  près  l'étang  où  les  cerfs 
cl  les  chevreuils  avaient  coutume  de  boire  ,  et  je  les  voyais 
courir,  se  jouer  et  se  repaitre  à  l'aise,  jusqu'à  ce  que  la  voix 
d'un  chien  vint  les  faire  sauver  ;  car  tout  ce  qui  veut  être  li- 
bre sur  la  terre  semble  avoir  derrière  soi  quelque  persécu- 
teur. Je  ne  sais  pas  précisément  comment  s'écoulaient  mes 
heures;  mais  je  sais  bien  que  ce  temps  fut  le  plus  heureux 
de  ma  vie. 

Hélas!  il  parait  que  les  lois  défendent  ce  bonheur-là: 
car ,  un  jour  que ,  couché  dans  un  champ  ,  je  respirais ,  aux 
rayons  du  soleil,  le  parfum  des  foins  que  l'on  coupait,  un 
garde  m'arrêta  comme  vagabond  ,  et  me  mena  au  maire  . 
qui  me  fit  mettre  en  prison  pour  quinze  jours. 

Quand  je  sortis  de  là ,  le  curé  du  village  ,  qui  avait  besoin 
d'un  petit  gars  pour  lui  faire  ses  commissions  et  lui  servir 
la  messe ,  me  prii  à  son  service.  Je  crois  que  je  ne  m'aequi;- 
tai  guère  mieux  démon  second  emploi  que  de  mon  premier. 
Lorsque  j'étais  envoyé  quelque  part ,  si  dans  mon  chemin  je 
?'encontrais  un  bois  ou  une  prairie  bien  verte  ,  je  ne  reve- 
nais que  le  soir ,  bien  tard.  Souvent ,  de  bon  matin  ,  quand 
je  voyais  le  ciel  blanchir  ,  je  sortais  pour  respirer  l'air  frais 
et  piquant  du  printemps,  ou  bien  pour  m'égarer  dans  les 
brouillards  de  l'automne,  et  j'oubliais  de  revenir.  Aussi 
étais-je  réprimandé.  «  Mériadec  .  pourquoi n'es-lu  pas  venu 
encenser  à  l'église? —  Monsieur  le  curé,  j'étais  à  respirer 
l'odeur  des  fleurs. —  Mériadec  ,  pourquoi  n'es-tu  pas  venu 
8  14. 


162  REVUE    DE    PARIS. 

chanter  à  la  grand'messe?  —  Monsieur  le  curé  5  j'écoutais 
chanter  les  oiseaux.  » 

M.  le  curé  avait  bien  de  la  patience  ,  et  il  supportait  tout 
cela  ;  mais  cela  ne  pouvait  pas  toujours  durer  ainsi. 

Une  fois  M.  le  curé  m'envoya  faire  une  course  plus  lon- 
gue qu'à  l'ordinaire  pour  inviter  à  dîner  un  curé  de  ses 
amis  ,  qui  demeurait  à  quelques  lieues  de  chez  nous  ,  sur  le 
bord  de  la  mer.  Je  me  mis  en  route  comme  d'habitude  , 
m'arrêtant  sans  m'en  apercevoir,   reprenant   mon  chemin 
quand  je  repensais  à  mon  affaire.  Le  village  où  je  me  rendais 
était  assis  précisément  sur  le  rivage  ,  au  pied  d'une  mon- 
tagne assez  rude,  qui  n'avait  pour  communication  avec  la 
plaine  qu'une  gorge  âpre  et  profonde.  Je  m'engageai  dans 
ce  passage  étroit ,  où  je  ne  voyais  ni  à  dix  pieds  devant  moi 
ni  à  dix  pieds  derrière.  L'aspect  sauvage  et  triste  de  ce  lieu, 
l'air  humide  qui  y  circulait,  le  ciel  gris  et  brumeux  qui  pe- 
sait sur  ma  tète,  un  certain  bruit  mystérieux  que  je  n'avais 
jamais  entendu  et  qui  semblait  venir  à  la  fois  des  hauteurs 
du  ciel ,  des  immensités  de  l'espace  et  des  entrailles  de  la 
terre  ,  —  tout  cela  me  plongea  dans  une  émotion  vague  et 
triste,  où  je  m'abîmais  comme  dans  un  lac  sans  fond.  J'a- 
vançais machinalement,  sans  m'inquiéter  où  j'allais,  sui- 
vant au  hasard  la  route  qui  se  présentait  à  moi.  Plus  je  mar- 
chais en  avant,  plus  je  sentais  mon  émotion  augmenter. 
Quand  j'arrivai  au  bout  du  passage,  je  ne  me  connaissais 
plus  :  j'étais  absorbé.  Enfin  je  débouchai  brusquement  sur 
le  rivage  ,  et  je  me  trouvai  face  à  face  avec  la  mer  !  Je  tom- 
bai à  genoux  sur  le  sable  ,  le  cœur  plein  de  terreur  et  d'ad- 
miration. Je  frissonnais  en  silence.  La  mer    qui  se  déroulait 
immense  dans  un  horizon  sans  bornes,  montait  et  descen- 
dait tour  à  tour  sur  la  plage  houleuse,  et  menaçante,  et 
plaintive.  Je  ressentais  celte  agitation  ,  j'avais  peur  de  ces 
menaces  ,  je  comprenais  ces  plaintes.  Il  me  semblait  qu'il  y 
avait  dans  mon  ame  un  océan  sans  bornes  aussi,  plein  de 
houles  et  de  tempêtes  cachées,  qui  pouvaient  déborder  sur 
ma  vie,  comme  l'autre  débordait  sur  la  terre.  J'entendis  au 
dedans  de  moi  un  hymne  de  lamentation  qui  répondait  à 
l'hymne  lamentable  des  flots. 

Je  restai  là  jusqu'au  soir.  La  nuit  étant  venue  ,  j'allai  me 


REVUE      DE    PARIS. 


Il 


coucher  dans  une  grotte  qui  était  près  de  là  ,  suspendue  au 
flanc  de  la  montagne.  Le  lendemain  ,  après  avoir  vu  lever 
Je  soleil  et  dit  adieu  à  la  mer  ,  je  partis  pour  retourner  chez 
mon  maître.  Je  ne  sais  comment  cela  se  fit  ;  mais  je  n'y  ar- 
rivai que  le  soir,  quoiqu'il  n'y  eût  guère  que  quatre  lieues. 
Quand  je  fus  rentré  ,  M.  le  curé  me  dit  :  «  Mériadec  ,  tu  es 
resté  deux  jours  pour  faire  ma  commission.  —  Ah!  lui  ré- 
pondisse, assezétonné.— Mais  il  fautau  moinsespérer  que  tu 
l'as  bien  faite? — Quoi? — Ma  commission  !—  Quelle  commis- 
sion?—  Comment!  petit  malheureux,  tu  n'es  pas  allé  in- 
viter mon  ami  le  curé  de***?— Non  ,  monsieur  le  curé. — 
Mais  qu'est-ce  donc  que  tu  as  fait  depuis  deux  jours  ?  —  Mon- 
sieur le  curé  ,  j'ai  regardé  la  mer.  » 

M.  le  curé  déclara  que  j'étais  un  effronté  mauvais  sujet  et 
me  mit  à  la  porte.  Dès  que  je  fus  dehors,  je  me  remis  en 
route  pour  l'endroit  dont  je  venais,  et  j'y  recommençai  ce  qu'ils 
appellent  la  vie  de  vagabond  ,  admirant  la  nature  ,  et  ado- 
rant, dans  mon  cœur,  le  Dieu  qui  l'a  faite.  Cependant  j'é- 
tais mal  vu  dans  le  village  ,  quoique  je  n'eusse  fait  de  mal  à 
personne.  Les  hommes  m'appelaient  Mériadec  le  fainéant, 
etlesenfans,  Mériadec  l'imbécile.  Je  ne  me  rappelle  pas 
comme  nt  je  fis  pour  vivre  en  ce  temps-là. 

Aux  approches  de  l'hiver  ,  comme  je  ne  pouvais  plus  cou- 
cher dehors,  ni  trouver  ma  nourriture  en  plein  air,  je  fus 
obligé  de  demander  du  service  aux  paysans  de  l'endroit.  Ils 
me  reçurent  tous  très-mal  et  se  moquèrent  de  moi.  Enfin  il 
y  en  eut  un  qui  me  dit  que  si  je  voulais  lui  faire  une  belle 
chanson  bretonne,  il  méprendrait  pour  faire  les  gros  ouvra- 
ges de  sa  maison.  Tout  le  monde  se  mit  à  rire.  Moi  je  dis 
que  je  voulais  bien  ,  en  que  je  reviendrais  le  lendemain,  à 
pareille  heure,  apporter  ma  chanson.  J'avais  entendu  sou- 
vent des  ballades  récitées  par  des  ménétriers  ou  chantées  en 
chœur  par  les  villageois,  et  je  voyais  à  peu  près  comment 
cela  devait  se  faire.  Le  lendemain,  en  effet,  je  revins  ,  et  je 
leur  chantai  l'histoire  d'un  esprit  des  fleurs  qui  passait  sa 
vie  au  milieu  d'elles,  se  cachant  sous  les  pieds  des  violettes 
qu'il  embaumait  de  son  souffle  ,  se  balançant  aux  tiges  des 
roses  qu'il  colorait  en  les  caressant  de  ses  ailes,  changeant 
sans  cesse  d'asile  et  de   bonheur.  Un  jour   dorage,  lèvent 


164  REVUE    DE     PARIS. 

emporta  l'esprit  des  fleurs  qui  ne  revint  plus  sur  la  terre  : 
les  fleurs  pi  euraient  et  se  flétrissaient  en  pensant  à  leur  es- 
prit qui  était  mort  et  qu'elles  ne  reverraient  plus.  Biais  l'esprit, 
qui  vit  leur  peine  du  haut  du  ciel  qu'il  habitait  maintenant , 
leur  fit  dire  par  une  goutte  de  rosée  qu'elles  eussent  à  se 
consoler  ,  parce  qu'il  vivait  encore  ,  mais  d'une  vie  plus  aè- 
rienne  et  plus  douce  ,  et  que  celles  qui  mourraient  sur  la 
terre  viendraient  habiter  avec  lui  une  lumineuse  étoile  ,  où 
ils  se  retrouveraient  tous  ensemble,  plus  heureux  et  plus 
vivaces  que  jamais.  Et  je  dis  aux  femmes  qui  étaient  là  ras- 
semblées que  quand  leurs  petits  enfans  mouraient  ,  leur  ame 
allait  au  ciel  attendre  celle  de  leurs  mères  pour  y  être  heu- 
reuses ensemble  d'un  bonheur  éternel. 

Les  femmes  pleuraient  au  moment  oùje  finis  ma  chanson: 
les  hommes  m'applaudirent,  et  le  maître  de  la  maison  m'ac- 
corda la  faveur  qu'il  m'avait  promise.  Je  fus  chargé  du  soin 
de  traire  les  vaches,  de  nettoyer  la  basse-cour  et  de  garder 
les  cochons.  — 

—  Oh  !  m'écriai-je  avec  douleur,  oh!  destinée  !  destinée 
des  poètes  ! 

Mon  hôte  me  regarda  d'un  air  étonné ,  se  tut  quelque 
temps  ,  et  sur  mon  invitation  reprit  son  récit  : 

—  Je  restai  dans  cette  maison  pendant  plusieurs  années  , 
ne  me  trouvant  ni  heureux  ni  malheureux.  D'un  côté  je  n'é- 
tais plus  tourmenté  par  les  hommes  ni  les  enfans  du  pays  ; 
Tonne  me  jetait  plus  de  pierres  quand  je  passais  dans  la  rue. 
Mais  de  l'autre,  il  me  manquait  ma  liberté,  et  mes  longues 
journées  sur  le  bord  de  la  mer  ,  et  mes  demi-sommeils  sur 
l'herbe  des  prés  aux  rayons  du  soleil ,  et  .mes  délicieuses 
nuits  d'été  dormies  au  milieu  des  bois  parfumés.  Cette  vie 
commençait  à  me  lasser.  Mais  il  se  présenta  un  incident  qui 
m'empêcha  de  la  quitter  et  vint  changer  complètement  le 
cours  de  mes  idées. 

La  fille  du  maure,  qui  avait  élé  élevée  à  quelque  distance  du 
village,  chez  une  vieille  parente,  revint  se  fixer  dans  sa  fa- 
mille. Elle  était  à  peu  près  de  mon  âge  ,  mais  belle  comme 
la  vierge  Marie.  La  première  fois  que  je  lavis,  c'était  à  table 
chez  son  père  ;  je  m'arrêtai  tout  d'un  coup  et  je  laissai  tom- 
ber un  plat  que  je  tenais,  u  Quel   imbécile!  »  s'ccria-l-elle 


REVUE     DE     PARIS,  165 

Ce  fut  le  premier  mot  qu'elle  prononça  devant  moi.  Les  lar- 
mes m'en  vinrent  aux  yeux  ,  et  j'en  fus  plus  affligé  que  des 
cris  de  la  maitresse  ou  des  coups  du  maître.  Je  ne  dormis 
pas  de  toute  la  nuit. 

Jefinis  par  aimer  cette  jeune  fille  passionnément.  Comme 
elle  était  orgueilleuse  et  insolente  ,  je  n'osai  pas  d'abord  lui 
exprimer  les  sentimens  que  j'éprouvais  pour  elle.  Mais  bien- 
tôt je  m'enhardis;  et,  sans  lui  parler  de  moi  directement, 
je  lui  chantais  souvent  des  chansons  où  je  peignais  sous  un 
autre  nom  mes  chagrins,  mon  amour  et  mes  désirs.  Elle 
paraissait  m'écouter  avec  plaisir.  Un  jour  elle  dit  tout  haut 
devant  ses  païens  :  «  Ce  porcher  fait  vraiment  de  jolie" 
chansons  !  »  Je  fus  heureux  de  cela  pendant  huit  jours.  Au 
bout  de  quelque  temps  ,  elle  comprit  que  c'était  d'elle  et  de 
moi  que  jeluiparlais  dans  mes  chansons. Il  me  sembla  qu'elle 
me  traitait  avec  plus  d'égards  depuis  ce  temps-là,  et  je  ne 
perdais  pas  l'espoir  quelle  pourrait  bien  m'aimer  à  son 
tour.  Une  fois  que  je  lui  disais  cela  ,  elle  me  répondit:  — 
«Bah!  Mériadec,  regarde  comme  tu  es  vilain  et  mal  ha- 
billé! »  Je  m'aperçus  alors,  pour  la  première  fois  de  ma 
vie,  que  je  prenais  trop  peu  soin  de  ma  personne.  Aussi, 
pour  réparer  cela  ,  je  passai  mes  nuits  à  faire  des  chapeaux 
de  paille,  des  sabots,  des  cuillers  de  bois  ,  que  j'allais 
vendre  le  dimanche  à  Saint-Brieux.  Avec  leur  produit,  je 
m'achetai  un  beau  surtout  gris  ,  avec  de  gros  boutons  de 
cuivre  qui  reluisaient  comme  des  miroirs,  et  un  ruban  bien 
que  j'attachai  à  mon  chapeau.  Je  voulais  lui  faire  une  sur- 
prise. Le  premier  dimanche  qui  suivit,  je  m'arrangeai  et 
m'habillai  de  mon  mieux  ;  puis  j'allai  à  la  messe.  Quand 
j'entrai ,  tout  le  monde  fut  étonné  et  me  regarda  à  deux  foi>. 
pour  voir  si  j'étais  bien  le  même  homme.  En  sortant  do 
l'église  ,  je  passai  à  côté  d'elle,  fier  comme  un  bedeau,  et 
je  lui  lançai  un  regard  qui  voulait  dire  :  «  Eh  bien!  suis-je 
mieux  comme  cela  ?  »  Elle  me  répondit  par  un  sourire  de 
contentement  et  d'approbation.  J'étais  ivre  de  joie.  Tous  les 
jours,  quand  mon  ouvrage  était  fini,  je  prenais  mon  beau 
costume  et  j'allais  faire  cercle  dans  la  maison  du  maitre. 
Les  enfans  du  village  ne  m'appelèrent  plus  que  Mériadec-lc 
Beau,  comme  ils  m'avaient  appelé  Mériadec-i'Imbécile, 


166 


REVUE    DE    PARIS. 


Je  continuais  à  lui  parler  de  mon  amour  ;  elle  me  répon- 
dit :  «  Bah  !  Mériadec  ,  regarde  comme  tu  es  faible  et  peu 
vaillant  !  »  Je  ne  dis  rien;  mais  je  résolus  de  détruire  aussi 
cette  accusation.  Il  y  eut  une  fête  aux  environs  ,  et ,  à  celte 
fête  ,  des  jeux  de  toutes  sortes.  Je  ne  voulus  pas  me  mêler 
aux  courses  qui  eurent  lieu  ,  parce  que  j'étais  sûr  d'arriver 
le  dernier;  mais  quand  le  moment  des  luttes  arriva,  espé- 
rant que  l'amour  doublerait  mes  forces  et  me  ferait  obtenir 
la  victoire,  je  me  présentai  hardiment  devant  le  plus  rude 
champion  de  l'assemblée.  Du  premier  coup  de  tête,  il  m'en- 
voya rouler  à  quinze  pas.  On  me  rapporta  évanoui  au  logis  : 
là  j'appris  que  ma  jeune  maîtresse  avait  ri  à  ^orge  déployée 
au  moment  de  ma  chute ,  et  qu'elle  ne  parlait  à  tout  le  monde 
que  de  la  drôle  de  mine  que  je  fis  en  recevant  le  coup  de  lêle. 

—  Le  chagrin  me  rendit  malade.  On  me  soigna  pendant 
quelque  temps,  et  je  guéris  à  moitié  ;  mais  comme,  toujours 
faible  et  souffrant,  je  ne  pouvais  suffire  à  mon  ouvrage  ,  on 
me  mit  dehors  en  me  disant  que  je  n'étais  bon  à  rien. 

Je  repris  la  vie  errante  que  j'avais  déjà  menée  en  pareille 
occasion.  Un  jour  que  ,  couché  sur  la  mousse ,  j'écoutais  les 
piverts  qui  creusaient  à  coups  de  bec  les  grands  arbres  de 
la  forêt ,  je  fus  interrompu  dans  ma  rêverie  par  un  bruit 
de  voix  et  de  pas  qui  s'approchaient  :  c'était  elle  qui  se  pro- 
menait avec  deux  de  ses  compagnes.  —  «  Pourquoi  l'as-tu 
»  laissé  renvoyer?  disait  l'une.  —  Bah!  répondit-elle, 
»  qu'est-ce  que  j'en  aurais  fait?  —  Tu  ne  l'aimais  donc  pas, 
»  ce  pauvre  garçon  ?  —  Par  exemple  !  tu  te  moques.  —  Mais 
»  alors  pourquoi  te  laisser  courtiser  par  lui?  dit  l'autre. 
»  —  Tiens!  c'est  toujours  flatteur  d'avoir  apprivoisé  un 
»  original  comme  ça.  » 

—  Les  femmes  sont  donc  partout  les  mêmes  !  me  dis-je 
à  demi-voix. 

—  Ces  paroles  me  firent  tant  de  mal ,  que  je  restai  là  jus- 
qu'au soir  à  me  désespérer  ,  ne  pouvant  ni  pleurer  ni  chan- 
ger de  place.  Toute  la  nuit  je  rêvai  de  cela  ,  et  le  lendemain 
matin  j'étais  si  fatigué  ,  que  je  fus  plus  d'une  heure  avant  de 
pouvoir  me  mettre  en  route.  Je  me  rendis  à  un  village  éloi- 
gné du  nôtre  ,  par-devers  Saint-Malo  :  là  ,  après avoircher- 
ché  inutilement  de  l'ouvrage  ,  je  m'établis  chez  une  vieille 


REVUE   DE    PARIS. 


167 


femme  qui  demeurait  toule  seule  ,  et  qu'on  appelait  la  Sor- 
cière. On  disait  que  c'était  une  méchante  vieille  qui  compo- 
sait des  poisons,  jetait  des  sorts  sur  des  bestiaux,  et  s'en 
allait  la  nuit,  sur  un  balai,  danser  sur  les  grandes  pierres 
noires  qui  sont  dans  les  plaines  de  Loeh-Mariacher.  C'était 
une  bonne  femme,  qui  vivait  dans  une  pauvre  cabane,  assez 
éloignée  des  autres,  parce  qu'elle  n'aimait  pas  le  bruit.  Elle 
tressait  des  joncs  pour  en  faire  des  nattes  ,  elle  cultivait  des 
légumes  et  des  fleurs  dans  un  petit  jardin ,  et  sortait  quel- 
quefois la  nuit  pour  aller  chercher  des  simples  et  des  fleurs 
sauvages  au  clair  de  la  lune  ,  parce  qu'elle  croyait  qu'ils 
avaient  plus  de  vertu  cueillis  en  ce  moment,  ou  bien  pour 
aller  se  promener  sur  le  bord  de  la  mer ,  parce  quelle  trou- 
vait cela  beau.  Elle  employait  tous  ces  simples  à  faire  des  re- 
mèdes qu'elle  donnait  aux  paysans,  quand  ils  étaient  ma- 
lades. Comme  nous  étions  tous  les  deux  malheureux  et 
isolés,  nous  nous  entendîmes  bien  vite.  Nous  nous  mîmes  à 
demeurer  ensemble,  comme  je  vous  l'ai  dit ,  et  nous  vécû- 
mes tranquilles.  Elle  s'occupait  de  la  cabane;  moi  j'allais  à 
la  chasse  aux  lapins  que  je  prenais  dans  des  pièges,  et  à  la 
pêche  ,  car  nous  avions  acheté  une  petite  barque  avec  nos 
économies.  J'allais  plus  souvent  à  la  pêche  qu'à  la  chasse, 
parce  que  j'aimais  la  mer  de  cœur.  J'étais  heureux  quand  je 
me  voyais  glisser  sur  le  dos  de  l'eau  qui  écumait  frappée  par 
mes  avirons ,  ou  que  ,  laissant  la  barque  errer  à  sou  gré  ,  je 
me  sentais  mollement  balancé  par  les  flots  qui  semblaient 
me  bercer  comme  une  nourrice  son  enfant.  Puis,  quand, 
la  nuit ,  le  vent  chassait  au-dessus  de  ma  tête  les  nuages  qui 
fuyaient  comme  de  grandes  ombres  ,  et  venait  siffler  dans 
mes  vêtemens  humides  ,  je  me  sentais  saisi  d'une  sainte 
frayeur;  je  tombais  à  genoux  au  fond  de  ma  bar  jue  ,  et  je 
priais  Dieu.  Oh!  que  j'ai  souvent  regretté  ces  heures  de 
danger  et  d'extase  où  ma  poitrine  se  dilatait  au  souffle  delà 
brise  ,  où  mon  cœur  se  remplissait  des  vagues  et  tristes  mé- 
lodies de  l'Océan,  où  je  vivais  en  quelques  heures  une  vie 
d'un  siècle  ! 

La  bonne  femme  était  toujours  inquiète  de  moi  quand  je 
ne  rentrais  pas  le  soir  ,  et  elle  me  faisait  des  reproches 
amiraux  de  mes  longues  absences.  Je  lui  promettais  toujours 


t68  REVOE     DE     PARIS. 

de  ne  plus  recommencer  ,   et  toujours  je  recommençais. 

Un  soir  j'étais  parti  pour  la  pêche.  La  mer  houlait  forte- 
ment; le  vent  gémissait  en  passant  sur  les  flots  qu'il  avait 
soulevés.  Je  me  laissai  aller  à  mespensées  ordinaires.  Comme 
je  n'aimais  pas  troubler  mes  solennelles  et  douces  mélanco- 
lies par  la  fatigue  d'un  travail  corporel,  cette  nuit-là, 
comme  de  coutume,  je  me  couchai  au  fond  de  la  barque  et 
je  la  laissai  voguer  à  la  dérive.  Le  vent  augmenta  de  force  ; 
la  mer  houla  davantage.  Tout  présageait  une  tempête  af* 
freuse.  Elle  ne  se  fit  pas  attendre.  Le  tonnerre  gronda,  les 
vagues  grossirent,  et  le  vent  mugit.  Je  me  levai  rapidement, 
et  je  me  mis  aux  rames;  mais  ce  fut  en  vain.  Le  courant  m'en- 
traîna avec  une  violence  irrésistible,  et  je  fus  obligé  de  m'a- 
bandonner  à  son  caprice.  Au  bout  d'un  quart  d'heure  d'an- 
goisses ,  j'aperçus  la  terre  à  quelques  brasses;  au  bout  d'une 
minute ,  la  barque  heurta  un  rocher ,  se  brisa ,  et  je  tombai 
dans  l'eau.  Heureusement  j'avais  pied,  et  je  n'étais  qu'à  deux 
pas  du  bord.  J'y  arrivai.  Au  lieu  de  me  trouver,  comme  je 
l'espérais ,  sur  la  terre  ferme ,  j'étais  sur  celte  île  que  je  n'ai 
pas  quittée  depuis.  — 

Je  ferais  volontiers  comme  l'es  héros  bavards  d'Homère 
qui  passaient  jusqu'à  deux  jours  et  deux  nuits  à  écouter  et 
à  conter  des  histoires.  Quoique  la  nuit  fût  déjà  avancée  ,  je 
priai  Mériadec  de  continuer  son  histoire.  Privé  depuis  trois 
ans  du  plaisir  de  converser  avec  des  hommes ,  il  était  aussi 
désireux  de  parler  que  moi  d'écouter.  Aussi  ne  fit-il  pas  de 
difficulté.  Nous  ranimâmes  le  feu  qui  s'éteignait  ;  j'allumai 
un  nouveau  cigare  ,  et  Mériadec  reprit  en  ces  termes  : 

—  Quand  le  malin  arriva  ,  j'étais  mouillé  des  pieds  à  la 
tête  ,  je  grelottais  de  froid  et  de  fièvre  ;  mais  le  soleil  levant 
sécha  bien  vite  mes  vêtemens  et  réchauffa  mon  sang.  Je 
m'assis  sur  le  rivage ,  en  pensant  à  ma  barque  que  j'avais 
perdue  ,  et  à  la  bonne  femme  qui  devait  me  croire  mort. 
J'attendais  qu'un  bateau  pêcheur  passât  pour  me  tirer  de 
mon  île ,  il  n'en  passa  pas  un  seul  pendant  toute  la  journée. 
Je  couchai  encore  à  la  belle  étoile.  Le  lendemain  je  mourais 
de  faim.  J'attendis  plusieurs  heures  encore  l'arrivée  de 
quelque. bateau  ;  mais  n'en  apercevant  pas,  je  me  mis  en 
quête  d'un  peu  de  nourriture.  Pour  cela  il  fallut  parcourir 


REVUE    DE    PARIS.  160 

l'île  qui  n'est  pas  très-grande.  Je  ne  vis  que  des  peupliers, 
des  bouleaux,  et  quelques  autres  arbres  sauvages  dont  je 
ne  sais  pas  le  nom.  Aucun  ne  portait  de  fruit.  J'apercevais 
de  temps  en  temps  des  lapins  qui  s'arrêtaient  à  me  regar- 
der, et  qui  se  sauvaient  quand  j'approchais  trop  d'eux.  En- 
fin je  fus  obligé  de  retourner  sur  le  bord  de  la  mer,  pour 
voir  si  j'y  serais  plus  heureux.  La  marée  était  haute  ;  il  me 
fallut  attendre  qu'elle  descendit.  Alors  je  ramassai  des  mou- 
les et  des  huîtres  qui,  par  bonheur  ,  étaient  assez  nombreu- 
ses dans  cet  endroit.  Ce  fut  là  mon  premier  repas.  La  nuit , 
comme  il  ne  faisait  pas  trop  chaud  pour  coucher  à  la  belle 
étoile,  je  résolus  d'allumer  du  feu.  Je  rassemblai  un  gros 
tas  de  feuilles  sèches,  je  pris  deux  silex  sur  le  rivage,  et  je 
me  mis  à  les  frapper  fortement  l'un  contre  l'autre.  Je  fis 
cet  exercice  pendant  plus  d'une  heure,  sans  pouvoir  obte- 
nir autre  chose  que  des  étincelles  ;  enfin  le  feu  prit  légère- 
ment à  une  feuille  et  se  propagea  peu  à  peu.  Je  l'activai  de 
mon  souffle;  puis  j'allai  chercher  de  petites  branches  que 
je  jetai  dessus.  Alors  j'eus  un  bon  feu  que  je  pris  soin  d'en- 
tretenir ,  et  je  m'endormis  à  côté,  espérant  que  quelque 
pêcheur  de  nuit  l'apercevrait  de  loin  et  qu'il  viendrait  me 
chercher  dans  sa  barque.  Je  fus  réveillé  par  un  bruit  singu- 
lier qui  m'effraya.  En  ouvrant  les  yeux,  j'aperçus  des  arbres 
qui  brûlaient  à  cinquante  pas  de  moi.  Le  vent  avait  em- 
porté quelque  branche  enflammée  qui  les  avait  incendiés  ; 
comme  il  était  très-fort ,  je  n'avais  pas  l'espoir  de  voir  le 
feu  s'éteindre.  Heureusement  l'atmosphère  ,  qui  est  dans  no- 
tre pays  d'une  excessive  mobilité  ,  changea  tout-à-coup.  Le 
vent  cessa  et  la  pluie  tomba  à  flots  ,  de  sorte  que  le  lende- 
main il  y  avait  par  terre  des  arbres  dépouillés  de  leurs  bran- 
ches, des  branches  à  moitié  consumées,  les  restes  d'un 
bouquet  de  bois  qui  était  là  debout  la  veille. 

Je  menai  quelque  temps  la  même  vie,  espérant  tous  les 
jours  être  tiré  de  cette  île,  voyant  chaque  jour  mon  espoir 
s'évanouir.  Comme  l'hiver  approchait ,  je  sentis  que  je  pour- 
rais bien  être  exposé  à  le  passer  dans  cette  île ,  et  qu'il  me 
fallait  un  asile  pour  m'abriter.  A  force  de  recherches,  je 
découvris  une  grotte  obstruée  d'épines,  mais  qui  paraissait 
devoir  être  assez  spacieuse.  Je  mis  le  feu  aux  ronces  et  j'en- 
8  15 


170  REVUE   DE    PARIS. 

trai.  La  grotte  était  en  effet  passablement  grande;  elle  des- 
cendait de  quelques  pieds  dans  la  terre  et  formait,  à  son 
extrémité  apparente,  un  coude  qui  conduisait  à  une  autre 
grotte  aussi  grande  que  la  première,  où  n'arrivaient  ni  le  vent 
ni  la  lumière.  Je  fus  obligé  de  prendre  une  torche  pour  y  pé- 
nétrer. Elle  me  parut  en  tous  points  convenable  pour  en  faire 
mon  séjour.  Je  fis  devant  l'entrée  un  petit  mur  en  silex,  que 
je  cimentai  avec  de  la  terre  glaise.  Je  me  mis  à  tendre  des 
pièges  aux  lapins  ,  comme  jadis;  je  tressai  des  joncs  dont  je 
fis  des  cordes.  Les  peaux  de  lapins  et  les  tresses  de  joncs  ser- 
virent à  m'habiller.  Je  fis  des  provisions  pour  mon  hiver, 
et  je  le  passai  là  d'une  manière  assez  commode.  J'avais  pris 
mon  parti  sur  mon  exil.  L'été  suivant ,  je  me  bâtis  celle  hutte 
avec  les  débris  de  l'incepdie,  des  silex  et  de  la  terre  glaise. 
Je  m'y  trouve  encore  mieux  que  dans  la  grotte. 

Quoique  j'eusse  pris  mon  parti,  comme  je  vous  l'ai  dit, 
j'avais  souvent  de  grandes  tristesses  en  me  voyant  si  près  de 
la  terre  ferme  et  si  loin  de  mes  semblables;  car,  — je  ne 
saissi  c'est  une  bizarrerie  de  mon  caractère, moi  qui  avais  fini 
par  prendre  les  hommes  en  aversion  et  par  ne  plus  aimer 
que  la  solitude,  maintenant  que  j'étais  confiné  dans  une  soli- 
tude forcée,  j'aurais  donné  dix  ans  de  ma  vie  pour  me  retrou- 
ver au  milieu  de  ces  mêmes  hommes  que  j'avais  presque  haïs. 

—  Oui ,  lui  dis-je  ,  le  cœur  de  l'homme  est  ainsi  fait ,  qu'il 
déteste  ce  qu'il  a  et  regrette  ce  qu'il  n'a  pas. 

—  Quelquefois  je  voyais  dans  le  lointain  les  frégates  neu- 
ves qu'on  lançait  à  la  mer  et  les  drapeaux  déployés  sur  le 
faite  des  maisons  de  Saint-Servan  et  de  Saint-Malo.  Il  me 
semblait  entendre  les  cris  de  joie  de  la  foule  rassemblée  sur 
le  rivage  et  les  applaudissemens  des  femmes,  dans  les  bar- 
ques pavoisées,  et  les  retentissemens  des  cloches  qui  son- 
naientà  triple  volée  dans  les  clochers  des  deux  villes,  a  Pour- 
quoi ,  me  disais-je  ,  pourquoi  donc  suis  je  si  près  et  si  loin  de 
toute  cette  joie  et  de  toute  cette  vie  humaine  ?  pourquoi  suis- 
je  placé  trop  loin  des  hommes  pour  partager  leur  bonheur 
et  assez  près  pour  l'envier?  «  Et  je  m'en  retournais,  pleu- 
rant ,  dans  ma  grotte  solitaire. 

Un  jour,  —  un  jour  d'orage,  —  des  pêcheurs  passaient 
rapidemeni  auprès  de  ce  coin  de  terre  où  je  vivais  oublié  de 


REVUE    DE  PARIS. 


171 


tous,  excepté  de  Dieu,  peut-être.  Je  m'avançai  sur  le  rivage 
et  je  leur  criai  de  me  prendre  à  leur  bord.  A  ma  vue,  ils 
poussèrent  tous  un  cri  d'horreur  :  «  L'ombre  de  Mériadec  î 
s'écrièrent-ils,  l'ombre  du  sorcier!  v  et  ils  me  tirèrent  un 
coup  de  fusil  qui  ne  m'atteignit  pas.  Je  continuai  de  leur  par- 
ler. Alors,  saisis  d'une  terreur  panique,  ils  se  sauvèrent  à 
force  de  rames,  en  chantant  cette  prière  : 

Je  mets  ma  confiance  , 
Vierge,  en  votre  secours. 
Veillez  à  ma  défense,        , 
Prenez  soin  de  mes  jours. 
Et  quand  ma  dernière  heure 
Viendra  fixer  mon  sort , 
Obtenez  que  je  meure 
De  la  plus  sainte  mort. 

Depuis  ce  temps-là  je  n'ai  revu  personne. — 

L'histoire  de  Mériadec  étant  finie  ,  je  me  couchai  de  mon 
côté  ,  et  lui  se  coucha  du  sien  ,  chacun  sur  une  bonne  litière 
de  feuilles  sèches.  Je  dormis  comme  un  bienheureux.  Je 
fus  réveillé  au  point  du  jour  ,  le  temps  était  magnifique.  On 
se  leva  :  je  ne  dirai  pas  qu'on  s'habilla  ;  et  après  s'être  un 
peu  secoué ,  on  se  prépara  à  partir. 

Mériadec,  assis  sur  son  fagot,  nous  regardait  faire,  les 
larmes  aux  yeux. 

— Allons  ,  en  route  !  m'écriai-je. 

Tout  le  monde  s'ébranla. 

— Et  moi?  dit  Mériadec  d'une  voix  profondément  triste. 

Je  lui  dis  que  nous  allions  l'emmener  avec  nous.  Il  parait 
que  cette  idée  si  naturelle  ne  lui  était  pas  entrée  dans  la 
tête  ;  car  il  fut  saisi  d'une  étrange  émotion  de  joie  en  m'en- 
tendant  lui  dire  cela.  Le  bonheur  fit  couler  de  ses  yeux  les 
larmes  qu'y  avait  fait  venir  le  chagrin.  Ses  mains  trem- 
blaient. Il  voulut  parler,  et  ne  put  que  bégayer  quelques 
sons  inarticulés.  Enfin  il  me  baisa  la  main  avec  transport  et 
s'écria  : 

— Comment  !  je  vais  partir  ! 

—Oui,  partir  dans  un  instant. 


172  REVUE    DE    PARIS. 

— Je  vais  revoir  le  village,  et  le  clocher,  et  la  bonne 
femme  !  Je  vais  revoir  le  grand  chêne  sous  lequel  j'allais 
m'asseoir  au  clair  de  la  lune  !  et  la  bonne  femme  que  je 
n'ai  pas  vue  depuis  trois  ans ,  la  pauvre  bonne  femme  !  et 
la  petite  chaumière,  et  le  petit  jardin  !  0  mon  Dieu,  mon 
Dieu  ,  que  je  suis  heureux  ! 

La  joie  de  ce  pauvre  homme  me  faisait  peine  et  plaisir  à 
la  fois.  Je  lui  dis  de  se  préparer  à  nous  suivre  ,  parce  qu'il 
était  temps  de  partir.  Il  me  demanda  la  permission  de  dire 
adieu  à  sa  grotte  et  à  son  jardin.  Nous  le  suivîmes.  Il  entra 
dans  sa  grotte  ,  qui  était  en  effet  très-commode  et  assez  jo- 
lie. Il  toucha  tout  ce  qui  s'y  trouvait,  les  provisions  de 
feuilles  et  de  peaux,  les  parois,  la  terre.  Il  eût  voulu  tenir  la 
grotte  dans  ses  bras  et  l'embrasser.  Puis  nous  allâmes  à  son 
jardin  ,  où  il  n'y  avait  absolument  que  des  fleurs.  Encore 
le  espèces  en  étaient-elles  rares.  C'étaient  des  races  sau- 
vages qu'il  avait  trouvées  dans  l'île.  Il  les  respira  ,  les  ca- 
ressa, les  embrassa  toutes  les  unes  après  les  autres,  comme 
un  père  qui  va  quitter  ses  enfans. 

— Oh  !  dit-il  ,  que  je  vous  aime  ,  mes  pauvres  fleurs  !  C'est 
vous  qui  m'avez  consolé  dans  mon  chagrin  ,  qui  m'avez 
tenu  compagnie  dans  ma  solitude ,  qui  m'avez  aimé  et  ca- 
ressé dans  mon  dénûment.  0  mes  bonnes  et  belles  fleurs  , 
que  je  vous  aime  ! 

Nous  riions  un  peu  de  ses  apostrophes.  II  se  retourna 
vers  moi  d'un  air  très-grave  : 

— Elles  me  comprennent,  ces  fleurs-là.  Pendant  les  trois 
ans  que  j'ai  passés  ici ,  j'ai  appris  leur  langage  ,  et  je  com- 
prends parfaitement  ce  qu'elles  me  disent.  J'ai  causé  bien 
des  fois  avec  elles  au  clair  de  la  lune,  et  elles  m'ont  dit  de 
bien  belles  chansons.  Je  vous  les  redirai  à  vous,  parce  que 
je  vous  aime.  Vous  verrez  ! 

Et  il  se  redressa  en  me  lançant  un  regard  plein  d'orgueil 
qui  contrastait  singulièrement  avec  l'expression  grave  et 
douce  de  sa  physionomie.  Je  m'étonnai  peu  qu'un  homme 
qui  avait  tant  souffert  déraisonnât  un  peu  sur  un  sujet  si 
indifférent. 

Nous  mîmes  à  la  voile.  Le  ciel  était  bleu  ,  l'air  frais  et 
embaumé  ,  le  temps  magnifique.  Notre  traversée  se  fit  vile 


REVUE    DE    PARIS.  17 

et  gaiement  ;  nous  causions  de  notre  aventure  si  heureuse- 
ment terminée.  J'aperçus  à  la  ceinture  de  Mériadec  son 
couteau  si  mince  avec  lequel  il  m'avait  repêché  mon  ci- 
gare ;  et,  désireux  de  posséder  un  instrument  témoin  e1 
compagnon  de  ses  malheurs  ,  je  lui  offris  de  l'échanger 
contre  un  excellent  couteau  anglais  que  je  lui  montrai.  Il 
refusa. 

Cependant ,  lui  dis-je  ,  le  mien  est  bien  meilleur. 

— Oui  ,  mais  il  ne  m'a  pas  servi  pendant  trois  ans  d'exil  , 
le  vôtre. 

Quand  nous  eûmes  débarqué,  nous  lui  donnâmes  l'argent 
que  nous  avions  sur  nous,  et  nous  lui  souhaitâmes  un  bon 
voyage. 

Dernièrement  je  l'ai  rencontré  à  Paris.  Il  était  misérable- 
ment vêtu  ,  et  portait  pendue  à  un  large  ruban  de  fil  une 
petite  boîte  de  verre  carrée,  dans  laquelle  on  distinguait 
des  fleurs  de  différentes  espèces.  Cela  élait  fermé  avec 
beaucoup  de  soin.  Sa  physionomie  était  triste  et  découra- 
gée. Quoiqu'il  n'eût  plus  sa  grande  barbe  et  ses  grands  che- 
veux, il  me  sembla  maigri  et  vieilli. 

— Bonjour,  Mériadec  ,  lui  dis-je  en  patois. 

— Bonjour me  répondit-il  d'un  air  incertain.  Puis  il 

parut  se  rappeler  quelque  chose  ,  et  répéta  avec  cordialité  : 
— Bonjour,  monsieur. — Il  m'avait  reconnu. 

—  Eh  bien  !  que  faites-vous  à  Paris? 
— Je  donne  des  concerts  de  fleurs. 

—  Des  concerts  de  fleurs  ! 

—  Oui,  n'est-ce  pas  que  c'est  beau  ?  Venez  chez  moi,  je 
vais  vous  en  donner  un  pour  vous  tout  seul. 

Il  demeurait  dans  un  infâme  grenier  où  la  pluie  et  le  so- 
leil devaient  entrer  comme  dehors.  C'était  au  huitième  étage 
ou  au  neuvième  ,  je  ne  sais.  Il  me  fit  asseoir  sur  une  pail- 
lasse qui  composait  à  elle  seule  tout  son  ameublement.  Là 
il  me  conta  la  seconde  partie  de  son  histoire. 

Quand  il  revint  à  son  village,  la  bonne  femme  était  morte 

depuislong-temps  ,  sa  maison  avait  été  vendue  avec  son  petit 

jardin.  Et  comme  il  y  entra  la  nuit  pour  y  aller  rêver  ,  le 

nouveau  propriétaire  le  prit  pour  un   voleur,  lui    tira  un 

8  15. 


17-4  REVUE     DE    PARIS. 

coup  de  fusil  qui  le  blessa  au  bras,  et  le  fit  mettre  en  prison. 
Il  en  sortit ,  et,  après  bien  des  peines  et  des  souffrances  ,  il 
trouva  de  l'ouvrage,  et  travailla  pendant  quatre  ans,  plus 
malheureux  qu'autrefois,  parce  qu'il  était  encore plusisolé. 
Il  ne  put  jamais  se  faire  un  ami  parmi  les  pêcheurs  bretons  ; 
il  était  trop  tranquille  et  trop  aimant. 

II  allait  quelquefois  en  bateau  visiter  sa  petile  île  ,  où  il 
passait  un  jour  ou  une  semaine,  selon  l'époque.  Puis  il  re- 
venait travailler,  parce  qu'il  avait  besoin  d'argent  pour 
accomplir  une  idée  qui  lui  était  venue.  Au  bout  de  quatre 
ans,  il  avait  ramassé  une  petite  somme  d'argent.  Alors  il 
vint  à  Paris,  dont  il  avait  entendu  parler  comme  d'une 
merveille.  Il  y  fit  faire  cette  petite  boite  de  verre  que  j'avais 
vue,  y  mit  des  fleurs  ,  et  se  présenta  en  différens  endroits 
pour  donner  des  concerts  de  fleurs.  Tout  le  monde  se  moqua 
de  lui.  Il  y  avait  un  mois  que  cela  durait  lorsqu'il  m'avait 
rencontré. 

—  Oui ,  me  dit-il ,  ils  m'ont  tous  ri  au  nez  quand  je  leur 
ai  parlé  de  mon  concert  de  fleurs  ;  ils  m'ont  dit  que  j'étais 
un  fou...  Comme  si  ce  n'était  pas  eux  qui  sont  des  fous  de 
ne  vouloir  pas  entendre  un  concert  de  fleurs.  —  Ecoutez, 
vous  ! 

Il  ouvrit  la  boîte ,  qui  était  divisée  et  une  quinzaine  de  pe- 
tits compartimens.  Au  fond  de  chaque  compartiment  il  y 
avait  des  fleurs  ,  et  au-dessus  de  petites  couvertures  de  bois 
blanc  qui  obéissaient  à  je  ne  sais  quel  mécanisme.  Il  se  mit  à  les 
soulever  les  unes  après  les  autres  lentement,  avec  une  sorte 
d'barmoniedansleur  jeu,  allant,  venant  et  revenant,  comme 
s'il  eût  fait  jouer  un  piano.  A  mesure  qu'il  avançait  dans  son 
concert,  ses  yeux  s'animaient  ,  sa  poitrine  s'agitait ,  un  en- 
thousiasme brûlant  s'emparait  de  lui.  D'abordje  ne  compris 
rien,  ne  vis  rien  ,  n'entendis  rien  ;  et  je  le  crus  complète- 
ment fou.  Mais  peu  à  peu  le  parfum  des  fleurs  enfermées  dans  la 
boite  se  répandit  dans  l'air  ,  imprégna  mes  habits,  et  com- 
mença de  m'enivrer.  Alors  je  sentis  à  mon  tour  mon  cœur 
battre,  ma  poitrine  s'agiter ,  tous  mes  sens  se  dissoudre  dans 
je  ne  sais  quelle  sensation  d'ivresse  et  de  volupté.  Une  odeur 
succédait  à  une  autre  odeur  ;  un  parfum  se  combinait  avec 
un  autre  parfum.  Je  commençais  à  comprendre,  l'harmonie 


REVUE    DE    PARIS.  17o 

me  gagnait.  Mes  yeux  se  fermèrent,  ma  tête  se  pencha  ; 
j'entendis  une  musique  céleste,  je  vis  des  jardins  orientaux 
pleins  de  verdure  et  de  fraîcheur  ,  des  bains  de  marbre  qui 
laissaient  voir  au  milieu  de  leurs  eaux  diaphanes  le  corps 
rosé  des  jeunes  filles  demi-nues  ;  mon  oreille  s'ouvrit  à  des 
paroles  d'amour,  ma  bouche  frissonna  sous  des  baisers...  Je 
poussai  un  cri  et  je  me  réveillai. 

—  Et  voilà  ce  qu'ils  ont  refusé  d'entendre!  me  dit  Mériadec  . 

En  ce  moment  cet  homme  était  admirable  de  beauté  ,  de 
grandeur  et  de  dédain.  Je  lui  pris  la  main  ,  et  nous  pleurâ- 
mes en  silence 

Depuis  on  l'a  mis  dans  une  maison  de  fous  ,  où  je  suis  allé 
le  voir  plusieurs  fois.  La  perle  de  sa  liberté  d'abord,  et  en- 
suite celle  de  sa  boite,  qu'un  gardien  maladroit  lui  brisa 
l'affectèrent  tellement  qu'il  est  mort  de  chagrin. 

Que  la  terre  soit  légère  aux  cendres  du  pauvre  poète  in- 
connu 1 


II  est  des  âmes  qui ,  au  milieu  de  la  société  ,  vivent  dans 
une  profonde  solitude,  parce  que  personne  ne  comprend  leurs 
joies  ni  leurs  douleurs  ,  et  qui  meurent  souvent  sans  qu'une 
autre  ame  les  ait  comprises. 

FÉLICIEN    MaLLEFILLE, 


m 


,ES  FEMMES  CHANSONNIÈRES 


SOUS    LOUIS  XIV 


N'avez-vous  pas  quelquefois  vécu  par  la  pensée  au  milieu 
de  ces  femmes  du  siècle  de  Louis  XIV,  si  amoureuses  de  la 
gloire ,  de  la  dévotion  et  du  génie  ;  si  entières  dans  leur  foi, 
si  patientes  à  lire  des  romans  en  dix  volumes  in-quarto,  si 
enthousiastes  des  grands  coups  d'épée    de  Clélie  et  de  la 
cartede  Tendre? Quel  beau  développement  del'ame  féminine' 
Qu'il  est  complet*,  même  dans  ses  écarts  et  dans  ses  folies  ! 
La  femme  ,  à  cette  époque  ,  ne  se  vante  pas  de  ses  qualités 
artistes;  elle  conserve  (voyez  plutôt  madame  deSévigné)un 
fonds  de  sévérité  à  demi  patriarcale,  de  vie  réglée  et  séden- 
taire, d'amour  pour  la  famille  ,  de  respect  aveugle  pour  sa 
religion.  Et  sur  ce  tissu  grave  et  antique  vient  se  jouer  une 
éclatante  broderie  d'imagination, de  jouissances  spirituelles, 
de  galanterie   raffinée,  de  souvenirs   espagnols,  d'aspira- 
tions philosophiques,  d'exaltation  ascétique,  de  vivacité  in- 
génieuse ,  qui  ne  s'arrête  pas  toujours  aux  limites  du  goût, 
et  qui  va,  je  l'avoue,  quelquefois  jusqu'au  ridicule  de  la  pré- 
ciosité. Je  les  vois,  dans  leurs  châteaux  que  la  cour  n'avait 
pas  encore  dépeuplés  tout-à-fail,  assises  devant  leur  métier 
à  tapisserie,  entreprendre  de  remeubler,   de  leur  propres 
mains,  toutes  ces  vastes  salles,  se  mettre  à  l'ouvrage  avec  un 
courage  presque  héroïque  ,  et  commencer,  avec  la  même  in- 
trépidité, la  lecture  de  la  divine  Clélie,  c'est-à-dire  quatre 
mille  pages  .  s'il  vous  plait  ;  et  cela  par  délassement  !  car  les 


REVCE    DE    PARIS. 


177 


lectures  graves,  c  étaient  Descartes,  les  Discussions  sur  le 
Jansénisme  et  le  MoHnisme  ;  pour  les  dévotes  ,  la  Fleur  des 
Saints;  pour  les  philosophes,  Mallebranche  ! 

L'hôtel  de  Rambouillet  avait  donné  le  signal  ;  Ninon  de 
Lenclos,  Madame,  mademoiselle  de  Montpensier,  la  du- 
chesse de  Longueville  ,  mesdames  de  Lafayette  ,  de  Sévigné? 
de  Coulange,  de  La  Sablière,  suivirent  cet  exemple,  ou- 
vrirent leurs  salons  et  donnèrent  l'essor  à  la  sociabilité 
française.  Que  d'admiration  pour  tout  ce  qui  est  intel- 
lectuel! Quel  culte  sincère  de  l'esprit,  de  la  pensée,  même 
dans  ses  futilités!  Quand  on  se  moque  des  Précieuses ,  de 
madame  de  Scudéry,  des  folies  romanesques,  si  bien  rail- 
lées, si  complètement  détruites  par  Boileau  et  Molière,  on 
oublie  que  c'est  à  celte  civilisation  féminine  que  se  rattachent 
et  Racine  et  Pascal  ,  et  Molière  et  La  Bruyère.  Le  Nain  de 
Julie,  Araminle  et  Bêlise,  Benserade  et  Boursault ,  si  admirés 
alors,  adorés  des  ruelles,  avaient  leurs  ridicules,  surtout  une 
coquette  afféterie  de  langage  et  de  manière,  empruntée  moi- 
tié à  l'Espagne  ,  moitié  à  la  décadence  de  l'Italie  ;  mais  le 
principe  de  leur  crédit  et  de  leur  faveur  a  fait  la  gloire  de 
'ce  siècle. 

Il  n'y  a  pas  de  grands  hommes  sans  public.  Il  fallait  toute 
cette  superstition  de  l'esprit,  toute  cette  idolâtrie  de  l'intel- 
ligence, toute  cette  fausse  et  bizarre  délicatesse,  pour  exci- 
ter la  haute  émulation  des  têtes  puissantes.  C'était  là,  si 
l'on  veut,  le  fumier  du  génie.  Mais  le  génie  est  éclos  :  ne 
vous  plaignez  pas.  Et  si  jamais  il  vient  une  époque  d'indus- 
trie, de  lucre,  de  finances  ,  de  matérialisme  brutal,  où  les 
facultés  intellectuelles  se  rangent  parmi  les  ressources  fi- 
nancières, où  elles  soient  non  plus  estimées,  appréciées,  ad- 
mirées par  les  femmes ,  mais  seulement  regardées  comme 
des  outils  de  fortune,  comme  la  pioche  du  mineur,  comme 
moyen  d'acquérir,  soyez  sûrs  que  le  génie  sera  rare  et  que 
I<;  talent  mourra  de  faiblesse  ou  se  suicidera  de  désespoir. 

Quand  on  prend  la  peine  de  se  reporter  au  temps  dont  je  par- 
le, on  est  tenté  de  pardonner  à  LouisXIV  ces  amours  volages 
que  la  princesse  palatine  trouvait  si  étranges;  et  sa  cruauté 
envers  M  le  de  La  Vallière,  et  ses  caprices  de  sultan;  et  même 
ses  torts  envers  sa  douce  et  bonne  femme.  «  qui  frottait  ses 


178 


REVUE    DE    PARIS. 


»  petites  mains,  dit  le  chroniqueur  Dangeau,  toutes  les  fois 
»  que  son  mari  avait  été  aimable.  »  On  est  entraîné  malgré 
soi  par  les  flatteries  contemporaines  ;  c'est  le  peuple  de  Pa- 
ris qui  a  fait  de  Louis  XIV  ce  qu'il  est  devenu.  Après  avoir 
subi  deux  cardinaux,  l'un  si  féroce,  l'autre  si  rapace;  après 
avoir  essuyé  la  Fronde,  on  voulait  un  éclatant  despote,  un 
roi  galant,  brillant,  séducteur,  qui  consolât  le  pays  du  triste 
Louis  XIII,  de  dame  Anne  la  prude,  de  Richelieu  et  du  Ma* 
zarin. 

A  peine  était-il  adolescent  ,  on  le  traitait  en  maître  orien- 
tal ;  les  sultanes  l'environnaient;  les  femmes  élégantes,  spi- 
rituelles, aimantes,  romanesques,  s'offraient  de  toutes  parts, 
et  le  poète  chantait  pour  l'encourager  : 

C'est  le  plaisir  des  yeux  et  la  douceur  des  âmes. 
Tout  ce  qu'on  voit  briller  de  filles  et  de  femmes 
Ont  pour  lui  dans  le  cœur  d'étranges  embarras; 
Et  s^il  prend  quelque  part  à  la  peine  qu'il  cause, 
Que  je  lui  vois  tomber  d'affaires  sur  les  bras  ! 
Je  crois  qu'il  fera  quelque  chose  (1). 

Dieu  sait  s'il  a  démenti  la  prédiction  ! 

Faiblesse,  ou  pédantisrae  si  l'on  veut;  j'ai  recueilli  avec 
un  soin  curieux  les  moindres  fragmens  de  vers,  attribués 
aux  maîtresses  de  Louis  XIV  et  à  Louis  XIV  lui-même  ,  pen- 
dant ses  campagnes  amoureuses;  tout,  même  un  mauvais 
sixain  de  Mlle  de  La  Vallicre.  Je  me  représente  la  Medianochc, 
les  jeux  nocturnes  du  palais ,  la  jeune  fille  assise  près  de  la 
table  de  jeu ,  au  loin  les  feuillages  du  parc  ,  et  Louis  XIV  vo- 
lant une  carte  (  un  deux  de  carreau  ) ,  pour  tracer  sa  décla- 
ration d'amour,  à  laquelle  elle  répond  su  r  le  dos  de  la  même 
carte  : 

Am  :  Du  Menuet  de  Lulli. 

Pour  m'écrire  avec  plus  de  douceur, 
Il  fallait  choisir  un  deux  de  cœur. 

(i)  Benserade. 


REVUE     DE    PARIS.  179 

Les  carreaux  ne  sont  faits  ,  ce  me  semble, 
Que  pour  servir  Jupiter  en  courroux  : 
Mais  deux  cœurs  qui  sont  unis  ensemble 
Ne  peuvent  rien  s  annoncer  que  de  doux. 

Avouerai-je  que  ces  mauvais  vers  me  charment  ?  Et,  par 
le  temps  qui  court  ,  n'avez-vous  pas,  comme  moi  ,  grand 
plaisir  à  rentrer  dans  l'idylle?  Louis  XIV  ,  au  retour  d'une 
de  ses  campagnes,  écrit  à  La  Vallière  ;  car  je  l'appellerai 
ainsi,  tout  bonnement  comme  faisaient  ses  contemporaines: 

Air  :  Des  bergers  héroïques  de  Psyché. 

Avez-vous  ressenti  l'absence  ? 
Etes-vous  sensible  au  retour 
De  celui  que  votre  présence 
Comble  de  plaisir  et  d'amour, 
Et  qui  se  meurt  d'impatience 
Dès-lors  que  sans  vous  voir  il  doit  passer  un  jour  ? 

C'est  fort  naïf  et  point  prétentieux  ;  il  me  semble  que  j'y 
trouve  un  sentiment  vrai  qui  vaut  bien  une  épigranime.  La 
réponse  de  Mlle  de  La  Vallière  est  du  même  goût  : 

Je  me  fais  un  plaisir  extrême 
De  penser  à  vous  nuit  et  jour  ; 
Je  vis  plus  en  vous  qu'en  moi-même , 
Tout  mon  soin  est  de  vous  faire  la  cour. 
Les  plaisirs  sans  ce  que  l'on  aime 
Sont  autant  de  larcins  que  l'on  fait  à  l'amour. 

Enfin  ,  le  chef-d'œuvre  du  sonnet,  ce  poème  vanté  par 
Boileau,  d'après  les  critiques  italiens  (il  lui  fallait  en  tout 
des  autorités)  ,  c'est ,  selon  moi  ,  le  sonnet  suivant,  composé 
par  la  même  femme  ,  celte  adorable  La  Vallière  ,  qui  voyait 
le  cœur  de  Louis  XIV  prêt  à  se  détacher  du  sien  : 

Tout  se  détruit ,  tout  passe  ,  et  le  cœur  le  plus  tendre 
Ne  peut  d'un  même  objet  se  contenter  toujours  ; 


180  REVUE    DE    PARIS. 

Le  passé  n'a  point  vu  d'éternelles  amours  , 
Et  les  siècles  futurs  n'en  doivent  pas  attendre. 

La  raison  a  des  lois  qu'on  ne  peut  pas  suspendre  ; 
De  nos  désirs  errans  rien  n'arrête  le  cours  ; 
Ce  qu'on  aime  aujourd'hui  déplaît  en  peu  de  jours  : 
Notre  inégalité  ne  saurait  se  comprendre. 

Tous  ces  défauts  ,  grand  roi  ,  sont  joints  à  vos  vertus  ; 
Vous  m'aimiez  autrefois;  et  vous  ne  m'aimez  plus  : 
Ah  !  que  mes  sentimens  sont  différens  des  vôtres  ! 

Amour ,  à  qui  je  dois  et  mon  mal  et  mon  bien  , 
Que  ne  lui  fîtes-vous  un  cœur  comme  le  mien  , 
Ou  que  ne  fites-vous  le  mien  comme  les  autres  ? 

Ce  dernier  trait ,  d'une  sensibilité  si  vraie  ,  est  digne  de 
Racine.  On  ne  serait  pas  étonné  de  le  trouver  dans  cette  ad- 
mirable élégie  que  Racine  a  divisée  en  actes  et  en  scènes  , 
où  son  ame  s'est  complètement  épanchée,  où  il  est  lui-même 
plus  que  dans  tous  ses  ouvrages;  œuvre  parfaite,  touchant 
au  sublime  par  le  pathétique;  et  méconnue,  condamnée  , 
rejetée  des  critiques  ;  je  veux  dire  Bérénice. 

Voulez-vous  écouter  maintenant  Mrae  de  Montespan ,  la 
femme  fière  ,  spirituelle,  intraitable,  qui  avait  dompté 
Louis  XIV  ?  Vous  reconnaîtrez  aisément  à  son  langage  plein  de 
violence  ,  et  à  la  tournure  élégante  de  sa  flatterie  ,  tout  l'es- 
prit des  Mortemart,  tout  l'orgueil  de  celle  qui  supplanta  La 
Vallière  : 

J'entends  déjà  le  bruit  des  armes 
Et  le  tambour  qui  bat  aux  champs. 
Je  sens  renaître  les  alarmes 
Que  vous  me  causez  tous  les  ans  ; 
Verserai-je  toujours  des  larmes 
A  chaque  retour  du  printemps? 

Quant  à  la  sœur  de  Mme  de  Montespan  ,  la  belle  Thiange , 
elle  sur  qui  le  monarque  n'a  point  de  droits  et  qui  se  fatigue 


REVUE    DE    PARIS.  181 

de  l'entendre  vanter  si  arrogamment  se.;  nombreuse;  con- 
quêtes ,  ses  vertus  et  ses  prouesses ,  elle  ne  se  contraint  pas 
et  lui  écrit  : 

À  la  cour  et  dans  les  gazettes  , 

On  dit  assez  ce  que  vous  êtes  : 
!Se  nous  prônez  donc  plus  tant  vos  exploits  ; 
Il  sied  mal  aux  grands  rois 
De  conter  des  sornettes. 

A  la  cour  et  dans  les  gazettes  , 

On  dit  assez  ce  que  tous  êtes  ; 
Ht  quand  on  croit  les  affaires  Lien  nettes, 
Il  ne  faut  point  de  tambours  ni  trompettes 

À  la  cour  et  dans  les  gazettes. 

Ce  ton  n'est  pas  celui  de  l'adulation. 

D'ailleurs  ,  si  l'élégie  et  l'églogue  vous  fatiguent  ,  voici  la 
satire.  Pendant  que  Louis  X1Y  appesantissait  le  joug  de  l'é- 
tiquette sur  la  cour  qui  pesait  à  son  tour  sur  le  peuple  ;  pen- 
dant qu'il  faisait  trembler  ,  de  son  sourcil  qui  s'abaissait  , 
ses  enfans  et  ses  petits-  enfans  ,  des  cabales  secrètes  ,  enve- 
nimées ,  se  formaient  sous  ses  yeux  même  ,  et  le  roi,  qui 
payait  tant  d'espions  ,  ne  les  connaissait  pas.  Saint-Simon  , 
ce  grand  homme  trop  clairvoyant ,  est  le  seul  historien  qui 
nous  initie  aux  mystères  de  ces  intrigues  ,  auxquelles  nous 
allons  voir  les  femmes  se  rattacher;  nous  citerons  quelques 
monumens  satiriques  .  dus  à  la  malignité  féminine.  Deux 
partis  surtout  divisaient  cette  masse  de  courtisans  à  genoux 
devant  le  grand  monarque  :  le  parti  sévère ,  celui  de  la  dé- 
votion ,  commandé  par  le  duc  de  Beauvilliers  et  le  duc  de 
Chevreuse,  se  ralliant  autour  du  duc  de  Bourgogne  ;  et  le 
parti  libertin  qui  se  groupait  autour  de  Monseigneur,  ou  du 
grand  Dauphin  ,  père  du  duc  de  Bourgogne.  A  Versailles ,  à 
Trianon,  à  Marly ,  en  face  de  cet  homme  qui  se  prétendait 
maitre  unique,  son  fils  et  ses  petits-fils  se  livraient  une  guerre 
acharnée. 

C'était  à  Meudon  ,  dans  ce  magnifique  château  ,  sous  les 
ombrages  de  ce  beau  parc  que  se  réunissaient  le  duc  de 
Vendôme  dont  on  sait  les  mœurs  .  le  prince  de  Vaudemont , 
8  16 


182  REVUE    DE    PARIS. 

mesdemoiselles  de  Lillebonne  ses  nièces ,  la  princesse  de 
Conti  et  le  maréchal  d'Oxelles.  Ils  s'occupaient,  au  milieu 
des  fêtes  et  des  galanteries  auxquelles  une  secrète  licence, 
comprimée  par  la  crainte  ,  commençait  à  se  mêler  ,  à  nouer 
la  trame  de  leurs  intrigues  .  et  surtout  à  forger  les  épigram- 
mes  en  chansons ,  dont  ils  criblaient  les  dévots.  Là  on  se 
moquait  en  liberté  de  dame  Fanchon  (  Mme  de  Maintenon  ) 
et  de  son  amant  suranné,  Louis  XIV.  Là  tous  les  ministres 
étaient  passés  en  revue  avec  une  sévérité  toujours  sardoni- 
que  ,  quelquefois  injuste.  La  principale  conspiratrice  était 
Mlle  de  Nantes,  devenue  duchesse  de  Bourbon-Condé,  femme 
qui  ne  pardonnait  à  personne  un  ridicule  ou  un  travers. 
Elle  faisait  des  chansons  sur  tout ,  au  théâtre ,  au  bal  ,  à  ta- 
ble ,  contre  ses  maris  et  ses  frères.  De  1690  à  1708  ,  elle  a 
criblé  de  ses  chansons  toute  la  vieillesse  et  tous  les  désas- 
tres de  Louis  XIV. 

Elle  en  faisait  à  Versailles  ,  dans  l'antichambre  du  roi.  Un 
jour,  qu'elle  avait  frappé  long-temps  à  la  porte  de  l'appar- 
tement deMme  de  Maintenon  où  le  roi  était ,  et  où  elle  dé- 
sirait entrer  avec  la  duchesse  de  Chartres  ,  la  princesse  de 
Conti,  et  trois  autres  dames  qui  passaient  pour  être  fil- 
les de  l'Amour ,  elle  improvisa  ce  couplet  ,  qu'elle  chanta 
au  roi  : 

Nous  sommes  demi-douzaine , 

Nous  avons  passé  quinze  ans} 

Nous  valons  bien  la  peine 

Qu'on  nous  mette  dedans  j 
Ouvrez-nous  donc  ;  c'est  l'Amour  qui  nous  mène  j 

Nous  sommes  ses  enfans  ; 
Ouvrez-nous  donc  ;  nous  valons  bien  la  peine 

Qu'on  nous  mette  dedans. 

Cette  duchesse  spirituelle  était  terrible  ,  et  l'on  ferait  un 
volume  de  ses  méchancetés  :  lui  prenait-on  un  amant,  vite 
une  chanson.  Elle  appelait  son  mari ,  fort  laid  en  effet , 
Grimaudin.  Mme  de  Florensac  ,  qui  possédait  le  château  de 
Gaillardin,  passait  pour  n'avoir  pas  été  cruelle  pour  Grimau- 
din. Ces  deux  bonnes  rimes  séduisirent  la  duchesse  qui  écrit 
aussitôt. 


REVUE    DE    PARIS.  183 

Si  les  prudes  voulaient  nous  dire 

La  vérité, 
Et  que  chez  elles  on  pût  lire 

En  liberté, 
On  verrait  peint  le  Grimaudin 
Sur  la  porte  du  Gaillardin. 

La  Florensac  se  croit  jolie  , 

Il  n'en  est  rien  ; 
Cependant  sa  plus  forte  envie  , 

Soir  et  matin  , 
C'est  déloger  mon  Grii.iaudin. 
Dans  son  château  de  Gaillardin. 

Madame  de  Florensac  accoucha.  Qui  croyez-vous  père  de 
cet  enfant?  lui  demanda-ton.  Elle  chantonna  : 

Monseigneur  de  Conti , 
Le  petit  duc  mon  mari, 

Tant  d'autres  là  , 

Dautres  ici, 
Tant  d'autres,  tant  d'autres!... 

Aussi  ne  la  ménageait-on  guère,  et  nous  n'osons  pas  re- 
produire ici  les  chansons  qui  lui  furent  adressées. 

Le  duc  de  Bourgogne  était  l'objet  de  la  haine  spéciale  de 
cette  coterie.  On  ne  pardonnait  pas  ses  mœurs  graves  ,  sa 
dévotion  minutieuse  à  l'ami  et  à  l'élève  de  Fénelon.  Quand 
il  partit  pour  commander  l'armée  de  Flandre  ,  les  couplets 
suivans ,  écrits  par  la  duchesse  ,  se  répandirent  à  la  cour  et 
à  la  ville  : 

I. 

Grand  prince ,  pourquoi  partez- vous  ? 

Quelle  est  votre  prudence? 
Si  vous  combattez  Marlboroug, 

Tous  exposez  la  France  ; 
Si  vous  ne  le  combattez  plus  , 

Que  faites-vous  attendre? 


1  81  REVUE    DE    PARIS, 

11  sied  mal  d'être  Fabius 
A  ràsre  d'Alexandre. 


II. 


Prince  ,  partez  pour  la  victoire  J 
Revenez  tout  couvert  de  gloire, 
Et  par  mille  exploits  prouvez-nous 
Que  vous  valez  mieux  qu'on  ne  pense» 
Et  que  c'est  mal  juger  de  vous 
Que  de  juger  sur  l'apparence. 

Quand  l'hiver  on  ne  vous  voit  faire 

Que  confession  et  prière, 

Vivre  à  la  cour  comme  au  désert, 

Blâmer  les  jeux  et  les  spectacles; 

Pour  soutenir  un  tel  hiver  , 

11  faut  un  été  de  miracles. 

A  LA  DUCHESSE  DE  BOURGOGNE, 

Air  do  Joe  onde. 

Belle  Dodo  ,  consolez-vous  , 

Ne  versez  plus  de  larmes  : 
Les  grands  exploits  de  votre  époux 

Vont  égaler  vos  charmes. 
Eugène  à  ce  guerrier  dévot 

Va  donner  la  victoire , 
Quoique  le  père  Martinot  (î). 

En  dispute  la  gloire. 

Grand  prince  en  qui  nous  avons  mis 

Toute  notre  espérance, 
De  votre  aïeul  (2)  suivez  l'avis 

Avec  obéissance  ; 

(1)  Confesseur  du  prince. 
(a)  Louis  XIV. 


REVUE    DE    PARIS.  185 

Du  saint  démêlez  l'imposteur  , 

De  la  peur  la  prudence, 
Et  gardez-vous  qu'un  confesseur 

Ne  gouverne  la  France. 

La  chanson  suivante,  qui  est  encore  l'ouvragé  de  la  du- 
chesse, est  plus  méchante  ;  elle  est  aussi  meilleure. 

Air  :  N'oubliez  pas  votre  houlette. 

Il  faut  aujourd'hui  que  ma  muse 
S'amuse 
A  faire  des  chansons 
Sur  la  guerre  et  sur  les  poltrons  : 
Prince ,  je  vous  demande  excuse  ; 

Il  faut  aujourd'hui  que  ma  muse 
S'amuse 
A  faire  des  chansons. 

Par  ta  crainte  et  ton  ignorance 
La  France 
Est  réduite  aux  ahois  : 
Tu  déments  le  sang  de  nos  rois  , 
Si  renommés  par  leur  vaillance. 

Par  ta  crainte  ,  etc. 

Quelle  gloire  pour  l'Allemagne! 
L'Espagne 
Va  suivre  d'autres  lois. 
A  la  honte  de  nos  François 
Voilà  le  fruit  de  la  campagne  ! 

Gloire  ,  gloire  ,  etc. 

Boufflers ,  ta  trop  longue  défense 
Offense 
Notre  prince  cagot  ; 
8  •  16. 

/ 


186  REVUE    DE    PARIS. 

Tu  dois  le  craindre  ,  il  est  dévot, 
Il  en  saura  tirer  vengeance. 

Boufflers,  etc. 

Qui  aurait  cru  qu'en  diligence  , 
En  France 
S'enfuit  le  Bour°;uis;non  , 
Tremblant  au  seul  bruit  du  canon, 
Et  de  frayeur  vidant  sa  panse? 

Qui  aurait  cru  ?  etc. 

Second  Louis-le-Débonnaire , 
La  guerre 
N'est  point  du  tout  ton  fait  j 
Saint  Médard  est  mieux  ton  affaire. 

Second  Louis-le-Débonnaire  , 
La  guerre 
N'est  point  du  tout  ton  fait. 

Qu'on  ne  s'étonne  pas  de  voir  une  femme  prendre  une 
part  si  violente  à  l'opposition  amère  qui  envenima  les  der- 
niers jours  de  Louis  XIV. 

La  femme  s'associe  à  tout;  elle  embrasse  la  société  de  sa 
chaîne  électrique  ,  et  y  jette  la  flamme  ,  la  vie  ,  l'enthou- 
siasme :  à  une  société  bonne  ,  elle  prête  le  magnétisme  de 
la  vertu;  à  une  société  mauvaise,  le  magnétisme  du  mal  : 
Cornélie,  au  temps  des  Gracques  ;  Messaline  ,  du  temps  de 
Claude.  Quand  on  a  voulu  rédiger  à  part  et  comme  annales 
isolées  ,  les  annales  de  femmes,  on  s'est  trompé  :  elles  sui- 
vent toutes  les  variations  de  la  pensée  sociale  avec  une  faci- 
lité ,  souvent  avec  une  énergie  admirable.  Chaque  maîtresse 
de  Louis  XIV  semble  un  symbole  nouveau  des  évolutions 
de  sa  destinée  :  brillante ,  douce ,  tendre  ,  romanesque  et 
noble  avec  la  Vallière  ;  dominatrice,  outrecuidée  ,  belle, 
injuste  ,  éclatante  avec  Mme  de  Montespan  ;  sévère ,  triste  , 
rogue  ,  hypocrite  ,  imposante  encore  ,  mais  flétrie  ,  mais 
douloureuse,  mais  éclipsée  sous  la  Maintenon. 

C'est  chose  frivole  ,  je  le  sais  ,  que  ces  pauvres  chansons  ; 


REVUE    DE    PARIS.  18" 

quelques  fleurs  tombées  après  le  bal  ,  débris  d'une  fête  bril- 
lante; quelques  impressions  légères  ,  mais  vives  ,  des  élans 
de  tendresse  ou  de  colère ,  exprimés  en  impromptu.  Mais 
rien  de  ce  qui  appartient  aux  femmes  contemporaines  de 
Louis  XIV  et  habitantes  de  sa  cour ,  ne  nous  semble  indigne 
d'être  recueilli.  Ce  sont  des  battemens  instinctifs  ,  des  pulsa- 
tions rapides,  des  émotions  passagères  dont  les  historiens 
ne  gardent  pas  le  souvenir  ,  mais  qui  ne  sont  pas  sans  inté- 
rêt pour  quiconque  étudie  dans  l'histoire,  non  les  faits 
bruts  ,  mais  les  hommes.  Dans  un  second  article,  nous  ver- 
rons ces  mouveraens  se  reproduire;  nous  pourrons  placer 
à  côté  des  vers  tendres  de  La  Yallière  quelquesvers  satiriques 
de  Mme  de  Maintenon.  Nous  citerons  d'autres  couplets  fémi- 
nins ,  dirigés  contre  elle,  et  nous  irons  ainsi  jusqu'à  la 
mort  de  Louis  XIV  ,  astre  éclipsé,  objet  d'un  culte  si  idolâ- 
tre ,  et  que  l'on  se  hâta  de  maudire  dès  qu'il  se  fut  abaissé 
sous  l'horizon. 

Pu.  Chasles. 


+Ï&- 


LA.  LITTÉRATURE  A  SIX  SOUS. 


DEUXIEME    ARTICLE. 

Nous  avons  essayé  de  prouver  comment  la  littérature  a  six  sous 
était  la  conséquence  immédiate  et  comique  des  machines  à  vapeur 
et  des  torrens  chargés  de  produire  dix  mille  épingles  à  la  minute. 
On  nous  assure,  on  nous  écrit  même  que  notre  manière  de  voir  a 
déplu  à  des  opinions  mieux  disposées  que  la  nôtre  à  constater  un 
progrès  dans  les  publications  populaires.  Des  économistes,  puis- 
qu'il faut  les  nommer  ,  voudraient  aussi  nous  convaincre  que  25o 
Irancs ,  versés  goutte  à  goutte  pendant  cinq  ans,  ne  sont  pas  une 
charge  pour  le  souscripteur,  qui  en  supporterait  au  contraire  une 
très-lourde  dans  le  débours  d'une  somme  moindre  de  moitié  ,  mais 
à  verser  en  bloc.  Cette  spécieuse  objection  ne  nous  a  pas  persuadé; 
car  si  25o  francs  sont  rendus  sans  doute  plus  légers,  étant  divisés 
par  cinquièmes,  l'instruction  ,  si  instruction  il  y  a  ,  absorbe  cinq 
fois  plus  de  temps,  et  le  temps,  c'est  aussi  de  l'argent  :  l'usure 
est  double.  Ces  observations  et  beaucoup  d'autres  seront  longue- 
ment réfutées  en  leur  lieu  et  avec  toute  la  dignité  des  principes  ; 
comme  elles  touchent ,  par  anticipation  ,  plus  à  la  moralité  qu'à 
l'historique  des  publications  à  six  sous ,  nous  les  garderons  pour 
notre  dernier  article.  Poursuivons  notre  historique. 

Au  début  d'une  publication  à  six  sous  ,  rien  n'est  tendre  et 
velouté  comme  l'entrepreneur  qui  a  jeté  son  dévolu  sur  l'homme 
de  lettres  ,  l'homme  de  lettres  un  peu  femme  ,  comme  on  sait,  par 
son  organisation ,  aux  hanches  faibles ,  à  l'oreille  ouverte  à  la 
flatterie ,  aimant  l'encens  et  passant  par-dessus  la  qualité  ,  se  lais- 
sant mettre  nu  comme  la  main ,  pourvu  qu'on  lui  dise  :  «  Rien 
n'est  parfait  comme  vous.»   Et  de  fait  ,  c'est  toujours  aux  grands 


REVUE    DE    PARIS.  1  89 

hommes  de  la  littérature  qu'on  s'adresse  en  pareille  occasion.  Sans 
eux  ,  leur  est-il  assuré  ;  sans  leur  nom  aimé  des  dieux  et  du  pu- 
blic, l'entreprise  croulera;  avec  eux ,  au  contraire,  avec  leur 
renommée  aigle  à  deux  tètes  ,  comme  celles  dont  on  voit  l'em- 
preinte sur  les  boites  d'eau  de  Cologne  de  Jean-Marie  Farina  ,  la 
publication  ira  aux  nues. — De  l'argent  ?  En  voilà.  Que  dire? 

Que  dire?  Qu'une  fois  votre  nom  vendu,  le  nom,  ce  globe 
de  verre  ,  qu'on  passe  sa  vie  à  souffler  pour  l'arrondir  et  qu'une 
paille  brise,  ce  nom  montera  tout  de  suite  de  prospectus  en  an- 
nonces, d'annonces  en  affiches,  à  la  hauteur  du  thèohràme  et  du 
racahout  des  Arabes.  Vous  serez  racahout.  Et  le  provincial  7 
heureux  de  ne  rieu  savoir  et  de  tout  confondre  ,  brouillera  votre 
individualité  avec  quelque  nom  de  pâte  pour  blanchir  les  ongles. 
L'annonce  a  tout  mêlé,  Sakoski  et  M.  Balianche.  Que  de  fois  le  bot- 
tier a  été  pris  pour  le  métaphysicien,  le  métaphysicien  pour  le  bottier! 

Bien.  Mais  l'homme  qui  a  acheté  votre  nom  ,  devenu  racahout 
et  théobrôme,  croyez-vous  le  voir  à  votre  porte,  revenir  sans  cesse 
vous  demander  des  articles  pour  sa  publication  ,  vous  payer  dere- 
chef 2  à  3oo  f  i .  ?  Innocence  du  cœur!  Tout  ce  qu'on  voulait  de 
vous,  c'était  votre  nom  ;  on  le  voulait  comme  enseigne,  comme 
une  belle  enseigne,  Boute  d'or  ou  Truie  qui  file  ;  on  l'a  payé, 
comme  M.  3Ioulet ,  marchand  de  croûtes,  a  payé  son  enseigne  de 
la  rue  Richelieu;  on  le  voulait  comme  un  brevet,  comme  un  de 
ces  certificats  dont  les  marchands  de  moutarde  et  les  guérisseurs 
décors  aux  pieds  ont  besoin.  Le  pavillon  couvre  la  marchandise  : 
tous  les  corsaires  le  savent.  Vous  avez  servi  de  pavillon;  mais 
queHes  marchandises  allez-vous  couvrir! 

Ici  l'auteur  de  ces  articles,  prévenant  tout  reproche,  toute  ré- 
crimination exercée  contre  lui  au  nom  de  ses  propres  principes, 
avoue,  toutefois  sans  se  croire  l'égal  des  littérateurs  dont  il  a 
dévoilé  1  innocente  prostitution,  qu'il  a  écrit  dans  les  choses  pit- 
toresques ,  qu'il  a  été  pittoresque  pendant  quelques  mois ,  et  que  , 
la  rougeur  sur  le  front  et  200  francs  dans  la  poche  ,  il  s'est  vu 
affiché  sous  l'arche  Marionà  côté  de  la  méthode  végétale  du  docteur 
Gervais.  Mais  à  tout  pittoresque  miséricorde  !  Je  demande  la  vôtre. 

In  enfant  hardi  fut  celui  qui,  courtisé  par  un  négrier  litté- 
raire pour  avoir  son  nom  illustre ,  fût-ce  sans  sa  prose  ou  ses 
vers  ,  accepta  la  proposition  à  cette  condition-ci  :  Vous  me  don- 
nerez une  pièce  de  4o  fr.  (  celles  de  80  francs  n'existant  presque 


li)0  REVUE    DE    PARIS. 

plus  )  pour  chaque  lettre  de  mon  nom.  Le  négrier  pâlit.  Pourtant 
il  se  résigna  au  marché  ,  songeant  à  l'éclat  de  ce  nom  ,  et  surtout 
au  peu  de  lettres  qui  en  formaient  la  magique  sonorité.  Bonheur  ! 
refléchit- il ,  pas  une  douhle  lettre  dans  ce  nom;  nohle  père,  qui 
n'a  jeté  ni  deux  FF,  ni  deux  TTj  ni  deux  iWV,  dans  le  nom  de 
ta  race  !  Conclu ,  monsieur  ,  une  pièce  de  4o  francs  par  lettre.  En- 
voyez votre  nom  à  la  caisse. 

Le  nom  alla  à  la  caisse,  mais  traînant  à  la  queue  trois  noms  de 
saints,  dont  l'auteur,  par  malice,  n'avait  jamais  fait  usage.  Hor- 
rible queue!  l'auteur  s'appelait  dans  le  ciel  Chrysostome,  Buona- 
venture  ,  Népomucène.  Trente-trois  lettres  !  Soixante-six  napo- 
léons !  i,3 20  francs  !!!  Je  no  cite  pas  les  deux  autres  noms  de  l'au- 
teur sur  la  terre  ;  ils  valent  pourtant  quelque  chose.  Le  négrier 
s'évanouit.  Dans  sa  colère ,  il  cria  qu'il  était  indigne  d'un  grand 
homme  d'avoir  tant  de  noms  ,  lorsqu'il  était  si  difficile  d'en  perpé- 
tuer un  ;  et  l'article  n'eut  pas  lieu. 

A  défaut  de  grands  noms  ,  dont  ils  ne  font  usage  qu'une  fois, 
comme  d'une  capsule,  les  entrepreneurs  pittoresques  ont  des  de- 
mi-noms, des  quarts  de  nom  à  leur  solde.  Aujourd'hui  que  la  lit- 
térature est  trop  vaste  pour  se  flatter  de  n'être  cultivée  que  par 
des  hommes  de  génie  ou  de  grands  seigneurs,  elle  partage  ses  bé- 
néfices entre  bien  des  enfans  nécessiteux  ;  les  partage-t-elle  enfin  ? 
Providence  de  ceux-ci ,  la  littérature  pittoresque  leur  vaut  le  con- 
sommé hollandais,  et  leur  montre  en  perspective  ,  dans  une  au- 
réole de  choux-croûte  ,  le  bouilli  Botherel  monté  à  domicile.  En 
conséquence  ,  il  y  a  des  styles  à  tout  prix  ,  des  hommes  universels 
pour  rien.  Qu'y  a-t-il  de  trop  banal  pour  l'abonné  quand  une  fois 
on  le  tient  ?  Il  suffit  de  ne  pas  s'endormir  à  l'époque  des  renou- 
vellemens.  Comme  l'alouette,  l'abonné  est  rappelé  vers  le  piégc 
par  le  miroir  ;  il  ne  faudrait  pas  avoir  un  écu  dans  sa  poche.  On 
compte  aussi  sur  la  manie  des  collections.  Vienne  i835  ,  trois  mille 
compilateurs  auront  rhabillé  Prudhomme  ,  colorié  Berquin ,  dé- 
chiqueté Tabbé  Raynal ,  ce  défenseur  des  noirs  ,  qui  ne  croyait  pas 
être  vendu  un  jour  par  les  négriers. 

Il  semblerait  au  premier  abord,  que  cette  monstrueuse  accumu- 
lation de  petites  sommes  va  servir  à  des  opérations  merveilleuses 
et  royales  ;  point  du  tout.  S'agit-il  de  géographie  ?  on  vous  donne 
des  esquisses  nulles;  de  gravures  ?  d'invisibles  eaux-fortes;  de 
texte  ?  des  compilations  estropiées.  Les  lacunes  de  goût  se  paient. 


REVUE    DE    TARIS.  191 

L'exploitation  de  la  menue  monnaie  de  cuivre  est  venue  après 
celle  des  pièces  d  argent;  maisira-t-on  plus  bas  ?  Hélas  !  il  ne  faut 
décourager  personne.  Et  pourtant  qu'y  a-t-il  de  plus  cher  que  le 
médiocre  ,  à  quelque  prix  que  ce  soit  ?  11  faut  le  crier  par-dessus 
les  toits  ;  la  souveraineté  populaire  a  ses  courtisans  et  ses  parasi- 
tes dans  un  siècle  où  l'on  ne  parle  que  de  ses  auxiliaires  et  de  ses 
enthousiastes.  Les  rois  sont  plus  heureux,  ils  ne  se  ruinent  que 
pour  le  génie. 

A  la  vérité  ,  il  y  a  toujours  un  spéculateur  qui  se  fait  ce  qu'il 
nomme  une  position  ;  cette  position  est  celle-ci  :  Yovant  qu'on  ne 
livrait  pas  grand'chose  au  public  pour  fort  peu  ,  ces  messieurs  ont 
conçu  le  projet  de  ne  donner  rien  du  tout  pour  beaucoup  moins. 
Ajoutons  qu'ils  ont  six  fenêtres  de  file  à  la  Nouvelle- Athènes  ;  c'est 
inhérent  au  recueil. 

On  convient  que  beaucoup  de  vieilles  fantaisies  .  culs  de  lampes 
et  vignettes  ,  figures  macaroniques  et  fleurons  ,  végéteraient,  sans 
le  pittoresque  ,  dans  la  moisissure  des  caves.  C'est  un  art  arra- 
ché au  champignon.  Qu'en  ferait-on?  Du  feu  avec  les  bois,  des 
cuillers  d'étain  avec  les  clichés.  On  les  convertit  en  historiettes, 
dissertations,  traités  de  physiologie.  Le  potier  et  le  fondeur  sont 
volés. 

La  richesse  foncière  des  maisons  de  commerce  pittoresque  con- 
siste d'ailleurs  en  vignettes.  Il  existe  entre  ces  maisons  des  rivali- 
tés haineuses  ,  comme  entre  les  marchands  de  vin  :  celle  qui  a  le 
plus  de  vignettes  prime;  celle  qui  vient  à  en  manquer  tout-à-coup 
chôme.  Telle  maison  a  en  grenier  de  l'article  (  des  vignettes  )  pour 
six  mois  ;  telle  autre  ,  dans  moins  de  dix  jours  ,  n'aura  pas  vingt 
chameaux  sur  acier ,  douze  tigres  sur  bois  ;  telle  autre  ruse  :  elle 
épuise  ses  cathédrales  pour  faire  donner  les  confrères  dans  le  pan- 
neau ;  puis  un  beau  jour  ,  elle  sort  avec  des  hippopotames,  et  des 
boas  à  profusion.  C'est  un  coup  de  fortune  ,  le  souscripteur  ado- 
rant le  boa. 

Toici  l'origine  de  la  vignette ,  mère  de  la  littérature  pittores- 
que, la  source  de  sa  prospérité,  source  bientôt  épuisée.  Londres, 
qui  a  toujours  donné  à  ses  nombreuses  relations  de  voyages  l'ac- 
compagnement original  de  dessins  de  toute  nature  ,  a  fini  avec  le 
temps  par  avoir  au  rebut  des  milliers  de  planches  ,  de  plaques  de 
Lois  ,  de  clichés  inutiles.  Une  imagination  française  eut  l'idée  de 
profiter  de  cette  balayure  typographique  ,  de  l'importer  en  France, 


19.2  REVUE    DE    PARIS. 

et  de  reproduire  ces  dessins  sans  le  texte  dont  ils  étaient  l'acces- 
soire. A  Paris,  l'accessoire  et  donc  devenu  le  principal  :  c'est-à- 
dire  qu'on  a  imaginé  un  voyage  pour  justifier  la  vue  d'un  vais- 
seau ,  une  description  de  pays  pour  donner  la  solution  de  quelques 
clochers  et  de  quelques  arbres  ,  et  qu'on  a  été  obligé  de  mentir, 
sous  peine  de  perdre  une  vignette  dont  le  texte  anglais  seul  pou- 
vait fournir  l'explication.  J'ai  vu  un  entrepreneur  entrer  et  dire  : 
u  Faites-moi  une  paire  d'articles.  Yoilà  six  cathédrales ,  trois 
maisons  rustiques  ,  deux  monastères,  une  fontaine.  »  Et  lorsqu'on 
lui  demandait  :  «  quelle  est  cette  cathédrale  dont  le  nom  est  ab- 
sent? »  Lui  de  répondre  :  «  Qu'importe  ?  mettez  cathédrale  du  roi 
Hérode  ,  et  travaillez.  —  Et  cette  maison  rustique  ?  —  Supposez 
que  c'est  la  maison  de  Milton  ;  les  poètes  n'ont  pas  de  belles  mai- 
sons. —  Y  a  pour  Milton;  jamais  il  n'aura  été  si  bien  logé.  —  Et 
ce  monastère?  —  Dites  hardiment  qu'il  est  des  templiers;  d'ail- 
leurs ils  en  méritaient  un  aussi  beau.  —  Et  cette  fontaine?  — 
Oh!  vous  voulez  tout  savoir  ;  écrivez  qu'on  la  voit  au  Mexique  : 
elle  doit  être  au  Mexique.  « 

Souvent  aussi,  la  vignette  commande  le  sacrifice  d'un  membre 
de  l'article.  Vous  décrivez ,  par  exemple ,  un  Patagon  ;  vous  lui  avez 
généreusement  donné  la  moitié  de  la  colonne  pour  s'étendre,  voilà 
que  ce  diable  de  Patagon  mord  siw  la  justification  ,  et  repousse  la 
copie  ,  réduite  à  trois  lignes  en  haut ,  trois  lignes  en  bas.  Un  de  mes 
meilleurs  amis,  un  des  plus  spirituels  écrivains  de  notre  époque  , 
Alphonse  Karr,  ayant  à  faire  un  article  sur  viDgt  vignettes  de  chiens, 
n'eut  pas  assez  de  place  pour  écrire  une  ligne  de  texte  par  chien; 
c'est  à  peine  si  un  dogue  lui  permit  de  signer  au  bas. 

Je  ne  terminerai  pas  cet  article  sans  rapporter  un  événement  dont 
le  public  n'a  pas  eu,  je  crois,  connaissance.  Un  préliminaire  est 
indispensable.  La  Belgique  ,  que  les  gouvernemens  nous  accusaient 
de  vouloir  voler,  nous  vole  à  main  armée  notre  industrie  littéraire. 
Ces  Belges ,  qui  n'ont  ni  marine ,  ni  frontière  ,  ni  langue,  sont  d'ex- 
cellens  contrefacteurs,  les  premiers  contrefacteurs  du  monde.  Tu- 
nis vit  sur  ses  rapines  à  travers  les  côtes  delà  Méditerranée;  Ma- 
roc brille  ;  Tanger  égorge  ;  la  Belgique  contrefait. 

Or,  pour  revenir  à  mon  histoire,  les  corsaires  belges  eurent  vent 

d'une  descente  de  Français  en  Angleterre,  où  ils  allaient  acheter 

des   clichés,  des  hois  et  des  planches  d'acier,  dans  le  but  d'une 

i  aride  entreprise  pittoresque.  Le  Belge  contrefait  le  texte  français, 


REVUE    DE    PARIS.  193 

parce  que  j'ai  dit  qu'il  n'avait  aucune  langue  ;  mais  il  ne  saurait 
contrefaire  la  vignette  sans  le  Lois  ou  l'acier.  Le  roi  Léopold  peut 
souffrir  le  brigandage  5  mais  il  ne  lui  est  pas  accordé  de  permettre 
l'impossible.  Vite,  les  contrefacteurs  s'embarquèrent  sur  un  bateau 
à  vapeur  et  arrivèrent  dans  la  Tamise  presque  en  même  temps  que 
les  éditeurs  français  ;  ils  étaient  pleins  de  l'espoir  d'enlever  à  ces 
derniers  les  clicbés  épars  dans  l'Angleterre.  On  eût  dit  la  conquête 
des  Normands.  L'amirauté  en  trembla.  Le  roi  Guillaume  en  fut  in- 
formé. Descendus  de  leurs  vaisseaux  ,  les  eonquéransde  la  vignette 
firent  main  basse  sur  les  ateliers  ,  sur  les  vieux  fonds  de  magasins  , 
sur  les  greniers  de  librairie  5  les  araignées  anglaises  ne  savaient  que 
penser.  À  la  gloire  de  notre  belle  nation,  nous  avouerons  que  la 
part  des  Français  fut  la  plus  riche  ,  la  plus  variée.  A  nous  échu- 
rent les  plus  beaux  sauvages,  les  plus  énormes  serpensboa;  enfin,  ces 
mille  richesses  d'histoire  naturelle  dont  nous  buvons  les  délices 
depuis  dix-huit  mois  environ. 

Battus  sur  ce  point,  les  Belges  tentèrent  de  vaincre  leurs  con- 
currens  d'un  autre  côté.  Partis  ensemble  ainsi  qu'ils  étaient  arrivés, 
ils  se  rencontrèrent  dans  la  Manche  chargés  majestueusement  de 
vignettes  de  cathédrales,  de  poêles  à  frire,  de  maisons  rustiques  , 
de  rois  de  l'île  de  Java.  Le  vaisseau  français,  armé  en  clichés  et  en 
guerre,  voguait  vers  ses  souscripteurs  avec  un  vent  favorable:  il 
avait  la  conscience  de  ses  cinquante  mille  abonnés 5  plus  léger, 
le  vaisseau  belge  se  rapprocha ,  se  mit  a  bord  du  vaisseau  français  , 
et  puis  tenta  l'abordage.  —  A  nous  les  clichés!  Ce  cri  pouvait 
avoir  les  suites  les  plus  fâcheuses,  car  Belges  et  Français  étaient 
susceptibles  de  cesser  de  paraître  avant  leur  prospectus. 

Par  fortune  un  vaisseau  hollandais  se  dirigea  vers  le  belge,  con- 
tent de  gagner  Ostende  au  plus  vite 5  caria  guerre  est  la  seule  chose 
que  le  Belge  ne  contrefasse  pas. 

GiriAnDiN. 


LES 


PETITS  THEATRES  DE  NAPLES. 


Oui,  mesdames,  c'est  un  feuilleton  en  grand.  La  ville  de 
Naples,  qui  n'a  peut-être  pas  trois  journaux  (par  ordre  ex- 
près de  son  gouvernement),  me  permettra  bien,  je  l'espère^ 
ce  genre  de  satisfaction.  Je  veux  vous  mener  en  belles  ro- 
bes et  en  éventails  de  papier  peint,  d'abord  au  théâire  San- 
Carlo,  puis  ensuite,  si  vous  le  permettez,  au  théâtre  de  Poli' 
chinellc.  Vous  n'y  entendrez  que  des  choses  édifiantes.  Il  ne 
s'y  passera  rien  de  la  force  des  drames  modernes  ;  les  dan- 
dies  ne  parleront  pas  le  chapeau  sur  la  tête  comme  à  la  Porte- 
Sainl-Martin  font  les  colonels  et  les  séducteurs  ;  et  il  n'y  aura 
pas  de  jeune  fille  qui  assure  avec  un  fauteuil  la  porte  mena- 
cée de  sa  chambre  d'auberge. 

Naples,  espagnole  et  italienne  à  la  fois  ,  raffole  de  specta- 
cles. Depuis  le  Vésuve  ,  théâtre  éternel  qui  ne  dorme  que  le 
soir  et  h  heures  fixes,  que  de  représentations,  bon  Dieu!  Ici, 
d'abord,  c'est  une  rue  inouïe  au  monde,  la  rue  de  Tolède,  la 
rue  la  plus  criarde,  la  plus  sale  et  la  plus  gaie,  la  rue  de  Na- 
ples où  l'on  fait\e  mieux  le  mouchoir.  Prenez  garde  à  vos 
poches,  honnêtes  forestieri{\)\  Quand  de  pauvres  vieilles  da- 
mes à  chapeau  de  paille,  assez  semblables  à  des  revendeu- 
ses àla  toilette  ,  vous  demanderont  l'aumône  dans  celte  rue; 
quand  de  belles  grandes  filles  brunes  comme   une  grappe 

(i)  Voyageurs. 


KEVUE    DE    PARIS.  1  iJo 

d'ischia  vous  porteront  sousle  nez  de  petits  enfans  tout  nus, 
en  vous  disant  :  Un  grano  per  carita  (1)!  défiez-vous  bien  de 
cette  misère  qui  s'en  vaflairant  vos  habits  et  la  générosité  de 
tos  manchettes  !  Je  sais  un  de  mes  compagnons  de  voyage, 
grand  philantrope  auquel  il  en  a  coûté  six  foulards  pour 
avoir  écrit  dans  cette  rue  des  remarques  sur  son  album. 
Tout  cela  parce  qu'au  milieu  du  bruit  et  devant  San-Carlo 
même  on  bat  la  caisse,  et  qu'un  petit  homme  trapu,  assez 
pareil  au  gracioco  du  théâtre  espagnol ,  cabriole  sur  quatre 
planches  au  milieu  de  franciscains  qui  font  la  quête!  Au 
mercredi  des  cendres  ,  et  quand  il  s'est  bien  promené  ,  sui- 
vant l'usage,  habillé  en  femme  enceinie,  ce gracioso  commence 
o  se  rouler  sur  celte  même  place  avec  force  doléances  et 
grimaces  .  disant  qu'il  souffre  et  qu'il  veut  un  médecin.  Ar- 
rive une  opérateur  qui  veut  lui  faire  subir  la  méthode  césa- 
rienne. Gracioso  y  consent.  L'opérateur,  armé  de  tenailles  , 
lui  extrait  alors  du  ventre  trois  paquets  de  corde,  un  fœtus, 
du  vermicelle  et  un  gâteau  de  macaroni.  Et  à  ce  spectacle, 
les  lazzaroni  battent  des  mains;  ils  pleurent  de  rire  et  de 
compassion  en  s'écriant  :  Pavera  donna  l  Ne  voilà-t-il  pas , 
messieurs,  le  bon  gros  rire  de  Ragotin  dans  notre  Roman 
comique? 

Il  est  temps  que  je  vous  conduise  à  la  façade  de  San-Carlo. 
San-Carlo  ou  Saint-Charles  est  un  théâtre  plus  beau ,  à  mon 
sens ,  que  la  Scala  de  Milan  ,  malgré  un  assez  mauvais  goût 
de  décoration  intérieure  qui  fait  ressembler  ses  dorures  au 
papier  de  plomb  qui  recouvre  les  chocolats.  Saint-Charles 
est  vaste ,  aérée  ,  brillant  de  reflets ,  quand  on  veut  se  bien 
donner  la  peine  d'allumer  son  lustre.  Les  jours  de  gala  (et 
notamment  le  jour  du  bal  donné  en  l'honneur  de  sir  Walter 
Scott  (1832),  la  salle  de  Saint-Charles  offrait  un  brillant 
coup  d'œil.  C'est  en  général  la  haute  aristocratie  qui  en 
occupe  lesloges.  Les  officiers  napolitains,  brillanset  agrafés 
dans  leur  uniforme  ,  y  font  l'effet  de  ces  enseignes  ou  man- 
nequins élégans  qui  bordent  les  boutiques  de  tailleurs  anglais 
dans  Picadilly  ou  le  Strand.  Ils  sont  presque  tous  fort  soi- 
gneux de  leur  personne  ,  jolis  hommes   et  bons  ténors. 

(i)  Un  sou  par  charité! 


196  REVUE    DE    PARIS. 

Donne-moi  donc  mon  corset,  maraud,  dit  Juan  à  Leporello 
son  valet.  Les  officiers  napolitains  en  disent  autant.  Le 
théâtre  Saint-Charles  joue  le  chant ,  la  danse  et  les  oratorios. 
Dominique  Barbaja,  entrepreneur  de  tous  les  théâtres  d'Ita- 
lie ,  était  un  pauvre  cocher  du  temps  de  Napoléon.  Il  parait 
qu'il  aime  mieux  avoir  à  cette  heure  un  palais  via  di  Toledo , 
et  une  villa  au  Pausilippe.  Vive  l'industrie  ! 

Au  théâtre  Saint-Charles,  le  premier  théâtre  deNaples, 
qu'entendrez-vous  ,  je  vous  le  demande ,  que  vous  n'ayez 
pas  entendu?  Mm,i  Malibran  y  jouerait-elle  la  Cenerentola , 
Lablache  Henri  VIII ,  et  T amburimV ^gnese ;  vous  croyez 
encore  toucher  le  velours  d'une  loge  des  Bouffes.  Venez  donc 
à  deux  pas  de  là,  oui,  rien  qu'à  deux  pas,  et  vous  n'aurez 
pas  sujet  de  vous  repentir. 

A  deux  pas  de  San-Carlo  est  construit  son  diminutif,  San- 
Carlino,  théâtre  des  polichinelles.  C'est  bien  le  plus  bouffon, 
le  plus  crasseux,  le  plus  goguenard  ,  le  plus  rusé,  le  plus 
napolitain  de  tous  les  théâtres  de  Naples.  J'y  avais  une  place 
marquée  tous  les  soirs  entre  la  clarinette  et  le  second  joueur 
de  timbalo ,  un  petit  bonhomme  de  douze  ans.  Je  me  sou- 
viendrai ma  vie  entière  de  la  première  farce  que  j'y  vis 
jouer  en  août  1832.  La  Rocca  di  monte  Corvo  était  le  titre 
de  ce  bon  et  gras  mélodrame.  Dans  ce  mélodrame,  il  y  avait 
douze  brigands,  un  pauvre  signor  qui  donnait  sa  bourse  , 
et  un  souffleur  que  l'on  accablait  d'injures  dans  la  salle  même 
parce  qu'il  élail  allegro  et  donnait  mal  la  réplique.  Dans  cette 
pièce  ,  le  Pulcinclla  était,  comme  dans  toutes,  le  premier  et 
le  seul  nœud  de  l'intrigue.  C'est  lui  qui  apprenait  aux  captifs 
de  la  caverne  à  jouer  du  flageolet  et  à  s'esquiver.  Le  souter- 
rain de  Gil-Blas  perçait  évidemment  dans  tout  cela.  Il  y 
avait  une  vieille  de  soixante  ans  ,  en  jupe  rouge,  espèce  de 
Léonarde ,  qu'on  voulait  aussi  marier  avec  ce  même  Polichi- 
nelle. Le  premier  jour,  je  trouvai  cela  médiocrement  bouffon, 
je  comprenais  très-imparfaitement  le  dialecte.  Le  dialecte 
napolitain  est  plein  de  verve,  caustique  jusque  dans  son 
grasseiement  et  ses  sons  de  gorge  ,  ayant  parfois  dans  ses 
éclairs  un  singulier  rapport  avec  ce  que  les  Anglais  nom- 
ment humour ,  mot  qui  serait  ici  fort  bien  remplacé  par  celui 
de  brio.  Une  fois  familiarisé  avec  la  langue,  je  fus  surpris 


REVUE    DE    PARIS. 


197 


de  saisir  et  d'applaudir  moi-même  involontairement  à  ou- 
trance la  scène  qui  suit.  (C'est  Polichinelle  avec  sa  veste 
blanche  à  gros  boutons  comme  nos  pierrots,  et  son  masque 
noir  à  nez  de  carton  ,  qu'on  amène  devant  les  brigands  délia 
Rocca.)  On  lui  demande  sa  profession. 

«  Sono  artista,  dit  d'abord  Polichinelle. 

Le  brigand  lui  explique  alors  comment  il  se  fait  qu'il  n'y 
a  d'artistes  utiles  à  la  société  que  ceux  qui  tuent ,  pillent  et 
dévalisent.  Le  même  br  icône  fait  paraître  alors  devant  lui 
quelques  autres  hommes  de  la  troupe  qui  continuent  avec 
acharnement  l'interrogatoire. 

«  De  quel  pays  êtes-vous?  »  lui  demandent-ils  en  chœur. 

Polichinelle,  effrayé  d'abord ,  sa  rassure  et  dit  :  Romano. 

—  Romano!  dit  un  voleur,  attends  donc.  Je  me  souviens 
qu'une  fois  ,  à  Rome  ,  un  contadino  m'a  frappé  de  son  cou- 
'teau  dans  un  marché.  Depuis  ce  temps  j'ai  fait  vœu  de  boire 
le  sang  et  de  manger  le  cœur  du  premier  Romain  que  je  ren- 
contrerais. 

—  Signori,  alors  je  suis  Toscano. 

—  Toscano  !  reprend  un  autre  ;  j'ai  reçu  sur  la  tète  un  vio- 
lent coup  de  marteau  dans  cette  gracieuse  cité  de  Florence, 
et  depuis... 

—  Signori,  signori,  sono...  Sinese. 

Du  moment  que  Pulcinella  est  Sinese ,  c'est-à-dire  C'hiwjis, 
on  ne  l'inquiète  plus  ,  et  chacun  le  laisse  paisible.  Il  croise 
alors  ses  mains  sur  sa  jaquette,  fait  tourner  ses  pouces  et 
met  un  pâté  dans  la  coiffe  de  son  chapeau.  Il  mange  ce  pâté 
avec  la  grâce  de  Pourceaugnac  achevant  sa  côtelette  dans 
Molière.  Il  crie,  il  chante,  il  fait  rire  les  bandits,  danser 
la  vieille  et  trembler  la  caverne  avec  sa  voix  de  lasso.  J'ou- 
bliais de  vous  dire  que  dans  cette  pièce ,  l'homme  volé  (Pi- 
gliato  délia  vola) ,  le  pauvre  diable  enfin  est  hué  et  sifflé.  On 
applaudit  beaucoup  les  voleurs,  qui  sont  grands  et  forts 
comme  des  porteurs  d'eau  du  Louvre.  Avant  tout ,  le  ÎNapoli- 
lain  aime  à  se  voir  peut-être  dans  la  glace  ;  ces  gens  à  rude 
barbe ,  à  chapeau  pointu  ,  à  phrases  brèves,  gens  de  grand 
chemin  et  de  petites  ruses ,  lui  plaisent.  Le  Pulcinella  l'égaie 
pt  a  tout  le  fruit  de  ces  représentations. 

D'autres  fois  Polichinelle  est  le  plus  patient  filou  de  la 
8  17. 


198  REVUE    DE    PARIS. 

terre  ;  il  raconte  combien  de  temps  il  faut  avant  de  se  faire 
la  main. 

Celte  fois  il  est  intendant  du  duc  dePaligatiano,  joli  petit 
duc  boiteux,  aveugle,  rachilique  ,  que  ce  bon  Polichinelle 
récrée  et  escroque  comme  un  acteur  on  un  auteur  en  vogue 
à  Paris. 

Les  Pulcinella  portent  le  costume  suivant  : 

Une  jaquette  très-ample  à  boyaux,  un  pantalon  blanc 
comme  la  jaquette  ,  des  souliers  à  pompon  blanc ,  un  bonnet 
blanc,  tout  cela  fariné  comme  la  statue  du  commandeur  à  la 
lune.  Le  nez  seul  est  noir.  Ils  nomment  ce  nez  un  nez  de  pa- 
2Jagallo. 

Quant  c'est  Pasqvale ,  le  meilleur  et  le  plus  vieux  polichi- 
nelle de  Naples ,  qui  joue  à  ce  petit  théâtre  de  San-Carlino, 
théâtre  enfoui,  Naples  n'a  pas  assez  de  carrosses. 

J'ai  connu  un  pauvre  diable  qui  jouait  les  polichinelles  sans 
trop  de  succès ,  et  qui  avait  été  marquis  à  Bergame ,  la  patrie 
des  arlequins.  «C'est  Arlequin  qui  m'aura  porté  malheur; 
Arlequin,  mon  rival!»  soupirait-il  mélancoliquement.  Ce 
pauvre  marquis  ruiné  dépensait  dix  grains  par  soir  :  unaor- 
ijcatuy  una  limonata ,   et  tout  était  dit. 

Il  avait  cinquante-deux  ans.  Je  l'emmenai  dîner  un  soir 
en  compagnie  à  Santa-Lucia.  11  s'exprimait  avec  une  aisance 
parfaite  dans  notre  langue ,  savait  Juvénal  et  les  poètes  de  la 
décadence,  mangeait  fort  peu  de  pastèques  et  jouait  fort  bien 
aux  dominos.  11  me  raconta  que  Murât  lui  avait  un  jour  cassé 
sa  canne  sur  l'épaule.  D'habitude ,  Seripandia  (c'était  son 
nom)  était  fort  railleur  5  il  jugea  comique  de  porter  un  soir 
en  scène  les  bottes  jaunes ,  les  éperons  et  les  dentelles  de 
Murât.  Il  avait  un  cheval  blanc  (en  carton),  et ,  comme  il  est 
à  remarquer  que  les  généraux  ont  presque  toujours  des  che- 
vaux blancs ,  Seripandia  faisait  le  général  et  commandait 
douze  galopins  armés  de  bâtons.  Cette  farce  amusa  beau- 
coup ,  parce  qu'il  imitait  le  prince  admirablement.  Au  sortir 
du  théâtre,  un  homme  en  manteau  l'aborda  sous  une  lan- 
terne ,  et  lui  remit  une  lettre  :  c'était  un  bon  de  200  piastres 
sur  la  cassette  de  Murât.  Le  même  manteau  ,  élevant  alors 
ses  deux  manches  ,  laissa  choir  un  gourdin  irrécusable  de 
volume  sur  les  épaules  du  pauvre  acteur.  «  Et  de  cette  ma- 


REVUE     DE  PARIS.  199 

nière  ,  ajoutait  Seripandia,  je  louchai  deux  capitaux,  ce  à 
quoije  fus  très-sensible » 

Le  théâtre  San-Carlino  ,  qui  est  placé  dansunecave ,  réu- 
nit souvent  la  meilleure  société  de  Naples  ;  communément, 
c'est  la  bourgeoisie  qui  en  occupe  les  gradins.  Le  poeta  du 
théâtre  ,  l'auteur  des  imbroglios,  reçoit  40piastres  pour  son 
livret  quand  ce  livret  est  excellent.  C'est  ce  que  touche  chez 
nous ,  par  semaine  ,  le  plus  mince  auteur  de  vaudeville.  Le 
poeta  est  souvent  lui-même  à  la  porte  causant  avec  Vaboyeur  ; 
il  loge  d'ordinaire  dans  la  partie  haute  et  sale  de  la  ville. 
Tout  le  monde  n'est  pas  d'un  coup  Goldoni  ou  Giraud. 

Bravo  !  bravo  !  ilfarbo  e  a  creparelviva  !  rival  miraviglioso  ! 
Voilà  dans  quels  termes  s'expriment  les  loges  quand  c'est  un 
polichinelle  en  renom  qui  joue.  Le  commissaire  assiste  en  ha- 
bit brodé  à  ces  représentations  pour  que  tout  s'y  passe  dans 
l'ordre  ,  e  senza  parlât-  di polit ica.  Il  a  ,  comme  tous  les  spec- 
tateurs un  peu  gentilshommes  ,  un  grand  éventail  de  papier 
peint ,  sur  lequel  est  d'ordinaire  saint  Janvier,  avec  sa  fiole 
de  sang  et  des  lunettes.  Ce  spectacle  finit  de  dix  à  onze  heu- 
re* ;  il  est  voisin  du  fameux  théâtre  Fondo. 

Le  théâtre  del  Fondo  a  les  mêmes  acteurs,  la  même  admi- 
nistration et  les  mêmes  opéras  que  Saint-Charles;  il  est  de 
moyenne  grandeur  ,  misérable  d'entrée  et  flanqué  d'une 
bottega  intérieure  ,  où  des  garçons  en  tablier  blanc  vous  ser- 
vent des  oranges  et  des  marasquins. 

Je  dois  vous  dire  deux  mots  de  la  Fenice.  La  Fenice,  qui 
n'a  rien  de  celle  de  Venise ,  est  encore  un  petit  théâtre  pareil 
à  ceux  de  nos  boulevards.  On  lit  à  sa  porte  des  affiches  dans 
le  style  français  le  plus  obséquieux  ,  sinon  le  plus  pur;  té- 
moin celle-ci  que  je  vais  transcrire  littéralement  : 

«  Soirée  du  28  juillet  1802  , 
»    Pour  le  bénéfice  de  l'actrice  Irène  Severina  , 

»  Avons  l'honneur  de  vous  inviter  à  notre  théâtre ,  l'actrice  in- 
)>  comparable  vous  ayant  choisi  une  des  excellentes  pi*kes  du  théâ- 
»>    tre  italien  ,  avant  pour  titre  : 

»   Le  triomphal  retour  d'Arioldc, 
}>  roi  des  Lombards  ,  en  sa  ville  ; 


200  REVUE     DE   PARIS. 

»   Qui  sera  suivie  d'un  petit  opéra  en  deux  actes  ,  et  mêlé  de  bons 
n   mots  et  de  traits  ridicules  pris  de  1  histoire  florentine  ; — savoir: 


te  Le  poète  Trayoli  (haricots) 
»    à  la  campagne  de  Prdtolino. 


»  Toute  la  décence  possible  ,  le  zèle  et  les  salutations  de  l'humble 
»  troupe  ,  sont  les  attributs  qyCelle  ose  se  flatter  qui  pourront  mé- 
»    ritcr  votre  présence  et  vos  bienfaits.  » 

En  sortant  delà  suivezversla  gauche  les  grandes  dalles  du 
quai  du  Môle.  Le  Môle,  ce  boulevard  de  Naples  ,  contient 
sur  ses  quais  presque  autant  de  badauds  que  notre  boulevard 
du  Temple.  Toilà  des  enfans  en  chemise,  d'autres  tout  nus, 
se  traînant  deux  à  deux  sur  les  parapets  du  Môle  comme  des 
fourmis  au  soleil.  Survient  un  troisième  ,  un  quatrième  ,  et 
les  voilà  qui  cherchent  à  se  hisser  sur  les  grands  rebords  du 
quai;  puis  tout-à-coup  ils  retombent  sur  le  sable,  mêlés 
comme  chaque  fil  d'un  macaroni. 

Mais  chut  !  voici  un  monsieur  en  habit  noir  ,  habit  râpé  , 
habit  de  poète.  Messieurs  ,  respectons  un  peu  son  infortune, 
son  habit  a  vu  jadis  Ugolin  ,;  il  a  touché  de  près  la  manche 
du  comte  Roger,  il  a  reçu  des  coups  de  plat  de  sabre  des 
Sarrazins.  N'est-ce  pas  vous  dire  que  ce  pauvre  chrétien  va 
vous  expliquer  le  Tasse  ,  qu'il  est  pour  le  lazzarone  la  seule 
providence  des  temps  anciens  ,  l'homme  des  poèmes  ,  des 
canzoni,  des  nouvelles?  Voyez  !  le  voilà  à  peine  monté  sur 
ses  trétaux  que  le  cercle  d'auditeurs  se  forme  attentif.  Ils  sont 
là  tous  en  face  de  la  mer  d'Iscbia  et  de  Caprée  ;le  château 
de  l'Œuf  les  regarde  pour  voir  s'ils  ne  conspirent  pas.  Le 
château  de  l'Œuf,  avec  sa  seule  meurtrière  ouverte  comme 
un  œil  d'aigle  ,  voit  des  conspirations  partout  depuis  Masa- 
niello.  Allons,  signor,  voici  le  moment ,  le  moment  d'être 
grand  et  véritablement  hardi  ;  dites-leur  bien  haut  ce  que 
vous  pensez  de  cette  force  d'inertie  qui  est  la  seule  force 
italienne,  de  cette  mollesse  de  langage  qui  a  passé  de  la  bou- 
che au  cœur ,  de  cette  paresse  qui  tue  chez  eux  les  plus  beaux 
senlimens  d'audace  ;  parlez-leur  du  Tasse  en  prison  etd'Al- 
fieri,  le  Brutus  en  perruque;  et  si  vous  avez  du  sang  au  cœur,  di- 


REVUE    DE    PARIS. 


201 


tes,  dites  bien  haut  comment  il  se  fait  que  Pellico  ne  soit  pas 
vert  et  pourri  comme  les  murs  de  sa  prison  ! 

Mais  l'improvisateur  aime  mieux  parler  d'Ugolin  ,  Ugo- 
lin  et  le  tnangia  (l)  divoi  de  Dante;  car,  ne  faites  pas  erreur, 
l'improvisateur  n'est  souvent  rien  moins  qu'un  pauvre 
homme  de  lettres  ruiné  ,  comme  cela  se  voit  chez  nous  ,  un 
brave  homme  d'auteur ,  comme  l'était  Camerana ,  auteur 
fécond  qui  jouait  à  lui  seul  les  pièces  de  son  théâtre  (*),  don- 
nant par  jour  deux  représentations,  une  le  matin,  une  le 
soir.  L'improvisateur  d'Italie  a  du  reste  un  but  et  une  con- 
sécration véritables  ;  il  popularise  la  poésie  chez  le  peuple. 
Autant  nos  improvisateurs  de  salon  et  d'Athénée  sont  ridi- 
cules en  a\ilissant  chez  nous  la  poésie  jusqu'aux  fades  jeux 
de  la  rime  et  aux  puérilités  de  la  scolastique ,  autant  ceux 
d'Italie  ,  en  demeurant  dans  les  bornes  de  leur  emploi ,  en 
commentant  l'esprit  et  le  génie  de  leurs  poètes,  plutôt 
qu'en  y  substituant  le  leur  ,  sont  dignes  d'attention  et  de 
justice. 

Le  domestique  de  la  place  qui  me  conduisait  me  fit  re- 
marquer un  jour  la  maison  d'un  homme  qui  écossait  quel- 
ques pois  devant  sa  porte.  «  Voici  Olivario  ,  me  dit-il  ,  un 
gaillard  solide  pour  l'improvisation  ,  Iravo  per  canzoni ;  on 
lui  en  commande  de  tous  les  côtés  de  iNaples.  Il  fait  aussi 
bien  le  couplet  de  table  que  l'épithalame,  et  mériterait  d'a- 
voir à  Pompéi  la  casa  du  poète  Sallustio.  Seulement  il  s'est 
fait  une  grave  affaire.  Vous  savez  peut-être  ce  que  c'est  que 
la  Grotte  du  Chien ,  car  je  vous  suppose  trop  indolent  en 
fait  de  curiosité  niaise  pour  aller  voir  ce  qui  s'y  passe.  Or  . 
il  y  avait  dans  iNaples  ,  il  y  a  un  mois  ,  une  vieille  marchesa 
qui  tenait  beaucoup  à  son  chien  ,  un  griffon  nomm  é  Zoppi. 
Zoppi  avait  bien  le  muffle  le  plus  rosé  et  les  oreilles  les 
plus  soyeuses  du  monde;  il  jappait  surtout  avec  un  rare 
talent,  il  jappait  à  ne  pas  laisser  entendre  un  charlatan 
vendant  son  eau- de-vie  et  ses  bouteilles  d'élixir.  Voilà  que 
tout-à-coup  il  n'est  question  dans  l'hôtel  de  la  marchesa  que 
de  la  disparition  de  Zoppi.  Les  voitures  de  la  Chiaja  avaient- 

(1)  Allusion  à  l'épisode  d'Ugolin [Inferno). 
[i)  A  San-Carlino. 


202  REVUE    DE    PARIS. 

elles  écrasé  l'intéressant  griffon  ,  ou  bien  la  fontaine 
Santa-Lucia  l'aurait-elle  noyé?  Quel  lazzarone  assez  osé 
pour  un  tel  crime?  On  affiche  Zoppi  dans  toute  la  rue  de 
Tolède.  Zoppi  figure  en  grosses  lettres  sur  les  petites  affi- 
ches des  bottege  (').  La  marquise  avait  des  crises  de  nerfs 
devantle  portrait  au  pastel  de  son  griffon.  Olivario  l'impro- 
visateur était  le  seul  qui  sût  à  Naples  le  sort  du  pauvre 
Zoppi  ;  les  aboiemens  répétés  du  chien  avaient  toujours 
paru  fort  déplaisans  au  patient  Olivario  ,  qui  déclamait 
avec  assez  de  succès  dans  le  salon  du  palais  Coluccio,  le 
palais  de  la  marquise.  Dans  une  circonstance  toute  récente, 
Olivario  ,  avec  ses  habits  troués  ,  son  pauvre  chapeau  gris 
et  ses  manchettes  sales,  avait  eu  l'insigne  honneur  de  ré- 
citer una  novella  tragica  devant  le  roi  de  Naples  lui-même  , 
qui  était  venu  chez  la  marchesa  prendre  les  sorbets.  Au 
plus  beau  de  son  poème  ,  Olivario  avait  été  interrompu 
par  Zoppi,  qui,  non  content  d'aboyer  frénétiquement  sur 
la  terrasse,  était  venu  mordre  aux  jambes  l'improvisateur, 
et  déchirer  son  pantalon  ,  beaucoup  trop  mûr,  lorsqu'Oli- 
vario  disait  ce  vers  : 

La  vendetta  d'Apollo  afatto  Marte  (2). 

incident  qui  avait  terminé  la  tragédie  au  milieu  des  rires 
les  plus  bouffons.  Olivario  s'était  bien  promis  de  s'en  ven- 
ger ;  de  concert  avec  le  paysan  qui  garde  la  Grotte  du 
Chien  ,  en  trafique  et  en  garde  la  clef  ,  il  avait ,  dans  une 
belle  soirée  de  juin  ,  volé  Zoppi  qui  furetait  dans  la  cour 
du  côté  des  cuisines.  Le  griffon  Zoppi  était  devenu  le  sujet 
intéressant  des  expériences  carboniques  de  ce  gardien.  La 
vie  de  ce  pauvre  animal  se  passait  en  évanouissemens  régu- 
liers et  perpétuels  ,  à  la  joie  des  curieux  j  des  évanouisse- 
mens à  faire  envie  aux  petites  maîtresses  de  Naples  ! 

Or  la  marchesa  n'avait  jamais  vu  la  Grotte  du  Chien.  Cu- 
rieuse de  visiter  cette  grotte  beaucoup  moins  digne  d'intérêt 
que  les  étuves  voisines  de  San-Germano  ,  elle  s'y  fit  con- 

(1)  Cafés. 

(a)  Mars  a  tiré  vengeance  d'Apollon. 


Ri  VUE    DE    PARIS.  20^ 

«luire  par  son  cavalier  servant.  Dans  le  pauvre  chien  qui 
se  tordait  convulsivement  sous  l'influence  empoisonnée  de 
la  vapeur  de  la  grotte,  elle  reconnut  Zoppi.  Ce  fut  un  coup 
de  foudre  pour  la  vieille  marchesa.  Elle  fit  mander  le  paysan 
qui  confessa  tout  et  vendit  Olivario.  La  marquise  voulait 
qiril  fût  emprisonné  ;  mais  comme  c'était  le  jour  de  Pâques , 
et  qu'elle  avait  coutume  d'aller  passer  le  reste  des  fêtes  à 
Castellamare,  le  crime  d'Olivario  fut  impuni. 

Olivario  est  un  bon  père  de  famille  ;  il  cullive  lui-même 
ce  petit  terrain  que  vous  voyez  ,  et  mange  son  blé  de  Tur- 
quie aussi  bien  qu'un  lazzarone.  » 

En  voilà  assez  sur  les  théâtres.  —  Parlons  maintenant 
comme  contraste  des  représentations  et  fêtes  religieuses, 
tapies ,  curieuse  et  vive  comme  l'est  une  jeune  fille  ,  se  laisse 
prendre  par  les  yeux  plus  qu'aucune  ville  d'Italie.  C'est  le 
pays  de  la  forme  que  cette  brune  Italie  ,  comme  l'Allemagne 
est  le  pays  de  l'idée.  Il  faut  à  ce  ciel  d'un  bleu  dur  et  vif. 
d'un  contour  brillant  et  toujours  net,  des  couleurs  égale- 
ment tranchantes ,  une  poésie  palpable  et  découpée  pour 
ainsi  dire  au  ciseau  ;  il  faut  que  la  religion  elle-même  s'y 
fasse  toucher  au  doigt  comme  le  côté  du  Christ  qui  accuse 
Thomas  d'être  incrédule.  Et  de  là  ces  belles  et  saintes  fêtes  - 
ce  viatique  porté  le  soir  aux  flambeaux  et  ces  fagots  allumés 
devant  la  maison  du  malade;  de  lace  prêtre  qui  passe  sous 
un  dais  au  son  des  cloches  ,  et  comme  s'il  s'agissait  du  salut 
de  toute  une  ville  ;  comme  s'il  était  Belzunce  et  que  Marseille 
eût  la  peste'.  Tout  cela  pour  un  pauvre  homme  dans  une 
mauvaise  chambre,  agonisant  et  entouré  peut-être  de  trois 
amis.  Il  n*y  a  que  tapies  pour  ces  représentations  aux  cru- 
cifix miraculeux ,  aux  bannières  bénies ,  aux  châsses  saintes. 
JNaples,  avec  son  épicuréisme  grossier,  sa  gloutonnerie 
flamande ,  incline  le  genou  devant  ces  pieux  lambeaux  du  ca- 
tholicisme. —  Je  n'en  veux  pour  témoin  que  la  fête  du  sang 
de  saint  Janvier  festadel  sanyue ,  nom  qui  désigne  le  mira- 
cle annuel  de  Raples.  C'est  dans  la  chapelle  du  Trésor  que 
se  conservent  le  buste  et  le  sang  de  saint  Janvier  ,  ce  patron 
merveilleux  de  la  ville.  Celte  chapelle  ,  érigée  après  la  peste 
de  1526,  renferme  des  lunettes  peintes  par  le  Dominiquin  . 
admirables  restes  du  génie  de  ce  grand  maître,  dont  les  ri- 


204-  REVUE    DE    PARIS. 

vaux  redoutaient  tellement  la  force,  qu'ils  cherchèrent  à 
L'empoisonner  jusqu'à  deux  fois  en  mêlant  un  arôme  véné- 
neux au  plâtre  chaud  dont  il  se   servait  pour  ses  fresques, 

Le  miracle  du  sang  de  saint  Janvier  a  lieu  dans  cette  cha- 
pelle. Le  sang  ,  contenu  dans  une  fiole  de  verre  ,  est  montré 
aux  curieux  pour  que  l'infaillibilité  du  miracle  ne  soit  pas 
douteuse.  Il  y  a,  dès  le  matin,  de  vieilles  femmes  à  bâtons 
noueux  qui  s'approchent  sans  trop  de  façon  de  la  balustrade 
et  demandent  au  saint  de  ne  pas  les  faire  languir.  Quand  le 
miracle  n'a  pas  lieu  assez  vite  (c'est  d'ordinaire  vers  midi) , 
ces  femmes  mettent  les  poings  sur  les  hanches,  injurient  le 
saint  et  lui  prodiguent  les  noms  les  plus  grossiers.  L'illumi- 
nation de  la  ville  est  admirable  Je  soir  ;  son  obélisque  est 
entouré  de  girandoles  :  ce  coup  d'œil  est  éclatant ,  moins 
remarquable  cependant  que  celui  de  la  girandola  à  la  fête 
de  saint  Pierre  de  Rome. 

Cet  appareil  de  représentations  religieuses ,  toujours 
théâtral  et  solennel,  se  fait  remarquer  plus  étrangement  en- 
core à  la  fête  de  la  Madone  de  l'Arc.  La  Madona  del  Arco, 
solennité  plus  mystique  que  celle  de  Piedigroto ,  réunit  au- 
tant de  monde  autour  de  sa  chapelle.  C'est,  pour  un  voya- 
geur qui  ne  connaîtrait  pas  l'Italie  ,  la  chose  du  monde  la 
plus  incroyable  et  la  moins  suspecte. 

Dès  le  matin ,  cette  chapelle ,  simple  et  sans  oi'neraens 
autres  qu'une  châsse  chargée  de  pardons,  est  ouverte  aux 
populations  environnantes.  Résina  et  Portici  y  accourent  en 
foule.  Il  y  a  à  l'entour  des  danses  et  des  tavernes  en  plein 
vent.  Vous  y  verriez  de  beaux  jeunes  hommes  en  veste  rouge 
à  boutons  à  fraise,  le  bonnet  pointu  et  la  plume  de  coq 
penchée  sur  l'oreille,  des  petits  enfans  et  des  vieillards  pa- 
ralytiques qui  s'y  font  porter  en  chaise.  Au  dehors  ,  c'est 
la  vie  et  le  tumulte;  on  achète  des  fruits,  on  mange  des 
salâmes  ('),  on  élève  bien  haut  de  grandes  fourches  chargées 
d'images  de  saints.  Les  paysans  qui  promènent  ces  four- 
ches sont  vêtus  de  casaques  à  rubans  ;  ils  dansent  en  chan- 
tant près  du  temple  la   plus  animée  des  tarentelles. 

Au  dedans  et  comme  contraste  ,  c'est  un  peuple  de  men- 
dians  hâves  et  lépreux  qui  marche  à  genoux  sur  les  dalles, 
prie  à  voix  haute ,  et  se  traîne  à  deux  mains  depuis  la  pre- 


REVUE    DE    PARIS.  205 

mière  pierre  de  l'entrée  jusqu'au  maitre-autel,  léchant  le 
pavé ,  il  faut  le  dire  ,  et  se  frappant  la  poitrine  en  s'écriant: 
Madona  ! 

Les  gens  que  leur  confesseur  ou  leurs  vœux  amènent  en 
cet  endroit,  ne  ressemblent  que  trop  à  ces  malades  désespérés 
que  les  médecins  envoient  aux  eaux  les  plus  maussades  et  les 
plus  lointaines.  Tout  ce  misérable  troupeau  d'hommes  serrés, 
rongés  d'ordure  et  lèpre  ,  hurlait  à  notre  entrée  comme  les 
damnés  de  Dante  ;  les  paysans  et  les  bourgeois  se  tenaient  à 
l'écart  prosternés  devant  la  châsse.  Nous  vimes  un  beau  gar- 
çon des  Abbruzes  soulever  alors  le  rideau  en  cuir  de  l'église; 
il  entra  et  se  mit  à  prier  debout  devant  la  Madone.  Il  priait 
avec  ferveur  et  grande  onction.  Les  gens  qui  l'entouraient  , 
le  regardaient  tous  comme  un  païen  parce  qu'il  restait  de- 
bout. Je  me  souviendrai  toujours  qu'il  tenait  sa  main  sous 
sa  veste  de  velours  bleu  ;  il  avait  le  regard  fier,  ombragé 
d'épais  sourcils,  de  larges  boucles  d'oreilles  en  croissant,  et 
le  sifflet  du  chevrier  pendu  à  l'une  de  ses  basques.  Il  pa- 
raissait immobile  ,  je  le  supposais  du  moins,  lorsqu'en  m'ap- 
prochantje  crus  voir  une  main  crispée  qui  labourait  sa  poi- 
trine,pendant  quedel'autreil  tenaitson  chapelet. Les  regards 
de  quelques  contadinides  montagnes  demeuraient  fixés  sur  lui, 
et  on  hésitait  à  se  dire  tout  bas  qu'il  avait  été  vu  dans  les  pri- 
sons d'Ancône  il  y  avait  bien  trois  ans.  Quel  qu'il  fût,  ce  jeune 
homme  avait  sans  doute  à  expier  quelque  crime,  car  la  sueur 
lui  ruisselait  du  front ,  et  ses  lèvres  devenaient  pâles  et  vio- 
lettes par  intervalles.  Il  y  eut  un  instant  où  il  s'écria  :  Bene- 
detta  !  avec  un  tel  accent  de  désespoir  ,  que  ce  mot ,  qui  ne 
pouvait  pourtant  s'adresser  qu'à  la  Vierge,  fit  détourner  la 
tête  aux  aveugles  de  l'église  del  Arco. 

Ces  aveugles,  pour  ne  pas  perdre  leur  rang  ,  se  tenaient 
tous  par  une  longue  ceinture  rouge  à  glands  de  soie  verte, 
ayant  bien  soin  d'avancer  vers  la  châsse  quand  le  cri  da 
gardien  ou  le  bruit  des  pas  les  avertissait  de  marcher.  Il  y 
avait  encore  là  de  tout  petits  enfans  qui  s'étonnaient  naïve- 
ment de  voir  leur  père  baiser  ainsi  le  pavé  et  se  relever  en- 
suite la  tète  meurtrie  de  coups  violens  ,  tandis  que  l'encens 
fumait,  et  que  l'orgue  (un  pauvre  orgue  à  trois  tuyaux)  es- 
sayait quelques  hymnes  suintes.  Nous  vîmes  descendre  aussi 
8  18 


^06  REVUE    DE     PARIS. 

à  la  porte  même  un  vieillard  en  grande  robe  assez  sembla- 
ble au  pastrajio  ;  il  descendait  d'une  chaise  ,  soutenu  sur  les 
bras  de  ses  porteurs.  Il  fit  une  très-courte  prière  devant  la 
Vierge  et  sortit.  Son  médecin  ,  monté  sur  un  petit  cheval 
barbe  ,  l'accompagnait.  Quand  nous  sortîmes,  la  pluie  était 
abondante;  les  lentes  bariolées  et  les  beaux  habits  des  filles 
devinrent  l'objet  des  plaisanteries  de  celte  foule  ,  et  la  pro- 
cession ,  qui  remontait  elle-même  en  caratelle  ,  ne  fut  pas  le 
sujet  de  conversation  le  moins  piquant  de  cette  journée. 

Il  arrive  aussi  que  parfois  à  Naples  quelques  fêtes  reli- 
gieuses ont  lieu  sur  le  golfe.  A  bord  ,  par  exemple  ,  chaque 
phalance"  ou  barque  est  illuminée.  La  marine  napolitaine 
envoie  des  salves  de  pétards  à  tous  les  clochers  de  Naples; 
à  défaut  de  canons ,  cette  pauvre  marine  de  pêcheurs  se 
consume  en  fusées  et  en  chandelles  romaines.  C'est  un  ma- 
gique et  curieux  spectacle  que  ce  golfe  étincelant  alors  à  la 
lune  comme  une  émeraude  ;  les  petites  embarcations  le  tra- 
versent ;  les  hymnes  pieuses  accompagnent  le  mugissement 
de  sa  grève.  D'ordinaire  c'est  à  la  pointe  même  du  Pausilippe 
que  se  tiennent  les  gros  navires  ;  c'est  aussi  de  là  q  ue  Murat^ 
en  bottes  jaunes  et  en  manchettes,  regardait  un  jour  une 
escarmouche  navale  où  il  pensait  à  tort  avoir  le  dessus. 
Quand  il  vit  clairement  sa  défaite  ,à  l'aide  de  son  télescope, 
il  se  contenta  de  demander  le  spectacle  du  jour  et  partit. 

Pour  peuque  vous  ayez  foi  aux  revenans,  n'allez  pas  le  soir 
à  Naples,  près  àeSan-Giovani  Majore.  Pendant  mon  séjour, 
il  y  avait  sous  le  porche  gothique  de  cette  église  un  con- 
cours de  monde  prodigieux.  Sur  le  onze  heures  du  soir,  un 
pauvre  diable  ,  appelé  Barabini ,  apparaissait  avec  un  pail- 
lasse et  une  lanterne  magique.  Ce  paillasse  ,  qui  avait  nom 
Marotto,  demandait  alors  à  la  société  si  elle  ne  serait  pas 
aise  de  revoir  ses  ancêtres,  suoi purentivccchii e  morti.  Quel- 
ques esprits  forts  ,  qui  passaient  sous  le  rideau,  prétendaient 
avoir  reconnu  fort  bien  leur  père  et  leur  mère,  que  le  pail- 
lasse découpait  sur  du  papier  noir,  d'après  leur  indication. 
Bonnes  et  candides  frayeurs! 

il  y  a  aussi  à  Naples  des  théâtres  particuliers,  des  théâtres 
tfamatori.  Souvent  ils  servent  à  tromper  bien  des  jalousies 
conjugales  ,  à  mener  bon  train  lesafFaires  de  creur  des  jeunes 


REVUE    DE    TARIS.  207 

filles  ou  des  belles  dames.  Une  femme  ou  une  fille  qui  ne 
peut  voir  son  amorato  ,  et  vit  cependant  dans  la  même  so- 
ciété que  lui,  convient  de  prendre  dans  la  pièce  que  l'on 
doit  jouer  un  rôle  en  rapport  avec  sa  situation,  et  de  la 
sorte  les  deux  amans  se  comprennent  et  s'épanchent  tout  en 
récitant  Giraud  ouGoldoni.  Les  comédies  de  M.  Scribe  sont 
maintenant  for?  goûtées  en  Italie.  La  mode,  cette  folledéesse 
qui  fait  une  loi  de  ses  caprices,  a  mis  à  Tordre  du  jour  le 
répertoire  de  l'ancien  théâtre  de  Madame.  Les  abbés  font 
répéter  Malvina  ,  et  les  colonels  apprennent  Philippe. 
M  Scribe ,  vingt  fois  plus  heureux  qu'en  France  ,  où  les 
journalistes  se  vengent  constamment  sur  lui  de  tout  l'ennui 
que  leur  donne  un  feuilleton  à  écrire  ,  M.  Scribe  reçoit  sur 
les  affiches  italiennes  le  non  d ' illustrissimo  e  famoso  autore. 
Le  roi  de  iSaples  ,  en  1832  ,  voulut  voir  jouer  une  comédie  à 
Castellamare.  Là  se  trouvait  réunie  ,  comme  de  coutume  ,  la 
bonne  et  brillante  société  de  Naples.  Les  acteurs  étaient 
M.  le  comte  de  la  Ferronays  ,  Mmes  de  Marceilus  ,  de  Gr..., 
la  comtesse  Kisl...  et  autres,  société  française  ,  comme  vous 
l'indique  le  programme;  charmante  et  douce  société!  Je 
laissai  un  de  mes  amis,  jeune  Anglais  fort  distingué,  appren- 
dre le  rôle  de  Frédérik  Lemaitre  dans  V Auberge  des  Adrets. 
Le  roi  de  tapies  vit-il  la  pièce,  je  ne  sais;  toujours  est-il 
qu'elle  fut  mise  à  l'étude.  C'est  une  merveilleuse  chose  que 
cette  importation  ou  imposition  du  théâtre  français  en  Italie. 
La  paresse  italienne  trouve  les  pièces  toutes  faites  ;  elle  n'a 
que  les  frais  de  traduction  et  de  mise  en  scène. 

J'ai  vu  ,  me  disait  le  comte  de  S...,  j'ai  vu  ,  il  y  a  quinze 
ans  ,  des  théâtres  bien  plus  curieux  à  Naples.  Les  domesti- 
ques de  bonne  maison  y  jouaient  ;  on  les  appelait  theatxi 
domestici.  Une  comtesse  de  Naples  avait  fini  pas  s'enticher 
violemment  de  ces  bouffonneries;  elle  y  passait  réellement 
la  moitié  de  sa  vie,  donnant  à  Cassandre  et  à  Pulcinella 
une  tabatière  en  présent ,  une  montre  aujourd'hui ,  de- 
main une  épingle  d'or.  Un  de  ces  comédiens  subalternes  , 
jouant  un  jour  le  rôle  d'un  Frontin  ,  reçut  d'elle  un  billet 
ainsi  conçu  :  Alla  sera ,  domani palazzo.  JSola.  Ce  valet  .  gar- 
çon fort  intelligent,  comprit  bien  vite  qu'il  ne  fallait  pas, 
en  cette  affaire,  jouer  le  rôle  commun  et  fastidieux  d'un 


208  REVUE  DE   PARIS. 

homme  à  bonnes  fortunes  ;  il  calcula  prudemment  la  valeur 
des  bijoux  et  du  mobilier  de  la  comtesse  ,  il  sut  tout  cela  par 
son  frère  ,  qui  avait  autrefois  servi  cette  dame.  Ayant  alors 
reconnu  que  le  total  formait  un  fonds  qui  pouvait  lui  procu- 
rer une  douce  vie  et  une  vieillesse  agréable ,  il  osa  proposer 
sa  main  avant  de  rien  accorder  aux  bizarres  exigences  de 
celle-ci.  J'ignore  s'il  avait  lu  V  Epoux  par  supercherie,  de 
Boissy,  mais  toujours  est-il  que  le  rusé  coquin  en  vint  à  ce 
qu'il  voulait.  Il  épousa  la  comtesse  et  eut  des  gens. 

Les  lois  injustes  ,  qui  notent  chez  nous  les  comédiens  d'in- 
famie ,  existent  moins  à  Naples  que  partout  ailleurs  5  les  plus 
grands  seigneurs  ne  rougiraient  point  de  faire  leur  ami  d'un 
acteur  honnête  homme.  Riccobini,  renommé  si  justement  à 
Paris  ,  revit  encore  pour  sa  probité  et  ses  bonnes  manières 
dans  quelques  acteurs  privilégiés ,  tels  que  Lablache  ,  Tam- 
burini ,  Rubini.  Ce  que  je  dis  là  ne  doit  pas  toutefois  servir 
d'excuse  à  certains  caprices  féminins  trop  prononcés.  Une 
autre  belle  comtesse  bien  connue  promenait  à  Naples  Da- 
vide  dans  sa  voiture  ;  pour  ce  fait,  elle  avait  soulevé  l'opi- 
nion de  certains  salons.  Cependant  la  comtesse  0....,  si 
distinguée  par  le  charme  et  le  piquant  de  son  esprit,  est  la 
Christine  des  arts  et  la  protectrice  des  jeunes  talens  dans 
cette  séduisante  Italie  !  J'aime  mieux  cette  aisance  que  la 
froide  hospitalité  des  autres  pays.  Ici  l'artiste ,  quand  il 
n'est  pas  contrefait ,  peut  d'un  jour  à  l'autre  passer  prince. 
Allons  donc  faire  de  la  poésie  et  de  la  musique  sous  ce  beau 
ciel. 

Lord  Byron  avance  quelque  part  dans  ses  mémoires  une 
opinion  au  moins  douteuse,  c'est  que  l'Italie  ne  saurait  avoir 
aucune  prétention  à  un  théâtre  comique  ,  ce  pays  ne  repré- 
sentant nulle  société.  C'est  une  grave  aberration  à  mon 
sens.  La  comédie  politique  de  l'Italie  est  seulement  là  où 
le  noble  poète  ne  la  voyait  pas.  Il  faisait  pis  que  de  ne  pas 
la  voir  ,  lui  Byron  ,  il  l'oubliait.  Ainsi  il  oubliait  que  c'était 
celte  même  société  italienne,  si  molle,  si  facile  ,  qui  lui 
avait  fourni  les  couleurs  gaies  de  Beppo.  Il  oubliait  encore 
que  don  Juan  est  Italien  plus  qu'Anglais  vers  la  partie 
admirable  du  IXe  chant,  évidemment  empreint  des  souve- 
nirs délicieux  de  Ravenne  ,  de  Pise  ,  de  Florence  et  de  Vé- 


REVUE    DE    PARTS.  ^09 

rone.  La  comédie  italienne  trouverait  surtout  d'abondans 
sujets  de  se  produire  dans  cette  ville  de  Naples.  La  comédie 
italienne  ,  c'est  l'inégalité  perpétuellement  heureuse  et  co- 
mique des  conditions  ,  c'est  le  polichinelle  aux  prises  avec 
le  marquis.  Ne  venez  donc  pas  nous  dire  qu'il  n'y  a  pas  de 
comédie  en  Italie!  Elle  vous  coudoie  dans  la  rue,  dans  le 
salon  ;  elle  est  partout.  C'est  elle  qui  a  mis  le  grelot  à  Bat- 
tachi,  ce  poète  de  novelle  inconnu  en  France  .  jeune  Napo- 
litain plein  d'avenir  et  d'esprit.  C'est  elle  qui  soufflera  quel- 
quejourà  Manzoniunebelle  et  admirable  comédie  politique; 
car  Manzoni  me  le  disait  à  moi-même  en  1832  :  C'est  la  co- 
médie de  Beaumar citais  quil  nous  faut  ici! 

Naples  est  la  ville  des  comédies  comme  Paris  celle  des  sa- 
tires ,  comme  Londres  l'enfumée  celle  du  drame.  Naples 
obtiendra  cette  couronne  ,  je  n'en  doute  pas  ;  quelque  jour 
surgira  ce  nouvel  Arioste  ,  quelque  jour  aux  chansons  du 
port  succédera  Aristophane  dans  la  salle  Saint-Charles. 

M.  de  Montmorency-Laval,  dans  une  lettre  pleine  de  sens, 
parlait  de  l'enthousiasme  qu'excitent  dans  Naples  les  moin- 
dres représentations.  «Les  bravos,  dit-il,  n'y  sont  pas 
«  achetés  comme  chez  nous;  on  rougirait  là-bas  de  l'igno- 
»  ble  métier  que  Ton  fait  entreprendre  aux  malheureuses 
)>  bandes  de  nos  théâtres.  Le  rire  napolitain ,  plus  franc 
'>  que  pudique,  est  le  bon  rire  de  Molière.  On  n'y  hurle  pas 
')  la  tragédie  ,  on  la  chante  j  —  c'est  un  défaut  qui  vaut 
»  mieux.  » 

Byron,  parlant  de  sa  chère  Ravenne,  écrivait  :  «  Ravenne 
»  aura  ,  dit-on,  cette  année,  quelque  reflet  des  belles 
»  fêtes  de  Naples.  Il  doit  y  avoir  spectacle  ,  foire  ,  opéra 
»  en  avril ,  et  un  autre  opéra  en  juin.  —  C'est  le  seul  peu- 
»  pie  qui  comprenne  la  vie  ;  il  va  au  spectacle  pour  parler,  p?i 
»   compagnie  pour  se  taire.  » 

Du  temps  de  Byron  ,  le  signore  Inglese  si  traditionnelle- 
ment célèbre  à  cette  heure  encore  parmi  les  gondoliers  de 
Venise,  l'Italie  avait  en  effet  de  magiques  reflets  de  sa 
gaieté.  L'Italie,  même  après  l'invasion  française,  respirait, 
pour  ainsi  dire  ,  et  se  remettait  à  vivre.  Les  Anglais  n'a- 
vaient pas  encore  glacé  le  rire  aux  lèvres  de  la  folle  Italie. 
Ce  sont  eux,  eux  seuls  qui  l'ont  faite  anglaise  et  triste.  L'Au- 
-     8  18. 


; 


2!0 


REVUE    DE    PAP^IS. 


triche,  cent  fois  moins  coupable,  n'a  rien  retranché  du  moins 
de  ces  allures  vives  et  de  ces  mœurs  faciles  qui  formeront 
toujours  le  caractère  de  ce  peuple.  Les  Anglais,  par  le  luxe 
de  leurs  importations  ,  le  prosaïsme  de  leurs  idées  ,  et  leurs 
excursions  fréquentes  parmi  ce  peuple  ,  ne  servent  qu'à  le 
dénaturer  de  jour  en  jour,  ne  fût-ce  qu'en  donnant  le  goût 
du  commerceà  son  indolence.  Un  Anglais  en  Italie  m'a  tou- 
jours paru  un  contresens. — Aux  yeux  de  Byron  ,  chacun 
sait  que  c'était  plus  :  c'était  un  outrage. 

Ce  peuple  d'oubli  vivra  donc  et  périra  dans  l'oubli.  C'est 
au  milieu  de  Naples  embaumée  ,  de  Naples  radieuse ,  au 
bord  de  son  golfe,  que  tout  poitrinaire  qui  est  poète  veut 
mourir  ;  c'est  à  Nice  et  sous  les  orangers  que  les  imagina- 
tions le  plus  bourgeoises  vont  s'éteindre.  Un  Napolitain, 
homme  d'esprit ,  me  disait  que  son  aïeul,  musicien  très-fort 
sur  la  viola  dirjamha,  s'était  fait  porter,  avant  de  se  suicider, 
à  la  pointe  de  Pausilippe ,  un  tambour  de  basque  sous  les 
pieds  ,  un  citron  en  main  et  un  cigare  à  la  bouche  ;  il 
ehanta ,  fuma,  joua  du  tambour  un  petit  quart  d'heure, 
puis  se  jeta  dansla  mer.  Ne  voilà-t-il  pas  Naples  bien  repré- 
sentée dans  ce  singulier  musicien? 

Et  maintenant  vous  aurez  peut-être  une  idée  des  repré- 
sentations et  des  cérémonies  religieuses  ou  profanes  de  Na- 
ples. Tout  cela  se  passe  au  soleil  ou  aux  flambeaux.  Le  théâ- 
tre et  l'église  unissent  leurs  pompes  sous  ce  ciel  favorisé;  les 
cantatrices  de  chapelle  y  font  d'excellentes  chanteuses  de 
théâtre.  Dans  cette  grande  ville  de  Naples,  turbulente  et 
folle  cité,  tout  s'affiche,  tout  est  théâtre.  Les  femmes  de  Na- 
ples se  font  voir  au  balcon ,  ou  montrent  leur  pied  en  rame- 
nant leur  voile  sur  le  visage.  Les  lazzaroni  étalent  au  soleil 
le  spectacle  de  leur  paresse  en  haillons  ;  tout  ce  peuple  de 
misère  se  pare  comme  le  ferait  un  vieil  acteur  de  province  ; 
il  a  du  blanc  et  du  rouge.  Les  images  qu'on  lui  montre,  et 
les  comparaisons  qu'on  lui  fait  toucher  au  doigt,  sont  les 
plus  sûres  comme  impression  et  résultat. 

C'est  un  peuple  vieillard;  c'est  aussi  un  peuple  enfant.  1/ 
ne  lui  faut  ni  profession ,  ni  calcul ,  ni  richesse ,  ni  probité  ; 
il  a  trouvé  moyen  de  se  passer  de  cela.  Ce  qu'il  lui  faut,  c'est 
lr  panem  et  circcnscs  ;  les  spectacles  font  sa  vie.  La  fertilité 


REVUE    DE    PARIS.  2rl 

du  pays  et  la  multitude  de  ports  maritimes  disséminés  sur  sa 
côte  entretiendront  pour  long-temps  son  apathie  ;  il  a  du  sa- 
von ,  du  blé  de  Turquie  et  des  acteurs.  Il  broie  du  jaune  pour 
ses  peintres ,  produit  de  la  soie  pour  ses  maîtres  ,  et  monte 
des  cordes  de  violon  pour  ses  artistes.  iS'est-ce  pas  bien  en- 
corda ville  de  Boccace  et  de  Fontanus? 

E.  Roger  de  Beauvoir. 


CHRONIQUE 


GOETZ  DE  BERLICHINGEN. 


GUERRE  DES  PAYSANS  EN  1525. 


Le  désir  de  savoir  comment  Goethe  était  resté  fidèle  àl'his- 
loire  en  écrivant  son  drame  de  Goetz  de  Berlichingen ,  m'a 
Fait  rechercher  qui  était  Goetz,  et  quelle  part  il  avait  prise 
à  la  guerre  des  paysans. 

Dans  les  années  de  loisir  qu'il  lui  fallut  passer  dans  son 
château  après  sa  captivité  d'Augsbourg ,  GoetZ  a  lui-même 
écrit  sa  vie  (1).  C'est  une  œuvre  d'une  grande  bonne  foi  et 
d'une  rare  simplicité.  L'auteur  raconte  naïvement  tout  ce  qui 
lui  est  arrivé  ,  aussi  bien  les  faits  importans  de  son  histoire 

(1)  La  première  édition  parut  à  Nuremberg;  la  seconde  à  Franc- 
fort en  i"73 1 ,  avec  des  notes  intéressantes ,  mais  diffuses  ;  une  troi- 
sième à  Nuremberg,  en  1775.  La  plus  correcte  et  la  meilleure  est 
celle  publiée  en  i8i3  à  Breslaw  par  MM.  Biiscbing  et  van  der 
Hagen  ,  auxquels  l'Allemagne  est  redevable  de  tant  de  précieux  tra- 
vaux bibliographiques. 


REVUE    DE    PARIS.  213 

que  les  plus  petits  détails.  On  voit  bien  que  ce  n'est  pas  un 
écrivain  bel-esprit  qui  veut  s'acquérir  une  nouvelle  gloire 
par  la  publication  de  son  livre,  mais  un  brave  homme  de 
guerre  qui,  ne  sachant  que  devenir  s'il  ne  monte  pas  à  che- 
val ,  s'il  ne  court  pas  les  grandes  roules  la  lance  au  poing  et 
le  casque  en  tête ,  cède  un  jour  aux  sollicitations  de  ses  amis, 
et  raconte,  la  plume  à  la  main,  ce  qu'il  aimerait  mieux  ra- 
conter de  vive  voix,  au  milieu  de  ses  compagnons,  près 
d'un  feu  de  bivouac. 

Goetz  naquit  à  Jaxthausen,domainehéréditaire  de  se?  pères? 
vers  l'an  1480-1482.  On  l'envoya  une  année  à  l'école  ,  et  il 
en  eut  assez.  La  coutume  n'était  pas  dans  ce  temps-là  de 
donner  tant  de  science  à  un  chevalier.  C'était  beaucoup  s'il 
savait  lire  lui-même  un  défi  de  guerre,  et  signer ,  en  cas  de 
besoin  ,  son  nom.  En  1495  ,  Goetz  ,  qui  avait  alors  environ 
quinze  ans  ,  commence  déjà  sa  vie  errante.  Il  se  rend  à  la 
diète  de  "Worms ,  en  qualité  d'écuyer  de  son  cousin  Berli- 
chingen.  Bientôt  il  entre  en  la  même  qualité  au  service  du 
margrave  Frédéric  Gedachtoms ,  son  seigneur  suzerain,  et 
ne  tarde  pas  à  se  distinguer  par  son  impétueuse  bravoure. 

C'est  du  reste  une  chose  étrange  que  ce  métier  de  guerre 
comme  Goetz  nous  le  raconte.  11  ne  passe  que  peu  de  temps 
à  la  cour  du  prince.  Il  retourne  dans  son  château  ,  visite  les 
seigneurs  voisins  ,  s'en  va  à  lui  seul ,  ou  tout  au  plus  avec 
son  écuyer ,  entreprendre  des  expéditions  aventureuses.  Si 
une  division  éclate  entre  quelques  princes  ,  ou  entre  les  no- 
bles du  pays  et  les  bourgeois  d'une  ville  ,  comme  cela  arri- 
vait souvent ,  il  tâche  toujours  de  se  ranger  du  côté  de  son 
suzerain  ,  sans  oublier  pourtant  de  défendre  le  bon  droit. 
Alors  il  se  met  en  route,  et  commence  à  guerroyer,  menant 
une  rude  vie  ,  gagnant  très-peu  ,  et  souvent  obligé  de  faire 
des  dettes  pour  s'acheter  un  nouveau  cheval ,  ou  une  autre 
armure.  Dans  l'intervalle ,  il  a  toujours  soin  de  se  créer 
quelque  occupation,  afin  de  ne  pas  laisser  reposer  trop  long- 
temps son  bras  et  son  épée.  C'est  un  méfait ,  une  injustice 
à  réparer,  une  guerre  entreprise  pour  son  propre  compte, 
après  qu'il  en  a  entrepris  pour  les  autres.  Il  a  une  querelle 
avec  l'évêque  de  Bamberg ,  et  cette  querelle  l'occupe  des 
années  entières.  11  y  revient  toutes  les  fois  qu'il  a  un  moment 


^14-  REVUE    DE    PARIS. 

de  loisir  ;  il  poursuit  le  malheureux  évêque  sur  tout  ce  qui 
lui  appartient.  A  peine  celle-là  est-elle  assoupie  qu'il  s'en 
fait  une  autre  avec  l'archevêque  de  Mayence,  et  c'est  un 
champ  de  bataille  non  moins  précieux  à  entretenir  que  le 
premier.  Puis,  comme  l'on  connaît  déjà  sa  bravoure  et  le  zèle 
avec  lequel  il  l'emploie  à  défendre  des  intérêts  injustement 
lésés,  on  lui  demande  le  secours  de  son  bras,  comme  on 
pourrait  demander  à  un  écrivain  de  nos  jours  le  secours  de 
sa  plume.  Un  tailleur  n'a  pu  oblenirle  paiement  de  deux  cents 
florins  qu'on  lui  doit  à  Cologne  ,  et  Goetz  de  Berlichingen 
s'en  va  arrêter  sur  la  route  les  deux  premiers  marchands  de 
Cologne  qu'il  rencontre  ,  et  les  tient  à  la  pointe  de  son  épée 
jusqu'à  ce  qu'ils  aient  payé  les  deux  cents  florins.  Quelques 
marchands  de  Nuremberg  ont  trahi  l'un  de  ses  écuyers  ,  et 
lorsque  ces  marchands  se  rendent  avec  leurs  voitures  de  ba- 
gages à  la  foire  de  Francfort ,  ils  trouvent  Goetz  de  Berli- 
chingen  qui  les  soufflette  l'un  après  l'autre  ,  et  les  renvoie 
honteusement  après  s'être  emparé  de  leurs  marchandises. 

De  telles  expéditions  nous  semblent  aujourd'hui  très-sin- 
gulières, et  nous  pourrions  les  qualifier  d'un  nom  fort  peu 
chevaleresque.  Mais  Goetz  les  entreprenait  avec  la  persuasion 
intime  qu'il  remplissait  un  devoir  de  conscience  ,  et  satisfai- 
sait aux  lois  de  l'honneur.  Le  souvenir  des  règles  de  cheva- 
lerie ,  le  souvenir  même  des  idées  religieuses  ne  le  quittait 
jamais  dans  de  telles  occasions.  «  Je  dois,  dit-il  à  la  fin  de 
son  livre,  rendre  de  grandes  actions  de  grâces  à  Dieu  qui 
m'a  soutenu  visiblement  dans  toutes  mes  entreprises  aven- 
tureuses et  combats  singuliers.  » 

Dans  quelque  circonstance  qu'on  le  prenne,  on  le  verra 
toujours  aussi  fidèle  à  ses  principes  de  chevalerie,  basés  sur 
le  droit  de  suzeraineté,  et  sous  ce  rapport-là  surtout  sa 
vie  est  très-curieuse  à  étudier.  Goetz  est  bien  un  homme  de 
guerre  hardi  et  entreprenant ,  un  homme  fier  qui  s'appuie 
sur  son  courage  plus  encore  que  sur  sa  noblesse,  et  marche  li- 
brement au  secours  du  pauvre  paysan  opprimé  ,  sans  redou- 
ter ni  prince,  ni  seigneur,  ni  chapitre  de  chanoines.  Que 
lui  importe  le  courroux  de  l'évèque  de  Bamberg,  ou  lesmena- 
ces  de  l'archevêque  de  Mayence?  Ce  sont  des  nobles  puis- 
sans  .  etlui  est  noble  aussi ,  et  il  veut  traiter  avec  eux  d'égal 


REVUE    DE    PARIS.  215 

à  égal.  Mais  si  son  margrave  parle  ,  ou  si  le  nom  de  l'empe- 
reur est  prononcé  ,  tout  ce  courage  bouillant  s'assouplit, 
car  le  margrave  est  son  suzerain,  et l'empereur  est  le  maître 
auquel ,  en  vrai  chevalier  ,  il  doit  rendre  hommage. 

Cette  fidélité  de  Goetz  était  bien  connue  ,  et  lorsqu'à  la 
diète  d'Augsbourg  les  marchands  de  Nuremberg  vinrent 
porter  plainte  contre  lui  à  Maximilien  :  «  Je  connais  très- 
bien  Berlichingen  .  répondit  l'empereur,  je  l'estime  pour 
sa  loyauté  et  sa  valeur  ;  et  ne  dirait-on  pas  que  pour  un  sac 
de  poivre  qu'un  marchand  aura  perdu,  il  faille  mettre  tout 
l'empire  en  rumeur?  >■> 

C'est  dans  une  de  ces  rencontres  fréquentes  avec  les  Nu- 
rembergeois  que  Goetz  eut  la  main  coupée.  «  Je  sentis,  dit- 
il  ,  que  l'épée  de  mon  adversaire  avait  pénétré  sous  mon 
gantelet,  et  que  ma  main  ne  tenait  plus  au  bras  que  par  un  peu 
de  peau.  Alors,  comme  s'il  ne  m'était  rien  arrivé  ,  et  sans 
laisser  paraître  ce  que  je  souffrais,  je  fis  reculer  doucement 
mon  cheval,  et  je  m'en  allai  rejoindre  mes  compagnons.  *> 

Quand  Goetz  voit  tomber  sa  main  droite  devant  lui,  il  re- 
grette sans  dou'.e  d'être  estropié  pour  toute  sa  vie?  Non  pas, 
mais  de  ne  pouvoir  plus  exercer  le  métier  de  chevalier,  de 
ne  pouvoir  plus  combattre  ses  ennemis  ;  et  lorsqu'il  apprend 
qu'on  peut  remplacer  cette  main  par  une  main  de  fer,  il  re- 
devient tout  joyeux. 

Les  efforts  des  ennemis  de  Berlichingen,  et  notamment  ceux 
de  l'évéque  de  Bamberg.  n'avaient  pu  parvenir  d'abord  à  atti- 
rer sur  sa  tête  la  colère  de  l'empereur  ;  mais  plus  tard  il  em- 
brassa le  parti  du  duc  Elbin  de  Wurtemberg  contre  l'alliance 
souabe,  et  en  1522,  après  que  leduc  eutétéchasséde  ses  états, 
Goetz  fut  arrêté  et  conduit  à  Heilbronn.  D'abord  on  lui  donna, 
sur  sa  parole  de  chevalier,  la  ville  pour  prison;  mais  ce  n'é- 
tait pas  assez  pour  ses  ennemis  de  l'avoir  ainsi  écarté  du  champ 
de  bataille,  et  dele  tenir,  par  sa  promesse  d'honnêtehomme, 
mieux  renfermé  à  Heilbronn  qu'on  n'aurait  pu  le  faire  avec 
des  verrous.  Un  jour,  un  commissaire  de  l'alliance  souabe 
arrive  auprès  de  lui,  et  veut  lui  faire  signer  un  écrit  que 
Goetz  regarde  comme  injurieux  à  son  honneur.  Comme  ou 
peut  le  croire,  il  refuse  hautement  de  condescendre  à  un  tel 
acte.  On  menace  de  le  jeter  dans  la  tour  ;  il  déclare  qu'il  a 


216  REVUE    DE    PARIS. 

juré  de  rester  dans  la  ville  ,  et  qu'il  y  restera.  Cependant  il 
envoie  prévenir  son  beau-frère  de  Sickingen ,  qui  accourt 
en  toute  hâte  avec  une  troupe  d'hommes  à  cheval.  Les  bour- 
geois de  Heilbronn  et  le  commissaire  surtout  ont  peur,  et  ils 
relâchent  Berlichingen  ,  moyennant  une  somme  de  deux 
mille  florins,  que  le  pauvre  chevalier  dut  emprunter  de  côté 
et  d'autre  à  ses  amis,  car  il  ne  l'avait  pas. 

Goethe  a  fait  de  cette  résistance  de  son  héros  ,  et  de  l'ar- 
rivée subite  de  Sickingen,  l'une  des  plus  belles  scènes  de  son 
drame. 

Goetz  retourna  dans  sa  demeure,  mais  peu  de  temps 
après  un  événement  survint  qui;  en  l'entraînant  dans  son 
tourbillon,  devait  avoir  pour  lui  des  suites  longues  et  doulou- 
reuses ;  je  veux  parler  de  la  guerre  des  paysans  en  1525  (1). 

Tous  les  peuples  ont  eu  l'un  après  l'autre  ces  révoltes  de 
l'esclave  contre  le  maître,  de  l'opprimé  contre  l'oppresseur, 
dernières  protestations  de  la  passivité  du  faible  poussé  à 
bout,  espèce  de  saignées  avec  lesquelles  le  peuple  se  soula- 
geait de  ses  plaies.  La  Grèce  a  eu  ses  combats  d'ilotes,  Rome 
son  mont  Aventin.  Les  moyen  âge  n'emportait  pas  avec  lui 
les  lois  barbares  de  l'esclavage;  mais  le  servage  sous  le 
gantelet  de  fer  de  certains  hommes  était  peut-être  encore 
pis.  Et  il  y  a  eu  rébellion  de  toutes  parts  contre  les  lois  bru- 
tales de  cette  époque,  et  rébellion  surtout  contre  leur  inter- 
prétation, souvent  plus  brutale  encore.  En  prenant  l'histoire 
des  siècles  qui  ont  amené  l'émancipation  successive  des  peu- 
ples, on  peut  voir  se  dérouler  une  chaîne  de  révoltes  non 
interrompues  qui  éclatent  comme  autant  de  volcans,  Pune  à 
la  suite  de  l'autre,  au  Nord  et  au  Midi.  Quand  l'une  est  éteinte, 
un  autre  recommence.  La  race  de  serfs,  qui  s'est  vengée,  ex- 
pie dans  les  tortures  son  entreprise  audacieuse  ;  mais  une 
autre  suit  son  exemple. 

L'histoire  de  ces  révoltes  populaires  diffères  dans  ses  cir- 
constances :  le  caractère  général  en  est  le  même.  On  se  sou- 

(i)  Voir  sur  cette  guerre  des  paysans  les  importantes  recherches 
faites  par  M.  de  Raiimer  [Histoire  d'Europe),  "Wachsmuth  [His- 
toire des  guerres  de  Paysans),  Ernsius  pour  le  Wurtemberg,  Cal- 
niet  pour  l'Alsace,  etc. 


REVUE    DE     PARIS.  217 

lève  contre  les  privilèges,  on  se  bat  au  nom  de  la  liberté. 
Mais  cette  liberté,  en  qaoi  consiste  t-elle  dans  le  commen- 
cement? A  obtenir  une  répartition  plus  égale  d'impôts,  à  di- 
minuer le  poids  des  dîmes,  les  nombre  des  corvées.  Les  pau- 
vres paysans  qui  crient  à  l'oppression  ne  songent  pas  en- 
core à  réclamer  un  droit  d'élection,  et  à  se  faire  une  charte 
constitutionnelle.  Ce  qu'ils  demandent  le  plus  souvent,  ce 
dont  ils  se  réjouissent  surtout ,  c'est  de  pouvoir  pêcher 
chasser  en  liberté  ,  tant  ce  partage  des  animaux  de  l'air  et 
des  champs  au  profit  de  quelques-uns  est  contre  la  nature, 
tant  ils  ont  honte  de  ne  pouvoir  tuer  le  lièvre  qui  vient  ra- 
vager leurs  jardins,  parce  que  le  lièvre  est  réservé  pour  les 
nobles  plaisirs  de  leur  maître. 

Le  mécontentement  couve  long-temps  en  silence  dans 
tous  les  cœurs.  On  n'en  aperçoit  rien,  on  n'en  pressent  au- 
cune trace.  Le  ciel  est  calme,  les  nobles  se  rendent  joyeuse- 
ment à  leurs  rendez-vous  de  fête  :  les  bois  retentissent  du 
son  de  leurs  cors,  le  château  du  bruit  de  leurs  chants,  et  tout- 
à-coup  la  moindre  circonstance  fait  éclater  l'orage  qui  se 
préparait  dans  l'ombre.  La  moindre  étincelle  qui  tombe  à 
temps  opportun  allume  l'incendie.  En  un  instant,  cette  foule 
patiente  lève  la  tête,  et  se  rue  contre  ceux  dont  elle  a  subi 
les  longs  affronts.  L'esprit  de  soulèvement  court  d'une  chau- 
mière àrautre,commele  feu  sur  une  traînée  de  poudre.  Une 
même  pensée  soulève  en  un  clin  d'œil  mille  bras  qui  tout  à 
l'heure  labouraient  péniblement  la  terre;  une  même  soif  de 
vengeance  remplit  toutes  ces  poitrines  sur  lesquelles  hier  en- 
corde farouche  suzerain  aurait  pu  poser  impunément  le  ta- 
lon de  sa  botte.  Avant  que  les  nobles  aient  distingué  l'éten- 
due du  danger,  la  campagne  est  envahie,  les  instrumens 
d'agriculture  deviennent  des  instrumens  de  guerre.  Cette 
fois  les  forêts  ne  retentissent  plus  du  tumulte  entraînant 
d'une  chasse  joyeuse,  mais  des  rauques acclamations  d'une 
troupe  d'hommes  avides  de  sang. Leschâteaux  n'ouvrent  plus 
leurs  larges  salles  aux  rians  banquets  des  chevaliers  ,  aux 
ballades  du  ménestrel  ;  la  main  des  incendiaires  s'en  ap- 
proche et  les  fait  flamboyer  aux  quatre  coins.  Incendie  et 
pillage,  meurtres  et  cruautés  de  toutes  sortes,  voilà  ce  que 
veut  maintenant  cette  foule  qui  s'avance  en  désordre  contre 
8  19 

\ 


2i8  REVUE    DE    PARIS. 

la  demeure  de  ses  maîtres  ,  qui  se  précipite  comme  un  tor- 
rent à  travers  la  campagne  avec  des  cris  de  colère  féroces, 
et  des  rires  'plus  féroces  encore.  Il  faut  que  l'orage  déborde 
tout  ce  qu'il  a  amassé  de  grêle  et  d'éclairs  ;  il  faut  que  quel- 
ques jours  acquittent  les  souffrances  d'un  siècle,  que  le  mas- 
sacre venge  les  humiliations,  que  le  renversement  des  palais 
paie  les  souffrances  de  la  chaumière. 

Veut-on  savoir  quelle  faible  circonstance  peut  amener  une 
guerre,  quand  le  peuple  n'attend  que  l'occasion  d'éclater? 

En  1207,  dans  l'archevêché  de  Brème,  le  curé  de  Steding, 
blessé  de  n'avoir  reçu  à  l'offrande  qu'un  gros  (1)  de  la  main 
d'une  femme  riche,  met  dans  la  bouche  de  cette  femme  qui 
s'agenouille  pour  communier  le  gros  au  lieu  de  l'hostie.  Le 
mari  assemble  ses  amis  ,  la  foule  accourt ,  la  colère  gronde, 
le  prêtre  est  tué,  le  presbytère  renversé;  l'archevêque  de 
Brème  lance  l'excommunication  contre  la  ville;  lcshabitans 
résistent ,  et  voilà  une  guerre  qui  dure  vingt  ans,  une  guerre 
qui  promène  la  désolation  dans  tout  le  pays.  11  fallut ,  pour 
la  terminer  ,  traiter  les  Stedinger  comme  des  hérétiques.  Le 
pape  prit  fait  et  cause  pour  l'archevêque,  lui  prêta  le  secours 
de  ses  bulles,  et  une  croisade  en  bonne  forme  fut  dirigée 
contre  une  population  peu  nombreuse  qui  avait  soutenu  une 
lutte  si  opiniâtre.  La  lecture  d'un  bref  du  pape  qui  accordait 
de  grandes  indulgences  à  ceux  qui  combattraient  les  Ste- 
dinger augmenta  beaucoup  les  troupes  de  l'archevêque. 
Maisles  Stedinger  s'avancèrent  encore  avec  plus  de  six  mille 
hommes  contre  leurs  adversaires,  et  ne  cédèrent  qu'après 
avoir  vendu  chèrement  leur  défaite. 

En  1381  ,  en  Angleterre,  un  receveur  d'impôts  qui  avait 
déjà  soulevé  plus  d'une  fois  contre  lui  le  mécontentement  po- 
pulaire, veut  prendre  de  force  la  fille  d'un  ouvrier,  Wat  Tyler 
(couvreur).  Wat  Tyler  le  tue  ,  arbore  l'étendard  de  la  ré- 
bellion ;  le  peuple  se  range  autour  de  lui.  Et  voilà  en  peu  de 
temps  Wat  Tyler,  l'ancien  couvreur,  maître  d'une  armée  de 
cent  mille  hommes,  qui,  après  avoir  ravagé  quelques  pro- 
vinces, s'être  emparé  de  plusieurs  villes,  s'en  va  braver  le 

(i)  Petite  pièce  qui  équivaut  à  trois  sous  et  demi  de  notre  mon- 
naie. 


REVUE    DE    PARIS^  219 

roi  Richard  jusque  dans  la  Tour  de  Londres,  et  marche  un 
jour  à  côté  de  lui,  A-Vat  Tyler  comme  le  roi,  Richard  comme 
le  sujet. 

Ce  qui  domine  ordinairement  dans  ces  révoltes,  c'est  sur- 
tout la  haine  contre  le  haut  clergé.  Les  paysans  qui  s'en 
vont ,  la  faux  et  le  brandon  à  la  main,  exercer  leurs  atroces 
vengeances  ,  ne  se  donnent  quelquefois  pas  le  temps  de  dis- 
tinguer à  qui  appartient  tel  ou  tel  château  ;  mais  s'ils  ren- 
contrent sur  leur  chemin  la  demeure  d'un  riche  abbé,  le 
palais  d'un  évêque  ,  on  peut  être  sûr  qu'ils  se  jetteront  là 
avec  plus  d'acharnement  que  partout  ailleurs.  On  conçoit  en 
effet  que  pour  une  classe  d'hommes  auxquels  les  prêtres  ne 
faisaient  grâce  ni  de  la  dîme,  ni  delà  corvée,  la  vue  d'un 
gentilhomme  avare ,  injuste  ,  cruel  même  si  l'on  veut .  mais 
entouré  de  ce  prestige  que  donnent  la  valeur  et  les  périls 
d'une  vie  aventureuse  ,  dût  leur  être  moins  intolérable  que 
l'aspect  d'un  prélat  injuste  aussi ,  cruel  aussi ,  et  mollement 
endormi  dans  les  douceurs  d'une  vie  riante  et  oiseuse.  Puis 
le  gentilhomme  les  défendait ,  et  le  prélat  devait  les  faire  dé- 
fendre. Puis  les  vices  du  chevalier  s'accordaient  encore 
avec  son  rude  métier  de  guerre,  et  les  vices  d'une  confrérie 
de  moines  ne  pouvaient  la  montrer  que  sous  un  jour  faux  et 
hypocrite. 

Il  faut  remarquer  en  outre  que,  tout  en  se  révoltant  ainsi 
contre  le  haut  clergé  ,  le  peuple,  comme  pour  protester  en 
même  temps  de  son  esprit  religieux,  ne  manque  jamais  de  se 
choisir  un  prêtre  qui  le  harangue  et  lui  parle  de  Dieu  à  sa 
manière.  Souvent  ce  prêtre  est  un  fanatique,  et  il  doit  être 
tel  pour  répondre  aux  besoins  d'une  multitude  ignorante 
qui  prête  une  oreille  avide  à  tout  ce  que  Ton  peut  lui  dire  de 
plus  merveilleux  ,  et  n'a  pas  de  peine  à  croire  aux  miracles, 
lorsqu'avec  sa  révolte  elle  semble  vivre  dans  un  miracle 
perpétuel. 

En  Angleterre,  c'est  John  Bull  incarcéré  par  l'archevêque 
de  Cantorbéry ,  délivré  par  le  peuple.,  et  qui  s'en  va  prê- 
chant à  ce  peuple  ses  idées  d'égalité,  et  résumant  dans  ces 
deux  vers  devenus  historiques  sa  démocratie  : 


mo 


REVUE    DE    PARIS. 


When  Adam  delved,  and  Eve span , 
Who  was  than  the  gentlemann  ? 

Quand  Adam  labourait ,  et  quand  Eve  filait , 
Qui  donc  alors  était  le  gentilhomme? 

En  France,  c'est  le  maître  de  Hongrie  qui  se  dit  chargé 
d'une  mission  céleste  ,  et  gouverne  avec  ses  mystérieuses  ré- 
vélations l'esprit  crédule  des  pastoureaux. 

En  Allemagne  ,  c'est  Miintzer  qui  fanatise  avec  ses  rêves 
et  ses  discours  bibliques  l'ame  de  ses  adeptes. 

Ce  que  l'on  retrouve  encore  dans  cesrévollesde  paysans, 
c'est  le  même  désordre,  la  même  cruauté  ,  le  même  aveu- 
glement ,  et  la  seule  question  à  faire  ,  ce  serait ,  je  crois  , 
celle-ci  :  Lequel  des  deux  partis  a  exercé  le  plus  de  cruau- 
tés ,  des  paysans  pendant  leur  court  triomphe  ,  ou  des  no- 
bles après  leur  victoire?  Et  il  me  semble  que,  si  épouvan- 
table que  soit  la  conduite  des  premiers,  celle  des  seconds 
doit  paraître  encore  plus  odieuse.  Les  malheureux  serfs  ont 
à  venger  de  longues  années  de  deuil ,  d'oppression  et  de 
misère  ;  les  nobles  ne  peuvent  s'en  prendre  qu'à  un  moment 
de  fureur  passagère  ,  à  une  éruption  terrible  ,  mais  long- 
temps comprimée  par  l'idée  du  devoir  et  la  patience.  Les 
paysans  se  jettent  avec  une  sorte  de  férocité  sur  leur  proie, 
et  passent  comme  un  fléau  à  travers  les  possessions  de  leurs 
maîtres.  Les  nobles  combinent  leur  colère,  calculent  leur 
vengeance,  raffinent  leurs  moyens  d'atrocité.  Ils  ne  veulent 
pas  écraser  tout  d'une  fois  ceux  qui  ont  osé  se  révolter  con- 
tre eux  ;  ils  aiment  à  les  tenir  à  leur  disposition  ,  à  les  voir 
lentement  souffrir,  à  voir  leurs  membres  se  briser  sous  la 
torture  ,  ou  se  fondre  sur  le  bûcher.  Que  l'on  prenne  l'his- 
toire de  ces  fatales  guerres  civiles  ,  et  l'on  verra  si  le  parti 
accoutumé  au  pouvoir ,  le  parti  des  patriciens  et  des  rois 
n'a  pas  toujours  été  plus  froidement,  plus  savamment  cruel 
que  le  parti  populaire  .  contre  lequel  il  dut  un  instant  lut- 
ter. 

L'une  des  plus  anciennes  guerres  de  paysans  que  nous  ait 
îrausmises  l'histoire  du  moyen  âge  ,  est  celle  des  Stellinger, 
qui  éclata  en  Saxe  sous  le  règne  de  Louis-le-Débonnaire. 
C'était  un  petit  noyau  de  Saxons  qui  voulait  se  soustraire 


REVUE    DE    PARIS. 


22  \ 


aux  institutions  fondées  par  Charlemagne,  et  aux  lois  nou- 
vellement implantées  du  christianisme.  Us  furent  vaincus  , 
et  cent  quarante  d'entre  eux  décapités,  quarante  pendus; 
les  moins  coupables  mutilés. 

Au  onzième  siècle,  les  paysans  de  Normandie  se  révol- 
tent contre  la  noblesse  et  l'on  peut  lire  dans  Robert  Wace  , 
comment  Raoul  d'Ivry,  l'oncle  du  duc  régnant ,  les  traita 
après  sa  victoire: 

Raol  fu  mult  de  mal  talent 
Nés1  vont  mener  à  jugement  ; 
Tuz  les  fist  tristes  e  dolenz  ; 
À  plusurs  fist  traire  les  denz , 
E  li  altres  fistespercer, 
Traire  les  ods ,  li  puings  colper  , 
A  tex ,  i  fist  li  guarez  kuire , 
Ne  li  chant  gaires  ki  s'en  muire , 
L' altres  fist  tait  viss  bruillir  , 
E  li  altres  en  plumb  buillix 

En  1514 ,  l'armée  de  vagabonds  que  le  cardinal  Bakaes 
en  Hongrie  avait  rassemblée  pour  faire  une  croisade  contre 
les  musulmans,  tourne  les  armes  contre  son  propre  pays. 
George  Dosa  en  est  le  chef.  Une  bataille  se  livre  ,  les  nobles 
l'emportent  ;  Dosa  se  jette  en  désespéré  au  milieu  des  rangs 
ennemis  ,  sans  pouvoir  y  trouver  la  mort.  On  s'empare  de 
lui,  on  le  renferme  dans  un  cachot  avec  quarante  soldats 
attachés  particulièrement  à  son  service  .  et  on  les  laisse  là 
quatorze  jours  sans  nourriture.  Au  bout  de  ce  temps,  on 
retire  du  cachot  ceux  qui  n'étaient  pas  encore  morts  de 
faim.  Il  en  restait  vingt  environ  ,  et  parmi  eux  George  Dosa. 
Un  trône,  un  sceptre  et  une  couronne  de  fer  ont  été  rougis 
au  feu.  Dosa  doit  s'asseoir  sur  le  trône  ,  prendre  le  sceptre 
bouillant  dans  sa  main  ,  et  recevoir  la  couronne  sur  la  tête. 
Quand  ses  membres  ont  été  à  demi  rôtis  dans  cet  affreux 
supplice  ,  on  les  dépèce ,  et  on  les  fait  manger  à  ses  compa- 
gnons. Après  cela  il  ne  faut  plus  parler  des  cannibales  Ja- 
mais ils  n'ont  connu  un  tel  raffinement  d'atrocité. 

in  autre  exemple  plus  récent  n'est  pas  moins  horrible. 
8  19. 


222 


REVUE     DE    PARIS. 


En  1525,  les  paysans  de  F  Alsace  avaient  suivi  l'exemple  de 
ceux  de  la  Souabe  et  de  la  Thuringe.  Le  duc  de  Lorraine  , 
dont  ils  menaçaient  les  états,  se  mit  en  route  pour  les  ré- 
primer. Le  combat  s'engage  dans  le  village  de  Lupfstein  , 
quatorze  mille  Lorrains  environ  contre  six  mille  insurgés. 
La  lutte  fut  violente  5  les  paysans  défendaient  le  terrain 
pied  à  pied  et  se  retranchaient  dans  les  cours,  dans  les  mai- 
sons. Quand  le  duc  vit  qu'il  ne  pouvait  venir  à  bout  d'une 
telle  résistance,  il  cerna  le  village  avec  ses  troupes  .  et  y  fit 
mettre  le  feu  aux  quatre  coins.  De  six  mille  paysans  il  ne 
s'en  sauva  pas  un  seul.  Tous  ceux  qui  échappèrent  à  l'épée 
périrent  dans  les  flammes.  Il  est  vrai  qu'à  la  suite  de  cette 
belle  expédition  et  de  deux  ou  trois  autres  à  peu  près  sem- 
blables ,  le  duc  Antoine  revint  en  triomphe  à  Nancy  ,  et  que 
les  prêtres  entonnèrent  le  Te  deum  en  son  honneur. 

Enfin  un  autre  trait  distinctif  peut  servir  encore  à  carac- 
tériser les  guerres  de  paysans  :  c'est  la  promptitude  avec 
laquelle  elles  éclatent ,  et  la  promptitude  avec  laquelle  elles 
finissent.  Quand  la  mesure  du  mécontentement  populaire 
est  comblée,  le  plus  léger  prétexte  produit  l'éruption  ;  les 
paysans  escaladent  les  tours  qu'ils  ont  long-temps  regar- 
dées avec  terreur .  le  premier  moment  de  surprise  les  pro- 
tège, leur  témérité  même  les  sert,  leur  premier  choc  est 
effroyable.  Mais  bientôt  on  ne  tarde  pas  à  s'apercevoir  qu'ils 
n'ont  ni  les  armes  ni  la  discipline  nécessaires.  Ils  ignorent 
l'art  de  la  guerre,  ils  manquent  d'un  chef  qui  sache  diriger 
leur  courage,  et  le  réprimer  au  besoin  pour  s'en  servir  à 
propos.  Les  nobles  se  rassurent ,  rassemblent  leurs  forces  , 
arrivent  en  bon  ordre.  Si  l'effervescence  des  paysans  dure 
encore  ,  elle  est  très-dangereuse  ;  mais  souvent  ,  après  les 
premiers  excès  auxquels  ils  s'abandonnent ,  elle  s'apaise. 
La  colère,  qui  leur  donnait  tant  de  courage,  s'adoucit  quand 
ils  l'ont  exhalée.  Ils  se  battent  encore  à  merveille  en  parti- 
sans, ils  ne  résistent  guère  en  bataille  rangée.  La  tactique 
de  l'armée  ennemie  les  déconcerte  :  la  résistance  ferme  et 
calculée  est  une  muraille  contre  laquelle  ils  ne  se  hasardent 
guère  à  briser  deux  fois  de  suite  leur  impétuosité.  Ils  fuient 
faute  de  discipline  ,  ils  se  débandent  faute  d'un  chef  qui  sa- 
che les  rallier.  Quant  Muntzer  mena  ses  soldats  au  combat  . 


REVUE    DE    PARIS.  523 

il  leur  promit  de  recevoir  les  balles  de  l'ennemi  dans  sa  sou- 
tane ,  et  les  soldats .  conduits  par  leur  crédulité ,  se  jetèrent 
gaiement  au-devant  des  arquebuses  ;  mais  lorsqu'ils  virent 
que  les  balles  tombaient  aussi  sur  eux  ,  et  que  leur  cbef  ne 
les  préservait  avec  ses  prières  ni  des  blessures  ni  de  la  mort, 
ils  cédèrent  à  cette  attaque  soutenue  de  leurs  adversaires  , 
et  s'enfuirent  en  désordre. 

Une  fois  la  première  bataille  perdue,  un  grand  change- 
ment s'opère  parmi  eux  :  leur  ardeur  s'éteint,  leur  résolu- 
tion tombe  :  les  vieux  liens  se  renouent,  les  souvenirs  de  leur 
famille  et  de  leur  chaumière  ,  si  chargés  de  misères  qu'ils 
soient,  les  dominent  encore.  Ils  deviennent  faibles  etincer 
tains  de  passionnés  qu'ils  étaient.  On  dirait  qu'après  la  ré 
volte  et  le  châtiment  ils  ont  peur  de  se  retrouver  en  face  de 
leurs  maîtres.  On  dirait  d'une  mer  orageuse  qui  se  calme  et 
rentre  avec  un  léger  murmure  dans  un  lit  de  sable  ;  ou  plutôt 
on  dirait  que  la  Providence  les  a  fait  surgir  dans  son  cour- 
roux comme  pour  donner  un  avertissement  aux  oppresseurs, 
et  les  laisse  ensuite  retomber  dans  leur  repos. 

La  guerre  des  paysans  d'Allemagne  en  1525  se  trouva  en 
rapport  avec  la  Réformation.  On  peut  croire  cependant 
qu'elle  n'en  était  pas  la  conséquence  immédiate.  A  la  fin  du 
quatorzième  ,  et  au  commencement  du  quinzième  siècle,  la 
condition  des  paysans  avait  empiré;  les  nobles,  habitués 
à  l'exercice  du  pouvoir,  en  avaient  agrandi  les  limites.  Le 
pauvre  serf  avait  à  payer  non-seulement  la  dime  véritable  ; 
mais  sous  ce  mot  de  dime  on  comprenait  encore  une  quan- 
tité de  charges  accidentelles  qui  lui  ravissaient  la  meilleure 
partie  de  sa  récolte.  A  cela  venaient  se  joindre  les  corvées 
habituelles,  les  exactions  des  subalternes.  Au  premier  mot 
du  maître  .  il  devait  quitter  sa  charrue  ,  charrier  les  denrées 
au  monastère,  ou  la  provision  de  bois  au  château.  On  ne  le 
payait  pas,  on  ne  le  récompensait  pas,  on  ne  le  traitait 
guère  que  comme  un  animal  intelligent  né  tout  exprès  pour 
obéir  aux  puissans  seigneurs  dont  il  dépendait.  Les  orages 
venaient  ravager  ses  champs ,  les  guerres  des  petits  princes 
pouvaient  anéantir  le  fruit  de  sesfravaux, incendier  sa  chau- 
mière; mais  on  ne  savait  ni  lui  tenir  compte  de  ses  efforts  , 
ni  prendre  part  à  sa  misère.  Avant  tout,  les  couvens  de- 


%n 


REVUE    DE    PARIS. 


vaient  avoir  leurs  celliers  bien  garnis  ,  les  gentilshommes 
leurs  châteaux  munis  de  provisions,  quel  que  fût  le  dénû- 
ment  d'une  famille  de  serfs. 

Dans  ces  circonstances,  la  réforme  s'accomplit,  et  à  ce 
cri  de  liberté  religieuse  qui  retentit  dans  toute  l'Allemagne, 
les  paysans  crurent  pouvoir  joindre  celui  de  liberté  tempo- 
relle. Ils  ne  s'armèrent  pas  d'abord  pour  être  les  apôtres  du 
protestantisme,  ils  s'armèrent  pour  défendre  leur  propre 
cause  ,  et  s'ils  combattirent  en  faveur  de  la  nouvelle  foi , 
c'est  qu'elle  se  rattachait  étroitement  à  leurs  espérances  d'é- 
mancipation, c'est  qu'ils  avaient  eu  aussi  beaucoup  à  souf- 
frir des  prêtres  catholiques.  Luther  n'avait  pu  voir  d'abord 
cette  insurrection  de  paysans  sans  y  prendre  intérêt,  car 
elle  ressemblait  à  un  commentaire  énergique,  à  une  libre  et 
hardie  manifestation  des  principes  qu'il  avait  répandus.  Plus 
tard  il  s'éloigna  d'eux  et  blâma  sévèrement  les  désordres 
auxquels  ils  s'étaient  livrés. 

La  révolte  commença ,  à  vrai  dire  ,  en  1524 ,  dans  les  ter- 
res du  comte  de  Lupffen  en  Souabe  ,  qui  avait  eu  l'art  de 
rendre  ses  sujets  plus  malheureux  encore  que  les  autres. 
Celle-ci  fut  promptement  apaisée;  mais  quelques  mois  après 
les  paysans  se  soulevèrent  en  Souabe  ,  en  Franconie  ,  dans 
l'évêché  de  Mayence  ,  et  presque  dans  toute  l'Allemagne  , 
si  l'on  en  excepte  la  Saxe.  Les  uns  s'en  allèrent  par  petites 
bandes  brûler  les  châteaux  de  leurs  maîtres  ,  exercer  leurs 
vengeances  particulières.  Mais  il  se  forma  sous  les  ordres 
de  Hippel  et  de  l'aubergiste  Melzler  un  corps  de  troupes 
principal  qui,  après  avoir  saccagé  le  château  du  comte  de 
Hohenlohe  ,  mis  à  contribution  les  prêtres  de  Hcilbronn , 
incendié  Miltenberg  ,  traversa  la  Franconie  ,  fut  reçu  dans 
Wurzbourg  aux  acclamations  de  joie  de  tous  les  bourgeois 
de  la  ville  ,  et  mit  le  siège  devant  la  forteresse. 

C'était  ce  corps  d'armée  qui  était,  à  proprement  parler, 
la  tête  de  l'insurrection  :  c'était  de  là  que  parlaient  pour  le 
reste  de  l'Allemagne  des  émissaires  chargés  d'amener  de  nou- 
veaux renforts  ,  d'exciter  de  nouvelles  révoltes.  C'était  là 
aussi  que  l'on  avait  rédigé  le  pacte  d'alliance  auquel  les 
nobles  devaient  souscrire  pour  avoir  la  paix. 

C'est  une  constitution  en  douze  articles,  encadrée    dans 


REVUE    DE    PARIS.  225 

des  textes  de  la  Bible  et  de  l'Évangile,  et  qui  peut  nous 
faire  voir  à  quoi  en  étaient  réduits  ces  hommes  obligés  de 
prendre  les  armes  et  de  lever  l'étendard  de  la  rébellion 
pour  soutenir  des  prétentions  aussi  modérées. 

Par  le  premier  article  ,  les  paysans  demandent  qu'il  leur 
soit  permis  de  se  choisir  eux-mêmes  leur  pasteur,  et  de  le 
renvoyer,  s'il  manque  à  ce  qu'ils  ont  droit  d'en  attendre. 

2°  Ils  paieront  volontiers  la  dime ,  puisqu'elle  est  déjà 
ordonnée  dans  l'ancien  Testament,  mais  non  point  les  au- 
tres impôts  onéreux  qu'on  leur  applique  sous  le  nom  de 
dîme. 

3°  Jésus-Christ  est  mort  pour  tous  les  hommes;  tous  les  hom- 
mes doivent  être  égaux  :  cependant  ils  reconnaissent  qu'ils 
ont  des  maîtres,  et  ils  veulent  leur  obéir;  mais  ils  demandent 
que  ces  maîtres  les  traitent  humainement  et  chrétiennement. 

4Q  Quand  Dieu  a  créé  le  monde  ,  il  a  mis  au  pouvoir  de 
l'homme  tout  ce  que  renferme  la  nature  ,  et  ils  désirent 
partager  le  droit  de  pêche  et  de  chasse  avec  leurs  seigneurs. 

5°  Que  les  bois  ne  se  trouvent  plus  dans  la  propriété  ex- 
clusive des  gentilshommes  et  des  monastères,  et  qu'il  en 
soit  aussi  réservé  une  part  pour  les  besoins  du  pauvre. 

6°  Les  charges  du  paysan  s'augmentent  de  jour  en  jour  , 
on  désire  qu'elles  soient  allégées. 

7°  Suite  du  précédent.  Que  les  seigneurs  et  les  paysans 
entrent  les  uns  à  l'égard  des  autres  dans  des  rapports  plus 
équitables. 

8°  Le  travail  imposé  au  paysan  au-delà  de  ce  qu'il  est 
tenu  légalement  de  faire  doit  lui  être  payé. 

9°  Ils  demandent  à  être  punis  lorsqu'ils  l'auront  mérité  , 
d'après  ce  qui  est  écrit,  d'après  les  ordonnances  et  les  cou- 
tumes ,  non  point  d'après  le  libre  arbitre. 

10°  Qu'on  ne  leur  enlève  plus  les  choses  qu'ils  ont  eux- 
mêmes  légalement  achetées. 

11°  L'abolition  complète  de  la  main-morte. 

Par  le  douzième  article,  ils  s'engagent  à  retrancher  de 
ce  pacte  ce  qu'on  leur  représenterait  comme  contraire  aux 
lois  de  Dieu  et  de  la  charité,  et  à  se  conformer  toujours  aux 
enseignemens  du  christianisme. 

Cette  troupe  de  paysans  ,  qui  s'était  réunie  avec  tant  de 


226 


REVUE    DE    PARIS. 


résolution  pour  défendre  ses  droits  ,  comprit  bien  qu1il  lui 
manquait  un  chef  habitué  au  métier  de  la  guerre,  et  la  pro- 
position faite  par  Hippel  de  choisir  pour  chef  Goetz  de  Ber- 
lichingen  fut  accueillie  à  l'unanimité.  Aucun  homme  ne 
pouvait  en  effet  inspirer  plus  de  sympathie  et  en  même 
temps  plus  de  respect  à  cette  multitude.  Goetz  avait  sans 
cesse  suivi  une  ligne  de  conduite  toute  différente  de  celle  des 
autres  nobles.  On  ne  l'avait  jamais  vu  maltraiter  le  paysan, 
exercer  dans  ses  terres  d'injustes  exactions.  On  ne  l'avait 
pas  vu  se  ranger  du  côté  des  seigneurs  pour  opprimer  plus 
facilement  le  pauvre  peuple.  Loin  de  là  :  ses  querelles  par 
ticulières  ,  ses  courses  aventureuses  ,  présentaient  toujours 
quelque  chose  d'anti-aristocratique.  Il  s'attaquait  aux  évê- 
ques  pour  défendre  un  écuyer  ;  il  se  tournait  du  côté  du 
faible  et  lui  prêtait  l'appui  de  son  bras  contre  les  riches 
bourgeois  ou  les  grands  seigneurs.  Sa  loyauté  le  faisait  es- 
timer ;  son  caractère  de  justice  et  de  commisération  pour  la 
classe  pauvre  le  faisait  chérir  de  tous  ceux  qui  étaient  pau- 
vres et  opprimés  ,  et  sa  bravoure  célèbre  lui  attirait  l'admi- 
ration universelle.  Au  seizième  siècle  ,  Goetz  était  un  héros 
populaire  dont  l'on  se  plaisait  à  s'entretenir  sous  le  chaume 
du  serf.  Les  enfans  apprenaient  de  bonne  heure  à  vénérer 
son  nom,  et  les  faiseurs  de  contes  étaient  les  bienvenus 
toutes  les  fois  qu'ils  rapportaient  une  nouvelle  aventure 
vraie  ou  fausse  de  Goetz  de  Berlichingen  à  la  main  de  fer. 

Le  loyal  chevalier  apprit  avec  douleur  cependant  ce  que 
les  paysans  attendaient  de  lui.  Si  leur  cause  lui  semblait 
juste  ,  les  excès  affreux  auxquels  ils  s'étaient  déjà  portés  ne 
pouvaient  que  lui  inspirer  une  profonde  aversion  contre  une 
telle  guerre.  Il  rejeta  avec  fierté  les  premières  proposi- 
tions qu'on  lui  fit.  Mais  les  insurgés  étaient  résolus  de  l'a- 
voir pour  chef;  quand  ils  virent  leur  offres  inutiles ,  ils 
employèrent  les  menaces.  Goetz  céda  à  la  crainte  de  voir  sa 
demeure  livrée  aux  flammes .  sa  femme  et  ses  enfans  massa- 
crés sous  ses  yeux  ;  et  d'ailleurs  il  conservait  l'espoir  de  ré  ■ 
primer  par  sa  présence  la  fureur  de  cette  troupe  indisci- 
plinée, de  mettre  fin  plus  promptement  aux  ravages  qu'elle 
commettait. 

Il  s'engagea  donc  à  prendre  le  commandement  de  ces 


REVUE    DE    PARIS.  227 

nouveaux  soldats  pendant  un  mois.  Mais  il  avait  trop  pré- 
sumé de  sou  pouvoir  sur  des  esprits  que  l'effervescence  du 
moment  rendait  inaccessibles  au  langage  delà  raison.  Ni  ses 
conseils ,  ni  ses  reproches ,  ni  ses  menaces,  ne  purent  met- 
tre un  frein  à  leurs  brutales  passions.  Il  eut  la  douleur  de 
voir  flamboyer  devant  lui  des  villages  et  des  châteaux  qu'il 
aurait  voulu  sauver.  Il  entendit  raconter  tous  les  actes  de 
violence  barbare  auxquels  s'abandonnaient  ses  soldats,  et 
quand  il  voulut  interposer  son  autorité  de  général  dans  ces 
excès  qu'il  abhorrait,  on  lui  fit  entendre  que  s'il  continuait 
ainsi,  sa  vie  même  n'était  pas  en  sûreté;  qu'on  l'avait  pris 
pour  guider  les  cohortes  de  paysans  sur  le  champ  de  bataille, 
non  point  pour  les  prêcher. 

Alors  il  résolut  de  rompre  à  tout  jamais  avec  elles;  mais 
sa  fidélité  à  garder  ses  sermens  le  retint  pendant  le  mois  en- 
tier qu'il  avait  promis  de  passer  avec  elles.  Au  bout  de  ce 
temps ,  il  écrivit  à  Truchsetz,  le  général  de  l'alliance  souabe, 
pour  lui  expliquer  sa  conduite  et  préparer  sa  retraite.  On 
ne  lui  répondit  pas.  Il  s'évada,  se  rendit  à  Stuttgard  ,  et 
parla  lui-même  à  Truchsetz.  Les  motifs  qui  l'avaient  fait  agir 
étaient  assez  plausibles,  la  marche  qu'il  avait  suivie  était 
assez  franche  pour  le  justifier  des  reproches  que  les  nobles 
lui  adressaient.  Mais  ses  ennemis  voulaient  le  trouver  cou- 
pable, et  en  dénaturant  ses  intentions,  en  exagérant  les 
faits  ,  ils  parvinrent  à  le  représenter  à  l'empereur  tout  autre- 
ment qu'il  ne  le  méritait.  Il  fut  enfermé  deux  ans  à  Augs- 
bourg,  et  ne  sortit  de  sa  prison  qu'à  la  condition  de  retour- 
ner dans  son  château  ,  d'y  rester  tranquille  jusqu'à  la  fin 
de  sa  vie,  de  ne  plus  entreprendre  aucune  expédition,  de 
ne  pas  franchir  les  limites  de  ses  terres  ,  sous  peine  de  payer 
pour  chaque  infraction  à  ses  promesses  une  somme  de 
25,000  florins. 

Pendant  ce  temps,  la  guerre  des  paysans,  qui  avait  mis 
toute  l'Allemagne  en  rumeur,  était  étouffée.  Ce  fut  une 
grande  faute  de  la  part  de  Hippel  et  de  Metzler  qui  condui- 
saient le  principal  corps  d'armée,  de  s'obstiner  à  faire  le 
siège  de  la  citadelle  de  Wurzbourg  ,  qui ,  bien  pourvue  de 
munitions  et  défendue  par  des  troupes  fermes  et  aguerries  , 
leur  opposa  une  résistance  constante.  Tandis  qu'ils  s'affai- 
blissaient ainsi  chaque  jour  dans  une  lutte  inutile,  le  duc  de 


228  REVUE    DE    PARTS. 

Lorraine  écrasait  la  révolte  en  Alsace.  Truchselz  s'avançait 
à  travers  le  carnage  et  l'incendie,  et  anéantissait  sur  sa 
route  tous  les  petits  partis  qui  tentaient  de  lui  résister.  La 
bataille  de  Bôblingen ,  dans  laquelle  plus  de  huit  mille 
paysans  périrent,  porta  un  coup  mortel  à  la  rébellion  ;  celle 
d'Ingolstadt  acheva  de  la  décourager.  Les  troupes  se  dé- 
bandèrent, les  représailles  sanglantes  auxquelles  Truchsetz 
se  livra ,  répandirent  la  consternation  dans  le  cœur  de  tous 
ceux  qui  avaient  d'abord  encouragé  et  soutenul'insurrec- 
tion;  et  quand  il  se  présenta  aux  portes  de  Wurzbourg,  les 
habitans  coururent  eux-mêmes  au-devant  de  lui,  et  se  sou- 
mirent à  toutes  les  conditions  qu'il  lui  plut  de  leur  imposer. 
Soixante  citoyens,  appartenant  presque  tous  aux  premières 
familles  de  la  ville,  payèrent  de  leur  tête  le  secours  qu'ils 
avaient  donné  aux  rebelles.  L'évêque  rentra  en  triomphe 
dans  ses  états  ,  amenant  avec  lui ,  pour  maintenir  l'ordre, 
une  troupe  de  soldats  étrangers  dont  les  habitans  durent 
payer  la  solde  et  l'entretien  ;  et  pour  compenser  tout  ce  que 
la  guerre  avait  enlevé  au  palais  épiscopal ,  les  sujets  de  l'é- 
vêché  furent  encore ,  dans  leur  misère  ,  chargés  d'une  nou- 
velle contribution.  Le  protestantisme,  qui  avait  commencé 
à  s'introduire  dans  cette  principauté,  eut  à  subir  toutes  les 
persécutions  des  prêtres  catholiques.  Les  églises  consacrées 
à  la  nouvelle  foi  furent  renversées ,  les  ministres  jetés  dans 
les  prisons,  ou  chassés,  et  le  catholicisme  se  réinstalla 
pompeusement  dans  son  vieux  dôme  et  dans  les  terres  qui 
en  dépendaient. 

Après  cette  expédition ,  les  troupes  de  l'alliance  souabe 
traversèrent  le  palatinat ,  l'évêché  de  Salzbourg  ,  les  pro- 
priétés de  l'archiduc  Ferdinand,  le  Tyrol,  où  de  nouveaux 
troubles  avaient  éclaté  ;  et  après  mainte  lutte  opiniâtre  , 
maint  combat  acharné  de  part  et  d'autre  ,  on  put  reconnaî- 
tre aux  maisons  des  coupables  tombant  en  cendres,  aux 
échafauds  dressés  sur  les  places  sanglantes,  que  la  révolte 
touchait  à  sa  fin  ,  et  que  le  bon  droit  et  la  clémence  des  sei- 
gneurs l'emportaient  sur  leurs  agresseurs. 

Restait  encore  Miintzer  ,  qui  avait  donné  à  ses  soldats  ce 
qu'aucun  autre  chef  de  paysans  n'avait  pu  donner  aux  siens, 
le  fanatisme  religieux.  Muntzer  ,  l'ancien  élève  de  Luther, 


REVUE    DE    PARIS.  2^9 

que  Luther  réprouvait .  mais  qui  se  disait  envoyé  de  Dieu  , 
priait,  jeûnait,  promettait  des  miracles  ,  et  suppléait  à  son 
défaut  de  courage  et  d'expérience  militaire  par  des  sermons 
enthousiastes  ,  et  des  paroles  mystiques  qui  fascinaient  une 
foule  ignorante. 

La  révolte  de  Muntzer  éclata  dans  la  Thuringe ,  et  se  ré- 
pandit dans  les  principautés  environnantes.  Ses  troupes , 
qui  s'élevaient  à  plus  de  six  mille  hommes,  s'étaient  déjà 
emparées  de  Hersfeld  ,  de  la  petite  ville  de  Vach,  de  l'ab- 
baye de  Fulda>Xe  landgrave  de  Hesse  leur  livra  bataille 
près  deFrankenhausen',  non  toutefois  sans  les  avoir  invitées 
d'avance  à  mettre  bas  les  armes,  en  leur  promettant  une 
amnistie  complète.  Mais  les  soldats  de  Muntzer,  enhardis 
par  les  prédications  et  les  promesses  merveilleuses  de  leur 
chef,  marchèrent  au-devant  de  l'ennemi  en  entonnant  un 
cantique.  Ils  furent  mis  en  déroute  au  premier  choc;  près 
de  cinq  mille  d'entre  eux  périrent  dans  ce  combat,  les  au- 
tres prirent  la  fuite  du  côté  de  Frankenhausen  et  le  long  de 
la  vallée.  Muntzer  s'était  réfugié  dans  une  maison  de  Fran- 
kenhausen ;  il  fut  arrêté ,  et  expia  dans  les  tortures  sa 
croyance  à  une  mission  céleste. 

Le  reste  des  petites  révoltes  qui  éclatèrent  encore  en 
Saxe  et  dans  quelques  autres  parties  de  l'Allemagne  s'étei- 
gnit successivement  sous  les  efforts  des  princes  conjurés  tous 
ensemble  pour  anéantir  cette  atteinte  à  leur  ancienne  et 
absolue  domination. 

Quanta  Goetzde  Berlichingen,  sa  carrière  chevaleresque 
s'était  terminée  à  ces  rudes  conditions  qu'on  lui  avait  impo- 
sées à  Augsbourg,  et  sa  loyauté  de  caractère  ne  lui  permet- 
tait pas  de  pouvoir  jamais  songer  à  la  recommencer.  Il 
vieillissait,  il  traînait  avec  peine  le  poids  des  jours  oisifs, 
l'ennui  de  sa  solitude.  Pour  un  homme  tel  que  lui,  habitué 
à  errer  par  monts  et  par  vaux,  à  courir  toutes  les  chances 
d'un  combat  singulier  ou  d'une  bataille  rangée  ,  il  ne  pou- 
vait pas  y  avoir  de  plus  grande  punition  que  celle  de  se 
trouver  confiné  dans  son  château,  n'osant  plus  se  servir  de 
ses  armes,  n'osant  plus  franchir  d'un  seul  pas  l'étroite  limite 
de  ses  domaines.  Et  il  fallait  que  cette  vie  inactive,  silen- 
cieuse ,  dénuée  de  tout  ce  qui  le  charmait  tant  autrefois  .lui 
8  20 


230  REVUE    DE    PARIS. 

fût  bien  pesante  pour  qu'il  se  résolût,  lui  homme  de  guerre, 
lui  Goetz  de  Berlichingen,  à  prendre  une  plume  et  à  écrire 
Phistoire  de  son  existence  passée. 

Au  bout  de  seize  longues  années  ,  Charles-Quint  se  sou- 
vint de  lui  et  rompit  le  ban  qui  le  retenait  captif.  Oh  !  ce  fut 
une  grande  joie  pour  le  vieux  chevalier  de  prendre  encore 
son  armure,  de  remettre  son  gantelet  de  fer,  et  de  pouvoir 
galoper  tout  à  son  aise  sur  son  bon  cheval ,  et  de  s'en  aller 
ainsi,  à  la  suite  de  son  empereur,  en  Allemagne  et  en  France; 
car  qui  pourrait  dire  combien  il  avait  souffert;  combien  son 
excessif  point  d'honneur  chevaleresque  avait  encore  rétréci 
les  bornes  de  sa  prison?  «  Une  fois,  dit-il ,  je  traversai  les 
champs  qui  m'environnaient,  j'arrivai  sans  y  songer  dans 
une  petite  plaine,  et  quand  je  fus  là,  l'effroi  me  saisit  tout-à- 
coup;  je  regardai  autour  de  moi  ,  je  crus  avoir  franchi  mes 
limites  ,  mais  j'appris  de  mes  parens  que  cette  petite  plaine 
était  aussi  comprise  dans  les  terres  qui  me  payaient  le  cens , 
et  j'éprouvai  une  grande  consolation  de  n'avoir  pas  manqué, 
même  involontairement,  à  mes  engagemens.  » 

Après  sa  campagne  en  France,  Goetz  de  Berlichingen 
revint  dans  son  château  ,  mais  celte  fois  pour  n'en  plus  sor- 
tir qu'avec  son  cercueil.  Il  mourut  le  23 juillet  1562,  à  l'âge 
de  quatre-vingt  et  quelques  années,  et  fut  porté  àSchônthal 
dans  la  sépulture  de  ses  ancêtres.  Au-dessous  du  monument 
qui  lui  fut  érigé,  on  trouve  cette  incription  : 

Hac  generosus  eques  Gottfridns  clauditur  urna 

Berlichius  toto  notus  in  orbe  senex. 
Plurima  raagnanimus  qui  vivens  praelia  gessit  ; 

At  nunc  perpétua  jiacis  amator  erit. 
Tutus  ab  insultu  nulli  metuendus  et  ijise 

iEtemis  fruitur,  sed  sine  fine  bonis. 

Ainsi  vécut  le  brave  et  honnête  Goetz  de  Berlichingen,  la 
dernière  apparition  en  Allemagne  d'une  époque  qui  s'en 
allait  finissant  dans  toute  l'Europe  ,  l'homme  auquel  il  n'a 
manqué  qu'un  plus  grand  théâtre  et  d'autres  circonstances 
pour  en  faire  un  Bayard.  Sa  chronique  si  modeste  ne  nous 
a  pas  dit  tout  ce  qu'il  il  y  avait  de  grand  et  de  généreux  dans 


REVUE    DE    PARIS.  231 

son  ame.  On  y  voit  seulement  par  les  faits  ,  plutôt  que  par 
ses  observations  ,  sa  fidélité  inébranlable  envers  ceux  qu'il 
regardait  comme  ses  seigneurs  légitimes  ;  son  dévouement 
à  soutenir  l'opprimé,  son  respect  pour  tout  ce  qu'il  avait 
promis  d'observer ,  et  son  amour  sans  bornes  pour  le  métier 
des  armes.  Les  témoignages  des  contemporains  nous  disent 
seuls  quelle  était  sa  bravoure,  et  de  quelle  haute  estime  il 
était  environné  ;  et  Goetz  devait  venir  pour  nous  montrer 
dans  toute  sa  simplicité  de  mœurs  ,  sa  brusque  franchise,  et 
son  noble  caractère,  cette  vie  du  dernier  chevalier  allemand . 

X.  Marmier, 


DU  DESSIN 

CONSIDÉRÉ  COMME  ENSEIGNEMENT  PRIMAIRE, 


La  nécessité  de  la  science  graphique  est  assez  généralement  com- 
prise dans  les  hautes  professions ,  et  les  modernes  systèmes  d'en- 
seignement, en  cela  progressifs,  la  prescrivent  comme  point  de 
départ  pour  le  rapide  apprentissage  de  la  majeure  partie  des  arts 
libéraux.  Cette  science  est  non-seulement  la  sténographie  de  la 
pensée  pour  le  chirurgien  qui  se  propose  de  tenter,  avec  des  pro- 
cédés inconnus,  une  opération  périlleuse  ;  pour  le  mécanicien  qui 
cherche  des  forces  nouvelles;  pour  leclassificateur,  dont  la  mission 
est  de  répandre  les  connaissances  de  l'esprit  humain  :  elle  doit  être 
encore  le  gagne-pain  modeste  de  l'artisan  dans  une  foule  de  pro- 
fessions secondaires. 

Je  ne  veux  pas  ici  parler  du  goût  et  de  l'émulation  que  l'en- 
seignement universel  du  dessin  est  destiné  à  propager  chez  les  in- 
dustriels ,  qui ,  par  disette  de  talent  et  d'originalité ,  conséquence 
déplorable  d'un  enseignement  avare  ,  pillent  platement  les  produc- 
tions et  les  travaux  d'un  confrère  plus  heureux  ou  plus  habile, 
dans  leur  impuissance  de  rivaliser  avec  lui.  C'est  cependant  une 
plaie  bien  saignante  et  bien  honteuse  ;  mais  du  moins,  en  ce  siècle 
où  les  procédés  et  les  agens  mécaniques  changent  brutalement  la 
face  d'une  industrie,  et  couchent  des  populations  sur  la  paille  en 
attendant  que  la  société  tout  entière  en  recueille  un  jour  ou  l'autre 
les  bénéfices  ,  n'est-il  pas  humain  et  politique  à  la  fois  de  mettre  à 
la  disposition  des  artisans  ,  expropriés  de  leur  main-d'œuvre  par 
quelque  découverte,  une  ressource  contre  le  premier,  contre  l'iné- 


BEVUE    DE    PARIS. 


2B3 


vitable  dommage  de  ces  révolutions  si  fréquentes?  Répandre  l'en- 
seignement,  c'est  doter  les  populations,  et  ce  n'est,  on  le  com- 
prend ,  que  de  la  prévoyance ,  et  de  la  plus  commune  ,  contre  les 
périls  de  la  misère.  D'ailleurs  ,  l'enseignement  doit  progresser 
comme  la  société  elle-même  ,  et  le  cercle  des  notions  élémentaires, 
c'est-à-dire  des  notions  utiles  à  tous  ,  n'est  pas  si  rétréci  que  la 
routine  le  suppose. 

Par  malheur,  l'enseignement  du  dessin  n'est  pas  suffisamment 
répandu  parmi  nous,  et  ceci  s'explique  de  reste,  puisque,  d'après 
les  vieilles  méthodes  renfermées  dans  l'enceinte  de  nos  collèges, 
et  si  peu  capables  d'ailleurs  de  mettre  en  jeu  le  ressort  de  l'imita- 
lion  ,  il  faut  y  consacrer  un  temps  considérable.  Le  temps  est  le 
plus  coûteux  des  capitaux.  Cette  dépense  est  la  ruine  des  petites 
bourses.  Le  premier,  le  meilleur  auxiliaire  de  mille  industries  est 
devenu  par  cette  raison  le  privilège  de  la  société  oisive,  et  l'on 
tourne  vers  des  distractions ,  la  plupart  du  temps  sans  portée , 
l'outil  qui  produirait  des  merveilles  entre  les  mains  du  travail- 
leur. Si  quelques  talens  d'une  trempe  vigoureuse  échappent  à  cette 
fatalité  et  se  font  jour  malgré  les  entraves  de  la  routine  et  de  la 
misère,  c'est  par  exception  :  le  hasard  et  le  ciel  sont  pour  tout  dans 
cet  accident,  et  la  société,  dont  ces  talens  deviennent  les  plus  in- 
dispensables capacités ,  n'y  est  pour  rien  ,  n'y  concourt  pas. 

Les  esprits  philosophiques  ont    applaudi   à  la   saillie   de  lord 
Brougham  dans  la  chambre  des  lords,  quand  il  s'est  écrié  que  la 
lecture,  l'écriture  et  le  calcul  ne  suffisaient  pas  à  l'intelligence  des 
peuples,  et  ne  produisaient  communément  que  des  capacités  mé- 
diocres lorsqu'on  s'en   tenait  là.   Nous  pensons   de  même.  Nous 
croyons  que  le  dessin  ,  pour  ne  parler  cette  fois  que  du  dessin  , 
est  pour  le  moins  aussi  utile  que  les  deux  ou  trois  enseignemens 
que  l'on  accorde  de  guerre  lasse  à  nos  cantons,  comme  une  aumône 
qui  dispense  du  reste,  comme  une  charité  en  dehors  de  laquelle 
les  multitudes  n'ont  plus  rien  à  exiger  des  gouvernemens,  toujours 
si  las  de  s'occuper  d'elles.  Sans  nous  embarquer  dans  la  nomencla- 
ture des  indications,  n'est-il  pas  évident  que  le  dessin  est  un  pas 
vers  l'ébénisterie  ,  la  mécanique,  l'architecture,  la    géographie, 
l'anatomie,  la  botanique,  etc.  ?  En  France,  la  faculté  de  médecine 
et  de  chirurgie  est  à  la  veille  de  consacrer  ce  principe  dans  toute 
sa  rigueur,  en  détlarant  qu'à  l'avenir  les  étudians  ne  seront  reçus 
et  n'obtiendront  Définitivement  leurs  diplômes  qu'à  la  condition 
8  20. 


23-4  REVUE    DE    PARIS. 

de  savoir  dessiner.  Des  écoles  gratuites  s'ouvrent  à  petit  bruit  dans 
nos  arrondissemens  ;  ceci  est  bien,  mais  il  reste  quelque  chose  ù 
faire.  Il  est  urgent  d'examiner  les  méthodes  qui  se  disputent  le 
champ  de  l'enseignement,  pour  accorder  une  faveur  manifeste  à 
la  plus  prompte  ,  qui  soit  en  même  temps  la  plus  rationnelle  ;  et 
dès  qu'on  l'aura  trouvée  ,  si  on  la  trouve  ,  ce  progrès  ne  doit 
point  s'arrêter  à  la  porte  des  grandes  académies ,  pour  quelques 
professions.  L'atelier  a  les  mêmes  besoins  que  le  collège ,  le  peu- 
ple aussi  devra  participer  à  cette  amélioration  importante.  L'Uni- 
versité est  nourrie  du  pain  de  la  France  pour  donner  aux  mé- 
thodes utiles  la  publicité  de  son  autorisation.  Ce  n'est  pas  trop 
exiger  d'elle. 

Nous  avons  parlé  sans  trop  de  respect  des  vieilles  méthodes,  car 
nous  les  tenons  jugées  et  condamnées  par  leur  peu  de  propagation. 
A  ce  titre  seul,  il  faudrait  prier  les  professeurs  de  se  réveiller  un 
instant,  et  de  laisser  en  Oubli  leur  vénération  profonde  pour  de» 
formules  qui  nous  viennent  du  temps  de  Charlemagne.  Discutons  le 
préjugé,  mettons  la  routine  sur  la  sellette. 

J.-J.  Rousseau  ,  ce  remueur  de  paradoxes  qui  laissa  tant  de  ses 
idées  particulières  dans  l'héritage  de  tous ,  nous  a  précédé  dans  une 
critique  où  il  faut  bien  le  suivre  et  reconnaître  la  vérité  de  ses 
aperçus.  Eu  fait  de  réformes,  ce  grand  révolutionnaire  aie  droit  de 
compter  comme  autorité,  et  de  nous  proposer  ses  plans.  S'il  n'a  rien 
proposé,  suivant  son  habitude,  qui  fut  aussi  celle  de  son  époque, 
on  doit  le  tenter  à  sa  place. 

J.-J.  Rousseau  ne  voulait  pas  que  l'entendement  de  son  élève 
imaginaire  fût  circonscrit  et  borné  dans  les  conseils  d'un  profes- 
seur, et  que  l'on  infligeât  à  son  Emile  des  modèles  qui  ne  sont  après 
tout  que  des  copies  de  second  ,  de  troisième  et  quelquefois  de  qua- 
trième degré.  Jean-Jacques,  on  le  sait,  n'admettait  l'influence  du 
maître  sur  son  élève  que  par  voie  indirecte;  et,  concurremment, 
dans  la  question  qui  nous  occupe,  il  recommandait  l'imitation  im- 
médiate du  grand  tableau  de  la  nature.  Nous  ne  relèverons  pas  ce 
qu'il  y  a  de  dur  et  d'étrange  dans  cette  dialectique  :  une  pareille 
exagération  mérite  à  peine  d'être  réfutée.  Reprendre  à  chaque  siè- 
cle les  études  ,  à  partir  de  l'enfance  du  monde  ,  if  est  pas  le  moyen 
d'accélérer  le  progrès  et  d'enriebir  chaque  génération  des  décou- 
vertes de  sa  devancière.  A  ce  compte,  nul  ne  vivrait  assez  long- 
temps pour  former  son  élève,  et  l'élève  lui-même  serait  septuagénaire 


REVUE    DE    PARIS.  2§5 

avant  d'avoir  achevé  son  éducation.  Ajoutez  aussi  que  pour  suivre 
pas  à  pas  ce  plan  subtil  et  diplomatique  ,  où  le  conseil  ne  se  pré- 
sente jamais  de  face  ,  mais  de  biais  ,  il  faudrait  un  génie  de  la 
trempe  de  M.  de  Talleyrand.  Ces  sortes  de  génies  sont  rares  ,  Dieu 
merci!  et  ils  ont  mieux  ou  pis  à  faire  que  de  se  sacrifier  à  l'éduca 
tion  isolée  d'un  enfant.  Ne  brûlons  donc  pas  les  bibliothèques 
d'Alexandrie  ,  et  disons  au  citoyen  de  Genève  que  le  professeur  est 
utile  parce  qu'il  est  le  dépositaire  des  traditions  acquises.  La  no- 
toriété suffit  pour  désigner  celui  qui  répondra  le  mieux  à  l'exigence 
naturelle  des  parens.  Pieste  la  question  du  modèle,  et  cette  ques- 
tion est  entière.  Là  est  la  méthode. 

Et  sur  ce  point  Rousseau  ,  qui  sait  faire  penser  toutes  les  (bis 
qu'il  ne  rêve  pas  ,  a  déposé  dans  son  Emile  le  germe  d'une  idée 
qui  ne  devait  se  développer  que  plus  tard  avec  tous  ses  résultats. 
La  nature,  son  dogme  universel ,  n'aurait  jamais  donné  une  inspi- 
ration si  directe.  Rousseau  fit  bien  d'agiter  le  problème  ,  et  l'uti- 
Hté  de  son  livre  réfute  le  blâme  qu'il  faisait  peser  sur  les  livres  en 
général. 

«  Je  commencerai,  dit-il,  par  tracer  un  homme  comme  les  la- 
quais le  tracent  contre  les  murs  :  une  barre  pour  chaque  bras  ,  une 
barre  pour  chaque  jambe,  et  des  doigts  plus  gros  que  les  bras.  Bien 
long-temps  après  ,  Emile  et  moi ,  nous  nous  apercevrons  l'un  ou 
l'autre  de  cette  disproportion  •  nous  remarquerons  qu'une  jambe  a 
de  l'épaisseur ,  et  que  cette  épaisseur  n'est  pas  partout  la  même  ; 
que  le  bras  a  sa  longueur  déterminée  par  rapport  au  corps  ,  etc- 
Dans  ce  progrès,  je  marcherai  tout  au  plus  au  côté  d'Emile,  ou  je  le 
devancerai  de  si  peu  qu'il  lui  sera  toujours  aisé  de  rn'attemdre ,  et 
souvent  de  me  surpasser,  v 

C'est  donc  à  l'instinct  d'imitation  que  le  philosophe  de  Genève 
s'adresse,  en  reconnaissant  l'énergie  de  cet  instinct  qui  existe  chez 
tous  lesenfans,  sauf  dans  les  circonstances  exceptionnelles,  lors- 
qu'un enfant  vient  au  monde  incomplet  ou  infirme. 

Ceci  constaté ,  avant  d'aller  plus  loin,  qu'il  nous  soit  permis  de 
démontrer  que  le  mot  de  vocation  reste  pleinement  en  dehors  de 
cette  thèse.  On  en  abuse  à  la  journée,  et  de  maladroits  professeurs 
comptent  sur  le  vague  du  mot  pour  la  justification  de  leur  impé- 
ritie.  Trop  souvent  les  vices  des  méthodes  ont  fait  calomnier  de 
malheureux  élèves  ,  garrottés  par  les  entraves  de  la  routine,  et  fuit 
innocens  des  faux  pas  où  leur  jeune  instinct  devait  les  entraîner 


236  revue  de  paris. 

avec  d'autant  plus  de  violence  qu'ils  suivaient  mieux  les  prescrip- 
tions intimes  de  l'analogie.  Je  n'en  citerai  qu'un  exemple  :  n'est-on 
pas  convaincu  maintenant  que  les  tâtonnemens  de  l'ancienne  épel- 
lation,  dans  l'apprentissage'de  la  lecture,  venaient  surtout  de  la  ma- 
nière dont  on  isolait  arbitrairement  chaque  consonne  de  la  voyelle 
qui  lui  donne  seule  et  le  timbre  et  la  vie?  L'enfant  ne  se  rendait 
pas  compte  de  la  transformation  que  chaque  lettre  subissait  tout-à- 
coup  par  son  alliance  avec  une  autre  lettre  ;  il  ployait  sous  des  in- 
jonctions obscures,  et  répétait  la  leçon  sans  la  comprendre.  L'in- 
stinct ,  au  lieu  de  devenir  une  règle  et  une  guide  ,  obéissait  ma- 
chinalement à  mille  variations  contraires.  Si  l'on  s'instruit  par  la 
rectification  de  quelques  erreurs  ,  des  faux  pas  trop  répétés  décou- 
ragent. Les  mauvaises  méthodes  rendent  la  science  imprenable  :  on 
dépense  sa  vigueur  à  lutter  contre  leurs  vices.  Au  terme  de  l'en- 
seignement, s'il  y  parvient,  l'esprit  épuisé  s'endort.  Mais  si,  dès 
le  début,  vous  sollicitez  habilement  l'instinct,  la  méditation  et  la 
pensée,  l'ardeur  s'éveille  et  se  met  de  la  partie  j  l'énigme  intéresse, 
et  l'austère  physionomie  de  l'étude  se  déride  aux  yeux  de  l'élève  r 
comme  la  Diane  de  Scio  ,  dont  le  visage  de  marbre  paraissait  au 
premier  coup  d'œil  empreint  d'une  gravité  redoutable,  et  sur  les 
lèvres  de  laquelle  on  devinait  un  sourire  lorsque  sa  tête  se  déga- 
geait de  la  fumée  du  sacrifice.  Règle  générale  :  vis-à-vis  d'un  sujet 
bien  ordonné,  lorsque  la  méthode  de  l'enseignement  est  rationnelle 
et  saisissante,  le  succès  de  l'éducation  que  l'on  appelle  proprement 
élémentaire  est  infaillible.  Il  ne  s'agit  en  effet  que  de  l'instinct 
d'imitation,  et  cet  instinct  est  une  propriété  vulgaire  ,  la  faculté 
de  tous,  une  puissance  mécanique  :  la  vocation  ne  se  produit  qu'à 
la  limite  des  élémens.  Qu'alors  la  voix  du  lecteur  s'élève  aux  in- 
flexions du  drame,  que  la  plume  de  l'écrivain  s'aventure  dans  les 
essais  littéraires,  que  l'homme  de  chiffres  attaque  les  mathémati- 
ques transcendantes ,  ou  que  le  dessinateur  entre  dans  le  domaine 
des  Decamps  et  des  Delacroix ,  ceci  est  la  sphère  de  la  vocation  ,  le 
terrain  des  esprits  d'élite.  Ne  nous  occupons  que  de  la  foule.  Un 
enfant  qui  n'a  pas  l'instinct  de  l'imitation  n'a  rien.  C'est  cette  fa- 
culté si  commune,  cette  force  aveugle  qui,  de  bonne  heure  et  par 
une  succession  d'études  inaperçues ,  nous  inculque  la  langue  ma- 
ternelle avec  l'accent,  et,  de  front,  une  foule  de  notions  et  d'usages 
dont  les  mœurs  et  le  caractère  dérivent;  car  l'éducation  ne  date 
pas  seulement  du  collège,  mais  du  berceau.  Grâce  à  l'extrême  sou- 


REVUE    DE    PAR  1S. 


m 


plesse  de  nos  organes,  on  ne  doit  pas  craindre  de  rejeter  sur  les 
premières  époques  de  l'existence  tout  le  poids  d'une  série  d'exer- 
cices salutaires.  C'est  un  temps  précieux  et  qu'il  faut  employer  acti- 
vement, puisque  l'enfance  est  vierge  des  préjugés  ,  propre  à  toutes 
les  inoculations. 

Faut-il  donc  ne  reconnaître  pour  l'instinct  d'autres  moniteurs 
que  les  objets  naturels?  L'étude  du  dessin  ,  comprise  à  la  manière 
de  Jean-Jacques,  développerait  tout  au  plus  des  talens  de  paysa- 
gistes, et  encore  le  sentiment  des  distances  offrirait  obstacles  sur 
obstacles  à  l'essor  de  ces  génies  naturels  ,  parce  que  la  révélation 
des  difficultés  ne  se  compléterait  que  par  des  essais  décourageans. 
De  quelque  précieuse  intelligence  que  fût  doué  Lantara  ,  alors  qu'il 
était  simple  vacber  dans  le  petit  hameau  d'Acbères,  oserait-on  affir- 
mer que  sans  l'aide  du  maître  il  eût  peint  de  sa  vie  autre  chose 
que  des  murailles  de  cabaret?  C'est  le  concours  du  professeur  et 
l'exercice  de  l'instinct  que  nous  exigerions  si  nous  avions  à  indi- 
quer une  méthode. 

Examinons  maintenant  ce  que  l'on  fait  à  peu  près  partout.  On 
met  une  estampe  sous  les  yeux  de  l'enfant,  gravure  ou  lithogra- 
phie. Cette  estampe  décompose  une  figure  dans  ses  moindres  dé- 
tails, et ,  d'après  un  principe  dont  la  formule  est  dans  un  ouvrage 
élémentaire  de  Léonard  de  Yinci,  principe  qui  veut  que  l'on  pro- 
cède du  simple  au  composé  ,  l'élève  copie  sur  autant  de  morceaux 
de  vélin  ,  en  premier  lieu  un  œil ,  puis  un  nez  ,  puis  une  bouche? 
puis  une  oreille,  et  cela  de  face,  de  profil  ou  de  trois  quarts  j 
d'abord  au  simple  trait  ,  et  enfin  avec  des  hachures  d'un  graine 
délicat  pour  harmonier  les  demi-teintes  et  les  fondre.  Après  cet 
apprentissage  long  et  minutieux  ,  je  vous  promets,  moi ,  que  l'é- 
lève et  complètement  incapable  d'ajuster  ces  détails  ,  de  mettre 
en  rapport  ces  nez  ,  ces  oreilles  et  ces  yeux,  de  les  souder  l'un  sur 
l'autre.  C'est ,  en  vérité  ,  comme  s'il  n'avait  rien  appris.  Alors  on 
se  ravise ,  on  exige  qu'il  recommence  sur  de  nouveaux  frais  et 
sous  la  direction  d'un  tout  autre  principe.  Ce  principe  est  celui 
qu'on  aurait  pu  lui  faire  aborder  en  débutant,  celui  de  l'ensemble. 
Yoilà  bien  du  temps  perdu  :  qu'en  pensez-vous?  Mais  ne  vous  en 
formalisez  pas  ;  c'est  la  règle.  Cependant  plus  d'un  écolier  s'est  pris 
d'impatience  durant  ce  bizarre  noviciat  ,  qui  ne  stimule  pas  sa 
jeune  verve,  et  qui  laissera  toujours  ,  quoi  qu'on  fasse  ,  du  vague 
et  du  décousu  dans  ses  idées ,  puisque  l'on  est   contraint  de  s'y 


238  REVUE    DE    PARIS. 

prendre  d'une  autre  façon  ,  faute  de  pouvoir  aller  plus  long-temps 
par  le  même  système.  11  est  vrai ,  si  l'enfant  se  décourage,  que  le 
maître  tire  sa  responsabilité  d'embarras  auprès  des  parens ,  en  leur 
jurant  le  plus  légèrement  du  monde  que  le  bambin  n'a  ni  vocation 
ni  goût  ;  mais  ne  perdrait-on  pas  le  goût  à  moins?  et  faut-il  prosti- 
tuer le  mot  de  vocation,  qui ,  cela  nous  est  démontré,  ne  doit  s'en- 
tendre que  des  cboses  majeures  ?  Continuons  toutefois.  Pour  les 
élèves  qui  passent  sans  trop  se  rebuter  de  la  première  phase  de 
démonstration  dans  la  seconde  ,  ils  y  portent ,  la  plupart,  un  dé- 
faut incurable  :  j'entends  l'esprit  d'une  perfection  vaine  ,  l'habi- 
tude de  s'endormir  sur  de  petites  choses  ,  la  manie  du  pointillé. 
Ceux-là  n'iront  jamais  loin;  ils  sont  perdus  pour  et  par  le  maître. 
Il  en  fera  peut-être,  l'habile  homme!  de  corrects  imitateurs  des 
allégories  froides  et  mythologiques  de  feu  Fragonard  ,  des  coquet- 
teries étranges  et  sèches  de  M.  Lemire;  mais  quant  à  l'énergie  de 
l'esquisse,  quant  à  la  souplesse  d'un  mouvement  pris  sur  le  fait , 
qu'il  n'aille  pas  l'exiger  d'eux  :  ce  serait  en  vain.  Le  maître,  voyez- 
vous  ,  a  beau  démentir  ses  premières  leçons  et  crier  à  ses  disciples 
d'attaquer  en  grand  ,  avec  hardiesse  et  au  risque  d'une  incorrec- 
tion j  démenti  sans  portée  ,  cris  inutiles  !  Le  large  et  l'osé  ne  vont 
plus  à  ces  élèves  5  on  ne  les  déroutera  pas  :  ils  sont  dans  la  voie 
du  faux.  La  logique  de  ces  jeunes  têtes  s'obstine,  en  dépit  de  l'in- 
conséquence du  professeur;  et,  pour  continuer  ce  perlé  miracu- 
leux, ces  hachures  grasses  et  vigoureuses,  dont  on  est  récompensé 
par  un  premier  prix  ,  l'élève  demande  ce  qu'il  ne  peut  saisir,  le 
trait  et  ses  harmonies  ,  aux  bons  offices  du  décalque  ;  il  saisit  l'es- 
quisse à  la  dérobée,  sur  le  vitrage.  Le  modèle  se  prête  admirable- 
ment à  cette  rubrique  ,  il  ne  faut  que  deux  minutes  et  deux  épin- 
gles. La  paresse,  cette  première  énergie  du  dégoût,  le  porte  à 
mépriser  les  prescriptions  les  plus  difficiles  de  l'enseignement.  Dès 
que  l'élève  a  trouvé  cette  admirable  ressource  (et  il  la  trouvera, 
croyez-en  mon  expérience) ,  son  éducation  est  complète  :  je  veux 
dire  elle  est  manquée.  Sur  cinquante  écoliers  ,  deux  ou  trois  à 
peine  surmontent  les  fatigues  de  ces  débuts,  et,  au  total,  un  seul 
tirera  peut-être  quelque  parti  de  ce  je  ne  sais  quel  talent  péni- 
blement acquis  à  la  sueur  de  son  front.  Si  la  méthode  a  été  imaginée 
pour  mettre  obstacle  au  débordement  des  dessinateurs  ,  dites-moi, 
n'a-telle  pas  admirablement  rempli  son  but  ?  Appliquez  la  statistique 
à  la  théorie,  et  faites  un  peu  la  supputation  de  ses  résultats 


REVUE    DE    PARIS.  23 ï) 

Ce  n'est  pas  tout.  Prenons  ce  jeune  dessinateur  qui  fait  exception 
parmi  ses  camarades  ,  qui  est  sorti  des  épreuves  et  des  contradic- 
tions de  tout  genre  ,  à  la  grande  joie  du  maître.  Eh  bien  !  celui-là, 
quand  il  sait  son  maître  ,  le  sait  par  cœur,  et  tellement  par  cœur, 
qu'il  ne  sait  rien  de  plus.  Au  besoin  ,  il  est  capable  de  le  remplacer 
dans  la  classe,  en  tant  qu'il  ne  s'agira  que  d'un  professorat  banal 
et  rétréci,  ou  de  pousser  à  l'imitation  de  l'estampe  ,  à  la  reproduc- 
tion puérile  des  lithographies  que  l'on  voudra.  Mais  placez  le  petit 
prodige  devant  une  ronde  bosse  pour  saisir  ces  proportions  et  ces 
contours  qui  ne  peuvent  se  mesurer  au  compas  ,  car  il  faut  avoir 
ici  le  compas  dans  les  yeux  pour  traduire  de  prime  abord  sur  le 
vélin  les  jeux  de  la  lumière  et  de  l'ombre  ;  voilà  une  révolution 
nouvelle  :  comptez  ,  c'est  la  troisième.  Et  si  notre  jeune  homme  a 
compris  que  la  destination  réelle  du  dessin  n'est  pas  de  se  borner 
stupidement  à  copier  des  copies}  que  son  petit  talent,  tel  qu'il  est, 
ne  doit  être  considéré  tout  au  plus  que  comme  un  exercice  ;  que 
le  but  définitif  de  ses  longues  études  est  de  rendre  avec  aplomb, 
et ,  pour  ainsi  dire,  au  vol,  la  représentation  graphique  de  chaque 
objet,  de  ses  reliefs  et  de  ses  contours,  n'est-ce  pas  que  cette  con- 
viction tardive  est  capable  de  le  désespérer  et  de  briser  son  jeune 
orgueil?  car  lorsqu'il  se  croyait  dans  le  sanctuaire,  le  bandeau 
tombe,  et  il  apprend  tout-à-coup  qu'il  n'a  même  pas  franchi  les  de- 
grés du  seuil.  Sur  ma  parole  ,  quand  il  aurait  toute  son  existence  à 
sacrifier,  on  ne  s'y  serait  pas  pris  d'une  autre  manière  pour  lui  dé- 
montrer par  principes  l'art  de  tuer  le  temps.  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas 
de  chemin  plus  court  et  plus  direct?  Dans  l'apprentissage  qu'il 
aborde,  devant  lœuvre  du  statuaire  ,  vous  le  voyez  ,  plus  de  lignes 
planes  ,  plus  de  décalque  possible  sur  le  vitrage,  plus  de  hachures 
que  l'on  imite  gaiement  et  à  une  demi-ligne  près  ;  car  c'est  alors 
que  le  procédé  de  la  hachure  ,  le  plus  retardataire  et  le  plus  vain 
de  tous,  en  ce  qu'on  lui  a  trouvé  des  lois  et  des  règles,  absolu- 
ment comme  si  c'était  une  vérité,  apparaît  dans  toute  son  impuis- 
sance} convention  que  Ton  peut  suppléer  à  sa  guise,  dès  qu'il 
s'agit  de  simuler  artificiellement  le  sentiment  des  saillies  et  le  jeu 
des  reflets.  Aussi,  pour  tirer  le  pauvre  diable  de  là,  car  il  y  per- 
drait son  latin,  on  lui  apprend,  sans  plus  de  mystère,  à  mépriser 
et  à  fouler  aux  pieds  ce  qu'il  admirait  la  veille  encore  :  on  lui  met 
l'estompe  à  la  main.  Eh  !  barbares  ,  il  fallait  commencer  par  là. 

Résumons  Ips  inconvéniens  de  cettf>  grave  et  vieille  routine,  au- 


240  REVUE    DE    PARIS. 

torisée  par  Léonard  de  Yinci  ,  qui  veut,  comme  je  le  veux  égale- 
ment ,  mais  à  condition  d'interpréter  raisonnablement  le  principe, 
que  l'on  aille  du  simple  au  composé.  D'abord  ,  incohérence  et  con- 
tradiction dans  la  marcbe ,  c'est-à-dire  ,  trois  essais  pour  un,  et, 
pour  conclure  ,  rien  de  géométrique,  nulle  harmonie.  Le  sentiment 
qu'il  est  si  nécessaire  de  provoquer  et  de  mettre  de  la  partie,  est  la 
dernière  faculté  dont  on  s'occupe.  J'en  appelle  aux  souvenirs  de 
mes  lecteurs  ;  dans  cette  imitation  de  modèles  qui  sont  eux-mêmes 
des  imitations  de  troisième  degré ,  les  esprits  vifs  se  traînent  à  la 
remorque  avec  tiédeur  et  découragement,  grâce  aux  fréquens  sou- 
bresauts d'une  méthode  ennemie  de  toute  logique  :  les  esprits  lents 
s'en  accommodent  mieux  ,  ils  y  meurent.  C'est  l'enseignement  à  son 
enfance,  avec  des  tàtonnemens  éternels  :  on  se  refroidit,  et  le  plus 
grand  nombre  de  vocations  avorte. 

Que  si  nous  renversions  l'ordre  vulgaire  de  la  routine;  toujours 
pour  aller,  comme  Léonard  de  Yinci  le  veut ,  du  simple  au  com- 
posé,  car  il  est  certain  que  l'on  ne  saurait  procéder  autrement} 
mais  toutefois  en  faisant  essayer  l'étude  de  l'ensemble  sur  des  ron- 
des bosses  en  ébauche,  oh!  alors,  je  comprendrais  cela.  Esquisse 
pous  esquisse,  l'ovale  d'une  figure  ,  d'après  l'antique  ou  non  ,  peu 
m'importe,  me  semble  aller  plus  vite  au  but  et  mieux  initier  l'in- 
telligence au  sentiment  des  proportions  ,  que  ces  yeux  démesurés 
et  ces  bouches  à  n'en  plus  finir  sur  lesquels  la  routine  nous  faisait 
pâlir  six  mois  durant ,  ou  plus.  Puisqu'il  est  avéré  qu'indépen- 
damment de  la  méthode  le  premier  pas  en  tout  est  le  plus  pénible  , 
qu'y  a-t-il  donc  à  risquer  en  s'en  prenant  tout  d'abord  au  relief,  à 
la  copie  de  premier  degré  ,  à  la  bosse?  L'esquisse  ,  le  contour  ex- 
térieur est  le  même  d'après  le  plâtre  ou  le  dessin  :  attaquons  le  plâ- 
tre. Seulement  le  professeur,  pour  ménager  les  forces  de  son  élève, 
ne  lui  donnera  que  des  formes  anguleuses  et  inachevées,  la  masse 
des  plans  principaux  ,  la  charpente  grossière  d'une  tête.  Le  premier 
modèle  contiendra  ,  par  exemple,  les  rudimens  heurtés,  l'indica- 
tion informe  des  traits  du  visage,  et  pas  au-delà.  De  sorte  que,  en 
quatre  coups  de  crayon ,  l'écolier  pourra  saisir  les  linéamens  du 
buste  et  la  géométrie  de  l'ensemble.  Il  est  bien  question  vraiment 
de  finir  minutieusement  un  détail  et  de  s'asservir  à  des  coquette- 
ries assoupissantes  !  Ce  qu'il  faut ,  c'est  que,  dès  le  début ,  l'enfant 
soit  bien  averti  de  la  portée  de  la  science  graphique  pour  appren- 
dre à  résumer  ses  forces  sur  l'entente  du  mouvement  et  l'équilibre 


REVUE    DE    PARIS.  2-'ll 

des  parties.  Procéder  autrement,  c'est  voiler  le  but  :  et  comment 
voulez-vous  que  Ton  y  frappe  ?  Graduons  ces  difficultés,  j'en  tombe 
d'accord  ;  mais  songeons  à  la  principale,  à  celle  qui ,  lorsqu'on  en 
est  une  fois  le  maître,  nous  aide  de  procbe  en  proche  à  triompher 
de  toutes  les  autres.  Et  ne  savez- vous  donc  pas  que  c'est  par  la  charge 
que  l'on  arrive  à  l'exactitude,  comme  le  statuaire  dont  le  génie  dé- 
gage un  chef-d'œuvre  du  marbre  ,  bloc  rude  et  étrange  d'abord  j 
puis,  par  degrés,  sous  le  ciseau  qui  fait  voler  ce  marbre  en  pous- 
sière, sous  la  lime  qui  le  terminent  insensiblement,  révélant  le  Sa- 
tan de  Flatters  ou  la  Psyché  de  Canova?  N'avez-vous  pas  par  ha- 
sard, messieurs  les  amateurs,  dans  vos  portefeuilles,  réuni  quel- 
ques-unes de  ces  esquisses  fougueuses,  au  lavis,  à  la  sanguine,  à  la 
plume,  qui  contiennent  les  rudimens  heurtés  de  la  pensée  d'un  ar- 
tiste, une  bataille  de  Lebrun  ,  une  composition  de  Rubens  ?  Ce  sont 
des  brouillons  curieux  n'est-ce  pas?  et  dont  un  écolier  rirait,  pour 
sûr  ,  en  rhétorique.  Et  cependant ,  au  milieu  de  cette  fougue  ,  sur 
ce  carton  qui  pétille  d'incorrection  et  de  vigueur,  vous  suivez  avec 
respect ,  vous  ,  le  travail  et  l'improvisation  de  la  pensée.  C'est  une 
étude  qui  doit  produire  une  grande  page,  c'est  îe  canevas  d'un  ta- 
bleau dont  notre  musée  s'honore.  Rien  de  fini, rien  de  correct  :  des 
taches  ,  des  traits  ,  un  germe.  Pourquoi  l'écolier  ne  procéderait-il 
pas  comme  le  maître? 

Avant  d'aller  plus  loin  ,  je  dois  vous  avouer  que  ma  conviction 
dans  mes  attaques  contre  la  routine,  et  mes  indications  sur  la  né- 
cessité de  la  réforme  dans  cette  partie  de  l'enseignement,  provien- 
nent de  ce  que  je  m'appuie  sur  l'examen  d'une  méthode  récente  : 
celle  de  51.  Alexandre  Dupuis,  professeur;  méthode  venue  trop  tard 
pour  nous  ,  mais  qui  devra  servir  à  l'instruction  de  nos  enfans. 

Prenez  donc  ce  que  je  viens  de  supposer  comme  un  fait,  et 
comme  un  fait  dont  je  vous  dirai  les  résultats  avant  que  de  quitter 
la  plume,  puisque  aussi  bien  cette  méthode  est  en  pleine  activité 
dans  un  de  nos  meilleurs  collèges,  le  collège  Saint-Louis,  avec 
toutes  les  autorisations  des  hommes  spéciaux,  des  savans  de  l'in- 
stitut, du  grand-maître  de  l'Université  ,  qui.  cette  fois,  s'est  mon- 
tré progressif  comme  avant  i  83o.  Seulement  il  appartient  aux  pères 
de  famille,  aux  hommes  du  progrès,  de  la  populariser  au-delà 
même  des  collèges,  au  bénéfice  des  populations  pauvres,  comme 
un  enseignement  primaire,  comme  un  bienfait  et  un  gagne-pain, 
et  d'appeler  ceux  de  nos  professeurs  dont  la  conscience  égale  les 
8  21 


542  REVUE    DE    PARTS. 

lumières  à  multiplier  le  nombre  de  leurs  élèves  par  un  loyal  con- 
cours à  la  propagation  de  cette  méthode  d  enseignement  :  méthode 
qui  a  déjà  pour  elle  ,  circonstance  rare  et  qu'il  n'est  pas  indifférent 
de  mentionner  pour  le  bon  exemple ,  le  satisfecit  des  autorités  uni- 
versitaires. 

Dans  cette  pensée  de  propagation,  nous  nous  adresserons  sur- 
tout, pour  être  secondés,  à  l'honneur  des  journalistes  qui  sont 
restés  les  purs  organes  du  progrès,  et  qui  ne  se  livrent  pas,  corps 
et  ame,  à  l'apologie  de  quoi  que  soit ,  moyennant  quittance  5  véna- 
lité meurtrière  qui  est  la  ièpre  de  la  presse  telle  que  le  monopole 
nous  l'a  faite  ,  avide  et  mendiante;  vénalité  qui  confond  tout,  le 
bien  et  le  mal ,  dans  ses  éloges  décriés  5  vénalité  qui  est  la  sangsue 
de  l'industrie,  du  talent  ,  de  tout  ce  qui  cherche  à  se  produire,  et 
qui,  dans  l'ivraie  du  charlatanisme,  étouffe  la  moisson  du  bon 
grain. 

Revenons.  L'auteur  de  la  méthode  que  je  vous  signale  a  donc 
imaginé  quatre  séries  de  modèles.  La  première  série  ,  comme  nous 
Favons  vu  tout  à  l'beure,  n'offre  que  l'ovale  et  la  charge  de  la  tête 
humaine ,  avec  ses  principaux  mouvemens.  A  cet  effet,  cette  tête 
est  reproduite  par  plusieurs  plâtres,  et  sur  dilférens  degrés  d'incli- 
naison :  droite,  penchée  en  avant,  sur  le  côté,  et  en  arrière.  Le 
débutant ,  assis  à  la  distance  convenable,  esquisse  les  faciles  divi- 
sions de  l'ovale  sur  une  toile  noire ,  à  l'aide  du  crayon  blanc  ,  jus- 
qu'à ce  que,  par  cet  excellent  exercice,  il  ait  initié  son  intelligence 
à  l'aplomb  des  lignes  ,  à  la  loi  des  proportions.  La  mission  du  maî- 
tre se  borne  à  rendre  lélève  juge  des  erreurs  échappées  à  sa  main 
novice.  Au  moyen  du  porte-crayon  qu'on  lui  fait  placer  entre  ses 
yeux  et  le  modèle,  dans  une  ligne  tour  à  tour  perpendiculaire, 
oblique  ou  horizontale,  comme  un  niveau,  comme  un  aplomb, 
comme  une  équerre  ,  il  devient  facile,  de  démontrer  en  quoi,  dans 
le  trait,  l'élève  s'est  écarté  du  mouvement  et  de  l'harmonie.  Le 
porte-crayon  marquant  ainsi  devant  le  regard  des  lignes  de  géomé- 
trie que  Ton  rapporte  aussitôt  à  l'examen  du  tracé,  en  donne  sur- 
le-champ,  par  comparaison,  la  critique  et  la  contre-épreuve.  Au 
bout  de  quelques  leçons,  après  avoir  étudié  sous  divers  points  de 
vue  les  quatre  rondes  bosses  de  la  première  série,  l'enfant  a  déjà 
plus  de  précision  dans  le  coup  d'œil  ,  et  par  conséquent,  la  main 
plus  hardie.  Le  préjugé  du  manque  de  vocation  n'a  que  faire  dans 
tout  cela;   l'instinct  de  l'imitation  ,   qui  est  a  lous  ,  va  de  lui  soi:l 


REVUE    DE    PARIS.  *-t» 

et  se  développe:  c'est  le  premier  stage  du  jeune  dessinateur,  et 
l'impulsion  est  donnée.  Il  aborde  la  seconde  série. 

C'est  la  même  chose  que  pour  la  première  série  ,  à  quelques  dé- 
tails près  :  ici,  l'œil  est  indiqué  ,  la  bouche  se  montre  ,  l'oreille 
offre  des  contours.  Cette  substitution  excite  et  satisfait  l'émulation. 
Si,  par  le  fait ,  les  difficultés  ont  doublé,  ce  n'est  qu'en  raison  du 
développement  de  l'intelligence  de  l'élève  ,  qui  trouve  dans  les  for- 
ces acquises  par  son  apprentissage  l'intrépidité  d'oser  de  plus  en 
plus.  Cette  impulsion  ascendante  d'où  les  vocations  se  dégagent  , 
est  peut-être  le  meilleur  argument  en  faveur  de  la  nécessité  de 
rendre  cette  méthode  universelle  •  et  l'on  n'est  pas  admis  à  préten- 
dre que  le  professeur  emprisonnera  dans  les  bornes  de  sa  manière 
les  capacités  de  l'élève  ,  puisque  le  véritable  et  seul  principe  du 
nouvel  enseignement  est  de  ne  jamais  diriger  par  l'exemple,  mais 
de  tenir  la  bonne  foi  et  le  jugement  en  alerte  sur  les  fautes  que 
l'on  doit  réformfr  soi-même;  c'est  l'individualité  qui  prend  l'essor. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  de  la  seconde  série  s'applique  à  la 
troisième,  puis  à  la  quatrième  :  même  gradation  dans  les  difficul- 
tés, même  progrès  pour  la  main,  même  développement  de  l'intel- 
ligence. Parvenu  de  la  sorte  à  la  dernière  série,  toujours,  comme 
on  le  voit ,  en  procédant  du  facile  au  difficile  et  du  simple  au  com- 
posé, l'élève  en  est  arrivé  presque  sans  effort  à  dégager,  des  har- 
monies bien  observées  de  l'ensemble  ,  le  sentiment  de  la  perfection 
dans  les  détails.  Cette  observation  ,  acquise  et  fortifiée  par  l'habile 
gradation  de  l'enseignement .  prend  place  dans  les  facultés  et  ne  se 
perd  plus. 

Après  avoir  étudié  sous  ses  divers  points  de  vue  le  dernier  mo- 
dèle qui  présente  une  tête  de  l'âge  mûr,  on  sait  le  trait  :  on  le  sait 
pour  tout,  pour  l'Académie,  pour  le  paysage.  Alors  on  passe  à  l'i- 
nitiation des  ombres  et  des  lumières  ,  à  la  science  des  contours  ; 
1  élève  quitte  la  toile  pour  le  papier,  le  crayon  blanc  pour  l'es- 
tompe. Il  a  déjà  la  certitude  de  ne  plus  hésiter  devant  l'esquisse  ,  il 
faut  qu'il  apprenne  à  masser  hardiment  ou  à  ménager  avec  adresse, 
et  pour  cela,  rien  n'est  plus  favorable  que  l'étude  de  ces  modèles 
de  différentes  séries,  dont  les  formes  de  plus  en  plus  perfectionnées 
n'accusent  que  successivement  le  jeu  des  muscles  et  cette  variété  de 
demi-teintes  que  l'on  remarque  dans  un  buste  d'après  nature.  Sur 
les  premiers  modèles  en  effet  les  ombres  sont  uniformes ,  les  lu- 
mières larges  :  viennent  par  degrés  les   difficultés  artistes.  Qu'il 


244  REVUE    DE    PARIS. 

apprenne  d'abord  à  gouverner  son  estompe,  à  se  pénétrer  du  relief 
et  à  le  rendre  ,  à  remarquer  la  dégradation  des  nuances  qui  termi- 
nent les  contours,  à  placer  en  saillie  les  clairs  vigoureux  et  les 
eoups  de  force  des  premiers  plans ,  ces  rudimens  de  la  couleur. 
Maître,  questionnez  souvent  votre  élève,  pour  qu'il  ne  s'obstine 
pas  dans  l'admiration  de  ses  bévues  ;  pour  que  l'examen  rectifie  des 
fautes  qui  deviennent  alors  des  leçons  ,  fautes  où  il  retombera  d'au- 
tant moins  ,  et  dont  il  fera  d'autant  mieux  justice  qu'il  aura  la  con- 
science de  se  les  être  signalées.  Les  progrès  mareberont  àla  faveur 
de  cette  critique.  Voyez!  il  n'a  pas  copié  des  copies,  il  ne  s'est  pas 
adonné  au  faire  artificiel  des  gravures,  et  c'est  un  grand  point, 
car  je  ne  sais  pas  de  plus  rude  embarras  pour  celui  qui  passe  de 
cette  imitation  servile  à  la  libre  reproduction  des  reliefs  que  de 
s'ingénier  pour  savoir  comment  il  lui  faudra  jouer  du  crayon  vis- 
à-vis  d'un  plâtre  5  examinez  qu'il  n'y  a  plus  à  rendre  hachure  par 
hachure,  et  que  l'on  est  contraint  de  rencontrer  à  toute  force  une 
manière  qui  ne  soit  pas  d'emprunt.  Si  j'ai  su  me  faire  comprendre, 
on  avouera  que  la  méthode  Dupuis  a  cela  de  précieux  qu'elle  amène 
à  reproduire  le  modèle  avec  un  caractère  de  naïveté  qui  révèle  la 
tournure  du  génie  de  chaque  élève  par  une  manière  qui  lui  devient 
propre.  Dès-lors ,  il  peut  aborder  l'étude  de  l'antique  et  de  la  na- 
ture, ou  même  saisir  le  pinceau  ,  car  il  est  sur  le  seuil  de  la  pein- 
ture. Cependant,  et  pour  ne  pas  sortir  des  bornes  que  nous  nous 
sommes  prescrites,  ne  perdons  pas  de  vue  qu'en  parlant  de  propa- 
ger le  dessin,  il  s'agit  moins,  dans  la  façon  de  voir  qui  nous  est 
particulière  de  multiplier  les  peintres  et  de  remplir  les  musées,  que 
d'étendre  au  bénéfice  des  professions  industrielles  la  popularité  de 
la  science  graphique;  science  aussi  nécessaire,  nous  le  répétons, 
pour  la  commune  utilité  de  tous  ,  que  les  élémens  plus  répandus  de 
la  lecture  ,  de  l'écriture  et  du  calcul.  La  nouvelle  méthode  le  peut 
plus  rapidement  qu'aucune  autre  :  la  rapidité,  c'est  l'économie  ! 

Quant  aux  esprits  rigoureux  que  la  logique  entraîne  hors  des 
gonds  ,  et  qui,  d'après  l'examen  réfléchi  de  la  méthode  sur  laquelle 
nous  appelons  leur  critique,  abonderont  dans  le  conseil  de  Jean- 
Jacques,  à  celaprès  qu'ils  ne  feront  pas  exclusion  du  professeur, 
s'ils  viennent  à  demander  pourquoi  Ton  n'étudie  pas  immédiate- 
ment la  nature  sur  la  nature ,  nous  aurons  satisfait  sans  doute  à  leur 
objection  en  leur  démontrant  que  ce  mezzo  termine  pare  à  l'incon- 
vénient d'une  culture  forcée  et  meurtrière  qui  avorte  parce  qu'on 


REVUE    DE    PARIS.  2-45 

la  bâté.  Quelque  juste  impatience  que  Ton  ait  de  se  précipiter  vers 
un  résultat,  le  temps  a  sa  force  d'inertie  qui  revendique  une  part 
dans  les  choses  du  monde.  S'il  ne  faut  pas  compter  sur  lui  seul ,  il 
ne  faut  pas  croire  non  plus  qu'il  soit  un  obstacle  et  qu'il  ne  soit  pas 
un  auxiliaire,  puisque  dans  l'étude  la  réflexion  est  aussi  du  travail. 
Toutefois  il  ne  faut  pas  oublier  que  l'on  a  défini  merveilleusement 
la  méthode  en  disant  qu'elle  est  une  manière  d'arriver  au  but  parla 
voie  la  plus  convenable.  Tous  avez  le  cboix  ,  décidez-vous. 

Si  nous  n'avions  que  le  raisonnement  en  faveur  de  cette  méthode 
il  faudrait  hésiter  :  il  faudrait  demander  à  la  pratique  la  confirmation 
de  la  théorie  et  des  lumières  à  répreuve  :  mais  cette  épreuve  est  faite, 
elle  est  constatée,  elle  est  décisive.  Sous  les  yeux  de  M.  le  baron 
Thénard,  membre  de  l'Institut  et  rapporteur  d'une  commission 
nommée  à  cet  effet  par  le  ministre  de  1  instruction  publique,  de 
MM.  Liez  et  Poirson,  proviseurs  du  collège  Saint-Louis,  deM.  Pâté, 
professeur  de  dessin  à  ce  même  collège  ,  des  jeunes  gens  qui  ne  sui- 
vaient cette  méthode,  que  depuis  deux  ans  ont  lutté,  tant  d'après 
la  bosse  que  d'après  la  nature  ,  avec  des  camarades  qui  suivaient 
depuis  cinq  et  six  ans  l'ancienne  méthode.  Malgré  la  disproportion 
dans  la  durée  des  temps  d'étude  ,  les  élèves  de  M.  Dupuis,  bien 
moins  âgés  que  leurs  émules,  ont  très-notablement  soutenu  la  con- 
currence ,  pour  ne  pas  dire  plus.  Kous  avons  obtenu  de  voir  leurs 
travaux  :  rien  de  cette  uniformité  qui  trahit  1  imitation  servile,  et 
c'est  surtout  ce  qui  pourrait  servir  à  réfuter  cette  objection  que 
peut-être  l'efficacité  de  la  méthode  appartient  spécialement  à  l'ha- 
bileté particulière  du  professeur.  Ces  dessins,  remarquables  par  leur 
diversité,  offraient  ,  comparés  ou  pris  à  part,  un  cachet  indivi- 
duel ;  ils  indiquaient  suffisamment  que  l'élève  se  voyait  contraint, 
par  le  seul  ascendant  logique  de  la  théorie,  de  rencontrer  au  cou- 
rant de  l'audace  ces  heureuses  inspirations  que  le  talent  trouve  de 
lui  seul  dès  qu'il  parvient  à  secouer  le  joug  des  prescriptions  sco- 
laires. C'est  en  examinant  ces  saillies  d'originalité  et  cette  franchise 
de  manière  que  les  conseils  de  V Emile  nous  sont  revenus  en  mé- 
moire comme  ^yant  donné  leurs  fruits,  à  cela  près  que  l'interven- 
tion du  professeur  est  mise  hors  de  conteste  et  en  ligne,  et  que 
celui-ci  tirera  de  cette  méthode  d'enseignement  le  triple  avantage 
d'abréger  ses  fatigues,  de  hâter  la  maturité  de  ses  élèves,  et  de 
pouvoir  en  étendre  le  nombre. 

Faites  maintenant  un  calcul,  car  ce  calcul  parle  plus  haut  que 
8  21. 


246  REVUE    DE    PARIS. 

tout.  Si  en  deux  ans ,  à  douze  leçons  par  mois,  d'une  heure  sans 
plus  (  ce  qui  ne  fait  environ  au  bout  du  compte  que  deux  cents  heu- 
res de  travail) ,  on  arrive  à  ce  résultat  dans  nos  collèges  où  d'au- 
tres études  entravent  cette  étude  ,  quels  résiritats  ne  peut-on  pas  se 
flatter  d'atteindre  dans  la  moitié,  bien  mieux,  dans  le  quart  du 
même  temps  ,  par  des  leçons  plus  prolongées  et  plus  suivies  sur  les 
bancs  de  ces  milliers  d'écoles  élémentaires  ,  créées  par  le  zèle  et 
soutenues  par  une  philantropie  éclairée? 

Déjà  des  conseils  généraux  se  sont  préoccupés  de  cette  méthode: 
elle  passera  dans  les  couss  gratuits  de  nos  arrondissemens  ,  elle 
vaincra  la  routine  dans  nos  institutions  particulières.  Nous  exige- 
rons plus.  M.  Dupuis,  qui  s'est,  à  bon  droit,  réservé  le  brevet  de 
ses  modèles,  annonce  un  cours  public  :  nous  pensons  qu'il  ne  sau- 
rait trop  se  hâter  de  l'ouvrir.  C'est  un  phénomène  assez  remarqua- 
ble que  l'Université  ait  pris  le  pas  sur  les  particuliers  à  l'occasion 
d'un  progrès  :  nous  ne  voyons  pas  qu'il  faille  lui  en  abandonner 
tout  l'honneur  |  ce  serait  un  double  scandale  et  que  l'on  n'aurait 
vu  qu'une  fois. 

La  mission  dont  nous  sommes  chargés,  en  consultant  plus  notre 
zèle  que  nos  forces ,  s'arrête  donc  ici.  C'est  un  appel  à  ceux  qui 
pourront  plus  que  nous  et  qui,  en  répondant  à  cet  appel,  rempli- 
ront un  devoir.  Le  mot  de  civilisation,  dont  on  se  sert  en  France 
à  tout  propos,  impose  sans  doute  quelques  obligations  aux  gens  qui 
ne  se  font  pas  faute  de  le  laisser  échapper  de  leur  plume.  Assuré- 
ment, il  s'entend  d'une  plus  généreuse  diffusion  de  connaissances  à 
l'usage  des  classes  qui  ne  sont  dans  le  budget  que  par  l'impôt,  €t 
dont  le  patrimoine  est  au  bout  de  leurs  doigts.  Ces  classes ,  retenues 
en  tutelle,  et  traitées  de  barbares  par  les  conquérans  de  la  société 
politique,  forment  le  plus  pur  de  la  sève  française  ,  le  plus  énergi- 
que élément  de  notre  supériorité  continentale.  Perfectionner  l'en- 
seignement pour  le  mettre  à  leur  portée,  c'est  à  peine  s'acquitter 
d'une  dette  ;  et ,  pour  parler  le  langage  du  calculateur  qui  s'adresse 
aux  esprits  les  plus  récalcitrans,  c'est  aussi  jeter  dans  la  circula- 
tion industrielle  des  millions  de  plus,  dont  nous  retirerons  tous  un 
intérêt.  On  s'est  battu  pour  des  institutions  qui,  balance  faite, 
n'offraient  pas  de  telles  chances  de  bénéfice. 

Raymond  Bruckeu. 


SOUVENIRS  DE  LA  REVOLUTION 


ET  DE  L'EMPIRE. 


REAL. 

Parmi  les  gens  du  monde  qui  fréquentent  les  nobles  sa- 
lons libéraux  de  la  nouvelle  France,  il  n'est  personne  qui 
ne  se  souvienne  d'y  avoir  remarqué  un  vieillard  plus  que 
septuagénaire  ,  d'une  taille  moyenne  ,  mais  élégante,  d'une 
toilette  modeste  ,  mais  propre  et  soignée  ,  d'une  tournure 
encore  virile  et  quelquefois  sémillante  qui  ne  rappelait  en 
rien  la  caducité  de  l'âgeetles  orages  delà  vie  ;  dune  figure 
peu  régulière  ,  mais  qui  avait  été  agréable,  et  qui  l'était  en- 
core à  force  d'expression  ;  coiffé  de  beaux  cheveux  blancs 
qu'on  envierait  à  vingt  ans,  et  armé  d'un  regard  bleu  ,  lu- 
cide et  transparent  où  n'avait  jamais  cessé  de  briller  tout  le 
feu  d'une  ardente  jeunesse. 

Quand  le  diner  tirait  à  sa  fin  ,  et  que  la  conversation  ,  ex- 
citée par  le  Champagne  et  le  plaisir  ,  devenait  tout-à-coup 
générale  autour  d'une  table  splendidement  servie  dont  j'ai 
vu  faire  les  honneurs  par  une  des  plus  aimables  et  des  plus 
jolies  femmes  de  Paris  ,  sinon  par  la  plus  aimable  et  la  plus 
jolie,  une  voix  souple  et  ferme  ,  sonore  et  bien  accentuée  , 
s'élevait  d'ordinaire,  dominait  toutes  les  autres  ,  et  finissait 
par  captiver  l'attention  des  plus  distraits.  C'est  que  ce  n'é- 
tait plus  une  causerie  vague  et  souvent  insipide  pour  ceux 
mêmes  qui  eii  font  les  frais  ;  c'était  une  narration  spirituelle, 


248 


REVUE    DE    PARIS. 


animée,  dramatique,  riche  sans  digression,  pleine  sans 
verbiage  ,  érudite  sans  pédantisme  ,  et  polie  sans  afféterie, 
dont  l'attrait  paraissait  d'autant  plus  piquant  aux  écouteurs 
que  l'historien  avait  presque  toujours  été  un  des  principaux 
personnages  des  scènes  qu'il  racontait.  Or  ce  n'étaient  pas 
là  de  ces  scènes  vulgaires  auxquelles  la  vanité  seule  d'un 
homme  prévenu  de  son  importance  peut  supposer  quelque 
intérêt ,  parce  qu'il  imagine  sottement  que  le  reflet  de  son 
nom  couvrira  la  pauvreté  de  son  récit.  C'était  du  grave , 
du  grandiose  ,  du  terrible.  Tous  les  acteurs  imposans  de  la 
révolution  y  jouaient  leur  rôle  ,  depuis  les  tribuns  sangui- 
naires qu'avait  faits  la  populace,  jusqu'à  l'immortel  empereur 
qu'avaient  fait  les  soldats;  et  voilà  pourquoi ,  lorsque  cet 
homme  avait  fini  de  parler  ,  on  gardait  quelque  temps  le  si- 
lence, comme  pour  l'entendre  encore. 
Cet  homme  ,  c'était  le  vieillard. 
Le  vieillard  ,  c'était  le  comte  Real. 

Le  comte  Real  ,  c'était  le  fils  d'un  garde-chasse  de  Chalou, 
qui  lui  avait  donné  l'éducation  requise  pour  devenir  procu- 
reur au  Châlelet. 

Ce  procureur  au  Châtelet  avait  fait  son  chemin.  On  l'a- 
vait vu  avocat,  puis  accusateur  public  près  le  tribunal  du 
10  août,  puis  historiographe  de  la  république  française, 
puis  commissaire  du  gouvernement  au  département  de  Pa- 
ris ,  puis  conseiller  d'état  à  la  section  de  la  justice ,  puis  pré- 
fet de  police  de  l'empire  ,  et  comte  par-dessus  tout  cela.  Je 
ne  suis  pas  de  ceux  qui  le  blâment  d'avoir  mordu  trop  vite 
à  l'hameçon  d'or  de  la  fortune  ;  l'appât  était  friand  ,  l'exem- 
ple était  contagieux,  et  je  sais  quelques-uns  de  nos  Grac- 
ques  à  la  barbe  en  alêne  qui  n'y  mettraient  certainement 
pas  plus  de  façon  en  pareille  circonstance.  L'histoire  d'un 
événement  et  d'une  époque ,  c'est  l'histoire  de  toutes  les 
époques  et  de  tous  les  évenemens.    Mais  j'aurais  attendu 
davantage  de  la  vocation   d'un  noble   caractère  ,   et  tout 
jeune  je  déplorais  souvent  avec  amertume  la  défection  dont 
Real  me  semblait  coupable  envers  son  propre  talent.  Je  me 
souviens  d'avoir  exprimé  un  jour  ce  regret  à  Chénier,  qui 
faisait  rarement  des  oalerabourgs ,   mais  qui  n'aimait  pas 
Real  ,  et  qui  saisissait  avec  plaisir  l'occasion  de  lancer  un 


REVUE    DE  PARIS.  249 

Irait  mordant  contre  ces  transfuges  de  la  liberté ,  si  vite 
embauchés  au  pouvoir  :  «  Que  veux-tu?  dit-il  en  me  frap- 
pant sur  l'épaule  ,  Real  réalise.  » 

Mon  intention  n'est  pas  d'ailleurs  de  considérer  l'homme 
politique  dans  M.  le  comte  Real.  Qu'est-ce  qu'une  opinion, 
qu'est-ce  qu'un  rôle  ,  qu'un  caractère  politique  ?  Un  habit  à 
la  mode  du  temps  jeté  sur  de  pauvres  automates  que  le  jeu 
des  circonstances  fait  mouvoir  ;  une  carmagnole  de  1793 
qu'on  retourne,  qu'on[reteint,  à  laquelle  on  attache  des  bas- 
ques ,  sur  laquelle  on  brode  des  palmes  ou  des  étoiles  ,  dont 
on  répare  le  délabrement,  dont  on  rajeunit  la  vétusté  sous  la 
bigarrure  des  rubans  et  la  splendeur  des  crachats,  sauf  à  tro- 
quer un  jour  ou  l'autre  tout  cet  oripeau  de  friperie  contre  la 
première  amulette  venue,  au  choix  de  la  populace, moyennant 
un  juste  retour,  comme  ces  marchands  ambulans  qui  vendent 
les  vieux  galons.  Les  philosophes  qui  étudient  l'homme  dans 
ces  sottes  mascarades  sont  dignes  d'étudier  la  femme  dans 
les  poupées  des  marchandes  de  modes.  Il  n'y  a  rien  là  de  la 
nature  humainejet  c'est  une  grande  consolation  pour  les  es- 
prits nobles  et  sensibles  qui  ont  médité  sur  sa  destination, 
et  qui  se  sont  fait  une  autre  idée  de  sa  dignité. 

Ce  qui  constitue  l'homme  aux  yeux  de  la  raison  ,  c'est  la 
raison  ;  c'est  cette  faculté  intelligente  qui  le  distingue  pres- 
que seule  du  reste  des  animaux,  et  Spinosa  ,  moins  matéria- 
liste qu'on  ne  le  croit  généralement ,  en  avait  follement  con- 
clu qu'il  n'y  avait  de  résurreclible  dans  l'homme  que  le  prin- 
cipe intelligent  dont  il  ne  concevait  pas  plus  que  moi  l'im- 
possible destruction.  Ce  qui  constitue  l'homme  ,  c'est  surtout 
la  bienveillance  ,  à.  laquelle  Spinosa  n'a  pas  pensé,  et  qui 
est  le  plus  essentiellement  immortel  de  ses  élémens.  Tous  les 
deux  ont  échappé  jusqu'ici  au  scalpel  de  la  dissection  et  aux 
analyses  de  la  chimie.  Je  ne  pense  même  pas  qu'on  les  ait 
cherchés  à  l'amphithéâtre  ou  demandés  au  creuset. 

J'ai  déjà  dit  que  Real  avait  été  avocat;  et  je  m'explique, 
avocat  en  matière  criminelle,  ou  ,  selon  l'expression  fort 
exacte  et  fort  reçue  de  son  temps,  défenseur  officieux.  Je 
crois  avoir  dit  ailleurs  qu'il  avait  porté  dans  l'exercice  de 
cette  glorieuse  profession  ,  un  talent  digne  de  la  couronne 
civile  ,  que  je  le  plains  d'avoir  échangée  contre  la  couronne 


250  REVUF     DE    PATxIS. 

de  comte.  C'est  donc  de  cet  avocat,  dévoué  au  service  du 
malheur ,  et  non  pas  de  ce  comte  enchaîné  à  la  clientèle  de 
la  prospérité  ,  que  je  me  propose  de  parler  aujourd'hui. 
Real .  c'est  l'avocat. 

Après  le  ministère  des  sages  qui  font  du  bien  aux  hommes, 
quand  ils  en  ont  le  pouvoir,  il  n'y  en  a  point  de  plus  auguste 
que  celui  du  citoyen  généreux  qui  consacre  sa  noble  vie  à 
les  protéger  et  à  les  défendre  ;  c'est  même  en  sa  faveur 
que  penchera  l'avantage  ,  si  on  lui  tient  compte  ,  comme  on 
le  doit,  de  l'abnégation  de  son  dévouement  et  de  l'incerti- 
tude de  ses  privilèges.  L'autorité  de  la  bonne  foi ,  l'indépen- 
dance et  l'inviolabilité,  droits  moraux  et  sacrés  du  défenseur, 
deviennent  illusoires  sous  toutes  les  tyrannies,  et  n'empê- 
chent pas  Malesherbes  de  porter  sa  tête  à  l'échafaud  de  Louis 
XVI.  Si  Real  s'était  avisé  de  la  grandeur  de  celte  destinée  , 
dans  les  cinq  ou  six  siècles  de  jours  qui  composent  le  règne 
sanglant  de  Robespierre  ,  si  une  vertueuse  émulation  l'avait 
appelé  à  partager  les  périls  de  Chauveau-Lagarde  et  de  Tron- 
son  Ducoudray ,  s'il  avait  déployé  à  disputer  aux  bourreaux 
Tinnocente  existence  des  proscrits,  les  ressources  du  zè]e 
louable  et  sublime  encore  qui  l'anima  pour  lesproscripteurs, 
sa  carrière  eût  été  moins  longue  ,  sans  doute  ,  ou  sa  vieillesse 
du  moins  ne  se  serait  pas  écoulée  dans  les  loisirs  dorés  de 
l'opulence;  mais  son  nom  resterait  enveloppé  d'une  gloire 
plus  durable  et  plus  pure  ,  car  il  ne  lui  manqua  pour  cela  , 
ni  cet  art  de  la  parole  qui  entraîne  et  domine  les  esprits ,  ni 
cette  chaleur  d'arae  et  de  sensibilité  qui  est  le  génie  des  hom- 
mes éloquens.  C'est  la  seule  chose  que  j'aie  à  démontrer 
maintenant;  le  reste  de  la  biographie  de  Real  appartient  à 
l'histoire  héraldique  de  l'empire,  et  je  n'irai  pas  le  chercher  là. 

Mais  il  faut,  pour  le  considérer  sous  cet  aspect,  le  seul  ou- 
blié, le  seul  mémorable  de  sa  longue  vie,  rétrograder  avec 
moi  de  près  de  quarante  ans ,  et  s'en  rapporter  à  mes  souve- 
nirs, dont  quelques  esprits  défians,  ou  mal  servis  par  la  na- 
ture, ont  souvent  suspecté  l'infaillibilité.  La  mémoire,  qui  est 
certainement  une  des  facultés  les  plus  communes  de  l'homme, 
et  dont  personne  n'a  plus  le  droit  de  tirer  vanité  que  de  la 
délicatesse  d'une  ouïe  sensible  ou  de  la  portée  d'une  vue 
pénétrante,  n'a  l'apparence  d'un  phénomène  que  pour  ceux 


REVUE     DE    PARIS.  251 

qui  n'en  ont  point;  les  autres  comprennent  à  merveille  com- 
ment les  perceptions  d'une  enfance  vive,  déjà  exercée  par 
le  collège  à  s'approprier  les  faits  les  plus  indifférens  de  l'his- 
toire morte ,  et  avidement  envieuse,  ainsi  que  cela  est  pro- 
pre à  cet  âge  ,  des  faits  bien  plus  extraordinaires  qui  ani- 
ment sous  ses  yeux  le  drame  de  l'histoire  vivante,  ont  pu 
laisser  de  profondes  traces  dans  la  pensée  même  du  vieiU 
lard.  Quant  à  moi,  je  n'ai  point  d'autres  souvenirs  ,  et  le  dé- 
goût du  présent,  qui  s'est  accru  avec  mes  années,  a  dû  for- 
tifier en  moi  l'habitude  instinctive  de  vivre  dans  le  passé. 
Cette  époque  seule  se  reproduit  à  mon  imagination  sous  des 
traits  brillans  et  pittoresques  ,  parce  que  les  organes  que  je 
possédais  alors  étaient  doués  d'une  aplilude  et  d'une  naïveté 
qu'ils  ont  perdues,  mais  dont  les  impressions  se  renouvel- 
lent encore  quelquefois  en  réminiscences  fugitives.  Et  com- 
ment se  seraient-elles  entièrement  anéanties  ,  ces  premières 
émotions  de  l'enfant,  puisque  je  n'ai  jamais  entretenu  mon 
esprit  d'autre  chose,  depuis  les  jours  de  désabusement  oùj'ai 
reconnu  que ,  hors  la  vie  de  l'enfant ,  il  n'y  avait  rien  dans 
notre  vie  qui  valût  la  peine  de  vivre.  C'est  que  pour  lui  tous 
les  faits  sont  des  spectacles  et  toutes  les  illusions  des  réali- 
tés ;  c'est  que  l'expérience  n'a  pas  encore  soufflé  devant  son 
prisme  un  nuage  terne  et  grossierj  c'est  qu'il  n'a  jamais 
soulevé  le  rideau  delà  comédie  et  démêlé  l'artifice  des  ma- 
nans  impurs  qui  TéblouLsent  des  fausses  merveilles.  Mon  er- 
reur s'est  évanouie  comme  s'évanouit  la  sienne,  lorsquej'ai 
vu  de  près  les  peuples  et  les  rois  et  le  monde  ;  mais  je  me 
suis  hâté  de  la  ressaisir,  aussitôt  que  j'ai  puconnaiire  qu'elle 
valait  mieux  que  la  vérité.  J'ai  nourri,  j'ai  caressé. le  prestige 
qui  m'avait  du  moins  agréablement  trompé  ,  et  je  me  suis 
conservé  enfant  par  dédain  d'être  homme.  Voilà  le  secret  de 
ma  mémoire  et  de  mes  livres. 

Au  reste,  aucun  des  fragmens  que  j'ai  détachés  tour  à  tour 
du  long  journal  de  ma  vie  n'a  subi  une  épreuve  plus  difficile 
que  celui-ci,  aucun  n'a  vu  son  exactitude  reconnue  par  un 
témoin  plus  digne  de  foi.  M.  Real  s'était  cru  obligé  d'exer- 
cer autrefois  contre  ma  jeunesse  des  rigueurs,  légitimes  sans 
doute,  mais  qui  n'étaient  pas  légales,  et  dont  l'exagération 
inouïe  ne   pouvait  certainement   pas  s'expliquer    par  mon 


252  REVUE    DE    PARIS. 

importance  politique.  Le   sentiment  de  mauvaise  humeur 
qu'elles  m'avaient  inspiré  à  vingt  reprises  différentes  s'était 
entièrement  effacé  depuis  trente  ans;  car  de  tous  mes  sou- 
venirs ,  il  n'y  en  a  point  que  j'oublie  aussi  vite  que  celui  du 
mal  qu'on  m'a  fait.  Cependant  j'avais  rabattu  quelque  chose 
de  mon  enthousiasme  pour  M.  Real,  et,  de  peur  de  me  trou- 
ver capable  de  le  haïr  encore  en  pensant  à  lui,  j'avais  pris  le 
parti  philosophique  de  n'y  plus  penser  du  tout ,  quand  une 
des  rencontres  dont  j'ai  parlé  en  commençant  nous  réunit 
à  la  même  table  et  dans  la  même  conversation.  Comme  le 
démon  de  la  rancune  ne  perd  jamais  ses  droits  sur  nos  âmes 
imparfaites,  je  m'avisai  de  me  venger  d'une  manière  assez 
piquante,  en  lui  prouvant  que  l'écolier  inoffensif  envers  le- 
quel il  avait  déployé  tant  de  mesures  acerbes,  était  alors  même 
un  des  plus  fervens  admirateurs  de  son  talent.  Ce  que  je  vais 
écrire,  je  le  racontai  avec  des  détails  de  localité  plus  spé- 
ciaux, plus  minutieux,  plus  insaisissables,  qui  ne  pouvaient 
avoir  d'intérêt  que  pour  lui  ;  faisant  revivre  dans  une  no- 
menclature fidèle  les  juges,  les  accusés,  les  témoins;  repre- 
nant le  fil  des'débats  avec  leurs  incidens,  leurs  incises, leurs 
interruptions,  leurs  péripéties  ;  rattachant  les  détails  aux 
faits,  les  physionomies  aux  personnes,  les  inflexions  aux  pa- 
roles ;  et,  pour  couronner  mon  récit,  abordant  ses  plaidoyers 
par  l'exorde,  enferme  disposition  de  les  pousser  jusqu'à  la 
péroraison,  si  sa  surprise  m'en  avait  laissé  le  temps.  «  Par 
quelle  fatalité,  dit-il  en  me  prenant  les  mains,  ne  vous  ai-je 
pas  revu  quand  je  fus  adjoint  au  ministère;  car  aux  jours 
dont  vous  parlez,  vous  étiez  auprès  de  moi?  —  Parce  qu'aus- 
sitôt que  vous  fûtes  adjoint  au  ministère  ,  lui  répondis-je  en 
riant,  vous  me  fîtes  mettre  au  cachot.  *>  Des  dix  ou  douze 
personnes  très-notables  qui  assistaient  à  cet  entretien,  il  n'y 
en  a  qu'une  aujourd'hui  qui  ne  puisse  plus  en  attester  les  cir- 
constances. On  juge  bien  qu'il  finit  là,  et  je  conviendrai,  tant 
qu'on  le  voudra,  qu'il  ne  devait  pas  trouver  place  ici,  car  je 
ne  crois  pas  avoir  jamais  écrit  une  anecdote  plus  personnelle 
et  plus  insignifiante  ;  mais  j'y  ai  été  contraint  jusqu'à  un  cer- 
tain point  par  les  chicanes  obstinées  d'une  critique  soupçon- 
neuse qui  fait  de  ma  mémoire  un  être   de  raison,  pour  se 
dispenser  de  me  croire.  Il  est  évident,  en  effet,  que  si  ma 


REVUE    DE    PARIS.  233 

mémoire  me  sert  mal ,  ou  qu'elle  ne  soit  qu'une  causeuse 
mensongère  aposlée  par  mon  imagination,  il  faut  bien  se 
garder  de  me  lire,  car  c'est  celte  faculté  sycophante  qui  fait 
tous  les  frais  de  mes  historiettes.  C'est  la  seule  que  je  me  re- 
connaisse, la  seule  par  conséquent  que  je  sois  intéressé  à 
défendre  contre  les  objections  sceptiques  de  mes  détrac- 
teurs; et  ils  savent  à  merveille  que  s'ils  étaient  parvenus  à 
m'en  déposséder,  je  serais  toul-à-fait  réduit  à  rien  ,  moi  qui 
leur  ai  fait  depuis  long-temps  un  amiable  abandon  de  tou- 
tes les  autres  propriétés  de  l'esprit,  pour  en  jouir  exclusive- 
ment à  leurs  risques  et  périls.  Je  suis  forcé  d'avouer  qu'ils 
n'abusent  pas  de  ce  privilège. 

Après  cette  large  digression,  qu'on  est  libre  de  prendre 
pour  une  préface  forjelêe  ,  je  vais  essayer  d'entrer  en 
matière. 


Les  bourreaux  de  Nantes  étaient  fatigués.  La  Loire  ne 
suffisait  plus  à  submerger  son  lit  de  cadavres.  L'opinion  pu- 
blique .  s'il  en  restait  une  ,  se  révoltait  peut-être  contre 
un  massacre  domestique  exécuté  dans  les  murs  mêmes  de 
la  ville  qui  les  avait  nourris,  sur  les  plus  purs  citoyens. 
Quoi  qu'il  en  soit,  Carrier,  embarrassé  pour  la  première 
fois  de  cent  trente-deux  têtes  à  couper  ,  se  crut  obligé  d'en 
faire  un  bommage-iige  au  tribunal  révolutionnaire.  Le 
pourvoyeur  de  la  mort  avait  cependant  pris  ses  précau- 
tions pour  abréger  le  voyage  des  proscrits;  la  fusillade  les 
attendait  à  Ancenis  et  la  noyade  à  Angers  ;  mais  les  exécu- 
teurs manquèrent  de  résolution  et  trompèrent  sa  pré- 
voyance. Les  cent  trente-deux,  entassés  dans  des  charrettes, 
les  membres  liés  et  la  tête  pendante  comme  des  animaux 
qu'on  mène  à  la  boucherie,  furent  dirigés  sur  Paris,  où 
il  en  arriva  quatre-vingt  quatorze  ;  les  trente-huit  autres 
moururent  en  route,  s'il  n'en  mourut  davantage ,  car  deux 
ou  trois  en  fan  s  ,  qui  étaient  nés  pendant  le  trajet,  furent 
présentés  avec  leurs  mères  au  registre  des  écrous.  Le  récit 
que  le  fais  là  n'est  pas  un  épisode  inventé  par  quelque  ro- 
mancier atrabilaire  pour  noircir  l'histoire  des  cannibales; 
c'est  de  l'histoire  de  France  ,  de  l'histoire  imprimée,  de 
l'histoire  officielle. 

8  22 


254  REVUE    DE     PARIS. 

A  cet  événement  s'ouvre  la  noble  carrière  oratoire  dont 
Real  devait  sortir  trop  vite.  Une  loi  d'expiation  avait  rendu 
aux  accusés  le  droit  de  se  faire  défendre  ,  qui  leur  avait  été 
enlevé  par  une  loi  sacrilège.  Real  fut  nommé  défenseur 
d'office  ,  et  peu  de  causes  plus  justes  et  plus  touchantes  ont 
jamais  réclamé  l'appui  de  l'éloquence.  Pour  l'honneur  du 
pays ,  elle  n'offrit  à  l'avocat  que  l'occasion  stérile  de  se 
saisir  sans  difficultés  d'un  succès  sans  gloire.  Entre  le  jour 
de  la  mise  en  accusation  des  Nantais  et  le  jour  de  leur 
jugement,  une  ère  nouvelle  avait  commencé  pour  la  France. 
Robespierre  était  mort,  et  les  échafauds  de  la  terreur  s'é- 
taient abîmés  sur  lui.  Le  peuple  social,  le  peuple  civilisé  , 
réveillé  de  sa  stupeur,  demandait  vengeance  des  assassins 
qui  l'avaient  décimé  en  moins  de  deux  ans  ;  la  convention  , 
déjà  jugée  par  l'opinion  contemporaine,  comme  elle  le  sera 
par  l'avenir  ,  ne  semblait  s'obstinera  prolonger  sa  souve- 
raineté défaillante ,  qu'autant  qu'elle  en  avait  besoin  pour 
s'affranchir  de  toute  solidarité  avec  eux,  et  pour  amasser 
sur  leurs  têtes  'les  crimes  qu'elle  avait  soufferts  et  ceux 
qu'elle  avait  partagés  ;  les  boucheries  de  la  Vendée  n'exci- 
taient plus  qu'une  exécration  unanime  ,  et  la  tribune  ré- 
sonnait encore  de  ces  magnifiques  paroles  de  Legendre  , 
que  j'ai  rapportées  ailleurs  comme  le  modèle  effrayant 
d'une  hyperbole  à  laquelle  la  raison  fait  grâce,  parce 
qu'elle  n'a  rien  de  trop  exagéré  pourle  sujet  :  «les  voyageurs 
de  mer  n'osent  se  soumettre  au  baptême  du  tropique  , 
de  crainte  d'être  baignés  dans  le  sang  de  leurs  parens.» 
Quand  ces  infortunés  se  présentèrent  au  tribunal  pour  être 
condamnés,  la  voix  publique  les  avait  absous  ;  ils  gagnè- 
rent les  banquettes  des  victimes  au  milieu  d'une  rumeur 
triomphale ,  et  s'y  assirent  en  accusateurs.  Les  rôles  étaient 
changés  ,  les  formes  ordinaires  subverties,  et  on  aurait 
cru  qu'une  disposition  inaccoutumée  de  la  salle  d'audience 
avait  placé  ,  pour  la  première  fois  ,  les  juges  à  la  barre  et 
les  accusés  au  prétoire.  Cette  mutation  ne  serait  souvent 
que  justice  dans  les  procès  politiques. 

Je  le  répète  ,  les  honorables  fonctions  de  Real  furent  trop 
aisées  à  remplir.  Philippe  Tronjolly ,  un  des  prévenus  , 
homme  de  sens  et  de  cœur ,  qui  se  servait  habilement  de  la 


REVUE  DE    PARIS.  2o5 

parole,  eut  tous  les  honneurs  du  plaidoyer,  ou  plutôt  du 
réquisitoire.  Il  n'essaya  point  de  se  défendre,  soin  que  le 
temps  s'était  chargé  de  rendre  superflu  ;  il  attaqua,  et  la 
hache  sous  laquelle  Carrier  Payait  poussé  lui  fit  raison  de 
Carrier. 

Ces  premiers  détails  ,  empruntés  aux  journaux  du  temps, 
car  je  n'en  avais  par  moi-même  aucune  connaissance  ,  ne 
figurent  ici  qu'en  qualité  de  préliminaires,  puisqu'on  ne 
voit  pas  que  la  procédure  des  Nantais  ait  contribué  à  met- 
tre le  beau  talent  de  Real  dans  son  véritable  jour  ;  mais  ils 
composent  l'introduction  nécessaire  d'un  autre  drame  qui 
laissa  plus  d'essor  à  son  éloquence.  J'ai  déjà  dit  que  l'abso- 
lution deTronjolly  et  de  ses  co-accusés  exprimait  assez  sen- 
siblement la  condamnation  implicite  de  Carrier  et  de  son 
comité  révolutionnaire  •  Ce  qui  restait  à  régler  ne  paraissait 
plus  qu'une  affaire  de  formalité  ,  dont  la  solution  définitive 
appartenait  au  bourreau.  C'étaient  les  témoins  des  premiers 
débats  qui  montaient  au  banc  des  prévenus,  c'étaient  les 
prévenus  des  premiers  débats  qui  venaient  se  ranger  au 
banc  des  témoins.  Real  seul  était  resté  à  sa  place  pour  prêter 
aux  coupables  un  secours  plus  pénible  et  plus  courageux 
que  celui  qu'il  avait  offert  aux  innocens;  admirable  minis- 
tère de  l'avocat  dont  la  sollicitude  presque  providentielle 
ne  manque  à  aucun  malheur,  et  qui  peut  dire  de  lui  comme 
ce  personnage  de  Térence  :  Je  suis  homme,  et  rien  de  ce  qui 
zntéresse  Vhumanité  ne  m'est  étranger  ! 

Pour  la  première  fois  depuis  que  les  crimes  des  hommes 
sont  dévolus  à  la  justice  des  hommes,  l'épouvantable  pro- 
gramme de  l'accusation  écrite  pâlit  devant  les  faits  plus 
épouvantables  encore  que  révéla  l'instruction  orale.  Pour  la 
première  fois,  les  récriminations  mêmes  d'une  haine  légi- 
time ,  aigrie  par  des  blessures  qui  saignaient  encore  ,  furent 
réduites  à  rester  au-dessous  de  la  réalité.  C'est  qu'il  n'y 
avait  point  d'expressions  dans  les  langues  les  plus  riches  en 
amplifications  monstrueuses,  pour  peindre  les  forfaits  de 
Carrier  et  du  comité  révolutionnaire  de  iSantes.  Le  vol, 
l'assassinat ,  l'infanticide ,  la  brutalité  obscène  qui  souilie 
ses  victimes  avant  de  les  sacrifier,  la  dérision  féroce  qui  les 
insulte  quand  elles  ne  sont  plus  ,  toutes  les  frénésies  ré  vol- 


233 


REVUE    DE  PARIS. 


tantes  de  la  rage  et  de  l'anthropophagie  qui  s'assouvissent 
sur  des  cadavres,  ont  des  noms;  il  fallut  en  inventer  de 
nouveaux.  Le  dictionnaire  du  comité  révolutionnaire  de 
Nantes  n'avait  pas  été  prévu  ;  il  aurait  effrayé  Satan. 

Ceci  serait  trop  cruel  à  raconter.  On  devinera  ,  si  on  peut 
le  deviner,  ce  que  je  n'ai  pas  la  force  d'écrire,  ce  que  c'é- 
tait qu'un  mariage  républicain,  ce  que  c'était  que  la  noyade 
exécutée  au  moyen  du  bateau  à  soupape ,  supplice  encore  in- 
connu que  la  pudeur  badine  du  comité  déguisait  sous  le  nom 
de  bavgnude  par  un  barbare  euphémisme,  et  que  cet  abomina- 
ble Carrier  appelait  en  plaisantant  la  déportation  verticale  : 
figure  un  peu  forte,  selon  moi,  pour  la  portée  de  son  esprit, 
mais  bien  digne  de  l'infernal  instinct  qui  lui  tenait  lieu 
d'ame.  C'était  le  cas  de  dire  en  changeant  quelque  chose  à 
la  fameuse  saillie  de  Cicéron  :  llabemus  facetum  carnificem. 

Tous  les  crimes  étaient  démontrés  jusqu'à  l'évidence.  Ils 
étaient  tous  avoués.  II  est  difficile  en  effet  d'assassiner  à  la 
pleine  clarté  du  soleil  dix  ou  douze  mille  personnes  (  le 
nombre  juste  en  est  resté  indécis  ) ,  de  les  faire  mourir  mille 
fois  dans  des  tortures  pires  que  la  mort,  sans  autre  forma- 
lité que  celle  du  supplice,  et  de  ne  pas  laisser  quelques  tra- 
ces de  ces  exécutions  sanglantes.  Au  défaut  des  hommes  ,  les 
Ilots  de  la  Loire  auraient  parlé.  Il  n'y  avait  point  de  bate- 
lier qui  n'eût  touché  de  sa  rame  des  corps  inanimés  ,  point 
de  pêcheur  qui  n'eût  ramené  des  membres  mutilés  dans  ses 
filets.  Le  système  tout  entier  de  la  défense  reposait  donc 
sur  des  récriminations  véhémentes  qui  n'avaient  pour  objet 
que  de  déplacer  celui  de  l'accusation  ;  les  acteurs  immédiats 
de  la  tragédie  se  prenaient  au  comité  révolutionnaire  qui  se 
prenait  à  Carrier  par  la  voix  de  Real.  Carrier  se  prenait  à  la 
convention  nationale  qui  se  prenait  au  comité  de  salut  pu- 
blic par  la  voix  de  Lecointre;  le  comité  de  salut  public  se 
prenait  à  la  volonté  souveraine  du  peuple ,  et  tel  était  en 
réalité  le  cercle  épouvantable  où  avait  roulé  l'histoire  de 
cette  démocratie  regrettée ,  qu'on  ose  nous  présenter  encore 
aujourd'hui  comme  un  objet  d'espérance  et  comme  un  gou- 
vernement de  progrès,  tant  les  vieilles  sociétés  sort  pres- 
sées de  finir  d'elles-mêmes  ! 

La  convention  jugea  convenable  de  rompre  dans  ses  mains 


REVUE     DE    PARIS.  257 

celte  chaîne  de  pourvois  menaçans,  et  la  nécessité  de  son 
propre  salut  la  rendit  unanime  une  fois  pour  la  proscription 
d'un  complice.  Cinq  cents  votans  proférèrent  cinq  cents  votes 
d'accusation  sur  lesquels  deux  seulement  furent  mitigés  par 
des  réticences  légères,  celui  de  Bourbotte  et  celui  de  Ber- 
nard de  Saintes.  Collot  d'Herbois  ,  Barrère  et  Billaud-Ya- 
rennes,  qui  avaient  si  long-temps  fermé  les  yeux  sur  les  at- 
tentats de  leur  émissaire,  qui  les  avaient  ordonnés  peut-être, 
n'usèrent  pas  envers  lui  d'une  indulgence  qu'ils  étaient  à  la 
veille  de  réclamer  pour  eux-mêmes  ;  ils  l'envoyèrent  au  châ- 
timent avec  la  même  impassibilité  qu'ils  l'avaient  envoyé  au 
crime.  Quant  à  ceux-ci,  Carrier  n'avait  point  de  récusation  va- 
lable à  exercer  contre  eux.  Il  était  jugé  par  ses  pairs. 

En  faisant  descendre  l'instigateur  du  comité  révolution- 
naire  de  la  chaise  curule  à  la  sellette,  Real  venait  d'opérer 
une  révolution  radicale  dans  la  position  de  ses  cliens.  Il  fal- 
lait toutefois  savoir  profiter  de  ce  triomphe  ,  car  assez  de 
délits  individuels  etspontanés  restaient  accumulés  sur  la  tête 
de  chacun  d'eux  pour  appeler  les  vengeances  de  la  justice. 
Nous  allons  le  retrouver  ;  mais  jetons  auparavant  un  coup 
d'œil  sur  le  spectacle  que  présentait  alors  la  salle  des  séan- 
ces du  tribunal  révolutionnaire. 

Tout  le  monde  sait  dans  quelle  classe  de  la  société  se  re- 
crutaient les  comités  révolutionnaires.  Ce  n'était  certaine- 
ment pas  dans  celle  des  ouvriers  probes,  laborieux  et  capa- 
bles ,  qui  se  recommandent  à  l'estime  publique  par  leur  ap- 
titude et  par  leur  conduite.  Les  révolutions  modernes  qui  se 
disent  toujours  faites  au  bénéfice  des  capacités  ,  n'aboutis- 
sentjamais  en  résultat  définitif  qu'à  faire  passer  le  pouvoir 
dans  les  mains  de  la  médiocrité  immorale  ,  intrigante  et 
factieuse.  Quelques  anciens  propriétaires,  appauvris  par 
le  vice  et  dépouillés  par  l'usure  ;  un  plus  grand  nombre  de 
jeunes  gens  livrés  à  tous  les  excès  qui  abrutissent  l'ame ,  dé- 
gradés de  leur  adolescence  par  des  passions  grossières  ,  sti- 
mulés par  l'ardente  soif  de  ces  sensations  nouvelles  qui  ne 
se  trouvent  que  dans  les  excès,  et  qui  ne  s'achètent  qu'à 
force  d'or;  une  multitude  innombrable  enfin  de  prolétaires 
lâches  ,  paresseux  et  dépravés  ,  sans  goût  comme  sans  in- 
telligence pour  le  travail  ,  et  qui  aimaient  mieux  tremper 
8  22. 


258 


REVUE    DE    PARIS. 


leur  pain  dans  une  mare  de  sang  que  de  l'arroser  de  quel- 
ques sueurs  :  voilà  ce  qui  composait  en  général  le  personnel 
de  celte  dictature  à  vingt  mille  tètes,  sous  laquelle  la 
France  au  pillage  haletait  de  douleur  comme  une  ville 
prise  d'assaut;  voilà  ce  qui  composait  en  particulier  le  per- 
sonnel du  comité  révolutionnaire  de  Nantes ,  un  triage 
odieux  des  plus  violens  et  des  plus  pervers  dans  le  plus  vil 
rebut  d'une  population.  Il  fallait  vaincre  un  mouvement  d'é- 
pouvante pour  les  regarder.  Pour  arrêter  quelque  temps  ses 
regards  sur  eux,  il  fallait  vaincre  un  mouvement  de  dégoût. 
Quatre  ou  cinq  accusés  tout  au  plus  se  distinguaient  ce- 
pendant du  reste  par  des  formes  presque  humaines.  Carrier 
était  procureur,  et  frotté,  par  conséquent,  de  quelques 
idées  de  l'administration  des  lois.  On  pouvait  juger ,  à  la 
plupart  des  dépositions,  que  son  langage  habituel  avait  été 
jusque-là  aussi  infâme  que  ses  mœurs;  mais  il  semblait  pren- 
dre à  tâche  ,  et  non  sans  des  efforts  quelquefois  sensibles,  , 
d'éviter  devant  le  tribunal  cette  phraséologie  de  corps-de- 
garde  et  de  mauvais  lieu  ,  pour  étaler  à  la  place  de  méchans 
lambeaux  d'histoire  romaine ,  et  des  bribes  oratoires  d'as- 
sez mauvais  goût,  volées  au  Journal  de  la  Montagne  et  à  la 
tribune  des  Jacobins.  Le  notaire  Bachelier  affectait  des  ma- 
nières posées,  des  réponses  courtes,  pleines  de  gravité  et 
de  mesure,  des  inflexions  douces  et  pénétrantes  ,  et  il  se  re- 
tranchait contre  la  responsabilité  de  ses  actes,  derrière  sa 
réputation  vraie  ou  fausse  de  tolérance  et  d'humanité.  Chaux 
exhalait  la  fougue  de  son  caractère  en  improvisations  vé- 
hémentes qui  blessaient  rarement  les  règles  de  la  correc- 
tion ,  et  qui  s'élevaient  de  temps  en  temps  à  une  espèce  d'é- 
loquence. Goulin,  le  principal  meneur,  la  cheville  ouvrière 
du  comité,  ne  manquait  pas  d'une  certaine  puissance  de 
facultés  ou  d'organisation.  Il  exprimait  le  plus  souvent  avec 
une  netteté  froide  des  idées  qu'il  savait  enchaîner  avec  logi- 
que, et  présenter  avec  habileté  ,  quoiqu'elles  ne  produisis- 
sent pas  toujours  l'effet  qu'il  en  avait  attendu.  C'est  ainsi 
qu'il  essaya  inutilement  de  justifier  les  massacres  de  Nan- 
tes parles  massa  cres  de  Paris,  et  de  s'envelopper  avec 
ses  complices  du  manteau  d'impunité  qui  couvrait  les  sep* 
tembriscuvs 


REVUE    DE    PARIS.  2o9 

L'auditoire  ne  répondit  à  son  apostrophe  imprudente  que 
parune  longue  rumeur  d'indignation.  Les  septembriseurs  n'y 
étaient  plus  ,  ou  bien  ils  avaient  déjà  changé  d'opinion  dans 
l'espérance  assez  fondée  de  frapper  incessamment  d'autres 
victimes. 

Le  plaidoyer  de  Carrier,  fort  important  comme  document 
historique,  puisqu'il  prouve  jusqu'à  l'évidence  que  les  hor- 
reurs commises  dans  la  Vendée  étaient  le  fait  des  comités 
de  gouvernement,  ne  fut  d'ailleurs  que  le  plus  pitoyable 
des  lieux-communs  oratoires.  Il  y  répète  sa  phrase  bannale 
des  lauriers  changés  en  cyprès ,  qui  traînait  depuis  trois  mois 
dans  les  clubs  et  dans  les  gazettes  ;  il  y  parle  en  grande 
pompe  de  ses  combats  et  de  sesvictoires  ,  quoique  l'instruc- 
tion eût  démontré  qu'il  n'avait  paru  sur  le  champ  de  bataille 
que  pour  fuir ,  et  donner  à  l'armée  l'exemple  honteux  d'une 
déroute  panique  ,  sur  un  cheval  qu'il  n'avait  pas  pris  le 
temps  de  brider.  Il  se  compare  au  jeune  Horace  qui  assas- 
sina sa  sœur  ;  il  compare  les  prêtres  au  cardinal  de  Lorraine 
qui  bénit  l'arquebuse  de  Charles  IX  et  les  poignards  delà 
Saint-Barthélémy  ,  sans  penser  que  cette  érudition  grotes- 
que ne  repose  que  sur  des  fictions  de  comédie  ,  et  qu'elle  se 
ferait  siffler  des  enfans  dans  les  basses  classes  du  collège.  En 
un  mot,  ce  discours  aurait  été  à  faire  rire  s'il  n'avait  pas 
fait  frissonner;  mais  Carrier  s'était  précautionné  contre  la 
critique.  L'indignation  le  sauvait  du  ridicule. 

L'orateur  de  la  journée,  ce  fut  Real,  et  sa  tâche  n'était 
pas  aisée.  Il  défendait  Goulin.  Bien  convaincu  qu'il  essaie- 
rait inutilement  d'atténuer  des  faits  dont  une  grande  ville 
tout  entière  avait  porté  témoignage,  il  s'étendit  habilement 
sur  les  crimes  non  moins  exécrables  qui  les  avaient  provo- 
qués ;  il  déplora  cette  fatalité  irrésistible  des  guerres  civiles 
qui  excite  les  âmes  les  plus  étrangères  aux  excès  à  enchérir 
sur  les  forfaits  d'un  ennemi  en  ne  croyant  que  les  punir  ;  il 
rappela  les  époques  trop  multipliées  de  l'histoire  où  de  pa- 
reilles fureurs  avaient  été  lavées  par  l'amnistie  ,  et,  chose 
bien  plus  étrange ,  honorées  par  des  récompenses  publiques 
ou  sanctifiées  par  des  religions  ;  il  s'arrêta  enfin  au  moyen 
capital  que  la  convention  nationale  venait  d'admettre  en 
accusant  Carrier,  et  il  tira  de  celte  déclaration  solennelle 


2(50  REVUE    i>K    PARIS. 

la  preuve  que  les  massacres  exécutés  par  ses  cliens  n'avaient 
jamais  élé  que  des  actes  d'obéissance  passive.  Quelle  indé- 
pendance ,  quelle  spontanéité  pouvaient  rester  aux  fonction- 
naires du  peuple,  sous  l'omnipotence  d'un  tyran  altéré  de 
sang  qui  n'apparaissait  parmi  eux  que  dans  les  accès  de  la 
rage  ,  le  sabre  nu  à  la  main ,  la  menace  et  le  blasphème  à 
la  bouche  ,  les  traits  renversés  par  la  colère  et  demandant 
des  victimes?  Il  fallait  mourir  peut-être  plutôt  que  de  se 
soumettre  ,  et  laisser  l'accomplissement  d'un  affreux  devoir 
à  d'autres  assassins  qui  se  seraient  présentés  en  foule.  Il  n'y 
avaitpasunégout  de  Nantes  qui  n'en  eût  vomi.  Mais  ce  qu'on 
exige  de  ces  infortunés  sans  éducation,  sans  principes,  sans 
noblesse  d'ame ,  continuait  Real ,  c'est  la  plus  haute  des  ver- 
tus de  l'hommeen  société,  c'est  cette  abnégation  sublimedela 
vie  qui  est  la  dernière  épreuve  du  courage  civil,  et  dont 
la  suite  des  siècles  offre  à  peine  quelques  exemples,  en 
partie  relégués  au  rang  des  fables.  Est-il  cependant  un  code 
chez  les  nations  qui  punisse  de  mort  l'absence  ,  le  défaut 
d'héroïsme?  En  est-il  un  qui  punisse  de  mort  l'assassinat 
involontaire  qu'une  main  ,  captivée  par  la  violence,  a  com- 
mis innocemment  ?  Le  bras  que  l'on  force  à  frapper  n'est 
pas  plus  criminel  que  le  couteau,  En  est-il  un  qui  assimile  à 
l'assassinat  l'homicide  froidement  exécuté  devant  le  peuple 
par  l'impassible  agent  de  la  justice?  Ncn  ,  sans  doute.  La 
loi  a  pris  soin  de  le  qualifier  elle-même  d'homicide  légal. 
L'homicide  peut  doncêtre  légal,  et  quelle  légalité  que  celle 
des  volontés  inflexibles  de  Carrier,  qui  était  placé,  selon 
l'opinion  générale  ,  par  les  propres  termes  de  son  mandat , 
au-dessus  de  toutes  les  juridictions  et  de  toutes  les  lois? 

Cet  argument  futdéveloppéavec  plusd'adrcsseetde  (aient, 
car  j'ai  senti  en  écrivant  que  l'expression  n'était  pas  toujours 
fidèle  à  ma  mémoire  altérée  aujourd'hui  par  de  cruelles 
souffrances.  Il  était  d'ailleurs  ingénieux  en  ce  point  qu'il 
semblait  satisfaire  à  toutes  les  convenances  de  la  cause.  On 
ne  pouvait  réellement  invoquer  avec  pudeur,  en  faveur  des 
membres  du  comité  révolutionnaire  de  Nantes,  que  l'invio- 
labilité du  bourreau. 

Real  n'avait  pas  renoncé  toutefois  à  l'espérance  de  rame- 
ner quelque  intérêt  sur  les  accusés.  S'il  s'était  cru  obligé 


REVUE     DE    PARIS.  261 

pour  leur  salut  à  les  dégrader  du  rang  de  l'homme ,  il  sen- 
tait pourtant  qu'il  n'aurait  pas  fait  assez  pour  leur  concilier 
l'indulgence  et  la  pitié  ,  s'il  ne  parvenait  à  les  distinguer  des 
tigres  par  quelques  facultés  morales  et  quelques  émotions 
généreuses.  Goulin  avait  été  le  secrétaire  de  ce  malheureux 
Phélippeaux,  qui  lit  entendre  le  premier  d'inutiles  paroles 
de  tolérance  aux  ravageurs  de  nos  provinces  ,  et  qui  paya 
son  dévouement  de  sa  vie.  Cette  circonstance  lui  fournit  un 
épisode  de  sentiment  et  d'action   auquel  il  n'y  a  presque 
rien  à  comparer  dans  les  plus  beaux  mouvemens  de  la  pa- 
role   :    «  J'avais  pensé,  dit-il ,  à  faire   comparaître  ici  en 
»  témoignage  la  veuve  de  Phélippeaux  ;  mais  le  respectueux 
»  attendrissement  que  m'inspire  son  infortune  m'a  détourné 
»  de  ce  projet.  Non  ,  citoyens!  Goulin,  dût  sa  propre  exis- 
»  tence  en  dépendre  ,  n"a  pas  voulu  forcer  la  veuve  de  Phé- 
»  lippeaux  àcontempler  ces  funestes  gradins  où  toutréveille 
n  le  souvenir  d'un  affreux  sacrifice  !  N'est  ce  pas  là ,  en  effet, 
»  qu'était  assis  Danton  ,  l'Hercule  de  la  liberté  ?  Là  ,  Camille 
»  Desmoulins  ,  cet  ingénieux  La  Fontaine  de  la  révolution  , 
»  qui  en  aurait  été  le  Tacite?  Etlà  ,  le  Fénelon  ,  le  Las-Casas 
:>  delà  Vendée,  le  vertueux  Phélippeaux?  Piassure-toi,  Gou- 
»  lin,  tu  n'entendras  pas  les  gémissemens ,  lu  ne  verras  pas 
»  les  pleurs  de  sa  femme  !  Rappelle-toi  plutôt  ces  jours  glo- 
»  rieux  où  tu  le  suivais  au  combat,  pour  y  acheter  la  paix 
»  par  la  victoire  !  L*ne  fois ,  s'il  t'en  souvient ,  comme  vous 
»  vous  entreteniez,  sur  le  pont  de  Ce,  des  moyens  de  ren- 
»  dre  le  repos  et  le  bonheur  à  ces  belles  contrées  désolées 
»  par  la  guerre,  lesbrigandsembusqués  derrièreles  roseaux 
»  et  les  arbres  du  rivage  vous  assaillirent  d'une  décharge  de 
»  mousquelerie.  Vous  répondîtes  à  cette  lâche  agression  en 
»  chantant  l'hymne  des  Marseillais.   0   Goulin,  quand   tu 
»  passeras  sur  le  pont  de  Ce,  n'oublie  pas  de  chanter  à  la 
»  mémoire  de  Phélippeaux  l'hymne  de  la  reconnaissance  et 
»  de  l'amitié  !  «  Je  ne  me  rappelle  pas  le  nom  de  cette  figure 
de  rhétorique  par  laquelle   l'orateur  semble  anticiper  sur 
le  résultat  infaillible  de  son  discours  ,  en  le  transportant  par 
une  prévision  hardie  au  nombre  des  événemens  accomplis  , 
et  je  ne  l'ai  probablement  jamais  su  j  mais  j'aurais  bien  de  la 
peine  à  croire  qu'elle  eût  jamais  été  amenée  avec  plus  d'art 


26^  REVUE  DE    PARIS. 

et  employée  avec  plus  de  goût.  On  sent ,  à  n'en  pas  douter , 
que  le  succès  devait  y  répondre. 

Entre  autres  artifices  oratoires  que  j'aurais  pu  signaler 
dans  ce  beau  plaidoyer  ,  j'en  citerai  un  qui  ne  me  paraît  pas 
moins  bien  conçu  ,  et  qui  est  encore  plus  dramatique;  j'ai 
dit  que  Real  avait  cherché  à  dissiper  les  préventions  trop 
légitimes  qui  naissaient  de  l'accusation  ,  en  ramenant  l'es- 
prit des  auditeurs  sur  des  idées  douces  et  des  sentiraens 
naturels.  Goulin  ,  le  cruel  Goulin  n'était  pas  encore  assez 
éloigné  de  la  jeunesse ,  pour  que  personne  ne  se  souvînt 
d'avoir  vu  éclater  en  lui  quelques  dispositions  vertueuses  et 
quelques  affections  touchantes.  11  s'empare  de  tousles  détails 
de  ce  genre  qu'il  a  pu  recueillir  et  qui  servent  à  son  dessein; 
il  les  développe  ,  il  les  interprète ,  il  les  amplifie  sans  doute, 
il  les  invente  peut-être  ;  mais  l'illusion  qu'il  a  voulu  produire 
ne  trahit  pas  ses  espérances ,  elle  gagne  les  spectateurs ,  les 
juges,  les  prévenus  eux-mêmes  qui  s'étonnent  de  pleurer. 
Ému  de  l'émotion  qu'il  excite  ,  il  y  cède  à  son  tour,  et, 
d'une  voix  entrecoupée  ,  il  peut  à  peine  articuler  ces  paro- 
les :  «Sa  tête  fut  exaltée,  son  zèle  aveugle,  ses  actions 
»  insensées  et  farouches  ,  mais  son  cœur  était  pur!  Je  jure 
»  que  Goulin  est  un  homme  de  bien  !  »  Au  même  instant ,  un 
des  accusés  se  lève  hors  de  lui-même;  c'est  Gallon,  contre 
qui  les  débats  n'ont  fourni  aucune  charge  ,  et  dont  le  désis- 
tement du  ministère  public  a  déjà  proclamé  l'innocence.  Il 
fond  en  larmes  ,  il  tremble,  il  balbutie,  il  s'écrie  enfin  en 
sangloltant  :  «  Goulin  est  un  homme  de  bien  !  c'est  mon  ami, 
o  c'est  un  honnête  homme,  c'est  mon  ami  !  Je  le  connais 
>»  depuis  neuf  ans  ;  il  a  élevé  mes  enfans  :  c'est  un  honnête 
»  homme  ,  c'est  mon  ami  !  Tuez-moi ,  mais  ne  le  tuez  pas  ! 
»  Sauvez,  sauvez  Goulin!  »  L'attendrissement  est  universel 
et  s'étend  jusqu'au  banc  des  jurés.  On  en  voit  quelques-uns 
frémir  et  se  détourner  pour  essuyer  leurs  yeux.  «  Citoyens  , 
>»  reprend  Real  avec  l'accent  de  la  conviction  ,  sonl-ce  là 
»  des  hommes  de  sang?  » 

Si  l'on  a  égard  à  la  mauvaise  nature  des  hommes  qui  fu- 
rent mis  en  œuvre  dans  cette  scène ,  on  n'y  verra  ,  selon 
toute  apparence,  qu'une  adroite  combinaison  théâtrale; 
mais  il  faut  convenir,  quoi  qu'il  en  soit ,  que  l'avocat  y  fut 


REVUE    DE    PARIS.  263 

merveilleusement  servi  par  le  poète.  C'est  la  machine  qui 
opéra  le  dénouement. 

L'absolution  des  membres  du  comité  révolutionnaire  de 
Nantes  parut-dès-lors  aussi  assurée  que  la  condamnation  de 
Carrier.  Leur  sécurité  devint  si  complète,  qu'ils  firent  or- 
donner les  apprêts  d'un  superbe  festin  chez  le  premier  res- 
taurateur de  Paris  ,  pendant  que  les  jurés  étaient  encore 
aux  opinions.  Deux  places  y  restèrent  vides.  Avec  Carrier, 
le  tribunal  avait  envoyé  au  supplice  Pinard  et  Grandmai- 
son  ,  dont  les  efforts  de  la  défense  n'étaient  pas  parvenus  à 
atténuer  les  crimes.  Grandmaison  était  convaincu  d'avoir 
présidé  à  toutes  les  noyades,  et  on  avait  vu  ce  monstre  faire 
voler  à  coups  de  sabre  les  mains  palpitantes  que  de  malheu- 
reuses femmes  ,  que  de  pauvres  enfans  élevaient  vers  lui 
à  travers  les  planches  mal  unies  du  pont ,  au  moment  d'être 
submergés.  C'était  aussi  sur  les  femmes,  sur  les  enfans,  sur 
le  vieillards  chargés  d'années  et  d'infirmités  que  s'exer- 
çaient les  lâches  fureurs  de  Pinard.  Celui-là  ,  mûr  à  vingt- 
six  ans  pour  des  attentats  qui  font  frémir  la  nature  ,  mar- 
chait à  la  suite  de  l'armée  républicaine,  comme  l'ange  de  la 
mort ,  avec  lequel  sa  laideur  robuste ,  la  férocité  de  ses 
traits  et  la  couleur  basanée  de  sa  peau,  sous  laquelle  cou- 
lait un  sang  africain  ,  lui  donnaient  quelque  fantastique 
ressemblance.  Aussitôt  qu'un  village  ,  presque  désert ,  qui 
venait  d'être  un  champ  de  bataille  restait  derrière  le  vain- 
queur, on  entendait  hurler  Pinard  qui  s'avançait  à  demi  nu, 
et  brandissant  un  sabre  déjà  sanglant  ,  parmi  des  monceaux 
de  cadavres ,  pour  épier  quelque  reste  de  vie  sur  des  fronts 
pâles  et  dans  des  yeux  éteints ,  et  pour  égorger  les  blessés. 
Il  pénétrait  ensuite  dans  les  maisons  ,  massacrait  le  malade 
à  son  lit  d'agonie  ,  l'orphelin  dans  son  berceau  ,  la  jeune 
mère  sur  son  enfant,  et  s'emparait- froidement  de  tout  ce 
qui  pouvait  tenter  sa  cupidité  dans  leurs  dépouilles  ,  car 
c'était  son  héritage.  Un  instant  après  ,  l'incendie  se  décla- 
rait à  la  fois  sur  dix  points  différens  ;  la  flamme  courait  de 
toits  en  toits  avec  la  violence  et  le  bruit  de  la  tempête,  et  elle 
ne  cessait  de  marquer  le  passage  de  Pinard,  qui  ne  laissait 
jamais  d'autres  adieuràses  domaines,  que  lorsque  tout  était 
consumé. 


264  REVUE    DE    PARIS. 

Carrier  marcha  à  la  mort  en  proclamant  son  patriotisme 
et  son  innocence.  Pinard  ,  qui  devait  la  subir  avant  lui ,  se 
défit  tout-à-coup  ,  par  une  secousse  brusque  et  vigoureuse, 
des  deux  exécuteurs  qui  l'accompagnaient  ;  puis  courant  au 
proconsul,  la  tête  baissée  comme  un  taureau  furieux,  il  l'en 
frappa  dans  la  poitrine  et  le  jeta  sans  connaissance  et  pres- 
que sans  vie  sur  les  degrés  de  l'échafaud.  Quelques  minutes 
après,  ceux-là  étaient  devant  leurs  juges,  et  les  autres 
s'étourdissaient  de  leurs  remords  dans  l'ivresse  d'une  orgie. 

Ce  qu'il  y  a  de  remarquable  ,  c'est  que  le  tribunal  ne 
punit  dans  ces  misérables  que  des  intentions  contre-révo- 
lutionnaires,  dont  je  les  tiens  pour  complètement  inno- 
cens.  S'ils  n'avaient  été  qu'assassins,  comme  leurs  complices, 
on  les  aurait  acquittés.  J'ai  montré  ce  qu'étaient  les  crimes 
de  ce  temps-là.  Voilà  ce  qu'était  sa  justice. 

Real  soutint  dignement ,  deux  ans  après,  la  renommée 
que  cette  cause  lui  avait  acquise  ,  dans  une  affaire  non 
moins  célèbre,  celle  du  fameux  tribun  Graccbus  Babeuf, 
jugée  à  \'endôme  par  la  haute-cour  nationale.  Il  y  parut , 
comme  à  la  première,  véhément  dans  l'attaque,  adroit 
dans  la  défense,  heureux  à  démêler  les  parties  faibles  de 
l'accusation,  heureux  à  déduire  de  chaque  fait  des  expli- 
cations ,  quelquefois  un  peu  forcées,  mais  auxquelles  il  sa- 
vait prêter  une  rare  vraisemblance;  pénétré  d'une  convic- 
tion ardente,  qui  n'excluait  pas  la  mesure  et  qui  devenait 
facilement  sympathique  à  force  d'être  naturelle  5  aussi  fer- 
tile en  expédiens  ingénieux  et  en  effets  préparés  d'avance 
qu'habile  à  en  cacher  l'artifice,  en  un  mot,  spirituel  et 
prudent  jusque  dans  l'abandon,  entraînant  et  passionné 
jusque  dans  le  raisonnement ,  et  sûr  de  se  faire  écouter  avec 
faveur,  même  quand  il  établissait  un  principe  qui  ne  pou- 
vait être  admis  par  personne.  Celle  procédure  lui  fut  cepen- 
dant moins  avantageuse  que  l'autre  ,  parce  qu'il  y  agissait 
sur  une  matière  moins  malléable  et  moins  docile,  et  qu'il 
n'avait  pas  pu  imposer  à  ses  cliens  le  système  indispensa- 
ble dans  lequel  il  devait  se  renfermer  pour  leur  salut.  De 
ces  deux  hommes  de  fer  qui  représentaient  la  conspiration, 
Babeuf  et  Darthé,  le  premier  s'obstinait  à  noyer  ses  théories 
fanatiques  dans  une  phraséologie  fastidieuse  et  confuse  qui 


REVUE  DE   PARIS.  265 

n'inspirait  que  l'ennui  et  le  dégoût;  le  second  ,  qui  n'avait 
rien  à  gagner  à  la  controverse  ,  parce  que  sa  vie  passée 
portaitde  cruels  témoignages  contre  lui,  s'était,  en  quelque 
sorte,  placé  hors  des  débats,  en  affectant,  sur  les  questions 
qui  le  touchaient  de  plus  près  ,  une  taciturnilé  insouciante 
et  brutale.  Entre  ce  déclamateur  d'inutilités  prolixes,  qui 
lisait  pendant  cinq  heures  sans  reprendre  haleine  ,  car  il 
ne  savait  heureusement  pas  parler,  et  ce  muet  volontaire, 
qui  s'était  retranché  dans  quelques  monosyllabes  maussa- 
des ,  ou  par  crainte  de  compromettre  sa  tète  ,  ou  par  dé- 
dain de  la  défendre ,  on  conçoit  que  Real  ait  été  assez 
occupé  à  réprimer  l'intempérance  verbeuse  de  l'un,  et  à 
stimuler  la  paresse  inconvenante  et  systématique  de  l'autre. 
Cette  difficulté  de  position  nuisit  nécessairement  à  l'élan 
d'un  orateur  qui  avait  besoin  de  s'identifier  étroitement 
avec  sa  cause  pour  se  communiquer  et  pour  se  répandre  , 
et  c'est  à  cela  sans  doute  qu'il  faut  attribuer  le  mauvais 
succès  de  ses  efforts. 

Au  reste  ,  les  débats  de  ce  procès  ont  été  imprimés  si  am- 
plement et  sous  une  forme  si  bien  appropriée  à  l'intaris- 
sable battologie  du  principal  accusé  ,  que  je  craindrais  de 
tomber  aux  yeux  de  mes  lecteurs  dans  des  redites  aussi  vi- 
cieuses que  les  siennes  ,  en  me  trainant  servilement  sur  les 
détails  d'une  analyse.  Il  a  même  fallu,  pour  me  décider  à 
revenir  sur  l'aspect  le  plus  extérieur  de  cet  épisode  de  no- 
tre histoire  ,  et  à  redemander  à  ma  mémoire  quelques-uns 
des  traits  qui  en  caractérisent  le  mieux  l'étrange  physiono- 
mie ,  que  j'y  fusse  en  quelque  manière  forcé  par  le  désir  de 
changer  d'émotions  en  changeant  de  tableau.  Les  scènes 
sanglantes  de  la  Vendée  ne  me  suivront  du  moins  pas  ici. 
Nous  allons  passer  de  l'exécrable  pratique  des  assassins  à 
d'exécrables  théories  desophistes,  qui  ne  se  sont  pas,  grâce 
au  Ciel ,  développées  dans  des  actes ,  et  qui  laisseront  aux 
races  futures  plus  de  pitié  que  d'horreur.  Ce  que  les  égor- 
geur-s  de  la  patrie  ont  exécuté  en  1793  ,  Babeuf  et  ses  affidés 
le  rêvaient  peut  être  pour  l'avenir  ;  mais  ce  crime  de  leur 
pensée  n'a  pas  été  servi  comme  l'autre  par  les  élémens  et 
par  les  bourreaux.il  n'a  fait  couler  que  de  l'encre,  et, 
chezun  peuple  raisonnable  et  humain .  des  douches  auraient 
8  23 


266  REVUE    DE    PARIS. 

suffi  à  le  laver.  Celait  trop  peu  à  cette  époque ,  où  les  sen- 
sations poignantes  de  la  révolution  avaient  blasé  toutes  les 
âmes  ;  où  la  France,  nouvellement  émancipée  de  ses  tyrans, 
s^était  apprivoisée  avec  leurs  jouets  odieux,  en  s'accoutu- 
mant  à  les  regarder  sans  terreur;  et  où  toute  comédie  poli- 
tique paraissait  insipide  quand  le  dénouement  n'était  pas 
sanglant.  La  perfectibilité,  qui  marche  si  vite  ,  nous  épar- 
gnera probablement  un  jour  ces  énormes  aberrations.  Il 
faut  seulement  qu'elle  nous  donne  auparavant  deux  choses 
qui  nous  manquent  depuis  long-temps  ,  et  sans  lesquelles  la 
société  n'est  qu'un  coupe-gorge  à  la  merci  du  plus  fort  et 
du  plus  pervers  ;  des  institutions  et  des  mœurs  :  quand  nous 
en  serons  là,  il  fera  beau  s'occuper  d'utopies  \  il  n'y  aura 
plus  de  danger. 

Les  gradins  de  l'accusation  présentaient  donc  à  Vendôme 
un  spectacle  infiniment  moins  repoussant  que  celui  qui  avait 
tourmenté  les  yeux  et  la  pensée  dans  la  procédure  du  co- 
mité révolutionnaire  de  Nantes.  Le  corps  du  délit  était  un 
songe  effrayant ,  il  est  vrai,  mais  qui  s'était  évanoui  sans 
laisser  de  traces  au  réveil  de  la  publicité.  La  plupart  des 
accusés  n'étaient  pas  même  escortés  sur  les  fatales  banquet- 
tes par  ces  souvenirs  qui  aggravent ,  de  l'habitude  constatée 
des  crimes  accomplis,  l'intention  d'un  crime  avorté.  Babeuf 
lui-même  n'avait  pris  aucune  part  aux  excès  du  régime  révo- 
lutionnaire. 11  avait  été  haï  de  Robespierre  ;  il  avait  dénoncé 
Carrier. 

On  devine  assez  ce  que  je  pense  de  Babeuf  sous  le  rapport 
politique,  et  le  sentiment  qu'il  peut  rainspirer  dans  son 
rôle  extravagant  d'homme  d'état  et  de  législateur;  maison 
me  ferait  tort  de  supposer  que  je  suis  déterminé  dans  ce  ju- 
gement par  quelque  préoccupation  de  parti.  Je  suis,  s'il 
plaît  à  Dieu,  assez  avancé  en  expérience  et  en  raison  pour 
comprendre  toutes  les  folies  d'opinion  dans  le  même  mé- 
pris, et  toutes  les  fureurs  d'opinion  dans  la  même  antipa- 
thie. Depuis  que  je  vois  s'élever  sous  vingt  bannières  diffé- 
rentes des  hommes  à  principes  absolus  qui  veulent  régler 
le  monde  à  leur  gré,  sans  égard  à  l'état  encore  indéfinissable 
où  les  révolutions  nous  ont  mis ,  et  des  hommes  à  formes 
violentes  qui  se  flattent,  dans  leurs  rêveries  cruelles,  de  le 


REVUE    DE    PARIS.  267 

gouverner  par  la  terreur,  j'ai  eu  le  temps  de  prendre  ceux-ci 
en  haine  et  ceux-là  en  pitié.  La  devise  del'écu  et  la  couleur 
du  drapeau  sont ,  de  leurs  entreprises  ou  niaises  ou  féroees, 
la  chose  qui  m'occupe  le  moins. 

A  considérer  en  lui  l'homme  littéraire, j'ai  déjà  fait  pres- 
sentir que  Babeuf  ne  méritait  guère  plus  d'intérêt.  La  sura- 
bondance inextricable  de  ses  idées  sans  méthode  et  sans 
netteté  ,  ou  plutôt  des  lubies  vagues  et  confuses  qui  lui  en  v 
tenaient  lieu,  le  rendait  tout-à-fait  incapable  d'improviser 
une  phrase  bien  faite.  Il  avait  certainement  plus  de  facilité 
comme  écrivain  ;  mais  cette  facilité  déplorable  n'est  qu'un 
vice  de  plus  dans  les  gens  qui  écrivent  mal.  Ses  nombreux 
écrits  enchérissent  encore  sur  tous  ceux  des  tribuns  de  son 
espèce  ,  etil  n'en  manquait  pas  alors,  par  une  verbosité  in- 
correcte et  rebutante  qui  ne  laisse  ni  vivacité  à  la  pensée, 
ni  prise  à  l'attention.  Incapable  de  soumettre  ses  hallucina- 
tions vagabondes  aux  règles  de  la  plus  simple  logique,  il  perd 
à  tout  moment  de  vue  la  question  qu'il  s'est  proposé  de 
traiter ,  pour  s'égarer  dans  des  digressions  inutiles  ,  et  il  ne 
sort  de  celles-ci  que  pour  tomber  dans  des  digressions  nou- 
velles qui  l'éloignent  de  plus  en  plus  de  son  sujet,  jusqu'à 
ce  qu'il  l'ait  totalement  oublié.  Cette  absence  complète  de 
méthode  et  de  raisonnement ,  qui  est  le  plus  sûr  critérium 
auquel  on  puisse  reconnaître  un  fou  ,  ne  prouve  pas  ,  comme 
on  sait,  le  défaut  d'imagination,  et  l'imagination  était  en 
effet  la  faculté  dominante  de  Babeuf;  mais  elle  ne  s'était  dé- 
veloppée dans  son  intelligence  imparfaite  et  malade  qu'au 
préjudice  du  jugement. 

La  moralité  de  Babeuf  n'aurait  pas  été  non  plus  exempte 
de  reproches,  si  l'on  pouvait  s'en  rapporter  au  témoignage 
des  biographies  contemporaines,  et  la  défense  avait  peu  de 
parti  à  tirer  de  ses  antécédens ,  s'il  est  permis  de  parler  leur 
langage.  Mais  on  sait  ce  que  valent  ces  imputations  quand 
elles  sont  proférées  sur  la  fosse  d'un  malheureux  que  l'opi- 
nion et  la  loi  ont  frappé.  La  calomnie  ne  risque  rien  d'être 
inexorable  quand  elle  marche  à  la  suite  du  bourreau  ;  et  il 
est  aussi  prudent  que  généreux  de  lui  renvoyer  la  plupart 
des  diffamations  qui  poursuivent  jusque  dans  le  tombeau  les 
victimes  de  nos  troubles  civils.  Aucun  nuage  ne  s'éleva  pen- 


268  REVUE     DE    PARIS. 

dant  le  cours  des  débats  sur  la  probité  de  Babeuf,  et  cette 
circonstance  est  d'autant  plus  remarquable  dans  sa  vie ,  que 
jamais  la  pauvreté  n'a  mis  les  principes  d'un  père  de  famille 
à  de  plus  rudes  épreuves.  Ce  qui  le  distingua ,  même  entre 
les  autres  accusés  ,  qui  réunissaient  presque  tous  les  mêmes 
qualités  à  un  degré  fort  éminent ,  ce  fut  une  expansion  ar- 
dente et  passionnée  ,  une  sincérité  capable  d'aller  jusqu'à 
l'abnégation  ,  et  qui  se  faisait  conscience  du  moindre  dé- 
tour; la  fermeté  inflexible  de  volonté  qui  fait  les  grands 
hommes  ,  et  la  résignation  à  la  mort  qui  fait  les  héros  et  les 
martyrs.  S'il  n'était  pas  possible  de  se  défendre  de  l'impa- 
tience et  de  l'ennui  au  débit  disgracieux  de  son  interminable 
verbiage,  l'énergie  de  sentiment  et  la  puissance  d'ame  qui 
éclataient  de  temps  en  temps  au  milieu  de  ces  divagations 
accablantes,  éveillèrent  plus  d'une  fois  l'admiration,  et  il  est 
probable  qu'il  serait  parvenu  sans  peine  à  maîtriser  son  au- 
ditoire dans  de  pareils  momens,  s'il  avait  su  ménager  ces 
ressources  avec  une  sage  économie  dont  la  nature  ne  lui 
avait  pas  donné  le  secret.  Quant  au  délit  qu'il  s'agissait  de 
prouver,  et  surtout  de  punir  ,  c'était .  je  le  répète,  un  de 
ces  crimes  qui  ne  sont  justiciables  en  bonne  police  que  de 
la  médecine  philosophique  ,  le  cauchemar  d'un  républicain 
atrabilaire,  la  monomanie  d'un  sophiste.  Babeuf  était  un 
publiciste  insensé  dont  il  fallait  briser  la  plume ,  un  énergu- 
mène  inquiétant  dont  il  fallait  réprimer  le  fougueux  apos- 
tolat, un  homme  à  enfermer  entre  quatre  murailles  avec  les 
égards  et  les  soins  que  l'humanité  prescrit  toujours  :  ce 
n'était  point  un  homme  à  égorger. 

Darthé  ne  paraissait  avoir  pris  à  cette  conspiration  ébau- 
chée qui  se  résumait  en  pamphlets  et  en  affiches,  qu'une 
part  assez  passive  ;  mais  il  était  le  beau-frère  du  cannibale 
Joseph  Lebon  ,  il  avait  été  le  secrétaire  de  ses  commandc- 
mens  homicides,  le  meneur  de  son  épouvantable  tribunal, 
l'assassin  d'une  province,  et  tout  manifestait  dans  ses  traits 
altérés  par  des  veilles  sanguinaires,  dans  sa  physionomie  de 
bête  fauve,  dans  son  silence  brutal  et  obstiné,  quelque  chose 
delà  réprobation  de  Caïn.  Ce  n'était  pas  pour  les  forfaits 
qui  avaient  plongé  Arras  dans  le  deuil  et  dans  la  désolation 
qu'il  était  mis  en  jugement,  mais  c'est  sur  eux  qu'il  fut  jugé. 


REVCE  DE  PARIS.  26i) 

Le  présent  le  compromettait  à  peine;  le  passé  le  condamna, 
car  le  passé  est  implacable  pour  les  méchans.  Quoi  qu'il  ar- 
rive, il  ne  perd  jamais  ses  droits  sur  eux. 

Ici,  contre  l'ordinaire  ,  l'intérêt  le  plus  sympathique  ne 
s'attachait  pas  dans  l'auditoire  aux  principaux  accusés.  Il 
s'était  pris  au-dessous  d'eux  à  des  fcommes  plus  imposans 
par  leur  talent  ou  plus  recommandables  par  leur  caractère. 
Germain  n'était  qu'un  officier  obscur  nourri,  dans  les  conci- 
liabules des  jacobins,  d'opinions  exaltées  et  d'espérances 
ambitieuses.  La  première  impression  produite  par  son  ton 
farouche  et  hautain,  par  ses  bruyans  emportemens,  par  ses 
accès  de  colère  convulsive,  et  surtout  par  cette  espèce  de 
laideur  morale  plus  facile  à  comprendre  qu'à  exprimer,  et 
qui  résulte  plutôt  de  l'ensemble  que  des  détails  dans  la  fi- 
gure de  l'homme,  ne  lui  avait  été  nullement  favorable;  mais 
il  en  était  autrement  quand  il  sortait  de  cet  état  d'irritation 
passagère  pour  aborder  à  tête  reposée  une  question  sérieuse. 
On  était  étonné  de  lui  trouver  alors  une  logique  nerveuse 
et  serrée  qui  n'avait  plus  rien  de  l'allure  désordonnée  des 
passions,  et  qui  n'admettait  dans  une  méthode  facile  de  rai- 
sonnemens  bien  enchaînés  qu'autant-  de  mouvement  et  de 
chaleur  qu'il  en  faut  pour  donner  de  l'autorité  à  la  parole. 
Ses  idées  qui  se  pressaient  sans  se  confondre,  s'énonçaient 
toujours  avec  clarté,  quelquefois  avec  éclat.  Les  preuves 
semblaient  naitre  à  son  gré  pour  fortifier  les  propositions; 
les  conséquences  jaillissaient  des  faits,  les  inductions  se  for- 
mulaient si  naturellement  dans  l'esprit  des  assistans,  qu'à 
l'instant  où  elles  leur  étaient  offertes,  il  n'y  avait  personne 
qui  ne  crût  les  avoir  prévues.  Des  allusions  spirituelles  qui 
n'étaient  jamais  forcées,  des  citations  savantes  qui  n'étaient 
jamais  pédan'.esques,  des  figures  vives  et  singulières  ,  mais 
amenées  avec  tant  de  goût  qu'elles  frappaient  sans  étonner; 
des  mots  de  l'arae  qui  n'annonçaient  aucun  apprêt,  et  qui 
n'auraient  été  que  simples  s'ils  n'avaient  pas  été  sublimes; 
tous  les  ornemens  dont  l'art  des  rhéteurs  enseigne  inutile- 
ment l'usage,  et  que  le  génie  seul  sait  employer  sans  élude  , 
relevaient  encore,  comme  une  riche  broderie,  ces  magnifi- 
ques improvisations,  et  Germain  en  fit  entendre  dix  dans 
le  cours  de  la  procédure.  Germain  était  éloquent,  le  plus  élo- 
8  23. 


270  REVUE    DE    PARIS. 

quent  peut-être  après  le  colonel  Oudet ,  de  tous  les  orateurs 
de  son  époque.  Je  ne  citerai  de  lui,  non  comme  un  des  mor- 
ceaux remarquables  de  son  plaidoyer,  mais  comme  le  plus 
court  et  le  plus  propre  à  être  isolé  sans  perdre  beaucoup  de 
son  énergie,  que  cette  apostrophe  au  délateur  Grizel ,  qui 
s'était  flatté  devant  le  tribunal  d'avoir  mérité  la  couronne 
civique  par  sa  dénonciation  :  «  Non,  George  Grizel,  tu  n'au- 
»  ras  pas  la  couronne  civique!  Non,  George  Grizel,  tu  n'au- 
>i  ras  pas  la  couronne  d'épines!  Ces  couronnes  appartien- 
y>  nent  aux  victimes  !  La  couronne  qui  t'est  réservée  à  toi , 
»  c'est  la  couronne  de  houx,  celle  qu'on  mettait  à  Rome  sur 
»  la  tête  des  esclaves  pour  les  vendre  quelques  deniers  de 
»  plus,  v  —  J'y  ajouterai  seulement  ces  dernières  paroles  de 
sa  péroraison  qui  n'occuperont  pas  plus  de  place  :«  Au  reste, 
»  qu'ai  je  à  craindre?  Tout  mon  sang  n'est-il  pas  à  la  liberté? 
»  et  qu'importe  le  jouroù  j'en  verserai  la  dernière  goutte  pour 
»  elle?  J'ai  choisi  cette  destinée  pour  la  liberté.  Pour  la  li- 
»  berté,  je  l'accepte!  Vivant,  elle  n'aurait  pas  eu  de  plus 
«ardent  défenseur  5  mort,  elle  n'aura  pas  eu  de  victime 
»  plus    dévouée.  i> 

Il  était  impossible  de  mieux  louer  Real  qu'on  ne  l'a  fait, 
en  lui  attribuant  la  harangue  de  Germain.  Malgré  mon  ad" 
miration  souvent  exprimée  dans  ces  pages  pour  le  beau  ta- 
lent de  Real,  je  ne  saurais  admettre  celte  supposition  5  elle 
ne  serait  fondée  en  vraisemblance  qu'autant  que  Germain, 
étranger  aux  débats,  aurait  attendu  l'heure  de  la  plaidoirie 
pour  étaler  son  éloquence  d'emprunt,  et  c'est  ce  qui  n'est 
point  arrivé.  Les  débats  lui  ont  souvent  fourni,  au  contraire, 
l'occasion  de  se  livrer  aux  mêmes  élans  et  de  développer  les 
mêmes  facultés  d'une  manière  tout-à-fait  extemporanée , 
puisque  c'était  dans  des  circonstances  tout-à-fait  imprévues. 
Or,  aucune  de  ces  ripostes  soudaines  dont  Real  n'avait  pu 
pressentir  la  nécessité,  n'est  restée,  en  verve  et  en  habileté 
oratoire,  au-dessous  des  meilleures  parties  de  son  dernier 
discours.  Qui  a  improvisé  les  unes  était  très-capable  de  com- 
poser et  d'écrire  l'autre.  Il  faudrait  expliquer  d'ailleurs 
comment  on  s'approprie  l'ouvrage  ,  les  pensées,  les  inten- 
tions d'un  homme  éloquent,  comment  on  s'identifie  avec  lui 
jusque  dans  les  moindres  nuances  par  l'éloquence  du  regard» 


REVUE     DE     PARIS.  271 

du  geste  ,  de  l'inflexion ,  et  comment  on  parvient  ainsi,  sans 
être  éloquent  soi-même,  à  faire  illusion  à  ceux  qui  regar- 
dent et  qui  écoutent.  Ce  genre  de  puissance  auquel  je  ne 
crois  pas,  ne  me  paraîtrait  inférieur  en  rien  à  celui  de  l'écri- 
vain. Si  c'est  en  effet  Real  qui  a  composé  le  discours  de 
Germain,  il  y  avait  ce  jour-là  plus  d'un  grand  orateur  à  la 
barre  de  la  haute-cour.  11  y  en  avait  certainement  deux. 

Buonarotti,  révolutionnaire  décidé,  mais  grave,  modeste 
et  doux  au-delà  de  tout  ce  qu'il  est  possible  d'attendre  d'un 
homme  de  son  opinion  ,  attirait  l'attention  à  plus  d'un  titre. 
Ce  républicain,  expatrié  comme  Thrasvbule,  descendait 
de  Michel-Ange  ,  et  ses  traits  impassibles ,  où  se  confondait 
cependant  l'expression  de  la  bienveillance  avec  celle  de  la 
fierté,  rappelaient  les  dieux  de  son  pays.  Une  jeune  femme 
l'avait  accompagné  dans  sa  proscription  ,  assisté  dans  sa 
misère.  On  l'avait  vue  constamment  attentive  aux  déposi- 
tions des  témoins  ,  aux  impressionsdes  jurés,  ou  épiant  dans 
les  regards  de  son  mari ,  qui  la  regardait  souvent ,  des  mo- 
tifs de  consolation  et  d'espérance.  Elle  intéressait  beaucoup, 
car  elle  était  belle  et  elle  pleurait. 

Antonelle  ,  fanatique  de  théories  ,  que  détrompa  plus 
"tard  l'expérience,  et  qui  est  mort  royaliste,  en  déclarant 
que  sans  les  Bourbons  il  ne  pouvait  plus  y  avoir  en  France 
de  liberté  civile  et  politique,  montrait  là,  devant  l'écha- 
faud  de  Sidney,  le  flegme  dont  il  avait  fait  preuve  le  13 
vendémiaire  ,  en  se  promenant ,  un  livre  à  la  main  ,  sur  la 
terrasse  des  Tuileries,  à  travers  une  grêle  de  balles.  Son 
calme  aisé  et  noble  ,  empreint  de  toute  la  dignité  d'un  gen- 
tilhomme que  des  circonstances  fortuites  ont  jeté  dans  la 
mauvaise  compagnie  ,  imposa  suivant  l'usage  une  sorte  de 
respect  quigagna  jusqu'au  ministre  immédiat  del'accusation. 
Il  parla  peu.  rarement,  d'une  manière  posée  et  presque  in- 
souciante ,  et,sa  sécurité  fut  à  demi   justifiée  par  le  résultat. 

La  réputation  d'Antonelle  était  cependant  solidaire  de 
quelques  attentats  qui  commençaient  à  être  appréciés.  Celle 
d'Amar  était  encore  plus  difficile  à  défendre.  L'ami ,  le  com- 
plice avoué  de  Collot  d'Herbois,  de  Billaud,  de  Yadier,  le 
terrible  Amar  ,  qui  avait  poussé  les  Girondins  à  la  mort , 
qui  y  avait  traîné  Fabre-d'Églantine  et  Camille  ,  Amar  dont 


272  REVUE    DE    PARIS. 

tant  de  voix  vengeresses  demandaient  naguère  la  tête,  se 
présenta  aux  yeux  du  tribunal  sous  des  formes  si  singulières 
et  si  nouvelles  ,  qu'elles  purent  un  moment  rendre  son  iden- 
tité douteuse.  Amar,  si  redouté  dans  les  comités  ,  si  tyran- 
nique  à  la  tribune  ;  Amar  ,  le  lion  de  la  Montagne,  n'était 
plus  qu'un  homme  du  monde  aux  manières  élégantes  et  po- 
lies ,  recherché  dans  ses  habits,  dans  son  attitude  et  dans  ses 
paroles,  qui  s'exprimait  avec  une  délicatesse  étudiée  ,  mo- 
dérait sa  voix  pour  la  rendre  plus  insinuante  ,  et  ne  s'adres- 
sait jamais  aux  jurés  ,  en  général  ou  en  particulier,  sans  se 
ménager  leur  indulgence  par  d'humbles  et  flatteuses  pré- 
cautions. Il  n'avait  figuré  que  d'une  manière  fort  accessoire 
dans  la  conspiration  vraie  ou  fausse  de  l'infortuné  Babeuf, 
et  la  vindicte  judiciaire  ne  crut  devoir  lui  reprocher  pour 
tout  délit  qu'un  léger  défaut  de  prudence  dans  ses  relations 
et  dans  ses  démarches.  Quoi  qu'il  en  soit ,  il  n'en  manqua 
pas  dans  son  procès. 

Quelques  autres  personnages  ,  qui  étaient  arrivés  aux  dé- 
bats avec  une  certaine  importance ,  la  perdirent  long-temps 
avant  qu'ils  fussent  clos.  Le  reste  ne  vaut  pas  l'honneur  d'être 
nommé  ;  cette  cohue  de  comparses  politiques,  extraits  des 
plus  mauvais  lieux  de  Paris,  ne  se  distingua  que  par  une 
turbulence  effrénée,  des  vociférations  furieuses  et  des  excès 
scandaleux  qui  firent  plus  d'une  fois  de  la  salle  des  séances 
un  vil  tripot  d'émeutiers.  La  retraite  seule  des  juges  rame- 
nait alors  une  apparence  d'ordre  ,  sans  ramener  le  silence. 
Une  grande  fille,  d'une  jeunesse  passablement  mûre,  et 
d'une  figure  assez  maussade  que  sa  rouge  chevelure  n'enca- 
drait pas  avantageusement  ;  cette  pauvre  créature,  dis-je  , 
qu'on  appelait  Sophie  Lapierre,  et  qui  s'était  trouvée  col- 
loquée  au  nombre  des  accusés  ,  je  ne  sais  trop  pourquoi ,  si 
ce  n'est  pour  chanter,  entonnait  tout-à-coup  des  chants  de 
la  révolution,  tantôt  grandioses  et  sublimes,  tantôt  gros- 
siers et  sauvages,  que  ce  peuple  d'hommes  voués  au  supplice, 
peut-être  pour  le  lendemain,  répétaient  en  chœur  autour 
d'elle.  Ce  concert,  plus  touchant  qu'harmonieux,  se  pro- 
longeait jusqu'à  la  prison  ,  où  il  allait  diminuant  d'éclat  de 
chambrée  en  chambrée,  jusqu'à  ce  qu'il  s'évanouit  entière- 
ment sous  le  dernier  verrou.  Je  puis  être  dans  mon  tort  ; 


REVUE    DE  PARIS.  273 

mais  j'avoue  que  je  n'ai  point  de  sens  pour  percevoir  etpour 
comprendre  l'enthousiasme  d'un  héros  qui  s'excite  à  mou- 
rir sur  l'air  de  la  Carmagnole. 

Je  ne  quitterai  pourtant  pas  ces  infortunés  sans  en  nom- 
mer encore  un,  dont  l'étrange  folie  peut  donner  lieu  du  moins 
àdesréflexionsutiles  :  c'étaitun  certain  Pillé,  qui  crovaitfer- 
mement  aux  esprits ,  et  qui  attribuait  les  progrès  de  la  con- 
tre-révolution aux  stratagèmes  des  lutins  et  des  sorciers.  11 
convenait  avec  sincérité  que  le  démon  familier  de  Babeuf 
l'avait  soumis  ,  et  que  cet  habitant  de  l'autre  monde  eut  l'a- 
dresse de  le  transporterun  jour  au  cinquième  étage  du  tri- 
bun sans  lui  faire  passer  la  porte  ni  parcourir  les  degrés  ; 
mais  les  sortilèges  du  directoire  prévalaient  depuis  quelque 
temps  ,  et  Pillé  s'en  apercevait  mieux  que  personne  aux  tour- 
mens  que  lui  faisaient  éprouver  toutes  les  nuits  des  follets 
aristocrates  déchaînés  contre  son  sommeil.  C'est  le  langage, 
ce  sont  les  plaintes  de  Caliban  ;  c'était  son  ignorance  aveu- 
gle et  stupide;  et  tels  étaient  en  partie  ces  destructeurs  d'au- 
tels ,  qui  livraient  une  guerre  à  mort  au  christianisme  ,  qui 
divinisaient  la  raison  pour  se  dispenser  de  reconnaître  un 
Dieu  ,  et  qui  faisaient  dater  la  France  d'une  nouvelle  ère  de 
lumière  et  de  civilisation  ! 

La  nuit  du  6  au  7  prairial ,  25  mai  1797  vint  enfin  ter- 
miner ce  drame  judiciaire ,  qui  avait  duré  près  de  cent  jours. 
Hélait  quatre  heures  et  demie  du  matin  ;  les  rayons  du  so- 
leil ,  qui  s'élevait  depuis  quelque  temps  à  l'horizon,  faisaient 
pâlir  de  plus  en  plus  la  clarté  de  quelques  flambeaux  qu'on 
voyait  brûler  encore  dans  les  parties  les  plus  reculées  de  la 
salle.  Les  accusés,  plus  silencieux  et  plus  mornes  que  de 
coutume,  furent  introduits  avec  les  précautions  ordinaires  j 
le  haut-jury  était  sorti  avec  une  triste  solennité  de  la  cham- 
bre du  conseil,  où  il  avait  passé  dix-neuf  heures  aux  opi- 
nions. Les  juges  reprirent  leurs  sièges  ;  l'audience  se  rem- 
plit. Il  y  eut  alors  un  moment  de  calme  sombre  et  taciturne, 
pendant  lequel  on  aurait  distingué  le  bruit  d'un  insecte  qui 
vole.  Quelquesenfans,  quelques  femmes  défaitesetéchevelées, 
celle  de  Buonarotti  entre  autres,  se  pressaient  à  la  barre  et  s'y 
liaient,  de  leurs  mains,  mais  sans  cris. sans  plaintes,  sans  sou- 
pirs, presque  sans  mouvement.  Quand  le  président  du  tribunal 


-57-4  REVUE    DE    PARIS. 

se  leva  pour  prononcer  le  jugement,  d'une  voix  nette,  mais 
émue,  on  aurait  cru  qu'il  n'y  avait  que  lui  de  vivant  dans  toute 
l'enceinte.  Ce  jugement  on  le  connaît;  le  grand  nombre  étaiî 
rendu  à  la  liberté.  Buonarotti,  Germain  et  quelques  autres, 
dont  l'histoire  ne  gardera  pas  le  souvenir,  étaient  condamnés 
à  la  déportation  ,  Babeuf  et  Darthé  à  la  mort.  Au  moment  où 
cette  partie  de  la  sentence  fut  proférée,  une  agitation  muette 
se  remarqua  sur  la  partie  des  banquettes  où  les  condamnés 
étaient  assis.  Real  y  était  placé  sur  une  banquette  intermé- 
diaire ,  au-dessus  de  Darthé  qu'il  avait  un  peu  à  sa  gauche , 
au-dessous  de  Babeuf  qui  le  dominait ,  au  contraire,  à  sa 
droite.  Darthé  venait  de  tomber  en  arrière  ,  la  tête  appuyée 
sur  les  genoux  de  son  défenseur  ,  qui  s'empressait  de  le  sou- 
tenir, pendant  que  Babeuf  tombait  à  son  tour  sur  son  épaule. 
Il  n'eut  pas  ïe  temps  d'attribuer  cette  double  défaillance  à 
la  terreur  ;  le  sang  qui  l'inondait  lui  en  révélait  le  mystère , 
et  dans  le  même  instant,  deux  poinçons  qui  en  étaient  abreu- 
vés roulaient  sur  les  degrés  ;  celui  de  Babeuf  était  formé 
d'un  de  ces  ressorts  de  fil  de  fer  en  spirale  qui  servent  à  ex- 
hausser la  chandelle  sur  sa  bobèche  à  mesure  qu'elle  se  con- 
sume ,  et  qu'il  était  parvenu  à  aiguiser  au  pavé  de  son  cachot. 
On  enleva  les  deux  moribonds  ,  car  leur  mauvaise  fortune 
ne  voulut  pas  qu'ils  mourussent  de  leurs  blessures.  Leur 
sang  n'avait  point  tari  sous  le  fer  dont  ils  s'étaient  frappés  ;  il 
leur  en  restait  pour  la  guillotine,  et  ils  y  furent  portés  le  soir. 
Tout  le  monde  sait  à  quoi  s'en  tenir  maintenant  sur  ces 
boucheries  légales  qu'on  appelle  œuvres  de  justice  ,  et  qui 
ne  sont  chez  les  peuples  en  révolution  que  des  œuvres  de 
vengeance.  Les  opinions  dangereuses  pour  la  société  ne  se 
répriment  point  par  des  supplices  :  ce  sont  les  bonnes 
institutions  et  les  bonnes  lois  qui  en  arrêtent  le  progrès. 
C'est  le  bonheur  de  la  société  qui  les  dément  et  qui  les  dif- 
fame. La  mort  juridique  n'a  jamais  prouvé,  en  théorie  po- 
litique non  plus  qu'en  théorie  philosophique  ou  religieuse, 
que  l'absurde  cruauté  de  ceux  qui  l'infligent.  Donnez  une 
saine  éducation  aux  enfans  ,  du  travail  aux  prolétaires,  de 
la  liberté  à  l'industrie,  des  encouragemens  au  talent,  de  la 
considération  à  la  vertu;  réprimez  avec  vigueur  les  cor- 
rupteurs de  la  raison  et  de  la  morale  publiques  partout  où 


REVUE    DE    PARIS.  275 

ils  se  trouvent,  dans  les  journaux,  dans  les  livres,  au  théâtre, 
au  barreau,  à  la  tribune  :  il  ne  s'agit  pas  pour  cela  de 
verser  du  sang,  il  s'agit  seulement  de  renverser  à  propos 
une  écritoire  quand  il  y  a  du  poison  dedans.  Je  ne  sais 
comment  ces  précautions  s'appellent ,  je  ne  sais  même  si 
elles  n'ont  pas  quelque  nom  de  réprobation  chez  les  na- 
tions perfectionnées;  mais  je  sais,  à  n'en  pas  douter, 
qu'une  nation  ne  se  maintiendra  jamais  sans  elles  dans  un 
état  d'ordre  et  de  repos.  Si  elles  sont  impraticables  ou  pé- 
rilleuses ,  renoncez  au  pouvoir  :  il  vaut  mieux  le  quitter 
que  de  le  perdre,  et  on  le  perd  bien  vite  quand  on  néglige  les 
moyens  de  le  conserver  ;  ce  qui  est  d'ailleurs  assez  indiffé- 
rent dans  la  plupart  des  gouvernemens,  c'est-à-dire  dans 
tous  ceux  où  son  action  n'est  pas  réglée  sur  les  besoins  gé- 
néraux de  l'époque  et  du  pays.  Mais,  dans  tous  les  cas,  n'es- 
sayez point  de  l'affermir  par  la  persécution.  C'est  la  flèche 
fée  des  conteurs  orientaux  qui  retourne  au  cœur  de  celui 
qui  l'a  lancée.  Le  sang  répandu  n'est  pas  bu  tout  entier  par 
la  terre.  Il  a  un  reflux  imprévu  qui  remonte  jusqu'au  trône, 
le  mine  et  le  fait  crouler.  Voilà  près  de  quarante  ans  que 
Babeuf  est  mort ,  et  sou  parti  est  vivant ,  parce  qu'au  fond 
des  extravagances  mêmes  de  Babeuf,  il  y  avait  des  vérités 
qu'aucun  gouvernement  n'a  daigné  reconnaître  ,  et  qui  ne 
mourront  jamais.  On  ne  tue  pas  une  vérité  comme  un 
homme  : 

Discite  justitiam  ,  moniti  ;  non  temnere  divos. 

N'écoutez  pas  les  courtisans  qui  demandent  la  tète  des 
factieux  pour  faire  parade  de  zèle  ;  n'écoutez  pas  les 
factieux  dont  la  véritable  ambition  est  de  devenir  des  cour- 
tisans ,  s'ils  ne  deviennent  des  rois,  et  qui  envient  par-des- 
sus toutes  choses  aux  courtisans  le  privilège  d'obtenir  et  de 
commander  l'assassinat.  Écoutez  la  voix  de  ces  sages  an- 
ciens que  la  mort  a  désintéressés  de  toute  spéculation 
comme  de  toute  espérance;  écoutez  la  voix  de  la  tradition  , 
la  voix  de  l'histoire,  la  voix  expérimentée  de  tant  de  siècles 
qui  valaient  bien  le  vôtre,  quoi  qu'on  en  dise  ;  écoulez  votre 
conscience  et  licenciez  les  bourreaux  ;  vous  n'en  aurez  pas 
besoin. 


276  REVUE     DE    PARIS. 

Ce  que  je  viens  de  dire  en  finissant ,  c'est  ce  que  j'aurais 
dit  au  directoire ,  si  j'avais  écrit  de  son  temps,— et  le  direc- 
toire ne  m'aurait  pas  entendu. 


J'avais  l'intention  de  prouver  que  les  débuts  éclatans  de 
If.  Real  au  barreau  révolutionnaire  se  rattachaient  à  des 
épisodes  de  notre  histoire  fort  dignes  d'être  conservés  , 
sous  deux  rapports  différens  :  premièrement,  parce  que  la 
réalité  a  peu  de,  chose  à  envier  en  ce  genre  à  l'imagination , 
et  que  les  amateurs  de  passions  extrêmes  et  de  scènes 
violentes  qui  cherchent  des  émotions  tragiques  dans  les 
romans  ,  trouveront  de  quoi  se  satisfaire  dans  les  procès- 
verbaux  ;  secondement  ,  parce  que  l'exemple  de  tant  de  fu- 
reurs délirantes  et  de  sacrifices  stériles  que  nous  avons  vus 
aboutir  à  la  tyrannie  du  sabre,  dans  une  révolution  finie, 
ne  serait  peut-être  pas  perdu  pour  tout  le  monde  au  com- 
mencement d'une  révolution  nouvelle  ,  si  notre  malheu- 
reuse France  était  condamnée  à  la  subir.  L'avenir  des 
peuples  deviendra  de  moins  en  moins  menaçant ,  quand  ils 
connaîtront  le  passé. 

Si  j'avais  annoncé,  au  début  de  ce  long  chapitre ,  une 
Notice  biographique  sur  M.  Real,  on  m'accuserait  avec  raison 
de  m'être  inutilement  engagé  dans  des  digressions  intermi- 
nables auxquelles  mon  sujet  principal  se  renoue  à  peine; 
mais  j'ai  de  vieille  date  accoutumé  mes  lecteurs  à  voir  mon 
sujet  principal  dans  mes  digressions  elles-mêmes.  Le  titre 
de  Soitvenirs  explique  tout.  C'est  ainsi,  en  effet,  que  les  sou- 
venirs se  présentent  à  la  mémoire  ,  irréguliers,  capricieux, 
divers,  sans  ordre,  sans  méthode  et  presque  sans  dessein, 
comme  les  perceptions  du  sommeil  ;  et  si  les  miens  avaient 
eu  quelquefois  le  faible  attrait  qui  captive  l'attention,  c'està 
ce  défaut  de  plan  et  de  combinaison  qu'ils  en  seraient  rede- 
vables. Je  suis  du  moins  convaincu  que  tout  homme  qui  porte 
un  plan  prémédité  dans  la  causerie ,  ne  saura  jamais  causer, 
et  je  n'ai  certainement  pas  la  prétention  de  donner  mes  his- 
toires pour  autre  chose  que  des  causeries.  Un  autre  orgueil 
ne  m'est  point  permis. 


REVUE    DE    PARIS.  277 

Dans  l'abandon  d'une  conversation  qui  erre  d'objets  en 
objets  ,  ou  d'un  récit  qui  se  développe  librement  au  gré  de 
la  fantaisie  ,  le  fil  imperceptible  qui  lie  les  idées  a  un 
usage  tout  opposé  à  celui  du  Fil  d'Ariane.  Il  sert  à  égarer 
agréablement  la  pensée  dans  une  multitude  de  routes  con- 
fuses ,  et  non  à  lui  faire  retrouver  le  point  oublié  d'où  elle 
est  partie.  Il  faut  le  rompre  et  non  le  suivre  pour  sortir  du 
labyrinthe. 

Il  faut  le  rompre  ici ,  et  je  ne  serais  ni  mortifié,  ni  surpris 

que  le  plus  grand  nombre  des  voyageurs  complaisans  qui 

m'ont  accompagné  au  commencement  de  ces  excursions, 

n'eussent  pas  attendu  si  tard  à  me  quitter.  C'était  un  parti 

fort  sage. 

Ch.  Nodier. 


■n  --? 


24 


VIE  PARISIENNE. 


LE  BRIC-A-BRAC. 

Le  goût  des  anciens  meubles  est  une  épidémie  trop  grave  pour 
passer  inobservée  à  travers  nos  mœurs  modernes.  Enfantée  par  cette 
réaction  qui  rébabilita  les  chefs-d'œuvre  nationaux  des  temps 
passés  ,  qui  remit  en  lumière  les  noms  et  les  cboses  que  le  dix- 
huitième  siècle  avait  étouffés  ,  la  fureur  des  antiquailles  s'est  tra- 
duite en  culte.  C'est  une  religion  qui  a  son  fanatisme ,  ses  apôtres, 
ses  prosélytes,  ses  temples,  ses  hérésies. 

Avant  que ,  de  nos  jours ,  des  esprits  mécontens  du  présent,  peu 
confians  dans  les  chances  de  l'avenir  ,  eussent  jeté  un  regard  en  ar- 
rière sur  le  passé  pour  compter  avec  lui,  avant  qu'on  eût  ressus- 
cité le  moyen  âge,  redressé  ses  arcs-boutans,  recousu  ses  pour- 
points, retrempé  ses  dagues,  fourbi  ses  hauberts,  rembourré  ses 
chaises  et  redit  ses  jurons,  il  existait  une  livide  industrie,  un 
commerce  de  cuivre  oxidé,  de  miroirs  sans  tain,  de  couteaux  sans 
manches,  de  broches  rouillées,  de  vieux  pots  de  moutarde,  de 
banquettes  éventrées.  Ceux  qui  consacraient  leur  intelligence 
d'homme  à  l'appréciation  et  à  l'achat  de  ces  ordures  s'appelaient 
du  nom  modeste  de  marchands  de  bric-à-brac ,  dénomination 
humble,  dont  la  racine  n'a  pas  encore  occupé  les  étymologistes, 
et  dont  le  caractère  argotique  ne  lui  présageait  pas  une  place  dans 
le  langage  de  la  mode. 

Les  marchands  de  bric-à-brac  couraient  les  ventes  après  décès 
on  pour  cause  do  départ,  choisissaient  la  quantité  de  pincettes  et 
de  soufflets  crevés  qui  manquaient  à  la  boutique,  puis  rentraient 
se  rouiller  avec  leur  ferraille,  quand  tout  d'un  coup,  une  généra- 
tion d'artistes,  inspirée  par  des  révélations   littéraires,  se  mit  en 


REVUE    DE    PARIS. 


279 


quête  des  débris  du  temps  passé  :  panneaux  de  boiseries  sculptées  , 
fragmens  de  bas-reliefs  ,  vieux  brocards  ,  damas  séculaires,  tout  ce 
qui  leur  tombait  sous  la  main  ,  en  voyage  ,  dans  une  auberge,  dans 
une  ferme,  au  foyer  d'une  cbaumière,  -venait  par  le  roulage  orner  un  . 
coin  de  l'atelier  ,  surmonter  une  porte,  affubler  un  mannequin.  Les 
artistes  ne  s'en  rapportent  qu'à  leur  sens  pour  le  choix  de  leurs 
émotions  ;  ils  ne  savent,  ils  ne  peuvent  payer  cher  une  trouvaille 
de  vieux  meubles  qu'ils  n'auront  pas  dépistés  avec  leur  propre  flair. 
Aussi  les  marchands  de  bric-à-brac  n'eussent  pas  fait  fortune  avec 
eux  et  franchi  la  limite  de  leur  commerce  de  moisissure ,  si  la  mode 
n'avait  imprimé  uruélan  de  vogue  à  cette  réhabilitation  ,  tentée 
d'abord  par  l'esprit  de  recherche  et  le  sentiment  du  pittoresque. 

Le  fait  est  qu'aujourd'hui,  le  Iric  à-brac  est  une  industrie  for- 
midable, que  le  gros  marchand  de  hric-à-lrac  possède  jusqu'à 
5oo,ooo  francs  de  marchandises,  et  qu'il  est  éligible,  s'il  a  trente 
ans  ou  des  actes  de  notoriété.  Par  son  importance,  il  a  racheté 
l'humilité  de  ses  devanciers,  et  joint  à  l'insolence  de  la  richesse  un 
dédain  singulier  de  l'acheteur,  une  répugnance  originale  à  céder  des 
objets  qu'il  a  tirés  d'un  grenier,  regrattés,  vernis  ,  pour  lesquels 
il  s'est  passionné,  et  qu'il  aime  avec  des  entrailles  de  père  et  d'ar- 
tiste ,  de  telle  sorte  que  le  bric  à  brac  ne  serait  abordable  pour  au- 
cune fortune  ,  si  les  fins  de  mois ,  les  grandes  échéances  ,  le  terme 
du  loyer ,  ne  ramenaient  aux  régions  de  l'actualité  le  marchand  qui 
s'encadre  dans  les  auréoles  de  la  renaissance. 

Cette  industrie  a  pris  d'énormes  développemens.  Des  commis- 
voyageurs  vont  frapper  à  la  porte  des  vieux  châteaux,  des  anciens 
couvens,  des  domaines  nationaux  ,  quêtant  des  bahuts  ,  des  dres- 
soirs, deshanaps;  apportées  à  Paris,  ces  reliques  sont  soumises  à 
un  travail  de  réparation  qui  métamorphose  en  meubles  admirables 
des  pans  de  bois  vermoulus  ,  qui  ravive  des  incrustations  effacées 
par  le  temps;  puis  des  équipages  s'arrêtent  à  la  porte  des  Musées 
du  quai  Toltaire,  chez  Mme  Delaunay,  chez  Roussel;  et  d'élégan- 
tes femmes,  parlant  moyen  âge  ,  renaissance  et  rococo  enlèvent  à 
prix  d'or  une  stalle  gothique,  un  panneau  de  Jean  Goujon,  un  chif" 
founier  deRiesener. 

Au  fait,  quand  une  époque  s'est  abrutie  volontairement  dans  l'i- 
gnorance de  tous  les  arts ,  quand  ,  au  lieu  de  piloris ,  on  dresse  des 
pavillons  triomphaux  aux  crétins  qui  fabriquent  nos  commodes  pla- 
tes ,  nos  lits  à  flasques  et  nos  chaises  de  poupées ,  tout  ce  qui  con- 


280  REVUE   DE   PARIS. 

serve  de  l'intelligence  ou  de  l'argent  doit  demander  à  des  temps 
moins  barbares  le  luxe  de  la  vie  ,  les  jouissances  de  l'intérieur,  les 
formes  élégantes  ,  les  meubles  spirituels  ,  et  se  méfier  des  angles 
droits  qui  blessent  les  pieds  et  bossuent  le  front. 

La  cause  des  turpitudes  qui  déshonorent  l'ameublement  mo- 
derne n'est  pas  difficile  à  trouver  •  livrés  à  eux-mêmes ,  nos  ébénis- 
tes assemblent  des  pièces  de  bois,  sans  notions  du  dessin,  sans 
idées  de  la  proportion  ,  ignorans  de  la  science  de  l'ornement, 
science  perdue  aujourd'hui ,  dont  le  premier  venu  de  nos  architec- 
tes ne  se  doute  pas  ,  et  qui  seule  révèle  la  pensée  et  l'esprit  de  l'ar- 
tiste quand  la  partie  mathématique  du  monument  est  accomplie. 

Au  lieu  de  végéter  dans  un  misérable  amour-propre,  de  sauter 
après  des  croix  et  des  commandes  mesquines ,  si  les  peintres  et  les 
sculpteurs  obscurs  appliquaient  à  la  fabrication  des  arts  conforta- 
bles une  fraction  des  idées  qu'ils  consument  en  pure  perte  sur  de 
grandes  toiles  et  des  blocs  de  marbre,  les  grands  talens  se  classe- 
raient d'eux-mêmes  ,  et  les  talens  médiocres  ne  mourraient  plus  de 
faim;  nous  verrions  les  objets  de  la  vie  intérieure  s'empreindre 
d'élégance  ,  prendre  cette  variété  et  cette  pureté  de  forme  qui  ne 
manquent  jamais  aux  moindres  ustensiles  de  nos  aïeux;  Couston 
exécutait  en  bois  les  figures  de  la  Renommée  et  delà  France  qui 
couronnaient  le  lit  de  Louis  XIY;  et  de  son  temps  Poussin  disait 
en  parlant  de  la  France  :  «  Dans  ce  pays,  on  m'occupe  à  dessiner 
»  des  ornemens  de  cheminées,  des  frontispices  et  des  couvertures 
î»  de  livres.  »  Il  n'en  fut  pas  moins  peintre  admirable.  Voyez  ce 
que  produisent  nos  élèves  peintres  qui  ne  dessinent  pas  des  re- 
liures ! 

Si  les  gens  du  monde  ont  abominé  l'acajou  et  le  placage,  il  ne 
faut  donc  s'en  prendre  qu'à  l'inhabileté  des  fabricans  modernes. 

Mais  du  jour  où  legoût  du  Jrî"c-à-6rac  a  passé  de  l'atelier  du  pein- 
tre dans  le  salon  delà  femme  à  la  mode,  dansle  cabinet  de  l'amateur  ; 
du  jour  où  ces  objets  ,  qui  étaient  pour  le  peintre  un  sujet  d'étude  , 
un  modèle  de  forme,  firent  partie  de  l'ameublement  usuel,  on  con- 
çoit qu'une  distinction  s'est  établie  entre  les  collections  des  uns  et 
des  autres.  Ainsi  l'artiste  achète  sans  hésiter  un  vieux  pot  fêlé  , 
•  il  est  d'un  dessin  gracieux;  une  table  vermoulue,  si  les  trois 
pieds  qui  lui  restent  conservent  une  torsade  capricieuse.  L'amateur 
ne  paie  rien  que  d  intact ,  de  bien  restauré.  Comme  les  bibliophiles 
achètent  de  belles  éditions  ,  qu'ils  idolâtrent,  revendent  et  ne  li- 


REVCE    DE    PARIS. 


281 


«ent  pas.  Avec  quel  soin  aussi  les  marchands  recherchent  ou  in- 
ventent l'origine  illustre  du  meuble  qu'il  s'agit  de  placer'.  Quelle 
minutie  ils  apportent  dans  la  réparation  des  détails,  afin  que  l'ob- 
jet ait  toujours  une  valeur,  si  monsieur  voulait  s'en  défaire! 

A  défaut  du  sentiment  d'art,  à  défaut  d'une  conviction  profonde, 
le  caprice  ,  l'esprit  de  changement  et  l'intérêt  des  marchands  qui 
ne  pouvaient  défrayer  tous  les  amateurs  avec  une  même  époque  , 
ont  donné  successivement  la  vogue  aux  différens  styles  d'ameuble- 
mens  qui  ont  régné  depuis  le  moyen  âge. 

La  première  ardeur  des  antiquaires  s'est  portée  sur  les  meubles 
de  bois  sculpté  ,  les  plus  anciens  qu'on  pût  retrouver  :  les  bahuts  , 
les  dressoirs,  les  lits  gothiques  avec  leurs  courtines  de  serge  bro- 
dée,  les  banquettes  à  dossier,  les  stalles  avec  leur  dais  dentelé  et 
leurs  panneaux  quadrillés  de  losanges,  entrecoupés  d'ogives  et  de 
colonnettes.  On  peut  citer  dans  ce  genre,  la  chambre  à  coucher  de 
M.  Duponchel.  C'est  un  modèle  complet,  l'expression  vivante  et 
sans  reproche  d'un  ameublement  du  temps  de  Charles  MI. 

Depuis  ,  l'époque  de  la  renaissance  a  soulevé  les  mêmes  passions. 
Le  chêne  était  à  peu  près  le  seul  bois  qui  fût  alors  travaillé  5  mais 
quelle  dépense  de  génie  sur  cette  matière  vulgaire!  Dans  le  bois 
d'nn  dressoir  ou  d'une  armoire,  le  ciseau  de  Jean  G-oujon  rencon- 
trait ces  élégantes  figures  qui  ne  sont  ni  païennes  ,  ni  catholiques  . 
qui  appartiennent  à  un  ordre  de  divinités  créé  par  l'admirable 
sculpteur. 

Albert  Durer  aussi  a  laissé  des  sculptures  en  bois  où  se  retrouv* 
sa  manière  aventureuse  et  pittoresque. 

Quand  un  de  ses  chefs-d'œuvre  était  achevé  ,  les  sculpteurs  d'un 
talent  moins  élevé  en  mesuraient  la  proportion,  en  traduisaient  les 
détails  ,  et  les  reportaient  sur  des  meubles  de  moindre  valeur  :  ces 
derniers  à  leur  tour  servaient  de  modèle  à  ceux  qui  décoraient  1a 
maison  d'un  fermier  ou  l'humble  boutique  d'un  marchand.  C'est 
ainsi  que  l'on  retrouve  sur  des  panneaux  forts  grossiers,  des  figu- 
res dont  le  point  de  départ  était  dans  la  main  de  Jean  Goujon,  telles 
que  les  vertus  théologales  ,  les  évangélistes  ,  etc.  Si  ces  imitations 
successives  finissaient  par  perdre  en  route  les  vestiges  de  la  pensée 
originelle ,  le  dernier  produit  qui  en  découlait  offrait  ,  sinon  une 
sculpture  délicate,  des  orneaiens  fins  et  sentis,  du  moins  une  pio- 
portion  élégante  et  bien  entendue  dans  l'ensemble. 

Pas  un  ouvrier  de  ce  temps  n'eût  osé  ,  comme  les  nôtres ,  relevé» 
8  24. 


582  REVUE    DE    PARTS. 

de  lui-même  pour  dessiner  une  armoire ,  poser  des  profils ,  imaginer 
des  ornemens.  Il  attendait  d'en-haut ,  c'est-à-dire  du  maître,  une 
bonne  inspiration  ,  et  il  exécutait. 

Cette  utile  hiérarchie ,  fondée  sur  le  respect  de  l'artisan  pour 
l'artiste,  maîtrisait  aussi  les  autres  branches  de  fabrication.  Les 
ciselures  d'argent ,  de  Cellini,  ne  ressemblent  pas  plus  aux  œuvres 
de  nos  orfèvres  modernes,  que  la  Vénus  de  Milo  à  une  borne-fon- 
taine. —  Ces  coupes,  ces  vases  aux  contours  surprenans,  dont  les 
figures  expressives  s'enlacent  sur  des  fonds  de  fruits  et  de  fleurs, 
ont  acquis  une  immense  valeur,  et  tiennent  la  première  place  dans 
les  collections  de  curiosités. 

Quelle  conscience  dans  le  travail  de  Bernard  Palissy  le  potier- 
sculpteur  !  Aux  faïences  qui  reproduisent  avec  de  vives  couleurs 
les  ovations  ,  les  triomphes  et  la  mythologie  de  Jules  Romain ,  il 
substitue  ces  vastes  plats  où  s'harmonisent  des  ornemens  jusqu'a- 
lors inconnus.  Sur  un  fond  vert,  il  sème  des  grenades,  des  poires, 
des  fruits  de  toute  espèce,  toutes  les  richesses  de  la  nature  végé- 
tale. Peu  confiant  dans  l'art  de  l'imitation  qu'il  possède  à  un  degré 
si  élevé  ,  il  appelle  à  lui  des  procédés  inouïs;  il  moule  la  feuille 
de  vigne,  la  pomme  ,  la  grappe  de  raisin  qu'il  a  cueillie.  Ces  cou- 
leuvres qui  s'arrondissent  dans  le  fond  d'une  large  assiette,  ces 
grenouilles,  ces  scarabées  ,  ces  limaçons  qui  courent  sur  les  bords, 
il  les  moule  aussi  tout  vivans  pour  en  appliquer  la  reproduction. 
La  poterie  n'est  qu'un  métier;  Bernard  Palissy  en  avait  fait  un  art. 
Quand  la  vogue  des  reliques  de  la  renaissance  s'est  un  peu  cal- 
mée ,  le  siècle  de  Louis  XIV  a  ouvert  une  vaste  carrière  aux  re- 
cherches des  amateurs  ;  cette  époque  avait  créé  des  variétés  infinies 
d'objets  de  luxe.  L'cr  ,  l'argent,  ont  été  prodigués  sur  de  riches 
futilités.  Les  horloges  ,  les  médailles  ,  les  commodes,  les  encoignu- 
res ,  les  petits  nécessaires,  les  coffrets,  les  consoles,  les  grands 
vases  à  riche  monture,  les  candélabres  dorés,  exercèrent  le  génie 
des  artistes  que  Louis  XIV  avait  devinés. 

Ici  se  place  naturellement  le  nom  le  plus  célèbre  dans  cette  his- 
toire du  bric-à-brac.  C'est  le  nom  de  Boule  :  il  est  arrivé  par  la 
seule  tradition  jusqu'à  nous;  l'histoire  l'a  dédaigné  comme  celui 
d'un  palfrenier.  Peu  de  gens  soupçonnent  seulement  comment  s'é- 
crit ce  nom  :  d'autres  croient  que  c'est  un  mot  technique,  qu'on 
dit  un  meuble  de  Boule,  comme  un  meuble  d'érable,  un  meuble  de 
commande,  un  meuble  de  pacotille. 


REVUE     DE    PARÏS.  283 

Et  cependant  sohs  le  nom  de  cet  homme  se  vendent  tous  les 
jours,  à  des  prix  inimaginables,  des  chefs-d'œuvre  d'incrustation 
et  de  ciselure  qu'il  a  exécutés,  ou  surveillés  ,  ou  seulement  inspi- 
Tés.  MHe  Delaunav  vient  d'exposer  dans  son  riche  magasin  deux 
belles  armoires  dont  elle  demande  18,000  francs.,  parce  qu'elle  les 
attribue  à  Boule.  Et  si  cette  origine  est  sérieusement  constatée, 
que  personne  ne  se  récrie  contre  1  exorbitance  de  la  somme.  Samuel 
Bernard  lui  pava  5o,ooo  livres  tournois  un  bureau  sorti  de  ses 
mains.  Ce  bureau,  qu'est-il  devenu?  Existe-t-il  dans  la  famille  Moîé, 
à  laquelle  s'allia  le  ricbe  financier,  ou  bien,  dans  le  désordre  des 
pillages  révolutionnaires,  est-ùl  allé  rejoindre  ^'ameublement  de 
Versailles,  tout  composé  par  Boule,  et  que  Louis  XIV  montrait 
avec  tant  d'orgueil  aux  étrangers  ,  entr'autres  le  superbe  bureau  qui 
contenait  le  recueil  de  médailles  donné  à  son  neveu  par  Gaston  de 
France.  Car  de  son  temps  le  célèbre  ébéniste  fut  un  des  artistes 
favoris  que  le  grand  roi  comblait  d'honneurs,  de  caresses  et  d'ar- 
gent. Fils  d'un  ébéniste,  il  fut  obligé  ,  par  les  idées  d'hérédité  de 
sou  temps,  d'embrasser  la  profession  de  son  père.  Il  employa  le 
premier  les  bois  de  l'Inde  et  du  Brésil;  il  imagina  ces  coquettes 
arabesques  à  travers  lesquelles  l'argent  ,  le  cuivre  ,  l'étain  et  l'é- 
ca.lle  se  poursuivent ,  s'échappent,  se  retrouvent  et  s  enlacent  dans 
les  contours  les  plus  spirituels.  Gêné  dans  les  limites  de  son  état, 
et  voulant  être  peintre,  il  composait  avec  ces  matériaux  de  grands  . 
tableaux  représentant  des  sujets  de  batailles,  d'histoire,  de  chasse, 
et  des  paysages  ?Ce  qui  distingue  ses  ouvrages,  c'est  la  sévérité  et 
l'élégance  des  bromes  qu'il  y  ajoutait ,  et  la  grâce  inimitable  des 
profils. 

Louis  XH  ,  qui  avait  deviné  toutes  les  spécialités  contemporaines 
de  son  siècle,  n'avait  garde  de  négliger  Boule.  Il  le  nomma  graveur 
ordinaire  du  sceau,  et  lui  donna  un  logement  au  Louvre.  Dans  le 
brevet  qu'il  lui  accorda  ,  il  le  qualifia  d'architecte,  peintre,  sculp- 
teur en  mosaïque,  inventeur  de  chiffres.  Boule  mourut  à  Paris  a 
l'âge  de  quatre-vingt-dix  ans.  en  1-02.  Il  laissa  un  fils  qui  eut 
aussi  une  grande  réputation  comme  ébéniste. 

Maintenant ,  si  vous  demandez  aux  généalogistes  ,  aux  savans  du 
dix-huitième  siècle,  ce  beau  siècle  qui  a  vécu  d'abstractions,  ce 
qu'était  Boule,  l'homme  qui  avait  fait  leurs  bureaux,  leurs  biblio- 
thèques ,  leurs  écritoires,  ils  i'ignorent. 

Demandez  à  un  encyclopédiste  ce  que  c'est  que  Y  incrustation  , 


284  REVUE    DE    PARIS. 

cet  art  admirable 5  incrustation.  —  c'est  la  croûte  de  pierre  qui  se 
forme  peu  à  peu  autour  des  corps  qui  ont  séjourné  dans  certaines 
eaux.  Le  même  encyclopédiste  appelle  meubles  les  fruits  pendans 
par  racines. 

Aujourd'hui  les  œuvres  de  Boule  sont  l'objet  de  toutes  les  re- 
cherches et  de  toutes  les  convoitises.  Mais  il  faut  avouer  avec  cha- 
grin ,  et  malgré  l'aplomb  des  marchands  de  bric-à-brac ,  que  93 
et  les  Anglais  nous  ont  à  peu  près  dépouillés  de  ces  merveilles 
Quand  la  lourde  main  du  peuple  s'est  posée  sur  le  palais  de  Ver- 
6ailles,  elle  a  éparpillé,  à  vingt  lieues  à  la  ronde  ,  les  débris  de  la 
splendeur  royale.  Plus  tard  ,  des  dressoirs  magnifiques  gémissaient 
sous  le  poids  des  vaisselles  d'auberges,  et  de  galantes  encoignures 
étaient  transformées  en  huches  dans  la  demeure  d'un  fermier,  quand 
les  étrangers  sont  venus  rassembler  ces  fragmens  de  richesses  déS- 
honorées  :  nous  en  sommes  réduits  à  quelques  restes  échappés  par 
miracle  aux  désastres  du  temps  et  à  l'avidité  des  curieux  d'outre- 
mer, à  quelques  imitations  dont  la  beauté  atteste  la  puissance  de 
l'original. 

L'ameublement,  sous  Louis  XIV,  était  empreint  d'un  goût  si 
pur,  l'ornement  y  était  appliqué  avec  une  richesse  et  une  variété  si 
logiques,  qu'on  est  tenté  de  condamner  l'amouT  des  rocailles,  mot 
qui  caractérise  l'ameublement  du  règne  de  Louis  XV.  Mais  le  vieux 
.  Sèvres,  le  vieux  Saxe,  atteignent  une  telle  perfection  de  main- 
d'œuvre,  se  colorent  de  nuances  si  éclatantes,  qu'on  pardonne  aux 
mignardises  et  aux  bouffissures  du  modelé. 

C'est  chose  assez  peu  raisonnable  que  ces  bergers  en  jaquettes  , 
ces  pastourelles  en  paniers,  qui  gardent  leurs  troupeaux  sous  les 
bobèches  d'un  candélabre,  qui  indiquent  avec  leur  houlette  l'heure 
d'un  cartel  ;  mais  ces  feuillages,  et  ces  fleurs  de  porcelaine  ont  tant 
de  sève,  qu'on  admire  une  si  complète  imitation  ;  les  meubles  de 
Mme  Qe  Pompadonr ,  dont  quelques-uns  sont  en  circulation  ,  ont 
tous  ce  cachet  pastoral  qui  se  sauve  par  la  gentillesse,  sinon  par  le 
goût;  un  homme  très-habile,  s'est  distingué  dans  ce  genre  sous  le 
règne  de  Louis  XVI  5  Riesener,  l'ébéniste  de  Marie-Antoinette,  en- 
châssait avec  bonheur,  dans  ses  meubles ,  des  médaillons  de  porce- 
laine de  Sèvres. 

Mais  à  partir  de  ce  moment,  le  goût  romain  et  grec  ,  ressuscité 
par  des  gens  qui  portaient  des  habits  gorge  de  pigeon  ,  et  des  bour- 
ses ,  a  gâté  pour  jamais  l'ameublement. 


REVUE     DE     PARIS.  285 

Quelques  amateurs  blasés  ,  ont  le  tort  d'apprécier  les  marquete- 
ries de  bois  de  couleur,  qui  datent  de  cette  époque  maladroite;  mais 
c'est  là  un  goût  perverli  ,  qu'il  faut  condamner  parce  qu'il  les  con- 
duirait dans  dix  ans  à  la  recherche  des  meubles  barbares  du  direc- 
toire et  de  l'empire;  nous  avons  vainement  cherché  quelle  espèce 
d'ameublement  avait  pu  créer  l'époque  de  la  terreur  ;  nous  n'en 
avons  retrouvé  qu'un  ;  tout  le  monde  le  connaît,  il  est  affreux. 

Pour  terminer  cet  article,  dont  le  but  est  de  signaler  une  ten- 
dance de  la  vie  parisienne,  nous  devons  dire  que  ce  n'est  plus 
seulement  dans  les  cabinets  de  curiosités  que  se  trouvent  les 
débris  de  la  richesse  de  nos  aïeux;  ils  ont  repris  leur  destination 
usuelle  ,  et  les  appartenons  de  MM.  Ir...  Moss...  du  Jomm...  ;  de 
Mmes  Samp.  de  Roth....  de  Fia...  sont  devenus  de  charmantes 
habitations. 

Jules  Yerkibrb. 


LA  RELIQUE 


Ceux  qui  étaient  jeunes  il  y  a  vingt-cinq  ans  ont  eu  un 
large  chemin  d'honneurs  et  de  fortune  ouvert  devant  eux; 
le  malheur  seulement  était  dans  la  nécessité  imposée  à  cha- 
cun de  prendre  ce  chemin  ,  soit  que  le  penchant  l'y  portât  , 
soit  que  non.  Pour  les  jeunes  gens  d'alors  qui  arrivaient  à 
l'âge  des  armes  avec  un  sang  ardent  et  une  grande  insou- 
ciance de  cœur  et  d'esprit,  le  parti  était  beau  ;  mais  pour  les 
pauvres  diables  d'une  complexion  pacifique,  pour  ceux  que 
l'inclination  appelait  à  une  paisible  industrie,  entraînait 
vers  les  calmes  spéculations  de  la  philosophie  et  de  la  poé- 
sie, c'était  une  grande  misère  :  c'était  une  mortelle  douleur 
pour  ceux  que  l'on  venait  interrompre  dans  les  enchante- 
mens  d'un  premier  amour.  Tout  était  bon  à  l'impitoyable 
conscription  :  elle  enrégimentait  indistinctementles  poètes, 
les  philosophes  et  les  amoureux  ,  et  elle  n'avait  pas  tort, 
puisque  tous  ces  gens-là  ,  dès  le  premier  feu,  se  compor- 
taient comme  les  hommes  d'un  tempérament  guerrier.  Les 
uns  prenaient  machinalement  cette  valeur  que  donnent  le 
harnais  du  soldat ,  le  commandement  de  l'officier,  le  son  du 
tambour  et  du  clairon  ;  les  autres  se  laissaient  prendre  à  la 
poésie  des  armes  ,  l'ardeur  de  l'imagination  les  emportait, 
ils  se  battaient  en  enthousiastes  et  en  inspirés.  En  résultat , 
des  hommes  d'humeur  belliqueuse  que  leur  vocation  portait 
aux  combats,  et  de  ceux  qui,  appelés  à  autre  chose,  ont 
fait  contre  mauvaise  fortune  bon  cœur  ,  autant  son  tombés  , 
autant  sont  arrivés  ;  dans  tout  cela  ,  il  n'y  a  eu  que  les  arts 
et  les  sciences  qui  ont  souffert,  et  quelques  femmes  qui  sont 
mortes  de  chagrin  ,  à  ce  qu'on  dit. 

Dans  le  nombre  de  ceux  que  la  loi  militaire  frappa  au 


REVUE    DE    PARIS.  287 

cœur ,  il  faut  ranger  un  jeune  homme  qui ,  nommé  maréchal- 
des-logis  et  décoré  pour  sa  belle   conduite  à  la  bataille  de 
Saragosse ,   était  chef  d'escadron    et  officier  de  la  Légion- 
d'Honneur  à  la  bataille  de  la  Moscowa.  Il  se  nommait  Ray- 
mond. C'était  un  jeune  homme  de  bonne  mine  et  de  manières 
élégantes  et  douces.  Ses  camarades  estimaient  sa  valeur  et 
ses  talens  militaires  ;  mais  ils  blâmaient  sa  façon  d'être  vis-à- 
vis  d'eux,  sa  réserve  et  sa  misantropie.  Le  fait  est  que  Raymond 
étaitpeu  communicatif,  et  que  depuis  son  arrivée  sous  ledra- 
peau  il  avait  échangé  peu  de  relations  et  peu  de  paroles  avec 
qui  que  ce  fût.  Dans  lesmarches ,  il  chevauchait  à  l'écart,  la 
tête  basse,  recueilli. pensif,  laissant  flotterlabride  sur  le  cou 
de  son  cheval.  Dans  les  haltes,  ou  bien  quand  on  tenait  gar- 
nison dans  quelque  bonne  ville  d'Espagne,  il  vivait  à  part , 
ne  se  mêlant  ni  aux  propos  ni  aux  folies  des  autres  officiers.  D'a- 
bord cette  conduite  avait  excité  du  mécontentement  ;   mais , 
comme  Raymond  n'y  avait  pas  pris  garde  et  avait  continué  son 
train,  et  que  du  reste  c'était  un  homme  toujours  disposé  à  ren- 
dre service,  et  dont  la  bourse  était  ouverte  à  qui  voulait  y  pui- 
ser, on  s'était  fait  à  sa  bizarrerie.  Il  était  convenu  que  Ray- 
mond était  un  bon  enfant,  un  peu  trop  original  peut-être, 
mais  qui  rachetait  ce  défaut  par  de  solides  qualités.  Sa  sauva- 
gerieétailmisesurlecorapled'une  passion  qu'il  avait  laissée  à 
Paris,  et  à  laquelle  il  gardait  un  fidèle  souvenir;  ce  qui  donna 
lieu  à  de  fort  méchantes  épigrammes  parmi  les  épaulettes 
caustiques  du  régiment. 

Les  subordonnés-dé  Raymond  lui  étaient  fort  attachés  et 
dévoués  pour  sa  bienveillance  et  sa  douceur  envers  eux.  11 
y  avait  surtout  deux  cavaliers  de  son  escadron  qui  portaient 
cet  attachement  jusqu'au  fanatisme.  Ces  deux  soldats  étaient 
ses  frères  de  lait  ;  ils  avaient  grandi  dans  la  maison  de  son 
père,  et  les  bienfaits  de  sa  famille  n'avaient  jamais  manqué 
à  eux  ni  aux  leurs.  Lorsque  Raymond  entra  au  régiment., 
simple  soldat  comme  eux,  ils  se  firent  ses  serviteurs,  et  lui 
rendirenlfacile  ce  métier  qu'il  n'eutpasà  exercer  longtemps, 
car  son  avancement  fut  prompt.  Et  puis  il  arriva  que  Ray- 
mond, dans  une  affaire .  sauva  la  vie  à  l'un  d'eux,  et  qu'il  fit 
obtenirla  croixà  l'autre.  Les  deux  dragons  n'aspirèrentplus 
qu'à  l'occasion  de  se  faire  tuer  pour  lui. 


288  REVUE    DE    PARIS. 

Au  combat,  Raymond  était  le  même  homme  que  dans  le 
camp ,  dans  les  marches  et  dans  la  garnison.  C'était  toujours 
le  rêveur  sentimental.  11  s'en  al  lait  nonchalamment  dans  le  plus 
fort  des  mêlées  ;  et  quand  il  était  là ,  il  s'en  tirait  comme  un 
autre,  à  coups  de  sabre.  Souvent  il  restait  seul  exposé  comme 
un  point  de  mire  à  un  poste  insoutenable,  les  balles  arrivaient 
de  toutes  parts  autour  de  lui  en  sifflant  et  en  ricochant  : 
il  ne  s'en  apercevait  pas  ,  à  moins  que  son  cheval  ne  fût  tué 
sous  lui.  Ce  quil  y  a  d'extraordinaire,  c'est  que  jamais  il  ne 
fut  touché,  jamais  il  ne  reçut  la  plus  légère  égratignure.  Si 
loin  que  l'entraînassent  sa  valeur  mélancolique  et  ses  subli- 
mes distractions,  il  revenait  toujours  sain  et  sauf.  Ce  cou- 
rage, ce  sang-froid  ,  ce  bonheur  ,  étaient  après  chaque  ba- 
taille le  sujet  de  grands  éloges  et  de  récompenses,  et  Ray- 
mond était  tout  surpris,  quand  il  recevait  des  félicitations  et 
des  grades,  comme  un  somnambule  quand  on  lui  parle  de 
la  besogne  qu'il  a  faite  en  dormant. 

Il  ne  restait  que  trente  hommes  du  régiment  de  Raymond 
à  la  retraite  de  Moscou,  et  tousles  officiers  supérieurs  avaient 
péri  ,  ce  qui  le  faisait  colonel  par  droit  de  survivance.  Il 
ne  s'agissait  plus  que  d'arriver  en  France,  chance  bien  in- 
certaine il  est  vrai  !  Parmi  tous  ces  hommes  dont  les  pas  et 
les  efforts  étaient  tournés  vers  la  patrie  en  ce  moment ,  bien 
peu  avaient  l'ame  assez  sereine  et  se  sentaient  assez  forts 
pour  compter  accomplir  ce  retour .  Le  corps  d'armée  auquel 
appartenait  Raymond  avait  quitté  Smolensk  depuis  neuf 
jours;  les  troupes  avançaient  sans  ordre  et  au  hasard,  cher- 
chant vainement  des  routes  effacées  ,  souffrant  du  froid  et 
de  la  faim  ,  sans  vivres  ,  et  tourmentées  par  la  neige  que  le 
vent  leur  soufflait  au  visage.  De  temps  en  temps,  des  collines 
qui  bordaient  la  route  partaient  des  cris  sauvages  et  se  pré- 
cipitaient les  Cosaques,  qui  suivaient  l'armée  et  venaient 
par  boutades  harceler  ses  flancs  et  glaner  ses  traînards.  Il 
n'y  avait  plus  ni  discipline  ni  commandement  :  officiers , 
soldats ,  généraux  ,  allaient  pêle-mêle  ;  la  misère  et  la  dou- 
leur avaient  supprimé  toute  distinction.  On  marchait  dans 
un  silence  farouche.  Parfois  un  homme  se  couchait  dans  la 
neige  avec  un  désespoir  stupide  ,  et  y  restait.  Il  y  en  avait 
qui  tombaient  frappés  de  mort  subite.  Les  morts  et  les  mou- 


/ 


REVUE    DE    PARIS.  289 

rans  étaient  dépouillés  de  leurshabits  ;  on  dérobait  ,  on  pil- 
lait les  vêtemens  de  toute  espèce  ,  et  tout  ce  qui  pouvait  ser- 
vir de  préservatif  contre  le  froid.  On  voyait  de  simples 
tambours  vêtus  de  riches  dolmans ,  des  grenadiers  couverts 
de  châles  ou  de  pelisses  de  femmes  ,  des  généraux  roulés 
dans  des  couvertures  et  des  housses  de  chevaux.  Tout  cela 
eût  prêté  à  rire  si  l'on  avait  pu  rire.  Raymond  était  à  pied 
et  vêtu  simplement  de  son  uniforme  :  son  cheval  avait  été 
mangé  à  Smolensk,  et  son  manteau  lui  avait  été  volé.  A 
côté  de  lui  marchaient  ses  deux  dragons  fidèles  et  dévoués  , 
qui  étaient  aussi  du  petit  nombre  de  ceux  qu'avaient  épar- 
gnés les  rigueurs  de  la  campagne.  Malgré  leurs  propres 
souffrances  «  ces  braves  gens  prenaient  de  Raymond  tout  le 
soin  possible,  mais  Raymond  ne  souffrait  pas  ,  lui;  la  pensée 
le  soutenait  ;  il  souriait  parfois  ,  et  levait  ses  regards  vers  ce 
ciel  gris  et  trouble  comme  vers  un  ciel  de  printemps  pur  et 
doré.  Cependant  son  corps  délicat  n'était  pas  de  même 
trempe  que  son  ame  :  la  famine  et  les  frimas  y  avaient  prise, 
et  bientôt  les  traits  de  son  visage  et  toute  sa  personne  por- 
tèrent l'empreinte  d'une  grande  altération.  Il  ne  souffrait 
pas ,  mais  il  mourait.  Tout-à-coup  il  se  sentit  défaillir  et 
tomba  sur  le  chemin.  Les  deux  soldats  s'empressèrent  à 
son  secours  ,  ils  le  réchauffèrent ,  et  versèrent  sur  ses  lè- 
vres les  dernières  gouttes  d'eau-de-vie  que  contenait  leur 
gourde.  Une  gorgée  d'eau-de-vie  donnée  là  était  un  immense 
bienfait. 

—  Merci,  leur  dit  Raymond  en  rouvrant  les  yeux;  merci; 
mais  votre  secours  est  vain.  Je  sens  que  la  vie  se  retire  de 
moi ,  c'est  sans  remède.  Adieu  ,  Jean  !  adieu  ,  Pierre  !  adieu , 
mes  frères  ,  soyez  plus  heureux  que  moi  ! 

Après  leur  avoir  serré  la  main  à  tous  deux .  Raymond  tira 
de  dessus  sa  poitrine  une  lettre  dans  laquelle  divers  objets 
paraissaient  renfermés. 

—  Vous  dites  que  je  vous  ai  rendu  service,  mes  amis  ,  et 
vous  regrettez  de  ne  pouvoir  rien  faire  pour  moi  :  rassurez- 
vous  ,  je  vais  vous  donner  l'occasion  de  vous  acquitter. 
Prenez  ceci,  et  si  le  sort  vous  épargne,  remettez-le  à  l'a- 
dresse écrite  sur  l'enveloppe.  C'est  ma  dernière  prière  et 
mon  dernier  vœu. 

8  25 


290  REVUE    DE    PARIS, 

Disant  cela  ,  Raymond  expira. 

Les  deux  frères  demeurèrent  un  instant  plongés  dans  une 
douloureuse  consternation.  Leur  bienfaiteur  était  là  ,  gisant 
sur  le  sol ,  mort  ainsi  à  vingt-sept  ans  !  Et  la  sépulture  même 
lui  était  refusée,  car  ils  n'avaient  rien  pour  percer  cette 
terre  durcie  par  la  gelée.  Ils  posèrent  sur  le  cadavre  quel- 
ques branches  de  bois  mort  qu'ils  couvrirent  de  neige.  Une 
larme  qui  vint  aux  yeux  de  ces  deux  stoïques  soldats  et  un 
soupir  qui  sortit  de  leur  poitrine  furent  l'oraison  funèbre  du 
commandant  Raymond.  Puis  Pierre  dit  à  Jean  :  «  Allons  , 
frère,  il  n'y  a  plus  rien  à  faire  ici;  songeons  maintenant  à 
accomplir  sa  dernière  volonté.  »  Ils  tournèrent  leurs  regards 
vers  la  route  que  parcourait  l'armée  ;  déjà  les  derniers  hom- 
mes disparaissaient  à  l'horizon  brumeux ,  et  comme  ils  pres- 
saient le  pas  pour  les  rejoindre,  un  hourra  retentit.  Avant 
qu'ils  eussent  eu  le  temps  de  tirer  leur  sabre  du  fourreau ,  les 
lances  des  Cosaques  étaient  sur  leur  poitrine.  Ils  furent  pris. 

On  les  désarma  et  on  les  plaça  chacun  entre  deux  chevaux. 
Les  Cosaques  étaient  démens  quelquefois  et  se  contentaient 
de  faire  des  prisonniers.il  est  vrai  que  souvent  c'était  pour 
se  donner  la  récréation  de  les  tuer  à  loisir  et  avec  certains 
raffinemens.  La  horde  qui  s'était  saisie  de  Pierre  et  de  Jean 
avait  déjà  plusieurs  captifs,  et  peut-être  voulait-elle  com- 
pléter une  collection.  On  ne  leur  fit  aucun  mal ,  si  ce  n'est 
quelques  bourrades  pour  les  inviter  à  hâter  le  pas.  La  nuit 
venait,  et  les  Barbares,  quittant  la  piste  de  l'armée  fran- 
çaise, se  dirigèrent  vers  des  hauteurs  à  l'ouest  de  la  route. 
Après  avoir  traversé  un  bois  de  sapins,  la  caravane  se 
trouva  au  milieu  d'un  village  en  ruines  où  elle  s'arrêta  pour 
passer  la  nuit.  Les  logemens  furent  pris  à  l'aventure  dans 
des  cabanes  désertes  et  à  demi  brûlées.  Pierre  et  Jean  furent 
placés  dans  la  dernière  et  la  plus  misérable  de  ces  huttes, 
à  l'extrémité  du  hameau  et  sur  la  lisière  du  bois.  Deux  Co- 
saques furent  logés  avec  eux. 

Plusieurs  heures  s'étaient  écoulées,  et  les  deux  frères  n'a- 
vaient pas  prononcé  une  seule  parole.  Ils  étaient  assis  sur 
le  tronc  d'un  arbre  dont  les  branches  brûlaient  devant  eux; 
leurs  gardiens  étaient  d'un  autre  côté,  et  s'entretenaient 
en  fumant.  La  cabane  dans  Inquelle  ils  se  trouvaient  était 


REVUE    DE    PARIS.  291 

située  sur  le  sommet  de  la  colline  que  le  village  couronnait , 
et  à  travers  la  brèche  qui  lui  servait  de  fenêtre ,  la  vue  pou- 
vait s'étendre  au  loin  et  embrasser  un  vaste  pays.  L'épais- 
seur des  ténèbres  ne  permettait  de  rien  voir  .  sinon  quelque 
chose  de  brillant  qui  élincelait  à  une  grande  distance.  Ce 
n'était  pas  une  étoile  ,  car  le  ciel  était  noir  et  n'en  montrait 
aucune.  Cette  lueur  ne  pouvait  provenir  que  de  quelque 
grand  feu  allumé  à  une  distance  de  deux  ou  trois  lieues. 
«  C'est  le  bivouac  des  nôtres  ,  »  dit  Pierre ,  qui ,  les  coudes 
sur  ses  genoux  et  le  menton  dans  ses  mains  ,  livré  à  une 
méditation  profonde  et  animée  ,  fixait  des  yeux  avides  sur 
ce  point  lumineux.  Jean  s'était  affaissé  dans  une  sorte  de 
torpeur,  il  ne  voyait  et  n'entendait  rien. 

Sur  ces  entrefaites  un  des  Cosaques  sortit  .  et  il  n'en  resta 
plus  qu'un  avec  les  deux  Français.  Mais  les  prisonniers 
étaient  harassés  .  faibles ,  désarmés  ,  et  le  Cosaque  ,  vérita- 
ble colosse  ,  haut  de  six  pieds  ,  robuste  et  armé  redoutable- 
ment ,  était  à  lui  seul  une  garde  suffisante. 

Il  se  promenait  de  long  en  large  devant  la  porte  ,  les  deux 
mains  posées  sur  la  crosse  de  deux  pistolets,  prêt  à  tout. 
Pierre  le  toisa  long-temps  avec  une  fureur  pensive;  puis, 
se  penchant  vers  son  frère  et  le  secouant  par  le  bras  ,  il  le 
tira  de  son  engourdissement  et  parvint  à  s'en  faire  écouter. 

—  Écoute,  Jean,  dit-il,  demain  nous  serons  tués  ou  en- 
voyés en  Sibérie. 

—  Probablement ,  répondit  Jean. 

—  Dans  l'un  ou  l'autre  cas  ,  que  deviendra  le  message  du 
commandant  Raymond  ? 

—  Il  n'arrivera  pas  à  son  adresse  ;  c'est  un  malheur, 
mais  qu'y  faire?  A  l'impossible  nul  n'est  tenu  ,  comme  dit  1« 
proverbe. 

—  Il  n'y  a  rien  d'impossible.  J'ai  une  idée  ,  moi. 

—  Bon!  Voyons-la. 

—  C'est  terrible,  Jean  ,  mais  il  n'y  a  pas  d'autre  moyen. 
Un  de  nous  suffit  pour  porter  ce  message,  il  suffit  donc 
qu'un  de  nous  s'échappe;  mais  pour  cela  il  faut  que  l'autre 
soit  tué. 

—  Je  comprends  cela. 

—  Cette  lumière  qui  brille  là-bas,  c'est  notre  phare  ,  no- 


292  REVUE    DE    PARIS. 

tre  salut,  c'est  la  France.  Qu'un  de  nous  arrive  là ,  et  le  der- 
nier vœu  du  commandant  pourra  encore  être  rempli.  En 
sautant  par  cette  fenêtre  ,  en  se  glissant  ensuite  dans  les 
neiges  et  derrière  les  troncs  des  sapins,  on  peut  gagner  la 
plaine  et  arriver  au  port.  Le  tout  est  de  pouvoir  franchir, 
sans  être  aperçu,  une  distance  décent  pas.  Après,  on  est 
sauvé.  Cette  masure  est  la  dernière  du  village  ,  il  n'y  a  donc 
pas  à  passer  devant  les  autres.  La  seule  chose  à  éviter,  c'est 
une  alarme  trop  prompte  ;  la  seule  chose  à  obtenir ,  c'est 
quelques  minutes  de  silence.  Il  faut  donc  que  l'un  de  nous 
enjambe  cette  fenêtre  et  s'esquive  pendant  que  l'autre  se 
jettera  sur  ce  géant ,  le  prendra  à  bras  le.  corps,  et  lut- 
tera avec  lui  de  façon  à  ce  qu'il  ne  puisse  pas  tirer  ses 
pistolets  d'un  moment.  Quand  on  ne  cherche  que  cela  et 
que  l'on  est  décidé  à  être  tué  ensuite,  c'est  facile.  Je  m'en 
charge. 

—  Pourquoi  toi?  Mon  frère  ,  c'est  toi  qui  t'en  iras  et  moi 
qui  ferai  taire  ce  sauvage  tant  que  je  pourrai. 

—  Jean  ,  ce  n'est  pas  juste  ;  c'est  moi  qui  ai  eu  l'idée ,  c'est 
à  moi  de  choisir  ma  part  dans  la  besogne.  D'ailleurs  je  suis 
plus  fort  que  toi ,  et  tout  n'est  pas  désespéré.  Il  est  possible 
que  je  désarme  mon  homme  et  que  je  l'étrangle.  C'est  une 
chance. 

—  Tais-toi  donc!  un  gaillard  comme  celui-là  en  expé- 
dierait bien  encore  deux  comme  nous  dans  Tétat  où  nous 
sommes.  Ce  sera  beaucoup  de  l'empêcher  de  tirer  ses  pisto- 
lets pendant  un  instant.  Tes  raisons  sontmauvaises,  Pierre  ; 
j'en  ai  une  meilleure  ,  moi  :  c'est  que  le  commandant  m'a 
sauvé  la  vie  ,  et  qu'en  donnant  la  mienne  pour  lui  mainte- 
nant, je  ne  fais  que  m'acquitter. 

—  Eh  bien!  Jean  ,  puisque  nous  ne  pouvons  nous  accor- 
der, il  n'y  a  rien  de  dit.  Je  renonce  à  mon  projet.  Nous 
irons  en  Sibérie. 

—  Tu  renonces  ?...  Mais  je  ne  renonce  pas  ,  moi;  je  t'a- 
vertis que  je  vais  faire  le  coup  ,  et  que  si  tu  n'en  profites  pas 
pour  t'évader  ,  tant  pis  pour  toi ,  tant  pis  pour  nous  et  pour 
le  commandant...  Mais  tiens ,  Pierre,  tout  cela  ne  signifie 
rien  ;  c'est  mal  de  se  disputer  entre  frères  ,  et  puisque  nous 
sommes  aussi  entêtés  l'un  que  l'autre  ,  il  n'y  a  qu'une  façon 


RF.VUE    DE    PARIS.  293 

de  sortir  d'embarras  ,  c'est  par  le  sort.  A  pair  ou  non  !  Celui 
qui  devinera  s'en  ira. 

—  Soit,  dit  Pierre.  Disons-nous  adieu  ,  frère  !...  Et  main- 
tenant point  de  faiblesse  ni  d'hésitation.  Ce  que  le  sort  aura 
décidé  sera  bien ,  et  il  n'y  aura  pas  à  y  revenir. 

Tandis  que  son  frère  parlait ,  Jean  brisa  un  petit  bâton  en 
plusieurs  morceau,  et  tendant  sa  main  fermée  : 

—  A  toi  de  parler  ,  dit-il. 

—  Pair  !  dit  Pierre  à  voix  basse. 

—  Quatre.  Tu  as  gagné.  Va-t'en. 

Les  deux  frères  échangèrent  un  regard  plein  d'éloquence . 
Ils  se  levèrent  tous  deux  ensemble,  et  chacun  alla  de  son 
côté  et  fit  son  devoir.  Pierre  escalada  la  fenêtre  en  un  clin 
d'œil ,  en  trois  bonds  il  fut  dans  le  taillis,  rampant  sur  les 
pieds  et  sur  les  mains  ;  puis  il  s'arrêta  ,  écoutant,  dans  une 
horrible  anxiété...  Un  coup  de  feu  retentit,  puis  un  autre. 
Pierre  poussa  un  sourd  gémissement.  C'en  était  fait,  son 
frère  Jean  était  tué  !  II  entendit  du  tumulte  dans  le  village  , 
des  bruits  de  voix  et  de  pas.  Quelques  hommes  entrèrent 
dans  le  bois  et  en  fouillèrent  les  marges;  mais  l'évasion 
d'un  prisonnier  ne  valait  pas  la  peine  de  se  mettre  en  grands 
frais  de  recherches,  et  de  passer  une  nuit  blanche;  on  y 
renonça. 

Pierre  était  sauvé  ;  mais  lorsqu'il  fut  sorti  des  bois  et 
arrivé  dans  la  plaine  ,  il  n'aperçut  plus  la  lumière  sur  la- 
quelle il  avait  compté  pour  se  guider.  Son  embarras  fut 
grand  ;  il  chercha  à  s'orienter ,  ce  qu'il  fit  mal ,  car  il  mar- 
cha toute  la  nuit  sans  rien  voir.  Il  erra  trois  jours  sans  pren- 
dre aucune  nourriture  ,  et  il  allait  périr  lorsque  le  hasard  le 
jeta  dans  les  débris  d'une  division  française.  On  le  secourut, 
et  il  arriva  à  la  Bérésina.  Ce  qu'il  souffrit  ne  saurait  se  dé- 
crire. Avant  de  revoir  la  France  ,  il  passa  quinze  mois  dans 
un  hôpital  entre  la  vie  et  la  mort.  Enfin  ,  à  peine  convales- 
cent ,  il  se  remit  en  route.  Quand  il  toucha  la  frontière ,  il  se 
mit  à  genoux  et  baisa  la  terre  de  France  en  pleurant  à 
chaudes  larmes.  Il  sentait  bien  que  les  sources  de  la  vie 
étaient  taries  en  lui ,  et  qu'il  n'avait  pas  long-temps  à  voir 
Je  ciel  de  la  patrie  ;  mais  il  était  assez  fort  pour  arriver  jus- 
qu'à Paris  .  et  c'est  tout  ce  qu'il  demandait.  Son  pieux  devoir 
8  25. 


294 


REVUE    DE    PARIS. 


alors  serait  accompli ,  le  message  de  Raymond  n'aurait  pas 
vainement  coûté  tant  de  périls,  de  fatigues,  et  la  vie  d'un 
frère. 

Arrivé  à  Paris  ,  il  ne  voulut  prendre  le  moindre  repos 
avant  que  sa  sainte  mission  ne  fût  remplie.  On  lui  indiqua 
un  hôtel  de  la  rue  du  Mont-Blanc  ,  il  y  alla.  Dans  la  cour  de 
l'hôtel,  au  bas  du  perron,  il  y  avait  un  phaéton  attelé  de 
deux  magnifiques  chevaux  gris.  Nonchalamment  étendu 
dans  le  léger  équipage  ,  un  jeune  homme  d'une  main  tenait 
les  guides  ,  et  de  l'autre  faisait  siffler  un  long  fouet  aux 
oreilles  des  chevaux,  qui,  excités  et  retenus  à  la  fois,  se- 
couaient la  tête  et  piaffaient  avec  une  rebelle  impatience. 
Ce  jeune  homme  avait  des  cheveux  blonds  qui  descendaient 
en  grappes  sur  ses  joues  ,  une  fine  moustache  se  relevait  en 
crocs  sur  sa  lèvre,  et  sa  poitrine  bombée  portait  les  insi- 
gnes de  divers  ordres  étrangers.  Pierre,  tout  épuisé  qu'il 
était ,  sentit  son  sang  frémir  à  la  vue  de  cet  ennemi  II  passa 
fièrement  devant  lui,  et,  monfcnt  l'escalier  du  perron  , 
tendit  sa  lettre  à  un  domestique  qui  se  tenait  debout  à  la 
porte. — C'est  pour  madame,  ditle  valet, lavoilà  qui  descend. 
En  effet,  une  jeune  femme  parut,  belle,  fraîche,  parée. 
—  Arrivez  donc,  Clémentine,  lui  dit  le  jeune  homme  du 
phaéton  avec  un  accent  moscovite  très  -  caractérisé  ;  vous 
n'en  finissez  jamais  avec  votre  toilette. 

Clémentine  répondit  par  un  charmant  sourire.  Elle  avait 
un  pied  posé  sur  le  marchepied  de  la  voiture,  une  main  dans 
la  main  du  jeune  homme,  elle  allait  s'élancer  lorsque  Pierre 
lui  présenta  son  message.  Elle  prit  le  paquet,  décacheta 
l'enveloppe ,  et  jetant  un  rapide  coup  d'oeil  sur  le  contenu , 
son  visage  s'éclaira  d'un  sourire  indéfinissable ,  étrange- 
ment mêlé  de  compassion  et  d'ironie.  Sa  femme  de  cham- 
bre ,  qui  l'avait  suivie ,  lui  donnant  son  éventail  et  son  mou- 
choir, elle  lui  remit  en  échange  le  paquet  tout  ouvert  ,  en 
disant  à  demi-voix  :  «  C'est  de  ce  pauvre  Raymond.  Vous 
mettrez  cela  dans  ma  toilette ,  Jcnny ,  et  vous  m'y  ferez 
penser  ce  soir  ou  demain  malin.  »  Elle  acheva  sa  phrase  en 
s'asseyant  dans  la  voiture  ,  puis  elle  ajouta  par  réflexion  en 
montrant  Pierre  :  —  Ah!  Jenny ,  donnez  un  pourboire  au 
porteur. 


REVUE    DE    PARIS.  285 

La  voiture  partit  comme  le  vent. 

Pierre  sentit  sa  tête  tourner  et  ses  jambes  fléchir  ;  il  s'ap- 
puya contre  la  rampe,  sans  voir  ni  entendre  Jenny  ,  qui, 
après  avoir  fouillé  dans  la  poche  de  son  tablier,  lui  pré- 
sentait une  pièce  de  trente  sous  en  lui  disant  : 

—  Prenez  donc,  mon  brave  homme! 

Eugène  Gcihot. 


* 


LES  FEMMES  CHANSONNIERES 


SOUS  LOUIS  XIV. 


DEUXIEME  ARTICLE. 

Entrons  dans  le  salon  de  Mlîe  de  Scudéry  ;  une  femme 
bien  ridicule  ,  n'est-ce  pas  ?  et  dont  vous  riez  aujourd'hui , 
vous  qui  ne  riez  pas  des  horreurs  de  Maturin  et  des  folies  de 
son  école.  Elle  était  l'oracle  de  son  temps  :  elle  avait  plus  de 
succès  que  Walter  Scott  n'en  a  eu  ;  tout  le  monde  la  lisait , 
depuis  les  évêques  jusqu'aux  jeunes  demoiselles.  Il  n'y  avait 
pas  de  discussion  sur  son  mérite  ,  pas  de  doute  ,  pas  d'équi- 
voque sur  sa  gloire  ,  elle  était  sublime  :  et  cela  était  convenu. 

a  Quiconque  se  moque  du  roman  de  Mlle  de  Scudéry  ,  dit 
«  le  savant  Ménage,  fait  voir  la  petitesse  de  son  esprit.  Doit- 
»  on  mépriser  Homère  et  Virgile,  parce  que  leurs  ouvrages 
n  contiennent  beaucoup  d'incidens  et  d'événemens  qui  en 
»  reculent  la  conclusion  ?  »  Voilà  donc  Mllc  de  Scudéry  sur 
le  niveau  d'Homère  et  de  Virgile!  Ses  contemporains  lui  dé- 
cernaient dune  commune  voix  le  nom  de  Sapho  ,  dont  elle 
n'avait  assurément  ni  les  passions  ,  ni  la  beauté  ,  ni  le  génie. 
Comment  desesprits  si  délicats  se  laissaient-ils  séduire?  Com- 
ment se  fait-il  que  le  célèbre  Huet,  évéque  d'  Avranches  ,  qui 
n'était  ni  un  sot,  ni  un  ignorant ,  ni  un  homme  dénué  de 
goût,  ni  un  flatteur  ,  écrivît  à  cette  héroïne  :  «  Vous  avez 
travaillé  à  la  gloire  de  notre  nation,  m  Deux  passages  de 
Mascaron  et  deFléchier,  que  le  savant  M.  de  Monmerqué 


REVUE     DE  PARIS.  297 

rapporte,  ne  sont  pas  moins  dignes  de  remarque.  L'évêque 
»  de  Tulles  lui  écritîe  12  octobre  1672  :  «Vous  devezcompte 
»  de  vos  loisirs  à  toute  la  terre;  l'occupation  de  mon  automne 
»  sera  la  lecture  de  Clèlie ,  d'Ibrahim  et  de  Cyrus.  Ces  ou- 
»  vrages  ont  toujours  pour  moi  le  charme  de  la  nouveauté, 
»  et  j'y  trouve  tant  de  choses  propres  pour  réformer  le  monde , 
»  que  je  ne  fais  point  de  difficultés  de  vous  avouer  que,  dans 
»  les  sermons  que  je  prépare  pour  la  cour  ,  vous  serez  sou- 
j>  vent  à  côté  de  saint  Augustin  et  de  saint  Bernard.  » 

u  II  me  fallait ,  disait  Fléchier  ,  une  lecture  tout  aussi  dé- 
ii  licieuse  que  celle  de  vos  livres  pour  me  délasser  des  fati- 
»  gués  d'un  voyage,  pour  me  guérir  de  l'ennui  des  mauvaises 
»  compagnies,  et  pour  me  faire  goûter  le  repos  ,  où  la  ri- 
»  gueur  delà  saison  et  la  docilité  de  mes  nouveaux  conver- 
ti tis  me  retiennent  dans  ma  ville  épiscopale.  En  vérité,  ma- 
»  demoiselle,  il  me  semble  que  vous  ne  faites  que  croître 
»  en  esprit ,  tout  est  chez  vous  si  raisonnable,  si  poli,  si 
moral,  etc.  ,  etc.  ». 

Godeau  ,  évêque  de  Yence,  parlait  d'elle  avec  plus  d'en- 
thousiasme encore;  la  cour  et  la  ville  raffolaient  de  cette 
femme  :  les  étrangers  lui  envoyaient  des  couronnes  et  des 
diplômes  d'académie. 

Le  style  précieux  de  ses  œuvres ,  illisibles  aujourd'hui ,  les 
longues  conversations  de  seshéros  et  de  ses  héroïnes  ,  leurs 
distinctions  délicates  sur  les  différentes  manières  d'aimer, 
leurs  amphigouris  chevaleresques  et  sentimentaux  ;  Brutus 
filant  le  parfait  amour,  Caton  rêvant  le  platonisme;  une 
matrone  romaine  traçant  la  carte  de  Tendre  ;  tout  cela  n'é- 
tait que  l'expression  parodiée  et  l'exagération  ridicule  des 
idées  les  plus  éloignées  de  nous  ,  mais  il  faut  le  dire  aussi , 
les  plus  grandes  ,  les  plus  généreuses,  les  plus  tendres.  C'est 
ainsi  que  sous  le  règne  de  la  chevalerie,  lorsque  le  senti- 
ment de  la  loyauté  pénétrait  tous  les  rangs  et  se  mêlait  à 
1  esprit  d'aventure  et  à  l'esprit  chrétien ,  on  vit  naitre  les 
romans  des  paladins  avec  leurs  enchantemens,  leurs  tour- 
nois, leurs  grandes  entreprises,  leurs  énormes  coups  de 
lance;  ces  romans  dont  l'Arioste  et  Don  Quichotte  ont 
donné  la  sublime  parodie.  Le  genre  humain  est  éternellement 
fou,  ne  le  savez-vous  pas  ?  Eh  bien  1  pardonnez,  je  vous 


2U8  REVUE    DE    PARIS. 

prie,  à  cette  douce  et  innocente  allucination  qui  s'empara  des 
femmes  sous  Louis  XIV  ,  et  qui  gagna  ensuite  tous  les  rangs; 
à  ce  besoin  de  spiritualiser  l'amour  ,  de  dégager  tous  les 
6entiraens  de  leur  alliage  impur  ;  à  ce  respect,  pour  les  dé- 
vouemens,  à  cette  curieuse  analyse  de  toutes  les  affections 
de  l'ame  ?  Nous  sommes  aujourd'hui  au  pôle  contraire  Rou- 
tes ces  vertus,  nous  ne  les  avons  plus,  tous  ces  ridicules  nous 
manquent. 

L'amour ,  étoffe  de  la  nature  que  la  société  a  brodée 
(comme  dit  Voltaire ,  en  style  un  peu  précieux) ,  subsiste 
chez  nous  sans  doute  :  mais  nous  avons  déchiré  la  broderie. 
Nos  aïeux  la  faisaient  lourde ,  bizarre  ,  historiée ,  brillante. 
Nous  nous  moquons  des  longs  discours  de  Cyrus  et  d'Arta- 
mêne  ,  comme  des  grands  ramages  dont  les  rideaux  du  dix- 
septième  siècle  étaient  chamarrés.  Boileau,  avec  sa  raison 
sévère  ,  son  esprit  sec  et  son  cœur  insensible,  a  eu  raison 
de  détruire  le  trône  d'Artamène  et  des  Céladon  ;  mais  n'é- 
taient-ils pas  l'accompagnement  nécessaire  de  cette  grande 
époque,  le  reflet  de  cette  délicatesse,  de  cette  générosité, 
de  cette  élégance  parfaite  ,  de  cette  grâce  à  la  fois  noble, 
grave  et  douce  ,  dont  vous  ne  trouverez  pas  d'exemple 
plus  frappant  et  de  modèle  plus  complet  aue  la  cour  de 
Louis  XIV. 

Mais  je  vous  ai  promis  de  vous  introduire  chez  Sapho- 
Scudéry.  C'est  un  samedi ,  jour  de  petite  assemblée  ;  les 
dames  sont  de  haut  rang,  car  ce  sont  la  princesse  Philoxène, 
Amallhée  ,  Octavie  et  Sapho.  Cette  dernière ,  c'est  la  maî- 
tresse du  logis  ;  Mme  d'Alligre  est  Télamire  ,  Mme  Arragon- 
nais  Philoxène ,  et  M>e  de  Guénégaud  Amalthée.  Deux  pou- 
pées ,  placées  sur  la  cheminée ,  se  nomment  la  grande  et  la 
petiie  Pandore  ,  et  les  dames  travaillent  à  leur  ajustement. 
Ces  poupées  servent  à  diriger  la  mode  nouvelle.  Cependant 
la  conversation  s'anime  :  elle  a  rapport  comme  toujours  à 
la  métaphysique  du  cœur  ;  «conversation  tellement  sophis- 
tiquée ,  dit  M>Qe  de  Sévigné  ,  que  ces  gens-là  auraient  besoin 
d'un  truchement  pour  s'entendre  eux-mêmes.  Le  favori  de 
ces  dames  est  Godeau,  sous  le  nom  du  Mage  de  Sidon  ;  le 
prince  Agathyrse  est  le  prince  de  Raincyj  Arlaban,  c'est 
le  duc  de  Saint-Aiguan  ;  le  poète  Sarrazin  ,  c'est  le  nom  de 


REVUE    DE    PARIS.  299 

Poliandre  ;  l'académirien  Conrard  porte  celui  de  Théoda- 
mas;  voici  Acante  Polisson  et  Alcandre-Guénégaud.  Chacun 
improvise  un  madrigal  ,  on  fait  assaut  de  galanterie  ,  d'af- 
fectation ,  de  politesses  et  de  recherche  ;  enfin,  Pélisson  , 
l'ami  de  cœur  de  Mlle  de  Scudéry  ,  trahit  son  secret  et  ap- 
prend aux  assistans  qu'elle  vient  de  composer  une  chanson 
sur  les  rapides  conquêtes  du  roi.  De  toutes  parts  on  de- 
mande à  la  connailre  ,  et  Sapho  ne  se  fait  guère  prier  pour 
chanter  le  couplet  suivant,  qui  ne  manque  pas  d'esprit  : 

Louis,  plus  digne  du  trône 
Qu'aucun  roi  que  l'on  ait  vu  , 
Enseigne  l'art  à  Bellone 
De  faire  des  impromptu} 
C'est  une  chose  facile 
Aux  disciples  d'Apollon  j 
Mais  ce  conquérant  habile 
A  plus  tôt  pris  une  ville 
Qu'ils  n'ont  fait  une  chanson. 

Vous  pensez  bien  qu'on  applaudit  à  outrance  ;  on  veut 
aussi  qu'elle  répète  son  quatrain  sur  Christine  ,  quatrain 
qui  n'est  pas  indigne  d'être  conservé. 

Elle  sut  mépriser  les  caprices  du  sort , 
Regarder  sans  horreur  les  horreurs  de  la  mort , 
Affermir  un  grand  trône ,  et  le  quitter  sans  peine , 
Et,  pour  tout  dire  enfin,  vivre  et  mourir  en  reine. 

Il  y  a  de  l'énergie  dans  ces  vers  et  une  certaine  simplicité 
qu'inspire  un  sentiment  vrai;  on  retrouve  les  mêmes  qualités 
dans  l'inscription  composée  par  la  même  femme  pour  le 
portrait  de  Montausier. 

C'est  là  de  Montausier  l'héroïque  visage, 
C'est  là  son  air  si  grand,  et  si  noble  et  si  sage  : 
C'est  tout  ce  qu'il  nous  laisse  après  avoir  été. 
0  triste  souvenir  !  quand  je  mets  tout  ensemble 
Son  esprit ,  son  savoir  et  son  cœur  indompté, 


300  REVUE    DE    PARIS. 

Fier,  bon ,  tendre  ,  constant,  rempli  de  piété, 

Hélas  ,  je  cherche  en  vain  quelqu'un  qui  lui  ressemble! 

Le  dernier  événement  dont  on  s'occupait,  c'était  l'arrivée 
du  doge  de  Gênes ,  forcé  de  se  soumettre  à  Louis  XIV.  On 
sait  combien  le  grand  roi  paya  cher  l'arrogance  avec  la- 
quelle il  traita  cette  petite  république ,  dont  il  contraignit  le 
doge  à  venir  faire  amende  honorable.  C'est  ce  premier  acte 
de  fatuité  royale  qui  indigna  et  souleva  l'Europe  contre  lui. 
Mlle  de  Scudéry  avait  fait  de  cette  arrivée  du  doge,  le  sujet 
d'une  chanson,  dans  laquelle  on  trouve  étrangement  confon- 
dus Louis  XIV,  une  hirondelle,  Sapho  et  la  république  de 
Gênes.  Nous  ne  la  citons  que  pour  être  fidèles  à  notre  titre; 
elle  est  médiocre  et  affectée. 

IX    DOGE    DE    GÊNES     A    PARIS  ,     OU    LA    FAUVETTE    A    SAPHO, 
EN    ARRIVANT    A    SON    PETIT    BOIS  ,    SELON    SA    COUTUME. 

Plus  vite  qu'une  hirondelle, 
Je  viens  avec  les  beaux  jours, 
Comme  fauvette  fidèle, 
Avant  le  mois  des  amours. 

J'ai  trouvé  sur  mon  passage 
Un  spectacle  assez  nouveau  : 
Pour  m'expliquer  davantage , 
C'est  le  doge  et  son  troupeau. 

Quoi  !  lui  dis-je  ,  entrer  en  France 
Et  vous  montrer  en  ces  lieux  ? 
Oui ,  dit-il ,  par  la  clémence 
Du  plus  grand  des  demi-dieux. 

Son  cœur,  toujours  magnanime, 
Ne  pouvant  se  démentir, 
Veut  oublier  notre  crime  , 
Voyant  notre  repentir. 


REVUE    DE    PARIS.  801 

Dieux ,  quel  bonheur  est  le  vôtre 
D'aller  recevoir  sa  loi  ! 
Je  n'eu  voudrais  jamais  d'autre  j 
Mais  ce  bien  n'est  pas  pour  moi. 

C'est  assez  que  ma  maîtresse 
Souffre  que  roa  faible  voix 
Chante  et  rechante  sans  cesse 
Qu'il  est  le  phénix  des  rois. 

Allez ,  doge  ,  allez  sans  peine 
Lui  rendre  grâce  à  genoux. 
La  république  romaine 
En  eût  fait  autant  que  vous. 

Cette  détestable  chanson,  mauvaise  comme  la  plupart  des 
chansons  de  circonstance ,  obtint  un  succès  de  vogue. 
Mme  Deshoulières  en  a  fait  beaucoup  qui  rivalisent  pour  la 
platitude  et  l'affectation  avec  les  strophes  de  Vffirondelle. 
Nouslesépargneronsànoslecteurs.La  renomméede  MmeDes- 
houlières  est  une  de  ces  bizarreries,  un  de  ces  caprices  de 
l'histoire  littéraire  qu'il  est  difficile  d'expliquer.  jN'on-seule- 
ment  elle  a  chanté  ses  moutons  ,  mais  elle  a  voulu  immorta- 
liser en  sonnets  et  en  chansons  tous  les  animaux  domesti- 
ques, Grisette,  Gas,  Tata  et  Cochon.  Comme  elle  venait  de 
faire  une  idylle  sur  la  naissance  du  dauphin,  une  femme  de 
la  cour  improvisa  contre  elle  les  vers  suivans  : 

Pour  immortaliser  l'enfant  qui  vient  de  naître  , 
Et  qui  gouvernera  dans  soixante  ans  peut-être  , 
LaDeshoulière  a  fait  cent  vers  ,  tant  mal  que  bien. 
Que  lui  donnera-t-on  pour  un  si  long  ouvrage? 

Si  j'en  étais  cru  ,  ma  foi  !  rien. 
Pour  immortaliser  et  sa  chatte  et  son  chien 

Elle  en  a  fait  bien  davantage. 

Si  vous  avez  lu  les  Mémoires  de  Saint-Simon,  vous  devez 
vous  souvenir  de  ce  grand  Dangeau  ,  l'écouteur  aux  portes  , 
si  niais,  si  naïf,  si  blond,  si  bienvenu  du  roi ,  dont  il  était  le 
8  26 


802  REVUE    DE    PARIS. 

porte-encensoir;  la  pesle  des  gens  d'esprit  qu'il  fatiguait  de 
ses  assiduités,  la  providence  des  seigneurs  qui  avaient  perdu 
au  jeu,  et  auxquels  il  prêtait  libéralement  5  l'écouteur  aux 
portes,  qui  a  transmis  à  la  postérité  la  minute  exacte  de 
toutes  les  médecines  que  Louis  XIV  a  prises  et  de  toutes  ses 
génuflexions  pendant  la  messe.  Il  faut  dire,  à  l'honneur  des 
femmes,  qu'elles  ont  passé  leur  vie  à  se  moquer  de  lui,  et  l'on 
a  conservé  quelques  excellentes  chansons  de  femmes  qui 
nous  le  présentent  dans  toute  sa  niaiserie  naturelle.  En  voici 
une  delà  comtesse  d'Estrées  : 

DÀNGEUJ. 

Air  du  Confiteor. 

Or  écoutez ,  petits  et  grands  , 
Le  malheur  de  notre  royaume. 
Dangeau,  la  perle  des  vaillans, 
Devait  sen  aller  à  Stockolme  ; 
Mais  il  demeure  dans  Paris 
Pour  ennuyer  grands  et  petits. 

Or,  pour  le  comble  de  nos  maux  , 
Dans  le  dessein  de  cette  affaire, 
11  avait  fait  choix  de  Lavaux  , 
Pour  en  faire  son  secrétaire  : 
Mais  ils  resteront  dans  Paris 
Pour  ennuyer  grands  et  petits. 

Chaumont  était  son  aumônier, 
Son  intendant  était  Saint-Gille  j 
Sallin  était  son  écuyer, 
Et  tous  ils  devaient  faire  gille  (1)  : 
Mais  ils  resteront  dans  Paris 
Pour  ennuyer  grands  et  petits. 

C'aurait  été  grande  douleur 

De  voir  partir  monsieur  son  frère  : 

(1)  Faire  gille ,  partir. 


REVUE    DE    PARIS. 


:o3 


C'est  bien  le  plus  fâcheux  lecteur 
Qui  jamais  eut  brevet  d'affaire  j 
Mais  il  demeure  dans  Paris 
Pour  ennuyer  grands  et  petits. 

Les  demoiselles  aussi  s'en  mêlaient.  Mlle  de  Comminges 
répondit  ainsi  à  de  mauvais  couplets  adulateurs  qu'il  avait 
composés  en  l'honneur  de  Trianon  : 

RÉPONSE  AUX  VERS  DE  M.  DANGEAU,  SUR  TRIANON. 

Air  du  Prévôt  des  marchands. 

Vous  ne  dites  ,  monsieur  Dangeau  , 

Sur  Trianon  rien  de  nouveau, 

L'on  n'est  pas  surpris  qu'il  vous  plaise  : 

\otre  épouse  à  tous  les  momens 

Y  voit  le  spectacle  à  son  aise  j 

Cela  rend  les  maris  contens. 

Sur  des  jardins  louer  le  roi 
Nous  semble  petit ,  croyez-moi  5 
Les  zéphyrs  portent  dans  les  airs 
Les  grandes  choses  qu'il  sait  faire  , 
Pour  en  informer  l'univers. 

Dans  votre  troisième  sixain 
Vous  dites  qu'en  ce  lieu  divin 
Les  vertus  sont  en  assurance  5 
L'on  croit  que  vous  n'y  pensez  pas.  : 
Avez-vous  quelque  connaissance 
Qu'ailleurs  on  ait  fait  de  faux  pas  ? 

Le  suivant  aurait  pu  passer 

Si  solide  était  bien  placé; 

On  ne  dit  point  solide  gloire 

Sur  le  fait  des  amusemensj 

Ne  vous  en  faites  point  accroire, 

Vous  n'aurez  point  de  notre  encens. 


304  REVUE    DE    PARIS. 

A  l'égard  de  votre  César 

Qui  revient  à  Caen  par  hasard  , 

Cela  nous  paraît  ridicule  : 

Vous  le  deviez  ,  comme  un  bourgeois  , 

Faire  arriver  sur  une  mule  : 

C'est  la  monture  d'un  Gaulois. 

Les  femmes  se  moquaient  en  chansons  même  de  leur* 
amans,  témoin  la  duchesse  de  Brîssac,  qui  avait  pour  intime 
le  fameux  Béchamel,  dont  la  manie  était  de  répéter  à  cha- 
que instant  le  mot  tout-à-fait. 

air  du  Cojifiteor. 

On  est  tout-à-fait  malheureux 
Quand  tout-à-fait  nous  rend  visite  ; 
11  est  tout- à- fait  ennuyeux  , 
Il  est  tout-à-fait  de  redite  : 
On  est  tout- à- fait  satisfait 
De  l'absence  de  tout- à- fait. 

Revenons  aux  matières  politiques  dont  les  femmes  s'occu- 
paient assez  activement.  Cette  terrible  duchesse,  dont  nous 
avons  déjà  parlé  ,  ne  vit  pas  plus  tôt  Mme  de  Maintenon  sur 
le  trône  qu'elle  la  persécuta  de  ses  couplets;  la  dévotion  et 
les  malheurs  de  Louis  XIV  en  étaient  le  sujet  ordinaire  et  le 
thème  éternel  : 

Tant  que  vous  fûtes  libertin, 
Vous  étiez  maître  du  destin  , 

Landerirette  : 
Ah  !  pourquoi  changer  de  parti  ! 

Landeriri. 

On  reconnaîtra  la  touche  âpre  de  la  même  femme  dans  le» 
couplets  que  nous  allons  citer  : 


REVUE    DE    PARIS.  SOo 

im  du  Prévôt  des  marchands. 

L'on  nous  dit  que  le  Bourguignon  (1) 
Revient  avec  peu  de  renom  : 
Prenons  garde  qu'il  ne  nous  morde  ] 
Ne  prononçons  jamais  son  nom, 
Il  serait  sans  miséricorde  j 
Car  il  est  dévot  et  poltron. 

Non-seulement  ces  brocards  étincellent  d'esprit,  mais  on 
y  voit  percer  avant  tout  la  haine  de  la  régularité  dévote. 
Après  la  campagne  de  Flandre,  la  duchesse ,  qui  ne  tarissait 
pas,  écrivait  à  Mme  de  Bourgogne  : 

Air  :  /Vie  m'entendez-vous  pas  ? 

Princesse ,  les  combats 
Te  coûtent  trop  d'alarmes  : 
Ne  verse  plus  de  larmes, 
Il  revient  gros  et  gras  , 
Ne  t'en  étonne  pas. 

S'il  est  entre  tes  bras 
Comme  il  est  à  la  guerre , 
Pourrait-il  bien  te  plaire 

Toujours ? 

Ne  te  venges-tu  pas  ! 

RÉPONSE. 

11  est  entre  mes  bras 
Comme  il  est  à  lr.  guerre  ; 
Pour  comble  de  misère  , 
Nangis  n'est  plus,  bêlas! 
Ne  m'entendez-vous  pas  ? 

Tous  les  choix  du  roi  étaient  condamnés  sans  pitié  ,  et  la 
duchesse  à  elle  seule  constituait  une  opposition. 

(i)  L«  duc  de  Bourgogne. 

8  26. 


306  REVUE    DE    PARIS. 

air  :  Lampons. 

Pourquoi  blâmer  Yilleroi  ? 
Il  fut  choisi  par  le  roi. 
Blâmons  bien  plutôt  le  prince 
D'avoir  fait  un  choix  si  mince. 

Lampons  ,  lampons, 
Camarades,  lampons. 

Souvent  il  choisit  fort  mal  : 
Témoin  le  grand-amiral , 
Témoin  le  boiteux  du  31aine  , 
Témoin  la  Maintenon  reine. 
Lampons  ,  etc. 

Il  hait  le  sang  bourbon  , 
Et  c'est  là  que  tout  est  bon. 
N'est-ce  pas  une  misère 
De  voir  Conti  volontaire? 
Lampons,  etc. 

Le  Billard  chancelier , 
Et  le  fat  Pelletier, 
Croissy,  ce  triste  Pompone  , 
Font  l'appui  de  la  couronne. 
Lampons  ,  lampons. 
Camarades  ,  lampons. 

C'est  elle  encore  qui  s'est  chargée  de  faire  l'épitaphe  sati- 
rique du  maréchal  de  Luxembourg. 

Air  du  Prévôt  des  marchands. 

Le  grand  Luxembourg  ,  en  mourant , 

A  fait  un  fort  beau  testament. 

11  dit  qu'en  brave  capitaine 

Il  a  laissé  son  ame  à  Dieu. 

Je  doute  foi  t  que  Dieu  la  prenne  : 

C'est  ce  qui  nous  importe  peu. 


REVUE    DE    PARIS.  307 

Il  rend  tout  le  monde  content 
Sur  le  fait  le  plus  important  ; 
La  chose  est  très-bien  digérée  : 
Ce  héros  plein  de  bonne  foi 
Laisse  au  grand  Conti  son  épée  , 
Son  baudrier  à  Yilleroi. 

Le  principal  objetdes  attaques  de  cette  opposition  secrète, 
mais  violente  et  haineuse  ,  c'était  la  vieille  Mme  de  Maiote- 
non,qui,du  fond  de  son  antre ,  dirigeait  toute  la  cour; 
celle  que  le  duc  d'Hamilton,  cet  Anglais  devenu  l'un  des  pre- 
miers prosateurs  de  notre  langue  ,  dépeignait  si  cruellement 
dans  le  sonnet  peu  connu  qu*  nous  reproduisons  : 

LA  CONFESSION.— sonnet. 

Quel'Eternel  est  grand,  et  que  sa  main  puissante 
Fait  succéder  de  gloire  à  mes  jeunes  travaux  ! 
Je  naquis  demoiselle  et  je  devins  servante, 
Je  lavais  la  vaisselle  et  frottais  les  carreaux. 

J'eus  des  amans  en  foule,  et  ne  fus  point  ingrate. 
Je  me  suis  mille  fois  livrée  à  leurs  transports. 
A  la  fin  j'épousai  ce  fameux  cul-de-jatte 
Qui  vivait  de  ses  vers  comme  moi  de  mon  corps. 

Il  mourut  dans  mes  bras ;  et  vieille  devenue  , 

Mes  amans  sans  pitié  me  laissaient  toute  nue  , 

Quand  un  grand  roi  me  crut  encor  propre  aux  plaisirs. 

Il  m'aima  follement.  Je  fis  la  Madeleine; 

Je  lui  parlais  du  diable  au  fort  de  ses  désirs  : 

Il  eut  peur  de  l'enfer  ,  le  lâche,  et  je  suis  reine  ! 

Il  ne  nous  reste  de  cette  femme ,  si  maltraitée  par  le  çlua 
d'Hamilton,  si  bien  traitée  par  la  fortune ,  qu'une  seule  pièce 
de  vers  spirituelle,  il  est  vrai ,  mais  sèche  ,  satirique  ,  criti- 
que et  parfaitement  en  harmonie  avec  son  caractère.  Elle  se 
moque  à  son  tour ,  et  se  moque  avec  la  finesse  hypocrite 


308  REVUE    DE   PARIS. 

«l'une  dévote  ambitieuse  ,  de  ces  femmes  de  cour  qui  la  flat- 
taient en  la  détestant. 

LE  DÉCALOGUE  DE  LA  FEMME  DE  COUR. 

De  ton  roi  ton  Dieu  tu  feras, 
Et  le  flatteras  finement. 
Les  dimanches  la  messe  ouïras  , 
Pour  montrer  ton  ajustement. 
Quand  ton  profit  tu  trouveras, 
Tu  communieras  souvent. 
Père  et  mère  tu  ne  verras 
Que  tout  le  plus  une  fois  l'an. 
La  nuit  et  le  jour  passeras 
Au  bal ,  à  la  chasse  ,  au  brelan  5 
Ton  mari  cocu  tu  feras, 
Et  ton  bon  ami  mêmement. 
A  table  en  soudart  tu  boiras 
De  tous  vins  généralement. 
Ton  crédit  à  tous  tu  vendras , 
Quoique  tu  n'en  aies  nullement. 
Réflexions  point  ne  feras  , 
De  peur  de  penser  tristement  : 
Mais  quand  mourante  tu  seras, 
Tu  recourras  au  sacrement. 

La  comtesse  de  Murât,  qui  a  laissé  de  si  jolis  romans  , 
ne  chansonnait  ni  les  rois,  ni  les  princes,  ni  les  dames  de 
cour;  elle  se  contenta  de  se  moquer  en  chansons  du  grand 
hiver  de  1709  et  de  la  pénurie  des  amans.  Dans  cette  jolie 
chanson  ,  l'approche  de  la  régence  et  de  ses  mœurs  libres  se 
fait  déjà  sentir  ! 

LE  GRAND  HIYER. 

Air  :  L'amour  caché  dans  un  buisson. 

Le  tendre  Amour  soupirant 

Hier  disait  à  sa  mère  : 
Je  ne  sais  quel  accident 

A  fait  geler  ma  terre  j 


REVUE    DE    PAEIS.  809 

Mais  il  fait  bien  mauvais  temp» 
Dans  l'île  de  Cythère. 

Les  amours  sont  tout  transis 

Auprès  de  leurs  bergères  ; 
Dans  ses  doigts  on  voit  Tircifc 

Souffler  et  ne  rien  faire. 
Ah  !  que  de  cœurs  engourdis 

Dans  l'île  de  Cythère  ! 

Il  nous  faudrait  des  amans 

Discrets,  mais  téméraires, 
Qui  ne  fussent  pas  tremblans, 

Mais  ardens  et  sincères  : 
Tels  ne  sont  pas  ceux  du  temps 

Qui  règne  dans  Cythère. 

Après  le  froid ,  c'est  la  faim 

Qui  nous  liTre  la  guerre  j 
On  appauvrit  le  terrain 

D'amour  et  de  sa  mère  ; 
On  n'a  plus  que  de  mauvais  grain 

Au  marché  de  Cythère. 

Jadis  on  allait  semant 

Le  grain  en  bonne  terre; 
On  faisait  facilement 

Une  récolte  entière. 
Que  de  déchet  à  présent 

Aux  greniers  de  Cythère  ! 

L'on  apportait  à  foison 

Farine  aux  boulangères  ; 
Dans  cette  morte  saison  r 

A  peine  les  meunières 
Retirent-elles  du  son 

Des  moulins  de  Cythère. 

Lorsque  le  roi  Guillaume  vint  épouvanter  la  France  et  hu- 


310 


REVUE    DE    PARIS. 


milier  Louis  XIV  ,  les  femmes  prirent  part  à  la  haine  géné- 
rale et  à  la  terreur  que  ce  prince  inspirait.  La  duchesse  ne 
fut  pas  infidèle  à  sa  vocation  ,  et  ce  fut  de  sa  main  que  partit 
le  trait  suivant  qui  devint  populaire  : 

Air.  :  Orléans ,  Baugenci. 

Qui  mieux  que  Yilleroi 
A  jamais  servi  le  roi 

Guillaume? 

Qui  répand  plus  <Teffroi 

Dans  la  France  que  le  roi 

Guillaume? 

Plus  d'une  femme  se  plut  à  adresser  des  injures  en  vers  à 
l'adversaire  de  Louis  XIV  ;  les  vers  suivans ,  par  Mlle  Ber- 
nard, sont  détestables  ,  et  nous  ne  les  citerons  que  comme 
une  preuve  de  l'habitude  adulatrice  dont  les  désastres  du  roi 
n'avaient  pas  rompu  le  charme  : 

• 
Il  faut ,  Nassau ,  que  je  te  remercie 
D'avoir  su  conserver  ta  vie. 
Louis  a  besoin  de  tes  jours 
Pour  ses  glorieuses  conquêtes, 
A  quoi  tu  travailles  toujours. 
Tu  prends  le  soin  de  former  les  tempêtes  : 
Les  dissiper  fait  son  emploi  ; 
Le  ciel  dut  à  son  règne  un  prince  tel  que  toi , 
Ton  génie  agissant  dont  parlera  l'histoire 

Ne  t'est  pas  donné  pour  ta  gloire, 
Mais  pour  celle  de  notre  roi. 

En  revanche ,  nous  citerons  un  remarquable  sonnet  du 
même  auteur  qui  s'adresse  en  ces  termes  aux  officiers  fran- 
çais engagés  au  service  du  prince  d'Orange. 

De  vos  premiers  honneurs  perdez-vous  la  mémoire  ? 
Ne  vous  souvient-il  plus  que  vous  êtes  François? 


REVUE    DE    PARTS.  SI  l 

Infidèles  guerriers  ,  qu'on  voyait  autrefois 

En  tous  lieux  respectés,  heureux  ,  comblés  de  gloire. 

L'incrédule  avenir  refusera  de  croire 
Qu'après  avoir  servi  sous  le  plus  grand  des  rois 
Vous  avez  lâchement  abandonné  ses  lois 
Pour  suivre  le  drapeau  qu'abhorre  la  victoire. 

Quoi  !  vous  avez  prêté  vos  redoutables  mains 

Aux  cruels  attentats,  aux  barbares  desseins 

D'un  tyran  qui  d'un  roi  n'est  que  le  vain  fantôme  ! 

Ah  !  dessillez  vos  yeux  trop  long-temps  éblouis  : 
Songez  qu'il  est  honteux  de  fuir  avec  Guillaume 
Après  avoir  toujours  su  vaincre  avec  Louis. 

Je  n'ai  pas  promis  des  recherches  profondes  ni  de  nou- 
velles vues  sur  cette  cour  de  Louis  XIV ,  dont  l'éloquent 
Saint-Simon  a  buriné  les  personnages  ,  dont  le  camaïeu  de 
Mme  de  Genlis  a  reproduit  assez  infidèlement  les  boudoirs 
et  les  alcôves.  Quelques  chansons,  échappées  aux  passions 
eu  aux  caprices  féminins  dans  cette  grande  époque  ,  m'ont 
paru  des  curiosités  assez  piquantes  pour  être  réunies  dans 
le  même  cadre  ,  assez  oubliées  pour  être  remises  en  lu- 
mière. Qu'on  ne  cherche  ici  ni  des  difficultés  vaincues ,  ni  le 
mérite  d'une  haute  philosophie.  Avez-vous  éprouvé  je  ne 
sais  quel  sentiment  de  curiosité  et  d'intérêt  en  retrouvant 
chez  un  marchand  de  curiosités  le  vieil  éventail  de  Mme  de 
Montespan  ou  la  canne  de  Tronchin  ?  C'est  précisément  le 
même  sentiment  qu'ont  fait  naitre  en  moi  tous  ces  couplets 
antiques  ,  ces  impromptus  de  femmes ,  fleurs  qui  ont  eu  leur 
épanouissement  et  leur  éclat ,  fleurs  fanées  aujourd'hui ,  qui 
n'ont  de  mérite  que  par  les  souvenirs  d'amour  ,  de  gloire  , 
de  conspiration  ,  d'intrigue,  de  malignité  ,  qu'elles  rappel- 
lent. C'est  l'imagination  du  lecteur  qui  fait  tous  les  frais  j 
c'est  elle  qui ,  en  face  de  ces  débris  ,  ressuscite  les  intrigues 
de  Meudon  ,  les  douleurs  de  La  Vallière,  le  salon  des  Pré- 
cieuses, les  mouvemens  de  la  cour,  l'idolâtrie  vouée  à 
Louis  XIV ,  la  haine  profonde  vouée  à  Mme  de  Maintenon. 


§12  REVUE    DE    PARIS. 

Si  ces  débris  semblent  puérils  ,  si  ces  chansons  semblent 
faibles  et  décolorées,  si  ces  riens  paraissent  sans  vie  et  sans 
but,  comme  les  carcasses  d'un  feu  d'arlifice  de  la  veille  , 
demandons  grâce  en  faveur  des  souvenirs  qu'ils  éveillent  et 
des  images  gracieuses  et  tristes-qu'ils  évoquent. 

Pn.  Chasles. 


-m*- 


CHRONIQUE  DE  PARIS. 


' —    3    AOUT.     

11  en  sera  peu  à  peu  de  la  révolution  de  iS3o  comme  de  celle  de 
rAlmanach  officiel.  La  branche  aînée  des  Bourbons  renversée,  cet 
Almanach  était  devenu  1*  Almanach  national,  puis  l'Almanacb  natio- 
nal-royal,  puis  l'Almanacb  royal-national!  Le  voici  maintenant 
redevenu  l1  Almanach  royal  comme  devant. 

Ainsi  des  journées  de  juillet!  Les  journées  de  juillet  ne  sont  déjà 
plus  les  glorieuses  journées,  ni  les  grandes  journées  ,  pas  même  les 
mémorables  !  Ce  sont  les  journées  de  juillet  tout  court. 

Il  y  en  avait  au  moins  trois  encore  Tannée  dernière!  Nous  en 
avons  eu  deux  seulement  cette  année.  Le  27  juillet  a  été  rayé  ;  le 
27  juillet  ne  compte  plus  ! 

Les  fêtes  commémoratives  ont  été  en  conséquence  singulièrement 
amoindries  et  réduites.  (Tétait  la  chambre,  il  est  vrai,  qui  avait 
lésiné  sur  la  dépense.  Sur  l'examen  de  leur  emploi ,  elle  avait  re- 
tranché de  son  allocation  la  moitié  des  sommes  qu'elle  avait  votées 
pour  les  réjouissances  de  i855.  Eu  i85i  ,  lui  en  a  t-on  mieux  donné 
pour  son  argent  ?  Je  ne  sais. 

Ce  ne  sont  pas  toujours  les  curieux  qui  ont  perdu  le  plus  à 
ces  économies.  Ce  sont  bien  les  introuvables  sous-traitans,  qui 
s'étaient  si  largement  abreuvés  l'an  dernier  au  pot-de-vin  du  navire 
de  juillet  ! 

D'ailleurs,  si  les  Parisiens  n'ont  pas  été  amusés  cette  fois  avec  le 
grand  joujou  à  trois  ponts  ,  les  plaisirs  accoutumés  ne  leur  ont  pas 
manqué. 

Le  28  juillet  d'abord  ,  il  y  a  eu  revue  de  la  garde  nationale,  ser- 
vice* funèbres  en  l'honneur  des  morts,  et  balayage  général, 
8  27 


St4  REVUE    DE    PARIS. 

M.  Gisquet  avait  insisté  surtout,  dans  son  programme,  sur  ce  ba- 
layage. Que  l'on  n'accuse  donc  plus  le  patriotisme  de  la  préfecture 
de  police.  La  préfecture  de  police  a  fêté  les  anniversaires  selon  sa 
compétence!  Elle  a  nettoyé  Paris  radicalement  le  28  juillet;  le 
28  juillet,  elle  a  fait  son  balayage  général! 

Les  divertissemens  de  la  journée  du  29  ont  été  plus  variés  et 
plus  nombreux. 

Le  soleil  d'abord  avait  voulu  donner  aussi  sa  fête.  C'était  bien 
le  soleil  de  1  85o,  ce  lourd  soleil  qui  chauffait  les  grandes  dalles 
des  ponts  et  des  quais  !  Mais  s'il  se  riait  de  tous  ces  bonnêtes  bour- 
geois endimanchés,  de  toute  cette  garde  nationale  en  grande  tenue, 
qui  s'ébahissaient  au  spectacle  des  joutes  sur  l'eau  ,  des  danses  aux 
Champs-Elysées  et  des  mâts  de  cocagne,  il  avait  bien  reconnu  çà 
et  là  sa  grande  populace  ,  sa  sainte  canaille  de  juillet. 

Oui .  pour  qui  l'a  voulu  regarder,  le  peuple  de  juillet  s'est  mon- 
tré encore  la  semaine  dernière  ;  mais  c'était  aux  spectacles  gratis 
qu'il  fallait  l'aller  cbercber  :  c'était  à  l'Opéra  surtout  ! 

Oh  !  si ,  comme  moi,  avant  l'ouverture  des  portes,  vous  vous  fus- 
siez tapis  en  un  coin  de  cette  vaste  salle,  vous  eussiez  joui  d'un 
rare  et  saisissant  spectacle  !  Yous  avez  déjà  vu  sans  doute  jouer  les 
eaux  de  Versailles  ou  de  Saint-Cloud?  — Les  fontaines  sont  vides, 
les  escaliers  de  marbre  sont  à  sec;  il  règne  un  profond  silence.  On 
attend.  Tout  d'un  coup  les  eaux  bondissent  avec  fureur,  elles  cou- 
vrent les  degrés  des  cascades  de  leurs  larges  nappes,  et  se  préci- 
pitent bouillonnantes  dans  les  bassins  qu'elles  remplissent  en  un 
moment. 

A  l'Opéra,  ce  fut  de  même  ;  dès  que  les  écluses  se  furent  ouvertes 
devant  le  peuple  qui  grondait  derrière  elles,  comme  il  se  rua  dans 
cette  salle  et  l'envahit  tumultueusement  tout  d'abord!  Quel  mu- 
gissement avait  annoncé  aussi  son  approche  !  et  quand  il  vint,  quel 
irrésistible  torrent  !  Les  premiers  flots  parurent  aux  premières  loges  ; 
delà,  passant  les  uns  sur  les  autres,  ils  débordèrent  sur  l'amphithéâ- 
tre ,  puis  sur  le  parterre ,  puis  sur  l'orchestre  ;  puis  ils  montèrent 
aux  galeries  ,  aux  balcons,  aux  loges  des  quatre  étages,  au  paradis. 
En  moins  d'une  seconde,  tout  avait  été  submergé. 

Quel  pesant  cauchemar  c'eût  été  que  cet  Opéra  bourbeux  ,  som- 
bre et  fétide,  pour  vous,  qui  ne  connaissez  que  votre  Opéra  éblouis- 
sant et  embaumé,  tout  émaillé  de  merveilleux  en  gants  blancs,  tout 
paré  de  guirlandes  de  femmes  blanches,  décolletées  !  A  peine  quel- 


REVUE    DE    PARIS.  S 15 

que» bonnets  honteux  ,  quelques  chapeaux  timides,  introduits  par 
fraude  aux  avant-scènes  ,  s'y  blottissaient  tout  tremblans,  bien  que 
protégés  par  les  baïonnettes  de  la  garde  municipale  et  l'épée  des 
sergens  de  -ville.  Partout  ailleurs,  jusqu'au  plafond  ,  qu'ils  sem- 
blaient soutenir  de  leurs  épaules,  comme  des  milliers  de  cariatides, 
ce  n'étaient  que  ces  héroïques  gamins  mis  au  ban  par  le  Constitu- 
tionnel ;  ce  n'étaient  qu'ouvriers  en  veste  ou  les  manches  retrous- 
sées,et  quelques-uns  étrangement  décolletés  aussi  j  car  ils  avaient, 
sans  façon,  retiré  ce  qui  restait  des  lambeaux  de  leurs  chemises, 
afin  d'être  plus  à  l'aise. 

Ce  n'étaient  pas  cette  fois  des  combattans  de  juillet  pour  rire  qui 
occupaient  la  loge  de  M.  Thiers,  le  ministre  de  l'intérieur. 

C'étaient  de  rudes  diplomates  que  ceux  qui  se  tenaient  à  cali- 
fourchon sur  le  velours  de  celles  de  M.  de  Flahaut ,  de  l'ambassa- 
deur d'Angleterre  et  du  ministre  plénipotentiaire  du  roi  des 
Belges. 

Et  la  loge  royale ,  le  peuple  s'y  était  venu  placer  à  son  tour  ! 
Pauvre  peuple  souverain  de  nom  !  C'était  bien  le  moins  qu'il  trônât 
aussi  là  quelques  heures,  lui  qui  avait  si  bonnement  prêté  sa  main 
pour  tirer  au  profit  des  autres  sa  souveraineté  du  feu. 

En  somme  ,  cette  cinquantième  représentation  de  Gustave  a  été 
autrement  curieuse  et  pittoresque  qu'aucune  des  quarante-neuf  qui 
l'avaient  précédée. 

Entre  le  premier  et  le  second  acte  ,  le  public  a  demandé  la  Mar- 
seillaise d'une  façon  qui  n'admettait  pas  de  refus.  Aussi  l'orchestre 
ne  s'est-il  pas  laissé  prier  long-temps.  Mais  à  quoi  bon  l'orchestre? 
qui  est-ce  qui  entendait  l'orchestre  ?  Plus  de  cinq  mille  voix  rau- 
ques  et  violentes  avaient  entonné  à  la  fois  la  grande  chanson  ré- 
volutionnaire ,  et  noyaient  dans  leur  tonnerre  tout  l'accompagne- 
ment. On  s'était  donné  l'an  dernier  beaucoup  de  mal  pour  faire  au 
fond  d'un  bassin  des  Tuileries  un  charivari  de  cinq  cents  musi- 
ciens. Certes,  en  fait  de  vacarme,  celui  qu'avaient  improvisé  ces 
cinq  mille  chanteurs  valait  mieux.  Le  chœur  des  démons  de  Ro- 
bert- le-Diable  n'eût  été  auprès  qu'un  cœur  de  sopruni.  Je  ne  dis 
point,  par  exemple  ,  que  si  les  huit  couplets  de  l'hymne  national 
eussent  été  tous  chantés  et  de  cette  sorte,  la  salle  ne  se  fût  pas 
écroulée  au  dernier. 

Le  spectacle  s'est  terminé  dignement  par  l'acte  du  bal  masqué. 
Yraimentje  défie  que  l'on  me  trouve  un  contraste   plus  cru,  plus 


816  REVUE    DE    PARIS. 

abrupte,  plus  profondément  tranché  que  celui  qu'offraient  alors  la 
scène  et  la  salle.  Sur  la  scène  c'était  le  bal  tout  flamboyant  de  bou- 
gies ,  tout  ruisselant  d'or,    de  fleurs,   de  diamans,  tout  diapré  de 
femmes  étincelantes  et  de  costumes  merveilleux;  sur  la  scène  ,  c'é- 
taient toutes  les  folles  magnificences,  toutes  les  joies  effrénées  du 
luxe.  Dans  la  salle  ,  c'était  le  peuple  épuisé  de  travail  et  de  be- 
soins, le  peuple  les  bras  croisés  ,  triste  et  stupéfait ,  et  croyant  rê- 
ver à  reporter  les  yeux  de  cette  fête  fantastique  sur  les  baillons  de 
sa  misère.  Oh  !  la  question  fatale  qui  tient  le  pied  sur  le  siècle  était 
bien  là  résumée  en  un  frappant  symbole.  La  richesse  et  la  pauvreté 
étaien  t  bien  là  en  présence  se  regardant  de  tout  près  dans  les  yeux , 
face  à  face.  C'était  une  périlleuse  entrevue  !  Jamais  le  regard  du 
peuple  n'avait  pénétré  peut-être  si  avant  au  milieu  des  somptuosi- 
tés désordonnées  de  l'opulence.  Qu'arriverait-il  donc  s'il  lui  prenait 
fantaisie  de  s'y  ruer  comme  il  avait  fait  dans  cette  salle? 

—  Après  les  feux  d'artifice  et  le  concert  gratis ,  que  l'orage  a 
fait  payer  si  cher  au  dilettantisme  des  quatre  cent  mille  intrépides 
Parisiens  qui,  n'y  ayant  noyé  que  leurs  toilettes,  ont  eu  la  chance 
de  s'en  échapper  à  la  nage  ;  l'ascension  en  ballon  de  M.  Dupuis  Del  - 
court  n"eût  été  pour  eux  qu'un  assez  fade  plaisir,  si  ce  savant  aéro- 
naute  n'avait  bien  voulu  nous  fournir  une  relation  détaillée  de  son 
voyage  à  travers  les  champs  de  P  atmosphère. 

Sauf  le  célèbre  voyage  de  Nicodème  dans  la  lune,  je  ne  sais  rien 
de  plus  digne  d'intérêt  que  le  voyage  de  M.  Dupuis-Delcourt  à  tra- 
vers les  champs  de  l'atmosphère. 

M.  Dupuis-Delcourt  raconte  d'abord  qu'il  est  parti  seul,  «seul 
pas  absolument,  ajoute-t-il  ,  j'avais  près  de  moi  un  jeune  chien.  » 

Cet  audacieux  aéronautc  a  eu  plus  de  bonheur  qu'aucun  de 
nous  :  il  a  joui  de  toute  la  fête  à  la  fois  ;  il  a  vu  tout  à  la  fois  et  la 
joute  sur  l'eau,  et  les  mâts  de  cocagne  ,  et  les  représentations  des 
théâtres  de  la  barrière  du  Trône  et  des  Champs-Elvsées,  et  l'orage 
sous  ses  pieds,  tandis  que  nous  l'avions  sur  nos  têtes.  Seul,  s'écrie- 
t-il  avec  orgueil ,  je  pus  considérer  l'ensemble  d'un  tel  spectacle. 
Le  jeune  chien  apparemment  ne  se  souciait  guère    d'y  regarder. 

M.  Dupuis  Delcourt  a  rencontré  ensuite  le  grand  ballon  deM.de 
Lennox,  et  lui  a  souhaité  bon  voyage,  puis  il  s'est  croisé  avec  1  o- 
rage  qui  descendait  à  marche  forcée  sur  Paris.  C'eût  été  charitable  à 
M.  Dupuis  Delcourt  de  nous  jeter  quelque  billet  qui  nous  eût  aver- 
ti» à  temps  de  l'approche  de  ce  déluge.  Mais  tout  à  ses  poétique» 


REVUE    DE    PARIS.  317 

contemplations,  il  ne  songeait  à  Paris  que  pour  observer  que  la 
capitale  et  ses  environs  étaient  les  seuls  points  éclairés  dans  la 
nature. 

Sa  descente  s'effectua  le  plus  galamment  du  monde  sur  le  bord 
de  la  Seine,  au  milieu  des  bons  habitans  d'Anières,  qui  en  témoi- 
gnèrent beaucoup  moins  de  frayeur  que  ceux  de  Gonesse,  lesquels 
prirent  jadis  pour  la  lune  en  personne  le  célèbre  ballon  qui  leur  fit 
visite.  M.  Dupuis-Delcourt,  loin  de  là,  fut  mené  en  triomphe  dans 
sa  nacelle,  sur  la  place  principale  d'Anières.  Il  lui  fallut,  dit-il,  ra- 
conter les  circonstances  de  son  voyage  ;  il  lui  fallut  sacrifier  en- 
tièrement les  fleurs  et  les  nombreux  drapeaux  qui  entouraient  l'aé- 
rostat. Tes  femmes  mirent  les  fleurs  dans  leurs  cheveux  ,  les  hom- 
mes se  firent  avec  les  drapeaux  des  écharpes  tricolores.  Et  il  n'y 
en  eut  pas  encore  pour  tout  le  monde.  Peu  s'en  fallut  qu'on  ne  se 
partageât  l'aéronaute  lui-même  et  son  ballon,  tant  l'enthousiasme 
était  grand  à  Anières. 

M.  Dupuis-Delcourt  termine  cette  précieuse  relation  en  donnant 
rendez-vous  dans  l'atmosphère  à  31.  Duperron,  autre  aéronaute  de 
ses  amis. 

—  Le  mariage  solennel  des  rosières  politiques  dotées  par  le  bud- 
get des  fêtes  n'a  pas  été  l'une  des  moins  joveuses  réjouissances  in- 
ventées par  le  corps  municipal  pour  célébrer  leur  anniversaire.  Je 
ne  sais  si  ces  unions,  formées  entre  les  fils  des  combattans  de  juil- 
let et  les  filles  des-  combattans  de  juin  et  d'avril,  et  vice  versa,  se- 
ront effectivement,  comme  l'a  dit  ingénieusement  l'estimable  M.Le- 
fort,  maire  du  premier  arrondissement,  les  colonnes  sur  lesquelles 
reposera  désormais  notre  ordre  social  5  mais  je  doute  fort  qu'elles 
supportent  long-temps  la  paix  des  ménages  bâtis  sur  elles. 

On  a  généralement  regretté  que  M.  Thiers,  qui  a  honoré  de  sa 
signature  les  contrats  de  ces  mariages,  n'ait  point  réservé  le  sien 
pour  le  faire  figurer  en  tète  de  leur  liste.  Le  jeune  ministre  eût  en 
effet  rempli  mieux  qu'aucun  des  époux  toutes  les  conditions  du 
programme,  ayant  été  à  la  fois  sinon  combattant,  au  moins  révo- 
lutionnaire de  juillet  et  contre-révolutionnaire  d'avril. 

On  a  su  au  contraire  à  M.  le  général  Sébastiani ,  notre  ambassa- 
deur à  Naples,  un  gré  infini  d'avoir  si  long-temps  différé  la  célébra- 
tion de  son  mariage  avec  Mme  Dawidof ,  uniquement  afin  de  le  pro- 
duire au  grand  jour  en  la  compagnie  des  unions  populaires  de  nos 
douze  arrondissemens.  M.  le  général  Sébastiani  a  tenu  à  devoir 
8  27. 


S  i  8  REVUE  DE    PARIS. 

cette  patience  à  titre  d'invalide  de  juillet.  Il   n'est   personne  qui 
n'apprécie  cette  nouvelle  preuve  de  son  patriotisme. 

—  Une  petite  histoire  fantastique  à  propos  du  Café  de  Paris,  in- 
sérée dans  notre  dernière  chronique  ,  et  où  il  était  dit  que  le  res- 
taurant de  Silves  serait  incessamment  restauré  où  est  la  librairie 
de  M.  Boliaire ,  a  été  prise  au  sérieux  par  ce  dernier,  et  il  nous 
somme  de  déclarer  au  public  qu'il  continuera  de  détailler,  comme 
par  le  passé,  au  coin  de  la  rue  Laffitte  ,  ses  romans,  ses  contes ,  se3 
mémoires  de  toute  couleur,  enfin  toutes  les  autres  denrées  littéraires 
qui  concernent  son  état. 

Nous  faisons  de  grand  cœur  cette  déclaration  ,  à  laquelle  tient  si 
fort  M.  Bohaire.  Qu'il  fournisse  donc,  si  bon  lui  semble,  toutes 
ees  années  de  bail  ;  qu'il  voie  redoubler  chez  lui  la  consommation  de 
ses  comestibles  poétiques!  Nous  le  lui  souhaitons  sincèrement. 
Mais  en  ce  qui  nous  touche,  avouons  franchement  aussi  que,  cui- 
sine pour  cuisine,  nous  n'aurions  trouvé  nul  inconvénient  à  ce  que 
la  librairie  de  M.  Bohaire,  toute  succulente  et  bien  pourvue  qu'elle 
puisse  être,  se  transformât  en  un  confortable  restaurant.  ll. 


M.  PRADIER  ET  M.   THIERS. 

Nous  espérons  pouvoir  donner  prochainement  à  nos  lecteurs  le 
travail  que  nous  avons  promis  sur  la  manière  dont  M.  le  ministre 
de  l'intérieur  emploie  les  fonds  qui  lui  ont  été  alloués  pour  les  mo- 
numens  et  les  édifices  de  Paris.  Nous  possédons  sur  ce  sujet  des 
détails  infiniment  curieux  ,  et  nous  avons  bien  des  révélations  à 
faire.  Il  va  sans  dire  que  nous  ne  parlerons  que  pièces  en  main. 
Nous  croyons  en  attendant  devoir  tenir  le  public  au  courant  de 
ce  qui  concerne  le  couronnement  de  l'Arc  de  l'Etoile.  Un  comité 
dont  faisaient  partie  deux  artistes  du  premier  ordre,  M.  Ingres  et 
M.  Charlet,  a  été  consulté  par  M.  le  ministre  de  l'intérieur  sur  les 
divers  projets  présentés  par  les  sculpteurs  que  nous  avons  nommés 
dans  notre  précédent  article.  Le  comité,  ainsi  qu'on  devait  s'y  at- 
tendre, a  désigné  nettement  M.  Pradier  comme  seul  capable  d'une 
si  grande  œuvre.  Le  comité  en  cela  n'a  été  que  l'écho  de  la  voix  de 
tous;  M.  Ingres  et  M.  Charlet  en  particulier  ont,  dit-on,  vivement 
insisté  pour  que  le  grand  travail  revînt  à  l'excellent  statuaire.  Ces 


REVUE    DE    PAKIS. 


310 


deux  beaux  talens  doivent  sympathiser  en  effet  avec  M.  Pradier- 
M.  Ingres  par  le  goût  du  contour  sévère,  M.  Charlet  par  l'amour 
de  la  ligne  vivante  et  naturelle.  M.  Pradier  est  donc  recommandé 
à  la  fois  par  son  nom,  par  ses  pairs  et  par  l'unanimité  de  l'opinion 
publique.  Nous  ne  doutons  pas  que  M.  le  ministre  de  l'intérieur  ne 
sente  à  quel  point  sa  responsabilité  serait  engagée  s'il  en  choisis- 
sait un  autre.  On  nous  a  bien  parlé  d'une  intrigue  obscure  dont  le 
succès  serait  bonteux  ,  mais  nous  refusons  d'y  croire.  Si  une  pa- 
reille intrigue  réussissait,  nous  ne  voudrions  pas  lui  infliger  d'au- 
tre châtiment  que  le  grand  jour  5  nous  publierions  tout,  mais  en- 
core une  fois  nous  n'y  croyons  pas.  Que  M.  Thiers  y  songe,  ses 
propres  conseillers  choisis  par  lui  le  lui  ont  dit  comme  nous,  il  y  a 
là  un  monument  immense  et  un  artiste  éminent  qui  attendent.  L'ar- 
tiste et  le  monument  sont  faits  l'un  pour  l'autre.  Nous  attendons 
aussi ,  nous  ,  prêts  à  l'éloge  ou  au  blâme.  Le  blâme  serait  sévère* 


10     AOUT. 


La  préoccupation  dominante  de  nos  gens  de  bourse  et  de  nos 
spéculateurs  politiques,  leur  unique  entretien,  ce  sont  maintenant 
les  affaires  d'Espagne.  Et  nous  en  aurons  pour  long-temps  du 
divertissement  de  ces  conversations.  La  querelle  de  don  Carlo» 
et  de  la  reine  Isabelle  a  pris  la  place  de  celle  de  don  Miguel  et 
de  don  Pedro.  Or,  Dieu  sait  ce  qu'ont  duré  .pour  nos  menus  plai- 
sirs,  les  discussions  sur  la  question  de  Portugal. 

Chez  nos  voisins  d'eau- delà  des  Pyrénées,  il  m'est  avis  qu'on 
n'en  est  guère ,  en  effet,  au  dénouement  du  drame.  La  Navarre 
et  les  provinces  basques  sont  bien  le  pays  de  Cocagne  par  excel- 
lence delà  guerre  civile.  On  aura  beau,  deux  ou  trois  années  du- 
rant, vous  pacifier  la  péninsule  chaque  matin  ,  il  faudra,  voyez- 
vous  ,  défaire  chaque  soir  cette  ingénieuse  pacification.  Ce  sera  là 
tout-à-fait  le  travail  de  la  tapisserie  de  Pénélope. 

Ferdinand  VII  ,  ce  roi  d'honorable  mémoire  ,  aussi  bon  père  que 
bon  frète  ,  qui ,  tout  en  déshéritant  don  Carlos  ,  trouva  le  moyen 
de  ne  rien  faire  pour  maintenir  l'héritage  de  sa  fille,  appréciait  , 
je  crois,  au  moins  aussi  bien  que  les  grands  publicistes  du  Journal 
tes  DruATS,  l'état  dans  lequel  il  laisserait  son  royaume.  Peu  sou- 
cieux ,  comme  Louis  XV,  son  digne  parent,   d'un   avenir  qu'il 


320  BEVUE    DE    PARIS. 

avait  ruiné,  mais  dont  il  ne  serait  pas,  il  avait  coutume,  depuis  sa 
glorieuse  restauration  ,  de  comparer  l'Espagne  à  une  bouteille  de 
bière  dont  il  était  le  bouchon  ,  —  cl  tapon. 

La  comparaison  ,  il  faut  bien  le  dire  ,  était  impitoyable  et  d'un 
égoïsme  tout  bourbonnien,  mais  elle  était  spirituelle  autant  que 
juste;  car  à  présent  que  ce  bouchon  royal  a  sauté,  quand  les 
guerrillas  carlistes  ou  constitutionnelles  auront  fini  de  s'entre- 
tuer  ,  quand  les  conspirations  républicaines  et  les  boucheries  de 
moines  seront  achevées,  dites-moi,  je  vous  prie,  ce  qui  restera 
de  bière  dans  la  bouteille,  si  toutefois  le  verre  lui-même  ne 
casse  pas  ? 

Malgré  la  sécurité  du  Journal  des  Débats  ,  qui  sait  bien  que  sa 
subvention  lui  sera  payée  sous  toutes  les  branches  de  Bourbons 
possibles  ,  aînées  ou  cadettes ,  le  voisinage  de  l'armée  carliste  de 
la  Navarre  ne  laisse  pas  d'inquiéter  parfois  assez  vivement  notre 
ministère.  Aussi  dès  que  ,  regardant  vers  les  Pyrénées  ,  il  lui  sem- 
ble dans  ses  frayeurs  y  apercevoir  debout  le  fantôme  blanc  d'une 
restauration  légitimiste  menaçant  la  France ,  il  en  revient  à  ca- 
resser derechef  ses  velléités  d'intervention. 

M.  Thiers  ,  lé  grand  homme  de  guerre  du  conseil ,  depuis  l'ex- 
pulsion du  maréchal  Soult ,  ne  cesse  donc  de  tenir  sa  lorgnette 
braquée  du  côté  de  Bayonne.  Ainsi  que  Napoléon  sur  sa  colonne  , 
pour  mieux  voir,  il  s'est  juché  aussi  sur  son  télégraphe  ,  qui  no 
lui  sert  pas  seulement ,  comme  vous  pouviez  le  croire,  pour  ses 
opérations  de  bourse. 

Ne  vous  alarmez  point  toutefois.  M.  Thiers  ne  hasardera  rien 
légèrement. 

—  «  J'y  mettrai  de  la  patience,  disait-il  l'autre  jour.  Je  n'in- 
terviendrai qu'à  la  dernière  extrémité  ;  mais,  s'il  le  faut  ,  j'inter- 
viendrai. 

— Mais  le  Nord  !  Que   dira  le  Nord?  lui  observa-t-on. 

Oh  !  le  Nord  dira  ce  qu'il  voudra  ,  reprit  M.  Thiers  se  dressant 
de  toute  sa  hauteur  avec  ce  petit  air  superbe  qui  le  fait  assez  bien 
ressembler  à  un  tambour-major  en  miniature.  Le  Nord  dira  ce 
qu'il  voudra  ;  je  m'en  fiche  !  »  * 

Notez  bien  que  j'adoucis  les  termes,  et  qu'au  lieu  de  dire  sim- 
plement je  m'en  fiche!  M.  Thiers  s'était  servi  d'une  expression  beau- 
coup plus  militaire. 

C'est  que  le  langage  énergique  et  accentué  parait  être  fort  dans 


REVUE    DE    PARIS.  321 

les  habitudes  de  H.  Thiers.  La  plupart  de  ceux  qu'il  honore  de 
ses  audiences  particulières  citent  de  lui  une  foule  de  mots  tous 
moins  décens  et  moins  comme  il  faut  les  uns  que  les  autres.  La 
taille  du.  jeune  ministre  les  explique,  au  surplus  ,  et  les  justifie 
quelque  peu.  Les  petits  hommes  ont  la  rage  de  se  grandir.  Et  une 
grosse  parole  ,  il  semble  que  cela  tous  hausse  d'un  pouce. 

Quoi  qu'il  en  soit  ,  au  château  on  goûte  médiocrement  ce  que 
Ton  sait  et  ce  qui  perce  de  ces  manières.  Et  M.  Thiers  n'est  pas  le 
seul  ministre  contre  lequel  on  y  nourrisse  des  griefs  de  ce  genre. 
La  brutalité  de  H.  Persil  et  ses  pesantes  allures  d'avocat  y  excè- 
dent ;  la  morgue  et  le  pédantisme  de  M.  Guizot  y  fatiguent  au- 
delà  de  toute  idée  j  la  suffisance  grandiose  de  M.  Duchàtel  n'y 
réussit  pas  mieux. 

Bref,  le  château  ,  qui  commence  à  se  refaire  une  cour  et  à  se 
reconstituer  une  aristocratie,  entrevoit  déjà  le  moment  où  il  lui 
sera  possible  de  congédier  poliment  les  professeurs  et  les  avocats 
pour  leur  substituer  un  ministère  de  bonne  naissance  et  de  bonne 
compagnie.  11  y  a  même  un  ministère  de  celte  qualité  à  peu  près  fait 
d'avance  ,  dont  on  caresse  surtout  l'idée.  Ce  serait  vraiment  un 
ministère  bien  né  ,  un  ministère  gentilhomme.  Ainsi,  M.  Mole  ne 
pouvant  être  replacé  aux  affaires  étrangères  tant  que  le  prince  de 
Talleyrand  ,  qui  ne  voudrait  point  servir  sous  lui,  sera  notre  am- 
bassadeur à  Londres,  on  donnerait  à  M.  Mole  les  sceaux  qu'il 
avait  du  temps  de  l'empire.  31.  de  Saint-Àulaire  serait  alors 
installé  à  l'hôtel  de  la  rue  des  Capucines.  M.  le  comte  d'Harcourt 
aurait  l'intérieur.  M.  de  Mortemart  daignerait  peut-être  se  laisser 
investir  de  la  présidence  du  conseil.  Tous  les  autres  ministres  se- 
raient ,  s'il  se  pouvait ,  du  même  rang  ,  de  la  même  étoffe.  Et  cer- 
tes ces  choix  auraient  la  chance  d'obtenir  l'assentiment  ,  sinon 
de  tout  le  faubourg  Saint-G-ermain,  au  moins  de  ceux  de  ses  salons 
qui,  ayant  reconnu  la  quasi-légitimité,  ne  voient  pourtant  que 
d'un  très-mauvais  œil  les  ministres  doctrinaires  qui  l'ont  inventée. 

Mais  le  château  ne  veut  rien  compromettre  tant  qu'il  ne  se  sen- 
tira pas  assez  solidement  établi  pour  se  suffire  seul.  Il  ne  veut  rien 
risquer  qu'à  coup  sûr.  Aussi ,  n'espérant  point  arriver  d'emblée  à 
cette  dernière  combinaison  ministérielle  ,  qu'il  considère  comme 
sa  combinaison  définitive  et  le  couronnement  de  ses  efforts,  peut- 
être  (  et  il  s'y  résigne  )  lui  faudra-t-il  subir  d'abord  quelque  chose 
comme  le  tiers-parti.  Peut-être  ,  avant  que  les  parquets  cirés  des- 


S22  REVUE    DE    PARIS. 

Tuileries  réfléchissent  les  brillans  talons  rouges  qu'on  leur  promet 
sera-t-il  nécessaire  qu'ils  soient  rayés  quelques  mois  par  les  sou- 
liers ferrés  à  glace  de  M.  le  président  Dupin. 

En  tout  cas  et  de  toute  façon  il  nous  faut  attendre  encore  au 
moins  une  bonne  année  l'avènement  du  ministère  gentilhomme  ; 
mais  nous  y  viendrons,  je  vous  le  certifie  ,  pourvu  que  Dieu  nous 
prête  vie. 

Ce  délai  n'empêchera  point  ,  je  vous  le  redis  ,  les  remaniemens 
provisoires. 

Il  semble  surtout  inévitable  que  M.  de  Rigny  ne  déserte  point 
très-prochainement  les  affaires,  qui  lui  sont  devenues  totalement 
étrangères.  Plus  franc ,  mais  moins  discret  que  ses  collègues  du 
conseil  ,  M.  de  Rigny  va  criant  en  effet  par-dessus  les  toits  qu'il 
n'est  point  le  maître  chez  lui  ,  qu'il  ne  sait  pas  le  plus  petit  mot 
des  choses  de  son  département.  C'est  là  un  symptôme  de  retraite 
imminente. 

Ah  !  monsieur  de  Rigny,  vous  êtes  un  bon  et  loyal  marin  ,  mais 
le  général  Sébastiani  était  meilleur  diplomate  que  vous  ne  l'êtes. 
Il  n'en  savait  pas  plus  que  vous  et  ne  pouvait  pas  davantage  ,  et 
pourtant  il  ne  se  plaignait  pas  5  mais  que  diable  aussi  alliez-vous 
faire  dans  cette'galère  de  la  rue  des  Capucines  ? 

—  Je  vous  ai  confié  le  secret  de  la  restauration  promise  à  notre 
aristocratie  de  juillet.  Il  n'est  pas  hors  de  propos  peut-être  de  vous 
conter  une  manière  d'anecdote  qui  fournit  une  appréciation  assez 
juste  de  l'aristocratie  anglaise  telle  qu'elle  est  dans  sa  plus  déli- 
cate essence. 

II  n'est  personne  qui ,  sachant  quelque  chose  du  monde  de  Lon- 
dres ,  n'ait  ouï  parler  de  la  princesse  de  Liéven  et  de  l'empire  di- 
plomatique et  fashionable  qu'y  exerça  de  si  longues  années  cette 
illustre  ambassadrice  de  Russie.  Pour  toutes  sortes  de  raisons  gra- 
ves ,  de  raisons  d'état  même,  la  princesse  ayant  dû  récemment 
quitter  la  capitale  de  la  Grande-Bretagne,  plusieurs  dames  de  sa 
société  intime  ,  afin  de  lui  donner  un  témoignage  de  leur  haute 
estime  et  de  leur  vive  affection ,  avaient  ouvert  une  souscription 
dont  le  produit  serait  affecté  à  l'emplette  de  quelque  riche  et  pré- 
cieux cadeau  qui  lui  serait  offert.  A  cet  effet ,  la  quote  part  de 
chaque  souscripteur  fut  fixée  à  dix  guinées,  et  il  fut  convenu  que 
la  somme  totale  serait  employée  à  l'achat  d'un  bracelet  de  perles 


REVUE    DE    PARIS.  323 

et  de  diamans  formant  une  couronne  de  feuilles  sur  cLacune  des- 
quelles serait  écrit  îe  nom  de  l'un  des  donataires.  La  valeur  du 
présent  devait  conséquemment  être  en  proportion  du  nombre  de 
ces  derniers.  Mais  là  s'est  justement  produit  un  bien  frappant 
exemple  de  justice  rétributive  5  car  c'était  la  princesse  qui  ,  la  pre- 
mière ,  au  moyen  de  l'ingénieuse  idée  de  son  rigoureux  cordon 
sanitaire  .  avait  séparé  si  impitoyablement  du  reste  de  la  sociéié 
la  société  dite  exclusive.  Elle  avait  donc  elle-même  tellement  ré- 
tréci le  cercle  choisi ,  et  diminué  le  nombre  de  ses  élus,  qu'il  ne 
s'y  est  trouvé  définitivement  que  trente-buit  souscripteurs  au  bra- 
celet. Mais  c'est  là  peut-être  un  bonheur.  Le  bracelet  acheté  étant 
aussi  exigu  que  le  cercle  où  régnait  la  princesse  ,  ne  fatiguera  vrai- 
semblablement pas  son  bras.  Peu  semblable  à  cette  femme  de  l'an- 
tiquité qui ,  pour  avoir  trabi  son  pays  lut  étouffée  sous  le  poids  des 
bijoux  qu'on  lui  jeta,  la  princesse,  pour  avoir  servi  la  Russie  d'uu 
si  grand  cœur,  emporte  donc,  sans  qu'il  doive  lui  peser  beaucoup  . 
le  léger  gage  de  l'attachement  de  ses  nobles  amis.  Vraiment,  si 
elle  se  fût  montrée  moins  inflexible  dans  ses  épurations  aristocra- 
tiques ,  la  couronne  qui  lui  a  été  présentée  ,  au  lieu  d'avoir  trente- 
buit  feuilles,  en  eût  bien  en  quelques  centaines,  et  eût  été  plus 
digne  ainsi  de  la  grande  nation  ,  qui  la  mettait  aux  pieds  d'une  si 
grande  dame.  —  Sur  la  plaque  intérieure  du  bracelet  est  l'inscrip- 
tion suivante  :  —  «  i  la  princesse  de  Liéven  ,  de  la  part  de  ses 
amis  anglais  ,  i854.  —  Lorsque  cet  honorable  bijou  fera  son  ap- 
parition dans  le  monde  russe:  —  «  La  société  aristocratique  est- 
elle  donc  si  peu  nombreuse  à  Londres  ,  demandera-ton  peut-être 
à  la  princesse  ,  qu'elle  ne  compte  que  trente-buit  femmes  ,  ou  n'a- 
viez-vous  que  ces  trente-huit  femmes  pour  amies?  >■>  A  quoi  ,  ob- 
serve la  correspondance  à  laquelle  nous  empruntons  ces  détails,  la 
princesse  pourra  répliquer  par  une  seule  réponse  affirmative,  et 
ajouter  ,  en  outre,  avec  Shakspeare:  Âlone  I  did  it ,•  c'est  moi 
6eule  qui  ai  fait  cela. 

—  La  suite  de  la  Chronique  au  prochain  volume. 


TABLE  DES  MATIÈRES: 


Pages, 

Du  Théâtre  et  des  Théâtres,  par  M.  Louis  de  Maynard.  5 
Volupté,  de  Sainte-Beuve,  par  M.  J.-J.  Ampère.  ...  43 
Il  faut  faire  comme  tout  le  monde. — UneFalaise  à  Etretta, 

par  M.  Alphonse  Karr 58 

Lulii  (  1"  et  Ile  parties  ) ,  par  M.  Castil-Blaze  .  .  66  et  128 
Historiens  français  du  dix-neuvième  siècle  ,  par  M.  A. 

Granier  de  Cassagnac 92 

La  littérature  à  6  sous  (Ier  et  IIe  articles  ) ,  par  M.  Gi- 

rardin 123  et  188 

Le  Concert  de  fleurs,  par  M.  Félicien  Mallefilîe.     .     .  Ié2 
Les  Femmes  chansonnières  sous  Louis  XIV  (Ier  et  IIe  ar- 
ticles), par  M.  Ph.  Chasles 176  et  296 

Les  petits  Théâtres  de  Naples,  parM.E.  Roger  de  Beau- 
voir  ' 194 

Chronique  de  Goetz  de  Berlichingen,  par  31. X.  Marmier.  212 
Du  Dessin  considéré  comme  enseignement  primaire,  par 

M.  Raymond  Brucker 232 

Souvenirs  de  la  Révolution  et  de  l'Empire,  Real,  par 

M.Ch.  Nodier 247 

Vie  Parisienne ,  par  M.  Jules  Vernière 278 

La  Relique,  par  M.  Eug.  Guinot 286 

Chronique  de   Paris 313