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Full text of "Revue de Paris"

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I 


REVUE 


DE  PARIS. 


REYUE 


^mn 


SECONDE  ÉDITION. 


5m*  ANNEE.  —  TOME  9°*. 


ftmx  tilts, 


H.   DUMONT,    LIBRAIRE -ÉDITEUR, 

IU3B    DU    PERSIL,    Ti<*    12. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/v9revuedeparis1833brux 


LES  VIEUX  ROMANS. 


ORIGINE  DU  ROMAN     SPIRITUEL.  —    LEGENDE    DOUEE.  —    CONTES 

DÉVOTS.  —  GUERINO    MESCHINO. —  LTC1DAS  ET   CLEORITHE. 

ROMANS  DE  CAMUS,    ETC. 

§1". 

Les  variations  du  roman  comme  de  la  littérature  en  géné- 
ral correspondent  aux  variations  des  mœurs.  Il  faut  sans  doute 
accorder  quelque  chose  au  caprice  du  talent  et  à  l'allure  parti- 
culière d'un  génie  original  5  mais  il  y  a  toujours  au  milieu  de  la 
variété  une  certaine  unité,  et  quand  lecaractère  d'un  siècle  ou 
d'un  peuple  est  décidé  (ce  qui  n'existe  peut-être  pas  encore  en 
France  au  moment  où  nous  écrivons  ) ,  ce  caractère  doit  don- 
ner son  empreinte  et  son  impulsion  aux  écrivains  qui  ont  été 
nourris  dans  les  préjugés  généralement  reçus. 

De  tous  les  sentimens  innés  (s'il  y  a  des  sentimens  innés), 
il  n'en  est  pas  de  plus  naturel  que  le  sentiment  religieux  ;  faut- 
il  s'étonner  qu'à  certaines  époques  de  la  société  et  dans  certai- 
nes circonstances  ce  sentiment  ait  été  assez  dominant  pour 
constituer  le  caractère  du  siècle.  Il  a  dû  par  conséquent  s'em- 
parer de  tous  les  moyens  d'expression  ,  et  la  fiction  ,  entre 
autres  ,  lui  a  prêté  sa  magie. 

L'histoire  de  Josaphat  et  Barlaam,  écrite  pour  inspirer  le 
goût  des  vertus  asiatiques,  paraît  avoir  été  le  modèle  primi- 
tif du  roman  spirituel,  quoique  dans  les  premiers  siècles  du 
christianisme  il  y  eût  déjà  nombre  de  fables  superstitieuses  et 
extraordinaires;  mais  comme  elles  contenaient  des  opinions 
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t>  REVUE    DE    PARIS. 

contraires  à  la  foi  orthodoxe  ,  elles  fuient  combattues  par  les 
pères  de  l'Eglise ,  et  tombèrent  bientôt  en  discrédit.  L'his- 
toire de  Josaphat  et  Baruam,  qui  était  d'une  meilleure  doc- 
trine ,  passa  de  bonne  heure  dans  l'Europe  occidentale,  et, 
parle  moyen  d'une  vieille  traduction  latine,  manuscrite  d'a- 
bord, puis  imprimée  dès  1470,  elle  obtint  une  vogue  générale. 

Au  quatrième  siècle,  saint  Athanase  se  rendit  à  Rome,  afin 
d'obtenir  les  secours  de  l'Église  d'Occident,  contre  I'arianisme, 
qui  prévalait  à  l'Orient;  pendant  son  séjour  en  Italie  ,  il  écri- 
vit la  vie  de  saint  Antoine  ,  le  plus  célèbre  cénobite  du  siècle. 
Dès  les  premiers  temps  de  l'Eglise,  saint  Grégoire  de  Nazianze 
et  saint  Grégoire  de  Tours  écrivirent  ou  compilèrent  d'innom- 
brables légendes  dont  les  plus  remarquables  ont  été  publiées 
depuis  ,  sous  le  titre  de  Vies  des  Pères  du  désert. 

Le  fond  de  ces  légendes  est  presque  toujours  le  même ,  mais 
les  détails  varient  à  l'infini  leur  poésie  et  leur  naïveté.  Ce  sont 
de  grands  pécheurs  ou  des  âmes  toutes  célestes,  qui  se  retirent 
dans  la  solitude  où  ils  se  livrent  à  toutes  sortes  de  pénitences 
et  de  mortifications  ;  tour  à  tour  effrayées  et  tentées  par  le  dé- 
mon, dont  elles  triomphent  toujours.  Leur  solitude  est  inter- 
rompue par  ceux  qui  viennent  les  admirer  et  les  consulter:  ils 
guérissent  les  malades,  et  lavent  les  pieds  des  lépreux  qu'eux 
seuls  ne  craignent  pas  d'approcher;  ils  prévoient  leur  mort,  et, 
malgré  leurs  austérités  et  leurs  prières,  malgré  leurs  ardentes 
aspirations  vers  le  ciel ,  leur  existence  est  ordinairement  pro- 
longée au-delà  du  terme  naturel. 

Une  particularité  de  l'histoire  de  ces  saints  est  l'empire  qu'ils 
exercent  sur  les  animaux.  Ainsi  saint  Hélénus  ,  qui  traversait 
les  déserts  de  l'Egypte,  arrivant  un  dimanche  dans  un  monas- 
tère sur  les  rives  du  Nil  ,  fut  justement  scandalisé  de  trouver 
qu'il  n'y  avait  point  de  messe  pour  ce  jour-là.  Les  moines  s'excu- 
sèrent sur  ce  que  leur  prêtre  ,  qui  résidait  de  l'autre  côté  du 
fleuve  ,  hésitait  à  le  traverser  à  cause  d'un  crocodile  qui  s'était 
posté  sur  le  rivage  ,  vraisemblablement  dans  l'attente  du  saint 
homme.  Saint  Hélénus  alla  aussitôt  trouver  le  crocodile,  et  lui 
commanda  de  le  porter  sur  son  dos  jusqu'à  l'autre  côté  de  la  ri- 
vière ,  où  il  vit  le  prêtre;  mais  il  ne  put  persuader  cet  homme 
de  peu  de  foi  de  s'embarquer  avec  lui  sur  le  crocodile.  Obligé 
de  revenir  seul ,  saintement  irrité  d'avoir  manqué  le  but  de  son 


REVUE    DE    PARIS.  / 

expédition  ,  et,  pour  faire  honte  au  prêtre  de  sa  résistance  à  la 
voix  de  Dieu  même  qui  parlait  en  lui,  il  commanda  au  crocodile 
d'expirer  sans  délai,  ce  que  le  monstre  s'empressa  de  faire  en 
toute  humilité. 

Saint  Florentin  trouvant  un  jour  que  la  solitude  à  laquelle 
il  s'était  condamné  était  au-dessus  de  ses  forces  ,  demanda  au 
ciel  quelque  adoucissement.  Après  avoir  prié  ainsi  dans  les 
champs  ,  il  trouve  à  son  retour  un  ours  à  l'entrée  de  sa  cellule. 
A  l'approche  de  Saint  Florentin,  l'ours  fit  son  obéissance ,  et 
loin  de  montrer  aucun  trait  de  son  naturel  morose,  il  témoigna  , 
autant  que  le  permettait  son  éducation  imparfaite  ,  qu'il  se  te- 
nait là  pour  le  service  du  saint  homme.  Notre  saint  reçut  tant 
de  plaisir  de  sa  compagnie  ,  qu'il  craignit  d'enfreindre  ses 
vœux  de  pénitence 5  c'est  pourquoi  il  résolut  de  s'abstenir  de 
la  société  de  l'ours  ,  pendant  la  plus  grande  partie  du  jour. 
Comme  il  avait  dans  sa  caverne  cinq  ou  six  moutons,  et  per- 
sonne pour  les  mener  paître  ,  il  fut  frappé  de  l'idée  d'y  envoyer 
l'ours.  Le  troupeau  d'abord  montra  quelque  répugnance;  mais 
encouragé  par  les  assurances  du  saint  et  la  mine  béate  du  ber- 
ger ,  il  le  suivit  agréablement  au  pâturage.  Saint  Florentin  en- 
joignait ordinairement  à  son  ours  de  ramener  ses  brebis  à  six 
heures  ,  mais  les  jours  de  grand  jeûne  ,  il  lui  disait  de  ne  point 
revenir  avant  neuf.  L'ours  était  ponctuel,  et,  soit  que  son 
maître  désignât  six  ou  neuf,  cet  animal  exemplaire  ne  manqua 
jamais  l'heure  ,  et  ne  prit  jamais  neuf  pour  six  ! 

Ce  miracle  continua  plusieurs  années  j  mais  enfin,  le  démon, 
envieux  des  vertus  de  l'ours  ,  souffla  son  venin  à  quelques 
mauvais  moines  du  voisinage,  qui,  à  son  instigation,  tendi- 
rent des  pièges  ,  et  tuèrent  le  merveilleux  animal.  Le  saint  ne 
pouvait  que  maudire  les  auteurs  inconnus  de  cette  méchan- 
ceté ;  il  les  maudit ,  et  ils  moururent  tous  le  lendemain,  d'une 
maladie  épidémique. 

Il  se  peut  qu'une  des  causes  de  la  longue  popularité  de  ces 
légendes  soit  dans  les  fréquens  détailsdes  tentations  auxquelles 
les  saints  étaient  exposés.  A  la  vérité  ils  en  triomphaient  tou- 
jours ,  et  saint  Macaire  est  presque  le  seul  exemple  du  con- 
traire. Ce  saint,  déjà  très-avancé  en  âge  ,  résolut  de  se  retirer 
du  monde  où  il  laissa  sa  femme  et  ses  enfans.  L'ange  Raphaël 
le  conduisit  dans  une  affreuse  solitude  où  il  choisit  pour  sa  ré- 


8  REVUE     DE  PARIS. 

sidence  une  caverne  habitée  par  deux  jeunes  lions  que  leur 
mère  y  avait  abandonnés.  Après  avoir  vécu  là  plusieurs  années  , 
le  démon  devint  jaloux  de  sa  vertu,  et  le  séduisit  sous  la  forme 
d'une  belle  femme,  laquelle  forme,  remarque  sérieusement  le 
narrateur,  il  prend  avec  une  grande  facilité.  Saint  Macaire  ne 
tarda  pas  à  s'apercevoir  de  la  trame  d'iniquité  qui  venait  de 
s'ourdir  autour  de  lui,  et  il  tomba  ,  comme  on  peut  le  croire  , 
dans  la  dernière  consternation.   Les  lions,  sans  comprendre 
toute  Tétendue  de  sa  calamité  ,  ne  laissèrent  pas  que  d'être 
fort  scandalisés ,   et  ils  abandonnèrent   la  caverne.   Bientôt 
après  cependant,  ils  revinrent  et  creusèrent  une  fosse  de  six 
pieds  de  long.  Le  pécheur  contrit ,  comprenant  que  ces  ani- 
maux lui  traçaient  l'espèce  de  pénitence  la  plus  convenable  à 
sa  transgression  ,  s'étendit  dans  la  fosse  ,   où  les  lions ,  avec 
beaucoup  de  solennité  et  de  gémissemens  ,  le  couvrirent  de 
terre ,  à  l'exception  de  la  tête  et  des  bras.  II  resta  trois  ans 
dans  cette  position  ,  ne  vivant  que  des  herbes  à  la  portée  de  ses 
mains.  Les  lions  qui  l'avaient  laissé  revinrent  au  bout  de  ces 
trois  années  ,  et  déterrèrent  leur  ancien  maître  avec  tta  même 
gravité  qu'ils  avaient  mise  à  son  enterrement.  Le  saint  accepta 
ce  retour  et  cette  attention  comme  un  signe  que  ses  péchés  lui 
étaient  pardonnes ,  ce  que  lui  confirma   l'apparition  du  Sau- 
veur à  l'entrée  de  la  caverne. 

Outre  les  légendes  latines  ,  les  moines  de  l'église  grecque  en 
importèrent  beaucoup  d'autres  en  France  et  en  Italie.  L'allé- 
gorie et  les  fictions  orientales  leur  étaient  familières ,  et  par 
imitation  ,  les  légendes  de  l'occident  prirent  souvent  la  forme 
du  roman.  Même  les  premières  histoires  latines  ayant  été  tra« 
duites  en  grec  avec  lesembellissemens  de  l'imagination  orien- 
tale ,  ne  revinrent  en  Europe  et  à  leur  langue  originale  que 
pour  supplanter  les  textes  plus  simples  et  plus  anciens.  D'au- 
tres légendes  latines  ,  de  composition  plus  récente  ,  tirèrent 
leurs  ornemens  des  fictions  arabes,  devenues  enfin  populaires 
en  Europe. 

Un  âge  d'ignorance  et  de  foi  recevait  comme  vrai  ce  que  nos 
temps  plus  éclairés  considéreraient  seulement  comme  allégo- 
rique. Le  malin  esprit  ,  si  importun  au  lit  et  à  la  table  des 
moines  et  des  anachorètes ,  ne  prouve  plus  autre  chose  ,  sinon 
que  l'on  chercherait  en  vain  la  tranquillité  datis  le  désert ,  et 


REVUE    DE    PARIS.  & 

que  les  tentations  nous  poursuivent  ,  que  les  passions  nous 
assiègent  aussi  violemment  dans  les  profondeurs  de  la  soli- 
tude que  dans  les  dissipations  du  monde.  De  nos  jours  ,  le 
Sténio  de  G.  Sand  va  plus  loin,  comme  on  sait,  et  il  entreprend 
de  démontrer  au  courageux  solitaire  Magnus  les  avantages  de 
la  débauche,  pour  devenir  désormais  invulnérable. 

Le  grand  répertoire  de  la  fiction  pieuse  paraît  avoir  été  IA 
Légende  dorée  ,  par  Jacobus  de  Voragine ,  dominicain  gé- 
nois. Ce  titre  d'or  lui  vint  de  sa  popularité  de  même  qu'à  Y  Ane 
d'Apulée.  Une  composition  pareille  en  grec,  par  Simon  Méta- 
phrastes ,  écrite  vers  la  fin  du  dixième  siècle  ,  fut  le  modèle  de 
cet  ouvrage  du  treizième  ,  qui  comprend  les  vies  détaillées  des 
saints  dont  l'histoire  était  déjà  dans  la  tradition  orale  ou  écrite. 
La  légende  dorée  cependant  ne  consiste  pas  seulement  dans 
cette  biographie ,  mais  elle  est  entremêlée  de  beaucoup  de  rela- 
tions étranges  et  naïves ,  probablement  extraites  des  Gesta 
Longobardortjm  et  autres  sources  trop  obscures  et  trop  volu- 
mineuses pour  être  aisément  recherchées  j  mais  il  est  de  fait 
qu'un  des  titres  primitifs  de  la  Legekda  aurea  était  bien 
THistoria  lombardica.  L'ouvrage  de  Jacobus  fut  traduit  en 
français  par  Jean  de  Vignai,  et  c'est  l'un  des  trois  livres  dont 
l'Anglais  Caxton  tira  la  compilation  de  sa  Légende  dorée. 

L'histoire  des  saints  les  plus  remarquables  fut  successive- 
ment extraite  de  ce  grand  magasin  de  Jacobus  de  Voragine. 
Là,  nous  trouvons  la  chronique  de  Saint-Georges  et  le  Dragon 
et  celle  des  Sept  Dormans  (TEplièse,  que  Gibbon  n'a  pas  dé- 
daigné d'introduire  dans  son  histoire,  chronique  qu'on  re- 
trouve partout  et  jusque  dans  le  Koran.  La  vie  de  saint  Paul 
ermite  ,  originairement  écrite  par  saint  Jérôme,  fait  partie  de 
ces  légendes  5  un  professeur  de  Cambridge  ,1e  savant  docteur 
Porson ,  dans  ses  lettres  à  l'archidiacre  Travis ,  en  a  retracé 
les  principaux  faits.  Mais  le  protestantisme  anglais  n'a  pas  su 
reproduire  le  caractère  de  foi  et  d'éloquence  naïve,  qui  nous 
charme  et  nous  subjugue  presque  encore  dans  les  anciens 
chroniqueurs,  La  visite  de  saint  Antoine  à  saint  Paul  ermite 
est  trop  connue  pour  la  citer  ici,  surtout  après  la  poétique 
narrationdeM.de  Chateaubriand  dans  ses  Martyrs. 

Le  Trésor  de  l'ame  est  à  peu  près  dans  le  même  genre  que 
la  Légende  dorée.  Il  fut  traduit  du  latin  en  français ,  et  im- 


10  REVUE    DE    PARIS. 

primé  vers  la  fin  du  quinzième  siècle  ;  mais  il  était  composé 
depuis  deux  cents  ans.  C'est  une  collection  d'histoires  qui  se 
distinguent  en  ce  qu'elles  rapportent  plus  souvent  les  miracles 
posthumes  des  saints  que  des  prodiges  qu'ils  auraient  accom- 
plis pendant  leur  vie.  Le  plus  long  chapitre  est  celui  du  pur- 
gatoire de  saint  Patrice  ;  la  Légende  dorée  en  fait  mention  , 
mais  elle  est  ici  plus  particulièrement  détaillée  par  un  cheva- 
lier espagnol  qui  avait  été  envoyé  au  même  lieu  pour  l'expia- 
tion de  ses  péchés. 

Outre  les  légendes  des  saints,  une  espèce  de  conte  mystique, 
le  Conte  dévot  ,  soit  en  prose  soit  en  vers  ,  eut  une  véritable 
vogue  en  France  pendant  le  douzième  et  le  treizième  siècles. 
C'était  l'ouvrage  des  moines  ,  qui  voulaient  par  là  contrebalan- 
cer l'effet  des  productions  licencieuses  des  joyeux  trouvères  et 
ménestrels. 

Le  plus  ancien  recueil  de  contes  spirituels  est  attribué  par 
quelques-uns  à  Ceriton  ,  moine  anglais  du  douzième  siècle,  et 
par  d'autres  à  Hugo  de  Saint-Victor,  Parisien.  Il  contient  un 
mélange  des  fables  d'Esope  ,  avec  une  grande  variété  d'histoi- 
res pieuses  et  profanes.  Tel  est  le  conte  d'une  espèce  de  roitelet 
nommé  depuis  l'oiseau  de  saint  Martin.  Un  jour,  étant  perché 
sur  un  arbre ,  cet  animal ,  qui  a  les  jambes  longues  et  déliées  , 
s'écria  dans  la  plénitude  de  son  orgueil  :  «  Que  les  cieux  tom- 
»  bent  s'ils  veulent,  mes  jambes  sont  assez  longues  et  fortes 
»  pour  les  soutenir.  »  Au  même  instant  une  feuille  tombe  de 
l'arbre  et  le  petit  fanfaron  s'envole  à  tire  d'ailes  en  s'é- 
criant  :  a  Saint  Martin  !  saint  Martin!  secours  à  votre  pauvre 
oiseau  !  » 

Legrand  mentionne  deux  autres  recueils  le  contes  spirituels 
en  vers  français  ,  le  premier  par  Coinsi ,  ou  Comsi  ,  prieur  d'un 
monastère,  à  Soissons  ,  et  qui  mourut  en  1236.  La  plupart 
de  ces  contes  versifiés  avaient,  été  d'abord  écrits  en  latin  , 
par  Hugues  Farsi,  qui  était  aussi  un  moine  de  Soissons.  Les 
histoires  de  Farsi  se  composent  en  grande  partie  des  miracles 
accomplis  dans  le  voisiuage  de  Soissons  ,  par  la  Vierge  ou  par 
une  de  ses  pantoufles  conservée  dans  le  monastère.  Coinsi 
les  traduisit  en  rimes  françaises,  en  y  ajoutant  d'autres  sujets 
pieux  fournis  par  la  tradition  ou  inventés  par  lui-même  ,  et  il 
intitula  le  tout  :  Miracles  de  Notre  Dame\  La  diable ,  irrité 


REVUE    DE    PARIS.  11 

contre  lui  (  ainsi  que  l'auteur  nous  l'apprend  ) ,  à  cause  du  bien 
que  son  livre  devait  produire,  s'efforça  un  jour  de  l'effrayer} 
heureusement ,  il  eut  le  temps  de  faire  le  signe  de  la  croix  , 
mais  peu  après  l'ennemi  désappointé  lui  déroba  certaines  reli- 
ques précieuses  qu'il  possédait. 

Le  second  recueil  dont  parle  Legrand  est  intitulé  :  Vies  des 
Pères  ,  soit  parce  qu'il  rapporte  les  aventures  des  anachorètes  , 
soit  parce  qu'il  est  en  partie  extrait  des  Vies  des  Pères  du 
désert.  Legrand  le  proclame  bien  supérieur  à  celui  de  Coinsi, 
tant  pour  le  choix  des  sujets  que  pour  la  narration.  Il  a  donc 
fourni  à  Legrand  les  meilleures  de  ces  histoires  publiées  sous 
le  titre  de  Contes  dévots,  et  qui  forment  une  espèce  de  conti- 
nuation et  de  supplément  à  ses  Contes  et  Fabliaux. 

Mais  entre  tous  les  miracles  ,  les  plus  célèbres  furent  ceux 
de  la  Vierge.  La  Fiance  ne  resta  point  en  arrière  du  culte  rendu 
par  toute  la  chrétienté  à  celle  qui  fut  saluée  par  un  ange  et 
bénie  entre  toutes  les  femmes  ,  à  celle  qui  suivant  la  parole  de 
M.  de  Chateaubriand  ,  réunit  les  deux  états  les  plus  divins  de 
la  femme ,  la  vierge  et  la  mère.  Nombre  de  cathédrales  et  de 
monastères  lui  furent  dédiés  ,  et  elle  devint  l'objet  d'une  fer- 
vente invocation.  Elle  est  l'héroïne  des  histoires  de  Farsi ,  des 
vers  du  prieur  de  Soissons,  des  Vies  des  Pères  et  de  beau- 
coup d'autres  ,  parmi  lesquels  on  ne  peut  omettre  saint  Ber- 
nard. Tous  ces  ouvrages  attribuent  à  la  \  ierge  un  grand  amour 
pour  le  genre  humain  ,  une  puissance  presque  infinie  dans  le 
ciel  et  un  soin  très-singulier  non-seulement  des  âmes  ,  mais 
de  la  réputation  même  des  plus  grands  criminels  ,  lorsqu'ils  ont 
été  ses  serviteurs. 

On  raconte  d'une  jeune  et  jolie  nonne  ,  sacristine  dans  un 
couvent ,  et  qui ,  d'après  son  emploi ,  sonnait  les  offices  ,  qu'en 
se  rendant  à  la  cloche ,  elle  était  obligée  de  passer  par  une  gale- 
rie où  ilyavaituneimagedeluVierge,  et  quejamais  ellene  man- 
qua de  s'agenouiller  et  de  dire  un  Ave.  Mais  le  démon,  qui  avait 
comploté  la  ruine  de  cette  religieuse,  lui  souffla  dans  l'oreille 
qu'elle  serait  bien  plus  heureuse  dans  le  monde  que  dans  ce  per- 
pétuel emprisonnement;  qu'avec  les  avantages  de  jeunesse  et  de 
beauté  qu'elle  possédait ,  il  n'y  avait  point  de  plaisirs  ni  d'hon- 
neurs où  elle  ne  pût  prétendre ,  et  qu'il  serait  assez  tôt  de  s'en- 
sevelir dans  un  couvent  quand  l'âge  aurait  altéré  ses  charmes. 


12  REVUE    DE    PARIS. 

En  même  temps  le  tentateur  rendit  le  chapelain  amoureux  de 
la  religieuse,  déjà  séduite  ,  et  il  ne  fut  pas  difficile  de  lui  per- 
suader de  se  laisser  enlever.  A  cet  effet ,  le  chapelain  fixa  un 
rendez-vous  pour  la  nuit  suivante  ,  à  la  porte  du  couvent.  Au 
moment  marqué,  la  nonne  quitta  sa  cellule;  mais,  ayant 
traversé  la  galerie  et  dit  son  Ave  à  la  Vierge  comme  à  l'ordi- 
naire, elle  trouva  à  la  porte  une  femme  d'un  aspect  sévère, 
qui  ne  lui  permit  point  de  franchir  le  seuil.  Le  lendemain  ,  la 
même  prière  ayant  été  répétée  ,  le  même  obstacle  se  repré- 
senta. Le  chapelain  ,  qui  commençait  à  s'impatienter  ,  envoya 
un  message  de  plainte.  Mais  ayant  appris  le  motif  de  sa  maî- 
tresse pour  ne  pas  tenir  son  engagement ,  il  lui  conseilla  de 
ne  point  dire  VAve  Maria  en  passant  par  la  galerie  ,  et  même 
de  tourner  le  dos  à  l'image  de  la  sainte  Vierge.  Notre  nonne 
n'était  pas  assez  endurcie  poursuivre  ces  instructions  à  la  lettre  : 
elle  trouva  un  autre  chemin  pour  aller  au  rendez-vous,  en 
sorte  qu'il  n'y  eut  plus  d'obstacle  à  sa  fuite  avec  le  chapelain. 
Cependant  les  Ave  qu'elle  avait  dits  depuis  son  entrée  au 
couvent  ne  furent  point  perdus.  Notre  Dame  ,dar.s  l'espoir  de 
son  retour,  fit  en  sorte  que  la  honte  de  sa  fidèle  servante  ne  fût 
point  divulguée  ;  elle  prit  la  figure  et  les  habits  de  la  fugitive 
et  pendant  son  absence  elle  remplit  exactement  tous  ses  em- 
plois ,  rangeant  la  sacristie  ,  sonnant  les  cloches  ,  allumant 
les  cierges  ,  et  chantant  dans  le  chœur. 

Après  dix  années  passées  dans  le  tourbillon  du  monde  ,  la 
nonne  fatiguée  de  son  nouvel  esclavage  ,  abandonna  le  com- 
pagnon de  sa  fuite,  et  conçut  le  dessein  de  retourner  au  mo- 
nastère et  à  la  pénitence.  S'étant  mise  en  route  ,  elle  s'arrêta 
un  soir  dans  une  maison  peu  éloignée  du  couvent,  où  elle  reçut 
une  charitable  hospitalité.  Pendant  le  souper,  après  divers 
sujets  de  conversation ,  elle  saisit  l'occasion  de  demander  ce 
qu'on  disait  de  la  sacristine  du  monastère  voisin  ,  qui  s'était 
enftiie ,  environ  dix  ans  auparavant,  avec  le  chapelain.  La 
maîtresse  de  la  maison  fut  très-scandalisée  de  cette  question  , 
et  répondit  que  jamais  plus  pure  vertu  n'avait  été  si  outrageu- 
sement calomniée  ,  que  la  religieuse  en  question  était  un  par- 
fait modèle  de  sainteté,  et  que  le  ciel  même  semblait  lui  ren- 
dre témoignage,  en  permettant  qu'elle  opérât  journellement 
des  miracles. 


REVUE     DE    PARIS.  13 

Ce  discours  fut  un  mystère  pour  la  pénitente  ;  elle  passa  la 
nuit  en  prières  ,  et  le  matin  ,  dans  une  grande  agitation  ,  elle 
était  à  la  porte  du  couvent.  Une  religieuse  parut  et  lui  de- 
manda son  nom.  «  Je  suis  une  pécheresse  ,  répondit-elle,  et 
je  Tiens  faire  pénitence.  »  Puis  elle  avoua  sa  fuite  et  toutes  les 
erreurs  de  sa  vie.  «  Et  moi ,  repartit  la  prétendue  tourière  ,  je 
3)  suis  Marie  ,  que  vous  avez  longtemps  fidèlement  servie  ,  et 
qui,  en  retour,  ai  caché  votre  honte.  »  La  Vierge  alors  lui 
raconta  qu'elle  avait  rempli  les  devoirs  de  sa  charge  ;  elle  l'ex- 
horta au  repentir  ,  et  lui  rendit  les  saints  hahits  qu'elle  avait 
laissés  en  fuyant;  après  quoi  elle  disparut,  et  la  religieuse  reprit 
ses  fonctions  de  tourière  sans  que  personne  soupçonnât  ce  qui 
s'était  passé;  jamais  on  ne  l'aurait  su,  si  elle-même  ne  l'avait 
découvert.  Les  sœurs  ne  l'en  aimèrent  que  davantage  ,  et  l'es- 
timèrent doublement  pour  avoir  obtenu  une  si  spéciale  pro- 
tection de  la  mère  de  Dieu. 

La  Vierge  est  l'héroïne  de  ces  compositions  ;  mais  c'est  le 
diable  qui  en  est  le  principal  acteur.  —  Les  moines  d'un  certain 
monastère  souhaitaient  d'orner  la  porte  de  leur  église.  Un 
d'eux ,  qui  était  sacriste  ,  peintre  et  sculpteur  ,  y  plaça  une 
superbe  statue  de  la  Vierge  ,  au-dessous  de  laquelle  il  mit , 
suivant  l'usage,  un  tableau  représentant  le  jugement  dernier. 
On  y  voyait  Notre  Seigneur  avec  les  élus  à  sa  droite  et  les  dam- 
nés à  sa  gauche.  Parmi  ces  derniers  était  Satan  ,  armé  d'un 
croc  de  fer  ,  et  si  horrible  que  personne  ne  pouvait  le  regarder 
sans  frissonner  d'épouvante.  L'original,  offensé  de  la  liberté 
qu'on  avait  prise  de  lui  faire  un  tel  portrait ,  vint  un  jour  trou- 
ver l'artiste  et  lui  demander  pourquoi  il  l'avait  si  maltraité. 
Le  sacriste  lui  dit  franchement  que  c'était  en  raison  du  peu  de 
goût  qu'il  avait  pour  lui  et  dans  le  but  formel  de  le  rendre 
odieux.  A  cette  réponse  peu  satisfaisante,  Satan  le  menaça  de 
sa  vengeance  s'il  ne  changeait  sa  figure  dans  le  courant  du  jour. 
Le  lendemain  matin,  quand  le  diable  vint  pour  examiner  les 
changemens,  il  trouva  le  sacriste  monté  sur  un  échafaudage 
et  dans  l'action  de  lui  ajouter  de  nouvelles  laideurs.  <c  Puis- 
)>  que  tu  veux  que  nous  soyons  ennemis,  s'écria  le  démon  plein 
»  de  rage  ,  voyons  comment  tu  sauteras  d'ici  ;  et  en  même 
temps  il  renversa  l'échafaud  ;  mais  le  sacriste  appelant  la  Vierge 
à  son  secours  ,  la  statue  lui  tendit  les  bras  pour  le  soutenir, 

5  2 


14  REVUE   DE     PARIS. 

et  après  l'avoir  tenu  quelque  temps  en  l'air  pour  donner  à 
tous  les  assistansle  loisir  d'admirer  ce  miracle,  elle  le  descendit 
doucement  sur  le  sol,  à  la  grande  honte  et  mystification  de 
Satan.  Néanmoins  il  ne  renonça  pas  à  sa  vengeance  ,  et 
adopta  un  nouveau  plan  ,  qui  faisait  plus  d'honneur  à  son  génie 
que  le  renversement  de  l'échafaudage. 

Il  y  avait  dans  le  voisinage  du  monastère  une  veuve  jeune 
et  dévote.  Le  tentateur  excita  entre  elle  et  le  sacristain  un  mu- 
tuel attachement.  Les  amans  concertèrent  de  fuir  à  une  terre 
étrangère  ,  et  le  moine  joignit  à  ce  projet  celui  d'emporter  les 
trésors  du  couvent.  Ils  partirent  à  l'heure  convenue  ,  et  le  sa- 
cristain ,  suivant  son  plan ,  traînait  après  lui  croix  ,  calices  , 
encensoirs  5  mais  le  démon  faisait  le  guet ,  et  à  peine  son 
ennemi  fut-il  hors  du  monastère  qu'il  courut  dans  les  dortoirs, 
en  criant  qu'un  moine  emportait  les  trésors  de  l'abbaye.  Les 
fugitifs  aussitôt  furent  poursuivis  et  pris.  Cependant  la  dame 
fut  remise  en  liberté  ,  et  le  sacriste  seul  conduit  dans  on  cachot. 
Là  le  diable  lui  apparut  bien  vite  pour  insulter  à  son  infor- 
tune 5  mais  en  même  temps  il  lui  proposa  un  moyen  de  récon- 
ciliation. «  Efface  ,  lui  dit-il,  la  vilaine  figure  que  tu  as 
»  peinte  ,  fais-m'en  une  belle  ,  et  je  promets  de  te  tirer  d'em- 
3>  barras.  »  Cette  offre  tenta  le  prisonnier.  Aussitôt  ses  chaînes 
tombèrent,  et  il  put  aller  se  coucher  dans  sa  cellule.  Le  len- 
demain matin  ,  l'étonnement  de  ses  frères  fut  extrême  de  le 
voir  au  large  ,  et ,  comme  si  de  rien  n'était ,  vaquant  à  ses  occu- 
pations ordinaires.  On  le  prit  de  nouveau,  et  on  le  ramena 
dans  le  cachot  j  mais  quelle  nouvelle  surprise  d'y  trouver  à  la 
place  du  sacriste  le  diable  ,1a  tête  baissée,  les  bras  croisés  sur 
la  poitrine,  dans  toute  l'apparence  de  la  contrition.  La  chose 
ayant  été  rapportée  à  l'abhé ,  il  vint  en  procession  au  cachot 
avec  la  croix  et  l'eau  bénite  ;  Nolens ,  volens  ,  Satan  fut  obligé 
do  déloger  ;  mais  il  signala  son  départ  en  saisissant  l'abbé  par 
son  capuchon  ,  et  l'emportant  avec  lui  en  l'air.  Heureusement 
pour  le  révérend,  il  était  si  maigre  qu'il  glissa  à  travers  ses 
habits  ,  et  tomba  nu  au  milieu  de  l'assemblée.  L'ennemi  ne  put 
emporter  que  la  défroque  ,  qui  aurait  pu  lui  servir  de  dégui- 
sement sans  ses  cornes  ,  qui  le  trahissaient  toujours. 

Il  parut  évident  que  le  vol  avait  été  commis  par  le  démon  , 
sous  la  figure  du  sacriste,  qui  bientôt  après  remplit   sa  pro- 


REVUE    DE    PARTS.  15 

ruesse  de  faire  une  belle  image  de  son  ancien  ennemi,  devenu 
son  bienfaiteur,  u  Cette  histoire,  dit  l'auteur,  était  lue  cha- 
que année  dans  le  monastère  des  moines  blancs  pour  leur  édi- 
fication. »  Quoi  qu'il  en  soit  des  défauts  ou  du  mérite  de  ces 
écrits,  ils  se  transmirent  de  génération  en  génération  ,  et  fu- 
rent souvent  copiés  dans  les  ouvrages  ascétiques  des  siècles 
suivans.  De  l'ombre  du  cloître,  où  iîs  avaient  pris  naissance, 
ils  passèrent  dans  le  sein  des  familles.  L'usage  s'introduisit 
aussi  d'en  faire  des  citations  dans  les  églises.  Une  longue  et  cu- 
rieuse histoire  de  cette  sorte,  au  sujet  d'un  évêque  dissolu, 
nommé  Edea ,  se  trouve  dans  un  des  sermons  de  Justitia  de 
Maillard  ,  prédicateur  du  quinzième  siècle.  En  1389,  il  parut 
à  Paris  un  système  de  théologie  intitulé  Doctrine  de  Sapyence, 
où  l'apologue  et  la  parabole  surabondent.  L'an  1480  environ  , 
un  dominicain  publia  une  espèce  de  dictionnaire  d'exemples 
pour  la  composition  des  sermons,  et  il  nous  informe  dans  un 
prologue  que  les  discours  de  saint  Dominique  étaient  riches 
en  anecdotes  de  ce  genre. 

Ceux  du  petit  père  André,  sous  Henri  IV,  sont  peut-être 
trop  connus  pour  les  rapporter  ici.  C'est  lui  qui  ne  défendait 
point  aux  dames  de  danser,  mais  qui  leur  disait  de  danser 
comme  la  sainte  Vierge,  et  tenant  son  surplis,  il  leur  figu- 
rait du  haut  de  sa  cbaire  la  manière  modeste  et  composée 
dont  la  sainte  Vierge  dansa  la  prétentaine  aux  noces  de  Cana. 
Il  ne  tarissait  point  sur  les  avantages  de  la  dévotion  à  cette 
divine  mère  ,  et  il  racontait  entre  autres  exemples  celui  d'un 
homme  qui  disait  le  rosaire  tous  les  jours  ,  et  qui  mourut  su- 
bitement, ce  dont  le  diable  profita  pour  l'escamoter  en  enfer. 
Or  donc,  la  sainte  Vierge  n'entendant  point  monter  jusqu'à 
elle  le  rosaire  accoutumé,  s'informa  de  ce  qui  pouvait  en  être 
la  cause,  et  l'apprenant  de  ses  suivantes,  elle  s'écria,  outrée 
de  douleur:  te  Est-il  possible  que  mon  fils  ait  permis  un  tel 
méfait  sur  un  de  mes  plus  zélés  serviteurs  ?  Vite  ,  allons  lui  en 
demander  raison.  Donnez-moi  ma  robe  bleu  céleste  et  mon 
mantelet  de  taffetas  rose;  vite,  à  la  cour  de  mon  fils!  »  Notre 
Seigneur,  comme  on  le  pense  bien,  fut  très-sensible  aux 
plaintes  de  sa  mère.  On  fit  venir  Satan  ;  on  lui  demanda  com- 
ment il  avait  eu  l'audace  de  s'emparer  d'un  tel  dévot  du  saint 
rosaire.  Satan  nia  que  le   défunt   en  eût  véritablement  récité 


16  REVUE  DE  PARIS. 

autant  qu'on  lui  en  attribuait.  «  Eh  bien  !  reprit  la  Vierge  , 
que  tous  ceux  qu'il  a  dits  se  trouvent  en  ce  moment  sur  lui  ! 
Allez  me  chercher  le  premier  grain,  et  nous  verrons  !  »  — Ef- 
fectivement on  apporta  entre  les  mains  de  la  Vierge  le  com- 
mencement du  rosaire,  qui  formait  une  chaîne  si  longue  que 
par  ce  moyen  elle  attira  son  serviteur  de  l'enfer  au  ciel. 

Le  petit  père  André  faisait  volontiers  sa  partie  de  cartes. 
Ayant  été  surpris  dans  ce  délassement  par  la  cloche  qui  l'ap- 
pelait en  chaire,  il  s'y  rendit  en  serrant  précipitamment  son 
jeu  de  cartes  dans  sa  manche  ;  mais  à  peine  eut-il  fait  quel- 
ques gestes,  que  toutes  les  cartes  défilèrent  par  terre.  Alors 
le  prédicateur  interpella  un  garçon  de  dix  ans  qui  se  tenait 
près  de  la  chaire,  ic  Qu'est-ce  que  cela?  lui  demanda-t-il. — 
Le  roi  de  trèfle. — Et  celui-ci  ?  —  Le  roi  de  carreau,  etc.,  etc.  » 
Il  répondait  encore,  au  grand  étonnement  de  l'auditoire  qui 
examinait  cette  scène  ,  quand  le  petit  père  André  s'écria  tout- 
à-coup  :  «  Honte  à  vous  ,  pères  et  mères!  voilà  un  enfant  qui 
connaît  les  jeux  de  cartes  ;  que  je  l'interroge  sur  sa  religion 
il  ne  saura  pas  me  répondre.  »  Et  il  leur  fit  une  très-bonne 
morale  à  ce  sujet  qui  remplaça  le  sermon  qu'il  avait  préparé. 


ART  DRAMATIQUE. 


LA    TRAGEDIE    DE   SENEOUE 


LA  TRAGÉDIE  DE  RECETTE. 


Dans  cette  espèce  de  tragédie,  la  recette  est  tout  j  la  tragé- 
die n'est  rien . 

La  recette  consiste  dans  l'emploi  par  doses  égales  ou  à  peu 
près  des  trois  grandes  sources  de  développemens  enseignés 
dans  les  écoles  : 

1°  la  description  ; 

2°  la  déclamation  ; 

3°  les  sentences  philosophiques. 

La  tragédie  est  le  cadre  dans  lequel  on  mêle  et  distribue  ces 

(')  Voir  le  premier  article  dans  le  volume  précédent. 


18  REVUE    DE    PARIS. 

trois  élémens,  soit  pour  en  faire  l'objet  d'une  lecture  publique , 
soit  pour  s'exercera  l'art  oratoire;  car  les  rhéteurs  recomman- 
dent à  ceux  qui  aspirent  à  la  gloire  de  l'éloquence  la  culture 
de  la  poésie  et  particulièrement  de  la  poésie  dramatique, 
comme  prêtant  plus  que  toute  autre  à  la  passion  ,  aux  mou- 
vemcns  ,  à  l'appareil  oratoire,  au  trait,  qui  est  le  heau  de 
cette  époque. 

Chercher  un  art  dramatique  dans  les  tragédies  dites  de  Sé- 
nèque ,  ce  serait  tout  à  la  fois  perdre  son  temps  et  se  donner 
fort  inutilement  le  facile  avantage  de  critiquer  le  poète  pour 
des  fautes  qu'il  a  voulu  faire.  Il  y  aurait  dans  ces  tragédies 
un  mélange  monstrueux  d'ineptie  et  de  vrai  talent,  trop  diffi- 
cile à  expliquer.  Sénèque  pouvait  n'être  pas  propre  au  drame 
sérieux;  mais  il  est  sûr  qu'il  n'en  pouvait  ignorer  les  règles,  je 
dis  les  principales  et  les  plus  vulgaires.  Si  donc  il  les  a  violées 
ou  négligées,  c'est  bien  sciemment;  c'est  que,  visant  aux  mor- 
ceaux brillans  et  point  à  un  ensemble  ,  il  s'est  peu  embarrassé 
de  l'arrangement  dramatique  de  ces  morceaux  ,  et  les  a  mis  à 
la  suite  les  uns  des  autres,  sans  autre  fil  que  son  caprice.  Il 
est  aisé  de  voir,  en  effet,  que  c'est  bien  volontairement  qu'il 
n'y  a  nulle  conduite  dans  ses  pièces,  nul  lien  entre  les  scènes  , 
nulle  préparation  des  événemens  ;  que  les  entrées  et  les  sorties 
n'y  sont  point  motivées  ;  que  l'intrigue  s'y  dénoue  quelquefois 
au  premier  acte,  quelquefois  au  premier  et  au  second,  ce  qui 
n'empêche  pas  la  pièce  d'aller  jusqu'au  cinquième  ;  qu'il  n'y 
a  ni  gradation  ni  intérêt,  toutes  choses  capitales  ,  dont  on  ne 
se  dispense  que  quand  on  le  veut  bien,  ou  quand  on  est  dé- 
pourvu d'esprit  et  de  sens  ,  ce  qui  ne  peut  se  dire  de  l'auteur 
de  ces  tragédies. 

Mais  ce  que  le  poète  n'a  pas  pu  ne  pas  vouloir  faire  ,  c'est 
apparemment  peindre  des  passions  et  leur  prêter  un  langage, 
faire  converser  entre  eux  des  interlocuteurs  animés  d'intérêts 
ou  d'affections  contraires,  décrire  certains  états  de  l'ame,  exci- 
ter la  terreur  ou  la  pitié, sinon  par  un  enchaînement  de  situations 
intéressantes,  du  moins  par  des  traits  amenés  à  propos  ;  faire 
parler  des  personnages  qui  aiment,  qui  haïssent,  qui  souffrent, 
qui  meurent;  produire  enfin  successivement,  d'une  manière 
ou  d'une  autre, toutes  les  émotions  qui  doivent  résulter,  sinon 
d'une  tragédie  ,  du  moins  d'un  sujet  tragique;  et  c'est  par  cette 


REVUE    DE    PARIS.  19 

intention  seulement  que  les  tragédies  de  Sénèque  justifient 
leur  nom.  Quant  à  les  juger  comme  œuvres  d'art ,  je  le  répète, 
ce  serait  prostituer  la  critique. 

Cette  négligence  des  premiers  principes  de  l'art  dramatique, 
qui  serait  si  choquante  si  elle  n'était  pas  volontaire,  s'explique 
par  deux  raisons  naturelles.  La  première  ,  c'est  que  ces  pièces 
n'étaient  point  destinées  à  la  représentation:  c'était  du  drame 
inédit,  de  la  tragédie  de  cabinet,  destinée  tout  au  plus  à  la 
lecture,  et  pouvant  se  passer  de  presque  toutes  les  conditions 
d'intérêt,  de  conduite  ,  d'émotion  croissante,  sans  lesquelles 
une  tragédie  représentée  ne  se  supporterait  pas.  La  seconde 
raison,  c'est  que  le  poète  ne  voulait  pas  ,  pour  la  seule  publi- 
cité des  lectures  ,  prendre  la  peine  de  faire  tout-à-fait  une 
tragédie.  C'est  cette  paresse  des  temps  de  décadence  qui  con- 
siste à  faire  beaucoup  et  à  faire  vite,  la  paresse  des  ar délions , 
dont  parle  Phèdre  ,  qui .  faisant  beaucoup,  ne  font  rien  :  milita 
agendo,  nïliil  agunt ;  la  paresse  que  Quintilien  reproche  si 
finement  à  Sénèque,  lequel  avait  le  tort,  dit-il,  «  de  ne  rien 
»  omettre  ,  d'aimer  tout  ce  qui  sortait  de  lui,  de  s'étendre 
»  pour  ne  pas  perdre  du  temps  à  se  serrer  (')  ;  m  paresse  très- 
occupée  ,  mais  très-peu  laborieuse  ;  qui  ne  se  repose  pas, 
mais  qui  ne  se  fatigue  pas  ;  qui  fait  beaucoup  de  mouvemens , 
mais  ne  change  pas  de  place  5  paresse  qui  ne  ressemble  nul- 
lement à  celle  de  Racine,  lequel  mettait  des  années  entre 
chacune  de  ses  tragédies ,  et  faisait  Athalie  après  un  repos 
de  douze  ans. 

Au  reste,  quand  on  aura  vu  de  quelle  manière  les  écoles  de 
déclamation  entendaient  toutes  les  affections  qui  jouent  les 
rôles  principaux  dans  la  tragédie,  on  comprendra  très-bien 
que  la  négligence  et  peut-être  même  le  mépris  de  l'art  aient 
été  systématiques  ,  à  une  époque  où  l'on  présentait  de  si  faus- 
ses images  du  cœur  humain.  Il  est  rare  ,  en  effet ,  que  là  où 
la  vérité  éternelle  a  cessé  d'être  comprise ,  l'art  ne  soit  pas  né- 
gligé ou  méprisé  ,  et  que  l'arrangement  survive  là  où  le  fond 
a  péri. 

Il  paraît  cependant  que  les  tragédies  de  Pomponius  Secun- 
dus,  contemporain  de  Sénèque  ,   étaient  des  ouvrages  distin- 

(l)  Instit. ,  X,  1 ,  120. 


20  REVUE    DE    PARIS. 

gués;  *c  mais  ,  dit^Quintilien  ,  nos  vieillards  les  louent  moins 
»  pour  leurs  effets  tragiques  que  pour  beaucoup  d'érudition 
et  de  brillant  (').  »  Alors  cela  revient  au  même;  seulement,  à  la 
différence  de  Sénèque,  où  le  fond  est  presque  toujours  faux, 
et  l'arrangement  nul,  Pomponius  Secundus  donnait  beaucoup 
à  l'arrangement  et  peu  au  fond.  L'un  ne  vaut  guère  mieux 
que  l'autre.  Dans  les  époques  de  décadence  ,  nous  trouvons 
souvent  ces  deux  préoccupations  contradictoires  dans  les  écri- 
vains. Ceux-ci  ne  sont  occupés  que  de  la  partie  matérielle  de 
l'art,  de  l'arrangement  ;  ceux-là  ne  visent  qu'aux  effets,  coûte 
qui  coûte  à  l'art.  Les  uns  et  les  autres  sont  à  la  même  distance 
du  beau  et  du  bon. 

Mais  voyons  comment  les  écoles  de  déclamation  entendent 
le  cœur  humain. 

Le  cœur  humain,  tel  qu'on  l'apprend  dans  les  écoles,  ce 
n'est  plus  (  qu'on  me  passe  ce  jeu  de  mots  )  que  l'esprit  humain 
dans  sa  plus  grande  corruption.  Il  n'y  faut  pas  chercher  do 
sentimens  doux,  de  scrupules,  de  délicatesses  infinies,  de 
modération  ;  secrets  dont  on  a  perdu  la  voie  depuis  le  siècle 
de  Virgile. Dans  cette  littérature  exagérée,  frénétique,  et,  qui  pis 
est ,  frénétique  à  froid ,  il  n'y  a  pas  un  langage  pour  la  pudeur,  ni 
pour  l'amour  chaste,  ni  pour  la  piété  filiale,  ni  pour  la  patience: 
ce  sont  vertus  inconnues  à  l'époque  de  Sénèque.  Les  vertus 
qu'on  y  connaît  et  qu'on  y  aime  sont  celles  qui  posent  devant  le 
public,  qui  font  des  mines ,  qui  ont  des  souffrances  théâtrales: 
pour  celles-là  la  langue  est  riche  ,  laconique  ,  sentencieuse  ; 
elle  fait  à  merveille  les  honneurs  de  ces  vertus  guindées  ;  elle 
se  hérisse  po  ur  tous  ces  courages  hautains  et  pleins  de  morgue  ; 
elle  tonne  pour  ces  furieux  emphatiques  ;  elle  se  fait  fatueuse 
et  solennelle  pour  ces  mourans  qui  convient  l'univers  entier  à 
leurs  funérailles. 

Dans  les  tragédies  de  Sénèque,  l'amour  ,  c'est  l'amour  sen- 
suel ,  cynique  ,  impudent;  c'est  le  désir  qui  ne  peut  pas  par- 
venir à  cacher  son  impureté  sous  le  voile  de  quelques  souf- 
frances exagérées  ,  qui  n'excitent  point  la  sympathie.  Phèdre 
n'est  pas  amoureuse  d'Hippolyte,  elle  en  a  envie;  elle  aime 
cette  couleur  de  santé  qui  embellit  son  visage,  ces  bras  vigou- 

(')  Instit.  ,X,  i ,  98. 


REVUE    DE    PARIS.  Zl 

reux,  dont  l'étreinte  serait  si  molle  ,  cette  belle  tête,  dont  la 
chevelure  est  serrée  dans  des  bandelettes  (l).  Grand  merci 
qu'elle  ne  nous  parle  pas  des  épaules  d'Hippolyte!  La  même 
femme  ordonne  à  ses  esclaves  de  l'habiller  en  amazone  :  pour- 
quoi? Pour  rappeler  à  Hippolyte  l'amazone  sa  mère  (*).  La 
même  femme  envie  les  amours  de  Pasiphaë  et  d'un  taureau  ! 

Du  inoins,  s'écrie-t-elle  ,  Pasiphaë  était  aimée  (3)  ! L'art 

grec  avait  donné  à  Sénèque  une  Phèdre  chaste  et  malheu- 
reuse, à  laquelle  les  dieux  ont  imposé  un  amour  incestueux, 
mais  qui  oppose  à  cet  amour  toutes  les  répugnances  du  senti- 
ment moral ,  et  n'est  vaincue ,  à  la  fin  ,  que  parce  qu'elle  est 
moins  forte  que  les  dieux.  Dans  la  Phèdre  d'Euripide ,  l'amour 
est  un  poison  versé  dans  son  cœur  par  une  divinité  ennemie 
Dès  qu'elle  s'est  sentie  coupable,  elle  a  essayé  de  secouer  le 
joug  5  mais,  se  voyant  la  plus  faible,  elle  a  pris  la  résolution 
de  mourir ,  et  d'emporter  avec  elle  dans  la  tombe  son  fatal 
secret.  A  la  fin  ,  pressée  par  sa  nourrice  ,  qui  lui  demande  la 
cause  de  ses  souffrances,  elle  laisse  entrevoir  cet  amour,  mais 
avec  quel  mélange  délicat  de  pudeur  et  de  passion  (4)  !  Elle 
aussi  parle  de  Pasiphaë,  sa  mère;  mais,  au  lieu  d'envier  ses 
plaisirs  monstrueux,  elle  en  parle  avec  pitié;  elle  n'avoue 
pas  crûment  qu'elle  a  du  plaisir  à  aimer,  mais  qu'elle  souffre 
delà  même  fatalité  honteuse  que  Pasiphaë,  sa  mère:  elle 
songe  bien  plus  à  ce  qu'elle  a  perdu  d'innocence  et  de  vertu 
qu'au  bonheur  impur  que  lui  donnerait  un  amour  partagé. 

Dans  la  pièce  de  Sénèque,  Phèdre  est  combattue  par  sa 
nourrice  ;  mais  elle  n'en  est  que  plus  opiniâtre  ;  on  ne  la  fait 
pas  rougir  en  la  blâmant:  on  l'excite.  Dans  la  pièce  d'Euri- 
pide, la  nourrice  transige;  elle  accorde  qu'une  faible  femme 
ne  peut  pas  tenir  tête  à  Vénus  ;  mais  Phèdre  n'ose  pas  profiter 
de  ce  funeste  secours  :  elle  rougit  de  se  voir  excusée.  Dans  le 
grec ,  Phèdre ,  justifiée  et  presque  encouragée  par  sa  nourrice , 
n'en  persiste  pas  moins  à  mourir.  Dans  le  latin,  Phèdre  fait 
semblant  de  vouloir  mourir  pour  corrompre  la  sienne  ;  et  celle- 

(l)  Phœd.,  act.  II,  646  et  seqq. 
(')  Ibid.,  386. 

(3)  Hippolyt, ,  act.  I,  v.  1 15. 

(4)  Eurip. ,  Hippolyt.,  v.  3Ô7  et  seqq. 


22  REVUE    DE    PARIS. 

ci,  en  effet,  y  est  si  bien  prise ,  qu'elle  se  fait  l'entremet- 
teuse de  ces  sales  amours.  Lequel  des  deux  poètes  a  mieux 
connu  le  cœur  humain? —  Les  deux  Phèdres  sont  vraies,  je 
le  veux  bien;  mais  celle  d'Euripide  est  une  femme:  celle  de 
Sénèque  n'est  qu'une  prostituée. 

C'est  ainsi  que  Sénèque  a  défiguré  toutes  les  femmes  du 
théâtre  grec.  Sophocle  lui  avait  donné  Déjanire,  comme  Eu- 
ripide Phèdre.  Déjanire,  c'est  la  pauvre  femme,  aimant  et 
jalouse,  mais  plus  aimante  encore  que  jalouse,  qui,  voyant 
arriver  dans  la  maison  de  son  mari  une  jeune  captive,  belle, 
gracieuse,  fait  de  tristes  retours  sur  elle-même  ,  sur  son  âge, 
qui  penche  vers  son  déclin  ,  sur  cette  fêta'  du  regard  qu'elle 
n'a  plus  ,  et  qu'a  la  jeune  captive  (').  Vous  la  voyez  patiente , 
résignée  ;  mais  pourtant  elle  ne  serait  pas  femme  ,  si  elle 
supportait  sous  le  toit  nuptial ,  dans  le  lit  de  son  mari,  une  ri- 
vale plus  jeune  et  plus  belle.  Elle  ne  s'emporte  pas  contre 
cette  rivale  préférée,  elle  ne  la  maudit  pas.  «  Une  femme  de 
cœur,  dit  elle,  ne  doit  point  se  mettre  en  colère  (2)!  »  La 
jalousie  de  Déjanire  est  pleine  de  dignité  et  de  patience;  ce 
n'est  point  par  elle  que  le  scandale  entrera  dans  la  maison 
d'Hercule.  Mais  comment  reprendra-t-elle  à  lole  le  cœur  de 
son  époux  ?  Le  centaure  Nessus  lui  a  donné  en  mourant  une 
robe  qui  a  la  vertu  ,  avait-il  dit ,  de  réveiller  l'amour  éteint  : 
mais  Nessus  l'a  trompée  ;  cette  robe  ne  réveille  pas  l'amour 
éteint,  elle  brûle  les  os  jusqu'à  la  moelle.  Déjanire  envoie  la 
robe  à  Hercule  ,  croyant  lui  envoyer  un  philtre  amoureux. 
Mais  bientôt  elle  apprend  qu'Hercule  meurt  dans  d'affreuses 
souffrances;  alors  elle  s'en  va  ,  ayant  dans  le  cœur  la  volonté 
de  ne  pas  survivre  à  Hercule,  et  elle  se  tue.  La  manière  dont 
elle  quitte  la  scène  est  d'un  grand  effet  tragique.  Hillus  ,  le  fils 
d'Hercule,  qui  est  aussi  le  sien  ,  lui  reproche  les  tortures  de 
son  père  ;  Déjanire  commence  par  protester:  «.  Que  dis-tu? 
ô  mon  fils  !  et  de  qui  as-tu  appris  que  j'ai  pu  commettre  un  tel 
crime  (3)  ?»  Hillus  l'accable  sans  pitié  de  tous  les  détails  du 
supplice  d'Hercule.  Alors  elle  ne  répond  plus  rien;  mais  à  la  fin 

(')  Trachin. ,  557. 
(2)  Ibid.,  562. 
{ijlbid.,   7 57. 


REVUE    DE    PARIS.  23 

du  récit  d'Hillus ,  elle  sort,  et  le  cœur  lui  dit  :  «  Pourquoi  t'en 
vas-tu  sans  rien  dire  ?  Ne  sais-tu  pas  que  celui  qui  se  tait 
s'avoue  coupable  (')?  »  Une  vieille  femme  du  palais  vient  ré- 
pondre au  choeur  pour  Déjanire  quelle  a  franchi  d'un  pas 
ferme  le  dernier  passage  (2). 

Que  n'a  pas  fuit  Sénèque  pour  gâter  la  douce  et  patiente 
Déjanire  de  Sophocle  ?  Comme  sa  Phèdre  a  tout  le  cvnisme 
de  l'amour  physique,  sa  Déjanire  en  a  toute  la  jalousie.  La 
Déjanire  de  l'art  grec  ne  se  trouve  qu'une  seule  fois  en  pré- 
sence d'Iole,  sa  rivale  ;  c'est  avant  qu'elle  ait  connu  l'amour 
d'Hercule  pour  la  jeune  fille  :  alors  rien  de  plus  touchant  que 
de  voir  quel  souci  elle  prend  de  sa  captive,  comme  elle  la 
plaint  tendrement  d'avoir  perdu  sa  liberté  et  sa  patrie,  et 
quelle  délicatesse  elle  met  à  la  faire  conduire  dans  un  endroit 
écarté  du  palais  ,  afin  de  ne  point  ajouter  à  ses  douleurs  celle 
de  voir  la  femme  de  celui  par  qui  elle  est  captive  (•").  Il  n'y 
avait  pas  de  risque  que  Sophocle  nous  donnât  le  spectacle  in- 
décent de  la  femme  légitime  se  prenant  de  parole  avec  la 
concubine  ,  parce  qu'il  y  a  des  situations  ,  même  vraies  ,  que 
l'art  ne  pourrait  pas  assez  parer  ,  pour  les  rendre  touchantes 
et  morales.  Dans  la  pièce  de  Sénèque  ,  Déjanire  se  trouve 
face  à  face  avec  sa  rivale  ,  et  il  faut  bien  alors  que  la  femme 
légitime  qui  s'expose  ainsi  à  rencontrer  la  concubine  soit  à  la 
hauteur  d'une  situation  qu'elle  n'a  pas  eu  la  dignité  d'éviter. 
Sénèque  s'est  chargé  lui-même  de  la  comparer  d'abord  à  une 
tigresse  pleine  qui  sciante  à  l'aspect  du  chasseur  5  et ,  en  se- 
cond lieu  ,  à  une  bacchante  qui  porte  le  dieu  dans  son  sein  , 
et  qui  agite  le  thyrse.  Déjanire  hésite  un  moment,  ne  sachant 
quel  chemin  prendre;  puis  elle  erre  en  furieuse  dans  tout  le 
palais,  qui  ne  lui  suffit  pas  ;  puis  elle  s'arrête,  puis  elle  court 
de  nouveau.  Quand  elle  s'est  un  peu  calmée,  elle  roule  dans 
sa  tête  mille  projets  de  vengeance;  à  la  différence  delà  Dé- 
janire grecque,  elle  pense  d'abord  à  tuer  Hercule  avant  de 
penser  à  réveiller  son  amour.  Le  désir  d'être  vengée  lui  est 
plus  cher  que  l'espérance  d'être  aimée  encore  j  elle  demande  à 

(')  Trachin.,  827. 
{*)  Ibid.,  887. 
(3)  nid.}  333. 


n 


REVUE    DE    PARIS. 


Jupiter  un  treizième  ou  quatorzième  travail  pour  Hercule, 
dans  lequel  celui-ci  succombe  ;  l'idée  de  la  robe  ne  lui  vient 
qu'en  dernier  ,  et  elle  ne  songe  à  se  faire  aimer  encore  qu'après 
qu'elle  s'est  rendue  longuement  la  plus  haïssable  des  femmes. 
Il  est  fort  heureux  que  la  robe  de  Nessus  ôte  la  vie,  au  lieu 
de  rendre  l'amour;  car  je  ne  sais  si  même  l'art  sans  nom  de 
Sénèque  eût  osé  prendre  la  responsabilité  de  nous  montrer 
Hercule  s'éprenant  de  nouveau  pour  une  femme  qui  a  de- 
mandé sa  mort  de  toutes  les  manières.  Hercule  est  consumé  par 
le  tissu  mortel ,  et  Déjanire  .  non-seulement  n'est  pas  surprise, 
mais  elle  s'indigne  qu'Hercule  soit  mort  d'une  mort  qu'elle  n'a 
point  prévue,  qu'elle  n'a  point  aidée.  Cette  furieuse  meurt 
comme  elle  a  vécu.  Elle  demande  que  toutes  les  nations  se 
réunissent  pour  l'écraser.  Sa  mort  fait  autant  de  fracas  que  sa 
jalousie. 

Il  y  a  une  figure  de  femme  que  l'art  grec  a  tracée  avec 
amour,  c'est  Antigone!  Antigone,  c'est  la  piété  filiale  sous 
le  gracieux  visage  d'une  jeune  fille.  Caractère  doux,  ingénu, 
quoique  profond;  qui  parle  peu,  et  n'a  que  des  paroles  de 
résignation  et  de  patience  ;  faible  et  frêle  jeune  fille,  jusque 
dans  ses  actions  de  courage,  qui  n'a  rien  d'exalté  dans  son 
dévouement,  parce  qu'il  ne  lui  vient  pas  dans  l'idée  qu'on 
puisse  être  forte  par-dessus  toutes  les  femmes  à  ne  faire  que 
son  devoir;  héroïne  de  tragédie  ,  qui  n'a  rien  de  l'appareil  des 
grands  rôles,  qui  passe  sur  la  scène,  guidant  un  vieillard 
aveugle  ,  et  ne  montrant  qu'à  demi  sa  figure  pâle  et  doulou- 
reuse ,  sur  laquelle  est  empreinte  la  fatalité  qui  pèse  sur 
toute  sa  famille.  Antigone,  dans  l'art  grec,  n'est  presque 
qu'un  personnage  négatif,  peu  mêlé  à  l'action  ,  si  ce  n'est  par 
sa  piété,  qui  est  immense,  mais  qui  est  silencieuse;  et  cepen- 
dant quel  type  plus  pur  l'histoire  de  la  tragédie  a-t-elle  à  nous 
montrer  ?  Faites  la  part  d'Antigone  dans  le  vaste  drame  des 
malheurs  d'OEdipe  ,  et  dans  tout  le  drame  grec;  que  cette 
part  est  petite!  Et  pourtant  quel  mystérieux  parfum  de  pudeur 
et  de  vertu  cette  jeune  fille  répand  sur  tout  le  drame  d'OEdipe, 
sur  tout  le  drame  grec  !  Il  lui  arrive  une  fois  (')  de  sortir  de 
son  silence ,  et  d'élever  un  peu  la  voix  au  milieu  des  hommesj 

(')  Dansl' Antigone  de  Sophocle. 


REVUE    DE    PARIS.  25 

c'est  quand  Créon  l'accuse  d'avoir  violé  sa  défense  en  allant 
couvrir  d'un  peu  de  poussière  le  cadavre  de  Polynice.  Elle 
demande  à  Créon  s'il  y  a  quelque  défense  ou  édit  qui  puisse 
prévaloir  contre  la  loi  éternelle  qui  veut  qu'on  ne  laisse  pas  un 
frère  sans  sépulture?  S'il  faut  qu'elle  meure  pour  avoir  rempli 
ce  devoir  ,  eh  bien!  plus  tôt  on  lui  ôtera  la  vie,  plus  tôt  on 
lui  ôtera  ses  maux.  La  religion  donne  à  ses  paroles  une  sorte 
de  fermeté  virile  :  «  Si  je  te  parais  insensée,  dit-elle  à  Créon, 
c'est  que  tu  me  juges  en  insensé  !  i>  C'est  là  la  parole  la  plu9 
haute  d'Antigone  ;  après  cela  elle  rentre  dans  les  pleurs  et 
dans  la  plainte  ;  elle  dit  adieu ,  dans  un  hymne  suave  et  virgi- 
nal, à  la  belle  ville  de  Thèbes  ,  aux  fontaines  de  Dircé  ,  à  sa 
jeunesse,  passée  dans  les  larmes,  sci7is  noces  et  sans  en  fans  ; 
elle  se  plaint  d'être  punie  de  sa  piété  par  la  prison  et  la  mort; 
puis  Sophocle  la  retire  de  la  scène ,  pour  nous  la  montrer 
plus  tard  ,  dans  la  forêt  consacrée  aux  Furies,  auprès  du  bourg 
de  Colonne,  ayant  repris  son  attitude  silencieuse,  et  ayant 
gardé  ses  larmes ,  inépuisables  comme  sa  douleur. 

Quelle  est  touchante  alors  la  pauvre  fille  qui  ne  sera  ni 
épouse  ni  mère!  Tout  son  rôle,  dans  ce  drame  final,  c'est 
d'indiquer  à  OEdipe  aveugle  ,  et  qui  va  mourir  ,  les  lieux  où 
l'a  mené  sa  destinée  errante  ;  elle  lui  dit  quels  sont  les  étran- 
gers qui  s'approchent,  s'ils  sont  amis  ou  ennemis;  elle  lui 
demande  grâce  pour  sa  sœurlsmène,  pour  son  frère  Polynice; 
elle  calme  par  quelques  paroles  l'amertume  du  vieillard  et 
l'impatience  du  jeune  homme; — et  quand  le  moment  fatal 
est  arrivé,  quand  OEdipe,  guidé  par  une  vue  intérieure,  a 
trouvé  la  place  où  il  doit  mourir,  elle  va  puiser  de  l'eau  pour 
purifier  les  vêtemens  de  son  père;  cela  fait ,  obéissante,  elle  se 
relire  :  tout-à-coup  la  foudre  éclate  ,  le  vieillard  disparaît,  en- 
levé par  les  dieux ,  et  nous  retr&nvons  Antigone  ,  à  genoux ,  la 
tête  penchée  sur  sa  poitrine,  pleurant  amèrement  celui  que 
les  dieux  ont  retiré  du  milieu  des  hommes.  Après  ce  devoir, 
il  lui  en  reste  un  dernier,  c'est  celui  de  réconcilier  ses  deux 
frères;  sa  dernière  prière  est  donc  qu'on  la  renvoie  à  Thèbes, 
pour  qu'elle  empêche  le  nouveau  crime  qui  doit  compléter 
l'expiation  d'OEdipe. 

Dans  ces  touchantes  scènes  entre  OEdipe  et  Antigone,  ce 
qu'il  faut  admirer,  c'est  le  silence  qu'elle  garde  toutes  les  fois 
9  3 


26  REVUE.    DE    PARIS. 

que  le  vieillard  revient  sur  ses  malheurs.  Antigone  écoute, 
mais  ne  répond  pas  ;  que  voulez-vous  que  réponde  la  jeune 
fille  chaste  et  pure?  Les  malheurs  d'OEdipe  sont  infâmes, 
Antigone  est  une  des  hontes  d'OEdipe;  que  peut-il  être  dit 
par  cette  fille  qui  ne  fasse  allusion  aux  souillures  de  sa  fa- 
mille? Elle  se  tait  donc;  elle  n'ose  même  pas  consoler  son 
père  ,  parce  qu'il  faudrait  pour  cela  toucher  à  ces  souillures; 
mais  elle  fait  mieux,  elle  le  soutient,  elle  l'entoure ,  elle  le 
protège  ;  les  dieux  lui  disent  par  la  voix  de  son  cœur  que  sa 
piété  pour  son  père  leur  est  agréable,  et  cela  lui  suffit;  elle 
n'ira  pas  effaroucher  sa  pudeur  en  pénétrant  le  mystère  de  ce 
lien  qui  attache  si  puissamment  la  jeune  fille  au  vieillard, 
aveugle  et  mendiant. 

Dans  Sénèque,  c'est  tout  autre  chose ,  Antigone  tient  de 
longs  discours  à  son  père.  C'est  apparemment  une  fille  d'expé- 
rience, car  elle  discute  très-pertinemment  sur  la  moralité  des 
actions.  OEdipe  se  croit  criminel ,  Antigone  lui  démontre 
qu'il  est  innocent,  malgré  les  dieux.  Qu'a-t-elle  donc  fait  de 
sa  pudeur ,  cette  jeune  fille  qui  cherche  l'innocence  dans 
des  incestes  et  dans  des  parricides,  qui  s'est  expliquée  à 
elle-même,  et  vient  expliquer  à  OEdipe  commentil  peut  être 
à  la  fois  son  père  et  son  frère,  et  être  innocent?  Quelle  fange 
il  lui  a  fallu  remuer  pour  oser  donner  à  son  père  des  consola- 
tions si  hardies!  Au  reste,  l'Antigone  de  Sénèque  n'a  pas 
approfondi  que  cette  question-là  ,  elle  a  étudié  aussi  le  pour 
et  le  contre  du  suicide  ;  elle  a  pesé  les  deux  courages  qu'il 
faut  avoir ,  soit  pour  sortir  de  la  vie,  soit  pour  la  garder,  et 
elle  donne  la  préférence  au  dernier  ;  elle  apprend  à  OEdipe  , 
le  devineur  d'énigmes  ,  que  celui  qui  désire  la  mort  n'est  pas 
de  taille  à  la  mépriser.  Tantôt  elle  accorde  ,  conformément  à 
l'Académie  ,  que  le  malheur  n'est  pas  un  motif  suffisant  pour 
s'ôter  la  vie,  tantôt  elle  redevient  stoïcienne  en  établissant 
qu'il  y  a  plus  de  courage  à  mépriser  la  mort  qu'à  la  désirer. 
C'est  d'ailleurs  une  fille  forte,  tout  à  l'action  ,  principalement 
quand  il  faudra  conduire  son  père  dans  les  rochers  et  sur  le 
bord  des  précipices.  OEdipe  veut-il  se  tenir  dans  la  plaine? 
elle  se  contentera  de  marcher  à  ses  côtés  ,  vadere.  Veut-il 
grimper  sur  les  monts  escarpés?  elle  l'y  précédera.  Lui  plaît-il 
d'aller  sur  un  roc  élevé  contempler  la  mer?  elle  l'y  conduira  ; 


REVUE     DE    PARIS. 


27 


de  franchir  un  gouffre  ,  ou  même  de  s'y  jeter?  elle  le  franchira 
ou  s'y  jettera.  Enfin,  veut-il  à  toute  force  mourir?  elle 
mourra  (')!  —  Pitié!  pitié  !  que  cette  courageuse  femme  qui  a 
l'œil  si  sec  et  lé  pied  si  agile  ,  qui  peut  faire  des  raisonnemens 
aussi  profonds  qu'un  stoïcien  ,  et  des  sauts  aussi  hardis  qu'un 
chamois!  Comment  n'y  a-t-il  eu  que  cinq  siècles  entre  l'An, 
tigone  de  l'art  grec  et  la  caricature  du  poète  latin?qu'un  siècle 
entre  la  Didon  de  Virgile,  et  les  ridicules  matrones  de  Sé- 
nèque? 

Homère  et  Virgile  avaient  donné  à  Sénèque  la  plus  tendre 
des  épouses  et  des  mères  ,  Andromaque  :  Sénèque  en  a  fait  ce 
qu'il  a  fait  de  Phèdre ,  de  Déjanire  ,  d'Antigone  ;  il  a  compris 
l'amour  maternel  comme  il  avait  compris  l'amour,  la  jalousie, 
1  héroïsme  du  devoir.  Dans  l'épopée  d'Homère  ,  dans  le  poème 
de  Virgile,  Andromaque  est  peut-être  encore  plus  mère  qu'é- 
pouse. Virgile  n'a  pas  craint  de  nous  la  montrer  mariée  à  Hé- 
lénus  :  Racine  la  fait  consentir  à  épouser  Pyrrhus  pour  con- 
server la  vie  d'Astyanax.  La  mère  l'emporte  donc  sur  l'épouse , 
et  c'est  tout  simple  ;  Hictor  3st  dans  la  tombe  ,  le  fils  d'Hector 
est  vivant,  et  n'a  d'autre  défense  qc,  »a  mère.  Entre  la  fidélité 
aux  cendres  d'un  époux,  et  le  dévouement  à  l'crphelin  sans 
défense,  quelle  femme  eût  hésité?  Toute  la  tendresse  de  l'é- 
pouse n'a  fait  que  fortifier  l'amour  de  la  mère;  Andromaque 
aime  Hector  dans  Astyanax,  et  non  pas  Astyanax  à  cause 
d'Hector.  Mais  dans  Sénèque,  le  caractère  d'Andromaque  est 
détruit,  l'épouse  l'emporte  sur  la  mère  ;  Andromaque,  forcée 
de  choisir  entre  la  démolition  du  tombeau  d'Hector  et  la  mort 
de  son  fils,  hésite,  que  dis-je?  elle  penche  pour  la  conserva- 
tion du  tombeau,  aux  dépens  de  la  vie  de  son  fils.  C'est  elle 
qui  n'aime  Astyanax  qu'à  cause  d'Hector  ;  elle  en  prend  à  té- 
moin les  dieux  (-).  Aussi  après  qu'Ulysse  a  fait  enlever  de  ses 
bras  Astyanax  pour  le  mener  à  la  mort ,  Andromaque  ,  qui  lui 
a  fait  ses  derniers  adieux,  revient  sur  la  scène  ,  et  s'v  prend  de 
querelle  avec  Hélène  ( 3)  ,  elle  dont  on  précipite  le  fils  du  haut 
d'une  tour  ,  elle  ,  moins  généreuse  qu'Hector,  qui  combattait 

(')  Sénèque,  Phœnissœ ,  passim. 

(2)  Troades,  act.  III,  v.  645. 

(3)  Troades,  act.  IV. 


28  REVUE    DE  PARIS. 

pour  les  fautes  d'Hélène,  mais  ne  l'insultait  pas  :  et,  quand 
on  vient  lui  raconter  comment  Astyanax  est  mort,  voici  tout 
ce  qu'elle  trouve  à  dire  :  «  Quel  habitant  de  Colchos ,  quel 
Scythe  vagabond  a  commis  ce  crime?  Quelle  peuplade  sans 
lois  des  bords  de  la  mer  Caspienne  a  pu  l'oser?  Jamais  le  sang 
d'un  enfant  n'a  arrosé  les  autels  du  féroce  Busiris,  jamais  Dio- 
mède  ne  donna  de  si  petits  membres  pour  pâture  à  ses  ca- 
vales..... » 

Quis  Colchus  hoc ,  qins  sedis  incerta?  Scytha 
Commisit  ?  Aut  quce  Caspium  tangens  mare 
Gens  juris  expers  ausa?  Non  Busiridis 
Puerilis  aras  sanguis  aspersit  feri  ; 
Nec  parva  gregibus  membra  Diomedes  suis 
Epulanda  posuit  (') 

Il  est  vrai  que  l'Àstyanax  de  Sénèque  n'a  que  médiocrement 
besoin  de  la  protection  maternelle  ,  lui  qui  ne  veut  pas  se  ca- 
cher dans  le  tombeau  d'Hector,  non  parce  qu'il  a  peur  d'un 
tombeau,  mais  parce  qu'il  méprise  de  honteuses  cachettes  j 
lui  qui ,  traîné  par  Ulysse  sur  le  bord  de  la  tour  d'où  il  va 
être  précipité  ,  s'échappe  des  mains  de  son  bourreau  ,  et  re- 
vendique sa  liberté  de  mourir ,  en  sautant  d'un  pied  léger  (le 
rhythme  imite  le  saut)  dans  les  royaumes  de  Priam  : 

Sponte  desiluit  sua 

In  média  Priami  régna  (2). 

Telle  mère  ,tel  fils. 

C'est  ainsi  qu'on  aime  ,  c'est  ainsi  qu'on  souffre  ,  c'est  ainsi 
qu'on  se  venge  ,  c'est  ainsi  qu'on  est  dévouée  et  courageuse 
dans  Sénèque.  Je  pourrais  prendre  tous  ses  caractères  de  fem- 
mes l'un  après  l'autre,  et  montrer  qu'il  n'a  aucune  intelligence 
de  ces  natures  délicates,  que  toutes  leurs  passions  y  sont  exa- 
gérées ,  fausses,  contradictoires  ;  qu'il  leur  donne  des  mœurs 
d'hommes ,  sans  la  force  de  les  supporter  5  qu'il  met  dans  ces 


(a)  Ibid.,  acte  V,  mo. 
(•')  Ibid. ,  acte  V,  no4. 


REVUE    DE    PARIS, 


29 


frêles  poitrines  des  fureurs  qui  les  feraient  éclater  si  ces 
fureurs  n'étaient  pas  beaucoup  plus  dans  les  mots  que  dans  les 
choses. 

Je  ne  critique  pas  les  femmes  des  dix  tragédies  au  point  de 
vue  nouveau  et  inconnu  des  anciens  ,  de  nos  institutions  so- 
ciales et  religieuses  :  le  drame  grec  ,  pas  plus  que  le  drame 
latin  ,  ne  nous  a  donné  des  caractères  de  femmes  complets.  A 
Athènes  comme  à  Rome  la  femme  n'est  pas  l'égale  de  l'homme: 
ses  malheurs  ont  moins  de  dignité,  ses  douleurs  causent  moins 
de  sympathie,    ses   larmes  sont  moins  précieuses;   le  drame 
brise  ces  pauvres  créatures  et  ne  les  plaint   pas.  Toujours  in- 
strumens  ,  soit  dans  la  main  des  dieux  ,  soit  dans  la  main  des 
hommes ,  elles  n'ont  que  la  liberté  des  pleurs  ;  toujours  en- 
traînées dans  la  fortune  des  autres ,  elles  suivent  et  ne  condui- 
sent jamais  ,  si  ce  n'est  pourtant   quand  l'homme  aveugle  et 
vieuxa  besoin  d'elles  pour  appuyer  son  bras  et  diriger  son  pied. 
A  Rome,  la  condition  de  la  femme  est  encore  plus  triste  qu'à 
Athènes.  Là  ,  la  loi  dit  que  le  mari  n'est  pas  tenu  de  pleu- 
rer sa  femme;  qu'il  ne  lui  doit  aucune  religion  du  deuil  (1).  Là  , 
l'histoire  ne  trouve  pas  un  mot  de  sympathie  pour  la  femme. 
Lucrèce    se  poignarde,  qui  songe  à  plaindre  Lucrèce?  La 
liberté  a  coûté  la  vie  à  cette  femme;  c'est  meilleur  marché 
que  si  un  homme  eût  péri.  Virginius  égorge  sa  fille  avec  le  cou- 
teau d'un  boucher  ;  voyez  si  Tite-Live  donne  quelques  regrets 
à  cette  jeune  fille  si  belle ,  à  cette  mort  si  misérable  !  Non ,  il 
compte  ce  que  ce  sang  a  rapporté  à  Rome  ,  et  non  ce  que  vaut 
une  vie  de  jeune  fille.  —  La  Didon  m'eût  étonné  d'un  Grec  , 
elle  m'étonne  bien  plus  d'un  Romain.  Enée  est  peut-être  le 
seul  homme  que  l'antiquité  ait  osé  rendre  moins  intéressant 
qu'une  femme. 

Il  serait  donc  absurde,  je  le  répète,  d'attendre  de  Sénèque 
des  caractères  de  femmes  profonds  et  compliqués ,  et  toute 
cette  richesse  de  sentimens  que  la  liberté  développe  dans 
la  femme  émancipée  des  civilisations  modernes  ;  mais  com- 
ment Sénèque  a-t-il  ôté  aux  plus  délicieuses  femmes  du  drame 

(l)  Vir  non  luget  uxorem  ,  nullam  débet  uxori  rcligionem 
luctûs. 

XDig.  ,lir.  III,  t.  n,î.9.) 
9  3. 


30  REVUE    DE    PARIS. 

grec  leurs  sentimens  doux,  simples,  peu  bruyans;  leurs  passions 
naïves,  et  surtout  la  pudeur  ,  cette  vertu  si  honorée  des  anc-ens 
qu'ils  en  avaient  fait  une  divinité  ;  la  pudeur ,  qui  est  toute  la 
beauté,  et  presque  toute  la  destinée  de  la  femme,   dans  le 
monde  grec  comme  dans  le  monde  romain?  La  femme  y  est  in- 
férieure à  l'homme  ,   il  est  vrai  ;  mais  l'esclave  y  est  inférieure 
àlafemme.Ehbienln'y  a-t-il  pasmême  dans  l'amed'une  esclave, 
de  cet  être  doué  d'intelligence  et  de  cœur  dont  le  droit  de  la 
guerre  a  fait  une  chose,   des  trésors  de  pensées  humbles,  de 
voeux  timides  ,  de  naïveté  ,  de  grâce  ,  qu'une  époque  littéraire 
plus  saine, qu'un  poète  moins  déréglé  par  son  éducation, auraient 
pu  trouver  par  la  réBexion,  et  rendre  dans  un  langage  naturel? 
J'en  dirai  autant  des  hommes  que  des  femmes  ;  les  uns  n'y 
sont  pas  mieux  compris  que  les  autres  ,  ou  plutôt  les  hommes 
sont  du  même  monde  que  les  femmes.  Si  Déjanire  est  si  désor- 
donnée dans  sa  jalousie,  que  sera  la  rage  d'Hercule   déchiré 
par  cette  robe  empoisonnée?  Dans  Sophocle,  Hercule  n'affecte 
pas  l'insensibilité,  il  souffre,  il  se  plaint,  parce  qu'il  est  homme; 
mais,  sentant  qu'il  meurt  par  un  oracle  des  dieux  ,  il  s'exhorte 
àbien  finir  sa  noble  vie.  «  Allons  ,  mon  ame  ,  se  dit-il ,  tends- 
»  toi  comme  le  fer  ,  réprime  tout  gémissement:  que  ce  qui  est 
»  la  plus  triste  des  choses  te  soit  agréable!....  (')   »  Dans  Sé- 
nèque  ,  Hercule  mourra  dans  la  pose  d'un  gladiateur  ,  ec  avec 
des  paroles  de  stoïcien.  Si  Médée  est  atrocejusqu'à  embrasser 
ses  enfans   qu'elle  va  tuer  ,  que  va   imaginer   Atrée  servant  à 
Thyeste  les   membres  de  ses  enfans  ,  pour  ne  pas  être  en  ar- 
rière de  Médée  ?  C'est  la  même  exagération  pour  les  hommes 
que  pour  les  femmes;  seulement  il  y  a   dans   le9  fureurs  des 
hommes  un  degré  de  plus,  parce  qu'en  leur  qualité  d'hommes 
ils    ont  la    poitrine  plus  forte  ,  et  peuvent  y  loger  une  plus 
grande   dose  d'exaltation  que  les  femmes. 

Dans  les  tragédies  de  Sénèque,  vous  ne  voyez  pas  des  carac- 
tères ,  mais  des  situations.  Et  ces  situations  sont  prises  parmi 
les  plus  violentes,  les  plus  exceptionnelles;  un  tel  art  devait  sor- 
tir des  écoles  de  déclamation.  En  effet,  on  n'enseignait  pas  dans 
ces  écoles  les  caractères,  étude  trop  forte  et  trop  profonde,  où 
d'ailleurs  le  meilleur  maître  est  le'génie  ou  l'expérience.  On  en- 

(')  Tracliini ,  l  2&0. 


REVUE    DE    PARIS. 


31 


seignait  l'art  de  développer  une  situation  extraordinaire ,  de 
la  faire  parler  ,  de  l'analyser.  On  chargeait  de  cette  tâche  des 
jeunes  gens  qui  n'avaient  jamais  passé  par  cette  situation,  et 
qui  n'y  avaient  vu  passer  personne.  On  ne  leur  disait  pas  de 
rattacher  cette  situation  à  un  caractère,  et  par  conséquent 
de  ne  la  développer  que  dans  l'esprit  et  dans  la  mesure  de  ce 
caractère  ;  de  montrer  d'ahord  un  homme  ,  et  puis  ce  même 
homme  placé  dans  une  situation  violente  ;  de  balancer  ,  d'é- 
clairer la  situation  par  le  caractère  ;  de  ne  point  charger  un 
personnage  de  plus  de  passion  qu'il  n'en  peut  porter  :  on  ne 
disait  mot  de  tout  cela.  Mais  on  leur  donnait  un  nom  quel- 
conque et  une  situation  ,  quelquefois  la  situation  toute  seule  , 
et  on  leur  disait  :  Vous  peindrez  un  sage  résistant  à  un  tyran  ; 
une  femme  jalouse  chargeant  d'imprécations  sa  rivale  ;  — 
que  sais-je  ï*  Les  dix  tragédies  de  Sénèque  sont  un  répertoire 
de  ces  situât  ons  ;  tous  les  états  violens  par  où  l'homme  peut 
passer  y  sont  décrits  isolément,  sans  lien  avec  un  caractère; 
ce  sont  des  passions  abstraites  qui  se  choquent  contre  d'au- 
tres passions  abstraites.  Mais  qu'arrivait-il  d'une  telle  éduca- 
tion ?  C'est  qu'on  se  faisait  un  monde  faux,  furibond,  exalté 
jusqu'à  la  charge,  gesticulant,  hurlant;  ici  raide  et  senten- 
cieux, !à  se  répandant  en  longues  déclamations  ;  ailleurs  subtil 
et  minutieux  à  force  de  s'analyser;  un  monde  de  gens  qui  usent 
de  leur  génie  ('),  comme  dit  OEdipe,  les  uns  pour  s'exagérerleur 
amour,  les  autres  pour  s'exagérer  leurs  haines;  ceux-ci  pour  s'ef- 
frayer deux-mêmes,  ceux-là  pour  s'accabler  de  devoirs;  presque 
tous  enfin  pour  mourir  d'une  autre  mort  que  le  reste  des  hom- 
mes.Tel  est  le  monde  des  tragédies  dites  de  Sénèque.  Pourquoi 
dans  un  tel  artne  trouvez-vous  aucun  sentimentdoux  et  simple? 
C'est  que  pour  peindre  les^sentimens  doux  ,  la  patience ,  la  rési- 
gnation, l'amour  chaste  ,  le  dévouement,  il  faut  beaucoup  desa- 
gacité,  il  faut  comparer,  faire  des  choix,  créer  des  caractères,  tâ- 
che difficile  pour  laquelle  certaines  époques  n'ont  ni  assez  de 
temps  ,  ni  assez  de  sens.  Pourquoi  au  contraire  y  trouvez-vous 
à  satiété  toutes  les  passions  extraordinaires  ,  la  vertu  effrénée, 
l'audace  gigantesque  ,  la  douleur  tonnante  ,  l'orgueil  furieux, 

(')  Vtere  ingenio  miser ,  se  dit  OEdipe  cherchant  un  supplice 
digne  de  ses  crimes. 


82  REVUE  DE  PARIS. 

la  vengeance  atroce,  la  jalousie  désordonnée?  C'est  que  pour 
charger  ces  situations  déjà  quelque  peu  hors  de  la  vérité ,  il  ne 
faut  que  de  l'esprit ,  de  l'audace  ,  peu  de  sévérité  pour  soi- 
même  et  de  respect  pour  les  autres,  passablement  de  paresse , 
nul  goût  de  la  vérité,  et,  outre  la  part  de  désordre  intellectuel 
et  de  mauvais  goût  qu'on  peut  devoir  à  son  siècle , une  organi- 
sation moins  saine  assurément  que  beaucoup  d'autres,  quoique 
en  apparence  plus  brillante. 

Quand  on  sait  de  quoi  se  composent  les  tragédies  dites  de 
Sénèque  ,  quelle  en  est  la  philosophie  ,  quelle  la  morale,  quels 
les  caractères ,  on  ne  s'intéresse  que  médiocrement  à  l'espèce 
d'art  qui  a  pu  présider  à  l'arrangement  des  diverses  parties  ,  à 
la  mise  en  scène  des  personnages ,  à  l'actiontelle  quelle  de  ces 
tragédies.  J'ai  défini  cet  art  une  recette  :  cemotn'est  que  juste. 
J'ai  dit  que  cette  recette  se  composait ,  par  parties  à  peu  près 
égales  ,  1°  de  descriptions ,  2°  de  déclamations  ,  3°  de  senten- 
ces philosophiques.  C'est  là  tout. 

Les  descriptions  sont  tantôt  de  localités,  tantôt  de  cérémo- 
nies religieuses  ,  tantôt  de  combats;  ici  de  choses  de  ce  monde, 
là  de  choses  de  l'enfer.  Dans  les  descriptions  je  comprends  les 
récits  ,  parce  que  ces  récits  décrivent  longuement  soit  les  souf- 
frances des  personnages  du  drame,  soit  leurs  fureurs ,  soit 
leurs  morts  violentes;  les  descriptions  et  les  récits  sont  d'ail- 
leurs innombrables  dans  ces  dix  tragédies  :  il  n'y  en  a  aucune 
qui  n'en  contienne  quatre  ou  cinq. 

Les  déclamations  sont  tantôt  des  dialogues  ,  tantôt  des  mo- 
nologues. Dans  les  dialogues  ,  deux  personnages  soutiennent 
deux  thèses  philosophiques  contraires;  par  exemple:  Antigone 
prétend  (')  qu'il  y  a  de  la  vertu  à  survivre  à  ses  malheurs} 
OEdipe  ,  son  interlocuteur,  qu'il  n'y  a  que  de  la  sottise.  Phèdre 
expose  à  Hippolyte  avec  beaucoup  de  dialectique  qu'il  faut 
jouir  de  sa  jeunesse  ,  et  que  le  plus  grand  charme  de  la  jeu- 
nesse étant  l'amour ,  il  faut  aimer;  Hippolyte ,  usant  de  la  même 
dialectique  ,  répond  par  une  longue  peinture  des  délices  de  la 
vie  de  chasseur  ;  il  prétend  en  outre  que  du  jour  où  les  hommes 
ont  quitté  les  forêts  pour  bâtir  des  villes  les  crimes  ont  inondé 
la  terre ,  et ,  sur  le  point  particulier  de  la  nécessité  d'aimer , 

(')  Premier  acte  des  Phœnissœ. 


REVUE    DE     PARIS.  <D«$ 

que  tous  nos  maux  Tiennent  des  femmes.  Dans  les  monologues, 
c'est  un  personnage  qui  analyse  sa  situation,  ou  qui  fait  une 
prière  aux  divinités  infernales,  ou  qui  chante  les  douceurs  de 
l'obscurité,  ou  qui  développe  un  thème  stoïcien.  Le  monolo- 
gue comprend  souvent  la  description.  Dans  plusieurs  des  dix 
tragédies ,  le  premier  acte  n'est  qu'un  monologue ,  après  quoi 
vient  le  chœur,  qui  en  fait  un  autre,  lequel  n'est  souvent  qu'une 
seconde  version  du  premier. 

Les  sentences  sont  le  fond  commun  des  déclamations  ,  dia- 
logues ou  monologues.  Aux  raisons  tirées  des  faits  particuliers 
les  personnages  ajoutent  des  raisons  générales  qui  se  résument 
en  un  vers  ,  quelquefois  en  un  demi  vers.  Ces  raisons  sont 
tantôt  vraies ,  tantôt  fausses ,  mais  toujours  froides,  et  toujours 
trop  absolues  pour  la  situation  de  celui  qui  les  invoque.  Ce 
se  sont  ces  raisons-là  qu'on  est  convenu  d'appeler  sentences. 
Tous  les  héros  et  héroïnes  des  dix  tragédies,  enfans,  vieillards, 
jeunes  filles,  femmes,  dieux,  déesses,  magiciennes, prodiguent 
ces  sentences.  Tous  parlent  avec  concision  et  dans  un  style 
dogmatique  ,  tournant  leur  propre  opinion  en  une  sentence 
absolue  et  universelle,  comme  s'ils  vivaient  sous  une  discipline 
philosophique  ou  religieuse,  et  que  toute  leur  conduite  fût 
églée  à  l'avance  par  les  préceptes  d'une  règle  commune. 
Tous  sont  d'une  secte  ou  d'une  école,  la  plupart  de  la  secte 
stoïcienne,  quelques-uns  penchant  vers  l'Académie  ,  comme 
Antigone ,  quand  elle  a  la  hardiesse  de  dire  qu'il  y  a  de  la  vertu 
à  vivre  avec  ses  maux.  Vous  rencontrez  souvent  des  dialogues 
entiers  qui  ne  se  composent  que  de  sentences  J  les  deux  inter- 
locuteurs lancent  tour  à  tour  un  vers  d'oracle  ,  l'un  pour  , 
l'autre  contre ,  comme  deux  philosophes  de  secte  opposée  qui 
se  disputeraient  par  axiomes.  Les  nourrices  et  les  messagers 
ne  sont  pas  exclus  de  l'honneur  de  parler  par  sentences.  Les 
nourrices  surtout  en  ont  toujours  la  bouche  pleine:  privilège 
de  leur  âge  et  de  leur  position. 

Comment  sont  disposées  toutes  ces  pièces  de  rapport?  — 
L'une  après  l'autre  ,  sans  plus  de  façon.  Après  la  description  , 
vient  la  déclamation  ;  après  la  déclamation  ,  la  description  ; 
quand  l'un  a  fini  de  décrire  ,  l'autre  déclame';  puis  vient  un 
troisième  qui  décrit  et  déclame.  Le  peu  qu'il  y  a  d'action,  et 
il  faut  bien  qu'il  y  en  ait ,  puisqu'il  y  a  un  fait  avec  un  com- 


34  REVUE    DE    PARIS. 

mcncement,  un  intérêt  et  un  dénouement,  pourrait  tenir  dans 
moins  d'un  acte  ,  de  sorte  que  ,  sur  cinq  ,  quatre  sont  parfaite- 
ment inutiles.  Un  exemple  montrera  jusqu'où  l'auteur  pousse 
le  goût  de  la  description  ,  et  en  même  temps  combien  il  lui 
serait  difficile  de  remplir  sa  pièce  sans  ce  commode  auxiliaire. 
Dans  Hercule  furieux  ,  pendant  qu'Hercule,  pour  complaire 
à  Eurysthée  ,  est  descendu  aux  enfers  avec  Thésée  ,  un  aven- 
turier Eubéen  ,  Lycus  ,  a  tué  Créon  ,  son  beau-père  ,  qui  était 
roi  de  Thèbes ,  et  s'est  emparé  du  royaume.  C'est  peu  :  ce  Ly- 
cus veut  contraindre  Mégars  ,  fille  de  Ciéon  et  femme  d'Her- 
cule ,  à  le  prendre  pour  époux  ,  par  ces  raisons  de  conquérant 
et  de  roi  parvenu  que  Voltaire  a  si  bien  paraphrasées  dans 
Mérope.  Mégare  ,  en  femme  fidèle  ,  tient  tête  à  Lycus  ;  c'est 
une  stoïtienne  très-ferme  sur  les  principes  de  mort  volontaire. 
Lycus  menace  la  stoïcienne;  Mégare  se  moque  de  ses  menaces: 
sur  l'entrefaile,  revient  Hercule,  accompagné  de  Thésée.  Pen- 
dant qu'Hercule  prend  ses  mesures  pour  se  défaire  de  l'Eubéen 
Lycus,  que  fait  la  famille  duhéros,  femme, enfans,  père  adoptif, 
car  Amphytrion,  qui  est  ce  père,  aemeureavec  sa  bru  et  sespe- 
tits  enfans  ?  Elle  fait  asseoir  Thésée ,  et  se  mettant  en  cercle 
autour  de  lui ,  elle  écoute  ,  comme  des  enfans  à  la  veillée  , 
deux  cents  vers  descriptifs  sur  l'enferet  ses  monstres  !  —  N'ad- 
mirez-vous pas  quelle  force  de  caractère  doit  avoir  cette  famille 
pour  écouter  ,  bouche  béante  ,  deux  cents  vers  descriptifs, 
pendant  qu'Hercule  combat  Lycus  ,  et  lorsqu'il  y  a  une  heure 
à  peine  qu'elle  le  croyait  mort  ,  et  s'attendait  à  le  suivre  ? 
Après  tout ,  cette  famille  est  celle  d'Hercule. 

Tout  cet  arrangement  ,  qui  nous  paraît  si  pitoyable,  était 
très-bien  calculé  pour  l'espèce  de  publicité  réservée  à  ces  tra- 
gédies. L'auditoire  devant  qui  elles  étaient  lues  recherchait 
moins  l'action  ,  qui  demande  un  théâtre  et  tout  un  personnel 
d'acteurs  ,  que  les  morceaux  brillans  ,  les  traits  ,  les  effets  de 
style,  tout  ce  qui  peut  échauffer  une  lecture  ,  chose  si  froide 
et  si  assoupissante.  De  son  côté,  le  lecteur  y  trouvait  son 
compte  :  d'abord  il  n'avait  pas  à  songer  à  l'action ,  ce  qui  est 
le  travail  du  génie  ,  travail  où  l'éducation  ,  les  traditions  ,  la 
mémoire ,  le  talent  même  du  style,  sont  de  peu  d'aide  ;  ensuite 
il  était  plus  souvent  applaudi.  Il  devait  donc  tirer  sans  cesse, 
soit  à  la  description,  parce  qu'elle  fournit  abondamment  aux 


REVUE    DE    PARIS.  éù 

effets  de  style  ;  soit  à  la  déclamation  ,  parce  qu'elle  appelle  les 
effets  de  pensée  ,  c'est-à-dire  les  sentences.  Aussi  ,  là  où  le 
poète  ne  trouve  ni  à  déclamer  ni  à  décrire ,  il  clôt  son  acte  ;  et 
alors  le  chœur  ,  qui  n'est  pas  tenu  de  prendre  une  part  directe 
à  l'action,  décrit  ce  qu'il  veut,  ou  déclame  sur  ce  qui  lui  plaît, 
afin  que  la  pièce  ait  une  raisonnable  longueur.  C'est  ainsi 
qu'on  procédait  du  temps  de  Sénèque.  Dans  d'autres  déca- 
dences ,  le  drame  sera  plus  commode  encore.  Celui  de  Sénè- 
que s'adressait  aux  oreilles;  celui-là  s'adressera  aux  yeux:  l'un 
recherchait  les  effets  de  style  et  les  sentences  ,  l'autre  recher- 
chera les  effets  de  théâtre  et  les  bigarrures  de  costumes.  Il  y 
aura  un  peu  de  la  faute  des  auditeurs  de  l'un  et  des  spectateurs 
de  l'autre ,  et  aussi  un  peu  de  la  faute  des  deux  faiseurs ,  poè- 
tes si  vous  voulez  ;  mais  je  ferai  plus  grand  cas  du  faiseur  de 
l'époque  de  Sénèque ,  parce  que  j'aime  encore  mieux  de  l'es- 
prit de  style  et  d'ingénieuses  subtilités  métaphysiques  que  des 
décorations  et  des  cercueils  vides. 

Nisard. 


LE  MOYEN  AGE  FRANÇAIS  (). 


$1*. 

INTRODUCTION. 

Un  des  phénomènes  les  plus  remarquables  du  temps  actuel , 
c'est,  sans  contredit,  cet  entraînement  puissant  et  universel 
qui  précipite  tous  les  esprits  sur  les  traces  du  moyen  âge.  Les 
arts  et  la  poésie  ,  l'érudition  et  la  littérature ,  le  drame  ,  le  vau- 
deville ,  les  caprices  même  de  la  mode  ,  tout  aujourd'hui , 
depuis  nos  occupations  les  plus  sérieuses  jusqu'à  nos  délasse- 
mens  les  plus  frivoles  ,  nous  reporte  continuellement ,  et  comme 
malgré  nous,  vers  cette  époque  merveilleuse,  dont  le  nom 
seul  ressuscite  tant  de  souvenirs.  On  dirait  que  notre  siècle  a 
découvert  tout-à-coup  quelque  contrée  nouvelle  ,  inconnue  à 
nos  devanciers,  où  les  trésors  sont  inépuisables  ,  et  où  se  ren- 
contrent à  chaque  pas  les  ressources  les  plus  imprévues. 

Ce  seraitbien  mal  comprendre  ce  singulier  retour  des  esprits 
que  de  l'attribuer ,  comme  on  l'a  fait  souvent ,  à  un  motif  pure- 

(')  Grâce  à  une  collaboration  précieuse,  c'est  une  série  d'arti- 
cles variés  que  nous  pouvons  promettre  sous  ce  titre  général.  Mais , 
comme  on  le  verra  dans  V Introduction  }  les  auteurs  ont.  un  plan 
plus  vaste  ,  et  leurs  travaux  doivent  plus  tard  réaliser  un  livre  tout 
entier  dont  la  Revue  de  Paius  s'estime  heureuse  de  pouvoir  offrir  la 
primeur  à  ses  abonnés.  {N.  du  D.) 


REVUE    DE    PARIS.  (B  / 

ment  littéraire  ,  à  un  vague  désir  d'innovation  ,  ou  bien  seu- 
lement à  un  sentiment  de  nationalité  qui  nous  porterait  à  rede- 
mander au  passé  des  titres  de  gloire  long-temps  négligés. 
Toutes  ces  causes  existent  en  effet  ,  mais  elles  ont  elles-mêmes 
leur  explication  ;  car  les  grands  mouvemens  de  l'intelligence 
humaine  ne  se  font  jamais  brusquement  et  par  caprices.  De- 
puis deux  siècles  ,  l'esprit  de'progrès  n'a  cessé  de  lutter  sans 
relâche  contre  les  institutions  féodales  du  moyen  âge.  Ni  les 
bras  n'ont  eu  de  force  ,  ni  les  cœurs  de  passion  ,  ni  la  pensée 
d'énergie ,  que  pour  battre  constamment  en  brèche  ce  vieil 
édifice  ,  dont  nos  pères  ont  vu  enfin  la  chute.  Et  maintenant, 
que  gisent  autour  de  nous  les  débris  de  cette  société  dissoute , 
la  curiosité  succède  à  la  haine  ;  nous  les  regardons  avec  inté- 
rêt ,  parce  que  nous  les  regardons  sans  inquiétude  ;  nous  les 
étudions  comme  des  monumens,  nous  les  interrogeons  comme 
des  ruines  ,  et  nous  cherchons  ,  en  remuant  cette  poussière  ,  à 
retrouver  les  enseignemens  des  temps  héroïques  qui  les  virent 
debout  et  pleins  de  vie.  C'est  ainsi  que  nos  ancêtres  ,  après 
avoir  brisé  le  colosse  romain  qui  avait  tant  pesé  sur  le  monde, 
devinrent  bientôt ,  comme  les  Romains  eux-mêmes  avec  la 
Grèce  ,  et  comme  la  Grèce  avec  l'Asie ,  les  disciples  de  ceux 
qu'ils  avaient  vaincus. 

Ajoutons  encore  qu'au  sortir  d'une  guerre  si  acharnée ,  dans 
laquelle  toutes  nos  facultés  ont  été  concentrées  dans  une  seule 
vue,  nous  éprouvons  aussi  le  besoin  d'échapper  aux  limites 
étroites  d'une  idée  tyrannique  et  exclusive.  Les  croyances 
anciennes  sont  mortes  ,  et  sans  retour;  mais  le  principe  éter- 
nel de  toute  croyance  ,  ce  principe  inséparable  de  l'ame  hu- 
maine, qui  ne  périt  point  comme  ses  expressions  accidentelles 
et  passagères,  et  que  l'esprit  du  dix-huitième  siècle  avait 
comprimé  et  refoulé  au  fond  des  cœurs,  s'y  réveille  de  toutes 
parts,  et  déjà  commence  à  réagir.  C'est  surtout  dans  la  litté- 
rature et  dans  les  arts  que  sa  puissance  se  révèle  et  se  fait  sen- 
tir. Elle  ne  ranimera  point ,  sans  doute  ,  ce  que  !e  temps  a 
détruit;  elle  ne  repoussera  point  la  société  dans  la  voie  du 
passé;  mais  elle  nous  amènera  naturellement  à  porter  nos 
regards  en  arrière,  à  fixer  notre  attention  sur  les  époques  qui 
ne  sont  plus,  pour  leur  redemander  des  vérités  méconnues  et 
des  richesses  oubliées ,  qui,  jetées  de  nouveau  dans  le  creuset, 
9  4 


38  REVUE     DE    PARIS. 

en  sortiront  bientôt  épurées  et  marquées  d'une  empreinte  plus 
récente. 

Voilà  dans  quel  sens  il  faut  entendre  cette  passion  subite  de 
notre  siècle  pour  le  moyen  âge.  C'est  une  étude  historique  que 
nous  Voulons  entreprendre  ;  et  quel  plus  beau  sujet  d'études 
et  de  méditations  !  Tant  d'esprits  supérieurs  ,  d'événemens 
inouïs,  de  grands  crimes  et  de  vertus  plus  grandes  encore  ;  un 
art  si  neuf  et  si  original  ;  une  poésie  si  spontanée  et  si  naturelle  , 
toutes  ces  nations  en  une  seule  ,  ici  le  Nord  avec  ses  habitu- 
des inquiètes  et  belliqueuses  ,  là  le  Midi  avec  ses  allures  vives 
et  pittoresques  ;  les  établissemens  des  Normands  ;la  France  , 
tantôt  régnant  à  Naples  ou  à  Constantinople  ,  tantôt  resserrée 
dans  les  murs  de  Paris  ou  de  Bourges  ;  l'Orient  et  l'Occident 
refluant  l'un  sur  l'autre,  et  mêlant  sans  cesse  leurs  couleurs 
diverses  :  l'unité  de  l'organisation  féodale  à  travers  ses  com- 
plications infinies  ;  Rome  ,  enfin  ,  dominant ,  du  haut  de  son 
église,  ce  monde  entier  bâti  sur  la  foi  ;  tel  est  le  magnifique 
spectacle  que  nous  offre  ,  dès  la  première  vue  ,  ce  moyen  âge 
dont  on  a  si  long-temps  méprisé  la  barbarie.  Combien  ne  doit- 
il  pas  nous  émouvoir ,  nous  ,  les  fils  de  ces  barbares  ,  leur  sang 
et  leur  famille  ,  nous  ,  habitans  de  leurs  cités  ,  héritiers  de  leurs 
noms,  de  leur  langue,  des  prodiges  de  leurs  monumens  ! 

Cependant  prenons-y  garde  ;  il  ne  suffit  point  ici  d'un  exa- 
men léger  et  superficiel  ;  car  on  n'apprend  point  une  science 
à  la  première  page  du  livre  qui  l'enseigne.  Malheureusement, 
cette  vérité  semble  aujourd'hui  tombée  dans  l'oubli.  N'est-ce 
point, et  effet ,  une  merveille  de  ridicule  que  toutes  ces  pro- 
ductions qu'on  nous  jette  chaque  jour  à  la  face  ,  avec  des  airs 
de  génie  ,  comme  des  représentations  vivantes  du  moyen  âge? 
Un  écrivain  a-t-il  mis  par  hasard  en  lumière  quelque  légende 
mal  connue  ?  voilà  le  sujet  de  dix  ouvrages.  Tout  le  peuple  des 
petits  auteurs  va  s'y  ruer  comme  sur  une  proie.  Et  parce  qu'ils 
auront  semé  pêle-mêle  dans  leur  action  quelques  noms  sonores 
et  dépareillés  ,  parce  qu'ils  auront  cousu  ,  tant  bien  que  mal , 
des  lambeaux  dé«olorés  d'ancien  langage  avec  les  phrases  tou- 
tes faites  de  notre  style  moderne  ,  parce  qu'ils  auront  entremêlé 
le  tout  d'appellations  surannées,  d'exclamations  insolites  ,  de 
nains,  de  sorcières,  de  bohémiens,  ils  croiront  fermement 
avoir  conquis  une  vérité  nouvelle,  et  ils  proclameront,  entête 


REVUE     DE     PARIS. 


S9 


de  leur  œuvre,  qu'ils  ont  fait  revivre  un  siècle  entier.  Dans 
les  arts,  c'est  encore  le  même  procédé.  On  a  trouvé  deux  ou 
trois  types  qu'on  ne  cesse  de  reproduire,  sans  les  comprendre. 
On  confond  les  rangs,  les  figures,  les  personnages  ;  on  brouille 
les  époques  ,  comme  si  quatre  ou  cinq  siècles  n'en  faisaient 
réellement  qu'un  seul}  on  met  indistinctement  au  dos  d'un 
acteur  le  pourpoint  de  Louis  XI  ou  la  cotte  de  mailles  de 
saint  Louis  ;  et  la  foule  de  battre  des  mains,  sans  se  troubler 
de  ces  monstrueux  anacbronismes.  Cependant  les  hommes  rai- 
sonnables se  retirent  5  le  moyen  âge  leur  est  en  dégoût,  et 
les  études  sérieuses  sont  abandonnées  par  ceux-là  mêmes  qui  s'y 
livreraient  avec  succès. 

Qui  ne  voit  qu'en  cela,  comme  en  toute  chose  ,  le  principe 
du  mal,  c'est  l'ignorance?  C'est  donc  l'ignorance  qu'il  faut  gué- 
rir ,  en  répandant  dans  le  public  des  notions  saines  et  positives  , 
en  rendant  populaire  et  accessible  à  toutes  les  intelligences 
cette  science  sévère  du  passé  ,  qui  n'existe  guère  que  pour  quel- 
ques hommes ,  et  dans  laquelle  se  sont  consumées  tant  de  vies 
actives  et  laborieuses. 

Tel  est  le  but  que  nous  nous  proposons  d'atteindre  dans  l'ou- 
vrage que  nous  allons  publier.  Nous  n'ignorons  point  toutefois 
les  difficultés  d'une  pareille  entreprise.  D'une  part,  il  faut 
écarter  avec  le  plus  grand  soin  tout  ce  qu'on  peut  appeler  les 
formes  extérieures  de  l'érudition ,  la  manie  des  citations ,  la 
prétention  des  commentaires, l'intempérance  pédantesque  des 
détails  ;  il  faut  que  le  lecteur  trouve  continuellement  sous  sa 
main  une  nourriture  solide  et  substantielle,  sans  être  obligé  de 
passer  par  tous  les  procédés  de  travail  qui  auront  servi  à  la 
préparer.  D'une  autre  part ,  il  faut  également  se  garder  de  cette 
frivolité  ,  malheureusement  si  commune ,  qui  ,  prétendant 
orner  la  vérité  ,  la  défigure,  la  fait  disparaître  ,  en  quelque 
sorte  ,  sous  les  ajustemens  et  les  broderies  ,  l'emprisonne  artis- 
tement  dans  les  cadres  mesquins  de  nos  romans  du  jour,  et  la 
condamne  à  mourir  honteusemeat  dans  les  boudoirs  ou  dans 
les  coulisses  des  théâtres.  L'histoire,  il  est  temps  de  le  dire» 
n'est  point  faite  pour  telle  ou  telle  classe  de  lecteurs  privilé- 
giés ;  elle  ne  doit  être  ni  une  occupation  aristocratique  de  quel- 
ques esprits  cultivés  ,  ni  un  divertissement  agréable  des  nulli- 
tés oisives  :  elle  appartient  aux  hommes  ;  elle  est  la  leçon  du 


41)  REVUE  DE  PARIS. 

peuple  ,1a  lumière  de  toutes  les  intelligences.  Le  but  de  son 
étude  ,  ce  n'est  point  de  satisfaire  la  curiosité  insatiable  des 
érudits  ou  d'amuser  la  paresse  des  gens  futiles,  mais  d'in- 
struire tout  le  monde  ;  c'est ,  surtout,  de  développer  dans  les 
cœurs  l'amour  du  bien  ,  le  zèle  des  grandes  choses  ,  le  respect 
éclairé  et  chaque  jour  mieux  senti  des  destinées  de  l'espèce 
humaine.  Dès  que  vous  vous  serez  placé  sur  ces  hauteurs  pour 
envisager  l'histoire  dans  toute  son  importance  ,  employez  , 
après  cela,  telle  méthode  qu'ii  vous  plaira  pour  distribuer  ses 
enseignemens  au  public;  adoptez  telles  formes  que  vous  vou- 
drez, les  récits ,  les  tableaux  ,  les  drames ,  les  discussions  phi- 
losophiques ,  peu  importe  :  c'est  en  cela  qu'il  est  bon  de  con- 
sulter les  inclinations  des  temps  où  l'on  écrit  et  des  lecteurs 
auxquels  en  s'adresse  ,  pourvu  qu'on  ne  perde  jamais  de  vue 
le  seul  but  que  doive  se  proposer  un  écrivain  sérieux. 

Après  avoir  long-temps  recherché  quel  devait  être  de  préfé- 
rence le  plan  de  notre  ouvrage  ,  nous  nous  sommes  décidés  à  le 
publier  sous  forme  de  dictionnaire  ;  nous  avons  pensé  que  le 
travail  en  serait  plus  facile,  l'ordre  plus  clair,  la  lecture  plus 
commode.  Nous  aurons  soin  toutefois  d'éviter  l'inconvénient 
principal  des  dictionnaires,  c'est-à-dire  les  répétitions  inutiles 
des  mêmes  détails. 

Notre  ouvrage  pourra  donc  être  appelé,  ainsi  que  notre  titre 
l'annonce  :  un  Dictionnaire  historique  dumoyen  âge  fran- 
çais. Il  contiendra  des  renseignemens  positifs,  et  toujours  puisés 
aux  sources  mêmes  denotre  histoire,  sur  les  institutions  religieu- 
ses et  politiques,  les  événemens  et  les  personnages  remarqua- 
bles, les  principales  divisions  territoriales,  les  mœurs,  opinions 
et  préjugés,  les  sciences  ,  littérature,  arts  et  métiers,  qui  ont 
existé  en  France,  depuis  le  neuvième  siècle  jusqu'au  seizième. 

Nous  avons  pris  pour  point  de  départ  le  neuvième  siècle,  c'est, 
à-dire  le  règne  de  Charlemagne,  parce  qu'il  reste  en  effet  bien 
peu  de  monumens  certains  des  premières  années  de  la  monar- 
chie. Mais  cette  limite  ne  sera  point  pour  nous  tellement  exclu- 
sive et  obligatoire  que  nous  ne  consentions  à  remonter  parfois 
à  des  époques  antérieures,  lorsqu'il  y  aura  moyen  ou  nécessité 
de  le  faire,  ou  bien  même  à  demander  de  temps  en  temps  aux 
âges  suivans  quelques  explications  ou  renseignemens  sur  les 
institutions  dont  nous  aurons  lieu  de  parler  dans  notre  travail. 


REVUE    DE    PARIS.  41 

Cependant  quelles  garanties  pouvons-nous  offrir  au  public 
de  l'exactitude  de  nos  recherches  ? 

Il  existe  à  Paris  une  Ecole  des  Chartes ,  dernier  asile  des  étu- 
des fortes  et  sévères,  et  dont  les  élèves,  nourris  de  bonne  heure 
dans  les  travaux  de  l'érudition,  s'appliquent  sans  cesse  ,  sous  la 
direction  des  plus  savans  maîtres,  à  débrouiller  les  anciens  ma- 
nuscrits, chartes  et  diplômes,  à  retrouver,  dans  la  poussière 
des  chroniques,  les  élémens  perdus  de  nos  vieilles  histoires. 
L'Ecole  des  Chartes  compte  à  peine  quelques  années  d'exis- 
tence, et  déjà  elle  a  formé  plusieurs  hommes  distingués,  aux- 
quels l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres  a  décarné  , 
après  les  épreuves  successives  de  plusieurs  concours,  le  brevet 
d'arcbivistes-paléographes.  Ces  succès  modestes,  ces  dignités 
toutes  scientifiques  ,  n'ont  point  retenti  dans  le  public  des  sa- 
lons et  des  cabinets  de  lecture;  mais  ceux  qui  les  ont  mérités 
n'ont  point  cessé  de  se  fortifier  dans  l'étude  5  et  s'ils  ont  négligé 
la  gloire  facile  que  le  monde  ne  saitjamais  refuser  aux  complai- 
sans  de  son  mauvais  goût ,  ils  obtiendront ,  ce  qui  vaut  mieux, 
l'estime  des  hommes  éclairés  et  honnêtes,  et  la  reconnaissance 
de  leur  pays,  qu'ils  auront  utilement  servi  par  leurs    travaux. 
Parmi  les  anciens  élèves  de  l'École  des  Chartes  que  l'Académie 
des  Inscriptions  et  Belles-Lettres  a  jugés  dignes  de  ses  récom- 
penses, MM.  Alexandre  Teulet ,  Chelles,  Leroux  de  Lincy  et 
Aimé  Champollion  ,  ont  bien  voulu  se    réunir  pour  travailler 
activement  et  de  concert  à  l'entreprise  que  nous  commençons 
aujourd'hui.  Des  rechercbes  longues  et  assidues  ont  rassemblé 
dans  leurs  mains  un  grand  nombre  de  documens  peu  connus. 
Les  bibliothèques,  et  surtout  le  précieux  cabinet  des  manuscrits 
de  la  Bibliothèque  Royale  ,  les  archives  générales  du  royaume 
et  celles  des  départemens,  seront  consultés  par   eux  avec  le 
plus  grand  soin  ,  et  fourniront  les  matériaux  d'un  travail  qui 
n'a  jamais  été  fait  dans  les  mêmes  vues   et  sous  les   mêmes 
formes.   Tous   ces   matériaux   seront  mis  en    ordre  et  distri- 
bués,  autant   qu'il   sera   possible,  d'une  manière   claire    et 
précise.   La  tâche    des   collaborateurs    sera  définie  naturel- 
lement dans  des   limites  spéciales,  les  uns  s'appliquant  par- 
ticulièrement aux   patientes  recherches   de    l'érudition,    les 
autres  chargés   plutôt  des  détails  de  la  rédaction  ,  dont  le 
soin  s'accorde  difficilement  avec  celui  des  investigations  scien- 
9  4. 


42 


REVUE     DE    PARIS. 


tifiques.  Du  reste,  chacun  attachera  son   nom  à  ses  œuvres. 

Nous  devons  indiquer  encore  une  autre  source  à  laquelle 
nous  pourrons  largement  puiser.  A  différentes  époques  ,  en 
1810  ,  en  1819  ,  et  plusieurs  fois  depuis  1 830  ,  les  ministres  de 
l'intérieur  et  de  l'instruction  publique  ont  adressé  des  circu- 
laires aux  préfets  pour  leur  demander  des  notes  détaillées  sur 
les  antiquités  des  diverses  villes  et  provinces  de  France.  Plu- 
sieurs mémoires  intéressans  sur  les  arts,  l'histoire  et  les  mo- 
numens,  ont  été  envoyés  successivement  par  les  hommes  in- 
struits des  départemens.  Le  recueil  de  ces  mémoires  a  été  sou- 
mis ^l'Académie royale  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  qui, 
appréciant  l'utilité  d'un  semblable  travail,  rédigea  elle-même 
une  série  de  questions,  qui  furent  distribuées  de  nouveau  aux 
correspondans  du  ministère  ,  et  qui  n'avaient  plus  seulement 
pour  but  de  former  un  fonds  d'archives  nationales  ,  mais  se 
rapportaient  aux  antiquités  nationales,  aux  monumens  grecs, 
romains  en  gaulois  ;  aux  tombeaux,  épitaphes ,  inscriptions, 
titres  ,  chartes,  chroniques,  enfin  à  tout  ce  qui  peut  fournir 
des  éclaircissemens  sur  les  traits  principaux  de  nos  annales, 
l'illustration  des  familles  ,  les  institutions  de  la  patrie.  Tout 
incomplets  qu'aient  été  les  résultats  de  cette  correspondance  , 
el  le  a  fourni  ,  néanmoins ,  une  masse  considérable  d'importans 
ducumens  qui,  réunis  à  un  grand  nombre  de  pièces  curieuses  , 
que  le  temps  accumule  chaque  jour  dans  les  cartons  des  mi- 
nistères, donneront  à  notre  travail  une  valeur  toute  spéciale. 
Enfin  nous  pourrons,  au  besoin,  entretenir  avec  les  autorités 
administratives  ou  scientifiques  des  différentes  villes  de  France 
les  relations  que  nous  jugerons  nécessaires  dans  l'intérêt  de 
notre  entreprise ,  et  que  les  hommes  les  plus  laborieux  ne 
pourraient  pas  toujours  se  procurer  avec  la  même  facilité. 

Nos  ressources  ,  on  le  voit ,  sont  abondantes  et  suffiront  am- 
plement à  notre  entreprise  ;  notre  zèle  et  nos  efforts  ne  resteront 
point  en  arrière.  Il  en  résultera,  nous  osons  l'espérer,  une 
œuvre  utile.  Car  ce  qui  manque  le  plus,  de  nos  jours,  à  la 
science  archéologique ,  ce  n'est  point  l'observation  qui  re- 
cueille les  faits  et  les  enregi  st  re  tour  à  tour ,  mais  c'est  la  mé. 
thodequi  les  coordonne  ,  qui  les  rapproche,  les  compare  entre 
eux  et  les  illumine  les  uns  par  les  autres,  de  manière  à  en  faire 
sortir  naturellement  et  comme  d'elles»mêmes  les  vues  générales 


REVUE    DE    PARIS.  43 

et  les  doctrines  philosophiques,  sans  lesquelles  il  n'y  a  jamais, 
d;ins  les  plus  grandes  richesses,  que  confusion  et  pauvreté.  L'es- 
prit humain,  sans  cesse  entraîné  par  le  cours  naturel  de  son  dé- 
veloppement progressif,  éprouve  par  momens  le  besoin  de  s'ar- 
rêter, en  quelque  sorte,  sur  lui-même,  de  reprendre  haleine,  de 
regarder  autour  de  lui ,  et  de  se  rendre  un  compte  exact  du  ré- 
sultat de  ses  travaux.  De  là  certains  ouvrages  d'une  nature  spé- 
ciale qui  apparaissent  de  temps  à  autre  dans  l'histoire  des 
sciences  et  des  lettres,  et  qui  semblent  avoir  pour  but  de  résu- 
mer en  un  court  espace  toutes  les  idées  etles  connaissances  que 
le  mouvement  des  siècles  a  mises  au  jour.  Puisse  notre  ouvjrage 
ficcomplir  cette  tâche  honorable!  Puisse-t-il  ranimer  dansle  pu- 
blic le  goût  des  véritables  études  historiques,  venger  la  vérité 
misérablement  outragée  dans  les  productions  dont  on  nous 
poursuit  tous  les  jours,  et  contribuer  ainsi  à  guérir  cette  igno- 
rance prétentieuse  et  cette  paresse  bavarde  qui  sont,  sans  con- 
tredit ,  les  plaies  les  plus  honteuses  de  la  littérature  actuelle. 

HlPP.    RoYEÏl-  COLLARP. 

LES  CAGOTS. 

Nous  nous  émerveillons  aux  récits  ries  voyageurs  lorsqu'ils 
nous  rapportent  certaines  coutumes  des  peuples  lointains,  aux- 
quels nous  prodiguons  les  noms  de  sauvages  et  de  barbares  ; 
nous  nous  étonnons  de  ne  pas  retrouver  partout  nos  habitudes , 
nos  usages  ,  nos  mœurs,  et  cependant  il  nous  suffirait ,  en- 
core aujourd'hui,  de  jeter  les  yeux  autour  de  nous  pour  trouver 
des  bizarreries  non  moins  frappantes  que  celles  qui  nous  vien- 
nent, à  grand'peine  ,  des  pays  situés  au-delà  des  mers.  Qui 
entreprendrait,  de  nos  jours,  de  faire  un  voyage  dans  les 
chaumières  delà  Basse-Bretagne  etde  quelques  provinces  du 
midi  de  la  France  pourrait  revenir  surchargé  d'un  butin  mer- 
veilleux de  sottises  humaines;  car  notre  civilisation  moderne 
n'est  pas  tellement  avancée  que  les  temps  d'ignorance  n'aient 
laissé  çà  et  là  des  traces  profondes  de  leur  passage  ,  qui  ne 
parviendront  pas  à  s'effacer  de  long-temps  encore. 

Dans  notre  siècle,  lesécrivains  et  les  poètes  se  sont  réunis  pour 
appeler  notre  compassion  sur  le  sort  malheureux  auquel  sont 


44  REVUE    DE     PARIS. 

voués  les  Parias,  dans  l'Inde.  Ils  ont  offert  à  notre  esprit  étonné 
le  spectacle  d'hommes  forcés  de  vivre  au  milieu  d'autres  hom- 
mes, avec  lesquels  il  leur  était  interdit  d'établir  aucune  relation 
sociale;  non  pas  qu'ils  fussent  criminels,  non  pas  même  qu'au- 
cune faute  pût  leur  être  imputée  ,  mais  uniquement  parce  que 
tel  était  l'usage  ,  parce  que  leurs  pères  ayant  été  mis  tacite- 
ment, l'on  ne  sait  trop  pourquoi ,  hors  la  loi  de  la  nation,  il 
fallait  qu'eux-mêmes  suivissent  la  condition  de  leurs  pères,  et 
fussent  également  placés  hors  la  loi.  Mais  ,  sans  recourir  à 
l'histoire  de  l'Inde  ,  il  n'y  avait  que  quelques  pas  à  faire  dans 
notre  propre  histoire  pour  trouver  encore  en  France  ,  vers  le 
milieu  du  siècle  qui  vient  de  s'écouler  ,  de  véritables  Parias, 
derniers  descendans  des  Parias  du  moyen  âge  ,  dont  l'origine  se 
perd  dans  la  nuit  des  temps.  Ce  sont  ces  hommes  qui ,  connus 
successivement  sous  diverses  dénominations  ,  ont  été  généra- 
lement désignés  sous  le  nom  de  Cagots. 

L'on  ne  sait  rien  de  certain  sur  l'origine  des  Cagots.  Ils 
paraissaient,  dès  les  premiers  temps  du  moyen  âge,  avoir  formé 
une  sorte  de  corporation  en  Béarn ,  corporation  proscrite, 
qui,  n'ayant  aucun  droità  exercer,  n'est  connue  dans  l'histoire 
que  par  les  prohibitions  qui  lui  étaient  faites  de  prétendre  à  la 
dignité  d'homme.  Quelle  était  la  cause  de  cette  proscription 
générale  ?  On  l'ignore.  On  croit  seulement  savoir  qu'elle  ne 
tenait  ni  à  un  vice  de  conformation  ni  à  un  état  constant  de 
maladie.  S'étaient-ils  refusés  à  que'que  croyance  religieuse. 
à  quelqu'une  même  des  superstitions  si  communes  dans  un 
temps  de  fanatisme  !  Avaient-ils  méconnu  ou  repoussé  l'auto- 
rité d'un  clergé  tout-puissant  alors  ?  Nullement.  Comme  le  au- 
tres ,  les  Cagots  étaient  chrétiens  et  catholiques.  Il  n'y  avait, 
sous  ce  rapport,  aucune  différence  entre  eux  et  leurs  frères. 

La  solution  du  problème  n'en  devient  que  plus  difficile;  car 
le  résultat  des  plus  scrupuleuses  recherches  tend  à  démontrer 
qu'il  est  impossible  de  déterminerd'une  manière  satisfaisante  le 
motifquelconque  qui  avait  pu  porternos  pères  à  rompre  toute 
communication  avec  les  Cagots.  Nous  avons  recueilli  sur  ce  fait 
singulier  quelques  documens  peu  connus.  Nous  allons  les  ex- 
poser successivement. 

C'est  dans  le  cours  du  dixième  siècle  que  l'on  entend  parler 
pour  la  première  fois ,  dans  l'histoire  du  Béarn  ,  de  cette  cor- 


REVUE     DE     PARIS.  *£> 

poration,  désignée  alors  sous  la  dénomination  de  Gezetains  ou 
CTiresiiens,  qui  a  été  successivement  remplacée  parles  noms  de 
Cezitas ,  Gahètes,  Gaffbz ,  Capots  ,  Acjots  et  Cagots ,  dernière 
désignation,  qui  a  été  le  plus  généralement  adoptée  ,  et  qui  se 
trouve  d'ailleurs  consacrée  par  la  coutume  réformée  du  Béarn. 
Quelles  que  fussent,  dans  l'origine,  les  causes  pour  les- 
quelles les  Cagots  avaient  été  frappés  de  la  réprobation  qui  pe- 
sait sur  eux  ,  Ton  ne  peut  que  gémir  sur  les  traitemens  cruels 
dont  ils  étaient  les  victimes.  Poursuivis  par  un  prégugé  im- 
placable ,  ils  se  sont  trouvés  en  butte  à  toutes  les  persécutions 
qu'une  ignorance  aveugle  a  pu  leur  susciter.  Assujéti^  à  por- 
ter des  marques  particulières,  capables  de  les  faire  reconnaître 
en  tous  temps,  l'accoutrement  qui  leur  était  imposé  par  les 
divers  usages  locaux,  soit  du  Béarn,  soit  de  la  Gascogne,  soit  de 
la  Guienne  ,  et  qui  d'ordinaire  se  composait  d'une  casaque 
rouge  et  du  pied  d'oie,  avertissait  au  loin  tous  les  passans qu'il 
fallait  fuirle  Cagot  qui  s'avançait.  Ils  n'avaient  pas  d'habita- 
tions dans  les  villes  ,  et  étaient  obligés  de  se  réfugier  dans  des 
établissemens  qui  leur  étaient  assignés,  et  que  l'on  nommait 
des  Cagoteries.  Comme  il  n'était  pas  possible  de  leur  inter- 
dire l'entrée  des  églises  .  on  avait  trouvé  le  moyen  de  séparer 
leurs  prières  des  prières  des  autres  chrétiens  ,  qui  se  jugeaient 
sans  doute  plus  purs  devant  Dieu.  Les  Cagots  étaient  donc 
forcés  ,  pour  arriver  au  temple,  où  ils  venaient  offrir  le  spec- 
tacle de  leurs  misères  ,  de  passer  par  une  porte  que  la  com- 
misération leur  consacrait  exclusivement ,  et  dont  la  seule  ap- 
proche eût  été  pour  tout  autre  une  souillure.  De  là  ils  se 
rendaient,  la  tête  basse  ,  dans  une  enceinte  fermée  de  tous  cô- 
tés par  des  barrières  qui  ne  leur  permettaient  pas  de  se  con- 
fondre avec  la  foule  des  fidèles.  Du  reste  ,  c'eût  été  pour  eux 
"une  pensée  criminelle  de  songer  à  s'élever  par  leur  travail  au- 
dessus  de  leur  malheureuse  condition.  Entreprendre  le  com- 
merce ,  embrasser  une  profession  ,  se  vouer  à  une  étude  tran- 
quille, ils  ne  le  pouvaient  jamais  ,  sous  aucun  prétexte;  il 
fallait  qu'ils  se  nourrissent  de  leurs  mains  ,  avec  les  produits 
du  champ  dépendant  de  la  Cagoterie;  et,  de  plus  ,  la  loi  les 
obligeait  d'abattre  dans  les  forêts  ,  sans  rétribution  aucune  , 
les  bois  nécessaires  à  la  consommation  de  la  cité.  S'ils  étaient 
rencontrés  munis  d'une  autre  arme  que  la  cognée  indispen- 


46  REVUE     DE    PARIS. 

sable  pour  cet  office  ,  livrés  aussitôt  à  la  puissance  publique  , 
ils  se  voyaient  dépouillés  et  soumis  à  des  peines  arbitraires  , 
dont  on  ne  leur  épargnait  pas  la  rigueur.  Mais  ce  qui  passe 
toute  croyance,  et  ce  que  l'on  refuserait  sans  doute  d'admettre, 
si  le  témoignage  n'en  était  écrit  dans  un  texte  de  loi  positif, 
c'est  qu'il  leur  était  défendu  ,  sous  les  peines  les  plus  sévères , 
d'adresser  la  parole  à  un  autre  homme  ,  et  d'entrer  avec  lui  en 
conversation  familière.  Parqués  ainsi  comme  des  bêtes  fauve3 
ou  des  animaux  nuisibles ,  les  Cagots  n'ont  pas  même  pu  for- 
mer un  peuple  à  part;  courbés  sans  cesse  sous  le  même  joug, 
et  tremblant  devant  les  mêmes  terreurs  ,  voués  constamment 
au  mépris  et  à  la  haine  de  tous  ,  ils  n'ont  pu  que  traîner  ,  à 
travers  les  siècles  ,  leur  misérable  existence  ;  et  c'est  toujours 
au  milieu  de  la  même  réprobation  et  des  mêmes  misères  que 
leur  race  proscrite  s'est  perpétuée,  pour  ainsi  dire  ,  jusqu'à 
nos  jours. 

Vainement ,  à  de  longs  intervalles  ,  quelques  voix  généreu- 
ses se  sont-elles  élevées  pour  prendre  leur  défense  ;  vainement 
s'est-on  efforcé  de  les  appeler  à  la  régénération  civile,  en  démon- 
trant qu'il  n'existait  contre  les  Cagots  aucune  cause  de  proscrip- 
tion :  telle  était  la  force  du  préjugé  populaire  établi  depuis 
des  siècles  ,  que  jamais  ces  préventions  odieuses  n'ont  pu  être 
vaincues. 

Parce  que  les  Cagots  se  trouvaient  placés ,  par  leur  isole- 
ment, sur  la  même  ligne  que  les  lépreux  et  les  ladres ,  qui 
inondaient  alors  la  France,  l'on  a  affecté  de  les  confondre 
avec  eux,  et  le  reproche  de  ladrerie  leur  a  été  adressé.  C'était 
alors,  comme  on  le  sait,  un  crime  capital;  et  cette  prévention, 
quoique  n'étant  en  aucune  manière  justifiée,  n'a  été  par  le 
fait  qu'un  prétexte  pour  user  envers  eux  de  nouvelles  rigueurs. 
Bientôt,  dans  l'opinion  commune,  tous  les  Cagots  ont  été  con- 
sidérés comme  des  lépreux  :  de  là  une  nouvelle  cause  d'éloi- 
gnement.  L'on  savait  cependant  fort  bien  que  ce  reproche 
n'était  pas  fondé;  car  il  existe  un  monument  de  1460  qui  l'at- 
teste positivement. 

Telle  était  la  rage  aveugle  qui  animait  le  peuple  contre  les 
Cagots  ,  que  les  Etats  de  Béarn  furent  sollicités  de  requérir 
contre  cette  race  toute  la  rigueur  des  proscriptions  imposées  aux 
lépreux  et  aux  ladres.  Pour  les  lépreux,  du  moins,  cette  ri- 


REVUE    DE    PARIS.  47 

gueur  est  facile  à  comprendre  lorsqu'on  veut  bien  songer  à 
l'ignorance  barbare  de  cette  époque.  On  conçoit  que  la  peur 
de  la  contagion  ait  pu  dicter  contre  eux  les  mesures  les  plus 
sévères  et  même  les  plus  absurdes  ;  et  Ton  ne  s'étonne  pas 
d'apprendre  que  le  lépreux  ,  après  avoir  été  séparé  du  monde 
en  passant  sous  le  drap  mortuaire  ,  après  avoir  revêtu  sa  tar- 
tarelle  de  ladre  et  pris  sa  cliquette  pour  qu'à  l'avenir  tout  le 
monde  eût  à  fuir  devant  lui ,  ait  pu  entendre  sortir  de  la  bou- 
che du  prêtre  ces  paroles  mémorables,  contenant  les  défenses 
prescrites  par  le  rituel ,  et  qu'un  auteur  moderne  a  si  heu- 
reusement résumées  : 

Je  te  défends  de  sortir  sans  ton  habit  de  ladre  ; 
Je  te  défends  de  sortir  nu-pieds  ; 
Je  te  défends  de  passer  par  des  ruelles  étroites  j 
Je  te  défends  de  parler  à  quelqu'un  lorsqu'il  sera  sous  le 
vent; 

Jeté  défends  d'aller  dans  aucune  église,  dans  aucun  mou- 
tier,  dans  aucune  foire  ,  dans  aucun  marché  ,  dans  aucune 
réunion  d'hommes  quelconque  *, 

Je  te  défends  déboire  et  délaver  tes  mains,  soit  dans  une 
fontaine  ,  soit  dans  une  rivière  ; 

Je  te  défends  de  manier  aucune  marchandise  avant  de  l'avoir 
achetée  ; 

Je  te  défends  de  toucher  les  enfans  ;  je  te  défends  de  leur 
rien  donner  ; 

Je  te  défends  ,  enfin  ,  d'habiter  avec  toute  autre  femme  que 
la  tienne. 

Toutes  les  cruautés  s'expliquent  ici  par  la  crainte.  Mais  à 
l'égard  des  Cagots  les  mêmes  motifs  n'existent  plus.  On  ne  les 
avait  jamais  considérés  comme  atteints  d'aucune  maladie, 
puisqu'on  n'avait  jamais  pris  contre  eux  la  moindre  précaution 
de  cette  nature.  La  défense  d'entrer  dans  les  églises  ne  pou- 
vait les  concerner  ,  puisqu'au  contraire  ils  avaient  leur  place 
désignée  dans  l'église.  Ils  ne  pouvaient  être  tenus  de  prendre 
l'habit  de  ladre,  puisqu'ils  ne  l'avaient  jamais  porté.  Néan- 
moins ,  leur  condition  était  pire  sous  quelques  autres  rapports  ; 
car  il  ne  leur  était  pas  permis  d'adresser  la  parole  à  quelqu'un  , 
même  contre  le  vent.  Toutefois ,  les  Etats  de  Béarn  entrepri- 
rent, en  1460  ,  de  faire  imposer  aux  Cagots  la  seconde  des  dé- 


48  REVUE    DE    PARIS. 

fenses  contenues  au  règlement  que  nous  venons  de  rappeler 
concernantles  lépreux.  On  présenta  requête  à  Gaston  de  Béarn, 
prince  de  Navarre,  pour  qu'il  fût  interdit  aux  Cagots  de  mar- 
cher pieds  nus  par  les  rues,  de  peur  de  l'infection.  On  demanda 
même  qu'il  fût  permis  ,  en  cas  de  contravention  ,  de  leur  per- 
cer les  pieds  avec  un  fer.  Ces  demandes  furent  rejetées,  parce 
qu'en  effet  les  Cagots  n'étant  affectés  d'aucune  maladie  conta- 
gieuse, il  devenait  inutile  de  les  forcer  à  se  chausser,  ce  qui  était 
alors  la  précaution  prise  ordinairement  contre  les  contagions. 
«  Cette  décision  ,  dit  un  auteur  ancien,  fait  voir  que  les  con- 
seillers du  prince  n'adhéraient  pas  entièrement  à  l'animosité 
des  Etats  ,  et  qu'ils  n'estimaient  pas  que  ces  gens  fussent  vraie- 
ment  infectés  de  ladrerie  ;  d'autant,  ajoute-t-il ,  que  s'ils  eus- 
sent été  persuadés  de  cette  opinion  ,  il  n'y  avait  point  de  dif- 
ficulté de  faire  des  défenses  à  ces  misérables  démarcher  pieds 
nus  par  les  rues.  » 

L'on  voit  que  ,  vers  le  même  temps ,  les  Cagots  étaient  par- 
venus à  se  libérer,  dans  le  Béarn  même,  de  l'obligation  dépor- 
ter sur  leurs  vêtemens  le  pied  d'oie ,  qui  était  une  marque  spé- 
ciale d'infamie  ,  dont  il  est  assez  difficile  de  déterminer  l'ori- 
gine ;  mais  ils  ne  furent  pas  aussi  heureux  dans  les  autres 
provinces  du  midi,  car  un  auteur  nous  a  conservé  la  mention 
d'un  arrêt  du  parlement  de  Bordeaux  qui  ordonne  aux  Cagots 
de  Soûle  de  porter  la  marque  du  pied  d'oie.  Malgré  la  tolérance 
des  princes  de  Béarn,  la  condition  des  Cagots  fut  loin  de  s'a- 
méliorer, et  bientôt  la  haine  qu'avaient  manifestée  contre  eux 
les  Etats  se  trouvant  partagée  par  les  hommes  d'église,  il  ar- 
riva qu'en  1514,  les  prêtres  refusèrent  formellement  d'entrer 
en  communication  avec  les  Cagots  ,  et  de  les  ouïr  en  confes- 
sion. Cependant  ils  ne  purent  parvenir  à  leur  faire  interdire 
l'entrée  de  l'église,  ou  la  faculté  d'assister  aux  processions;  la 
coutume  de  Béarn  ,  réformée  en  1561  ,  tout  en  proclamant 
les  misères  de  leur  condition  ,  consacre  au  moins  que  ce  droit 
ne  leur  était  pas  ravi. 

L'art.  IV  du  titre  55  de  la  Coutume  dont  la  rubrique  est 
intitulée  des  Qualités  des  personnes,  contient  en  effet  les  dis- 
positions suivantes: 

a  Les  Cagots  ne  se  doivent  mêler  avec  les  autres  hommes 
par  familière  conversation;  il  doivent  avoir  des  habitations  se- 


REVUE    DE    PARIS.  49 

parées  des  autres  personnes,  et  ne  doivent  se  mettre  devant 
les  hommes  et  les  femmes  à  l'église  ni  aux  processions  ,  sous 
peine  majeure  par  chaque  fois  qu'ils  feront  le  contraire,  n 

Art.  V.  ic  II  est  prohibé  à  tous  Cagots  de  porter  des  armes 
autres  que  celles  dont  ils  ont  besoin  pour  leurs  offices  (  la  co- 
gnée ),  sous  singulières  peines  majeures,  par  chacune  fois 
qu'ils  feront  le  contraire,  et  les  jurés  auront  la  faculté  de  se  sai- 
sir de  leurs  armes,  lesquelles  seront  vendues  au  profit  du  sei- 
gneur du  lieu  et  de  la  chose  publique,  par  égales  portions  (').  » 

C'est  sous  l'empire  de  ces  dispositions,  dont  il  est  impos- 
sible de  se  rendre  corspte  ,  que  les  Cagots  ont  continué  de 
vivre.  Bien  qu'ils  aient  trouvé  parfois  des  protecteurs  généreux 
qui  aient  voulu  détruire  le  préjugé  dont  ils  étaient  victimes  , 
la  haine  qu'on  leur  portait  restait  toujours  si  puissante  et  tel- 
lement enracinée,  qu'elle  a  triomphé  de  tous  les  efforts.  No- 
guez  ,  médecin  du  roi  et  de  Béarn  ,  s'établit  leur  champion.  Il 
poussa  le  soin  jusqu'à  analyser  leur  sang,  pour  démontrer 
qu'il  était  sain  et  pur  ,  et ,  dans  un  rapport  authentique  ,  il  dé- 
clara qu'il  avait  trouvé  ce  sang  bon  et  louable.  Enfin  ,  il  fit 
remarquer  que  si  Ton  considérait  la  constitution  de  leur  corps, 
elle  était  ordinairement  forte,  vigoureuse  et  pleine  de  santé. 
Tous  ces  efforts  furent  inutiles  ;  les  Cagots  demeurèrent  char- 
gés de  la  même  tache  d'infamie,  bien  que  l'on  convînt  alors 
qu'aucune  maladie  ne  les  rendît  justement  odieux  au  peuple. 
Le  temps  seul  et  les  progrès  de  la  raison  publique  pouvaient 
vaincre  ce  déplorable  préjugé. 

(')  R.UBRICA  DE  QUALITATZ  DE  FERSON'AS  '. 

4.  Los  Cagotz  no  se  deben  mesela  ab  los  autres  homis  per  fa- 
miliaria  conversation  5  avans  deben  habita  separatz  deus  autres  per- 
sonnages :  et  no  se  miteran  devant  los  homis  et  femnos,  à  la  gîisia 
ny  processioos  ;  à  lapena  de  una  ley  mayor  per  cascuna  vegada  qui 
foran  lo  contrary. 

5.  Et  es  prohibità  toutz  Cagotz  no  porta  armas  autres  que  aqueras 
qui  han  besouh  per  lors  officis  ,  suus  pena  de  sengles  leys  mayors , 
f  er  cascuna  vegada  qui  faran  lo  contrary,  et  los  juratz  avcran  fa- 
cultat  de  saysir  de  los  armas,  lasquoaus  seran  convertidos  au 
proffieyt  deu  senhor  deu  loc  et  de  la  causa  publica,  per  egoalas 
portioos. 

9  5 


50  REVUE    DE    PARIS. 

Les  divers  historiens  méridionaux  qui  se  sont  occupés  de 
Thistoire  du  Béarn  se  sont  appliqués  à  rechercher  quels  pou- 
vaient être  les  motifs  de  cette  malédiction  qui  pesait  sur  ces 
peuplades  éparses  dans  diverses  provinces.  Ils  ont  voulu  remon- 
ter à  l'origine  des  familles  qu'ils  voyaient  dispersées  au  pied 
des  Pyrénées  :  et  parce  que  c'était  autrefois  là  le  siège  de  l'em- 
pire des  Goths  ,  trompés  par  une  vaine  consonnance,  ils  ont 
cherché  à  trouver  dans  les  Cagots  les  derniers  débris  de  cette 
nation  puissante  qui  avait  établi  pendant  plusieurs  siècles  son 
empire  sur  le  midi  de  la  Frar.ee  et  la  plus  grande  partie  de 
l'Espagne;  ils  ont  voulu  que  les  Cagots  ne  fussent  que  les  dé- 
bris de  cette  nation  échappés  aux  désastres  de  la  conquête  des 
Arabes,  et  qui  n'avaient  pu  fuir  vers  d'autres  régions  ;  et  ils 
ont  cherché  la  cause  du  mépris  oùils  étaient  tombés  dans  cette 
circonstance  que  les  Goths  avaient  partagé  l'erreur  d'Arien  , 
ajoutant  que  le  traitement  qui  leur  était  réservé  pouvait  pas- 
ser aussi  pour  la  vengeance  naturelle  des  cruautés  qu'ils  avaient 
sans  doute  commises  pendant  leur  triomphe.  Mais  les  Goths  , 
après  avoir  rempli  ces  contrées  de  leur  nom  et  du  bruit  de  leur 
gloire,  ne  pouvaient  pas  être  descendus  à  ce  degré  d'abaisse- 
ment. La  fortune  ,  après  les  avoir  favorisés  si  long-temps  , 
avait  pu  finir  par  leur  être  contraire  ;  mais  il  n'était  pas  pos- 
sible d'admettre  que ,  par  cela  seul  que  leurs  armes  avaient 
cessé  d'être  victorieuses  ,  ils  eussent  été  voués  à  une  infamie 
qu'ils  n'auraient  certainement  pas  soufferte.  Un  auteur  recom- 
mandable ,  qui  réfute  cette  origine  attribuée  aux  Cagots,  est 
cependant  tombé  dans  une  erreur  semblable  lorsqu'il  suppose 
qu'ils  pouvaient  être  un  reste  ,  non  plus  des  Goths ,  mais  des 
Sarrasins;  après  qu'ils  eurent  été  vaincus  par  Charles  Martel. 
Ce  serait  d'abord  attribuer  à  cette  victoire  si  célèbre  un  effet 
qu'elle  n'a  point  eu  ,  car  ce  n'est  point  elle  qui  a  opéré  la  des- 
truction des  Sarrasins  ;  elle  a  marqué  le  terme  de  leurs  con- 
quêtes et  de  leur  puissance  ;  elle  a  préservé  l'Europe  de  l'en- 
vahissement dont  elle  était  menacée;  mais  le  midi  de  la  France 
et  notamment  le  Béarn  n'en  sont  pas  moins  restés  en  leur  pou- 
voir pendant  près  d'un  siècle  encore.   S'il  eût  fallu  d'ailleurs 
vouer  à  l'infamie  tous  les  débris  des  nations  qui ,  après  avoir 
successivement  passé  sur  notre  territoire  ,  ont  dû  céder  la  puis- 
sance à  des  conquérans  plus  heureux  où  serait  le  coin  de  terre 


REVUE    DE    PARIS.  Ol 

en  France  exempt  d'une  famille  de  Parias  ?  Mais  ces  historiens 
méridionaux  ne  se  sont  attachés  à  ces  explications  diverses  , 
tirées  des  particularités  propres  à  l'histoire  du  pays,  que  parce 
qu'ils  voyaient  les  Cagots  concentrés  dans  cette  partie  de 
la  France,  ignorant  que  dans  une  autre  province  on  retrouvait 
les  mêmes  hommes  condamnés  à  la  même  proscription  ,  sans 
que  l'on  connût  mieux  le  motif  de  la  haine  implacable  dont  ils 
étaient  l'objet. 

En  effet ,  nous  n'avons  vu  jusqu'ici  les  Cagots  que  dans  le 
Béarn,  la  Navarre  et  les  provinces  environnantes;  d'où  Ton 
pouvait  conclure  que  c'était  une  même  race  d'hommes  qui, 
originaire  de  ces  contrées  ,  s'était  répandue  dans  le  pays  de 
Gascogne  ,  sans  toutefois  dépasser  les  bords  du  fleuve.  Mais  , 
pendant  qu'on  les  croyait  circonscrits  dans  cette  enceinte,  et 
qu'on  s'efforçait  de  trouver  en  eux  les  descendans  des  Goths 
ou  des  Sarrasins,  voilà  qu'on  les  retrouve  dans  la  Basse-Bre- 
tagne ,  sous  le  nom  de  Caqueux,  Cacous  ou  Caquins.  Ce  sont 
les  mêmes  hommes  frappés  ,  l'on  ne  sait  pourquoi ,  des  mêmes 
prohibitions  ;  on  les  voit  désignés  dans  les  anciens  titres  sous 
le  nom  de  Cacosi;  défense  leur  est  faite,  comme  aux  Cagots 
de  Béarn  ,  d'avoir  leurs  habitations  dans  les  mêmes  lieux  que 
les  autres  hommes  ,  avec  lesquels  il  ne  leur  était  permis  ni  de 
boire  ni  de  manger  ,  toute  relation  leur  étant  interdite  avec  le 
reste  du  monde.  Bien  qu'ici  on  les  soupçonne  de  judaïsme, 
l'on  est  forcé  néanmoins  de  reconnaître  qu'ils  sont  chrétiens  ; 
car  Ton  annonce  que  s'ils  se  présentaient  dans  les  églises  pa- 
roissiales ou  autres  lieux  où  se  célébrait  l'office  divin  pour 
rendre  leurs    devoirs  religieux  ,  il   en  résultait  des   querelles 
graves  et  un  scandale  qu'il  devenait  nécessaire  de  réprimer; 
pour  quoi  les  statuts  donnés  en  1436  par  l'évêque  Rodulphe 
portent  textuellement  :   «  Nous  avons  prescrit  que   les  dits 
»  hommes ,  appelés  Caqueux  ou  Cacous  (  Cacosi)  doivent  se 
»  tenir  pendant  l'office  divin  et  demeurer  dans  la  partie  basse 
»   de  l'église;  qu'ils  n'aient  pas  la  présomption  de  toucher  les 
»  saints  calices  ou  autres  vases  sacrés ,    ni  d'être  admis  au 
i)  baiser  avant  les  autres  hommes;  mais,  après  que  tous  les 
j>  autres  auront  été  admis,  les  Caqueux  pourront  être  égale- 
»   ment  admis  à  leur  tour  ;  le  tout  sous  peine  de  cent  sols  d'a- 
»  mende.  »  En  outre  un  règlement  de  1474  leur  défend  «  de 


52  REVUE    DE    PARIS. 

se  montrer  en  public  autrement  que  revêtus  de  la  casaque 
roup-e,  et  interdiction  leur  est  faite  de  se  livrer  à  d'autre  oc- 
cupation qu'à  la  fabrication  des  filets.  »  Ils  ne  pouvaient 
s'adonner  à  d'autre  culture  qu'à  celle  de  leurs  propres  jar- 
dins. Cependant  tel  fut  bientôt  l'état  de  misère  où  ils  se  virent 
réduits  ,  que  l'on  fut  forcé ,  par  humanité  ,  de  les  admettre  à 
prendre  à  loyer  le  terrain  d'autrui;  mais  les  conditions  auxquel- 
les on  attachait  cette  faveur  étaient  tellement  onéreuses,  qu  il 
leur  était  presque  impossible  d'y  satisfaire. 

Ce  que  Noguez  avait  entrepris  pour  les  Cagots  de  Béarn  , 
Hévin,  célèbre  avocat,  voulut  l'exécuter  aussi  pour  les  Cacous 
de  Bretagne*,  il  s'adressa  au  parlement,  et  remontra  combien 
il  était  odieux  que,  sous  un  prétexte  vague  de  judaïsme  ou 
d'insanité  ,  on  en  vînt  à  frapper  des  hommes  d'une  réprobation 
semblable;  il  démontra  que  cette  persécution  ,  qui  s'adressait 
à  des  hommes  sains  et  valides  ,  ne  pouvait  être  tolérée;  et, 
après  plusieurs  années  de  sollicitations  ,  de  soins  et  de  démar- 
ches .  il  parvint  à  obtenir  un  arrêt  du  parlement  qui  remettait 
les  Cacous  en  grâce.  Mais  que  peut  un  arrêt  de  justice  contre 
un  préjugé  populaire  ?  Tant  qu'il  vécut,  Hévin  s'efforça  de 
faire  respecter  une  décision  à  laquelle  il  attachait  sa  gloire,  à 
juste  titre  ;  mais  il  n'eut  pas  plus  tôt  fermé  les  yeux,  que  les 
Cacous  perdirent ,  avec  leur  bienfaiteur  ,  la  protection  du  par- 
lement ;  ils  retombèrent  dès  lors  dans  le  même  mépris  ,  et, 
jusqu'au  milieu  du  siècle  dernier  ,  ils  n'avaient  pu  encore  par- 
venir à  vaincre  l'horreur  qu'ils  n'avaient  pas  cessé  d  inspirer 
aux  autres  Bretons. 

Voilà  donc  une  contrée  dans  laquelle  n'ont  jamais  paru  ni 
Goths  ni  Sarrasins  ,  qui  nous  présente  ,  sous  une  dénomina- 
tion à  peu  près  identique  ,  les  Cagots  du  Béarn  ! 

Que  l'origine  des  Cagots  du  Béarn  et  des  Cacous  de  la  Bre- 
tagne soit  commune,  ou,  du  moins,  que  les  motifs  de  leur 
proscription  soient  les  mêmes  dans  les  deux  pays  ,  c'est  ce  qui 
ne  saurait  être  douteux.  Il  existe  dans  la  condition  de  ces 
hommes  ,  et  jusque  dans  leur  dénomination,  une  ressemblance 
trop  frappante  pour  que  l'on  puisse  attribuer  à  un  jeu  du  ha- 
sard une  réunion  de  circonstances  diverses  si  extraordinaires  ; 
mais  peut-on  admettre  que  ce  résultat  ait  été  produit  par 
suite  de  quelques  relations  entre  ces  deux  provinces?  Et  si 


REVUE    DE     PARIS. 


"5) 


les  Cacous  de  la  Bretagne  étaient,  dans  l'origine,  des  émi- 
grés du  Béarn  ,  comment  se  fait-il  qu'en  changeant  de  contrée , 
ils  ne  soient  pas  parvenus  à  échapper  aux  malédictions  qui 
partout  se  sont  attachées  à  leurs  pas  ?  Il  faut  désormais  renon- 
cer à  trouver  l'explication  de  cette  énigme  historique,  à  moins 
que  quelque  découverte  heureuse  ne  vienne  mettre  en  lu- 
mière des  titres  anciens,  ignorés  jusqu'à  ce  jour.  Pour  le  mo- 
ment ,  le  plus  sage  est  encore  de  s'en  tenir  à  la  déclaration  des 
auteurs,  qui ,  ne  pouvant  dire  ce  qu'étaient  les  Cagots  ,  se  sont 
bornés  à  énoncer  ce  qu  ils  n'étaient  pas  ;  et  il  faut  conclure 
avec  eux  que  les  Cagots  et  les  Cacous  n'étaient  ni  des  moines, 
ni  des  anachorètes,  ni  des  lépreux,  mais  une  certaine  race 
d'hommes  dévoués  à  la  haine  des  autres  hommes.  Et  c'est  en 
France  que  cette  race  malheureuse  a  existé  pendant  des  siè- 
cles ,  objet  constant  d'une  haine  qui  ne  s'est  jamais  ralentie  ! 
c'est  en  France  qu'ils  ont  dû  traîner  ,  aux  yeux  même  de  nos 
contemporains  ,  le  spectacle  de  leurs  misères  ! 

Alexandre  Teulet. 


M.  ALEXANDRE  DUMAS. 


L'éditeur  des  ouvrages  dramatiques  de  M.  Alexandre  Dumas 
nous  communique  le  manuscrit  d'une  préface  dont  l'auteur 
fera  précéder  son  premier  volume.  Cette  préface  ressemble 
beaucoup  à  ces  essais  autobiographiques,  à  ces  révélations 
intimes  sur  ses  études  et  so  vie  littéraire,  que  sir  Walter  Scott 
a  placés  en  tête  de  chacun  de  ses  poèmes  et  de  ses  romans 
dans  la  dernière  édition  de  ses  œuvres.  M.  de  Chateaubriand 
a  aussi  rattaché  à  ses  principaux  écrits  des  notices  du  même 
genre.  En  ce  temps  de  large  publicité  ,  où  la  curiosité  du  pu- 
blic, volontiers  un  peu  indiscrète,  semble  faire  un  appel  à 
Végotismc  des  écrivains,  ces  confidences,  les  unes  apologéti- 
ques, les  autres  moins  modestes,  ajoutent  un  attrait  de  plus  à 
l'œuvre  la  plus  populaire  Quant  à  nous,lapréface  de  M.  Al.  Du- 
mas nous  a  vivement  intéressés.  Selon  les  règles  de  notre  cri- 
tique ,  nous  ne  pouvons  le  dissimuler  ,  ce  jeune  talent  ne  sau- 
rait être  adopté  dans  son  ensemble.  Cependant  ,  quoique 
ayant  à  grandir  encore  au  théâtre  même ,  où  il  est  déjà  de  tous 
ses  émules  (s'il  a  beaucoup  d'émulés)  celui  qui  a  le  plus  osé  et  le 
plus  heureusement  osé,  certes,  sans  trop  d'amour-propre, 
M.Alexandre  Dumas  peutbien  réclamer  sa  part  des  progrès  que 
l'art  dramatique  a  faits  depuis  dix  ans.  Il  n'estdoncaucunde  ses 
lecteurs  qui  ne  lui  sache  gré  de  nous  raconter  quels  ont  été  ses 
tâtonnemens  dans  la  carrière,  ses  luttes  difficiles,  ses  pre- 
mières espérances,  son  ambition  plus  hardie  après  un  premier 
succès, son  retoursur lui-même, et  la  direction  deses  études.  Je 
sais  bien  qu'on  peut  dire  des  poètes  comme  des  femmes,  que 
les  plus  sincères  ne  se  peignent  jamais  qu'en  buste.  Il  y  a  tou- 


REVUE    DE    PARIS.  5o 

tefois  dans  le  caractère  de  M.  Alexandre  Dumas  une  franchise 
tour  à  tour  un  peu  glorieuse  et  un  peu  étourdie  qui  a  un 
grand  charme  de  naturel.  Enfin,  s'il  faut  le  dire,  M.  Alexan- 
dre Dumas  est  depuis  quelquetemps  dans  une  de  ces  situations 
particulières  où  il  est  de  la  loyauté  de  la  critique  ,  sinon  de  le 
défendre  ,  du  moins  de  lui  ouvrir  une  large  arène  lorsqu'il  se 
dit  attaqué.  Nos  vœux  sont  pour  lui  ,  sans  doute,  mais  il  ne 
nous  apas  choisispour  champions,  etcen'est  que  pour  représen- 
ter l'impartialité  des  simples  spectateurs  littéraires  que  nous  cite- 
rons quelques  extraits  de  cette  curieuse  autobiographie  d'un 
de  nos  auteurs  les  plus  aimés  du  public  comme  de  ses  amis. 

<ije  venais  d'avoir  vingt  ans  lorsque  ma  mère  entra  un  matin 
dans  ma  chambre,  s'approcha  démon  lit,  m'embrassa  en  pleurant , 
et  me  dit  :  —  Mon  ami ,  je  viens  de  vendre  tout  ce  que  nous  avions 
pour  payer  nos  dettes. 

—  Eh  bien  !  ma  mère  ? 

—  Eh  bien  !  mon  pauvre  enfant  ,  nos  dettes  payées  ,  il  nous 
reste  255  francs. 

—  De  rente  ?... 

Ma  mère  sourit  tristement. 

—  En  tout'....  repris-je. 

—  En  tout. 

—  Eh  bien!  ma  mère,  je  prendra  ce  soir  les  53  francs  ,  et  je  par- 
tirai pour  Paris. 

—  Qu'y  feras-tu  ,  mon  pauvre  ami?... 

—  J'y  verrai  les  amis  de  mon  père,  le  duc  de  Bellune  ,  qui  est 
ministre  delà  guerre  5  Sébastiani,  aussi  puissant  de  son  opposition 
que  les  autres  le  sont  de  leur  faveur.  Mon  père,  plus  ancien  qu'eux 
tous  comme  général ,  et  qui  a  commandé  en  chef  quatre  armées  , 
en  a  eu  quelques-uns  pour  aides-de-camp,  et  les  a  vu  passer  presque 
tous  sous  ses  ordres  5  nous  avons  la  une  lettre  de  Bellune  qui 
constate  que  c'est  à  l'influence  de  mon  père  qu'il  doit  d'être  rentré 
en  faveur  près  de  Bonaparte  ;  une  lettre  de  Sébastiani  ,  qui  le  re- 
mercie d'avoir  obtenu  que  lui ,  Sébastiani ,  fît  partie  de  l'année 
d'Egypte;  des  lettres  de  Jourdan ,  de  Kellcrman  ,  de  Bernadotte 
même.  Eh  bien  !  j'irai  jusqu'en  Suède  ,  s'il  le  faut ,  trouver  le  roi , 
et  faire  un  appel  à  ses  souvenirs  de  soldat. 

—  Et  moi,  pendant  ce  temps-là  ,  que  deviendrai-je? 


56  REVUE  DE  PARIS. 

—  Tu  as  raison  ;  mais  sois  tranquille  ,  je  n'aurai  pas  besoin  de 
faire  d'autre  voyage  que  celui  de  Paris.  Ainsi  ce  soir  je  pars. 

—  Fais  ce  que  tu  voudras ,  me  dit  ma  mère  en  m'embrassant 
une  seconde  fois  ;  c'est  peut-être  une  inspiration  de  Dieu.  Et 
elle  sortit. 

Je  sautai  à  bas  de  mon  lit ,  plus  fier  qu'attristé  des  nouvelles  que 
je  venais  d'apprendre.  J'allais  donc  à  mon  tour  être  bon  à  quelque 
chose  ,  rendre  à  ma  mère,  non  pas  les  soins  qu'elle  avait  pris  de 
moi ,  c'était  impossible,  mais  lui  épargner  ces  tourmens  journaliers 
que  la  gêne  traîne  après  elle ,  assurer  par  mon  travail  ses  vieilles 
années  à  elle,  qui  avait  veillé  avec  tant  de  soin  sur  mes  jours j 
j'étais  donc  un  homme,  puisque  l'existence  d'une  femme  allait  re- 
poser sur  moi.  Mille  projets,  mille  espoirs  me  traversaient  l'esprit  j 
j'avais  à  la  fois  de  la  joie  et  de  l'org'ieil  dans  le  cœur,  cette  cer- 
titude de  succès,  qui  est  une  des  vertus  de  la  jeunesse,  car  elle 
prouve  que  les  autres  pourraient  compter  sur  vous  comme  vous 
pourriez  compter  sur  eux.  D'ailleurs  il  était  impossible  que  je  n'ob- 
tinsse pas  tout  ce  que  je  demanderais ,  quand  je  dirais  à  ces  hommes 
dont  dépendait  mon  avenir  :  ce  que  je  vous  demande,  c'est  pour 
ma  mère,  pour  la  veuve  de  votre  ancien  camarade  d'armes,  pour  ma 
mère  ,  ma  bonne  mère  ! 

Oui ,  c'est  une  bonne  mère  que  la  mienne ,  si  bonne  ,  que ,  grâce 
à  son  amour  pour  moi ,  j'étais  incapable  de  tout ,  excepté  de  me 
jeter  dans  le  feu  pour  elle. 

Car,  grâce  à  cet  amour  excessif,!  elle'  n'avait  jamais  voulu  me 
quitter,  et  lorsqu'on  saura  que  je  suis  né  à  Yillers-Cotterets ,  petite 
ville  de  deux  mille  âmes  à  peu  près,  on  devinera  tout  d'abord  que 
les  ressources  n'y  étaient  pas  grandes  pour  l'éducation  :  il  est  vrai 
que  toutes  celles  qu'elle  présentait  sous  ce  rapport  avaient  été  mises 
à  contribution  5  un  bon  et  brave  abbé ,  que  tout  le  monde  aimait  et 
respectait,  plus  à  cause  de  sa  dilection  et  de  son  indulgence  pour 
ses  paroissiens,  qu'à  cause  de  son  savoir,  m'avait  donné,  pendant 
cinq  ou  six  ans  ,  des  leçons  de  latin  ,  et  m'avait  fait  faire  quelques 
bouts  rimes  français.  Quant  à  l'arithmétique ,  trois  maîtres  d'école 
avaient  successivement  renoncé  à  me  faire  entrer  les  quatre  pre- 
mières règles  dans  la  tête  :  en  échange ,  et  sous  tous  les  autres 
rapports  ,  je  possédais  tous  les  avantages  d'une  éducation  agreste, 
c'est-à-dire  que  je  montais  tous  les  chevaux  ,  que  je  faisais  douze 
lieues  pour  aller  danser  à  un  bal,  que  je  tirais  assez  habilement 


REVUE     DE     PARIS.  o7 

l'épée  et  le  pistolet,  que  je  jouais  à  la  paume  comme  Saint-Georges , 
et  qu'à  trente  pas  je  manquais  très -rarement  un  lièvre  ou  un 
perdreau. 

Ces  avantages ,  qui  m'avaient  acquis  une  certaine  célébrité  à  Yil- 
lers-Cotterets,  devaient  me  présenter  bien  peu  de  ressources  à  Paris  : 
en  conséquence ,  après  avoir  gravement  réfléchi  et  mètre  mûre- 
ment examiné  ,  je  tombai  d'accord  avec  moi-même  que  je  n'étais 
bon  qu'à  faire  un  employé.  Tous  mes  soins  devaient  donc  tendre 
à  me  procurer  une  place  clans  ce  qu'on  appelle  génériquement  les 
bureaux. 

Mes  préparatifs  faits  ,  et  la  chose  ne  fut  pas  longue  ,  je  sortis 
pour  annoncer  à  toutes  mes  connaissances  que  je  partais  pour  Paris. 

Je  rencontrai  dans  la  rue  l'entrepreneur  de  diligences  {  il  m'ai- 
mait beaucoup ,  parce  qu'il  m'avait  donné  les  premiers  elémens  du 
jeu  de  billard  ,  et  que  j'avais  admirablement  profité  de  ses  leçons. 
11  me  proposa  de  faire  la  partie  d'adieu  :  nous  entrâmes  au  café  j  je 
lui  gagnai  ma  place  à  la  diligence  j  c'était  autant  d'économisé  sur 
mes  53  francs. 

Dans  ce  café  se  trouvait  un  ancien  ami  de  mon  père;  il  avait , 
outre  cette  amitié ,  conservé  pour  notre  famille  quelque  reconnais- 
sance :  blessé  à  la  chasse ,  il  s'était  fait  un  jour  transporter  chez 
nous  ,  et  les  soins  qu'il  avait  reçus  de  ma  mère  et  de  ma  sœur  étaient 
restés  dans  sa  mémoire. 

C'était  un  homme  fort  influent  dans  le  pays  par  sa  fortune  et  sa 
réputation  de  probité.  Quelques  années  auparavant,  il  avait  enlevé 
d'assaut  l'élection  du  général  Foy,  son  camarade  de  collège.  Il  m'of- 
frit une  lettre  pour  l'honorable  député  5  je  l'acceptai,  l'embrassai  , 
et  me  remis  en  course. 

J'allai  dire  adieu  à  mon  digne  abbé.  Je  m'attendais  à  un  long 
discours  moral  sur  les  dangers  de  Paris  ,  sur  les  séductions  du 
monde,  etc.,  etc..  Le  brave  homme  approuva  ma  résolution  ,  m'em- 
brassa ,  les  larmes  aux  yeux ,  car  j'étais  son  élève  chéri  ;  et  lorsque 
je  lui  demandai  quelques  conseils  qu'il  ne  me  donnait  pas ,  il  ouvrit 
l'Évangile ,  et  me  montra  du  doigt  ces  seules  paroles  :  -A  c  fais  pas 
aux  autres  ce  que  tu  ne  voudrais  pas  qu'on  te  fît. 

Le  soir  même  ,  je  partis  ,  au  grand  désespoir  de  ma  mère,  qui  ne 
m'avait  jamais  perdu  de  vue,  mais  qui  se  consola  en  pensant  que 
mes  55  francs  ne  me  mèneraient  pas  loin ,  et  que  par  conséquent 
elle  ne  tarderait  pas  à  me  revoir. 


58  REVUE    DE    PARIS. 

Du  reste ,  j'entrais  dans  le  monde  avec  des  idées  de  morale  et  de 
religion  complètement  faussées  :  j'étais  moraliste  et  voltairien  jus- 
que dans  le  bout  des  ongles  j  je  mettais  le  Compèke  Mathieu  et 
Faublas  au  rang  des  livres  élémentaires  ;  je  préférais  Pigault- 
Lebrun  à  Walter  Scott  j  enfin  je  faisais  de  petits  vers ,  dans  le  style 
de  ceux  du  cardinal  de  Bernis  et  d'Evariste  de  Parny.  Mes  opi- 
nions politiques  seules  étaient  arrêtées  depuis  cette  époque  :  elles 
étaient  en  quelque  sorte  instinctives  :  mon  père  me  les  avait  lé- 
guées en  mourant;  depuis  lors  ,  elles  se  sont  rationalisées  ,  mais 
n'ont  subi  aucun  changement.  Quant  à  mon  goût  pour  la  poésie 
légère,  il  venait  peut-être  de  ce  que  je  suis  né  dans  la  chambre  où 
mourut  Demoustier. 

C'est  portant  avec  moi  cette  valeur  intrinsèque  de  qualités  physi- 
ques et  de  connaissances  morales  que  je  descendis  dans  un  mo- 
deste hôtel  de  la  rue  Saint-Germain-l'Àuxerrois ,  convaincu  que 
l'on  calomniait  la  société,  que  le  monde  était  un  jardin  à  fleurs  d'or, 
dont  toutes  les  portes  allaient  s'ouvrir  devant  moi ,  et  que  je  n'a- 
vais ,  comme  Ali-Baba ,  qu'à  prononcer  le  mot  sésame  pour  fendre 
les  rochers. 

En  conséquence ,  j'écrivis ,  le  même  soir,  au  ministre  de  la  guerre 
pour  lui  demander  une  audience  ;  je  lui  détaillai  mes  droits  à  cette 
faveur  5  je  les  appuyais  du  nom  de  mon  père ,  qu'il  ne  pouvait  avoir 
oublié,  j'en  appelais  à  l'ancienne  amitié  qui  les  avait  unis ,  passant 
sous  silence ,  et  par  délicatesse ,  les  services  rendus ,  mais  dont  une 
lettre  du  maréchal ,  qu'à  tout  hasard  j'avais  apportée  avec  moi  , 
faisait  preuve  incontestable. 

Je  m'endormis  là-dessus  et  fis  des  songes  des  Mille  et  une 
Nuits. 

Le  lendemain  ,  j'achetai  un  Almanacli  des  vingt-cinq  mille 
adresses ,  et  je  me  mis  en  course. 

La  première  visite  que  je  fis  fut  au  maréchal  Jourdan.  Il  se  sou- 
venait bien  vaguement  qu'il  avait  existé  un  général  Alexandre 
Dumas  ;  mais  il  ne  se  rappelait  pas  avoir  jamais  entendu  dire 
qu'il  eût  un  fils.  Malgré  tout  ce  que  je  pus  lui  dire  ,  je  le  quittai 
au  bout  de  dix  minutes ,  paraissant  très-peu  convaincu  de  mon 
existence. 

Je  me  rendis  chez  le  général  Sébastiani.  Il  était  dans  son  cabinet 
de  travail  ;  quatre  ou  cinq  secrétaires  écrivaient  sous  sa  dictée  ; 
chacun  d'eux  avait  sur  son  bureau  ,  outre  sa  plume  ,  son  papier  et 


REVUE    DE    PARIS.  59 

ses  canifs ,  une  tabatière  d'or ,  qu'il  présentait  tout  ouverte  au 
général ,  toutes  les  fois  qu'il  s'arrêtait  devant  lui.  Le  général  y 
introduisait  délicatement  l'index  et  le  pouce  d'une  main  que  son 
arrière-cousin  Napoléon  eût  enviée  pour  la  blancheur  et  la  coquet- 
terie ,  savourait  voluptueusement  la  poudre  d'Espagne  ,  et ,  comme 
le  malade  imaginaire ,  se  remettait  à  arpenter  la  chambre  ,  tantôt 
-m  long  ,  tantôt  en  large.  Ma  visite  fut  courte  ;  quelque  considéra- 
tion que  j'eusse  pour  le  général,  je  me  sentais  peu  de  vocation  à 
devenir  porte-tabatière. 

Je  rentrai  à  mon  hôtel ,  un  peu  désappointé  :  les  deux  premiers 
hommes  que  j'avais  rencontrés  avaient  soufflé  sur  mes  rêves  d'or  et 
les  avaient  ternis.  Je  repris  mon  Almanach  des  vingt-cinq  mille 
adresses  ;  mais  déjà  ma  confiance  joyeuse  avait  disparu  :  j'éprou- 
vais ce  serrement  de  cœur  qui  va  toujours  croissant,  au  fur  et  à 
mesure  que  la  désillusion  arrive;  je  feuilletais  le  livre  au  hasard, 
regardant  machinalement ,  lisant  sans  comprendre  ,  lorsque  je  vis 
un  nom  que  j'avais  si  souvent  entendu  prononcer  par  ma  mère  et 
avec  tant  d'éloges  ,  que  je  tressaillis  de  joie  :  c'était  celui  du  géné- 
ral Yerdier ,  qui  avait  servi  en  Egypte  ,  sous  les  ordres  de  mon  père. 
Je  me  jetai  dans  un  cabriolet,  et  je  me  fis  conduire  rue  du  Fau- 
bourg-Montmartre, n°  4  :  c'était  là  qu'il  demeurait. 

— ■  Le  général  Yerdier  ?  demandai-je  au  concierge. 

—  Au  quatrième ,  la  petite  porte  à  gauche.  — Je  le  fis  répéter  ; 
j'avais  bien  entendu. 

Pardieu,  me  disais-je  tout  en  montant  l'escalier,  voilà  au  moins 
qui  ne  ressemble  ni  aux  laquais  à  livrée  du  maréchal  Jourdan ,  ni 
au  suisse  de  l'hôtel  Sébastiani.  —  Le  général  Verdier  ,  au  qua- 
trième ,  la  porte  à  gauche.  —  Cet  homme-là  doit  se  souvenir  de 
mon  père. 

J'arrivai  à  ma  destination.  Le  modeste  cordonnet  vert  pendait 
près  de  la  porte  désignée  :  je  sonnai  avec  un  battement  de  cœur  dont 
je  n'étais  pas  le  maître.  J'attendais  cette  troisième  épreuve  pour 
savoir  à  quoi  m'en  tenir  sur  les  hommes. 

J'entendis  des  pas  qui  s'approchaient  ;  la  porte  s'ouvrit.Un  homme 
d'une  soixantaine  d'années  parut  :  il  était  coiifé  d'une  casquette 
bordée  d'astracan,  vêtu  d'une  veste  à  brandebourgs,  et  d'un  pan- 
talon à  pieds  j  il  tenait  d'une  main  une  palette  chargée  de  couleurs, 
et  de  l'autre  un  pinceau.  Je  crus  m'être  trompé,  et  je  regardai  les 
autres  portes. 


GO  REVUE    DE    PARIS. 

—  Que  désirez-vous  ,  monsieur  ?  me  dit-il. 

—  Présenter  mes  hommages  au  général  Verdier.  Mais  probable- 
ment que  je  me  trompe  ? 

—  Non ,  non  ,  tous  ne  tous  trompez  pas  ;  c'est  ici.  — 
J'entrai  dans  un  atelier. 

— Yous  permettez  ,  monsieur  ?  me  dit  l'homme  à  la  casquette  en 
se  remettant  à  un  tableau  de  bataille,  dans  la  confection  duquel  je 
l'avais  interrompu. 

—  Sans  doute  ;  et  si  tous  Toulez  seulement  m'indiquer  où  je  trou- 
Terai  le  général... — 

Le  peintre  se  retourna. 

—  Eh  bien!  mais  pardieu  !  c'est  moi,  me  dit-il. 

—  Yous?...  —  Je  fixai  mes  yeux  sur  lui  aTec  un  air  si  marqué 
de  surprise ,  qu'il  se  mit  à  rire. 

—  Cela  tous  étonne  de  me  Toir  manier  le  pinceau,  n'est-ce  pas  ? 
me  dit-il ,  après  avoir  entendu  dire,  peut-être,  que  je  maniais  assez 
bien  le  sabre?  Que  Toulez-Tous  ,  j'ai  la  main  impatiente  ,  et  il  faut 
que  je  l'occupe  à  quelque  chose.  Maintenant,  que  me  Toulez-Tous, 
Toyons? 

—  Général,  lui  dis-je ,  je  suis  le  fils  de  votre  ancien  compagnon 
d'armes  en  Egypte  ,  d'Alexandre  Dumas. 

Il  se  retourna  vivement  de  mon  côté,  me  regarda  fixement ,  puis  , 
au  bout  d'un  instant  de  silence  : 

—  C'est...  Trai,  me  dit-il,  tous  êtes  tout  son  portrait. — 
Deux  larmes  lui  vinrent  en  même  temps  aux  yeux,  et  jetant  son 

pinceau ,  il  me  tendit  une  main  que  j'avais  plus  envie  de  baiser  que 
de  serrer. 

—  Eh  !  qui  vous  amène  à  Paris  ,  mon  pauvre  garçon  ,  continua- 
t-ilj  car  ,  si  j'ai  bonne  mémoire,  vous  demeuriez  avec  votre  mère 
dans  je  ne  sais  quel  village  ?. .. 

—  C'est  vrai,  général}  mais  ma  mère  vieillit ,  et  nous  sommes 
pauvres. 

—  Deux  chansons  dont  je  sais  l'air  ,  murmura-t-il. 

—  Alors  je  suis  venu  à  Paris  dans  l'espoir  d'obtenir  une  petite 
place  pour  la  nourrir  à  mon  tour  comme  elle  m'a  nourri  jusqu'à 
présent. 

—  C'est  bien  fait  !  mais  une  place  n'est  point  chose  facile  à  ob- 
tenir par  le  temps  qui  court;  il  y  a  un  tas  de  nobles  à  placer,  et 
tout  leur  est  bon. 


REVUE     DE    PARIS.  61 

—  Mais,  général ,  j'ai  compté  sur  votre  protection. 

—  Heini!...  —  Je  répétai. 

—  Ma  protection? —  il  sourit  amèrement.  —  Mon  pauvre  enfant , 
si  tu  veux  prendre  des  leçons  de  peinture,  ma  protection  ira  jusqu'à 
t'en  donner,  et  encore  tu  ne  seras  pas  un  grand  artiste  si  tu  ne  sur- 
passes pas  ton  maître.  Ma  protection  ?  Eh  bien  !  je  te  suis  tr^s- 
reconnaissant  de  ce  mot-là  ;  car  il  n'y  a  peut-être  que  toi  au  monde 
qui  puisse  aujourd'hui  s'aviser  de  me  la  demander. 

—  Comment  cela? 

—  Est-ce  que  ces  gredins-là  ne  m'ont  pas  mis  à  la  retraite,  sous 
prétexte  de  je  ne  sais  quelle  conspiration  ?..  de  sorte  que,  vois-tu, 
je  fais  des  tableaux.  Si  tu  veux  en  faire,  voilà  une  palette,  des  pin- 
ceaux, et  une  toile  de  56. 

—  Merci,  général,  mais  je  ne  sais  pas  faire  un  œil;  d'ailleurs 
l'apprentissage  serait  trop  long ,  et  puis  ma  mère  ni  moi  ne  pouvons 
attendre. 

—  Que  veux-tu,  mon  ami ,  voilà  tout  ce  que  je  puis  t'offrir...  Àh  ! 
et  puis  la  moitié  de  ma  bourse;  je  n'y  pensais  pas,  car  cela  n'en 
vaut  guère  la  peine.  —  Il  ouvrit  le  tiroir  d'un  petit  bureau  dans 
lequel  il  y  avait ,  je  me  le  rappelle ,  deux  pièces  d'or,  et  une  qua- 
rantaine de  francs  en  argent. 

—  Je  vous  remercie ,  général ,  je  suis  à  peu  près  aussi  riche  que 
•vous. —  C'était  moi  qui  avais  à  mon  tour  les  larmes  aux  yeux.  —  Je 
vous  remercie  ;  mais  vous  me  donnerez  des  conseils  sur  les  démar- 
ches que  j'ai  à  faire  ? 

—  Oh!  cela,  tant  que  tu  voudras.  Voyons,  où  en  es-tu?  —  Il 
reprit  son  pinceau,  et  se  remit  à  peindre. 

—  J'ai  écrit  au  maréchal  duc  de  Bellune. 

Le  général ,  tout  en  glaçant  une  figure  de  Cosaque  ,  fit  une  gri- 
mace qui  pouvait  se  traduire  par  ces  mots  :  m  Si  tu  ne  comptes  que 
là-dessus ,  mon  pauvre  garçon...  » 

—  J'ai  encore  ,  ajoutai-je  répondant  à  sa  pensée  ,  une  recomman- 
dation pour  le  général  Foy ,  député  de  mon  département. 

—  Ah  !  ceci  c'est  autre  chose.  Eh  bien  !  mon  enfant ,  je  te  con- 
seille de  ne  pas  attendre  la  réponse  du  ministre  :  c'est  demain 
dimanche  ,  porte  ta  lettre  au  général  et  sois  tranquille,  il  te  rece- 
vra bien.  Maintenant  veux-tu  diner  avec  moi?  nous  causerons  de 
ton  père. 

— Volontiers,  général. 

9  6 


62  REVUE    DE    PARIS. 

—  Eh  bien!  laisse-moi  travailler,  et  reviens  à  six  heures. 

Je  pris  aussitôt  congé  du  général  Verdier  ,  et  je  descendis  les 
quatre  étages  avec  un  cœur  plus  léger  que  je  ne  les  avais  montés  ;  les 
choses  et  les  hommes  commençaient  à  m'apparaître  sous  leur  véri- 
table point  de  vue  }  et  ce  monde,  qui  m'avait  été  méconnu  jusqu'a- 
lors ,  se  déroulait  à  mes  yeux  tel  que  Dieu  et  le  diable  l'ont  fait? 
biodé  de  bon  et  de  mauvais ,  tacbé  de  pire. 

Le  lendemain  je  me  présentai  chez  l'honorable  général.  Je  fus  in- 
troduit dans  son  cabinet.  Il  travaillait  à  son  Histoire  de  la 
Péninsule.  Au  moment  où  j'entrai ,  il  écrivait  debout  sur  une  de 
ces  tables  qui  se  lèvent  ou  s'abaissent  à  volonté  5  autour  de  lui 
étaient  épars,  dans  une  confusion  apparente,  des  discours,  des 
cartes  géographiques  et  des  livres  entr'ouverts. 

Il  se  retourna ,  en  entendant  ouvrir  la  porte  de  son  sanctuaire  , 
avec  la  vivacité  qui  lui  était  habituelle  ,  et  arrêta  ses  yeux  perçans 
sur  moi.  J'étais  tout  tremblant. 

—  Monsieur  Alexandre  Dumas?...  me  dit-il. 

—  Oui,  général. 

—  Etes-vous  le  fils  de  celui  qui  commandait  en  cbef  l'armée  des 
Alpes  ? 

—  Oui ,  général. 

—  C'était  un  brave.  Puis-je  vous  être  bon  à  quelque  cbose  ?  j'en 
serais  heureux. 

—  Je  vous  remercie  da  votre  intérêt.  J'ai  à  vous  remettre  une 
lettre  de  M.  Danré  ('). 

—  Oh  !  ce  bon  ami!...    Que  fait-il  ? 

—  Il  est  heureux  et  fier  d'avoir  été  pour  quelque  chose  dans 
votre  élection. 

— Pour  quelque  chose!  — en  décachetant  la  lettre,  — dites  pour 
tout.  Savez-vous,  continua-t-il  tenant  la  lettre  ouverte  sans  la  lire^ 
savez-vous  qu'il  a  répondu  de  moi  aux  électeurs,  corps  pour  corps, 
honneur  pour  honneur?  J'espère  que  ma  nomination  ne  lui  aura 
pas  valu  trop  de  reproches.  Voyons  ce  qu'il  me  dit.  — Il  se  mit  à 
lire.  -  -  Ah  !  il  vous  recommande  à  moi  avec  instance  j  il  vous  aime 
donc  bien  ? 

(')  (Test  effectivement  à  M.  Danré  que  je  dois  d'être  ce  que  je 
suis,  en  supposant  que  je  sois  quelque  chose.  On  m'excusera  donc  de 
le  nommer  j  la  reconnaissance  est  indiscrète. 


REVUE  DE  PARIS. 


63 


—  Comme  son  fils. 

—  Eh  Lien,  voyons  alors.— Il  vint  à  moi. —  Que  ferons-nous  de 
vous  ? 

—  Tout  ce  que  vous  voudrez ,  général. 

—  Il  faut  d'abord  que  je  sache  à  quoi  vous  êtes  bon. 

—  Oh  !  pas  à  grand' chose. 

—  Yoyons  :  que  savez-vous,  un  peu  de  mathématiques? 

—  Non,  général. 

—  Tous  avez  au  moins  quelques  notions  d'algèbre  ,  de  géomé- 
trie ,  de  physique  ? — Il  s'arrêtait  entre  chaque  mot ,  et  à  chaque  mot 
je  sentais  la  rougeur  me  monter  au  visage  et  la  sueur  me  couler  sur 
le  front  5  c'était  la  première  fois  qu'on  m'amenait  ainsi  mon  igno- 
rance face  à  face... 

—  Non,  général ,  répondis-je  en  balbutiant.  —  Il  s'aperçut  de 
mon  embarras. 

—  Vous  avez  fait  votre  droit  ? 

—  Non ,  général. 

—  Tous  savez  le  latin  et  le  grec? 

—  Un  peu. 

—  Parlez-vous  quelques  langues  vivantes. 

—  L'italien  assez  bien,  l'allemand  assez  mal. 

—  Je  verrai  à  vous  placer  chez  Laffitte  alors.Yous  vous  entendez 
en  comptabilité? 

—  Pas  le  moins  du  monde.  — J'étais  au  supplice;  lui-même 
souffrait  visiblement  pour  moi.  —  Oh  !  général ,  lui  dis-je  avec 
un  accent  qui  parut  l'impressionner  ,  mon  éducation  est  com- 
plètement faussée,  et ,  chose  honteuse!  je  m'en  aperçois  d'aujour- 
d'hui seulement  ;  mais  je  la  referai ,  je  vous  en  donne  ma  parole 
d'honneur. 

—  Mais  ,  en  attendant ,  mon  ami ,  avez-vous  de  quoi  vivre? 

—  Oh  !  je  n'ai  rien  ,  répondis-je  écrasé  par  le  sentiment  de  mon 
impuissance. 

Le  général  réfléchit  un  instant. 

—  Donnez-moi  votre  adresse  ,  me  dit-il,  je  réfléchirai  à  ce  qu'on 
peut  faire  de  vous. 

Il  me  présenta  de  l'encre  et  du  papier  ;  je  pris  la  plume  avec  la- 
quelle cet  homme  venait  d'écrire.  Je  la  regardai ,  toute  mouillée 
qu'elle  était  encore,  et  je  la  posai  sur  le  bureau. 

—  Eh  bien  !... 


6i  REVUE    DE    PARIS. 

—  Je  n'écrirai  pas  avec  votre  plume,  général  j  ce  serait  une  pro- 
fanation. 

—  Que  vous  êtes  enfant  !  Tenez  ,  en  voilà  une  neuve. 

—  Merci.  —  J'écrivis  ,  le  général  me  regardait  faire.  A  peine 
eus-je  écrit  quelques  mots  qu'il  frappa  dans  ses  deux  mains. 

—  Nous  sommes  sauvés  !  s'écria-t-il. 

—  Pourquoi  cela  ? 

—  Yous  avez  une  belle  écriture. 

Je  laissai  tomber  ma  tête  entre  mes  deux  mains  ,  je  n'avais 
plus  la  force  de  la  porter.  Une  belle  écriture  ,  voilà  tout  ce  que 
j'avais  !  Ce  brevet  d'incapacité  ,  ob  !  il  était  bien  à  moi.  Une  belle 
écriture  ! 

Je  pouvais  donc  arriver  un  jour  à  être  expéditionnaire ,  c'était  un 
avenir.  J'avais  une  belle  écriture...  je  me  serais  volontiers  fait 
couper  le  bras  droit. 

Le  général  Foy  continua  sans  s'apercevoir  de  ce  qui  se  passait 
en  moi. 

—  Ecoutez,  je  dîne  aujourd'hui  cbez  le  duc  d'Orléans  ,  je  lui 
parlerai  de  vous  :  mettez-vous  là  !  il  m'indiqua  un  petit  bureau  ; 
faites  une  pétition,  et  écrivez-la  du  mieux  que  vous  pourrez. 

J'obéis  avec  une  humilité  ponctuelle,  qui  eût  été  pour  moi  une 
grande  recommandation  près  de  mon  futur  chef  de  bureau ,  s'il  avait 
pu  me  voir. 

Lorsque  j'eus  fini,  le  général  Foy  écrivit  quelques  lignes  en  marge. 

Son  écriture  jurait  près  de  la  mienne,  et  m'humiliait  cruellement  ; 

puis  il  plia  la  pétition,  la  mit  dans  sa  poche,  et  me  tendant  la 

main   en  signe   d'adieu  ,  m'invita  à  venir  déjeuner  le  lendemain 

avec  lui. 

Je  rentrai  à  mon  hôtel ,  et  j'y  trouvai  une  lettre  timbrée  du  mi- 
nistre de  la  guerre.  Jusqu'à  présent  la  somme  du  mal  et  du  bien 
s'était  répartie  sur  moi  d'une  manière  impartiale  ;  la  lettre  que 
j'allais  décacheter  allait  définitivement  faire  pencher  la  balance 
d'un  côté  ou  de  l'autre. 

Le  ministre  me  répondait  que  n'ayant  pas  le  temps  de  me  rece- 
voir ,  il  m'invitait  à  lui  exposer  par  écrit  ce  que  j'avais  à  lui  dire  i 
*e  plateau  du  mal  l'emportait. 

Je  lui  répondis  que  l'audience  que  je  lui  avais  demandée  n'avait 
pour  but  que  de  lui  remettre  l'original  d'une  lettre  de  remerciement 
qu'il  avait  autrefois  écrite  à  mon  père  ,  son  général  en  chef  5   mais 


REVUE     DE     PARIS.  65 

que  ne  pouvant  avoir  l'honneur  de  le  voir  ,  je  me  contentais  de  lui 
en  envoyer  la  copie. 

Je  m'acheminai  le  lendemain  vers  l'hôtel  du  général  Foy,  qui  était 
redevenu  mon  seul  espoir.  11  m'aborda  avec  une  figure  riante  qui  me 
parut  de  bon  augure. 

—  Eh  bien  !  me  dit-il ,  votre  affaire  est  faite. 

—  Comment? 

—  Oui ,  vous  entrez  au  secrétarait  du  duc  d'Orléaus ,  comme  sur- 
numéraire, aux  appointemens  de  1,200  francs.  Ce  n'est  pas  gTand''- 
chose;  mais  c'est  à  vous  de  bien  travailler. 

—  C'est  une  fortune.  Et  quand  serai-je  installé? 

—  Aujourd'hui  même  ,  si  vous  le  voulez. 

—  Et  comment  se  nomme  mon  chef? 

—  M.  Oudard.  Vous  vous  présenterez  chez  lui  de  ma  part. 

—  Permettez-vous  que  j'annonce  cette  bonne  nouvelle  à  ma 
mère  ? 

—  Oui ,  mettez-vous  là  ,  vous  trouverez  ce  qu'il  vous  faut. 

Je  lui  écrivais  de  vendre  tout  ce  qui  nous  restait,  et  de  venir 
me  rejoindre;  1,200  francs  par  an  me  paraissaient  une  somme  iné- 
puisable. Lorsque  j'eus  fini ,  je  me  retournai  vers  le  général;  il  me 
regardait  avec  une  expression  de  bonté  inexprimable.  Cela  me  rap- 
pela que  je  ne  l'avais  pas  même  remercié.  Je  lui  sautai  au  cou  et 
je  l'embrassai.  Il  se  mit  à  rire. 

—  Il  y  a  un  fond  excellent  chez  vous  ,  me  dit-il;  mais  rappelez- 
vous  ce  que  vous  m'avez  promis;  étudiez! 

—  Oui ,  général ,  je  vais  vivre  de  mon  écriture  ;  mais  je  vous  pro- 
mets de  vivre  un  jour  de  ma  plume. 

—  En  attendant ,  déjeunons ,  il  faut  que  j'aille  à  la  chambre. 

Un  domestique  apporta  une  petite  table  toute  servie  dans  le  ca- 
binet; nous  déjeunâmes  tête  à  tête.  Aussitôt  le  déjeuner  fini  je 
quittai  le  général.  Je  ne  fis  que  deux  bonds  de  la  rue  du  Mont- 
Blanc  au  Palais-Royal  ;  décidément  la  balance  du  bien  reprenait  le 
dessus. 

M.  Oudard  me  reçut  avec  une  affabilité  si  grande ,  que  je  vis  bien 
que  ce  n'était  pas  à  mon  mérite  personnel  que  je  le  devais  ;  il  m'in- 
stalla dans  un  bureau  ou  travaillaient  déjà  deux  autres  jeunes  gens, 
qui  devinrent  dès  lors  mes  camarades,  et  qui  aujourd'hui  sont  mes 
amis. 

Je  songeai  aussitôt  à  tenir  ma  promesse  et  à  étudier  sérieuse- 
9  6. 


66  REVUE    DE    PARIS. 

ment.  Je  savais  assez  de  latin  pour  suivre  seul  les  études  de  cette 
langue.  J'achetai ,  avec  ce  qui  me  restait  de  mes  53  fr.,  un  Juvé- 
nal,  un  Tacite  et  un  Suétone.  J'avais  toujours  eu  beaucoup  dégoût 
pour  la  géographie ,  je  me  fis  une  récréation  de  son  étude.  Je  con- 
naissais un  jeune  médecin,  je  le  priai  de  me  conduire  à  la  Charité 
pour  y  suivre  un  cours  de  physiologie  :  lui-même  était  bon  physi- 
cien et  bon  chimiste,  il  se  fit  aider  par  moi  dans  ses  opérations, 
et  j'appris  bientôt  de  ces  deux  sciences  ce  qu'il  est  nécessaire  à  un 
homme  du  monde  d'en  savoir.  Ma  constitution  de  fer  me  permet- 
tait de  suppléer  par  le  temps  que  je  prenais  sur  la  nuit,  au  temps 
qui  me  manquait  le  jour  :  bref,  un  changement  complet  s'opéra 
dans  mon  existence  matérielle  et  morale  ;  et,  lorsqu'au  bout  de 
deux  mois  ma  mère  arriva,  elle  me  reconnut  à  peine,  tant  j'étais 
devenu  sérieux. 

Alors  commença  cette  lutte  obstinée  de  ma  volonté,  lutte  d'au- 
tant plus  bizarre  qu'elle  n'avait  aucun  but  fixe  ,  d'autant  plus  per- 
sévérante que  j'avais  tout  à  apprendre.  Occupé  huit  heures  par  jour 
à  mon  bureau,  forcé  d'y  revenir,  chaque  soir,  de  7  heures  à  10 
heures  ,  mes  nuits  seules  étaient  à  moi.  Ce  fut  pendant  ces  veilles 
fiévreuses  queje  pris  l'habitude,  conservée  toujours,  de  ce  travail 
nocturne  qui  rend  la  confection  de  mon  œuvre  incompréhensible  à 
mes  amis  même,  car  ils  ne  peuvent  deviner  ni  à  quelle  heure  ni 
dans  quel  temps  je  l'accomplis. 

Cette  vie  intérieure,  qui  échappait  à  tous  les  regards,  dura  trois 
ans,  sans  amener  aucun  résultat  visible,  sans  que  je  produisisse 
rien,  sans  que  j'éprouvasse  même  le  besoin  de  produire.  Je  suivais 
bien  avec  une  certaine  curiosité  les  œuvres  théâtrales  du  temps 
dans  leurs  chutes  ou  dans  leurs  succès  j  mais  comme  je  ne  sympa- 
thisais ni  avec  la  construction  dramatique,  ni  avec  l'exécution  dia- 
loguée  de  ces  sortes  d'ouvrages,  je  me  sentais  seulement  incapable 
de  produire  rien  de  pareil,  sans  deviner  qu'il  existât  autre  chose 
que  cela,  m'étonnanl  seulement  de  l'admiration  que  l'on  partageait 
entre  l'auteur  et  Talma,  admiration  qu'il  me  semblait  que  Talma 
avait  le  droit  de  revendiquer  pour  lui  tout  seul. 

"Vers  ce  temps,  les  acteurs  anglais  arrivèrent  à  Paris.  Je  n'avais 
jamais  lu  une  seule  pièce  du  théâtre  étranger.  Ils  annoncèrent  Ham- 
i.bt;  je  ne  connaissais  que  celui  de  Ducis  :  j'allai  voir  celui  de 
Sbakspeare. 

Supposez  un  aveugle-né  auquel  on  rend  la  vue,  qui  découvre  un 


REVUE    DE    PARIS.  67 

monde  tout  entier,  dont  il  n'avait  aucune  idée;  supposez  Adam 
s'éveillant  après  sa  création ,  et  trouvant  sous  ses  pieds  la  terre 
émaillée,  sur  sa  tête  le  ciel  flamboyant,  autour  de  lui  des  arbres  à 
fruits  d'or,  dans  le  lointain,  un  fleuve,  un  beau  et  large  fleuve 
d'argent,  à  ses  côtés,  la  femme,  belle,  chaste  et  nue  ,  et  vous  au- 
rez une  idée  de  l'Éden  enchanté  dont  cette  représentation  m'ouvrit 
la  porte. 

Oh!  c'était  donc  cela  que  je  cherchais  ,  qui  me  manquait,  qui 
me  devait  venir  !  c'étaient  ces  hommes  de  théâtre,  oubliant  qu'ils 
sont  sur  un  théâtre;  c'était  cette  vie  factice  ,  rentrant  dans  la  vie 
positive,  à  force  d'art;  c'était  cette  réalité  de  la  parole  et  des  ges- 
tes, faisant  des  acteurs  des  créatures  de  Dieu,  avec  leurs  vices, 
leurs  vertus ,  leurs  passions  ,  leurs  faiblesses ,  et  non  pas  des  héros 
guindés,  impassibles  ,  déclamateurs  et  sentencieux. —  0  Shaks- 
peare  !  merci. —  0  ICemble  et  Smithson!  merci,  merci  à  mon  Dieu! 
merci  à  mes  anges  de  poésie! 

Je  vis  aussi  Othello,  Roméo,  Shylock  ,  Tirgikius  ,  Guillaume 
Tell;  je  vis  Macready  ,  Rean,  Young  ;  je  lus,  je  dévorai  le  théâtre 
étranger,  et  je  reconnus  que  ,  dans  le  monde  théâtral,  tout  émanait 
de  Shakspeare,  comme,  dans  le  monde  réel,  tout  émane  du  soleil; 
que  nul  ne  pouvait  lui  être  comparé;  car  il  était  aussi  dramatique 
que  Corneille,  aussi  comique  que  Molière,  aussi  original  que  Cal- 
deron  ,  aussi  penseur  que  Goethe  ,  aussi  passionné  que  Schiller.  Je 
reconnus  que  ses  ouvrages,  à  lui  seul ,  renfermaient  autant  de  ty- 
pes que  les  ouvrages  de  tous  les  autres  réunis.  Je  reconnus  enfin 
que  c'était  l'homme  qui  avait  le  plus  créé  ,  après  Dieu, 

Dès  lors  ma  vocation  fut  décidée;  je  sentis  que  cette  spécialité  , 
à  laquelle  chaque  homme  est  appelé,  m'était  offerte;  j'eus  en  moi 
une  confiance  qui  m'avait  manqué  jusqu'alors  ,  et  je  me  lançai  har- 
diment vers  l'avenir,  contre  lequel  j'avais  toujours  craint  de  me 
briser. 

Cependant  je  ne  m'abusais  pas  sur  les  difficultés  de  la  carrière 
que  j'embrassais;  je  savais  que,  plus  que  toute  autre,  elle  exigeait 
des  études  profondes  et  spéciales,  et  que,  pour  expérimenter  avec 
succès  sur  la  nature  vivante,  il  faut  longuement  étudier  la  nature 
morte.  Je  pris  donc  ,  les  uns  après  les  autres,  ces  hommes  de  génie 
qui  ont  nom  Shakspeare ,  Corneille  ,  Molière ,  Calderon ,  Goethe  et 
Schiller;  j'étendis  leurs  œuvres  comme  des  cadavres  sur  la  pierre 
d'un  amphithéâtre,  et ,  le  scalpel  à  la  main ,  pendant  des  nuits  en- 


6(3  REVUE    DE    PARIS. 

tières,  j'allai  jusqu'au  cœur  chercher  les  sources  de  la  vie  et  le  se- 
cret delà  circulation  du  sang.  Je  devinai  par  quel  mécanisme  ad- 
mirable ils  mettaient  enjeu  les  nerfs  et  les  muscles,  et  je  reconnus 
avec  quel  artifice  ils  modelaient  ces  chairs  différentes,  destinées  à 
recouvrir  des  ossemens  qui  sont  tous  les  mêmes. 

Car  ce  sont  les  hommes,  et  non  pas  l'homme,  qui  inventent; 
chacun  arrive  à  son  tour  et  à  son  heure  ,  s'empare  des  choses  con- 
nues de  ses  pères  ,  les  met  en  œuvre  par  des  combinaisons  nouvel- 
les ,  puis  meurt  après  avoir  ajouté  quelque  parcelle  à  la  somme  des 
connaissances  humaines  qu'il  lègue  à  ses  fils.  —  Une  étoile  à  la  voie 
lactée. 

Quant  à  la  création  complète  d'une  chose ,  je  la  crois  impossible . 
Dieu  lui-même ,  lorsqu'il  créa  l'homme,  ne  put  point  ou  n'osa  point 
l'inventer,  il  le  fit  à  son  image. 

C'est  ce  qui  faisait  dire  à  Shakspeare,  lorsqu'un  critique  stupide 
l'accusait  d'avoir  pris  parfois  une  scène  tout  entière  dans  quelque 
auteur  contemporain  : 

«  C'est  une  fille  que  j'ai  tirée  de  la  mauvaise  société  pour  la  faire 
entrer  dans  la  bonne,  n 

C'est  ce  qui  faisait  répondre  à  Molière  ,  plus  naïvement  encore, 
lorsqu'on  lui  faisait  le  même  reproche  : 

«  Je  prends  mon  bien  où  je  le  trouve  !  >» 

Et  Shakspeare  et  Molière  avaient  raison  ,  car  l'homme  de  génie 
ne  vole  pas,  il  conquiert;  il  fait  de  la  province  qu'il  prend  une 
annexe  de  son  empire;  il  lui  impose  ses  lois,  il  la  peuple  de  ses  su- 
jets, il  étend  son  sceptre  d'or  sur  elle,  et  nul  n'ose  lui  dire  en  voyant 
son  beau  royaume  :  —  Cette  parcelle  de  terre  ne  fait  point  partie 
de  ton  patrimoine.  —  Sons  Napoléon,  la  Belgique  était  France.  — 
La  Belgique  est  au'ourd'hui  un  état  séparé.  —  Léopold  en  est-il 
plus  grand,  ou  Napoléon  plus  petit? 

Je  me  trouve  entraîné  à  dire  ces  choses,  parce  que  ,  génie  à  parf, 
on  me  fait  aujourd'hui  la  même  guerre  que  l'on  faisait  à  Shakspeaie 
et  à  Molière;  parce  qu'on  en  vient  à  me  reprocher  jusqu'à  mes  lon- 
gues et  persévérantes  études ,  parce  que ,  loin  de  me  savoir  gré  d'a- 
voir fait  connaître  à  notre  public  des  beautés  scéniques  inconnues, 
on  me  les  marque  du  doigt  comme  des  vols ,  on  me  les  signale 
comme  des  plagiats.   » 

Nous  n'ajouterons  qu'un  mot  à  ce  récit  fait  avec  verve  et 


REVUE  DE  PARIS.  69 

franchise  :  il  serait  injuste  de  juger  M.  Alexandre  Dumas  par 
d'autres  ouvrages  que  ceux  où  ,  affranchi  de  toute  collabora- 
tion, il  est  lui  et  rien  que  lui,  avec  ses  défauts,  mais  avec 
toutes  ses  qualités.  L'auteur  d'HEKRiIII,  de  Christine,  de 
Charles  VII,  d'AwTOHT,  etc.,  a  déjà  beaucoup  fait  pour 
sa  réputation  ,  et  nous  le  louerions  davantage  si  nous  n'étions 
de  ceux  qui  attendent  de  lui  mieux  encore.  Sa  meilleure  ré- 
ponse à  ses  critiques  et  à  ses  rivaux  ne  tardera  pas  à  pa- 
raître. 

Revue  de  paris. 


L'ANGE  DE  SAINT-JEAN. 


La  muerte  es  vitoria 
Do  vive  aficion, 
Que  espéra  haber  gloria 
Quensufre  paçion 
Mas  valeprision 
De  taies  dolores 
Que  estan  sin  amores. 
(Juan  de  la.  Encina  .) 


C'était  le  jour  de  la  Fête-Dieu  :  cent  jeunes  filles  vêtues  de 
blanc,  la  tête  couverte  d'un  voile  ,  portant  à  la  main  un  beau 
cierge  de  cire  blanche  à  poignée  de  velours  rouge  frangée  d'or, 
l'air  recueilli  et  pourtant  heureux,  rentraient  dans  la  petite 
église  de  Saint-Jean  en  chantant  des  hymnes  à  Dieu.  Plusieurs 
de  ces  jeunes  filles  étaient  décorées  d'une  écharpe  bleu  céleste 
qui  se  croisait  sur  leur  poitrine.  Une  d'elles  portait  une  riche 
bannière  où  l'on  voyait  une  belle  image  de  la  Vierge  ,  et  toutes 
ensemble  chantaient  des  cantiques  en  l'honneur  de  la  mère  de 
Dieu;  car  ces  jeunes  filles  aux  écharpes  bleues  étaient  de  la 
confrairie  du  Rosaire.  Elles  avançaient  sur  deux  lignes ,  e. 
suivaient  une  d'elles  qui  portait  la  sainte  bannière,  bien  fière  et 
bien  glorieuse  de  sa  charge;  elles  avançaient  vers  la  chapelle  de 
la  Vierge,  chantant  et  priant  comme  une  troupe  d'anges,  tandis 
que  les  prêtres  officiaient  à  l'autel ,  que  l'encens  tournoyait  en 


REVUE     DE     PARIS.  71 

spirale9  bleuâtres  autour  des  chandeliers  d'or  du  tabernacle  , 
et  que  les  jeunes  enfans  de  chœur  jonchaient  le  sol  de  fleurs 
fraîchement  effeuillées.  Une  grande  foule  regardait  la  sainte 
cérémonie  ,  et  dans  cette  foule  il  n'était  personne  qui  ne  fût 
touché  à  l'ame  en  voyant  ces  jeunes  fronts  penchés  vers  la 
terre,  et  pourtant  si  purs! si  dignes  de  s'élever  et  de  regar- 
der au  ciel! 

Parmi  ces  jeunes  filles  une  sur  toutes  les  autres  forçait  l'at- 
tention curieuse  à  s'arrêter  à  elle  :  c'était  celle  qui  portait  la 
bannière.  Sa  mise  était  pourtant  bien  simple;  son  voile  et  sa 
robe  d'une  mousseline  et  d'une  percale  bien  ordinaires,  et  ses 
cheveux  d'un  noir  de  velours  étaient  seulement  partagés  en 
bandeau  sur  son  front ,  d'un  blanc  mat  comme  l'ivoire.  Mais 
sa  robe  était  bien  faite  ,  les  plis  de  son  voile  tombaient  "ra- 
cieusement  sur  des  formes  à  peine  développées,  mais  sveltes 
et  élégantes;  et  lorsque,  dans  un  moment  de  ferveur,  elle 
rejetait  son  voile  en  arrière  par  un  léger  mouvement  pour  re- 
garder au  ciel,  alors  du  milieu  des  plis  de  ce  voile  blanc  se 
dégageait  un  profil  admirablement  beau.  C'était  le  galbe  le 
plus  régulier  qu'un  statuaire  pût  prendre  pour  modèle.  Toutes 
les  lignes  en  étaient  parfaites,  et  l'expression  tout  à  la  fois  inspi- 
rée et  naturelle  de  ses  grands  yeux  noirs,  dont  les  épaisses  pau- 
pières traçaient  uneligne  d'ombre  sur  des  joues  habituellement 
pâles ,  achevait  l'enchantement. 

Cette  jeune  fille  se  nommait  Marguerite  Bernard.  Sa  mère 
était  une  pauvre  ouvrière  dont  chaque  journée  de  travail  avait 
été  jusqu'alors  presque  insuffisante  pour  subvenir  à  leurs  be- 
soins  et  pourtant  parmi  toutes  ces  mères  qui  entouraient 

l'autel  elle  était  peut-être  la  plus  heureuse...  En  ce  moment 
du  moins  elle  en  était  bien  certainement  la  plus  fière,en 
voyant  sa  Marguerite  si  belle...  si  admirée  et  si  pure...  Un 
châle  de  l'Inde  ne  l'enveloppait  pas...  une  voiture  blasonnée 
ne  l'attendait  pas  à  la  porte;  et  quand  vint  le  moment  de  la 
quête  le  denier  de  la  veuve  fut  la  seule  offrande  de  la  pauvre 
ouvrière;  mais  elle  demeura  haut  placée  à  côté  de  l'orgueil 
prodigue,  car  elle  ne  fut  pas  humiliée  en  voyant  îouler  son 
obole  parmi  les  pièces  d'or...  Elle  savait  que  Dieu  aime  et 
élève  les  humbles  quand  ils  sont  bons  par  le  cœur. 

L'office  du  soir  était  terminé.    Le  Safre ,  regina  résonnait 


712  REVUE    DE    PARIS. 

encore  sous  les  voûtes  basses  et  les  petites  arcades  de  l'église 
de  Saint-Jean...  et  le  saint-sacrement  exposé  sur  l'autel  brillait 
de  mille  feux  que  le  soleil  couchant  multipliait  encore  à  l'in- 
fini... La  statue  de  la  Vierge  paraissait  ainsi  dans   une  gloire 

toute  divine Marguerite,  prosternée  devant    elle,   priait 

avec  une  dévotion  particulière  et  dans  une  sorte  d'extase.  Ces 
chants  ,  ces  fleurs,  leur  parfum,  cet  encens...  toute  cette 
fête  où  elle-même  apportait  un  cœur  pur  de  toute  souillure  lui 
semblait  une  de  ces  joies  du  ciel  promises  à  ses  élus  par  le 
Seigneur,  et  dont  ils  doivent  jouir  sans  mesure  !  Alors  les  yeux 
delà  jeune  chrétienne  se  troublèrent,  et  son  arne  se  perdit  dans 
une  sainte  vision. 

— Mon  Dieu,  murmurait  la  pieuse  enfant  en  serrant  forte- 
ment ses  mains  l'une  contre  l'autre  ,  mon  Dieu  ,  appelez-moi 
donc  à  vous  avec  ma  mère  en  ce  moment  !... 

—  Marguerite  Bernard,  dit  une  voix. 

Elle  tressaillit...  elle  crut  être  exaucée.  Elle  releva  sa  tête 
frémissante.  C'était  le  curé  qui  avait  parlé.  Il  était  sur  la  der- 
rière marche  de  l'autel ,  et  tenait  une  bourse  dans  sa  main. 

—  Marguerite  Bernard,  dit-il  d'une  voix  forte  ,  une  de  vos 
sœurs  du  Rosaire  vient  de  me  remettre  une  somme  de  300  francs 
pour  la  donner  à  la  jeune  fille  de  ma  paroisse  que  j'en  jugerai 
le  plus  digne. 

Il  s'arrêta  et  regarda  autour  de  lui  avec  complaisance  ,  puis 
il  poursuivit  : 

—  Beaucoup  le  méritent  comme  vous,  Maguerite  5  mais 
parmi  elles  vous  êtes  la  plus  pauvre,  et  conséquemment  la 
première  en  droit  pour  être  choisie...  Prenez  donc  cette  bourse, 
mon  enfant  ,  et  que  cette  récompense  de  votre  bonne  con- 
duite vous  engage  à  y  persévérer  ,  non  pour  l'amour  de  l'or, 
mais  pour  celui  de  la  vertu... 

Et  le  curé  remit  la  bourse  à  Marguerite. 

D'abord  elle  crut  rêver;  mais  lorsqu'au  travers  des  mailles 
vertes  du  filet  elle  vit  briller  les  pièces  d'or,  elle  pensa  avec 
une  sainte  joie  que  Notre  Dame   l'avait  prise  en  pitié  et  lui 

faisait  un  don Elle  s'agenouilla  pour  recevoir  la  bourse  de 

la  main  du  curé,  puis,  tout  émue,  rouge,  palpitante  d'un 
céleste  amour,  elle  fut  tout  aussitôt  porter  la  riche  aumône  à 
sa  mère. 


RLTTJE    DE    PARIS.  7è 

Oh!  ce  fut  alors  que  la  pauvre  femme  oublia  tout-à-fait  sa 
misère  à  la  vue  de  cet  or...  de  cet  or  doublement  précieux  que 
lui  valait  la  vertu  de  son  enfant.  Alors  la  pauvre  mère  crut 
aussi  que  le  Dieu  de  miséricorde  la  recevait  en  sa  grâce. 

Avant  de  sortir  de  l'église  Marguerite  fut  présentée  à  sa 
bienfaitrice.  C'était  la  fille  du  marécbal  d'Allevilie.  Elle  avait 
fait  sa  première  communion  à  Saint-Jean  avec  Marguerite, 
et  depuis  elle  avait  continué  à  venir  à  cette  petite  église,  parce 
que  les  souvenirs  de  première  communion  ont  un  charme  qui 
ne  s'efface  jamais  du  cœur,  et  que  lareligioD  deMlle  d'Allevilie 
était  toujours  aussi  fervente.  Elle  n'étaitpas  jolie,  mais  elle  était 
pieuse  et  bonne  ;  en  voyant  Marguerite,  elle  l'admira;  en  con- 
naissant son  malheur  elle  la  plaignit,  et  de  ce  moment  Mar- 
guerite et  sa  mère  eurent  une  protectrice. 

Marguerite  était  plus  qu'une  autre  femme  capable  de  com- 
prendre tout  ce  que  le  cœur  peut  faire  faire  de  grand  et  de 
généreux.  Sous  une  enveloppe  frêle  et  délicate  ,  cette  jeune 
fille  avait  une  ame  forte,  mais  forte  seulement  pour  aimer.  Jusque 
là  Dieu  et  sa  mère  avaient  été  les  seules  affections  de  sa  vie.  Soi- 
gner sa  mèremalade, travailler  et  prier,  voilà,  jusqu'au  moment 
où  Mlle  d'Allevilie  l'avait  prise  en  pitié,  quel  avait  été  l'emploi  de 
ses  heures  de  jeune  fille.  Aussi  dans  la  paroisse  était-elle  citée 
pour  exemple  dans  toutes  les  familles.  Ses  vertus  l'y  faisaient 
estimer  ,  son  excellente  beauté  la  faisait  admirer.  C'est  ainsi 
que  d'un  accord  commun  elle  reçut  le  surnom  de  l'Ange  de 
Sàist-Jeàn. 

Mais  lorsque  Mlle  d'Allevilie  porta  l'aisance  dans  cette  pau- 
vre chambre  où  si  long-temps  la  mère  avait  pleuré  sur  la  fille 
et  la  fille  sur  la  mère  ,  alors  un  nouveau  sentiment  se  déve- 
loppa dans  l'ame  de  Marguerite elle  aima  la  bienfaitrice 

de  sa  mère  comme  un  ange  du  ciel.  Quand  elle  parlait  d'elle , 
son  front  pâle  se  colorait ,  son  œil  devenait  humide  ,  et  sou- 
vent à  l'église,  lorsque  toutes  deux  étaient  agenouillées  dans 
cette  même  chapelle  de  la  Vierge  où  pour  la  première  fois  le 
bonheur  s'était  présenté  à  la  pauvre  fille,  Maguerite  se  sur- 
prenait disant  des  paroles  pieuses  sur  la  tête  de  celle  qui  était 
maintenant  pour  elle  plus  qu'une  créature  humaine. 

C'est  ainsi  que  s'écoulèrent  deux  années.  Marguerite  avait 
dix-huit  ans.  Dansle  courant  du  troisième  hiver,  Mme  Bernard 
9  •  7 


7-*  REVUE    DE    PARIS. 

f:il  prise  par  une  paralysie  qui  la  priva  de  ses  deux  jambes.  La 
fille  fut  alors  pour  la  mère  infirme  la  plus  soigneuse  des  gardes. 
Ml.le  d'Alleville  entoura  la  malade  de  soins  et  de  secours;  mais 
ce  qu'elle  ne  pouvait  donner  ,  ce  que  l'or  est  impuissant  à  pro- 
curer aux  heureux  de  la  terre  ,  Marguerite  le  trouvait  dans  son 
cœur  pour  le  prodiguer  à  sa  mère.  C'était  une  constante  occu- 
pation d'elle  ,  toujours  une  nouvelle  pitié  pour  une  nouvelle 
douleur,  toujours  un  sourire  pour  une  de  ces  impatiences 
de  malade  qui  sont  si  pénibles  pour  celle  qui  les  éprouve... 
et  pourtant  Marguerite  souffrait  aussi.  Ses  nuits  étaient  sans 
sommeil ,  ses  jours  sans  repos. . .  Souvent  elle  se  cachait  pour 
pleurer  ,  car  elle  voyait  bien  que  la  vie  de  sa  mère  était  mena- 
cée. Dès  qu'elle  avait  un  moment  de  liberté  ,  elle  courait  à 
Saint-Jean  ,  entrait  dans  la  chapelle  de  la  Vierge,  se  mettait 
à  genoux  devant  l'image  ,  et  puis  priait  avec  sanglots,  en  lui 
demandant  de  lui  conserver  sa  mère.  Pauvre  enfant!  elle  sen- 
tait qu'en  effet  son  bonheur  déjeune  fille  était  attaché  à  sa  vie. 
Le  père  de  Marguerite  n'était  pas  riche;  il  était  autrefois 
sergent  dans  la  garde  impériale  ,  et  un  des  vieux  grognards 
qui,  après  avoir  traversé  les  guerres  de  l'Italie  ,  de  l'Egypte  et 
de  l'empire,  refusèrent  en  1815  de  prendre  du  service  dans  un 
autre  corps  que  leur  immortelle  phalange.  Pour  lui  la  France 
n'existait  plus...  il  demanda  sa  retraite. 

—  Et  comment  vivrons-nous  ?  dit  sa  femme  en  lui  montrant 
le  berceau  où  dormait  Marguerite. 

Le  vétéran  ne  répondit  rien Il  regarda  son  enfant ,  puis 

sa  femme...  puis  encore  son  enfant. 

—  Je  travaillerai,  dit-il  enfin  d'une  voix  sourde  et  brisée.  Et 
sa  femme  le  vit  sortir  presque  avec  peur,  tant  il  était  blême  et 
tremblant. 

Il  ne  rentra  que  le  soir  :  il  était  toujours  aussi  pâle,  mais  il  était 
plus  calme.  Il  avait  trouvé  de  l'ouvrage  dans  un  atelier  de  me- 
nuiserie; et  le  maître  de  l'atelier,  ancien  capitaine  de  la  grande 
armée  ,  lui  avait  fait  la  promesse  de  l'employer  tout  l'hiver. 

Ce  fut  vers  ce  temps  que  Bernard  apprit  la  mort  de  son  frère. 
Ce  frère  était  matelot  et  brave  comme  lui.  Il  laissait  une  petite 
fille,  âgée  de  six  ans  ,  orpheline  ,  car  elle  avait  aussi  perdu  sa 
mère  ,  et  sans  aucune  ressource.  Quelques  parens  éloignés  se 
chargèrent  de  la  conduire  à  Paris  ;  et  un  soir  d'hiver  un  enfant 


REVUE    DE    PARIS.  #0 

fut  déposé  à  la  porte  du  logis  de  Bernard  avec  une  lettre  et 
un  paquet  renfermant  seulement  quelques  bardes. 

—  Sois  bénie  ,  mon  enfant ,  dit  le  vieux  soldat  en  étendant 
la  main  sur  la  tête  de  la  fille  de  son  frère  ,  sois  la  bienvenue 

sous  le  toit  de  ton  pauvre  parent  ! lu  es  du  sang  de  mon  père, 

sois  bénie  ! 

Il  remit  la  petite  Louise  aux  bras  de  sa  femme  ,  et  c'est  ainsi 
que,  loin  de  murmurer  contre  la  Providence  ,  il  semblait  la 
remercier  de  cet  accroissement  de  famille.  Cependant  ses  for- 
ces étaient  bien  affaiblies  ,  il  avait  été  souvent  blessé  par  l'en- 
nemi ,  et  chacun  de  ses  pauvres  membres  était  endolori.  Il 
résistait  à  la  souffrance  ,  car  il  fallait  nourrir  sa  femme  ,  ses 
en  fan  s  ;  et  Bernard  ,  dans  sa  rustique  loyauté  de  cœur ,  ne 
comprenait  pas  qu'une  autre  main  que  celle  d'un  père  et  d'un 
mari  pût  leur  donner  du  pain.  C'est  dans  des  positions  sem- 
blables qu'il  faut  étudier  le  peuple  ouvrier  ;  il  est  sublime  à 
observer. 

Le  pain  qu'on  gagne  à  la  sueur  de  son  front  est  plus  précieux 
qu'un  autre  ,  et  la  distribution  qu'on  en  fait ,  sans  être  pesée 
par  une  main  avare  ,  se  ressent  quelquefois  de  la  peine  qu'on 
éprouve  à  le  gagner.  Cependant  Bernard  ne  fit  pas  même  la 
réflexion  pour  lui  que  ses  forces  ,  comme  je  viens  de  le  dire  , 
commençaient  à  faiblir  et  à  devenir  insuffisantes  pour  subvenir 
aux  besoins  de  sa  propre  famille.  Louise  était  la  fille  de  son 
frère  :  c'était  sa  fille  aussi  ;  car  ce  qui  dans  la  haute  classe  est 
appelé  préjugé  (je  veux  parler  des  sentimens  sacrés  ,  des  liens 
de  famille  )  est  encore  da  ns  toute  sa  verdeur  parmi  le  peuple 
ouvrier. 

—  Tu  auras  froid,  faim  et  soif  avec  nous,  pauvre  petite,  dit 
le  brave  homme;  et  puis  aussi ,  si  jamais  nous  devenons  heu- 
reux, tu  le  seras  avec  nous. 

Mais  des  jours  plus  prospères  ne  devaient  pas  revenir  pour 

le  vieux  soldat Un  soir  ,  il  rentra  chei  lui  morne  et  pâle  :  il 

repoussa  sa  Marguerite  ,  lorsqu'elle  vint  l'embrasser  ;  il  gé- 
missait sourdement.  Le  sergent  de  la  garde  impériale  venait 
d'être  frappé  au  cœur  par  une  de  ces  paroles  qui  tuent  uu 
homme  comme  lui  :  l'empereur  était  mort!...  Bernard  ne 
pleurait  pas  cependant.  Il  aurait  bien  voulu  pleurer,  car  il 
souffrait  beaucoup  ;  mais  il  se  coucha  et  ne  se  releva  plus. 


76  REVUE    DE    PARIS. 

Sa  mort  laissait  sa  veuve  dans  la  misère  ;  toutefois  elle  avait 
le  cœur  trop  haut  pour  se  plaindre.  A  qui  d'ailleurs?  Elle  fit 
comme  son  mari ,  elle  travailla  pour  elle  et  pour  les  deux  pau- 
vres petites  créatures  que  Dieu  lui  remettait  entre  les  mains 
et  dont  maintenant,  sur  la  terre,  elle  était  la  seule  providence. 
Bientôt  elles  furent  en  état  de  l'aider;  et  Marguerite,  délirante 
de  bonheur, -vint  apporter  un  jour  à  sa  mère  le  prix  de  son 
premier  travail. 

Si  la  tendresse  de  ?»lme  Bernard  eût  été  plus  éclairée  ,  elle 
aurait  découvert  dans  ce  seul  instant  tout  l'avenir  de  sa  fille. 
Elle  était  là ,  à  genoux  sur  le  carreau ,  devant  le  fauteuil  de  la 
paralytique,  lui  tenant  les  deux  mains  dans  les  siennes  ,  dans 
les  siennes  qui  étaient  froides  et  si  tremblantes  que  les  pièces 
d'argent  s'échappaient  de  ses  doigts.  Elle  regardait  sa  mère 
avec  une  impression  qu'on  ne  peut  décrire  ,  parce  que  toutes 
les  fois  qu'il  faut  peindre  les  mouvemens  du  coeur,  les  mots 
sont  insuffisans.  Elle-même  ne  pouvait  parler  ;  et  lorsqu'à  tra- 
vers ses  deux  lèvres  palpitantes  elle  jetait  quelques  paroles 
confuses,  on  distinguait  seulement  le  nom  de  sa  mère  et  celui 
de  Dieu.  Que  seraient  donc  un  jour  les  passions  dans  ce  cœur 
de  jeune  fille?  Quel  avenir  était  réservé  aune  ame  aussi 
passionnée?  11  n'y  avait  que  de  l'effroi  à  recueillir  d'une  telle 
enquête ,  et  sa  mère  fut  peut-être  heureuse  de  son  aveugle- 
ment. 

II. 

Après  tout  ce  que  Bernard  et  sa  femme  avaient  fait  pour 
leur  nièce,  ils  étaient  en  droit  d'espérer  que  la  plus  simple,  mais 
aussi  la  plus  douce  récompense  d'un  bienfait,  leur  serait  ac- 
cordée par  elle  :  c'était  sa  reconnaissance.  Ils  avaient  tous 
deux  une  loyauté  de  cœur  qui  les  trompait  souvent  et  les  ren- 
dait malheureux  ,  parce  que ,  malgré  tout  ce  que  peut  dire  la 
raison,  une  illusion  détruite  est  un  bonheur  de  moins.  Dans 
cette  circonstance  ,  la  déception  fut  entière;  mais  Mme  Ber- 
nard en  eut  toute  l'amertume.  Il  semblait  que  Louise  eût 
voulu  attendre  que  le  bienfait  fût  complet  pour  que  l'ingrati- 
tude le  fût  aussi. 

C'est  une  affreuse  douleur  que  celle  qui  est  causée  par  un 


REVUE    DE    PARIS.  77 

ingrat!...  Il  ne  sait  jamais ,  lui,  le  mal  qu'il  fait;  car  jamais 
il  ne  fait  de  bien.  Le  cœur  assez  méchant  pour  renier  celui 
dont  il  fut  l'obligé  ne  rend  service  que  par  vanité  ou  par 
intérêt ,  et  alors,  s'il  est  trompé,  il  a  dû  s'y  attendre. 

Louise  avait  aussi  apporté  son  salaire  à  sa  tante  ;  mais  c'était 
plutôt  pour  accomplir  un  devoir  qu'on  l'aurait  blâmée  de  n'a-  ■ 
voir  pas  rempli  que  pour  obéir  à  un  mouvement  du  cœur,  il 
était  facile  de  juger  combien  la  jeune  fille  avait  peu  de  recon- 
naissance ;  mais  ce  qui  était  surtout  visible  depuis  quelques 
mois,  c'était  la  jalousie  que  lui  causaient  la  beauté  de  Mar- 
guerite et  ce  concert  de  louanges  qui  environnait  la  jeune  fille. 
Celte  dernière  raison  était  surtout  un  obstacle  à  ce  que  Louise 
remplît  plus  long-temps  auprès  de  sa  tante  les  devoirs  les  moins 
sévères.  La  protection  accordée  seulement  à  Marguerite  par 
Mlle  d'AUeville,  et  dont  Louise  semblait  exclue,  acheva  de  la 
déterminer  à  ce  que  depuis  long-temps  elle  projetait  de  faire, 
et  quelques  jours  après  la  Fête-Dieu  Louise  vint  déclarer  à  sa 
tante  qu'elle  allait  cesser  de  lui  être  à  charge  ,  et  quelle  en- 
trait dans  une  maison  pour  y  être  à  l'année,  comme  couturière. 
Mme  Bernard  ne  sentit  d'abord  que  le  chagrin  de  se  séparer 
d'une  enfant  qu'elle  avait  élevée,  et  précisément  au  moment 
où  ses  soins  lui  devenaient  plus  utiles.  Mais  Marguerite  ,  avec 
cet  instinct  du  cœur  qui  trompe  rarement ,  vit  plus  loin  dans 
cet  événement,  et  elle  eut  l'ame  ulcérée  de  la  conduite  de 
l'orpheline  que  son  père  avait  élevée  en  se  privant  pour  elle  de 
ce  qui  était  nécessaire  à  sa  vie.  Elle  ne  fit  donc  aucune  ten- 
tative pour  la  retenir,  et  Louise  quitta  sans  pleurer  l'asile 
qui  avait  protégé  son  enfance  abandonnée  ,  pour  aller  chez  une 
étrangère,  laissant  Marguerite  veiller,  travailler  et  souffrir 
seule. 

Un  matin  .  Mlle  d'AUeville  entra  chez  ses  protégées  ;  ce 
n'était  pas  un  événement  extraordinaire,  parce  qu'elle  faisait 
presque  tou3  les  jours  des  visites  de  charité  ,  et  que  Margue- 
rite et  sa  mère  étaient  les  premières  sur  sa  liste  ;  mais  l'altéra- 
tion du  visage  de  leur  protectrice  frappa  à  l'instant  même  les 
deux  femmes.  Marguerite  devint  plus  pâle,  et  ne  put  que  re- 
garder M11"  d'AUeville  :  celle-ci  lui  sourit  doucement. 

—  Je  quitte  Paris  .  Marguerite...  Je  quitte  la  Francumême 
ajouta-t-elle  avec  un  léger  tremblement  dans  la  voix,  et  ce 
9  7- 


78  tLEVUE    DE    PARTS. 

fut  le  seul  signe  apparent  qu'elle  donna  de  l'agitation  qui  était 
au-dedans  d'elle. 

—  Vous  partez,  !...  s'écria  la  jeune  fdle...  et  tout  son  corps 
trembla  :  le  départ  de  Mlle  d'AUevillelui  semblait  un  malheur 
plus  grand  que  ce  malheur  ne  devait  l'être  en  effet. 

—  Mon  père  est  nommé  à  l'ambassade  de...  et  je  dois  le 
suivre ,  dit  Mlle  d'Alleville  ;  mais  quoique  éloignée  ,  je  n'en 
veillerai  pas  moins  sur  vous,  ma  Pâquerette,  ajouta-t-elle  avec 
un  mélancolique  sourire. 

Ce  nom  de  Pâquerette,  eile  l'avait  donné  par  amitié  à  la  jeune 
et  belle  fille  qu'elle  aimait  tendrement.  Elle  lui  dit  qu'elle 
avait  laissé  ses  ordres  à  Mme  Baudran,  la  femme  de  charge  de 
sa  mère,  pour  qu'elle  fût  pour  elle  ce  qu'elle  était  elle-même. 

—  Ali!  mademoiselle,  dit  Marguerite  en  pleurant ,  com- 
ment pouvez-vous  parler  ainsi  ? 

M^e  d'Alleville  ne  dit  rien  ,  quoiqu'elle  souffrît  beaucoup  de 
ce  départ  ;  mais  il  lui  fallait  obéir  à  son  père  ,  et  dès  lors  elle 
ne  murmurait  pas.  Elle  avait  une  piété  éclairée,  ne  traduisait 
pas  la  religion  suivant  les  convenances  du  moment  5  elle  con- 
naissait vraiment  les  devoirs  que  cette  religion  impose,  et  ne 
capitulait  surtoutjamais  avec  sa  conscience.  Elle  comprenait 
ensuite  que  son  intérêt  n'était  pas  tout  dans  sa  vie  ,  et  ce  qu'on 
aimait  surtout  en  elle  ,  c'était  ce  remploiement  sur  elle-même, 
cette  abnégation  de  son  bonheur,  en  évitant  même  de  laisser 
deviner  cette  abnégation.  Avec  tous  les  avantages  que  le  monde 
réclame  de  ceux  qui  vivent  chez  lui ,  elle  semblait  ignorer 
qu'elle  en  eût  un  seul.  Tout  cela  traversait  sa  vie;  parlant  bas  , 
faisant  si  peu  de  bruit  que  si  les  autres  n'avaient  parlé  haut  et 
n'en  eussent  fait  pour  elle,  la  noble  fille  serait  arrivée  inconnue 
au  terme  de  sa  roule.  Mais  tant  d'amis  l'aimaient  ,  tant  de  voix 
la  proclamaient  bonne  ,  tant  de  pauvres  la  bénissaient  !..  Et 
puis  cet  esprit  qui  parlait  bas  était  si  fin  ,  si  aimable  !...  Les 
talens  qu'elle  n'avait  que  pourelle  étaient  si  supérieurs ,  qu'en 
vérité  il  se  formait  de  .tout  cela  un  tout  qui  composait  une 
femme  charmante.  Aussi  unjour,  un  de  ses  amis,  entendant 
discuter  sur  son  visage,  car  en  effet  elle  n'était  pas  jolie,  dit 
très-naïvement  aux  autres  : 

—   Mais,  je  vous  prie  ,  pourquoi  donc  serait-elle  jolie?  elle 
n'en  a  pas  besoin. 


REVUE    DE    PARIS. 

Et  c'était  vrai. 

Ce  charme  (Tune  grande  douceur  unie  à  une  vraie  supério- 
rité avait  produit  son  effet  sur  Marguerite  ;  d'abord  elle  ne 
comprit  MUe  d'AUeville  que  par  instinct  ,  et  puis  aussi  elle 
céda  à  cette  puissance  de  la  vraie  beauté  qui  est  si  active  d.ins 
ses  impressions;  ensuite  elle  vit  la  femme  avec  toutes  ses  per- 
fections ,  quand  son  œil,  plus  accoutumé  à  ce  nouveau  jour, 
put  regarder  dans  l'ame  si  pure  de  sa  jeune  bienfaitrice  :  aussi 
l'aima-t-elle  avec  amour,  avec  respect,  avec  tous  les  sentiment 
qui  sont  dans  le  cœur  d'une  femme. 

Oh  !  comme  elle  souffrit,  Marguerite,  le  jour  où  la  rue 
Saint-Lazare  retentit  du  bruit  que  faisaient  les  piaffemevis  de 
vingt  chevaux  de  poste,  attelés  aux  voitures  de  voyage,  qui 
allaient  emmener  sa  noble  patrone  !...  Elle  était  là  dans  cette 
cour,  errant,  comme  une  ame  souffrante,  au  milieu  de  ce 
mouvement  qui  agite  une  maison  au  moment  du  départ  de: 
ses  maîtres  ,  et  ne  voyant  rien  que  la  fenêtre  ouverte  de  la 
chambre  de  MUe  d'AUeville  ,  qui  passait  elle-même  avec  agita 
tion  pour  donner  ses  derniers  ordres  aux  domestiques  qu'elle 
laissait  dans  son  hôtel. 

Elle  ne  me  voit  pas,  disait  Marguerite  .  je  voudrais  pour- 
tant bien  lui  dire  adieu  !...  —  Madame  Albert,  dit-elle  à  la 
première  femme  de  chambre  qui  passait  en  ce  moment,  pour- 
rais-je  voir  mademoiselle  ? 

—  Oh  !  impossible,  mon  enfant  !  s'écria  la  femme  de  chau:- 
bre  d'un  air  d'importance  ,  comment  voulez-vous  que  made- 
moiselle se  dérange  pour  vous  parler?  —  Jacques,  donnez- 
moi  donc  ma  chancelière  ,  j'aurai  trop  froid  aux  pieds,  si  je 
ne  l'emporte  pas...  C'était  bon  ,  voyez-vous  ,  mademoiselle 
Marguerite,  quand  mademoiselle  n'avait  rien  à  faire...  Alors 
elle  allait  chez  vous  .  et  cela  lui  faisait  passer  un  moment  , 
parce  que  les  grandes  dames...  Jacques  !  Jacques  !  apporioz- 
moi  un  gros  paquet  vert  qui  est  auprès  de  mon  lit...  Parce  que 
les  grandes  dames  ça  s'ennuie,  et  que  de  causer  avec  des  geaà 
comme  nous  cela  ehange  un  peu  la  conversation...  Ce  n'est 
pas  cela,  Jacques  !  cria-t-elle  au  valet  de  pied  qui  arrivait 
chargé  d'un  paquet  assez  gros  pour  remplir  la  voiture  à  lui 
seul.  Ce  n'est  pas  cela  ! 

—  Mais  il  n'y  en  a  plus  qu'un  rouge,  dit  le  valet  de  pied. 


80  REVUE    DE    PARIS. 

—  Allons,  vous  n'êtes  qu'une  bête  !  et  elle  partit  en  cou- 
rant. 

—  Ah!  dit  Marguerite  avec  un  douloureux  serrement  de 
cœur...  Et  un  voile  descendit  sur  ses  yeux.  Dans  ce  moment, 
Mlle  d'Alleville  l'aperçut,  et  l'appela  de  sa  fenêtre.  Margue- 
rite courut  aussitôt  sous  le  balcon,  au  risque  de  se  faire  écra- 
ser par  les  chevaux. 

—  Oh!  mademoiselle  !  laissez-moi  monter  près  de  vous  un 
seul  instant ,  dit  la  jeune  fille  en  joignant  les  mains. 

Mlle  d'Alleville  lui  sourit  avec  cette  bonté  d'ange  qui  la  fai- 
sait adorer,  et  lui  fit  signe  de  monter.  En  deux  sauts  ,  Mar- 
guerite eut  franchi  le  petit  escalier,  dont  les  marches  d'acajou 
étaient  bordées  d'une  rampe  à  petites  colonnes  de  bronze  doré, 
émaillées  de  bleu,  et  se  trouva  dans  l'appartement  de  MUe  d'Al- 
leville, qui,  en  ce  moment,  n'offrait  pas  l'arrangement  minu- 
tieusement élégant  qui  la  distinguait  habituellement.  Un  pa- 
quet de  musique  était  posé  sur  une  jardinière  ,  dont  il  avait 
brisé  les  fleurs  ;  des  livres  encombraient  une  étagère  ,  en  se 
mêlant  à  des  tasses  de  la  Chine  et  des  bronzes  antiques  ;  la 
grande  table  ronde  qui  était  au  milieu  du  cabinet  de  travail  de 
Mlle  d'Alleville  était  dégarnie  de  ses  albums  et  de  tous  ces 
riens  si  nécessaires  que  l'on  voit  aujourd'hui  chez 'toutes  les 
femmes  élégantes  ;  plusieurs  tableaux ,  auxquels  tenait  plus 
particulièrement  Mlie  d'Alleville,  étaient  déjà  emballés,  et 
devaient  la  suivre  dans  son  exil,  comme  autant  d'amis  de  la 
patrie.  En  voyant  Marguerite  ,  elle  fut  au  moment  de  s'atten- 
drir,  surtout  lorsque  les  yeux  rouges  de  la  pauvre  enfant  et 
ses  sanglots  lui  firent  comprendre  combien  elle  en  était  re- 
grettée. 

—  Ma  pauvre  Pâquerette  !  ma  douce  fleur  de  printemps  ! 
dit-elle  tout  émue  en  prenant  la  main  de  Marguerite,  et  toi 
aussi  lu  te  trouves  frappée  du  même  orage  !  JNe  pleure  pas, 
enfant  !  ne  pleure  pas,  tu  me  fais  mal.  Écoute,  Marguerite, 
je  t'écrirai... 

—  Oh!  oui ,  n'est-ce  pas  que  vous  serez  assez  bonne  pour 
m 'écrire  une  seule  ligne  ?  dit  la  jeune  fille  toute  consolée  déjà 
par  cette  preuve  d'intérêt  de  sa  bienfaitrice. 

—  Oui,  je  t'écrirai.  Mais  toi ,  promets-moi  de  m'écrire  aussi 
bien  souvent.  Je  connais  ton  ame,  Marguerite.  Elle  est  belle 


REVUE    DE    PARIS.  81 

comme  (on  visage  !  Mais  il  faut  un  œil  ami  sur  cette  ame  si 
tendre  et  si  bonne  ;  ce  sera  le  mien ,  enfant.  De  loin  comme 
de  près  ,  je  veillerai  sur  toi ,  ma  fille.. .  Et  toi ,  prie  pour  moi 
tous  les  jours  ;  va  souvent  à  Saint-Jean ,  et  là  pense  à  tout  ce 
que  nous  promîmes  à  Dieu...  Adieu,  ma  fille  !  Adieu,  Mar- 
guerite ! 

Elle  détacha  de  la  muraille  un  portrait  d'elle  très-ressem- 
blant ;  puis  ,  ouvrant  un  petit  nécessaire  qui  était  sur  sa  table, 
elle  y  prit  un  billet  de  500  francs. 

—  Je  voulais  te  faire  donner  cela  par  Mœe  Baudran  ,  Mar- 
guerite; mais  j'aime  mieux  te  le  donner  moi-même.  Quant  au 
portrait,  j'avoue  que  je  n'en  avais  pas  la  pensée  :  mais  je  ne 
puis,  j'en  suis  sûre  ,  le  laisser  à  quelqu'un  qui  en  sente  mieux 
le  prix. 

—  Oh  !  mademoiselle  ,  que  vous  me  rendez  heureuse  !  s'é- 
cria Marguerite  en  baisant  la  main  de  Mlle  d'AUeville  ,  et 
prenant  le  portrait,  elle  le  regardait  avec  bonheur.  Quant  au 
billet  de  500  francs,  elle  n'y  songeait  pas  ;  M^e  d'AUeville  fut 
obligée  de  le  lui  faire  prendre. 

—  Adieu!  lui  dit  Mlle  d'AUeville  ,  qui,  touchée  de  cette  af- 
fection si  bien  sentie,  ne  pouvait,  elle  aussi,  quitter  la  jeune 
fille.  Adieu!  adieu!  ma  blanche  fleur  des  prés!  je  ne  t'oublierai 
pas.  » 

Et  posant  son  mouchoir  sur  ses  yeux,  elle  passa  dans  sa  cham- 
bre à  coucher. 

— Ah!  dit  Marguerite  en  descendant  l'escalier,  c'est  moi  qui 
ne  vous  oublierai  pas  ,  ange  du  ciel  !  vous  qui  de  mon  enfer 
avez  fait  un  paradis. 

III. 

Louise  fut  un  matin  voir  sa  tante,  chez  laquelle,  au  reste, 
elle  venait  fort  rarement.  Son  maintien  était  composé,  et  sa 
figure  ,  quoique  jolie,  avait  une  expression  déplaisante  qui  lui 
était  habituelle  lorsqu'elle  avait  de  la  joie  5  ce  qui  est  peu  sur- 
prenant, car  chez  les  méchans  la  joie  ne  dilate  le  cœur  que 
lorsqu'elle  rend  les  autres  malheureux. 

—  Je  me  marie  ,  ma  tante  ,  dit-elle  à  Mme  Bernard ,  je  viens 
vous  en  faire  part,  et  vous  prier,  comme  vous  m'avez  servi  de 


82  REVUE    DE    PARIS. 

mère  ,  de  me  conduire  à  l'église.  Comme  vous  ne  pouvez  pas 
marcher  ,  Georges,  mon  prétendu  ,  qui  est  menuisier  de  sou 
état ,  a  dit  qu'il  vous  ferait  un  fauteuil  dans  lequel  deux  de  ses 
camarades  vous  porteraient.  C'est  à  Saint-Sulpice  que  je  me 
marie,  et  c'est  de  demain  en  huit.  N'est-ce  pas  que  vous 
viendrez,  matante?  dit  la  jeune  ouvrière  en  se  mettant  à  ge- 
noux devant  le  fauteuil  d'indienne  rembourré  dans  lequel 
était  assise,  ou  plutôt  presque  couchée,  la  vieille  femme  in- 
firme. 

Mais  dans  toutes  ses  paroles ,  il  n'en  était  pas  uue  qui  fût 
au  cœur:  elle  parlait  d'un  ton  glacé;  c'était  comme  une  leçon 
qu'elle  récitait;  et,  jusqu'à  son  agenouillement,  tout  en  elle 
avait  l'air  contraint.  Elle  fit  du  moins  cet  effet  sur  M^  Ber- 
nard, qui  la  regarda  long-temps  sans  lui  répoudre.  Louise  ne 
brava  pas  son  regard  ;  mais  sous  son  œil  baissé  on  aurait  pu 
lire  le  triomphe  d'une  jalousie  basse  et  envieuse  et  les  chagrins 
de  plusieurs  années  effacés  par  ces  seules  paroles  : 

—  Je  me  marie  avant  ma  cousine  ! 

La  mère  de  Marguerite  ne  l'entendit  pas;  mais  elle  la  com- 
prit. Pour  elle  ,  ces  lèvres  minces  et  serrées  ,  quoique  muettes 
en  apparence,  lui  racontèrent  tout  ce  que  Louise  nourrissait  de 
sentimens  haineux  dans  son  cœur  pour  sa  cousine  ;  mais  l'ex- 
cellente femme  ne  connaissait  pas  cette  haine,  qui  ne  peut  de- 
meurer débitrice  d'une  autre  haine  un  seul  instant;  seulement 
elle  eut  peur  de  sa  nièce  :  elle  la  regarda  avec  d'autres  yeux 
qu'autrefois.  Dans  son  regard,  maintenant,  il  n'y  avait  plus 
d'indulgence.  Pour  elle,  Louise  n'était  plus  la  sœur  de  Mar- 
guerite. 

—  Et  qui  épouses-tu?  lui  demanda-t-elle  enfin  ;  car  il  faut 
bien  que  je  sache  le  nom  de  mon  neveu! 

—  Ne  vous  l'ai-je  pas  dit  ?  répondit  Louise  d'un  air  étonné. 
Oh  !  mon  Dieu,  vous  le  connaissez  bien  !  c'est  le  fils  du  vieil 
ami  démon  oncle...  c'est  Georges  Artaux. 

Mme  Bernard  éprouva  en  ce  moment  une  douleur  si  vive  et 
si  aiguë  qu'elle  lui  traversa  le  cœur  comme  une  flèche  ardente; 
mais  elle  ne  dit  rien  ;  seulement  elle  joignit  les  mains,  et 
penchant  sa  tête,  elle  pria  un  instant  mentalement.  Ce  Georges 
Artaux  était  en  effet  le  fil  s  de  l'ami  le  plus  cher  de  Bernard,  qui 
avait,  comme  lui,  pris  sa  retraite  en  1815.  Le  jeune  homme 


REVUE    DE     PARIS.  83 

était  un  excellent  sujet  ;  il  venait  quelquefois  chez  la  veuve  du 
vieil  ami  de  son  père,  et,  dans  ses  rêves  de  mère,  Mme  Ber- 
nard avait  souvent  pensé  que  Georges  Artaux  était  le  meilleur 
mari  qu'elle  pouvait  trouver  pour  sa  Marguerite;  le  réveil  de 
ce  doux  songe  fut  donc  une  nouvelle  douleur  plus  amère  que 
toutes  les  autres  ,  et  que  Mme  Bernard  dut  à  sa  nièce.  En  ce 
moment ,  elle  sentit  pour  elle  presque  de  la  haine  5  cependant 
elle  se  contint. 

—  C'est  bien  ,  mon  enfant...  c'est  fort  bien.  Lorsque  votre 
cousine  rentrera,  je  lui  ferai  part  de  cette  bonne  nouvelle  ;  mais 
ne  comptez  pas  sur  nous  pour  votre  noce  ,  ajouta  -t-elle  avec  un 
peu  d'aigreur.  Je  ne  puis  marcher  ,  et  ma  fille  n'ira  pas  certai- 
nement sans  moi. 

Louise  parut  contrariée;  mais  elle  n'insista  pas;  elle  demanda 
seulement  la  permission  d'amener  son  prétendu  ,  et  quitta  sa 
tante  avant  le  retour  de  Marguerite. 

La  jeune  fille  avait  été  à  l'hôtel  d'Alleville  pour  avoir  des 
nouvelles  de  sa  chère  bienfaitrice.  On  en  avait  reçu  le  matin, 
et  Mme  Baudran  avait  donné  à  Marguerite  le  détail  des  fêtes 
de  la  réception  de  sa  jeune  maîtresse.  Marguerite  rentrait 
toute  contente,  lorsque  sa  mère  lui  annonça  le  mariage  de 
Louise. 

—  Mon  Dieu!  dit  Marguerite  ,  j'en  suis  bien  contente!  Et 
qui  épouse-t-elle? 

—  Georges  Artaux  ,  répondit  la  mère  en  fixant  un  profond 
regard  sur  sa  fille  ;  car,  dans  son  imprévoyance,  elle  avait  été 
assez  imprudente  pour  lui  faire  part  de  ses  projets. 

—  Ah!  dit  faiblement  Marguerite.  Mais  ce  fut  la  seule  mar- 
que d'étonnement  qu'elle  donna;  et  lorsque,  dans  la  journée, 
Mme  Bernard  voulut  voir  si  elle  était  affectée  de  cette  nouvelle, 
elle  la  trouva  simple  et  naturelle  comme  toujours  et  pas  du 
tout  affligée.  En  effet,  tout  en  pensant  à  celui  que  sa  mère  lui 
avait  nommé  comme  devant  être  son  mari ,  Marguerite  n'y 
avait  songé  qu'avec  sa  pureté  de  jeune  fille  ,  pureté  limpide  , 
que  rien  n'avait  encore  troublée  ,  et  qui  ne  lui  laissait  entre- 
voir aucun  objet  qui  put  influer  sur  le  repos  de  sa  vie  future  : 
seulement  depuis  que  Mme  Bernard  lui  avait  imprudemment 
parlé  de  Georges  Artaux,  elle  l'associait,  dons  sa  pensée  ,  à 
tout  ce  qui  regardait  sa  mère;  elle  le  voyait  l'aidant  à  monter 


84  REVUE    DE    PARIS. 

et  à  descendre  cette  rue  des  Martyrs ,  dont  la  raideur  la  fati- 
guait tant;  puis  ils  s'agenouillaient  ensemble  sur  la  marche  de 
pierre  du  grand  autel  de  l'église  de  Saint-Jean,  et  ils  regar- 
daient tous  deux  le  tableau  de  l'Assomption  de  la  Vierge;  et, 
chose  étrange!  lorsque  son  imagination  déjeune  fille  l'empor- 
tait ainsi  au  travers  de  ses  rêves,  elle  se  voyait  toujours  avec 
ce  jeune  homme,  dans  cette  église,  pour  y  prier,  mais  jamais 
devant  le  prêtre  pour  se  marier. 

Georges  Artaux  ne  faisait  donc  pas  battre  le  cœur  de  Mar- 
guerite plus  vite;  et  ce  même  soir,  rien  n'altérait  la  pureté 
de  son  accent,  lorsque,  travaillant  auprès  de  sa  mère  infirme  , 
elle  chantait  à  demi-voix  un  cantique  pour  l'endormir. 

IV. 

......  Il  était  déjà  tard;  le  mouvement  delà  maison 

avait  cessé  ,  et  l'on  n'entendait  plus  que  le  bruit  lointain  de 
quelques  voitures  qui  passaient  rapidement  dans  la  rue  Saint- 
Lazare.  Mme  Bernard  s'était  endormie  au  son  de  la  voix  de  sa 
fille;  mais  depuis  long-temps  Marguerite  avait  cessé  de  chan- 
ter; la  lampe  ne  donnait  plus  qu'une  lueur  incertaine.  La 
jeune  fille  ,  fatiguée  de  sa  journée  laborieuse  ,  sentait  le  som- 
meil sur  ses  paupières;  mais  elle  ne  voulait  pas  se  coucher 
sans  avoir  vu  sa  mère,  ainsi  quelle  en  avait  l'habitude ,  se 
réveiller  à  moitié  ,  et  balbutier  une  bénédiction  que  le  cœur 
de  sa  fille  devinait ,  et  qui  rendait  son  sommeil  paisible  ;  mais 
enfin  elle  ne  résista  pas  plus  long-temps  ;  ses  yeux  se  fermè- 
rent, et  bientôt  la  tranquille  demeure  ne  fut  troublée  que  par 
la  respiration  douce  et  régulière  de  la  jeune  fille. 

Elle  ne  s'éveilla  que  bien  avant  dans  la  nuit.  La*  lampe  était 
éteinte  ;  et  il  faisait  si  froid  autour  d'elle  qu'elle  se  crut  dans 
un  tombeau. Ses  idées  eurent  d'abord  delapeineà  se  rassembler; 
puis  elle  se  rappela  qu'elle  s'était  endormie  auprès  du  lit  de  sa 
mère;  elle  écouta  :  le  sommeil,  de  la  paralytique  devait  être 
bien  paisible,  car  elle  ne  l'entendit  pas  respirer.  Elle  songea 
alors  à  traverser  la  chambre  aussi  doucement  qu'elle  le  pour- 
rait, afin  de  gagner  son  lit  sans  éveiller  la  malade;  puis, 
comme  elle  marchait  en  retenant  sa  respiration ,  elle  songea 
que  sa  mère  demandait  quelquefois,  dans  la  nuit ,  une  boisson 


REVUE    lîE    PARIS.  85 

qu'elle  ne  prenait  que  tiède;  elle  ralluma  la  lampe  ,  disposa  la 
théière  sur  uneveilleuse  de  porcelaine  blanche  ,  que  lui  avait 
donnée  M1^  d'Alleville  ;  et  lorsque  toui  fut  préparé,  elle  fut 
se  mettre  à  genoux  devant  le  crucifix  noir  ,  surmonté  du  buis 
béni ,  devant  lequel  elle  priait  soir  et  matin;  et  là  ,  doucement 
inclinée,  les  mains  jointes,  le  cœur  tout  à  Dieu,  elle  sem- 
blait un  ange  ayant  replié  ses  ailes  et  priant  devant  le  Sei- 
gneur. 

Lorsqu'elle  eut  fini,  elle  se  leva,  l'ame  contente  et  en  paix 
avec  elle-même. 

—  Pauvre  mère  !  dit-elle  en  passant  près  de  son  lit ,  comme 
elle  est  calme. 

Elle  voulut  la  regarder  dormir...  mais  tout-à-coup  elle  se 
sentit  frapper  d'une  horrible  terreur...  Sa  mère!  oh!  mon  Dieu! 
sa  mère  était  pâle  ,  son  visage  tout  altéré. 

Marguerite  s'approcha  du  lit.  Sa  mère  était  blême  a  l'ef- 
frayer. Elle  toucha  sa  main  :  elle  était  froide  comme  celle  d'un 
mort;  elle  regarda  son  visage  :  les  yeux  s'ouvraient  à  moitié  ;  ils 
étaient  immobiles...  Marguerite  perdit  connaissance;  elle  glissa 
le  long  du  lit,  et  tomba  rudement  à  terre.  La  lampe  s'éteignit , 
et  la  chambre  ne  fut  éclairée  que  par  la  lueur  incertaine  de  la 
veilleuse,  qui  jetait  ses  rayons  tremblans  sur  ces  deux  corps  , 
dont  l'un  n'était  plus  qu'un  cadavre  ,  et  l'autre  respirait  à 
peine. 

La  Duchesse  d'Abraistès. 


RAPPROCHEMENS  HISTORIQUES. 


LES   PRETENDANS. 


J'ai  lu  I'Histoire  de  Charles-Edouard  ,  dernier  prince  de 
la  maison  de  Stuart.  J'ai  lu  ce  livre  deux  fois  ;  d'abord  je  m'y 
suis  intéressé  comme  on  s'intéresse  à  l'histoire  passée ,  quand 
elle  est  naïvement  racontée  et  pleine  d'événemens  étranges  ; 
ensuite  je  m'y  suis  intéressé  comme  on  s'intéresse  à  une  his  ■ 
toire  contemporaine  qu'on  voit  de  ses  yeux,  qu'on  touche  de 
ses  mains.  C'est  à  ce  titre  que  j'ai  formé  le  projet  de  faire 
l'analyse  de  l'histoire  de  toute  la  maison  de  Stuart.  Vous  ver- 
rez dans  le  cours  de  ce  récit  qu'il  n'y  a  absolument ,  pour  faire 
de  cette  histoire  une  histoire  contemporaine  ,  que  quelques 
noms  à  changer. 

Quatre-vingt-cinq  ans  ,  la  vie  d'un  homme,  ont  suffi  à  la 
maison  des  Stuarts  pour  grandir  et  disparaître  ;  quatre  rois 
ont  suffi  à  porter  toute  la  fatalité  de  cette  race  condamnée  dès 
le  berceau. 

Le  premier  des  quatre,  Jacques  Ier,  mourut  dans  sou  lit 
après  avoir  laissé  le  gouvernement  à  un  favori,  à  Buckingliam, 
espèce  de  courtisan  anticipé  de  la  cour  de  Louis  XIV, "frivole 
et  vicieux  ,  brave  et  galant ,  comme  le  fut  le  maréchal  de  Ri- 
chelieu plus  tard.  Au  roi  Jacques  succéda  Charles  Ier ,  un  vrai 


BEVUE     DE   PARIS."  87 

Stuart  par  le  cœur  ,  par  le  courage ,  par  son  entêtement ,  par 
ses  malheurs. 

Charles  Ier  fut  bien  plus  l'élève  de  Buckingham  que  du  roi 
Jacques.  L'influence  française  se  fit  sentir  de  bonne  heure 
chez  le  jeune  prince.  Élevé  et  nourri  dansles  doctrines  du  pou- 
voir absolu  ,  Charles  Ier  eut  le  grand  tort  de  juger  de  l'Angle- 
terre par  la  France.  La  France  avait  encore  de  l'obéissance 
passive  en  réserve  pour  cent  ans  au  moins  ;  l'Angleterre  était 
au  bout  de  son  dévouement  à  ses  rois.  Déjà  elle  avait  fait  deux 
parts  de  la  toute-puissance  ,  une  part  pour  le  roi ,  une  part 
pour  elle-même.  Or  ,  quand  une  fois  le  peuple  se  met  à  se  par- 
tager la  force ,  le  peuple  arrive  bientôt  à  cette  grande  raison,  à 
cette  raison ,  sans  réplique  :parceque  je  suis  le  lion! 

Douze  ans  se  passèrent,  pendant  lesquels  la  nation  anglaise 
fut  occupée  à  discuter  ses  droits  et  ses  devoirs  ,  et  surtout  à 
chercher  un  prétexte  pour  manifester  ses  désirs.  Ce  prétexte  se 
rencontra  enfin.  Ce  fut  le  même  prétexte  qui  a  servi  et  qui 
servira  à  tous  les  peuples  du  monde  ,  l'impôt.  Hampden  donna 
le  signal  ;  noble  et  généreux  citoyen ,  qui  ne  pouvait  pas  se 
douter  delà  révolution  que  sa  résistance  allait  enfanter. 

En  ce  temps-là  (  1636  ) ,  en  Angleterre  ,  la  religion  était  en- 
core dans  toutes  les  questions,  et  surtout  dans  les  questions 
de  liberté.  Le  puritanisme,  c'est-à-dire  la  réforme  dans  tout 
ce  qu'elle  a  d'austère,  servit  merveilleusement  les  idées  répu- 
blicaines qui  se  faisaient  jour  dans  l'ame  de  la  nation  à  son 
insu.  Le  Corenemtf  fut  signé  à  Edimbourg  jl'épiscopat  fut  aboli, 
et  il  se  leva  une  armée  écossaise  pour  soutenir  les  nouvelles 
opinions. 

Charles  Ier  cependant ,  tour  à  tour  emporte  et  timide,  vain- 
queur souvent ,  mais  ne  sachant  pas  profiter  de  la  victoire  ,  ne 
pouvait  que  convoquer  et  dissoudre  des  parlemens.  Il  arriva 
ainsi,  toujours  en  perdant  du  terrain,  jusqu'à  son  cinquième 
et  dernier  parlement. 

Ce  dernier  parlement  est  devenu  célèbre  parmi  toutes  les 
assemblées  législatives  sous  le  nom  de  long  parlement.  Le  pre- 
mier acte  des  communes  fut  de  faire  une  loi  qui  enlevait  au 
roi  le  pouvoir  de  proroger  les  parlemens  et  de  les  dissoudre. 
Ainsi  par  cette  loi  le  parlement  devint  tout  d'un  coup  un  pou- 
voir aussi  durable  et  aussi  immuable  que  celui  du  roi. 


88  REVUE    DE    PARIS. 

Le  second  acte  du  parlement ,  ce  fut  de  mettre  en  accusa- 
tion lord  StrafFord ,  le  ministre  et  l'ami  de  Charles  Ier.  Strafford 
fut  enfermé  à  la  Tour  de  Londres;  en  même  temps  le  parle- 
ment faisait  relâcher  les  écrivains  qui  s'y  trouvaient.  La  li- 
berté de  la  presse,  qui  marche  en  avant  de  toutes  les  libertés, 
comme  c'est  son  allure,  se  faisait  jour  déjà.  Sur  la  liste  des 
journalistes  de  cette  époque  on  lit  le  nom  de  Milton  ;  c'était 
dans  le  temps  où  Olivier  Cromwell  était  un  simple  lieute- 
nant. 

StrafFord ,  en  homme  qui  sait  les  affaires ,  comprit  tout  de 
suite  qu'il  était  mort.  L'exemple  de  Richelieu  l'avait  perdu  lui 
aussi  ;  aussi  impérieux  quelle  cardinal-ministre  ,  et  peut-être 
aussi  bien  fait  pour  commander,  StrafFord  n'avait  pas  vu  que 
l'époque  n'était  pas  la  même ,  non  plus  que  la  nation.  Epoque 
et  nation  ,  tout  cela  était  en  avant  d'un  siècle  en  Angleterre. 
La  défense  de  Strafford  devant  ses  juges  est  un  chef-d'œuvre 
de  résignation  et  d'éloquence  ;  ses  pauvres  petits  enfans  qui 
paraissent  là  ,  privés  déjà  de  leur  mère  ,  cette  sainte  qui  est 
dans  le  ciel,  comme  disait  Strafford,  auraient  attendri  d'autres 
juges  que  des  juges  politiques  ;  mais  l'accusation  politique  a 
cela  de  particulier  qu'elle  est  inflexible  si  elle  n'est  pas  in- 
fâme ;  elle  a  remplacé  par  la  rigueur  la  honte  qu'elle  ne  peut 
infliger.  D'ailleurs ,  une  condamnation  politique  est  une  es- 
pèce de  duel  5  le  juge  qui  tue  aujourd'hui  se  croit  absous  par 
le  danger  qu'il  a  couru  la  veille  ou  qui  l'attend  le  lendemain. 
Le  22  mai  1641  ,  au  matin  ,  Strafford  marcha  à  l'échafaud  ; 
comme  il  passait  au  pied  de  la  tour,  deux  vieilles  mains  se 
penchèrent  sur  sa  tête  pour  le  bénir;  c'était  l'archevêque  Laud 
qui  le  bénissait.  En  mourant,  Strafford  fit  des  vœux  pour  que 
sa  patrie  fût  tranquille  ,  et  qu'il  fût  le  seul  à  mourir  !  Ce  sont 
là  des  vœux  toujours  trompés  au  commencement  des  révolu- 
tions. 

Cependant  la  révolution  ,  après  avoir  contemplé  le  supplice 
de  Strafford  sans  s'arrêter  un  instant  ,  car  rien  n'arrête  les  ré- 
volutions qui  marchent,  ni  le  crime  ,  ni  la  vertu  ,  ni  le  sup- 
plice ,  ni  la  gloire,  ni  les  ruines  amoncelées  ,  soulève  l'Irlande 
comme  elle  a  soulevé  l'Ecosse;  en  même  temps  le  parlement 
se  déclare  chef  de  la  force  armée,  comme  il  s'est  déjà  déclaré 
immuable.  La  reine  Henriette  ,  menacée  d'un  décret  d'accu- 


REVUE    DE    PARIS  89 

sation  ,  part  pour  la  France.  Charles  Stuart  se  retire  à  York  , 
en  hostilité  ouverte  avec  le  long-parlement. 

Cette  reine  Henriette  est  la  reine  de  Bossuet,  le  sixième  enfant 
de  Henri  IV,  née  six  mois  avant  l'assassinat  de  son  père,  morte 
neuf  ans  après  le  meurtre  de  son  mari.  Quand  Henriette  d'An- 
gleterre eut  étonné  si  souvent  V Océan  de  tant  d'appareils  si  di- 
vers ;  quand  elle  se  fut  ensevelie  sous  ce  deuil  de  neuf  années 
qu'elle  consacra  à  son  mari,  le  cardinal  de  Retz  la  vit  au  Lou- 
vre ,  ne  pouvant  se  lever  faute  de  feu!  Voilà  comment  agissent 
les  révolutions  !  Plus  vous  êtes  haut  placé  ,  et  plus  rapide  est 
votre  chute;  plus  vous  donnez  de  dépouilles  à  vos  ennemis,  et 
plus  vite  vous  êtes  dépouillé.  Un  jour  après  les  trois  jours  de 
juillet,  Mme  la  Dauphine  empruntait  une  robe  de  voyage,  et  le 
petit  roi  Henri  V  était  forcé  de  ne  pas  se  promener  dans  la  cour 
de  son  auberge  ,  faute  d'une  paire  de  souliers  ! 

Charles  Ier,  séparé  de  son  parlement. fit  lever  l'étendard  royal. 
C'était  le  signal  de  la  guerre  civile,  la  guerre  civile,  cet  hor- 
rible malheur  de  toutes  les  histoires  du  monde!  C'est  tou- 
jours par  là  que  les  nations  signalent  leur  décadence  ou  leur 
progrès;  c'est  aussi  dans  la  guerre  civile  que  se  montrent  sur- 
tout les  grandes  âmes  et  les  grands  courages.  Ces  commotions 
immenses,  qui  égalisent  toutes  les  conditions,  qui  mettent  à  la 
surface  toutes  les  supériorités  cachées  dans  la  foule  ,  ont  cela 
de  bon  ,  qu'à  coup  sûr  elles  donnent  un  maître  au  peuple  le 
jour  où  le  peuple,  épuisé  de  sang  ,  a  besoin  d'un  maître  ;  et  ce 
jour-là  ce  maître  s'appela  Olivier  Cromwell.  II  devait  plus  tard 
s'appeler  Napoléon  Bonaparte. 

Olivier  Cromwell  était  né  la  dernière  année  du  seizième  siè- 
cle ,  et  cependant  il  était  plus  vieux  que  le  cardinal  de  Riche- 
lieu de  cent  ans  ;  sa  jeunesse  fut  celle  d'un  buveur  de  bière  et 
d'un  tapageur.  Mais  à  vingt  et  un  ans  ,  le  buveur  de  bière  se 
jeta  dans  l'enthousiasme  religieux.  Deux  fois  membre  des  par- 
lemens  dissous  ,  Cromwell  se  retrouva  enfin  dans  le  long- 
parlement.  A  peine  la  révolution  fit-elle  ses  premiers  pas  , 
qu'elle  désigna  Cromwell  pour  son  guide  et  son  maître.  Crom- 
well et  la  révolution  se  comprirent  tout  d'abord;  le  premier 
service  que  Cromwell  rendit  à  cette  révolution  ,  ce  fut  de 
lui  donner  un  principe  ,  le  principe  religieux  ,  laissant  aux 
royalistes  le  vieux  principe  des  monarchies,  le  principe  qui 
9  8. 


00  REVUE    DE    PARIS. 

les  fera  plaindre  et  qui  les  excusera  toujours  ,  l'honneur. 
Donc  Cronrwell  fit  une  guerre  ouverte  à  Charles  Ier.  A  la 
tête  des  indépendans  ,  secte  sortie  des  puritains  ,  Cromwell 
livrait  des  batailles  ,  à  Londres ,  en  plein  parlement  ;  et  au 
dehors  il  battait  complètement  le  roi  Charles.  Charles  fut  livré 
et  vendu  par  les  saints  d'Ecosse  aux  justes  d'Angleterre.  Le 
prisonnier  fut  conduit  au  château  de  Holmby ,  de  Holmby  à 
New-Market,  de  New-Market  à  Hamploncourt;  puis  d'Hamp- 
toncourt  le  roi  fut  conduit  à  l'île  de  Wight,  et  enfin  à  Windsor, 
l'armée  demandant  à  haute  voix  que  le  roi  fût  mis  en  juge- 
ment. 

Il  arriva  au  roi  Charles  Ier  ce  qui  était  arrivé  à  Strafford  ;  du 
jour  où  il  fut  prisonnier  ,  Charles  fut  mort.  Les  indépendans 
avaient  chassé  de  la  chambre  élective  les  presbytériens  les  plus 
modérés  •  ce  fut  alors  que  le  parlement,  esclave  de  l'armée, 
changea  de  nom  dans  l'opinion  ,  et  fut  nommé  le  rump.  Mais 
Cromwell  soutint  ce  parlement  méprisé. 

Le  rump,  tout-puissant  par  la  grâce  de  Cromwell,  rendit 
un  bill  qui  cassait  la  chambre  haute.  Un  acte  fut  passé  ,  auto- 
risant cent  quarante-cinq  juges,  ou  trente  seulement,  à  se 
former  en  haute  cour  ,  pour  faire  le  procès  à  Charles  Stuart  , 
roi  d'Angleterre.  Il  n'y  eut  que  soixante  juges  pour  porter  la 
sentence  ,  Cromwell  en  tête. 

Oh!  ce  Cromwell ,  quel  homme  !  Bossuet  avait  bien  raison 
de  ne  pas  prononcer  son  nom  devant  Louis  XIV.  Comme  la 
toute-puissance  royale  devait  pâlir  au  nom  d'un  homme  qui 
avait  livré  au  bourreau  un  roi  de  droit  divin  !  Que  ce  fut  là  un 
sujet  d'épouvante  parmi  les  rois  de  la  terre  !  Lnstruisez-vous } 
vous  qui  jugez  la  terre ,  disait  Bossuet.  Croyez-vous  donc  que 
Bossuet  se  serait  emparé  avec  tant  d'ardeur  et  de  génie  de 
Henriette  et  de  sa  mère,  ces  deux  têtes  de  mort  si touchantes  t 
si  Bossuet  n'avait  pas  trouvé  en  son  chemin ,  pour  la  regarder 
et  pour  la  peindre  de  profil ,  la  grande  figure  d'Olivier  Crom- 
well ? 

Quand  le  roi  Charles  Stuart  parut  devant  ses  juges,  Crom- 
well eut  un  instant  de  pâleur,  mais  ce  fut  tout.  Le  roi  Charles 
se  défendit  avec  dignité  et  courage.  Un  homme  lui  cracha  au 
visage  ,  le  roi  s'essuya  froidement  le  visage.  Du  haut  des  tri- 
hunes,  la  voix  d'une  femme  s'éleva  seule  pour  défendre  le  ino- 


revue    dt  pjtnrs.  91 

narque;  dans  la  foule  un  homme  lui  cria  :  Dieu  vous  protège , 
sire!  Cette  femme  ,  on  sait  qui  elle  était,  c'était  lady  Fairfax  ; 
l'homme  resta  perdu  dans  la  foule.  Il  fut  moins  courageux  que 
la  femme.  Vous  verrez  dans  toute  cette  révolution  que  les 
femmes  jouent  le  noble  rôle .  Comme  Charles  1er  marchait  à 
l'échafaud  ,  une  jeune  fille  lui  tendit  la  rose  qu'elle  tenait  à  li 
main. 

Enfin  Charles  Ier  fut  condamné  ,  il  fut  condamné  à  mort, 
c'est  un  privilège  royal.  Quand  il  fallut  signer  l'arrêt,  Crom- 
well ,  toujours  bouffon  ,  même  dans  le  sang  ,  barbouilla  d'en- 
cre le  visage  de  Henri  Martyn,  son  collègue  ;  le  régicide  Mar- 
tyn  rendit  à  Cromwell  plaisanterie  pour  plaisanterie.  Les 
autres  régicides  signèrent  l'arrêt ,  la  plupart  d'une  manière 
illisible;  les  lâches ,  qui  avaient  peur  d'un  si  grand  forfait! 
Les  juges  de  Louis  XVI  furent  plus  honorables  et  plus  hardis. 
Le  colonel  d'Ingolsby  étant  entré  par  hasard  comme  on  signait 
la  sentence,  les  régicides  se  saisirent  du  colonel,  Cromwîll 
lui  mit  de  force  la  plume  entre  les  mains ,  en  riant  aux  éclats  , 
et  le  força  de  signer  son  nom  Ingolsby  dans  un  arrêt  de  mort 
auquel  il  était  étranger. 

Voilà  qui  a  dû  bien  étonner  Louis  XIV,   si  quelqu'un  a  été 
assez  hardi  pour  lui  raconter  cette  histoire. 

Vous  sentez  bien  que  les  petits  révolutionnaires,  qui  avaient 
joué  à  la  révolution  par  passe-temps  ,  voyant  que  la  chose  de- 
venait si  épouvantablement  sérieuse,  voulurent  revenir  sur 
leurs  pas,  témoin  Fairfax  et  le  colonel  Harrisson;  mais  la 
révolution  était  sourde  à  tout  obstacle.  Le  30  janvier  1649, 
Charles  Ier  livra  sa  tête  à  un  bourreau  masqué.  Cromwell  ? 
après  l'exécution  ,  se  fit  ouvrir  le  cercueil  du  roi;  il  voulut 
s'assurer  de  sa  victoire  en  la  touchant  de  sa  main.  C'était  bien 
en  effet  Charles  Ier,  le  roi  ! 


Alors  Cromwell,  voyant  combien  cela  était  facile  ,  tuer  un 
roi ,  ne  songea  plus  qu'à  marcher  en  avant ,  tout  en  retenant  la 
révolution  qui  l'avait  fait  le  maître  ;  car  un  des  plus  grands 
embarras  des  usurpateurs,  ce  sont  les  révolutions  dont  ils  sont 
l'ouvrage.  La  première  chose  qu'ils  ont  à  faire,  quand  ils 
sont  parvenus  à  leur  but ,  c'est  d'arrêter  cette  même  révolu- 


92  REVUE    DE    PARIS. 

tion  avec  laquelle  ils  ont  marché,  à  laquelle  ils  doivent  tout.  Or, 
il  y  a  deux  moyens  de  tuer  une  révolution  ,  en  la  faisant  reculer 
ou  en  passant  au  travers  de  cette  révolution. 

Quand  le  roi  fut  mort ,  le  royaume  d'Angleterre  se  trouva 
transformé  en  république.  D'abord  le  parti  vainqueur  signala 
sa  victoire  à  la  manière  des  partis  qui  doutent  encore  de  leur 
victoire  ,  en  faisant  tomber  des  têtes.  Les  supplices  réchauffè- 
rent le  zèle  des  royalistes  ;  sur  l'échafaud,  ils  se  souvinrent 
qu'ils  devaient  pleurer  leur  roi.  Jamais  la  religion  n'a  été  plus 
fêtée  que  par  les  martyrs. 

Cependant  l'Irlande  s'était  soulevée;  Cromwell  fut  envoyé 
en  Irlande  avec  dix-sept  mille  vétérans.  L'Irlande  est  mise  à 
feu  et  à  sang.  Après  l'Irlande  vint  le  tour  de  l'Ecosse.  Singu- 
liers hommes,  ces  Ecossais!  ils  vendent  Charles  Ier  à  ses 
bourreaux;  ils  pendent  à  une  potence  le  royaliste  Montrose; 
l'instant  d'après,  ils  sont  les  premiers  à  proclamer  Charles  II 
roi  d'Angleterre.  Plus  tard  vous  les  verrez  achever  de  perdre 
leur  nationalité  pour  Charles-Edouard. 

Cromwell  défait  les  Ecoss  :s  à  Dumbar;  il  s'empare  d'une 
partie  de  l'Ecosse.  L'année  suivante,  jour  pour  jour  delà  ba- 
taille de  Dumbar,  le  même  Cromwell  défait  Charles  II  à 
Worcester  ,  et  vend  comme  esclaves  huit  mille  prisonniers 
anglais  pour  l'Amérique.  Charles  II,  vaincu,  se  déguise  et 
s'enfuit;  il  est  sauvé  par  la  fille  de  son  hôte,  qui  se  tient  en 
croupe  derrière  lui.  Dans  sa  fuite,  Charles  II  eut  la  gloire  de 
donner  son  nom  à  un  chêne.  Charles-Edouard  aurait  pu  don- 
ner le  sien  à  toute  une  forêt. 

Cromwell  revint  à  Londres,  et  son  retour  fut  un  triomphe. 
Cromwell  rapportait  à  l'Angleterre  des  dépouilles  opimes,  à 
savoir  l'ancien  royaume  de  Marie  Stuart,  réalisant  ainsi  le 
rêve  toujours  inachevé  des  plus  puissans  rois  de  la  Grande- 
Bretagne. 

Ce  qui  vint  au  secours  de  la  république  d'Angleterre,  ce  fut 
l'or  du  clergé;  l'or  du  clergé  devait  aussi  soutenir  la  république 
française.  N'est-ce  pas  là  un  phénomène  auquel  Bossuet  n'a 
pas  pensé  dans  son  Discours  sur  Phistoire  universelle?  L1 'An- 
gleterre n'avait  jamais  été  aussi  riche. 

En  même  temps  la  république  était  reconnue  au  dehors;  les, 
Indes-Occidentales,  les  Barhades  et  la  Virginie  la  saluèrent 


REVUE   DE    PARIS.  03 

avec  transport.  Les  pavillon  anglais  fut  salué  avec  respect  par 
tous  les  pavillons  de  l'Europe.  Cromwell  supporta  ainsi  la  ré- 
publique quatre  ans  et  trois  mois.  Mais  après  ce  temps,  l'im- 
patience le  prit  ;  il  voulut  être  le  maître  tout-à-fait,  et  il  donna 
l'exemple  que  suivit  Bonaparte  à  Saint-Cloud.  Le  long-parle- 
ment se  dissipa  à  ces  paroles  de  Cromwell  :  Vous  n'êtes  pas 
tin  parlement!  Je  vous  dis  que  vous  n'êtes  pas  un  parlement! 


C'est  que  Cromwell ,  comme  Bonaparte  ,  voulait  le  pouvoir, 
et  non  pas  la  liberté.  Cromwell  et  Bonaparte  ont  profité  tous 
les  deux  de  ce  moment  de  fatigue  et  d'effroi  dans  les  peuples 
en  révolution  quand  ils  se  retournent  pour  regarder  quel  che- 
min ils  ontfait;  alors  les  peuples  ne  demandent  pas  mieux  que 
de  se  reposer  un  instant  avant  d'aller  plus  avant;  trop  heu- 
reux quand  ils  se  reposent  à  l'ombre  d'un  grand  homme! 

Cromwell  eut  pour  lui  tous  les  partis,  qui  ne  manquent 
jamais  au  vainqueur  :  le  parti  du  roi  défait,  qui  salue  le  pou- 
voir par  habitude;  le  parti  épiscopal,  qui  a  besoin  de  l'appui 
du  maître  ;  le  parti  militaire  ,  qui  comprend  qu'on  a  besoin  de 
lui;  enfin  le  parti  de  tous  ceux  qui  ont  quelque  chose  à  con- 
server ou  quelque  chose  à  perdre.  Il  n'y  eut  que  les  premiers 
hommes  de  son  parti  et  les  républicains  véritables  qui  ne  se 
rangèrent  pas  autour  du  nouveau  maître.  Mais  c'est  déjà  un 
grand  bonheur  pour  un  homme  parvenu  au  faîte  d'être  délivré 
du  parti  qui  l'y  a  porté.  D'abord  il  est  dégagé  de  toute  reconnais- 
sance importune  ;  ensuite  les  partis  vaincus  lui  en  savent  gré. 

Cromwell,  bien  sûr  d'être  le  maître  ,  se  fit  supplier  par  le 
peuple  d'accepter  le  Protectorat.  Bonaparte  se  fit  supplier 
aussi  par  le  peuple  de  se  laisser  faire  empereur.  Cromwell  n'osa 
pas  se  faire  supplier  d'être  roi.  Une  fois  protecteur  ,  il  se  com- 
posa un  parlement  ;  alors  il  fut  le  maître  ,  et  il  se  conduisit  en 
véritable  usurpateur  qui  a  besoin  d'être  un  grand  homme  :  il 
protégea  son  royaume;  il  fut  tolérant  en  religion  et  en  politi- 
que. II  choisit  pour  son  gouvernement  les  plus  sages  et  les  plus 
habiles  ,  toute  opinion  à  part.  Son  gouvernement  fut  actif  et 
fort  au  dedans ,  énergique  et  glorieux  au  dehors.  Dans  les 
traités  de  la  France  et  de  l'Angleterre  ,  Louis  XIV  ,  si  fier  plus 
tard  ,  ne  signait  qu'après  Cromwell  . 


94  REVUE    DE  PARIS. 

Tous  les  peuples  de  l'Europe,  s'ils  avaient  su  ce  qu'était 
l'Angleterre  sous  le  règne  de  cet  homme  couvert  du  sang  d'un 
roi,  auraient  fait  de  grandes  réflexions,  la  voyant  si  puissante 
et  si  forte;  mais  cette  grande  révolution  d'Angleterre,  faute 
d'un  peu  de  liberté  en  France  ,  s'est  passée  sans  que  la  France 
en  sût  presque  rien. 

Ceux  qui  les  premiers  l'apprirent ,  Bossuet ,  Pascal ,  ne  su- 
rent que  s'en  épouvanter  ,  en  vrais  chrétiens  qu'ils  étaient , 
soumis  à  la  double  autorité  du  roi  et  du  pape.  Bossuet,  parlant 
de  Cromwell ,  n'ose  pas  prononcer  son  nom  ,  et  Pascal  ne 
peut  que  se  réjouir  du  grain  de  sable  placé  dans  son  urètre. 
Rome  même  allait  trembler  sotis  hii;  mais  le  voilà  mort  ;  set 
famille  abaissée ,  et  leroir établi! 

Cromwell  mourut  à  temps  ,  comme  tous  les  usurpateurs 
heureux.  Quand  il  mourut ,  sa  tâche  était  finie;  il  avait  donné 
aux  rois  ces  épouvantables  enseignemens  qui  profitèrent  plus  aux 
peuples  qu'aux  rois. 

Puis  il  alla  se  coucher  dans  une  tombe  royale  ,  d'où  il  lui 
fallut  bientôt  sortir  pour  aller  pendre  à  un  gibet.  Son  fils 
Richard  s'enfuit  du  palais  viager  de  son  père  ,  comme  un  vo- 
leur, emportant,  pour  tout  souvenir  de  sa  grandeur,  les  adresses 
et  félicitations  de  la  bonneville  de  Londres. A  l'heure  qu'il  est, 
on  ne  sait  plus  où  sont  les  restes  de  la  famille  de  Cromwell. 

A  l'heure  qu'il  est,  le  dernier  mari  de  la  veuve  de  Charles- 
Edouard,  M.  Fabre  ,  un  peintre  obscur  ,  vient  de  mourir  à 
Marseille. 

A  l'heure  qu'il  est,  le  duc  de  Reichstadt  est  mort,  laissant 
l'épée  de  Napoléon  à  un  Musée  ,  faute  de  pouvoir  la  laisser  à 
un  homme.  Son  cousin,  un  Bonaparte  ,  s'estbriséla  tête  dans 
la  Voie  sacrée,  à  Rome,  contre  une  ruine  du  temps  d'Au- 
guste; et  l'autre  jour,  sur  la  rive  d'Athènes,  entre  une  ruine 
du  temps  de  Périclès  ,  on  a  tiré  d'un  bari!  d'esprit-de-vin  le 
corps  d'un  autre  Bonaparte  !  Vous  avez  appris  la  semaine  pas- 
sée que  la  veuve  du  duc  de  Berri  assassiné,  la  mère  de  Henri  V, 
ce  prétendant  de  quatorze  ans,  traquée  dans  la  Vendée,  comme 
l'avait  été  Charles  II ,  se  réfugia  ,  non  pas  sous  un  chêne 
royal ,  mais  sous  le  nom  ,  roturier  pour  elle  ,  du  comte  Luc- 
chesi-Palli. 

Que  dirait  Bossuet  ?• 


REVUE  DE  PARIS.  95 


Notez  bien  que  le  protectorat  de  Cromwell ,  pas  plus  que 
les  quatre  années  de  république  .  pas  plus  que  la  mort  de 
Stuart ,  ne  nuisit  à  la  liberté  de  l'Angleterre.  L'Angleterre 
était  libre  de  fait;  elle  profitait  du  sang  du  roi  ,  elle  profitait 
du  despotisme  de  Cromwell,  elle  devait  profiter  même  des 
vices  de  Charles  II ,  profiter  de  tous  les  accidens  et  de  tous 
les  hasards  pour  être  libre.  Du  moment  où  ce  fut  la  volonté  de 
l'Angleterre  d'être  libre  ,  elle  fut  libre.  Ceux  qui  voudront  dé- 
sormais la  gouverner  seront  forcés  de  la  faire  libre  ,  s'ils  veu- 
lent la  g  .uverner  long-temps.  Voilà  ce  que  les  rois  n'ont  pas 
assez  compris  de  nos  jours.  Autrefois  ,  les  rois  avaient  l'air  de 
faire  une  grande  faveur  aux  peuples  qu'ils  gouvernaient  ;  au- 
jourd'hui ,  ce  sont  les  peuples  qui  font  une  immense  grâce  aux 
rois  quand  ils  consentent  à  se  laisser  gouverner  par  eux. 

Depuis  la  mort  de  Stuart  en  Angleterre  ,  depuis  la  mort  de 
Louis  XVI  en  France,  il  est  impossible  que  l'Angleterre  ou 
la  France  aient  jamais  de  mauvais  rois:  ce  qui  est  très-fâcheux 
pour  les  rois. 

Voyez  a\ec  quelle  facilité  l'Angleterre  se  défait  du  fils  d'Oli- 
vier !  Qu'est  devenu  Pxichard  Cromwell  ?  Londres  n'a  pas  eu 
même  la  peine  de  se  mettre  en  colère  contre  le  fils  du  protec- 
teur. Pas  un  pavé  n'a  été  remué  dans  la  ville.  Le  général 
Monk,  l'ancien  ami  du  lord  protecteur,  arrive  à  Londres,  et 
il  demande  quelle  est  l'opinion  de  l'Angleterre?  l'Angleterre 
répond  qu'elle  ne  veut  plus  de  protecteur  5  alors  ]Monk  lui 
donne  un  roi. L'Angleterre  prend  ce  roi  des  mains  de  Tilonk, 
sans  condition.  Que  lui  importe  de  faire  des  conditions  avec 
le  roi  Charles  II  ?  Il  faudra  bien  que  le  nouveau  roi  gouverne 
selon  le  peuple  qui  lui  fait  l'honneur  de  l'accepter  pour  roi  ! 

Alors  Charles  II  monta  sur  un  vaisseau  de  la  flotte  anglaise 
à  La  Haye,  et  débarqua  à  Douvres  le  26  mai  1660.  Le  peuple 
applaudit  beaucoup  le  nouveau  roi.  La  restauration  se  livra 
d'abord  a  beaucoup  de  réjouissances.  Après  les  réjouissances 
vinrent  les  supplices.  Charles  II,  qui  ne  se  sentait  guère  à 
l'aise  sur  le  trône  encore  tout  chaud  d'Olivier  Cromwell ,  vou- 
lut se  satisfaire  avant  d'en  finir  avec  lu  royauté.  Il  se  livra 
donc  à  toutes  sortes  d'amours  et  de  vengeances  5  il  fit  couler  le 


96  BEVUE    DE    PARIS. 

sang,  il  prodigua  les  fleurs  ;les  bourreaux  et  les  poètes  furent 
très-occupés  sous  son  règne.  Charles  II  fut  atroce  avec  les 
républicains  ,  dont  il  n'avait  rien  à  craindre  ;  il  fut  ingrat  en- 
vers les  Cavaliers  qui  l'avaient  servi  ;  il  n'oublia  aucune  de  ses 
haines  personnelles  ,  mais  il  oublia  de  racheter  les  royalistes 
vaincus  que  Cromwell  avait  donnés  ou  vendus  après  ses  vic- 
toires. Cet  homme-là  acheva  de  désenchanter  le  dévouement 
anglais  5  ce  qu'on  n'a  pas  voulu  voir  jusqu'à  présent,  c'est  que 
le  dévouement  aux  rois  est  une  opinion  et  non  pas  un  senti- 
ment ;  et  voilà  pourquoi  il  y  a  encore  du  dévouement  aux 
rois. 

Cependant  Charles  II  fit  comme  avait  fait  son  père  ;  il  cassa 
un  parlement ,  puis  un  autre  ;  il  avait  présenté  un  bill  aux 
communes  pour  faire  exclure  le  duc  d'York  de  la  succession  à 
la  couronne;  les  communes  rejetèrent  le  bill.  Les  communes 
savaient  très-bien  ce  qu'elles  faisaient;  elles  tenaient  à  leur 
duc  d'York,  le  duc  d'York  devait  payer  pour  Charles  II.  Les 
peuples  ont  toujours  leurs  raisons  quand  ils  tiennent  à  un 
prince. 

Charles  II  mourut  tout-puissant  dans  son  lit  et  dans  son  pa- 
lais. Il  fut,  comme  son  père  ,  un  Français  manqué  ,  spirituel, 
insouciant,  égoïste,  et,  qui  pis  est,  ne  sachant  pas  la  valeur 
de  ce  grand  mot:  Le  peuple  !  Il  arriva  au  trône  d'Angleterre  , 
et  il  y  fut  souffert,  parce  qu'il  remplissait  une  lacune  et  qu'on 
le  laissait  là  en  attendant  mieux. 

Au  reste ,  ce  siècle  de  Cromwell  fut  le  siècle  de  Shaftes- 
bury,  de  Milton  ,  de  Newton,  de  Locke.  Les  révolutions  ne 
sont  jamais  nuisibles  au  génie;  d'abord,  elles  Tétonnent ,  et  le 
génie  ,  quand  il  est  étonné  ,  est  bien  près  de  produire  ;  il  veut 
rendre  au  monde  étonnement  pour  étonnement. 

Charles  II  laissa  donc  après  lui  son  Richard  Cromwell.  Jac- 
ques II  le  frère  de  Charles  II est  en  effet  un  monarque  à  qui  le 
prince  de  Condé  aurait  fort  bien  pu  adresser  la  question  qu'il 
fît  au  fils  du  protecteur,  sans  le  connaître  :  Qu'est  devenu  ce 
sot  et  imbécile  de  Richard  Cromwell?  Jacques  II  ressemblait 
beaucoup  à  Charles  II  ;  c'était  un  vrai  Stuart  pour  l'entête- 
ment, pour  la  faiblesse  ,  pour  l'ignorance  de  toutes  choses  , 
des  faits  et  des  hommes.  Il  eut ,  de  plus  que  ses  prédécesseurs, 
la  grande  faiblesse  de  croire  à  l'église  catholique, apostolique 


REVUE     DE    PARIS.  97 

et  romaine;  c'était  une  trahison  envers  l'Angleterre  tout  en- 
tière qu'elle  ne  pouvait  pas  pardonner.  Jacques  cependant  se 
livrait  lui  aussi  à  ses  vengeances  particulières.  Le  duc  de 
Monmouth  ,  ce  fils  frivole  du  frivole  Charles  II  .  espèce  de 
Français ,  lui  aussi ,  qui  se  trompa  d'époque  ,  et  qui  essava  de 
transporter  la  Fronde  en  Angleterre,  fut  traité  comme  un 
vaincu  de  la  Ligue.  Après  toutes  sortes  de  prières  et  de  bas- 
sesses ,  le  duc  de  Monmouth  mourut  en  gentilhomme  que  le 
peuple  regarde.  Il  donne  tant  de  courage  aux  grands  qu'il  voit 
mourir  ,  le  peuple!  C'est  encore  un  avantage  que  l'aristocra- 
tie a  sur  le  peuple  ,  et  le  seul  peut-être  que  le  peuple  ne  songe 
pas  à  lui  envier. 

Malgré  ces  exemples  sévères  ,  malgré  son  juge  JefFries  ,  le 
Laubardemont  anglais  ,  le  modèle  des  accusateurs  publics, 
Jacques  II  marchait  chaque  jour  à  sa  perte.  Un  jour  il  arriva 
que  le  peuple  trouva  qu'il  avait  assez  des  Stuarts  ;  il  réfléchit 
qu'il  n'avait  plus  rien  de  bon  à  en  attendre.  Il  avait  tout  fait 
pour  avoir  le  dernier  mot  de  cette  race  malheureuse  et  rejetée. 
En  effet,  que  pouvait  faire  déplus  la  nation  anglaise  pour  la 
famille  des  Stuarts  ?  Elle  avait  fait  tomber  la  tète  de  Char- 
les Ier,  elle  avait  supporté  jusqu'au  bout,  en  toute  humilité  , 
les  caprices  de  Charles  II.  Jacques  II  ne  profitait  ni  de  la  mort 
de  Charles  Ier ,  ni  de  la  vie  de  Charles  II.  L'Angleterre  ne 
voulut  plus  se  donner  ni  tant  de  peine  ni  tant  de  fatigue  pour 
son  roi.  L'Angleterre  eut  peur  également  de  sa  colère  et  de 
son  obéissance  passées.  Elle  chassa  Jacques  II  tout  simple- 
ment; car  le  traiter  comme  Charles  Ier  ,  c'eût  été  lui  faire 
trop  d'honneur  ,  et  elle  n'avait  plus  assez  de  patience  pour  le 
traiter  comme  elle  avait  traité  Charles  II.  Jacques  II  partit 
donc  avec  aussi  peu  de  cérémonie  que  Richard  Cromwell ,  et 
l'Angleterre  alla  chercher  ,  pour  la  gouverner,  au  milieu  de  la 
Hollande  ,  le  prince  d'Orange,  sous  prétexte  qu'il  était  le  mari 
de  la  fille  de  Jacques  II.  L'événement  au  trône  du  prince 
d'Orange  est  la  première  quasi-légitimité  dont  il  soit  question 
dans  l'histoire  moderne, 

Jacques  II,  apprenant  que  son  successeur  arrivait ,  s'enfuit 

de  Londres  d'abord;  puis  il  quitta  l'Angleterre,  lui  et  son 

fils.  Voilà  ce  que  les  Anglais  appellent  lu  glorieuse  révolution  ! 

Révolution  glorieuse  ,  en  effet,  s'ils  veulent  parler  d'une  révo- 

9  9 


98 


REVUE    DE    PARIS. 


lution  qui  n"a  pas  coûté  de  sang!  Avant  de  quitter  l'Angleterre, 
Jacques  II  jeta  le  sceau  de  l'état  dans  la  mer. 

L'imbécile  ne  savait  pas  qu'il  n'y  eut,  et  cela  dans  le  bcn 
temps  des  tyrans  ,  qu'un  tyran  qui  retrouva  son  anneau  jeté 
dans  la  mer. 

Quant  à  Guillaume,  vous  pensez  bien  que  trouvant  là  un 
trône  très-important  parmi  les  trônes  du  monde,  il  accepta 
toutes  les  conditions  que  lui  offrit  le  peuple  anglais.  Depuis 
que  la  couronne  est  une  espèce  de  bail  entre  le  roi  et  le  peuple, 
que  le  peuple  peut  résilier  quand  il  lui  plaît ,  on  peut  croire 
aux  sermens  des  rois.  Guillaume  et  Marie  acceptèrent  donc 
de  grand  cœur  la  révolution  de  1640,  et  de  ce  jour  la  révolu- 
tion accepta  à  son  tour  le  roi  qui  s'était  trouvé  sous  sa  main  si 
à  propos.  Dans  ce  temps  ,  la  révolution  de  1640  n'a  plus  été 
occupée  qu'à  prévoir,  à  arrêter  ,  à  entraver  et  à  trembler  de- 
vant notre  révolution  française  de  1788,  laquelle  révolution, 
accomplie  à  son  tour  en  1830  ,  n'est  plus  occupée  qu'à  prévoir, 
à  arrêter  ,  à  entraver  et  à  trembler  devant  les  révolutions  à  ve- 
nir. Mais  comme  la  révolution  d'Angleterre  ,  la  révolution 
française  n'empêchera  aucune  révolution  de  marcher. 

En  ce  temps-là  ,  Louis  XIV  était  roi  de  France  et  toui-puis- 
sant.  Il  \it  revenir,  sans  trop  s'en  étonner  ,  Jacques  II  chassé 
du  trône  de  ses  ancêtres  ;  d'abord  le  roi  de  France  donna  au 
roi  d'Angleterre  de  quoi  perdre  la  bataille  de  la  Boyne  ,  puis 
il  lui  donna  de  quoi  perdre  la  bataille  de  la  Hogue.  Louis  XIV 
avait  des  batailles  à  perdre  en  ce  temps-là.  Les  rois  de  l'Europe 
ne  sont  pas  assez  puissans  aujourd'hui  pour  perdre  des  batail- 
les ,  même  pour  des  causes  étrangères.  Dans  ces  sortes  de 
causes,  ils  ne  connaissent  que  les  guerres  depropagande.  C'est 
encore  un  progrès  dans  les  révolutions. 

Jacques  II ,  vaincu  pour  la  dernière  fois  ,  revint  encore  à 
Louis  XIV,  qui  n'eut  plus  d'autre  ressource  que  de  recevoir 
ce  roi  dépouillé  avec  tous  les  égards  égoïstes  qu'il  croyait  de- 
voir à  la  royauté.  Vains  égards  ceux-là  !  cérémonies  futiles  et 
qui  n'en  imposent  à  personne,  aux  courtisans  moins  qu'à  tout 
autre  !  Le  temps  était  déjà  loin  où  les  courtisans  s'étonnaient 
de  la  quantité  de  larmes  que  contenaient  les  yeux  des  rois  ! 

Jacques  II  ,  après  avoir  passé  par  la  royale  compassion  de 
Louis  XIV,  se  retira  à  Saint-Germain,  que  lui  prêta  la  France. 


REVUE    DE    PARTS.  99 

Riant  exil  !  si  Ton  peut  dire  riant  exil.  A  Saint-Germain  ,  le 
chrétien  Jacques  remplaça  le  roi  Jacques  II.  Il  faut  que  la 
religion  catholique  ait  prévu  tous  les  malheurs  des  rois  chré- 
tiens pour  leur  avoir  ménagé  de  si  grandes  consolations  dans 
l'infortune!  Jacques  II  mourut  en  répétant  cette  prière  que 
répète  Charles  X  chaque  soir:  «c  Merci  ,  mon  Dieu  !  si  vous 
m'avez  ravi  trois  royaumes  pour  me  rendre  meilleur!  » 

Mais  Jacques  II  eut  du  moins  cette  consolation  ,  c'est  qu'il 
adressait  au  ciel  cette  prière  ,  trop  chrétienne  peut-être  ,  dans 
un  temps  de  foi  où  personne  n'était  trop  chrétien. 

Cette  prière  était  helle  et  permise  au  dix-septième  siècle. 
C'était  alors  une  consolation  respectable  ;  c'est  un'  ridicule 
anachronisme  aujourd'hui. 

Jacques  II  laissa  un  fils  ,  qui  fut  Jacques  III,  mais  Jac- 
ques III  à  Saint-Germain. 

Jacques  III  fut  le  père  de  Charles-Edouard,  le  jeune  Préten- 
dant, et  de  Henri-Benoît,  le  cardinal  d'York. 

Nous  allons  donc  poursuivre  cet  intéressant  parallèle.  Ce 
n'est  peut-être  pas  une  chose  sans  instruction  et  sans  utilité  de 
savoir  ce  que  deviennent  les  vieilles  royautés  quand  elles  sont 
tout-à-fait  tombées  du  trône  ! 

JNe  fût-ce  que  pour  avoir  une  réponse  à  faire  à  ceux  qui 
vous  demandent  ce  que  deviennent  les  vieilles  lunes  quand 
elles  tombent  du  ciel  ? 


Il  ne  faut  pas  vous  accabler  sous  le  luxe  des  rapprochemens  ; 
les  rapprochemens  seraient  trop  faciles. 

Voyez  en  effet  comme  «  Charles  Ier  ressemble  à  Louis  XVI; 
le  long-parlement  à  la  convention  nationale;  Cromwell  à  Bo- 
naparte ;  les  deux  fils  de  Charles  Ier  aux  deux  frères  de 
Louis  XVI  ;  Charles  II  ,  sans  enfans  ,  à  Louis  XVIII,  Jac- 
ques II  à  Charles  X  ;  le  prince  de  Galles  ,  appelé  V enfant  du 
miracle,  au  duc  de  Bordeaux,  l'enfant  du  miracle?  Marie  d'Esté, 
sœur  du  prince  de  Modène  ,  à  Caroline  de  Naples.  »  Et  tant 
d'autres  rapprochemens  ! 

Les  deux  peuples  parcourent  le  même  cercle  et  se  livrent 
aux  mêmes  passions.  En  France  comme  en  Angleterre  le  drame 
historique  commence  comme  finissent  toutes  les  tragédies  de 


100  REVUE    DE    PARIS. 

théâtre,  par  la  mort  d'un  prince  ;  puis  arrive  la  république  , 
puis  l'émigration  ,  puis  l'usurpation  militaire  ,  puis  encore  une 
restauration  de  deux  règnes ,  une  interprétation  imprudente 
et  malheureuse  du  droit  divin  dans  la  constitution  parlemen- 
taire ;  puis  enfin  un  changement  de  dynastie  décrété  par  des 
chambres  irrégulièrement  convoquées  ,  et  tout  cela  qui  se  ter- 
mine par  une  quasi-légitimité! 

Et  puis  il  y  aurait  un  si  triste  parallèle  à  faire  entre  la  cour 
de  Saint-Germain  et  la  cour  d'Holy-Rood  ! 

Un  jour,  à  Saint-Germain,  quatorze  vieux  gentilshommes 
écossais,  tout  mutilés  ,  regardaient  tristement  le  vieux  château 
de  leur  roi  détrôné,  lorsqu'ils  aperçurent  un  enfant  de  six  à 
sept  ans  qui  allait  monter  en  carrosse.  Cet  enfant  était  le  prince 
de  Galles ,  le  fils  de  Jacques.  Il  reconnut  d'abord  les  serviteurs 
de  son  père.  L'enfant  courut  au-devant  de  ces  gentilshommes 
en  leur  tendant  les  bras.  Alors  ,  par  un  mouvement  irrésistible 
de  ce  vieux  et  saint  royalisme  qui  a  été  long-temps  la  religion 
des  âmes  les  plus  dures,  ils  se  jetèrent  à  genoux  devant  l'en- 
fant royal  ;  l'enfant  les  releva  et  leur  parla  comme  eût  fait  un 
homme.  Il  leur  donna  sa  bourse,  il  les  embrassa  tous  les  qua- 
torze 5  et  ils  se  retirèrent,  pauvres  et  mutilés  qu'ils  étaient, 
pleins  d'espoir  et  en  criant  :  Vive  le  roi! 

Jcles  Janiw. 


W 


LES  VIEUX  ROMANS. 


$n. 


Si  des  romans  spirituels  nous  passions  aux  romans  de  cheva- 
lerie, nous  remarquerions  qu'ils  ont  des  traits  qui  leur  sont 
communs.  Le  sujet  de  ces  derniers  est  souvent  une  entreprise 
religieuse.  La  conquête  du  Saint-Greal  était  l'objet  d'une 
grande  ambition  pour  les  chevaliers  de  la  Table-Ronde,  et 
les  exploits  des  paladins  de  Charlemagne  tendaient  principale 
ment  à  l'expulsion  des  Sarrasins  et  au  triomphe  de  la  foi  chré- 
tienne. L'histoire  de  Guerino  Meschino  peut  être  citée  comme 
exemple  d'un  genre  intermédiaire  entre  le  roman  spirituel  et  le 
roman  chevaleresque:  on  y  trouve  tous  les  prodiges  de  la  chevale- 
rie errante,  l'amour  des  princesses  et  la  déconfiture  des  géans  5 
cependant  il  paraît  que  le  principal  but  de  l'auteur  était  l'édifica- 
tion des  fidèles.  Cette  production  eut  un  succès  et  une  popularité 
qui  devaient  produire  l'imitation.  L'Espagne  et  l'Italie  se  sont 
disputé  la  gloire  d'avoir  donné  naissance  à  l'original  ;  mais  les 
prétentions  de  l'Italie  sont  les  mieux  fondées  ,  et  Ton  croit  gé- 
néralement à  présent  que  l'auteur  était  un  Florentin  du  qua- 
torzième siècle  ,  nommé  Andréa  Patria.  Quoi  qu'il  ensuit, 
l'ouvrage  fut  imprimé  en  Italie  ,  à  Padoue  ,  in-folio  ,  en  I47;j  j 
il  parut  ensuite  à  Venise,  en  ]  477 ,  in-folio  :  Milan,  1520,  in-4"; 
Venise  ,  1559  ,  in-12.  Il  a  fourni  le  sujet  d'un  poème  de  Tul- 
lie  d'Aragon,  illustre  Italienne  du  seizième  siècle.  Il  yen  eut 
traduction  française  en  1790.  Mme  Oudot  l'a  introduit  dans  la 
Bibliothèque  bleue  ,  avec  des  raîfinemens  de  style  qui  rem- 
placent mal  la  naïveté  de  l'original. 

9  9. 


102  REVUE    DE    PARIS. 

Guerino  était  fils  de  Milan  ,  roi  d'Albanie  ,  qui  descendait 
de  la  maison  de  Bourgogne.  La  naissance  de  ce  fils  marqua  le 
commencement  des  infortunes  de  ses  parens.  Son  père  et  sa 
mère  fuient  délrônés  et  emprisonnés  par  un  usurpateur  qui 
aurait  aussi  tué  l'héritier,  si  la  nourrice  n'avait  trouvé  moyen 
de  l'embarquer  avec  elle  pour  Constantinople.  Malheureuse- 
ment elle  mourut  pendant  le  voyage  ;  l'enfant  fut  recueilli  ,  et 
dans  la  suite  élevé  par  un  marchand  grec  ,  nommé  Meschino, 
qui  se  trouvait  sur  le  vaisseau  ;  de  ce  triste  changement  de 
fortune  ,  Guerino  s'appela  aussi  Meschino.  Lorsqu'il  fut 
grand  ,  il  attira  l'attention  et  passa  au  service  du  fils  de  l'em- 
pereur grec,  qui  le  fit  son  écuyer.  A  Constantinople  ,  il  devint 
amoureux  de  la  princesse  Elizena  ,  sœur  de  son  maître  5  il  se 
distingua  par  sa  dextérité  dans  les  tournois  ,  et  par  ses  hauts 
faits  dans  une  guerre  où  l'empire  était  alors  engagé. 

En  dépit  de  son  amour,  de  son  mérite  et  de  ses  services  , 
Guerino  fut  un  jour  traité  de  turc  par  la  princesse  Elizena  , 
expression  aussi  outrageante  que  celle  de  vilain  ou  d'esclave. 
Il  n'était  pas  en  état  de  démentir  ce  cuisant  reproche,  ses 
parens  lui  ayant  toujours  été  inconnus.  Il  résolut  de  se  mettre 
à  leur  recherche.  L'empereur  consulta  sur  cette  expédition 
les  astrologues  de  la  cour,  qui,  après  un  convenable  examen 
des  astres  ,  furent  unanimement  d'avis  que  Guerino  ne  pou- 
vait rien  apprendre  de  sa  naissance  ,  à  moins  qu'il  n'allât  con- 
sulter les  arbres  du  soleil  et  de  la  lune  ,  qui  croissaient  à  l'ex- 
trémité de  l'Orient. 

Après  cette  explication  ,  Guerino  se  prépara  au  départ* 
Ayant  reçu  une  relique  de  la  vraie  croix  pour  le  préserver  des 
périls  et  des  enchantemens  ,  il  s'embarqua  sur  un  vaisseau 
grec,  et  aborda  dans  la  Petite-Tartarie.  Delà  il  fit  route  à  tra- 
vers l'Asie;  ayant  passé  la  mer  Caspienne,  il  combattit  un 
géant  qui  s'emparait  de  tous  les  voyageurs  dont  il  pouvait  se 
rendre  maître.  Ce  géant  était  surtout  avide  des  chrétiens  ;  il 
les  renfermait  dans  son  charnier  ,  non-seulement  pour  sa  pro- 
pre consommation  ,  mais  pour  régaler  la  géante  ,  sa  femme  ,  et 
ses  quatre  enf  ins  ,  qui  avaient  pris  goût  à  manger  du  chrétien. 
Guerino  les  tua  tous  ,  et  sauva  ainsi  de  la  broche  deux  pri- 
sonniers qui  avaient  été  réservés  pour  la   bonne  bouche. 

Bans  son  voyage  aux  Iodes,  notre   héros  refusa  les  offres 


REVUE    DE    PARIS.  103 

que  lui  fit  une  princesse  :  le  roi  en  fut  tellement  irrité  qu'il  le 
fit  jeter  dans  une  prison  ,  où  il  serait  infailliblement  mort  de 
faim  ,  si  la  bonne  princesse  n'était  venue  elle-même  lui  appor- 
ter à  manger.  Ce  procédé  eut  un  tel  effet  sur  le  chevalier  qu'il 
enfreignit  le  vœu  qu'il  avait  fait  au  souvenir  d'Elizena;  mais 
comme  il  n'avait  juré  fidélité  à  sa  nouvelle  dame  que  par 
Mahomet,  il  ne  se  fit  point  scrupule  de  l'abandonner  au  bout 
de  trois  mois. 

Guerino,  en  s'avançant  dans  l'Inde,  vit  une  grande  variété 
de  monstres  ,  des  tribus  entières  à  têtes  de  chien,  des  peu- 
ples aux  mains  si  larges  qu'ils  les  portaient  sur  leurs  têtes 
comme  des  parapluies  ;  enfin  il  arriva  à  l'extrémité  des  Indes  , 
où  il  trouva  les  arbres  du  soleil  et  de  la  lune  qui  l'informèrent 
que  son  nom  n'était  pas  Meschino,  comme  on  l'avait  appelé 
jusqu'alors,  mais  Guerino.  On  lui  dit  aussi  qu'il  était  fils  de 
roi  ;  mais  que  pour  plus  ample  information  il  lui  fallait  aller  à 
l'extrémité  orientale  du  globe. 

Voilà  donc  Guerino  qui  revient  sur  ses  pas;  chemin  faisant, 
il  rétablit  dans  ses  états  la  princesse  de  Persépolis  qui  avait 
été  détrônée  par  les  Turcs.  Comme  un  mutuel  attachement 
se  forma  entre  elle  et  Guerino  ,  ils  se  seraient  mariés  sans  le 
nouveau  but  que  lui  avaient  indiqué  les  arbres  magiques. 
La  patiente  princesse  donna  dix  ans  à  son  amant  pour  dé- 
couvrir sa  famille  ,  et  il  promit  de  revenir  après  ce  terme. 

Guerino  visita  Jérusalem  ,  rendit  ses  hommages  au  Saint- 
Sépulcre,  et  de  là  fut  en  pèlerinage  au  mont  Sinaï.De  la  Terre- 
Sainte  il  pénétra  en  Ethiopie,  et  arriva  aux  états  du  prestre 
Jean.  Ce  prêtre-empereur  était  en  guerre  avec  un  peuple  sau- 
vage qui  avait  en  tète  de  son  armée  un  géant.  Guerino  prit  le 
commandement  de  celle  du  prestre  ,  et  fut  victorieux. 

En  Afrique  ,  Guerino  convertit  nombre  de  rois  infidèles ,  et 
se  rendit  maître  de  tout  un  empire  ,  à  l'exception  de  ce  qui 
appartenait  au  roi  Validor.  Il  faisait  des  préparatifs  terribles 
contre  lui  ;  mais  la  sœur  de  cet  idolâtre  lui  abrégea  la  besogne- 
Cette  princesse  africaine  s'était  éprise  de  Guerino  sur  ce 
qu'elle  avait  entendu  raconter  de  sa  beauté,  de  sa  force  et  de 
sa  vaillance.  Elle  envoya  un  messager  pour  lui  offrir  la  tête  et 
le  royaume  de  son  frère,  à  condition  qu'il  l'épouserait,  ou,  du 
moins,  qu'il  se  conduirait  comme  son  époux.  Les    officiers  de 


1  04  KEVTJE   DE     PARIS. 

Guerino  reçurent  cette  ambassade,  et  dans  l'appréhension  de 
quelque  scrupule  de  la  part  de  leur  maître ,  ils  rendirent  pour 
lui  une  réponse  affirmative.  La  dame  fut  exacte  à  tenir  sa  pro- 
messe ;  elle  enivra  le  roi,  et  comme  il  devenait  entreprenant, 
elle  lui  coupa  la  tête  dans  un  accès  simulé  de  ressentiment. 
Les  portes  de  la  ville  furent  ensuite  ouvertes  à  Guerino  ;  mais 
quand  la  princesse  vint  lui  demander  la  récompense  de  sa  tra- 
hison ,  elle  fut  repoussée  avec  indignation  et  mépris;  elle  était 
très-laide  ,  et  même  elle  avait  les  cheveux  roug es f  singulier 
défaut  dans  une  Africaine. 

Guerino  ayant  ouï  dire  qu'il  y  avait  dans  les  montagnes  de 
la  Calabre  la  sibylle  qui  prédit  la  naissance  de  Notre-Sei- 
gneur,  résolut  d'aller  l'interroger  sur  ses  parens. Arrivé  dans  son 
voisinage,  il  fut  informé  qu'il  avait  entrepris  une  expédition 
des  plus  périlleuses  :  la  sibylle,  bien  qu'âgée  de  douze  cents 
ans,  conspirait  toujours  contre  le  cœur  de  ceux  qui  venaient 
la  consulter,  et  il  était  très-dangereux  de  céder  à  ses  séduc- 
tions. Mais  Guerino,  méprisant  les  appas  d'une  sibylle  de 
douze  cents  ans  ,  ne  se  laissa  point  détourner  de  son  entre- 
prise. En  passant  les  montagnes  ,  il  rencontra  un  ermite  qui 
lui  montra  un  ravin  conduisant  chez  la  sibylle.  Au  bout  du 
ravin,  il  y  avait  une  large  rivière  qu'il  traversa  sur  le  dos  d'un 
affreux  serpent  qui  l'attendait ,  et  qui  lui  raconta  ,  pendant  le 
passage,  qu'il  avait  été  autrefois  un  gentilhomme,  mais  qu'il 
devait  cette  déplaisante  métamorphose  à  sa  faiblesse  pour  la  si- 
bylle. Guerino  se  trouva  bientôt  dans  le  palais  de  la  prophétesse, 
qui  lui  apparut  environnée  déjeunes  beautés  ,  et  qui  semblait 
elle-même  aussi  charmante  que  si  elle  avait  eu  onze  cent  quatre- 
vingts  ans  de  moins.  Un  souper  splendide  se  trouva  servi;  elle 
informa  Guerino ,  dans  la  conversation  qui  s'éleva  bientôt 
aprèsle  commencement  du  repas,  qu'elle  avait  le  privilège  d'une 
jeunesse  et  d'une  beauté  éternel  les.  pour  avoir  prédit  la  naissance 
du  Sauveur  ;  cependant  elle  n'était  point  chrétienne  ,  mais  elle 
restait  fermement  attachée  à  Apollon  ,  dont  elle  avait  été  prê- 
tresse à  Delphes  ,  et  à  qui  elle  devait  le  don  de  prophétie:  sa 
dernière  demeure  avait  été  Cumes,  d'où  elle  s'était  retirée  dans 
le  palais  qu'elle  habitait  maintenant. 

La  conversation  de  la  sibylle  n'était  pas,  jusque-là  ,  ce 
qu'on  pouvait  attendre  de  sa  science;  elle  parlait  plus  dupasse 


REVUE    DE    PARIS.  lOû 

que  de  l'avenir  5  et ,  très-communicative  quant  à  son  histoire 
personnelle,  elle  était  extrêmement  réservée  sur  celle  de  son 
hôte.  A  la  fin  cependant  elle  lui  apprit  le  nom  de  ses  parens, 
et  toutes  les  circonstances  de  sa  naissance.  Elle  lui  pro- 
mit de  lui  faire  connaître  une  autre  fois  le  lieu  de  leur  rési- 
dence, et  de  lui  donner  quelques  lumières  sur  sa  future  des- 
tinée. 

La  nuit  étant  venue ,  la  sibylle  conduisit  Guerino  à  la  chair.- 
bre  préparée  pour  son  repos  ;  mais  il  s'aperçut  qu'elle  n'était 
guère  disposée  à  lui  en  laisser  prendre  ;  elle  commença  à  l'exa- 
miner avec  une  attention  à  laquelle  il  ne  savait  comment 
échapper.  Cependant  une  prière  et  le  bois  de  la  vraie  croix 
qu'il  tenait  de  l'impératrice  grecque  lui  donnèrent  le  pouvoir 
de  congédier  la  sibylle  ;  elle  fut  obligée  de  remettre  ses  des- 
seins au  lendemain  ,  et  il  en  fut  ainsi  pendant  cinq  jours  con- 
sécutifs ,  grâce  à  l'influence  répulsive  de  la  relique. 

La  prophétesse,  qui  paraît  avoir  renoncé,  en  avançant  en 
âge ,  à  la  conduite  qui  lui  valut  de  la  part  de  Virgile  la  dési- 
gnation de  casta  Sibylla ,  différait  toujours  d'informer  son 
hôte  de  la  résidence  de  ses  parens;  afin  de  le  retenir  dans  son 
palais,  et  de  saisir  l'occasion  d'accomplir  ses  projets.  Le  sa- 
medi étant  venu  ,  elle  ne  put  malheureusement  empêcher 
le  chevalier  d'être  témoin  d'une  disgracieuse  et  inévitable 
métamorphose.  Les  fées,  à  ce  qu'il  paraît ,  et  ceux  qui  leur 
appartiennent ,  sont  en  ce  jour  invariable  changés  en  hideux 
animaux,  restant  sous  cette  forme  jusqu'au  lundi.  Guerino, 
qui  jusqu'alors  avait  vu  le  palais  habité  par  des  dames  et  des 
seigneurs  d'une  merveilleuse  beauté,  fut  très-surpris  de  se 
trouver  tout-à-coup  au  milieu  d'une  ménagerie  ,  où  la  sibylle 
elle-même  se  tordait  en  serpent.  Quand  elle  eut  recouvré  ses 
charmes,  Guerino  lui  reprocha  la  forme  spirale  dans  laquelle. 
il  l'avait  vue  s'entrelacer;  il  demanda  positivement  son  congé, 
et  l'ayant  obtenu,  il  s'en  fut  à  Rome  ;  car  bien  qu'il  se  fut 
tiré  de  ce  repaire  de  la  manière  la  plus  chrétienne,  il  jugeait 
nécessaire  d'implorer  l'absolution  du  saint-père  pour  avoir 
consulté  une  sibylle  qui  était  à  la  fois  une  sorcière ,  une 
païenne  et  un  serpent.  Le  pape  lui  donna  pour  pénitence  de 
visiter  la  châsse  de  saint  Jean  en  Galice,  et  ensuite  le  purga- 
toire de  saint  Patrice,  en  Irlande  ;  en  même  temps,  il  lui  fai- 


10! 


REVUE    DE    PARIS. 


sait  espérer  que  dans  ce  dernier  pays  il  pourrait  avoir  des  nou- 
velles de  ses  parens. 

Guerino  ne  rencontra  rien  de  remarquable  pendant  la  pre- 
mière partie  de  ce  pèlerinage  expiatoire  ;  cependant  la  renom- 
mée du  purgatoire  de  saint  Patrice  promettait  des  merveilles. 
Ouand  saint  Patrice  vint  prêcher  en  Irlande,  les  honnêtes 
Hiberniens  refusèrent  de  croire  ,  à  moins  qu'il  ne  leur  donnât 
une  visible  démonstration  de  sa  foi  ;  si  bien  que  le  saint  s'é- 
tait vu  obligé  d'établir  un  purgatoire  pour  leur  satisfaction. 
Arrivé  en  Irlande,  Guerino  se  rendit  chez  l'archevêque,  qui, 
après  avoir  vainement  essayé  de  le  dissuader  de  sa  périlleuse 
expédition  ,  lui  donna  des  lettres  de  recommandation  pour 
l'abbé  de  l'Isle-Sainte  ,  où  était  l'entrée  du  purgatoire.  Con- 
duit par  l'abbé,  Guerino  descendit  dans  un  puits ,  au  fond  du- 
quel il  trouva  une  prairie  souterraine  :  là,  il  reçut  des  instructions 
de  deux  hommes  vêtus  de  blanc  qui  vivaient  dansun  édifice  bâti 
en  forme  d'église.  Il  fut  ensuite  escorté  par  deux  démons  qui,  de 
caverne  en  caverne,  lui  firent  contempler  les  tourmens du  pur- 
gatoire. Il  trouva  que  chaque  caverne  était  appropriée  au  châti- 
ment d'un  vice  particulier.  Ainsi  dans  l'une,  les  gourmands 
étaient  tantalisés  par  l'apparence  et  l'odeur  de  mets  et  de  breu- 
vages délicieux  qui  échappaient  comme  l'ombre  à  leur  avidité; 
tandis  que,  d'un  autre  côté,  iis  étaient  importunés  par  les  coli- 
ques et  les  indigestions,  auxquelles  leur  intempérance  les  avait 
rendus  sujets  pendant  leur  vie.  Cette  idée  des  châtimens  futurs 
appropriés  au  vice  dominant  des  coupables  se  retrouve  dans 
tous  les  poètes  qui  ont  fait  des  enfers.  Sans  parler  de  celui  du 
Dante,  Ford  d^it,  dans  une  de  ses  bizarres  tragédies  : 

(c  Là  les  gourmands  sont  nourris  de  crapauds  et  de  couleu- 
»  vresj  on  y  verse  de  l'huile  bouillante  dans  la  gorge  des 
»  ivrognes;  l'usurier  est  forcé  d'avaler  de  l'or  fondu,  et  le 
»  meurtrier  est  sans  cesse  poignardé  sans  jamais  mourir,  a 

Après  avoir  vu  les  tourmens  du  purgatoire  ,  Guerino  fut  in- 
vité à  contempler  ceux  de  l'enfer,  divisé  encercles  dans  le 
roman, précisément  comme  dans  Le  Dante. Toute  cette  partie 
du  roman  doit  avoir  été  suggérée  par  la  Divine  Comédie.  Ju- 
das Iscariote,  Néron  et  Mahomet  jouent  les  principaux  rôles 
dans  l'enfer  où  nous  sommes  maintenant  avec  Guerino.  Il  y 
reconnaît  aussi  son  ancien  ami,  le  géant  Macus,  qu'il  a  tué 


REVUE   DE    PARIS.  107 

en  Tartarie  ,  et  dont  le  sort  est  un  avertissement  pour  tous 
ceux  qui  pourraient  être  coupables  de  trop  grandir  ,  et  de  ré- 
galer leurs  femmes  et  leurs  enfans  de  la  chair  des  voyageurs 
chrétiens.  Guerino  retrouve  encore  la  princesse  africaine  aux 
cheveux  rouges,  qui,  pour  l'amour  de  lui ,  avait  coupé  la  tête 
de  son  frère  abruti  dans  le  vin.  Son  cicérone  infernal  avait 
grande  envie  de  l'ajouter  lui-même  au  nombre  des  damnés  ; 
mais  enfin  il  fut  oblige  ,  bien  malgré  lui ,  de  le  céder  à  Enoch 
et  à  Elisée,  qui  lui  montrèrent  le  paradis  d'aussi  près  que 
Moïse  \it  la  terre  promise.  Ces  guides  célestes  ,  après  lui  avoir 
dit  qu'il  apprendrait  en  Italie  ce  qu'il  avait  besoin  de  savoir, 
le  reconduisirent  sur  la  terre  ,  où  il  arriva  enfin  après  avoir 
passé  trente  jours   sans  sommeil  ni  nourriture. 

Revenu  à  Rome,  Guerino  fut  envoyé  parle  pape  en  Albanie  ■> 
afin  de  chasser  les  Turcs  ,  ce  qu'ayant  effectué  ,  il  découvrit 
son  père  et  sa  mère  dans  une  prison  où  ils  avaient  été  confinés 
tout  le  temps.  Ils  furent  aussitôt  rétablis  sur  leur  trône,  et  le 
roman  se  termine  par  le  mariage  de  Guerino  avec  la  princesse 
de  Persépolis,  à  la  grande  mortification  de  la  princesse  grec- 
que Elizena  ,  qui  se  repentit  alors  de  l'avoir  appelé  turc. 

Telle  est  l'histoire  abrégée  de  Guerino  Meschino,  qui  fut 
certainement  le  plus  errant  chevalier  de  tous  ceux  qui  ont 
parcouru  le  monde.  Aucun  n'a  pourfendu  un  plus  grand  nom- 
bre de  géans  et  de  monstres,  aucun  ne  fut  plus  fidèle  à  sa 
maîtresse  que  lui  à  la  princesse  de  Persépolis 5  aucun  ne  fut 
plus  dévot ,  comme  on  peut  en  juger  par  sa  conduite  en  purga- 
toire et  chez  la  sibylle. 

Il  est  à  remarquer  qu'à  mesure  qu'une  nouvelle  espèce  de 
composition  succède  à  une  autre,  elle  en  participe  encore,  et 
offre  ainsi  un  mélange  de  l'ancien  et  du  nouveau  système.  Par 
exemple  ,  dans  le  roman  que  nous  venons  d'unalyser  ,  la  che- 
valerie s'unit  à  la  dévotion  5  mais  celle-ci  prédomine  encore, 
tandis  que  c'est  le  contraire  à  mesure  que  l'on  avance.  Le 
plus  beau  modèle  que  l'on  puisse  citer  de  ces  ouvrages  de 
transition ,  c'est,  sans  contredit,  les  Aventures  de  Ltcidas 
et  de  ClÉoritha.,  qu»  nous  analyserons  dans  un  autre  arti- 
cle. Dunlop's  ,  Ilistorij  of  Fiction  (l). 

(')  Dans  notre  premier  article,  lequel  n'est  nullement  une  Ira- 


103  REVUE    DE   PARIS. 

duction  littérale ,  il  s'est  glissé  deux  erreurs ,  dont  l'une  appartient 
au  savant  M.  Dunlop ,  qui  confond  le  mot  cénobite  et  le  mot 
anachorète ,  en  appelant  saint  Antoine  un  cénobite.  Quelques 
lignes  plus  bas  le  copiste  a  placé  saint  Grégoire  de  Nazianze  à  côté 
de  Grégoire  de  Tours.  Il  faut  lire  :  Grégoire  de  Tours  et  saint 
Grégoire.  F.  D. 


L'ABBÉ  DE  CILLY  ('). 


D'une  fort  ancienne  et  fort  honorable  maison,  l'abbé  de  Cilly 
n'avait  embrassé  l'état  ecclésiastique  que  depuis  environ  deux 
ans,  et  les  événemens  qui  décidèrent  cette  vocation  méritent 
d'être  rapportés. 

L'abbé  passa  la  plus  grande  partie  de  sa  jeunesse  dans  un 
château  situé  au  milieu  des  Vosges  ,  une  des  principales  pro- 
priétés de  son  père  ,  M. le  baron  de  Cilly,  homme  fort  spiri- 
tuel, qui,  après  avoir  eu  beaucoup  de  succès  à  la  cour  du 
régent  et  de  Louis  XV,  se  lassa  de  cette  existence  frivole  et 
creuse  ,  quitta  \  ersailles  ,  et  se  maria  jeune  encore  à  la  fille 
d'un  de  ses  voisins  de  terre. 

Après  une  année  de  mariage,  la  baronne  mourut  en  donnant 
lejour  à  Arthur  ,  maintenant  abbé  de  Cilly. 

(' )  Nos  lecteurs  connaîtront  enfin  la  semaine  prochaine  par  cruelle 
vengeance  la  belle  Rita  prouva  au  marquis  de  Yaudrey  qu'on 
n'outrage  pas  impunément  une  dame  espagnole.  La  Vigie  de  Koat- 
Yen  est  terminée,  et  nous  faisons  connaître  aujourd'hui  dans  l'ab- 
bé de  Cilly  un  des  nombreux  personnages  que  M.  E.  Sue  a  mis  en 
scène,  un  de  ces  caractères  qu'il  a  philosophiquement  analysés 
avant  de  les  faire  agir  et  parler.  Le  roman  de  M.  E.  Sue  s'est 
étendu  en  quatre  volumes  in-8° }  mais  comme  nous  l'avons  déjà 
annoncé  ,  c'est  une  œuvre  de  conscience,  une  composition  large  où 
l'auteur  a  voulu  justifier  tous  les  éloges  donnés  par  la  critique  à 
ses  premiers  ouvragps.  (.V.  du  D.) 

9  «» 


110 


REVUE    r>E    PARIS. 


M.  de  Cilly  fut  médiocrement  touché  de  cette  mort  ,  en  y 
réfléchissant  bien;  il  en  fut  même  presque  satisfait ,  car  sa 
femme  eût  peut-être  contrarié  le  développement  de  l'étrange  et 
forte  éducation  qu'il  voulait  donner  à  son  fils. 

Athur  se  trouvant  donc  soumis  désormais  à  une  seule  in- 
fluence, son  père  songea  sérieusement  au  plan  qu'il  s'était  tracé 
pour  élever  son  fils,  qui  absorbait  toutes  ses  idées,  tout  son 
avenir,*  car,  nous  l'avons  dit^  jeune  encore  et  dégoûté  du 
monde,  M.  de  Cilly  se  promettait  un  bonheur  infini  à  voir 
grandir  cet  enfant  sous  ses  yeux  ,  et  à  suivre  pas  à  pas  le  déve- 
loppement de  ses  facultés. 

Mais  il  poussait  la  jalousie  paternelle  à  ce  point  qu'il  eût 
été  au  supplice  de  voir  un  précepteur  donner  les  moindres 
leçons  à  son  fils;  il  voulait  qu'Arthur  reçût  tout  de  lui  :  — 
corps  et  esprit.  —  Aussi  ,  encouragé  par  cet  espoir ,  et  mu  par 
une  forte  volonté  ,  M.  de  Cilly,  déjà  assez  éclairé  ,  se  livra  de 
nouveau  à  des  études  savantes  et  variées.  Doué  d'une  mémoire 
extraordinaire  ,  et  grâce  à  une  bibliothèque  nombreuse  et 
choisie  ,  il  atteignit  en  quelques  années  les  vastes  limites  qu'il 
avait  tracées  à  son  intelligence  ,  sinon  très-élevée  ,  au  moins 
infiniment  laborieuse  et  sagace. 

Possédant  d'ailleurs  quelques  langues  mortes  et  vivantes, 
aucune  branche  des  connaissances  physiques  ou  morales  ne  lui 
était  tout-à-fait  étrangère.  Bon  musicien  ,  peignant  à  mer- 
veille ,  dune  habileté  peu  commune  dans  les  exercices  du 
corps,  M.  de  Cilly  était  en  un  mot  un  homme  complet,...  com- 
plet moins  le  génie  qui  crée  et  suit  la  route  solitaire  qu'il  s'est 
impérieusement  ouverte. 

Mais  si  M.  de  Cilly  était  inapte  à  créer,  il  n'y  avait  pas 
d'homme  au  monde  qui  eût  mieux  profité  des  créations  des 
autres,...  qui  en  eût  mieux  exprimé  tout  le  suc,  et  se  le  fût 
pour  ainsi  dire  approprié.  Enfin  ,  si  ce  n'était  pas  l'harmonie 
mélodieuse  et  puissante  qui  fait  vibrer  les  airs  ,  c'était  au 
moins  l'écho  le  plus  exact,  le  plus  pur ,  le  plus  parfait  de  cette 
mélodie. 

On  avouera  que  de  pareilles  facultés  ,  jointes  à  son  profond 
amour  paternel ,  à  son  caractère  droit  et  généreux,  faisaient 
de  M.  de  Cilly  le  plus  rare  des  précepteurs. 

A  la  mort  de  sa  femme  il  ne  voulut  pas  de  nourrice  pour  Ar- 


REVUE    DE    PARIS.  111 

thur,  car  M.  de  Cilly  avait  à  ce  sujet  des  idées  peut-être  bi- 
zarres ,  mais  extrêmement  arrêtées. 

Prétendant  qu'un  enfant  pouvait  moralement  hériter  par 
cette  voie  de  penchans  bas  et  vulgaires  qu'il  était  difficile  d'é- 
touffer plus  tard  ,  il  voulut  faire  allaiter  son  fils  par  une  créa- 
ture qui  ne  pût  au  moins  lui  transmettre  que  des  instincts 
purement  physiques.  Pour  cela  M.  de  Cilly  choisit  la  chèvre  , 
la  chèvre  vive ,  alerte  ,  infatigable  ,  pensant  que  la  constitution 
de  son  fils  ne  pourrait,  après  tout,  que  gagner  à  cette  espèce 
d'hérédité  animale. 

Il  ne  se  trompa  pas  ,  et  les  forces  et  le  tempérament  d'Ar- 
thur se  développèrent  avec  une  prodigieuse  énergie. 

Mais  si  M.  de  Cilly  souriait  orgueilleusement  à  la  grâce  et 
à  la  vigueur  de  son  fils  ,  on  ne  saurait  croire  les  angoisses 
qui  le  torturèrent  jusqu'au  moment  où  il  put  asseoir  des  con- 
jectures raisonnables  sur  la  capacité  d'esprit  de  son  enfant. 

Et  au  fait,  pensez  donc  avec  quelle  dévorante  inquiétude  il 
devait  épier  chaque  impulsion  ,  chaque  bégaiement ,  chaque 
désir  ,  chaque  instinct  de  ce  fils  qu'il  avait  rêvé  spirituel  et 
intelligent? 

Quelle  anxiété  douloureuse!....  quelle  timidité  dans  ses 
épreuves!...  que  d'hésitation  dans  ses  espérances!...  que  de 
joies  cruellement  suspendues  ,  quand  ce  pauvre  père  ,  se  dé- 
fiant de  sa  partialité  ,  devenait  presque  injuste  pour  son  fils  , 
tant  il  craignait  de  se  laisser  surprendre  par  un  amour 
aveugle. 

Mais  concevez  aussi  quel  fut  l'immense  bonheur  de  M.  de 
Cilly ,  lorsqu'il  s'aperçut  que  son  Arthur,  joli,  leste  et  vif , 
semblait  prévenir  et  rassurer  la  curiosité  peureuse  de  son  père 
par  des  questions  d'une  perspicacité  peu  commune  ,  quoique 
naïve  et  enfantine. 

Car  ce  qui  rendait  encore  M.  de  Cilly  le  plus  heureux  des 
hommes,  c'était  de  voir  que  son  fils  avait  le  langage  ,  l'esprit 
et  la  gaieté  charmante  de  son  âge  ,  et  non  le  maintien  niais  et 
sérieux  ,  les  idées  grotesquement  avancées  de  ces  petits  pro- 
diges qui  ont  l'avantage  d'étaler  à  dix  ans  l'insipidité  préten- 
tieuse dont  ils  auraient  peut-être  rougi  à  vingt,  et  d'être 
imbéciles  un  peu  plus  tôt  et  pour  toujours. 

Pauvres  enfans ,  pauvres  petites  têtes  fraîches  et  blondes  que 


112 


REVUE    DE    PARIS. 


de  stupides  parens  ensevelissent  sans  pitié  sous  de  grandes  per- 
ruques de  vieillards  ! 

Ce  fut  donc  en  voyant  l'esprit  droit  et  prompt  de  son  fils  se 
révéler  surtout  par  une  curiosité  raisonnée  ,  une  compréhen- 
sion vive  et  une  appréciation  correcte ,  que  M.  de  Cilly  fut 
largement  payé  des  travaux  immenses  qu'il  s'était  imposés. 

En  effet ,  Arthur,  familiarisé  jeune  avec  les  études  les  plus 
abstraites  ,  doué  d'une  imagination  ardente  que  la  solitude 
avait  encore  exaltée  ,  trouvant  dans  les  arts  les  plus  aimables 
délassemens ,  entretenant  sa  vigueur  ,  et  reposant  sa  conten- 
tion d'esprit  par  la  chasse ,  l'escrime  ou  l'équitation  ,  se  déve- 
loppant libre  et  fort  au  milieu  de  cet  air  vif  et  pur  des 
montagnes  ;  Arthur  ,  dis-je  ,  atteignit  sa  vingtième  année  , 
avant  à  peu  près  embrassé  le  cercle  des  connaissances  hu- 
maines que  son  père  lui  avait  fait  parcourir  ;  mais  possédant 
ce  que  son  père  n'avait  pas...  un  génie  créateur  qui  s'était 
révélé  ça  et  là  ,  pour  ainsi  dire  à  son  insu  ,  tantôt  par  des 
poésies  étincelantes  de  fraîcheur  et  de  jeunesse  ;  tantôt  par 
des  mélodies  empreintes  de  grâce  et  de  sérénité  ,  ou  bien  par 
de  larges  ébauches  d'une  couleur  puissante  et  lumineuse  , 
car  il  y  avait  une  affinité  étroite  entre  les  vers ,  la  peinture 
et  la  musique  de  ce  jeune  homme  ,  parce  qu'après  tout  la 
poésie  est  une  ,  qu'elle  se  traduise  par  un  chant,  un  poème 
ou  un  tableau  ;  seulement  le  génie  complet  parle  ces  trois 
langues. 

Mais  ,  par  une  anomalie  singulière  ,  Arthur  joignait  à  cette 
verdeur  ,  à  cette  richesse  de  pensées,  une  forte  tendance  à  un 
esprit  implacablement  analytique.  Cette  dernière  et  terrible 
faculté  d'analyse  avait  sans  doute  été  sitôt  développée  chez  lui 
par  l'habitude  des  sciences  mathématiques  et  physiques  dont 
son  père  lui  avait  donné  les  premiers  élémens  ,  et  qu'il  avait, 
lui ,  approfondies  autant  que  possible. 

Or  ,  à  cet  âge  où  l'enfance  finit  à  peine  pour  la  plupart  des 
hommes,  Arthur,  beau  ,  riche  ,  et  bien  né,  d'un  caractère  no- 
ble et  ferme ,  pouvait  déjà  ,  lui ,  se  montrer  grave  et  érudit 
avec  les  savans  ,  artiste  avec  les  artistes ,  gentilhomme  accompl  i 
avec  les  gens  du  monde. 

Aussi ,  en  voyant  ce  fils  si  admirablement  doué,  M.  de  Cilly 
eut  un  moment  d'extase  et  d'orgueil  indéfinissable 


BEVUE    DE    PARIS.  113 

Mais  tout-à-coup  il  fut  saisi  d'un  sentiment  d'affreuse  tris- 
tesse en  se  disant  :  Que  je  meure  demain  ,  que  ce  cœur  in- 
génu ,  bon  et  généreux  se  trouve  jeté  dans  un  monde  égoïste 
et  insouciant....  Quel  avenir  ,  mon  Dieu!... Le  pauvre  enfant, 
comme  l'homme  de  la  fable  ,  échangera  ses  belles  pièces  d'or 
contre  des  feuilles  sèches...  Et  qui  sait  alors  si  l'amertume  des 
déceptions  ne  dépravera  pas  cette  ame  jusqu'à  présent  si  pure 
et  si  élevée  !  Non  ,  non  ,  il  n'en  sera  pas  ainsi  :  et  puis  encore, 
cette  étude  théorique  des  hommes  servira  d'aliment  à  la  dévo- 
rante activité  de  son  esprit...  qui  m'effraie  parfois. 

M.  de  Cilly  se  mit  donc  à  rassembler  ses  souvenirs  ,  aGn  de 
raconter  à  son  fils  sa  vie  tout  entière  ,  avec  ses  joies  et  ses  cha- 
grins ,  sans  affecter  une  misantropie  ridicule  ,  ou  une  adulation 
puérile  pour  les  convenances  sociales. 

Il  écrivit  ainsi  des  mémoires,  précieux  en  cela  que  ,  disant 
avec  naïveté  l'existence  d'un  seigneur  fort  à  la  mode  sous  le 
Régent  et  sous  Louis  XV,  ils  résumaient  toutes  les  positions  , 
toutes  les  phases  ,  toutes  les  chances  de  la  vie  d'un  homme  du 
monde ,  et  devaient  être  aux  yeux  d'Arthur  le  plan  exact  et 
précis  du  pays  qu'il  aurait  un  jour  à  parcourir. 

Seulement,  comme  dans  ces  mémoires  il  était  question  de 
nombreuses  bonnes  fortunes  }  M.  de  Cilly,  craignant  que  de 
pareils  récits  ne  donnassent  une  mauvaise  direction  à  l'esprit 
d'Arthur,  sachant  aussi  l'empire  que  prend  une  femme  adroite 
et  du  monde,  lorsque  la  première  elle  a  éveillé  ou  satisfait  nos 
désirs  ;  M.  de  Cilly,  dis-je,  pour  arracher  Arthur  au  danger  de 
ces  influences  futures,  acheta  la  fille  d'un  de  ses  fermiers  ,  une 
jeune,  belle  et  sotte  créature,  et  la  donna  pour  maîtresse  à 
son  fils. 

M.  de  Cilly  agissait  en  cela  fort  sagement,  car  il  eût  manqué 
son  but  si  ses  confidences  eussent  produit  sur  l'ardente  et  jeune 
organisation  de  son  fils  l'effet  d'un  livre  obscène;  il  voulait,  au 
contraire  qu'Arthur  ayant  d'abord  rassasié  ses  sens,  fût  capa- 
ble de  ne  plus  voir  qu'une  suite  de  preuves  et  de  déductions 
morales  dans  les  leçons  de  l'expérience  paternelle  ,  au  lieu  de 
s'attacher  avidement  à  tout  ce  que  ces  révélations  devaient 
avoir  de  matériel  et  de  grossier. 

Ce  fut  alors  que  M.  de  Cilly  crut  pouvoir  présenter  à  son 
fils  le  tableau  du  monde  tel  qu'il  l'avait  vu  ,  sans  ménagemens 
9  1  o. 


114 


REVUE     DE    PARIS. 


et  sans  scrupule,  sans  rien  outrer  et  sans  rien  affaiblir.  Il  lui 
montra  la  société  vraie,  avec  ses  amours  éphémères  et  sensuels, 
ses  amitiés  hypocrites ,  et  son  bonheur  de  surfaces  ;  en  un  mot, 
il  ne  lui  cacha  rien  ,  et  par  conviction,  et  par  une  espèce  d'é- 
goïsme  dont  il  ne  se  rendait  pas  compte  ,  mais  qui  lui  disait 
de  peindre  le  monde  dans  toute  sa  nudité,  afin  qu'Arthur  ai- 
mât davantage  encore  l'ami  fervent  et  dévoué  qu'il  trouvait 
dans  son  père. 

Or ,  jamais  leçons  n'eurent  un  effet  plus  subit...  ne  furent 
plus  amèrement  comprises...  Il  en  fut  de  ces  notions  théori- 
ques du  monde  comme  il  en  avait  été  de  celles  de  la  science... 
une  fois  la  lice  ouverte,  le  but  indiqué,  le  génie  pénétrant 
d'Arthur  avait  franchi  l'espace  d'un  seul  bond...  en  laissant 
bien  loin  de  lui  son  père  qui  le  suivait  timidement  des  yeux... 

Car,  grâce  à  une  singulière  faculté  d'intuition  donnée  aux 
esprits  supérieurs  ,  il  suffisait  en  toutes  choses  qu'Arthur  eût 
le  moindre  point  de  départ  pour  arriver  à  une  conclusion  nette 
et  rigoureusement  logique.  Aussi  M.  de  Cilly  fut-il  épouvanté 
des  sarcasmes  dédaigneux  que  son  fils  lança  bientôt  contre  un 
monde  qu'il  n'avait  jamais  vu,  et  qu'il  peignait  pourtant  des 
couleurs  les  plus  vraies  et  les  plus  désolantes. 

Oui,  M.  de  Cilly  écoutait  Arthur  avec  ce  sentiment  de  ter- 
reur qu'on  éprouverait  en  voyant  le  gland  qu'on  a  planté  gran- 
dir   grandir...   et  devenir  un  chêne,  dans  l'espace  d'une 

seconde car  ce  malheureux  homme  avait  cru  semer  sur  un 

sol  fertile  ,  mais  qui  suivait  au  moins  les  lois  de  la  nature  pour 
faire  tout  arriver  à  son  heure...  Non...  en  un  instant  chaque 
fruit  était  mûr.  et  tombait  en  laissant  son  arbre  nu  ,  triste  et 
dépouillé. 

Alors  M.  de  Cilly  essaya  maladroitement  de  revenir  sur  ses 
pas;  car  tant  que  l'incroyable  pénétration  d'esprit  d'Arthur 
n'avait  atteint  que  les  profondeurs  du  savoir  ,  tant  que  ce 
pauvre  père  ne  s'était  vu  dépasser  que  dans  les  exercices  de 
l'intelligence ,  rempli  de  son  orgueil  paternel,  il  avait  été  inso- 
lemment fier  de  se  sentir  si  inférieur  à  son  fils. 

Mais  quand  il  vit  ce  fils  posséder  à  vingt  ans  une  connais- 
sance du  monde  aussi  anticipée  ,  qui  lui  arrachant  violemment 
ses  illusions ,  sans  lui  laisser  le  plaisir  de  les  avoir  eues  ,  devait 
l'empêcher  d'être  dupe  de  ses  premières  croyances  et  de  goûter 


REVUE    DE    PARIS.  llo 

ainsi  le  seul  bonheur  qu'il  ait  été  donné  à  l'homme  d'éprouver, 
M.  de  Cilly  ,  devinant  l'avenir  le  plus  triste  pour  son  fils  ,  vou- 
lut l'arracher  à  cette  fatale  destinée. 

Hélas  !  il  n'était  plus  temps;  sa  parole  avait  été  trop  exacts, 
trop  naïve,  pour  ne  pas  se  stéréotyper  dans  l'esprit  d'Arthur  , 
douéd'une  affinitési  exquisepour  toute  vérité.  Aussi  M.  de  Cillv 
fut-il  réduit  à  invoquer  son  expérience  personnelle  contre 
l'inexpérience  de  son  fils. 

Mais  Arlhur,  soulevant  la  question  dans  une  sphère  plus 
élevée  ,  appuya  ses  raisonnemens  sur  l'histoire  des  révolutions 
politiques.  Ce  hideux  et  étroit  égoïsme  qui  bat  au  cœur  de  la 
société  ,  il  le  retrouva  aussi  hideux  et  aussiétroit  dans  les  com- 
binaisons honteuses  de  la  diplomatie  ou  dans  lesvioleuces  bru- 
tales des  conquérans  ,  seulement  changeant  de  nom  comme 
un  parvenu...  cet  égoïsme  se  f.ùsait  vaniteusement  appeler 
machiavélisme  ou  tyrannie.  Arthur  prouvait  donc  que  les  ré- 
sultats étaient  identiques  ,  et  qu'il  n'était  pas  besoin  d'être  plus 
infâme  pour  sacrifier  l'alliance  d'un  peuple  dévoué  que  poui 
trahir  l'affection  d'un  ami  sincère  ,  expliquant  ainsi  les  roue- 
ries de  l'homme  politique  par  les  roueries  de  l'homme  du 
inonde  ,  parce  que  ,  disait  Arthur ,  «  le  pouvoir  ,  en  élevant  les 
hommes  ,  n'élevait  pas  pour  cela  leur  nature,  mais  leur  don- 
nait seulement  l'occasion  d'envier  des  objets  plus  importans  ; 
de  sorte  que  ,  bien  que  le  but  fût  plus  élevé  ,  les  moyens  que 
l'homme  employait  pour  y  parvenir  étaient  toujours  aussi  hon- 
teux et  aussi  misérables.  » 

Pour  la  première  fois,  Arthur  se  vit  donc  en  opposition  di- 
recte avec  son  père  ;  et  M.  de  Cilly  ,  parlant  contre  sa  propre 
conviction,  trouvant  dans  son  fils  un  adversaire  trop  au-dessus 
de  lui ,  fut  dans  l'impossibilité  de  lutter  plus  long-temps  ,  et  se 
vit  réduità  se  taire  ,  confondu  de  la  puissance  des  raisonnemens 
d'Arthur.... 

Malheureusement  Arthur,  égaré  par  l'ivresse  de  cette  ar- 
dente discussion ,  emporté  malgré  lui  par  l'irrésistible  ascen- 
dant de  son  génie  ,  s'était  élevé  dans  une  sphère  si  haute  que 
les  signes  sacrés  du  caractère  paternel  avaient  disparu  à  ses 
yeux ,  et  qu'il  ne  voyaitplus  dans  M.  de  Cillyqu'un  atagonistc* 
incapable  et  avouant  misérablement  sa  défaite. 

Aussi ,  loin  de  s'arrêter ,  Arthur  le  poursuivit  sans  pitié  ; 


116  REVUE    DE    PARIS. 

seulement  sa  parole,  de  grave  et  mesurée  quelle  avait  été  d'a- 
bord ,  devint  caustique  et  amère  ;  sa  conviction  éclata  en  fou- 
droyans  sarcasmes  ou  en  railleries  acérées  ,  comme  si  l'adver- 
saire qu'il  combattait  n'eût  pas  mérité  d'autres  armes...  Enfin 
il  ne  mit  fin  à  cette  scène  cruelle  que  lorsqu'il  eut ,  pour  ainsi 
dire  ,  fait  mesurer  pas  à  pas  à  son  père  l'énorme  distance  qui  le 
séparait  de  lui... 

Mais  l'ame  d'un  père  est  un  trésor  si  inépuisable  d'amour, 
de  pardon  et  de  bonté  ,  que  M.  de  Cilly  ne  regretta  sa  défaite 
que  parce  qu'il  n'avait  pu  arracher  à  son  fils  une  conviction 
désolante  ,  quoique  vraie.  Quanta  l'âcrelé  de  la  discussion,  il 
connaissait  trop  l'amour  d'Arthur  pour  s'en  trouver  offensé  ;  et 
quant  au  sentiment  de  la  supériorité  de  son  fils  sur  lui  ,  c'était 
depuis  long-temps  sa  joie  ,  son  orgueil  et  sa  gloire. 

Mais  ,  hélas  !  si  le  souvenir  de  cette  fatale  discussion  ne  pa- 
raissait devoir  rien  changer  aux  relations  deM.de  Cilly  envers 
son  fils,  quelle  perturbation  il  apporta  dans  la  vie  d'Arthur! 
lorsque  ,  revenant  à  lui ,  sortant  de  cette  exaltation  passagère, 
il  se  souvint  de  la  terrible  découverte  qu'il  venait  de  faire! 
Non...  on  ne  saurait  peindre  l'épouvantable  angoisse  qu'il 
éprouva  en  pensant  qu'il  venait  d'apprécier  à  tout  jamais  la 
faible  portée  d'esprit  de  son  père...  et  avec  quel  profond  déses- 
poir  il  vit  tomber  le  prestige  qui  jusque  là  avait  grandi  la  fi- 
gure paternelle,  et  la  rendait  imposante  comme  celle  de  Dieu. 

Car  ,  du  moment  où  il  se  fut  aperçu  de  l'infériorité  relative 
de  M.  de  Cilly  ,  Arthur  ne  put  échapper  à  cette  pensée  obsé- 
dante, impitoyable  ,  qui  sans  cesse  lui  disait  :  tu  es  supérieur 
à  ton  père  pur  V intelligence. 

Et  de  ce  moment  cette  pensée  empoisonna  les  jours  d'Ar- 
thur...  parce  qu'il  adorait  son  père... 

Tantôt  il  se  promettait  de  ne  plus  discuter  avec  lui ,  et  d'a- 
dopter sans  réplique  toutes  ses  opinions.  Mais  bientôt  il  crai- 
gnit qu'en  faisant  preuve  d'une  aussi  aveugle  soumission, 
M.  de  Cilly  ne  vît  dans  cet  assentiment  perpétuel  que  la  volon- 
taire abnégation  du  fort  envers  le  faible  qu'il  dédaigne. 

Voulait-il ,  au  contraire  ,  lutter  contre  lui  comme  on  lutte 
avec  un  égal  en  intelligence,  il  tremblait  qu'il  ne  prît  cette 
résistance  pour  l'arrogante  conviction  delà  supériorité  qui  veut 
s'imposer,  parce  qu'elle  en  a  le  droit. 


REVUE     DE    PARIS. 


117 


Aussi,  depuis  cejour  fatal,  Arthur ,  préoccupé  de  l'idée  con- 
stante d'éviter  toute  discussion ,  tant  il  craignait  de  blesser 
involontairement  son  père ,  devint  avec  lui  sombre  ,  taciturne, 
réservé  ;  il  le  fuyait  presque  ;  et ,  n'osant  plus  se  livrer  à  cette 
confiante  et  douce  familiarité  qui  jusque  là  avait  régné  entre 
eux  ,  il  passait  des  heures  ,  des  jours  ,  dans  un  morne  silence  , 
et  ne  répondait  qu'avec  contrainte  et  défiance  aux  questions 
empressées  de  son  père. 

M.  de  Cilly  s'aperçut  bientôt  de  ce  changement  étrange ,  et 
long-temps  ce  fut  en  vain  qu'il  en  chercha  la  cause;  car  ,  nous 
l'avons  dit ,  il  s'avouait  si  naïvement  son  infériorité  qu'il  ne 
lui  était  pas  encore  venu  à  l'idée  que  son  fils  pût  rougir  de 
lui- 
Mais  les  précautions  d'Arthur  trahirent  malheureusement 
les  craintes  de  son  ame  délicate  et  noble.  M.  de  Cilly  se  mé- 
prit sur  sa  pensée  ,  et  il  crut  fermement  que  son  fils  lui  témoi- 
gnait son  dédain  ,  quand  ,  au  contraire ,  son  fils  n'avait  qu'un 
but ,  un  vœu  ,  un  désir ,  celui  d'éloigner  cette  idée  de  son 
père. 

De  l'instant  où  cette  fatale  erreur  devint  aux  yeux  abusés 
de  M.  de  Cilly  une  douloureuse  certitude,  la  défiante  réserve 
d'Arthur  ne  put ,  hélas  !  que  trop  facilement  s'interpréter  dans 
ce  sens. 

Trop  fier  pour  se  plaindre ,  M.  de  Cilly  se  résigna  ,  dévora 
long-temps  les  larmes  amèresque  devait  faire  couler  une  aussi 
horrible  révélation,  et  sa  santé  commença  de  s'altérer. 

Ce  fut  alors  qu'Arthur  se  prit  à  maudire  cette  élévation  de 
l'intelligence  que  l'étude  et  le  savoir  avaient  encore  exaltée  en 
lui...  puisque  cette  puissance  morale  l'avait  rendu  à  jamais 
misérable  ,  en  flétrissant  pour  toujours  ce  bonheur  profond  , 
cette  adoration  filiale  qui  avait  fait  la  joie  de  sa  jeunesse. 

Et  une  incurable  mélancolie  vint  aussi  l'accabler,  surtout 
lorsqu'il  vit  que  l'état  de  son  père  devenait  de  plus  en  plus 
alarmant. 

Car  aussi  comment  peindre  le  cruel  changement  qui  s'était 
opéré  dans  l'existence  de  ces  deux  êtres  ,  autrefois  si  paisibles 
et  si  tendres?  comment  peindre  leurs  regrets  poignans...  à 
l'un  de  posséder  le  savoir  ,  à  l'autre  de  l'avoir  donné?...  Com- 
ment peindre  la  défiance  horrible  de  ces  deux  âmes  grandes  et 


118  REVUE    DE    PARIS. 

pures,  qui  ne  se  sentaient  si  douloureusement  déchirées  que 
parce  qu'elles  étaient  d'une  noblesse  et  d'une  délicatesse  ex- 
quises? comment  peindre,  en  un  mot,  la  contrainte  glaciale 
qui  remplaça  leurs  doux  épanchemens?  Car,  hélas!  depuis 
ce  jour  fatal...  plus  de  ces  longs  entretiens  où  Arthur  déployait 
ingénument  toutes  les  merveilleuses  beautés  d'un  génie  qu'il 
ignorait  lui-même,  parce  que  depuis  ce  jour,  avec  la  con- 
science de  son  génie,  Arthur  en  avait  pour  ainsi  dire  acquis 
la  pudeur...  parce  que  depuis  ce  jour,  elle  était  morte  malgré 
lui,  cette  admiration  naïve  et  candide,  cette  sublime  et  sainte 
croyance  filiale  qui  fait  voir  dans  un  père  un  être  sacré  qu'on 
adore  aveuglément  comme  Dieu  ,  sans  chercher  à  l'expliquer 
par  une  sacrilège  analyse. 

Que  l'on  se  figure  donc  maintenant  quelle  devait  être  l'é- 
pouvantable existence  de  M.  de  Cilly,  qui  haïssait  trop  le  monde 
pour  y  chercher  des  consolations  ,  et  qui,  avouons-le  ,  n'avait 
pas  la  foi  nécessaire  pour  oublier  les  peines  d'ici-bas  ,  en  son- 
geant à  une  meilleure  vie;  car  il  est  une  question  que  nous 
n'avons  pas  encore  abordée  jusqu'à  présent,  nous  voulons  par- 
ler des  idées  religieuses  du  père  d'Arthur. 

M.  de  Cilly  n'avait  aucune  croyance  religieuse  ,  si  l'on  en- 
tend par  croyance  une  foi  aveugle  à  la  révélation  divine  et  aux 
autres  mystères  incompréhensibles  du  christianisme. 

D'un  esprit  correct  et  droit,  M.  de  Cilly  disait  qu'il  ne  pou- 
vait croire  ce  que  son  intelligence  se  refusait  à  comprendre  ;  il 
reconnaissait  un  moteur  mystérieux  dans  la  nature  j  mais  par 
cela  même  que  cet  agent  était  un  mystère  ,  il  ne  pensait  pas 
qu'on  pût  rationnellement  s'en  faire  une  idée  exacte  et  lui  assi- 
gner un  nom  et  des  attributions. 

Il  ne  confondait  pas  pour  cela  la  foi  des  autres  avec  l'hypo- 
crisie ;  il  croyait  seulement  que  la  foi  était  comme  un  sens  à 
part  donné  aux  élus,  une  espèce  derévélation  faite  à  eux  seuls, 
mais  il  ne  pouvait  pas  plus  se  rendre  compte  des  corrélations 
de  ce  sens  qu'un  aveugle-né  ne  pourrait  se  faire  une  idée  de  ce 
que  c'est  que  la  vue  et  la  lumière. 

Malheureusement,  Arthur ,  élevé  par  son  père  dans  cet  état 
d'incertitude  religieuse,  ne  possédait  pas  non  plus  la  foi,  mais 
il  s'était  fait  pour  ainsi  dire  un  système  de  croyance  matérielle 
et  politique  aux  lois  morales  et  écrites  du  christianisme,  selon 


REVUE    DE     PARIS.  119 

son  idée  de  regarder  les  religions  comme  autant  de  formules 
gouvernementales  tendantes  toutes  au  même  but... 

Seulement,  parmi  ces  formules  ,  la  religion  chrétienne  était 
la  seule  qui  lur  parût  divine  dans  l'acception  poétique  donnée 
à  ce  mot  pour  exprimer  le  type  du  parfait.  C'était  à  ses  veux  le 
plus  magnifique  des  Codes  de  l'humanité;  et  la  toute-puis- 
sance spirituelle  accordée  à  cet  apôtre  en  cilice  qui  ,  du  haut 
d'une  chaire  d'humilité,  dominait  également  le  royal  esquif 
et  l'océan  populaire  ,  citait  au  tribunal  de  Dieu  le  roi  despote 
ou  le  peuple  révolté,  paraissait  à  Arthur  la  plus  généreuse,  la  plus 
sublime  des  combinaisons  sociales;  et  s'il  ne  pouvait  la  compren- 
dre comme  révélation  divine,  il  la  considérait  du  moins  commele 
chef-d'œuvre  du  génie  législatif.  Arthur  admirait  encore  la  haute 
etsagace  prévision  de  l'auteur  de  cette  loi  sublime  qui,  sachant 
que  dans  son  orgueil  tout  homme  peut  nier  l'infaillibilité  de 
ce  qu'a  fait  ou  dit  l'homme  ,  donnait  à  son  œuvre  de  liberté, 
d'amour  et  de  charité ,  une  naissance  divine,  mettant  ainsi 
toute  discussion  au  sujet  de  son  origine  parmi  les  plus  graves 
atteintes  portées  à  cette  religion  ('). 

Or,  comme  cette  charte,  magnifiquement  résumée  par  la 
morale  angéliquedu  Nouveau-Testament,  n'avait  qu'un  but 
possible,  celui  du  bonheur  des  hommes  ,  Arthur  voyait  dans 
tout  adversaire  de  cette  croyance  religieuse  ,  politique  ou  so- 
ciale, pour  lui  c'était  tout  un  ,  Arthur  voyait ,  dis-je,  un  cri- 
minel ,  sinon  de  lèse-divinité,  au  moins  de  lèse-société  ;  aussi 
avait-il  le  plus  profond  mépris  pour  l'école  prétendue  philoso- 
phique dont  Voltaire  était  le  chef  et  le  type  ,  école  stupide  ou 
menteuse  ,  bassement  fourbe  ,  niaisement  méchante  ,  qui  atta- 
quait le  Christ  et  sa  religion  au  nom  du  peuple  et  de  la  liberté!!!  le 
Christ!  dont  l'œuvre  tout  entière  se  résumait  par  ces  deux  mots. .  • 


(')  Et  en  cela  Arthur  partait  d'un  principe  tout-à-fait  faux;  — 
car  cette  origine  divine  sttpposce  impliquant ,  par  cela  même,  son 
origine  humaine,  en  faisait  une  loi  écrite  par  Yliomme  et  révocable 
par  V  homme  ;  tandis  que  ce  qui  fait,  à  notre  sens,  la  sublimité  et 
la  spécialiié  de  la  religion  chrétienne,  si  cela  se  peut  dire,  c'est 
sa  révélation  divine,  qui,  par  ce  fait  même,  la  met  au-dessus  de 
toute  discussion  humaine. 


120  REVUE    DE     PARTS. 

liberté!  charité!...  le  Christ  qui  était  mort  pour  le  peuple... 
dont  il  défendait  les  droits  contre  d'avides  oppresseurs...  le 
Christ  qui  faisait  tomber  les  chaînes  des  esclaves  ;  le  Christ 
qui  donnait  à  ceux  qui  avaient  foi...  une  éternelle  félicité  en 
échange  de  quelques  jours  de  malheur  sur  la  terre...  le  Christ 
qui ,  partageant  le  royaume  des  cieux  à  ce  grand  nombre  qui 
ne  possède  rien  ici-bas  leur  faisait  supporter  une  vie  de  mi- 
sère avec  une  résignation  sublime ,  de  sorte  qu'ils  regardaient 
dédaigneusement  l'existence  somptueuse  des'riches,  et  qu'ils  les 
plaignaient  au  lieu  de  les  envier;  le  Christ  enfin  qui  substituait 
l'avenir  au  néant...  l'espérance  au  désespoir!...  l'amour  à  la 
haine...  la  communion  à  la  personnalité... 

Après  cela  ,  disait-il ,  que  l'on  traite  la  foi  qui  croit  d'igno- 
rance, de  préjugé  ou  d'abrutissement  ;  que  l'on  traite  les  pro- 
messes du  Christ  de  fictions,  de  mensonges,  peu  importe  cette 
monstruosité. 

Il  est  une  chose  que  l'on  ne  pourra  jamais  nier,  c'est  le  bon- 
heur positif  de  ceux  qui  croient  sincèrement,  c'est  la  haute  et 
consolante  moralité  de  ce  que  les  philosophes  appellent  fictions 
ou  mensonges. 

Car ,  dans  toute  société  ,  disait  encore  Arthur ,  il  y  aura 
toujours  un  nombre  incommensurable  d'hommes  àjamais  voués, 
quoi  qu'on  fasse  ou  qu'on  promette,  aux  privations  et  au  mal- 
heur. Eh  bien  !  osera-t-on  nier  que  celui  qui ,  par  le  pouvoir 
de  la  foi  qu'il  leur  inspire,  donne  à  ces  infortunés  (car  dès 
qu'ils  croient  ils  ont),  leur  donne  ,  dis-je ,  s'ils  sont  vertueux  et 
résignés  ,  le  bonheur  éternel  en  échange  des  privations  qu'ils 
subiraient  de  toutes  façons  ici-bas;  osera-t-on  nier  que  ce 
Dieu  ,  ce  législateur  ou  cet  homme  ,  n'ait  pas  résolu  de  la  fa- 
çon la  plus  morale  et  la  plus  consolante  la  plus  importance  de 
toutes  les  questions  sociales ,  celle  qui  est  la  source  de  toutes 
les  révolutions  ;  en  un  mot  celle  de  rendre  heureux  et  satisfaits 
ceux  qui  n'ont  pas  ,  en  assurant  le  repos  de  ceux  qui  possè- 
dent (l) 

(')  Aussi,  du  jour  où  les  propagatetirs  des  lumières  ont  eu  dé- 
possédé le  prolétaire  de  son  royaume  des  cieux  sans  pouvoir  lui 
rien  donner  en  échange ,  et  pour  cause  ,  le  prolétaire  n'a  trouvé 
rien  de  plus  juste  que  de  vouloir  s'emparer  des  royaumes  d  ici  las 


REVUE    DE    PARIS.  121 

Enfin,  disait  Arthur,  le  philosophe,  l'encyclopédiste  le 
plus  acharné,  niera-t-il  qu'en  admettant,  je  le  veux,  cette 
seconde  vie  comme  une  fiction  ou  un  préjugé,  ce  ne  soit  pas 
au  moins  une  admirable  fiction  ,  un  mensonge  bien  consolant , 
un  préjugé  bien  sublime  que  celui-là  qui  vous  fait  croire  fer- 
mement que  vous  reverrez  ceux  que  vous  pleurez  ,  et  que 
votre  existence  ne  finit  pas  au  fossoyeur.... 

Telles  étaient  les  pensées  religieuses  d'Arthur. 

Après  avoir  vécu  pendant  quelques  mois  encore  de  cette  vie 
sombre  et  décolorée,  M.  de  Cilly  mourut,  en  emportant  dans 
la  tombe  la  triste  conviction  qui  avait  abrégé  ses  jours. 

Et  Arthur  se  trouva  seul  au  monde.. . 

Alors  sa  douleur  fut  immense  ,  ce  fut  une  douleur  froide , 
sentie ,  raisonnée ,  qui  creusa  profondément  son  lit  dans  la 
solitude  de  cette  ame  puissante,  comme  ces  ruisseaux  cachés 
qui  minent  sourdement  un  rocher  gigantesque;  car  le  principal 
caractère  d'une  pareille  douleur  est  un  calme  glacial  aussi 
muet  que  la  pierre  du  sépulcre...  Ce  sont  les  chagrins  hvpo- 
crites  qui  cherchent  le  monde  pour  s'y  écheveler  et  pousser 
leurs  sanglots  menteurs. 

Artbur ,  lui ,  n'usa  pas  ainsi  sa  douleur,  il  en  vécut  ;  sa  vie 
fut  désormais  un  long  remords ,  une  sanglante  et  continuelle 
malédiction  contre  cette  vaine  science  qui  lui  avait  ravi  la  seule 
croyance  dans  laquelle  il  pouvait  avoir  foi  ;  mais  au  lieu  de  fuir 
ces  souvenirs  qui  lui  rappelaient  la  perte  de  son  père  ,  il  les 
évoqua  et  s'y  plongea  avec  une  mélancolie  amère ,  car  cette  idée 
fixe  qui  vous  ramène  toujours  à  la  mort  de  ceux  qui  vous  étaient 
bien  chers  ne  paraît  affreuse  qu'aux  insensibles  :  ceux-là  ,  ne 
connaissant  pas  le  charme  cruel  de  cette  émotion  ,  se  croient 
obligés  de  dire  qu'elle  fait  mal ,  parce  qu'ils  voient  pleurer 
ceux  qui  l'éprouvent...  Malheureux!  qui  ignorent  la  pieuse 
douceur  de  certaines  larmes... 

Environ  un  an  après  la  mort  de  M.  de  Cilly,  Arthur  était 
assis,  à  la  tombée  du  jour,  dans  l'immense  bibliothèque  du 
château  ,  sa  pièce  favorite ,  car  c'était  là  que  son  père  et  lui 


en  manière  de  compensation  ,  tout  disposé  d'ailleurs  à  faire  bon 
marché  de  la  jouissance  de  Y  éternité. 


]!22  REVUE    DE    PARIS. 

s'étaient  autrefois  livrés  à  l'étude  avec  une  si  touchante  ému- 
lation. 

Cette  bibliothèque  formait  une  galerie  dont  les  fenêtres 
s'ouvraient  sur  un  des  sites  sauvages  et  pittoresques  des 
Vosges...  C'étaient  de  hautes  montagnes,  des  pics  déchirés  , 
de  sombres  et  noirs  sapins  dorés  par  les  derniers  feux  du 
soleil  couchant. 

Athur ,  rêveur  ,  était  accoudé  sur  une  table  massive  ,  cou- 
verte de  papiers  et  de  manuscrits;  autour  de  cette  galerie  s'é- 
tendaient d'innombrables  rayons  de  livres  écrits  dans  toutes  les 
langues;  près  d'une  fenêtre  on  voyait  un  cbevalet  et  quelques 
ébauches  de  peinture;  plus  loin  une  harpe  et  un  petit  buffet 
d'orgue  ,...  puis  ça  et  là  des  instrumens  de  physique  et  d'astro- 
nomie ,  des  sphères  célestes  et  des  globes  ;  enfin  dans  ce  lieu. . . 
tout  semblait  retracer,  résumer  les  occupations  de  la  vie  la  plus 
intelligente  ,  la  plus  complète  et  la  plus  élevée ,  et  pourtant 
celui  qui  maintenant  sentait  en  lui  assez  de  savoir  et  de  génie 
pour  pouvoir  se  passer  de  ces  livres  ,  et  les  considérer  avec  l'air 
de  reconnaissance  dédaigneuse  dont  l'homme  robuste  et  fort 
regarde  sa  vieille  nourrice  ;  celui  dont  le  magique  pinceau  pou- 
vait fixer  sur  cette  toile  les  merveilles  pompeuses  de  la  créa- 
tion; celui  qui  pouvait  faire  vibrer  cette  harpe  sous  les  accords 
d'une  ravissante  harmonie;  celui  qui  pouvait  deviner  la  marche 
des  corps  célestes  ,  ou  dévoiler  les  travaux  de  la  nature  dans  ses 
opérations  les  plus  secrètes;  celui  qui  avait  étudié  l'a  me  par 
la  physiologie,  et  le  monde  par  l'algèbre;...  celui  enfin  qui 
n'était  étranger  à  aucune  langue ,  à  aucune  science  ,  à  aucun 
art  :  celui-là  enfin  qui ,  jeune,  riche,  beau ,  plein  de  cœur  et  de 
génie,  pouvait  prétendre  à  tous  les  bonheurs...  celui-là  gémis- 
sait torturé  par  une  douleur  incurable  qui  défiait  toutes  les 
consolations ,  et  révélait  la  vanité  du  savoir  et  de  la  richesse 
pour  calmer  les  plaies  de  l'ame. 

—  O  vanité  de  la  science  ,  de  la  fortune  et  de  la  jeunesse  ! 
—  s'écriait  donc  Arthur —  quand  ,  réalisant  l'impossible  ,  je 
concentrerais  en  moi  toutes  les  intelligences  les  plus  élevées 
du  monde  et  des  siècles...  les  trésors  de  la  terre,  pourrai-je 
faire  que  mon  père  ne  soit  pas  mort  ?...  pourrai-je  faire  que  je 
le  revoie  un  jour?...  pourrai-je  donner  un  aliment  à  cette  dé- 
vorante activité  d'esprit  qui  me  consume...  et  un  but  à  ma  vie? 


REVUE    DE     PARIS.  123 

Oh!  malédiction  sur  le  savoir  !  puisque  la  brutale  ignorance  du 
plus  stupide  paysan  de  mes  terres  lui  donne  ce  que  je  paierais 
au  prix  de  mon  sang  ,  lui  donne  la  certitude  de  revoir  un  jour 
et  pour  toujours  l'être  qu'il  regrette,...  et  lui  explique  sa  vie 
par  l'éternité  à  laquelle  il  croit...  Malédiction!...  Voilà  donc 
que  l'ignorance  opère  un  miracle  ,  peuple  un  monde  immortel 
de  sublimes  et  saintes  visions  ,  quand  le  savoir  le  plus  profond 
ne  me  dit  à  moi  que  destruction  ,  désespoir  et  néant...  Oh  !  si 
je  pouvais  croire  !... 

Que  faire  maintenant  de  cette  vaine  science?  que  peut  elle 
pour  moi  ?  Elle  a  élevé  ma  pensée  dans  les  plus  hautes  ré- 
gions... mais  elle  m'a  isolé  à  jamais  des  autres  hommes ,  en  me 
rendant  fier  de  mon  savoir  et  dédaigneux  de  leur  infériorité. 
Tous  les  merveilleux  secrets  de  la  nature  ,  je  les  ai  touchés 

au  doigt je  sais  tout  ce  qui  est...  et  je  ne  puis  commander 

ce  qui  n'est  pas Pourquoi  vivre?...  pourquoi...  Je  veux  pour- 
tant essayer  si  la  vie  agitée ,  bruyante  du  monde  n'engourdira 
pas  cette  irritation  de  la  douleur  et  de  la  pensée. 

Arthur  quitta  donc  les  Vosges  peu  de  temps  après  cette 
soirée,  et  se  rendit  à  Versailles  ,  où  il  avait  quelques  parens. 

On  conçoit  qu'avec  sa  beauté  ,  son  rang ,  sa  fortune  ,  son 
esprit ,  Arthur  eut  ce  qui  s'appelle  de  grands  succès  dans  le 
monde  j  mais  les  leçons  de  son  père ,  jointes  à  son  singulier 
pouvoir  d'intuition  ,  lui  avaient  donné  une  si  juste  et  si  véri- 
table idée  du  monde  ;  il  avait  eu  sous  les  yeux  ,  pour  ainsi 
dire  ,  un  plan  si  topographiquement  exact  de  tout  ce  qui  de- 
vait lui  arriver ,  qu'il  ne  trouve  pas  le  moindre  piquant  à  ses 
triomphes  ou  à  ses  déceptions.  Pour  lui  le  monde  était  une 
pièce  de  théâtre,  qu'il  avait  lue  ,  qu'il  savait  par  cœur  ,  et 
qu'il  voyait  jouer  devant  lui  par  d'assez  médiocres  acteurs.  Et 
puis  ,  au  résumé  ,  que  sont ,  après  tout ,  les  succès  du  monde? 
efque  pouvaient-ils  paraître  ,  surtout  aux  yeux  d'un  homme 
tel  qu'Arthur  ,  pour  qui  l'analyse  était  comme  un  creuset ,  à 
l'action  duquel  il  soumettait  ce  qu'on  était  convenu  d'ap- 
peler le  bonheur...  Et  ce  bonheur  ,  tel  brillant ,  tel  doré  ,  tel 
parfumé  qu'il  fût...  n'y  laissait  jamais  que  cendres  sèches  et 
amères. 

Alors  il  voulut  voyager  :  il  parcourut  l'Europe  et  l'Asie  ;  mais 
il  se  trouva  froid  devant  les  plus  magnifiques  spectacles  de  la 


124  REVUE  DE  PARIS. 

nature;  car,  décomposant  ou  expliquant  tout  par  la  chimie, 
la  physique  ou  l'algèbre,  au  lieu  d'impressions  douces  et  vivi- 
fiantes ,  il  ne  lui  restait  qu'une  nomenclature  scientifique,  sèche 
et  aride. 

Oh  !  c'est  que,  pour  être  profondément  remué  à  l'aspect  d'un 
site  imposant  et  grandiose,  il  faut  sentir  s'éveiller  dans  son  ame 
l'idée  du  Dieu  qui  a  créé  les  mondes ,  ou  frémir  en  soi  le  luth 
mystérieux  du  poète. 

Mais  Arthur  ne  comprenait  pas  Dieu ,  et  ne  se  sentait  plus 
poète  ;  hélas!  la  poésie  écrite,  peinte  ou  chantée,  était  morte  à 
jamais  en  lui ,  morte  comme  les  feuilles  meurent  à  l'automne; 
car  chez  un  homme  aussi  complet ,  cette  splendide  et  triple 
poésie  n'avait  pas  été  ce  qu'on  appelle  des  talens,  mais  l'expres- 
sion harmonieuse  de  la  joie  pure  et  sereine  de  l'adolescent  qui 
sourit  à  l'existence ,  mais  le  cri  profond  de  bonheur  et  d'amour 
que  jette  toute  créature  en  voyant  le  soleil  briller  et  les  fleurs 
s'entr'ouvrir! 

Enfin  Arthur  avait  été  poète,  parce  qu'il  avait  eu  seize  ans  ; 
poète,  parce  qu'il  avait  eu  un  père  adoré;  poète,  parce  que 
son  avenir  avait  été  riant  et  doré  ;  poète  enfin  ,  comme  l'oiseau 
du  ciel ,  qui  chante  tant  que  dure  le  printemps. 

Mais  après  le  printemps,  l'hiver  ;  après  la  poésie,  l'analyse. 

Et  Arthur,  nous  1  avons  dit,  surtout  depuis  la  mort  de  son 
père,  s'étant  trouvé  réduit  à  une  désespérante  analyse ,  se  sen- 
tait plus  que  jamais  accablé  sous  le  poids  de  cette  obsédante 
question  :  —  Pourquoi  existè-je?  Question  affreuse,  quand, 
tout  jeune  ,  on  est  mort  aux  joies  de  ce  monde  ,  sans  croire  à 
une  autre  vie. 

Arthur  voulut  encore  chercher  quelques  sensations  dans  les 
dangers  d'une  vie  aventureuse,  et  il  se  fit  soldat  sous  un  nom 
emprunté  ,  croyant  peut-être  sentir  jaillir  en  lui  quelque  étin- 
celle de  l'amour  de  la  gloire  ;  il  se  conduisit  vaillamment ,  fut 
blessé  et  nommé  officier  sur  le  champ  de  bataille.  Le  lende- 
main ,  il  quitta  son  poste ,  dégoûté  de  cette  férocité  brutale  et 
stupide  d'hommes  qui  en  égorgent  d'autres  sans  haine  et  sans 
colère  ,  pour  gagner  des  batailles  à  des  généraux  qui  les  font 
décimer  avec  le  plus  dédaigneux  égoïsme. 

Il  essaya  aussi  d'écrire  ,  non  plus  de  frivoles  poésies,  mais 
de  sérieux  ouvrages  moraux  et  politiques ,  remplis  d'une  saine 


REVUE     DE     PARIS.  1 25 

et  puissante  raison ,  étincelans  d'éloquence  et  de  clarté  ,  qu'il 
jeta  dédaigneusement  au  milieu  de  l'ardente  polémique  qui 
mettait  alors  en  question  les  plus  imposantes  vérités  sociales  ; 
ces  écrits  furent  prônés  ,  déchirés ,  admirés  ,  calomniés.  Mais 
pour  cette  ame,  il  devait  être  de  cette  éphémère  jouissance 
d'amour-propre  d'écrivain  comme  des  autres  jouissances. . .  une 
fois  qu'on  la  soumettait  à  l'analyse  !  car  Arthur  avait  l'esprit 
trop  juste  pour  croire  à  l'action  positive  et  salutaire  d'un  livre 
sur  la  conduite  des  hommes  ;  il  savait  trop  bien  que  le  livre  qui 
renferme  la  morale  la  plus  pure  et  la  plus  douce,  que  V Imitation 
ne  vaut  peut-être  pas  un  prosélyte  à  la  vertu  ,  n'empêche  pas 
une  action  honteuse  de  se  commettre,  quand  le  livre  le  plus 
stupidement  obscène  exalte,  propage  ou  multiplie  le  vice  avec 
une  épouvantable  fécondité. 

Ce  fut  alors  que ,  ne  trouvant  plus  rien  à  tenter  pour  sortir 
de  l'état  de  marasme  moral  dans  lequel  il  s'éteignait ,  il  re- 
gretta plus  que  jamais  de  n'avoir  pas  la  foi  religieuse  ,  qui , 
pensait-il,  aurait  peut-être  calmé  ses  douleurs  inexplicables... 

Aussi ,  après  de  mûres  réflexions ,  Arthur  se  décida  d'entrer 
dans  les  ordres ,  sans  crainte  de  se  voir  taxer  d'hypocrisie  5  car 
il  trouvait  au  contraire  noble  et  généreux  de  donner  aux  autres 
cette  foi  qu'il  regrettait  si  vivement  de  ne  pas  avoir,  parce  qu'il 
en  sentait  toute  la  consolante  sublimité. 

Arthur  entra  donc  dans  les  ordres  ,  et  s'il  choisit  les  fonc- 
tions d'aumônier  à  bord,  ce  fut  parce  que  cette  existence  lui 
parut  plus  pénible  et  plus  en  rapport  avec  le  vœu  primitif  du 
christianisme,  vœu  de  résignation ,  de  souffrance  et  d'humilité. 
—  Pensant  aussi  que  venant  devant  Dieu  avec  son  immense 
besoin  de  croire  ,  son  désenchantement  des  vanités  humaines  , 
sa  vieillesse  anticipée  qui  lui  permettait  d'exercer  la  lettre  de 
toutes  les  sévères  exigences  de  son  caractère  sacré  ;  pensant 
qu'appelé  à  voir  mourir  ses  semblables,  à  les  assister  à  cette 
heure  imposante  et  mystérieuse ,  il  trouverait  peut-être  dans 
la  contemplation  profonde  de  ce  passage  de  la  vie  à  la  mort 
la  solution  du  problème  qu'il  cherchait  ;  que  s'il  avait  en 
lui  le  moindre  germe  de  foi ,  il  se  développerait  peut-être  , 
et  que  le  malaise  inconnu  qui  le  torturait  aurait  alors  un 
terme. 

Il  confia  donc  sa  fortune  à  son  intendant ,  homme  probe  et 
9  »>■ 


126  REVUE    DE    PARIS. 

sûr,  régla  l'emploi  de  ses  revenus  en  bonnes  œuvres  ,  et  s'em- 
barqua à  bord  delà  Sylphide; — ayant  choisi  cette  frégate  parce 
qu'il  savait  n'y  rencontrer  personne  qu'il  eût  autrefois  connu 
dans  le  monde. 

Eugène  Sue. 


REVUE  DRAMATIQUE. 


LA.  REVOLTE  DES  FEMMES. 


Alexandre  voulait  renfermer  le  poème  d'Homère  dans  une  cassette 
de  cèdre  incrustée  d'or  et  de  pierreries;  on  ne  renferme  plus  aujour- 
d'hui les  livres  dans  les  cassettes,  même  chez  les  princes  ,  on  les 
fait  relier.  Si  j'étais  roi  ,  ou  si,  par  une  supposition  plus  modeste, 
j'étais  un  de  cesbibliomanes  qui  ont  part  au  budget  (il  y  en  a) ,  ce 
n'est  pas  seulement  TImade  que  je  voudrais  orner  d'une  reliure 
digne  d'Alexandre  et  d'Homère ,  mais  aussi  les  Mille  et  une  Nuits 
avec  tous  ces  contes  de  l'imagination  arabe  qui  ont  procuré  de  si 
beaux  songes  à  notre  enfance  ,  et  dont  l'âge  mûr  ne  rougit  pas  de 
rêver  encore.  Le  nouveau  ballet  appartient  à  cette  nombreuse  fa- 
mille qui  commence  aux  premières  traductions  de  Galland  ,  et  finit 
à  I'Alhambra  ,  de  l'Américain  Irving.  Je  parlerais  donc  avec  en- 
thousiasme du  nouveau  ballet,  si  l'enthousiasme  n'était  défendu 
à  la  critijjue ,  à  moins  qu'elle  n'ait  à  parler  de  quelques  génies  de 
l'école  moderne  ,  que  le  public  a  le  mauvais  goût ,  on  peut  en  con- 
venir tout  bas  ,  de  ne  pas  trouver  toujours  aussi  amusans  que  les 
génies  delà  fiction  orientale.  J'en  appellerais  volontiers  cependant, 
sous  le  point  de  vue  littéraire,  aux  orientalistes  qui  ont  vu  ou  qui 
verront  la  Révolte  des  Femmes.  N'est-ce  pas  là  enfin  ,  messieurs  , 


128  REVUE  DE  PARIS. 

une  traduction  admirable  de  toutes  ces  merveilles  d'une  poésie  si 
souvent  déclarée  par  vous  intraduisible  dans  notre  langue  vulgaire, 
une  traduction  plus  belle  que  F  original,  car  elle  est  exécutée  par 
le  talent  le  plus  complet ,  le  plus  incontestable,  le  plus  divin  de 
l'époque  ,  par  Mlle  Taglioni ,  par  une  de  ces  fées  qui,  avant  elle, 
n'existaient  que  dans  nos  songes  ,  ou  au  frontispice  d'un  de  ces 
albums  anglais  ornés  des  vignettes  de  Westall? 

Le  critique  pourrait  donc  sans  déroger  consacrer  un  long  article 
à  un  ballet  mis  ainsi  sous  les  graves  auspices  de  la  science  ;  mais 
elle  doit  désespérer  de  l'analyser  en  rivalité  avec  un  livret  qui  est 
déjà  une  analyse  aussi  amusante  qu'une  nouvelle  ,  et  dont  Fauteur 
anonyme  est  très-certainement  un  des  nôtres ,  à  moins  que  M.  Ta- 
glioni père  soit  aussi  un  littérateur.  Quant  à  Fexécution  de  ce  joli 
petit  drame  ,  brodé  sur  un  canevas  si  puéril,  mais  si  gracieux, 
hâtons-nous  de  dire  que  Mile  Taglioni  elle-même  a  dû  quelque 
chose  de  son  triomphe  au  cadre  de  riches  décors  où  M.  Cicéri  Fa 
placée  ,  aux  brillans  costumes  dessinés  par  M.  Duponchel ,  et  à 
ce  cortège  de  danseuses  dont  quelques-unes  ne  le  cèdent  qu'à  la 
danseuse  incomparable;  car  se  sont  MmesNoblet,  Montessu,  Julia, 
Duvernay,  Legallois  ,  Fitz-James  ,  et  M'le  Pauline  Leroux  ,  qu'on 
pourrait  nommer  la  première  cette  fois ,  tant  elle  a  paru  char- 
mante sous  le  plus  gentil  costume  de  page  arabe  qu'on  ait  vu  au 
théâtre. 

Je  ne  raconterai  pas  ce  ballet ,  puisque  nous  avons  déjà  deux 
nouvelles  dans  la  Revbe  de  Paris  aujourd'hui,  mais  j'en  dirai  le 
sujet  et  la  morale  ,  en  signalant  les  scènes  les  plus  remarquables. 
Au  lever  du  rideau  ,  nous  sommes  à  Grenade,  dans  le  palais  de  FA1- 
hambra  ,  et  cette  première  décoration  réalise  une  des  plus  belles 
pages  de  M.  de  Chateaubriand,  qui,  lui  aussi,  a  fait  son  petit  ro- 
man mauresque.  Le  roi  de  Grenade  reçoit  son  général  Ismaël ,  qui 
revient  vainqueur  des  Castillans,  et  qu'il  invite  à  assister  à  une 
fête.  Mais ,  parmi  les  sultanes  ,  Ismaël ,  à  sa  grande  surprise,  recon- 
naît Zulma  ,  sa  fiancée  ,  que  le  roi  s'est  appropriée  pour  en  faire  sa 
sultane  favorite ,  parce  que  les  absens  ont.  toujours  tort ,  même 
quand  ils  vont  conquérir  des  provinces.  Cependant  Zulma  n'a  cédé 
qu'à  la  force,  elle  aime  encore  Ismaël.  Aussi,  quand  le  monarque 
dit  à  son  général  qu'il  lui  accorde  tout  ce  qu'il  lui  demandera  , 
celui-ci ,  usant  d'un  détour  de  saint-simoniste  pour  rendre  Zulma 
libre  ,  demande  la  liberté  de  toutes  les  femmes  ,  au  grand  scandale 


REVUE    DE    PARIS.  129 

du  chef  des  eunuques  ,  personnage  assez  égoïste  et  fort  arriéré  ,  qui 
n'a  pas  encore  entendu  parler  comme  nous  de  la  femme  libre.  Le 
roi  fait  bien  aussi  quelques  difficultés  5  mais  il  a  promis  ,  il  tiendra 
sa  parole  ,  et  rédigera  la  nouvelle  charte ,  en  s'y  réservant ,  il  est 
vrai ,  in  petto ,  un  article  i4.  Or ,  par  cet  article  i4  de  la  nouvelle 
constitution  de  Grenade  ,  toutes  les  femmes  seront  libres ,  excepté 
Zulma.  —  Les  sultanes  se  préparent  par  le  bain  à  la  liberté  ;  mais 
quand  elles  apprennent  l'exception  peu  généreuse  du  roi ,  elles 
préfèrent  rester  esclaves  avec  leur  compagne.  Le  roi  se  déclare  alors 
dégagé  de  sa  promesse,  et  Misouf ,  l'eunuque,  admirable  exemple  à 
proposer  aux  sinécuristes  ,  se  réjouit  de  rentrer  en  fonctions.  Mais 
cette  liberté  qu'elles  refusent,  les  femmes  veulent  la  conquérir,  car 
c'est  pour  elles  le  fruit  défendu.  Elles  demandent  des  armes  ,  et 
trouvent  chacune  à  l'instant  une  pique  sous  la  main,  grâce  à  un 
bouquet  donné  à  Zulma  par  un  Génie  sous  la  forme  d'un  esclave  ? 
et  qu'elle  découvre  être  un  talisman.  Misouf  qui  survient  s'effraie 
de  cet  appareil  guerrier,  et  va  chercher  des  témoins.  Comme  l'in- 
surrection n'est  pas  mûre  encore,  le  talisman  vient  au  secours  des 
rebelles ,  dont  les  piques  se  changent  dans  leurs  mains  en  harpes 
enchantées}  puis,  quand  Misouf  est  seul,  les  harpes  redeviennent 
des  piques  ,  les  grilles  s'ouvrent,  les  sultanes  s'échappent ,  et,  sui- 
vies de  toutes  les  femmes  de  Grenade,  vont  former  un  camp,  où  nous 
les  retrouvons  dans  le  troisième  acte,  faisant  l'exercice  comme  des 
grenadiers  de  la  vieille  garde. 

Hélas!  en  acquérant  la  force  de  l'autre  sexe  ,  ces  jolies  amazones 
oublient  l'arme  plus  naturelle  du  leur,  qui  est  la  ruse  5  et  comme  il 
leur  reste  un  peu  de  coquetterie  sous  le  casque,  le  roi  de  Grenade, 
en  signe  d'alliance ,  vient  leur  offrir  des  présens ,  dont  elles  s'em- 
pressent de  se  parer.  Pendant  ce  temps-là  ,  on  escamote  leurs  fusilsr 
et  elles  allaient  retourner  en  esclavage,  Zulma  s'étant  laissé  dérober 
son  bouquet  par  son  amant  dans  son  sommeil ,  lorsque  heureuse- 
ment le  bouquet  lui  revient  par  un  hasard  inattendu ,  et  les  femmes 
reconquièrent  tous  leurs  droits.  Le  génie  apparaît  alors ,  car  le  dé- 
nouement approche.  11  force  le  roi  à  consentir  au  mariage  d'Ismaèl 
et  de  Zulma.  Les  femmes  ,  à  leur  tour,  accordent  la  paix  d'elles- 
mêmes,  et  an  lieu  d'abuser  de  leur  victoire  ,  elles  se  contentent  de 
prouver  aux  hommes  qu'elles  font  l'exercice  aussi  bien  qu'eux.  La 
morale  du  ballet,  puisque  j'ai  promis  une  morale,  me  semble  être 
que  les  femmes  sont  aptes  à  faire  partie  comme  nous  de  la  garde 


180  REVUE     DE    PARIS. 

nationale ,  et  qu'il  est  urgent  de  changer  la  loi ,  vu  que  quel- 
ques soldats  citoyens  commencent  à  se  dégoûter  un  peu  de  monter 
la  garde. 

Ce  petit  drame,  où  V émeute  s'est  montrée  vêtne  de  gaze  et  cou- 
ronnée de  roses  ,  comme  une  odalisque  ,  a  été  applaudi  par  la  bril- 
lante société  que  l'Académie  royale  de  Musique  invite  à  ses  aristo- 
cratiques spectacles. 

Depuis  long-temps  on  n'avait  vu  à  l'Opéra  un  tableau  aussi  vo- 
luptueux que  celui  de  la  scène  où  Zulma  et  ses  compagnes  prennent 
le  bain,  folâtrent  dans  l'eau,  et  font  leur  toilette  derrière  une  gaze 
demi-transparente.  Cette  ravissante  féerie  m'a  rappelé  un  des  pas- 
sages les  plus  gracieux  de  Yatheck  ,  ce  roman  oriental  de  M.  Beck- 
ford,  que  Bvron  relisait  sans  cesse,  et  que  je  citerai  ,  parce  qu'il 
n'est  guère  plus  connu  en  France  qu'en  Angleterre.  Il  y  a  dans  Ya- 
theck ,  comme  dans  le  ballet  nouveau,  un  chef  des  eunuques  nommé 
Bababalouk ,  aussi  odieux  à  Nouronihar  et  à  ses  compagnes  que 
Mizouf  l'est  à  Zulma  et  auxsultanes  de  Grenade.  Bababalouk  cherche 
les  femmes  confiées  à  ses  soins  et  trop  heureuses  d'avoir  échappé 
un  moment  à  sa  surveillance:  —  «  Bababalouk  s'avance  vers  une 
portière  de  soie  incarnat ,  à  travers  laquelle  il  distingue  un  grand 
bain  de  porphyre  foncé,  d'une  forme  ovale.  D'amples  rideaux, 
tombant  en  grands  replis,  entouraient  ce  bain  ;  ils  étaient  à  de- 
mi-ouverts et  laissaient  entrevoir  des  groupes  déjeunes  esclaves, 
parmi  lesquelles  Bababalouk  reconnut  ses  anciennes  pupilles  éten- 
dant mollement  les  bras,  comme  pour  embrasser  l'eau  parfumée  et 
6e  refaire  de  leurs  fatigues.  Les  regards  langoureux  et  tendres  ,  les 
mots  à  l'oreille ,  les  sourires  enchanteurs  qui  accompagnent  les  pe- 
tites confidences  ,  la  douce  odeur  des  roses,  tout  inspirait  une  vo- 
lupté contre  laquelle  Bababalouk  lui-même  avait  de  la  peine  à  se 
défendre.  Il  garda  pourtant  un  grand  sérieux,  et  commanda  d'un 
ton  magistral  de  faire  sortir  ces  belles  de  l'eau.  Tandis  qu'il  don- 
nait ses  ordres,  la  jeune  Nouronihar,  fille  de  l'émir,  gentille  comme 
une  gazelle  et  pleine  d'espièglerie,  fit  signe  à  une  de  ses  esclaves 
de  descendre  tout  doucement  la  grande  escarpolette  attachée  au 
plancher  avec  des  cordes  de  soie.  Pendant  qu'on  faisait  cette  ma- 
nœuvre ,  elle  parla  des  doigts  aux  femmes  qui  étaient  dans  le  bain, 
et  qui,  bien  fâchées  de  sortir  de  ce  séjour  de  mollesse,  emmêlèrent 
leurs  cheveux  pour  donner  de  l'occupation  à  Bababalouk,  et  lui 
firent  mille  autres  niches. 


REVUE    DE    PARIS.  131 

Quand  Nouronihar  le  vit  prêt  à  perdre  patience  ,  elle  s'approcha 
de  lui  avec  un  respect  affecté,  et  lui  dit  :  u  Seigneur,  il  n'est  pas 
»  décent  que  le  chef  des  eunuques  du  calife  ,  notre  souverain  .  se 
»  tienne  ainsi  dehout.  Daignez  reposer  votre  gracieuse  personne 
a   sur  ce  sofa ,  qui  se  rompra  de  dépit ,  s'il  n'a  pas  l'honneur  de 
»  vous  recevoir.  »  Charmé  de  ces  accens  flatteurs ,   Bababalouk 
répondit  galamment  :  h  Délices  de  mes  prunelles  ,  j'accepte  la  pro- 
)>  position  qui  découle  de  vos  lèvres  sucrées  ;  et  à  dire  vrai    mes 
»    sens  sont  affaiblis  par  l'admiration  que  m'a  causée  la  splendeur 
)>   rayonnante  de  vos  charmes.  —  Reposez-vous   donc  ,  »  reprit  la 
jeune  sultane,  en  le  plaçant  sur  le  prétendu  sofa.  Tont-à-coupla 
machine  partit  comme  un  éclair.  Toutes  les  femmes  ,  voyant  alors 
de  quoi  il  s'agissait ,  sortirent  nues  du  bain  ,  et  se  mirent  follement 
à  donner  le  branle  à  l'escarpolette.  Dans  peu,  elle  parcourut  tout 
l'espace  d'un  dôme  fort  élevé ,  et  fit  perdre  la  respiration  à  l'infor- 
tuné Bababalouk.  Quelquefois  il  rasait  l'eau  ,  et  quelquefois  il  al- 
lait donner  du  nez  contre  les  vitres  j  en  vain  il  remplissait  l'air  de 
ses  cris  :  les  éclats  de  rire  ne  permettaient  pas  de  les  entendre.  — 
Nouronihar,  ivre  de  jeunesse  et  de  gaieté,  se  divertissait  plus  que 
toutes  les  autres  5  enfin  elle  se  mit  à  parodier  des  vers  persans  ,  et 
chanta  :  «  Douce  et  blanche  colombe  qui  voles  dans  les  airs,  donne 
quelque  œillade  à  ta  fidèle  compagne.  Gazouillant  rossignol ,  je 
suis  ta  rose  ]  chante-moi  quelques  couplets  agréables.  »   Les  sul- 
tanes et  les  esclaves,  animeespar  ces  plaisanteries,  firent  tant  jouer 
l'escarpolette  que  la  corde  se  cassa  et  que  le  pauvre  Bababalouk 
tomba  comme  une  tortue  au  milieu  du  bain.  Il  se  fit  un  cri  général  j 
douze  petites  portes  qu'on  n'apercevait  pas  s'ouvrirent ,  et  l'on  s'é- 
chappa bien  vite,  après  lui  avoir  jeté  tous  les  linges  sur  la  tête  et 
avoir  éteint  les  lumières. 

Ce  n'est  pas,  j'espère,  faire  de  Y  érudition  que  de  citerun  roman 
à  propos  d'un  ballet  j  ce  n'est  pas  certes  abuser  de  l'appel  que  j'a- 
vais eu  la  précaution  oratoire  d'adresser  aux  orientalistes  en  com- 
mençant. Je  veux  même  qu'on  me  sache  gré  de  n'avoir  cité  ni  lady 
Montagu,  ni  ses  véridiques  lettres  sur  le  sérail ,  ni  3Iontesquieu 
et  ses  fabuleuses  Lettres  persanes  ,  lorsque  j'aurais  pu  parler ,  à 
propos  de  la  Révolte  au  sèraie  ,  de  cette  comédie  de  Lysistkata  , 
où  Aristophanes  ,  qui  fait  conspirer  aussi  les  Athéniennes  ,  intro- 
duit cette  robuste  danseuse,  laLacédémonienne  Lampito,  de  force 
&  étouffer  vn  taureau.    lampito  attribue  sa  puissance  musculaire 


132  REVUE    DE    PARIS. 

a  une  danse  consistant  à  se  frapper  avec  les  talons  cette  partie  du 
corps  que  les  Grecs  avaient  divinisée  en  la  personne  de  Ténus  Cal- 
lipyge.  Dans  la  nombreuse  armée  commandée  par  MUe  Taglioni , 
nous  n'avons  pas  de  grenadier  aussi  redoutable  que  Lampito;  mais 
en  revancbe  ,  grâce  au  ciel,  le  ballet  nouveau  a  sur  la  pièce  d'A- 
ristopbanes  cet  avantage  inappréciable  que,  malgré  l'émeute,  on 
n'y  trouve  pas  une  seule  allusioD  politique, 

Le  Directeur  de  la  Revue  de  Paris. 


LA  NOBLESSE  RUSSE. 


Le  dernier  ukase  de  l'empereur  Nicolas  sur  le  privilège  élec- 
toral de  la  noblesse  russe  fut  diversement  commenté  par  les 
feuilles  politiques  de  Paris  :  les  unes  y  virent  une  concession 
du  czar  à  une  corporation  redoutable,  et  exagérèrent  à  plaisir 
les  avantages  de  cette  prétendue  concession  \  les  autres  y  trou- 
vèrent la  compensation  forcée  de  je  ne  sais  quels  autres  privi- 
lèges dont  la  noblesse  russe  aurait  été  dépouillée. 

Les  documens  suivans  prouveront  que  cet  ukase  n'était  ni 
une  concession  ni  une  compensation ,  qu'il  n'accordait  à  la  no- 
blesse ni  un  privilège  nouveau  ni  l'extension  d'un  privilège 
ancien. 

Il  importe  de  connaître  d'abord  de  quels  élémens  se  com- 
pose la  noblesse  russe  pour  décider  si  ce  n'est  pas  plutôt  une 
notabilité  nationale  qu'une  véritable  noblesse  ,  d'après  la  con- 
stitution toute  particulière  qui  lui  fut  donnée  par  l'impératrice 
Catherine.  Pour  compléter  la  création  de  Paul  Ier,  Catherine 
comprit  qu'il  fallait  imprimer  un  principe  de  mouvement  et  de 
vie  à  toutes  les  parties  de  son  empire  en  tirant  dufond  de  leurs 
châteaux,  en  arrachant  à  leur  inertie  les  propriétaires  du  sol. 
Ce  principe  ne  pouvait  être  actif  et  fécond  qu'autant  qu'en 
leur  laissant  le  soin  de  délibérer  sur  leurs  besoins  personnels  et 
leurs  intérêts  de  localité  on  amènerait  les  nobles  de  chaque 
gouvernement  à  se  rattacher  ainsi  au  service  public.  Au  prin- 
cipe «  nulle  terre  sans  seigneur  »  Catherine  joignit  celui-ci  : 
ii  nul  acheminement  à  la  noblesse  sans  service  public.  »  Elle 


134-  REVUE    DE    PARIS. 

déclara  que  tous  ceux  qui  servaient  l'état  étaient  nobles  ,  que 
le  temps  et  le  degré  d'utilité  de  leurs  services  leur  donnaient 
droit  de  s'élever  graduellement  et  d'arriver  jusqu'au  plus  haut 
échelon  rie  la  noblesse.  Ce  fut  alors  que  Catherine  marqua  par 
une  série  de  grades  cette  ascension  progressive;  et  poui  main- 
tenir la  supériorité  de  ces  grades  sur  les  anciens  titres  féodaux, 
il  fut  établi  en  principe  qu'un  titre  féodal  sans  grade  étant 
considéré  comme  nul  ne  donnait  aucun  rang  ,  et  que  la  pré- 
séance appartenait  au  grade. 

Il  suit  de  ce  principe  et  de  son  application  pratique  que 
tout  ce  qui  n'est  pas  serf,  artisan  ou  marchand  en  Russie  est 
noble  ou  peut  le  devenir.  On  ne  se  serait  pas  douté  peut-être 
que  le  principe  de  l'égalité  existât  en  Russie  au  profit  de  tout 
ce  qui  compose  ou  peut  former  l'établissement  public. 

Aux  grades  militaires  sans  exception  sont  attachés  tous  les 
droits  de  la  noblesse  ,  dont  le  premier  consiste  à  pouvoir  ache- 
ter et  posséder  des  terres  à  serfs.  Ce  droit  n'est  accordé  au  civil 
que  jusqu'au  huitième  grade  inclusivement.  Le  rapport  des 
grades  militaires  et  civils  est  établi  comme  il  suit: 

ÉCHELLE  GRADUÉE  DE  LA  NOBLESSE  EN  RUSSIE. 

GRADES    MILITAIRES.  GRADES    CIVILS.  CLASSIFICATION. 

i     Maréchal Premièreclasse iTe  cl. 

a     Général  en  chef Conseiller  privé  actuel...    2e  id. 

3  Lieutenant-général Conseiller  privé 3e  id. 

4  Généralmajor Conseiller  d'état  actuel..  4e  id. 

5  Pas  de  grade  correspondant.  \ 

Autrefois  brigadier   (  sup-  !  Conseiller  d'état 5e  id. 

primé  ) ' 

6  Colonel Conseiller  de  collège....  6e  id. 

7  Lieutenant-colonel Conseiller  de  cour 7e  id. 

g     fllaior Assesseur  de  collège 8e  id. 

9  Capitaine Conseiller   titulaire 9e  M. 

10  Capitaine  en  second Secrétaire  du  sénat ioe  id. 

ii   Lieutenant Secrétaire  du  gouvern...  u*  id. 

12  Sous-lieutenant Greffier  du  sénat iifiid. 

i3  Premier  enseigne Greffier  du  gouvernement.  1 3e  id. 

l4  Greffier  de  collège t4«  id. 


REVUE    DE     PARIS. 


1S5 


Les  progrès  de  la  richesse  et  de  la  civilisation  en  Russie  ont 
fait  revenir  sur  l'exclusion  absolue  donnée  aux  marchands  ou 
nçgocians.  On  a  accordé  aux  plus  distingués  le  grade  de  con- 
seiller du  commerce  ,  qui  les  assimile  aux  nobles  de  la  hui- 
tième classe,  sans  leur  ouvrir  la  carrière  des  emplois  civils. 
Us  peuvent  obtenir  des  croix  ,  des  décorations  ,  et  faire  atteler 
quatre  chevaux  à  leur  voiture. 

Tous  ceux  qui  font  partie  de  ces  quatorze  classes  appartien- 
nent au  service  public  ;  ils  jouissent  à  ce  titre  de  la  noblesse 
personnelle,  et  tant  qu'ils  restent  en  activité  de  service  ce  ser- 
vice leur  compte  pour  être  promus,  au  bout  de  trois  années 
dégrades,  au  grade  immédiatement  supérieur,  d'abord  jus- 
qu'au huitième,  où  ils  acquièrent  le  droit  de  posséder  des 
terres  à  serfs,  et  ensuite  du  huitième  grade  jusqu'au  premier. 
Le  privilège  de  posséder  des  terres  à  serfs  n'appartient  qu'aux 
huit  premières  classes. 

On  n'apprendra  pas  sans  surprise  que  la  noblesse  est  des- 
cendue en  Russie  jusqu'à  des  cocbers  de  la  cour  ,  abus  qu'A- 
lexandre a  réformé.  Le  cocher  de  Pierre  III  avait  rang  de 
major-général.  La  domesticité  de  cour  ,  les  fonctions  de  chan- 
tre j  celles  d'employé  aux  douanes,  aux  postes  et  aux  manu- 
factures de  la  couronne,  etc.  ,  peuvent  obtenir  des  patentes 
de  noblesse.  Des  comédiens  même  y  peuvent  prétendre.  Tel 
maître  de  danse  de  l'université  donne  ,  aux  examens  publics  , 
ses  leçons  en  uniforme  civil ,  la  cocarde  au  chapeau  et  l'épée 
au  côté.  Tel  acteur  prend  le  titre  de  major  ou  d'assesseur  de 
collège.  On  comprendra  donc  que ,  puisque  tous  les  autres 
professeurs  sont  nobles  ,  plusieurs  d'entre  eux  sont  parvenus 
au  grade  qui  répond  à  celui  de  général.  Enfin  le  plus  mince 
pédagogue  a  aussi  son  reflet  de  noblesse. 

Dans  les  assemblées  publiques  et  même  dans  les  réunions 
privées  ,  chacun  est  placé  suivant  l'ordre  hiérarchique  de  son 
grade.  Les  vieux  nobles  portent  les  titres  héréditaires  de  prin- 
ces ou  comtes  ,  et  n'ont  de  place  à  la  ville  et  à  la  cour  que 
d'après  leur  grade  civil  ou  militaire;  ils  n'en  obtiennent  aucun, 
et  ne  peuvent  même  voter  aux  assemblées  nobiliaires  s'ils  ne 
déclinent  leur  grade  acquis  par  leurs  services  ,  et  souvent  ce 
grade  peut  les  faire  reculer  à  la  dernière  place.  Sous  l'impéra- 
trice Catherine  ,  la  noblesse  avait  ses  entrées  libres  au  théâtre 


186 


REVUE    DE    PARIS. 


de  la  cour  ;  à  la  porte  on  demandait  à  chacun  quel  e'tait  son 
grade  pour  lui  assigner  sa  place  en  conséquence. 

Ce  n'est  pas  que  les  anciennes  qualifications  féodales  de 
comtes,  de  princes  ,  etc.,  n'existent  en  Russie  comme  ailleurs; 
elles  y  sont  même  plus  multipliées ,  parce  que  les  titres  sont 
héréditaires  pour  tous  les  enfans  d'une  famille  ,  n'importe  leur 
sexe.  De  plus  ,  les  conquêtes  successives  des  pays  tatars,  tels 
que  Kasan,  Astrakhan,  la  Crimée, la  Géorgie,  la  Mingrelie,  la 
Circassie  ,  ont  peuplé  l'empire  d'une  multitude  de  princes  et 
de  nobles  auxquels  on  a  laissé  la  consolation  de  leurs  titres. 
On  rencontre  même  encore  des  Tsarévitch,  des  Tsaritezes,  des 
Tsarevnes ,  à  qui  il  ne  reste  plus  que  cette  vaine  ombre  de 
leurs  anciennes  souverainetés.  Mais  dans  un  pays  où  le  rang 
est  tout ,  parce  que  seul  il  assure  la  jouissance  des  droits  so- 
ciaux, de  la  considération  sociale  et  de  l'influence  personnelle, 
on  conçoit  que  ceux  qui  ne  doivent  ce  rang  qu'à  leurs  grades 
ne  l'échangeraient  pas  pour  un  simple  titre  de  prince  ou  de 
comte  héréditaire  ,  qui  les  ferait  passer  après  ceux  sur  qui  ils 
ont  la  préséance. 

Les  titres  de  noblesse ,  accessibles  à  tout  le  monde  et  répan- 
dus avec  une  telle  profusion  ,  ne  sauraient  valoir  à  ceux  qui  les 
portent  une  bien  grande  considération  ,  et  surtout  il  sera  diffi- 
cile encore  que  ceux-ci  puissent  former  ce  qu'on  appelle  une 
formidable  corporation.  Nous  examinerons  ci-après  jusqu'à 
quel  point  la  noblesse  peut  être  et  a  été  formidable  aux  auto- 
crates de  toutes  les  Russies. 

L'ukase  de  Nicolas  rappelle  qu'un  des  plus  importans  privi- 
lèges de  la  noblesse  est  le  droit  électoral ,  par  lequel  elle  con- 
court au  maintien  de  l'ordre  public  et  de  l'administration  de 
la  justice.  C'est  en  vertu  de  cette  prérogative  que  les  corpora- 
tions de  la  noblesse  forment  dans  chaque  gouvernement  des 
assemblées  ,  non-seulement  pour  délibérer  sur  leurs  besoins 
et  leurs  intérêts,  mais  aussi  pour  choisir  dans  leur  sein  les 
fonctionnaires  les  plus  dignes  pour  les  diverses  branches  de  la 
justice  et  de  l'administration. 

Quoique  le  droit  électoral  fût  restreint  aux  anciens  nobles 
propriétaires  et  aux  huit  premières  classes  ,  puisqu'il  fallait , 
pour  exercer  ce  droit ,  posséder  des  terres  à  serfs  ,  le  nombre 
des  électeurs  se  trouva  ,  dans  ces    derniers  temps ,  tellement 


REVUE  DL  PARIS. 


187 


accru  par  les  vicissitudes  naturelles  des  choses,  comme  s'ex- 
prime l'ukase  ,  et  surtout  par  la  subdivision  des  biens  nobiliai- 
res ,  par  suite  de  ventes  et  successions  ,  que  les  résultats  de9 
élections  nobiliaires  cessèrent  de  répondre  au.but  et  à  l'esprit 
de  l'institution.  Qu'a  fait  l'ukase  pour  y  remédier?  Il  n'a  pas  , 
comme  on  le  prétend,  agrandi  les  droits  électoraux  de  la  no- 
blesse ;  il  en  a  ,  au  contraire,  restreint  l'exercice  en  ajoutant 
aux  qualifications  requises  ,  pour  assurer  d'autant  plus  la  bonté 
des  choix.  L'ukase  n'a  pas  conféré  aux  nobles  l'élection  de 
toutes  les  places  administratives  et  judiciaires ,  puisque  la  no- 
blesse de  souche  et  des  grades  était  en  possession  de  les  nom- 
mer; seulement,  pour  compenser  la  plus  grande  difficulté  des 
choix  d'un  corps  électoral  ainsi  restreint  par  les  nouvelles  qua- 
lifications ,  et  pour  encourager  les  élus  aux  services  locaux  im- 
posés par  les  élections  nobiliaires  ,  on  leur  accorde  des  récom- 
penses et  des  avantages  semblables  à  ceux  que  comporte  le 
service  de  l'état.  Rien  n'a  été  changé  d'ailleurs,  excepté  que 
les  présidens  des  tribunaux  de  gouvernement  doivent  être 
nommés  à  l'avenir  par  la  noblesse  ,  comme  les  autres  membres 
de  ces  corps  ,  et  qu'elle  doit  choisir  de  même  les  maréchaux 
de  gouvernement  (J) ,  dont  la  nomination  ,  comme  toutes  les 
autres,  doit  être  soumise  à  la  sanction  de  l'empereur. 

Les  modifications  qu'on  vient  de  mentionner  demandent 
quelques  explications  ;  les  services  locaux  imposés  par  les  élec- 
tions ,  et  qu'on  n'était  pas  libre  de  refuser ,  étaient  regardés 
comme  de  véritables  corvées  ,  parce  qu'ils  étaient  peu  consi- 
dérés ,  point  du  tout  rétribués  ,  entraînaient  plus  ou  moins  de 
responsabilité,  et  exposaient  aux  caprices  et  aux  exigences  des 
grands  seigneurs  du  pays. Comme  ces  services  ne  se  rapportaient 
qu'à  des  intérêts  privés  et  de  localité  ,  on  n'y  avait  pas  attaché 
les  avantages  qui  ont  pour  objet  d'encourager  le  service  pu- 
blic ,  comme  ,  par  exemple  ,  les  grades  conférant  les  privilèges 
et  la  considération  de  la  noblesse.  L'ukase  assimile  au  ser- 

(')  Ces  maréchaux  de  gouvernement  sont  les  présidens  de  la  no- 
blesse. On  choisit  d'ordinaire,  quand  on  le  peut,  le  plus  noble  et 
le  plus  riche  ,  sinon  le  plus  riche  ,  ne  fùt-il  qu'un  sous-lieutenant. 
En  nommant  ces  maréchaux  syndics ,  on  donnerait  une  idée  plus 
Juste  de  leur  importance  ,  qui  est  très-bornée. 

9  12. 


138  REVUE     DE    PARIS. 

vice  de  l'état  ceux  dont  seront  chargés  à  l'avenir  les  élus  de 
la  noblesse  5  mais  on  voit  que  celle-ci  n'a  rien  à  y  gagner. 
Tout  ce  qu'on  lui  accorde  ,  ce  sont  deux  nominations  de  plus, 
celle  de  président  des  tribunaux  de  gouvernement ,  et  celle  de 
maréchal  du  gouvernement ,  que  l'empereur  s'était  auparavant 
réservée. 

Les  élus  pour  ces  services  locaux  doivent  avoir  rempli  des 
emplois  au  service  public  ,  militaire  ou  civil  5  ils  ont  donc  un 
grade  :  mais  comme  ils  sont  en  retraite,  et  vivent  sur  leurs  terres, 
quand  on  les  rappelle  à  l'activité  ,  ils  éprouveront  moins  de 
répugnance  à  servir,  puisque  ces  nouvelles  fonctions  vont  leur 
rendre  le  droit  de  monter  en  grade.  On  pourra  donc  faire  tomber 
les  choix  sur  des  hommes  plus  instruits  et  surtout  plus  indé- 
pendans,  et  l'on  ne  verra  peut-être  plus  la  haute  aristocratie 
remplir  les  administrations  et  les  tribunaux  d'hommes  nuls  ou 
vendus  au  pouvoir. 

On  voit  à  quoi  se  réduisent  ces  concessions  ,  ces  compensa- 
tions que  Nicolas  a  dû  accorder  à  sa  noblesse  pour  obtenir 
éventuellement  son  appui  dans  l'exécution  de  futurs  projets 
d'ambition  à  l'extérieur  ;  on  voit  combien  l'indépendance  de 
l'Europe  est  menacée  par  cette  modification  dans  l'organisa- 
tion de  la  noblesse  russe,  «  institution  formidable ,  et  même  la 
seule  institution  de  cet  empire  ,  nous  a-t-on  dit,  après  laquelle 
on  ne  trouve  plus  rien  que  des  serfs.»  On  compte  pour  rien 
apparemment  cette  corporation  du  clergé,  d'autant  plus  puis- 
sante en  Russie  qu'aucun  peuple  au  monde  n'est  plus  dévoué  à 
sa  religion  et  à  ses  prêtres.  Aussi  voit-on  l'autocrate  de  toutes 
les  Russies  baiser  respectueusement  la  main  des  métropolitains. 
Quel  souverain  d'Europe  s'humilierait  ainsi  devant  les  évêques 
ou  les  ministres  du  culte  national  ?  On  oublie  encore  la  nom- 
breuse et  toujours  croissante  corporation  des  marchands  et 
négocians  ,  qui  paraît  devoir  éclipser  bientôt  le  premier  rang 
de  la  noblesse  par  sa  richesse  et  son  luxe  ,  corporation  qui  a 
trouvé  un  bien  meilleur  moyen  encore  de  justifier  les  distinc- 
tions et  les  privilèges  que  lui  accorda  l'empereur  Alexandre  , 
par  l'éducation  qu'elle  fait  donner  à  ses  enfans.  Mais  ,  pour  en 
revenir  à  la  véritable  question,  est-il  vrai  que  l'empereur  Ni- 
colas craigne  sa  noblesse,  et  qu'il  ait  besoin  de  la  flatter  pour 
obtenir  son  service?  Est-il  probable  qu'il  ait  senti  «le  besoin 


REVUE    DE    PARIS.  *^" 

de  façonner  aux  emplois  cette  noblesse  farouche  ,  et  qu  il  se 
prépare  à  enlacer  son  indépendance  dans  les  liens  des  fonc- 
tions salariées,  à  apprivoiser  sa  sauvagerie  dans  des  services 
de  cour?» 

Rien  dans  l'ukase  n'annonce  de  pareilles  intentions  ,  et  l  his- 
toire serait  là  pour  les  démentir. 

Il  suffît  d"abord  de  voir  de  quels  élémens  se  compose  cette 
noblesse  pour  être  convaincu  qu'elle  ne  peut  être  redoutable  a 
un  autocrate  de  Russie.  Catherine  II  avait  bien  calculé  les  ef- 
fets de  la  fusion  qui  devait  si  puissamment  neutraliser  l'un  par 
l'autre  l'ordre  civil  et  la  noblesse  aristocratique  etterritoriale;la 
noblesse,  comme  corporation,  se  trouverait  donc  paralysée 
dans  la  moitié  d'elle-même,  si  elle  tentait  de  rien  entreprendre 
contre  le  trône.  Aussi ,  toute  l'histoire  de  Russie  ,  surtout  celle 
des  derniers  temps  ,  avant  même  le  système  de  neutralisation 
de  la  politique  Catherine,  démontre  par  les  faits  que  ce  n'est 
pas  la  corporation  de  la  noblesse  ,  mais  l'armée ,  qui  a  toujours 
fait  les  révolutions.  La  tentative  de  1826  est  encore  bien  près 
de  nous  ,  et  c'est  la  seule  qui  n'ait  pas  eu  pour  objet  une  révo- 
lution de  cour.  On  sait  pourquoi  elle  devait  avoir  un  autre 
caractère  ,  on  sait  quel  autre  germe  de  révolution  rapporte- 
rait en  Russie  l'armée  qu'une  aveugle  ambition  aurait  l'impru- 
dence de  mettre  encore  en  contact  avec  les  peuples  et  les 
armées  d'une  civilisation  plus  libérale  que  la  civilisation 
ru:3e. 

Si  l'on  objecte  maintenant  que  l'élite  de  la  noblesse  russe 
était  à  la  tête  de  la  conspiration  militaire  de  1826  contrel'em- 
pereur  Nicolas  ,  je  répondrai  que,  dans  les  conspirations  mili- 
taires ,  ce  sont  des  corps  armés  composés  d'élémens  divers  qui 
y  figurent,  et  non  la  corporation  de  la  noblesse  comme  no- 
blesse, témoins  les  strelitz  .  et  les  régimens  des  gardes  sous 
Pierre  Ie',  Anne  Évanovna ,  Elisabeth,  Catherine  II,  Paul  Ier, 
et  même  Nicolas.  La  dernière  conspiration  serait  honorable 
pour  la  noblesse  russe ,  si  elle  seule  y  avait  pris  part ,  car  elle 
n'avait  pas  pour  objet  un  accroissement  de  privilège  ,  une 
plus  rare  part  au  pouvoir,  un  intérêt  de  corps  ,  mais  une  révo- 
lution politique ,  une  réforme  dans  les  institutions  et  le  gouver- 
nement. La  conspiration  prétendait  que  la  Russie  ,  qui  se 
pique  tant  de  se  modeler  sur  les  états  de  l'Europe  les  plus  ci- 


140  REVUE    DE    PARIS. 

vilisés  ,  devrait  suivre  en  effet  la  marche  des  temps  et  le 
progrès  de  la  civilisation  européenne. 

Des  faits  devenus  historiques,  et  qui  se  sont  passés  sous  nos 
yeux ,  achèveront  de  prouver  combien  un  empereur  russe  re- 
doute peu  le  pouvoir  et  même  les  justes  ressentimens  de  sa 
noblesse. 

Au  nombre  des  conspirateurs  traduits  en  1826  par-devant 
le  tribunal  criminel  de  haute  justice  se  trouvaient  cent  dix-sept 
officiers,  parmi  lesquels  on  comptait  : 

Princes 3 

Comtes 3 

Barons 3 

Généraux-majors.     ...»  6 

Conseillers-d'état.     ...  2 

Colonels i3 

Lieutenans-colonels ...  9 

Majors 6 

Capitaines 9 

Lieutenans 5c 

Sous-lieutenans 18 

Enseignes i5 


117 

Ces  cent  dix-sept  individus  étaient  ou  nobles  de  race ,  ou 
devenus  nobles  ,  comme  appartenant  au  service  militaire.  Un 
des  privilèges  de  la  noblesse  ,  et  un  de  ceux  auxquels  elle  tient 
le  plus,  est  l'exemption  de  toute  punition  corporelle,  surtout 
de  la  plus  ignoble  ,  la  potence.  Cependant  cinq  des  gentils- 
hommes conspirateurs  furent  pendus  en  1827  ,  et  tous  les  au- 
tres furent  envoyés  en  Sibérie  pour  y  servir  dans  les  travaux 
forcés  et  les  mines 5...  tous  y  sont  encore.  Et  cependant  ils  ap- 
partiennent à  cent  dix-sept  familles  des  plus  distinguées,  des 
plus  riches  et  des  plus  puissantes  de  la  Russie. 

On  ignore  que  l'empereur  ,  tout  autocrate  qu'il  est,  ne  peut 
nommer  directement  à  un  emploi  quelconque  celui  qui  n'au- 
rait pas  qualité  pour  le  remplir  :  il  ne  peut  nommer  colonel  , 
par  exemple  ,  qu'un  officier  ayant  passé  par  tous  les  grades  in- 


REVUE    DE    PARIS.  141 

férieurs;  nul  n'est  éligible  par  les  assemblées  nobiliaires  de 
gouvernement  qu'il  n'ait  passé  par  les  emplois  civils  ou  mili- 
taires. Le  titre  seul  de  gentilhomme  ou  de  noble  ne  donne  , 
comme  je  l'ai  dit,  aucun  droit  aux  fonctions  administratives. 
On  a  vu  encore  qu'à  ces  services  imposés  par  les  assemblées 
nobiliaires  n'était  attachée  aucune  espèce  de  rétribution.  Veut- 
on  savoir  quels  moyens  de  séduction  donnent  à  la  couronne 
les  services  à  traitement  ?  Un  sénateur  reçoit  mille  écus  d'ap- 
pointemens  ;  un  général  3  à  4,000  francs  5  un  colonel  1200  fr.  ; 
un  sous-lieutenant  300  fr.  Les  juges  sont  payés  dans  la  même 
proportion.  Aussi  combien  d'abus  ,  de  concussions  !  quelle 
corruption  honteuse  dans  toutes  les  branches  de  l'établisse- 
ment public  !  On  trouvera  dans  les  «  Voyages  du  docteur 
Clarke,  »  trop  peu  connus  en  France  (  Chrke's  Travels  in 
Russia) ,  le  hideux,  le  révoltant  tableau  de  ce  gouvernement 
à  bon  marché  qui  déprave  nécessairement  tous  ses  agens  ,  et 
qui  coûte  si  cher  au  peuple. 

Je  n'ai  rien  à  dire  de  la  servile  influence  que  peuvent  avoir 
quelques  emplois  onéreux  de  la  cour  sur  un  corps  aussi  nom- 
breux que  la  noblesse,  surtout  avec  lesélémens  qui  la  compo- 
sent. Quant  à  sa  sauvagerie,  ceux  qui  ont  vu  les  seigneurs 
russes  dans  le  cours  de  leurs  voyages  en  Europe  regretteront 
sans  doute  qu'ils  n'aient  pas  gardé  le  peu  qu'ils  en  avaient  à 
perdre  5  et  après  ces  nobles  eux-mêmes  personne  n'a  plus  d'in- 
térêt que  le  gouvernement  russe  à  leur  voir  conserver  long- 
temps ce  qui  en  reste. 

Le  Cn (') 

(')  L'auteur  de  cet  article  a  exercé  d'importantes  fonctions 
diplomatiques.  Quelques  motifs  qui  lui  sont  personnels  nous  em- 
pêchent de  donner  ici  son  nom  ;  mais  nous  n'avons  pas  cru  que  ce 
fût  une  raison  pour  priver  nos  lecteurs  de  ces  documens  curieux. 
Nous  espérons  pouvoir  y  ajouter  bientôt  un  article  sur  la  eour  de 
Saint-Pétersbourg,  par  l'auteur  de  l'article  sur  V empereur  Nicolas , 
dont  nous  ne  parlons  ici  que  pour  dire  que  ce  n'est  pas  à  lui  que 
nous  devons  aujourd'hui  cette  communication  nouvelle. 
Le  Directeur  de  la   Revue  de  Paris. 


L'ANGE  DE  SAINT-JEAN. 


SECONDE   PARTIE. 


Marguerite  était  orpheline...  sa  mère  était  morte!...  elle 
avait  été  frappée  dans  son  sommeil  par  une  apoplexie  fou- 
droyante,  et  laissait  son  enfant  bien-aimée  seule  au  monde. 
Le  désespoir  de  Marguerite  fut  d'abord  digne  de  toute  pitié  , 
car  aucune  voix  amie  ne  vint  murmurer  à  son  oreille  des  pa- 
roles consolantes  5  enfin  le  curé  de  Saint-Jean  vint  chez  elle. 
En  le  voyant ,  la  pauvre  enfant  éclata  en  sanglots  ,  et  ce  pre- 
mier moment  lui  déchira  le  coeur;  le  curé  la  laissa  pleurer ,  puis 
il  pleura  avec  elle  ,  et  tout  aussitôt  elle  souffrit  moins...  Cela 
fait  tant  de  bien  à  une  douleur  d'être  partagée  !...  Ensuite, 
l'homme  de  Dieu  lui  parla  de  ses  devoirs...  Le  lendemain,  les 
yeux  de  la  jeune  ouvrière  furent  encore  aussi  rouges;  car  lors- 
que le  cœur  est  brisé  qui  peut  s'empêcher  de  pleurer  ?...  Mais 
sa  chambre  fut  mise  en  ordre;  son  ouvrage  préparé;  elle  no 
murmura  plus;  ses  larmes  furent  silencieuses;  et  son  habit  de 
deuil  et  sa  solitude  racontaient  seuls  son  malheur. 

Elle  vivait  ainsi  seule  et  affligée;  avec  une.  résignation  chré- 
tienne, lorsque  le  curé  de  Saint- Jean  lui  fit  dire  de  venir  au 
presbytère.  Il  venait  de  recevoir  une  lettre  de  Mlle  d'Alleville 
qui  la  concernait.  Mlle   d'Alleville,  ayant  appris  la  mort  de 


REVUE    DE    PARIS'.  143 

Mme  Bernard  ,  annonçait  son  intention  de  servir  de  mère  à 
Marguerite,  et  de  la  prendre  auprès  d'elle  aussitôt  son  retour 
en  France  ,  qui  devait  être  dans  quelques  mois. 

«c  Mais  jusque-là  ,  disait  M'le  d'Alleville  ,  il  n'est  pas  con- 
venable que  Marguerite  reste  seule...  Elle  est  trop  belle  pour 
empêcher  la  calomnie  ,  parce  qu'elle  excitera  l'envie  et  la  mal- 
veillance ,  et  je  ne  veux  pas  que  ma  fille  adoptive  ,  ma  fraîche 
et  blanche  pâquerette  ,  soit  seulement  soupçonnée...  L'hôte' 
d'Alleville  eût  été  sa  retraite  jusqu'à  mon  retour,  sous  la  pro- 
tection de  Mme  Baudran  ;  mais  mes  frères  y  logent  tous  deux  ■> 
et  dès  lors  ma  maison  n'est  pas  l'asile  qui  convienne  à  Margue- 
rite en  mon  absence » 

M^e  d'Alleville  ajoutait  que  la  seule  protection  qui  pût  rem- 
placer la  sienne  en  attendant  son  arrivée  était  celle  de  la  fa_ 
mille  même  de  Marguerite.  Sa  cousine  était  mariée}  il  fallait 
qu'elle  allât  demeurer  chez  elle.  Mlle  d'Alleville  se  chargeait  de 
payer  pour  sa  protégée  une  pension  assez  forte  pour  que  son 
séjour  chez  Louise  fût  regardé  plutôt  comme  un  bienfait  que 
comme  une  obligation  réclamée  de  sa  reconnaissance.  Elle  au- 
torisait en  outre  le  curé  à  promettre  sa  protection  à  Louise, 
pour  elle  et  son  mari ,  s'ils  se  conduisaient  bien  envers  leur 
cousine. 

Mlle  d'Alleville  ,  dans  une  partie  de  sa  lettre  que  le  curé  ne 
lut  pas  à  Marguerite,  insistait  fortement  sur  la  nécessité  de 
ne  pas  la  laisser  dans  l'isolement.  Elle  avait  compris  le  carac- 
tère de  la  jeune  fille...  son  ame  mélancolique  et  rêveuse...  son 
cœur  passionné...  Le  voile  qui  enveloppait  cette  organisation 
remarquable  avait  été  soulevé  par  Mlle  d'Alleville,  dont  l'ob- 
servation était  plus  exercée  aux  mouvemens  de  l'ame  que  ne 
pouvait  l'être  la  mère  simple  et  bonne  de  l'Ange  de  Saint-Jean. 
Ce  n'est  pas  que  Mlle  d'Alleville  craignît  pour  elle  ;  mais  elle 
redoutait  même  l'apparence  du  blâme. 

En  apprenant  qu'elle  reverrait  bientôt  sa  protectrice  ,  Mar- 
guerite eut  un  moment  de  joie  ;  mais  elle  fut  évidemment  con- 
trariée de  la  résolution  de  Mlle  d'Alleville  de  la  faire  aller 
demeurer  avec  sa  cousine  ;  toutefois ,  elle  ne  fit  aucune  objec- 
tion ,  et  le  curé  envoya  chercher  Louise.  Elle  fut  contente  de 
l'arrangement  proposé,  parce  que  les  conditions  en  étaient 
fort  avantageuses  pour  elle,  et  qu'avant  tout   elle  était  inlé» 


1-44  REVUE    DE    PARIS.' 

ressée.  Elle  accepta  donc  sans  hésiter ,  reçut  l'argent ,  signa  le 
traité  du  marché  ,  et  il  fut  convenu  entre  elle  et  Marguerite 
que  le  dimanche  suivant  tout  serait  prêt  chez  Louise  pour  la 
recevoir. 

«  Mais  si  votre  marine  le  voulait  pas?  observa  le  curé;  nous 
n'avons  pas  songé  à  cela. 

■—Mon  mari!  dit  Louise  avec  un  sourire  dégaigneux... 
Mon  mari  s'occupe  de  son  état,  et  pas  du  tout  de  ce  que  je 
fais.  » 

Ce  ne  fut  que  lorsqu'elle  rentra  chez  elle  que  Marguerite 
sentit  la  force  de  l'engagement  qu'elle  venait  de  prendre...  En 
se  retrouvant  dans  cette  petite  chambre,  où  elle  avait  passé 
tant  de  nuits  à  soigner  sa  mère  malade,  et  travaillant  solitaire 
pour  avoir  le  pain  du  lendemain  ,  elle  comprit  qu'elle  n'aurait 
jamais  le  courage  de  quitter  un  lieu  qui  lui  rappelait  si  vive- 
ment ses  joies  et  ses  douleurs.  Son  pauvre  cœur  se  serra...  elle 
regarda  autour  d'elle...  Tout  ce  qui  l'entourait  était  autant  de 
précieuses  reliques...  Ce  n'est  pas  qu'elle  attachâtune  idée  plus 
oumoins  romanesque  aubuis  béni  qui  était  au-dessus  du  cruci- 
fix d'ébène  suspendu  dans  son  alcôve  blanche  ;  mais  il  lui  rap- 
pelait sa  mère...  Tout  ce  qui  meublait  ses  deux  petites  cham- 
bres était  un  don  de  MHe  d'Alleville...  Ces  souvenirs-là,  pour 
un  cœur  reconnaissant  comme  celui  de  Marguerite ,  étaient 
tous  d'une  force  dont  la  puissance  morale  était  éprouvée  par 
Marguerite ,  sans  être  comprise  ,  et  surtout  analysée.  Aussi 
mit-elle  une  sorte  de  religion  à  tout  laisser  en  ordre  ;  il  lui 
venait  d'ailleurs  dans  la  pensée,  mais  confusément ,  et  seule- 
ment d'après  quelques  mots  de  la  lettre  de  Mlle  d'Alleville, 
qu'un  jour  elle  pourrait  habiter  cette  retraite  avec  un  autre, 
et  elle  voulait  y  retrouver  ce  parfum  de  sainte  vertu  qu'exha- 
laient encore  tous  les  objets  qui  lui  venaient  de  sa  mère. 

VI. 

C'était  un  jour  d'hiver  froid  et  sombre  ,  et  pourtant ,  quoi- 
que ce  fût  un  dimanche,  et  qu'elle  eût  mis  tout  en  ordre  dès 
la  veille,  Marguerite  était  levée  bien  avant  le  jour!...  Elle 
voulait  prier  ,  prier  long -temps  devant  ce  lit  où  sa  mère  s'était 
couchée  pour  quelques  heures ,  et  où  elle  avait  trouvé  le  repos 


REVUE    DE    PARIS.  145 

éternel...  La  pauvre  enfant  souffrait,  car  elle  pleurait  seule... 
Enfin  elle  entendit  la  cloche  de  Saint-Jean,  et  partit  pour 
l'église,  où  elle  devait  communier  à  la  messe  du  curé,  et  trouver 
sa  cousine  avec  son  mari. 

C'est  une  sœur  que  je  place  sous  votre  protection,  dit  le 
curé  de  Saint-Jean  à  Louise  et  à  son  mari  lorsque  Marguerite 
lui  dit  adieu  ;  et  vous  ,  Georges ,  j'espère  que  Marguerite  Ber- 
nard sera  pour  vous  plus  qu'une  pareute  ordinaire,  car  elle  est 
la  fille  du  vieil  ami  de  votre  père.  Vous  savez  que  l'appui 
d'une  grande  dame  est  promis  à  vos  bons  soins  pour  elle  ,  mé- 
ritez-le tous  deux;  venez  souvent  me  voir ,  venez  tous,  vous 
surtout,  mon  enfant ,  dit-il  à  Marguerite,  vous  Y  ange  de  ma 
pauvre  église  ! 

L'ange  de  Saint-Jean  s'inclina  sur  la  main  du  curé  ,  reçut  sa 
bénédiction,  et  s'éloigna  avec  sa  nouvelle  famille ,  le  cœur 
serré,  les  yeux  pleins  de  larmes,  et  regrettant  du  cœur  ce  quar- 
tier qui  était  pour  elle  sa  patrie  et  jusqu'alors  son  univers. 

Louise  demeurait  dans  la  rue  de  Castiglione  ;  elle  v  occu- 
pait un  de  ces  appartenons  élevés  qui  dominent  les  Tuileries 
et  les  Champs-Elysées.  L'intérieur  était  bien  celui  d'une  cou- 
turière ;  mais  tout  avait  une  sorte  d'élégance  qui  frappa  Mar- 
guerite. Louise  jouissait  avec  un  orgueil  mal  caché  de  la  sur- 
prise de  sa  cousine  ;  elle  la  conduisit  dans  une  petite  chambre 
dont  la  portefenêîre  ouvrait  sur  le  balcon  circulaire;  les  rideaux 
en  étaient  blancs ,  ainsi  que  ceux  du  lit ,  les  meubles  neufs  et 
d'unejolie  forme.  Marguerite  s'en  plaignit.  Louise  lui  dit  alors 
avec  une  bonhomie  apparente  qu'on  ne  pouvait  moins  faire 
pour  la  pupille  de  31^*  cPAHeville. 

Et  dans  l'accent  de  sa  voix  il  y  avait  toute  l'amertume  d'un 
méchant  cœur.  Marguerite  la  regarda  avec  une  douce  pitié  et 
des  yeux  pleins  d'une  indulgence  qu'elle  ne  méritait  pas  ;  puis 
lui  prenant  la  main  : 

«  Ne  sommes-nous  donc  pas  sœurs  ,  Louise  ?  lui  dit-elle. 

»  Oh!  mon  Dieu,  sans  doute,  nous  sommes  sœurs!.... 
c'est  bien  vrai  :  ton  père  et  ta  mère  ont  été  si  bons  pour  moi  !  » 
Elle  disait  cela  avec  un  accent  glacé  ;  on  voyait  que  c'était 
une  leçon  qu'elle  avait  apprise  et  qu'elle  répétait.  Pendant  ce 
temps  elle  retirait  sa  main  de  celle  de  sa  cousine.  Marguerite 
ne  la  retint  plus;  seulement  ses  larmes  coulèrent  ,  car  elle  tM 
9  i2 


146  REVUE    DE    PARIS. 

aussitôt  se  vérifier  son  pressentiment  que  son  séjour  dans  cette 
maison  ne  pouvait  être  que  malheureux  pour  elle. 

—  Tu  devrais  bien  perdre  cette  habitude  de  toujours  pleu- 
rerait Louise  avec  l'humeur  que  témoignent  toujours  les  mé- 
dians lorsqu'ils  ont  affligé (')  ;  cela  ne  t'embellit  pas  au  moins; 
et  puis  il  faut  aussi  changer  ton  costume.  Comme  tu  es  habil- 
lée! ce  bonnet  !  cette  robe  !  comme  tout  cela  est  fait!  et  puis 
ce  petit  châle!...  Tu  as  bien  l'air  d'une  gmetle. 

— »  Et  que  suis-je  autre  chose  ?  répondit  Marguerite  avec 
douceur,  mais  en  regardant  sa  cousine  avec  une  expression  qui 
lui  fit  baisser  les  yeux. 

—  Alors,  reprit-elle  avec  aigreur  ,  un  moment  après,  pour- 
quoi faire  tant  de  bruit  d'une  grande  protection  ?  En  vérité  , 
en  écoutant  ce  vieux  radoteur  de  curé,  j'ai  cru  que  Mlle  d'Al- 
leville  t'avait  fait  son  héritière.  » 

Et ,  levant  les  épaules ,  elle  sortit  de  la  chambre.  Comme 
elle  ouvrait  la  porte,  on  entendit  crier  un  enfant. 

u  C'est  mon  fils,  dit-elle;  je  vais  aller  lui  donner...  puis 
tout-à-coup  elle  s'interrompit,  et  rougit  en  regardant  sa  cou- 
sine. 

—  Marguerite,  lui  dit-elle  d'une  voix  moins  assurée,  lorsque 
je  fus  prévenir  ma  tante  de  mon  mariage....  il  y  avait  déjà  un 
an  que  j'étais  mariée...  mais  secrètement.  » 

Elle  fit  alors  une  longue  histoire  à  laquelle  Marguerite  ne 
compritrien  ;  puis  elle  l'entraîna  auprès  du  berceau  de  sonfils, 
contente  d'avoir  menti  à  une  fille  pure  et  candide,  dont  en  effet 
elle  devait  respecter  l'innocence. 

Le  petit  Georges  était  un  charmant  enfant ,  âgé  seulement 
de  quelques  mois.  Tl  offrait  l'exacte  ressemblance  d'un  ange 
souffrant.  Ses  Joues  étaient  rondes  ,  parce  que  la  première  en- 
fance ne  se  dépouille  jamais  de  ces  formes  gracieuses,  même 
par  la  mort  ;  mais  le  pauvre  petit  était  pâle  et  paraissait  ma- 
lade. 

(')  C'est  une  remarque  singulière  à  faire  que  la  différence  qui 
existe  à  cet  égard  entre  un  regret  et  l'humeur.  Un  hon  cœur  n'aura 
cette  humeur  que  contre  lui-même  ,  s'il  a  affligé  involontairement. 
Une  personne  méchante,  au  contraire,  fera  une  dispute  d'une 
discussion  aussitôt  qu'elle  s'apercevra  qu'elle  a  offensé. 


REVUE   DE    PARIS.  147 

u  Cet  enfant  souffre  ,  dit  Marguerite  en  le  prenant  dans  ses 
bras  pour  l'embrasser. 

—  Oh  !  ne  le  lève  pas,  s'écria  Louise  ;  il  criera  ensuite  pour 
être  toujours  promené. 

— Eh  bien  !  je  le  promènerai  !  je  m'en  charge.  Pauvre  ange. 
Tiens  ,  il  ne  dit  plus  rien.  » 

En  effet,  l'enfant ,  qu'on  abandonnait  aune  solitude  entière, 
content  d'être  caressé  et  porté  ,  pencha  sa  tête  sur  l'épaule  de 
Marguerite  ,  en  souriant  doucement.  Louise  fronça  le  sourcil ; 
elle  prit  son  fils  des  bras  de  sa  cousine  avec  une  sorte  de  co- 
lère, dénoua  sa  robe,  et  lui  donna  à  téter.  L'enfant  saisit  le 
sein  avec  awdité.  Dans  ce  moment  Georges  Artaux  entra  dans 
la  chambre.  Son  premier  mouvement  fit  connaître  à  Marguerite 
qu'il  aimait  son  fils.  Il  fut  d'abord  à  lui  et  l'embrassa  avec  une 
extrême  tendresse,  puis  il  le  regarda  et  lui  sourit.  L'enfant,  en 
le  voyant  entrer  ,  lui  souriait  aussi  des  yeux;  mais  quand  son 
père  s'approcha  de  lui ,  il  quitta  le  sein  qu'il  tenait  si  avide- 
ment ,  comme  pour  l'accueillir  ;  puis  il  le  reprenait  et  le  quit- 
tait encore  toutes  les  fois  que  son  père  se  penchait  sur  lui  pour 
l'embrasser.  C'était  tout  un  jeu  ravissant  d'amour  et  d'inno- 
cence. Il  y  avait  un  charme  de  cœur  auquel  Louise  elle-même 
ne  put  demeurer  étrangère.  Elle  sourit  aussi  à  son  mari,  et  , 
passant  yn  bras  autour  de  son  cou,  elle  l'embrassa,  ainsi  que 
son  fils. 

Ce  tableau  ,  si  bien  fait  pour  être  apprécié  par  Marguerite  j 
lui  fit  un  moment  cependant  un  mal  affreux  ;  elle  pâlit  ,  et, 
détournant  la  tête  ,  elle  regarda  les  arbres  dépouillés  des  Tui- 
leries etleurs  branches  brunes,  se  dessinant  sur  la  neige.  Cette 
nature  en  deuil  était  plus  en  harmonie  avec  la  tristesse  de  son 
ame.  Comme  elle  venait  de  redoubler  cette  tristesse  déjà  si 
amère  !  Qu'était-elle  en  ce  moment  dans  le  monde,  pauvre 
orpheline  abandonnée  ?  Seule  ,  isolée  de  toute  affection  ,  si  elle 
mourait  aujourd'hui ,  elle  n'avait  pas  auprès  d'elle  un  seul 
être  pour  pleurer  sur  sa  bière  seulement  pendant  un  jour. 
Pauvre  Marguerite  !  depuis  la  mort  de  sa  mère  ,  jamais  son 
isolement  ne  lui  avait  semblé  aussi  complet  qu'en  ce  mo- 
ment. 


148  REVUE    DE    PARIS. 

VI. 

Georges  Artaux  était  un  jeune  homme  de  vingt-sept  à  vingt- 
huit  ans  ;  son  visage  n'avait  rien  de  remarquable  et  ne  préve- 
nait même  pas  en  sa  faveur;  son  front  avançait  beaucoup  sur 
ses  yeux  et  lui  donnait  un  air  sombre  que  ses  camarades  appe- 
laient de  la  méchante  humeur  ;  ses  yeux  étaient  petits  ,  mais 
très-expressifs,  et  leur  regard  bon; ses  dents  étaient  fort  blan- 
ches, mal  rangées  ;  mais  lorsqu'il  riait ,  ce  qui ,  au  reste,  était 
assez  rare  chez  lui ,  sa  physionomie  prenait  à  l'instant  une  ex- 
pression franche  et  cordiale.  Lorsqu'en  1823  le  tambour  battait 
la  générale  en  Espagne,  Georges  Artaux  demanda  à  son  père, 
vieux  soldat  de  la  garde  de  l'empereur,  son  sabre  ,  son  fusil  et 
sa  giberne,  et  il  s'en  fut  faire  la  guerre  ,  comme  volon- 
taire ,  pour  la  bonne  cause.  Il  avait  donc  étéjoindre  ce  martyr 
de  la  liberté  ,  ce  pauvre  Riégo ,  qu'ils  ont  pris  comme  des  traî- 
tres et  tué  comme  des  assassins ,  eux  qui  l'accusaient  d'être 
l'un  et  l'autre.  Georges  était  avec  lui  quand  il  fut  pris  dans  cette 
Tenta  !  Il  voulut  le  défendre  :  mais  il  succomba  ,  fut  pris  lui- 
même  et  jeté  dans  un  cachot  bien  fétide  et  bien  noir  ,  dont  il  ne 
sortit  que  par  un  de  ces  hasards  qu'on  peut  appeler  miracle. 
Quand  il  fut  libre  ,  Ferdinand  était  remonté  sur  ces  planches 
sanglantes  qu'il  appelait  letrô?ie  de  ses  pères.  Riégo  était  pendu; 
la  bonne  cause  de  la  liberté  était  morte,  égorgée  dans  la  per- 
sonne de  plusieurs  milliers  de  victimes.  Georges  secoua  la  tête, 
remit  son  sabre  dans  le  fourreau  ,  l'arme  au  repos  ,  et  revint 
chez  son  père  ,  tout  en  regrettant  Riégo  ,  dont ,  au  reste  ,  il  ne 
parlait  jamais  qu'en  ôtantsonbonnet.  Son  éducation  était  celle 
que  pouvait  recevoir  le  fils  d'un  pauvre  sous-officier  en  retraite  : 
il  savait  écrire  ,  compter  ,  avait  lu  quelques  bons  livres  et  ne 
connaissait  d'autre  histoire  que  celle  de  la  France  depuis  1789, 
mais  particulièrement  l'époque  de  l'empire.  Il  était  d'une 
grande  bravoure ,  sévère  dans  ses  principes  et  bon  par  le  cœur; 
son  mariage  en  était  une  preuve. 

Comme  il  avait  toujours  ignoré  les  projets  de  Mme  Bernard 
relativement  à  lui  et  à  Marguerite  ,  il  était  avec  elle  aussi  na- 
turellement qu'avec  une  sœur.  Dans  les  premiers  momens  de 
l'arrivée  de  sa  cousine ,  il  ne  parut  pas  cependant  que  leurs  rap- 
ports d'amitié  dussent  être  bien  intimes. 


REVUE    DE    PARIS.  149 

*  C'est  une  hypocrite  !  disait  Louise  ;  c'est  une  de  ces  fem- 
mes qui  ne  vivent  que  de  prières  et  d'eau  bénite...  Aussi  ils 
l'ont  appelée  l'ange  de  Saint-Jean!...  Cela  fait  pitié!  »  poursui- 
vait-elle en  levant  les  épaules. 

Elle  les  leva  tant  et  si  souvent  que  Georges  voulut  exami- 
ner Marguerite  dans  le  peu  d'instans  qu'il  passait  chez  lui  eu 
revenant  de  sa  journée...  Il  ne  vit  en  elle  qu'une-fille  pieuse  , 
régulière  ,  d'une  humeur  toujours  égale...  Seulement  il  la  sur- 
prenait souvent  pleurant... 

VIII. 

C'est  que  les  mois  s'écoulaient,  et  Mlle  d'Alleville  ne  reve- 
nait pas  ;  le  printemps  allait  finir  ,  et  une  nouvelle  lettre  an- 
nonçait que  son  retour  n'aurait  lieu  qu'à  l'hiver  prochain.  En 
lisant  celte  lettre  Marguerite  se  sentit  mal  à  l'aise...  Elle  était 
malheureuse  chez  sa  cousine,  elle  souffrait  de  ce  qu'elle  voyait, 
de  ce  quy elle  entendait,  e.t  pourtant  il  fallait  se  taire...  La  seule 
joie  de  ses  longues  heures  de  solitude  était  le  petit  Georges... 
Cet  enfant,  presque  abandonné  par  sa  mère,  avait  été  recueilli 
par  Marguerite  avec  une  affection  sainte  ,  tandis  que  Louise 
l'oubliait  depuis  son  sevrage,  en  riant  et  chantant  avec  ses 
ouvrières  et  les  commis  d'un  magasin  de  soieries  qui  étaitdans 
la  maison  même.  Plusieurs  fois  ,  Louise  avait  dit  à  sa  cousine 
de  venir  s'amuser  innocemment  avec  elle}  mais  cette  façon 
d'être  était  trop  en  opposition  avec  celle  de  Marguerite  pour 
qu'elle  s'y  prêtât.  Elle  restait  donc  toujours  dans  sa  petite 
chambre  avec  l'enfant ,  qui  l'aimait  comme  une  mère.  Aussi 
Louise  et  tout  ce  qui  l'entourait  rappelait-il  bégueule  et  bigote. 
Marguerite  souffrait  tout  sans  se  plaindre  ;  car  le  modeste  mé- 
nage de  Georges  Artaux  n'était  que  trop  le  théâtre  de  scènes 
scandaleuses  et  répétées  tous  les  jours  ;  ce  n'était  même  qu'aux 
efforts  constans  de  la  jeune  fille  que  Louise  devait  d'avoir  évité 
jusqu'ici  une  rupture  entière  avec  son  mari. 

Un  jour  on  lui  apporta  des  billets  pour  aller  à  l'un  des  théâ- 
tres des  boulevards}  il  était  déjà  tard,  elle  était  seule,  et  pro- 
posa à  Marguerite  de  venir  avec  elle...  Marguerite  refusa  ,  et  fit 
observer  à  Louise  qu'elle-même  ne  pouvait  sortir,  parce  que  son 
fils  était  malade  ;  depuis  le  matin  l'enfant  avait  la  fièvre  et  pa- 
raissait accablé. 

9  l3- 


150 


REVUE    DE    PARIS. 


«Allons  donc  ,  dit  Louise,  ne  veux-tu  pas  que  j'aille  rester 
enfermée  parce  qu'un  enfant  est  fatigué,  et  qu'il  dort. 

—  Georges  est  malade...  Georges  a  la  fièvre  !  répéta  Margue- 
rite d'un  ton  sérieux... 

—  Et  moi  je  te  dis  qu'il  n'a  rien...  Enfin  ,  veux-tu  venir  ? 

—  Non  ! 

—  Il  est  bien  extraordinaire  que  tu  me  refuses  toujours,  Mar- 
guerite ;  cela  cache  un  mystère. . .  et  peut-être  un  mystère  cou- 
pable ! 

—  Il  n'y  en  a  pas  d'autre  que  ma  volonté...  Tu  sais  bien , 
Louise,  que  pendant  le  temps  de  mon  deuil  je  n'irai  pas  au 
spectacle. 

— Allons  donc  !  il  y  a  plus  d'un  an  que  ta  mère  est  morte  !... 
à  quoi  bon  porter  son  deuil  deux  ans!...  Ceux  qui  sont  morts 
sont  morts  ,  après  tout! 

—  Louise  !  dit  Marguerite  en  se  levant  et  avec  un  regard  et 
un  accent  qui  firent  baisser  les  yeux  de  la  méchante  femme. 

— Hypocrite  !»  murmura  Louise  ;  et  elle  sortit  de  la  cham- 
bre enfermant  la  porte  avec  violence...  Un  momentaprès  elle 
rentra  avec  son  chapeau  et  son  manteau,  et  dit  à  Marguerite: 

«  Tu  ne  veux  pas  venir?  » 

Marguerite  répéta  son  refus  ;  Louise  frappa  du  pied. 

«  Ecoute  ,  Louise  ,  lui  dit  sa  cousine  en  entraînant  la  jeune 
mère  auprès  du  berceau  de  son  fils...  Georges  est  malade... 
Regarde-le...  Et  soulevant  le  petit  rideau  .  elle  montra  l'en- 
fant accablé  par  la  fièvre...  Mais  cette  fièvre  colorait  faible- 
ment ses  joues ,  et  Louise  n'y  voulut  voir  qu'un  enfant  beau 
et  dormant. 

— Tu  es  une  méchante  fille  ,  Marguerite  !. . .  Tu  fais  là  tout 
un  embarras  d'inquiétudes  pour  te  faire  valoir...  Crois-tu  que 
je  ne  te  devine  pas?...  Tu  te  tromperais...  Je  te  le  prou- 
verai. » 

Dans  ce  moment ,  M.  Auguste,  l'un  des  commis  de  la  maison 
de  commerce  du  premier,  arriva  en  courant. 

«Eh bien!  partons-nous?... Il  est  déjà  sept  heures!  le  rideau 
sera  levé!... 

—  Elle  ne  veut  pas  venir,  dit  Louise  d'un  ton  d'humeur  cha- 
grine en  montrant  Marguerite  assise  près  du  berceau  de  l'en- 
fant malade. 


REVUE  DE  PARIS. 


151 


—  N'est-ce  que  cela?...  Ma  sœur  est  toute  prête,  et  elle  vien- 
dra avec  nous.  » 

Louise  jeta  un  regard  de  colère  méprisante  sur  sa  cousine  , 
et  s'élança  hors  de  la  chambre  en  chantant. 

Demeurée  seule ,  Marguerite  pleura  amèrement...  Depuis 
plusieurs  mois  ,  cette  tristesse  qui  l'avait  frappée  lors  de  la 
mort  de  sa  mère  avait  pris  le  caractère  d'une  souffrance  qui  , 
elle  le  sentait,  la  mènerait  à  mourir... 

«  Priez  !  »  lui  disait  le  curé  de  Saint-Jean. 

Elle  priait  et  souffrait  toujours...  C'était  cet  isolement...  cette 
solitude  de  cœur  surtout  dans  laquelle  elle  vivait  qui  la  tuait... 
Et  puis  ce  qui  se  passait  sous  ses  yeux  !...  Vingt  fois  elle  avait 
voulu  tout  dire  à  Mlle  d'Alleville,  et  puis  elle  n"en  avait  jamais 
le  courage...  Il  fallait  accuser  sa  cousine...  la  fille  adoptivede 

son  père Ensuite  M^e  d'Alleville  allait  arriver.  Marguerite 

aimait  mieux  attendre  5  cependant  il  y  avait  des  moniens  où 
cette  tristesse  lui  pesait  sur  le  cœur,  le  lui  serrait  à  lui  faire  une 
angoisse  de  douleur...  Souvent  aussi ,  dans  ces  momens  de  souf- 
france, elle  surprenait  au-dedans  d'elle-même  des  mouvemens 
haineux  pour  sa  cousine. . .  Elle  lui  en  voulait  d'être  aussi  mau- 
vaise mère...  aussi  mauvaise  femme!...  Alors  elle  prenait  le 
petit  Georges  dans  ses  bras  ,  le  couvrait  de  baisers  et  de  lar- 
mes ,  et  le  serrait  si  fort  contre  son  pauvre  cœur  brisé  ,  que 
l'enfant  pleurait  aussi  tout  en  lui  rendant  ses  caresses...  Plu- 
sieurs fois  Georges  Artaux  avait  surpris  Marguerite  tout  en 
pleurs,  et  lui  avait  demandé  avec  intérêt  ce  qu'elle  avait,  car 

il  l'aimait  et  l'estimait  profondément Mais  quelque  instance 

qu'il  pût  lui  faire,  elle  ne  voulut  jamais  parler.  IN'était-il  pas 
déjà  assez  à  plaindre  sans  aller  lui  dire  : 

((  Et  moi  aussi  je  suis  malheureuse  chez  vous  ! 

Ce  n'était  pas  Georges  d'ailleurs  qui  rendait  la  jeune  fille 
malheureuse  )  il  était  au  contraire  si  bon  pour  elle  !.. .  Et  elle  le 
sentait  bien. 

Le  même  jour  de  cette  querelle  avec  Louise  pour  le  spec- 
tacle ,  Marguerite  pleurait  encore  auprès  du  berceau  de  son 
fils  ,  lorsque  Georges  revint  de  son  atelier.  La  chambre  était 
obscure  ;  Marguerite  ,  absorbée  dans  sa  rêverie,  n'avait  pas 
allumé  la  lampe  ;  le  bruit  que  fit  la  porte  en  s'ouvrant  réveilla 
le  petit ,  qui  tout  aussitôt  se  mit  à  gémir Une  plainte  et  un 


152  REVUE    DE    PARIS. 

sanglot  fuient  donc  le  seul  accueil  que  reçut  l'ouvrier  fatigué 
en  rentrant  dans  sa  demeure...  Marguerite  fut  allumer  la  lampe, 
et  pendant  ce  temps  elle  essuyait  ses  yeux ,  car  elle  savait  que 
Georges  était  toujours  affligé  de  la  voir  pleurer;  mais  ses  yeux 
demeurèrent  rouges  et  gonflés  ,  et  l'enfant  continuait  à  se 
plaindre. 

«  Qu'est-ce  donc  ?  demanda  Georges  avec  inquiétude. 

—  Cen'est  rien, mon  cousin,  ne  vous  inquiétez  pas;  Georges 
est  un  peu  malade ,  mais...  » 

Et  tout  en  lui  disant  de  ne  pas  s'inquiéter,  un  cri  lui  échappa... 
En  s'approchant  du  berceau  avec  la  lumière,  elle  venait  d'aper- 
cevoir le  visage  de  l'enfant  bouleversé  par  des  convulsions...  et 
sa  respiration  fait  un  étrange  bruit. 

«Courez  chercher  le  médecin!  »  s"écria-t-elle  hors  d'elle- 
même. 

Sans  lui  faire  une  question  Georges  s'élance  dans  l'escalier, 
îe  franchit  en  deux  bonds,  court  à  la  maison  voisine  chez  l'un 
des  médecins  les  plus  habiles  de  Paris  ,  et  l'entraîne  tout  aussi 
rapidement  auprès  du  berceau  de  son  fils...  Hélas!  le  pauvre 
enfant  était  bien  mai! 

«  On  m'a  appelé  bien  tard ,  dit  le  médecin  ;  c'est  le  croup  !...  » 
Il  pose  lui-même  des  sangsues,  un  vésicatoire ,  et  promet  de 
revenir. 

Marguerite  et  Georges,  demeurés  seuls  auprès  du  pauvre 
petit  mourant ,  ne  parlent  pas  dans  leur  affliction  ;  tous  deux 
pleurent ,  car  Georges  est  un  de  ces  hommes  bons  et  simples 
dont  le  cœur  n'est  pas  desséché  par  le  vent  du  monde.  Le  pré- 
jugé ne  lui  a  pas  dit  de  ne  pas  pleurer  parce  qu'il  est  homme  ; 
et  le  père  n'a  pas  honte  de  ses  la  rmes.  Tout-à-coup  il  se  lève  et 
va  auprès  de  Marguerite ,  il  lui  prend  la  main ,  la  lui  serro 
convulsivement,  et  dit  d'une  voix  sourde  : 

(i  Où  donc  est-elle  ?  » 

Marguerite  ne  lui  répond  pas  ,  et  pourtant  elle  l'a  compris; 
mais  elle  ne  peut  parler. 

«Ma  cousine,  je  vous  en  prie,  je  vous  en  supplie...  dites  , 
où  est  ma  femme  ?  » 

Marguerite  laisse  échapper  la  vérité.  En  l'écoutant,  Georges 
maudit  Louise  avec  de  telles  imprécations  qu'elle  en  frémit. 

«  Oh  !  priez  avec  moi  plutôt  que  de  maudire  !  »  s'écrie  Mar- 


REVUE      DE     PARIS.  153 

guérite.  Et,  tombant  à  genoux  sur  le  carreau  ,  elle  prie  Dieu 
pour  l'enfant  malade  et  pour  le  père  souffrant,  car  il  souffre  , 
le  malheureux ,  il  souffre  bien  !  Et  pourtant,  en  regardant  cette 
jeune  fille  penchée  sur  le  lit  de  son  fils  expirant,  comme  l'ange 
dont  elle  porte  le  nom ,  il  ne  peut  plus  maudire,  il  ne  peut  que 
prier  avec  elle. 

Tout-à-coup  le  silence  est  rompu  par  des  éclats  de  rire  qui 
retentissent  dans  l'escalier,  la  porte  s'ouvre  avec  fracas,  et 
Louise  entre  en  chantant.  Mais  ce  qu'elle  aperçoit  d'abord  suffit 
pour  interrompre  sa  chanson. 

Son  mari  est  au  milieu  de  la  chambre ,  debout  en  face  d'elle, 
les  bras  croisés  sur  sa  poitrine  ,  et  la  regardant  d'un  air  fu- 
rieux ;  Marguerite  prie  agenouillée  auprès  du  berceau  où  est 
étendu  son  enfant  pâle  ,  entouré  de  linges  sanglans,  et  dont  la 
respiration  sifflante  paraît  celle  de  l'agonie.  Elle  n'est  pas 
menteuse,  car  il  se  meurt. 

ci  Mon  Dieu!  s'écrie  la  malheureuse  femme,  car  une  mère 
est  toujours  mère ,  mon  Dieu  ,  pardonnez-moi  !  » 

Et  tombant  à  genoux  ,  elle  aussi ,  elle  veut  prier  ;  mais  elle 
ne  peut  que  pleurer,  et  ses  larmes  ne  ranimeront  pas  cette 
pauvre  jeune  fleur  qui  s'en  va  se  fanant. 

Sa  lutte  avec  la  mort  ne  fut  pas  longue  :  elle  ne  dura  que 
la  nuit.  Quelques  convulsions  agitèrent  ses  yeux  voilés  ,  firent 
trembler  ses  petits  membres;  puis  au  matin  le  pauvre  enfant 
mourut. 

Le  désespoir  du  père  fut  silencieux:  le  cœur  d'un  homme 
n'a- pas  de  paroles  pour  une  grande  douleur.  Celui  de  la  mère 
fut  terrible  :  car  c'était  le  désespoir  d'une  coupable,  et  là  où 
il  y  a  des  remords  la  consolation  ne  pénètre  pas...  cependant 
au  milieu  de  ce  deuil  Marguerite  était  la  seule  qui  priât. 

IX. 

Quelques  semaines  étaient  à  peine  écoulées  depuis  la  mort 
du  petit  Georges,  et  l'intérieur  de  sa  famille  était  devenu  un 
enfer.  Il  serait  trop  long  et  peu  convenable  de  donner  ici  le  dé- 
tail de  ce  qui  avait  précédé  le  mariage  de  Louise  et  de  Geor- 
ges Artaux  ;  il  suffit  de  dire  que  de  la  part  de  Georges  il  n'y 
eut  jamais  d'amour.  Ce  fut  une  faute  qui  amena  la  nécessité 


154  REVUE    DE    PARIS. 

d'une  réparation.  Dans  cette  faute  le  jeune  homme  était  sans 
aucun  tort  et  la  jeune  fille  sans  aucune  excuse;  car  jamais  il 
ne  l'avait  aimée  ,  et  elle  le  savait.  Cependant  il  l'épousa,  et 
après  la  naissance  de  son  fils  il  aurait  fini  par  s'attacher  à  la 
mère  si  la  conduite  de  Louise  ne  l'avait  au  contraire  éloigné 
d'elle. 

Lorsque  Marguerite  vint  demeurer  avec  eux  ,  Georges 
n'ignorait  plus  que  le  bonheur  de  son  intérieur  était  détruit 
pour  la  vie...  mais  la  présence  de  la  jeune  fille  l'empêcha  long- 
temps de  prendre  une  resolution  qui  lui  coûterait  d'autant 
moins  à  exécuter  que  la  conduite  de  Louise  l'autorisait  à  gar- 
der son  fils  avec  lui.  Il  voulut  par  la  sienne  prouver  à  une  per- 
sonne de  la  famille  de  sa  femme  combien  elle  avait  peu  manqué 
d'indulgence  et  d'élémens  de  bonheur  pour  lui  donner  le  sien 
même.  Et  puis  lorsqu'enfin  son  honneur  outragé  lui  imposa 
l'obligation  de  prendre  un  parti  positif ,  il  fut  tout  surpris  de  ne 
plus  en  avoir  non-seulement  la  force  ,  mais  la  volonté.  Cette 
maison  qui  lui  était  odieuse  lui  était  devenue  chère.  Ce  n'était 
plus  en  tremblant  qu'il  y  rentrait  à  la  suite  d'une  journée  d'un 
travail  fatigant  ;  il  pressait  au  contraire  son  pas  pour  voir  plus 
tôt  Marguerite  venant  lui  ouvrir  la  porte ,  ayant  son  fils  sur  ses 
bras  ,  et  lui  disant  avec  sa  voix  douce  : 

«  Bonsoir  ,  Georges,  n 

Et  puis  elle  lui  avançait  une  chaise  si  gracieusement  auprès 
du  poêle  ou  bien  auprès  de  la  fenêtre,  sur  laquelle  était  tou- 
jours un  pot  de  fleurs.  Un  autre  jour  c'était  le  petit  Georges 
appelant  son  père  pour  la  première  fois...  c'était  son  premier 
pas ,  c'étaient  enfin  des  jouissances  infinies  pour  le  cœur  d'un 
père  [...c'était  le  bonheur. 

Mais  l'enfant  mourut  ;  alors  Louise  ne  put  se  dissimuler 
plus  long-temps  que  son  mari  ne  demeurait  auprès  d'elle  que 
par  un  motif  qui  lui  était  étranger.  Elle  le  devina  ce  motif, 
non  par  l'instinct  du  cœur ,  mais  par  celui  de  la  méchanceté. 
Ce  moment  fut  terrible...  Cette  femme  qui  n'aimait  plus  rede- 
vint furieuse  d'amour  ,  et  d'amour  jaloux  pour  un  homme  qui 
en  aimait  une  autre  et  cherchait  à  la  fuir.  Son  cœur  corrompu 
ne  put  lui  laisser  voir  qu'une  liaison  criminelle.  Cependant  elle 
n'était  sûre  de  rien  ;  elle  eut  la  force  de  se  taire.  Pour  parler  , 
il  lui  fallait  une  certitude  qu'elle  voulait  obtenir. 


REVUE    DE    PARIS.  155 

Un  jour  ils  étaient  tous  trois  devant  la  fenêtre.  C'était  le 
soir  et  dans  l'été.  Il  y  avait  sur  le  balcon  un  beau  rosier  multi- 
flore  dont  les  fleurs  tombaient  sur  la  tête  de  Marguerite,  qui 
était  assise  sur  une  petite  chaise  basse  que  Georges  lui  avait 
faite  ,  et  que  le  matin  même  il  lui  avait  apportée  pour  son  jour 
de  naissance  avec  le  beau  rosier  tout  en  fleurs.  Marguerite 
avait  un  air  heureux  que  depuis  long-temps  Louise  ne  lui 
connaissait  plus  ;  elfe  était  pensive,  mais  sa  rêverie  était 
douce  ,  car  elle  souriait  tout  en  murmurant  un  cantique  ,  et, 
regardant  vaguement  au-dessous  d'elle  cette  foule  qui  entrait 
et  sortait  par  la  grille  du  jardin.  Jamais  Marguerite  n'avait  été 
aussi  belle.  Son  front  blanc  recouvert  d'un  bandeau  de  ses 
cheveux  noirs  était  la  révélation  d'une  ame  tout  entière.  Sa 
mise  elle-raêrae,  toute  pudique  et  convenable  dans  son  état, 
contribuait  à  l'embellir.  On  ne  l'aurait  pas  souhaitée  vêtue 
plus  richement.  Son  petit  bonnet  garni  de  tulle  prenait  si  bien 
sa  tête  ,  sa  robe  de  percale  noire  marquait  si  bien  sa  taille  !  Et 
puis  elle  était  comme  enveloppée  dans  un  voile  de  pudeur  in- 
quiète et  souffrante  qui  lui  donnait  un  charme  magique.  Geor- 
ges était  en  face  d'elle  ;  il  paraissait  aussi  regarder  dans  les 
Tuileries  ;  mais  il  ne  voyait  qu'elle,  et  c'était  avec  une  émotion 
que  la  jeune  fille  craignait  de  comprendre,  mais  qui  l'entou- 
rait ,  la  pressait  de  toutes  parts  ;  elle  se  trahissait  surtout  lors- 
que Marguerite  inclinait  ou  relevait  sa  tête  pour  suivre  les 
ondulations  du  rosier  ou  pour  sentir  le  parfum  de  ses  fleurs.  Il 
y  avait  dans  cette  situation  une  magie  dont  la  puissance  agis- 
sait en  souveraine  sur  les  personnages  de  cette  scène  muette  et 
pourtant  bien  importante  dans  la  destinée  de  chacun.  Mais 
dans  ce  que  Marguerite  éprouvait  Dieu  se  retrouvait  encore, 
et  la  pieuse  jeune  fille  était  toujours  l'ange  de  Saint- Jean. 
Elle  dormait ,  la  pauvre  enfant  ,  elle  dormait ,  car  il  est  si 
doux  ,  le  printemps  de  l'amour  !  elle  dormait  là  ,  au  milieu  de 
ses  roses ,  de  ce  sommeil  dont  le  réveil  est  quelquefois  bieu 
doux  ,  mais  plus  souvent  terrible. 

Louise  se  taisait  comme  eux  ,  mais  son  œil  enflammé  les 
poursuivait  jusque  dans  leur  rêverie.  Depuis  deux  jours  elle 
ne  doutait  plus  ,  et  ce  qu'elle  voyait  la  confirmait  dans  sa  cer- 
titude. Peut-être  elle  allait  éclater  lorsqu'une  de  ses  ouvrières 
lui  remit  une  lettre  que  le  facteur  venait  d'apporter.  Elle  était 


156  REVUE    DE    PARIS. 

pour  Marguerite  ,  et  du  curé  de  Saint-Jean.  Il  annonçait  le 
retour  de  Mlle  d'Alleville.  Elle  devait  arriver  le  25  juillet,  et 
l'on  était  au  20  juin.  Marguerite  poussa  un  cri  de  joie. Mlle d'Al- 
leville chargeait  le  curé  d'annoncer  à  sa  fille  adoptive  qu'à 
l'avenir  elle  ne  la  quitterait  plus  ,  et  que  si  elle  devait  encore 
sortir  de  France  ce  ne  serait  qu'avec  elle.  Marguerite  ,  disait 
Mlle  d'Alleville  ,  devait  partir  de  Paris  huit  jours  après  la  ré- 
ception de  sa  lettre  ,  pour  aller  l'attendre  dans  sa  terre  d'Alle- 
ville-les-Bruyères  ,  où  elle  devait  passer  le  reste  de  l'été  avant 
de  revenir  à  Paris. 

La  première  nouvelle  du  retour  de  sa  bienfaitrice  avait  saisi 
Marguerite  d'une  joie  infinie  ;  mais  à  mesure  que  ses  idées  se 
succédaient,  cette  joie  devenait  moins  brillante.  Bientôt  elle 
se  ternit ,  et  finit  par  disparaître  sous  un  nuage  sombre.  Ce 
qu'elle  éprouvait ,  elle-même  ne  savait  comment  l'expliquer. 
N'était-elle  pas  joyeuse?  elle  devait  l'être  au  moins,  et  pour- 
tant elle  pleurait.  En  voyant  ses  larmes  Georges  s'approcha 
d'elle  et  lui  dit  : 

«  Cela  vous  fait-il  de  la  peine  de  quitter  Paris,  ma  cousine  ? 
Si  vous  ne  voulez  pas  partir,  vous  en  êtes  la  maîtresse.  Vous 
savez  bien  que  vous  avez  toujours  un  asile  à  votre  disposi- 
tion. 

—  Et  où  donc  cela  ?  demanda  Louise  d'un  ton  péremptoire 
et  si  insolent  que  l'expression  ne  pouvait  en  être  douteuse. 
Georges  fut  stupéfait,  et  les  larmes  de  Marguerite  s'arrêtèrent. 
Louise  les  regarda  tous  deux  avec  une  méchanceté  infernale, 
et  poursuivit  :  Oui,  je  vous  demande  quelle  est  la  demeure 
que  doit  habiter  mademoiselle.  Croyez-vous  donc  tous  les  deux 
que  je  serai  assez  simple  ou  bien  assez  lâche  pour  souffrir  qu'elle 
dorme  une  nuit  de  plus  sous  mon  toit  ?  Non  ,  non  ,  elle  va 
sortir  de  chez  moi ,  et  à  l'instant  même.  » 

Georges  pâlit,  ses  dents  grincèrent,  il  serra  les  poings  et 
s'élança  sur  Louise.  En  voyant  ce  mouvement ,  Marguerite 
s'élança  entre  elle  et  lui, et  reçut  le  coup  au  milieu  delà  poitrine. 
Elle  poussa  un  cri;  Louise  éclata  d'un  rire  sauvage. 

«  Misérable  !  s'écria  Georges,  il  ne  tient  à  rien  que  je  te 
puivérise  sous  mes  pieds  ! 

—  Tout  beau ,  tout  beau  ,  dit  Louise  en  étendant  sa  main 
vers  lui,  plaignez  votre  maîtresse  sans  frapper  votre  femme. 


REVUE    DE     PARIS.  î  57 

De  misérables  dans  cette  chambre ,  entendez-vous  bien,  iln'est 
ici  qu'elle  et  vous. 

—  Mon  Dieu,  mon  Dieu, murmurait  Marguerite  en  se  tor- 
dant les  mains  dans  une  douloureuse  agonie,  mon  Dieu  ,  ayez 
pitié  de  moi! 

—  Je  vous  prie  de  ne  pas  faire  plus  long-temps  l'hypocrite, 
mademoiselle,  dit  Louise  avec  dédain;  car  je  vous  préviens 
que  je  ne  crois  plus  à  tous  vos  beaux  semblans.  Ah!  vous  priez 
Dieu!  ah!  vous  allez  à  confesse,  vous  communiez  !  et  puis  au 
travers  de  tout  cela  vous  prenez  un  amant  ,  et  cet  amant  est  le 
mari  de  votre  cousine!...  » 

Marguerite  poussa  un  cri  perçant;  elle  tomba  sur  une  chaise , 
pâle  et  prête  à  mourir.  Elle  tremblait ,  et  ses  lèvres  blanches 
voulaient  prononcer  des  mots  qu'elle  ne  pouvait  articuler. 

«  Louise  ,  tu  es  une  furie  et  non  pas  une  femme ,  s'écria 
Georges  hors  de  lui.  Ta  langue  est  celle  d'une  vipère;  elle 
donne  la  mort.  Mais,  femme,  tu  as  oublié  que  je  suis  ton 
maître,  queje  le  suis  ici  surtout,  poursuivit-il  en  se  plaçant  de- 
vant la  chaise  sur  laquelle  sa  femme  était  assise  pâle  et  trem- 
blante de  colère.  Tu  as  oublié  ce  que  j'avais  le  pouvoir  de  faire! 
C'est  que  c'est  toi  que  cette  porte  va  voir  sortir  de  celte  cham" 
bre  ,  et  cela,  dit-il  en  la  prenant  par  le  bras  pour  la  faire 
lever,  à  l'instant  même. 

—  Oh  !  mon  Dieu ,  quand  vous  voudrez  ,  dit  Louise  ,  il  y  a 
long-temps  que  j'y  suis  préparée.  L'une  doit  faire  place  à  l'au- 
tre. Adieu,  bel  ange  de  Saint-Jean...  le  curé  aura  de  vos  nou- 
velles ,  ainsi  que  vos  amis.  Il  faut  bien  qu'ils  sachent  votre 
nouvelle  adresse.  Ce  n'est  plus  Marguerite  Bernard  qu'il  faut 
qu'ils  viennent  chercher  ici,  c'est  la  maîtresse  de  Georges 
Artaux.  » 

Marguerite,  dans  la  plus  douloureuse  détresse,  eut  cepen- 
dant la  force  de  se  précipiter  au-devant  de  sa  cousine  et  de  se 
placer  devant  la  porte. 

Louise,  lui  dit-elle  d'une  voix  forte  et  avec  une  expression 
que  son  aine  rendait  sublime  ,  Louise  ,  vous  êtes  injuste  ,  vous 
êtes  cruelle  envers  moi  ;  je  suis  innocente  de  tous  crimes,  mais 
surtout  de  celui  que  vous  m'imputez.  C'est  la  vérité  ,  la  sainte 
vérité  ,  comme  Dieu  me  voit ,  comme  Dieu  m'entend  ! 

*-  Hypocrite! 

9  i4 


158  REVUE    DE    PARIS. 

—  Oh  !  ne  m'appelez  pas  ainsi!  je  ne  le  suis  pas.  Mon  Dieu, 
vous  le  savez  bien,  vous,  ma  cousine,  qui  m'avez  connue  enfant, 
toute  petite,  vous  savez  bien  que  je  ne  mentais  jamais.  Louise, 
crois-moi;  on  t'a  trompée,  Louise,  car  on  te  Ta  dit,  n'est-ce 
pas?  Ce  n'est  pas  toi  qui  as  pu  croire  capable  d'une  telle  infamie 
la  fille  du  frère  de  ton  père  ,  celle  que  tu  as  appelée  ta  sœur , 
Louise.  » 

Et  faisant  un  pas  elle  voulut  la  prendre  dans  ses  bras;  mais 
l'autre ,  furieuse  et  insensée ,  la  repoussa  rudement  en  lui 
criant  : 

o  Je  ne  veux  pas  de  ton  baiser  de  Judas;  tu  es  une  misérable!» 

A  cette  dernière  injure  Marguerite  ne  répondit]que  par  une 
noble  dignité. 

<(  Tu  ne  veux  pas  me  croire ,  Louise  ?  Je  te  plains  ,  et  je  te 
répète  que  je  suis  innocente  de  toute  offense  envers  toi.  Je  te 
le  jure  devant  Dieu  ,  au  nom  de  la  mémoire  de  ma  mère!  Je 
souffre  pour  toi-même  de  ton  incrédulité.  Adieu,  Louise, 
adieu...  je  ne  cesserai  pas  de  prier  pour  toi.  » 

Elle  essuya  ses  yeux ,  prit  un  châle ,  des  gants ,  et  se  dis- 
posa à  partir.  Dans  ce  moment  minuit  sonna  à  l'horloge  du 
château. 

Depuis  la  dernière  partie  de  cette  scène  étrange  Georges  pa- 
raissait frappé  de  stupeur;  mais  au  moment  où  Marguerite  se 
disposa  à  quitter  la  chambre ,  il  s'élança  vers  elle,  prit  ses 
mains  et  s'écria  : 

«  Marguerite  ,  ne  me  quitte  pas  !  Marguerite ,  reste  avec 
moi  !  Que  veux-tu  que  je  fasse  dans  cette  maison? que  veux- 
tu  que  je  devienne  sans  toi  ?  » 

Marguerite  devint  pâle ,  elle  regarda  le  malheureux  jeune 
homme,  puis,  retirant  ses  mains  avec  effort,  elle  s'éloigna  de  lui. 

Alors  Louise  fut  à  elle  ,  et  la  ramena  presqu'en  la  traînant 
de  force  auprès  de  son  mari. 

«  Puisque  tu  n'as  jamais  menti  ^Marguerite  ,  lui  dit-elle 
d'une  voix  rauque  et  tremblante,  tiens  ,  regarde  cet  homme  , 
regarde-le,  te  dis-je.  Et  elle  relevait  violemment  la  tête  de  la 
jeune  fille  éplorée.  Regarde-le...  Eh  bien  !  ose  me  dire  à  moi , 
à  moi  Louise,  à  moi  sa  femme,  que  tu  n'as  jamais  aimé  cet 
homme  !...  Et  toi,  malheureux,  ose  me  dire  aussi  que  tu  n'ai- 
mes pas  cette  fille. 


REVUE  DE  PARIS.  159 

—  Oui,  je  l'aime  s'écria  Georges ,  je  l'aime  plus  que  jamais 
je  n'ai  aimé  une  femme  en  ce  monde.  Pour  toi,  malheureuse  , 
je  te  méprise  ,  je  te  hais.  Oui ,  je  te  hais ,  répétait-il  en  délire 
et  en  riant  d'un  rire  sauvage  en  voyant  les  traits  de  sa  femme 
ee  contracter  sous  ses  paroles. 

Insensée  de  sa  rage  jalouse,  Louise  se  retourna  vers  Margue- 
rite. 

La  jeune  fille  était  partie. 

m  Partie ,  s'écria  Georges ,  à  cette  heure  !  » 

Et  ouvrant  aussitôt  la  porte  il  s'élança  après  elle;  et  Louise 
ne  le  revit  plus. 

La.  Duchesse  d'Abraktès. 


RAPPROCHEMENS  HISTORIQUES. 


LES  PRETENDANS('). 


Mais  venons  à  Charles -Edouard,  le  dernier  héros  de  cette 
histoire.  Au  moins  ,  cette  fois,  si  vous  n'êtes  pas  délivrés  des 
analogies,  n'aurez-vous  pas  de  parallèle  à  subir? 

Charles-Edouard  était  le  dernier  espoir  de  la  royauté  des 
Stuarts.  L'enfant  grandit  vite  et  promit  d'être  un  homme;  mais 
ses  partisans  voulurent  absolument  en  faire  un  roi ,  et  voilà  ce 
qui  perdit  Edouard.  Tant  qu'il  eut  quelque  espoir  de  monter 
sur  le  trône  ,  ce  fut  un  prince  et  un  grand  prince.  Une  fois  cet 
espoir  perdu,  il  tomba  au  niveau  des  hommes  les  plus  gros- 
siers. On  Téleva  trop  pour  ses  destinées  passées,  et  trop  peu 
pour  ses  destinées  présentes.  Qu'importait,  du  reste,  à  ces 
royalistes  égoïstes  qu'il  y  eût  un  homme  de  plus  dans  la  famille 
des  Stuarts  ,  s'il  y  avait  un  roi  de  moins  ? 

Charles-Edouard  fut  donc  tout-à-fai  t  élevé  comme  un  prince. 
On  ne  lui  parla  que  de  royaumes  à  conquérir,  de  sujets  re- 
belles à  dompter,  d'usurpateurs  à  chasser  du  trône.  Ce  sont  là 
des  leçons  qui  font  de  grands_ravages  dans  de  jeunes  âmes.  A 

(')  Voir  le  premier  article ,  page  86. 


REVUE    DE    PARIS.  161 

ces  pauvres  enfans  de'chus ,  on  fait  tant  qu'on  peut  le  roman  de 
l'exil  ;  on  devrait  en  faire  l'histoire. 

Vous  savez  comment,  grâce  à  cette  e'ducation  toute  royale 
que  reçut  le  jeune  Prétendant,  il  parvint,  après  s'être  échappé 
de  Rome  en  fugitif,  à  s'embarquer,  le  20  juin  1745,  à  l'em- 
bouchure de  la  Loire  ,  avec  sept  de  ses  partisans ,  pour  re- 
conquérir le  royaume  qu'avait  perdu  son  grand-père.  Outre 
ces  sept  partisans  ,  Charles-Edouard  emportait  encore  avec 
lui  100,000  francs  en  argent,  deux  mille  fusils  et  six  cent9 
sabres.  Ainsi  appuyé,  il  toucha  le  rivage  de  l'Ecosse  le  18  juil- 
let 1745. 


Il  y  avait  cela  de  favorable  dans  l'expédition  d'Edouard  que 
ce  vieux  royaume  d'Ecosse  ne  tenait  que  forcément  à  l'An 
gleterre.  Il  y  avait  encore  cela  de  favorable  que  c'était  une 
terre  encore  féodale,  ce  qui  donnait  une  double  chance  au 
Prétendant. 

En  Angleterre,  tout  au  rebours.  Les  vieux  sentimens  cheva- 
leresques étaient  morts  depuis  long-temps,  l'héroïsme  inutile 
avait  disparu  du  cœur  de  la  nation.  Si  la  nation  n'aimait  guère 
plus  le  roi  de  son  choix  qu'elle  n'aimait  le  premier  fonction- 
naire venu  ,  elle  y  tenait  pour  plusieurs  raisons  :  d'abord  ,  parce 
qu'il  était  là  ,  et  ensuite  parce  qu'elle  avait  fait  quelques  dé- 
penses pour  le  mettre  où  il  était,  puis  aussi  parce  qu'elle  pré- 
voyait bien  des  dérangemens  et  bien  des  dépenses  nouvelles  , 
si  elle  prenait  un  nouveau  roi.  La  nation  anglaise  n'avait  pas 
d'autres  raisons  meilleures  pour  tenir  au  roi  George  ;  mais  dans 
les  temps  où  le  positif  de  la  vie  a  remplacé  l'enthousiasme,  ces 
raisons  sont  les  meilleures  qu'on  puisse  donner  pour  la  stabi- 
lité des  couronnes. 

L'Ecosse  de  son  côté  n'avait  aucune  des  raisons  de  l'Angle- 
terre pour  ne  pas  reconnaître  tout  d'abord  le  descendant  des 
Stuarts.  L'Ecosse  avait  perdu  sa  nationalité,  ce  bien  disputé 
si  long-temps,  auquel  elle  a  renoncé  tout-à-fait.  L'Ecosse  était 
pleine  de  poètes  ,  de  gentilshommes  ,  de  montagnards  belli- 
queux ,  de  grands  seigneurs  mécontens;  c'était  une  race  re- 
muante, faite  pour  la  guerre  et  dominée  par  ces  ménestrels  qui 
9  U. 


16^  REVUE    DE    PARIS. 

avaient  adopté  le  nom  de  Stuart  comme  te  nom  poétique  par 
excellence.  Le  premier  Écossais  qui  reconnut  Charles-Edouard 
pour  son  roi ,  ce  fut  un  vieux  montagnard  qui  le  couvrit  de  sa 
claymore  ;  bientôt  sir  Macdonald ,  le  laird  de  Macléod  ,  le 
jeune  Lochiel,  petit-fils  de  sir  Evan  Cameron,  le  fidèle  com- 
pagnon de  Montrose  et  de  Dundee;  enfin  ,  le  clan  des  Came- 
rons ,  au  son  des  musettes ,  vinrent  se  ranger  autour  de  Charles- 
Edouard  ,  et  lui  demander  un  étendard.  Le  prince  avait  oublié 
dans  un  bagage  un  étendard,  cette  chose  si  utile  qui  a  fait  la 
révolution  de  juillet  en  grande  partie.  Charles-Edouard  se  fit 
donc  un  étendard  ,  comme  il  put ,  avec  un  morceau  de  taffetas 
bleu  et  blanc  qu'il  avait  apporté  de  France  pour  lui  servir  de 
cravate.  A  peine  ce  lambeau  fut-il  élevé  sur  une  perche  que 
douze  cents  toques  bleues  furent  lancées  dans  les  airs,  que 
douze  cents  claymores  s'élevèrent.  Quelle  armée  ! 

Le  bruit  de  ces  douze  cents  voix ,  dans  les  montagnes ,  arriva 
d'échos  en  échos  jusqu'au  conseil  de  régence,  à  Edimbourg. 

Le  conseil  de  régence  gouvernait  l'Ecosse  au  nom  du  roi 
George  ,  qui  ne  revint  du  Hanovre  que  le  31  août.  Le  conseil 
délibéra  qu'il  était  urgent  de  marcher  contre  les  rebelles,  et 
d'étouffer,  dès  sa  naissance  ,  la  sédition  des  montagnes. 

En  conséquence  sir  John  Cope ,  commandant  en  chef  l'ar- 
mée anglaise,  partit  en  toute  hâte  pour  Inverness,  promettant 
de  ramener  la  sédition  pieds  et  poings  liés.  Sir  John  Cope 
avait  sous  ses  ordres  deux  régimens  de  dragons  ,  trois  régi- 
rnens  d'infanterie,  quatorze  compagnies  de  divers  corps,  les 
garnisons  des  forts  ;  le  tout  pouvait  s'élever  à  cinq  mille 
hommes.  Toutes  ces  troupes  se  trouvèrent  réunies  à  Stirling, 
où  le  général  les  passa  en  revue  ,  le  20  août.  Sir  John  Cope 
était  un  vieil  officier  qui  jugeait  une  armée  à  la  beauté  des 
uniformes  ,  et  qui  comptait  beaucoup  ,  pour  être  obéi  ,'_sur  le 
bâton  et  le  gibet  :  aussi  sir  John  riait-il  beaucoup  à  l'idée  de 
se  mesurer  avec  les  montagnards,  mal  habillés,  en  désordre 
et  mal  armés.  L'armée  de  sir  John  partageait  complètement 
son  opinion. 

Sir  John  se  mit  donc  en  route  à  travers  l'Ecosse;  dans  son 
chemin  ,  sir  John  comprit  qu'il  était  en  pays  ennemi.  On  lui 
volait  ses  bœufs,  on  lui  dérobait  ses  chevaux,  on  refusait  le 
tei  vice  militaire  ;  ses  guides  l'égaraient  à  dessein  dans  les  mon- 


REVUE    DE    PARIS. 


163 


tagnes  ;  les  montagnards,  voyant  passer  sir  John  ,  se  deman- 
daient avec  étonnement  où  allait  cette  armée.  Et  quand  on 
répondait  que  cette  armée  allait  combattre  un  Stuart ,  c'était 
à  qui  ferait  des  vœux  parmi  les  montagnards  ,  à  qui  irait  com- 
battre pour  Charles-Edouard.  Charles-Edouard  ne  pouvait 
avoir  de  meilleure  proclamation  dans  ces  montagnes  que  l'ar- 
mée anglaise  de  sir  John  Cope. 

De  son  côté  ,  Charles-Edouard  marchait  contre  l'armée  an- 
glaise. Il  était  plein  d'espoir,  et  d'ailleurs  il  était  comme  tous 
les  conquérans  qui  ont  jeté  le  fourreau  de  leur  épée.  u  Buvons 
à  la  santé  de  ce  bon  M.  Cope!  »  disait  Charles-Edouard,  et  le 
reste  de  son  armée  but  à  la  santé  de  ce  bon  M.  Cope  ;  puis  le 
Prétendant  se  remit  en  route.  A  chaque  pas  qu'il  faisait ,  il 
entraînait  un  clan  à  sa  suite  :  les  Stuart  d'Appine  ,  les  Mac- 
donald  de  Glengary,  les  Grants  de  Glenmoriston ,  le  laird  de 
Gasc  ,  le  laird  d'Aldie  ,  le  duc  de  Perth  ,  qui  fit  reconnaître  les 
Stuarts  dans  la  ville  de  Perth.  L'entrée  d'Edouard  à  Perth  lui 
fut  très  favorable.  On  le  vit  jeune  et  beau;  ses  montagnards  le 
savaient  actif  et  brave  :  il  portait  d'ailleurs  le  costume  mon- 
tagnard, et  ce  fut  un  grand  bonheur  pour  les  belles  dames  de 
venir  saluer  ,  applaudir,  embrasser  le  beau  Chevalier,  de  crier 
vive  le  roi  !  malgré  le  roi  d'Angleterre  !  En  même  temps  Charles 
distribuait  les  grades  de  son  armée  ,  il  prenait  l'argent  du  gou- 
vernement dans  les  caisses  publiques,  il  allait  au  bal,  où  il 
dansait ,  comme  on  danse  quand  on  est  jeune  et  beau  ,  et  qu'on 
aime  les  dames.  Les  dames  de  Perth  en  écrivirent  aux  dames 
d'Edimbourg.  Le  11  septembre  ,  Edouard  se  porta  sur  Edim- 
bourg; en  chemin  .  il  fut  rejoint  par  les  Macdonald  de  Glencoe 
et  par  les  Mac-Gregor,  commandés  par  le  fds  du  Rob-Roy  de 
Walter  Scott.  A  une  journée  de  là,  il  fallut  encore  que  Charles 
fît  une  halte  devant  la  maison  de  sir  Edmonstone  de  Cambure  ; 
les  dames  distribuèrent  des  rubans  blancs  à  ses  soldats,  et  elles 
vinrent  lui  baiser  respectueusement  la  main  ;  une  seule,  plus 
hardie  ou  plus  naïve  ou  plus  jolie  que  les  autres ,  sauta  au  cou 
du  jeune  prince.  Voilà  par  quels  enfantillages  pleins  de  grâce 
commençaient  la  boucherie  et  la  ruine  de  l'Ecosse. 

Quand  la  ville  d'Edimbourg  apprit  que  le  Prétendant  était 
à  ses  portes ,  elle  songea  à  peine  à  se  défendre.  Edimbourg 
était  eucore  la  vieille  ville  toute  noire  et  tout  enfumée  ,  que 


164  REVUE    DE    PARIS. 

vous  connaissez ,  que  vous  avez  vue  ,  parcourue  et  touchée  si 
souvent  dans  Walter  Scott.  Le  vieux  reste  des  puritains  ,  si 
braves  jadis,  avaient  d'abord  jeté  feu  et  flammes;  ils  avaient 
beaucoup  crié  aux  armes  ,  ils  avaient  fait  vœu  de  mourir  sur 
la  brèche;  mais  quand  il  fallut  sortir  des  murs,  la  désertion 
fut  manifeste;  ce  qui  prouve  qu'il  ne  faut  pas  toujours  compter 
sur  les  mêmes  courages.  Le  courage  n'a  qu'un  temps  dans  un 
homme;  cet  homme  a  été  brave  très-jeune  :  il  se  repose  dans 
sa  vieillesse  ;  sa  jeunesse  a  été  inactive  :  sa  vieillesse  sera  peut- 
être  fort  ardente.  Les  partis  qui  comptent  trouver,  au  débotté, 
les  hommes  tels  qu'ils  les  ont  laissés  il  y  a  vingt  ans  ,  sont  dans 
une  grande  erreur.  Plus  ces  hommes  ont  eu  de  passions  il  y  a 
vingt  ans  ,  et  plus  ces  mêmes  passions  les  ont  usés.  Les  puri- 
tains deMac-Briar  ne  demandèrent  pas  mieux  que  de  s'enfuir 
devant  le  Prétendant. 

Le  prince  entra  dans  la  ville  avec  son  armée  ,  comme  s'il 
en  était  sorti  la  veille.  Quelques  curieux  en  bonnet  de  nuit  se 
mirent  à  la  fenêtre  pour  voir  passer  celte  armée  ;  et  le  len- 
demain matin  à  leur  réveil ,  les  bourgeois  trouvèrent  tous  les 
postes  de  leur  ville  occupés  par  de  très-pacifiques  Highlanders-, 
qui  montaient  la  garde  à  leur  place,  en  fredonnant  l'air  jaco- 
bilede  1715: 

Nous  mettrons 
Les  Whigs  à  la  raison. 


Jusqu'à  présent  c'est  une  expédition  très-peu  sanglante; 
c'est  un  drame  innocent  qui  se  joue.  Les  montagnards  chantent 
et  jouent  de  la  musique  ;  les  habits  rouges  vont  à  pas  comptés  , 
à  la  suite  de  ce  bon  général  Cope,  cherchant  un  ennemi  auquel 
il  tourne  le  dos;  Edimbourg,  la  vieille  cité  ,  ouvre  ses  portes 
sans  coup  férir  et  sans  être  trop  humiliée  ;  le  peuple  accourt 
sur  les  pas  de  Charles-Edouard  ,  et  le  poursuit  de  ses  acclama- 
tions, comme  c'est  son  devoir,  son  métier  et  son  plaisir  de 
peuple  ;  les  dames  d'Edimbourg  ,  comme  les  dames  de  Perth  , 
ne  peuvent  se  lasser  d'admirer  ce  joli  cavalier  blond  ,  monté 
sur  un  cheval  bai ,  et  portant  sur  sa  toque  bleue  la  rose  blanche 


REVUE    DE    PARIS. 


165 


des  Stuarts  :  voilà  pour  le  peuple  et  pour  les  dames.  Quant  aux 
Écossais  purs  ,  ils  rêvaient  de  nouveau  l'indépendance  de  l'E- 
cosse. Ce  fut  à  ce  bruit  de  fêtes  ,  à  ces  acclamations  joyeuses, 
que  le  vieux  château  d'Holy-Rood  s'ouvrit  encore  ,  après 
soixante  années  de  solitude  et  de  deuil ,  pour  recevoir  un 
Stuart.  Noble  et  vieux  château!  il  était  encore  orné  des  por- 
traits de  cette  longue  suite  de  rois,  l'orgueil  poétique  d'Edim- 
bourg. Charles-Edouard  put  s'asseoir  dans  le  fauteuil  de  Marie- 
Stuart,  il  put  se  coucher  dans  son  lit.  Que  ce  château  pourrait 
raconter  d'événemens  étranges  !  Qui  eût  dit  à  Louis  XV  que 
ce  château  recevrait  un  jour  les  derniers  débris  de  sa  propre 
famille? 


Donc ,  tant  que  cette  histoire  ne  sera  pas  plus  sérieuse , 
racontons-la  comme  elle  s'est  faite  ,  sans  inquiétudes  et  sans 
terreurs.  Ceci  tenait  à  l'éducation  du  prince  et  aux  impressions 
poétiques  des  montagnards.  Le  prince  était  convaincu  ,  par 
l'expérience  qu'il  avait  puisée  dans  les  livres  et  à  la  cour  de 
France  ,  qu'un  royaume  ne  pouvait  appartenir  qu'à  ses  maîtres 
de  droit  divin,  que  l'Angleterre,  l'Ecosse  et  l'Irlande,  ne  pou- 
vaient lui  manquer  cette  fois  ,  puisqu'il  voulait  bien  les  repren- 
dre. Quant  aux  montagnards ,  vaincus  souvent ,  ils  se  croyaient 
cependant  à  l'abri  de  la  destruction  ;  et  puis  ils  faisaient,  sans 
le  vouloir,  un  raisonnement  qui  portera  malheur  à  bien  des 
légitimistes  ;  le  roi  Guillaume,  en  sa  qualité  d'usurpateur,  de- 
vait être  un  prince  clément ,  d'un  pardon  facile  ;  il  ne  pouvait 
même  pas  dans  le  fond  être  désagréablement  affecté  de  ces 
habitudes  d'un  dévouement  inaltérable  à  la  royauté  ,  qui  lui 
profiteraient  plus  tard.  Ainsi  raisonnaient  les  soldats  bourgeois 
du  Prétendant.  Pauvres  gens  !  ils  ne  savent  pas  que  plus  une 
royauté  a  été  patiente  et  bonne  quand  elle  y  a  été  forcée ,  plus 
elle  est  cruelle  et  sanglante  le  jour  où  elle  peut  sévir  en  toute 
liberté. 

Cependant  ce  bon  sir  John  Cope  débarquait  au  port  de  Dun- 
bar,  à  vingt-sept  milles  d'Edimbourg.  Parvenu  d'Inverness  à 
Aberdeen,  le  général  anglais  y  avait  trouvé  ses  bâtimens  de 
transport ,  et  un  vent  favorable  l'avait  amené  aux  portes  de 
l'Ecosse.  Le  19  septembre,  l'armée  anglaise  quitta  Dunbar  pour 


166  REVUE  DE  PARIS. 

aller  camper  dans  la  plaine  de  Haddington ,  à  six  milles  d'Edim- 
bourg. Charles  ,  apprenant  que  le  général  était  si  près  de  lui , 
résolut  de  marcher  à  sa  rencontre  ,  et  de  lui  épargner  la  moitié 
du  chemin. 

Ainsi  fit-il.  Le  20  ,  les  deux  armées  sont  en  présence.  Au 
point  du  jour,  sir  John  vit  s'avancer  les  montagnards  5  le  jour 
se  levait  à  peine  ;  le  brouillard  était  encore  sur  les  montagnes  : 
les  Highlanders  tirent  leurs  claymores ,  et  se  précipitent  sur  les 
habits  rouges.  Dès  lors  la  lutte  est  terrible  :  on  se  bat ,  on  s'é- 
gorge corps  à  corps  ;  mais  bientôt  la  cavalerie  anglaise  cède  le 
pied  ;  la  déroute  devient  générale.  Alors  vous  auriez  vu  un 
montagnard  haut  comme  un  chêne,  une  faux  à  la  main,  qui 
abattait  comme  autant  d'épis  de  blé  la  tête  des  fuyards.  Un 
jeune  montagnard,  encore  imberbe,  tua  à  lui  seul  quatorze 
soldats  anglais.  Il  y  en  eut  un  autre  qui  conduisit  à  Mac- 
Grégor  dix  prisonniers  qu'il  avait  faits  en  chemin,  devant  lui," 
à  lui  tout  seul.  Enfin  la  déroute  fut  si  complète  qu'il  y  a  un 
6entier  qui  a  retenu  le  nom  de  chemin  de  John  Cope.  Les  mon- 
tagnards ne  perdirent  que  trente  hommes  à  la  bataille  de 
Preston. 

Cela  fait,  l'armée  du  Prétendant  rentra  triomphante  à  Edim- 
bourg. Leurs  joueurs  de  cornemuse  marchaient  en  tête,  jouant 
l'air  chéri  des  vieux  cavaliers  de  la  restauration  : 

Le  roi  va  de  nouveau  posséder  son  royaume. 

Venaient  ensuite  les  clans  victorieux,  faisant  flotter  les  dra- 
peaux ennemis  ;  à  l'arrière-garde  ,  marchait ,  tête  baissée  , 
l'armée  des  prisonniers  ,  aussi  nombreuse  que  l'armée  des 
vainqueurs. 

Mais  malgré  la  victoire  de  Preston  ,  ce  n'était  plus  l'Ecosse 
de  "Wallace  ,  de  Bruce  et  de  ses  successeurs  ,  ce  n'était  plus  la 
même  Ecosse  qui  avait  envoyé  cent  mille  hommes  pour  mou- 
rir à  Flodden-Field,  avec  Jacques  IV.  La  prudence  politique 
avait  mieux  instruit  les  habitans  des  basses  terres  que  ne  l'é- 
taient les  sauvages  montagnards.  Les  partis  avaient  divisé  ce 
royaume  ,  qui  n'avait  qu'un  parti  jadis.  C'est  ainsi  que  la 
Vendée  de  1833  ne  ressemblait  pas  à  la  Vendée  de  1793, 
Pour  tous  les  royaumes  fidèles  les  siècles  ont  marché, 


REVUE    DE    PARIS.  167 

Charles-Edouard  resta  quelque  temps  roi  à  Edimbourg  , 
dans  le  château  d'Holy-Rood,  attendant  des  renforts.  Les  ren- 
forts arrivaient  lentement;  lord  Olgivy  amena  six  cents  hommes , 
Gordon  de  Glenbucket  en  amena  quatre  cents;  lord  Forbes 
arriva  suivi  de  six  compagnies  à  pied  et  d'un  escadron  à  che- 
val. Enfin ,  un  matin  ,  par  un  beau  soleil ,  montée  sur  un  che- 
val blanc  ,  épanouie  et  souriante,  arriva  miss  Jenny  Cameron, 
à  la  tête  de  son  clan.  Miss  Jenpy  était  jeune  et  belle;  elle 
était  vêtue  d'une  robe  d'amazone  verte  ,  bordée  d'écarlate  et 
brodée  d'or.  Ses  beaux  cheveux  tombaient  en  boucles  sur  ses 
épaules,  et  sa  main  tenait  une  épée  nue.  Miss  Cameron  a  été 
le  sujet  charmant  de  bien  des  ballades.  On  fait  en  effet  d'ex- 
cellentes ballades  avec  une  pareille  héroïne,  chaste,  jolie, 
courageuse  ;  mais  avec  ce  renfort  unique  on  fait  rarement  une 
restauration. 

Tels  furent  les  renforts  de  Charles-Edouard.  Avec  une  pa- 
reille armée,  la  contre-révolution  n'était  pas  facile  encore. 
C'était  en  vain  que  le  Prétendant  tournait  ses  regards  vers  la 
cour  de  France.  L'énergie  de  Louis  XV  s'était  épuisée  à 
la  bataille  de  Fontenoy.  Ce  roi  égoïste,  rentré  dans  sa  non- 
chalance amoureuse  de  chaque  jour  ,  n'était  guère  tenté  d'en 
sortir  pour  songer  aux  dépenses  et  aux  hasards  d'une  restaura- 
tion étrangère.  Qu'importait,  au  reste,  à  Louis  XV  le  roi  fu- 
tur de  l'Angleterre?  Il  s'inquiétait  si  peu  qui  serait  roi  de 
France  après  lui  ! 

Depuis  ce  temps  nous  avons  vu  ce  même  égoïsme  royal  assis 
sur  tous  les  trônes  de  l'Europe.  Il  n'y  a  pas  de  roi ,  en  Eu- 
rope, assez  assuré  de  son  lendemain  pour  s'inquiéter  du  len- 
demain des  rois  voisins.  Il  n'y  a  qu'un  homme  dans  le  monde 
qui  ait  cette  inquiétude-là  dans  le  fond  de  l'ame  :  cet  homme 
n'est  pas  un  roi  tout-à-fait  ;  mais  c'est  à  peu  près  la  même  chose  : 
c'est  M.  de  Metternich. 

La  France  en  était  alors  aux  dernières  amours  élégantes 
dont  ses  rois  l'aient  occupée.  Mme  de  Pompadour  tenait  entre 
ses  doigts  de  rose ,  vieux  style,  le  sceptre  de  son  royal  amant. 
Choisy  l'emportait  sur  Versailles.  Tout  ce  que  put  proposer  la 
maîtresse  royale  fut  d'envoyer  au  secours  du  prince  Edouard 
M.  de  Richelieu ,  qui  fit  rédiger  ses  proclamations  par  Voltaire. 
Déjà  une  fois  on  avait  envoyé  au  secours  de  la  reine  Henriette 


168  REVUE    DE    PARIS. 

M.  de  Lauzun  ;  M.  de  Lauzun  et  M.  de  Richelieu ,  les  deux 
plus  frivoles  grands  seigneurs  de  l'ancienne  cour,  envoyés, 
l'un  pour  lutter  contre  une  révolution  ,  l'autre  pour  la  renver- 
ser !  c'est  une  des  plus  amères  dérisions  que  se  soit  permises 
Louis  XIVetMme  de  Pompadour. 

Il  n'y  eut  en  France  qu'un  gentilhomme  provençal ,  le  mar- 
quis d'Ëguilles ,  qui  vint  incognito  au  secours  du  jeune  prince. 
Le  marquis  d'Ëguilles  fut  obligé,  pour  arriver,  de  s'emparer 
d'un  vaisseau  anglais.  Voilà  tout  ce  que  fit  la  France  pour  le 
Prétendant.  Ce  qui  prouve  que  pour  tenter  une  restauration  il 
ne  faut  pas  compter  sur  ses  plus  grands  amis,  quand  ils  n'y 
ont  pas  un  intérêt  majeur. 

Ainsi ,  après  six  semaines  d'attente ,  six  semaines  de  gloire  , 
Charles-Edouard  n'avait  pu  réunir  qu'une  armée  de  six  mille 
hommes.  Lesjacobites  d'Angleterre  le  pressaient,  il  est  vrai, 
de  hâter  sa  marche  ,  lui  promettant  de  se  déclarer  quand  le 
moment  serait  venu,  c'est-à-dire  quand  il  n'y  aurait  plus  de 
danger  à  crier  :  —  Vive  le  roi  Jacques  ! 

Le  Prétendant  résolut  donc  de  s'avancer  jusqu'au  bord  de  la 
Tweed,  et  delà  de  faire  un  appel  aux  royalistes  anglais , 
comme  il  avait  fait  un  appel  aux  royalistes  écossais.  C'était  re- 
mettre deux  fois,  c'est-à-dire  une  fois  et  demie  de  trop,  la 
même  cause  en  question. 

On  partit  donc  pour  l'Angleterre  en  chantant. 

Car  les  chansons  n'ont  jamais  manqué  aux  jacobites  :  ils  ont 
fait  des  chansons  pour  tous  leurs  grands  hommes  et  pour  tous 
les  momens  de  leur  histoire;  ils  ont  eu  des  chansons  pour 
leurs  défaites,  des  chansons  pour  la  victoire;  leur  histoire 
tout  entière  est  un  long  poème  chanté  sur  tous  les  modes  de 
la  joie  et  de  la  douleur.  Ils  chantaient  donc  cette  fois  «  leur 
»  petit  Chariot,  qui  est  entré  dans  la  ville  n'ayant  qu'une 
»  méchante  toque  bleue,  et  qui  porte  à  présent  un  beau  cha- 
»  peau  surmonté  d'une  plume!  En  avant ,  en  avant,  mon  brave 
»  Chariot ,  et  mets  ton  chapeau  sur  l'oreille  ,  Chariot ,  mon 
>)  fils  !  » 

Et  ils  marchaient  ainsi  devant  eux,  tout  droit.  Ils  croyaient 
aller  à  Londres. 


REVUE  DE  PARIS. 


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Cependant  que  faisait  George  II  ?  George  II  faisait  comme 
tous  les  princes  qui  portent  la  couronne  d'un  autre  :  il  atten- 
dait en  tremblant  la  volonté  du  peuple  qui  leur  a  donné  cette 
conduite.  Les  royautés  parvenues  ont  cela  de  particulier, 
qu'elles  n'osent  avoir  une  volonté  à  elles  ;  filles  du  hasard, 
elles  attendent  les  ordres  du  hasard.  George  II  commença 
donc  par  convoquer  le  parlement;  le  parlement  s'assembla, 
et  se  réunit  autour  du  roi.  Le  clergé  anglican,  heureux  de 
reprendre  son  influence ,  s'assembla  ,  et  déclama  contre  Char- 
les-Edouard. Le  duc  de  Cumberland  ,  le  fils  de  George,  le 
héros  de  ce  temps-là  ,  héros  pour  une  seule  victoire  rempor- 
tée à  propos,  comme  le  duc  de  Wellington,  est  rappelé  de 
la  défaite  qu'il  avait  subie  à  Fontenoy.  Charles-Edouard  ce- 
pendant marchait  toujours. 

D'abord  il  prit  la  ville  et  le  château  de  Carlisle,  conquête 
utile  ,  qui  lui  donna  des  armes  et  quelques  chevaux.  De  Car- 
lisle il  se  porta  à  quelques  jours  de  Preston ,  allant  à  pied, 
couchant  sur  la  dure  ,  soldat  tout-à-fait  avec  les  soldats ,  très- 
aimé  et  plein  d'espoir. 

De  Preston,  l'armée  s'avança  jusqu'à  Manchester,  ville 
très-populeuse  et  très-riche  ,  qui  fut  prise  par  un  sergent,  un 
tambour  et  une  fille.  Vous  voyez  que  cette  marche  est  toujours 
une  fête  et  un  triomphe. 

De  Manchester,  l'armée  se  porta  sur  Derby,  où  elle  entra 
le  4  décembre.  La  ville  s'étonna  peu  à  cette  nouvelle.  C'était 
déjà  une  ville  égoïste ,  et  qui  se  sentait  assez  forte  pour  ne 
pouvoir  guère  être  troublée  par  des  passions  politiques  aussitôt 
qu'elle  voudrait  leurimposer  silence.  Le  poète  Gray  ,  dans  une 
lettre  qu'il  écrivait  à  Horace  Walpole,  fait  une  peinture  de 
Londres  ,  en  ce  temps-là  ,  qui  s'applique  d'une  manière 
étrange  au  Paris  de  nos  jours  :  «  Nous  sommes  ici  des  gens 
»  qui  ne  nous  soucions  pas  plus  du  danger  que  s'il  s'agissait 
»  de  ia  bataille  de  Cannes.  Quand  on  a  appris  que  les  Ecossais 
j>  étaient  à  Stamford ,  puis  à  Derby  ,  j'ai  entendu  des  gens 
»  sensés  parler  de  louer  une  chaise  de  poste  pour  aller  sur  la 
»  grande  route,  afin  de  voir  passer  Charles-Edouard  et  les 
»  montagnards  écossais.  »  Un  autre  contemporain  raconte 
qu'à  l'approche  du  prince  Edouard  ,  il  ny  eut  à  Londres  une 
véritable  terreur  que  parmi  les  boutiquiers. 

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REVUE    DE    PARIS. 


Avouons ,  en  effet,  que  c'est  bien  là  notre  Paris.  Je  suppose 
qu'on  lui  dise  :  «  Tout  à  l'heure  il  arrive  sur  la  route  de  Fon- 
tainebleau un  prince  jeune  et  beau  ,  portant  un  uniforme 
étranger  ,  précédé  par  deux  cents  musettes ,  entouré  de  poètes 
barbares  qui  chantent  des  chants  de  guerre  et  d'amour,  et 
suivi  par  six  mille  montagnards  de  haute  taille!  »  tenez-vous 
pour  assurés  qu'il  n'y  aurait  bientôt  plus  un  fiacre  sur  la  place. 
Ce  serait  à  qui  se  porterait  le  premier  pour  voir  le  prince  et 
ses  montagnards.  La  rue  Saint-Denis  fermerait  ses  boutiques, 
il  est  vrai  ;  mais  plus  d'un  boutiquier  fermerait  sa  boutique 
uniquement  pour  aller  prendre  sa  part  du  spectacle}  les  au- 
tres boutiques  seraient  fermées  plutôt  par  crainte  des  ennemis 
du  dedans  que  par  crainte  pour  le  beau  prince  et  pour  ses 
montagnards.  Singulier  progrès  des  peuples  ,  qui  leur  fait  en- 
visager toute  chose  comme  un  spectacle.  L'armée  des  alliés 
est  aux  portes  de  Paris  ,  venant  de  Waterloo;  Paris  se  meta 
la  fenêtre  et  regarde  passer  l'armée.  Tous  les  princes  que 
vous  voyez  passer,  Autriche,  Russie,  Prusse,  Angleterre, 
n'ont  revêtu  leurs  plus  beaux  uniformes,  monté  leurs  plus 
fringans  chevaux,  que  pour  amuser  la  ville  qui  assiste  à  leur 
parade.  Il  n'y  aura  que  le  Cirque  de  Franconi  qui  sera  peut- 
être  triste  ce  jour-là.  L'armée  des  alliés  a  mis  Paris  en  droit 
de  se  connaître  en  évolutions  militaires ,  en  habits  brodés, 
en  généraux  ,  en  artillerie  et  en  Calmoucks.  Elle  a  fait  grand 
tort  ainsi  auxécuyers  ,  aux  chevaux  et  aux  uniformes  de  Fran- 
coni. 

Quand  les  villes  capitales  en  sont  venues  à  ce  degré  de  sé- 
curité, tenez-vous  pour  assurés  qu'elles  sont  fortes,  quelles 
sont  riches  ,  qu'elles  sont  puissantes  ,  qu'elles  sont  libres  et 
qu'elles  vivent  par  elles-mêmes  ,  quel  que  soit  leur  drapeau  , 
quelle  que  soit  leur  opinion  ,  quelle  que  soit  leur  couleur. 

Il  n'y  eut  donc  à  Londres  qu'un  seul  gentilhomme  qui  eut 
peur  ,  le  roi  seul  eut  peur  ;  c'était  de  fait  le  seul  qui  eût  à 
craindre  Charles-Edouard,  le  seul  qui  eût  quelque  chose  à 
perdre.  L'histoire  raconte  que  le  roi  George  ,  éperdu ,  fit  tout 
préparer  pour  sa  fuite.  Entre  autres  préparatifs  ,  George  char- 
gea ses  yatchs  de  tous  les  trésors  de  la  couronne  ,  afin  de  pou- 
voir ,  à  la  première  nouvelle  ,  emporter  en  Hollande  les  joyaux 
de  la  royauté.  Le  roi  George  ,  par  ses  précautions  ,  non  moins 


REVUE     DE    PARIS.  171 

que  par  ses  terreurs ,  s'est  montré  plus  boutiquier  que  le  der- 
nier boutiquier  de  Londres.  Emporter  des  diamans  quand  on 
perd  une  couronne  ,  abandonner  une  royauté  en  fuyant  sur  un 
vaisseau  chargé  d'or  ,  voilà  ce  qui  n'arrive  pas  aux  rois  qui 
sont  rois  depuis  long-temps.  Ceux-là,  au  lieu  de  rien  exporter, 
jettent  leur  sceau  d'or  à  la  mer  ,  comme  le  roi  Jacques  ,  ou 
bien  ils  tendent  la  main ,  comme  le  roi  Charles  X  ,  pour  pou- 
voir se  rendre  de  Meudon  à  Cherbourg. 

C'est  le  propre  des  rois  qui  se  respectent  de  ne  voir  dans  la 
royauté  que  la  royauté  elle-même.  Pour  ma  part ,  je  ne  hais 
pas  ce  trait  du  dernier  roi  de  Hollande.  Le  roi  Léopold  Ie* ,  un 
de  ces  rois  de  hasard,  qui  seraient  bien  en  peine  de  s'expliquer 
à  eux-mêmes  leur  incroyable  élévation  ,  avait  cru  bien  faire  en 
renvoyant  à  son  prédécesseur  quelques  tableaux  de  prix  qu'il 
avait  trouvés  dans  le  palais  et  dans  le  musée  de  Bruxelles. 
Le  roi  de  Hollande  a  sur-le-champ  renvoyé  ces  tableaux  à 
Bruxelles,  fort  étonné,  disait-il,  qu'on  se  fût  permis  de  les 
ôter  de  la  place  où  il  les  avait  fait  mettre  ,  et  où  il  espérait 
bien  les  retrouver  à  son  retour. 

La  fortune  (c'est  le  mot  dont  on  se  sert  quand  on  n'a  pas  d'au- 
tre raison  à  donner  ) ,  la  fortune  ne  voulait  pas  que  Charles- 
Edouard  mît  à  cette  épreuve  l'avarice  et  la  prudence  du  roi 
George.  Les  compagnons  du  Prétendant  ne  voulurent  pas  aller 
plus  loin  que  Derby.  Charles  eut  beau  les  prier  avec  des  lar- 
mes :  leur  résolution  fut  inflexible.  En  conséquence  ,1a  Tweed 
fut  repassée  ;  et  le  peuple  de  Londres  ,  se  voyant  privé  de  son 
spectacle,  regrettant  même  ses  terreurs  ,  se  retourna  vers  le 
roi  George,  qui  fit  rentrer  son  yatch  tout  chargé  dans  le  port. 


Charles-Edouard  avait  bien  jugé  sa  position.  Il  fut  perdu  du 
jour  où  il  fit  un  pas  en  arrière  ;  ces  expéditions  au-delà  de 
toutes  les  règles  veulent  être  faites  au  pas  de  course.  Il  faut 
plaire  avant  tout  au  peuple  qui  doit  donner  la  palme  ,  il  faut 
faire  peur  à  ses  rivaux  ;  il  faut  danser  sans  balancier  sur  cette 
corde  tendue  de  la  guerre  civile.  Il  faut  avoir  pour  soi  cette 
masse  flottante  des  indifférens  et  des  politiques,  serfs  de  la 
circonstance,  comme  les  appelle  Milton.  Nous  avons  plus  d'un 
exemple  de  ces  revers  inouis  qui  remplacent  des  succès  inouis, 
témoin  Masaniello. 


172  REVUE    DE    PARIS. 

Il  est  bien  vrai  que  Charles-Edouard  gagna  encore  la  ba- 
taille de  Falkirk  ;  mais  à  quoi  pouvait  lui  servir  une  bataille 
gagnée  en  tournant  le  dos  à  Londres  ?  C'est  là  encore  une  char- 
mante bataille  ,1a  bataille  de  Falkirk!  Le  prince,  oubliant  sa 
retraite,  parcourut  son  armée  les  yeux  étincelans  de  joie.  De 
temps  à  autre  il  regardait  l'armée  anglaise,  en  disant  :  Ils  so?it 
à  nous  !  Il  trouva  à  la  tête  des  Cameron  de  Glendessery  la 
belle  Jenny  Cameron  ,  le  joli,  colonel ,  qu'il  salua  de  sonépée. 
Après  une  faible  résistance ,  l'armée  anglaise  lâcha  le  pied  , 
la  victoire  resta  à  Charles-Edouard.  C'était  une  victoire  comme 
celles  qu'il  pouvait  remporter;  complète  ,  mais  inutile  ;  glo- 
rieuse ,  mais  sans  résultat.  C'est  là  un  très-grand  désavantage 
de  tous  les  Prétendans  à  venir;  ils  ne  peuvent  pas  profiter  de 
leurs  victoires  ,  ils  doivent  faire  grâce  au  premier  qui  jette  ses 
armes;  ils  combattent  à  fer  émoulu  ;  ils  tirent  à  poudre  pendant 
qu'on  tire  sur  eux  à  balles  ;  et  le  soir  de  la  bataille ,  quand  ils 
ont  fait  un  prisonnier  ,  ils  n'ont  rien  de  plus  pressé  que  de 
partager  leur  souper  avec  lui ,  et  de  lui  demander  pardon. 

Ici  M.  Amédée  Pichot ,  d'après  des  Mémoires  encore  iné- 
dits ,  raconte  l'histoire  des  amours  de  Charles-Edouard  avec 
la  belle  Clémentine  Walkenshaw.  Ils  s'étaientjuré  de  partager 
leur  fortune  commune  lui  sur  le  trône  avec  elle  ,  elle  l'exil 
avec  lui.  Pauvre  Clémentine  ! 

Vous  allez  voir  que ,  tout  au  rebours  des  royautés  qui  de- 
mandent le  trône  ,  les  royautés  qui  sont  assises  sur  le  trône  sa- 
vent mettre  à  profit  et  ensanglanter  leur  victoire.  La  nouvelle 
de  la  bataille  de  Falkirk  parvint  à  Londres  un  jour  de  récep- 
tion au  palais  de  Saint-James.  L'abattement  se  peignait  sur 
tous  les  visages.  On  résolut  tout  d'une  voix  d'appeler  le  duc 
de  Cumberland  au  secours  de  la  monarchie.  Le  duc  Guil- 
laume était  tout-à-fait  un  fils  de  roi  non-légitime.  C'était  un 
grand  homme  de  la  façon  de  sa  famille;  le  soldat  l'aimait, 
parce  qu'il  était  bon  enfant  et  sans  façon  ,  bien  plus  qu'il  n'é- 
tait heureux  à  la  guerre  ,  car  il  avait  été  toujours  vaincu  jus- 
qu'alors. Le  duc  Guillaume  fut  bientôt  à  Edimbourg;  d'E- 
dimbourg, il  se  mit  en  route  pour  Stirling  avec  une  armée  de 
dix  mille  hommes.  Celte  armée  mit  le  feu  en  partant  à  un 
vieux  château,  le  berceau  de  Marie-Stuart.  Sur  la  route,  le 
duc  Guillaume  recueillit  plus  d'un  geste  de  mépris  ,  entendit 


REVUE    DE    PARIS.  173 

plus  d'une  parole  offensante.  Il  n'y  eut  pas  jusqu'à  une  femme 
écossaise  A  qui  le  duc  se  permit  d'envoyer  un  baiser,  qui  ne  lui 
exprimât  son  indignation  d'une  manière  toute  énergique.  La 
jeune  fille  n'aurait  pas  été  si  cruelle  pour  Charles-Edouard  ! 
Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  faire  l'histoire  de  la  bataille  de 
Culloden  ;  ce  fut  une  défaite  complète ,  immense ,  sans  remède , 
un  vrai  Waterloo.  Charles-Edouard  se  battit  avec  un  grand 
courage^  le  duc  Guillaume  égorgea  tout  ce  qui  lui  tomba  sous 
la  main.  Le  Prétendant  de  droit  de  trois  royaumes  prit  la  fuite 
pour  toujours  devant  celui  qui  était  roi  par  le  fait.  Culloden 
fut  le  Waterloo  de  la  légitimité  anglaise.  Depuis  ce  jour,  il 
n'a  plus  été  question  des  Stuarts. 

Après  la  bataille  ,  le  duc  de  Cumberland,  enivré  du  sang 
des  Jacobites  ,  se  conduisit  comme  un  vrai  cannibale  ,  et  mé- 
rita de  toutes  les  manières  le  surnom  de  boucher,  qui  lui  fut 
donné  par  ses  contemporains  ,  et  que  lui  conserve  l'histoire. 
Autant  Charles-Edouard  s'était  montré  doux  et  humain  pour 
les  vaincus,  autant  le  duc  Guillaume  se  montra  impitoyable 
et  cruel.  Le  lendemain  de  Culloden,  le  duc  parcourait  le  champ 
de  bataille,  respirant  l'odeur  des  cadavres  ,  et  faisant  achever 
les  blessés  qui  respiraient  encore.  C'en  est  fait,  l'Ecosse  va  sujs- 
cop.  ber  sous  cette  dernière  victoire  de  la  maison  de  Hanovre. 
Le  feu,  le  fer  ,  le  pillage  ,  la  délation  ,  s'emparent  de  ces  no- 
bles montagnes.  Les  têtes  les  plus  hautes  et  les  plus  nobles  sont 
coupées  et  mises  à  prix.  Entre  autres  fêtes  ,  le  duc  donna  à 
ses  soldats  le  spectacle  d'un  auto-da-fé  de  quatorze  dragons  de 
Charles-Edouard  qui  furent  brûlés  vifs  par  la  main  du  bourreau. 
Voilà  comment  se  vengent  les  monarchies  nouvelles  .'Tant 
qu'elles  tremblent ,  elles  sont  humbles  et  souples  ;  une  fois 
rassurées,  elles  se  figurent  faire  acte  suprême  de  royauté  en 
répandant  le  sang  ;  comme  si  le  pardon  n'était  pas  le  droit  le 
plus  précieux  et  le  plus  rare  de  la  royauté  !  Cette  chasse  aux 
rebelles ,  à  laquelle  se  livrèrent  le  duc  de  Cumberland  et  ses 
soldats,  est  remplie  de  détails  atroces.  Les  liaisons  étaient 
brûlées.  Tout  homme  qui  fuyait  était  tué  comme  une  bête 
fauve;  on  égorgeait  les  bestiaux,  et  le  malheureux  proprié- 
taire mourait  de  faim  à  côté  de  ses  bœufs  égorgés,  «  On  eût 
cherché  vainement  à  la  ronde  la  fumée  d'un  toit,  l'on  eût  vai- 
nement écouté  pour  entendre  un  coq  chanter  !  » 

9  i5. 


\1\ 


REVUE  DE  PARIS. 


Cependant  les  vainqueurs  jouaient  et  chantaient  dans  leur 
camp.  Ils  se  disputaient  avec  les  dés  les  dépouilles  d^s  villes  de 
l'Ecosse  ;  ce  n'étaient  dans  ce  camp  que  chevaux  ,  filles  de  joie, 
argenterie ,  bombances  de  tout  genre ,  et  blaphèmes  sanglan9 
contre  les  pauvres  montagnards. 

Et  dans  toute  l'Ecosse  muette  et  tremblante  ,  il  n'y  eut 
qu'une  voix ,  la  voix  du  vieux  Duncan  Forbes  ,  qui  osât  s'élever 
pour  détester  toutes  ces  horreurs.  Sir  Duncan  était  l'ennemi 
des  Stuarfs  ;  il  avait  consacré  sa  fortune  et  sa  vie  à  l'électeur. 
Mais  voyant  tant  de  sang  et  de  ruines  amoncelées  dans  sa  pa- 
trie, il  osa  parler  des  lois  de  l'Ecosse,  ce  Les  lois  de  l'Ecosse! 
répondit  le  fils  de  George  II  ;  de  quelles  lois  parlez-vous  ? 
J'enverrai  une  brigade  pour  vous  donner  des  lois  !  » 

Ainsi  parlait  le  fils  aîné  du  roi  constitutionnel  de  l'Angle- 
terre ! 

Après  les  vengeances  par  le  sabre  et  la  flamme ,  vinrent  les 
vengeances  judiciaires.  Les  plus  petits  partisans  d'Edouard 
mouraient  obscurément  au  gibet  ou  dans  les  flammes  5  mais 
les  chefs  de  l'insurrection  étaient  réservés  à  d'autres  supplices. 
La  loi  vint  glaner  après  la  moisson  ,  comme  dit  Samuel 
Amnson  ,  en  parlant  des  supplices  de  1745.  Il  n'y  a  pas  de 
dynastie  royale  qui  soit  plus  tachée  de  sang  que  la  dynastie 
régnante  d'Angleterre.  Il  est  vrai  que  le  Prétcndantlui  donna 
une  si  belle  occasion  d'en  verser! 

Les  officiers  de  la  garnison  de  Carliste  ,  à  qui  le  duc  de 
Cumberland  avait  promis  la  vie  sauve  .  furent  mis  à  mort  par 
séries  successives.  D'abord  on  en  pendit  dix-huit  avec  d'horri- 
bles détails  qu'on  ne  retrouve  que  dans  cette  histoire.  Les  con- 
damnés furent  entassés  tous  les  dix-huit  dans  un  tombereau. 
Ils  étaient  catholiques  ,  on  leur  refusa  un  confesseur.  Le  bour- 
reau les  conduisit  au  gibet;  là,  ils  furent  pendus  ,  et  ils  étaient 
à  peine  suspendus  depuis  trois  minutes  ,  que  les  soldats  de 
Guillaume  leur  ôtèrent  tous  leurs  vêlemens  qu'ils  partagèrent 
avec  le  bourreau.  En  même  temps ,  le  bourreau  descendit  le 
colonel  Townly  sur  l'échafaud  j  le  colonel  respirait  encore ,  le 
bourreau  lui  ouvrit  le  ventre,  et  il  en  retira  les  entrailles  qu'il 
jeta  dans  un  brasier  allumé  près  de  la  potence  ;  ils  furent  ainsi 
mutilés  ,  déchirés  et  brûlés  tous  les  dix-huit.  Un  d'eux  ,  le 
plus  jeune,  James  Dawson,  étudiant  de  Cambridge  ,  laissait 


REVUE    DE    PARIS.  175 

après  lui  sa  fiancée.  Elle  tomba  morte  en  vovant  le  cœur  de 
son  amant  dans  les  mains  du  bourreau.  Le  jury  se  livra  pen- 
dant deux  mois  à  cette  horrible  boucherie.  On  pendait ,  on 
mutilait,  on  égorgeait,  on  brûlait,  on  coupait  les  têtes  ,  puis 
on  exposait  ces  tètes  aux  portes  de  Carlisle  et  de  Manchester. 

Quant  aux  lords  qui  avaient  suivi  la  fortune  d'Edouard,  ils 
furent  jugés  avec  plus  de  cérémonie.  La  chambre  haute,  for- 
mée en  cour  de  grande-sénéchaussée  ,  fut  chargée  de  fournir 
au  glaive  de  la  justice  politique  de  plus  nobles  victimes  ,  les 
lords  Kilmarnock,  Cromarty  et  Balmerino. 

Les  trois  lords  furent  introduits  le  28  juillet  dans  la  salle  de 
Westminster  ;  là  ils  furent  condamnés  tout  d'une  voix  pour 
s'être  armés  contre  la  glorieuse  révolution  de  1688.  Voici  com- 
ment était  conçu  cet  arrêt  : 

«  Le  jugement  de  la  loi  est  que  vous ,  William  ,  comte  de 
i)  Kilmarnock;  vous,  Georges  ,  comte  de  Cromarty,  et  vous, 
»  Arthur  ,  comte  de  Balmerino,  tous  les  trois,  et  chacun  de 
»  vous,  retourniez  à  la  Tour  d'où  vous  venez  ,  pour  être  de  là 
»  conduits  à  la  place  d'exécution  ,  où  vous  serez  pendus  par  le 
»  cou  ,  mais  non  jusqu'à  ce  que  mort  s'ensuive,  car  vous  devez 
»  être  ouverts  vivans.  Vos  entrailles  seront  arrachées  et  brû- 
j>  lées  à  vos  yeux  ;  ensuite  vos  têtes  séparées  de  vos  corps  ,  vos 
»  corps  coupés  en  quatre  parties  et  mis  à  la  disposition  du  roi. 
»  Que  Dieu  tout-puissant  ait  pitié  de  vos  âmes!  » 

Atroce  !  et  ainsi  fut  fait  sur  ces  trois  nobles  victimes.  Ils 
moururent  tous  les  trois  en  criant  :  a  Vive  le  roi  Jacques!» 
Le  roi  George  et  son  fils  n'avaient  pas  su  pardonner  à  un  seul 
de  ces  nobles  ennemis. 

«  A  trois  mois  de  là  ,  ajoute  l'historien ,  périt  de  la  même 
»  manière  ,  et  avec  le  même  mépris  de  la  mort  et  de  ses  juges  , 
»  Charles  Ratcliffe,  le  plus  jeune  frère  du  comte  de  Derby  ; 
3)  puis  ce  fut  le  tour  du  vieux  lord  Lovât,  n 

Celui-là  ,  lord  Lovât,  est  un  homme  à  part  dont  la  biogra- 
phie est  encore  à  faire.  Héros  singulier  de  guerre  civile,  scep- 
tique qui  est  mort  comme  un  homme  plein  de  foi ,  égoïste  qui 
a  poussé  le  dévouementjusqu'au  martyre,  homme  d'une  pru- 
dence singulière,  qui,  après  avoir  dissimulé  tant  que  Charles- 
Edouard  fut  heureux,  se  déclara  tout-à-coup  son  partisan  après 
la  bataille  de  Culloden  ,  quand  il  n'y  eut  plus  d'espoir.  Du 


176  REVUE    DE    PARIS. 

reste ,  quelle  qu'ait  été  la  vie  du  lord  Lovât ,  sa  mort  est  trop 
belle  pour  que  Lovât  n'ait  pas  sa  place  méritée  à  côté  des  lords 
Kilmarnock  et  Balmerino. 

Il  fut  le  dernier  gentilhomme  qui  paya  de  sa  tète  les  tenta- 
tives et  les  malheurs  du  prétendant.  Il  avait  quatre-vingts  ?ns. 
Il  mourut  comme  un  héros,  en  criant  :  Vive  leroi  Jacques! 

Ainsi  voilà  une  tentative  de  contre-révolution  qui  anéantit 
tout  un  royaume ,  le  royaume  d'Ecosse  î 

La  désolation  de  l'Ecosse  fut  célébrée  par  ses  poètes.  L'his- 
torien de  Charles-Edouard  cite ,  entre  autres  lamentations 
poétiques,  une  espèce  d'élégie-dialoguée;  les  deux  acteurs  de  ce 
petit  drame  sont  un  vieillard  et  une  jeune  fille  ,  faibles  créa- 
tures que  le  glaive  du  vainqueur  a  respectées,  et  qui  vivent  au 
milieu  des  ruines  : 

a  Où  est  allé  ton  père  ,  petite  Marie?  dit  le  vieillard  ;  où  est. 
»  donc  notre  lady  depuis  ce  matin?  As-tu  vu  les  habits  rouges? 
»  as-tu  entendu  le  cor  sur  la  montagne? 

—  »  Vieillard  à  barbe  blanche,  reprend  la  jeune  fille,  ne 
j»  m'interroge  pas.  Oui ,  j'ai  vu  les  habits  rouges ,  le  corbeau 
»  s'est  enroué  avec  le  sang  qu'il  a  bu. 

»  Ecoute  la  voix  du  corbeau,  vieillard,  le  sang  des  Frasers 
»  est  trop  chaud  pour  son  gosier. 

j>  Oh  !  dis-moi ,  vieillard,  quel  sera  le  sort  de  ceux  qui  égor- 
»  gent  les  braves  des  montagnes  ,  qui  forcent  nos  braves  chefs 
y>  à  fuir  dans  le  désert,  qui  chassent  leur  prince  légitime  comme 
»  le  daim  et  le  chevreuil? 

le  vieillard.  —  »  Ma  bonne  petite  fille  ,  au-dessus  de  ce 
»  soleil  étincelant,  il  y  a  quelqu'un  qui  voit  tout.  Un  jour  ,  il 
»  punira  les  tyrans  de  leurs  crimes,  et  le  nom  des  braves  ne  pé- 
»  rira  pas  !  » 

Tels  sont  les  accens  de  la  musejacobite  depuis  de  bataille  de 
Culloden. 

A  l'heure  qu'il  est ,  il  y  a  encore  dans  le  Nouveau-Monde 
des  Ecossais  qui  répètent  la  ballade  de  la  défaite  : 

Nous  ne  reverrons  plus  le  Lochaber  !  c'est  toujours  la  vieille 
complainte  des  Hébreux  : 

Illic  stetimus  etfievivius,  quum  recordaremur  Sio?i  ! 

«  Au  reste,  cette  sanglante  victoire  a  porté  ses  fruits;  de- 


REVUE    DE    PARIS-  177 

»  puis  1748 ,  la  maison  régnante  d'Angleterre  a  vécu  en  paix  à 
»  l'abri  de  la  constitution.  Grâce  à  leur  titre  de  roi  parlemen- 
»  taire,  les  trois  George  ont  pu  impunément  être  attaqués  par 
»  un  prince  légitime  et  personnellement  digne  du  trône,  cen- 
»  tupler  les  taxes  tout  en  accroissant  la  dette,  tomber  en  dé- 
»  mence  ou  mériter  le  mépris  général  par  leur  conduite  pri- 
n  vée.  » 

Ainsi  parle  l'historien  ;  il  nous  dit  bien  ce  que  la  dynastie 
régnante  a  gagné  à  la  défaite  de  Charles-Edouard ,  il  ne  dit 
pas  ce  que  le  pays  y  a  perdu. 

Depuis  Culloden,  l'Ecosse  ne  s'est  pas  relevée  de  sa  défaite; 
les  montagnards  furent  décimés  ;  l'habit  national  fut  défendu 
sous  peine  de  déportation  5  les  juridictions  héréditaires  furent 
abolies;  le  jacobitisme  fut  proscrit  jusque  dans  les  formes  du 
culte.  Tout  prêtre  ou  laïque  priant  publiquement  pour  le  roi, 
sans  désigner  nominativement  !e  roi  George  ,  fut  déclaré  traî- 
tre et  condamné  à  la  déportation.  Depuis  ce  temps  ,  l'histoire 
de  l'Ecosse  s'est  confondue  avec  l'histoire  de  l'Angleterre.  La 
révolution  n'a  pas  été  moins  complète  dans  les  montagnes  ; 
l'industrie ,  l'agriculture  ,  les  voyages  aux  pays  lointains  ont 
singulièrement  modifié  le  caractère  du  montagnard.  La  vieillo 
Ecosse  n'existe  plus  aujourd'hui  que  dans  les  romans  de  Walter 
Scott. 


Achevons  l'histoire  de  Charles-Edouard. 

C'est  une  intéressante  et  touchante  histoire  que  la  muse  ja- 
cobite  n'a  pas  oubliée. 

»c  Hélas!  où  irai-je  chercher  mon  père?  Où  irai-je  cacher 
»  ma  tête  ?  Que  les  vagues  se  soulèvent ,  que  l'orage  gronde,  il 
»  faut  te  quitter,  ma  terre  natale! 

«  Le  vallon  où  était  la  maison  de  mon  père  a  passé  à  un  au- 
»  tre  ;  la  maison  de  mon  père  est  abattue  sur  la  bruyère. 
»  Hélas!  hélas  !  notre  gloire  n'est  plus. 

«  Adieu  !  adieu  !  chère  Calédonie ,  tu  n'es  plus  la  patrie  des 
»  fils  de  Gaël;  un  étranger  occupe  ton  trône  antique;  latrahi- 
«  son  l'a  fait  le  plus  fort.  Adieu  !  adieu  !  adieu  !  » 

La  tempête,  la  faim ,  le  froid  ,  l'orage  ,  les  troupes  armées , 
les  haillons  ,  les  fondrières  et  les  marécages  ,  voilà  toute  l'his- 
toire de  cette  fuite  de  Charles-Edouard. 


178  REVUE    DE    PARIS. 

Un  jour ,  dans  une  caverne  ,  miss  Flora  IMacdonald  rencon- 
tra un  homme  pâle  et  maigre  ,  sans  chaussure ,  sans  linge  , 
exténué ,  l'œil  hagard  et  le  visage  couvert  de  lèpre  ;  c'était 
Charles-Edouard, 

Miss  Flora  se  jeta  d'ahord  aux  pieds  du  prince  ;  puis  elle 
lui  donna  les  habits  de  sa  servante  ,  et  elle  le  mena  chez  sa 
parente,  lady  Clarendal ,  qui  paya  plus  tard  son  hospitalité 
par  un  long  emprisonnement  à  la  Tour  de  Londres  (>). 

Un  autre  jour,  dans  une  autre  caverne  ,  quatre  voleurs  fai- 
saient rôtir  un  mouton  qu'ils  avaient  dérobé  à  un  troupeau; 
Charles-Edouard  les  pria  de  lui  permettre  de  s'asseoir  à  leur 
foyer.  Les  voleurs  partagèrent  leur  repas  avec  Charles  ,  et  ils 
accompagnèrent  jusqu'au  rivage  ce  proscrit  royal ,  dont  la 
tête  valait  trente  mille  guinées. 

Enfin  ,  le  19  septembre  ,  Charles-Edouard  s'embarqua  dans 
la  même  haie  où  il  était  arrivé  quatorze  mois  auparavant  pour 
conquérir  trois  royaumes. 

Ici  je  m'arrête  et  je  renvoie  au  livre  de  M.  Amédée  Pichot  ; 
il  est  plein  de  faits  et  de  recherches.  Il  est  rempli  de  tristesse 
et  d'une  touchante  pitié.  C'est  le  livre  d'un  homme  qui  est 
également  éloigné  de  tout  fanatisme  ,  qui  a  le  sang  en  horreur 
et  qui  vante  la  loyauté  partout  où  il  la  rencontre. 

J'ai  dit  que  c'était  une  histoire  pleine  de  tristesse,  et  en 
effet,  quoi  déplus  triste  que  ceci:  un  prince  loyal ,  coura- 
geux ,  honnête  homme  ,  appuyé  sur  son  bon  droit ,  que  le 
roi  Louis  XV  fait  saisir  à  l'Opéra  par  ses  archers  ,  et  jeter 
hors  de  son  royaume  de  France  ,  cet  asile  de  tous  les  rois  mal- 
heureux, selon  la  belle  expression  du  duc  d'Orléans  ? 

Quoi  de  plus  triste?  Charles-Edouard  vivant  et  mourant 

(')  Les  aventures  de  Flora  elle-même  seraient  la  matière  d'un 
roman  tout  entier.  Après  avoir  épousé  un  de  ses  cousins  ,  elle 
avait  émigré  aux  États-Unis  avec  son  mari ,  et  elle  en  fut  chassée 
en  quelque  sorte  par  la  république.  En  revenant  en  Ecosse ,  le  vais- 
seau qui  la  portait  fut  attaqué  par  un  vaisseau  du  roi  Louis  XVIj 
elle  voulut  rester  sur  le  pont  pendant  le  combat,  et  y  eut  le  bras 
cassé.  Flora  n'est  morte  qu'en  1790,  et  un  des  draps  du  lit  où 
avait  couché  Charles-Edouard  dans  l'île  de  Sky  lui  servit  de  lin- 
ceul. Yoila  bien  les  femmes  royalistes  ! 


REVUE     DE     PARIS.  179 

comme  un  ivrogne,  à  Rome!  Malheureux,  qui  n'avait  été 
élevé  que  pour  le  trône ,  et  qui  devait  être ,  par  son  éducation  , 
au  premier  ou  au  dernier  rang  parmi  les  hommes. 

Quoi  de  plus  triste  que  cette  histoire  de  la  légitimité  d'An- 
gleterre, à  laquelle  la  légitimité  de  France  devait  ressemhler 
si  fort? 

Quoi  de  plus  triste  que  cette  victoire  inévitahle  ,  écrite  à 
l'avance  ,  du  duc  de  Cumberland  et  de  son  père  ,  appuyés 
qu'ils  sont  tous  deux  sur  les  vices  de  Charles  II  et  sur  la  pieuse 
sottise  de  Jacques  II,  deux  grands  crimes  sous  lesquels  a  suc- 
combé Charles-Edouard? 

Pour  tirer  quelque  fruit  de  cette  histoire  ,  jetez  les  yeux 
autour  de  vous  ,  et  regardez  ce  que  deviennent  toutes  les  légi- 
timités de  l'Europe  ,  à  l'heure  qu'il  est. 

Le  prince  légitime  de  Suède  voyage  en  hiver,  sans  manteau, 
sur  l'impériale  des  diligences,  et  plus  d'une  fois  il  se  passe  de 
dîner  5  moins  heureux  que  les  rois  détrônés  ,  que  Candide 
trouve  au  moins  assis  à  une  table  d'auberge. 

Le  prince  légitime  de  France  est  exilé  en  Autriche.  Pauvre 
enfant  dont  on  vante  la  beauté,  l'esprit,  le  courage,  les 
nobles  réparties,  et  qui  doit  avoir  bien  de  la  peine  à  accorder 
les  enseignemens  de  l'histoire  avec  les  leçons  de  ses  précepteurs. 

Le  prince  légitime  d'Espagne  lève  les  armes  contre  une 
petite  fille  de  dix-huit  mois. 

Le  prince  légitime  de  Portugal ,  jeune  fille  de  quinze  ans, 
était  hier  à  côté  du  prince  légitime  d'Alger,  à  l'Opéra. 

Le  prince  légitime  des  Charruas  est  mort  à  l'hôpital,  de  la 
plus  horrible  des  morts  pour  un  Charrua  ,  entre  deux  draps 
et  deux  sœurs  de  charité. 

Enfin  ,  dernière  analogie  ,  le  prince  légitime  de  Brunswick 
a  été  enlevé  de  chez  lui,  à  Paris,  parles  gendarmes  de  M.  Gis- 
quet ,  et  la  police  de  Paris  l'a  fait  conduire  aux  frontières  , 
comme  on  a  fait  pour  le  prince  Charles-Edouard. 

Seulement  on  n'avait  pas  préparé  de  cordons  de  soie  pour 
lier  le  prince  de  Brunswick,  tant  on  s'est  habitué  à  manquer  de 
respect  aux  princes  légitimes  ! 

Ce  qui  prouve  qu'il  n'y  a  de  légitimes  que  ceux  qui  font 
les  princes  et  qui  les  défont  à  leur  gré  :  le  peuple  et  la  loi. 

Et  ce  dieu  tout-puissant  de  l'histoire  ,  le  hasard. 


180  REVUE    DE     PARIS. 

Il  me  resterait  à  faire  l'éloge  de  l'histoire  de  M.  Amédée 
Pichot  après  lui  avoir  pris  presque  toute  sa  substance;  je  m'en 
abstiendrai ,  mais  il  ne  s'en  plaindra  pas  :  voici  mieux  peut- 
être  qu'un  éloge  littéraire. 

Le  dernier  mois  de  l'année  royale  1830  ,  madame  la  Dau- 
phine  ,  dont  l'absence  a  fait  plus  de  mal  au  trône  de  Char- 
les X  que  la  présence  même  de  M.  de  Polignac  ,  était  loin  de 
Paris  aux  eaux  de  Vichy.  Un  jour  ,  et  l'histoire  m'a  été  racon- 
tée par  M.  le  docteur  Lucas  lui-même,  qui  est  mort  depuis, 
M.  Lucas,  médecin  ordinaire  de  madame  la  Dauphine, 
entrant  dans  la  chambre  de  la  princesse,  la  trouva  tout  (en 
larmes  ,  et  dans  une  émotion  difficile  à  décrire.  A  cette  vue 
M.  Lucas  s'arrêta  inquiet  ;  alors  madame  la  Dauphine  ,  lui 
montrant  un  livre  qu'elle  tenait  à  la  main  :«  Docteur,  lui  dit— 
»c  elle  ,  vous  pleureriez  comme  moi  à  la  lecture  de  ce  livre.  » 
Ce  livre,  c'était  la  première  édition  de  I'Histoire  de  Char- 
les-Edouard. 

Comme  un  livre  est  consacré  après  avoir  passé  sous  le 
baptême  de  larmes  !  les  larmes  de  la  femme  qui  en  a  le  plus 
versé  dans  le  monde,  et  les  plus  cruelles  ;  les  larmes  de  la  fille 
de  Louis  XVI  et  de  Marie- Antoinette ,  les  larmes  de  la  tante 
du  duc  de  Bordeaux. 

Jules  Janir. 


LES  VIEUX  ROMANS. 


CONTINUATION  DES   CONTES  DEVOTS,  LYCIDAS    ET  CLÉORITHE,  LA 
BREBIS    DE    SAINT-FRANÇOIS,    ETC.,    ETC.,    ETC. 


§111. 


Ce  roman  fut  composé  dans  l'année  1529  ,  par  le  sieur 
Basire  ,  archidiacre  de  Séez,  quoique  l'auteur  prétende  que 
l'original  était  en  langue  syriaque,  et  qu'il  l'a  traduit  sur  une 
version  grecque. 

À  la  conquête  de  l'île  de  Rhodes  par  les  Turcs,  le  femmes, 
suivant  l'usage,  furent  mises  en  esclavage  et  réservées  au  plus 
triste  sort.  L'une  d'elles,  nommée  Cléorithe,  échut  au  minis- 
tre favori  du  sultan  ;  elle  était  si  belle  qu'il  la  distingua  ,  par 
le  titre  d'épouse,  de  la  foule  de  ses  maîtresses. 

Un  gentilhomme  chrétien  ,  nommé  Lycidas  ,  ayant  entendu 
parler  de  ses  malheurs  et  de  son  inviolable  attachement  à  la 
foi ,  pensa  qu'une  visite  de  lui  ne  pouvait  manquer  de  lui  être 
de  quelque  consolation.  Ayant  gagné  un  eunuque  ,  il  fut  in- 
troduit dans  le  sérail  ,  et  Cléorithe  ne  tarda  pas  à  le  récom- 
penser, en  lui  prodiguant  des  faveurs  qu'arrachait  à  grand'peine 
l'époux  musulman. 

Ce  commerce  continua  sans  interruption  ,  volontaire  ou 
forcée,  pendant  six  ans;  mais  à  cette  époque,  l'esprit  de 
Lycidas  tomba  en  proie  à  la  mélancolie  du  scrupule  religieux 
il  porta  ses  aveux  et  sa  contrition  au  tribunal  de  la  pénitence  -} 
et  fut  choqué  de  la  facilité  avec  laquelle  il  obtint  l'absolution 
9  lR 


182  REVUE    DE    PARIS. 

du  crime  qu'il  confessait.  Tourmenté  par  sa  conscience,  il 
écrivit  quelques  lignes  à  Cléorithe  pour  s'excuser  de  son 
absence  ,  mais  sans  lui  dire  qu'il  allait  ouvrir  son  coeur  à 
l'évêque  de  Damas. 

Sur  le  soir  de  la  première  journée  de  son  voyage,  Lycidas 
arriva  dans  une  petite  hôtellerie  isolée,  sur  la  lisière  d'un 
bois.  Ayant  demandé  une  chambre,  on  lui  dit  qu'il  n'y  en 
avait  plus  qu'une  qui  depuis  un  temps  immémorial  était  le 
rendez-vous  nocturne  des  sorciers  et  des  démons.  Lycidas 
insista  pour  ne  pas  coucher  dehors  ,  en  dépit  des  affirmations 
de  l'hôte,  que  depuis  plus  de  sept  ans  ,  à  sa  connaissance,  tous 
les  voyageurs  qui  s'étaient  entêtes,  et  entre  autres  un  pacha 
accompagné  de  quarante  janissaires ,  avaient  été  troublés  par 
des  êtres  surnaturels. 

A  peine  Lycidas  fut-il  resté  seul  dans  la  chambre  mysté- 
rieuse qu'il  vit  apparaître  six  demoiselles  légères  comme  des 
nymphes,  qui  lui  proposèrent  avec  beaucoup  de  civilité  de  le 
conduire  à  leur  reine.  Lycidas  d'abord  les  regarda  avec  indif- 
férence ;  mais  enfin,  cédant  aux  importunités  de  la  plus  belle , 
il  se  laissa  mener  à  un  château  où  il  entra  dans  un  salon 
magnifique,  illuminé  par  onze  cents  flambeaux.  Vingt  jeunes 
hommes  et  autant  de  jeunes  filles  éblouissantes  d'attraits  et 
de  parure  s'entrelacèrent  en  formant  des  danses  voluptueuses, 
au  son  des  plus  ravissantes  voix.  La  dame  qui  présidait  à  cette 
fête  ne  paraissait  pas  avoir  plus  de  dix-sept  ans  ,  et  elle  était 
resplendissante  de  beauté. 

Le  bal  fini,  les  danseurs  et  les  musiciens  se  rétirèrent ,  et 
Lycidas  resta  seul  avec  la  dame.  Elle,  prenant  son  silence 
pour  du  respect,  crut  devoir  l'encourager,  en  lui  faisant  re- 
marquer que  la  compagnie  l'avait  laissée  à  sa  disposition. 
A  cette  observation  et  à  d'autres  ouvertures  encore  plus  ex- 
plicites ,  Lycidas  gardait  le  silence  le  plus  contrariant,  en 
sorte  que  la  dame  éclata  de  colère,  et  finit  par  s'évanouir. ...  dans 
les  airs.  Elle  n'eut  pas  plus  tôt  disparu  que  les  lumières  s'é- 
teignirent ;  l'édifice  s'écroula  avec  un  bruit  horrible  dans  les 
.ibîmes  de  la  terre ,  et  Lycidas  resta  seul  dans  le  chaos  d'une 
nuit  de  tempête. 

A  la  lueur  incertaine  d'une  petit  lumière  qu'on  apercevait 
dans  le  lointain  ,  il  regagna  l'hôtellerie  qu'il  avait  laissée  ;  il  y 


REVUE    DE    PARIS.  183 

resta  jusqu'au  point  du  jour,  et,  bien  que  fort  mal  reposé, 
il  se  remit  en  route  ,  et  arriva  ,  sans  plus  d'aventures ,  à  la  ré- 
sidence de  l'évêque  de  Damas.  Lycidas  lui  ayant  exposé  l'état 
de  son  ame  et  de  sa  conscience,  le  prélat  lui  prescrivit ,  avant 
tout,  de  renoncer  pour  jamais  à  Cléorithe  ;  puis  il  enjoignit  à 
son  pénitent  d'aller  en  pèlerinage  à  la  Terre-Sainte,  de  reve- 
nir de  là  à  Venise,  de  se  mettre  dans  l'armée  de  la  république 
pour  l'aider  à  reconquérir  l'île  de  Chypre  ,  après  quoi  il 
n'aurait  plus  qu'à  rejoindre  les  chevaliers  de  Jérusalem  dans 
la  citadelle  de  Malte. 

Aussitôt  Lycidas  se  met  en  devoir  d'accomplir  toutes  ces 
pénitences;  il  commence  par  dépêcher  une  lettre  à  sa  maî- 
tresse, dans  laquelle  il  lui  explique  la  nécessité  où  il  est  de 
rompre  avec  elle;  il  l'engage  elle  aussi  à  la  pénitence;  il 
l'assure  qu'il  l'aimera  toujours  chrétiennement  ,  et  qu'il  est 
en  Dieu  son  obéissant  serviteur. 

Cléorithe  s'indigne  à  cette  dévote  épitre  ;  mais  sa  passion 
exalte  tellement  son  ame  qu'elle  s'échappe  du  sérail  pour  aller 
chercher  Lvcidas  là  où  elle  croit  plus  vraisemblablement  le 
trouver  ,  et  à  chaque  désappointement  elle  se  répand  en  tor- 
rens  d'imprécations. 

Cependant  Lycidas  était  en  route  pour  la  Terre-Sainte.  En 
approchant  de  Jérusalem,  il  rencontra  le  diable  et  un  soi-disant 
ermite ,  qui  ne  venait  là  que  pour  lui  servir  de  nouvelle 
épreuve.  Le  diable  d'abord  remporta  quelque  avantage  ;  mais 
définitivement  la  victoire  resta  au  pèlerin.  De  Jérusalem  Lyci- 
das fut  à  Béthanie,  où  il  visita  l'oratoire  de  sainte  Madeleine. 
Il  sentit ,  dans  ce  lieu  de  dévotion  ,  toute  la  béatitude  attachée 
à  un  tendre  repentir  ;  et,  considérant  la  ressemblance  de  son 
propre  soit  avec  celui  de  la  sœur  fragile ,  mais  pardonnée, 
de  Marthe  et  de  Lazare  ,  il  honora  sa  mémoire  de  quelques 
vers  ,  tels  que  ceux-ci  : 

0  beaulx  yeux  de  la  Magdeleine, 
Vous  étiez  lors  un  mont  JEthna, 
Et  vous  êtes  une  fontaine  ,  etc. 

Son  pèlerinage  de  la  Terre-Sainte  étant  accompli ,  Lycidas 
se  joignit  aux  troupes  chrétiennes  en  Chypre;  il  fut  mis  à  la 


184  REVUE    DE    PARIS. 

tête  d'un  corps  d'armée,  et  reçut,  en  combattant,  une  blessure 
mortelle.  Mais,  pour  entrer  dans  les  demeures  célestes,  il  ne 
laissa  pas  que  de  continuera  faire  du  bien.  A  peine  eut-il 
goûté  du  repos  éternel  qu'il  apparut,  une  nuit,  à  Cléoritbe  j 
il  l'exhorta  à  reprendre  ses  pratiques  de  dévotion  et  ses  devoirs 
envers  son  époux  ;  Cléorithe  ,  attendrie  et  docile  cette  fois ,  re- 
tourna dans  sa  maison;  mais  le  musulman,  moins  touché  de  son 
retour  qu'il  n'étaitencore  irrité  de  sa  fuite,  demanda  contre  elle 
la  plus  sévère  justice  du  pays  ,  et  elle  monta  en  martyre  sur 
le  bûcher. 

Vers  la  fin  du  seizième  siècle,  il  parut  un  roman  spirituel 
de  quelque  célébrité,  écrit  en  flamand  par  Boëtius  Bolswert, 
graveur  et  frère  de  Scheldt  Bolswert ,  encore  plus  fameux  dans 
ie  même  art. 

Cette  production  tout  allégorique  raconte  le  pèlerinage  de 
deux  sœurs,  Colombelle  et  Volontairette,  à  Jérusalem,  en 
cherche  de  leur  bien-aimé.  L'une ,  comme  les  noms  l'indi- 
quent, était  douce  et  prudente,  l'autre  obstinée  et  capricieuse. 
Le  contraste  de  leur  conduite  et  du  résultat  de  leurs  aven- 
tures pendant  le  voyage  forme  le  sujet  du  roman.  Ainsi  elles 
arrivent  à  un  village  pendant  une  foire  :  Volontairette  se  mêle 
à  la  foule  qui  suivait  un  charlatan  ,  et  elle  revient  couverte  de 
■vermine  et  de  confusion,  tandis  que  sa  sœur  était  restée  au 
logis,  s'occupant  à  ses  exercices  de  piété.  Les  incidens  de  cette 
sorte  se  multiplient ,  et  sont  trop  insipides  pour  nous  arrêter 
davantage. 

Au  commencement  du  dix-septième  siècle,  Canius,  évêque 
de  Belley  ,  écrivit  grand  nombre  de  romans  spirituels.  Ses  ser- 
mons ,  qui  furent  aussi  publiés  en  partie  ,  ne  sont  pas  moins 
remarquables  par  leur  naïveté.  Un  jour  qu'il  avait  été  désigné 
pour  prêcher  devant  les  états  ,  il  demanda  «  ce  que  nos  pères 
»  diraient  de  voir  les  emplois  de  la  magistrature  entre  les 
»  mains  des  femmes  et  des  enfans  ?  Il  ne  manque  plus  ,  ajouta- 
is t-il ,  que  d'admettre  ,  comme  cet  empereur  romain  ,  les  che- 
»  vaux  au  sénat;  et  pourquoi  non,  puisqu'il  y  a  déjà  tant  d  ânes?» 
Il  disait  aussi  un  jour  qu'une  seule  personne  peut  blasphémer, 
mentir  et  même  assassiner ,  mais  qu'il  y  avait  un  péché  si 
grand  qu'il  fallait  être  deux  pour  le  commettre.  Une  autre  fois, 
dans  son  charitable  appel  à  son  nombreux  auditoire  :  ci  Mes 


REVUE    DE    PARIS.  1  85 

r,  frères,  dit-il,  on  recommande  à  vos  charités  la  vocation  d'une 
«  jeune  demoiselle  qui  n'a  pas  assez  de  bien  pour  faire  vœu  de 
»  pauvreté.  » 

Lorsque  ce  prélat  entra  dans  l'état  ecclésiastique,  le  goût  des 
romans  était  si  vif  qu'il  excluait  presque  toute  autre  lecture. 
C'est  pourquoi  il  jugea  à  propos  de  faire  lui-même  des  fictions 
pour  son  troupeau,  qui  pussent,  tout  en  l'amusant,  ne  lui 
laisser  que  de  bonnes  impressions.  Comme  il  avait  beaucoup  de 
zèle  et  quelque  imagination,  et  que  ses  lecteurs  n'étaient  pas 
fort  difficiles,  ses  ouvrages  ne  manquèrent  point  le  but  qu'il 
se  proposait;  mais  il  n'avait  pas  l'art  et  le  discernement  qui 
auraient  pu  leur  donner  une  popularité  durable.  Ses  nom- 
breuses et  mystiques  productions  tombèrenten  mésestime  avec 
le  perfectionnement  du  goût  et  du  langage.  Un  seul  échantil- 
lon suffira  pour  montrer  qu'ils  sont  à  peine  dignes  d'être  tirés 
de  l'oubli ,  et  que  c'est  peut-être  la  dernière  fois  qu'il  en  aura 
été  question. 

Achantes,  gentilhomme  bourguignon,  est  représenté  comme 
un  modèle  de  toutes  les  \ertus  chrétiennes.  Sa  femme,  Sophro- 
nie  ,  dont  le  caractère  est  tracé  tout  au  long ,  est  aussi  un  exem- 
plaire de  piété  et  de  tendresse  conjugale.  Cette  union  fut 
bénie  de  plusieurs  filles,  et  après  un  certain  nombre  d'années 
Achantes  passa  à  une  meilleure  vie.  Sa  triste  moitié  fit  vœu  de 
perpétuel  veuvage,  et  se  dévoua  à  l'éducation  de  ses  filles,  sur- 
tout de  l'aînée,  appelée  Dorie ,  qui  est  l'héroïne  du  roman. 
Cette  jeune  personne  a  pour  confesseur  un  savant  ecclésiasti- 
que nommé  Théophile  ,  et  le  premier  fruit  de  ses  leçons  est  la 
fondation  d'un  monastère.  Son  éducation  achevée  elle  se  ma- 
rie, mais  son  époux  bientôt  après  part  en  pèlerinage  et  meurt. 
La  nouvelle  de  sa  mort  lui  est  apprise  par  Théophile  ,  qui  s'é- 
tend longuement  sur  les  consolations  religieuses.  Cependant 
une  fausse  couche  est  la  suite  de  ce  malheur ,  et  Dorie  expire 
après  avoir  été  admise  dans  le  couvent  qu'elle  avait  fondé. 

Les  romans  de  Cassius  ne  laissent  pas  que  d'être  moraux , 
c'est-à-dire  qu  il  a  toujours  en  vue  quelque  moralité,  indépen- 
damment des  actes  de  dévotion  ,  des  pèlerinages  et  de  la  fon- 
dation des  manastères.  Ils  sont  surchargés  de  citations  del'E- 
criture  bien  ou  mal  appliquées  ,  et  pleins  de  longueurs  et 
d'antithèses. 

9  l6- 


186  REVUE    DE    PARIS. 

Nous  avons  déjà  parlé  des  contes  dévots,  contemporains 
des  fabliaux  et  des  trouvères.  Un  ouvrage  du  même  genre,  par- 
tie original ,  partie  imité  des  Pia  Hilaria,  d'Angelin  Gazée,  et 
d'autres  livres  de  dévotion  plus  considérables  ,  parut  en  fran- 
çais moderne  ,  au  milieu  du  dix-septième  siècle.  Voyons  un 
peu  quelle  littérature  circulait  à  cette  époque  parmi  le  peu- 
ple de  Louis  XIV ,  à  côté  de  Phèdre  et  de  Cinna. 

Un  paysan  conduisait  un  jou;-  quelques  agneaux  à  la  bou- 
cherie ;  heureusement  pour  eux  saint  François  se  trouva  sur  le 
chemin.  Aussitôt  que  le  troupeau  l'aperçut ,  il  poussa  de  la- 
mentables bêlemens.  Le  saint  demanda  au  villageois  ce  qu'il 
allaitfaire  decesanimaux.  «Leur  couper  lecou,v> répondit  celui- 
ci.  Le  bon  saint  François  ne  put  se  contenir  à  cette  cruelle 
image,  ni  résister  aux  douces  supplications  de  ces  innocens; 
il  laissa  son  manteau  à  l'insensible  berger,  en  échange  des 
agneaux  qu'il  emmena  à  son  couvent,  où  il  leur  permit  de  vivre 
et  de  paître  à  leur  aise. 

Au  milieu  de  ce  petit  troupeau  ,  il  y  avait  une  brebis  que  le 
saint  affectionnait  particulièrement  5  il  se  plaisait  à  lui  parler 
et  à  faire  son  éducation.  «  Ma  sœur  ,  lui  disait-il ,  rendez  grâce 
»  à  votre  créateur  suivant  vos  petits  moyens.  Il  est  bon  que 
»  vous  entriez  quelquefois  dans  le  temple  ,  mais  prenez  garde 
»  que  ce  n'est  pas  comme  votre  bergerie  ,  et  tenez-vous-y 
»  humblement.  Ne  marchez  que  du  bout  des  pâtes  ,  fléchissez 
»  les  genoux,  enfin  donnez  l'exemple  aux  petits  enfans.  Mais 
i)  surtout,  ma  chère  sœur,  ne  courez  jamais  après  les  béliers, 
•>•>  n'allez  pas  dans  la  boue,  mais  broutez  tout  doucement  l'herbe 
»  de  nos  jardins  ,  et  faites  attention  à  ne  pas  gâteries  fleurs  qui 
v  doivent  orner  nos  autels.  11 

Telles  étaient  les  leçons  de  saint  François  à  sa  brebis.  Cette 
intéressante  créature  y  réfléchissait  en  son  particulier,  et  les 
pratiquait  si  bien  qu'elle  était  l'admiration  de  tout  le  monde. Un 
religieux  venait-il  à  passer;  la  brebis  chérie  de  saint  François 
courait  à  lui,  et  lui  faisait  une  profonde  révérence.  Quand  elle 
entendait  chanter  dans  l'église,  elle  arrivait  droit  devant  Tau- 
tel  de  la  sainte  Vierge  ,  et  la  saluait  par  un  doux  bêlement; 
quand  la  cloche  annonçait  les  sacrés  mystères  ,  elle  baissait  la 
tête  en  signe  d'adoration  :  «  Oh  !  béni  animal,  s'écrie  l'auteur, 
»  tu  n'étais  pas  une  brute  ,  mais  un  docteur;  tu  es  un  reproche 


REVUE    DE    PARIS. 


187 


»  pour  les  mondains  qui  vont  à  l'église  pour  se  faire  voir ,  et 
»  non  pour  prier.  Je  sais,  ajou(e-t-il,  que  les  huguenots  riront , 
»  et  diront  que  c'est  un  conte  de  nourrices;  mais  qu'ils  disent 
»  ce  qu'ils  voudront ,  l'hérésie  sera  détruite ,  la  foi  prévaudra  , 
»  et  la  brebis  de  saint  François  sera  toujours  en  honneur.  » 

Dans  une  autre  occasion  ,  saint  François  proposa  cet  arran- 
gement à  un  loup  :  que  le  pays  lui  fournirait  des  provisions  s'il 
voulait  ne  plus  le  ravager.  Le  loup  consentit  volontiers  à  ces 
conditions  ,  et  depuis  lors  cet  aimable  quadrupède  gratifia 
saint  François  d'une  compagnie  assidue.  Beaucoup  de  saints 
ont  pris  plaisir  à  s'associer  des  animaux.  Le  chien  de  saint 
Roch  et  le  pourceau  de  saint  Antoine  sont  célèbres  ;  mais  cette 
confraternité  avec  les  loups  et  les  brebis  à  la  fois  semble  parti- 
culière à  saint  François  d'Assise. 

La  plupart  de  ces  légendes  se  retrouvent  aussi  dans  nos  pre- 
miers drames,  et  même  les  Fils  ingrats  de  Piron  coïncident 
avec  l'une  d'elles.  Avant  la  Pie  voleuse  ,  il  y  avait  le  corbeau 
de  l'abbé  de  Corbie  ,  dont  l'histoire  mériterait  bien  d'être  rap- 
portée. Calderon  a  fait  une  pièce  sur  le  purgatoire  de  saint 
Patrice. Malone  croit  que  le  prologue  de  la  charmante  comédie 
de  Shakspaere,  the  Taming  ofthe  Shrew  (')  vient  des  Histoires 
admirables  de  Goulart  traduites  en  français  par  Grimstone. 
Les  grands  poètes  étrangers  ne  dédaignèrent  pas  les  sources 
populaires ,  comme  les  nôtres. 

Dtjklop's  History  of  Fiction  {-). 

f1)  La  méchante  femme  mise  à  la  raison. 

(J)  Nous  devons  cet  article  à  F.  Dazur }  auteur  de  Marle  ou  l'Ini- 
tiation. 

(  Note  du  Dir.  ) 


LA  VIEILLE  PORCELAINE, 


ou 


NOUS  ÉTIONS  PLUS  HEUREUX, 


J'ai  toujours  eu  une  prédilection  d'enfant  pour  la  vieille 
porcelaine.  —  Que  c'est  beau  ,  la  vieille  porcelaine  !  —  Lors- 
que je  visite  une  grande  maison  ,  ce  n'est  pas  la  galerie  de  ta- 
bleaux que  je  vais  voir,  je  prie  qu'on  m'ouvre  le  cabinet  où  se 
trouve  la  porcelaine  de  Chine.  Si  vous  me  demandez  d'où  vient 
cette  préférence,  il  me  sera  impossible  de  vous  le  dirr  ;  à 
moins  cependant  que  nos  premiers  goûts  et  nos  premiers  plai- 
sirs ne  soient  les  plus  vifs  de  tous.  A  quelle  époque  de  ma  vie 
les  petites  soucoupes  d'un  blanc  bleuâtre  et  les  petits  manda- 
rins chinois  sont-ils  entrés  dans  mon  imagination,  et  ont-ils 
charmé  ma  pensée  ?  Je  ne  pourrais  fixer  la  date  de  ce  mémora- 
ble événement.  Ma  mémoire  ne  l'a  pas  gardé  :  c'est  un  souvenir 
antérieur  à  la  conscience  de  moi-même  ,  et  qui  se  perd  dans 
un  vague  poétique.  L'amour  de  la  vieille  porcelaine  est  aussi 
âgé  que  ma  pensée. 

(')  L'auteur  de  ce  fragment  est  Charles  Lamb,  celui  de  tou9  les 
écrivains  anglais  modernes  qui  a  le  plus  approché  de  la  manière 
délicate  et  du  style  original  de  Sterne.  La  Revue  de  Paris  a  déjà 
publié  un  article  traduit  de  Charles  Lamh,  le  Parent  fadvee. 


REVUE    DE    PARIS.  189 

Je  sais  bien  que  vous  pouvez  avoir  des  objections  contre  mes 
petits  bons  hommes  bleuâtres  et  rebelles  aux  lois  de  la  pein- 
ture et  du  dessin  ,  —  ayant  de  si  singulières  prétentions  à  la 
gravité  magistrale,  —  flottant  comme  des  anges  dans  un  es- 
pace indéterminé ,  —  et  se  jouant ,  libres  comme  l'air ,  dans  ce 
petit  monde  qui  n'a  pas  de  perspective  ni  d'horizon;  —une 
tasse  à  thé,  —  oh!  je  sais  tout  cela  :  —  mais  j'aime  à  revoir 
mes  vieux  amis.  —  L'artiste  n'a  pas  observé  les  lois  de  la  dis- 
tance; —  tant  mieux,  nous  ne  les  perdrons  pas  de  vue.  Qu'ils 
soient  sur  la  terre  ou  dans  l'air  ,  peu  m'importe  !  L'artiste  pré- 
voyant a  jeté  sous  leurs  pantoufles  chinoises  une  ou  deux  cou- 
ches de  bel  azur  qui  signifie  sans  doute  :  «  N'ayez  pas  peur, 
ils  ne  tomberont  pas.  11 

Oui,  je  les  aime,  quoi  que  vous  puissiez  dire,  ces  petits 
messieurs  aux  figures  de  femme,  et  ces  pe'ites  femmes  plus 
féminines  que  leurs  messieurs  ! 

Voyez  ici!  ce  jeune  mandarin  si  poli  et  gracieux,  qui 
offre  une  tasse  de  thé  à  sa  mandarine  ,  à  deux  lieues  de  dis- 
tance tout  au  moins  !  Bravo  ,  mon  bel  artiste,  vous  avez  com- 
pris la  poésie  chinoise  !  —  C'est  bien  le  respect  d'un  man- 
darin pour  sa  dame  ;  —  c'est  bien  à  cette  distance  qu'il  doit 
se  tenir.  —  Puis  une  autre  beauté  ,  ou  la  même  beauté  (nous 
n'y  regardons  pas  de  si  près,  dans  le  royaume  des  porcelaines) 
descendant  d'une  petite  nacelle  de  fée,  et  prête  à  poser  son 
petit  pied  mignon  à  six  milles  de  là  ,  sur  une  montagne  toute 
bleue. 

Un  peu  plus  loin  ,  si  ie  plus  près  et  le  plus  loin  existent 
dans  ce  monde,  ce  sont  chevaux  bleus,  pagodes  bleues, 
fleurs  bleues  qui  dansent  une  belle  contredanse  bleue  dans 
l'empire  aérien. 

Et  encore  — une  vache  et  un  lapin,  de  même  taille  tous 
les  deux,  —  tous  les  deux  endormis  au  pied  d'une  petite 
fleur  qui  les  abrite  ,  et  éclairés  par  l'atmosphère  transparente 
du  Cathay. 

C'est  là  ce  que  je  disais  autrefois  à  ma  cousine  Brigitte  , 
pendant  que  nous  savourions  tous  deux  notre  thé  hyson,  à  la 
vieille  mode  ,  sans  le  colorer  d'une  seule  goutte  de  crème.  Je 
venais  d'acheter  de  vieilles  porcelaines,  vieilles  comme  le 
temps  ,  et  c'était  la  première  fois  que  nous  nous  en  servions. 


190  REVUE    DE    PARIS. 

Je  ne  pus  m'empêcher  de  faire  remarquer  à  Brigitte  que  cet 
achat  nous  aurait  semblé  bien  coûteux  autrefois ,  et  que 
maintenant  nous  étions  à  même  de  nous  passer  ces  petites 
fantaisies,  et  d'être  heureux  sans  nous  gêner.  Je  ne  sais  quel 
nuage  passa  sur  le  front  de  Brigitte.  Je  suis  très-habile, 
voyez-vous  ,  je  suis  très-prompt  à  discerner  ces  nuages  sur  le 
front  de  Brigitte. 

«  Oh  !  nous  étions  plus  heureux  alors ,  dit-elle  ;  —  etje  vou- 
drais bien  revenir  à  ce  temps  où  nous  étions  moins  riches  ; 
c'était  le  bon  temps.  —  Je  ne  vous  parle  pas  d'être  pauvre 
tout-à-fait,  mais  il  y  a  un  juste  milieu  entre  la  pauvreté  et 
l'opulence.  Certes  nous  étions  plus  heureux.  —  Un  achat  main- 
tenant n'est  pour  nous  qu'un  achat  5  c'était  un  triomphe  autre- 
fois.— Comme  nous  débattions  lepour  etlecontre!  que  de  peine 
j'avais  à  vous  faire  consentir  à  une  folie  !  Comme  nous  discutions 
les  moyens  de  nous  indemniser  d'un  autre  côté  ,  d'économiser 
ceci,  d'économiser  cela  '.Les  choses  que  nous  achetions  avaient 
bien  plus  de  valeur  lorsque  l'argent  avait  du   prix  pour  nous. 

»  Vous  portiez  un  certain  vieil  habit  noir  qui  s'en  allait  de 
toutes  parts  :  vos  amis  en  étaient  honteux.  Ils  vous  en  faisaient 
des  reproches  graves.  On  n'en  voyait  plus  que  la  corde,  et  vous 
le  portiez  toujours,  pour  acquérir  ce  vieil  in-folio  de  Fletcher 
et  Beaumont  (')  que  vous  me  rapportâtes  un  jour  si  joyeux  ,  si 
content ,  si  enivré  !  Vous  vous  souvenez  bien  qu'il  nous  fallut 
une  semaine  entière  pour  nous  déterminer  ,  et  que  nous  pas- 
sâmes plus  de  vingt  fois  devant  le  vieux  volume ,  et  qu'enfin 
ce  fut  à  onze  heures  du  soir,  après  une  promenade  à  Islington, 
que  vous  prîtes  tout-à-coup  cette  grande  résolution.  Le  vieux 
libraire  vous  entendit  frapper.  Sa  boutique  était  fermée,  il 
grommela  entre  ses  dents  ,  acheva  d'enfoncer  son  bonnet  de 
nuit  sur  ses  oreilles  ,  descendit  lentement  le  vieux  volume  en 
s'éclairant  avec  son  bougeoir  ,  et  souffla  doucement  la  pous- 
sière qui  couvrait  sa  précieuse  relique.  Vous  m'avez  raconté 
tout  cela  etje  m'en  souviens.  Vous  embrassiez  le  volume  comme 
une  mère  embrasse  son  enfant,  et  quoiqu'il  fût  onze  heures  et 
demie  ,  vous  voilà  tournant  les  feuillets  ,  collationnant  (  vous 

(')  Auteurs  dramatiques  qui  vécurent  au  commencement  du  dix- 
septième  siècle. 


REVUE    DE    PARIS.  191 

disiez  ainsi  ,  n'est-ce  pas?  ),  et  rattachant  avec  de  la  colle  à 
bouche  un  feuillet  qui  s'était  détaché  ;  car  vous  ne  vouliez  pas 
même  attendre  au  lendemain. 

»  Je  vous  dis  que  nous  étions  plus  heureux  quand  nous  étions 
pauvres.  Maintenant  que  nous  appartenons  au  beau  monde  et 
que  vos  habits  noirs  sont  si  bien  brossés,  en  êtes-vous  aussi 
honnêtement  fier  que  vous  l'étiez  de  ce  pauvre  vieil  habit  noir, 
noir-gris-bleu-brun-jaunâtre,  auquel  vous  restâtes  fidèle  un 
bon  mois  après  l'époque  de  sa  mort  naturelle  ?  Il  s'agissait  d'a- 
paiser les  scrupules  de  votre  conscience  et  devons  indemniser 
de  14  shellings  :  c'était  15  shellings  ,  je  crois  ,  que  vous  aviez 
aventurés  comme  un  prodigue.  Aujourd'hui  vous  achetez  tous 
les  livres  qui  vous  font  envie,  et  ils  ne  vous  causent  pas  la  moi- 
tié autant  de  plaisir.  Et  vos  vingt  excuses,  apologies,  précau- 
tions oratoires  ,  pour  vous  faire  pardonner  l'achat  d'une  vierge 
de  Léonard  de  Vinci  !  Vous  n'aviez  dépensé  que  18  shellings; 
et  vous  étiez  bien  honteux  ;  —  vous  regardiez  la  gravure  ,  — 
puis  votre  bourse  vide  ,  —  puis  votre  bourse  vide  —  et  la  gra- 
vure. —  Nous  n'étions  pas  en  fonds  dans  ce  temps-là.  —  Ah  ! 
ma  foi ,  c'était  le  bon  temps. 

»  Nous  avions  aussi  de  jolies  promenades ,  un  petit  panier 
pour  nos  repas,  les  jours  de  fête.  — Maintenant  tous  les  jours 
se  ressemblent,  et  nous  n'avons  pas  de  jours  de  fête.  —  C'était 
du  veau  froid  et  de  la  salade  tout  simplement.  Nous  nous  arrê- 
tions dans  quelque  petite  auberge  ;  nous  regardions  attentive- 
ment la  maîtresse  de  la  maison  ;  —  nous  cherchions  à  lire  son 
caractère  sur  safigure  ,  et ,  sans  nous  consulter  mutuellement, 
nos  regards  se  demandaient  :  «  Nous  fera-t-elle  paver  bien 
cher?  est-ce  une  bonne  femme  d'hôtesse  ?  »  —  Tantôt  c'était 
une  vieille,  insolente  et  bavarde,  tantôt  une  bonne  mère  de 
famille,  qui  nous  souriait.  — Mais  de  toutes  les  façons  nous 
étions  bien  ensemble,  et  nous  avions  des  sourires  l'un  pour 
l'autre.  —  Aujourd'hui  il  nous  faut  une  voiture  ,  des  laquais  , 
un  attirail.  —  On  entre  dans  une  belle  auberge,  oncommande 
le  meilleur  dîner,  on  n'examine  pas  la  carte  et  l'on  ne  s'amuse 
guère.  —  Vous  me  dites  tous  les  jours  que  vous  ne  pouvez  aller 
au  spectacle  qu'en  étant  bien  sûr  d'une  loge  de  face.  Vous 
souvenez-vous  de  nos  économies  d'un  mois  pour  aller  voir  la 
Bataille  d'Hexham.  et  le  Siège  de  Calais  ,  et  le  Bannister.  et 


19*2  REVUE    DE    PARIS. 

Mme  Bland?  il  nous  en  coûtait  un  shelling;  nous  étions  à  la 
troisième  galerie.  Vous  saviez  très-bien  que  vous  n'auriee  pas 
dû  m'amener  là  ,  et  que  le  lendemain  notre  shelling  nous  ferait 
faute  ;  et  moi  je  ne  vous  en  aimais  que  mieux.  —  Le  rideau  se 
levait}  toutes  nos  pensées  appartenaient  à  Rosalinde  et  à  Ju- 
liette ,  et  nous  étions  aussi  bien  à  la  galerie  que  partout  ail- 
leurs. Tous  nos  voisins  écoutaient  et  ne  nous  troublaient  pas; 
car  la  moindre  interruption  leur  eût  fait  perdre  le  fil  de  la 
pièce.  —  C'est  là  ce  que  vous  me  disiez  pour  me  consoler  et 
soulager  mon  amour-propre  blessé. 

)>  Tout  cela  s'est  évanoui.  Nous  étions  bien  heureux  quand 
nous  pouvions  nous  procurer  ce  que  nous  appelions  des  pri- 
meurs; des  fraises  quand  elles  n'étaient  pas  tout-à-fait  com- 
munes; des  petits  pois  avant  que  le  peuple  pût  les  acheter. 
Tous  deux ,  de  notre  côté,  nous  cherchions  à  persuader  à  l'autre 
que  tout  le  blâme  nous  appartenait. 

»  Oh  !  je  sais  bien  ce  que  vous  aller  me  dire  :  que  dans  ce 
temps-là,  notre  budget  n'était  pas  satisfaisant,  et  que  nous 
avions  bien  de  la  peine  à  joindre  les  deux  bouts.  Nous  étions 
fort  embarrassés  quand  venait  le  trente-et-unième  jour  de  dé- 
cembre, —  et  vous  vous  frottiez  le  front  en  disant  :  «  Comment 
ai-je  pu  dépenser  tant  que  cela  ? —  Non  ,  nous  n'avons  pas  pu 
dépenser  cela  !  »  —  Ou  bien  :  —  tt  II  est  impossible  que  l'année 
prochaine  nous  dépensions  autant.  »  Cependant  notre  mince 
capital  s'en  allait  décroissant,  et  nous  projetions,  nous  rêvions  , 
nous  cherchions  mille  moyens  de  diminuer  nos  dépenses  ;  et 
nous  finissions  toujours  par  nous  confier  à  l'avenir  avec  ce  bon 
espoir  de  la  jeunesse  qui  dit  toujours  :  a  Ah  !  bah  !  cela  ira 
mieux.))  — Vous  ne  dites  plus  jamais  cela,  et  quand  finit  la 
vieille  année  ,  nous  n'avons  plus  de  comptes  à  régler ,  plus 
d'espoir  à  fonder  sur  l'année  nouvelle.  » 

Ainsi  parla  ma  cousine  Brigitte. 

Brigitte  estordinairement  très-économe  de  ses  discours  :  aussi 
quand  elle  s'avise  d'être  éloquente  ,  jamais  je  ne  l'interromps. 
Cependant  je  ne  pouvais  pas  m'empêcher  de  sourire  en  voyant 
apparaître  devant  moi  ce  fantôme  de  félicité  passée.  —  Ces  pa  u- 
vres  100  livres  sterling  de  revenu  dont  elle  faisait  un  Pactole 
de  bonheur!  Elle  ne  pensait  pas,  la  pauvre  Brigitte,  que 
nous  étions  jeunes  alors  ,  que  maintenant  nous  nous  faisons 


REVUE    DE    PARIS.  10B 

vieux;  et  que  c'était  en  nous,  dans  notre  ame  encore  naïve  , 
dans  nos  sens  prêts  à  jouir  de  tout ,  qu'était  la  source  de  notre 
félicité. 

Et  sans  lui  répondre,  je  la  priai  de  vouloir  bien  regarder  ce 
joli  petit  Chinois,  avec  son  ombrelle  assez  large  pour  couvrir 
une  maison ,  et  ce  gros  mandarin  joufflu  ;  et  cette  autre  petite 
Chinoise,  demi  madone  et  demi  idiote  ,  qui  met  si  légèrement 
le  pied  dans  ce  petit  pavillon  d'un  bleu  pâle. 

Éma('). 

(')  Elu.  est  le  pseudonyme  adopté  par  Fauteur  anglais.  Nous 
devons  cette  traduction  à  M.  Ph.  Chasles,  que  nous  nommons  ici 
pour  avoir  l'occasion  d'annoncer  un  article  plus  important  de  lui 
sur  les  femmes  grecques  ,  qui  paraîtra  dans  notre  volume  de  jan- 
vier. (Note  du  Dir.) 


n 


d'un  commencement  de  réaction 


CONTRE  LA  LITTÉRATURE  FACILE, 


A    L  OCCASION    DE    LA 


BIBLIOTHÈQUE   LATINE-FRANÇAISE 


DE    M.     PANKOUCKE. 


Il  n'est  personne  qui  ne  remarque  en  ce  moment  l'espèce  de 
discrédit  sourd  où  commence  à  tomber  la  littérature  facile.  Je 
sais  des  écrivains  à  la  mode  qui  en  sont  fort  effrayés  ,  et  qui 
pensent  prudemment  à  se  retourner  vers  la  littérature  difficile 
avant  que  la  critique  sérieuse  n'ait  entrepris  la  révision  de 
certaines  gloires  qui  déjà  n'ont  plus  même  ce  son  argentin  où 
tant  de  jeunes  gens  de  talent  se  sont  laissés  prendre.  Il  ne 
manque  pas  de  signes  qui  témoignent  de  cette  révolution  clans 
le  goût  du  public  ,  et  les  écrivains  qui  en  sont  le  plus  menaces 
ne  sont  pas  les  derniers  à  s'en  apercevoir.  Déjà  certains  livres 
ne  se  vendent  plus.  Les  libraires  ,  ces  flatteurs  ardens  de  toute 
réputation  qui  promet  ,  qui  l'exploitent ,  la  pressent ,  la  pous- 
sent de  besogne  tant  qu'elle  rapporte,  mais  sitôt  qu'elle  baisse, 
l'abandonnent  et  la  renient,  les  libraires  ne  donnent  plus  le 
même  prix  de  certaines  denrées  qui  se  sont  payées  fort  cher  , 
et,  dit-on  ,  ils  ne  sont  pas  chez  eux  quand  on  leur  apporte  cer- 
tains manuscrits.  Le  rôle  de  faire  anti-chambre  aurait  passé 


REVUE    DE    PARIS,  195 

des  libraires  aux  auteurs  ;  et  n'était  la  presse  pittoresque , 
vaste  refuge  des  auteurs  en  décadence,  qui  offre  les  invalides  , 
avec  petite  paie  ,  4  toutes  les  gloires  éconduites  par  les  li- 
braires ,  quelques-unes  en  seraient  réduites  ,  pour  subvenir  au 
nécessaire,  à  entreprendre  en  grandie  prospectus  qui  n'avait 
fourni  jusque-là  qu'à  leurs  menus  plaisirs.  Triste  résultat 
crédit  par  les  gens  graves  ,  mais  qui ,  Dieu  le  veuille,  n'est  pas 
irrémédiable! 

Il  y  a  un  symptôme  très-significatif  de  ce  commencement  de 
réaction ,  c'est  que  les  plus  beaux  noms  de  la  littérature  facile 
commencent  à  être  admirés  en  province.  Or,  à  un  mouvement 
de  hausse  en  province  répond  simultanément  un  mouvement 
de  baisse  à  Parii;.  Il  en  est  des  réputations  faciles  comme  des 
modes.  Le  jour  où  une  mode  a  pénétré  en  province  ,  vous 
pouvez  dire  qu'elle  est  tombée  à  Paris.  Le  jour  où  les  salons 
provinciaux  inaugurent  un  écrivain  ,  les  salons  parisiens  s'en 
moquent  ou  n'en  parlent  plus  ;  le  jour  où  la  lithographie  d'un 
grand  homme  est  expédie'e  pour  les  cabinets  de  lecture  des 
petites  villes,  ce  jour-là  elle  disparaît  de  la  fenêtre  des  mar- 
chands de  gravu  res  de  la  capitale.  Que  de  fois  il  m'est  arrivé  , 
voyageant  à  l'un  des  bouts  de  la  France  ,  de  voir  les  jeunes 
gens  s'y  échauffe  r  pour  telle  ou  telle  réputation  déjà  fort  éclop- 
pée  à  Paris  !  «  Ih;  ne  savent  pas  ,  me  disais-je,  qu'ils  l'achèvent 
en  l'admirent!»  La  province,  qui  lit  peu  et  lentement,  qui 
n'est  point  chaulfée  par  les  coteries  de  Paris  ,  qui  a  des  besoins 
littéraires  médiocres  ,  la  province  ne  se  fournit  de  livres  à  la 
mode  que  tard  ,  quand  le  prix  en  est  baissé,  quand  les  libraires 
qui  font  la  commission  en  ont  retiré  et  ramassé  de  partout  les 
exemplaires  lacérés  et  salis  :  la  province  ne  connaît  les  belles 
couvertures  jaunes  que  par  les  journaux.  Ces  livres  donc  ,  tout 
gras  de  pommade  ,  d'huile  ou  de  chandelle,  selon  qu'ils  ont 
été  lus  sur  une  table  à  toilette ,  ou  sur  une  table  de  cuisine  ,  ou 
bien  coupés  à  la  main  ,  aux  premières  et  dernières  feuilles  par 
les  lecteurs  qui  ne  sont  curieux  que  du  commencement  et  de 
la  fin  ,  arrivent  sur  le  tapis  vert  des  cercles  de  province  pour 
y  exciter  des  admirations  posthumes;  mais  pendant  que 
dure  le  maquignonnage  des  libraires-commissionnaires  ,  pen- 
dant le  trajet  par  le  roulage  .  le  bruit  que  ces  livres  faisaient 
à  Paris  a  été  cou  vert  par  le  bruit  d'autres  livres  ,  lesquels  vont 


196  REVUE    DE    PARIS. 

avoir  à  leur  tour  leur  semaine  ou  leur  mois  de  vogue.  Ce  qui 
est  vrai  de  chaque  nouveau  livre  est  vrai  deceux  qui  les  font  ; 
quand  la  province  s'en  occupe,  ils  sont  morts  à  Paris  ,  ou  ils 
vont  mourir.  Etre  très-connu  en  province,  c'est  le  coup  de 
grâce  d'un  auteur;  de  même  que  c'est  le  coup  de  grâce  d'un 
morceau  de  musique  de  descendre  du  premier  étage  dans  la 
rue,  et  du  piano  de  Pape  dans  l'orgue  de  Barbarie.  Malheur 
donc  à  tous  ceux  dont  la  province  commence  à  dire  :  Ils  sont 
amusans  !  Heur  à  ceux  dont  elle  dit  :  Ils  sont  trop  sérieux  ! 
Heur  surtout  à  ceux  dont  elle  ne  dit  rien! 

Il  est  bien  entendu  que  je  ne  parle  ici  que  de  la  littérature 
facile.  Mais  qu'est-ce  que  la  littérature  facile? 

Je  ne  veux  nommer  personne,  non  par  peur  de  me  faire  des 
ennemis  ,  je  craindrais  bien  plutôt  de  paraître  en  chercher  , 
mais  parce  que  j'ai  des  amis  dans  la  littérature  facile,  et  des 
amis  dont  j'aime  la  personne,  parce  qu'elle  vaut  mieux  que 
leur  position  ,  et  le  talent ,  parce  qu'il  vaut  mieux  que  leur 
gloire.  Mais  je  n'ai  aucune  répugnance  à  définir  la  litté- 
rature facile  toute  besogne  littéraire  qui  ne  demande  ni  étu- 
des, ni  application  ,  ni  choix  ,  ni  veilles  ,  ni  critique  ,  ni  art ,  ni 
rien  enfin  de  ce  qui  est  difficile  ;  qui  court  au  hasard  ,  qui  s'en 
tient  aux  premières  choses  venues ,  qui  tire  à  la  page  et  au 
volume ,  qui  se  contente  de  tout ,  qui  note  jusqu'aux  moindres 
bruits  du  cerveau,  jusqu'à  ces  demi-pensées,  sans  suite  ,  sans 
lien,  qui  s'entrecroisent,  se  poussent,  se  chassent,  dans  la 
boîte  osseuse;  produits  moléculaires,  résultats  tout  physiques 
d'une  surexcitation  cérébrale  que  les  uns  se  donnent  avec  du 
vin  ,  les  autres  avec  la  fumée  du  tabac  ,  quelques-uns  avec  le 
bruit  de  leur  plume  courant  sur  le  papier  ;  éclairs  ,  zigzags  , 
comètes  sans  queue,  fusées  qui  ratent ,  auxquelles  des  corn- 
plaisans  ,  dont  j'ai  été  quelquefois  ,  ont  donné  le  nom  conci- 
liant de  fantaisies.  Au  premier  rang ,  le  roman ,  ce  cadre  banal 
de  tous  les  bavardages  ,  où  se  ruent  tous  ceux  dont  la  pensée 
n'est  pas  encore  ferme  ,  qui  n'ont  de  vocation  pour  rien,  qui 
flottent  entre  des  rêveries  qu'ils  prennent  pour  des  goûts,  et 
des  malaises  qu'ils  prennent  pour  des  antipathies,  bons  jeunes 
gens  pour  la  plupart,  qui  écrivent  en  attendant  qu'ils  aient  la 
force  de  penser  ,  qui  écoutent  toutes  les  petites  ébullitions  de 
leur  cerveau  encore  mou ,  et  se  croient  des  poètes  individuels 


REVUE    DE    PARIS.  197 

depuis  qu'on  leur  a  dit  qu'il  y  avait  des  littératures  individuel- 
les ,  pouvant  s'imposer  au  public  par  ce  raisonnement-ci  :  Je 
sens  !  donc  j'ai  raison  ;  —  le  roman  ,  qui  prend  toutes  les  for- 
mes et  se  recommande  de  tous  les  titres  pour  avoir  des  lec- 
teurs de  surprise;  le  roman  qui  couvre  de  son  ridicule  moyen 
âge  ,  de  ses  jeunes  filles  minces  et  longues  ,  de  ses  diables  ,  de 
ses  anges,  de  ses  tombeaux,  de  ses  coups  de  poignard,  les 
vitres  des  cabinets  de  lecture  ;  le  roman  épuisé  ,  haletant,  aux 
abois,  ne  sachant  plus  sur  quelles  vignettes  ni  sur  quelles 
pancartes  spéculer  ,  ni  par  quels  costumes  attraper  les  passans; 
le  roman  qui  vous  crie  en  suppliant  :  «  Je  suis  au  bout  de 
mes  inventions  ,  ami  lecteur  ;  il  faut  me  passer  les  scènes  d'al- 
côve les  plus  cachées  ;  il  faut  que  vous  entriez  avec  moi  sous 
les  draps  du  lit  ;  il  faut  que  vous  me  laissiez  vous  faire  les 
honneurs ,  non  plus  du  visage  ,  non  plus  de  la  gorge  ,  non  plus 
des  blanches  épaules  de  ma  maîtresse,  non  plus  de  ses  mains  po- 
telées ,  non  plus  de  ses  jambes  fines  et  fortes  ,  tout  cela  est  usé, 
mais  de  quelque  chose  que  je  n'ose  pas  vous  dire  ,  ami  lecteur, 
parce  que  vous  me  mépriseriez.  Vous  m'avez  passé  l'adultère  , 
le  concubinage  ,  l'amour  lascif  et  effréné  ;  vous  m'en  avez 
laissé  prêcher  les  charmes  et  développer  la  morale  ;  vous  avez 
souffert  que  je  misse  le  pied  dans  la  sainte  institution  du  ma- 
riage que  je  ne  connais  pas;  vous  avez  toléré  mes  jeunes  fem- 
mes souillant  le  lit  où  elles  ont  été  mères,  et  renversant  dans 
leurs  ébats  impurs  le  berceau  de  leur  enfant  ;  vous  m'avez  per- 
mis d'en  faire  des  victimes  de  la  société  ,  des  cœurs  trafiqués 
et  vendus  par  la  famille  ,  des  natures  détournées  violemment 
de  leur  fin  qui  est  d'aimer ,  des  veuves  du  mari  qu'elles  n'ont 
pas  entre  les  bras  du  mari  qu'elles  ont;  vous  avez  supporté 
mes  orgies,  mes  gaspillages  historiques  ,  mes  innombrables 
portraits  dans  le  style  des  passeports,  mes  descriptions  de 
boudoirs  à  faire  envie  aux  tapissiers,  mes  détails  de  toilette  à 
en  apprendre  aux  marchandes  démodes;  c'est  beaucoup,  ami 
lecteur,  et  recevez-en  toute  ma  reconnaissance,  mais  ,  hélas! 
ce  n'est  pas  encore  assez.  Toutes  mes  toilettes  sont  fripées  . 
tous  les  secrets  de  mon  érudition  sont  éventés  ,  tous  mes  héros 
et  toutes  mes  héroïnes  sont  du  domaine  public  ,  toute  ma  gar- 
derobe  est  râpée  ,  et  je  me  meurs  faute  d'avoir  de  quoi  dire  ; 
encore  une  licence,  ami  lecteur,  pour  que  je  vive  un  an  ,  six 
9  17. 


198  REVUE    DE    PARIS. 

mois  ,  jusqu'à  ce  que  la  nécessité  me  force  à  redevenir  hon- 
nête pour  être  nouveau.  Vous  me  mépriserez  ,  mais  vous  m'a- 
chèterez. »  Voilà  où  en  est  le  roman.  Qui  est  ce  qui  ne  voit 
qu'il  est  à  bout  de  ressources ,  qu'il  se  meurt  de  banalité  ,  qu'il 
tire  la  langue,  comme  dit  énergiquement  le  peuple  ,  qu'iln'a 
plus  assez  des  mystères  de  la  chambre,  et  qu'on  ne  peut  pro- 
longer sa  vie  qu'en  lui  livrant  ceux  du  lit  ?  Dans  tous  ces  por- 
traits de  femme  à  l'œil  humide ,  au  sein  agité  ,  qui  aiment  qui- 
conque n'est  pas  leur  mari ,  ne  sentez-vous  pas  une  certaine 
gêne,  un  regret  de  n'en  pouvoir  dire  plus,  une  impatience  contre 
ces  derniers  scrupules  qui  défendent,  non  plus  la  morale,  il 
y  a  déjà  long-temps  qu'elle  est  de  côté ,  mais  ses  dernières 
apparences  ?  Oh!  si  le  roman  pouvait  déchirer  cette  gaze  qui 
le  sépare  du  nu  !  Il  la  fait  du  moins  aussi  claire  qu'il  peut  , 
sinon  qu'il  veut.  Qui  donc  le  retient  ?  Ce  n'est  pas  le  lecteur , 
espèce  molle  ,  curieuse  de  détails  libertins  ,  qui  laisse  aller  à 
vau-l'eau  la  morale  et  le  goût,  pourvu  qu'on  l'amuse  ;  c'est  quel- 
que chose  de  plus  sérieux  ,  qui  veille  sur  l'honneur  des  nations 
aux  époques  les  plus  relâchées,  et  empêche  qu'on  ne  prononce 
les  derniers  mots  ,  je  veux  dire  la  convenance  ,  plus  forte  que 
la  morale ,  dont  elle  n'est  pourtant  que  le  voile  ,  police  des 
civilisations  avancées  ,  que  tout  le  monde  fait  sans  le  savoir, 
quoique  chacun  ,  pris  isolément ,  soit  prêt  à  la  sacrifier  pour 
le  triste  plaisir  de  lire  une  scène  lascive. 

Ce  n'est  pas  que  le  roman  soit  immoral  de  propos  délibéré  , 
ni  qu'il  veuille  séduire  la  société  par  les  moyens  qu'on  prend 
pour  séduire  une  femme.  Non ,  vraiment.  Le  roman  n'a  pas 
plus  la  méchanceté  que  la  portée  de  Lovelace.  Le  roman  n'est 
pas  un  Méphistophélès,  qui  veut  faire  damner  toute  notre 
génération  et  l'emmener  avec  lui  en  enfer.  Encore  une  fois  , 
non.  Il  y  a  dans  ses  intentions  autant  d'honnêteté  qu'il  y  en  a 
peu  dans  ses  produits.  Personne  n'est  plus  persuadé  que  moi 
des  vues  inoffensives  du  roman.  On  cite  de  jeunes  romanciers 
frais  et  blonds ,  à  la  physionomie  indécise ,  d'où  l'on  ferait  sor- 
tir ,  en  les  pressant ,  le  lait  de  Bekquin  et  de  la  Morale  en 
action,  qui  font  du  vice  raffiné  et  expérimenté  ,  comme  les 
maîtres  de  l'art.  Le  roman  est  donc  simplement  une  industrie, 
épuisée  ,  qui  a  commencé  par  la  fin  ,  c'est-à-dire  par  les  grands 
coups  ,  par  les  passions  furieuses ,  par  les  situations  folles  ,  et 


REVUE    DE    PARIS.  199 

qui ,  ayant  fait  luurler  ses  héros  dans  tous  les  sens  ,  tourné  et 
retourné  de  cent  façons  le  thème  hanal  des  préliminaires  de  la 
séduction,  épuisé  toutes  les  postures  sur  le  canapé- séduction , 
comme  dit  si  spirituellement  Jules  Janin,  ne  sait  plus  que 
peindre  qui  n'ait  été  peint  mille  fois,  et  demande  qu'on  lui 
permette  de  dire  les  choses  qui  ne  doivent  pas  être  dites  ,  in- 
fanda,  sous  peine  de  mourir  d'inanition.  C'est  comme  pour  les 
i::orts  de  ses  héros  et  héroïnes  ,  il  en  est  arrivé  à  ne  plus  savoir 
comment  les  faire  mourir,  tant  toutes  ces  morts  par  le  suicide, 
par  les  noyades  ,  par  le  charbon  ou  par  les  maladies  nobles  , 
l'anévrisme  ,  la  phthisie  pulmonaire  ,  ont  été  employées  de  fois 
et  tripotées  !  Je  sais  des  romanciers  qui ,  ayant  amené  leurs 
personnages  à  ce  point  qu'il  leur  faut  mourir ,  sous  peine  d'être 
les  plus  couards  des  personnages  de  roman  ,  et  qui ,  ne  sachant 
pas  de  quelle  façon  neuve  les  faire  finir  ,  ont  été  consulter  de 
belles  dames  à  ce  sujet ,  remettant  entre  leurs  blanches  mains 
le  droit  de  choisir  le  genre  de  mort  qui  leur  sourirait  le  plus  ; 
et  comme  ces  belles  dames  ne  voulaient  pas  prendre  la  respon- 
sabilité de  retirer  du  monde  des  êtres  si  beaux  ,  si  parfumés, 
au  regard  si  profond }  au  front  si  pur  _,  et  qu'au  contraire  elles 
demandaient  grâce  pour  eux,  ces  romanciers  les  ont  tout  sim- 
plement déportés  dans  les  forêts  vierges  de  l'Amérique,  et  les 
ont  laissés  vivre  ,  faute  de  pouvoir  leur  donner  une  mort  qui 
ne  fût  pas  un  plagiat ,  soit  d'une  mort  employée  par  d'autres  , 
soit  d'une  mort  de  leur  propre  invention. 

La  seconde  branche  de  la  littérature  facile  ,  c'est  le  conte  : 
le  conte  ,  c'est  quelque  chose  qui  n'a  pas  la  force  d'être  un  ro- 
nian.  Ah!  s'il  était  possible  de  l'alonger,  de  l'amincir,  de 
l'étendre  à  l'infini  ,  comme  une  feuille  d'or  sous  le  marteau  du 
batteur  .  il  n'y  aurait  pas  de  contesj  on  les  laisserait  à  Voltaire: 
il  n'y  aurait  que  des  romans  ;  mais  le  conte  contemporain  n'est 
pas  une  feuille  d'or.  Il  y  a  des  contes  d  hommes  et  des  contes 
de  femmes.  Les  contes  d'hommes  sont  les  bâtards  du  roman  ; 
on  y  trouve  en  petit  toutes  les  belles  nouveautés  du  roman,  des 
amours  dont  l'intrigue  se  noue  plus  rapidement  et  se  dénoue 
plus  vite ,  grande  économie  pour  le  lecteur  ;  des  héros  qui  cau- 
sent moins  longuement  ;  moins  de  descriptions,  moins  de  chan- 
gemens  de  scènes  :  mais  n'en  sachez  pas  gré  au  conte  ;  encore 
une  fois,  ce  n'est  pas  sobriété  de  sa  part:  c'est  impuissance. 


200  REVUE     DE    PARIS. 

Du  reste,  on  y  fait  aussi  la  guerre  au  mariage;  mais  dans  le  ro- 
man c'est  la  grande  guerre;  dans  le  conte,  c'est  la  petite  guerre. 
Les  contes  de  femmes  sont  de  pâles  imitations  des  contes 
d'hommes.  Chaque  femme  prend  le  genre  d'un  homme  ,  copie 
ses  tournures,  remâche  son  imagination,  rumine  ses  phrases. 
Les  contes  de  femmes  seraient  une  excellente  critique  des 
contes  d'hommes  ,  s'ils  n'étaient  pas  faits  sérieusement  et  avec 
une  âpreté  féminine  de  publicité  et  de  vogue  :  ils  prouveraient 
qu'il  n'est  pas  besoin  d'être  homme  pour  faire  des  contes 
d'hommes;  mais  ils  prouvent  seulement  qu'il  y  a  des  femmes 
qui  admirent  et  qui  envient  le  talent  de  nos  conteurs  :  c'est  une 
gloire  pour  ceux-ci ,  à  défaut  d'autre.  Oui  est-ce  qui  n'a  pa9 
des  nausées  de  ces  contes  de  femmes  ?  Je  n'ai  point  l'honneur 
de  connaître  nos  conteuses;  je  les  crois  toutes  belles,  toutes 
attachées  à  leurs  devoirs,  toutes  bonnes  mères  ,  bonnes  fem- 
mes ou  bonnes  filles.  Mais  pourquoi  donc  voit-on  tant  d'amour 
charnel  dans  leurs  contes?  pourquoi ,  quand  elles  parlent  du 
bonheur  de  l'amant,  ont-elles  toujours  l'air  de  regretter  de 
n'être  pas  de  ses  maîtresses  ?  pourquoi ,  quand  l'amant  donne 
un  baiser  de  flamme  ,  un  baiser  long  (  style  de  conte  ) ,  pour- 
quoi semblent-elles  si  désappointées  de  ne  pas  l'avoir  reçu  sur 
leursjoues?  J'aurais  compris  une  entreprise  littéraire  déjeunes 
dames  ,  de  jeunes  mères,  puisqu'il  y  a  des  dames  et  des  mères 
qui  ont  du  temps  de  reste  ,  après  les  soins  donnés  au  mari  et  à 
l'en  fant  ;  de  jeunes  filles ,  puisqu'il  y  a  des  parens  qui  permet- 
tent à  leurs  filles  de  cultiver  la  littérature  amoureuse  ;  j'aurais 
compris,  dis-je  bien,  une  entreprise  toute  morale ,  toute  de 
réaction  contre  les  contes  et  les  romans  des  hommes  ,  une  es~ 
pèce  de  contre  épreuve  de  cette  société  que  les  hommes  font 
toute  haletante  de  passions  absurdes  ,  tout  étendue  sur  les  ca-^ 
napés  et  les  causeuses  ,  toute  divaguante  de  propos  d'amour, 
toute  prosternée  aux  pieds  des  femmes  ;  —  j'aurais  compris 
des  femmes  défendant  leurs  maris  ,  des  mères  parlant  du  bon- 
heur d'être  mères  ,  des  jeunes  filles  protestant  contre  le  pré- 
tendu don  de  séduction  inhérent  aux  moustaches  et  aux  gants 
glacés  ;  j'aurais  compris  de  la  psycbologie  de  foyer  domesti- 
que,  puisqu'on  veut  à  toute  force  de  la  psychologie,  qui  nous 
initiât  à  ces  chastes  mystères  de  tendresse,  à  ces  sollicitudes 
infinies,  à  cet    esprit  du  cœur,  à  tous  ces  charmes  de  la  li 


BEVUE    DE    PÀI\ÏS.  201 

berté  dans  le  devoir ,  que  je  ne  doute  pas  que  ces  dames  ne 
connaissent  et  n'apprécient.  Mais  faire  du  conte  un  peu  moins 
hardi  seulement  que  les    contes  d'hommes  ,  dire  les   mêmes 
choses  avec  une  réserve  gênée  ,  avec  le  regret  de  ne  pouvoir 
les  dire  aussi  crûment ,  quel  triste  rôle'.  Au  lieu  d'invectiver 
ces  misérables  maris  qui  ont  le  tort  de  mettre  à  l'abri  des  dés- 
ordres du  cœur  de  frêles  et  faciles  caractères  ,  au  lieu  de  dé* 
clamer  virilement  contre  leur  tyrannie  ,  se  contenter  ,  parce 
qu'on  n'ose  pas  plus,  de  les  piquera  coups  d'aiguillesde  tapis- 
serie ;  substituer  à  leur  tyrannie  le  despotisme  de  l'homme  à 
moustaches  et  à  gants  glacés,  type  du  séducteur  disponible, 
qui  colporte  son  amour  brûlant  partout  où  il  y  a  une  ame  soli- 
taire qui  cherche  l'ame  sa  sœur  (  style  de  conte  )  ,  c'est-à-dire 
partout  où  il  y  a  une  honnête  femme  à  déshonorer  , —  ce  n'est 
pas  là  une  tâche  de  femme  ,  quoique  je  ne  doute  pas  non  plus 
qu'on  ne  puisse  la  faire  tiès-iunocemment.  On  s'est  beaucoup 
moqué  du  bon  M.    Bouilly  pour  ses  contes  honnêtes ,  où  la 
vertu  a  si  peu  d'esprit  et  où  les  mères  sont  plus  ingénues  que 
les  filles  ,  et  on  a  eu  raison  ;  mais  n'est-il  pas  plus  beau  d'un 
homme  ,  qu'on  dit  d'ailleurs  plus  spirituel  que  ses  contes,  de 
se  faire  bêle  pour  servir  la   morale ,  que  de  femmes,  que  je 
crois  pleines  d'honnêteté,  de  se  faire  spirituelles  avec  l'esprit 
des  hommes  pour  la  ruiner  ?  Il  est  vrai  que  ce  bon  M.  Bouilly 
a  peut-être  aidé,  sans  le  vouloir  ,  à  ce  résultat ,  lui  dont  les 
livres  ont  été  dans  les  mains  de  toutes  ces  dames  aujourd'hui 
conteuses  ;  car  il  faut  un  peu  d'esprit  même  à  la  morale  ;  et, 
disons-le  à  regret ,  M.  Bouilly  était  homme  à  la  faire  prendre 
en  grippe  à  toutes  ses  élèves.  Les  contes  plus   spirituels  que 
moraux  de  nos  dames  sont  peut-être  une  réaction   contre  les 
contes  plus  moraux  que  spirituels  du  bon  M.  Bouilly. 

La  troisième  branche  de  la  littérature  facile  ,  c'est  le  drame, 
le  drame  qu'on  dirait  écrit  au  sortir  d'un  dîner,  entre  le  direc- 
teur du  théâtre  et  l'actrice  en  renom,  sur  un  bout  de  la  table 
à  boire  ,  que  sais- je  ?  peut-être  sur  les  épaules  nues  de  l'actri- 
ce ,  lesquelles  auraient  servi  de  pupitre ,  comme  font  celles  du 
chef  des  eunuques  dans  la  Récolte  au  sérail  ;le  drame  flanqué 
de  ses  théories  et  de  ses  préfaces  outrecuidantes  qui  condam- 
nent au  péché  de  sottise  et  d'ignorance  quiconque  résiste  à 
l'admirer  j  le  drame  selon  l'art,  le  drame  grand  préfacier,  dont 


202  REVUE    DE    PARIS. 

apparemment  les  spectateurs  ne  sont  nombreux  que  dans  les 
annonces  ,  puisqu'il  est  réduit ,  malgré  sa  superbe  ,  à  s'accoler 
au  drame  selon  le  métier  ,  au  drame  simplement  et  franchement 
industriel ,  pour  faire  à  deux  meilleure  foire;  le  drame  où  l'on 
n'est  pas  en  sûreté  si  l'on  n'y  montre,  non  point  patte  blanche, 
mais  petite  barbe  de  bouquetin  et  cheveux  plats  recouvrant  les 
oreilles;  le  drame  expliquant  ses  plagiats,  comme  Molière  et 
Shakspeare  ,  les  deux  plus  grands  noms  du  théâtre  et  de  la 
poésie,  expliquaient  leurs  emprunts;  le  drame  jaloux,  hau- 
tain, dépité,  qui  se  plaint  des  intelligences  qui  résistent, 
comme  il  pourrait  se  plaindre  des  bourses  qui  se  ferment,  qui 
fait  des  appels  à  la  gloire  comme  on  pourrait  faire  des  appels 
de  fonds ,  qui  aime  mieux  que  ses  amis  le  louent  en  surfaisant 
ses  recettes  qu'en  exagérant  ses  mérites  littéraires  ;  le  drame 
dont  nous  voyons  les  maîtres  se  prendre  de  querelle  ,  et  se  re- 
procher par  des  voix  tierces  ,  ceux-ci  leur  insuccès  ,  ceux-là 
d'avoir  volé  des  pièces  à  déjeunes  vocations  provinciales  ,  à  la 
descente  de  diligence,  tout  de  même,  en  vérité  ,  que  des 
marchands  de  drogues  trop  nombreux  pour  la  localité  qu'ils 
exploitent ,  qui  se  prendraient  aux  cheveux  sur  la  place  et  se 
disputeraient  les  chalands  à  coups  de  poings  ;  le  drame  auquel 
je  ne  puis  pas  pardonner,  pour  mon  compte  ,  d'avoir  gâté  de 
belles  facultés  poétiques,  jeté  hors  de  leur  voie  des  imagi- 
nations de  solitude  et  de  silence,  couvert  les  harmonies  d'une 
belle  lyre  des  notes  lamentables  de  M.  Piccini ,  et  fait  exhaler 
je  ne  sais  quelle  odeur  de  coulisse  au  plus  vigoureux  talent 
de  notre  temps. 

Au  reste  le  drame  en  est  arrivé  aux  mêmes  extrémités  que 
le  roman.  D'abord,  comme  système  d'application  en  grand 
des  machines  de  théâtre  et  des  décors  ,  le  machiniste  ni  le 
décorateur  ne  peuvent  plus  rien  pour  lui.  On  lui  a  fait  tout  ce 
qui  était  possible.  Il  demandait  des  vaisseaux  à  trois  ponts,  etdes 
mers  où  des  vaisseaux  à  trois  ponts  pussent  tirer  assez  d'eau  ; 
on  lui  a  donné  ces  vaisseaux  et  ces  mers.  11  demandait  des 
prisons,  de  cachots,  des  églises  souterraines  tendues  de  deuil, 
tout  un  Paris  du  moyen  âge,  des  places  publiques  de  Londres, 
la  Tour  de  Londres,  la  Tamise,  la  Seine,  des  illuminations  à 
l'italienne,  des  bourreaux  rouges  dans  le  lointain  ,  des  cloches 
sonnant  matines  ou  minuit ,  selon  le  cas  ;  on  lui  a  tout  donné. 


REVUE     DE    PARIS.  203 

Il  demandait  à  entrer  dans  les  villes  par  la  brèche  ;  on  lui  a  fait 
desmurs  debois  peints  en  pierre,  qu'onpouvaitjeterbas  avecdes 
pioches  véritables.  Le  drame  n'a  certes  pas  à  se  plaindre  de  toutes 
ces  industries  secondaires  qui  ont  fait  si  peu  pour  Corneille, Ra- 
cine et  Shakspeare.  Mais  toutes  ces  industries  sont  à  fin   de 
moyens. En  secondlieu  comme  art  d'intéresser, d'attirer  le  spec- 
tateur ,  ce  qui  n'est  que  son  second  caractère,  le  drame  attend 
comme  le  roman  qu'on  lui  permette  de  montrer  ce  qui  n'a  ja- 
mais été  montré.  Il  lui  a  déjà  été  beaucoup  permis  et  beaucoup 
pardonné  en  ce   genre.   On  l'a   laissé  enlever  les  filles  et  les 
femmes,  les  emmener  en  chaise  de  poste  ,  les  déposer  toutes 
tremblantes  dans  une  auberge,  et  là  ,  pour  mieux  préparer  les 
voies  ,  rassurer  ces  pauvres  créatures  ,leur  demander  pardon  , 
puis  leur  prendre  les  mains  ,  les  serrer  ,  les  baiser  ;  après  les 
mains  de  ces  pauvres  femmes  ,  femmes  de  maris  que  nous  con- 
naissons ,  nos  propres  femmes  ,  disait-on  ,  on  lui  a  abandonné 
leurs  visages  pâles  et  couverts  de  larmes  qu'il  a  eu  la  licence  de 
sécher  avec  ses  lèvres  ;  puis,  les  choses  s 'échauffant ,  on  a  dit 
au  drame:  «  Je  vois  tout  ce  qu'il  vous  faut  :  voici  un  fauteuil 
à  dos  ;  voici  un  éteignoir  pour  éteindre  les  chandelles,  voici 
un  flacon  d'eau  de  Cologne  en  cas  de  besoin....»  et  le  drame 
a  tout  disposé  ,  tout  préparé  ,  dans    la  personne   d'un  garçon 
intelligent  ou  d'un  domestique  sûr;  mais  cela  fait  la  toile  s'est 
baissée,  parce  quelle  drame  a  craint  les  sifflets  de  tous  les  maris 
de  la  salle  et  de  tous  ceux  qui  sont  les  fils  de  ces  maris  ,  et  de 
tous  ceux  qui  sont  nés  d'une  mère ,  et  de  tous  ceux  qui  ont  une 
jeune  femme,  et  de  tous  ceux  qui  ont  une  jeune  fille.  Si  le  drame 
n'a  pas  tout  fait,  il  a  tout  dit.  Il  a  eu  des  tête-à-tête  entre  des 
bourgeois  et  des  bourgeoises  ,  entre  des  favoris  et  des  reines  , 
tels  qu'on  aurait  pu  croire  que  ces  gens-là  sortaient  du  bou- 
doir, et  ne  faisaient  que  de  se  rajuster.  11  a  étalé,  comme  le  ro- 
man et  le  conte,  des  amours  effrontés  ,  libidineux,    où  c'est 
bien  le  corps  qui  parle  au  corps,  et  non  pas  l'ame  à  l'ame  ;  où 
1  homme  a  des  appétits  d'animal,  et  non   l'animal  des  délica- 
tesses d'homme.  Mais  tout  cela  n'est  pas  encore  assez  :  il  faut 
que  le  drame  puisse  tout  faire,  comme  il  peut  tout  dire.  Qu'on 
lui  permette  au  moins  de  faire  entendre  certains  cris  qui  ne 
soient  pas  les  cris  des  femmes  en  couche  de  Plaute  ou  de  Té- 
rence  ,  et  il  y  aura  là   tout  un  avenir  de  recettes  et  de  salles 


204  REVUE   DE     PARIS. 

combles ,  comme  on  appelle  les  salles  où  l'on  peut  aller  aux 
premières  loges  parla  protection  d'une  ouvreuse. 

C'est  contre  ces  trois  branches  de  la  litte'rature  facile  que  la 
réaction  commence,   et  félicitons-en  tout  le  monde.  On  est 
saturé  de  ces  mœurs  prétendues  contemporaines,  de  ces  bru- 
tales amours  du  Midi  qui  violent  et  qui  poignardent  ,  trans- 
plantées dans  notre  monde  tempéré  ,  où  les  passions  sont  plus 
décentes  que  violentes  ,  pour  quiconque  sait  regarder  et  voir. 
On  ne  veut  plus  de  ce  style  qui  est  à  tout  le  monde  et  qui 
n'est  à  personne,  de  cette  langue  sacramentelle,  où  les  mots 
s'appellent  les  uns  les  autres  ,  où  œil  appelle  bleu ,  front  ap- 
pelle pur ,  doigt  appelle  effilé  et  long ,  ame  appelle  profonde ,  et 
ainsi  de  suite  ,  langue  qui  est  faite  avant  toute  pensée,  terre 
vague  où  paît  en  liberté  tout  le  troupeau  des  imitateurs,  ga- 
melle où  le  dernier  venu  a  aussi  bonne  part  que  le  premier. 
Quels  talens  ne  nous  a  pas  gâtés  la  littérature  facile  ?  Je  dirai 
bien  volontiers  les  plus  ingénieux  ,   les  plus  féconds  ,  les  plus 
riches  de  ce  temps-ci.  Tel  excellait  dans  l'ode,  et  emportait 
les  âmes  au  pays  de  ses  rêveries   sur  les  ailes  de  sa  strophe 
puissante  ,  ou  bien  pleurait  et  faisait  pleurer  à  toutes  les  mères 
des  larmes  exquises  sur  le  sort  de  la  jeune  fille  frappée  au 
sortir  du  bal  par   le  froid  mortel  du  matin  ,  ou  bien  encore 
faisait  mouvoir  au  souille  de  sa  magnifique  prose  toutes  les 
pierres  de  nos  vieilles  églises  ,  qui  s'est  attelé  à  je  ne  sais  qubl 
drame  sans  vergogne,  et  l'a  traîné  sur  les  planches  battues  du 
mélodrame ,  devant  un  public  dont  les  mieux  disposés  lèvent 
les  épaules  à  cette  lutte  impie  d'un  homme  supérieur  contre 
sa  vocation  ,  d'un  poète  contre  sa  muse.  Tels  autres  ont  gas- 
pillé dans  de  méchans  contes,  et  dans  des  romans  qui  ne  sont 
que  des  contes  délayés,  un  instinct  dramatique  que  des  habi- 
tudes plus  consciencieuses  auraient  pu  mûrir  et  développer 
pour  la  scène.  Tel  qui  a  le  don  si  rare  de  l'ironie  poignante 
et  acérée  ,  et  qui  aurait  pu  ,  dans  des  compositions  profondes, 
fustiger  l'égoïsme  de  notre  temps,  s'est  dévoué  à  une  effrayante 
fabrication  où  son  talent  énervé  et  alongé  n'a  plus  été  que  le 
savoir-faire  d'un  arrangeur  de  scènes.  Celui-ci  avait  le  don  , 
rare  aussi,  d'aimer  à  savoir,  de  compiler  avec  intelligence, 
de  retrouver  l'allure  et  les  profils  des  générations  passées  ; 
il  a  noyé  sa  précieuse  érudition  dans  je  ne  sais  quel  lavage  de 


REVUE    DE    PARIS.  205 

petits  détails  et  d'arrangemens  prétendus  dramatiques  qui  lui 
ontôté  son  relief  d'érudit,  en  augmentant  peut-être  sa  vogue 
de  débitant.  Il  y  en  a  un  que  je  vais  nommer  ,  contre  mon 
dessein  ,  parce  que  j'aime  de  cœur  sa  personne  et  son  talent , 
et  à  qui  je  déplairai  peut-être  ,  mais  pour  le  temps  seulement 
qu'il  lira  ceci  ,  j'en  suis  sûr  ,  parce  qu'il  n'y  a  pas  d'écrivain 
plus  gâté  qui  soit  plus  vrai  avec  lui-même  :  c'est  Jules  Janin. 
Jules  Janin  avait,  lui,  le  plus  rare  de  tous  les  dons,  celui 
d'un  style  qui  lui  appartient,  style  vif,  pétulant,  plein  de 
couleurs  naturelles  ,  pénétré  de  jour  et  de  lumière  ,  un  de  ces 
styles  limpides  où  la  pensée  s'aperçoit ,  passez-moi  la  compa- 
raison ,  comme  dans  un  bocal  de  cristal  le  petit  poisson  rouge 
qui  y  nage  ;  il  avait  de  l'esprit  de  bon  aloi ,  un  sentiment  fin 
et  gai  du  ridicule  ,  un  rire  facile  et  long  comme  celui  d'un 
enfant ,  un  instinct  d'observateur  peu  profond  ,  je  le  crois,  et 
sans  conscience  de  lui-même  ,  mais  auquel  le  hasard  donnait 
quelquefois  une  singulière  justesse  ;  il  avait  une  verve  joviale; 
il  avait  l'immense,  l'inappréciable  mérite  de  faire  admirable- 
ment justice  des  sottes  réputations  ,  des  poètes  sans  poésie  et 
des  prosateurs  sans  prose,  de  tout  écrivain  enrichi  à  mal 
écrire  ;  mérite  pour  lequel  j'aurais  voté  qu'on  le  nourrît  au 
Prytanée  ,  aux  frais  de  l'état ,  quoiqu'il  l'eût  sans  savoir  com- 
ment ,  et,  je  parie,  sans  avoir  lu  une  page  des  auteurs  qu'il  a 
tués  j  il  avait  bien  d'autres  choses  encore  :  mais  pourquoi 
parlé-je  au  passé  ?  Hélas  !  hélas  !  la  littérature  facile  a  fait 
tant  de  mal  à  Jules  Janin,  que  déjà  ,  pour  bon  nombre  de 
gens,  faut-il  le  dire,  la  justice  que  je  lui  rends  passera  peut- 
être  pour  une  flatterie  que  je  lui  fuis.  Que  n'a-t-elle  pas  tiré 
de  lui ,  cette  grande  et  insatiable  fabrique  d'écriture  que  j'ap- 
pelle la  littérature  facile?  Elle  l'a  sucé  jusqu'à  la  moelle  des 
os.  Elle  était  là  à  sa  porte  ,  dès  le  matin ,  en  cabriolet  de  bour- 
geois ou  de  place,  ne  le  laissant  pas  dormir,  et  venant  lui 
arracher  sa  pensée  avant  qu'elle  fût  éclose  ,  le  prendre  au  sortir 
du  lit  et  l'emporter  je  ne  sais  où  ,  avant  qu'il  eût  mis  ses 
chausses.  S'il  était  malade,  s'il  disait  :  u  Laissez-moi,  revenez 
demain,»  elle  se  ruait  sur  son  pupitre,  elle  fouillait  son  porte- 
feuille, elle  ne  voulait  pas  pour  aucun  prix  s'en  retourner  à 
vide  ,  elle  lui  prenait  ses  notes  commencées  ,  ses  titres  d'arti- 
cles ,  ses  projets  de  contes ,  et  son  nom  ,  avec  un  blanc-seing  , 
9  18 


206 


REVUE    DE    PARIS. 


quand  il  n'y  avait  que  cela  à  prendre.  Ou  bien  encore  ,  elle 
s'asseyait  à  sa  table,  sur  son  fauteuil ,  elle  prenait  sa  plume, 
elle  la  trempait  clans  son  encre  ,  et  elle  lui  disait  :  <c  Dictez, 
j'écrirai,  »  —  Et  Jules  Janin  impatienté  lui  jetait  son  bonnet 
de  nuit,  et  la  littérature  facile  ramassait  ce  bonnet ,  et  le  se- 
couait ,  pour  voir  s'il  n'y  avait  pas  quelque  conte  au  fond.  Et 
voilà  comment  son  nom  ,  si  populaire  ,  a  été  lu  sur  toutes  les 
couvertures,  sur  tous  les  prospectus,  dans  toutes  les  annonces. 
Jules  Janin  s'est  laissé  tout  enlever  ;  il  a  permis  qu'on  le 
déshabillât ,  qu'on  le  pressurât ,  qu'on  lui  emportât  toutes  ses 
hardes  ,  tant  il  est  bonne  personne  ,  et  tant  il  était  difficile  , 
même  avec  plus  de  raison  qu'il  n'en  a,  de  ne  pas  prendre 
l'empressement  famélique  de  cette  exploitation  pour  les  exigen- 
ces de  la  gloire.  Pauvre  grand  écrivain  de  petites  choses  ,  ils 
l'auraient  mis  dans  le  pilon,  ils  l'auraient  broyé,  s'ils  avaient 
pu,  pour  tirer  de  sa  poussière  toutes  les  paillettes  d'or  qui  y 
seraient  restées.  Son  délicieux  talent  n'y  a  pas  encore  péri  : 
mais  à  quoi  cela  tient-il  !  Jules  Janin  est  jeune  ;  il  n'a  pas 
encore  trente  ans.  Si  au  lieu  d*être  né  en  l'an  deux  ou  trois  de 
l'empire  ,  il  fût  né  seulement  sous  la  république,  nous  chan- 
terions déjà  les  psaumes  des  morts  sur  le  talent  de  JulesJanin. 
C'est  que  le  talent  d'un  écrivain  ne  se  mesure  pas  au  bruit 
qu'il  a  fait ,  mais  aux  services  qu'il  a  rendus  ,  à  l'idée  qu'il  a 
établie  ou  servie.  Jusqu'ici  les  services  de  Jules  Janin  ont  été 
négatifs  ;  il  a  révisé  quelques  réputations  oubliées ,  il  a  troublé 
quelques  quiétudes  académicmes  ,  c'est  peu  de  chose  ;  il  rap- 
pelle toutes  les  semaines  au  Vaudeville,  dans  de  charmans 
feuilletons,  qu'ii  est  mortel  ,  et  que  la  gloire  du  vaudevilliste 
marche  en  progression  inverse  de  ses  profits  :  m  .is  c'est  peu  de 
chose  encore.  Son  talent  est  fait  pour  une  plus  belle  tâche  que 
la  prospérité  des  éditeurs  de  littérature  facile  ,  et  l'achalan- 
dage des  cabinets  de  lecture.  Je  ne  conçois  pas  ,  pour  mou 
compte,  un  style  sans  un  emploi  à  sa  hauteur;  je  ne  conçois 
pas  une  langue  originale  qui  ne  fasse  que  tuer  des  académi- 
ciens et  empêcher  des  vaudevillistes  de  se  croire  immortels  ; 
Janin  aura  donc  son  emploi  ;  quelque  jour  il  trouvera  son 
joint;  son  style  ira  à  l'idée  qui  lui  est  échue,  et  c'est  parce 
que  je  l'espère  de  tout  mon  cœur  que  je  dis  que  son  talent 
serait  déjà  mort ,  si  ,  au  lieu  d"ê!re  à  l'âge  où  l'on  se  réveille  , 


BEVUE    DE    PARIS.  207 

et  où,  comme  le  serpent,  on  peut  encore  changer  sa  vieille 
peau  contre  une  nouvelle  ,  il  était  à  l'âge  où  l'on  se  continue 
sans  s'augmenter,  et  où  ,  comme  l'ours ,  on  diminue  sa  graisse 
en  la  léchant  ;  —  et  cet  âge  n'est  pas  loin  du  premier,  sur- 
tout dans  ce  temps  si  vite  et  si  dévorant  ;  que  Jules  Janin  y 
songe  ! 

Mais  déjà  nous  avons  des  preuves  qu'il  y  songe.  Jules  Janin 
a  été  professeur,  Jules  Janin  sait  ce  que  vaut  un  bon  livre  j 
tout  le  premier  il  a  été  troublé  dans  cette  gloire  de  similor  que 
lui  a  faite  la  littérature  facile.  Il  cherche  donc  quelque  tâche 
sérieuse  où  se  prendre  de  nouveau  et  raviver  son  talent,  qui  se 
répète  et  se  pille,  faute  d'un  fonds  d'idées  qui  le  renouvelle. 
Il  a  déjà  essayé  de  la  biographie,  de  l'histoire  ,  et  la  Revue 
de  Paris  a  publié  de  lui,  dans  ses  dernières  livraisons,  un 
article  important  où  Ton  voit  bien  une  pensée  incertaine  ,  dé- 
paysée, qui  ne  se  sent  pas  suivie  du  public  de  la  littérature 
facile,  et  une  plume  forcée  d'attendre  la  pensée  ,  tandis  que 
jusque  là  c'était  la  pensée  qui  attendait  la  plume  ,  mai9  où  l'on 
voit  aussi  ce  style  que  Jules  Janin  a  reçu  du  ciel ,  l'ingrat!  cet 
instrument  de  communication  si  souple  ,  si  populaire  ,  avec 
lequel  il  joue  si  souvent,  comme  un  enfant  avec  une  arme  àfeu, 
sans  en  connaître  la  puissance.  Jules  Janin  va  se  convertir  ! 
Quelle  meilleure  preuve  voulez-vous  que  j'aie  de  la  réaction 
que  je  signale,  que  j'ai  vu  venir  avec  joie,  et  à  laquelle  j'ap- 
plaudis de  toutes  mes  forces,  quoiqu'elle  doive  moins  profiter 
à  moi,  inconnu  ,  moi ,  que  certains  grands  hommes  de  la  litté- 
rature facile  vont  traiter  d'obscur  Zoïle, —  de  la  même  bouche 
pourtant  dont  ils  me  salueraient  grand  écrivain  si  je  chan- 
geais ma  thèse ,  —  qu'à  ces  grands  hommes  eux-mêmes  qui  ont 
pu  pécher  impunément  parce  qu'il  leur  a  été  donné  de  pouvoir 
se  repentir  glorieusement  ? 

Déjà  cette  réaction  se  fait  vivement  sentir  dans  la  critique. 
Il  n'y  a  pas  un  seul  journal  sérieux  et  lu  qui  soutienne  la  litté- 
rature facile,  si  ce  n'est  peut-être  par  des  complaisances,  amorce 
à  laquelle  ne  se  prend  plus  le  public.  Encore  ces  complaisances 
sont-elles  anonymes.  Mais  la  critique  qui  se  nomme  est  devenue 
sévère  ;  les  plus  discrets  et  les  plus  liés  commencent  à  regimber. 
On  s'était  d'abord  montré  encourageant  et  plein  de  faveur  pour 
tous  ces  talens  bouillans  qui  ne  demandaient  à  la  critique  qu'un 


208 


REVUE     DE    PARIS. 


peu  de  relâchement  pour  s'ouvrir  des  voies  nouvelles  et  lui 
payer  son  indulgence  par  des  chefs-d'œuvre.  La  critique  a  tout 
accordé  ;  elle  a  fermé  les  yeux  sur  le  tapage  de  camaraderie  des 
débuts,  parce  qu'elle  les  savait  accompagnés  pour  la  plupart 
de  pauvreté  honorable  et  de  travail  5  elle  n'a  pas  relevé  certains 
quolibets  d'écoliers  émancipés  contre  les  grands  noms  de  notre 
littérature  difficile ,  quoiqu'elle  eût  dû  peut-être  dès  ce  mo- 
ment-là donner  sur  les  doigts  de  ces  génies  étourdis  qui, 
avant  même  d'avoir  la  vogue,  se  permettaient  de  siffler  la  gloire  ; 
on  a  glissé  sur  tout  cela  :  propos  d'enfans  d'esprit,  se  disait-on, 
à  qui  les  espérances  ont  tourné  la  tête}  ivresse  de  débutans 
applaudis  qui  prennent  les  violons  d'un  orchestre  pour  les 
trompettes  de  la  renommée ,  le  lustre  d'une  salle  pour  le  soleil , 
un  parterre  curieux  de  nouveautés  pour  le  monde.  D'ailleurs 
dans  ce  temps-là  la  critique  était  indulgente,  comme  tous  les 
pouvoirs  flattés.  Les  grands  hommes  disaient  au  journaliste  : 
mon  cher  ami!  Des  gens  d'un  goût  sûr  et  d'études  solides  non- 
seulement  faisaient  taire  leurs  doutes  pour  ne  pas  troubler  le 
premier  élan  de  toutes  ces  muses  nouvellement  échappées , 
mais  même  leur  préparaient  officieusement  les  voies  dans  un 
public  rétif  et  incrédule,  analysaient,  éclairaient,  complé- 
taient au  besoin  leur  idée,  réclamaient  même,  au  nom  de  la 
liberté  de  l'art,  contre  le  despotisme  des  modèles  ;  honnêtes 
critiques  auxquels  on  donnait  la  chaise  d'honneur  aux  lectures, 
qu'on  invitait  aux  répétitions  ,  qu'on  régalait  d'éloges  et  d'eau 
sucrée  ,  auxquels  on  écrivait  des  petits  mois  obligeans  ,  sur 
papier  odorant,  et  avec  des  complimens  si  forts  ,  des  brevets 
de  génie  si  catégoriques  qu'ils  en  éprouvaient,  comme  il  ar- 
rive, moins  d'orgueil  que  de  modestie.  Sauf  cette  petite  partie 
de  mensonge  ,  inévitable  dans  une  société  civilisée,  et  dont  on 
n'était  dupe  de  part  ni  d'autre,  tout  était  loyal  entre  la  criti- 
que et  l'auteur.  L'auteur  luttait  avec  courage  contre  les  répu- 
gnances du  public  et  ses  hésitations  ,  plus  difficiles  à  emporter 
que  ses  répugnances;  la  critique  prêtait  son  aide  désintéressée 
à  l'auteur,  mais  sans  lui  inféoder  son  suffrage  à  tout  jamais. 
On  s'entendait  pour  demander  la  liberté  ,  sauf  à  se  séparer  le 
jour  où  l'on  différerait  sur  l'usage  à  en  faire.  La  critique  vou- 
lait bien  prendre  sa  part  des  tribulations  de  l'auteur  pauvre, 
labourant  son  sentier  à  travers  une  littérature  constituée  et  un 


REVUE    DE    PARIS.  209 

public  endormi  sur  elle;  elle  voulait  bien  recevoir  au  besoin 
une  partie  des  coups  portés  à  l'auteur,  mais  non  pas  prendre 
sa  part  de  responsabilité  des  abus  du  succès,  ni  porter  la  livrée 
de  l'auteur  devenu  haut  et  puissant  seigneur.  L'union  a  peu 
duré.  L'art  étant  devenu  la  littérature  facile,  et  la  quantité 
ayant  été  préférée  à  la  qualité  ,  la  solidarité  n'était  plus  pos- 
sible entre  la  critique  et  l'auteur  qu'aux  termes  qui  règlent  les 
sociétés  de  commerce  ;  mais,  comme  il  n'est  pas  plus  aisé  pour 
la  critique  qui  se  respecte  de  faire  de  la  littérature  facile,  sous 
une  raison  sociale,  avec  profits  et  dépens  communs ,  que  de 
l'admirer  avec  profit  tout  d'un  côté  et  dépens  de  l'autre,  cha- 
cun a  repris  sa  position  naturelle  et  son  rôledecboix;  la 
critique  a  critiqué ,  et  l'auteur  a  fabriqué.  Pour  la  branche 
de  la  littérature  facile  qui  a  nom  drame ,  les  écrivains  distin- 
gués qui  s'occupent  du  théâtre,  et  nommément  les  spirituels 
critiques  qui  l'examinent  au  Jotirnal  des  Débats ,  au  Temps, 
au  National ,  à  la  Revue  de  Paris  et  ailleurs  ,  sont  déjà  parve  - 
nus  ,  pour  certains  ouvrages ,  à  retenir  chez  eux  des  spectateurs 
qui  auraient  eu  le  tort  de  se  faire  les  commanditaires  bénévo- 
les d'opérations  où  il  n'y  a  de  bénéfices  que  pour  un.  Quant 
aux  deux  autres  branches  de  la  littérature  facile  qui  ont  nom 
roman  et  conte ,  on  peut  voir  que  les  écrivains  dont  l'opiniou 
est,  à  tort  ou  à  raison,  le  plus  comptée,  se  refusent  depuis 
long-temps  à  analyser  tout  livre  qui  portera  la  pancarte  d2 
cette  fabrique.  Mais  aussi  voilà  tous  les  grands  hommes  qui 
accusent  les  critiques  de  déserter  l'art,  et  s'en  vont  semant  par 
le  peuple  des  bruits  d'injustice  inouïe  ,  d'ingratitude  criante. 
Ingrats  de  quoi?  —  Les  critiques  ne  se  souviennent-ils  donc 
plus  que  les  grands  hommes  leur  ont  dit  :  mon  cher  ami! 
Voilà  ce  que  j'avais  sur  le  cœur  et  ce  que  j'ai  dû  dire,  poussé 
par  ma  conscience  et  par  bon  nombre  de  gens  comme  moi 
blessés  de  ce  scandale  ,  comme  moi  fidèles  de  la  grande  reli- 
gion littéraire  de  la  France.  Cela  n'avance  pas  beaucoup  la 
question  du  drame  possible,  de  la  poésie  réservée  à  l'avenir  , 
je  le  sais ,  et  n'ai  point  la  prétention  de  la  résoudre  ,  ni  de  me 
soucier  à  l'avance  des  appétits  littéraires  de  ceux  qui  viendront 
après  nous  ,  ayant  pleinement  dans  le  passé  de  quoi  satisfaire 
les  miens  ;  mais  si  j'ai  soulevé  avec  amertume  la  question  inci- 
dente de  ce  qui  se  fait  maintenant  en  drame  «  en  roman,  en 
9  18. 


210  REVUE    DE    PARIS. 

conte,  en  toutes  les  divisions  et  subdivisions  de  la  littérature 
facile,  c'est  parce  qu'il  y  a  un  côté  par  où  la  morale  est  bles- 
sée. Outre  que  je  crois  fermement  que  ,  s'il  y  a  quelques  chan- 
ces d'avenir  littéraire  pour  notre  pays,  ces  chances  sont  toutes 
dans  la  moralité  des  écrits  et  dans  la  conscience  littéraire 
(je  n'ai  dû  et  voulu  parler  que  de  celle-là)  des  écrivains.  Au 
reste,  j'ai  dit  tout  cela  à  mes  risques  et  périls.  Ou  bien  on 
me  traitera  d'homme  médiocre  ,  à  petites  vues  ,  —  qui  ne  peut 
guère  être  une  injure  dans  ce  glorieux  temps-ci  ;  d'envieux: 
—  oui  ,  comme  peut  l'être  un  malade  ,  des  belles  santés 
fleuries  de  certains  grands  hommes  et  du  parfait  état  de  leurs 
voies  aériennes  ;  d'ingrat  :  — ce  serait  bien  mérité;  car  j'ai  été 
appelé  mon  excellent  ami  •  ce  qui  est  bien  plus  fort  que  won 
cher  ami;  ou  bien  on  fera  semblant  de  ne  m'avoir  pas  lu,  ou 
si  l'on  daigne  faire  mention  de  moi ,  on  estropiera  mon  nom  , 
d'autant  plus  qu'on  en  saura  mieux  toutes  les  lettres.  Quoi 
qu'il  arrive  et  quoi  que  puisse  souffrir  mon  amour-propre  ,  j'en 
serai  complètement  dédo  mmagé  par  le  plaisir  d'avoir  soulagé 
bon  nombre  d'hommes  de  goût,  d'écrivains  qui  font  de  la  litté- 
rature difficile  et  ne  peuvent  se  faire  imprimer  ,  comme  notre 
éloquent  Michelet,  que  sur  du  papier  de  gazette  allemande,  — 
et  quelques  honnêtes  gens. 

La  Revue  de  Paris  me  permet  d'expliquer  dans  un  second 
article  comment  je  rattache  un  commencement  de  réaction 
contre  la  littérature  facile  à  la  Bibliothèque  latine-française  de 
M.  Pankoucke. 

NlSARD. 


*H* 


L'ANGE  DE  SAINT-JEAN. 


TROISIEME     ET    DERMERE    PARTIE. 


X. 


«  Ose  le  dire  que  tu  n'aimes  pas  cet  homme.. .  » 

Cette  parole  retentissait  encore  aux  oreilles  de  Marguerite 
comme  la  voix  de  Dieu  interrogeant  lefils  du  premier  homme!.... 
Dans  son  égarement,  elle  avait  fui  sans  savoir  seulement  où 
elle  allait...  Ce  qu'elle  cherchait,  elle  l'ignorait!...  Ce  qu'elle 
voulait ,  elle  ne  pouvait  le  dire!...  Dans  ce  moment ,  pour  ne 
pas  mourir,  il  lui  fallait  seulement  sortir  de  cette  chambre... 
de  cette  maison.  .  où  cette  femme  l'avait  mise  à  la  question 
devant  sa  conscience  ,  en  la  forçant  à  l'interroger ,  et  où  cette 
conscience  ,  déjà  troublée  ,  avait  répondu  : 

«  Oui,  j'aime  cethomme!...  ■>■> 

Elle  courut  sans  s'arrêterjusqu'aux  Tuileries...  Cette  rue  de 
Castiglione  ,  avec  ses  arcades  sombres  que  la  lune,  alors 
dans  son  plein,  rendait  encore  plus  obscures  ,  lui  faisait  peur 
à  parcourir.  Lorsqu'elle  fut  arrivée  à  la  grille  du  jardin,  elle 
s'arrêta...  La  nuit  était  une  belle  nuit  d"été...  calme  et  odorante 
près  de  ces  orangers  en  fleurs  ,  de  ces  massifs  de  roses  dont  un 
vent  tiède  promenait  le  parfum...  Marguerite  s'appuya  contre 
la  grille,  et  posant  son  front  brûlant  sur  les  barreaux,  elle 
pleura!...  Dans  ce  moment,  un  homme  passait...  Il  fut  frappé 
de  la  taille  élégante  de  la  jeune  fille. 


212 


REVUE    DE    PARIS. 


»  Voulez-vous  que  je  vous  conduise  chez  vous ,  mon  enfant?)) 
lui  dit-il... 

Elle  tressaillit!...  Et  se  retournant  vivement ,  elle  lui  fit 
voir  un  ravissant  visage  couvert  de  larmes...  Il  pensa  que  c'é- 
tait une  scène  préparée  5  mais  comme  l'actrice  qui  la  jouait 
était  merveilleusement  belle,  il  n'en  fut  que  plus  disposé  à 
courir  l'aventure,  et  il  prit  aussitôt  Marguerite  par  la  taille  , 
en  l'attirant  brusquement  h  lui...  Elle  fit  un  cri  perçant. 

«  Va  faire  ton  métier  plus  loin  !  v  dit  d'une  voix  rude  la  sen- 
tinelle qui  était  près  de  la  grille. 

La  détresse  de  Marguerite  devint  terrible  !...  Elle  poussa 
un  second  cri...  Tout-à-coup  des  pas  rapides  se  firent  entendre 
dans  la  rue  Castiglione Un  homme  en  sort...  il  regarde  au- 
tour de  lui...  Un  moment  lui  a  suffi  pour  reconnaître  celle  qu'il 
cherche.  Il  s'élance,  d'un  bras  nerveux  il  la  dégage  et-la  presse 
contre  lui,  de  l'autre  il  indique  à  cette  homme  la  route  qu'il 
doit  suivre. L  homme  s'éloigne  sans  résister  et  même  sans  pro- 
noncer un  mot...  car  il  y  a  dans  ces  deux  êtres  qu'il  laisse  der- 
rière lui  quelque  chose  qu'il  ne  peut  comprendre  ,  mais  qui  lui 
impose  et  le  fait  taire. 

«  Oh!  Marguerite,  quelle  imprudence!  dit  Georges  quand 
ils  furentseuls...  Comment  comptez-vous  assez  peu  sur  moi 
pour  quitter  ainsi  ma  demeure  au  milieu  de  la  nuit?...  Reve- 
nez, Marguerite...  Et  si  vous  voulez  m'abandonner...  demain 
il  sera  temps... 

Marguerite  se  dégagea  desbras  de  Georges,  s'éloigna  de  lui ... 
Sa  vue  était  troublée...  sa  marche  chancelante.  Quand  elle  eut 
fait  quelques  pas  ,  elle  fut  contrainte  de  s'arrêter...  Georges  la 
rejoignit. 

"  «  Où  voulez-vous  aller?  lui  dit-il.  Il  est  tard!...  Revenez... 
revenez  ,  je  vous  en  supplie  ,  Marguerite  !...  » 

Puis,  comme  si  un  souvenir  l'avait  frappé  : 

«  Serait-ce  Louise  qui  vous  empêcherait  de  rentrer  chez 
moi?...  Voulez-vous  qu'elle  en  sorte  à  l'instant?...  » 

Marguerite  se  jeta  sur  ses  mains  et  les  lui  serra  convulsive- 
ment. 

«Mon  Dieu!...  mon  Dieu!  voulez-vous  donc  me  faire 
mourir?  s'écria-t-elle  avec  égarement...  Chasser  votre  femme!... 
la  chasser  pour  moi  !...  pour  moi  !...  Oh  !  Georges  ,  que    vous 


REVUE    DE     PARIS. 


213 


ai-je  fait  pour  nie  proposer  une  pareille  indignité?  Vous  me 
méprisez  donc  bien  ?...  » 

Et  le  regardant  avec  effroi ,  elle  s'éloigna  de  lui  avec  une 
telle  rapidité  qu'il  eut  peine  à  la  suivre...  Ses  pas  n'étaient 
plus  chancelans...  c'était  presque  une  course...  Enfin  elle  ar- 
riva sur  la  place  Louis  XV...  Là  elle  s'arrêta  à  l'entrée  des 
Champs-Elysées  ,  et  s'appuya  contre  un  arbre  ,  car  elle  était 
toute  palpitante  : 

<(  Pourquoi  me  suivre  ?  dit-elle  à  Georges  d'un  ton  sévère. 
Ne  puis-je  aller  où  bon  me  semble  ?  Que  signifie  cette  obstina- 
tion ?  Laissez-moi ,  je  veux  être  seule. 

—  Vous  ne  le  pouvez  pas  à  cette  heure  ,  Marguerite  ,»  lui 
dit-il  avec  émotion  ,  car  à  sa  parole  brève  et  saccadée,  à  la 
couleur  pourprée  de  ses  joues  ,  à  sa  main  brûlante  qu'il  venait 
de  prendre  ,  Georges  avait  reconnu  une  fièvre  ardente...  La 
pauvre  pâquerette  avait  plié  sous  la  violence  de  l'orage  du  soir. 

«  Marguerite  ,  répéta  Georges  en  essayant  doucement  de 
l'entraîner...  Ne  voulez-vous  pas  venir  avec  moi?... 

—  Jamais!  murmura-t-elle  d'une  voix  faible...  Jamais  je  ne 
rentrerai  dans  cette  maison.  ■» 

Et  de  la  main  elle  indiquait  de  loin  celle  de  Georges. 
((Mais  que  voulez-vous  faire!  s'écria-t-il  au  désespoir,  car 
vous  êtes  malade  ,  Marguerite...  Vous  souffrez? 

—  Beaucoup  !  répondit-elle  en  portant  sa  main  brûlante  à 
son  front,  plus  brûlant  encore.  Mais  tant  mieux!  poursuivit- 
elle  avec  un  sinistre  sourire  ,  j'ai  toujours  demandé  à  Dieu  de 
mourir  jeune  5  peut-être  va-t-il  me  faire  cette  grâce... 

—  Et  c'est  vous  qui  me  dites  de  telles  paroles  ,  Marguerite  ? 
lui  dit  Georges.. .  ]Vavez-vous  donc  aucune  peur  en  me  parlant 
ainsi?  )> 

Elle  leva  sur  lui  ses  yeux  tout  voilés  de  larmes,  et  ne  put  que 
joindre  les  main  s  en  murmurant  doucement  son  nom... Mais  dan  s 
ceregard  tremblant,  et  cependant  profond...  dans  cenom  échap- 
pé à  ces  lèvres  frémissantes  ,  il  y  avait  tant  d'amour...  un  amour 
si  passionné,  que  le  cœur  du  jeune  homme  fut  envahi  tout-à- 
coup  par  une  de  ces  joies  du  ciel  qu'il  faut  deviner  quand  elles 
sont  inconnues...  C'est  ainsi  qu'ils  demeurèrent  quelques  ins- 
tans...  lui  dans  son  extase...  elle  appuyant  sa  tête  fiévreuse  con- 
tre la  dure  écorce  d'un  arbre  ,  et  le  regardant  toujours. 


214  REVUE    DE    PARIS. 

Tout-à-coup  une  voiture  traversa  rapidement  la  place  et  les 
rendit  à  eux-mêmes. 

«  Marguerite  ,  dit  Georges  ,  vous  ne  pouvez  demeurer  ainsi 
à  l'air  delà  nuit  dans  l'état  où  vous  êtes!...  Vous  ne  pourrez 
non  plus  aller  chez  vous,  c'est  trop  loin...  Mais  laissez-moi 
vous  conduire  ici  près  ,  chez  ma  sœur...  Vous  savez  combien 
elle  vous  aime?...  Venez...  donnez-moi  votre  bras.)) 

Elle  hésita...  mais  un  seul  moment...  Elle  était  malade... 
presque  abandonnée  au  milieu  de  la  nuit,  seule,  avec  un 
homme  qu'elle  devait  craindre.. 

«  J'irai ,  dit-elle...  mais  je  marcherai  seule.  » 

Ils  entrèrent  alors  sous  les  beaux  ombrages  des  Champs-Ely- 
sées par  le  côté  qui  borde  les  jardins  de  la  rue  du  Faubourg- 
Saint-Honoré  ,  car  la  sœur  de  Georges  demeurait  près  de  l'a- 
venue Sainte-Marie.  Les  lilas  ,  les  acacias  ,  les  syringas ,  alors 
en  peine  fleur,  embaumaient  l'air  ,  tandis  que  la  lune  éclai- 
rait la  route  que  suivaient  Georges  et  Marguerite.  Oh  !  c'était 

t  une  nuit  d'enchantement  ! Pendant  quelques  instans  ils 

marchèrent  en  silence mais  bientôt  Marguerite  chancela, 

et ,  pour  la  seconde  fois  ,  fut  contrainte  de  s'appuyer  sur  Geor- 
ges. Alors  il  prit  son  bras  ,  et ,  presque  malgré  elle  ,  il  le  passa 
sous  le  sien  ,  et  puis  il  lui  parla  ,  car  maintenant  son  cœur  ne 
pouvait  contenir  tout  ce  qu'il  éprouvait. 

«  Marguerite  ,  lui  dit-il ,  jamais  vous  n'auriez  entendu  de 
ma  bouche  ce  que  cette  femme,  qui  n'est  pas  la  mienne, 
nu  reste  ,  mais  que  je  ne  reverrai  jamais  ,  m'a  forcé  ce  soir  à 
dire  devant  vous...  Je  vous  aime  !  Marguerite...  Maintenant 
vous  le  savez...  vous  l'avez  entendu...  je  vous  aime  beau- 
coup !...  Je  vous  aime  à  être  malheureux  toute  ma  vie  ,  si  vous 
ne  m'aimez  pas!...  Et  vous  le  savez  mieux  que  personne...  je 
6iiis déjà  bien  malheureux.'...  J'ai  tant  souffert!...  Voulez-vous 
me  faire  plus  de  mal  que  Louise  ?...  plus  de  mal  que  la  mort 
lorsqu'elle  m'a  pris  mon  pauvre  enfant  !..-  Marguerite,  répon- 
dez-moi... Quelquefois  j'ai  cru  que  vous  m'aimiez  aussi?...  que 
vous  m'aimiez  comme  je  vous  aime  ?....  Me  suis-je  trompé  ?... 
Dites  ,  Marguerite...  n'est-ce  pas  que  vous  m'aimez?...  » 

La  jeune  fille  ne  pouvait  répondre.. .  elle  se  sentait  mourir.. . 
Ils  arrivaient  alors  sur  la  pelouse  qui  est  devant  le  jardin  de 
l'Elysée...  la  lune  éclairait  en  plein  le  visage  de  Marguerite , 


REVUE     DE   PARIS. 


21o 


et  Georges  le  vit  avec  effroi  couvert  d'une  pâleur  de  mort... 
Elle  tremblait  et  pleurait,  et  ses  joues  ressemblaient  à  celles 
d'une  belle  statue  de  marbre  sur  laquelle  seraient  tombées 
quelques  gouttes  de  pluie...  Georges  la  fit  asseoir  sur  la  bar- 
rière qui  est  au  bord  des  jardins  ,  et  la  soutint  dans  ses  bras , 
car  elle  était  tremblante. 

Puis  il  poursuivit  d'une  voix  plus  basse  et  comme  craintive  : 
«  J'ai  souvent  rêvé  que  ma  vie  pourrait  être  si  beureuse 
avec  vous,  si  vous  m'aimiez,  Marguerite  !...  Mon  Dieu!  que 
j'ai  souvent  fait  un  pareil  songe  quand  je  vous  voyais  venir  à 
moi  avec  mon  fils  sur  vos  bras  !. . .  Pauvre  Georges  !  comme  il 
vous  aimait  aussi  lui,  cber  petit  ange!  » 

Ce  souvenir  évoqué  rompit  toute  barrière  entre  le  père  et  la 
mère  ,  par  le  cœur  du  pauvre  enfant ,  également  regretté  par 
tous  deux.  Marguerite  appuya  sa  tête  sur  l'épaule  de  Georges, 
et  leurs  larmes  se  confondirent...  Dans  ce  moment ,  tout  était 
chaste  et  pur  dans  une  pareille  étreinte...  Mais  deux  cœurs 
jeunes  et  pleins  d'amour  battaient  vivement  dans  la  poitrine 
du  jeune  homme  et  de  la  jeune  fille...  Marguerite  eut  l'instinct 
de  son  danger  sans  le  comprendre...  Elle  repoussa  Georges  , 
et  se  leva  eu  disant  faiblement  : 

—  Allons  ,  mon  cousin. 

Depuis  qu'ils  étaient  ensemble  dans  cette  marche  nocturne, 
ce  nom  n'avait  pas  été  prononcé.  Georges  tressaillit  en  l'en- 
tendant; son  front  s'assombrit,  et  il  retint  Marguerite  au  mo- 
ment où  elle  se  levait  pour  continuer  sa  route. 

—  Ecoutez  ,  lui  dit-il ,  voici  le  moment  de  vous  apprendre 
un  secret  qui  ne  doit  plus  en  être  un  pour  vous...  Marguerite, 
je  ne  suis  pas  votre  cousin  ;  car  je  ne  suis  pas ,  devant  Dieu  ,  le 
mari  de  votre  cousine...  Mon  mariage  n'a  pas  été  béni  à  l'église. 

Marguerite  ne  put  retenir  un  cri;  il  venait  du  cœur,  il 
était  de  joie.  Dans  les  idées  pieuses  de  la  jeune  fille  chrétienne 
il  n'était  qu'un  mariage  ,  celui  que  bénissait  un  prêtre.  Dans 
le  moment  où  elle  apprit  que  celui  de  Georges  n'était  pas 
ainsi  sanctifié,  elle  vit  le  ciel  ouvert;  puis  tout-à-coup  une? 
réflexion  vint  arrêter  sa  joie  :  elle  regarda  Georges  d'un  air 
de  doute. 

«  Vous  vous  êtes  mariés  à  Saint-Sulpice,  dit-elle  d'un  ton 
sévère  ;  Louise  l'a  dit  à  ma  mère. 


216  ALBUM. 

—  On  avait  arrangé  la  chose  de  cette  manière  pour  vous 
tromper  toutes  deux.  On  savait  que  Mme  Bernard  ne  pouvait 
marcher  ,etsi  vous  y  fussiez  venue  on  aurait  dit  qu'on  s'était 
trompé  de  jour.  Pourquoi  ne  voulez-vous  pas  me  croire  , 
Marguerite  ?  ajouta-t-il  d'un  ton  de  reproche. 

—  Ah  !  dit-elle  en  pressant  son  pauvre  cœur  de  ses  deux 
mains  ,  c'est  que  je  sens  là  une  joie  qui  me  fait  autant  de  mal 
qu'une  douleur.  » 

Et  le  jeune  homme  l'ayant  attirée  à  lui,  elle  se  laissa  tom- 
ber dans  ses  bras  ,  en  lui  souriant  au  travers  de  ses  larmes  ,et 
en  attachant  sur  lui  un  regard  où  la  félicité  du  ciel,  mais 
aussi  sa  pureté  ,  étaient  empreintes.  Ils  demeuraient  ainsi  ap- 
puyés l'un  sur  l'autre  sans  parler...  Que  se  seraient-ils  dit? 
Ce  fut  la  douce  voix  de  Marguerite  qui  se  fit  d'abord  entendre. 

«  Georges  ,  dit-elle  en  étendant  la  main  vers  l'orient,  que 
teignait  alors  une  large  bande  de  pourpre,  voici  le  jour  ! 

—  Oh  !  reste  ainsi ,  dit  Georges  d'un  ton  suppliant reste 

encore  !  » 

La  jeune  fille  reposa  sa  tête  sur  la  poitrine  de  Georges... 
Elle  aussi  était  heureuse  de  ce  seul  bonheur  de  l'ame  ;  et  cet 
instant  payait  bien  des  mois  de  souffrances!...  En  sera-t-il 
toujours  ainsi  ? 

XI. 

Le  15  d'août  de  Tannée  18..  ,  jour  de  la  fête  de 

l'Assomption,  la  petite  église  de  Saint-Jean  retentissait,  comme 
à  toutes  les  cérémonies  saintes ,  du  chant  des  prêtres  et  de  ce- 
lui des  fidèles  j  la  foule  s'inclinait  devant  la  procession  qui 
rentrait  dans  l'église  et  offrait  ce  jour-là  une  pompe  inaccou- 
tumée; car  la  confrérie  du  Rosaire  avait  fait  don  à  la  chapelle 
de  la  Vierge  d'une  riche  et  belle  image  de  Notre-Dame  de  Lo- 
rette(1). 

Derrière  un  pilier,  dans  la  partie  la  plus  sombre  de  l'église, 
une  jeune  fille  était  à  genoux  sur  la  pierre  ;  à  côté  d'elle  ,  mais 

(*)  La  petite  église  de  Saint-Jean ,  dans  la  rue  du  faubourg 
Montmartre,  n'a  pris  que  depuis  peu  le  nom  de  Notre-Dame  de  Lo- 
relte. 


REVUE     DE     PARIS.  217 

debout,  était  un  jeune  homme  qui  évidemment  ne  priait  pas, 
mais  dont  la  contenance  était  convenable.  Une  fois  ,  un  gé- 
missement domina  le  chant  sacré;  alors  le  jeune  homme  se 
pencha  vers  la  jeune  fille,  et  lui  parla  bas...  Que  lui  dit-il  ?... 
quel  charme  eurent  ses  paroles  ?  La  jeune  fille  pleurait  :  — 
elle  ne  pleura  plus;  —  elle  gémissait  :  —  elle  ne  gémit  plus... 
Ah  !  c'est  que  sa  magie  était  celle  du  cœur ,  et  qu'un  cœur 
l'entendait. 

Ce  jeune  homme  et  cette  jeune  fille,  c'étaient  Georges  et 
Marguerite. 

Bien  des  semaines,  bien  des  mois  même  s'étaient  écoulés 
depuis  le  jour  où  Marguerite  avait  reposé  :a  tête  sur  le  cœur 
de  Georges.  Depuis  ce  temps  une  nouvelle  vie  avait  été  révé- 
lée à  la  jeune  fille  ;  elle  vivait  dans  une  existence  tout  enchan- 
teresse; oublieuse  du  monde  entier  ,  elle  ne  voyait  qu'un  seul 
être  ,  dont  à  son  tour  elle  était  l'univers.  Ses  amis  lui  firent  des 
reproches  ;  elle  les  écouta  avec  douceur  ,  avec  respect ,  mais 
saKS  cesser  d'aimer.  Ses  protecteurs  la  menacèrent  de  l'aban- 
donner ;  elle  fut  affligée,  car  ils  lui  étaient  chers;  mais  elle 
aima  toujours'.  Son  amour  était  son  existence;  et  puis  com- 
ment aurait-elle  pu  avoir  seulement  la  pensée  d'abandonner 
Georges  ?...  Georges  qui  l'aimait  aussi  comme  sa  vie,  lui. 
Non,  non,  Georges  et  Marguerite  étaient  unis  pour  toujours  : 
c'était  une  ame  dans  deux  corps. 

Le  jour  où  elle  pria  dans  Saint-Jean,  elle  était  passée  ,  vers 
le  soir ,  devant  l'église  ,  au  moment  de  la  bénédiction.  Depuis 
qu'elle  vivait  dans  son  heureuse  région  d'amour,  elle  n'osait 
plus  aller  à  la  messe  à  Saint-Jean.  Le  curé  lui  avait  refusé 
l'absolution,  et  l'avait  repoussée  avec  anathème.  La  pauvre 
enfant,  toujours  pieuse,  quoique  coupable  ,  avait  été  pleurer 
et  prier  aux  pieds  d'un  autre  autel.  Mais  le  jour  de  l'Assomp- 
tion ,  en  passant  devant  cette  église  ,  si  long-temps  son  asile , 
pour  ainsi  dire  ,  Marguerite  ne  put  résister  au  désir  d'y  entrer 
et  d'y  prier  un  moment.  Il  était  tard  ;  elle  espérait  n'être  pas 
vue  ,  et  Georges  consentit  à  y  entrer  avec  elle.  Elle  ne  voulait 
que  faire  une  prière  ;  mais  lorsqu'elle  entendit  ces  chants  ,  ces 
cantiques,  qu'elle-même  entonnait  jadis  la  première  d'une  voix 
fraîche  et  pure;  lorsque  cet  encens  ,  ces  cierges  ,  toute  celte 
pompe  vint  à  passer  devant  elle  comme  un  reproche  vivant 
9  *9 


218 


REVUE    DE    PARIS. 


alors  son  cœur  se  serra  ,  elle  ne  put  s'empêcher  de  gémir.  Ce 
fut  alors  que  Georges  se  pencha  vers  elle  ;  il  l'appela:  elle 
leva  la  tête  5  tous  deux  se  regardèrent ,  et  dans  ce  nom  seul  , 
prononcé  par  une  voix  d'amour ,  dans  ce  regard  où  se  fondaient 
deux  âmes,  fut  toute  la  magie  qui  calma  la  douleur  de  Mar- 
guerite. Elle  se  leva  après  une  dernière  prière  ,  et  suivit  Geor- 
ges hors  de  l'église  sans  y  laisser  un  regret.  Je  l'ai  dit,  son 
amour  était  sa  vie. 

Georges  continuait  à  travailler  dans  l'atelier  de  menuiserie 
où  il  avait  eu  précédemment  de  l'ouvrage.  Sa  conduite  était 
encore  plus  régulière  depuis  qu'il  s'était  séparé  de  sa  femme 
qu'avant  de  quitter  sa  maison.  Quant  à  Marguerite  ,  jamais 
elle  n'avait  peut-être  montré  une  plus  grande  activité  de  tra- 
vail ,  plus  de  soins  à  remplir  ses  devoirs  d'ouvrière.  Tous  deux 
vivaient  ainsi,  s'aimant  ettravaillant.il  y  avait  dans  cette  con- 
duite naturelle  une  grande  et  positive  vérité,  c'est  que  le  vice 
lui  était  étranger. 

Un  jour,  Georges  partit  de  bonne  heure  pour  se  rendre  à 
son  atelier  :  cet  atelier  était  situé  dans  l'allée  des  Veuves  ,  près 
de  la  maison  de  la  sœur  de  Georges.  Il  entra  chez  elle  un  mo- 
ment, et  laissa  passer  l'heure.  Lorsqu'il  arriva  chez  son  maître  , 
tous  ses  compagnons  étaient  rassemblés  ,  et  discutaient  vive- 
ment ensemble.  En  approchant  de  l'atelier  ,  dont  la  porte  était 
ouverte,  Georges  crut  entendre  prononcer  son  nom  et  puis 
encore  un  autre  nom.  Il  s'arrêta  ;  mais,  pensant  qu'il  faisait 
une  action  basse  en  écoutant  sans  être  vu,  il  entra  dans  l'ate- 
lier. Aussitôt  chacun  se  tut,  et  la  discussion  cessa. 

»  Il  me  semble,  dit  Georges  d'un  ton  sévère,  qu'on  ne 
s'occupe  de  moi  que  quand  je  n'y  suis  pas.  Pourquoi  ne  pas 
continuer  devant  moi  ce  qu'on  disait  en  mon  absence?  « 

Et  il  promenait  un  regard  provocateur  autour  de  lui. . .  Tous 
se  taisaient. 

«  Allons  ,  allons  ,  dit  le  maître  ouvrier  ,  laissons  cela  ,  et  à 
l'ouvrage.  » 

Il  distribua  alors  celui  de  chacun,  et  les  ouvriers  se  mirent 
au  travail  ;  mais  Georges  était  attentif  à  tout  autre  chose.  Il 
v  avait  parmi  ses  camarades  le  frère  d'une  jeune  fille  qui  de- 
meurait dans  la  même  maison  que  Marguerite ,  et  qui  avait 
été  amoureux  d'elle.  Repoussé,  comme  on  peut  le  penser ,  ca 


REVUE  DE  PARIS. 


219 


jeune  homme  était  devenu  son  ennemi  et  celui  de  Georges. 
Toujours  il  le  trouvait  dans  sa  route  ,  et  il  se  passait  peu  de 
semaines  sans  qu'ils  eussent  une  querelle.  Georges  avait  cru 
reconnaître  sa  voix,  et  la  manière  insolente  dont  Laurent  Du- 
long  le  regardait  depuis  qu'il  était  entré  le  confirmait  dans  ses 
soupçons..  Bientôt  il  n'en  put  douter  ;  car  il  entendit  le  nom 
de  Marguerite ,  auquel  était  jointe  une  épithète  injurieuse 
Georges  attendit  encore  ,  et  lorsque  les  ouvriers  quittèrent  le 
travail  pour  déjeuner ,  il  fut  se  place?  dans  la  porte  par  où 
devait  passer  Laurent  Dulong  ,  et,  se  croisant  les  bras  ,  il 
dit  d'une  voix  ferme  ; 

«  Laurent  Dulong,  si  tu  n'es  pas  un  lâche,  tu  vas  répéter  de- 
vant moi  ce  que  lu  disais  ce  matin  lorsque  je  suis  entré  ;  car 
j'ai  reconnu  ta  voix;  et  d'ailleurs  ,  ajouta-t-il  ,  parmi  tous  ces 
honnêtes  garçons,  il  n'en  est  pas  un  qui  serait  capable  d'atta- 
quer autrement  qu'en  face.  » 

Laurent  Dulong  se  troubla  et  voulut  nier;  mais  aussitôt  un 
murmure  partit  du  groupe  de  ses  camarades. 

«  Eh  bien!  dit-il  enfin,  c'est  vrai  j'ai  parlé  de  toi,  Geor- 
ges Artaux  ;  j'ai  dit. ..  que  tu  avais  tort...  que...  ta  femme... 
mais  ,  poursuivit-il  avec  plus  d'assurance  ,  ce  n'est  pas  en- 
core tant  de  toi  que  je  parlais  que  de  cette  malheureuse  qui 
t'a  perdu... 

—  Laurent,  s'écria  Georges  d'une  voix  de  tonnerre,  ne  parle 
ni  de  moi  ni  d'une  autre  si  tu  veux  avoir  la  paix  !  » 

Mais  Laurent  Dulong  avait  été  trop  loin  pour  reculer. 

a  Tu  ne  m'empêcheras  jamais  de  dire,  et  de  dire  à  haute 
voix  encore  ,  s'écria-t-il  à  son  tour,  que  Marguerite  Bernard, 
cette  hypocrite  qui  a  si  long-temps  usurpé  l'estime  des  honnêtes 
gens,  qu'on  a  appelée  l'ange  de  notre  paroisse,  eh  bien!  que 
cet  ange  en  est  devenu  à  présent  le  démon...  qu'elle  fait  honte 
à  tous  ceux  qui  ont  connu  sa  pauvre  et  honnête  mère...  Voilà 
ce  que  tu  ne  m'empêcheras  jamais  de  dire,  Georges  Artaux!  » 

Georges  était  pâle,  il  tremblait  de  fureur;  il  s'élança  sur 
Laurent  Dulong,  et  il  l'aurait  certainement  frappé  de  mort 
dans  ce  moment;  mais  les  autres  compagnons  se  mirent  entre 
eux  et  les  séparèrent.  Georges  lui  cria  : 

«  Si  tu  veux  voir  une  autre  année  ,  Laurent ,  retiens  ta  lan- 
gue. Songe  à  ce  que  jeté  dis  là...  retiens  ta  langue.  » 


220  REVUE    DE    PARIS. 

Il  était  si  tremblant  qu'il  fut  contraint  de  s'asseoir. 

«  Je  me  moque  de  toi  et  de  ta  maîtresse  ,  dit  Laurent ,  et  tes 
menaces  ne  m'empêcheront  pas  de  signer  le  premier  sur  une 
pétition  qui  va  être  présentée  à  monsieur  le  curé  par  tous  ceux 
de  la  maison  pour  lui  demander  de  rayer  Marguerite  Bernard 
de  la  confrérie  du  Rosaire.  Elle  ne  s'y  montre  plus ,  c'est  vrai  ; 
mais  c'est  une  honte  que  son  nom  y  soit  toujours  seulement.  » 

Comme  il  parlait  encore,  Georges,  qu'on  empêchait  de  s'ap- 
procher de  lui,  lui  lança  un  rabot  qu'il  tenait  à  la  main,  et  qui 
lui  aurait  fendu  la  tête  s'il  l'avait  atteint.  Laurent  répondit  par 
des  injures  d'autant  plus  amères  sur  Marguerite  qu'il  voyait 
bien  que  Georges  n'était  vulnérable  que  par  elle.  Enfin  la  dis- 
pute prit  un  tel  caractère  que  le  maître  fut  contraint  de  venir. 
Sa  présence  fit  taire  Laurent;  et  Georges  parut  ensuite  se  con- 
tenter des  excuses  de  mauvaise  grâce  que  le  maître  exigea  que 
Laurent  lui  fît,  après  s'être  fait  rendre  compte  de  l'affaire;  mais 
Georges  avait  été  si  violemment  ému  qu'il  fut  obligé  de  quitter 
l'atelier  bien  avant  l'heure  fixée. 

«Ma  journée  ne  comptera  pas,»  dit-il  en  sortant  au  chef 
d'atelier. 

Le  lendemain  matin  ,  les  ouvriers  étaient  réunis  comme  la 
veille  ,  à  l'exception  de  Georges  Artaux  et  de  Laurent 
Dulong. 

«(Georges  Artaux  est  encore  bien  en  retard  aujourd'hui,  dit 
le  chef  d'ouvriers;  et  voilà  aussi  Laurent  Dulong  qui  se  dé- 
range. Il  faut  que  je  dise  au  patron  de  mettre  ordre  à  cela  , 
parce  qu'il  ne  s'agit  pas  de  dire  :  — Ne  me  donnez  pas  ma  jour- 
née. L'ouvrage  ne  se  fait  pas  ,  après  tout.  » 

Dix  heures  sonnèrent,  et  les  deux  ouvriers  ne  parurent  pas. 
A  midi,  Mme  Dulong  ,  la  mère  de  Laurent,  vint  elle-même  à 
l'atelier  demander  si  l'on  avait  vu  son  fils  ;  la  veille  il  n'était 
pas  rentré. 

u  C'est  singulier,  dirent  ses  camarades  !  »  et  ils  se  regardèrent 
aussitôt,  comme  pour  se  communiquer  une  même  pensée,  La 
mère  suivit  les  yeux  du  chef  d'atelier. 

«Que  voulez-vous  dire?  lui  demanda-t-elle. 

—  Ah!  rien...  Seulement  écoutez  donc,  madame  Dulong  . 
Laurent  se  dérange-Uil  quelquefois? 

—  Jamais  ,  dit  la  mère. 


REVUE    DE     PARIS. 


m 


—  Eh  bien  !  il  y  a  commencement  à  tout.  Rentrez  chez  vous, 
mère  Dulong  ;  votre  fils  y  est  peut-être  déjà.  » 

La  mère  s'en  fut  sans  être  fort  inquiète.  Mais  après  son 
départ ,  les  ouvriers  se  regardèrent  encove.  Plusieurs  avaient 
6ervi. 

«Georges  Artaux  et  lui  se  seront  battus,  »  bien  sur,  dit  le 
chef  d'atelier,  vieux  soldat  qu'on  appelait  Marengo. 

Puis  ,  comme  si  un  due!  eût  été  pour  lui  une  fête,  il  sourit 
et  dit  tout  bas  en  rabotant  sa  planche  : 

ci  Ce  damné  Georges  !.. .  c'est  un  brave  garçon  tout  de  même... 
Il  aurait  dû  venir  me  chercher  pour  être  son  témoin Lau- 
rent aussi  ,  ce  n'est  pas  1'erubarras...  Mais  j'aime  mieux 
Georges... 

—  Pas  moi ,  dirent  plusieurs  ouvriers  ;  il  est  sournois,  il  ne 
rit  jamais  ;  c'est  un  mauvais  compagnon. 

—  Bath  !  Bath  !  dit  Marengo  ,  vous  ne  le  connaissez  pas .  Je 
l'ai  vu  au  feu  ,  moi  !...  C'est  un  garçon  solide  ,  allez  !  >< 

Il  y  avait  dans  la  maison  un  gros  chien  des  Pyrénées  ,  avec 
lequel  jouaient  tous  les  ouvriers.  Comme  il  était  fort  doux, 
on  ne  l'attachait  pas.  Dans  ce  moment,  il  entra  dans  l'atelier 
avec  quelque  chose  dans  sa  gueule  ,  qu'il  traînait  plutôt  qu'il 
ne  jouait  avec.  C'était  un  objet  assez  gros  et  tout  souillé 
de  fange. 

tt  Allez  coucher ,  Rolland!  »  cria  Marengo  5  et  il  repoussa  du 
pied  ce  que  tenait  le  chien. 

«  Oh  !  oh  !  dit-il  en  le  soulevant,  c'est  une  belle  casquette, 
ma  foi  !...  Eh  !  mon  Dieu  !  regardez  donc  ,  vous  autres.  »  Les 
ouvriers  s'.ipprochèrent.  «  C'est  la  casquette  de  Laurent?»  s'é- 
crièrent-ils. 

Elle  était  non-seulement  souillée  de  boue ,  mais  toute  tachée 
de  sang  5  vers  le  milieu  il  y  avait  deux  entailles  profondes  faites 
par  un  instrument  tranchant.  7\Iarengo  laissa  retomber  la  cas- 
quette, son  front  te  plissa  et  ses  sourcils  se  froncèrent.  Personne 
ne  parlait  ;  ce  fut  un  moment  d'affreux  silence. 

«  Ce  n'est  pas  possible  !  dit-il  enfin  ;  deux  casquettes  peuvent 
se  ressembler...!) 

Et  il  la  releva  encore.  Mais  cette  fois  il  la  jeta  avec  fureur 
hors  de  l'atelier.  Le  nom  de  Laurent  était  écrit  dans  la  forme. 

Il  était  deux  heures,  et  Georges  n'avait  pas  paru.  Le  chef 
9  19- 


222  REVUE    DE    TAPIS. 

d'atelier  fut  parler  à  son  maître,  puis  ,  après  s'être  habillé  ,  il 
sortit  sans  dire  où  il  allait,  Ses  ouvriers  l'aimaient  beaucoup; 
cependant  ayant  voulu  emporter  la  casquette  de  Laurent  ils  s'y 
refusèrent,  disant  qu'elle  devait  rester  comme  pièce  importante 
dans  le  cas  où  cette  affaire  serait  véritablement  ce  qu'elle  pa- 
raissait être. 

Ce  fut  vers  le  faubourg  Montmartre  que  Marengo  dirigea  ses 
pas.  Le  brave  homme  aimait  Georges  ;  il  connaissait  et  vénérait 
Marguerite  ;  il  avait  servi  avec  son  père  ,  et  son  cœur  souffrait 
à  la  seule  pensée  de  ce  qu'il  n'osait  encore  soupçonner.  Avant 
de  faire  aucune  déposition  ,  il  voulait  voir  Georges  et  l'enten- 
dre surtout.  Cette  affaire  s'offrait,  il  est  vrai,  sous  de  sinistres 
couleurs  ,  mais  Marengo  était  un  honnête  homme  qui  ne 
connaissait  qu'une  loi ,  celle  de  l'honneur  ;  et  elle  lui  défendait 
de  condamner  un  autre  homme  sans  preuve. 

Il  monta  lentement  les  quatre  étages  qui  menaient  chez 
Marguerite,  puis  il  frappa  à  sa  porte.  On  ne  fit  aucune  réponse; 
il  frappa  une  seconde  fois,  toujours  même  silence;  il  frappa 
plus   fort ,  une  voix  tremblante  dit  d'entrer. 

Alors  la  porte  s'ouvrit ,  et  il  parvint  jusque  dans  la  seconde 
chambre.  Marguerite  y  était  seule.  A  la  vue  du  vieux  soldat 
elle  parut  troublée.  Elle  voulut  lui  dire  quelques  mots  ,  mais 
ses  lèvres  seules  remuèrent  sans  former  aucun  son.  Elle  trem- 
blait, et  sa  pâleur  ordinaire  était  encore  redoublée.  Elle  fit  pitié 
au  vétéran. 

«  Où  est  Georges,  mademoiselle  Marguerite?  lui  demanda- 
t-il  doucement. 

—  Georges  !  s'écria-t-elle,  Georges  !  n'est-il  pas  chez  vous? 

—  Non,  il  n'est  pas  à  l'atelier;  et  vous  savez  bien  qu'il  ne 
peut  pas  y  être,  ajouta  Marengo  en  fixant  un  regard  sévère 
sur  elle. 

—  Moi,  s'écria-t-elle  encore  ,  moi!  et  comment  puis-je  sa- 
voir ?...  » 

Mais  sa  douce  voix  s'éteignit  dans  un  sanglot;  et  se  tordant 
les  mains  elle  se  renversa  sur  sa  chaise  en  gémissant  comme 
pour  mourir. 

»  Mon  enfant,  reprit  Marengo  ,  il  faut  pourtant  me  dire  où 
est  Georges;  et  cela,  voyez  vous  ,  par  intérêt  pour  lui  ,  car  la 
chose  est  sérieuse.  » 


REVUE     DE     PARTS. 


22. 


Marguerite  se  retourna  vivement  vers  lui  et  elle  allait  l'in- 
terroger elle-même  lorsqu'une  grande  rumeur  se  fit  entendre 
dans  l'étage  au-dessous.  Quelques  instans  après  le  tumulte 
augmenta,  on  criait ,  on  pleurait,  puis  on  monta  rapidement 
l'escalier.  La  porte  de  Marguerite  fut  presque  enfoncée ,  et 
plusieurs  personnes  ,  à  la  tête  desquelles  étaient  le  frère  et  la 
mère  de  Laurent  Dulong,  se  précipitèrent  dans  la  chambre. 

C'est  que,  lorsque  le  matin  Marengo  était  sorti  de  l'atelier, 
les  ouvriers  s'étaient  consultés  sur  ce  qu'ils  avaient  à  faire  ;  et 
le  résultat  de  leur  conférence  avait  été  de  chercher  autour  de 
la  ^liaison  ,  mais  particulièrement  dans  les  rtiines-neu\es  de  la 
ville  de  François  Ier  s'ils  ne  trouveraient  pas  d'autres  indices 
que  celui  qu'avait  rapporté  le  chien.  Le  chien  n'avait  été  ab- 
sent que  quelques  minutes  ;  le  lieu  où  il  avait  trouvé  la  cas- 
quette ne  pouvait  dono  être  loin.  Ils  ne  furent  pas  long-temps 
sans  trouver  ce  qu'ils  cherchaient.  Arrivés  dans  le  milieu  du 
terrain,  ils  découvrirent ,  dans  la  partie  la  plus  épaisse  d'un 
petit  taillis  qui  n'avait  pas  encore  été  abattu ,  les  traces  évidentes 
d'une  lutte  récente  entre  deux  hommes.  Le  terrain  était  maré- 
cageux 5  la  terre,  toute   marneuse  et  mêlée  de  sable,  était 
d'une  couleur  particulière,  et  cette  couleur  était  mêlée  à  quel- 
ques traces  sanglantes  sur  la  casquette  de  Laurent  Dulong. 
Mais  une  preuve  terrible  et  plus  accusatrice  qu'aucune  autre 
fut  trouvée  à  quelques  pas  plus  loin  par  l'un  des  camarades  de 
la  victime  :  c'était  un  ciseau  de  menuisier  extrêmement  fort , 
et  que  chacun  des  ouvriers  reconnut  pour  appartenir  à  Geor- 
ges. La  veille  ,  en  s'en  allant,  il  avait  emporté  avec  lui  plu- 
sieurs de  ses  outils.  Le  manche  était  plein  de  sajjg. 

Les  camarades  de  Laurent  Dulong  décidèrent  à  l'instant 
qu'ils  ne  pouvaient  garder  plus  long-temps  le  silence;  deux 
d'entre  eux  firent  leur  déposition  chez  le  commissaire  de  police 
du  quartier,  et  deux  autres  furent  trouver  le  frère  de  Laurent. 
Telle  était  la  cause  de  ce  qui  se  passait. 

<(  Mes  amis  ,  s'écria  le  jeune  Dulong  en  s'adressant  à  ceux 
qui  le  suivaient,  voici  une  fille  qui  peut  dire  où  est  Georges 
Artaux;  quoi  que  ce  soit  que  cet  homme  ait  pu  faire  ,  cette 
fille  est  sa  complice  ,  et  je  l'accuse.  » 

Marguerite  s'était  levée  ;  elle  retomba  sur  sa  chaise  en  joi- 
gnant les  mains,  et  pâle  comme  la  mort, 


25£4  REVUE    DE    PARIS. 

(c  Malheureuse  !  lui  cria  une  femme  frénétique  de  douleur 
en  la  secouant  rudement  pour  la  forcer  à  se  leyer,  qu'as-tu  fait 
de  l'assassin  de  mon  fils  ?...  où  est-il? 

—  Veux-tu  bien  répondre  ?  »  dit  le  jeune  Dulong. 

Marguerite  tomba  sur  ses  genoux  en  murmurant  : 

«  Georges  Artaux  n'est  pas  ici.  » 

Mais  aussitôt  un  cri  général  retentit  dans  la  chambre;  par 
terre,  à  côté  du  fauteuil  où  Marguerite  était  assise  ,  on  vit  un 
mouchoir  tout  sanglant  et  des  traces  de  sang  encore  fraîches  ; 
le  jeune  Dulong  se  précipita  sur  le  mouchoir,  il  le  déplia, 
il  était  marqué  d'un  G.  et  d'un  A.  C'était  le  mouchoir  de 
Georges. 

XII. 

Georges  Artaux  fut  arrêté  parla  gendarmerie  dans  les  bois 
de  Fosse-Repose ,  comme  il  cherchait  à  gagner  la  route  de 
Normandie  pour  atteindre  un  port  où  il  avait  le  dessein  de 
faire  venir  Marguerite.  Puis  tous  deux  seraient  partis  pour 
Philadelphie  ,  où  Georges  avait  des  parens. 

Il  n'avoua  rien  au  premier  interrogatoire.  Marguerite  ,  qui 
lui  fut  confrontée ,  fut  admirable  comme  la  plus  ferme  et  la 
plus  courageuse  des  femmes.  Il  s'agissait  de  la  vie  de  Georges  , 
dès  lors  elle  ne  devait  pas  faillir.  Pendant  les  débats  ,  qui  fu- 
rent longs,  elle  ne  se  démentit  jamais,  ni  dans  son  assurance, 
puisqu'elle  devait  contribuer  à  le  sauver  ,  ni  dans  son  active 
sollicitude  pour  lui ,  puisqu'elle  devait  adoucir  sa  terrible  po- 
sition. Chaque  matin  à  peine  la  prison  était-elle  ouverte  que 
Marguerite  était  au  guichet  et  demandait  son  entrée.  Elle 
arrivait  auprès  du  prisonnier  comme  un  ange  de  consolation  , 
lui  souriait  à  son  réveil  avec  un  regard  d'espoir  lorsqu'elle 
venait  de  passer  la  nuit  pour  achever  de  l'ouvrage  ;  et  lorsque 
la  mort  était  dans  son  ame  ,  souvent  elle  amenait  le  sourire 
sur  les  lèvres  pâles  du  prisonnier,  et  pour  achever  de  l'entre- 
tenir d'illusions  d'espérance,  elle  contraignait  sa  voix  à  chanter 
pour  lui.  En  effet  qu'y  avait-il  à  craindre  pour  Georges  puis- 
que Marguerite  chantait?  Mais  quand  une  fois  la  lourde  porte 
.se  fermait  derrière  elle,  quand  elle  revoyait  ce  ciel  que  Georges 
ne  revoyait  plus,  que  peut-être  il  ne  reverrait  qu'une   fois  en- 


REVUE    DE    PARIS. 


225 


core ,  alors  la  malheureuse  enfant  se  sentait  défaillir  ;  elle 
s'arrêtait ,  car  elle  serait  tombée  ;  elle  s'appuyait  contre  le 
parapet  d'un  quai  ou  d'un  pont.  Puis  elle  regardait  couler  l'eau» 
et  d'horribles  tentations  la  soulevaient  souvent  de  terre  ;  puis 
elle  retombait.  Que  serait  devenu  Georges? 

J'attendrai  ,  disait-elle  avec  un  affreux  sourire. 

Enfin  les  preuves  devinrent  tellement  fortes  que  Georges  lui- 
même  ne  put  nier  plus  long-temps.  Son  avocat  l'avait  au  reste 
seul  empêché  jusqu'alors  de  révéler  la  vérité;  mais  lorsqu  il 
vit  qu'une  plus  longue  dénégation  lui  donnait  une  apparence 
honteuse  et  méprisable  de  mensonge,  il  avoua  qu'il  était  le 
meurtrier  de  Laurent  Dulong,  qu'il  l'avait  tué  pour  venger 
l'insulte  qu'il  avait  voulu  verser  sur  la  tète  d'une  femme  qui  était 
un  ange  de  vertu  et  de  pureté  ,  et  qui  n'avait  encouru  le 
blâme  du  monde  que  pour  l'avoir  aimé.  Mais  elle  n'a  rien  su 
de  ma  résolution  ,  poursuivit-il,  et  ne  doit  être  impliquée  en 
rien  dans  cette  affaire. 

Le  jour  où  le  jury  s'assembla  pour  la  dernière  fois,  Mar- 
guerite alla  dès  le  point  du  jour  solliciter  les  juges.  Sa  beauté, 
sa  douleur,  cette  vertu  ,  cette  pudeur  native  qui  reposaient 
toujours  sur  son  front,  lui  donnaient  une  expression  irrésisti- 
ble, et  plusieurs  jurés,  qui  avaient  également  compris  le  beau 
caractère  de  Georges  Artaux,  se  rendirent  au  tribunal  presque 
résolus  à  donner  leur  voix  pour  la  grâce.  Malheureusement, 
des  circonstances  aggravantes  furent  développées  au  dernier 
débat  :  la  sortie  de  Georges  avant  la  fin  de  la  journée ,  le  ci- 
seau emporté  par  lui,  furent  présentés,  ainsi  que  le  lieu  du 
meurtre,  comme  autant  de  preuves  de  préméditation.  Cette 
terrible  circonstance  admise,  la  grâce  n'était  plus  possible; 
aussi  à  l'unanimité  les  jurés  prononcèrent-ils...  la  mort. 

XIII. 

En  entendant  prononcer  cette  parole  Marguerite  elle-même 
se  regarda  comme  condamnée.  Dès  ce  moment  elle  ne  vécut 
que  dans  un  autre  monde,  mais  où  elle  devait  guider,  con- 
soler celui  qui  vivait  de  son  urne  comme  elle  vivait  de  la 
sienne.  Pendant  tout  le  temps  qui  précéda  le  supplice  ,  son 
existence  ne  peut  être  expliquée  ;  elle  n'était  en  rapport  qu'a- 


226  REVUE    DE    PARIS. 

vec  un  seul  être  humain.  Assise  près  de  Georges,  elle  le  re- 
gardait et  ne  voyait  que  lui.  Son  regard  se  perdait  dans  le  sien. 
Seulement  quelquefois  un  bruit  de  la  terre  venait  frapper  son 
ame  dans  ce  sommeil  rêveur  où  elle  était  plongée.  Oh!  alors 
c'était  un  épouvantable  réveil  ;  une  douleur  aiguë ,  brûlante ,  à 
pousser  des  cris.  Elle  entourait  alors  de  ses  deux  bras  la  tête 
de  Georges  et  la  serrait  contre  sa  poitrine  ,  où  battait  un  cœur 
déchiré  ;  elle  couvrait  de  baisers  ses  yeux  ,  son  front ,  ses  che- 
veux; puis  sa  tête  à  elle  retombait  sur  l'épaule  du  jeune  homme, 
et  en  se  sentant  pressée  par  lui  contre  ce  noble  cœur  qui  n'avait 
battu  que  pour  elle ,  Marguerite  souriait  de  nouveau  et  se  re- 
mettait à  rêver. 

Mais  un  jour  il  fallut  enfin  qu'un  terrible  réveil  succédât  à 
cette  léthargie.  Georges  dut  mourir.  Marguerite  assista  à  ces 
affreux  momens  qui  rendent  plus  amer  encore  le  dernier  de 
tous.  Dans  ce  jour  d'épreuve  elle  fut  plus  qu'elle-même;  on 
voyait  qu'elle  aussi  était  sûre  de  mourir.  L'amour  de  Georges, 
cet  amour  toujours  aussi  passionné  l'enveloppait  tout  entière 
et  l'isolait  du  inonde,  et  son  bruit  ne  lui  parvenait  plus  que 
comme  un  bourdonnement  lointain  que  d'ailleurs  elle  ne  de- 
vait plus  entendre. 

fc  Dieu,  disait-elle  à  Georges,  acompte  mes  jours  avec  les 
tiens.  )> 

Ce  fut  elle  qui  l'exhorta,  ce  fut  avec  elle  qu'il  pria  Dieu  de 
lui  pardonner,  ce  fut  avec  elle  qu'il  alla  au  lieu  du  supplice, 
ce  fut  son  regard  que  rencontrèrent  ses  derniers  regards. 

C'était  la  veille  de  Noël  ;  il  neigeait,  et  cependant  la  place 
de  Grève  était  couverte  de  cette  foule  avide  et  curieuse  qui  va 
voir  tomber  la  tête  d'un  homme  comme  elle  va  voir  une  fête. 
Peu  à  peu  cette  foule  s'écoula  ,  la  place  devint  solitaire  et 
sombre.  L'Hôtel-de- Ville  avec  ses  noires  arcades  se  détachait 
comme  un  drap  mortuaire  sur  cette  neige  blanche  dont  une 
large  place  en  pourpre  révélait  celle  où  venait  de  tomber  une 
tête  humaine.  Chacun  fuyait  maintenant,  car  on  n'avait  plus 
à  contempler  les  angoisses  et  l'agonie  de  la  victime  mourante; 
on  fuyait ,  et  on  laissait  seule  sur  cette  terre  trempée  d'un  sang 
bien  aimé  la  pauvre  fille  pour  y  pleurer  et  mourir.  Pauvre 
Marguerite!  oui,  elle  était  encore  là,  et  onze  heures  sonnaient 
à  l'horloge  de  la  ville;  elle  était  là  depuis  le  moment  où  le  fil 


REVUE    DE    PARIS.  227 

de  sa  vie  avait  été  brisé,  la  malheureuse  enfant!  et  pourtant 
elle  n'était  pas  tombée  en  même  temps  que  cette  tête  chérie  ! 
Pauvre  Marguerite!  elle  grelottait  de  froid  et  ne  le  sentait  pas. 
Elle  brûlait  au  contraire. 

Tout-à-coup  elle  tressaille  :  c'est  minuit  qui  sonne  au-dessus 
d'elle.  Elle  lève  la  tête,  regarde,  et  voit  cet  œil  ardent  qui , 
fixé  sur  elle,  semble  lui  montrer  sa  route  en  projetant  au  loin 
devant  elle  une  ligne  rougeâtre.  Marguerite  reçoit  en  ce  mo- 
ment une  première  secousse  quil'enlève  à  son  sommeil  de  mort. 
Pour  la  première  fois  elle  reconnaît  le  lieu  où  elle  se  trouve. 
Un  souvenir  vague ,  mais  horrible,  mais  affreux,  se  dresse 
devant  elle;  elle  pousse  un  cri  perçant  qui  fait  retentir  les 
vieilles  voûtes  qui  l'entourent  ;  elle  fuit ,  elle  court ,  elle  s'é- 
lance dans  les  rues  désertes  qui  sont  autour  de  la  Grève*,  elle 
reconnaît,  par  une  sorte  d'instinct ,  le  chemin  de  sa  demeure, 
elle  le  suit,  et  elle  arrive,  délirante  de  fièvre  et  de  douleur, 
devant  la  petite  porte  de  son  église  !... 

...  Oh!  quels  souvenirs  se  retracent  à  elle,  l'infortunée! 
Dans  un  seul  instant  tout  ce  monde  fantastique  dans  lequel 
elle  a  vécu  depuis  plusieurs  semaines  s'évanouit  sur  les  marches 
de  pierre  de  la  pauvre  église  de  Saint-Jean.  Elle  entend  des 
chants,  voit  briller  des  flambeaux;  elle  avance,  elle  entre  dans 
l'église.  Le  prêtre  est  à  l'autel,  il  officie.  C'est  la  messe  de 
minuit.  Marguerite  avance  toujours  ,  mais  elle  a  peur.  Elle 
se  cache  ,  elle  s'agenouille  derrière  un  pilier  qui  est  auprès  de 
la  chapelle  de  la  Vierge.  Oh!  quelle  pensée  vient  briser  le 
cœur  de  la  jeune  fille!  C'estlà  que  quelques  moisauparavantelle 
priait  pour  Georges  ;  c'est  là  que  quelques  mois  auparavant 
Georges  était  auprès  d'elle.  Et  où  est-il  maintenant  ?  Ce  n'est 
plus  lui  qui  accueille  et  qui  console  le  gémissement  déchirant 
qui  répond  à  cette  pensée. 

Lorsque  le  soir  le  sacristain  fit  lé  tour  de  la  chapelle  avant 
de  fermer  les  portes ,  il  vit  une  femme  étendue  sur  la  pierre. 
Cette  femme  était  morte;  il  souleva  sa  tête,  la  regarda  :  c'était 
l'ange  de  Saint-Jean  qui  était  venu  mourir  dans  son  église. 

La  Duchesse  d'Abrantès. 


DISCOURS  DE  M.  CH.  NODIER, 


PRONONCÉ    LE    26    DÉCEMBRE 


A  l'académie  française. 


Messieurs, 

L'honneur  d'être  admis  parmi  vous  ,  et  de  faire  entendre  ma 
faible  voix  dans  cette  enceinte  où  a  retenti  celle  de  tant  de  grands 
hommes  ,  était  trop  au-dessus  de  mes  espérances  pour  que  je  fusse 
préparé  à  le  reconnaître  dignement  par  mes  paroles.  La  longue 
étude  que  j'ai  faite  de  l'art  et  des  ressources  du  langage  ne  m'a 
pas  fourni  des  expressions  assez  vives  et  assez  puissantes  pour  pein- 
dre les  sentimens  que  votre  bonté  m'inspire ,  et  je  ne  l'avais  pas 
prévu  dans  mon  avenir,  ce  moment  glorieux  où  je  dois  regretter 
de  n'être  pas  assez  éloquent  pour  ne  pas  paraître  ingrat.  L'indul- 
gence qui  a  daigné  accueillir  mes  titres  littéraires  et  les  couronner 
d'un  si  haut  prix  peut  seule  faire  grâce  aux  efforts  inhabiles  de  ma 
reconnaissance,  et  me  tenir  compte  d'une  pensée  profondément 
empreinte  dans  mon  cœur  ,  quoique  je  ne  sache  la  manifester  que 
par  des  démonstrations  imparfaites.  La  langue  du  bonheur  ne  m'a 
jamais  été  bien  familière  ;  j'en  suis  presque  aujourd'hui  à  mon 
apprentissage  ,  et  c'est  une  des  innombrables  choses  qu'il  m'était 
réservé  de  venir  apprendre  auprès  de  vous. 

Le  choix  que  vous  avez  bien  voulu  faire  de  moi ,  messieurs  ,  a 
sans  doute  acquis  dans  les  actes  de  l'Académie  l'autorité  de  la 


REVUE    DE    PARIS.  229 

chose  jugée  ,  et  les  abnégations  de  la  modestie  manqueraient  de 
bienséance  dans  un  homme  qui  a  été  honoré  de  vos  suffrages.  Quel- 
ques-uns de  mes  travaux  vous  ont  paru  dignes  de  la  plus  éminente 
des  récompenses,  et  le  témoignage  éclatant  que  vous  leur  avez 
rendu  sera  désormais  à  mes  yeux  la  mesure  de  leur  valeur.  Cepen- 
dant je  ne  me  fais  pas  assez  d'illusion  sur  mes  droits  pour  mécon- 
naître dans  l'arrêt  de  votre  justice  un  secrète  faveur  dont  le  mys- 
tère pourrait  bien  vous  avoir  échappé  à  vous-mêmes  ;  et  comment 
l'amitié  serait-elle  restée  tout-à-fait  étrangère  à  la  détermination 
de  cette  illustre  assemblée  ,  où  j'ai  le  bonheur  décompter  tant  d'a- 
mis? C'est  un  de  vous  ('),  messieurs,  qui  m'a  ouvert  la  carrière  des 
lettres  ,  qui  a  encouragé  mes  premiers  pas  dans  cette  veie  difficile  ,  et 
qui  m'a  rendu  l'étude  plus  chère  que  tous  les  plaisirs  ,  par  la  douce 
autorite  de  ses  leçons.  C'est  un  de  vous  (a)  qui  m'affermit  dans  les 
essais  del  enseignement,  quand  j'étais  repoussé  d'une  chaire  nomade, 
et  proscrite  comme  moi  par  l'intolérance  des  partis.  C'est  un  de 
vous  (3)  qui  me  rappela  de  l'exil ,  et  qui  me  redonna  une  patrie. 
Plusieurs  ont  été  mes  émules  et  m'ont  vu  heureux  de  leurs  triom- 
phes. Tous  ont  été  mes  maîtres  et  m'ont  vu  fier  de  leurs  conseils. 
Non  ,  messieurs  ,  ce  n'est  pas  à  moi  seul ,  ce  n'est  pas  seulemQnt  au 
zèle  assidu  de  quelques  travaux  utiles  que  je  dois  la  gloire  de  prendre 
place  au  milieu  de  mes  modèles  ;  je  la  dois  aussi  à  des  sympathies 
qui  me  sont  plus  précieuses  que  mes  succès,  et  en  m'enlevant 
cette  croyance  ,  vous  me  forceriez  à  répudier  la  plus  flatteuse  de  mes 
vaniés. 

Ah  !  si  vous  me  permettiez  de  lui  donner  un  plus  libre  essor 
dans  une  circonstance  qui  l'explique  du  moins,  et  qui  l'excuse 
peut-être ,  je  m'efforcerais  de  rassurer  la  conscience  de  mes  juges, 
et  réclamant  l'aveu  anticipé  de  quelques-uns  des  hommes  célèbres 
dont  ils  occupent  si  justement  la  place.  En  effet,  Messieurs,  je  ne 
peux  arrêter  mes  regards  sur  vos  rangs  sans  me  rappeler  que  je  les 
ai  vus  remplis  par  une  autre  génération  ,  où  j'ai  admiré  d'autres 
talens  et  chéri  d'autres  amis,  car  je  suis  parvenu  à  l'âge  où  le  cœur 
entretient  déjà  plus  de  tendres  affections  parmi  les  morts  que  parmi 
les  vivans.  —  La  Harpe  ne  dédaigna  pas  de  m'éclairer  des  lumières 

(')  M.  Droz. 
(*)  M.  Arnault. 
(3)   M.  Etienne. 

9  20 


230  REVUE    DE    PARIS. 

de  cette  dialectique  ingénieuse  et  savante  qu'il  faudrait  offrir  pour 
modèle  à  tous  les  critiques  ,  si  des  préventions  contradictoires  n'en 
avaient  pas  deux  fois  obscurci  l'éclat.  ■ —  Volney  m'enhardit  et  me 
soutint  dans  l'investigation  pénible  et  cependant  délicieuse  de  cette 
belle  science  de  la  parole  qui  se  lie  à  toutes  les  sciences  humaines 
pour  les  enrichir  et  pour  les  expliquer.  —  Chénier  m'admit  souvent 
à  la  confidence  de  ses  vers ,  et  sa  plume ,  ordinairement  moins 
humble,  corrigea  quelquefois  les  miens.  — Suard  ,  dont  j'étais  né 
le  voisin  dans  une  des  plus  antiques  et  des  plus  illustres  de  nos  ci- 
tés, m'a  fait  plus  d'une  fois  goûter  le  charme  de  ces  causeries  ra- 
vissantes ,  où  revivaient  avec  tant  de  grâce  l'athéisme  élégant  et 
l'exquise  politesse  d'une  littérature  patricienne.  —  Le  bon  Sicard 
et  le  noble  Ségur  accueillirent  mes  essais.  —  Collin  et  Legouvé 
me  recurent  en  partage  de  la  fidèle  amitié  qu'ils  avaient  conservée 
à  mon  père...  Et  je  sens  qu'il  faut  que  je  m'arrête  à  cette  pensée, 
car  elle  vient  d'absorber  toutes  les  au.tres  !  J'ai  nommé  mon  père  , 
qui  ne  m'entendplus  5  mon  père  ,  dont  les  yeux  se  sont  fermés  dans 
les  larmes  sur  ma  destinée  incertaine  j  mon  père  ,  dont  1  espoir  du 
bonheur  qui  me  comble  aujourd'hui  n'a  pu  consoler  les  derniers 
momens  !  Ah  !  puisse  du  moins  un  rêve  heureux  en  porter  l'image 
à  son  sommeil  ! 

Pardonnez-moi ,  messieurs  ,  si  quelques  émotions  douloureuses 
viennent  se  mêler  à  la  joie  qui  devrait  remplir  aujourd'hui  mon 
ame  tout  entière!  C'est  de  ce  mélange  que  la  vie  de  l'homme  se 
compose,  et  il  n'est  point,  hélas  !  de  prospérité  si  achevée  qu'elle 
ne  soit  corrompue  par  quelque  secrète  amertume.  Pourquoi  m'en 
défendre  d'ailleurs  dans  cette  solennité  ,  dont  le  retour  est  toujours 
accompagné  d'un  souvenir  de  deuil  ,  et  où  la  première  obligation 
que  vous  imposiez  à  ceux  qu'honore  votre  choix  est  l'accomplisse- 
ment d'un  devoir  funèbre  ! 

Les  éloquentes  paroles  du  directeur  de  l'académie  au  tombeau 
de  M.  Laya  ne  m'ont  pas  laissé  une  longue  tâche  à  remplir.  Le 
nom  de  mon  respectable  prédécesseur  est  lui-même  un  éloge  assez 
complet  de  son  talent  et  de  sa  vie.  La  gloire  littéraire  de  l'homme 
de  goût  qui  a  recueilli  avec  une  chaste  admiration  les  préceptes 
des  maîtres  de  son  art ,  qui  les  a  pratiqués  avec  une  invariable 
fidélité  ,  qui  les  a  transmis  deux  fois  à  deux  générations  studieuses, 
tantôt  par  ses  exemples  ,  et  tantôt  par  ses  leçons ,  cette  gloire  fon- 
dée sur  de  sages  écrits,  et  qu'avouera  l'estime  équitable  de  la 


REVUE   DE   PARIS. 


231 


postérité  ,  ne  peut  soulever  dans  ses  travaux  réguliers  et  modestes 
aucune  des  questions  animées  et  souvent  orageuses  de  la  critique. 
L'existence  de  l'homme  de  bien  qui  a  placé  tout  son  bonheur  dans 
un  constant  exercice  de  la  vertu  est  peu  sujette  d'ailleurs  à  ce 
choc  d'événcmens  et  à  ce  tumulte  de  contrastes  qui  fournissent  de 
longs  détails  à  l'histoire.  Touée  à  de  paisibles  études  et  à  desaines 
doctrines,  elle  brille  de  tout  l'éclat  d'un  siècle,  mais  elle  brille 
comme  la  surface  de  ces  fleuves  au  cours  grave  et  doux,  bienfai- 
sant et  majestueux  ,  qui  déploient  leurs  eaux  transparentes  sur 
une  pente  insensible ,  et  qui  doivent  une  partie  du  charme  dont 
ils  embellissent  la  nature  à  leur  calme  et  à  leur  limpidité. 

Le  trait  distinctif  de  la  biographie  de  M.  Laya ,  c'est  celui  que 
vous  avez  signalé  par  une  heureuse  expression  dans  le  vénérable 
Ducis ,  l'accord  d'un  beau  talent  et  d'un  beau  caractère.  —  Et 
que  pourrait-on  ajouter  à  l'éloge  de  l'écrivain  éloquent  et  sensible 
dont  chaque  ouvrage  fut  une  bonne  action  ?  —  C'est  peu  pour  lui 
d'accomplir    une  composition  .  souvent  élégante,  et  quelquefois 
vigoureuse ,  s'il  n'en  voit  résulter  une  induction    morale    dont 
l'effet  peut  contribuer  au  bonheur  de  la  société.  —  Dans  les  Dan- 
gers de  l'Opinion,  il  lutte  contre  le  préjugé  cruel  qui  flétrissait 
de  la  honte  d'un  coupable  une  famille  innocente.  Dans  Jean  Calas, 
sa  plume ,  destinée  à  combattre  tous  les  genres  de  fanatisme ,  livre 
à   l'horreur  publique   les  fureurs  de  l'intolérance  religieuse.  — 
Dans  Falkland  ,   il  sonde  avec  Godvrin  les  replis  les  plus  cachés 
d  un  cœur  bourrelé  de  souvenirs  vengeurs  ,  et  il  met  le  remords  à 
nu  pour  en  épouvanter  le   crime.  —  Dans  des  écrits  d'une  moin3 
grande  portée ,  dans  des  pages  presque  fugitives,   on  le  retrouve 
encore  inspiré  par  cette  philantropie  sans  faste  qui  était  la  règle 
de  ses  ouvrages  comme  celle   de  ses  mœurs.   Telle  est  cette  excel- 
lente Epître  à  un  jeune  Cultivateur  nouvellement  élu  Député, 
qui   ne  saurait  être  méditée  avec  trop  de  soin  par  tous  les  hommes 
que  le  suffrage  de  leurs  concitoyens  élève  à  la  direction  des  affaires 
du  pays.  Napoléon  regrettait,  dit-on,  que  le  grand  Corneille  n'eût 
pas  vécu  de  son  temps  pour  en  faire  un  ministre  d'état.  Heureux 
le  peuple,  enfin  éclairé   sur  ses  précieux  intérêts,  qui  regrettera 
que  l'écrivain  philosophe  n'existe  plus,  pour  le  compter  au  nom- 
bre de  ses  mandataires!  Le  véritable  ami  du  peuple,  c'est  le  sage. 
Mais  le  titre  immortel  de  M.  Laya,  celui  qui  révèle  dans  le  lit- 
térateur modeste  le  ressort  d'une  ame  forte  ,  celui  qui  atteste  à  la 


2S2 


REVUE    DE    PARIS. 


fois  l'élan  d'une  verve  hardie  et  le  dévouement  d'une  intrépide 
vertu,  celui  qui  a  fait  dire  à  un  roi  spirituel  et  judicieux  qu'en 
ouvrant  ses  rangs  à  M.  Laya,  l'Académie  avait  acquitté  la  dette 
de  la  France  entière ,  vous  l'avez  nommé  avant  moi,  Messieurs, 
c'est  le  drame  de  V  Ami  des  Lois ,  œuvre  héroïque,  œuvre  magna- 
nime ,  dont  l'auteur  livrait  sans  crainte  sa  pensée  à  l'émeute  sou- 
veraine et  sa  vie  aux  bourreaux.  L'Ami  des  Lois  fut  représenté  le 
2  janvier  1793,  aux  acclamations  d'une  foule  transportée  qu'un 
seul  éclair  de  la  vérité  éternelle  Tenait  consoler  un  moment  de  ses 
malheurs.  Tous  savez  ,  Messieurs  ,  quelle  récompense  était  promise 
alors  aux  accens  d'une  muse  courageuse  et  sincère.  Les  sphynx  de 
ce  temps-là  ne  souffraient  pas  avec  patience  qu'on  osât  leur  arra- 
cher le  mot  terrible  de  leurs  énigmes.  Aussi  ces  derniers  cris  de 
nos  mourantes  libertés,  quelques  tendres  et  suppliantes  paroles  de 
modération  et  de  pitié,  suscitèrent  des  excès  où  se  manifestait  as- 
sez tout  ce  qu'on  pouvait  attendre  d'une  république  sortie  ,  les  bras 
rouges  de  sang,  des  massacres  de  septembre.  La  consternation 
régna  dans  Paris.  La  commune  souleva  pour  la  première  fois  ,  sans 
masque  ,  sa  tête  hideuse  et  menaçante  au-dessus  de  tous  les  pou- 
voirs qui  conservaient  quelque  apparence  de  légalité.  La  conven- 
tion, non  encore  décimée  ,  mais  déjà  soumise  par  l'audace,  pré- 
senta un  spectacle  tout-à-fait  nouveau  dans  l'histoire  des  grandes 
assemblées  politiques.  Elle  suspendit  pendant  trois  jours  le  procès 
d'un  roi  de  France  pour  libeller  l'acte  d'accusation  d'un  poète.  Le 
plus  populaire  des  tribuns  de  la  Montagne  s'écria  vainement  que 
c'était  perdre  trop  de  temps  à  une  comédie,  quand  le  salut  du 
peuple  attendait ,  pour  être  consommé  ,  la  représentation  d'une 
tragédie  sanglante.  La  faction  ,  impatiente  de  victimes,  ne  renon- 
çait pas  facilement  au  plaisir  atroce  d'en  saisir  une  de  plus  en 
passant,  et  le  généreux  Laya  fut  mis  hors  de  la  loi  qu'il  avait  in- 
voquée ,  par  les  tyrans  qui  l'avaient  faite.  Il  ne  parvint  pas  sans 
peine  à  sauver  sa  tête  proscrite  ,  long-temps  réclamée  par  une  voix 
formidable  qui  ne  faisait  d'appel  qu'à  la  mort ,  et  qui  trouvait 
toujours  la  mort  docile  à  ses  commandemens  :  c'était  la  voix  de 
Marat. 

Ce  respect  des  formes  classiques  et  des  doctrines  éprouvées  que 
je  viens  de  remarquer  en  M.  Laya  forme  le  caractère  le  plus  dis- 
tinctif  de  l'académicien}  car  il  est  l'objet  véritable  de  l'instruction 
académique.  L'essor  d'un  esprit  progressif  qui  s'élance  dans  l'ave- 


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nir  est  l'acte  individuel  d'une  pensée  solitaire,  et  les  académies  , 
loin  de  le  réprimer  dans  ce  qu'il  a  de  sublime ,  en  retirent  au  con- 
traire une  gloire  toujours  nouvelle  ,  qui  s'accroît  à  chaque  siècle.  Il 
ne  faut  donc  pas  craindre  qu'elles  désavouent  l'œuvre  du  temps, 
sanctionnée  par  l'usage;  qu'elles  repoussent  l'œuvre  du  génie , 
consacrée  par  une  admiration  réfléchie  ;  car  le  jour  où  ceci  arrive- 
rait, elles  cesseraient  d'être  elles-mêmes,  et  trahiraient  leur  desti- 
née; mais  leur  but ,  comme  autorité  littéraire  ,  est  essentiellement 
conservateur;  mais  elles  n'y  seraient  pas  moins  infidèles  le  jour  où, 
entraînées  par  l'aveugle  ferveur  du  changement ,  elles  livreraient 
leurs  lois  et  leurs  dieux  au  sort  d'une  tentative  incertaine,  sans 
avoir  reconnu  si  le  terrain  où  l'on  entreprend  de  les  conduire  n'ap- 
partient pas  aux  barbares.  Arrivées  à  la  suite  des  règles  établies  , 
au  milieu  d'une  littérature  illustrée  par  des  chefs-d'œuvre  qu'il 
parait  impossible  de  surpasser  ,  elles  fuient  préposées  à  la  défense 
de  la  littérature  et  des  règles  comme  une  garde  tutélaire.  Protec- 
trices vigilantes  des  acquisitions  du  passé,  elles  attendent  de  la 
seule  postérité  l'aveu  solennel  qui  peut  agrandir  leur  domaine. 
Elles  ne  récusent  pas  sans  doute  le  jugement  de  l'avenir;  mais  elles 
ne  le  préviennent  point.  En  présence  du  siècle  qui  fonde  quelque 
chose  peut-être,  mais  qui  détruit  pour  fonder,  elles  n'ont  d'obli- 
gation que  de  maintenir.  C'est  une  assez  noble  tâche,  et  l'Aca- 
démie l'a  très-bien  comprise. 

Je  devais  cette  profession  de  foi  à  l'Académie  ;  je  la  devais  aux 
lettres  françaises,  puisque  je  suis  souvent  cité  parmi  les  écrivains 
qui  ont  donné  quelques  gages  à  l'esprit  d'innovation.  Cette  accu- 
sation est  grave,  messieurs,  dans  le  sein  d'une  assemblée  dont  je 
viens  de  définir  et  d'honorer  ,  autant  qu'il  était  en  moi ,  le  glorieux 
ministère;  mais  il  n'est  pas  dans  mon  caractère  de  l'éluder  par  de 
timides  défaites  où  l'on  chercherait  plutôt  les  concessions  d'un 
candidat  qui  s'humilie  que  la  résipiscence  d'une  opinion  qui 
s'éclaire.  Mon  opinion  n'a  point  changé;  elle  est  aujourd'hui  ce 
qu'elle  était  dans  le  jeune  enthousiasme  de  mes  études  classiques; 
elle  est  ce  qu'elle  a  été  dans  l'application  de  mes  théories  litté- 
raires à  la  composition  de  mes  ouvrages  ,  et  je  ne  crains  pas  de  la 
professer  sans  détours.  J'ai  souscrit  aux  efforts  de  l'esprit  d'inno- 
vation ,  messieurs  ;  je  l'approuve  et  je  le  défend?  ;  mais  je  vous  prie 
de  me  permettre  de  développer  ma  pensée  et  de  faire  ma  part. 

Oui ,  messieurs  ,  je  suis  partisan  de  cette  innovation  nécessaire  , 
9  20. 


234 


REVUE    DE    PARIS. 


de  cette  innovation  irrésistible  ,  qui  se  conforme,  obéissante,  aux 
progrès  reconnus  de  l'intelligence  sociale  ;  qui  procède ,  comme  une 
émanation  naïve  ,  des  innovations  pratiques  de  la  civilisation  ;  qui 
seconde  par  une  expression  bien  faite  ou  par  une  forme  heureuse- 
ment appropriée  à  sa  nature,  renonciation  d'une  idée  utile  et  popu- 
laire qui  n'a  pas  encore  de  nom,  qui  prête  l'éclat  et  la  vie  d'une 
création  nouvelle  à  tout  ce  qui  porte  un  sceau  de  nouveauté  et  de 
création  dans  les  conceptions  de  l'homme  j  et  tel  est  le  génie  des 
sociétés  qu'aucune  révolution  fondamentale  ne  peut  s'opérer  dans 
leur  antique  organisation  qu'un  mouvement  analogue  ne  s'opère 
en  même  temps  dans  leur  parole.  Ce  phénomène  indivisible  est 
une  des  lois  de  l'espèce.  Il  n'y  a  rien  à  lui  opposer. 

Oui,  messieurs,  je  suis  partisan  de  cette  innovation  éclairée, 
de  cette  innovation  réparatrice  qui  proteste  contre  l'oubli  dé- 
daigneux où  deux  grands  siècles  de  notre  littérature  ont  injuste- 
ment laissé  les  siècles  antérieurs,  qui  dispute  à  la  poussière  du 
moyen  âge  les  titres  méconnus  d'une  de  nos  plus  belles  gloires  na- 
tionales ,  qui  exhume  laborieusement ,  pour  les  rendre  à  la  lumière, 
ces  chefs-d'œuvre  de  délicatesse,  d'ingénieuse  simplicité,  de  mer- 
veilleuse imagination  ,  de  magnifique  éloquence,  dont  les  peuples 
les  plus  perfectionnés  se  seraient  enorgueillis,  et  qui  leur  rend  le 
même  culte  que  les  artistes  de  la  renaissance  aux  dieux  ressuscites 
de  Polydore  et  de  Praxitèle.  Etrange  innovation  ,  si  c'en  était  une, 
que  cette  innovation  du  passé  ,  qui  ne  construit  pas ,  mais  qui  ré- 
pare ,  et  qui  borne  son  ambition  bienfaisante  à  relever  des  ruines 
sublimes  pour  en  illustrer  les  souvenirs  de  la  patrie  ! 

Oui,  messieurs,  je  suis  partisan  de  cette  innovation  conqué- 
rante, de  cette  innovation  cosmopolite,  qui  ne  tient  pas  dans  un 
injuste  mépris  les  productions  du  génie  de  l'étranger  ,  qui  s'enri- 
chit avec  joie  des  inventions  qu'elle  admire  ,  sans  s'informer  de 
leur  origine,  qui  ne  soumet  pas  un  génie  exotique  au  tarif  chicaneur 
de  la  douane  littéraire,  qui  revendique  au  contraire  comme  sien 
tout  ce  qui  est  grand  et  tout  ce  qui  est  beau  ,  parce  que  le  génie 
n'appartient  pas  en  propre  à  une  région  privilégiée,  mais  à  l'huma- 
nité tout  entière  ,  qui  appelle  tous  les  talens  à  ses  fêtes  nationales , 
qui  convoque  toutes  les  muses  à  ses  concerts!  Le  l'amasse  d'unena- 
tion  vraiment  civilisée  est  ouvert ,  comme  le  Panthéon  d'Alexandre 
Sévère  ,  aux  grands  hommes  de  tous  les  pays. 

Oui ,  messieurs ,  je  suis  partisan  de  cette  innovation  aventureuse 


REVUE     DE     PARIS.  285 

elle-même  qu'une  confiance  trop  tôt  déçue  égare  à  la  recherche 
du  nouveau,  loin  des  sentiers  tracés  par  l'expérience  et  par  le  goût. 
Elle  marche  dans  des  ténèbres  où  la  lumière  ne  sera  peut-être  jamais 
faite  ,  mais  elle  marche.  Elle  n'arrivera  pas  où  elle  va,  je  le  crois, 
mais  il  lui  reste  assez  de  temps  pour  revenir  sur  ses  pas,  tenter  une 
autre  carrière  et  la  fournir  jusqu'au  bout.  Telle  est  du  moins  l'es- 
pérance que  j'en  ai  conçue  et  à  laquelle  je  ne  renoncerais  pas  sans 
douleur.  Il  faut  rappeler  le  génie  qui  se  trompe  ,  messieurs  ,  il  faut 
lui  tendre  les  bras  :  il  ne  faut  pas  le  proscrire  !  Le  génie  est  trop 
rare  pour  qu'il  soit  pprmis  de  le  traiter  comme  un  banni  obscur  et 
méprisé.  L'ostracisme  qui  le  frappe  est  une  calamité  publique  !  S'il 
s'obstinait   cependant,   contre  mon  attente  ,  à  franchir  toutes  les 
bornes  raisonnables  et  légitimes  delà  forme  et  de  l'invention,  s'il 
arrivait  à  l'abîme  qu'il  peut  déjà  mesurer  sans  s'amender   de  son 
erreur  et  sans  discerner  ses  périls  ,  la  poésie  aurait  alors  des  pleurs 
bien  amers  à  répandre  ,  car  je  doute  que  la  poésie  eût  jamais  perdu 
davantage;   et  vous  ne  me  blâmeriez  pas    d'accorder   à  tant   d'in- 
fortune quelques  regrets  respectueux.  Les  enfans  mêmes  savent   le 
juste  châtiment  de  ce  prince   téméraire  qui  exposa   ses    ailes  de 
cire  aux  feux  trop  voisins  du  soleil ,  mais  il  est  admirable  d'avoir 
approché  du  soleil,  et  Icare  a  donné  son  nom  à  la   mer  où  il  est 
tombé. 

J'attacherai  peu  d'importance  dans  ce  genre  d'innovation  à  ces 
témérités  purement  matérielles  qui  n'intéressent  que  l'apparence  la 
plus  extérieure  d'un  ouvrage  d'esprit.  Je  ne  m'irriterai  point  contre 
la  fantaisie  d'un  rhytbme  inaccoutumé  ,  s'il  rachète  sa  bizarrerie 
par  quelques  avantages  qui  flattent  mon  oreille  ou  mon  esprit  , 
s'il  est  d'ailleurs  naturel,  harmonieux,  pittoresque,  et  surtout 
correct.  Je  ne  me  piquerai  pas  enfin  d'être  moins  indulgent  qu'Ho- 
race pour  quelques  taches  légères  dans  une  composition  que  relè- 
veront de  toutes  parts  des  beautés  éblouissantes.  Mais  ici  se  bor- 
nera cette  condescendance  déjà  bien  vaste  et  bien  facile  qu'on 
ne  saurait  cependant  refuser  aux  essais  d'une  époque  de  transition. 
On  ne  me  verra  donc  pas  approuver  l'innovation  audacieuse  qui 
violerait  à  plaisir  les  lois  de  notre  belle  langue,  et  qui  se  ferait  un 
jeu  sauvage  de  la  remplacer  par  un  idiome  de  convention  étranger  à 
toutes  les  grammaires.  On  ne  m'accusera  point .  je  l'espère  ,  d'avoir 
prêté  la  faible  autorité  de  mon  exemple  à  cette  innovation  plus 
.dangereuse  encore  qui  va  jusqu'à  menacer  les  principes  de  lamo- 


286  REVUE    IîE     PARIS. 

rale  universelle ,  et  dont  j'ai  le  premier  anatbématisé  le  funeste 
délire  ,  en  signalant,  il  y  a  douze  ans  ,  à  la  critique  de  mon  temps, 
l'invasion  et  les  progrès  d'une  école  frénétique.  Renfermé  par  choix 
dans  des  études  solitaires  qui  me  réduisent  le  plus  souvent  au  com- 
merce des  anciens,  je  ne  sais  rien  aujourd'hui  de  ce  pernicieux 
abus  de  l'art  d'écrire  ,  ou  plutôt  de  quelque  facilité  qui  tient  lieu 
d'art,  que  parla  terreur  et  l'indignation  qu'il  a  soulevées.  Il  est 
du  moins  consolant  de  penser  qu'aucun  talent  vrai  ne  restera  souillé 
de  ces  excès,  même  quand  il  aurait  été  entraîné  un  moment  à  les 
partager  par  la  fougue  des  passions  ou  par  l'approbation  corrup- 
trice des  mécbans.  Les  talens  vrais  peuvent  s'égarer,  mais  ils  ne 
peuvent  pas  se  perdre  ,  parce  qu'il  n'y  a  point  de  talent  vrai  hors 
d'une  bonne  conscience.  Le  mépris  des  mœurs  publiques,  des  af- 
fections généreuses  et  des  nobles  sentimens  a  pu  gâter  quelques 
beaux-esprits  d'une  portée  médiocre,  mais  il  n'a  jamais  fait  tort 
d'un  grand  homme  à  l'admiration  et  aux  respects  de  postérité. 

Et  comment  ne  serait-il  pas  juste  et  vertueux,  le  poète  qui 
comprend  sa  mission ,  le  poète  qui  se  reconnaît  assez  de  forces 
pour  l'accomplir  ?  Comment  pourrait-il  oublier  qu'aux  jours  mal- 
heureux où  nous  sommes ,  et  quand  les  croyances  ébranlées  par 
l'ignorante  malignité  des  sophistes  ont  perdu  leur  autorité  salu- 
taire sur  la  multitude ,  c'est  dans  ses  nobles  mains  que  la  provi- 
dence des  sociétés  a  placé  le  sacerdoce  ?  Par  quelle  insigne  méprise 
plongerait-il  dans  l'abîme  le  vol  de  sa  muse  créée  pour  les  cieux? 
Hélas  !  il  ne  renoncerait  pas  à  la  plus  vulgaire  des  qualités  de  son 
ame,  sans  abdiquer  une  des  parties  essentielles  de  son  génie;  car  c'est 
un  caractère  religieux  et  solennel,  c'est  un  caractère  auguste  et  sa- 
cré que  celui  dont  la  nature  a  investi  les  grands  écrivains  !  c'est  un 
ministère  d'élection  qui  leur  donne  le  sceptre  des  âges  !  Notre 
vieille  mythologie  nationale  avait  ligure  leur  empire  par  cet  Her- 
cule gaulois  qui  tient  tous  les  peuples  enchaînés  à  sa  parole  ,  et  ce 
pouvoir  sublime  de  l'éloquence,  ne  nous  y  laissons  pas  tromper  sur 
la  foi  de  quelques  exceptions  dont  le  temps  a  déjà  fait  justice,  il 
n'appartiendra  jamais  qu'à  des  mœurs  innocentes  et  austères. 

Le  poète  dirait-il  pour  se  justifier  qu'il  n'a  fait  que  céder  à  l'exi- 
gence brutale  d'un  siècle  avide  de  ce  genre  d'émotions?  Dieu  le  garde 
à  jamais  d'une  humiliation  aussi  honteuse  !  Qu'importe  le  caprice 
féroce  des  siècles  mauvais  ?  qu'importe  leur  suffrage  ou  leur  blâ- 
me ,  leur  faveur  ou  leur  colère  ?  La  fin  des  civilisations  ainsi  que 


REVUE    DE    PARIS.  237 

leur  commencement  a  des  Bacchantes  pour  les  Orphées,  je  le  veux 
croire  ,  et  Laya  le  savait  !  Eh  bien  !  cela  est  encore  une  consécra- 
tion !  C'est  une  destinée  différente  pour  le  poète  ,  mais  ce  n'est 
pas  une  moindre  destinée  !  Il  y  a  des  apothéoses  sanglantes  ,  et  le 
ministre  des  sacrifices  a  distribué  pour  le  moins  autant  de  palmes 
que  le  ministre  des  triomphes.  Oh  !  qu'alors  une  chaste  lyre  est  un 
précieux  trésor  ,  et  que  les  victimes  sont  belles  quand  elles  sont 
pures  ! 

Je  le  répète  ,  messieurs  !  hors  de  la  ligne  des  devoirs  moraux  de 
l'homme  ,  il  ne  faut  plus  chercher  le  talent.  Il  n'y  est  pas  !  et  s'il 
pouvait  s'y  trouver  une  fois  par  un  déplorable  hasard  ,  il  vaudrait 
inieu.Y  que  la  littérature  n'existât  point ,  il  vaudrait  mieux  qu'elle 
n'eût  jamais  existé  !  La  littérature  est  l'interprète  des  nobles  senti- 
mens.  Elle  est  faite  pour  diriger  les  nations  dans  leur  marche  et  non 
pour  les  suivre  dans  leurs  égaremens  !  Elle  porte  un  flambeau  qui 
éclaire,  et  nou  une  torche  qui  dévore!  —  Le  sage  qui  vous  a  légué 
le  devoir  touchant  de  répartir  ses  bienfaits  appréciait  avec  justesse 
l'alliance  du  sublime  instinct  qui  produit  les  beaux  ouvrages  et  de 
celui  qui  produit  les  belles  actions.  —  Le  génie  et  la  vertu ,  c  est 
peut-être  la  même  chose. 

Je  n'ai  pas  craint,  messieurs,  de  vous  ouvrir  toute  mon  ame  , 
et  elle  na  pas  un  mystère  que  je  ne  vous  eusse  révélé  avec  la  même 
sincérité.  Je  sais  que  votre  haute  raison  ne  s'informe  pas  des  vaines 
nuances  de  l'opinion,  et  je  serais  peu  tenté  de  hasarder  mes  pas 
sur  cette  cendre  ardente  et  mobile ,  si  le  dernier  devoir  qui  me 
reste  à  remplir  aujourd'hui  ne  me  forçait  à  y  passer  en  courant.  — 
Après  bien  des  combats  obscurs  dont  ma  vie  civile  porte  encore  les 
profondes  cicatrices,  je  crois  savoir  enfin,  et  faites  grâce  à  mon  scep- 
ticisme si  vous  ne  l'approuvez  pas,  que  la  plupart  des  secrets  de  la 
politique  se  résument  pour  le  peuple  en  orgueilleuses  déceptions  que 
les  hommes  de  notre  temps  ont  follement  substituées  à  d'autres 
chimères  ,  pour  conserver  des  motifs  apparens  de  se  haïr  et  de  se 
déchirer.  J'ai  placé  le  dernier  asile  de  mes  jours  fatigués  bien  loin 
de  cette  arène  trompeuse;  j'ai  appris  à  fuir  le  présent  pour  le  passé, 
pour  l'avenir  peut-être  !  Et  c'est  sans  doute  à  ce  désintéressement 
complet  de  position  que  j'ai  dû  l'avantage  d'esquisser  quelques 
scènes  de  l'histoire  avec  une  candeur  qui  m'a  quelquefois  tenu  lieu 
de  talent  ;  mais  en  m'isolant  des  choses  humaines  par  mes  théories, 
je  suis  resté  homme  par  tous  les  sentimens  qui  attachent  l'homme 


238  REVUE    DE  PARIS. 

à  l'humanité.  J'ai  perdu  des  illusions  en  grand  nombre }  je  n'ai 
point  perdu  d'affections.  J'aime  tout  ce  que  j'aimais  ,  et  vous  ne 
reconnaîtriez  pas  en  moi  le  confrère  que  vous  avez  cru  vous  don- 
ner, si  vous  me  trouviez  capable  de  sceller  cette  gloire  unique  de 
ma  vie  par  les  basses  palinodies  d'un  transfuge.  Non  ,  messieurs  , 
ma  mémoire  reconnaissante  ne  sera  jamais  infidèle  à  la  vieillesse 
et  à  l'exil.  Je  sais  trop,  pour  tomber  dans  cette  indignité ,  qu'il 
n'y  a  point  de  crime  plus  lâche  que  la  trahison  ,  et  point  de  tra- 
hison plus  impie  que  celle  qui  renie  l'infortune.  Là  cependant 
finissent  les  devoirs  de  l'homme,  et  je  ne  méconnais  point  les 
devoirs  du  citoyen  qui  se  soumet  avec  respect  aux  pouvoirs  établis 
par  le  suffrage  des  nations,  et  affermis  par  l'invisible  main  qui  les 
dirige  à  son  gré.  Heureux  de  vivre  à  une  époque  unique  dans  les 
annales  du  monde  ,  où  il  n'y  a  ni  courage  à  braver  la  puissance 
royale  ,  ni  faiblesse  à  la  défendre  ,  je  rends  hommage  sans  effort  à 
l'autorité  protectrice  qui  laisse  le  droit  de  franchise  à  mon  cœur  ; 
et  il  n'en  coûte  rien  à  mon  indépendance  de  révérer  dans  un  prince 
honnête  homme  le  modèle  de  toutes  les  vertus  privées  ,  le  protec- 
teur des  lettres  et  le  modérateur  des  partis. 

Ch.  Nodier  , 
de  l'Académie-Française. 


REPONSE 


M.    LE   DIRECTEUR   DE    L'ACADÉMIE. 


MoNsixira , 

L'orateur  romain  ,  en  disant  que  la  gloire  de  l'homme  de  lettres 
consistait  surtout  à  composer  des  ouvrages  utiles  et  dignes  d'être 
lus,  avait  marqué  la  place  réservée  à  M.  Laya  dans  l'estime  de  la 
postérité.  Le  caractère  d'un  noble  dévouement  au  bien  public  , 
d'une  généreuse  audace  dans  la  manifestation  de  ses  sentimens,  est 
si  fortement  empreint  dans  son  drame  de  V  Ami  des  Lois ,  que  la 
critique  la  moins  indulgente  a  dû  respecter  jusqu'aux  défauts  d'une 
œuvre  de  gloire  et  de  courage  défendue  par  la  réputation  d'un 
homme  de  bien. 

Tous  avez  satisfait  avec  tant  de  justice  et  de  talent  à  l'obligation 
qui  vous  était  imposée  d'acquitter  notre  dette  envers  votre  prédé- 
cesseur, que  je  craindrais,  en  voulant  ajouter  quelque  chose  à 
l'éloge  que  nous  venons  d'entendre  ,  d'affaiblir  l'impression  que 
vous  avez  laissée  dans  tous  les  esprits  du  mérite  et  du  caractère 
du  vertueux  Laya. 

Ainsi,  sans  nous  arrêter  plus  long-temps  sur  l'idée  affligeante 
d'une  perte  dont  votre  présence  au  milieu  de  nous  adoucit  l'amer- 


240  REVUE    DE    PARIS. 

tume,  je  me  hâte  de  reporter  l'attention  publique  sur  les  titres  qui 
vous  désignaient  depuis  long-temps  aux  suffrages  de  l'Académie. 

Tour  à  tour  moraliste,  romancier  ,  historien  et  philologue,  vous 
n'attendez  pas  de  moi  l'analyse  de  ceux  de  vos  nombreux  ouvra- 
ges auxquels  une  apparente  frivolité  a  procuré  cette  vogue  popu- 
laire qui  n'est  pas  toujours  la  mesure  exacte  du  talent  qui  les  a 
produits. 

En  me  bornant  à  rappeler  les  succès  de  JeanSbogar,  de  Trilby  , 
de  Thérèse  Aubert ,  du  Peintre  de  Saltzbourg ,  et  de  plusieurs 
autres  romans  ,  également  remarquables  par  l'intérêt ,  la  grâce  et 
l'originalité,  je  m'arrêterai  plus  particulièrement  sur  celles  de  vos 
productions  moins  connues  du  public,  et  qui  cependant  vous  don- 
naient des  droits  plus  directs  à  nos  suffrages. 

Il  appartenait  à  l'Àcadémie-Française  ,  instituée  plus  spéciale- 
ment pour  la  conservation  et  le  perfectionnement  de  la  langue, 
d'apprécier  à  leur  juste  valeur  ceux  de  vos  écrits  où  vous  vous 
êtes  proposé  le  même  but. 

D'Alembert  avait  dit  qu'un  bon  dictionnaire  de  notre  langue 
était  l'ouvrage  le  plus  utile  et  le  plus  philosophique  dont  une  so- 
ciété littéraire  pût  doter  son  pays.  Vous  paraissez  imbu  de  cette 
vérité,  monsieur  ,  dans  votre  Examen  critique  des  Dictionnaires, 
et  la  malice  de  quelques-unes  de  vos  observations  ,  où  l'Académie 
aurait  pu  voir  une  censure  injuste  de  son  propre  ouvrage  ,  ne  l'a 
point  empêchée  de  vous  tenir  compte  des  choses  utiles  qu'elle  a 
trouvées  dans  le  vôtre. 

Sous  le  titre  trop  modeste  de  Mélanges  tirés  d'une  -petite  Bi- 
bliothèque,  vous  avez  traité  avec  une  érudition  tout  à  la  fois  pro- 
fonde et  spirituelle  quelques-unes  des  questions  bibliographiques 
et  littéraires  les  plus  importantes  dans  l'histoire  des  livres.  Ce  vo- 
lume, rempli  de  recherches  précieuses,  d'observations  dictées  par 
le  sens  le  plus  droit  et  la  critique  la  mieux  éclairée ,  a  pour  but  de 
ramener  au  goût  des  bonnes  et  fortes  études  une  jeunesse  ardente 
trop  disposée  à  croire  que  l'imagination  suffit  à  tout  ,  et  à  nier  que 
la  raison  soit  un  lien  nécessaire  entre  le  génie  qui  invente  et  le 
talent  qui  exécute. 

11  n'a  fallu  rien  moins  que  l'édition  critique  que  vous  avez  pu- 
bliée de  V Elégie  de  Philomèlc ,  pour  donner  de  la  vraisemblance 
à  l'opinion  de  quelques  érudits  qui  ont  attribué  ce  petit  poème  à 
rauteur  des  3Iétamorphoses.  Les  notes  dont  vous  l'avez  enrichi 


REVUE    DE    PARIS. 


2il 


suffiraient  pour  vous  assurer  un  rang  parmi  les  plus  habiles  sco- 
liastes. 

Une  seule  remarque  suffit  à  l'éloge  de  votre  Dictionnaire  des 
Onomatopées  :  tous  étiez  encore  sur  les  bancs  d'un  collège  quand 
cet  ouvrage,  au  moment  où  il  Tenait  d'être  publié,  fut  aussitôt 
mis  à  l'usage  des  lycées  et  distribué  en  pris  àTOs  jeunes  camarades. 
Si  Ion  consent  à  adopter  sans  un  nouTel  examen  le  singulier 
paradoxe  de  Buffon  ,  s'il  est  Trai  que  le  style  soit  V homme  lui- 
même,  il  est  peu  d'écrivains  auxquels  on  puisse  faire  une  applica- 
tion plus  directe  qu'à  tous,  monsieur,  d'un  principe  que  l'expé- 
rience, il  faut  en  conTenir ,  a  souvent  mis  en  défaut.  En  décom- 
posant Totre  style,  on  y  trouve  en  effet  cette  imagination  brillante, 
cette  naïveté  spirituelle  ,  cette  sensibilité  vraie  ,  cette  ironie 
piquante,  en  un  mot  toutes  les  qualités  de  l'esprit  et  du  cœur  dont 
se  composent  votre  caractère  et  votre  talent.  Sous  votre  plume  ,  la 
grâce  et  l'élégance  de  l'expression  donnent  un  prix  à  la  pensée  la 
plus  vulgaire  ;  et ,  lors  même  que  l'on  pourrait  vous  reprocher  eh 
quelques  endroits  une  sorte  d  affectation  néologique  ,  on  trouve  à 
l'examen  que  le  terme  nouveau  que  vous  essayez  d'introduire  a 
son  excuse,  ou  du  moins  son  prétexte  ,  dans  une  élégante  eupho- 
nie et  dans  la  difficulté  de  rendre  avec  le  mot  commun  votre 
pensée  tout  entière.  Vous  osez  heureusement }  suivant  l'expres- 
sion d'Horace  5  l'originalité  de  l'idée  vous  semble  comme  àRivarol 
mendier  une  expression  nouvelle.  On  aurait  bien  désiré  peut-être 
que  vous  lui  fissiez  moins  souvent  l'aumône. 

Ce  qu'on  appelle  le  génie  de  notre  langue  n'est  autre  que  le 
génie  des  grands  écriTains  qui  en  ont  fait  usage  ;  l'un  d'eux  en  a 
fixé  le  caractère  principal  dans  cette  ingénieuse  réflexion  :  d  Ce 
»  n'est  pas  le  besoin  ,  a  dit  Fontenelle  ,  c'est  le  plaisir  de  Tivre  en 
i>  société  qui  semble  avoir  réuni  les  Français  en  corps  de  nation  ; 
»  et  c'est  dans  cet  esprit  que  s'est  formée  leur  langue.  »  Les  Fran- 
çais ne  parlent  pas  seulement  pour  s'entendre,  mais  aussi  pour  se 
plaire  :  de  là  cette  clarté  continue  ,  ce  choix  dans  les  expressions, 
ces  convenances  dans  les  mots  et  dans  les  images  qui  font  le  charme 
du  style  de  nos  grands  écrivains.  Ce  charme,  on  le  retrouve  sou- 
vent dans  vos  principaux  ouvrages. 

Le  sentiment  le  plus  vif  du  ridicule  ,  le  conp-d'œil  le  plus 
prompt  à  le  saisir,  l'expression  la  plus  propre  à  le  peindre,  vous 
appelaient   dans  la  carrière  de  la  critique,  et  tous  l'avez  parcon- 

9  21 


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REVUE    DE    PARIS. 


rue ,  monsieur,  sans  renoncer  à  ce  caractère  de  bienveillance  qui 
tous  dicta  des  excuses  pour  toutes  les  erreurs  ,  de  l'indulgence 
pour  toutes  les  opinions  ,  et  des  éloges  pour  tous  les  rivaux. 

A  ce  don  d'une  critique  sans  amertume,  plus  rare  encore  que  le 
talent,  vous  joignez  cet  esprit  voltairien  qui  met  en  mouvement 
celui  des  autres  ;  cet  esprit  communicatif  qu'on  ne  peut  mieux  ca- 
ractériser qu'en  lui  donnant  le  nom  d'un  homme  qui  seul  est  une 
époque  dans  les  annales  de  l'esprit  humain. 

On  a  pu  remarquer  que  le  titre  de  quelques-uns  de  vos  ouvrages 
n'est  souvent  pour  vous  ,  monsieur,  comme  pour  Montaigne  , 
qu'un  moyen  d'introduire  en  fraude,  si  j'ose  parler  ainsi,  quel- 
ques-unes de  ces  vérités  hardies  que  le  prudent  Fontenelle  tenait 
si  serrées  dans  sa  main. 

Cette  indépendance  d'opinions  et  de  sentimens,  cette  hardiesse 
de  pensées  a  fait  de  vous,  sous  tous  les  gouvernemens ,  un  zélé 
partisan  de  la  liberté  de  la  presse,  et  l'on  peut  s'en  convaincre  dans 
ces  tablettes  de  Jean  Sbogar,  où  vous  exposez  avec  tant  de  force 
et  de  logique  vos  théories  de  liberté  ,  les  plus  hardies  peut-être 
qui  aient  encore  été  écrites.  Le  gouvernement  d'alors  vous  les 
pardonna  :  il  n'en  voyait  pas  la  portée.  Mais  il  n'en  fut  pas  de  même 
de  votre  réclamation  en  faveur  des  Exilés  de  i8i5.  Vous  parliez 
de  principes  à  l'esprit  de  parti  ;  vous  parliez  de  clémence  au  pou- 
voir de  droit  divin,  on  crut  vous  faire  grâce  en  saisissant  votre 
écrit  et  en  défendant  aux  journaux  d'en  faire  mention. 

La  presse  libre  est  incontestablement  la  plus  forte  protection 
contre  les  caprices  et  les  passions  du  pouvoir  arbitraire;  toute 
amélioration  dans  la  science  du  gouvernement  vient  d'elle.  La 
critique  la  plus  amère,la  satire  même,  lui  sont  permises  lorsqu'elles 
ont  pour  objet  de  flétrir  des  actious  malhonnêtes  que  la  loi 
ne  saurait  atteindre  ,  et  sur  lesquelles  l'opinion  publique  mise  en 
mouvement  par  la  presse  peut  seule  exercer  une  utile  censure. 

La  mesure  était  comblée  ,  la  presse  était  muette ,  et  la  restau- 
ration achevait  de  détruire  ce  'palladium  des  libertés  nationales  , 
lorsque  l'Académie-Française  poussa  le  cri  d'alarme.  La  reconnais- 
sance publique  n'oubliera  pas  sans  doute  que  c'est  du  sein  de  cette 
assemblée  que  sortit  la  première  protestation  légale  contre  la  vio- 
lation des  libertés  delà  presse  et  de  ses  droits  constitutionnels. 

Le  même  sentiment  qui  dictait  en  d'autres  temps  à  l'Académie- 
Française  l'énergique  réclamation  qu'elle  osa  faire  entendre  en  fa- 


REVUE    DE    PARIS. 


243 


veur  de  la  liberté  de  la  presse  ne  lui  commande-t-il  pas  aujour- 
d'hui de  signaler  l'abus  qu'on  en  peut  faire ,  et  qui  tendrait  à  la 
rendre  odieuse  par  ses  propres  excès? 

La  presse  est  une  arme  légale  que  Ton  porte  en  plein  jour,  dont 
on  se  pare  avec  OTgueil.  Il  est  glorieux  de  l'employer  au  service 
de  l'état,  il  est  bonorable  de  s'en  servir  pour  venger  son  honneur, 
il  est  juste  d'en  faire  usage  pour  sa  défense  personnelle  :  la  presse 
est  une  épée  ,  la  licence  est  un  poignard  ,  ou,  pour  me  servir  de 
vos  propres  expressions ,  «  la  liberté  de  presse  est  une  muse  ,  la 
licence  de  la  presse  est  une  furie.  » 

Si  la  presse  sans  garanties  devient  de  l'arbitraire  entre  les  mains 
du  pouvoir,  elle  dégénère  en  licence  entre  les  mains  du  peuple. 
Mais  où  trouver  cette  garantie  contre  des  excès  également  dange- 
reux !  Dans  la  loi  même  qui  en  proclame  la  liberté  illimitée.  C'est 
quelquefois  violer  l'esprit  d'une  loi,  a  dit  Voltaire,  que  de  ne  pas 
en  transgresser  la  lettre.  En  effet ,  qui  oserait  soutenir  que  la  loi 
qui  garantit  la  libre  circulation  des  idées  ait  voulu  se  priver  du 
droit  de  punir  la  manifestation  de  la  pensée  qui  peut  compro- 
mettre l'existence  physique  ou  morale  de  la  société  tout  entière  , 
de  la  famille  ou  même  d'un  seul  individu.  Je  ne  crois  pas  qu'on 
puisse  citer  parmi  les  défenseurs  les  plus  zélés  de  la  liberté  de  la 
presse  un  seul  publiciste  qui  n'ait  rangé  l'abus  qu'on  peut  en  faire 
au  nombre  des  plus  grands  fléaux  dont  l'ordre  social  puisse  être 
affligé. 

Et  pourtant ,  messieurs,  n'hésitons  pas  à  le  dire,  il  faut  plus  de 
courage  aujourd'hui  pour  attaquer  les  excès  de  la  presse,  qu'il 
n'en  fallait  sous  la  restauration  pour  défendre  ses  droits.  On  n'avait 
à  craindre  alors  que  les  rigueurs  honorables  d'un  pouvoir  absolu  J 
maintenant  on  court  le  danger  plus  grand  de  se  voir  calomnié  dans 
ses  intentions,  outragé  dans  sa  conduite  ,  ou  diffamé  dans  son  hon- 
neur. Traduit  calomnieusement  au  tribunal  de  l'opinion  publique  , 
c'est  trop  souvent  en  vain  qu'on  invoque  les  souvenirs  du  passé  , 
les  services  qu'on  a  rendus,  les  témoignages  d'estime  et  d'amour 
qui  vous  furent  prodigués  jadis  par  les  mêmes  hommes  qui  vous 
persécutent  aujourd'hui.  Tous  vous  défendez  de  l'injure  par 
des  raisons  ,  devant  un  public  ingrat  ou  frivole ,  qui  se  plaît  à 
voir  briser  ses  propres  idoles,  ne  fût-ce  que  pour  se  débarrasser 
dune  dette  d'admiration  ou  de  reconnaissance  qu'il  nie  avec  la 
même  ardeur  qu'il  avait  mise  à  la  contracter. 


24*  REVUE    DE    PARIS. 

.T'ai  pu  croire,  messieurs  ,  que  ces  observations  sur  la  liberté  de 
la  presse  auraient  quelque  poids  dans  la  bouche  d'un  homme  qui  a 
passé  quarante  ans  de  sa  vie  à  la  défendre  en  présence  de  toutes  les 
tyrannies,  et  qui  s'est  vu  trois  fois  jeté'  dans  les  fers  en  expiation 
d'un  pareil  crime  :  je  puis  espérer  du  moins  que  ces  observations 
ne  paraîtront  pas  déplacées  en  parlant  de  l'estimable  confrère  que 
nous  regrettons,  et  en  répondant,  à  celui  qui  vient  occuper  sa  place. 
Tous  les  deux  ont  donné  des  gages  honorables  de  leur  fidélité  au 
principe  conservateur  de  la  véritable  liberté  de  la  presse. 

L'Académie  est  heureuse  d'associer  à  ses  travaux  un  collabora- 
teur animé  des  sentimens  dont  elle  s'honore  5  car  vous  pensez 
comme  elle,  monsieur,  que  les  qualités  de  l'homme  de  lettres,  à 
l'époque  où  nous  vivons  ,  sont  inséparables  des  vertus  du  citoyen , 
que  sa  gloire  consiste  à  remuer  ces  armes  engourdies  dans  un  re- 
pos que  toute  innovation  inquiète ,  que  toute  agitation  fatigue ,  à 
éveiller  les  passions  généreuses  en  leur  donnant  pour  mobile  l'a- 
mour de  la  patrie,  et  pour  exemple  les  grands  hommes  qui  l'ont 
illustrée.  Tous  pensez  comme  nous,  monsieur,  que  l'homme  de  let- 
tres digne  de  l'honorable  mission  que  la  société  lui  confie  doit  s'oc- 
cuper à  refréner  dans  les  factions  qui  s'agitent  autour  de  nous  cette 
activité  dévorante  qui  tendrait  à  ébranler  par  des  secousses  en  sens 
divers  les  fondemens  de  l'ordre  social,  et  qui,  dans  sa  haine  aveugle 
pour  des  principes  qu'elle  affecterait  de  confondre  avec  les  abus 
et  les  préjugés,  demanderait  effrontément  à  l'anarchie  les  bienfaits 
d'une  sage  réforme. 

Après  vous  avoir  exprimé  les  sentimens  de  l'Académie,  qu'il 
me  soit  permis  ,  monsieur,  de  me  féliciter  du  hasard  qui  me  pro- 
cure,  pour  la  seconde  fois  dans  le  cours  de  cette  même  année, 
l'honneur  de  présider  l'Académie-Française  dans  une  solennité  où 
elle  me  donne  un  ami  pour  confrère.  C'est  un  devoir  si  doux  à  rem- 
plir que  celni  qui  nous  autorise  à  louer  solennellement  l'homme 
que  nous  aimons,  à  manifester  en  public  notre  admiration  pour 
ses  talens,  notre  estime  pour  son  caractère,  et  notre  amitié  pour 
sa  personne! 

Ce  bonheur,  je  vous  le  dois,  monsieur,  et  c'est  une  dette  du 
cœur  dont  je  m'acquitte  avec  une  bien  vive  satisfaction. 

De  Jouï  , 
de  i'Académie-Frauçaise. 


LES  VIEUX  ROMANS. 


§  IV. 


LES  PREMIERS  ROMANS  ANGLAIS.    —  l'eUPHUES  DE  LYLIE. 


Pendant  les  règnes  des  Henrys  et  des  Edouards  ,  la  nation 
anglaise  fut  surtout  amusée  par  des  fables  chevaleresques.  Les 
romans  français  sur  Arthur  et  ses  chevaliers  continuèrent  à 
être  les  compositions  les  plus  populaires  sous  les  Plantagenets. 
Au  temps  d'Edouard  IV,  les  prouesses  de  la  chevalerie  prirent 
une  forme  anglaise  dans  la  Morte  Arthure,  compilation 
des  plus  fameux  romans  de  la  Table-Ronde,  tandis  que  les  in- 
ventions romanesques  sur  l'histoire  de  Troyes  et  les  héros 
classiques  étaient  traduites  et  imprimées  par  l'infatigable  Cax- 
ton.  Arthur  de  Bretagne  et  Huon  de  Bordeaux  furent  trans- 
latés ^av  lord  Berners,  sous  Henry  VIII,  et  firent  avec  la 
jMort'e  Arthure  les  délices  de  l'Angleterre  pendant  toute  la 
période  des  Tudors.  Le  siècle  d'Elisabeth  -\ it  la  mode  s'atta- 
cher aux  traductions  et  imitations  des  romans  espagnols  fondés 
sur  les  aventures  des  Amadis  et  des  Palmerins.  L'un  des  types 
de  cette  classe  de  fictions  est  «  la  fameuse  ,  délectable  et  plai- 
sante Histoire  du  renommé  Parismus,  prince  de  Bohesme.  » 
Cet  ouvrage  ,  écrit  par  Emmanuel  Ford  ,  et  imprimé  en  1593, 
fut  si  populaire  ,  que  le  savant  M.  Dunlop  le  cite  sur  une  trei- 
zième édition  en  caractères  gothiques. 

9  "« 


2'«6  REVUE    DE    PARIS. 

A  cette  même  classe  appartiennent  I'Ornatus  et  Artisia  , 
par  le  même  E.  Ford  ,  et  le  Phéandre  ,  ou  le  Chevalier 
vjerge  ,  par  Henri  Roberts  ,  imprimé  en  1595.  Cependant  le 
véritable  génie  de  la  chevalerie  s'était  évaporé  ,  et  ces  produc- 
tions n'offrent  plus  qu'une  image  effacée  des  rudes  combats  et 
des  hardies  prouesses  de  Lancelot  ou  de  Tristan.  Un  nouvel 
état  de  société  avait  succédé  aux  anciennes  mœurs,  et  la  na- 
tion anglaise  recevait  avidement  les  innombrables  traductions 
et  imitations  des  nouvelles  italiennes.  Le  Palais  du  Plaisir 
de  Paynter  ,  l'Heptameron  ,  et  les  admirables  Histoires  de 
Grimstone  ,  procuraient  aux  lecteurs  d'élite  les  mêmes  jouis- 
sances littéraires  que  leurs  ancêtres  avaient  trouvées  dans  le 
Recueil  des  Histoires  de  Troyes  et  les  Légendes  d'Arthur. 
Les  hauts  faits  des  paladins  ,  les  atrocités  et  les  intrigues  de  la 
nouvelle  italienne  sont  aujourd'hui  des  sujets  bien  négligés  , 
les  romans  de  Walter  Scott  ressemblent  bien  peu  aux  vieux  ro- 
mans de  chevalerie  ,  les  romans  de  Fielding  et  de  Richardson 
ressemblent  encore  moins  aux  nouvelles  italiennes  ;  mais  n'ou- 
blions pas  tout  ce  que  l'imagination  féconde  de  Spencer  dut  aux 
premiers  ,  tout  ce  que  Shakspeare  et  les  auteurs  dramatiques 
ses  contemporains  durent  aux  seconds. 

Lorsque  la  nation  anglaise  ,  sous  Elisabeth,  s'amusait  en- 
core des  derniers  reflets  littéraires  du  roman  de  chevalerie  et 
prenait  goût  aux  premières  importations  des  conteurs  italiens  , 
une  nouvelle  espèce  de  roman  fut  inventée  ,  nouvelle  en  effet 
par  le  mauvais  goût  et  l'affectation  du  style.  Le  premier  pro- 
duit de  ce  genre  fut  l'Euphues  ,  de  John  Lylie ,  auteur  né  en 
1553,  dans  le  comté  de  Kent ,  et  venu  très-jeune  à  la  cour , 
où,  protégé  par  la  reine  Elisabeth,  il  espéra  long-temps  et 
toujours  en  vain  d'obtenir  la  place  de  directeur  des  fêtes  de 
Sa  Majesté.  Ce  fut  pendant  son  séjour  à  la  cour  d'Angleterre 
que  Lylie  composa  son  roman  d'EuPHUES  ,  que  quelques  cri- 
tiques ont  prétendu  à  tort  être  une  satire  de  la  phraséologie  , 
ou  jargon  particulier  des  grandes  dames  sous  ce  règne.  Ceux 
qui  ont  lu  le  Monastère  ,  de  Walter  Scott,  n'ont  pu  oublier 
le  beau  chevalier  Percy  Shafton,  le  type  des  petits-maitres  de 
l'époque  ,  parlant  la  langue  de  l'Euphues  ,  comme  le  style  à 
la  mode,  et  vantant  Lylie  comme  l'Homère  du  jour;  L'Eu- 
phues était  une  composition  sérieuse,  l'expression  écrite  des 


REVUE    DE    PARIS. 


247 


conversations  de  la  cour,  à  moins  de  supposer  que  ce  fût  la 
vogue  de  cet  ouvrage  qui  mît  son  style  en  circulation  ,  à  peu 
près  comme  en  France  les  romans  de  M11*  Scudéry  firent  adop- 
ter par  les  précieuses  ridicules  du  siècle  les  emphatiques  com- 
plimens  qu'échangent  les  Cyrus  et  les  Oroondates  : 

Deux  nobles  campagnards,  grands  lecteurs  de  romans, 
M'ont  conté  tout  Cyrus  dans  leurs  longs  complimens. 

L'ouvrage  deLylie,  qui  fut  publié  en  1580,  est  divisé  en 
deux  parties,  dont  la  première  a  pour  titre  Ecphces  ,  et  la  se- 
conde EcPHL'ES    ET    SUN  AsGLETERRE. 

Euphues  ,  gentilhomme  athénien  ,  distingué  par  l'élégance 
de  sa  personne  et  la  vivacité  de  son  esprit,  par  son  caractère 
amoureux  et  son  humeur  volage  ,  arrive  à  la  cour  de  Naples, 
u  qui  était  plutôt,  dit  Lylie, le  tabernacle  de  Vénus  quele  temple 
de  Vesta  ,  plus  digne  d'un  athée  que  d'un  Athénien.  »  Euphues 
s'y  lie  d'amitié  avec  Philautus,  gentilhomme  napolitain,  qui 
le  mène  souper  chez  sa  maîtresse  Lucilla ,  ou  la  gente  dame, 
comme  elle  est  appelée  dans  le  cours  du  roman.  Elle  reçoit 
Euphues  si  froidement  qu'il  demande  si  c'est  l'usage  en  Ita- 
lie de  recevoir  étrangement  les  étrangers?  Malgré  cette  ré- 
ception défavorable,  Euphues  s'amourache  de  Lucilla,  et 
après  souper,  en  véritable  Athénien  qui  a  lu  le  Baisquet  de 
Platon,  sans  doute,  il  prie  la  dame  de  lui  permettre  de  pronon- 
cer un  discours  sur  cette  question  :  «L'amour  est-ilcausé  plutôt 
par  les  perfections  de  l'esprit  que  par  la  beauté  du  corps?» 
Chacun  ses  armes,  Lucilla  ses  beaux  yeux,  Euphues  son  élo- 
quence. Aussi  Euphues  parle  si  bien  sur  ce  sujet  délicat , 
que  «  Lucilla  devient  infidèle  à  Philautus.  »  C'est  peu  de 
chose  que  l'action  d'un  roman  dont  le  héros  commence  ainsi 
par  pruuver  qu'il  a  la  langue  bien  pendue;  mais  en  revanche, 
nous  avons  maintes  dissertations  et  maintes  conversations  en- 
tre Euphues  et  sa  maîtresse,  sur  divers  sujets,  et  entre  autres  sur 
la  constance  en  amour  qu'Euphues  entreprend  de  démontrer 
à  Lucilla  ,  en  lui  rappelant  que  «  quoique  la  rouille  creuse 
o  l'aciérie  plus  dur,  elle  ne  saurait  ronger  Témeraude;  que 
•  quoique  le  caméléon  change  de  couleur  à  l'air ,  la  salaman- 
»  die  garde  la  sienne  dans   le  feu.  »  A  tout  cela  ,  que  répond 


2-48  REVUE    DE    PARIS. 

Lucilla  ? — rien;  mais  en  vraie  femme  qui  n'aime  pas  à  être 
battue  dans  la  discussion,  elle  oppose  le  fait  à  la  parole,  et 
traite  Euphues  comme  elle  a  traité  Philautus  ,  en  le  quittant 
pour  revenir  à  celui-ci.  Ces  malheureux  amans  s'étant  rappro- 
chés ,  Euphues  écrit  <t  sa  lettre  rafraîchissante  à  Philautus  et  à 
tous  les  tendres  amans.  »  La  lettre  écrite,  il  retourne  à  Athè- 
nes ,  d'où  il  envoie  diverses  épîtres  à  ses  amis  de  Naples,  et  un 
système  complet  d'éducationdesa  façon  qu'il  intitule  modeste- 
ment Euphues  et  son  Ephoebe. 

Au  commencement  de  la  seconde  partie  du  chef-d'œuvre  de 
Lylie  ,  Euphues,  ayant  rejoint  Philautus  ,  part  avec  lui  pour 
faire  un  voyage  en  Angleterre,  où  ils  arrivent  après  avoir  ren- 
contré épisodiquement  un  ermite  qui  leur  fait  un  conte,  et  y 
ajoute  d'excellens  avis. 

En  Angleterre  ,  Lylie  nous  donne  quelques  détails  curieux 
sur  les  mœurs  et  le  gouvernement  du  royaume  sous  Elisabeth. 
Walter  Scott  n'a  pas  lu  inutilement  cette  partie  du  livre.  A 
Londres  ,  Philautus  devient  amoureux  d'une  dame  nommée 
Camille,  et  n'étant  pas,  à  ce  qu'il  paraît ,  aussi  sûr  de  son  élo- 
quence que  son  ami,  il  va  consulter  un  magicien  pour  savoir 
comment  il  doit  faire  pour  réussir.  C'est  donc  le  magicien  qui 
subit  le  premier  flux  de  sa  faconde;  car  Philautus,  devenu 
fort  discoureur  à  l'école  d'Euphues  ,  débite  au  savant  homme 
tous  les  fameux  exemples  d'amour  exalté  qu'on  trouve  dans 
l'histoire  ancienne  et  la  mythologie.  Le  magicien  lui  riposte 
avec  l'érudition  de  son  métier  ,  c'est-à-dire  avec  tout  ce  qu'il 
sait  des  philtres  et  des  potions  amoureuses  ,  mais  on  ne  s'at- 
tend pas  peut-être  à  sa  conclusion  jnodeste  :  «  Hélas!  mon 
fils  ,  quoiqu'il  y  ait  eu  maintes  personnes  assez  perverties  pour 
chercher  de  pareils  moyens  d'inspirer  l'amour  ,  il  n'y  en  eut 
jamais  d'assez  malheureuses  pour  les  trouver.  »  Jugez  du  dés- 
appointement de  notre  gentilhomme  napolitain  !  Que  fait-il 
alors?  Il  écrit  une  lettre:  Camille  reste  insensible;  Philautus 
en  écrit  une  seconde  ;  mais  dans  celle-ci  ,  en  vrai  héros  de  ro- 
man de  1833,  il  menace  de  se  tuer ,  et  signe  :  A  toi  toujours  , 
quoique  bientôt  jamais. 

L'auteur  nous  laisse  intrigués  par  ce  galimathias  pour  nous 
entretenir  d'Euphues,  qui  est  rappelé  soudain  à  Athènes,  d'où 
il  envoie  ,  à  l'usage  des  dames  de  Naples,  ce  qu'il  appelle  le 


LIA  UE     DE    PARIS.  249 

Miroir  d'Ecphles  folk  l'Europe.  C'est  une  flatteuse  des- 
cription de  l'Angleterre,  qu'il  regarde  comme  le  miroir  où  les 
autres  peuples  doivent  se  tourner  pour  s'habiller.  Euphues  ne 
ménage  pas  son  éloquence  pour  louer  la  cour  d'Elisabeth, 
la  beauté  ,  les  talens  et  surtout  la  chasteté  de  la  reine  ,  ainsi 
que  les  vertus  des  dames  anglaises  ,  «  ne  ressemblant  pas  aux 
dames  italiennes  ,  qui  boivent  du  vin  avant  de  se  lever,  pour 
se  donner  des  couleurs,  ji  Quelques  voyageurs  modernes  ont 
fait  payer  cher  ce  compliment  aux  belles  compatriotes  de  l'au- 
teur, en  les  accusant  de  sortir  de  table  avant  les  hommes  , 
non  pour  aller  préparer  le  thé,  mais  pour  s'humecter  de  quel- 
ques petits  verres  d'eau-de-vie  en  petit  comité.  Nous  appre- 
nons enfin  par  une  lettre  que  Philautus  a  oublié  et  Lucilla  et 
Camille  pour  une  troisième  maîtresse,  Mme  Flavie  ,  qui  con- 
sent à  se  laisser  épouser,  ic  Alors  ,  dit  Lylie  pour  conclure , 
î>  Euphues  se  livra  à  l'amour  de  la  solitude,  résolu  d'aller  vi- 
»  vre  dans  quelque  lieu  désert  et  sauvage.  En  conséquence,  il 
■»  prit  congé  de  ses  amis  ,  leur  recommandant  que  si  quelques 
)>  nouvelles  ou  lettres  leur  parvenaient  à  son  adresse  ,  ils  n'a- 
»  vaient  qu'à  les  lui  faire  tenir  au  mont  de  Selexsedra  et  je 
)>  l'y  laisse  muser  ou  invoquer  les  muses.  » 

L'antithèse  dans  les  mots  et  les  idées ,  l'affectation  absurde 
d'une  intarissable  érudition  historique  et  mythologique,  enfin 
une  surabondance  de  comparaisons  et  de  métaphores  ,  voilà  ce 
qui  caractérise  ce  bizarre  roman ,  qui  est  à  la  prose  des  écri- 
vains anglais  de  cette  époque  ce  que  la  prose  de  La  Calprenede 
et  de  Mlle  de  Scudéry  est  à  celle  de  Pascal.  Lettres,  conver- 
sations ,  discours  ,  tout  est  dans  le  même  style.  Après  avoir 
vanté  les  agrémens  personnels  d'Euphues ,  Lylie  s'écrie  en 
moraliste  :  «Les  plus  fraîches  couleurs  se  fanent  le  plus  vite. 
—  Le  rasoir  le  mieux  aiguisé  s'émousse  le  premier.  —  Le  drap 
le  plus  fin  ne  tarde  pas  à  être  piqué  des  teignes,  et  la  dentelle 
est  plus  tôt  tâchée  que  la  grosse  toile.»  Nous  avons  vu  des 
auteurs  de  nos  jours  qui ,  dans  une  même  phrase  ,  ont  comparé 
Varif  ce  grand  mot,  à  une  racine  ,  à  un  instrument  de  musi- 
que et  à  une  brosse  à  friction.  Eh  bien  !  Lylie  comparait ,  lui , 
l'amitié  au  vers  luisant,  à  l'encens  et  à  la  rose  de  Damas.  En 
vingt-cinq  lignes  d'une  lettre ,  Philautus  compare  aussi  son 
heureux  rival  au  musc,  au  cèdre,   à  une  hirondelle,  à  une 


250  REVUE    DE    PARIS. 

abeille,  aune  araignée.  Lucilla ,  la  gente  dame  napolitaine, 
après  avoir  dit  à  ses  adorateurs  qu'il  y  a  plus  de  dangers  en 
amour  que  de  lièvres  sur  le  mont  Athos  ,  récite  les  noms  de 
toutes  les  femmes  de  l'antiquité  trompées  par  des  étrangers  ; 
telles  que  Didon  ,  Ariadne ,  etc.  «  Il  est  commun  et  déplorable, 
continue-t-elle,  de  voir  la  simplicité  tomber  aux  pièges  de  la 
finesse ,  et  ceux  qui  ont  le  plus  de  puissance  s'aider  de  plus  de 
malice.  L'araignée  tisse  sa  toile  invisible  pour  prendre  les  mou- 
ches ;  —  le  loup  se  donne  l'air  bénin  pour  dévorer  l'agneau  ; 

—  le  faucon  fond  sur  la  perdrix J'ai  ouï  dire  que  le  taureau 

attaché  à  un  figuier  perd  sa  force,  —  que  toute  une  troupe  de 
daims  reste  ébahie  si  elle  sent  une  pomme  ,  et  que  le  dauphin 
est  attiré  au  rivage  par  les  sons  de  la  musique.  Donc,  si  le 
daim  sauvage  est  pris  avec  une  pomme,  le  papillon  timide, 
avec  une  fleur  et  le  léger  dauphin  avec  une  note  harmonieuse, 
faut-il  s'étonner  que  les  femmes  se  laissent  séduire  à  la  mé- 
lodie du  langage  des  hommes?  » 

L'auteur,  comme  ses  personnages ,  n'a  d'autre  soin  que 
d'arrondir  ses  périodes  ou  d'aiguiser  ses  phrases  de  jeux  de 
mots.  Ce  sont  des  contrastes  perpétuels  d'expressions  ,  de  mo- 
notones accumulations  d'images ,  des  cascatelles  de  syllabes 
ou  de  molles  périodes.  En  France  et  en  Angleterre  ,  les  poè- 
tes satiriques  nous  révèlent  que  maint  esprit  ingénieux  a  plus 
d'une  fois  tenté  de  ressusciter,  mais  en  vain ,  cette  singulière 
littérature.  Nous  ferons  connaître  les  imitateurs  contemporains 
de  Lylie. 

Hjstory  of  Fiction. 


D'CJi    COMMESCEMENT   DE    RÉACTION 


CONTRE  LA  LITTÉRATURE  FACILE, 


A    L  OCCASION    PE    LA 


BIBLIOTHÈQUE   LATINE-FRANÇAISE 


DB    M.     PANKOUCK.E. 


§11. 


Ce  qui  m'a  fait  rattacher  à  une  affaire  de  classe  une  décla- 
ration de  foi  contre  la  littérature  facile  ,  à  une  traduction  des 
grands  écrivains  de  Rome  une  attaque  contre  les  grands  écri- 
vains de  la  France  de  1833,  c'est,  d'une  part, que  j'avais  à  signaler 
dans  les  collèges  une  petite  réaction  de  même  nature  que  celle 
qui  s'accomplit  dans  le  public  5  c'est ,  d'autre  part ,  que  j'ai 
cru  qu'il  n'y  avait  pas  de  meilleure  lecture  à  conseiller,  pprès 
celle  des  grands  écrivains  de  la  France  de  1833  ,  que  celle  des 
grands  écrivains  de  l'ancienne  Rome.  Si  cette  liaison  paraît 
un  peu  forcée,  c'est  tant  pis  pour  moi. 

Parlons  d'abord  de  la  petite  réaction  universitaire. 

Il  y  a  eu  celle  des  élèves  ;  il  y  a  eu  celle  des  professeurs. 

Pour  les  élèves  ,  les  choses  avaient  été  fort  loin  ,  en  fait  de 
prosélytisme  littéraire.  Entre  autres  petits  résultats  de  la  révo- 


252  REVUE    DE    PARIS. 

lution  de  juillet ,  une  espèce  d'insurrection  avait  éclaté  ,  dans 
les  collèges,  contre  le  despotisme  des  auteurs  classiques.  De- 
puis que  certains  chefs  de  l'école  facile  avaient  eu  l'heureuse 
idée  de  mêler  à  la  question  littéraire  une  question  de  liberté  , 
et  de  présenter  l'ancienne  foi  classique  de  la  France  comme 
un  reste  de  la  société  féodale  détruite  en    1789   et   en  1830  , 
comme  une  petite  tyrannie  qui  s'était  conservée  seule  d;uis 
l'abatis  de  toutes  les  autres  tyrannies  ,  les  écoliers  avaient  cru 
s'associer  à  une  tâche  libérale,  et  faire  tout|à  la  fois  une  œuvre 
politique  et  littéraire  ,  en  se  déclarant  les  champions  de  la  lit- 
térature facile.  D'ailleurs,  les  attaques,  au  moins  irréfléchies, 
de  je  ne  sais  quel  parti  semi-industriel,  semi-littéraire,  contre 
la  longueur  du  temps  consacré  aux  études  grecques  et  lati- 
nes 5  le  décri  lancé  contre  les  anciennes  méthodes  d'enseigne- 
ment 5  l'accumulation   de  cinq  à  six  langues  et  de  cinq  à  six 
sciences,  apprises  simultanément,  recommandée  et  prêchée 
par  de  grands  philosophes   qui  croient  que  le    cerveau  de 
l'homme  augmente  d'étendue,   et  ses  facultés  de  nombre  ,  en 
raison  directe  des  acquisitions  intellectuelles  de  l'humanité  ; 
toutes  ces  choses,  bonnes  tout  au  plus  comme  renseignemens, 
mais  non  comme  enseignement ,  n'avaient  servi  qu'à  faire  en- 
trer dans  les  collèges  l'excellente  philosophie  de  nos  drames  , 
et  la  morale  non  moins  respectable  de  nos  romans.  Le  temps 
consacré  par  le  règlement  aux  mathématiques  ,  à  la  physique, 
à  la  chimie,  à  l'anglais  ,  à  l'allemand  ,  à  l'italien  ,  était  donné 
à  la  lecture  des  chefs-d'œuvre  de  la  littérature  facile ,  et  d'au- 
tant plus  libéralement  que  le  règlement  lui  avait  assigné  un 
emploi  tout  contraire. 

Et  l'enthousiasme  était  monté  si  haut,  qu'un  professeur  ne 
pouvait  plus  guère  tenir  sa  classe  qu'à  la  condition  de  donner 
son  avis,  et  un  avis  au  moins  obligeant,  sur  les  plus  réputés  de 
ces  chefs-d'œuvre.  Il  fallait,  sous  peine  d'abdication  ,  que  des 
hommes  nourris  d'Homère  et  de  Virgile  se  fissent  les  commen- 
tateurs et  les  sooliastes  bénévoles  du  style  de  la  Tour  de  Neslr, 
de  la  morale  à'Antony,  de  l'intelligence  dramatique  du  Roi 
s'amuse.  Les  plus  doux  cédaient  au  torrent,  et  j'en  sais  qui 
poussèrent  la  tolérance  jusqu'à  donner  à  leurs  élèves,  pour 
matière  de  vers  latins  ,  les  monologues  de  Triboulet.  On  ne 
pouvait ,  disaient-ils,  sauver  l'institution  du  vers  latin  qu'en 


BEVUE  DE   PARIS.  2o3 

forçant  la  langue  de  Virgile  et  d'Horace  à  prêter  ses  centons  aux 
vers  français  du  Roi  s^amuse.  D'autres  ne  voulant  pas  nier  les 
maîtres ,  car  c'eût  été  nier  leurs  études ,  et  se  déclarer  eux- 
mêmes  idiots  disciples  ,  ou  ,  tout  au  moins  .  bouches  inutiles, 
mais  n'osant  pas  non  plus  les  imposer  à  l'indifférence  bruvante 
de  leur  classe,  essayaient  de  transiger,  et  s'engageaient  à  com- 
poser leurs  leçons,  moitié  de  la  poésie  dePiaciue,  moitié  de 
la  poésie  de  1833.  Quelques-uns  ,  plus  intraitables  dans  leurs 
croyances,  ou  manquant  de  cette  habileté  difficile  qui  consiste 
à  se  mettre  à  la  tête  d'une  innovation  qu'on  ne  peut  empêcher, 
et  à  paraître  l'adopter  pour  la  mieux  gouverner,  s'attaquèrent 
de  frontaux  petites  sympathies  de  leurs  élèves,  et  y  perdi- 
rent ,  celui-ci  son  temps,  celui-là  son  crédit,  un  autre  sa 
santé.  On  m'a  parlé  de  démissions  données  par  suite  de  guerre 
ouverte  entre  des  professeurs  classiques  et  des  élèves  gagnés 
aux  beautés  de  la  littérature  facile. 

J'ai   dit  que  le   vers  latin  ne  se  pouvait  plus  faire  admirer 
dans  certains  collèges  que  sous  le  costume  arlequiné  de  Tri- 
boulet,   et  son  grelot  à  la  main.  Ailleurs,  il  était  tout-à-fait 
proscrit.  Cet  excellent  exercice  de  classe,  que  je  prends  très- 
volontiers  le  ridicule  de  défendre  ,  le  plus  favorable  peut-être 
à  des  imaginations  de   quinze  ans,  parce  qu'en  même  temps 
qu'il  les  développe ,  il  les  règle  ,  et  parce  qu'en   leur  laissant 
l'espace  libre  pour  la  pensée,  ou  ce  qui  s'appelle  pensée  à 
quinze  ans,  il  les  retient  et  les  limite  par  la  loi  du  mètre;  le 
vers  latin,  où  Pétrarque  et  Dante  prirent  le  nombre  et  l'éner- 
gie du  vers  italien  ,  était  abandonné  au  petit  nombre  qui  vise 
aux  prix  du  concours  ,  machines  à  prix ,  comme  les  appellent 
avec  dédain  les  mauvais  écoliers,  devenus  dès  le  début  excel- 
lens  écrivains  dans  la  littérature  facile.  Quant  au  discours 
français,  on  le  voulait  bien  conserver,  mais  à  une  condition  , 
c'est  qu'il  admît  des  interlocuteurs,  des  dialogues  ,  un  peu  de 
mise  en  scène ,  beaucoup  de  couleur  locale ,  les  écoliers  et  les 
jeunes  moyen  âge  ,  à  barbe  pointue  ,  étant  les  juges-nés  de  la 
couleur  locale.  On  consentait  volontiers  à  faire  du  Walter 
Scott,  à  décrire  le  lieu  de  la  scène  ,  le  costume  des  person- 
nages ,  à  donner  leur  signalement ,  à  faire  apparaître  des  gens 
inattendus,  qui  viennent  on  ne  sait  d'où,  dire  aux*  person- 
nages du  drame  qu'ils   ne   savent   ni   ce  qu'ils  disent  ni  Grt 
9  m 


25-4  REVUE    DE    PARIS. 

qu'ils  font ,  comme  cela  se  voit  fréquemment  à  la  Porte-Saint- 
Martin  ;  mais  pour  du  discours  de  simple  raisonnement ,  où 
l'on  fait  parler  des  caractères  connus  dans  des  situations  natu- 
relles ,  c'était  de  la  besogne  servile,  besogne  de  la  restaura- 
tion et  de  l'empire  ,  écrasée  irrévocablement  sous  les  pavés 
de  juillet. 

Les  choses  en  étaient  venues  à  un  tel  point,  et  l'université 
allait  lancer  dans  le  monde  un  si  grand  nombre  de  metteurs  en 
scène  et  de  broyeurs  de  couleur  locale  ,  qu'il  a  bien  fallu 
prendre  des  mesures  de  discipline  pour  préserver  le  pays  d'une 
conscription  annuelle  de  quelques  centaines  de  grands  écri- 
vains. Pour  parler  plus  sérieusement,  on  s'est  aperçu  que 
l'affaiblissement  des  études  entraînait  uu  affaiblissement  pro- 
portionné dans  les  intelligences,'  que  cet  éclectisme  poly- 
glotte qui  reconnaît  d'admirables  modèles  sous  tous  les  degrés 
de  latitude,  et  jusque  sous  les  deux  pôles  ;  que  cet  esprit  de 
libéralisme  littéraire  qui  laissait  pénétrer  dans  les  collèges  la 
littérature  contemporaine ,  et  réclamait  pour  les  poètes  drama- 
tiques de  18331a  libre  concurrence  avec  les  poètes  dramati- 
ques des  dix>septième  et  dix-huitième  siècles,  dans  l'admiration 
et  l'éducation  des  jeunes  gens;  que  cette  suppression  presque 
complète  du  vers  latin  et  cette  modification  notable  du  discours 
français,  converti  en  une  sorte  d'apprentissage  du  métier  de 
dramaturge  ;  que  toutes  ces  belles  libertés ,  en  un  mot ,  perver- 
tissaient de  jeunes  esprits  bien  doués  ,  et  faits  pour  les  choses 
difficiles  ;  qu'une  telle  diversité  énervait  les  intelligences,  au 
lieu  de  les  étendre  ;  que  l'éducation  des  esprits  comme  celle 
des  âmes  devait  être  quelque  peu  exclusive  pour  être  forte  ;  et 
que  ,  comme  on  ne  formait  pas  déjeunes  âmes  en  mêlant  aux 
leçons  de  morale  qu'on  leur  donne  des  analyses  pittoresques 
de  tout  ce  qui  est  le  contraire  de  la  morale,  de  même  on  ne  for- 
mait pas  de  jeunes  esprits  en  leur  jetant  pêle-mêle  avec  des 
œuvres  de  goût  et  de  raison  éternelle  des  œuvres  au  moins  dou- 
teuses ,  qu'on  ne  peut  connaître  impunément  que  quand  on  est 
nourri  et  saturé  des  premières;  que  l'enseignement  n'était  pas 
institué  dans  le  but  de  dégager,  de  faire  éclore,  par  toutes  les 
voies  d'émancipation  et  d'incubation  intellectuelles,  les  rares 
génies  qui  peuvent  être  cachés  dans  quelque  coin  de  la  classe, 
sous  la  figure  maigre  et  indécise  d'un  adolescent ,  mais  bien 


REVUE    DE    PARIS.  255 

pour  ouvrir  et  activer  l'immense  majorité  des  natures  ordi- 
naires qui  couvrent  les  bancs  des  collèges,  et  pourvoir  les 
moins  bien  doués  d'un  instrument  de  défense  qu'il  est  toujours 
bon  d'avoir  parmi  les  hommes  ,  j'entends  le  bon  sens  :  on  est 
donc  venu  au  secours  des  études  abandonnées,  on  a  renforcé 
l'enseignement  du  grec  et  du  latin  ,  réforme  importante  dont  il 
faut  savoir  gré  à  M.  Guizot ,  lequel  peut  bien  être  diverse- 
ment jugé  comme  ministre  politique  ,  mais  doit  être  ,  pour  ce 
service  et  pour  d'autres ,  félicité  et  soutenu  comme  chef  de 
l'université. 

Au  reste,  en  même  temps  que  ces  mesures  étaient  prises  , 
la  réaction  commençait  tout  doucement  parmi  les  élèves.  Ce 
qui  fait  que  la  littérature  facile  ne  peut  pas  tenir  long-temps  , 
même  dans  l'opinion  des  écoliers,  c'est  précisément  sa  qualité 
de  littérature  facile.  Le  premier  livre  qu'on  lit  fait  illusion  , 
surtout  au  collège,  d'abord  parce  que  c'est  du  fruit  défendu  , 
ensuite  parce  que  ce  style  sauteur,  impertinent,  ce  libertinage 
de  sujets  et  de  langage  ,  ces  femmes  faciles  épiant  au  passage 
le  premier  jeune  homme  souffrant  et  mécontent  qui  sort  du 
collège  ,  et  lui  offrant  pour  le  consoler  leur  cœur  ,  et  des  bou- 
cles de  blonds  cheveux,  et  l'honneur  de  leurs  maris  ;  toutes 
ces  justifications  brûlantes  de  ce  qui  est  crime  ou  délit ,  même 
en  police  correctionnelle;  tous  ces  plaidoyers  contre  le  pré- 
cepte :  Fais  ce  que  dois!  remplacé  par  celui-ci  :  Fais  ce  que 
veux  !  sont  de  piquantes  distractions  à  l'art  décent  des  Grecs 
et  des  Latins  ,  à  leur  philosophie  si  calme  et  si  peu  remuante  , 
à  leur  langue  si  châtiée.  Mais  au  second  ,  cette  illusion  est 
déjà  moins  forte  ;  au  troisième  ,  on  s'aperçoit  que  tous  ces 
livres  se  ressemblent,  que  toutes  ces  femmes,  c'est  la  même 
femme  ;  que  tous  ces  styles,  c'est  le  même  style  5  que  toutes 
ces  individualités  si  rogues  et  si  préfacières  sont  des  banalités  ; 
qu'une  telle  langue  est  au  fond  de  tous  les  écritoires ,  et  une 
telle  littérature  chez  tous  les  marchands  de  papier  ;  que  pour 
atteindre  à  certaines  réputations  il  faut  seulement  savoir  faire 
certains  sacrifices  ;  qu'il  n'est  que  d'oser  pour  faire  ,  et  d'oser 
encore  pour  réussir  ;  que  pour  arriver  à  noyer  cinq  à  six  beau- 
tés équivoques  de  style  ou  de  pensée  dans  un  volume  de  sottises 
ou  dans  cinq  actes  de  drame  ridicule,  la  vraie  difficulté  est 
bien  plutôt  de  faire  la  partie  de  sottises  du  roman ,  et  les  quatre 


258  REVUE  DE  PARIS. 

actes  et  demi  de  drame  ridicule,  que  de  trouver  les  quelques 
beautés  qui  y  sont  perdues,  —  par  la  raison  que  pour  les  unes 
il  ne  faut  qu'un  talent  ordinaire,  et  que  pour  les  autres  il  faut 
une  audace  qui  le  soit  peu.  Le  quatrième  qu'on  lit  vous  donne 
des  haut-le-cœur,  et  on  jette  là  l'auteur  et  le  livre.  Il  est  dé- 
fendu de  durer  à  une  littérature  qui  peut  se  passer  de  travail. 
Otez  à  la  poésie  le  mystère  de  l'inspiration  ,  au  roman  l'étude 
délicate  et  longue  des  passions  domestiques  ,  au  drame  la  gloire 
laborieuse  d'avoir  combiné  ses  créations  et  ses  moyens  d'effet 
avec  les  convenances  éternelles  de  l'art ,  à  toutes  les  littéra- 
tures enfin  le  mérite  de  la  difficulté  vaincue  ,  et  l'écrivain  n'est 
plus  qu'un  industriel  dont  la  marchandise,  courue  un  moment, 
n'aura  bientôt  plus  d'acheteurs  ,  comme  toute  marchandise  qui 
n'est  pas  de  première  nécessité.  Or,  c'est  ce  que  comprennent 
bien  vite  même  les  écoliers  ,  pour  peu  qu'un  professeur  habile 
les  mette  sur  la  voie.  Nous  avons  tous  ,  écoliers  ou  hommes, 
cette  justice  et  bonne  foi  avec  nous-mêmes,  que  nous  n'esti- 
mons, en  fait  d'ouvrages  littéraires  que  ceux  dont  nous  nous 
sentons  incapables.  La  gloire,  c'est  cet  aveu  de  la  masse  sur 
quelques  esprits  privilégiés.  Mais  nous  faisons  peu  de  cas  d'un 
écrivain  qui  n'a  sur  nous  que  l'avantage  de  plus  oser  que  nous, 
et  la  vogue ,  c'est  précisément  la  réputation  que  fait  la  masse 
à  cette  sorte  de  courage.  C'est  un  petit  et  triste  génie  que 
celui  dont  chacun  dit,  non  point  :  «l'a  qui  le  peut!»  mais  «le 
peut  qui  l'ose  !  )>  Reste,  j'en  conviens,  une  certaine  supériorité 
de  courage  du  côté  de  celui  qui  ose  ;  mais  moyennant  un  peu 
d'argent,  le  public  se  tient  quitte  avec  cette  façon  de  génie  ; 
et ,  au  bout  de  quelques  années ,  le  niveau  de  la  médiocrité 
universelle  pèse  également  sur  celui  qui  a  osé  comme  sur  celui 
qui  n'a  pas  osé.  Je  suis  injuste;  leurs  destinées  sont  différentes; 
l'un  est  enterré  dans  le  cimetière  ,  l'autre  dans  la  Biographie 
■universelle. 

Pour  les  professeurs ,  il  n'y  a  pas  eu  réaction  ,  parce  qu'il  n'y 
avait  pas  eu  entraînement  dons  les  sens  contraire.  Sur  le  fond 
des  choses  ,  il  ont  été ,  dès  l'origine  ,  du  même  avis  que  tous  les 
gens  d'un  goût  éclairé  et  large;  favorables  à  toutes  les  expérien- 
ces tentées  avec  conscience  et  talent ,  très-désireux  de  voir  ces 
essais  tant  promis  de  rajeunissement  de  la  langue  du  dix-neu- 
vième siècle  parla  vieille  langue  du  seizième;  puis,  inquiétés 


REVUE     DE    PARIS. 


2o7 


bientôt  dans  leurs  espérances,  et  déjà  désenchantés  par  ces 
prédications  de  système  ,  injurieuses  aux  gloires  passées,  qui 
accompagnaient  les  essais  contemporains  ;  puis  ,  comme  il  s'y 
mêla  vers  la  fin  ,  à  tort  ou  à  raison  ,  je  ne  sais  quels  bruits  fâ- 
cheux d'argent,  de  caisse,  de  travaux  difficiles  et  glorieux 
quittés  pour  des  besognes  lucratives  ,  voyant  la  poésie  ouvrir 
boutique  et  spéculer  sur  sa  bizarrerie,  ils  se  dégoûtèrent  de  cet 
industrialisme  littéraire  ,  tristes  et  aigris  comme  ou  doit  l'être 
quand  on  se  croit  dupes.  C'est  là  l'histoire  de  tout  le  monde. 
Seulement  il  a  fallu  pendant  quelque  temps  que  les  professeurs 
s'abtinssent  d'attaquer  ;  car  la  jeunesse  des  écoles  et  des  col- 
lèges ayant  été  investie  exclusivement  par  les  génies  contem- 
porains du  droit  déjuger  leurs  ouvrages  ,  les  professeurs  se  de- 
vaient de  garder  leur  chaire  du  scandale  de  contradictions 
trop  inégales  entre  des  hommes  faits  et  des  enfans  5  car  ces  ju- 
ges institués  de  par  le  poète  et  le  romancier  avaient  toute  la 
ferveur  de  magistrats  qui  veulent  de  l'avancement.  Ainsi  que 
je  l'ai  dit ,  les  professeurs  ont  laissé  faire  5  quelques-uns  ont 
transigé;  d'autres  ont  résisté  ,  risquant  leur  dignité  pour  leurs 
principes  ;  les  plus  sages ,  et  c'était  la  majorité  ,  comptant  sur 
l'effet  du  temps,  sur  les  changemensde  la  mode,  sur  les  retours 
des  esprits  les  plus  prévenus  ,  ont  attendu  que  l'ardeur  de  leur 
jeune  auditoire  se  fût  calmée  pour  examiner  paisiblement  les 
causes  de  la  décadence  des  idoles,  et  faire  profiter  les  vrais 
dieux  de  la  première  vivacité  du  désenchantement.  La  vérité 
est  que  les  études  grecques  et  latines  sont  en  ce  moment  flo- 
rissantes. En  même  temps,  et  dans  Toutes  les  chaires  où  l'en- 
seignement peut,  sans  dommage  pour  sa  gravité  ,  mêler  le  pré- 
sent au  passé  ,  la  littérature  exploitée  de  1833  est  ruinée  dans 
l'esprit  de  la  jeunesse  française  ,  soit  par  des  analyses  directes 
où  tout  périt ,  forme  et  fond,  soit  par  des  omissions  dédai- 
gneuses ,  soit  par  le  silence.  —  J'ai  donc  bien  choisi  mon  temps 
pour  recommander  des  traductions  et  des  traducteurs.  Une 
réaction  appelle  des  réhabilitations  ;  je  vais  commencer  par 
réhabiliter  le  latin. 

Et  voilà  comment  la  Bibliothèque  latine- française  de  M.  Pan- 
koucke  a  pu  être  l'occasion  d'une  déclaration  de  principes  con- 
tre la  littérature  facile. 

De  tous  les  genres  de  littérature  sérieuse   et  difficile  ,  la  Irq- 

9  32. 


^58  REVUE     DE    PARIS. 

duction  est  peut-être  le  seul  qui  ne  se  soit  pas  renouvelé  dans  ce 
siècle-ci ,  et  qui  ait  échappé  à  l'espèce  de  réforme ,  bonne  ou 
mauvaise  ,  qui  a  modifié  plus  ou  moins  gravement  tous  les  au- 
tres. La  traduction  est  restée  en  dehors  du  mouvement  litté- 
raire 5  les  traducteurs  ont  renoncé  volontairement  au  titre  et 
au  renom  d'écrivain.  On  fait  de  la  traduction  pour  son  compte  , 
pour  savoir  mieux  l'auteur  de  son  choix.  Si  quelques-uns  con- 
sentent à  tirer  ces  travaux  modestes  des  ombres  du  cabinet , 
et  à  leur  laisser  voir  le  grand  jour,  c'est  parce  qu'ils  ne  crai- 
gnent rien  pour  leur  repos  et  leur  modestie  d'une  publicité 
toute  spéciale,  qui  n'a  point  le  relief,  mais  qui  n'a  pas  non 
plus  le  tracas  de  la  véritable  publicité  littéraire.  Tel  est  l'état 
des  choses  ,  à  très-peu  d'exceptions  près  ,  en  ce  qui  regarde  la 
traduction  et  les  traducteurs  de  cette  époque. 

Cette  sorte  d'abdication  ou  d'abnégation  du  genre  et  de  ceux 
qui  s'y  exercent  encore  dans  le  silence  peut  tenir  à  deux  cau- 
ses principalement  : 

Premièrement ,  l'infériorité  littéraire  attachée,  à  tort  ou  à 
raison  ,  à  ce  genre  d'ouvrage  j 

Deuxièmement ,  l'état  stationnaire  des  formes  de  style  plus 
spécialement  adaptées  à  la  traduction.  On  sent  d'avance  que 
cette  seconde  cause  est  presque  un  effet  de  la  première.  Je  vais 
entrer  dans  l'une  et  l'autre  avec  quelque  détail. 

Sur  le  fait  d'infériorité  littéraire,  il  ne  peut  y  avoir  qu'un 
avis.  Mais  pourquoi  cette  infériorité  ?  C'est  que  la  traduction 
a  cessé  d'être  un  travail  difficile  :  on  le  croit  du  moins  ,  et  cela 
suffit.  C'est ,  en  outre ,  qu'elle  n'a  plus  sa  part  dans  l'action 
générale  que  toutes  les  branches  de  la  littérature  exercent  si- 
multanément sur  l'époque  contemporaine. 

La  traduction  a  cessé  d'être  difficile,  parce  qu'elle  se  fait 
avec  des  traductions.  C'était  une  rude  tâche  quand  il  fallait  à 
la  fois  débrouiller  le  sens  de  l'auteur  et  le  commenter  pour  le 
traduire.  On  conçoit  qu'une  telle  besogne  ait  dû  rapporter 
dans  un  temps  de  la  gloire  ou  au  moins  de  l'importance.  Re- 
tranchez d'une  traduction  la  difficulté  d'entendre,  vous  enôte- 
rez  la  seule  originalité  qu'il  y  ait.  Le  premier  qui  a  deviné  la 
pensée  de  l'écrivain  a  été  inventeur  :  il  a  eu  un  mérite  de  créa- 
tion. Il  a  fait  une  découverte  dans  le  domaine  des  esprits  ;  et 
pourquoi  ne  lui  en  saurait-on  pas  le  même  gré  qu'au  savant 


REVUE    DE    PARIS.  259 

d'une  découverte  dans  le  monde  des  corps?  Par  un  triple  effort, 
il  a  pénétré  dans  une  langue  qui  n'était  pas  la  sienne,  il  a 
aperçu  une  vérité  dont  il  était  séparé  par  des  siècles  ,  et  il  Ta 
transportée  dans  la  langue  de  son  pays  et  de  son  temps.  Ce 
n'est  pas  là  une  œuvre  de  premier  venu  ;  il  faut  une  intelli- 
gence choisie  pour  y  atteindre  :  aussi  les  premiers  traducteurs 
furent  de  grands  esprits,  très-propres  aux  grandes  affaires. 
Une  traduction  mettait  un  homme  dans  le  gouvernement  5 
une  traduction  menait  aux  grandes  dignités  ecclésiastiques,  on 
concluait  naturellement  qu'un  homme  assez  pénétrant  pour 
deviner  dans  les  anciens  historiens  les  intérêts  de  la  politique 
et  les  mobiles  des  actions  particulières  devait  être  très-en- 
tendu aux  choses  du  gouvernement,  tant  spirituel  que  tempo. 
rel.  Plus  tard  ,  le  moins  qu'une  bonne  traduction  rapporta  ,  ce 
fut  un  fauteuil  à  l'Académie. 

Aujourd'hui   ce  n'est   plus    de  même.  On  peut  traduire  , 
comme  je  l'ai  dit ,  d'après  des  traductions  déjà  faites;  et  puis 
les  commentaires  sont  innombrables.  L'Allemagne  a  versé  sur 
le  monde  savant  des  volumes  de  scolies  où  sont  entassés  tous  les 
sens  possibles  ,  probables,  vraisemblables,  bons,  mauvais  ;  où 
l'on  a  tout  éclairé,  illustré  ,  annoté,  complété;  où  l'on  a  para- 
chevé les  vers,     fini  les  hémistiches,    corrigé  les  fautes   de 
quantité  ,  épuisé  toutes  les  variantes  ;  travail  immense  ,  indi- 
geste ,  avec  de  merveilleux  efforts  d'intelligence  ,  des  traits  de 
lumière  éblouissans  ,  des  exhumations  inattendues  ,  et  aussi 
des  niaiseries,  comme  dans  tout  travail  âpre  et  plein  de  foi 
où  le   sens  critique  est  moins  éveillé  que  le  sens  admiratif. 
Mais  ces  niaiseries  mêmes  vous  servent  tout  autant  que  les 
meilleures  explications  :  elles  vous  font  entendre  une  chose  par 
son  contraire ,  le    vrai    sens  par  un  contre-sens  ;  elles  vous 
obligent  à  un  petit  effort  de  contradiction  qui  vous  fait  entrer 
dans  ce  que  vous  cherchiez  ;  elles  vous  arrêtent  utilement  là  où 
vous  n'auriez   fait  sans  doute  que  glisser.  Outre  que  vous  ne 
trouvez  pas  une  difficulté  sur  laquelle  il  n'y  ait  non-seulement 
le  pour  et  le  contre ,  mais  plusieurs  pour  et  plusieurs  contre  ; 
car  ces  commentateurs  ,  glossateurs  ,  scoliastes  ,  en  même 
temps  qu'ils  donnent  leur  sens  réfutent  et  même  plaisantent 
celui  d'autrui,  si  bien  que  vous  n'avez  plus  qu'à  balancer  les 
autorités  et  à  faire  un  choix  ;  travail  de  second  ordre,    il  faut 


260 


REVUE    DE    PARIS. 


Lien  le  dire.  Voilà  les  services  qu'on  tire  des  commentateurs , 
pour  ce  qui  est  d'entendre  et  d'être  fixé  sur  le  sens.  Non  moin- 
dre est  l'aide  des  traductions  déjà  faites ,  pour  ce  qui  est  de 
rendre.  Là  où  vous  jugez  que  la  version  de  votre  prédéces- 
seur est,  comme  on  dit ,  bien  réussie,  avec  de  légers  change- 
mens  de  mots ,  un  équivalent ,  un  synonyme,  avec  un  point  et 
virgule  substitué  à  deux  peints  ,  que  sais-je?  avec  ces  riens 
qui  effacent  un  plagiat,  vous  vous  appropriez  sa  phrase  et  en 
faites  votre  bien.  Là  ,  au  contraire  ,  où  votre  prédécesseur  a 
été  pâle  et  timide  ,  vous  renforcez  le  ton  ,  vous  vous  enhardis- 
sez, vous  donnez  un  peu  au  siècle,  et  vous  êtes  facilement  nou- 
veau. Et  de  même  que  dans  les  commentateurs,  les  absurdités 
vous  aiguisent  l'esprit,  et  vous  font  faire  par  le  contraste 
d'heureux  efforts  de  pénétration ,  de  même  ,  dans  les  traduc- 
tions déjà  faites,  les  inexactitudes  d'autrui,  en  vous  sautant 
aux  yeux,  vont  font  piquer  d'exactitude,  et  les  faiblesses  vous 
excitent  à  être  fort.  L'ouvrage  de  votre  devancier  sert  comme 
de  brouillon  à  votre  ouvrage  :  vous  ne  composez  pas  ;  vous 
mettez  au  net  :  ou  bien  encore  c'est  comme  si  vous  relisiez  vos 
propres  épreuves  sur  papier  imprimé.  Alors  tout  se  voit  claire- 
ment, tout  éclate  ;  les  fautes  courent  au-devant  de  vous  ;  les 
faiblesses  et  pâleurs  du  style  vous  affadissent  le  cœur;  les 
moyens  de  vous  en  garder  et  les  tours  de  phrase,  soit  pour  dire 
bien  ce  qui  est  mal  dit,  soit  pour  dire  aussi  bien  ,  mais  autre- 
ment, ce  qui  est  bien  dit ,  jaillissent  de  ce  papier  imprimé, 
la  seule  conscience  de  beaucoup  d'écrivains  qui  n'en  ont  pas 
dans  le  manuscrit. 

Outre  ce  premier  tort  d'être  devenue  plus  facile ,  la  traduc- 
tion ,  ainsi  que  je  l'ai  dit ,  a  encore  celui  d'être  en  dehors  du 
mouvement  littéraire  de  l'époque.  Jusqu'ici  elle  y  avait  été 
mêlée  activement,  elle  y  avait  joué  un  rôle,  elle  faisait  pres- 
que partie  de  la  littérature  militante.  Son  histoire  ,  depuis 
l'origine  des  lettres  françaises,  est  aisée  à  tracer.  Avec  Jacques 
Amyot  elle  marche  à  côté  de  Montaigne  ;  la  traduction  et  la 
littérature  originale  vont  de  front.  Toutes  deux  travaillent  de 
concert  pour  la  langue  :  la  traduction  verse  les  tournures  grec- 
ques et  latines  dans  le  vieil  idiome  franc  ;  la  littérature  origi- 
nale en  retourne  et  combine  les  richesses  indigènes;  l'œuvre 
te  fait  et  se  consomme  par  leur  effort  simultané.  Il  n'y  a  pas 


REVUE    DE    PARIS. 


261 


de  hiérarchie  intellectuelle  où  l'écrivain  original  occupe  le 
premier  rang  et  le  traducteur  le  second  :  tous  deux  sont  au 
même  rang  ,  parce  que  tous  deux  sont  également  bons  pour 
l'œuvre  de  l'époque,  qui  est  de  faire  la  langue  nationale.  Ce 
n'est  que  la  postérité  qui  s'avisera  de  donner  des  places  et  de 
mettre  le  traducteur  au-dessous  de  l'écrivain  original.  Poul- 
ies contemporains  qui  attendent  une  langue,  les  deux  hommes 
se  valent ,  comme  deux  ouvriers  du  même  édifice.  Il  faut  re- 
garder combien  l'époque  d'Amyot  et  de  Montaigne  était  préoc- 
cupée de  langage  ,  de  style  ,  de  formes ,  pour  s'expliquer  com- 
ment le  premier  a  eu  la  même  importance  littéraire  que  le 
second.  Les  idées  ,  au  contraire  ,  occupaient  très-peu.  Mon- 
taigne pensait  pour  son  compte  ,  et  très-souvent  pensait  tout 
seul.  Ce  ne  fut  pas  son  scepticisme  qui  fit  sa  gloire  :  ce  fut  sa 
langue. 

Plus  tard  ,  entre  Louis  XIII  et  Louis  XIV  ,  la  traduction 
marche  encore  de  pair  avec  la  littérature  originale.  Qui  vient 
le  premier  après  le  grand  Corneille  ?  C'est  Brébeuf,  le  traduc- 
teur delà  Pharsale.  Brébeuf,  poète  de  talent,  accusé  souvent 
d'exagérer  son  modèle  là  où  il  l'avait  affaibli,  Brébeuf  était  un 
personnage.  Mazarin  traitait  avec  Brébeuf  et  lui  faisait  de  ma- 
gnifiques promesses  ,  sauf  à  ne  pas  les  tenir;  Mazarin  était  un 
des  flatteurs  de  Brébeuf.  Brébeuf  avait  la  faveur  publique. 
Dans  ce  temps-là  on  aimait  l'enflure  espagnole  :  Brébeuf  ca- 
ressa doublement  le  goût  contemporain  ,  en  traduisant  un 
auteur  enflé  et  un  auteur  espagnol;  car  Lucain  était  d'Espagne 
et  de  cette  famille  espagnole  des  Sénèque,  qui  fit  tourner  à  la 
bravade  stoïcienne  et  au  tour  de  force  la  hmgue  si  saine  de  la 
Rome  d'Auguste.  La  gloire  du  traducteur  Brébeuf  faisait  pres- 
que ombrage  à  Boileau. 

Regardez  au  commencement  du  dix-huitième  siècle.  Y  a-t-il 
une  existence  littéraire  plus  honorée  ,  plus  influente ,  plus 
digne  que  celle  de  l'abbé  d'Olivet  ?  Il  est  vrai  qu'il  joignait  à 
son  titre  de  traducteur  ceux  d'éditeur  et  de  grammairien  ;  mais 
c'est  par  ses  traductions  surtout  que  d'Olivet  fut  un  homme 
de  lettres  considérable.  La  traduction  alors  était  employée , 
comme  toutes  les  autres  branches  de  la  littérature  ,  à  fixer  la 
langue  française.  Le  savant  d'Olivet  faisait  passer  la  belle 
phrase  de  Cicéron  dans  cette  langue  si  réglée  et  si  libre  pour- 


282 


REVUE  DE  PARIS. 


tant  que  parlait  le  dix-septième  siècle.  Dans  ce  troisième  âge 
d'or  de  la  littérature  universelle,  de  cette  littérature  qui  fleurit 
en  Grèce  et  en  Italie ,  qui  imposa  tour  à  tour  sa  langue  à  l'uni- 
vers, car  l'univers  parla  d'abord  la  langue  de  la  Grèce,  puis  la 
langue  de  Rome  ,  et  parle  maintenant  la  langue  de  la  France  ; 
dans  cette  reproduction  admirable  de  la  raison  pratique  ,  de  la 
philosophie,  du  goût  anciens  ,  par  les  grands  hommes  du  dix- 
septième  siècle  ,  génies  si  évidemment  frères  de  ceux  d'Athènes 
et  de  Rome,  l'abbé  d'Olivet  semblait  représenter  la  littérature  ro- 
maine. La  traduction  était  intimement  liée  au  mouvement  intel- 
lectuel de  l'époque,  à  ce  majestueux  concert  de  bon  sens,  d'ima- 
gination ,  de  belle  et  harmonieuse  poésie,  de  prose  simple, 
active,  purgée  de  longueurs  et  d'équivoques  et  comme  ramas- 
sée pour  la  lutte  politique  et  sociale  qui  allait  s'engager  ,  et 
dont  elle  devait  être  la  formule  universelle. 

Enfin,  vers  la  dernière  moitié  du  dix-huitième  siècle,  voilà 
la  traduction  qui  se  fait  agressive ,  guerroyante  ,  dans  la  main 
de  Marmontel,  traducteur  de  Lucain.  La  Pharsale  de  Brébeuf 
avait  eu  une  destinée  toute  littéraire  ;  celle  de  Marmontel 
aura  une  destinée  toute  philosophique.  Du  temps  de  Brébeuf, 
on  lit  la  traduction  de  Lucain  pour  sa  poésie  exagérée  ,  pour 
ses  amplifications  espagnoles  ,  pour  son  luxe  de  détails,  pour 
son  esprit  de  mots ,  pour  son  énergie  de  muscles  ,  bien  diffé- 
rente de  l'énergie  de  nerfs.  Du  temps  de  Marmontel  ,  on  lira 
la  traduction  de  la  Pharsale  pour  ses  vertus  guindées  ,  pour  ses 
lambeaux  de  stoïcisme  contradictoire  ,  pour  sa  tension  phi- 
losophique, pour  ce  vague  républicanisme  qu'il  conciliait 
avec  des  flatteries  à  Néron  ,  —  chose  qui  devait  être  si  bien 
comprise  de  la  philosophie  du  dix-huitième  siècle  ,  si  cares- 
sante pour  les  trônes  qu'elle  démolissait  ;  —  enfin  pour  ce 
singulier  amour  de  la  liberté  ,  que  Lucain  pousse  jusqu'à  re- 
gretter que  Rome  ait  joui  pendant  sept  cents  ans  d'un  bien 
qu'elle  devait  perdre  en  un  jour.  Là  encore  la  traduction  tra- 
vaille à  l'œuvre  du  siècle  ,  traduction  inexacte  d'ailleurs  ,  men- 
songère ,  comme  presque  toute  l'érudition  de  ce  siècle  ,  qui 
supprime  ce  qui  ne  peut  servir  ni  directement  ni  indirecte- 
ment au  but,  qui  tronque  ,  qui  falsifie  ,  qui  exagère,  qui  af- 
faiblit ,  selon  le  besoin  de  la  cause.  Mais  cette  infidélité  ,  si 
ridicule  sous  le  point  de  vue  littéraire ,  est  une   preuve  de 


REVUE     DE     PARIS.  263 

l'importance  de  la  traduction.  C'est  un  des  nombreux  instru- 
mens  de  destruction  qui  battent  eu  ruines  la  monarchie  héri- 
tière de  la  féodalité.  La  traduction  est  sur  la  brèche  avec  toute 
la  littérature  originale.  Marmontel  enrôle  Lucain,  bon  gré, 
mal  gré  ,  dans  la  réforme  ;  il  l'écourte  ,  il  lui  coupe  sa  longue 
robe  traînante  ,  toute  chargée  d'épithètes  et  de  synonymes  }  il 
retrousse  ce  Romain  pour  le  grand  combat  de  la  philosophie 
française. 

C'a  été  le  dernier  beau  jour  delà  traduction  en  prose,  quoi- 
qu'on ait  beaucoup  traduit  depuis  lors  ,  et  même  beaucoup 
mieux  traduit  qu'au  temps  delà  grande  importance  de  la  traduc- 
tion. De  nos  jours,  elle  semble  s'être  retirée  du  monde,  et  elle  se 
tient  à  l'écart  du  mouvement  littéraire  de  notre  époque.  Fidèle 
à  la  vieille  langue  du  dix-septième  et  du  dix-huitième  siècle,  ella 
ne  veutpas,  pour  être  un  peuplus  à  la  mode,  renoncer  à  ses  tra- 
ditionssévères.  Latraductiona  abdiqué  toute  influence  contem- 
poraine} elle  s'est  séparée  de  la  littérature  militante,  et  a  réduit 
volontairement  ses  prétentions  depublicitéau  simple  monde  des 
connaisseurs  et  des  gens  spéciaux,  monde  peu  nombreux  et  qui 
en  tout  temps  pourrait  bien  tenir  tout  entier  dans  unechambre. 
Aussi  la  traduction  ne  mène  plus  à  rien  j  c"està  peine  si,  ajoutée  à 
d'autres  titres,  elle  aide  une  réputation  littéraire}  mais  il  ne  lui  est 
plus  donné  de  faire  à  elle  toute  seule  ni  une  réputation  ni  une 
fortune.  C'est  pour  cela  qu'il  faut  beaucoup  de  courage  et  d'a- 
mour de  la  chose  pour  faire  des  traductions,  et  beaucoup  de  dés- 
intéressement pour  en  éditer.  Il  s'est  pourtant  trouvé  dans  notre 
époque,  dans  ce  temps  de  littérature  facile,  des  professeurs 
modestes,  forts  ,  qui  ont  résisté  à  la  tentation  des  succès  aisés, 
et  ont  fait  des  traductions  d'auteurs  latins  ,  comme  on  fait  un 
devoir,  sans  prétention, pourêtreutilesetnonpour  être  nommés  • 
Il  s'est  trouvé  en  même  temps  un  libraire  instruit,  bon  latiniste, 
riche  ,  qui ,  comme  tous  les  libraires  ,  a  gagné  beaucoup  d'ar- 
gent avec  de  bonnes  et  de  mauvaises  choses,  et  qui  a  consa- 
cré le  gain  des  mauvaises  choses  à  une  fondation  pieuse,  la 
Bibliothèque  lutine-française.  C'est  au  concours  de  ces  profes. 
seins  et  de  ce  libraire  que  nous  devrons  un  précieux  monument. 
L'œuvre  se  fait  en  silence,  œuvre  ignorée,  peu  soutenue, 
à  peine  mentionnée  de  temps  en  temps  dans  les  annonces,  à  la- 
quelle, sauf  quelques  exceptions   dont  je  m'honoie  d'être,  la 


264  REVUE    DE    PARIS. 

presse  quotidienne  a  manqué,  mais  qui  peut-être  sera  plus 
comptée  quelque  jour  à  notre  génération  que  bon  nombre  de 
ses  gloires  les  plus  originales  et  les  plus  bruyantes. 

Il  y  a  quelques  années,  quand  le  mouvement  littéraire  qui 
a  abouti  à  la  littérature  facile  était  un  incident  sérieux,  l'esprit 
de  réforme  et  d'innovation  qui  s'était  attaqué  à  toutes  les  bran- 
ches de  la  littérature  s'inquiéta  même  de  la  traduction.  On  vou- 
lait l'attirer  dans  le  mouvement  ,  la  sortir  de  l'ombre  scolaire 
où  elle  affectait  de  se  tenir  cachée,  et  l'amener,  comme  tout 
le  reste,  au  grand  jour,  sur  la  place  publique  ,  pour  y  soutenir 
sa  part  de  lutte  contre  le  passé.  Là  ,  comme  ailleurs,  les  sys- 
tèmes se  mirent  en  avant  :  au  lieu  de  traduire  de  prime  abord, 
où  arrêta  quelle  était  la  meilleure  manière  de  traduire  ,  on  fit 
des  traités,  on  rédigea  des  ordonnances,  et  on  ne  traduisit  pas. 
Mais  ces  systèmes,  proposés  de  bonne  foi,  avec  chaleur,  avaient 
leur  côté  intéressant.  Dans  ce  temps-là  ,  tous  les  esprits  de 
quelque  valeur  étaient  fortement  préoccupés  de  cette  idée 
qu'il  fallait  que  le  siècle  eût  sa  littérature.  Chacun  donnait  ses 
vues}  on  s'interrogeait,  on  se  répondait,  on  s'entrechoquait  de 
toutes  parts  pour  faire  sortir  de  cette  mêlée  la  littérature  du 
siècle.  Dans  ce  temps-là ,  l'orgueil ,  l'outrecuidance ,  défauts 
toujours  choquans  ,  avaient  quelque  chose  de  respectable  ,  à 
cause  de  l'ardeur  réelle  et  de  la  bonne  volonté  qui  étaient  des- 
sous :  le  succès ,  et  quel  succès  !  a  rendu  à  chaque  chose  son 
vrai  caractère.  Deux  systèmes  de  traduction  fuient  débattus 
un  moment,  pour  être  oubliés  bientôt  après. 

Dans  le  premier,  le  traducteur  devait  rester  fidèle  à  la  lan- 
gue de  la  traduction ,  et ,  pour  cela  ,  sacrifier  l'auteur  traduit  à 
toutes  les  délicatesses  de  cette  langue  ,  modifier  ,  atténuer  ,et , 
au  besoin  même,  omettre  sa  pensée  ,  si  cette  pensée  ne  pou- 
vait être  rendue  qu'au  détrimentde  la  grammaire  et  des  voca- 
bulaires. C'était  l'ancien  système}  c'est  ainsi  qu'on  traduisait  du 
temps  que  la  traduction  faisait  partie  essentielle  de  la  littérature 
contemporaine  ,  et  que  les  traducteurs  traduisaient  au  profit 
de  la  langue  nationale.  On  juge  que  dans  ce  système ,  la  péri- 
phrase, les  équivalens,  les  pour  ainsi  dire  devaient  jouer  un  grand 
rôle;  on  tournait  autour  de  la  pensée  originale,  on  l'élaguait  ou  on 
la  développait  selon  le  besoin,  mais  rarement  on  l'attaquait  à 
vif,  rarement  on  la  transportaitau  bout  delà  plume,  dans  toutes 


REVUE     DE    PARIS.  2(Jo 

ses  couleurs  naturelles  ,  de  la  langue  originale  dans  la  langue 
de  la  traduction.  Les  auteurs  traduits  étaient  tout  français,  par 
leur  allure  prudente  et  circonloculoire  ;  ils  étaient  contempo- 
rains d'Amyot ,  de  d'Olivet ,  de  Marmontel  ;  ils  n'avaient  que 
l'originalité  de  parler  plus  pertinemment  de  choses  qu'ils  avaient 
vues  de  plus  près  ou  même  pratiquées. 

Dans  le  second  système  ,  le  traducteur  devait  tout  simple- 
ment retourner  la   thèse,  et  sacrifier  la   langue  nationale  à 
l'auteur  traduit.  La  traduction  ,  disait  ce  système  ,  n'a  pas 
pour  objet  d'affubler  un  ancien  du  costume  moderne  ,  un  latin 
de  l'habit  français ,  mais  de  forcer  la  langue  qui  traduit  à  se 
prêter  à  toutes  les  innovations,  surcharges   qui  peuvent  aider 
cet  ancien  ,  ce  Latin,  à  paraître  dans  sa  véritable  allure,  avec 
son  propre  costume  à  lui ,  avec  tout  ce  qui  le  distingue  essen- 
tiellement d'un  moderne  ou  d'un  Français.  Il  ne  s'agissait  pas 
de  fondre  une  langue  dans  une  autre  ,  ni    d'altérer  l'origina- 
lité locale  d'un  auteur ,  pour   lui  donner   une  fausse  parenté 
philosophique  avec  ceux  de  la  langue  du   traducteur  ;  mais,  au 
contraire  ,  d'ajouter  une  langue  à  une  autre  langue  ,  de  mon- 
trer une  diversité  de  l'esprit  humain,  de  faire  des   anciens  les 
devanciers   et   non  les   contemporains   des   modernes.   *4prés 
tout,  une  langue,   et  surtout  la  langue  française,  n'était  pas 
un  idiome  dont  chaque  mot  a  un  sens  sacramentel,  et  où  il  n'y 
a  de  bon  que  ce  qui  a  été  dit ,  d'exprimable  que  ce  qui  a  été 
déjà  exprimé.  Les  langues  sont  des  mondes,  tout  s'y  trouve 
pour  tout  •  un  homme  ne  peut  pas  être  condamné  ,  par  la  diffé- 
rence de  langage  ,  à  ignorer  ou  à  ne  pas  comprendre  ce  qu'a 
pu  penser  un  autre  homme.  L'esprit  humain  étant  un,  toute 
langue  riche  etgrande  doit  pouvoir  s'approprier  tous  lesproduits 
de  cet  esprit ,  en  quelque   lieu  et  dans  quelque  idiome  qu'ils 
aient  été  manifestés.  Permettre  à   des  académies,  à  des  corps 
savans,  ou  même  à  cette  puissance  vague  et   impersonnelle 
qu'on  appelle  le  génie  d'une  langue,  de  dire  d'une  tournure 
non  consacrée  par  l'usage:  ic  Ceci  est  mauvais*  »  ou  d'un  mot 
marié  à  un  autre  ,  contre  les  rites  et  coutumes:  te  Ceci  est  un 
adultère,»  c'était  borner  les  moyens  de  communication  qui 
doivent  rapprocher  de  tous  les  points  du  monde  et  du  temps  les 
esprits  de  tous  les  âges  et  de  toutes  les  races  •  c'était  mettre  le 
boisseau  sur  la  lumière. 

9  23 


266  REVUE    DE    PARIS. 

Ce  système  était  au  moins  spécieux  ;  et  pour  mon  compte 
j'avais  été  saisi  de  son  côté  neuf  et  remuant ,  jusqu'au   point 
de  le  défendre  ,  avec  la  restriction  pourtant  qu'il  ne  fallait 
porter  une  main  téméraire  sur  la  langue  de  la  traduction  que 
pour  le  cas  de  quelque  beauté  éclatante  à  laquelle  elle  refu- 
serait des  mots  consacrés ,  et,  si  je  puis  dire,  une  formule  légale. 
Mais  cette  restriction  seule  était  la  critique  du  système.  Car 
s'il  est  permis  de  violer  la  langue  pour  un  cas,  pourquoi  ne  le 
serait-il  pas  pour  cent?  L'exception  même  en  étant  fort  rare  et 
plus  timide  n'en  sera  que  plus  choquante.  Pourquoi  ce  privi- 
lège pour  certaines  beautés  seulement  ,  et  qui  sera  juge  de  ces 
beautés?  Si  les  langues  ont  un  génie  propre,  des  scrupules 
qu'il  a  fallu  convertir  en  lois  ,  des  délicatesses  qui  sont  deve- 
nues des  règles  de  grammaire,  des  convenances  enfin  qui  n'ont 
jamais  été  des  empêchemens  pour  les  grands  écrivains  ,  mais 
qu'il  leur  a  été  glorieux  de  respecter  ,  y  a-t-il  une  beauté  assez 
éclatante  pour  lui  sacrifier  ces  règles  qui  n'ont  pas  empêché 
les  grands  hommes  ,  et  pour  détruire  ce  critérium  d'après  le- 
quel la  postérité  a  distribué  les  renommées  ?  Les  langues  sont, 
comme  les  nationalités  ,  un  peu  exclusives  et  égoïstes  5  mais 
c'est  cet  esprit  mêmed'exclusion  et  d'égoïsme  qui  sauve  les  unes 
comme  les  autres.  Il  semble  que  les  langues  aient  le  pressen- 
timent de  leur  décadence  ,  tant  elles  s'entourent  de  défenses, 
et  se  hérissent  de  prohibitions  contre  l'esprit  de  paresse  et  de 
facilité  malheureuse  qui  tend   à  les  dénaturer.  A  la  fin ,  elles 
sont  débordées;  on  perce  l'obstacle  ,  on  se  rue  dans  le  sanc- 
tuaire ;  les  langues  tiennent  bon  tant  qu'elles  n'ont  pas  une 
littérature  ,  et  la  meilleure  qu'il  leur  est  donné  d'avoir  ;  mais  , 
après  cela,  elles  lâchent  pied,  et  se  laissent  enfoncer  par  les 
barbares  qui  mettent  à  sa  place  une  infinité  de  langues  indi- 
viduelles. C'est  un  résultat  inévitable  ,  mais  que  la  critique  ne 
doit  pas  aider;  et  ce  serait  l'aider  que  de  permettre  à  la  traduction 
de  pratiquer  de  mauvaises  intelligences  dans  le  vieil  et  véné- 
rable idiome   français,  sous  prétexte  d'y  vouloir  faire  entrer 
des  beautés  d'une  langue  étrangère.  En  ceci  le  gain  ne  vaut 
jamais  le  dommage;  car  le  gain,  c'est  l'acquisition  d'une  beauté 
exotique  ,  et  par  conséquent  toujours  suspecte  ;  et  le  dom- 
mage ,  c'est  un  coup  porté  à  l'unité  de  la  grande  langue  ,  et  à 
la  foi  de  ceux  qui  croient  aux  renommées  qu'elle  a  faites. 


REVUE    DE    PARIS.  267 

Après  tout,  combien  y  a-t-il  de  beautés  étrangères  vraiment 
dignes  de  ce  nom  ,  qui  ne  puissent  être ,  sinon  reproduites,  du 
moins  indiquées  dans  une  traduction  restée  fidèle  au  génie  de 
la  langue  ?  Et  pour  ne  parler  que  du  latin  ,  où  savez-vous  des 
choses  vraiment  belles  qui  résisteraient  aune  traduction  fran- 
çaise ?  Je  ne  veux  rien  dire  de  ces  délicatesses  infinies  ,  de  ces 
richesses  de  nombre  et  de  rhythme ,  de  ces  mouvemens  de  la 
phrase  latine  si  favorisée  par  l'inversion  ,  de  ces  coupes  qui  se 
portent  capricieusement  à  tous  les  pieds  du  vers,   de  ces  pé- 
riodes si  larges  ,  si  profondes  ,  qui  peuvent  recevoir  dans  leur 
sein  plusieurs  phrases  incidentes ,  sans  que  le  fil  de  la  pensée 
principale  s'y  égare,  sans  que  le  discours  en  soit  ralenti  ;  tou- 
tes qualités  extérieures  ,  et  pour  ainsi   dire  matérielles  de  la 
langue  latine,  qu'il  serait  absurde  de  vouloir  transporter  dans 
la  nôtre.    Mais  si  l'on  entend  par  beautés  des  traits  de  carac- 
tère, des  cris  de  passion,  des  nuances  de  sentimens,  de  hautes 
vérités  philosophiques, des  faits  d'histoire  politique  ou  sociale, 
des  préceptes  moraux,  admirablement  exprimés  par  des  mots 
qui  semblent  n'avoir  été  faits  que  pour  la  pensée  ;  s'il  s'agit 
de  ces  choses  qui  font  partie  du  grand  enseignement  de  l'es- 
pèce humaine  ,  et  qui  n'en  pourraient  être  retranchées  sans 
qu'il  en  résultât  un  vide  notable  dans  le  domaine  des  acquisi- 
tions  de    l'esprit,     je    ne   sache  pas  qu'il    y  ait    une   seule 
de  ces  beautés  à  qui  notre  vieille  langue   ne  soit  disposée  à 
prêter   de  son  fonds  une  formule  claire,  colorée  ,  si  besoin  est, 
qui   l'ajoute  au  trésor  de  notre  littérature,  sans  l'enlever  à  la 
littérature  qui  en  a  l'honneur,  et  sans  lui  rien  ôter  de  son  par- 
fum local. 

Pour  les  auteurs  du  siècle  d'Auguste,  je  crois  qu'une  bonne 
traduction  est  possible  dans  la  langue  du  siècle  de  Louis  XIV. 
Il  y  a  entre  les  grands  esprits  de  ces  deux  époques  des  ressem- 
blances si  profondes,  des  intimités  si  étroites,  qu'elles  rendent 
très-praticable,  par  des  mains  habiles,  la  reproduction  des 
chefs-d'œuvre  latins  parla  langue  des  chefs-d'œuvre  français. 
Ce  qui  fait  le  caractère  des  deux  époques,  ce  n'est  pas  l'imagi- 
nation lancée  à  l'aventure,  luxuriante  ,  qui  est  venue  avant  les 
préceptes  ,  avant  la  fixation  des  langues  ,  avant  l'art  :  celle-là 
est  le  propre  des  littératures  primitives;  ce  n'est  pas  non  plus 
l'imagination  épuisée,  désespérée,  des  époques  de  décadence. 


268 


REVUE    DE    PART3. 


qui,  n'ayant  plus  d'idées  à  remuer,  se  jette  au  hasard  dans 
d'impuissans  remaniemens  de  langue ,  et  retourne  tous  les  mots, 
dénature  tous  les  sens  consacrés  par  ses  devanciers  ;  —  c'est 
l'imagination  mûre  et  contenue,  qui  a  la  conscience  non-seu- 
lement de  ce  qui  est  bon  et  mauvais  ,  mais  de  ce  qui  est  bien 
et  de  ce  qui  est  mieux  ,  qui  choisit  entre  ses  richesses ,  qui  se 
surveille  ,  qui  se  craint,  qui  sait  se  sacrifier,  selon  le  besoin  , 
aux  intelligences  où  elle  doit  aller  5  c'est  un  admirable  équi- 
libre  de  toutes  les   facultés  de    l'esprit ,  et  dont  aucune  ne 
sommeille  ni  ne  manque  à  son  rôle.  Pour  qui  étudie  simulta- 
nément les  grands  écrivains  de  Rome  et  de  la  France  ,  il  sem- 
ble que  c'est  le  même  esprit  qui  parle  par  deux  voix  différen- 
tes. Toutes  ces  belles  intelligences  travaillent  par  les  mêmes 
procédés  ;  leur  pensée  naît ,  se  développe,    se  fixe  de  la  même 
façon  :  bien  plus  ,  c'est  la  même  pensée  ,   ou  ,  si  vous  voulez  , 
le  même  dépôt  de  vérités  pratiques  et  applicables ,  avec  plus 
d'additions  que  de  variantes  dans  les  écrivains  de  la  France. 
Ce  sont  ici  et  là   deux  grands  foyers  d'enseignement  pour 
l'homme  ;  ici  et  là  se  sont  formées  ,  par  la  même  élaboration  , 
deux  langues  auxquelles  il  sera  donné  d'être  universelles,  au- 
tant que  peuvent  l'être  des  choses  purement  humaines.  Ces 
grands  hommes  sont  les  maîtres  de  l'esprit  ;   ils  ont  reçu  de 
Dieu  le  même  mode  d'enseignement  5  leur  génie  a  été  calculé 
non  pour  être  le  plus  individuel  possible  ,   mais  au  contraire 
le  plus  général.  Cette  analogie  que  vous  trouvez  entre  les  pro- 
cédés intellectuels  des  deux  époques,  entre  le  mode  de  forma- 
tion et  d'émission  de  la  pensée,  vous  la  trouvez  aussi  entre  les 
procédés  d'écrire,  entre  les  combinaisons  de  mots ,  lesquels 
sont  disposés,  choisis  et  triés,  toujours  pour  être  accessibles 
au  plus  grand  nombre  d'intelligences.  Chaque  tournure,  chaque 
forme  de  style  tend  à  ce  but  providentiel  :  aller  le  plus  loin  et 
au  plus  d'esprits  possible.   Sous  les  différences  matérielles  des 
deux  langues,  la  réflexion  découvre  les  ressemblances  de  com- 
position les  plus  délicates.  Les  styles,  comme  les  esprits,  sont 
frères;  et  non-seulement  la  reproduction  de  l'un  par  l'autre 
est  possible,  mais  le  plus  souvent  l'un  n'est  que  la  traduction 
fidèle  de  l'autre.  Il  y  a  dans  nos  seuls  prosateurs  de  quoi  atta- 
quer tout  à  la  fois  et  toutes  les  hurdiesses  de  la  prose  de  l'an- 
cienne Rome  et  toutes  les  finesses  de  sa  poésie. 


REVUE    DE    PARIS. 


269 


Mais  ce  que  je  crois  vrai  des  écrivains  de  la  belle  époque 
latine  ne  l'est  plus  des  écrivains  de  la  décadence.  Pour  la 
prose  ,  une  traduction  est  encore  possible,  mais  à  la  condition 
de  laisser  à  l'original  bon  nombre  de  formes  de  style,  au  moins 
bizarres  ,  pour  lesquelles  notre  langue  sévère  n'a  pas  de  formes 
équivalentes.  Je  doute  qu'avec  tout  le  talent  du  monde,  une 
traduction  pût  rester  fidèle  au  génie  de  la  langue  française ,  et 
entrer  dans  toutes  les  brusqueries  de  la  phrase  de  Sénèque  ,  et 
non  pas  même  traduire  ,  mais  indiquer  son  esprit  de  mots  ,  ses 
contrastes  prétendus  de  pensée,  qui  sont,  dans  le  fait,  déter- 
minés par  des  ressemblances  d'orthographe  entre  les  mots,  par 
des  désinences  communes  ,  que  sais-je  ?  par  des  rin:es  ,  car  la 
rime  est  mère  de  bon  nombre  de  soi-disant  pensées  chez  cer- 
tains prosateurs  aussi  bien  que  chez  certains  poètes.  Pour  la 
prose  de  Tacite,  tant  et  si  justement  vantée,  mais  qui  Test 
surtout  par  la  raison  qu'on  n'a  pas  lu  Sénèque  avant  de  lire 
Tacite,  et  qu'on  ne  lit  pas  du  tout  les  contemporains  de  Tacite, 
Quintilien,  Pline-le-Jeune  ,  ce  qui  diminuerait  un  peu  l'ad- 
miration ,  en  montrant  combien  il  y  a  de  phrases  et  de  for- 
mules toutes  faites  dans  cette  belle  prose,  la  difficulté  n'tst  pas 
moins  grande;  mais  là  du  moins,  la  pensée,  toujours  impor- 
tante, soutient  le  traducteur,  et  peut  justifier  même  des  témé- 
rités ,  parce  que  la  langue  d'un  grand  pays  ne  doit  pas  ,  pour  un 
scrupule  ,  refuser  de  s'approprier  une  pensée  utile.  Mais  pour  la 
poésie  de  l'époque  de  décadence  ,  toute  traduction  ne  peut  être 
qu'une  analyse  pâle  et  abrégée  de  l'original.  C'est  que  ,  sauf 
quelques  pages ,  cette  poésie  n'a  guère  été  qu'une  superfluité 
littéraire  ,  une  poésie  sans  but ,  un  art  qui  avait  survécu  à  son 
emploi,  un  procédé  qui  ne  trouvant  plus  où  s'appliquer,  s'était 
réduit  à  vivre  de  ses  ressources  matérielles.  Rome  ayant  donné, 
dans  le  temps  qui  sépare  Lucrèce  d'Ovide,  tout  son  fruit  poé- 
tique, fruit  transplanté  de  Grèce,  et  mûri  sous  le  même  soleil, 
que  reste-t-il  à  l'époque  de  la  décadence  ?  Il  lui  reste  pour 
tout  fonds  d'idées  d'aller  prendre  à  la  Grèce  ce  que  l'époque 
d'Auguste  lui  avait  laissé,  à  savoir  ses  moindres  nippes  mytho- 
logiques ;  il  lui  reste  ,  pour  toute  forme  ,  d'altérer  la  langue 
des  devanciers  là  où  elle  est  forcée  de  repasser  sur  leurs  traces , 
et  là  où  elle  exploite  son  petit  fonds  d'idées  ,  de  faire  une  in- 
fiuité  de  petites  langues  spirituellement  barbares,  et  tout-à-fait 

Q  23. 


270  REVUE    DE     PARIS. 

à  la  hauteur  de  leur  emploi.  Mais  pour  traduire  tant  de  langues, 
la  langue  une  du  dix-septième  et  du  dix-huitième  siècle  est 
tout-à-fait  avare;  elle  se  ferme  impitoyablement  à  cette  poésie 
de  petits  effets  et  de  grand  appareil.  Chose  singulière  !  la  langue 
française  est  peu  généreuse  ;  elle  ne  donne  que  pour  recevoir  , 
à  la  différence  de  la  France  qui  donne  pour  donner,  et  aime  de 
préférence  les  affaires  où  il  y  a  gain  pour  autrui  et  perte  pour 
elle.  Contradiction  qui  n'est  qu'apparente.  La  France  ne  peut 
garder  son  universalité,  comme  puissance  politique,  comme 
instrument  de  la  civilisation  universelle,  qu'en  gardant  l'inté- 
grité de  sa  langue;  la  langue  française  est  comme  la  phalange 
macédonienne  qui  va  par  le  monde,  serrée  et  ramassée;  il  ne 
faut  pas  qu'elle  s'éparpille  et  se  divise  en  sept  ou  huit  langues 
individuelles,  si  elle  ne  veut  pas  que  le  monde  la  désapprenne  , 
de  même  qu'il  ne  faut  pas  que  la  phalange  se  rompe,  si  elle  ne 
veut  pas  que  l'Asie  se  reconnaisse ,  et  détruise  en  détail  ce 
qu'elle  n'a  pu  entamer  en  masse. 

L'un  des  caractères  de  la  langue  française,  c'est  d'être  tou- 
jours logique.  Et  ici  je  n'entends  pas  seulement  logique  d'une 
phrase  à  l'autre,  dans  le  cours  du  raisonnement,  mais  encore 
logique  d'un  mot  à  l'autre  dans  la  même  phrase;  logique  dans 
les  métaphores  ,  dans  les  images  ,  c'est-à-dire  dans  les  choses 
même  où  le  bon  sens  est  presque  moins  nécessaire  que  l'ima- 
gination. Il  est  de  principe  dans  notre  langue  que  les  métapho- 
res soient  suivies  ;  et ,  par  exemple  ,  si  on  tire  une  comparai- 
son d'un  phénomène  physique  ,  il  ne  faut  pas  que  ce  phénomène 
prenne  l'emploi  et  fasse  les  effets  d'un  autre.  S'il  s'agit  de  feu, 
il  faut  que  le  feu  ,  qui  a  commencé  par  brûler  ,  ne  finisse  pas 
par  mouiller;  de  la  pluie,  qu'elle  mouille,  mais  qu'elle  ne 
brûle  pas  ;  il  faut  que  chaque  chose  conserve  les  qualités  et 
propriétés  auxquelles  on  reconnaît  qu'elle  diffère  d'une  autre 
chose.  Eh  bien  !  dans  les  poètes  de  la  décadence,  cette  logi- 
que des  détails  est  détruite  à  chaque  instant  ;  telle  métaphore 
tirée  du  feu  conduit  aux  effets  de  la  pluie  ,  et  réciproquement. 
Telle  comparaison  qui  commence  par  des  germes  mis  en  terre, 
par  des  semences  ,  finit  par  des  orages  ;  de  sorte  que  c'est  un 
grain  de  blé  qui  produit  une  tempête  ,  et  le  vent  qui  produit 
la  moisson.  Quelquefois  le  sujet  sur  lequel  roule  toute  la  com- 
paraison s'empare  des  effets  spécialement  et  scientifiquement 


REVUE     DE   PARIS.  271 

attribués  à  deux  ou  trois  sujets  différens  ,  de  telle  façon  que  la 
même  chose  mouille  ,  brûle ,  sème  ,  tonne ,  etc. ,  etc.  ,  etc.  La 
langue  de  Lucrèce  et  de  Virgile  ne  se  serait  pas  prêtée  à  toutes 
ces  inconséquences;  comment  voudrait-on  que  la  langue  fran- 
çaise s'y  prêtât? 

Cette  même  langue  française  n'admet  pas  de  mots  vagues  et 
admet  peu  de  synonymes  5  il  n'y  a  guère  d'exemples  de  deux 
mots  pour  une  seule  et  même  chose:  il  n'y  en  a  pas  d'un  mot 
n'ayant  pas  un  sens  déterminé.  Or ,  dans  les  poètes  de  la  déca- 
dence latine  ,  les  mots  vagues  et  les  synonymes  sont  innom- 
brables ;  c'est  presque  toute  la  langue.  Et  ces  mots-là  ne  sont 
pas  de  ceux  qu'on  trouve  dans  toutes  les  langues,  peu  déter- 
minés parce  qu'ils  sont  peu  employés  ,  ou  qu'ils  ont  cessé  de 
l'être  ,  ou  bien  parce  qu'aucun  écrivain  de  génie  n'a  fixé  sou- 
verainement leur  sens  dans  la  langue ,  mots  rares  ou  mots 
démonétisés ,  qui  ont  perdu  leur  empreinte  en  passant  par  tou- 
tes les  mains  ;  non  ,  ce  sont  les  mots  les  plus  précis  ,  non-seu- 
lement de  la  langue  Latine,  mais  de  toute  langue  humaine, 
le  mot,  par  exemple  ,  qui  veut  dire  la  mort ,  ce  fait  assez  pré- 
cis et  assez  universel,  j'imagine.  Eh  bien!  dans  les  poésies  de 
la  décadence  ,  la  mort  n'est  pas  la  mort  ,  c'est  tantôt  ce  qui  la 
cause  ,  et  tantôt  ce  qui  la  précède  ;  c'est  une  blessure  mortelle, 
c'est  un  poison;  la  mort,  c'est  1  approche  de  la  mort;  si  bien 
que  l'homme  sur  la  tête  duquel  le  poète  a  écrit  mors  est  en- 
core en  vie. 

Et  qu'on  ne  pense  point  que  ces  significations,  si  arbitraire- 
ment transportées  d'un  mot  à  un  autre,  servent  à  exprimer  des 
nuances  délicates  :  ce  n'est  point  le  besoin  delà  pensée  qui  les 
suggère  au  poète ,  c'est  tout  simplement  le  besoin  du  mètre.  Il 
dépend  d'un  spondée  ou  d'un  dactyle  que  la  mort  soil  la  mort  ou 
une  simple  blessure  ;  un  pied  de  plus ,  un  pied  de  moins,  déci- 
dent du  sens  des  mots  ;  le  rhythnie  a  ses  licences  ici ,  comme, 
dans  d'autres  décadences,  la  rime;  c'est  le  double  fruit  de  la 
paresse  et  de  la  facilité,  du  travail  lâche  et  du  travail  vite,  ces 
deux  caractères  des  talens  marquans  des  époques  de  déca- 
dence. L'esprit  du  poète  est  peu  exigeant  ;  pourvu  que  son 
oreille  soit  flattée,  et  que  son  trait  final  ,  celui  qui  doit  clore 
la  période  poétique  ,  soit  amené  à  bonne  fin  ,  c'est  assez.  Quan  t 
au  lecteur ,  il  en  prend  peu  de  souci.  Le  poète  de  la  décadence 


"£1%  REVUE    DE     PARIS. 

n'a  que  des  admirateurs  et  des  ennemis  ;  les  uns  pour  lesquels* 
il  fait  toujours  trop  bien  ,  les  autres  pour  lesquels  il  fait  tou- 
jours trop  mal.  Les  lecteurs  viendront  plus  tard;  mais  le  poète 
n'est  point  préoccupé  des  scrupules  d'une  lecture  silencieuse, 
calme,  loin  du  bruit  des  admirateurs  et  des  ennemis.  Il  est 
trop  dans  le  présent  pour  penser  à  l'avenir. 

Une  telle  poésie  ,  traduite  dans  une  langue  sévère  ,  ne  peut 
pas  conserver  ses  défauts  ,  parce  que  le  traducteur  ne  veut  pas 
se  faire  barbare  pour  rester  fidèle  à  des  défauts,  ni  la  plupart 
de  ses  beautés  ,  parce  qu'elles  sont  dans  le  même  style  que  ses 
défauts.  Aussi  rien  n'est  plus  pâle  qu'un  poète  de  la  décadence 
latine  dans  une  traduction  vraiment  française.  D'un  poème  en- 
tier qui  dans  le  texte  latin  sera  si  précieux,  si  scintillant,  dont 
toute  l'originalité  sera  dans  des  chocs  de  radicaux  et  de  ter- 
minaisons, dans  des  épithètes  qui  ne  vont  pas  au  sujet,  dans 
des  images  déraisonnables  ,  dans  des  métaphores  qui  avortent 
ou  qui  jurent ,  il  ne  reste  que  le  canevas.  Et  que  ce  canevas  est 
peu  dt>  chose  !  que  ce  fond  est  léger  !  Un  ignorant  peut  s'en 
convaincre  par  un  fait  tout  matériel  :  qu'il  ouvre  deux  écrivains 
latins  des  deux  époques  traduits  en  français  page  pour  page. 
Dans  le  poète  de  l'âge  d'or  la  traduction  tient  plus  de  place  que 
le  texte  ;  dans  le  poète  de  la  décadence  le  texte  tient  plus  de 
place  que  la  traduction.  C'est  que  dans  l'un  le  style  est  tout  au 
profit  des  idées  ,  et  qu'il  n'est  permis  à  aucun  traducteur 
d'omettre  des  idées  ,  dût-il  nlonger  la  version  pour  les  y  faire 
entrer  toutes  ;  au  lieu  que  dans  l'autre  ,  tout  étant  de  l'esprit 
de  mots  ,  d'ingénieuses  inconséquences  ,  de  piquantes  absur- 
dités ,  le  traducteur  aime  mieux  s'abstenir  que  risquer  d'être 
inconséquent  sans  être  ingénieux  ,  absurde  sans  être  piquant, 
comme  il  arrive  à  toute  traduction  qui  viole  la  langue  avec 
hésitation  et  scrupule  ,  et  qui  n'a  pas  ,  si  je  puis  dire  ,  cette 
verve  de  parti  pris  qui  fait  le  mérite  de  l'original.  Je  ne  verrais 
guère  de  traduction  possible  des  poètes  latins  de  la  décadence 
que  dans  les  langues  individuelles  de  la  littérature  facile ,  parce 
que  ces  langues  savent  se  passer  à  merveille  de  logique  ,  de 
métaphores  suivies  ,  d'images  vraies  ,  de  mots  déterminés ,  et 
qu'elles  admettent  une  synonymie  illimitée  ,  où  le  premier  mot 
venu  tient  l'emploi  du  mot  propre  ,  et  où  le  droit  de  souverai- 
neté individuelle  que  s'attribuent  ces  langues  prévaut  contre 


REVUE    DE    PARIS.  273 

la  grammaire  ,  et  au  besoin  contre  l'orthographe.  Mais  les 
écrivains  à  qui  appartiennent  ces  langues  savent-ils  assez  le 
latin  ? 

Les  traducteurs  que  M.  Pankoucke  s'est  associés  dans  son 
utile  entreprise  sont  presque  tous  professeurs  ,  hommes  d'uni- 
versité, et  par  conséquent  fidèles  à  la  langue  des  dix-septième 
et  dix-huitième  siècles.  Ils  ont  appliqué  cette  langue  aux  meil- 
leurs écrivains  de  Rome  aussi  bien  qu'aux  auteurs  de  décadence. 
Mais  ce  qui  convient  parfaitement  aux  premiers  ne  convient 
guère  aux  seconds  ,  par  les  raisons  que  j'ai  données.  On  peut 
très-bien ,  même  avec  peu  de  latin  ,  et  seulement  avec  les  plus 
vagues  souvenirs  des  études  de  collège  ,  comprendre  à  l'aide 
de  ces  traductions  non-seulement  la  pensée  ,  mais  les  mérites 
de  style  des  écrivains  de  la  belle  latinité ,  tandis  qu'il  faut  avoir 
beaucoup  de  latin  ,  et  surtout  de  courage  pour  retrouver  les 
écrivains  de  l'époque  de  décadence  sous  ces  canevas  exacts  , 
mais  froids  ,  qui  en  sont  l'explication  bien  plus  que  la  traduc- 
tion ,  mais  qu'il  serait  impossible  ,  ainsi  que  je  l'ai  dit  ,  de 
colorer  sans  dommage  pour  la  langue  française.  Ne  pourrait- 
on  pas  conclure  de  cette  impossibilité  qu'une  littérature  qui  ne 
peut  passer  dans  une  langue  saine  et  universelle  ,  sans  la  déna- 
turer ,  est  au  moins  une  littérature  inutile  ,  et  que  ce  qui  ne 
peut  pas  être  traduit  en  bon  français  au  dix-neuvième  siècle  ne 
mérite  guère  d'être  connu  ?  Assurément  on  serait  en  droit  de 
tirer  cette  conclusion  ,  à  ne  regarder  les  littératures  que  par 
leur  côté  pratique  et  applicable  ;  mais  je  conviens  qu'elle  serait 
trop  absolue  ,  à  prendre  ces  mêmes  littératures  sous  le  point  de 
vue  de  la  science ,  pour  laquelle  tout  ce  qui  se  peut  savoir  est 
nécessaire. 

Cependant ,  dans  la  Bibliothèque  latine-française ,  il  y  a 
d'ingénieux  efforts  de  traduction  pour  accoutumer  la  langue  de 
Bossuet ,  de  Voltaire  ,  de  Chateaubriand  ,  aux  minces  génies 
de  Stace  ,  de  Valerius  Flaccus  ,  de  Lucain  ;  mais  ces  efforts 
font  plus  d'honneur  aux  traducteurs  que  de  bien  à  l'original. 
Je  puis  citer  parmi  ces  traducteurs  M.  Rinn  ,  l'un  de  nos  pro- 
fesseurs les  plus  distingués.  M.  Rinn  a  trop  peu  fait  pour  la 
collection  de  M.  Pankoucke.  Ses  deux  premiers  livres  des  Silves 
de  Stace  ,  outre  le  mérite  d'une  grande  exactitude  ,  sont  écrits 
dans  un  style  ferme  et  souple  à  la  fois  ,  qui  ferait  désirer  de 


274 


REVUE    DE    PARIS. 


M.  Rinn  des  choses  originales.  L'ingénieuse  révision  du 
Juvénal  de  Dussault  par  M.  Jules  Pierrot  offre  aussi  des  par- 
ties où  la  traduction  a  pu  s'approcher  aussi  près  que  possible 
de  l'original  sans  innovation  ni  étrangeté. 

Pour  les  traductions  des  auteurs  de  l'époque  d'Auguste,  j'ai 
remarqué  des  morceaux  d'Horace  dont  M.  Chasles  a  très-bien 
rendu  la  finesse  philosophique  et  la  poésie  simple  et  déshabil- 
lée. M.  Chasles  n'est  point  professeur,  il  écrit  avec  éclat  dans 
les  journaux  et  Revues;  il  a  beaucoup  de  souplesse  et  de  res- 
sources dans  le  style  ,  ce  qui ,  joint  à  l'exercice,  à  l'habitude 
de  lajfeiblicité,  qui  donne  peu  à  peu  celui  de  la  clarté,  lui 
inspire,  comme  on  dit,  beaucoup  de  choses  heureuses.  Or 
c'est  là  tout  le  génie  des  traductions.  Le  Térence,  par  M.  Amar, 
professeur  modeste  ,  isolé,  qui ,  s'il  était  moins  savant  et  plus 
entendu,  aurait  plus  de  renom  qu'il  n'en  a,  est  simple  et  élé- 
gant. M.  Artaud  a  pu  trouver  dans  la  belle  langue  de  Napoléon 
de  quoi  rendre  avec  netteté  et  fermeté  celle  de  César  ,  cet  au- 
tre grand  écrivain  de  ses  propres  choses. 

Enfin  ,  parmi  les  prosateurs  de  l'époque  de  décadence  ,  il 
faut  louer  beaucoup  le  Pline  V  Ancien  de  M.  Ajasson  de  Grand- 
sagne ,  prodigieux  travail  de  patience  et  de  goût,  avec  des 
annotations  de  vingt  savans;  le  Tacite,  par  M.  Pankoucke  , 
le  seul  homme  de  France  qui  fût  en  état  de  courir  la  Germanie 
et  l'ancienne  Bretagne  pour  retrouver  les  traces  d'un  écrivain 
dont  il  a  fait  son  dieu  lare  ,  et  qui  pût  lui  élever  un  petit  tem- 
ple avec  un  culte  spécial ,  comme  faisait  Silius  Italicus  pour 
Virgile;  le  QuintUien ,  par  M.  Ouizille,  chef  de  bureau  à 
l'intérieur,  à  ce  que  je  vois  sur  la  suscription  ,  et  excellent  la- 
tiniste ,  lequel  emploie  les  loisirs  de  sa  place  à  lutter  contre  la 
phrase  léchée ,  raturée,  pesée  à  la  balance  ,  du  critique  latin 
qui  défendit  le  goût  avec  le  plus  d'esprit,  la  raison  avec  le 
plus  de  subtilité  ,  et  la  belle  latinité  avec  le  plus  de  recherche; 
triste,  mais  glorieux  exemple  de  l'impuissance  des  meilleurs 
esprits  pour  arrêter  une  littérature  sur  le  penchant  de  la  déca- 
dence !  Il  semble  que  les  derniers  qui  protestent  pour  elle 
soient  les  derniers  qui  l'achèvent  !  C'est  qu'aux  époques  de  dé- 
cadence ,  les  intelligences  sont  tellement  perverties  qu'on  ne 
peut  entreprendre  deles  redresser  qu'en  leur  empruntant  quel- 
ques mots  de  leur  langue.   Or  cette  concession,  nécessaire, 


REVUE    DE    PARIS.  27o 

sous  peine  de  n'être  pas  compris  ,  est  le  dernier  coup  porté  à 
la  langue  qu'on  veut  défendre.  Les  esprits  entraînés  oublient 
par  quoi  vous  différez  d'avez  eux ,  et  marquent  avidement  par 
quoi  vous  leur  ressemblez.  Ajoutez  que  dans  tout  écrivain  dis- 
tingué, quelque  austérité  de  goût  qu'on  lui  suppose,  la  passion 
delà  publicité  étantplus  forte  que  la  passion  pour  les  modèles,  il 
arrive  que  la  première  lui  inspire  ses  meilleures  choses,  ce  qui 
est  toujours  au  détriment  de  la  seconde  ,  et  que  là  où  il  mon- 
tre le  plus  de  talent  il  fait  le  plus  de  mal  à  sa  cause.  C'est 
ce  qu'on  peut  dire  de  Quintilien.  Ses  meilleurs  morceaux  sont 
ceux  où  le  goût  aurait  le  plus  à  reprendre. 

Ainsi  que  je  l'ai  dit  plus  haut,  la  traduction  a  perdÉ  quel- 
que peu  de  son  mérite  de  difficulté  vaincue;  mais  il  s'en  faut 
que,  pour  avoir  de  moins  les  grosses  diflicultés,  la  traduc- 
tion, soit  devenue  de  la  besogne  facile.  Outre  un  grand 
nombre  de  passages  dont  le  sens  n'a  jamais  été  bien  déterminé, 
et  pour  lesquels  ,  conséquemment ,  les  grosses  difficultés  sub- 
sistent comme  au  premier  jour  ,  la  traduction  a  eu  ,  pour  ainsi 
dire  ,  à  se  renouveler  complètement,  en  devenant  plus  désin- 
téressée ,  plus  littéraire ,  en  s'ôlant  toutes  les  facilités  de  falsi- 
fication ,  de  suppression,  de  circonlocution,  qu'elle  s'était 
données  aux  époques  où  elle  se  mêlait  plus  à  la  littérature 
active  et  quotidienne.  Aujourd'hui,  la  traduction  est  plus  oc- 
cupée d'être  fidèle  à  fauteur,  que  devenir  en  deuxième  ou 
troisième  rang  aider  le  mouvement  littéraire  d'une  époque. 
Elle  se  fait  avec  plus  de  recueillement  et  de  silence;  cen'e>t 
plus  une  besogne  d'entrainement  ,  d'ambition,  de  gros  profits  , 
au  bout  de  laquelle  on  rêve  une  pension  ou  un  fauteuil  ;  c'est 
une  besogne  de  goût ,  de  solitude  ,  un  travail  doux  ,  qui  se 
fait  lentement,  un  peu  tous  les  jours  ,  et  qui  est  un  repos  eu 
égard  aux  occupations  principales.  De  là  plus  de  profondeur 
dans  la  traduction  ,  et  plus  de  cette  exactitude  patiente  ,  ingé- 
nieuse, chaude,  que  nous  apportons  à  tout  travail  désintéressé 
de  publicité  bruyante,  et  pour  lequel  nous  voulons  l'agrément 
de  notre  conscience  avant  tout  autre. 

C'est  sous  ce  rapport  surtout  que  la  Bibliothèque  latine-fran- 
çaise est  une  excellente  collection.  Monument  d'études  mo- 
destes ,  de  travaux  humbles,  mais  qui  n'en  honore  que  plus 
notre  époque  de  littérature  industrielle  ;  entreprise  unique,  en 


276  REVUE    DE    PARIS. 

ce  temps-ci,  car  elle  appauvrit  l'éditeur  et  n'enrichit  pas  les 
traducteurs  ,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  se  grossir  tous  les  mois 
d'un  ou  de  deux  volumes.  Sans  doute  il  y  aurait  à  redire  à  quel- 
ques volumes  5  il  y  aurait  à  chicaner  sur  des  sens  ;  mais  de  telles 
entreprises  sont  dignes  de  tout  éloge, par  cela  seul  qu'elles  sont. 
Quelque  jour,  si  les  enfans  de  M,  Pankoucke  y  devaient  faire 
fortune,  il  serait  temps  alors  de  leur  indiquer  quelles  améliora- 
tions on  pourrait  opérer ,  et  quelles  fautes  corriger  dans  une 
seconde  édition. 

NlSARD. 


•m* 


LES  SORCIERES  ESPAGNOLES. 


Valence,  1830. 


Les  antiquités ,  surtout  les  antiquités  romaines  me  touchent 
peu.  Je  ne  sais  comment  je  me  suis  laissé  persuader  d'aller 
à  Murviedro  voir  ce  qui  reste  de  Sagonte.  J'y  ai  gagné  beau- 
coup de  fatigue,  j'ai  fait  de  mauvais  dîners ,  et  je  n'ai  rien  vu 
du  tout.  En  voyage  on  est  sans  cesse  tourmenté  par  la  crainte 
de  ne  pouvoir  répondre  oui  à  cette  inévitable  question  qui  vous 

attend  au  retour  :  «Vous  avez  vu  sans  doute ?»  Pourquoi 

serais-je  forcé  de  voir  ce  que  les  autres  ont  vu?  Je  ne  voyage 
pas  dans  un  but  déterminé  ;  je  ne  suis  pas  antiquaire.  Mes  nerfs 
sont  endurcis  aux  émotions  sentimentales ,  et  je  ne  sais  si  je  me 
rappelle  avec  plus  de  plaisir  le  vieux  cyprès  des  Zegris  au  Géné- 
ralife  que  les  grenades  et  l'excellent  raisin  sans  pépins  que  j'ai 
mangés  sous  cet  arbre  vénérable. 

Mon  excursion  à  Murviedro  ne  m'a  point  ennuyé  pourtant. 
J'ai  loué  un  cheval  et  un  paysan  valencien  pour  m'accom- 
pagner  à  pied.  Je  l'ai  trouvé  (le  Valencien)  grand  bavard,  passa- 
blement fripon  ,  mais  en  somme  bon  compagnon  et  assez 
amusant.  Il  dépensait  prodigieusement  d'éloquence  et  de  diplo- 
matie pour  me  tirer  un  réal  de  plus  que  le  prix  convenu  entre 
nous  pour  la  location  du  cheval;  et  en  même  temps  il  soute- 
nait mes  intérêts  dans  les  auberges  avec  tant  de  vivacité  et  de 
chaleur  qu'on  eût  dit  qu'il  payait  la  carte  de  ses  propres  de- 
niers. Le  compte  qu'il  me  présentait  tous  les  matins  offrait  une 
g  i  • 


*273 


REVUE    DE    PARTS. 


terrible  suite  d'items  pour  raccommodages  de  courroies,  clous 
remis  ,  vin  pour  frotter  le  cheval,  et  qu'il  buvait  sans  doute  , 
et  avec  tout  cela  jamais  je  n'ai  payé  moins  cher.  Il  avait  l'art 
de  me  faire  acheter  partout  où  nous  passions  je  ne  sais  combien 
de  bagatelles  inutiles,  surtout  des  couteaux  du  pays.  Il  m'ap- 
prenait comment  on  doit  mettre  le  pouce  sur  la  lame  pour  éven- 
trer  convenablement  son  homme  sans  se  couper  les  doigts.  Puis 
ces  diables  de  couteaux  me  paraissaient  bien  lourds.  Ils  s'entre- 
choquaient dans  mes  poches ,  battaient  sur  mes  jambes  ,  bref, 
me  gênaient  tellement  que  pour  m'en  débarrasser  je  n'avais 
d'autre  ressource  que  d'en  faire  cadeau  à  Vicente.  Son  refrain 
était  :  «(Comme  les  amis  de  Votre  Seigneurie  seront  contens 
quand  ils  verront  toutes  les  belles  choses  qu'elle  leur  apportera 
d'Espagne  !  »  Je  n'oublierai  jamais  un  sac  de  glands  doux  que 
Ma  Seigneurie  acheta  pour  rapporter  à  ses  amis  ,  et  qu'elle 
mangea  tout  entier  avec  l'aide  de  son  guide  fidèle  avant  même 
d'être  arrivée  à  Murviedro. 

Vicente,  quoiqu'il  eût  couru  le  monde,  car  il  avait  vendu 
de  Forgeât  à  Madrid  ,  avait  sa  bonne  part  des  superstitions  de 
ses  compatriotes.  Il  était  fort  dévot,  et  pendant  trois  jours  que 
nous  passâmes  ensemble  j'eus  occasion  devoir  quelle  drôle  de 
religion  était  la  sienne.  Le  bon  Dieu  ne  l'inquiétait  guère  ,  et 
il  n'en  parlait  jamais  qu'avec  indifférence.  Mais  les  saints  et 
surtout  la  Vierge  avaient  tous  ses  hommages.  Il  me  faisait 
penser  à  ces  vieux  solliciteurs  consommés  dans  le  métier  ,  et 
dont  la  maxime  est  qu'il  vaut  mieux  avoir  des  amis  dans  les 
bureaux  que  la  protection  du  ministre  lui-même. 

Pour  comprendre  sa  dévotion  à  la  bonneVierge  il  faut  savoir 
qu'en  Espagne  il  y  a  Vierge  et  Vierge.  Chaque  ville  a  la  sienne 
et  se  moque  de  celle  des  voisins.  La  vierge  de  Peniscola,  petite 
ville  qui  avait  donné  naissance  à  l'honorable  Vicente  ,  valait 
mieux  ,  selon  lui ,  que  toutes  les  autres  ensemble. 

«(Mais  ,  lui  dis-je  un  jour,  il  y  a  donc  plusieurs  vierges? 

—  Sans  doute  ;  chaque  province  en  a  une. 

—  Et  dans  le  ciel ,  combien  y  en  a-t-il  ?  » 

La  question  l'embarrassa  évidemment,  mais  son  catéchisme 
vint  à  son  aide.  »  Il  n'y  en  a  qu'une  ,  répondit-il  avec  l'hé- 
sitation d'un  homme  qui  répète  une  phrase  qu'il  ne  com- 
prend pas. 


REVUE     DE    PARIS. 


279 


—  Eh  bien  !  poursuivis-je  ,  si  vous  vous  cassiez  une  jambe  , 
à  quelle  vierge  vous  adresseriez-vous  ?  A  celle  du  ciel  ou  à  une 
autre? 

—  A  la  très-sainte  Vierge  Notre-Dame  de  Peniscola  ,  appa- 
remment (por  supuesto). 

—  Mais  pourquoi  pas  à  celle  du  Pilier  à  Sarragosse  qui  fait 
tant  de  miracles  ? 

—  Bah  !  elle  est  bonne  pour  des  Aragonais  ? 

Je  voulus  le  prendre  par  son  côté  faible  ,  le  patriotisme  pro- 
vincial. 

«Si  la  vierge  de  Peniscola,  lui  dis-je  ,  est  plus  puissante 
que  celle  du  Pilier,  cela  prouverait  que  les  \  alenciens  sont 
de  plus  grands  coquins  que  les  Aragonais  ,  puisqu'il  leur  faut 
une  patronne  si  bien  en  cour  pour  que  leurs  péchés  soient 
remis. 

—  Ah  !  monsieur  ,  les  Aragonais  ne  sont  pas  meilleurs  que 
d'autres  ;  seulement  nous  autres  Valenciens  nous  connaissons 
le  pouvoir  de  Notre-Dame  de  Peniscola  ,  et  nous  nous  y  fions 
trop  quelquefois. 

— Vicente,  dites-moi  :  ne  croyez-vous  pas  que  Notre-Dame 
de  Peniscola  parle  valencien  au  bon  Dieu  quand  elle  prie  Sa 
3Iajesté  de  ne  pas  vous  damner  pour  vos  méfaits. 

— Valencien  !  Non  ,  monsieur  ,  répliqua  vivement  Vicente. 
Votre  Seigneurie  sait  bien  quelle  langue  parle  la  Vierge. 

—  Non  ,  en  vérité. 

—  Mais  latin  apparemment.  » 

...  Les  montagnes  peu  élevées  du  royaume  de  Valence  sont 
couronnées  souvent  de  châteaux  en  ruines.  Je  m'avisai  un 
jour  ,  passant  auprès  d'une  de  ces  masures  ,  de  demander  à 
Vicente  s'il  y  avait  là  des  revenans.  Il  se  mit  à  sourire,  et 
me  répondit  qu'il  n'y  en  avait  pas  dans  le  pays  ;  puis  il  ajouta, 
en  clignant  l'oeil  de  l'air  d'un  homme  qui  riposte  à  une  plai- 
santerie :  uVotre  Seigneurie  sans  doute  en  a  vu  dans  son 
pays  ?  » 

En  espagnol  il  n'y  a  pas  de  mot  qui  traduise  exactement 
celui  de  revenant.  Duende ,  que  vous  trouvez  dans  le  diction- 
naire, correspond  plutôt  à  notre  mot  de  lutin  ,  et  s'applique 
comme  en  français  à  un  enfant  espiègle.  Duendecito  (  petit 
duende  )  se  dirait  très-bien  d'un  jeune  homme  qui  se  cache 


280  REVUE    DE    PARIS. 

derrière  un  rideau  dans  la  chambre  d'une  jeune  fille  pour  lui 
faire  peur,  ou  dans  toute  autre  intention.  Mais  quant  à  ces 
grands  spectres  pâles,  drapés  d'un  linceul  ettrainant  des  chaî- 
nes ,  on  n'en  voit  point  en  Espagne  et  l'on  n'en  parle  pas.  Il  y 
a  encore  des  Maures  enchantés  dont  on  conte  des  tours  aux 
environs  de  Grenade,  mais  ce  sont  en  général  de  bons  revenans, 
paraissant  d'ordinaire  au  gran  d  jour  pour  demander  bien  hum- 
blement le  baptême  qu'ils  n'ent  point  eu  le  loisir  de  se  faire 
administrer  de  leur  vivant.  Si  on  leur  accorde  cette  grâce,  ils 
vous  montrent  pour  la  peine  un  beau  trésor.  Ajoutez  à  cela 
une  espèce  deloup-garou  tout  velu  que  l'on  nomme  eivelhtdo, 
lequel  est  peint  dans  l'Alhambra  ,  et  un  certain  cheval  sans 
tête  (')  qui  ce  nonobstant  galope  fort  vite  au  milieu  des  pierres 
qui  encombrent  le  ravin  entre  l'Alhambra  et  le  Généralife,  — 
vous  aurez  une  liste  à  peu  près  complète  de  tous  les  fantômes 
dont  on  effraie  ou  dont  on  amuse  les  enfans. 

Heureusement  l'on  croit  encore  aux  sorciers  ,  et  surtout  aux 
sorcières. 

A  une  lieue  de  Murviedro  il  y  a  un  petit  cabaret  isolé.  Je 
mourais  de  soif,  et  je  m'arrêtai  à  la  porte.  Une  très-jolie  fille  , 
point  trop  basanée,  m'apporta  un  grand  pot  de  cette  terre  po- 
reuse qui  rafraîchit  l'eau.  Vicente,  qui  ne  passait  jamais  devant 
un  cabaret  sans  avoir  soif,  et  rae  donner  quelque  bonne  raison 
pour  entrer  ,  ne  paraissait  pas  avoir  envie  de  s'arrêter  dans  cet 
endroit-là.  Il  se  faisait  tard ,  disait-il  5  nous  avions  beaucoup 
de  chemin  à  faire  ;  —  à  un  quart  de  lieue  de  là  il  y  avait  une 
bien  meilleure  auberge  où  nous  trouverions  le  plus  fameux  vin 
du  royaume ,  celui  de  Peniscola  excepté.  Je  fus  inflexible.  Je 
bus  l'eau  qu'on  me  présentait,  je  mangeai  du  gazpacho  préparé 
par  les  mains  de  M^e  Carmencita  ,  et  même  je  fis  son  portrait 
sur  mon  livre  de  croquis.  Cependant  Vicente  frottait  son  che- 
val devant  la  porte  ,  sifflait  d'un  air  d'impatience ,  et  semblait 
éprouver  de  la  répugnance  à  entrer  dans  la  maison. 

Nous  nous  remîmes  en  route.  Je  parlais  souvent  de  Car- 
mencita ,  Vicente  secouait  la  tête.  <i  Mauvaise  maison  !  di- 
sait-il. 

—  Mauvaise  !  pourquoi?  Le  gazpacho  était  excellent. 

(')  El  caballo  descabezado. 


REVUE    DE    PARIS.  2ol 

—  Cela  n'est  pas  extraordinaire,  c'est  peut-être  le  diable  qui 
l'a  fait. 

—  Le  diable  !  Dites-vous  cela  parce  qu'elle  n'épargne  pas 
le  piment  ,  ou  bien  cette  brave  femme  aurait-elle  le  diable  pour 
cuisinier  ? 

—  Qui  sait? 

—  Ainsi...  elle  est  sorcière  ?  » 

Vicente  tourna  la  tête  d'un  air  d'inquiétude  pour  voir  s'il 
n'était  pas  observé  ;  il  hâta  le  pas  du  cheval  d'un  coup  de 
houssine  ,  et  tout  en  courant  à  côté  de  moi  il  haussait  légère- 
ment la  tête  ,  ouvrant  la  bouche  et  levant  les  yeux  en  l'air  , 
signe  d'affirmation  ordinaire  à  des  gens  qu'on  serait  tenté  de 
croire  silencieux  à  la  difficulté  que  l'on  éprouve  pour  en  tirer 
une  réponse  à  une  question  précise.  Ma  curiosité  était  exci- 
tée ,  et  je  voyais  avec  un  vif  plaisir  que  mon  guide  n'était  pas  , 
comme  je  l'avais  craint,  un  esprit  fort. 

«  Ainsi  elle  est  sorcière?  dis-je  en  remettant  mon  cheval  au 
pas.  Et  la  fille,  qu'est-elle  ? 

—  Votre  Seigneurie  connaît  le  proverbe  :  Primero  p...;  luego 
alcahueta,  pues  hruja  (*)  La  fille  commence,  la  mère  est  déjà 
arrivée  au  port. 

—  Comment  savez-vous  qu'elle  est  sorcière  ?  qu'a-t-elle  fait 
qui  vous  l'ait  prouvé? 

—  Ce  qu'elles  font  toutes.  Elle  donne  le  mal  d'yeux  (  ), 
qui  fait  dessécher  les  enfans  ;  elle  brûle  les  oliviers ,  elle  fait 
mourir  les  mules  ,  et  bien  d'autres  méchancetés. 

—  Mais  connaissez-vous  quelqu'un  qui  ait  été  victime  de 
ses  maléfices? 

—  Si  j'en  connais  ?  J'ai  mon  cousin  germain  ,  par  exemple  , 
à  qui  elle  a  joué  un  maître  tour. 

—  Racontez-moi  cela,  je  vous  prie. 

—  Mon  cousin  n'aime  pas  trop  qu'on  raconte  cette  histoire- 


(')  D'abord  c...,  puis  entremetteuse,  puis  sorcière. 

(')  Mal  de  ojos.  Ce  n'est  pas  le  mal  que  reçoivent  les  yeux ,  mais 
que  font  les  yeux  ;  c'est  la  fascination  du    mauvais  œil.  On  attache 
souvent  au  poignet  des  enfans  ,  dans  le  royaume  de  Valence ,  un 
petit  bracelet  d'écarlate  pour  les  préserver  du  mauvais  œil. 
a  a4. 


282  REVUE     DE    PARIS. 

Mais  il  est  à  Cadix  maintenant,  et  j'espère  qu'il  ne  lui  arrive- 
rait pas  malheur  si  je  vous  disais...  » 

J'apaisai  les  scrupules  de  Vicente  en  lui  faisant  présent 
d'un  cigane.  Il  trouva  l'argument  irrésistible  et  commença  de 
la  sorte  : 

«  Vous  saurez,  monsieur,  que  mon  cousin  se  nomme  Henri- 
quez  ,  et  qu'il  est  natif  du  Grao  de  Valence ,  marin  et  pêcheur 
de  son  état,  honnête  homme  et  père  de  famille,  vieux  chrétien 
comme  toute  sa  race  ;  et  je  puis  me  vanter  de  l'être  ,  tout  pau- 
vre que  je  suis ,  quand  il  y  a  tant  de  gens  plus  riches  que  moi 
qui  sentent  le  marrane.  Mon  cousin  donc  était  pêcheur  dans 
un  petit  hameau  auprès  de  Peniscola  ,  parce  que,  quoique  né 
au  Grao,  il  avait  sa  famille  à  Peniscola.  Il  était  né  dans  la  bar- 
que de  son  père;  ainsi  étant  né  sur  mer  il  ne  faut  pas  s'éton- 
ner qu'il  fût  bon  marin.  Il  avait  été  aux  Indes,  en  Portugal, 
partout  enfin.  Quand  il  n'était  pas  embarqué  sur  un  gros  vais- 
seau, il  avait  sa  barque  à  lui,  et  allait  pêcher.  A  son  retour 
il  attachait  sa  barque  avec  une  amarre  bien  solide  à  un  gros 
pieu  ,  puis  il  allait  se  coucher  tranquille.  Voilà  qu'un  matin, 
partant  pour  la  pêche,  il  va  pour  défaire  le  nœud  de  l'amarre  ; 
que  voit-il?...  Au  lieu  du  nœud  qu'il  avait  fait,  nœud  tel  qu'en 
pourrait  faire  un  bon  matelot ,  il  voit  un  nœud  comme  une 
vieille  femme  en  ferait  un  pour  attacher  sa  bourique.  «  Les 
petits  polissons  se  seront  amusés  dans  ma  barque  hier  soir, 
pensa-t-il;  si  je  les  attrape,  je  les  étrillerai  d'importance.  » 
Il  s'embarque,  pêche  et  revient.  Il  attache  son  bateau,  et  par 
précaution  cette  fois  il  fait  un  double  nœud.  Bon!  Le  lende- 
main le  nœud  défait.  Mon  cousin  enrageait,  mais  —  Devine 
qui  a  fait  le  coup  ?. . .  Pourtant  il  prend  une  corde  neuve ,  et , 
sans  se  décourager,  il  amarre  encore  solidement  son  bateau. 
Bah  !  le  lendemain  plus  de  corde  neuve  ,  et  en  place  un  mau- 
vais morceau  de  ficelle  ,  débris  d'un  câble  tout  pourri.  De 
plus,  sa  voile  était  déchirée,  preuve  qu'on  l'avait  déployée 
pendant  la  nuit.  Mon  cousin  se  dit  :  «  Ce  ne  sont  pas  des 
polissons  qui  vont  la  nuit  dans  mon  bateau;  ils  n'oseraient 
pas  déployer  la  voile  de  peur  de  chavirer.  Sûrement  c'est  un 
voleur.  »  Que  fait-il?  Il  s'en  va  le  soir  se  cacher  dans  sa 
barque  ,  il  se  couche  dans  l'endroit  où  il  serrait  son  pain  et  son 
riz  quand  il  s'embarquait  pour  plusieurs  jouis.  Il  jette  sur  lui, 


REVUE    DE    PARIS.  283 

pour  mieux  se  cacher,  une  mauvaise  mante  ,  et  le  voilà  tran- 
quille. A  minuit,  remarquez  bien  l'heure  ,  tout-à-coup  il  en- 
tend des  voix  comme  si  beaucoup  de  personnes  s'en  venaient 
courant  au  bord  de  la  mer.  Il  lève  un  peu  le  bout  du  nez  et 
voit...  non  pas  des  voleurs  ,  Jésus!  mais  une  douzaine  de 
vieilles  femmes  pieds  nus  et  les  cheveux  au  vent.  Mon  cousin 
est  un  homme  résolu ,  et  il  avait  un  bon  couteau  bien  affilé 
dans  sa  ceinture  pour  s'en  servir  contre  les  voleurs  ;  mais 
quand  il  vit  que  c'était  à  des  sorcières  qu'il  allait  avoir  affaire, 
son  courage  l'abandonna  ;  il  mit  la  mante  sur  sa  tête  et  se  re- 
commanda à  Notre-Dame  de  Peniscola,  pour  qu'elle  empêchât 
ces  vilaines  femmes  de  le  voir. 

)>  Il  était  donc  tout  ramassé,  tout  pelotonné  dans  son  coin  , 
et  fort  en  peine  de  sa  personne.  Voilà  les  sorcières  qui  détachent 
la  corde ,  larguent  la  voile  et  se  lancent  en  mer.  Si  la  barque 
eût  été  un  cheval,  on  aurait  bien  pu  dire  qu'elle  prenait  le 
mors  aux  dents.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'elle  semblait  vo- 
ler sur  la  mer.  Elle  allait,  elle  allait  avec  tant  de  vitesse  que 
le  sifflement  de  l'eau  fendait  les  oreilles ,  et  que  le  goudron 
s'en  fondait  (')  !  Et  il  n'y  a  pas  là  de  quoi  s'étonner,  car  les 
sorcières  ont  du  vent  quand  elles  en  veulent,  puisque  c'est  le 
diable  qui  le  souffle.  Cependant  mon  cousin  les  entendait 
causer,  rire  ,  se  trémousser,  se  vanter  de  tout  le  mal  qu'elles 
avaient  fait.  Il  y  en  avait  quelques-unes  qu'il  connaissait , 
d'autres  qui  apparemment  venaient  de  loin  et  qu'il  n'avaitjamais 
vues.  La  Ferrer,  cette  vieille  sorcière  chez  qui  vous  vous  êtes 
arrêté  si  long-temps,  tenait  le  gouvernail.  Enfin,  au  bout  d'un 
certain  temps  ,  on  s'arrête  ,  on  touche  la  terre,  les  sorcières 
sautent  hors  de  la  barque  et  l'attachent  au  rivage  à  une  grosse 
pierre.  Quand  mon  cousin  Henriquez  n'entendit  plus  leurs 
voix,  il  se  hasarda  à  sortir  de  son  trou.  La  nuit  n'était  pas  très- 
claire  ,  mais  il  vit  pourtant  fort  bien  ,  à  un  jet  de  pierre  du  ri- 
vage ,  de  grands  roseaux  que  le  vent  agitait  ,  et  plus  loin   un 

(')  Je  n'osai  interrompre  mon  guide  pour  avoir  l'explication  de  ce 
phénomène.  Serait-ce  que  la  vitesse  du  mouvement  produisait  as- 
sez de  chaleur  pour  fondre  le  goudron?  On  voit  que  mon  ami  Vi- 
cente,  qui  n'avait  jamais  été  marin,  n'employait  pas  fort  habile- 
ment la  couleur  locale. 


%M 


REVUE    DE    PARIS. 


grand  feu.  Soyez  sûr  que  c'était  là  que  se  tenait  le  sabbat. 
Henriquez  eut  le  courage  de  sauter  à  terre  et  de  couper  quel- 
ques-uns de  ces  roseaux,  puis  il  se  remit  dans  sa  cache  avec 
les  roseaux  qu'il  avait  pris,  et  attendit  tranquillement  le  re- 
tour des  sorcières.  Au  bout  d'une  heure  ,  plus  ou  moins ,  elles 
reviennent,  se  rembarquent,  tournent  le  bateau  ,  et  voguent 
aussi  vite  que  la  première  fois.  <•■  Du  train  dont  nous  allons  ,  se 
disait  mon  cousin,  nous  serons  bientôt  à  Peniscola.  »  Tout 
allait  bien  lorsque  tout  d'un  coup  Tune  de  ces  femmes  se  mit 
à  dire  :  «  Mes  sœurs ,  voilà  trois  heures  qui  sonnent.  »  Elle 
n'eut  pas  plus  tôt  dit  cela  qu'elles  s'envolent  toutes  et  disparais- 
sent. Pensez  que  c'est  jusqu'à  cette  heure-là  seulement  qu'elles 
ont  le  pouvoir  de  courir  le  pays. 

La  barque  n'allait  plus  ,  et  mon  cousin  fut  obligé  de  ramer. 
Dieu  sait  combien  de  temps  il  fut  en  mer  avant  de  pouvoir  ren- 
trer à  Peniscola.  Plus  de  deux  jours.  Il  arriva  épuisé.  Dés  qu'il 
eut  mangé  un  morceau  de  pain  et  bu  un  verre  d'eau-de-vie, 
il  alla  chez  l'apothicaire  de  Peniscola,  qui  est  un  homme  bien 
savant  et  qui  connaît  tous  les  simples.  Il  lui  montre  les  roseaux 
qu'il  avait  apportés  «  D'où  cela  vient-il  ?  qu'il  demande  à  l'a- 
pothicaire. —  D'Amérique,  répond  l'apothicaire.  Tl  n'en  pousse 
de  pareils  qu'en  Amérique  ,  et  vous  auriez  beau  en  semer  la 
graine  ici  elle  ne  produirait  rien.  »  Mon  cousin,  sans  dire  un 
mot  de  plus  à  l'apothicaire,  s'en  va  droit  chez  la  Ferrer: 
«Paca,  dit-il  en  entrant,  tu  es  une  sorcière.  j>  L'autre  de  se 
récrier  et  de  dire  :  te  Jésus,  Jésus!  — La  preuve  que  tu  es 
sorcière  ,  c'est  que  tu  vas  en  Amérique  et  que  tu  en  reviens  en 
une  nuit.  J'y  suis  allé  avec  toi  telle  nuit ,  et  en  voici  la  preuve. 
Tiens,  voici  des  roseaux  que  j'ai  cueillis  là  bas.  » 

Vicente  ,  qui  m'avait  conté  tout  ce  qui  précède  d'une  voix 
émue  et  avec  beaucoup  de  chaleur  ,  étendit  alors  la  main  vers 
moi ,  accompagnant  son  récit  d'une  pantomime  convenable  , 
et  me  présenta  une  poignée  d'herbe  qu'il  venait  d'arracher.  Je 
ne  pus  m'empêeher  de  faire  un  mouvement ,  croyant  voir  les 
roseaux  d'Amérique.  Vicente  reprit  : 

«  La  sorcière  dit  :  «  Ne  faites  pas  de  bruit  ;  voici  un  sac  de 
riz  ,  emportez-le  ,  et  laissez-moi  tranquille,  v  Henriquez  dit: 
«  Non,  je  ne  te  laisse  pas  tranquille  que  tu  ne  me  donnes  un 
sort  pour  avoir  à  volonté  un  vent  comme  celui  qui  nous  a  me- 


REVUE    DE     PARIS. 


285 


nés  en  Amérique.  »  Alors  la  sorcière  lui  a  donné  un  parchemin 
dans  une  calebasse  qu'il  porte  toujours  sur  lui  quand  il  est  en 
mer  ;  mais  à  sa  place  il  y  a  long-temps  que  j'aurais  jeté  au 
feu  parchemin  et  tout  ;  ou  bien  je  l'aurais  donné  à  un  prêtre  , 
car  qui  traite  avec  le  diable  est  toujours  mauvais  marchand.  *■ 

Je  remerciai  Vicente  de  son  histoire  ,  et  j'ajoutai  ,  pour  le 
payer  de  même  monnaie  ,  que  dans  mon  pays  les  sorcières  se 
passaient  de  bateaux ,  et  que  leur  moyen  de  transport  le  plus 
ordinaire  était  un  balai,  sur  lequel  ces  dames  se  mettaient  à 
califourchon. 

«  Votre  Seigneurie  sait  bien  que  cela  est  impossible  ,  »  ré- 
pondit froidement  Vicente. 

Je  fus  stupéfait  de  son  incrédulité.  C'était  me  manquer  à  moi 
qui  n'avais  pas  élevé  le  moindre  doute  sur  la  vérité  de  l'histoire 
des  roseaux.  Je  lui  exprimai  toute  mon  indignation  ,  et  je  lui 
dis  d'un  ton  sévère  qu'il  ne  se  mêlât  pas  de  parler  des  choses 
qu'il  ne  pouvait  comprendre  ,  ajoutant  que  si  nous  étions  en 
France  je  lui  trouverais  autant  de  témoins  du  fait  qu'il  pour- 
rait en  désirer. 

«  Si  Votre  Seigneurie  l'a  vu,  alors  cela  est  vrai ,  répondit  Vi- 
cente ;  mais  si  elle  ne  l'a  pas  vu,  je  dirai  toujours  qu'il  est 
impossible  que  des  sorcières  montent  à  califourchon  sur  un 
balai  5  car  il  est  impossible  que  dans  un  balai  il  n'y  ait  pas  quel- 
ques brins  qui  se  croisent,  et  alors  voilà  une  croix  faite  5  et  alors 
comment  voulez-vous  que  des  sorcières  puissent  s'en  servir. 

L'argument  était  sans  réplique.  Je  me  tirai  d'affaire  en 
disant  qu'il  y  avait  balais  et  balais.  Qu'une  sorcière  montât  sur 
un  balai  de  bouleau  ,  c'est  ce  qu'il  était  impossible  d'accorder  ; 
mais  sur  un  balai  de  genêt  dont  les  brins  sont  droits  et  raides  , 
sur  un  balai  de  crin  ,  rien  de  plus  facile.  Tout  le  monde  com- 
prend sans  peine  qu'on  peut  aller  au  bout  du  monde  sur  un  lel 
manche  à  balai. 

—  J'ai  toujours  entendu  dire,  monsieur,  dit  Vicente  ,  qu'il 
y  a  beaucoup  de  sorciers  et  de  sorcières  dans  votre  pays. 

—  Cela  tient ,  mon  ami  ,  à  ce  que  nous  n'avons  pas  d'inqui- 
sition chez  nous. 

—  Alors  Votre  Seigneurie  aura  sans  doute  vu  de  ces  gens  qui 
vendent  des  sorts  pour  toutes  sortes  de  choses.  J'en  ai  vu  les 
effets  ,  moi  qui  vous  parle 


286  REVUE    DE    PARIS. 

—  Faites ,  lui  dis-je  ,  comme  si  je  ne  connaissais  pas  ces 
histoires-là  ;  je  vous  dirai  ensuite  si  elles  sont  vraies. 

—  Eh  bien  !  monsieur ,  on  m'a  dit  qu'il  y  a  dans  votre  pays 
des  gens  qui  vendent  des  sorts  aux  gens  qui  en  achètent. 
Moyennant  un  bon  sac  de  piécettes  ,  ils  vous  vendent  un 
morceau  de  roseau  avec  un  nœud  d'un  côté  et  un  bon  bouchon 
de  l'autre.  Dans  ce  roseau  il  y  a  des  petites  bêtes  (animalitos) 
au  moyen  desquelles  on  obtient  tout  ce  qu'on  demande.  Mais 
vous  savez  mieux  que  moi  comment  on  les  nourrit...  De  chair 
d'enfant  non  baptisé  ,  monsieur  ;  et  quand  il  ne  peut  pas  s'en 
procurer  ,  le  maître  du  roseau  est  obligé  de  se  couper  un 
morceau  de  chair  à  lui-même...  (  Les  cheveux  de  Vicente  se 
dressaient  sur  sa  tête.  )  I)  faut  lui  donner  à  manger  une  fois 
toutes  les  vingt-quatre  heures  ,  monsieur. 

— Avez-vous  un  de  ces  roseaux  en  question  ? 
— Non,  monsieur,  pour  ne  point  mentir;  mais  j'ai  beaucoup 
connu  un  certain  Romero  ;  j'ai  bu  cent  fois  avec  lui  (  lorsque 
je  ne  le  connaissais  pas  pour  ce  qu'il  était ,  comme  je  le  connais 
à  présent).  Ce  Romero  était  zagal  (1)  de  son  métier.  Il  fit  une 
maladie  à  la  suite  de  laquelle  il  perdit  son  vent ,  de  sorte  qu'il 
ne  pouvait  plus  courir.  On  lui  disait  d'aller  en  pèlerinage  pour 
obtenir  sa  guérison  ;  mais  lui  ,  disait  :  <c  Pendant  que  je  serai 
en  pèlerinage ,  qui  est-ce  qui  gagnera  de  l'argent  pour  faire  de 
la  soupe  à  mes  enfans  ?  »  si  bien  que  ,  ne  sachant  où  donner  de 
la  tête ,  il  se  faufila  parmi  des  sorciers  et  autre  semblable  ca- 
naille qui  lui  vendirent  un  de  ces  morceaux  de  roseaux  dont 
j'ai  parlé  à  Votre  Seigneurie.  —  Monsieur,  depuis  ce  temps-là 
Romero  aurait  attrapé  un  lièvre  à  la  course.  Il  n'y  avait  pas  un 
zagal  qui  pût  lui  être  comparé.  Vous  savez  quel  métier  c'est , 
et  combien  il  est  dangereux  et  fatigant.  Aujourd'hui  il  court 
devant  les  mules  sans  perdre  une  bouffée  de  son  cigarre.  Il 
courrait  de  Valence  à  Murcie  sans  s'arrêter ,  tout  d'une  traite. 

(*)  Le  zagal  est  une  espèce  de  postillon  à  pied.  Il  tient  par  la 
bride  les  deux  mules  de  devant  d'un  attelage,  et  les  dirige  en  cou- 
rant lorsqu'elles  sont  lancées  au  galop.  S'il  s'arrête,  la  voiture  lui 
passe  sur  le  corps.  Dans  les  nouvelles  diligences  on  appelle  impro- 
prement zagal  un  homme  qui  attache  le  sabot,  aide  à  charger  la 
voiture,  etc  :  C'est  le  cad des  voitures  anglaises. 


REVUE    DE    PARIS  287 

Mais  il  n'y  a  qu'à  le  voir  pour  juger  ce  que  cela  lui  coule.  Les 
os  lui  percent  la  peau  ,  et  si  ses  yeux  se  creusent  toujours 
comme  ils  font ,  bientôt  il  verra  derrière  la  tête.  Ces  bêtes-là  le 
mangent. 

Il  y  a  de  ces  sorts  qui  sont  bons  à  autre  chose  qu'à  courir... 
des  sorts  qui  vous  garantissent  du  plomb  et  de  l'acier,  qui  vous 
rendent  dur,  comme  l'on  dit.  Napoléon  en  avait  un,  c'est  ce 
qui  a  fait  qu'on  n'a  pu  le  tuer  en  Espagne;  mais  il  y  avait  pour- 
tant un  moyen  bien  facile... 

—  C'était  défaire  fondre  une  balle  d'argent,  interrompis-je, 
me  rappelant  la  balle  dont  un  brave  whig  perça  l'omoplate  de 
Claverhouse. 

Une  balle  d'argent  pourrait  être  bonne,  reprit  Vicente,  si 
elle  était  fondue  avec  une  pièce  de  monnaie  sur  laquelle  il  y 
aurait  la  croix,  comme  sur  une  vieille  piécette;  mais  ce  qui 
vaut  encore  mieux  ,  c'est  de  prendre  tout  bonnement  un  cierge 
qui  ait  été  sur  l'autel  pendant  qu'on  dit  la  messe.  Vous  faites 
fondre  cette  cire  bénite  dans  un  moule  à  balles  ,  et  soyez  cer- 
tain qu'il  n'y  a  ni  sort ,  ni  diablerie ,  ni  cuirasse  qui  puisse  ga- 
rantir un  sorcier  contre  une  telle  balle.  Juan  Coll ,  qui  a  fait 
tant  de  bruit  dans  le  temps  aux  environs  de  Tortose ,  a  été  tué 
par  une  balle  de  cire  que  lui  tira  un  brave  miquelet ,  et  quand 
il  fut  mort  et  que  le  miquelet  le  fouilla  ,  on  lui  trouva  la  poi- 
trine toute  couverte  de  figures  et  de  marques  faites  avec  de  la 
poudre  à  canon  ,  des  parchemins  pendus  au  cou  ,  et  je  ne  sais 
combien  d'autres  brimborions.  José  Maria  ,  qui  fait  tant  par- 
ler de  lui  maintenant  en  Andalousie,  a  un  charme  contre  les 
balles  ;  mais  gare  à  lui  si  on  lui  lâche  des  balles  de  cire  !  Vous 
savez  comme  il  maltraite  les  prêtres  et  les  moines  qui  tombent 
entre  ses  mains;  c'est  qu'il  sait  qu'un  prêtre  doit  bénir  la  ciré 
qui  le  tuera,  n 

Vicente  en  eût  dit  bien  davantage  si  dans  ce  moment  le  châ- 
teau de  Murviedro ,  que  nous  aperçûmes  au  tournant  de  la 
route,  n'eût  donné  un  autre  tour  à  notre  conversation. 

Pr  Mérimée. 


ALBUM. 


—  Nous  payons  aujourd'hui  une  partie  de  notre  arriéré  aux  ro- 
manciers. La  semaine  prochaine  ,  nous  parlerons  de  la  Danseuse  de 
Venise,  jouée  jeudi  au  Palais-Royal,  et  empruntée,  comme  nous 
l'avions  prévu,  à  la  nouvelle  publiée  par  Mme  la  duchesse  d'Abran- 
tès ,  dans  la  Revue  de  Paris.  Le  Yaudeville  a  représenté  aussi  avec 
succès  c'est  encore  du  bonheur  ,  et  le  Gymnase  les  suites  d'une  sé- 
paration. 

—  Nous  nous  proposons  de  parler  des  discours  d'ouverture  des 
principaux  cours  du  Collège  de  France,  et  d'entretenir  nos  lecteurs 
des  leçons  des  professeurs.  Cette  semaine  nous  avons  assisté  au 
cours  de  M.  Gérusez  ,  suppléant  de  M.  Villemain,  dont  le  début 
a  été  brillant. 

—  chronique  littéraire.  —  Nous  avons  maintes  fois,  avec  au- 
tant de  courtoisie  que  possible ,  averti  le  petit  monde  de  nos  ro- 
manciers de  leur  médiocrité  désespérante.  Les  trois  quarts  de  leurs 
productions  publiées  cet  été  appartiennent  aux  annonces  bien  plus 
qu'à  la  critique.  Enfin,  depuis  quinze  jours,  après  un  temps  de  re- 
pos, nous  voyons  apparaître  quelques  livres  de  ce  genre,  qui  ne 
méritent  pas  tout-à-fait  notre  dédain.  Sans  doute  il  y  a  toujours  de 
la  marchandise  mêlée  ;  mais  deux  ou  trois  mentions  honorables  ne 
sauraient  être  refusées  à  ces  ouvriers  de  l'imagination.  Ici  nous 
pouvons  reconnaître  un  commencement  d'études  plus  sérieuses  ,  là 
une  bonne  facture  de  style,  qui,  appliquée  à  une  matière  moins 
frivole,  pourra  faire  un  nom  à  l'écrivain.  Nous  ne  parlons  même 


ALBUM. 


289 


pas   du  Port  de  Crétetl,  de    M.  Frédéric  Soulié,  que  nous  avons 
distingué  précédemment,  œuvre  de  poète,  expression  variée  d'un 
♦.aient  souple  et  vrai ,  qui  d'ailleurs  avait  déjà  fait  ses  preuves. 
Nous  mettrons  aussi  à  parj  Jacques  II  a  Saint-Germain,  par  M.  Ca- 
pefigue,  connu  jusqu'ici  comme  historien  et  publiciste;  non  que 
M.  Capefigue  nous  ait  donné  là  ce  qu'on  peut  appeler  un  bon  ro- 
man ,  une  de  ces  larges  compositions  où  toute  une  époque  se  grave 
dans  la  mémoire  du  lecteur,  parce  que  le  romancier  a  su  habile- 
ment en  personnifier  la  pensée  dans  une  action  romanesque,  mais 
vraie  :  M.  Capefigue  n'a  tracé  que  des  esquisses.  Exagérant  le  dé- 
faut du  AVaverlt.t  de  "Walter  Scott ,  il  n'a  pas  assez  condensé  l'in- 
térêt de  sa  fahle.  Tantôt  trop  impartial  comme  romancier,  tantût 
abusant  du  privilège  qu'a  le  romancier  de  ne  pas  l'être,  M.  Capefi- 
gue se  moque  trop  de  tons  les  partis,  ou  charge  ses  portraits  au 
point  d'en  faire  des  caricatures,  comme  par  exemple  celui  du  père 
Piters.  Cependant  il  reste  encore,  après  toutes  ces  critiques,  un 
livre  amusant,  plein  d'allusions  et  de  rapproehemens  curieux.  Ne 
serait-ce  qu'à  cause  du  caractère  de  Sunderland ,  tracé  d'une  ma- 
nière neuve,  cet  ouvrage  justifierait,  auprès  des  lecteurs  sérieux, 
le  gTand  succès  qu'il  obtient  auprès  des  lecteurs  plus  légers ,  qui 
préféreront  à  coup  sûr  à  cette  analyse  ingénieuse  d'un  grand  poli- 
tique quelques  scènes   de  république  souterraine,   les  amours  du 
duc  de  Berwick,  1p  bavardage  des  douairières  et  même  le  gros  pé- 
ché d'intention  que  M.  Capefigue  prête  trop  libéralement  au  con- 
fesseur de  Jacques  II. 

Un  romancier  allemand,  M.  Spindler,  obtient  aussi  une  véritable 
vogue.  M.  Spindler  avait  déjà  un  si  grand  renom  dans  les  cabinets 
de  lecture  lorsque  parut  son  Juif,  que  le  traducteur  d'un  roman 
fort  extraordinaire  d'Hoffman,  l'Élixir  de  longue  vie,  imagina  de 
l'attribuer  à  M.  Spindler  pour  en  assurer  le  succès.  Aujourd'hui, 
la  Nonne  de  Csadenzel  va  donner  à  l'auteur  du  Juif  le  dernier 
terme  de  la  gloire  des  romanciers  ,  la  popularité.  La  Nonne  fait  le 
bruit  d'une  composition  de  Walter  Scott.  En  lisant  ces  deux  volu- 
mes, j'ai  compris  bientôt  ce  bruit.  L'auteur,  bon  allemand  et  bon 
protestant,  s'est  imaginé  de  peindre  les  désordres  d'un  monastère 
de  religieuses.  Ce  que  les  auteurs  de  Robert-le-Diadle  ont  mis  en 
ballet,  M.  Spindler  l'a  mis  en  roman.  Tous  ces  tableaux,  il  parait, 
ont  encore  dus  amateurs  depuis  la  mort  de  M.  Pigault  Lebrun  (si 
M.  Pigault  est  mort,  ce  que  j'ignore).  Il  est  vrai  que  M-  Spiudle* 
i  9  5 


290  ALBUM. 

a  placé  un  ange  de  charité,  de  candeur  et  de  grâce  parmi  ces  dé- 
mons embéguinés  5  puis  il  y  a  dans  la  Nonne  de  Gnjidenzel  une 
peinture  très-chaude  en  couleur  des  mœurs  du  seizième  siècle.  Les 
Allemands  sont  juges  assez  difficiles  sur  ces  matières ,  et  la  Nonne 
a  obtenu  d'unanimes  éloges  en  Allemagne.  Nous  devons  par  consé- 
quent des  remerciemens  au  traducteur  français ,  M.  Ledhuy,  qui 
écrit  avec  facilité. 

Le  Zohrab  de  feu  M.  Morier  est  aussi  un  roman  de  bibliothèque  j 
car  c'est  un  tableau  très-dramatique  des  mœurs  persanes  sous  le 
scbah  Aga  Mohamed.  Ce  n'est  pas  temps  perdu  délire  un  pareil  li- 
vre ,  d'ailleurs  fort  amusant ,  et  qui  n'a  rien  de  la  fadeur  des  imita- 
tions orientales.  M.  Morier  avait  vécu  long-temps  en  Perse.  Ses 
descriptions  ne  sont  pas  des  croquis  de  fantaisie,  mais  des  tableaux 
peints  sur  les  lieux. 

Il  vient  de  paraître  un  pendant  à  ce  beau  roman  de  Zohrab.  On 
peut  lire  du  moins  comme  un  roman ,  quoique  ce  n'en  soit  pas  un  , 
le  nouvel  ouvrage  que  publie  M.  L.  Viardot  :  Scènes  de  Moeurs 
arabes.  G'est  une  suite  de  tableaux  dont  quelques-uns  sont  drama- 
tiques ,  et  où  sont  adroitement  amenées  des  citations  de  poésie 
arabe  qui  ont  tout  le  parfum  mauresque.  Ce  livre  ne  ressemble  pas 
aux  croquis  de  Florian.  Ce  qu'il  y  a  de  grâce  un  peu  molle  appar- 
tient au  sujet;  car  la  chevalerie  arabe  n'était  pas  toujours  la  lance 
au  poing,  elle  abusait  un  peu  des  fleurs  ,  des  échaipes  flottantes, 
de  la  musique  langoureuse  ,  etc.  5  mais  toutes  ces  choses-là  ne  sont 
réellement  fades  que  par  l'imitation ,  et  M.  L.  Viardot  ne  fait  même 
pas  de  pastiches  :  ses  scènes  sont  réellement ,  comme  il  le  dit ,  de 
l'histoire  anecdotique  et  descriptive. 

Il  est  un  autre  ouvrage  ,  Rome  souterraine  ,  dont  l'auteur  , 
M.  Charles  Didier,  a  pris  la  forme  du  roman  pour  faire  autre  chose 
qu'un  roman.  Nature  champêtre  et  monumens  antiques  ,  l'Italie 
visible  est  tout  entière  dans  le  livre  de  M.  Didier ,  en  même  temps 
que  ce  qu'il  appelle  Rome  souterraine.  On  a  beaucoup  parlé  des 
carbonari ,  on  a  pleuré  sur  eux  sans  les  connaître  ;  tout  à  l'heure 
encore  le  sang  a  rougi  la  Romagne  sans  que  nous  ayons  eu  le  secret 
des  conjurés.  M.Didier  plaçant  le  foyer  des  conjurations  à  Rome, 
comme  dans  la  ville  reine  de  l'Italie ,  nous  a  fait  descendre  dans 
ces  âmes  italiennes  exaltées  et  dévouées  qui  rêvent  la  liberté  et  une 
vertu  grandiose,  poétique,  inconnue  en-deçà  des  Alpes.  Nos  pe- 
tites sociétés  des  capitales  ,  ces  causeries  sans  intérêt,  cette  vanité 


ALBUM. 


291 


qui  rapetisse  tout ,  la  vertu  comme  la  religion  et  l'amour,  toutes 
ces  choses  n'existent  pas  en  Italie  ,  dans  l'Italie  de  M.  Didier. 
Cependant  à  côté  des  hommes  d'élite  l'auteur  nous  a  livré  avec 
gaieté  et  avec  verve  les  chefs  ridicules  qui  pensent  tenir  à  jamais 
le  pays  dans  l'asservissement.  Nous  renvoyons  le  lecteur  à  la  pein- 
ture excellente  des  Saufedistes.  Nous  citerons  aussi  toutes  les  scènes 
populaires  où  le  peuple  du  Trastevère  montre  son  naturel  cruel  et 
fier.  Le  grand  savoir  de  ce  livre  n'est  pas  le  savoir  d'un  savant , 
mais  d'un  penseur.  La  religion  de  la  patrie,  l'amour  du  beau  et 
de  l'humanité,  y  respirent  à  chaque  page.  L'auteur  sans  doute  a 
déposé  là  de  longues  émotions  ,  la  foi  de  sa  jeunesse  ,  tous  les  sen- 
timens  que  la  société  gêne  ,  tous  les  rêves  qu'un  beau  pays  inspire. 
Peut-être  que  ,  comme  bien  des  auteurs  du  jour  ,  M.  Didier  place 
trop  haut  le  peuple  ;  car  le  peuple  ,  si  on  peut  parler  ainsi ,  est 
homme ,  et  homme  inculte.  Mais  quand  il  peint  dans  Anselme  le 
plébéien  instruit,  le  plébéien  fidèle  à  sa  pauvreté,  à  sa  noble  ambi- 
tion, qui  va  travailler  pour  les  hommes  en  refusant  les  richesses, 
comme  Socrate  ou  comme  Béranger,  il  a  donné  un  modèle  pour 
l'Italie  et  un  modèle  pour  la  France.  Mais  nous  ne  pensons  pas, 
comme  l'auteur ,  que  l'ambition  soit  sainte  par  sa  nature)  elle  le 
devient  par  son  but ,  par  sa  direction  ;  de  sa  nature,  elle  est  cor- 
ruptible ,  car  elle  est  mère  de  l'envie ,  et  met  à  sa  solde  toutes  les 
passions  ,  quelquefois  même  les  plus  honteuses.  Cet  ouvrage  aura 
de  nombreux  imitateurs  ;  il  s'adresse  à  la  jeunesse  ;  il  plaira  à 
tous  ceux  que  latmosphère  des  villes  étouffe  j  il  nous  apporte 
l'air  pur  des  mers  d'Italie  ,  le  parfum  de  ses  fleurs  ,  les  rêves 
héroïques  de  ses  enfans,  les  douleurs  ,  la  mort,  le  carnage  des 
dernières  luttes,  et  cet  espoir  éternel  que  le  poète  garde  à  la  mère 
des  nations.  —  2  vol.  in-18.  CheiH.  Dumont,  libr. ,  à  Bruxelles. 
Nous  parlerons,  la  semaine  prochaine,  d'un  roman  important  , 
les  Francs  Taupins  ,  du  bibliophile  Jacob  ,  qui  paraissent  mer- 
credi ,  et  nous  aurons  à  nous  occuper  aussi   du  Brasseur  Rot,  de 

MlCHEL   NoSTREDAME  ,    de    PrIEZ    FOUR    SEXES  !    des   DeUX  EpOQUES ,   de 

Deux  Coeurs  de  Femme  .  du  Seigneur  de  Beaujolais  ,  etc. 

Quoique  nous  ayons  commencé  cette  revue  rapide  avec  l'inten- 
tion de  parler  des  seuls  romanciers  ,  il  nous  arrive  le  premier  vo- 
lume du  Nouveau  Tableau  de  Paris,  qui  mérite  bien  au  moins 
quelques  lignes.  C'est  le  livre  de  plusieurs  auteurs  ,  parmi  lesquels 
figurent  déjà  les  noms  de  MM.  Gozlan  ,  H.  Martin  ,  Raybaud  , 


29.2  ALBUM. 

Michel  Raymond  ,  Yaulabelle  ,  etc. ,  qui  ont  déjà  porté  bonheur 
à  plusieurs  entreprises  du  même  genre.  Celle-ci  paraît  encore  mieux 
conçue  qu'aucune  des  nombreuses  imitations  de  Mercier.  L'Intro- 
duction est  un  bon  morceau  d'histoire.  Paris  port  de  mer  n'est  pas 
seulement  une  poétique  utopie  ,  mais  une  philosophique  appré- 
ciation de  Paris  passé,  présent  et  futur.  R.  P.  S. 

—  La  première  livraison  des  Mémoires  de  Tallemant  de  Réaux 
vient  de  paraître.  C'est  à  MM.  Monmerqué  ,  de  Châteaugiron  et 
Taschereau  que  nous  devons  cette  publication  importante,  destinée 
a  combler  une  de  ces  nombreuses  lacunes  qu'on  a  le  plus  à  re- 
gretter dans  la  collection  des  Mémoires  sur  l'histoire  de  France. 
Tallemand  nous  introduit  dans  ces  salons  de  Louis  XIII  et  de  la 
Fronde,  que  nous  connaissons  si  mal.  Le  styie  des  Mémoires  de 
Tallemant  quelquefois  incorrect ,  mais  toujours  sans  prétention , 
porte  l'impression  naïve  de  ce  langage  du  dix-septième  siècle  tel 
qu'il  existait  avant  que  les  chefs-d'œuvre  de  notre  littérature  fussent 
parvenus  à  le  fixer.  Quand  Tallemant  écrivait,  les  admirables  Pro- 
vinciales venaient  à  peine  de  révéler  les  secrets  de  notre  école 
française.  La  première  livraison  commence  à  Henri  IY  et  finit  au 
cardinal  de  Richelieu.  Nous  ne  doutons  pas  du  succès  de  ces  curieux 
Mémoires. 

—  nouvelles  des  tuéatres.  —  Nous  approchons  de  l'époque 
où  la  littérature  d'étrennes  va  régner  un  moment  sur  l'horizon  ; 
les  petits  théâtres  préparent  aussi  leurs  pièces  de  revue.  Le  pre- 
mier q-ii  va  se  mettre  en  lice  est  le  Vaudeville,  qui,  par  son  titre, 
s'estimantle  général  de  la  troupe,  le  représentant  plus  que  nominal 
du  genre,  veut  faire  une  levée  de  boucliers  contre  le  feuilleton. 
Vaudeville  et  Feuilleton  ,  ainsi  s'appellera  une  pièce  qui  ne  sera 
pas  toujours  une  allégorie ,  et  où  nous  verrons  les  critiques  des 
grands  journaux  recevoir  la  férule  in  propriâ  pcrsonâ.  Le  Vau- 
deville a  dit,  comme  dans  la  fable  :  Prouvons  qu'il  y  a  des  pein- 
tres parmi  les  lions ,  et  il  a  pris  le  pinceau  dans  ses  griffes.  Quant 
à  nous,  Revue  de  Paris,  nous  figurerons  dans  ces  Nuées  d'Àris- 
tophanes,  mais  le  Vaudeville  étant  reconnaissant,  nous  y  jouerons 
un  beau  rôle  :  Momus  nous  y  saluera  comme  sa  providence,  chargée 
de  lui  fournir  des  idées  avec  nos  contes  et  nos  nouvelles,  des  piè- 
ces entières  même   avec  nos  proverbes.  Quand  nous  mettrons  la 


ALKLM. 


2jJ 


main  dans  notre  poche,  nous  y  trouverons  tantôt  la  main  de  Momus  et 
tantôt  la  main  de  la  Belgique.  La  reconnaissance  est  la  mémoire  du 
cœur.  À  notre  tour,  nous  nous  souviendrons  de  vous,  cher  petit  Mo- 
mus, et  dimanche  prochain,  pas  plus  tard ,  nous  vous  promettons  un 
manifeste  de  M.  Nisard  sur  la  littérature  facile,  que  nous  ne  connais- 
sons pas  encore  parce  que  le  manuscrit  a  été  envoyé  de  confiance  à 
l'imprimerie  ,  mais  où  vous  aurez  probablement  votre  part. 

En  attendant ,  le  Palais-Royal  attire  chaque  soir  la  même 
affluence  avec  notre  Danseuse  de  Aenise,  et  vraiment,  dans  le 
rôle  de  Zerbi,  Mlle  Dejazet  danse  aussi  bien  qu'elle  chante  dans  ses 
rôles  cbantans.  Ce  n'est  pas  une  parodie  de  Mlle  Taglioni,  mais  une 
traduction,  et  l'on  sait  que  les  traductions  ne  valent  pas  l'original. 
—  Les  Variétés  nous  ont  donné  cette  semaine  le  Sauveur,  pièce 
où  Odry  fait  un  Antinous  ,  danseur  émérite.  L'idée  de  la  pièce  est 
fort  bouffonne,  quoique  la  pièce  ne  le  soit  pas.  C'est  une  belle 
dame  qui  a  été  sauvée  par  un  inconnu  dont  elle  devient  éprise 
sans  l'avoir  vu  ,  et  qu'elle  cherche  partout.  On  le  trouve  enfin. 
k  Où  est-il?  où  est  mon  sauveur  ?  que  je  me  jette  dans  ses  bras, 
que  je  sois  à  lui,  à  lui  seul.  i>  Le  sauveur  ne  répond  à  cette  tendre 
reconnaissance  qu'en  aboyant...  Le  sauveur  est  un  chien  de  Terre- 
Neuve.  M.  Lhéric  joue  le  rôle  du  chien;  mais  on  s'est  défié  de  l'ef- 
fet des  aboiemens  sur  les  aboyeurs  du  parterre  ,  et  on  a  imaginé  de 
faire  du  sauveur  un  personnage  muet.  On  lui  fait  bien  parler  po- 
litique, mais  en  pantomime.  Cette  scène  a  fait  rire  ;  mais  dans  le 
reste  de  la  pièce,  le  pauvre  chien  muet  est  souvent  triste  comme 
un  chien  d'aveugle  ,  excepté  quand  il  donne  un  soufflet  à  M.  Odry , 
qui  reçoit  ce  coup  de  pâte  en  homme  d'esprit. 

—  Tel  est  le  succès  du  nouveau  ballet  de  l'Opéraque  toutes  les 
loges  et  presque  toutes  les  stalles  sont  loués  pour  dix  représenta- 
tions. On  répète  activement  de  Don  Juan  de  Mozart. 

— chronique  critique. — Continuons  à  régler  nos  comptes  avec  les 
romanciers  Le  temps  presse}  une  nouvelleannée  commence,  qui  sait 
si  on  parlera  encore  eu  i834  des  romanciers  et  des  conteurs  de  18  33? 

Parmi  les  romans  nouveaux  et  récens  ,  il  en  est  deux  qui  font 
et  feront  du  bruit  au-delà  du  cercle  des  cabinets  de  lecture.  Le 
premier  est  le  Brasseur  roi,  de  M.  le  vicomte  d'Arlincouit  ;  le 
9  25. 


294 


ALBUM. 


second  est  l'A lminti  ,  de  M.  Lemercier  de  l'Àcadémie-Française. 
On  voit,  au  soin  avec  lequel  M.  d'Àrlincourt  polit  maintenant  ses 
périphrases  ,  jadis  inversives,  qu'il  vise  à  la  succession  du  premier 
immortel  qui  se  laissera  mourir.  Ce  n'est  plus  cet  écrivain  qu'on 
pouvait  comparer  aux  saltimbanques  de  la  foire,  faisant  de  prodi- 
gieuses pirouettes  de  style,  marchant  en  arrière,  ou  voltigeant 
sans  balancier  sur  la  corde,  tirant  même  lalangue  aux  passans  sur  les 
tréteaux  de  la  porte,  pour  être  remarqué.  Du  tout  :  M.  d'Àrlincourt 
aligne  maintenant  tous  ses  mots  avec  la  régularité  la  plus  acadé- 
mique. Il  y  a  mieux  :  voici  une  fable  assez  bien  composée  ,  un 
dénouement  digne  d'un  poète  académicien,  et  supérieur  même  à 
celui  de  tous  les  romans  publiés  par  les  quarante  ,  depuis  que  les 
quarante  se  sont  mis  à  faire  des  romans.  Eh  bien  !  ce  n'est  pas 
là-dessus  que  M.  d'Àrlincourt  a  compté  pour  son  succès.  Son  roman 
appartient  à  un  genre  créé  par  lui ,  au  genre  séditieux.  Mais  la 
scène  se  passe  au  quatorzième  siècle?  Lisez  i83o.  Mais  c'est  la 
fameuse  révolution  de  Gand  ?  Lisez  révolution  de  juillet.  Mais  1  hé- 
roïne douairière  s'appelle  Bertrade ,  la  noble  veuve  ?  Lisez  la  du- 
chesse de  Berry.  Et  Néolie?  Lisez  Mademoiselle  j  ainsi  de  suite. 
Rien  de  piquant,  pour  peu  qu'on  s'y  prête ,  comme  cette  mystifica- 
tion de  tous  nos  procureurs  du  Toi ,  en  deux  volumes  in-8°.  Avec 
ces  allusions  ,  appuyées  de  notes  semi-érudites  ,  la  pensée  sédi- 
tieuse de  l'auteur  est  ,  comme  certaine  dame  de  sa  connaissance , 
partout  et  nulle  fart.  L'usurpateur  du  roman  est ,  du  reste,  un 
singulier  calculateur  :  il  détruit  tout  pour  tout  saisir ,  page  11. 
J'avoue  que  dans  mon  pauvre  bon  sens  je  commencerais  ,  moi , 
par  tout  saisir ,  quitte  à  tout  détruire  ensuite  quand  j'en  aurais 
assez  j  mais  avec  du  bon  sens  seulement  on  ne  ferait  peut-être  que 
de  très-mauvais  romans,  me  dira  M.  d'Àrlincourt,  et  il  aura  contre 
moi  la  preuve  de  son  succès,  qui  est  incontestable ,  à  la  grande  joie 
de  son  éditeur  ,  M.  À.  Dupont. 

Par  la  même  raison,  (je  pourrais  dire  par  la  même  déraison  , 
comme  dans  une  célèbre  lettre  de  don  Quichotte),  M.  A.  Dupuy, 
libraire  de  M.  Lemercier  ,  vendra  dix  mille  exemplaires  d'ÀLMiim. 
Cependant  c'est  un  acte  de  conscience  pour  la  critique  de  déclarer 
que  ce  n'est  pas  là  un  roman  que  tout  le  monde  doive  acheter  et 
lire.  Quand  on  pense  à  l'âge  respectable  de  l'auteur  et  à  sa  dignité 
d'académicien,  on  a  quelque  peine  à  comprendre  que  M.  Lemercier 
ait  osé  apostiller  un  pareil  livre  de  son   nom   et  de  ses   titres. 


ALBUM. 


295 


M.  Lemercier  nous  a  accoutumés  à  ses  contradictions  perpétuelles, 
à  l'orthodoxie  de  ses  leçons  et  à  l'hérésie  de  ses  ouvrages  ;  mais 
cette  dernière  contradiction  ,  si  c'est  la  dernière  ,  et  un  peu  trop 
sérieuse  :  il  n'y  a  pas  seulement  dans  Alminti  le  bizarre  mélange 
de  fort  belles  phrases  classiques  et  d'une  fable  absurde  ,  que  ses 
confrères  appelleront  romantique;  il  y  a  ,  par  malheur,  l'accouple- 
ment plus  monstrueux  d'une  fort  bonne  morale  en  paroles  et  d'une 
révoltante  immoralité  dans  les  images  et  les  détails.  Nous  vou- 
drions imiter ,  envers  un  vieillard ,  la  piété  filiale  de  Sem  et  Japhet , 
qui  jetèrent  un  manteau  sur  la  nudité  de  leur  père  ,  plutôt  que 
de  le  montrer  au  doigt  avecles  dédains  moqueurs  du  troisième  fils 
de  Noé.  Mais,  au  risque  de  passer,  à  l'Académie  ,  pour  des  criti- 
ques aussi  noirs  que  la  postérité  de  Cham  ,  nous  avouerons  que 
M.  Lemercier  ,  mi-partie  classique  et  romantique  ,  mi-partie  moral 
et  licencieux  ,  nous  fait  l'effet  de  ce  pantin  burlesque  du  bal  de 
Gustave  ,  qu'une  pirouette  change  tour  à  tour  en  paysan  et  en 
marquis.  Si  par  hasard  l'auteur  d'ALMivri  a  cru  faire  une  parodie 
de  certains  ouvrages  de  cette  jeune  littérature  qu'il  trouve  si  désor- 
donnée ,  la  parodie  est  plus  indécente  que  l'original ,  soit  lorsque 
la  consommation  d'un  inceste  y  est  suspendue  par  un  coup  de  ton- 
nerre ,  soit  lorsque  c'est  par  un  simple  coup  de  pistolet  que  le  crime 
avorte.  L'auteur  procède  au  reste  par  gradations  :  avant  d'attenter 
à  sa  fille,  son  héros  n'est  qu'un  adultère  de  bonne  compagnie;  avant 
de  faire  des  parties  en  loge  d'opéra  avec  des  danseuses  de  chair  et 
d'os,  il  fait  l'amour  avec  un  spectre;  avant  de  vouloir  violer  l'in- 
nocence, il  se  fait  séduire  lui-même  par  des  courtisanes!  Parce 
qu'on  accuse  quelquefois  les  académiciens  d'impuissance,  ils  vien- 
dront faire  les  libertins  pendant  sept  à  huit  cents  pages.  Fi  donc  ! 
messieurs.  Souvenez  vous  que  lorsque  des  enfans  ingrats  voulurent 
faire  interdire  Sophocle  octogénaire,  il  répondit  aux  juges  par  la 
lecture  d'OEmr-E  a  Colonne. 

Ces  vérités  dites  à  un  roman  d'académicien,  irons-nous  mainte- 
nant faire  de  la  sévérité  envers  de  pauvres  romans ,  peut-être  un 
peu  trop  vantés  ces  jours-ci  ?  Irons-nous  démontrer  à  31.  H.  Bonnelier 
que  son  Michel  Nostredame  pouvait  être  mieux  conçu  et  mieux 
conduit  ;  composition  assez  vivement  colorée  du  reste  ,  mais  qui 
finit  fort  mélodramatiqucment  dans  un  caveau?  CeTtes  il  y  avait  à 
tirer  meilleur  parti  de  l'époque  et  du  personnage  :  ce  n'est  pas  là 
le  Nostredame  de  nos  traditions  ,  et  quant  au  style,  quelques  pages 


286  ALBUM. 

passionnées,  quelques  descriptions  assez  fraîches,  ne  compensent 
pas  ce  qu'il  y  a  de  factice  dans  cette  verve  brûlante  ,  ce  qu'il  y  a 
de  vide  dans  ces  sentimens  exaltés.  Je  demande  la  permission  de 
préférer  à  cette  œuvre  ,  non  sans  mérite ,  un  roman  de  femme  ,  el 
Abanico  ,  ou  l'Eventail  ,  de  Mme  Bastide-Bodin.  Ce  qu'il  y  a  ici  de 
passionné  est  mieux  senti  5  le  style  est  plus  faible,  mais  il  a  moins 
de  prétention  ,  quoiqu'il  ait  bien  aussi  ses  grands  mots.  Il  est  aussi 
de  justes  encouragemens  à  donner  à  un  autre  jeune  auteur  ,  que  je 
soupçonne  être  une  femme  ,  le  romancier  anonyme  auquel  nous 
devons  le  Manoir  de  Beaugency  ,  et  qui  vient  de  publier  les  deux 
Époques,  où  il  y  a  progrès.  Je  pourrais  encore  dire  à  M.  A.  Brot 
que  Priez  pour  elles  !  est  un  progrès  sur  Ainsi  soit-k.  !  Mais  si  je 
louais  beaucoup  ce  qu'il  y  a  de  vraie  sensibilité ,  de  brillante  ima- 
gination dans  ce  roman  ,  il  faudrait  avec  la  même  franchise  criti- 
quer ce  qu'il  y  a  de  faible  ,  de  mal  observé ,  d'inconvenant  même 
dans  les  scènes  sur  lesquelles  l'auteur  a  le  plus  compté  ;  enfin, 
j'hésite  à  parler  de  Deux  Coeurs  de  Femmes  ,  par  M.  le  duc  d'Abran- 
tès,  parce  que  ce  roman,  qui  serait  bien  avec  toute  autre  signature, 
paraît  avec  un  nom  dont  la  critique  doit  être  jalouse  ;  nom  deux  fois 
diversement  illustre ,  par  l'épée  et  par  la  plume.  Comme  début ,  le 
livre  du  jeune  héritier  de  cette  double  gloire  annonce  une  riche 
imagination  et  une  grande  facilité  de  style.  11  nous  permettra  de 
lui  demander  mieux  encore. 

Je  voudrais  conclure  par  mentionner  au  moins  un  Seigneur  de 
Beaujolais  ,  par  M.  C.  Polycarpe  ;  mais  c'est  un  de  ces  livres 
qu'on  oublie  assez  vite  quand  on  ne  les  relit  pas  deux  fois  ,  et  je 
m'en  tiendra  à  la  première.  Je  me  souviens  cependant  qu'il  y  a 
dans  ce  volume  une  jeune  paysanne  qui  se  fait  arracher  cinq 
dents  ,  qu'on  transplante  comme  des  marcottes  dans  une  bouche 
de  belle  dame  !  Voilà  où  en  est  l'imagination  de  la  petite  litté- 
rature. 

Terminons  par  la  mention  d'une  dernière  publication  qui  sort 
presque  périodiquement  des  ateliers  fashionables  de  MM.  Guyot  et 
Urbain  Canel  :  le  Livre  rose.  Là  encore  ce  sont  les  dames ,  de 
jeunes  dames ,  dit  galamment  le  second  titre,  qui  se  chargent  de 
nous  amuser  par  leurs  récits  et  leurs  causeries;  jolie  littérature 
coquette  qui  fait  les  yeux  doux  à  la  critique,  auteurs  en  bas  d'azur 
qui  récitent  et  causent  en  chœur!  Le  second  volume  du  Livre  rose 
contient,  entre  autres  friandises  de  nouvelles  et  de  causeries  un 


ALBUM. 


297 


petit  conte  moqueur  de  G.  Sand.  Ce  conte  vaut  presque  le  Beppo 
de  Byron.  Le  talent  de  Mme  Sand  se  plie  à  tout ,  et  c'est  toujours 
un  beau  talent.  R.  P. 

— Chef  de  l'école  des  romanciers  moyen-âgistes  ,  le  bibliophile 
Jacob  a  fait  de  bien  mauvais  écoliers  ;  mais  en  dédommagement , 
il  publie  aujourd'hui  les  Fbancs  Tacpins  ,  en  trois  volumes,  et 
promet  dans  sa  piéface  de  nous  faire  cent  romans  encore,  pour  peu 
que  Dieu  lui  prête  cent  ans  de  vie.  C'est  un  beau  roman  d'érudition 
que  les  Francs  Taupins  5  nous  regrettons  que ,  pour  être  fidèle  en 
tous  points  aux  mœurs  qu'il  retrace,  le  bibliophile  ait  quelquefois 
oublié  que  les  demoiselles  lisent  aussi  des  romans ,  puisque  quel- 
ques-unes en  font.  Il  y  a  dans  les  Francs  Taupins  une  histoire  de 
capitaine  de  Routiers  qui  donne  des  leçons  de  vieux  langage  ,  mais 
non  de  chasteté  ,  aux  écoliers  drolatiques  du  bibliophile.  —  les 
Francs  Taupins  ont  paru  vendredi  à  la  librairie  de  M.  Eugène  Ren- 
duel  5  le  même  éditeur  publiera  mardi  un  charmant  petit  livre  pour 
les  étrennes  ,  appelé  l'Amulette,  étrennes  à  nos  jeunes  amis. 

—  démétrius  ,  by  Agnes  Strickland.  Un  vol.  in-i  i .  Chez  M.  Bau- 
dry.  —  Les  poètes  se  font  rares  en  Angleterre  ;  mais  il  n'y  manque 
pas  de  poétesses  (  ce  mot  vaut  bien  patronesse  ,  jusqu'à  ce  que 
31.  Arnault ,  de  l'Académie  française ,  en  ait  fait  justice).  Miss  Agnes 
Strickland  tient  une  place  honorable  à  côté  de  Mrs  Hemans ,  de 
Mrs  Norton  ,  de  Miss  L.  Landon  ,  de  Miss  Hamilton  ,  etc.  ,  qui  sont 
les  Muses  à  la  mode  de  l'autre  côté  de  la  Manche.  Démétkius  est  un 
beau  plaidoyer  en  faveur  de  la  Grèce  moderne.  Plusieurs  pièces 
mêlées  terminent  ce  joli  volume. 

—  étrennes  littéraires.  —  En  addition  à  tous  les  beaux  livres  à 
vignettes  dont  nous  avons  parlé,  M.  Baudry,  rue  du  Coq  ,  a  encore 
reçu  le  Boox.  op  Beauty  et  Turner's  annual  tour  j  le  premier  est 
un  choix  de  têtes  de  fantaisies  et  de  portraits  d'après  nature  ,  entre 
autres  celui  de  lady  Blessington ,  avec  qui  Byron  a  fait  un  volume 
de  Conversations  non  criminelles  ;  le  second  est  un  voyage  en  Nor- 
mandie. 

HISTOIRE  DES  VOYAGES  ET  DECOUVERTES  DES  COMPAGNONS  DE  CHRIS- 
TOPHE colomb.  Trois  volumes  in-8°.  Chez  M.  Ch.  Gosselin  .libraire. 


298  ALBUM. 

—  Ces  trois  volumes  ,  réunis  à  I'Histoire  de  Colomb  ,  par  Was- 
hington Irving  ,  complètent  I'Histoire  d'Amérique  ,  les  deux  der- 
niers étant  consacrés  à  une  nouvelle  vie  de  Femand  Cortei  et  de 
Pirarre.  11  est  peu  de  poèmes  aussi  poétiques  et  de  romans  aussi 
romanesques  que  cette  histoire.  L'éditeur  nous  a  quelquefois  donné, 
sans  doute  pour  nos  péchés,  sinon  pour  les  siens  ,  plus  d'un  mau- 
vais poème  (  je  ne  veux  pas  parler  de  Napoline  ,  que  je  n'ai  pas 
encore  lue)  5  plus  d'un  mauvais  roman  (je  ne  veux  pas  parler  des 
Contes  drolatiques  ,  que  je  ne  lirai  pas).  Mais,  certes,  voici  une 
indemnité,  voici  trois  volumes  qu'on  peut  acheter  sans  remords  et 
lire  sans  ennui.  —  M.  Ch.  Gosselin  s'est  fait  aussi  l'éditeur  d'un 
ouvrage  en  deux  volumes,  dont  l'auteur  est  M.  Aimé  Martin  5  ce 
nom  ,  qui  rappelle  tant  de  succès  littéraires  dans  divers  genres ,  est 
déjà  une  garantie  pour  les  lecteurs.  Son  livre  aura  pour  titre  de  l'E- 
ducation des  Mères  de  pamille. 

—  histoire  des  villes  de  france,  par  M.  Danielo.  Deuxième  et 
troisième  livraisons.  — C'est  encore  une  entreprise  sérieuse,  le  ré- 
sultat de  fortes  études.  Nous  espérons  que  l'auteur  y  sera  encou- 
ragé. Nous  avons  remarqué  dans  ces  deux  livraisons  une  critique 
fort  originale  de  Jules-César.  Ce  n'est  pas  une  boutade  comme  la 
fameuse  strophe  de  Rousseau  contre  les  conquérans,  mais  l'analyse 
raisonnée  de  cette  haute  renommée  historique. 

—  MANUEL    DE   LA  LITTERATURE  ALLEMANDE.    Un    Vol.     in-8°.   (A 

Strasbourg  ).  C'est  un  précis,  mais  complet  cependant ,  et  à  l'aide 
duquel  on  embrasse  dans  son  ensemble  l'Allemagne  littéraire.  C'est 
une  traduction  de  l'allemand,  mais  ce  que  nous  connaissons  du 
traducteur  prévient  déjà  en  faveur  de  l'original.  L'auteur  est  le 
critique  Koberstein  ,  le  traducteur ,  M.  Marinier,  jeune  homme  de 
goût  qui  a  voyagé  en  Allemagne  et  en  a  rapporté  un  riche  trésor 
d'instruction.  L'ouvrage  allemand  s'arrête  à  1812  ;  mais  la  traduc- 
tion résume  les  diverses  productions  qui  ont  paru  en  Allemagne 
depuis  cette  époque. 

—  chansons  et  poésies,  par  M.  A  Saint-Gilles,  a  vol.  in  32.  — 
Je  venais  de  relire  les  délicieux  vaux-de-vire  d'Olivier  Boisselin  , 
publiés  par  M.  J.  Travers  ,  et  qu'on  trouve  en  un  petit  volume  chez 
M.  Lance,  rue  du  Bouloy ,  lorsque  les  Chansons  de  M.  Saint-Gilles 


ALBUM. 


299 


me  sont  parvenues  ;  la  comparaison  était  dangereuse  ,  et  cependant 
j'ai  à  louer  M.  Saint-Gilles.  Parmi  les  nombreux  disciples  de  Bé- 
ranger  et  de  Désaugicrs  ,  ce  chansonnier  tient  une  honorable  place. 
C'est  un  heureux  mélange  des  deux  genres  que  le  sien.  31.  Saint- 
Gilles  est  du  pays  où  Pétrarque  a  chanté.  Il  y  a  dans  ses  Chansons 
une  verve  méridionale  qui  prouve  que  la  race  des  troubadours  n'est 
pas  éteinte. 

THÉÂTRE  ITALIEN. GIANNI  DA  CALAIS. Il  y   avait  Une  fois 

car  on  pourrait  faire  un  conte  du  nouvel  opéra-buffa,  si,  avant  de 
devenir  libretto  italien  ,  Gianni  da  Calais  n'avait  été  un  mélodrame 
de  Paris,  joué  il  y  a  vingt  ans  ,  alors  que  le  mélodrame,  si  ambitieux 
depuis,  se  contentait  de  son  domaine  des  boulevards,  et  laissait  la 
tragédie  impériale  continuer  glorieusement  la  tragédie  de  Corneille, 
de  Racine  et  de  Toltaire.  Yoici  du  moins  le  sujet  de  Jean  de  Calais* 
qui  pourrait  bien  avoir  été  oublié  par  ceux  qui  l'ont  vu  dans  ce 
temps-là...  Hélas!  n'a-t-on  pas  oublié  mainte  tragédie  delà  même 
époque  ? 

Jean  de  Calais  est  un  armateur  qui  un  beau  jour  rencontre  en 
mer  une  femme  exposée  seule  dans  un  bateau  à  toute  l'inclémence 
des  vagues.  Jean  de  Calais  ,  en  galant  marin,  la  sauve  du  naufrage 
et  l'épouse  sans  lui  demander  ni  son  nom  de  famille,  ni  son  pays. 
Aux  noms  près  ,  qu'il  faut  bien  décliner  a  31.  le  maire ,  combien  de 
mariages  se  font  encore  au  hasard  ,  comme  celui-là ,  dans  notre 
civilisation  moderne  !  Jean  de  Calais  fait  bon  ménage  avec  son  in- 
connue ,  et  en  a  un  fils ,  espoir  de  sa  vieillesse  ;  mais  en  père  pré- 
voyant ,  il  veut  laisser  au  moins  un  petit  héritage  à  sa  postérité.  Il 
arme  donc  son  navire,  et  fait  voile  pour  la  Zélandej  l'histoire  ne 
dit  pas  quel  commerce  lui  fait  préférer  ce  pays  à  un  autre  ;  mais  la 
femme  de  Jean  de  Calais  ,  qui  partage  toutes  les  espérances  de  for- 
tune du  bon  armateur  ,  quoiqu'elle  trouve  l'expédition  bien  loin- 
taine, fait  seulement  promettre  à  Jean  de  Calais  qu'à  peine  débarqué 
en  Zélande  ,  il  arborera  ,  en  guise  de  pavillon,  son  porttait  à  elle. 
Jean  de  Calais  promet  tout,  et  tient  parole.  Ce  portrait  attire  l'at- 
tention des  Zélandais  :  chacun  croit  le  reconnaître  :  «  N'est-ce  pas 
le  portrait  d'Edith  ,  le  portrait  de  la  fille  du  roi  !  de  cette  pauvre 
princesse,  qui,  plutôt  que  d'épouser  le  méchant  prince  Roger, 
s'abandonna  aux  hasards  de  l'Océan  dans  une  mauvaise  barque  de 
pécheurs?  Courons  raconter  cet  incident  à  son  vieux  père,  qui  , 


soo 


ALBUM. 


depuis  sa  disparition ,  ne  cesse  de  pleurer  sa  fille,  h  Pendant  que 
les  plus  empressés  vont  au  palais,  Jean  de  Calais,  qui  ne  sait  ce 
que  signifie  tout  ce  tumulte,  exprime  sa  surprise  à  son  lieutenant 
Rustan.  Le  lieutenant  Ruslan  est  encore  un  personnage  très- 
disrret  ;  Jean  de  Calais  ne  sait  ni  d'où  il  vient ,  ni  qui  il  est  ;  il  Ta 
accepté  pour  lieutenant  comme  il  a  accepté  la  belle  Edith  pour 
femme,  sans  prendre  aucune  information.  Or  Rustan,  qui  ne  dit  pas 
ses  secrets  ,  sait  par  cœur  tous  les  secrets  des  autres,  u  Capitaine  , 
dit-il,  vous  allez  être  mandé  à  la  cour  5  le  roi  voudra  vous  parler; 
préparez-vous  aux  plus  grands  honneurs.  De  simple  armateur,  vous 
serez  promu  d'emblée  au  grade  de  grand  amiral  de  Zélande  pour  le 
moins!  >>  Jean  de  Calais  croit  encore  que  Rustan  se  moque  de  lui , 
que  déjà  Rustan  a  raison  et  sa  prédiction  se  vérifie  :  les  officiers  du 
roi  viennent  chercher  Jean  de  Calais  qui  se  laisse  conduire  à  la 
cour,  où  en  attendant  Sa  Majesté  il  se  promène  dans  les  jardins 
avec  Rustan.  «(Lieutenant,  dit  Jean  de  Calais,  il  ne  me  manque 
plus  que  ma  lemme  pour  partager  ces  honneurs,  car  sans  elle  je  ne 
puis  les  accepter  :  je  retournerai  à  Calais  ,  m'offrît-on  la  couronne, 
— Votre  femme  ?  mais  qui  sait  ?  elle  est  peut-être  ici  ;  faites  seule- 
ment semblant  de  vous  croire  à  Calais,  figurez-vous  que  ce  petit 
temple  en  rotonde ,  dédié  à  l'hymen  ,  est  votre  maison  ;  appro- 
chez vous  de  la  porte,  et  appelez  Edith.  »  Jean  de  Calais,  qui  fait 
tout  ce  qu'on  veut,  se  tourne  vers  le  temple  et  appelle  sa  femme. 
Rustan  serait-il  un  sorcier  ?  Le  temple  s'ouvre,  Edith  en  sort  avec 
son  fils. 

L'histoire  ne  dit  pas  si  Edith  s'était  cachée  dans  le  navire  de  son 
mari  eu  si  elle  l'avait  devancé  en  frétant  elle-même  un  autre  navire 
pour  la  Zélande.  Jean  de  Calais  ne  s'en  inquiète  guère.  Nous  avons 
vu  qu'il  était  très-peu  questionneur  de  sa  nature.  Mais  à  peine 
a-t-il  embrassé  sa  femme,  on  annonce  le  roi.  <c Cachez-vous  tous 
les  deux  ,  dit  Rustan  ,  qui  sait  toute  l'importance  d'un  coup  de 
théâtre  dans  une  reconnaissance.  —  Jean ,  vous  viendrez  le  pre- 
mier ,  puis  vous  ,  madame.  î>  Jean  se  laisse  faire  ;  et  quand  le  roi 
l'appelle  ,  il  vient.  «  J'ai  vu  votre  pavillon  ,  lui  dit  Sa  Majesté  ; 
quelle  est  la  femme  dont  le  portrait  y  est  peint?  —  Sire  ,  c'est  ma 
femme!  — Votre  femme?  —  Oui,  sire.  —  Où  l'avez-vous  épousée  ? 
—  A  Calais.  —  Eh  bien  !  monsieur  Jean  ,  je  vous  nomme  le  chef  de 
ma  flotte;  mais  partez  et  allez  me  chercher  votre  femme,  qui  est 
ma  fille.  — Votre  fille,  sire  !  je  n'en  savais  rien,  je  vous  jure:  niais 


ALBUM. 


301 


elle  est  ici.  — Ici? —  Ici  avec  notre  fils.  —  Ici  ?  ah!  où  est-elle  ma 
fille  ,  ma  fille  bien-aimée  ?  )>  C'était  le  moment.  Edith  sort  du  petit 
temple  et  tombe  aux  genoux  de  son  père.  Voilà  Jean  amiral ,  prince 
et  gendre  de  roi.  Un  danger  cependant  le  menace.  Le  prince  Roger, 
jaloux  de  son  bonheur,  veut  l'enlever  et  le  déporter  à  Calais-,  mais 
Rustan  est  là  pour  veiller  sur  son  capitaine  et  pour  déjouer  toutes 
les  machinations  du  prince  jaloux. 

Yoilà  un  abrégé  du  libretto  et  de  l'histoire  de  Jean  de  Calais.  C'est 
sur  ce  canevas  que  M.  Donizetti ,  l'auteur  d'Amu  Bolena,  a  fait  sa 
musique.  Quoique  chantée  par  Rubini  et  Tamburini ,  cette  musique 
n'a  pas  paru  d'une  grande  originalité.  Nous  sommes  devenus  très- 
difficiles  depuis  que  M.  Robert  a  su  rassembler  chaque  année  une 
troupe  de  mieux  en  mieux  composée,  et  qui  exécute  tour  à  tour  avec 
un  ensemble  si  parfait  les  chefs-d'œuvre  de  31ozart ,  de  Rossini  et 
des  meilleurs  maestri  modernes.  En  directeur  habile  ,  M.  Robert  a 
donc  suspendu  la  seconde  représentation  de  Jean  de  Calais  pour 
mieux  distribuer  quelques  airs  et  en  faire  ajouter  quelques  autres. 
Rien  ne  manquera  donc  au  succès  de  Jean  de  Calais  à  la  seconde 
représentation.  Déjà  ,  à  la  première  ,  on  a  justement  applaudi  une 
espèce  de  barcarole  ou  air  de  matelot ,  que  Tamburini  chante  au 
premier  acte  : 

Vna  barchetta  il  mar  solcando  va  ; 

dans  le  second,  l'air  de  Rubini  : 

F  asti  ?  pompe  ?  omaggi  ?  onori , 

et  dans  le  troisième,  le  finale.  Mrae  Ungher  a  secondé  avec  talent 
Rubini  et  Tamburini.  11  n'a  manqué  à  l'exécution ,  en  un  mot ,  qu'un 
peu  plus  d  eusemble  dans  les  chœurs.  A.vec  une  tout  autre  troupe 
et  une  autre  direction,  ce  serait  un  grand  succès.  M.  Robert  ne 
veut  que  des  victoires  complètes. 

—  concerts.  —  La  foule  était  grande  dimanche  dernier  dans  les 
beaux  salons  de  M.  Pape,  où  M.  Cramer,  le  célèbre  pianiste,  a 
enthousiasmé  les  amateurs.  Dimanche  prochain  ,  dans  les  mêmes 
salons,  trois  jeunes  artistes  déjà  connus  par  différentes  composi- 
tions, MM.  Bessems ,  ancien  violoniste  à  l'Opéra- Btiffa*  Servais, 
9  26 


SOâ  ALBUM. 

premier  violoncelle  du  roi  des  Belges ,  et  Jules  Déjazet ,  parent  de 
notre  spirituelle  comédienne  ,  donneront  une  soirée  musicale  , 
composée  en  grande  partie  de  morceaux  de  leur  composition  , 
dont  plusieurs  ont  produit  un  grand  effet  au  dernier  concert  de 
M.  Cramer.  Les  amateurs  ne  manqueront  pas  à  cette  réunion  , 
pour  laquelle  on  trouvera  des  billets  chez  tous  les  marchands  de 
musique. 

—  M.  Berlioz  nous  dédommagera  aujourd'hui  de  tout  ce  que 
l'heure  avancée  nous  priva  d'entendre  à  son  dernier  concert.  Cet 
artiste,  qui  n'est  pas  encore  compris  de  tout  le  monde,  aune  origi- 
nalité incontestable.  C'est  dans  la  salle  des  concerts  du  Garde- 
Meuble  de  la  couronne  qu'il  donne  aujourd'hui  Tendez-vous  à  tous 
ceux  qui  aiment  une  musique  fortement  accentuée.  Nos  meilleurs 
artistes  veulent  concourir  à  cette  séance  musicale  ,  et  on  y  enten- 
dra MM.  Listz,  Chopin  ,  Osbonn,  Hiller. 

—  On  fait  déjà  de  grands  préparatifs  au  théâtre  du  Palais-Royal 
pour  les  lais  d'artistes  qui  vont  avoir  lieu  tous  les  samedis  du  car- 
naval prochain.  Le  succès  productif  de  ceux  de  l'an  dernier  a  engagé 
l'administration  à  donner  encore  plus  d'éclat  aux  fêtes  de  cette  an- 
née. La  salle  ,  décorée  par  M.  Cicéri ,  sera  agrandie  ;  le  nombre  des 
artistes  de  l'orchestre  sera  doublé  Véfour  et  Babin  restent  chargés 
des  soupers  et  des  mascarades.  Enfin  il  y  aura  dans  la  salle  autant 
de  lustres  et  de  bougies  que  d'étoiles  dans  le  ciel!  Le  premier  bal 
aura  lieu  le  samedi  4  janvier. 

—  La  société  des  sciences  ,  arts  et  belles-lettres  de  Toulon  vient 
de  publier  son  bulletin  trimestriel.  C'est  un  recueil  plein  d'intérêt, 
où  sont  discutées  de  graves  questions ,  et  où  l'on  remarque  aussi 
de  la  bonne  poésie  et  même  une  romance  avec  musique. 

L'Académie  royale  des  Sciences  a  décerné,  dans  sa  séance 

du  18  novembre  dernier,  un  prix  de  5, 000  francs  à  M.  Colombat, 
de  l'Isère ,  pour  les  ouvrages  qu'il  a  publiés  sur  le  bégaiement  et  sur 
tous  les  vices  de  la  parole. 

—  Les  ouvrages  de  M.  Matter  ont  eu  un  beau  et  honorable  suc- 
cès en  France;  mais  ils  n'en  ont  pas  moins  en  Allemagne,  où  nous 


ALBUM. 


.*0i$ 


voyons  qu'on  publie  une  traduction  de  l'HisTomE  du  Gnosticisme  et 
de  I'Essai  sur  l'Influence  des  moeurs  sur  les  lois  et  des  lois  sur  les 
moeurs  ,  dont  nous  donnâmes  un  fragment  à  l'époque  où  l'Acadé- 
mie décerna  à  l'auteur  le  prix  Monthyon  de  10,000  f. 

—  M.  le  marquis  de  Salvo  ,  auteur  de  plusieurs  productions  in- 
génieuses, vient  de  terminer  un  ouvrage  sur  la  Diette  et  la  Con- 
fédération germanique,  qui  ne  peut  manquer  d'exciter  la  curiosité. 

—  Le  roman  de  M.  Eugène  Sue ,  la  Vigie  de  Koat-Yen  ,  parait 
depuis  deux  jours  chez  M.  Yimont ,  rue  Richelieu.  4  vol.  prix  : 
3o  francs. 

—  Le  rcman  de  H.  le  comte  de  Pastoret ,  Raoul  de  Pellevé  ,  a 
paru  cette  semaine  chez  M.  Eugène  Renduel. 

—  À  peine  si  les  Francs  Taupins  ont  paru  en  France  ,  et  ils  sont 
traduits  en  allemand  par  un  auteur  distingué  ,  M.  de  Chezy.  Si  le 
Bibliophile  a  été  un  peu  gaillard  dans  le  premier  volume  de  ce 
roman-histoire  ,  il  faut  lui  savoir  gré  d'avoir  peint  dans  les  autres 
la  belle  Agnès  Sorel  sous  de  pudiques  couleurs. 

—  littérature  d'étrennes.  —  Voici  le  règne  du  joli ,  du  mi- 
gnon ,  du  gracieux  en  littérature.  Voici  le  moment  où  le  madrigal 
et  le  bouquet  à  Chloris  ont  quelque  chance  de  reprendre  faveur. 
Pour  que  l'histoire ,  la  philosophie ,  les  belles-lettres  (  vieux  style!) 
puissent  lutter  contre  les  contes  à  mes  filles  ,  à  mes  petits  garçons, 
et  autres  enfantillages ,  il  leur  faut  le  secours  de  Thouvenin  ou  de 
Simier.  3Iais  les  liTres  qui  triomphent  sont  surtout  ceux  qui ,  sous 
leur  élégant  étui  de  carton  gauffré,  recèlent  un  Musée  tout  entier 
de  jolies  vignettes  importées  d'Angleterre,  soit  les  keepsakes  ori- 
ginaux qui  décorent  le  magasin  universel  de  M.  Baudry ,  rue  du 
Coq,  soit  leurs  imitations  semi-françaises  dont  M.  Louis  Janet  a 
presque  le  monopole.  Quelle  providence  que  M.  Louis  Janet  pour 
ces  Apollons  et  ces  Muses  d,almanachs  qui  portent  depuis  trois  ans 
le  deuil  de  feu  Mercure,  et  à  qui  ne  suffit  plus  le  petit  volume 
mesquin  de  MM.  Treuttel  et  Wurtz  !  Nous  voyons  là  des  génies  qui 
doivent  se  trouver  bien  beaux  sur  un  si  beau  vélin  et  à  l'ombre  de 
si  belles  gravures.  Imprimés  une  fois  l'année  ,  ils  ont  le  droit  de  se 


304  ALBUM. 

comparer  à  cette  splendide  plante  exotique,  le  cactus  speciosus , 
dont  la  fleur  de  pourpre  ne  s'ouvre  que  sur  le  balcon  d'une  petite 
maîtresse,  et  n'est  cultivée  que  dans  des  vases  précieux  comme 
l'or.  Cette  année,  M.  Louis  Janet  a  fait  une  moisson  assez  com- 
plète de  ces  fleurs  ,  dont  quelques-unes  ont  un  autre  mérite  que  la 
rareté  de  leur  floraison.  Mais  en  éditeur  qui  connaît  son  public  ,  il 
a  surtout  tenu  à  orner  ses  cbarmans  annuaires  de  vignettes  choi- 
sies parmi  les  plus  belles  des  vignettes  anglaises.  Tous  les  bijoux 
de  M.  Louis  Janet  méritent  une  mention  :  i°  Le  Diamant,  vol.  in-8°, 
avec  seize  belles  gravures  anglaises,  tirées  du  Keepsake  anglais 
pour  i834j  2°  le  Livre  de  Beauté,  souvenirs  historiques  sur  les 
femmes  les  plus  célèbres  de  la  France ,  ouvrage  tout  national,  orné 
de  treize  portraits}  3°  Auvergne  et  Provence,  album  pittoresque  , 
orné  de  vingt-six  vues  du  Midi  de  la  France ,  extraites  du  Lands- 
cape  annual  de  1 834 5  4°le  Landscape  français,  voyage  pittoresque 
en  France  ,  avec  gravures  anglaises  \  5°  les  Annales  romantiques  , 
avec  huit  belles  gravures  anglaises  5  6°  le  Keepsake  français  ,  orné 
également  de  gravures  anglaises  ;  70  les  Navigateurs,  Hommage 
aux  Dames,  et  une  foule  d'autres  productions  du  même  genre,  qui 
toutes  sont  dignes  d'être  offertes  au  beau  sexe  et  aux  enfans  ,  etque 
nos  lecteurs  pourront  au  reste  apprécier  eux-mêmes,  dans  le  beau 
magasin  que  M.  Janet  ouvrira  demain  ,  lundi,  rue  Saint-Honoré, 
n°  202 ,  au  coin  de  la  rue  de  Yalois  et  de  la  place  du  Palais-Royal. 
Il  y  aura  foule. 

—  tableaux  pittoresques  de  l'inde ,  avec  vingt- cinq  gravures 
anglaises  ,  d'après  les  dessins  de  W.  Daniel.  —  C'est  encore  un 
Annual  ,  et  des  plus  beaux  sous  le  rapport  des  vignettes ;  mais 
c'est  mieux  qu'un  Annual  ordinaire ,  car  on  y  trouve  pour  texte  la 
traduction  fort  bien  faite  du  tableau  piquant  d'un  pays  inépui- 
sable en  merveilles.  L'auteur  anglais  qui  a  décrit  l'Inde  sous  la 
forme  amusante  d'un  voyage  est  le  révérend  M.  Caunter  ,  qui  ne  le 
cède  dans  cette  esquisse  qu'au  capitaine  Basil  Hall,  qui  lui  aussi, 
dans  ses  Mémoires  et  Voyages,  a  peint  quelques-unes  des  mêmes 
scènes.  Mais  l'Oriental  annual  a  pour  ornement  des  vignettes  tirée9 
des  précieux  dessins  de  Daniel,  l'artiste  qui  aie  mieux  compris  et  le 
mieux  rendu  le  caractère  particulier  du  paysage  indien.  De  magnifi- 
ques exemplaires  de  Tableaux  pittoresques  df.  l  Inde  se  trouvent 
chez  M.  Bellizard  et  compagnie,  rue  de  Yerneuil,  n°  1  ,  et  chei 


ALBUM.  305 

M.  Louis  Janet.  La  soie,  la  moire  ,  le  velours ,  ajoutent  encore  à 
f  attrait  extérieur  de  ce  bijou  littéraire. 

—  M.  Eugène  Renduel  publie  aussi  son  almanach  ,  l'Amulette, 
Etrennes  à  mes  jeunes  Amis.  —  Chaque  auteur  de  sa  clientèle  a 
voulu  payer  son  tribut.  M.  Eugène  Renduel  a  fait  exécuter  les  plus 
jolies  gravures ,   pour  que  le  livre  fût  digne  de  son  titre.   Prix  : 

i5  francs. 

—  JEAN-PAUL  choppart.  2  vol.  in-12.  — C'est  un  roman  pour  les 
petits  garçons,  qu'on  trouve  chez  M.  Allardin,  éditeur,  et  qui  vous 
divertira  ,  je  vous  assure.  L'auteur  est  un  de  nos  plus  spirituels 
critiques  ,  et  mieux  encore  ;  mais  je  ne  sais  pas  si  ce  livre  n'est  pas 
son  chef-d'œuvre.  Rien  de  commun  entre  Jean-Paul  et  tous  les  pe- 
tits garçons  dont  les  aventures  nous  poursuivent  de  leur  monotonie 
désespérante.  Jean-Paul  est  un  vrai  héros,  dans  la  mauvaise  fortune 
comme  dans  la  bonne. 

—  deux  r.ÉPUTATio.vs  ,  par  M.  Macaire  ,  2  vol.  in-8°.  —  Cet  ou- 
vrage ,  qui  vient  de  paraître ,  est  fort  gai  ;  mais  quelles  mœurs  et 
quel  ton  !  Le  début  de  l'histoire  est  raconté ,  il  est  vrai ,  dans  la 
cuisine  par  des  laquais  :  ce  n'est  pas  maladroit.  Une  marquise  jette 
un  chat  aux  jambes  de  son  mari;  le  chat ,  après  avoir  mordu  les 
mollets  du  marquis  ,  se  sauve  sur  les  gouttières.  La  dame  veut  rat- 
traper son  chat  ,  et  un  marchand  depeaux1  de  lapins  se  dévoue  pour 
courir  sur  les  toits  après  le  matou.  Au  retour,  comme  il  a  passé 
parla  cheminée,  il  se  laisse  mettre  dans  un  bain  ;  puis,  quand  il 
est  décrassé,  il  est  accablé  des  bontés  de  madame.  Le  marquis 
trouve  cela  mauvais  5  mais  le  marchand  de  peaux  de  lapins  le 
plonge  dans  la  baignoire  et  s'esquive.  Il  naît  de  cette  aventure  un 
petit  marquis  à  la  façon  de  larbari  ;  le  petit  marquis  devient 
grand, etc.  Yousavez.  dans  la  suite  de  cette  histoire  des  scènes  de  caba- 
ret, des  scènes  d'espionnage  et  autres,  dites  «de  la  vie  positive»  ,  etc. 
tout  ce  qu'il  faut  enfin  pour  amuser  l'antichambre.  L'auteur  en  veut 
trop  à  1  aristocratie  pour  avoir  daigné  faire  son  roman  pour  elle. 

—  tue  repealers  ,  roman  de  lady  Blessington.  —  Parmi  les 
dames  anglaises  les   plus  distinguées  par  leur  beauté  et  leur  esprit 
pst  lady  Blessington  ,  déjà  connue  par  les  Conversations  de  lord 
9  26- 


306 


ALBUM. 


Byron  ,  et  qui  vient  de  publier  un  roman  intitulé  the  Repealehs. 
C'est  le  tableau  dramatique  des  dissentions  actuelles  d'Irlande  et 
l'histoire  des  manœuvres  de  cette  faction,  qui,  conduite  par  O'Con- 
nell,  demande  le  rappel  de  l'Union.  Écrire  sur  la  question  la  plus 
grave  qui  doit  agiter  l'Irlande  et  FAngleterre  pendant  bien  des  an- 
nées ,  ce  n'est  pas  facile  ,  si  l'on  veut  rendre  justice  à  tous  les  par- 
tis. Lady  Blessington  est  Irlandaise  ,  et  cependant  elle  a    peint 
impartialement  les  mœurs  d*-  son  pays  et  le  caractère  à  la  fois  sau- 
vage et   oriental  de  ses  compatriotes.  <  Le  nom  d'O'Connell  est  le 
premier  qui  vous  frappe  dans  un  sujet  semblable.     Cet  homme  au 
corps  robuste  ,  à  la  voix  mâle  et  sonore  ,  qui  d'un  mot   domine  les 
masses  de  son  pays  ,  qui  leur  dit  :  Ne  buvez  pas  ,  ne  vous  rassem- 
blez pas  ,  ne  vous  battez  pas  ,  et  elles  ne  boivent  pas  ,  elles  ne  se 
rassemblent  pas  ,  elles  ne  se  battent  pas  ;  cet  homme  qui  conspire  , 
qui  nous  dit  qu'il  conspire  ,  mais  qui  conspire  avec  la  loi  et  par  la 
loi,    est-il  un  patriote  ou  un  traître  ?  Tant  de  choses  nous  échap- 
pent dans  l'histoire  et  dans  les  mœurs  d'un  pays  que  nous  ne  con- 
naissons que  de  loin  ;  les  rouages  d'un  vieux  gouvernement  sont 
souvent  tellement  entravés  par  de  vieilles  choses  difficiles,  ou  pres- 
que impossibles  à  détruire  sans  changer  toute  la  machine  ;  il  y  a 
tant   de    danger  dans  de  si  grands  changemens  ,  les  maux   et  les 
biens  enfin  de  tout  système  se  trouvent  tellement  liés  ,  que    c'est 
avec  moins  de  hardiesse  que  les  politiques   ordinaires  que  nous 
oserions  juger  deux  hommes  tels  que  M.  Stanley  et  M.    O'Connell  ; 
mais  ne  doit-il  pas  vous  paraître  étrange  ,  à  vous  ,  à  vous  Français 
qui  en  ce  moment  reconnaissez  toutes  les  minorités    religieuses , 
une  fois  établies  ,  même  cette    petite  et  méprisée  minorité  juive, 
ne  doit-il    pas  vous  paraître   bien  étrange  que    les.    catholiques 
irlandais  (  la  grande   masse ,   l'antique   race    d'Irlande    )    soient 
encore  une  espèce  ilote  dans  leur  pays ,   et  paient  les  impôts  qui 
soutiennent    fastueusement    l'Eglise   anglicane,    tandis    que  leur 
pauvre   clergé  ,    ce  clergé   pauvre  et    populaire ,    aimé   du  peuple 
parce  qu'il  est  l'ami  du  peuple  ,  reste  seul  oublié  ?  Nous  ne  parlons 
pas  de  la  justice  5  nous  parlons  de  la  politique,  de  la  politique 
d'un  gouvernement  qui  ne  veut  pas  être  bon  ,  mais  fort.  Ne  doit- 
on  pas  s'étonner  quand    le  parlement  anglais  a  passé  un  bill  qui 
s'appelle  réforme  de  l'Église  irlandaise  ,  que  les  catholiques  ne  s'y 
trouvent  pas  nommés,  et  que  toute  cette  réforme  se  borne  à  régler 
les  fonds  d'une  église  surchargée  de  biens  et  de  prêtres,  et  qui  ne 


ALBUM.  307 

manque  que  de  croyans  ?  Qu'attendez-vous  ?  que  M.  O'Connell  si- 
gnale cet  abus,  qu'il  en  parle  en  termes  énergiques,  qu'il  demande 
l'égalité  entre  les  deux  Eglises  ?  Ne  tous  trompez  point.  11  n'en 
dira  pas  un  mot  5  il  protestera  seulement  contre  une  telle  égalité  ; 
il  ne  demandera  rien  pour  l'Église  catholique  :  il  ne  voudra  pas  la 
voir  payée  de  la  misère  de  ces  paysans  qui  seuls  meurent  de  faim, 
pour  lesquels  il  n'y  a  point  de  loi  des  pauvres.  Non  j  ce  qu'il  de- 
mande ôterait  un  bras  à  l'Angleterre  ,  et  réduirait  son  pays  à  une 
pauvre  île  qui  ne  peut,  dans  l'état  actuel  des  choses,  être  indé- 
pendante, et  qui  ,  même  indépendante,  ne  pourrait  jouir  que  d'une 
misérable  et  mesquine  indépendance.  Nous  savons  fort  bien  que  le 
rappel  de  l'Union  est  peint  sous  d'autres  couleurs ,  que  ce  n'est 
qu'un  dédoublement  de  gouvernement  législatif  qui  est  demandé, 
et  que  l'union  du  pouvoir  doit  se  consolider  par  ce  changement. 
C'est  ce  que  M.  O'Connell  dit  au  parlement  ;  mais  ce  n'est  pas  ce 
qu'il  dit  aux  masses  ;  ce  n'est  pas  non  plus  ce  qu'il  pense  ni  ce 
qu'il  peut  penser.  La  chose  ne  serait  guère  possible  sous  d'autres 
constitutions  et  sous  d'autres  mœurs.  Cette  union  ne  serait  guère 
possible  entre  deux  gouvernemens  distincts,  si  même  leurs  parle- 
inens  étaient  aristocratiques  et  disciplinés.  Mais  mettre  en  présence 
deux  assemblées  qui  vraiment  représentent  deux  peuples  et  leurs 
passions,  deux  peuples  long-temps  en  guerre  clandestine  !...  La 
question  d'Iilande  donc  doit  être  bien  compliquée ,  quand  des  deux 
hommes  en  scène ,  l'un  veut  soutenir  des  abus  erronés  ,  l'autre  de- 
mande des  remèdes  destructeurs.  La  question  d'Irlande  date  ,  en 
vérité,  de  fort  loin,  et  ne  peut  se  traiter  dans  un  article  de  criti- 
que. C'est  lady  Blessington  qui  nous  y  amène  pour  un  moment. 
Nous  en  demandons  pardon  au  lecteur,  et  nous  rengageons  vive- 
ment à  juger  lui-même  un  de  nos  meilleurs  romans  modernes. 

Un  membre  du  parlement  anglais. 

histoire  parlementaire  de  la    révolution   française  ,    par 

MM.  Bûchez  et  Roux.  Cet  ouvrage,  publié  par  livraisons,  n'en  est 
qu'à  la  première,  et  ce  n'est  encore  que  l'introduction.  On  sous- 
crit chez  M.  Paulin  ,  libraire,  place  delà  Bourse. 

—  Bertrand  et  raton  obtient  un  grand  succès  à  la  lecture  j  la. 
quatrième  édition  est  sous  presse. 


S08  ALBUM. 

—  On  nous  écrit  de  Berlin  :  Le  prince  de  Puckler  Muskau  vient 
de  partir  pour  la  Grèce  et  Constantinople.  Ce  voyage  nous  promet 
un  ouvrage  au  moins  aussi  piquant  que  les  Lettres  d'un  Défunt  sur 
l'Angleterre  et  l'Irlande.  En  attendant  cette  suite  des  Lettres  a 
Julie,  le  prince  voyageur  a  laissé  tout  Ber'in  occupé  de  sa  der- 
nière publication,  Tutti  frutti,  livre  dont  M.  Cohen  nous  pré- 
pare la  traduction. 

RECEPTION     DE     Ht.     CHARLES    NODIER    A     l'aCADÉMIE-FRANCAISE. 

Nous  serons  courts  aujourd'hui,  quitte  à  y  revenir,  sur  cette  mé- 
morable séance  académique.  Nous  faisons  mieux  que  d'en  tracer  le 
procès-verbal,  nous  donnons  les  discours  qui  l'ont  remplie.  Et 
puis  ,  pour  d'autres  ,  l'impression  des  éloquentes  paroles  du  nouvel 
élu  a  pu  être  toute  littéraire  5  pour  nous  l'orateur  était  surtout  un 
ami,  et  noussommes  encore  sous  l'influence  de  ces  émotions  plus  in- 
times, dont  l'expression,  plus  tendre  que  laudative ,  a  d'autant 
moins  de  valeur  pour  le  public  qu'elle  en  a  davantage  pour  celui 
à  qui  elles  s'adressent.  Cependant  l'effet  de  cette  éloquence  du 
cœur  a  été  si  général,  et  la  sympathie  pour  l'bomme  s'associait  si 
naturellement  à  l'admiration  pour  l'écrivain  ,  qu'on  eût  pu  croire 
cette  assemblée  nombreuse  toute  composée  d'amis  intimes  de  Char- 
les Nodier.  Yoilà  certes  un  de  ces  choix  qui  font  circuler  une  nou- 
velle sève  de  vie  et  de  jeunesse  dans  le  vieux  corps  académique  , 
un  de  ces  choix  qui  ôtent  tout  sens  épigrammatique  au  titre  d'im- 
mortels que  prennent  les  quarante.  Chateaubriand  ,  Lamartine ,  No- 
dier, ces  noms-là  en  pourraient  absoudre  beaucoup  d'autres.  Quel 
novateur  serait  assez  injuste  pour  dire  encore  que  les  portes  de  no- 
tre Académie  classique  sont  trop  étroites  pour  les  hommes  d'un 
vrai  génie? 

Répondre  au  discours  du  récipiendaire  n'était  pas  facile.  M.  de 
Jouy  a  trouvé  cependant  le  secret  d'être  applaudi  à  son  tour.  Re- 
marquez qu'il  a  osé  dire  des  vérités  au  seul  souverain  de  ce  temps- 
ci  qui  ait  conservé  des  flatteurs  dans  la  république  des  lettres.  Ces 
deux  discours  seront  un  texte  pour  nous  dans  un  prochain  examen 
critique  de  la  carrière  littéraire  parcourue  par  Charles  Nodier. 
N'oublions  pas  de  dire  que  M.  Tissot  a  terminé  la  séance  par  la 
lecture  de  deux  idylles  de  Théocrite,  où  nous  avons  remarqué  des 
vers  qui  rendent  l'original  avec  bonheur. 

DIRECTION     XITTÉRAIRE     DE     LA     REVUE     DE    FABIS.    L'article  dr. 


ALBU3I. 


309 


M.Nisard  sur  l'espèce  de  réaction  littéraire  dont  il  a  signalé  les  symp- 
tômes avec  une  critique  si  franche  et  si  pleine  de  verve  devait  in- 
quiéter quelques  consciences  et  provoquer  naturellement  une  polé- 
mique. Plusieurs  réponses  nous  ont  déjà  été  remises  ou  proposées, 
entre  autres,  par  M.  Jules  Janin,  par  le  bibliophile  Jacob,  etc. 
Le  prochain  volume  de  la  Revue  de  Paris  contiendra  la  réponse 
de  M.  Jules  Janin. 

Jusque  là  il  serait  peut-être  convenable  que  le  directeur,  comme 
représentant  la  pensée  littéraire  de  la  Revue  de  Paris  ,  restât  in- 
termédiaire passif  dans  une  discussion  qui  peut  être  vive  de  part  et 
d'autre.  Cependant  quelques  questions  personnelles  lui  ayant  été 
adressées,  non  pas  seulement  cette  fois-ci, mais  dans  d'autres  circon- 
stances analogues,  on  voudra  bien  lui  permettre   de  donner  un 
commencement  d'explication  sur  l'étendue  de  sa  solidarité  dans  les 
articles  qu'il  admet  de  confiance  ou  qu'il  sollicite  lui-même.  La 
Revue  de  Paris  a  toujours  laissé  à  chacun  de  ses  rédacteurs  la  plus 
large  indépendance  ,  indépendance  dans  la  forme  et  dans  la  pen- 
sée, afin  de  respecter  tout  ce  qui  constitue  Y  individualité  de  cha- 
que auteur  ,  aujourd'hui  que  ce  mot  comprend  tant  de  choses.  On 
ne  saurait  rendre  le  directeur  de  la  Revue  directement  responsable 
d'un  article  signé  que  s'il  déclarait  ne  pas  vouloir  accepter  la  dé- 
fense  après  l'attaque.   Il  est  tel  article  où  le  directeur  peut  être 
plus  ou  moins  blessé  dans  ses  principes  ou  dans  ses  opinions  ,  et 
qu'il  se  croit  tenu  d'insérer  par  une  juste  abnégation  de  lui-même, 
la  Revue  n'étant  pas  un  homme  ,   mais  un  être  collectif.  Quant  à 
ceux-là  même  de  ces  articles  qui  exprimeraient  sa  pensée,  le  direc- 
teur n'en  saurait  non  plus  être  solidaire  :  car  il  y  aurait  souvent 
vanité  de  sa  part  d'en  partager  l'honneur  ou  les  périls.  Le  directeur 
ne  peut  répondre  d'autres  articles  que  de  ceux  qu'il   signe ,  soit 
comme  auteur,  soit  comme  directeur,  de  ceux  qui  ne  seraient  pas 
signés ,  et  il  ajoutera  ,  de  ceux  dont  par  hasard  le  signataire  désa- 
vouerait la  responsabilité.  C'est  faire  assez  large  la  part  des  récla- 
mations au  directeur  ;  c'est  laisser  assez  de  marge  à  ces  personnes 
qui ,  à  tort  ou  àraison ,  voudraient  voir  un  chef  là  où  il  n'y  a  qu'un 
confrère  peur  tous  ,  et  à  celles  dont  l'humeur,  si  elles  avaient  de 
l'humeur,  aimerait  à  s'en  prendre  à  ce  qu'on  appelle  en  style  de 
journal  politique  un  éditeur  responsable.  En  acceptant  la  mission 
qui  lui  fut  confiée  ,  le  directeur  de  la  Revue  de  Paris  .  fort  de  ses 
intentions  et  de  l'exemple  de  ses  deux  prédécesseurs,  ne  se  dissi- 


mo 


ALBUM. 


mula  pas  les  petites  tribulations  qui  l'attendaient  dans  notre  littéra- 
ture militante.  Il  dut  se  dire  que  pour  diriger  un  journal,  quelque 
obscur  qu'il  soit ,  il  faut  aujourd'hui  n'avoir  peur  ni  d'un  coup  de 
plume  ni  même  de  pire  encore ,  si  on  pouvait  le  dire  sans  fanfaron- 
nade. Heureusement  il  est  rare  qu'un  homme  d'honneur,  même 
quand  il  a  tort ,  n'ait  pas  affaire  à  un  adversaire  qui  puisse  préten- 
dre au  même  titre  ,  et  alors  ,  avec  un  peu  de  cette  confiance  cheva- 
leresque toujours  comprise  en  France,  si  toutes  les  explications  ne 
sont  pas  sans  péril ,  elles  sont  toutes  honorables.  Dans  la  présente 
occasion,  si  les  lettres  anonymes  pouvaient  compter,  il  aurait  été 
reproché  au  directeur  delà  Revwe  de  Paris  de  s'être  laissé  attaquer 
lui-même ,  bien  sûr  que  les  forts  horions  ne  tomberaient  pas  sur 
lui.  Puisqu'on  veut  bien  ne  pas  avoir  oublié  que  le  directeur  de  la 
Revue  a  fait  aussi,  lui,  ce  que  M.  Nisard  appelle  de  la  littérature 
facile,  il  ne  peut  dire  qu'il  partage  toutes  les  opinions  littéraires 
exprimées  avec  tant  de  talent  et  d'éloquente  franchise  par  M.  Ni- 
sard 5  mais ,  tout  en  étant  moins  sévère  peut-être,  il  éprouve  le 
besoin  de  déclarer  que  ,  connaissant  peu  de  littérateurs  qu'il  estime 
plus  que  M.  Nisard,  comme  ami  sûr,  homme  de  candeur  et  de 
bonne  foi  dans  ses  affections  et  ses  antipathies  ,  c'est  avec  plaisir 
qu'il  accepterait  la  solidarité  de  son  article ,  si  ceux  qui  ont  voulu 
la  lui  imposer  l'exigeaient ,  et  si  M.  Nisard  consentait  à  ce  partage. 
Qu'on  remarque  l'heureuse  coincidence  du  manifeste  de  celui-ci  avec 
ce  que  vient  de  dire  M  Charles  Nodier  dans  son  discours  de  récep- 
tion à  l'Académie.  Il  y  a  ici  une  question  de  haute  moralité  outre 
la  question  littéraire  ;  et  d'ailleurs  ,  selonle  directeur  de  la  Revue  . 
on  n'est  pas  digne  d'avoir  des  amis  quand  on  n'ose  pas  se  faire  des 
ennemis.  Son  impartialité  ne  va  pas  au-delà. 

Mais  cette  explication  serait  inutile  si  elle  était  toute  person- 
nelle. Son  véritable  but  est  d'aller  au-devant  de  ces  charitables 
personnes  qui ,  s'empressant  de  prendre  leurs  conclusions  sur  un 
ou  deux  articles  isolés ,  s'en  iraient  volontiers  exagérant  la  con- 
version ou  la  sagesse  de  la  Revue  de  Paris,  la  représentant  comme 
renonçant  à  ses  proverbes  si  spirituels ,  à  ses  nouvelles  si  amu- 
santes, se  punissant  enfin  elle-même  et  ses  abonnés  de  l'abus  qu'on 
a  fait  de  sa  littérature  en  dehors  de  sa  rédaction.  Non  certes,  la 
Revue  de  Paris  ne  répudiera  ni  ses  succès  ni  les  auteurs  à  qui  elle 
les  dut.  La  Revue  de  Paris  ne  battra  pas  sa  nourrice,  l'imagina- 
tion; elle  saura  se  conformer  sans  doute  à  la  réaction  littéraire,  si 


ALBUM. 


311 


réaction  il  y  a  ;  elle  admettra  des  articles  de  haute  critique  quand 
ils  seront  écrits  avec  conscience  et  talent  ;  elle  sera  d'autant  plus 
sévère  envers  les  littérateurs  du  deuxième  et  troisième  ordre, 
qu'elle  serait  fâchée  qu'on  confondît  leurs  enseignes  avec  la  sienne  ; 
elle  continuera  à  laisser  à  chacun  la  liberté  de  sa  forme,  de  son 
allure ,  persuadée,  ce  que  M.  Nisard  ne  niera  pas  ,  qu'il  y  a  souvent 
plus  de  poésie  et  de  littérature  difficile  dans  un  conte  que  dans 
tout  un  roman  ,  dans  douze  pages  que  dan9  un  gros  volume.  Enfin, 
comme  il  s'agit  d'éviter  ici  les  vagues  promesses  d'unprospectus,  la 
Revue  ,  qui  termine  justement  Tannée  par  un  article  d'un  de  ses 
conteurs  les  plus  admirés,  M.  Pr  Mérimée,  espère  en  recevoir  au 
moins  deux  autres  avec  la  même  signature,  dans  le  courant  du  pro- 
chain trimestre;  la  réponse  de  M.  J.  Janin  sera  encore  une  preuve 
de  cette  fidélité  à  nos  précédens ,  avec  toutes  les  modifications 
qu'exigeront  les  vicissitudes  du  goût  et  notre  désir  de  marcher  tou- 
jours en  avant  du  mouvement  littéraire.  Nous  saurons  être  graves 
dans  l'occasion  ,  défendre  les  intérêts  du  vrai,  du  bon  et  du  beau  , 
mêler  Vutilc  dulci,  V agréable  au  doux  des  classiques ,  mais  en 
laissant  à  d'autres  le  courage  d'être  lourds  et  ennuyeux ,  avec  le 
dédommagement  de  nous  traiter  de  frivoles. 

Ainsi  ,  dans  le  trimestre  de  janvier,  notre  seconde  série  contien- 
dra ,  entre  autres  articles  sur  les  littératures  étrangères,  «  uue his- 
toire de  la  littérature  anglaise,»  aie  théâtre  espagnol  comparé  au 
théâtre  de  Corneille  et  de  Molière,))  unesuite  d'articles  sur  les  femmes 
de  Shakspeare;  l'analyse  de  quelques  pièces  anglaises  peu  connues, 
et,  comme  toujours,  l'extrait  ou  l'imitation  des  meilleures  publica- 
tions des  Revues  et  Magazines  de  la  Grande-Bretagne,  etc.  Nous 
avons  déjà  annoncé  des  articles  de  réhabilitation  littéraire  sur  les 
Ecrivains  de  Port-Royal,  I'Histoire  de  nos  vieux  voyageurs,  I'Exa- 
men  critique  de  nos  historiens  contemporains,  un  article  sur  Machiavel 
par  M.  Âvenel,  etc.  M.  Nodier  continuera  pour  nous  ses  Souvenirs 
de  la  révolution  ,  et  nous  aurions  déjà  donné  aujourd'hui  Saint- 
Just  et  Pichegru  ,  si  nous  ne  donnions  son  discours  académique. 
M.  Matter,  inspecteur  général  des  études,  a  terminé  pour  nous 
un  eurieux  article  sur  les  Prétresses;  mais  nous  publierons  d'abord 
un  travail  non  moins  curieux  de  M.  Ph.  Chasles ,  sur  les  Femmes 
athéniennes.  Nous  aurons  encore  la  suite  des  Études  sur  le  moyen 
âge  français,  par  M.  Royer-Collard ,  etc.  Il  faut  laisser  quelque 
chose  à  l'imprévu  ,  et  nous  taisons  quelques-uns    de  nos    articles; 


$12  ALBUM. 

cependant  nous  avons  déjà  fait  connaître  que  nous  avions  dans 
nos  cartons  un  article  de  prose  et  de  vers  par  MM.  Méry  et  Bar- 
thélémy, les  MiMoiKEs  d'un  nunun  ,  par  un  grave  académicien  ,  et 
une  nouvelle  de  M.   Loève-Yeirnars.  Il  nous  en  a  été  lemis  depuis 
une  autre  par  M.  Fréd.  Soulié  ,  dont  la   collaboration  va  nous  de- 
venir précieuse.  Enfin  la  Revue  de  Paris  est  ouverte  à  toutes  les  no- 
tabilités et  à  toutes  les  rivalités  dans  tous  les  genres  ,  aux  membres 
de  nos  académies ,  comme  à  M.  Victor  Hugo  et  à  M.  Alex.  Dumas, 
à  M.  Scribe  et  à  M.  Théodore  Leclercq  ,  à  M.  Sue  et  à  M.  de  Balzac 
à  M.  Saint-Marc  Girardin  et  à  M.  Sainte-Beuve  ,  à  M.  de  Latouche 
et  à  M.  Ch.  Rabou,  à  Mœela  duchesse  d'Abrantès  et   à  l'auteur  de 
ea  Marquise  ,  au  bibliophile  Jacob  et  à  M.  L.  Gozlan.  La  liste  de 
nos  collaborateurs  est  si  longue,  que  nous  y  renvoyons  tous  ceux 
qui  s'intéressent  à  nous,   pour    y   trouver   bien    d'autres   noms, 
dont  nous  nous  glorifierons  toujours  volontiers.  Quelques  hommes 
delettresont  pu  bouder  quelquefois  la  Revue  de  Paris,  mais  comme 
on  boude  une  maîtresse  ,  pour  revenir  à  elle  avec  de  nouvelles 
parures  et  de  nouveaux  présens,  ftous  oserions  parier  que  nous 
aurons  quelques-unes   de  ces   surprises  pour  les  étrennes  de  nos 
souscripteurs. 

—  Les  bals  de  l'Opéra  vont  commencer  le  4  janvier  :  le  pro- 
gramme publié  par  tous  les  journaux  a  exité  partout  une  vive  cu- 
riosité. 

—  Ce  soir  les  beaux  salons  de  M.  Pape  seront  remplis  d'ama- 
teurs. 

—  Un  concert  a  été  donné  cette  semaine  par  M^e  Palmire  Ché- 
ronnet ,  professeur  de  piano  ,  dans  l'une  des  salles  de  THôtel-de- 
Yille.  Nos  artistes  les  plus  distingués  s'y  sont  fait  entendre.  On  a 
accordé  de  justes  encouragemens  au  jeune  Charles  Dancla,  premier 
prix  de  violon  du  Conservatoire.  M1  e  Chéronnet  a  exécuté  ,  entre 
autres  morceaux  de  musique,  des  variations  de  Hertz  sur  la  Mar- 
che d'Othello.  Le  beau  talent  de  cette  gracieuse  artiste  lui  a  vain 
d'unanimes  applaudissemens. 

—  Les  bals  des  Variétés,  qui  depuis  trois  ans  obtiennent  une 
vogue  si  brillante,  commenceront  le  5  janvier  prochain,  et  le  nom- 


ALBUM. 


813 


bre  en  est  fixé  à  quinze  à  cause  de  la  courte  durée  du  carnaval.  On 
fait  beaucoup  de  préparatifs  pour  embellir  encore  ces  joyeuses  réu- 
nions :  la  salle  sera  agrandie  ;  vingt  lustres  suspendus  aux  pla- 
fonds jetteront  les  plus  vives  lumières  sur  toutes  les  parties  du  bal 
et  feront  ressortir  encore  la  variété  des  costumes.  Lorchestre,  dont 
la  réputation  est  si  bien  établie ,  sera  augmenté.  Quarante  de  nos 
meilleurs  musiciens,  sous  la  conduite  de  M.  Cbarles  Tolbec- 
que ,  exécuteront  des  quadrilles  et  des  galops  nouveaux  composés 
par  cet  habile  chef  d'orchestre  pour  les  bals  des  Variétés  seulement, 
une  communication  a  été  pratiquée  de  la  salle  avec  les  vastes  salons 
et  les  élégans  cabinets  du  restaurateur  Pétron  ;  de  sorte  que  les  ama- 
teurs pourront  allier  les  plaisirs  de  la  gastronomie  aux  plaisirs  de 
la  danse.  On  distribue  d'avance  ,  au  théâtre ,  des  cartes  d'entrée  et 
des  coupons  de  loges. 

—  les  primevères.  •—  bigarrures.  — Chacun  de  ces  titres  nous 
révèle  deux  nouveaux  volumes  de  poésies,  deux  charmans  volumes 
assurément ,  avec  un  parfum  de  salon  et  de  bosquet  tout-à-fait 
enivrant.  Les  Primevères  sont  de  M.  E.  Lhôte.  Désormais  ,  les 
Muses  ne  compteront  jamais  sans  ce  jeune  poète  qui  dit  modec- 
ment  :  11  y  a  l'infini  entre  ce  que  je  suis  et  ce  que  je  vouJrais 
être.  En  attendant  que  l'infini  soit  comblé,  M.  Lhôte  est  un  joli 
poète  romantique.  Les  Bigarrures  sont  de  M.  E.  Barateau  :  ici 
c'est  une  réputation  faite.  Je  ne  sais  pas  de  romances  plus  chan- 
tantes et  plus  poétiques  à  la  fois  que  les  romances  de  M.  E.  Bara- 
teau. Je  voudrais  être  musicien,  exprès  pour  mettre  en  musique  les 
Bigarrures. 

—  l'abbè  guirand  ,  par  E.  Rastoin-Brémond.  2  volumes  in-8Q  , 
chez  Mme  Baudouin  et  Sylvestre  fils  ,  rue  Thiroux ,  n°  8.  —  L'au- 
teur est  un  déserteur  de  la  science  :  nous  connaissions  ses  travaux 
sur  la  botanique  et  l'archéologie.  M.  Rastoin  se  pose  à  son  tour 
comme  romancier.  Ce  qui  pourra  surprendre  ,  c'est  que  le  défaut 
littéraire  du  livre  est  dans  les  grandes  dépenses  de  style  et  d'imagi- 
nation que  notre  savant  s'est  cru  obligé  de  faire  pour  se  mettre  à 
la  hauteur  de  la  muse  facile.  \\  poétise,  comme  on  dit,  les  plus  sim- 
ples détails  ,  en  analyse  tous  les  sentimens  avec  la  délicatesse  du 
marivaudage  allemand.  Que  d'esprit,  que  de  descriptions  dans  ces 
deux  volumes  î  Ah  !  monsieur  Rastoin,  la  langue  de  Linnée  est  plus 
y  27 


314 


ALBUM. 


précise  dans  ses  poétiques  définitions.  Il  faut  dire  encore  que  le 
romancier-botaniste  cueille  les  fleurs  de  sa  rhétorique  dans  la  Pro- 
vence ,  cette  belle  contrée  dont  la  principale  richesse  et  en  par- 
fums. Nous  nous  trouvons  dès  les  premières  pages  au  milieu  des 
orangers  du  Var.  Il  est  vrai  que  le  mistral  souffle ,  car  le  romancier 
aime  les  contrastes;  mais  bientôt  nous  jouissons  d'une  coquette 
matinée  de  printemps.  M.  R.-Brémond  ne  décrit  pas  seulement  la 
nature  mais  aussi  les  mœurs  ,  et  il  a  un  vrai  talent  d'observation. 
Les  événemens  d'abord  lents  et  embarrassés  de  cette  histoire  se 
succèdent  enfin  avec  plus  de  rapidité.  L'intérêt  va  croissant,  le  ro- 
man est  sauvé!  Pour  l'abeille  il  y  a  du  miel  dans  chaque  fleur; 
pour  un  métaphysicien  il  y  a  un  symbole  sous  la  plus  romanesque 
légende.  Sous  le  roman  de  M.  R.-Brémond  se  cache  aussi  une 
question  d'ordre  social  très-importante.  Mais  vous  ne  l'apercevez 
qu'à  la  dernière  page  du  livre  ;  et  c'est  un  de  ces  livres  qu'on  lit 
jusqu'au  bout. 

—  La  seconde  livraison  delà  Galerie  biographique,  publiée  par 
Mme  la  comtesse  deBrady  et  M.  Genevay,  mérite  nos  éloges  comme  la 
première.  C'est  le  même  talent  littéraire,  et  c'est  la  même  perfec- 
tion pour  les  gravures.  Le  prix  de  60  centimes  n'annonce  pas  tant 
de  luxe  à  cet  ouvrage  ,  devenu  important. 

—  Sans  être  taxé  d'anglomanie,  on  peut  appeler  souvent  l'at- 
tention sur  le  beau  magasin  de  livres  étrangers  de  la  rue  du  Coq , 
n°  9.  Tant  que  le  droit  des  gens  littéraire  ne  garantira  pas  aux  au- 
teurs leur  propriété  au-delà  des  limites  de  leur  pays  natal,  il  serait 
injuste  de  ne  pas  encourager  les  représailles  de  la  réimpression. 
On  trouve  chez  H.  Baudry  les  meilleurs  livres  des  littératures  étran- 
gères édités  par  lui  avec  luxe  et  économie.  On  y  trouve  aussi  les 
éditions  originales,  et  enfin  toute  l'élégante  famille  des  almanachs 
ou  annuals  anglais  ,  allemands  ,  américains  ,  etc. 

—  Parmi  les  livres  d'excellente  et  amusante  morale  qu'on  peut 
recommander  ces  jours-ci,  nous  citerons  une  jolie  édition  du 
Brarme  voyageur  ,  par  M.  F.  Denis ,  ornée  de  vignettes  ,  et  for- 
mant un  vol.  in-18.  M.  Àbel  Ledoux  en  est  l'éditeur.  Prix:  4  fr. 
5o  centimes 

—  Parmi  les  jolis   et  utiles  livres  d'étrennes ,  il  faut  signaler 


ALBUM.  ailo 

les  Jeunes  Voyageurs  en  France  ,  6  volumes  ornés  de  cartes  colo- 
riées,  dont  nous  avons  déjà  donné  l'annonce  plus  détaillée.  On 
trouve  cet  ouvrage  chez  M.  P.  Ledoux. 

—  l'amulette  ,  de  M.  Eugène  Renduel ,  est  sans  contredit  le 
mieux  composé  de  nos  almanachs  littéraires.  C'est  un  cadeau 
charmant  qui  ne  s^adresse  pas  seulement  à  la  jeunesse  5  les  noms 
des  auteurs  étaient  une  garantie  :  elle  ne  nous  a  pas  trompé.  On 
trouve  cet  almanach  chez  M.  L.  Janet,  avec  tons  les  Keefsakes 
nouveaux. 

—  Mme  Deshordes-Yalmore ,  dont  le  talent  plein  de  charme  et 
de  naturel  exprime  si  hien  les  sentimens  des  enfans,  puhlie,  à 
l'occasion  du  jour  de  l'an  ,  chez  les  libraires  MM.  Dumont  et 
Charpentier,  un  ouvrage  que  l'on  ne  saurait  trop  recommander 
aux  mères  de  famille.  C'est  le  Livre  des  petits  Enfans  ,  leçons  du 
premier  âge. 

—  Parmi  les  nouveautés  destinées  à  être  offertes  au  jour  de 
l'an,  nous  avons  remarqué  l'ouvrage  que  vient  de  publier  M.  Du- 
mont, libraire  au  Palais-Royal ,  n°  88  ,  sous  le  titre  de  :  Scènes 
du  jeune  âge  ,  par  Mme  Sophie  G-ay.  Cet  ouvrage  contient  des 
nouvelles  charmantes  dédiées  aux  enfans  de  toutes  les  classes  de 
la  société  ,  et  qui  seront  d'aussi  bonnes  étrennes  pour  le  fils  de 
l'ouvrier  que  pour  la  petite  fille  du  grand  seigneur, 

—  M.  de  Truchet  vient  de  publier  une  seconde  édition  de  son 
curieux  Traité  sur  les  Chevaux  de  Camargue,  en  même  temps  qu'un 
Mémoire  non  moins  important  sur  le  Dessèchement  des  Marais 
d'Arles.  Il  y  a  dans  ces  écrits  d'un  littérateur  et  d'un  agronome 
distingué  des  renseignemens  précieux  pour  la  statistique  du  dé- 
partement des  Bouches-du-Rhône. 

—  le  voyageur  roÈTE ,  etc.  ,  par  M.  Furcy  de  Brunoy,  rue  des 
Vieux-Augustins ,  n°  69.  —  C'est  un  petit  volume  où  vous  trouvez 
une  grande  variété  :  les  souvenirs  d'enfance  de  l'auteur,  des 
chansons  anti-romantiques,  des  descriptions  ,  etc. 

—  abrégé  de  l'histoire  de  France  ,  par  M.  Bourgon  ,  professeur 
d'histoire  à  la  faculté  de  Besançon.   2  volumes  in-iaj  prix:  6  fr. 


16 


ALBUM. 


A  la  librairie  classique  et  élémentaire  de  L.  Hachette  ,  rue  Pierre- 
Sarrazin  ,  n°  12.  —  Le  titre  détaillé  de  ces  deux  volumes  nous 
dispense  d'une  longue  critique.  C'est  un  résumé,  un  livre  élémen- 
taire 5  les  faits  sont  bien  classés ,  les  appréciations  fort  bien 
déduites. 

—  M.  Eugène  Renduel  prépare  une  seconde  édition  du  Miroir 
des  salons,  volume  piquant  ,  qui  sera  augmenté  d'uNE  Semaine  a 
Paris.  L'auteur  a  terminé  aussi  un  roman  :  Maria,  ou  soir  et  matin. 

—  littérature  et  chocoeat.  —  Nous  avons  consacré  un  article 
à  la  littérature  d'étrennes  j  celui-ci  vient  le  compléter.  On  nomme 
bibliothèque  une  cave  bien  fournie  et  bien  rangée  ,  les  pièces  de 
vin  représentant  les  in-folio  ,  les  bouteilles  faisant  figure  d'wi- 
octavo  ,  les  flacons  de  Palma-Christi  et  de  Constance  imitant 
les  livres  rares.  N'est-il  pas  aussi  logique  de  comparer  une  fabrique 
de  chocolats  à  une  librairie  ?  Cette  comparaison  nous  est  venue 
en  visitant  la  magnifique  chocolaterie  de  MM.  Debauve  et  Gallais  , 
rue  des  Saints-Pères,  n°  26,  où  l'approche  des  étrennes  attire 
autant  de  monde  qu'aux  élégans  salons  de  MM.  Giroux  et  de 
Bossange  père.  En  effet,  MM.  Debauve  et  Gallais  l'emportent  sur 
tous  les  éditeurs  par  le  nombre ,  le  luxe  et  le  bon  goût  des  produc- 
tions que  les  amateurs  s'arrachent  tous  les  jours,  et  principale- 
ment à  l'époque  du  jour  de  l'an.  Les  libraires  seraient  bien 
embarrassés  de  répondre  de  la  qualité  de  tous  les  ouvrages  qu'ils 
exposent  en  vente,  et  qu'on  achète  au  hasard  sur  la  foi  du  titre. 
Comme  la  chocolaterie  est  ici  préférable  à  la  librairie  !  Chez 
MM.  Debauve  et  Gallais,  par  exemple  ,  la  réputation  du  fabricant, 
réputation  acquise  en  vingt  années  d'honorables  efforts  ,  donne  au 
client  toute  garantie  pour  le  mérite  salutaire  des  produits  decette 
maison  qui  flaire  comme  baume  dans  toute  l'Europe ,  disait 
Louis  XYIU  ,  ce  prince  sage  et  spirituel ,  comme  M.  Nodier  le  dé- 
signe. 

Le  chocolat  se  prête  merveilleusement  à  toutes  les  exigences  de 
l'estomac  le  plus  capricieux  ;  la  littérature  n'a  pas  plus  de  genres 
et  d'espèces  que  le  chocolat  5  le  magasin  de  MM.  Debauve  et 
Gallais  est  aussi  riche  en  nouveautés  piquantes  que  celui  d'un 
libraire  à  la  mode  ;  le  chocolat  du  Roi  est ,  ^our   ainsi  dire  ,  le 


ALBUM.  317 

classique  pur,  eu  tablettes  ou  eu  bâtons  ,  et  ce  classique  exquis  , 
approuvé  par  le  goût  et  par  toutes  les  facultés ,  tiendra  toujours  le 
premier  rang  pour  la  consommation  habituelle ,  parce  qu'on  ne  s'en 
lasse  pas  plus  que  de  Racine  et  de  Molière  ;  c'est  le  vrai  classique 
immuable  et  irréprochable  contre  lequel  ne  prévaudra  aucune  im- 
portation anglaise  ou  germanique;  une  ou  deux  vanilles  ne  lui 
ôtent  pas  ce  caractère  succulent  d'ancienne  tradition.  Le  cardinal 
Bracantio,  qui  excellait  à  préparer  le  chocolat ,  a  composé  sur  ce 
sujet  un  art  poétique  que  Boileau  n'a  pas  surpassé.  Le  genre  ro- 
mantique commence  au  chocolat  au  lait  d1  amandes ,  et  subit  une 
foule  de  métamorphoses  par  le  mélange  du  salep  ,  du  cachou,  du 
tapioka.  Le  chocolat  au  lait  d'amandes,  que  le  maréchal  de 
Richelieu  estimait  fort  ,  a  la  douceur  des  plus  doux  vers  ,  et  le 
chocolat  stomachique  facilite  la  digestion  ,  de  même  qu'une 
petite  comédie  sert  de  passeport  à  une  grande  pièce  ;  le  chocolat 
analeptique  a«  salep  de  Perse  a  tout  le  parfum  oriental  des  Mille 
et  une  Nuits  ;  le  chocolat  tonique  au  cachou  remplace  très-agrea- 
blement  les  romans  à  forte  dose  de  passion;  le  chocolat  exhilarant 
à  V ambre  yris  produit  sans  danger  l'effet  du  drame  antonisle  ;  le 
chocolat  antispasmodique  à  la  fleur  d'orange  vaut  bien  le  roman 
intime  et  psychologique;  le  chocolat  au  soconusko ,  que  Buchoz 
a  baptisé  le  mets  des  dieux ,  est  préférable  à  toute  la  féerie  fan- 
tastique ;  le  chocolat  à  l'arôme  de  café ,  que  Voltaire  et  Fontenelle 
ne  connaissaient  pas,  a  plus  d'attraits  que  cent  contes  drolatiques; 
le  chocolat  bêchique  au  tapioka  des  Indes  est  une  nourriture 
aussi  solide  qu'un  bon  roman  historique  ;  enfin  ,  le  chocolat  blanc 
à  V arrow-root  des  Indes  et  à  la  théobromine  excite  plus  de  cu- 
riosité et  d'appétit  que  les  annonces  pompeuses  de  nos  romanciers. 
Les  diablotins  à  la  vanille  ne  pervertiront  jamais  leur  acheteur . 
et  les  chocolats  qalans  sont  permis  par  les  mères  à  leurs  filles. 
Avant  la  révolution  ,  le  "hocolat  était  aristocrate  :  il  alla  des  sou- 
per» du  régent  aux  déjeuners  de  Mrae  Dubarry;  il  servait  aux  mar- 
quises de  Crébillon  fils  et  aux  seigneurs  de  l'Opéra;  aujourd'hui  le 
chocolat  s'est  fait  populaire  et  vertueux  :  il  devient  inséparable 
du  régime  constitutionnel.  Les  destinées  des  lettres  ,  hélas  !  ne  sont 
pas  les  mêmes  î  Ces  réflexions  naîtront  naturellement  en  présence 
des  chocolats  de  MM.  Debauve  et  Gallais  :  combifn  de  chefs- 
d'œuvres  vantés  que  l'on  rejette  en  les  ouvrant!  Mais  une  fois 
qu'on  a  dégusté  ces  chocolats  si  divers  et  si  délicats,  on  n'en  veut 
9  27. 


318 


ALBUM. 


plus  d'autres.  Quant  à  l'aspect  de  cet  appétissant  magasin  ,  il  est 
semblable  à  celui  d'une  librairie  étincelante  de  reliures  de  soie  , 
de  velours ,  de  maroquin  ,  où  les  livres  sont  en  babits  de  fête.  Chez 
MM,  Debauve  et  Gallais,  le  bon  ne  dédaigne  pas.  l'apparence  du 
beau,  et  le  chocolat  a  fait  toilette  pour  recevoir  la  plus  brillante 
société  de  Paris  :  ce  ne  sont  que  boîtes  de  cèdre  et  de  laque  , 
nécessaires  de  cuir  de  Russie  et  enveloppes  dignes  du  contenu  j  on 
dirait  les  rayons  d'une  bibliothèque  divisée  par  matière  ,  selon  la 
méthode  de  Brunet;  mais  dans  une  bibliothèque,  certains  volumes 
n'ont  pas  d'ordinaire  d'autre  mérite  que  leur  rareté  ;  ici  les  choco- 
lats le  plus  chers  sont  les  meilleurs  ,  et  tout  est  délicieux  ,  tout 
plaît  aux  dames.  Faisons  des  vœux  pour  que  la  librairie  n'ait  plus 
rien  à  envier  à  la  chocolaterie  ! 

'  —  chronique  de  la  semaine.  —  Presque  tous  nos  théâtres  chan- 
tans  ont  terminé  l'année  par  ces  espèces  de  pièces-revues  dans 
lesquelles  le  vieux  petit  vaudeville  essaie  de  remuer  ses  grelots,  et 
transforme  ses  acteurs  et  ses  actrices  en  personnages  de  satire  allé- 
gorique et  quelquefois  en  caricatures  vivantes.  A  la  rue  de  Char- 
tres, nous  avons  eu  le  Prix  de  folie  j  aux  Yariétés  ,  le  Magasin 
pittoresque  ,  etc.  Il  y  a  eu  dans  ces  pièces  quelques  piquans  cou- 
plets qui  vivront  aussi  long-temps  que  tous  les  autres  couplets  de 
fin  d'année.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  laChanoinesse  du  Gymnase  , 
qui  n'appartient  en  rien  à  la  circonstance  ,  et  qui  restera  une  des 
(dus  jolies  comédies  de  M.  Eugène  Scribe.  Nous  aurons  a  parler 
aussi  du  Revenant,  joué  à  l'Opéra-Comique.  — Voici  depuis  cette 
semaine  la  concurrence  des  bals  de  théâtre.  Nous  dirons  dimanche 
si  le  programme  de  l'Opéra  a  tenu  ses  promesses. 

—  La  pièce  à  succès  sera,  tout  ce  mois-ci  au  moins,  I'Àjjgèle  de 
M.  Alexandre  Dumas.  S'il  fallait  faire  la  part  des  acteurs  dans  ce 
triomphe,  nous  ne  louerions  avec  plaisir  que  Mlle  Ida.  On  ne  peut 
jouer  avec  plus  de  décence  la  maternité  précoce  dune  ingénue  de 
quinze  ans.  L'exagération  mélodramatique  de  M.  Bocage  a  été  fort 
applaudie.  Lockroy  a  été  fort  convenable  dans  les  deux  derniers 
actes,  et  enfin  MUe  Yerncuil  a  eu  quelques  inspirations  heureuses 
de  maman  coquette.  —  C'est  le  cas  d'annoncer  ici  que  le  premier 
".  olume  des  œuvres  dramatiques  de  M.  Alexandre  Dumas  vient  de 
paraître  ;  mais  nous  en  reparlerons. 


ALBUM.  319 

—  Quoique  ramené  à  Paris  par  ses  fonctions  de  député,  M.  de 
Lamartine  ne  passera  pas  tout  l'hiver  sans  donner  signe  de  vie  litté- 
raire. Nous  croyons  qu'il  compte  publier  son  poème  intitulé  le  Curé 

DE  CAMPAGNE. 

—  On  a  dit  du  discours  de  M.  Ch.  Nodier  à  l'Académie  :  « C'est 
un  beau  discours,  plus  beau  qu'aucun  de  ceux  qui  ont  été  prononcés 
depuis  long-temps  5  mais  enfla  ce  n'est  qu'un  discours  d'académi- 
cien. i>  En  vérité!  Fallait-il  que  M.  Ch.  Nodier  parlât  sur  l'obélisque 
de  Louqsor  ou  sur  le  roi  Sésostris  ,  à  propos  de  son  élection?  Quel- 
ques-uns auraient  voulu  aussi  quelques  épigrammes.  A  ceux-là  nous 
révélerons  indiscrètement  le  mot  de  M.  Raynouard ,  qui,  en  don- 
nant sa  voix  au  nouvel  élu,  avait  dit  :«  Messieurs  ,  nous  devons 
nommer  Charles  Nodier  à  l'Académie  par  le  principe  de  cette  loi 
ancienne  qui  voulait  qu'on  épousât  la  fille  dont  on  avait  mis  en  doute 
la  chasteté.  »  Ce  mot  fera  peut-être  médire  quelquefois  encore  de 
notre  sage  Académie. 

M.  Drouineau  vient  de  publier  un  roman  ,  l'Ir.onie,  et  un  volume 
de  vers  .  ees  Confessions. 

—  l'homme  de  lettres  en  Angleterre. —  En  terminant  dans  l'A- 
then.eum,  sa  biographie  critique  de  la  littérature  anglaise  ,  qui  par 
parenthèses  est  un  peu  trop  longue  pour  un  catalogue  et  un  peu 
trop  écourtée  pour  une  histoire  littéraire  ,  M.  Allan  Cunningham 
apprécie  en  ces  termes  les  avantages  dont  jouit  le  talent  poétique 
parmi  ses  compatriotes  :  'c  On  m'a  demandé  quelle  est  l'influence 
dont  jouissent  les  hommes  de  talent  dans  la  Grande-Bretagne.  C'est 
facile  à  dire  en  peu  de  mots.  —  Cette  influence  est  nulle.  Les  direc- 
teurs de  deux  ou  trois  journaux  politiques  ont  plus  d'importance, 
aux  yeux  du  pays  et  du  gouvernement ,  que  tous  les  poètes  qui  ont 

vécu  depuis  un  demi-siècle.  L'influence  des  hommes  de  talent on 

peut  l'apprécier  par  leur  histoire.  Chatterton  avale  du  poison  parce 
qu'il  manque  de  pain  ;  on  refuse  à  Samuel  Johnson  les  moyens  d'aller 
rétablir  sa  santé  par  un  voyage}  Burns,  le  jour  de  sa  mort ,  n'avait 
ni  un  morceau  de  pain  dans  sa  maison  ni  une  pièce  de  monnaie  daqs 
sa  bourse;  Crabbe  meurt  pauvre  curé...  aucune  dignité  ecclésias- 
tique ne  l'a  distingué  de  la  foule  ;  Walter  Scott  épuise  sa  santé  à 
réparer  sa  fortune,  et  sa  patrie  refuse  de  racheter  sa  bibliothèque 


320  ALBUM. 

des  enchères  ;  Byron  s'exile  et  expire  en  maudissant  presque  le  nom 
anglais  ,  glorifié  par  son  génie  5  Coleridge  vient  d'être  privé  de  sa 
petite  pension  ;  Wordsworth  vit  en  vendant  du  papier  timbré;  Southey 
reçoit  tous  les  jours ,  comme  poète  lauréat ,  la  valeur  d'une  pinte  de 
petit  vin  de  Sa  Majesté  ;  Moore  a  trouvé  que  la  poésie  comme  la 
vertu  ,  devait  être  sa  propre  récompense  à  elle-même  ;  Hogg  ronge 
un  os  de  mouton  en  gardant  les  troupeaux  ,  et  Wilson  professe  la 
philosophie.  » 

Nous  espérons  que  cette  boutade  ne  servira  pas  de  comparaison 
funeste  à  la  littérature  française,  quand  nos  députés  en  seront  à  son 
chapitre,  dans  la  discussion  du  budget. 

—  chronique  de  la.  semaine.  —  Malgré  la  rivalité  qui  existe  en- 
tre la  politique  et  la  littérature,  nous  ne  nierons  pas  que  l'élo- 
quence de  la  tribune  n'ait  eu  une  semaine  brillante  5  mais  la  poli- 
tique, à  son  tour,  conviendra  qu'on  pourrait  la  trouver  bien 
prodigue  de  ses  paroles.  Dans  sa  franchise,  parfois  un  peu  moqueuse, 
le  président  de  la  chambre  n'a-t-il  pas  indirectement  démontré  à 
tous  ces  orateurs  si  abondans ,  si  riches  en  développemens  et  en 
digressions ,  qu'ils  finissaient  par  tomber  dans  les  redites  ?  Qu'est- 
ce  qu'une  discussion  qu'il  faut  résumer  par  l'éternelle  histoire  des 
causes  de  notre  révolution  de  i83o?  —  Il  est  un  début  auquel 
nous  applaudissons,  celui  de  M.  de  Lamartine  ,  qui  est  pour  nous 
investi  du  double  titre  d'un  beau  talent  et  d'un  noble  caractère. 
Son  discours  contenait  au  moins  des  idées  nouvelles  sur  une  des 
questions  les  plus  importantes  de  la  civilisation  moderne  ;  mais  les 
poètes  voient  trop  loin  pour  les  prévisions  d'une  politique  au  jour 
le  jour  comme  celle  où  nos  hommes  d'état  se  renferment  assez  vo- 
lontiers depuis  long-temps.  Sufficit  cuique  diei  mahtia  sua  : 
leurs  préoccupations  ne  vont  guère  au-delà  de  cette  maxime  évan- 
gélique.  Arrivez  avec  des  faits  observés  sur  les  lieux,  avec  des  dé- 
ductions qui  embrassent  un  avenir  un  peu  éloigné,  vous  êtes  iro- 
niquement salué  du  beau  nom  de  poète,  comme  M.  de  Chateau- 
briand par  M.  de  Villèle.  Le  temps  court  cependant  :  qui  avait 
raison  jadis  de  M.  de  Villèle  ou  de  M.  de  Chateaubriand? 

En  littérature,  la  question  soulevée  par  M.  Nisard  continue 
à  agiter  le  monde  littéraire.  Les  chefs  vont  laisser  quelque 
temps  les  champions  moins  exercés  se  défier  dans  l'arène;  puis 
ils  reparaîtront  eux-mêmes  pour  décider  l'issue  de  la  joute  qu'ils 
ont  ouverte. 


ALBUM 


Sâl 


ACADLiTlE  ROYALE   DE  MUSIQUE.   BALS  MASQUES.    La  qUCStlOn 

de  savoir  s'il  y  a  encore  des  bals  masqués  possibles  ne  saurait  être 
sérieusement  agitée.  Le  goût  en  est  développé  depuis  quelques  an- 
nées avec  une  remarquable  recrudescence.  De  toutes  parts  les  théâ- 
tres ouvrent  leurs  portes ,  et  tous  ont  du  public  et  des  recettes.  Le 
bal  des  Tariétés  n'est  plus  même  un  affaire  de  mode  j  il  est  devenu 
comme  un  temple  où  les  fervens  viennent  avec  fanatisme  prendre 
part  au  carnaval.  C'était  une  chose  remarquable  d'entendre,  il  y  a 
quelques  mois  ,  un  jeune  homme,  dans  le  célèbre  procès  des  cartes 
bizautées ,  expliquer  les  immenses  sacrifices  qu'il  avait  faits  pour 
avoir  de  l'argent  d'un  usurier,  par  la  nécessité  où  il  était  de  ne  pas 
manquer  une  paTtie  projetée  pour  le  bal  des  Variétés.  Si  j'étais  le 
propriétaire  de  ce  bal,  j'aurais  voulu  payer  les  dettes  de  ce  jeune 
hommej  car  jamais  prospectus  pareil  n'aurait  été  fait  pour  mon 
établissement. 

Je  sais  bien  cependant  que  la  question  n'est  pas  tranchée  par  la 
considération  de  ce  grand  succès;  car,  en  définitive,  il  n'y  a  qu'une 
moitié  de  notre  société  ,  et  la  moitié  la  moins  avenante,  qui  sacri- 
fie ainsi  sur  les  autels  de  Mardi-Gras.  Les  hommes  seuls  ont  fait  la 
fortune  de  ces  réunions,  oùlon  ne  rencontre  que  la  femme  libre  , 
et  où  à  peine  de  temps  en  temps  une  femme  qui  se  respecte  se  glisse 
bien  furtivement,  dominée  qu'elle  est  par  un  accès  d'invincible  cu- 
riosité. Le  vrai  restaurateur  de  l'institution  des  bals  masqués  sera 
celui  qui  parviendra  à  y  ramener  les  deux  sexes.  L'Opéra  vient 
très-habilement  de  le  tenter. 

Il  serait  ridicule  de  supposer  que  les  femmes  aient  une  vérita- 
ble répugnance  pour  le  bal  masqué  ;  rangé  pour  elles  au  nombre 
des  plaisirs  défendus,  il  doit  plus  d'une  fois  occuper  leurs  rêves  j 
mais  un  besoin  impérieux  qu'elles  ont,  dans  nos  mœurs  épurées, 
d'être  honorées  et  respectées,  les  empêche  de  succomber  à  la  tenta- 
tion ;  quelque  envie  qu'elles  aient  d'assister  à  ce  bal  de  l'Opéra , 
dont  elles  ont  entendu  conter  tant  de  merveilles ,  elles  n'y  met- 
tront pas  le  pied  qu'on  ne  leur  en  ait  fait  un  lieu  honnête ,  et  vous 
comprenez  que  les  maris  ne  sont  pas  gens  à  les  détourner  de  cette 
sage  résolution. 

Eh  bien!  mesdames,  n'est-ce  pas  un  lieu  décent  que  celui  où 
vous  pouvez  aller  en  loge,  visage  découvert,  et  comme  des  divi- 
nités placées  en  une  sphère  plus  élevée,  voir  à  vos  pieds  la  four- 
milière des  dominos  s'agvtant  dans  ses  folles  intrigues,  sans  que 


élTZ  ALBUM. 

vous  y  preniez  part,  sans  que  vous  ayez  à  craindre  qu'une  des  pa- 
roles aventurées  qui  en  bas  se  disent  à  l'oreille  monte  jusqu'à  vous  ? 
Mieux  que  cela ,  on  a  si  bonne  envie  de  vous  avoir,  on  veut  si  peu 
vous  prier  de  transiger  avec  vos  principes,  qu'on  ne  vous  convie 
pas  même  à  un  bal  masqué  j  il  s'agit  bien  de  bal ,  il  s'agit  d'un  spec- 
tacle comme  ceux  que  l'on  voit  à  l'Opéra  aux  jours  de  loge.  De 
bonne  foi ,  trouvez-vous  du  mal  à  venir  assister  au  Boléro  et  au 
Zapateado,  dansés  parles  premiers  sujets  du  tbéâtrede  Madrid,  en 
congé  par  suite  de  la  mort  du  roi  Ferdinand  ?  Trouvez-vous  du 
mal  à  voir  un  quadrille  du  ballet  de  Cendrieeom  ,  ou  le  quadrille 
des  costumes  nationaux  depuis  François  Ier  jusqu'à  nos  jours?  non, 
sans  doute.  Eh  bien  !  l'on  ne  vous  demande  pas  autre  ebose  5  cela  , 
qui  vaut  la  peine  qu'on  se  dérange,  une  fois  vu,  on  ne  vous  retient 
plus,  vous  pouvez  vous  retirer,  mais  vous  ne  vous  retirerez  pas 
encore  5  car  vous  voudrez  assister  un  instant  au  singulier  spectacle, 
que  va  vous  présenter  cette  foule  qui,  une  fois  le  bal  ouvert,  va 
courir  dans  tous  les  sens  après  le  plaisir  ;  car  vous  voudrez  enten- 
dre la  musique  nouvelle,  composée  exprès  pour  la  circonstance, 
exécutée  par  un  orchestre  puissant  j  puis  qui  sait?  à  la  fin,  vous 
mettrez  un  pied  hors  de  votre  loge ,  vous  descendrez  un  étage,  et 
si  le  plaisir  de  revêtir  un  costume  dont  vous  n'eussiez  jamais  essayé 
a  fait  que  vous  ayez  caché  sous  un  domino  votre  gracieuse  figure, 
Vous  ne  verrez  pas  grand  inconvénient  à  vous  mêler  un  moment  à 
la  foule  pour  voir  d'un  peu  plus  près  ces  mœurs  à  vous  inconnues  j 
voilà  précisément  où  l'on  vous  attendait ,  voilà  le  piège  !  Tous  êtes 
allées  au  bal  de  l'Opéra,  vous  y  avez  montré  votre  tournure,  sen- 
tant même  sous  ce  masque,  à  ne  pas  s'y  méprendre,  la  femme  de 
bonne  compagnie.  Dix,  vingt,  trente  femmes,  ont  fait  comme 
vous  j  il  n'en  faut  pas  davantage  pour  réhabiliter  les  fêtes  passées 
de  mode.  Grâces  vous  soient  rendues,  mesdames,  votre  exemple 
sera  suivi! 

Je  m'étends  longuement  sur  la  pensée  intime  contenue  dans  la 
nouvelle  direction  donnée  au  bal  de  l'Opéra ,  et  cela  s'explique  : 
la  Revue  db  Paris  arrive  si  tard  pour  parler  des  magnificences  dont 
retentissent  depuis  huit  jours  les  journaux  quotidiens!  Certes, 
j'eusse  aimé  à  être  des  premiers  à  parler  du  spectacle  éblouissant 
que  présentait,  le  jour  de  l'ouverture  de  ses  bals,  la  salle  de  l'O- 
péra 5  mais  quand  déjà  vingt  autres  en  ont  entretenu  le  public , 
dois-je  avoir  l'espérance  de  le  voir  bien  empressé  à  écouter  ma  ver- 


ALBUM. 


ââg 


sion  ?  Quand  je  lui  parlerai  d'une  enceinte  étincelante  de  lumières, 
de  draperies  d'or  et  embaumée  de  fleurs  5  quand  je  lui  parlerai  des 
danses  gracieuses  et  étranges  de  l'Espagne ,  et  de  la  monarchie 
française  défilant  dans  les  costumes  divers  que  lui  a  imposés  la 
mode  depuis  quatre  siècles  5  quand  je  lui  parlerai  des  merveilleux 
accords  de  l'orchestre,  du  galop  de  Mrae  Germain  Delavigne,  de 
celui  du  prince  de  la  Moskowa ,  de  celui  de  M.  Gide  et  de  celui  de 
M.  Boïeldieu  fils,  que  pourrais-je  dire  qui  n'ait  été  répété  sous  tou- 
tes les  formes  ? 

Boïeldieu  fils  !  ce  nom  nous  rappelle  une  grande  gloire  et  une 
grande  infortune.  Atteint  depuis  quelque  temps  d'une  infirmité  qui 
lui  ôte  le  libre  exercice  de  ses  belles  facultés  musicales,  Boïeldieu, 
l'auteur  de  la  Dame  blanche,  paraît  maintenant  perdu  pour  la  scène, 
et  il  n'a  pu  même  ,  en  cette  occasion  ,  prêter  l'appui  de  son  talent 
à  l'administration  de  l'Opéra.  Quand  de  tels  hommes  viennent  à 
être  ainsi  frappés  dans  leur  carrière,  comme  dans  les  républiques 
antiques,  où  les  enfans  des  grands  hommes  étaient  adoptés  par  la 
patrie  ,  le  pouvoir  doit  prendre  soin  de  leur  avenir,  et  il  est  sûr 
qu'il  ne  sera  pas  démenti  dans  cette  sollicitude  par  le  pays.  Voilà 
finir  tristement  un  article  sur  les  plaisirs  du  canaval  ;  mais  ainsi 
va  le  monde  :  les  grandes  joies  à  côté  des  grandes  tristesses ,  le 
corbillard  à  côté  du  baptême ,  et  sans  aller  si  loin  chercher  mes 
exemples ,  le  mercredi  des  cendres  le  lendemain  du  mardi  gras  ! 


TABLE  DES  MATIERES. 


LITTÉRATURE  ÉTRANGÈRE. 

Pages. 
Les  vieux  romans  (  §§  I , II ,  III  et  IV  )  Dunlop's,  history 

of  fiction 5,101,    181    et  245 

La  vieille  porcelaine  ,  par  Élia 188 

LITTÉRATURE  MODERNE,  etc.  ,  etc. 

Art  dramatique. — §  II.  La  tragédie  de  Sénèque  ,  ou  la 

tragédie  de   recette,  par  M.  Nisard 17 

Le  moyen  âge  français,  par  MM.  Hippolyte   Royer-Col- 

lard  et  Alex.  Tenlet 36 

Ma  jeunesse,  par  M.  Alexandre  Dumas.  54 

L'Ange    de   Saint-Jean  ,    par    Mme    la    duchesse    d'A- 

brantès,  70,142  et  211 

Rapprochemens  historiques.  —  Les  prétendans  ,  jpar  M. 

Jules  Janin.  86  et  160 

L'abbé  de  Cilly,  par  M.  Eugène  Sue,  109 

Revue  dramatique.  —  La  révolte  des  femmes  ,  par  le  Di- 
recteur de  la  Revue  de  Paris.  127 

La  noblesse  russe,  par  le  Ch 133 

Une  réaction  littéraire,  à  l'occasion  de  la  bibliothèque 

latine-française  de  M.  Pankoucke,  par  M.  Nisard.  194  et  251 
Discours  de  M.  Ch.  Nodier  à  l'Académie  française.  228 

Réponse  de  M.  de  Jouy  à  M.  Ch.  Nodier.  239 

T^es  sorcières  espagnoles,  par  M.  P.  Mérimée.  277 

Album.  288 


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