I
REVUE
DE PARIS.
REYUE
^mn
SECONDE ÉDITION.
5m* ANNEE. — TOME 9°*.
ftmx tilts,
H. DUMONT, LIBRAIRE -ÉDITEUR,
IU3B DU PERSIL, Ti<* 12.
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/v9revuedeparis1833brux
LES VIEUX ROMANS.
ORIGINE DU ROMAN SPIRITUEL. — LEGENDE DOUEE. — CONTES
DÉVOTS. — GUERINO MESCHINO. — LTC1DAS ET CLEORITHE.
ROMANS DE CAMUS, ETC.
§1".
Les variations du roman comme de la littérature en géné-
ral correspondent aux variations des mœurs. Il faut sans doute
accorder quelque chose au caprice du talent et à l'allure parti-
culière d'un génie original 5 mais il y a toujours au milieu de la
variété une certaine unité, et quand lecaractère d'un siècle ou
d'un peuple est décidé (ce qui n'existe peut-être pas encore en
France au moment où nous écrivons ) , ce caractère doit don-
ner son empreinte et son impulsion aux écrivains qui ont été
nourris dans les préjugés généralement reçus.
De tous les sentimens innés (s'il y a des sentimens innés),
il n'en est pas de plus naturel que le sentiment religieux ; faut-
il s'étonner qu'à certaines époques de la société et dans certai-
nes circonstances ce sentiment ait été assez dominant pour
constituer le caractère du siècle. Il a dû par conséquent s'em-
parer de tous les moyens d'expression , et la fiction , entre
autres , lui a prêté sa magie.
L'histoire de Josaphat et Barlaam, écrite pour inspirer le
goût des vertus asiatiques, paraît avoir été le modèle primi-
tif du roman spirituel, quoique dans les premiers siècles du
christianisme il y eût déjà nombre de fables superstitieuses et
extraordinaires; mais comme elles contenaient des opinions
9
t> REVUE DE PARIS.
contraires à la foi orthodoxe , elles fuient combattues par les
pères de l'Eglise , et tombèrent bientôt en discrédit. L'his-
toire de Josaphat et Baruam, qui était d'une meilleure doc-
trine , passa de bonne heure dans l'Europe occidentale, et,
parle moyen d'une vieille traduction latine, manuscrite d'a-
bord, puis imprimée dès 1470, elle obtint une vogue générale.
Au quatrième siècle, saint Athanase se rendit à Rome, afin
d'obtenir les secours de l'Église d'Occident, contre I'arianisme,
qui prévalait à l'Orient; pendant son séjour en Italie , il écri-
vit la vie de saint Antoine , le plus célèbre cénobite du siècle.
Dès les premiers temps de l'Eglise, saint Grégoire de Nazianze
et saint Grégoire de Tours écrivirent ou compilèrent d'innom-
brables légendes dont les plus remarquables ont été publiées
depuis , sous le titre de Vies des Pères du désert.
Le fond de ces légendes est presque toujours le même , mais
les détails varient à l'infini leur poésie et leur naïveté. Ce sont
de grands pécheurs ou des âmes toutes célestes, qui se retirent
dans la solitude où ils se livrent à toutes sortes de pénitences
et de mortifications ; tour à tour effrayées et tentées par le dé-
mon, dont elles triomphent toujours. Leur solitude est inter-
rompue par ceux qui viennent les admirer et les consulter: ils
guérissent les malades, et lavent les pieds des lépreux qu'eux
seuls ne craignent pas d'approcher; ils prévoient leur mort, et,
malgré leurs austérités et leurs prières, malgré leurs ardentes
aspirations vers le ciel , leur existence est ordinairement pro-
longée au-delà du terme naturel.
Une particularité de l'histoire de ces saints est l'empire qu'ils
exercent sur les animaux. Ainsi saint Hélénus , qui traversait
les déserts de l'Egypte, arrivant un dimanche dans un monas-
tère sur les rives du Nil , fut justement scandalisé de trouver
qu'il n'y avait point de messe pour ce jour-là. Les moines s'excu-
sèrent sur ce que leur prêtre , qui résidait de l'autre côté du
fleuve , hésitait à le traverser à cause d'un crocodile qui s'était
posté sur le rivage , vraisemblablement dans l'attente du saint
homme. Saint Hélénus alla aussitôt trouver le crocodile, et lui
commanda de le porter sur son dos jusqu'à l'autre côté de la ri-
vière , où il vit le prêtre; mais il ne put persuader cet homme
de peu de foi de s'embarquer avec lui sur le crocodile. Obligé
de revenir seul , saintement irrité d'avoir manqué le but de son
REVUE DE PARIS. /
expédition , et, pour faire honte au prêtre de sa résistance à la
voix de Dieu même qui parlait en lui, il commanda au crocodile
d'expirer sans délai, ce que le monstre s'empressa de faire en
toute humilité.
Saint Florentin trouvant un jour que la solitude à laquelle
il s'était condamné était au-dessus de ses forces , demanda au
ciel quelque adoucissement. Après avoir prié ainsi dans les
champs , il trouve à son retour un ours à l'entrée de sa cellule.
A l'approche de Saint Florentin, l'ours fit son obéissance , et
loin de montrer aucun trait de son naturel morose, il témoigna ,
autant que le permettait son éducation imparfaite , qu'il se te-
nait là pour le service du saint homme. Notre saint reçut tant
de plaisir de sa compagnie , qu'il craignit d'enfreindre ses
vœux de pénitence 5 c'est pourquoi il résolut de s'abstenir de
la société de l'ours , pendant la plus grande partie du jour.
Comme il avait dans sa caverne cinq ou six moutons, et per-
sonne pour les mener paître , il fut frappé de l'idée d'y envoyer
l'ours. Le troupeau d'abord montra quelque répugnance; mais
encouragé par les assurances du saint et la mine béate du ber-
ger , il le suivit agréablement au pâturage. Saint Florentin en-
joignait ordinairement à son ours de ramener ses brebis à six
heures , mais les jours de grand jeûne , il lui disait de ne point
revenir avant neuf. L'ours était ponctuel, et, soit que son
maître désignât six ou neuf, cet animal exemplaire ne manqua
jamais l'heure , et ne prit jamais neuf pour six !
Ce miracle continua plusieurs années j mais enfin, le démon,
envieux des vertus de l'ours , souffla son venin à quelques
mauvais moines du voisinage, qui, à son instigation, tendi-
rent des pièges , et tuèrent le merveilleux animal. Le saint ne
pouvait que maudire les auteurs inconnus de cette méchan-
ceté ; il les maudit , et ils moururent tous le lendemain, d'une
maladie épidémique.
Il se peut qu'une des causes de la longue popularité de ces
légendes soit dans les fréquens détailsdes tentations auxquelles
les saints étaient exposés. A la vérité ils en triomphaient tou-
jours , et saint Macaire est presque le seul exemple du con-
traire. Ce saint, déjà très-avancé en âge , résolut de se retirer
du monde où il laissa sa femme et ses enfans. L'ange Raphaël
le conduisit dans une affreuse solitude où il choisit pour sa ré-
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sidence une caverne habitée par deux jeunes lions que leur
mère y avait abandonnés. Après avoir vécu là plusieurs années ,
le démon devint jaloux de sa vertu, et le séduisit sous la forme
d'une belle femme, laquelle forme, remarque sérieusement le
narrateur, il prend avec une grande facilité. Saint Macaire ne
tarda pas à s'apercevoir de la trame d'iniquité qui venait de
s'ourdir autour de lui, et il tomba , comme on peut le croire ,
dans la dernière consternation. Les lions, sans comprendre
toute Tétendue de sa calamité , ne laissèrent pas que d'être
fort scandalisés , et ils abandonnèrent la caverne. Bientôt
après cependant, ils revinrent et creusèrent une fosse de six
pieds de long. Le pécheur contrit , comprenant que ces ani-
maux lui traçaient l'espèce de pénitence la plus convenable à
sa transgression , s'étendit dans la fosse , où les lions , avec
beaucoup de solennité et de gémissemens , le couvrirent de
terre , à l'exception de la tête et des bras. II resta trois ans
dans cette position , ne vivant que des herbes à la portée de ses
mains. Les lions qui l'avaient laissé revinrent au bout de ces
trois années , et déterrèrent leur ancien maître avec tta même
gravité qu'ils avaient mise à son enterrement. Le saint accepta
ce retour et cette attention comme un signe que ses péchés lui
étaient pardonnes , ce que lui confirma l'apparition du Sau-
veur à l'entrée de la caverne.
Outre les légendes latines , les moines de l'église grecque en
importèrent beaucoup d'autres en France et en Italie. L'allé-
gorie et les fictions orientales leur étaient familières , et par
imitation , les légendes de l'occident prirent souvent la forme
du roman. Même les premières histoires latines ayant été tra«
duites en grec avec lesembellissemens de l'imagination orien-
tale , ne revinrent en Europe et à leur langue originale que
pour supplanter les textes plus simples et plus anciens. D'au-
tres légendes latines , de composition plus récente , tirèrent
leurs ornemens des fictions arabes, devenues enfin populaires
en Europe.
Un âge d'ignorance et de foi recevait comme vrai ce que nos
temps plus éclairés considéreraient seulement comme allégo-
rique. Le malin esprit , si importun au lit et à la table des
moines et des anachorètes , ne prouve plus autre chose , sinon
que l'on chercherait en vain la tranquillité datis le désert , et
REVUE DE PARIS. &
que les tentations nous poursuivent , que les passions nous
assiègent aussi violemment dans les profondeurs de la soli-
tude que dans les dissipations du monde. De nos jours , le
Sténio de G. Sand va plus loin, comme on sait, et il entreprend
de démontrer au courageux solitaire Magnus les avantages de
la débauche, pour devenir désormais invulnérable.
Le grand répertoire de la fiction pieuse paraît avoir été IA
Légende dorée , par Jacobus de Voragine , dominicain gé-
nois. Ce titre d'or lui vint de sa popularité de même qu'à Y Ane
d'Apulée. Une composition pareille en grec, par Simon Méta-
phrastes , écrite vers la fin du dixième siècle , fut le modèle de
cet ouvrage du treizième , qui comprend les vies détaillées des
saints dont l'histoire était déjà dans la tradition orale ou écrite.
La légende dorée cependant ne consiste pas seulement dans
cette biographie , mais elle est entremêlée de beaucoup de rela-
tions étranges et naïves , probablement extraites des Gesta
Longobardortjm et autres sources trop obscures et trop volu-
mineuses pour être aisément recherchées j mais il est de fait
qu'un des titres primitifs de la Legekda aurea était bien
THistoria lombardica. L'ouvrage de Jacobus fut traduit en
français par Jean de Vignai, et c'est l'un des trois livres dont
l'Anglais Caxton tira la compilation de sa Légende dorée.
L'histoire des saints les plus remarquables fut successive-
ment extraite de ce grand magasin de Jacobus de Voragine.
Là, nous trouvons la chronique de Saint-Georges et le Dragon
et celle des Sept Dormans (TEplièse, que Gibbon n'a pas dé-
daigné d'introduire dans son histoire, chronique qu'on re-
trouve partout et jusque dans le Koran. La vie de saint Paul
ermite , originairement écrite par saint Jérôme, fait partie de
ces légendes 5 un professeur de Cambridge ,1e savant docteur
Porson , dans ses lettres à l'archidiacre Travis , en a retracé
les principaux faits. Mais le protestantisme anglais n'a pas su
reproduire le caractère de foi et d'éloquence naïve, qui nous
charme et nous subjugue presque encore dans les anciens
chroniqueurs, La visite de saint Antoine à saint Paul ermite
est trop connue pour la citer ici, surtout après la poétique
narrationdeM.de Chateaubriand dans ses Martyrs.
Le Trésor de l'ame est à peu près dans le même genre que
la Légende dorée. Il fut traduit du latin en français , et im-
10 REVUE DE PARIS.
primé vers la fin du quinzième siècle ; mais il était composé
depuis deux cents ans. C'est une collection d'histoires qui se
distinguent en ce qu'elles rapportent plus souvent les miracles
posthumes des saints que des prodiges qu'ils auraient accom-
plis pendant leur vie. Le plus long chapitre est celui du pur-
gatoire de saint Patrice ; la Légende dorée en fait mention ,
mais elle est ici plus particulièrement détaillée par un cheva-
lier espagnol qui avait été envoyé au même lieu pour l'expia-
tion de ses péchés.
Outre les légendes des saints, une espèce de conte mystique,
le Conte dévot , soit en prose soit en vers , eut une véritable
vogue en France pendant le douzième et le treizième siècles.
C'était l'ouvrage des moines , qui voulaient par là contrebalan-
cer l'effet des productions licencieuses des joyeux trouvères et
ménestrels.
Le plus ancien recueil de contes spirituels est attribué par
quelques-uns à Ceriton , moine anglais du douzième siècle, et
par d'autres à Hugo de Saint-Victor, Parisien. Il contient un
mélange des fables d'Esope , avec une grande variété d'histoi-
res pieuses et profanes. Tel est le conte d'une espèce de roitelet
nommé depuis l'oiseau de saint Martin. Un jour, étant perché
sur un arbre , cet animal , qui a les jambes longues et déliées ,
s'écria dans la plénitude de son orgueil : « Que les cieux tom-
» bent s'ils veulent, mes jambes sont assez longues et fortes
» pour les soutenir. » Au même instant une feuille tombe de
l'arbre et le petit fanfaron s'envole à tire d'ailes en s'é-
criant : a Saint Martin ! saint Martin! secours à votre pauvre
oiseau ! »
Legrand mentionne deux autres recueils le contes spirituels
en vers français , le premier par Coinsi , ou Comsi , prieur d'un
monastère, à Soissons , et qui mourut en 1236. La plupart
de ces contes versifiés avaient, été d'abord écrits en latin ,
par Hugues Farsi, qui était aussi un moine de Soissons. Les
histoires de Farsi se composent en grande partie des miracles
accomplis dans le voisiuage de Soissons , par la Vierge ou par
une de ses pantoufles conservée dans le monastère. Coinsi
les traduisit en rimes françaises, en y ajoutant d'autres sujets
pieux fournis par la tradition ou inventés par lui-même , et il
intitula le tout : Miracles de Notre Dame\ La diable , irrité
REVUE DE PARIS. 11
contre lui ( ainsi que l'auteur nous l'apprend ) , à cause du bien
que son livre devait produire, s'efforça un jour de l'effrayer}
heureusement , il eut le temps de faire le signe de la croix ,
mais peu après l'ennemi désappointé lui déroba certaines reli-
ques précieuses qu'il possédait.
Le second recueil dont parle Legrand est intitulé : Vies des
Pères , soit parce qu'il rapporte les aventures des anachorètes ,
soit parce qu'il est en partie extrait des Vies des Pères du
désert. Legrand le proclame bien supérieur à celui de Coinsi,
tant pour le choix des sujets que pour la narration. Il a donc
fourni à Legrand les meilleures de ces histoires publiées sous
le titre de Contes dévots, et qui forment une espèce de conti-
nuation et de supplément à ses Contes et Fabliaux.
Mais entre tous les miracles , les plus célèbres furent ceux
de la Vierge. La Fiance ne resta point en arrière du culte rendu
par toute la chrétienté à celle qui fut saluée par un ange et
bénie entre toutes les femmes , à celle qui suivant la parole de
M. de Chateaubriand , réunit les deux états les plus divins de
la femme , la vierge et la mère. Nombre de cathédrales et de
monastères lui furent dédiés , et elle devint l'objet d'une fer-
vente invocation. Elle est l'héroïne des histoires de Farsi , des
vers du prieur de Soissons, des Vies des Pères et de beau-
coup d'autres , parmi lesquels on ne peut omettre saint Ber-
nard. Tous ces ouvrages attribuent à la \ ierge un grand amour
pour le genre humain , une puissance presque infinie dans le
ciel et un soin très-singulier non-seulement des âmes , mais
de la réputation même des plus grands criminels , lorsqu'ils ont
été ses serviteurs.
On raconte d'une jeune et jolie nonne , sacristine dans un
couvent , et qui , d'après son emploi , sonnait les offices , qu'en
se rendant à la cloche , elle était obligée de passer par une gale-
rie où ilyavaituneimagedeluVierge, et quejamais ellene man-
qua de s'agenouiller et de dire un Ave. Mais le démon, qui avait
comploté la ruine de cette religieuse, lui souffla dans l'oreille
qu'elle serait bien plus heureuse dans le monde que dans ce per-
pétuel emprisonnement; qu'avec les avantages de jeunesse et de
beauté qu'elle possédait , il n'y avait point de plaisirs ni d'hon-
neurs où elle ne pût prétendre , et qu'il serait assez tôt de s'en-
sevelir dans un couvent quand l'âge aurait altéré ses charmes.
12 REVUE DE PARIS.
En même temps le tentateur rendit le chapelain amoureux de
la religieuse, déjà séduite , et il ne fut pas difficile de lui per-
suader de se laisser enlever. A cet effet , le chapelain fixa un
rendez-vous pour la nuit suivante , à la porte du couvent. Au
moment marqué, la nonne quitta sa cellule; mais, ayant
traversé la galerie et dit son Ave à la Vierge comme à l'ordi-
naire, elle trouva à la porte une femme d'un aspect sévère,
qui ne lui permit point de franchir le seuil. Le lendemain , la
même prière ayant été répétée , le même obstacle se repré-
senta. Le chapelain , qui commençait à s'impatienter , envoya
un message de plainte. Mais ayant appris le motif de sa maî-
tresse pour ne pas tenir son engagement , il lui conseilla de
ne point dire VAve Maria en passant par la galerie , et même
de tourner le dos à l'image de la sainte Vierge. Notre nonne
n'était pas assez endurcie poursuivre ces instructions à la lettre :
elle trouva un autre chemin pour aller au rendez-vous, en
sorte qu'il n'y eut plus d'obstacle à sa fuite avec le chapelain.
Cependant les Ave qu'elle avait dits depuis son entrée au
couvent ne furent point perdus. Notre Dame ,dar.s l'espoir de
son retour, fit en sorte que la honte de sa fidèle servante ne fût
point divulguée ; elle prit la figure et les habits de la fugitive
et pendant son absence elle remplit exactement tous ses em-
plois , rangeant la sacristie , sonnant les cloches , allumant
les cierges , et chantant dans le chœur.
Après dix années passées dans le tourbillon du monde , la
nonne fatiguée de son nouvel esclavage , abandonna le com-
pagnon de sa fuite, et conçut le dessein de retourner au mo-
nastère et à la pénitence. S'étant mise en route , elle s'arrêta
un soir dans une maison peu éloignée du couvent, où elle reçut
une charitable hospitalité. Pendant le souper, après divers
sujets de conversation , elle saisit l'occasion de demander ce
qu'on disait de la sacristine du monastère voisin , qui s'était
enftiie , environ dix ans auparavant, avec le chapelain. La
maîtresse de la maison fut très-scandalisée de cette question ,
et répondit que jamais plus pure vertu n'avait été si outrageu-
sement calomniée , que la religieuse en question était un par-
fait modèle de sainteté, et que le ciel même semblait lui ren-
dre témoignage, en permettant qu'elle opérât journellement
des miracles.
REVUE DE PARIS. 13
Ce discours fut un mystère pour la pénitente ; elle passa la
nuit en prières , et le matin , dans une grande agitation , elle
était à la porte du couvent. Une religieuse parut et lui de-
manda son nom. « Je suis une pécheresse , répondit-elle, et
je Tiens faire pénitence. » Puis elle avoua sa fuite et toutes les
erreurs de sa vie. « Et moi , repartit la prétendue tourière , je
3) suis Marie , que vous avez longtemps fidèlement servie , et
qui, en retour, ai caché votre honte. » La Vierge alors lui
raconta qu'elle avait rempli les devoirs de sa charge ; elle l'ex-
horta au repentir , et lui rendit les saints hahits qu'elle avait
laissés en fuyant; après quoi elle disparut, et la religieuse reprit
ses fonctions de tourière sans que personne soupçonnât ce qui
s'était passé; jamais on ne l'aurait su, si elle-même ne l'avait
découvert. Les sœurs ne l'en aimèrent que davantage , et l'es-
timèrent doublement pour avoir obtenu une si spéciale pro-
tection de la mère de Dieu.
La Vierge est l'héroïne de ces compositions ; mais c'est le
diable qui en est le principal acteur. — Les moines d'un certain
monastère souhaitaient d'orner la porte de leur église. Un
d'eux , qui était sacriste , peintre et sculpteur , y plaça une
superbe statue de la Vierge , au-dessous de laquelle il mit ,
suivant l'usage, un tableau représentant le jugement dernier.
On y voyait Notre Seigneur avec les élus à sa droite et les dam-
nés à sa gauche. Parmi ces derniers était Satan , armé d'un
croc de fer , et si horrible que personne ne pouvait le regarder
sans frissonner d'épouvante. L'original, offensé de la liberté
qu'on avait prise de lui faire un tel portrait , vint un jour trou-
ver l'artiste et lui demander pourquoi il l'avait si maltraité.
Le sacriste lui dit franchement que c'était en raison du peu de
goût qu'il avait pour lui et dans le but formel de le rendre
odieux. A cette réponse peu satisfaisante, Satan le menaça de
sa vengeance s'il ne changeait sa figure dans le courant du jour.
Le lendemain matin, quand le diable vint pour examiner les
changemens, il trouva le sacriste monté sur un échafaudage
et dans l'action de lui ajouter de nouvelles laideurs. <c Puis-
)> que tu veux que nous soyons ennemis, s'écria le démon plein
» de rage , voyons comment tu sauteras d'ici ; et en même
temps il renversa l'échafaud ; mais le sacriste appelant la Vierge
à son secours , la statue lui tendit les bras pour le soutenir,
5 2
14 REVUE DE PARIS.
et après l'avoir tenu quelque temps en l'air pour donner à
tous les assistansle loisir d'admirer ce miracle, elle le descendit
doucement sur le sol, à la grande honte et mystification de
Satan. Néanmoins il ne renonça pas à sa vengeance , et
adopta un nouveau plan , qui faisait plus d'honneur à son génie
que le renversement de l'échafaudage.
Il y avait dans le voisinage du monastère une veuve jeune
et dévote. Le tentateur excita entre elle et le sacristain un mu-
tuel attachement. Les amans concertèrent de fuir à une terre
étrangère , et le moine joignit à ce projet celui d'emporter les
trésors du couvent. Ils partirent à l'heure convenue , et le sa-
cristain , suivant son plan , traînait après lui croix , calices ,
encensoirs 5 mais le démon faisait le guet , et à peine son
ennemi fut-il hors du monastère qu'il courut dans les dortoirs,
en criant qu'un moine emportait les trésors de l'abbaye. Les
fugitifs aussitôt furent poursuivis et pris. Cependant la dame
fut remise en liberté , et le sacriste seul conduit dans on cachot.
Là le diable lui apparut bien vite pour insulter à son infor-
tune 5 mais en même temps il lui proposa un moyen de récon-
ciliation. « Efface , lui dit-il, la vilaine figure que tu as
» peinte , fais-m'en une belle , et je promets de te tirer d'em-
3> barras. » Cette offre tenta le prisonnier. Aussitôt ses chaînes
tombèrent, et il put aller se coucher dans sa cellule. Le len-
demain matin , l'étonnement de ses frères fut extrême de le
voir au large , et , comme si de rien n'était , vaquant à ses occu-
pations ordinaires. On le prit de nouveau, et on le ramena
dans le cachot j mais quelle nouvelle surprise d'y trouver à la
place du sacriste le diable ,1a tête baissée, les bras croisés sur
la poitrine, dans toute l'apparence de la contrition. La chose
ayant été rapportée à l'abhé , il vint en procession au cachot
avec la croix et l'eau bénite ; Nolens , volens , Satan fut obligé
do déloger ; mais il signala son départ en saisissant l'abbé par
son capuchon , et l'emportant avec lui en l'air. Heureusement
pour le révérend, il était si maigre qu'il glissa à travers ses
habits , et tomba nu au milieu de l'assemblée. L'ennemi ne put
emporter que la défroque , qui aurait pu lui servir de dégui-
sement sans ses cornes , qui le trahissaient toujours.
Il parut évident que le vol avait été commis par le démon ,
sous la figure du sacriste, qui bientôt après remplit sa pro-
REVUE DE PARTS. 15
ruesse de faire une belle image de son ancien ennemi, devenu
son bienfaiteur, u Cette histoire, dit l'auteur, était lue cha-
que année dans le monastère des moines blancs pour leur édi-
fication. » Quoi qu'il en soit des défauts ou du mérite de ces
écrits, ils se transmirent de génération en génération , et fu-
rent souvent copiés dans les ouvrages ascétiques des siècles
suivans. De l'ombre du cloître, où iîs avaient pris naissance,
ils passèrent dans le sein des familles. L'usage s'introduisit
aussi d'en faire des citations dans les églises. Une longue et cu-
rieuse histoire de cette sorte, au sujet d'un évêque dissolu,
nommé Edea , se trouve dans un des sermons de Justitia de
Maillard , prédicateur du quinzième siècle. En 1389, il parut
à Paris un système de théologie intitulé Doctrine de Sapyence,
où l'apologue et la parabole surabondent. L'an 1480 environ ,
un dominicain publia une espèce de dictionnaire d'exemples
pour la composition des sermons, et il nous informe dans un
prologue que les discours de saint Dominique étaient riches
en anecdotes de ce genre.
Ceux du petit père André, sous Henri IV, sont peut-être
trop connus pour les rapporter ici. C'est lui qui ne défendait
point aux dames de danser, mais qui leur disait de danser
comme la sainte Vierge, et tenant son surplis, il leur figu-
rait du haut de sa cbaire la manière modeste et composée
dont la sainte Vierge dansa la prétentaine aux noces de Cana.
Il ne tarissait point sur les avantages de la dévotion à cette
divine mère , et il racontait entre autres exemples celui d'un
homme qui disait le rosaire tous les jours , et qui mourut su-
bitement, ce dont le diable profita pour l'escamoter en enfer.
Or donc, la sainte Vierge n'entendant point monter jusqu'à
elle le rosaire accoutumé, s'informa de ce qui pouvait en être
la cause, et l'apprenant de ses suivantes, elle s'écria, outrée
de douleur: te Est-il possible que mon fils ait permis un tel
méfait sur un de mes plus zélés serviteurs ? Vite , allons lui en
demander raison. Donnez-moi ma robe bleu céleste et mon
mantelet de taffetas rose; vite, à la cour de mon fils! » Notre
Seigneur, comme on le pense bien, fut très-sensible aux
plaintes de sa mère. On fit venir Satan ; on lui demanda com-
ment il avait eu l'audace de s'emparer d'un tel dévot du saint
rosaire. Satan nia que le défunt en eût véritablement récité
16 REVUE DE PARIS.
autant qu'on lui en attribuait. « Eh bien ! reprit la Vierge ,
que tous ceux qu'il a dits se trouvent en ce moment sur lui !
Allez me chercher le premier grain, et nous verrons ! » — Ef-
fectivement on apporta entre les mains de la Vierge le com-
mencement du rosaire, qui formait une chaîne si longue que
par ce moyen elle attira son serviteur de l'enfer au ciel.
Le petit père André faisait volontiers sa partie de cartes.
Ayant été surpris dans ce délassement par la cloche qui l'ap-
pelait en chaire, il s'y rendit en serrant précipitamment son
jeu de cartes dans sa manche ; mais à peine eut-il fait quel-
ques gestes, que toutes les cartes défilèrent par terre. Alors
le prédicateur interpella un garçon de dix ans qui se tenait
près de la chaire, ic Qu'est-ce que cela? lui demanda-t-il. —
Le roi de trèfle. — Et celui-ci ? — Le roi de carreau, etc., etc. »
Il répondait encore, au grand étonnement de l'auditoire qui
examinait cette scène , quand le petit père André s'écria tout-
à-coup : « Honte à vous , pères et mères! voilà un enfant qui
connaît les jeux de cartes ; que je l'interroge sur sa religion
il ne saura pas me répondre. » Et il leur fit une très-bonne
morale à ce sujet qui remplaça le sermon qu'il avait préparé.
ART DRAMATIQUE.
LA TRAGEDIE DE SENEOUE
LA TRAGÉDIE DE RECETTE.
Dans cette espèce de tragédie, la recette est tout j la tragé-
die n'est rien .
La recette consiste dans l'emploi par doses égales ou à peu
près des trois grandes sources de développemens enseignés
dans les écoles :
1° la description ;
2° la déclamation ;
3° les sentences philosophiques.
La tragédie est le cadre dans lequel on mêle et distribue ces
(') Voir le premier article dans le volume précédent.
18 REVUE DE PARIS.
trois élémens, soit pour en faire l'objet d'une lecture publique ,
soit pour s'exercera l'art oratoire; car les rhéteurs recomman-
dent à ceux qui aspirent à la gloire de l'éloquence la culture
de la poésie et particulièrement de la poésie dramatique,
comme prêtant plus que toute autre à la passion , aux mou-
vemcns , à l'appareil oratoire, au trait, qui est le heau de
cette époque.
Chercher un art dramatique dans les tragédies dites de Sé-
nèque , ce serait tout à la fois perdre son temps et se donner
fort inutilement le facile avantage de critiquer le poète pour
des fautes qu'il a voulu faire. Il y aurait dans ces tragédies
un mélange monstrueux d'ineptie et de vrai talent, trop diffi-
cile à expliquer. Sénèque pouvait n'être pas propre au drame
sérieux; mais il est sûr qu'il n'en pouvait ignorer les règles, je
dis les principales et les plus vulgaires. Si donc il les a violées
ou négligées, c'est bien sciemment; c'est que, visant aux mor-
ceaux brillans et point à un ensemble , il s'est peu embarrassé
de l'arrangement dramatique de ces morceaux , et les a mis à
la suite les uns des autres, sans autre fil que son caprice. Il
est aisé de voir, en effet, que c'est bien volontairement qu'il
n'y a nulle conduite dans ses pièces, nul lien entre les scènes ,
nulle préparation des événemens ; que les entrées et les sorties
n'y sont point motivées ; que l'intrigue s'y dénoue quelquefois
au premier acte, quelquefois au premier et au second, ce qui
n'empêche pas la pièce d'aller jusqu'au cinquième ; qu'il n'y
a ni gradation ni intérêt, toutes choses capitales , dont on ne
se dispense que quand on le veut bien, ou quand on est dé-
pourvu d'esprit et de sens , ce qui ne peut se dire de l'auteur
de ces tragédies.
Mais ce que le poète n'a pas pu ne pas vouloir faire , c'est
apparemment peindre des passions et leur prêter un langage,
faire converser entre eux des interlocuteurs animés d'intérêts
ou d'affections contraires, décrire certains états de l'ame, exci-
ter la terreur ou la pitié, sinon par un enchaînement de situations
intéressantes, du moins par des traits amenés à propos ; faire
parler des personnages qui aiment, qui haïssent, qui souffrent,
qui meurent; produire enfin successivement, d'une manière
ou d'une autre, toutes les émotions qui doivent résulter, sinon
d'une tragédie , du moins d'un sujet tragique; et c'est par cette
REVUE DE PARIS. 19
intention seulement que les tragédies de Sénèque justifient
leur nom. Quant à les juger comme œuvres d'art , je le répète,
ce serait prostituer la critique.
Cette négligence des premiers principes de l'art dramatique,
qui serait si choquante si elle n'était pas volontaire, s'explique
par deux raisons naturelles. La première , c'est que ces pièces
n'étaient point destinées à la représentation: c'était du drame
inédit, de la tragédie de cabinet, destinée tout au plus à la
lecture, et pouvant se passer de presque toutes les conditions
d'intérêt, de conduite , d'émotion croissante, sans lesquelles
une tragédie représentée ne se supporterait pas. La seconde
raison, c'est que le poète ne voulait pas , pour la seule publi-
cité des lectures , prendre la peine de faire tout-à-fait une
tragédie. C'est cette paresse des temps de décadence qui con-
siste à faire beaucoup et à faire vite, la paresse des ar délions ,
dont parle Phèdre , qui . faisant beaucoup, ne font rien : milita
agendo, nïliil agunt ; la paresse que Quintilien reproche si
finement à Sénèque, lequel avait le tort, dit-il, « de ne rien
» omettre , d'aimer tout ce qui sortait de lui, de s'étendre
» pour ne pas perdre du temps à se serrer (') ; m paresse très-
occupée , mais très-peu laborieuse ; qui ne se repose pas,
mais qui ne se fatigue pas ; qui fait beaucoup de mouvemens ,
mais ne change pas de place 5 paresse qui ne ressemble nul-
lement à celle de Racine, lequel mettait des années entre
chacune de ses tragédies , et faisait Athalie après un repos
de douze ans.
Au reste, quand on aura vu de quelle manière les écoles de
déclamation entendaient toutes les affections qui jouent les
rôles principaux dans la tragédie, on comprendra très-bien
que la négligence et peut-être même le mépris de l'art aient
été systématiques , à une époque où l'on présentait de si faus-
ses images du cœur humain. Il est rare , en effet , que là où
la vérité éternelle a cessé d'être comprise , l'art ne soit pas né-
gligé ou méprisé , et que l'arrangement survive là où le fond
a péri.
Il paraît cependant que les tragédies de Pomponius Secun-
dus, contemporain de Sénèque , étaient des ouvrages distin-
(l) Instit. , X, 1 , 120.
20 REVUE DE PARIS.
gués; *c mais , dit^Quintilien , nos vieillards les louent moins
» pour leurs effets tragiques que pour beaucoup d'érudition
et de brillant ('). » Alors cela revient au même; seulement, à la
différence de Sénèque, où le fond est presque toujours faux,
et l'arrangement nul, Pomponius Secundus donnait beaucoup
à l'arrangement et peu au fond. L'un ne vaut guère mieux
que l'autre. Dans les époques de décadence , nous trouvons
souvent ces deux préoccupations contradictoires dans les écri-
vains. Ceux-ci ne sont occupés que de la partie matérielle de
l'art, de l'arrangement ; ceux-là ne visent qu'aux effets, coûte
qui coûte à l'art. Les uns et les autres sont à la même distance
du beau et du bon.
Mais voyons comment les écoles de déclamation entendent
le cœur humain.
Le cœur humain, tel qu'on l'apprend dans les écoles, ce
n'est plus ( qu'on me passe ce jeu de mots ) que l'esprit humain
dans sa plus grande corruption. Il n'y faut pas chercher do
sentimens doux, de scrupules, de délicatesses infinies, de
modération ; secrets dont on a perdu la voie depuis le siècle
de Virgile. Dans cette littérature exagérée, frénétique, et, qui pis
est , frénétique à froid , il n'y a pas un langage pour la pudeur, ni
pour l'amour chaste, ni pour la piété filiale, ni pour la patience:
ce sont vertus inconnues à l'époque de Sénèque. Les vertus
qu'on y connaît et qu'on y aime sont celles qui posent devant le
public, qui font des mines , qui ont des souffrances théâtrales:
pour celles-là la langue est riche , laconique , sentencieuse ;
elle fait à merveille les honneurs de ces vertus guindées ; elle
se hérisse po ur tous ces courages hautains et pleins de morgue ;
elle tonne pour ces furieux emphatiques ; elle se fait fatueuse
et solennelle pour ces mourans qui convient l'univers entier à
leurs funérailles.
Dans les tragédies de Sénèque, l'amour , c'est l'amour sen-
suel , cynique , impudent; c'est le désir qui ne peut pas par-
venir à cacher son impureté sous le voile de quelques souf-
frances exagérées , qui n'excitent point la sympathie. Phèdre
n'est pas amoureuse d'Hippolyte, elle en a envie; elle aime
cette couleur de santé qui embellit son visage, ces bras vigou-
(') Instit. ,X, i , 98.
REVUE DE PARIS. Zl
reux, dont l'étreinte serait si molle , cette belle tête, dont la
chevelure est serrée dans des bandelettes (l). Grand merci
qu'elle ne nous parle pas des épaules d'Hippolyte! La même
femme ordonne à ses esclaves de l'habiller en amazone : pour-
quoi? Pour rappeler à Hippolyte l'amazone sa mère (*). La
même femme envie les amours de Pasiphaë et d'un taureau !
Du inoins, s'écrie-t-elle , Pasiphaë était aimée (3) ! L'art
grec avait donné à Sénèque une Phèdre chaste et malheu-
reuse, à laquelle les dieux ont imposé un amour incestueux,
mais qui oppose à cet amour toutes les répugnances du senti-
ment moral , et n'est vaincue , à la fin , que parce qu'elle est
moins forte que les dieux. Dans la Phèdre d'Euripide , l'amour
est un poison versé dans son cœur par une divinité ennemie
Dès qu'elle s'est sentie coupable, elle a essayé de secouer le
joug 5 mais, se voyant la plus faible, elle a pris la résolution
de mourir , et d'emporter avec elle dans la tombe son fatal
secret. A la fin , pressée par sa nourrice , qui lui demande la
cause de ses souffrances, elle laisse entrevoir cet amour, mais
avec quel mélange délicat de pudeur et de passion (4) ! Elle
aussi parle de Pasiphaë, sa mère; mais, au lieu d'envier ses
plaisirs monstrueux, elle en parle avec pitié; elle n'avoue
pas crûment qu'elle a du plaisir à aimer, mais qu'elle souffre
delà même fatalité honteuse que Pasiphaë, sa mère: elle
songe bien plus à ce qu'elle a perdu d'innocence et de vertu
qu'au bonheur impur que lui donnerait un amour partagé.
Dans la pièce de Sénèque, Phèdre est combattue par sa
nourrice ; mais elle n'en est que plus opiniâtre ; on ne la fait
pas rougir en la blâmant: on l'excite. Dans la pièce d'Euri-
pide, la nourrice transige; elle accorde qu'une faible femme
ne peut pas tenir tête à Vénus ; mais Phèdre n'ose pas profiter
de ce funeste secours : elle rougit de se voir excusée. Dans le
grec , Phèdre , justifiée et presque encouragée par sa nourrice ,
n'en persiste pas moins à mourir. Dans le latin, Phèdre fait
semblant de vouloir mourir pour corrompre la sienne ; et celle-
(l) Phœd., act. II, 646 et seqq.
(') Ibid., 386.
(3) Hippolyt, , act. I, v. 1 15.
(4) Eurip. , Hippolyt., v. 3Ô7 et seqq.
22 REVUE DE PARIS.
ci, en effet, y est si bien prise , qu'elle se fait l'entremet-
teuse de ces sales amours. Lequel des deux poètes a mieux
connu le cœur humain? — Les deux Phèdres sont vraies, je
le veux bien; mais celle d'Euripide est une femme: celle de
Sénèque n'est qu'une prostituée.
C'est ainsi que Sénèque a défiguré toutes les femmes du
théâtre grec. Sophocle lui avait donné Déjanire, comme Eu-
ripide Phèdre. Déjanire, c'est la pauvre femme, aimant et
jalouse, mais plus aimante encore que jalouse, qui, voyant
arriver dans la maison de son mari une jeune captive, belle,
gracieuse, fait de tristes retours sur elle-même , sur son âge,
qui penche vers son déclin , sur cette fêta' du regard qu'elle
n'a plus , et qu'a la jeune captive ('). Vous la voyez patiente ,
résignée ; mais pourtant elle ne serait pas femme , si elle
supportait sous le toit nuptial , dans le lit de son mari, une ri-
vale plus jeune et plus belle. Elle ne s'emporte pas contre
cette rivale préférée, elle ne la maudit pas. « Une femme de
cœur, dit elle, ne doit point se mettre en colère (2)! » La
jalousie de Déjanire est pleine de dignité et de patience; ce
n'est point par elle que le scandale entrera dans la maison
d'Hercule. Mais comment reprendra-t-elle à lole le cœur de
son époux ? Le centaure Nessus lui a donné en mourant une
robe qui a la vertu , avait-il dit , de réveiller l'amour éteint :
mais Nessus l'a trompée ; cette robe ne réveille pas l'amour
éteint, elle brûle les os jusqu'à la moelle. Déjanire envoie la
robe à Hercule , croyant lui envoyer un philtre amoureux.
Mais bientôt elle apprend qu'Hercule meurt dans d'affreuses
souffrances; alors elle s'en va , ayant dans le cœur la volonté
de ne pas survivre à Hercule, et elle se tue. La manière dont
elle quitte la scène est d'un grand effet tragique. Hillus , le fils
d'Hercule, qui est aussi le sien , lui reproche les tortures de
son père ; Déjanire commence par protester: «. Que dis-tu?
ô mon fils ! et de qui as-tu appris que j'ai pu commettre un tel
crime (3) ?» Hillus l'accable sans pitié de tous les détails du
supplice d'Hercule. Alors elle ne répond plus rien; mais à la fin
(') Trachin. , 557.
(2) Ibid., 562.
{ijlbid., 7 57.
REVUE DE PARIS. 23
du récit d'Hillus , elle sort, et le cœur lui dit : « Pourquoi t'en
vas-tu sans rien dire ? Ne sais-tu pas que celui qui se tait
s'avoue coupable (')? » Une vieille femme du palais vient ré-
pondre au choeur pour Déjanire quelle a franchi d'un pas
ferme le dernier passage (2).
Que n'a pas fuit Sénèque pour gâter la douce et patiente
Déjanire de Sophocle ? Comme sa Phèdre a tout le cvnisme
de l'amour physique, sa Déjanire en a toute la jalousie. La
Déjanire de l'art grec ne se trouve qu'une seule fois en pré-
sence d'Iole, sa rivale ; c'est avant qu'elle ait connu l'amour
d'Hercule pour la jeune fille : alors rien de plus touchant que
de voir quel souci elle prend de sa captive, comme elle la
plaint tendrement d'avoir perdu sa liberté et sa patrie, et
quelle délicatesse elle met à la faire conduire dans un endroit
écarté du palais , afin de ne point ajouter à ses douleurs celle
de voir la femme de celui par qui elle est captive (•"). Il n'y
avait pas de risque que Sophocle nous donnât le spectacle in-
décent de la femme légitime se prenant de parole avec la
concubine , parce qu'il y a des situations , même vraies , que
l'art ne pourrait pas assez parer , pour les rendre touchantes
et morales. Dans la pièce de Sénèque , Déjanire se trouve
face à face avec sa rivale , et il faut bien alors que la femme
légitime qui s'expose ainsi à rencontrer la concubine soit à la
hauteur d'une situation qu'elle n'a pas eu la dignité d'éviter.
Sénèque s'est chargé lui-même de la comparer d'abord à une
tigresse pleine qui sciante à l'aspect du chasseur 5 et , en se-
cond lieu , à une bacchante qui porte le dieu dans son sein ,
et qui agite le thyrse. Déjanire hésite un moment, ne sachant
quel chemin prendre; puis elle erre en furieuse dans tout le
palais, qui ne lui suffit pas ; puis elle s'arrête, puis elle court
de nouveau. Quand elle s'est un peu calmée, elle roule dans
sa tête mille projets de vengeance; à la différence delà Dé-
janire grecque, elle pense d'abord à tuer Hercule avant de
penser à réveiller son amour. Le désir d'être vengée lui est
plus cher que l'espérance d'être aimée encore j elle demande à
(') Trachin., 827.
{*) Ibid., 887.
(3) nid.} 333.
n
REVUE DE PARIS.
Jupiter un treizième ou quatorzième travail pour Hercule,
dans lequel celui-ci succombe ; l'idée de la robe ne lui vient
qu'en dernier , et elle ne songe à se faire aimer encore qu'après
qu'elle s'est rendue longuement la plus haïssable des femmes.
Il est fort heureux que la robe de Nessus ôte la vie, au lieu
de rendre l'amour; car je ne sais si même l'art sans nom de
Sénèque eût osé prendre la responsabilité de nous montrer
Hercule s'éprenant de nouveau pour une femme qui a de-
mandé sa mort de toutes les manières. Hercule est consumé par
le tissu mortel , et Déjanire . non-seulement n'est pas surprise,
mais elle s'indigne qu'Hercule soit mort d'une mort qu'elle n'a
point prévue, qu'elle n'a point aidée. Cette furieuse meurt
comme elle a vécu. Elle demande que toutes les nations se
réunissent pour l'écraser. Sa mort fait autant de fracas que sa
jalousie.
Il y a une figure de femme que l'art grec a tracée avec
amour, c'est Antigone! Antigone, c'est la piété filiale sous
le gracieux visage d'une jeune fille. Caractère doux, ingénu,
quoique profond; qui parle peu, et n'a que des paroles de
résignation et de patience ; faible et frêle jeune fille, jusque
dans ses actions de courage, qui n'a rien d'exalté dans son
dévouement, parce qu'il ne lui vient pas dans l'idée qu'on
puisse être forte par-dessus toutes les femmes à ne faire que
son devoir; héroïne de tragédie , qui n'a rien de l'appareil des
grands rôles, qui passe sur la scène, guidant un vieillard
aveugle , et ne montrant qu'à demi sa figure pâle et doulou-
reuse , sur laquelle est empreinte la fatalité qui pèse sur
toute sa famille. Antigone, dans l'art grec, n'est presque
qu'un personnage négatif, peu mêlé à l'action , si ce n'est par
sa piété, qui est immense, mais qui est silencieuse; et cepen-
dant quel type plus pur l'histoire de la tragédie a-t-elle à nous
montrer ? Faites la part d'Antigone dans le vaste drame des
malheurs d'OEdipe , et dans tout le drame grec; que cette
part est petite! Et pourtant quel mystérieux parfum de pudeur
et de vertu cette jeune fille répand sur tout le drame d'OEdipe,
sur tout le drame grec ! Il lui arrive une fois (') de sortir de
son silence , et d'élever un peu la voix au milieu des hommesj
(') Dansl' Antigone de Sophocle.
REVUE DE PARIS. 25
c'est quand Créon l'accuse d'avoir violé sa défense en allant
couvrir d'un peu de poussière le cadavre de Polynice. Elle
demande à Créon s'il y a quelque défense ou édit qui puisse
prévaloir contre la loi éternelle qui veut qu'on ne laisse pas un
frère sans sépulture? S'il faut qu'elle meure pour avoir rempli
ce devoir , eh bien! plus tôt on lui ôtera la vie, plus tôt on
lui ôtera ses maux. La religion donne à ses paroles une sorte
de fermeté virile : « Si je te parais insensée, dit-elle à Créon,
c'est que tu me juges en insensé ! i> C'est là la parole la plu9
haute d'Antigone ; après cela elle rentre dans les pleurs et
dans la plainte ; elle dit adieu , dans un hymne suave et virgi-
nal, à la belle ville de Thèbes , aux fontaines de Dircé , à sa
jeunesse, passée dans les larmes, sci7is noces et sans en fans ;
elle se plaint d'être punie de sa piété par la prison et la mort;
puis Sophocle la retire de la scène , pour nous la montrer
plus tard , dans la forêt consacrée aux Furies, auprès du bourg
de Colonne, ayant repris son attitude silencieuse, et ayant
gardé ses larmes , inépuisables comme sa douleur.
Quelle est touchante alors la pauvre fille qui ne sera ni
épouse ni mère! Tout son rôle, dans ce drame final, c'est
d'indiquer à OEdipe aveugle , et qui va mourir , les lieux où
l'a mené sa destinée errante ; elle lui dit quels sont les étran-
gers qui s'approchent, s'ils sont amis ou ennemis; elle lui
demande grâce pour sa sœurlsmène, pour son frère Polynice;
elle calme par quelques paroles l'amertume du vieillard et
l'impatience du jeune homme; — et quand le moment fatal
est arrivé, quand OEdipe, guidé par une vue intérieure, a
trouvé la place où il doit mourir, elle va puiser de l'eau pour
purifier les vêtemens de son père; cela fait , obéissante, elle se
relire : tout-à-coup la foudre éclate , le vieillard disparaît, en-
levé par les dieux , et nous retr&nvons Antigone , à genoux , la
tête penchée sur sa poitrine, pleurant amèrement celui que
les dieux ont retiré du milieu des hommes. Après ce devoir,
il lui en reste un dernier, c'est celui de réconcilier ses deux
frères; sa dernière prière est donc qu'on la renvoie à Thèbes,
pour qu'elle empêche le nouveau crime qui doit compléter
l'expiation d'OEdipe.
Dans ces touchantes scènes entre OEdipe et Antigone, ce
qu'il faut admirer, c'est le silence qu'elle garde toutes les fois
9 3
26 REVUE. DE PARIS.
que le vieillard revient sur ses malheurs. Antigone écoute,
mais ne répond pas ; que voulez-vous que réponde la jeune
fille chaste et pure? Les malheurs d'OEdipe sont infâmes,
Antigone est une des hontes d'OEdipe; que peut-il être dit
par cette fille qui ne fasse allusion aux souillures de sa fa-
mille? Elle se tait donc; elle n'ose même pas consoler son
père , parce qu'il faudrait pour cela toucher à ces souillures;
mais elle fait mieux, elle le soutient, elle l'entoure , elle le
protège ; les dieux lui disent par la voix de son cœur que sa
piété pour son père leur est agréable, et cela lui suffit; elle
n'ira pas effaroucher sa pudeur en pénétrant le mystère de ce
lien qui attache si puissamment la jeune fille au vieillard,
aveugle et mendiant.
Dans Sénèque, c'est tout autre chose , Antigone tient de
longs discours à son père. C'est apparemment une fille d'expé-
rience, car elle discute très-pertinemment sur la moralité des
actions. OEdipe se croit criminel , Antigone lui démontre
qu'il est innocent, malgré les dieux. Qu'a-t-elle donc fait de
sa pudeur , cette jeune fille qui cherche l'innocence dans
des incestes et dans des parricides, qui s'est expliquée à
elle-même, et vient expliquer à OEdipe commentil peut être
à la fois son père et son frère, et être innocent? Quelle fange
il lui a fallu remuer pour oser donner à son père des consola-
tions si hardies! Au reste, l'Antigone de Sénèque n'a pas
approfondi que cette question-là , elle a étudié aussi le pour
et le contre du suicide ; elle a pesé les deux courages qu'il
faut avoir , soit pour sortir de la vie, soit pour la garder, et
elle donne la préférence au dernier ; elle apprend à OEdipe ,
le devineur d'énigmes , que celui qui désire la mort n'est pas
de taille à la mépriser. Tantôt elle accorde , conformément à
l'Académie , que le malheur n'est pas un motif suffisant pour
s'ôter la vie, tantôt elle redevient stoïcienne en établissant
qu'il y a plus de courage à mépriser la mort qu'à la désirer.
C'est d'ailleurs une fille forte, tout à l'action , principalement
quand il faudra conduire son père dans les rochers et sur le
bord des précipices. OEdipe veut-il se tenir dans la plaine?
elle se contentera de marcher à ses côtés , vadere. Veut-il
grimper sur les monts escarpés? elle l'y précédera. Lui plaît-il
d'aller sur un roc élevé contempler la mer? elle l'y conduira ;
REVUE DE PARIS.
27
de franchir un gouffre , ou même de s'y jeter? elle le franchira
ou s'y jettera. Enfin, veut-il à toute force mourir? elle
mourra (')! — Pitié! pitié ! que cette courageuse femme qui a
l'œil si sec et lé pied si agile , qui peut faire des raisonnemens
aussi profonds qu'un stoïcien , et des sauts aussi hardis qu'un
chamois! Comment n'y a-t-il eu que cinq siècles entre l'An,
tigone de l'art grec et la caricature du poète latin?qu'un siècle
entre la Didon de Virgile, et les ridicules matrones de Sé-
nèque?
Homère et Virgile avaient donné à Sénèque la plus tendre
des épouses et des mères , Andromaque : Sénèque en a fait ce
qu'il a fait de Phèdre , de Déjanire , d'Antigone ; il a compris
l'amour maternel comme il avait compris l'amour, la jalousie,
1 héroïsme du devoir. Dans l'épopée d'Homère , dans le poème
de Virgile, Andromaque est peut-être encore plus mère qu'é-
pouse. Virgile n'a pas craint de nous la montrer mariée à Hé-
lénus : Racine la fait consentir à épouser Pyrrhus pour con-
server la vie d'Astyanax. La mère l'emporte donc sur l'épouse ,
et c'est tout simple ; Hictor 3st dans la tombe , le fils d'Hector
est vivant, et n'a d'autre défense qc, »a mère. Entre la fidélité
aux cendres d'un époux, et le dévouement à l'crphelin sans
défense, quelle femme eût hésité? Toute la tendresse de l'é-
pouse n'a fait que fortifier l'amour de la mère; Andromaque
aime Hector dans Astyanax, et non pas Astyanax à cause
d'Hector. Mais dans Sénèque, le caractère d'Andromaque est
détruit, l'épouse l'emporte sur la mère ; Andromaque, forcée
de choisir entre la démolition du tombeau d'Hector et la mort
de son fils, hésite, que dis-je? elle penche pour la conserva-
tion du tombeau, aux dépens de la vie de son fils. C'est elle
qui n'aime Astyanax qu'à cause d'Hector ; elle en prend à té-
moin les dieux (-). Aussi après qu'Ulysse a fait enlever de ses
bras Astyanax pour le mener à la mort , Andromaque , qui lui
a fait ses derniers adieux, revient sur la scène , et s'v prend de
querelle avec Hélène ( 3) , elle dont on précipite le fils du haut
d'une tour , elle , moins généreuse qu'Hector, qui combattait
(') Sénèque, Phœnissœ , passim.
(2) Troades, act. III, v. 645.
(3) Troades, act. IV.
28 REVUE DE PARIS.
pour les fautes d'Hélène, mais ne l'insultait pas : et, quand
on vient lui raconter comment Astyanax est mort, voici tout
ce qu'elle trouve à dire : « Quel habitant de Colchos , quel
Scythe vagabond a commis ce crime? Quelle peuplade sans
lois des bords de la mer Caspienne a pu l'oser? Jamais le sang
d'un enfant n'a arrosé les autels du féroce Busiris, jamais Dio-
mède ne donna de si petits membres pour pâture à ses ca-
vales..... »
Quis Colchus hoc , qins sedis incerta? Scytha
Commisit ? Aut quce Caspium tangens mare
Gens juris expers ausa? Non Busiridis
Puerilis aras sanguis aspersit feri ;
Nec parva gregibus membra Diomedes suis
Epulanda posuit (')
Il est vrai que l'Àstyanax de Sénèque n'a que médiocrement
besoin de la protection maternelle , lui qui ne veut pas se ca-
cher dans le tombeau d'Hector, non parce qu'il a peur d'un
tombeau, mais parce qu'il méprise de honteuses cachettes j
lui qui , traîné par Ulysse sur le bord de la tour d'où il va
être précipité , s'échappe des mains de son bourreau , et re-
vendique sa liberté de mourir , en sautant d'un pied léger (le
rhythme imite le saut) dans les royaumes de Priam :
Sponte desiluit sua
In média Priami régna (2).
Telle mère ,tel fils.
C'est ainsi qu'on aime , c'est ainsi qu'on souffre , c'est ainsi
qu'on se venge , c'est ainsi qu'on est dévouée et courageuse
dans Sénèque. Je pourrais prendre tous ses caractères de fem-
mes l'un après l'autre, et montrer qu'il n'a aucune intelligence
de ces natures délicates, que toutes leurs passions y sont exa-
gérées , fausses, contradictoires ; qu'il leur donne des mœurs
d'hommes , sans la force de les supporter 5 qu'il met dans ces
(a) Ibid., acte V, mo.
(•') Ibid. , acte V, no4.
REVUE DE PARIS,
29
frêles poitrines des fureurs qui les feraient éclater si ces
fureurs n'étaient pas beaucoup plus dans les mots que dans les
choses.
Je ne critique pas les femmes des dix tragédies au point de
vue nouveau et inconnu des anciens , de nos institutions so-
ciales et religieuses : le drame grec , pas plus que le drame
latin , ne nous a donné des caractères de femmes complets. A
Athènes comme à Rome la femme n'est pas l'égale de l'homme:
ses malheurs ont moins de dignité, ses douleurs causent moins
de sympathie, ses larmes sont moins précieuses; le drame
brise ces pauvres créatures et ne les plaint pas. Toujours in-
strumens , soit dans la main des dieux , soit dans la main des
hommes , elles n'ont que la liberté des pleurs ; toujours en-
traînées dans la fortune des autres , elles suivent et ne condui-
sent jamais , si ce n'est pourtant quand l'homme aveugle et
vieuxa besoin d'elles pour appuyer son bras et diriger son pied.
A Rome, la condition de la femme est encore plus triste qu'à
Athènes. Là , la loi dit que le mari n'est pas tenu de pleu-
rer sa femme; qu'il ne lui doit aucune religion du deuil (1). Là ,
l'histoire ne trouve pas un mot de sympathie pour la femme.
Lucrèce se poignarde, qui songe à plaindre Lucrèce? La
liberté a coûté la vie à cette femme; c'est meilleur marché
que si un homme eût péri. Virginius égorge sa fille avec le cou-
teau d'un boucher ; voyez si Tite-Live donne quelques regrets
à cette jeune fille si belle , à cette mort si misérable ! Non , il
compte ce que ce sang a rapporté à Rome , et non ce que vaut
une vie de jeune fille. — La Didon m'eût étonné d'un Grec ,
elle m'étonne bien plus d'un Romain. Enée est peut-être le
seul homme que l'antiquité ait osé rendre moins intéressant
qu'une femme.
Il serait donc absurde, je le répète, d'attendre de Sénèque
des caractères de femmes profonds et compliqués , et toute
cette richesse de sentimens que la liberté développe dans
la femme émancipée des civilisations modernes ; mais com-
ment Sénèque a-t-il ôté aux plus délicieuses femmes du drame
(l) Vir non luget uxorem , nullam débet uxori rcligionem
luctûs.
XDig. ,lir. III, t. n,î.9.)
9 3.
30 REVUE DE PARIS.
grec leurs sentimens doux, simples, peu bruyans; leurs passions
naïves, et surtout la pudeur , cette vertu si honorée des anc-ens
qu'ils en avaient fait une divinité ; la pudeur , qui est toute la
beauté, et presque toute la destinée de la femme, dans le
monde grec comme dans le monde romain? La femme y est in-
férieure à l'homme , il est vrai ; mais l'esclave y est inférieure
àlafemme.Ehbienln'y a-t-il pasmême dans l'amed'une esclave,
de cet être doué d'intelligence et de cœur dont le droit de la
guerre a fait une chose, des trésors de pensées humbles, de
voeux timides , de naïveté , de grâce , qu'une époque littéraire
plus saine, qu'un poète moins déréglé par son éducation, auraient
pu trouver par la réBexion, et rendre dans un langage naturel?
J'en dirai autant des hommes que des femmes ; les uns n'y
sont pas mieux compris que les autres , ou plutôt les hommes
sont du même monde que les femmes. Si Déjanire est si désor-
donnée dans sa jalousie, que sera la rage d'Hercule déchiré
par cette robe empoisonnée? Dans Sophocle, Hercule n'affecte
pas l'insensibilité, il souffre, il se plaint, parce qu'il est homme;
mais, sentant qu'il meurt par un oracle des dieux , il s'exhorte
àbien finir sa noble vie. « Allons , mon ame , se dit-il , tends-
» toi comme le fer , réprime tout gémissement: que ce qui est
» la plus triste des choses te soit agréable!.... (') » Dans Sé-
nèque , Hercule mourra dans la pose d'un gladiateur , ec avec
des paroles de stoïcien. Si Médée est atrocejusqu'à embrasser
ses enfans qu'elle va tuer , que va imaginer Atrée servant à
Thyeste les membres de ses enfans , pour ne pas être en ar-
rière de Médée ? C'est la même exagération pour les hommes
que pour les femmes; seulement il y a dans le9 fureurs des
hommes un degré de plus, parce qu'en leur qualité d'hommes
ils ont la poitrine plus forte , et peuvent y loger une plus
grande dose d'exaltation que les femmes.
Dans les tragédies de Sénèque, vous ne voyez pas des carac-
tères , mais des situations. Et ces situations sont prises parmi
les plus violentes, les plus exceptionnelles; un tel art devait sor-
tir des écoles de déclamation. En effet, on n'enseignait pas dans
ces écoles les caractères, étude trop forte et trop profonde, où
d'ailleurs le meilleur maître est le'génie ou l'expérience. On en-
(') Tracliini , l 2&0.
REVUE DE PARIS.
31
seignait l'art de développer une situation extraordinaire , de
la faire parler , de l'analyser. On chargeait de cette tâche des
jeunes gens qui n'avaient jamais passé par cette situation, et
qui n'y avaient vu passer personne. On ne leur disait pas de
rattacher cette situation à un caractère, et par conséquent
de ne la développer que dans l'esprit et dans la mesure de ce
caractère ; de montrer d'ahord un homme , et puis ce même
homme placé dans une situation violente ; de balancer , d'é-
clairer la situation par le caractère ; de ne point charger un
personnage de plus de passion qu'il n'en peut porter : on ne
disait mot de tout cela. Mais on leur donnait un nom quel-
conque et une situation , quelquefois la situation toute seule ,
et on leur disait : Vous peindrez un sage résistant à un tyran ;
une femme jalouse chargeant d'imprécations sa rivale ; —
que sais-je ï* Les dix tragédies de Sénèque sont un répertoire
de ces situât ons ; tous les états violens par où l'homme peut
passer y sont décrits isolément, sans lien avec un caractère;
ce sont des passions abstraites qui se choquent contre d'au-
tres passions abstraites. Mais qu'arrivait-il d'une telle éduca-
tion ? C'est qu'on se faisait un monde faux, furibond, exalté
jusqu'à la charge, gesticulant, hurlant; ici raide et senten-
cieux, !à se répandant en longues déclamations ; ailleurs subtil
et minutieux à force de s'analyser; un monde de gens qui usent
de leur génie ('), comme dit OEdipe, les uns pour s'exagérerleur
amour, les autres pour s'exagérer leurs haines; ceux-ci pour s'ef-
frayer deux-mêmes, ceux-là pour s'accabler de devoirs; presque
tous enfin pour mourir d'une autre mort que le reste des hom-
mes.Tel est le monde des tragédies dites de Sénèque. Pourquoi
dans un tel artne trouvez-vous aucun sentimentdoux et simple?
C'est que pour peindre les^sentimens doux , la patience , la rési-
gnation, l'amour chaste , le dévouement, il faut beaucoup desa-
gacité, il faut comparer, faire des choix, créer des caractères, tâ-
che difficile pour laquelle certaines époques n'ont ni assez de
temps , ni assez de sens. Pourquoi au contraire y trouvez-vous
à satiété toutes les passions extraordinaires , la vertu effrénée,
l'audace gigantesque , la douleur tonnante , l'orgueil furieux,
(') Vtere ingenio miser , se dit OEdipe cherchant un supplice
digne de ses crimes.
82 REVUE DE PARIS.
la vengeance atroce, la jalousie désordonnée? C'est que pour
charger ces situations déjà quelque peu hors de la vérité , il ne
faut que de l'esprit , de l'audace , peu de sévérité pour soi-
même et de respect pour les autres, passablement de paresse ,
nul goût de la vérité, et, outre la part de désordre intellectuel
et de mauvais goût qu'on peut devoir à son siècle , une organi-
sation moins saine assurément que beaucoup d'autres, quoique
en apparence plus brillante.
Quand on sait de quoi se composent les tragédies dites de
Sénèque , quelle en est la philosophie , quelle la morale, quels
les caractères , on ne s'intéresse que médiocrement à l'espèce
d'art qui a pu présider à l'arrangement des diverses parties , à
la mise en scène des personnages , à l'actiontelle quelle de ces
tragédies. J'ai défini cet art une recette : cemotn'est que juste.
J'ai dit que cette recette se composait , par parties à peu près
égales , 1° de descriptions , 2° de déclamations , 3° de senten-
ces philosophiques. C'est là tout.
Les descriptions sont tantôt de localités, tantôt de cérémo-
nies religieuses , tantôt de combats; ici de choses de ce monde,
là de choses de l'enfer. Dans les descriptions je comprends les
récits , parce que ces récits décrivent longuement soit les souf-
frances des personnages du drame, soit leurs fureurs , soit
leurs morts violentes; les descriptions et les récits sont d'ail-
leurs innombrables dans ces dix tragédies : il n'y en a aucune
qui n'en contienne quatre ou cinq.
Les déclamations sont tantôt des dialogues , tantôt des mo-
nologues. Dans les dialogues , deux personnages soutiennent
deux thèses philosophiques contraires; par exemple: Antigone
prétend (') qu'il y a de la vertu à survivre à ses malheurs}
OEdipe , son interlocuteur, qu'il n'y a que de la sottise. Phèdre
expose à Hippolyte avec beaucoup de dialectique qu'il faut
jouir de sa jeunesse , et que le plus grand charme de la jeu-
nesse étant l'amour , il faut aimer; Hippolyte , usant de la même
dialectique , répond par une longue peinture des délices de la
vie de chasseur ; il prétend en outre que du jour où les hommes
ont quitté les forêts pour bâtir des villes les crimes ont inondé
la terre , et , sur le point particulier de la nécessité d'aimer ,
(') Premier acte des Phœnissœ.
REVUE DE PARIS. <D«$
que tous nos maux Tiennent des femmes. Dans les monologues,
c'est un personnage qui analyse sa situation, ou qui fait une
prière aux divinités infernales, ou qui chante les douceurs de
l'obscurité, ou qui développe un thème stoïcien. Le monolo-
gue comprend souvent la description. Dans plusieurs des dix
tragédies , le premier acte n'est qu'un monologue , après quoi
vient le chœur, qui en fait un autre, lequel n'est souvent qu'une
seconde version du premier.
Les sentences sont le fond commun des déclamations , dia-
logues ou monologues. Aux raisons tirées des faits particuliers
les personnages ajoutent des raisons générales qui se résument
en un vers , quelquefois en un demi vers. Ces raisons sont
tantôt vraies , tantôt fausses , mais toujours froides, et toujours
trop absolues pour la situation de celui qui les invoque. Ce
se sont ces raisons-là qu'on est convenu d'appeler sentences.
Tous les héros et héroïnes des dix tragédies, enfans, vieillards,
jeunes filles, femmes, dieux, déesses, magiciennes, prodiguent
ces sentences. Tous parlent avec concision et dans un style
dogmatique , tournant leur propre opinion en une sentence
absolue et universelle, comme s'ils vivaient sous une discipline
philosophique ou religieuse, et que toute leur conduite fût
églée à l'avance par les préceptes d'une règle commune.
Tous sont d'une secte ou d'une école, la plupart de la secte
stoïcienne, quelques-uns penchant vers l'Académie , comme
Antigone , quand elle a la hardiesse de dire qu'il y a de la vertu
à vivre avec ses maux. Vous rencontrez souvent des dialogues
entiers qui ne se composent que de sentences J les deux inter-
locuteurs lancent tour à tour un vers d'oracle , l'un pour ,
l'autre contre , comme deux philosophes de secte opposée qui
se disputeraient par axiomes. Les nourrices et les messagers
ne sont pas exclus de l'honneur de parler par sentences. Les
nourrices surtout en ont toujours la bouche pleine: privilège
de leur âge et de leur position.
Comment sont disposées toutes ces pièces de rapport? —
L'une après l'autre , sans plus de façon. Après la description ,
vient la déclamation ; après la déclamation , la description ;
quand l'un a fini de décrire , l'autre déclame'; puis vient un
troisième qui décrit et déclame. Le peu qu'il y a d'action, et
il faut bien qu'il y en ait , puisqu'il y a un fait avec un com-
34 REVUE DE PARIS.
mcncement, un intérêt et un dénouement, pourrait tenir dans
moins d'un acte , de sorte que , sur cinq , quatre sont parfaite-
ment inutiles. Un exemple montrera jusqu'où l'auteur pousse
le goût de la description , et en même temps combien il lui
serait difficile de remplir sa pièce sans ce commode auxiliaire.
Dans Hercule furieux , pendant qu'Hercule, pour complaire
à Eurysthée , est descendu aux enfers avec Thésée , un aven-
turier Eubéen , Lycus , a tué Créon , son beau-père , qui était
roi de Thèbes , et s'est emparé du royaume. C'est peu : ce Ly-
cus veut contraindre Mégars , fille de Ciéon et femme d'Her-
cule , à le prendre pour époux , par ces raisons de conquérant
et de roi parvenu que Voltaire a si bien paraphrasées dans
Mérope. Mégare , en femme fidèle , tient tête à Lycus ; c'est
une stoïtienne très-ferme sur les principes de mort volontaire.
Lycus menace la stoïcienne; Mégare se moque de ses menaces:
sur l'entrefaile, revient Hercule, accompagné de Thésée. Pen-
dant qu'Hercule prend ses mesures pour se défaire de l'Eubéen
Lycus, que fait la famille duhéros, femme, enfans, père adoptif,
car Amphytrion, qui est ce père, aemeureavec sa bru et sespe-
tits enfans ? Elle fait asseoir Thésée , et se mettant en cercle
autour de lui , elle écoute , comme des enfans à la veillée ,
deux cents vers descriptifs sur l'enferet ses monstres ! — N'ad-
mirez-vous pas quelle force de caractère doit avoir cette famille
pour écouter , bouche béante , deux cents vers descriptifs,
pendant qu'Hercule combat Lycus , et lorsqu'il y a une heure
à peine qu'elle le croyait mort , et s'attendait à le suivre ?
Après tout , cette famille est celle d'Hercule.
Tout cet arrangement , qui nous paraît si pitoyable, était
très-bien calculé pour l'espèce de publicité réservée à ces tra-
gédies. L'auditoire devant qui elles étaient lues recherchait
moins l'action , qui demande un théâtre et tout un personnel
d'acteurs , que les morceaux brillans , les traits , les effets de
style, tout ce qui peut échauffer une lecture , chose si froide
et si assoupissante. De son côté, le lecteur y trouvait son
compte : d'abord il n'avait pas à songer à l'action , ce qui est
le travail du génie , travail où l'éducation , les traditions , la
mémoire , le talent même du style, sont de peu d'aide ; ensuite
il était plus souvent applaudi. Il devait donc tirer sans cesse,
soit à la description, parce qu'elle fournit abondamment aux
REVUE DE PARIS. éù
effets de style ; soit à la déclamation , parce qu'elle appelle les
effets de pensée , c'est-à-dire les sentences. Aussi , là où le
poète ne trouve ni à déclamer ni à décrire , il clôt son acte ; et
alors le chœur , qui n'est pas tenu de prendre une part directe
à l'action, décrit ce qu'il veut, ou déclame sur ce qui lui plaît,
afin que la pièce ait une raisonnable longueur. C'est ainsi
qu'on procédait du temps de Sénèque. Dans d'autres déca-
dences , le drame sera plus commode encore. Celui de Sénè-
que s'adressait aux oreilles; celui-là s'adressera aux yeux: l'un
recherchait les effets de style et les sentences , l'autre recher-
chera les effets de théâtre et les bigarrures de costumes. Il y
aura un peu de la faute des auditeurs de l'un et des spectateurs
de l'autre , et aussi un peu de la faute des deux faiseurs , poè-
tes si vous voulez ; mais je ferai plus grand cas du faiseur de
l'époque de Sénèque , parce que j'aime encore mieux de l'es-
prit de style et d'ingénieuses subtilités métaphysiques que des
décorations et des cercueils vides.
Nisard.
LE MOYEN AGE FRANÇAIS ().
$1*.
INTRODUCTION.
Un des phénomènes les plus remarquables du temps actuel ,
c'est, sans contredit, cet entraînement puissant et universel
qui précipite tous les esprits sur les traces du moyen âge. Les
arts et la poésie , l'érudition et la littérature , le drame , le vau-
deville , les caprices même de la mode , tout aujourd'hui ,
depuis nos occupations les plus sérieuses jusqu'à nos délasse-
mens les plus frivoles , nous reporte continuellement , et comme
malgré nous, vers cette époque merveilleuse, dont le nom
seul ressuscite tant de souvenirs. On dirait que notre siècle a
découvert tout-à-coup quelque contrée nouvelle , inconnue à
nos devanciers, où les trésors sont inépuisables , et où se ren-
contrent à chaque pas les ressources les plus imprévues.
Ce seraitbien mal comprendre ce singulier retour des esprits
que de l'attribuer , comme on l'a fait souvent , à un motif pure-
(') Grâce à une collaboration précieuse, c'est une série d'arti-
cles variés que nous pouvons promettre sous ce titre général. Mais ,
comme on le verra dans V Introduction } les auteurs ont. un plan
plus vaste , et leurs travaux doivent plus tard réaliser un livre tout
entier dont la Revue de Paius s'estime heureuse de pouvoir offrir la
primeur à ses abonnés. {N. du D.)
REVUE DE PARIS. (B /
ment littéraire , à un vague désir d'innovation , ou bien seu-
lement à un sentiment de nationalité qui nous porterait à rede-
mander au passé des titres de gloire long-temps négligés.
Toutes ces causes existent en effet , mais elles ont elles-mêmes
leur explication ; car les grands mouvemens de l'intelligence
humaine ne se font jamais brusquement et par caprices. De-
puis deux siècles , l'esprit de'progrès n'a cessé de lutter sans
relâche contre les institutions féodales du moyen âge. Ni les
bras n'ont eu de force , ni les cœurs de passion , ni la pensée
d'énergie , que pour battre constamment en brèche ce vieil
édifice , dont nos pères ont vu enfin la chute. Et maintenant,
que gisent autour de nous les débris de cette société dissoute ,
la curiosité succède à la haine ; nous les regardons avec inté-
rêt , parce que nous les regardons sans inquiétude ; nous les
étudions comme des monumens, nous les interrogeons comme
des ruines , et nous cherchons , en remuant cette poussière , à
retrouver les enseignemens des temps héroïques qui les virent
debout et pleins de vie. C'est ainsi que nos ancêtres , après
avoir brisé le colosse romain qui avait tant pesé sur le monde,
devinrent bientôt , comme les Romains eux-mêmes avec la
Grèce , et comme la Grèce avec l'Asie , les disciples de ceux
qu'ils avaient vaincus.
Ajoutons encore qu'au sortir d'une guerre si acharnée , dans
laquelle toutes nos facultés ont été concentrées dans une seule
vue, nous éprouvons aussi le besoin d'échapper aux limites
étroites d'une idée tyrannique et exclusive. Les croyances
anciennes sont mortes , et sans retour; mais le principe éter-
nel de toute croyance , ce principe inséparable de l'ame hu-
maine, qui ne périt point comme ses expressions accidentelles
et passagères, et que l'esprit du dix-huitième siècle avait
comprimé et refoulé au fond des cœurs, s'y réveille de toutes
parts, et déjà commence à réagir. C'est surtout dans la litté-
rature et dans les arts que sa puissance se révèle et se fait sen-
tir. Elle ne ranimera point , sans doute , ce que !e temps a
détruit; elle ne repoussera point la société dans la voie du
passé; mais elle nous amènera naturellement à porter nos
regards en arrière, à fixer notre attention sur les époques qui
ne sont plus, pour leur redemander des vérités méconnues et
des richesses oubliées , qui, jetées de nouveau dans le creuset,
9 4
38 REVUE DE PARIS.
en sortiront bientôt épurées et marquées d'une empreinte plus
récente.
Voilà dans quel sens il faut entendre cette passion subite de
notre siècle pour le moyen âge. C'est une étude historique que
nous Voulons entreprendre ; et quel plus beau sujet d'études
et de méditations ! Tant d'esprits supérieurs , d'événemens
inouïs, de grands crimes et de vertus plus grandes encore ; un
art si neuf et si original ; une poésie si spontanée et si naturelle ,
toutes ces nations en une seule , ici le Nord avec ses habitu-
des inquiètes et belliqueuses , là le Midi avec ses allures vives
et pittoresques ; les établissemens des Normands ;la France ,
tantôt régnant à Naples ou à Constantinople , tantôt resserrée
dans les murs de Paris ou de Bourges ; l'Orient et l'Occident
refluant l'un sur l'autre, et mêlant sans cesse leurs couleurs
diverses : l'unité de l'organisation féodale à travers ses com-
plications infinies ; Rome , enfin , dominant , du haut de son
église, ce monde entier bâti sur la foi ; tel est le magnifique
spectacle que nous offre , dès la première vue , ce moyen âge
dont on a si long-temps méprisé la barbarie. Combien ne doit-
il pas nous émouvoir , nous , les fils de ces barbares , leur sang
et leur famille , nous , habitans de leurs cités , héritiers de leurs
noms, de leur langue, des prodiges de leurs monumens !
Cependant prenons-y garde ; il ne suffit point ici d'un exa-
men léger et superficiel ; car on n'apprend point une science
à la première page du livre qui l'enseigne. Malheureusement,
cette vérité semble aujourd'hui tombée dans l'oubli. N'est-ce
point, et effet , une merveille de ridicule que toutes ces pro-
ductions qu'on nous jette chaque jour à la face , avec des airs
de génie , comme des représentations vivantes du moyen âge?
Un écrivain a-t-il mis par hasard en lumière quelque légende
mal connue ? voilà le sujet de dix ouvrages. Tout le peuple des
petits auteurs va s'y ruer comme sur une proie. Et parce qu'ils
auront semé pêle-mêle dans leur action quelques noms sonores
et dépareillés , parce qu'ils auront cousu , tant bien que mal ,
des lambeaux dé«olorés d'ancien langage avec les phrases tou-
tes faites de notre style moderne , parce qu'ils auront entremêlé
le tout d'appellations surannées, d'exclamations insolites , de
nains, de sorcières, de bohémiens, ils croiront fermement
avoir conquis une vérité nouvelle, et ils proclameront, entête
REVUE DE PARIS.
S9
de leur œuvre, qu'ils ont fait revivre un siècle entier. Dans
les arts, c'est encore le même procédé. On a trouvé deux ou
trois types qu'on ne cesse de reproduire, sans les comprendre.
On confond les rangs, les figures, les personnages ; on brouille
les époques , comme si quatre ou cinq siècles n'en faisaient
réellement qu'un seul} on met indistinctement au dos d'un
acteur le pourpoint de Louis XI ou la cotte de mailles de
saint Louis ; et la foule de battre des mains, sans se troubler
de ces monstrueux anacbronismes. Cependant les hommes rai-
sonnables se retirent 5 le moyen âge leur est en dégoût, et
les études sérieuses sont abandonnées par ceux-là mêmes qui s'y
livreraient avec succès.
Qui ne voit qu'en cela, comme en toute chose , le principe
du mal, c'est l'ignorance? C'est donc l'ignorance qu'il faut gué-
rir , en répandant dans le public des notions saines et positives ,
en rendant populaire et accessible à toutes les intelligences
cette science sévère du passé , qui n'existe guère que pour quel-
ques hommes , et dans laquelle se sont consumées tant de vies
actives et laborieuses.
Tel est le but que nous nous proposons d'atteindre dans l'ou-
vrage que nous allons publier. Nous n'ignorons point toutefois
les difficultés d'une pareille entreprise. D'une part, il faut
écarter avec le plus grand soin tout ce qu'on peut appeler les
formes extérieures de l'érudition , la manie des citations , la
prétention des commentaires, l'intempérance pédantesque des
détails ; il faut que le lecteur trouve continuellement sous sa
main une nourriture solide et substantielle, sans être obligé de
passer par tous les procédés de travail qui auront servi à la
préparer. D'une autre part , il faut également se garder de cette
frivolité , malheureusement si commune , qui , prétendant
orner la vérité , la défigure, la fait disparaître , en quelque
sorte , sous les ajustemens et les broderies , l'emprisonne artis-
tement dans les cadres mesquins de nos romans du jour, et la
condamne à mourir honteusemeat dans les boudoirs ou dans
les coulisses des théâtres. L'histoire, il est temps de le dire»
n'est point faite pour telle ou telle classe de lecteurs privilé-
giés ; elle ne doit être ni une occupation aristocratique de quel-
ques esprits cultivés , ni un divertissement agréable des nulli-
tés oisives : elle appartient aux hommes ; elle est la leçon du
41) REVUE DE PARIS.
peuple ,1a lumière de toutes les intelligences. Le but de son
étude , ce n'est point de satisfaire la curiosité insatiable des
érudits ou d'amuser la paresse des gens futiles, mais d'in-
struire tout le monde ; c'est , surtout, de développer dans les
cœurs l'amour du bien , le zèle des grandes choses , le respect
éclairé et chaque jour mieux senti des destinées de l'espèce
humaine. Dès que vous vous serez placé sur ces hauteurs pour
envisager l'histoire dans toute son importance , employez ,
après cela, telle méthode qu'ii vous plaira pour distribuer ses
enseignemens au public; adoptez telles formes que vous vou-
drez, les récits , les tableaux , les drames , les discussions phi-
losophiques , peu importe : c'est en cela qu'il est bon de con-
sulter les inclinations des temps où l'on écrit et des lecteurs
auxquels en s'adresse , pourvu qu'on ne perde jamais de vue
le seul but que doive se proposer un écrivain sérieux.
Après avoir long-temps recherché quel devait être de préfé-
rence le plan de notre ouvrage , nous nous sommes décidés à le
publier sous forme de dictionnaire ; nous avons pensé que le
travail en serait plus facile, l'ordre plus clair, la lecture plus
commode. Nous aurons soin toutefois d'éviter l'inconvénient
principal des dictionnaires, c'est-à-dire les répétitions inutiles
des mêmes détails.
Notre ouvrage pourra donc être appelé, ainsi que notre titre
l'annonce : un Dictionnaire historique dumoyen âge fran-
çais. Il contiendra des renseignemens positifs, et toujours puisés
aux sources mêmes denotre histoire, sur les institutions religieu-
ses et politiques, les événemens et les personnages remarqua-
bles, les principales divisions territoriales, les mœurs, opinions
et préjugés, les sciences , littérature, arts et métiers, qui ont
existé en France, depuis le neuvième siècle jusqu'au seizième.
Nous avons pris pour point de départ le neuvième siècle, c'est,
à-dire le règne de Charlemagne, parce qu'il reste en effet bien
peu de monumens certains des premières années de la monar-
chie. Mais cette limite ne sera point pour nous tellement exclu-
sive et obligatoire que nous ne consentions à remonter parfois
à des époques antérieures, lorsqu'il y aura moyen ou nécessité
de le faire, ou bien même à demander de temps en temps aux
âges suivans quelques explications ou renseignemens sur les
institutions dont nous aurons lieu de parler dans notre travail.
REVUE DE PARIS. 41
Cependant quelles garanties pouvons-nous offrir au public
de l'exactitude de nos recherches ?
Il existe à Paris une Ecole des Chartes , dernier asile des étu-
des fortes et sévères, et dont les élèves, nourris de bonne heure
dans les travaux de l'érudition, s'appliquent sans cesse , sous la
direction des plus savans maîtres, à débrouiller les anciens ma-
nuscrits, chartes et diplômes, à retrouver, dans la poussière
des chroniques, les élémens perdus de nos vieilles histoires.
L'Ecole des Chartes compte à peine quelques années d'exis-
tence, et déjà elle a formé plusieurs hommes distingués, aux-
quels l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a décarné ,
après les épreuves successives de plusieurs concours, le brevet
d'arcbivistes-paléographes. Ces succès modestes, ces dignités
toutes scientifiques , n'ont point retenti dans le public des sa-
lons et des cabinets de lecture; mais ceux qui les ont mérités
n'ont point cessé de se fortifier dans l'étude 5 et s'ils ont négligé
la gloire facile que le monde ne saitjamais refuser aux complai-
sans de son mauvais goût , ils obtiendront , ce qui vaut mieux,
l'estime des hommes éclairés et honnêtes, et la reconnaissance
de leur pays, qu'ils auront utilement servi par leurs travaux.
Parmi les anciens élèves de l'École des Chartes que l'Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres a jugés dignes de ses récom-
penses, MM. Alexandre Teulet , Chelles, Leroux de Lincy et
Aimé Champollion , ont bien voulu se réunir pour travailler
activement et de concert à l'entreprise que nous commençons
aujourd'hui. Des rechercbes longues et assidues ont rassemblé
dans leurs mains un grand nombre de documens peu connus.
Les bibliothèques, et surtout le précieux cabinet des manuscrits
de la Bibliothèque Royale , les archives générales du royaume
et celles des départemens, seront consultés par eux avec le
plus grand soin , et fourniront les matériaux d'un travail qui
n'a jamais été fait dans les mêmes vues et sous les mêmes
formes. Tous ces matériaux seront mis en ordre et distri-
bués, autant qu'il sera possible, d'une manière claire et
précise. La tâche des collaborateurs sera définie naturel-
lement dans des limites spéciales, les uns s'appliquant par-
ticulièrement aux patientes recherches de l'érudition, les
autres chargés plutôt des détails de la rédaction , dont le
soin s'accorde difficilement avec celui des investigations scien-
9 4.
42
REVUE DE PARIS.
tifiques. Du reste, chacun attachera son nom à ses œuvres.
Nous devons indiquer encore une autre source à laquelle
nous pourrons largement puiser. A différentes époques , en
1810 , en 1819 , et plusieurs fois depuis 1 830 , les ministres de
l'intérieur et de l'instruction publique ont adressé des circu-
laires aux préfets pour leur demander des notes détaillées sur
les antiquités des diverses villes et provinces de France. Plu-
sieurs mémoires intéressans sur les arts, l'histoire et les mo-
numens, ont été envoyés successivement par les hommes in-
struits des départemens. Le recueil de ces mémoires a été sou-
mis ^l'Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres, qui,
appréciant l'utilité d'un semblable travail, rédigea elle-même
une série de questions, qui furent distribuées de nouveau aux
correspondans du ministère , et qui n'avaient plus seulement
pour but de former un fonds d'archives nationales , mais se
rapportaient aux antiquités nationales, aux monumens grecs,
romains en gaulois ; aux tombeaux, épitaphes , inscriptions,
titres , chartes, chroniques, enfin à tout ce qui peut fournir
des éclaircissemens sur les traits principaux de nos annales,
l'illustration des familles , les institutions de la patrie. Tout
incomplets qu'aient été les résultats de cette correspondance ,
el le a fourni , néanmoins , une masse considérable d'importans
ducumens qui, réunis à un grand nombre de pièces curieuses ,
que le temps accumule chaque jour dans les cartons des mi-
nistères, donneront à notre travail une valeur toute spéciale.
Enfin nous pourrons, au besoin, entretenir avec les autorités
administratives ou scientifiques des différentes villes de France
les relations que nous jugerons nécessaires dans l'intérêt de
notre entreprise , et que les hommes les plus laborieux ne
pourraient pas toujours se procurer avec la même facilité.
Nos ressources , on le voit , sont abondantes et suffiront am-
plement à notre entreprise ; notre zèle et nos efforts ne resteront
point en arrière. Il en résultera, nous osons l'espérer, une
œuvre utile. Car ce qui manque le plus, de nos jours, à la
science archéologique , ce n'est point l'observation qui re-
cueille les faits et les enregi st re tour à tour , mais c'est la mé.
thodequi les coordonne , qui les rapproche, les compare entre
eux et les illumine les uns par les autres, de manière à en faire
sortir naturellement et comme d'elles»mêmes les vues générales
REVUE DE PARIS. 43
et les doctrines philosophiques, sans lesquelles il n'y a jamais,
d;ins les plus grandes richesses, que confusion et pauvreté. L'es-
prit humain, sans cesse entraîné par le cours naturel de son dé-
veloppement progressif, éprouve par momens le besoin de s'ar-
rêter, en quelque sorte, sur lui-même, de reprendre haleine, de
regarder autour de lui , et de se rendre un compte exact du ré-
sultat de ses travaux. De là certains ouvrages d'une nature spé-
ciale qui apparaissent de temps à autre dans l'histoire des
sciences et des lettres, et qui semblent avoir pour but de résu-
mer en un court espace toutes les idées etles connaissances que
le mouvement des siècles a mises au jour. Puisse notre ouvjrage
ficcomplir cette tâche honorable! Puisse-t-il ranimer dansle pu-
blic le goût des véritables études historiques, venger la vérité
misérablement outragée dans les productions dont on nous
poursuit tous les jours, et contribuer ainsi à guérir cette igno-
rance prétentieuse et cette paresse bavarde qui sont, sans con-
tredit , les plaies les plus honteuses de la littérature actuelle.
HlPP. RoYEÏl- COLLARP.
LES CAGOTS.
Nous nous émerveillons aux récits ries voyageurs lorsqu'ils
nous rapportent certaines coutumes des peuples lointains, aux-
quels nous prodiguons les noms de sauvages et de barbares ;
nous nous étonnons de ne pas retrouver partout nos habitudes ,
nos usages , nos mœurs, et cependant il nous suffirait , en-
core aujourd'hui, de jeter les yeux autour de nous pour trouver
des bizarreries non moins frappantes que celles qui nous vien-
nent, à grand'peine , des pays situés au-delà des mers. Qui
entreprendrait, de nos jours, de faire un voyage dans les
chaumières delà Basse-Bretagne etde quelques provinces du
midi de la France pourrait revenir surchargé d'un butin mer-
veilleux de sottises humaines; car notre civilisation moderne
n'est pas tellement avancée que les temps d'ignorance n'aient
laissé çà et là des traces profondes de leur passage , qui ne
parviendront pas à s'effacer de long-temps encore.
Dans notre siècle, lesécrivains et les poètes se sont réunis pour
appeler notre compassion sur le sort malheureux auquel sont
44 REVUE DE PARIS.
voués les Parias, dans l'Inde. Ils ont offert à notre esprit étonné
le spectacle d'hommes forcés de vivre au milieu d'autres hom-
mes, avec lesquels il leur était interdit d'établir aucune relation
sociale; non pas qu'ils fussent criminels, non pas même qu'au-
cune faute pût leur être imputée , mais uniquement parce que
tel était l'usage , parce que leurs pères ayant été mis tacite-
ment, l'on ne sait trop pourquoi , hors la loi de la nation, il
fallait qu'eux-mêmes suivissent la condition de leurs pères, et
fussent également placés hors la loi. Mais , sans recourir à
l'histoire de l'Inde , il n'y avait que quelques pas à faire dans
notre propre histoire pour trouver encore en France , vers le
milieu du siècle qui vient de s'écouler , de véritables Parias,
derniers descendans des Parias du moyen âge , dont l'origine se
perd dans la nuit des temps. Ce sont ces hommes qui , connus
successivement sous diverses dénominations , ont été généra-
lement désignés sous le nom de Cagots.
L'on ne sait rien de certain sur l'origine des Cagots. Ils
paraissaient, dès les premiers temps du moyen âge, avoir formé
une sorte de corporation en Béarn , corporation proscrite,
qui, n'ayant aucun droità exercer, n'est connue dans l'histoire
que par les prohibitions qui lui étaient faites de prétendre à la
dignité d'homme. Quelle était la cause de cette proscription
générale ? On l'ignore. On croit seulement savoir qu'elle ne
tenait ni à un vice de conformation ni à un état constant de
maladie. S'étaient-ils refusés à que'que croyance religieuse.
à quelqu'une même des superstitions si communes dans un
temps de fanatisme ! Avaient-ils méconnu ou repoussé l'auto-
rité d'un clergé tout-puissant alors ? Nullement. Comme le au-
tres , les Cagots étaient chrétiens et catholiques. Il n'y avait,
sous ce rapport, aucune différence entre eux et leurs frères.
La solution du problème n'en devient que plus difficile; car
le résultat des plus scrupuleuses recherches tend à démontrer
qu'il est impossible de déterminerd'une manière satisfaisante le
motifquelconque qui avait pu porternos pères à rompre toute
communication avec les Cagots. Nous avons recueilli sur ce fait
singulier quelques documens peu connus. Nous allons les ex-
poser successivement.
C'est dans le cours du dixième siècle que l'on entend parler
pour la première fois , dans l'histoire du Béarn , de cette cor-
REVUE DE PARIS. *£>
poration, désignée alors sous la dénomination de Gezetains ou
CTiresiiens, qui a été successivement remplacée parles noms de
Cezitas , Gahètes, Gaffbz , Capots , Acjots et Cagots , dernière
désignation, qui a été le plus généralement adoptée , et qui se
trouve d'ailleurs consacrée par la coutume réformée du Béarn.
Quelles que fussent, dans l'origine, les causes pour les-
quelles les Cagots avaient été frappés de la réprobation qui pe-
sait sur eux , Ton ne peut que gémir sur les traitemens cruels
dont ils étaient les victimes. Poursuivis par un prégugé im-
placable , ils se sont trouvés en butte à toutes les persécutions
qu'une ignorance aveugle a pu leur susciter. Assujéti^ à por-
ter des marques particulières, capables de les faire reconnaître
en tous temps, l'accoutrement qui leur était imposé par les
divers usages locaux, soit du Béarn, soit de la Gascogne, soit de
la Guienne , et qui d'ordinaire se composait d'une casaque
rouge et du pied d'oie, avertissait au loin tous les passans qu'il
fallait fuirle Cagot qui s'avançait. Ils n'avaient pas d'habita-
tions dans les villes , et étaient obligés de se réfugier dans des
établissemens qui leur étaient assignés, et que l'on nommait
des Cagoteries. Comme il n'était pas possible de leur inter-
dire l'entrée des églises . on avait trouvé le moyen de séparer
leurs prières des prières des autres chrétiens , qui se jugeaient
sans doute plus purs devant Dieu. Les Cagots étaient donc
forcés , pour arriver au temple, où ils venaient offrir le spec-
tacle de leurs misères , de passer par une porte que la com-
misération leur consacrait exclusivement , et dont la seule ap-
proche eût été pour tout autre une souillure. De là ils se
rendaient, la tête basse , dans une enceinte fermée de tous cô-
tés par des barrières qui ne leur permettaient pas de se con-
fondre avec la foule des fidèles. Du reste , c'eût été pour eux
"une pensée criminelle de songer à s'élever par leur travail au-
dessus de leur malheureuse condition. Entreprendre le com-
merce , embrasser une profession , se vouer à une étude tran-
quille, ils ne le pouvaient jamais , sous aucun prétexte; il
fallait qu'ils se nourrissent de leurs mains , avec les produits
du champ dépendant de la Cagoterie; et, de plus , la loi les
obligeait d'abattre dans les forêts , sans rétribution aucune ,
les bois nécessaires à la consommation de la cité. S'ils étaient
rencontrés munis d'une autre arme que la cognée indispen-
46 REVUE DE PARIS.
sable pour cet office , livrés aussitôt à la puissance publique ,
ils se voyaient dépouillés et soumis à des peines arbitraires ,
dont on ne leur épargnait pas la rigueur. Mais ce qui passe
toute croyance, et ce que l'on refuserait sans doute d'admettre,
si le témoignage n'en était écrit dans un texte de loi positif,
c'est qu'il leur était défendu , sous les peines les plus sévères ,
d'adresser la parole à un autre homme , et d'entrer avec lui en
conversation familière. Parqués ainsi comme des bêtes fauve3
ou des animaux nuisibles , les Cagots n'ont pas même pu for-
mer un peuple à part; courbés sans cesse sous le même joug,
et tremblant devant les mêmes terreurs , voués constamment
au mépris et à la haine de tous , ils n'ont pu que traîner , à
travers les siècles , leur misérable existence ; et c'est toujours
au milieu de la même réprobation et des mêmes misères que
leur race proscrite s'est perpétuée, pour ainsi dire , jusqu'à
nos jours.
Vainement , à de longs intervalles , quelques voix généreu-
ses se sont-elles élevées pour prendre leur défense ; vainement
s'est-on efforcé de les appeler à la régénération civile, en démon-
trant qu'il n'existait contre les Cagots aucune cause de proscrip-
tion : telle était la force du préjugé populaire établi depuis
des siècles , que jamais ces préventions odieuses n'ont pu être
vaincues.
Parce que les Cagots se trouvaient placés , par leur isole-
ment, sur la même ligne que les lépreux et les ladres , qui
inondaient alors la France, l'on a affecté de les confondre
avec eux, et le reproche de ladrerie leur a été adressé. C'était
alors, comme on le sait, un crime capital; et cette prévention,
quoique n'étant en aucune manière justifiée, n'a été par le
fait qu'un prétexte pour user envers eux de nouvelles rigueurs.
Bientôt, dans l'opinion commune, tous les Cagots ont été con-
sidérés comme des lépreux : de là une nouvelle cause d'éloi-
gnement. L'on savait cependant fort bien que ce reproche
n'était pas fondé; car il existe un monument de 1460 qui l'at-
teste positivement.
Telle était la rage aveugle qui animait le peuple contre les
Cagots , que les Etats de Béarn furent sollicités de requérir
contre cette race toute la rigueur des proscriptions imposées aux
lépreux et aux ladres. Pour les lépreux, du moins, cette ri-
REVUE DE PARIS. 47
gueur est facile à comprendre lorsqu'on veut bien songer à
l'ignorance barbare de cette époque. On conçoit que la peur
de la contagion ait pu dicter contre eux les mesures les plus
sévères et même les plus absurdes ; et Ton ne s'étonne pas
d'apprendre que le lépreux , après avoir été séparé du monde
en passant sous le drap mortuaire , après avoir revêtu sa tar-
tarelle de ladre et pris sa cliquette pour qu'à l'avenir tout le
monde eût à fuir devant lui , ait pu entendre sortir de la bou-
che du prêtre ces paroles mémorables, contenant les défenses
prescrites par le rituel , et qu'un auteur moderne a si heu-
reusement résumées :
Je te défends de sortir sans ton habit de ladre ;
Je te défends de sortir nu-pieds ;
Je te défends de passer par des ruelles étroites j
Je te défends de parler à quelqu'un lorsqu'il sera sous le
vent;
Jeté défends d'aller dans aucune église, dans aucun mou-
tier, dans aucune foire , dans aucun marché , dans aucune
réunion d'hommes quelconque *,
Je te défends déboire et délaver tes mains, soit dans une
fontaine , soit dans une rivière ;
Je te défends de manier aucune marchandise avant de l'avoir
achetée ;
Je te défends de toucher les enfans ; je te défends de leur
rien donner ;
Je te défends , enfin , d'habiter avec toute autre femme que
la tienne.
Toutes les cruautés s'expliquent ici par la crainte. Mais à
l'égard des Cagots les mêmes motifs n'existent plus. On ne les
avait jamais considérés comme atteints d'aucune maladie,
puisqu'on n'avait jamais pris contre eux la moindre précaution
de cette nature. La défense d'entrer dans les églises ne pou-
vait les concerner , puisqu'au contraire ils avaient leur place
désignée dans l'église. Ils ne pouvaient être tenus de prendre
l'habit de ladre, puisqu'ils ne l'avaient jamais porté. Néan-
moins , leur condition était pire sous quelques autres rapports ;
car il ne leur était pas permis d'adresser la parole à quelqu'un ,
même contre le vent. Toutefois , les Etats de Béarn entrepri-
rent, en 1460 , de faire imposer aux Cagots la seconde des dé-
48 REVUE DE PARIS.
fenses contenues au règlement que nous venons de rappeler
concernantles lépreux. On présenta requête à Gaston de Béarn,
prince de Navarre, pour qu'il fût interdit aux Cagots de mar-
cher pieds nus par les rues, de peur de l'infection. On demanda
même qu'il fût permis , en cas de contravention , de leur per-
cer les pieds avec un fer. Ces demandes furent rejetées, parce
qu'en effet les Cagots n'étant affectés d'aucune maladie conta-
gieuse, il devenait inutile de les forcer à se chausser, ce qui était
alors la précaution prise ordinairement contre les contagions.
« Cette décision , dit un auteur ancien, fait voir que les con-
seillers du prince n'adhéraient pas entièrement à l'animosité
des Etats , et qu'ils n'estimaient pas que ces gens fussent vraie-
ment infectés de ladrerie ; d'autant, ajoute-t-il , que s'ils eus-
sent été persuadés de cette opinion , il n'y avait point de dif-
ficulté de faire des défenses à ces misérables démarcher pieds
nus par les rues. »
L'on voit que , vers le même temps , les Cagots étaient par-
venus à se libérer, dans le Béarn même, de l'obligation dépor-
ter sur leurs vêtemens le pied d'oie , qui était une marque spé-
ciale d'infamie , dont il est assez difficile de déterminer l'ori-
gine ; mais ils ne furent pas aussi heureux dans les autres
provinces du midi, car un auteur nous a conservé la mention
d'un arrêt du parlement de Bordeaux qui ordonne aux Cagots
de Soûle de porter la marque du pied d'oie. Malgré la tolérance
des princes de Béarn, la condition des Cagots fut loin de s'a-
méliorer, et bientôt la haine qu'avaient manifestée contre eux
les Etats se trouvant partagée par les hommes d'église, il ar-
riva qu'en 1514, les prêtres refusèrent formellement d'entrer
en communication avec les Cagots , et de les ouïr en confes-
sion. Cependant ils ne purent parvenir à leur faire interdire
l'entrée de l'église, ou la faculté d'assister aux processions; la
coutume de Béarn , réformée en 1561 , tout en proclamant
les misères de leur condition , consacre au moins que ce droit
ne leur était pas ravi.
L'art. IV du titre 55 de la Coutume dont la rubrique est
intitulée des Qualités des personnes, contient en effet les dis-
positions suivantes:
a Les Cagots ne se doivent mêler avec les autres hommes
par familière conversation; il doivent avoir des habitations se-
REVUE DE PARIS. 49
parées des autres personnes, et ne doivent se mettre devant
les hommes et les femmes à l'église ni aux processions , sous
peine majeure par chaque fois qu'ils feront le contraire, n
Art. V. ic II est prohibé à tous Cagots de porter des armes
autres que celles dont ils ont besoin pour leurs offices ( la co-
gnée ), sous singulières peines majeures, par chacune fois
qu'ils feront le contraire, et les jurés auront la faculté de se sai-
sir de leurs armes, lesquelles seront vendues au profit du sei-
gneur du lieu et de la chose publique, par égales portions ('). »
C'est sous l'empire de ces dispositions, dont il est impos-
sible de se rendre corspte , que les Cagots ont continué de
vivre. Bien qu'ils aient trouvé parfois des protecteurs généreux
qui aient voulu détruire le préjugé dont ils étaient victimes ,
la haine qu'on leur portait restait toujours si puissante et tel-
lement enracinée, qu'elle a triomphé de tous les efforts. No-
guez , médecin du roi et de Béarn , s'établit leur champion. Il
poussa le soin jusqu'à analyser leur sang, pour démontrer
qu'il était sain et pur , et , dans un rapport authentique , il dé-
clara qu'il avait trouvé ce sang bon et louable. Enfin , il fit
remarquer que si Ton considérait la constitution de leur corps,
elle était ordinairement forte, vigoureuse et pleine de santé.
Tous ces efforts furent inutiles ; les Cagots demeurèrent char-
gés de la même tache d'infamie, bien que l'on convînt alors
qu'aucune maladie ne les rendît justement odieux au peuple.
Le temps seul et les progrès de la raison publique pouvaient
vaincre ce déplorable préjugé.
(') R.UBRICA DE QUALITATZ DE FERSON'AS '.
4. Los Cagotz no se deben mesela ab los autres homis per fa-
miliaria conversation 5 avans deben habita separatz deus autres per-
sonnages : et no se miteran devant los homis et femnos, à la gîisia
ny processioos ; à lapena de una ley mayor per cascuna vegada qui
foran lo contrary.
5. Et es prohibità toutz Cagotz no porta armas autres que aqueras
qui han besouh per lors officis , suus pena de sengles leys mayors ,
f er cascuna vegada qui faran lo contrary, et los juratz avcran fa-
cultat de saysir de los armas, lasquoaus seran convertidos au
proffieyt deu senhor deu loc et de la causa publica, per egoalas
portioos.
9 5
50 REVUE DE PARIS.
Les divers historiens méridionaux qui se sont occupés de
Thistoire du Béarn se sont appliqués à rechercher quels pou-
vaient être les motifs de cette malédiction qui pesait sur ces
peuplades éparses dans diverses provinces. Ils ont voulu remon-
ter à l'origine des familles qu'ils voyaient dispersées au pied
des Pyrénées : et parce que c'était autrefois là le siège de l'em-
pire des Goths , trompés par une vaine consonnance, ils ont
cherché à trouver dans les Cagots les derniers débris de cette
nation puissante qui avait établi pendant plusieurs siècles son
empire sur le midi de la Frar.ee et la plus grande partie de
l'Espagne; ils ont voulu que les Cagots ne fussent que les dé-
bris de cette nation échappés aux désastres de la conquête des
Arabes, et qui n'avaient pu fuir vers d'autres régions ; et ils
ont cherché la cause du mépris oùils étaient tombés dans cette
circonstance que les Goths avaient partagé l'erreur d'Arien ,
ajoutant que le traitement qui leur était réservé pouvait pas-
ser aussi pour la vengeance naturelle des cruautés qu'ils avaient
sans doute commises pendant leur triomphe. Mais les Goths ,
après avoir rempli ces contrées de leur nom et du bruit de leur
gloire, ne pouvaient pas être descendus à ce degré d'abaisse-
ment. La fortune , après les avoir favorisés si long-temps ,
avait pu finir par leur être contraire ; mais il n'était pas pos-
sible d'admettre que , par cela seul que leurs armes avaient
cessé d'être victorieuses , ils eussent été voués à une infamie
qu'ils n'auraient certainement pas soufferte. Un auteur recom-
mandable , qui réfute cette origine attribuée aux Cagots, est
cependant tombé dans une erreur semblable lorsqu'il suppose
qu'ils pouvaient être un reste , non plus des Goths , mais des
Sarrasins; après qu'ils eurent été vaincus par Charles Martel.
Ce serait d'abord attribuer à cette victoire si célèbre un effet
qu'elle n'a point eu , car ce n'est point elle qui a opéré la des-
truction des Sarrasins ; elle a marqué le terme de leurs con-
quêtes et de leur puissance ; elle a préservé l'Europe de l'en-
vahissement dont elle était menacée; mais le midi de la France
et notamment le Béarn n'en sont pas moins restés en leur pou-
voir pendant près d'un siècle encore. S'il eût fallu d'ailleurs
vouer à l'infamie tous les débris des nations qui , après avoir
successivement passé sur notre territoire , ont dû céder la puis-
sance à des conquérans plus heureux où serait le coin de terre
REVUE DE PARIS. Ol
en France exempt d'une famille de Parias ? Mais ces historiens
méridionaux ne se sont attachés à ces explications diverses ,
tirées des particularités propres à l'histoire du pays, que parce
qu'ils voyaient les Cagots concentrés dans cette partie de
la France, ignorant que dans une autre province on retrouvait
les mêmes hommes condamnés à la même proscription , sans
que l'on connût mieux le motif de la haine implacable dont ils
étaient l'objet.
En effet , nous n'avons vu jusqu'ici les Cagots que dans le
Béarn, la Navarre et les provinces environnantes; d'où Ton
pouvait conclure que c'était une même race d'hommes qui,
originaire de ces contrées , s'était répandue dans le pays de
Gascogne , sans toutefois dépasser les bords du fleuve. Mais ,
pendant qu'on les croyait circonscrits dans cette enceinte, et
qu'on s'efforçait de trouver en eux les descendans des Goths
ou des Sarrasins, voilà qu'on les retrouve dans la Basse-Bre-
tagne , sous le nom de Caqueux, Cacous ou Caquins. Ce sont
les mêmes hommes frappés , l'on ne sait pourquoi , des mêmes
prohibitions ; on les voit désignés dans les anciens titres sous
le nom de Cacosi; défense leur est faite, comme aux Cagots
de Béarn , d'avoir leurs habitations dans les mêmes lieux que
les autres hommes , avec lesquels il ne leur était permis ni de
boire ni de manger , toute relation leur étant interdite avec le
reste du monde. Bien qu'ici on les soupçonne de judaïsme,
l'on est forcé néanmoins de reconnaître qu'ils sont chrétiens ;
car Ton annonce que s'ils se présentaient dans les églises pa-
roissiales ou autres lieux où se célébrait l'office divin pour
rendre leurs devoirs religieux , il en résultait des querelles
graves et un scandale qu'il devenait nécessaire de réprimer;
pour quoi les statuts donnés en 1436 par l'évêque Rodulphe
portent textuellement : « Nous avons prescrit que les dits
» hommes , appelés Caqueux ou Cacous ( Cacosi) doivent se
» tenir pendant l'office divin et demeurer dans la partie basse
» de l'église; qu'ils n'aient pas la présomption de toucher les
» saints calices ou autres vases sacrés , ni d'être admis au
i) baiser avant les autres hommes; mais, après que tous les
j> autres auront été admis, les Caqueux pourront être égale-
» ment admis à leur tour ; le tout sous peine de cent sols d'a-
» mende. » En outre un règlement de 1474 leur défend « de
52 REVUE DE PARIS.
se montrer en public autrement que revêtus de la casaque
roup-e, et interdiction leur est faite de se livrer à d'autre oc-
cupation qu'à la fabrication des filets. » Ils ne pouvaient
s'adonner à d'autre culture qu'à celle de leurs propres jar-
dins. Cependant tel fut bientôt l'état de misère où ils se virent
réduits , que l'on fut forcé , par humanité , de les admettre à
prendre à loyer le terrain d'autrui; mais les conditions auxquel-
les on attachait cette faveur étaient tellement onéreuses, qu il
leur était presque impossible d'y satisfaire.
Ce que Noguez avait entrepris pour les Cagots de Béarn ,
Hévin, célèbre avocat, voulut l'exécuter aussi pour les Cacous
de Bretagne*, il s'adressa au parlement, et remontra combien
il était odieux que, sous un prétexte vague de judaïsme ou
d'insanité , on en vînt à frapper des hommes d'une réprobation
semblable; il démontra que cette persécution , qui s'adressait
à des hommes sains et valides , ne pouvait être tolérée; et,
après plusieurs années de sollicitations , de soins et de démar-
ches . il parvint à obtenir un arrêt du parlement qui remettait
les Cacous en grâce. Mais que peut un arrêt de justice contre
un préjugé populaire ? Tant qu'il vécut, Hévin s'efforça de
faire respecter une décision à laquelle il attachait sa gloire, à
juste titre ; mais il n'eut pas plus tôt fermé les yeux, que les
Cacous perdirent , avec leur bienfaiteur , la protection du par-
lement ; ils retombèrent dès lors dans le même mépris , et,
jusqu'au milieu du siècle dernier , ils n'avaient pu encore par-
venir à vaincre l'horreur qu'ils n'avaient pas cessé d inspirer
aux autres Bretons.
Voilà donc une contrée dans laquelle n'ont jamais paru ni
Goths ni Sarrasins , qui nous présente , sous une dénomina-
tion à peu près identique , les Cagots du Béarn !
Que l'origine des Cagots du Béarn et des Cacous de la Bre-
tagne soit commune, ou, du moins, que les motifs de leur
proscription soient les mêmes dans les deux pays , c'est ce qui
ne saurait être douteux. Il existe dans la condition de ces
hommes , et jusque dans leur dénomination, une ressemblance
trop frappante pour que l'on puisse attribuer à un jeu du ha-
sard une réunion de circonstances diverses si extraordinaires ;
mais peut-on admettre que ce résultat ait été produit par
suite de quelques relations entre ces deux provinces? Et si
REVUE DE PARIS.
"5)
les Cacous de la Bretagne étaient, dans l'origine, des émi-
grés du Béarn , comment se fait-il qu'en changeant de contrée ,
ils ne soient pas parvenus à échapper aux malédictions qui
partout se sont attachées à leurs pas ? Il faut désormais renon-
cer à trouver l'explication de cette énigme historique, à moins
que quelque découverte heureuse ne vienne mettre en lu-
mière des titres anciens, ignorés jusqu'à ce jour. Pour le mo-
ment , le plus sage est encore de s'en tenir à la déclaration des
auteurs, qui , ne pouvant dire ce qu'étaient les Cagots , se sont
bornés à énoncer ce qu ils n'étaient pas ; et il faut conclure
avec eux que les Cagots et les Cacous n'étaient ni des moines,
ni des anachorètes, ni des lépreux, mais une certaine race
d'hommes dévoués à la haine des autres hommes. Et c'est en
France que cette race malheureuse a existé pendant des siè-
cles , objet constant d'une haine qui ne s'est jamais ralentie !
c'est en France qu'ils ont dû traîner , aux yeux même de nos
contemporains , le spectacle de leurs misères !
Alexandre Teulet.
M. ALEXANDRE DUMAS.
L'éditeur des ouvrages dramatiques de M. Alexandre Dumas
nous communique le manuscrit d'une préface dont l'auteur
fera précéder son premier volume. Cette préface ressemble
beaucoup à ces essais autobiographiques, à ces révélations
intimes sur ses études et so vie littéraire, que sir Walter Scott
a placés en tête de chacun de ses poèmes et de ses romans
dans la dernière édition de ses œuvres. M. de Chateaubriand
a aussi rattaché à ses principaux écrits des notices du même
genre. En ce temps de large publicité , où la curiosité du pu-
blic, volontiers un peu indiscrète, semble faire un appel à
Végotismc des écrivains, ces confidences, les unes apologéti-
ques, les autres moins modestes, ajoutent un attrait de plus à
l'œuvre la plus populaire Quant à nous,lapréface de M. Al. Du-
mas nous a vivement intéressés. Selon les règles de notre cri-
tique , nous ne pouvons le dissimuler , ce jeune talent ne sau-
rait être adopté dans son ensemble. Cependant , quoique
ayant à grandir encore au théâtre même , où il est déjà de tous
ses émules (s'il a beaucoup d'émulés) celui qui a le plus osé et le
plus heureusement osé, certes, sans trop d'amour-propre,
M.Alexandre Dumas peutbien réclamer sa part des progrès que
l'art dramatique a faits depuis dix ans. Il n'estdoncaucunde ses
lecteurs qui ne lui sache gré de nous raconter quels ont été ses
tâtonnemens dans la carrière, ses luttes difficiles, ses pre-
mières espérances, son ambition plus hardie après un premier
succès, son retoursur lui-même, et la direction deses études. Je
sais bien qu'on peut dire des poètes comme des femmes, que
les plus sincères ne se peignent jamais qu'en buste. Il y a tou-
REVUE DE PARIS. 5o
tefois dans le caractère de M. Alexandre Dumas une franchise
tour à tour un peu glorieuse et un peu étourdie qui a un
grand charme de naturel. Enfin, s'il faut le dire, M. Alexan-
dre Dumas est depuis quelquetemps dans une de ces situations
particulières où il est de la loyauté de la critique , sinon de le
défendre , du moins de lui ouvrir une large arène lorsqu'il se
dit attaqué. Nos vœux sont pour lui , sans doute, mais il ne
nous apas choisispour champions, etcen'est que pour représen-
ter l'impartialité des simples spectateurs littéraires que nous cite-
rons quelques extraits de cette curieuse autobiographie d'un
de nos auteurs les plus aimés du public comme de ses amis.
<ije venais d'avoir vingt ans lorsque ma mère entra un matin
dans ma chambre, s'approcha démon lit, m'embrassa en pleurant ,
et me dit : — Mon ami , je viens de vendre tout ce que nous avions
pour payer nos dettes.
— Eh bien ! ma mère ?
— Eh bien ! mon pauvre enfant , nos dettes payées , il nous
reste 255 francs.
— De rente ?...
Ma mère sourit tristement.
— En tout'.... repris-je.
— En tout.
— Eh bien! ma mère, je prendra ce soir les 53 francs , et je par-
tirai pour Paris.
— Qu'y feras-tu , mon pauvre ami?...
— J'y verrai les amis de mon père, le duc de Bellune , qui est
ministre delà guerre 5 Sébastiani, aussi puissant de son opposition
que les autres le sont de leur faveur. Mon père, plus ancien qu'eux
tous comme général , et qui a commandé en chef quatre armées ,
en a eu quelques-uns pour aides-de-camp, et les a vu passer presque
tous sous ses ordres 5 nous avons la une lettre de Bellune qui
constate que c'est à l'influence de mon père qu'il doit d'être rentré
en faveur près de Bonaparte ; une lettre de Sébastiani , qui le re-
mercie d'avoir obtenu que lui , Sébastiani , fît partie de l'année
d'Egypte; des lettres de Jourdan , de Kellcrman , de Bernadotte
même. Eh bien ! j'irai jusqu'en Suède , s'il le faut , trouver le roi ,
et faire un appel à ses souvenirs de soldat.
— Et moi, pendant ce temps-là , que deviendrai-je?
56 REVUE DE PARIS.
— Tu as raison ; mais sois tranquille , je n'aurai pas besoin de
faire d'autre voyage que celui de Paris. Ainsi ce soir je pars.
— Fais ce que tu voudras , me dit ma mère en m'embrassant
une seconde fois ; c'est peut-être une inspiration de Dieu. Et
elle sortit.
Je sautai à bas de mon lit , plus fier qu'attristé des nouvelles que
je venais d'apprendre. J'allais donc à mon tour être bon à quelque
chose , rendre à ma mère, non pas les soins qu'elle avait pris de
moi , c'était impossible, mais lui épargner ces tourmens journaliers
que la gêne traîne après elle , assurer par mon travail ses vieilles
années à elle, qui avait veillé avec tant de soin sur mes jours j
j'étais donc un homme, puisque l'existence d'une femme allait re-
poser sur moi. Mille projets, mille espoirs me traversaient l'esprit j
j'avais à la fois de la joie et de l'org'ieil dans le cœur, cette cer-
titude de succès, qui est une des vertus de la jeunesse, car elle
prouve que les autres pourraient compter sur vous comme vous
pourriez compter sur eux. D'ailleurs il était impossible que je n'ob-
tinsse pas tout ce que je demanderais , quand je dirais à ces hommes
dont dépendait mon avenir : ce que je vous demande, c'est pour
ma mère, pour la veuve de votre ancien camarade d'armes, pour ma
mère , ma bonne mère !
Oui , c'est une bonne mère que la mienne , si bonne , que , grâce
à son amour pour moi , j'étais incapable de tout , excepté de me
jeter dans le feu pour elle.
Car, grâce à cet amour excessif,! elle' n'avait jamais voulu me
quitter, et lorsqu'on saura que je suis né à Yillers-Cotterets , petite
ville de deux mille âmes à peu près, on devinera tout d'abord que
les ressources n'y étaient pas grandes pour l'éducation : il est vrai
que toutes celles qu'elle présentait sous ce rapport avaient été mises
à contribution 5 un bon et brave abbé , que tout le monde aimait et
respectait, plus à cause de sa dilection et de son indulgence pour
ses paroissiens, qu'à cause de son savoir, m'avait donné, pendant
cinq ou six ans , des leçons de latin , et m'avait fait faire quelques
bouts rimes français. Quant à l'arithmétique , trois maîtres d'école
avaient successivement renoncé à me faire entrer les quatre pre-
mières règles dans la tête : en échange , et sous tous les autres
rapports , je possédais tous les avantages d'une éducation agreste,
c'est-à-dire que je montais tous les chevaux , que je faisais douze
lieues pour aller danser à un bal, que je tirais assez habilement
REVUE DE PARIS. o7
l'épée et le pistolet, que je jouais à la paume comme Saint-Georges ,
et qu'à trente pas je manquais très -rarement un lièvre ou un
perdreau.
Ces avantages , qui m'avaient acquis une certaine célébrité à Yil-
lers-Cotterets, devaient me présenter bien peu de ressources à Paris :
en conséquence , après avoir gravement réfléchi et mètre mûre-
ment examiné , je tombai d'accord avec moi-même que je n'étais
bon qu'à faire un employé. Tous mes soins devaient donc tendre
à me procurer une place clans ce qu'on appelle génériquement les
bureaux.
Mes préparatifs faits , et la chose ne fut pas longue , je sortis
pour annoncer à toutes mes connaissances que je partais pour Paris.
Je rencontrai dans la rue l'entrepreneur de diligences { il m'ai-
mait beaucoup , parce qu'il m'avait donné les premiers elémens du
jeu de billard , et que j'avais admirablement profité de ses leçons.
11 me proposa de faire la partie d'adieu : nous entrâmes au café j je
lui gagnai ma place à la diligence j c'était autant d'économisé sur
mes 53 francs.
Dans ce café se trouvait un ancien ami de mon père; il avait ,
outre cette amitié , conservé pour notre famille quelque reconnais-
sance : blessé à la chasse , il s'était fait un jour transporter chez
nous , et les soins qu'il avait reçus de ma mère et de ma sœur étaient
restés dans sa mémoire.
C'était un homme fort influent dans le pays par sa fortune et sa
réputation de probité. Quelques années auparavant, il avait enlevé
d'assaut l'élection du général Foy, son camarade de collège. Il m'of-
frit une lettre pour l'honorable député 5 je l'acceptai, l'embrassai ,
et me remis en course.
J'allai dire adieu à mon digne abbé. Je m'attendais à un long
discours moral sur les dangers de Paris , sur les séductions du
monde, etc., etc.. Le brave homme approuva ma résolution , m'em-
brassa , les larmes aux yeux , car j'étais son élève chéri ; et lorsque
je lui demandai quelques conseils qu'il ne me donnait pas , il ouvrit
l'Évangile , et me montra du doigt ces seules paroles : -A c fais pas
aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît.
Le soir même , je partis , au grand désespoir de ma mère, qui ne
m'avait jamais perdu de vue, mais qui se consola en pensant que
mes 55 francs ne me mèneraient pas loin , et que par conséquent
elle ne tarderait pas à me revoir.
58 REVUE DE PARIS.
Du reste , j'entrais dans le monde avec des idées de morale et de
religion complètement faussées : j'étais moraliste et voltairien jus-
que dans le bout des ongles j je mettais le Compèke Mathieu et
Faublas au rang des livres élémentaires ; je préférais Pigault-
Lebrun à Walter Scott j enfin je faisais de petits vers , dans le style
de ceux du cardinal de Bernis et d'Evariste de Parny. Mes opi-
nions politiques seules étaient arrêtées depuis cette époque : elles
étaient en quelque sorte instinctives : mon père me les avait lé-
guées en mourant; depuis lors , elles se sont rationalisées , mais
n'ont subi aucun changement. Quant à mon goût pour la poésie
légère, il venait peut-être de ce que je suis né dans la chambre où
mourut Demoustier.
C'est portant avec moi cette valeur intrinsèque de qualités physi-
ques et de connaissances morales que je descendis dans un mo-
deste hôtel de la rue Saint-Germain-l'Àuxerrois , convaincu que
l'on calomniait la société, que le monde était un jardin à fleurs d'or,
dont toutes les portes allaient s'ouvrir devant moi , et que je n'a-
vais , comme Ali-Baba , qu'à prononcer le mot sésame pour fendre
les rochers.
En conséquence , j'écrivis , le même soir, au ministre de la guerre
pour lui demander une audience ; je lui détaillai mes droits à cette
faveur 5 je les appuyais du nom de mon père , qu'il ne pouvait avoir
oublié, j'en appelais à l'ancienne amitié qui les avait unis , passant
sous silence , et par délicatesse , les services rendus , mais dont une
lettre du maréchal , qu'à tout hasard j'avais apportée avec moi ,
faisait preuve incontestable.
Je m'endormis là-dessus et fis des songes des Mille et une
Nuits.
Le lendemain , j'achetai un Almanacli des vingt-cinq mille
adresses , et je me mis en course.
La première visite que je fis fut au maréchal Jourdan. Il se sou-
venait bien vaguement qu'il avait existé un général Alexandre
Dumas ; mais il ne se rappelait pas avoir jamais entendu dire
qu'il eût un fils. Malgré tout ce que je pus lui dire , je le quittai
au bout de dix minutes , paraissant très-peu convaincu de mon
existence.
Je me rendis chez le général Sébastiani. Il était dans son cabinet
de travail ; quatre ou cinq secrétaires écrivaient sous sa dictée ;
chacun d'eux avait sur son bureau , outre sa plume , son papier et
REVUE DE PARIS. 59
ses canifs , une tabatière d'or , qu'il présentait tout ouverte au
général , toutes les fois qu'il s'arrêtait devant lui. Le général y
introduisait délicatement l'index et le pouce d'une main que son
arrière-cousin Napoléon eût enviée pour la blancheur et la coquet-
terie , savourait voluptueusement la poudre d'Espagne , et , comme
le malade imaginaire , se remettait à arpenter la chambre , tantôt
-m long , tantôt en large. Ma visite fut courte ; quelque considéra-
tion que j'eusse pour le général, je me sentais peu de vocation à
devenir porte-tabatière.
Je rentrai à mon hôtel , un peu désappointé : les deux premiers
hommes que j'avais rencontrés avaient soufflé sur mes rêves d'or et
les avaient ternis. Je repris mon Almanach des vingt-cinq mille
adresses ; mais déjà ma confiance joyeuse avait disparu : j'éprou-
vais ce serrement de cœur qui va toujours croissant, au fur et à
mesure que la désillusion arrive; je feuilletais le livre au hasard,
regardant machinalement , lisant sans comprendre , lorsque je vis
un nom que j'avais si souvent entendu prononcer par ma mère et
avec tant d'éloges , que je tressaillis de joie : c'était celui du géné-
ral Yerdier , qui avait servi en Egypte , sous les ordres de mon père.
Je me jetai dans un cabriolet, et je me fis conduire rue du Fau-
bourg-Montmartre, n° 4 : c'était là qu'il demeurait.
— ■ Le général Yerdier ? demandai-je au concierge.
— Au quatrième , la petite porte à gauche. — Je le fis répéter ;
j'avais bien entendu.
Pardieu, me disais-je tout en montant l'escalier, voilà au moins
qui ne ressemble ni aux laquais à livrée du maréchal Jourdan , ni
au suisse de l'hôtel Sébastiani. — Le général Verdier , au qua-
trième , la porte à gauche. — Cet homme-là doit se souvenir de
mon père.
J'arrivai à ma destination. Le modeste cordonnet vert pendait
près de la porte désignée : je sonnai avec un battement de cœur dont
je n'étais pas le maître. J'attendais cette troisième épreuve pour
savoir à quoi m'en tenir sur les hommes.
J'entendis des pas qui s'approchaient ; la porte s'ouvrit.Un homme
d'une soixantaine d'années parut : il était coiifé d'une casquette
bordée d'astracan, vêtu d'une veste à brandebourgs, et d'un pan-
talon à pieds j il tenait d'une main une palette chargée de couleurs,
et de l'autre un pinceau. Je crus m'être trompé, et je regardai les
autres portes.
GO REVUE DE PARIS.
— Que désirez-vous , monsieur ? me dit-il.
— Présenter mes hommages au général Verdier. Mais probable-
ment que je me trompe ?
— Non , non , tous ne tous trompez pas ; c'est ici. —
J'entrai dans un atelier.
— Yous permettez , monsieur ? me dit l'homme à la casquette en
se remettant à un tableau de bataille, dans la confection duquel je
l'avais interrompu.
— Sans doute ; et si tous Toulez seulement m'indiquer où je trou-
Terai le général... —
Le peintre se retourna.
— Eh bien! mais pardieu ! c'est moi, me dit-il.
— Yous?... — Je fixai mes yeux sur lui aTec un air si marqué
de surprise , qu'il se mit à rire.
— Cela tous étonne de me Toir manier le pinceau, n'est-ce pas ?
me dit-il , après avoir entendu dire, peut-être, que je maniais assez
bien le sabre? Que Toulez-Tous , j'ai la main impatiente , et il faut
que je l'occupe à quelque chose. Maintenant, que me Toulez-Tous,
Toyons?
— Général, lui dis-je , je suis le fils de votre ancien compagnon
d'armes en Egypte , d'Alexandre Dumas.
Il se retourna vivement de mon côté, me regarda fixement , puis ,
au bout d'un instant de silence :
— C'est... Trai, me dit-il, tous êtes tout son portrait. —
Deux larmes lui vinrent en même temps aux yeux, et jetant son
pinceau , il me tendit une main que j'avais plus envie de baiser que
de serrer.
— Eh ! qui vous amène à Paris , mon pauvre garçon , continua-
t-ilj car , si j'ai bonne mémoire, vous demeuriez avec votre mère
dans je ne sais quel village ?. ..
— C'est vrai, général} mais ma mère vieillit , et nous sommes
pauvres.
— Deux chansons dont je sais l'air , murmura-t-il.
— Alors je suis venu à Paris dans l'espoir d'obtenir une petite
place pour la nourrir à mon tour comme elle m'a nourri jusqu'à
présent.
— C'est bien fait ! mais une place n'est point chose facile à ob-
tenir par le temps qui court; il y a un tas de nobles à placer, et
tout leur est bon.
REVUE DE PARIS. 61
— Mais, général , j'ai compté sur votre protection.
— Heini!... — Je répétai.
— Ma protection? — il sourit amèrement. — Mon pauvre enfant ,
si tu veux prendre des leçons de peinture, ma protection ira jusqu'à
t'en donner, et encore tu ne seras pas un grand artiste si tu ne sur-
passes pas ton maître. Ma protection ? Eh bien ! je te suis tr^s-
reconnaissant de ce mot-là ; car il n'y a peut-être que toi au monde
qui puisse aujourd'hui s'aviser de me la demander.
— Comment cela?
— Est-ce que ces gredins-là ne m'ont pas mis à la retraite, sous
prétexte de je ne sais quelle conspiration ?.. de sorte que, vois-tu,
je fais des tableaux. Si tu veux en faire, voilà une palette, des pin-
ceaux, et une toile de 56.
— Merci, général, mais je ne sais pas faire un œil; d'ailleurs
l'apprentissage serait trop long , et puis ma mère ni moi ne pouvons
attendre.
— Que veux-tu, mon ami , voilà tout ce que je puis t'offrir... Àh !
et puis la moitié de ma bourse; je n'y pensais pas, car cela n'en
vaut guère la peine. — Il ouvrit le tiroir d'un petit bureau dans
lequel il y avait , je me le rappelle , deux pièces d'or, et une qua-
rantaine de francs en argent.
— Je vous remercie , général , je suis à peu près aussi riche que
•vous. — C'était moi qui avais à mon tour les larmes aux yeux. — Je
vous remercie ; mais vous me donnerez des conseils sur les démar-
ches que j'ai à faire ?
— Oh! cela, tant que tu voudras. Voyons, où en es-tu? — Il
reprit son pinceau, et se remit à peindre.
— J'ai écrit au maréchal duc de Bellune.
Le général , tout en glaçant une figure de Cosaque , fit une gri-
mace qui pouvait se traduire par ces mots : m Si tu ne comptes que
là-dessus , mon pauvre garçon... »
— J'ai encore , ajoutai-je répondant à sa pensée , une recomman-
dation pour le général Foy , député de mon département.
— Ah ! ceci c'est autre chose. Eh bien ! mon enfant , je te con-
seille de ne pas attendre la réponse du ministre : c'est demain
dimanche , porte ta lettre au général et sois tranquille, il te rece-
vra bien. Maintenant veux-tu diner avec moi? nous causerons de
ton père.
— Volontiers, général.
9 6
62 REVUE DE PARIS.
— Eh bien! laisse-moi travailler, et reviens à six heures.
Je pris aussitôt congé du général Verdier , et je descendis les
quatre étages avec un cœur plus léger que je ne les avais montés ; les
choses et les hommes commençaient à m'apparaître sous leur véri-
table point de vue } et ce monde, qui m'avait été méconnu jusqu'a-
lors , se déroulait à mes yeux tel que Dieu et le diable l'ont fait?
biodé de bon et de mauvais , tacbé de pire.
Le lendemain je me présentai chez l'honorable général. Je fus in-
troduit dans son cabinet. Il travaillait à son Histoire de la
Péninsule. Au moment où j'entrai , il écrivait debout sur une de
ces tables qui se lèvent ou s'abaissent à volonté 5 autour de lui
étaient épars, dans une confusion apparente, des discours, des
cartes géographiques et des livres entr'ouverts.
Il se retourna , en entendant ouvrir la porte de son sanctuaire ,
avec la vivacité qui lui était habituelle , et arrêta ses yeux perçans
sur moi. J'étais tout tremblant.
— Monsieur Alexandre Dumas?... me dit-il.
— Oui, général.
— Etes-vous le fils de celui qui commandait en cbef l'armée des
Alpes ?
— Oui , général.
— C'était un brave. Puis-je vous être bon à quelque cbose ? j'en
serais heureux.
— Je vous remercie da votre intérêt. J'ai à vous remettre une
lettre de M. Danré (').
— Oh ! ce bon ami!... Que fait-il ?
— Il est heureux et fier d'avoir été pour quelque chose dans
votre élection.
— Pour quelque chose! — en décachetant la lettre, — dites pour
tout. Savez-vous, continua-t-il tenant la lettre ouverte sans la lire^
savez-vous qu'il a répondu de moi aux électeurs, corps pour corps,
honneur pour honneur? J'espère que ma nomination ne lui aura
pas valu trop de reproches. Voyons ce qu'il me dit. — Il se mit à
lire. - - Ah ! il vous recommande à moi avec instance j il vous aime
donc bien ?
(') (Test effectivement à M. Danré que je dois d'être ce que je
suis, en supposant que je sois quelque chose. On m'excusera donc de
le nommer j la reconnaissance est indiscrète.
REVUE DE PARIS.
63
— Comme son fils.
— Eh Lien, voyons alors.— Il vint à moi. — Que ferons-nous de
vous ?
— Tout ce que vous voudrez , général.
— Il faut d'abord que je sache à quoi vous êtes bon.
— Oh ! pas à grand' chose.
— Yoyons : que savez-vous, un peu de mathématiques?
— Non, général.
— Tous avez au moins quelques notions d'algèbre , de géomé-
trie , de physique ? — Il s'arrêtait entre chaque mot , et à chaque mot
je sentais la rougeur me monter au visage et la sueur me couler sur
le front 5 c'était la première fois qu'on m'amenait ainsi mon igno-
rance face à face...
— Non, général , répondis-je en balbutiant. — Il s'aperçut de
mon embarras.
— Vous avez fait votre droit ?
— Non , général.
— Tous savez le latin et le grec?
— Un peu.
— Parlez-vous quelques langues vivantes.
— L'italien assez bien, l'allemand assez mal.
— Je verrai à vous placer chez Laffitte alors.Yous vous entendez
en comptabilité?
— Pas le moins du monde. — J'étais au supplice; lui-même
souffrait visiblement pour moi. — Oh ! général , lui dis-je avec
un accent qui parut l'impressionner , mon éducation est com-
plètement faussée, et , chose honteuse! je m'en aperçois d'aujour-
d'hui seulement ; mais je la referai , je vous en donne ma parole
d'honneur.
— Mais , en attendant , mon ami , avez-vous de quoi vivre?
— Oh ! je n'ai rien , répondis-je écrasé par le sentiment de mon
impuissance.
Le général réfléchit un instant.
— Donnez-moi votre adresse , me dit-il, je réfléchirai à ce qu'on
peut faire de vous.
Il me présenta de l'encre et du papier ; je pris la plume avec la-
quelle cet homme venait d'écrire. Je la regardai , toute mouillée
qu'elle était encore, et je la posai sur le bureau.
— Eh bien !...
6i REVUE DE PARIS.
— Je n'écrirai pas avec votre plume, général j ce serait une pro-
fanation.
— Que vous êtes enfant ! Tenez , en voilà une neuve.
— Merci. — J'écrivis , le général me regardait faire. A peine
eus-je écrit quelques mots qu'il frappa dans ses deux mains.
— Nous sommes sauvés ! s'écria-t-il.
— Pourquoi cela ?
— Yous avez une belle écriture.
Je laissai tomber ma tête entre mes deux mains , je n'avais
plus la force de la porter. Une belle écriture , voilà tout ce que
j'avais ! Ce brevet d'incapacité , ob ! il était bien à moi. Une belle
écriture !
Je pouvais donc arriver un jour à être expéditionnaire , c'était un
avenir. J'avais une belle écriture... je me serais volontiers fait
couper le bras droit.
Le général Foy continua sans s'apercevoir de ce qui se passait
en moi.
— Ecoutez, je dîne aujourd'hui cbez le duc d'Orléans , je lui
parlerai de vous : mettez-vous là ! il m'indiqua un petit bureau ;
faites une pétition, et écrivez-la du mieux que vous pourrez.
J'obéis avec une humilité ponctuelle, qui eût été pour moi une
grande recommandation près de mon futur chef de bureau , s'il avait
pu me voir.
Lorsque j'eus fini, le général Foy écrivit quelques lignes en marge.
Son écriture jurait près de la mienne, et m'humiliait cruellement ;
puis il plia la pétition, la mit dans sa poche, et me tendant la
main en signe d'adieu , m'invita à venir déjeuner le lendemain
avec lui.
Je rentrai à mon hôtel , et j'y trouvai une lettre timbrée du mi-
nistre de la guerre. Jusqu'à présent la somme du mal et du bien
s'était répartie sur moi d'une manière impartiale ; la lettre que
j'allais décacheter allait définitivement faire pencher la balance
d'un côté ou de l'autre.
Le ministre me répondait que n'ayant pas le temps de me rece-
voir , il m'invitait à lui exposer par écrit ce que j'avais à lui dire i
*e plateau du mal l'emportait.
Je lui répondis que l'audience que je lui avais demandée n'avait
pour but que de lui remettre l'original d'une lettre de remerciement
qu'il avait autrefois écrite à mon père , son général en chef 5 mais
REVUE DE PARIS. 65
que ne pouvant avoir l'honneur de le voir , je me contentais de lui
en envoyer la copie.
Je m'acheminai le lendemain vers l'hôtel du général Foy, qui était
redevenu mon seul espoir. 11 m'aborda avec une figure riante qui me
parut de bon augure.
— Eh bien ! me dit-il , votre affaire est faite.
— Comment?
— Oui , vous entrez au secrétarait du duc d'Orléaus , comme sur-
numéraire, aux appointemens de 1,200 francs. Ce n'est pas gTand''-
chose; mais c'est à vous de bien travailler.
— C'est une fortune. Et quand serai-je installé?
— Aujourd'hui même , si vous le voulez.
— Et comment se nomme mon chef?
— M. Oudard. Vous vous présenterez chez lui de ma part.
— Permettez-vous que j'annonce cette bonne nouvelle à ma
mère ?
— Oui , mettez-vous là , vous trouverez ce qu'il vous faut.
Je lui écrivais de vendre tout ce qui nous restait, et de venir
me rejoindre; 1,200 francs par an me paraissaient une somme iné-
puisable. Lorsque j'eus fini , je me retournai vers le général; il me
regardait avec une expression de bonté inexprimable. Cela me rap-
pela que je ne l'avais pas même remercié. Je lui sautai au cou et
je l'embrassai. Il se mit à rire.
— Il y a un fond excellent chez vous , me dit-il; mais rappelez-
vous ce que vous m'avez promis; étudiez!
— Oui , général , je vais vivre de mon écriture ; mais je vous pro-
mets de vivre un jour de ma plume.
— En attendant , déjeunons , il faut que j'aille à la chambre.
Un domestique apporta une petite table toute servie dans le ca-
binet; nous déjeunâmes tête à tête. Aussitôt le déjeuner fini je
quittai le général. Je ne fis que deux bonds de la rue du Mont-
Blanc au Palais-Royal ; décidément la balance du bien reprenait le
dessus.
M. Oudard me reçut avec une affabilité si grande , que je vis bien
que ce n'était pas à mon mérite personnel que je le devais ; il m'in-
stalla dans un bureau ou travaillaient déjà deux autres jeunes gens,
qui devinrent dès lors mes camarades, et qui aujourd'hui sont mes
amis.
Je songeai aussitôt à tenir ma promesse et à étudier sérieuse-
9 6.
66 REVUE DE PARIS.
ment. Je savais assez de latin pour suivre seul les études de cette
langue. J'achetai , avec ce qui me restait de mes 53 fr., un Juvé-
nal, un Tacite et un Suétone. J'avais toujours eu beaucoup dégoût
pour la géographie , je me fis une récréation de son étude. Je con-
naissais un jeune médecin, je le priai de me conduire à la Charité
pour y suivre un cours de physiologie : lui-même était bon physi-
cien et bon chimiste, il se fit aider par moi dans ses opérations,
et j'appris bientôt de ces deux sciences ce qu'il est nécessaire à un
homme du monde d'en savoir. Ma constitution de fer me permet-
tait de suppléer par le temps que je prenais sur la nuit, au temps
qui me manquait le jour : bref, un changement complet s'opéra
dans mon existence matérielle et morale ; et, lorsqu'au bout de
deux mois ma mère arriva, elle me reconnut à peine, tant j'étais
devenu sérieux.
Alors commença cette lutte obstinée de ma volonté, lutte d'au-
tant plus bizarre qu'elle n'avait aucun but fixe , d'autant plus per-
sévérante que j'avais tout à apprendre. Occupé huit heures par jour
à mon bureau, forcé d'y revenir, chaque soir, de 7 heures à 10
heures , mes nuits seules étaient à moi. Ce fut pendant ces veilles
fiévreuses queje pris l'habitude, conservée toujours, de ce travail
nocturne qui rend la confection de mon œuvre incompréhensible à
mes amis même, car ils ne peuvent deviner ni à quelle heure ni
dans quel temps je l'accomplis.
Cette vie intérieure, qui échappait à tous les regards, dura trois
ans, sans amener aucun résultat visible, sans que je produisisse
rien, sans que j'éprouvasse même le besoin de produire. Je suivais
bien avec une certaine curiosité les œuvres théâtrales du temps
dans leurs chutes ou dans leurs succès j mais comme je ne sympa-
thisais ni avec la construction dramatique, ni avec l'exécution dia-
loguée de ces sortes d'ouvrages, je me sentais seulement incapable
de produire rien de pareil, sans deviner qu'il existât autre chose
que cela, m'étonnanl seulement de l'admiration que l'on partageait
entre l'auteur et Talma, admiration qu'il me semblait que Talma
avait le droit de revendiquer pour lui tout seul.
"Vers ce temps, les acteurs anglais arrivèrent à Paris. Je n'avais
jamais lu une seule pièce du théâtre étranger. Ils annoncèrent Ham-
i.bt; je ne connaissais que celui de Ducis : j'allai voir celui de
Sbakspeare.
Supposez un aveugle-né auquel on rend la vue, qui découvre un
REVUE DE PARIS. 67
monde tout entier, dont il n'avait aucune idée; supposez Adam
s'éveillant après sa création , et trouvant sous ses pieds la terre
émaillée, sur sa tête le ciel flamboyant, autour de lui des arbres à
fruits d'or, dans le lointain, un fleuve, un beau et large fleuve
d'argent, à ses côtés, la femme, belle, chaste et nue , et vous au-
rez une idée de l'Éden enchanté dont cette représentation m'ouvrit
la porte.
Oh! c'était donc cela que je cherchais , qui me manquait, qui
me devait venir ! c'étaient ces hommes de théâtre, oubliant qu'ils
sont sur un théâtre; c'était cette vie factice , rentrant dans la vie
positive, à force d'art; c'était cette réalité de la parole et des ges-
tes, faisant des acteurs des créatures de Dieu, avec leurs vices,
leurs vertus , leurs passions , leurs faiblesses , et non pas des héros
guindés, impassibles , déclamateurs et sentencieux. — 0 Shaks-
peare ! merci. — 0 ICemble et Smithson! merci, merci à mon Dieu!
merci à mes anges de poésie!
Je vis aussi Othello, Roméo, Shylock , Tirgikius , Guillaume
Tell; je vis Macready , Rean, Young ; je lus, je dévorai le théâtre
étranger, et je reconnus que , dans le monde théâtral, tout émanait
de Shakspeare, comme, dans le monde réel, tout émane du soleil;
que nul ne pouvait lui être comparé; car il était aussi dramatique
que Corneille, aussi comique que Molière, aussi original que Cal-
deron , aussi penseur que Goethe , aussi passionné que Schiller. Je
reconnus que ses ouvrages, à lui seul , renfermaient autant de ty-
pes que les ouvrages de tous les autres réunis. Je reconnus enfin
que c'était l'homme qui avait le plus créé , après Dieu,
Dès lors ma vocation fut décidée; je sentis que cette spécialité ,
à laquelle chaque homme est appelé, m'était offerte; j'eus en moi
une confiance qui m'avait manqué jusqu'alors , et je me lançai har-
diment vers l'avenir, contre lequel j'avais toujours craint de me
briser.
Cependant je ne m'abusais pas sur les difficultés de la carrière
que j'embrassais; je savais que, plus que toute autre, elle exigeait
des études profondes et spéciales, et que, pour expérimenter avec
succès sur la nature vivante, il faut longuement étudier la nature
morte. Je pris donc , les uns après les autres, ces hommes de génie
qui ont nom Shakspeare , Corneille , Molière , Calderon , Goethe et
Schiller; j'étendis leurs œuvres comme des cadavres sur la pierre
d'un amphithéâtre, et , le scalpel à la main , pendant des nuits en-
6(3 REVUE DE PARIS.
tières, j'allai jusqu'au cœur chercher les sources de la vie et le se-
cret delà circulation du sang. Je devinai par quel mécanisme ad-
mirable ils mettaient enjeu les nerfs et les muscles, et je reconnus
avec quel artifice ils modelaient ces chairs différentes, destinées à
recouvrir des ossemens qui sont tous les mêmes.
Car ce sont les hommes, et non pas l'homme, qui inventent;
chacun arrive à son tour et à son heure , s'empare des choses con-
nues de ses pères , les met en œuvre par des combinaisons nouvel-
les , puis meurt après avoir ajouté quelque parcelle à la somme des
connaissances humaines qu'il lègue à ses fils. — Une étoile à la voie
lactée.
Quant à la création complète d'une chose , je la crois impossible .
Dieu lui-même , lorsqu'il créa l'homme, ne put point ou n'osa point
l'inventer, il le fit à son image.
C'est ce qui faisait dire à Shakspeare, lorsqu'un critique stupide
l'accusait d'avoir pris parfois une scène tout entière dans quelque
auteur contemporain :
« C'est une fille que j'ai tirée de la mauvaise société pour la faire
entrer dans la bonne, n
C'est ce qui faisait répondre à Molière , plus naïvement encore,
lorsqu'on lui faisait le même reproche :
« Je prends mon bien où je le trouve ! >»
Et Shakspeare et Molière avaient raison , car l'homme de génie
ne vole pas, il conquiert; il fait de la province qu'il prend une
annexe de son empire; il lui impose ses lois, il la peuple de ses su-
jets, il étend son sceptre d'or sur elle, et nul n'ose lui dire en voyant
son beau royaume : — Cette parcelle de terre ne fait point partie
de ton patrimoine. — Sons Napoléon, la Belgique était France. —
La Belgique est au'ourd'hui un état séparé. — Léopold en est-il
plus grand, ou Napoléon plus petit?
Je me trouve entraîné à dire ces choses, parce que , génie à parf,
on me fait aujourd'hui la même guerre que l'on faisait à Shakspeaie
et à Molière; parce qu'on en vient à me reprocher jusqu'à mes lon-
gues et persévérantes études , parce que , loin de me savoir gré d'a-
voir fait connaître à notre public des beautés scéniques inconnues,
on me les marque du doigt comme des vols , on me les signale
comme des plagiats. »
Nous n'ajouterons qu'un mot à ce récit fait avec verve et
REVUE DE PARIS. 69
franchise : il serait injuste de juger M. Alexandre Dumas par
d'autres ouvrages que ceux où , affranchi de toute collabora-
tion, il est lui et rien que lui, avec ses défauts, mais avec
toutes ses qualités. L'auteur d'HEKRiIII, de Christine, de
Charles VII, d'AwTOHT, etc., a déjà beaucoup fait pour
sa réputation , et nous le louerions davantage si nous n'étions
de ceux qui attendent de lui mieux encore. Sa meilleure ré-
ponse à ses critiques et à ses rivaux ne tardera pas à pa-
raître.
Revue de paris.
L'ANGE DE SAINT-JEAN.
La muerte es vitoria
Do vive aficion,
Que espéra haber gloria
Quensufre paçion
Mas valeprision
De taies dolores
Que estan sin amores.
(Juan de la. Encina .)
C'était le jour de la Fête-Dieu : cent jeunes filles vêtues de
blanc, la tête couverte d'un voile , portant à la main un beau
cierge de cire blanche à poignée de velours rouge frangée d'or,
l'air recueilli et pourtant heureux, rentraient dans la petite
église de Saint-Jean en chantant des hymnes à Dieu. Plusieurs
de ces jeunes filles étaient décorées d'une écharpe bleu céleste
qui se croisait sur leur poitrine. Une d'elles portait une riche
bannière où l'on voyait une belle image de la Vierge , et toutes
ensemble chantaient des cantiques en l'honneur de la mère de
Dieu; car ces jeunes filles aux écharpes bleues étaient de la
confrairie du Rosaire. Elles avançaient sur deux lignes , e.
suivaient une d'elles qui portait la sainte bannière, bien fière et
bien glorieuse de sa charge; elles avançaient vers la chapelle de
la Vierge, chantant et priant comme une troupe d'anges, tandis
que les prêtres officiaient à l'autel , que l'encens tournoyait en
REVUE DE PARIS. 71
spirale9 bleuâtres autour des chandeliers d'or du tabernacle ,
et que les jeunes enfans de chœur jonchaient le sol de fleurs
fraîchement effeuillées. Une grande foule regardait la sainte
cérémonie , et dans cette foule il n'était personne qui ne fût
touché à l'ame en voyant ces jeunes fronts penchés vers la
terre, et pourtant si purs! si dignes de s'élever et de regar-
der au ciel!
Parmi ces jeunes filles une sur toutes les autres forçait l'at-
tention curieuse à s'arrêter à elle : c'était celle qui portait la
bannière. Sa mise était pourtant bien simple; son voile et sa
robe d'une mousseline et d'une percale bien ordinaires, et ses
cheveux d'un noir de velours étaient seulement partagés en
bandeau sur son front , d'un blanc mat comme l'ivoire. Mais
sa robe était bien faite , les plis de son voile tombaient "ra-
cieusement sur des formes à peine développées, mais sveltes
et élégantes; et lorsque, dans un moment de ferveur, elle
rejetait son voile en arrière par un léger mouvement pour re-
garder au ciel, alors du milieu des plis de ce voile blanc se
dégageait un profil admirablement beau. C'était le galbe le
plus régulier qu'un statuaire pût prendre pour modèle. Toutes
les lignes en étaient parfaites, et l'expression tout à la fois inspi-
rée et naturelle de ses grands yeux noirs, dont les épaisses pau-
pières traçaient uneligne d'ombre sur des joues habituellement
pâles , achevait l'enchantement.
Cette jeune fille se nommait Marguerite Bernard. Sa mère
était une pauvre ouvrière dont chaque journée de travail avait
été jusqu'alors presque insuffisante pour subvenir à leurs be-
soins et pourtant parmi toutes ces mères qui entouraient
l'autel elle était peut-être la plus heureuse... En ce moment
du moins elle en était bien certainement la plus fière,en
voyant sa Marguerite si belle... si admirée et si pure... Un
châle de l'Inde ne l'enveloppait pas... une voiture blasonnée
ne l'attendait pas à la porte; et quand vint le moment de la
quête le denier de la veuve fut la seule offrande de la pauvre
ouvrière; mais elle demeura haut placée à côté de l'orgueil
prodigue, car elle ne fut pas humiliée en voyant îouler son
obole parmi les pièces d'or... Elle savait que Dieu aime et
élève les humbles quand ils sont bons par le cœur.
L'office du soir était terminé. Le Safre , regina résonnait
712 REVUE DE PARIS.
encore sous les voûtes basses et les petites arcades de l'église
de Saint-Jean... et le saint-sacrement exposé sur l'autel brillait
de mille feux que le soleil couchant multipliait encore à l'in-
fini... La statue de la Vierge paraissait ainsi dans une gloire
toute divine Marguerite, prosternée devant elle, priait
avec une dévotion particulière et dans une sorte d'extase. Ces
chants , ces fleurs, leur parfum, cet encens... toute cette
fête où elle-même apportait un cœur pur de toute souillure lui
semblait une de ces joies du ciel promises à ses élus par le
Seigneur, et dont ils doivent jouir sans mesure ! Alors les yeux
delà jeune chrétienne se troublèrent, et son arne se perdit dans
une sainte vision.
— Mon Dieu, murmurait la pieuse enfant en serrant forte-
ment ses mains l'une contre l'autre , mon Dieu , appelez-moi
donc à vous avec ma mère en ce moment !...
— Marguerite Bernard, dit une voix.
Elle tressaillit... elle crut être exaucée. Elle releva sa tête
frémissante. C'était le curé qui avait parlé. Il était sur la der-
rière marche de l'autel , et tenait une bourse dans sa main.
— Marguerite Bernard, dit-il d'une voix forte , une de vos
sœurs du Rosaire vient de me remettre une somme de 300 francs
pour la donner à la jeune fille de ma paroisse que j'en jugerai
le plus digne.
Il s'arrêta et regarda autour de lui avec complaisance , puis
il poursuivit :
— Beaucoup le méritent comme vous, Maguerite 5 mais
parmi elles vous êtes la plus pauvre, et conséquemment la
première en droit pour être choisie... Prenez donc cette bourse,
mon enfant , et que cette récompense de votre bonne con-
duite vous engage à y persévérer , non pour l'amour de l'or,
mais pour celui de la vertu...
Et le curé remit la bourse à Marguerite.
D'abord elle crut rêver; mais lorsqu'au travers des mailles
vertes du filet elle vit briller les pièces d'or, elle pensa avec
une sainte joie que Notre Dame l'avait prise en pitié et lui
faisait un don Elle s'agenouilla pour recevoir la bourse de
la main du curé, puis, tout émue, rouge, palpitante d'un
céleste amour, elle fut tout aussitôt porter la riche aumône à
sa mère.
RLTTJE DE PARIS. 7è
Oh! ce fut alors que la pauvre femme oublia tout-à-fait sa
misère à la vue de cet or... de cet or doublement précieux que
lui valait la vertu de son enfant. Alors la pauvre mère crut
aussi que le Dieu de miséricorde la recevait en sa grâce.
Avant de sortir de l'église Marguerite fut présentée à sa
bienfaitrice. C'était la fille du marécbal d'Allevilie. Elle avait
fait sa première communion à Saint-Jean avec Marguerite,
et depuis elle avait continué à venir à cette petite église, parce
que les souvenirs de première communion ont un charme qui
ne s'efface jamais du cœur, et que lareligioD deMlle d'Allevilie
était toujours aussi fervente. Elle n'étaitpas jolie, mais elle était
pieuse et bonne ; en voyant Marguerite, elle l'admira; en con-
naissant son malheur elle la plaignit, et de ce moment Mar-
guerite et sa mère eurent une protectrice.
Marguerite était plus qu'une autre femme capable de com-
prendre tout ce que le cœur peut faire faire de grand et de
généreux. Sous une enveloppe frêle et délicate , cette jeune
fille avait une ame forte, mais forte seulement pour aimer. Jusque
là Dieu et sa mère avaient été les seules affections de sa vie. Soi-
gner sa mèremalade, travailler et prier, voilà, jusqu'au moment
où Mlle d'Allevilie l'avait prise en pitié, quel avait été l'emploi de
ses heures de jeune fille. Aussi dans la paroisse était-elle citée
pour exemple dans toutes les familles. Ses vertus l'y faisaient
estimer , son excellente beauté la faisait admirer. C'est ainsi
que d'un accord commun elle reçut le surnom de l'Ange de
Sàist-Jeàn.
Mais lorsque Mlle d'Allevilie porta l'aisance dans cette pau-
vre chambre où si long-temps la mère avait pleuré sur la fille
et la fille sur la mère , alors un nouveau sentiment se déve-
loppa dans l'ame de Marguerite elle aima la bienfaitrice
de sa mère comme un ange du ciel. Quand elle parlait d'elle ,
son front pâle se colorait , son œil devenait humide , et sou-
vent à l'église, lorsque toutes deux étaient agenouillées dans
cette même chapelle de la Vierge où pour la première fois le
bonheur s'était présenté à la pauvre fille, Maguerite se sur-
prenait disant des paroles pieuses sur la tête de celle qui était
maintenant pour elle plus qu'une créature humaine.
C'est ainsi que s'écoulèrent deux années. Marguerite avait
dix-huit ans. Dansle courant du troisième hiver, Mme Bernard
9 • 7
7-* REVUE DE PARIS.
f:il prise par une paralysie qui la priva de ses deux jambes. La
fille fut alors pour la mère infirme la plus soigneuse des gardes.
Ml.le d'Alleville entoura la malade de soins et de secours; mais
ce qu'elle ne pouvait donner , ce que l'or est impuissant à pro-
curer aux heureux de la terre , Marguerite le trouvait dans son
cœur pour le prodiguer à sa mère. C'était une constante occu-
pation d'elle , toujours une nouvelle pitié pour une nouvelle
douleur, toujours un sourire pour une de ces impatiences
de malade qui sont si pénibles pour celle qui les éprouve...
et pourtant Marguerite souffrait aussi. Ses nuits étaient sans
sommeil , ses jours sans repos. . . Souvent elle se cachait pour
pleurer , car elle voyait bien que la vie de sa mère était mena-
cée. Dès qu'elle avait un moment de liberté , elle courait à
Saint-Jean , entrait dans la chapelle de la Vierge, se mettait
à genoux devant l'image , et puis priait avec sanglots, en lui
demandant de lui conserver sa mère. Pauvre enfant! elle sen-
tait qu'en effet son bonheur déjeune fille était attaché à sa vie.
Le père de Marguerite n'était pas riche; il était autrefois
sergent dans la garde impériale , et un des vieux grognards
qui, après avoir traversé les guerres de l'Italie , de l'Egypte et
de l'empire, refusèrent en 1815 de prendre du service dans un
autre corps que leur immortelle phalange. Pour lui la France
n'existait plus... il demanda sa retraite.
— Et comment vivrons-nous ? dit sa femme en lui montrant
le berceau où dormait Marguerite.
Le vétéran ne répondit rien Il regarda son enfant , puis
sa femme... puis encore son enfant.
— Je travaillerai, dit-il enfin d'une voix sourde et brisée. Et
sa femme le vit sortir presque avec peur, tant il était blême et
tremblant.
Il ne rentra que le soir : il était toujours aussi pâle, mais il était
plus calme. Il avait trouvé de l'ouvrage dans un atelier de me-
nuiserie; et le maître de l'atelier, ancien capitaine de la grande
armée , lui avait fait la promesse de l'employer tout l'hiver.
Ce fut vers ce temps que Bernard apprit la mort de son frère.
Ce frère était matelot et brave comme lui. Il laissait une petite
fille, âgée de six ans , orpheline , car elle avait aussi perdu sa
mère , et sans aucune ressource. Quelques parens éloignés se
chargèrent de la conduire à Paris ; et un soir d'hiver un enfant
REVUE DE PARIS. #0
fut déposé à la porte du logis de Bernard avec une lettre et
un paquet renfermant seulement quelques bardes.
— Sois bénie , mon enfant , dit le vieux soldat en étendant
la main sur la tête de la fille de son frère , sois la bienvenue
sous le toit de ton pauvre parent ! lu es du sang de mon père,
sois bénie !
Il remit la petite Louise aux bras de sa femme , et c'est ainsi
que, loin de murmurer contre la Providence , il semblait la
remercier de cet accroissement de famille. Cependant ses for-
ces étaient bien affaiblies , il avait été souvent blessé par l'en-
nemi , et chacun de ses pauvres membres était endolori. Il
résistait à la souffrance , car il fallait nourrir sa femme , ses
en fan s ; et Bernard , dans sa rustique loyauté de cœur , ne
comprenait pas qu'une autre main que celle d'un père et d'un
mari pût leur donner du pain. C'est dans des positions sem-
blables qu'il faut étudier le peuple ouvrier ; il est sublime à
observer.
Le pain qu'on gagne à la sueur de son front est plus précieux
qu'un autre , et la distribution qu'on en fait , sans être pesée
par une main avare , se ressent quelquefois de la peine qu'on
éprouve à le gagner. Cependant Bernard ne fit pas même la
réflexion pour lui que ses forces , comme je viens de le dire ,
commençaient à faiblir et à devenir insuffisantes pour subvenir
aux besoins de sa propre famille. Louise était la fille de son
frère : c'était sa fille aussi ; car ce qui dans la haute classe est
appelé préjugé (je veux parler des sentimens sacrés , des liens
de famille ) est encore da ns toute sa verdeur parmi le peuple
ouvrier.
— Tu auras froid, faim et soif avec nous, pauvre petite, dit
le brave homme; et puis aussi , si jamais nous devenons heu-
reux, tu le seras avec nous.
Mais des jours plus prospères ne devaient pas revenir pour
le vieux soldat Un soir , il rentra chei lui morne et pâle : il
repoussa sa Marguerite , lorsqu'elle vint l'embrasser ; il gé-
missait sourdement. Le sergent de la garde impériale venait
d'être frappé au cœur par une de ces paroles qui tuent uu
homme comme lui : l'empereur était mort!... Bernard ne
pleurait pas cependant. Il aurait bien voulu pleurer, car il
souffrait beaucoup ; mais il se coucha et ne se releva plus.
76 REVUE DE PARIS.
Sa mort laissait sa veuve dans la misère ; toutefois elle avait
le cœur trop haut pour se plaindre. A qui d'ailleurs? Elle fit
comme son mari , elle travailla pour elle et pour les deux pau-
vres petites créatures que Dieu lui remettait entre les mains
et dont maintenant, sur la terre, elle était la seule providence.
Bientôt elles furent en état de l'aider; et Marguerite, délirante
de bonheur, -vint apporter un jour à sa mère le prix de son
premier travail.
Si la tendresse de ?»lme Bernard eût été plus éclairée , elle
aurait découvert dans ce seul instant tout l'avenir de sa fille.
Elle était là , à genoux sur le carreau , devant le fauteuil de la
paralytique, lui tenant les deux mains dans les siennes , dans
les siennes qui étaient froides et si tremblantes que les pièces
d'argent s'échappaient de ses doigts. Elle regardait sa mère
avec une impression qu'on ne peut décrire , parce que toutes
les fois qu'il faut peindre les mouvemens du coeur, les mots
sont insuffisans. Elle-même ne pouvait parler ; et lorsqu'à tra-
vers ses deux lèvres palpitantes elle jetait quelques paroles
confuses, on distinguait seulement le nom de sa mère et celui
de Dieu. Que seraient donc un jour les passions dans ce cœur
de jeune fille? Quel avenir était réservé aune ame aussi
passionnée? 11 n'y avait que de l'effroi à recueillir d'une telle
enquête , et sa mère fut peut-être heureuse de son aveugle-
ment.
II.
Après tout ce que Bernard et sa femme avaient fait pour
leur nièce, ils étaient en droit d'espérer que la plus simple, mais
aussi la plus douce récompense d'un bienfait, leur serait ac-
cordée par elle : c'était sa reconnaissance. Ils avaient tous
deux une loyauté de cœur qui les trompait souvent et les ren-
dait malheureux , parce que , malgré tout ce que peut dire la
raison, une illusion détruite est un bonheur de moins. Dans
cette circonstance , la déception fut entière; mais Mme Ber-
nard en eut toute l'amertume. Il semblait que Louise eût
voulu attendre que le bienfait fût complet pour que l'ingrati-
tude le fût aussi.
C'est une affreuse douleur que celle qui est causée par un
REVUE DE PARIS. 77
ingrat!... Il ne sait jamais , lui, le mal qu'il fait; car jamais
il ne fait de bien. Le cœur assez méchant pour renier celui
dont il fut l'obligé ne rend service que par vanité ou par
intérêt , et alors, s'il est trompé, il a dû s'y attendre.
Louise avait aussi apporté son salaire à sa tante ; mais c'était
plutôt pour accomplir un devoir qu'on l'aurait blâmée de n'a- ■
voir pas rempli que pour obéir à un mouvement du cœur, il
était facile de juger combien la jeune fille avait peu de recon-
naissance ; mais ce qui était surtout visible depuis quelques
mois, c'était la jalousie que lui causaient la beauté de Mar-
guerite et ce concert de louanges qui environnait la jeune fille.
Celte dernière raison était surtout un obstacle à ce que Louise
remplît plus long-temps auprès de sa tante les devoirs les moins
sévères. La protection accordée seulement à Marguerite par
Mlle d'AUeville, et dont Louise semblait exclue, acheva de la
déterminer à ce que depuis long-temps elle projetait de faire,
et quelques jours après la Fête-Dieu Louise vint déclarer à sa
tante qu'elle allait cesser de lui être à charge , et quelle en-
trait dans une maison pour y être à l'année, comme couturière.
Mme Bernard ne sentit d'abord que le chagrin de se séparer
d'une enfant qu'elle avait élevée, et précisément au moment
où ses soins lui devenaient plus utiles. Mais Marguerite , avec
cet instinct du cœur qui trompe rarement , vit plus loin dans
cet événement, et elle eut l'ame ulcérée de la conduite de
l'orpheline que son père avait élevée en se privant pour elle de
ce qui était nécessaire à sa vie. Elle ne fit donc aucune ten-
tative pour la retenir, et Louise quitta sans pleurer l'asile
qui avait protégé son enfance abandonnée , pour aller chez une
étrangère, laissant Marguerite veiller, travailler et souffrir
seule.
Un matin . Mlle d'AUeville entra chez ses protégées ; ce
n'était pas un événement extraordinaire, parce qu'elle faisait
presque tou3 les jours des visites de charité , et que Margue-
rite et sa mère étaient les premières sur sa liste ; mais l'altéra-
tion du visage de leur protectrice frappa à l'instant même les
deux femmes. Marguerite devint plus pâle, et ne put que re-
garder M11" d'AUeville : celle-ci lui sourit doucement.
— Je quitte Paris . Marguerite... Je quitte la Francumême
ajouta-t-elle avec un léger tremblement dans la voix, et ce
9 7-
78 tLEVUE DE PARTS.
fut le seul signe apparent qu'elle donna de l'agitation qui était
au-dedans d'elle.
— Vous partez, !... s'écria la jeune fdle... et tout son corps
trembla : le départ de Mlle d'AUevillelui semblait un malheur
plus grand que ce malheur ne devait l'être en effet.
— Mon père est nommé à l'ambassade de... et je dois le
suivre , dit Mlle d'Alleville ; mais quoique éloignée , je n'en
veillerai pas moins sur vous, ma Pâquerette, ajouta-t-elle avec
un mélancolique sourire.
Ce nom de Pâquerette, eile l'avait donné par amitié à la jeune
et belle fille qu'elle aimait tendrement. Elle lui dit qu'elle
avait laissé ses ordres à Mme Baudran, la femme de charge de
sa mère, pour qu'elle fût pour elle ce qu'elle était elle-même.
— Ali! mademoiselle, dit Marguerite en pleurant , com-
ment pouvez-vous parler ainsi ?
M^e d'Alleville ne dit rien , quoiqu'elle souffrît beaucoup de
ce départ ; mais il lui fallait obéir à son père , et dès lors elle
ne murmurait pas. Elle avait une piété éclairée, ne traduisait
pas la religion suivant les convenances du moment 5 elle con-
naissait vraiment les devoirs que cette religion impose, et ne
capitulait surtoutjamais avec sa conscience. Elle comprenait
ensuite que son intérêt n'était pas tout dans sa vie , et ce qu'on
aimait surtout en elle , c'était ce remploiement sur elle-même,
cette abnégation de son bonheur, en évitant même de laisser
deviner cette abnégation. Avec tous les avantages que le monde
réclame de ceux qui vivent chez lui , elle semblait ignorer
qu'elle en eût un seul. Tout cela traversait sa vie; parlant bas ,
faisant si peu de bruit que si les autres n'avaient parlé haut et
n'en eussent fait pour elle, la noble fille serait arrivée inconnue
au terme de sa roule. Mais tant d'amis l'aimaient , tant de voix
la proclamaient bonne , tant de pauvres la bénissaient !.. Et
puis cet esprit qui parlait bas était si fin , si aimable !... Les
talens qu'elle n'avait que pourelle étaient si supérieurs , qu'en
vérité il se formait de .tout cela un tout qui composait une
femme charmante. Aussi unjour, un de ses amis, entendant
discuter sur son visage, car en effet elle n'était pas jolie, dit
très-naïvement aux autres :
— Mais, je vous prie , pourquoi donc serait-elle jolie? elle
n'en a pas besoin.
REVUE DE PARIS.
Et c'était vrai.
Ce charme (Tune grande douceur unie à une vraie supério-
rité avait produit son effet sur Marguerite ; d'abord elle ne
comprit MUe d'AUeville que par instinct , et puis aussi elle
céda à cette puissance de la vraie beauté qui est si active d.ins
ses impressions; ensuite elle vit la femme avec toutes ses per-
fections , quand son œil, plus accoutumé à ce nouveau jour,
put regarder dans l'ame si pure de sa jeune bienfaitrice : aussi
l'aima-t-elle avec amour, avec respect, avec tous les sentiment
qui sont dans le cœur d'une femme.
Oh ! comme elle souffrit, Marguerite, le jour où la rue
Saint-Lazare retentit du bruit que faisaient les piaffemevis de
vingt chevaux de poste, attelés aux voitures de voyage, qui
allaient emmener sa noble patrone !... Elle était là dans cette
cour, errant, comme une ame souffrante, au milieu de ce
mouvement qui agite une maison au moment du départ de:
ses maîtres , et ne voyant rien que la fenêtre ouverte de la
chambre de MUe d'AUeville , qui passait elle-même avec agita
tion pour donner ses derniers ordres aux domestiques qu'elle
laissait dans son hôtel.
Elle ne me voit pas, disait Marguerite . je voudrais pour-
tant bien lui dire adieu !... — Madame Albert, dit-elle à la
première femme de chambre qui passait en ce moment, pour-
rais-je voir mademoiselle ?
— Oh ! impossible, mon enfant ! s'écria la femme de chau:-
bre d'un air d'importance , comment voulez-vous que made-
moiselle se dérange pour vous parler? — Jacques, donnez-
moi donc ma chancelière , j'aurai trop froid aux pieds, si je
ne l'emporte pas... C'était bon , voyez-vous , mademoiselle
Marguerite, quand mademoiselle n'avait rien à faire... Alors
elle allait chez vous . et cela lui faisait passer un moment ,
parce que les grandes dames... Jacques ! Jacques ! apporioz-
moi un gros paquet vert qui est auprès de mon lit... Parce que
les grandes dames ça s'ennuie, et que de causer avec des geaà
comme nous cela ehange un peu la conversation... Ce n'est
pas cela, Jacques ! cria-t-elle au valet de pied qui arrivait
chargé d'un paquet assez gros pour remplir la voiture à lui
seul. Ce n'est pas cela !
— Mais il n'y en a plus qu'un rouge, dit le valet de pied.
80 REVUE DE PARIS.
— Allons, vous n'êtes qu'une bête ! et elle partit en cou-
rant.
— Ah! dit Marguerite avec un douloureux serrement de
cœur... Et un voile descendit sur ses yeux. Dans ce moment,
Mlle d'Alleville l'aperçut, et l'appela de sa fenêtre. Margue-
rite courut aussitôt sous le balcon, au risque de se faire écra-
ser par les chevaux.
— Oh! mademoiselle ! laissez-moi monter près de vous un
seul instant , dit la jeune fille en joignant les mains.
Mlle d'Alleville lui sourit avec cette bonté d'ange qui la fai-
sait adorer, et lui fit signe de monter. En deux sauts , Mar-
guerite eut franchi le petit escalier, dont les marches d'acajou
étaient bordées d'une rampe à petites colonnes de bronze doré,
émaillées de bleu, et se trouva dans l'appartement de MUe d'Al-
leville, qui, en ce moment, n'offrait pas l'arrangement minu-
tieusement élégant qui la distinguait habituellement. Un pa-
quet de musique était posé sur une jardinière , dont il avait
brisé les fleurs ; des livres encombraient une étagère , en se
mêlant à des tasses de la Chine et des bronzes antiques ; la
grande table ronde qui était au milieu du cabinet de travail de
Mlle d'Alleville était dégarnie de ses albums et de tous ces
riens si nécessaires que l'on voit aujourd'hui chez 'toutes les
femmes élégantes ; plusieurs tableaux , auxquels tenait plus
particulièrement Mlie d'Alleville, étaient déjà emballés, et
devaient la suivre dans son exil, comme autant d'amis de la
patrie. En voyant Marguerite , elle fut au moment de s'atten-
drir, surtout lorsque les yeux rouges de la pauvre enfant et
ses sanglots lui firent comprendre combien elle en était re-
grettée.
— Ma pauvre Pâquerette ! ma douce fleur de printemps !
dit-elle tout émue en prenant la main de Marguerite, et toi
aussi lu te trouves frappée du même orage ! JNe pleure pas,
enfant ! ne pleure pas, tu me fais mal. Écoute, Marguerite,
je t'écrirai...
— Oh! oui , n'est-ce pas que vous serez assez bonne pour
m 'écrire une seule ligne ? dit la jeune fille toute consolée déjà
par cette preuve d'intérêt de sa bienfaitrice.
— Oui, je t'écrirai. Mais toi , promets-moi de m'écrire aussi
bien souvent. Je connais ton ame, Marguerite. Elle est belle
REVUE DE PARIS. 81
comme (on visage ! Mais il faut un œil ami sur cette ame si
tendre et si bonne ; ce sera le mien , enfant. De loin comme
de près , je veillerai sur toi , ma fille.. . Et toi , prie pour moi
tous les jours ; va souvent à Saint-Jean , et là pense à tout ce
que nous promîmes à Dieu... Adieu, ma fille ! Adieu, Mar-
guerite !
Elle détacha de la muraille un portrait d'elle très-ressem-
blant ; puis , ouvrant un petit nécessaire qui était sur sa table,
elle y prit un billet de 500 francs.
— Je voulais te faire donner cela par Mœe Baudran , Mar-
guerite; mais j'aime mieux te le donner moi-même. Quant au
portrait, j'avoue que je n'en avais pas la pensée : mais je ne
puis, j'en suis sûre , le laisser à quelqu'un qui en sente mieux
le prix.
— Oh ! mademoiselle , que vous me rendez heureuse ! s'é-
cria Marguerite en baisant la main de Mlle d'AUeville , et
prenant le portrait, elle le regardait avec bonheur. Quant au
billet de 500 francs, elle n'y songeait pas ; M^e d'AUeville fut
obligée de le lui faire prendre.
— Adieu! lui dit Mlle d'AUeville , qui, touchée de cette af-
fection si bien sentie, ne pouvait, elle aussi, quitter la jeune
fille. Adieu! adieu! ma blanche fleur des prés! je ne t'oublierai
pas. »
Et posant son mouchoir sur ses yeux, elle passa dans sa cham-
bre à coucher.
— Ah! dit Marguerite en descendant l'escalier, c'est moi qui
ne vous oublierai pas , ange du ciel ! vous qui de mon enfer
avez fait un paradis.
III.
Louise fut un matin voir sa tante, chez laquelle, au reste,
elle venait fort rarement. Son maintien était composé, et sa
figure , quoique jolie, avait une expression déplaisante qui lui
était habituelle lorsqu'elle avait de la joie 5 ce qui est peu sur-
prenant, car chez les méchans la joie ne dilate le cœur que
lorsqu'elle rend les autres malheureux.
— Je me marie , ma tante , dit-elle à Mme Bernard , je viens
vous en faire part, et vous prier, comme vous m'avez servi de
82 REVUE DE PARIS.
mère , de me conduire à l'église. Comme vous ne pouvez pas
marcher , Georges, mon prétendu , qui est menuisier de sou
état , a dit qu'il vous ferait un fauteuil dans lequel deux de ses
camarades vous porteraient. C'est à Saint-Sulpice que je me
marie, et c'est de demain en huit. N'est-ce pas que vous
viendrez, matante? dit la jeune ouvrière en se mettant à ge-
noux devant le fauteuil d'indienne rembourré dans lequel
était assise, ou plutôt presque couchée, la vieille femme in-
firme.
Mais dans toutes ses paroles , il n'en était pas uue qui fût
au cœur: elle parlait d'un ton glacé; c'était comme une leçon
qu'elle récitait; et, jusqu'à son agenouillement, tout en elle
avait l'air contraint. Elle fit du moins cet effet sur M^ Ber-
nard, qui la regarda long-temps sans lui répoudre. Louise ne
brava pas son regard ; mais sous son œil baissé on aurait pu
lire le triomphe d'une jalousie basse et envieuse et les chagrins
de plusieurs années effacés par ces seules paroles :
— Je me marie avant ma cousine !
La mère de Marguerite ne l'entendit pas; mais elle la com-
prit. Pour elle , ces lèvres minces et serrées , quoique muettes
en apparence, lui racontèrent tout ce que Louise nourrissait de
sentimens haineux dans son cœur pour sa cousine ; mais l'ex-
cellente femme ne connaissait pas cette haine, qui ne peut de-
meurer débitrice d'une autre haine un seul instant; seulement
elle eut peur de sa nièce : elle la regarda avec d'autres yeux
qu'autrefois. Dans son regard, maintenant, il n'y avait plus
d'indulgence. Pour elle, Louise n'était plus la sœur de Mar-
guerite.
— Et qui épouses-tu? lui demanda-t-elle enfin ; car il faut
bien que je sache le nom de mon neveu!
— Ne vous l'ai-je pas dit ? répondit Louise d'un air étonné.
Oh ! mon Dieu, vous le connaissez bien ! c'est le fils du vieil
ami démon oncle... c'est Georges Artaux.
Mme Bernard éprouva en ce moment une douleur si vive et
si aiguë qu'elle lui traversa le cœur comme une flèche ardente;
mais elle ne dit rien ; seulement elle joignit les mains, et
penchant sa tête, elle pria un instant mentalement. Ce Georges
Artaux était en effet le fil s de l'ami le plus cher de Bernard, qui
avait, comme lui, pris sa retraite en 1815. Le jeune homme
REVUE DE PARIS. 83
était un excellent sujet ; il venait quelquefois chez la veuve du
vieil ami de son père, et, dans ses rêves de mère, Mme Ber-
nard avait souvent pensé que Georges Artaux était le meilleur
mari qu'elle pouvait trouver pour sa Marguerite; le réveil de
ce doux songe fut donc une nouvelle douleur plus amère que
toutes les autres , et que Mme Bernard dut à sa nièce. En ce
moment , elle sentit pour elle presque de la haine 5 cependant
elle se contint.
— C'est bien , mon enfant... c'est fort bien. Lorsque votre
cousine rentrera, je lui ferai part de cette bonne nouvelle ; mais
ne comptez pas sur nous pour votre noce , ajouta -t-elle avec un
peu d'aigreur. Je ne puis marcher , et ma fille n'ira pas certai-
nement sans moi.
Louise parut contrariée; mais elle n'insista pas; elle demanda
seulement la permission d'amener son prétendu , et quitta sa
tante avant le retour de Marguerite.
La jeune fille avait été à l'hôtel d'Alleville pour avoir des
nouvelles de sa chère bienfaitrice. On en avait reçu le matin,
et Mme Baudran avait donné à Marguerite le détail des fêtes
de la réception de sa jeune maîtresse. Marguerite rentrait
toute contente, lorsque sa mère lui annonça le mariage de
Louise.
— Mon Dieu! dit Marguerite , j'en suis bien contente! Et
qui épouse-t-elle?
— Georges Artaux , répondit la mère en fixant un profond
regard sur sa fille ; car, dans son imprévoyance, elle avait été
assez imprudente pour lui faire part de ses projets.
— Ah! dit faiblement Marguerite. Mais ce fut la seule mar-
que d'étonnement qu'elle donna; et lorsque, dans la journée,
Mme Bernard voulut voir si elle était affectée de cette nouvelle,
elle la trouva simple et naturelle comme toujours et pas du
tout affligée. En effet, tout en pensant à celui que sa mère lui
avait nommé comme devant être son mari , Marguerite n'y
avait songé qu'avec sa pureté de jeune fille , pureté limpide ,
que rien n'avait encore troublée , et qui ne lui laissait entre-
voir aucun objet qui put influer sur le repos de sa vie future :
seulement depuis que Mme Bernard lui avait imprudemment
parlé de Georges Artaux, elle l'associait, dons sa pensée , à
tout ce qui regardait sa mère; elle le voyait l'aidant à monter
84 REVUE DE PARIS.
et à descendre cette rue des Martyrs , dont la raideur la fati-
guait tant; puis ils s'agenouillaient ensemble sur la marche de
pierre du grand autel de l'église de Saint-Jean, et ils regar-
daient tous deux le tableau de l'Assomption de la Vierge; et,
chose étrange! lorsque son imagination déjeune fille l'empor-
tait ainsi au travers de ses rêves, elle se voyait toujours avec
ce jeune homme, dans cette église, pour y prier, mais jamais
devant le prêtre pour se marier.
Georges Artaux ne faisait donc pas battre le cœur de Mar-
guerite plus vite; et ce même soir, rien n'altérait la pureté
de son accent, lorsque, travaillant auprès de sa mère infirme ,
elle chantait à demi-voix un cantique pour l'endormir.
IV.
...... Il était déjà tard; le mouvement delà maison
avait cessé , et l'on n'entendait plus que le bruit lointain de
quelques voitures qui passaient rapidement dans la rue Saint-
Lazare. Mme Bernard s'était endormie au son de la voix de sa
fille; mais depuis long-temps Marguerite avait cessé de chan-
ter; la lampe ne donnait plus qu'une lueur incertaine. La
jeune fille , fatiguée de sa journée laborieuse , sentait le som-
meil sur ses paupières; mais elle ne voulait pas se coucher
sans avoir vu sa mère, ainsi quelle en avait l'habitude , se
réveiller à moitié , et balbutier une bénédiction que le cœur
de sa fille devinait , et qui rendait son sommeil paisible ; mais
enfin elle ne résista pas plus long-temps ; ses yeux se fermè-
rent, et bientôt la tranquille demeure ne fut troublée que par
la respiration douce et régulière de la jeune fille.
Elle ne s'éveilla que bien avant dans la nuit. La* lampe était
éteinte ; et il faisait si froid autour d'elle qu'elle se crut dans
un tombeau. Ses idées eurent d'abord delapeineà se rassembler;
puis elle se rappela qu'elle s'était endormie auprès du lit de sa
mère; elle écouta : le sommeil, de la paralytique devait être
bien paisible, car elle ne l'entendit pas respirer. Elle songea
alors à traverser la chambre aussi doucement qu'elle le pour-
rait, afin de gagner son lit sans éveiller la malade; puis,
comme elle marchait en retenant sa respiration , elle songea
que sa mère demandait quelquefois, dans la nuit , une boisson
REVUE lîE PARIS. 85
qu'elle ne prenait que tiède; elle ralluma la lampe , disposa la
théière sur uneveilleuse de porcelaine blanche , que lui avait
donnée M1^ d'Alleville ; et lorsque toui fut préparé, elle fut
se mettre à genoux devant le crucifix noir , surmonté du buis
béni , devant lequel elle priait soir et matin; et là , doucement
inclinée, les mains jointes, le cœur tout à Dieu, elle sem-
blait un ange ayant replié ses ailes et priant devant le Sei-
gneur.
Lorsqu'elle eut fini, elle se leva, l'ame contente et en paix
avec elle-même.
— Pauvre mère ! dit-elle en passant près de son lit , comme
elle est calme.
Elle voulut la regarder dormir... mais tout-à-coup elle se
sentit frapper d'une horrible terreur... Sa mère! oh! mon Dieu!
sa mère était pâle , son visage tout altéré.
Marguerite s'approcha du lit. Sa mère était blême a l'ef-
frayer. Elle toucha sa main : elle était froide comme celle d'un
mort; elle regarda son visage : les yeux s'ouvraient à moitié ; ils
étaient immobiles... Marguerite perdit connaissance; elle glissa
le long du lit, et tomba rudement à terre. La lampe s'éteignit ,
et la chambre ne fut éclairée que par la lueur incertaine de la
veilleuse, qui jetait ses rayons tremblans sur ces deux corps ,
dont l'un n'était plus qu'un cadavre , et l'autre respirait à
peine.
La Duchesse d'Abraistès.
RAPPROCHEMENS HISTORIQUES.
LES PRETENDANS.
J'ai lu I'Histoire de Charles-Edouard , dernier prince de
la maison de Stuart. J'ai lu ce livre deux fois ; d'abord je m'y
suis intéressé comme on s'intéresse à l'histoire passée , quand
elle est naïvement racontée et pleine d'événemens étranges ;
ensuite je m'y suis intéressé comme on s'intéresse à une his ■
toire contemporaine qu'on voit de ses yeux, qu'on touche de
ses mains. C'est à ce titre que j'ai formé le projet de faire
l'analyse de l'histoire de toute la maison de Stuart. Vous ver-
rez dans le cours de ce récit qu'il n'y a absolument , pour faire
de cette histoire une histoire contemporaine , que quelques
noms à changer.
Quatre-vingt-cinq ans , la vie d'un homme, ont suffi à la
maison des Stuarts pour grandir et disparaître ; quatre rois
ont suffi à porter toute la fatalité de cette race condamnée dès
le berceau.
Le premier des quatre, Jacques Ier, mourut dans sou lit
après avoir laissé le gouvernement à un favori, à Buckingliam,
espèce de courtisan anticipé de la cour de Louis XIV, "frivole
et vicieux , brave et galant , comme le fut le maréchal de Ri-
chelieu plus tard. Au roi Jacques succéda Charles Ier , un vrai
BEVUE DE PARIS." 87
Stuart par le cœur , par le courage , par son entêtement , par
ses malheurs.
Charles Ier fut bien plus l'élève de Buckingham que du roi
Jacques. L'influence française se fit sentir de bonne heure
chez le jeune prince. Élevé et nourri dansles doctrines du pou-
voir absolu , Charles Ier eut le grand tort de juger de l'Angle-
terre par la France. La France avait encore de l'obéissance
passive en réserve pour cent ans au moins ; l'Angleterre était
au bout de son dévouement à ses rois. Déjà elle avait fait deux
parts de la toute-puissance , une part pour le roi , une part
pour elle-même. Or , quand une fois le peuple se met à se par-
tager la force , le peuple arrive bientôt à cette grande raison, à
cette raison , sans réplique :parceque je suis le lion!
Douze ans se passèrent, pendant lesquels la nation anglaise
fut occupée à discuter ses droits et ses devoirs , et surtout à
chercher un prétexte pour manifester ses désirs. Ce prétexte se
rencontra enfin. Ce fut le même prétexte qui a servi et qui
servira à tous les peuples du monde , l'impôt. Hampden donna
le signal ; noble et généreux citoyen , qui ne pouvait pas se
douter delà révolution que sa résistance allait enfanter.
En ce temps-là ( 1636 ) , en Angleterre , la religion était en-
core dans toutes les questions, et surtout dans les questions
de liberté. Le puritanisme, c'est-à-dire la réforme dans tout
ce qu'elle a d'austère, servit merveilleusement les idées répu-
blicaines qui se faisaient jour dans l'ame de la nation à son
insu. Le Corenemtf fut signé à Edimbourg jl'épiscopat fut aboli,
et il se leva une armée écossaise pour soutenir les nouvelles
opinions.
Charles Ier cependant , tour à tour emporte et timide, vain-
queur souvent , mais ne sachant pas profiter de la victoire , ne
pouvait que convoquer et dissoudre des parlemens. Il arriva
ainsi, toujours en perdant du terrain, jusqu'à son cinquième
et dernier parlement.
Ce dernier parlement est devenu célèbre parmi toutes les
assemblées législatives sous le nom de long parlement. Le pre-
mier acte des communes fut de faire une loi qui enlevait au
roi le pouvoir de proroger les parlemens et de les dissoudre.
Ainsi par cette loi le parlement devint tout d'un coup un pou-
voir aussi durable et aussi immuable que celui du roi.
88 REVUE DE PARIS.
Le second acte du parlement , ce fut de mettre en accusa-
tion lord StrafFord , le ministre et l'ami de Charles Ier. Strafford
fut enfermé à la Tour de Londres; en même temps le parle-
ment faisait relâcher les écrivains qui s'y trouvaient. La li-
berté de la presse, qui marche en avant de toutes les libertés,
comme c'est son allure, se faisait jour déjà. Sur la liste des
journalistes de cette époque on lit le nom de Milton ; c'était
dans le temps où Olivier Cromwell était un simple lieute-
nant.
StrafFord , en homme qui sait les affaires , comprit tout de
suite qu'il était mort. L'exemple de Richelieu l'avait perdu lui
aussi ; aussi impérieux quelle cardinal-ministre , et peut-être
aussi bien fait pour commander, StrafFord n'avait pas vu que
l'époque n'était pas la même , non plus que la nation. Epoque
et nation , tout cela était en avant d'un siècle en Angleterre.
La défense de Strafford devant ses juges est un chef-d'œuvre
de résignation et d'éloquence ; ses pauvres petits enfans qui
paraissent là , privés déjà de leur mère , cette sainte qui est
dans le ciel, comme disait Strafford, auraient attendri d'autres
juges que des juges politiques ; mais l'accusation politique a
cela de particulier qu'elle est inflexible si elle n'est pas in-
fâme ; elle a remplacé par la rigueur la honte qu'elle ne peut
infliger. D'ailleurs , une condamnation politique est une es-
pèce de duel 5 le juge qui tue aujourd'hui se croit absous par
le danger qu'il a couru la veille ou qui l'attend le lendemain.
Le 22 mai 1641 , au matin , Strafford marcha à l'échafaud ;
comme il passait au pied de la tour, deux vieilles mains se
penchèrent sur sa tête pour le bénir; c'était l'archevêque Laud
qui le bénissait. En mourant, Strafford fit des vœux pour que
sa patrie fût tranquille , et qu'il fût le seul à mourir ! Ce sont
là des vœux toujours trompés au commencement des révolu-
tions.
Cependant la révolution , après avoir contemplé le supplice
de Strafford sans s'arrêter un instant , car rien n'arrête les ré-
volutions qui marchent, ni le crime , ni la vertu , ni le sup-
plice , ni la gloire, ni les ruines amoncelées , soulève l'Irlande
comme elle a soulevé l'Ecosse; en même temps le parlement
se déclare chef de la force armée, comme il s'est déjà déclaré
immuable. La reine Henriette , menacée d'un décret d'accu-
REVUE DE PARIS 89
sation , part pour la France. Charles Stuart se retire à York ,
en hostilité ouverte avec le long-parlement.
Cette reine Henriette est la reine de Bossuet, le sixième enfant
de Henri IV, née six mois avant l'assassinat de son père, morte
neuf ans après le meurtre de son mari. Quand Henriette d'An-
gleterre eut étonné si souvent V Océan de tant d'appareils si di-
vers ; quand elle se fut ensevelie sous ce deuil de neuf années
qu'elle consacra à son mari, le cardinal de Retz la vit au Lou-
vre , ne pouvant se lever faute de feu! Voilà comment agissent
les révolutions ! Plus vous êtes haut placé , et plus rapide est
votre chute; plus vous donnez de dépouilles à vos ennemis, et
plus vite vous êtes dépouillé. Un jour après les trois jours de
juillet, Mme la Dauphine empruntait une robe de voyage, et le
petit roi Henri V était forcé de ne pas se promener dans la cour
de son auberge , faute d'une paire de souliers !
Charles Ier, séparé de son parlement. fit lever l'étendard royal.
C'était le signal de la guerre civile, la guerre civile, cet hor-
rible malheur de toutes les histoires du monde! C'est tou-
jours par là que les nations signalent leur décadence ou leur
progrès; c'est aussi dans la guerre civile que se montrent sur-
tout les grandes âmes et les grands courages. Ces commotions
immenses, qui égalisent toutes les conditions, qui mettent à la
surface toutes les supériorités cachées dans la foule , ont cela
de bon , qu'à coup sûr elles donnent un maître au peuple le
jour où le peuple, épuisé de sang , a besoin d'un maître ; et ce
jour-là ce maître s'appela Olivier Cromwell. II devait plus tard
s'appeler Napoléon Bonaparte.
Olivier Cromwell était né la dernière année du seizième siè-
cle , et cependant il était plus vieux que le cardinal de Riche-
lieu de cent ans ; sa jeunesse fut celle d'un buveur de bière et
d'un tapageur. Mais à vingt et un ans , le buveur de bière se
jeta dans l'enthousiasme religieux. Deux fois membre des par-
lemens dissous , Cromwell se retrouva enfin dans le long-
parlement. A peine la révolution fit-elle ses premiers pas ,
qu'elle désigna Cromwell pour son guide et son maître. Crom-
well et la révolution se comprirent tout d'abord; le premier
service que Cromwell rendit à cette révolution , ce fut de
lui donner un principe , le principe religieux , laissant aux
royalistes le vieux principe des monarchies, le principe qui
9 8.
00 REVUE DE PARIS.
les fera plaindre et qui les excusera toujours , l'honneur.
Donc Cronrwell fit une guerre ouverte à Charles Ier. A la
tête des indépendans , secte sortie des puritains , Cromwell
livrait des batailles , à Londres , en plein parlement ; et au
dehors il battait complètement le roi Charles. Charles fut livré
et vendu par les saints d'Ecosse aux justes d'Angleterre. Le
prisonnier fut conduit au château de Holmby , de Holmby à
New-Market, de New-Market à Hamploncourt; puis d'Hamp-
toncourt le roi fut conduit à l'île de Wight, et enfin à Windsor,
l'armée demandant à haute voix que le roi fût mis en juge-
ment.
Il arriva au roi Charles Ier ce qui était arrivé à Strafford ; du
jour où il fut prisonnier , Charles fut mort. Les indépendans
avaient chassé de la chambre élective les presbytériens les plus
modérés • ce fut alors que le parlement, esclave de l'armée,
changea de nom dans l'opinion , et fut nommé le rump. Mais
Cromwell soutint ce parlement méprisé.
Le rump, tout-puissant par la grâce de Cromwell, rendit
un bill qui cassait la chambre haute. Un acte fut passé , auto-
risant cent quarante-cinq juges, ou trente seulement, à se
former en haute cour , pour faire le procès à Charles Stuart ,
roi d'Angleterre. Il n'y eut que soixante juges pour porter la
sentence , Cromwell en tête.
Oh! ce Cromwell , quel homme ! Bossuet avait bien raison
de ne pas prononcer son nom devant Louis XIV. Comme la
toute-puissance royale devait pâlir au nom d'un homme qui
avait livré au bourreau un roi de droit divin ! Que ce fut là un
sujet d'épouvante parmi les rois de la terre ! Lnstruisez-vous }
vous qui jugez la terre , disait Bossuet. Croyez-vous donc que
Bossuet se serait emparé avec tant d'ardeur et de génie de
Henriette et de sa mère, ces deux têtes de mort si touchantes t
si Bossuet n'avait pas trouvé en son chemin , pour la regarder
et pour la peindre de profil , la grande figure d'Olivier Crom-
well ?
Quand le roi Charles Stuart parut devant ses juges, Crom-
well eut un instant de pâleur, mais ce fut tout. Le roi Charles
se défendit avec dignité et courage. Un homme lui cracha au
visage , le roi s'essuya froidement le visage. Du haut des tri-
hunes, la voix d'une femme s'éleva seule pour défendre le ino-
revue dt pjtnrs. 91
narque; dans la foule un homme lui cria : Dieu vous protège ,
sire! Cette femme , on sait qui elle était, c'était lady Fairfax ;
l'homme resta perdu dans la foule. Il fut moins courageux que
la femme. Vous verrez dans toute cette révolution que les
femmes jouent le noble rôle . Comme Charles 1er marchait à
l'échafaud , une jeune fille lui tendit la rose qu'elle tenait à li
main.
Enfin Charles Ier fut condamné , il fut condamné à mort,
c'est un privilège royal. Quand il fallut signer l'arrêt, Crom-
well , toujours bouffon , même dans le sang , barbouilla d'en-
cre le visage de Henri Martyn, son collègue ; le régicide Mar-
tyn rendit à Cromwell plaisanterie pour plaisanterie. Les
autres régicides signèrent l'arrêt , la plupart d'une manière
illisible; les lâches , qui avaient peur d'un si grand forfait!
Les juges de Louis XVI furent plus honorables et plus hardis.
Le colonel d'Ingolsby étant entré par hasard comme on signait
la sentence, les régicides se saisirent du colonel, Cromwîll
lui mit de force la plume entre les mains , en riant aux éclats ,
et le força de signer son nom Ingolsby dans un arrêt de mort
auquel il était étranger.
Voilà qui a dû bien étonner Louis XIV, si quelqu'un a été
assez hardi pour lui raconter cette histoire.
Vous sentez bien que les petits révolutionnaires, qui avaient
joué à la révolution par passe-temps , voyant que la chose de-
venait si épouvantablement sérieuse, voulurent revenir sur
leurs pas, témoin Fairfax et le colonel Harrisson; mais la
révolution était sourde à tout obstacle. Le 30 janvier 1649,
Charles Ier livra sa tête à un bourreau masqué. Cromwell ?
après l'exécution , se fit ouvrir le cercueil du roi; il voulut
s'assurer de sa victoire en la touchant de sa main. C'était bien
en effet Charles Ier, le roi !
Alors Cromwell, voyant combien cela était facile , tuer un
roi , ne songea plus qu'à marcher en avant , tout en retenant la
révolution qui l'avait fait le maître ; car un des plus grands
embarras des usurpateurs, ce sont les révolutions dont ils sont
l'ouvrage. La première chose qu'ils ont à faire, quand ils
sont parvenus à leur but , c'est d'arrêter cette même révolu-
92 REVUE DE PARIS.
tion avec laquelle ils ont marché, à laquelle ils doivent tout. Or,
il y a deux moyens de tuer une révolution , en la faisant reculer
ou en passant au travers de cette révolution.
Quand le roi fut mort , le royaume d'Angleterre se trouva
transformé en république. D'abord le parti vainqueur signala
sa victoire à la manière des partis qui doutent encore de leur
victoire , en faisant tomber des têtes. Les supplices réchauffè-
rent le zèle des royalistes ; sur l'échafaud, ils se souvinrent
qu'ils devaient pleurer leur roi. Jamais la religion n'a été plus
fêtée que par les martyrs.
Cependant l'Irlande s'était soulevée; Cromwell fut envoyé
en Irlande avec dix-sept mille vétérans. L'Irlande est mise à
feu et à sang. Après l'Irlande vint le tour de l'Ecosse. Singu-
liers hommes, ces Ecossais! ils vendent Charles Ier à ses
bourreaux; ils pendent à une potence le royaliste Montrose;
l'instant d'après, ils sont les premiers à proclamer Charles II
roi d'Angleterre. Plus tard vous les verrez achever de perdre
leur nationalité pour Charles-Edouard.
Cromwell défait les Ecoss :s à Dumbar; il s'empare d'une
partie de l'Ecosse. L'année suivante, jour pour jour delà ba-
taille de Dumbar, le même Cromwell défait Charles II à
Worcester , et vend comme esclaves huit mille prisonniers
anglais pour l'Amérique. Charles II, vaincu, se déguise et
s'enfuit; il est sauvé par la fille de son hôte, qui se tient en
croupe derrière lui. Dans sa fuite, Charles II eut la gloire de
donner son nom à un chêne. Charles-Edouard aurait pu don-
ner le sien à toute une forêt.
Cromwell revint à Londres, et son retour fut un triomphe.
Cromwell rapportait à l'Angleterre des dépouilles opimes, à
savoir l'ancien royaume de Marie Stuart, réalisant ainsi le
rêve toujours inachevé des plus puissans rois de la Grande-
Bretagne.
Ce qui vint au secours de la république d'Angleterre, ce fut
l'or du clergé; l'or du clergé devait aussi soutenir la république
française. N'est-ce pas là un phénomène auquel Bossuet n'a
pas pensé dans son Discours sur Phistoire universelle? L1 'An-
gleterre n'avait jamais été aussi riche.
En même temps la république était reconnue au dehors; les,
Indes-Occidentales, les Barhades et la Virginie la saluèrent
REVUE DE PARIS. 03
avec transport. Les pavillon anglais fut salué avec respect par
tous les pavillons de l'Europe. Cromwell supporta ainsi la ré-
publique quatre ans et trois mois. Mais après ce temps, l'im-
patience le prit ; il voulut être le maître tout-à-fait, et il donna
l'exemple que suivit Bonaparte à Saint-Cloud. Le long-parle-
ment se dissipa à ces paroles de Cromwell : Vous n'êtes pas
tin parlement! Je vous dis que vous n'êtes pas un parlement!
C'est que Cromwell , comme Bonaparte , voulait le pouvoir,
et non pas la liberté. Cromwell et Bonaparte ont profité tous
les deux de ce moment de fatigue et d'effroi dans les peuples
en révolution quand ils se retournent pour regarder quel che-
min ils ontfait; alors les peuples ne demandent pas mieux que
de se reposer un instant avant d'aller plus avant; trop heu-
reux quand ils se reposent à l'ombre d'un grand homme!
Cromwell eut pour lui tous les partis, qui ne manquent
jamais au vainqueur : le parti du roi défait, qui salue le pou-
voir par habitude; le parti épiscopal, qui a besoin de l'appui
du maître ; le parti militaire , qui comprend qu'on a besoin de
lui; enfin le parti de tous ceux qui ont quelque chose à con-
server ou quelque chose à perdre. Il n'y eut que les premiers
hommes de son parti et les républicains véritables qui ne se
rangèrent pas autour du nouveau maître. Mais c'est déjà un
grand bonheur pour un homme parvenu au faîte d'être délivré
du parti qui l'y a porté. D'abord il est dégagé de toute reconnais-
sance importune ; ensuite les partis vaincus lui en savent gré.
Cromwell, bien sûr d'être le maître , se fit supplier par le
peuple d'accepter le Protectorat. Bonaparte se fit supplier
aussi par le peuple de se laisser faire empereur. Cromwell n'osa
pas se faire supplier d'être roi. Une fois protecteur , il se com-
posa un parlement ; alors il fut le maître , et il se conduisit en
véritable usurpateur qui a besoin d'être un grand homme : il
protégea son royaume; il fut tolérant en religion et en politi-
que. II choisit pour son gouvernement les plus sages et les plus
habiles , toute opinion à part. Son gouvernement fut actif et
fort au dedans , énergique et glorieux au dehors. Dans les
traités de la France et de l'Angleterre , Louis XIV , si fier plus
tard , ne signait qu'après Cromwell .
94 REVUE DE PARIS.
Tous les peuples de l'Europe, s'ils avaient su ce qu'était
l'Angleterre sous le règne de cet homme couvert du sang d'un
roi, auraient fait de grandes réflexions, la voyant si puissante
et si forte; mais cette grande révolution d'Angleterre, faute
d'un peu de liberté en France , s'est passée sans que la France
en sût presque rien.
Ceux qui les premiers l'apprirent , Bossuet , Pascal , ne su-
rent que s'en épouvanter , en vrais chrétiens qu'ils étaient ,
soumis à la double autorité du roi et du pape. Bossuet, parlant
de Cromwell , n'ose pas prononcer son nom , et Pascal ne
peut que se réjouir du grain de sable placé dans son urètre.
Rome même allait trembler sotis hii; mais le voilà mort ; set
famille abaissée , et leroir établi!
Cromwell mourut à temps , comme tous les usurpateurs
heureux. Quand il mourut , sa tâche était finie; il avait donné
aux rois ces épouvantables enseignemens qui profitèrent plus aux
peuples qu'aux rois.
Puis il alla se coucher dans une tombe royale , d'où il lui
fallut bientôt sortir pour aller pendre à un gibet. Son fils
Richard s'enfuit du palais viager de son père , comme un vo-
leur, emportant, pour tout souvenir de sa grandeur, les adresses
et félicitations de la bonneville de Londres. A l'heure qu'il est,
on ne sait plus où sont les restes de la famille de Cromwell.
A l'heure qu'il est, le dernier mari de la veuve de Charles-
Edouard, M. Fabre , un peintre obscur , vient de mourir à
Marseille.
A l'heure qu'il est, le duc de Reichstadt est mort, laissant
l'épée de Napoléon à un Musée , faute de pouvoir la laisser à
un homme. Son cousin, un Bonaparte , s'estbriséla tête dans
la Voie sacrée, à Rome, contre une ruine du temps d'Au-
guste; et l'autre jour, sur la rive d'Athènes, entre une ruine
du temps de Périclès , on a tiré d'un bari! d'esprit-de-vin le
corps d'un autre Bonaparte ! Vous avez appris la semaine pas-
sée que la veuve du duc de Berri assassiné, la mère de Henri V,
ce prétendant de quatorze ans, traquée dans la Vendée, comme
l'avait été Charles II , se réfugia , non pas sous un chêne
royal , mais sous le nom , roturier pour elle , du comte Luc-
chesi-Palli.
Que dirait Bossuet ?•
REVUE DE PARIS. 95
Notez bien que le protectorat de Cromwell , pas plus que
les quatre années de république . pas plus que la mort de
Stuart , ne nuisit à la liberté de l'Angleterre. L'Angleterre
était libre de fait; elle profitait du sang du roi , elle profitait
du despotisme de Cromwell, elle devait profiter même des
vices de Charles II , profiter de tous les accidens et de tous
les hasards pour être libre. Du moment où ce fut la volonté de
l'Angleterre d'être libre , elle fut libre. Ceux qui voudront dé-
sormais la gouverner seront forcés de la faire libre , s'ils veu-
lent la g .uverner long-temps. Voilà ce que les rois n'ont pas
assez compris de nos jours. Autrefois , les rois avaient l'air de
faire une grande faveur aux peuples qu'ils gouvernaient ; au-
jourd'hui , ce sont les peuples qui font une immense grâce aux
rois quand ils consentent à se laisser gouverner par eux.
Depuis la mort de Stuart en Angleterre , depuis la mort de
Louis XVI en France, il est impossible que l'Angleterre ou
la France aient jamais de mauvais rois: ce qui est très-fâcheux
pour les rois.
Voyez a\ec quelle facilité l'Angleterre se défait du fils d'Oli-
vier ! Qu'est devenu Pxichard Cromwell ? Londres n'a pas eu
même la peine de se mettre en colère contre le fils du protec-
teur. Pas un pavé n'a été remué dans la ville. Le général
Monk, l'ancien ami du lord protecteur, arrive à Londres, et
il demande quelle est l'opinion de l'Angleterre? l'Angleterre
répond qu'elle ne veut plus de protecteur 5 alors ]Monk lui
donne un roi. L'Angleterre prend ce roi des mains de Tilonk,
sans condition. Que lui importe de faire des conditions avec
le roi Charles II ? Il faudra bien que le nouveau roi gouverne
selon le peuple qui lui fait l'honneur de l'accepter pour roi !
Alors Charles II monta sur un vaisseau de la flotte anglaise
à La Haye, et débarqua à Douvres le 26 mai 1660. Le peuple
applaudit beaucoup le nouveau roi. La restauration se livra
d'abord a beaucoup de réjouissances. Après les réjouissances
vinrent les supplices. Charles II, qui ne se sentait guère à
l'aise sur le trône encore tout chaud d'Olivier Cromwell , vou-
lut se satisfaire avant d'en finir avec lu royauté. Il se livra
donc à toutes sortes d'amours et de vengeances 5 il fit couler le
96 BEVUE DE PARIS.
sang, il prodigua les fleurs ;les bourreaux et les poètes furent
très-occupés sous son règne. Charles II fut atroce avec les
républicains , dont il n'avait rien à craindre ; il fut ingrat en-
vers les Cavaliers qui l'avaient servi ; il n'oublia aucune de ses
haines personnelles , mais il oublia de racheter les royalistes
vaincus que Cromwell avait donnés ou vendus après ses vic-
toires. Cet homme-là acheva de désenchanter le dévouement
anglais 5 ce qu'on n'a pas voulu voir jusqu'à présent, c'est que
le dévouement aux rois est une opinion et non pas un senti-
ment ; et voilà pourquoi il y a encore du dévouement aux
rois.
Cependant Charles II fit comme avait fait son père ; il cassa
un parlement , puis un autre ; il avait présenté un bill aux
communes pour faire exclure le duc d'York de la succession à
la couronne; les communes rejetèrent le bill. Les communes
savaient très-bien ce qu'elles faisaient; elles tenaient à leur
duc d'York, le duc d'York devait payer pour Charles II. Les
peuples ont toujours leurs raisons quand ils tiennent à un
prince.
Charles II mourut tout-puissant dans son lit et dans son pa-
lais. Il fut, comme son père , un Français manqué , spirituel,
insouciant, égoïste, et, qui pis est, ne sachant pas la valeur
de ce grand mot: Le peuple ! Il arriva au trône d'Angleterre ,
et il y fut souffert, parce qu'il remplissait une lacune et qu'on
le laissait là en attendant mieux.
Au reste , ce siècle de Cromwell fut le siècle de Shaftes-
bury, de Milton , de Newton, de Locke. Les révolutions ne
sont jamais nuisibles au génie; d'abord, elles Tétonnent , et le
génie , quand il est étonné , est bien près de produire ; il veut
rendre au monde étonnement pour étonnement.
Charles II laissa donc après lui son Richard Cromwell. Jac-
ques II le frère de Charles II est en effet un monarque à qui le
prince de Condé aurait fort bien pu adresser la question qu'il
fît au fils du protecteur, sans le connaître : Qu'est devenu ce
sot et imbécile de Richard Cromwell? Jacques II ressemblait
beaucoup à Charles II ; c'était un vrai Stuart pour l'entête-
ment, pour la faiblesse , pour l'ignorance de toutes choses ,
des faits et des hommes. Il eut , de plus que ses prédécesseurs,
la grande faiblesse de croire à l'église catholique, apostolique
REVUE DE PARIS. 97
et romaine; c'était une trahison envers l'Angleterre tout en-
tière qu'elle ne pouvait pas pardonner. Jacques cependant se
livrait lui aussi à ses vengeances particulières. Le duc de
Monmouth , ce fils frivole du frivole Charles II . espèce de
Français , lui aussi , qui se trompa d'époque , et qui essava de
transporter la Fronde en Angleterre, fut traité comme un
vaincu de la Ligue. Après toutes sortes de prières et de bas-
sesses , le duc de Monmouth mourut en gentilhomme que le
peuple regarde. Il donne tant de courage aux grands qu'il voit
mourir , le peuple! C'est encore un avantage que l'aristocra-
tie a sur le peuple , et le seul peut-être que le peuple ne songe
pas à lui envier.
Malgré ces exemples sévères , malgré son juge JefFries , le
Laubardemont anglais , le modèle des accusateurs publics,
Jacques II marchait chaque jour à sa perte. Un jour il arriva
que le peuple trouva qu'il avait assez des Stuarts ; il réfléchit
qu'il n'avait plus rien de bon à en attendre. Il avait tout fait
pour avoir le dernier mot de cette race malheureuse et rejetée.
En effet, que pouvait faire déplus la nation anglaise pour la
famille des Stuarts ? Elle avait fait tomber la tète de Char-
les Ier, elle avait supporté jusqu'au bout, en toute humilité ,
les caprices de Charles II. Jacques II ne profitait ni de la mort
de Charles Ier , ni de la vie de Charles II. L'Angleterre ne
voulut plus se donner ni tant de peine ni tant de fatigue pour
son roi. L'Angleterre eut peur également de sa colère et de
son obéissance passées. Elle chassa Jacques II tout simple-
ment; car le traiter comme Charles Ier , c'eût été lui faire
trop d'honneur , et elle n'avait plus assez de patience pour le
traiter comme elle avait traité Charles II. Jacques II partit
donc avec aussi peu de cérémonie que Richard Cromwell , et
l'Angleterre alla chercher , pour la gouverner, au milieu de la
Hollande , le prince d'Orange, sous prétexte qu'il était le mari
de la fille de Jacques II. L'événement au trône du prince
d'Orange est la première quasi-légitimité dont il soit question
dans l'histoire moderne,
Jacques II, apprenant que son successeur arrivait , s'enfuit
de Londres d'abord; puis il quitta l'Angleterre, lui et son
fils. Voilà ce que les Anglais appellent lu glorieuse révolution !
Révolution glorieuse , en effet, s'ils veulent parler d'une révo-
9 9
98
REVUE DE PARIS.
lution qui n"a pas coûté de sang! Avant de quitter l'Angleterre,
Jacques II jeta le sceau de l'état dans la mer.
L'imbécile ne savait pas qu'il n'y eut, et cela dans le bcn
temps des tyrans , qu'un tyran qui retrouva son anneau jeté
dans la mer.
Quant à Guillaume, vous pensez bien que trouvant là un
trône très-important parmi les trônes du monde, il accepta
toutes les conditions que lui offrit le peuple anglais. Depuis
que la couronne est une espèce de bail entre le roi et le peuple,
que le peuple peut résilier quand il lui plaît , on peut croire
aux sermens des rois. Guillaume et Marie acceptèrent donc
de grand cœur la révolution de 1640, et de ce jour la révolu-
tion accepta à son tour le roi qui s'était trouvé sous sa main si
à propos. Dans ce temps , la révolution de 1640 n'a plus été
occupée qu'à prévoir, à arrêter , à entraver et à trembler de-
vant notre révolution française de 1788, laquelle révolution,
accomplie à son tour en 1830 , n'est plus occupée qu'à prévoir,
à arrêter , à entraver et à trembler devant les révolutions à ve-
nir. Mais comme la révolution d'Angleterre , la révolution
française n'empêchera aucune révolution de marcher.
En ce temps-là , Louis XIV était roi de France et toui-puis-
sant. Il \it revenir, sans trop s'en étonner , Jacques II chassé
du trône de ses ancêtres ; d'abord le roi de France donna au
roi d'Angleterre de quoi perdre la bataille de la Boyne , puis
il lui donna de quoi perdre la bataille de la Hogue. Louis XIV
avait des batailles à perdre en ce temps-là. Les rois de l'Europe
ne sont pas assez puissans aujourd'hui pour perdre des batail-
les , même pour des causes étrangères. Dans ces sortes de
causes, ils ne connaissent que les guerres depropagande. C'est
encore un progrès dans les révolutions.
Jacques II , vaincu pour la dernière fois , revint encore à
Louis XIV, qui n'eut plus d'autre ressource que de recevoir
ce roi dépouillé avec tous les égards égoïstes qu'il croyait de-
voir à la royauté. Vains égards ceux-là ! cérémonies futiles et
qui n'en imposent à personne, aux courtisans moins qu'à tout
autre ! Le temps était déjà loin où les courtisans s'étonnaient
de la quantité de larmes que contenaient les yeux des rois !
Jacques II , après avoir passé par la royale compassion de
Louis XIV, se retira à Saint-Germain, que lui prêta la France.
REVUE DE PARTS. 99
Riant exil ! si Ton peut dire riant exil. A Saint-Germain , le
chrétien Jacques remplaça le roi Jacques II. Il faut que la
religion catholique ait prévu tous les malheurs des rois chré-
tiens pour leur avoir ménagé de si grandes consolations dans
l'infortune! Jacques II mourut en répétant cette prière que
répète Charles X chaque soir: «c Merci , mon Dieu ! si vous
m'avez ravi trois royaumes pour me rendre meilleur! »
Mais Jacques II eut du moins cette consolation , c'est qu'il
adressait au ciel cette prière , trop chrétienne peut-être , dans
un temps de foi où personne n'était trop chrétien.
Cette prière était helle et permise au dix-septième siècle.
C'était alors une consolation respectable ; c'est un' ridicule
anachronisme aujourd'hui.
Jacques II laissa un fils , qui fut Jacques III, mais Jac-
ques III à Saint-Germain.
Jacques III fut le père de Charles-Edouard, le jeune Préten-
dant, et de Henri-Benoît, le cardinal d'York.
Nous allons donc poursuivre cet intéressant parallèle. Ce
n'est peut-être pas une chose sans instruction et sans utilité de
savoir ce que deviennent les vieilles royautés quand elles sont
tout-à-fait tombées du trône !
JNe fût-ce que pour avoir une réponse à faire à ceux qui
vous demandent ce que deviennent les vieilles lunes quand
elles tombent du ciel ?
Il ne faut pas vous accabler sous le luxe des rapprochemens ;
les rapprochemens seraient trop faciles.
Voyez en effet comme « Charles Ier ressemble à Louis XVI;
le long-parlement à la convention nationale; Cromwell à Bo-
naparte ; les deux fils de Charles Ier aux deux frères de
Louis XVI ; Charles II , sans enfans , à Louis XVIII, Jac-
ques II à Charles X ; le prince de Galles , appelé V enfant du
miracle, au duc de Bordeaux, l'enfant du miracle? Marie d'Esté,
sœur du prince de Modène , à Caroline de Naples. » Et tant
d'autres rapprochemens !
Les deux peuples parcourent le même cercle et se livrent
aux mêmes passions. En France comme en Angleterre le drame
historique commence comme finissent toutes les tragédies de
100 REVUE DE PARIS.
théâtre, par la mort d'un prince ; puis arrive la république ,
puis l'émigration , puis l'usurpation militaire , puis encore une
restauration de deux règnes , une interprétation imprudente
et malheureuse du droit divin dans la constitution parlemen-
taire ; puis enfin un changement de dynastie décrété par des
chambres irrégulièrement convoquées , et tout cela qui se ter-
mine par une quasi-légitimité!
Et puis il y aurait un si triste parallèle à faire entre la cour
de Saint-Germain et la cour d'Holy-Rood !
Un jour, à Saint-Germain, quatorze vieux gentilshommes
écossais, tout mutilés , regardaient tristement le vieux château
de leur roi détrôné, lorsqu'ils aperçurent un enfant de six à
sept ans qui allait monter en carrosse. Cet enfant était le prince
de Galles , le fils de Jacques. Il reconnut d'abord les serviteurs
de son père. L'enfant courut au-devant de ces gentilshommes
en leur tendant les bras. Alors , par un mouvement irrésistible
de ce vieux et saint royalisme qui a été long-temps la religion
des âmes les plus dures, ils se jetèrent à genoux devant l'en-
fant royal ; l'enfant les releva et leur parla comme eût fait un
homme. Il leur donna sa bourse, il les embrassa tous les qua-
torze 5 et ils se retirèrent, pauvres et mutilés qu'ils étaient,
pleins d'espoir et en criant : Vive le roi!
Jcles Janiw.
W
LES VIEUX ROMANS.
$n.
Si des romans spirituels nous passions aux romans de cheva-
lerie, nous remarquerions qu'ils ont des traits qui leur sont
communs. Le sujet de ces derniers est souvent une entreprise
religieuse. La conquête du Saint-Greal était l'objet d'une
grande ambition pour les chevaliers de la Table-Ronde, et
les exploits des paladins de Charlemagne tendaient principale
ment à l'expulsion des Sarrasins et au triomphe de la foi chré-
tienne. L'histoire de Guerino Meschino peut être citée comme
exemple d'un genre intermédiaire entre le roman spirituel et le
roman chevaleresque: on y trouve tous les prodiges de la chevale-
rie errante, l'amour des princesses et la déconfiture des géans 5
cependant il paraît que le principal but de l'auteur était l'édifica-
tion des fidèles. Cette production eut un succès et une popularité
qui devaient produire l'imitation. L'Espagne et l'Italie se sont
disputé la gloire d'avoir donné naissance à l'original ; mais les
prétentions de l'Italie sont les mieux fondées , et Ton croit gé-
néralement à présent que l'auteur était un Florentin du qua-
torzième siècle , nommé Andréa Patria. Quoi qu'il ensuit,
l'ouvrage fut imprimé en Italie , à Padoue , in-folio , en I47;j j
il parut ensuite à Venise, en ] 477 , in-folio : Milan, 1520, in-4";
Venise , 1559 , in-12. Il a fourni le sujet d'un poème de Tul-
lie d'Aragon, illustre Italienne du seizième siècle. Il yen eut
traduction française en 1790. Mme Oudot l'a introduit dans la
Bibliothèque bleue , avec des raîfinemens de style qui rem-
placent mal la naïveté de l'original.
9 9.
102 REVUE DE PARIS.
Guerino était fils de Milan , roi d'Albanie , qui descendait
de la maison de Bourgogne. La naissance de ce fils marqua le
commencement des infortunes de ses parens. Son père et sa
mère fuient délrônés et emprisonnés par un usurpateur qui
aurait aussi tué l'héritier, si la nourrice n'avait trouvé moyen
de l'embarquer avec elle pour Constantinople. Malheureuse-
ment elle mourut pendant le voyage ; l'enfant fut recueilli , et
dans la suite élevé par un marchand grec , nommé Meschino,
qui se trouvait sur le vaisseau ; de ce triste changement de
fortune , Guerino s'appela aussi Meschino. Lorsqu'il fut
grand , il attira l'attention et passa au service du fils de l'em-
pereur grec, qui le fit son écuyer. A Constantinople , il devint
amoureux de la princesse Elizena , sœur de son maître 5 il se
distingua par sa dextérité dans les tournois , et par ses hauts
faits dans une guerre où l'empire était alors engagé.
En dépit de son amour, de son mérite et de ses services ,
Guerino fut un jour traité de turc par la princesse Elizena ,
expression aussi outrageante que celle de vilain ou d'esclave.
Il n'était pas en état de démentir ce cuisant reproche, ses
parens lui ayant toujours été inconnus. Il résolut de se mettre
à leur recherche. L'empereur consulta sur cette expédition
les astrologues de la cour, qui, après un convenable examen
des astres , furent unanimement d'avis que Guerino ne pou-
vait rien apprendre de sa naissance , à moins qu'il n'allât con-
sulter les arbres du soleil et de la lune , qui croissaient à l'ex-
trémité de l'Orient.
Après cette explication , Guerino se prépara au départ*
Ayant reçu une relique de la vraie croix pour le préserver des
périls et des enchantemens , il s'embarqua sur un vaisseau
grec, et aborda dans la Petite-Tartarie. Delà il fit route à tra-
vers l'Asie; ayant passé la mer Caspienne, il combattit un
géant qui s'emparait de tous les voyageurs dont il pouvait se
rendre maître. Ce géant était surtout avide des chrétiens ; il
les renfermait dans son charnier , non-seulement pour sa pro-
pre consommation , mais pour régaler la géante , sa femme , et
ses quatre enf ins , qui avaient pris goût à manger du chrétien.
Guerino les tua tous , et sauva ainsi de la broche deux pri-
sonniers qui avaient été réservés pour la bonne bouche.
Bans son voyage aux Iodes, notre héros refusa les offres
REVUE DE PARIS. 103
que lui fit une princesse : le roi en fut tellement irrité qu'il le
fit jeter dans une prison , où il serait infailliblement mort de
faim , si la bonne princesse n'était venue elle-même lui appor-
ter à manger. Ce procédé eut un tel effet sur le chevalier qu'il
enfreignit le vœu qu'il avait fait au souvenir d'Elizena; mais
comme il n'avait juré fidélité à sa nouvelle dame que par
Mahomet, il ne se fit point scrupule de l'abandonner au bout
de trois mois.
Guerino, en s'avançant dans l'Inde, vit une grande variété
de monstres , des tribus entières à têtes de chien, des peu-
ples aux mains si larges qu'ils les portaient sur leurs têtes
comme des parapluies ; enfin il arriva à l'extrémité des Indes ,
où il trouva les arbres du soleil et de la lune qui l'informèrent
que son nom n'était pas Meschino, comme on l'avait appelé
jusqu'alors, mais Guerino. On lui dit aussi qu'il était fils de
roi ; mais que pour plus ample information il lui fallait aller à
l'extrémité orientale du globe.
Voilà donc Guerino qui revient sur ses pas; chemin faisant,
il rétablit dans ses états la princesse de Persépolis qui avait
été détrônée par les Turcs. Comme un mutuel attachement
se forma entre elle et Guerino , ils se seraient mariés sans le
nouveau but que lui avaient indiqué les arbres magiques.
La patiente princesse donna dix ans à son amant pour dé-
couvrir sa famille , et il promit de revenir après ce terme.
Guerino visita Jérusalem , rendit ses hommages au Saint-
Sépulcre, et de là fut en pèlerinage au mont Sinaï.De la Terre-
Sainte il pénétra en Ethiopie, et arriva aux états du prestre
Jean. Ce prêtre-empereur était en guerre avec un peuple sau-
vage qui avait en tète de son armée un géant. Guerino prit le
commandement de celle du prestre , et fut victorieux.
En Afrique , Guerino convertit nombre de rois infidèles , et
se rendit maître de tout un empire , à l'exception de ce qui
appartenait au roi Validor. Il faisait des préparatifs terribles
contre lui ; mais la sœur de cet idolâtre lui abrégea la besogne-
Cette princesse africaine s'était éprise de Guerino sur ce
qu'elle avait entendu raconter de sa beauté, de sa force et de
sa vaillance. Elle envoya un messager pour lui offrir la tête et
le royaume de son frère, à condition qu'il l'épouserait, ou, du
moins, qu'il se conduirait comme son époux. Les officiers de
1 04 KEVTJE DE PARIS.
Guerino reçurent cette ambassade, et dans l'appréhension de
quelque scrupule de la part de leur maître , ils rendirent pour
lui une réponse affirmative. La dame fut exacte à tenir sa pro-
messe ; elle enivra le roi, et comme il devenait entreprenant,
elle lui coupa la tête dans un accès simulé de ressentiment.
Les portes de la ville furent ensuite ouvertes à Guerino ; mais
quand la princesse vint lui demander la récompense de sa tra-
hison , elle fut repoussée avec indignation et mépris; elle était
très-laide , et même elle avait les cheveux roug es f singulier
défaut dans une Africaine.
Guerino ayant ouï dire qu'il y avait dans les montagnes de
la Calabre la sibylle qui prédit la naissance de Notre-Sei-
gneur, résolut d'aller l'interroger sur ses parens. Arrivé dans son
voisinage, il fut informé qu'il avait entrepris une expédition
des plus périlleuses : la sibylle, bien qu'âgée de douze cents
ans, conspirait toujours contre le cœur de ceux qui venaient
la consulter, et il était très-dangereux de céder à ses séduc-
tions. Mais Guerino, méprisant les appas d'une sibylle de
douze cents ans , ne se laissa point détourner de son entre-
prise. En passant les montagnes , il rencontra un ermite qui
lui montra un ravin conduisant chez la sibylle. Au bout du
ravin, il y avait une large rivière qu'il traversa sur le dos d'un
affreux serpent qui l'attendait , et qui lui raconta , pendant le
passage, qu'il avait été autrefois un gentilhomme, mais qu'il
devait cette déplaisante métamorphose à sa faiblesse pour la si-
bylle. Guerino se trouva bientôt dans le palais de la prophétesse,
qui lui apparut environnée déjeunes beautés , et qui semblait
elle-même aussi charmante que si elle avait eu onze cent quatre-
vingts ans de moins. Un souper splendide se trouva servi; elle
informa Guerino , dans la conversation qui s'éleva bientôt
aprèsle commencement du repas, qu'elle avait le privilège d'une
jeunesse et d'une beauté éternel les. pour avoir prédit la naissance
du Sauveur ; cependant elle n'était point chrétienne , mais elle
restait fermement attachée à Apollon , dont elle avait été prê-
tresse à Delphes , et à qui elle devait le don de prophétie: sa
dernière demeure avait été Cumes, d'où elle s'était retirée dans
le palais qu'elle habitait maintenant.
La conversation de la sibylle n'était pas, jusque-là , ce
qu'on pouvait attendre de sa science; elle parlait plus dupasse
REVUE DE PARIS. lOû
que de l'avenir 5 et , très-communicative quant à son histoire
personnelle, elle était extrêmement réservée sur celle de son
hôte. A la fin cependant elle lui apprit le nom de ses parens,
et toutes les circonstances de sa naissance. Elle lui pro-
mit de lui faire connaître une autre fois le lieu de leur rési-
dence, et de lui donner quelques lumières sur sa future des-
tinée.
La nuit étant venue , la sibylle conduisit Guerino à la chair.-
bre préparée pour son repos ; mais il s'aperçut qu'elle n'était
guère disposée à lui en laisser prendre ; elle commença à l'exa-
miner avec une attention à laquelle il ne savait comment
échapper. Cependant une prière et le bois de la vraie croix
qu'il tenait de l'impératrice grecque lui donnèrent le pouvoir
de congédier la sibylle ; elle fut obligée de remettre ses des-
seins au lendemain , et il en fut ainsi pendant cinq jours con-
sécutifs , grâce à l'influence répulsive de la relique.
La prophétesse, qui paraît avoir renoncé, en avançant en
âge , à la conduite qui lui valut de la part de Virgile la dési-
gnation de casta Sibylla , différait toujours d'informer son
hôte de la résidence de ses parens; afin de le retenir dans son
palais, et de saisir l'occasion d'accomplir ses projets. Le sa-
medi étant venu , elle ne put malheureusement empêcher
le chevalier d'être témoin d'une disgracieuse et inévitable
métamorphose. Les fées, à ce qu'il paraît , et ceux qui leur
appartiennent , sont en ce jour invariable changés en hideux
animaux, restant sous cette forme jusqu'au lundi. Guerino,
qui jusqu'alors avait vu le palais habité par des dames et des
seigneurs d'une merveilleuse beauté, fut très-surpris de se
trouver tout-à-coup au milieu d'une ménagerie , où la sibylle
elle-même se tordait en serpent. Quand elle eut recouvré ses
charmes, Guerino lui reprocha la forme spirale dans laquelle.
il l'avait vue s'entrelacer; il demanda positivement son congé,
et l'ayant obtenu, il s'en fut à Rome ; car bien qu'il se fut
tiré de ce repaire de la manière la plus chrétienne, il jugeait
nécessaire d'implorer l'absolution du saint-père pour avoir
consulté une sibylle qui était à la fois une sorcière , une
païenne et un serpent. Le pape lui donna pour pénitence de
visiter la châsse de saint Jean en Galice, et ensuite le purga-
toire de saint Patrice, en Irlande ; en même temps, il lui fai-
10!
REVUE DE PARIS.
sait espérer que dans ce dernier pays il pourrait avoir des nou-
velles de ses parens.
Guerino ne rencontra rien de remarquable pendant la pre-
mière partie de ce pèlerinage expiatoire ; cependant la renom-
mée du purgatoire de saint Patrice promettait des merveilles.
Ouand saint Patrice vint prêcher en Irlande, les honnêtes
Hiberniens refusèrent de croire , à moins qu'il ne leur donnât
une visible démonstration de sa foi ; si bien que le saint s'é-
tait vu obligé d'établir un purgatoire pour leur satisfaction.
Arrivé en Irlande, Guerino se rendit chez l'archevêque, qui,
après avoir vainement essayé de le dissuader de sa périlleuse
expédition , lui donna des lettres de recommandation pour
l'abbé de l'Isle-Sainte , où était l'entrée du purgatoire. Con-
duit par l'abbé, Guerino descendit dans un puits , au fond du-
quel il trouva une prairie souterraine : là, il reçut des instructions
de deux hommes vêtus de blanc qui vivaient dansun édifice bâti
en forme d'église. Il fut ensuite escorté par deux démons qui, de
caverne en caverne, lui firent contempler les tourmens du pur-
gatoire. Il trouva que chaque caverne était appropriée au châti-
ment d'un vice particulier. Ainsi dans l'une, les gourmands
étaient tantalisés par l'apparence et l'odeur de mets et de breu-
vages délicieux qui échappaient comme l'ombre à leur avidité;
tandis que, d'un autre côté, iis étaient importunés par les coli-
ques et les indigestions, auxquelles leur intempérance les avait
rendus sujets pendant leur vie. Cette idée des châtimens futurs
appropriés au vice dominant des coupables se retrouve dans
tous les poètes qui ont fait des enfers. Sans parler de celui du
Dante, Ford d^it, dans une de ses bizarres tragédies :
(c Là les gourmands sont nourris de crapauds et de couleu-
» vresj on y verse de l'huile bouillante dans la gorge des
» ivrognes; l'usurier est forcé d'avaler de l'or fondu, et le
» meurtrier est sans cesse poignardé sans jamais mourir, a
Après avoir vu les tourmens du purgatoire , Guerino fut in-
vité à contempler ceux de l'enfer, divisé encercles dans le
roman, précisément comme dans Le Dante. Toute cette partie
du roman doit avoir été suggérée par la Divine Comédie. Ju-
das Iscariote, Néron et Mahomet jouent les principaux rôles
dans l'enfer où nous sommes maintenant avec Guerino. Il y
reconnaît aussi son ancien ami, le géant Macus, qu'il a tué
REVUE DE PARIS. 107
en Tartarie , et dont le sort est un avertissement pour tous
ceux qui pourraient être coupables de trop grandir , et de ré-
galer leurs femmes et leurs enfans de la chair des voyageurs
chrétiens. Guerino retrouve encore la princesse africaine aux
cheveux rouges, qui, pour l'amour de lui , avait coupé la tête
de son frère abruti dans le vin. Son cicérone infernal avait
grande envie de l'ajouter lui-même au nombre des damnés ;
mais enfin il fut oblige , bien malgré lui , de le céder à Enoch
et à Elisée, qui lui montrèrent le paradis d'aussi près que
Moïse \it la terre promise. Ces guides célestes , après lui avoir
dit qu'il apprendrait en Italie ce qu'il avait besoin de savoir,
le reconduisirent sur la terre , où il arriva enfin après avoir
passé trente jours sans sommeil ni nourriture.
Revenu à Rome, Guerino fut envoyé parle pape en Albanie ■>
afin de chasser les Turcs , ce qu'ayant effectué , il découvrit
son père et sa mère dans une prison où ils avaient été confinés
tout le temps. Ils furent aussitôt rétablis sur leur trône, et le
roman se termine par le mariage de Guerino avec la princesse
de Persépolis, à la grande mortification de la princesse grec-
que Elizena , qui se repentit alors de l'avoir appelé turc.
Telle est l'histoire abrégée de Guerino Meschino, qui fut
certainement le plus errant chevalier de tous ceux qui ont
parcouru le monde. Aucun n'a pourfendu un plus grand nom-
bre de géans et de monstres, aucun ne fut plus fidèle à sa
maîtresse que lui à la princesse de Persépolis 5 aucun ne fut
plus dévot , comme on peut en juger par sa conduite en purga-
toire et chez la sibylle.
Il est à remarquer qu'à mesure qu'une nouvelle espèce de
composition succède à une autre, elle en participe encore, et
offre ainsi un mélange de l'ancien et du nouveau système. Par
exemple , dans le roman que nous venons d'unalyser , la che-
valerie s'unit à la dévotion 5 mais celle-ci prédomine encore,
tandis que c'est le contraire à mesure que l'on avance. Le
plus beau modèle que l'on puisse citer de ces ouvrages de
transition , c'est, sans contredit, les Aventures de Ltcidas
et de ClÉoritha., qu» nous analyserons dans un autre arti-
cle. Dunlop's , Ilistorij of Fiction (l).
(') Dans notre premier article, lequel n'est nullement une Ira-
103 REVUE DE PARIS.
duction littérale , il s'est glissé deux erreurs , dont l'une appartient
au savant M. Dunlop , qui confond le mot cénobite et le mot
anachorète , en appelant saint Antoine un cénobite. Quelques
lignes plus bas le copiste a placé saint Grégoire de Nazianze à côté
de Grégoire de Tours. Il faut lire : Grégoire de Tours et saint
Grégoire. F. D.
L'ABBÉ DE CILLY (').
D'une fort ancienne et fort honorable maison, l'abbé de Cilly
n'avait embrassé l'état ecclésiastique que depuis environ deux
ans, et les événemens qui décidèrent cette vocation méritent
d'être rapportés.
L'abbé passa la plus grande partie de sa jeunesse dans un
château situé au milieu des Vosges , une des principales pro-
priétés de son père , M. le baron de Cilly, homme fort spiri-
tuel, qui, après avoir eu beaucoup de succès à la cour du
régent et de Louis XV, se lassa de cette existence frivole et
creuse , quitta \ ersailles , et se maria jeune encore à la fille
d'un de ses voisins de terre.
Après une année de mariage, la baronne mourut en donnant
lejour à Arthur , maintenant abbé de Cilly.
(' ) Nos lecteurs connaîtront enfin la semaine prochaine par cruelle
vengeance la belle Rita prouva au marquis de Yaudrey qu'on
n'outrage pas impunément une dame espagnole. La Vigie de Koat-
Yen est terminée, et nous faisons connaître aujourd'hui dans l'ab-
bé de Cilly un des nombreux personnages que M. E. Sue a mis en
scène, un de ces caractères qu'il a philosophiquement analysés
avant de les faire agir et parler. Le roman de M. E. Sue s'est
étendu en quatre volumes in-8° } mais comme nous l'avons déjà
annoncé , c'est une œuvre de conscience, une composition large où
l'auteur a voulu justifier tous les éloges donnés par la critique à
ses premiers ouvragps. (.V. du D.)
9 «»
110
REVUE r>E PARIS.
M. de Cilly fut médiocrement touché de cette mort , en y
réfléchissant bien; il en fut même presque satisfait , car sa
femme eût peut-être contrarié le développement de l'étrange et
forte éducation qu'il voulait donner à son fils.
Athur se trouvant donc soumis désormais à une seule in-
fluence, son père songea sérieusement au plan qu'il s'était tracé
pour élever son fils, qui absorbait toutes ses idées, tout son
avenir,* car, nous l'avons dit^ jeune encore et dégoûté du
monde, M. de Cilly se promettait un bonheur infini à voir
grandir cet enfant sous ses yeux , et à suivre pas à pas le déve-
loppement de ses facultés.
Mais il poussait la jalousie paternelle à ce point qu'il eût
été au supplice de voir un précepteur donner les moindres
leçons à son fils; il voulait qu'Arthur reçût tout de lui : —
corps et esprit. — Aussi , encouragé par cet espoir , et mu par
une forte volonté , M. de Cilly, déjà assez éclairé , se livra de
nouveau à des études savantes et variées. Doué d'une mémoire
extraordinaire , et grâce à une bibliothèque nombreuse et
choisie , il atteignit en quelques années les vastes limites qu'il
avait tracées à son intelligence , sinon très-élevée , au moins
infiniment laborieuse et sagace.
Possédant d'ailleurs quelques langues mortes et vivantes,
aucune branche des connaissances physiques ou morales ne lui
était tout-à-fait étrangère. Bon musicien , peignant à mer-
veille , dune habileté peu commune dans les exercices du
corps, M. de Cilly était en un mot un homme complet,... com-
plet moins le génie qui crée et suit la route solitaire qu'il s'est
impérieusement ouverte.
Mais si M. de Cilly était inapte à créer, il n'y avait pas
d'homme au monde qui eût mieux profité des créations des
autres,... qui en eût mieux exprimé tout le suc, et se le fût
pour ainsi dire approprié. Enfin , si ce n'était pas l'harmonie
mélodieuse et puissante qui fait vibrer les airs , c'était au
moins l'écho le plus exact, le plus pur , le plus parfait de cette
mélodie.
On avouera que de pareilles facultés , jointes à son profond
amour paternel , à son caractère droit et généreux, faisaient
de M. de Cilly le plus rare des précepteurs.
A la mort de sa femme il ne voulut pas de nourrice pour Ar-
REVUE DE PARIS. 111
thur, car M. de Cilly avait à ce sujet des idées peut-être bi-
zarres , mais extrêmement arrêtées.
Prétendant qu'un enfant pouvait moralement hériter par
cette voie de penchans bas et vulgaires qu'il était difficile d'é-
touffer plus tard , il voulut faire allaiter son fils par une créa-
ture qui ne pût au moins lui transmettre que des instincts
purement physiques. Pour cela M. de Cilly choisit la chèvre ,
la chèvre vive , alerte , infatigable , pensant que la constitution
de son fils ne pourrait, après tout, que gagner à cette espèce
d'hérédité animale.
Il ne se trompa pas , et les forces et le tempérament d'Ar-
thur se développèrent avec une prodigieuse énergie.
Mais si M. de Cilly souriait orgueilleusement à la grâce et
à la vigueur de son fils , on ne saurait croire les angoisses
qui le torturèrent jusqu'au moment où il put asseoir des con-
jectures raisonnables sur la capacité d'esprit de son enfant.
Et au fait, pensez donc avec quelle dévorante inquiétude il
devait épier chaque impulsion , chaque bégaiement , chaque
désir , chaque instinct de ce fils qu'il avait rêvé spirituel et
intelligent?
Quelle anxiété douloureuse!.... quelle timidité dans ses
épreuves!... que d'hésitation dans ses espérances!... que de
joies cruellement suspendues , quand ce pauvre père , se dé-
fiant de sa partialité , devenait presque injuste pour son fils ,
tant il craignait de se laisser surprendre par un amour
aveugle.
Mais concevez aussi quel fut l'immense bonheur de M. de
Cilly , lorsqu'il s'aperçut que son Arthur, joli, leste et vif ,
semblait prévenir et rassurer la curiosité peureuse de son père
par des questions d'une perspicacité peu commune , quoique
naïve et enfantine.
Car ce qui rendait encore M. de Cilly le plus heureux des
hommes, c'était de voir que son fils avait le langage , l'esprit
et la gaieté charmante de son âge , et non le maintien niais et
sérieux , les idées grotesquement avancées de ces petits pro-
diges qui ont l'avantage d'étaler à dix ans l'insipidité préten-
tieuse dont ils auraient peut-être rougi à vingt, et d'être
imbéciles un peu plus tôt et pour toujours.
Pauvres enfans , pauvres petites têtes fraîches et blondes que
112
REVUE DE PARIS.
de stupides parens ensevelissent sans pitié sous de grandes per-
ruques de vieillards !
Ce fut donc en voyant l'esprit droit et prompt de son fils se
révéler surtout par une curiosité raisonnée , une compréhen-
sion vive et une appréciation correcte , que M. de Cilly fut
largement payé des travaux immenses qu'il s'était imposés.
En effet , Arthur, familiarisé jeune avec les études les plus
abstraites , doué d'une imagination ardente que la solitude
avait encore exaltée , trouvant dans les arts les plus aimables
délassemens , entretenant sa vigueur , et reposant sa conten-
tion d'esprit par la chasse , l'escrime ou l'équitation , se déve-
loppant libre et fort au milieu de cet air vif et pur des
montagnes ; Arthur , dis-je , atteignit sa vingtième année ,
avant à peu près embrassé le cercle des connaissances hu-
maines que son père lui avait fait parcourir ; mais possédant
ce que son père n'avait pas... un génie créateur qui s'était
révélé ça et là , pour ainsi dire à son insu , tantôt par des
poésies étincelantes de fraîcheur et de jeunesse ; tantôt par
des mélodies empreintes de grâce et de sérénité , ou bien par
de larges ébauches d'une couleur puissante et lumineuse ,
car il y avait une affinité étroite entre les vers , la peinture
et la musique de ce jeune homme , parce qu'après tout la
poésie est une , qu'elle se traduise par un chant, un poème
ou un tableau ; seulement le génie complet parle ces trois
langues.
Mais , par une anomalie singulière , Arthur joignait à cette
verdeur , à cette richesse de pensées, une forte tendance à un
esprit implacablement analytique. Cette dernière et terrible
faculté d'analyse avait sans doute été sitôt développée chez lui
par l'habitude des sciences mathématiques et physiques dont
son père lui avait donné les premiers élémens , et qu'il avait,
lui , approfondies autant que possible.
Or , à cet âge où l'enfance finit à peine pour la plupart des
hommes, Arthur, beau , riche , et bien né, d'un caractère no-
ble et ferme , pouvait déjà , lui , se montrer grave et érudit
avec les savans , artiste avec les artistes , gentilhomme accompl i
avec les gens du monde.
Aussi , en voyant ce fils si admirablement doué, M. de Cilly
eut un moment d'extase et d'orgueil indéfinissable
BEVUE DE PARIS. 113
Mais tout-à-coup il fut saisi d'un sentiment d'affreuse tris-
tesse en se disant : Que je meure demain , que ce cœur in-
génu , bon et généreux se trouve jeté dans un monde égoïste
et insouciant.... Quel avenir , mon Dieu!... Le pauvre enfant,
comme l'homme de la fable , échangera ses belles pièces d'or
contre des feuilles sèches... Et qui sait alors si l'amertume des
déceptions ne dépravera pas cette ame jusqu'à présent si pure
et si élevée ! Non , non , il n'en sera pas ainsi : et puis encore,
cette étude théorique des hommes servira d'aliment à la dévo-
rante activité de son esprit... qui m'effraie parfois.
M. de Cilly se mit donc à rassembler ses souvenirs , aGn de
raconter à son fils sa vie tout entière , avec ses joies et ses cha-
grins , sans affecter une misantropie ridicule , ou une adulation
puérile pour les convenances sociales.
Il écrivit ainsi des mémoires, précieux en cela que , disant
avec naïveté l'existence d'un seigneur fort à la mode sous le
Régent et sous Louis XV, ils résumaient toutes les positions ,
toutes les phases , toutes les chances de la vie d'un homme du
monde , et devaient être aux yeux d'Arthur le plan exact et
précis du pays qu'il aurait un jour à parcourir.
Seulement, comme dans ces mémoires il était question de
nombreuses bonnes fortunes } M. de Cilly, craignant que de
pareils récits ne donnassent une mauvaise direction à l'esprit
d'Arthur, sachant aussi l'empire que prend une femme adroite
et du monde, lorsque la première elle a éveillé ou satisfait nos
désirs ; M. de Cilly, dis-je, pour arracher Arthur au danger de
ces influences futures, acheta la fille d'un de ses fermiers , une
jeune, belle et sotte créature, et la donna pour maîtresse à
son fils.
M. de Cilly agissait en cela fort sagement, car il eût manqué
son but si ses confidences eussent produit sur l'ardente et jeune
organisation de son fils l'effet d'un livre obscène; il voulait, au
contraire qu'Arthur ayant d'abord rassasié ses sens, fût capa-
ble de ne plus voir qu'une suite de preuves et de déductions
morales dans les leçons de l'expérience paternelle , au lieu de
s'attacher avidement à tout ce que ces révélations devaient
avoir de matériel et de grossier.
Ce fut alors que M. de Cilly crut pouvoir présenter à son
fils le tableau du monde tel qu'il l'avait vu , sans ménagemens
9 1 o.
114
REVUE DE PARIS.
et sans scrupule, sans rien outrer et sans rien affaiblir. Il lui
montra la société vraie, avec ses amours éphémères et sensuels,
ses amitiés hypocrites , et son bonheur de surfaces ; en un mot,
il ne lui cacha rien , et par conviction, et par une espèce d'é-
goïsme dont il ne se rendait pas compte , mais qui lui disait
de peindre le monde dans toute sa nudité, afin qu'Arthur ai-
mât davantage encore l'ami fervent et dévoué qu'il trouvait
dans son père.
Or , jamais leçons n'eurent un effet plus subit... ne furent
plus amèrement comprises... Il en fut de ces notions théori-
ques du monde comme il en avait été de celles de la science...
une fois la lice ouverte, le but indiqué, le génie pénétrant
d'Arthur avait franchi l'espace d'un seul bond... en laissant
bien loin de lui son père qui le suivait timidement des yeux...
Car, grâce à une singulière faculté d'intuition donnée aux
esprits supérieurs , il suffisait en toutes choses qu'Arthur eût
le moindre point de départ pour arriver à une conclusion nette
et rigoureusement logique. Aussi M. de Cilly fut-il épouvanté
des sarcasmes dédaigneux que son fils lança bientôt contre un
monde qu'il n'avait jamais vu, et qu'il peignait pourtant des
couleurs les plus vraies et les plus désolantes.
Oui, M. de Cilly écoutait Arthur avec ce sentiment de ter-
reur qu'on éprouverait en voyant le gland qu'on a planté gran-
dir grandir... et devenir un chêne, dans l'espace d'une
seconde car ce malheureux homme avait cru semer sur un
sol fertile , mais qui suivait au moins les lois de la nature pour
faire tout arriver à son heure... Non... en un instant chaque
fruit était mûr. et tombait en laissant son arbre nu , triste et
dépouillé.
Alors M. de Cilly essaya maladroitement de revenir sur ses
pas; car tant que l'incroyable pénétration d'esprit d'Arthur
n'avait atteint que les profondeurs du savoir , tant que ce
pauvre père ne s'était vu dépasser que dans les exercices de
l'intelligence , rempli de son orgueil paternel, il avait été inso-
lemment fier de se sentir si inférieur à son fils.
Mais quand il vit ce fils posséder à vingt ans une connais-
sance du monde aussi anticipée , qui lui arrachant violemment
ses illusions , sans lui laisser le plaisir de les avoir eues , devait
l'empêcher d'être dupe de ses premières croyances et de goûter
REVUE DE PARIS. llo
ainsi le seul bonheur qu'il ait été donné à l'homme d'éprouver,
M. de Cilly , devinant l'avenir le plus triste pour son fils , vou-
lut l'arracher à cette fatale destinée.
Hélas ! il n'était plus temps; sa parole avait été trop exacts,
trop naïve, pour ne pas se stéréotyper dans l'esprit d'Arthur ,
douéd'une affinitési exquisepour toute vérité. Aussi M. de Cillv
fut-il réduit à invoquer son expérience personnelle contre
l'inexpérience de son fils.
Mais Arlhur, soulevant la question dans une sphère plus
élevée , appuya ses raisonnemens sur l'histoire des révolutions
politiques. Ce hideux et étroit égoïsme qui bat au cœur de la
société , il le retrouva aussi hideux et aussiétroit dans les com-
binaisons honteuses de la diplomatie ou dans lesvioleuces bru-
tales des conquérans , seulement changeant de nom comme
un parvenu... cet égoïsme se f.ùsait vaniteusement appeler
machiavélisme ou tyrannie. Arthur prouvait donc que les ré-
sultats étaient identiques , et qu'il n'était pas besoin d'être plus
infâme pour sacrifier l'alliance d'un peuple dévoué que poui
trahir l'affection d'un ami sincère , expliquant ainsi les roue-
ries de l'homme politique par les roueries de l'homme du
inonde , parce que , disait Arthur , « le pouvoir , en élevant les
hommes , n'élevait pas pour cela leur nature, mais leur don-
nait seulement l'occasion d'envier des objets plus importans ;
de sorte que , bien que le but fût plus élevé , les moyens que
l'homme employait pour y parvenir étaient toujours aussi hon-
teux et aussi misérables. »
Pour la première fois, Arthur se vit donc en opposition di-
recte avec son père ; et M. de Cilly , parlant contre sa propre
conviction, trouvant dans son fils un adversaire trop au-dessus
de lui , fut dans l'impossibilité de lutter plus long-temps , et se
vit réduità se taire , confondu de la puissance des raisonnemens
d'Arthur....
Malheureusement Arthur, égaré par l'ivresse de cette ar-
dente discussion , emporté malgré lui par l'irrésistible ascen-
dant de son génie , s'était élevé dans une sphère si haute que
les signes sacrés du caractère paternel avaient disparu à ses
yeux , et qu'il ne voyaitplus dans M. de Cillyqu'un atagonistc*
incapable et avouant misérablement sa défaite.
Aussi , loin de s'arrêter , Arthur le poursuivit sans pitié ;
116 REVUE DE PARIS.
seulement sa parole, de grave et mesurée quelle avait été d'a-
bord , devint caustique et amère ; sa conviction éclata en fou-
droyans sarcasmes ou en railleries acérées , comme si l'adver-
saire qu'il combattait n'eût pas mérité d'autres armes... Enfin
il ne mit fin à cette scène cruelle que lorsqu'il eut , pour ainsi
dire , fait mesurer pas à pas à son père l'énorme distance qui le
séparait de lui...
Mais l'ame d'un père est un trésor si inépuisable d'amour,
de pardon et de bonté , que M. de Cilly ne regretta sa défaite
que parce qu'il n'avait pu arracher à son fils une conviction
désolante , quoique vraie. Quanta l'âcrelé de la discussion, il
connaissait trop l'amour d'Arthur pour s'en trouver offensé ; et
quant au sentiment de la supériorité de son fils sur lui , c'était
depuis long-temps sa joie , son orgueil et sa gloire.
Mais , hélas ! si le souvenir de cette fatale discussion ne pa-
raissait devoir rien changer aux relations deM.de Cilly envers
son fils, quelle perturbation il apporta dans la vie d'Arthur!
lorsque , revenant à lui , sortant de cette exaltation passagère,
il se souvint de la terrible découverte qu'il venait de faire!
Non... on ne saurait peindre l'épouvantable angoisse qu'il
éprouva en pensant qu'il venait d'apprécier à tout jamais la
faible portée d'esprit de son père... et avec quel profond déses-
poir il vit tomber le prestige qui jusque là avait grandi la fi-
gure paternelle, et la rendait imposante comme celle de Dieu.
Car , du moment où il se fut aperçu de l'infériorité relative
de M. de Cilly , Arthur ne put échapper à cette pensée obsé-
dante, impitoyable , qui sans cesse lui disait : tu es supérieur
à ton père pur V intelligence.
Et de ce moment cette pensée empoisonna les jours d'Ar-
thur... parce qu'il adorait son père...
Tantôt il se promettait de ne plus discuter avec lui , et d'a-
dopter sans réplique toutes ses opinions. Mais bientôt il crai-
gnit qu'en faisant preuve d'une aussi aveugle soumission,
M. de Cilly ne vît dans cet assentiment perpétuel que la volon-
taire abnégation du fort envers le faible qu'il dédaigne.
Voulait-il , au contraire , lutter contre lui comme on lutte
avec un égal en intelligence, il tremblait qu'il ne prît cette
résistance pour l'arrogante conviction delà supériorité qui veut
s'imposer, parce qu'elle en a le droit.
REVUE DE PARIS.
117
Aussi, depuis cejour fatal, Arthur , préoccupé de l'idée con-
stante d'éviter toute discussion , tant il craignait de blesser
involontairement son père , devint avec lui sombre , taciturne,
réservé ; il le fuyait presque ; et , n'osant plus se livrer à cette
confiante et douce familiarité qui jusque là avait régné entre
eux , il passait des heures , des jours , dans un morne silence ,
et ne répondait qu'avec contrainte et défiance aux questions
empressées de son père.
M. de Cilly s'aperçut bientôt de ce changement étrange , et
long-temps ce fut en vain qu'il en chercha la cause; car , nous
l'avons dit , il s'avouait si naïvement son infériorité qu'il ne
lui était pas encore venu à l'idée que son fils pût rougir de
lui-
Mais les précautions d'Arthur trahirent malheureusement
les craintes de son ame délicate et noble. M. de Cilly se mé-
prit sur sa pensée , et il crut fermement que son fils lui témoi-
gnait son dédain , quand , au contraire , son fils n'avait qu'un
but , un vœu , un désir , celui d'éloigner cette idée de son
père.
De l'instant où cette fatale erreur devint aux yeux abusés
de M. de Cilly une douloureuse certitude, la défiante réserve
d'Arthur ne put , hélas ! que trop facilement s'interpréter dans
ce sens.
Trop fier pour se plaindre , M. de Cilly se résigna , dévora
long-temps les larmes amèresque devait faire couler une aussi
horrible révélation, et sa santé commença de s'altérer.
Ce fut alors qu'Arthur se prit à maudire cette élévation de
l'intelligence que l'étude et le savoir avaient encore exaltée en
lui... puisque cette puissance morale l'avait rendu à jamais
misérable , en flétrissant pour toujours ce bonheur profond ,
cette adoration filiale qui avait fait la joie de sa jeunesse.
Et une incurable mélancolie vint aussi l'accabler, surtout
lorsqu'il vit que l'état de son père devenait de plus en plus
alarmant.
Car aussi comment peindre le cruel changement qui s'était
opéré dans l'existence de ces deux êtres , autrefois si paisibles
et si tendres? comment peindre leurs regrets poignans... à
l'un de posséder le savoir , à l'autre de l'avoir donné?... Com-
ment peindre la défiance horrible de ces deux âmes grandes et
118 REVUE DE PARIS.
pures, qui ne se sentaient si douloureusement déchirées que
parce qu'elles étaient d'une noblesse et d'une délicatesse ex-
quises? comment peindre, en un mot, la contrainte glaciale
qui remplaça leurs doux épanchemens? Car, hélas! depuis
ce jour fatal... plus de ces longs entretiens où Arthur déployait
ingénument toutes les merveilleuses beautés d'un génie qu'il
ignorait lui-même, parce que depuis ce jour, avec la con-
science de son génie, Arthur en avait pour ainsi dire acquis
la pudeur... parce que depuis ce jour, elle était morte malgré
lui, cette admiration naïve et candide, cette sublime et sainte
croyance filiale qui fait voir dans un père un être sacré qu'on
adore aveuglément comme Dieu , sans chercher à l'expliquer
par une sacrilège analyse.
Que l'on se figure donc maintenant quelle devait être l'é-
pouvantable existence de M. de Cilly, qui haïssait trop le monde
pour y chercher des consolations , et qui, avouons-le , n'avait
pas la foi nécessaire pour oublier les peines d'ici-bas , en son-
geant à une meilleure vie; car il est une question que nous
n'avons pas encore abordée jusqu'à présent, nous voulons par-
ler des idées religieuses du père d'Arthur.
M. de Cilly n'avait aucune croyance religieuse , si l'on en-
tend par croyance une foi aveugle à la révélation divine et aux
autres mystères incompréhensibles du christianisme.
D'un esprit correct et droit, M. de Cilly disait qu'il ne pou-
vait croire ce que son intelligence se refusait à comprendre ; il
reconnaissait un moteur mystérieux dans la nature j mais par
cela même que cet agent était un mystère , il ne pensait pas
qu'on pût rationnellement s'en faire une idée exacte et lui assi-
gner un nom et des attributions.
Il ne confondait pas pour cela la foi des autres avec l'hypo-
crisie ; il croyait seulement que la foi était comme un sens à
part donné aux élus, une espèce derévélation faite à eux seuls,
mais il ne pouvait pas plus se rendre compte des corrélations
de ce sens qu'un aveugle-né ne pourrait se faire une idée de ce
que c'est que la vue et la lumière.
Malheureusement, Arthur , élevé par son père dans cet état
d'incertitude religieuse, ne possédait pas non plus la foi, mais
il s'était fait pour ainsi dire un système de croyance matérielle
et politique aux lois morales et écrites du christianisme, selon
REVUE DE PARIS. 119
son idée de regarder les religions comme autant de formules
gouvernementales tendantes toutes au même but...
Seulement, parmi ces formules , la religion chrétienne était
la seule qui lur parût divine dans l'acception poétique donnée
à ce mot pour exprimer le type du parfait. C'était à ses veux le
plus magnifique des Codes de l'humanité; et la toute-puis-
sance spirituelle accordée à cet apôtre en cilice qui , du haut
d'une chaire d'humilité, dominait également le royal esquif
et l'océan populaire , citait au tribunal de Dieu le roi despote
ou le peuple révolté, paraissait à Arthur la plus généreuse, la plus
sublime des combinaisons sociales; et s'il ne pouvait la compren-
dre comme révélation divine, il la considérait du moins commele
chef-d'œuvre du génie législatif. Arthur admirait encore la haute
etsagace prévision de l'auteur de cette loi sublime qui, sachant
que dans son orgueil tout homme peut nier l'infaillibilité de
ce qu'a fait ou dit l'homme , donnait à son œuvre de liberté,
d'amour et de charité , une naissance divine, mettant ainsi
toute discussion au sujet de son origine parmi les plus graves
atteintes portées à cette religion (').
Or, comme cette charte, magnifiquement résumée par la
morale angéliquedu Nouveau-Testament, n'avait qu'un but
possible, celui du bonheur des hommes , Arthur voyait dans
tout adversaire de cette croyance religieuse , politique ou so-
ciale, pour lui c'était tout un , Arthur voyait , dis-je, un cri-
minel , sinon de lèse-divinité, au moins de lèse-société ; aussi
avait-il le plus profond mépris pour l'école prétendue philoso-
phique dont Voltaire était le chef et le type , école stupide ou
menteuse , bassement fourbe , niaisement méchante , qui atta-
quait le Christ et sa religion au nom du peuple et de la liberté!!! le
Christ! dont l'œuvre tout entière se résumait par ces deux mots. . •
(') Et en cela Arthur partait d'un principe tout-à-fait faux; —
car cette origine divine sttpposce impliquant , par cela même, son
origine humaine, en faisait une loi écrite par Yliomme et révocable
par V homme ; tandis que ce qui fait, à notre sens, la sublimité et
la spécialiié de la religion chrétienne, si cela se peut dire, c'est
sa révélation divine, qui, par ce fait même, la met au-dessus de
toute discussion humaine.
120 REVUE DE PARTS.
liberté! charité!... le Christ qui était mort pour le peuple...
dont il défendait les droits contre d'avides oppresseurs... le
Christ qui faisait tomber les chaînes des esclaves ; le Christ
qui donnait à ceux qui avaient foi... une éternelle félicité en
échange de quelques jours de malheur sur la terre... le Christ
qui , partageant le royaume des cieux à ce grand nombre qui
ne possède rien ici-bas leur faisait supporter une vie de mi-
sère avec une résignation sublime , de sorte qu'ils regardaient
dédaigneusement l'existence somptueuse des'riches, et qu'ils les
plaignaient au lieu de les envier; le Christ enfin qui substituait
l'avenir au néant... l'espérance au désespoir!... l'amour à la
haine... la communion à la personnalité...
Après cela , disait-il , que l'on traite la foi qui croit d'igno-
rance, de préjugé ou d'abrutissement ; que l'on traite les pro-
messes du Christ de fictions, de mensonges, peu importe cette
monstruosité.
Il est une chose que l'on ne pourra jamais nier, c'est le bon-
heur positif de ceux qui croient sincèrement, c'est la haute et
consolante moralité de ce que les philosophes appellent fictions
ou mensonges.
Car , dans toute société , disait encore Arthur , il y aura
toujours un nombre incommensurable d'hommes àjamais voués,
quoi qu'on fasse ou qu'on promette, aux privations et au mal-
heur. Eh bien ! osera-t-on nier que celui qui , par le pouvoir
de la foi qu'il leur inspire, donne à ces infortunés (car dès
qu'ils croient ils ont), leur donne , dis-je , s'ils sont vertueux et
résignés , le bonheur éternel en échange des privations qu'ils
subiraient de toutes façons ici-bas; osera-t-on nier que ce
Dieu , ce législateur ou cet homme , n'ait pas résolu de la fa-
çon la plus morale et la plus consolante la plus importance de
toutes les questions sociales , celle qui est la source de toutes
les révolutions ; en un mot celle de rendre heureux et satisfaits
ceux qui n'ont pas , en assurant le repos de ceux qui possè-
dent (l)
(') Aussi, du jour où les propagatetirs des lumières ont eu dé-
possédé le prolétaire de son royaume des cieux sans pouvoir lui
rien donner en échange , et pour cause , le prolétaire n'a trouvé
rien de plus juste que de vouloir s'emparer des royaumes d ici las
REVUE DE PARIS. 121
Enfin, disait Arthur, le philosophe, l'encyclopédiste le
plus acharné, niera-t-il qu'en admettant, je le veux, cette
seconde vie comme une fiction ou un préjugé, ce ne soit pas
au moins une admirable fiction , un mensonge bien consolant ,
un préjugé bien sublime que celui-là qui vous fait croire fer-
mement que vous reverrez ceux que vous pleurez , et que
votre existence ne finit pas au fossoyeur....
Telles étaient les pensées religieuses d'Arthur.
Après avoir vécu pendant quelques mois encore de cette vie
sombre et décolorée, M. de Cilly mourut, en emportant dans
la tombe la triste conviction qui avait abrégé ses jours.
Et Arthur se trouva seul au monde.. .
Alors sa douleur fut immense , ce fut une douleur froide ,
sentie , raisonnée , qui creusa profondément son lit dans la
solitude de cette ame puissante, comme ces ruisseaux cachés
qui minent sourdement un rocher gigantesque; car le principal
caractère d'une pareille douleur est un calme glacial aussi
muet que la pierre du sépulcre... Ce sont les chagrins hvpo-
crites qui cherchent le monde pour s'y écheveler et pousser
leurs sanglots menteurs.
Artbur , lui , n'usa pas ainsi sa douleur, il en vécut ; sa vie
fut désormais un long remords , une sanglante et continuelle
malédiction contre cette vaine science qui lui avait ravi la seule
croyance dans laquelle il pouvait avoir foi ; mais au lieu de fuir
ces souvenirs qui lui rappelaient la perte de son père , il les
évoqua et s'y plongea avec une mélancolie amère , car cette idée
fixe qui vous ramène toujours à la mort de ceux qui vous étaient
bien chers ne paraît affreuse qu'aux insensibles : ceux-là , ne
connaissant pas le charme cruel de cette émotion , se croient
obligés de dire qu'elle fait mal , parce qu'ils voient pleurer
ceux qui l'éprouvent... Malheureux! qui ignorent la pieuse
douceur de certaines larmes...
Environ un an après la mort de M. de Cilly, Arthur était
assis, à la tombée du jour, dans l'immense bibliothèque du
château , sa pièce favorite , car c'était là que son père et lui
en manière de compensation , tout disposé d'ailleurs à faire bon
marché de la jouissance de Y éternité.
]!22 REVUE DE PARIS.
s'étaient autrefois livrés à l'étude avec une si touchante ému-
lation.
Cette bibliothèque formait une galerie dont les fenêtres
s'ouvraient sur un des sites sauvages et pittoresques des
Vosges... C'étaient de hautes montagnes, des pics déchirés ,
de sombres et noirs sapins dorés par les derniers feux du
soleil couchant.
Athur , rêveur , était accoudé sur une table massive , cou-
verte de papiers et de manuscrits; autour de cette galerie s'é-
tendaient d'innombrables rayons de livres écrits dans toutes les
langues; près d'une fenêtre on voyait un cbevalet et quelques
ébauches de peinture; plus loin une harpe et un petit buffet
d'orgue ,... puis ça et là des instrumens de physique et d'astro-
nomie , des sphères célestes et des globes ; enfin dans ce lieu. . .
tout semblait retracer, résumer les occupations de la vie la plus
intelligente , la plus complète et la plus élevée , et pourtant
celui qui maintenant sentait en lui assez de savoir et de génie
pour pouvoir se passer de ces livres , et les considérer avec l'air
de reconnaissance dédaigneuse dont l'homme robuste et fort
regarde sa vieille nourrice ; celui dont le magique pinceau pou-
vait fixer sur cette toile les merveilles pompeuses de la créa-
tion; celui qui pouvait faire vibrer cette harpe sous les accords
d'une ravissante harmonie; celui qui pouvait deviner la marche
des corps célestes , ou dévoiler les travaux de la nature dans ses
opérations les plus secrètes; celui qui avait étudié l'a me par
la physiologie, et le monde par l'algèbre;... celui enfin qui
n'était étranger à aucune langue , à aucune science , à aucun
art : celui-là enfin qui , jeune, riche, beau , plein de cœur et de
génie, pouvait prétendre à tous les bonheurs... celui-là gémis-
sait torturé par une douleur incurable qui défiait toutes les
consolations , et révélait la vanité du savoir et de la richesse
pour calmer les plaies de l'ame.
— O vanité de la science , de la fortune et de la jeunesse !
— s'écriait donc Arthur — quand , réalisant l'impossible , je
concentrerais en moi toutes les intelligences les plus élevées
du monde et des siècles... les trésors de la terre, pourrai-je
faire que mon père ne soit pas mort ?... pourrai-je faire que je
le revoie un jour?... pourrai-je donner un aliment à cette dé-
vorante activité d'esprit qui me consume... et un but à ma vie?
REVUE DE PARIS. 123
Oh! malédiction sur le savoir ! puisque la brutale ignorance du
plus stupide paysan de mes terres lui donne ce que je paierais
au prix de mon sang , lui donne la certitude de revoir un jour
et pour toujours l'être qu'il regrette,... et lui explique sa vie
par l'éternité à laquelle il croit... Malédiction!... Voilà donc
que l'ignorance opère un miracle , peuple un monde immortel
de sublimes et saintes visions , quand le savoir le plus profond
ne me dit à moi que destruction , désespoir et néant... Oh ! si
je pouvais croire !...
Que faire maintenant de cette vaine science? que peut elle
pour moi ? Elle a élevé ma pensée dans les plus hautes ré-
gions... mais elle m'a isolé à jamais des autres hommes , en me
rendant fier de mon savoir et dédaigneux de leur infériorité.
Tous les merveilleux secrets de la nature , je les ai touchés
au doigt je sais tout ce qui est... et je ne puis commander
ce qui n'est pas Pourquoi vivre?... pourquoi... Je veux pour-
tant essayer si la vie agitée , bruyante du monde n'engourdira
pas cette irritation de la douleur et de la pensée.
Arthur quitta donc les Vosges peu de temps après cette
soirée, et se rendit à Versailles , où il avait quelques parens.
On conçoit qu'avec sa beauté , son rang , sa fortune , son
esprit , Arthur eut ce qui s'appelle de grands succès dans le
monde j mais les leçons de son père , jointes à son singulier
pouvoir d'intuition , lui avaient donné une si juste et si véri-
table idée du monde ; il avait eu sous les yeux , pour ainsi
dire , un plan si topographiquement exact de tout ce qui de-
vait lui arriver , qu'il ne trouve pas le moindre piquant à ses
triomphes ou à ses déceptions. Pour lui le monde était une
pièce de théâtre, qu'il avait lue , qu'il savait par cœur , et
qu'il voyait jouer devant lui par d'assez médiocres acteurs. Et
puis , au résumé , que sont , après tout , les succès du monde?
efque pouvaient-ils paraître , surtout aux yeux d'un homme
tel qu'Arthur , pour qui l'analyse était comme un creuset , à
l'action duquel il soumettait ce qu'on était convenu d'ap-
peler le bonheur... Et ce bonheur , tel brillant , tel doré , tel
parfumé qu'il fût... n'y laissait jamais que cendres sèches et
amères.
Alors il voulut voyager : il parcourut l'Europe et l'Asie ; mais
il se trouva froid devant les plus magnifiques spectacles de la
124 REVUE DE PARIS.
nature; car, décomposant ou expliquant tout par la chimie,
la physique ou l'algèbre, au lieu d'impressions douces et vivi-
fiantes , il ne lui restait qu'une nomenclature scientifique, sèche
et aride.
Oh ! c'est que, pour être profondément remué à l'aspect d'un
site imposant et grandiose, il faut sentir s'éveiller dans son ame
l'idée du Dieu qui a créé les mondes , ou frémir en soi le luth
mystérieux du poète.
Mais Arthur ne comprenait pas Dieu , et ne se sentait plus
poète ; hélas! la poésie écrite, peinte ou chantée, était morte à
jamais en lui , morte comme les feuilles meurent à l'automne;
car chez un homme aussi complet , cette splendide et triple
poésie n'avait pas été ce qu'on appelle des talens, mais l'expres-
sion harmonieuse de la joie pure et sereine de l'adolescent qui
sourit à l'existence , mais le cri profond de bonheur et d'amour
que jette toute créature en voyant le soleil briller et les fleurs
s'entr'ouvrir!
Enfin Arthur avait été poète, parce qu'il avait eu seize ans ;
poète, parce qu'il avait eu un père adoré; poète, parce que
son avenir avait été riant et doré ; poète enfin , comme l'oiseau
du ciel , qui chante tant que dure le printemps.
Mais après le printemps, l'hiver ; après la poésie, l'analyse.
Et Arthur, nous 1 avons dit, surtout depuis la mort de son
père, s'étant trouvé réduit à une désespérante analyse , se sen-
tait plus que jamais accablé sous le poids de cette obsédante
question : — Pourquoi existè-je? Question affreuse, quand,
tout jeune , on est mort aux joies de ce monde , sans croire à
une autre vie.
Arthur voulut encore chercher quelques sensations dans les
dangers d'une vie aventureuse, et il se fit soldat sous un nom
emprunté , croyant peut-être sentir jaillir en lui quelque étin-
celle de l'amour de la gloire ; il se conduisit vaillamment , fut
blessé et nommé officier sur le champ de bataille. Le lende-
main , il quitta son poste , dégoûté de cette férocité brutale et
stupide d'hommes qui en égorgent d'autres sans haine et sans
colère , pour gagner des batailles à des généraux qui les font
décimer avec le plus dédaigneux égoïsme.
Il essaya aussi d'écrire , non plus de frivoles poésies, mais
de sérieux ouvrages moraux et politiques , remplis d'une saine
REVUE DE PARIS. 1 25
et puissante raison , étincelans d'éloquence et de clarté , qu'il
jeta dédaigneusement au milieu de l'ardente polémique qui
mettait alors en question les plus imposantes vérités sociales ;
ces écrits furent prônés , déchirés , admirés , calomniés. Mais
pour cette ame, il devait être de cette éphémère jouissance
d'amour-propre d'écrivain comme des autres jouissances. . . une
fois qu'on la soumettait à l'analyse ! car Arthur avait l'esprit
trop juste pour croire à l'action positive et salutaire d'un livre
sur la conduite des hommes ; il savait trop bien que le livre qui
renferme la morale la plus pure et la plus douce, que V Imitation
ne vaut peut-être pas un prosélyte à la vertu , n'empêche pas
une action honteuse de se commettre, quand le livre le plus
stupidement obscène exalte, propage ou multiplie le vice avec
une épouvantable fécondité.
Ce fut alors que , ne trouvant plus rien à tenter pour sortir
de l'état de marasme moral dans lequel il s'éteignait , il re-
gretta plus que jamais de n'avoir pas la foi religieuse , qui ,
pensait-il, aurait peut-être calmé ses douleurs inexplicables...
Aussi , après de mûres réflexions , Arthur se décida d'entrer
dans les ordres , sans crainte de se voir taxer d'hypocrisie 5 car
il trouvait au contraire noble et généreux de donner aux autres
cette foi qu'il regrettait si vivement de ne pas avoir, parce qu'il
en sentait toute la consolante sublimité.
Arthur entra donc dans les ordres , et s'il choisit les fonc-
tions d'aumônier à bord, ce fut parce que cette existence lui
parut plus pénible et plus en rapport avec le vœu primitif du
christianisme, vœu de résignation , de souffrance et d'humilité.
— Pensant aussi que venant devant Dieu avec son immense
besoin de croire , son désenchantement des vanités humaines ,
sa vieillesse anticipée qui lui permettait d'exercer la lettre de
toutes les sévères exigences de son caractère sacré ; pensant
qu'appelé à voir mourir ses semblables, à les assister à cette
heure imposante et mystérieuse , il trouverait peut-être dans
la contemplation profonde de ce passage de la vie à la mort
la solution du problème qu'il cherchait ; que s'il avait en
lui le moindre germe de foi , il se développerait peut-être ,
et que le malaise inconnu qui le torturait aurait alors un
terme.
Il confia donc sa fortune à son intendant , homme probe et
9 »>■
126 REVUE DE PARIS.
sûr, régla l'emploi de ses revenus en bonnes œuvres , et s'em-
barqua à bord delà Sylphide; — ayant choisi cette frégate parce
qu'il savait n'y rencontrer personne qu'il eût autrefois connu
dans le monde.
Eugène Sue.
REVUE DRAMATIQUE.
LA. REVOLTE DES FEMMES.
Alexandre voulait renfermer le poème d'Homère dans une cassette
de cèdre incrustée d'or et de pierreries; on ne renferme plus aujour-
d'hui les livres dans les cassettes, même chez les princes , on les
fait relier. Si j'étais roi , ou si, par une supposition plus modeste,
j'étais un de cesbibliomanes qui ont part au budget (il y en a) , ce
n'est pas seulement TImade que je voudrais orner d'une reliure
digne d'Alexandre et d'Homère , mais aussi les Mille et une Nuits
avec tous ces contes de l'imagination arabe qui ont procuré de si
beaux songes à notre enfance , et dont l'âge mûr ne rougit pas de
rêver encore. Le nouveau ballet appartient à cette nombreuse fa-
mille qui commence aux premières traductions de Galland , et finit
à I'Alhambra , de l'Américain Irving. Je parlerais donc avec en-
thousiasme du nouveau ballet, si l'enthousiasme n'était défendu
à la critijjue , à moins qu'elle n'ait à parler de quelques génies de
l'école moderne , que le public a le mauvais goût , on peut en con-
venir tout bas , de ne pas trouver toujours aussi amusans que les
génies delà fiction orientale. J'en appellerais volontiers cependant,
sous le point de vue littéraire, aux orientalistes qui ont vu ou qui
verront la Révolte des Femmes. N'est-ce pas là enfin , messieurs ,
128 REVUE DE PARIS.
une traduction admirable de toutes ces merveilles d'une poésie si
souvent déclarée par vous intraduisible dans notre langue vulgaire,
une traduction plus belle que F original, car elle est exécutée par
le talent le plus complet , le plus incontestable, le plus divin de
l'époque , par Mlle Taglioni , par une de ces fées qui, avant elle,
n'existaient que dans nos songes , ou au frontispice d'un de ces
albums anglais ornés des vignettes de Westall?
Le critique pourrait donc sans déroger consacrer un long article
à un ballet mis ainsi sous les graves auspices de la science ; mais
elle doit désespérer de l'analyser en rivalité avec un livret qui est
déjà une analyse aussi amusante qu'une nouvelle , et dont Fauteur
anonyme est très-certainement un des nôtres , à moins que M. Ta-
glioni père soit aussi un littérateur. Quant à Fexécution de ce joli
petit drame , brodé sur un canevas si puéril, mais si gracieux,
hâtons-nous de dire que Mile Taglioni elle-même a dû quelque
chose de son triomphe au cadre de riches décors où M. Cicéri Fa
placée , aux brillans costumes dessinés par M. Duponchel , et à
ce cortège de danseuses dont quelques-unes ne le cèdent qu'à la
danseuse incomparable; car se sont MmesNoblet, Montessu, Julia,
Duvernay, Legallois , Fitz-James , et M'le Pauline Leroux , qu'on
pourrait nommer la première cette fois , tant elle a paru char-
mante sous le plus gentil costume de page arabe qu'on ait vu au
théâtre.
Je ne raconterai pas ce ballet , puisque nous avons déjà deux
nouvelles dans la Revbe de Paris aujourd'hui, mais j'en dirai le
sujet et la morale , en signalant les scènes les plus remarquables.
Au lever du rideau , nous sommes à Grenade, dans le palais de FA1-
hambra , et cette première décoration réalise une des plus belles
pages de M. de Chateaubriand, qui, lui aussi, a fait son petit ro-
man mauresque. Le roi de Grenade reçoit son général Ismaël , qui
revient vainqueur des Castillans, et qu'il invite à assister à une
fête. Mais , parmi les sultanes , Ismaël , à sa grande surprise, recon-
naît Zulma , sa fiancée , que le roi s'est appropriée pour en faire sa
sultane favorite , parce que les absens ont. toujours tort , même
quand ils vont conquérir des provinces. Cependant Zulma n'a cédé
qu'à la force, elle aime encore Ismaël. Aussi, quand le monarque
dit à son général qu'il lui accorde tout ce qu'il lui demandera ,
celui-ci , usant d'un détour de saint-simoniste pour rendre Zulma
libre , demande la liberté de toutes les femmes , au grand scandale
REVUE DE PARIS. 129
du chef des eunuques , personnage assez égoïste et fort arriéré , qui
n'a pas encore entendu parler comme nous de la femme libre. Le
roi fait bien aussi quelques difficultés 5 mais il a promis , il tiendra
sa parole , et rédigera la nouvelle charte , en s'y réservant , il est
vrai , in petto , un article i4. Or , par cet article i4 de la nouvelle
constitution de Grenade , toutes les femmes seront libres , excepté
Zulma. — Les sultanes se préparent par le bain à la liberté ; mais
quand elles apprennent l'exception peu généreuse du roi , elles
préfèrent rester esclaves avec leur compagne. Le roi se déclare alors
dégagé de sa promesse, et Misouf , l'eunuque, admirable exemple à
proposer aux sinécuristes , se réjouit de rentrer en fonctions. Mais
cette liberté qu'elles refusent, les femmes veulent la conquérir, car
c'est pour elles le fruit défendu. Elles demandent des armes , et
trouvent chacune à l'instant une pique sous la main, grâce à un
bouquet donné à Zulma par un Génie sous la forme d'un esclave ?
et qu'elle découvre être un talisman. Misouf qui survient s'effraie
de cet appareil guerrier, et va chercher des témoins. Comme l'in-
surrection n'est pas mûre encore, le talisman vient au secours des
rebelles , dont les piques se changent dans leurs mains en harpes
enchantées} puis, quand Misouf est seul, les harpes redeviennent
des piques , les grilles s'ouvrent, les sultanes s'échappent , et, sui-
vies de toutes les femmes de Grenade, vont former un camp, où nous
les retrouvons dans le troisième acte, faisant l'exercice comme des
grenadiers de la vieille garde.
Hélas! en acquérant la force de l'autre sexe , ces jolies amazones
oublient l'arme plus naturelle du leur, qui est la ruse 5 et comme il
leur reste un peu de coquetterie sous le casque, le roi de Grenade,
en signe d'alliance , vient leur offrir des présens , dont elles s'em-
pressent de se parer. Pendant ce temps-là , on escamote leurs fusilsr
et elles allaient retourner en esclavage, Zulma s'étant laissé dérober
son bouquet par son amant dans son sommeil , lorsque heureuse-
ment le bouquet lui revient par un hasard inattendu , et les femmes
reconquièrent tous leurs droits. Le génie apparaît alors , car le dé-
nouement approche. 11 force le roi à consentir au mariage d'Ismaèl
et de Zulma. Les femmes , à leur tour, accordent la paix d'elles-
mêmes, et an lieu d'abuser de leur victoire , elles se contentent de
prouver aux hommes qu'elles font l'exercice aussi bien qu'eux. La
morale du ballet, puisque j'ai promis une morale, me semble être
que les femmes sont aptes à faire partie comme nous de la garde
180 REVUE DE PARIS.
nationale , et qu'il est urgent de changer la loi , vu que quel-
ques soldats citoyens commencent à se dégoûter un peu de monter
la garde.
Ce petit drame, où V émeute s'est montrée vêtne de gaze et cou-
ronnée de roses , comme une odalisque , a été applaudi par la bril-
lante société que l'Académie royale de Musique invite à ses aristo-
cratiques spectacles.
Depuis long-temps on n'avait vu à l'Opéra un tableau aussi vo-
luptueux que celui de la scène où Zulma et ses compagnes prennent
le bain, folâtrent dans l'eau, et font leur toilette derrière une gaze
demi-transparente. Cette ravissante féerie m'a rappelé un des pas-
sages les plus gracieux de Yatheck , ce roman oriental de M. Beck-
ford, que Bvron relisait sans cesse, et que je citerai , parce qu'il
n'est guère plus connu en France qu'en Angleterre. Il y a dans Ya-
theck , comme dans le ballet nouveau, un chef des eunuques nommé
Bababalouk , aussi odieux à Nouronihar et à ses compagnes que
Mizouf l'est à Zulma et auxsultanes de Grenade. Bababalouk cherche
les femmes confiées à ses soins et trop heureuses d'avoir échappé
un moment à sa surveillance: — « Bababalouk s'avance vers une
portière de soie incarnat , à travers laquelle il distingue un grand
bain de porphyre foncé, d'une forme ovale. D'amples rideaux,
tombant en grands replis, entouraient ce bain ; ils étaient à de-
mi-ouverts et laissaient entrevoir des groupes déjeunes esclaves,
parmi lesquelles Bababalouk reconnut ses anciennes pupilles éten-
dant mollement les bras, comme pour embrasser l'eau parfumée et
6e refaire de leurs fatigues. Les regards langoureux et tendres , les
mots à l'oreille , les sourires enchanteurs qui accompagnent les pe-
tites confidences , la douce odeur des roses, tout inspirait une vo-
lupté contre laquelle Bababalouk lui-même avait de la peine à se
défendre. Il garda pourtant un grand sérieux, et commanda d'un
ton magistral de faire sortir ces belles de l'eau. Tandis qu'il don-
nait ses ordres, la jeune Nouronihar, fille de l'émir, gentille comme
une gazelle et pleine d'espièglerie, fit signe à une de ses esclaves
de descendre tout doucement la grande escarpolette attachée au
plancher avec des cordes de soie. Pendant qu'on faisait cette ma-
nœuvre , elle parla des doigts aux femmes qui étaient dans le bain,
et qui, bien fâchées de sortir de ce séjour de mollesse, emmêlèrent
leurs cheveux pour donner de l'occupation à Bababalouk, et lui
firent mille autres niches.
REVUE DE PARIS. 131
Quand Nouronihar le vit prêt à perdre patience , elle s'approcha
de lui avec un respect affecté, et lui dit : u Seigneur, il n'est pas
» décent que le chef des eunuques du calife , notre souverain . se
» tienne ainsi dehout. Daignez reposer votre gracieuse personne
a sur ce sofa , qui se rompra de dépit , s'il n'a pas l'honneur de
» vous recevoir. » Charmé de ces accens flatteurs , Bababalouk
répondit galamment : h Délices de mes prunelles , j'accepte la pro-
)> position qui découle de vos lèvres sucrées ; et à dire vrai mes
» sens sont affaiblis par l'admiration que m'a causée la splendeur
)> rayonnante de vos charmes. — Reposez-vous donc , » reprit la
jeune sultane, en le plaçant sur le prétendu sofa. Tont-à-coupla
machine partit comme un éclair. Toutes les femmes , voyant alors
de quoi il s'agissait , sortirent nues du bain , et se mirent follement
à donner le branle à l'escarpolette. Dans peu, elle parcourut tout
l'espace d'un dôme fort élevé , et fit perdre la respiration à l'infor-
tuné Bababalouk. Quelquefois il rasait l'eau , et quelquefois il al-
lait donner du nez contre les vitres j en vain il remplissait l'air de
ses cris : les éclats de rire ne permettaient pas de les entendre. —
Nouronihar, ivre de jeunesse et de gaieté, se divertissait plus que
toutes les autres 5 enfin elle se mit à parodier des vers persans , et
chanta : « Douce et blanche colombe qui voles dans les airs, donne
quelque œillade à ta fidèle compagne. Gazouillant rossignol , je
suis ta rose ] chante-moi quelques couplets agréables. » Les sul-
tanes et les esclaves, animeespar ces plaisanteries, firent tant jouer
l'escarpolette que la corde se cassa et que le pauvre Bababalouk
tomba comme une tortue au milieu du bain. Il se fit un cri général j
douze petites portes qu'on n'apercevait pas s'ouvrirent , et l'on s'é-
chappa bien vite, après lui avoir jeté tous les linges sur la tête et
avoir éteint les lumières.
Ce n'est pas, j'espère, faire de Y érudition que de citerun roman
à propos d'un ballet j ce n'est pas certes abuser de l'appel que j'a-
vais eu la précaution oratoire d'adresser aux orientalistes en com-
mençant. Je veux même qu'on me sache gré de n'avoir cité ni lady
Montagu, ni ses véridiques lettres sur le sérail , ni 3Iontesquieu
et ses fabuleuses Lettres persanes , lorsque j'aurais pu parler , à
propos de la Révolte au sèraie , de cette comédie de Lysistkata ,
où Aristophanes , qui fait conspirer aussi les Athéniennes , intro-
duit cette robuste danseuse, laLacédémonienne Lampito, de force
& étouffer vn taureau. lampito attribue sa puissance musculaire
132 REVUE DE PARIS.
a une danse consistant à se frapper avec les talons cette partie du
corps que les Grecs avaient divinisée en la personne de Ténus Cal-
lipyge. Dans la nombreuse armée commandée par MUe Taglioni ,
nous n'avons pas de grenadier aussi redoutable que Lampito; mais
en revancbe , grâce au ciel, le ballet nouveau a sur la pièce d'A-
ristopbanes cet avantage inappréciable que, malgré l'émeute, on
n'y trouve pas une seule allusioD politique,
Le Directeur de la Revue de Paris.
LA NOBLESSE RUSSE.
Le dernier ukase de l'empereur Nicolas sur le privilège élec-
toral de la noblesse russe fut diversement commenté par les
feuilles politiques de Paris : les unes y virent une concession
du czar à une corporation redoutable, et exagérèrent à plaisir
les avantages de cette prétendue concession \ les autres y trou-
vèrent la compensation forcée de je ne sais quels autres privi-
lèges dont la noblesse russe aurait été dépouillée.
Les documens suivans prouveront que cet ukase n'était ni
une concession ni une compensation , qu'il n'accordait à la no-
blesse ni un privilège nouveau ni l'extension d'un privilège
ancien.
Il importe de connaître d'abord de quels élémens se com-
pose la noblesse russe pour décider si ce n'est pas plutôt une
notabilité nationale qu'une véritable noblesse , d'après la con-
stitution toute particulière qui lui fut donnée par l'impératrice
Catherine. Pour compléter la création de Paul Ier, Catherine
comprit qu'il fallait imprimer un principe de mouvement et de
vie à toutes les parties de son empire en tirant dufond de leurs
châteaux, en arrachant à leur inertie les propriétaires du sol.
Ce principe ne pouvait être actif et fécond qu'autant qu'en
leur laissant le soin de délibérer sur leurs besoins personnels et
leurs intérêts de localité on amènerait les nobles de chaque
gouvernement à se rattacher ainsi au service public. Au prin-
cipe « nulle terre sans seigneur » Catherine joignit celui-ci :
ii nul acheminement à la noblesse sans service public. » Elle
134- REVUE DE PARIS.
déclara que tous ceux qui servaient l'état étaient nobles , que
le temps et le degré d'utilité de leurs services leur donnaient
droit de s'élever graduellement et d'arriver jusqu'au plus haut
échelon rie la noblesse. Ce fut alors que Catherine marqua par
une série de grades cette ascension progressive; et poui main-
tenir la supériorité de ces grades sur les anciens titres féodaux,
il fut établi en principe qu'un titre féodal sans grade étant
considéré comme nul ne donnait aucun rang , et que la pré-
séance appartenait au grade.
Il suit de ce principe et de son application pratique que
tout ce qui n'est pas serf, artisan ou marchand en Russie est
noble ou peut le devenir. On ne se serait pas douté peut-être
que le principe de l'égalité existât en Russie au profit de tout
ce qui compose ou peut former l'établissement public.
Aux grades militaires sans exception sont attachés tous les
droits de la noblesse , dont le premier consiste à pouvoir ache-
ter et posséder des terres à serfs. Ce droit n'est accordé au civil
que jusqu'au huitième grade inclusivement. Le rapport des
grades militaires et civils est établi comme il suit:
ÉCHELLE GRADUÉE DE LA NOBLESSE EN RUSSIE.
GRADES MILITAIRES. GRADES CIVILS. CLASSIFICATION.
i Maréchal Premièreclasse iTe cl.
a Général en chef Conseiller privé actuel... 2e id.
3 Lieutenant-général Conseiller privé 3e id.
4 Généralmajor Conseiller d'état actuel.. 4e id.
5 Pas de grade correspondant. \
Autrefois brigadier ( sup- ! Conseiller d'état 5e id.
primé ) '
6 Colonel Conseiller de collège.... 6e id.
7 Lieutenant-colonel Conseiller de cour 7e id.
g fllaior Assesseur de collège 8e id.
9 Capitaine Conseiller titulaire 9e M.
10 Capitaine en second Secrétaire du sénat ioe id.
ii Lieutenant Secrétaire du gouvern... u* id.
12 Sous-lieutenant Greffier du sénat iifiid.
i3 Premier enseigne Greffier du gouvernement. 1 3e id.
l4 Greffier de collège t4« id.
REVUE DE PARIS.
1S5
Les progrès de la richesse et de la civilisation en Russie ont
fait revenir sur l'exclusion absolue donnée aux marchands ou
nçgocians. On a accordé aux plus distingués le grade de con-
seiller du commerce , qui les assimile aux nobles de la hui-
tième classe, sans leur ouvrir la carrière des emplois civils.
Us peuvent obtenir des croix , des décorations , et faire atteler
quatre chevaux à leur voiture.
Tous ceux qui font partie de ces quatorze classes appartien-
nent au service public ; ils jouissent à ce titre de la noblesse
personnelle, et tant qu'ils restent en activité de service ce ser-
vice leur compte pour être promus, au bout de trois années
dégrades, au grade immédiatement supérieur, d'abord jus-
qu'au huitième, où ils acquièrent le droit de posséder des
terres à serfs, et ensuite du huitième grade jusqu'au premier.
Le privilège de posséder des terres à serfs n'appartient qu'aux
huit premières classes.
On n'apprendra pas sans surprise que la noblesse est des-
cendue en Russie jusqu'à des cocbers de la cour , abus qu'A-
lexandre a réformé. Le cocher de Pierre III avait rang de
major-général. La domesticité de cour , les fonctions de chan-
tre j celles d'employé aux douanes, aux postes et aux manu-
factures de la couronne, etc. , peuvent obtenir des patentes
de noblesse. Des comédiens même y peuvent prétendre. Tel
maître de danse de l'université donne , aux examens publics ,
ses leçons en uniforme civil , la cocarde au chapeau et l'épée
au côté. Tel acteur prend le titre de major ou d'assesseur de
collège. On comprendra donc que , puisque tous les autres
professeurs sont nobles , plusieurs d'entre eux sont parvenus
au grade qui répond à celui de général. Enfin le plus mince
pédagogue a aussi son reflet de noblesse.
Dans les assemblées publiques et même dans les réunions
privées , chacun est placé suivant l'ordre hiérarchique de son
grade. Les vieux nobles portent les titres héréditaires de prin-
ces ou comtes , et n'ont de place à la ville et à la cour que
d'après leur grade civil ou militaire; ils n'en obtiennent aucun,
et ne peuvent même voter aux assemblées nobiliaires s'ils ne
déclinent leur grade acquis par leurs services , et souvent ce
grade peut les faire reculer à la dernière place. Sous l'impéra-
trice Catherine , la noblesse avait ses entrées libres au théâtre
186
REVUE DE PARIS.
de la cour ; à la porte on demandait à chacun quel e'tait son
grade pour lui assigner sa place en conséquence.
Ce n'est pas que les anciennes qualifications féodales de
comtes, de princes , etc., n'existent en Russie comme ailleurs;
elles y sont même plus multipliées , parce que les titres sont
héréditaires pour tous les enfans d'une famille , n'importe leur
sexe. De plus , les conquêtes successives des pays tatars, tels
que Kasan, Astrakhan, la Crimée, la Géorgie, la Mingrelie, la
Circassie , ont peuplé l'empire d'une multitude de princes et
de nobles auxquels on a laissé la consolation de leurs titres.
On rencontre même encore des Tsarévitch, des Tsaritezes, des
Tsarevnes , à qui il ne reste plus que cette vaine ombre de
leurs anciennes souverainetés. Mais dans un pays où le rang
est tout , parce que seul il assure la jouissance des droits so-
ciaux, de la considération sociale et de l'influence personnelle,
on conçoit que ceux qui ne doivent ce rang qu'à leurs grades
ne l'échangeraient pas pour un simple titre de prince ou de
comte héréditaire , qui les ferait passer après ceux sur qui ils
ont la préséance.
Les titres de noblesse , accessibles à tout le monde et répan-
dus avec une telle profusion , ne sauraient valoir à ceux qui les
portent une bien grande considération , et surtout il sera diffi-
cile encore que ceux-ci puissent former ce qu'on appelle une
formidable corporation. Nous examinerons ci-après jusqu'à
quel point la noblesse peut être et a été formidable aux auto-
crates de toutes les Russies.
L'ukase de Nicolas rappelle qu'un des plus importans privi-
lèges de la noblesse est le droit électoral , par lequel elle con-
court au maintien de l'ordre public et de l'administration de
la justice. C'est en vertu de cette prérogative que les corpora-
tions de la noblesse forment dans chaque gouvernement des
assemblées , non-seulement pour délibérer sur leurs besoins
et leurs intérêts, mais aussi pour choisir dans leur sein les
fonctionnaires les plus dignes pour les diverses branches de la
justice et de l'administration.
Quoique le droit électoral fût restreint aux anciens nobles
propriétaires et aux huit premières classes , puisqu'il fallait ,
pour exercer ce droit , posséder des terres à serfs , le nombre
des électeurs se trouva , dans ces derniers temps , tellement
REVUE DL PARIS.
187
accru par les vicissitudes naturelles des choses, comme s'ex-
prime l'ukase , et surtout par la subdivision des biens nobiliai-
res , par suite de ventes et successions , que les résultats de9
élections nobiliaires cessèrent de répondre au.but et à l'esprit
de l'institution. Qu'a fait l'ukase pour y remédier? Il n'a pas ,
comme on le prétend, agrandi les droits électoraux de la no-
blesse ; il en a , au contraire, restreint l'exercice en ajoutant
aux qualifications requises , pour assurer d'autant plus la bonté
des choix. L'ukase n'a pas conféré aux nobles l'élection de
toutes les places administratives et judiciaires , puisque la no-
blesse de souche et des grades était en possession de les nom-
mer; seulement, pour compenser la plus grande difficulté des
choix d'un corps électoral ainsi restreint par les nouvelles qua-
lifications , et pour encourager les élus aux services locaux im-
posés par les élections nobiliaires , on leur accorde des récom-
penses et des avantages semblables à ceux que comporte le
service de l'état. Rien n'a été changé d'ailleurs, excepté que
les présidens des tribunaux de gouvernement doivent être
nommés à l'avenir par la noblesse , comme les autres membres
de ces corps , et qu'elle doit choisir de même les maréchaux
de gouvernement (J) , dont la nomination , comme toutes les
autres, doit être soumise à la sanction de l'empereur.
Les modifications qu'on vient de mentionner demandent
quelques explications ; les services locaux imposés par les élec-
tions , et qu'on n'était pas libre de refuser , étaient regardés
comme de véritables corvées , parce qu'ils étaient peu consi-
dérés , point du tout rétribués , entraînaient plus ou moins de
responsabilité, et exposaient aux caprices et aux exigences des
grands seigneurs du pays. Comme ces services ne se rapportaient
qu'à des intérêts privés et de localité , on n'y avait pas attaché
les avantages qui ont pour objet d'encourager le service pu-
blic , comme , par exemple , les grades conférant les privilèges
et la considération de la noblesse. L'ukase assimile au ser-
(') Ces maréchaux de gouvernement sont les présidens de la no-
blesse. On choisit d'ordinaire, quand on le peut, le plus noble et
le plus riche , sinon le plus riche , ne fùt-il qu'un sous-lieutenant.
En nommant ces maréchaux syndics , on donnerait une idée plus
Juste de leur importance , qui est très-bornée.
9 12.
138 REVUE DE PARIS.
vice de l'état ceux dont seront chargés à l'avenir les élus de
la noblesse 5 mais on voit que celle-ci n'a rien à y gagner.
Tout ce qu'on lui accorde , ce sont deux nominations de plus,
celle de président des tribunaux de gouvernement , et celle de
maréchal du gouvernement , que l'empereur s'était auparavant
réservée.
Les élus pour ces services locaux doivent avoir rempli des
emplois au service public , militaire ou civil 5 ils ont donc un
grade : mais comme ils sont en retraite, et vivent sur leurs terres,
quand on les rappelle à l'activité , ils éprouveront moins de
répugnance à servir, puisque ces nouvelles fonctions vont leur
rendre le droit de monter en grade. On pourra donc faire tomber
les choix sur des hommes plus instruits et surtout plus indé-
pendans, et l'on ne verra peut-être plus la haute aristocratie
remplir les administrations et les tribunaux d'hommes nuls ou
vendus au pouvoir.
On voit à quoi se réduisent ces concessions , ces compensa-
tions que Nicolas a dû accorder à sa noblesse pour obtenir
éventuellement son appui dans l'exécution de futurs projets
d'ambition à l'extérieur ; on voit combien l'indépendance de
l'Europe est menacée par cette modification dans l'organisa-
tion de la noblesse russe, « institution formidable , et même la
seule institution de cet empire , nous a-t-on dit, après laquelle
on ne trouve plus rien que des serfs.» On compte pour rien
apparemment cette corporation du clergé, d'autant plus puis-
sante en Russie qu'aucun peuple au monde n'est plus dévoué à
sa religion et à ses prêtres. Aussi voit-on l'autocrate de toutes
les Russies baiser respectueusement la main des métropolitains.
Quel souverain d'Europe s'humilierait ainsi devant les évêques
ou les ministres du culte national ? On oublie encore la nom-
breuse et toujours croissante corporation des marchands et
négocians , qui paraît devoir éclipser bientôt le premier rang
de la noblesse par sa richesse et son luxe , corporation qui a
trouvé un bien meilleur moyen encore de justifier les distinc-
tions et les privilèges que lui accorda l'empereur Alexandre ,
par l'éducation qu'elle fait donner à ses enfans. Mais , pour en
revenir à la véritable question, est-il vrai que l'empereur Ni-
colas craigne sa noblesse, et qu'il ait besoin de la flatter pour
obtenir son service? Est-il probable qu'il ait senti «le besoin
REVUE DE PARIS. *^"
de façonner aux emplois cette noblesse farouche , et qu il se
prépare à enlacer son indépendance dans les liens des fonc-
tions salariées, à apprivoiser sa sauvagerie dans des services
de cour?»
Rien dans l'ukase n'annonce de pareilles intentions , et l his-
toire serait là pour les démentir.
Il suffît d"abord de voir de quels élémens se compose cette
noblesse pour être convaincu qu'elle ne peut être redoutable a
un autocrate de Russie. Catherine II avait bien calculé les ef-
fets de la fusion qui devait si puissamment neutraliser l'un par
l'autre l'ordre civil et la noblesse aristocratique etterritoriale;la
noblesse, comme corporation, se trouverait donc paralysée
dans la moitié d'elle-même, si elle tentait de rien entreprendre
contre le trône. Aussi , toute l'histoire de Russie , surtout celle
des derniers temps , avant même le système de neutralisation
de la politique Catherine, démontre par les faits que ce n'est
pas la corporation de la noblesse , mais l'armée , qui a toujours
fait les révolutions. La tentative de 1826 est encore bien près
de nous , et c'est la seule qui n'ait pas eu pour objet une révo-
lution de cour. On sait pourquoi elle devait avoir un autre
caractère , on sait quel autre germe de révolution rapporte-
rait en Russie l'armée qu'une aveugle ambition aurait l'impru-
dence de mettre encore en contact avec les peuples et les
armées d'une civilisation plus libérale que la civilisation
ru:3e.
Si l'on objecte maintenant que l'élite de la noblesse russe
était à la tête de la conspiration militaire de 1826 contrel'em-
pereur Nicolas , je répondrai que, dans les conspirations mili-
taires , ce sont des corps armés composés d'élémens divers qui
y figurent, et non la corporation de la noblesse comme no-
blesse, témoins les strelitz . et les régimens des gardes sous
Pierre Ie', Anne Évanovna , Elisabeth, Catherine II, Paul Ier,
et même Nicolas. La dernière conspiration serait honorable
pour la noblesse russe , si elle seule y avait pris part , car elle
n'avait pas pour objet un accroissement de privilège , une
plus rare part au pouvoir, un intérêt de corps , mais une révo-
lution politique , une réforme dans les institutions et le gouver-
nement. La conspiration prétendait que la Russie , qui se
pique tant de se modeler sur les états de l'Europe les plus ci-
140 REVUE DE PARIS.
vilisés , devrait suivre en effet la marche des temps et le
progrès de la civilisation européenne.
Des faits devenus historiques, et qui se sont passés sous nos
yeux , achèveront de prouver combien un empereur russe re-
doute peu le pouvoir et même les justes ressentimens de sa
noblesse.
Au nombre des conspirateurs traduits en 1826 par-devant
le tribunal criminel de haute justice se trouvaient cent dix-sept
officiers, parmi lesquels on comptait :
Princes 3
Comtes 3
Barons 3
Généraux-majors. ...» 6
Conseillers-d'état. ... 2
Colonels i3
Lieutenans-colonels ... 9
Majors 6
Capitaines 9
Lieutenans 5c
Sous-lieutenans 18
Enseignes i5
117
Ces cent dix-sept individus étaient ou nobles de race , ou
devenus nobles , comme appartenant au service militaire. Un
des privilèges de la noblesse , et un de ceux auxquels elle tient
le plus, est l'exemption de toute punition corporelle, surtout
de la plus ignoble , la potence. Cependant cinq des gentils-
hommes conspirateurs furent pendus en 1827 , et tous les au-
tres furent envoyés en Sibérie pour y servir dans les travaux
forcés et les mines 5... tous y sont encore. Et cependant ils ap-
partiennent à cent dix-sept familles des plus distinguées, des
plus riches et des plus puissantes de la Russie.
On ignore que l'empereur , tout autocrate qu'il est, ne peut
nommer directement à un emploi quelconque celui qui n'au-
rait pas qualité pour le remplir : il ne peut nommer colonel ,
par exemple , qu'un officier ayant passé par tous les grades in-
REVUE DE PARIS. 141
férieurs; nul n'est éligible par les assemblées nobiliaires de
gouvernement qu'il n'ait passé par les emplois civils ou mili-
taires. Le titre seul de gentilhomme ou de noble ne donne ,
comme je l'ai dit, aucun droit aux fonctions administratives.
On a vu encore qu'à ces services imposés par les assemblées
nobiliaires n'était attachée aucune espèce de rétribution. Veut-
on savoir quels moyens de séduction donnent à la couronne
les services à traitement ? Un sénateur reçoit mille écus d'ap-
pointemens ; un général 3 à 4,000 francs 5 un colonel 1200 fr. ;
un sous-lieutenant 300 fr. Les juges sont payés dans la même
proportion. Aussi combien d'abus , de concussions ! quelle
corruption honteuse dans toutes les branches de l'établisse-
ment public ! On trouvera dans les « Voyages du docteur
Clarke, » trop peu connus en France ( Chrke's Travels in
Russia) , le hideux, le révoltant tableau de ce gouvernement
à bon marché qui déprave nécessairement tous ses agens , et
qui coûte si cher au peuple.
Je n'ai rien à dire de la servile influence que peuvent avoir
quelques emplois onéreux de la cour sur un corps aussi nom-
breux que la noblesse, surtout avec lesélémens qui la compo-
sent. Quant à sa sauvagerie, ceux qui ont vu les seigneurs
russes dans le cours de leurs voyages en Europe regretteront
sans doute qu'ils n'aient pas gardé le peu qu'ils en avaient à
perdre 5 et après ces nobles eux-mêmes personne n'a plus d'in-
térêt que le gouvernement russe à leur voir conserver long-
temps ce qui en reste.
Le Cn (')
(') L'auteur de cet article a exercé d'importantes fonctions
diplomatiques. Quelques motifs qui lui sont personnels nous em-
pêchent de donner ici son nom ; mais nous n'avons pas cru que ce
fût une raison pour priver nos lecteurs de ces documens curieux.
Nous espérons pouvoir y ajouter bientôt un article sur la eour de
Saint-Pétersbourg, par l'auteur de l'article sur V empereur Nicolas ,
dont nous ne parlons ici que pour dire que ce n'est pas à lui que
nous devons aujourd'hui cette communication nouvelle.
Le Directeur de la Revue de Paris.
L'ANGE DE SAINT-JEAN.
SECONDE PARTIE.
Marguerite était orpheline... sa mère était morte!... elle
avait été frappée dans son sommeil par une apoplexie fou-
droyante, et laissait son enfant bien-aimée seule au monde.
Le désespoir de Marguerite fut d'abord digne de toute pitié ,
car aucune voix amie ne vint murmurer à son oreille des pa-
roles consolantes 5 enfin le curé de Saint-Jean vint chez elle.
En le voyant , la pauvre enfant éclata en sanglots , et ce pre-
mier moment lui déchira le coeur; le curé la laissa pleurer , puis
il pleura avec elle , et tout aussitôt elle souffrit moins... Cela
fait tant de bien à une douleur d'être partagée !... Ensuite,
l'homme de Dieu lui parla de ses devoirs... Le lendemain, les
yeux de la jeune ouvrière furent encore aussi rouges; car lors-
que le cœur est brisé qui peut s'empêcher de pleurer ?... Mais
sa chambre fut mise en ordre; son ouvrage préparé; elle no
murmura plus; ses larmes furent silencieuses; et son habit de
deuil et sa solitude racontaient seuls son malheur.
Elle vivait ainsi seule et affligée; avec une. résignation chré-
tienne, lorsque le curé de Saint- Jean lui fit dire de venir au
presbytère. Il venait de recevoir une lettre de Mlle d'Alleville
qui la concernait. Mlle d'Alleville, ayant appris la mort de
REVUE DE PARIS'. 143
Mme Bernard , annonçait son intention de servir de mère à
Marguerite, et de la prendre auprès d'elle aussitôt son retour
en France , qui devait être dans quelques mois.
«c Mais jusque-là , disait M'le d'Alleville , il n'est pas con-
venable que Marguerite reste seule... Elle est trop belle pour
empêcher la calomnie , parce qu'elle excitera l'envie et la mal-
veillance , et je ne veux pas que ma fille adoptive , ma fraîche
et blanche pâquerette , soit seulement soupçonnée... L'hôte'
d'Alleville eût été sa retraite jusqu'à mon retour, sous la pro-
tection de Mme Baudran ; mais mes frères y logent tous deux ■>
et dès lors ma maison n'est pas l'asile qui convienne à Margue-
rite en mon absence »
M^e d'Alleville ajoutait que la seule protection qui pût rem-
placer la sienne en attendant son arrivée était celle de la fa_
mille même de Marguerite. Sa cousine était mariée} il fallait
qu'elle allât demeurer chez elle. Mlle d'Alleville se chargeait de
payer pour sa protégée une pension assez forte pour que son
séjour chez Louise fût regardé plutôt comme un bienfait que
comme une obligation réclamée de sa reconnaissance. Elle au-
torisait en outre le curé à promettre sa protection à Louise,
pour elle et son mari , s'ils se conduisaient bien envers leur
cousine.
Mlle d'Alleville , dans une partie de sa lettre que le curé ne
lut pas à Marguerite, insistait fortement sur la nécessité de
ne pas la laisser dans l'isolement. Elle avait compris le carac-
tère de la jeune fille... son ame mélancolique et rêveuse... son
cœur passionné... Le voile qui enveloppait cette organisation
remarquable avait été soulevé par Mlle d'Alleville, dont l'ob-
servation était plus exercée aux mouvemens de l'ame que ne
pouvait l'être la mère simple et bonne de l'Ange de Saint-Jean.
Ce n'est pas que Mlle d'Alleville craignît pour elle ; mais elle
redoutait même l'apparence du blâme.
En apprenant qu'elle reverrait bientôt sa protectrice , Mar-
guerite eut un moment de joie ; mais elle fut évidemment con-
trariée de la résolution de Mlle d'Alleville de la faire aller
demeurer avec sa cousine ; toutefois , elle ne fit aucune objec-
tion , et le curé envoya chercher Louise. Elle fut contente de
l'arrangement proposé, parce que les conditions en étaient
fort avantageuses pour elle, et qu'avant tout elle était inlé»
1-44 REVUE DE PARIS.'
ressée. Elle accepta donc sans hésiter , reçut l'argent , signa le
traité du marché , et il fut convenu entre elle et Marguerite
que le dimanche suivant tout serait prêt chez Louise pour la
recevoir.
« Mais si votre marine le voulait pas? observa le curé; nous
n'avons pas songé à cela.
■—Mon mari! dit Louise avec un sourire dégaigneux...
Mon mari s'occupe de son état, et pas du tout de ce que je
fais. »
Ce ne fut que lorsqu'elle rentra chez elle que Marguerite
sentit la force de l'engagement qu'elle venait de prendre... En
se retrouvant dans cette petite chambre, où elle avait passé
tant de nuits à soigner sa mère malade, et travaillant solitaire
pour avoir le pain du lendemain , elle comprit qu'elle n'aurait
jamais le courage de quitter un lieu qui lui rappelait si vive-
ment ses joies et ses douleurs. Son pauvre cœur se serra... elle
regarda autour d'elle... Tout ce qui l'entourait était autant de
précieuses reliques... Ce n'est pas qu'elle attachâtune idée plus
oumoins romanesque aubuis béni qui était au-dessus du cruci-
fix d'ébène suspendu dans son alcôve blanche ; mais il lui rap-
pelait sa mère... Tout ce qui meublait ses deux petites cham-
bres était un don de MHe d'Alleville... Ces souvenirs-là, pour
un cœur reconnaissant comme celui de Marguerite , étaient
tous d'une force dont la puissance morale était éprouvée par
Marguerite , sans être comprise , et surtout analysée. Aussi
mit-elle une sorte de religion à tout laisser en ordre ; il lui
venait d'ailleurs dans la pensée, mais confusément , et seule-
ment d'après quelques mots de la lettre de Mlle d'Alleville,
qu'un jour elle pourrait habiter cette retraite avec un autre,
et elle voulait y retrouver ce parfum de sainte vertu qu'exha-
laient encore tous les objets qui lui venaient de sa mère.
VI.
C'était un jour d'hiver froid et sombre , et pourtant , quoi-
que ce fût un dimanche, et qu'elle eût mis tout en ordre dès
la veille, Marguerite était levée bien avant le jour!... Elle
voulait prier , prier long -temps devant ce lit où sa mère s'était
couchée pour quelques heures , et où elle avait trouvé le repos
REVUE DE PARIS. 145
éternel... La pauvre enfant souffrait, car elle pleurait seule...
Enfin elle entendit la cloche de Saint-Jean, et partit pour
l'église, où elle devait communier à la messe du curé, et trouver
sa cousine avec son mari.
C'est une sœur que je place sous votre protection, dit le
curé de Saint-Jean à Louise et à son mari lorsque Marguerite
lui dit adieu ; et vous , Georges , j'espère que Marguerite Ber-
nard sera pour vous plus qu'une pareute ordinaire, car elle est
la fille du vieil ami de votre père. Vous savez que l'appui
d'une grande dame est promis à vos bons soins pour elle , mé-
ritez-le tous deux; venez souvent me voir , venez tous, vous
surtout, mon enfant , dit-il à Marguerite, vous Y ange de ma
pauvre église !
L'ange de Saint-Jean s'inclina sur la main du curé , reçut sa
bénédiction, et s'éloigna avec sa nouvelle famille , le cœur
serré, les yeux pleins de larmes, et regrettant du cœur ce quar-
tier qui était pour elle sa patrie et jusqu'alors son univers.
Louise demeurait dans la rue de Castiglione ; elle v occu-
pait un de ces appartenons élevés qui dominent les Tuileries
et les Champs-Elysées. L'intérieur était bien celui d'une cou-
turière ; mais tout avait une sorte d'élégance qui frappa Mar-
guerite. Louise jouissait avec un orgueil mal caché de la sur-
prise de sa cousine ; elle la conduisit dans une petite chambre
dont la portefenêîre ouvrait sur le balcon circulaire; les rideaux
en étaient blancs , ainsi que ceux du lit , les meubles neufs et
d'unejolie forme. Marguerite s'en plaignit. Louise lui dit alors
avec une bonhomie apparente qu'on ne pouvait moins faire
pour la pupille de 31^* cPAHeville.
Et dans l'accent de sa voix il y avait toute l'amertume d'un
méchant cœur. Marguerite la regarda avec une douce pitié et
des yeux pleins d'une indulgence qu'elle ne méritait pas ; puis
lui prenant la main :
« Ne sommes-nous donc pas sœurs , Louise ? lui dit-elle.
» Oh! mon Dieu, sans doute, nous sommes sœurs!....
c'est bien vrai : ton père et ta mère ont été si bons pour moi ! »
Elle disait cela avec un accent glacé ; on voyait que c'était
une leçon qu'elle avait apprise et qu'elle répétait. Pendant ce
temps elle retirait sa main de celle de sa cousine. Marguerite
ne la retint plus; seulement ses larmes coulèrent , car elle tM
9 i2
146 REVUE DE PARIS.
aussitôt se vérifier son pressentiment que son séjour dans cette
maison ne pouvait être que malheureux pour elle.
— Tu devrais bien perdre cette habitude de toujours pleu-
rerait Louise avec l'humeur que témoignent toujours les mé-
dians lorsqu'ils ont affligé (') ; cela ne t'embellit pas au moins;
et puis il faut aussi changer ton costume. Comme tu es habil-
lée! ce bonnet ! cette robe ! comme tout cela est fait! et puis
ce petit châle!... Tu as bien l'air d'une gmetle.
— » Et que suis-je autre chose ? répondit Marguerite avec
douceur, mais en regardant sa cousine avec une expression qui
lui fit baisser les yeux.
— Alors, reprit-elle avec aigreur , un moment après, pour-
quoi faire tant de bruit d'une grande protection ? En vérité ,
en écoutant ce vieux radoteur de curé, j'ai cru que Mlle d'Al-
leville t'avait fait son héritière. »
Et , levant les épaules , elle sortit de la chambre. Comme
elle ouvrait la porte, on entendit crier un enfant.
u C'est mon fils, dit-elle; je vais aller lui donner... puis
tout-à-coup elle s'interrompit, et rougit en regardant sa cou-
sine.
— Marguerite, lui dit-elle d'une voix moins assurée, lorsque
je fus prévenir ma tante de mon mariage.... il y avait déjà un
an que j'étais mariée... mais secrètement. »
Elle fit alors une longue histoire à laquelle Marguerite ne
compritrien ; puis elle l'entraîna auprès du berceau de sonfils,
contente d'avoir menti à une fille pure et candide, dont en effet
elle devait respecter l'innocence.
Le petit Georges était un charmant enfant , âgé seulement
de quelques mois. Tl offrait l'exacte ressemblance d'un ange
souffrant. Ses Joues étaient rondes , parce que la première en-
fance ne se dépouille jamais de ces formes gracieuses, même
par la mort ; mais le pauvre petit était pâle et paraissait ma-
lade.
(') C'est une remarque singulière à faire que la différence qui
existe à cet égard entre un regret et l'humeur. Un hon cœur n'aura
cette humeur que contre lui-même , s'il a affligé involontairement.
Une personne méchante, au contraire, fera une dispute d'une
discussion aussitôt qu'elle s'apercevra qu'elle a offensé.
REVUE DE PARIS. 147
u Cet enfant souffre , dit Marguerite en le prenant dans ses
bras pour l'embrasser.
— Oh ! ne le lève pas, s'écria Louise ; il criera ensuite pour
être toujours promené.
— Eh bien ! je le promènerai ! je m'en charge. Pauvre ange.
Tiens , il ne dit plus rien. »
En effet, l'enfant , qu'on abandonnait aune solitude entière,
content d'être caressé et porté , pencha sa tête sur l'épaule de
Marguerite , en souriant doucement. Louise fronça le sourcil ;
elle prit son fils des bras de sa cousine avec une sorte de co-
lère, dénoua sa robe, et lui donna à téter. L'enfant saisit le
sein avec awdité. Dans ce moment Georges Artaux entra dans
la chambre. Son premier mouvement fit connaître à Marguerite
qu'il aimait son fils. Il fut d'abord à lui et l'embrassa avec une
extrême tendresse, puis il le regarda et lui sourit. L'enfant, en
le voyant entrer , lui souriait aussi des yeux; mais quand son
père s'approcha de lui , il quitta le sein qu'il tenait si avide-
ment , comme pour l'accueillir ; puis il le reprenait et le quit-
tait encore toutes les fois que son père se penchait sur lui pour
l'embrasser. C'était tout un jeu ravissant d'amour et d'inno-
cence. Il y avait un charme de cœur auquel Louise elle-même
ne put demeurer étrangère. Elle sourit aussi à son mari, et ,
passant yn bras autour de son cou, elle l'embrassa, ainsi que
son fils.
Ce tableau , si bien fait pour être apprécié par Marguerite j
lui fit un moment cependant un mal affreux ; elle pâlit , et,
détournant la tête , elle regarda les arbres dépouillés des Tui-
leries etleurs branches brunes, se dessinant sur la neige. Cette
nature en deuil était plus en harmonie avec la tristesse de son
ame. Comme elle venait de redoubler cette tristesse déjà si
amère ! Qu'était-elle en ce moment dans le monde, pauvre
orpheline abandonnée ? Seule , isolée de toute affection , si elle
mourait aujourd'hui , elle n'avait pas auprès d'elle un seul
être pour pleurer sur sa bière seulement pendant un jour.
Pauvre Marguerite ! depuis la mort de sa mère , jamais son
isolement ne lui avait semblé aussi complet qu'en ce mo-
ment.
148 REVUE DE PARIS.
VI.
Georges Artaux était un jeune homme de vingt-sept à vingt-
huit ans ; son visage n'avait rien de remarquable et ne préve-
nait même pas en sa faveur; son front avançait beaucoup sur
ses yeux et lui donnait un air sombre que ses camarades appe-
laient de la méchante humeur ; ses yeux étaient petits , mais
très-expressifs, et leur regard bon; ses dents étaient fort blan-
ches, mal rangées ; mais lorsqu'il riait , ce qui , au reste, était
assez rare chez lui , sa physionomie prenait à l'instant une ex-
pression franche et cordiale. Lorsqu'en 1823 le tambour battait
la générale en Espagne, Georges Artaux demanda à son père,
vieux soldat de la garde de l'empereur, son sabre , son fusil et
sa giberne, et il s'en fut faire la guerre , comme volon-
taire , pour la bonne cause. Il avait donc étéjoindre ce martyr
de la liberté , ce pauvre Riégo , qu'ils ont pris comme des traî-
tres et tué comme des assassins , eux qui l'accusaient d'être
l'un et l'autre. Georges était avec lui quand il fut pris dans cette
Tenta ! Il voulut le défendre : mais il succomba , fut pris lui-
même et jeté dans un cachot bien fétide et bien noir , dont il ne
sortit que par un de ces hasards qu'on peut appeler miracle.
Quand il fut libre , Ferdinand était remonté sur ces planches
sanglantes qu'il appelait letrô?ie de ses pères. Riégo était pendu;
la bonne cause de la liberté était morte, égorgée dans la per-
sonne de plusieurs milliers de victimes. Georges secoua la tête,
remit son sabre dans le fourreau , l'arme au repos , et revint
chez son père , tout en regrettant Riégo , dont , au reste , il ne
parlait jamais qu'en ôtantsonbonnet. Son éducation était celle
que pouvait recevoir le fils d'un pauvre sous-officier en retraite :
il savait écrire , compter , avait lu quelques bons livres et ne
connaissait d'autre histoire que celle de la France depuis 1789,
mais particulièrement l'époque de l'empire. Il était d'une
grande bravoure , sévère dans ses principes et bon par le cœur;
son mariage en était une preuve.
Comme il avait toujours ignoré les projets de Mme Bernard
relativement à lui et à Marguerite , il était avec elle aussi na-
turellement qu'avec une sœur. Dans les premiers momens de
l'arrivée de sa cousine , il ne parut pas cependant que leurs rap-
ports d'amitié dussent être bien intimes.
REVUE DE PARIS. 149
* C'est une hypocrite ! disait Louise ; c'est une de ces fem-
mes qui ne vivent que de prières et d'eau bénite... Aussi ils
l'ont appelée l'ange de Saint-Jean!... Cela fait pitié! » poursui-
vait-elle en levant les épaules.
Elle les leva tant et si souvent que Georges voulut exami-
ner Marguerite dans le peu d'instans qu'il passait chez lui eu
revenant de sa journée... Il ne vit en elle qu'une-fille pieuse ,
régulière , d'une humeur toujours égale... Seulement il la sur-
prenait souvent pleurant...
VIII.
C'est que les mois s'écoulaient, et Mlle d'Alleville ne reve-
nait pas ; le printemps allait finir , et une nouvelle lettre an-
nonçait que son retour n'aurait lieu qu'à l'hiver prochain. En
lisant celte lettre Marguerite se sentit mal à l'aise... Elle était
malheureuse chez sa cousine, elle souffrait de ce qu'elle voyait,
de ce quy elle entendait, e.t pourtant il fallait se taire... La seule
joie de ses longues heures de solitude était le petit Georges...
Cet enfant, presque abandonné par sa mère, avait été recueilli
par Marguerite avec une affection sainte , tandis que Louise
l'oubliait depuis son sevrage, en riant et chantant avec ses
ouvrières et les commis d'un magasin de soieries qui étaitdans
la maison même. Plusieurs fois , Louise avait dit à sa cousine
de venir s'amuser innocemment avec elle} mais cette façon
d'être était trop en opposition avec celle de Marguerite pour
qu'elle s'y prêtât. Elle restait donc toujours dans sa petite
chambre avec l'enfant , qui l'aimait comme une mère. Aussi
Louise et tout ce qui l'entourait rappelait-il bégueule et bigote.
Marguerite souffrait tout sans se plaindre ; car le modeste mé-
nage de Georges Artaux n'était que trop le théâtre de scènes
scandaleuses et répétées tous les jours ; ce n'était même qu'aux
efforts constans de la jeune fille que Louise devait d'avoir évité
jusqu'ici une rupture entière avec son mari.
Un jour on lui apporta des billets pour aller à l'un des théâ-
tres des boulevards} il était déjà tard, elle était seule, et pro-
posa à Marguerite de venir avec elle... Marguerite refusa , et fit
observer à Louise qu'elle-même ne pouvait sortir, parce que son
fils était malade ; depuis le matin l'enfant avait la fièvre et pa-
raissait accablé.
9 l3-
150
REVUE DE PARIS.
«Allons donc , dit Louise, ne veux-tu pas que j'aille rester
enfermée parce qu'un enfant est fatigué, et qu'il dort.
— Georges est malade... Georges a la fièvre ! répéta Margue-
rite d'un ton sérieux...
— Et moi je te dis qu'il n'a rien... Enfin , veux-tu venir ?
— Non !
— Il est bien extraordinaire que tu me refuses toujours, Mar-
guerite ; cela cache un mystère. . . et peut-être un mystère cou-
pable !
— Il n'y en a pas d'autre que ma volonté... Tu sais bien ,
Louise, que pendant le temps de mon deuil je n'irai pas au
spectacle.
— Allons donc ! il y a plus d'un an que ta mère est morte !...
à quoi bon porter son deuil deux ans!... Ceux qui sont morts
sont morts , après tout!
— Louise ! dit Marguerite en se levant et avec un regard et
un accent qui firent baisser les yeux de la méchante femme.
— Hypocrite !» murmura Louise ; et elle sortit de la cham-
bre enfermant la porte avec violence... Un momentaprès elle
rentra avec son chapeau et son manteau, et dit à Marguerite:
« Tu ne veux pas venir? »
Marguerite répéta son refus ; Louise frappa du pied.
« Ecoute , Louise , lui dit sa cousine en entraînant la jeune
mère auprès du berceau de son fils... Georges est malade...
Regarde-le... Et soulevant le petit rideau . elle montra l'en-
fant accablé par la fièvre... Mais cette fièvre colorait faible-
ment ses joues , et Louise n'y voulut voir qu'un enfant beau
et dormant.
— Tu es une méchante fille , Marguerite !. . . Tu fais là tout
un embarras d'inquiétudes pour te faire valoir... Crois-tu que
je ne te devine pas?... Tu te tromperais... Je te le prou-
verai. »
Dans ce moment , M. Auguste, l'un des commis de la maison
de commerce du premier, arriva en courant.
«Eh bien! partons-nous?... Il est déjà sept heures! le rideau
sera levé!...
— Elle ne veut pas venir, dit Louise d'un ton d'humeur cha-
grine en montrant Marguerite assise près du berceau de l'en-
fant malade.
REVUE DE PARIS.
151
— N'est-ce que cela?... Ma sœur est toute prête, et elle vien-
dra avec nous. »
Louise jeta un regard de colère méprisante sur sa cousine ,
et s'élança hors de la chambre en chantant.
Demeurée seule , Marguerite pleura amèrement... Depuis
plusieurs mois , cette tristesse qui l'avait frappée lors de la
mort de sa mère avait pris le caractère d'une souffrance qui ,
elle le sentait, la mènerait à mourir...
« Priez ! » lui disait le curé de Saint-Jean.
Elle priait et souffrait toujours... C'était cet isolement... cette
solitude de cœur surtout dans laquelle elle vivait qui la tuait...
Et puis ce qui se passait sous ses yeux !... Vingt fois elle avait
voulu tout dire à Mlle d'Alleville, et puis elle n"en avait jamais
le courage... Il fallait accuser sa cousine... la fille adoptivede
son père Ensuite M^e d'Alleville allait arriver. Marguerite
aimait mieux attendre 5 cependant il y avait des moniens où
cette tristesse lui pesait sur le cœur, le lui serrait à lui faire une
angoisse de douleur... Souvent aussi , dans ces momens de souf-
france, elle surprenait au-dedans d'elle-même des mouvemens
haineux pour sa cousine. . . Elle lui en voulait d'être aussi mau-
vaise mère... aussi mauvaise femme!... Alors elle prenait le
petit Georges dans ses bras , le couvrait de baisers et de lar-
mes , et le serrait si fort contre son pauvre cœur brisé , que
l'enfant pleurait aussi tout en lui rendant ses caresses... Plu-
sieurs fois Georges Artaux avait surpris Marguerite tout en
pleurs, et lui avait demandé avec intérêt ce qu'elle avait, car
il l'aimait et l'estimait profondément Mais quelque instance
qu'il pût lui faire, elle ne voulut jamais parler. IN'était-il pas
déjà assez à plaindre sans aller lui dire :
(( Et moi aussi je suis malheureuse chez vous !
Ce n'était pas Georges d'ailleurs qui rendait la jeune fille
malheureuse ) il était au contraire si bon pour elle !.. . Et elle le
sentait bien.
Le même jour de cette querelle avec Louise pour le spec-
tacle , Marguerite pleurait encore auprès du berceau de son
fils , lorsque Georges revint de son atelier. La chambre était
obscure ; Marguerite , absorbée dans sa rêverie, n'avait pas
allumé la lampe ; le bruit que fit la porte en s'ouvrant réveilla
le petit , qui tout aussitôt se mit à gémir Une plainte et un
152 REVUE DE PARIS.
sanglot fuient donc le seul accueil que reçut l'ouvrier fatigué
en rentrant dans sa demeure... Marguerite fut allumer la lampe,
et pendant ce temps elle essuyait ses yeux , car elle savait que
Georges était toujours affligé de la voir pleurer; mais ses yeux
demeurèrent rouges et gonflés , et l'enfant continuait à se
plaindre.
« Qu'est-ce donc ? demanda Georges avec inquiétude.
— Cen'est rien, mon cousin, ne vous inquiétez pas; Georges
est un peu malade , mais... »
Et tout en lui disant de ne pas s'inquiéter, un cri lui échappa...
En s'approchant du berceau avec la lumière, elle venait d'aper-
cevoir le visage de l'enfant bouleversé par des convulsions... et
sa respiration fait un étrange bruit.
«Courez chercher le médecin! » s"écria-t-elle hors d'elle-
même.
Sans lui faire une question Georges s'élance dans l'escalier,
îe franchit en deux bonds, court à la maison voisine chez l'un
des médecins les plus habiles de Paris , et l'entraîne tout aussi
rapidement auprès du berceau de son fils... Hélas! le pauvre
enfant était bien mai!
« On m'a appelé bien tard , dit le médecin ; c'est le croup !... »
Il pose lui-même des sangsues, un vésicatoire , et promet de
revenir.
Marguerite et Georges, demeurés seuls auprès du pauvre
petit mourant , ne parlent pas dans leur affliction ; tous deux
pleurent , car Georges est un de ces hommes bons et simples
dont le cœur n'est pas desséché par le vent du monde. Le pré-
jugé ne lui a pas dit de ne pas pleurer parce qu'il est homme ;
et le père n'a pas honte de ses la rmes. Tout-à-coup il se lève et
va auprès de Marguerite , il lui prend la main , la lui serro
convulsivement, et dit d'une voix sourde :
(i Où donc est-elle ? »
Marguerite ne lui répond pas , et pourtant elle l'a compris;
mais elle ne peut parler.
«Ma cousine, je vous en prie, je vous en supplie... dites ,
où est ma femme ? »
Marguerite laisse échapper la vérité. En l'écoutant, Georges
maudit Louise avec de telles imprécations qu'elle en frémit.
« Oh ! priez avec moi plutôt que de maudire ! » s'écrie Mar-
REVUE DE PARIS. 153
guérite. Et, tombant à genoux sur le carreau , elle prie Dieu
pour l'enfant malade et pour le père souffrant, car il souffre ,
le malheureux , il souffre bien ! Et pourtant, en regardant cette
jeune fille penchée sur le lit de son fils expirant, comme l'ange
dont elle porte le nom , il ne peut plus maudire, il ne peut que
prier avec elle.
Tout-à-coup le silence est rompu par des éclats de rire qui
retentissent dans l'escalier, la porte s'ouvre avec fracas, et
Louise entre en chantant. Mais ce qu'elle aperçoit d'abord suffit
pour interrompre sa chanson.
Son mari est au milieu de la chambre , debout en face d'elle,
les bras croisés sur sa poitrine , et la regardant d'un air fu-
rieux ; Marguerite prie agenouillée auprès du berceau où est
étendu son enfant pâle , entouré de linges sanglans, et dont la
respiration sifflante paraît celle de l'agonie. Elle n'est pas
menteuse, car il se meurt.
ci Mon Dieu! s'écrie la malheureuse femme, car une mère
est toujours mère , mon Dieu , pardonnez-moi ! »
Et tombant à genoux , elle aussi , elle veut prier ; mais elle
ne peut que pleurer, et ses larmes ne ranimeront pas cette
pauvre jeune fleur qui s'en va se fanant.
Sa lutte avec la mort ne fut pas longue : elle ne dura que
la nuit. Quelques convulsions agitèrent ses yeux voilés , firent
trembler ses petits membres; puis au matin le pauvre enfant
mourut.
Le désespoir du père fut silencieux: le cœur d'un homme
n'a- pas de paroles pour une grande douleur. Celui de la mère
fut terrible : car c'était le désespoir d'une coupable, et là où
il y a des remords la consolation ne pénètre pas... cependant
au milieu de ce deuil Marguerite était la seule qui priât.
IX.
Quelques semaines étaient à peine écoulées depuis la mort
du petit Georges, et l'intérieur de sa famille était devenu un
enfer. Il serait trop long et peu convenable de donner ici le dé-
tail de ce qui avait précédé le mariage de Louise et de Geor-
ges Artaux ; il suffit de dire que de la part de Georges il n'y
eut jamais d'amour. Ce fut une faute qui amena la nécessité
154 REVUE DE PARIS.
d'une réparation. Dans cette faute le jeune homme était sans
aucun tort et la jeune fille sans aucune excuse; car jamais il
ne l'avait aimée , et elle le savait. Cependant il l'épousa, et
après la naissance de son fils il aurait fini par s'attacher à la
mère si la conduite de Louise ne l'avait au contraire éloigné
d'elle.
Lorsque Marguerite vint demeurer avec eux , Georges
n'ignorait plus que le bonheur de son intérieur était détruit
pour la vie... mais la présence de la jeune fille l'empêcha long-
temps de prendre une resolution qui lui coûterait d'autant
moins à exécuter que la conduite de Louise l'autorisait à gar-
der son fils avec lui. Il voulut par la sienne prouver à une per-
sonne de la famille de sa femme combien elle avait peu manqué
d'indulgence et d'élémens de bonheur pour lui donner le sien
même. Et puis lorsqu'enfin son honneur outragé lui imposa
l'obligation de prendre un parti positif , il fut tout surpris de ne
plus en avoir non-seulement la force , mais la volonté. Cette
maison qui lui était odieuse lui était devenue chère. Ce n'était
plus en tremblant qu'il y rentrait à la suite d'une journée d'un
travail fatigant ; il pressait au contraire son pas pour voir plus
tôt Marguerite venant lui ouvrir la porte , ayant son fils sur ses
bras , et lui disant avec sa voix douce :
« Bonsoir , Georges, n
Et puis elle lui avançait une chaise si gracieusement auprès
du poêle ou bien auprès de la fenêtre, sur laquelle était tou-
jours un pot de fleurs. Un autre jour c'était le petit Georges
appelant son père pour la première fois... c'était son premier
pas , c'étaient enfin des jouissances infinies pour le cœur d'un
père [...c'était le bonheur.
Mais l'enfant mourut ; alors Louise ne put se dissimuler
plus long-temps que son mari ne demeurait auprès d'elle que
par un motif qui lui était étranger. Elle le devina ce motif,
non par l'instinct du cœur , mais par celui de la méchanceté.
Ce moment fut terrible... Cette femme qui n'aimait plus rede-
vint furieuse d'amour , et d'amour jaloux pour un homme qui
en aimait une autre et cherchait à la fuir. Son cœur corrompu
ne put lui laisser voir qu'une liaison criminelle. Cependant elle
n'était sûre de rien ; elle eut la force de se taire. Pour parler ,
il lui fallait une certitude qu'elle voulait obtenir.
REVUE DE PARIS. 155
Un jour ils étaient tous trois devant la fenêtre. C'était le
soir et dans l'été. Il y avait sur le balcon un beau rosier multi-
flore dont les fleurs tombaient sur la tête de Marguerite, qui
était assise sur une petite chaise basse que Georges lui avait
faite , et que le matin même il lui avait apportée pour son jour
de naissance avec le beau rosier tout en fleurs. Marguerite
avait un air heureux que depuis long-temps Louise ne lui
connaissait plus ; elfe était pensive, mais sa rêverie était
douce , car elle souriait tout en murmurant un cantique , et,
regardant vaguement au-dessous d'elle cette foule qui entrait
et sortait par la grille du jardin. Jamais Marguerite n'avait été
aussi belle. Son front blanc recouvert d'un bandeau de ses
cheveux noirs était la révélation d'une ame tout entière. Sa
mise elle-raêrae, toute pudique et convenable dans son état,
contribuait à l'embellir. On ne l'aurait pas souhaitée vêtue
plus richement. Son petit bonnet garni de tulle prenait si bien
sa tête , sa robe de percale noire marquait si bien sa taille ! Et
puis elle était comme enveloppée dans un voile de pudeur in-
quiète et souffrante qui lui donnait un charme magique. Geor-
ges était en face d'elle ; il paraissait aussi regarder dans les
Tuileries ; mais il ne voyait qu'elle, et c'était avec une émotion
que la jeune fille craignait de comprendre, mais qui l'entou-
rait , la pressait de toutes parts ; elle se trahissait surtout lors-
que Marguerite inclinait ou relevait sa tête pour suivre les
ondulations du rosier ou pour sentir le parfum de ses fleurs. Il
y avait dans cette situation une magie dont la puissance agis-
sait en souveraine sur les personnages de cette scène muette et
pourtant bien importante dans la destinée de chacun. Mais
dans ce que Marguerite éprouvait Dieu se retrouvait encore,
et la pieuse jeune fille était toujours l'ange de Saint- Jean.
Elle dormait , la pauvre enfant , elle dormait , car il est si
doux , le printemps de l'amour ! elle dormait là , au milieu de
ses roses , de ce sommeil dont le réveil est quelquefois bieu
doux , mais plus souvent terrible.
Louise se taisait comme eux , mais son œil enflammé les
poursuivait jusque dans leur rêverie. Depuis deux jours elle
ne doutait plus , et ce qu'elle voyait la confirmait dans sa cer-
titude. Peut-être elle allait éclater lorsqu'une de ses ouvrières
lui remit une lettre que le facteur venait d'apporter. Elle était
156 REVUE DE PARIS.
pour Marguerite , et du curé de Saint-Jean. Il annonçait le
retour de Mlle d'Alleville. Elle devait arriver le 25 juillet, et
l'on était au 20 juin. Marguerite poussa un cri de joie. Mlle d'Al-
leville chargeait le curé d'annoncer à sa fille adoptive qu'à
l'avenir elle ne la quitterait plus , et que si elle devait encore
sortir de France ce ne serait qu'avec elle. Marguerite , disait
Mlle d'Alleville , devait partir de Paris huit jours après la ré-
ception de sa lettre , pour aller l'attendre dans sa terre d'Alle-
ville-les-Bruyères , où elle devait passer le reste de l'été avant
de revenir à Paris.
La première nouvelle du retour de sa bienfaitrice avait saisi
Marguerite d'une joie infinie ; mais à mesure que ses idées se
succédaient, cette joie devenait moins brillante. Bientôt elle
se ternit , et finit par disparaître sous un nuage sombre. Ce
qu'elle éprouvait , elle-même ne savait comment l'expliquer.
N'était-elle pas joyeuse? elle devait l'être au moins, et pour-
tant elle pleurait. En voyant ses larmes Georges s'approcha
d'elle et lui dit :
« Cela vous fait-il de la peine de quitter Paris, ma cousine ?
Si vous ne voulez pas partir, vous en êtes la maîtresse. Vous
savez bien que vous avez toujours un asile à votre disposi-
tion.
— Et où donc cela ? demanda Louise d'un ton péremptoire
et si insolent que l'expression ne pouvait en être douteuse.
Georges fut stupéfait, et les larmes de Marguerite s'arrêtèrent.
Louise les regarda tous deux avec une méchanceté infernale,
et poursuivit : Oui, je vous demande quelle est la demeure
que doit habiter mademoiselle. Croyez-vous donc tous les deux
que je serai assez simple ou bien assez lâche pour souffrir qu'elle
dorme une nuit de plus sous mon toit ? Non , non , elle va
sortir de chez moi , et à l'instant même. »
Georges pâlit, ses dents grincèrent, il serra les poings et
s'élança sur Louise. En voyant ce mouvement , Marguerite
s'élança entre elle et lui, et reçut le coup au milieu delà poitrine.
Elle poussa un cri; Louise éclata d'un rire sauvage.
« Misérable ! s'écria Georges, il ne tient à rien que je te
puivérise sous mes pieds !
— Tout beau , tout beau , dit Louise en étendant sa main
vers lui, plaignez votre maîtresse sans frapper votre femme.
REVUE DE PARIS. î 57
De misérables dans cette chambre , entendez-vous bien, iln'est
ici qu'elle et vous.
— Mon Dieu, mon Dieu, murmurait Marguerite en se tor-
dant les mains dans une douloureuse agonie, mon Dieu , ayez
pitié de moi!
— Je vous prie de ne pas faire plus long-temps l'hypocrite,
mademoiselle, dit Louise avec dédain; car je vous préviens
que je ne crois plus à tous vos beaux semblans. Ah! vous priez
Dieu! ah! vous allez à confesse, vous communiez ! et puis au
travers de tout cela vous prenez un amant , et cet amant est le
mari de votre cousine!... »
Marguerite poussa un cri perçant; elle tomba sur une chaise ,
pâle et prête à mourir. Elle tremblait , et ses lèvres blanches
voulaient prononcer des mots qu'elle ne pouvait articuler.
« Louise , tu es une furie et non pas une femme , s'écria
Georges hors de lui. Ta langue est celle d'une vipère; elle
donne la mort. Mais, femme, tu as oublié que je suis ton
maître, queje le suis ici surtout, poursuivit-il en se plaçant de-
vant la chaise sur laquelle sa femme était assise pâle et trem-
blante de colère. Tu as oublié ce que j'avais le pouvoir de faire!
C'est que c'est toi que cette porte va voir sortir de celte cham"
bre , et cela, dit-il en la prenant par le bras pour la faire
lever, à l'instant même.
— Oh ! mon Dieu , quand vous voudrez , dit Louise , il y a
long-temps que j'y suis préparée. L'une doit faire place à l'au-
tre. Adieu, bel ange de Saint-Jean... le curé aura de vos nou-
velles , ainsi que vos amis. Il faut bien qu'ils sachent votre
nouvelle adresse. Ce n'est plus Marguerite Bernard qu'il faut
qu'ils viennent chercher ici, c'est la maîtresse de Georges
Artaux. »
Marguerite, dans la plus douloureuse détresse, eut cepen-
dant la force de se précipiter au-devant de sa cousine et de se
placer devant la porte.
Louise, lui dit-elle d'une voix forte et avec une expression
que son aine rendait sublime , Louise , vous êtes injuste , vous
êtes cruelle envers moi ; je suis innocente de tous crimes, mais
surtout de celui que vous m'imputez. C'est la vérité , la sainte
vérité , comme Dieu me voit , comme Dieu m'entend !
*- Hypocrite!
9 i4
158 REVUE DE PARIS.
— Oh ! ne m'appelez pas ainsi! je ne le suis pas. Mon Dieu,
vous le savez bien, vous, ma cousine, qui m'avez connue enfant,
toute petite, vous savez bien que je ne mentais jamais. Louise,
crois-moi; on t'a trompée, Louise, car on te Ta dit, n'est-ce
pas? Ce n'est pas toi qui as pu croire capable d'une telle infamie
la fille du frère de ton père , celle que tu as appelée ta sœur ,
Louise. »
Et faisant un pas elle voulut la prendre dans ses bras; mais
l'autre , furieuse et insensée , la repoussa rudement en lui
criant :
o Je ne veux pas de ton baiser de Judas; tu es une misérable!»
A cette dernière injure Marguerite ne répondit]que par une
noble dignité.
<( Tu ne veux pas me croire , Louise ? Je te plains , et je te
répète que je suis innocente de toute offense envers toi. Je te
le jure devant Dieu , au nom de la mémoire de ma mère! Je
souffre pour toi-même de ton incrédulité. Adieu, Louise,
adieu... je ne cesserai pas de prier pour toi. »
Elle essuya ses yeux , prit un châle , des gants , et se dis-
posa à partir. Dans ce moment minuit sonna à l'horloge du
château.
Depuis la dernière partie de cette scène étrange Georges pa-
raissait frappé de stupeur; mais au moment où Marguerite se
disposa à quitter la chambre , il s'élança vers elle, prit ses
mains et s'écria :
« Marguerite , ne me quitte pas ! Marguerite , reste avec
moi ! Que veux-tu que je fasse dans cette maison? que veux-
tu que je devienne sans toi ? »
Marguerite devint pâle , elle regarda le malheureux jeune
homme, puis, retirant ses mains avec effort, elle s'éloigna de lui.
Alors Louise fut à elle , et la ramena presqu'en la traînant
de force auprès de son mari.
« Puisque tu n'as jamais menti ^Marguerite , lui dit-elle
d'une voix rauque et tremblante, tiens , regarde cet homme ,
regarde-le, te dis-je. Et elle relevait violemment la tête de la
jeune fille éplorée. Regarde-le... Eh bien ! ose me dire à moi ,
à moi Louise, à moi sa femme, que tu n'as jamais aimé cet
homme !... Et toi, malheureux, ose me dire aussi que tu n'ai-
mes pas cette fille.
REVUE DE PARIS. 159
— Oui, je l'aime s'écria Georges , je l'aime plus que jamais
je n'ai aimé une femme en ce monde. Pour toi, malheureuse ,
je te méprise , je te hais. Oui , je te hais , répétait-il en délire
et en riant d'un rire sauvage en voyant les traits de sa femme
ee contracter sous ses paroles.
Insensée de sa rage jalouse, Louise se retourna vers Margue-
rite.
La jeune fille était partie.
m Partie , s'écria Georges , à cette heure ! »
Et ouvrant aussitôt la porte il s'élança après elle; et Louise
ne le revit plus.
La. Duchesse d'Abraktès.
RAPPROCHEMENS HISTORIQUES.
LES PRETENDANS(').
Mais venons à Charles -Edouard, le dernier héros de cette
histoire. Au moins , cette fois, si vous n'êtes pas délivrés des
analogies, n'aurez-vous pas de parallèle à subir?
Charles-Edouard était le dernier espoir de la royauté des
Stuarts. L'enfant grandit vite et promit d'être un homme; mais
ses partisans voulurent absolument en faire un roi , et voilà ce
qui perdit Edouard. Tant qu'il eut quelque espoir de monter
sur le trône , ce fut un prince et un grand prince. Une fois cet
espoir perdu, il tomba au niveau des hommes les plus gros-
siers. On Téleva trop pour ses destinées passées, et trop peu
pour ses destinées présentes. Qu'importait, du reste, à ces
royalistes égoïstes qu'il y eût un homme de plus dans la famille
des Stuarts , s'il y avait un roi de moins ?
Charles-Edouard fut donc tout-à-fai t élevé comme un prince.
On ne lui parla que de royaumes à conquérir, de sujets re-
belles à dompter, d'usurpateurs à chasser du trône. Ce sont là
des leçons qui font de grands_ravages dans de jeunes âmes. A
(') Voir le premier article , page 86.
REVUE DE PARIS. 161
ces pauvres enfans de'chus , on fait tant qu'on peut le roman de
l'exil ; on devrait en faire l'histoire.
Vous savez comment, grâce à cette e'ducation toute royale
que reçut le jeune Prétendant, il parvint, après s'être échappé
de Rome en fugitif, à s'embarquer, le 20 juin 1745, à l'em-
bouchure de la Loire , avec sept de ses partisans , pour re-
conquérir le royaume qu'avait perdu son grand-père. Outre
ces sept partisans , Charles-Edouard emportait encore avec
lui 100,000 francs en argent, deux mille fusils et six cent9
sabres. Ainsi appuyé, il toucha le rivage de l'Ecosse le 18 juil-
let 1745.
Il y avait cela de favorable dans l'expédition d'Edouard que
ce vieux royaume d'Ecosse ne tenait que forcément à l'An
gleterre. Il y avait encore cela de favorable que c'était une
terre encore féodale, ce qui donnait une double chance au
Prétendant.
En Angleterre, tout au rebours. Les vieux sentimens cheva-
leresques étaient morts depuis long-temps, l'héroïsme inutile
avait disparu du cœur de la nation. Si la nation n'aimait guère
plus le roi de son choix qu'elle n'aimait le premier fonction-
naire venu , elle y tenait pour plusieurs raisons : d'abord , parce
qu'il était là , et ensuite parce qu'elle avait fait quelques dé-
penses pour le mettre où il était, puis aussi parce qu'elle pré-
voyait bien des dérangemens et bien des dépenses nouvelles ,
si elle prenait un nouveau roi. La nation anglaise n'avait pas
d'autres raisons meilleures pour tenir au roi George ; mais dans
les temps où le positif de la vie a remplacé l'enthousiasme, ces
raisons sont les meilleures qu'on puisse donner pour la stabi-
lité des couronnes.
L'Ecosse de son côté n'avait aucune des raisons de l'Angle-
terre pour ne pas reconnaître tout d'abord le descendant des
Stuarts. L'Ecosse avait perdu sa nationalité, ce bien disputé
si long-temps, auquel elle a renoncé tout-à-fait. L'Ecosse était
pleine de poètes , de gentilshommes , de montagnards belli-
queux , de grands seigneurs mécontens; c'était une race re-
muante, faite pour la guerre et dominée par ces ménestrels qui
9 U.
16^ REVUE DE PARIS.
avaient adopté le nom de Stuart comme te nom poétique par
excellence. Le premier Écossais qui reconnut Charles-Edouard
pour son roi , ce fut un vieux montagnard qui le couvrit de sa
claymore ; bientôt sir Macdonald , le laird de Macléod , le
jeune Lochiel, petit-fils de sir Evan Cameron, le fidèle com-
pagnon de Montrose et de Dundee; enfin , le clan des Came-
rons , au son des musettes , vinrent se ranger autour de Charles-
Edouard , et lui demander un étendard. Le prince avait oublié
dans un bagage un étendard, cette chose si utile qui a fait la
révolution de juillet en grande partie. Charles-Edouard se fit
donc un étendard , comme il put , avec un morceau de taffetas
bleu et blanc qu'il avait apporté de France pour lui servir de
cravate. A peine ce lambeau fut-il élevé sur une perche que
douze cents toques bleues furent lancées dans les airs, que
douze cents claymores s'élevèrent. Quelle armée !
Le bruit de ces douze cents voix , dans les montagnes , arriva
d'échos en échos jusqu'au conseil de régence, à Edimbourg.
Le conseil de régence gouvernait l'Ecosse au nom du roi
George , qui ne revint du Hanovre que le 31 août. Le conseil
délibéra qu'il était urgent de marcher contre les rebelles, et
d'étouffer, dès sa naissance , la sédition des montagnes.
En conséquence sir John Cope , commandant en chef l'ar-
mée anglaise, partit en toute hâte pour Inverness, promettant
de ramener la sédition pieds et poings liés. Sir John Cope
avait sous ses ordres deux régimens de dragons , trois régi-
rnens d'infanterie, quatorze compagnies de divers corps, les
garnisons des forts ; le tout pouvait s'élever à cinq mille
hommes. Toutes ces troupes se trouvèrent réunies à Stirling,
où le général les passa en revue , le 20 août. Sir John Cope
était un vieil officier qui jugeait une armée à la beauté des
uniformes , et qui comptait beaucoup , pour être obéi ,'_sur le
bâton et le gibet : aussi sir John riait-il beaucoup à l'idée de
se mesurer avec les montagnards, mal habillés, en désordre
et mal armés. L'armée de sir John partageait complètement
son opinion.
Sir John se mit donc en route à travers l'Ecosse; dans son
chemin , sir John comprit qu'il était en pays ennemi. On lui
volait ses bœufs, on lui dérobait ses chevaux, on refusait le
tei vice militaire ; ses guides l'égaraient à dessein dans les mon-
REVUE DE PARIS.
163
tagnes ; les montagnards, voyant passer sir John , se deman-
daient avec étonnement où allait cette armée. Et quand on
répondait que cette armée allait combattre un Stuart , c'était
à qui ferait des vœux parmi les montagnards , à qui irait com-
battre pour Charles-Edouard. Charles-Edouard ne pouvait
avoir de meilleure proclamation dans ces montagnes que l'ar-
mée anglaise de sir John Cope.
De son côté , Charles-Edouard marchait contre l'armée an-
glaise. Il était plein d'espoir, et d'ailleurs il était comme tous
les conquérans qui ont jeté le fourreau de leur épée. u Buvons
à la santé de ce bon M. Cope! » disait Charles-Edouard, et le
reste de son armée but à la santé de ce bon M. Cope ; puis le
Prétendant se remit en route. A chaque pas qu'il faisait , il
entraînait un clan à sa suite : les Stuart d'Appine , les Mac-
donald de Glengary, les Grants de Glenmoriston , le laird de
Gasc , le laird d'Aldie , le duc de Perth , qui fit reconnaître les
Stuarts dans la ville de Perth. L'entrée d'Edouard à Perth lui
fut très favorable. On le vit jeune et beau; ses montagnards le
savaient actif et brave : il portait d'ailleurs le costume mon-
tagnard, et ce fut un grand bonheur pour les belles dames de
venir saluer , applaudir, embrasser le beau Chevalier, de crier
vive le roi ! malgré le roi d'Angleterre ! En même temps Charles
distribuait les grades de son armée , il prenait l'argent du gou-
vernement dans les caisses publiques, il allait au bal, où il
dansait , comme on danse quand on est jeune et beau , et qu'on
aime les dames. Les dames de Perth en écrivirent aux dames
d'Edimbourg. Le 11 septembre , Edouard se porta sur Edim-
bourg; en chemin . il fut rejoint par les Macdonald de Glencoe
et par les Mac-Gregor, commandés par le fds du Rob-Roy de
Walter Scott. A une journée de là, il fallut encore que Charles
fît une halte devant la maison de sir Edmonstone de Cambure ;
les dames distribuèrent des rubans blancs à ses soldats, et elles
vinrent lui baiser respectueusement la main ; une seule, plus
hardie ou plus naïve ou plus jolie que les autres , sauta au cou
du jeune prince. Voilà par quels enfantillages pleins de grâce
commençaient la boucherie et la ruine de l'Ecosse.
Quand la ville d'Edimbourg apprit que le Prétendant était
à ses portes , elle songea à peine à se défendre. Edimbourg
était eucore la vieille ville toute noire et tout enfumée , que
164 REVUE DE PARIS.
vous connaissez , que vous avez vue , parcourue et touchée si
souvent dans Walter Scott. Le vieux reste des puritains , si
braves jadis, avaient d'abord jeté feu et flammes; ils avaient
beaucoup crié aux armes , ils avaient fait vœu de mourir sur
la brèche; mais quand il fallut sortir des murs, la désertion
fut manifeste; ce qui prouve qu'il ne faut pas toujours compter
sur les mêmes courages. Le courage n'a qu'un temps dans un
homme; cet homme a été brave très-jeune : il se repose dans
sa vieillesse ; sa jeunesse a été inactive : sa vieillesse sera peut-
être fort ardente. Les partis qui comptent trouver, au débotté,
les hommes tels qu'ils les ont laissés il y a vingt ans , sont dans
une grande erreur. Plus ces hommes ont eu de passions il y a
vingt ans , et plus ces mêmes passions les ont usés. Les puri-
tains deMac-Briar ne demandèrent pas mieux que de s'enfuir
devant le Prétendant.
Le prince entra dans la ville avec son armée , comme s'il
en était sorti la veille. Quelques curieux en bonnet de nuit se
mirent à la fenêtre pour voir passer celte armée ; et le len-
demain matin à leur réveil , les bourgeois trouvèrent tous les
postes de leur ville occupés par de très-pacifiques Highlanders-,
qui montaient la garde à leur place, en fredonnant l'air jaco-
bilede 1715:
Nous mettrons
Les Whigs à la raison.
Jusqu'à présent c'est une expédition très-peu sanglante;
c'est un drame innocent qui se joue. Les montagnards chantent
et jouent de la musique ; les habits rouges vont à pas comptés ,
à la suite de ce bon général Cope, cherchant un ennemi auquel
il tourne le dos; Edimbourg, la vieille cité , ouvre ses portes
sans coup férir et sans être trop humiliée ; le peuple accourt
sur les pas de Charles-Edouard , et le poursuit de ses acclama-
tions, comme c'est son devoir, son métier et son plaisir de
peuple ; les dames d'Edimbourg , comme les dames de Perth ,
ne peuvent se lasser d'admirer ce joli cavalier blond , monté
sur un cheval bai , et portant sur sa toque bleue la rose blanche
REVUE DE PARIS.
165
des Stuarts : voilà pour le peuple et pour les dames. Quant aux
Écossais purs , ils rêvaient de nouveau l'indépendance de l'E-
cosse. Ce fut à ce bruit de fêtes , à ces acclamations joyeuses,
que le vieux château d'Holy-Rood s'ouvrit encore , après
soixante années de solitude et de deuil , pour recevoir un
Stuart. Noble et vieux château! il était encore orné des por-
traits de cette longue suite de rois, l'orgueil poétique d'Edim-
bourg. Charles-Edouard put s'asseoir dans le fauteuil de Marie-
Stuart, il put se coucher dans son lit. Que ce château pourrait
raconter d'événemens étranges ! Qui eût dit à Louis XV que
ce château recevrait un jour les derniers débris de sa propre
famille?
Donc , tant que cette histoire ne sera pas plus sérieuse ,
racontons-la comme elle s'est faite , sans inquiétudes et sans
terreurs. Ceci tenait à l'éducation du prince et aux impressions
poétiques des montagnards. Le prince était convaincu , par
l'expérience qu'il avait puisée dans les livres et à la cour de
France , qu'un royaume ne pouvait appartenir qu'à ses maîtres
de droit divin, que l'Angleterre, l'Ecosse et l'Irlande, ne pou-
vaient lui manquer cette fois , puisqu'il voulait bien les repren-
dre. Quant aux montagnards , vaincus souvent , ils se croyaient
cependant à l'abri de la destruction ; et puis ils faisaient, sans
le vouloir, un raisonnement qui portera malheur à bien des
légitimistes ; le roi Guillaume, en sa qualité d'usurpateur, de-
vait être un prince clément , d'un pardon facile ; il ne pouvait
même pas dans le fond être désagréablement affecté de ces
habitudes d'un dévouement inaltérable à la royauté , qui lui
profiteraient plus tard. Ainsi raisonnaient les soldats bourgeois
du Prétendant. Pauvres gens ! ils ne savent pas que plus une
royauté a été patiente et bonne quand elle y a été forcée , plus
elle est cruelle et sanglante le jour où elle peut sévir en toute
liberté.
Cependant ce bon sir John Cope débarquait au port de Dun-
bar, à vingt-sept milles d'Edimbourg. Parvenu d'Inverness à
Aberdeen, le général anglais y avait trouvé ses bâtimens de
transport , et un vent favorable l'avait amené aux portes de
l'Ecosse. Le 19 septembre, l'armée anglaise quitta Dunbar pour
166 REVUE DE PARIS.
aller camper dans la plaine de Haddington , à six milles d'Edim-
bourg. Charles , apprenant que le général était si près de lui ,
résolut de marcher à sa rencontre , et de lui épargner la moitié
du chemin.
Ainsi fit-il. Le 20 , les deux armées sont en présence. Au
point du jour, sir John vit s'avancer les montagnards 5 le jour
se levait à peine ; le brouillard était encore sur les montagnes :
les Highlanders tirent leurs claymores , et se précipitent sur les
habits rouges. Dès lors la lutte est terrible : on se bat , on s'é-
gorge corps à corps ; mais bientôt la cavalerie anglaise cède le
pied ; la déroute devient générale. Alors vous auriez vu un
montagnard haut comme un chêne, une faux à la main, qui
abattait comme autant d'épis de blé la tête des fuyards. Un
jeune montagnard, encore imberbe, tua à lui seul quatorze
soldats anglais. Il y en eut un autre qui conduisit à Mac-
Grégor dix prisonniers qu'il avait faits en chemin, devant lui,"
à lui tout seul. Enfin la déroute fut si complète qu'il y a un
6entier qui a retenu le nom de chemin de John Cope. Les mon-
tagnards ne perdirent que trente hommes à la bataille de
Preston.
Cela fait, l'armée du Prétendant rentra triomphante à Edim-
bourg. Leurs joueurs de cornemuse marchaient en tête, jouant
l'air chéri des vieux cavaliers de la restauration :
Le roi va de nouveau posséder son royaume.
Venaient ensuite les clans victorieux, faisant flotter les dra-
peaux ennemis ; à l'arrière-garde , marchait , tête baissée ,
l'armée des prisonniers , aussi nombreuse que l'armée des
vainqueurs.
Mais malgré la victoire de Preston , ce n'était plus l'Ecosse
de "Wallace , de Bruce et de ses successeurs , ce n'était plus la
même Ecosse qui avait envoyé cent mille hommes pour mou-
rir à Flodden-Field, avec Jacques IV. La prudence politique
avait mieux instruit les habitans des basses terres que ne l'é-
taient les sauvages montagnards. Les partis avaient divisé ce
royaume , qui n'avait qu'un parti jadis. C'est ainsi que la
Vendée de 1833 ne ressemblait pas à la Vendée de 1793,
Pour tous les royaumes fidèles les siècles ont marché,
REVUE DE PARIS. 167
Charles-Edouard resta quelque temps roi à Edimbourg ,
dans le château d'Holy-Rood, attendant des renforts. Les ren-
forts arrivaient lentement; lord Olgivy amena six cents hommes ,
Gordon de Glenbucket en amena quatre cents; lord Forbes
arriva suivi de six compagnies à pied et d'un escadron à che-
val. Enfin , un matin , par un beau soleil , montée sur un che-
val blanc , épanouie et souriante, arriva miss Jenny Cameron,
à la tête de son clan. Miss Jenpy était jeune et belle; elle
était vêtue d'une robe d'amazone verte , bordée d'écarlate et
brodée d'or. Ses beaux cheveux tombaient en boucles sur ses
épaules, et sa main tenait une épée nue. Miss Cameron a été
le sujet charmant de bien des ballades. On fait en effet d'ex-
cellentes ballades avec une pareille héroïne, chaste, jolie,
courageuse ; mais avec ce renfort unique on fait rarement une
restauration.
Tels furent les renforts de Charles-Edouard. Avec une pa-
reille armée, la contre-révolution n'était pas facile encore.
C'était en vain que le Prétendant tournait ses regards vers la
cour de France. L'énergie de Louis XV s'était épuisée à
la bataille de Fontenoy. Ce roi égoïste, rentré dans sa non-
chalance amoureuse de chaque jour , n'était guère tenté d'en
sortir pour songer aux dépenses et aux hasards d'une restaura-
tion étrangère. Qu'importait, au reste, à Louis XV le roi fu-
tur de l'Angleterre? Il s'inquiétait si peu qui serait roi de
France après lui !
Depuis ce temps nous avons vu ce même égoïsme royal assis
sur tous les trônes de l'Europe. Il n'y a pas de roi , en Eu-
rope, assez assuré de son lendemain pour s'inquiéter du len-
demain des rois voisins. Il n'y a qu'un homme dans le monde
qui ait cette inquiétude-là dans le fond de l'ame : cet homme
n'est pas un roi tout-à-fait ; mais c'est à peu près la même chose :
c'est M. de Metternich.
La France en était alors aux dernières amours élégantes
dont ses rois l'aient occupée. Mme de Pompadour tenait entre
ses doigts de rose , vieux style, le sceptre de son royal amant.
Choisy l'emportait sur Versailles. Tout ce que put proposer la
maîtresse royale fut d'envoyer au secours du prince Edouard
M. de Richelieu , qui fit rédiger ses proclamations par Voltaire.
Déjà une fois on avait envoyé au secours de la reine Henriette
168 REVUE DE PARIS.
M. de Lauzun ; M. de Lauzun et M. de Richelieu , les deux
plus frivoles grands seigneurs de l'ancienne cour, envoyés,
l'un pour lutter contre une révolution , l'autre pour la renver-
ser ! c'est une des plus amères dérisions que se soit permises
Louis XIVetMme de Pompadour.
Il n'y eut en France qu'un gentilhomme provençal , le mar-
quis d'Ëguilles , qui vint incognito au secours du jeune prince.
Le marquis d'Ëguilles fut obligé, pour arriver, de s'emparer
d'un vaisseau anglais. Voilà tout ce que fit la France pour le
Prétendant. Ce qui prouve que pour tenter une restauration il
ne faut pas compter sur ses plus grands amis, quand ils n'y
ont pas un intérêt majeur.
Ainsi , après six semaines d'attente , six semaines de gloire ,
Charles-Edouard n'avait pu réunir qu'une armée de six mille
hommes. Lesjacobites d'Angleterre le pressaient, il est vrai,
de hâter sa marche , lui promettant de se déclarer quand le
moment serait venu, c'est-à-dire quand il n'y aurait plus de
danger à crier : — Vive le roi Jacques !
Le Prétendant résolut donc de s'avancer jusqu'au bord de la
Tweed, et delà de faire un appel aux royalistes anglais ,
comme il avait fait un appel aux royalistes écossais. C'était re-
mettre deux fois, c'est-à-dire une fois et demie de trop, la
même cause en question.
On partit donc pour l'Angleterre en chantant.
Car les chansons n'ont jamais manqué aux jacobites : ils ont
fait des chansons pour tous leurs grands hommes et pour tous
les momens de leur histoire; ils ont eu des chansons pour
leurs défaites, des chansons pour la victoire; leur histoire
tout entière est un long poème chanté sur tous les modes de
la joie et de la douleur. Ils chantaient donc cette fois « leur
» petit Chariot, qui est entré dans la ville n'ayant qu'une
» méchante toque bleue, et qui porte à présent un beau cha-
» peau surmonté d'une plume! En avant , en avant, mon brave
» Chariot , et mets ton chapeau sur l'oreille , Chariot , mon
>) fils ! »
Et ils marchaient ainsi devant eux, tout droit. Ils croyaient
aller à Londres.
REVUE DE PARIS.
169
Cependant que faisait George II ? George II faisait comme
tous les princes qui portent la couronne d'un autre : il atten-
dait en tremblant la volonté du peuple qui leur a donné cette
conduite. Les royautés parvenues ont cela de particulier,
qu'elles n'osent avoir une volonté à elles ; filles du hasard,
elles attendent les ordres du hasard. George II commença
donc par convoquer le parlement; le parlement s'assembla,
et se réunit autour du roi. Le clergé anglican, heureux de
reprendre son influence , s'assembla , et déclama contre Char-
les-Edouard. Le duc de Cumberland , le fils de George, le
héros de ce temps-là , héros pour une seule victoire rempor-
tée à propos, comme le duc de Wellington, est rappelé de
la défaite qu'il avait subie à Fontenoy. Charles-Edouard ce-
pendant marchait toujours.
D'abord il prit la ville et le château de Carlisle, conquête
utile , qui lui donna des armes et quelques chevaux. De Car-
lisle il se porta à quelques jours de Preston , allant à pied,
couchant sur la dure , soldat tout-à-fait avec les soldats , très-
aimé et plein d'espoir.
De Preston, l'armée s'avança jusqu'à Manchester, ville
très-populeuse et très-riche , qui fut prise par un sergent, un
tambour et une fille. Vous voyez que cette marche est toujours
une fête et un triomphe.
De Manchester, l'armée se porta sur Derby, où elle entra
le 4 décembre. La ville s'étonna peu à cette nouvelle. C'était
déjà une ville égoïste , et qui se sentait assez forte pour ne
pouvoir guère être troublée par des passions politiques aussitôt
qu'elle voudrait leurimposer silence. Le poète Gray , dans une
lettre qu'il écrivait à Horace Walpole, fait une peinture de
Londres , en ce temps-là , qui s'applique d'une manière
étrange au Paris de nos jours : « Nous sommes ici des gens
» qui ne nous soucions pas plus du danger que s'il s'agissait
» de ia bataille de Cannes. Quand on a appris que les Ecossais
j> étaient à Stamford , puis à Derby , j'ai entendu des gens
» sensés parler de louer une chaise de poste pour aller sur la
» grande route, afin de voir passer Charles-Edouard et les
» montagnards écossais. » Un autre contemporain raconte
qu'à l'approche du prince Edouard , il ny eut à Londres une
véritable terreur que parmi les boutiquiers.
9 l5
170
REVUE DE PARIS.
Avouons , en effet, que c'est bien là notre Paris. Je suppose
qu'on lui dise : « Tout à l'heure il arrive sur la route de Fon-
tainebleau un prince jeune et beau , portant un uniforme
étranger , précédé par deux cents musettes , entouré de poètes
barbares qui chantent des chants de guerre et d'amour, et
suivi par six mille montagnards de haute taille! » tenez-vous
pour assurés qu'il n'y aurait bientôt plus un fiacre sur la place.
Ce serait à qui se porterait le premier pour voir le prince et
ses montagnards. La rue Saint-Denis fermerait ses boutiques,
il est vrai ; mais plus d'un boutiquier fermerait sa boutique
uniquement pour aller prendre sa part du spectacle} les au-
tres boutiques seraient fermées plutôt par crainte des ennemis
du dedans que par crainte pour le beau prince et pour ses
montagnards. Singulier progrès des peuples , qui leur fait en-
visager toute chose comme un spectacle. L'armée des alliés
est aux portes de Paris , venant de Waterloo; Paris se meta
la fenêtre et regarde passer l'armée. Tous les princes que
vous voyez passer, Autriche, Russie, Prusse, Angleterre,
n'ont revêtu leurs plus beaux uniformes, monté leurs plus
fringans chevaux, que pour amuser la ville qui assiste à leur
parade. Il n'y aura que le Cirque de Franconi qui sera peut-
être triste ce jour-là. L'armée des alliés a mis Paris en droit
de se connaître en évolutions militaires , en habits brodés,
en généraux , en artillerie et en Calmoucks. Elle a fait grand
tort ainsi auxécuyers , aux chevaux et aux uniformes de Fran-
coni.
Quand les villes capitales en sont venues à ce degré de sé-
curité, tenez-vous pour assurés qu'elles sont fortes, quelles
sont riches , qu'elles sont puissantes , qu'elles sont libres et
qu'elles vivent par elles-mêmes , quel que soit leur drapeau ,
quelle que soit leur opinion , quelle que soit leur couleur.
Il n'y eut donc à Londres qu'un seul gentilhomme qui eut
peur , le roi seul eut peur ; c'était de fait le seul qui eût à
craindre Charles-Edouard, le seul qui eût quelque chose à
perdre. L'histoire raconte que le roi George , éperdu , fit tout
préparer pour sa fuite. Entre autres préparatifs , George char-
gea ses yatchs de tous les trésors de la couronne , afin de pou-
voir , à la première nouvelle , emporter en Hollande les joyaux
de la royauté. Le roi George , par ses précautions , non moins
REVUE DE PARIS. 171
que par ses terreurs , s'est montré plus boutiquier que le der-
nier boutiquier de Londres. Emporter des diamans quand on
perd une couronne , abandonner une royauté en fuyant sur un
vaisseau chargé d'or , voilà ce qui n'arrive pas aux rois qui
sont rois depuis long-temps. Ceux-là, au lieu de rien exporter,
jettent leur sceau d'or à la mer , comme le roi Jacques , ou
bien ils tendent la main , comme le roi Charles X , pour pou-
voir se rendre de Meudon à Cherbourg.
C'est le propre des rois qui se respectent de ne voir dans la
royauté que la royauté elle-même. Pour ma part , je ne hais
pas ce trait du dernier roi de Hollande. Le roi Léopold Ie* , un
de ces rois de hasard, qui seraient bien en peine de s'expliquer
à eux-mêmes leur incroyable élévation , avait cru bien faire en
renvoyant à son prédécesseur quelques tableaux de prix qu'il
avait trouvés dans le palais et dans le musée de Bruxelles.
Le roi de Hollande a sur-le-champ renvoyé ces tableaux à
Bruxelles, fort étonné, disait-il, qu'on se fût permis de les
ôter de la place où il les avait fait mettre , et où il espérait
bien les retrouver à son retour.
La fortune (c'est le mot dont on se sert quand on n'a pas d'au-
tre raison à donner ) , la fortune ne voulait pas que Charles-
Edouard mît à cette épreuve l'avarice et la prudence du roi
George. Les compagnons du Prétendant ne voulurent pas aller
plus loin que Derby. Charles eut beau les prier avec des lar-
mes : leur résolution fut inflexible. En conséquence ,1a Tweed
fut repassée ; et le peuple de Londres , se voyant privé de son
spectacle, regrettant même ses terreurs , se retourna vers le
roi George, qui fit rentrer son yatch tout chargé dans le port.
Charles-Edouard avait bien jugé sa position. Il fut perdu du
jour où il fit un pas en arrière ; ces expéditions au-delà de
toutes les règles veulent être faites au pas de course. Il faut
plaire avant tout au peuple qui doit donner la palme , il faut
faire peur à ses rivaux ; il faut danser sans balancier sur cette
corde tendue de la guerre civile. Il faut avoir pour soi cette
masse flottante des indifférens et des politiques, serfs de la
circonstance, comme les appelle Milton. Nous avons plus d'un
exemple de ces revers inouis qui remplacent des succès inouis,
témoin Masaniello.
172 REVUE DE PARIS.
Il est bien vrai que Charles-Edouard gagna encore la ba-
taille de Falkirk ; mais à quoi pouvait lui servir une bataille
gagnée en tournant le dos à Londres ? C'est là encore une char-
mante bataille ,1a bataille de Falkirk! Le prince, oubliant sa
retraite, parcourut son armée les yeux étincelans de joie. De
temps à autre il regardait l'armée anglaise, en disant : Ils so?it
à nous ! Il trouva à la tête des Cameron de Glendessery la
belle Jenny Cameron , le joli, colonel , qu'il salua de sonépée.
Après une faible résistance , l'armée anglaise lâcha le pied ,
la victoire resta à Charles-Edouard. C'était une victoire comme
celles qu'il pouvait remporter; complète , mais inutile ; glo-
rieuse , mais sans résultat. C'est là un très-grand désavantage
de tous les Prétendans à venir; ils ne peuvent pas profiter de
leurs victoires , ils doivent faire grâce au premier qui jette ses
armes; ils combattent à fer émoulu ; ils tirent à poudre pendant
qu'on tire sur eux à balles ; et le soir de la bataille , quand ils
ont fait un prisonnier , ils n'ont rien de plus pressé que de
partager leur souper avec lui , et de lui demander pardon.
Ici M. Amédée Pichot , d'après des Mémoires encore iné-
dits , raconte l'histoire des amours de Charles-Edouard avec
la belle Clémentine Walkenshaw. Ils s'étaientjuré de partager
leur fortune commune lui sur le trône avec elle , elle l'exil
avec lui. Pauvre Clémentine !
Vous allez voir que , tout au rebours des royautés qui de-
mandent le trône , les royautés qui sont assises sur le trône sa-
vent mettre à profit et ensanglanter leur victoire. La nouvelle
de la bataille de Falkirk parvint à Londres un jour de récep-
tion au palais de Saint-James. L'abattement se peignait sur
tous les visages. On résolut tout d'une voix d'appeler le duc
de Cumberland au secours de la monarchie. Le duc Guil-
laume était tout-à-fait un fils de roi non-légitime. C'était un
grand homme de la façon de sa famille; le soldat l'aimait,
parce qu'il était bon enfant et sans façon , bien plus qu'il n'é-
tait heureux à la guerre , car il avait été toujours vaincu jus-
qu'alors. Le duc Guillaume fut bientôt à Edimbourg; d'E-
dimbourg, il se mit en route pour Stirling avec une armée de
dix mille hommes. Celte armée mit le feu en partant à un
vieux château, le berceau de Marie-Stuart. Sur la route, le
duc Guillaume recueillit plus d'un geste de mépris , entendit
REVUE DE PARIS. 173
plus d'une parole offensante. Il n'y eut pas jusqu'à une femme
écossaise A qui le duc se permit d'envoyer un baiser, qui ne lui
exprimât son indignation d'une manière toute énergique. La
jeune fille n'aurait pas été si cruelle pour Charles-Edouard !
Je n'ai pas besoin de vous faire l'histoire de la bataille de
Culloden ; ce fut une défaite complète , immense , sans remède ,
un vrai Waterloo. Charles-Edouard se battit avec un grand
courage^ le duc Guillaume égorgea tout ce qui lui tomba sous
la main. Le Prétendant de droit de trois royaumes prit la fuite
pour toujours devant celui qui était roi par le fait. Culloden
fut le Waterloo de la légitimité anglaise. Depuis ce jour, il
n'a plus été question des Stuarts.
Après la bataille , le duc de Cumberland, enivré du sang
des Jacobites , se conduisit comme un vrai cannibale , et mé-
rita de toutes les manières le surnom de boucher, qui lui fut
donné par ses contemporains , et que lui conserve l'histoire.
Autant Charles-Edouard s'était montré doux et humain pour
les vaincus, autant le duc Guillaume se montra impitoyable
et cruel. Le lendemain de Culloden, le duc parcourait le champ
de bataille, respirant l'odeur des cadavres , et faisant achever
les blessés qui respiraient encore. C'en est fait, l'Ecosse va sujs-
cop. ber sous cette dernière victoire de la maison de Hanovre.
Le feu, le fer , le pillage , la délation , s'emparent de ces no-
bles montagnes. Les têtes les plus hautes et les plus nobles sont
coupées et mises à prix. Entre autres fêtes , le duc donna à
ses soldats le spectacle d'un auto-da-fé de quatorze dragons de
Charles-Edouard qui furent brûlés vifs par la main du bourreau.
Voilà comment se vengent les monarchies nouvelles .'Tant
qu'elles tremblent , elles sont humbles et souples ; une fois
rassurées, elles se figurent faire acte suprême de royauté en
répandant le sang ; comme si le pardon n'était pas le droit le
plus précieux et le plus rare de la royauté ! Cette chasse aux
rebelles , à laquelle se livrèrent le duc de Cumberland et ses
soldats, est remplie de détails atroces. Les liaisons étaient
brûlées. Tout homme qui fuyait était tué comme une bête
fauve; on égorgeait les bestiaux, et le malheureux proprié-
taire mourait de faim à côté de ses bœufs égorgés, « On eût
cherché vainement à la ronde la fumée d'un toit, l'on eût vai-
nement écouté pour entendre un coq chanter ! »
9 i5.
\1\
REVUE DE PARIS.
Cependant les vainqueurs jouaient et chantaient dans leur
camp. Ils se disputaient avec les dés les dépouilles d^s villes de
l'Ecosse ; ce n'étaient dans ce camp que chevaux , filles de joie,
argenterie , bombances de tout genre , et blaphèmes sanglan9
contre les pauvres montagnards.
Et dans toute l'Ecosse muette et tremblante , il n'y eut
qu'une voix , la voix du vieux Duncan Forbes , qui osât s'élever
pour détester toutes ces horreurs. Sir Duncan était l'ennemi
des Stuarfs ; il avait consacré sa fortune et sa vie à l'électeur.
Mais voyant tant de sang et de ruines amoncelées dans sa pa-
trie, il osa parler des lois de l'Ecosse, ce Les lois de l'Ecosse!
répondit le fils de George II ; de quelles lois parlez-vous ?
J'enverrai une brigade pour vous donner des lois ! »
Ainsi parlait le fils aîné du roi constitutionnel de l'Angle-
terre !
Après les vengeances par le sabre et la flamme , vinrent les
vengeances judiciaires. Les plus petits partisans d'Edouard
mouraient obscurément au gibet ou dans les flammes 5 mais
les chefs de l'insurrection étaient réservés à d'autres supplices.
La loi vint glaner après la moisson , comme dit Samuel
Amnson , en parlant des supplices de 1745. Il n'y a pas de
dynastie royale qui soit plus tachée de sang que la dynastie
régnante d'Angleterre. Il est vrai que le Prétcndantlui donna
une si belle occasion d'en verser!
Les officiers de la garnison de Carliste , à qui le duc de
Cumberland avait promis la vie sauve . furent mis à mort par
séries successives. D'abord on en pendit dix-huit avec d'horri-
bles détails qu'on ne retrouve que dans cette histoire. Les con-
damnés furent entassés tous les dix-huit dans un tombereau.
Ils étaient catholiques , on leur refusa un confesseur. Le bour-
reau les conduisit au gibet; là, ils furent pendus , et ils étaient
à peine suspendus depuis trois minutes , que les soldats de
Guillaume leur ôtèrent tous leurs vêlemens qu'ils partagèrent
avec le bourreau. En même temps , le bourreau descendit le
colonel Townly sur l'échafaud j le colonel respirait encore , le
bourreau lui ouvrit le ventre, et il en retira les entrailles qu'il
jeta dans un brasier allumé près de la potence ; ils furent ainsi
mutilés , déchirés et brûlés tous les dix-huit. Un d'eux , le
plus jeune, James Dawson, étudiant de Cambridge , laissait
REVUE DE PARIS. 175
après lui sa fiancée. Elle tomba morte en vovant le cœur de
son amant dans les mains du bourreau. Le jury se livra pen-
dant deux mois à cette horrible boucherie. On pendait , on
mutilait, on égorgeait, on brûlait, on coupait les têtes , puis
on exposait ces tètes aux portes de Carlisle et de Manchester.
Quant aux lords qui avaient suivi la fortune d'Edouard, ils
furent jugés avec plus de cérémonie. La chambre haute, for-
mée en cour de grande-sénéchaussée , fut chargée de fournir
au glaive de la justice politique de plus nobles victimes , les
lords Kilmarnock, Cromarty et Balmerino.
Les trois lords furent introduits le 28 juillet dans la salle de
Westminster ; là ils furent condamnés tout d'une voix pour
s'être armés contre la glorieuse révolution de 1688. Voici com-
ment était conçu cet arrêt :
« Le jugement de la loi est que vous , William , comte de
i) Kilmarnock; vous, Georges , comte de Cromarty, et vous,
» Arthur , comte de Balmerino, tous les trois, et chacun de
» vous, retourniez à la Tour d'où vous venez , pour être de là
» conduits à la place d'exécution , où vous serez pendus par le
» cou , mais non jusqu'à ce que mort s'ensuive, car vous devez
» être ouverts vivans. Vos entrailles seront arrachées et brû-
j> lées à vos yeux ; ensuite vos têtes séparées de vos corps , vos
» corps coupés en quatre parties et mis à la disposition du roi.
» Que Dieu tout-puissant ait pitié de vos âmes! »
Atroce ! et ainsi fut fait sur ces trois nobles victimes. Ils
moururent tous les trois en criant : a Vive le roi Jacques!»
Le roi George et son fils n'avaient pas su pardonner à un seul
de ces nobles ennemis.
« A trois mois de là , ajoute l'historien , périt de la même
» manière , et avec le même mépris de la mort et de ses juges ,
» Charles Ratcliffe, le plus jeune frère du comte de Derby ;
3) puis ce fut le tour du vieux lord Lovât, n
Celui-là , lord Lovât, est un homme à part dont la biogra-
phie est encore à faire. Héros singulier de guerre civile, scep-
tique qui est mort comme un homme plein de foi , égoïste qui
a poussé le dévouementjusqu'au martyre, homme d'une pru-
dence singulière, qui, après avoir dissimulé tant que Charles-
Edouard fut heureux, se déclara tout-à-coup son partisan après
la bataille de Culloden , quand il n'y eut plus d'espoir. Du
176 REVUE DE PARIS.
reste , quelle qu'ait été la vie du lord Lovât , sa mort est trop
belle pour que Lovât n'ait pas sa place méritée à côté des lords
Kilmarnock et Balmerino.
Il fut le dernier gentilhomme qui paya de sa tète les tenta-
tives et les malheurs du prétendant. Il avait quatre-vingts ?ns.
Il mourut comme un héros, en criant : Vive leroi Jacques!
Ainsi voilà une tentative de contre-révolution qui anéantit
tout un royaume , le royaume d'Ecosse î
La désolation de l'Ecosse fut célébrée par ses poètes. L'his-
torien de Charles-Edouard cite , entre autres lamentations
poétiques, une espèce d'élégie-dialoguée; les deux acteurs de ce
petit drame sont un vieillard et une jeune fille , faibles créa-
tures que le glaive du vainqueur a respectées, et qui vivent au
milieu des ruines :
a Où est allé ton père , petite Marie? dit le vieillard ; où est.
» donc notre lady depuis ce matin? As-tu vu les habits rouges?
» as-tu entendu le cor sur la montagne?
— » Vieillard à barbe blanche, reprend la jeune fille, ne
j» m'interroge pas. Oui , j'ai vu les habits rouges , le corbeau
» s'est enroué avec le sang qu'il a bu.
» Ecoute la voix du corbeau, vieillard, le sang des Frasers
» est trop chaud pour son gosier.
j> Oh ! dis-moi , vieillard, quel sera le sort de ceux qui égor-
» gent les braves des montagnes , qui forcent nos braves chefs
y> à fuir dans le désert, qui chassent leur prince légitime comme
» le daim et le chevreuil?
le vieillard. — » Ma bonne petite fille , au-dessus de ce
» soleil étincelant, il y a quelqu'un qui voit tout. Un jour , il
» punira les tyrans de leurs crimes, et le nom des braves ne pé-
» rira pas ! »
Tels sont les accens de la musejacobite depuis de bataille de
Culloden.
A l'heure qu'il est , il y a encore dans le Nouveau-Monde
des Ecossais qui répètent la ballade de la défaite :
Nous ne reverrons plus le Lochaber ! c'est toujours la vieille
complainte des Hébreux :
Illic stetimus etfievivius, quum recordaremur Sio?i !
« Au reste, cette sanglante victoire a porté ses fruits; de-
REVUE DE PARIS- 177
» puis 1748 , la maison régnante d'Angleterre a vécu en paix à
» l'abri de la constitution. Grâce à leur titre de roi parlemen-
» taire, les trois George ont pu impunément être attaqués par
» un prince légitime et personnellement digne du trône, cen-
» tupler les taxes tout en accroissant la dette, tomber en dé-
» mence ou mériter le mépris général par leur conduite pri-
n vée. »
Ainsi parle l'historien ; il nous dit bien ce que la dynastie
régnante a gagné à la défaite de Charles-Edouard , il ne dit
pas ce que le pays y a perdu.
Depuis Culloden, l'Ecosse ne s'est pas relevée de sa défaite;
les montagnards furent décimés ; l'habit national fut défendu
sous peine de déportation 5 les juridictions héréditaires furent
abolies; le jacobitisme fut proscrit jusque dans les formes du
culte. Tout prêtre ou laïque priant publiquement pour le roi,
sans désigner nominativement !e roi George , fut déclaré traî-
tre et condamné à la déportation. Depuis ce temps , l'histoire
de l'Ecosse s'est confondue avec l'histoire de l'Angleterre. La
révolution n'a pas été moins complète dans les montagnes ;
l'industrie , l'agriculture , les voyages aux pays lointains ont
singulièrement modifié le caractère du montagnard. La vieillo
Ecosse n'existe plus aujourd'hui que dans les romans de Walter
Scott.
Achevons l'histoire de Charles-Edouard.
C'est une intéressante et touchante histoire que la muse ja-
cobite n'a pas oubliée.
»c Hélas! où irai-je chercher mon père? Où irai-je cacher
» ma tête ? Que les vagues se soulèvent , que l'orage gronde, il
» faut te quitter, ma terre natale!
« Le vallon où était la maison de mon père a passé à un au-
» tre ; la maison de mon père est abattue sur la bruyère.
» Hélas! hélas ! notre gloire n'est plus.
« Adieu ! adieu ! chère Calédonie , tu n'es plus la patrie des
» fils de Gaël; un étranger occupe ton trône antique; latrahi-
« son l'a fait le plus fort. Adieu ! adieu ! adieu ! »
La tempête, la faim , le froid , l'orage , les troupes armées ,
les haillons , les fondrières et les marécages , voilà toute l'his-
toire de cette fuite de Charles-Edouard.
178 REVUE DE PARIS.
Un jour , dans une caverne , miss Flora IMacdonald rencon-
tra un homme pâle et maigre , sans chaussure , sans linge ,
exténué , l'œil hagard et le visage couvert de lèpre ; c'était
Charles-Edouard,
Miss Flora se jeta d'ahord aux pieds du prince ; puis elle
lui donna les habits de sa servante , et elle le mena chez sa
parente, lady Clarendal , qui paya plus tard son hospitalité
par un long emprisonnement à la Tour de Londres (>).
Un autre jour, dans une autre caverne , quatre voleurs fai-
saient rôtir un mouton qu'ils avaient dérobé à un troupeau;
Charles-Edouard les pria de lui permettre de s'asseoir à leur
foyer. Les voleurs partagèrent leur repas avec Charles , et ils
accompagnèrent jusqu'au rivage ce proscrit royal , dont la
tête valait trente mille guinées.
Enfin , le 19 septembre , Charles-Edouard s'embarqua dans
la même haie où il était arrivé quatorze mois auparavant pour
conquérir trois royaumes.
Ici je m'arrête et je renvoie au livre de M. Amédée Pichot ;
il est plein de faits et de recherches. Il est rempli de tristesse
et d'une touchante pitié. C'est le livre d'un homme qui est
également éloigné de tout fanatisme , qui a le sang en horreur
et qui vante la loyauté partout où il la rencontre.
J'ai dit que c'était une histoire pleine de tristesse, et en
effet, quoi déplus triste que ceci: un prince loyal , coura-
geux , honnête homme , appuyé sur son bon droit , que le
roi Louis XV fait saisir à l'Opéra par ses archers , et jeter
hors de son royaume de France , cet asile de tous les rois mal-
heureux, selon la belle expression du duc d'Orléans ?
Quoi de plus triste? Charles-Edouard vivant et mourant
(') Les aventures de Flora elle-même seraient la matière d'un
roman tout entier. Après avoir épousé un de ses cousins , elle
avait émigré aux États-Unis avec son mari , et elle en fut chassée
en quelque sorte par la république. En revenant en Ecosse , le vais-
seau qui la portait fut attaqué par un vaisseau du roi Louis XVIj
elle voulut rester sur le pont pendant le combat, et y eut le bras
cassé. Flora n'est morte qu'en 1790, et un des draps du lit où
avait couché Charles-Edouard dans l'île de Sky lui servit de lin-
ceul. Yoila bien les femmes royalistes !
REVUE DE PARIS. 179
comme un ivrogne, à Rome! Malheureux, qui n'avait été
élevé que pour le trône , et qui devait être , par son éducation ,
au premier ou au dernier rang parmi les hommes.
Quoi de plus triste que cette histoire de la légitimité d'An-
gleterre, à laquelle la légitimité de France devait ressemhler
si fort?
Quoi de plus triste que cette victoire inévitahle , écrite à
l'avance , du duc de Cumberland et de son père , appuyés
qu'ils sont tous deux sur les vices de Charles II et sur la pieuse
sottise de Jacques II, deux grands crimes sous lesquels a suc-
combé Charles-Edouard?
Pour tirer quelque fruit de cette histoire , jetez les yeux
autour de vous , et regardez ce que deviennent toutes les légi-
timités de l'Europe , à l'heure qu'il est.
Le prince légitime de Suède voyage en hiver, sans manteau,
sur l'impériale des diligences, et plus d'une fois il se passe de
dîner 5 moins heureux que les rois détrônés , que Candide
trouve au moins assis à une table d'auberge.
Le prince légitime de France est exilé en Autriche. Pauvre
enfant dont on vante la beauté, l'esprit, le courage, les
nobles réparties, et qui doit avoir bien de la peine à accorder
les enseignemens de l'histoire avec les leçons de ses précepteurs.
Le prince légitime d'Espagne lève les armes contre une
petite fille de dix-huit mois.
Le prince légitime de Portugal , jeune fille de quinze ans,
était hier à côté du prince légitime d'Alger, à l'Opéra.
Le prince légitime des Charruas est mort à l'hôpital, de la
plus horrible des morts pour un Charrua , entre deux draps
et deux sœurs de charité.
Enfin , dernière analogie , le prince légitime de Brunswick
a été enlevé de chez lui, à Paris, parles gendarmes de M. Gis-
quet , et la police de Paris l'a fait conduire aux frontières ,
comme on a fait pour le prince Charles-Edouard.
Seulement on n'avait pas préparé de cordons de soie pour
lier le prince de Brunswick, tant on s'est habitué à manquer de
respect aux princes légitimes !
Ce qui prouve qu'il n'y a de légitimes que ceux qui font
les princes et qui les défont à leur gré : le peuple et la loi.
Et ce dieu tout-puissant de l'histoire , le hasard.
180 REVUE DE PARIS.
Il me resterait à faire l'éloge de l'histoire de M. Amédée
Pichot après lui avoir pris presque toute sa substance; je m'en
abstiendrai , mais il ne s'en plaindra pas : voici mieux peut-
être qu'un éloge littéraire.
Le dernier mois de l'année royale 1830 , madame la Dau-
phine , dont l'absence a fait plus de mal au trône de Char-
les X que la présence même de M. de Polignac , était loin de
Paris aux eaux de Vichy. Un jour , et l'histoire m'a été racon-
tée par M. le docteur Lucas lui-même, qui est mort depuis,
M. Lucas, médecin ordinaire de madame la Dauphine,
entrant dans la chambre de la princesse, la trouva tout (en
larmes , et dans une émotion difficile à décrire. A cette vue
M. Lucas s'arrêta inquiet ; alors madame la Dauphine , lui
montrant un livre qu'elle tenait à la main :« Docteur, lui dit—
»c elle , vous pleureriez comme moi à la lecture de ce livre. »
Ce livre, c'était la première édition de I'Histoire de Char-
les-Edouard.
Comme un livre est consacré après avoir passé sous le
baptême de larmes ! les larmes de la femme qui en a le plus
versé dans le monde, et les plus cruelles ; les larmes de la fille
de Louis XVI et de Marie- Antoinette , les larmes de la tante
du duc de Bordeaux.
Jules Janir.
LES VIEUX ROMANS.
CONTINUATION DES CONTES DEVOTS, LYCIDAS ET CLÉORITHE, LA
BREBIS DE SAINT-FRANÇOIS, ETC., ETC., ETC.
§111.
Ce roman fut composé dans l'année 1529 , par le sieur
Basire , archidiacre de Séez, quoique l'auteur prétende que
l'original était en langue syriaque, et qu'il l'a traduit sur une
version grecque.
À la conquête de l'île de Rhodes par les Turcs, le femmes,
suivant l'usage, furent mises en esclavage et réservées au plus
triste sort. L'une d'elles, nommée Cléorithe, échut au minis-
tre favori du sultan ; elle était si belle qu'il la distingua , par
le titre d'épouse, de la foule de ses maîtresses.
Un gentilhomme chrétien , nommé Lycidas , ayant entendu
parler de ses malheurs et de son inviolable attachement à la
foi , pensa qu'une visite de lui ne pouvait manquer de lui être
de quelque consolation. Ayant gagné un eunuque , il fut in-
troduit dans le sérail , et Cléorithe ne tarda pas à le récom-
penser, en lui prodiguant des faveurs qu'arrachait à grand'peine
l'époux musulman.
Ce commerce continua sans interruption , volontaire ou
forcée, pendant six ans; mais à cette époque, l'esprit de
Lycidas tomba en proie à la mélancolie du scrupule religieux
il porta ses aveux et sa contrition au tribunal de la pénitence -}
et fut choqué de la facilité avec laquelle il obtint l'absolution
9 lR
182 REVUE DE PARIS.
du crime qu'il confessait. Tourmenté par sa conscience, il
écrivit quelques lignes à Cléorithe pour s'excuser de son
absence , mais sans lui dire qu'il allait ouvrir son coeur à
l'évêque de Damas.
Sur le soir de la première journée de son voyage, Lycidas
arriva dans une petite hôtellerie isolée, sur la lisière d'un
bois. Ayant demandé une chambre, on lui dit qu'il n'y en
avait plus qu'une qui depuis un temps immémorial était le
rendez-vous nocturne des sorciers et des démons. Lycidas
insista pour ne pas coucher dehors , en dépit des affirmations
de l'hôte, que depuis plus de sept ans , à sa connaissance, tous
les voyageurs qui s'étaient entêtes, et entre autres un pacha
accompagné de quarante janissaires , avaient été troublés par
des êtres surnaturels.
A peine Lycidas fut-il resté seul dans la chambre mysté-
rieuse qu'il vit apparaître six demoiselles légères comme des
nymphes, qui lui proposèrent avec beaucoup de civilité de le
conduire à leur reine. Lycidas d'abord les regarda avec indif-
férence ; mais enfin, cédant aux importunités de la plus belle ,
il se laissa mener à un château où il entra dans un salon
magnifique, illuminé par onze cents flambeaux. Vingt jeunes
hommes et autant de jeunes filles éblouissantes d'attraits et
de parure s'entrelacèrent en formant des danses voluptueuses,
au son des plus ravissantes voix. La dame qui présidait à cette
fête ne paraissait pas avoir plus de dix-sept ans , et elle était
resplendissante de beauté.
Le bal fini, les danseurs et les musiciens se rétirèrent , et
Lycidas resta seul avec la dame. Elle, prenant son silence
pour du respect, crut devoir l'encourager, en lui faisant re-
marquer que la compagnie l'avait laissée à sa disposition.
A cette observation et à d'autres ouvertures encore plus ex-
plicites , Lycidas gardait le silence le plus contrariant, en
sorte que la dame éclata de colère, et finit par s'évanouir. ... dans
les airs. Elle n'eut pas plus tôt disparu que les lumières s'é-
teignirent ; l'édifice s'écroula avec un bruit horrible dans les
.ibîmes de la terre , et Lycidas resta seul dans le chaos d'une
nuit de tempête.
A la lueur incertaine d'une petit lumière qu'on apercevait
dans le lointain , il regagna l'hôtellerie qu'il avait laissée ; il y
REVUE DE PARIS. 183
resta jusqu'au point du jour, et, bien que fort mal reposé,
il se remit en route , et arriva , sans plus d'aventures , à la ré-
sidence de l'évêque de Damas. Lycidas lui ayant exposé l'état
de son ame et de sa conscience, le prélat lui prescrivit , avant
tout, de renoncer pour jamais à Cléorithe ; puis il enjoignit à
son pénitent d'aller en pèlerinage à la Terre-Sainte, de reve-
nir de là à Venise, de se mettre dans l'armée de la république
pour l'aider à reconquérir l'île de Chypre , après quoi il
n'aurait plus qu'à rejoindre les chevaliers de Jérusalem dans
la citadelle de Malte.
Aussitôt Lycidas se met en devoir d'accomplir toutes ces
pénitences; il commence par dépêcher une lettre à sa maî-
tresse, dans laquelle il lui explique la nécessité où il est de
rompre avec elle; il l'engage elle aussi à la pénitence; il
l'assure qu'il l'aimera toujours chrétiennement , et qu'il est
en Dieu son obéissant serviteur.
Cléorithe s'indigne à cette dévote épitre ; mais sa passion
exalte tellement son ame qu'elle s'échappe du sérail pour aller
chercher Lvcidas là où elle croit plus vraisemblablement le
trouver , et à chaque désappointement elle se répand en tor-
rens d'imprécations.
Cependant Lycidas était en route pour la Terre-Sainte. En
approchant de Jérusalem, il rencontra le diable et un soi-disant
ermite , qui ne venait là que pour lui servir de nouvelle
épreuve. Le diable d'abord remporta quelque avantage ; mais
définitivement la victoire resta au pèlerin. De Jérusalem Lyci-
das fut à Béthanie, où il visita l'oratoire de sainte Madeleine.
Il sentit , dans ce lieu de dévotion , toute la béatitude attachée
à un tendre repentir ; et, considérant la ressemblance de son
propre soit avec celui de la sœur fragile , mais pardonnée,
de Marthe et de Lazare , il honora sa mémoire de quelques
vers , tels que ceux-ci :
0 beaulx yeux de la Magdeleine,
Vous étiez lors un mont JEthna,
Et vous êtes une fontaine , etc.
Son pèlerinage de la Terre-Sainte étant accompli , Lycidas
se joignit aux troupes chrétiennes en Chypre; il fut mis à la
184 REVUE DE PARIS.
tête d'un corps d'armée, et reçut, en combattant, une blessure
mortelle. Mais, pour entrer dans les demeures célestes, il ne
laissa pas que de continuera faire du bien. A peine eut-il
goûté du repos éternel qu'il apparut, une nuit, à Cléoritbe j
il l'exhorta à reprendre ses pratiques de dévotion et ses devoirs
envers son époux ; Cléorithe , attendrie et docile cette fois , re-
tourna dans sa maison; mais le musulman, moins touché de son
retour qu'il n'étaitencore irrité de sa fuite, demanda contre elle
la plus sévère justice du pays , et elle monta en martyre sur
le bûcher.
Vers la fin du seizième siècle, il parut un roman spirituel
de quelque célébrité, écrit en flamand par Boëtius Bolswert,
graveur et frère de Scheldt Bolswert , encore plus fameux dans
ie même art.
Cette production tout allégorique raconte le pèlerinage de
deux sœurs, Colombelle et Volontairette, à Jérusalem, en
cherche de leur bien-aimé. L'une , comme les noms l'indi-
quent, était douce et prudente, l'autre obstinée et capricieuse.
Le contraste de leur conduite et du résultat de leurs aven-
tures pendant le voyage forme le sujet du roman. Ainsi elles
arrivent à un village pendant une foire : Volontairette se mêle
à la foule qui suivait un charlatan , et elle revient couverte de
■vermine et de confusion, tandis que sa sœur était restée au
logis, s'occupant à ses exercices de piété. Les incidens de cette
sorte se multiplient , et sont trop insipides pour nous arrêter
davantage.
Au commencement du dix-septième siècle, Canius, évêque
de Belley , écrivit grand nombre de romans spirituels. Ses ser-
mons , qui furent aussi publiés en partie , ne sont pas moins
remarquables par leur naïveté. Un jour qu'il avait été désigné
pour prêcher devant les états , il demanda « ce que nos pères
» diraient de voir les emplois de la magistrature entre les
» mains des femmes et des enfans ? Il ne manque plus , ajouta-
is t-il , que d'admettre , comme cet empereur romain , les che-
» vaux au sénat; et pourquoi non, puisqu'il y a déjà tant d ânes?»
Il disait aussi un jour qu'une seule personne peut blasphémer,
mentir et même assassiner , mais qu'il y avait un péché si
grand qu'il fallait être deux pour le commettre. Une autre fois,
dans son charitable appel à son nombreux auditoire : ci Mes
REVUE DE PARIS. 1 85
r, frères, dit-il, on recommande à vos charités la vocation d'une
« jeune demoiselle qui n'a pas assez de bien pour faire vœu de
» pauvreté. »
Lorsque ce prélat entra dans l'état ecclésiastique, le goût des
romans était si vif qu'il excluait presque toute autre lecture.
C'est pourquoi il jugea à propos de faire lui-même des fictions
pour son troupeau, qui pussent, tout en l'amusant, ne lui
laisser que de bonnes impressions. Comme il avait beaucoup de
zèle et quelque imagination, et que ses lecteurs n'étaient pas
fort difficiles, ses ouvrages ne manquèrent point le but qu'il
se proposait; mais il n'avait pas l'art et le discernement qui
auraient pu leur donner une popularité durable. Ses nom-
breuses et mystiques productions tombèrenten mésestime avec
le perfectionnement du goût et du langage. Un seul échantil-
lon suffira pour montrer qu'ils sont à peine dignes d'être tirés
de l'oubli , et que c'est peut-être la dernière fois qu'il en aura
été question.
Achantes, gentilhomme bourguignon, est représenté comme
un modèle de toutes les \ertus chrétiennes. Sa femme, Sophro-
nie , dont le caractère est tracé tout au long , est aussi un exem-
plaire de piété et de tendresse conjugale. Cette union fut
bénie de plusieurs filles, et après un certain nombre d'années
Achantes passa à une meilleure vie. Sa triste moitié fit vœu de
perpétuel veuvage, et se dévoua à l'éducation de ses filles, sur-
tout de l'aînée, appelée Dorie , qui est l'héroïne du roman.
Cette jeune personne a pour confesseur un savant ecclésiasti-
que nommé Théophile , et le premier fruit de ses leçons est la
fondation d'un monastère. Son éducation achevée elle se ma-
rie, mais son époux bientôt après part en pèlerinage et meurt.
La nouvelle de sa mort lui est apprise par Théophile , qui s'é-
tend longuement sur les consolations religieuses. Cependant
une fausse couche est la suite de ce malheur , et Dorie expire
après avoir été admise dans le couvent qu'elle avait fondé.
Les romans de Cassius ne laissent pas que d'être moraux ,
c'est-à-dire qu il a toujours en vue quelque moralité, indépen-
damment des actes de dévotion , des pèlerinages et de la fon-
dation des manastères. Ils sont surchargés de citations del'E-
criture bien ou mal appliquées , et pleins de longueurs et
d'antithèses.
9 l6-
186 REVUE DE PARIS.
Nous avons déjà parlé des contes dévots, contemporains
des fabliaux et des trouvères. Un ouvrage du même genre, par-
tie original , partie imité des Pia Hilaria, d'Angelin Gazée, et
d'autres livres de dévotion plus considérables , parut en fran-
çais moderne , au milieu du dix-septième siècle. Voyons un
peu quelle littérature circulait à cette époque parmi le peu-
ple de Louis XIV , à côté de Phèdre et de Cinna.
Un paysan conduisait un jou;- quelques agneaux à la bou-
cherie ; heureusement pour eux saint François se trouva sur le
chemin. Aussitôt que le troupeau l'aperçut , il poussa de la-
mentables bêlemens. Le saint demanda au villageois ce qu'il
allaitfaire decesanimaux. «Leur couper lecou,v> répondit celui-
ci. Le bon saint François ne put se contenir à cette cruelle
image, ni résister aux douces supplications de ces innocens;
il laissa son manteau à l'insensible berger, en échange des
agneaux qu'il emmena à son couvent, où il leur permit de vivre
et de paître à leur aise.
Au milieu de ce petit troupeau , il y avait une brebis que le
saint affectionnait particulièrement 5 il se plaisait à lui parler
et à faire son éducation. « Ma sœur , lui disait-il , rendez grâce
» à votre créateur suivant vos petits moyens. Il est bon que
» vous entriez quelquefois dans le temple , mais prenez garde
» que ce n'est pas comme votre bergerie , et tenez-vous-y
» humblement. Ne marchez que du bout des pâtes , fléchissez
» les genoux, enfin donnez l'exemple aux petits enfans. Mais
i) surtout, ma chère sœur, ne courez jamais après les béliers,
•>•> n'allez pas dans la boue, mais broutez tout doucement l'herbe
» de nos jardins , et faites attention à ne pas gâteries fleurs qui
v doivent orner nos autels. 11
Telles étaient les leçons de saint François à sa brebis. Cette
intéressante créature y réfléchissait en son particulier, et les
pratiquait si bien qu'elle était l'admiration de tout le monde. Un
religieux venait-il à passer; la brebis chérie de saint François
courait à lui, et lui faisait une profonde révérence. Quand elle
entendait chanter dans l'église, elle arrivait droit devant Tau-
tel de la sainte Vierge , et la saluait par un doux bêlement;
quand la cloche annonçait les sacrés mystères , elle baissait la
tête en signe d'adoration : « Oh ! béni animal, s'écrie l'auteur,
» tu n'étais pas une brute , mais un docteur; tu es un reproche
REVUE DE PARIS.
187
» pour les mondains qui vont à l'église pour se faire voir , et
» non pour prier. Je sais, ajou(e-t-il, que les huguenots riront ,
» et diront que c'est un conte de nourrices; mais qu'ils disent
» ce qu'ils voudront , l'hérésie sera détruite , la foi prévaudra ,
» et la brebis de saint François sera toujours en honneur. »
Dans une autre occasion , saint François proposa cet arran-
gement à un loup : que le pays lui fournirait des provisions s'il
voulait ne plus le ravager. Le loup consentit volontiers à ces
conditions , et depuis lors cet aimable quadrupède gratifia
saint François d'une compagnie assidue. Beaucoup de saints
ont pris plaisir à s'associer des animaux. Le chien de saint
Roch et le pourceau de saint Antoine sont célèbres ; mais cette
confraternité avec les loups et les brebis à la fois semble parti-
culière à saint François d'Assise.
La plupart de ces légendes se retrouvent aussi dans nos pre-
miers drames, et même les Fils ingrats de Piron coïncident
avec l'une d'elles. Avant la Pie voleuse , il y avait le corbeau
de l'abbé de Corbie , dont l'histoire mériterait bien d'être rap-
portée. Calderon a fait une pièce sur le purgatoire de saint
Patrice. Malone croit que le prologue de la charmante comédie
de Shakspaere, the Taming ofthe Shrew (') vient des Histoires
admirables de Goulart traduites en français par Grimstone.
Les grands poètes étrangers ne dédaignèrent pas les sources
populaires , comme les nôtres.
Dtjklop's History of Fiction {-).
f1) La méchante femme mise à la raison.
(J) Nous devons cet article à F. Dazur } auteur de Marle ou l'Ini-
tiation.
( Note du Dir. )
LA VIEILLE PORCELAINE,
ou
NOUS ÉTIONS PLUS HEUREUX,
J'ai toujours eu une prédilection d'enfant pour la vieille
porcelaine. — Que c'est beau , la vieille porcelaine ! — Lors-
que je visite une grande maison , ce n'est pas la galerie de ta-
bleaux que je vais voir, je prie qu'on m'ouvre le cabinet où se
trouve la porcelaine de Chine. Si vous me demandez d'où vient
cette préférence, il me sera impossible de vous le dirr ; à
moins cependant que nos premiers goûts et nos premiers plai-
sirs ne soient les plus vifs de tous. A quelle époque de ma vie
les petites soucoupes d'un blanc bleuâtre et les petits manda-
rins chinois sont-ils entrés dans mon imagination, et ont-ils
charmé ma pensée ? Je ne pourrais fixer la date de ce mémora-
ble événement. Ma mémoire ne l'a pas gardé : c'est un souvenir
antérieur à la conscience de moi-même , et qui se perd dans
un vague poétique. L'amour de la vieille porcelaine est aussi
âgé que ma pensée.
(') L'auteur de ce fragment est Charles Lamb, celui de tou9 les
écrivains anglais modernes qui a le plus approché de la manière
délicate et du style original de Sterne. La Revue de Paris a déjà
publié un article traduit de Charles Lamh, le Parent fadvee.
REVUE DE PARIS. 189
Je sais bien que vous pouvez avoir des objections contre mes
petits bons hommes bleuâtres et rebelles aux lois de la pein-
ture et du dessin , — ayant de si singulières prétentions à la
gravité magistrale, — flottant comme des anges dans un es-
pace indéterminé , — et se jouant , libres comme l'air , dans ce
petit monde qui n'a pas de perspective ni d'horizon; —une
tasse à thé, — oh! je sais tout cela : — mais j'aime à revoir
mes vieux amis. — L'artiste n'a pas observé les lois de la dis-
tance; — tant mieux, nous ne les perdrons pas de vue. Qu'ils
soient sur la terre ou dans l'air , peu m'importe ! L'artiste pré-
voyant a jeté sous leurs pantoufles chinoises une ou deux cou-
ches de bel azur qui signifie sans doute : « N'ayez pas peur,
ils ne tomberont pas. 11
Oui, je les aime, quoi que vous puissiez dire, ces petits
messieurs aux figures de femme, et ces pe'ites femmes plus
féminines que leurs messieurs !
Voyez ici! ce jeune mandarin si poli et gracieux, qui
offre une tasse de thé à sa mandarine , à deux lieues de dis-
tance tout au moins ! Bravo , mon bel artiste, vous avez com-
pris la poésie chinoise ! — C'est bien le respect d'un man-
darin pour sa dame ; — c'est bien à cette distance qu'il doit
se tenir. — Puis une autre beauté , ou la même beauté (nous
n'y regardons pas de si près, dans le royaume des porcelaines)
descendant d'une petite nacelle de fée, et prête à poser son
petit pied mignon à six milles de là , sur une montagne toute
bleue.
Un peu plus loin , si ie plus près et le plus loin existent
dans ce monde, ce sont chevaux bleus, pagodes bleues,
fleurs bleues qui dansent une belle contredanse bleue dans
l'empire aérien.
Et encore — une vache et un lapin, de même taille tous
les deux, — tous les deux endormis au pied d'une petite
fleur qui les abrite , et éclairés par l'atmosphère transparente
du Cathay.
C'est là ce que je disais autrefois à ma cousine Brigitte ,
pendant que nous savourions tous deux notre thé hyson, à la
vieille mode , sans le colorer d'une seule goutte de crème. Je
venais d'acheter de vieilles porcelaines, vieilles comme le
temps , et c'était la première fois que nous nous en servions.
190 REVUE DE PARIS.
Je ne pus m'empêcher de faire remarquer à Brigitte que cet
achat nous aurait semblé bien coûteux autrefois , et que
maintenant nous étions à même de nous passer ces petites
fantaisies, et d'être heureux sans nous gêner. Je ne sais quel
nuage passa sur le front de Brigitte. Je suis très-habile,
voyez-vous , je suis très-prompt à discerner ces nuages sur le
front de Brigitte.
« Oh ! nous étions plus heureux alors , dit-elle ; — etje vou-
drais bien revenir à ce temps où nous étions moins riches ;
c'était le bon temps. — Je ne vous parle pas d'être pauvre
tout-à-fait, mais il y a un juste milieu entre la pauvreté et
l'opulence. Certes nous étions plus heureux. — Un achat main-
tenant n'est pour nous qu'un achat 5 c'était un triomphe autre-
fois.— Comme nous débattions lepour etlecontre! que de peine
j'avais à vous faire consentir à une folie ! Comme nous discutions
les moyens de nous indemniser d'un autre côté , d'économiser
ceci, d'économiser cela '.Les choses que nous achetions avaient
bien plus de valeur lorsque l'argent avait du prix pour nous.
» Vous portiez un certain vieil habit noir qui s'en allait de
toutes parts : vos amis en étaient honteux. Ils vous en faisaient
des reproches graves. On n'en voyait plus que la corde, et vous
le portiez toujours, pour acquérir ce vieil in-folio de Fletcher
et Beaumont (') que vous me rapportâtes un jour si joyeux , si
content , si enivré ! Vous vous souvenez bien qu'il nous fallut
une semaine entière pour nous déterminer , et que nous pas-
sâmes plus de vingt fois devant le vieux volume , et qu'enfin
ce fut à onze heures du soir, après une promenade à Islington,
que vous prîtes tout-à-coup cette grande résolution. Le vieux
libraire vous entendit frapper. Sa boutique était fermée, il
grommela entre ses dents , acheva d'enfoncer son bonnet de
nuit sur ses oreilles , descendit lentement le vieux volume en
s'éclairant avec son bougeoir , et souffla doucement la pous-
sière qui couvrait sa précieuse relique. Vous m'avez raconté
tout cela etje m'en souviens. Vous embrassiez le volume comme
une mère embrasse son enfant, et quoiqu'il fût onze heures et
demie , vous voilà tournant les feuillets , collationnant ( vous
(') Auteurs dramatiques qui vécurent au commencement du dix-
septième siècle.
REVUE DE PARIS. 191
disiez ainsi , n'est-ce pas? ), et rattachant avec de la colle à
bouche un feuillet qui s'était détaché ; car vous ne vouliez pas
même attendre au lendemain.
» Je vous dis que nous étions plus heureux quand nous étions
pauvres. Maintenant que nous appartenons au beau monde et
que vos habits noirs sont si bien brossés, en êtes-vous aussi
honnêtement fier que vous l'étiez de ce pauvre vieil habit noir,
noir-gris-bleu-brun-jaunâtre, auquel vous restâtes fidèle un
bon mois après l'époque de sa mort naturelle ? Il s'agissait d'a-
paiser les scrupules de votre conscience et devons indemniser
de 14 shellings : c'était 15 shellings , je crois , que vous aviez
aventurés comme un prodigue. Aujourd'hui vous achetez tous
les livres qui vous font envie, et ils ne vous causent pas la moi-
tié autant de plaisir. Et vos vingt excuses, apologies, précau-
tions oratoires , pour vous faire pardonner l'achat d'une vierge
de Léonard de Vinci ! Vous n'aviez dépensé que 18 shellings;
et vous étiez bien honteux ; — vous regardiez la gravure , —
puis votre bourse vide , — puis votre bourse vide — et la gra-
vure. — Nous n'étions pas en fonds dans ce temps-là. — Ah !
ma foi , c'était le bon temps.
» Nous avions aussi de jolies promenades , un petit panier
pour nos repas, les jours de fête. — Maintenant tous les jours
se ressemblent, et nous n'avons pas de jours de fête. — C'était
du veau froid et de la salade tout simplement. Nous nous arrê-
tions dans quelque petite auberge ; nous regardions attentive-
ment la maîtresse de la maison ; — nous cherchions à lire son
caractère sur safigure , et , sans nous consulter mutuellement,
nos regards se demandaient : « Nous fera-t-elle paver bien
cher? est-ce une bonne femme d'hôtesse ? » — Tantôt c'était
une vieille, insolente et bavarde, tantôt une bonne mère de
famille, qui nous souriait. — Mais de toutes les façons nous
étions bien ensemble, et nous avions des sourires l'un pour
l'autre. — Aujourd'hui il nous faut une voiture , des laquais ,
un attirail. — On entre dans une belle auberge, oncommande
le meilleur dîner, on n'examine pas la carte et l'on ne s'amuse
guère. — Vous me dites tous les jours que vous ne pouvez aller
au spectacle qu'en étant bien sûr d'une loge de face. Vous
souvenez-vous de nos économies d'un mois pour aller voir la
Bataille d'Hexham. et le Siège de Calais , et le Bannister. et
19*2 REVUE DE PARIS.
Mme Bland? il nous en coûtait un shelling; nous étions à la
troisième galerie. Vous saviez très-bien que vous n'auriee pas
dû m'amener là , et que le lendemain notre shelling nous ferait
faute ; et moi je ne vous en aimais que mieux. — Le rideau se
levait} toutes nos pensées appartenaient à Rosalinde et à Ju-
liette , et nous étions aussi bien à la galerie que partout ail-
leurs. Tous nos voisins écoutaient et ne nous troublaient pas;
car la moindre interruption leur eût fait perdre le fil de la
pièce. — C'est là ce que vous me disiez pour me consoler et
soulager mon amour-propre blessé.
)> Tout cela s'est évanoui. Nous étions bien heureux quand
nous pouvions nous procurer ce que nous appelions des pri-
meurs; des fraises quand elles n'étaient pas tout-à-fait com-
munes; des petits pois avant que le peuple pût les acheter.
Tous deux , de notre côté, nous cherchions à persuader à l'autre
que tout le blâme nous appartenait.
» Oh ! je sais bien ce que vous aller me dire : que dans ce
temps-là, notre budget n'était pas satisfaisant, et que nous
avions bien de la peine à joindre les deux bouts. Nous étions
fort embarrassés quand venait le trente-et-unième jour de dé-
cembre, — et vous vous frottiez le front en disant : « Comment
ai-je pu dépenser tant que cela ? — Non , nous n'avons pas pu
dépenser cela ! » — Ou bien : — tt II est impossible que l'année
prochaine nous dépensions autant. » Cependant notre mince
capital s'en allait décroissant, et nous projetions, nous rêvions ,
nous cherchions mille moyens de diminuer nos dépenses ; et
nous finissions toujours par nous confier à l'avenir avec ce bon
espoir de la jeunesse qui dit toujours : a Ah ! bah ! cela ira
mieux.)) — Vous ne dites plus jamais cela, et quand finit la
vieille année , nous n'avons plus de comptes à régler , plus
d'espoir à fonder sur l'année nouvelle. »
Ainsi parla ma cousine Brigitte.
Brigitte estordinairement très-économe de ses discours : aussi
quand elle s'avise d'être éloquente , jamais je ne l'interromps.
Cependant je ne pouvais pas m'empêcher de sourire en voyant
apparaître devant moi ce fantôme de félicité passée. — Ces pa u-
vres 100 livres sterling de revenu dont elle faisait un Pactole
de bonheur! Elle ne pensait pas, la pauvre Brigitte, que
nous étions jeunes alors , que maintenant nous nous faisons
REVUE DE PARIS. 10B
vieux; et que c'était en nous, dans notre ame encore naïve ,
dans nos sens prêts à jouir de tout , qu'était la source de notre
félicité.
Et sans lui répondre, je la priai de vouloir bien regarder ce
joli petit Chinois, avec son ombrelle assez large pour couvrir
une maison , et ce gros mandarin joufflu ; et cette autre petite
Chinoise, demi madone et demi idiote , qui met si légèrement
le pied dans ce petit pavillon d'un bleu pâle.
Éma(').
(') Elu. est le pseudonyme adopté par Fauteur anglais. Nous
devons cette traduction à M. Ph. Chasles, que nous nommons ici
pour avoir l'occasion d'annoncer un article plus important de lui
sur les femmes grecques , qui paraîtra dans notre volume de jan-
vier. (Note du Dir.)
n
d'un commencement de réaction
CONTRE LA LITTÉRATURE FACILE,
A L OCCASION DE LA
BIBLIOTHÈQUE LATINE-FRANÇAISE
DE M. PANKOUCKE.
Il n'est personne qui ne remarque en ce moment l'espèce de
discrédit sourd où commence à tomber la littérature facile. Je
sais des écrivains à la mode qui en sont fort effrayés , et qui
pensent prudemment à se retourner vers la littérature difficile
avant que la critique sérieuse n'ait entrepris la révision de
certaines gloires qui déjà n'ont plus même ce son argentin où
tant de jeunes gens de talent se sont laissés prendre. Il ne
manque pas de signes qui témoignent de cette révolution clans
le goût du public , et les écrivains qui en sont le plus menaces
ne sont pas les derniers à s'en apercevoir. Déjà certains livres
ne se vendent plus. Les libraires , ces flatteurs ardens de toute
réputation qui promet , qui l'exploitent , la pressent , la pous-
sent de besogne tant qu'elle rapporte, mais sitôt qu'elle baisse,
l'abandonnent et la renient, les libraires ne donnent plus le
même prix de certaines denrées qui se sont payées fort cher ,
et, dit-on , ils ne sont pas chez eux quand on leur apporte cer-
tains manuscrits. Le rôle de faire anti-chambre aurait passé
REVUE DE PARIS, 195
des libraires aux auteurs ; et n'était la presse pittoresque ,
vaste refuge des auteurs en décadence, qui offre les invalides ,
avec petite paie , 4 toutes les gloires éconduites par les li-
braires , quelques-unes en seraient réduites , pour subvenir au
nécessaire, à entreprendre en grandie prospectus qui n'avait
fourni jusque-là qu'à leurs menus plaisirs. Triste résultat
crédit par les gens graves , mais qui , Dieu le veuille, n'est pas
irrémédiable!
Il y a un symptôme très-significatif de ce commencement de
réaction , c'est que les plus beaux noms de la littérature facile
commencent à être admirés en province. Or, à un mouvement
de hausse en province répond simultanément un mouvement
de baisse à Parii;. Il en est des réputations faciles comme des
modes. Le jour où une mode a pénétré en province , vous
pouvez dire qu'elle est tombée à Paris. Le jour où les salons
provinciaux inaugurent un écrivain , les salons parisiens s'en
moquent ou n'en parlent plus ; le jour où la lithographie d'un
grand homme est expédie'e pour les cabinets de lecture des
petites villes, ce jour-là elle disparaît de la fenêtre des mar-
chands de gravu res de la capitale. Que de fois il m'est arrivé ,
voyageant à l'un des bouts de la France , de voir les jeunes
gens s'y échauffe r pour telle ou telle réputation déjà fort éclop-
pée à Paris ! « Ih; ne savent pas , me disais-je, qu'ils l'achèvent
en l'admirent!» La province, qui lit peu et lentement, qui
n'est point chaulfée par les coteries de Paris , qui a des besoins
littéraires médiocres , la province ne se fournit de livres à la
mode que tard , quand le prix en est baissé, quand les libraires
qui font la commission en ont retiré et ramassé de partout les
exemplaires lacérés et salis : la province ne connaît les belles
couvertures jaunes que par les journaux. Ces livres donc , tout
gras de pommade , d'huile ou de chandelle, selon qu'ils ont
été lus sur une table à toilette , ou sur une table de cuisine , ou
bien coupés à la main , aux premières et dernières feuilles par
les lecteurs qui ne sont curieux que du commencement et de
la fin , arrivent sur le tapis vert des cercles de province pour
y exciter des admirations posthumes; mais pendant que
dure le maquignonnage des libraires-commissionnaires , pen-
dant le trajet par le roulage . le bruit que ces livres faisaient
à Paris a été cou vert par le bruit d'autres livres , lesquels vont
196 REVUE DE PARIS.
avoir à leur tour leur semaine ou leur mois de vogue. Ce qui
est vrai de chaque nouveau livre est vrai deceux qui les font ;
quand la province s'en occupe, ils sont morts à Paris , ou ils
vont mourir. Etre très-connu en province, c'est le coup de
grâce d'un auteur; de même que c'est le coup de grâce d'un
morceau de musique de descendre du premier étage dans la
rue, et du piano de Pape dans l'orgue de Barbarie. Malheur
donc à tous ceux dont la province commence à dire : Ils sont
amusans ! Heur à ceux dont elle dit : Ils sont trop sérieux !
Heur surtout à ceux dont elle ne dit rien!
Il est bien entendu que je ne parle ici que de la littérature
facile. Mais qu'est-ce que la littérature facile?
Je ne veux nommer personne, non par peur de me faire des
ennemis , je craindrais bien plutôt de paraître en chercher ,
mais parce que j'ai des amis dans la littérature facile, et des
amis dont j'aime la personne, parce qu'elle vaut mieux que
leur position , et le talent , parce qu'il vaut mieux que leur
gloire. Mais je n'ai aucune répugnance à définir la litté-
rature facile toute besogne littéraire qui ne demande ni étu-
des, ni application , ni choix , ni veilles , ni critique , ni art , ni
rien enfin de ce qui est difficile ; qui court au hasard , qui s'en
tient aux premières choses venues , qui tire à la page et au
volume , qui se contente de tout , qui note jusqu'aux moindres
bruits du cerveau, jusqu'à ces demi-pensées, sans suite , sans
lien, qui s'entrecroisent, se poussent, se chassent, dans la
boîte osseuse; produits moléculaires, résultats tout physiques
d'une surexcitation cérébrale que les uns se donnent avec du
vin , les autres avec la fumée du tabac , quelques-uns avec le
bruit de leur plume courant sur le papier ; éclairs , zigzags ,
comètes sans queue, fusées qui ratent , auxquelles des corn-
plaisans , dont j'ai été quelquefois , ont donné le nom conci-
liant de fantaisies. Au premier rang , le roman , ce cadre banal
de tous les bavardages , où se ruent tous ceux dont la pensée
n'est pas encore ferme , qui n'ont de vocation pour rien, qui
flottent entre des rêveries qu'ils prennent pour des goûts, et
des malaises qu'ils prennent pour des antipathies, bons jeunes
gens pour la plupart, qui écrivent en attendant qu'ils aient la
force de penser , qui écoutent toutes les petites ébullitions de
leur cerveau encore mou , et se croient des poètes individuels
REVUE DE PARIS. 197
depuis qu'on leur a dit qu'il y avait des littératures individuel-
les , pouvant s'imposer au public par ce raisonnement-ci : Je
sens ! donc j'ai raison ; — le roman , qui prend toutes les for-
mes et se recommande de tous les titres pour avoir des lec-
teurs de surprise; le roman qui couvre de son ridicule moyen
âge , de ses jeunes filles minces et longues , de ses diables , de
ses anges, de ses tombeaux, de ses coups de poignard, les
vitres des cabinets de lecture ; le roman épuisé , haletant, aux
abois, ne sachant plus sur quelles vignettes ni sur quelles
pancartes spéculer , ni par quels costumes attraper les passans;
le roman qui vous crie en suppliant : « Je suis au bout de
mes inventions , ami lecteur ; il faut me passer les scènes d'al-
côve les plus cachées ; il faut que vous entriez avec moi sous
les draps du lit ; il faut que vous me laissiez vous faire les
honneurs , non plus du visage , non plus de la gorge , non plus
des blanches épaules de ma maîtresse, non plus de ses mains po-
telées , non plus de ses jambes fines et fortes , tout cela est usé,
mais de quelque chose que je n'ose pas vous dire , ami lecteur,
parce que vous me mépriseriez. Vous m'avez passé l'adultère ,
le concubinage , l'amour lascif et effréné ; vous m'en avez
laissé prêcher les charmes et développer la morale ; vous avez
souffert que je misse le pied dans la sainte institution du ma-
riage que je ne connais pas; vous avez toléré mes jeunes fem-
mes souillant le lit où elles ont été mères, et renversant dans
leurs ébats impurs le berceau de leur enfant ; vous m'avez per-
mis d'en faire des victimes de la société , des cœurs trafiqués
et vendus par la famille , des natures détournées violemment
de leur fin qui est d'aimer , des veuves du mari qu'elles n'ont
pas entre les bras du mari qu'elles ont; vous avez supporté
mes orgies, mes gaspillages historiques , mes innombrables
portraits dans le style des passeports, mes descriptions de
boudoirs à faire envie aux tapissiers, mes détails de toilette à
en apprendre aux marchandes démodes; c'est beaucoup, ami
lecteur, et recevez-en toute ma reconnaissance, mais , hélas!
ce n'est pas encore assez. Toutes mes toilettes sont fripées .
tous les secrets de mon érudition sont éventés , tous mes héros
et toutes mes héroïnes sont du domaine public , toute ma gar-
derobe est râpée , et je me meurs faute d'avoir de quoi dire ;
encore une licence, ami lecteur, pour que je vive un an , six
9 17.
198 REVUE DE PARIS.
mois , jusqu'à ce que la nécessité me force à redevenir hon-
nête pour être nouveau. Vous me mépriserez , mais vous m'a-
chèterez. » Voilà où en est le roman. Qui est ce qui ne voit
qu'il est à bout de ressources , qu'il se meurt de banalité , qu'il
tire la langue, comme dit énergiquement le peuple , qu'iln'a
plus assez des mystères de la chambre, et qu'on ne peut pro-
longer sa vie qu'en lui livrant ceux du lit ? Dans tous ces por-
traits de femme à l'œil humide , au sein agité , qui aiment qui-
conque n'est pas leur mari , ne sentez-vous pas une certaine
gêne, un regret de n'en pouvoir dire plus, une impatience contre
ces derniers scrupules qui défendent, non plus la morale, il
y a déjà long-temps qu'elle est de côté , mais ses dernières
apparences ? Oh! si le roman pouvait déchirer cette gaze qui
le sépare du nu ! Il la fait du moins aussi claire qu'il peut ,
sinon qu'il veut. Qui donc le retient ? Ce n'est pas le lecteur ,
espèce molle , curieuse de détails libertins , qui laisse aller à
vau-l'eau la morale et le goût, pourvu qu'on l'amuse ; c'est quel-
que chose de plus sérieux , qui veille sur l'honneur des nations
aux époques les plus relâchées, et empêche qu'on ne prononce
les derniers mots , je veux dire la convenance , plus forte que
la morale , dont elle n'est pourtant que le voile , police des
civilisations avancées , que tout le monde fait sans le savoir,
quoique chacun , pris isolément , soit prêt à la sacrifier pour
le triste plaisir de lire une scène lascive.
Ce n'est pas que le roman soit immoral de propos délibéré ,
ni qu'il veuille séduire la société par les moyens qu'on prend
pour séduire une femme. Non , vraiment. Le roman n'a pas
plus la méchanceté que la portée de Lovelace. Le roman n'est
pas un Méphistophélès, qui veut faire damner toute notre
génération et l'emmener avec lui en enfer. Encore une fois ,
non. Il y a dans ses intentions autant d'honnêteté qu'il y en a
peu dans ses produits. Personne n'est plus persuadé que moi
des vues inoffensives du roman. On cite de jeunes romanciers
frais et blonds , à la physionomie indécise , d'où l'on ferait sor-
tir , en les pressant , le lait de Bekquin et de la Morale en
action, qui font du vice raffiné et expérimenté , comme les
maîtres de l'art. Le roman est donc simplement une industrie,
épuisée , qui a commencé par la fin , c'est-à-dire par les grands
coups , par les passions furieuses , par les situations folles , et
REVUE DE PARIS. 199
qui , ayant fait luurler ses héros dans tous les sens , tourné et
retourné de cent façons le thème hanal des préliminaires de la
séduction, épuisé toutes les postures sur le canapé- séduction ,
comme dit si spirituellement Jules Janin, ne sait plus que
peindre qui n'ait été peint mille fois, et demande qu'on lui
permette de dire les choses qui ne doivent pas être dites , in-
fanda, sous peine de mourir d'inanition. C'est comme pour les
i::orts de ses héros et héroïnes , il en est arrivé à ne plus savoir
comment les faire mourir, tant toutes ces morts par le suicide,
par les noyades , par le charbon ou par les maladies nobles ,
l'anévrisme , la phthisie pulmonaire , ont été employées de fois
et tripotées ! Je sais des romanciers qui , ayant amené leurs
personnages à ce point qu'il leur faut mourir , sous peine d'être
les plus couards des personnages de roman , et qui , ne sachant
pas de quelle façon neuve les faire finir , ont été consulter de
belles dames à ce sujet , remettant entre leurs blanches mains
le droit de choisir le genre de mort qui leur sourirait le plus ;
et comme ces belles dames ne voulaient pas prendre la respon-
sabilité de retirer du monde des êtres si beaux , si parfumés,
au regard si profond } au front si pur _, et qu'au contraire elles
demandaient grâce pour eux, ces romanciers les ont tout sim-
plement déportés dans les forêts vierges de l'Amérique, et les
ont laissés vivre , faute de pouvoir leur donner une mort qui
ne fût pas un plagiat , soit d'une mort employée par d'autres ,
soit d'une mort de leur propre invention.
La seconde branche de la littérature facile , c'est le conte :
le conte , c'est quelque chose qui n'a pas la force d'être un ro-
nian. Ah! s'il était possible de l'alonger, de l'amincir, de
l'étendre à l'infini , comme une feuille d'or sous le marteau du
batteur . il n'y aurait pas de contesj on les laisserait à Voltaire:
il n'y aurait que des romans ; mais le conte contemporain n'est
pas une feuille d'or. Il y a des contes d hommes et des contes
de femmes. Les contes d'hommes sont les bâtards du roman ;
on y trouve en petit toutes les belles nouveautés du roman, des
amours dont l'intrigue se noue plus rapidement et se dénoue
plus vite , grande économie pour le lecteur ; des héros qui cau-
sent moins longuement ; moins de descriptions, moins de chan-
gemens de scènes : mais n'en sachez pas gré au conte ; encore
une fois, ce n'est pas sobriété de sa part: c'est impuissance.
200 REVUE DE PARIS.
Du reste, on y fait aussi la guerre au mariage; mais dans le ro-
man c'est la grande guerre; dans le conte, c'est la petite guerre.
Les contes de femmes sont de pâles imitations des contes
d'hommes. Chaque femme prend le genre d'un homme , copie
ses tournures, remâche son imagination, rumine ses phrases.
Les contes de femmes seraient une excellente critique des
contes d'hommes , s'ils n'étaient pas faits sérieusement et avec
une âpreté féminine de publicité et de vogue : ils prouveraient
qu'il n'est pas besoin d'être homme pour faire des contes
d'hommes; mais ils prouvent seulement qu'il y a des femmes
qui admirent et qui envient le talent de nos conteurs : c'est une
gloire pour ceux-ci , à défaut d'autre. Oui est-ce qui n'a pa9
des nausées de ces contes de femmes ? Je n'ai point l'honneur
de connaître nos conteuses; je les crois toutes belles, toutes
attachées à leurs devoirs, toutes bonnes mères , bonnes fem-
mes ou bonnes filles. Mais pourquoi donc voit-on tant d'amour
charnel dans leurs contes? pourquoi , quand elles parlent du
bonheur de l'amant, ont-elles toujours l'air de regretter de
n'être pas de ses maîtresses ? pourquoi , quand l'amant donne
un baiser de flamme , un baiser long ( style de conte ) , pour-
quoi semblent-elles si désappointées de ne pas l'avoir reçu sur
leursjoues? J'aurais compris une entreprise littéraire déjeunes
dames , de jeunes mères, puisqu'il y a des dames et des mères
qui ont du temps de reste , après les soins donnés au mari et à
l'en fant ; de jeunes filles , puisqu'il y a des parens qui permet-
tent à leurs filles de cultiver la littérature amoureuse ; j'aurais
compris, dis-je bien, une entreprise toute morale , toute de
réaction contre les contes et les romans des hommes , une es~
pèce de contre épreuve de cette société que les hommes font
toute haletante de passions absurdes , tout étendue sur les ca-^
napés et les causeuses , toute divaguante de propos d'amour,
toute prosternée aux pieds des femmes ; — j'aurais compris
des femmes défendant leurs maris , des mères parlant du bon-
heur d'être mères , des jeunes filles protestant contre le pré-
tendu don de séduction inhérent aux moustaches et aux gants
glacés ; j'aurais compris de la psycbologie de foyer domesti-
que, puisqu'on veut à toute force de la psychologie, qui nous
initiât à ces chastes mystères de tendresse, à ces sollicitudes
infinies, à cet esprit du cœur, à tous ces charmes de la li
BEVUE DE PÀI\ÏS. 201
berté dans le devoir , que je ne doute pas que ces dames ne
connaissent et n'apprécient. Mais faire du conte un peu moins
hardi seulement que les contes d'hommes , dire les mêmes
choses avec une réserve gênée , avec le regret de ne pouvoir
les dire aussi crûment , quel triste rôle'. Au lieu d'invectiver
ces misérables maris qui ont le tort de mettre à l'abri des dés-
ordres du cœur de frêles et faciles caractères , au lieu de dé*
clamer virilement contre leur tyrannie , se contenter , parce
qu'on n'ose pas plus, de les piquera coups d'aiguillesde tapis-
serie ; substituer à leur tyrannie le despotisme de l'homme à
moustaches et à gants glacés, type du séducteur disponible,
qui colporte son amour brûlant partout où il y a une ame soli-
taire qui cherche l'ame sa sœur ( style de conte ) , c'est-à-dire
partout où il y a une honnête femme à déshonorer , — ce n'est
pas là une tâche de femme , quoique je ne doute pas non plus
qu'on ne puisse la faire tiès-iunocemment. On s'est beaucoup
moqué du bon M. Bouilly pour ses contes honnêtes , où la
vertu a si peu d'esprit et où les mères sont plus ingénues que
les filles , et on a eu raison ; mais n'est-il pas plus beau d'un
homme , qu'on dit d'ailleurs plus spirituel que ses contes, de
se faire bêle pour servir la morale , que de femmes, que je
crois pleines d'honnêteté, de se faire spirituelles avec l'esprit
des hommes pour la ruiner ? Il est vrai que ce bon M. Bouilly
a peut-être aidé, sans le vouloir , à ce résultat , lui dont les
livres ont été dans les mains de toutes ces dames aujourd'hui
conteuses ; car il faut un peu d'esprit même à la morale ; et,
disons-le à regret , M. Bouilly était homme à la faire prendre
en grippe à toutes ses élèves. Les contes plus spirituels que
moraux de nos dames sont peut-être une réaction contre les
contes plus moraux que spirituels du bon M. Bouilly.
La troisième branche de la littérature facile , c'est le drame,
le drame qu'on dirait écrit au sortir d'un dîner, entre le direc-
teur du théâtre et l'actrice en renom, sur un bout de la table
à boire , que sais- je ? peut-être sur les épaules nues de l'actri-
ce , lesquelles auraient servi de pupitre , comme font celles du
chef des eunuques dans la Récolte au sérail ;le drame flanqué
de ses théories et de ses préfaces outrecuidantes qui condam-
nent au péché de sottise et d'ignorance quiconque résiste à
l'admirer j le drame selon l'art, le drame grand préfacier, dont
202 REVUE DE PARIS.
apparemment les spectateurs ne sont nombreux que dans les
annonces , puisqu'il est réduit , malgré sa superbe , à s'accoler
au drame selon le métier , au drame simplement et franchement
industriel , pour faire à deux meilleure foire; le drame où l'on
n'est pas en sûreté si l'on n'y montre, non point patte blanche,
mais petite barbe de bouquetin et cheveux plats recouvrant les
oreilles; le drame expliquant ses plagiats, comme Molière et
Shakspeare , les deux plus grands noms du théâtre et de la
poésie, expliquaient leurs emprunts; le drame jaloux, hau-
tain, dépité, qui se plaint des intelligences qui résistent,
comme il pourrait se plaindre des bourses qui se ferment, qui
fait des appels à la gloire comme on pourrait faire des appels
de fonds , qui aime mieux que ses amis le louent en surfaisant
ses recettes qu'en exagérant ses mérites littéraires ; le drame
dont nous voyons les maîtres se prendre de querelle , et se re-
procher par des voix tierces , ceux-ci leur insuccès , ceux-là
d'avoir volé des pièces à déjeunes vocations provinciales , à la
descente de diligence, tout de même, en vérité , que des
marchands de drogues trop nombreux pour la localité qu'ils
exploitent , qui se prendraient aux cheveux sur la place et se
disputeraient les chalands à coups de poings ; le drame auquel
je ne puis pas pardonner, pour mon compte , d'avoir gâté de
belles facultés poétiques, jeté hors de leur voie des imagi-
nations de solitude et de silence, couvert les harmonies d'une
belle lyre des notes lamentables de M. Piccini , et fait exhaler
je ne sais quelle odeur de coulisse au plus vigoureux talent
de notre temps.
Au reste le drame en est arrivé aux mêmes extrémités que
le roman. D'abord, comme système d'application en grand
des machines de théâtre et des décors , le machiniste ni le
décorateur ne peuvent plus rien pour lui. On lui a fait tout ce
qui était possible. Il demandait des vaisseaux à trois ponts, etdes
mers où des vaisseaux à trois ponts pussent tirer assez d'eau ;
on lui a donné ces vaisseaux et ces mers. 11 demandait des
prisons, de cachots, des églises souterraines tendues de deuil,
tout un Paris du moyen âge, des places publiques de Londres,
la Tour de Londres, la Tamise, la Seine, des illuminations à
l'italienne, des bourreaux rouges dans le lointain , des cloches
sonnant matines ou minuit , selon le cas ; on lui a tout donné.
REVUE DE PARIS. 203
Il demandait à entrer dans les villes par la brèche ; on lui a fait
desmurs debois peints en pierre, qu'onpouvaitjeterbas avecdes
pioches véritables. Le drame n'a certes pas à se plaindre de toutes
ces industries secondaires qui ont fait si peu pour Corneille, Ra-
cine et Shakspeare. Mais toutes ces industries sont à fin de
moyens. En secondlieu comme art d'intéresser, d'attirer le spec-
tateur , ce qui n'est que son second caractère, le drame attend
comme le roman qu'on lui permette de montrer ce qui n'a ja-
mais été montré. Il lui a déjà été beaucoup permis et beaucoup
pardonné en ce genre. On l'a laissé enlever les filles et les
femmes, les emmener en chaise de poste , les déposer toutes
tremblantes dans une auberge, et là , pour mieux préparer les
voies , rassurer ces pauvres créatures ,leur demander pardon ,
puis leur prendre les mains , les serrer , les baiser ; après les
mains de ces pauvres femmes , femmes de maris que nous con-
naissons , nos propres femmes , disait-on , on lui a abandonné
leurs visages pâles et couverts de larmes qu'il a eu la licence de
sécher avec ses lèvres ; puis, les choses s 'échauffant , on a dit
au drame: « Je vois tout ce qu'il vous faut : voici un fauteuil
à dos ; voici un éteignoir pour éteindre les chandelles, voici
un flacon d'eau de Cologne en cas de besoin....» et le drame
a tout disposé , tout préparé , dans la personne d'un garçon
intelligent ou d'un domestique sûr; mais cela fait la toile s'est
baissée, parce quelle drame a craint les sifflets de tous les maris
de la salle et de tous ceux qui sont les fils de ces maris , et de
tous ceux qui sont nés d'une mère , et de tous ceux qui ont une
jeune femme, et de tous ceux qui ont une jeune fille. Si le drame
n'a pas tout fait, il a tout dit. Il a eu des tête-à-tête entre des
bourgeois et des bourgeoises , entre des favoris et des reines ,
tels qu'on aurait pu croire que ces gens-là sortaient du bou-
doir, et ne faisaient que de se rajuster. 11 a étalé, comme le ro-
man et le conte, des amours effrontés , libidineux, où c'est
bien le corps qui parle au corps, et non pas l'ame à l'ame ; où
1 homme a des appétits d'animal, et non l'animal des délica-
tesses d'homme. Mais tout cela n'est pas encore assez : il faut
que le drame puisse tout faire, comme il peut tout dire. Qu'on
lui permette au moins de faire entendre certains cris qui ne
soient pas les cris des femmes en couche de Plaute ou de Té-
rence , et il y aura là tout un avenir de recettes et de salles
204 REVUE DE PARIS.
combles , comme on appelle les salles où l'on peut aller aux
premières loges parla protection d'une ouvreuse.
C'est contre ces trois branches de la litte'rature facile que la
réaction commence, et félicitons-en tout le monde. On est
saturé de ces mœurs prétendues contemporaines, de ces bru-
tales amours du Midi qui violent et qui poignardent , trans-
plantées dans notre monde tempéré , où les passions sont plus
décentes que violentes , pour quiconque sait regarder et voir.
On ne veut plus de ce style qui est à tout le monde et qui
n'est à personne, de cette langue sacramentelle, où les mots
s'appellent les uns les autres , où œil appelle bleu , front ap-
pelle pur , doigt appelle effilé et long , ame appelle profonde , et
ainsi de suite , langue qui est faite avant toute pensée, terre
vague où paît en liberté tout le troupeau des imitateurs, ga-
melle où le dernier venu a aussi bonne part que le premier.
Quels talens ne nous a pas gâtés la littérature facile ? Je dirai
bien volontiers les plus ingénieux , les plus féconds , les plus
riches de ce temps-ci. Tel excellait dans l'ode, et emportait
les âmes au pays de ses rêveries sur les ailes de sa strophe
puissante , ou bien pleurait et faisait pleurer à toutes les mères
des larmes exquises sur le sort de la jeune fille frappée au
sortir du bal par le froid mortel du matin , ou bien encore
faisait mouvoir au souille de sa magnifique prose toutes les
pierres de nos vieilles églises , qui s'est attelé à je ne sais qubl
drame sans vergogne, et l'a traîné sur les planches battues du
mélodrame , devant un public dont les mieux disposés lèvent
les épaules à cette lutte impie d'un homme supérieur contre
sa vocation , d'un poète contre sa muse. Tels autres ont gas-
pillé dans de méchans contes, et dans des romans qui ne sont
que des contes délayés, un instinct dramatique que des habi-
tudes plus consciencieuses auraient pu mûrir et développer
pour la scène. Tel qui a le don si rare de l'ironie poignante
et acérée , et qui aurait pu , dans des compositions profondes,
fustiger l'égoïsme de notre temps, s'est dévoué à une effrayante
fabrication où son talent énervé et alongé n'a plus été que le
savoir-faire d'un arrangeur de scènes. Celui-ci avait le don ,
rare aussi, d'aimer à savoir, de compiler avec intelligence,
de retrouver l'allure et les profils des générations passées ;
il a noyé sa précieuse érudition dans je ne sais quel lavage de
REVUE DE PARIS. 205
petits détails et d'arrangemens prétendus dramatiques qui lui
ontôté son relief d'érudit, en augmentant peut-être sa vogue
de débitant. Il y en a un que je vais nommer , contre mon
dessein , parce que j'aime de cœur sa personne et son talent ,
et à qui je déplairai peut-être , mais pour le temps seulement
qu'il lira ceci , j'en suis sûr , parce qu'il n'y a pas d'écrivain
plus gâté qui soit plus vrai avec lui-même : c'est Jules Janin.
Jules Janin avait, lui, le plus rare de tous les dons, celui
d'un style qui lui appartient, style vif, pétulant, plein de
couleurs naturelles , pénétré de jour et de lumière , un de ces
styles limpides où la pensée s'aperçoit , passez-moi la compa-
raison , comme dans un bocal de cristal le petit poisson rouge
qui y nage ; il avait de l'esprit de bon aloi , un sentiment fin
et gai du ridicule , un rire facile et long comme celui d'un
enfant , un instinct d'observateur peu profond , je le crois, et
sans conscience de lui-même , mais auquel le hasard donnait
quelquefois une singulière justesse ; il avait une verve joviale;
il avait l'immense, l'inappréciable mérite de faire admirable-
ment justice des sottes réputations , des poètes sans poésie et
des prosateurs sans prose, de tout écrivain enrichi à mal
écrire ; mérite pour lequel j'aurais voté qu'on le nourrît au
Prytanée , aux frais de l'état , quoiqu'il l'eût sans savoir com-
ment , et, je parie, sans avoir lu une page des auteurs qu'il a
tués j il avait bien d'autres choses encore : mais pourquoi
parlé-je au passé ? Hélas ! hélas ! la littérature facile a fait
tant de mal à Jules Janin, que déjà , pour bon nombre de
gens, faut-il le dire, la justice que je lui rends passera peut-
être pour une flatterie que je lui fuis. Que n'a-t-elle pas tiré
de lui , cette grande et insatiable fabrique d'écriture que j'ap-
pelle la littérature facile? Elle l'a sucé jusqu'à la moelle des
os. Elle était là à sa porte , dès le matin , en cabriolet de bour-
geois ou de place, ne le laissant pas dormir, et venant lui
arracher sa pensée avant qu'elle fût éclose , le prendre au sortir
du lit et l'emporter je ne sais où , avant qu'il eût mis ses
chausses. S'il était malade, s'il disait : u Laissez-moi, revenez
demain,» elle se ruait sur son pupitre, elle fouillait son porte-
feuille, elle ne voulait pas pour aucun prix s'en retourner à
vide , elle lui prenait ses notes commencées , ses titres d'arti-
cles , ses projets de contes , et son nom , avec un blanc-seing ,
9 18
206
REVUE DE PARIS.
quand il n'y avait que cela à prendre. Ou bien encore , elle
s'asseyait à sa table, sur son fauteuil , elle prenait sa plume,
elle la trempait clans son encre , et elle lui disait : <c Dictez,
j'écrirai, » — Et Jules Janin impatienté lui jetait son bonnet
de nuit, et la littérature facile ramassait ce bonnet , et le se-
couait , pour voir s'il n'y avait pas quelque conte au fond. Et
voilà comment son nom , si populaire , a été lu sur toutes les
couvertures, sur tous les prospectus, dans toutes les annonces.
Jules Janin s'est laissé tout enlever ; il a permis qu'on le
déshabillât , qu'on le pressurât , qu'on lui emportât toutes ses
hardes , tant il est bonne personne , et tant il était difficile ,
même avec plus de raison qu'il n'en a, de ne pas prendre
l'empressement famélique de cette exploitation pour les exigen-
ces de la gloire. Pauvre grand écrivain de petites choses , ils
l'auraient mis dans le pilon, ils l'auraient broyé, s'ils avaient
pu, pour tirer de sa poussière toutes les paillettes d'or qui y
seraient restées. Son délicieux talent n'y a pas encore péri :
mais à quoi cela tient-il ! Jules Janin est jeune ; il n'a pas
encore trente ans. Si au lieu d*être né en l'an deux ou trois de
l'empire , il fût né seulement sous la république, nous chan-
terions déjà les psaumes des morts sur le talent de JulesJanin.
C'est que le talent d'un écrivain ne se mesure pas au bruit
qu'il a fait , mais aux services qu'il a rendus , à l'idée qu'il a
établie ou servie. Jusqu'ici les services de Jules Janin ont été
négatifs ; il a révisé quelques réputations oubliées , il a troublé
quelques quiétudes académicmes , c'est peu de chose ; il rap-
pelle toutes les semaines au Vaudeville, dans de charmans
feuilletons, qu'ii est mortel , et que la gloire du vaudevilliste
marche en progression inverse de ses profits : m .is c'est peu de
chose encore. Son talent est fait pour une plus belle tâche que
la prospérité des éditeurs de littérature facile , et l'achalan-
dage des cabinets de lecture. Je ne conçois pas , pour mou
compte, un style sans un emploi à sa hauteur; je ne conçois
pas une langue originale qui ne fasse que tuer des académi-
ciens et empêcher des vaudevillistes de se croire immortels ;
Janin aura donc son emploi ; quelque jour il trouvera son
joint; son style ira à l'idée qui lui est échue, et c'est parce
que je l'espère de tout mon cœur que je dis que son talent
serait déjà mort , si , au lieu d"ê!re à l'âge où l'on se réveille ,
BEVUE DE PARIS. 207
et où, comme le serpent, on peut encore changer sa vieille
peau contre une nouvelle , il était à l'âge où l'on se continue
sans s'augmenter, et où , comme l'ours , on diminue sa graisse
en la léchant ; — et cet âge n'est pas loin du premier, sur-
tout dans ce temps si vite et si dévorant ; que Jules Janin y
songe !
Mais déjà nous avons des preuves qu'il y songe. Jules Janin
a été professeur, Jules Janin sait ce que vaut un bon livre j
tout le premier il a été troublé dans cette gloire de similor que
lui a faite la littérature facile. Il cherche donc quelque tâche
sérieuse où se prendre de nouveau et raviver son talent, qui se
répète et se pille, faute d'un fonds d'idées qui le renouvelle.
Il a déjà essayé de la biographie, de l'histoire , et la Revue
de Paris a publié de lui, dans ses dernières livraisons, un
article important où Ton voit bien une pensée incertaine , dé-
paysée, qui ne se sent pas suivie du public de la littérature
facile, et une plume forcée d'attendre la pensée , tandis que
jusque là c'était la pensée qui attendait la plume , mai9 où l'on
voit aussi ce style que Jules Janin a reçu du ciel , l'ingrat! cet
instrument de communication si souple , si populaire , avec
lequel il joue si souvent, comme un enfant avec une arme àfeu,
sans en connaître la puissance. Jules Janin va se convertir !
Quelle meilleure preuve voulez-vous que j'aie de la réaction
que je signale, que j'ai vu venir avec joie, et à laquelle j'ap-
plaudis de toutes mes forces, quoiqu'elle doive moins profiter
à moi, inconnu , moi , que certains grands hommes de la litté-
rature facile vont traiter d'obscur Zoïle, — de la même bouche
pourtant dont ils me salueraient grand écrivain si je chan-
geais ma thèse , — qu'à ces grands hommes eux-mêmes qui ont
pu pécher impunément parce qu'il leur a été donné de pouvoir
se repentir glorieusement ?
Déjà cette réaction se fait vivement sentir dans la critique.
Il n'y a pas un seul journal sérieux et lu qui soutienne la litté-
rature facile, si ce n'est peut-être par des complaisances, amorce
à laquelle ne se prend plus le public. Encore ces complaisances
sont-elles anonymes. Mais la critique qui se nomme est devenue
sévère ; les plus discrets et les plus liés commencent à regimber.
On s'était d'abord montré encourageant et plein de faveur pour
tous ces talens bouillans qui ne demandaient à la critique qu'un
208
REVUE DE PARIS.
peu de relâchement pour s'ouvrir des voies nouvelles et lui
payer son indulgence par des chefs-d'œuvre. La critique a tout
accordé ; elle a fermé les yeux sur le tapage de camaraderie des
débuts, parce qu'elle les savait accompagnés pour la plupart
de pauvreté honorable et de travail 5 elle n'a pas relevé certains
quolibets d'écoliers émancipés contre les grands noms de notre
littérature difficile , quoiqu'elle eût dû peut-être dès ce mo-
ment-là donner sur les doigts de ces génies étourdis qui,
avant même d'avoir la vogue, se permettaient de siffler la gloire ;
on a glissé sur tout cela : propos d'enfans d'esprit, se disait-on,
à qui les espérances ont tourné la tête} ivresse de débutans
applaudis qui prennent les violons d'un orchestre pour les
trompettes de la renommée , le lustre d'une salle pour le soleil ,
un parterre curieux de nouveautés pour le monde. D'ailleurs
dans ce temps-là la critique était indulgente, comme tous les
pouvoirs flattés. Les grands hommes disaient au journaliste :
mon cher ami! Des gens d'un goût sûr et d'études solides non-
seulement faisaient taire leurs doutes pour ne pas troubler le
premier élan de toutes ces muses nouvellement échappées ,
mais même leur préparaient officieusement les voies dans un
public rétif et incrédule, analysaient, éclairaient, complé-
taient au besoin leur idée, réclamaient même, au nom de la
liberté de l'art, contre le despotisme des modèles ; honnêtes
critiques auxquels on donnait la chaise d'honneur aux lectures,
qu'on invitait aux répétitions , qu'on régalait d'éloges et d'eau
sucrée , auxquels on écrivait des petits mois obligeans , sur
papier odorant, et avec des complimens si forts , des brevets
de génie si catégoriques qu'ils en éprouvaient, comme il ar-
rive, moins d'orgueil que de modestie. Sauf cette petite partie
de mensonge , inévitable dans une société civilisée, et dont on
n'était dupe de part ni d'autre, tout était loyal entre la criti-
que et l'auteur. L'auteur luttait avec courage contre les répu-
gnances du public et ses hésitations , plus difficiles à emporter
que ses répugnances; la critique prêtait son aide désintéressée
à l'auteur, mais sans lui inféoder son suffrage à tout jamais.
On s'entendait pour demander la liberté , sauf à se séparer le
jour où l'on différerait sur l'usage à en faire. La critique vou-
lait bien prendre sa part des tribulations de l'auteur pauvre,
labourant son sentier à travers une littérature constituée et un
REVUE DE PARIS. 209
public endormi sur elle; elle voulait bien recevoir au besoin
une partie des coups portés à l'auteur, mais non pas prendre
sa part de responsabilité des abus du succès, ni porter la livrée
de l'auteur devenu haut et puissant seigneur. L'union a peu
duré. L'art étant devenu la littérature facile, et la quantité
ayant été préférée à la qualité , la solidarité n'était plus pos-
sible entre la critique et l'auteur qu'aux termes qui règlent les
sociétés de commerce ; mais, comme il n'est pas plus aisé pour
la critique qui se respecte de faire de la littérature facile, sous
une raison sociale, avec profits et dépens communs , que de
l'admirer avec profit tout d'un côté et dépens de l'autre, cha-
cun a repris sa position naturelle et son rôledecboix; la
critique a critiqué , et l'auteur a fabriqué. Pour la branche
de la littérature facile qui a nom drame , les écrivains distin-
gués qui s'occupent du théâtre, et nommément les spirituels
critiques qui l'examinent au Jotirnal des Débats , au Temps,
au National , à la Revue de Paris et ailleurs , sont déjà parve -
nus , pour certains ouvrages , à retenir chez eux des spectateurs
qui auraient eu le tort de se faire les commanditaires bénévo-
les d'opérations où il n'y a de bénéfices que pour un. Quant
aux deux autres branches de la littérature facile qui ont nom
roman et conte , on peut voir que les écrivains dont l'opiniou
est, à tort ou à raison, le plus comptée, se refusent depuis
long-temps à analyser tout livre qui portera la pancarte d2
cette fabrique. Mais aussi voilà tous les grands hommes qui
accusent les critiques de déserter l'art, et s'en vont semant par
le peuple des bruits d'injustice inouïe , d'ingratitude criante.
Ingrats de quoi? — Les critiques ne se souviennent-ils donc
plus que les grands hommes leur ont dit : mon cher ami!
Voilà ce que j'avais sur le cœur et ce que j'ai dû dire, poussé
par ma conscience et par bon nombre de gens comme moi
blessés de ce scandale , comme moi fidèles de la grande reli-
gion littéraire de la France. Cela n'avance pas beaucoup la
question du drame possible, de la poésie réservée à l'avenir ,
je le sais , et n'ai point la prétention de la résoudre , ni de me
soucier à l'avance des appétits littéraires de ceux qui viendront
après nous , ayant pleinement dans le passé de quoi satisfaire
les miens ; mais si j'ai soulevé avec amertume la question inci-
dente de ce qui se fait maintenant en drame « en roman, en
9 18.
210 REVUE DE PARIS.
conte, en toutes les divisions et subdivisions de la littérature
facile, c'est parce qu'il y a un côté par où la morale est bles-
sée. Outre que je crois fermement que , s'il y a quelques chan-
ces d'avenir littéraire pour notre pays, ces chances sont toutes
dans la moralité des écrits et dans la conscience littéraire
(je n'ai dû et voulu parler que de celle-là) des écrivains. Au
reste, j'ai dit tout cela à mes risques et périls. Ou bien on
me traitera d'homme médiocre , à petites vues , — qui ne peut
guère être une injure dans ce glorieux temps-ci ; d'envieux:
— oui , comme peut l'être un malade , des belles santés
fleuries de certains grands hommes et du parfait état de leurs
voies aériennes ; d'ingrat : — ce serait bien mérité; car j'ai été
appelé mon excellent ami • ce qui est bien plus fort que won
cher ami; ou bien on fera semblant de ne m'avoir pas lu, ou
si l'on daigne faire mention de moi , on estropiera mon nom ,
d'autant plus qu'on en saura mieux toutes les lettres. Quoi
qu'il arrive et quoi que puisse souffrir mon amour-propre , j'en
serai complètement dédo mmagé par le plaisir d'avoir soulagé
bon nombre d'hommes de goût, d'écrivains qui font de la litté-
rature difficile et ne peuvent se faire imprimer , comme notre
éloquent Michelet, que sur du papier de gazette allemande, —
et quelques honnêtes gens.
La Revue de Paris me permet d'expliquer dans un second
article comment je rattache un commencement de réaction
contre la littérature facile à la Bibliothèque latine-française de
M. Pankoucke.
NlSARD.
*H*
L'ANGE DE SAINT-JEAN.
TROISIEME ET DERMERE PARTIE.
X.
« Ose le dire que tu n'aimes pas cet homme.. . »
Cette parole retentissait encore aux oreilles de Marguerite
comme la voix de Dieu interrogeant lefils du premier homme!....
Dans son égarement, elle avait fui sans savoir seulement où
elle allait... Ce qu'elle cherchait, elle l'ignorait!... Ce qu'elle
voulait , elle ne pouvait le dire!... Dans ce moment , pour ne
pas mourir, il lui fallait seulement sortir de cette chambre...
de cette maison. . où cette femme l'avait mise à la question
devant sa conscience , en la forçant à l'interroger , et où cette
conscience , déjà troublée , avait répondu :
« Oui, j'aime cethomme!... ■>■>
Elle courut sans s'arrêterjusqu'aux Tuileries... Cette rue de
Castiglione , avec ses arcades sombres que la lune, alors
dans son plein, rendait encore plus obscures , lui faisait peur
à parcourir. Lorsqu'elle fut arrivée à la grille du jardin, elle
s'arrêta... La nuit était une belle nuit d"été... calme et odorante
près de ces orangers en fleurs , de ces massifs de roses dont un
vent tiède promenait le parfum... Marguerite s'appuya contre
la grille, et posant son front brûlant sur les barreaux, elle
pleura!... Dans ce moment, un homme passait... Il fut frappé
de la taille élégante de la jeune fille.
212
REVUE DE PARIS.
» Voulez-vous que je vous conduise chez vous , mon enfant?))
lui dit-il...
Elle tressaillit!... Et se retournant vivement , elle lui fit
voir un ravissant visage couvert de larmes... Il pensa que c'é-
tait une scène préparée 5 mais comme l'actrice qui la jouait
était merveilleusement belle, il n'en fut que plus disposé à
courir l'aventure, et il prit aussitôt Marguerite par la taille ,
en l'attirant brusquement h lui... Elle fit un cri perçant.
« Va faire ton métier plus loin ! v dit d'une voix rude la sen-
tinelle qui était près de la grille.
La détresse de Marguerite devint terrible !... Elle poussa
un second cri... Tout-à-coup des pas rapides se firent entendre
dans la rue Castiglione Un homme en sort... il regarde au-
tour de lui... Un moment lui a suffi pour reconnaître celle qu'il
cherche. Il s'élance, d'un bras nerveux il la dégage et-la presse
contre lui, de l'autre il indique à cette homme la route qu'il
doit suivre. L homme s'éloigne sans résister et même sans pro-
noncer un mot... car il y a dans ces deux êtres qu'il laisse der-
rière lui quelque chose qu'il ne peut comprendre , mais qui lui
impose et le fait taire.
« Oh! Marguerite, quelle imprudence! dit Georges quand
ils furentseuls... Comment comptez-vous assez peu sur moi
pour quitter ainsi ma demeure au milieu de la nuit?... Reve-
nez, Marguerite... Et si vous voulez m'abandonner... demain
il sera temps...
Marguerite se dégagea desbras de Georges, s'éloigna de lui ...
Sa vue était troublée... sa marche chancelante. Quand elle eut
fait quelques pas , elle fut contrainte de s'arrêter... Georges la
rejoignit.
" « Où voulez-vous aller? lui dit-il. Il est tard!... Revenez...
revenez , je vous en supplie , Marguerite !... »
Puis, comme si un souvenir l'avait frappé :
« Serait-ce Louise qui vous empêcherait de rentrer chez
moi?... Voulez-vous qu'elle en sorte à l'instant?... »
Marguerite se jeta sur ses mains et les lui serra convulsive-
ment.
«Mon Dieu!... mon Dieu! voulez-vous donc me faire
mourir? s'écria-t-elle avec égarement... Chasser votre femme!...
la chasser pour moi !... pour moi !... Oh ! Georges , que vous
REVUE DE PARIS.
213
ai-je fait pour nie proposer une pareille indignité? Vous me
méprisez donc bien ?... »
Et le regardant avec effroi , elle s'éloigna de lui avec une
telle rapidité qu'il eut peine à la suivre... Ses pas n'étaient
plus chancelans... c'était presque une course... Enfin elle ar-
riva sur la place Louis XV... Là elle s'arrêta à l'entrée des
Champs-Elysées , et s'appuya contre un arbre , car elle était
toute palpitante :
<( Pourquoi me suivre ? dit-elle à Georges d'un ton sévère.
Ne puis-je aller où bon me semble ? Que signifie cette obstina-
tion ? Laissez-moi , je veux être seule.
— Vous ne le pouvez pas à cette heure , Marguerite ,» lui
dit-il avec émotion , car à sa parole brève et saccadée, à la
couleur pourprée de ses joues , à sa main brûlante qu'il venait
de prendre , Georges avait reconnu une fièvre ardente... La
pauvre pâquerette avait plié sous la violence de l'orage du soir.
« Marguerite , répéta Georges en essayant doucement de
l'entraîner... Ne voulez-vous pas venir avec moi?...
— Jamais! murmura-t-elle d'une voix faible... Jamais je ne
rentrerai dans cette maison. ■»
Et de la main elle indiquait de loin celle de Georges.
((Mais que voulez-vous faire! s'écria-t-il au désespoir, car
vous êtes malade , Marguerite... Vous souffrez?
— Beaucoup ! répondit-elle en portant sa main brûlante à
son front, plus brûlant encore. Mais tant mieux! poursuivit-
elle avec un sinistre sourire , j'ai toujours demandé à Dieu de
mourir jeune 5 peut-être va-t-il me faire cette grâce...
— Et c'est vous qui me dites de telles paroles , Marguerite ?
lui dit Georges.. . ]Vavez-vous donc aucune peur en me parlant
ainsi? )>
Elle leva sur lui ses yeux tout voilés de larmes, et ne put que
joindre les main s en murmurant doucement son nom... Mais dan s
ceregard tremblant, et cependant profond... dans cenom échap-
pé à ces lèvres frémissantes , il y avait tant d'amour... un amour
si passionné, que le cœur du jeune homme fut envahi tout-à-
coup par une de ces joies du ciel qu'il faut deviner quand elles
sont inconnues... C'est ainsi qu'ils demeurèrent quelques ins-
tans... lui dans son extase... elle appuyant sa tête fiévreuse con-
tre la dure écorce d'un arbre , et le regardant toujours.
214 REVUE DE PARIS.
Tout-à-coup une voiture traversa rapidement la place et les
rendit à eux-mêmes.
« Marguerite , dit Georges , vous ne pouvez demeurer ainsi
à l'air delà nuit dans l'état où vous êtes!... Vous ne pourrez
non plus aller chez vous, c'est trop loin... Mais laissez-moi
vous conduire ici près , chez ma sœur... Vous savez combien
elle vous aime?... Venez... donnez-moi votre bras.))
Elle hésita... mais un seul moment... Elle était malade...
presque abandonnée au milieu de la nuit, seule, avec un
homme qu'elle devait craindre..
« J'irai , dit-elle... mais je marcherai seule. »
Ils entrèrent alors sous les beaux ombrages des Champs-Ely-
sées par le côté qui borde les jardins de la rue du Faubourg-
Saint-Honoré , car la sœur de Georges demeurait près de l'a-
venue Sainte-Marie. Les lilas , les acacias , les syringas , alors
en peine fleur, embaumaient l'air , tandis que la lune éclai-
rait la route que suivaient Georges et Marguerite. Oh ! c'était
t une nuit d'enchantement ! Pendant quelques instans ils
marchèrent en silence mais bientôt Marguerite chancela,
et , pour la seconde fois , fut contrainte de s'appuyer sur Geor-
ges. Alors il prit son bras , et , presque malgré elle , il le passa
sous le sien , et puis il lui parla , car maintenant son cœur ne
pouvait contenir tout ce qu'il éprouvait.
« Marguerite , lui dit-il , jamais vous n'auriez entendu de
ma bouche ce que cette femme, qui n'est pas la mienne,
nu reste , mais que je ne reverrai jamais , m'a forcé ce soir à
dire devant vous... Je vous aime ! Marguerite... Maintenant
vous le savez... vous l'avez entendu... je vous aime beau-
coup !... Je vous aime à être malheureux toute ma vie , si vous
ne m'aimez pas!... Et vous le savez mieux que personne... je
6iiis déjà bien malheureux.'... J'ai tant souffert!... Voulez-vous
me faire plus de mal que Louise ?... plus de mal que la mort
lorsqu'elle m'a pris mon pauvre enfant !..- Marguerite, répon-
dez-moi... Quelquefois j'ai cru que vous m'aimiez aussi?... que
vous m'aimiez comme je vous aime ?.... Me suis-je trompé ?...
Dites , Marguerite... n'est-ce pas que vous m'aimez?... »
La jeune fille ne pouvait répondre.. . elle se sentait mourir.. .
Ils arrivaient alors sur la pelouse qui est devant le jardin de
l'Elysée... la lune éclairait en plein le visage de Marguerite ,
REVUE DE PARIS.
21o
et Georges le vit avec effroi couvert d'une pâleur de mort...
Elle tremblait et pleurait, et ses joues ressemblaient à celles
d'une belle statue de marbre sur laquelle seraient tombées
quelques gouttes de pluie... Georges la fit asseoir sur la bar-
rière qui est au bord des jardins , et la soutint dans ses bras ,
car elle était tremblante.
Puis il poursuivit d'une voix plus basse et comme craintive :
« J'ai souvent rêvé que ma vie pourrait être si beureuse
avec vous, si vous m'aimiez, Marguerite !... Mon Dieu! que
j'ai souvent fait un pareil songe quand je vous voyais venir à
moi avec mon fils sur vos bras !. . . Pauvre Georges ! comme il
vous aimait aussi lui, cber petit ange! »
Ce souvenir évoqué rompit toute barrière entre le père et la
mère , par le cœur du pauvre enfant , également regretté par
tous deux. Marguerite appuya sa tête sur l'épaule de Georges,
et leurs larmes se confondirent... Dans ce moment , tout était
chaste et pur dans une pareille étreinte... Mais deux cœurs
jeunes et pleins d'amour battaient vivement dans la poitrine
du jeune homme et de la jeune fille... Marguerite eut l'instinct
de son danger sans le comprendre... Elle repoussa Georges ,
et se leva eu disant faiblement :
— Allons , mon cousin.
Depuis qu'ils étaient ensemble dans cette marche nocturne,
ce nom n'avait pas été prononcé. Georges tressaillit en l'en-
tendant; son front s'assombrit, et il retint Marguerite au mo-
ment où elle se levait pour continuer sa route.
— Ecoutez , lui dit-il , voici le moment de vous apprendre
un secret qui ne doit plus en être un pour vous... Marguerite,
je ne suis pas votre cousin ; car je ne suis pas , devant Dieu , le
mari de votre cousine... Mon mariage n'a pas été béni à l'église.
Marguerite ne put retenir un cri; il venait du cœur, il
était de joie. Dans les idées pieuses de la jeune fille chrétienne
il n'était qu'un mariage , celui que bénissait un prêtre. Dans
le moment où elle apprit que celui de Georges n'était pas
ainsi sanctifié, elle vit le ciel ouvert; puis tout-à-coup une?
réflexion vint arrêter sa joie : elle regarda Georges d'un air
de doute.
« Vous vous êtes mariés à Saint-Sulpice, dit-elle d'un ton
sévère ; Louise l'a dit à ma mère.
216 ALBUM.
— On avait arrangé la chose de cette manière pour vous
tromper toutes deux. On savait que Mme Bernard ne pouvait
marcher ,etsi vous y fussiez venue on aurait dit qu'on s'était
trompé de jour. Pourquoi ne voulez-vous pas me croire ,
Marguerite ? ajouta-t-il d'un ton de reproche.
— Ah ! dit-elle en pressant son pauvre cœur de ses deux
mains , c'est que je sens là une joie qui me fait autant de mal
qu'une douleur. »
Et le jeune homme l'ayant attirée à lui, elle se laissa tom-
ber dans ses bras , en lui souriant au travers de ses larmes ,et
en attachant sur lui un regard où la félicité du ciel, mais
aussi sa pureté , étaient empreintes. Ils demeuraient ainsi ap-
puyés l'un sur l'autre sans parler... Que se seraient-ils dit?
Ce fut la douce voix de Marguerite qui se fit d'abord entendre.
« Georges , dit-elle en étendant la main vers l'orient, que
teignait alors une large bande de pourpre, voici le jour !
— Oh ! reste ainsi , dit Georges d'un ton suppliant reste
encore ! »
La jeune fille reposa sa tête sur la poitrine de Georges...
Elle aussi était heureuse de ce seul bonheur de l'ame ; et cet
instant payait bien des mois de souffrances!... En sera-t-il
toujours ainsi ?
XI.
Le 15 d'août de Tannée 18.. , jour de la fête de
l'Assomption, la petite église de Saint-Jean retentissait, comme
à toutes les cérémonies saintes , du chant des prêtres et de ce-
lui des fidèles j la foule s'inclinait devant la procession qui
rentrait dans l'église et offrait ce jour-là une pompe inaccou-
tumée; car la confrérie du Rosaire avait fait don à la chapelle
de la Vierge d'une riche et belle image de Notre-Dame de Lo-
rette(1).
Derrière un pilier, dans la partie la plus sombre de l'église,
une jeune fille était à genoux sur la pierre ; à côté d'elle , mais
(*) La petite église de Saint-Jean , dans la rue du faubourg
Montmartre, n'a pris que depuis peu le nom de Notre-Dame de Lo-
relte.
REVUE DE PARIS. 217
debout, était un jeune homme qui évidemment ne priait pas,
mais dont la contenance était convenable. Une fois , un gé-
missement domina le chant sacré; alors le jeune homme se
pencha vers la jeune fille, et lui parla bas... Que lui dit-il ?...
quel charme eurent ses paroles ? La jeune fille pleurait : —
elle ne pleura plus; — elle gémissait : — elle ne gémit plus...
Ah ! c'est que sa magie était celle du cœur , et qu'un cœur
l'entendait.
Ce jeune homme et cette jeune fille, c'étaient Georges et
Marguerite.
Bien des semaines, bien des mois même s'étaient écoulés
depuis le jour où Marguerite avait reposé :a tête sur le cœur
de Georges. Depuis ce temps une nouvelle vie avait été révé-
lée à la jeune fille ; elle vivait dans une existence tout enchan-
teresse; oublieuse du monde entier , elle ne voyait qu'un seul
être , dont à son tour elle était l'univers. Ses amis lui firent des
reproches ; elle les écouta avec douceur , avec respect , mais
saKS cesser d'aimer. Ses protecteurs la menacèrent de l'aban-
donner ; elle fut affligée, car ils lui étaient chers; mais elle
aima toujours'. Son amour était son existence; et puis com-
ment aurait-elle pu avoir seulement la pensée d'abandonner
Georges ?... Georges qui l'aimait aussi comme sa vie, lui.
Non, non, Georges et Marguerite étaient unis pour toujours :
c'était une ame dans deux corps.
Le jour où elle pria dans Saint-Jean, elle était passée , vers
le soir , devant l'église , au moment de la bénédiction. Depuis
qu'elle vivait dans son heureuse région d'amour, elle n'osait
plus aller à la messe à Saint-Jean. Le curé lui avait refusé
l'absolution, et l'avait repoussée avec anathème. La pauvre
enfant, toujours pieuse, quoique coupable , avait été pleurer
et prier aux pieds d'un autre autel. Mais le jour de l'Assomp-
tion , en passant devant cette église , si long-temps son asile ,
pour ainsi dire , Marguerite ne put résister au désir d'y entrer
et d'y prier un moment. Il était tard ; elle espérait n'être pas
vue , et Georges consentit à y entrer avec elle. Elle ne voulait
que faire une prière ; mais lorsqu'elle entendit ces chants , ces
cantiques, qu'elle-même entonnait jadis la première d'une voix
fraîche et pure; lorsque cet encens , ces cierges , toute celte
pompe vint à passer devant elle comme un reproche vivant
9 *9
218
REVUE DE PARIS.
alors son cœur se serra , elle ne put s'empêcher de gémir. Ce
fut alors que Georges se pencha vers elle ; il l'appela: elle
leva la tête 5 tous deux se regardèrent , et dans ce nom seul ,
prononcé par une voix d'amour , dans ce regard où se fondaient
deux âmes, fut toute la magie qui calma la douleur de Mar-
guerite. Elle se leva après une dernière prière , et suivit Geor-
ges hors de l'église sans y laisser un regret. Je l'ai dit, son
amour était sa vie.
Georges continuait à travailler dans l'atelier de menuiserie
où il avait eu précédemment de l'ouvrage. Sa conduite était
encore plus régulière depuis qu'il s'était séparé de sa femme
qu'avant de quitter sa maison. Quant à Marguerite , jamais
elle n'avait peut-être montré une plus grande activité de tra-
vail , plus de soins à remplir ses devoirs d'ouvrière. Tous deux
vivaient ainsi, s'aimant ettravaillant.il y avait dans cette con-
duite naturelle une grande et positive vérité, c'est que le vice
lui était étranger.
Un jour, Georges partit de bonne heure pour se rendre à
son atelier : cet atelier était situé dans l'allée des Veuves , près
de la maison de la sœur de Georges. Il entra chez elle un mo-
ment, et laissa passer l'heure. Lorsqu'il arriva chez son maître ,
tous ses compagnons étaient rassemblés , et discutaient vive-
ment ensemble. En approchant de l'atelier , dont la porte était
ouverte, Georges crut entendre prononcer son nom et puis
encore un autre nom. Il s'arrêta ; mais, pensant qu'il faisait
une action basse en écoutant sans être vu, il entra dans l'ate-
lier. Aussitôt chacun se tut, et la discussion cessa.
» Il me semble, dit Georges d'un ton sévère, qu'on ne
s'occupe de moi que quand je n'y suis pas. Pourquoi ne pas
continuer devant moi ce qu'on disait en mon absence? «
Et il promenait un regard provocateur autour de lui. . . Tous
se taisaient.
« Allons , allons , dit le maître ouvrier , laissons cela , et à
l'ouvrage. »
Il distribua alors celui de chacun, et les ouvriers se mirent
au travail ; mais Georges était attentif à tout autre chose. Il
v avait parmi ses camarades le frère d'une jeune fille qui de-
meurait dans la même maison que Marguerite , et qui avait
été amoureux d'elle. Repoussé, comme on peut le penser , ca
REVUE DE PARIS.
219
jeune homme était devenu son ennemi et celui de Georges.
Toujours il le trouvait dans sa route , et il se passait peu de
semaines sans qu'ils eussent une querelle. Georges avait cru
reconnaître sa voix, et la manière insolente dont Laurent Du-
long le regardait depuis qu'il était entré le confirmait dans ses
soupçons.. Bientôt il n'en put douter ; car il entendit le nom
de Marguerite , auquel était jointe une épithète injurieuse
Georges attendit encore , et lorsque les ouvriers quittèrent le
travail pour déjeuner , il fut se place? dans la porte par où
devait passer Laurent Dulong , et, se croisant les bras , il
dit d'une voix ferme ;
« Laurent Dulong, si tu n'es pas un lâche, tu vas répéter de-
vant moi ce que lu disais ce matin lorsque je suis entré ; car
j'ai reconnu ta voix; et d'ailleurs , ajouta-t-il , parmi tous ces
honnêtes garçons, il n'en est pas un qui serait capable d'atta-
quer autrement qu'en face. »
Laurent Dulong se troubla et voulut nier; mais aussitôt un
murmure partit du groupe de ses camarades.
« Eh bien! dit-il enfin, c'est vrai j'ai parlé de toi, Geor-
ges Artaux ; j'ai dit. .. que tu avais tort... que... ta femme...
mais , poursuivit-il avec plus d'assurance , ce n'est pas en-
core tant de toi que je parlais que de cette malheureuse qui
t'a perdu...
— Laurent, s'écria Georges d'une voix de tonnerre, ne parle
ni de moi ni d'une autre si tu veux avoir la paix ! »
Mais Laurent Dulong avait été trop loin pour reculer.
a Tu ne m'empêcheras jamais de dire, et de dire à haute
voix encore , s'écria-t-il à son tour, que Marguerite Bernard,
cette hypocrite qui a si long-temps usurpé l'estime des honnêtes
gens, qu'on a appelée l'ange de notre paroisse, eh bien! que
cet ange en est devenu à présent le démon... qu'elle fait honte
à tous ceux qui ont connu sa pauvre et honnête mère... Voilà
ce que tu ne m'empêcheras jamais de dire, Georges Artaux! »
Georges était pâle, il tremblait de fureur; il s'élança sur
Laurent Dulong, et il l'aurait certainement frappé de mort
dans ce moment; mais les autres compagnons se mirent entre
eux et les séparèrent. Georges lui cria :
« Si tu veux voir une autre année , Laurent , retiens ta lan-
gue. Songe à ce que jeté dis là... retiens ta langue. »
220 REVUE DE PARIS.
Il était si tremblant qu'il fut contraint de s'asseoir.
« Je me moque de toi et de ta maîtresse , dit Laurent , et tes
menaces ne m'empêcheront pas de signer le premier sur une
pétition qui va être présentée à monsieur le curé par tous ceux
de la maison pour lui demander de rayer Marguerite Bernard
de la confrérie du Rosaire. Elle ne s'y montre plus , c'est vrai ;
mais c'est une honte que son nom y soit toujours seulement. »
Comme il parlait encore, Georges, qu'on empêchait de s'ap-
procher de lui, lui lança un rabot qu'il tenait à la main, et qui
lui aurait fendu la tête s'il l'avait atteint. Laurent répondit par
des injures d'autant plus amères sur Marguerite qu'il voyait
bien que Georges n'était vulnérable que par elle. Enfin la dis-
pute prit un tel caractère que le maître fut contraint de venir.
Sa présence fit taire Laurent; et Georges parut ensuite se con-
tenter des excuses de mauvaise grâce que le maître exigea que
Laurent lui fît, après s'être fait rendre compte de l'affaire; mais
Georges avait été si violemment ému qu'il fut obligé de quitter
l'atelier bien avant l'heure fixée.
«Ma journée ne comptera pas,» dit-il en sortant au chef
d'atelier.
Le lendemain matin , les ouvriers étaient réunis comme la
veille , à l'exception de Georges Artaux et de Laurent
Dulong.
«(Georges Artaux est encore bien en retard aujourd'hui, dit
le chef d'ouvriers; et voilà aussi Laurent Dulong qui se dé-
range. Il faut que je dise au patron de mettre ordre à cela ,
parce qu'il ne s'agit pas de dire : — Ne me donnez pas ma jour-
née. L'ouvrage ne se fait pas , après tout. »
Dix heures sonnèrent, et les deux ouvriers ne parurent pas.
A midi, Mme Dulong , la mère de Laurent, vint elle-même à
l'atelier demander si l'on avait vu son fils ; la veille il n'était
pas rentré.
u C'est singulier, dirent ses camarades ! » et ils se regardèrent
aussitôt, comme pour se communiquer une même pensée, La
mère suivit les yeux du chef d'atelier.
«Que voulez-vous dire? lui demanda-t-elle.
— Ah! rien... Seulement écoutez donc, madame Dulong .
Laurent se dérange-Uil quelquefois?
— Jamais , dit la mère.
REVUE DE PARIS.
m
— Eh bien ! il y a commencement à tout. Rentrez chez vous,
mère Dulong ; votre fils y est peut-être déjà. »
La mère s'en fut sans être fort inquiète. Mais après son
départ , les ouvriers se regardèrent encove. Plusieurs avaient
6ervi.
«Georges Artaux et lui se seront battus, » bien sur, dit le
chef d'atelier, vieux soldat qu'on appelait Marengo.
Puis , comme si un due! eût été pour lui une fête, il sourit
et dit tout bas en rabotant sa planche :
ci Ce damné Georges !.. . c'est un brave garçon tout de même...
Il aurait dû venir me chercher pour être son témoin Lau-
rent aussi , ce n'est pas 1'erubarras... Mais j'aime mieux
Georges...
— Pas moi , dirent plusieurs ouvriers ; il est sournois, il ne
rit jamais ; c'est un mauvais compagnon.
— Bath ! Bath ! dit Marengo , vous ne le connaissez pas . Je
l'ai vu au feu , moi !... C'est un garçon solide , allez ! ><
Il y avait dans la maison un gros chien des Pyrénées , avec
lequel jouaient tous les ouvriers. Comme il était fort doux,
on ne l'attachait pas. Dans ce moment, il entra dans l'atelier
avec quelque chose dans sa gueule , qu'il traînait plutôt qu'il
ne jouait avec. C'était un objet assez gros et tout souillé
de fange.
tt Allez coucher , Rolland! » cria Marengo 5 et il repoussa du
pied ce que tenait le chien.
« Oh ! oh ! dit-il en le soulevant, c'est une belle casquette,
ma foi !... Eh ! mon Dieu ! regardez donc , vous autres. » Les
ouvriers s'.ipprochèrent. « C'est la casquette de Laurent?» s'é-
crièrent-ils.
Elle était non-seulement souillée de boue , mais toute tachée
de sang 5 vers le milieu il y avait deux entailles profondes faites
par un instrument tranchant. 7\Iarengo laissa retomber la cas-
quette, son front te plissa et ses sourcils se froncèrent. Personne
ne parlait ; ce fut un moment d'affreux silence.
« Ce n'est pas possible ! dit-il enfin ; deux casquettes peuvent
se ressembler...!)
Et il la releva encore. Mais cette fois il la jeta avec fureur
hors de l'atelier. Le nom de Laurent était écrit dans la forme.
Il était deux heures, et Georges n'avait pas paru. Le chef
9 19-
222 REVUE DE TAPIS.
d'atelier fut parler à son maître, puis , après s'être habillé , il
sortit sans dire où il allait, Ses ouvriers l'aimaient beaucoup;
cependant ayant voulu emporter la casquette de Laurent ils s'y
refusèrent, disant qu'elle devait rester comme pièce importante
dans le cas où cette affaire serait véritablement ce qu'elle pa-
raissait être.
Ce fut vers le faubourg Montmartre que Marengo dirigea ses
pas. Le brave homme aimait Georges ; il connaissait et vénérait
Marguerite ; il avait servi avec son père , et son cœur souffrait
à la seule pensée de ce qu'il n'osait encore soupçonner. Avant
de faire aucune déposition , il voulait voir Georges et l'enten-
dre surtout. Cette affaire s'offrait, il est vrai, sous de sinistres
couleurs , mais Marengo était un honnête homme qui ne
connaissait qu'une loi , celle de l'honneur ; et elle lui défendait
de condamner un autre homme sans preuve.
Il monta lentement les quatre étages qui menaient chez
Marguerite, puis il frappa à sa porte. On ne fit aucune réponse;
il frappa une seconde fois, toujours même silence; il frappa
plus fort , une voix tremblante dit d'entrer.
Alors la porte s'ouvrit , et il parvint jusque dans la seconde
chambre. Marguerite y était seule. A la vue du vieux soldat
elle parut troublée. Elle voulut lui dire quelques mots , mais
ses lèvres seules remuèrent sans former aucun son. Elle trem-
blait, et sa pâleur ordinaire était encore redoublée. Elle fit pitié
au vétéran.
« Où est Georges, mademoiselle Marguerite? lui demanda-
t-il doucement.
— Georges ! s'écria-t-elle, Georges ! n'est-il pas chez vous?
— Non, il n'est pas à l'atelier; et vous savez bien qu'il ne
peut pas y être, ajouta Marengo en fixant un regard sévère
sur elle.
— Moi, s'écria-t-elle encore , moi! et comment puis-je sa-
voir ?... »
Mais sa douce voix s'éteignit dans un sanglot; et se tordant
les mains elle se renversa sur sa chaise en gémissant comme
pour mourir.
» Mon enfant, reprit Marengo , il faut pourtant me dire où
est Georges; et cela, voyez vous , par intérêt pour lui , car la
chose est sérieuse. »
REVUE DE PARTS.
22.
Marguerite se retourna vivement vers lui et elle allait l'in-
terroger elle-même lorsqu'une grande rumeur se fit entendre
dans l'étage au-dessous. Quelques instans après le tumulte
augmenta, on criait , on pleurait, puis on monta rapidement
l'escalier. La porte de Marguerite fut presque enfoncée , et
plusieurs personnes , à la tête desquelles étaient le frère et la
mère de Laurent Dulong, se précipitèrent dans la chambre.
C'est que, lorsque le matin Marengo était sorti de l'atelier,
les ouvriers s'étaient consultés sur ce qu'ils avaient à faire ; et
le résultat de leur conférence avait été de chercher autour de
la ^liaison , mais particulièrement dans les rtiines-neu\es de la
ville de François Ier s'ils ne trouveraient pas d'autres indices
que celui qu'avait rapporté le chien. Le chien n'avait été ab-
sent que quelques minutes ; le lieu où il avait trouvé la cas-
quette ne pouvait dono être loin. Ils ne furent pas long-temps
sans trouver ce qu'ils cherchaient. Arrivés dans le milieu du
terrain, ils découvrirent , dans la partie la plus épaisse d'un
petit taillis qui n'avait pas encore été abattu , les traces évidentes
d'une lutte récente entre deux hommes. Le terrain était maré-
cageux 5 la terre, toute marneuse et mêlée de sable, était
d'une couleur particulière, et cette couleur était mêlée à quel-
ques traces sanglantes sur la casquette de Laurent Dulong.
Mais une preuve terrible et plus accusatrice qu'aucune autre
fut trouvée à quelques pas plus loin par l'un des camarades de
la victime : c'était un ciseau de menuisier extrêmement fort ,
et que chacun des ouvriers reconnut pour appartenir à Geor-
ges. La veille , en s'en allant, il avait emporté avec lui plu-
sieurs de ses outils. Le manche était plein de sajjg.
Les camarades de Laurent Dulong décidèrent à l'instant
qu'ils ne pouvaient garder plus long-temps le silence; deux
d'entre eux firent leur déposition chez le commissaire de police
du quartier, et deux autres furent trouver le frère de Laurent.
Telle était la cause de ce qui se passait.
<( Mes amis , s'écria le jeune Dulong en s'adressant à ceux
qui le suivaient, voici une fille qui peut dire où est Georges
Artaux; quoi que ce soit que cet homme ait pu faire , cette
fille est sa complice , et je l'accuse. »
Marguerite s'était levée ; elle retomba sur sa chaise en joi-
gnant les mains, et pâle comme la mort,
25£4 REVUE DE PARIS.
(c Malheureuse ! lui cria une femme frénétique de douleur
en la secouant rudement pour la forcer à se leyer, qu'as-tu fait
de l'assassin de mon fils ?... où est-il?
— Veux-tu bien répondre ? » dit le jeune Dulong.
Marguerite tomba sur ses genoux en murmurant :
« Georges Artaux n'est pas ici. »
Mais aussitôt un cri général retentit dans la chambre; par
terre, à côté du fauteuil où Marguerite était assise , on vit un
mouchoir tout sanglant et des traces de sang encore fraîches ;
le jeune Dulong se précipita sur le mouchoir, il le déplia,
il était marqué d'un G. et d'un A. C'était le mouchoir de
Georges.
XII.
Georges Artaux fut arrêté parla gendarmerie dans les bois
de Fosse-Repose , comme il cherchait à gagner la route de
Normandie pour atteindre un port où il avait le dessein de
faire venir Marguerite. Puis tous deux seraient partis pour
Philadelphie , où Georges avait des parens.
Il n'avoua rien au premier interrogatoire. Marguerite , qui
lui fut confrontée , fut admirable comme la plus ferme et la
plus courageuse des femmes. Il s'agissait de la vie de Georges ,
dès lors elle ne devait pas faillir. Pendant les débats , qui fu-
rent longs, elle ne se démentit jamais, ni dans son assurance,
puisqu'elle devait contribuer à le sauver , ni dans son active
sollicitude pour lui , puisqu'elle devait adoucir sa terrible po-
sition. Chaque matin à peine la prison était-elle ouverte que
Marguerite était au guichet et demandait son entrée. Elle
arrivait auprès du prisonnier comme un ange de consolation ,
lui souriait à son réveil avec un regard d'espoir lorsqu'elle
venait de passer la nuit pour achever de l'ouvrage ; et lorsque
la mort était dans son ame , souvent elle amenait le sourire
sur les lèvres pâles du prisonnier, et pour achever de l'entre-
tenir d'illusions d'espérance, elle contraignait sa voix à chanter
pour lui. En effet qu'y avait-il à craindre pour Georges puis-
que Marguerite chantait? Mais quand une fois la lourde porte
.se fermait derrière elle, quand elle revoyait ce ciel que Georges
ne revoyait plus, que peut-être il ne reverrait qu'une fois en-
REVUE DE PARIS.
225
core , alors la malheureuse enfant se sentait défaillir ; elle
s'arrêtait , car elle serait tombée ; elle s'appuyait contre le
parapet d'un quai ou d'un pont. Puis elle regardait couler l'eau»
et d'horribles tentations la soulevaient souvent de terre ; puis
elle retombait. Que serait devenu Georges?
J'attendrai , disait-elle avec un affreux sourire.
Enfin les preuves devinrent tellement fortes que Georges lui-
même ne put nier plus long-temps. Son avocat l'avait au reste
seul empêché jusqu'alors de révéler la vérité; mais lorsqu il
vit qu'une plus longue dénégation lui donnait une apparence
honteuse et méprisable de mensonge, il avoua qu'il était le
meurtrier de Laurent Dulong, qu'il l'avait tué pour venger
l'insulte qu'il avait voulu verser sur la tète d'une femme qui était
un ange de vertu et de pureté , et qui n'avait encouru le
blâme du monde que pour l'avoir aimé. Mais elle n'a rien su
de ma résolution , poursuivit-il, et ne doit être impliquée en
rien dans cette affaire.
Le jour où le jury s'assembla pour la dernière fois, Mar-
guerite alla dès le point du jour solliciter les juges. Sa beauté,
sa douleur, cette vertu , cette pudeur native qui reposaient
toujours sur son front, lui donnaient une expression irrésisti-
ble, et plusieurs jurés, qui avaient également compris le beau
caractère de Georges Artaux, se rendirent au tribunal presque
résolus à donner leur voix pour la grâce. Malheureusement,
des circonstances aggravantes furent développées au dernier
débat : la sortie de Georges avant la fin de la journée , le ci-
seau emporté par lui, furent présentés, ainsi que le lieu du
meurtre, comme autant de preuves de préméditation. Cette
terrible circonstance admise, la grâce n'était plus possible;
aussi à l'unanimité les jurés prononcèrent-ils... la mort.
XIII.
En entendant prononcer cette parole Marguerite elle-même
se regarda comme condamnée. Dès ce moment elle ne vécut
que dans un autre monde, mais où elle devait guider, con-
soler celui qui vivait de son urne comme elle vivait de la
sienne. Pendant tout le temps qui précéda le supplice , son
existence ne peut être expliquée ; elle n'était en rapport qu'a-
226 REVUE DE PARIS.
vec un seul être humain. Assise près de Georges, elle le re-
gardait et ne voyait que lui. Son regard se perdait dans le sien.
Seulement quelquefois un bruit de la terre venait frapper son
ame dans ce sommeil rêveur où elle était plongée. Oh! alors
c'était un épouvantable réveil ; une douleur aiguë , brûlante , à
pousser des cris. Elle entourait alors de ses deux bras la tête
de Georges et la serrait contre sa poitrine , où battait un cœur
déchiré ; elle couvrait de baisers ses yeux , son front , ses che-
veux; puis sa tête à elle retombait sur l'épaule du jeune homme,
et en se sentant pressée par lui contre ce noble cœur qui n'avait
battu que pour elle , Marguerite souriait de nouveau et se re-
mettait à rêver.
Mais un jour il fallut enfin qu'un terrible réveil succédât à
cette léthargie. Georges dut mourir. Marguerite assista à ces
affreux momens qui rendent plus amer encore le dernier de
tous. Dans ce jour d'épreuve elle fut plus qu'elle-même; on
voyait qu'elle aussi était sûre de mourir. L'amour de Georges,
cet amour toujours aussi passionné l'enveloppait tout entière
et l'isolait du inonde, et son bruit ne lui parvenait plus que
comme un bourdonnement lointain que d'ailleurs elle ne de-
vait plus entendre.
fc Dieu, disait-elle à Georges, acompte mes jours avec les
tiens. )>
Ce fut elle qui l'exhorta, ce fut avec elle qu'il pria Dieu de
lui pardonner, ce fut avec elle qu'il alla au lieu du supplice,
ce fut son regard que rencontrèrent ses derniers regards.
C'était la veille de Noël ; il neigeait, et cependant la place
de Grève était couverte de cette foule avide et curieuse qui va
voir tomber la tête d'un homme comme elle va voir une fête.
Peu à peu cette foule s'écoula , la place devint solitaire et
sombre. L'Hôtel-de- Ville avec ses noires arcades se détachait
comme un drap mortuaire sur cette neige blanche dont une
large place en pourpre révélait celle où venait de tomber une
tête humaine. Chacun fuyait maintenant, car on n'avait plus
à contempler les angoisses et l'agonie de la victime mourante;
on fuyait , et on laissait seule sur cette terre trempée d'un sang
bien aimé la pauvre fille pour y pleurer et mourir. Pauvre
Marguerite! oui, elle était encore là, et onze heures sonnaient
à l'horloge de la ville; elle était là depuis le moment où le fil
REVUE DE PARIS. 227
de sa vie avait été brisé, la malheureuse enfant! et pourtant
elle n'était pas tombée en même temps que cette tête chérie !
Pauvre Marguerite! elle grelottait de froid et ne le sentait pas.
Elle brûlait au contraire.
Tout-à-coup elle tressaille : c'est minuit qui sonne au-dessus
d'elle. Elle lève la tête, regarde, et voit cet œil ardent qui ,
fixé sur elle, semble lui montrer sa route en projetant au loin
devant elle une ligne rougeâtre. Marguerite reçoit en ce mo-
ment une première secousse quil'enlève à son sommeil de mort.
Pour la première fois elle reconnaît le lieu où elle se trouve.
Un souvenir vague , mais horrible, mais affreux, se dresse
devant elle; elle pousse un cri perçant qui fait retentir les
vieilles voûtes qui l'entourent ; elle fuit , elle court , elle s'é-
lance dans les rues désertes qui sont autour de la Grève*, elle
reconnaît, par une sorte d'instinct , le chemin de sa demeure,
elle le suit, et elle arrive, délirante de fièvre et de douleur,
devant la petite porte de son église !...
... Oh! quels souvenirs se retracent à elle, l'infortunée!
Dans un seul instant tout ce monde fantastique dans lequel
elle a vécu depuis plusieurs semaines s'évanouit sur les marches
de pierre de la pauvre église de Saint-Jean. Elle entend des
chants, voit briller des flambeaux; elle avance, elle entre dans
l'église. Le prêtre est à l'autel, il officie. C'est la messe de
minuit. Marguerite avance toujours , mais elle a peur. Elle
se cache , elle s'agenouille derrière un pilier qui est auprès de
la chapelle de la Vierge. Oh! quelle pensée vient briser le
cœur de la jeune fille! C'estlà que quelques moisauparavantelle
priait pour Georges ; c'est là que quelques mois auparavant
Georges était auprès d'elle. Et où est-il maintenant ? Ce n'est
plus lui qui accueille et qui console le gémissement déchirant
qui répond à cette pensée.
Lorsque le soir le sacristain fit lé tour de la chapelle avant
de fermer les portes , il vit une femme étendue sur la pierre.
Cette femme était morte; il souleva sa tête, la regarda : c'était
l'ange de Saint-Jean qui était venu mourir dans son église.
La Duchesse d'Abrantès.
DISCOURS DE M. CH. NODIER,
PRONONCÉ LE 26 DÉCEMBRE
A l'académie française.
Messieurs,
L'honneur d'être admis parmi vous , et de faire entendre ma
faible voix dans cette enceinte où a retenti celle de tant de grands
hommes , était trop au-dessus de mes espérances pour que je fusse
préparé à le reconnaître dignement par mes paroles. La longue
étude que j'ai faite de l'art et des ressources du langage ne m'a
pas fourni des expressions assez vives et assez puissantes pour pein-
dre les sentimens que votre bonté m'inspire , et je ne l'avais pas
prévu dans mon avenir, ce moment glorieux où je dois regretter
de n'être pas assez éloquent pour ne pas paraître ingrat. L'indul-
gence qui a daigné accueillir mes titres littéraires et les couronner
d'un si haut prix peut seule faire grâce aux efforts inhabiles de ma
reconnaissance, et me tenir compte d'une pensée profondément
empreinte dans mon cœur , quoique je ne sache la manifester que
par des démonstrations imparfaites. La langue du bonheur ne m'a
jamais été bien familière ; j'en suis presque aujourd'hui à mon
apprentissage , et c'est une des innombrables choses qu'il m'était
réservé de venir apprendre auprès de vous.
Le choix que vous avez bien voulu faire de moi , messieurs , a
sans doute acquis dans les actes de l'Académie l'autorité de la
REVUE DE PARIS. 229
chose jugée , et les abnégations de la modestie manqueraient de
bienséance dans un homme qui a été honoré de vos suffrages. Quel-
ques-uns de mes travaux vous ont paru dignes de la plus éminente
des récompenses, et le témoignage éclatant que vous leur avez
rendu sera désormais à mes yeux la mesure de leur valeur. Cepen-
dant je ne me fais pas assez d'illusion sur mes droits pour mécon-
naître dans l'arrêt de votre justice un secrète faveur dont le mys-
tère pourrait bien vous avoir échappé à vous-mêmes ; et comment
l'amitié serait-elle restée tout-à-fait étrangère à la détermination
de cette illustre assemblée , où j'ai le bonheur décompter tant d'a-
mis? C'est un de vous ('), messieurs, qui m'a ouvert la carrière des
lettres , qui a encouragé mes premiers pas dans cette veie difficile , et
qui m'a rendu l'étude plus chère que tous les plaisirs , par la douce
autorite de ses leçons. C'est un de vous (a) qui m'affermit dans les
essais del enseignement, quand j'étais repoussé d'une chaire nomade,
et proscrite comme moi par l'intolérance des partis. C'est un de
vous (3) qui me rappela de l'exil , et qui me redonna une patrie.
Plusieurs ont été mes émules et m'ont vu heureux de leurs triom-
phes. Tous ont été mes maîtres et m'ont vu fier de leurs conseils.
Non , messieurs , ce n'est pas à moi seul , ce n'est pas seulemQnt au
zèle assidu de quelques travaux utiles que je dois la gloire de prendre
place au milieu de mes modèles ; je la dois aussi à des sympathies
qui me sont plus précieuses que mes succès, et en m'enlevant
cette croyance , vous me forceriez à répudier la plus flatteuse de mes
vaniés.
Ah ! si vous me permettiez de lui donner un plus libre essor
dans une circonstance qui l'explique du moins, et qui l'excuse
peut-être , je m'efforcerais de rassurer la conscience de mes juges,
et réclamant l'aveu anticipé de quelques-uns des hommes célèbres
dont ils occupent si justement la place. En effet, Messieurs, je ne
peux arrêter mes regards sur vos rangs sans me rappeler que je les
ai vus remplis par une autre génération , où j'ai admiré d'autres
talens et chéri d'autres amis, car je suis parvenu à l'âge où le cœur
entretient déjà plus de tendres affections parmi les morts que parmi
les vivans. — La Harpe ne dédaigna pas de m'éclairer des lumières
(') M. Droz.
(*) M. Arnault.
(3) M. Etienne.
9 20
230 REVUE DE PARIS.
de cette dialectique ingénieuse et savante qu'il faudrait offrir pour
modèle à tous les critiques , si des préventions contradictoires n'en
avaient pas deux fois obscurci l'éclat. ■ — Volney m'enhardit et me
soutint dans l'investigation pénible et cependant délicieuse de cette
belle science de la parole qui se lie à toutes les sciences humaines
pour les enrichir et pour les expliquer. — Chénier m'admit souvent
à la confidence de ses vers , et sa plume , ordinairement moins
humble, corrigea quelquefois les miens. — Suard , dont j'étais né
le voisin dans une des plus antiques et des plus illustres de nos ci-
tés, m'a fait plus d'une fois goûter le charme de ces causeries ra-
vissantes , où revivaient avec tant de grâce l'athéisme élégant et
l'exquise politesse d'une littérature patricienne. — Le bon Sicard
et le noble Ségur accueillirent mes essais. — Collin et Legouvé
me recurent en partage de la fidèle amitié qu'ils avaient conservée
à mon père... Et je sens qu'il faut que je m'arrête à cette pensée,
car elle vient d'absorber toutes les au.tres ! J'ai nommé mon père ,
qui ne m'entendplus 5 mon père , dont les yeux se sont fermés dans
les larmes sur ma destinée incertaine j mon père , dont 1 espoir du
bonheur qui me comble aujourd'hui n'a pu consoler les derniers
momens ! Ah ! puisse du moins un rêve heureux en porter l'image
à son sommeil !
Pardonnez-moi , messieurs , si quelques émotions douloureuses
viennent se mêler à la joie qui devrait remplir aujourd'hui mon
ame tout entière! C'est de ce mélange que la vie de l'homme se
compose, et il n'est point, hélas ! de prospérité si achevée qu'elle
ne soit corrompue par quelque secrète amertume. Pourquoi m'en
défendre d'ailleurs dans cette solennité , dont le retour est toujours
accompagné d'un souvenir de deuil , et où la première obligation
que vous imposiez à ceux qu'honore votre choix est l'accomplisse-
ment d'un devoir funèbre !
Les éloquentes paroles du directeur de l'académie au tombeau
de M. Laya ne m'ont pas laissé une longue tâche à remplir. Le
nom de mon respectable prédécesseur est lui-même un éloge assez
complet de son talent et de sa vie. La gloire littéraire de l'homme
de goût qui a recueilli avec une chaste admiration les préceptes
des maîtres de son art , qui les a pratiqués avec une invariable
fidélité , qui les a transmis deux fois à deux générations studieuses,
tantôt par ses exemples , et tantôt par ses leçons , cette gloire fon-
dée sur de sages écrits, et qu'avouera l'estime équitable de la
REVUE DE PARIS.
231
postérité , ne peut soulever dans ses travaux réguliers et modestes
aucune des questions animées et souvent orageuses de la critique.
L'existence de l'homme de bien qui a placé tout son bonheur dans
un constant exercice de la vertu est peu sujette d'ailleurs à ce
choc d'événcmens et à ce tumulte de contrastes qui fournissent de
longs détails à l'histoire. Touée à de paisibles études et à desaines
doctrines, elle brille de tout l'éclat d'un siècle, mais elle brille
comme la surface de ces fleuves au cours grave et doux, bienfai-
sant et majestueux , qui déploient leurs eaux transparentes sur
une pente insensible , et qui doivent une partie du charme dont
ils embellissent la nature à leur calme et à leur limpidité.
Le trait distinctif de la biographie de M. Laya , c'est celui que
vous avez signalé par une heureuse expression dans le vénérable
Ducis , l'accord d'un beau talent et d'un beau caractère. — Et
que pourrait-on ajouter à l'éloge de l'écrivain éloquent et sensible
dont chaque ouvrage fut une bonne action ? — C'est peu pour lui
d'accomplir une composition . souvent élégante, et quelquefois
vigoureuse , s'il n'en voit résulter une induction morale dont
l'effet peut contribuer au bonheur de la société. — Dans les Dan-
gers de l'Opinion, il lutte contre le préjugé cruel qui flétrissait
de la honte d'un coupable une famille innocente. Dans Jean Calas,
sa plume , destinée à combattre tous les genres de fanatisme , livre
à l'horreur publique les fureurs de l'intolérance religieuse. —
Dans Falkland , il sonde avec Godvrin les replis les plus cachés
d un cœur bourrelé de souvenirs vengeurs , et il met le remords à
nu pour en épouvanter le crime. — Dans des écrits d'une moin3
grande portée , dans des pages presque fugitives, on le retrouve
encore inspiré par cette philantropie sans faste qui était la règle
de ses ouvrages comme celle de ses mœurs. Telle est cette excel-
lente Epître à un jeune Cultivateur nouvellement élu Député,
qui ne saurait être méditée avec trop de soin par tous les hommes
que le suffrage de leurs concitoyens élève à la direction des affaires
du pays. Napoléon regrettait, dit-on, que le grand Corneille n'eût
pas vécu de son temps pour en faire un ministre d'état. Heureux
le peuple, enfin éclairé sur ses précieux intérêts, qui regrettera
que l'écrivain philosophe n'existe plus, pour le compter au nom-
bre de ses mandataires! Le véritable ami du peuple, c'est le sage.
Mais le titre immortel de M. Laya, celui qui révèle dans le lit-
térateur modeste le ressort d'une ame forte , celui qui atteste à la
2S2
REVUE DE PARIS.
fois l'élan d'une verve hardie et le dévouement d'une intrépide
vertu, celui qui a fait dire à un roi spirituel et judicieux qu'en
ouvrant ses rangs à M. Laya, l'Académie avait acquitté la dette
de la France entière , vous l'avez nommé avant moi, Messieurs,
c'est le drame de V Ami des Lois , œuvre héroïque, œuvre magna-
nime , dont l'auteur livrait sans crainte sa pensée à l'émeute sou-
veraine et sa vie aux bourreaux. L'Ami des Lois fut représenté le
2 janvier 1793, aux acclamations d'une foule transportée qu'un
seul éclair de la vérité éternelle Tenait consoler un moment de ses
malheurs. Tous savez , Messieurs , quelle récompense était promise
alors aux accens d'une muse courageuse et sincère. Les sphynx de
ce temps-là ne souffraient pas avec patience qu'on osât leur arra-
cher le mot terrible de leurs énigmes. Aussi ces derniers cris de
nos mourantes libertés, quelques tendres et suppliantes paroles de
modération et de pitié, suscitèrent des excès où se manifestait as-
sez tout ce qu'on pouvait attendre d'une république sortie , les bras
rouges de sang, des massacres de septembre. La consternation
régna dans Paris. La commune souleva pour la première fois , sans
masque , sa tête hideuse et menaçante au-dessus de tous les pou-
voirs qui conservaient quelque apparence de légalité. La conven-
tion, non encore décimée , mais déjà soumise par l'audace, pré-
senta un spectacle tout-à-fait nouveau dans l'histoire des grandes
assemblées politiques. Elle suspendit pendant trois jours le procès
d'un roi de France pour libeller l'acte d'accusation d'un poète. Le
plus populaire des tribuns de la Montagne s'écria vainement que
c'était perdre trop de temps à une comédie, quand le salut du
peuple attendait , pour être consommé , la représentation d'une
tragédie sanglante. La faction , impatiente de victimes, ne renon-
çait pas facilement au plaisir atroce d'en saisir une de plus en
passant, et le généreux Laya fut mis hors de la loi qu'il avait in-
voquée , par les tyrans qui l'avaient faite. Il ne parvint pas sans
peine à sauver sa tête proscrite , long-temps réclamée par une voix
formidable qui ne faisait d'appel qu'à la mort , et qui trouvait
toujours la mort docile à ses commandemens : c'était la voix de
Marat.
Ce respect des formes classiques et des doctrines éprouvées que
je viens de remarquer en M. Laya forme le caractère le plus dis-
tinctif de l'académicien} car il est l'objet véritable de l'instruction
académique. L'essor d'un esprit progressif qui s'élance dans l'ave-
REVUE DE PARIS. 2S&
nir est l'acte individuel d'une pensée solitaire, et les académies ,
loin de le réprimer dans ce qu'il a de sublime , en retirent au con-
traire une gloire toujours nouvelle , qui s'accroît à chaque siècle. Il
ne faut donc pas craindre qu'elles désavouent l'œuvre du temps,
sanctionnée par l'usage; qu'elles repoussent l'œuvre du génie ,
consacrée par une admiration réfléchie ; car le jour où ceci arrive-
rait, elles cesseraient d'être elles-mêmes, et trahiraient leur desti-
née; mais leur but , comme autorité littéraire , est essentiellement
conservateur; mais elles n'y seraient pas moins infidèles le jour où,
entraînées par l'aveugle ferveur du changement , elles livreraient
leurs lois et leurs dieux au sort d'une tentative incertaine, sans
avoir reconnu si le terrain où l'on entreprend de les conduire n'ap-
partient pas aux barbares. Arrivées à la suite des règles établies ,
au milieu d'une littérature illustrée par des chefs-d'œuvre qu'il
parait impossible de surpasser , elles fuient préposées à la défense
de la littérature et des règles comme une garde tutélaire. Protec-
trices vigilantes des acquisitions du passé, elles attendent de la
seule postérité l'aveu solennel qui peut agrandir leur domaine.
Elles ne récusent pas sans doute le jugement de l'avenir; mais elles
ne le préviennent point. En présence du siècle qui fonde quelque
chose peut-être, mais qui détruit pour fonder, elles n'ont d'obli-
gation que de maintenir. C'est une assez noble tâche, et l'Aca-
démie l'a très-bien comprise.
Je devais cette profession de foi à l'Académie ; je la devais aux
lettres françaises, puisque je suis souvent cité parmi les écrivains
qui ont donné quelques gages à l'esprit d'innovation. Cette accu-
sation est grave, messieurs, dans le sein d'une assemblée dont je
viens de définir et d'honorer , autant qu'il était en moi , le glorieux
ministère; mais il n'est pas dans mon caractère de l'éluder par de
timides défaites où l'on chercherait plutôt les concessions d'un
candidat qui s'humilie que la résipiscence d'une opinion qui
s'éclaire. Mon opinion n'a point changé; elle est aujourd'hui ce
qu'elle était dans le jeune enthousiasme de mes études classiques;
elle est ce qu'elle a été dans l'application de mes théories litté-
raires à la composition de mes ouvrages , et je ne crains pas de la
professer sans détours. J'ai souscrit aux efforts de l'esprit d'inno-
vation , messieurs ; je l'approuve et je le défend? ; mais je vous prie
de me permettre de développer ma pensée et de faire ma part.
Oui , messieurs , je suis partisan de cette innovation nécessaire ,
9 20.
234
REVUE DE PARIS.
de cette innovation irrésistible , qui se conforme, obéissante, aux
progrès reconnus de l'intelligence sociale ; qui procède , comme une
émanation naïve , des innovations pratiques de la civilisation ; qui
seconde par une expression bien faite ou par une forme heureuse-
ment appropriée à sa nature, renonciation d'une idée utile et popu-
laire qui n'a pas encore de nom, qui prête l'éclat et la vie d'une
création nouvelle à tout ce qui porte un sceau de nouveauté et de
création dans les conceptions de l'homme j et tel est le génie des
sociétés qu'aucune révolution fondamentale ne peut s'opérer dans
leur antique organisation qu'un mouvement analogue ne s'opère
en même temps dans leur parole. Ce phénomène indivisible est
une des lois de l'espèce. Il n'y a rien à lui opposer.
Oui, messieurs, je suis partisan de cette innovation éclairée,
de cette innovation réparatrice qui proteste contre l'oubli dé-
daigneux où deux grands siècles de notre littérature ont injuste-
ment laissé les siècles antérieurs, qui dispute à la poussière du
moyen âge les titres méconnus d'une de nos plus belles gloires na-
tionales , qui exhume laborieusement , pour les rendre à la lumière,
ces chefs-d'œuvre de délicatesse, d'ingénieuse simplicité, de mer-
veilleuse imagination , de magnifique éloquence, dont les peuples
les plus perfectionnés se seraient enorgueillis, et qui leur rend le
même culte que les artistes de la renaissance aux dieux ressuscites
de Polydore et de Praxitèle. Etrange innovation , si c'en était une,
que cette innovation du passé , qui ne construit pas , mais qui ré-
pare , et qui borne son ambition bienfaisante à relever des ruines
sublimes pour en illustrer les souvenirs de la patrie !
Oui, messieurs, je suis partisan de cette innovation conqué-
rante, de cette innovation cosmopolite, qui ne tient pas dans un
injuste mépris les productions du génie de l'étranger , qui s'enri-
chit avec joie des inventions qu'elle admire , sans s'informer de
leur origine, qui ne soumet pas un génie exotique au tarif chicaneur
de la douane littéraire, qui revendique au contraire comme sien
tout ce qui est grand et tout ce qui est beau , parce que le génie
n'appartient pas en propre à une région privilégiée, mais à l'huma-
nité tout entière , qui appelle tous les talens à ses fêtes nationales ,
qui convoque toutes les muses à ses concerts! Le l'amasse d'unena-
tion vraiment civilisée est ouvert , comme le Panthéon d'Alexandre
Sévère , aux grands hommes de tous les pays.
Oui , messieurs , je suis partisan de cette innovation aventureuse
REVUE DE PARIS. 285
elle-même qu'une confiance trop tôt déçue égare à la recherche
du nouveau, loin des sentiers tracés par l'expérience et par le goût.
Elle marche dans des ténèbres où la lumière ne sera peut-être jamais
faite , mais elle marche. Elle n'arrivera pas où elle va, je le crois,
mais il lui reste assez de temps pour revenir sur ses pas, tenter une
autre carrière et la fournir jusqu'au bout. Telle est du moins l'es-
pérance que j'en ai conçue et à laquelle je ne renoncerais pas sans
douleur. Il faut rappeler le génie qui se trompe , messieurs , il faut
lui tendre les bras : il ne faut pas le proscrire ! Le génie est trop
rare pour qu'il soit pprmis de le traiter comme un banni obscur et
méprisé. L'ostracisme qui le frappe est une calamité publique ! S'il
s'obstinait cependant, contre mon attente , à franchir toutes les
bornes raisonnables et légitimes delà forme et de l'invention, s'il
arrivait à l'abîme qu'il peut déjà mesurer sans s'amender de son
erreur et sans discerner ses périls , la poésie aurait alors des pleurs
bien amers à répandre , car je doute que la poésie eût jamais perdu
davantage; et vous ne me blâmeriez pas d'accorder à tant d'in-
fortune quelques regrets respectueux. Les enfans mêmes savent le
juste châtiment de ce prince téméraire qui exposa ses ailes de
cire aux feux trop voisins du soleil , mais il est admirable d'avoir
approché du soleil, et Icare a donné son nom à la mer où il est
tombé.
J'attacherai peu d'importance dans ce genre d'innovation à ces
témérités purement matérielles qui n'intéressent que l'apparence la
plus extérieure d'un ouvrage d'esprit. Je ne m'irriterai point contre
la fantaisie d'un rhytbme inaccoutumé , s'il rachète sa bizarrerie
par quelques avantages qui flattent mon oreille ou mon esprit ,
s'il est d'ailleurs naturel, harmonieux, pittoresque, et surtout
correct. Je ne me piquerai pas enfin d'être moins indulgent qu'Ho-
race pour quelques taches légères dans une composition que relè-
veront de toutes parts des beautés éblouissantes. Mais ici se bor-
nera cette condescendance déjà bien vaste et bien facile qu'on
ne saurait cependant refuser aux essais d'une époque de transition.
On ne me verra donc pas approuver l'innovation audacieuse qui
violerait à plaisir les lois de notre belle langue, et qui se ferait un
jeu sauvage de la remplacer par un idiome de convention étranger à
toutes les grammaires. On ne m'accusera point . je l'espère , d'avoir
prêté la faible autorité de mon exemple à cette innovation plus
.dangereuse encore qui va jusqu'à menacer les principes de lamo-
286 REVUE IîE PARIS.
rale universelle , et dont j'ai le premier anatbématisé le funeste
délire , en signalant, il y a douze ans , à la critique de mon temps,
l'invasion et les progrès d'une école frénétique. Renfermé par choix
dans des études solitaires qui me réduisent le plus souvent au com-
merce des anciens, je ne sais rien aujourd'hui de ce pernicieux
abus de l'art d'écrire , ou plutôt de quelque facilité qui tient lieu
d'art, que parla terreur et l'indignation qu'il a soulevées. Il est
du moins consolant de penser qu'aucun talent vrai ne restera souillé
de ces excès, même quand il aurait été entraîné un moment à les
partager par la fougue des passions ou par l'approbation corrup-
trice des mécbans. Les talens vrais peuvent s'égarer, mais ils ne
peuvent pas se perdre , parce qu'il n'y a point de talent vrai hors
d'une bonne conscience. Le mépris des mœurs publiques, des af-
fections généreuses et des nobles sentimens a pu gâter quelques
beaux-esprits d'une portée médiocre, mais il n'a jamais fait tort
d'un grand homme à l'admiration et aux respects de postérité.
Et comment ne serait-il pas juste et vertueux, le poète qui
comprend sa mission , le poète qui se reconnaît assez de forces
pour l'accomplir ? Comment pourrait-il oublier qu'aux jours mal-
heureux où nous sommes , et quand les croyances ébranlées par
l'ignorante malignité des sophistes ont perdu leur autorité salu-
taire sur la multitude , c'est dans ses nobles mains que la provi-
dence des sociétés a placé le sacerdoce ? Par quelle insigne méprise
plongerait-il dans l'abîme le vol de sa muse créée pour les cieux?
Hélas ! il ne renoncerait pas à la plus vulgaire des qualités de son
ame, sans abdiquer une des parties essentielles de son génie; car c'est
un caractère religieux et solennel, c'est un caractère auguste et sa-
cré que celui dont la nature a investi les grands écrivains ! c'est un
ministère d'élection qui leur donne le sceptre des âges ! Notre
vieille mythologie nationale avait ligure leur empire par cet Her-
cule gaulois qui tient tous les peuples enchaînés à sa parole , et ce
pouvoir sublime de l'éloquence, ne nous y laissons pas tromper sur
la foi de quelques exceptions dont le temps a déjà fait justice, il
n'appartiendra jamais qu'à des mœurs innocentes et austères.
Le poète dirait-il pour se justifier qu'il n'a fait que céder à l'exi-
gence brutale d'un siècle avide de ce genre d'émotions? Dieu le garde
à jamais d'une humiliation aussi honteuse ! Qu'importe le caprice
féroce des siècles mauvais ? qu'importe leur suffrage ou leur blâ-
me , leur faveur ou leur colère ? La fin des civilisations ainsi que
REVUE DE PARIS. 237
leur commencement a des Bacchantes pour les Orphées, je le veux
croire , et Laya le savait ! Eh bien ! cela est encore une consécra-
tion ! C'est une destinée différente pour le poète , mais ce n'est
pas une moindre destinée ! Il y a des apothéoses sanglantes , et le
ministre des sacrifices a distribué pour le moins autant de palmes
que le ministre des triomphes. Oh ! qu'alors une chaste lyre est un
précieux trésor , et que les victimes sont belles quand elles sont
pures !
Je le répète , messieurs ! hors de la ligne des devoirs moraux de
l'homme , il ne faut plus chercher le talent. Il n'y est pas ! et s'il
pouvait s'y trouver une fois par un déplorable hasard , il vaudrait
inieu.Y que la littérature n'existât point , il vaudrait mieux qu'elle
n'eût jamais existé ! La littérature est l'interprète des nobles senti-
mens. Elle est faite pour diriger les nations dans leur marche et non
pour les suivre dans leurs égaremens ! Elle porte un flambeau qui
éclaire, et nou une torche qui dévore! — Le sage qui vous a légué
le devoir touchant de répartir ses bienfaits appréciait avec justesse
l'alliance du sublime instinct qui produit les beaux ouvrages et de
celui qui produit les belles actions. — Le génie et la vertu , c est
peut-être la même chose.
Je n'ai pas craint, messieurs, de vous ouvrir toute mon ame ,
et elle na pas un mystère que je ne vous eusse révélé avec la même
sincérité. Je sais que votre haute raison ne s'informe pas des vaines
nuances de l'opinion, et je serais peu tenté de hasarder mes pas
sur cette cendre ardente et mobile , si le dernier devoir qui me
reste à remplir aujourd'hui ne me forçait à y passer en courant. —
Après bien des combats obscurs dont ma vie civile porte encore les
profondes cicatrices, je crois savoir enfin, et faites grâce à mon scep-
ticisme si vous ne l'approuvez pas, que la plupart des secrets de la
politique se résument pour le peuple en orgueilleuses déceptions que
les hommes de notre temps ont follement substituées à d'autres
chimères , pour conserver des motifs apparens de se haïr et de se
déchirer. J'ai placé le dernier asile de mes jours fatigués bien loin
de cette arène trompeuse; j'ai appris à fuir le présent pour le passé,
pour l'avenir peut-être ! Et c'est sans doute à ce désintéressement
complet de position que j'ai dû l'avantage d'esquisser quelques
scènes de l'histoire avec une candeur qui m'a quelquefois tenu lieu
de talent ; mais en m'isolant des choses humaines par mes théories,
je suis resté homme par tous les sentimens qui attachent l'homme
238 REVUE DE PARIS.
à l'humanité. J'ai perdu des illusions en grand nombre } je n'ai
point perdu d'affections. J'aime tout ce que j'aimais , et vous ne
reconnaîtriez pas en moi le confrère que vous avez cru vous don-
ner, si vous me trouviez capable de sceller cette gloire unique de
ma vie par les basses palinodies d'un transfuge. Non , messieurs ,
ma mémoire reconnaissante ne sera jamais infidèle à la vieillesse
et à l'exil. Je sais trop, pour tomber dans cette indignité , qu'il
n'y a point de crime plus lâche que la trahison , et point de tra-
hison plus impie que celle qui renie l'infortune. Là cependant
finissent les devoirs de l'homme, et je ne méconnais point les
devoirs du citoyen qui se soumet avec respect aux pouvoirs établis
par le suffrage des nations, et affermis par l'invisible main qui les
dirige à son gré. Heureux de vivre à une époque unique dans les
annales du monde , où il n'y a ni courage à braver la puissance
royale , ni faiblesse à la défendre , je rends hommage sans effort à
l'autorité protectrice qui laisse le droit de franchise à mon cœur ;
et il n'en coûte rien à mon indépendance de révérer dans un prince
honnête homme le modèle de toutes les vertus privées , le protec-
teur des lettres et le modérateur des partis.
Ch. Nodier ,
de l'Académie-Française.
REPONSE
M. LE DIRECTEUR DE L'ACADÉMIE.
MoNsixira ,
L'orateur romain , en disant que la gloire de l'homme de lettres
consistait surtout à composer des ouvrages utiles et dignes d'être
lus, avait marqué la place réservée à M. Laya dans l'estime de la
postérité. Le caractère d'un noble dévouement au bien public ,
d'une généreuse audace dans la manifestation de ses sentimens, est
si fortement empreint dans son drame de V Ami des Lois , que la
critique la moins indulgente a dû respecter jusqu'aux défauts d'une
œuvre de gloire et de courage défendue par la réputation d'un
homme de bien.
Tous avez satisfait avec tant de justice et de talent à l'obligation
qui vous était imposée d'acquitter notre dette envers votre prédé-
cesseur, que je craindrais, en voulant ajouter quelque chose à
l'éloge que nous venons d'entendre , d'affaiblir l'impression que
vous avez laissée dans tous les esprits du mérite et du caractère
du vertueux Laya.
Ainsi, sans nous arrêter plus long-temps sur l'idée affligeante
d'une perte dont votre présence au milieu de nous adoucit l'amer-
240 REVUE DE PARIS.
tume, je me hâte de reporter l'attention publique sur les titres qui
vous désignaient depuis long-temps aux suffrages de l'Académie.
Tour à tour moraliste, romancier , historien et philologue, vous
n'attendez pas de moi l'analyse de ceux de vos nombreux ouvra-
ges auxquels une apparente frivolité a procuré cette vogue popu-
laire qui n'est pas toujours la mesure exacte du talent qui les a
produits.
En me bornant à rappeler les succès de JeanSbogar, de Trilby ,
de Thérèse Aubert , du Peintre de Saltzbourg , et de plusieurs
autres romans , également remarquables par l'intérêt , la grâce et
l'originalité, je m'arrêterai plus particulièrement sur celles de vos
productions moins connues du public, et qui cependant vous don-
naient des droits plus directs à nos suffrages.
Il appartenait à l'Àcadémie-Française , instituée plus spéciale-
ment pour la conservation et le perfectionnement de la langue,
d'apprécier à leur juste valeur ceux de vos écrits où vous vous
êtes proposé le même but.
D'Alembert avait dit qu'un bon dictionnaire de notre langue
était l'ouvrage le plus utile et le plus philosophique dont une so-
ciété littéraire pût doter son pays. Vous paraissez imbu de cette
vérité, monsieur , dans votre Examen critique des Dictionnaires,
et la malice de quelques-unes de vos observations , où l'Académie
aurait pu voir une censure injuste de son propre ouvrage , ne l'a
point empêchée de vous tenir compte des choses utiles qu'elle a
trouvées dans le vôtre.
Sous le titre trop modeste de Mélanges tirés d'une -petite Bi-
bliothèque, vous avez traité avec une érudition tout à la fois pro-
fonde et spirituelle quelques-unes des questions bibliographiques
et littéraires les plus importantes dans l'histoire des livres. Ce vo-
lume, rempli de recherches précieuses, d'observations dictées par
le sens le plus droit et la critique la mieux éclairée , a pour but de
ramener au goût des bonnes et fortes études une jeunesse ardente
trop disposée à croire que l'imagination suffit à tout , et à nier que
la raison soit un lien nécessaire entre le génie qui invente et le
talent qui exécute.
11 n'a fallu rien moins que l'édition critique que vous avez pu-
bliée de V Elégie de Philomèlc , pour donner de la vraisemblance
à l'opinion de quelques érudits qui ont attribué ce petit poème à
rauteur des 3Iétamorphoses. Les notes dont vous l'avez enrichi
REVUE DE PARIS.
2il
suffiraient pour vous assurer un rang parmi les plus habiles sco-
liastes.
Une seule remarque suffit à l'éloge de votre Dictionnaire des
Onomatopées : tous étiez encore sur les bancs d'un collège quand
cet ouvrage, au moment où il Tenait d'être publié, fut aussitôt
mis à l'usage des lycées et distribué en pris àTOs jeunes camarades.
Si Ion consent à adopter sans un nouTel examen le singulier
paradoxe de Buffon , s'il est Trai que le style soit V homme lui-
même, il est peu d'écrivains auxquels on puisse faire une applica-
tion plus directe qu'à tous, monsieur, d'un principe que l'expé-
rience, il faut en conTenir , a souvent mis en défaut. En décom-
posant Totre style, on y trouve en effet cette imagination brillante,
cette naïveté spirituelle , cette sensibilité vraie , cette ironie
piquante, en un mot toutes les qualités de l'esprit et du cœur dont
se composent votre caractère et votre talent. Sous votre plume , la
grâce et l'élégance de l'expression donnent un prix à la pensée la
plus vulgaire ; et , lors même que l'on pourrait vous reprocher eh
quelques endroits une sorte d affectation néologique , on trouve à
l'examen que le terme nouveau que vous essayez d'introduire a
son excuse, ou du moins son prétexte , dans une élégante eupho-
nie et dans la difficulté de rendre avec le mot commun votre
pensée tout entière. Vous osez heureusement } suivant l'expres-
sion d'Horace 5 l'originalité de l'idée vous semble comme àRivarol
mendier une expression nouvelle. On aurait bien désiré peut-être
que vous lui fissiez moins souvent l'aumône.
Ce qu'on appelle le génie de notre langue n'est autre que le
génie des grands écriTains qui en ont fait usage ; l'un d'eux en a
fixé le caractère principal dans cette ingénieuse réflexion : d Ce
» n'est pas le besoin , a dit Fontenelle , c'est le plaisir de Tivre en
i> société qui semble avoir réuni les Français en corps de nation ;
» et c'est dans cet esprit que s'est formée leur langue. » Les Fran-
çais ne parlent pas seulement pour s'entendre, mais aussi pour se
plaire : de là cette clarté continue , ce choix dans les expressions,
ces convenances dans les mots et dans les images qui font le charme
du style de nos grands écrivains. Ce charme, on le retrouve sou-
vent dans vos principaux ouvrages.
Le sentiment le plus vif du ridicule , le conp-d'œil le plus
prompt à le saisir, l'expression la plus propre à le peindre, vous
appelaient dans la carrière de la critique, et tous l'avez parcon-
9 21
42
REVUE DE PARIS.
rue , monsieur, sans renoncer à ce caractère de bienveillance qui
tous dicta des excuses pour toutes les erreurs , de l'indulgence
pour toutes les opinions , et des éloges pour tous les rivaux.
A ce don d'une critique sans amertume, plus rare encore que le
talent, vous joignez cet esprit voltairien qui met en mouvement
celui des autres ; cet esprit communicatif qu'on ne peut mieux ca-
ractériser qu'en lui donnant le nom d'un homme qui seul est une
époque dans les annales de l'esprit humain.
On a pu remarquer que le titre de quelques-uns de vos ouvrages
n'est souvent pour vous , monsieur, comme pour Montaigne ,
qu'un moyen d'introduire en fraude, si j'ose parler ainsi, quel-
ques-unes de ces vérités hardies que le prudent Fontenelle tenait
si serrées dans sa main.
Cette indépendance d'opinions et de sentimens, cette hardiesse
de pensées a fait de vous, sous tous les gouvernemens , un zélé
partisan de la liberté de la presse, et l'on peut s'en convaincre dans
ces tablettes de Jean Sbogar, où vous exposez avec tant de force
et de logique vos théories de liberté , les plus hardies peut-être
qui aient encore été écrites. Le gouvernement d'alors vous les
pardonna : il n'en voyait pas la portée. Mais il n'en fut pas de même
de votre réclamation en faveur des Exilés de i8i5. Vous parliez
de principes à l'esprit de parti ; vous parliez de clémence au pou-
voir de droit divin, on crut vous faire grâce en saisissant votre
écrit et en défendant aux journaux d'en faire mention.
La presse libre est incontestablement la plus forte protection
contre les caprices et les passions du pouvoir arbitraire; toute
amélioration dans la science du gouvernement vient d'elle. La
critique la plus amère,la satire même, lui sont permises lorsqu'elles
ont pour objet de flétrir des actious malhonnêtes que la loi
ne saurait atteindre , et sur lesquelles l'opinion publique mise en
mouvement par la presse peut seule exercer une utile censure.
La mesure était comblée , la presse était muette , et la restau-
ration achevait de détruire ce 'palladium des libertés nationales ,
lorsque l'Académie-Française poussa le cri d'alarme. La reconnais-
sance publique n'oubliera pas sans doute que c'est du sein de cette
assemblée que sortit la première protestation légale contre la vio-
lation des libertés delà presse et de ses droits constitutionnels.
Le même sentiment qui dictait en d'autres temps à l'Académie-
Française l'énergique réclamation qu'elle osa faire entendre en fa-
REVUE DE PARIS.
243
veur de la liberté de la presse ne lui commande-t-il pas aujour-
d'hui de signaler l'abus qu'on en peut faire , et qui tendrait à la
rendre odieuse par ses propres excès?
La presse est une arme légale que Ton porte en plein jour, dont
on se pare avec OTgueil. Il est glorieux de l'employer au service
de l'état, il est bonorable de s'en servir pour venger son honneur,
il est juste d'en faire usage pour sa défense personnelle : la presse
est une épée , la licence est un poignard , ou, pour me servir de
vos propres expressions , « la liberté de presse est une muse , la
licence de la presse est une furie. »
Si la presse sans garanties devient de l'arbitraire entre les mains
du pouvoir, elle dégénère en licence entre les mains du peuple.
Mais où trouver cette garantie contre des excès également dange-
reux ! Dans la loi même qui en proclame la liberté illimitée. C'est
quelquefois violer l'esprit d'une loi, a dit Voltaire, que de ne pas
en transgresser la lettre. En effet , qui oserait soutenir que la loi
qui garantit la libre circulation des idées ait voulu se priver du
droit de punir la manifestation de la pensée qui peut compro-
mettre l'existence physique ou morale de la société tout entière ,
de la famille ou même d'un seul individu. Je ne crois pas qu'on
puisse citer parmi les défenseurs les plus zélés de la liberté de la
presse un seul publiciste qui n'ait rangé l'abus qu'on peut en faire
au nombre des plus grands fléaux dont l'ordre social puisse être
affligé.
Et pourtant , messieurs, n'hésitons pas à le dire, il faut plus de
courage aujourd'hui pour attaquer les excès de la presse, qu'il
n'en fallait sous la restauration pour défendre ses droits. On n'avait
à craindre alors que les rigueurs honorables d'un pouvoir absolu J
maintenant on court le danger plus grand de se voir calomnié dans
ses intentions, outragé dans sa conduite , ou diffamé dans son hon-
neur. Traduit calomnieusement au tribunal de l'opinion publique ,
c'est trop souvent en vain qu'on invoque les souvenirs du passé ,
les services qu'on a rendus, les témoignages d'estime et d'amour
qui vous furent prodigués jadis par les mêmes hommes qui vous
persécutent aujourd'hui. Tous vous défendez de l'injure par
des raisons , devant un public ingrat ou frivole , qui se plaît à
voir briser ses propres idoles, ne fût-ce que pour se débarrasser
dune dette d'admiration ou de reconnaissance qu'il nie avec la
même ardeur qu'il avait mise à la contracter.
24* REVUE DE PARIS.
.T'ai pu croire, messieurs , que ces observations sur la liberté de
la presse auraient quelque poids dans la bouche d'un homme qui a
passé quarante ans de sa vie à la défendre en présence de toutes les
tyrannies, et qui s'est vu trois fois jeté' dans les fers en expiation
d'un pareil crime : je puis espérer du moins que ces observations
ne paraîtront pas déplacées en parlant de l'estimable confrère que
nous regrettons, et en répondant, à celui qui vient occuper sa place.
Tous les deux ont donné des gages honorables de leur fidélité au
principe conservateur de la véritable liberté de la presse.
L'Académie est heureuse d'associer à ses travaux un collabora-
teur animé des sentimens dont elle s'honore 5 car vous pensez
comme elle, monsieur, que les qualités de l'homme de lettres, à
l'époque où nous vivons , sont inséparables des vertus du citoyen ,
que sa gloire consiste à remuer ces armes engourdies dans un re-
pos que toute innovation inquiète , que toute agitation fatigue , à
éveiller les passions généreuses en leur donnant pour mobile l'a-
mour de la patrie, et pour exemple les grands hommes qui l'ont
illustrée. Tous pensez comme nous, monsieur, que l'homme de let-
tres digne de l'honorable mission que la société lui confie doit s'oc-
cuper à refréner dans les factions qui s'agitent autour de nous cette
activité dévorante qui tendrait à ébranler par des secousses en sens
divers les fondemens de l'ordre social, et qui, dans sa haine aveugle
pour des principes qu'elle affecterait de confondre avec les abus
et les préjugés, demanderait effrontément à l'anarchie les bienfaits
d'une sage réforme.
Après vous avoir exprimé les sentimens de l'Académie, qu'il
me soit permis , monsieur, de me féliciter du hasard qui me pro-
cure, pour la seconde fois dans le cours de cette même année,
l'honneur de présider l'Académie-Française dans une solennité où
elle me donne un ami pour confrère. C'est un devoir si doux à rem-
plir que celni qui nous autorise à louer solennellement l'homme
que nous aimons, à manifester en public notre admiration pour
ses talens, notre estime pour son caractère, et notre amitié pour
sa personne!
Ce bonheur, je vous le dois, monsieur, et c'est une dette du
cœur dont je m'acquitte avec une bien vive satisfaction.
De Jouï ,
de i'Académie-Frauçaise.
LES VIEUX ROMANS.
§ IV.
LES PREMIERS ROMANS ANGLAIS. — l'eUPHUES DE LYLIE.
Pendant les règnes des Henrys et des Edouards , la nation
anglaise fut surtout amusée par des fables chevaleresques. Les
romans français sur Arthur et ses chevaliers continuèrent à
être les compositions les plus populaires sous les Plantagenets.
Au temps d'Edouard IV, les prouesses de la chevalerie prirent
une forme anglaise dans la Morte Arthure, compilation
des plus fameux romans de la Table-Ronde, tandis que les in-
ventions romanesques sur l'histoire de Troyes et les héros
classiques étaient traduites et imprimées par l'infatigable Cax-
ton. Arthur de Bretagne et Huon de Bordeaux furent trans-
latés ^av lord Berners, sous Henry VIII, et firent avec la
jMort'e Arthure les délices de l'Angleterre pendant toute la
période des Tudors. Le siècle d'Elisabeth -\ it la mode s'atta-
cher aux traductions et imitations des romans espagnols fondés
sur les aventures des Amadis et des Palmerins. L'un des types
de cette classe de fictions est « la fameuse , délectable et plai-
sante Histoire du renommé Parismus, prince de Bohesme. »
Cet ouvrage , écrit par Emmanuel Ford , et imprimé en 1593,
fut si populaire , que le savant M. Dunlop le cite sur une trei-
zième édition en caractères gothiques.
9 "«
2'«6 REVUE DE PARIS.
A cette même classe appartiennent I'Ornatus et Artisia ,
par le même E. Ford , et le Phéandre , ou le Chevalier
vjerge , par Henri Roberts , imprimé en 1595. Cependant le
véritable génie de la chevalerie s'était évaporé , et ces produc-
tions n'offrent plus qu'une image effacée des rudes combats et
des hardies prouesses de Lancelot ou de Tristan. Un nouvel
état de société avait succédé aux anciennes mœurs, et la na-
tion anglaise recevait avidement les innombrables traductions
et imitations des nouvelles italiennes. Le Palais du Plaisir
de Paynter , l'Heptameron , et les admirables Histoires de
Grimstone , procuraient aux lecteurs d'élite les mêmes jouis-
sances littéraires que leurs ancêtres avaient trouvées dans le
Recueil des Histoires de Troyes et les Légendes d'Arthur.
Les hauts faits des paladins , les atrocités et les intrigues de la
nouvelle italienne sont aujourd'hui des sujets bien négligés ,
les romans de Walter Scott ressemblent bien peu aux vieux ro-
mans de chevalerie , les romans de Fielding et de Richardson
ressemblent encore moins aux nouvelles italiennes ; mais n'ou-
blions pas tout ce que l'imagination féconde de Spencer dut aux
premiers , tout ce que Shakspeare et les auteurs dramatiques
ses contemporains durent aux seconds.
Lorsque la nation anglaise , sous Elisabeth, s'amusait en-
core des derniers reflets littéraires du roman de chevalerie et
prenait goût aux premières importations des conteurs italiens ,
une nouvelle espèce de roman fut inventée , nouvelle en effet
par le mauvais goût et l'affectation du style. Le premier pro-
duit de ce genre fut l'Euphues , de John Lylie , auteur né en
1553, dans le comté de Kent , et venu très-jeune à la cour ,
où, protégé par la reine Elisabeth, il espéra long-temps et
toujours en vain d'obtenir la place de directeur des fêtes de
Sa Majesté. Ce fut pendant son séjour à la cour d'Angleterre
que Lylie composa son roman d'EuPHUES , que quelques cri-
tiques ont prétendu à tort être une satire de la phraséologie ,
ou jargon particulier des grandes dames sous ce règne. Ceux
qui ont lu le Monastère , de Walter Scott, n'ont pu oublier
le beau chevalier Percy Shafton, le type des petits-maitres de
l'époque , parlant la langue de l'Euphues , comme le style à
la mode, et vantant Lylie comme l'Homère du jour; L'Eu-
phues était une composition sérieuse, l'expression écrite des
REVUE DE PARIS.
247
conversations de la cour, à moins de supposer que ce fût la
vogue de cet ouvrage qui mît son style en circulation , à peu
près comme en France les romans de M11* Scudéry firent adop-
ter par les précieuses ridicules du siècle les emphatiques com-
plimens qu'échangent les Cyrus et les Oroondates :
Deux nobles campagnards, grands lecteurs de romans,
M'ont conté tout Cyrus dans leurs longs complimens.
L'ouvrage deLylie, qui fut publié en 1580, est divisé en
deux parties, dont la première a pour titre Ecphces , et la se-
conde EcPHL'ES ET SUN AsGLETERRE.
Euphues , gentilhomme athénien , distingué par l'élégance
de sa personne et la vivacité de son esprit, par son caractère
amoureux et son humeur volage , arrive à la cour de Naples,
u qui était plutôt, dit Lylie, le tabernacle de Vénus quele temple
de Vesta , plus digne d'un athée que d'un Athénien. » Euphues
s'y lie d'amitié avec Philautus, gentilhomme napolitain, qui
le mène souper chez sa maîtresse Lucilla , ou la gente dame,
comme elle est appelée dans le cours du roman. Elle reçoit
Euphues si froidement qu'il demande si c'est l'usage en Ita-
lie de recevoir étrangement les étrangers? Malgré cette ré-
ception défavorable, Euphues s'amourache de Lucilla, et
après souper, en véritable Athénien qui a lu le Baisquet de
Platon, sans doute, il prie la dame de lui permettre de pronon-
cer un discours sur cette question : «L'amour est-ilcausé plutôt
par les perfections de l'esprit que par la beauté du corps?»
Chacun ses armes, Lucilla ses beaux yeux, Euphues son élo-
quence. Aussi Euphues parle si bien sur ce sujet délicat ,
que « Lucilla devient infidèle à Philautus. » C'est peu de
chose que l'action d'un roman dont le héros commence ainsi
par pruuver qu'il a la langue bien pendue; mais en revanche,
nous avons maintes dissertations et maintes conversations en-
tre Euphues et sa maîtresse, sur divers sujets, et entre autres sur
la constance en amour qu'Euphues entreprend de démontrer
à Lucilla , en lui rappelant que « quoique la rouille creuse
o l'aciérie plus dur, elle ne saurait ronger Témeraude; que
• quoique le caméléon change de couleur à l'air , la salaman-
» die garde la sienne dans le feu. » A tout cela , que répond
2-48 REVUE DE PARIS.
Lucilla ? — rien; mais en vraie femme qui n'aime pas à être
battue dans la discussion, elle oppose le fait à la parole, et
traite Euphues comme elle a traité Philautus , en le quittant
pour revenir à celui-ci. Ces malheureux amans s'étant rappro-
chés , Euphues écrit <t sa lettre rafraîchissante à Philautus et à
tous les tendres amans. » La lettre écrite, il retourne à Athè-
nes , d'où il envoie diverses épîtres à ses amis de Naples, et un
système complet d'éducationdesa façon qu'il intitule modeste-
ment Euphues et son Ephoebe.
Au commencement de la seconde partie du chef-d'œuvre de
Lylie , Euphues, ayant rejoint Philautus , part avec lui pour
faire un voyage en Angleterre, où ils arrivent après avoir ren-
contré épisodiquement un ermite qui leur fait un conte, et y
ajoute d'excellens avis.
En Angleterre , Lylie nous donne quelques détails curieux
sur les mœurs et le gouvernement du royaume sous Elisabeth.
Walter Scott n'a pas lu inutilement cette partie du livre. A
Londres , Philautus devient amoureux d'une dame nommée
Camille, et n'étant pas, à ce qu'il paraît , aussi sûr de son élo-
quence que son ami, il va consulter un magicien pour savoir
comment il doit faire pour réussir. C'est donc le magicien qui
subit le premier flux de sa faconde; car Philautus, devenu
fort discoureur à l'école d'Euphues , débite au savant homme
tous les fameux exemples d'amour exalté qu'on trouve dans
l'histoire ancienne et la mythologie. Le magicien lui riposte
avec l'érudition de son métier , c'est-à-dire avec tout ce qu'il
sait des philtres et des potions amoureuses , mais on ne s'at-
tend pas peut-être à sa conclusion jnodeste : « Hélas! mon
fils , quoiqu'il y ait eu maintes personnes assez perverties pour
chercher de pareils moyens d'inspirer l'amour , il n'y en eut
jamais d'assez malheureuses pour les trouver. » Jugez du dés-
appointement de notre gentilhomme napolitain ! Que fait-il
alors? Il écrit une lettre: Camille reste insensible; Philautus
en écrit une seconde ; mais dans celle-ci , en vrai héros de ro-
man de 1833, il menace de se tuer , et signe : A toi toujours ,
quoique bientôt jamais.
L'auteur nous laisse intrigués par ce galimathias pour nous
entretenir d'Euphues, qui est rappelé soudain à Athènes, d'où
il envoie , à l'usage des dames de Naples, ce qu'il appelle le
LIA UE DE PARIS. 249
Miroir d'Ecphles folk l'Europe. C'est une flatteuse des-
cription de l'Angleterre, qu'il regarde comme le miroir où les
autres peuples doivent se tourner pour s'habiller. Euphues ne
ménage pas son éloquence pour louer la cour d'Elisabeth,
la beauté , les talens et surtout la chasteté de la reine , ainsi
que les vertus des dames anglaises , « ne ressemblant pas aux
dames italiennes , qui boivent du vin avant de se lever, pour
se donner des couleurs, ji Quelques voyageurs modernes ont
fait payer cher ce compliment aux belles compatriotes de l'au-
teur, en les accusant de sortir de table avant les hommes ,
non pour aller préparer le thé, mais pour s'humecter de quel-
ques petits verres d'eau-de-vie en petit comité. Nous appre-
nons enfin par une lettre que Philautus a oublié et Lucilla et
Camille pour une troisième maîtresse, Mme Flavie , qui con-
sent à se laisser épouser, ic Alors , dit Lylie pour conclure ,
î> Euphues se livra à l'amour de la solitude, résolu d'aller vi-
» vre dans quelque lieu désert et sauvage. En conséquence, il
■» prit congé de ses amis , leur recommandant que si quelques
)> nouvelles ou lettres leur parvenaient à son adresse , ils n'a-
» vaient qu'à les lui faire tenir au mont de Selexsedra et je
)> l'y laisse muser ou invoquer les muses. »
L'antithèse dans les mots et les idées , l'affectation absurde
d'une intarissable érudition historique et mythologique, enfin
une surabondance de comparaisons et de métaphores , voilà ce
qui caractérise ce bizarre roman , qui est à la prose des écri-
vains anglais de cette époque ce que la prose de La Calprenede
et de Mlle de Scudéry est à celle de Pascal. Lettres, conver-
sations , discours , tout est dans le même style. Après avoir
vanté les agrémens personnels d'Euphues , Lylie s'écrie en
moraliste : «Les plus fraîches couleurs se fanent le plus vite.
— Le rasoir le mieux aiguisé s'émousse le premier. — Le drap
le plus fin ne tarde pas à être piqué des teignes, et la dentelle
est plus tôt tâchée que la grosse toile.» Nous avons vu des
auteurs de nos jours qui , dans une même phrase , ont comparé
Varif ce grand mot, à une racine , à un instrument de musi-
que et à une brosse à friction. Eh bien ! Lylie comparait , lui ,
l'amitié au vers luisant, à l'encens et à la rose de Damas. En
vingt-cinq lignes d'une lettre , Philautus compare aussi son
heureux rival au musc, au cèdre, à une hirondelle, à une
250 REVUE DE PARIS.
abeille, aune araignée. Lucilla , la gente dame napolitaine,
après avoir dit à ses adorateurs qu'il y a plus de dangers en
amour que de lièvres sur le mont Athos , récite les noms de
toutes les femmes de l'antiquité trompées par des étrangers ;
telles que Didon , Ariadne , etc. « Il est commun et déplorable,
continue-t-elle, de voir la simplicité tomber aux pièges de la
finesse , et ceux qui ont le plus de puissance s'aider de plus de
malice. L'araignée tisse sa toile invisible pour prendre les mou-
ches ; — le loup se donne l'air bénin pour dévorer l'agneau ;
— le faucon fond sur la perdrix J'ai ouï dire que le taureau
attaché à un figuier perd sa force, — que toute une troupe de
daims reste ébahie si elle sent une pomme , et que le dauphin
est attiré au rivage par les sons de la musique. Donc, si le
daim sauvage est pris avec une pomme, le papillon timide,
avec une fleur et le léger dauphin avec une note harmonieuse,
faut-il s'étonner que les femmes se laissent séduire à la mé-
lodie du langage des hommes? »
L'auteur, comme ses personnages , n'a d'autre soin que
d'arrondir ses périodes ou d'aiguiser ses phrases de jeux de
mots. Ce sont des contrastes perpétuels d'expressions , de mo-
notones accumulations d'images , des cascatelles de syllabes
ou de molles périodes. En France et en Angleterre , les poè-
tes satiriques nous révèlent que maint esprit ingénieux a plus
d'une fois tenté de ressusciter, mais en vain , cette singulière
littérature. Nous ferons connaître les imitateurs contemporains
de Lylie.
Hjstory of Fiction.
D'CJi COMMESCEMENT DE RÉACTION
CONTRE LA LITTÉRATURE FACILE,
A L OCCASION PE LA
BIBLIOTHÈQUE LATINE-FRANÇAISE
DB M. PANKOUCK.E.
§11.
Ce qui m'a fait rattacher à une affaire de classe une décla-
ration de foi contre la littérature facile , à une traduction des
grands écrivains de Rome une attaque contre les grands écri-
vains de la France de 1833, c'est, d'une part, que j'avais à signaler
dans les collèges une petite réaction de même nature que celle
qui s'accomplit dans le public 5 c'est , d'autre part , que j'ai
cru qu'il n'y avait pas de meilleure lecture à conseiller, pprès
celle des grands écrivains de la France de 1833 , que celle des
grands écrivains de l'ancienne Rome. Si cette liaison paraît
un peu forcée, c'est tant pis pour moi.
Parlons d'abord de la petite réaction universitaire.
Il y a eu celle des élèves ; il y a eu celle des professeurs.
Pour les élèves , les choses avaient été fort loin , en fait de
prosélytisme littéraire. Entre autres petits résultats de la révo-
252 REVUE DE PARIS.
lution de juillet , une espèce d'insurrection avait éclaté , dans
les collèges, contre le despotisme des auteurs classiques. De-
puis que certains chefs de l'école facile avaient eu l'heureuse
idée de mêler à la question littéraire une question de liberté ,
et de présenter l'ancienne foi classique de la France comme
un reste de la société féodale détruite en 1789 et en 1830 ,
comme une petite tyrannie qui s'était conservée seule d;uis
l'abatis de toutes les autres tyrannies , les écoliers avaient cru
s'associer à une tâche libérale, et faire tout|à la fois une œuvre
politique et littéraire , en se déclarant les champions de la lit-
térature facile. D'ailleurs, les attaques, au moins irréfléchies,
de je ne sais quel parti semi-industriel, semi-littéraire, contre
la longueur du temps consacré aux études grecques et lati-
nes 5 le décri lancé contre les anciennes méthodes d'enseigne-
ment 5 l'accumulation de cinq à six langues et de cinq à six
sciences, apprises simultanément, recommandée et prêchée
par de grands philosophes qui croient que le cerveau de
l'homme augmente d'étendue, et ses facultés de nombre , en
raison directe des acquisitions intellectuelles de l'humanité ;
toutes ces choses, bonnes tout au plus comme renseignemens,
mais non comme enseignement , n'avaient servi qu'à faire en-
trer dans les collèges l'excellente philosophie de nos drames ,
et la morale non moins respectable de nos romans. Le temps
consacré par le règlement aux mathématiques , à la physique,
à la chimie, à l'anglais , à l'allemand , à l'italien , était donné
à la lecture des chefs-d'œuvre de la littérature facile , et d'au-
tant plus libéralement que le règlement lui avait assigné un
emploi tout contraire.
Et l'enthousiasme était monté si haut, qu'un professeur ne
pouvait plus guère tenir sa classe qu'à la condition de donner
son avis, et un avis au moins obligeant, sur les plus réputés de
ces chefs-d'œuvre. Il fallait, sous peine d'abdication , que des
hommes nourris d'Homère et de Virgile se fissent les commen-
tateurs et les sooliastes bénévoles du style de la Tour de Neslr,
de la morale à'Antony, de l'intelligence dramatique du Roi
s'amuse. Les plus doux cédaient au torrent, et j'en sais qui
poussèrent la tolérance jusqu'à donner à leurs élèves, pour
matière de vers latins , les monologues de Triboulet. On ne
pouvait , disaient-ils, sauver l'institution du vers latin qu'en
BEVUE DE PARIS. 2o3
forçant la langue de Virgile et d'Horace à prêter ses centons aux
vers français du Roi s^amuse. D'autres ne voulant pas nier les
maîtres , car c'eût été nier leurs études , et se déclarer eux-
mêmes idiots disciples , ou , tout au moins . bouches inutiles,
mais n'osant pas non plus les imposer à l'indifférence bruvante
de leur classe, essayaient de transiger, et s'engageaient à com-
poser leurs leçons, moitié de la poésie dePiaciue, moitié de
la poésie de 1833. Quelques-uns , plus intraitables dans leurs
croyances, ou manquant de cette habileté difficile qui consiste
à se mettre à la tête d'une innovation qu'on ne peut empêcher,
et à paraître l'adopter pour la mieux gouverner, s'attaquèrent
de frontaux petites sympathies de leurs élèves, et y perdi-
rent , celui-ci son temps, celui-là son crédit, un autre sa
santé. On m'a parlé de démissions données par suite de guerre
ouverte entre des professeurs classiques et des élèves gagnés
aux beautés de la littérature facile.
J'ai dit que le vers latin ne se pouvait plus faire admirer
dans certains collèges que sous le costume arlequiné de Tri-
boulet, et son grelot à la main. Ailleurs, il était tout-à-fait
proscrit. Cet excellent exercice de classe, que je prends très-
volontiers le ridicule de défendre , le plus favorable peut-être
à des imaginations de quinze ans, parce qu'en même temps
qu'il les développe , il les règle , et parce qu'en leur laissant
l'espace libre pour la pensée, ou ce qui s'appelle pensée à
quinze ans, il les retient et les limite par la loi du mètre; le
vers latin, où Pétrarque et Dante prirent le nombre et l'éner-
gie du vers italien , était abandonné au petit nombre qui vise
aux prix du concours , machines à prix , comme les appellent
avec dédain les mauvais écoliers, devenus dès le début excel-
lens écrivains dans la littérature facile. Quant au discours
français, on le voulait bien conserver, mais à une condition ,
c'est qu'il admît des interlocuteurs, des dialogues , un peu de
mise en scène , beaucoup de couleur locale , les écoliers et les
jeunes moyen âge , à barbe pointue , étant les juges-nés de la
couleur locale. On consentait volontiers à faire du Walter
Scott, à décrire le lieu de la scène , le costume des person-
nages , à donner leur signalement , à faire apparaître des gens
inattendus, qui viennent on ne sait d'où, dire aux* person-
nages du drame qu'ils ne savent ni ce qu'ils disent ni Grt
9 m
25-4 REVUE DE PARIS.
qu'ils font , comme cela se voit fréquemment à la Porte-Saint-
Martin ; mais pour du discours de simple raisonnement , où
l'on fait parler des caractères connus dans des situations natu-
relles , c'était de la besogne servile, besogne de la restaura-
tion et de l'empire , écrasée irrévocablement sous les pavés
de juillet.
Les choses en étaient venues à un tel point, et l'université
allait lancer dans le monde un si grand nombre de metteurs en
scène et de broyeurs de couleur locale , qu'il a bien fallu
prendre des mesures de discipline pour préserver le pays d'une
conscription annuelle de quelques centaines de grands écri-
vains. Pour parler plus sérieusement, on s'est aperçu que
l'affaiblissement des études entraînait uu affaiblissement pro-
portionné dans les intelligences,' que cet éclectisme poly-
glotte qui reconnaît d'admirables modèles sous tous les degrés
de latitude, et jusque sous les deux pôles ; que cet esprit de
libéralisme littéraire qui laissait pénétrer dans les collèges la
littérature contemporaine , et réclamait pour les poètes drama-
tiques de 18331a libre concurrence avec les poètes dramati-
ques des dix>septième et dix-huitième siècles, dans l'admiration
et l'éducation des jeunes gens; que cette suppression presque
complète du vers latin et cette modification notable du discours
français, converti en une sorte d'apprentissage du métier de
dramaturge ; que toutes ces belles libertés , en un mot , perver-
tissaient de jeunes esprits bien doués , et faits pour les choses
difficiles ; qu'une telle diversité énervait les intelligences, au
lieu de les étendre ; que l'éducation des esprits comme celle
des âmes devait être quelque peu exclusive pour être forte ; et
que , comme on ne formait pas déjeunes âmes en mêlant aux
leçons de morale qu'on leur donne des analyses pittoresques
de tout ce qui est le contraire de la morale, de même on ne for-
mait pas de jeunes esprits en leur jetant pêle-mêle avec des
œuvres de goût et de raison éternelle des œuvres au moins dou-
teuses , qu'on ne peut connaître impunément que quand on est
nourri et saturé des premières; que l'enseignement n'était pas
institué dans le but de dégager, de faire éclore, par toutes les
voies d'émancipation et d'incubation intellectuelles, les rares
génies qui peuvent être cachés dans quelque coin de la classe,
sous la figure maigre et indécise d'un adolescent , mais bien
REVUE DE PARIS. 255
pour ouvrir et activer l'immense majorité des natures ordi-
naires qui couvrent les bancs des collèges, et pourvoir les
moins bien doués d'un instrument de défense qu'il est toujours
bon d'avoir parmi les hommes , j'entends le bon sens : on est
donc venu au secours des études abandonnées, on a renforcé
l'enseignement du grec et du latin , réforme importante dont il
faut savoir gré à M. Guizot , lequel peut bien être diverse-
ment jugé comme ministre politique , mais doit être , pour ce
service et pour d'autres , félicité et soutenu comme chef de
l'université.
Au reste, en même temps que ces mesures étaient prises ,
la réaction commençait tout doucement parmi les élèves. Ce
qui fait que la littérature facile ne peut pas tenir long-temps ,
même dans l'opinion des écoliers, c'est précisément sa qualité
de littérature facile. Le premier livre qu'on lit fait illusion ,
surtout au collège, d'abord parce que c'est du fruit défendu ,
ensuite parce que ce style sauteur, impertinent, ce libertinage
de sujets et de langage , ces femmes faciles épiant au passage
le premier jeune homme souffrant et mécontent qui sort du
collège , et lui offrant pour le consoler leur cœur , et des bou-
cles de blonds cheveux, et l'honneur de leurs maris ; toutes
ces justifications brûlantes de ce qui est crime ou délit , même
en police correctionnelle; tous ces plaidoyers contre le pré-
cepte : Fais ce que dois! remplacé par celui-ci : Fais ce que
veux ! sont de piquantes distractions à l'art décent des Grecs
et des Latins , à leur philosophie si calme et si peu remuante ,
à leur langue si châtiée. Mais au second , cette illusion est
déjà moins forte ; au troisième , on s'aperçoit que tous ces
livres se ressemblent, que toutes ces femmes, c'est la même
femme ; que tous ces styles, c'est le même style 5 que toutes
ces individualités si rogues et si préfacières sont des banalités ;
qu'une telle langue est au fond de tous les écritoires , et une
telle littérature chez tous les marchands de papier ; que pour
atteindre à certaines réputations il faut seulement savoir faire
certains sacrifices ; qu'il n'est que d'oser pour faire , et d'oser
encore pour réussir ; que pour arriver à noyer cinq à six beau-
tés équivoques de style ou de pensée dans un volume de sottises
ou dans cinq actes de drame ridicule, la vraie difficulté est
bien plutôt de faire la partie de sottises du roman , et les quatre
258 REVUE DE PARIS.
actes et demi de drame ridicule, que de trouver les quelques
beautés qui y sont perdues, — par la raison que pour les unes
il ne faut qu'un talent ordinaire, et que pour les autres il faut
une audace qui le soit peu. Le quatrième qu'on lit vous donne
des haut-le-cœur, et on jette là l'auteur et le livre. Il est dé-
fendu de durer à une littérature qui peut se passer de travail.
Otez à la poésie le mystère de l'inspiration , au roman l'étude
délicate et longue des passions domestiques , au drame la gloire
laborieuse d'avoir combiné ses créations et ses moyens d'effet
avec les convenances éternelles de l'art , à toutes les littéra-
tures enfin le mérite de la difficulté vaincue , et l'écrivain n'est
plus qu'un industriel dont la marchandise, courue un moment,
n'aura bientôt plus d'acheteurs , comme toute marchandise qui
n'est pas de première nécessité. Or, c'est ce que comprennent
bien vite même les écoliers , pour peu qu'un professeur habile
les mette sur la voie. Nous avons tous , écoliers ou hommes,
cette justice et bonne foi avec nous-mêmes, que nous n'esti-
mons, en fait d'ouvrages littéraires que ceux dont nous nous
sentons incapables. La gloire, c'est cet aveu de la masse sur
quelques esprits privilégiés. Mais nous faisons peu de cas d'un
écrivain qui n'a sur nous que l'avantage de plus oser que nous,
et la vogue , c'est précisément la réputation que fait la masse
à cette sorte de courage. C'est un petit et triste génie que
celui dont chacun dit, non point : «l'a qui le peut!» mais «le
peut qui l'ose ! )> Reste, j'en conviens, une certaine supériorité
de courage du côté de celui qui ose ; mais moyennant un peu
d'argent, le public se tient quitte avec cette façon de génie ;
et , au bout de quelques années , le niveau de la médiocrité
universelle pèse également sur celui qui a osé comme sur celui
qui n'a pas osé. Je suis injuste; leurs destinées sont différentes;
l'un est enterré dans le cimetière , l'autre dans la Biographie
■universelle.
Pour les professeurs , il n'y a pas eu réaction , parce qu'il n'y
avait pas eu entraînement dons les sens contraire. Sur le fond
des choses , il ont été , dès l'origine , du même avis que tous les
gens d'un goût éclairé et large; favorables à toutes les expérien-
ces tentées avec conscience et talent , très-désireux de voir ces
essais tant promis de rajeunissement de la langue du dix-neu-
vième siècle parla vieille langue du seizième; puis, inquiétés
REVUE DE PARIS.
2o7
bientôt dans leurs espérances, et déjà désenchantés par ces
prédications de système , injurieuses aux gloires passées, qui
accompagnaient les essais contemporains ; puis , comme il s'y
mêla vers la fin , à tort ou à raison , je ne sais quels bruits fâ-
cheux d'argent, de caisse, de travaux difficiles et glorieux
quittés pour des besognes lucratives , voyant la poésie ouvrir
boutique et spéculer sur sa bizarrerie, ils se dégoûtèrent de cet
industrialisme littéraire , tristes et aigris comme ou doit l'être
quand on se croit dupes. C'est là l'histoire de tout le monde.
Seulement il a fallu pendant quelque temps que les professeurs
s'abtinssent d'attaquer ; car la jeunesse des écoles et des col-
lèges ayant été investie exclusivement par les génies contem-
porains du droit déjuger leurs ouvrages , les professeurs se de-
vaient de garder leur chaire du scandale de contradictions
trop inégales entre des hommes faits et des enfans 5 car ces ju-
ges institués de par le poète et le romancier avaient toute la
ferveur de magistrats qui veulent de l'avancement. Ainsi que
je l'ai dit , les professeurs ont laissé faire 5 quelques-uns ont
transigé; d'autres ont résisté , risquant leur dignité pour leurs
principes ; les plus sages , et c'était la majorité , comptant sur
l'effet du temps, sur les changemensde la mode, sur les retours
des esprits les plus prévenus , ont attendu que l'ardeur de leur
jeune auditoire se fût calmée pour examiner paisiblement les
causes de la décadence des idoles, et faire profiter les vrais
dieux de la première vivacité du désenchantement. La vérité
est que les études grecques et latines sont en ce moment flo-
rissantes. En même temps, et dans Toutes les chaires où l'en-
seignement peut, sans dommage pour sa gravité , mêler le pré-
sent au passé , la littérature exploitée de 1833 est ruinée dans
l'esprit de la jeunesse française , soit par des analyses directes
où tout périt , forme et fond, soit par des omissions dédai-
gneuses , soit par le silence. — J'ai donc bien choisi mon temps
pour recommander des traductions et des traducteurs. Une
réaction appelle des réhabilitations ; je vais commencer par
réhabiliter le latin.
Et voilà comment la Bibliothèque latine- française de M. Pan-
koucke a pu être l'occasion d'une déclaration de principes con-
tre la littérature facile.
De tous les genres de littérature sérieuse et difficile , la Irq-
9 32.
^58 REVUE DE PARIS.
duction est peut-être le seul qui ne se soit pas renouvelé dans ce
siècle-ci , et qui ait échappé à l'espèce de réforme , bonne ou
mauvaise , qui a modifié plus ou moins gravement tous les au-
tres. La traduction est restée en dehors du mouvement litté-
raire 5 les traducteurs ont renoncé volontairement au titre et
au renom d'écrivain. On fait de la traduction pour son compte ,
pour savoir mieux l'auteur de son choix. Si quelques-uns con-
sentent à tirer ces travaux modestes des ombres du cabinet ,
et à leur laisser voir le grand jour, c'est parce qu'ils ne crai-
gnent rien pour leur repos et leur modestie d'une publicité
toute spéciale, qui n'a point le relief, mais qui n'a pas non
plus le tracas de la véritable publicité littéraire. Tel est l'état
des choses , à très-peu d'exceptions près , en ce qui regarde la
traduction et les traducteurs de cette époque.
Cette sorte d'abdication ou d'abnégation du genre et de ceux
qui s'y exercent encore dans le silence peut tenir à deux cau-
ses principalement :
Premièrement , l'infériorité littéraire attachée, à tort ou à
raison , à ce genre d'ouvrage j
Deuxièmement , l'état stationnaire des formes de style plus
spécialement adaptées à la traduction. On sent d'avance que
cette seconde cause est presque un effet de la première. Je vais
entrer dans l'une et l'autre avec quelque détail.
Sur le fait d'infériorité littéraire, il ne peut y avoir qu'un
avis. Mais pourquoi cette infériorité ? C'est que la traduction
a cessé d'être un travail difficile : on le croit du moins , et cela
suffit. C'est , en outre , qu'elle n'a plus sa part dans l'action
générale que toutes les branches de la littérature exercent si-
multanément sur l'époque contemporaine.
La traduction a cessé d'être difficile, parce qu'elle se fait
avec des traductions. C'était une rude tâche quand il fallait à
la fois débrouiller le sens de l'auteur et le commenter pour le
traduire. On conçoit qu'une telle besogne ait dû rapporter
dans un temps de la gloire ou au moins de l'importance. Re-
tranchez d'une traduction la difficulté d'entendre, vous enôte-
rez la seule originalité qu'il y ait. Le premier qui a deviné la
pensée de l'écrivain a été inventeur : il a eu un mérite de créa-
tion. Il a fait une découverte dans le domaine des esprits ; et
pourquoi ne lui en saurait-on pas le même gré qu'au savant
REVUE DE PARIS. 259
d'une découverte dans le monde des corps? Par un triple effort,
il a pénétré dans une langue qui n'était pas la sienne, il a
aperçu une vérité dont il était séparé par des siècles , et il Ta
transportée dans la langue de son pays et de son temps. Ce
n'est pas là une œuvre de premier venu ; il faut une intelli-
gence choisie pour y atteindre : aussi les premiers traducteurs
furent de grands esprits, très-propres aux grandes affaires.
Une traduction mettait un homme dans le gouvernement 5
une traduction menait aux grandes dignités ecclésiastiques, on
concluait naturellement qu'un homme assez pénétrant pour
deviner dans les anciens historiens les intérêts de la politique
et les mobiles des actions particulières devait être très-en-
tendu aux choses du gouvernement, tant spirituel que tempo.
rel. Plus tard , le moins qu'une bonne traduction rapporta , ce
fut un fauteuil à l'Académie.
Aujourd'hui ce n'est plus de même. On peut traduire ,
comme je l'ai dit , d'après des traductions déjà faites; et puis
les commentaires sont innombrables. L'Allemagne a versé sur
le monde savant des volumes de scolies où sont entassés tous les
sens possibles , probables, vraisemblables, bons, mauvais ; où
l'on a tout éclairé, illustré , annoté, complété; où l'on a para-
chevé les vers, fini les hémistiches, corrigé les fautes de
quantité , épuisé toutes les variantes ; travail immense , indi-
geste , avec de merveilleux efforts d'intelligence , des traits de
lumière éblouissans , des exhumations inattendues , et aussi
des niaiseries, comme dans tout travail âpre et plein de foi
où le sens critique est moins éveillé que le sens admiratif.
Mais ces niaiseries mêmes vous servent tout autant que les
meilleures explications : elles vous font entendre une chose par
son contraire , le vrai sens par un contre-sens ; elles vous
obligent à un petit effort de contradiction qui vous fait entrer
dans ce que vous cherchiez ; elles vous arrêtent utilement là où
vous n'auriez fait sans doute que glisser. Outre que vous ne
trouvez pas une difficulté sur laquelle il n'y ait non-seulement
le pour et le contre , mais plusieurs pour et plusieurs contre ;
car ces commentateurs , glossateurs , scoliastes , en même
temps qu'ils donnent leur sens réfutent et même plaisantent
celui d'autrui, si bien que vous n'avez plus qu'à balancer les
autorités et à faire un choix ; travail de second ordre, il faut
260
REVUE DE PARIS.
Lien le dire. Voilà les services qu'on tire des commentateurs ,
pour ce qui est d'entendre et d'être fixé sur le sens. Non moin-
dre est l'aide des traductions déjà faites , pour ce qui est de
rendre. Là où vous jugez que la version de votre prédéces-
seur est, comme on dit , bien réussie, avec de légers change-
mens de mots , un équivalent , un synonyme, avec un point et
virgule substitué à deux peints , que sais-je? avec ces riens
qui effacent un plagiat, vous vous appropriez sa phrase et en
faites votre bien. Là , au contraire , où votre prédécesseur a
été pâle et timide , vous renforcez le ton , vous vous enhardis-
sez, vous donnez un peu au siècle, et vous êtes facilement nou-
veau. Et de même que dans les commentateurs, les absurdités
vous aiguisent l'esprit, et vous font faire par le contraste
d'heureux efforts de pénétration , de même , dans les traduc-
tions déjà faites, les inexactitudes d'autrui, en vous sautant
aux yeux, vont font piquer d'exactitude, et les faiblesses vous
excitent à être fort. L'ouvrage de votre devancier sert comme
de brouillon à votre ouvrage : vous ne composez pas ; vous
mettez au net : ou bien encore c'est comme si vous relisiez vos
propres épreuves sur papier imprimé. Alors tout se voit claire-
ment, tout éclate ; les fautes courent au-devant de vous ; les
faiblesses et pâleurs du style vous affadissent le cœur; les
moyens de vous en garder et les tours de phrase, soit pour dire
bien ce qui est mal dit, soit pour dire aussi bien , mais autre-
ment, ce qui est bien dit , jaillissent de ce papier imprimé,
la seule conscience de beaucoup d'écrivains qui n'en ont pas
dans le manuscrit.
Outre ce premier tort d'être devenue plus facile , la traduc-
tion , ainsi que je l'ai dit , a encore celui d'être en dehors du
mouvement littéraire de l'époque. Jusqu'ici elle y avait été
mêlée activement, elle y avait joué un rôle, elle faisait pres-
que partie de la littérature militante. Son histoire , depuis
l'origine des lettres françaises, est aisée à tracer. Avec Jacques
Amyot elle marche à côté de Montaigne ; la traduction et la
littérature originale vont de front. Toutes deux travaillent de
concert pour la langue : la traduction verse les tournures grec-
ques et latines dans le vieil idiome franc ; la littérature origi-
nale en retourne et combine les richesses indigènes; l'œuvre
te fait et se consomme par leur effort simultané. Il n'y a pas
REVUE DE PARIS.
261
de hiérarchie intellectuelle où l'écrivain original occupe le
premier rang et le traducteur le second : tous deux sont au
même rang , parce que tous deux sont également bons pour
l'œuvre de l'époque, qui est de faire la langue nationale. Ce
n'est que la postérité qui s'avisera de donner des places et de
mettre le traducteur au-dessous de l'écrivain original. Poul-
ies contemporains qui attendent une langue, les deux hommes
se valent , comme deux ouvriers du même édifice. Il faut re-
garder combien l'époque d'Amyot et de Montaigne était préoc-
cupée de langage , de style , de formes , pour s'expliquer com-
ment le premier a eu la même importance littéraire que le
second. Les idées , au contraire , occupaient très-peu. Mon-
taigne pensait pour son compte , et très-souvent pensait tout
seul. Ce ne fut pas son scepticisme qui fit sa gloire : ce fut sa
langue.
Plus tard , entre Louis XIII et Louis XIV , la traduction
marche encore de pair avec la littérature originale. Qui vient
le premier après le grand Corneille ? C'est Brébeuf, le traduc-
teur delà Pharsale. Brébeuf, poète de talent, accusé souvent
d'exagérer son modèle là où il l'avait affaibli, Brébeuf était un
personnage. Mazarin traitait avec Brébeuf et lui faisait de ma-
gnifiques promesses , sauf à ne pas les tenir; Mazarin était un
des flatteurs de Brébeuf. Brébeuf avait la faveur publique.
Dans ce temps-là on aimait l'enflure espagnole : Brébeuf ca-
ressa doublement le goût contemporain , en traduisant un
auteur enflé et un auteur espagnol; car Lucain était d'Espagne
et de cette famille espagnole des Sénèque, qui fit tourner à la
bravade stoïcienne et au tour de force la hmgue si saine de la
Rome d'Auguste. La gloire du traducteur Brébeuf faisait pres-
que ombrage à Boileau.
Regardez au commencement du dix-huitième siècle. Y a-t-il
une existence littéraire plus honorée , plus influente , plus
digne que celle de l'abbé d'Olivet ? Il est vrai qu'il joignait à
son titre de traducteur ceux d'éditeur et de grammairien ; mais
c'est par ses traductions surtout que d'Olivet fut un homme
de lettres considérable. La traduction alors était employée ,
comme toutes les autres branches de la littérature , à fixer la
langue française. Le savant d'Olivet faisait passer la belle
phrase de Cicéron dans cette langue si réglée et si libre pour-
282
REVUE DE PARIS.
tant que parlait le dix-septième siècle. Dans ce troisième âge
d'or de la littérature universelle, de cette littérature qui fleurit
en Grèce et en Italie , qui imposa tour à tour sa langue à l'uni-
vers, car l'univers parla d'abord la langue de la Grèce, puis la
langue de Rome , et parle maintenant la langue de la France ;
dans cette reproduction admirable de la raison pratique , de la
philosophie, du goût anciens , par les grands hommes du dix-
septième siècle , génies si évidemment frères de ceux d'Athènes
et de Rome, l'abbé d'Olivet semblait représenter la littérature ro-
maine. La traduction était intimement liée au mouvement intel-
lectuel de l'époque, à ce majestueux concert de bon sens, d'ima-
gination , de belle et harmonieuse poésie, de prose simple,
active, purgée de longueurs et d'équivoques et comme ramas-
sée pour la lutte politique et sociale qui allait s'engager , et
dont elle devait être la formule universelle.
Enfin, vers la dernière moitié du dix-huitième siècle, voilà
la traduction qui se fait agressive , guerroyante , dans la main
de Marmontel, traducteur de Lucain. La Pharsale de Brébeuf
avait eu une destinée toute littéraire ; celle de Marmontel
aura une destinée toute philosophique. Du temps de Brébeuf,
on lit la traduction de Lucain pour sa poésie exagérée , pour
ses amplifications espagnoles , pour son luxe de détails, pour
son esprit de mots , pour son énergie de muscles , bien diffé-
rente de l'énergie de nerfs. Du temps de Marmontel , on lira
la traduction de la Pharsale pour ses vertus guindées , pour ses
lambeaux de stoïcisme contradictoire , pour sa tension phi-
losophique, pour ce vague républicanisme qu'il conciliait
avec des flatteries à Néron , — chose qui devait être si bien
comprise de la philosophie du dix-huitième siècle , si cares-
sante pour les trônes qu'elle démolissait ; — enfin pour ce
singulier amour de la liberté , que Lucain pousse jusqu'à re-
gretter que Rome ait joui pendant sept cents ans d'un bien
qu'elle devait perdre en un jour. Là encore la traduction tra-
vaille à l'œuvre du siècle , traduction inexacte d'ailleurs , men-
songère , comme presque toute l'érudition de ce siècle , qui
supprime ce qui ne peut servir ni directement ni indirecte-
ment au but, qui tronque , qui falsifie , qui exagère, qui af-
faiblit , selon le besoin de la cause. Mais cette infidélité , si
ridicule sous le point de vue littéraire , est une preuve de
REVUE DE PARIS. 263
l'importance de la traduction. C'est un des nombreux instru-
mens de destruction qui battent eu ruines la monarchie héri-
tière de la féodalité. La traduction est sur la brèche avec toute
la littérature originale. Marmontel enrôle Lucain, bon gré,
mal gré , dans la réforme ; il l'écourte , il lui coupe sa longue
robe traînante , toute chargée d'épithètes et de synonymes } il
retrousse ce Romain pour le grand combat de la philosophie
française.
C'a été le dernier beau jour delà traduction en prose, quoi-
qu'on ait beaucoup traduit depuis lors , et même beaucoup
mieux traduit qu'au temps delà grande importance de la traduc-
tion. De nos jours, elle semble s'être retirée du monde, et elle se
tient à l'écart du mouvement littéraire de notre époque. Fidèle
à la vieille langue du dix-septième et du dix-huitième siècle, ella
ne veutpas, pour être un peuplus à la mode, renoncer à ses tra-
ditionssévères. Latraductiona abdiqué toute influence contem-
poraine} elle s'est séparée de la littérature militante, et a réduit
volontairement ses prétentions depublicitéau simple monde des
connaisseurs et des gens spéciaux, monde peu nombreux et qui
en tout temps pourrait bien tenir tout entier dans unechambre.
Aussi la traduction ne mène plus à rien j c"està peine si, ajoutée à
d'autres titres, elle aide une réputation littéraire} mais il ne lui est
plus donné de faire à elle toute seule ni une réputation ni une
fortune. C'est pour cela qu'il faut beaucoup de courage et d'a-
mour de la chose pour faire des traductions, et beaucoup de dés-
intéressement pour en éditer. Il s'est pourtant trouvé dans notre
époque, dans ce temps de littérature facile, des professeurs
modestes, forts , qui ont résisté à la tentation des succès aisés,
et ont fait des traductions d'auteurs latins , comme on fait un
devoir, sans prétention, pourêtreutilesetnonpour être nommés •
Il s'est trouvé en même temps un libraire instruit, bon latiniste,
riche , qui , comme tous les libraires , a gagné beaucoup d'ar-
gent avec de bonnes et de mauvaises choses, et qui a consa-
cré le gain des mauvaises choses à une fondation pieuse, la
Bibliothèque lutine-française. C'est au concours de ces profes.
seins et de ce libraire que nous devrons un précieux monument.
L'œuvre se fait en silence, œuvre ignorée, peu soutenue,
à peine mentionnée de temps en temps dans les annonces, à la-
quelle, sauf quelques exceptions dont je m'honoie d'être, la
264 REVUE DE PARIS.
presse quotidienne a manqué, mais qui peut-être sera plus
comptée quelque jour à notre génération que bon nombre de
ses gloires les plus originales et les plus bruyantes.
Il y a quelques années, quand le mouvement littéraire qui
a abouti à la littérature facile était un incident sérieux, l'esprit
de réforme et d'innovation qui s'était attaqué à toutes les bran-
ches de la littérature s'inquiéta même de la traduction. On vou-
lait l'attirer dans le mouvement , la sortir de l'ombre scolaire
où elle affectait de se tenir cachée, et l'amener, comme tout
le reste, au grand jour, sur la place publique , pour y soutenir
sa part de lutte contre le passé. Là , comme ailleurs, les sys-
tèmes se mirent en avant : au lieu de traduire de prime abord,
où arrêta quelle était la meilleure manière de traduire , on fit
des traités, on rédigea des ordonnances, et on ne traduisit pas.
Mais ces systèmes, proposés de bonne foi, avec chaleur, avaient
leur côté intéressant. Dans ce temps-là , tous les esprits de
quelque valeur étaient fortement préoccupés de cette idée
qu'il fallait que le siècle eût sa littérature. Chacun donnait ses
vues} on s'interrogeait, on se répondait, on s'entrechoquait de
toutes parts pour faire sortir de cette mêlée la littérature du
siècle. Dans ce temps-là , l'orgueil , l'outrecuidance , défauts
toujours choquans , avaient quelque chose de respectable , à
cause de l'ardeur réelle et de la bonne volonté qui étaient des-
sous : le succès , et quel succès ! a rendu à chaque chose son
vrai caractère. Deux systèmes de traduction fuient débattus
un moment, pour être oubliés bientôt après.
Dans le premier, le traducteur devait rester fidèle à la lan-
gue de la traduction , et , pour cela , sacrifier l'auteur traduit à
toutes les délicatesses de cette langue , modifier , atténuer ,et ,
au besoin même, omettre sa pensée , si cette pensée ne pou-
vait être rendue qu'au détrimentde la grammaire et des voca-
bulaires. C'était l'ancien système} c'est ainsi qu'on traduisait du
temps que la traduction faisait partie essentielle de la littérature
contemporaine , et que les traducteurs traduisaient au profit
de la langue nationale. On juge que dans ce système , la péri-
phrase, les équivalens, les pour ainsi dire devaient jouer un grand
rôle; on tournait autour de la pensée originale, on l'élaguait ou on
la développait selon le besoin, mais rarement on l'attaquait à
vif, rarement on la transportaitau bout delà plume, dans toutes
REVUE DE PARIS. 2(Jo
ses couleurs naturelles , de la langue originale dans la langue
de la traduction. Les auteurs traduits étaient tout français, par
leur allure prudente et circonloculoire ; ils étaient contempo-
rains d'Amyot , de d'Olivet , de Marmontel ; ils n'avaient que
l'originalité de parler plus pertinemment de choses qu'ils avaient
vues de plus près ou même pratiquées.
Dans le second système , le traducteur devait tout simple-
ment retourner la thèse, et sacrifier la langue nationale à
l'auteur traduit. La traduction , disait ce système , n'a pas
pour objet d'affubler un ancien du costume moderne , un latin
de l'habit français , mais de forcer la langue qui traduit à se
prêter à toutes les innovations, surcharges qui peuvent aider
cet ancien , ce Latin, à paraître dans sa véritable allure, avec
son propre costume à lui , avec tout ce qui le distingue essen-
tiellement d'un moderne ou d'un Français. Il ne s'agissait pas
de fondre une langue dans une autre , ni d'altérer l'origina-
lité locale d'un auteur , pour lui donner une fausse parenté
philosophique avec ceux de la langue du traducteur ; mais, au
contraire , d'ajouter une langue à une autre langue , de mon-
trer une diversité de l'esprit humain, de faire des anciens les
devanciers et non les contemporains des modernes. *4prés
tout, une langue, et surtout la langue française, n'était pas
un idiome dont chaque mot a un sens sacramentel, et où il n'y
a de bon que ce qui a été dit , d'exprimable que ce qui a été
déjà exprimé. Les langues sont des mondes, tout s'y trouve
pour tout • un homme ne peut pas être condamné , par la diffé-
rence de langage , à ignorer ou à ne pas comprendre ce qu'a
pu penser un autre homme. L'esprit humain étant un, toute
langue riche etgrande doit pouvoir s'approprier tous lesproduits
de cet esprit , en quelque lieu et dans quelque idiome qu'ils
aient été manifestés. Permettre à des académies, à des corps
savans, ou même à cette puissance vague et impersonnelle
qu'on appelle le génie d'une langue, de dire d'une tournure
non consacrée par l'usage: ic Ceci est mauvais* » ou d'un mot
marié à un autre , contre les rites et coutumes: te Ceci est un
adultère,» c'était borner les moyens de communication qui
doivent rapprocher de tous les points du monde et du temps les
esprits de tous les âges et de toutes les races • c'était mettre le
boisseau sur la lumière.
9 23
266 REVUE DE PARIS.
Ce système était au moins spécieux ; et pour mon compte
j'avais été saisi de son côté neuf et remuant , jusqu'au point
de le défendre , avec la restriction pourtant qu'il ne fallait
porter une main téméraire sur la langue de la traduction que
pour le cas de quelque beauté éclatante à laquelle elle refu-
serait des mots consacrés , et, si je puis dire, une formule légale.
Mais cette restriction seule était la critique du système. Car
s'il est permis de violer la langue pour un cas, pourquoi ne le
serait-il pas pour cent? L'exception même en étant fort rare et
plus timide n'en sera que plus choquante. Pourquoi ce privi-
lège pour certaines beautés seulement , et qui sera juge de ces
beautés? Si les langues ont un génie propre, des scrupules
qu'il a fallu convertir en lois , des délicatesses qui sont deve-
nues des règles de grammaire, des convenances enfin qui n'ont
jamais été des empêchemens pour les grands écrivains , mais
qu'il leur a été glorieux de respecter , y a-t-il une beauté assez
éclatante pour lui sacrifier ces règles qui n'ont pas empêché
les grands hommes , et pour détruire ce critérium d'après le-
quel la postérité a distribué les renommées ? Les langues sont,
comme les nationalités , un peu exclusives et égoïstes 5 mais
c'est cet esprit mêmed'exclusion et d'égoïsme qui sauve les unes
comme les autres. Il semble que les langues aient le pressen-
timent de leur décadence , tant elles s'entourent de défenses,
et se hérissent de prohibitions contre l'esprit de paresse et de
facilité malheureuse qui tend à les dénaturer. A la fin , elles
sont débordées; on perce l'obstacle , on se rue dans le sanc-
tuaire ; les langues tiennent bon tant qu'elles n'ont pas une
littérature , et la meilleure qu'il leur est donné d'avoir ; mais ,
après cela, elles lâchent pied, et se laissent enfoncer par les
barbares qui mettent à sa place une infinité de langues indi-
viduelles. C'est un résultat inévitable , mais que la critique ne
doit pas aider; et ce serait l'aider que de permettre à la traduction
de pratiquer de mauvaises intelligences dans le vieil et véné-
rable idiome français, sous prétexte d'y vouloir faire entrer
des beautés d'une langue étrangère. En ceci le gain ne vaut
jamais le dommage; car le gain, c'est l'acquisition d'une beauté
exotique , et par conséquent toujours suspecte ; et le dom-
mage , c'est un coup porté à l'unité de la grande langue , et à
la foi de ceux qui croient aux renommées qu'elle a faites.
REVUE DE PARIS. 267
Après tout, combien y a-t-il de beautés étrangères vraiment
dignes de ce nom , qui ne puissent être , sinon reproduites, du
moins indiquées dans une traduction restée fidèle au génie de
la langue ? Et pour ne parler que du latin , où savez-vous des
choses vraiment belles qui résisteraient aune traduction fran-
çaise ? Je ne veux rien dire de ces délicatesses infinies , de ces
richesses de nombre et de rhythme , de ces mouvemens de la
phrase latine si favorisée par l'inversion , de ces coupes qui se
portent capricieusement à tous les pieds du vers, de ces pé-
riodes si larges , si profondes , qui peuvent recevoir dans leur
sein plusieurs phrases incidentes , sans que le fil de la pensée
principale s'y égare, sans que le discours en soit ralenti ; tou-
tes qualités extérieures , et pour ainsi dire matérielles de la
langue latine, qu'il serait absurde de vouloir transporter dans
la nôtre. Mais si l'on entend par beautés des traits de carac-
tère, des cris de passion, des nuances de sentimens, de hautes
vérités philosophiques, des faits d'histoire politique ou sociale,
des préceptes moraux, admirablement exprimés par des mots
qui semblent n'avoir été faits que pour la pensée ; s'il s'agit
de ces choses qui font partie du grand enseignement de l'es-
pèce humaine , et qui n'en pourraient être retranchées sans
qu'il en résultât un vide notable dans le domaine des acquisi-
tions de l'esprit, je ne sache pas qu'il y ait une seule
de ces beautés à qui notre vieille langue ne soit disposée à
prêter de son fonds une formule claire, colorée , si besoin est,
qui l'ajoute au trésor de notre littérature, sans l'enlever à la
littérature qui en a l'honneur, et sans lui rien ôter de son par-
fum local.
Pour les auteurs du siècle d'Auguste, je crois qu'une bonne
traduction est possible dans la langue du siècle de Louis XIV.
Il y a entre les grands esprits de ces deux époques des ressem-
blances si profondes, des intimités si étroites, qu'elles rendent
très-praticable, par des mains habiles, la reproduction des
chefs-d'œuvre latins parla langue des chefs-d'œuvre français.
Ce qui fait le caractère des deux époques, ce n'est pas l'imagi-
nation lancée à l'aventure, luxuriante , qui est venue avant les
préceptes , avant la fixation des langues , avant l'art : celle-là
est le propre des littératures primitives; ce n'est pas non plus
l'imagination épuisée, désespérée, des époques de décadence.
268
REVUE DE PART3.
qui, n'ayant plus d'idées à remuer, se jette au hasard dans
d'impuissans remaniemens de langue , et retourne tous les mots,
dénature tous les sens consacrés par ses devanciers ; — c'est
l'imagination mûre et contenue, qui a la conscience non-seu-
lement de ce qui est bon et mauvais , mais de ce qui est bien
et de ce qui est mieux , qui choisit entre ses richesses , qui se
surveille , qui se craint, qui sait se sacrifier, selon le besoin ,
aux intelligences où elle doit aller 5 c'est un admirable équi-
libre de toutes les facultés de l'esprit , et dont aucune ne
sommeille ni ne manque à son rôle. Pour qui étudie simulta-
nément les grands écrivains de Rome et de la France , il sem-
ble que c'est le même esprit qui parle par deux voix différen-
tes. Toutes ces belles intelligences travaillent par les mêmes
procédés ; leur pensée naît , se développe, se fixe de la même
façon : bien plus , c'est la même pensée , ou , si vous voulez ,
le même dépôt de vérités pratiques et applicables , avec plus
d'additions que de variantes dans les écrivains de la France.
Ce sont ici et là deux grands foyers d'enseignement pour
l'homme ; ici et là se sont formées , par la même élaboration ,
deux langues auxquelles il sera donné d'être universelles, au-
tant que peuvent l'être des choses purement humaines. Ces
grands hommes sont les maîtres de l'esprit ; ils ont reçu de
Dieu le même mode d'enseignement 5 leur génie a été calculé
non pour être le plus individuel possible , mais au contraire
le plus général. Cette analogie que vous trouvez entre les pro-
cédés intellectuels des deux époques, entre le mode de forma-
tion et d'émission de la pensée, vous la trouvez aussi entre les
procédés d'écrire, entre les combinaisons de mots , lesquels
sont disposés, choisis et triés, toujours pour être accessibles
au plus grand nombre d'intelligences. Chaque tournure, chaque
forme de style tend à ce but providentiel : aller le plus loin et
au plus d'esprits possible. Sous les différences matérielles des
deux langues, la réflexion découvre les ressemblances de com-
position les plus délicates. Les styles, comme les esprits, sont
frères; et non-seulement la reproduction de l'un par l'autre
est possible, mais le plus souvent l'un n'est que la traduction
fidèle de l'autre. Il y a dans nos seuls prosateurs de quoi atta-
quer tout à la fois et toutes les hurdiesses de la prose de l'an-
cienne Rome et toutes les finesses de sa poésie.
REVUE DE PARIS.
269
Mais ce que je crois vrai des écrivains de la belle époque
latine ne l'est plus des écrivains de la décadence. Pour la
prose , une traduction est encore possible, mais à la condition
de laisser à l'original bon nombre de formes de style, au moins
bizarres , pour lesquelles notre langue sévère n'a pas de formes
équivalentes. Je doute qu'avec tout le talent du monde, une
traduction pût rester fidèle au génie de la langue française , et
entrer dans toutes les brusqueries de la phrase de Sénèque , et
non pas même traduire , mais indiquer son esprit de mots , ses
contrastes prétendus de pensée, qui sont, dans le fait, déter-
minés par des ressemblances d'orthographe entre les mots, par
des désinences communes , que sais-je ? par des rin:es , car la
rime est mère de bon nombre de soi-disant pensées chez cer-
tains prosateurs aussi bien que chez certains poètes. Pour la
prose de Tacite, tant et si justement vantée, mais qui Test
surtout par la raison qu'on n'a pas lu Sénèque avant de lire
Tacite, et qu'on ne lit pas du tout les contemporains de Tacite,
Quintilien, Pline-le-Jeune , ce qui diminuerait un peu l'ad-
miration , en montrant combien il y a de phrases et de for-
mules toutes faites dans cette belle prose, la difficulté n'tst pas
moins grande; mais là du moins, la pensée, toujours impor-
tante, soutient le traducteur, et peut justifier même des témé-
rités , parce que la langue d'un grand pays ne doit pas , pour un
scrupule , refuser de s'approprier une pensée utile. Mais pour la
poésie de l'époque de décadence , toute traduction ne peut être
qu'une analyse pâle et abrégée de l'original. C'est que , sauf
quelques pages , cette poésie n'a guère été qu'une superfluité
littéraire , une poésie sans but , un art qui avait survécu à son
emploi, un procédé qui ne trouvant plus où s'appliquer, s'était
réduit à vivre de ses ressources matérielles. Rome ayant donné,
dans le temps qui sépare Lucrèce d'Ovide, tout son fruit poé-
tique, fruit transplanté de Grèce, et mûri sous le même soleil,
que reste-t-il à l'époque de la décadence ? Il lui reste pour
tout fonds d'idées d'aller prendre à la Grèce ce que l'époque
d'Auguste lui avait laissé, à savoir ses moindres nippes mytho-
logiques ; il lui reste , pour toute forme , d'altérer la langue
des devanciers là où elle est forcée de repasser sur leurs traces ,
et là où elle exploite son petit fonds d'idées , de faire une in-
fiuité de petites langues spirituellement barbares, et tout-à-fait
Q 23.
270 REVUE DE PARIS.
à la hauteur de leur emploi. Mais pour traduire tant de langues,
la langue une du dix-septième et du dix-huitième siècle est
tout-à-fait avare; elle se ferme impitoyablement à cette poésie
de petits effets et de grand appareil. Chose singulière ! la langue
française est peu généreuse ; elle ne donne que pour recevoir ,
à la différence de la France qui donne pour donner, et aime de
préférence les affaires où il y a gain pour autrui et perte pour
elle. Contradiction qui n'est qu'apparente. La France ne peut
garder son universalité, comme puissance politique, comme
instrument de la civilisation universelle, qu'en gardant l'inté-
grité de sa langue; la langue française est comme la phalange
macédonienne qui va par le monde, serrée et ramassée; il ne
faut pas qu'elle s'éparpille et se divise en sept ou huit langues
individuelles, si elle ne veut pas que le monde la désapprenne ,
de même qu'il ne faut pas que la phalange se rompe, si elle ne
veut pas que l'Asie se reconnaisse , et détruise en détail ce
qu'elle n'a pu entamer en masse.
L'un des caractères de la langue française, c'est d'être tou-
jours logique. Et ici je n'entends pas seulement logique d'une
phrase à l'autre, dans le cours du raisonnement, mais encore
logique d'un mot à l'autre dans la même phrase; logique dans
les métaphores , dans les images , c'est-à-dire dans les choses
même où le bon sens est presque moins nécessaire que l'ima-
gination. Il est de principe dans notre langue que les métapho-
res soient suivies ; et , par exemple , si on tire une comparai-
son d'un phénomène physique , il ne faut pas que ce phénomène
prenne l'emploi et fasse les effets d'un autre. S'il s'agit de feu,
il faut que le feu , qui a commencé par brûler , ne finisse pas
par mouiller; de la pluie, qu'elle mouille, mais qu'elle ne
brûle pas ; il faut que chaque chose conserve les qualités et
propriétés auxquelles on reconnaît qu'elle diffère d'une autre
chose. Eh bien ! dans les poètes de la décadence, cette logi-
que des détails est détruite à chaque instant ; telle métaphore
tirée du feu conduit aux effets de la pluie , et réciproquement.
Telle comparaison qui commence par des germes mis en terre,
par des semences , finit par des orages ; de sorte que c'est un
grain de blé qui produit une tempête , et le vent qui produit
la moisson. Quelquefois le sujet sur lequel roule toute la com-
paraison s'empare des effets spécialement et scientifiquement
REVUE DE PARIS. 271
attribués à deux ou trois sujets différens , de telle façon que la
même chose mouille , brûle , sème , tonne , etc. , etc. , etc. La
langue de Lucrèce et de Virgile ne se serait pas prêtée à toutes
ces inconséquences; comment voudrait-on que la langue fran-
çaise s'y prêtât?
Cette même langue française n'admet pas de mots vagues et
admet peu de synonymes 5 il n'y a guère d'exemples de deux
mots pour une seule et même chose: il n'y en a pas d'un mot
n'ayant pas un sens déterminé. Or , dans les poètes de la déca-
dence latine , les mots vagues et les synonymes sont innom-
brables ; c'est presque toute la langue. Et ces mots-là ne sont
pas de ceux qu'on trouve dans toutes les langues, peu déter-
minés parce qu'ils sont peu employés , ou qu'ils ont cessé de
l'être , ou bien parce qu'aucun écrivain de génie n'a fixé sou-
verainement leur sens dans la langue , mots rares ou mots
démonétisés , qui ont perdu leur empreinte en passant par tou-
tes les mains ; non , ce sont les mots les plus précis , non-seu-
lement de la langue Latine, mais de toute langue humaine,
le mot, par exemple , qui veut dire la mort , ce fait assez pré-
cis et assez universel, j'imagine. Eh bien! dans les poésies de
la décadence , la mort n'est pas la mort , c'est tantôt ce qui la
cause , et tantôt ce qui la précède ; c'est une blessure mortelle,
c'est un poison; la mort, c'est 1 approche de la mort; si bien
que l'homme sur la tête duquel le poète a écrit mors est en-
core en vie.
Et qu'on ne pense point que ces significations, si arbitraire-
ment transportées d'un mot à un autre, servent à exprimer des
nuances délicates : ce n'est point le besoin delà pensée qui les
suggère au poète , c'est tout simplement le besoin du mètre. Il
dépend d'un spondée ou d'un dactyle que la mort soil la mort ou
une simple blessure ; un pied de plus , un pied de moins, déci-
dent du sens des mots ; le rhythnie a ses licences ici , comme,
dans d'autres décadences, la rime; c'est le double fruit de la
paresse et de la facilité, du travail lâche et du travail vite, ces
deux caractères des talens marquans des époques de déca-
dence. L'esprit du poète est peu exigeant ; pourvu que son
oreille soit flattée, et que son trait final , celui qui doit clore
la période poétique , soit amené à bonne fin , c'est assez. Quan t
au lecteur , il en prend peu de souci. Le poète de la décadence
"£1% REVUE DE PARIS.
n'a que des admirateurs et des ennemis ; les uns pour lesquels*
il fait toujours trop bien , les autres pour lesquels il fait tou-
jours trop mal. Les lecteurs viendront plus tard; mais le poète
n'est point préoccupé des scrupules d'une lecture silencieuse,
calme, loin du bruit des admirateurs et des ennemis. Il est
trop dans le présent pour penser à l'avenir.
Une telle poésie , traduite dans une langue sévère , ne peut
pas conserver ses défauts , parce que le traducteur ne veut pas
se faire barbare pour rester fidèle à des défauts, ni la plupart
de ses beautés , parce qu'elles sont dans le même style que ses
défauts. Aussi rien n'est plus pâle qu'un poète de la décadence
latine dans une traduction vraiment française. D'un poème en-
tier qui dans le texte latin sera si précieux, si scintillant, dont
toute l'originalité sera dans des chocs de radicaux et de ter-
minaisons, dans des épithètes qui ne vont pas au sujet, dans
des images déraisonnables , dans des métaphores qui avortent
ou qui jurent , il ne reste que le canevas. Et que ce canevas est
peu dt> chose ! que ce fond est léger ! Un ignorant peut s'en
convaincre par un fait tout matériel : qu'il ouvre deux écrivains
latins des deux époques traduits en français page pour page.
Dans le poète de l'âge d'or la traduction tient plus de place que
le texte ; dans le poète de la décadence le texte tient plus de
place que la traduction. C'est que dans l'un le style est tout au
profit des idées , et qu'il n'est permis à aucun traducteur
d'omettre des idées , dût-il nlonger la version pour les y faire
entrer toutes ; au lieu que dans l'autre , tout étant de l'esprit
de mots , d'ingénieuses inconséquences , de piquantes absur-
dités , le traducteur aime mieux s'abstenir que risquer d'être
inconséquent sans être ingénieux , absurde sans être piquant,
comme il arrive à toute traduction qui viole la langue avec
hésitation et scrupule , et qui n'a pas , si je puis dire , cette
verve de parti pris qui fait le mérite de l'original. Je ne verrais
guère de traduction possible des poètes latins de la décadence
que dans les langues individuelles de la littérature facile , parce
que ces langues savent se passer à merveille de logique , de
métaphores suivies , d'images vraies , de mots déterminés , et
qu'elles admettent une synonymie illimitée , où le premier mot
venu tient l'emploi du mot propre , et où le droit de souverai-
neté individuelle que s'attribuent ces langues prévaut contre
REVUE DE PARIS. 273
la grammaire , et au besoin contre l'orthographe. Mais les
écrivains à qui appartiennent ces langues savent-ils assez le
latin ?
Les traducteurs que M. Pankoucke s'est associés dans son
utile entreprise sont presque tous professeurs , hommes d'uni-
versité, et par conséquent fidèles à la langue des dix-septième
et dix-huitième siècles. Ils ont appliqué cette langue aux meil-
leurs écrivains de Rome aussi bien qu'aux auteurs de décadence.
Mais ce qui convient parfaitement aux premiers ne convient
guère aux seconds , par les raisons que j'ai données. On peut
très-bien , même avec peu de latin , et seulement avec les plus
vagues souvenirs des études de collège , comprendre à l'aide
de ces traductions non-seulement la pensée , mais les mérites
de style des écrivains de la belle latinité , tandis qu'il faut avoir
beaucoup de latin , et surtout de courage pour retrouver les
écrivains de l'époque de décadence sous ces canevas exacts ,
mais froids , qui en sont l'explication bien plus que la traduc-
tion , mais qu'il serait impossible , ainsi que je l'ai dit , de
colorer sans dommage pour la langue française. Ne pourrait-
on pas conclure de cette impossibilité qu'une littérature qui ne
peut passer dans une langue saine et universelle , sans la déna-
turer , est au moins une littérature inutile , et que ce qui ne
peut pas être traduit en bon français au dix-neuvième siècle ne
mérite guère d'être connu ? Assurément on serait en droit de
tirer cette conclusion , à ne regarder les littératures que par
leur côté pratique et applicable ; mais je conviens qu'elle serait
trop absolue , à prendre ces mêmes littératures sous le point de
vue de la science , pour laquelle tout ce qui se peut savoir est
nécessaire.
Cependant , dans la Bibliothèque latine-française , il y a
d'ingénieux efforts de traduction pour accoutumer la langue de
Bossuet , de Voltaire , de Chateaubriand , aux minces génies
de Stace , de Valerius Flaccus , de Lucain ; mais ces efforts
font plus d'honneur aux traducteurs que de bien à l'original.
Je puis citer parmi ces traducteurs M. Rinn , l'un de nos pro-
fesseurs les plus distingués. M. Rinn a trop peu fait pour la
collection de M. Pankoucke. Ses deux premiers livres des Silves
de Stace , outre le mérite d'une grande exactitude , sont écrits
dans un style ferme et souple à la fois , qui ferait désirer de
274
REVUE DE PARIS.
M. Rinn des choses originales. L'ingénieuse révision du
Juvénal de Dussault par M. Jules Pierrot offre aussi des par-
ties où la traduction a pu s'approcher aussi près que possible
de l'original sans innovation ni étrangeté.
Pour les traductions des auteurs de l'époque d'Auguste, j'ai
remarqué des morceaux d'Horace dont M. Chasles a très-bien
rendu la finesse philosophique et la poésie simple et déshabil-
lée. M. Chasles n'est point professeur, il écrit avec éclat dans
les journaux et Revues; il a beaucoup de souplesse et de res-
sources dans le style , ce qui , joint à l'exercice, à l'habitude
de lajfeiblicité, qui donne peu à peu celui de la clarté, lui
inspire, comme on dit, beaucoup de choses heureuses. Or
c'est là tout le génie des traductions. Le Térence, par M. Amar,
professeur modeste , isolé, qui , s'il était moins savant et plus
entendu, aurait plus de renom qu'il n'en a, est simple et élé-
gant. M. Artaud a pu trouver dans la belle langue de Napoléon
de quoi rendre avec netteté et fermeté celle de César , cet au-
tre grand écrivain de ses propres choses.
Enfin , parmi les prosateurs de l'époque de décadence , il
faut louer beaucoup le Pline V Ancien de M. Ajasson de Grand-
sagne , prodigieux travail de patience et de goût, avec des
annotations de vingt savans; le Tacite, par M. Pankoucke ,
le seul homme de France qui fût en état de courir la Germanie
et l'ancienne Bretagne pour retrouver les traces d'un écrivain
dont il a fait son dieu lare , et qui pût lui élever un petit tem-
ple avec un culte spécial , comme faisait Silius Italicus pour
Virgile; le QuintUien , par M. Ouizille, chef de bureau à
l'intérieur, à ce que je vois sur la suscription , et excellent la-
tiniste , lequel emploie les loisirs de sa place à lutter contre la
phrase léchée , raturée, pesée à la balance , du critique latin
qui défendit le goût avec le plus d'esprit, la raison avec le
plus de subtilité , et la belle latinité avec le plus de recherche;
triste, mais glorieux exemple de l'impuissance des meilleurs
esprits pour arrêter une littérature sur le penchant de la déca-
dence ! Il semble que les derniers qui protestent pour elle
soient les derniers qui l'achèvent ! C'est qu'aux époques de dé-
cadence , les intelligences sont tellement perverties qu'on ne
peut entreprendre deles redresser qu'en leur empruntant quel-
ques mots de leur langue. Or cette concession, nécessaire,
REVUE DE PARIS. 27o
sous peine de n'être pas compris , est le dernier coup porté à
la langue qu'on veut défendre. Les esprits entraînés oublient
par quoi vous différez d'avez eux , et marquent avidement par
quoi vous leur ressemblez. Ajoutez que dans tout écrivain dis-
tingué, quelque austérité de goût qu'on lui suppose, la passion
delà publicité étantplus forte que la passion pour les modèles, il
arrive que la première lui inspire ses meilleures choses, ce qui
est toujours au détriment de la seconde , et que là où il mon-
tre le plus de talent il fait le plus de mal à sa cause. C'est
ce qu'on peut dire de Quintilien. Ses meilleurs morceaux sont
ceux où le goût aurait le plus à reprendre.
Ainsi que je l'ai dit plus haut, la traduction a perdÉ quel-
que peu de son mérite de difficulté vaincue; mais il s'en faut
que, pour avoir de moins les grosses diflicultés, la traduc-
tion, soit devenue de la besogne facile. Outre un grand
nombre de passages dont le sens n'a jamais été bien déterminé,
et pour lesquels , conséquemment , les grosses difficultés sub-
sistent comme au premier jour , la traduction a eu , pour ainsi
dire , à se renouveler complètement, en devenant plus désin-
téressée , plus littéraire , en s'ôlant toutes les facilités de falsi-
fication , de suppression, de circonlocution, qu'elle s'était
données aux époques où elle se mêlait plus à la littérature
active et quotidienne. Aujourd'hui, la traduction est plus oc-
cupée d'être fidèle à fauteur, que devenir en deuxième ou
troisième rang aider le mouvement littéraire d'une époque.
Elle se fait avec plus de recueillement et de silence; cen'e>t
plus une besogne d'entrainement , d'ambition, de gros profits ,
au bout de laquelle on rêve une pension ou un fauteuil ; c'est
une besogne de goût , de solitude , un travail doux , qui se
fait lentement, un peu tous les jours , et qui est un repos eu
égard aux occupations principales. De là plus de profondeur
dans la traduction , et plus de cette exactitude patiente , ingé-
nieuse, chaude, que nous apportons à tout travail désintéressé
de publicité bruyante, et pour lequel nous voulons l'agrément
de notre conscience avant tout autre.
C'est sous ce rapport surtout que la Bibliothèque latine-fran-
çaise est une excellente collection. Monument d'études mo-
destes , de travaux humbles, mais qui n'en honore que plus
notre époque de littérature industrielle ; entreprise unique, en
276 REVUE DE PARIS.
ce temps-ci, car elle appauvrit l'éditeur et n'enrichit pas les
traducteurs , ce qui ne l'empêche pas de se grossir tous les mois
d'un ou de deux volumes. Sans doute il y aurait à redire à quel-
ques volumes 5 il y aurait à chicaner sur des sens ; mais de telles
entreprises sont dignes de tout éloge, par cela seul qu'elles sont.
Quelque jour, si les enfans de M, Pankoucke y devaient faire
fortune, il serait temps alors de leur indiquer quelles améliora-
tions on pourrait opérer , et quelles fautes corriger dans une
seconde édition.
NlSARD.
•m*
LES SORCIERES ESPAGNOLES.
Valence, 1830.
Les antiquités , surtout les antiquités romaines me touchent
peu. Je ne sais comment je me suis laissé persuader d'aller
à Murviedro voir ce qui reste de Sagonte. J'y ai gagné beau-
coup de fatigue, j'ai fait de mauvais dîners , et je n'ai rien vu
du tout. En voyage on est sans cesse tourmenté par la crainte
de ne pouvoir répondre oui à cette inévitable question qui vous
attend au retour : «Vous avez vu sans doute ?» Pourquoi
serais-je forcé de voir ce que les autres ont vu? Je ne voyage
pas dans un but déterminé ; je ne suis pas antiquaire. Mes nerfs
sont endurcis aux émotions sentimentales , et je ne sais si je me
rappelle avec plus de plaisir le vieux cyprès des Zegris au Géné-
ralife que les grenades et l'excellent raisin sans pépins que j'ai
mangés sous cet arbre vénérable.
Mon excursion à Murviedro ne m'a point ennuyé pourtant.
J'ai loué un cheval et un paysan valencien pour m'accom-
pagner à pied. Je l'ai trouvé (le Valencien) grand bavard, passa-
blement fripon , mais en somme bon compagnon et assez
amusant. Il dépensait prodigieusement d'éloquence et de diplo-
matie pour me tirer un réal de plus que le prix convenu entre
nous pour la location du cheval; et en même temps il soute-
nait mes intérêts dans les auberges avec tant de vivacité et de
chaleur qu'on eût dit qu'il payait la carte de ses propres de-
niers. Le compte qu'il me présentait tous les matins offrait une
g i •
*273
REVUE DE PARTS.
terrible suite d'items pour raccommodages de courroies, clous
remis , vin pour frotter le cheval, et qu'il buvait sans doute ,
et avec tout cela jamais je n'ai payé moins cher. Il avait l'art
de me faire acheter partout où nous passions je ne sais combien
de bagatelles inutiles, surtout des couteaux du pays. Il m'ap-
prenait comment on doit mettre le pouce sur la lame pour éven-
trer convenablement son homme sans se couper les doigts. Puis
ces diables de couteaux me paraissaient bien lourds. Ils s'entre-
choquaient dans mes poches , battaient sur mes jambes , bref,
me gênaient tellement que pour m'en débarrasser je n'avais
d'autre ressource que d'en faire cadeau à Vicente. Son refrain
était : «(Comme les amis de Votre Seigneurie seront contens
quand ils verront toutes les belles choses qu'elle leur apportera
d'Espagne ! » Je n'oublierai jamais un sac de glands doux que
Ma Seigneurie acheta pour rapporter à ses amis , et qu'elle
mangea tout entier avec l'aide de son guide fidèle avant même
d'être arrivée à Murviedro.
Vicente, quoiqu'il eût couru le monde, car il avait vendu
de Forgeât à Madrid , avait sa bonne part des superstitions de
ses compatriotes. Il était fort dévot, et pendant trois jours que
nous passâmes ensemble j'eus occasion devoir quelle drôle de
religion était la sienne. Le bon Dieu ne l'inquiétait guère , et
il n'en parlait jamais qu'avec indifférence. Mais les saints et
surtout la Vierge avaient tous ses hommages. Il me faisait
penser à ces vieux solliciteurs consommés dans le métier , et
dont la maxime est qu'il vaut mieux avoir des amis dans les
bureaux que la protection du ministre lui-même.
Pour comprendre sa dévotion à la bonneVierge il faut savoir
qu'en Espagne il y a Vierge et Vierge. Chaque ville a la sienne
et se moque de celle des voisins. La vierge de Peniscola, petite
ville qui avait donné naissance à l'honorable Vicente , valait
mieux , selon lui , que toutes les autres ensemble.
«(Mais , lui dis-je un jour, il y a donc plusieurs vierges?
— Sans doute ; chaque province en a une.
— Et dans le ciel , combien y en a-t-il ? »
La question l'embarrassa évidemment, mais son catéchisme
vint à son aide. » Il n'y en a qu'une , répondit-il avec l'hé-
sitation d'un homme qui répète une phrase qu'il ne com-
prend pas.
REVUE DE PARIS.
279
— Eh bien ! poursuivis-je , si vous vous cassiez une jambe ,
à quelle vierge vous adresseriez-vous ? A celle du ciel ou à une
autre?
— A la très-sainte Vierge Notre-Dame de Peniscola , appa-
remment (por supuesto).
— Mais pourquoi pas à celle du Pilier à Sarragosse qui fait
tant de miracles ?
— Bah ! elle est bonne pour des Aragonais ?
Je voulus le prendre par son côté faible , le patriotisme pro-
vincial.
«Si la vierge de Peniscola, lui dis-je , est plus puissante
que celle du Pilier, cela prouverait que les \ alenciens sont
de plus grands coquins que les Aragonais , puisqu'il leur faut
une patronne si bien en cour pour que leurs péchés soient
remis.
— Ah ! monsieur , les Aragonais ne sont pas meilleurs que
d'autres ; seulement nous autres Valenciens nous connaissons
le pouvoir de Notre-Dame de Peniscola , et nous nous y fions
trop quelquefois.
— Vicente, dites-moi : ne croyez-vous pas que Notre-Dame
de Peniscola parle valencien au bon Dieu quand elle prie Sa
3Iajesté de ne pas vous damner pour vos méfaits.
— Valencien ! Non , monsieur , répliqua vivement Vicente.
Votre Seigneurie sait bien quelle langue parle la Vierge.
— Non , en vérité.
— Mais latin apparemment. »
... Les montagnes peu élevées du royaume de Valence sont
couronnées souvent de châteaux en ruines. Je m'avisai un
jour , passant auprès d'une de ces masures , de demander à
Vicente s'il y avait là des revenans. Il se mit à sourire, et
me répondit qu'il n'y en avait pas dans le pays ; puis il ajouta,
en clignant l'oeil de l'air d'un homme qui riposte à une plai-
santerie : uVotre Seigneurie sans doute en a vu dans son
pays ? »
En espagnol il n'y a pas de mot qui traduise exactement
celui de revenant. Duende , que vous trouvez dans le diction-
naire, correspond plutôt à notre mot de lutin , et s'applique
comme en français à un enfant espiègle. Duendecito ( petit
duende ) se dirait très-bien d'un jeune homme qui se cache
280 REVUE DE PARIS.
derrière un rideau dans la chambre d'une jeune fille pour lui
faire peur, ou dans toute autre intention. Mais quant à ces
grands spectres pâles, drapés d'un linceul ettrainant des chaî-
nes , on n'en voit point en Espagne et l'on n'en parle pas. Il y
a encore des Maures enchantés dont on conte des tours aux
environs de Grenade, mais ce sont en général de bons revenans,
paraissant d'ordinaire au gran d jour pour demander bien hum-
blement le baptême qu'ils n'ent point eu le loisir de se faire
administrer de leur vivant. Si on leur accorde cette grâce, ils
vous montrent pour la peine un beau trésor. Ajoutez à cela
une espèce deloup-garou tout velu que l'on nomme eivelhtdo,
lequel est peint dans l'Alhambra , et un certain cheval sans
tête (') qui ce nonobstant galope fort vite au milieu des pierres
qui encombrent le ravin entre l'Alhambra et le Généralife, —
vous aurez une liste à peu près complète de tous les fantômes
dont on effraie ou dont on amuse les enfans.
Heureusement l'on croit encore aux sorciers , et surtout aux
sorcières.
A une lieue de Murviedro il y a un petit cabaret isolé. Je
mourais de soif, et je m'arrêtai à la porte. Une très-jolie fille ,
point trop basanée, m'apporta un grand pot de cette terre po-
reuse qui rafraîchit l'eau. Vicente, qui ne passait jamais devant
un cabaret sans avoir soif, et rae donner quelque bonne raison
pour entrer , ne paraissait pas avoir envie de s'arrêter dans cet
endroit-là. Il se faisait tard , disait-il 5 nous avions beaucoup
de chemin à faire ; — à un quart de lieue de là il y avait une
bien meilleure auberge où nous trouverions le plus fameux vin
du royaume , celui de Peniscola excepté. Je fus inflexible. Je
bus l'eau qu'on me présentait, je mangeai du gazpacho préparé
par les mains de M^e Carmencita , et même je fis son portrait
sur mon livre de croquis. Cependant Vicente frottait son che-
val devant la porte , sifflait d'un air d'impatience , et semblait
éprouver de la répugnance à entrer dans la maison.
Nous nous remîmes en route. Je parlais souvent de Car-
mencita , Vicente secouait la tête. <i Mauvaise maison ! di-
sait-il.
— Mauvaise ! pourquoi? Le gazpacho était excellent.
(') El caballo descabezado.
REVUE DE PARIS. 2ol
— Cela n'est pas extraordinaire, c'est peut-être le diable qui
l'a fait.
— Le diable ! Dites-vous cela parce qu'elle n'épargne pas
le piment , ou bien cette brave femme aurait-elle le diable pour
cuisinier ?
— Qui sait?
— Ainsi... elle est sorcière ? »
Vicente tourna la tête d'un air d'inquiétude pour voir s'il
n'était pas observé ; il hâta le pas du cheval d'un coup de
houssine , et tout en courant à côté de moi il haussait légère-
ment la tête , ouvrant la bouche et levant les yeux en l'air ,
signe d'affirmation ordinaire à des gens qu'on serait tenté de
croire silencieux à la difficulté que l'on éprouve pour en tirer
une réponse à une question précise. Ma curiosité était exci-
tée , et je voyais avec un vif plaisir que mon guide n'était pas ,
comme je l'avais craint, un esprit fort.
« Ainsi elle est sorcière? dis-je en remettant mon cheval au
pas. Et la fille, qu'est-elle ?
— Votre Seigneurie connaît le proverbe : Primero p...; luego
alcahueta, pues hruja (*) La fille commence, la mère est déjà
arrivée au port.
— Comment savez-vous qu'elle est sorcière ? qu'a-t-elle fait
qui vous l'ait prouvé?
— Ce qu'elles font toutes. Elle donne le mal d'yeux ( ),
qui fait dessécher les enfans ; elle brûle les oliviers , elle fait
mourir les mules , et bien d'autres méchancetés.
— Mais connaissez-vous quelqu'un qui ait été victime de
ses maléfices?
— Si j'en connais ? J'ai mon cousin germain , par exemple ,
à qui elle a joué un maître tour.
— Racontez-moi cela, je vous prie.
— Mon cousin n'aime pas trop qu'on raconte cette histoire-
(') D'abord c..., puis entremetteuse, puis sorcière.
(') Mal de ojos. Ce n'est pas le mal que reçoivent les yeux , mais
que font les yeux ; c'est la fascination du mauvais œil. On attache
souvent au poignet des enfans , dans le royaume de Valence , un
petit bracelet d'écarlate pour les préserver du mauvais œil.
a a4.
282 REVUE DE PARIS.
Mais il est à Cadix maintenant, et j'espère qu'il ne lui arrive-
rait pas malheur si je vous disais... »
J'apaisai les scrupules de Vicente en lui faisant présent
d'un cigane. Il trouva l'argument irrésistible et commença de
la sorte :
« Vous saurez, monsieur, que mon cousin se nomme Henri-
quez , et qu'il est natif du Grao de Valence , marin et pêcheur
de son état, honnête homme et père de famille, vieux chrétien
comme toute sa race ; et je puis me vanter de l'être , tout pau-
vre que je suis , quand il y a tant de gens plus riches que moi
qui sentent le marrane. Mon cousin donc était pêcheur dans
un petit hameau auprès de Peniscola , parce que, quoique né
au Grao, il avait sa famille à Peniscola. Il était né dans la bar-
que de son père; ainsi étant né sur mer il ne faut pas s'éton-
ner qu'il fût bon marin. Il avait été aux Indes, en Portugal,
partout enfin. Quand il n'était pas embarqué sur un gros vais-
seau, il avait sa barque à lui, et allait pêcher. A son retour
il attachait sa barque avec une amarre bien solide à un gros
pieu , puis il allait se coucher tranquille. Voilà qu'un matin,
partant pour la pêche, il va pour défaire le nœud de l'amarre ;
que voit-il?... Au lieu du nœud qu'il avait fait, nœud tel qu'en
pourrait faire un bon matelot , il voit un nœud comme une
vieille femme en ferait un pour attacher sa bourique. « Les
petits polissons se seront amusés dans ma barque hier soir,
pensa-t-il; si je les attrape, je les étrillerai d'importance. »
Il s'embarque, pêche et revient. Il attache son bateau, et par
précaution cette fois il fait un double nœud. Bon! Le lende-
main le nœud défait. Mon cousin enrageait, mais — Devine
qui a fait le coup ?. . . Pourtant il prend une corde neuve , et ,
sans se décourager, il amarre encore solidement son bateau.
Bah ! le lendemain plus de corde neuve , et en place un mau-
vais morceau de ficelle , débris d'un câble tout pourri. De
plus, sa voile était déchirée, preuve qu'on l'avait déployée
pendant la nuit. Mon cousin se dit : « Ce ne sont pas des
polissons qui vont la nuit dans mon bateau; ils n'oseraient
pas déployer la voile de peur de chavirer. Sûrement c'est un
voleur. » Que fait-il? Il s'en va le soir se cacher dans sa
barque , il se couche dans l'endroit où il serrait son pain et son
riz quand il s'embarquait pour plusieurs jouis. Il jette sur lui,
REVUE DE PARIS. 283
pour mieux se cacher, une mauvaise mante , et le voilà tran-
quille. A minuit, remarquez bien l'heure , tout-à-coup il en-
tend des voix comme si beaucoup de personnes s'en venaient
courant au bord de la mer. Il lève un peu le bout du nez et
voit... non pas des voleurs , Jésus! mais une douzaine de
vieilles femmes pieds nus et les cheveux au vent. Mon cousin
est un homme résolu , et il avait un bon couteau bien affilé
dans sa ceinture pour s'en servir contre les voleurs ; mais
quand il vit que c'était à des sorcières qu'il allait avoir affaire,
son courage l'abandonna ; il mit la mante sur sa tête et se re-
commanda à Notre-Dame de Peniscola, pour qu'elle empêchât
ces vilaines femmes de le voir.
)> Il était donc tout ramassé, tout pelotonné dans son coin ,
et fort en peine de sa personne. Voilà les sorcières qui détachent
la corde , larguent la voile et se lancent en mer. Si la barque
eût été un cheval, on aurait bien pu dire qu'elle prenait le
mors aux dents. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle semblait vo-
ler sur la mer. Elle allait, elle allait avec tant de vitesse que
le sifflement de l'eau fendait les oreilles , et que le goudron
s'en fondait (') ! Et il n'y a pas là de quoi s'étonner, car les
sorcières ont du vent quand elles en veulent, puisque c'est le
diable qui le souffle. Cependant mon cousin les entendait
causer, rire , se trémousser, se vanter de tout le mal qu'elles
avaient fait. Il y en avait quelques-unes qu'il connaissait ,
d'autres qui apparemment venaient de loin et qu'il n'avaitjamais
vues. La Ferrer, cette vieille sorcière chez qui vous vous êtes
arrêté si long-temps, tenait le gouvernail. Enfin, au bout d'un
certain temps , on s'arrête , on touche la terre, les sorcières
sautent hors de la barque et l'attachent au rivage à une grosse
pierre. Quand mon cousin Henriquez n'entendit plus leurs
voix, il se hasarda à sortir de son trou. La nuit n'était pas très-
claire , mais il vit pourtant fort bien , à un jet de pierre du ri-
vage , de grands roseaux que le vent agitait , et plus loin un
(') Je n'osai interrompre mon guide pour avoir l'explication de ce
phénomène. Serait-ce que la vitesse du mouvement produisait as-
sez de chaleur pour fondre le goudron? On voit que mon ami Vi-
cente, qui n'avait jamais été marin, n'employait pas fort habile-
ment la couleur locale.
%M
REVUE DE PARIS.
grand feu. Soyez sûr que c'était là que se tenait le sabbat.
Henriquez eut le courage de sauter à terre et de couper quel-
ques-uns de ces roseaux, puis il se remit dans sa cache avec
les roseaux qu'il avait pris, et attendit tranquillement le re-
tour des sorcières. Au bout d'une heure , plus ou moins , elles
reviennent, se rembarquent, tournent le bateau , et voguent
aussi vite que la première fois. <•■ Du train dont nous allons , se
disait mon cousin, nous serons bientôt à Peniscola. » Tout
allait bien lorsque tout d'un coup Tune de ces femmes se mit
à dire : « Mes sœurs , voilà trois heures qui sonnent. » Elle
n'eut pas plus tôt dit cela qu'elles s'envolent toutes et disparais-
sent. Pensez que c'est jusqu'à cette heure-là seulement qu'elles
ont le pouvoir de courir le pays.
La barque n'allait plus , et mon cousin fut obligé de ramer.
Dieu sait combien de temps il fut en mer avant de pouvoir ren-
trer à Peniscola. Plus de deux jours. Il arriva épuisé. Dés qu'il
eut mangé un morceau de pain et bu un verre d'eau-de-vie,
il alla chez l'apothicaire de Peniscola, qui est un homme bien
savant et qui connaît tous les simples. Il lui montre les roseaux
qu'il avait apportés « D'où cela vient-il ? qu'il demande à l'a-
pothicaire. — D'Amérique, répond l'apothicaire. Tl n'en pousse
de pareils qu'en Amérique , et vous auriez beau en semer la
graine ici elle ne produirait rien. » Mon cousin, sans dire un
mot de plus à l'apothicaire, s'en va droit chez la Ferrer:
«Paca, dit-il en entrant, tu es une sorcière. j> L'autre de se
récrier et de dire : te Jésus, Jésus! — La preuve que tu es
sorcière , c'est que tu vas en Amérique et que tu en reviens en
une nuit. J'y suis allé avec toi telle nuit , et en voici la preuve.
Tiens, voici des roseaux que j'ai cueillis là bas. »
Vicente , qui m'avait conté tout ce qui précède d'une voix
émue et avec beaucoup de chaleur , étendit alors la main vers
moi , accompagnant son récit d'une pantomime convenable ,
et me présenta une poignée d'herbe qu'il venait d'arracher. Je
ne pus m'empêeher de faire un mouvement , croyant voir les
roseaux d'Amérique. Vicente reprit :
« La sorcière dit : « Ne faites pas de bruit ; voici un sac de
riz , emportez-le , et laissez-moi tranquille, v Henriquez dit:
« Non, je ne te laisse pas tranquille que tu ne me donnes un
sort pour avoir à volonté un vent comme celui qui nous a me-
REVUE DE PARIS.
285
nés en Amérique. » Alors la sorcière lui a donné un parchemin
dans une calebasse qu'il porte toujours sur lui quand il est en
mer ; mais à sa place il y a long-temps que j'aurais jeté au
feu parchemin et tout ; ou bien je l'aurais donné à un prêtre ,
car qui traite avec le diable est toujours mauvais marchand. *■
Je remerciai Vicente de son histoire , et j'ajoutai , pour le
payer de même monnaie , que dans mon pays les sorcières se
passaient de bateaux , et que leur moyen de transport le plus
ordinaire était un balai, sur lequel ces dames se mettaient à
califourchon.
« Votre Seigneurie sait bien que cela est impossible , » ré-
pondit froidement Vicente.
Je fus stupéfait de son incrédulité. C'était me manquer à moi
qui n'avais pas élevé le moindre doute sur la vérité de l'histoire
des roseaux. Je lui exprimai toute mon indignation , et je lui
dis d'un ton sévère qu'il ne se mêlât pas de parler des choses
qu'il ne pouvait comprendre , ajoutant que si nous étions en
France je lui trouverais autant de témoins du fait qu'il pour-
rait en désirer.
« Si Votre Seigneurie l'a vu, alors cela est vrai , répondit Vi-
cente ; mais si elle ne l'a pas vu, je dirai toujours qu'il est
impossible que des sorcières montent à califourchon sur un
balai 5 car il est impossible que dans un balai il n'y ait pas quel-
ques brins qui se croisent, et alors voilà une croix faite 5 et alors
comment voulez-vous que des sorcières puissent s'en servir.
L'argument était sans réplique. Je me tirai d'affaire en
disant qu'il y avait balais et balais. Qu'une sorcière montât sur
un balai de bouleau , c'est ce qu'il était impossible d'accorder ;
mais sur un balai de genêt dont les brins sont droits et raides ,
sur un balai de crin , rien de plus facile. Tout le monde com-
prend sans peine qu'on peut aller au bout du monde sur un lel
manche à balai.
— J'ai toujours entendu dire, monsieur, dit Vicente , qu'il
y a beaucoup de sorciers et de sorcières dans votre pays.
— Cela tient , mon ami , à ce que nous n'avons pas d'inqui-
sition chez nous.
— Alors Votre Seigneurie aura sans doute vu de ces gens qui
vendent des sorts pour toutes sortes de choses. J'en ai vu les
effets , moi qui vous parle
286 REVUE DE PARIS.
— Faites , lui dis-je , comme si je ne connaissais pas ces
histoires-là ; je vous dirai ensuite si elles sont vraies.
— Eh bien ! monsieur , on m'a dit qu'il y a dans votre pays
des gens qui vendent des sorts aux gens qui en achètent.
Moyennant un bon sac de piécettes , ils vous vendent un
morceau de roseau avec un nœud d'un côté et un bon bouchon
de l'autre. Dans ce roseau il y a des petites bêtes (animalitos)
au moyen desquelles on obtient tout ce qu'on demande. Mais
vous savez mieux que moi comment on les nourrit... De chair
d'enfant non baptisé , monsieur ; et quand il ne peut pas s'en
procurer , le maître du roseau est obligé de se couper un
morceau de chair à lui-même... ( Les cheveux de Vicente se
dressaient sur sa tête. ) I) faut lui donner à manger une fois
toutes les vingt-quatre heures , monsieur.
— Avez-vous un de ces roseaux en question ?
— Non, monsieur, pour ne point mentir; mais j'ai beaucoup
connu un certain Romero ; j'ai bu cent fois avec lui ( lorsque
je ne le connaissais pas pour ce qu'il était , comme je le connais
à présent). Ce Romero était zagal (1) de son métier. Il fit une
maladie à la suite de laquelle il perdit son vent , de sorte qu'il
ne pouvait plus courir. On lui disait d'aller en pèlerinage pour
obtenir sa guérison ; mais lui , disait : <c Pendant que je serai
en pèlerinage , qui est-ce qui gagnera de l'argent pour faire de
la soupe à mes enfans ? » si bien que , ne sachant où donner de
la tête , il se faufila parmi des sorciers et autre semblable ca-
naille qui lui vendirent un de ces morceaux de roseaux dont
j'ai parlé à Votre Seigneurie. — Monsieur, depuis ce temps-là
Romero aurait attrapé un lièvre à la course. Il n'y avait pas un
zagal qui pût lui être comparé. Vous savez quel métier c'est ,
et combien il est dangereux et fatigant. Aujourd'hui il court
devant les mules sans perdre une bouffée de son cigarre. Il
courrait de Valence à Murcie sans s'arrêter , tout d'une traite.
(*) Le zagal est une espèce de postillon à pied. Il tient par la
bride les deux mules de devant d'un attelage, et les dirige en cou-
rant lorsqu'elles sont lancées au galop. S'il s'arrête, la voiture lui
passe sur le corps. Dans les nouvelles diligences on appelle impro-
prement zagal un homme qui attache le sabot, aide à charger la
voiture, etc : C'est le cad des voitures anglaises.
REVUE DE PARIS 287
Mais il n'y a qu'à le voir pour juger ce que cela lui coule. Les
os lui percent la peau , et si ses yeux se creusent toujours
comme ils font , bientôt il verra derrière la tête. Ces bêtes-là le
mangent.
Il y a de ces sorts qui sont bons à autre chose qu'à courir...
des sorts qui vous garantissent du plomb et de l'acier, qui vous
rendent dur, comme l'on dit. Napoléon en avait un, c'est ce
qui a fait qu'on n'a pu le tuer en Espagne; mais il y avait pour-
tant un moyen bien facile...
— C'était défaire fondre une balle d'argent, interrompis-je,
me rappelant la balle dont un brave whig perça l'omoplate de
Claverhouse.
Une balle d'argent pourrait être bonne, reprit Vicente, si
elle était fondue avec une pièce de monnaie sur laquelle il y
aurait la croix, comme sur une vieille piécette; mais ce qui
vaut encore mieux , c'est de prendre tout bonnement un cierge
qui ait été sur l'autel pendant qu'on dit la messe. Vous faites
fondre cette cire bénite dans un moule à balles , et soyez cer-
tain qu'il n'y a ni sort , ni diablerie , ni cuirasse qui puisse ga-
rantir un sorcier contre une telle balle. Juan Coll , qui a fait
tant de bruit dans le temps aux environs de Tortose , a été tué
par une balle de cire que lui tira un brave miquelet , et quand
il fut mort et que le miquelet le fouilla , on lui trouva la poi-
trine toute couverte de figures et de marques faites avec de la
poudre à canon , des parchemins pendus au cou , et je ne sais
combien d'autres brimborions. José Maria , qui fait tant par-
ler de lui maintenant en Andalousie, a un charme contre les
balles ; mais gare à lui si on lui lâche des balles de cire ! Vous
savez comme il maltraite les prêtres et les moines qui tombent
entre ses mains; c'est qu'il sait qu'un prêtre doit bénir la ciré
qui le tuera, n
Vicente en eût dit bien davantage si dans ce moment le châ-
teau de Murviedro , que nous aperçûmes au tournant de la
route, n'eût donné un autre tour à notre conversation.
Pr Mérimée.
ALBUM.
— Nous payons aujourd'hui une partie de notre arriéré aux ro-
manciers. La semaine prochaine , nous parlerons de la Danseuse de
Venise, jouée jeudi au Palais-Royal, et empruntée, comme nous
l'avions prévu, à la nouvelle publiée par Mme la duchesse d'Abran-
tès , dans la Revue de Paris. Le Yaudeville a représenté aussi avec
succès c'est encore du bonheur , et le Gymnase les suites d'une sé-
paration.
— Nous nous proposons de parler des discours d'ouverture des
principaux cours du Collège de France, et d'entretenir nos lecteurs
des leçons des professeurs. Cette semaine nous avons assisté au
cours de M. Gérusez , suppléant de M. Villemain, dont le début
a été brillant.
— chronique littéraire. — Nous avons maintes fois, avec au-
tant de courtoisie que possible , averti le petit monde de nos ro-
manciers de leur médiocrité désespérante. Les trois quarts de leurs
productions publiées cet été appartiennent aux annonces bien plus
qu'à la critique. Enfin, depuis quinze jours, après un temps de re-
pos, nous voyons apparaître quelques livres de ce genre, qui ne
méritent pas tout-à-fait notre dédain. Sans doute il y a toujours de
la marchandise mêlée ; mais deux ou trois mentions honorables ne
sauraient être refusées à ces ouvriers de l'imagination. Ici nous
pouvons reconnaître un commencement d'études plus sérieuses , là
une bonne facture de style, qui, appliquée à une matière moins
frivole, pourra faire un nom à l'écrivain. Nous ne parlons même
ALBUM.
289
pas du Port de Crétetl, de M. Frédéric Soulié, que nous avons
distingué précédemment, œuvre de poète, expression variée d'un
♦.aient souple et vrai , qui d'ailleurs avait déjà fait ses preuves.
Nous mettrons aussi à parj Jacques II a Saint-Germain, par M. Ca-
pefigue, connu jusqu'ici comme historien et publiciste; non que
M. Capefigue nous ait donné là ce qu'on peut appeler un bon ro-
man , une de ces larges compositions où toute une époque se grave
dans la mémoire du lecteur, parce que le romancier a su habile-
ment en personnifier la pensée dans une action romanesque, mais
vraie : M. Capefigue n'a tracé que des esquisses. Exagérant le dé-
faut du AVaverlt.t de "Walter Scott , il n'a pas assez condensé l'in-
térêt de sa fahle. Tantôt trop impartial comme romancier, tantût
abusant du privilège qu'a le romancier de ne pas l'être, M. Capefi-
gue se moque trop de tons les partis, ou charge ses portraits au
point d'en faire des caricatures, comme par exemple celui du père
Piters. Cependant il reste encore, après toutes ces critiques, un
livre amusant, plein d'allusions et de rapproehemens curieux. Ne
serait-ce qu'à cause du caractère de Sunderland , tracé d'une ma-
nière neuve, cet ouvrage justifierait, auprès des lecteurs sérieux,
le gTand succès qu'il obtient auprès des lecteurs plus légers , qui
préféreront à coup sûr à cette analyse ingénieuse d'un grand poli-
tique quelques scènes de république souterraine, les amours du
duc de Berwick, 1p bavardage des douairières et même le gros pé-
ché d'intention que M. Capefigue prête trop libéralement au con-
fesseur de Jacques II.
Un romancier allemand, M. Spindler, obtient aussi une véritable
vogue. M. Spindler avait déjà un si grand renom dans les cabinets
de lecture lorsque parut son Juif, que le traducteur d'un roman
fort extraordinaire d'Hoffman, l'Élixir de longue vie, imagina de
l'attribuer à M. Spindler pour en assurer le succès. Aujourd'hui,
la Nonne de Csadenzel va donner à l'auteur du Juif le dernier
terme de la gloire des romanciers , la popularité. La Nonne fait le
bruit d'une composition de Walter Scott. En lisant ces deux volu-
mes, j'ai compris bientôt ce bruit. L'auteur, bon allemand et bon
protestant, s'est imaginé de peindre les désordres d'un monastère
de religieuses. Ce que les auteurs de Robert-le-Diadle ont mis en
ballet, M. Spindler l'a mis en roman. Tous ces tableaux, il parait,
ont encore dus amateurs depuis la mort de M. Pigault Lebrun (si
M. Pigault est mort, ce que j'ignore). Il est vrai que M- Spiudle*
i 9 5
290 ALBUM.
a placé un ange de charité, de candeur et de grâce parmi ces dé-
mons embéguinés 5 puis il y a dans la Nonne de Gnjidenzel une
peinture très-chaude en couleur des mœurs du seizième siècle. Les
Allemands sont juges assez difficiles sur ces matières , et la Nonne
a obtenu d'unanimes éloges en Allemagne. Nous devons par consé-
quent des remerciemens au traducteur français , M. Ledhuy, qui
écrit avec facilité.
Le Zohrab de feu M. Morier est aussi un roman de bibliothèque j
car c'est un tableau très-dramatique des mœurs persanes sous le
scbah Aga Mohamed. Ce n'est pas temps perdu délire un pareil li-
vre , d'ailleurs fort amusant , et qui n'a rien de la fadeur des imita-
tions orientales. M. Morier avait vécu long-temps en Perse. Ses
descriptions ne sont pas des croquis de fantaisie, mais des tableaux
peints sur les lieux.
Il vient de paraître un pendant à ce beau roman de Zohrab. On
peut lire du moins comme un roman , quoique ce n'en soit pas un ,
le nouvel ouvrage que publie M. L. Viardot : Scènes de Moeurs
arabes. G'est une suite de tableaux dont quelques-uns sont drama-
tiques , et où sont adroitement amenées des citations de poésie
arabe qui ont tout le parfum mauresque. Ce livre ne ressemble pas
aux croquis de Florian. Ce qu'il y a de grâce un peu molle appar-
tient au sujet; car la chevalerie arabe n'était pas toujours la lance
au poing, elle abusait un peu des fleurs , des échaipes flottantes,
de la musique langoureuse , etc. 5 mais toutes ces choses-là ne sont
réellement fades que par l'imitation , et M. L. Viardot ne fait même
pas de pastiches : ses scènes sont réellement , comme il le dit , de
l'histoire anecdotique et descriptive.
Il est un autre ouvrage , Rome souterraine , dont l'auteur ,
M. Charles Didier, a pris la forme du roman pour faire autre chose
qu'un roman. Nature champêtre et monumens antiques , l'Italie
visible est tout entière dans le livre de M. Didier , en même temps
que ce qu'il appelle Rome souterraine. On a beaucoup parlé des
carbonari , on a pleuré sur eux sans les connaître ; tout à l'heure
encore le sang a rougi la Romagne sans que nous ayons eu le secret
des conjurés. M.Didier plaçant le foyer des conjurations à Rome,
comme dans la ville reine de l'Italie , nous a fait descendre dans
ces âmes italiennes exaltées et dévouées qui rêvent la liberté et une
vertu grandiose, poétique, inconnue en-deçà des Alpes. Nos pe-
tites sociétés des capitales , ces causeries sans intérêt, cette vanité
ALBUM.
291
qui rapetisse tout , la vertu comme la religion et l'amour, toutes
ces choses n'existent pas en Italie , dans l'Italie de M. Didier.
Cependant à côté des hommes d'élite l'auteur nous a livré avec
gaieté et avec verve les chefs ridicules qui pensent tenir à jamais
le pays dans l'asservissement. Nous renvoyons le lecteur à la pein-
ture excellente des Saufedistes. Nous citerons aussi toutes les scènes
populaires où le peuple du Trastevère montre son naturel cruel et
fier. Le grand savoir de ce livre n'est pas le savoir d'un savant ,
mais d'un penseur. La religion de la patrie, l'amour du beau et
de l'humanité, y respirent à chaque page. L'auteur sans doute a
déposé là de longues émotions , la foi de sa jeunesse , tous les sen-
timens que la société gêne , tous les rêves qu'un beau pays inspire.
Peut-être que , comme bien des auteurs du jour , M. Didier place
trop haut le peuple ; car le peuple , si on peut parler ainsi , est
homme , et homme inculte. Mais quand il peint dans Anselme le
plébéien instruit, le plébéien fidèle à sa pauvreté, à sa noble ambi-
tion, qui va travailler pour les hommes en refusant les richesses,
comme Socrate ou comme Béranger, il a donné un modèle pour
l'Italie et un modèle pour la France. Mais nous ne pensons pas,
comme l'auteur , que l'ambition soit sainte par sa nature) elle le
devient par son but , par sa direction ; de sa nature, elle est cor-
ruptible , car elle est mère de l'envie , et met à sa solde toutes les
passions , quelquefois même les plus honteuses. Cet ouvrage aura
de nombreux imitateurs ; il s'adresse à la jeunesse ; il plaira à
tous ceux que latmosphère des villes étouffe j il nous apporte
l'air pur des mers d'Italie , le parfum de ses fleurs , les rêves
héroïques de ses enfans, les douleurs , la mort, le carnage des
dernières luttes, et cet espoir éternel que le poète garde à la mère
des nations. — 2 vol. in-18. CheiH. Dumont, libr. , à Bruxelles.
Nous parlerons, la semaine prochaine, d'un roman important ,
les Francs Taupins , du bibliophile Jacob , qui paraissent mer-
credi , et nous aurons à nous occuper aussi du Brasseur Rot, de
MlCHEL NoSTREDAME , de PrIEZ FOUR SEXES ! des DeUX EpOQUES , de
Deux Coeurs de Femme . du Seigneur de Beaujolais , etc.
Quoique nous ayons commencé cette revue rapide avec l'inten-
tion de parler des seuls romanciers , il nous arrive le premier vo-
lume du Nouveau Tableau de Paris, qui mérite bien au moins
quelques lignes. C'est le livre de plusieurs auteurs , parmi lesquels
figurent déjà les noms de MM. Gozlan , H. Martin , Raybaud ,
29.2 ALBUM.
Michel Raymond , Yaulabelle , etc. , qui ont déjà porté bonheur
à plusieurs entreprises du même genre. Celle-ci paraît encore mieux
conçue qu'aucune des nombreuses imitations de Mercier. L'Intro-
duction est un bon morceau d'histoire. Paris port de mer n'est pas
seulement une poétique utopie , mais une philosophique appré-
ciation de Paris passé, présent et futur. R. P. S.
— La première livraison des Mémoires de Tallemant de Réaux
vient de paraître. C'est à MM. Monmerqué , de Châteaugiron et
Taschereau que nous devons cette publication importante, destinée
a combler une de ces nombreuses lacunes qu'on a le plus à re-
gretter dans la collection des Mémoires sur l'histoire de France.
Tallemand nous introduit dans ces salons de Louis XIII et de la
Fronde, que nous connaissons si mal. Le styie des Mémoires de
Tallemant quelquefois incorrect , mais toujours sans prétention ,
porte l'impression naïve de ce langage du dix-septième siècle tel
qu'il existait avant que les chefs-d'œuvre de notre littérature fussent
parvenus à le fixer. Quand Tallemant écrivait, les admirables Pro-
vinciales venaient à peine de révéler les secrets de notre école
française. La première livraison commence à Henri IY et finit au
cardinal de Richelieu. Nous ne doutons pas du succès de ces curieux
Mémoires.
— nouvelles des tuéatres. — Nous approchons de l'époque
où la littérature d'étrennes va régner un moment sur l'horizon ;
les petits théâtres préparent aussi leurs pièces de revue. Le pre-
mier q-ii va se mettre en lice est le Vaudeville, qui, par son titre,
s'estimantle général de la troupe, le représentant plus que nominal
du genre, veut faire une levée de boucliers contre le feuilleton.
Vaudeville et Feuilleton , ainsi s'appellera une pièce qui ne sera
pas toujours une allégorie , et où nous verrons les critiques des
grands journaux recevoir la férule in propriâ pcrsonâ. Le Vau-
deville a dit, comme dans la fable : Prouvons qu'il y a des pein-
tres parmi les lions , et il a pris le pinceau dans ses griffes. Quant
à nous, Revue de Paris, nous figurerons dans ces Nuées d'Àris-
tophanes, mais le Vaudeville étant reconnaissant, nous y jouerons
un beau rôle : Momus nous y saluera comme sa providence, chargée
de lui fournir des idées avec nos contes et nos nouvelles, des piè-
ces entières même avec nos proverbes. Quand nous mettrons la
ALKLM.
2jJ
main dans notre poche, nous y trouverons tantôt la main de Momus et
tantôt la main de la Belgique. La reconnaissance est la mémoire du
cœur. À notre tour, nous nous souviendrons de vous, cher petit Mo-
mus, et dimanche prochain, pas plus tard , nous vous promettons un
manifeste de M. Nisard sur la littérature facile, que nous ne connais-
sons pas encore parce que le manuscrit a été envoyé de confiance à
l'imprimerie , mais où vous aurez probablement votre part.
En attendant , le Palais-Royal attire chaque soir la même
affluence avec notre Danseuse de Aenise, et vraiment, dans le
rôle de Zerbi, Mlle Dejazet danse aussi bien qu'elle chante dans ses
rôles cbantans. Ce n'est pas une parodie de Mlle Taglioni, mais une
traduction, et l'on sait que les traductions ne valent pas l'original.
— Les Variétés nous ont donné cette semaine le Sauveur, pièce
où Odry fait un Antinous , danseur émérite. L'idée de la pièce est
fort bouffonne, quoique la pièce ne le soit pas. C'est une belle
dame qui a été sauvée par un inconnu dont elle devient éprise
sans l'avoir vu , et qu'elle cherche partout. On le trouve enfin.
k Où est-il? où est mon sauveur ? que je me jette dans ses bras,
que je sois à lui, à lui seul. i> Le sauveur ne répond à cette tendre
reconnaissance qu'en aboyant... Le sauveur est un chien de Terre-
Neuve. M. Lhéric joue le rôle du chien; mais on s'est défié de l'ef-
fet des aboiemens sur les aboyeurs du parterre , et on a imaginé de
faire du sauveur un personnage muet. On lui fait bien parler po-
litique, mais en pantomime. Cette scène a fait rire ; mais dans le
reste de la pièce, le pauvre chien muet est souvent triste comme
un chien d'aveugle , excepté quand il donne un soufflet à M. Odry ,
qui reçoit ce coup de pâte en homme d'esprit.
— Tel est le succès du nouveau ballet de l'Opéraque toutes les
loges et presque toutes les stalles sont loués pour dix représenta-
tions. On répète activement de Don Juan de Mozart.
— chronique critique. — Continuons à régler nos comptes avec les
romanciers Le temps presse} une nouvelleannée commence, qui sait
si on parlera encore eu i834 des romanciers et des conteurs de 18 33?
Parmi les romans nouveaux et récens , il en est deux qui font
et feront du bruit au-delà du cercle des cabinets de lecture. Le
premier est le Brasseur roi, de M. le vicomte d'Arlincouit ; le
9 25.
294
ALBUM.
second est l'A lminti , de M. Lemercier de l'Àcadémie-Française.
On voit, au soin avec lequel M. d'Àrlincourt polit maintenant ses
périphrases , jadis inversives, qu'il vise à la succession du premier
immortel qui se laissera mourir. Ce n'est plus cet écrivain qu'on
pouvait comparer aux saltimbanques de la foire, faisant de prodi-
gieuses pirouettes de style, marchant en arrière, ou voltigeant
sans balancier sur la corde, tirant même lalangue aux passans sur les
tréteaux de la porte, pour être remarqué. Du tout : M. d'Àrlincourt
aligne maintenant tous ses mots avec la régularité la plus acadé-
mique. Il y a mieux : voici une fable assez bien composée , un
dénouement digne d'un poète académicien, et supérieur même à
celui de tous les romans publiés par les quarante , depuis que les
quarante se sont mis à faire des romans. Eh bien ! ce n'est pas
là-dessus que M. d'Àrlincourt a compté pour son succès. Son roman
appartient à un genre créé par lui , au genre séditieux. Mais la
scène se passe au quatorzième siècle? Lisez i83o. Mais c'est la
fameuse révolution de Gand ? Lisez révolution de juillet. Mais 1 hé-
roïne douairière s'appelle Bertrade , la noble veuve ? Lisez la du-
chesse de Berry. Et Néolie? Lisez Mademoiselle j ainsi de suite.
Rien de piquant, pour peu qu'on s'y prête , comme cette mystifica-
tion de tous nos procureurs du Toi , en deux volumes in-8°. Avec
ces allusions , appuyées de notes semi-érudites , la pensée sédi-
tieuse de l'auteur est , comme certaine dame de sa connaissance ,
partout et nulle fart. L'usurpateur du roman est , du reste, un
singulier calculateur : il détruit tout pour tout saisir , page 11.
J'avoue que dans mon pauvre bon sens je commencerais , moi ,
par tout saisir , quitte à tout détruire ensuite quand j'en aurais
assez j mais avec du bon sens seulement on ne ferait peut-être que
de très-mauvais romans, me dira M. d'Àrlincourt, et il aura contre
moi la preuve de son succès, qui est incontestable , à la grande joie
de son éditeur , M. À. Dupont.
Par la même raison, (je pourrais dire par la même déraison ,
comme dans une célèbre lettre de don Quichotte), M. A. Dupuy,
libraire de M. Lemercier , vendra dix mille exemplaires d'ÀLMiim.
Cependant c'est un acte de conscience pour la critique de déclarer
que ce n'est pas là un roman que tout le monde doive acheter et
lire. Quand on pense à l'âge respectable de l'auteur et à sa dignité
d'académicien, on a quelque peine à comprendre que M. Lemercier
ait osé apostiller un pareil livre de son nom et de ses titres.
ALBUM.
295
M. Lemercier nous a accoutumés à ses contradictions perpétuelles,
à l'orthodoxie de ses leçons et à l'hérésie de ses ouvrages ; mais
cette dernière contradiction , si c'est la dernière , et un peu trop
sérieuse : il n'y a pas seulement dans Alminti le bizarre mélange
de fort belles phrases classiques et d'une fable absurde , que ses
confrères appelleront romantique; il y a , par malheur, l'accouple-
ment plus monstrueux d'une fort bonne morale en paroles et d'une
révoltante immoralité dans les images et les détails. Nous vou-
drions imiter , envers un vieillard , la piété filiale de Sem et Japhet ,
qui jetèrent un manteau sur la nudité de leur père , plutôt que
de le montrer au doigt avecles dédains moqueurs du troisième fils
de Noé. Mais, au risque de passer, à l'Académie , pour des criti-
ques aussi noirs que la postérité de Cham , nous avouerons que
M. Lemercier , mi-partie classique et romantique , mi-partie moral
et licencieux , nous fait l'effet de ce pantin burlesque du bal de
Gustave , qu'une pirouette change tour à tour en paysan et en
marquis. Si par hasard l'auteur d'ALMivri a cru faire une parodie
de certains ouvrages de cette jeune littérature qu'il trouve si désor-
donnée , la parodie est plus indécente que l'original , soit lorsque
la consommation d'un inceste y est suspendue par un coup de ton-
nerre , soit lorsque c'est par un simple coup de pistolet que le crime
avorte. L'auteur procède au reste par gradations : avant d'attenter
à sa fille, son héros n'est qu'un adultère de bonne compagnie; avant
de faire des parties en loge d'opéra avec des danseuses de chair et
d'os, il fait l'amour avec un spectre; avant de vouloir violer l'in-
nocence, il se fait séduire lui-même par des courtisanes! Parce
qu'on accuse quelquefois les académiciens d'impuissance, ils vien-
dront faire les libertins pendant sept à huit cents pages. Fi donc !
messieurs. Souvenez vous que lorsque des enfans ingrats voulurent
faire interdire Sophocle octogénaire, il répondit aux juges par la
lecture d'OEmr-E a Colonne.
Ces vérités dites à un roman d'académicien, irons-nous mainte-
nant faire de la sévérité envers de pauvres romans , peut-être un
peu trop vantés ces jours-ci ? Irons-nous démontrer à 31. H. Bonnelier
que son Michel Nostredame pouvait être mieux conçu et mieux
conduit ; composition assez vivement colorée du reste , mais qui
finit fort mélodramatiqucment dans un caveau? CeTtes il y avait à
tirer meilleur parti de l'époque et du personnage : ce n'est pas là
le Nostredame de nos traditions , et quant au style, quelques pages
286 ALBUM.
passionnées, quelques descriptions assez fraîches, ne compensent
pas ce qu'il y a de factice dans cette verve brûlante , ce qu'il y a
de vide dans ces sentimens exaltés. Je demande la permission de
préférer à cette œuvre , non sans mérite , un roman de femme , el
Abanico , ou l'Eventail , de Mme Bastide-Bodin. Ce qu'il y a ici de
passionné est mieux senti 5 le style est plus faible, mais il a moins
de prétention , quoiqu'il ait bien aussi ses grands mots. Il est aussi
de justes encouragemens à donner à un autre jeune auteur , que je
soupçonne être une femme , le romancier anonyme auquel nous
devons le Manoir de Beaugency , et qui vient de publier les deux
Époques, où il y a progrès. Je pourrais encore dire à M. A. Brot
que Priez pour elles ! est un progrès sur Ainsi soit-k. ! Mais si je
louais beaucoup ce qu'il y a de vraie sensibilité , de brillante ima-
gination dans ce roman , il faudrait avec la même franchise criti-
quer ce qu'il y a de faible , de mal observé , d'inconvenant même
dans les scènes sur lesquelles l'auteur a le plus compté ; enfin,
j'hésite à parler de Deux Coeurs de Femmes , par M. le duc d'Abran-
tès, parce que ce roman, qui serait bien avec toute autre signature,
paraît avec un nom dont la critique doit être jalouse ; nom deux fois
diversement illustre , par l'épée et par la plume. Comme début , le
livre du jeune héritier de cette double gloire annonce une riche
imagination et une grande facilité de style. 11 nous permettra de
lui demander mieux encore.
Je voudrais conclure par mentionner au moins un Seigneur de
Beaujolais , par M. C. Polycarpe ; mais c'est un de ces livres
qu'on oublie assez vite quand on ne les relit pas deux fois , et je
m'en tiendra à la première. Je me souviens cependant qu'il y a
dans ce volume une jeune paysanne qui se fait arracher cinq
dents , qu'on transplante comme des marcottes dans une bouche
de belle dame ! Voilà où en est l'imagination de la petite litté-
rature.
Terminons par la mention d'une dernière publication qui sort
presque périodiquement des ateliers fashionables de MM. Guyot et
Urbain Canel : le Livre rose. Là encore ce sont les dames , de
jeunes dames , dit galamment le second titre, qui se chargent de
nous amuser par leurs récits et leurs causeries; jolie littérature
coquette qui fait les yeux doux à la critique, auteurs en bas d'azur
qui récitent et causent en chœur! Le second volume du Livre rose
contient, entre autres friandises de nouvelles et de causeries un
ALBUM.
297
petit conte moqueur de G. Sand. Ce conte vaut presque le Beppo
de Byron. Le talent de Mme Sand se plie à tout , et c'est toujours
un beau talent. R. P.
— Chef de l'école des romanciers moyen-âgistes , le bibliophile
Jacob a fait de bien mauvais écoliers ; mais en dédommagement ,
il publie aujourd'hui les Fbancs Tacpins , en trois volumes, et
promet dans sa piéface de nous faire cent romans encore, pour peu
que Dieu lui prête cent ans de vie. C'est un beau roman d'érudition
que les Francs Taupins 5 nous regrettons que , pour être fidèle en
tous points aux mœurs qu'il retrace, le bibliophile ait quelquefois
oublié que les demoiselles lisent aussi des romans , puisque quel-
ques-unes en font. Il y a dans les Francs Taupins une histoire de
capitaine de Routiers qui donne des leçons de vieux langage , mais
non de chasteté , aux écoliers drolatiques du bibliophile. — les
Francs Taupins ont paru vendredi à la librairie de M. Eugène Ren-
duel 5 le même éditeur publiera mardi un charmant petit livre pour
les étrennes , appelé l'Amulette, étrennes à nos jeunes amis.
— démétrius , by Agnes Strickland. Un vol. in-i i . Chez M. Bau-
dry. — Les poètes se font rares en Angleterre ; mais il n'y manque
pas de poétesses ( ce mot vaut bien patronesse , jusqu'à ce que
31. Arnault , de l'Académie française , en ait fait justice). Miss Agnes
Strickland tient une place honorable à côté de Mrs Hemans , de
Mrs Norton , de Miss L. Landon , de Miss Hamilton , etc. , qui sont
les Muses à la mode de l'autre côté de la Manche. Démétkius est un
beau plaidoyer en faveur de la Grèce moderne. Plusieurs pièces
mêlées terminent ce joli volume.
— étrennes littéraires. — En addition à tous les beaux livres à
vignettes dont nous avons parlé, M. Baudry, rue du Coq , a encore
reçu le Boox. op Beauty et Turner's annual tour j le premier est
un choix de têtes de fantaisies et de portraits d'après nature , entre
autres celui de lady Blessington , avec qui Byron a fait un volume
de Conversations non criminelles ; le second est un voyage en Nor-
mandie.
HISTOIRE DES VOYAGES ET DECOUVERTES DES COMPAGNONS DE CHRIS-
TOPHE colomb. Trois volumes in-8°. Chez M. Ch. Gosselin .libraire.
298 ALBUM.
— Ces trois volumes , réunis à I'Histoire de Colomb , par Was-
hington Irving , complètent I'Histoire d'Amérique , les deux der-
niers étant consacrés à une nouvelle vie de Femand Cortei et de
Pirarre. 11 est peu de poèmes aussi poétiques et de romans aussi
romanesques que cette histoire. L'éditeur nous a quelquefois donné,
sans doute pour nos péchés, sinon pour les siens , plus d'un mau-
vais poème ( je ne veux pas parler de Napoline , que je n'ai pas
encore lue) 5 plus d'un mauvais roman (je ne veux pas parler des
Contes drolatiques , que je ne lirai pas). Mais, certes, voici une
indemnité, voici trois volumes qu'on peut acheter sans remords et
lire sans ennui. — M. Ch. Gosselin s'est fait aussi l'éditeur d'un
ouvrage en deux volumes, dont l'auteur est M. Aimé Martin 5 ce
nom , qui rappelle tant de succès littéraires dans divers genres , est
déjà une garantie pour les lecteurs. Son livre aura pour titre de l'E-
ducation des Mères de pamille.
— histoire des villes de france, par M. Danielo. Deuxième et
troisième livraisons. — C'est encore une entreprise sérieuse, le ré-
sultat de fortes études. Nous espérons que l'auteur y sera encou-
ragé. Nous avons remarqué dans ces deux livraisons une critique
fort originale de Jules-César. Ce n'est pas une boutade comme la
fameuse strophe de Rousseau contre les conquérans, mais l'analyse
raisonnée de cette haute renommée historique.
— MANUEL DE LA LITTERATURE ALLEMANDE. Un Vol. in-8°. (A
Strasbourg ). C'est un précis, mais complet cependant , et à l'aide
duquel on embrasse dans son ensemble l'Allemagne littéraire. C'est
une traduction de l'allemand, mais ce que nous connaissons du
traducteur prévient déjà en faveur de l'original. L'auteur est le
critique Koberstein , le traducteur , M. Marinier, jeune homme de
goût qui a voyagé en Allemagne et en a rapporté un riche trésor
d'instruction. L'ouvrage allemand s'arrête à 1812 ; mais la traduc-
tion résume les diverses productions qui ont paru en Allemagne
depuis cette époque.
— chansons et poésies, par M. A Saint-Gilles, a vol. in 32. —
Je venais de relire les délicieux vaux-de-vire d'Olivier Boisselin ,
publiés par M. J. Travers , et qu'on trouve en un petit volume chez
M. Lance, rue du Bouloy , lorsque les Chansons de M. Saint-Gilles
ALBUM.
299
me sont parvenues ; la comparaison était dangereuse , et cependant
j'ai à louer M. Saint-Gilles. Parmi les nombreux disciples de Bé-
ranger et de Désaugicrs , ce chansonnier tient une honorable place.
C'est un heureux mélange des deux genres que le sien. 31. Saint-
Gilles est du pays où Pétrarque a chanté. Il y a dans ses Chansons
une verve méridionale qui prouve que la race des troubadours n'est
pas éteinte.
THÉÂTRE ITALIEN. GIANNI DA CALAIS. Il y avait Une fois
car on pourrait faire un conte du nouvel opéra-buffa, si, avant de
devenir libretto italien , Gianni da Calais n'avait été un mélodrame
de Paris, joué il y a vingt ans , alors que le mélodrame, si ambitieux
depuis, se contentait de son domaine des boulevards, et laissait la
tragédie impériale continuer glorieusement la tragédie de Corneille,
de Racine et de Toltaire. Yoici du moins le sujet de Jean de Calais*
qui pourrait bien avoir été oublié par ceux qui l'ont vu dans ce
temps-là... Hélas! n'a-t-on pas oublié mainte tragédie delà même
époque ?
Jean de Calais est un armateur qui un beau jour rencontre en
mer une femme exposée seule dans un bateau à toute l'inclémence
des vagues. Jean de Calais , en galant marin, la sauve du naufrage
et l'épouse sans lui demander ni son nom de famille, ni son pays.
Aux noms près , qu'il faut bien décliner a 31. le maire , combien de
mariages se font encore au hasard , comme celui-là , dans notre
civilisation moderne ! Jean de Calais fait bon ménage avec son in-
connue , et en a un fils , espoir de sa vieillesse ; mais en père pré-
voyant , il veut laisser au moins un petit héritage à sa postérité. Il
arme donc son navire, et fait voile pour la Zélandej l'histoire ne
dit pas quel commerce lui fait préférer ce pays à un autre ; mais la
femme de Jean de Calais , qui partage toutes les espérances de for-
tune du bon armateur , quoiqu'elle trouve l'expédition bien loin-
taine, fait seulement promettre à Jean de Calais qu'à peine débarqué
en Zélande , il arborera , en guise de pavillon, son porttait à elle.
Jean de Calais promet tout, et tient parole. Ce portrait attire l'at-
tention des Zélandais : chacun croit le reconnaître : « N'est-ce pas
le portrait d'Edith , le portrait de la fille du roi ! de cette pauvre
princesse, qui, plutôt que d'épouser le méchant prince Roger,
s'abandonna aux hasards de l'Océan dans une mauvaise barque de
pécheurs? Courons raconter cet incident à son vieux père, qui ,
soo
ALBUM.
depuis sa disparition , ne cesse de pleurer sa fille, h Pendant que
les plus empressés vont au palais, Jean de Calais, qui ne sait ce
que signifie tout ce tumulte, exprime sa surprise à son lieutenant
Rustan. Le lieutenant Ruslan est encore un personnage très-
disrret ; Jean de Calais ne sait ni d'où il vient , ni qui il est ; il Ta
accepté pour lieutenant comme il a accepté la belle Edith pour
femme, sans prendre aucune information. Or Rustan, qui ne dit pas
ses secrets , sait par cœur tous les secrets des autres, u Capitaine ,
dit-il, vous allez être mandé à la cour 5 le roi voudra vous parler;
préparez-vous aux plus grands honneurs. De simple armateur, vous
serez promu d'emblée au grade de grand amiral de Zélande pour le
moins! >> Jean de Calais croit encore que Rustan se moque de lui ,
que déjà Rustan a raison et sa prédiction se vérifie : les officiers du
roi viennent chercher Jean de Calais qui se laisse conduire à la
cour, où en attendant Sa Majesté il se promène dans les jardins
avec Rustan. «(Lieutenant, dit Jean de Calais, il ne me manque
plus que ma lemme pour partager ces honneurs, car sans elle je ne
puis les accepter : je retournerai à Calais , m'offrît-on la couronne,
— Votre femme ? mais qui sait ? elle est peut-être ici ; faites seule-
ment semblant de vous croire à Calais, figurez-vous que ce petit
temple en rotonde , dédié à l'hymen , est votre maison ; appro-
chez vous de la porte, et appelez Edith. » Jean de Calais, qui fait
tout ce qu'on veut, se tourne vers le temple et appelle sa femme.
Rustan serait-il un sorcier ? Le temple s'ouvre, Edith en sort avec
son fils.
L'histoire ne dit pas si Edith s'était cachée dans le navire de son
mari eu si elle l'avait devancé en frétant elle-même un autre navire
pour la Zélande. Jean de Calais ne s'en inquiète guère. Nous avons
vu qu'il était très-peu questionneur de sa nature. Mais à peine
a-t-il embrassé sa femme, on annonce le roi. <c Cachez-vous tous
les deux , dit Rustan , qui sait toute l'importance d'un coup de
théâtre dans une reconnaissance. — Jean , vous viendrez le pre-
mier , puis vous , madame. î> Jean se laisse faire ; et quand le roi
l'appelle , il vient. « J'ai vu votre pavillon , lui dit Sa Majesté ;
quelle est la femme dont le portrait y est peint? — Sire , c'est ma
femme! — Votre femme? — Oui, sire. — Où l'avez-vous épousée ?
— A Calais. — Eh bien ! monsieur Jean , je vous nomme le chef de
ma flotte; mais partez et allez me chercher votre femme, qui est
ma fille. — Votre fille, sire ! je n'en savais rien, je vous jure: niais
ALBUM.
301
elle est ici. — Ici? — Ici avec notre fils. — Ici ? ah! où est-elle ma
fille , ma fille bien-aimée ? )> C'était le moment. Edith sort du petit
temple et tombe aux genoux de son père. Voilà Jean amiral , prince
et gendre de roi. Un danger cependant le menace. Le prince Roger,
jaloux de son bonheur, veut l'enlever et le déporter à Calais-, mais
Rustan est là pour veiller sur son capitaine et pour déjouer toutes
les machinations du prince jaloux.
Yoilà un abrégé du libretto et de l'histoire de Jean de Calais. C'est
sur ce canevas que M. Donizetti , l'auteur d'Amu Bolena, a fait sa
musique. Quoique chantée par Rubini et Tamburini , cette musique
n'a pas paru d'une grande originalité. Nous sommes devenus très-
difficiles depuis que M. Robert a su rassembler chaque année une
troupe de mieux en mieux composée, et qui exécute tour à tour avec
un ensemble si parfait les chefs-d'œuvre de 31ozart , de Rossini et
des meilleurs maestri modernes. En directeur habile , M. Robert a
donc suspendu la seconde représentation de Jean de Calais pour
mieux distribuer quelques airs et en faire ajouter quelques autres.
Rien ne manquera donc au succès de Jean de Calais à la seconde
représentation. Déjà , à la première , on a justement applaudi une
espèce de barcarole ou air de matelot , que Tamburini chante au
premier acte :
Vna barchetta il mar solcando va ;
dans le second, l'air de Rubini :
F asti ? pompe ? omaggi ? onori ,
et dans le troisième, le finale. Mrae Ungher a secondé avec talent
Rubini et Tamburini. 11 n'a manqué à l'exécution , en un mot , qu'un
peu plus d eusemble dans les chœurs. A.vec une tout autre troupe
et une autre direction, ce serait un grand succès. M. Robert ne
veut que des victoires complètes.
— concerts. — La foule était grande dimanche dernier dans les
beaux salons de M. Pape, où M. Cramer, le célèbre pianiste, a
enthousiasmé les amateurs. Dimanche prochain , dans les mêmes
salons, trois jeunes artistes déjà connus par différentes composi-
tions, MM. Bessems , ancien violoniste à l'Opéra- Btiffa* Servais,
9 26
SOâ ALBUM.
premier violoncelle du roi des Belges , et Jules Déjazet , parent de
notre spirituelle comédienne , donneront une soirée musicale ,
composée en grande partie de morceaux de leur composition ,
dont plusieurs ont produit un grand effet au dernier concert de
M. Cramer. Les amateurs ne manqueront pas à cette réunion ,
pour laquelle on trouvera des billets chez tous les marchands de
musique.
— M. Berlioz nous dédommagera aujourd'hui de tout ce que
l'heure avancée nous priva d'entendre à son dernier concert. Cet
artiste, qui n'est pas encore compris de tout le monde, aune origi-
nalité incontestable. C'est dans la salle des concerts du Garde-
Meuble de la couronne qu'il donne aujourd'hui Tendez-vous à tous
ceux qui aiment une musique fortement accentuée. Nos meilleurs
artistes veulent concourir à cette séance musicale , et on y enten-
dra MM. Listz, Chopin , Osbonn, Hiller.
— On fait déjà de grands préparatifs au théâtre du Palais-Royal
pour les lais d'artistes qui vont avoir lieu tous les samedis du car-
naval prochain. Le succès productif de ceux de l'an dernier a engagé
l'administration à donner encore plus d'éclat aux fêtes de cette an-
née. La salle , décorée par M. Cicéri , sera agrandie ; le nombre des
artistes de l'orchestre sera doublé Véfour et Babin restent chargés
des soupers et des mascarades. Enfin il y aura dans la salle autant
de lustres et de bougies que d'étoiles dans le ciel! Le premier bal
aura lieu le samedi 4 janvier.
— La société des sciences , arts et belles-lettres de Toulon vient
de publier son bulletin trimestriel. C'est un recueil plein d'intérêt,
où sont discutées de graves questions , et où l'on remarque aussi
de la bonne poésie et même une romance avec musique.
L'Académie royale des Sciences a décerné, dans sa séance
du 18 novembre dernier, un prix de 5, 000 francs à M. Colombat,
de l'Isère , pour les ouvrages qu'il a publiés sur le bégaiement et sur
tous les vices de la parole.
— Les ouvrages de M. Matter ont eu un beau et honorable suc-
cès en France; mais ils n'en ont pas moins en Allemagne, où nous
ALBUM.
.*0i$
voyons qu'on publie une traduction de l'HisTomE du Gnosticisme et
de I'Essai sur l'Influence des moeurs sur les lois et des lois sur les
moeurs , dont nous donnâmes un fragment à l'époque où l'Acadé-
mie décerna à l'auteur le prix Monthyon de 10,000 f.
— M. le marquis de Salvo , auteur de plusieurs productions in-
génieuses, vient de terminer un ouvrage sur la Diette et la Con-
fédération germanique, qui ne peut manquer d'exciter la curiosité.
— Le roman de M. Eugène Sue , la Vigie de Koat-Yen , parait
depuis deux jours chez M. Yimont , rue Richelieu. 4 vol. prix :
3o francs.
— Le rcman de H. le comte de Pastoret , Raoul de Pellevé , a
paru cette semaine chez M. Eugène Renduel.
— À peine si les Francs Taupins ont paru en France , et ils sont
traduits en allemand par un auteur distingué , M. de Chezy. Si le
Bibliophile a été un peu gaillard dans le premier volume de ce
roman-histoire , il faut lui savoir gré d'avoir peint dans les autres
la belle Agnès Sorel sous de pudiques couleurs.
— littérature d'étrennes. — Voici le règne du joli , du mi-
gnon , du gracieux en littérature. Voici le moment où le madrigal
et le bouquet à Chloris ont quelque chance de reprendre faveur.
Pour que l'histoire , la philosophie , les belles-lettres ( vieux style!)
puissent lutter contre les contes à mes filles , à mes petits garçons,
et autres enfantillages , il leur faut le secours de Thouvenin ou de
Simier. 3Iais les liTres qui triomphent sont surtout ceux qui , sous
leur élégant étui de carton gauffré, recèlent un Musée tout entier
de jolies vignettes importées d'Angleterre, soit les keepsakes ori-
ginaux qui décorent le magasin universel de M. Baudry , rue du
Coq, soit leurs imitations semi-françaises dont M. Louis Janet a
presque le monopole. Quelle providence que M. Louis Janet pour
ces Apollons et ces Muses d,almanachs qui portent depuis trois ans
le deuil de feu Mercure, et à qui ne suffit plus le petit volume
mesquin de MM. Treuttel et Wurtz ! Nous voyons là des génies qui
doivent se trouver bien beaux sur un si beau vélin et à l'ombre de
si belles gravures. Imprimés une fois l'année , ils ont le droit de se
304 ALBUM.
comparer à cette splendide plante exotique, le cactus speciosus ,
dont la fleur de pourpre ne s'ouvre que sur le balcon d'une petite
maîtresse, et n'est cultivée que dans des vases précieux comme
l'or. Cette année, M. Louis Janet a fait une moisson assez com-
plète de ces fleurs , dont quelques-unes ont un autre mérite que la
rareté de leur floraison. Mais en éditeur qui connaît son public , il
a surtout tenu à orner ses cbarmans annuaires de vignettes choi-
sies parmi les plus belles des vignettes anglaises. Tous les bijoux
de M. Louis Janet méritent une mention : i° Le Diamant, vol. in-8°,
avec seize belles gravures anglaises, tirées du Keepsake anglais
pour i834j 2° le Livre de Beauté, souvenirs historiques sur les
femmes les plus célèbres de la France , ouvrage tout national, orné
de treize portraits} 3° Auvergne et Provence, album pittoresque ,
orné de vingt-six vues du Midi de la France , extraites du Lands-
cape annual de 1 834 5 4°le Landscape français, voyage pittoresque
en France , avec gravures anglaises \ 5° les Annales romantiques ,
avec huit belles gravures anglaises 5 6° le Keepsake français , orné
également de gravures anglaises ; 70 les Navigateurs, Hommage
aux Dames, et une foule d'autres productions du même genre, qui
toutes sont dignes d'être offertes au beau sexe et aux enfans , etque
nos lecteurs pourront au reste apprécier eux-mêmes, dans le beau
magasin que M. Janet ouvrira demain , lundi, rue Saint-Honoré,
n° 202 , au coin de la rue de Yalois et de la place du Palais-Royal.
Il y aura foule.
— tableaux pittoresques de l'inde , avec vingt- cinq gravures
anglaises , d'après les dessins de W. Daniel. — C'est encore un
Annual , et des plus beaux sous le rapport des vignettes ; mais
c'est mieux qu'un Annual ordinaire , car on y trouve pour texte la
traduction fort bien faite du tableau piquant d'un pays inépui-
sable en merveilles. L'auteur anglais qui a décrit l'Inde sous la
forme amusante d'un voyage est le révérend M. Caunter , qui ne le
cède dans cette esquisse qu'au capitaine Basil Hall, qui lui aussi,
dans ses Mémoires et Voyages, a peint quelques-unes des mêmes
scènes. Mais l'Oriental annual a pour ornement des vignettes tirée9
des précieux dessins de Daniel, l'artiste qui aie mieux compris et le
mieux rendu le caractère particulier du paysage indien. De magnifi-
ques exemplaires de Tableaux pittoresques df. l Inde se trouvent
chez M. Bellizard et compagnie, rue de Yerneuil, n° 1 , et chei
ALBUM. 305
M. Louis Janet. La soie, la moire , le velours , ajoutent encore à
f attrait extérieur de ce bijou littéraire.
— M. Eugène Renduel publie aussi son almanach , l'Amulette,
Etrennes à mes jeunes Amis. — Chaque auteur de sa clientèle a
voulu payer son tribut. M. Eugène Renduel a fait exécuter les plus
jolies gravures , pour que le livre fût digne de son titre. Prix :
i5 francs.
— JEAN-PAUL choppart. 2 vol. in-12. — C'est un roman pour les
petits garçons, qu'on trouve chez M. Allardin, éditeur, et qui vous
divertira , je vous assure. L'auteur est un de nos plus spirituels
critiques , et mieux encore ; mais je ne sais pas si ce livre n'est pas
son chef-d'œuvre. Rien de commun entre Jean-Paul et tous les pe-
tits garçons dont les aventures nous poursuivent de leur monotonie
désespérante. Jean-Paul est un vrai héros, dans la mauvaise fortune
comme dans la bonne.
— deux r.ÉPUTATio.vs , par M. Macaire , 2 vol. in-8°. — Cet ou-
vrage , qui vient de paraître , est fort gai ; mais quelles mœurs et
quel ton ! Le début de l'histoire est raconté , il est vrai , dans la
cuisine par des laquais : ce n'est pas maladroit. Une marquise jette
un chat aux jambes de son mari; le chat , après avoir mordu les
mollets du marquis , se sauve sur les gouttières. La dame veut rat-
traper son chat , et un marchand depeaux1 de lapins se dévoue pour
courir sur les toits après le matou. Au retour, comme il a passé
parla cheminée, il se laisse mettre dans un bain ; puis, quand il
est décrassé, il est accablé des bontés de madame. Le marquis
trouve cela mauvais 5 mais le marchand de peaux de lapins le
plonge dans la baignoire et s'esquive. Il naît de cette aventure un
petit marquis à la façon de larbari ; le petit marquis devient
grand, etc. Yousavez. dans la suite de cette histoire des scènes de caba-
ret, des scènes d'espionnage et autres, dites «de la vie positive» , etc.
tout ce qu'il faut enfin pour amuser l'antichambre. L'auteur en veut
trop à 1 aristocratie pour avoir daigné faire son roman pour elle.
— tue repealers , roman de lady Blessington. — Parmi les
dames anglaises les plus distinguées par leur beauté et leur esprit
pst lady Blessington , déjà connue par les Conversations de lord
9 26-
306
ALBUM.
Byron , et qui vient de publier un roman intitulé the Repealehs.
C'est le tableau dramatique des dissentions actuelles d'Irlande et
l'histoire des manœuvres de cette faction, qui, conduite par O'Con-
nell, demande le rappel de l'Union. Écrire sur la question la plus
grave qui doit agiter l'Irlande et FAngleterre pendant bien des an-
nées , ce n'est pas facile , si l'on veut rendre justice à tous les par-
tis. Lady Blessington est Irlandaise , et cependant elle a peint
impartialement les mœurs d*- son pays et le caractère à la fois sau-
vage et oriental de ses compatriotes. < Le nom d'O'Connell est le
premier qui vous frappe dans un sujet semblable. Cet homme au
corps robuste , à la voix mâle et sonore , qui d'un mot domine les
masses de son pays , qui leur dit : Ne buvez pas , ne vous rassem-
blez pas , ne vous battez pas , et elles ne boivent pas , elles ne se
rassemblent pas , elles ne se battent pas ; cet homme qui conspire ,
qui nous dit qu'il conspire , mais qui conspire avec la loi et par la
loi, est-il un patriote ou un traître ? Tant de choses nous échap-
pent dans l'histoire et dans les mœurs d'un pays que nous ne con-
naissons que de loin ; les rouages d'un vieux gouvernement sont
souvent tellement entravés par de vieilles choses difficiles, ou pres-
que impossibles à détruire sans changer toute la machine ; il y a
tant de danger dans de si grands changemens , les maux et les
biens enfin de tout système se trouvent tellement liés , que c'est
avec moins de hardiesse que les politiques ordinaires que nous
oserions juger deux hommes tels que M. Stanley et M. O'Connell ;
mais ne doit-il pas vous paraître étrange , à vous , à vous Français
qui en ce moment reconnaissez toutes les minorités religieuses ,
une fois établies , même cette petite et méprisée minorité juive,
ne doit-il pas vous paraître bien étrange que les. catholiques
irlandais ( la grande masse , l'antique race d'Irlande ) soient
encore une espèce ilote dans leur pays , et paient les impôts qui
soutiennent fastueusement l'Eglise anglicane, tandis que leur
pauvre clergé , ce clergé pauvre et populaire , aimé du peuple
parce qu'il est l'ami du peuple , reste seul oublié ? Nous ne parlons
pas de la justice 5 nous parlons de la politique, de la politique
d'un gouvernement qui ne veut pas être bon , mais fort. Ne doit-
on pas s'étonner quand le parlement anglais a passé un bill qui
s'appelle réforme de l'Église irlandaise , que les catholiques ne s'y
trouvent pas nommés, et que toute cette réforme se borne à régler
les fonds d'une église surchargée de biens et de prêtres, et qui ne
ALBUM. 307
manque que de croyans ? Qu'attendez-vous ? que M. O'Connell si-
gnale cet abus, qu'il en parle en termes énergiques, qu'il demande
l'égalité entre les deux Eglises ? Ne tous trompez point. 11 n'en
dira pas un mot 5 il protestera seulement contre une telle égalité ;
il ne demandera rien pour l'Église catholique : il ne voudra pas la
voir payée de la misère de ces paysans qui seuls meurent de faim,
pour lesquels il n'y a point de loi des pauvres. Non j ce qu'il de-
mande ôterait un bras à l'Angleterre , et réduirait son pays à une
pauvre île qui ne peut, dans l'état actuel des choses, être indé-
pendante, et qui , même indépendante, ne pourrait jouir que d'une
misérable et mesquine indépendance. Nous savons fort bien que le
rappel de l'Union est peint sous d'autres couleurs , que ce n'est
qu'un dédoublement de gouvernement législatif qui est demandé,
et que l'union du pouvoir doit se consolider par ce changement.
C'est ce que M. O'Connell dit au parlement ; mais ce n'est pas ce
qu'il dit aux masses ; ce n'est pas non plus ce qu'il pense ni ce
qu'il peut penser. La chose ne serait guère possible sous d'autres
constitutions et sous d'autres mœurs. Cette union ne serait guère
possible entre deux gouvernemens distincts, si même leurs parle-
inens étaient aristocratiques et disciplinés. Mais mettre en présence
deux assemblées qui vraiment représentent deux peuples et leurs
passions, deux peuples long-temps en guerre clandestine !... La
question d'Iilande donc doit être bien compliquée , quand des deux
hommes en scène , l'un veut soutenir des abus erronés , l'autre de-
mande des remèdes destructeurs. La question d'Irlande date , en
vérité, de fort loin, et ne peut se traiter dans un article de criti-
que. C'est lady Blessington qui nous y amène pour un moment.
Nous en demandons pardon au lecteur, et nous rengageons vive-
ment à juger lui-même un de nos meilleurs romans modernes.
Un membre du parlement anglais.
histoire parlementaire de la révolution française , par
MM. Bûchez et Roux. Cet ouvrage, publié par livraisons, n'en est
qu'à la première, et ce n'est encore que l'introduction. On sous-
crit chez M. Paulin , libraire, place delà Bourse.
— Bertrand et raton obtient un grand succès à la lecture j la.
quatrième édition est sous presse.
S08 ALBUM.
— On nous écrit de Berlin : Le prince de Puckler Muskau vient
de partir pour la Grèce et Constantinople. Ce voyage nous promet
un ouvrage au moins aussi piquant que les Lettres d'un Défunt sur
l'Angleterre et l'Irlande. En attendant cette suite des Lettres a
Julie, le prince voyageur a laissé tout Ber'in occupé de sa der-
nière publication, Tutti frutti, livre dont M. Cohen nous pré-
pare la traduction.
RECEPTION DE Ht. CHARLES NODIER A l'aCADÉMIE-FRANCAISE.
Nous serons courts aujourd'hui, quitte à y revenir, sur cette mé-
morable séance académique. Nous faisons mieux que d'en tracer le
procès-verbal, nous donnons les discours qui l'ont remplie. Et
puis , pour d'autres , l'impression des éloquentes paroles du nouvel
élu a pu être toute littéraire 5 pour nous l'orateur était surtout un
ami, et noussommes encore sous l'influence de ces émotions plus in-
times, dont l'expression, plus tendre que laudative , a d'autant
moins de valeur pour le public qu'elle en a davantage pour celui
à qui elles s'adressent. Cependant l'effet de cette éloquence du
cœur a été si général, et la sympathie pour l'bomme s'associait si
naturellement à l'admiration pour l'écrivain , qu'on eût pu croire
cette assemblée nombreuse toute composée d'amis intimes de Char-
les Nodier. Yoilà certes un de ces choix qui font circuler une nou-
velle sève de vie et de jeunesse dans le vieux corps académique ,
un de ces choix qui ôtent tout sens épigrammatique au titre d'im-
mortels que prennent les quarante. Chateaubriand , Lamartine , No-
dier, ces noms-là en pourraient absoudre beaucoup d'autres. Quel
novateur serait assez injuste pour dire encore que les portes de no-
tre Académie classique sont trop étroites pour les hommes d'un
vrai génie?
Répondre au discours du récipiendaire n'était pas facile. M. de
Jouy a trouvé cependant le secret d'être applaudi à son tour. Re-
marquez qu'il a osé dire des vérités au seul souverain de ce temps-
ci qui ait conservé des flatteurs dans la république des lettres. Ces
deux discours seront un texte pour nous dans un prochain examen
critique de la carrière littéraire parcourue par Charles Nodier.
N'oublions pas de dire que M. Tissot a terminé la séance par la
lecture de deux idylles de Théocrite, où nous avons remarqué des
vers qui rendent l'original avec bonheur.
DIRECTION XITTÉRAIRE DE LA REVUE DE FABIS. L'article dr.
ALBU3I.
309
M.Nisard sur l'espèce de réaction littéraire dont il a signalé les symp-
tômes avec une critique si franche et si pleine de verve devait in-
quiéter quelques consciences et provoquer naturellement une polé-
mique. Plusieurs réponses nous ont déjà été remises ou proposées,
entre autres, par M. Jules Janin, par le bibliophile Jacob, etc.
Le prochain volume de la Revue de Paris contiendra la réponse
de M. Jules Janin.
Jusque là il serait peut-être convenable que le directeur, comme
représentant la pensée littéraire de la Revue de Paris , restât in-
termédiaire passif dans une discussion qui peut être vive de part et
d'autre. Cependant quelques questions personnelles lui ayant été
adressées, non pas seulement cette fois-ci, mais dans d'autres circon-
stances analogues, on voudra bien lui permettre de donner un
commencement d'explication sur l'étendue de sa solidarité dans les
articles qu'il admet de confiance ou qu'il sollicite lui-même. La
Revue de Paris a toujours laissé à chacun de ses rédacteurs la plus
large indépendance , indépendance dans la forme et dans la pen-
sée, afin de respecter tout ce qui constitue Y individualité de cha-
que auteur , aujourd'hui que ce mot comprend tant de choses. On
ne saurait rendre le directeur de la Revue directement responsable
d'un article signé que s'il déclarait ne pas vouloir accepter la dé-
fense après l'attaque. Il est tel article où le directeur peut être
plus ou moins blessé dans ses principes ou dans ses opinions , et
qu'il se croit tenu d'insérer par une juste abnégation de lui-même,
la Revue n'étant pas un homme , mais un être collectif. Quant à
ceux-là même de ces articles qui exprimeraient sa pensée, le direc-
teur n'en saurait non plus être solidaire : car il y aurait souvent
vanité de sa part d'en partager l'honneur ou les périls. Le directeur
ne peut répondre d'autres articles que de ceux qu'il signe , soit
comme auteur, soit comme directeur, de ceux qui ne seraient pas
signés , et il ajoutera , de ceux dont par hasard le signataire désa-
vouerait la responsabilité. C'est faire assez large la part des récla-
mations au directeur ; c'est laisser assez de marge à ces personnes
qui , à tort ou àraison , voudraient voir un chef là où il n'y a qu'un
confrère peur tous , et à celles dont l'humeur, si elles avaient de
l'humeur, aimerait à s'en prendre à ce qu'on appelle en style de
journal politique un éditeur responsable. En acceptant la mission
qui lui fut confiée , le directeur de la Revue de Paris . fort de ses
intentions et de l'exemple de ses deux prédécesseurs, ne se dissi-
mo
ALBUM.
mula pas les petites tribulations qui l'attendaient dans notre littéra-
ture militante. Il dut se dire que pour diriger un journal, quelque
obscur qu'il soit , il faut aujourd'hui n'avoir peur ni d'un coup de
plume ni même de pire encore , si on pouvait le dire sans fanfaron-
nade. Heureusement il est rare qu'un homme d'honneur, même
quand il a tort , n'ait pas affaire à un adversaire qui puisse préten-
dre au même titre , et alors , avec un peu de cette confiance cheva-
leresque toujours comprise en France, si toutes les explications ne
sont pas sans péril , elles sont toutes honorables. Dans la présente
occasion, si les lettres anonymes pouvaient compter, il aurait été
reproché au directeur delà Revwe de Paris de s'être laissé attaquer
lui-même , bien sûr que les forts horions ne tomberaient pas sur
lui. Puisqu'on veut bien ne pas avoir oublié que le directeur de la
Revue a fait aussi, lui, ce que M. Nisard appelle de la littérature
facile, il ne peut dire qu'il partage toutes les opinions littéraires
exprimées avec tant de talent et d'éloquente franchise par M. Ni-
sard 5 mais , tout en étant moins sévère peut-être, il éprouve le
besoin de déclarer que , connaissant peu de littérateurs qu'il estime
plus que M. Nisard, comme ami sûr, homme de candeur et de
bonne foi dans ses affections et ses antipathies , c'est avec plaisir
qu'il accepterait la solidarité de son article , si ceux qui ont voulu
la lui imposer l'exigeaient , et si M. Nisard consentait à ce partage.
Qu'on remarque l'heureuse coincidence du manifeste de celui-ci avec
ce que vient de dire M Charles Nodier dans son discours de récep-
tion à l'Académie. Il y a ici une question de haute moralité outre
la question littéraire ; et d'ailleurs , selonle directeur de la Revue .
on n'est pas digne d'avoir des amis quand on n'ose pas se faire des
ennemis. Son impartialité ne va pas au-delà.
Mais cette explication serait inutile si elle était toute person-
nelle. Son véritable but est d'aller au-devant de ces charitables
personnes qui , s'empressant de prendre leurs conclusions sur un
ou deux articles isolés , s'en iraient volontiers exagérant la con-
version ou la sagesse de la Revue de Paris, la représentant comme
renonçant à ses proverbes si spirituels , à ses nouvelles si amu-
santes, se punissant enfin elle-même et ses abonnés de l'abus qu'on
a fait de sa littérature en dehors de sa rédaction. Non certes, la
Revue de Paris ne répudiera ni ses succès ni les auteurs à qui elle
les dut. La Revue de Paris ne battra pas sa nourrice, l'imagina-
tion; elle saura se conformer sans doute à la réaction littéraire, si
ALBUM.
311
réaction il y a ; elle admettra des articles de haute critique quand
ils seront écrits avec conscience et talent ; elle sera d'autant plus
sévère envers les littérateurs du deuxième et troisième ordre,
qu'elle serait fâchée qu'on confondît leurs enseignes avec la sienne ;
elle continuera à laisser à chacun la liberté de sa forme, de son
allure , persuadée, ce que M. Nisard ne niera pas , qu'il y a souvent
plus de poésie et de littérature difficile dans un conte que dans
tout un roman , dans douze pages que dan9 un gros volume. Enfin,
comme il s'agit d'éviter ici les vagues promesses d'unprospectus, la
Revue , qui termine justement Tannée par un article d'un de ses
conteurs les plus admirés, M. Pr Mérimée, espère en recevoir au
moins deux autres avec la même signature, dans le courant du pro-
chain trimestre; la réponse de M. J. Janin sera encore une preuve
de cette fidélité à nos précédens , avec toutes les modifications
qu'exigeront les vicissitudes du goût et notre désir de marcher tou-
jours en avant du mouvement littéraire. Nous saurons être graves
dans l'occasion , défendre les intérêts du vrai, du bon et du beau ,
mêler Vutilc dulci, V agréable au doux des classiques , mais en
laissant à d'autres le courage d'être lourds et ennuyeux , avec le
dédommagement de nous traiter de frivoles.
Ainsi , dans le trimestre de janvier, notre seconde série contien-
dra , entre autres articles sur les littératures étrangères, « uue his-
toire de la littérature anglaise,» aie théâtre espagnol comparé au
théâtre de Corneille et de Molière,)) unesuite d'articles sur les femmes
de Shakspeare; l'analyse de quelques pièces anglaises peu connues,
et, comme toujours, l'extrait ou l'imitation des meilleures publica-
tions des Revues et Magazines de la Grande-Bretagne, etc. Nous
avons déjà annoncé des articles de réhabilitation littéraire sur les
Ecrivains de Port-Royal, I'Histoire de nos vieux voyageurs, I'Exa-
men critique de nos historiens contemporains, un article sur Machiavel
par M. Âvenel, etc. M. Nodier continuera pour nous ses Souvenirs
de la révolution , et nous aurions déjà donné aujourd'hui Saint-
Just et Pichegru , si nous ne donnions son discours académique.
M. Matter, inspecteur général des études, a terminé pour nous
un eurieux article sur les Prétresses; mais nous publierons d'abord
un travail non moins curieux de M. Ph. Chasles , sur les Femmes
athéniennes. Nous aurons encore la suite des Études sur le moyen
âge français, par M. Royer-Collard , etc. Il faut laisser quelque
chose à l'imprévu , et nous taisons quelques-uns de nos articles;
$12 ALBUM.
cependant nous avons déjà fait connaître que nous avions dans
nos cartons un article de prose et de vers par MM. Méry et Bar-
thélémy, les MiMoiKEs d'un nunun , par un grave académicien , et
une nouvelle de M. Loève-Yeirnars. Il nous en a été lemis depuis
une autre par M. Fréd. Soulié , dont la collaboration va nous de-
venir précieuse. Enfin la Revue de Paris est ouverte à toutes les no-
tabilités et à toutes les rivalités dans tous les genres , aux membres
de nos académies , comme à M. Victor Hugo et à M. Alex. Dumas,
à M. Scribe et à M. Théodore Leclercq , à M. Sue et à M. de Balzac
à M. Saint-Marc Girardin et à M. Sainte-Beuve , à M. de Latouche
et à M. Ch. Rabou, à Mœela duchesse d'Abrantès et à l'auteur de
ea Marquise , au bibliophile Jacob et à M. L. Gozlan. La liste de
nos collaborateurs est si longue, que nous y renvoyons tous ceux
qui s'intéressent à nous, pour y trouver bien d'autres noms,
dont nous nous glorifierons toujours volontiers. Quelques hommes
delettresont pu bouder quelquefois la Revue de Paris, mais comme
on boude une maîtresse , pour revenir à elle avec de nouvelles
parures et de nouveaux présens, ftous oserions parier que nous
aurons quelques-unes de ces surprises pour les étrennes de nos
souscripteurs.
— Les bals de l'Opéra vont commencer le 4 janvier : le pro-
gramme publié par tous les journaux a exité partout une vive cu-
riosité.
— Ce soir les beaux salons de M. Pape seront remplis d'ama-
teurs.
— Un concert a été donné cette semaine par M^e Palmire Ché-
ronnet , professeur de piano , dans l'une des salles de THôtel-de-
Yille. Nos artistes les plus distingués s'y sont fait entendre. On a
accordé de justes encouragemens au jeune Charles Dancla, premier
prix de violon du Conservatoire. M1 e Chéronnet a exécuté , entre
autres morceaux de musique, des variations de Hertz sur la Mar-
che d'Othello. Le beau talent de cette gracieuse artiste lui a vain
d'unanimes applaudissemens.
— Les bals des Variétés, qui depuis trois ans obtiennent une
vogue si brillante, commenceront le 5 janvier prochain, et le nom-
ALBUM.
813
bre en est fixé à quinze à cause de la courte durée du carnaval. On
fait beaucoup de préparatifs pour embellir encore ces joyeuses réu-
nions : la salle sera agrandie ; vingt lustres suspendus aux pla-
fonds jetteront les plus vives lumières sur toutes les parties du bal
et feront ressortir encore la variété des costumes. Lorchestre, dont
la réputation est si bien établie , sera augmenté. Quarante de nos
meilleurs musiciens, sous la conduite de M. Cbarles Tolbec-
que , exécuteront des quadrilles et des galops nouveaux composés
par cet habile chef d'orchestre pour les bals des Variétés seulement,
une communication a été pratiquée de la salle avec les vastes salons
et les élégans cabinets du restaurateur Pétron ; de sorte que les ama-
teurs pourront allier les plaisirs de la gastronomie aux plaisirs de
la danse. On distribue d'avance , au théâtre , des cartes d'entrée et
des coupons de loges.
— les primevères. •— bigarrures. — Chacun de ces titres nous
révèle deux nouveaux volumes de poésies, deux charmans volumes
assurément , avec un parfum de salon et de bosquet tout-à-fait
enivrant. Les Primevères sont de M. E. Lhôte. Désormais , les
Muses ne compteront jamais sans ce jeune poète qui dit modec-
ment : 11 y a l'infini entre ce que je suis et ce que je vouJrais
être. En attendant que l'infini soit comblé, M. Lhôte est un joli
poète romantique. Les Bigarrures sont de M. E. Barateau : ici
c'est une réputation faite. Je ne sais pas de romances plus chan-
tantes et plus poétiques à la fois que les romances de M. E. Bara-
teau. Je voudrais être musicien, exprès pour mettre en musique les
Bigarrures.
— l'abbè guirand , par E. Rastoin-Brémond. 2 volumes in-8Q ,
chez Mme Baudouin et Sylvestre fils , rue Thiroux , n° 8. — L'au-
teur est un déserteur de la science : nous connaissions ses travaux
sur la botanique et l'archéologie. M. Rastoin se pose à son tour
comme romancier. Ce qui pourra surprendre , c'est que le défaut
littéraire du livre est dans les grandes dépenses de style et d'imagi-
nation que notre savant s'est cru obligé de faire pour se mettre à
la hauteur de la muse facile. \\ poétise, comme on dit, les plus sim-
ples détails , en analyse tous les sentimens avec la délicatesse du
marivaudage allemand. Que d'esprit, que de descriptions dans ces
deux volumes î Ah ! monsieur Rastoin, la langue de Linnée est plus
y 27
314
ALBUM.
précise dans ses poétiques définitions. Il faut dire encore que le
romancier-botaniste cueille les fleurs de sa rhétorique dans la Pro-
vence , cette belle contrée dont la principale richesse et en par-
fums. Nous nous trouvons dès les premières pages au milieu des
orangers du Var. Il est vrai que le mistral souffle , car le romancier
aime les contrastes; mais bientôt nous jouissons d'une coquette
matinée de printemps. M. R.-Brémond ne décrit pas seulement la
nature mais aussi les mœurs , et il a un vrai talent d'observation.
Les événemens d'abord lents et embarrassés de cette histoire se
succèdent enfin avec plus de rapidité. L'intérêt va croissant, le ro-
man est sauvé! Pour l'abeille il y a du miel dans chaque fleur;
pour un métaphysicien il y a un symbole sous la plus romanesque
légende. Sous le roman de M. R.-Brémond se cache aussi une
question d'ordre social très-importante. Mais vous ne l'apercevez
qu'à la dernière page du livre ; et c'est un de ces livres qu'on lit
jusqu'au bout.
— La seconde livraison delà Galerie biographique, publiée par
Mme la comtesse deBrady et M. Genevay, mérite nos éloges comme la
première. C'est le même talent littéraire, et c'est la même perfec-
tion pour les gravures. Le prix de 60 centimes n'annonce pas tant
de luxe à cet ouvrage , devenu important.
— Sans être taxé d'anglomanie, on peut appeler souvent l'at-
tention sur le beau magasin de livres étrangers de la rue du Coq ,
n° 9. Tant que le droit des gens littéraire ne garantira pas aux au-
teurs leur propriété au-delà des limites de leur pays natal, il serait
injuste de ne pas encourager les représailles de la réimpression.
On trouve chez H. Baudry les meilleurs livres des littératures étran-
gères édités par lui avec luxe et économie. On y trouve aussi les
éditions originales, et enfin toute l'élégante famille des almanachs
ou annuals anglais , allemands , américains , etc.
— Parmi les livres d'excellente et amusante morale qu'on peut
recommander ces jours-ci, nous citerons une jolie édition du
Brarme voyageur , par M. F. Denis , ornée de vignettes , et for-
mant un vol. in-18. M. Àbel Ledoux en est l'éditeur. Prix: 4 fr.
5o centimes
— Parmi les jolis et utiles livres d'étrennes , il faut signaler
ALBUM. ailo
les Jeunes Voyageurs en France , 6 volumes ornés de cartes colo-
riées, dont nous avons déjà donné l'annonce plus détaillée. On
trouve cet ouvrage chez M. P. Ledoux.
— l'amulette , de M. Eugène Renduel , est sans contredit le
mieux composé de nos almanachs littéraires. C'est un cadeau
charmant qui ne s^adresse pas seulement à la jeunesse 5 les noms
des auteurs étaient une garantie : elle ne nous a pas trompé. On
trouve cet almanach chez M. L. Janet, avec tons les Keefsakes
nouveaux.
— Mme Deshordes-Yalmore , dont le talent plein de charme et
de naturel exprime si hien les sentimens des enfans, puhlie, à
l'occasion du jour de l'an , chez les libraires MM. Dumont et
Charpentier, un ouvrage que l'on ne saurait trop recommander
aux mères de famille. C'est le Livre des petits Enfans , leçons du
premier âge.
— Parmi les nouveautés destinées à être offertes au jour de
l'an, nous avons remarqué l'ouvrage que vient de publier M. Du-
mont, libraire au Palais-Royal , n° 88 , sous le titre de : Scènes
du jeune âge , par Mme Sophie G-ay. Cet ouvrage contient des
nouvelles charmantes dédiées aux enfans de toutes les classes de
la société , et qui seront d'aussi bonnes étrennes pour le fils de
l'ouvrier que pour la petite fille du grand seigneur,
— M. de Truchet vient de publier une seconde édition de son
curieux Traité sur les Chevaux de Camargue, en même temps qu'un
Mémoire non moins important sur le Dessèchement des Marais
d'Arles. Il y a dans ces écrits d'un littérateur et d'un agronome
distingué des renseignemens précieux pour la statistique du dé-
partement des Bouches-du-Rhône.
— le voyageur roÈTE , etc. , par M. Furcy de Brunoy, rue des
Vieux-Augustins , n° 69. — C'est un petit volume où vous trouvez
une grande variété : les souvenirs d'enfance de l'auteur, des
chansons anti-romantiques, des descriptions , etc.
— abrégé de l'histoire de France , par M. Bourgon , professeur
d'histoire à la faculté de Besançon. 2 volumes in-iaj prix: 6 fr.
16
ALBUM.
A la librairie classique et élémentaire de L. Hachette , rue Pierre-
Sarrazin , n° 12. — Le titre détaillé de ces deux volumes nous
dispense d'une longue critique. C'est un résumé, un livre élémen-
taire 5 les faits sont bien classés , les appréciations fort bien
déduites.
— M. Eugène Renduel prépare une seconde édition du Miroir
des salons, volume piquant , qui sera augmenté d'uNE Semaine a
Paris. L'auteur a terminé aussi un roman : Maria, ou soir et matin.
— littérature et chocoeat. — Nous avons consacré un article
à la littérature d'étrennes j celui-ci vient le compléter. On nomme
bibliothèque une cave bien fournie et bien rangée , les pièces de
vin représentant les in-folio , les bouteilles faisant figure d'wi-
octavo , les flacons de Palma-Christi et de Constance imitant
les livres rares. N'est-il pas aussi logique de comparer une fabrique
de chocolats à une librairie ? Cette comparaison nous est venue
en visitant la magnifique chocolaterie de MM. Debauve et Gallais ,
rue des Saints-Pères, n° 26, où l'approche des étrennes attire
autant de monde qu'aux élégans salons de MM. Giroux et de
Bossange père. En effet, MM. Debauve et Gallais l'emportent sur
tous les éditeurs par le nombre , le luxe et le bon goût des produc-
tions que les amateurs s'arrachent tous les jours, et principale-
ment à l'époque du jour de l'an. Les libraires seraient bien
embarrassés de répondre de la qualité de tous les ouvrages qu'ils
exposent en vente, et qu'on achète au hasard sur la foi du titre.
Comme la chocolaterie est ici préférable à la librairie ! Chez
MM. Debauve et Gallais, par exemple , la réputation du fabricant,
réputation acquise en vingt années d'honorables efforts , donne au
client toute garantie pour le mérite salutaire des produits decette
maison qui flaire comme baume dans toute l'Europe , disait
Louis XYIU , ce prince sage et spirituel , comme M. Nodier le dé-
signe.
Le chocolat se prête merveilleusement à toutes les exigences de
l'estomac le plus capricieux ; la littérature n'a pas plus de genres
et d'espèces que le chocolat 5 le magasin de MM. Debauve et
Gallais est aussi riche en nouveautés piquantes que celui d'un
libraire à la mode ; le chocolat du Roi est , ^our ainsi dire , le
ALBUM. 317
classique pur, eu tablettes ou eu bâtons , et ce classique exquis ,
approuvé par le goût et par toutes les facultés , tiendra toujours le
premier rang pour la consommation habituelle , parce qu'on ne s'en
lasse pas plus que de Racine et de Molière ; c'est le vrai classique
immuable et irréprochable contre lequel ne prévaudra aucune im-
portation anglaise ou germanique; une ou deux vanilles ne lui
ôtent pas ce caractère succulent d'ancienne tradition. Le cardinal
Bracantio, qui excellait à préparer le chocolat , a composé sur ce
sujet un art poétique que Boileau n'a pas surpassé. Le genre ro-
mantique commence au chocolat au lait d1 amandes , et subit une
foule de métamorphoses par le mélange du salep , du cachou, du
tapioka. Le chocolat au lait d'amandes, que le maréchal de
Richelieu estimait fort , a la douceur des plus doux vers , et le
chocolat stomachique facilite la digestion , de même qu'une
petite comédie sert de passeport à une grande pièce ; le chocolat
analeptique a« salep de Perse a tout le parfum oriental des Mille
et une Nuits ; le chocolat tonique au cachou remplace très-agrea-
blement les romans à forte dose de passion; le chocolat exhilarant
à V ambre yris produit sans danger l'effet du drame antonisle ; le
chocolat antispasmodique à la fleur d'orange vaut bien le roman
intime et psychologique; le chocolat au soconusko , que Buchoz
a baptisé le mets des dieux , est préférable à toute la féerie fan-
tastique ; le chocolat à l'arôme de café , que Voltaire et Fontenelle
ne connaissaient pas, a plus d'attraits que cent contes drolatiques;
le chocolat bêchique au tapioka des Indes est une nourriture
aussi solide qu'un bon roman historique ; enfin , le chocolat blanc
à V arrow-root des Indes et à la théobromine excite plus de cu-
riosité et d'appétit que les annonces pompeuses de nos romanciers.
Les diablotins à la vanille ne pervertiront jamais leur acheteur .
et les chocolats qalans sont permis par les mères à leurs filles.
Avant la révolution , le "hocolat était aristocrate : il alla des sou-
per» du régent aux déjeuners de Mrae Dubarry; il servait aux mar-
quises de Crébillon fils et aux seigneurs de l'Opéra; aujourd'hui le
chocolat s'est fait populaire et vertueux : il devient inséparable
du régime constitutionnel. Les destinées des lettres , hélas ! ne sont
pas les mêmes î Ces réflexions naîtront naturellement en présence
des chocolats de MM. Debauve et Gallais : combifn de chefs-
d'œuvres vantés que l'on rejette en les ouvrant! Mais une fois
qu'on a dégusté ces chocolats si divers et si délicats, on n'en veut
9 27.
318
ALBUM.
plus d'autres. Quant à l'aspect de cet appétissant magasin , il est
semblable à celui d'une librairie étincelante de reliures de soie ,
de velours , de maroquin , où les livres sont en babits de fête. Chez
MM, Debauve et Gallais, le bon ne dédaigne pas. l'apparence du
beau, et le chocolat a fait toilette pour recevoir la plus brillante
société de Paris : ce ne sont que boîtes de cèdre et de laque ,
nécessaires de cuir de Russie et enveloppes dignes du contenu j on
dirait les rayons d'une bibliothèque divisée par matière , selon la
méthode de Brunet; mais dans une bibliothèque, certains volumes
n'ont pas d'ordinaire d'autre mérite que leur rareté ; ici les choco-
lats le plus chers sont les meilleurs , et tout est délicieux , tout
plaît aux dames. Faisons des vœux pour que la librairie n'ait plus
rien à envier à la chocolaterie !
' — chronique de la semaine. — Presque tous nos théâtres chan-
tans ont terminé l'année par ces espèces de pièces-revues dans
lesquelles le vieux petit vaudeville essaie de remuer ses grelots, et
transforme ses acteurs et ses actrices en personnages de satire allé-
gorique et quelquefois en caricatures vivantes. A la rue de Char-
tres, nous avons eu le Prix de folie j aux Yariétés , le Magasin
pittoresque , etc. Il y a eu dans ces pièces quelques piquans cou-
plets qui vivront aussi long-temps que tous les autres couplets de
fin d'année. Il n'en est pas de même de laChanoinesse du Gymnase ,
qui n'appartient en rien à la circonstance , et qui restera une des
(dus jolies comédies de M. Eugène Scribe. Nous aurons a parler
aussi du Revenant, joué à l'Opéra-Comique. — Voici depuis cette
semaine la concurrence des bals de théâtre. Nous dirons dimanche
si le programme de l'Opéra a tenu ses promesses.
— La pièce à succès sera, tout ce mois-ci au moins, I'Àjjgèle de
M. Alexandre Dumas. S'il fallait faire la part des acteurs dans ce
triomphe, nous ne louerions avec plaisir que Mlle Ida. On ne peut
jouer avec plus de décence la maternité précoce dune ingénue de
quinze ans. L'exagération mélodramatique de M. Bocage a été fort
applaudie. Lockroy a été fort convenable dans les deux derniers
actes, et enfin MUe Yerncuil a eu quelques inspirations heureuses
de maman coquette. — C'est le cas d'annoncer ici que le premier
". olume des œuvres dramatiques de M. Alexandre Dumas vient de
paraître ; mais nous en reparlerons.
ALBUM. 319
— Quoique ramené à Paris par ses fonctions de député, M. de
Lamartine ne passera pas tout l'hiver sans donner signe de vie litté-
raire. Nous croyons qu'il compte publier son poème intitulé le Curé
DE CAMPAGNE.
— On a dit du discours de M. Ch. Nodier à l'Académie : « C'est
un beau discours, plus beau qu'aucun de ceux qui ont été prononcés
depuis long-temps 5 mais enfla ce n'est qu'un discours d'académi-
cien. i> En vérité! Fallait-il que M. Ch. Nodier parlât sur l'obélisque
de Louqsor ou sur le roi Sésostris , à propos de son élection? Quel-
ques-uns auraient voulu aussi quelques épigrammes. A ceux-là nous
révélerons indiscrètement le mot de M. Raynouard , qui, en don-
nant sa voix au nouvel élu, avait dit :« Messieurs , nous devons
nommer Charles Nodier à l'Académie par le principe de cette loi
ancienne qui voulait qu'on épousât la fille dont on avait mis en doute
la chasteté. » Ce mot fera peut-être médire quelquefois encore de
notre sage Académie.
M. Drouineau vient de publier un roman , l'Ir.onie, et un volume
de vers . ees Confessions.
— l'homme de lettres en Angleterre. — En terminant dans l'A-
then.eum, sa biographie critique de la littérature anglaise , qui par
parenthèses est un peu trop longue pour un catalogue et un peu
trop écourtée pour une histoire littéraire , M. Allan Cunningham
apprécie en ces termes les avantages dont jouit le talent poétique
parmi ses compatriotes : 'c On m'a demandé quelle est l'influence
dont jouissent les hommes de talent dans la Grande-Bretagne. C'est
facile à dire en peu de mots. — Cette influence est nulle. Les direc-
teurs de deux ou trois journaux politiques ont plus d'importance,
aux yeux du pays et du gouvernement , que tous les poètes qui ont
vécu depuis un demi-siècle. L'influence des hommes de talent on
peut l'apprécier par leur histoire. Chatterton avale du poison parce
qu'il manque de pain ; on refuse à Samuel Johnson les moyens d'aller
rétablir sa santé par un voyage} Burns, le jour de sa mort , n'avait
ni un morceau de pain dans sa maison ni une pièce de monnaie daqs
sa bourse; Crabbe meurt pauvre curé... aucune dignité ecclésias-
tique ne l'a distingué de la foule ; Walter Scott épuise sa santé à
réparer sa fortune, et sa patrie refuse de racheter sa bibliothèque
320 ALBUM.
des enchères ; Byron s'exile et expire en maudissant presque le nom
anglais , glorifié par son génie 5 Coleridge vient d'être privé de sa
petite pension ; Wordsworth vit en vendant du papier timbré; Southey
reçoit tous les jours , comme poète lauréat , la valeur d'une pinte de
petit vin de Sa Majesté ; Moore a trouvé que la poésie comme la
vertu , devait être sa propre récompense à elle-même ; Hogg ronge
un os de mouton en gardant les troupeaux , et Wilson professe la
philosophie. »
Nous espérons que cette boutade ne servira pas de comparaison
funeste à la littérature française, quand nos députés en seront à son
chapitre, dans la discussion du budget.
— chronique de la. semaine. — Malgré la rivalité qui existe en-
tre la politique et la littérature, nous ne nierons pas que l'élo-
quence de la tribune n'ait eu une semaine brillante 5 mais la poli-
tique, à son tour, conviendra qu'on pourrait la trouver bien
prodigue de ses paroles. Dans sa franchise, parfois un peu moqueuse,
le président de la chambre n'a-t-il pas indirectement démontré à
tous ces orateurs si abondans , si riches en développemens et en
digressions , qu'ils finissaient par tomber dans les redites ? Qu'est-
ce qu'une discussion qu'il faut résumer par l'éternelle histoire des
causes de notre révolution de i83o? — Il est un début auquel
nous applaudissons, celui de M. de Lamartine , qui est pour nous
investi du double titre d'un beau talent et d'un noble caractère.
Son discours contenait au moins des idées nouvelles sur une des
questions les plus importantes de la civilisation moderne ; mais les
poètes voient trop loin pour les prévisions d'une politique au jour
le jour comme celle où nos hommes d'état se renferment assez vo-
lontiers depuis long-temps. Sufficit cuique diei mahtia sua :
leurs préoccupations ne vont guère au-delà de cette maxime évan-
gélique. Arrivez avec des faits observés sur les lieux, avec des dé-
ductions qui embrassent un avenir un peu éloigné, vous êtes iro-
niquement salué du beau nom de poète, comme M. de Chateau-
briand par M. de Villèle. Le temps court cependant : qui avait
raison jadis de M. de Villèle ou de M. de Chateaubriand?
En littérature, la question soulevée par M. Nisard continue
à agiter le monde littéraire. Les chefs vont laisser quelque
temps les champions moins exercés se défier dans l'arène; puis
ils reparaîtront eux-mêmes pour décider l'issue de la joute qu'ils
ont ouverte.
ALBUM
Sâl
ACADLiTlE ROYALE DE MUSIQUE. BALS MASQUES. La qUCStlOn
de savoir s'il y a encore des bals masqués possibles ne saurait être
sérieusement agitée. Le goût en est développé depuis quelques an-
nées avec une remarquable recrudescence. De toutes parts les théâ-
tres ouvrent leurs portes , et tous ont du public et des recettes. Le
bal des Tariétés n'est plus même un affaire de mode j il est devenu
comme un temple où les fervens viennent avec fanatisme prendre
part au carnaval. C'était une chose remarquable d'entendre, il y a
quelques mois , un jeune homme, dans le célèbre procès des cartes
bizautées , expliquer les immenses sacrifices qu'il avait faits pour
avoir de l'argent d'un usurier, par la nécessité où il était de ne pas
manquer une paTtie projetée pour le bal des Variétés. Si j'étais le
propriétaire de ce bal, j'aurais voulu payer les dettes de ce jeune
hommej car jamais prospectus pareil n'aurait été fait pour mon
établissement.
Je sais bien cependant que la question n'est pas tranchée par la
considération de ce grand succès; car, en définitive, il n'y a qu'une
moitié de notre société , et la moitié la moins avenante, qui sacri-
fie ainsi sur les autels de Mardi-Gras. Les hommes seuls ont fait la
fortune de ces réunions, oùlon ne rencontre que la femme libre ,
et où à peine de temps en temps une femme qui se respecte se glisse
bien furtivement, dominée qu'elle est par un accès d'invincible cu-
riosité. Le vrai restaurateur de l'institution des bals masqués sera
celui qui parviendra à y ramener les deux sexes. L'Opéra vient
très-habilement de le tenter.
Il serait ridicule de supposer que les femmes aient une vérita-
ble répugnance pour le bal masqué ; rangé pour elles au nombre
des plaisirs défendus, il doit plus d'une fois occuper leurs rêves j
mais un besoin impérieux qu'elles ont, dans nos mœurs épurées,
d'être honorées et respectées, les empêche de succomber à la tenta-
tion ; quelque envie qu'elles aient d'assister à ce bal de l'Opéra ,
dont elles ont entendu conter tant de merveilles , elles n'y met-
tront pas le pied qu'on ne leur en ait fait un lieu honnête , et vous
comprenez que les maris ne sont pas gens à les détourner de cette
sage résolution.
Eh bien! mesdames, n'est-ce pas un lieu décent que celui où
vous pouvez aller en loge, visage découvert, et comme des divi-
nités placées en une sphère plus élevée, voir à vos pieds la four-
milière des dominos s'agvtant dans ses folles intrigues, sans que
élTZ ALBUM.
vous y preniez part, sans que vous ayez à craindre qu'une des pa-
roles aventurées qui en bas se disent à l'oreille monte jusqu'à vous ?
Mieux que cela , on a si bonne envie de vous avoir, on veut si peu
vous prier de transiger avec vos principes, qu'on ne vous convie
pas même à un bal masqué j il s'agit bien de bal , il s'agit d'un spec-
tacle comme ceux que l'on voit à l'Opéra aux jours de loge. De
bonne foi , trouvez-vous du mal à venir assister au Boléro et au
Zapateado, dansés parles premiers sujets du tbéâtrede Madrid, en
congé par suite de la mort du roi Ferdinand ? Trouvez-vous du
mal à voir un quadrille du ballet de Cendrieeom , ou le quadrille
des costumes nationaux depuis François Ier jusqu'à nos jours? non,
sans doute. Eh bien ! l'on ne vous demande pas autre ebose 5 cela ,
qui vaut la peine qu'on se dérange, une fois vu, on ne vous retient
plus, vous pouvez vous retirer, mais vous ne vous retirerez pas
encore 5 car vous voudrez assister un instant au singulier spectacle,
que va vous présenter cette foule qui, une fois le bal ouvert, va
courir dans tous les sens après le plaisir ; car vous voudrez enten-
dre la musique nouvelle, composée exprès pour la circonstance,
exécutée par un orchestre puissant j puis qui sait? à la fin, vous
mettrez un pied hors de votre loge , vous descendrez un étage, et
si le plaisir de revêtir un costume dont vous n'eussiez jamais essayé
a fait que vous ayez caché sous un domino votre gracieuse figure,
Vous ne verrez pas grand inconvénient à vous mêler un moment à
la foule pour voir d'un peu plus près ces mœurs à vous inconnues j
voilà précisément où l'on vous attendait , voilà le piège ! Tous êtes
allées au bal de l'Opéra, vous y avez montré votre tournure, sen-
tant même sous ce masque, à ne pas s'y méprendre, la femme de
bonne compagnie. Dix, vingt, trente femmes, ont fait comme
vous j il n'en faut pas davantage pour réhabiliter les fêtes passées
de mode. Grâces vous soient rendues, mesdames, votre exemple
sera suivi!
Je m'étends longuement sur la pensée intime contenue dans la
nouvelle direction donnée au bal de l'Opéra , et cela s'explique :
la Revue db Paris arrive si tard pour parler des magnificences dont
retentissent depuis huit jours les journaux quotidiens! Certes,
j'eusse aimé à être des premiers à parler du spectacle éblouissant
que présentait, le jour de l'ouverture de ses bals, la salle de l'O-
péra 5 mais quand déjà vingt autres en ont entretenu le public ,
dois-je avoir l'espérance de le voir bien empressé à écouter ma ver-
ALBUM.
ââg
sion ? Quand je lui parlerai d'une enceinte étincelante de lumières,
de draperies d'or et embaumée de fleurs 5 quand je lui parlerai des
danses gracieuses et étranges de l'Espagne , et de la monarchie
française défilant dans les costumes divers que lui a imposés la
mode depuis quatre siècles 5 quand je lui parlerai des merveilleux
accords de l'orchestre, du galop de Mrae Germain Delavigne, de
celui du prince de la Moskowa , de celui de M. Gide et de celui de
M. Boïeldieu fils, que pourrais-je dire qui n'ait été répété sous tou-
tes les formes ?
Boïeldieu fils ! ce nom nous rappelle une grande gloire et une
grande infortune. Atteint depuis quelque temps d'une infirmité qui
lui ôte le libre exercice de ses belles facultés musicales, Boïeldieu,
l'auteur de la Dame blanche, paraît maintenant perdu pour la scène,
et il n'a pu même , en cette occasion , prêter l'appui de son talent
à l'administration de l'Opéra. Quand de tels hommes viennent à
être ainsi frappés dans leur carrière, comme dans les républiques
antiques, où les enfans des grands hommes étaient adoptés par la
patrie , le pouvoir doit prendre soin de leur avenir, et il est sûr
qu'il ne sera pas démenti dans cette sollicitude par le pays. Voilà
finir tristement un article sur les plaisirs du canaval ; mais ainsi
va le monde : les grandes joies à côté des grandes tristesses , le
corbillard à côté du baptême , et sans aller si loin chercher mes
exemples , le mercredi des cendres le lendemain du mardi gras !
TABLE DES MATIERES.
LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE.
Pages.
Les vieux romans ( §§ I , II , III et IV ) Dunlop's, history
of fiction 5,101, 181 et 245
La vieille porcelaine , par Élia 188
LITTÉRATURE MODERNE, etc. , etc.
Art dramatique. — § II. La tragédie de Sénèque , ou la
tragédie de recette, par M. Nisard 17
Le moyen âge français, par MM. Hippolyte Royer-Col-
lard et Alex. Tenlet 36
Ma jeunesse, par M. Alexandre Dumas. 54
L'Ange de Saint-Jean , par Mme la duchesse d'A-
brantès, 70,142 et 211
Rapprochemens historiques. — Les prétendans , jpar M.
Jules Janin. 86 et 160
L'abbé de Cilly, par M. Eugène Sue, 109
Revue dramatique. — La révolte des femmes , par le Di-
recteur de la Revue de Paris. 127
La noblesse russe, par le Ch 133
Une réaction littéraire, à l'occasion de la bibliothèque
latine-française de M. Pankoucke, par M. Nisard. 194 et 251
Discours de M. Ch. Nodier à l'Académie française. 228
Réponse de M. de Jouy à M. Ch. Nodier. 239
T^es sorcières espagnoles, par M. P. Mérimée. 277
Album. 288
i