Presented to the
LIBRARV qf the
UNIVERSITY OF TORONTO
by
A. F. B. Clark
Bibliothèque de Philosophie scientifique
Dirigée par le Dr Gustave Le Bon
CHARLES DIEHL
Membre de l'Institut, Professeur à la Sorbonne
it RÉPUBLIQUE PATRICIENNE
VENISE
est jWiM'i'imiMiiaBsi ^niTrrD
26. ,1
rTNB, 26
mille
*Bii>liotliè<|ue de Philosophie «soient ititj ne (suite)
3° HISTOIRE GÉNÉRALE
•AEXINSK '(Grégoire), «m-ieu dépoté a la Douma.
La RussI* moderne (8* mille).
UEXINSK r (Grèg). La Russie at l'Europe
{5* mille).
AVENEL (Vicomte Gaorqes d'j. Découvertea
«'Histoire sociale (7' mille).
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devant la Science Jeanne d'Arc (3'n.)
IQUCHE-IECLERCD (A.), de l'institut. L'Into-
lérance religieuse et la politique (4*a.).
CAZAMIAN (Louis). La Grande-Bretagne
•t la guerre (5* mille).
CHARRIAUT (Henri) et fcV-L. AM CI-GROSSI. L'Ita-
lie en guerre (5* mille)
60LIN (J.), Général. Les Transforma-
tions de la Guerre (7* mille).
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les de l'Histoire. "Dti'tntiquiti à 19is.{Tw.)
OIEHL (Ch.), de l'institut. Byzance, gran-
deur et décadence (8* mille).
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HILL, ancien ambassadeur. L'Etat moderne
(4* mille)
HOVELAQUE (Emile). Inspecf général de l'Ins-
truction publique. Les Peuples d'Extrême-
Orient. La, Chine (4« mille).
LEGER (Louis), de l'Institut. Le Pansla-
visme (4* mille).
LICHTENBERGER (H. i, professeur adjoint à 1»
Sorbonue L'Allemagne moderne (14* m.).
LICHTENBERGER (H.) tt Paul PEUT L'Impé-
rialisme économique allemand (7* m.).
METNIER (Commandant 0.). pr à l'École militaire
de Saint-Gyr. L'Afrique noire (5* mil),,.
MICHELS (Robert). Professeur à l'Uni- rslté
de Turin. Les Partis Politiques (» J.).
KUZET (A.). Le Monde balkanique (il ).
NAUDEAU (Ludovic). Le Japon mode e,
son Evolution (11* mille).
OLLIVIER (E.), de l'Académie française. Philo-
sophie d'une Guerre (1870) (6* mils),
OSTWALD (W.), professeur à l'Université de
Leipzig. Les Grands Hommes (4* mille,.
(
4* HISTOIRE DES DÉMOCRATIES
\
AliRIAC (Jules d'). La Nationalité fran-
çaise, sa formation.
IATIFF0L (Louis) Les Anciennes Répu-
bliques alsaciennes (5* mille).
ILOCH (G.), professeur à la Sorbonne. La
République romaine (4* mille).
I0RGHÈSE (Prince G.). L'Italie moderne
(4a mille).
CAZAIIAN (Louis), m* de Conférences à la
Sorbonne. L'Angleterre moderne (7* m.)
CHARRIAUT. La Belgique moderne. 9' m.).
COLSONvC), de l'institut. Organisme écono-
mique et Désordre social (5* mille)
--£nOiSE! (I ), de l'Institut. Les Démocra-
ties .-{itlouee (ÎO mille).
OIEHL (ÇneTlaa), de l'Institut. Une Répu-
blique patricienne. Venise (8' millei.
GARCIA-CALOERON (F.). Les Démocratie*
latines de l'Amérique (6* mille).
HANOTAUX (Gabriel), de l'Académie française.
La Démocratie et le Travail (8« mille)
LE BON (D' Gustave). La Révolution Fran-
çaise et la Psychologie de* Révolu
tlons (15* mille).
LUCHAIRE J.) D' de l'Institut de Florence
Les anciennes Démocraties Italienne'
(5« mille;.
PICAVET (C.-G.), pr. adjoint à l'Univers i,
Toulouse. Une démocratie historique
La Suisse (4* mille).
PIRENNE (H.), Prof à l'Université de Gant
Lesanciennes Démocraties des Pay»
Bas (4* mille».
R07 (Firmln). L'Energie amérloalne(ll'et
/} / a cu^
UNE REPUBLIQUE PATRICIENNE
VENISE
Divits de traduction et de reproduction r^sçrvés
pour tous les pays.
Copyright 191»,
by Ehnest Fmmmmuos.
PRÉFACE
11 y a une Venise romantique, celle &a Byron,
de Musset, de George Sand : de cette Venise, char-
mante assurément, un peu conventionnelle aussi
peut-être, et dont la gloire est faite de beaucoup
de littérature et d'un peu de snobisme, il ne sera
pas question dans ce livre. Il y a une autre Venise,
celle dont on a dit joliment qu'elle est « la plus
formidable leçon d'énergie active et d'utilisation
pratique qui se rencontre dans l'histoire ». C'est de
cette Venise que l'on a voulu ici, non point sans
doute écrire une fois de plus l'histoire, d jjà écrite
bien des fois, mais étudier Je régime politique,
l'évolution historique, et déterminer, si le dessein
n'était pas trop ambitieux, les causes qui firent sa
grandeur et sa décadence.
Dans la succession, compliquée et diverse, des
formes politiques que connurent tour à tour les
peuples européens, Venise tient une place à part.
Sa constitution est une des créations les plus ori-
ginales et les plus remarquables qu'ait vues naître
l'histoire des institutions; elle offre le type clas-
sique — et presque unique — d'un gouvernement
tTI PREFACE
purement aristocratique, d'une république patri-
cienne, où le pouvoir se concentre aux mains d'une
oligarchie peu nombreuse, étroitement fermée et
singulièrement jalouse de ses privilèges. Mais ce qui
est peut-être plus digne d'attention encore, c'est.que
cette oeuvre politique, née des circonstances, et
par bien des côtés artificielle, a été, par la ferme
volonté de ceux qui y présidèrent, une œuvre
durable. La constitution de Venise a subsisté, sans
révolutions, presque sans changement, pendant
près de mille ans; et de la cité qu'elle a régie,
elle a fait, non pas seulement un État solide et
fort, mais une grande puissance mondiale. Etudier
le mécanisme de la constitution vénitienne, déter-
miner surtout les raisons qui, à une ville placée
dans une situation spéciale ont donné ce régime
si spécial aussi, c'est un des points essentiels qu'on
s'est ici proposés. Et aussi bien, dans cette étude
déjà, apparaîtra ce caractère de perfection dont
Venise a marqué tout ce qu'elle a créé, sa poli-
tique comme son administration, sa diplomatie
comme sa civilisation.
Placée, par les circonstances où elle naquit et
par les lieux qui la virent naître, en marge et
presque en dehors de l'Italie, Venise n'a point été
un Etat semblable aux autres Etats italiens du Moyen
Age. Elle a fondé sa grandeur, non point sur une
puissance territoriale, mais sur une prospérité éco-
nomique et commerciale. Elle a été, non pas seule-
ment la reine de l'Adriatique, mais la reine de la
Méditerranée jusqu'au commencement du xviesiècle;
et, dans cette Méditerranée, elle a donné un
exemple mémorable de la façon dont s'établit et
se gouverne un grand empire colonial. Aujour-
PRÉFACE YH
d'hni encore, dans toutes les mers orientales, de
la Dalmatie aux Dardanelles, de Corfou à Chypre,
on retrouve l'empreinte dont la République mar-
qua ses conquêtes, et le lion de saint Marc semble
encore poser sa griffe sur ces terres que jadis il
domina.
En un temps où on étudie volontiers les causes
géographiques, politiques, économiques, qui ont
fait la grandeur d'un Etat, Venise, où, plus nette-
ment que partout ailleurs, apparaît le jeu de ces
facteurs divers, mérite donc une attention particu-
lière. Elle ne la mérite pas moins, pour ceux qu'in-
téresse la psychologie des peuples, par les quali-
tés que ses citoyens mirent au service de sa
politique. L'àme vénitienne offre un complexe mé-
lange d'égoïsme et de dévouement à la patrie, d'ab-
sence de scrupules et d'abnégation, de volonté
tenace et de subordination des intérêts privés aux
intérêts et à la gloire de l'Etat. A cela aussi la cité
de saint Marc a dû une partie de sa grandeur et de
sa prospérité, et dans ce souci constant d'exalter la
richesse et la splendeur de Venise, de servir tout
ensemble ses intérêts et son honneur, dans cette
alliance imprévue du sens pratique le plus réaliste
et des aspirations idéales les plus hautes, il y aune
incontestable beauté.
Et en ces jours enfin où l'Orient méditerranéen
attire une fois de plus l'attention de l'Europe,
peut-être vaut-il la peine d'étudier la politique
d'une ville qui, durant presque toute son existence
historique, eut les regards tournés vers l'Orient,
et jui fonda sa grandeur sur la mise en valeur rai-
sounée et savante des richesses du Levant.
Assurément les causes mêmes qui amenèrent la
V11I PRÉFACE
décadence de Venise montreront ce qu'il y avait
d'artificiel et de voulu dans l'édifice de sa gran-
deur. Mais elles attestent en même temps tout
ce qu'il y eut de volonté forte, d'énergie fière,
de souple habileté dans la construction de cet édi-
fice millénaire. Que l'humble ville, née dans la
boue des lagunes, ait pu devenir le centre du
commerce de la Méditerranée, la capitale du plus
grand empire colonial — du seul plutôt — que le
Moyen Age ait connu, une cité merveilleusement
riche et prospère, parée de tous les luxes et de
tous les prestiges de la civilisation, il y a là une
oeuvre humaine qui fait honneur à l'homme, une
preuve magnifique de ce qu'un gouvernement
fermé et fort petit pour assurer* la grandeur d'un
pays.
Et par tout cela cette histoire morte n'est point
indifférente peut-être, et à tous ceux qu'êrileut si
profondément le charme de Venise, elle apportera,
je l'espère, quelques raisons nouvelles de leur admi-<
ration et de leur ëmotioii.
UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE
SE
LIVRE I
LA FORMATION DE LA RÉPUBLIQUE
(DU V* AU XIe SIÈCLE)
CHAPITRE I
Les origines de Véftlsô.
La lagune vénitienne. — Les premiers établissements. — Là
vie dans la lagune. — Torcello. — Là fondation de Venise.
Par sa situation géographique, par ses origines
et les premiers développements de son histoire, par
les influences diverses qu'elle subit en ses com-
mencements, Venise est une ville à part. Aujour-
d'hui encore, tbttt autour d'elle, dans la lagune qui
l'environne, subsiste une série de villes mortes qui
ra précédèrent dans l'histoire, qui préparèrent en
quelque manière et qui expliquent sa grandeur.
C'est vers ces petites Venises, annonciatrices de
la grande Venise, mais qui n'eurent point le
temps de s'épanouir et la fortune de fleurir, qu'il
faut d'abord jeter les yeux. Leur passé lointain,
dont quelques aspects demeurent encore étrange-
I UNE REPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
ment vivants, éclaire de lumière l'histoire de la
cité de saint Marc : il en est, en vérité, l'introduc-
tion naturelle et nécessaire.
La lagune vénitienne. — Si l'on regarde une
carte de l'Italie septentrionale, un phénomène géo-
graphique frappe les yeux. Sur toute la côte nord-
ouest de l'Adriatique, du Reno à l'Isonzo, de
Ravenne à Aquilée, s'étend une plaine basse, ma-
récageuse, transformée sans cesse par le travail
des eaux. Les grands fleuves qui viennent des
Alpes y descendent lentement, paresseusement,
vers la mer, tout chargés du limon et des sédiments
recueillis sur leur long parcours; ces sédiments, ils
les déposent avant de se confondre avec l'Adria-
tique, et ainsi, dans cette région basse, la terre
sans cesse s'accroît aux dépens de la mer. De longs
cordons de sable, les lidi, s'étendent en avant du
rivage, coupés de place en place par l'embouchure
des fleuves ; derrière ces cordons littoraux, s'éta-
lent de grandes nappes d'eau peu profondes, les
lagunes, que parsème un archipel d'îlots. Ainsi, en
avant de la terre ferme, en bordure du rivage, se
développe une plaine demi-aquatique : ce sont les
Pays-Bas vénitiens.
Deux fois par jour, selon que monte ou s'abaisse
le flot de l'Adriatique (on sait que cette mer, à la
différence du reste de la Méditerranée, a une marée
d'une amplitude appréciable), l'aspect de cette
région se transforme. A marée haute, tout est cou-
vert d'eau, sauf quelques îles qui se couronnent de
tours ; sur la surface de la lagune, seuls des pilotis
émergent, encerclant les bas-fonds et marquant
les canaux navigables. A marée basse, au contraire,
LES ofcunNFs DE \r\IH :î
ce nV?t plus qu'une plaine d'nltriies vertes que sil-
lonnent des canaux tortueux : des bas-fonds sur-
gissent, où miroitent des flatjtiës d'eau stagnante;
des iles se dressent, plus solides, plus rarement
recouvertes par le flot. Paysage étrange, où tout est
spécial, le sol et le ciel, le climat et l'atmosphère.
Sur les mares que le vent ride, la lumière joue et
chatoie ; les eaux glauques et plombées alternent
avec les sables ternes; sur la surface mouvante et
brillonte, les teintes se modifient et se fondent eu
un perpétuel renouvellement. Le champ de la vision
même s'y transforme : pas de contours nets, pas de
lignes arrêtées; des taches vibrantes sous la couleur
changeante. A ce point qu'un Taine a pu penser
que ce spectacle incessamment contemplé, cet air
humide, ces gazes de vapeur molle soulevées sur
les eaux, ces jeux de la lumière dans une atmo-
sphère spéciale, n'ont point été sans influence sur
le caractère de l'art vénitien.
En tout cas. entre l'apport des fleuves et l'assaut
perpétuel de la mer. le pays change de siècle en
siècle. Des villes, qui jadis étaient sur le littoral, se
trouvent aujourd'hui, grâce au travail incessant
des rivières, assez loin dans l'intérieur des terres,
et le progrès du continent sur les flots serait encore
plus grand, si un lent et constant affaissement du
rivage n'en compensait un peu les effets. Pourtant
Ravenne comme Aquilée sont devenues des villes
continentales, et la lagune vénitienne elle-même
eût couru risque d'être comblée, si les Vénitiens
n'avaient artificiellement rejeté vers le Sud le cours
de la Brenta et du Bacchiglione, et celui de la Sile
vers le Nord. Par ailleurs, l'Adriatique ronge et
emporte les terres. Et ainsi, tout le long du littoral,
4 UNE REPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
une double région s'est formée : au voisinage de la
terre ferme, une plaine basse, marécageuse, fié-
vreuse : c'est la lagune morte ; vers la mer, un
grand lac, semé d'îlots, relié à l'Adriatique, vivifié
par la marée et les vents du large : c'est la lagune
vive. C'est là, sur les îlots de la lagune vive, der-
rière la bordure protectrice des lidi, que Venise
s'est fondée.
Les premiers établissements. — Dès le premier
siècle de l'empire romain, cette région avait com-
mencé à vivre. Les grandes cités du littoral,
Ravenne et Altinum, Concordia et Aquilée, y avaient
des avant-ports sur la mer. On en exploitait les
richesses naturelles, le poisson et le sel; une route
abritée des tempêtes du large s'y ouvrait au com-
merce maritime. Pourtant, ce n'est qu'au commen-
cement du ve siècle que les lagunes entrèrent vrai-
ment dans l'histoire.
Quant le flot des grandes invasions barbares passa
sur l'Italie, quand, tour à tour, les Goths d'Alaric
et les Huns d'Attila au ve siècle, les Ostrogoths, les
Francs, les Lombards, au vie siècle, répandirent
sur cette région florissante la ruine et la terreur,
les populations affolées, fuyant devant l'envahis-
seur, allèrent chercher un abri dans le refuge
naturel que leur offraient les îles delà lagune. Sans
doute, cette migration ne se fit point en une seule
fois, au temps d'Attila, comme le veut la légende,
et de façon définitive; les Huns passés, on revint
dans les villes désertées de la terre ferme, on
répara les ruines causées par les Barbares. Mais
toute sécurité était morte désormais dans cette
partie de l'Italie. Quand les Lombards, à leur tour,
! ES OMGINES DK VI NI81 O
armèrent, semant sur leurs pas la panique, qu'ac-
croissaient de terrifiantes prophéties, de nouveau
les habitants des villes se réfugièrentdans la lagune
et, eette l'ois, ils n'en sortirent plus. Pour les y
fixer plus fortement, les évêques transportèrent
dans les îles les reliques vénérées et les trésors de
leurs églises, et, de cet exode lamentable, une vie
nouvelle naquit.
Grado, dans le delta de l'Isonzo, recueillit les
fugitifs d'Aquilée et devint une grande ville dont
l'évèque. qui eut le titre de patriarche, fut le chet
spirituel de la nouvelle Vénétie. Dans l'estuaire de
la Livenza, Caorle naquit pour recevoir les émi-
grants et l'évèque de Concordia. Près de la Piave,
Héracliana et Equilium (Iesolo aujourd'hui) abri-
tèrent la population et l'évèque d'Opitergium, et
Héracliana fut, au vu* siècle, la première capitale
politique de la région. Les gens d'Altinum se réfu-
gièrent dans les lies septentrionales de la lagune
vénitienne, à Torcello, qui eut un évèque, à.
Burano, à Murano, à Mazzorbo ; ceux de Monse-
lice et de Padoue s'établirent un peu plus au Sud,
à Malamocco, qui fut le siège d'un évêché, et à
Chioggia. Par une curieuse rencontre, le groupe
d'îlots où plus tard grandira Venise fut le plus fai-
blement occupé : Rialto, Olivolo, Spinalunga (l'ac-
tuelle Giudecca), Dorsoduro, îles basses et de faible
étendue, ne reçurent que quelques pêcheurs. Dans
la primitive Vénétie, celle du vi9 et du vne siècle,
le centre religieux fut Grado, le centre politique
Héracliana, le centre commercial Torcello.
La vie dans la lagune. — Ce que fut la rude
existence de ces premiers habitants de la lagune,
6 UNE RÉPUBLIQUE UÂf KICIEN.NE : VENISE
il est assez aisé de l'imaginer. Pour vivre darls ces
marécages, il fallut créer éh quelque façon la terre
même sur laquelle on allait vivre; il fallut conso-
lider le sol, en comblant les espaces ïiiàl asséchés;
il fallut protéger la terre conquise par des digues
faites de claies et d'osier; il fallut ouvrir des écou-
lements aux eaux, creuser des canaux, ménager
des abris aux barques; il fallut trouver de quoi
vivre aUssi. Le bois heureusement ne manquait pas
sur cette côte, alors couverte de grandes forêts de
pins maritimes : là pèche et la châsse aux oiseaux
d'eau assuraient la subsistance; les salines étaient
une source de richesse future. Sur le sol humide et
fertile, on planta dés jardins et dès vignes ; pour
assainir et canaliser la lagune, on profita du flux
et du reflux. L'eau potable manquait : on y remé-
dia ert construisant des citernes. Mais, surtout,
toutes ces villes neuves comprirent de bonne
heure que leur avenir était sur la mer.
Dans sa tragédie de la Nave, Gabriele d'Annunzio
a fait revivre, avec une intensité de visioil admi-
rable, l'étrange et farouche existence de ces cités
naissantes, ou il semblait, comme dit le poète, que
l'on fût revenu « à l'aubë des temps », et il a miâ
en relief, eii un merveilleux Symbole, ce qui fera
la grandeur future dé Venise, « de la cité bâtie
dans les lieux déserts, sahs murs, sans portes, sans
tombeaux, mais doht la force et lès fondements
sont sur la mer ». Un curieux témoignage du corri-
mencement du vie siècle, le plUs ancien qui illustre
l'histoire de Venise, complète be poétique tableau
par la réalité précise des faits. Dans une lettre
adressée aux « tribuns des gens de mer qui admi-
nistrent les Vénéties », Cassiodore, âlbrs thinistrô
LES DRIGINBS DE VENISB 7
du roi des Ostrogoths Théodoric, décrit ainsi là
région des lagunes : « Chez vous, le flux et le reflux
cachent et découvrent alternativement la face des
campagnes. Vos maisons ressemblent à des nids
d'oiseaux de mer, qui tantôt semblent posés sur la
terre et tantôt flotter sur les eaux, comme autant
de Cyclades. Les habitations apparaissent, éparses
sur l'étendue des flots, non par l'œuvre de la
nature, mais par l'effet de l'industrie humaine. Au
moyen de joncs flexibles entrelacés, la terre devient
solide, et vous ne craignez pas d'opposer aux flots
de la mer ce fragile rempart ». La seule richesse
du pays est faite du poisson et des salines : aussi
la vie y est-elle modeste et l'égalité absolue dans
une existence également dure pour tous. Au mur
de la maison, « comme un animal domestique »,
est attachée la barque, seul moyen de se déplacer
et de se nourrir. Dès ce moment, la population
des lagunes vénitiennes apparaît comme un peuple
de navigateurs, dont la hardiesse n'hésite pas à
dépasser les flots toujours calmes de la lagune, et
dont la vie entière se passe sur les eaux. Et Cassio-
dore ajoute cette esquisse de l'aspect que présente
le pays : « Il semble de loin que vos barques glis-
sent sur la prairie, car on n'en aperçoit pas les
coques. Elles avancent traînées par des cordes, car
la rame ne peut servir, et, par peur d'employer la
voile, vos gens utilisent la lente démarche des
bateliers ».
Aujourd'hui encore, en quelques coins perdus
de la lagune, dans les maisons de pêcheurs des
environs de Grado, dans les habitations sur
pilotis de la région de Comacchio, on retrouve
les traits essentiels du tableau tracé par Cassio-
8 UNE IlÉPUiiLIgl'E PATRICIENNE : VENISE
dore, les huttes de bois au côté desquelles
s'amarre la barque, les lentes navigations sur les
canaux étroits, où les barques semblent glisser
sur là verte prairie d'algues mouvantes, tous ces
vestiges d'un passé que la nature Imposa aux
premiers habitants des lagunes et qu'elle leur
impose encore aujourd'hui.
Ttircëllo. — Entre toutes ces villes mortes qui
précédèrent Venise, et qui, peu à peu, sont
rentrées dans l'ombre, noyées dans la boue de la
lagune ou réduites à la condition de villages
misérables, il en estime, singulièrement évocatrice
de cette époque primitive et lointaine : c'est
îorccllo.
A deux heures de Venise, dans les eaux lourdes
de la lagune dormante, on trouve une île déserte
et Fiévreuse. Jadis, dans ce lieu presque inhabité,
bu quelques maisons de pêcheurs, tapies dans
l'ombre des monuments solitaires, rappellent
seules qu'ici il y eut de la vie autrefois, une ville
s'élevait, peuplée et florissante. Jusqu'au xe et
au xiè siècle, Torcello fut la grande cité de com-
merce de la lagune; elle avait des palais, des
églises, un grand canal comme Venise; peii à peu
ensablée, malsàihè, abandonnée, elle a lentement
déchu. Mais, de sa grandeur évanouie, elle con-
serve deux monumerits admirables, et dans ce
lieu où régnent en maîtres, comme dit Barrés,
« le silence et le vent de la mort», tout naturelle-
ment l'esprit rémonte aux origines de Venise et en
retrouve les aspects ancieHs. Lé aômé, en forme
de basilique, avec son décor dé rrlbsaïques
byzantines, rappelle ce qu'était lé primitif Saint-
LÉS- ORir.JNFS PI \; M -F 9
Marc, avant la reconstruction du milieu du
xif siècle; la rotonde de Santa-Fosca, avec l'élé-
gant portique octogonal qui l'environne, met sur
la place déserte une de ces notes d'Orient que
Venise* de si bonne heure, aima. Et dans cette
solitude, d'une tristesse si poignante, devant ce
vaste horizon de marais stagnants et mornes,
Toreello, mélancoliquement, évoque Venise pri-
mitive et montre les plus anciennes œuvres de
l'art vénitien.
La fondation de Venise. — Et pendant qu'insen-
siblement s'effaçaient toutes ces petites Vehises,
premières ébauches de la cité de saint Marc, len-
tement grandissait la véritable Venise. Des riva-
lit.'- qui mettaient aux prises les différentes cités
de la lagune, ardentes à se disputer l'hégémonie,
des longues et âpres luttes où s'opposèrent Héra-
cliana et Iesolo, c'est elle qui profita, accueillant
les exilés qui cherchèrent refuge soit à Malamocco,
soit à Rialto. Dès 77 i, le groupe des îlots qu'elle
occupe était assez peuplé pour qu'un évèché parti-
culier, détaché du diocèse de Malamocco, fût
établi à Olivolo pour les îles du Rialto. Un peu plus
tard, en 812, la résidence du duc, fixée d'abord à
Héracliana, ensuite à Malamocco, fut transférée
l'île de Rialto, moins exposée que Malamocco
aux attaques venant de la terre ferme et à la
menace des Francs; et, tout naturellement, dans
la nouvelle capitale, autuur du chef politique de
la lagune, se groupèrent, abandonnant les îlots où
elles vivaient, les principales familles de l'aristo-
cratie des cités, celles qui plus tard s'enorgueil-
ient de représenter le plus ancien patriciat de
10 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Venise. A cette grandeur commençante, le doge
Justinien Parteciaco, en bâtissant, vers 828, pour
abriter les reliques de saint Marc, la première
église consacrée sous le nom de Pévangéliste,
ajouta le prestige religieux, doublant la force
d'attraction politique. De plus en plus, de tout
l'archipel vénitien, tout ce qui comptait vint
s'établir à Venise. Dès le milieu du ixe siècle, elle
était le centre politique de la région; cinquante
ans après, Grado, qui lui disputait l'hégémonie
spirituelle, tombait en décadence; cent ans après,
Torcello, sa rivale commerciale, à son tour, s'étei-
gnait. Et, au-dessus d'elles, Venise, lentement,
s'acheminait à ses glorieuses destinées.
CHAPITRE II
La formation de la grandeur vénitienne.
(DU VIe AU XI* siècle)
Les premières formes du gouvernement. — La conquèb-
de l'indépendance. — Le développement économique. —
La civilisation vénitienne. — La domination de l'Adria-
tique.
Si l'on essaie d'analyser les éléments de la
grandeur vénitienne, de rechercher les causes qui
déterminèrent sa prospérité économique, l'orien-
tation de sa politique et le caractère même de sa
civilisation, un fait apparaît qu'il faut noter
d'abord : c'est l'importance des relations qu'à
tous les siècles de son histoire la cité de saint
Marc entretint avec l'Orient. Aux premiers jours
de son existence, et durant de longues années,
Venise fut soumise à Byzance : sujette des empe-
reurs depuis le vie jusqu'au milieu du ixe siècle,
elle resta ensuite leur vassale, en attendant qu'elle
devînt leur alliée et, plus tard, leur héritière. Et
ces rapports étroits et constants ont marqué d'une
particulière empreinte sa primitive histoire, toute
la période qui va des origines au xi* siècle, pendant
laquelle s'établit et se fonda la future grandeur de
la cité.
12 UNE REPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Les premières formes du gouvernement. —
C'est de Byzance que sont venues à Venise ses
institutions les plus anciennes, et les premiers
linéaments de sa constitution. La Vénétie fut, au
vie siècle, une des provinces de l'Italie byzantine;
et, sous l'autorité suprême de l'exarque de
Ravenne, les cités de la lagune furent d'abord
administrées, comme toutes les villes de l'exar-
chat, par des fonctionnaires portant le nom de
tribuns : ils étaient choisis dans l'aristocratie
locale, élus peut-être par la population, en tout
cas confirmés par l'empereur. A ces tribuns, se
superposa, vers la fin du vne sièple, un duc, qui,
d'abord, fut, lui aussi, nommé par le gouverne-
ment impérial; mais lorsque, en 726, l'Italie s'in-
surgea contre Byzance, le duc devint électif et
fut choisi par les tribuns et le clergé des cités.
Après quelques essais de résistance, l'autorité
byzantine accepta le nouveau régime, qui devint
définitif à partir de 742.
Assurément ce duc — le doge futur — ne fut
guère, à l'origine, ce qu'il sera plus tard; et c'est
par un véritable anachronisme que la chronique
vénitienne le représente investi, dès le début, de
pouvoirs presque souverains. Bien que devenu
électif, le duc de Vénétie n'en restait pas moins le
sujet et l'homme de l'empereur byzantin, « le
très humble duc de Venise », ainsi que lui-même
s'intitulait ; et alors même qu'au milieu du
ixf siècle, ce lien de sujétion un peu étroite se
relâcha, l'empreinte byzantine persista toute-puis-
sante autour du chef de l'Etat vénitien dans les
titres qu'il portait, dans le cérémonial (}ont i}
s'environnait, dans le caractère même du pouvoir
\ l'F L \ GT.A Jl%3
qu'il exerçait. L'habillement ducal rappelait le
cpstunae Qj mes il.' lia\enne cl des einne-
jvurs de Const^DtîUQple : on priait, pour le duc
dans Ie> -clou les l'orniules grecques;
quand il mourait, ses funérailles étaient ordonnées
selon le§ rites de l'étiquetée byzantine. Pareil-
lement, le duc s'enorgueillissait de recevoir et de
porter les titres ^opores, des dignités de la cour de
Byzance : au ixe siècle, au x% plus tard encore,
les ducs de Venise ajoutaient fièrement à leur
nom les appellations d'hypatos, de prûtospathairc,
de patrie: ou de proedre impérial. Ils étaient heu-
reux d'envoyer leurs f}}s la'n- un séjour à Cons-
tantinople, de s'allier par des mariages à la famille
auj régnait à Byzance. C'est que de tout cela leur
; olitique tirait profit autant que leur vanité : dans
le prestige, qui leur venait de Byzance lointaine,
leg ducs trouvaient, vis-à-vis du peuple qu'ils gou-
vernaient, un élément de puissance, de foi
de durée.
De bonne heure, en effet, les ducs de Venise ten-
dirent à rendre leur pouvoir héréditaire; pour en
faciliter la transmission, ils associèrent, de leur
vivant, leurs fils à leur autorité, et ils fondèrent
ain.-i de véritables dynasties. De 811 à 887, sept
l'arteciaci occupèrent, presque sans interruption,
la magistrature suprême; de 932 à 976, elle appar-
tint à la famille des Candiani, de 976 à 1032, à
celle des Orseoli. Sans doute cette évolution vers
la monarchie ne s'accomplit pas sans résistances;
a. nt à iutter contre l'hostilité jalouse
de l'aristocratie locale, contre la mauvaise volonté
des patriarche de (Srado. l/hisloire primitive de
Venise est pleine, comme celle de Byzance, de
14 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIEN!** : VENISE
conspirations contre les souverains, d'agitations
et de révolutions intérieures. De toutes ces dif-
ficultés, les ducs vinrent à bout, surtout grâce au
concours que ne leur ménagea point l'empereur
grec, leur protecteur. Et quand, en 812, le duc
installa définitivement sa résidence à Rialto,
quand l'attraction croissante de la capitale nou-
velle, y attirant les grandes familles des autres
cités, mit ainsi cette aristocratie plus directe-
ment sous la main du prince, le pouvoir ducal
ne cessa plus de s'accroître.
A l'image de l'empereur byzantin, leur protec-
teur et leur modèle, les doges du ix* au xie siècle
s'étaient constitué une autorité toute monarchique.
L'élection populaire qui les désignait était devenue
bien vite une pure formalité. Quand le nouveau
chef de l'Etat vénitien avait été salué par les
acclamations d'une assemblée assez tumultueuse,
il était conduit en grande pompe à la basilique de
Saint-Marc. Là, le primicier, chef du clergé de
l'église, l'investissait en lui remettant le sceptre et
la bannière à l'image de saint Marc ; ensuite, au
palais, le doge recevait le serment de fidélité de
son peuple. Dès lors, chef suprême de la cité, le
doge présidait la haute cour de justice (curia ducis),
centre de l'administration publique aussi bien que
de l'administration judiciaire, et où le doge appe-
lait à ses côtés les représentants du clergé, de
l'aristocratie et du peuple. Le doge convoquait
l'assemblée populaire, nommait les fonctionnaires
et les juyes, commandait l'armée, concluait les
traités, décidait de la paix et de la guerre; il admi-
nistrait les finances de l'Etat avec une autorité
absolue, à ce point que le trésor public (caméra
\UllC.N DE I.A (.KAMUUt VEMllL.NM If
palata >e cùnfondait avec la caisse particulière
du prince caméra tlucis). Il exerçait sur le clergé
un pouvoir sans limites; il avait des gardes, comme
un roi.
Dans la tradition oligarchique des siècles posté-
rieurs, certains de ces preniiers doges — un
l'ierre IV Candiano (959-976) par exeniple — sont
représentés comme de véritables tyrans. Saps
doute leur autorité était partiellement limitée par
la collaboration de l'aristocratie, qui assistait le
dans le gouvernement et l'administration de
la justice, et dans les rangs de laquelle se recru-
taient les hauts dignitaires ecclésiastiques et
civils: elle était limitée par l'existence de l'assem-
blée populaire, que dirigeaient les chefs de cette
aristocratie. Et de cet antagonisme naissaient des
conflits souvent sanglants, des tragédies à la
byzantine, où se manifestait l'horreur que Venise
éprouva de bonne heure pour la monarchie
absolue.
En 976. Pierre IV Candiano était doge. C'était
un homme actif, hardi, ambitieux et puissant;
marié à une nièce de l'empereur Otton Ier, fier de
cette alliance et de sa propre richesse, il rêvait de
plier sous sa main l'aristocratie vénitienne. Jl avait,
selon une habitude chère aux doges, installé son
fils sur le siège patriarcal de Grado, pour concen-
tnr dans sa famille l'autorité politique et reli-
gieuse, et durement il brisait toutes les résistances.
Un complot se trama pour le renverser. Mais le
palais ducal était une citadelle, et la garde per-
sonnelle du doge en assurait (a défense. Les con-
jurés se résolurent à attaquer Je prince parle feu.
Obligé de fuir le palais en flânâmes, Candiano, par
16 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
un passage dérobé, tâcha de gagner l'asile de
Saint-Marc ; il s'y heurta aux conspirateurs. Vai-
nement il demanda pitié pour lui et pour son jeune
fils; pendant que l'incendie ravageait la ville,
détruisant le palais, Saint-Marc, Saint-Théodore et
plus de trois cents maisons, le doge fut massacré
avec l'enfant qui l'accompagnait. Telle était la
haine que Gandiano avait inspirée, que les cadavres
mêmes ne furent pas respectés; on les jeta à l'abat-
toir, et à grand'peine, quelques jours plus tard,
obtint-on pour eux une sépulture décente. Et cette
sanglante tragédie resta comme un avertissement
pour tous ceux qui, à Venise, rêveraient d'établir
la tyrannie.
La conquête de l'indépendance. — Si les formes
les plus anciennes de son gouvernement ratta-
chaient Venise à l'Orient, la politique également,
et surtout le souci de son indépendance, l'attiraient
du côté de Byzance.
Quand, à la fin du vme siècle, Gharlemagne
devint le maître de l'Italie, une question singuliè-
rement grave se posa pour l'Etat des lagunes. De
toutes parts, la menace franque encerclait Venise ;
l'ambition carolingienne aspirait à la comprendre
dans l'empire nouveau. L'heure était décisive pour
l'avenir de la cité. Serait-clie, en devenant sujette
du grand roi des Francs, entraînée dans l'orbite de
la civilisation occidentale, et y recevrait-elle l'em-
preinte germanique et féodale? Ou bien resterait-
elle byzantine, c'est-à-dire en fait indépendante et
maîtresse de ses destinées?
Les Vénitiens sentirent tout l'avantage que leur
offrait la suzeraineté peu gênante de l'empereur
HATIOM l'L LA GRANDEUR VBNtTIENNI 11
grec lointain. Mais un parti franc existait dans les
îles de la lagune; le patriarche Jean de Grade- en
était le chef. Contre ses intrigues, le doge agit avec
vigueur ; Grado fut assiégée et prise, et le patriarche
précipité du haut d'une tour (802). Son succes-
seur, Fortuuat, alla demander vengeance à Charle-
magne; cette fois, une révolution intérieure évinça
le parti byzantin. En 804, un doge favorable aux
Francs était élu, et la partie semblait si bien
gagnée que, dans le partage qu'il fit en 806 de
ses Etats, Charlennirne disposait en maître de la
Y.'in'tie. Ce n'était pourtant qu'un triomphe éphé-
mère : la majorité des habitants de la lagune
s'obstinaient, malgré leurs chefs, dans une immua-
ble fidélité à l'empire grec. Venise ne tarda pas à
se ressaisir: et quand, en 810, le fils de Charle-
magne, Pépin, tenta de la soumettre par la force,
elle résista. Les Francs l'attaquaient par terre et
par mer ; Héracliana, Chioggia tombaient entre
leurs mains ; Malamocco, la capitale, était assiégée.
La tradition locale, dont l'écho glorieux résonne
jusqu'à Constantinople, raconte que, pendant de
longs mois, les Vénitiens retranchés dans leurs
lagunes bravèrent tous les assauts des Francs. Et
Pépin, à bout de moyens, leur criait : « Vous êtes
mes sujets, car vous êtes de mon pays et de mon
empire ». Ils répondaient: « C'est à l'empereur
des Romains que nous voulons obéir ; à toi,
jamais! »*. Il est hors de doute, aujourd'hui, que
le patriotisme vénitien a transformé en victoire
une défaite certaine. En fait, la Vénétie fut con-
i. Constantin Porphyrogénète, De adm. imp., éd. Bonn,
p. 124.
2
18 IQUl PATFICIENNE : VENUE
•:uise par les armées de Charlemagne. sauf peut-
âlement accessible de Rialto. Mais ce
le pour peu de temps.
Au traité de 812. Charlemagne restitua à l'empire
?rec. avec l'Istrie et la Dalmatie. les cités véni-
tiennes de la lacune. Evénement capital : en
échappant à la main puissante du César carolin-
gien. Venise échappait en même temps à toute la
série des révolutions politiques qui allaient trans-
former bientôt la face de L'Europe occidentale. En
restant sous Le protectorat de Byzance. elle évita la
féodalité, le régime communal, tout ce qui allait
si grave n.îiit troubler le reste de l'Italie. Et sa
fidélité à l'empire grec lui valut à la fois l'indépen-
dance et la grandeur.
Ce n'est point à dire que. du tx' au xie siècle,
Venise n'ait vécu en bon accord avec les succes-
seurs et les continuateurs du grand empereur
carolingien. Il existe une série de conventions,
s'échelonnant de 840 à 1220. et par lesquelles les
héritiers italiens de Charlemagne. aussi bien que
les empereurs allemands garantissent l'indépen-
dance vénitienne, et favorisent, par des conditions
plus larges d'acte en acte, le développement de
son commerce continental. Avec les Césars ger-
maniques du xe siècle, la ville entretint les meil-
leures relations. Otlon Ier donna en mariage sa
nièce à un doge, et témoigna par d'amples conces-
sions de privilèges sa bienveillance à la cité.
Ûtton II, hostile d'abord à la République) dut se
ré-igner. par la convention de 983. à lui restituer
tous les avantages commerciaux qu'il avait essayé
de lui ravir; Otton III fut l'intime ami du doge
Pierre II Orseolo, et la visite qu'en l'année 1001 il
[AT10H Dl LA GBANDBUB VBNIT1BNN1 ifl
fit à Venise attesta de façon éclatante la >\inpathie
qui liait les deux Etats.
Mais avec Constantinople l'alliance vénitienne
était bien autrement étroite. Venise mettait ses
-aux au service de l'empire grec, soit pour
lutter contre les pirates de l'Adriatique, soit pour
combattre les Arabes. Elle aidait les souverains
byzantins du xe siècle à reconquérir l'Italie méri-
dionale et le doge en personne venait en 1002
secourir et délivrer Bari assiégée par les Musul-
mans. Certes l'alliance était lourde parfois et les
charges qu'elle imposait à Venise dispendieuses.
Mais dans cette alliance la République trouvait en
retour, avec la sûre garantie de son indépendance,
d'inappréciables avantages pour son commerce. Or,
la richesse, la grandeur, tout l'avenir de Venise
dépendaient de son développement économique, et
celui-ci avait pour fondement les relations de la
ville avec l'Orient.
Le développement économique. — De très bonne
heure les Vénitiens avaient compris que leur ave-
nir était sur la mer. Dès le temps de Cassiodore,
ils parcouraient sur les flots « des espaces immen-
ses »; dès le temps de Charlemagne, ils allaient
jusque en Orient et en rapportaient de belles
étoffes de soie, teintes en pourpre et garnies de
fourrures et de plumes. Lorsque, au milieu du
ix' siècle, leur marine se développa, quand on se
mit à construire des bâtiments de plus fort ton-
nage, quand surtout la création d'une flotte de
guerre assura au commerce plus de sécurité, ces
relations devinrent plus étendues et plus actives
chaque jour. Au xe siècle, les Vénitiens apportaient
20 USE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
de Constantinople en Occident les tissus précieux
que fabriquait l'industrie byzantine, et dès ce
moment un régime spécial leur assurait dans toute
l'étendue de l'empire grec des immunités et des
privilèges. Le traité de commerce, signé en mars 992
entre Venise et l'empereur Basile II, — premier en
date de la série d'actes qui allaient magnifique-
ment accroître la fortune de la République, — accor-
dait aux commerçants vénitiens d'importantes
réductions sur les droits de douane perçus à l'en-
trée et à la sortie des Dardanelles ; il leur donnait
des garanties contre les vexations des fonction-
naires grecs et la protection d'une juridiction spé-
ciale dans les ports de l'empire. Ces avantages
plaçaient les Vénitiens dans l'Orient byzantin en
une situation hors de pair; ils rendaient à leurs
rivaux d'Amalfi ou de Bari la concurrence presque
impossible.
En même temps Venise, malgré l'interdiction qui
en était faite parfois, nouait des relations de com-
merce avec le monde musulman. Ses ambassa-
deurs visitaient, vers la fin du xe siècle, les villes
d'Alep et du Caire, de Damas, de Kairouan et de
Païenne et en rapportaient des privilèges garan-
tissant un bon accueil aux marchands vénitiens.
Ainsi la cité des lagunes devenait l'intermédiaire
unique entre l'Orient et l'Occident. Au milieu du
xe siècle elle avait le monopole du transport des
lettres entre l'Italie, l'Allemagne et l'empire grec,
ce qui, outre les larges bénéfices qu'elle en reti-
rait, lui permettait une utile surveillance sur les
correspondances politiques. Elle portait en Orient
d'autre part les blés et le vin qu'elle cherchait dans
l'Italie du Sud, le fer, le bois, le sel et aussi les
FOUMATION HE h\ GRANDEUR \ I:\11IKNM '-M
Mclayes, dont le commerce, sons eesse interdit,
n'en tut pas moins pratiqué durant tout le Moyen
teauz vénitiens rapportaient d'Orient
de pourpre, les tapis, les ôpices,
l»">s pierreries. Et le marché de Venise était un des
centres d'échange les plus actifs du monde occi-
dental. A l'ancienne route de commerce, qui par
l'Italie méridionale et la France du Sud portail jadis
irehandis; s jusqu'en Flandre et en Angle-
terre, la République avait substitué, pour son plus
grand profit, la route nouvelle de l'Adriatique. Par
ide artère du Pô, dont elle tâchait à se ren-
dre maîtresse, ruinant Comacohio et menaçant
re, Venise transportait les marchandises à
Pavie. d'où die les envoyait, par les passades des
Alpes, vers lu France et par l'Apennin vers le lit-
! ual. tandis que par le Splùgen et le Brenner,
elle les introduisait en Allemagne. Les conventions
s avec les empereurs allemands, complé-
ment des trait avec les Césars byzantins,
avaient progressivement assuré à Venise les privi-
nécessaires à ce commerce continental, en
lui accordant successivement le droit de trafiquer
librement, d'abord avec les villes ses voisines, puis
avec toute l'Italie et enfin avec tout l'Occident,
marchands vénitiens acquittaient seulement à
Cintrée un droit fixe de 2 1/2 %>, et, d'autre
part, les empereurs leur avaient concédé le mono-
pole du transport de toutes les marchandises arri-
vant â Venise.
Ua t'ait atteste l'importance que Venise atta-
a« développement de son commerce, sen-
ien que c'était là la condition essentielle de
sa grâadeur. Le doge faisait des affaires comme !e
22 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
dernier de ses sujets, et les traités lui assuraient
même des privilèges particuliers et des franchises
spéciales. Le clergé agissait semblablement. Et,
de cette activité unanime, naissait pour la cité
une prodigieuse richesse.
La civilisation vénitienne. — Au développe-
ment de la vie économique correspondait le déve-
loppement de la civilisation et de l'art; et ici
encore, dans la primitive Venise, ce qui frappe
tout d'abord, c'est l'empreinte orientale dont est
marquée la cité.
Vers l'année 828, deux marchands vénitiens
avaient rapporté d'Alexandrie les reliques de saint
Marc. Depuis longtemps le nom de l'évangéliste
était, à Venise, populaire et vénéré. Des traditions
anciennes rapportaient qu'il avait été le premier
évêque d'Aquilée et que, venu un jour à Rialto, il
avait entendu un ange lui dire les paroles fameuses
que la République inscrivit plus tard sur ses ban-
nières et sur ses écussons : « Paix à toi, Marc
mon évangéliste; c'est ici que tes os reposeront ».
On comprend l'enthousiasme qui accueillit, dans
la cité des lagunes, le corps sacré, reconquis sur
les infidèles par un larcin pieux, le premier de
ces vols méritoires dont, durant tout le Moyen
Age, Venise s'enrichit et s'embellit. Pour abriter
les reliques de l'évangéliste, palladium de la cité
et gage de sa grandeur, le doge Justinien Parte-
ciaco fit construire une église, que son frère Jean
acheva. Ce fut le premier Saint-Marc. Gravement
endommagée en 976 dans l'émeute qui renversa
Pierre IV Candiano, la basilique fut restaurée et
embellie par les soins du doge Pierre I Orseolo, et
FORMATION OE LA GRANDEUR VÉNITIENNE 23
au commencement du xi9 siècle, Pierre II Orseolo
en termina la reconstruction. De ce primitif Saint-
Marc il oe reste que le souvenir. Mais, de ce qu'il
était, on peut se faire une idée en regardant les
églises de plan basilical qu'on voit aujourd'hui
encore à Torcello ou à Murano. En outre, dans
l'actuel Saint-Marc, on retrouve, enchâssés dans
la construction, bien des matériaux provenant des
deux édifices antérieurs; les Vénitiens ont rem-
ployé, en effet, tout ce qui leur paraissait de
quelque prix, chapiteaux sculptés comme des
orfèvreries, balustrades ajourées, bas-reliefs pré-
cieux. Et ces fragments attestent un travail tout
grec et prouvent que, pour construire la basi-
lique dédiée au patron de Venise, la cité, comme
elle faisait en toute chose, s'était modelée sur
l'Orient.
Au contact de Byzance, Venise, en effet, était
devenue une ville toute grecque. Les Vénitiens
s'habillaient à la mode de Constantinople; dans
leurs coutumes domestiques, bien des traits rap-
pelaient l'Orient aux rivages de l'Adriatique; et
les princesses byzantines mariées aux chefs de la
République introduisaient dans la cité des lagunes
des raffinements de luxe encore inconnus à l'Occi-
dent. L'histoire de la dogaresse Selvo est, à cet
égard, caractéristique. Elle étonna ses contempo-
rains du xie siècle par les eaux parfumées qu'elle
employait à sa toilette, par les gants dont elle
couvrait ses mains nues, par le soin qu'elle pre-
nait de son teint, par la fourchette d'or dont elle
rvait pour porter à sa bouche les mets que
lui découpaient ses eunuques. Elle scandalisa
l'Italie encore barbare par ses innovations évident
24 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
ment inspirées par le démon; et les âmes pieuses
racontèrent, avec un effroi satisfait, qu'à force
d"user des parfums, la belle princesse avait vu
son corps tomber en pourriture et qu'elle était
morte misérablement, abandonnée de tous. Mais
les Vénitiens, de bonne heure habitués à ne point
s'embarrasser trop de scrupules religieux, semblent
s'en être moins émus, soucieux davantage de ce
qui pouvait ajouter à la grandeur, au prestige, à
l'élégance de la cité.
Et en effet, autour de Saint-Marc, où se conser-
vaient, pieusement cachées en un lieu connu de
quelques personnes à peine, les reliques de l'évan-
géliste (Venise redoutait trop qu'on lui dérobât son
palladium), la ville commençait à s'étendre et à
croître. Dès la fin du ixe siècle, Rialto était une assez
grande cité, qu'entouraient des murailles, cons-
truites en l'an 900 après l'attaque tentée par les
Hongrois. Dans celte enceinte se groupaient, autour
de la basilique, l'abbaye de Saint-Zacharie, où
étaient enterrés les doges, la chapelle consacrée à
saint Théodore, qui occupait, après saint Marc, le
second rang dans le culte national des Vénitiens,
et le palais ducal, somptueusement rebâti par
les Orseoli après l'incendie de 976. Sans doute, la
place Saint-Marc était étroite encore et rustique;
des vignobles, des jardins, des étables se rencon-
traient au cœur même de la cité ; mais, autour de
ce centre politique et religieux de la République,
Venise se développait et s'embellissait. Olivoio
avait sa cathédrale de S. Piero in Gastello; Dor-
soduro et Spinalunga se peuplaient; et Rialto,
supplantant Torcello, devenait le centre commer-
cial de la lagune.
'îATION DE I.A GBANDBUB V8ï R)
La domination de l'Adriatique. — Pour achever
re de la grandeur vénitienne future, il ne res-
tait plus qu'à la route de l'Orient. Venise
étouffait au fond de aa lagune; il fallait lui ouvrir
ment les vastes horizons de l'Adriatique, Ce
: l'honneur du doge Pierre II Orseolo
(ULii-iOOO , un des hommes les plus remarquables
de l'époquo, et qui, supérieur en énergie et en
intcllL'oncc à tous ses prédécesseurs, sut, selon
a du chroniqueur Jean Diacre, élever
Venise au-dessus de tous ses voisins par sa richesse
et sa gloire. C'est lui qui fut vraiment la fondateur
de ! - in de sa grandeur,
L'Adriatique ('tait infestée de pirates. Les Croates
établis sur le littoral dalmate, les Narenlans mal-
les bouches de la Narenta, enlevaient par
leurs courses incessantes toute sécurité au com-
merce vénitien. L'audace de leurs attaques n'épar-
gnait même pas les villes de la lagune; et jusqu'à
la fin de la République, une fête pompeuse rappela
le souvenir du coup de main, d'ailleurs légendaire,
du ôi jauvier 945, qui, dans l'église de S. Piero in
Castello, fit tomber aux mains des corsaires de
ieunes fiancées vénitiennes, et la victoire du doge
qui les avait délivrées, Kn fait, pour assurer à son
commerce une relative tranquillité, Venise, au
x' siècle, payait tribut aux Slaves.
-t. à cette situation que Pierre II Orseolo pré-
tendit mettre fin. En l'an 1000, il refusa fièrement
de payer le tribut slave, et le jour de l'Ascension,
à la tète d'une flotte de guerre, il quittait la lagune.
taura en passant l'autorité vénitienne sur
l'Istrie jadis conquise; puis, d'un bout à l'autre de
l'Adriatique, il se promena en vainqueur. Zara,
26 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Veglia, Arbe, Trau, Spalato, Curzola, Lagosta,
Raguse durent se soumettre. L'Adriatique pacifiée
s'ouvrait libre aux marchands vénitiens.
Sans doute, ce ne fut point là, comme on le dit
souvent, un établissement définitif, qui soumit
pour toujours la Dalmatie à Venise. L'événement
pourtant était de grande conséquence pour l'avenir.
Pierre II Orseolo avait par sa conquête fondé des
droits que ses successeurs n'oublieront pas; il
avait en outre, pour l'avenir, merveilleusement
accru le prestige de la République, et, pour le pré-
sent, pris possession, le long du littoral, d'une
série de postes précieux. Aussi n'est-ce point sans
raison que la tradition vénitienne rattacha, d'ailleurs
inexactement (mais la légende est souvent plus
vraie que l'histoire), à la campagne glorieuse de
Pierre II Orseolo l'institution de la fête fameuse du
Sposalizio del mare. De ce jour en effet était con-
sacrée la domination de Venise sur l'Adriatique,
condition de sa puissance maritime. Et les doges
le comprirent si bien qu'ils prirent désormais, à
partir de 1002, le titre de « duc de Venise et de
Dalmatie. »
Le chroniqueur Jean Diacre, contemporain de
Pierre Orseolo, a magnifiquement célébré la splen-
deur et la gloire de la cité qu'il nomme « la Venise
dorée »(aurea Venetia); ce n'était point sans raison.
A cette aurore du xie siècle, Venise apparaissait
riche, somptueuse et puissante. Le palais ducal
reconstruit montrait, derrière des murailles de
citadelle, un luxe qui semblait merveilleux; le
second Saint-Marc s'achevait; auprès de lui mon-
tait dans le ciel la haute silhouette du campanile,
complétant la trinité glorieuse des monuments
HATIOM Dl ':' • \ «TIENNE 27
vénitiens. Le doge victorieux exerçait une puis-
sanee souveraine; maître de l'autorité politi
il tenait par ses frères le patriarchat de Grado et
F lié d'Olivolo; il mariait son fils à une nièce
de l'empereur grec, et des fêtes magnifiques
accueillaient à Venise le retour des époux; il ne
recevait pas moins somptueusement le César ger-
manique Ottou III. Une auréole de prestige et de
gloire environnait le doge et la cité.
Par l'établissement de la domination vénitienne
sur l'Adriatique, par l'extension de la puissance
maritime de la République, par le développement
de sa richesse, par les progrès de sa civilisation,
le xic siècle marquait pour la ville de saint Marc
le point de départ d'un admirable avenir. Venise
était prête pour sa grandeur future, et c'est avec
raison qu'un poète de la finduxi* siècle, Guillaume
d'Apulie. un normand hostile pourtant aux Véni-
tiens, célébrait la cité « riche en argent, riche en
hommes », et déclarait « qu'aucun peuple au monde
n'était plus valeureux dans les guerres navales,
plus savant dans l'art de conduire les vaisseaux
sur la mer ».
LIVRE II
LES CAUSES DE LA GRANDEUR VÉNITIENNE
AU MOYEN AGE
(DU XIe SIÈCLE À LA FIN DU XVe SIÈCLE)
CHAPITRE I
Le commerce vénitien.
L'organisation du commerce maritime. — Les causes histo-
riques de son développement. — Le champ d'action du
commerce de Venise. — La condition des Vénitiens en
Orient. — La matière du commerce. — Les dangers qui
le menaçaient.
Du xie au xvi6 siècle, Venise fut la grande puis-
sance du monde méditerranéen. Reine de l'Adria-
tique, souveraine des mers orientales, elle fut,
durant cette période, prodigieusement riche et
prospère. Diverses causes ont contribué à produire
cette merveilleuse grandeur. Entre elles, une sur-
tout s'impose d'abord à l'attention de l'historien :
c'est le magnifique développement de la vie écono-
mique, c'est la splendeur du commerce vénitien.
L'organisation du commerce maritime. — Dès
| f I OMMBRi B VENITIEN 89
le xn* siècle, Venise offrait une image caracté-
ristique de ce qu'elle sera désormais durant des
siècles. C'était essentiellement une grande ville
de commerce, avec les inconvénients inévitables,
_ Mit de la spéculation, malaise social, prédomi-
nance des questions d'argent, qu'entraîne une
telle condition, avec les avantages aussi qui en
résultent, richesse matérielle, activité et énergie
morale incomparables. Dans cette ville où toute
la prospérité venait nécessairement de la mer,
l'attention de tous se tournait passionnément vers
la mer.
L'Etat donnait l'exemple. Au commencement
du xn' siècle, sous le doge Ordelafo Falier, avait
été créé un arsenal maritime, progressivement
agrandi au cours des siècles, et où, avec une
science ingénieuse du progrès et des innovations
nécessaires furent construits les vaisseaux des
types les plus variés. C'étaient des navires de
guerre, les galées longues et rapides que manœu-
vraient deux rangs de rameurs, et bientôt les
trirèmes et les quadrirèmes, avec leur haut châ-
teau d'où tiraient les archers, leur artillerie de
catapultes, le cuirassement formé de boucliers
de cuir, qui protégeait le bordage contre le feu
grégeois, et l'éperon redoutable dont leur avant
était armé; et c'étaient encore les gatli (les
chats), sorte de croiseurs un peu plus grands
que les galères, pourvus de puissantes machines
de guerre, et que manœuvraient deux cents rameurs.
Les bâtiments de commerce que désignaient des
noms très divers (gombaria, tarida, buciusi, etc.),
1. C'est de ce nom que viendra le terme de Bueentaure —
buciut ou buzo d'or.
30 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
étaient, en général, de forme moins effilée, de
tonnage plus fort, de bordage plus haut et de
marche moins rapide; ils étaient manœuvres à la
voile plus souvent qu'à la rame. Mais la Répu-
blique n'avait garde de s'en désintéresser : elle
surveillait fort attentivement les constructions
privées mêmes. Tout vaisseau construit sur le
territoire vénitien devait avoir certaines dimen-
sions prescrites; ainsi, on obtenait une unité des
types, qui permettait, en cas de conflit, de trans-
former en bâtiments de guerre les navires de com-
merce et de constituer, pour le plus grand profit
de Venise, des escadres nombreuses et parfaite-
ment homogènes.
De cet instrument admirable, l'Etat encore sur-
veillait et déterminait minutieusement l'emploi.
Une législation sévère avait de bonne heure fixé
les règles du commerce vénitien, interdit aux
sujets de la République d'acheter ou de vendre
dans certains pays, défendu aux navires vénitiens
d'embarquer des marchandises pour toute destina-
tion autre que Venise, sous peine d'amende ou de
confiscation. Une exacte surveillance réprimait la
contrebande et la fraude : et le souci que la Répu-
blique prenait des choses de la mer apparaît
assez dans la multitude de fonctionnaires, savii
alla mercanzia, provéditeurs de l'arsenal, capi-
taines généraux, qui commandaient la flotte de
guerre, provéditeurs généraux de la mer, capi-
taines du golfe, etc., que successivement elle créa
pour assurer et défendre sa puissance et sa richesse
maritimes.
La République veillait de même à la bonne
organisation du trafic. Deux fois par an, à des
I F I OMMERI I \l'\l l IEN 31
dates tixt >. de grandes flottes de commerce,
groupées sous les ordres d'n:: représentant de
l'Etat, quittaient Venise à destination des divers
pays avec lesquels la cité faisait dos a flaires. C'était
ce qu'on nommait les caravanes. Il y avait celle
mstantinople ou de Romanie, celle d'Alexan-
drie ou d'Egypte, celle de Syrie el celle de Tana,
dans la mer Noire, auxquelles s'ajouta, plus tard,
pour les pays d'Occident, celle de Flandre.
L'arrivée en Orient de ces escadres était, pour
les transactions commerciales, le signal d'un
regain d'activité: leur retour dans les lagunes
n'était pas moins impatiemment attendu. Il coïnci-
dait avec le moment des grandes foires, qui se
tenaient à Pâques, en septembre et à Noël, et qui,
dès le xii' siècle, faisaient du grand marché du
Rialto un des entrepôts les plus fameux de la
Méditerranée.
La cité tout entière s'associait avec un zèle
joyeux à cette œuvre de grandeur et de prospérité
nationales. Jusqu'au milieu du xvie siècle, seuls
des citoyens libres servaient sur les galères de
saint Marc : à la tète de ces équipages de choix
étaient placés des capitaines actifs, expérimentés
et courageux. Ils ne promettaient pas seulement,
au départ, de bien entretenir leurs bâtiments, de
bien traiter leurs hommes, de travailler avec dili-
gence au profit de la République; ils juraient de
penser en toute circonstance « à l'honneur de la
commune et de saint Marc ». Et de fait, en quelque
lieu du monde que leur destinée les conduisît, tous
les Vénitiens, du plus humble au plus grand,
modestes marchanda comme un Marco Polo au
xiii' siècle, ou fiers patriciens comme un Marino
32 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Sanudo Torsello au début du xive siècle, tous,
commerçants ou gens de guerre, politiques, voya-
geurs ou écrivains, avaient un commun souci, qui
n'est point sans beauté : recueillir des renseigne-
ments utiles, ramasser des observations profitables
sur les mœurs, la langue, le commerce, les routes
des pays qu'ils visitaient, rassembler, en un mot,
tout ce qui pouvait, par quelque moyen que ce
fût, accroître la prospérité et la gloire de Venise.
Les causes historiques du développement du
commerce. — Les circonstances historiques favo-
risèrent en outre merveilleusement le développe-
ment du commerce vénitien.
L'expédition de Pierre II Orseolo le long du
littoral dalmate avait été un grand événement :
Venise s'appliqua, durant le cours du xne siècle,
à fortifier la domination ainsi établie sur l'Adria-
tique. Un péril redoutable l'y menaçait en effet.
Maîtres de l'Italie du Sud, les Normands aspiraient
à conquérir les rivages de l'Epire. Or c'était là,
pour Venise, une question de vie ou de mort : si
Robert Guiscard réalisait ses ambitions, c'était
l'Adriatique fermée entre Avlona (Vallona) et
Otrante, et la ville de saint Marc étouffée dans
ses lagunes natales. Aussi la République accueil-
lit-elle avec empressement les propositions d'al-
liance que lui fit l'empereur grec Alexis Gomnène;
elle mit sa flotte au service de Byzance; et devant
Durazzo, en une rencontre décisive, les galères de
saint Marc détruisirent les escadres normandes.
Mais, à cette victoire, qui lui assurait le libre
débouché de l'Adriatique, Venise dut bien davan-
tage encore : en servant les Grecs, elle servit mer-
IV. COMMERl G \ t MT1EN 83
▼ellleusement ses propres Intérêts. L'empereur, en
effet, récompensa magnifiquement ses alliés; par le
privilège qu'il leur accorda en 1082, il leur ouvrit
toutes grande! les portes de l'Orient. Ce jour-là
commença le commerce mondial de Venise.
I H avantage essentiel était enfermé dans la
charte impériale. Désormais, les marchands véni-
tiens pourraient vendre et acheter sur tous les
points de l'empire grec, sans être inquiétés par
aucun fonctionnaire byzantin, sans être soumis à
aucune visite douanière ni à aucune taxe. Ainsi,
toute une série de ports s'ouvraient à eux, où ils
pourraient trafiquer en franchise; d'immenses
territoires leur devenaient accessibles, où ils
pourraient commercer sans entraves, sans avoir à
payer de droits, ni à l'importation ni à l'exporta-
tion, ni pour le stationnement de leurs navires, ni
pour le débarquement de leurs marchandises.
1 pour eux une situation incomparable, qui
•ttait hors de pair dans l'Orient grec : il faudra
bien défi années, près d'un siècle, avant que
d'autres nations y puissent disputer à Venise la
primauté qu'elle venait d'acquérir.
Presque en même temps, les croisades faisaient
pénétrer les Vénitiens dans une autre portion du
Lovant.
considère volontiers les croisades comme
des expéditions purement religieuses. Elles furent
autre chose encore, un grand mouvement de
commerce et de colonisation. Les villes mari-
times d'Italie comprirent vite l'importance du
marché qui s'ouvrait à l'Occident par la conquête
de la Syrie, et leurs flottes collaborèrent active-
ment à l'établissement des Etats latins de Terre-
34 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Sainte. Sans elles, sans les renforts et les ravi-
taillements qu'elles apportèrent dans les ports de
la côte syrienne, jamais les Occidentaux n'au-
raient pu se maintenir dans le pays. De cette
situation, les cités maritimes profitèrent large-
ment, et Venise en particulier.
Non seulement elle s'enrichit par l'afflux inces-
sant des pèlerins, que ses vaisseaux transpor-
tèrent outre-mer; elle se fît payer, en outre, par
d'amples concessions, l'appui militaire de ses
flottes. Dès l'an 1100, devant Jaffa, elle obtenait
de Godefroy de Bouillon la promesse que, dans
toutes les villes prises ou à prendre, sur le litto-
ral ou à l'intérieur, les marchands vénitiens
auraient une église, un emplacement pour un
marché et jouiraient, dans tout le royaume de
Jérusalem, d'une complète franchise d'impôts.
À chaque entreprise nouvelle, Venise, en échange
de son concours, réclama des privilèges nou-
veaux : dans chaque ville, ses marchands durent
avoir une rue, une place, une église, un bain et
un four, et parfois davantage, le tout libre de
toute servitude. A Jérusalem, ils eurent tout un
quartier; dans les ports, leurs marchandises
furent exemptes de tout droit. Ainsi, dans cette
portion encore de l'Orient, la République s'assu-
rait une situation incomparable, et les politiques
de Venise le sentaient si bien que le doge lui-
même conduisait, devant Sidon et Tyr (1123), les
flottes qui assuraient de tels avantages à la cité.
Le champ d'action du commerce vénitien. —
Dès lors, un champ d'action prodigieux s'ouvrait
aux entreprises commerciales de Venise.
i K COHMEBCE VÉNITIEN ^5
Dès le milieu du xir siècle, aucun rival ne lui
disputait plus l'Adriatique et les Normands eux-
mêmes reconnaissaient que cette mer appartenait
à la sphère d'inléréts vénitienne. En étendant
sa primatie sur l'église dalmate, le patriarche
de Grado fortifiait dans le pays l'autorité poli-
tique de la République; en même temps Venise
s'y assurait le monopole du commerce. Pareil-
lement elle se rendait maîtresse, dans l'Italie
du Sud. du marché des blés et des vins de Pouille,
indispensables à l'alimentation de la ville. Durazzo
et Avlona. enfin, assuraient, au débouché de
l'Adriatique, la liberté du passage pour les flottes
vénitiennes. Dès le xme siècle, l'Adriatique sem-
blait si bien une dépendance de la ville des
lacunes que les Vénitiens l'appelaient « notre
golfe ».
Mais, pour aller au delà, pour atteindre l'Orient
lointain, des stations intermédiaires étaient néces-
saires, en un temps surtout où la navigation ne
s'éloignait guère des côtes et allait assez péni-
blement d'ile en île. Les privilèges concédés à la
République par les empereurs grecs du xne siècle
avaient amplement satisfait à cette nécessité, en
lui assurant partout des points de relâche.
C'étaient, sur la côte du Péloponèse, Modon et
Coron, Nauplie et Corinthe; c'étaient, dans l'ar-
chipel, Négrepont, Andros, Chios, Lemnos; c'était
Almyros, sur le golfe de Volo, Thessalonique, en
Macédoine, Abydos,dans les Dardanelles, Rodosto,
sur la mer de Marmara; et ainsi les Vénitiens
atteignaient Constantinople, où, dès le xiie siècle,
ils possédaient tout un quartier. Au delà, leurs
navires allaient dan6 la mer Noire, en Crimée et
àb UNE REPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
jusqu'à Tana, au fond de la mer d'Azof, où ils
venaient prendre les blés de la Russie du Sud et
les produits de l'Inde qui y arrivaient par les
routes de l'Asie centrale. Sur le littoral de l'Asie
Mineure, Adana, Tarse, Adalia, Strobilos étaient
ouverts aux Vénitiens : à l'intérieur, ils pénétraient,
en Europe, jusqu'à Andrinople et Philippopoli, en
Asie, jusqu'à Philadelphie; et, dans le sud de la
mer Egée. Candie, Rhodes, Chypre, dépendant
de l'empire grec, leur étaient autant d'escales
sur le chemin de l'Orient latin.
Là, sur la côte de Syrie, Tyr était le centre du
commerce de Venise; mais ses marchands fré-
quentaient aussi Acre, Caïfla, Sidon, Laodicée,
Beyrouth, et trafiquaient, à l'intérieur, à Antioche
et à Jérusalem. Puis, c'était l'Orient musulman,
que les Vénitiens, s'ils y trouvaient avantage,
n'eurent jamais scrupule à approvisionner, même
au détriment des Etats chrétiens, de bois de
construction, d'armes et de matériel de guerre.
Alexandrie d'Etrypte était « le marché des deux
mondes», où les produits de l'Inde et de l'Arabie,
venant par la mer Rouge, se rencontraient avec
les produits de l'Occident. Venise trouvait là un
champ d'exploitation trop avantageux pour se
résoudre à l'abandonner jamais. Mais elle ne s'en
contentait pas. Ses négociants pénétraient à Alep,
à Damas, jusqu'à Bagdad, dont le khalife avait,
;iu xne siècle, conclu un traité de commerce avec
la République; ils allaient à Iconium, ils trafi-
quaient dans l'Arménie cilicienne. Et partout,
pour assurer la prodigieuse extension de leurs
affaires, ils avaient fondé des établissements
importants.
LB COIUIBRI r. VÉNITIEN 37
La condition des Vénitiens en Orient. — Dans
l'empj depuis la (in du xie siècle, la situa-
tion privilégiée des Vénitiens n'avait fait que
grandir. La charte d'Alexis Comnène avait été
confirmée, amplifiée par ses successeurs, par
Jean (1126 et Manuel (1147), qui avaient accru le
quartier vénitien à Constantinople et étendu ù la
Crète et à Chypre les franchises qui leur étaient,
concédées, puis par Isaac l'Ange (1187) et Alexis III
(1198).
Dans l'Orient latin, les sujets de la Répu-
blique se trouvaient en meilleure posture encore,
-liaient des princes occidentaux; là, la popu-
lation était en grande partie latine; on ne s'y sen-
tait point, comme dans l'empire grec, en une.
terre étrangère, où la sécurité était toujours dou-
teuse, les vexations possibles. De tout cela, les
Vénitiens avaient su faire leur profit : dans cet
Orient prodigieusement riche, et si largement
ouvert à leurs entreprises, ils étaient venus s'éta-
blir en foule; un puissant mouvement de coloni-
sation avait fait naître, au pourtour des mers
levantines, comme autant de petites Venises.
A Constantinople, le quartier vénitien occupait,
au grand dépit des Grecs, le plus bel emplacement
de la Corne d'Or, toute la bande du rivage qui va
des environs du grand pont jusqu'au-dessous de la
mosquée de Soliman. Les marchands de Venise
possédaient là des boutiques, un bazar, des quais
de débarquement, des maisons, trois ou quatre
s, toute une petite ville incessamment accrue
urs du xne siècle. Il en allait de même dans
orls de Syrie. Dans chacun, Venise avait un
quartier assez vaste, avec un marché, des terrains
38 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
à bâtir, des bâtiments pour les représentants de la
République , des entrepôts (fundicum) pour ses
marchands, des boutiques, des moulins, des fours,
des abattoirs, des bains, des jardins. Une église,
généralement dédiée à saint Marc, formait le centre
de la petite cité. En outre, les colons vénitiens
possédaient souvent, dans la banlieue des villes, des
propriétés qu'exploitaient pour eux des paysans
syriens et ils tenaient de la munificence de*
princes la jouissance d'une partie de certains
revenus, tels que douanes ou taxes de port.
Toutes ces colonies avaient une organisation
modelée sur celle de la métropole. Tout l'effort de
la République tendait, en effet, afin de tirer de
cette situation privilégiée les plus grands avan-
tages, à assurer à ses ressortissants, dans les pays
où ils étaient établis, une position exceptionnelle,
de telle sorte qu'ils n'eussent d'ordre à recevoir ou
de justice à réclamer que des seuls représentants
de leur cité. A la tête de la colonie de Constanti-
nople était un chef nommé par le doge; à la tête
des établissements de Syrie, un représentant qui,
d'abord, eut le titre de vicomte et ensuite celui de
baile, exerçait autorité sur toules les colonies de
la région. Les Vénitiens avaient leurs tribunaux
particuliers, qui jugeaient même leurs contesta-
tions avec les sujets grecs, dans les cas où le
Vénitien était l'accusé. Pour les autres affaires qui
concernaient leur commerce, les empereurs leur
avaient accordé le privilège d'une juridiction spé-
ciale et de faveur. Enfin, leur organisation reli-
gieuse même rattachait étroitement ces colonies à
la mère -patrie. Au milieu du xne siècle, le
patriarche de Grado avait obtenu du pape l'autori-
LB COMMERCE VÉN1
39
sation d'établir des évoques latins à Constanlinople
et dans tontfl ville où existerait un établissement
vénitien important. En fait, il ne semble pas qu'il
ait fait usage de ce privilège; mais les églises
latines de Romanie n'en dépendaient pas moins
étroitement du patriarche vénitien, et le fait que le
clergé de la métropole possédait de riches
domaines en Orient créait un lien do plus entre les
colonies et la République. De bonne heure, — et il
ea sera ainsi à tous les siècles de l'histoire de
Venise, — le commerce, la politique, la religion
s'unissaient pour travailler à la prospérité et à la
grandeur de la cité.
Sans doute, dans les pays où ils s'installaient
ainsi, les Vénitiens n'étaient pas affranchis de toute
"Luxation. Dans l'empire grec, ils devaient le ser-
ment de fidélité au souverain : en Syrie, ils devaient
fournir leur concours à la défense des villes. Entait,
leur indépendance était grande. Aussi les sujets de
Venise affluaient-ils dans cet Orient privilégié,
prenant pied partout, se mariant dans le pays,
affranchis des servitudes féodales et des impôts
qui pesaient sur les autres classes sociales, jouis-
sant partout d'un traitemenl de faveur. A la fin du
xue siècle , ils apparaissaient déjà comme les
maîtres véritables de l'empire grec. Un souverain
byzantin écrivait d'eux qu'il les considérait « non
comme des étrangers, mais comme des Grecs de
naissance ». et qu'il les croyait « aussi dévoués à
l'empire romain qu'à leur pays natal ». En quoi il
se trompait étrangement. Mais ce fait montre du
moins à quel point ils s'étaient insinués partout.
Maîtresse du monopole du commerce, Venise rem-
plissait maintenant de ses marins, avec l'autorisa-
40 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
tion du prince, jusqu'aux flottes impériales, et
ainsi déjà elle tenait l'empire à sa merci.
La matière du commerce. — En attendant, dans
tout l'Orient ouvert, le commerce vénitien prenait
un essor inouï.
Venise n'était point, quoiqu'on y rencontre, dès
la fin du xne siècle, comme dans le reste de l'Italie,
l'organisation du travail en corporations ou arts,
une grande ville industrielle, telle que Florence.
En dehors de la construction des navires, qui y fut
toujours très active, parce qu'elle était la condition
nécessaire du développement commercial, on n'y
trouve guère que les industries du bois et du
métal (orfèvres, fondeurs, batteurs d'or), la fabri-
cation de certains tissus (damas rouges, draps d'ar-
gent et d'or), la teinture des étoffes, la céramique
et la verrerie, le travail des peaux et des fourrures
et encore les industries de l'alimentation. Pendant
longtemps, en effet, sauf à Torcello et à Rialto,
plus soucieuses du commerce, les autres îles de la
lagune exploitèrent les produits naturels du sol, le
blé, le vin, le poisson et le sel. Mais, au total, les
produits nationaux tenaient, dans le commerce de
Venise, la place assurément la moins importante.
Les Vénitiens importaient surtout en Orient le
marchandises qui leur venaient de l'Italie et de
l'Allemagne. C'étaient les fruits secs et les salai-
sons, les métaux bruts et travaillés, les bois de
construction, les pelleteries, les toiles de chanvre
et de lin, la laine et les draps de laine. Ils rappor-
taient d'Orient en retour les fruits exotiques de la
Syrie, les poissons de la mer Noire, les blés de la
Russie du Sud, les vins de l'Asie Mineure, le sucre
LE COMMERI I VENITIEN 4f
et surtout les épices, rhubarbe, muse du Thibet,
poivre, cannelle, noix muscade, clous de girofle,
camphre, aloès . encens d'Arabie et dattes de
Libye, le baume, le santal, la gomme, toutes les
précieuses denrées qui, par les routes de l'Asie,
arrivaient de l'Inde dans les ports du Levant. Ils en
rapportaient les tissus de coton et de soie, dont la
fabrication occupait activement les colonies orien-
tales de la République, les belles étoffes teintes en
pourpre et brodées d'argent et d'or, les draps de
Damas et de Bagdad, les tapis, les perles et les
pierres précieuses, les verreries et les poteries
fines, l'ivoire et l'or, l'alun et l'ambre. Tous ces
produits, les Vénitiens les répandaient à travers
!'< i. vident. Là aussi, dès le xn* siècle, la puissance
et le prestige de Venise étaient grands : on l'avait
bien vu, lorsque, en 1177, la République avait été
l'arbitre de la paix entre le pape et l'empereur
Frédéric Barberousse. Des privilèges, importants
avaient récompensé ses bons offices : le commerce
entre Venise et l'Allemagne, dont Vérone était le
grand entrepôt, était devenu plus actif que jamais.
Et, en même temps, une série de traités de com-
merce conclus avec les villes italiennes, Crémone,
Mantoue, Trévise, Ravenne, Rimini, etc., en favo-
risant l'expansion du commerce continental de
Venise, préparaient de loin sa future domination
sur la terre ferme.
Les dangers qui menaçaient le commerce de
Venise. — Cette fortune prodigieuse n'allait point
pourtant sans danger-. Grisés un peu par le mer-
veilleux succès de leurs entreprises, fiers de leur
richesse et de leurs privilèges, les Vénitiens dissi-
42
UNE REPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
mulaient mal leur âpreté commerciale et leur arro-
gance, et les Grecs se plaignaient vivement de leur
insolent dédain et de leur avidité. « Ils traitaient,
dit un chroniqueur du xue siècle, les citoyens
comme des esclaves »; « ils bravaient, dit un
autre, les menaces et les édits impériaux », et leurs
insultes parfois n'épargnaient même pas la per-
sonne de l'empereur. D'autre part, on était jaloux
à Byzance et inquiet aussi du développement trop
fructueux et trop rapide du commerce de Venise.
La bonne intelligence était donc malaisée à main-
tenir entre les deux parties. Les Grecs ne ména-
geaient aux sujets de la République ni les vexations,
ni les avanies; les empereurs émettaient la préten-
tion d'assujettir les Vénitiens résidant dans l'em-
pire aux obligations des sujets grecs et préten-
daient leur imposer l'hommage, l'impôt, le service
militaire. A ces exigences, à ces mauvais traite-
ments, Venise répondait par des représailles. Plus
d'une fois, au cours du xne siècle, pour faire res-
pecter ses nationaux ou obtenir les concessions
qu'elle demandait, elle ne recula pas devant la
guerre; et insensiblement, à la bonne volonté d'au-
trefois succédait une sourde hostilité. Les ambi-
tions politiques de l'empereur Manuel Comnène
inquiétaient d'autre part les Vénitiens. Une flotte
grecque paraissait dans l'Adriatique; la Dalmatie
revenait sous l'autorité byzantine. Venise répli-
quait en refusant au souverain grec de le soutenir
contre les Normands de Sicile ; elle interdisait
même momentanément à ses nationaux toute rela-
tion commerciale avec l'Orient byzantin. Dans ces
conditions, un conflit grave était inévitable.
Il éclata en 1171. Le 21 mars, par ordre de l'em-
».E COMMERCE VENITIEN 43
pereur, tous les Vénitiens qui habitaient Constan-
tinople et la Roraanie furent arrêtés, leurs navires
. Leurs biens confisqués. Ce guet-apens pro-
voqua à Venise une émotion extraordinaire; sans
tarder, la République envoya, sous les ordres du
sa flotte en Orient. Mais la guerre, menée
sans vigueur et coupée d'inutiles négociations,
n'aboutit à aucun résultat satisfaisant : le seul effet
en fut que. durant plusieurs années, le commerce
avec l'empire grec fut complètement interrompu.
En 1182, ce fut une autre affaire. Le massacre des
colonies latines de Constantinople par la populace
de la capitale attesta avec éclat l'insécurité crois-
sante des établissements occidentaux sur la terre
byzantine. Et quoique, après ces fâcheuses aven-
tures, la paix finît toujours par se rétablir, la
situation des Vénitiens en Orient , à la fin du
xne siècle, était, par bien des côtés, étrangement
pénible, incertaine et précaire.
Ce n'est pas tout. Après avoir eu le monopole du
commerce du Levant, Venise maintenant y rencon-
trait des rivaux. C'était Pise, c'était Gênes, à qui
les empereurs, pour faire échec à la cité de saint
Marc, avaient, au cours du xiie siècle, accordé à
plusieurs reprises des privilèges qui leur permet-
taient de faire une concurrence heureuse au com-
merce vénitien. La République voyait avec déplaisir
ces nouveaux-venus prendre place à côté de ses
propres établissements et lui disputer ce qu'elle
considérait comme son domaine ; énergique-
ment, par tous les moyens, même par la force,
elle s'efforçait de les écarter du Levant. C'est ainsi
qu'on avait vu, en 1100, une flotte vénitienne atta-
quer et battre, devant Rhodes, une escadre pisane,
44 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VËNlSÉ
et les vainqueurs exiger des prisonniers la pro-
messe — caractéristique — que jamais ils ne
reviendraient faire du commerce en Orient. A
Constantinople, dans toutes les villes du Levant,
une hostilité perpétuelle régnait entre les citoyens
des trois villes, et plus d'une fois les colons des
différentes nations s'affrontaient en de véritables
batailles. Les corsaires de Gênes capturaient les
vaisseaux de Venise; les gens de Pise, à Byzance et
sur mer, étaient en conflit déclaré avec les Véni-
tiens. Le monopole du commerce oriental, si habi-
lement conquis par la tenace politique de la Répu-
blique, était menacé aussi bien par la haine des
Grecs que par la concurrence des cités rivales
d'Italie.
Pour en assurer la conservation, pour continuer
à exploiter fructueusement l'admirable marché que
lui offrait l'Orient, pour maintenir cette source
incomparable de richesse, il ne restait qu'un moyen
à la République : conquérir l'empire byzantin et
fonder sur ses ruines l'empire colonial de Venise.
CHAPITRE II
La conquête de l'Orient et l'empire colonial
de Venise.
I. — Le doge Henri Dandolo. — La quatrième croisade et
la prise de Constantinople. — La fondation de l'empire
colonial de Venise. — L'organisation et l'administration
de l'empire colonial.
II. — La crise de la seconde moitié du xme siècle. La
lutte contre les Génois. — Venise et Gènes au xive siècle.
III. — L'expansion du commerce vénitien. L'Egypte et
les relations avec le monde musulman. — Les routes de
l'Asie. Marco Polo. — La prospérité commerciale de
Venise à la fin du xiv: et au commencement du xve siècle.
Pendant la seconde moitié du xne siècle, Venise
était devenue une des grandes puissances du monde
européen. Elle avait soutenu les communes lom-
bardes dans leur lutte contre Barberousse; elle
avait reçu Alexandre III, qui avait dit la messe sur
l'autel de Saint-Marc; elle avait été la médiatrice et
l'arbitre entre le pape et l'empereur. Le congrès de
1177 avait amené dans la ville des lagunes tout ce
que l'Allemagne et l'Italie comptaient de grand, les
princes de l'empire, les évêques des métropoles de
Germanie, les consuls ,des cités italiennes, sans
parler des ambassadeurs des rois de France et
d'Angleterre. Plus de dix mille étrangers s'étaient
46 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VEMSE
trouvés réunis à Venise, devenue comme le rendez-
vous des nations, et tous avaient admiré la beauté
de la cité, sa richesse, sa puissance, son prestige.
Et un historien contemporain, l'auteur anonyme
de l'Histoire des doges, pouvait justement écrire :
« 0 que vous êtes heureux, Vénitiens, qu'une telle
paix ait pu être conclue chez vous. Ce sera pour
votre nom une gloire éternelle ».
On ne saurait dissimuler pourtant qu'à ce moment
même, des périls redoutables menaçaient encore
la cité de saint Marc. On a noté déjà les obstacles
que son commerce rencontrait en Orient, du fait de
la mauvaise volonté des Grecs et de l'hostilité de
Gênes et de Pise. En Occident, la situation n'était
guère meilleure, et ta menace plus prochaine encore ;
la domination même de Venise sur l'Adriatique
semblait en danger. Les progrès des Hongrois les
avaient amenés jusqu'à la mer ; ils avaient conquis
la Dalmatie méridionale (1168); Zara s'était donnée
à eux (1170); un moment reconquise parles Véni-
tiens, elle leur avait bientôt à nouveau échappé
(1186); pareillement ils avaient perdu Trau, en
même temps que Raguse tombait aux mains des
Normands. Pise, d'autre part, intriguait contre
Venise dans l'Adriatique; elle négociait avec An-
cône, soutenait Zara révoltée, envoyait ses escadres
jusque devant Pola, sur la côte d'Istrie : il fallut,
pour rétablir la suprématie de Venise dans les
eaux de son golfe, une action militaire vigoureuse
(1195). Mais les Pisans ne se décourageaient point.
En 1201 encore ils s'efforçaient, en occupant Brin-
disi, de barrer aux vaisseaux de la République le
débouché de l'Adriatique, et de nouveau il fallut
agir par la force. Mais surtout les ambitions colos-
LA FONDATION r»E L*KHPIRB COLONIAL 47,
Baies de Henri VI, le Bis de Barberousse, étaient
redoutables pour Venise. Maître de l'Allemagne
et du royaume de Sicile, réunissant l'héritage de
Robert Guiscard à celui des Ottons, il étendait ses
rêves prodigieux de domination de l'Europe occi-
dentale jusqu'au fond de l'Orient; il songeait à
conquérir la Terre-Sainte, à soumettre le pays grec
de Durazzo jusqu'à Thessalonique, en attendant
qu'il occupât Constantinople même. C'était pour
Venise la perte assurée du domaine magnifique que
sa politique avait en Orient si habilement ouvert
à son commerce; c'était la sujétion inévitable sous
la main toute-puissante du Hohenstaufen. La mort
prématurée de l'empereur (1197) vint heureuse-
ment apaiser l'angoisse vénitienne; et, vers le
même temps, la destinée ménageait à la ville
une autre bonne fortune : le doge Henri Dandolo
(1192-1205) prenait la charge des intérêts de la
République.
I
Le doge Henri Dandolo. — Dans toute l'histoire
de Venise, peu d'hommes ont été plus remarqua-
bles; peu d'hommes aussi ont été plus représenta-
tifs du caractère et de l'esprit vénitiens. Quand il
monta sur le trône ducal, Dandolo avait près de
quatre-vingts ans; mais il gardait, à cet âge avancé,
toute l'activité, toute l'ardeur d'un jeune homme.
Ambitieux, avide de gloire pour lui-même et plus
encore pour son pays, il offre un admirable exem-
plaire de ce patriotisme vénitien, capable de tous
vouements, insoucieux aussi de tous les scru-
pules quand la grandeur de la république était en
48 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
jeu. Pour réaliser les desseins qu'il avait formés,
jamais Dandolo ne se laissa arrêter par aucune
considération; esprit net, voyant clairement le but
à poursuivre et les moyens de l'atteindre, formé
d'ailleurs par une longue expérience à la conduite
des affaires, c'était un admirable homme d'Etat;
passé maître dans l'art de manœuvrer les hommes,
réservé, discret, sobre de paroles, c'était un diplo-
mate incomparable. Avec cela, il avait de l'énergie,
de la résolution, un courage personnel qui parfois
touchait à l'héroïsme. C'était un homme né pour
commander. La légende raconte qu'envoyé en 1171
en ambassade à Conslantinople, il avait été aveuglé
parles manœuvres traîtresses des Grecs et que de
là venait la haine farouche que toute sa vie il
porta à Byzance. Il est certain que le but constant
de sa politique fut de venger sur l'empire grec les
injures subies par Venise : c'est qu'il voyait sur-
tout, avec son sens avisé de politique, quel champ
d'action merveilleux la conquête de l'Orient ouvri-
rait à son pays. Il fit tout pour réaliser ce rêve, et
par là on peut dire qu'il fonda vraiment la gran-
deur vénitienne. Et il nous offre par surcroît un
beau type de ces patriciens de Venise, tout
ensemble commerçants et hommes d'Etat, soldats
et diplomates, et dont la fière volonté savait, pour
le service de la République, plier les événements et
forcer la destinée même. ,
La quatrième croisade et la prise de Constanti-
nople. — La quatrième croisade allait fournir à
Dandolo une occasion merveilleuse de montrer ses
qualités éminentes. De l'entreprise pieuse d'Inno-
cent III, Venise, grâce à son doge, allait tirer des
i.\ FONDATION IT I.Y.MPIRE COLONIAL -40
profits matériels extraordinaires. Par là, la qua-
trième croisade est, dans l'histoire de la Répu-
blique, un événement capital ; mais peiit-étre
nu rite-t-elle davantage encore l'attention par le
chef-d'œuvre qu'elle nous présente de l'habileté
politique des Vénitiens.
On sait comment, en avril 1201, la cité de
saint Marc s'engagea, moyennant une somme de
85.000 marcs d'argent, à transporter en Egypte
l'armée des croisés <-t à la ravitailler pendant un
an. 11 n'y avait là, au début tout au moins, nulle
arrière-pen6ée politique. Venise concluait une con-
vention de passage et faisait une bonne affaire.
Mais la suprême habileté du doge fut de tirer du
développement ultérieur des événements un parti
merveilleux. 11 profita de l'embarras des barons à
rassembler la somme convenue pour détourner
sur Zara, chrétienne, mais que Venise voulait
ndre aux Hongrois, les forces de la croisade.
Il profita de la venue en Occident du prétendant
grec Alexis et des promesses magnifiques qu'il
faisait à ceux qui le rétabliraient sur le trône de
Byzance, pour rouvrir la question d'Orient, perpé-
tuel souci de la politique de la République. Il com-
prit vite que, pour faire aboutir les entreprises
qu'il rêvait, il importait de guider et de diriger en
personne l'expédition, et c'est pourquoi, solen-
nellement, le doge prit la croix. Mais habilement
il laissa à d'autres l'initiative du détournement de
la croisade, se contentant de manœuvrer habile-
ment pour assurer le succès des propositions faites,
de peser sur les volontés récalcitrantes et de tout
régler au mieux des intérêts vb^itiens. Et ainsi,
malgré les foudres pontificales, il s'empara de
50 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Zara; malgré le traité conclu, il détourna la croi-
sade de l'Egypte, où Venise craignait de compro-
mettre par une guerre les intérêts de son com-
merce; enfin, malgré l'opposition d'une partie des
croisés, il sut, par ses lenteurs calculées autant que
par ses menaces déguisées, imposer la marche sur
Byzance, qui assurait à son pays des avantages
prodigieux et à lui-même la satisfaction de paraître
en maître devant Constantinople détestée.
' Pareillement, devant Byzance, Dandolo fut l'âme
de tout. C'est lui qui, par son courage, contribua
puissamment à la première prise de la capitale
grecque ; c'est lui qui, le prétendant rétabli, accrut,
par son intransigeance voulue, les difficultés de la
situation et provoqua la rupture finale. C'est lui qui
imposa aux Latins le second siège de Constantinople,
releva leurs découragements, dit en toute circon-
stance le mot décisif. C'est lui qui, même avant la
chute de la ville, sut, par l'ascendant de sa volonté,
imposer à ses alliés le traité de partage de
mars 1204, où, avec une habileté sans égale, il
assurait l'avenir pour le plus grand profit de la
République. Il fit attribuer à la cité de saint Marc
les trois quarts du butin à faire, comme rembour-
sement des indemnités dues par les Grecs aux négo-
ciants vénitiens et de la dette en souffrance des
croisés; il y obtint la promesse du maintien de
tous les privilèges commerciaux dont jouissait
dans l'Orient grec la ville des lagunes; il y fit
céder enfin à Venise, comme domaine territorial,
un quart et demi de l'empire. Dandolo était trop
habile pour ne pas comprendre que le chef du
nouvel empire à fonder ne pouvait être le doge, et
il ne tenait pas au trAne- il fi* -éserver seulement
I * FONDATION DE l'eïIPIRE COLONIAL "il
au parti qui n'aurait pas l'empereur le patriarcat
ostantinople cl 1rs richesses de Sainte-Sophie.
Et il voulut enfin que cet empire, féodalemenl
organisé, fût assez faible pour ne point gêner
Venise. Ainsi tout était admirablement calculé pour
l'avantage de la ville des lagunes.
Et quand enfin Constantinople tomba (12 avril
. les Vénitiens surent, dans le pillage de la
cité et durant les jours qui suivirent, faire en con
naisseurs leur choix parmi les reliques et les obji s
précieux dont Byzance était pleine. Aujourd'hui
encore le trésor de Saint-Marc atteste, malgré l'in-
cendie qui. en 1231, détruisit une partie de ses
richesses, la méthode raisonnée etsûre, l'absence de
scrupules aussi avec lesquelles agirent les Vénitiens;
et. au-dessus du portail de la basilique, les chevaux
de bronze de Lysippe, dépouille de l'hippodrome
byzantin, rappellent comme un trophée mémo-
rable le grand événement qui donna à Venise un
empire colonial en Orient.
La fondation de l'empire colonial de Venise. —
La conventfon d'octobre 1^04 attribua en effet aux
Vénitiens la meilleure part des possessions byzan-
tines. Ce fut, sur la mer Ionienne, l'Èpire, l'Acar-
nanie, l'EtoIie, avec Durazzo, Arta, etc., et, en
face de la côte, les îles Ioniennes, Corfou, Cépha-
lonie, Sainte-Maure, Zante. Ce fut le Péloponèse
entier, avec Modon, Lacédémone,Calavryta,Ostrovo,
Patras. Ce furent les îles du midi et de l'ouest
de l'Archipel, parmi lesquelles Naxos, Andros,
l'Eubée furent nommément désignées. Sur la côte
européenne des Dardanelles et de la mer de Mar-
mara, ce furent Gallipoli, Rodosto, Héraclée. Ce
52
UNE REPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
furent, dans l'intérieur de la Thrace, quelques
villes, dont Andrinople était la plus importante. Ce
furent enfin les trois huitièmes de Constantinople,
avec la possession de Sainte-Sophie. Un accord
ultérieur ajouta à ce domaine la Crète, obtenue
par un échange fait avec le marquis Boniface de
Montferrat. Et fièrement le doge de Venise prit le
titre, qu'il gardera jusqu'en 1346, de « Seigneur
d'un quart et demi de l'Empire grec ».
Si Ton considère la répartition géographique de
ces acquisitions territoriales, on y reconnaîtra
sans peine le sens pratique que les Vénitiens
apportaient dans tous leurs actes. Ce qu'ils s'étaient
fait donner, c'étaient les territoires fertiles, les
côtes, les meilleurs ports, les points stratégiques
les plus importants. Ils s'étaient rendus maîtres de
la grande route maritime qui va de Venise à Cons-
tantinople, et dans le nouvel empire latin, ils
s'étaient assuré une situation prépondérante.
Auparavant déjà, Dandolo avait réglé selon sa
volonté le choix du nouvel empereur. Déclinant la
candidature qu'on lui offrait et que ne pouvait
constitutionnellement accepter un doge de Venise,
il n'avait eu qu'un souci, faire élire, entre les com-
pétiteurs, celui qui serait le plus faible, et d'avance
il l'avait affaibli encore en faisant promettre à
celui qui échouerait une ample compensation ter-
ritoriale. En même temps un Vénitien, Thomas
Morosini, élu patriarche de Constantinople, deve-
nait le chef religieux du nouvel Etat; et Venise
prétendait même que toutes les dignités ecclésias-
tiques fussent réservées à l'avenir à ses nationaux.
Quant à Dandolo, il recevait le titre de despote; il
était exempté de prèto.r l'hommage au nouvel
LA FONDATION vr. l'eMPIBB COLONIAL 58
empereur; il apparaissait à Constantinople comme
le plus puissant personnage de l'empire. Le pape
Innocent III, qui l'avait accablé de ses reproches
et «li1 ses foudres, le traitait maintenant avec une
mansuétude pleine d'égards; et quand Dandolo,
« accablé par l'âge et brisé de fatigue », comme il
l'écrivait, regardait en arrière sur l'œuvre qu'il
venait d'accomplir, visiblement il n'éprouvait ni
n sgrets, ni remords. Il se vantait, écrivant au
souverain pontife, de n'avoir agi que « pour l'hon-
neur de Dieu et de la sainte Eglise romaine ». Il
avait fait davantage encore pour le profit et la
gloire de Venise. Lorsque, le 1er juin 1205, il mou-
rut à Constantinople, il fut enterré — juste récom-
pense de ses services — dans Sainte-Sophie con-
quise par lui; et son nom est demeuré inscrit
parmi les plus glorieux de la république, comme
celui du héros national qui a fondé l'empire véni-
tien en Orient.
L'organisation et l'administration de l'empire
colonial. — Les Vénitiens pourtant reconnurent
vite que, s'ils voulaient occuper réellement tout ce
qu'ils avaient oblen» dans le partage des dépouilles
byzantines, il leur faudrait lever et entretenir,
durant de longues années, une armée considé-
rable, entraver des dépenses énormes et peut-être
disproportionnées à la valeur réelle que ces vastes
possessions continentales pouvaient avoir pour
une puissance maritime. En conséquence, cette
fois encore, avec un esprit pratique remarquable,
ils fireDt un choix parmi ces possessions et n'en
conservèrent que ce qui leur parut véritablement
utile ou nécessaire
54 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
En Epire, ils se contentèrent de garder le jpetit
duché de Durazzo, qui, d'ailleurs, dès 1215, leur
échappa. EaMorée, où, entre temps, deux barons
latins, Guillaume de Champlitte et Geoffroi de
Villehardouin avaient fondé la seigneurie d'Achaïe,
Venise ne réclama que les ports de Modon et
Coron, postes d'observation admirables pour sur-
veiller les eaux levantines, refuges excellents pour
les vaisseaux de la République, et qu'un acte offi-
ciel nomme, d'un terme expressif, « les yeux de la
commune » [oculi capitales communia). A la domi-
nation du reste du Péloponèse, la ville renonça
volontiers, en échangeâtes avantages commerciaux
que lui accordèrent les princes d'Achaïe. Elle avait
obtenu de semblables privilèges du despote grec
d'Epire. Pourvu qu'en ces régions la porte fût lar-
gement ouverte à ses négociants, Venise n'en
demandait pas davantage.
Elle mit plus dé soin à s'assurer la possession,
plus importante à ses yeux, des îles de la mer
Ionienne et de l'Archipel. Mais ici encore elle
s'entendit fort habilement à réduire les frais dis-
pendieux de l'occupation. Corfou fut cédée en fief
héréditaire à un certain nombre de patriciens
vénitiens, qui s'engagèrent en retour à prêter
hommage à la République et à favoriser en toutes
circonstances les intérêts de son commerce. Le
même régime, qui d'ailleurs dura peu (vers 1213
Corfou retombait aux mains des Grecs), fut appli-
qué à Céphalonie et à Zante, qui reconnurent
également la suzeraineté dé la République. Mais
c'est surtout dans la mer Egée qu'il réussit mer-
veilleusement. Pour occuper les îles que lui attri-
buait le traité de partage, Venise fit appel aux
JK FONDATION r«E l'bMPIRE COLONIAL 55
ambition- de l'aristocratie de la cité, et les pro-
poaa à l'es prit aventureux de ses nobles comme
autant de seigneuries à conquérir. L'appel fut
entendu : en 1207, sous la conduite de Marco
Sanudo, une expédition vénitienne s'emparait des
Cvclades. Pour prix de la victoire, Sanudo eut
Naxos, Paros, Mile, et le titre de duc de Naxos;
ses compagnons, établis dans les autres îles de
l'Archipel, devinrent ses vassaux. Les Dandolo
eurent Andros, les Ghisi, Tinos, Mykono, et
une partie de Sériphos et de Géos, les Barozzi
Santorin, les Quirini, Stampalia. D'autres Véni-
tiens s'installèrent à Cérigo et à Gérigotto, qui
devinrent deux marquisats; un Navigajoso s'éta-
blit à Lemnos, dont il devint grand-duc. Et ainsi,
à travers la mer Egée, s'épanouit toute une flo-
raison de seigneuries vénitiennes, qui offrirent aux
navires de la République des ports amis et un
trafic rémunérateur.
On agit de morne pour la Crète. L'île, encore
aux mains des Grecs, était à conquérir, et la popu-
lation indigène, d'humeur indépendante et belli-
queuse, semblait de force à résister. Les Génois,
d'autre part, essayaient d'en disputer la posses-
sion aux Vénitiens. Une action vigoureuse était
nécessaire. La République, en 1212, se décida donc
à partager la Crète en fiefs, qu'elle distribua, sous
condition de service militaire, à des citoyens véni-
tiens; et pour donner plus de cohésion au nouvel
établissement, on divisa l'île en six régions, dont
chacune groupa les colons originaires d'un des
six quartiers (sestieri) de la ville. Pour chef
suprême, Venise donna à ses feudataires un duc
qui s'installa à Candie. Ainsi la possession du pays
56 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
/ut assurée au début par une colonie toute mili-
taire ; mais bientôt la Crète prit une importance
politique et commerciale considérable. Placée au
point de rencontre des grandes routes maritimes
qui vont d'Occident en Egypte et en Syrie, mer-
veilleusement fertile et riche, l'île devint le meil-
leur point d'appui de la domination vénitienne en
Orient; elle était, comme l'écrivait un doge du
xnie siècle, « la force et la solidité de l'Em-
pire, et on peut dire que, s'il lui arrivait mal-
heur, il faudrait désespérer absolument de tout
le reste ». Condition nécessaire de l'existence de
l'empire vénitien, la Crète devait demeurer, en
effet, la dernière possession orientale de la Répu-
blique.
En Eubée, enfin, la diplomatie vénitienne par-
venait vite à établir la suzeraineté de la ville de
saint Marc sur les seigneurs latins, les tierciers,
qui, au mépris de ses droits, avaient établi trois
grands fiefs dans l'île. Un baile vénitien s'installa
ù Négrepont; et si la République ne réussit pas à
faire disparaître les droits de suzeraineté que les
princes d'Achaïe revendiquaient sur les seigneu-
ries eubéennes, du moins les marchands de Venise
trafiquèrent-ils en Eubée aussi librement que dans
leur propre pays.
Enfin la ville occupa directement Gallipoli, qui
commandait les Dardanelles;, dans la mer de Mar-
mara, les ports de Panium, Rodosto, Héraclée,
débouchés des blés de la Thrace; à l'intérieur,
Arcadiopolis, Factuel Liile-Bourgas, et passagère-
ment Andrinople, et à Constantinople même un
vaste quartier sur la Corne d'Or, assez étendu
pour qu'on y signale plusieurs églises, et où le
LA FONDATION DE L EMPIRE COLONIAL b'/
podestat Jacques Tiepolo fit construire en 1220
un magnifique fondaco.
A la tète de c - possessions coloniales, et pour
en assurer fortement l'unité politique et adminis-
trative, était placé un chef, le podestat de Constata
tinople, qui représentait le doge en Romanie. Il
était assisté d'un conseil, probablement formé de
bîx membres, de cinq juges pour les affaires judi-
ciaires, de deux camerarii pour les affaires de
finances. De lui dépendaient les autres officiers
que la République avait institués dans ses posses-
sions de l'Orient grec, castellans de Coron et
Modon, baile de N'égrepont, duc de Candie. Et
connu'' si Venise avait compris que la condition
essentielle de la durée de son empire était un sys-
tème de gouvernement centralisé, vers le même
temps elle instituait, pour le mettre à la tète de
l'ensemble de ses colonies syriennes, un baile qui
résidait à Acre, et dont dépendirent les représen-
tants de la République à Tyr, à Reyrouth, à
Tripoli.
Ainsi Venise fondait un véritable empire colo-
nial et prenait incontestablement dans tout le
Levant une situation prépondérante. Aux vastes
territoires qu'elle possédait en propre s'ajoutaient
en effet des privilèges, qui assuraient partout à
son commerce une franchise absolue; et sa puis-
Bance politique lui donnait vis-à-vis des autres
Etats du monde oriental une autorité presque sans
limites. Constantinople devenait si bien la capitale
de ce nouvel empire, que le doge Pierre Ziani,
successeur de Dandolo, songea, dit-on, à trans-
porter au Bosphore la population de Venise et sou
gouvernement. En tout cas, de ce point de départ
58 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
«
admirable qu'était Byzance, les Vénitiens s'élan-
çaient à la conquête du monde oriental : par la
mer Noire, ils atteignaient la Crimée et pénétraient
dans la Russie conquise par les Tartares ; l'Asie
Mineure s'ouvrait à leurs entreprises par une série
de traités conclus avec les empereurs grecs de
Nicée, les sultans turcs d'Iconium, les princes
chrétiens de la petite Arménie; les despotes byzan-
tins de Rhodes ne les accueillaient pas moins bien
que les rois latins de Chypre; et tel était, dans
tout l'Orient, le prestige de la cité de saint Marc,
qu'être citoyen vénitien était chose aussi glorieuse
et aussi profitable que jadis, dans l'Orient antique,
être citoyen romain.
Il
La crise de la seconde moitié du XIIIe siècle.
La lutte contre les Génois. — Pourtant une
crise redoutable allait, dans la seconde moitié
du xme siècle, mettre à l'épreuve la solidité de cet
empire.
Le fragile et éphémère Etat, né de la quatrième
croisade, avait traîné pendant un demi-siècle à
peine sa lamentable existence. Attaqué à la fois
par les despotes grecs d'Epire, par les empereurs
byzantins de Nicée, par les tsars de Bulgarie, il
avait vu progressivement le cercle se resserrer
autour de Constantinople, et dès 123G la capitale
même avait failli succomber. L'intervention des
puissances d'Occident avait momentanément retardé
sa chute : mais ce n'était qu'un répit. En 1261,
Michel Paléologue, empereur de Nicée, profitant
I < i ONDA i ION Dl i i Miliu. ( OLONIAL 59
de ce que l'escadre vénitienne avait quitté sa sta-
tion du Bosphore pour aller, dans ta mer Noire,
reconquérir la ville de Daphnusion, s'emparait
de Coustantinople par surprise. Le faible empereur
Baudouin II s'enfuit sans tenter même de résister;
les colons vénitiens firent meilleure contenance,
et obtinrent une capitulation honorable. Mais le
désastre n'en était pas moins grave pour la Répu-
blique. De Coustantinople reconquise parles Grecs,
le podestat vénitien dut s'enfuir, aussi bien que
le patriarche latin. Chose plus grave : dans tout
l'Orient redevenu byzantin, Gènes, sous la pro-
tection complaisante des Paléologues, se substitua
à Venise.
Entre lus deux villes, dans toutes les mers orien-
tales, la rivalité était ancienne et âpre. Les Génois
avaient, de tout leur effort, contrarié l'établisse-
ment vénitien en Crète; aux rivages de Syrie,
depuis longtemps le conflit était déclaré entre les
colons des deux cités. Au milieu du xme siècle
(1257 , une flotte vénitienne avait emporté Acre
de vive force, expulsé les Génois de leur établis-
sement, rasé leurs maisons, confisqué leurs biens.
Une guerre de quatorze années (1257-1270) avait
été le résultat de ces violences; elle avait été
désastreuse pour Gènes. Battus sur mer, impuis-
sants à reprendre Acre, menacés dans Tyr, et
presque expulsés en fait de la Syrie, les Génois
cherchaient ardemment leur revanche. L'alliance
grecque la leur fournit admirable. Le traité
de NymphBeum, qu'ils conclurent en 1261 avec
Michel Paléologue, leur assura, au détriment de
Venise, une situation privilégiée dans l'empire
byzantin restauré. Ils obtenaient un établissement
60 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
à Smyrne, l'autorisation d'installer des colonies et
des stations commerciales sur plusieurs points de
la côte d'Asie Mineure et dans les îles de Chios et
de Lesbos, le monopole du commerce de la mer
Noire, d'où Venise était rigoureusement exclue.
L'empereur, en accordant aux Génois l'exemption
entière des droits de douane, s'engageait d'autre
part à ne concéder aucun privilège commercial
aux ennemis de la commune de Gènes. Enfin il
laissait à Constantinople libre cours aux rancunes
génoises, en autorisant la démolition de la citadelle
vénitienne; il augmentait le quartier génois de la
Corne d'Or d'une partie du quartier vénitien;' un
peu plus tard (1267), il abandonnait à Gènes l'im-
portante position de Galata.
Le coup était rude pour Venise, d'autant plus
rude qu'elle perdait en même temps une partie des
îles de l'Archipel, en particulier Lemnos, que,
dans toute la mer Egée, les corsaires grecs et
génois donnaient la chasse aux vaisseaux de la
République, et que la guerre, qui durait en Syrie,
devenait, après ce succès des Génois, plus rude
encore et plus chargée de haines. A plusieurs
reprises, on put croire que les hostilités rendraient
impossible la « caravane » de Syrie, aggravant
encore les pertes que subissait dans tout l'Orient
le commerce vénitien.
Mais la République lutta éncrgiquement, par la
diplomatie et par les armes. Battus à plusieurs
reprises sur les côtes de Syrie, les Génois consen-
tirent en 1270 à signer une trêve. La paix d'autre
part était rétablie, non sans peine, avec les Grecs,
et l'accord de 1277 permettait aux Vénitiens de
rentrer à Constantinople et à Thcssalonique. Ils
IN DATION DB i : UPIRB COLONIAL 6d
n'y retrouvaient toutefois que l'ombre de leur
puissance passée. Les Gn es les détestaient; l'em-
pereur leur marchandait sa faveur et réservait
toute sa bonne grâce à leurs rivaux. Le podestat
dînait tous les dimanches à la cour; il
avait rang au palais; il était un personnage. Le
baile vénitien était beaucoup moins bien traité, et
la froideur des rapports officiels était grande.
Malgré les garanties promises, la condition des
sujets vénitiens, la protection de leurs biens,
étaient fort mal assurées. Ils avaient une peine
infinie à se faire rendre justice par les tribunaux
: leur commerce était soumis à mille entraves.
Le gouvernement impérial faisait tout le possible
pour maintenir une barrière entre Grecs et Véni-
tiens; les interprètes mômes refusaient aux étran-
gers leurs services. Et quand le baile se plaignait,
on ne lui répondait que de belles paroles.
Une autre catastrophe, à ce moment même,
semblait précipiter la ruine de l'empire vénitien.
En 1291, la dernière forteresse de la Syrie franque,
Acre, tombait aux mains des Musulmans. Assuré-
ment, de ce désastre où sombrait ce qui restait
des Etats latins de Terre-Sainte, la rivalité des
colonies italiennes, leur avidité jamais apaisée,
leurs dissensions intestines, leurs luttes ouvertes,
n'étaient pas la moindre cause. Mais l'effet en était
treux pour la République : elle voyait se
fermer le vaste champ où, dans le sud de la Médi-
terranée, sa politique et son commerce avaient
longtemps dominé en maîtres. A ce moment
même, par surcroît d'infortune, les Génois renfor-
çaient leur position dans la mer Noire; ils fon-
daient en Crimée une colonie à Caffa; ils fréquen-
62 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
taient à Tana, en attendant d'y établir une station
de commerce; ils prétendaient à monopoliser le
commerce du Pont-Euxin. C'en était trop pour
Venise : elle déclara la guerre (1294). Mais d'abord
les Génois furent heureux : vainqueurs à Lajazzo
de la flotte vénitienne, ils purent tenter une des-
cente en Crète et prendre La Canée, et ils réussirent,
dans le port de Modon, à surprendre et à détruire
la « caravane » de Syrie (1295). A la nouvelle de
ces succès, l'empereur grec faisait à Constantinople
arrêter et emprisonner le baile de Venise avec
ses nationaux. La République pourtant ne se
découragea point. Roger Morosini, hardiment,
entra dans le Bosphore, saccagea Galata et vint
jusque dans la Corne d'Or braver la majesté impé-
riale; puis il alla prendre Phocée, tandis qu'une
autre flotte vénitienne, pénétrant dans la mer
Noire, attaquait et ruinait Caffa. Mais la riposte ne
se fit pas attendre. Tandis qu'un terrible drame,
le massacre des prisonniers vénitiens, abandonnés
aux fureurs génoises, ensanglantait Constantinople,
une flotte de Gênes détruisait complètement à Cur-
zola, dans l'Adriatique, les escadres de Venise
(1298). Dans ces conditions, la paix que les deux
cités conclurent en 1299 ne pouvait être qu'une
trêve. Et l'avenir semblait, en cette fin du xin6 siècle,
étrangement sombre pour la ville de saint Marc.
Heureusement pour elle, elle avait pu conserver,
malgré les efforts de ses adversaires, la Grèce
propre et les îles de l'Archipel; elle mit tous ses
soins à se fortifier dans ces positions, où elle trou-
vait, pour son commerce, des stations avantageuses,
et, pour la conduite de la guerre navale, des poinfc
d'appui merveilleux.
LA | I "tMPIRE COLONIAL
i
A Négrepont, les bailcs vénitiens étaient parve-
nus, par leur habile diplomatie, à établir sur l'île
entière le protectorat de Venise, et la colonie
qu'ils dirigeaient devenait en Orient, selon l'ex-
pression d'un contemporain, « la prunelle de l'œil
et la main droite de la République ». Les ducs de
Xoxos, menacés dans leurs possessions, se ratta-
chaient étroitement à la mère-patrie et imploraient
son aide; et ainsi faisaient les autres petits dynastes
des îles, qui venaient même passer une partie de
l'année à Venise et y acceptaient des emplois. Sur
tous, la République exerçait une exacte surveil-
lance, défendant leurs intérêts, se préoccupant de
leurs mariages, ne négligeant rien de ce qui pou-
vait développer, de ce côté, la puissance de la
cité.
La Crète, dans le sud de la mer Egée, était une
autre forteresse. Sans doute, à plusieurs reprises,
des insurrections y avaient menacé la puissance
de Venise. En 1274. le duc de Candie avait péri
avec la fleur de la noblesse vénitienne ; en 1277,
la capitale avait été assiégée par les révoltés. Puis,
d'autres soulèvements avaient, pendant de longues
années (1283-1299;, agité le pays; en 1341, pendant
quelque temps, les Vénitiens furent réduits à la
possession de Candie et de quelques châteaux forts.
En 1363, ce fut plus grave encore. Les colons véni-
tiens eux-mêmes, mécontents du poids des impôts,
se soulevèrent contre l'autorité de la République :
le duc fut menacé, la bannière de saint Marc
abattue, un gouvernement nouveau institué. Les
provéditeurs envoyés par le Sénat pour rétaMir
l'ordre furent accueillis par des insultes: la Crète
semblait perdue. Heureusement pour Venise, pen-
64 UNE BÉPIBLKjlE PATRICIENNE : VENISE
dant qu'elle se préparait à agir par les armes, une
partie des colons se ressaisit, surtout lorsqu'ils
virent la population indigène réclamer sa part dans
les bénéfices de l'insurrection. A la faveur de
l'anarchie qui résulta de ces divisions parmi les
révoltés, la flotte vénitienne put reprendre Candie
sans grande peine et écraser la rébellion. La
Crète perdit dans l'aventure son organisation féo-
dale, ses assemblées, ses chefs élus; et, plus for-,
tement que jamais, Venise y établit son autorité.
Sur la terre ferme, en Morée, Coron et Modon,
bien fortifiés, défendus par de bonnes garnisons,
demeuraient des postes d'importance essentielle.
En outre, par le traité de 1306, la République obte-
nait, en Chypre, la franchise du commerce, et
des quartiers dans les trois villes de Nicosie,
Limisso et Famagouste. Enfin, grâce à La faiblesse
croissante de l'empire grec, elle reprenait pied à
Constantinople même. Le traité de 1322 abolissait
les mesures vexatoires dont souffraient les sujets
vénitiens, et la colonie, mieux protégée, recom-
mençait à devenir florissante.
Venise profita de ces succès pour réorganiser
son empire colonial. Comme jadis le podestat, le
baile de Constantinople fut, dans tout l'Orient, le
représentant de la République et l'administrateur
suprême de ses possessions. De tout le Levant, on
portait à sa connaissance tout ce qui touchait aux
intérêts vénitiens, et il en assurait la défense. Le
baile était un fort grand personnage : nommé pour
deux ans, largement payé, il menait grand train et'
faisait bonne figure à la cour ; en toute circons-
tance, qu'il s'agît de rendre à ses nationaux la
justice privilégiée dont ils jouissaient, d'adminis-
LA FONDATION DE ï'iMl'IKF COLONIAL C5
tivr les finances de la colonie, de protéger Le
commerce, de défendre la sécurité des personnes
et des biens de ses concitoyens, un souci essentiel
était prescrit à son activité : en toute circonstance,
il devait, selon la formule inscrite dans les instruc-
tions que lui donnait le Sénat, avoir devant les
yeux, comme règle de ses actes. « le profit et
l'honneur de Venise (proficuum et honorem \ene-
ciarum).
I>e ce chef suprême dépendaient tous les offi-
ciers qui représentaient en Orient la cité de saint
Mare : baile de Négrepont, duc de Crète, easlellans
de Coron et Modon, consul de Thessaloniqui •. baile
de Tyr. Au prix d'un demi-siècle d'efforts énergi-
ques,Venise avait, au commencement du xive siècle,
à peu près réparé ses pertes, et malgré la crise
qui l'avait un moment éï»ranlée, reconstitué, pour
son plus grand profit, un empire fortement centra-
lisé et bien en main.
Venise et Gênes au XIVe siècle. — La rivalité
génoise demeurait cependant redoutable.
Gênes, en effet, parallèlement à Venise, pour-
suivait en Orient le cours de ses progrès. En 1275,
une famille génoise, celle des Zaccaria, s'installait
à Phocée. et bientôt, en 1304, s'emparait de Chios.
Momentanément reconquises par les Grecs, les
deux dations étaient fortement réoccupées en
1347, et une grande société commerciale, la
« Mahone de Chios », se formait à Gênes pour en
assurer, sous la suzeraineté de la République, la
défense et l'exploitation. En 1331, un autre Génois,
Cattaneo, s'emparait de Lesbos, qui devenait, entre
les mains des Gattilusi, le centre d'une seigneurie
GO UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
importante, bientôt accrue par l'occupation d'Aenos,
sur la côte de Thrace.
L'activité de Gênes n'était pas moindre dans la
mer Noire. Ses colons s'établissaient à Gaffa
reconquise, à Tana, à Trébizonde, et y faisaient le
commerce des blés, des poissons salés, des cuirs,
des fourrures. Ils s'efforçaient d'exclure les Véni-
tiens de la mer Noire, et, à cet effet, ils s'empa-
raient en 1348 du point où, au pied de Roumili-
Kavak, le Bosphore s'étrangle ; ils installaient là
une station navale et prétendaient interdire le pars-
sage à tout vaisseau, grec ou vénitien, allant vers
le Pont-Euxin, s'il n'était muni d'une permission
spéciale. Enfin, ils s'établissaient à Chypre dans
des conditions exceptionnellement favorables ; leur
colonie de Famagouste était la plus puissante de
la cité, et déjà ils ne dissimulaient plus, par leur
facilité à créer des conflits, l'ambition qu'ils avaient
de conquérir l'île entière.
Cette politique envahissante mécontentait et
inquiétait les Vénitiens. Aussi, entre les deux cités
rivales, la situation se tendait chaque jour davan-
tage. Le xive siècle est plein de leurs conflits inces-
sants et de leurs guerres.
En 1328, excédée des actes de piraterie des
marins de Gênes, Venise se décidait à en tirer
vengeance par une action énergique. La flotte de
Giustiniani paraissait devant Galata : pendant plu-
sieurs semaines, elle bloquait les passages du
Bosphore, capturant les bateaux génois, et ne les
relâchant que sous promesse d'une forte indemnité
de guerre. En 1350, ce fut une rupture plus
sérieuse. Grisés par les grands succès qu'ils
venaient de remporter en Orient, les Génois, on
LA FONDATION hl~ L'EMPIRE COLONIAL 67
l'a • i, rêvaient d'oxpulser leurs rivaux de la mer
Nuire. Cette t'ois, la guerre éclata.
D'abord Negrepont, surprise, tomba aux mains
d'un.^ flotte génoise; mais les Vénitiens étaient
fermement résolus à poursuivre la lutte à fond,
« jusqu'à la confusion, destruction et extermination
finale des Génois ». Soutenue par l'alliance arago-
naise, la République agit avec vigueur. En 1351,
nnc flotte vénitienne manquait surprendre Galata
et obligeait l'empereur grec à entrer dans la ligue
cuntre Gènes. Contre ses ennemis, Gênes envoyait
en <»rient, sous les ordres de son meilleur amiral
Paganino Doria. une flotte considérable. La bataille
se livra dans le Bosphore, le 15 février 1352; sur
cet étroit champ de bataille, 130 à 140 vaisseaux,
vénitiens, génois, aragonais, se heurtèrent
en une lutte acharnée ; mais la victoire demeura
indécise, et cette journée sanglante ne termina
rien. Le conflit s'étendait maintenant à la Médi-
terranée entière : en 1353, les Génois furent battus
complètement dans les eaux de la Sardaignc, près
d'Alghero; mais, l'année suivante, Doria reprenait
la mer, pénétrait jusqu'au fond de l'Adriatique,
prenait Parenzoen Istrie, et terminait la campagne
en infligeant aux Vénitiens, à la hauteur de Nava-
rin, le désastre de la Sapienza. On se résolut à
conclure la paix (1355). Ce ne fut pas pour long-
temps.
Bientôt, de nouveau, les conflits se multiplièrent.
En 1372, Vénitiens et Génois se prenaient de que-
relle, durant les fêtes du couronnement du roi
Pierre II de Chypre, et cette échauffourée fournis-
sait aux Génois le prétexte, depuis longtemps cher-
ché, de mettre la main sur l'admirable port qu'était
'68 UNE BÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Famagouste. Peu après, la possession de Ténédos
allumait une nouvelle guerre. Venise souhaitait
fort occuper cette position, qui commandait l'entrée
des Dardanelles; en 1375, elle en obtint la cession
de l'empereur grec et, malgré les Génois qui n'hési-
tèrent pas, pour contrecarrer leurs rivaux, à provo-
quer une révolution de palais à Gonstantinople,
elle s'y établit en janvier 1377. La lutte décisive
entre les deux cités rivales devenait inévitable.
Vettore Pisani, l'amiral vénitien, la mena vigou-
reusement dans toute la Méditerranée; mais, en
1379, il se laissait battre devant Pola par une flotte
génoise apparue dans l'Adriatique, où, depuis 1358,
Venise avait dû céder la Dalmatie aux Hongrois.
La situation devint alors terrible pour Venise.
L'Istrie et la Dalmatie étaient conquises par ses
adversaires; bien plus, la ville même était attaquée
dans ses lagunes, et Chioggia tombait aux mains
des Génois. Attaquée par mer par la flotte de
Gênes, par terre, par les troupes du roi de Hon-
grie et du seigneur de Padoue, cernée de toutes
parts, privée de sa flotte qui aurait pu la protéger,
Venise semblait perdue, et Doria se flattait, comme
il le disait, de « brider » les chevaux orgueilleux
qui dominent le portail de Saint-Marc. A cette
heure grave, où son existence même était en jeu,
Venise fit preuve d'une constance admirable. Pisani,
destitué et emprisonné après sa défaite de Pola,
fut rappelé au commandement et chargé de la
défense. Il la conduisit énergiquement. L'arrivée
opportune d'une escadre qui, sous les ordres de
Carlo Zerio, revenait du Levant, acheva d'assurer
le salut de la cité. Chioggia fut bloquée à son tour,
et les Génois qui l'occupaient obligés, après
LA K0NH.U1ON DE l'BMPIBB i CI < <'•'
six mois de lutte, de capituler. Dès lors la partie
était perdue pour Gênes; sa flotte impuissante dut
battre en retraite; Venise était sauvée.
La paix do Turin, conclue en 1381, sous les aus-
du comte de Savoie, entre les deux rivales,
marqua définitivement le terme du long conflit
entre Venise et Gènes. Sans doute Venise dut éva-
. aer Ténédos. dont les fortifications turent déman-
5; sans doute Famagouste demeurait aux
mains des Génois, et le roi Pierre II de Lusignan
était abandonné à leur vengeance; mais Gènes dut
renoncer à fermer aux Vénitiens le marché de la
mer Noire et l'accès de Tana, et la République
allait travailler avec une activité fiévreuse à relever
cette région les ruines de ses colonies. De
ette terrible guerre de six années, qui l'avait mise
à deux doigts de la ruine, Venise sortait, affaiblie
-ans doute, mais confiante dans ses destinées et
dans l'énergique et sage gouvernement qui, à
l'heure du péril suprême, n'avait pas désespéré de
la République. Tandis que Gênes, agitée par la
lutte des partis, troublée par d'incessantes révolu-
tions, s'achemine désormais vers la décadence,
Venise, sous la direction de ses hommes d'Etat,
renaîtra vite de sa chute, et, dans l'équilibre établi
en 1381 entre elle et sa rivale, elle trouvera un
; "inl de départ nouveau {tour reprendre et garder
la domination des mers. Au lendemain même de la
guerre de Chioggia, Venise reconquérait Corfou
i-t acquérait en Grèce Nauplie et Argos
, Scutari et Durazzo en Albanie (1396). Gènes
il rair.-. à ce même moment, aliénait sa
lé et se donnait au roi de France (139G,.
70 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISR
III
L'expansion du commerce vénitien. L'Egypte et
les relations avec le monde musulman. — Aussi
bien, durant la période où elle défendait si vigou-
reusement son empire colonial, Venise avait su
assurer à son commerce une expansion prodigieuse
à travers tout l'Orient.
Parmi les pays méditerranéens, l'Egypte — du
moins avant que les Portugais n'eussent découvert
la route du Cap — a eu. dans le commerce du
monde, une importance capitale. C'est par là qu'ar-
rivaient en Occident, par la voie la plus courte, les
précieuses denrées qui venaient de l'Inde et de la
Chine, et Alexandrie était le centre d'un mouve-
ment d'affaires prodigieux. De bonne heure les
Vénitiens comprirent le profit qu'il y avait à faire
sur les rivages du Nil, et ils entrèrent en relations
avec le pays des Pharaons. Mais l'Egypte du Moyen
Age était aux mains des musulmans. Or, une nation
chrétienne avait quelque scrupule à commercer
avec des infidèles, surtout quand les croisades
eurent accru l'antagonisme religieux, et davantage
encore quand, avec Saladin, l'Egypte fut devenue
le centre de la puissance de l'Islam; les sultans du
Caire de leur côté éprouvaient quelque embarras à
accorder des privilèges à des marchands chrétiens.
Toutefois les bénéfices à faire étaient trop grands
pour ne point imposer silence aux hésitations de
la conscience, et les maîtres de l'Egypte trouvaient
trop d'avantages à ces relations pour ne pas se
montrer tolérants. On s'entendit donc sans trop de
peine : et malgré l'indignation des âmes pieuses,
LA FONDATION DE l'eUPIM COLONIAL 71
malgré la défense de l'Eglise, malgré l'excommu-
nication, la confiscation des biens, la perte de la
liberté menaçant quiconque se livrerait à ce trafic
illicite et particulièrement à la contrebande de
guerre, des relations actives se nouèrent vite entre
Venise et les musulmans. A Innocent III, qui pré-
tendait les interdire, la République représentait
que fermer un marebé de cette importance serait
pour sa prospérité un coup trop redoutable; et le
pape lui-même s'inclinait devant ces objections.
Et le bruit public affirmait que, si Dandolo avait
détourné vers Constantinople la quatrième croi-
sade, c'est qu'une ambassade était venue d'Egypte
apporter à Venise des présents magnifiques et
promettre d'extraordinaires privilèges, à seule fin
que le doge usât de son influence pour écarter de
la vallée du Nil le péril qui la menaçait. L'histoire,
il convient de l'ajouter, est plus que suspecte;
mais c'est un fait assez significatif qu'elle ait. au
xni' siècle, couru la chrétienté.
Il est certain par ailleurs que les Vénitiens
étaient fort bien accueillis en Egypte. Dès 1207, le
soudan leur accordait d'amples privilèges, qui
furent, pendant le cours du xine siècle, constam-
ment renouvelés. La ville de saint Marc avait à
Alexandrie une colonie puissante, qu'administrait
un consul au nom de la République. Le quartier
vénitien comprenait deux fondachi, un bain, une
boulangerie, une église, et la tolérance musulmane
allait jusqu'à permettre d'introduire et de vendre
du vin dans l'intérieur des fondachi. Le gouverne-
ment du Caire était plein d'égards pour les mar-
le Venise; ils étaient exemptés de cer-
taines taxes abusives; ils jouissaient d'une entière
<~ UNE REPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
franchise pour le commerce des perles, des pierres
précieuses, des fourrures. On voit, dans toutes les
ordonnances qui les concernent, un parti pris de
bienveillance évident. Et pour la mériter, e'
davantage encore parce qu'ils y trouvaient profit,
les Vénitiens ne se faisaient point scrupule d'im-
porter en Egypte les marchandises les plus spécia-
ment prohibées, les armes, les munitions, le fer,
les bois de construction, les esclaves.
Vainement, après la perte de la Terre-Sainte
surtout, les papes fulminaient, Boniface VIII
après Nicolas IV et Clément V après Boniface.
interdisant sous les peines les plus graves tout,
commerce avec les infidèles, dans l'espoir de rui-
ner le Soudan en lui enlevant les ressources finan-
cières qu'il tirait du commerce occidental. Vaine-
ment ils chargeaient les chevaliers de l'Hôpital et
du Temple de surveiller les mers et d'empêcher
par la force le trafic interdit. Venise s'arrangeait ô.
tourner les défenses et, dès 1302, elle envoyait au
Caire une ambassade solennelle pour demander le
renouvellement de ses anciens privilèges, et parmi
les articles dont l'importation était prévue au
traité, figuraient en bonne place, avec une prime
spéciale aux importateurs, les marchandises dont
la vente était interdite en pays sarrasin. Venise
sentait trop l'intérêt qu'elle avait à reprendre pied
en Egypte et en Syrie pour s'arrêter à de longs
scrupules, et il faut ajouter que cette politique la
servit à merveille. Sans doute Rome se fâcha:
Jean XXil fit ouvrir une enquête et agita ses fou-
dres, si bien qu'un moment, en 1323. la République
dut céder et interdire à ses nationaux tout com-
merce avec les musulmans. Mais, sous la prohibi-
LA fi \ DE L'EMPIRE COLONFM
tion générale, on sut trouver place pour glisser tics
accommodements. A titre exceptionnel, Venise
sollicitait et obtenait les papes des licences tem-
poraires de trafiquer avec l'Egypte. Dès 1344,
nî VI autorisait, pour une période de cinq
•Mivoi à Alexandrie d'un certain nombre de
navires vénitiens et. à force d'argent et de bonnes
paroles, plus d'une fois la République se fit accorder
le renouvellement do oe privilège. De fréquentes
ambassades consolidaient d'autre part sa position
au Caire, et, au milieu du xiv9 siècle, trois traités
successivement conclus renouvelaient tous les pri-
vilèges concédés aux Vénitiens.
Les routes de 1 Asie. Marco Polo. — Toutefois,
le trafic direct avec les infidèles trouvait dans ces
prohibitions de sérieux obstacles : il suffira de
rappeler que, pendant plus de vingt ans, de 1323 à
1344, la République ne put envoyer en Egypte un
seul navire de commerce. On conçoit donc qu'en
présence de ces difficultés, Venise ait cherché à
s'ouvrir par d'autres routes l'accès des grands mar-
chés de l'Asie centrale et de l'Extrême-Orient.
Un grand événement avait, dans la première
moitié du xiii* siècle, bouleversé le monde asia-
tique. C'était l'invasion mongole. Le khalifat de
Bagdad était tombé sous les coups de ces nou-
veaux venus; la Perse avait été conquise; un Etat
tartare s'était fondé jusque dans la Russie du Sud,
autour des villes de Saraï et de Bolgar, sur le
Volga : c'était le khanat de Kiptchak ou de la
Horde-d'Or ; et l'empire des grands khans, cou-
vrant toute l'Asie et l'Orient de l'Europe, allait de
Pékin et de Karakoroum, sur le lac Baïkal, jus-
74 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
qu'à la Syrie et au Dniester. Or, les Mongols
apparaissaient comme les ennemis de l'Islam ; ils
ne semblaient point hostiles au christianisme. On se
flatta sérieusement, dans l'Occident du xme siècle,
de l'espoir de les convertir. Sans doute, les mis-
sionnaires qu'on leur envoya obtinrent peu de
succès dans l'ordre des choses spirituelles; mais,
par les relations qui se nouèrent ainsi avec eux,
des routes nouvelles s'ouvrirent vers l'Asie. De
tous les points du littoral, par les ports de la
petite Arménie, par Trébizonde, par les entrepôts
de la Mer Noire, on monta à l'assaut de cet
immense pays, encore presque inconnu; religieux,
voyageurs, trafiquants explorèrent à l'envi et révé-
lèrent à l'Occident Tauris et la Perse, l'Asie cen-
trale, l'Inde, la Chine ; et, à travers l'empire
mongol, une route s'ouvrit, plus facile, pour appor-
ter aux ports de la Méditerranée les marchandises
précieuses, les pierreries, les épices, que la cherté
des droits et les prohibitions de la papauté ren-
daient si malaisé de chercher en Egypte.
Les Vénitiens ne furent pas les derniers à profi-
ter de ces découvertes. Avec un courage, une
ténacité, un esprit d'initiative admirables, hardi-
ment ils se lancèrent sur ces chemins tout nou-
veaux. C'est un marchand de Venise, Marco Polo,
qui a eu la gloire d'être le premier Européen à
pénétrer en Chine, et son Livre des Merveilles, où
il a conté les vingt-quatre années du voyage
(1271-1295) qu'il fit à travers toute l'Asie a, pour
l'histoire du commerce vénitien, une importance
sans égale. Avec un soin attentif, un esprit d'ob-
servation auquel nul détail n'échappe, Marco Polo
a consigné dans son long récit tout ce qui pouvait
\r>ATio\ !>k l'bIPHI COlo 75
servir à ia connaissance ethnographique et
nomique des pays qu'il avait parcourus. Des
rivages de L'Asie Mineure au fond de la Chine, de
utroiie et du Japon au Siam et à la Coehin-
ekine, a Sumatra et à Ceylau, dans l'Inde et dans
la Pêne, partout, en digne tîls de la nation de
commerçants dont il était originaire. Marco Polo
a note lus produits du sol et de l'industrie, les
conditions du trafic, les centres du commerce, les
routes à suivre ; et son récit véridique où, comme
U le déclarait à son lit de mort. « il n'avait pas dit
la moitié de ce qu'il avait vu en réalité ». devait
entraîner à sa suite, sur les chemins de cette Asie
accueillante et riche, une foule d'imitateurs. Il est
certain que les descriptions de Marco Polo, la for-
tune immense qu'il avait rapportée {ne l'appe-
lait-on pas à Venise Marco Polo Milioni) firent
ie monde des affaires une grande impression.
Ecrit en français, son livre fut vite traduit en latin
et en italien, et la route qu'il avait ouverte ne se
ferma plus désormais. Au xiv* siècle, les mar-
chands de Venise faisaient volontiers le voyage
du Cathay ; des ambassades vénitiennes allaient
conclure en Perse des traités de commerce; la
République entretiendra plus tard de bonnes rela-
tions avec Tamerlan. Et de cette magnifique
expansion le commerce de Venise tirera des profits
prodigieux.
Mais surtout, comme le doge Henri Dandolo,
Marco Polo nous oftre un bel exemple de l'esprit
et du caractère vénitiens. Il ne fallait pas un
médiocre courage pour se lancer, comme il le fit,
presque à l'aventure à travers un immense pays
inconnu; Marco Polo apporta dans cette entre-
T6 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
prise périlleuse toutes les qualités éminentes de sa
race. Intelligent et brave, adroit et prudent aussi,
joignant à un esprit pratique très délié un sens
aigu de l'observation, aussi curieux de toutes les
nouveautés qu'il rencontrait que soucieux des
intérêts de son commerce, tout ensemble pieux et
tolérant, réservé et sobre de paroles, ce Vénitien
qui, pendant dix-sept ans, sut, par son activité et
son dévouement, mériter et garder la confiance,
du grand khan Koubilaï, est tout à fait représen-
tatif de sa race et de son pays. Merveilleusement
apte à s'adapter aux mœurs des régions qu'il tra-
versait, infatigable à en noter les aspects, les coutu-
mes, les avantages surtout qu'elles offraient, voyant
toujours juste et clair, et en quelque lieu que le
menât la destinée, n'oubliant jamais les intérêts
de sa lointaine patrie, Marco Polo, comme Dan-
dolo, est une des gloires de l'histoire de Venise.
Le fier patricien et le modeste marchand, le grand
politique et le hardi voyageur se rejoignent en un
égal amour de leur pays, en un même et admirable
souci de travailler, par des moyens divers, à une
tâche commune, « le profit et l'honneur de la
République ».
La prospérité commerciale de Venise à la fin
du XIVe et au commencement du XVe siècle. —
Dans une lettre de Pétrarque, qui était en 1362
venu s'établir à Venise, il est question de ces vais-
seaux qui mettent à la voile pour tous les points
du monde, de cet amour de l'or qui entraîne les
Vénitiens au delà des mers, de cet esprit d'aven-
ture qui fait « que les vins d'Italie pétillent dans
les verres des Bretons, et que le miel de Venise
FONDATION HF I l MPinE COLONIAL il
charme le palais des Scythes »; et « si le Don,
ajoute l'écrivain, est la limite extrême qu'atteignent
leurs navires, ceux qui les montent poursuivent
leur route par terre jusqu'à ce qu'ils atteignent le
et le Caucase, l'Inde et la Chine, et les
extrémités des mers orientales ». Ces quelques
mots résument de façon pittoresque la magnifique
expansion du commerce vénitien vers la fin du
-iècle. Inversement, de toutes les parties du
monde méditerranéen, on accourait à Venise. Le
prestige de la République, la puissance que, depuis
le commencement du xive siècle, elle cherchait à
fonder sur la terre ferme, mettaient dans sa dépen-
dance toute une partie de l'Italie ; de l'Allemagne,
de Nuremberg surtout, d'Augsbourg et d'Ulm, les
marchands descendaient dans la ville des lagunes;
et le Fondaco dei Tedeschi était, dès le xive siècle,
l'entrepôt de leurs marchandises et le centre actif
de leurs affaires. Aussi bien que les commerçants,
les rois, un Pierre de Lusignan, roi de Chypre, un
Manuel Paléologue, empereur de Constantinople,
trouvaient plaisir à visiter la cité de saint Marc et
à y être reçus magnifiquement. Et sur les chapi-
teaux qui décoraient la façade du palais ducal, les
Vénitiens représentaient, avec une légitime fierté,
les nations aux types exotiques avec lesquelles ils
trafiquaient, et les fruits merveilleux qu'ils rap-
portaient de leurs courses lointaines.
Les plus illustres familles de la cité prenaient
leur part dans ce grand mouvement économique.
A la fin du xivr siècle, une des plus grandes maisons
de commerce de Venise était celle des frères Moro-
sini. Ils trafiquaient surtout en Orient, à Alej .. uù
ils avaient une importante succursale, à Damas, à
78 CNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Beyrouth, à Nicosie et à Famagouste. Us étaient en
relations d'affaires avec toute l'aristocratie^ véni-
tienne, les Corner, les Contarini, les Dandolo, bien
d'autres, qui tous, comme les Morosini, s'enri-
chissaient par le commerce : et outre l'exportation
et l'importation, ils faisaient encore la banque et
le change. Grâce à cette incessante activité, la
richesse de la ville était prodigieuse. Au début
du xve siècle, Venise exportait annuellement pour
10 millions de ducats1 de marchandises, qui rappor-
taient un bénéfice de plus de 20 %• On comptait
à Venise, vers le même temps, plus de mille patri-
ciens ayant un revenu de 200.000 à 500.000 francs
de rente. Et tel était, dans la ville, le mouvement
des capitaux, que la Banque Nationale (Caméra
degli imprestidï), la première de cette sorte qui ait
existé en Europe, payait pour les dépôts qu'elle
recevait un intérêt annuel de 5 °/0, qui varie entre
1386 et 1398, de 200.000 à 500.000 ducats.
Un document très intéressant de l'année 1423
nous a conservé une statistique précise des forces
de la République et un tableau magnifique de sa
1. Sans entrer ici dans la difficile question des monnaie*
vénitiennes, on se bornera à indiquer qu'il y avait, à Venise,
deux sortes de ducats : le ducat d'argent ou grosso, qui fut
frappé d'abord sous le dogat de Henri Dandolo (1193] et
qui valait 26 deniers ou piccoli; et le ducat d'or, frappé
pour la première fois en 1284, et qui prendra à partir de
1543 le nom de zeechino ou sequin. C'est la monnaie essen-
tielle de Venise, et par le soin que la République apporta à
lui conserver son poids et la pureté de son métal, elle eut
dans tout l'Orient un cours privilégié. Le ducat d'or valait
40 sous gros d'argent, soit deux livres (ce qui équivaut
environ, au xve siècle, à 16 fr. 80 de notre monnaie) : il pesait
3 gr. 56, ce qui fait une valeur absolue d'environ 10 francs.
LA FONDATION HE L'EMPIRE C0L0NIA1
prospérité économique. <:'<v>l le discours célèbre
du doge Thomas Mocenigo. La population de
Venise était alors de 190.000 âmes, sur lesquelles
l'industrie de la soie occupait 3.000 personnes,
celle de la laine 16.000, les constructions mari-
times 17.000 ouvriers à l'arsenal, les équipages de
la flotte 25.000 marins. La marine comptait
3.000 bâtiments de commerce et 300 navires de
guerre; chaque année, on construisait 45 galère?.
La valeur totale des maisons de Venise était
estimée à plus de 7 millions de ducats1 ; la Monnaie
de la République frappait annuellement pour 1 mil-
lion de ducats d'or et pour 1 autre million de
ducats en pièces d'argent. Avec les villes lom-
bardes, le mouvement d'affaires représentait un
total de plus de 2 millions de ducats. La seule Flo-
rence, d'autre part, importait annuellement à Venis<
16.000 pièces de drap et y achetait poir 840.000 du-
cats de marchandises. Mais le commerce d'Orient
surtout était rémunérateur : en Egyple en Syrie, à.
Chypre, à Rhodes, en Romanie, à Candie, en Morée,
en Barbarie et sur les rivages de l'Adriatique, la Répu-
blique faisait, on l'a vu, des affaires formidables.
Et le doge Mocenigo , glorifiant cette politique
économique à laquelle la cité de saint Marc devait
le développement de son commerce et sa richesse
concluaitjustement que, si elle continuait ces sages
méthodes , Venise ne pourrait que marcher de
prolit en profit et devenir « maîtresse de l'or de
toute la chrétienté ».
1. Mocenigo exap^re ici sensiblement. La « stima » offi-
cielle '.'<: H2.">, qui ne comprend à la vérité ni lés bâtiments
publics ni les propriétés d'église, donne le chiffre total de
■H ducats.
80 UNE nÉPUBLIQUE PATRICTENNE : VENISE
Par les soins donnés à la prospérité de son com-
merce, à l'établissement et à l'organisation de son
empire colonial, Venise était ainsi devenue une des
grandes puissances du monde. Mais d'autres rai-
sons encore avaient contribué à sa grandeur.
« Chacun sait, disait encore Mocenigo, que la guerre
vous a faits valeureux et habiles sur la mer. Vous
avez des capitaines de guerre capables de com-
battre n'importe quelle grande armée. Vous avez
des équipages pour armer cent galères. Vous avez
des hommes expérimentés dans les ambassades et
dans le gouvernement de la cité. Vous avez des
docteurs en diverses sciences, et spécialement de
nombreux légistes, si fameux que les étrangers
même viennent en foule s'en remettre à vos juge-
ments. » Mocenigo avait raison. Le gouvernement
intérieur de Venise, le mécanisme savant de sa
constitution, la ferme orientation de sa politique,
l'habileté de sa diplomatie, la splendeur de sa vie
intellectuelle n'étaient pas les moindres causes de
la puissance et de la gloire de Venise.
CHAPITRE III
La Constitution de Venise et le gouvernement
de la République.
I. — L'évolution historique de la constitution vénilieune.
— La prétendue réforme de 1172. — Le doge et l'aristo-
cratie. — La serrata del Consiglio (1297). — L'institution
du Conseil des Pix [310 . — La conspiration de Marino
l'alier 1355).
li. — L'oreanisation du gouvernement vénitien. — Le
Grand CoaeeiL — Le Sénat. — Le Collège. — LaSeigneurie.
— Le doge. — Le Conseil des Dix. — Les classes sociales
à Venise. — L'esprit de la constitution vénitienne.
La constitution de Venise est quelque chose
d'unique dans l'histoire. Par la savante combi-
naison de ses rouages, elle a assuré à la cité de
saint Marc une tranquillité intérieure que n'ont
point connue les autres villes d'Italie; par la forte
unité de direction qu'elle a donnée à la politique
de la République, elle a été un des éléments essen-
tiels de sa grandeur. Pourtant, il serait inexact de
croire qu'elle a. du premier coup, trouvé sa forme
définittre; le mode de gouvernement qui, durant
plusieurs siècles, devait présider si heureusement
aux destinée- de la cité, ne s'est point établi sans
luttes, sans secousses et sans révolutions; mais, de
bonne heure, cette période agitée a pris lin et les
institutions ont trouvé leur équilibre durable. C'est
82
UNE REPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
pourquoi, avant de définir les traits essentiels de
la constitution vénitienne, il importe, — ne fût-ce
que pour en bien marquer le caractère et les ten-
dances, — d'en esquisser brièvement l'évolution
historique.
I
L'évolution historique de la constitution véni-
tienne. — Au début de l'histoire de Venise, la cité,
on l'a noté déjà, apparaît à nos yeux comme un
état presque monarchique. Un doge tout-puissant
la gouverne; le pouvoir tend à se concentrer entre
les mains de quelques grandes familles, Parteciaci,
Candiani, Orseoli, qui se le transmettent héréditai-
rement, par l'association du fils à la magistrature
suprême du père; il semble qu'une politique nette-
ment dynastique s'impose au gouvernement de la
ville. Sans doute, en face du doge, l'assemblée
populaire existe, qui élit le souverain et que celui-ci
consulte plus ou moins. En vérité pourtant, et jus-
qu'au début du xie siècle, l'organisation de Venise
est presque celle d'un Etat monarchique.
Mais, dans cet état monarchique, une puissance
s'oppose à celle du doge : c'est l'aristocratie véni-
tienne. Au-dessus du peuple proprement dit (popu-
lares), au-dessus des classes de bourgeoisie qui
rempliront plus tard les corporations des artes
majores, il y a un patriciat composé de vieilles
familles puissantes, fières de remonter aux ori-
gines de la cité, avides de prendre leur part du gou-
vernement. Ces nobles sont riches, riches par la
propriété qu'ils possèdent, riches surtout par le
commerce auquel, de bonne heure, ils se sont
adonnés; et le capital qu'ils détiennent soutient
LA CONSTITUTION DE VENISE 83
fortement leurs aspirations oligarchiques et con-
servatrices. Ces nobles sont les conseiller.- uéces-
saires <iu doge; ils occupent les hauts emplois de
la cité; ils dirigent l'assemblée populaire et font
en fait l'élection du souverain. Leur ambition natu-
relle est de gouverner en maîtres les affaires de la
ville; et plus d'une fois cette ambition se manifes-
tera dans le> luttes qu'ils engagent contre un doge
trop paissant. Mais à côté de ces conflits violents,
qui se résolvent parle meurtre ou le coup d'Etat,
l'aristocratie vénitienne a eu une action plus tenace
et plus lente ; durant des siècles, par un effort per-
sistant el -'■nsible à peine, elle a poursuivi un
double but : diminuer d'une part l'autorité ducale,
indre de L'antre la puissance populaire, et,
sur ces deux ruines, fonder, au profit d'un corps
relativement peu nombreux de nobles, un système
de gouvernement qu'on peut justement nommer
une république patricienne.
Gomment l'aristocratie vénitienne parvint-elle à
ce résultat? l'histoire en est souvent obscure, com-
pliquée et difficile. On en retiendra ici les grands
traits seulement.
La prétendue réforme de 1172. — Un premier
coup fut, dès 1032, porté à la puissance du doge.
Quand, à cette date, finit de régner la dynastie des
Orseoli, une loi, qui fut vraiment la première loi
constitutionnelle de la République, défendit pour
l'avenir au chef de la cité d'associer un co-régent à
son pouvoir. C'était la fin du régime monarchique
héréditaire que les doges avaient essayé d'établir.
En même temps, le nouveau souverain fut flanqué
de ''eux conseillers, qui surveillèrent ses actes
84 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
autant qu'ils l'assistèrent. Et ce fut la première
manifestation légale de cet esprit de contrôle et de
méfiance qui deviendra, à tous les degrés delà hié-
rarchie politique, un des caractères essentiels du
gouvernement vénitien.
Le xue siècle fut marqué par de plus graves révo-
lutions. L'histoire officielle des institutions de
Venise, telle qu'on commença à l'écrire à la fin du
xme siècle, telle qu'on l'écrivit surtout au xvie et
au xvne siècle, a merveilleusement simplifié le récit
de ces grands événements. A l'en croire, lorsque,
en 1172, le doge Vitale Michieli eut été assassiné
dans un soulèvement populaire, une grande
réforme constitutionnelle aurait accompagné l'élec-
tion de son successeur. A la place de l'assemblée
populaire, dont le rôle fut réduit à rien, un Grand
Conseil, de quatre cent quatre-vingt membres,
devint le souverain véritable de l'Etat ; ceux qui le
composèrent furent initialement choisis par un
collège de douze électeurs, pris à raison de deux
dans chacun des six quartiers de la ville; les con-
seillers étaient nommés pour un an, et ils se renou-
velaient en désignant eux-mêmes, avant de sortir
de charge, les douze électeurs qui formeraient le
nouveau Conseil. Ainsi, en apparence, l'institution
avait une origine toute démocratique; elle était en
fait, par les règles qui présidaient au choix de ses
membres, un organe tout aristocratique.
Un peu plus tard, en 1178, on augmenta de deux
à six le nombre des conseillers du doge; et ainsi
naquit le Petit Conseil. En 1179, on institua le tri-
bunal suprême de la Quarantia. Enfin, un autre
corps politique fut créé vers la même époque, des-
tiné lui aussi à restreindre l'autorité du souverain.
I \ I "\SniTTION DE VE.NISB 85
Depuis longtemps le doge avait l'habitude, pour
l'aider dans le gouvernement des affaires, d'appeler
à lui, quand il le jugeait utile, certains citoyens.
On nommait ces conseillers les Pregadt (ceux qui
<ont priés, convoqués). L'institution, de temporaire
qu'elle était, devint alors permanente; ce fut le
germe du futur Sénat vénitien, qui, de cette ori-
gine, garda le nom de Sénat des Pregadi. Enfin
l'élection du doge fut enlevée au peuple et confiée
à un collège de onze électeurs choisis parmi les
nobles, et dont le chiffre aurait été élevé i\ qua-
rante en 1 178. L'assemblé;1 populaire dut - (in-
tenter d'approuver pour la forme le nom de l'élu.
Et ainsi, en moins de dix ans, aux ambitions
monarchiques des doges, aux prétentions démo-
cratiques du peuple, se serait substituée une cons-
titution nettement aristocratique.
Le doge et l'aristocratie. — L'histoire, en
vérité, ne >e l'ait point de manière aussi simple.
En réalité, l'évolution de la constitution vénitienne
lut infiniment plus compliquée et plus leate, et
elle ne fut point davantage quelque chose de spé-
cial à la ville de saint Marc. Au cours du xne siècle,
dans toutes les cités italiennes, une grave trans-
formation s'accomplissait : partout le pouvoir popu-
laire s'effaçait au bénéfice de l'aristocratie ; par-
tout apparaissaient un grand Conseil, où se grou-
paient les membres des familles nobles, et qui
sentait le corps de la cité, et un petit Conseil,
détenant la réalité du pouvoir. Il en alla, vers le
même temps, à peu près de même à Venise. Dès
1143, on y rencontre une institution qui s'appelle
« la commune de Venise » (corrnme Veneciaru/ir, :
86 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
c'est le groupement des anciennes et riches
familles patriciennes qui habitent l'île de Rialto et
qui prétendent, à l'exclusion des autres habitants
de la lagune, et même de la population non noble
de la cité, intervenir dans les conseils du gouver-
nement ducal. Et vers le même temps apparais-
sent «les sages » {sapientes), élus par les différents
quartiers de la ville, et dont le collège sert de
conseil permanent au doge. Dans ces deux insti-
tutions on reconnaît sans peine le germe du Grand
Conseil et du Petit Conseil ; et, en effet, moins de
cinquante ans après, les deux organes figurent
officiellement, sous le nom qu'ils porteront désor-
mais, dans les documents, et un décret de 1207
montre comment sont choisis les membres des
deux assemblées. Trois électeurs désignent, à
raison de un par quartier (ou sestiere), les six
i- sages du Petit Conseil », et pareillement les
« sages du Grand Conseil », dont le nombre, à
c ette date, est inconnu. Les uns et les autres sont
nommés pour un an. Ainsi, en face du doge, l'aris-
tocratie se fortifie dans deux puissantes citadelles ;
et, dès 1148, celui-ci est obligé de prêter à son avè-
nement un serment constitutionnel, la promissio.
qui l'engage solennellement vis-à-vis du patriciat.
Enfin, comme une assemblée trop nombreuse se
prête mal aux négociations compliquées ou se-
crètes, à l'intérieur du Grand Conseil se consti-
tuèrent vite des commissions plus ou moins nom-
breuses, agissant au nom et comme une délégation
de cette assemblée. Une de ces commissions, la
plus importante, était composée de quarante
membres : c'est elle qui donnera naissance sans
Joute au tribunal de la Quarantia, dont la pre-
NfSYlYtJTION HE \r\isr 87
re mention se rencontre en 1223. Une autre
.. peut-être appelée à. assister les mem-
bre- du î'etit Conseil, a sans doute été le germe
a >'.rtira le Sénat. C'est en 1229 que le « Conseil
- Pregadî » trouvera une organisation définitive
r-ermanente. lorsque le choix de ses membres
sera confié au Grand Conseil, et le chiffre de ceux
qui le composaient fixé à soixante, auxquels s'ajou-
taient parfois, sous le nom de Zonla, un certain
nombre de personnages élus pour s'adjoindre aux
ateurs en titre. La première mention de ces
adjoints se rencontre en 1279.
En face de ces puissantes corporations aristo-
craliqu emblée populaire, aussi bien que
le doge, perdaient peu à peu leur pouvoir.
Sans doute, ce n'est qu'au commencement du
xv* siècle que le patriciat réussit à enlever à la
première tout rôle constitutionnel; le doge, au
/Contraire, fut plus vite et progressivement dé-
iillé. En matière de politique extérieure, dès
milieu du xne siècle, il ne put décider de la paix
ou de la guerre, conclure des traités, envoyer
ou recevoir des ambassades, sans le concours des
ges » qui formaient son conseil. En matière
de politique intérieure, dès avant la lin du
xue siècle, l'administration des finances lui échappa
pour passer aux trésoriers de la commune (came-
rani cernant*)- 11 cessa de nommer les juges, que
le Grand Conseil choisit désormais; il cessa de
nommer les fonctionnaires publics. II ne garda
ntre naissance réelle que le droit de conduire,
ps de guerre, les opérations militaires et de
commander la flotte. A part cela, il eut des titres
a costume magnifique; il porta le
88 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
grand manteau de pourpre (plus tard de brocart d'or)
fourré et bordé d'hermine, les chaussures rouges
des empereurs byzantins, la couronne d'or, que rem-
placera au xive siècle la coiffure particulière qu'on
nomme le « corno ducale » ; un cérémonial imposant,
l'environna; il eut son navire, qui plus tard s'ap-
pellera le Bucenlaure. Et, à mesure que le temps
marcha, de plus en plus son pouvoir diminua.
La promissio de 1192, c'est-à-dire le serment que
prêta à son avènement un doge qui n'était autre
que Henri Dandolo, montre clairement où en était
déjà réduite, même entre les mains d'un tel
homme, l'autorité ducale. Sauf en ce qui touche
son rôle de chef de la guerre, le doge ne peut agir
en rien sans le consentement de la majorité du
Grand Conseil; et c'est un principe nettement posé
qu'une résolution votée par l'unanimité du Petit
Conseil, et appuyée par la majorité du Grand
Conseil, s'impose au doge, et qu'elle peut changer
les attributions ducales mêmes. En réalité, dès
cette époque, le Grand Conseil détient la souverai-
neté; le Petit Conseil est l'organe du pouvoir exé-
cutif. Pourtant il restait encore au doge quelques
débris de son autorité monarchique. On y mit bon
ordre par le soin qu'on apporta à rédiger, à chaque
nouvel avènement, la promesse ducale- Des ma-
gistrats appelés « les correcteurs » furent chargés
d'y veiller, et un acte officiel de 1268 définit ainsi
leur mission : « Ils auront l'œil à ce que les doges
soient les chefs de la République, et non ses maî-
tres et ses tyrans. » Ils s'acquittèrent bien de leur
tâche. La promissio du doge Jacques Tiepolo (1229)
montre qu'à cette date le doge n'était plus que le
premier des fonctionnaires. Il s'y engageait à
Là CONSTITUTION DE VENISE 89
observer exactement la loi, à maintenir le dogat
en bon état, à travailler en toute circonstance pour
!<■ profit et la gloire de la République, à ne faire
aucune nomination, à n'écrire aucune lettre sans
l'avis de son conseil, à n'accepter aucun cadeau, à
se contenter du traitement de 2.800 livres qui lui
était assigné. Et désormais, à chaque élection, ce
fut une restriction nouvelle : en 1275, défense au
et à ses enfants d'épouser des princesses
étrangères; en 1339, interdiction au doge d'ab-
diquer; en 1343, exclusion de ses fils de toutes les
magistratures; en 1367, défense de posséder des
terres en dehors du duché de Venise: en 1400,
autorisation aux avocats de la Commune de
traduire en jugement le chef de l'Etat, soit pour
acte public, soit pour acte de la vie privée. Image
somptueuse de la gloire de Venise, symbole majes-
tueux de sa puissance, le doge n'est que le pre-
mier, le plus surveillé et le plus obéissant des ser-
viteurs de la République.
Et. afin qu'il demeure tel, qu'aucune intrigue ne
permette de porter au pouvoir un homme trop
puissant ou mal vu du Grand Conseil, un règle-
ment nouveau, édicté en 1268, compliqua à plaisir,
et dans l'esprit le moins démocratique qui soit, la
forme de l'élection ducale. Par une série de ballot-
tages successifs, où l'on combine savamment les
elïets du hasard et le jugement réfléchi des élec-
on arrive, après cinq ou six scrutins ou
tirages au sort, à constituer un corps de onze élec-
teurs appartenant au Grand Conseil; mais ces onze
ne nomment pas encore le doge; ils choisissent les
qunrante personnes qui le nommeront après des
formalités dignes d'un conclave et à la majorité de
90 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
vingt-cinq voix au moins. Tout ce qu'on laisse au
peuple, c'est le privilège de se voir présenter le
nouvel élu avec une formule rappelant ses anciens
droits : « Celui-ci est Monseigneur le doge, s'il
vous plaît ainsi. » {Questo xemissier lo Boxe, se ve
piaxe). Dernier reste de la souveraineté populaire,
qui disparaîtra même au xve siècle.
Ainsi l'évolution oligarchique commencée au
xne siècle ne s'arrête plus. Sans doute, de la part
du peuple exclu du gouvernement aussi bien que de
la part du doge diminué, des tentatives de résis-
tance se produiront parfois eontre la toute-puis-
sance de l'aristocratie. Mais tous ces efforts reste-
ront infructueux et ne feront que renforcer la
suprématie du patriciat.
La serrata del Consiglio (1297). — Une réforme
bien plus grave encore s'accomplit en 1297 au
bénéfice de l'ordre privilégié.
En théorie, l'accès du Grand Conseil n'était fermé
à aucun citoyen. Les électeurs y pouvaient appeler,
à leur volonté, des bourgeois, des gens du peuple
même, aussi bien que des nobles. Mais, en fait, dès
le xnie siècle, certaines familles avaient acquis le
privilège de voir leurs membres constamment dési-
gnés pour faire partie de la haute assemblée; et
quoique la loi interdît aussi qu'une même maison y
fût représentée par plus de quatre des siens, œr-
taines familles patriciennes y occupèrent vite une
place prépondérante. Au Grand Conseil de 1261,
242 des membres qui le composaient se répartis-
saient entre 27 familles; les Contarini étaient 20,
les Quirini et les Dandolo 19, les Morosini 15, les
Michieil 12, les Falier 11, lesFoscari etles Tiepolo 8
coxsi i ru 1 1 >\ de vi msb 91
Unsi,dans la noblesse même, une élite s'était
formée, riche, puissante, en possession du pouvoir,
et qui aspirait à se l'assurer, légalement, de Façon
définitive. Dès 128i>. à cet effet, une proposition fut
faite, restreignant le droit d'entrer au Grand Con-
seil à ceux-là seuls dont les pères ou les ancêtres y
auraient antérieurement siégé; le projet échoua
devant l'opposition du doge. Mais quand celui-ci
mourut en 1289, la question à nouveau se posa.
Pour faire échec aux désirs de l'aristocratie, le
peuple, réclamant son droit ancien d'élire le doge.
poussait au pouvoir Jacques Tiepolo, un patricien
très populaire, et par là fort redouté des oligar-
A force d'énergie, l'aristocratie porta au
trôin' ducal un de ses hommes les plus remarqua-
ble.^, à l'esprit net et pratique, à la volonté ferme,
Gradenigo. Le nouveau doge comprit que,
pour maintenir et accroître la grandeur de Venise,
pour éviter à la cité les révolutions qui troublaient
les autres villes italiennes, le seul moyen était
d'exclure du gouvernement l'influence de la foule
mobile et changeante. Aussi bien, par les services
rendus, par la richesse, par la culture intellectuelle,
l'aristocratie vénitienne plus qu'une autre méritait
le pouvoir qu'elle ambitionnait; et à ce moment
même, dans la lutte ardemment menée contre
Gênes, elle donnait la mesure de ses qualités et de
son dévouement. Gradenigo se décida : il proposa
et lit passer (1297) la loi fameuse qu'on nomma,
d'un terme d'ailleurs assez peu exact, « la ferme-
ture du Conseil » (la serrata del consiglio).
D'après cette loi, ceux-là d'abord furent éligi-
bles au Grand Conseil, qui y avaient siégé pendant
ode des quatre dernières années (1293-1297);
32 UNE RÉPUBLIQUE PATBICIENME : VENISE
tous ceux d'entre eux dont le nom, soumis à l'exa-
men de la Quarantia, réunirait au moins douze
boules d'or, firent partie de la haute assemblée.
En outre, trois électeurs furent chargés de dresser
annuellement une liste de candidats, choisis parmi
ceux qui n'avaient point, dans les quatre dernières
années, siégé au Grand Conseil, et de la soumettre
à la Quarantia, qui désigna les élus en leur don-
nant au moins douze suffrages. Ainsi, en théorie,
des hommes nouveaux, étrangers à l'aristocratie,
pouvaient, comme autrefois, entrer au Conseil ;
mais, en fait, les électeurs s'entendirent assez vite
— la règle devint formelle en 1322 — pour ne pro-
poser que des hommes dont la famille avait déjà, au
cours du siècle écoulé depuis 1172, été représentée
dans l'assemblée. Et ainsi il y eut désormais, dans la
cité vénitienne, un certain nombre de familles, qui
possédèrent, à l'exclusion des autres, le privilège
de siéger au Grand Conseil. On ne tarda pas à en
dresser, en 1315, une liste officielle ; sur ce registre,
qu'on appellera plus tard, — en 1506, — le « Livre
d'Or », étaient inscrits, avec les preuves de leur
noblesse tirées de leur naissance et de leur ma-
riage, tous les membres des familles patriciennes
de Venise. Tous ceux qui, à l'âge de dix-huit ans,
étaient portés sur cette liste, obtenaient de ce fait
le droit d'être éligibles au Grand Conseil; en 1319
on décida même que les membres des familles ins-
crites au « Livre d'Or », qui échoueraient deux fois au
scrutin de la Quarantia, n'en entreraient pas moins
de droit au Conseil, s'ils étaient âgés de plus de
vingt-cinq ans. L'oligarchie vénitienne voulait que,
dans le corps qu'elle constituait, il y eût égalité
absolue de droits et de privilèges, alin qu'une
! < CONSTITUTION HF VBHISE 93
étroite solidarité liât tous les membres du patri-
ciat. Quelques distinctions honorifiques furent éta-
blies pourtanl entre les diverses maisons. Un rang
spécial fut accordé, eu tète du Livre d'Or, aux douze
familles qui étaient censées avoir participé à l'élec-
tion du premier doge : ce furent les Contarini, les
Muiosini, les Badoer, les Tiepolo, les Michieli, les
Sanudo, les Gradenigo, les Memmo, les Falier,
les Dandolo, lesPoland, les Barozzi; et pareillement
une note spéciale distingua les maisons qui avaient
donné un ou plusieurs doges à la République. Mais,
à part cela, lous les nobles furent égaux, tous
eurent un droit égal à être nommés aux grands
emplois de l'Etat. El ainsi, au-dessus de la masse
doyens, se constitua l'étroite oligarchie des
nobles ou des gentilshommes {nobiïi* gentiluomini),
qui ne s'ouvrit plus désormais que de façon toute
exceptionnelle et pour récompenser des services
éclatants à des hommes nouveaux. Le chiffre de
ceux qui furent inscrits au « Livre d'Or » montre
clairement combien était restreint ce puissant
corps aristocratique : en 1340 on y comptait
1.212 noms, en 1437, 1.300, en 1490. 1.570, en 1510,
: et si la réforme eut pour effet immédiat et
apparent d'augmenter plutôt que de diminuer le
chiffre des membres du Grand Conseil, qui en 127c
encore, ne comprenait que 567 personnes, le fait
profond, important, essentiel, fut que désormais
environ deux cents familles privilégiées monopoli-
saient entre leurs mains le gouvernement de la
République, * et qu'elles allaient, grâce au méca-
L'n chroniqueur vénitien écrit, à propos des nobles,
.tite phrase caractéristique : « Du jour où ils sortaient du
maternel, ils acquéraient droit au gouvernement »
94
l'NF. REPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
nisme savant de la constitution, tout faire pour en
conserver la possession incontestée.
L'institution du Conseil des Dix (1310). — Les
événements qui suivirent la réforme leur en faci-
litèrent l'occasion.
La loi de 1297 avait provoqué, naturellement,
des mécontentements fort vifs. Des ambitieux
essayèrent d'en profiter. Dès 1299, Marino Bocconio
tentait de soulever le peuple pour renverser le
Grand Conseil, tuer le doge et instituer un nou-
veau gouvernement : il échoua et fut exécuté
entre les deux colonnes de la Piazzetta. La cons-
piration de 1310 fut plus sérieuse. C'était le
moment où la République, engagée dans la guerre
de Ferrare, avait soulevé contre elle l'hostilité
déclarée de la papauté; dans le Grand Conseil
divisé, Guelfes et Gibelins étaient aux prises. Un
homme crut la situation bonne pour réaliser son
ambition du pouvoir. Il s'appelait Bajamonte
Tiepolo ; par sa naissance, par son alliance avec
les Quirini, il tenait dans la cité une place émi-
nente ; « le grand cavalier », comme on le nommait
volontiers, était très populaire ; il put se flatter de
l'espoir de fonder à son profit une tyrannie, comme
faisaient à ce moment les Carrara à Padoue ou les
Scaligerà Vérone. Le 15 juin 1310, avec d'autres
nobles, un Quirini, un Badoer, il tenta, au cri de :
« Liberté! », un coup d'Etat. Mais le doge avait été
prévenu par une dénonciation des projets des con-
jurés ; les émeutiers furent battus partout où ils
tentèrent la fortune des armes ; et la répression
fut rapide et cruelle. Badoer fut condamné à mort
et décapité: d'autres, parmi lesquels Tiepolo.
LA C0NSTIT1 rio\ DE VBN1SI 95
furent exilée ; les maisons des conspirateurs furent
s, leurs biens confisqués, leurs armoiries par-
tout effacées. Pendant près de vingt ans, de loin,
Tiepolo continua à intriguer contre Venise, et il
inquiéta assez la cité pour que l'histoire ne le
mentionne point sans ajouter à son nom ce quali-
ficatif: '< le traître ».
La conspiration de 1310 fut l'occasion de la créa-
tion du Conseil des Dix. L'alarme avait été chaude
dans la ville; le péril auquel venait d'échapper la
République ne semblait point pleinement conjuré.
Pour veiller au salut de l'Etat, on institua donc,
en juillet 1310, une commission extraordinaire de
dix membre-, chargée de découvrir et de juger les
actes de félonie tramés contre la ville; elle fut ins-
tituée pour trois mois, et on décida, pour éviter
tout accident, qu'aucune famille patricienne ne pour-
rait y être représentée par plus d'un de ses mem-
bres. Les Dix firent merveille pour rétablir l'ordre
et la tranquillité à Venise; si bien que, lorsqu'ils
arrivèrent au terme de leur mandat, on les pro-
longea, d'abord de mois en mois, puis d'années en
années, et que finalement, en 1335, ils devinrent
un conseil permanent. Elus par le Grand Conseil
parmi les plus illustres patriciens, nommés pour
jn an, et point rééligibles pour l'année qui suivait
-ortie de charge, ne recevant pas d'appoinle-
5, les membres du Conseil des Dix, 60us la
direction de leurs trois chefs, les Capi dei Dieci,
qui se renouvelaient chaque mois, allaient devenir
l'un des organes essentiels de la constitution de
Be. En compagnie du doge et de ses six con-
•-, qui assistaient à leurs séances ety avaient
ive, et de l'un des avocats de la com-
96 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
mune (avogador del comune), qui jouait le rôle de
procureur général et de conseiller juridique, les
Dix se réunissaient chaque jour, accueillant les
dénonciations, écoutant les rapports de leurs
espions, jugeant, avec une procédure rapide et
secrète, les crimes contre la sûreté de l'Etat :
conspirations, trahisons, etc. Investis d'un pouvoir
illimité, qui donnait à leurs décisions autant de
force qu'aux décrets du Grand Conseil, jouissant
de toute la confiance de l'aristocratie, les Dix,
surveillant toutes choses, l'administration et la
diplomatie, le Sénat et le doge, et le patriciat lui-
même, étaient une véritable dictature assurant le
maintien du régime oligarchique. Pour cette tâche,
le Grand Conseil, trop nombreux, trop divisé, eût
été impuissant; il en remit le soin à une délégation
de quelques hommes, à qui il donna les moyens
d'agir vite et secrètement. Avec la « serrata del
Consiglio », la création du Conseil des Dix a été le
fondement le plus sûr du régime oligarchique.
La conspiration de Marino Falier (1355). — Une
dernière crise devait, au milieu du xive siècle,
ébranler l'édifice oligarchique. En 1354, Marino
Falier avait été élu doge. Il appartenait à une des
plus illustres familles de Venise ; il avait, durant
sa longue carrière, occupé les plus hautes fonc-
tions ; il avait rendu à la guerre et dans les ambas-
sades des services glorieux; il avait l'intelligence
et l'expérience d'un homme d'Etat éprouvé. Quelles
raisons déterminèrent un tel personnage à tenter
de renverser !a constitution de son pays? Les
explications que donne la chronique vénitienne
semblent étrangement puériles et insuffisantes.
LA COIWTITOTIOM OF. \i 97
B que le doge, qui avait 76 ans. était le
mari d'une femme beaucoup plus jeune que lui,
et que de jeunes patriciens, parmi lesquels on cite
le futur doge Michel Sténo, s'étant permis d'ins-
crire à ce sujet sur les murailles du palais des
iques assez offensantes, Falier fut mécontent
de la peine insignifiante infligée aux insulteurs, et
conspira contre le régime qui défendait si mal son
honneur. D'autres récits laissent obscurément
entrevoir des causes plus profondes. A ce moment,
se était cruellement éprouvée par les désastres
de la guerre contre Gènes; le mécontentement
était grand contre le gouvernement aristocratique
qui n'avait pas su les éviter; il est question de
. d'injures échangées entre officiers nobles
et plébéiens, et la légende ajoute que le doge prit
parti pour ces derniers. En tout cas, il y avait dans
la ville un état de fermentation extrême. Falier
a. d'en profiter pour briser la puissance des
conseils aristocratiques, restaurer l'autorité ducale
et se faire prince de Venise. L'exemple des Vis-
conti do Milan était fait pour le tenter, et un
homme politique de l'envergure de Marino Falier
pouvait juger une tyrannie de cette sorte plus
avantageuse aux intérêts de Venise que le régime
oligarchique fondé sur l'universelle méfiance, et
qui employait toutes les forces de la cité au profit
exclusif d'une aristocratie jalouse. Quoi qu'il en
soit, le doge conspira, et il semble que la conjura-
tion trouva de nombreux adhérents. Mais le com-
plot lut dénoncé aux Dix ; les conspirateurs furent
arrêtés, interrogé-, condamnés à mort et exécutés
devant le palais ducal (15 avril 1355). La ville
entière était en émoi : en armes, les oligarques
98 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
occupaient la place Saint-Marc. C'est que 3e doge
lui-même, dénoncé par ses complices, avait été
arrêté et traduit devant le tribunal des Dix. Il avoua
tout, et à l'unanimité il fut condamné à mort. Le
17 avril au soir, sur le grand escalier du palais,
Marino Falier fut décapité. Pétrarque, dans une
lettre éloquente, a exprimé l'émotion tragique que
produisit dans toute l'Italie cet événement, et il y
a vu, pour les doges futurs, une leçon redoutable,
par où ils apprendront qu'ils sont « les conduc-
teurs et non les maîtres de l'Etat, et que dis-je
les conducteurs? uniquement les serviteurs honorés
de la République ».
L'aristocratie vénitienne ne voulut pas que cette
leçon fût perdue. De même qu'elle fêtait par une
procession et par des actions de grâces solennelles
le jour de Saint-Vit (15 juin), où avait été écrasée
la sédition de Bajamonte Tiepolo, ainsi elle fêta le
jour de Saint-Isidore (16 avril), où Marino Falier
avait été condamné à mort. Le doge assistait en
personne à la cérémonie qui, dans Saint-Marc,
rappelait le tragique souvenir; et dans la salle du
Grand Conseil, où s'alignaient les portraits des
doges, un décret du Conseil des Dix fit, en 1366,
effacer l'image de Marino Falier, et, à l'endroit où
elle était, mettre cette inscription : « Ici était la
place de Marino Falier, décapité pour crime de
trahison ».
Par ce drame sanglant s'achevait l'établissement
de la constitution de Venise. La République patri-
cienne, pourvue de tous les organes nécessaires à
son fonctionnement, était fixée dans ses traits essen-
tiels telle qu'elle demeurera désormais. A la fin du
xive siècle, au commencement du xv% le régime
LA CONSTITUTION DE YENISB !>!'
•chique esl parvenu à son point do perfection:
il faut <lnnc en démonter les principaux rou
pour en dégager l'esprit de la constitution véni-
t!-nne.
II
L'organisation du gouvernement vénitien. —
Le Grand Conseil. — Le Grand Conseil, où se
groupe tout le corps de la noblesse vénitienne, où
la loi fait entrer, à l'âge de vingt-cinq ans, tous les
fil- de patriciens, où certains privilégiés même
sont admis dès vingt ans, est. en théorie, le souve-
rain et le maître de la République; c'est en lui que
- ■ l'autorité suprême; il est la base de l'Etat
et le fondement du gouvernement. Ses droits
ident à peu près à tout ce qui touche les
affaires publiques. 11 a le pouvoir législatif qu'il ne
partage avec personne : à lui appartiennent la con-
fection des lois fondamentales de la République, la
discussion sur les affaires de constitution intérieure.
Il peut intervenir en toute matière publique; tous
les pouvoirs qui agissent dans le gouvernement ne
sont qu'une délégation du sien, et le Grand Conseil
peut toujours reprendre les privilèges que lui
attribue la constitution, contrôler et limiter l'action
de ses mandataires. Mais surtout le Grand Conseil
a pour fonction de nommer, par voie d'élection, à
toutes les charges de l'Etat. A part quelques
emplois peu nombreux, dont les titulaires sont
choisis par le Sénat, le Grand Conseil désigne tous
les magistrat-, depuis le doge, les procurateurs de
saint Marc, les sénateurs et les Dix, jusqu'aux gou-
verneurs civils du rang le plus humble. C'est la
grande affaire du Conseil, et. pour éviter les
100 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
brigues, pour donner aux choix qu'il fait le plus de
garanties d'impartialité, le Grand Conseil applique
aux élections un mécanisme compliqué et minu-
tieux, où le tirage au sort et le choix des électeurs,
combinés en une succession de scrutins, désignent
finalement, pour chaque emploi, quatre candidats,
entre lesquels choisit le Grand Conseil. Une telle
procédure, qui est fort longue, absorbe l'essentiel
des séances de la haute assemblée ; et s'il est
incontestable qu'à l'occasion de ces élections les
séances sont souvent agitées et bruyantes, en fait,
dans le Grand Conseil, on discute moins qu'on ne
vote. Et cela se conçoit sans peine. Comme beau-
coup des patriciens qui siègent au Grand Conseil
sont investis de quelque charge publique ou font
partie du Sénat, la haute assemblée ne peut se
réunir que les dimanches et les jours de fête, où
ses séances ne gênent point la marche de l'admi-
nistration publique -, et par là son activité se trouve
en fait étrangement réduite. D'autre part et sur-
tout, malgré les absences inévitables de beaucoup
de patriciens employés hors de Venise à des ser-
vices publics , le Grand Conseil constitue une
assemblée nombreuse ; les registres des procès-
verbaux y attestent souvent la présence de plus de
mille personnes; une réunion qui rassemble six
cents membres semble à peine suffisamment
garnie. Or, une telle assemblée, et qui très vite
devient tumultueuse, peut émettre des votes; elle
est moins faite pour discuter utilement des affaires
souvent graves et de nature assez secrète. Il faut
donc, à côté du Grand Conseil, une assemblée
moins nombreuse , composée d'un nombre de
membres suffisant pour représenter réellement la
LA CONSTITUTION DE VENISE 101
volonté nationale, assez restreinte cependant ponr
administrer utilement et avec compétence les
alfaires publiques. Cette assemblée, c'est le Sénat.
Le Sénat. — Le Sénat vénitien, qu'on appelait
aussi les Pregadi, se composait primitivement de
soixante membres, élus par le Grand Conseil parmi
les patriciens qui avaient au moins quarante ans et
nommés pour un an. A ces soixante personnes
s'ajouta ensuite, sous le nom de Zonta, une réunion
de soixante autres personnages qui , d'abord
adjoints à titre extraordinaire, devinrent, avec le
temps, permanents. A ces cent vingt sénateurs
s'adjoignaient en outre toute une série de membres
extraordinaires, le doge et ses conseillers, les juges
de la Quarantia, les procurateurs de saint Marc,
\ sages grands et les trois avocats de la com-
mune, les chefs des principaux services publics, les
ambassadeurs et les provéditeurs revenus de mis-
sion. En comptant tous ces éléments, l'assemblée
comprenait près de trois cents personnes. Mais le
Sénat y trouvait moins d'inconvénients que d'avan-
tages. Ces fonctionnaires appelés à siéger, et qu'on
appelait les sotto-pregadi, étaient, au regard des
sénateurs ordinaires, dans une position un peu
inférieure, et ils apportaient utilement, d'autre
part, sur toutes les affaires de leur compétence, des
avis éclairés. En conséquence, et quoiqu'il n'y eut
point entre les attributions du Sénat et celles du
(Jrand Conseil de limite bien précise, quoique, aux
termes d'un décret de 1260. aucune décision du
Sénat ne dût être définitive, en fait, au courant du
xiv* siècle, le Sénat était devenu le centre de l'ad-
dition publique. Les sénateurs, toujours réé-
102 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
ligibles et. en fait souvent réélus, assuraient à la
politique de Venise la continuité nécessaire ;
hommes d'âge et d'expérience, ils apportaient à sa
direction le calme et la compétence souhaitables.
On conçoit que, comme on l'a dit, le Sénat vénitien
soit devenu vite « l'âme de l'Etat et le principe de
toutes les actions du corps de la République l ».
Les attributions du Sénat étaient fort étendues.
Il avait entre les mains tout ce qui concerne l'ad-
ministration des finances, l'assiette de l'impôt,
l'ouverture des emprunts, l'emploi des deniers
publics. Il s'occupait de toute l'administration
publique, aussi bien dans la ville qu'en terre
ferme et dans les possessions d'outre-mer. Il
réglait tout ce qui avait trait à la navigation et au
commerce. II s'occupait de l'armée et de la flotte,
et pour cette raison le Grand Conseil lui avait
laissé le soin d'élire les capitaines généraux, les
provéditeurs des armées et tous les officiers d'un
certain rang. Pareillement il nommait les ambas-
sadeurs, à l'exception de celui de Constantinople :
la direction de la politique étrangère était en effet
la grande affaire du Sénat. C'est lui qui décidait de
la paix et de la guerre, qui débattait les traités et
les alliances, qui dirigeait la diplomatie. C'est le
Sénat qui rédigeait les commissions et instructions
pour les ambassadeurs, c'est à lui qu'arrivaient les
dépêches des ambassadeurs, qui, tous les huit
jours, devaient informer le Sénat des affaires du
pays où ils étaient accrédités ; c'est devant lui
qu'étaient lus les rapports des envoyés rentrant
de mission, ces « relations » fameuses qui traçaient
1. Saint-Didier. La Ville et la République de Venise. Paris,
1680, p. 224.
LA CONSTITUTION DB VENISB 103
un tableau d'ensemble de chacune des cours de
l'Europe et des rapports que Venise entretenait
avec elles. En somme, dans le Sénat « résidait
toute l'autorité de la République ».
Po^r suffire à cette lourde tâche, les sénateurs
se réunissaient chaque jour, et nul ne pouvait,
sauf en cas de maladie, se dispenser d'assister
aux séances. La présidence appartenait, comme
dans le Grand Conseil, à la Seigneurie, que com-
posaient le doge et ses six conseillers, assistés des
trois chefs de la Quarantia. La discussion était
conduite avec un sérieux et une gravité extrêmes,
avec une liberté aussi dont Venise offre le premier
i xemple, et qui s'y est maintenue jusqu'aux der-
niers jours de son existence. Le Sénat vénitien
était le plus admirable des parlements.
On s'est demandé souvent comment, dans cette
assemblée relativement nombreuse encore, le
secret des délibérations pouvait être gardé. 11 est
certain qu'il l'était assez exactement. En faut-il
trouver la cause dans cette ferme discipline quj, de
bonne heure, formait le jeune patricien vénitien
pour le service de la République et lui proposait,
comme règle essentielle de sa vie, le dévouement
absolu à l'Etat? En faut-il attribuer le mérite aux
prudentes mesures d'un gouvernement éclairé et
défiant, qui interdisait dès le xive siècle à tout
patricien d'avoir, sauf dans des cas prévus, aucun
rapport avec les représentants des puissances
étrangères et l'obligeait à rapporter tout entretien,
tenu avec un ambassadeur, au Collège ou au Con-
seil des Dix? Une surveillance jalouse, un contrôle
perpétuel sur tous les citoyens était, on le verra,
l'un des traits essentiels de la constitution de
104 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Venise : mais il n'en est pas moins digne d'attention
que i'effet en ait été aussi généralement heureux.
Le Collège. — Pour préparer la besogne du
Sénat, pour débrouiller la matière de ses multiples
délibérations, il faut un comité de quelques per-
sonnes, qui auront dans l'assemblée le droit exclu-
sif d'initiative. C'est le Collège. Il est, comme on l'a
dit, « la porte par laquelle il faut que toutes les
affaires du dehors entrent »*. Dans son ensemble,
et lorsqu'il constitue ce qu'on nomme « le plein
collège », ce Conseil comprend vingt-six personnes,
les dix membres de la Seigneurie, et les seize
« sages », entre lesquels on distingue les six sages
grands (savii grandi), les cinq sages de terre ferme,
et les cinq sages aux ordres. Les sages, et surtout
les six sages grands, sont les véritables ministres
de la République. Les sages grands, élus par le
Sénat pour une période de six mois, devaient être
âgés d'au moins quarante ans ; ils se relevaient de
semaine en semaine, et celui qui était de service
était pendant ce temps le véritable maître du gou-
vernement. Il recevait la correspondance diploma-
tique et administrative ; il préparait lés réponses ;
il étudiait les affaires qui devaient être discutées
au Sénat, et chaque matin, il en délibérait avec le
Collège, avant de les proposer à la haute assem-
blée. La fonction des sages grands était si impor-
tante que la constitution ordonnait, pour éviter un
trop brusque changement dans le Collège, qu'on
pourvoirait à leur réélection en deux fois, et trois
par trois ; et leur situation était si considérable que
2. Saint-Didier, loc. cit., p. 175.
Là CONSTITUTION DE VENISE iOT)
les plus hauts fonctionnaires, les procurateurs de
Saint-Marc même, se faisaient honneur d'occuper
mstea, si lourde qu'en fût la charge, et bien
que. durant sa magistrature, le sage grand dût
renoncer à s'occuper de toute affaire personnelle.
A coté d'eux. les cinq sages de terre ferme, ins-
titués en 1-520. et qui d'abord ne furent que trois,
s'occupaient de la guerre et des finances. Le pre-
mier d'entre eux. qui s'appelait le sage aux écri-
tures (savio aile scritture) était un secrétaire
d'Etat pour l'armée et la marine; le second, le sage
caissier i iviocassiere), était le secrétaire d'Etat aux
finances; le troisième, le sage aux ordonnances
aile ordinanze). s'occupait du mouvement
roupes et de leurs garnisons. Les deux der-
niers assistai et suppléaient éventuellement
s . Peu à peu les sages de terre ferme
sortirent de leur spécialité militaire; et comme les
grands dirigeaient la politique extérieure, ils
tirèrent à eux toute l'administration des affaires
intérieures. Ils étaient élus parle Sénat, et devaient
avoir trente ans au moins.
Enfin les sages aux ordres, qui furent troi-
rd, et plus tard cinq, étaient en général des
jeunes gens. — il fallait pour occuper ce poste avoir
vingt-cinq ans, — attachés au Collège et qui se for-
maient, pendant les six mois de leur charge, à la
pratique des grandes affaires. Ils n'avaient pas droit
de vote, mai? ils pouvaient prendre la parole dans
le Collège et donner la mesure de leur capacité
politique. On leur confiait en particulier les choses
relatives à la marine, dont l'étude approfondie
chose essentielle pour un homme d'Etat vénitien;
on leur ouvrait également l'accès des archives
106 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISB
diplomatiques. On conçoit que ces emplois fassent
très recherchés : c'était la meilleure école pour
s'instruire des affaires et se rendre capable d'exer-
cer les hautes charges de l'Etat.
La Seigneurie. — Ainsi le gouvernement effectif
appartenait presque entièrement aux sages. L'autre
organe du pouvoir exécutif était la Sérénissime
Seigneurie (ce mot avait, en 1423, remplacé celui
de Comune Veneciarum), qui se composait du
doge, de ses six conseillers et des trois chefs de
la Quarantia. De bonne heure, on l'a vu, à côté du
souverain, la méfiance vénitienne avait placé des
conseillers, chargés de le surveiller autant que de
l'assister, et qui formèrent « le Petit Conseil ».
Choisis à raison d'un par quartier, par le Grand
Conseil sur une liste dressée par le Sénat, ils
demeuraient huit mois en fonctions, et comme les
sages grands, on les renouvelait en deux fois et
trois par trois. Ils ouvraient toutes les dépèches
adressées au doge, prenaient connaissance de
toutes les requêtes qui lui étaient soumises; le doge
ne pouvait donner audience, ni délibérer sur quoi
que ce fût, ni faire écrire une lettre officielle, sans
que quatre au moins de ses conseillers fussent
présents. En l'absence du doge, ils présidaient le
Grand Conseil et le Sénat, et recevaient les ambas-
sadeurs; ils apportaient et soutenaient dans les
conseils, d'accord avec les sages, les propositions
à mettre en délibération. Enfin, deux fois par
semaine, ils siégeaient au palais ducal pour rece-
voir les réclamations des citoyens de toutes
classes. Les trois chefs de la Quarantia, c'est-
à-dire les trois plus anciens parmi les quarante
LA CONSTITUTION DE VENISE 107
du Tribunal suprême, avaient été adjoints
aux conseillers à raison de leur compétence juri-
dique, et participaient à toutes les délibérations
de la Seigneurie.
Le doge. — Au sommet de l'édifice constitu-
tionnel était placé le doge. Il est l'image fastueuse,
le symbole éclatant de la puissance vénitienne.
Dans les cérémonies, où il parait en magnifi jue
costume, on porte devant lui l'épée, la chaise de
drap d'or et l'ombrelle. Deux officiers soutiennent
la traîne de son manteau; à côté de lui marchent le
capitaine-grand et ses estafiers ; le grand chance-
lier le suit, avec ses secrétaires, et derrière lui
viennent, en ordre hiérarchique, les membres de
la Seigneurie, les Dix, les avocats de la Commune,
les procurateurs, le Sénat, comme pour rehausser
le prestige du magistrat suprême de la République.
Quoique les actes publics l'appellent simplement
« monseigneur le doge », l'usage le qualifie de
« prince sérénissime »; il a rang après le pape,
l'empereur et les rois, avant tous les princes de
famille souveraine. Il reçoit en pompe les ambas-
sadeurs, préside tous les conseils, le Grand Con-
seil, le Sénat, les Dix; tous les actes officiels de
la République portent son nom; la monnaie est
frappée à son effigie. Mais, en fait, il règne et ne
gouverne pas. Ses droits se bornent à nommer le
patriarche de Venise, le prirnicieret les chanoines
<1«' Saint-Marc, et à introduire au Grand Conseil
d - propositions qui doivent être discutées avant
toute autre, mais qui le sont en entière liberté,
l'on r le reste, il est incessamment surveillé par
jnseillers; il ne participe pas aux délibéra-
108 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
tions des sages ; au Sénat, son vote n'a pas plus
de valeur que celui de n'importe quel sénateur.
Son avis personnel doit s'incliner devant les con-
clusions des trois avocats de la Commune, qui
assistent aux délibérations des conseils avec la
Seigneurie; il peut être traduit en jugement par
ces magistrats et déposé même par le Sénat. II
est l'élu de l'aristocratie et son serviteur : et
jamais gouvernement constitutionnel n'a enchaîné
son chef aussi étroitement que Venise a fait pour
son doge.
Le Conseil des Dix. — La création du Conseil
des Dix acheva d'assurer, on l'a vu, la toute-puis-
sance de l'oligarchie. Désormais, au-dessus des
magistratures ordinaires, au-dessus de la diploma-
tie, au-dessus de la Seigneurie et du doge, au-des-
sus du Sénat et du patriciat même, il y eut une
puissance suprême qui surveilla toutes choses et
balança l'autorité même du Grand Conseil. Il est
d'usage, quand on rencontre sur son chemin cette
institution, de parler en termes sévères de la mys-
térieuse tyrannie du Conseil des Dix, de sa procé-
dure secrète, de ses condamnations redoutables,
de l'atmosphère de méfiance qu'il a introduite à
Venise. Il ne faut point oublier pourtant qu'à trois
reprises (1582, 1628, 1762) l'existence et le sys-
tème du Conseil des Dix furent mis en question
dans le Grand Conseil, et que, après enquête et
discussions approfondies, trois fois le Conseil des
Dix triompha. On a vu précédemment déjà com-
ment ses membres étaient élus, et comment ils
siégeaient chaque jour sous la direction des trois
chefs des Dix. Ceux-ci qui, pendant le mois où ils
là CWST1TUT10N HE VKNJfK 100
étaient en charge, m devaient faire aueune pro-
menade dans la ville, ne fréquenter aucun endroit
public, donnaient audience trois fois par semaine
pour les affaires de la compétence du Conseil,
recevaient les rapports des chefs de quartier, les
informations des espions {con(ïdenti) et les dénon-
ciations, souvent anonymes, jetées dans la célèbre
■ Gueule du Lion » (Bocca del Leone). Ils convo-
quaient le Conseil, lui présentaient chaque premier
du mois la liste des prisonniers justiciables des
Dix. celle des procès en suspens; ils finirent par
r, avec la Seigneurie, à la présidence des Con-
seils. C'est que les attributions du Conseil des Dix
lui permirent vite d'étendre son action à toutes
choses : « 11 informera, disait une loi de 1468, sur
tes trahisons, sur les conspirations, sur les sectes.
11 connaîtra des actes qui sont de nature à troubler
la paLv de l'Etat, des conventions ayant pour effet,
soit à l'extérieur, soit à l'intérieur, de céder une
partie du territoire, de toutes choses en un mot
qui exigent d'être traitées très secrètement. » La
définition était large : on conçoit qu'un tribunal
extraordinaire, composé en général d'hommes
éminents, disposant de moyens considérables,
rapides et secrets, pour le châtiment comme pour
la récompense, n'ayant pour but que le bien et
l'intérêt de la République et pour guide que la
d d'Etat, en ait largement profité. Trahisons
nspirations, négociations secrètes dans l'inté-
■ l'Etat, fonds secrets, affaires criminelles des
iens, surveillance des grandes confréries,
et mines, verreries de Murano, fausse mon-
naie, armes prohibées, police des théâtres, des
nasqués et des églises, tout cela fut de la
110 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
compétence des Dix. Ils finirent par s'ingérer dans
la politique extérieure même, correspondant avec
les ambassadeurs, menant à l'étranger des pour-
parlers confidentiels; et telle fut leur indépen-
dance qu'il leur arriva de discuter sur l'opportunité
de communiquer ou non certains documents au
Sénat et à la Seigneurie. Toutefois, il faut observer
qu'aucune dénonciation n'était accueillie sans être
l'objet d'une discussion attentive et qu'il fallait les
quatre cinquièmes des voix pour qu'on en tînt
compte. La dénonciation anonyme était plus sévè-
rement examinée encore. Le procès une fois
décidé, une commission était chargée de l'ins-
truire et d'en faire rapport dans les quinze jours;
l'accusé, interrogé, pouvait citer des témoins et
avoir un avocat. Avant le prononcé du jugement,
seconde lecture était faite de l'ensemble des pièces;
l'avocat de la Commune proposait la condamnation,
pour laquelle il fallait plus de la moitié des voix.
On votait pareillement sur la peine, qui était,
selon les cas, l'exil, la condamnation aux galères,
l'emprisonnement dans les célèbres « Plombs »
(piombi) et « Puits » (pozzi), la mort par pendai-
son, décapitation ou noyade nocturne dans les eaux
de la lagune. Mais ces exécutions mystérieuses,
soigneusement notées sur les registres du Conseil,
ae dépassent guère une moyenne de dix par an.
A plusieurs reprises, les Dix s'adjoignirent, pour
informer sur la divulgation des secrets d'Etat,
rechercher et punir les coupables, des inquisiteurs,
au nombre de trois. Ils devinrent permanents en
1539, et prirent bientôt le nom d'inquisiteurs
d'Etat. Investis de pouvoirs qui s'accrurent sans
cesse, ils étaient extrêmement redoutés, autant
la ceflsrn i i ion di 111
pour le m de leur procédure que pour la
rigueur à laquelle les induisait la raison d'Etat.
l":i ancien décret les autorisait :\ poursuivre par
n'importe quel moyen, et sans avoir à s'en justifier,
la disparition de ceux qui leur semblaient dange-
reux pour la République; et leur vigilance toujours
I i) éveil n'épargnait personne, ni les ambassadeurs
étrangers à l'affût de révélations politiques, ni
• - -ujets vénitiens trop faciles à les fournir; en
dehors de Venise même, leurs agents surveillaient
les intrigues susceptibles de nuire à la République,
et leurs archives reçurent le dépôt des plus pro-
fonds et des plus importants secrets de la politique
vénitienne.
Les classes sociales à Venise. — Quelque place
que tint le patriciat dans le gouvernement de
se, cette aristocratie relativement peu nom-
se ne pouvait prétendre à constituer toute la
vit*'-. C'avait donc été l'habileté suprême des nobles
de faire aux autres classes sociales une certaine
part, de les intéresser, en leur traçant et leur fai-
sant accepter le rôle que l'oligarchie leur attri-
buait, à l'œuvre commune de la grandeur publique.
Au-dessous des nobles, prenaient rang ceux que
i;>pelait les citoyens (cittadini). Etait citoyen
vénitien de droit — à partir du milieu du xve siècle
on appela cette catégorie de personnes les citoyens
aires — quiconque pouvait prouver que,
générations, sa famille possédait la
qualité de citoyen, qu'il était issu de naissance
égitime, qu'il ne pratiquait aucun art mécanique,
et que son père ou son grand-père ne l'avaient
fait. Au-dessous de ces privilégiés, qui avaient la
112 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
plénitude du droit de cité (de intus et extra),
d'autres, les citoyens de intus. n'avaient que des
droits plus limités.
A la partie la plus éminente de cette classe
sociale, habilement l'oligarchie avait réservé une
part dans le gouvernement. C'est aux citoyens ori-
ginaires qu'étaient exclusivement donnés les nom-
breux emplois de la chancellerie ducale, les postes
de secrétaires des différents conseils, les charges
de notaires, etc. C'est parmi eux qu'était exclusi-
vement choisi le Grand Chancelier, créé en 12G8,
personnage considérable, qui ne cédait le pas qu'aux
conseillers de la Seigneurie et aux procurateurs de
Saint-Marc, et qui assistait, sans avoir pourtant le
droit d'y parler, aux délibérations de tous les Con-
seils. Le Grand Chancelier était, ainsi qu'on l'a dit.
« le chef des citadins, comme le doge l'était de la
noblesse » ; il était par là un lien naturel entre
l'aristocratie et le peuple. Volontairement le patri-
ciat avait renoncé à occuper ce haut emploi, dont
le titulaire, magnifiquement rétribué, recevait des
honneurs comparables à ceux du doge. « Poui
exciter le zèle et assurer à l'Etat la fidélité des
principaux membres du puissant corps des citadins,
la République, dit Saint-Didier, a voulu l'honorei
de l'illustre dignité de Grand Chancelier. Ce poste
est le faîte de la gloire, et la dernière récompense
où. aspirent les secrétaires de la République »*.
D'autres privilèges, d'ordre économique, tels que
le droit de naviguer sous la bannière de saint
Marc et d'être partout assuré de la protection de
l'Etat vénitien, rendaient fort enviable le titre de
1. Saint-Didier, loc. cit.. p. 148.
LA CONSTITUTION DE VBNISB 113
citoyen. Aussi on le recherchait fort, et libérale-
mont la Seigneurie l'accordait aux étrangers domi-
ciliés à Venise depuis quinze ou vingt-cinq années.
Ainsi, par d'incessants apports, se renouvelait le
Bang et s'accroissait la force de la ville de saint
Marc: et les plus grands seigneurs d'Italie ne
lédaignaient pas, pour assurer à leurs intérêts la
protection de la République, de solliciter la qualité
de citoyen vénitien.
Hus bas que les citoyens était le peuple. Il
! avait plus nulle part au gouvernement ni aux
^ratures; mais par les avantages qu'il trou-
vait dans son organisation corporative, par la sol-
licitude et les égards que lui marquait l'oligarchie,
un champ suffisant était ouvert à son activité
pour qu'il s'intéressât, lui aussi, à la prospérité du
corps social.
Dès le xii* siècle apparaissent les corps de métier
à Venise, et ils prirent au xme siècle leur organi-
sation définitive. Sous le nom d'arts, de confrater-
nités ou de scholx, ces corporations groupaient
les membres des différents métiers. Elles avaient
leurs dignitaires, leur lieu de îcunion, leur saint
protecteur, toute une organisation, fondée sur une
reuse pratique du monopole, qui assurait à
leurs membres l'aisance et des satisfactions de
vanité. L'Etat surveillait fort exactement leurs
tatuts, et réglementait l'exercice de leurs indus-
tries : il est intéressant de noter, entre mille
détails, que le travail des enfants était, dès le
xive siècle, soumis à des règles fort précises. Mais
surtout, la République avait, pour les classes tra-
vailleuses, une bienveillance digne d'attention.
Non seulement les corporations figuraient solen-
H4 UNE r.ÉPIJBLi'jl E PATRICIENNE : VENISE
nellement, leurs étendards en tête, dans toutes les
cérémonies publiques, et non seulement elleg
étaient reçues au palais, en un banquet somptueux,
à l'élection de tout nouveau doge ; mais, pour éviter
tout mécontentement et assurer le dévouement
des gens de métier, la Seigneurie n'avait pas assez
d'attentions ni d'égards. Les ouvriers de l'Arsenal,
par exemple, étaient comblés de faveurs et de
privilèges; les verriers, attentivement protégés,
pouvaient marier, sans que celui-ci dérogeât, leurs
filles à un fils de patricien. Les pêcheurs du quar-
tier de Saint-Nicolas, les Nicolotti, avaient un chef
qui s'appelait le doge, et que le premier magistrat
de la République traitait avec une bienveillante
condescendance. Tous ces hommes, qui, au pre-
mier article djj. leurs statuts, trouvaient inscrit lo
respect de la constitution vénitienne, sentaient
un avantage évident au maintien d'un régime qui
les enrichissait. Aussi bien, à Venise, les lois
étaient égales pour tous; et, s'il y avait nécessai-
rement des degrés dans le rang et la fortune, la
misère pourtant existait à peine. On a pu dire qu'à
partir du xive siècle il n'y a pas un Vénitien qui ne
possédât quelque chose ; et tout homme trouvait
à son activité un emploi rémunérateur. Il n'existait
point de prolétariat; les crises sociales étaient
inconnues ; l'oligarchie avait su, avec un adroit
mélange de privilèges et de surveillance, offrir dans
le domaine économique, à tous ceux qui n'étaient
pas nobles, de larges et suffisantes compensatiuns.
L'esprit de la constitution vénitienne. — A tous
les siècles de l'histoire, la constitution de Venise
a excité l'admiration des hommes d'Etat. Au
LA CONSTITUTION DE VENISE • 115
xvii* siocle encore, alors pourtant que la cité de
saint Marc était en pleine décadence, un bon
observateur, le comte d'Avaux. ambassadeur de
France, s'exprimait, à ce sujet, en ces termes :
« Quelque surprenantes que soient la situation et la
structure de Venise, l'ordre et la forme de son
gouvernement sont encore plus admirables, et il
me pirait bien moins difficile d'avoir affermi cette
ville sur l'instabilité des tlots que d'avoir fixé et
uni tant d'esprits à un même intérêt, et, malgré
les passions différentes qui agitent les particuliers,
tenir toujours uniforme et inébranlable ce grand
corps de la République. Aussi ne peut-on assez
admirer avec combien d'art et de prudence elle
sait distribuer à chacun les emplois qui lui sont
propres, de sorte que, comme datfs une machine
où quantité de pièces d'inégale grandeur mises en
leur place composent un tout régulier et parfait,
ainsi, toutes ces différentes personnes agissent de
concert chacune dans son emploi, concourent,
pour ainsi dire, dans l'assemblage des parties
pour former ce corps politique dont toute la terre
admire la justesse et la régularité des mouve-
ments. » Deux siècles auparavant, le politique
avisé qu'était Philippe de Commynes ne vantait
pas moins la sagesse de la Seigneurie Sérénissime;
il constatait que nulle part il n'existe « hommes
de tel co'ur ni telle vertu pour savoir seigneurier»,
et que, grâce à la savante organisation du régime
qui les gouvernait, seuls, en Italie, les Vénitiens
n'avaient « nulles questions civiles en la cité.»
£t les connaissant « si sages et tant enclins à
croître leur seigneurie », le diplomate déclarait
qu'il- étaient « en voie d'être bien grands ». Les
H6 UïiE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
écrivains italiens du xve et du xvie siècles, mal-
gré la jalousie qu'excitait dans la péninsule la
ville des lagunes, louaient pareillement ia ferme
et savante prudence de son gouvernement, qui.
dans l'Italie troublée, avait, permis à la seule
Venise de conserver son antique indépendance, et
fait, selon d'expression d'un homme du xvie siècle,
Paul Jove, « de l'étendard de l'évangéliste l'éten-
dard de la liberté. » Grâce à « ses lois bien
ordonnées », elle apparaissait comme «une image
de l'autorité et de la grandeur de la République
romaine », et ses détracteurs mêmes lui rendaient,
comme malgré eux, hommage.
Peu de régimes ont su, en elïet, mieux que la
constitution oligarchique de Venise, maintenir
à l'intérieur l'ordre dans la ville, lui éviter ces
'troubles civils dont pâtirent si gravement les
autres cités italiennes, et donner à sa politique
extérieure une plus ferme continuité; peu de
régimes ont su plus admirablement utiliser, en
les préparant et les disciplinant, les forces indi-
viduelles pour les faire servir à l'intérêt et à la
gloire de l'Etat; peu de régimes enfin ont su
créer, parmi leurs citoyens, plus de dévouement,
plus d'abnégation, plus d'amour profond et sincère
de la patrie.
Sans doute, dans l'organisation des pouvoirs
telle que l'a faite la constitution de Venise, il y a
une complication singulière des rouages, une
multiplication des conseils et des magistratures,
qui semblent contraires d'abord à la bonne admi-
nistration de l'Etat. Mais, des plus petites choses
aux plus grandes, de la procédure des discussions
à la forme des scrutins, de la distribution des
LA CONSTITlTrON lit VI-.MSK 1 i "7
emplois au secret des délibérations, tout est si
bien calculé et réglé que la machine fonctionne
-ans grincements 6l sans heurts, et que ce qui
Il le plus fâcheux tourne finalement à l'avan-
ie l'Etat. El aussi bien, sous cette complica-
tion apparente, la réalité du pouvoir se concentre
en fait entre les mains d'un petit nombre
d'hommes, représentants éminents de cette oli-
garchie, qui leur délègue ses pouvoirs et leur
donne sa confiance. Tout est prévu pour que des
mains inexpérimentées et nouvelles ne prennent
point brusquement la conduite des affaires; tout
est organisé pour que la République profite de
l'expérience et de la compétence des meilleurs;
tout e.-t réglé, avec une rigueur de fer, pour que
l'autorité n'échappe point à la classe privilégiée,
peu nombreuse et dont une solidarité étroite unit
tous les membres, qui détient le pouvoir.
Et, c'est là assurément le défaut grave du
régime, l'esprit de jalousie et de méfiance qu'il
introduit, dans la cité. Nul gouvernement n'a
jamais poussé plus loin la surveillance et le con-
t rôle, à tous les degrés, de ceux qui le servent. Le
doge est le prisonnier de la Seigneurie; le patriciat
vit sous l'œil attentif du Conseil des Dix. La cons-
titution juge imprudent de laisser au Grand Conseil
le soin de chercher la matière de ses délibérations
et refa membres le droit d'initiative. Dans
l'exercice des fonctions publiques, jamais elle ne
confie une autorité absolue à un s°ul homme :
tout magistrat, tout chef militaire même est
flanqué d'un ou deux adjoints, qui représentent
l'autorité centrale et sont égaux en influence et en
pouToir à celui qu'ils assistent. Le gouvernement
i 18 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
oligarchique divise pour régner; il équilibre et
pondère l'un par l'autre les pouvoirs; il ne veut
ni de la prédominance d'un homme, ni de la
prédominance d'une famille. Aucune maison patri-
cienne ne peut avoir plus de trois de ses membres
au Sénat, plus d'un au Conseil des Dix. Et cette
tyrannie jalouse s'exerce sur la ville tout entière ;
les ouvriers de Murano, les artisans admirables
qui fabriquent les merveilles de la verrerie véni-
tienne, sont, s'ils essaient de passer en pays
étrangers, poursuivis et condamnés comme traîtres
à la patrie.
Ainsi flotte sur Venise une atmosphère pesante
de méfiance et de soupçon. Pourtant, il ne semble
point que les Vénitiens en aient souffert autant
qu'on le pourrait. croire. Ceux qui ne participaient
point au gouvernement de l'Etat paraissent s'être
consolés vite par les larges avantages que leur
apportait la politique économique de la République,
par la richesse, ou du moins, l'aisance que leur
procurait le commerce, par la tranquillité que le
régime assurait à la cité. Ceux que leur naissance
appelait, avec des droits égaux, au gouvernement
de l'Etat y ont porté, en échange des privilèges
dont ils jouissaient, le plus admirable dévouement
à la chose publique, le plus constant souci de ses
intérêts. C'est un fait digne d'attention que
quelques-unes des plus hautes fonctions et des
plus absorbantes, celle de sénateur, celle de
membre du Conseil des Dix, sont gratuites, et nul
ne songe à s'en étonner. Le patricien de Venise
est, dès l'enfance, élevé dans cette idée qu'il se
doit tout entier à la République; il lui doit son
intelligence, l'expérience qu'il a acquise; et la loi
LA CONSTITUTION DE VENISE 119
lui interdit, sous peine d'amende, de refuser un
emploi public. Toute sa vie, l'individu est subor-
donna à l'Etat, les intérêts privés passent après
l'intérêt public : sur ce dévouement, sur cette
_ation se fondent la force et la grandeur de
la rite.
Le régime oligarchique de Venise a mis le gou-
vernement aux mains d'une minorité strictement
fermée et prodigieusement jalouse de ses privi-
lèges. Mais cette minorité a justifié le monopole
qu'elle s'est arrogé par son activité, son expé-
rience, par les traditions de sagesse politique
qu'elle a créées. Une ville comme Venise, maî-
d'un immense et lointain empire, aurait été
incapable de le gouverner si elle avait été régie
par des institutions démocratiques. Comme l'aris-
tocratie anglaise, à laquelle il ressemble, le patri-
eiat vénitien a donné à la ville de saint Marc des
familles où l'art du gouvernement était en quelque
sorte héréditaire, et les hommes ont pu changer
sans que changeassent les principes et l'esprit
politiques. Et c'est pourquoi ce régime oligar-
chique a conquis en somme le respect et la con-
fiance de ceux qui y furent soumis, par la claire
conscience qu'il a donnée à tous de son honnêteté
et de sa sagesse, par la noble ambition qu'il a mani-
festée de travailler en toute circonstance àlasécurité
■ I à la grandeur de la patrie. Et c'est pourquoi enfin,
ai xiv* et au xv* siècle, le gouvernement de Venise
était probablement un des meilleurs qu'il y eût au
le, et celui qui pouvait le plus utilement servir
la cité de saint Marc.
CHAPITRE IV
La gloire de Venise.
La basilique de Sairft-Marc. — Le Palais Ducal. — La ville
au xive siècle. Eglises et palais. — La ville au xve siècle.
— Les aspects de Venise.
Par la prospérité de son commerce, par l'exten-
sion de son empire colonial, par la sagesse de sa
constitution, Venise, au début du xve siècle, était
parvenue à un degré d'extraordinaire grandeur. De
cette grandeur, l'aspect extérieur de la cité était
comme le signe éclatant et le symbole glorieux.
Deux monuments surtout l'illuminaient de splen-
deur : l'un, la basilique de Saint-Marc, centre de
la vie religieuse; l'autre, le palais des doges, centre
de la vie politique.
La basilique de Saint-Marc. — Peu de monuments
sont plus représentatils de la civilisation et de la
grandeur de Venise que l'église de Saint-Marc. Sous
ses voûtes étincelantes de mosaïques d'or se sont
jouées quelques-unes des scènes les plus fameuses
de l'histoire de la République : l'empereur Bar-
berousse s'y est, en suppliant, agenouillé devant
Alexandre III; les barons de la quatrième croisade
y ont scellé le pacte qui allait donner à Venise un
i \ (.LOIRK DE VENISE ICI
empire en Orient; les doges les plus fameux, les
Capitaine! les plus illustres y sont venus victorieux
rendre grâces au Seigneur, depuis Dandolo qui
prit Constantinople, jusqu'à Venier qui vainquit à
•:ie. jusqu'à Mocenigo, qui força les Darda-
-. jusqu'à Morosini le Péloponésiaque, qui
mit au front de Venise mourante une dernière
auréole de gloire. La basilique de l'évangéliste a
été le centre religieux et politique même, l'orgueil
et la parure de la cité. Le doge en était le protec-
teur attitré. « le patron, comme disent les textes,
et le véritable gouverneur de l'église de Saint-
Marc » : et, en elïet, la basilique n'était point la
cathédrale de la ville (l'église épiscopale est celle
^.tint-Pierre in Castello), mais proprement la
chapelle du palais ducal. Le chef de son chapitre,
le primicier de Saint-Marc, était un des pre-
miers personnages de l'Etat. Les procurateurs
de Saint-Marc, créés au milieu du xne siècle pour
administrer l'énorme fortune de la basilique et
qui. au milieu du xv* siècle, étaient au nombre de
neuf, étaient des fonctionnaires considérables, que
la hiérarchie des dignités plaçait immédiatement
après le doge. Pour tout Vénitien, l'entretien et
l'embellissement de l'église était un devoir patrio-
tique, dont chaque citoyen s'acquittait avec une
joie reconnaissante. Le saint est en effet le protec-
teur de la cité; il la défend contre tous les dan-
gers; il la sauve de tous les périls, et la belle
légende du xiv8 siècle, qu'a immortalisée le
tableau de Paris Bordone, dit assez quelle con-
fiance le peuple de Venise mettait en son patron
ré. Le lion ailé, symbole de l'évangéliste,
domine, du haut de la colonne où on le dressa au
122 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
cours du xine siècle, la ville étendue à ses pieds,
comme il marque, à travers tout l'Orient méditer-
ranéen, les conquêtes vénitiennes de sa glorieuse
image. La bannière au lion se promène victorieuse
sur les mers, comme elle flotte magnifiquement,
aux jours de fête, à la hampe des trois mâts qui
s'érigent devant la basilique. Toute la vie publique
et privée de Venise tourne autour de son saint
protecteur et du sanctuaire qui lui est consacré.
Et c'est pourquoi, autant que l'édifice même,
l'histoire de sa construction mérite de retenir un
peu l'attention de l'historien. On y trouve, avec
les preuves éclatantes de l'empreinte dont Byzance
marqua si profondément Venise, le plus admirable
exemple du patriotisme vénitien.
Vers le milieu du xie siècle, la vieille basilique
construite par les Orseoli avait besoin d'une res-
tauration totale : le doge Domenico Contarini
entreprit d'édifier le troisième Saint-Marc. Dès
1071, sous le gouvernement de Domenico Selvo,
les travaux étaient fort avancés; le 8 octobre 1094,
l'église fut solennellement consacrée. On y trans-
porta en grande pompe les reliques de l'apôtre,
perdues, dit-on, depuis l'incendie de 976 et mira-
culeusement retrouvées; le saint corps fut placé
dans une crypte voisine du grand autel, et dont
seuls le doge, le primicier et les procurateurs
connurent l'exact emplacement. Et sous la protec-
tion de l'évangéliste, plus d'une fois désormais,
dans le narthex de l'église, les doges vinrent
dormir leur dernier sommeil.
Par son plan en croix grecque, par les coupoles
qui le couronnaient, par les grands arcs qui sou-
tenaient ces coupoles, par le portique qui en
LA GLOl L23
précédait l'e&trée, le nouvel édifice était une
construction d'aspect tout oriental; et c'est à
! en effet, dans l'église fameuse dos Saints-
Apôtres, qu-' les Vénitiens avaient cherché le
modèle qu'ils imitèrent. Ils empruntèrent égale-
ment à Byzance les principes de la décoration
dont ils parèrent la basilique de l'apôtre; sur les
murailles de mortier irris et de brique roussâtre,
ils mirent le revêtement magnifique des marbres
multicolores et l'étincellement des mosaïques
d'or. Ils demandèrent enfin à l'Orient jusqu'aux
matériaux de la construction. A tout vaisseau
vénitien naviguant dans les mers levantines, le
doge Selvo déjà avait fait une obligation de rap-
porter tout ce qui pourrait embellir le sanctuaire
national. Pendant plusieurs siècles, l'ordre fut
obéi : colonnes de marbre rare, bas-reliefs sculp-
tés, statues de porphyre ou de pierre, plaques
ajourées comme des orfèvreries vinrent, pièce à
. dans un pittoresque désordre, orner les
murailles de l'église, sans souci de la symétrie,
sans préoccupation du mélange des styles les plus
divers : selon les habitudes de l'art oriental, on
chercha moins, dans la combinaison savante de
ces matériaux, la pureté des lignes que l'éclat de la
couleur. Ce que les Vénitiens du xnie siècle, s'il en
faut croire une inscription, admiraient le plus dans
leur basilique, c'était la beauté des mosaïques,
l'éclat de l'or, la noblesse des marbres rares .
aujourd'hui encore cette harmonie puissante
des couleurs qui vaut à l'actuel Saint-Marc ses
- les plus merveilleux.
Ville prospère et riche, désireuse d'é
fortune et sa splendeur. Venise avait su en perfec-
124 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
tion trouver les moyens nécessaires pour réaliser
son rêve ambitieux. L'espace dont elle disposait
pour construire était exigu : elle compensa par
l'éclat d'un luxe prodigieux ce que la place trop
restreinte ôtait à l'ampleur des proportions. Fière
de sa puissance et de sa grandeur, elle accumula
dans la basilique tous les trophées, tous les tré-
sors qui pouvaient contribuer à la gloire de la
République. Saint-Marc, en même temps qu'il nous
donne l'impression la plus riche et la plus pleine
de ce que fut le génie artistique de Byzance, nous
révèle, plus magnifiquement encore, ce que fut la
pensée hautaine du génie politique des Vénitiens.
Pourtant il ne faudrait point croire qu'à la fin
du xie siècle la basilique de Saint-Marc ressemblât
à l'édifice que nous connaissons. Si les grandes
lignes de la construction étaient définitivement
fixées, la façade, tout en briques, était encore
singulièrement modeste, et les coupoles surbais-
sées s'enlevajent lourdement sur le ciel; si l'inté-
rieur avait déjà la décoration de ses marbres
sculptés, à peine commençait-on la mise en place
des mosaïques. Et pareillement la place Saint-
Marc était d'étendue médiocre; un canal, le rio
Batario. la limitait du côté de l'Ouest, au delà
duquel s'élevait l'église de San Geminiano et
s'étendaient les jardins du couvent de Saint-
Zacharie; aux abords de la basilique subsistait
l'antique église de Saint-Théodore. Pour dégager
les abords du sanctuaire, pour lui donner sa défi-
nitive splendeur, beaucoup restait à faire encore.
Il n'y faudra pas moins de quatre cents ans.
Dès le milieu du xne siècle, l'agrandissement de
la place Saint-Marc mettait en valeur la beauté du
i v i.l 0IR1 DS VBNI8B 125
sanctuaire. En 1156, le rio Batario était comblé;
pu 1172. l'église de San Geminiano disparaissait;
la place agrandie était pavée et se bordait d'é<li-
la construction du campanile, élevé en face
de la basilique, s'achevait. La prise de Constanti-
nople donna un élan nouveau aux travaux. Maîtresse
de l'Orient. Venise le mit en coupe réglée pour
embellir Saint-Marc. Elle plaça au-dessus du grand
portail les chevaux de bronze de Lysippe, dépouille
de l'hippodrome byzantin; elle encadra la table
de l'autel des colonnes sculptées du ciborium;
elle compléta et enrichit, au moyen des émaux
volés au couvent du Pantocrator, le grand retable,
la « Pala d'oro », qui étincelait au fond du sanc-
tuaire; elle accumula dans le trésor de la basilique
iiquaires précieux et les orfèvreries éblouis-
cuites; et à cette parure matérielle elle ajouta la
parure morale des reliques, avidement recherchées
dans tout l'Orient et dévotement rapportées à
Venise. Dans l'exaltation de sa récente grandeur,
la Piépublique ne jugea nulle splendeur superflue ;
pour parer la maison de l'Evangéliste, le xnr siècle
mit à cette tâche toute la ferveur de son zèle. On
acheva d'abord la décoration intérieure. Pour
continuer l'œuvre des mosaïstes grf.es que le doge
Selvo avait appelés jadis de Byzance et qui
avaient, au cours du xne siècle, décoré les trois
coupoles de la nef principale et les parties hautes
qui les avoisinaient, on se préoccupa de trouver
des maîtres à Venise même. En 1268, un décret du
Grand Conseil prenait les mesures nécessaires pour
former des mosaïstes expérimentés ; à la fin du
xme siècle, les verreries de Murano étaient créées,
et chargées, en 1308, de fournir les cubes de verre
126 RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
coloré nécessaires à la parure de Saint-Marc. De
ce temps datent les mosaïques si curieuses qui
racontent, aux voûtes du narthex, l'histoire de la
Genèse, et la plupart de celles qui décorent la
coupole et les murs du bras droit de la croix. La
façade recevait, dans la seconde moitié du xme siè-
cle, le riche revêtement de ses marbres, et la
décoration des mosaïques qui couronnent les por-
tails; dès la fin du xne siècle, le grand portail s'était
orné des sculptures si pittoresques représentant
les métiers et les mois; et « l'église de Monseigneur
saint Marc », comme l'écrivait vers la fin du
xme siècle le chroniqueur Martino da Canale,
apparaissait dès lors « comme la plus belle église
qui soit au monde. » Le xive siècle continua pieu-
sement l'embellissement du sanctuaire national.
Une instruction de 1309 prescrit aux commandants
de la flotte vénitienne de rapporter des îles grec-
ques les marbres rares qu'ils y rencontreront ; le
baptistère se pare de mosaïques charmantes, où
apparaît le style si vivant de l'art byzantin finis-
sant; la chapelle de Saint-Isidore, bâtie vers le
milieu du siècle, s'orne d'une décoration tout
inspirée des principes de l'art nouveau créé par
Giotto. En 1365, la façade un peu lourde s'embel-
lit et s'égaie d'une riche ornementation gothique,
qui couronne la courbe massive des arcades byzan-
tines d'une merveilleuse floraison de statuettes, de
feuillages et d'accolades. En 1394, les frères Dalle
Masegne placent, au-dessus de l'iconostase, les sta-
tues de la Madone, de l'Evangéliste et des douze
apôtres. A la fin du xive siècle, Saint-Marc,
presque achevé, semble, selon le mot de Ruskin,
un immense reliquaire, ou encore « un grand
LA GLOIRE DE VBN1SI 127
'1 enluminé, relié en albatij au lieu de l'être
en parchemin, enrichi de pilastres de porphyre au
lieu «le [lierres précieuses, et tout écrit, ;iu dedans
et an dehors, en caractères d'or. • Tel il apparaît
au Fond du tableau où, en 1495, le peintre vénitien
le Bellini a représenté la place Saint-Marc,
sanctuaire «'-tincelant de lumière et d'or, monument
incomparable de la richesse et de la gloire de
Venise.
Le Palais Ducal. — A côté de Saint-Mire. le
palais des doges était le centre politique de la
cité. C'est là qu'habitait le chef suprême de la
République, c'est là que se rassemblaient les
conseils qu'avait créés la constitution vénitienne,
Grand Conseil et Sénat, Collège et Conseil des Dix.
C'est là qu'étaient enfin les bureaux de la chan-
cellerie ducale, où, sous les ordres du Grand Chan
celier, travaillait ce peuple de secrétaires, qui
avaient pour rôle de tenir les registres des conseils
et de conserver les archives de la République.
Dès le ixe siècle, en même temps que s'élevait le
premier Saint-Marc, Agnellus Parteciaco avait bâti
un palais pour le doge. Détruite dans l'incendie qui
accompagna l'émeute de 976, la résidence ducale
fut magnifiquement reconstruite par '-es Orseoli. et
derrière ses murailles de forteresse, flanquées de
robustes tours, elle abrita des splendeurs qui éton-
nèrent les contemporains. A la fin du xiir siècle,
Sebastiano Ziani agrandit cette demeure et l'em-
bellit; quand Villehardouin vint à Venise au com-
mencement du xuie siècle, le palais des doges lui
sembla déjà « moult riche et beau ». C'était
doute, comme la plupart des pins anciens édifices
12S UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
de Venise, une construction de style byzantin, dont
une partie, qu'on nommait le palais vieux, subsista
jusqu'au commencement du xvc siècle. Mais bientôt
le bâtiment sembla insuffisant, surtout après la
réforme politique de 1297, et il se transforma peu
à peu, au cours du xive et du xve siècle, pour prendre
l'aspect qu'il offre aujourd'hui. Dès 1301, on se pré-
occupait d'agrandir la salle du Grand Conseil, deve-
nue trop exiguë pour rassemblée patricienne; en
1340, on décida même de la reconstruire complète-
ment, et de la placer dans la portion du palais qui
donnait sur la lagune. On transforma complète-
ment en conséquence toute cette partie de l'édifice,
et durant la seconde moitié du xiv" siècle, on éleva
la façade qui regarde la mer, ainsi que celle qui
correspond aux sept premières colonnes du por-
tique de la Piazzetta. Le bâtiment nouveau fut édi-
fié dans le style ogival de l'époque, assez fortement
modifié par ces influences orientales qui furent en
tout temps si puissantes à Venise : la légende en
fait honneur — d'ailleurs à tort — à un certain
Philippe Calendario, qu'on trouve mêlé à la cons-
piration de Marino Falier. En tout cas les travaux
marchèrent assez lentement. Ce n'est qu'en 1404,
comme l'atteste une inscription plaëée à la grande
fenêtre à balcon qui s'ouvre sur la lagune que,
sous le gouvernement du doge Michel Sténo, cette
portion de l'édifice fut achevée complètement ; et ce
n'est qu'en 1423, à l'avènement de François Fos-
cari, que le Grand Conseil y tint sa première séance.
On entreprit aussitôt après la transformation du
reste de la façade donnant sur la Piazzetta: de 1423
à. 1442 elle fut reconstruite, dans le même style
gothique que le xiv" siècle avait appliqué au reste
1 V (.I.OIHE RE YBNI8B 1-'.*
de l'édifice. Entre cette façade et Saint-Marc, la
belle porte délia Caria, œuvre du sculpteur Gio-
vani luiono et de son fils Barthélémy, compléta
magnifiquement [4 439-1443) le monument et donna
au palais des doges une entré* digne de lui.
Tout le monde connaît le merveilleux édifice
qu'est le Palais ducal à Venise; tout le monde a
a. 1 miré l'originalité puissante de la construction,
qui, sur le douhie étage de colonnes que forment
le portique et la loggia, a placé audacieusoment
cette haute muraille où le soir allume des reflets
de rose ; tout le monde a dans les yeux les fenêtres
élégantes, fleuronnées de clochetons et de statues,
qui. sur les tabules monotones, mettent leursplen-
, et le crénelage pittoresque qui, à la
ligne su péri;.' are du monument, l'achève et le cou-
ronne avec tant de grâce décorative. Ce n'est point,
ce Palais ducal, comme sont à Florence ou à
me les palais de la Seigneurie, 'une robuste et
rude forteresse, faite pour résister aux assauts
populaires; c'est une œuvre de magnificence, où
Y-'nise a pris plaisir à étaler, comme à Saint-Marc,
sa richesse, sa puissance et son luxe, où tout a été
mis en œuvre pour attester et exalter la grandeur
delà République. Sur les chapiteaux qui surmon-
tent les colonnes tournées vers la lagune, des
ipteurs ingénieux ont représenté toute une ency-
clopédie de sujets antiques et profanes, toute une
oration symbolique de la prospérité et de la
gloire de la ville. Ce sont les vertus et les vices;
st la justice, avec les exemples fameux qu'en
donnèrent les Solon ou les Trajan; ce sont les
métiers et les arts, et les fruits merveilleux que le
commerce rapport*:'!' des pays d'outre-mer, et
130 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
nations exotiques, Grecs et Turcs, Persans, Egyp-
tiens et Tartares, avec lesquelles trafiquaient les
vaisseaux de Venise. Aux piliers d'angle de la
façade, c'est l'Ivresse de Noé et le groupe d'Adam
et Eve, auxquels fait pendant, à l'angle voisin de
la porte délia Carta, la belle composition du
Jugement de Salomon. C'est la justice encore, dont
la statue couronne la haute fenêtre ouverte sur là
Piazzetta; et à la porte délia Carta, ciselée comme
une orfèvrerie et tout étincelante jadis de peintures
et d'or, pieusement le doge François Foscari, en
costume magnifique, s'agenouille devant le grand
lion ailé, image glorieuse de la force de Venise.
L'incendie qui, le 14 septembre 1483, endom-
magea partiellement le Palais ducal, acheva de lui
donner, à l'extérieur, l'aspect qu'il offre aujour-
d'hui. C'est à ce moment qu'Antonio Rizzo cons-
truisit la belle façade qui orne l'un des côtés de la
grande cour du palais. Mais, auparavant déjà, on
avait décoré magnifiquement l'intérieurde l'édifice.
Dans la salle du Grand Conseil, Guariento de
Padoue avait, en 1365, peint dans une vaste
fresque récemment retrouvée le Couronnement de
la Vierge dans le Paradis et représenté, au-dessous
de la série des portraits des doges, les glorieux épi-
sodes de la paix jadis ménagée par Venise entre le
pape et l'empereur. Au commencement du xve siè-
cle, Gentile da Fabriano et Pisanello avaient été
chargés à leur tour de décorer de fresques la plus
belle des salles du palais des doges; et dès ce
moment, la salle du Grand Conseil, avec son haut
plafond constellé d'étoiles d'or, avec la splendeur
des peintures qui l'ornaient, apparaissait aux Véni-
tiens comme « l'honneur de la Seigneurie » (honor
LA GL01HE DE VENISE i3i
dominii nostri), comme « un très rare et merveilleux
joyau » [jocale smgularissimum et dignissimum).
Elle devait, à la fin du xv8 siècle, être l'objet d'une
nouvelle restauration. En 1474, le Sénat décida de
remplacer les fresques, déjà ruinées, qui la déco-
raient, et en confia le soin aux plus illustres maî-
tres de Venise, aux deux Beliini, aux Vivarini, a
Carpaccio. Pendant trente années, ils couvrirent
de leurs œuvres les murailles de la salle du Grand
Conseil, et si rien ne reste plus de cette décoration,
détruite dans le grand incendie du 20 décem-
bre 1577, le souvenir des sujets qu'elle représentait
mérite d'être retenu. C'était l'histoire, si glorieuse
pour la République, de Frédéric Barberousse et
d'Alexandre III; c'étaient les victoires navales qui
Qt fait sa grandeur sur la mer; c'était en un
mot tout ce qui contribuait à faire du palais des
- l'emblème magnifique de la puissance de
Venise.
La ville au XIVe siècle. Eglises et palais. —
Aussi bien, par tous ses monuments, Venise deve-
nait chaque jour davantage ce que Commynes
appellera justement « la plus triomphante cité que
jamais j'aie vue ».
De bonne heure, dès le xie siècle, on avait com-
mencé à substituer aux primitives maisons de
boi-* des constructions en pierre ; pour en porter
les iondations, il avait d'abord fallu multiplier et
disposer avec un art plus savant les pilotis qui,
depuis l'origine, soutenaient la cité des lagunes.
A. travers la couche de vase, dans la terre solide,
rendue souvent plus compacte encore par des
apports de bois et de pierre, on enfonça la forêt
132 une RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
de pieux robustes, que recouvrit un treillage de
bois ; et, sur ce support, posèrent les fondations
des murailles. Plus tard, à partir du xive siècle, on
fit mieux encore. Ce ne fut plus seulement sous les
murs, mais sous toute la surface que devait occu-
per l'édifice, que les pilotis furent plantés; ainsi,
le bâtiment reposait tout entier sur une vaste
plate-forme, où les pesées mieux réparties fai-
saient le terrain plus capable de résistance. Et sur
ces bases éprouvées, les Vénitiens purent cons-
truire, au milieu des eaux, aussi sûrement que
sur la terre ferme.
Dès le xme siècle, Venise était une très belle
ville, qui séduisait les voyageurs par l'originalité
imprévue et surprenante de sa structure. Un écri-
vain de ce temps déclare que, « dans le monde
entier, il n'existe rien de semblable à Venise ». Il
ajoute, émerveillé : « Pour pavé, elle a !a mer,
pour toit le ciel, pour murailles le courant des
eaux ». Dès ce moment, la place Saint-Marc, avec
l'église qui en occupait le fond, le campanile,
servant de phare, qui la dominait, était, au dire de
Martino da Canale, « la plus belle place qui soit en
tout le monde », ce que Pétrarque répétait cent ans
plus tard, quand, avec une admiration égale, il
écrivait : « Je ne sais pas si l'univers en contient
une semblable ». Sur la Piazzetta voisine, se dres-
saient, depuis le xn* siècle, les deux colonnes
rapportées d'Orient, qui porteront plus tard le lion
ailé et saint Théodore. Depuis 1178, un pont de
bois, construite Rialto, mettait en communication
les deux rives du Grand Canal, près de l'endroit où
se tenait le plus important marché de la cité. Et,
sans doute, à l'exception de la Merceria, les rues
LA G Niai 139
de la ville, non pavées, ressemblaient souvent
encore à des fondrières assez malpropres, où les
pores, suis l'égide protectrice de saint' Antoine,
ps en liber;'', « cause de laideur
et de danger pour la cité ». comme dit un docu-
ment. 11 te, dans l'intérieur de la ville, de
grands espaces demeuraient vides, couverts de
prairies, de vignobles, de vergers^ de bouquets
es. Et par ailleurs encore, cette Venise du
xiv' siècle montrait de- aspects qui surprennent
quand on songe à la Venise d'aujourd'hui. Les
chevaux, en particulier, étaient nombreux dans la
ville des L e Lorenzo Celso était
grand amateur de cavalcades somptueuses ; les
écuries du doge Michel Sténo passaient pour les
plus belles de l'Italie ; et pour éviter les accidents,
un décret de 1392 dut interdire de passer à cheval
dans la Merceria, et obligea les cavaliers à garnir
de sonnettes leurs montures. Mais, dès ce moment,
le gouvernement veillait attentivement à prendre
certaines mesures de propreté et d'hygiène, et tra-
vaillait activement à l'embellissement de la cité.
Les chefs des grandes familles aristocratiques
n'étaient pas, de leur côté, moins empressés à
accroitre la splendeur de la ville par la construc-
tion d'habitations somptueuses. En 1367, on comp-
tait plus de deux cents palais patriciens, dont la
râleur était estimée à près, de trois millions de
lucats.
Pas plus que le Palais des doges, les palai
nobles vénitiens n'étaient des citadelles. Dans i:ne
ville qui ne connut qu'exceptionnellement les dis-
cordes civiles, les patriciens ne sentaient point le
besoin de se retrancher dans des forteresses. Sur
134 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
le miroir changeant des canaux de Venise, leurs
maisons s'ouvraient librement: le seul souci qui y
apparût était celui d'étaler magnifiquement une
richesse sans cesse accrue par les bénéfices du
commerce de mer, et de contribuer par un luxe
éclatant à la gloire de la cité.
Rien n'égale en somptueuse élégance la façade
des palais de Venise. Au rez-de-chaussée, un large
portique occupe le centre de l'édifice, et donne accès
à la cour intérieure, au milieu de laquelle est placé
d'ordinaire un puits à la margelle délicatement
sculptée ; au-dessus, se disposent un ou deux étages
de loggias ajourées, d'où la vue, à travers les colon-
nades aux fines arcatures, s'étend sur l'infini des
eaux ; sur les côtés, les appartements prennent place,
largement éclairés par de nombreuses fenêtres.
Tout est luxe et lumière, élégance et beauté. Dès
le xiie et le xm° siècle, le type architectural se
constitue : les arcades étroites au cintre surbaissé
se couvrent d'une décoration où les influences
orientales se mêlent à la gravité du style roman ;
ce sont des bandes d'ornement, des rosaces, des
sculptures méplates, telles que les aimait l'art
byzantin ou arabe. Telles apparaissent, groupées
aux alentours du Rialto, dans le quartier alors le
plus riche et le plus commerçant de Venise, les
constructions privées les plus anciennes que la
ville ait gardées, les palais Lorédan et Dandolo-
Farsetti, l'antique Fondaco dei Turchi, malheu-
reusement gâté un peu par une restauration dis-
cutable, le palais Falier au quartier des Saints-
Apôtres, et, sur le Grand Canal, l'étroite maison à
laquelle la tradition attache souvenir glorieux
du doge Henri Dandolo. Avec xive et lexv9 siècle,
LA Gl 0IB1 Dl VI NlSl 135
ne fait que - re: l'arl gothiqua
prend à Venise un aspect particulier, où le flam-
boiement «les architectures se rehausse de la
polychromie chère à l'Orient. Quand, en 1421, lo
patricien Ifarino Contarini commanda à une pléiade
d'artistes renommés le délicieux édifice qu'on
appelle la Cà d'Oro. il ne voulut pas seulement, sur
la façade de marbre, mettre l'élégance des colon-
nades aux arcades finement ciselées, des créneaux
en forme de pal mettes, des fenêtres à l'arcalure
arabe ; il voulut que sa maison brillât dc9 plus
radieuses couleurs. 11 fit peindre les corniches en
bleu d'outremer, les entrelacs de pampres en
blanc sur fond noir; il lit dorer les arcades et le
Feuillage des chapiteaux, les lions et les écussons
en 1 i34. la « maison d'or » achevée éclatait, aux
rives du Grand Canal, d'une splendeur merveilleuse.
A coté d'elle, vingt habitations offraient une
magnificence presque égalé : le palais Contarini-
Fasan, avec la fine broderie de ses balcons de
pierre, les palais Pisani ou Foscari, bien d'autres
encore, tous datant de la première moitié du
xv' siècle, faisaient du Grand Can-il une avenue
unique et merveilleuse, « la plus belle rue, comme
dit Commynes, que je crois qui soit en tout le
monde ».
Les églises, vers le même temps, le cédaient à
peine en splendeur aux palais. Dans la première
moitié du xme siècle, s'élevaient, pour les Domi-
nicain^ l'église des saints Jean et Paul et, pour les
Franciscains, celle de Santa Maria Gloriosa dei
Prari. Toutes deux, d'un gothique plus sévère que
celui des habitations privées, étaient construites
en briques, avec des encadrements de pierre ;
136 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
toutes deux, qui ne furent achevées qu'au courant
du xive siècle, offrent les meilleurs exemples du
tour original que prit l'art gothique en pénétrant
dans la ville des lagunes.
La ville au XVe siècle. — Aussi, au xve siècle,
Venise était-elle une des merveilles de l'Italie, et
tous les voyageurs qui la visitaient en rapportaient
une même impression de luxe, de prospérité et de
magnificence. Le marchand florentin, qui y vint
en 1427, n'a point, dans le poème où il en décrit
les splendeurs, de termes assez enthousiastes pour
louer sa beauté. Sur la place Saint-Marc, devant la
basilique et le palais des doges, il est comme ravi
en extase : il admire l'élégance des édifices, le
luxe des boutiques, l'air confortable des osterie,
« dignes de recevoir des ambassadeurs » ; il admire,
dans la Merceria, les riches étalages, où chatoient
les soies et les velours, où étincellent les brocarts
d'or et les orfèvreries. Près du pont du Rialto, il
admire le grand marché, toujours plein d'une
foule affairée, où se vendent les fruits, les poissons,
les poulets, les oies grasses, et, dans les rues voi-
sines, les boutiques des cordiers, des boulangers,
des bouchers, des brodeurs, des drapiers, des
joailliers; et partout il demeure émerveillé de la
prodigieuse activité de la ville, du bon arrangement
des magasins, de l'ordre qui règne à la douane,
de tout ce qui faisait enfin la grandeur écono-
mique de Venise.
Vers le milieu du xve siècle, l'humaniste iEneas
Sylvius Piccolomini, le futur pape Pie II, n'était
pas moins ébloui de l'aspect de la cité de saint
Marc. Elle lui semblait une ville « unique et admi-
LA GLOIRE DE VENISE 137
rable, le plus noble marché qu'il y ait au monde »,
une ville « toute de marbre, où les maisons des
patriciens sont presque toutes recouvertes de
marbre et d'or. » Un autre voyageur déclarait que
les habitations des nobles étaient «« moins des
maisons particulières que des palais de princes et
de rois. » L'écrivain byzantin qui a raconté, en
témoin oculaire, la réception faite en 1438 par les
Vénitiens à l'empereur grec Jean VIII, n'a point
assez d'éloges pour « cette brillante et grande
Venise, ville vraiment admirable, la [tins admirable
des cités, par sa richesse, sa variété, sa splendeur,
ville bariolée et multicolore, et digne de louanges
infinies, ville enfin sage entre toutes, et qu'on
pourrait justement appeler une seconde Terre pro-
mise. » Il décrit les pompes de l'accueil, les splen-
deurs du Bucenlaure, tout tendu de pourpre et
d'or, les quadrirèmes pavoisées, résonnant du
bruit des musiques et du son des trompettes, la
galère destinée à l'empereur, avec ses rameurs aux
riches habits brodés de feuillages d'or, ses dra-
peaux, ses écussons et ses figures allégoriques, où
le lion de la République s'associait à l'aigle impé-
riale. Il décrit Saint-Marc merveilleux, le palais
magnifique, les maisons patriciennes, « belles entre
les plus belles », et il conclut ainsi : « Ceax qui
n'ont point vu ces merveilles n'y pourront croire;
ceux qui les ont vues restent impuissants à dire
la beauté de la cité, l'élégance des hommes, la
retenue des femmes, le concours du peuple, plein
d'allégresse pour saluer l'entrée de l'empereur. »
Et lorsque, enfin, en 1494, Philippe de Commynes,
ambassadeur pour le roi de France, vint à soh
tour à Venice, si peu sensible que ce politique fût
138 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
d'ordinaire aux choses d'art, lui aussi fut absolu-
ment ébloui du spectacle que lui offrait la ville des
lagunes. « Ils me menèrent, écrit-il, au long de la
grand'rue qu'ils appellent le Canal Grand : et est
bien large (les galées y passent au travers, et y ai
vu navires de quatre cents tonneaux et plus, près
des maisons), et est la plus belle rue que je crois
qui soit en tout le monde, et la mieux maisonnée,
et va le long de la ville. Les maisons sont fort
grandes et hautes, et de bonne pierre les anciennes,
et toutes peintes; les autres, faites depuis cent
ans, toutes ont le devant de marbre blanc, qui leur
vient d'Istrie, à cent milles de là, et encore mainte
grande pièce de porphyre et de serpentine sur le
devant. Au dedans, ont, pour le moins en la plu-
part, deux chambres qui ont les plafonds dorés,
riches manteaux de cheminées de marbre taillé,
les chalis des lits dorés, et les ostevents peints et
dorés, et fort bien meublés dedans. Elle est la
plus triomphante cité que jamais j'ai vue. » Lui
aussi n'a point assez d'admiration pour « le beau
et riche palais des doges, tout de marbre bien
taillé, et le bord des pierres doré de la largeur
d'un pouce », pour « la belle et riche chapelle de
Saint-Marc, toute faite de mosaïques en tous
endroits », et pour les richesses incomparables de
son trésor, pour l'Arsenal enfin, « qui est, dit Com-
mynes, la plus belle chose qui soit en tout le
demeurant du monde au jour d'huy ».
Le Vénitien Marino Sanudo, dans sa Petite Chro-
nique, écrite en 1493, renchérit encore sur ces
témoignages d'admiration. Lui aussi vante la
richesse des boutiques de la Merceria, « où l'on
trouve à acheter tout ce qui existe et que l'on peut
LA GLOinE DE VENISB 139
souhaiter ». le pont du Riallo, tout bordé de maga-
sins, le marché de San Polo, qui, dans n'importa
quelle ville, semblerait une merveille, et qu'à peine
on remarque à Venise, l'île du Rialto, qui est « le
plus riche endroit du monde », les banques où
assent des sommes d'argent prodigieuses, les
magasins regorgeant de marchandises, que les
galères de Venise portent dans le monde entier,
ta richesse singulière de la ville de saint Marc.
m Quoique sur ce sol rien ne pousse, dit Sanudo,
on y trouve en abondance tout ce qu'on désire;
et cela vient de ce que tout le monde y a de
l'argent. »
La Seigneurie aussi bien veillait fort attentive-
ment à tout ce qui pouvait contribuer à la beauté
et au hou état de la cité. De bonne heure, on
>nna que. dans les rues étroites ou mal sûres,
des fanaux seraient allumés la nuit, aux frais de
l'Etat Des travaux importants furent entrepris
pour fournir à la ville de l'eau potable, des mesures
prises pour approfondir ou combler les canaux,
pour interdire le dépôt des ordures dans les rues,
pour éloigner des habitations les industries con-
traires à l'hygiène. Les signori di notte, chargés de
la police, avaient pour fonctions de veiller à l'exé-
cution de ces prescriptions, et le capitulaire qui
détermine leurs attributions est plein de détails
pittoresques. Défense est faite, dans les textes, de
goudronner des pilotis ou de faire bouillir du
poisson le long du quai des Esclavons, afin de ne
point déshonorer l'un des plus beaux quartiers de
la ville; défense de jeter des immondices dans les
canaux; défense aux lépreux et autres malades
atteints « d'infirmités abominables », de s'installer
140 UNE BÉPUBLIQL'E PATRICIENNE : VENISE
à l'entrée des ponts et à la porte des églises.
Pareillement, le gouvernement se préoccupait
d'assurer l'approvisionnement de la ville : les
ufficiali al frumento, institués en 1276, avaient
pour charge d'accumuler dans les magasins publics
d'amples quantités de blé et de légumes secs, et le
prix de vente des objets de consommation était
officiellement fixé. L'exportation du blé et du
fourrage était sévèrement interdite, la fabrication
et la vente du pain soumises à des règles minu-
tieuses. Mais, plus encore, le gouvernement véni-
tien prenait soin de conserver à Venise la situation
privilégiée qu'elle devait à sa lagune, et de lui
assurer la constante protection de ces eaux qui,
selon l'expression d'un décret du xvie siècle, étaient
« les saintes murailles de la patrie » (sanctos
muros pairise). On s'appliqua donc à détourner de
la lagune les embouchures des fleuves dont les
apports pouvaient la combler, à renforcer du côté
de la mer le rempart que formaient les lidi, à ne
point laisser s'ensabler les porti qui ouvraient sur
la libre Adriatique. Au xve siècle, comme aujour-
d'hui, les passes principales étaient celles de
Saint Erasme, du Lido, de Malamocco et de Chiog-
gia. Et grâce à cette constante sollicitude, qui
n'abandonnait rien au hasard, Venise gardait son
caractère original, et demeurait, en même temps
qu'une ville unique au monde, l'une des plus
riches, des plus somptueuses, des plus belles
qu'il y eût au xve siècle.
Les aspects de Venise. — Les peintres vénitiens
de la fin du xvc siècle, dont l'art ajoute une parure
aux autres gloires de la cité, les Bellini, les Car-
L\ GLOIRE CE ^
1-41
paccto, les tfansueti, ont pris plaisir à reproduire
îl el vivant tableau des aspects divers qu'of-
frait alors Venise, et nulle part on n'en peut
retrouver mieux la charmante et pittoresque
signalé déjà le grand tableau où Gentile
Bellini a montré la place Saint-Marc, la basilique
couronnée de - et brillante de marbre et
d'or, le Palais ducal, le campanile, auquel s'appuie
l'antique hôpital de Saint-Marc, et la longue
façade des l'rocuraties, surmontée de terrassée
légères ou alignant sur le ciel les troncs de cône
de ses cheminées innombrables. Dans la
Guérison du Possédé, Carpaccio a peint le pont de
la Rialto et le Grand Canal couvert de gon-
doles, la silhouette éclatante des façades poly-
chromes, les loggias en plein air — qu'on nommait à
Venise Utqô (du mot grec îjXtaxov) — et le quai
étroit couvert d'une foule élégante. Ailleurs, dans
le Miracle de la Sainte-Croix, peint par Gentile
Bellini, un canal plus étroit, le rio de San Lo-
renzo. est représenté, avec son pont de pierre en
dos d ane et les maisons qui le bordent. Puis ce
sont d'autres aspects encore, où apparaît surtout
la place essentielle que la vie sur l'eau tenait dans
les habitudes vénitiennes : ce sont les Iraghcllt. et
naux parfois encore bordés d'arbres, le mou-
vement des barques avec leurs rameurs aux pitto-
resques costumes, les lourds vaisseaux de com-
merce et les trirèmes légères, que Carpaccio a
représentés tant de fois dans les épisodes de la
Légende de sainte Ursule, et les placettes étroites,
pleines de mouvement, et les enseignes singulières
— au Chapeau ou à l'Esturgeon — que Bellini a
142 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VBNISE
montrées suspendues au-dessus de l'entrée des
auberges.
Dans d'autres tableaux des mêmes peintres, de
vieilles églises apparaissent, celle de S. Antonio in
Castello, par exemple, où Carpaccio a peint, accro-
chés au plafond, des modèles de vaisseaux, pieux ex-
voto des marins de Venise. Mais surtout ces maîtres
1 ont pris plaisir à nous faire entrevoir l'arrangement
• intérieurdespalaisetlasplendeur des appartements.
Ici, dans un tableau de MaDsueti, c'est le grand salon
au plafond à rosaces d'or, à la haute cheminée
sculptée et peinte, aux murailles revêtues de
marbre; ailleurs, dans une peinture de Carpaccio,
qui est à Saint Georges des Esclavons, c'est le
studio de saint Jérôme, vrai cabinet d'humaniste
ou de savant, avec ses manuscrits, sa sphère, ses
objets d'art; et c'est enfin la chambre charmante
de sainte Ursule, telle que Carpaccio l'a rêvée, avec
son lit à baldaquin, en bois finement sculplé, la
table étroite et longue où un pieux livre est ouvert,
l'image sainte accrochée au mur, devant laquelle
brûle une lampe, et les grands lis qui, dans des
vases de majolique, fleurissent l'appui des fenê-
tres.
Rien ne fait plus authentiquement revivre cette
Venise disparue, avec la grâce de ses aspects,
l'élégance de ses demeures, le luxe de ses récep-
tions, avec la population bigarrée aussi, qui don-
nait alors à la ville de saint Marc un aspect
d'exotisme cosmopolite. A la fin du xve siècle,
Venise, s'il faut on croire Marino Sanudo, dont le
chiffre semble un peu exagéré *, aurait compté de
1. Des témoignages plus sérieux donnent 116.000 nabi
tants pour 1509 et 131.000 pour 1540.
LA GLOIRE DE VENISE 1 i !
180.000 à 190.000 habitauts. On y rencontrait des
grns de toute nationalité et de toute race, des
marchands d'Italie, d'Allemagne et de France, des
Orientaux de toute couleur et de tout pays, des
Juifs et des Grecs, des Dalmates et des Albanais,
des Turcs et des Tartares, des esclaves noirs et
blancs, toutes les variétés de type, toutes les
nuances de costume. On conçoit que l'orienta-
talisme ait pris naissance dans un tel milieu, et
qu'il ait fleuri d'abord dans les tableaux des
peintres vénitiens de la fin du xve siècle, d'un
Gentile Bellini, qui avait d'ailleurs, en 1479, été
envoyé en mission à Constantinople et y avait
peint un portrait célèbre de Mahomet II, d'un
Carpaccio, si sensible à l'attrait pittoresque des
Turcs enturbannés, des musiciens tartares et des
Orientales voilées. Préoccupation redoutable des
politiques de la fin du xve siècle, le Turc était à
la mode dans l'art aussi; et le goût d'orientalisme
qui pénétrait la ville des lagunes dit assez quel
milieu pittoresque et coloré, original et charmant,
elle offrait alors à tous ceux qui la visitaient.
Dans la seconde moitié du xve siècle, Venise
était vraiment à l'apogée de sa gloire. Le monde
s'accordait à vanter la sagesse de son gouverne-
ment, sa richesse, sa puissance, sa splendeur. Il
semblait que, partout où ses intérêts étaient en
jeu, sa force fût capable de les faire triompher;
il semblait que sa fortune fût assurée à jamais.
Depuis mille ans environ que Venise avait pris
naissance, progressivement elle s'était élevée au
rang d'un des Etats les plus puissants et les mieux
organisés que le monde eût connus. Elle ne dépas-
sera pas désormais ce haut degré de prospérité.
144 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISI
Déjà , dans son organisme , se font sentir les
germes obscurs de la décadence. La cité de saint
Marc pourra bien, au xvie siècle, étonner encore
l'univers par le magnifique essor de sa civilisation ;
sous cette apparente grandeur , déjà la ruine
menace. Et c'est pourquoi le Moyen Age vénitien
mérite, — quoi qu'on en puisse penser d'abord, —
plus que l'époque de la Renaissance, l'attention de
l'historien : c'est alors vraiment que s'est fondée la
puissance et épanouie la gloire de Venise.
CHAPITRE V
La vie et l'âme vénitiennes.
I. — Les fêtes de Venise. — La vie privée et les mœurs.
li — L'ème vénitienne. — Le souci du commerce. — Le
souci dos choses religieuses. — Venise et l'Église. — Le
patriotisme vénitien. — Les qualités du Vénitien. — Le
doge André Dandolo. — La culture intellectuelle.
Une ville telle qu'était Venise au xve siècle,
riche, élégante, éprise de luxe, de splendeur, de
couleur, offrait, pour des fêtes magnifiques, un cadre
merveilleux. Aussi n'étaient-ce, dans la cité de
saint Marc, que solennités de toute espèce, civiles
et religieuses, politiques et militaires, où les Véni-
tiens se complaisaient d'autant plus que c'était uno
manière encore d'exalter la gloire de la ville et
d'attester tout ensemble sa puissance orgueilleuse
et l'amour profond que les citoyens avaient pour la
patrie.
Les fêtes de Venise. — De très bonne heure, les
Vénitiens avaient pratiqué le tir de l'arc, « exercice
très utile, dit un document, et avantageux pour
notre pays », en ce qu'il entretenait la vigueur cor-
146 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
porelle et formait une race robuste pour la défense
de la cité. Ce vieil usage subsistait encore au
xive siècle. Tous les Vénitiens, de quinze à trente-
cinq ans, étaient inscrits dans les compagnies d'ar-
chers et, trois fois par an, à Saint-Nicolas du Lido.
avaient lieu, en grande pompe, des concours de tir
solennels. De la même intention procédaient les
luttes à coups de bâtons et à coups de poings, qui
subsistèrent jusqu'au xvme siècle, et où s'affron-
taient, sur des ponts sans parapet, — au grand
risque de se laisser choir dans le canal, — les
jeunes gens des divers quartiers de la ville. Le
même culte de la force physique se manifestait
dans ces exercices d'équilibre et d'agilité qu'on
nommait les Forze d'Frcole, où d'ingénieux acro-
bates échafaudaient des pyramides humaines sou-
vent édifiées sur l'appui branlant d'un plancher de
bois posé sur deux barques. Et, depuis le commen-
cement du xiv0 siècle enfin, les régates tenaient une
grande place dans la ville des lagunes et, vers la fin
du xve siècle, les femmes même commençaient à y
prendre part.
Si les canaux et la lagune offraient ainsi un
merveilleux champ d'action à l'activité populaire,
la Piazzetta et la place Saint-Marc étaient, pour
d'autres fêtes, le plus admirable des théâtres. On y
donnait des combats de taureaux, non point à la
mode espagnole, mais où la bête, maintenue par
une corde attachée à ses cornes, était attaquée par
des chiens vigoureux; les Vénitiens prenaient grand
plaisir à ces batailles et le doge ne dédaignait pas
de les venir admirer du balcon du Palais ducal.
D'autres jours, c'étaient des tournois magnifiques,
pour lesquels la graud'place était toute décorée de
LA VIE ET L'AMI VÉNITIENNES 147
peintures, d'éeussonfl et d'étendards, toute éblouis-
sante de la splendeur des armes, de l'éclat des
costumes et de la beauté des chevaux, bans la
u-dessus du grand portail de Saint-
Mare, le doge prenait place avec sa compagnie,
et la magnificence du spectacle attirait des spec-
tateurs innombrables. Pétrarque nous a conservé
lYt'iiir somptueux de la fête qui fut donnée
M 1364 et où le roi de Chypre Pierre II, alors
l'hôte de la République, rompit une lance brillam-
ment; en 1413, à l'occasion de l'élection du doge
Thomas Mocenigo, le tournoi ne fut pas moins
beau, et pus de soixante mille personnes y assis-
tèrent.
! • a Vénitiens étaient un peuple très pieux, au
moins si l'on s'en tient aux manifestations exté-
rieures d»' la religion : « C'est la cité, dit Com-
mynes, où le service de Dieu est le plus solennelle-
ment fait, et encore qu'il y peut bien avoir d'autres
fautes, si crois-je que Dieu les a en aide pour la
révérence qu'ils portent au service de l'Eglise. » Il
est certain que les fêtes religieuses étaient, à
Venise, nombreuses et splendides. Les fêtes en
l'honneur de la Vierge étaient célébrées avec une
pompe particulière, et pareillement les quatre fêtes
de saint Marc, qui commémoraient la' passion de
l'apôtre, la translation de ses reliques d'Alexandrie
à Venise, son apparition merveilleuse au xie siècle
et la consécration de la basilique élevée à sa gloire.
Saint Etienne et saint Jean, saint Laurent et saint
Michel, saint Martin et saint Nicolas se parta-
geaient, après l'Evangéliste, la dévotion des Véni-
tiens, et le tableau fameux de Genlile Bellini
montre suffisamment la magnificence des procès-
148 DNE RÉPUBLIQCF PATRICIENNE : VENISE
sions qui, aux jours de fête, déroulaient leur pom-
peux cortège sur la place Saint-Marc.
D'autres fêles, celles-là plus caractéristiques
encore de l'esprit 'vénitien, rappelaient les
triomphes de la République et les journées les
plus glorieuses de son histoire. C'était, le 1er février,
la fête délie Marie, dont Commynes encore a
recueilli le souvenir, et où l'on commémorait la
reprise des fiancées vénitiennes enlevées, au cours
du xe siècle, dans la cathédrale de Saint-Pierre in
Castello, par les pirates d'istrie. Ce jour-là, douze
jeunes filles patriciennes, choisies parmi les plus
belles de la ville, s'en allaient, magnifiquement
vêtues et couronnées d'or, à la cathédrale d'abord
et ensuite à Saint-Marc, où on célébrait une
messe solennelle; puis, escortant le doge, elles
parcouraient le grand canal, et se rendaient à
Santa Maria Formosa, où avait lieu une autre
cérémonie, en l'honneur des habitants de cette ,
paroisse, à qui la tradition attribuait un rôle
important dans la victoire remportée. Jusqu'en
1379, la fête subsista; les malheurs de la guerre de
Chioggia la firent alors interrompre; et, seule,
l'habitude s'en conserva, pour le doge, jusqu'à la
fin de la République, d'aller recevoir annuel-
lement, des mains du curé de l'église, les cha-
peaux de paille dorée et le vin de Malvoisie,
que lui offraient les habitants du quartier de
Santa Maria Formosa.
Le jour de l'Ascension rappelait de plus mémo-
rables triomphes. C'était à cette date que iadis
Pierre II Orseolo avait quitté Venise pour conquérir
la Dalmatie; c'était à cette date que, plus tard,
d'après la légende, les galères vénitiennes avaient
LA VIS et l'ave vénitiennes 149
défait la flotte de Frédéric Barberousse, et
qu'Alexandre III avait, en récompense, accordé à
la République l'empire de l'Adriatique. En mémoire
de ces grands événements, chaque année, à partir
du xnr* siècle, le doge célébrait en grande pompe
son mariage symbolique avec la mer. Monté sur
le Bucentaure, il se rendait, dans son somptueux
costume de pourpre et d'or, jusqu'à la passe du
Lido, et là, jetant son anneau d'or dans les flots,
il prononçait la formule solennelle : « Nous
t'épousons, ô mer, en signe de véritable et per-
pétuelle domination ». Puis on chantait la messe,
et la fête s'achevait, le soir, par un somptueux
banquet au palais.
Le jeudi saint, on fêtait la victoire remportée
au xne siècle sur le patriarche d'Aquilée. Depuis
lors, le prélat envoyait, chaque année, ce jour-là,
comme tribut, à Venise, douze gros pains et
douze porcs gras. En grande pompe, sur la place
Saint-Marc, parmi les feux d'artifice et les accla-
mations du populaire, on égorgeait ces animaux,
land.s que, dans le Palais ducal, le doge et ses
constillers abattaient, avec une masse de fer, de
petits châteaux de bois symbolisant les forteresses
du Frioul.
De même on célébrait le souvenir de la conquête
de Cbnstantinople et le jour de Saint-Vit, où
avait été écrasée la sédition de Bajamonte Tiepolo,
et celji de Saint-Isidore, où avait été condamné
Marin» Falier. L'élection du doge était l'occasion
d'autns festivités, banquets, processions sur la
place, offices solennels dans la basilique, diver-
tissements populaires. Venise ne lais.-ait échapper
nulle occasion d'exalter sa gloire, sa richesse, sa
150 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
puissance : elle se plaisait surtout à en éblouir
les princes et les rois qui la visitaient en foule
au xive et au XVe siècle. Au roi de Chypre,
venu en 1362, succédait, en 1367, l'empereur
Charles IV; puis c'étaient des princes italiens, les
souverains de Milan, de Mantoue, de Ferrare, les
archiducs d'Autriche, les ducs de Bourgogne, les
empereurs de Constantinople Manuel II (1403) ou
Jean VIII (1437); c'étaient le fils du roi de Por-
tugal et le fils du roi d'Aragon, l'archevêque de
Westminster et le duc de Bavière, l'empereur
Frédéric III, qui venait à deux reprises (1452 et
1468), bien d'autres encore. Pour recevoir ces
hôtes dont s'illustrait sa gloire, la République
n'avait pas assez de splendeurs, et tous repartaient
émerveillés de la beauté des costumes, de la
magnificence des joyaux, de l'incomparable puis-
sance de la ville de saint Marc. Venise, dès cette
époque, était l'auberge des rois.
Et, dès ce moment aussi, une autre fête mettait,
pour des semaines, la cité en liesse : c'était le
fameux carnaval de Venise. Dès le xni* siècle,
l'usage apparaît de se masquer à certains jours de
fête, et une loi de 1339 défend les travestissements
déshonnètes et interdit d'entrer avec le mcsque
dans les églises et les monastères de femmes, où,
à la faveur du déguisement, se disaient et se
commettaient force indécences. Mais ces réserves
mêmes montrent qu'à certains jours le masque
était permis, et l'usage en était, au xve siède, si
général, que les fabricants de masques fondaient,
dans la grande corporation des peintres, un
groupe séparé.
On voit, dans les tableaux où Carpaccio i peiut
LA VIE IT l'\ME u'mTIBNNES 15i
la légende de sainte Ursule, des jeunes gens élé-
gants, aux chausses étroites brodées d'argent et
d'i>r, aux pourpoints magnifiques, et dont une
toque rouge couvre les longs cheveux flottants. Ce
sont les compngnons de la Calza, (leur de la jeu-
nesse et de l'élégance vénitiennes, dont les cor-
porations, désignées de noms divers, avaient, en
quelque manière, la charge officielle d'organiser les
fêtes publiques. Ils s'en acquittaient avec un art
délicat et fastueux ; et c'était une manière encore,
en rehaussant de splendeur le merveilleux décor
de Venise, de contribuer au prestige et à la gloire
do la cité.
La vie privée et les mœurs. — On imagine que
le luxe des particuliers ne le cédait point au luxe
public. A la magnificence des appartements, où
parfois la décoration d'une seule pièce valait, au
témoignage d'un voyageur milanais, plus de
11.000 ducats d'or, correspondait la richesse des
toilettes féminines, par où les patriciennes de
Venise semblaient comparables à la duchesse de
Milan ou à la reine de France. Sans doute, eu des
temps très anciens, on avait rencontré à Venise
des femmes d'humeur austère et grave, comme
cette dogaresse Félicité Michieli, dont l'épitaphe,
au nirthex de Saint-Marc, rapporte qu'elle était
pieuse et bienfaisante, gracieuse en son langage,
modeste et sans ostentation, et que la beauté de
son àme transparaissait dans la douceur de son
visage. Mais, depuis le xne siècle, les mœurs
avaient changé. Les patriciennes de Venise jugeaient
qu'étaler leurs parures était un hommage rendu à
la noblesse de leurs familles et à la gloire de la
152 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
cité. Et elles n'hésitaient point à s'adresser au pape
lui-même (des suppliques curieuses du xve siècle
l'attestent), afin qu'il les autorisât, malgré la
défense du patriarche, à porter leurs bijoux et
leurs pierreries, « pour l'honneur de leurs maisons,
comme dit le texte, autant que pour le soin de
leur propre beauté ».
Dans la Venise du xiv* et du xve siècle, la femme
tenait une très grande place, et la loi avait fort à
faire, autant pour refréner un peu le luxe de sa
toilette que pour lui assurer une suffisante protec-
tion. Dans cette ville riche, élégante et mondaine,
pleine d'esclaves aux mœurs faciles et de courti-
sanes innombrables (omnino sunt necessarids in
terra ista, dit un décret de 1360), la corruption
était grande et le sens moral assez médiocre.
« Beaucoup de choses honteuses et déshonnêtes,
dit un acte du Grand Conseil de 1315, se commet-
tent sur la place Saint-Marc, sous le portique et
dans l'église même». Les plus grands donnaient
l'exemple, et, malgré les sévérités de la justice, ils
trouvaient sans cesse des imitateurs. Escalades de
balcons, enlèvements, violences, familiarités publi-
ques et choquantes, mariages irréguliers, formaient
le train ordinaire de la vie vénitienne. L'amour
était un puissant dieu, dont les gens les plus graves
n'évitaient point les coups : témoin l'aventure qui,
au grand scandale des contemporains, jeta le doge
André Dandolo aux pieds de la belle Isabelle
Fieschi. Philtres, conjurations magiques, prati-
ques de sorcellerie pour se faire aimer, étaient à
Venise choses de courant usage. Et la ville en gar-
dait, par toute l'Italie, assez fâcheuse réputation.
Les poètes satiriques raillaient volontiers la com-
LA VIE ET I.UIl \ I:\1TIEMNES 153
plaisance des femmes de Venise, « plus avides, dit
un auteur du xrv* siècle, de chair fraîche que de
pain », et la cité de saint Marc semblait une ville
■ pleine d'embûches », la senline de toutes les
richesses et de toutes les corruptions.
V rse payait ainsi la rançon inévitable de sa
tnomique et du contact où son com-
merce la mettait avec toutes les races de l'univers.
Elle avait, à bien d'autres égards encore, assez
mauvaise renommée. Dès le xiue siècle, Fra Salim-
bene écrivait des Vénitiens : *< Ce sont des hommes
s, obstinés et superstitieux, et ils voudraient,
s'ils le pouvaient, subjuguer le monde entier. Ils
traitent rudement les marchands qui viennent chez
eux. leur vendant très cher ce qu'ils achètent, et
percevant, en outre, sur les mêmes personnes, sur
les divers points de leur territoire, des droits de
passage fort lourds ». Jean Villani, au xive siècle,
ne les traitait pas mieux, et les nommait « une
race perfide, issue du sang d'Anténor, qui trahit
Troie sa patrie ». Boccace déclarait Venise « l'asile
de toute mauvaiseté », et lui reprochait son ambi-
tion, son orgueil, sa tyrannie. Sans doute, d'autres
la jugeaient mieux, et Pétrarque affirmait « qu'il
n'existait point d'endroit où un ami de la tranquil-
lité et de la vertu pût se plaire davantage qu'en
cette très noble Venise ». Au total, les ambitions
économiques et politiques des Vénitiens leur
valaient, non sans raison, des critiques as3e« rudes.
Pourtant, un fonds sérieux de qualités viriles
recommandait l'âme vénitienne, et lui donnait une
singulière beauté.
154 VNB RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
H
L'âme vénitienne. — Dans la commission que le
Sénat rédigea en 1374 pour tracer au baile de
Gonstantinople la conduite qu'il aurait à tenir, on
lit un mot caractéristique : l'ambassadeur devra,
en toute circonstance, « agir pour le profit et
l'honneur de Venise » (ad proficuum et honorem
Veneciarum). La même formule se retrouve dans
le serment que tout fonctionnaire de la République
prêtait avant d'aller prendre possession de son
poste ou de son commandement ; et elle résume
assez exactement le devoir proposé à l'activité
économique, à la conduite politique, à la vie de
tout citoyen vénitien. Gomme en une devise signi-
ficative, le double aspect de l'âme vénitienne
apparaît dans ces quelques mots : âpre souci des
intérêts matériels, de la grandeur politique de la
cité, et, plus encore, supérieur à tout le reste,
ardent et patriotique souci de sa grandeur morale
et de sa gloire.
Le souci de commerce. — Cher tout Vénitien,
une préoccupation d'abord apparaît, essentielle,
primordiale : celle des intérêts du commerce de
la République. Pour étendre le champ d'action de
ce commerce, pour accroître l'empire colonial de
la ville, pour gagner de l'argent et créer de la
richesse, jamais un Vénitien n'éprouva grands
scrupules de conscience. Peu lui importait, s'il y
avait profit à en tirer, de trafiquer avec les musul-
mans, fût-ce en trahissant la chrétienté ; peu lui
importait de porter aux infidèles des matières
LA VIE ET l'\ME VÉNITIENNES 155
prohibées ou de faire la traite des esclaves, si ce
commerce était rémunérateur. Pour s'ouvrir des
marchés nouveaux, pour les défendre contre leurs
concurrents, les Vénitiens déployaient une àpreté
prodigieuse : et tous les moyens leur étaient bons,
brutalités, violences, contre ceux qui tentaient de
!nur résister.
Un exemple remarquable de la façon dont le
-ouei des intérêts de Venise dominait toute autre
considération dans des âmes vénitiennes, et dans
les plus pieuses même, apparaît dans le livre de
Marino Sanudo le vieux, intitulé : Sécréta fidclium
crucis. Au xiv* siècle, l'idée de la croisade n'avait
point cessé de préoccuper le monde chrétien, et
- publicisles de l'époque s'efforçaient de trouver
les solutions à ce difficile problème. Celle de
Sanudo est particulièrement digne d'attention par
le soin qu'elle apporte de concilier les intérêts de
ce monde et de l'autre, et tout en poursuivant la
délivrance du Saint-Sépulcre, d'assurer à Venise
le contrôle du commerce de l'Inde et de la Chine.
Que propose, en effet, ce Vénitien? L'Egypte, à ses
yeux, apparaît justement comme le centre vivant de
l'Islam. La conquérir par les armes serait assuré-
mont le parti le plus avantageux pour Venise;
mail l'entreprise est difficile, ou plutôt irréalisable.
Du moins, peut-on ruiner sa puissance en détour-
nant vers d'autres régions, la Syrie et la Grèce, le
commerce d'Orient dont elle tire sa richesse; et
Sanudo conseille, à cet effet, tout un système de
droiLs prohibitifs et un blocus — d'allure toute napo-
léonienne— etqui fait penser au blocus continental.
Et c'est une chose significative et caractéristique,
de voi "itien, grand marchand et homme
156 UNE BÉPUBLIQL'E PATBICIENNE : VENISE
d'Etat tout ensemble, résoudre par des moyens
tout économiques le plus délicat des problèmes
religieux.
Ainsi le souci des affaires particulières, l'âpreté
commerciale de l'individu se confondent en toutes
circonstances avec l'intérêt supérieur de l'Etat et
s'y subordonnent. Et c'est un trait à retenir, que
Ton retrouve dans toutes les manifestations du
caractère vénitien : la subordination volontaire des
intérêts particuliers au service et à la grandeur de
la République.
Le souci des choses religieuses. — Il est inté-
ressant de rechercher comment, dans une âme
vénitienne, ces sentiments s'accommodent avec
d'autres devoirs, dont l'obligation était singulière-
ment forte chez des hommes du Moyen Age, les
devoirs de la piété et de la religion. Les Vénitiens,
on le sait, étaient pieux. Il suffit, pour comprendre
à quelle profondeur l'émotion religieuse pouvait,
chez eux, emplir certaines âmes, de regarder les
madones adorables et tendres, qu'a peintes un
Giovanni Bellini. Mais leur piété était pratique
aussi : on y sent toujours comme une arrière-pen-
sée utilitaire, l'idée qu'un capital religieux est,
pour un Etat, une force, au moins autant qu'un
capital matériel. Un des grands soucis des Véni-
tiens fut toujours de conquérir, pour la cité, des
reliques saintes, depuis celles de saint Marc jusqu'à
tant d'autres qu'ils acquirent ou volèrent au cours
du xne et du xme siècle. Il faut lire, dans les récits
qui racontent la translation des corps sacrés, les
sollicitations, d'une habileté naïve, par lesquelles
on s'efforce de séduire le saint pour l'attirer à
LA VIE ET L'AMI VÉNITIENNES 15~
3e. A saint Nicolas de Myra, les fidèles décla-
rent dévotement, au moment d'enlever ses restes
vénérés : •< Venise, la fille, t'invite; elle brûle de
te voir, saint père Nicolas, » A suint Isidore on
représente qu'il trouvera, en venant dans la ville
Lrunes. la plus auguste compagnie, saint Marc
et saint Etienne, saint Hermagoras et saint Nico-
las. Kt l'auteur de la translation de saint Nicolas,
félicitant sa patrie d'avoir su s'assurer tout ensem-
ble le patronage de saint Marc, défenseur dans la
bataille, et de sain! Nicolas, protecteur dans la tem-
ajoute ces mots caractéristiques : « Tu as
conquis l'un de ces saints, Venise, par une ingé-
■ tromperie, l'autre par un coup de force
ouverte. Et pourtant il n'y a là ni tromperie ni vol,
car ce n'est point une intention mauvaise qui a
guidé tes actes, mais le respect des saints et le
zèle de la religion ». Pour un Vénitien, la fin jus-
tifiait les moyens, dans les choses de la piété
même, pourvu que cette fin fût l'intérêt et la gran-
deur de la cité.
arément la dévotion aux reliques était chose
générale au Moyen Age et elle ne vaudrait point
d'être notée, si elle n'avait pris à Venise un tour
particulier. Non seulement c'est faire œuvre
pie d'enrichir la cité de quelque sainte dépouille;
mais l'orgueil vénitien se plaît à imaginer que les
saints éprouvent un plaisir spécial à être, même
par violence, transportés dans la ville de saint
Marc. Le récit que fait, dans sa chronique, le doge
André Dandolo de l'invention du corps de saint
Tarasios est à cet égard tout à fait remarquable.
Dans un pays d'Orient, au cours d'une relâche.
trois marins vénitiens entrent dans une église, et
•: ■- -
Fan d'eux entend watt voix : • Entére d'ici ce corps
saint et emporte-le arec toi ». I/bomme prie, pue
cherche; et près 4e fantel, 3 aperçoit cne icône
. - -..- 7i-i ::* . "^ -. ■.'.:. .'.-t -. : ~ .-
et, derrière r étoffe, 3 découvre une pièce ci les
;- .. :. -.-- • : •;:-•. ï:;:-.^- *-. -: :-• .»:.-;*<.
.*. -~ " -. -. .- i . ;- . :* .. r-.vi..* :- : •■; '_,-.• .-
corps sacré ; et celui-ci, dît la tirade, à l'appel
'.--. i :.;.-,.: ;.'•'- ..: ■■-.■:■-. -; ■:-.-.::: ~. ::.~
«a être rivant et dire à son ravisseur : « Enlève-
asoi : je sais toat prêt à venir arec toi ». Et les
■V ,--.- ■:.■/.:■'-. ■-- ■--. . ,.-. '■'■-. ■'■■■:.. .h-
::. ■.■.-.-■;•.■-.■:-.: ■..•-.:. -.;•-• c .2 v v '- ',-_:. . -.: ; ..* .-
raat: * Bosssses cruels, rendez-nous notre saint
: • . . . - - - . : :-...• . . - • -, _i ; _-. j-.
ûsteire, n'est pas
à Venise, de servir les intérêts de TEtat- Les
-
\i¥ i i i ' wii \i\ii IENNKS l&M
louables. si une piété étrangement raison-
nable, qui 08 verse ai dans les excès du mysti-
cisme, ai dans ceux de la superstition. Lorsque,
au xiv' siècle, sévirent dans l'Occident chrétien
les processions des flagellants, résolument le gou-
vernement il»* la République les défendit à V<
et on raconte qu'en 1390, on serviteur dei
avant rencontré un de ers cortèges interdits, ne
se lit point scrupule d'arracher le CTUCifis des
mains de celui qui le portait et de le jeter par terre
brutalement. Et loin de le blâmer, la Seigneurie
bannit les chefs du mouvement. Pareillement, en
, pendant la guerre de Chioggia, la Hépub
appela \ à prendre les armes comme
itres citoy< us et «* 1 1 1* exila ceux qui refus
rvir. I : qu'à Veniso l'Etat proclamai I har-
diment sa Bur l'Eglise et entendait lui
imposer son autorité.
Venise el L'Eglise. — Dès les premiers temps de
i.i République, l< doge intervenait, <mi confirmant
l'élet tion. dans le choii du patriarche «In Orado, et
il conserva ce droit lorsque, en 1451, le patriar-
cat de Grado fut supprimé et le titre de patriarche
attribué à Pévèquc de Venise. De même les
évoques du territoire vénitien, dont l'élection
n'avait lieu qu'après autorisation <!<• l'Etat, étaient
investia par le doge de leurs charges; à partir de
tii furent môme choisis par le Sén it. La
surveillance «lu clergé séculier appartenait au
i lix, cello du cl ulior, à partir
éditeurs dêa ptonastànt ,' et la
lin veillait attentivement, en réclamant la p
Dstitutioc iasliques, à ce que les inté
iCO UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
rets de l'Etat ne fussent point lésés par les choses
de la religion. L'Etat s'appliquait à limiter les
immunités ecclésiastiques (le clergé était astreint
aux mêmes impôts que le reste des citoyens) et le
développement de la mainmorte; il soumettait le
clergé, sauf pour les causes spirituelles, aux mômes
tribunaux que les laïques; bien plus, il contrôlait
les délibérations du tribunal de l'Inquisition, aux-
quelles assistaient trois sénateurs, portant le titre
d'inquisiteurs pour l'hérésie; il se réservait le
droit d'examiner, avant qu'ils fussent publiés, les
ordres de la Congrégation; il entendait surtout
exercer, sur les personnes et les choses de la
religion, une autorité indiscutée dans les choses
temporelles. « Le prince, déclarait un doge au
nonce pontifical, ne connaît dans les choses tem-
porelles d'autre supérieur que Dieu. » L'Etat
excluait des emplois publics toutes les personnes
d'Eglise et les nobles même qui étaient pourvus
de quelque bénéfice ecclésiastique; et telle était
la crainte de l'influence de l'Eglise dans les affaires
de la cité, qu'au Grand Conseil comme au Sénat,
lorsque venait en discussion quelque question
relative au clergé ou aux rapports avec Rome,
tous ceux qui avaient des parents ou des alliés
dans les ordres, tous ceux que leurs traditions de
famille désignaient comme des partisans avoués
du Saint-Siège étaient exclus par cette formule
que la loi prescrivait : Fuora Papallsli {Dehors les
papalins.)
C'est qu'en effet, malgré le respect extérieur
que Venise professait pour la papauté, et quoi-
qu'elle se targuât d'avoir mérité le nom de « cité
apostolique et sainte », elle maintint toujours à
LA VIE ET l\\ME \L.MTIENNES ICI
ird du Saint-Siège une ferme et énergique
indépendance. On a vu comment, au temps de Henri
Dandolo, elle bravait Innocent III et se laissait
frapper sans s'émouvoir des foudres pontificales.
Plu6 tard, au xive et au xv' siècle, quatre fois elle
fut, sans en être troublée, mise en interdit. Si elle
acceptait sans hésiter les canons du Concile de
Trente en matière de dogme, toujours elle répons
les dispositions disciplinaires qui étaient c
traires aux lois vénitiennes; en aucun Elat euro-
péen, le clergé et la papauté n'ont exercé aussi peu
d'influence qu'à Venise. Pour maintenir ses droits
et défendre sa liberté, la République n'hésita
même pas à entrer en conflit ouvert avec Rome, et
il faut constater que, dans ces luttes, le gouverne-
ment fut soutenu par la presque totalité du clergé
vénitien, reconnaissant à la Seigneurie du souci
qu'elle prenait de ses intérêts et de la protection
qu'elle lui assurait contre le Saint-Siège même.
Dans la cité de saint Marc, l'Eglise n'était pas
moins que le reste des citoyens soucieuse de la
dignité et de la grandeur de l'Etat, et jamais elle
ne s'étonna que la République, dans les entreprises
en apparence les plus saintes, considérât avant
toute chose les intérêts politiques de la cité.
Le patriotisme vénitien. — Et tout cela se
ramène au total à un sentiment de patriotisme très
élevé et très lier. Dès l'enfance, les jeunes patri-
ciens de Venise apprenaient qu'inévitablement ils
auraient accès un jour aux charges de l'Etat, et
qu'inévitablement ils en devraient être les servi-
teurs. Toute l'éducation qu'ils recevaient les pré-
parait à ces obligations futures; toute leur vie
162 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
s'employait au maniement des affaires publiques ;
et la loi, en leur interdisant le refus des magistra-
tures, en leur imposant la présence assidue aux
conseils, était la garantie de leur dévouement.
Ceux qui n'étaient point de famille noble, les
citoyens à qui les bénéfices de l'industrie et du
commerce, le bon ordre et la tranquillité de la cité
assuraient une existence souvent fortunée et tou-
jours facile, n'avaient pas moins d'attachement à
Venise. A l'intérieur de la ville, chaque citoyen
était également soucieux du salut et de la grandeur
de l'Etat, non point seulement par l'appât des
récompenses promises à son zèle, mais « par
ardeur d'amour pour la patrie » (per zelo de amore
per la palria), comme disait ce Vénitien du
xve siècle qui, ayant dénoncé un homme coupable
d'avoir volé des joyaux du Trésor, refusait nette-
ment toute récompense d'un acte qui lui semblait
naturel. Au dehors, se dévouer partout et sans
cesse, dépenser sa fortune, son énergie, son intel-
ligence, travailler constamment pour l'intérêt et la
gloire de Venise, — que ce fût, comme Marco
Polo, en ouvrant au commerce des routes nou-
velles, ou, comme les marchands qui revenaient
des mers levantines, en rapportant de quoi embellir
la cité, — s'appliquer à accroître sa puissance en
lui fournissant sur tout ce qui l'intéressait les
informations les plus sûres, tel était le souci de
chaque Vénitien. Depuis 1268, le Sénat avait pres-
crit aux ambassadeurs de lui adresser, au retour
de leur mission, des rapports d'ensemble, origine
lointaine de ces « relations » précieuses, où écla-
tent le bon sens aiguisé et la finesse d'observation
des diplomates vénitiens. Pour servir son pays,
LA VIE ET I.'aME VÉNITIENNES 163
rien n'a jamais coûté à on Vénitien, ni l'espion-
aage, ni l'intrigue, ni l'assassinat politique même.
us doute il faut parfois, pour accepter telles
de ces obligations, une trempe d'âme dure, inté-
ressée et assez dénuée de scrupules; mais il y a,
dans cette conception du devoir envers la patrie,
une réelle beauté par l'intention qui l'inspire et
par l'abnégation à servir, noblement acceptée.
Qu'on regarde dans tous les rangs, dans toutes
les classes de la société vénitienne, partout un
même sentiment apparaît. Qu'on parcoure les
Annales de Malipiero, un soldat, les Diarii de
Sanudo, un haut fonctionnaire, le Journal de
Priuli, marchand et banquier, une inspiration
commune traverse leur œuvre; tous écrivent pour
la gloire et l'honneur de saint Marc, « dont chacun
de nous, disait un ambassadeur vénitien, a le nom
gravé sur son cœur. » Ce ne sont là que quelques
exemples; mais chez tout Vénitien, quel qui soit,
une idée maîtresse domine tout le cours de la
vie : c'est que la République est tout et l'iudividu
rien.
Les qualités du Vénitien. — On se demandera
maintenant quelles qualités essentielles le Vénitien
apportait au service de son pays.
En esquissant précédemment les figures d'un
Henri Dandolo ou d'un Marco Polo, on a marqué
déjà quelques-uns des traits les plus caractéristi-
ques de l'esprit vénitien : chez l'un, l'ambition
orgueilleuse et tenace, la bravoure admirable, le
sens politique et l'habileté diplomatique plus mer-
veilleux encore, la résolution ei la finesse, la pré-
vision subtile et l'initiative hardie; chez l'autre,
164 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
l'énergie ingénieuse et infatigable, le sens des
affaires et l'ardeur à s'enrichir, l'esprit d'entre-
prise et l'esprit d'observation; chez tous deux, une
fierté pareille d'être issus de la cité de saint Marc,
une intelligence souple et forte à servir ses inté-
rêts, un égal dévouement à la patrie vénitienne.
Tous deux montrent des âmes jalouses de leur
indépendance, modérément embarrassées de pré-
jugés et de scrupules, une prudence adroite servie
par une ferme volonté et par un sens pratique
étrangement réaliste; tous deux, sobres de paroles,
ont mieux aimé agir que discourir. Le goût de
l'action utile est un des ressorts du caractère
vénitien.
Le doge André Dandolo. — André Dandolo, qui
fut doge de 1343 à 1354, nous offre un autre type
assez représentatif de l'esprit vénitien. Issu d'une
des plus illustres familles du patriciat, il avait de
bonne heure joué un rôle dans la cité; depuis
1331 il occupait la haute charge de procurateur de
Saint-Marc; docteur de Padoue, il avait été pro-
fesseur de droit à l'Université de cette ville, et il
était devenu si populaire à Venise — il avait, par
sa bonne grâce, mérité le surnom de // cortese —
qu'en 1339, alors qu'il n'avait que trente-deux
ans, on pensa à l'élire doge. Il parvint quatre ans
plus tard à la magistrature suprême, à un âge
absolument inaccoutumé. Mais les éminentes qua-
lités de l'homme justifiaient cette exception sans
précédent. Légiste savant, écrivain distingué, grand
patriote, il rachetait sa jeunesse, comme le dil un
chroniqueur, « par la gravité extraordinaire de ses
mœurs et la pratique de toutes les vertus ». Peu
LA VIE ET L'AME W\ 165
do chefs de l'Etat vénitien ont eu une plus pleine
et plus haute conscience de leurs devoirs : lui-
même a écrit quelque part qu'il aimait mieux être
utile que commander prodcss>> (/nain prœesse). Il
a eu pour souri constant le bien de ses sujets et la
prospérité de la République, convaincu, comme il
- lit encore. « que la renommée, du souverain
s'accroît d'autant plus glorieusement qu'il se
montre plus attentif à veiller aux intérêts de ceux
qu'il gouverne ». Bien que fort ami de la paix,
il n'a jamais hésité à s'engager dans les plus
grandes guerres, toutes les luis que le bien de
• a semblé l'exiger, qu'il s'agît, dans la
• le combattre les Turcs mena-
çants, de réprimer durement, en 13i8, la révolte
de Zara, ou d'< s contre Gênes une lutte déci-
el i! est, 'lit-on. mort de douleur des désas-
très de la patrie.
André Dandolo, outre son rôle politique, a fait
œuvre de législateur et d'historien. C'était un
homme lettré, grand ami de Pétrarque; il aimait
les arts aussi, et c'est lui qui a fait décorer de mo-
saïques le baptistère de Saint-Marc. Mais son acti-
vité intellectuelle offre un trait particulier et
significatif : le but essentiellement pratique qu'elle
s'est toujours proposé. Lorsqu'il a fait composer
eux recueils diplomatiques appelés le Liber
albus et le Liber blancus, c'est qu'il voulait, en
ublant les plus anciens traités conclus par
nitiens. fonder sur de solides et indiscutables
les droits et privilèges de la République.
Lorsqu'il entreprenait de raconter dans ses Annales
['histoire de la cité, c'était principalement pour
exalter la gloire de Venise. Son récit, qui corn-
1(36 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
rnence avec l'apostolat de saint Marc, retient pré-
cieusement et met en relief tout ce qui peut servir
les intérêts et la grandeur de la patrie. Dandolo
insiste longuement sur les translations de reliques
qui ont assuré à la ville des lagunes tant de saints
protecteurs; il insiste sur les privilèges accordés à
la cité de saint Marc, et sur cette cérémonie du
mariage de l'Adriatique, qui est le symbole visible
de sa puissance sur les mers; il insiste sur toutes
les journées glorieuses, celles de 1177, celles de
1204, qui ont donné à Venise le prestige et l'em-
pire. Son histoire, étrangement tendancieuse, a
donc une portée toute pratique : elle forge des
armes pour justifier la politique de Venise et pour
servir ses intérêts. Comme tous ses concitoyens,
le doge Dandolo, dans tous ses actes, ne songe à
travailler, selon la formule citée, que « pour le
profit et l'honneur de Venise ».
La culture intellectuelle. — Et ceci atteste chez
les Vénitiens le souci d'ajouter une autre gloire,
celle des arts et des lettres, à toutes celles dont
s'enorgueillissait la cité de saint Marc.
Les patriciens de Venise, au xive et au xve siècle,
étaient gens éclairés, cultivés, amis des lettres et
des arts, et dont la souple intelligence alliait sans
peine aux soucis de la politique et de la guerre les
nobles préoccupations de l'homme de goût, de
l'artiste, de l'érudit. On a singulièrement, et fort
injustement, exagéré l'ignorance des nobles de
Venise et l'indifférence de la République pour les
choses de l'esprit. Elle faisait bon accueil, au con-
traire, aux humanistes, aux Grecs qui venaient
alors d'Orient chercher asile en Italie; dès la fin du
! A fil I C I "v.MI VÉN1TI1 \NBS
xiv* BÎècle , Manuel Chrysoloras et Démétrius
Kydonès enseignaient le grec A Venise; au xv siècle,
elle a reçu Gémiste Pléthon et Georges de Trëbi-
zoude, Philelphe et Bessarion qui, en mourant,
léguait à l'Etat vénitien ses manuscrits, premier
noyau de la Bibliothèque Marcienne. Depuis le
commencement du xve siècle, l'Université de
Padoue, réorganisée par Venise, se développait
magnifiquement ; et dans la ville même la Répu-
blique entretenait des cours publics de philosophie
et de théologie, et un institut de médecine. Dès
1469, l'imprimerie était introduite à Venise par
Jean de Spire et son frère Wendelin, auxquels se
joignait, en 1470, le Français Nicolas Jenson.
Ainsi Venise utilisait les ressources que lui
offraient les pays étrangers, pour la prospérité et
la splendeur de la République.
L'art enfin donnait à la ville une éclatante
parure. La Seigneurie aussi bien que les particu-
liers, les riches patriciens autant que les corpora-
tions puissantes, les clercs comme les laïques, et
à leur exemple les étrangers mêmes, Esclavons,
Dalmates, domiciliés à Venise, s'empressaient de
construire des palais, des scuole, des églises, que
décoraient les grands maîtres de la fin du xve siècle,
les deux Bellini et Carpaccio. Les industries d'art
n'étaient pas moins prospères ; l'orfèvrerie, la
sculpture sur bois, les verreries, les tissus pré-
cieux, velours et brocarts d'or, servaient magnifi-
quement ce goût du luxe cher à tout Vénitien,
moins encore pour sa satisfaction propre que pour
la splendeur qui en rejaillissait sur la patrie.
bans l'église des saints Jean et Paul, Panthéon
de la république vénitienne, s'alignent, au long des
168 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
murailles et contre les parois du chœur, les tom-
beaux, merveille de l'art, où reposent quelques-uns
des plus fameux entre les doges du xive et du
xve siècle. C'est le monument de Michel Morosini,
mort en 1382, l'une des œuvres les plus admi-
rables que l'art gothique ait laissées à Venise;
c'est le monument de Pierre Mocenigo, mort en
1476, qui prit Scutari et qui annexa Chypre, et
dont une fière inscription déclare qu'il fut élevé
avec les dépouilles des ennemis » (ex hostium
manubiis)', c'est le monument d'André Vendramin,
mort en 1478, le plus beau peut-être qu'on admire
à Venise. Ailleurs, dans Saint-Marc, à Sainte-
Marie des Frari, d'autres sépultures glorieuses rap-
pellent d'autres héros fameux. Et ce sont des sta-
tues encore, dressées sur les places ou dans l'in-
térieur des églises, en l'honneur des généraux
illustres, des condottieri fameux, un Savelli, un
Colleone, qui avaient bien servi la République. A
tous, libéralement, Venise a marqué sa recon-
naissance. Elle a confié aux plus grands artistes,
aux Lombardi, aux Leopardi, aux Rizzo, aux
Verrocchio, le soin d'éterniser leur mémoire. Elle
leur a donné, en leur vivant, large part au gouver-
nement et aux hautes dignités; morts, elle les a
glorifiés en d'admirables sépultures, parce qu'ils
avaient tous été les artisans fidèles et dévoués de
sa grandeur, parce que le grand souci de leur vie
avait été de travailler « pour le profit et l'honueur
de Venise ».
LIVRE TU
LÉVOLUTION DE VENISE
(DU MILIEU D!" XVe A LA FIN DU XVf SIÈCLE)
CHAPITRE I
La ruine de l'empire colonial.
Venise et les Turcs.
L'entrée en scène des Turcs. — La politique orientale de
Venise dans la première moitié du xve siècle. — La prise
de Constantinople. — Venise et Mahomet IL — L'oQen-
sive ottomane. La perte de Négrepont. — L'acquisition
de Chypre. — Le commerce d'Egypte. — La perte de la
M orée.
Malgré la splendeur merveilleuse dont se parait
la Venise du xv* siècle, des germes de décadence
avaient, dès ce moment, pénétré l'organisme long-
tempsrobuste de la cité de saintMarc, et l'observateur
attentif ne pouvait méconnaître tout ce qui mena-
çait la richesse et la puissance de la ville. C'était
d'une part l'entrée en scène des Turcs, adver-
saires redoutables, dont l'irréductible intransi-
geance nelaissait guère place aux accommodements,
tel progrèf foudroyants annonçaient la ruine
170 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
prochaine de l'empire vénitien en Orient et com-
promettaient gravement les intérêts économiques
de la République. C'était d'autre part, et presque
en même temps, l'ouverture de nouvelles routes
de commerce, qui, en diminuant l'importance du
marché méditerranéen, diminuait pareillement
l'importance de Venise et atteignait les sources
mêmes de sa prospérité. Et sans doute l'effet de
ces germes de mort ne se fera point sentir immé-
diatement; la ruine ne sera ni subite ni totale.
Bien plus, durant tout le cours du xvi« siècle,
Venise apparaît, plus que jamais, splendide et glo-
rieuse, et, à voir l'éclat de la civilisation dont elle
s'illumine, il semble que jamais elle n'ait été plus
prospère. Il ne faut point se laisser prendre à
l'illusion de ces apparences magnifiques. Assuré-
ment, pour bien des années encore, Venise con-
servera dans la Méditerrannée une place considé-
rable et y jouera un rôle important; assurément,
durant bien des années encore, elle apportera, a
lutter contre les Turcs, une belle et fière ténacité.
Il n'en est pas moins vrai — et on ne saurait trop
insister là-dessus — qu'avec le xvi" siècle la
décadence commence pour Venise, et que le temps
de sa grandeur politique est passé.
L'entrée en scène des Turcs. — Depuis la fin
du xiv* siècle, Venise était toute-puissante en
Orient. Gènes, troublée par ses révolutions inté-
rieures, s'effaçait dans le Levant devant sa puis-
sante rivale. L'empire grec aux abois, territoriale-
ment diminué, financièrement presque insolvable,
était contraint de subir toutes les exigences de la
République. Mais une puissance nouvelle naissait,
1 ^ RI m DE L'EMPIRE COLONIAL 171
qui bientôt il faudrait compter : c'étaient les
- Depuis que, par l'occupation de Gallipoli, ils
auraient pris pied eu Europe, leurs progrès ne
■'étaient pas arrêtés. D'Andrinople, devenue leur
capitale, ils avaient en tout sens porté leurs armes
victorieuses, en Thrace et en Thessalie, en Serbie
et en Bulgarie; et même, dès le commencement
du xve siècle, beaucoup de seigneurs latins d'Orient,
les dynastes de Chics et de Phocée, les ducs de
Naxos, les marquis de Bodonitza. avaient dû se
reconnaître tributaires du sultan. Or, avec ces
nouveaux venus, grisés par leurs rapides con-
quêtes, peu civilisés d'ailleurs, et dont l'unique
rêve était la guerre perpétuelle avec la chrétienté,
une entente, surtout d'ordre économique, était
chose malaisée à établir, et le conflit semblait
inévitable entre Venise et les infidèles. La Répu-
blique pourtant ne le cherchait point. Comme le
dira plus tard un Vénitien du x\T siècle : « Nous
sommes des marchands; donc nous ne pouvons
vivre sans eux » (essendo noi mercanti, non pos-
siamo viver senza loro) : en conséquence, la ville
de saint Marc tâchait de s'arranger avec les Turcs,
de signer même avec eux des traités profitables.
Dès 1;jG8, elle avait obtenu du sultan des avan-
pour son commerce, et il avait été question
d'établir un entrepôt à Scutari. En 1384, on avait
vu une ambassade turque à Venise, pendant qu'un
envoy.'- vénitien se rendait à la cour deMourad Ier;
et des deux côtés on multipliait les promesses
d'amitié, les assurances du ferme désir qu'on
éprouvait de vivre en paix.
Le traité de 1406 garantit aux Vénitiens la
liberté de circuler dans l'empire turc, et le sultan
172 UNE REPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
s'engagea à ne point augmenter les taxes auxquelles
étaient soumis les négociants de Venise, à ne
point inquiéter les possessions vénitiennes. Et
malgré l'intérêt très vif qu'elle portait aux affaires de
Constantinople, malgré le bon accueil qu'elle faisait
aux empereurs Manuel II et Jean VIII, malgré les
démonstrations militaires même auxquelles elle se
laissait induire parfois en faveur de Byzance, la
République montrait un attentif souci à ménager
les Ottomans : tant elle redoutait de compro-
mettre les intérêts de ses nationaux établis ou
trafiquant en territoire turc. Quand on prépara en
Occident la croisade de Nicopolis, Venise garda
une réserve extrême; et quand Manuel II lui offrit
de remettre entre ses mains Constantinople,
Imbros et Lemnos, elle refusa net. Sa politique, en
se préoccupant exclusivement d'intérêts commer-
ciaux, espérait, à ce prix, éviter toute complication
trop sérieuse.
La politique orientale de Venise dans la pre-
mière moitié du XVe siècle. — Pourtant, on ne
pouvait guère se dissimuler, à Venise, que les
jours de l'empire grec étaient comptés, que la
capitale byzantine, enserrée de toutes parts, étai j
destinée à tomber, tôt ou tard, aux mains de g
Turcs; et, en vue de l'événement inévitable, I a
République prenait ses sûretés. Négrepont, qu n
Venise possédait maintenant tout entière, était en
Orient un des plus solides boulevards de l'empire :
la ville s'efforçait, pour en mieux encore assu-
rer la défense, d'acquérir des territoires sur
le continent hellénique. Elle occupait déjà Phté-
lion, en Thessalie; une famille vénitienne régnait
LA RUINJB DF l'eMPTRB COLONIAL 1 7o
-ur le marquisat île Bodonitza; un moment, de
1305 à 1402, Venise fut maîtresse du duché
d'Athènes; en 13SS enfin, elle acquérait Argos et
le bon port de Nauplie. Elle accroissait de même
sa puissance dans l'Archipel, en annexant Mycono
et Tinos, en olTrant sa protection aux dynastes
lit a lies, heureux que la République fit stationner
dans leurs ports des galères qui assuraient leur
sécurité. En 1423, elle achetait pour 50.000 ducats
Thessalonique au despote Andronic; c'était une
position d'importance essentielle, et la Seigneurie
se flattait que. sous son autorité, elle deviendrait
vite « une seconde Venise ». En Morée, pareille-
ment, Venise songeait à négocier l'acquisition de
la principauté d'Achaïe. Bref, elle s'efforçait de
soustraire aux Turcs tout ce qui, dans l'empire
grec, semblait susceptible d'être sauvé, et de
maintenir, par tous les moyens possibles, sa
suprématie commerciale, gage de sa prospérité.
Et les Grecs eux-mêmes semblaient comprendre
cette politique avisée et sage, et, spontanément,
il> venaient se placer sous l'égide de la Répu-
blique : en 1451, Egine, en 1453, Skyros, Skialhos,
i>elos, en 1462, Monemvasie. sollicitaient la pro-
tection de Venise et se donnaient à elle.
L'anarchie qui troubla l'empire ottoman, durant
les premières années du xve siècle, favorisa la
politique de la République, en même temps qu'elle
retarda le conflit. Mais ce conflit était nécessaire,
inévitable. Aussi bien les Turcs, maîtres des Dar-
danelles, commandaient la route qui menait à
Constantinople et dans la mer Noire, et Gallipoli,
.fortifiée, créait une gêne sérieuse au commerce
vénitien. Et enfin. la construction d'une flotte
174 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
de guerre turque accroissait encore la menace
ottomane.
La prise de Constantinople. — En 1416, le
conflit commença. Une escadre turque ayant
ravagé l'Eubée et les Cyclades, Venise riposta en
envoyant sa flotte dans les Dardanelles, et, le
29 mai 1416, l'amiral Pierre Lorédan infligea aux
Ottomans une défaite complète. L'acquisition de
Thessalonique, que la République souffla au sultan
Mourad, au moment où il se croyait sûr de la
conquérir, les efforts des Vénitiens pour cons-
tituer en Morée une puissance unie et forte, ne
laissèrent guère, dans les années suivantes, de
doutes sur leurs intentions : la lutte prochaine
contre les Ottomans devenait, en Orient, le prin-
cipal souci de la ville de saint Marc. Aussi bien les
événements se précipitaient. En 1430, les Turcs
prenaient Thessalonique; bientôt, Constantinople
même était menacée. Dans l'été de 1452, Maho-
met II faisait construire, sur le Bosphore, le châ-
teau de Roumili-Hissar; il donnait ordre d'arrêter
tous les vaisseaux qui franchissaient le détroit, et
d'en exiger un droit de passage et, en cas de refus,
de les couler. Ce n'était point là une vaine menace :
l'aventure du capitaine vénitien Antonio Rizzo, fait
prisonnier et exécuté avec tous ses matelots, le
prouva amplement; la République comprit que la
lutte devenait sans merci. Aussi se jela-t-elle réso-
lument dans la bataille qui se livrait autour de Cons-
tantinople. Cinq galères de Venise étaient dans le
port, au moment où le sultan commença le siège
de la ville. Sur la demande de l'empereur et avec
l'assentiment du Grand Conseil de la colonie, le
I.A RI INE DF l/BMPIBB COLORIAI 175
batte Girolamo Minotto décida de les retenir et de
les employer contre les Turcs. Lui-même prit
nnellement part à la défense; il occupa.
ationaux, un poste dans le voisinage de
l'HebdomoD et il paya même son courage de sa
fie. A [nés la chute de la ville, il fut décapité par
ordre de Mahomet II, avec son fils et plusieurs
notables vénitiens. Les autres colons, faits pri-
sonniers, furent vendus comme esclaves, leurs
maisons livrées au pillage, la colonie dévastée.
La perte en argent fut estimée à 200.000 du-
cal-, auxquels il faut ajouter 100.000 ducats
encore pour les pertes subies par les Candiotes.
C'était là. pour Venise, un coup étrangement
grare, et il semblait que la seule réponse qu'elle
dût faire était une déclaration de guerre immé-
diate. Et c'est, en effet, ce que proposait le doge
François Foscari.
Venise et Mahomet II. — Mais avant d'en venir
à ce parti extrême, on réfléchit. Venise ne tenait
pas à engager la guerre : elle essaya de s'accor-
der avec le vainqueur au mieux de ses intérêts. Au
lieu de s'indigner, elle négocia; elle alla jusqu'à
s'excuser de la part que ses nationaux avaient prise
la lutte pour Constantinople; et assez hum-
blement, elle offrit de payer au sultan une rede-
vance de trois à cinq mille ducats ; elle demandait
à la vérité en échange qu'on lui cédât Lemnos,
Imbros et Samothrace; mais, à ce prix, elle accep-
tait le droit de 2 °/0 que le Turc exigeait sur les
importations et elle reconnaissait la compétence
du tribunal du cadi pour toutes affaires entre
Mu-ulmans et Vénitiens. Et en effet, dès le mois
H6 une RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
d'avril 1454, un accord était conclu entre le sultan
et la République ; le baile revenait à Gonstantinople,
où la colonie s'efforçait de se reconstituer. Et Venise,
relativement satisfaite d'avoir assuré ses intérêts
économiques, se dérobait à toutes les propositions
qu'on lui faisait d'entrer dans une croisade contre
les Turcs; elle laissait, avec une joie secrète, écra-
ser les Génois, à qui le sultan enlevait Chios,
Aenos, Lesbos, et elle profitait même de leur
défaite pour obtenir de Mahomet II une série de
concessions avantageuses, telles que la ferme de
l'alun de Phocée, celle des mines de cuivre, des
manufactures de savon, des ateliers de la monnaie
et des douanes. Avec une prestesse merveilleuse,
les Vénitiens avaient changé de politique, et ils se
flattaient, avec une habileté assez dépourvue d'or-
gueil, d'avoir tiré de la situation nouvelle le meil-
leur parti possible.
Mais, en fait, la condition des choses était pro-
fondément changée en Orient. Le temps était passé
des faveurs, des privilèges arrachés à la complai-
sante faiblesse des empereurs grecs, et passé aussi
le temps des relations faciles et courtoises avec les
maîtres et les populations du Levant. La morgue
et l'insolence des Turcs étaient extrêmes; et à tout
moment il fallait de leur part s'attendre à quelque
violence, à quelque brutalité. Les affaires étaient
moin9 bonnes aussi : les guerres continuelles res-
treignaient fort le champ d'action du commerce
vénitien, les taxes nouvelles à acquitter réduisaient
les bénéfices. Et, plus encore, l'humeur conqué-
rante des Ottomans entretenait une perpétuelle
inquiétude. Mahomet II développait sa marine; il
construisait, à l'entrée des Dardanelles, deux châ-
TA tUim PE I.F.UriRE COLONIAL 177
teaux. dorant lesquels désormais tout navire dut
l'arrêter pour sabir la visite. Venise avait beau
s'abstenir de toute provocation et, pondant dix
plein ( -. accepter patiemment une situation
plu? que difficile : en fait, le conflit était certain,
et tout en en reculant le plus possible l'éventualité,
la république se préparait à la lutte.
L'offensive ottomane. La perte de Négrepont.
— Les Turcs, en etleL progressivement se rappro-
chaient du domaine propre de Venise. En iiCO le
duché d'Athènes succombait; la même année, la
principauté grecque de Morée était conquise par
Mahomet II. Dès lors, entre des voisins hostiles, le
moindre incident devait déchaîner la guerre. La
prise d'Argos par les Ottomans, en 1463, en donna
le signal : la lutte allait durer seize années. Venise,
qui avait mis le temps à profit pour organiser ses
forces, agit avec une vigueur énergique. Elle
envoya en Morée ses meilleurs condottieri, Ber-
toldo d'Esté. Sigismond Malatesta; Argos fut repris,
le mur de l'Hexamilion, qui barrait l'isthme de Co-
rinthe, remis en état de défense. En même temps
la flotte prenait hardiment l'offensive, s'emparait
de Lemnos, d'Imbros, de Samothrace, attaquait
• s, occupait Aenos, et paraissait jusque dans
les Dardanelles. Tout le Péloponèse se soulevait
en faveur de la République; les stradiots grecs et
albanais, les Bua, les Ralli, bien d'autres, les popu-
lations guerrières du Magne s'empressaient à pren-
dre service sous la bannière de saint Marc. L'en-
thousiasme était universel, la conquête de la Morée
semblait certaine, et contre Mahomet II partout la
diplomatie vénitienne cherchait et trouvait de6
178 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
alliés, en Albanie Scander-Beg, en Anatolie, le sul-
tan turcoman Ouzoun-Hassan. Pour triompher de
son grand adversaire, tous les concours, tous les
procédés semblaient bons à la Seigneur'e, y com-
pris l'assassinat politique. On songea sérieusement
à faire empoisonner Mahomet II, « vu la nécessité,
dit la délibération, de faire usage de tous les
moyens possibles contre la Turquie et son sou-
verain. »
Mais les Turcs, un moment surpris, reprenaient
l'offensive, et en 1470 le sultan lui-même venait
mettre le siège devant Négrepont. La place fit une
belle défense ; mais l'impéritie du capitaine général
Niccolo da Canale perdit tout. Il ne sut ni em-
pêcher l'arrivée de la flotte ottomane, ni rompre
le pont de bateaux jeté entre l'île et le continent,
et dont la destruction coupait l'ennemi de ses
approvisionnements ; s'oubliant dans une lâche
inaction, il ne fit pas un effort pour sauver la ville.
Après une lutte désespérée, Négrepont tomba enfin,
et le vainqueur se vengea cruellement sur ses
défenseurs. La population fut massacrée, la gar-
nison passée par les armes, le baile, au mépris de
la capitulation, scié en deux. « Jamais, dit un
contemporain, on ne vit plus grande cruauté. »
La chute de Négrepont, « bouclier et citadelle de
toute la chrétienté », comme l'appelle une relation
vénitienne, eut, dans tout l'Occident, un retentis-
sement prodigieux. En même temps, les Turcs
ravageaient la Dalmatie vénitienne et menaçaient
l'Albanie, où depuis 1469 la République occupait
Cioia. On craignit une attaque sur Spalato, sur
Scutari, sur la Crète, et Venise aux abois sollicita
la paix. Mais Mahomet II refusa : il fallut conti-
LA MINE, DE L'EMPIRE COLONIAL 179
nuer la guerre. Elle sévit partout : en Albanie, où
I aigo réussit à sauver Scutari (1474); en Asie-
Mineure, où la (lotte du même Mocenigo prit
Smyrne. Satalie, Korykos, Selefké; dans l'intérieur
de l'Anatolie, où Ouzoun-llassan, soutenu par les
subsides et les canons de Venise, se risqua à affron-
ter Mahomet II. Mais la fatigue croissait avec l'ef-
fort. La belle défense de Lépante (1477) fut une
dernière gloire pour la ville de saint Marc. Mais
les Turcs se rapprochaient : ils envahissaient le
Frioul, et on voyait de Venise brûler, sur l'Isonzo
et le Tagliamento, les villages incendiés par les
infidèles. Croia succombait (1478) et Mahomet II
■ait Scutari. Venise, n'en pouvant plus, pré-
féra BÎgner une paix, même désastreuse.
Par le traité de 1479, la République renonçait à
Argos et à Négrepont ; elle cédait Lemnos, le
Magne, l'Albanie entière, où elle perdait Scutari
et ne conservait que quelques places sur la côte,
Dulcigno, Antivari, Budua. Elle promettait de
payer au sultan une redevance annuelle de
10.000 ducats pour prix de l'autorisation de trafi-
quer en territoire turc.
C'étaient des conditions trop onéreuses pour que
la paix fût autre chose qu'une trêve; et, malgré les
échanges de politesses courtoises dont s'accompa-
gna le rétablissement des bonnes relations, malgré
la mission que, sur la demande de Mahomet II, la
Seigneurie confia au peintre Gentile Bellini à la
cour du sultan, le péril subsistait tout entier, elles
Turcs demeuraient terriblement inquiétants. Dès
ils recommençaient leurs entreprises dans la
mer Ionienne: Sainte-Maure, Céphalonie tombaient
entre leurs mains ; ils débarquaient sur le littoral
180 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VEMSB
italien, à Otrante, qu'ils saccageaient; ils fon-
daient, sur la rive albanaise, un grand port de
guerre à Avlona. Et Venise se trouvait à la fois
menacée par mer dans son Adriatique, et par terre
dans sa province de Dalmatie, que les Ottomans,
maîtres de la Bosnie, exposaient au danger d'in-
cessantes incursions.
L'acquisition de Chypre. — La République,
vaillamment, s'efforçait de réparer ses désastres
et de compenser ses pertes. Elle en trouva, à ce
moment même, une occasion admirable. En 1466,
Jacques II de Lusignan, roi de Chypre, qui venait
de reconquérir Famagouste sur les Génois, avait
cherché, pour consolider son pouvoir, l'appui de
Venise, et demandé à la Seigneurie de lui choisir
une épouse. La République lui proposa une patri-
cienne vénitienne, Catherine Cornaro, qui, en
1472, monta sur le trône de Chypre. C'était un
grand avantage déjà pour les intérêts vénitiens. La
situation devint meilleure encore quand, le jeune
roi étant mort en 1473, Catherine se trouva mai-
tresse du pouvoir. Sous son gouvernement, Venise
fut toute-puissante à Chypre ; aussi défendit-elle
énergiquement la reine contre tous les complots
qui la menacèrent. Elle fit si bien qu'elle déter-
mina Catherine, en 1489, à abdiquer un pouvoir
illusoire et à céder son royaume à la République.
C'était une belle compensation de Négrepont perdu.
La Seigneurie n'épargna rien pour faire de l'île
un solide boulevard de sa puissance : dès 1492, on
commençait, pour transformer Famagouste en une
formidable place de guerre, à construire cette
admirable enceinte de remparts, la plus belle et la
LA r.riNK DE'I.'EMPIFr COLONIAL 181
plus comj iue nous ait léguée l'art des grands
ingénie*] i la Renaissance.
Venis ne montrait pas moins d'activité en
Morée. Klle y possédait une série de positions
excellente^ : Nauplie, Monemvasie, Coron, Modon,
Zonchiu et Lépante, qui encerclaient le Pélopo-
u et Zante, à peu de distance du conti-
nent, étaient d'admirables points d'appui. La
fidélité immuable des stradiots albanais entrés au
?ervice de la République achevait de fortifier dans
le pays la situation des Vénitiens. Leur puissance,
bien établie, y était grande, et la Morée faisait
heureusement pendant à Chypre pour dominer les
mers orientales. L'annexion de Naxos, au centre
de l'Archipel, complétait utilement cet ensemble
de défense, par où le gouvernement de Venise
espérait former une digue assez solide pour arrêJP'*
l'invasion ottomane.
Le commerce d'Egypte. — Mais surtout, à
mesure que les routes commerciales qui menaient
vers la péninsule des Balkans et la mer Noire
devenaient plus difficiles et presque impraticables,
la République, pour se procurer les produits du
Levant, se retournait à nouveau vers la Syrie et
te. Durant tout le cours du xve siècle, ces
deux régions jouirent d'un regain de prospérité.
Beyrouth, Damas, Alep, redevinrent les centres
d'activés transactions ; Alexandrie surtout fut un
marché d'importance essentielle. Deux fois par an,
en automne et au mois de janvier, une caravane
partait de Venise pour le grand port égyj
elle comprenait, annuellement, de huit à treize
navires, dont le chargement est estimé à un mil-
182 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
lion de ducats au moins. Une colonie vénitienne,
puissante et riche, était établie à Alexandrie, et
ses fondachi, grands bâtiments carrés à l'air de
forteresses, faisaient grande figure dans la ville
orientale. Autour d'une cour intérieure se grou-
paient, au rez-de-chaussée, les magasins, au-des-
sus, les logements à l'usage des marchands; aux
abords de l'édifice, des jardins plantés d'arbres
exotiques donnaient à la construction un aspect
étrange qui frappait les voyageurs ; dans la cour,
dans les bâtiments, couraient des bêtes sauvages
apprivoisées, et les Vénitiens poussaient l'insolence
jusqu'à y entretenir un porc, objet d'horreur pour
les musulmans.
Sans doute, tout n'était point aisé pour les chré-
tiens établis en pays infidèle. La nuit, les fondachi
étaient fermés par l'extérieur; le vendredi, au mo-
ment de la prière, il était interdit aux Francs de
circuler dans les rues, et pour plus de sûreté, on
les enfermait pendant deux ou trois heures dans
leurs établissements. Les sultans mamelouks
d'Egypte créaient aux marchands vénitiens d'autres
difficultés encore, et plus sérieuses. Plus d'une
fois, les consuls de la République durent menacer
le gouvernement du Caire de quitter le pays
avec leurs nationaux, et plus d'une fois l'énergie
de leurs représentations les mit en péril de mort.
Contre les Occidentaux, les sultans se croyaient
tout permis, et les vexations de toutes sortes,
arrestations, expulsions, coups même, allaient leur
train. Mais surtout les souverains de l'Egypte pré-
tendaient se réserver le monopole de la vente des
épices, du poivre en particulier, et en fixer le
prix au chiffre qui leur conviendrait. C'était pour
LA RtiNE DF. i/empiri: COLONIAI 183
le commerce vénitien une source incessante de
difficultés et de conflits. Mais le marché était si
avantageux malgré tout, les bénéfices qu'on en
tirait si considérables, que. pour le conserver, les
Vénitiens supportaient toutes les humiliations et
tous les ennuis.
L'Occident ne pouvait plus se passer des épices,
et l'Egypte était le seul pays accessible au com-
occidental par où elles pouvaient arriver à
la Méditerranée. Cette considération primait tout
te; l'apreté des Vénitiens à conserver le
nier rang qu'ils occupaient à Alexandrie les ren-
dait insensibles aux mépris, aux affronts. Leurs
biens, leur vie étaient exposés sans cesse : rien
n'était capable de leur faire lâcher prise.
La perte de la Morée. — Tous ces efforts pour-
tant devaient être inutiles. Chaque jour la Répu-
blique connaissait de nouveaux désastres.
Arec le sultan Bajazet II, successeur de Maho-
met II, les rapports avaient d'abord été assez
s. M:iis en 1492 les difficultés commencèrent.
Le sultan prit ombrage des dépèches chiffrées que
le baile de Constantinople envoyait à son gouver-
nement et lui lit signifier de quitter le pays dans
les trois jours. De la rupture des relations diplo-
matiques la guerre ouverte bientôt résulta. Les
marchands vénitiens furent arrêtés à Constanti-
nople (1499); les Bosniaques entrèrent en Dalmalie
et parurent jusque devant Zara. « Il fut clair,
comme le dit un document officiel, que les Turcs
se montraient ouvertement ennemis de Veni
Les deux flottes se renoontrèrenl flans les eaux
de Navarin. C'était, définis 141G, le premier enga-
1S4 LîiE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VBNISB
gement sérieux où elles s'affrontaient. La bataille
pourtant demeura indécise : mais bientôt la fortune
tourna contre les Vénitiens. Lépante tomba; Modon,
attaquée par le sultan en personne (juin 1499), fit
d'abord une belle résistance; après quelques
semaines pourtant elle fut emportée par surprise,
et ici encore les Turcs massacrèrent effroyable-
ment. Peu après, Coron succombait à son tour.
C'était pour Venise un coup singulièrement grave:
les deux citadelles moréotes, étaient, selon l'expres-
sion d'un contemporain, « le nid dans lequel se
réfugiaient autrefois tous lés navires qui faisaient
voile vers le Levant. » Le Conseil des Dix décréta
qu'il fallait, pour les sauver ou les reprendre, tenter
tout ce qui serait possible, sentant bien qu'il y
allait pour Venise de la conservation ou de la perte
de sa prépondérannce maritime. La République
pourtant dut y renoncer. La paix de 1503 l'obligea
à abandonner les deux forteresses, et, par surcroît,
l'île de Sainte-Maure : Venise ne gardait plus en
Morée que Nauplie, Patras et Monemvasie.
Ce ne devait pas être pour longtemps. Moins de
quarante ans après, en 1537, la guerre recommen-
çait avec le sultan Soliman. Corfou était attaquée;
la citadelle de Klissa, en Dalmatie, tombait aux
mains des Turcs; dans l'Archipel, Syra, Stampalia,
Patmos, Naxos, étaient conquises par Khaïreddin;
Egine était saccagée par les musulmans; Andros
était prise, Nauplie et Monemvasie assiégées, la
Crète même menacée. La paix de 1540 obligea la
République à abandonner les îles, Nauplie, Monem-
vasie, tout ce qu'elle possédait encore en Morée,
et à payer au sultan une indemnité de guerre de
trois cent mille ducats. Naxos et Andros devenaient
I.A RUINE DE l'eMPIRS COLONIAL 185
tributaires des infidèles ; dans tout l'Archipel,
Venise ne conservait que Tinos et Mycono. Sans
doute il lui restait Chypre et Candie, qui mainte-
naient son prestige dans les mers orientales;
niais, en fait, en moins d'un siècle, la prépondé-
rance maritime que la République possédait en
Orient avait été entièrement ruinée et, du grand
empire colonial fondé au x:ii" et au xiv siècle, il
ne subsistait plus que des débris.
CHAPITRE II
.a décadence du commerce vénitien.
I. — La découverte de la route des Indes. — La lutte de
Venise pour le commerce des épices. — Les progrès des
Portugais. — La perte de l'Egypte. — La ruine du com-
merce vénitien.
II. — Les progrès des Turcs. La perte de Chypre. — La
journée de Lépante. — La paix avec les Turcs.
La découverte de la route des Indes. — La fin
du xve siècle a vu s'accomplir un événement capi-
tal dans l'histoire économique, dont les consé-
quences devaient être, pour la prospérité de Venise,
d'une gravité extrême. C'est la découverte par les
Portugais de la route maritime des Indes.
Au mois de décembre 1487, après avoir longé
les côtes occidentales de l'Afrique, Barthélémy Diaz
atteignait l'extrémité méridionale de ce continent,
et le baptisait du nom de cap de Bonne-Espérance.
Onze ans plus tard, le 20 mai 1498, Vasco de Gama,
suivant la même route, parvenait avec trois navires,
après dix mois de traversée, au port de Calicut, et
les navigateurs portugais étaient émerveillés de
l'aspect prestigieux qu'offrait la grande ville orien-
i \ DBCADBNCR Dl' COUMBBCE VÉNITIEN 187
taie, de l'actif mouvement de son port, où
mouillaient parfois en même temps cinq cents et
jusqu'à sept cents vaisseaux, de la richesse de ses
marchés, où se rencontraient en ahondanec les
espèces les plus rares d'épices et d'aromates, où
s'accumulaient les pierres précieuses et les perles.
Une ère nouvelle s'ouvrait pour le commerce
d'Orient.
Jusqu'alors les produits de l'Inde arrivaient en
Europe par l'intermédiaire des grands marchands
arabes d'Egypte, qui les vendaient aux Vénitiens.
Or, les droits de douane fort lourds auxquels ces
denrées étaient soumises dans les ports d'Arabie et
d'Egypte, les exactions des sultans et de leurs
agents d'autre part renchérissaient de façon prodi-
gieuse le prix d'achat de ces marchandises sur les
marchés du Caire et d'Alexandrie, si bien que les
Vénitiens, à leur tour, étaient obligés de les vendre
fort cher à leur clientèle. Maintenant que les Por-
tugais allaient chercher directement les épices aux
pays d'origine, dans des conditions qui, en suppri-
mant les intermédiaires, rendaient toute concur-
rence impossible, tout le régime du marché était
bouleversé. Le quintal de gingembre, qui se payait
11 cruzados à Alexandrie, en valait 4 à Calicut. Le
prix du quintal de poivre y variait de 2 ducats 1/2
à 3 ducats 1/2; or, à Alexandrie, il n'était point rare
de le payer 80 ducats, tandis que, rendu à Lis-
bonne, il se vendait 40 ducats, et bientôt même 20,
laissant encore, à ce prix, aux négociants un béné-
fice prodigieux. Le quintal de cannelle se vendait
aux Indes de 3 ducats à 5 ducats 1/2; pour les
autres épices, les prix d'achat étaient analogues,
et les prix de vente °n Europe forcément établis en
188 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
proportion. En très peu d'années, les Portugais
inondèrent le marché des précieuses denrées
orientales. En 1503, l'escadre de Vasco de Gama
rapportait 35.000 quintaux de poivre, cannelle,
gingembre . noix muscade , .sans compter les
pierres précieuses et les perles; la valeur totale du
chargement était estimée à 1 million de ducats et
les frais d'armement de l'expédition n'avaient pas
dépassé 200.000 ducats. Les gains des particuliers
étaient dans une semblable proportion : avec une
mise de 2.000 ducats, une maison de commerce de
Lisbonne réalisait ud bénéfice de 5.000 ducats.
Comment les Vénitiens, obligés d'acheter sur les
marchés d'Alexandrie, pouvaient-ils, dans de telles
conditions, soutenir la lutte? Et, non sans ironie,
le roi de Portugal mandait à la Seigneurie que
désormais les galères vénitiennes n'auraient plus
besoin d'aller chercher les épices en Egypte, où
avant peu d'ailleurs elles n'en trouveraient plus,
et qu'il leur suffirait à l'avenir de venir s'en appro-
visionner à Lisbonne, où les marchands de Venise,
ajoutait le souverain, seraient si bien traités qu'il
leur semblerait être chez eux.
La lutte de Venise pour le commerce des épices.
— L'émotion fut très vive à Venise à l'annonce de
ces événements. Malgré l'optimisme auquel cer-
tains se complaisaient . les gens avisés — un
Priuli. par exemple, dont le journal est plein de
remarques significatives — comprirent vite toute la
gravité de la situation. Ils comprirent que ce qui
était enjeu, c'étaient la prospérité, l'existence même
du commerce vénitien, c'est-à-dire le fondement de
la richesse et de la puissance de la République. Le
1^ DECADENCE Dt: COMMEUCE VENITIEN
189
marché des épices resterait-il à Venise ou ;
rait-il à Lisboane? C'était toute la question, el elle
était, pour la ville de saint .Marc, d'importance
i apitale.
Vénitiens n'étaient pas disposés à se laisser
sséder sans résistance : ils luttèrent éoergi-
quement. Soucieuse d'abord de se renseigner arec
exactitude sur les faits et gestes des Portugais, la
Seigneurie envoya des émissaires à Lisbonne; ils
étaient chargés de surveiller les départs à destina-
tion des Indes, de recueillir des informations sur la
route nouvellement découverte, d'obtenir des pré-
cisions sur les intentions du roi; il leur était en
outre recommande'1 de dénigrer à l'occasion le Por-
uiprès des ambassadeurs que les rois indiens
députaient à Lisbonne, en leur laissant entendre
que le Portugal était un pauvre pays, incapable de
faire le commerce des Indes sans le concours
pécuniaire de Venise, et que Venise, malgré tout,
était et resterait la première puissance commer-
çante de la chrétienté.
En même temps, la diplomatie vénitienne tra-
vaillait en Egypte. En 1502, Benedetto Sanudo
était envoyé en mission secrète au Caire. Les ins-
tructions qui lui furent remises, et qui nous ont été
rvées, sont tout à fait dignes d'attention.
i. ambassadeur devait d'abord représenter au sul-
tan le désastre financier qui menaçait l'Egypte, si
le commerce des épices se détournait vers le
-ral et si les énormes sommes d'argent que
internement du Caire devait à ce trafi<
naient un autre chemin désormais; il
ajouter en, outre que, si pénible qu'il lui pût être de
rompre des relations séculaires , Venise
190 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
obligée, tôt ou tard, de suivre le courant général et
d'abandonner le marché d'Alexandrie. En consé-
quence, l'intérêt du sultan lui commandait de
fermer les ports de l'Inde aux Portugais, en faisant
comprendre aux princes indigènes le tort qu'ils
avaient de donner la préférence à des étrangers
sur les marchands égyptiens ou arabes, qui fai-
saient en Extrême-Orient des affaires tout autre-
ment importantes. D'autre part, Venise recomman-
dait au souverain égyptien de diminuer les prix
exagérés auxquels les épices étaient vendues à
Alexandrie, ce qui permettrait aux Vénitiens de
soutenir plus aisément la concurrence contre leurs
rivaux. En 1504 , une nouvelle ambassade fut
chargée de faire des représentations encore plus
énergiques. La République était impuissante à
lutter contre les Portugais, qui inondaient des pro-
duits qu'ils rapportaient d'Orient tous les marchés
de l'Europe; et les choses en étaient à ce point
qu'à Venise même un parti nombreux demandait
qu'on allât simplement acheter les épices à Lis-
bonne. Sans doute, ajoutait l'ambassadeur, la Sei-
gneurie répugnait à rompre ses anciennes relations
avec l'Egypte; elle suggérait donc au sultan de faire
venir autant d'épices qu'il pourrait et de les jeter
en masse sur le marché pour faire échec aux Por-
tugais; elle lui conseillait en outre d'agir sur les
princes indiens, de leur montrer tout le danger qui
pouvait résulter de leurs relations avec les Portu-
gais. Ainsi, pour sauver ses intérêts économiques,
Venise mettait tout en œuvre ; mais la situation
semblait si grave qu'une commission spéciale, la
Giunla délie spezerie, était, en 1502, adjointe au
Conseil des Dix, pour étudier la question et cher-
LA DÉCADENCE DU COMMERCE VÉNITIEN 191
cher les meilleurs moyens de prévenir une cata-
strophe, et qu'en 1506, einq magistrats nouveaux,
mit alla vxercanzia, étaient spécialement créés
pour diriger la politique économique de la cité.
On se demandera peut-être pourquoi les Véni-
tiens apportaient tant d'obstination dans la lutte,
pourquoi ils ne cherchaient point plutôt à s'ac-
commoder avec les Portugais. C'est que les Portu-
gais offraient bien aux marchands de Venise de
s'approvisionner à Lisbonne, mais ils entendaient
aussi se réserver à eux-mêmes le monopole du
marché de l'Inde, et Venise ne voulait point con-
sentir à devenir tributaire du Portugal; c'eût été,
de ses propres mains, signer sa déchéance. D'au-
tres raisons encore, et plus graves, dictaient à la
République sa politique. La menace ottomane,
chaque jour plus pressante, rendait plus néces-
saire que jamais la concentration des flottes véni-
tiennes dans la Méditerranée, et interdisait à la
cité de saint Marc de se laisser entraîner dans des
expéditions trop lointaines. Et enfin les Vénitiens
avaient en Egypte de grands intérêts, des colonies
florissantes; une brouille avec le sultan en eût
causé la ruine inévitable et risqué de ruiner en
même temps tout ce que Venise conservait encore
de puissance dans les mers orientales. On conçoit
que la République ne put se résigner à une telle
abdication.
Les progrés des Portugais. — Mais la lutte
devenait de jour en jour plus difficile à soutenir.
L'énergie des Portugais était infatigable. Chaque
année, régulièrement, une expédition nouvelle
mettait à la voile pour les Indes, et les chefs d'es-
192 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
cadre portugais, les Gama, les Cabrai, les Albu-
querque, apportaient tout leur zèle à étendre sans
cesse, par la diplomatie ou par les armes, le
champ d'action de leur pays. Dès le début, ils
s'étaient préoccupés d'assurer à leurs nationaux le
monopole du commerce des Indes, en empêchant
tout trafic entre l'Egypte et l'Extrême-Orient. Vasco
de Gama, dès 1502, avait reçu de son gouverne-
ment l'ordre de poster une partie de son escadre
au débouché de la mer Rouge, afin d'en barrer la
sortie aux navires égyptiens et arabes et d'en inter-
dire l'entrée à tout vaisseau venant des Indes.
Bientôt, sur toute l'étendue de l'océan Indien, les
négociants arabes ne connurent plus de repos :
attaqués par les croisières portugaises, les bâti-
ments étaient capturés, brûlés ou coulés à fond, les
cargaisons détruites, les équipages massacrés; si
bien que les musulmans n'osaient presque plus appa-
raître sur les côtes occidentales des Indes. En 1506,
l'occupation de Socotora, qui commandait la route
directe allant de l'Egypte aux Indes, permit aux
Portugais d'interrompre plus sûrement encore
toutes communications. En même temps ils s'assu-
raient par d'autres conquêtes la maîtrise du mar-
ché des épices.
Malacca était alors considéré comme un des plus
grands entrepôts du monde; les produits de l'Indo-
chine s'y accumulaient dans des conditions d'achat
extrêmement avantageuses. Albuquerque s'en em-
para en 1511 et en évinça les musulmans. En 1515,
les Portugais mettaient la main sur Ormuz, daus
le irolfe Persique, par où une partie des produits
de Ilnde étaient acheminés, par les voies de
terre, vers la Syrie, où les Vénitiens les ache-
Lv oiv LBBNCH l>i COUMBRCI \i.\mii i 1 0 ;
tai'Mit : tiu coup, ce trafic, que les musulman.-,
exploitaient jalousement, se trouva interrompu, en
même temps que cette nouvelle conquête livrait
aux Portugais les pêcheries de perles du golfe Per-
sique et le commerce des chevaux arabes et per-
sans, qui d'Ormuz riaient expédiés aux Indes. Et,
pour compléter cette grande œuvre économique, le
gouvernement portugais prenait les mesures néces-
saires pour répandre dans tout l'Occident les pro-
duit- précieux dont il s'assurait ainsi le monopole.
Il ne se bornait point à attendre les clients à Lis-
bonne: le- navire- portugaisallèrent porteries épices
en Angleterre, aux Pays-Bas, où le marché d'Anvers
en prit mu développement prodigieux, en Alle-
magne, où les grandes maisons de banque d'Augs-
bour:; et de Nuremberg obtinrent même parfois
d'être directement associées aux entreprises portu-
gaises. Contre cette activité infatigable, si habile-
ment réglée et soutenue par de si puissants
m >\ ens. les Vénitiens étaient à peu près impuis-
sants à résister.
La perte de 1 Egypte. — De graves événements,
vers le même temps, compromettaient leur situa-
tion en Egypte. Depuis que les Vénitiens avaient
cessé d'être à Alexandrie les bons clients qu'ils
étaient autrefois, les relations de la République
avec les sultans du Caire étaient devenues plus
tendues et plus difficiles, et le moindre incident
donnait prétexte à des complications. En 1510. le
consul vénitien à Damas avait ainsi attiré la colère
du sultan par les négociations qu'il poursuivait, au
nom de la Seigneurie, avec le souverain de la
Perse; le diplomate avait été arrêté, avec plusieurs
194 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
de ses nationaux, conduit au Caire, jeté en prison;
et comme Venise, engagée en ce moment dans la
guerre contre la ligue de Cambrai, était impuis-
sante à intervenir, ses adversaires dans le Levant,
Catalans, Napolitains, Français, eurent beau jeu à
intriguer contre elle à la cour égyptienne et à s'ef-
forcer de la supplanter. Une ambassade spéciale,
appuyée par une forte démonstration navale,
réussit pourtant à rétablir la situation de Venise et
à prouver qu'elle n'était point si faible que la
représentaient ses ennemis. Mais peu après, en
1516, un coup plus redoutable la frappait : l'Egypte
et la Syrie tombaient aux mains des Turcs.
Désormais, tous les rivages de la Méditerranée
orientale étaient territoire ottoman, et quoique le
conquérant laissât ouverts aux Vénitiens les ports
de Beyrouth et d'Alexandrie, la prompte déca-
dence de ces marchés longtemps fameux était iné-
vitable. Les anciens Etats du sultan du Caire des-
cendaient au rang de provinces; leurs intérêts
étaient sacrifiés à la grandeur de Constantinople,
où Sélim obligeait à venir s'établir les grands mar-
chands du Caire, où Soliman essayait de centra-
liser le commerce des épices. Dès le milieu du
xvi" siècle, l'importance du marché égyptien avait
à ce point diminué que la République n'entrete-
nait plus à Alexandrie qu'un vice-consul; et, dès le
lendemain de la conquête, le représentant de la
Seigneurie en Egypte était fort embarrassé de réunir
les douze marchands nécessaires pour composer
son conseil. Et aussi bien les Turcs n'étaient pas
des commerçants; brutalement destructeurs, ils
s'inquiétaient peu de conserver la prospérité des
grands marchés du Levant, d'y favoriser l'établis-
i m i orna b< i ^ 195
Bemenl des colonies étrangères; en Venise ils ne
■ nt qu'une ennemie, dont ils voulaient rainer
à tout prix la prépondérance maritime dans l'< Irienl
l : ils oe se préoccupèrent jamais
qu'ils pourraient mettre à sa place. Jadis, à
pie byzantine, les entrepots de Constanti-
Dople regorgeaient des denrées précieuses venues
de la Chine, de l'Inde, de la Perse, de la Russie;
[titale musulmane, le marché mainte-
nant était désert, et il en allait de même dans tous
atres d'échange, autrefois si florissants, sou-
l'autorité des sultans. De cette décadence
• inique de l'Orient, Venise, plus que toute
autre, sentait les conséquences : la conquête de
pte par les Turcs s'ajoutait à la découverte
des Indes parles Portugais pour frapper d'un coup
irrémédiable la prospérité du commerce vénitien.
La ruine du commerce vénitien. — A la lin du
avant l'ouverture de la route des Indes,
les marchés de Beyrouth et d'Alexandrie étaient si
abondamment approvisionnés d'épices que. plus
d'une fois, comme il advint par exemple en 1498,
les galères de la caravane vénitienne n avaient pas
eu assez d'argent pour acquérir tout le stock dis-
ponible. Dès que les flottes portugaises achetèrent
directement aux Indes les précieuses denrées,
brusquement le marché se tarit.
En 1502, les galères envoyées à Beyrouth reve-
naient à Venise avec quatre balles de poivre; à
Alexandrie, sur cinq galères expédiées, à grand'-
avait-on pu trouver de quoi charger deux ou
trois. En 1504, ce fut pis encore : les vaisseaux
vénitiens revinrent d'Egypte absolument vides, ce
196 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
qui jamais ne s'était vu. Dans les années suivantes,
on s'estima heureux quand les navires revenaient
avec un demi-chargement. De cette diminution
dans la quantité des marchandises importées résul-
tait, naturellement, une hausse des prix sur le
marché de Venise ; mais les prétentions exorbi-
tantes des vendeurs écartaient les acheteurs et
amenaient la clientèle à déserter la place de Venise,
où l'on trouvait moins de choses, tout en payant
beaucoup plus cher. Dès 1510, les marchands alle-
mands de Vienne déclaraient que, ne trouvant plus
en quantité suffisante à Venise le poivre dont ils
avaient besoin, ils iraient désormais s'approvi-
sionner à Lisbonne ; et en Italie même, malgré le
voisinage de la ville des lagunes, on commençait
à en faire autant.
L'ambassade que le Vénitien Trevisani remplit
au Caire, en 1511, nous fournit, sur la décadence
rapide du commerce de la République en Orient,
des informations significatives. Les Egyptiens se
plaignirent vivement à l'ambassadeur du petit
nombre des bâtiments vénitiens qui venaient en
Egypte et en Syrie. « Vous autres Vénitiens,
déclarait le sultan, vous ne faites plus rien pour la
prospérité de mon pays. Autrefois, on expédiait de
chez vous sept galères à Alexandrie, cinq à Bey-
routh, toutes pleines de marchandises, et vos
magasins étaient remplis. Maintenant, vous n'ap-
portez plus rien. » Ce n'était plus que tous les
deux ans, en effet, qu'on voyait arriver dans les
ports d'Egypte les vaisseaux vénitiens ; et, au lieu
de sept ou huit, ils étaient trois. Les navires mar-
chands qui, jadis, tout le long de l'année, fréquen-
taient, en dehors de la caravane officielle, Alexan-
LA DÉCADENCE DO COMMERCB VENITIEN 197
drie, se faisaient de plus en plus rares. Autrefois,
Venise importait annuellement trois à quatre mille
quintaux de cuivre, trois à quatre mille tonnes
d'huile ; ces chiffres étaient maintenant tombés à
une moyenne de cinq à huit cents quintaux pour
le cuivre, de quinze cents tonnes pour l'huile.
Autrefois, les galères de Venise, en quittant
l'Egypte, y laissaient en magasin des marchan-
dises pour une valeur de 300.000 ducats, et de
l'argent comptant pour une somme au moins égale;
maintenant, à peine laissaient-elles 80.000 ducats
en marchandises et 20.000 ducats en argent. Autre-
foi-, après le départ de la flotte, il restait toujours
en Egypte une quinzaine au moins de grands négo-
ciants, qui traitaient en personne leurs affaires;
maintenant, on ne voyait plus sur la place qu'une
demi-douzaine d'agents à peu près sans ressources.
Venise, écrasée par la concurrence portugaise,
épuisée par surcroit par les embarras de sa poli-
tique continentale, en arrivait, quoi qu'elle en eût,
à abandonner ce marché d'Egypte, qui lui avait
été longtemps si rémunérateur: et comment eût-
elle fait autrement? En 1512, l'année même qui
suivit l'ambassade de Trevisani, ses galères reve-
naient d'Egypte presque vides, parce que les épices
manquaient sur la place.
Un instant, cependant, la Seigneurie avait
entrevu un moyen efficace de soutenir la lutte :
elle avait pensé à percer l'isthme de Suez, et des
propositions avaient même été faites à ce sujet, en
1504, au sultan du Caire. Elles ne furent point
poursuivies, et Venise renonça, un peu négligem-
ment, au seul projet qui, peut-être, eût pu rétablir
ta fortune ; et finalement, impuissante, elle dut se
198 UNE REPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
résigner à suivre le courant général, et à aller,
comme le reste de l'Occident, chercher les épices
sur le marché de Lisbonne.
11 ne faudrait point croire, cependant, que les
deux catastrophes qui l'atteignirent si gravement à
la lin du xve et au commencement du xvi8 siècle,
aient ruiné à jamais la prospérité commerciale de
Venise : et l'on conçoit mal, au reste, comment, si
sa richesse économique avait été pleinement
détruite, elle aurait pu continuer à vivre, non sans
gloire. La cité de saint Marc demeura longtemps
encore une grande place de commerce. L'Alle-
magne y envoyait ses métaux, la France ses toiles
et ses laines, l'Espagne ses soieries, ses laines et ses
cuirs, la Flandre ses tissus et ses tapisseries, la
Russie et la Pologne leurs fourrures ; et l'industrie
vénitienne continuait, plus activement que jamais,
à fabriquer ses articles de luxe, bronzes et orfè-
vreries, armes de prix et bois sculptés ou incrustés,
verreries et faïences, dentelles, velours, soieries,
laines, tissus d'argent et d'or, cuirs dorés, que
recherchait l'Occident tout entier. Venise, sentant
décliner sa puissance maritime et commerciale,
s'appliquait à devenir un Etat industriel, et ainsi à
réparer ses pertes. Et elle y réussit, en effet, par-
tiellement. Mais les temps étaient passés où le
magnifique développement de son commerce
oriental faisait d'elle la reine de la Méditerranée:
et aussi bien, à ce moment même où commen-
çaient à se tarir les sources essentielles de sa for-
tune, ce qui subsistait de son empire orientai
achevait de s'effondrer.
LA DfcCADENtE DU COMMERCE VBNITIEM 199
II
Les progrès des Turcs. La perte de Chypre. —
Le péril turc devenait, en effet, chaque jour plus
menaçant. En 1558, les escadres du sultan Soliman
paraissaient jusque dans la Méditerranée occiden-
tale, et la République jugeait nécessaire de mettre
Corfou en état de défense ; on se battait à Durazzo,
des vaisseaux turcs se montraient devant Zante, et
dans l'Adriatique même, où Venise tolérait imprn-
demment les pirateries des Uscoques, le conflit
semblait imminent en Dalmatie. En Orient, la
situation était plus grave encore. Rhodes, malgré
l'héroïque résistance de Villiers de l'Isle-Adam,
était en 15l'2 tombée aux mains des Turcs. Chios
venait d'être conquise en 1506. Des bastions où te
chrétienté s'efforçait de lutter contre la poussée
ottomane, il ne restait plus que Chypre et Candie.
Or, les Turcs ne dissimulaient pas leur ambition
d'emporter ces derniers boulevards. Dès 1562, on
pensait à Constantinople à conquérir Chypre, et en
1564, des préparatifs d'attaque se faisaient à Sala-
lieh, sur la côte d'Asie voisine de l'île. En 1567,
la flotte turque semblait prête à prendre la mer.
En 1570 enfin, le sultan arrêtait ses résolutions : il
sommait les Vénitiens d'évacuer Chypre. Il comp-
tait bien que la faiblesse notoire de la République
la rendrait incapable de toute sérieuse résistance :
un envoyé fiançais ne parlait-il pas, dès 1547,
« de l'affaiblissement des forces des Vénitiens et
diminution de leur grandeur »? Et, depuis vingt
ans écoulés, la cité de saint Marc ne s'était point
relevée.
200 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Chypre était, vers le milieu du xvi* siècle, un des
joyaux de l'empire colonial de Venise. Merveilleu-
sement fertile, l'île produisait en abondance le blé,
le coton, l'huile, le sucre, le sel ; elle rapportait
net à la République plus de 360.000 ducats par an.
Par malheur, cette magnifique possession était assez
mal défendue. On n'y trouvait qu'une place forte
capable de soutenir un siège : c'était Famagouste,.
dont les remparts venaient' d'être achevés par le
grand ingénieur militaire Giovanni Girolamo San-
micheli. Il en avait fait une formidable citadelle,
c la plus forte de toutes les villes » {omnium
urbium fortissimo), comme dit un gentilhomme
français, qui la visita en 1567. Les contemporains
s'accordaient à la proclamer « une ville impre-
nable » ; et Famagouste en effet allait s'illustrer
par la plus admirable des résistances. Mais si
cette défense glorieuse devait jeter sur Venise
mourante un dernier rayon de gloire, elle ne pou-
vait, à elle seule, sauver Chypre des Musulmans.
Au mois de juillet 1570, les Turcs débarquaient
dans l'île. Nicosie, la capitale, tomba, presque sans
essayer de se défendre. Famagouste tint plus fière-
ment. Il fallut, pour la réduire, onze mois de siège
et un bombardement furieux. Bien qu'elle n'eût
aucun secours à espérer, la ville s'obstina. Aujour-
d'hui encore, dans la cité morte, parmi les ruines
demeurées presque telles que les fit le désastre de
1571, — en ce bastion Martinengo surtout, qui est
vraiment le cœur de la forteresse, et dont les case-
mates énormes, les flanquements savants, les feux
habilement étages donnent une impression si puis-
sante de science et de force militaires, — tout
rappelle 1' « inviolable fidélité » des Vénitiens de
- LDKNCE Dl COIORBCB umiik\ 20 1
Chypre pour la patrie et l'héroïsme glorieux de leur
chef Marc-Antoine Bragadino. Lorsque, le 1er août
roste enfin capitula, sa courageuse
ance avaiî coûté plus de cinquante mille
homme? aux Turcs. Aussi Mustapha, le général de
Sélim. ne se crut-il point obligé de tenir les pro-
messes faites aux vaincus. Les défenseurs de Fama-
gouste furent massacrés ou réduits en esclavage,
leurs officiers pendus. Bragadino écorché vif, et sa
peau tannée envoyée, comme un trophée, à Cons-
tantinople au sultan. Venise devait, quelques
années plus tard, rachètera prix d'or les restes de
l'héroïque capitaine et les placer pieusement dans
- saints Jean et Paul, véritable Pan-
théon de la République, où reposent les plus illus-
tres de t les meilleurs de ses serviteurs.
La perte de Chypre achevait d'assurer aux Turcs
la domination delà Méditerranée orientale; la mer
même, sur laquelle si longtemps elle avait régné
en maîtresse, semblait devenir infidèle à Venise. Et,
avec une joie féroce, les adversaires de la Répu-
blique répétaient les vers de Joachim du Bellay, où
le poète, raillant la cérémonie fameuse du Spcsa-
<!el mare, disait des Vénitiens avec une bru-
tale ironie :
Ces vieux c... vont espouser la mer,
Dont ils sont les maris, et le Turc l'adultère.
La journée de Lépante. — La chute de Fama-
goust' en Europe une émotion profonde.
Entre le pape, l'Espagne et Venise, une ligue se
forma pour combattre l'infidèle; don Juan d'Au-
triche reçut le commandement de la flotte coalisée.
La concentration de l'armée chrétienne se fil à
202 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Messine, où les vaisseaux de Doria rallièrent l'es-
cadre vénitienne ; le 25 septembre, la flotte mouillait
devant Corfou. Les Turcs n'étaient pas loin. Après
la prise de Chypre, ils avaient un moment menacé
Candie ; puis, entrant dans l'Adriatique, ils avaient
poussé jusqu'à Cattaro et inquiété la Dalmatie ;
le 16 septembre, on signalait leur présence dans
les eaux de Zante, et le capitan-pacha, à l'approche
de la flotte chrétienne, concentrait ses forces dans
le golfe de Lépante.
C'est là que, le 7 octobre 1571, se donna la
bataille décisive. De toute l'escadre ottomane,
trente vaisseaux seuls échappèrent; les deux cent
trente autres furent pris ou coulés. L'amiral
turc périt dans le combat; une foule de prison-
niers tombèrent aux mains des chrétiens. La vic-
toire de Lépante vengeait glorieusement le désastre
de Famagouste.
La paix avec les Turcs. — Pourtant, de ce
succès éclatant, peu d'effet utile sortit. Après la
bataille, les alliés se trouvèrent mal d'accord sur
ce qu'ils allaient faire. Les Espagnols ne se sou-
ciaient pas, en attaquant Lépante, Coron ou Modon,
de travailler pour le seul profit de Venise. La
République d'autre part avait fait dans la guerre
de lourdes pertes; plus de cinq mille soldats et
matelots avaient péri dans la journée de Lépante.
Elle ne trouvait en outre nul avantage à exaspérer,
en continuant la lutte, la colère du sultan, et les
diplomates vénitiens comprenaient fort bien que
l'inimitié persistante des Turcs serait la ruine cer-
taine de Venise. En conséquence, tandis que les
Ottomans reconstituaient leur flotte, la ligue chré-
DÉCADBNCE Dl COMMERCE VÉNITIEN 20
tienne se disloquait. Les alliés évitaient le combat;
dou Juan écartait le projet d'attaquer Modon ; on
tait au lieu d'agir et, le 7 mars 1573, la paix
était signée entre Venise et le sultan.
Parce traité, la République abandonnait Chypre;
elle payait une indemnité de guerre de 300.000 du-
cats ; elle consentait à augmenter le tribut qu'elle
payait pour la possession de Zante; elle restituait
enfin les conquêtes que ses armées avaient faites
en Dalmatie. « Il semblait, dit un contemporain.
que les Turcs eussent gagné la bataille de Lépante. »
Si Venise acceptait ces conditions assez humi-
liantes, c'est qu'elle se flattait, à ce prix, d'assurer
du moins sa domination à Candie, dans les îles
Ioniennes et en Dalmatie; c'est que surtout, lassée
d'une guerre qui lui avait coûté douze millions
de ducats, uniquement soucieuse des intérêts df
son commerce, elle ne souhaitait que la paix.
Toute sa politique se résumait en une formule
sans gloire, où un homme d'Etat vénitien a bien
marqué les préoccupations tout utilitaires de la
Seigneurie : « s'accrocher solidement à un pan de
l'habit du Grand Seigneur >» (tenersi con la mano a
un lemto délia veste del suo Sigyiore). Au lende-
main de Lépante. l'attitude peut sembler imprévue
et médiocre : les intérêts économiques de Venise
l'expliquaient pourtant. De plus en plus le com-
merce d'Orient, où les Vénitiens rencontraient
maintenant la concurrence juive, diminuait d'im-
portance. Les importations en laines et en toile.-
rapportaient moins qu'autrefois; sans doute la
rente du papier et des verreries demeurait encore
rémunératrice; mais, au total, la décadence était
visible; et, par ailleurs, Venise avait pour vivre un
204 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
impérieux besoin des blés de Turquie. Il était donc
indispensable de restaurer la paix avec les Turcs,
et la nécessité en semblait si pressante que, mal-
gré les ambitions conquérantes des Ottomans,
malgré leurs visées mal dissimulées, leurs attaques
même sur Corfou ou Cattaro, Cérigo ou Zara, la
paix fut en effet maintenue jusqu'au xvne siècle.
Pour conserver Y « amitié » du sultan, Venise
acceptait jusqu'aux pires injures : il semblait qu'elle
ne vît plus d'autre moyen de conserver ce qui lui
restait de son empire colonial, de sauver ce qui
subsistait de sa prospérité commerciale. Et cette
posture trop humble était le symptôme éclatant de
sa décadence.
Aussi bien — et ceci achève d'expliquer l'évo-
lution assez surprenante de cette politique véni-
tiennejadis plus glorieuse — depuis que son empire
oriental était menacé de ruine par les progrès des
Turcs, la République cherchait ailleurs des com-
pensations. Après avoir si longtemps trouvé sa
grandeur sur la mer, la ville de saint Marc pour-
suivait des conquêtes en terre ferme, qui devaient
l'engager fâcheusement dans les complications de
la politique italienne et européenne. Pendant des
siècles, Venise avait vécu presque isolée du monde
occidental, et elle n'avait point eu à s'en repentir.
Ses ambitions nouvelles, conséquence des échecs
subis par ailleurs, devaient lui être moins heu-
reuses; sur ce champ d'action où elle essayait de
réparer ses pertes, elle devait trouver plus de
déboires que de succès et, malgré les apparences
parfois triomphantes, Venise allait, par la voie où
elle s'engageait, descendre un peu plus vers la
décadence.
CHAPITRE III
La politique continentale de Venise.
Les raisons 4e la politique continentale de Venise. — Les
acquisitions en t^rre ferme au xiv° siècle. — Le ik>
François Foscaii. — Le gouvernement de Venise en terre
ferme. — Les difficultés de la politique vénitienne. —
-e et la France.
Les raisons de la politique continentale de
Venise. — Pendant de longues années, Venise,
tout occupée de l'Orient, n'avait point jugé
qu'elle eût intérêt à s'engager dans la complication
des affaires italiennes, et elle s'était abstenue en
juence de toute ambition conquérante du
côté de la terre ferme. Pour assurer la protection
et le développement, qui seuls lui importaient,
de ses intérêts économiques dans la péninsule, elle
s'était contentée de conclure des traités de com-
avantageux et d'établir des entrepôts aux
pointa essentiels des grandes routes, qui d'Italie
menaient vers l'Europe centrale, à Ferrare ou à
ie, à Bellune ou à Trévise.
Pourtant, de bonne heure, la nécessité de ne
point laisser se fermer ces débouchés indispen-
sables à sa prospérité, la nécessité, plus pressante
encore, d'assurer l'alimentation de la cité, impo-
206 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENIS8
serent à la ville de saint Marc une politique conti-
nentale. Et surtout, quand tout autour d'elle gran-
dirent des voisins puissants et redoutables, les
Scaliger à Vérone, les Este à Ferrare, les Carrara
à Padoue, les Visconti à Milan, il lui fut impossible
de se désintéresser désormais d'une situation pleine
pour elle de sérieux et prochains périls. Par le
progrès de ces seigneuries féodales, Venise ris-
quait de se trouver cernée dans ses lagunes,
incessamment contrariée en tout cas et gênée dans
le développement de sa grandeur. Il fallait impé-
rieusement qu'elle se donnât de l'air sur le con-
tinent.
C'est ce qu'expliquait fort bien, en l'année 1308,
le doge Pierre Gradenigo, lorsqu'il déclarait que
le devoir d'un bon prince et d'un bon citoyen était
de saisir toutes les occasions d'agrandir l'État et
d'augmenter la République, et de s'appliquer par
tous les moyens à procurer gloire et puissance à
la patrie. « Les bonnes occasions, ajoutait-il, sont
rares, et sages ceux qui savent les saisir à propos ;
ceux-là sont fous et sots, qui ne savent point les
voir ». Il disait encore : « Les enfants seuls se
laissent effrayer par les mots; les gens de cœur
ne craignent rien, pas même la pointe de l'épée ».
A ces visées ambitieuses bien des gens s'opposaient
à Venise, redoutant ces guerres continentales, qui
ne manqueraient pas d'exciter en Italie des haines
mortelles contre la République : et ceux-là voyaient
juste peut-être. Placée en quelque sorte en marge
de la Péninsule, ayant ailleurs tous ses intérêts,
Venise semblait presque une étrangère en Italie.
Rien ne la désignait pour représenter ou défendre
les intérêts communs de la race italienne; tout la
\K POLITIQUI CONTINENTALE M VBHISI 207
rendait incapable de devenir le centre d'nn -
ni national. L'édifice savant de sa constitution
n'était point fait pourabriter un grand peuple; son
organisme politique n'avait rien de ce qu'il fallait
pour réaliser l'unité italienne. Par là, la politique
continentale de la cité de saint Marc, uniquement
fondée sur des ambitions égoïstes, apparaissait à
beaucoup comme une menace; et, du point de vue
vénitien même, elle pouvait légitimement appa-
raître comme une erreur et comme une cause de
ruine. Ce fut elle pourtant, malgré uue opposition
qui ne désarma point, qui l'emporta dans les con-
seils de la république ; et comme elle devint vite
étrangement asrressive, les résultats, si avantageux
qu'ils fussent eu apparence, ne devaient pas peu
contribuer à la décadence de la cité.
Les acquisitions en terre ferme au XIVe siècle.
— La question de la possession des embouebures
du Pô l'ut la première occasion où se manifestèrent
'tentions ambitieuses de la République. La
libre navigation du fleuve était nécessaire au com-
mercevénitien ; or, Bologne et Ferrare réclamaient
sur elle un droit de contrôle. En 1270, pour le
mieux assurer, les Bolonais songèrent à construire
un fort sur le Pô di Primaro : ce fut le point de
départ d'un conflit qui dura trois années, et où
Bologne finalement eut le dessous. C'était le début
de la politique vénitienne en terre ferme. Trente-
cinq ans plus tard, en 1328, Venise tenta davan-
tage : elle voulu profiter des troubles de Ferrare
pour mettre la main sur la ville. Devant l'opposi-
tion du pape Clément V, qui n'hésita pas à lancer
l'interdit sur la cité des lagunes, il fallut, malgré
208 t'NE BEPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
l'énergique ténacité du doge Gradenigo, finalement
reculer. Mais, malgré l'échec de l'entreprise, elle
n'en était pas moins significative des tendances
nouvelles de la Seigneurie.
On s'en aperçut promptement. Les Scaliger,
seigneurs de Vérone, avaient, au commencement
du xrv* siècle, fort arrondi leur domaine. En 1329,
ils tenaient, outre Vérone, Vicence, Padoue, Feltre,
Bellune et Trévise. Leurs agrandissements étaient
un danger évident pour Venise; et aussi bien Mas-
tino délia Scala ne se faisait point faute d'imposer
de lourdes taxes aux marchands vénitiens qui
passaient le Pô. de faire payer des droits à toute
marchandise à destination de Venise; il disputait
en outre à la République le monopole du sel, qui
était une de ses principales sources de richesse. La
guerre, dans ces conditions, était inévitable : elle
se termina par l'entier triomphe des Vénitiens. La
paix de 1338 obligea les Scaliger à céder à la
Seigneurie la marche de Trévise, c'est-à-dire Tré-
vise, Conegliano, Castelfranco, Sacile, Oderzo,
qu'elle plaça sous son gouvernement direct, Bas-
sano et Castelbaldo, qu'elle donna en fief à un
ennemi des seigneurs de Vérone. Ceux-ci perdaient
également Padoue, qui fut restituée aux Carrara,
ses anciens maîtres; et sur eux aussi Venise éten-
dit sa suzeraineté.
C'étaient là des acquisitions importantes, et le
point de départ d'une puissance continentale que
la République aspirera désormais à accroître sans
mesure. Mais c'était un danger aussi. Du jour où
Venise cessait d'être une ville purement maritime,
du jour où, par une frontière continentale, elle se
trouvait en contact direct avec les États voisins,
:\ POLI [QUE* CONTINENTALE DE VENISE 209
des connits incessants étaient à craindre, et ils se
pru<hiiï.irent en effet. On eut à lutter avec les
patriarches d'Aquilée, avec les comtes de Goritz,
avec les seigneurs de Padoue ; et au delà de cette
zone de périls immédiats, d'autres menaces venaient
de princes plus lointains, mais plus grands, tels
que \p duc d'Autriche, le roi de Hongrie ou le duc
de Milan. Venise en fit bientôt L'expérience. Dans
la seconde moitié du xiv' siècle, au cours de ses
luttes avec Gènes, toujours il lui fallut regarder du
côté de la terre ferme et compter avec les ennemis
que sa rivale lui suscitait sur le continent. En 1369,
en 1379, les Carrarade Padoue eurent une attitude
m Hument hostile ; ils jouèrent dans la guerre
iiioggia un rôle capital. Si bien que, quoi
qu'elle en eût, la Seigneurie, pour sa sécurité, dut
songer à s'emparer de Padoue. Ainsi, de proche
en proche, Venise se trouvait prise dans l'engre-
nage et préparait les désastres qui, un siècle plus
tard, devaient l'accabler.
Au lendemain de la paix de Turin, les Carrara
n'avaient point désarmé. Dès 1382, ils obtenaient du
duc Léopold d'Autriche la cession de Trévise,
Ceneda, Feltre et Bellune, et ainsi ils comman-
daient l'importante route commerciale du Puster-
thal. Puis ils travaillaient à s'établir dans le Frioul;
enfin ils s'accordaient en 1387 avec Jean-Galéas
Visconti pour dépouiller les Scaliger, Vicence de-
vant être la part du butin réservée aux seigneurs
de Padoue; et cet accord révélait à la République,
derrière les Carrara, une autre péril plus redouta-
ble encore, celui dont la menaçaient les ambitions
des ducs de Milan. La nécessité d'agir était im-
périeuse : Venise commença par Padoue. Elle
210
UNE REPUBLIQUE PATRICIENNE : VtMSE
réussit, avec l'appui de Jean-Galéas, infidèle à son
allié de la veille, à expulser de leur ville les Car-
rara en 1388; et si, après cette leçon donnée, elle
consentit en 1392 à les y laisser revenir, elle obtint
du moins la restitution des villes perdues dans la
marche de Trévise et la domination des passages
des Alpes qui en dépendaient. La mort du dur \{i
Milan en 1402 lui permit une politique plus éner-
gique encore. Dans l'anarchie qui avait suivi la
mort de Jean-Galéas, les Carrara réclamaient pour
leur part Vicence et Vérone. Venise en profita
pour s'entendre contre eux avec la veuve du Yis-
conti. En échange de l'appui que lui assurait la
République, la duchesse cédait Bassano, Vicence
et Vérone ; contre Padoue, en m-sme temps, la Sei-
gneurie se faisait les mains libres. Assiégée, la
ville succomba en 1404, et les Carrara, tombés
aux mains de leurs implacables ennemis, furent,
le 17 janvier 1406, étranglés à Venise dans leur
prison.
Ainsi se trouva constituée la puissance de
Venise en terre ferme. Maîtresse de tout le pays
compris entre le Tagliamento, les Alpes et l'Adige,
la République devenait désormais un des grands
Etats de la Péninsule. Mais cet agrandissement de
puissance devait lui coûter cher. Mêlée maintenant
à toutes les affaires et à toutes les querelles de
l'Italie, et d'autant plus disposée à poursuivre
sur le continent une politique ambitieuse qu'elle y
cherchera des compensations à l'Orient perdu,
Venise, durant tout le cours du xve siècle, sera
incapable de s'arrêter sur la route dangereuse où
l'engagera son attitude agressive. Pour entretenir
l'armée de terre nécessaire à ses entreprises, il
ITH B Dl VBNIS1 21 !
li faudra, comme les autres États italiens, l'aire
appel aux bras dos mercenaires, lourde dépense
pour les finances de l'État et grave changement
dans les mœurs d'un peuple, qui jusque-là s'était
fait honneur de combattre en personne sur la mer
pour la grandeur de la République. Ce fut à un
étranger que fut confié, avec le litre de capitaine
général de terre ferme, le commandement des
10.000 cavaliers et des 7.000 fantassins qui consti-
tuaient en temps de paix, vers le milieu du x\" siè-
i le. les forces vénitiennes sur le continent; et quoi-
que la prudente défiance de la Seigneurie lui
adjoignit toujours comme surveillants deux séna-
teurs, qui portaient le titre de provéditeurs géné-
raux de l'armée, la République pourtant eut plus
d'une fois à redouter, comme les autre États ita-
liens, les effets de l'ambition sans scrupules de
ses condottieri. Mais surtout, par ses visées ambi-
tieuses et égoïstes, Venise inquiétera toute l'Italie,
et elle soulèvera contre elle cette haine générale,
dont la ligue de Cambrai sera la manifestation
éclatante.
Le dogat de François Foscari. — Il sembla d'abord
que tout allât à merveille pour Venise. En 1420,
elle occupait le Frioul, ce qui augmentait son terri-
toire et lui donnait vers l'Est une solide frontière.
Mais, dans l'Italie du Nord, l'horizon s'assombris-
sait. Philippe-Marie Visconti apparaissait comme
un ennemi redoutable. Maître de Milan, de Cré-
mone, de Bergame, de Brescia, de Gênes, il ne
cachait pas ses ambitions sur Vérone et Vicence.
En face de cet adversaire menaçant, quelle attitude
allait prendre la République?
212 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Elle avait, à ce moment, à choisir entre deux
politiques : l'une, qui considérait surtout les inté-
rêts commerciaux de Venise, aspirait à assurer,
dans la paix, le magnifique développement écono-
mique de la cité ; l'autre, plus ambitieuse, jugeait
que la grandeur politique de l'Etat était le meilleur
gage de sa richesse, et rêvait de faire de la ville de
saint Marc une des grandes puissances de l'Italie.
A cette heure décisive, où se jouait peut-être l'ave-
nir de Venise, àprement, ardemment, les deux
partis s'opposèrent. Dans un discours fameux, le
vieux doge Thomas Mocenigo se prononça; et à
la veille de mourir, résolument, instamment, il
recommanda à ses concitoyens le maintien de la
paix (1423). Rappelant, avec des chiffres précis, les
heureux résultats de la politique économique de
la République, la richesse que le commerce avait
répandue dans la cité, les finances prospères, les
bénéfices admirables, la dette publique diminuée,
la flotte innombrable, il glorifiait hautement une
attitude qui faisait de l'Italie entière « un beau et
très noble jardin pour Venise » et des Vénitiens
« les maîtres de l'or de la chrétienté. » Et ferme-
ment il concluait à la nécessité de maintenir la
paix, et non moins fermement il déconseillait d'élire
après lui François Foscari. « S'il est doge, décla-
rait Mocenigo mourant, vous vivrez en guerre
perpétuelle. Qui possède aujourd'hui 10.000 ducats
n'en aura plus que 1.000; qui a dix maisons en
conservera une à peine. Vous dépenserez votre
argent et votre or ; et votre réputation et votre
honneur seront à la merci de- gens de guerre».
Mocenigo avait raison peut-être : son suprême
conseil ne fut pas entendu. Malgré ses avertisse-
LA POI.ITrQVE CONTIIfBMTALB HE VENISE 213
ments. François Foscari fui élu, et les trente-quatre
années (1423-1457) pendant lesquelles il gouverna
publique furent, en effet, une période de
guerre presque perpétuelle. Dès le jour de son
ment, parlant du duc de Milan, il déclarait,
qu'il fallait « écraser l'ennemi commun, pour
er le repos de l'Italie I mire le Yisconti,
il s'alliait à Florence, et, infatigablement, pendant
k trente années (1426-1454), il poursuivait la
guerre. Guerre accablante, et qui, maigre les
soccès obtenus, devait être étrangement désas-
treuse pour Venise.
irait de peu d'intérêt de raconter les détails
de cette lutte interminable. Ce qu'il en faut retenir
plutôt, c'est (pie. par les conditions nouvelles où
elle dut la conduire. Venise se trouva jetée dans
un abîme de complications et de périls. Le xv' siècle
est l'âge d'or des condottieri : pour commander
ses armées, la République engagea les plus illustres,
un Carmagnola, un Gattamelata, un François
Sforca, x\n Colleone; mais, plus d'une fois, elle
s'aperçut combien ces serviteurs à gages étaient
serviteurs peu sûrs. Carmagnola, en 1425,
abandonné le duc de Milan pour passer au
:e de Venise ; grâce à lui, Brescia d'abord,
puis Bergame, étaient tombées aux mains des
Vénitiens (1426-1427). Mais, en bon condottiere,
Carmagnola se souciait peu de tirer tout le parti
possible de ses victoires; aux exhortations de la
Seigneurie, il répondait en alléguant le manque
nt ou de fourrage, et, malgré les honneurs
richesses dont on le comblait, il persistait
dans sa molle et inquiétante inaction. En outre,
il négociait ^ous main avec le duc de Milan,
214
UNE ISEPL'BMQLE PATRICIENNE : VENISE
jouant son jeu personnel au détriment des intérêts
de la République. Pendant plusieurs années, Venise
patienta, de crainte de jeter Carmagnola dans les
bras de Visconti : mais, quand le condottiere se
fut fait battre devant Crémone (1431), quand la
Seigneurie, en bonne commerçante, comprit que,
décidément, elle n'en avait pas, si j'ose dire, pour
son argent, elle agit avec une décision vigoureuse.
Carmagnola, mandé à Venise sous prétexte de
conférer sur la conduite de la prochaine cam-
pagne, fut arrêté au moment où il allait sortir du
Palais ducal. Son procès fut instruit avec rapidité
et, le 5 mai 1432, entre les deux colonnes de la
Piazzetta, le condottiere était décapité, comme
coupable de négligence et de trahison. La leçon
devait être profitable aux autres chefs de merce-
naires. Sans doute, au cours de la guerre, plus
d'un put changer de parti; mais tous, tant qu'ils
servirent Venise, la servirent fidèlement.
De cette longue lutte, Venise, au reste, sortait,
en apparence, environnée de prestige et de gloire.
En même temps qu'elle conquérait tout le pays à
l'est de l'Adda et qu'elle obtenait de l'empereur
la confirmation de toutes ses possessions de terre
ferme, elle s'étendait, d'autre part, en Romagne,
où elle acquérait Ravenne (1441), Rimini, Faenza,
Imola, Césène, et dans le Trentin, où elle obtenait
Roveredo. La mort de Philippe-Marie Visconti (1447)
et les troubles qui la suivirent lui permirent d'oc-
cuper Lodi et Plaisance; mais, avec le nouveau
duc de Milan, François Sforza, la lutte recom-
mençait plus terrible, quand la prise de Constan-
tinople par les Turcs vint jeter l'émoi dans tout
l'Occident. La paix s'imposait : aussi bien les Flo-
LA FOLITHJUÉ CONTINENTALE DE VBNISE 215
rentins, s o • 1 s le sage gouvernement de Cosme de
is, commençaient à prendre ombrage de
l'équilibre italien se rompre au prolit de
Venise. Le 9 avril 1454. la paix fat signée à Lodi :
elle laissait aux Vénitiens Brescia et Bergame, et
leur donnait l'importante position stratégique de
Crémone, Eu même temps, Venise, Milan et FIo-
s'alliaicnt pour garantir l'équilibre ainsi
établi et le défendre contre quiconque tenterait
de troubler la paix de l'Italie. Et, fière de ces suc-
i République semblait n'avoir qu'à se féliciter
de la politique glorieuse conseillée par François
Foscari.
Le gouvernement de Venise en terre ferme. —
11 faut d'ailleurs lui rendre cette justice qu'elle
gouverna bien ses nouvelles possessions, et les
Vénitiens ne se flattaient pas lorsqu'ils déclaraient
s'être conduits « de façon à conquérir le cœur et à
avoir l'amour de leurs citoyens et sujets » [taliter
quod habeamus cor et amorem civium et subditorum
iwstrorum). Dans les villes de terre ferme, ils
tèrent soigneusement les institutions locales,
conservèrent les statuts municipaux, les magistra-
tures, les conseils, maintinrent aux familles patri-
s les droits anciens dont elles jouissaient.
Pour représenter l'autorité de la Seigneurie et
administrer les affaires, ils se contentèrent, dans
chaque cité, d'installer deux fonctionnaires, un
stat pour le gouvernement civil, un capitaine
pour les choses militaires. Et, à ses nouveaux
toujours la République prit souci d'assurer
un régime de justice et de protection. Elle déve-
loppa le bien-être matériel, eut soin de n'imposer
216 ONE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
que des impôts modérés, s'appliqua de toutes
manières à satisfaire les populations. Au vrai, cette
façon d'agir coûtait à Venise plus qu'elle ne lui
rapportait; mais elle y trouvait un précieux avan-
tage moral, dans l'attachement indestructible que
lui vouèrent ses sujets. Les cinq sages de terre
ferme, créés au xve siècle, surveillaient de haut
le gouvernement des possessions continentales de
Venise; et, sous la bannière de saint Marc, les
villes de terre ferme se trouvèrent heureuses,
assez pour ne point, dans les plus graves crises,
abandonner la République.
A la porte du Palais ducal, qu'on nomme la
porta délia carta, un grand bas-relief, qui date de
ce temps, surmonte la courbe de l'arcade. On y
voit le doge Foscari agenouillé devant le lion de
l'Évangéliste, dans un geste de prière et de recon-
naissance. La cité devait à son premier magistrat
l'hommage de cette représentation. Nul gouverne-
ment, depuis bien des années, n'avait été plus
glorieux et plus triomphal, du moins en apparence.
En réalité, pourtant, nul ne fut plus désastreux.
Lorsque, en 1457, par un acte presque unique
dans l'histoire de Venise, le Conseil des Dix con-
traignit le vieux doge, affaibli par l'âge, à abdiquer,
la cité de saint Marc était à la veille de payer
chèrement les succès de l'audacieuse et énergique
politique de Foscari. S'étant aarandie et enrichie
aux dépens de tous, elle s'était attiré la haine de
tous. Elle s'était aliéné les sympathies par son
égoïsme. elle avait inquiété par son ambition ;
déjà on soupçonnait Venise de menacer la liberté
de toute l'Italie. Elle allait tristement expier sa
gloire.
\ 1 \i B DE VENISE -17
Les difficultés de la politique vénitienne. —
Lorsque, en L466, mourut François Sforza, duc de
Milan, crut l'occasion bonne pour reprendre
ambitions anciennes sur la Lombardie. Flo-
rence, sous le faible gouvernement de Pierre de
Médicis, semblait impuissante à contrecarrer ses
projets : et. pour empêcher plus sûrement toute
intervention de sa part, la République autorisait
sous maiu son condottiere Colleone à soutenir par
les armes les exilés florentins, adversaires des
Médicis. En même temps, la diplomatie vénitienne
travaillait à Gène-, à la cour de Savoie, ailleurs
encore, pour cré< i des ennemis au jeune duc de
Milan. Le seul résultat de toutes ces intrigues fui
de provoquer la formation d'une ligue générale,
où Florence, Naples, Milan et le pape se mirent
d'accord pour maintenir la paix dans la péninsule;
et le duc Galéas-Marie, tout en cherchant à s'ac-
commoder avec la cité de saint Marc, expliquait
fort clairement aux envoyés de la Seigneurie la
défiance qu'inspirait partout la politique de la
République. « Si vous saviez, leur disait-il, la
mauvaise volonté que tous ont contre vous, vos
cheveux s'en hérisseraient, et vous laisseriez cha-
cun vivre tranquille chez lui. » Et il ajoutait :
« Croyez-vous que les puissances d'Italie entrées
la Ligue soient fort amies les unes des autres?
Non certes. La nécessité seule les a conduites a
cette alliance ; elles y ont été contraintes par la
peur qu'elles ont de vous et de votre puissance.
Pour vous rogner les ailes, chacun travaillera de
tout son pouvoir. Je vous jure que le pape, quoi-
qu'il soit votre compatriote, fera pis que les autres
pour cela. Le roi de Naples ne pense qu'à vous
218 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
nuire; et si sa puissance égalait sa mauvaise
volonté, il vous ferait disparaître de la face du
monde. Vous savez quelle est pour vous l'amitié
des Florentins et des Génois : toutes les autres
communes d'Italie pensent comme eux. Tout l'ar-
gent que vous dépensez ne vous a rapporté que
mauvaise renommée, car chacun dit que tous
voulez dévorer le monde entier. »
Le duc de Milan avait raison. L'Italie entière se
défiait de Venise cl devait être prête désormais, en
toute occasion, à se coaliser contre elle ; et les
alliances mêmes que la politique fera conclure avec
la République ne seront jamais des alliances dura-
bles, personne ne se sentant assuré contre l'am-
bitieux égoïsme de la cité de saint Marc.
On le vit bien en 1483. A ce moment, Venise
était en guerre avec Ferrare, sous prétexte que
cette ville faisait concurrence au commerce du sel,
dont les Vénitiens réclamaient le monopole, en
réalité dans l'espoir d'agrandir de ce côté son ter-
ritoire. Les premières opérations militaires avaient
été heureuses, assez pour alarmer l'Italie. Aussi,
dès 1481, sur l'initiative de Laurent le Magni-
fique, Florence, Naples, Milan, s'étaient déclarées
pour Ferrare ; en 1483, le pape Sixte IV, jusque-là
allié de la République, l'abandonnait et lançait
sur elle l'interdit. Sans se laisser abattre par
cette coalition générale, Venise, résolument, pour-
suivait la guerre, et la paix de Bagnola, en 14S4,
lui laissa même une partie de ses conquêtes, la
Polcsine et Rovigo. Ce n'en était pas moins une
chose grave pour Venise, que cet isolement où
elle se trouvait réduite en Italie, au moment
même où les expéditions des Français dans la
na vi'mm- 219
Péninsule allaient étrangement y compliquer la
situation politique.
Venise et la France. — Dès le mois de janvier
S -:ieune ne s'était point fait scrupule
vrau nouveau roi de France, Charles VIII,
une descente en Italie, et de proposer au duc
d'Orléans une conquête en commun du Milanais.
Pourtant, lorsque, dix ans plus tard, les Français
apparurent dans i;i péninsule, Venise commença
par se réserver, et conserva une stricte neutralité,
cherchant de quel côté elle trouverait le plus
d'avantages. Vainement, p >ur la décider, Char-
les VIII lui fit-il offrir Otrante et Brindisi dans le
Napolitain conquis, et des postes dans l'Orient à
conquérir. Venise déclina ces propositions et ne fit
bon accueil à i'ambassade de Commynes que pour
mieux duper le diplomate. Le 25 mars 1495, la
République prenait parti : elle formait avec le pape,
le duc de Milan, l'empereur et le roi d'Esp
une alliance pour défendre contre la France l'indé-
pendance de l'Italie; et ses stradiots combattirent
à Fornoue contre l'armée de Charles VIII. Depuis
que la Seigneurie s'était engagée dans les affaires
continentales, il semblait que sa politique, trop
habile, eût perdu quelque peu de son ferme bon
sens d'autrefois.
Venise s'était prononcée contre Charles VIII ;
■ lie s'entendit d'abord avec Louis XII. Par crainte
de Ludovic le More, dans l'espoir aussi de salis-
Caire ses ambitions éternelles vers le Milanais, elle
fit bon accueil aux ouvertures du gouvernement
français et s'accorda avec lui, en février 1499.
« pour détruire le duc de Milan ». Elle obtenait
220 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
promesse qu'on lui céderait Crémone et la Ghiera
d'Adda pour prix de son appui dans la conquête
du Milanais. Conformément à ce traité, la Sei-
gneurie mit sur pied 15.000 hommes environ, et
prit sa part de la lutte en enlevant Crémone et
Lodi. Un peu plus tard, à la mort de César Borgia,
les Vénitiens trouvèrent une nouvelle occasion de
s'agrandir : ils s'emparèrent de quelques lambeaux
du royaume qu'avait tenté de fonder le fils
d'Alexandre VI. Ce furent Faenza, Rimini, Césène,
auxquelles ils ne désespéraient pas d'ajouter Imola
et Forli.
Mais, tandis que ces empiétements en Romagne
mécontentaient le pape, le contact trop immédiat
avec les Français, établis dans le Milanais, altérait
la cordialité des rapports de Venise avec Louis XII.
Dès 1501, le roi de France songeait à s'entendre
avec l'empereur pour agir contre la ville de saint
Marc ; l'un des traités signés à Blois en 1504 était
un projet de ligue contre la République, de partage
de ses possessions continentales, et le pape y inter-
venait. Depuis 1503, en effet, Jules II était monté
sur le trône pontifical; Génois d'origine, il détestait
violemment les Vénitiens ; surtout, il ne leur par-
donnait pas d'avoir enlevé au Saint-Siège Ravenne
et la Romagne. Un de ses premiers mots avait été :
« J'armerai contre eux tous les princes de la chré-
tienté »; il le fit comme il l'avait dit. Du jour où
il régna, on ne parla plus à Rome que de l'inso-
lence des Vénitiens, de la haine qu'ils soulevaient;
on n'attendit, on ne chercha que l'occasion de
les humilier. Machiavel, alors en ambassade auprès
du Saint-Siège, déclarait que le pape se liguerait
avec n'importe qui pour « détruire une puissance
\ POLITIQUE CONTINENTALE DE VBNI8B 221
dont tous les Etats désirent l'abaissement ».
Jules II fulminait : « Je vous ramènerai, disait-il à
l'ambassadeur de Venise, à l'état d'un village de
pécheurs ». A quoi le diplomate répondait, non
sans insolence : « Et nous, Saint-Père, si vous
- pas raisonnable, nous ferons de vous un
petit curé. » Mais Venise avait lassé, inquiété,
mécontenté tout le monde; chacun avait quelque
territoire à revendiquer sur elle. Louis XII, depuis
longtemps, se défiait de son attitude équivoque;
Maximilien lui était franchement hostile. De
toutes ces haines sortit la ligue de Cambrai (150S).
Contre les Vénitiens, usurpateurs des droits et
biens du Saint-Siège, le roi de France et l'empe-
reur formèrent une alliance, à laquelle se joigni-
rent le pape, le roi d'Aragon, les ducs de Ferrare,
de Mantoue et d'Urbin. Au 1" avril 1509, les coa-
- - levaient en\ahir le territoire de la République;
après la guerre, Vérone, Vicence, Padoue, Trévise,
Roveredo seraient données à l'empereur; Brescia,
Bergame, Crémone au roi de France ; Ravenne et
la Romagne au pape; Otrante et les villes véni-
tiennes de Pouilie au roi d'Espagne. L'interdit était
lancé sur Venise. La cité de saint Marc semblait
perdue.
Avec son habituel et tenace courage, elle tint
i ;i pourtant. Elle mit en ligne 40.000 hommes et
une artillerie excellente; elle n'en subit pas moins,
idel (mai 1509), une défaite écrasante. Elle
fi ut, après ce désastre, abandonner toutes ses
posses-; de terre ferme. Déliant les villes du
continent du serment de fidélité, rappelant ses
garnisons, elle se concentra dans ses lagunes, où
elle se savait imprenable. Et tandis que le roi de
999
UNE BEPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
France emportait sans coup férir Brescia, Pes-
chiera, Trévise, Pâdoue, Vérone, elle aimait mieux
négocier que combattre. L'inaction de Maximilien,
la mésintelligence entre les alliés, l'évolution de
Jules II surtout la tirèrent d'affaire. Dès le mois
de juillet 1509, le pape accueillit les envoyés de
Venise. La République ayant restitué au Saint-
Siège ses conquêtes de Romagne, le souverain
pontife en était arrivé à ses fins. Il pardonna donc
volontiers et, en février 1510, leva l'interdit. C'était
la rupture de la ligue de Cambrai : l'entrée en
scène de la papauté sauvait Venise de la ruine.
La fidélité des villes de terre ferme à la Répu-
blique n'avait pas été étrangère à ce résultat; et
cet attachement fait grand honneur au gouverne-
ment de Venise. Les bourgeois de Trévise avaient
chassé les troupes de la ligue; les paysans du
Vicentin avaient fait aux soldats de l'empereur une
guerre de partisans; Padoue, un moment occupée
par les impériaux, avait avec empressement ouvert
ses portes aux forces vénitiennes, qui y firent une
belle résistance. Et, par ailleurs, pour la politique
nouvelle dirigée contre la France que Jules II
allait inaugurer, la réconciliation avec Venise était
une condition indispensable. « Si Venise n'existait
pas, déclarait maintenant le souverain pontife, il
faudrait en faire une autre. »
Pendant les années qui suivirent, la République
se prêta à toutes les combinaisons diverses de la
politique européenne, dans l'espoir de recouvrer ce
qu'elle avait perdu de son domaine de terre ferme
ou de l'agrandir. Elle entra en 1511 dans la Sainte-
Ligue, et combattit les Français, comptant par là
reprendre les villes perdues en 1509. Puis, après la
LA POUTIQLB CONTINENTALE DF VENISE 223
mort de Jules II, elle revenait en 1513 à Louis XII.
qui lui promettait restitution des territoires vénitiens
occupés par l'empereur. Avec François I,r elle
renouvelait la convention, et ses troupes contri-
buèrent pour une bonne part à la victoire de Mari-
gnan v 1515). Aussi n'eut-elle point de peine, à la
paix générale signée en 1516, à se faire rendre
Breseia et Vérone.
Mais si, au total, Venise sortait de cette guerre
de huit années sans perte territoriale sérieuse,
c'en était fait de l'hégémonie qu'elle avait espéré
un moment exercer sur l'Italie du Nord. Le doge
Léonard Lorédan (1502-1521), avait eu beau, pen-
dant ces années difliciles, où par deux fois la ville
de saint Marc avait été menacée jusque dans ses
lagunes, faire preuve d'une constance et d'un
îement admirables. En s'engageant dans les
complications de la politique italienne et euro-
péenne, la République avait perdu quelque chose
de cette ferme et fière résolution qui jadis avait
fait sa grandeur. Elle avait eu une ligne de con-
duite incertaine et flottante, elle avait remplacé
par les finesses d'une diplomatie compliquée et
subtile l'énergique activité qu'elle déployait na-
guère; et par là, ses ambitions continentales lui
avaient été fatales. Matériellement, elle ne devait
jamais dépasser les limites acquises en 151G et si
difficilement défendues; et bientôt la paix de
Cambrai (1529), en installant l'Espagne en mai-
tresse dans la Péninsule, allait diminuer encore
son rôle et son indépendance en Italie. Mora-
nt, elle n'était pas en une moindre décadence.
Malgré la splendeur de la cité, le prestige dont la
paraient les arts, le luxe et l'élégance de la vie.
224 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Venise était atteinte aux sources mêmes de son
existence. Elle reculait en Orient, elle déclinait en
Italie ; tout ce qui avait fait sa grandeur lui échap-
pait en même temps ; et en elle-même elle ne
trouvait plus, dans les caractères et les mœurs, le
ressort nécessaire pour l'arrêter au penchant de
la ruine.
CHAPITIŒ ïv
Venise au XVIe siècle.
La ville. Les mœurs. Les lettres et les arts.
I — L'aspect de la ville au svr siècle. — La splendeur
artistique. — L- lr;xe des fêtes publiques. — La magnifi-
cence des habitations privées. — Les villas de terre
ferme.
IL — La vie et les divertissements. — Les costumes. — Le
théâtre et la musique. — Le carnaval de Venise. — Lu
III. — Le mouvement intellectuel.
Malgré la perte de son empire oriental, malgré
la diminution de son commerce, malgré les échecs
politique continentale, malgré sa décadence
commençante enfin- Venise, au xvic siècle, sem-
blait toujours à l'apogée de la splendeur et de la
magnificence; et malgré les causes de ruine dont
l'effet était désormais inéluctable, elle le demeu-
rait en effet. Les contemporains éblouis n'ont pas
pour elle assez d'admiration et de louange-
célèbre sa gloire en vers et en prose, en latin
comme en italien. Un de ses panégyristes déclare
« qu'en elle Venise contient toute l'Italie »; un
autre affirme « qu'elle est l'ornement et la splen-
deur de la dignité italienne », qu'en elb semble
226 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
revivre « une image de la république romaine »,
que, « dans le siècle obscur et ténébreux, elle
est la seule lumière qui reste à la malheureuse
Italie ». Et, dans un beau sonnet, Vittoria Colonna
écrit que, seul en Italie, le lion de saint Marc
« conserve l'antique liberté et le juste empire ».
Sans doute les contemporains se faisaient illusion,
quand de la splendeur persistante des apparences
ils concluaient à la réalité de la puissance véni-
tienne ; aujourd'hui encore, on commet volontiers
cette erreur, quand on considère le xvi* siècle
comme l'époque la plus glorieuse de la République.
Il est certain que, dès ce moment, la ville de saint
Marc s'acheminait lentement à la ruine; mais il
faut reconnaître que jamais peut-être elle n'avait
été plus brillante, plus fastueuse et plus belle.
I
L'aspect de la ville au XVI0 sièciie. — Le décor
qu'offrait alors Venise était plus admirable que
jamais, et pour l'embellir encore davantage, la
cité entière rivalisait en un incessant et magnifique
effort.
Au commencement du xvi' siècle, la place
Saint-Marc, bien qu'elle fût déjà, de l'avis de tous
les voyageurs, une des merveilles du monde, était
encore, en certaines de ses parties, encombrée
d'arbres et de vignes, déshonorée par des bouti-
ques et des dépôts d'immondices. En 1504, la Sei-
gneurie fit disparaître tout ce qui enlaidissait les
abords de la basilique et — comme pour lui faire
un cadre digne d'elle — au pourtour de la place
«.: MSI u xvi* silci f, 2:i7
rèrent, ?ers le même temps, toute une -ru-
de constructions. Dès 1496, à l'entrée de la Mer-
on avait bâti la haute tour de l'Horloge. De
1495 à 1517, on édifia la noble et élégante façade
:eilles Procuraties. En 1536, sur la Piazzetta,
en face du Palais ducal, Sansovino construisait,
sur l'emplacement qu'occupaient des boutiques de
boulangers, le magnifique bâtiment de la Biblio-
thèque, et, un peu plus loin, à l'endroit où les
marchands de poisson et les bouchers avaient
leurs étalagi s, la sévère façade de la Monnaii
1540, le même Sansovino adossait à la haute
du campanile la charmante loggetta, avec sa
balustrade de marbre et ses statue-; de bronze, et
restaurait peu après (1548) le campanile lui-même,
que couronnait depuis 1517 un ange d'or. Vers
1560, le doge Priuli faisait à nouveau paver la
vaste place. En 1569, le Sénat ordonnait la dispa-
rition des boutiques qui s'abritaient sous les por-
tiques du palais des doges. Enfin, en 1582, on
démolissait le vieil hôpital de Saint-Marc, et, sur
le terrain qu'il occupait, s'élevaient les Nouvelles
Procuraties. Ainsi la place prenait peu à peu
l'aspect qu'elle présente aujourd'hui et devenait,
selon le mot d'un contemporain, « par le site et
parla qualité, le plus bel endroit du monde ».
Les incendies qui, à plusieurs reprises, dévastè-
rent le Palais ducal, eurent pour conséquence de
non moins heureuses transformations. A la suite
lu désastre du 14 septembre 1483, Antonio Rizzo
îdifia les deux admirables façades qui donnent sur
ta cour et sur le canal Orfano, et le bel escalier
des Géants, que Sansovino décora plus tard de
statues colossales. L'incendie du 20 décembre 1577
228 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
faillit avoir de plus fâcheux effets. Les architectes
de l'époque, et parmi eux Palladio, proposaient de
rebâtir dans le style classique l'incomparable mo-
nument, dont ils ne comprenaient plus la rare et
pittoresque beauté. Heureusement, Antonio da
Ponte fit prévaloir un avis moins barbare et, avec
l'approbation du Sénat, il se contenta, pieusement
respectueux, d'exécuter les restaurations néces-
saires, sans modifier en rien les lignes essentielles
de l'édifice.
En même temps que la place Saint-Marc, le reste
de la ville aussi changeait d'aspect. Le quartier du
Rialto, centre de la vie industrielle et commer-
çante, s'embellissait de constructions nouvelles.
C'était le Fondaco dei Tedeschi, bâti en 1505, et
dont les façades étaient décorées de peintures de
Giorgione et de Titien ; c'étaient l'élégant palais
des Camerlenghi, édifié de 1488 à 1525, les Fab-
briche Vecchie, construites en 1522, et les Fabbri-
che Nuove, que Sansovino bâtissait en 1555. Sur le
Grand Canal, le vieux pont de bois était, en 1591,
remplacé par un pont de pierre, œuvre d'Antonio
da Ponte; et parmi les étalages de la Pescheria et
les paniers du marché aux Herbes, c'était, tout le
long du jour, une activité joyeuse, dont Arétin, qui
habitait tout auprès, a joliment décrit le pitto-
resque spectacle.
Partout s'élevaient des palais somptueux. Pietro
Lonibardo bâtissait le beau palais Lorédan, aujour-
d'hui Vendramin-Calergi, Sanmicheli le palais Gri-
mani, Sansovino le palais Corner (1532). Partout
s'édifiaient des églises magnifiques : S. Maria dei
Miracoli (1480), où Pietro Lombardo mettait une
merveilleuse parure de marbres ; S. Zaccharia
VENISE U' \\Ie SIÈCLE 22Î3
1515 : la Scaola di San Marco, dont la charmante
façade fait honneur an talent do Pfetro Lombarde,
et la Scnoladi San Rocco(1517). Plus tard, c'étaient
Saint-Georges Majeur (1560) et le Rédempteur
1570), œuvres de Palladio, dont la majesté clas-
sique un peu froide convient moins heureusement
peut-être au décor de Venise, encore que leurs
hautes coupoles dessinent sur le ciel deslignes qui
ne sont pas sans beauté.
Ainsi l'aspect de la ville se renouvelait, et,
chaque jour davantage, elle prenait une physio-
nomie spéciale, élégante, magnifique et singu-
De plus en plus, elle devenait une ville de
marbre et d'eau, où disparaissait peu à peu,
pour faire place aux constructions somptueuses,
tout ce qui était verdure, et où la terre même
semblait disparaître. Le cheval aussi disparaissait,
et de plus en plus la gondole devenait le moyen de
transport universel. Depuis longtemps déjà, sans
doute, les Vénitiens l'employaient ; la première
mention qu'on en rencontre se trouve dans un acte
delà fin du xie siècle; mais ce n'est guère que
vers la fin du xv' siècle qu'elle prend sa forme
caractéristique, avec son tendelet d'étoffe et ses
iuxdeux extrémités. A partir de ce moment,
l'usage s'en répandit avec une rapidité croissante,
et le luxe aussi en augmenta incessamment. Il y
- la fin du xvi" siècle, plus de 10.000 gon-
dolas à Venise, et les documents rapportent que
souvent la proue en était dorée, les fers ciselés,
les felze en velours ou en soie de couleur verte ou
pourpre. En 1567, le Sénat jugea même à propos
de restreindre l'excès de cette magnificence, et
en 1584 un nouveau décret interdit l'emploi de
230 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
gondoles trop richement décorées. Mais, malgré
les prohibitions, les gondoles gardaient leur sobre
élégance, et, avec les esclaves noirs qui souvent
les conduisaient, elles achevaient de donner à
Venise une figure originale entre toutes les villes
d'Italie.
La splendeur artistique. — Aussi bien, pour
servir cette splendeur, une floraison d'art merveil-
leuse fournissait, comme à point nommé, les plus
rares génies. Soit à Venise, soit dans les villes de
terre ferme, naissaient, à ce moment même, quel-
ques-uns des plus beaux artistes de l'époque. Tré-
vise donnait à la République Paris Bordone, Cas-
telfranco Giorgione et Cadore Titien; de Vicence
lui venait Palladio ; de Vérone, Rizzo, Sanmi-
cheli et Paul Cagliari, surnommé Véronèse; de
Padoue, Mantegna; de Bergame, les Palma; Cone-
gliano lui envoyait Cima, et l'Istrie Garpaccio ; et
Venise même donnait naissance à Crivelli, aux
deux Bellini, à Tintoret. A tous ces maîtres la Sei-
gneurie faisait bon accueil et prodiguait ses encou-
ragements; en outre, de toute la péninsule, elle
appelait à elle les artistes les plus illustres, San-
sovino, les Lombardi, Michel-Ange. Et tous, d'un
zèle égal, travaillaient à l'embellissement et à la
gloire de la cité de saint Marc. On a déjà noté
au passage l'œuvre des grands architectes, des
Lombardi, des Sanmicheli, des Sansovino, des
Palladio. Les sculpteurs fameux glorifiaient dans
des monuments magnifiques le souvenir des doges,
Rizzo sculptant aux Frari le tombeau de Nicolas
Tron, et Tullio Lombardo dressant à SS. Jean et
Paul l'admirable monument d'André Vendramin.
SE \l XVI4 511 231
Sansovino couronnait des statues colossales de
Neptune et de Mars ['escalier d'apparat do Palais
•lucal el parait de bronzes délicats la façade de la
tta du campanile. Mais les peintres surtout
répandaient sur la ville une beauté sans égale. A la
ration des Bellini et des Carpaccio succédait
la pléiade prestigieuse des Giorgione, des Titien,
desTintoret, sans eompler les moin-
maftres, les Palma, les Bonifazio, les Lotto,
les Bordone, dont les œuvres remplissent les
églises et les palais de Venise. Et, à toutes ces
magnificences, 1 art industriel ajoutait ses délicates
merveilles, bois sculptés et vem s, velours
lueux 't dentelles précieuses, tout ce dont
se alimentait le luxe élégant de ses patriciens
et celui de I Europe entière.
A tous ces artistes un commun souci donnait
une direction et une règle commune : toute leur
activité, tout leur effort tendait à accroître sans
cesse la beauté et la gloire de Venise. Et ici encore
se retrouve, dans le domaine idéal de l'art, quelque
chose de cette subordination de tous à l'in
public qui. dans les choses de la politique, avait
la grandeur de la cité, et apparaît un mémo-
rable exemple de ce dévouement passionné à la
patrie dont s'enorgueillissait tout Vénitien.
La décoration du Palais ducal illustre ces senti-
ments d'assez saisissante manière. Dans la salle du
Grand Conseil, pièce essentielle de l'habitation des
. de bonne heure, on l'a vu, la Seigneurie
avait l'ait peindre des fresques, vers le milieu du
xi\" -iècle par Guariento de Padoue et Antonio
Veneziano. au commencement du xvc siècle
Gentile da Fabriano et Pisanello; puis, quand tout
232 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
cela fut ruiné, pendant trente années, à partir
de 1474, les Bellini, les Vivarini, les Carpaccio
représentèrent à leur tour sur les murailles de la
salle les épisodes glorieux de l'histoire de Venise.
En 1556, Tintoret et Véronèse recevaient du Sénat
la mission de continuer et d'achever l'œuvre de
leurs illustres prédécesseurs. Et dans la salle voi-
sine, celle du Scrutin, Tintoret de même, en 1572,
célébrait dans une grande composition la victoire
remportée à Lépante. L'incendie de 1577 anéantit
tous ces chefs-d'œuvre et, de nouveau, pour parer
le palais des doges, les peintres durent se remettre
à l'ouvrage. Mais le thème proposé ne changea
point. Dans la salle du Grand Conseil prirent place
glorieusement les épisodes les plus magnifiques de
l'histoire vénitienne, la prise de Smyrne et la
défense de Scutari, et le retour triomphal de Gon-
tarini après la défaite des Génois à Chioggia, trois
belles pages dues au pinceau de Véronèse, la
défense de Brescia en 1438 et la défaite de Sigis-
mond d'Esté en 1482, la bataille de Riva en 1440
et la prise de Gallipoli en 1484, quatre panneanx
que peignit Tintoret, tandis qu'au plafond le même
peintre représentait le doge Niccolô da Ponte rece-
vant l'hommage des villes soumises et que Véro-
nèse, dans un tableau fameux, célébrait, en une
apothéose triomphante, la Gloire de Venise.
Ainsi, aux souvenirs fameux du temps de Bar-
berousse et de Dandolo, Venise se complaisait
orgueilleusement à joindre la mémoire de ses
récentes victoires, de ces luttes qui, au xve siècle,
lui avaient fait espérer un empire en Italie. Et
pareillement, dans toutes les autres salles du palais
des doges, pendant treize années, de 1575 à 1588,
[SB au xvi* sn 233
Véronèse e! Tintoret associèrent aux peintures
u mythologiques la glorification des
et l'apothéose de Venise. Dans la salle du
Scrutin, Tintoret représentait la prise de Zara
en L346; dans la salle du Collège, Véronèse glori-
liait la victoire de Lépante ; dans la salle du
Sénat, Palma, dans une allégorie triomphante,
montrait Venise luttant fièrement contre l'Europe
liguée à Cambrai contre elle. Et au-dessus de
ces pages glorieuses, au centre des plafonds, la
cité de saint Marc apparaissait magnifique et victo-
rieuse. Dans la salle du Sénat, Tintoret peignait
Venise reine des mors, assise, en costume de
resse, dans un cercle de divinités marines,
la salle de l'Anticollège, Véronèse repré-
sentait Venise trônant sur le monde, la couronne-
en tète, le sceptre en main, vêtue d'hermine
et d'or et, couché à ses pieds, gardien vigilant et
fidèle, le ^ion de saint Marc. Est-il besoin de
rappeler le plafond de la salle du Grand Conseil
où, sur la tète de Venise majestueuse et fière, la
Renommée pose une couronne, toutes ces visions
orgueilleuses et splendides, toutes ces évocations
d'une histoire magnifique, les plus merveilleuses
apothéoses où jamais un Etat ait illustré ses
triomphes? C'est bien ainsi sans doute que le
Sénat de la République Sérénissime entendait
qu'on célébrât la grandeur et la gloire de Venise,
et il pouvait être justement fier des maîtres dont
le patriotique génie avait paré la ville de tant de
splendeur et de beauté.
Le luxe des fêtes publiques. — Dans ce cadre
incomparable , l'un des plus admirables qu'ait
11
2I>4 UNE REPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
jamais créé l'effort de l'homme, se déroulaient
incessamment des fêtes merveilleuses, destinées,
elles aussi, à mettre en valeur — car partout on
retrouve cette idée maîtresse — la richesse et la
gloire de la République. Mais le temps était passé
des tournois et des luttes brutales du Moyen Age :
dans la Venise du xvi° siècle, un goût de luxe,
d'élégance raffinée réglait les cérémonies fas-
tueuses, cortèges, réceptions, festins, processions,
par où Venise, déjà décadente, éblouissait encore
le monde.
Autour du doge, représentant officiel de la cité, on
multipliait tout particulièrement les honneurs et les
pompes. Le couronnement d'un nouveau chef de la
République était une cérémonie d'un éclat incom-
parable. Parmi les salves d'artillerie et le fracas des
cloches sonnantes, le nouvel élu, accompagné des
six sages grands, se rendait d'abord au Palais ducal,
et de là à Saint-Marc où, monté sur la tribune de
marbre qui se trouve à droite du chœur, il se mon-
trait à son peuple. Après la messe solennellement
célébrée, il prêtait serment de fidélité aux lois et
recevait des mains du primicier de la basilique
l'étendard où était brodé le lion ailé de l'Ëvangé-
liste. Puis, revêtu du manteau ducal, il était porté
par les ouvriers de l'arsenal tout autour de la place
Saint-Marc, pendant que, sur son passage, on jetait
à la foule des poignées de pièces d'argent et d'or.
Il revenait alors au palais et, au haut de l'escalier
des Géants, l'un des conseillers lui mettait sur la
tète le bonnet ducal en forme de corne, le célèbre
et caractéristique corno. Un banquet somptueux
terminait la cérémonie et, pendant trois jours,
le peuple était en liesse et les fêtes succédaient
•SE Al XYl' SlèCl E
aux fêtes pour glorifier le nouveau chef de l'Etat.
Le couronnement de la dogaresse n'était pas
moins fastueux. Après avoir, montée sur le Uucen-
lavrt, parcouru le Grand Canal au milieu d'un
cortège de gondoles richement ornées, la princesse
débarquait à la Piazzetta et, précédée d'un millier
de jeunes gens appartenant aux diverses corpora-
tions, tous somptueusement vêtus de soie, elle se
rendait d'abord à Saint-Marc et de là au palais. Les
salles en étaient superbement décorées parles soins
des différents corps de métiers : tapisseries, miroirs,
orfèvreries, fourrures précieuses, armes ciselées
mettaient dans la merveilleuse habitation une élé-
gance joyeuse et, à travers les appartements dort'- .
au son des instruments de musique, la dogaresse
passait, et les corporations, rangées sur son pas-
sage, lui présentaient respectueusement les chefs-
d'œuvre de leur industrie et de leur art.
Quand, aux fêtes solennelles, le doge sortait en
cérémonie, le cortège qui l'accompagnait — la pro-
cession du doge, comme on disait, — offrait, à en
juger par les gravures du temps, le plus magnifi-
que aspect. En tète étaient portés huit étendards.
dont deux étaient de soie blanche, deux de soie
bleue, deux de pourpre violette et deux de couleur
cramoisie, et sur tous était brodé le lion de saint
Marc. Puis venaient six trompettes, soufflant dans
de longs instruments d'argent, auxquels était accro-
chée une pièce de soie à l'écusson du doge. Sui-
vaient alors les camériers et les écuyers du doge,
et le clergé de Saint-Marc précédant le patriarche,
et les secrétaires du Sénat, et, devant le Grand
Chancelier, deux écuyers portant, l'un la chaise
dorée du doge, l'autre le coussin brodé d'or. Enfin
236 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Tenait le prince, en manteau d'or et pèlerine d'her-
mine, marchant gravement sous la haute ombrelle
de drap d'or qu'un écuyer tenait au-dessus de sa
tête. Puis, derrière lui, c'étaient les ambassadeurs,
et un patricien portant l'épée ducale, et les procu-
rateurs et les conseillers, et les chefs de la Quaran-
tia et les membres du Conseil des Dix, toute la
cité officielle enfin, dans ses costumes somptueux
et divers, éclatante de velours, de broderies et d'or.
C'était une œuvre d'art que ce défilé splendide, où
tout était combiné, avec une ingéniosité raffinée,
pour exalter, avec la personne du doge, la grandeur
de la ville, où les couleurs chatoyantes chantaient
superbement dans la lumière, où le premier magis-
trat de l'Etat apparaissait comme en une apothéose,
tel qu'il apparaît, semblablement, dans les peintu-
res du Palais ducal, où les Tintoretet lesVéronèse
ont glorifié les doges leurs contemporains.
Venise n'étalait pas moins de luxe pour recevoir
les ambassadeurs des puissances étrangères et les
visiteurs de distinction. Quand, en 1481, le pape
Sixte IV députa à la Seigneurie son neveu Jérôme
Kiario, le doge alla sur le Bucentaure au-devant
de lui, et dans les fêtes données au palais, ce fut
un éblouissement d'or et de pierreries. « Les
habits des femmes, dit un chroniqueur contem-
porain, représentaient, à ce que m'ont assuré des
personnes compétentes et véridiques, une valeur
de trois cent mille pièces d'or. » Quand, en 1520,
le marquis de Mantoue vint à Venise, ce ne furent
que régates, bals et banquets, auxquels le Grand
Canal prêtait son décor merveilleux. Quand, en!5Gl,
le duc de Ferrare fut l'hôte de la République, les
palais qui bordaient le canal étaient décorés de
\FMSE \v wi' stb
- admirables ; l'eau était couverte de
«ondoies et de barque-., somptoeua ment pwn
levelonrs; el les patriciens rivalisèrent
de luxe éclatant. Mais la merveille fut la réception
qu'en 1574 Venise lit a Henri 111.
Quand il arriva a Murauo, le roi fut reçu par
-uixante sénateur montés dans soixante gondoles;
on lui présenta une gondole magnifique tendue
de brocart d'or, qui lui était destinée; et, auprès
i. quarante jeunes patriciens vêtus de bon
et d'or tirent lé service d'honneur. Le lendemain,
le doge vint le chercher, monté sur le Bucen-
: le roi prit passage sur dm galère manœu-
vrée par quatre cents ra: sur la poupe
de laquelle un trône était dressé, et parmi les
- d'artillerie, le cortège, qui comptait plus
de deux cents navires, se mit en route pour
Venise. Au Lido, où d'abord on s'arrêta, un arc
de triomphe était dressé, œuvre de Palladio, que
décoraient des peintures de Tintoret et de Véro-
De là. <>ri gagna la ville, et en grande
pompe on mena le roi au palais Foscari, où il
«levait loger. Et telle était la beauté de la fête
qu'on entendit le roi s'écrier : « Plût à Dieu que
la reine ma mère se trouvât là pour jouir de
ce spectacle ! » Les jours suivants, ce furent des
régates, des feux d'artifice, une visite à l'arsenal,
ia lutte fameuse des Ca-tellani et des Nicolotli ;
ce fut surtout, au Palais ducal, un banquet de
trois initie -ouverts dans la salle du grand
Gongeil. et un bal magnifique, où les plus élégantes
patricienne-, vêtues de soie blanche, parées de
diamants et de perles, excitèrent l'admiration du
j°une et élégant souverain. Après les danses, un
238 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
souper magnifique réunit les invités, et aux plus
jolies patriciennes on distribua, comme souvenir,
les figures allégoriques, sculptées en sucre, qui
avaient orné les tables du festin. Avant de partir,
le roi voulut visiter quelque-unes de ces somp-
tueuses habitations que les nobles Vénitiens pos-
sédaient en terre ferme, et il se rendit, sur la
Brenta, aux villas Contarini et Foscari. Si le roi
fut. à ce qu'il semble, ravi de son séjour, son
passage laissa à Venise aussi un long souvenir.
Pour en immortaliser la mémoire, le Sénat com-
manda un grand tableau à André Vicentino et
fît placer, en l'honneur de son hôte, une solen-
nelle inscription au haut de l'escalier des Géants.
Et deux siècles plus tard, les possesseurs de
la villa de Mira s'enorgueillissaient encore de
faire représenter, dans une fresque brillante de
Tiepolo, la réception faite jadis par Contarini à
Henri III.
Aussi bien, tout était à Venise une occasion de
fêtes. La procession du Corpus Domini était chose
incomparable, par la richesse des costumes, la
profusion des fleurs, la quantité des cierges, le
chatoiement des couleurs. La nouvelle de la vic-
toire de Lépante donna lieu à un déploiement de
luxe prestigieux. Te Deum chanté à Saint-Marc,
cloches sonnantes pendant trois jours de suite,
maisons magnifiquement décorées de trophées et
d'étoffes multicolores, illuminations et cortèges, et
la joie de la victoire s'ajoutantà la joie coutumière
du carnaval, rien ne manqua pour célébrer le
triomphe de la. chrétienté et la gloire de Venise.
Fêles religieuses, fêtes patriotiques, tout sem-
blait digne d'attention aux Vénitiens, quand ils
VBMSi:- M XVI* SIÈCLB "2.'Î9
y trouvaient un moyen d'exalter la grandeur et
d'étaler la richesse de leur patrie.
La magnificence des habitations privées. — Chez
les particuliers aussi se retrouvait le même goût du
luxe, paroù chaque Vénitien avait le sentiment de
contribuer au magnifique éclat de la cité.
Rien n'égalait la splendeur et la beauté des mai-
sons vénitiennes. « Les édifices de celte ville, dit
un écrivain du xvi* siècle, impressionnent mer-
veilleusement les yeux de qui les regarde du dehors.
Mais. vu< à l'intérieur, ils produisent encore plus
d'étonnement et d'admiration, car ils sont ornés de
façon si belle et si précieuse qu'à vouloir le raconter
on pourrait sembler mentir. » Tout était, dans ces
habitations, disposé avec l'élégance la plus raffinée.
Ouand on avait franchi les portes aux marteaux
de bronze finement ciselés, on trouvait d'abord la
cour intérieure, tantôt décorée de fresques ou déli-
cieusement parée de plantes, tantôt embellie de
toutes les recherches d'une architecture somp-
tueuse. L'n puits à la margelle sculptée en occupait
le centre; sous les portiques qui l'encadraient, des
armes et des trophées étincelaient aux murailles,
des statues et des vases s'alignaient. Un escalier,
souvent ingénieusement ménagé — tel le charmant
escalier en spirale du palais Contarini — montait
de là aux appartements. La partie essentielle en
était la grande salle de réception, pavée de mar-
bres d'Orient ou de brillantes céramiques, et dont
les murailles étaient tapissées de trophées et d'éten-
dards. Les portes s'encadraient de délicates bor-
dures de marbre; de grandes cheminées décorées
Je sculptures se dressaient sur toute la hauteur des
240 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
parois; de riches plafonds, aux caissons peints et
dorés, mettaient au-dessus des tètes leur élégance
somptueuse ; et sur les murs, tendus de velours ou
de tapisseries, décorés aussi de tableaux de maîtres,
jouait, à travers les vitraux sertis de plomb qui
garnissaient les fenêtres, une lumière tempérée et
harmonieuse.
Le mobilier n'était pas moins beau. Vaisselles
précieuses, d'une richesse presque royale, verre-
ries de Murano aux formes compliquées et char-
mantes, grands vases de majolique, lampes de
cuivre de style oriental se mêlaient, en un élégant
désordre, sur les tables de bois sculpté, parmi les
sièges incrustés et les corbeilles pleines de fleurs
et d'herbes odorantes. Un écrivain du xvie siècle,
visitant un de ces palais vénitiens, estimait que la
décoration d'une seule pièce avait coûté plus de
onze mille ducats. Qu'était-ce quand le proprié-
taire, comme il arrivait à tant de patriciens de
Venise, se piquait d'être collectionneur, de ras-
sembler les armes de prix, les dessins précieux ou
les médailles antiques? L'une des merveilles de
Venise était la collection du cardinal Grimani,
pleine de manuscrits rares, de monnaies ancien-
nes, de tableaux de prix, d'antiques admirables;
les œuvres de Memling et de Durer y voisinaient
avec les tableaux de Raphaël et de Michel-Ange; la
statue d'Agrippa, qui jadis décorait le Panthéon,
le disputait en célébrité au fameux Bréviaire Gri-
mani, gloire des enlumineurs de Flandre. Dans
l'atrium à colonnes, décoré d'inscriptions et de
bustes antiques, dans les salles pleines de rares et
précieuses merveilles, tout était joie pour les yeux.
Et ce n'était point là une exception à Venise. Le
U LU xvi* sii
troûi dtts choses d'art 'Hait ti général que les ricluw
mmhands rivalisaient de luxe 8t d'élégance avec
S. Arétin fait un tableau charmant de
' ieur du marchand André Odoni, et de la
•n peinte des Fondamenta CatTaro, toute rem-
plie de tableaux, de marbres antiques, de médaille?
et de gemmes, toute décorée de meubles précieux,
parmi lesquels le maître du lieu vivait joyeux et
tranquille tel que l'a peint le pinceau de Lorenzo
L-.tto.
De beaux jardins enfin complétaient cette vie
harmonieuse. A la Giudecca, à Murano, beaucoup
de familles patriciennes possédaient des habita-
tions entourées de magnifiques ombrages, « vrais
paradis terrestres, dit un écrivain du temps, par
la beauté de l'air et du site, séjour des nymphes et
des demi-dieux ». A partir de la fin du KV' siècle,
le goût de la campagne apparaît à Venise. On se
plaît à se réunir dans les beaux jardins de Murano
pour causer, entendre de la musique ou des vers;
on se plaît, dans les tableaux, à trouver, à l'arriéra*-
plan, un paysage «le collines riantes, d'arbres verts
et d'eaux courantes. A mesure que la domination
de Venise s'étendit sur le continent, ce goût, en
rencontrant plus aisément les moyens de se satis-
faire, se fit plus impérieux. Au xvi" siècle, la terre
ferme devint, comme dit un contemporain, « le
jardin de Venise ».
Les villas de terre ferme. — Dès la fin du
xv* siècle, la reine de Chypre, Catherine Cornaro,
préférait à l'agitation de la ville la calme retraite
de son château dr*Asolo, près de Bassano, et de ses
jardins pleins de verdure, de fleurs, de lignes, de
242 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
lauriers, sillonnés de sentiers ombreux et égayé»
du murmure des eaux courantes. Au xvi* siècle,
les bords de la Brenta étaient le lieu favori des
villégiatures vénitiennes; les Foscari y possédaient
la charmante maison de plaisance de la Malcon-
tenta; les Contarini y avaient à Mira une habitation
délicieuse; de Fusina jusqu'au voisinage de
Padoue, ce n'était qu'une succession de palais et
de beaux jardins régulièrement tracés, entourés de
portiques, décorés de statues et de colonnades.
Mais plus belle encore peut-être était, dans le pays
de Trévise, la célèbre villa de Maser, que firent
construire vers 1566 les deux frères Barbare Pal-
ladio en était l'architecte; Alexandre Vittoria l'avait
ornée de stucs et Véronèse de peintures. Peu d'en-
sembles décoratifs sont d'une variété plus pitto-
resque et d'une verve plus étonnante. Dans la
galerie, des groupes d'élégantes Vénitiennes sont
représentées jouant des instruments les plus divers,
glorification de l'harmonie et de la musique si par-
ticulièrement chères aux Vénitiens. Ailleurs des
fresques allégoriques figurent les éléments et les
planètes, les saisons, les vertus conjugales; puis ce
sont des scènes mythologiques, et encore des
sujets familiers, les nommes mêlés aux divinités,
les portraits alternant avec les grandes composi-
tions, le christianisme s'associant à l'Olympe. 11 y
a là une grâce spontanée, une originalité d'inven-
tion, qui est proprement un charme; et rien ne fait
mieux sentir que ces créations délicieuses la dou-
ceur incomparable de cette vie élégante, que
menaient dans leurs villes somptueuses, embellies
de tous les prestiges de l'art, les riches patriciens
de Venise.
[ E '-' . ■
II
La vie et les divertissements. — Dans ce décor
•illeux, l'existence était, tout naturellement,
luxueuse et magnifique.
Dana tes descriptions que nous ont laissées de
Venise les écrivains du x\r siècle, il n'est question
que de fète< splendides, de festins somptueux, de
merveilleux. De ces pittoresques maçrni-
,'s. la réception que donna, le 1er août 1553,
le cardinal Grimani en l'honneur de Ranuccio
Farnèse. permet de prendre quelque idée. Dans
le palais de la Giudecca, les salons, tendus de
ornés de peintures et de tapisseries,
offraient, à l'éclat des lumières, un spectacle
enchanteur. Dans la cour, où plus de trois mille
ooea étaient rassemblées, un bateleur turc
et des acrobates étonnaient la foule par des jeux
de force et d'adresse. Sur le canal, plus de trois
mille gondoles se pressaient, remplies de dames
et de patriciens en costumes éclatants. Au bruit
des pétards et des instruments de musique, les
invités descendaient des embarcations toutes parées
de velours et d'or, et le chatoiement des costumes
aux vives couleurs, le luxe des parures présen-
taient un coup d'œil admirable. Le dîner, où
rent cent convives, dura quatre heures, et ou
y servit quatre-vin<rt dix plats. Des bouffons
aient de leurs lazzis, des masques y distri-
buaient aux dames d'élégants souvenirs, et des
oiseaux, s'envolant des pâtés ouverts, mettaient
dans ia salle un joyeux bruissement d'.-iiles. On
lansa ensuite jusque très avant dans la nuit, et
244 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VEMSE
les invités furent, en se retirant, accompagnés
jusqu'à leurs gondoles par un nombre infini d-3
flambeaux.
La danse était, en effet, un des grands plaisirs
de la vie vénitienne. « Les jolies femmes, remarque
un écrivain du temps, sont faites pour les diver-
tissements, et les divertissements pour les jolies
femmes ; pour les laides, ont été inventées la cui-
sine et la messe. » Le bal était un des divertisse-
ments préférés. La variété des danses était grande,
gaillarde et pavane, danse de la torche et danse
du chapeau, etc., et quelques-unes étaient d'allure
assez libre. Tout le monde pourtant s'y plaisait
infiniment, et les prélats mêmes ne se faisaient
point scrupule d'assister à ces fêtes.
Le plaisir de la table occupait encore davantage
peut-être les Vénitiens. Les tableaux des maîtres
de l'école vénitienne nous ont conservé le souvenir
de ces festins somptueux, où, dans un décor magni-
fique, se déployaient toutes les recherches de l'élé-
gance et de la bonne chère. Sur les tables, couvertes
de nappes finement ouvrées, les candélabres d'ar-
gent et d'or brillaient à côté des coupes émaillées,
des fontaines d'argent, des surtouts chargés de
friandises ou remplis de plantes odoriférantes. Sur
les dressoirs disposés au pourtour de la salle,
étaient exposées les majoliques rares, les vaisselles
précieuses, les verreries aux formes délicieusement
compliquées. Les serviettes étaient pliées en forme
de turban ou de mitre, de couronne ou de pyra-
mide. Des parfums répandus dans la salle, des
fleurs mises à la place de chaque convive ajou-
taient à tout ce luxe une grâce harmonieuse. Mais
le menu surtout était une merveille. Huîtres et
\ENISr AL XVI* SIÈCLE 245
truffes, salades et saucissons, jambons et salai-
sons en liors-d'umvre, potages de vingt tarons
diverses, esturgeon de Ferrare, lamproie de Bi-
nasco, saucisson de Modène, tripes de Trévise,
grives de Pérouse, cailles de Lombardie, oies des
Romagnes, pâtes de Gènes, pâtisseries et fruits de
toutes sortes >e succédaient en un défilé intermi-
nable, et parfois étrangement assaisonnés. Sans
parler des épices, qu'on prodiguait, on mettait du
sucre dans les rôtis et les poissons, et parfois des
eaux de senteur dans les sauces. Les vins les plus
divers complétaient ce luxe gastronomique, mus-
cat de Candie et malvoisie de Chypre, vins de
Hongrie, de Moselle et du Rhin. Mais surtout on se
plaisait à présenter les mets d'une façon ingénieuse
et amusante. Les salades en relief représentaient
des animaux ou des lettres, des forteresses en
murailles de citron s'ornaient de fines tranches de
jambon, de câpres et d'olives, d'anchois et de caviar.
« Il y avait ensuite, dit un contemporain, des pâtés
de gibier figurant des lions dorés, des pâtés d'aigles
noirs debout, de faisans qui paraissaient vivants,
de paons blancs environnés de la roue de leur
queue, et ornés de faveurs d'or et de soie multico-
lore; des dragées dorées, pareilles à des ferrels
d'aiguillettes, pendaient autour de ces paons, qui
se dressaient comme s'ils étaient en vie, ayant des
parfums dans leur bec et une devise d'amour entre
leurs pattes. Il y avait aussi de grandes statues de
massepain : l'une figurait le cheval du Capitole,
l'autre Hercule avec le lion, et l'autre une licorne
plongeant sa corne dans la bouche du dragon. »
pâtisseries, les fruits étaient disposés avec la
même recherche ; le pain même parfois était doré.
246 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Et c'était une joie pour les convives d'admirer ces
compositions, imprévues parfois et déconcertantes.
— comme le jour où Henri III vit se rompre entre
ses mains la serviette qu'il croyait de toile, et qui
était de sucre. — mais dont l'aspect pittoresque
et charmant donnait aux festins un attrait particu-
lier.
D'aul,res encore prenaient plaisir et trouvaient
profit à ce luxe delà table : c'étaient les médecins.
L'un d'eux déclarait qu'à Venise l'abus des salades
donnait naissance à tant de maladies que, de ce
seul fait, ses confrères y gagnaient aisément plu-
sieurs milliers de ducats. Mais les Vénitiens n'en
avaient cure. N'y avait-il pas, dans ce luxe de la
table, une manière encore d'étaler leur richesse et
leur magnificence, de même que dans les chants,
les poésies, la musique, dont ils égayaient leurs
fêtes?
Et sans doute, parfois ces somptueux festins
finissaient mal, dans les rixes et dans le sang:
mais Venise, au total, en apparaissait — et cela
seul importait — plus belle, plus fastueuse, plus
séduisante, souveraine dans l'art des élégances
comme elle l'était dans l'art de la politique.
Les costumes. — Le luxe des costumes com-
plétait cette mise en scène éclatante.
Peu de marchands, dans la Venise du xvie siècle,
étaient mieux achalandés, plus considérés, plus
célèbres que les vendeurs d'étoffes et les tailleurs.
Les frères Bontempelli, à l'enseigne du Calice,
avaient pour clientes toutes les belles dames
d'Italie, et ils fournissaient « jusqu'au sérail du
Grand Turc » leurs velours, leurs soieries, leurs
m ise \i wi" sii 247
brocarts de couleur éclatante, de si fine et splei -
dide Qualité, « qu'un peintre, écril un con tempo-
raiu, ne saurait faire mieux. •> Maître Giovanni le
couturier travaillait « avec tant de bon goût et
d'eriginalité. tant d'expérience et de science, qu'il
étonnait le monde. » Et tel était le souci de la toi-
ette, que le mosaïste Zuccato en oubliait les tra-
vaux dont il était chargé à Saint-Marc, [tour dessi-
aer des coiffures et des costumes à l'intention de
ses élégantes contemporaines. Aussi, par la magni-
flcance des habillements, la splendeur des fêtes
vénitiennes était admirable, et le bon frère Faber,
Allemand, passant en 1488 dans la ville des lagunes,
croyait voir, non sans quelque inquiétude, en regar-
dant les belles Vénitiennes, « Vénus avec ses sui-
vantes descendue de sa montagne, et envoyée dans
le monde par Satan pour tenter les humains. »
La dogaresse donnait l'exemple du luxe. Vêtue
de brocart d'or garni d'hermine, les épaules cou-
vertes d'un manteau à longue traîne, elle était
coiffée d'un bonnet d'or rappelant la forme du
corno ducal, d'où pendait un léger voile de soie;
sa poitrine étimelait de pierreries et de perles; une
chaîne d'or lui serrait la taille et tombait jusqu'à
ses pieds En outre de cette toilette officielle, elle
portait, dans le privé, la robe dile à la dogalina,
en velours ou satin cramoisi, à laquelle s'assortis-
-ïait le bonnet de même étoffe, enrichi de diamants
et de gemmes. Avec elle rivalisaient d'élégance
toutes les patriciennes de Venise. Longues robes
de soie ;t l'ample traîne, garnies de boutons de
cristal ou d'argent, robes plus légères à parements
d'or, a\<-c la haute collerette soutenue par une
armature de ûls métalliques, fourrures magniû-
248 t'KE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
ques, larges pelisses de martre ou d'hermine.
garnitures de dentelle somptueuses, élégance raffi-
née du linge et des dessous, tout cela donnait,
dans l'Italie du xvie siècle, aux femmes de Venise
une réputation singulière de grâce, de délicatesse
et de beauté. Elles ne la méritaient pas moins par
l'ingéniosité qu'elles apportaient à faire valoir leur
charme, s'encadrant le visage de cette fine étoffe
noire qui faisait dire à Arétin : « Sous le voile
noir transparent, on croit voir les anges du ciel »,
se couvrant de bijoux, de pierreries et d'or, se
plaisant aux parfums et aux fards, dont l'emplui
s'étendait beaucoup plus bas que le visage, édi-
fiant sur leur tête des arrangements compliqués
de cheveux, souvent faux, auxquels on donnait par
une teinture savante la couleur à la mode, le fa-
meux blond vénitien, ne reculant pas devant
décolletages les plus hardis, au point, dit un con-
temporain, « que plus d'une fois, en les regardant,
je me suis étonné que leur vêtement ne leur tom-
bât point du dos ». et que « l'espoitrinement à la
façon de Venise », comme écrit Henri Estienne,
faisait scandale un peu, et donnant jusque dans la
bizarrerie même, quand elles se hissaient sur ces
hauts talons, qui les obligeaient, pour ne point
tomber, à s'appuyer sur l'épaule de deux servantes.
Mais, au total, l'effet était merveilleux, et la beauté
vénitienne « remarquable entre toutes les beautés
d'Italie. »
Naturellement la mode imposait un changement
incessant dans les ajustements, et la prudence du
Sénat s'émouvait parfois de cette dispendieuse
inconstance. « Parmi toutes les dépenses super-
flues et inutiles que font pour la pompe les femme»
reinû ai w!" biê< i »
lie ville, dit un décret de 1504, la plus rui-
pour nos gentilshommes et bourgeois, c'est
ger fréquemment les façons de s'habiller
comme, entre autres, elles ont fait en supprimant
la traîne et introduisant l'usage de porter les robes
rondes sans queue. Et maintenant, depuis peu de
quelques-unes ont commencé derechef à
faire faire et à porter des robes à queue longue
et large, qui traînent par terre; et il n'y a pas de
doute que, si l'on n'y pourvoyait pas, elles vou-
draient toutes suivre cette mode, selon leur habi-
tude, et les revenusdes sus lits gentilshommes et
bourgeois en recevraient dommage, comme cha-
cun de ce conseil le comprend très bien en sa pru-
dence. Car les robes susdites qu'on voit toutes
être rondes seraient mises de côté, et il faudrait
faire d'autres robes neuves, ce qui entraînerait une
grosse dépense. »
Le Sénat parlait d'or. Mais il eut beau parler,
édicter des lois somptuaires contre le luxe des
coiffures, des bijoux, des toilettes; il ne fut
guère entendu. Les trois provéditeurs aile pompe,
institués en 1513 pour faire appliquer la loi, se
rent, comme il fallait s'y attendre, impuis-
sants à remplir leur office. On tournait les ri
ments les plus précis, on éludait les prohibi-
tions les plus sévères. Quand les riches patri-
ciennes étaient invitées à faire remise des perles
dont le port était interdit, effrontément elles en
présentaient de fausses et conservaient les vraies,
pour s'en parer à nouveau bien vite après. E*.
:iien, en certains jours, ce luxe et cette pompe
extérieure, que complétait, chez les hommes, uj
goût de splendv-ur à peine moins éclatant, n>?
250 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
déplaisaient point au gouvernement de la Repu
blique. Par le faste de ses solennités et de ses
fêtes, Venise s'efforçait de maintenir son prestige
et de donner l'illusion de sa puissance : le luxe de
ses citoyens était un des moyens de sa politique.
Le théâtre et la musique. Le carnaval de
Venise. — Par tout cela, la vie extérieure était à
Venise plaisante et joyeuse. Bien d'autres divertis-
sements encore y mettaient de l'attrait.
Les Vénitiens avaient un goût très vif du théâtre.
De bonne heure, dans les réunions privées, on avait
pris plaisir aux compositions comiques appelées
les momarie, sortes de parodies satiriques où les
poètes faisaient assaut de gaieté, d'esprit et d'iro-
nie. Des festins de noces, qu'elle égaya d'abord, la
momaria descendit ensuite sur la place publique et
se transforma en un spectacle où des figures,
généralement allégoriques, jouaient un rôle, et où
des danses s'entremêlaient. Mais bientôt le théâtre
proprement dit devint le plaisir des Vénitiens.
Représentations de pièces antiques, telles que les
Ménechmes ou le Miles gloriosus de Plaute, traduc-
tions italiennes de comédies latines, pièces origi-
nales en italien ou en dialecte vénitien, tout sédui-
sait également les lettrés et la foule. Pour entendre
quelque acteur fameux, le peuple, dit un contem-
porain, « escaladait les murs, enfonçait les portes,
franchissait les canaux » ; on organisait partout
des représentations dramatiques, sur les places
publiques, chez les particuliers, et jusque dans
les couvents. Dès 1565, Palladio construisait à
Venise un théâtre en bois permanent, dont les
décors étaient fort beaux, et Sansovino en édi-
<E AU XVI* SIÈCLE
fiait un autro. Los Vénitiens étaient célèbres dans
toute l'Italie par la splendeur de leur mise en
te, l'habileté de leur machinerie, l'entente
savante de leur éclairage. Mais, entre toutes les
formes d'art dramatique, la plus goûtée peut-élni
était le théâtre populaire, cette comme diu delV arte,
où, sur un scénario largement esquissé, les acteurs
improvisaient le dialogue plein de lazzis et de
bouffonneries, qui amusait si vivement la foule.
Là figuraient les types classiques familiers et chers
au peuple vénitien, types aux traits fixes et inva-
riables, que les masques du carnaval avaient fait
universellement connaître : Pantalon et Arlequin,
Zanni et Lrighella. le Villano et le Magnifico, le
Facchino et le Mattacino. Avant même qu'ils
eussent ouvert la bouche, les spectateurs s'atten-
daient et s'égayaient à leurs facéties, souvent fort
débridées; et, malgré les rigueurs passagères de
la Seigneurie, soucieuse de réprimer la licence des
acteurs ou d'empêcher le mélange un peu suspect
des spectateurs, le théâtre continua à trouver un
succès prodigieux.
11 suffit de considérer les tableaux des peintres
vénitiens, des Giorgione, des Titien, des Bonifazio,
pour voir quelle place la musique tenait dans les
plaisirs des Vénitiens. La chapelle de la basilique
de Saint-Marc était célèbre dans toute L'Italie ;
dans les palais et les villas des riches patriciens,
les concerts étaient un des divertissements préfé-
rés. La musique se mêlait au théâtre, pour y intro-
duire d'élégants intermèdes. La cantate des Fêtes,
exécutée en 1581 en présence du doge, offre un
intéressant exemple de ces compositions, où déjà
s'annonçait l'opéra; dans ce mélange de jolis vers
252 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VBNSSE
et de gracieuses mélodies, apparaît harmonieuse-
sement tout ce qui tenait au cœur des Vénitiens,
la grâce des fêtes dans les riantes villas de la
Brenta, le charme de la vie active et exubérante
qu'on menait dans la ville des lagunes, la gloire
de Venise et de son prince, de la cité merveilleuse
et belle entre toutes, à qui le poète, dans le cou-
plet final, souhaitait pour de longues années « des
jours joyeux et des fêtes heureuses ».
Mais, par-dessus tout, le carnaval mettait dans
la cité de saint Marc une animation extraordinaire.
Du jour de la Saint-Etienne jusqu'au commence-
ment du carême, Venise était en liesse. Pendant
cette période de plusieurs semaines, les Véni-
tiens ne sortaient plus que sous le déguisement et
sous le masque. Chaque soir, la foule se pressait
sur les places, soit pour voir défiler les grands cor-
tèges pompeux des mascarades, soit pour s'égayer
aux lazzis de Mattacino, de blanc vêtu, avec ses
souliers et ses jarretières rouges, et coiffé d'un
chapeau empanaché, de Pantalon en justaucorps
rouge et simarre noire, de Zanni aux larges culottes
blanches brodées de vert, d'Arlequin au cos-
tume bigarré, du Docteur à la longue robe grave,
de toutes ces figures devenues classiques, où la
verve vénitienne se donnait carrière. Intriguer
«ous le masque, se jeter au visage des œufs rem-
plis d'eaux de senteur, s'arrêter aux tréteaux des
marionnettes, faire cercle autour des musiciens
«m plein vent, souper, jouer, rire, c'était, sem-
blait-il, en ces jours de joie, l'unique souci des
Vénitiens. Une fièvre d'amusement exaltait la
ville entière, et tous, patriciens, plébéiens, cour-
tisanes, étrangers de partout accourus, prenaient
? u \\T -;. 253
plaisir à oublier les préoccupations de la rî« mu-
ai mi
La liberté des mœurs. — Un tel goût du plaisir,
une recherche si raffinée de l'élégaaoè n'allaient
point sans une corruption profonde des mœurs.
Le jeu tenait grande place parmi les divertisse-
ments des Vénitiens; d'autres vices, infiniment
plus graves, lui faisaient cortège. La liberté de la
vie surtout était extrême : les courtisanes étaient
nombreuses (on en comptait au xvi* siècle près de
12.000 à Venise), et elles étaient fameuses dans
toute l'Italie, et en dehors de la péninsule même,
par leur richesse, leur grâce et leur élégance. La
loi assurément était sévère pour elles; le Sénat
prétendait les confiner dans un quartier spécial de
la ville et leur interdisait d'entrer dans les églises
à l'heure des grands offices; il leur imposait de se
couvrir la tète d'un mouchoir de couleur jaune; il
s'indignait de les voir aller par les rues si bien
habillées, et si semblables aux femmes honnêtes,
que « très souvent on n'arrivait plus à distinguer
les bonnes des mauvaises ». Dans la pratique,
l'opinion leur était infiniment indulgente. Wlles
étaient reçues partout, elles recevaient elles-mêmes
magnifiquement; et encore que le bon Sanudo
trouvât que c'était là « chose honteuse pour une
république bien organisée », le luxe de leurs mai-
sons, la splendeur de leurs toilette?, lVdai de
leurs fêtes semblaient à plus d'un Vénitien un des
éléments de la beauté et du charme de Venise.
<i bien, parmi ces jeunes femmes, aussi nom-
breuses dans la ville des lagunes, selon le mot
d'un contemporain, « que les grenouilles das
254 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
marais, les fourmis sur la terre et les fleurs dans
les prés », beaucoup se piquaient de bonne éduca-
tion, de eu ture raffinée et de belles manières.
Elles ne se contentaient point, comme dit Mon-
taigne, qui les admira fort, de faire « une dépense
en meubles et vêtements de princesses »; elles se
flattaient, selon l'expression de Brantôme, de
rendre « cette vie courtisanesque plaisante et heu-
reuse, à laquelle toute autre ne saurait approcher ».
C'est ce qu'avait tenté par exemple cette Marghe-
rita Emiliani, que le voyageur anglais Thomas
Coryat voulut aller voir comme une des curiosités
et des gloires de Venise, tout en s'excusant pudi-
quement de cette visite un peu aventurée sur
cette raison, que « connaître le mal n'est point le
faire (cognitio malî non est mala) ». Dans une
demeure somptueuse, où il lui sembla entrer
« dans le paradis de Vénus », il trouva la maî-
tresse de la maison « habillée comme une reine ou
comme la déesse de l'amour ». Son visage était
d'une beauté surprenante, sa toilette séduisante
« à en faire perdre la raison ». « Comme une nou-
velle Cléopâtre », elle était parée de joyaux, de
diamants et de perles; un parfum délicieux flottait
autour de sa personne. Pour mieux charmer ses
hôtes, elle savait « chanter d'une voix harmo-
nieuse qui allait au cœur », et jouer du luth
« comme le plus expert professeur de musique ».
Elle s'exprimait avec élégance, et « l'enchantement
de ses paroles » était irrésistible.
Margherita Emiliani n'était point une exception :
Veronica Franco, qui plut à Henri III, faisait des
vers, et pareillement Tullia d'Aragon, à qui un de
ses contemporains n'a point hésité à faire place
VFM3Ê .\t XVIe SIÈCLE 255
dans un dialogue sur l'amour, à la manière de
Maton, il l'était point rare aussi bien qu'après
■ avoir donné leur jeunesse au démon » et avoir fait
fortune beaucoup de ces belles dames vinssent
finir leur vie dans la dévotion et dans la pénitence.
•avente de Venise, au reste, n'étaient point
pour épouvanter ces belles pécheresses : la vie des
religieuses était, au xvi' siècle, étrangement mon-
daine, libre et dissolue. Malgré toutes les défenses
do la Seigneurie, la clôture était peu respectée, et
les religieuses ne se faisaient pas scrupule de se
montrer sur la place Saint-Marc, vêtues en laïques.
A l'intérieur des monastères, le désordre était
extrême : il n'est question, dans les documents
du temps, que des festins et des fêtes qui s'y
donnent, des intrigues amoureuses qui s'y con-
duisent; et quand on essayait de réformer ces
rmeurs, il n'était point rare de voir les religieuses
8e mettre en rébellion contre le patriarche lui-
même.
III
Le mouvement intellectuel. — Il ne faudrait
; uint ci-pendant, dans la Venise du xvi" siècle,
voir uniquement une ville de plaisirs et de fêtes.
La vie vénitienne offrait des aspects plus .sérieux
et plus graves : dans la cité de saint Marc, comme
dans l'Italie entière, la Renaissance avait magni-
fiquement développé le goût des choses de l'esprit,
le culte des sciences et des lettres.
Assurément, Venise ne fut jamais, comme
Florence ou Rome même, un grand centre de
culture purement littéraire. Les Vénitiens avaient
25G UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
un génie trop pratique pour se plaire beaucoup
aux vains amusements de la rhétorique, pour
goûter même beaucoup le charme des poètes.
Ils avaient la curiosité des recherches précises
et d'effet directement utile : ils ont été, par
exemple, dans l'Italie du xvie siècle, les grands
maîtres de la cartographie; ils ont aimé les
sciences qui étudient les phénomènes de la
nature et de la vie, la médecine, la chimie,
l'anatomie. C'était un Vénitien que cet admirable
Paolo Sarpi, ce profond et libre esprit, mathéma-
ticien éminent, physicien, anatomiste. que Galilée
appelait « son père et son maître », et dont il
disait que « personne, en Europe, ne le surpas-
sait en connaissances mathématiques. » Les lettres
classiques et l'érudition n'étaient pas moins
appréciées dans la Venise de la Renaissance. Dès
le milieu du xv* siècle, la ville de saint Marc
avait accueilli avec faveur les Grecs qui lui appor-
taient d'Orient la connaissance de l'hellénisme;
dès 1460, Georges de Trébizonde enseignait à
Venise, et, après lui, se succédèrent dans la cité
Démétrius Chalcondylas, Marc Musurus, Jean Las-
caris, bien d'autres, dont l'influence répandait,
avec la connaissance de la langue grecque, le
goût de la philosophie platonicienne. Un écri-
vain de la fin du xve siècle déclarait : « Vous
autres Vénitiens, vous êtes les seuls gardiens de
la pure tradition grecque et latine » : et si, dans
ce propos, il y a quelque exagération trop mani-
feste, il est certain pourtant que la Seigneurie
prenait grand souci de l'organisation des écoles,
et que l'Université de Padoue, installée en 1493
dans le beau palais qu'elle occupe encore, atten-
TKMSP U \VIP SIÈCLE 257
tivement *î t riirt^e par les trois « reformatori dello
studio », créés en 1517 et choisis parmi les
sénateurs, taisait honneur au goût éclairé que les
Vénitiens avaient des choses de l'esprit. On y
l ii-' lignait le grec, la philosophie, le droit, la
médecine, et la réputation des maîtres qui en
occupaient les chaires s'étendait hien au delà de
la péninsule et attirait à Padoue les étudiants de
France et d'Allemagne. La large tolérance que la
République montrait pour les idées faisait de
Venise et de son territoire un rare et merveilleux
asile de la pensée libre, où se rencontraient les
plus beaux esprits de l'Occident.
Le développement de l'imprimerie vénitienne
aidait à ce mouvement intellectuel. Vers 1495,
Aide Ifanuce fondait dans la ville des lagunes la
maison célèbre, qui, durant tout le cours du
ivi* siècle, publia ces éditions fameuses, chefs-
d'œuvre de l'art de la typographie. A côté de l'im-
primerie des Aides, vingt autres maisons répan-
daient par toute l'Italie les ouvrages, souvent
magnifiquement illustrés, des maîtres les plus
glorieux de la pensée italienne. Le goût des
livres ne pouvait qu'y gagner. Dès 1473, la Répu-
blique avait décidé de construire, pour abriter ies
richesses que lui avait léguées le cardinal Bessa-
rion, une vaste bibliothèque publique; elle ne fut
élevée qu'en 1536 par les soins de Sansovino : ce
fut la bibliothèque Marcienne, qui ne cessa plus,
désormais, de s'accroître par de nouvelles dona-
tions. Les particuliers aussi possédaient des
bibliothèques admirables. Celle d'Aide Manuce
comptait près de 80.000 volumes; celles du cardi-
nal Domenico Grimani, du cardinal Bernbo, de
■3MJ UNE REPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Marino Sanudo, n'étaient pas moins célèbres. Et,
tout naturellement, ces asiles de science deve-
naient un lieu d'élection où se rencontraient, pour
discuter et causer, les érudits et les savants. Chez
Jean Lascaris, chez André Morosini, chez Paul
Paruta, chez Dominique Venier, se rassemblait
l'élite du monde littéraire vénitien. Et bientôt,
sous les auspices d'un Ermolao Barbaro ou d'un
Aide Manuce, de véritables académies naissaient.
Elles se multiplièrent au cours du xvie siècle, dans
les villes de terre ferme comme dans la cité des
lagunes, entretenant partout un mouvement intel-
lectuel admirable. Pietro Bembo (1470-1547) faisait
de Venise et de Padoue deux centres de culture
latine et italienne, et y développait, avec l'admira-
tion de Pétrarque, de Boccace et de Dante, le
goût de la poésie. Marino Sanudo (1466-1536)
écrivait les Vies des Doges et ces admirables
Diarii, où, pendant près de quarante ans, de 1496
à 1533, il a décrit, en observateur attentif, tous
les aspects de la vie vénitienne. Les Navagero,
historiens et poètes, les Barbaro, les Grimani,
les Paul Paruta, bien d'autres, ne répandaient pas
moins de gloire sur la cité de saint Marc; et, à
l'abri de la liberté vénitienne, Pierre Arétin, de
1527 à 1556, faisait, avec un talent incontestable,
son métier de condottiere de lettres. Par ses
savants, ses érudits, ses écrivains, Venise, au
xvie siècle, était presque aussi illustre qu'elle l'était
par ses peintres, et à la gloire de ses politiques,
de ses diplomates, de ses administrateurs, elle
ajoutait, non sans élégance, la parure des choses
de l'esprit.
CHAPITRE V
L'administration et la diplomatie vénitiennes.
Le patriciat de Venise et le service de l'État. — Le gouver-
nement d'une province vénitienne : la Dalmatie. — La
diplomatie vénitienne. — Les relazioni des, ambassadeur*
vénitiens.
Le patriciat de Venise et le service de 1 État.
— Si l'on veut bien comprendre ce que fut l'his-
toire de Venise, et saisir, avec une des causes
principales de sa grandeur, un trait essentiel du
caractère de ses citoyens, rien n'est plus intéres-
sant sans doute ni plus significatif que d'examiner
ce qu'était la vie d'un patricien vénitien au xvi' siè-
cle. Peu d'existences apparaissent plus utiles et
plus pleines. Comme jadis dans la Home antique,
toutes les carrières s'ouvrent également, simulta-
nément, à un noble de Venise, la politique et la
diplomatie, les armes et l'administration, et inces-
samment il passe de l'une à l'autre. Le patriciat est
une vaste pépinière d'hommes d'Etat, d'ambassa-
deurs, de capitaines, d'administrateurs; et nul, à
moins qu'il ne soit prêtre, ne peut se soustraire au
service que lui impose l'État. C'est un principe à
e que le patricien se doit à la République :
260 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISK
nul, sous peine d'amende, ne peut refuser l'emploi
pour lequel il est choisi, l'ambassade pour laquelle
il est désigné; il faut, pour qu'un noble puisse
s'occuper de ses affaires personnelles, de sa ban-
que, de sa maison de commerce, qu'une autori-
sation spéciale le relève des fonctions qu'il occupe.
Et il y a une réelle beauté dans le souci unique qui
domine toutes ces existences, et qui leur fait tout
subordonner, tout sacrifier à l'amour de la patrie,
au soin de ses intérêts et de sa gloire. « A Venise,
comme on l'a dit, l'individu se fond, pour ainsi
dire, dans le gouvernement. Il n'y a point de per-
sonnalité en dehors de l'Etat; on ne voit que des
citoyens unis pour son service *. » « Rouage
modeste, mais utile, de la grande machine gouver-
nementale », chacun ne travaille que pour le bien
de la cité, et, avec une abnégation admirable,
accepte et remplit de son mieux « le rôle plus ou
moins restreint que l'élection lui confère pour le
bien de tous »2. C'est le secret de la force de
Venise; c'est par là que, jusqu'aux derniers jours
presque de son existence, alors même qu'elle avait
cessé d'être une grande puissance, la République
a su, par les qualités de ceux qui servirent sa
politique, son administration, sa diplomatie, faire
figure encore dans le monde.
Dès l'âge de vingt ans, certains privilégiés, —
les trente jeunes patriciens qui, chaque année,
le jour de la Sainte-Barbe, ont eu la bonne fortune
de tirer la boule d'or — sont admis, en qualité
d'auditeurs, au Grand Conseil; ils n'y ont pas droit
1. Ybiartk, La Vie d'un patricien de Venise au XVI* siècle,
p. 428.
2. lbid., p. 424.
ION Et BIPLOMATU KBNlTIENJfBS
tie, mais, par l'assistance aux débats de la
haute assemblée, naturellement, ils font L'appren-
tissage des affaires publiques. A vingt-cinq ans, de
droit, ils entrent au Grand Conseil comme volants.
Bt des lors ils deviennent éligibles à tous les
emplois de la République. Dans les années qui
suivent, ou bien, par leurs relations de famille.
• rit amenés à accompagner dans les missions
qui leur sont confiées certains grands person-
nages, et ainsi ils acquièrent une expérience dont
l'Etat plus tard profitera 5 ou bien, demeurant à
Venise, ils y remplissent quelques-uns de ces
innombrables emplois subalternes qui assurent la
marche des services publics, charges d'adminis-
tration, de finances, de justice ou de guerre, où,
sans action politique, ils se rompent à la pratique
îles affaires et à la connaissance des lois.
Après quinze ans passés dans cette sorte de stage,
qui prépare et mûrit le jeune patricien pour l'exer-
cice des hautes fonctions, à quarante ans, ils entrent
au Sénat, si le Grand Conseil leur en ouvre l'accès
par ses suffrages, les y envoyant pour un an, mais
avec cette réserve que les sénateurs sortants sont
toujours rééligibles et presque toujours réélus.
Désormais l'accès leur est ouvert aux plus illustres
emplois de l'Etat. Ils deviennent ambassadeurs
auprès des souverains étrangers, ou bien, avec le
titre de sages, sages de terre ferme ou sages grands,
nt membres de ce Collège, qui est à Venise Le
centre du pouvoir exécutif, et où, nommé pour
six mois, sans cesse on revient par des élections
nouvelles; ou bien ils exercent les magistratures
diverses, de justice, de commerce ou de finances,
de marine, de guerre ou d'administration, dont
262 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIBRNE : VENISE
souvent un même personnage remplit cinq ou six
à la fois. Le noble Vénitien peut monter plus haut
encore : il peut faire partie du Conseil des Dix,
parvenir à la haute dignité, — viagère celle-là,
et dont les titulaires sont inamovibles — de pro-
curateur de Saint- Marc; il peut, si la fortune lui
sourit, devenir doge.
Entre temps, des missions temporaires s'ajoutent
aux obligations normales de son activité politique
ou administrative. C'est ainsi que Marc-Antoine
Barbaro, dont l'existence mouvementée et pleine
a servi de type à cette esquisse, sera, en même
temps qu'il remplit les emplois, point incompa-
tibles, de sage grand et de procurateur, élu pour
deux ans réformateur de l'Université de Padoue
(1574), nommé pour trois ans provéditeur de l'Ar-
senal (1575), désigné comme provéditeur général
du Frioul (1583) et chargé en cette qualité d'orga-
niser les fortifications de la frontière (1593); puis
c'était la délégation à la construction du tombeau
du doge Niccolô da Ponte (1585), ou la mission
de surveiller l'édification du nouveau pont du
Rialto (1587), sans que le patricien cessât, du fait
de ces missions souvent renouvelées à plusieurs
reprises, de rentrer six ou sept fois, comme sage
de terre ferme ou sage grand, dans le Collège qui
avait la charge du gouvernement de la République.
Il faudrait mentionner bien d'autres emplois
encore, de provéditeur aux vivres en 1576, de pro-
véditeur à l'artillerie en 1589, de provéditeur à la
monnaie en 1592, de provéditeur aux eaux en 1593,
pour comprendre de quelle activité incessante une
telle existence est faite, et quelles responsabilités
pèsent sur elle ; il faudrait indiquer qu'en 157S
IMnNISTRATlOM KT DIPLOMATIE VENITIENNE^ 283
barbare lut placé par le Grand Conseil sur la liste
des candidats à la dignité ducale. El peut-être se
demandera-t-on si le cumul de tant de fonctions
diverses n'était point un obstacle parfois à la
bonne expédition des affaires. La vie du patricien
qui en est investi est en tout cas étrangement
laborieuse; à peine la République lui laisse-t-elle
le loisir d'être malade. En trente-quatre années,
une fois seulement, le secrétaire du Sénat nota,
sur ses registres, l'absence de Barbaro pour cause
de maladie.
Le gouvernement d'une province vénitienne :
la Dalmatie. — 11 serait fastidieux d'énumérer et
de définir les magistratures innombrables — on
n'en compte pas moins de 104 — par lesquelles le
gouvernement vénitien assurait l'administration de
l'Etat1. Mais de cette organisation compliquée et
savante, deux choses doivent être retenues, parce
qu'elles contribuent à mettre en lumière le carac-
tère de la cité vénitienne et aident à comprendre
sa grandeur : l'une est la façon dont, à linlérieur,
elle gouvernait son empire; l'autre, la manière
dont elle dirigeait, par la plus habile des diplo-
maties, sa politique extérieure.
Peu de pays ont, plus que le rivage oriental de
l'Adriatique, conservé l'empreinte de Venise. Et la
raison en est aisée à découvrir. De l'empire véni-
tien, la Dalmatie était la pièce la plus nécessaire,
et comme la condition indispensable de la domi-
nation maritime de la République. Ses rivages
offraient des ports admirables, escales ménagées
1. On en trouvera la liste dans Baschbt, Histoire de la
Chancellerie teerète, pp. 663-671.
2t)4 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
à souhait, relâches précieuses et sûres pour les
flottes de la cité de saint Marc. Dans sa rude et
belliqueuse population, Venise recrutait d'autre
part des soldats merveilleux, ces Esclavons dont
le souvenir vit encore aujourd'hui dans la ville des
lagunes. Aussi fut-ce, de toutes les provinces oo
elle devait s'établir, la première que conquit la cité.
Dès l'aube du xie siècle, on l'a vu. elle prenait
pied sur le littoral dalmate, et le doge ajoutait à
ses titres celui de duc de Dalmatie. Depuis lors,
énergiquement. tenacement, Venise en reven-
diqua et en défendit la possession contre tous
ceux qui la lui disputèrent, contre les ambitions
des Croates d'abord, puis contre celles des Hon-
grois, qui, au milieu du xiv* siècle, parvinrent
momentanément à lui enlever le pays. Mais, à partir
du commencement du xv* siècle. Venise s'y éta-
blit en maîtresse définitive, et quoiqu'elle ait eu.
bien des fois encore, à en repousser les attaques
des Turcs, au commencement du xvme siècle,
après les traités de Carlowitz et de Passarowitz.
elle possédait toute la côte, avec les îles qui la
bordent, jusqu'à l'embouchure de la Narenta et
au delà même : si Raguse conservait un semblant
d'indépendance, Cattaro se trouvait en effet sous
le protectorat vénitien. Aussi longtemps que sub-
sista la République, jalousement elle maintint la
Dalmatie en sa puissance. Et de ces quatre siècles
de domination ininterrompue, aujourd'hui encore,
tout le long du littoral dalmate, on retrouve par-
tout le vivant souvenir.
Parmi tant de monuments que blasonne l'image
du lion de saint Marc, ce qui frappe tout d'abord,
c'est l'importance donnée aux travaux de défense.
ADvmuTm&Tioft bt diplomath véni 205
Partout le pays est hérissé de citadelles; on»
on une marche frontière, toujours menacée parles
attaques de l'ennemi. C'est, sur le cours supérieur
>io la Kerka. la pittoresque forteresse de Knin ;
barrant le défilé par où l'on descend dans la
plaine de Spalato. le fier château de Klissa. Sur
la côte, pareillement, chaque ville est détendue par
une citadelle ; trois forts couronnent les hauteurs
au pied desquelles dort Sebenico ; le château
CamerleiiL'o. qui date du xv' siècle, protège les
approchas de Trau ; Budua. Antivari, d'autres
villes encore, conservent les ruines de puissantes
forter «si :itiennes. Partout, les grands ingé-
nieurs militaires de la République ont laissé le
souvenir de leur habileté et de leur science. Zura,
avec sa porte de mer et sa porte de terre ferme,
dont le lion de saint Marc domine l'arcade, est
toute pleine encore du nom glorieux de Sanmicheli.
Puis, ce sont des églises, telles que le dôme de
Sebenico. qui, commencé au xve siècle dans le style
gothique, s'achève par les lignes courbes et la
coupole chères à la renaissance vénitienne du
siècle; ce sont des palais charmants, aux
fenêtres élégantes, qui, à Perasto, à Gurzola, par-
tout, rappellent les palais de Venise; c'est, dans
l'île de Lésina, la belle loggia que bâtit Sanmi-
cheli; ce sont surtout, si pittoresques dans leur
enceinte de murailles anciennes, toutes ces
villes qui semblent autant de petites Venises. C'est
Curzola avec ses tours, ses rues étroites bordées
de palais, sa haute cathédrale; c'est Trau, avec
ses remparts, ses portes que décore le lion de
Venise, et sa grande place, toute vénitienne d'as-
pect, avec la cathédrale flanquée de son haut
266 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
campanile, les palais gothiques et la loggia aux
colonnes de granit, où, colossal, trône dans sa
gloire le lion de saint Marc. C'est Zara, où la place
des Cinque Pozzi fait penser à un campo de Venise ;
et c'est Raguse enfin, qui paraît avoir pris plaisir
à se modeler sur sa puissante voisine, et qui, avec
ses vieux cloîtres gothiques, son palais des rec-
teurs au portique imposant, à la cour élégante,
ses fontaines compliquées et charmantes, sa place
des Seigneurs et sa longue avenue du Stradone
toute bordée d'habitations patriciennes, semble,
en effet, dans l'ombre de ses massifs remparts,
comme une autre Venise, à peine moins sédui-
sante. Et ainsi, tout le long du littoral dalmate,
sans cesse un unique et glorieux souvenir s'im-
pose, celui de la cité puissante qui se proclamait,
à juste titre, la reine de l'Adriatique.
Mais si, durant les longs siècles qu'elle posséda
la Dalmatie, Venise l'a comme façonnée à son
image, elle l'a, durant le même temps, il faut le
dire aussi, gouvernée de la façon la plus égoïste.
Toute sa politique s'est limitée à occuper forte-
ment le pays, à le garder avec une sollicitude
jalouse, pour empêcher d'autres de s'y installer,
et à entretenir des divisions parmi les populations,
pour les maintenir plus sûrement dans l'obéis-
sance. Gens pratiques, les Vénitiens ont songé, en
Dalmatie, bien plus à leurs intérêts propres qu'au
bien de leurs sujets. Jamais ils n'ont rien fait pour
développer la prospérité matérielle du pays, rien
pour le commerce, rien pour les routes. Sur les
montagnes, ils ont coupé les forêts pour fournir
des pilotis à leurs palais et des bois de construc-
tion à liUTS arsenaux; sur la côte, ils se s«nt
M ilALOMATIE VKNITIBNNFS
appliqués a ruiner toute cité qui aurait pu leur
■ nncurrence. Que la province fut tranquille.
que l'impôt rentrât exactement, Venise n'en
il- 'mandait pas davantage. Elle gouvernait la Dal-
pour son avantage propre ; et si, au témoi-
gnage d'un juge compétent, peu de pays étaient, à
du xvn:' sircle. plus délaissés et plus misé-
-, la République n'en prenait guère souci. Il
lui suffisait d'avoir fait de la Dalmatie comme une
idance et un prolongement de Venise, et
d'avoir mis sur elir une main si puissante, qu'au-
jourd'hui encore, le voyageur qui passe, oubliant
tout ce que coûta à la province le gouvernement
de la Seigneurie, n'admire que l'œuvre de puis-
sance que la politique vénitienne y accomplit.
La diplomatie vénitienne. — Le même souci
' Ls exclusifs de Venise apparaît dans le
ornement de ses relations extérieures.
De très bonne heure, la diplomatie fut, à Venise,
une véritable science. Dès le a." et le xa siècle, les
ambassadeur? de la République faisaient preuve,
en Orient, d'une activité pleine de succès ; bientôt,
en Occident, ils connurent de semblables triom-
phes. Dès le xii' siècle, le Sénat rédigeait à leur
intention des instructions qui sont des modèles
irté. de netteté et de précision. « Dans un
temps, a-t-on dit, où presque partoul en Europe
F administration était livrée encore à la confusion
et a l'anarchie, où la science politique était dans
l'enfance, le Grand Conseil de Venise avait déjà
miné, par des règlements précis, les devoirs
de ceux que la République choisissait pour les
'T en mission au dehors. »
268 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Le xvie siècle marque l'apogée de cette minu-
tieuse et savante organisation. Jusque-là, Venise
n'entretenait d'ambassadeurs réguliers qu'à Cons-
tantinople et à Rome : maintenant, elle accrédite
des représentants permanents auprès de toutes les
grandes cours de l'Europe. Pour occuper ces hauts
emplois, le Sénat, qui a la charge de choisir les
ambassadeurs, désigne en général un patricien
riche, qui puisse soutenir dignement les charges
de son rang; il le nomme pour trois ans, afin d'évi-
ter qu'entre le mandataire de la Seigneurie et la
cour où il vit ne se nouent des relations trop
intimes, qui pourraient faire oublier au Vénitien
les intérêts de son pays; dans la « commission »
qu'il lui remet et qui contient ses instructions, il
propose, enfin, à son activité un but essentiel :
« Tout ambassadeur, y lit-on constamment, doit
avoir sans cesse en vue l'honneur et l'avantage de
la République, »
Pour remplir cette mission, l'ambassadeur doit
observer attentivement tout ce qui se passe autour
de lui, informer minutieusement le Sénat de tout
ce qui a frappé ses yeux. De cette tâche, les repré-
sentants de la cité de saint Marc se sont acquittés
avec un zèle infatigable et une intelligence supé-
rieure. Aujourd'hui encore, aux archives de Venise,
on en trouve la preuve éclatante, en feuilletant les
monuments fameux de cette activilé diplomatique,
les dépêches envoyées parles ambassadeurs et les
relations qu'au retour de leur mission ils présen-
taient au Sénat.
Dans un trai lé italien du xviesièclesur la constitu-
tion de Venise, on trouve ce passage digne d'atten-
tion : « Dans l'assemblée du Sénat se lisent toutes
ADMINISTRATION wf DIPLOMATIE VÉNITIENNE!
les lettres écrites à la République, et particulière-
ment celles des ambassadeurs de Venise, qui sonl
par tout le monde et qui, tous les huit jours,
informent la République de toutes les actions, de
tous les mouvements et projets des prince
celui-ci est tenu le meilleur ministre et le plus
dévoué sujet qui met le plus de soin à connaître
les choses cachées... Ils informent sur le caractère,
les qualités, les intérêts, les affinités et les amitiés
de ces princes... En un mot, le Sénat de Venise
fait profession de savoir tous les huit jours, par
les lettres de ces envoyés, ordinairement lues le
samedi, l'état du monde et celui de ceux qui le gou-
vernent. » De ces dépèches innombrables, la plus
ancienne qui nous ait été conservée date de 1219;
mais c'est surtout à partir du milieu du xvi* siècle
que cette correspondance diplomatique nous appa-
raît constituée en séries régulières et complètes.
Peu de documents historiques offrent un attrait et
un intérêt comparables à celui de ces lettres. Au
soin minutieux de l'information se joint un rare
talent dinformation et d'exposition. Tout s'y trouve
réuni, la finesse des aperçus, le bonheur de l'ex-
pression, la grâce de l'esprit, la vivacité du trait.
L'anecdote y abonde, souvent contée à ravir ; le
dialogue, fidèlement rapporté, y introduit l'attrait
piquant de la conversation prise sur le vif; dans
cette variété incessante, dans cette verve toujours
jaillissante, il y a quelque chose du charme des
mémoires. Bien voir et bien dire, tel a été le
double souci des diplomates vénitiens, et ils l'ont
fait en perfection.
Mais les dépèches ne suffisaient pas à satisfaire
la curiosité du Sénat de Venise. Aussi demandait-il
270 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
aux ambassadeurs, au retour de leur mission, de
lui présenter un rapport d'ensemble sur le pays où
ils avaient été accrédités. Il y expliquaient le
caractère du prince et des ministres qu'ils avaient
connus, la composition et les mœurs de la cour où
ils avaient fréquenté, l'état des finances, de l'armée,
les relations d'amitié ou d'inimitié politique où ce
gouvernement était avec les autres puissances;
bref, ils traçaient un large tableau de toutes les
questions essentielles intéressant le peuple chez
lequel ils avaient vécu. De cette obligation imposée
aux représentants de la République et qu'on ne
rencontre nulle part ailleurs qu'à Venise, est née
l'admirable collection de documents, si précieuse
pour l'histoire du xvi° et du xvn' siècle, qu'on
nomme les Relazioni venete.
Les « relazioni » des ambassadeurs vénitiens. —
L'usage en apparaît dès la fin du xme siècle. Un
décret de 1268 prescrit que « les ambassadeurs, à
leur retour, devront consigner par écrit toutes les
informations qui sont utiles à la Seigneurie ». Un
acte de 1296 ordonne : « Nous décidons que tous
les ambassadeurs seront tenus à déposer par écrit,
dans les quinze jours qui suivront leur retour en
cette cité, tout ce qu'ils auront noté et ce qu'ils
auront entendu dire à l'honneur et dans l'intérêt de
Venise. » Au xve siècle, ce rapport verbal, appuyé
sur de simples notes, prit un caractère plus précis.
En 1425, le Sénat, considérant l'importance qu'avait
îet usage « pour la meilleure instruction de ceux
qui, avec le temps, pouvaient être appelés à nous
gouverner », et sentant combien cette coutume
pouvait aider « à la sagesse des délibérations par
ADMIN19Tr\ATI0K BT Mrï.OMATIE VEN1T1ENNPS U7i
le prolit des observatious qu'apportaient des
hommes ayant pratiqué ces contrées », décida
que, pour conserver « la perpétuelle mémoire »
des relations faites, elles devraient être écrites et
\erstes aux archives de la chancellerie secrète.
Ce fut désormais une cérémonie fort solennelle
que la présentation de ces relations. Devant le
Sénat assemblé, en présence du doge, du Collège,
des chefs du Conseil des Dix, l'ambassadeur donna
lecture du rapport qu'il avait rédigé. On conçoit
aisément, si l'ambassadeur était homme de valeur
et beau diseur, avec quelle attention passionnée
cet exposé était écouté et quelle en était la portée,
et comment aussi, pour le diplomate lui-même,
<**5t ait comme une consécration, la plus haute, de
son activité et de ses efforts. La relation était
attendue avec une curiosité extrême, et les cours
étrangères n'épargnaient rien pour s'en procurer
des copies- Par tout cela, par le secret dont on les
entourait, les relazioni excitaient à Venise nn
intérêt très vif, et l'on conçoit qu'étant telles,
elles offrent pour l'histoire européenne du xvi', du
xvii* et du xvin* siècle une importance capitale.
Dansune note du xvi' siècle, écrite par un membre
de la famille Contarini, on trouve, sous ce titre :
Voici Us choses dont il faut s'enquérir pour faire
une relation, d'instructives et intéressantes recom-
mandations. On y voit tout ce qu'on exigeait à
Venise d'un rapport diplomatique , pour qu'il
satisfit la curiosité du Sénat. Situation de la contrée
où a résidé l'ambassadeur, limites géographiques,
divisions administratives, villes principales, ports
et forteresses— habitants du pays, coutumes et reli-
gion — état de l'armée de terre et de mer, de
212 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
l'industrie, du commerce d'exportation et d'impor-
tation; — mode de gouvernement surtout,
richesse, alliances, entourage, et caractère des
ministres dirigeants, particularités de la personne
du souverain, de sa vie et de ses inclinations ; —
la cour enfin, les finances, la politique : telles sont
les matières diverses proposées à l'attention des
diplomates vénitiens. Ils ont en général satisfait à
ce programme avec autant de talent que d'exacti-
tude, et c'est à juste titre qu'un publiciste napoli-
tain de la fin du xvie siècle, Scipion Ammirato,
pouvait écrire que « les ambassadeurs vénitiens
s'acquittaient avec tant de bonheur du devoir de
fendre compte des hommes et des choses de
chaque pays, qu'ils montraient le plus souvent qu'ils
tes connaissaient mieux que ceux de ces pays
mêmes ».
Il est certain que peu de documents historiques
offrent une plus merveilleuse galerie de portraits.
On y voit passer, peints au naturel, les plus grands
personnages de l'Europe, les papes et les sultans,
les rois et les empereurs, les ministres et les favo-
ris, François Ier et Catherine de Médicis aussi bien
que Richelieu ou Louis XIV. Nulle part on ne sau-
rait trouver non plus autant de talent, d'habileté,
d'intelligence. Grâce au génie de ses diplomates,
le gouvernement de Venise était le mieux ren-
seigné et le mieux servi de l'Europe ; et c'est à juste
titre qu'un doge du xvi8 siècle se félicitait de cet
usage admirable — l^gge nostra laudalissima —
qui valait à la République une si rare et si mer-
veilleuse information.
A la grandeur politique de la cité de Saint-Marc
la diplomatie vénitienne n'avait pas contribué
ADMINISTRATION' B1 DIPLOMATIE VENITIENNES 273
pour une médiocre pari, aux leiups glorieux où
i; la reine de la Médilerranée et la domi-
natrice du Levant. Au xvi* siècle encore, et pres-
que jusqu'aux derniers jours de la République,
elle lui assura un prestige singulier, une réputa-
tion justifier d'habileté et de sagesse politiques,
pourquoi l'œuvre et le rôle des diplomates
vénitiens méritent de retenir un moment l'attention
de l'historien. Au talent de ses ambassadeurs,
autant qu'à l'intelligence de ses hommes d'État,
se, admirablement servie par le dévouement
de sa noblesse, a dû une bonne part de son incom-
parable fortune ; et alors même que la décadence
. énie de ses diplomates a su. autant
que le génie de ses peintres, mettre à son front
une dernière parure et comme une suprême auréole
de gloire.
LIVRE IV
LA FIN DE VENISE
CHAPITRE I
La politique extérieure de Venîse
au XVIIe et au XVIIIe siècle
!. — La perte de la Crète. — François Morosini le Pélopo-
".'' iique. — La perte de la Moi éï et la fin de l'empire
de Venise.
IL — Venise et l'Espagne. — Yenise et la papauté.
I
De son grand empire oriental, Venise, au com-
mencement du xvne siècle, ne conservait plus que
la Crète, et quelques rares îles de l'Archipel,
comme Tinos et Cérigo. Pour s'y maintenir, la
Seigneurie évitait attentivement, prudemment,
tout ce qui pouvait amener un conflit et, dans ce
but, ses diplomates se mettaient, vis-à-vis de la
Sublime-Porte, en frais incessants de bonne grâce
et de coquetterie. Mais le péril ottoman n'en res-
tait pas moins menaçant; les pirateries des cor-
f.A POUTlQtf BXTBRIBUM DP VENISE -70
sains barbaresques étaient une occasion d'inces-
santes difficultés. Elles allaient, vers le milieu du
xvn* siècle, déchaîner une guerre de vingt-cinq
année? entre Venise et les Turcs.
La perte de la Crète. — En 1644, une escadre
appartenant aux chevaliers de Malte enleva, près
rpathos, la flotte turque qui revenait d'Alexan-
drie, et qui portait, avec trois millions d'or, un
certain nombre de femmes du Sérail. Après cette
capture, les vaisseaux chrétiens firent relâche en
Crète; le Sultan en prit prétexte pour demander
satisfaction aux Vénitiens, et, en juin 1645, une
escadre ottomane, armée en apparence contre
Malte, paraissait inopinément devant La Canée.
La situation où se trouvait alors la Crète n'était
guère satisfaisante. La noblesse vénitienne établie
dan- l'île jouissait béatement de ses privilèges;
mais elle était peu soucieuse de les défendre par
les armes. Les familles de l'aristocratie grecque,
qui peu à peu s'étaient rapprochées des vain-
queurs, étaient dans les mêmes sentiments. Quant
à la bourgeoisie riche et au peuple, ils détestaient
âprement le clergé catholique et les Latins, el ils
ne haïssaient point les Turcs. Aussi, dès les pre-
mières menaces de guerre, Venise, sentant l'agi-
tation sourde qui travaillait sa colonie, avait
renforcé l'escadre qui croisait dans les eaux Cre-
toises et réuni 25.000 hommes de troupes sous Les
ordres du provéditeur André Cornaro. Mais La
Canée, dont les murs étaient dans un état déplo-
rable, était incapable de résister; dès le mois
d'août 1645, elle tombait aux mains des musul-
mans. La conquête de la Crète semblait n'offrir aux
276 UNB RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VBNI6E
Turcs nul obstacle : la flotte vénitienne demeurait
inactive ; les alliés italiens de la République ne
bougeaient pas. Et sans doute la lutte fut marquée
de quelques beaux faits d'armes héroïques; ie
commandant du fort de Saint-Théodore se fit sauter
plutôt que de rendre sa forteresse ; le comman-
dant de La Sude, à la sommation qu'on lui fit de
capituler, répondait avec une fierté hautaine :
« La citadelle n'est pas à nous, nous n'en pouvons
disposer. Le doge est le maître ; il nous en a con-
fié la défense ; nous la défendrons jusqu'au dernier
souffle. » En quelques semaines pourtant, pres-
ques toutes les places vénitiennes succombaient;
Rethymno était prise et Candie, la capitale de l'île,
étroitement assiégée.
Venise, pour comble de disgrâce, était à ce
moment dans une détresse financière extrême.
Pour trouver l'argent nécessaire, le Sénat eut
recours à des moyens désespérés. On vendit les
charges publiques, on ouvrit le patriciat, jus-
qu'alors si jalousement fermé, à ceux qui met-
traient sur pied mille soldats ou qui verseraient
soixante mille ducats au Trésor ; on fit place dans la
noblesse aux provinciaux mêmes, en les taxant un
peu plus cher seulement, au chiffre de soixante-
dix mille ducats. Malgré les protestations de quel-
ques patriciens, la majorité du Grand Conseil vota
la proposition ; quatre-vingts familles de bourgeoisie
furent inscrites au Livre d'Or, et l'on ramassa ainsi
sept millions de ducats. Une grande activité mili-
taire suivit cette grave innovation constitutionnelle;
contre les Turcs, Venise s'efforça, pour faire une
diversion, de soulever les Albanais et les Monténé-
grins. La guerre de vingt-cinq ans commençait.
!.A l'OUTK'l W liMlir.IEl'nK DR YR.\f9K 877
Bfite, de la Crète, la Lutte s'étendit à l'Orient
tout entier. Les Turcs s'acharnaient i prendre
Candie, i Noue vouions Candie, déclarait le grand-
vizir Achmt't Koeprili, quand nous devrions conti-
nuer la gserre pendant cent ans. » m Nous défen-
drons Candie, ripostaient les Vénitiens, jusqu'à
notre dernier soupir. » Et pour détacher les musul-
mans de la Crète, hardiment ils prenaient l'offen-
sive dans toutes les mers orientales. Ils bloquaient
ies Dardanelles, occupaient Ténédos, Lemnos,
Samothrace, paraissaieut sur les côtes de Grèce,
à Volo, à Ëgine, à Salamine, à Mégare, a Monemva-
sie; en même temps ils faisaient la guerre en Dal-
matie. Et sans doute ils remportèrent des victoires
triomphantes, en 1646 près de Négrepont, en 165i
a l'.ii'i.i». en lt>56 aux Dardanelles, en 1657 à Chio,
i) 1661 à Milo; mais c'étaient des succès sans len-
demain et sans résultat. Les Turcs, malgré leurs
défaites, refusaient d'abandonner l'île conquise,
avec la même ténacité que Venise mettait à en
refuser la cession. Contre les Ottomans, la Répu-
blique cherchait partout des alliés et des secours;
elle s'adressait au pape, aux Cosaques, au»
irs. Dans tout l'Occident, l'héroïque résis-
tance de Candie excitait une admiration univer-
selle, et en 1660 une expédition de volontaires fran-
çais accourait à la rescousse de la ville assiégée.
Les chefs d'escadre et les capitaines vénitiens mon-
traient l'énergie la plus admirable. Avec un seul
vaisseau, Thomas Mocenigo affrontait vingt-cinq
galères turques ; Lazzaro Mocenigo, avec son navire,
forçait les Dardanelles et sautait presque en vue
de Constantinople par l'explosion de sa soute au*
poudres; Giuseppe Dolfin, avec une galère se
278 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENI&E
débarrassait de sept vaisseaux ennemis qui l'atta-
quaient, et s'emparait de l'un d'entre eux. Et à
Candie, un jour que l'explosion d'une mine ouvrait
au flanc des remparts une brèche formidable et
que partout un cri retentissait : « Tout est perdu!»,
Louis Mocenigo fièrement répondait : « Alors nous
mourrons l'épée à la main: qui n'est pas un lâche
me suive. »
Mais, en 1667, le grand vizir en personne venait
devant Candie diriger ce siège interminable. Et
l'Europe de son côté se passionnait pour cette
belle défense. En 1668, La Feuillade amenait au
secours des Vénitiens un contingent de volontaires
français; en 1669, sous Beaufort et Navailles, une
grande expédition de 6.000 hommes venait ren-
forcer les assiégés. Mais la ville était à bout. En
l'espace de cinq mois, la garnison faisait dix-sept
sorties, repoussait trente-deux assauts, supportait
l'explosion de 618 mines; elle perdait 3.600 hom-
mes, mais en tuant 20.000 soldats aux assiégeants.
Malgré cet héroïsme, la place n'en pouvait plus,
« labourée des canons, des bombes et des pierres,
dit un contemporain, à tel point qu'elle n'a plus
de forme. » Le 5 septembre 1669, après vingt-
quatre ans de batailles, François Morosini se rési-
gna à se rendre. La capitulation fut d'ailleurs
honorable et glorieuse pour les vaincus. Les Véni-
tiens emportaient leur artillerie; ils conservaient
en Crète La Sude, Spinalonga, Carabusa, et les
Turcs, par la même convention, leur rendaient
Klissa en Dalmatie; enfin les musulmans s'enga-
geaient à n'entrer dans la ville qu'au bout de douze
jours et à laisser librement partir tous ceux qui le
voudraient.
,.< POLITIQUE BXTÉB1KU» SI VEMS?.
Ainsi linit M Mémorable, <jui avait coûté
à la chrétien* soldats el 108.000 hommes
aux Turcs >ute Venise y avait recueilli une
magnifique moisson de gloire; sans doute les Otto-
mans ne conquéraient que des ruines désertes;
quand ils entrèrent dans Candie, ils y trouvèrent,
pour toute population, deux prêtres grecs, trois
Juifs et une pauvre vieille femme; dans file entière
la population était réduite à vingt-deux mille âmes.
Mai- la Crète était à jamais perdue pour la Répu-
blique, et avec elle disparaissait le dernier mor-
ceau <iu | a empire que Venise avait fondé
dans les mers du Levant. Et quand, en 1671, le
traité de paix définitif consacra ce désastre, dont
une délimitation meilleure de la frontière dalmate
était une bien maigre compensation. Venise, par
surcroit, sortait épuisée, ruinée presque, d'une
in-rre qui ne lui avait pas coûté moins de 126 mil-
lions de ducats.
François Morosini le Péloponésiaque. — Pour-
tant la cité de saint Marc était trop fiêre encore
pour se résignera la ruine. Lorsque, en 1683, les
Turcs furent arrêtés devant Vienne par l'armée de
Sobieski. lorsque, l'année suivante, une nouvelle
Sainte-Ligue se forma pour combattre les infidèles.
Venise y entra avec empressement. De cette nou-
velle lutte François Morosini, le valeureux défen-
seur de Candie, fut le héros. En 168 'i, il conqué-
rait l'île de Sainte-Maure; en 1685 il occupait Coron
et le Magne; en 168G, avec son lieutenant Kônigs-
mark, un Suédois entré au service de la République,
J prenait Navarin, Modon, Argos, Nauplie ; en 1087,
toute la Morée, sauf Monemvasie et Mistra, était
280 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
entre ses mains ; puis il s'emparait de Patras et de
Lépante, de Corinthe et d'Athènes, après ce siège
fameux qui vit la ruine du Parthénon.
Pour récompenser de tels services, où semblait
revivre quelque chose des triomphes d'autrefois,
la République ne marchanda point à ce victorieux
les honneurs les plus insignes et les plus rares.
Au Palais ducal, dans la salle d'armes du Conseil
des Dix, un buste en bronze fut placé en l'honneur
du plus illustre général qu'eut alors Venise, avec
cette inscription : « Le Sénat à François Morosini
le Péloponésiaque, de son vivant. » (Francisco
Morosini Peloponesiaco, adhuc viventi, Senatus).
L'année suivante, en 1688, Morosini était élu à la
suprême magistrature de l'Etat, et, reprenant la
tradition glorieuse des doges guerriers d'autre-
fois, il reparaissait en 1693 dans les mers orien-
tales à la tête des flottes de la République. C'est
là qu'il mourut, à Nauplie, le 6 juin 1694. Au front
de Venise décadente il avait mis une suprême
auréole de splendeur, et, dans l'histoire de la cité,
il apparaît vraiment comme le dernier des grands
Vénitiens. Aujourd'hui encore, au Palais ducal,
on voit, dans la salle du Scrutin, l'arc de triomphe
que ses concitoyens consacrèrent à sa mémoire,
et au musée Correr, Venise conserve pieusement
l'épée, le bâton de commandement du grand
général et les fanaux de la galère sur laquelle,
une dernière fois, il promena triomphalement,
par les mers du Levant, l'étendard à l'effigie du
lion de saint Marc.
La paix de Carlowitz (1699) consacra les con-
quêtes de Morosini. Elle donna à Venise la Morée
tout entière et les îles d'Ecrine et de Sainte-Maure.
LA P0LITIQQ1 EXTÉRIEinE PE VENISE 281
La perte de la Morée et la fin de l'empire de
Venise. — Pendant trente ans (1685-1715), les
\ > nitiens gardèrent la Morée conquise par Moro-
sini. Ils la partagèrent en quatre provinces,
Romanie. Laconie, Messénie, Achaïe, et en con-
fièrent le gouvernement à un provéditeur et à un
recteur. Ils avaient trouvé le pays dévasté par la
guerre; il> y rétablirent l'ordre et même une cer-
taine prospérité ; ils le repeuplèrent aussi par
l'envoi de nombreux colons. Mais l'administration
de la République fut compliquée, vexatoire et
pesante. Les impôts étaient lourds, le commerce
fut singulièrement gêné par le système prohibitif
dont Yenise',le garrotta, la justice était rendue par
des magistrats mal au courant des mœurs du pays,
la liberté était étroitement mesurée. La différence
(l<s religions aussi était une cause de grave hosti-
lité : les Grecs détestaient le clergé et les moines
latins et supportaient impatiemment l'interdiction
de communiquer avec le patriarcat de Constanti-
nople. Enfin, la défense du pays coûtait cher. En
conséquence , le mécontentement était grand ,
même chez les Albanais et les Maïnotes, si long-
temps dévoués à Venise, mais qui se plaignaient
d'être lésés dans leurs privilèges. Beaucoup de gens
regrettaient et appelaient les Turcs. Et les prové-
diteurs vénitiens déclaraient de leur côté que les
Grecs étaient des gens ingouvernables.
Aussi les Turcs rêvaient-ils de reprendre la
Morée. L'occasion s'en rencontra en 1714 et, de
nouveau, la guerre éclata. Au mois de juin de cette
année, le grand vizir Damad-Ali passait l'isthme et
alta^uait Corinthe. Après une courte résistance, la
place capitula; mais d'atroces cruautés suivirent la
13
282 Dira république patricienne : yen: si
reddition. Un prêtre catholique ayant fait sauter
une poudrière, ce fut un prétexte aux exécutions et
au massacre. Ensuite les Turcs s'emparèrent d'Ar-
gos, de Nauplie et, là encore, ils montrèrent la
même sauvagerie. Tous les hommes furent passés
par les armes ; les religieux, les femmes même furent
à peine épargnés. Pour encourager la tuerie, le
grand vizir avait promis une prime de trente écus
par tête de chrétien; on massacra si bien qu'on
put abaisser la prime à vingt et même à dix écus.
Les Grecs d'ailleurs ne firent rien pour se défendre;
les belliqueux montagnards du Magne eux-mêmes
demeurèrent absolument indifférents aux événe-
ments. Pendant ce temps, les citadelles vénitiennes
tombaient l'une après l'autre. Modon capitulait,
Monemvasie se vendait. Simultanément, en Crète?
La Sude et Spinalonga étaient occupées par les
Turcs, qui s'emparaient également de Cérigo et de
Sainte-Maure. En quelques mois , tout l'empire
reconstitué par Morosini s'effondrait lamentable-
ment.
Seule, Corfou échappait aux Ottomans, grâce à la
belle défense qu'y fît, en 1716, le maréchal de
Schulembourg, un Allemand entré au service de la
République. Mais la paix de Passarowitz (1718)
consacra la ruine définitive de l'empire oriental de
Venise. Avec la Morée, la République perdait le
reste de ses possessions de Crète, Tinos dans l'Ar-
chipel, Antivari et Dulcigno en Albanie. De tout ce
vaste empire qu'elle avait eu jadis dans le Levant,
elle ne gardait que Cérigo et quelques places con-
quises en Albanie pendant la guerre, Butrinto ,
Parga, Prevesa et Vonitza.
Pourtant, jusqu'à la fin du xvni" siècle, Venise se
LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE VENISE 883
souvint, du moins par intermittences, de sa gloire
et de son rôle passés. En 178 i. pour châtier les
pirates barbaresqu.es, Angelo Emo alla bombarder
Tunis. Sousse, Sfax. Bizerte et, une dernière fois,
il montra, dans la Méditerranée, la bannière de
saint Marc. Pour l'entretien de son armée et de sa
flotte, la République, au milieu du xviii' siècle,
dépensait encore, en temps de paix, 1.680.000 ducats
et n'hésitait pas, quand la guerre semblait mena-
çante, à porter à 2.390.000 ducats son budget mili-
taire. Son armée de terre, réorganisée par Schu-
lembourg. comptait 22.000 hommes qui pouvaient,
en temps de guerre, s'augmenter d'une force égale.
Pour l'arsenal, où se construisait la flotte, la ville,
de 1719 à 1701. ne dépensait pas moins de 9 mil-
lions de ducats et. au moment de sa chute, elle
possédait 184 bâtiments de guerre. Et parfois le
souvenir du grand rôle joué jadis par Venise inspi-
rait encore des paroles héroïques. « Si douce et si
désirable que soit la paix, disait, en 1763, Alvise
Mocenigo dans le Sénat, pourtant elle est nuisible
et funeste à tout Etat, quand l'amour de la tranquil-
lité atteint ce degré de passion, qu'il fait perdre de
vue les périls lointains et ne fait considérer que de
loin les dangers qui sont proches. » En fait ,
l'amour de la paix primait tout. Le ressort moral,
qui jadis avait fait la force de Venise, était brisé
bien plus encore que sa puissance matérielle. Dans
l'organisation des choses militaires, on ne trouvait
que lenteur, désordre, indiscipline; l'obligation du
service personnel à bord des galères avait été rem-
placée par une contribution en argent. Venise,
impuissante et se sentant telle, se désintéressait de
plus en plus de toutes les grandes affaires politiques
284 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIL>\E '. VENISE
et vivait repliée sur elle-même, dans un isolement
absolu,
II
Aussi bien, et depuis longtemps déjà, Venise
n'était plus en Occident qu'une puissance de second
rang.
Venise et l'Espagne. — Au cours du svn' siècle
pourtant, elle avait fait figure encore, et contre
l'Espagne, très hostile à la République, elle avait
montré une énergie assez fière. Elle avait, en 1618,
durement réprimé les intrigues que Bedmar, l'am-
bassadeur d'Espagne et le duc d'Ossuna, vice-roi
de Naples, fomentaient dans la ville des lagunes
pour renverser le gouvernement de la Seigneurie.
Elle avait, en 1617, nettement proclamé sa souve-
raineté sur l'Adriatique et fait reconnaître à Madrid
que, sans sa permission, aucun vaisseau de guerre
ne pourrait apparaître dans cette mer vénitienne.
Elle avait lié partie avec tous les adversaires de
l'Espagne, s'alliant aux Etats-Généraux de Hollande
en 1617 et en 1619, à la France en 1623 ; et quand
les Espagnols occupèrent la Valteline, quand en 1629
éclata l'affaire de la succession de Mantoue, elle
n'avait pas hésité à armer des troupes et à entrer
en campagne ; elle avait pris à son service les
généraux les plus illustres de l'époque, Mansfeld,
Thurn, Rohan ; elle avait fourni de l'argent, sur
la demande de Richelieu, au roi de Suède Gustave-
Adolphe; enfin, dans tous les règlements diplo-
matiques de l'époque, ses ambassadeurs étaient
apparus en arbitres écoutés, aussi bien au congrès
de Westphalie qu'à celui d'Utrecht.
\\ pot iti.jit' r\i Kitin EtB DE vfm-f 285
Venise et la papauté. — Elle n'avait pas montré
moins de carnage et do fermeté en face de la
papauté. Fidèle à ses vieilles traditions d'indé-
pendance, la République avait, en 1606. résolu-
ment bravé Paul V et méprisé l'interdit lancé sur
ia cité. On sait quelle avait été en tout temps la
politique vénitienne vis-à-vis de Rome : on s'en
irritait tort au Vatican. « Si j'étais pape, déclarait
un jour le cardinal Borgaese, j'excommunierais la
Seigneurie à la première occasion. » — « Et si
j'étais doge, lui répondait l'ambassadeur de Venise,
fe nie rirais de l'excommunication. » Tous deux
devai» ut tenir parole, quand le cardinal Rongfaèse
■îeviu! le pape Paul V et quand Léonard Donato
devinl d<»ge.
Dès 1603 , le Sénat avait engagé la lutte, en
tachant de restreindre le développement excessif
de la propriété ecclésiastique (le clergé possédai!
alors près d'un tiers des biens-fonds dans l'Etat
vénitien et en interdisant à nouveau toute fonda-
tion d'église ou de couvent qui n'aurait pas été
spécialement autorisée; en 1605. il défendait de
• toute douai ion ou aliénation de biens en
faveur d'un établissement religieux. Et le pape
>'était plaint fort vivement à la Seigneurie. En
1606. ce fut une autre affaire. Le gouvernement
vénitien refusa de déférer aux tribunaux ecclésias-
'iques deux prêtres poursuivis pour meurtre.
Paul V, outré, lança l'interdit sur la cité de saint
Marc. Mais Venise ne faiblit point. Le Sénat fit
déclarer à Piome que, pour les choses temporelles,
ivernement de la République ne reconnais-
sait d'autre autorité que Dieu ; résolument il inter-
publication des bulles pontificales et obligea
28(5 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
le clergé à tenir les églises ouvertes, à célébrer les
offices et à distribuer les sacrements. A ceux qui
prétextèrent que, pour obéir, ils attendraient l'ins-
piration du Saint-Esprit, on fit entendre que le
Saint-Esprit avait déjà inspiré au Conseil des Dix
de faire pendre les récalcitrants. Aussi presque
personne ne résista. Seuls, les Jésuites, les Capu-
cins, les Théatins, qui essayèrent de tergiverser,
furent chassés de la ville : la grande masse du
clergé demeura patriotiquement fidèle aux volontés
de la Seigneurie.
L'âme de la résistance fut un moine servite, fra
Paolo Sarpi. Théologien savant autant qu'âme
courageuse, il fournit au gouvernement vénitien
les bases juridiques où appuyer sa défense. Multi-
pliant les traités, les pamphlets, il ruinait tous
les arguments de la cour pontificale. Alors on le
cita à comparaître à Rome comme coupable d'hé-
résie : il se garda prudemment d'aller se livrer à
l'Inquisition. On essaya de le faire assassiner : il
échappa et la tentative ne fit qu'accroître sa popu-
larité à Venise. Finalement le pape s'inquiéta d'une
situation — assez humiliante, en effet, et péril-
leuse — où l'on voyait un peuple catholique vivre
religieusement en dehors de la papauté, et un
gouvernement nullement suspect de protestan-
tisme délier les liens qui unissaient l'Eglise et
l'Etat. Il se résigna à négocier. Sous les auspices
de Henri IV, un arrangement fut ménagé; la
République consentit à remettre les prisonniers,
objet du conflit, à l'ambassadeur de France, qui
les délivra au cardinal de Joyeuse, mandataire
du pape. Mais il fut bien entendu que c'était là,
de la part des Vénitiens, un simple acte de défé
I* POLITIQUE BXT&B1EUBB DE VB1 I '-'87
rence à L'égard du roi de France, et que les
droits de juridiction de la Seigneurie sur les clercs
n'en étaient pas atteints. La République n'accepta
même pas qu'en levant l'interdit le représentant
du pape donnât aux magistrats vénitiens l'absolu-
tion de fautes dont jamais ils ne s'étaient reconnus
coupables.
Du grand conflit où elle s'était engagée, Venise
en somme sortait victorieuse. Et, durant tout le
cours du xvui* siècle, elle maintint jalousement
à l'égard du Saint-Siège son indépendance et
ses droits de souveraineté. Les Jésuites, rappelés
en 1657, ne furent admis que sous certaines con-
ditions; et sans scrupules le Sénat limita le
nombre des prêtres, diminua la quantité des fêtes
religieuses, abolit en partie les immunités dont
jouissaient les biens d'Eglise, restreignit les appels
en cour de Rome. Venise, si affaiblie qu'elle fût,
demeurait, dans l'Italie dominée par l'Espagne, ce
qu'elle avait toujours été : un asil* de liberté.
CHAPITRE If
Le gouvernement de la république
et la vie vénitienne au XVIIIe siècle.
I. La crise intérieure. L'esprit d'opposition et les tentatives
de réforme.
II. La ville au xvnr5 siècle. — Le décor et les fôtes. — Les
divertissements. Le carnaval de Venise. — Les mœurs.
I
La crise intérieure. L'esprit d'opposition et les
tentatives de réforme. — Malgré les échecs de
sa politique extérieure, malgré l'incontestable dimi-
nution de son influence politique en Europe, le
gouvernement vénitien, au xvnie siècle, faisait
encore honorable figure dans le monde. De grandes
et solides fortunes, héritage du passé, subsistaient
dans mainte famille patricienne; les monastères,
extrêmement riches, mettaient volontiers, sous
forme de prêts, leurs ressources à la disposition
des nobles; enfin, le grand nombre des étrangers
qui annuellement fréquentaient à Venise y appor-
tait une source appréciable de richesse. La Sei-
gneurie, de son côté, s'efforçait de développer
trv-r m \\m" 91ÉC1 k
l'industrie, tfanoMrager te commerce) malgré la
concurrence que lui apportait, au xviii' siècle,
dans l"Adriatique môme, la création des ports
francs de Ttiêste et d'Ancône. Elle entreprenait,
pour la protection de ia ville des lagunes, la cons-
truction de la formidable digue des Murazzi, qui
couvre plus de cinq kilomètres de côte et atteste
la hardiesse toute romaine qui. en plein xvm'siècle,
animait parfois encore les Vénitiens. L'Europe
entière admirait la politique des institu-
tions de Venu i nise, écrivait en 1709 un
publiciste frai depuis longtemps devenue
l'école où tous les souverains cherchent des
exemples et des enseignements. » Montesquieu
et Voltaire étudiaient avec un intérêt attentif le
mécanisme savant de la constitution de la Répu-
blique. Pourtant, à ce moment même, la situa-
tion intérieure de Venise était grave, et son gou-
vernement traversait une crise redoutable.
L'esprit conservateur de l'oligarchie vénitienne
se refusait obstinément à changer rien aux institu-
tions qui régissaient la cité, et où, selon l'expres-
sion de Montesquieu, « l'aristocratie est en quel-
que sorte dans le Sénat, la démocratie dans le
corps des nobles, et où le peuple n'est rien ». Et.
d'autre part, depuis le xvi' siècle, se faisait de
plus en plus lourdement sentir sur la cité la tyran-
nie du Conseil des Dix et des trois Inquisiteurs
d'Etat, dont « Venise, dit encore Montesquieu, se
sert pour maintenir son aristocratie contre ses
nobles ».
Or, depuis le xvi* siècle aussi, un changement
considérable s'était introduit dans l'aristo-
cratie vénitienne. Beaucoup de grandes familles,
290 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
par l'effet de la décadence du commerce, s'étaient
appauvries, et ainsi s'était créé, dans le patriciat,
une sorte de prolétariat, qu'on appelait les Bar-
nabotti, du quartier de San-Barnaba où ils se
réunissaient. En même temps, le Livre d'or s'était
ouvert largement à des familles nouvelles, dont
la richesse avait été le principal titre. Entre ces
deux éléments du patriciat, une sourde hostilité
régnait. Les Barnabotti, qui siégeaient toujours au
Grand Conseil, étaient mécontents de se voir écar-
tés des grandes charges publiques, que les Dix
réservaient aux riches, et se plaignaient qu'on
cherchât à diminuer leur rôle dans la cité et à
réduire, au profit du Conseil des Dix, les privilèges
et l'influence politique du Grand Conseil. Ils récla-
maient des réformes, et une sourde agitation tra-
vaillait la ville.
Dès le commencement du xvn* siècle, on avait
eu à punir plusieurs conspirations ; malheureu-
sement pour les Dix, l'inique condamnation d'An-
tonio Foscarini, victime innocente de faux témoi-
gnages (1622), et dont il fallut ensuite réhabiliter
la mémoire, n'avait pas ajouté au prestige du
gouvernement. L'opposition de Renier Zeno qui,
pendant quatre années (1624-1628), lutta résolu-
ment, au nom des anciennes lois et avec l'appui
du Grand Conseil, contre le doge et les Dix,
augmenta encore le trouble. Ce fut bien pis au
xvme siècle, quand les idées qui venaient de France
pénétrèrent à Venise. Le parti des réformes
en acquit plus d'audace; Venise, à ses yeux,
devint « la cité des tyrans » ; des placards,
affichés jusque dans le Palais ducal, ne parlèrent
plus que de l'imprudence des gouvernants et de la
VENISE AT Wlll SI
291
ruine prochaine de iu [{-'publique ; et encore qne
la tyrannie ombrag Dix cl 1er Mystérieuse
police fussent peut-être moins terribles en réalité
qu'elles ne semblaient aux voyageurs de passage et
que ne le disaient les pamphlétaires, un besoin
tant de changement se taisait sentir partout.
- .1 des Dix se défendait à coupe de con-
damnations. Le marquis Scipion Maffei, le grand
érudit de Vérone, fut admonesté sévèrement pour
avoir proposé d'appliquer le système représentatif
dans les pays soumis à Venise; en 1741, en 1756,
plusieurs patriciens, pour de semblables projets
de réformes, ùrenl 'xilésou emprisonnés.
L'affaire d'Angelo Quirini, en 1761, fut plus
grave. Le Conseil des Dix, fort injustement, l'avait
fait enfermer au château de Vérone ; mais le
Grand Conseil prit parti pour le prisonnier, et si
vivement, que les élections pour le renouvellement
! ux ne donnèrent aucun résultat, et qu'une
commiïsion de « correcteurs » fut nommée pour
examiner et reviser les attributions du tout-puis-
sant Conseil. Pourtant le parti conservateur réussit,
une fois encore, à l'emporter : aucune restriction
:se ne fut apportée au pouvoir des Dix. En
1 : _ Pisani et Carlo Contarini ne réussi-
rent pas mieux. Profitant du mécontentement popu-
laire, fortement soutenus par la noblesse pauvre,
ils attaquaient violemment l'oligarchie ennemie du
peuple, et, grâce à cette attitude, Pisani, avec
l'appui de ses amis, parvint à se faire élire procu-
rateur de Saint-Marc. Il profita de sa situation pour
montrer une ardeur toute révolutionnaire, propo-
sant de supprimer le doge et la Seigneurie, et de
confisquer, au profit de la noblesse pauvre, une
292 UNB RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
partie des biens des riches. Les Inquisiteurs d'Etat
n'hésitèrent pas. Le jour même de son installation,
Pisani fut arrêté et enfermé au château de
Brescia, tandis que Gontarini était exilé à Cattaro.
Malgré les efforts de quelques patriotes pour
adapter la constitution vénitienne au mouvement
des idées nouvelles, il n'était que trop visible
que Venise se survivait à elle-même.
II
La ville au XVIIIe siècle. — Elle se survivait
d'ailleurs joyeusement.
Tout le monde connaît le passage fameux de
Candide, où le héros du conte de Voltaire soupe
avec six étrangers qui étaient venus passer le
carnaval à Venise. Dans l'Europe du xvin0 siècle,
peu de villes étaient, en effet, plus plaisantes, plus
pittoresques, plus attirantes que n'était la cité de
saint Marc. Tous ceux qui l'ont alors visitée en ont
dit l'attrait et le charme. Depuis le président
de Brosses jusqu'à Goethe, tous les voyageurs
témoignent un égal enthousiasme pour la ville des
lagunes. Et, sans doute, cette Venise du xviii* siècle
ne ressemblait guère à la Venise mélancolique et
romantique, que le xix* siècle a mise à la mode et
aimée; c'était une Venise joyeuse et légère,
débordante de luxe et de plaisir, non point la Venise
où l'on s'attendrit, où l'on rêve, mais une Venise
où l'on s'amusait éperdument. Elle revit, cette
Venise toute bruissante d'un tumulte incessant de
fêtes, dans les comédies de Goldoni et les farces
de Gozzi; elle revit dans ces toiles, saisissantes
VENISE- AU XVU1* SIÈCLB 293
rite, où les Canaletto et les Guardi ont peint
le magnifique décor de la cité, où Longhi en a,
avec tant de spirituelle finesse, noté la vie et les
mœurs journalières; elle revit, représentée au
naturel, dans les écrits de tous ceux qui alors
y passèrent, et auxquels le charme de Venise a
prêté parfois presque du talent.
De cette Venise expirante, et toujours char-
mante, qui tint si grande place dans la vie joyeuse
du xvin* siècle, il est nécessaire de tracer au moins
un tableau sommaire, si l'on veut comprendre
quelques-unes des causes qui expliquent la déca-
dence politique de la cité de saint Marc. Dans cette
ville où la recherche du plaisir semblait devenue
la règle essentielle de la vie, il n'y avait plus de
place pour les nobles et sérieuses préoccupations
d'autrefois. Chacun ne songeait qu'à s'amuser, a
parader, à étaler son luxe, dût-il pour cela dissi-
per sa fortune ou s'endetter lamentablement. Le
gouvernement faisait comme les particuliers :
joyeusement, mais sûrement, il conduisait l'État à
la ruine. Par la frivolité de ses mœurs, par l'attrait
de son fameux carnaval, Venise était devenue
l'auberge de l'Europe, et elle s'en faisait une
manière de gloire, sans s'apercevoir qu'elle en
mourait.
Le décor et les fêtes. — « A Venise, dit un per-
sonnage d'une comédie de Goldoni, il y a de l'amu-
sement pour qui en veut. » Et d'abord, de l'amu-
sement pour les yeux. Le décor, dont la ville
actuelle rend assez exactement encore la forme
extérieure, s'animait incessamment d'une grâce
pittoresque, bigarrée et charmante. La place Saint-
294 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Marc, même en dehors du carnaval, où elle était
toute pleine de masques et de théâtres, s'emplis-
sait chaque jour d'une foule nonchalante et colo-
rée. « Les rohes de palais, écrit de Brosses. . ies
manteaux, les robes de chambre, les Turc les
Grecs, les Dalmates, les Levantins de toute espèce,
hommes et femmes, les tréteaux de vendeurs d'or-
viétan, de bateleurs, de moines qui prêchent et de
marionnettes, tout cela, qui y est tout ensemble, à
toute heure, la rendent la plus belle et la plus
curieuse place du monde. »
Chaque jour, dans cette Venise toujours éprise
de luxe et de magnificence, c'étaient des fêtes nou-
velles, fêtes publiques, fêtes religieuses, fêtes popu-
laires, qui mettaient sous les yeux un perpétuel
spectacle de splendeur. Le couronnement du doge
était, comme autrefois, l'occasion pour la cité
d'étaler un faste extraordinaire. Le grand bal qui
suivait la cérémonie était en particulier d'une
beauté sans égale. Les dames y portaient la jupe
de drap d'or, recouverte d'une robe de velours
noir plissée dans le dos et se terminant par une
longue traîne; largement décolletées, la tête parée
de fleurs, de diadèmes, de pierreries, de dentelles,
elles avaient fréquemment sur elles pour trente à
quarante mille ducats de bijoux. Les patriciens en
habit de cérémonie, étaient vêtus de la toge de
soie rouge ; les secrétaires portaient la toge noire ;
les étrangers, invités à la fête, l'habit de cour,
avec l'épée au côté. Et pourvu qu'ils fussent joli-
ment masqués et couverts de la bnuta, — ce man-
telet léger de soie noire qui couvrait le buste et
la tête, — hoiimes et femmes de toute condition
étaient admis à la fête.
VBN1SB AD X\ IB **)5
Mais, de toutes les fêtes vénitiennes, la plus
fameuse demeurait toujours la fête de l'Ascen-
sion, la Sensa. De Brosses a joliment décrit ces
processions de gondoles, qui faisaient en ce jour
escorte au Bucentaure, et qui étaient, comme il
dit, « un morceau divin. » C'étaient les gondoles
de la République, « superbement sculptées et
dorées», que montaient des gondoliers «en chapes
de velours rouge chamarrées d'or avec de grands
bonnets à l'albanaise », et si fiers de cet équipage
qu'ils ne se donnaient pas la peine de ramer;
c'étaient les gondoles des ambassadeurs, « plus
riches et plus galantes encore », car seuls, les
diplomates avaient le privilège d'avoir des gon-
doles qui ne fussent pas noires. Parmi les cloches
carillonnantes et les salves d'artillerie, sur l'eau
parsemée de fleurs, sous le clair soleil de Venise,
toutes ces embarcations accompagnaient jusqu'au
Lido la galère du doge, glissant sur la lagune
entre la double file des vaisseaux pavoises qui
faisaient la haie sur son passage. Après la symbo-
lique cérémonie, — étrangement dérisoire et vaine
au xvm* siècle — du Sposalizio del mare, le soir,
un grand banquet réunissait au palais ducal la
Seigneurie et les représentants des puissances
étrangères, banquet somptueux, où les mets ies
plus recherchés, les vins les plus délicats se suc-
cédaient sur la table parée de châteaux en cire,
d'arcs de triomphe et de trophées en verre do
Murano. Sur la place Saint-Marc, se tenait une
véritable foire, et la foule, en habits de gala et
masquée, se pressait aux baraques et aux éta-
lages, avec des cris, des rires, des plaisanteries
qui mettaient partout un air de fête.
296 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
©'autres jours, c'étaient des régates, des parties
de plaisir au Lido, des divertissements variés sur
les places et le long des fondamenta. Le quai des
Esclavons, la place Saint-Marc, le môle, étaient
toujours pleins de baraques de marionnettes, de
cirques de chevaux et de pantomimes, de charla-
tans et de faiseurs d'horoscopes, de vendeurs de
fards et de parfums, de conteurs et d'improvisa-
teurs. Aux jours de fête des paroisses, — ce qu'on
nommait les sagre — le peuple, après la procession,
dansait dans les campi décorés de tapis et d'éten-
dards, parmi les boutiques improvisées et les éta-
lages des marchands de beignets aux cuivres étin-
celants; les filles du peuple, en belle toilette,
dansaient la furlana ou la monferrina; sur les
canaux tranquilles s'élevaient des chansons joyeu-
ses; les gondoliers, dans la douceur des nuits
sereines, se renvoyaient les cantilènes du Tasse,
et le peuple, insouciant et confiant, laissait aux
patriciens les préoccupations de la politique ;
bavard, malicieux, paresseux, vivant de peu, con-
tent de peu, il jouait à la loterie, s'amusait aux
plaisirs du carnaval, et passait le temps joyeuse-
ment.
Pour accueillir les hôtes de distinction qui lui
rendaient visite, Venise enfin demeurait toujours
hospitalière et magnifique. Durant tout le cours
du xvm8 siècle, elle n'a cessé de recevoir les rois
de l'Europe. Joseph II vint à deux reprises, en
1769 et en 1775, dans la ville des lagunes; Paul Ier
de Russie y fit séjour en 1782, Gustave III de Suède
en 1784. Le pape Pie VI fut en 1782 l'hôte de la
République, ce qui ne s'était point vu depuis les
temps d'Alexandre III. Puis c'étaient les princes de
VB.NI SE Al" XVI 11'" 91BCL1 297
moindre importance, les généraux illustres qui
venaient, dans l'intervalle de deux campagnes,
Ire io peu de bon temps à Venise, les ambas-
sadeurs de l'Europe entière : et pour tous, la cité de
saint Marc se mettait en frais de somptuosité et
d'élégance.
Au temps du carnaval, c'est-à-dire pendant près
de la moitié de l'année, il ne venait pas moins de
30.000 étrangers à Venise. Et s'ils a/étaient guère
reçus dans l'intimité des maisons particulières (en
debors des grandes réceptions, la vie vénitienne
demeurait assez fermée), ils étaient en revanche
librement admis à toutes les fêtes, à tous les
divertissements que dispensait libéralement la Répu-
blique. Et par le spectacle incessamment chan-
geant qu'elle offrait aux gens, par la beauté du
décor, par la splendeur des fêtes, par la douce faci-
lité de la vie, Venise passait, dans toute l'Europe,
pour la plus séduisante ville qu'il y eût au monde.
Les particuliers, aussi bien, rivalisaient avec
la Seigneurie pour accroître l'éclat des cérémo-
nies et la splendeur de la cité. A côté des beaux
palais qu'avaient édifiés le Moyen Age et la Renais-
sance, le xvn* et le xvin8 siècle ont vu s'élever
des constructions à peine moins magnifiques. Le
palais Pesaro date de 1679; le beau palais Rezzo-
nico, chef-d'œuvre de Longhena, est de 1680; le
palais Labia fut construit entre 1720 et 1750. Dans
cette dernière habitation patricienne apparaît,
dans toute sa magnifique élégance, l'art du grand
décorateur qui, au xvina siècle, couvrit de ses
peintures tant d'églises et de palais vénitiens. Les
fresques où. avec tant de grâce spirituelle, Tiepolo
a représenté la réception qu'Antoine fit à Cleo-
298 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
pâtre, sont assurément, parmi les plus charmantes
images qui nous restent de la vie vénitienne
disparue. Et pareillement, aux plafonds du palais
Rezzonico, aux murailles de la vijla Valmarana ou
de la villa Contarini, à Mira, aux voûtes de l'église
des Scalzi ou de Santa Maria des Frari, Tiepolo,
avec une verve infatigable, une merveilleuse faci-
lité d'improvisateur, une fantaisie souvent déli-
cieuse, a continué, non sans gloire, la tradition
de Véronèse et mis, dans le domaine de l'art
aussi, au front de Venise, une suprême splendeur.
Le luxe de l'habillement correspondait au luxe
de la maison. Dans le costume masculin, la fine
élégance du xvm8 siècle avait remplacé les graves
et solennelles robes d'autrefois par des ajustements
moins surannés. Quand ils ne siégeaient pas en
conseil, quand ils n'exerçaient pas une fonction
publique, les nobles portaient, à la mode de
France, les culottes courtes, les bas de soie, l'habit
brodé, les manchettes de dentelle, l'épée au côté,
le chapeau triangulaire et la perruque. Les femmes,
qui autrefois sortaient assez rarement, employaient
maintenant la journée en visites et en prome-
nades, et la toilette en conséquence était leur
grand souci. L'arrangement de la coiffure surtout
était une affaire grave. Boucles, ornements,
oiseaux, fleurs et fruits s'échafaudaient sur les
cheveux, généralement faux, et poudrés à blanc,
en édifices très compliqués, et les mauvais plai-
sants disaient que les femmes « portaient, à la
façon des marchandes de légumes, un éventaire
sur la tête », ou que « le visage, comparé à la
masse de cheveux qui l'environne, semblait le
point de la terre comparé à la circonférence de
NISt AV KVIIl' SIÈt I B
tout le ciel . Faut-il parler des robes, robes à
paniers, robes à cloche, robes à l'anglaise, robes
à la turque, fourreaux, lévites, polonaises, dont la
mode changeait incessamment? Chaque année, au
jour de l'Ascension, on lançait les toilettes nou-
velles, et chacune s'empressait de s'y conformer.
Naturellement, le soin de la figure complétait la
recherche de l'ajustement. Les Vénitiennes fai-
saient grande consommation d'eaux de senteur, de
poudre de riz, de fard, de gants parfumés, et les
mouches qui, selon la place où elles étaient
posées, prenaient une signification particulière (la
passioymée occupait le coin de l'œil, l'assassine le
coin de la bouche, et l'effrontée la base du nez), se
disposaient en un ordre savant et pittoresque pour
donner du relief à la beauté.
Aussi le perruquier était-il, dans cette société,
un très important personnage, fort avant dans la
confiance de ses clientes, et dont la coiffure n'était
point toujours l'unique attribution. Et pareillement
le maître à danser tenait grande place dans cette
vie fastueuse et douce, élégante et frivole, qui était
celle des Vénitiennes du xvin* siècle. Vainement
les lois somptuaires s'efforçaient de restreindre
les progrès du luxe et la folie des dépenses,
imposant à la dogaresse même de donner l'exem-
ple d'une relative simplicité, et condamnant sévè-
rement « cet esprit de vanité et de légèreté » qui
dissipait les fortunes et ruinait la cité. Autant en
emportait le vent. Entre la toilette, les visites, les
promenades, le spectacle, la galanterie, joyeuse-
ment les belles Vénitiennes menaient leur exis-
tence insouciante, étudiant devant leur miroir les
sourires cérémonieux et les attitudes élégantes.
300 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
enjouées et spirituelles souvent, aimables et char-
meuses toujours, et mettant, jusqu'à la veille de la
catastrophe suprême, une grâce sur Venise finis-
sante.
Les divertissements. Le earnayal de Venise.
— Chaque saison apportait au reste d'autres diver-
tissements.
L'hiver était le temps du carnaval. Il durait
depuis Noël jusqu'au mercredi des Cendres; mais,
comme le masque se portait également pen-
dant les quinze jours de fête qui suivaient
l'Ascension et pendant les fêtes d'automne, qui
allaient du commencement d'octobre à Noël, « on
peut compter ici, comme dit de Brossés, six mois
où qui que ce soit ne va autrement qu'en masque,
prêtres ou autres, même le nonce et le gardien
des capucins. C'est l'habit d'ordonnance; et les
curés seraient, dit-on, méconnus de leurs parois-
siens, l'archevêque de son clergé, s'ils n'avaient
le masque à la main ou sur le nez. » « Dans les
autres Etats de l'Europe, dit un pamphlet du temps,
la folie du carnaval ne dure que quelques jours :
ici on a le privilège d'extravaguer six mois de
l'année. » Pendant cette période, tout le monde,
hommes et femmes, nobles et gens du peuple, et
les plus graves magistrats même, portait le
loup, blanc ou noir, et la bauta, et, sous le dégui-
sement, chacun, sans contrainte ni cérémonie, s'en
allait librement partout. Cela donnait à la ville un
charme infini. « La fameuse liberté de Venise,
écrit Saint-Didier, y attire les étrangers en foule;
les divertissements et les plaisirs les y arrêtent. »
Le gouvernement de la République y trouvait son
I8B LU XVIII" uàOI I :i<"
Compte et encourageait volontiers celle frivolité
; meurs. » Dans tout ce qui n'a pas trait an
gouvernement, on jouit à Venise, dit encore Saint-
Didier, de la plus grande liberté, et les étrangers
■>nt point gênés. » « En entrant dans eette ville,
lit-on ailleurs, on respire un air de volupté. •>
le carnaval de Venise était-il célèbre dans
l'Europe entière.
Pendant six mois, sur la place Saint-Marc, et par
es de Venise, s'agitait la foule joyeuse des
masques. Pendant six mois, c'était une ivresse,
une fièvre d'amusement. « Les Vénitiens, dit un
contemporain, prenaient un nouvel esprit en chan-
geant d'habit : ils ne conservent rien de leur
gravité, de leur réserve et de leur façon d'agir
originaire. » Avec le déguisement, il semblait que
chacun revêtit une autre âme. « Chacun, lit-on
ailleurs, remplit à merveille le rôle qu'il a choisi.
Si vous parlez à uu Arlequin, vous le trouverez
aussi évaporé qu'un Français et aussi polisson
qu'un Irlandais; le jurisconsulte a un ton de
dispute, le médecin a l'air pédant. » Aussi était-ce
une joie que les conversations des masques, que
les plaisantes folies qu'ils imaginaient. Et pendant
six mois, ce n'étaient que fêtes et festins, masca-
pompeuses et réunions joyeuses dans les
boutiques où se vendait le vin de Malvoisie; sur la
place, sur les quais, ce n'étaient que spectacles
divers, acrobates et funambules, astrologues et
improvisateurs, théâtres de marionnettes et musi-
ciens en plein vent, ménageries et cosmoramas; et
tout cela s'achevait par les grandes fêtes qui mar-
quaient la semaine finale. Le jeudi gras, sur la
place Saint-Marc, il y avait course de taureaux et
302 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
feu d'artifice; et telle était la folie générale que
les enfants en bas âge même portaient le masque,
et que, pour aller au marché, les domestiques
mettaient le loup.
Le jeu aussi était un des grands divertissements
du carnaval et de l'année entière. Dans la grande
salle du Ridotto de la rue San-Moïsè, bourgeois et
patriciens perdaient ou gagnaient des fortunes à la
bassette ou au pharaon. Lorsque, en 1774, le Grand
Conseil, « pour supprimer le vice du jeu dans son
principal siège », en décida la fermeture, ce fut
dans toute la ville une désolation universelle et
beaucoup, surtout parmi la noblesse pauvre des
Barnabotti, se plaignirent d'avoir, avec leur plaisir,
perdu leur gagne-pain. Mais les jeux de hasard
trouvaient asile aussi dans les Casinos, plus dis-
crets, plus intimes, et où on ne jouait pas avec
moins de fureur, malgré toutes les ordonnances du
Conseil des Dix. Les femmes même y fréquentaient,
les plus grandes dames mêlées aux plus infimes,
et « les dames pauvres, dit un contemporain, pour
pouvoir payer et continuer à s'amuser, étaient
réduites à amuser les autres presque aux yeux de
tous. » Dans ce monde fort mêlé, le ton était fort
libre, et le jeu n'était souvent que le prétexte et
l'occasion d'autres plaisirs. Toutefois les cartes
demeuraient une des passions maîtresses des Véni-
tiens, et les domestiques même n'y échappaient
point. En 1781, les inquisiteurs firent fermer un
casino, qui « avait été fondé par des valets de
chambre, par leurs femmes et d'autres personnes
de même condition et où l'on jouait et vivait avec
un luxe peu en rapport avec leur état. »
Le théâtre enfin était un des grands plaisirs des
VTM'-F M Wlll S1B< 1 F
303
Vénitiens. La saison commençait en octobre, et,
jusqu'à la fin 8n carnaval, les salles de spectacle
«lissaient pas. <ïn y donnait la comédie,
ii venait d'élever à la hauteur d'un genre
littéraire, Bt la vieille commedia deU arte, par-
ticulièrement chère à Gozzi ; on y donnait le
grand-opéra et l'opéra-bouffe ; et Venise entière se
passionnait pour les ténors, les comédiens et les
On l<i- recevait, on ne parlait que d'eux;
ils étaient eux aussi, une des gloires de la ville.
La Todi, une cantatrice portugaise, souleva un tel
enthousiasme que ses admirateurs firent graver son
portrait avec cette date : « A Venise, Tannée de la
Todi ». Jadis, aux temps glorieux de la République,
on avait dit : « l'année de Lépante » (amius victo-
rise nnvalis).
L'été se passait en grande partie à la campagne.
De Padoue à Fusina, tout le long de la Brenta,
ccédaient, dans un paysage charmant, les
palais magnifiques, les villas élégantes, les jardins
délicieux, r qui, dit un contemporain, ravissent les
yeux et le cœur des hommes ». A côté des somp-
tueuses demeures des Contarini à Mira ou des
Foscari à la Malcontenta, les Pisani avaient, au
ivin* siècle, bâti la splendide villa de Stra, avec
ses façades imposantes, ses jardins pleins de sta-
tues et de fontaines jaillissantes, ses longues allées
triques bordées d'arbres taillés en vases ou
en pyramides, son labyrinthe mystérieux. D'autres
nobles de Venise avaient de semblables maisons
aux pentes des monts Euganéens, en Frioul ou dans
la marche de Trévise ; et tout ce qui c
! s'y transportait pendant l'été. Oi liait
gaiement par le bwchielle ou coche d'ean ; on y
304 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
emportait avec soi toutes les habitudes de la ville
Le goût de la nature, au xvme siècle, était une
mode comme une autre ; on y sacrifiait, mais sans
rien abandonner de ses divertissements coutumiers.
Les patriciens emmenaient avec eux leurs laquais
en livrée, leurs voitures dorées, leur cuisinier
français, et la vie se passait, comme à Venise, en
festins et en fêtes. La promenade, la conversa-
tion, la danse alternaient avec la musique et le
jeu ; et toute occasion était bonne pour étaler son
faste et sa richesse.
Les mœurs. — Un proverbe vénitien résumait
ainsi l'existence d'un citoyen de Venise : « Alla
mattina, una messeta, al dopodisnar, una basseta,
c alla sera una doneta ». Le président de Brosses
illustre cette définition en déclarant « qu'il n'y a
pas de lieu au monde où la liberté et la licence
régnent plus souverainement » qu'à Venise. « Ne
vous mêlez pas du gouvernement, ajoute-t-il, et
faites d'ailleurs tout ce que vous voudrez. » On ne
s'en faisait pas faute à Venise. Les mœurs y étaient
faciles et corrompues. Dans le ménage vénitien,
le cavalier servant, le sigisbée, qui souvent aidait
sa dame même à s'habiller, ou lui tenait compa-
gnie, assis auprès de son lit, était une institution,
qui parfois figurait jusque dans les contrats de
mariage. Le mari, qui eût été ridicule à se mon-
trer en public avec sa femme, cherchait ailleurs
des divertissements ou des consolations. Aussi les
divorces étaient fréquents, non point que la jalou-
sie y eût la moindre part ; quand l'union n'était
point dissoute par consentement mutuel, des rai-
sons d'argent ou de carrière étaient le principal
\FM-E M Wlll' SIECLE 305
motif invoqué pour la séparation. Il va de soi,
d'autre part, qu'en une ville où les étrangers
abondaient, les courtisanes étaient nombreuses.
* Elles composent, dit de Brosses, un corps vrai-
ment respectable par les bons procédés. Il ne faut
pas croire, pourtant, comme on le dit, que le
nombre en soit si grand que l'on marche dessus;
cela n'a lieu que pendant le temps du carnaval, où
l'on trouve sous les arcades des Procuraties autant
de femmes couchées que debout; hors de là, leur
nombre ne s'étend pas à plus du double de ce qu'il y
en a à Paris; à la différence de celles de Paris, toutes
sont d'une douceur d'esprit et d'une politesse
charmantes. » Aussi, malgré les protestations du
Sénat, ému de les voir « se multiplier d'une
manière si excessive », elles menaient grand train
et avaient grand succès. Et les Vénitiens trouvaient
presque un motif de fierté dans la beauté et la
célébrité de leurs courtisanes.
Jusque dans les couvents, la liberté des mœurs
était extrême. Malgré les efforts incessants du
Conseil des Dix pour « régler la vie licencieuse
des monastères de femmes », ces asiles de recueille-
ment et de rêve étaient envahis par toutes les habi-
tudes et les plaisirs du monde. Les religieuses,
dont beaucoup avaient pris le voile par contrainte
plus que par vocation, s'habillaient avec élégance,
recevaient avec grâce, donnaient à goûter magnifi-
quement; le parloir était un salon, où la conver-
sation, la musique, la danse, le théâtre alternaient
agréablement, et souvent jusque fort avant dans
la nuit les couvents retentissaient de chansons
joyeuses et de rires. Un pamphlet du xvne siècle
décrivait ainsi la vie des monastères de femme» à
14
306 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Venise : « Elles vivent sans piété ni dévotion. Quel-
ques-unes s'habillent d'une manière assez libre, se
frisant les cheveux, se décolletant presque comme
nos mondaines, et beaucoup d'entre elles ont leurs
amoureux, qui vont les visiter souvent et faire la
causette. Pendant le carnaval, il y en a qui se
déguisent et leurs amants viennent les chercher
en gondole. » De Brosses ne parle guère autre-
ment des religieuses de Venise. « Toutes celles que
j'ai vues à la messe, au travers de la grille, causer
tant qu'elle durait et rire ensemble, m'ont paru
jolies au possible et mises de manière à faire bien
valoir leur beauté. Elles ont une petite coiffure
charmante, un habit simple, mais bien entendu,
presque toujours blanc, qui leur découvre les
épaules et la gorge, ni plus ni moins que les habits
à la romaine de nos comédiennes. » Et il affirme
avec quelque ironie, qu'au temps où il était à
Venise il y avait « une furieuse brigue entre trois
couvents de la ville, pour savoir lequel aurait
l'avantage de donner une maîtresse au nouveau
nonce. »
Il semblait que, volontairement, Venise, à la
veille de la ruine, cherchât à s'étourdir, pour ne
point voir la catastrophe qui approchai..
CHAPITRE III
La fin de Venise.
A la fin du xviii* siècle, tout conspirait à la chute
de Venise. En Europe, depuis assez longtemps
déjà, la République ne subsistait plus que par la
tolérance de ses voisins, qui ne respectaient guère,
quand leurs armées avaient besoin d'y passer,
son territoire, mais qui ne tenaient pas à détruire
son indépendance, par embarras de partager ses
dépouilles. Par ailleurs, dans le monde tel que le
transformait la Révolution, le vieil édifice un peu
rermoulu de la constitution vénitienne semblait
un anachronisme, inévitablement destiné à bien-
-paraitre. Enfin, toute énergie morale était
morte au cœur du plus grand nombre de ses
citoyens. La République de saint Marc était mûre
pour la ruine : le canon de Ronaparle ne fit que
lui donner le coup de grâce.
Lorsque, le 9 mars 1789, le Grand Conseil élut
comme doge Louis Manin, un vieux patricien de
Venise s'exclama, dit-on, ironiquement : a Ils ont
fait doge un Frioulan. La République est finie ».
308 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
Ses jours, en effet, étaient comptés. Malgré la
neutralité qu'elle s'efforça de garder attentivement
dans l'Europe en guerre, mais qu'elle ne prit point
souci de pouvoir défendre par les armes, Venise
ne devait pas échapper à sa destinée. Quand, en
1796, Bonaparte descendit en Italie, quand la
terre ferme vénitienne devint le théâtre de la
lutte entre les Français et les Autrichiens, tout
le monde comprit, comme l'écrivait un Vénitien,
« que la tragédie approchait de sa fin ».
« Le lion valétudinaire de saint Marc », comme
disait Bonaparte aux commissaires de la Répu-
blique, n'avait point à espérer la pitié du victorieux
général. « Je ne veux plus d'Inquisition, déclarait-
il un peu plus tard, plus de Sénat. Je serai un
Attila pour Venise »; et encore : « Ce gouverne-
ment est vieux; il faut qu'il s'écroule ». Aussi, dès
les préliminaires de Léoben (18 avril 1797), ne se
fit-il point scrupule de dépouiller Venise, en cédant
à l'Autriche la terre ferme, l'Istrie et la Dalmatie.
Le massacre des Français à Vérone, ce qu'on
appela « les Pâques véronaises », lui fournit bien-
tôt le prétexte d'en finir avec Venise même ;
presque en même temps, le commandant du fort
du Lido lui en offrit un autre, en faisant canonner
un bâtiment français qui essayait de forcer les
passes. A toutes les explications, à toutes les
excuses, Bonaparte ne voulut rien entendre. « Il
nous dit, rapportent les négociateurs vénitiens, que,
s'il avait donné la liberté à d'autres peuples, il
briserait aussi les chaînes des Vénitiens, qu'il
fallait que le Conseil choisît entre la paix et la
guerre ; que, si on voulait la paix, il fallait com-
mencer par proscrire cette poignée de patriciens,
LA FIN DE VRH1SE 309
qui avaient disposé éé tout jusqu'à présent »'t
ameuté le peuple contre les Français. » Et comme
hasardaient à parler de réparations
Non. non. répliqua-t-il ; quand vous
couvririez cette pfatge d'or, tous vos trésors, tout
l'or du Pérou ne peuvent payer le sang français ».
Et le l*r mai. il déclara la guerre à la République.
« Cette nuit, ili.-ait à cette nouvelle le do^re
Louis Manin. nous ne sommes pas sûrs de dormir
dans notre lit • Une division française, en effet,
s'avançait jusqu'au bord des lagunes; Bonaparte,
plus impérieux que jamais, était à Malghera. Le
gouvernement vénitien, affolé, perdant toute
■. toute dignité même, ne songea plus qu'à
r le vainqueur. Le 12 mai, pour la dernière
fois, le Grand Conseil se réunit, afin d'examiner
les propositions du général français. Cinq cent
trente-sept patriciens étaient présents ; ce n'était pas
la moitié des membres qui composaient
îblée. 512 acceptèrent, presque sans dis-
□ — tant ils mouraient de peur — les
conditions de Bonaparte; cinq s'abstinrent;
vingt seulement eurent le courage de voter non.
Par cette délibération, la constitution vénitienne
était abolie : un gouvernement représentatif pro-
\ ivoire remplaçait l'antique gouvernement de ia
lique. Puis le Grand Conseil se sépara pré-
cipitamment. On raconte que Manin, rentré dans
son appartement, tendit à un de ses serviteurs
le bonnet ducal qu'il venait d'ôter : m Prends-le, lui
lit-il. je ne m'en servirai plus. » Il y avait onze
siècles, tout juste, qu'avait été élu le premier doge
le Venise.
Quatre jours phta lard, les Français entraient à
310 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE t VENISE
Venise. Le peuple planta des arbres de la liberté,
devant lesquels, en cérémonie, on brûla le Livre
d'Or et le bonnet ducal ; on décréta la démolition
des prisons d'Etat, monuments de la « barbarie
aristocratique » ; et sur le livre où s'appuie le lion
de saint Marc, à la place de l'inscription fameuse :
Pax tibi, Marce, evangelista meus, on grava ces mots :
Droits de l'Homme et du Citoyen. « Enfin, le lion a
tourné la page», disait, à ce propos, un Vénitien.
Il aurait pu dire aussi bien qu'il avait fermé le
livre où, durant tant de siècles, Venise avait écrit
une si glorieuse histoire.
« S'il faut périr, écrivait en ces tristes jours un
patricien de Venise, périssons du moins en gens
de cœur. » Sauf quelques rares exceptions, les
nobles Vénitiens n'eurent guère ce souci. Venise
mourut misérablement, sans avoir même le béné-
fice de sa trop humble soumission. Le gouverne-
ment provisoire institué par Bonaparte dura
quelques mois à peine. Au traité deCampo-Formio
(17 octobre 1797), Venise, avec toutes ses posses-
sions, fut abandonnée à l'Autriche, à l'exception
des îles Ioniennes, que la France se réserva. Le
18 janvier 1798, les troupes autrichiennes entraient
à Venise. La République de saint Marc n'était plus
qu'un souvenir.
Elle avait, en vérité, mérité sa ruine.
De la Venise du xvm* siècle aussi, on pourrait dire
ce que Talleyrand disait de la France de l'ancien
régime, que celui qui n'y avait point vécu n'avait
pas connu la douceur de vivre. Pourtant, si char-
mante que soit l'image que nous offre alors la
LA FIN DE VENISE 311
cité de saint Marc,- elle ne saurait dissimuler la
frivolité vaniteuse et vaine de cette vie et les tares
qui se cachaient sous ces brillantes apparences.
Depuis que le commerce av;;it pris d'autres routes,
depuis qu'avaient disparu de Venise les navires
* si nombreux jadis, disait mélancoliquement un
patricien du xvn' siècle, que nos ports pouvaient à
peine les contenir », depuis que s'était écroulé
l'empire maritime de la République, une bonne
partie de la noblesse vénitienne était fort appau-
vrie; et s'il existait encore dans le patriciat
d'énormes et magnifiques fortunes, héritage du
passé, une misère trop réelle, au-dessous de cette
oligarchie de riches, créait un sourd mécontente-
ment. Sous les fêtes incessantes, sous l'étalage de
magnificence, montaient d'âpres rancunes, de vio-
lentes malédictions; sous le perpétuel carnaval où
semblait se résumer alors la vie de Venise, il y avait
place pour bien des haines.
D'autre part, aux vertus d'autrefois, qui avaient
fait la grandeur de Venise, au courage, à l'acti-
vité, au dévouement à la patrie, avaient succédé
des goûts de luxe et de pompe, la recherche
égoïste d'une vie facile et molle, presque uni-
quement consacrée au plaisir. Enfin, à la tête
d'un gouvernement suranné, et qui de plus en
plus se concentrait aux mains d'une oligarchie
toujours plus restreinte, étaient placés des hom-
mes, généralement aussi incapables de rien com-
prendre que résolus à ne rien changer, qui
voyaient dans les fêtes un moyen commode de
distraire le peuple et ne songeaient qu'à s'assurer
la paisible possession du pouvoir. Héritiers de
noms fameux, vivant sur leur gloire passée, ils
312 UNE RÉPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE
assistaient, volontairement impuissants, et souvent
sans se douter même du péril proche, à la déca-
dence de la République. Au moment où elle
succomba, Venise épuisée, vieillie, n'était plus
dans l'Europe qu'un anachronisme; après douze
siècles d'une histoire glorieuse, sa chute était
donc inévitable. Mais du moins, en mourant, elle
laissait pour toujours un fier souvenir; et nul,
aujourd'hui encore, ne peut évoquer sans émotion,
dans l'incomparable décor de la ville de saint
Marc, « les ombres qui flottent sur les couchants
de l'Adriatique, au bruit des angélus de Venise1. »
1. Babrès. La Mort de Venise.
8T3
TABLE DES MATIÈRES
'
LIVRE I
LA FORMATION DE LA RÉPUBLIQUE
(Du Ve au xie siècle.)
Chapitre I. — Les origines de Venise 1
La lagune vénitienne. — Les premiers établissements.
— La vie dans la lagune. — Torcello. — La fonda-
tion de Venise.
tre II. — La formation de la grandeur véni-
tienne. (Du vi° au xie siècle, 11
Les premières formes du gouvernement. — La con-
quête de rindépendance . — Le développement éco-
nomique. — La civilisation vénitienne. — La domi-
nation de l'Adriatique.
LIVRE II
LES CAUSES DE LA GRANDEUR VÉNITIENNE
AU MOYEN AGE
(Du xi« siècle à la fin du xve siècle.)
Chapitre I. — Le commerce vénitien 23
L'organisation du commerce maritime. — Les causes
historiques de son développement. — Le champ
(faction du commerce de Venise. — La condition
des Vénitiens en Orient. — La matière du com-
merce. — Les dangers qui le menaçaient.
314 TABLE DES MATIÈRES
P*ge»
Chapitre IL — La conquête de l'Orient et l'empire
colonial de Venise 45
I. — Le doge Henri Dandolo. — La quatrième croi-
sade et la prise de Constantinople. — La fondation
de l'empire colonial de Venise. — L'organisation et
l'administration de l'empire colonial.
II. — La crise de la seconde moitié du XIII' siècle.
— La lutte contre les Génois. — Venise et Gênes au
XIVe siècle.
III. — L'expansion du commmerce vénitien. — L'Egypte
et ses relations avec le monde musulman. — Les
routes de l'Asie. Marco Polo. — La prospérité com-
merciale de Venise à la fin du XIVe et au commen-
cement du XV* siècle.
Chapitre III. — La constitution de Venise et le gou-
vernement de la République St
I. — L'évolution historique de la constitution véni-
tienne. — La prétendue réforme de 4172. — Le
doge et l'aristocratie. — La serrata del Consiglio
(1297). — L'institution du Conseil des Dix (4340).
— La conspiration de Marino Falier (4355).
II. — L'organisation du gouvernement vénitien. —
Le Grand Conseil. — Le Sénat. — Le Collège. —
La Seigneurie. — Le doge. — Le Conseil des Dix.
— Les classes sociales à Venise. — L'esprit de la
constitution vénitienne:
Chapitre IV. — La gloire de Venise 120
La basilique de Saint-Marc. — Le Palais Ducal. —
La ville au XIVe siècle. Églises et palais. — La ville
au XVe siècle. — Les aspects de Venise.
Chapitre V. — La vie et l'âme vénitiennes 145
I. — Les fêtes de Venise. — La vie privée et les
mœurs.
II. — L'âme vénitienne. — Le souci du commerce. —
Le souci des choses religieuses. — Venise et l'Église.
— Le patriotisme vénitien. — Les qualités du
Vénitien. — Le doge André Dandolo. — La culture
intellectuelle.
t.abi r. r>p< ■ 315
LIVRE III
L ÉVOLUTION DE VENISE
Da milieu du xve à !;i fin an I I
Pages
— La ruine de l'empire colonial. Venise
et les Turcs 169
'•ne des Turcs. — La politique orientale
de Venise dans la première moitié du AT siècle. —
La prise de Constantinople. — Venise tt Maho-
met II. — L'offensive ottomane. La perte
pont. — L'acquisition de Chypre. — Le commerce
i/pte. — La \<erte de In 'lorée.
Chah-tre 11. — La décadence du commerce vénitien. 186
I. — La découverte de la route des Indes. — La lutte
de Venise pour le commerce des épices. — Les pro-
grès des Portugais. — La perte de l'Egypte. — La
ruine du commerce vénitien,
il Les progrès des Turcs. La perte de Chypre. — La
journée de Lépante. — La paix avec les Turcs.
Coapu 111. — La politique continentale de Venise. 205
m.)-
Les raisons de la politique continentale de Venise. im»
— Les acquisitions en terre ferme au XIV" siècle.
— Le dogat de François Foscari. — Le gouverne- i'i.
I de Venise en terre ferme. — Les difficultés ta.
de In politique vénitienne. — Venise et la France. '^
Chahti.e IV. — Venise au XVIe siècle. — La ville.
Les mœurs, les lettres et les arts 225
1. — L'aspect de la ville au XVI* siècle. — La splen-
deur artistique. — Le luxe des /{tes publiques. —
La magnificence des habitations privées. — Le?
villas de terre ferme.
— La vie et les divertissements. — Les costumes.
— Le théâtre et la musique. — Le carnaval d?
Venise. — La liberté des mœurs.
III. — Le mouvement intellectuel.
316
TABLE DES MATIERES
Pages
Chapitre V. — L'administration et la diplomatie
vénitiennes 259
Le patriciat de Venise et le service de l'État. — Le
gouvernement d'une province vénitienne : la Dal-
matie. — La diplomatie vénitienne. — Les relazioni
des ambassadeurs vénitiens.
LIVRE IV
LA FIN DE VENISE
Chapitre I. — La politique extérieure de Venise au
XVII' et au XVIIIe siècle 274
/. — La perte de la Crète. — François Morosini le
Péloponésiaque. — La perte de la Morée et la fin
de l'empire de Venise.
II. — Venise et l'Espagne. — Venise et la papauté.
Chapitre IL — Le gouvernement de la république
et la vie vénitienne au XVIII0 siècle 288
I. — La crise intérieure. — L'esprit d'opposition et
les tentatives de réforme.
II. — La ville au XVIIIe siècle. — Le décor et les
fêtes. — Les divertissements. — Le carnaval de
Venise. — Les mœurs.
Ckapitre 111. — La un fin Yfiniiffr ......... 307
D827-1-2J '*tfiun — laap. Hemiierlé Petit, et C"
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5 PSYCHOLOGIE ET PHILOSOPHIE
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• nivelle
de* Jouissances
SPERGEft «M. cn»rge J' cou-» » la
îe. La Littérature 5* nulle).
,0»<i • à l'Ecole libre de»
Le Mépris de* oie et
tnsequences sociales.
I. POlUCARÉ. Ca. GIOE. Etc.. Le Maté
ne actuel
t.), direcieor de Laboratoire a 1» Sor-
L'Ame et le Corps ,12* mille).
A.). Les idées modernes sur les
• 18" mille).
0' G.). La Naissance de l'intai-
e '40 ligures 8- mille.
R7E (lan» Guerres militaires
;rres sociales r
UX E. , Je llnsiiiui. Science et
on 21* mille).
(J.), avocate la C d'appel. La Vie du
et rimpuissance des Lois (6* m.).
(Albert, docleur en lellres. La Phl-
ile du Langage (5* mille).
Le Rêve et l'Action '4' a. ).
(L.). 'ttffi de Ptiiiosc.pbie. La Me
i et l'Oubli 5» r.
HAUVERS 'Gao'-ge» . protesseor è l'Uni- .
de Bruiel>«. L'Inconscient 15* m).
ER (Paul). Leçons morales de la
•« (5« mille'.
.BlVi (C.)i «fimrèf. t* four» à la Sor-
L'Evelutlon des Dognes (7' m.).
T-SOUPLfcT (t.), directeur de l'Loil
La Genèse des Instincts
iné). Les Interprétations de
lerre 4'
i l'Institni. Philosophie
■xperlence '9' mille).
» Pragmatleme dO'a '.
m La VolontedeCrolrei7"a.)
i--i , de rioallial profeaaear au
;e de Prance Las Névroses '10* m.i
JULLI01 Ch-L.'. L'Éducation de la Mé-
moire if»' mille).
LASKINE Edmond Le Socialisme suivant
les peuples (4* mille).
Lt BON | 0' GutUvi . Psychologie da l'Édu-
cation ''.'7 nullei.
IF SON 'D'Bujtini La Psychologie *••*
tlQue 16' milieu
LE BON i0' BasUn). Les Opinion» et le*
Croyances !($' rallie
LE BON (0« Gustt.a). La Vie des Vérités
lin- mille).
IF BON 'D'O'ijtmï. Enielcnementi Psy-
chologiques de la Guerre 13»' mille'.
LE BON Dr 6usti«8). Premières Consé-
quences de la Guerre (29* mille).
LE BON (C Gusta»^. Hl«r et Demain.
Pensées brèves (10* mille).
LE BON (0' Gustave). Psychologie des
temps nouveaux (10' mille).
LF OANTEC. Savoir! (12* mille),
lt OANTEC. L'Athéisme (19* mille).
LE OANTèC. Science et conscience (10'a.)
LE 0»N»CC. L'Égoïsme il*« mille).
LE OANTEC La Science de la Vie (8- m
LEGRAN0 (V ■ -A.V La Longévité ''- m->-
LOaBRÛSQ. Hypnotisme et SpKl*",n»
10* mille).
■ ACH. La Connaissance et l'Er reuri6*a.
■ AJWEIL. Le Crime et la 8oclété(6'M.
PAULHAN fr. . Les -r>-*nsformatlons so-
ciales des sen'^ments (*' ")lIle^-
PlCARU (EomonD -Le Droit pur [9î niillel.
rtviiff* fn.),*- deGonfàl'Hcole de» H'"-Eto-
de». L'Evolution de la Mémoire <€' mil )
RA/îEOT (Gaston', professeur de philosophie
La Natalité, se» lois économiques ai psy-
chologiques.
REt Abtl), professeur agrégé de Pbilosopbia.
La Philoaophie moderne 114' mille).
ïlSCMDE (D'j. Le Sommeil et les Ré. es
T mille).
IILIET (Pisr-a), profeaaeor agrégé de l'Uni-
vers té Le Monde des Aveuglée (4- m.).
Bibliothèque de Philosophie scier'
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AVENELïVG. d' . L'Evolution
des Moyens de Transport.
BACHELIER. Le Jeu,laChance
et le Hasard (6* m ).
BELLET . L'Evolution de l'In-
dustrie .»"
BÉflGEÎ(».),proF8 l'Insl. ncéa-
nogr. Les Problèmes de
l'Océan (43fig.) (4« m.).
BCR5ET (A.). La Vie et la
Mort du Globe 9
BERGET (A.). Problèmes de
l'Atmosphère 21
BERTIN L.-E. .« • ; In-;. La Ma-
rine moderne 66 Bg.) (7* m.).
BIGOUROAN, L'As-
tronomie (50 lig.) (8* m.).
BLARIN3HEM L ' Les Trans-
formations brusques des
êtres vivants (4
BLARIN3HEN (L.). L'Hèrèditè
expérimentale {'<
BOHV (G-; <>; ORZEWiNA ,A). La
Chimieet la Vie
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Pol suite ('
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Milieu I
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et la Mort ( !
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et la Réalité (6' ra.).
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mentaux de la Science i' œ
FRiEOEL. Personnalité bio-
logique de rHomme(60ng.).
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GUIART [0-\ Les Parasites
inocu'ateurs de Maladies
rliKS lig.J 6e u.....
GUILLEMUOT ri.;. La Matière
et la Vie (4* m.,.
HERiCOURT D' J-). Les Fron-
tières de la Maladie (10° m.,.
HERCOURT (D' J.i. L'Hygiène
moderne l.'î
HERICOURT (0> J.;. Les Mala-
dies des Sociétés
HOUSSAY. Na
ture et Sciences naturelles
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H0USSAÏ F Force e» Cause
gue
Océans t
LAUNAY (L. de his-
toire de la t*rre
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Conquête minérale
LE BON 'D". L'Evolution de
la Matière (6
LE BON (D- G. . L'Evolution
des Forces .
LECLERC DU SABLON. Incerti
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PSYCHOLOGIE. PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
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DG Diehl, Charles
676 Venise, une republique
D5 patricienne