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Full text of "Venise, une republique patricienne"

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Presented  to  the 

LIBRARV  qf  the 
UNIVERSITY  OF  TORONTO 

by 


A.    F.    B.    Clark 


Bibliothèque  de    Philosophie   scientifique 

Dirigée  par  le  Dr  Gustave  Le  Bon 

CHARLES  DIEHL 

Membre    de    l'Institut,    Professeur  à  la   Sorbonne 


it  RÉPUBLIQUE  PATRICIENNE 


VENISE 


est  jWiM'i'imiMiiaBsi    ^niTrrD 

26.  ,1 


rTNB,  26 


mille 


*Bii>liotliè<|ue  de  Philosophie  «soient  ititj  ne  (suite) 


3°  HISTOIRE  GÉNÉRALE 


•AEXINSK '(Grégoire),  «m-ieu  dépoté  a  la  Douma. 
La  RussI*  moderne  (8*  mille). 
UEXINSK  r  (Grèg).    La  Russie  at  l'Europe 
{5*  mille). 

AVENEL  (Vicomte  Gaorqes  d'j.   Découvertea 
«'Histoire  sociale  (7'  mille). 

•  I0T TOT    (Colonel).    Le*    Grande    Inspires 
devant  la  Science  Jeanne  d'Arc  (3'n.) 

IQUCHE-IECLERCD  (A.),  de  l'institut.  L'Into- 
lérance religieuse  et  la  politique (4*a.). 
CAZAMIAN  (Louis).    La    Grande-Bretagne 
•t  la  guerre  (5*  mille). 
CHARRIAUT  (Henri)  et  fcV-L.  AM  CI-GROSSI.  L'Ita- 
lie en  guerre (5* mille) 
60LIN    (J.),    Général.   Les  Transforma- 
tions de  la  Guerre  (7*  mille). 
GOLIN  (J.),  Général.  Les  Grandes  Batail- 
les de  l'Histoire. "Dti'tntiquiti  à  19is.{Tw.) 
OIEHL  (Ch.),  de  l'institut.    Byzance,   gran- 
deur et  décadence  (8*  mille). 
8ENNEP.  Formation  des  Legendee  (6*m.i 
H  ARMAND  (J.),    ambassadeur.    Domination 
et  Colonisation  (4*  mille). 


HILL,  ancien  ambassadeur.  L'Etat  moderne 
(4*  mille) 

HOVELAQUE  (Emile).  Inspecf  général  de  l'Ins- 
truction publique.  Les  Peuples  d'Extrême- 
Orient.  La,  Chine  (4«  mille). 
LEGER    (Louis),  de    l'Institut.   Le    Pansla- 
visme (4*  mille). 

LICHTENBERGER  (H.  i,  professeur  adjoint  à  1» 
Sorbonue  L'Allemagne  moderne  (14*  m.). 
LICHTENBERGER  (H.)  tt  Paul  PEUT  L'Impé- 
rialisme économique  allemand  (7*  m.). 
METNIER  (Commandant  0.).  pr  à  l'École  militaire 
de  Saint-Gyr.  L'Afrique  noire  (5*  mil),,. 

MICHELS  (Robert).  Professeur  à  l'Uni-  rslté 
de  Turin.  Les  Partis  Politiques  (»    J.). 

KUZET  (A.).  Le  Monde  balkanique  (il  ). 
NAUDEAU  (Ludovic).  Le  Japon  mode  e, 
son  Evolution  (11*  mille). 
OLLIVIER  (E.), de  l'Académie  française.  Philo- 
sophie d'une  Guerre  (1870)  (6*  mils), 
OSTWALD  (W.),  professeur  à  l'Université  de 
Leipzig.  Les  Grands  Hommes  (4*  mille,. 


( 


4*   HISTOIRE  DES  DÉMOCRATIES 


\ 


AliRIAC   (Jules  d').    La   Nationalité  fran- 
çaise, sa  formation. 
IATIFF0L  (Louis)    Les  Anciennes    Répu- 
bliques alsaciennes  (5*  mille). 
ILOCH   (G.),  professeur    à    la    Sorbonne.  La 
République  romaine  (4*  mille). 
I0RGHÈSE  (Prince  G.).    L'Italie    moderne 
(4a  mille). 

CAZAIIAN  (Louis),  m*  de  Conférences  à  la 
Sorbonne.  L'Angleterre  moderne  (7*  m.) 
CHARRIAUT. La  Belgique  moderne. 9'  m.). 
COLSONvC),  de  l'institut.  Organisme  écono- 
mique et  Désordre  social  (5*  mille) 
--£nOiSE!  (I  ),  de  l'Institut.  Les  Démocra- 
ties .-{itlouee  (ÎO  mille). 
OIEHL  (ÇneTlaa),  de  l'Institut.  Une  Répu- 
blique patricienne.  Venise  (8'  millei. 


GARCIA-CALOERON  (F.).  Les  Démocratie* 
latines  de  l'Amérique  (6*  mille). 
HANOTAUX  (Gabriel),  de  l'Académie  française. 
La  Démocratie  et  le  Travail  (8«  mille) 
LE  BON  (D'  Gustave).  La  Révolution  Fran- 
çaise et  la  Psychologie  de*  Révolu 
tlons  (15*  mille). 

LUCHAIRE  J.)  D'  de  l'Institut  de  Florence 
Les  anciennes  Démocraties  Italienne' 
(5«  mille;. 

PICAVET  (C.-G.),  pr.  adjoint  à  l'Univers  i, 
Toulouse.  Une  démocratie  historique 
La  Suisse  (4*  mille). 

PIRENNE  (H.),  Prof  à  l'Université  de  Gant 
Lesanciennes  Démocraties  des  Pay» 
Bas  (4*  mille». 

R07  (Firmln). L'Energie  amérloalne(ll'et 


/}  /  a  cu^ 


UNE  REPUBLIQUE  PATRICIENNE 


VENISE 


Divits  de  traduction  et  de  reproduction  r^sçrvés 

pour  tous   les    pays. 

Copyright  191», 

by    Ehnest    Fmmmmuos. 


PRÉFACE 


11  y  a  une  Venise  romantique,  celle  &a  Byron, 
de  Musset,  de  George  Sand  :  de  cette  Venise,  char- 
mante assurément,  un  peu  conventionnelle  aussi 
peut-être,  et  dont  la  gloire  est  faite  de  beaucoup 
de  littérature  et  d'un  peu  de  snobisme,  il  ne  sera 
pas  question  dans  ce  livre. Il  y  a  une  autre  Venise, 
celle  dont  on  a  dit  joliment  qu'elle  est  «  la  plus 
formidable  leçon  d'énergie  active  et  d'utilisation 
pratique  qui  se  rencontre  dans  l'histoire  ».  C'est  de 
cette  Venise  que  l'on  a  voulu  ici,  non  point  sans 
doute  écrire  une  fois  de  plus  l'histoire,  d  jjà  écrite 
bien  des  fois,  mais  étudier  Je  régime  politique, 
l'évolution  historique,  et  déterminer,  si  le  dessein 
n'était  pas  trop  ambitieux,  les  causes  qui  firent  sa 
grandeur  et  sa  décadence. 

Dans  la  succession,  compliquée  et  diverse,  des 
formes  politiques  que  connurent  tour  à  tour  les 
peuples  européens,  Venise  tient  une  place  à  part. 
Sa  constitution  est  une  des  créations  les  plus  ori- 
ginales et  les  plus  remarquables  qu'ait  vues  naître 
l'histoire  des  institutions;  elle  offre  le  type  clas- 
sique —  et  presque  unique  —  d'un  gouvernement 


tTI  PREFACE 

purement  aristocratique,  d'une  république  patri- 
cienne, où  le  pouvoir  se  concentre  aux  mains  d'une 
oligarchie  peu  nombreuse,  étroitement  fermée  et 
singulièrement  jalouse  de  ses  privilèges.  Mais  ce  qui 
est  peut-être  plus  digne  d'attention  encore,  c'est.que 
cette  oeuvre  politique,  née  des  circonstances,  et 
par  bien  des  côtés  artificielle,  a  été,  par  la  ferme 
volonté  de  ceux  qui  y  présidèrent,  une  œuvre 
durable.  La  constitution  de  Venise  a  subsisté,  sans 
révolutions,  presque  sans  changement,  pendant 
près  de  mille  ans;  et  de  la  cité  qu'elle  a  régie, 
elle  a  fait,  non  pas  seulement  un  État  solide  et 
fort,  mais  une  grande  puissance  mondiale.  Etudier 
le  mécanisme  de  la  constitution  vénitienne,  déter- 
miner surtout  les  raisons  qui,  à  une  ville  placée 
dans  une  situation  spéciale  ont  donné  ce  régime 
si  spécial  aussi,  c'est  un  des  points  essentiels  qu'on 
s'est  ici  proposés.  Et  aussi  bien,  dans  cette  étude 
déjà,  apparaîtra  ce  caractère  de  perfection  dont 
Venise  a  marqué  tout  ce  qu'elle  a  créé,  sa  poli- 
tique comme  son  administration,  sa  diplomatie 
comme  sa  civilisation. 

Placée,  par  les  circonstances  où  elle  naquit  et 
par  les  lieux  qui  la  virent  naître,  en  marge  et 
presque  en  dehors  de  l'Italie,  Venise  n'a  point  été 
un  Etat  semblable  aux  autres  Etats  italiens  du  Moyen 
Age.  Elle  a  fondé  sa  grandeur,  non  point  sur  une 
puissance  territoriale,  mais  sur  une  prospérité  éco- 
nomique et  commerciale.  Elle  a  été,  non  pas  seule- 
ment la  reine  de  l'Adriatique,  mais  la  reine  de  la 
Méditerranée  jusqu'au  commencement  du  xviesiècle; 
et,  dans  cette  Méditerranée,  elle  a  donné  un 
exemple  mémorable  de  la  façon  dont  s'établit  et 
se  gouverne  un  grand  empire  colonial.    Aujour- 


PRÉFACE  YH 

d'hni  encore,  dans  toutes  les  mers  orientales,  de 
la  Dalmatie  aux  Dardanelles,  de  Corfou  à  Chypre, 
on  retrouve  l'empreinte  dont  la  République  mar- 
qua ses  conquêtes,  et  le  lion  de  saint  Marc  semble 
encore  poser  sa  griffe  sur  ces  terres  que  jadis  il 
domina. 

En  un  temps  où  on  étudie  volontiers  les  causes 
géographiques,  politiques,  économiques,  qui  ont 
fait  la  grandeur  d'un  Etat,  Venise,  où,  plus  nette- 
ment que  partout  ailleurs,  apparaît  le  jeu  de  ces 
facteurs  divers,  mérite  donc  une  attention  particu- 
lière. Elle  ne  la  mérite  pas  moins,  pour  ceux  qu'in- 
téresse la  psychologie  des  peuples,  par  les  quali- 
tés que  ses  citoyens  mirent  au  service  de  sa 
politique.  L'àme  vénitienne  offre  un  complexe  mé- 
lange d'égoïsme  et  de  dévouement  à  la  patrie,  d'ab- 
sence de  scrupules  et  d'abnégation,  de  volonté 
tenace  et  de  subordination  des  intérêts  privés  aux 
intérêts  et  à  la  gloire  de  l'Etat.  A  cela  aussi  la  cité 
de  saint  Marc  a  dû  une  partie  de  sa  grandeur  et  de 
sa  prospérité,  et  dans  ce  souci  constant  d'exalter  la 
richesse  et  la  splendeur  de  Venise,  de  servir  tout 
ensemble  ses  intérêts  et  son  honneur,  dans  cette 
alliance  imprévue  du  sens  pratique  le  plus  réaliste 
et  des  aspirations  idéales  les  plus  hautes,  il  y  aune 
incontestable  beauté. 

Et  en  ces  jours  enfin  où  l'Orient  méditerranéen 
attire  une  fois  de  plus  l'attention  de  l'Europe, 
peut-être  vaut-il  la  peine  d'étudier  la  politique 
d'une  ville  qui,  durant  presque  toute  son  existence 
historique,  eut  les  regards  tournés  vers  l'Orient, 
et  jui  fonda  sa  grandeur  sur  la  mise  en  valeur  rai- 
sounée  et  savante  des  richesses  du  Levant. 

Assurément  les  causes  mêmes  qui  amenèrent  la 


V11I  PRÉFACE 

décadence  de  Venise  montreront  ce  qu'il  y  avait 
d'artificiel  et  de  voulu  dans  l'édifice  de  sa  gran- 
deur. Mais  elles  attestent  en  même  temps  tout 
ce  qu'il  y  eut  de  volonté  forte,  d'énergie  fière, 
de  souple  habileté  dans  la  construction  de  cet  édi- 
fice millénaire.  Que  l'humble  ville,  née  dans  la 
boue  des  lagunes,  ait  pu  devenir  le  centre  du 
commerce  de  la  Méditerranée,  la  capitale  du  plus 
grand  empire  colonial  —  du  seul  plutôt  —  que  le 
Moyen  Age  ait  connu,  une  cité  merveilleusement 
riche  et  prospère,  parée  de  tous  les  luxes  et  de 
tous  les  prestiges  de  la  civilisation,  il  y  a  là  une 
oeuvre  humaine  qui  fait  honneur  à  l'homme,  une 
preuve  magnifique  de  ce  qu'un  gouvernement 
fermé  et  fort  petit  pour  assurer*  la  grandeur  d'un 
pays. 

Et  par  tout  cela  cette  histoire  morte  n'est  point 
indifférente  peut-être,  et  à  tous  ceux  qu'êrileut  si 
profondément  le  charme  de  Venise,  elle  apportera, 
je  l'espère,  quelques  raisons  nouvelles  de  leur  admi-< 
ration  et  de  leur  ëmotioii. 


UNE  RÉPUBLIQUE  PATRICIENNE 


SE 


LIVRE  I 
LA  FORMATION  DE  LA  RÉPUBLIQUE 

(DU   V*   AU    XIe   SIÈCLE) 


CHAPITRE  I 
Les  origines  de  Véftlsô. 

La  lagune  vénitienne.  —  Les  premiers  établissements.  —  Là 
vie  dans  la  lagune.  —  Torcello.  —  Là  fondation  de  Venise. 

Par  sa  situation  géographique,  par  ses  origines 
et  les  premiers  développements  de  son  histoire,  par 
les  influences  diverses  qu'elle  subit  en  ses  com- 
mencements, Venise  est  une  ville  à  part.  Aujour- 
d'hui encore,  tbttt  autour  d'elle,  dans  la  lagune  qui 
l'environne,  subsiste  une  série  de  villes  mortes  qui 
ra  précédèrent  dans  l'histoire,  qui  préparèrent  en 
quelque  manière  et  qui  expliquent  sa  grandeur. 
C'est  vers  ces  petites  Venises,  annonciatrices  de 
la  grande  Venise,  mais  qui  n'eurent  point  le 
temps  de  s'épanouir  et  la  fortune  de  fleurir,  qu'il 
faut  d'abord  jeter  les  yeux.  Leur  passé  lointain, 
dont  quelques  aspects  demeurent  encore  étrange- 


I  UNE    REPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

ment  vivants,  éclaire  de  lumière  l'histoire  de  la 
cité  de  saint  Marc  :  il  en  est,  en  vérité,  l'introduc- 
tion naturelle  et  nécessaire. 

La  lagune  vénitienne.  —  Si  l'on  regarde  une 
carte  de  l'Italie  septentrionale,  un  phénomène  géo- 
graphique frappe  les  yeux.  Sur  toute  la  côte  nord- 
ouest  de  l'Adriatique,  du  Reno  à  l'Isonzo,  de 
Ravenne  à  Aquilée,  s'étend  une  plaine  basse,  ma- 
récageuse, transformée  sans  cesse  par  le  travail 
des  eaux.  Les  grands  fleuves  qui  viennent  des 
Alpes  y  descendent  lentement,  paresseusement, 
vers  la  mer,  tout  chargés  du  limon  et  des  sédiments 
recueillis  sur  leur  long  parcours;  ces  sédiments,  ils 
les  déposent  avant  de  se  confondre  avec  l'Adria- 
tique, et  ainsi,  dans  cette  région  basse,  la  terre 
sans  cesse  s'accroît  aux  dépens  de  la  mer.  De  longs 
cordons  de  sable,  les  lidi,  s'étendent  en  avant  du 
rivage,  coupés  de  place  en  place  par  l'embouchure 
des  fleuves  ;  derrière  ces  cordons  littoraux,  s'éta- 
lent de  grandes  nappes  d'eau  peu  profondes,  les 
lagunes,  que  parsème  un  archipel  d'îlots.  Ainsi,  en 
avant  de  la  terre  ferme,  en  bordure  du  rivage,  se 
développe  une  plaine  demi-aquatique  :  ce  sont  les 
Pays-Bas  vénitiens. 

Deux  fois  par  jour,  selon  que  monte  ou  s'abaisse 
le  flot  de  l'Adriatique  (on  sait  que  cette  mer,  à  la 
différence  du  reste  de  la  Méditerranée,  a  une  marée 
d'une  amplitude  appréciable),  l'aspect  de  cette 
région  se  transforme.  A  marée  haute,  tout  est  cou- 
vert d'eau,  sauf  quelques  îles  qui  se  couronnent  de 
tours  ;  sur  la  surface  de  la  lagune,  seuls  des  pilotis 
émergent,  encerclant  les  bas-fonds  et  marquant 
les  canaux  navigables.  A  marée  basse,  au  contraire, 


LES  ofcunNFs   DE   \r\IH  :î 

ce  nV?t  plus  qu'une  plaine  d'nltriies  vertes  que  sil- 
lonnent des  canaux  tortueux  :  des  bas-fonds  sur- 
gissent, où  miroitent  des  flatjtiës  d'eau  stagnante; 
des  iles  se  dressent,  plus  solides,  plus  rarement 
recouvertes  par  le  flot.  Paysage  étrange,  où  tout  est 
spécial,  le  sol  et  le  ciel,  le  climat  et  l'atmosphère. 
Sur  les  mares  que  le  vent  ride,  la  lumière  joue  et 
chatoie  ;  les  eaux  glauques  et  plombées  alternent 
avec  les  sables  ternes;  sur  la  surface  mouvante  et 
brillonte,  les  teintes  se  modifient  et  se  fondent  eu 
un  perpétuel  renouvellement.  Le  champ  de  la  vision 
même  s'y  transforme  :  pas  de  contours  nets,  pas  de 
lignes  arrêtées;  des  taches  vibrantes  sous  la  couleur 
changeante.  A  ce  point  qu'un  Taine  a  pu  penser 
que  ce  spectacle  incessamment  contemplé,  cet  air 
humide,  ces  gazes  de  vapeur  molle  soulevées  sur 
les  eaux,  ces  jeux  de  la  lumière  dans  une  atmo- 
sphère spéciale,  n'ont  point  été  sans  influence  sur 
le  caractère  de  l'art  vénitien. 

En  tout  cas.  entre  l'apport  des  fleuves  et  l'assaut 
perpétuel  de  la  mer.  le  pays  change  de  siècle  en 
siècle.  Des  villes,  qui  jadis  étaient  sur  le  littoral,  se 
trouvent  aujourd'hui,  grâce  au  travail  incessant 
des  rivières,  assez  loin  dans  l'intérieur  des  terres, 
et  le  progrès  du  continent  sur  les  flots  serait  encore 
plus  grand,  si  un  lent  et  constant  affaissement  du 
rivage  n'en  compensait  un  peu  les  effets.  Pourtant 
Ravenne  comme  Aquilée  sont  devenues  des  villes 
continentales,  et  la  lagune  vénitienne  elle-même 
eût  couru  risque  d'être  comblée,  si  les  Vénitiens 
n'avaient  artificiellement  rejeté  vers  le  Sud  le  cours 
de  la  Brenta  et  du  Bacchiglione,  et  celui  de  la  Sile 
vers  le  Nord.  Par  ailleurs,  l'Adriatique  ronge  et 
emporte  les  terres.  Et  ainsi,  tout  le  long  du  littoral, 


4  UNE    REPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

une  double  région  s'est  formée  :  au  voisinage  de  la 
terre  ferme,  une  plaine  basse,  marécageuse,  fié- 
vreuse :  c'est  la  lagune  morte  ;  vers  la  mer,  un 
grand  lac,  semé  d'îlots,  relié  à  l'Adriatique,  vivifié 
par  la  marée  et  les  vents  du  large  :  c'est  la  lagune 
vive.  C'est  là,  sur  les  îlots  de  la  lagune  vive,  der- 
rière la  bordure  protectrice  des  lidi,  que  Venise 
s'est  fondée. 

Les  premiers  établissements.  —  Dès  le  premier 
siècle  de  l'empire  romain,  cette  région  avait  com- 
mencé à  vivre.  Les  grandes  cités  du  littoral, 
Ravenne  et  Altinum,  Concordia  et  Aquilée,  y  avaient 
des  avant-ports  sur  la  mer.  On  en  exploitait  les 
richesses  naturelles,  le  poisson  et  le  sel;  une  route 
abritée  des  tempêtes  du  large  s'y  ouvrait  au  com- 
merce maritime.  Pourtant,  ce  n'est  qu'au  commen- 
cement du  ve  siècle  que  les  lagunes  entrèrent  vrai- 
ment dans  l'histoire. 

Quant  le  flot  des  grandes  invasions  barbares  passa 
sur  l'Italie,  quand,  tour  à  tour,  les  Goths  d'Alaric 
et  les  Huns  d'Attila  au  ve  siècle,  les  Ostrogoths,  les 
Francs,  les  Lombards,  au  vie  siècle,  répandirent 
sur  cette  région  florissante  la  ruine  et  la  terreur, 
les  populations  affolées,  fuyant  devant  l'envahis- 
seur, allèrent  chercher  un  abri  dans  le  refuge 
naturel  que  leur  offraient  les  îles  delà  lagune.  Sans 
doute,  cette  migration  ne  se  fit  point  en  une  seule 
fois,  au  temps  d'Attila,  comme  le  veut  la  légende, 
et  de  façon  définitive;  les  Huns  passés,  on  revint 
dans  les  villes  désertées  de  la  terre  ferme,  on 
répara  les  ruines  causées  par  les  Barbares.  Mais 
toute  sécurité  était  morte  désormais  dans  cette 
partie  de  l'Italie.  Quand  les  Lombards,  à  leur  tour, 


!  ES    OMGINES    DK    VI  NI81  O 

armèrent,  semant  sur  leurs  pas  la  panique,  qu'ac- 
croissaient de  terrifiantes  prophéties,  de  nouveau 
les  habitants  des  villes  se  réfugièrentdans  la  lagune 
et,  eette  l'ois,  ils  n'en  sortirent  plus.  Pour  les  y 
fixer  plus  fortement,  les  évêques  transportèrent 
dans  les  îles  les  reliques  vénérées  et  les  trésors  de 
leurs  églises,  et,  de  cet  exode  lamentable,  une  vie 
nouvelle  naquit. 

Grado,  dans  le  delta  de  l'Isonzo,  recueillit  les 
fugitifs  d'Aquilée  et  devint  une  grande  ville  dont 
l'évèque.  qui  eut  le  titre  de  patriarche,  fut  le  chet 
spirituel  de  la  nouvelle  Vénétie.  Dans  l'estuaire  de 
la  Livenza,  Caorle  naquit  pour  recevoir  les  émi- 
grants  et  l'évèque  de  Concordia.  Près  de  la  Piave, 
Héracliana  et  Equilium  (Iesolo  aujourd'hui)  abri- 
tèrent la  population  et  l'évèque  d'Opitergium,  et 
Héracliana  fut,  au  vu*  siècle,  la  première  capitale 
politique  de  la  région.  Les  gens  d'Altinum  se  réfu- 
gièrent dans  les  lies  septentrionales  de  la  lagune 
vénitienne,  à  Torcello,  qui  eut  un  évèque,  à. 
Burano,  à  Murano,  à  Mazzorbo  ;  ceux  de  Monse- 
lice  et  de  Padoue  s'établirent  un  peu  plus  au  Sud, 
à  Malamocco,  qui  fut  le  siège  d'un  évêché,  et  à 
Chioggia.  Par  une  curieuse  rencontre,  le  groupe 
d'îlots  où  plus  tard  grandira  Venise  fut  le  plus  fai- 
blement occupé  :  Rialto,  Olivolo,  Spinalunga  (l'ac- 
tuelle Giudecca),  Dorsoduro,  îles  basses  et  de  faible 
étendue,  ne  reçurent  que  quelques  pêcheurs.  Dans 
la  primitive  Vénétie,  celle  du  vi9  et  du  vne  siècle, 
le  centre  religieux  fut  Grado,  le  centre  politique 
Héracliana,  le  centre  commercial  Torcello. 

La  vie  dans  la  lagune.  —  Ce  que  fut  la  rude 
existence  de  ces  premiers  habitants  de  la  lagune, 


6  UNE    RÉPUBLIQUE    UÂf KICIEN.NE   :   VENISE 

il  est  assez  aisé  de  l'imaginer.  Pour  vivre  darls  ces 
marécages,  il  fallut  créer  éh  quelque  façon  la  terre 
même  sur  laquelle  on  allait  vivre;  il  fallut  conso- 
lider le  sol,  en  comblant  les  espaces  ïiiàl  asséchés; 
il  fallut  protéger  la  terre  conquise  par  des  digues 
faites  de  claies  et  d'osier;  il  fallut  ouvrir  des  écou- 
lements aux  eaux,  creuser  des  canaux,  ménager 
des  abris  aux  barques;  il  fallut  trouver  de  quoi 
vivre  aUssi.  Le  bois  heureusement  ne  manquait  pas 
sur  cette  côte,  alors  couverte  de  grandes  forêts  de 
pins  maritimes  :  là  pèche  et  la  châsse  aux  oiseaux 
d'eau  assuraient  la  subsistance;  les  salines  étaient 
une  source  de  richesse  future.  Sur  le  sol  humide  et 
fertile,  on  planta  dés  jardins  et  dès  vignes  ;  pour 
assainir  et  canaliser  la  lagune,  on  profita  du  flux 
et  du  reflux.  L'eau  potable  manquait  :  on  y  remé- 
dia ert  construisant  des  citernes.  Mais,  surtout, 
toutes  ces  villes  neuves  comprirent  de  bonne 
heure  que  leur  avenir  était  sur  la  mer. 

Dans  sa  tragédie  de  la  Nave,  Gabriele  d'Annunzio 
a  fait  revivre,  avec  une  intensité  de  visioil  admi- 
rable, l'étrange  et  farouche  existence  de  ces  cités 
naissantes,  ou  il  semblait,  comme  dit  le  poète,  que 
l'on  fût  revenu  «  à  l'aubë  des  temps  »,  et  il  a  miâ 
en  relief,  eii  un  merveilleux  Symbole,  ce  qui  fera 
la  grandeur  future  dé  Venise,  «  de  la  cité  bâtie 
dans  les  lieux  déserts,  sahs  murs,  sans  portes,  sans 
tombeaux,  mais  doht  la  force  et  lès  fondements 
sont  sur  la  mer  ».  Un  curieux  témoignage  du  corri- 
mencement  du  vie  siècle,  le  plUs  ancien  qui  illustre 
l'histoire  de  Venise,  complète  be  poétique  tableau 
par  la  réalité  précise  des  faits.  Dans  une  lettre 
adressée  aux  «  tribuns  des  gens  de  mer  qui  admi- 
nistrent les  Vénéties  »,  Cassiodore,  âlbrs  thinistrô 


LES    DRIGINBS    DE    VENISB  7 

du  roi  des  Ostrogoths  Théodoric,  décrit  ainsi  là 
région  des  lagunes  :  «  Chez  vous,  le  flux  et  le  reflux 
cachent  et  découvrent  alternativement  la  face  des 
campagnes.  Vos  maisons  ressemblent  à  des  nids 
d'oiseaux  de  mer,  qui  tantôt  semblent  posés  sur  la 
terre  et  tantôt  flotter  sur  les  eaux,  comme  autant 
de  Cyclades.  Les  habitations  apparaissent,  éparses 
sur  l'étendue  des  flots,  non  par  l'œuvre  de  la 
nature,  mais  par  l'effet  de  l'industrie  humaine.  Au 
moyen  de  joncs  flexibles  entrelacés,  la  terre  devient 
solide,  et  vous  ne  craignez  pas  d'opposer  aux  flots 
de  la  mer  ce  fragile  rempart  ».  La  seule  richesse 
du  pays  est  faite  du  poisson  et  des  salines  :  aussi 
la  vie  y  est-elle  modeste  et  l'égalité  absolue  dans 
une  existence  également  dure  pour  tous.  Au  mur 
de  la  maison,  «  comme  un  animal  domestique  », 
est  attachée  la  barque,  seul  moyen  de  se  déplacer 
et  de  se  nourrir.  Dès  ce  moment,  la  population 
des  lagunes  vénitiennes  apparaît  comme  un  peuple 
de  navigateurs,  dont  la  hardiesse  n'hésite  pas  à 
dépasser  les  flots  toujours  calmes  de  la  lagune,  et 
dont  la  vie  entière  se  passe  sur  les  eaux.  Et  Cassio- 
dore  ajoute  cette  esquisse  de  l'aspect  que  présente 
le  pays  :  «  Il  semble  de  loin  que  vos  barques  glis- 
sent sur  la  prairie,  car  on  n'en  aperçoit  pas  les 
coques.  Elles  avancent  traînées  par  des  cordes,  car 
la  rame  ne  peut  servir,  et,  par  peur  d'employer  la 
voile,  vos  gens  utilisent  la  lente  démarche  des 
bateliers  ». 

Aujourd'hui  encore,  en  quelques  coins  perdus 
de  la  lagune,  dans  les  maisons  de  pêcheurs  des 
environs  de  Grado,  dans  les  habitations  sur 
pilotis  de  la  région  de  Comacchio,  on  retrouve 
les  traits  essentiels  du   tableau  tracé  par  Cassio- 


8  UNE    IlÉPUiiLIgl'E    PATRICIENNE   :   VENISE 

dore,  les  huttes  de  bois  au  côté  desquelles 
s'amarre  la  barque,  les  lentes  navigations  sur  les 
canaux  étroits,  où  les  barques  semblent  glisser 
sur  là  verte  prairie  d'algues  mouvantes,  tous  ces 
vestiges  d'un  passé  que  la  nature  Imposa  aux 
premiers  habitants  des  lagunes  et  qu'elle  leur 
impose  encore  aujourd'hui. 

Ttircëllo.  —  Entre  toutes  ces  villes  mortes  qui 
précédèrent  Venise,  et  qui,  peu  à  peu,  sont 
rentrées  dans  l'ombre,  noyées  dans  la  boue  de  la 
lagune  ou  réduites  à  la  condition  de  villages 
misérables,  il  en  estime,  singulièrement  évocatrice 
de  cette  époque  primitive  et  lointaine  :  c'est 
îorccllo. 

A  deux  heures  de  Venise,  dans  les  eaux  lourdes 
de  la  lagune  dormante,  on  trouve  une  île  déserte 
et  Fiévreuse.  Jadis,  dans  ce  lieu  presque  inhabité, 
bu  quelques  maisons  de  pêcheurs,  tapies  dans 
l'ombre  des  monuments  solitaires,  rappellent 
seules  qu'ici  il  y  eut  de  la  vie  autrefois,  une  ville 
s'élevait,  peuplée  et  florissante.  Jusqu'au  xe  et 
au  xiè  siècle,  Torcello  fut  la  grande  cité  de  com- 
merce de  la  lagune;  elle  avait  des  palais,  des 
églises,  un  grand  canal  comme  Venise;  peii  à  peu 
ensablée,  malsàihè,  abandonnée,  elle  a  lentement 
déchu.  Mais,  de  sa  grandeur  évanouie,  elle  con- 
serve deux  monumerits  admirables,  et  dans  ce 
lieu  où  régnent  en  maîtres,  comme  dit  Barrés, 
«  le  silence  et  le  vent  de  la  mort»,  tout  naturelle- 
ment l'esprit  rémonte  aux  origines  de  Venise  et  en 
retrouve  les  aspects  ancieHs.  Lé  aômé,  en  forme 
de  basilique,  avec  son  décor  dé  rrlbsaïques 
byzantines,  rappelle  ce  qu'était  lé  primitif  Saint- 


LÉS-   ORir.JNFS    PI     \;  M -F  9 

Marc,  avant  la  reconstruction  du  milieu  du 
xif  siècle;  la  rotonde  de  Santa-Fosca,  avec  l'élé- 
gant portique  octogonal  qui  l'environne,  met  sur 
la  place  déserte  une  de  ces  notes  d'Orient  que 
Venise*  de  si  bonne  heure,  aima.  Et  dans  cette 
solitude,  d'une  tristesse  si  poignante,  devant  ce 
vaste  horizon  de  marais  stagnants  et  mornes, 
Toreello,  mélancoliquement,  évoque  Venise  pri- 
mitive et  montre  les  plus  anciennes  œuvres  de 
l'art  vénitien. 

La  fondation  de  Venise.  —  Et  pendant  qu'insen- 
siblement s'effaçaient  toutes  ces  petites  Vehises, 
premières  ébauches  de  la  cité  de  saint  Marc,  len- 
tement grandissait  la  véritable  Venise.  Des  riva- 
lit.'-  qui  mettaient  aux  prises  les  différentes  cités 
de  la  lagune,  ardentes  à  se  disputer  l'hégémonie, 
des  longues  et  âpres  luttes  où  s'opposèrent  Héra- 
cliana  et  Iesolo,  c'est  elle  qui  profita,  accueillant 
les  exilés  qui  cherchèrent  refuge  soit  à  Malamocco, 
soit  à  Rialto.  Dès  77 i,  le  groupe  des  îlots  qu'elle 
occupe  était  assez  peuplé  pour  qu'un  évèché  parti- 
culier, détaché  du  diocèse  de  Malamocco,  fût 
établi  à  Olivolo  pour  les  îles  du  Rialto.  Un  peu  plus 
tard,  en  812,  la  résidence  du  duc,  fixée  d'abord  à 
Héracliana,  ensuite  à  Malamocco,  fut  transférée 
l'île  de  Rialto,  moins  exposée  que  Malamocco 
aux  attaques  venant  de  la  terre  ferme  et  à  la 
menace  des  Francs;  et,  tout  naturellement,  dans 
la  nouvelle  capitale,  autuur  du  chef  politique  de 
la  lagune,  se  groupèrent,  abandonnant  les  îlots  où 
elles  vivaient,  les  principales  familles  de  l'aristo- 
cratie des  cités,  celles  qui  plus  tard  s'enorgueil- 
ient  de  représenter  le  plus  ancien  patriciat  de 


10  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

Venise.  A  cette  grandeur  commençante,  le  doge 
Justinien  Parteciaco,  en  bâtissant,  vers  828,  pour 
abriter  les  reliques  de  saint  Marc,  la  première 
église  consacrée  sous  le  nom  de  Pévangéliste, 
ajouta  le  prestige  religieux,  doublant  la  force 
d'attraction  politique.  De  plus  en  plus,  de  tout 
l'archipel  vénitien,  tout  ce  qui  comptait  vint 
s'établir  à  Venise.  Dès  le  milieu  du  ixe  siècle,  elle 
était  le  centre  politique  de  la  région;  cinquante 
ans  après,  Grado,  qui  lui  disputait  l'hégémonie 
spirituelle,  tombait  en  décadence;  cent  ans  après, 
Torcello,  sa  rivale  commerciale,  à  son  tour,  s'étei- 
gnait. Et,  au-dessus  d'elles,  Venise,  lentement, 
s'acheminait  à  ses  glorieuses  destinées. 


CHAPITRE  II 
La  formation  de  la  grandeur  vénitienne. 

(DU  VIe  AU  XI*  siècle) 

Les  premières  formes  du  gouvernement.  —  La  conquèb- 
de  l'indépendance.  —  Le  développement  économique.  — 
La  civilisation  vénitienne.  —  La  domination  de  l'Adria- 
tique. 

Si  l'on  essaie  d'analyser  les  éléments  de  la 
grandeur  vénitienne,  de  rechercher  les  causes  qui 
déterminèrent  sa  prospérité  économique,  l'orien- 
tation de  sa  politique  et  le  caractère  même  de  sa 
civilisation,  un  fait  apparaît  qu'il  faut  noter 
d'abord  :  c'est  l'importance  des  relations  qu'à 
tous  les  siècles  de  son  histoire  la  cité  de  saint 
Marc  entretint  avec  l'Orient.  Aux  premiers  jours 
de  son  existence,  et  durant  de  longues  années, 
Venise  fut  soumise  à  Byzance  :  sujette  des  empe- 
reurs depuis  le  vie  jusqu'au  milieu  du  ixe  siècle, 
elle  resta  ensuite  leur  vassale,  en  attendant  qu'elle 
devînt  leur  alliée  et,  plus  tard,  leur  héritière.  Et 
ces  rapports  étroits  et  constants  ont  marqué  d'une 
particulière  empreinte  sa  primitive  histoire,  toute 
la  période  qui  va  des  origines  au  xi*  siècle,  pendant 
laquelle  s'établit  et  se  fonda  la  future  grandeur  de 
la  cité. 


12  UNE   REPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

Les  premières  formes  du  gouvernement.  — 
C'est  de  Byzance  que  sont  venues  à  Venise  ses 
institutions  les  plus  anciennes,  et  les  premiers 
linéaments  de  sa  constitution.  La  Vénétie  fut,  au 
vie  siècle,  une  des  provinces  de  l'Italie  byzantine; 
et,  sous  l'autorité  suprême  de  l'exarque  de 
Ravenne,  les  cités  de  la  lagune  furent  d'abord 
administrées,  comme  toutes  les  villes  de  l'exar- 
chat, par  des  fonctionnaires  portant  le  nom  de 
tribuns  :  ils  étaient  choisis  dans  l'aristocratie 
locale,  élus  peut-être  par  la  population,  en  tout 
cas  confirmés  par  l'empereur.  A  ces  tribuns,  se 
superposa,  vers  la  fin  du  vne  sièple,  un  duc,  qui, 
d'abord,  fut,  lui  aussi,  nommé  par  le  gouverne- 
ment impérial;  mais  lorsque,  en  726,  l'Italie  s'in- 
surgea contre  Byzance,  le  duc  devint  électif  et 
fut  choisi  par  les  tribuns  et  le  clergé  des  cités. 
Après  quelques  essais  de  résistance,  l'autorité 
byzantine  accepta  le  nouveau  régime,  qui  devint 
définitif  à  partir  de  742. 

Assurément  ce  duc  —  le  doge  futur  —  ne  fut 
guère,  à  l'origine,  ce  qu'il  sera  plus  tard;  et  c'est 
par  un  véritable  anachronisme  que  la  chronique 
vénitienne  le  représente  investi,  dès  le  début,  de 
pouvoirs  presque  souverains.  Bien  que  devenu 
électif,  le  duc  de  Vénétie  n'en  restait  pas  moins  le 
sujet  et  l'homme  de  l'empereur  byzantin,  «  le 
très  humble  duc  de  Venise  »,  ainsi  que  lui-même 
s'intitulait  ;  et  alors  même  qu'au  milieu  du 
ixf  siècle,  ce  lien  de  sujétion  un  peu  étroite  se 
relâcha,  l'empreinte  byzantine  persista  toute-puis- 
sante autour  du  chef  de  l'Etat  vénitien  dans  les 
titres  qu'il  portait,  dans  le  cérémonial  (}ont  i} 
s'environnait,  dans  le  caractère  même  du  pouvoir 


\     l'F      L  \     GT.A  Jl%3 

qu'il    exerçait.    L'habillement    ducal    rappelait    le 
cpstunae    Qj  mes    il.'    lia\enne  cl    des  einne- 

jvurs   de    Const^DtîUQple  :    on    priait,    pour    le    duc 
dans   Ie>  -clou    les    l'orniules   grecques; 

quand  il  mourait, ses  funérailles  étaient  ordonnées 
selon  le§  rites  de  l'étiquetée  byzantine.  Pareil- 
lement, le  duc  s'enorgueillissait  de  recevoir  et  de 
porter  les  titres  ^opores,  des  dignités  de  la  cour  de 
Byzance  :  au  ixe  siècle,  au  x%  plus  tard  encore, 
les  ducs  de  Venise  ajoutaient  fièrement  à  leur 
nom  les  appellations  d'hypatos,  de  prûtospathairc, 
de  patrie:  ou  de  proedre  impérial.  Ils  étaient  heu- 
reux d'envoyer  leurs  f}}s  la'n-  un  séjour  à  Cons- 
tantinople,  de  s'allier  par  des  mariages  à  la  famille 
auj  régnait  à  Byzance.  C'est  que  de  tout  cela  leur 
;  olitique  tirait  profit  autant  que  leur  vanité  :  dans 
le  prestige,  qui  leur  venait  de  Byzance  lointaine, 
leg  ducs  trouvaient,  vis-à-vis  du  peuple  qu'ils  gou- 
vernaient, un  élément  de  puissance,  de  foi 
de  durée. 

De  bonne  heure,  en  effet,  les  ducs  de  Venise  ten- 
dirent à  rendre  leur  pouvoir  héréditaire;  pour  en 
faciliter  la  transmission,  ils  associèrent,  de  leur 
vivant,  leurs  fils  à  leur  autorité,  et  ils  fondèrent 
ain.-i  de  véritables  dynasties.  De  811  à  887,  sept 
l'arteciaci  occupèrent,  presque  sans  interruption, 
la  magistrature  suprême;  de  932  à  976,  elle  appar- 
tint à  la  famille  des  Candiani,  de  976  à  1032,  à 
celle  des  Orseoli.  Sans  doute  cette  évolution  vers 
la  monarchie  ne  s'accomplit  pas  sans  résistances; 
a. nt  à  iutter  contre  l'hostilité  jalouse 
de  l'aristocratie  locale,  contre  la  mauvaise  volonté 
des  patriarche  de  (Srado.  l/hisloire  primitive  de 
Venise  est  pleine,  comme   celle    de   Byzance,  de 


14  UNE   RÉPUBLIQUE    PATRICIEN!**    :    VENISE 

conspirations  contre  les  souverains,  d'agitations 
et  de  révolutions  intérieures.  De  toutes  ces  dif- 
ficultés, les  ducs  vinrent  à  bout,  surtout  grâce  au 
concours  que  ne  leur  ménagea  point  l'empereur 
grec,  leur  protecteur.  Et  quand,  en  812,  le  duc 
installa  définitivement  sa  résidence  à  Rialto, 
quand  l'attraction  croissante  de  la  capitale  nou- 
velle, y  attirant  les  grandes  familles  des  autres 
cités,  mit  ainsi  cette  aristocratie  plus  directe- 
ment sous  la  main  du  prince,  le  pouvoir  ducal 
ne  cessa  plus  de  s'accroître. 

A  l'image  de  l'empereur  byzantin,  leur  protec- 
teur et  leur  modèle,  les  doges  du  ix*  au  xie  siècle 
s'étaient  constitué  une  autorité  toute  monarchique. 
L'élection  populaire  qui  les  désignait  était  devenue 
bien  vite  une  pure  formalité.  Quand  le  nouveau 
chef  de  l'Etat  vénitien  avait  été  salué  par  les 
acclamations  d'une  assemblée  assez  tumultueuse, 
il  était  conduit  en  grande  pompe  à  la  basilique  de 
Saint-Marc.  Là,  le  primicier,  chef  du  clergé  de 
l'église,  l'investissait  en  lui  remettant  le  sceptre  et 
la  bannière  à  l'image  de  saint  Marc  ;  ensuite,  au 
palais,  le  doge  recevait  le  serment  de  fidélité  de 
son  peuple.  Dès  lors,  chef  suprême  de  la  cité,  le 
doge  présidait  la  haute  cour  de  justice  (curia  ducis), 
centre  de  l'administration  publique  aussi  bien  que 
de  l'administration  judiciaire,  et  où  le  doge  appe- 
lait à  ses  côtés  les  représentants  du  clergé,  de 
l'aristocratie  et  du  peuple.  Le  doge  convoquait 
l'assemblée  populaire,  nommait  les  fonctionnaires 
et  les  juyes,  commandait  l'armée,  concluait  les 
traités,  décidait  de  la  paix  et  de  la  guerre;  il  admi- 
nistrait les  finances  de  l'Etat  avec  une  autorité 
absolue,  à  ce  point  que  le  trésor  public  (caméra 


\UllC.N     DE     I.A    (.KAMUUt     VEMllL.NM  If 

palata  >e  cùnfondait  avec  la  caisse  particulière 
du  prince  caméra  tlucis).  Il  exerçait  sur  le  clergé 
un  pouvoir  sans  limites;  il  avait  des  gardes,  comme 
un  roi. 

Dans  la  tradition  oligarchique  des  siècles  posté- 
rieurs, certains  de  ces  preniiers  doges  —  un 
l'ierre  IV  Candiano  (959-976)  par  exeniple  —  sont 
représentés  comme  de  véritables  tyrans.  Saps 
doute  leur  autorité  était  partiellement  limitée  par 
la  collaboration  de  l'aristocratie,  qui  assistait  le 
dans  le  gouvernement  et  l'administration  de 
la  justice,  et  dans  les  rangs  de  laquelle  se  recru- 
taient les  hauts  dignitaires  ecclésiastiques  et 
civils:  elle  était  limitée  par  l'existence  de  l'assem- 
blée populaire,  que  dirigeaient  les  chefs  de  cette 
aristocratie.  Et  de  cet  antagonisme  naissaient  des 
conflits  souvent  sanglants,  des  tragédies  à  la 
byzantine,  où  se  manifestait  l'horreur  que  Venise 
éprouva  de  bonne  heure  pour  la  monarchie 
absolue. 

En  976.  Pierre  IV  Candiano  était  doge.  C'était 
un  homme  actif,  hardi,  ambitieux  et  puissant; 
marié  à  une  nièce  de  l'empereur  Otton  Ier,  fier  de 
cette  alliance  et  de  sa  propre  richesse,  il  rêvait  de 
plier  sous  sa  main  l'aristocratie  vénitienne.  Jl  avait, 
selon  une  habitude  chère  aux  doges,  installé  son 
fils  sur  le  siège  patriarcal  de  Grado,  pour  concen- 
tnr  dans  sa  famille  l'autorité  politique  et  reli- 
gieuse, et  durement  il  brisait  toutes  les  résistances. 
Un  complot  se  trama  pour  le  renverser.  Mais  le 
palais  ducal  était  une  citadelle,  et  la  garde  per- 
sonnelle du  doge  en  assurait  (a  défense.  Les  con- 
jurés se  résolurent  à  attaquer  Je  prince  parle  feu. 
Obligé  de  fuir  le  palais  en  flânâmes,  Candiano,  par 


16  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

un  passage  dérobé,  tâcha  de  gagner  l'asile  de 
Saint-Marc  ;  il  s'y  heurta  aux  conspirateurs.  Vai- 
nement il  demanda  pitié  pour  lui  et  pour  son  jeune 
fils;  pendant  que  l'incendie  ravageait  la  ville, 
détruisant  le  palais,  Saint-Marc,  Saint-Théodore  et 
plus  de  trois  cents  maisons,  le  doge  fut  massacré 
avec  l'enfant  qui  l'accompagnait.  Telle  était  la 
haine  que  Gandiano  avait  inspirée,  que  les  cadavres 
mêmes  ne  furent  pas  respectés;  on  les  jeta  à  l'abat- 
toir, et  à  grand'peine,  quelques  jours  plus  tard, 
obtint-on  pour  eux  une  sépulture  décente.  Et  cette 
sanglante  tragédie  resta  comme  un  avertissement 
pour  tous  ceux  qui,  à  Venise,  rêveraient  d'établir 
la  tyrannie. 

La  conquête  de  l'indépendance.  —  Si  les  formes 
les  plus  anciennes  de  son  gouvernement  ratta- 
chaient Venise  à  l'Orient,  la  politique  également, 
et  surtout  le  souci  de  son  indépendance,  l'attiraient 
du  côté  de  Byzance. 

Quand,  à  la  fin  du  vme  siècle,  Gharlemagne 
devint  le  maître  de  l'Italie,  une  question  singuliè- 
rement grave  se  posa  pour  l'Etat  des  lagunes.  De 
toutes  parts,  la  menace  franque  encerclait  Venise  ; 
l'ambition  carolingienne  aspirait  à  la  comprendre 
dans  l'empire  nouveau.  L'heure  était  décisive  pour 
l'avenir  de  la  cité.  Serait-clie,  en  devenant  sujette 
du  grand  roi  des  Francs,  entraînée  dans  l'orbite  de 
la  civilisation  occidentale,  et  y  recevrait-elle  l'em- 
preinte germanique  et  féodale?  Ou  bien  resterait- 
elle  byzantine,  c'est-à-dire  en  fait  indépendante  et 
maîtresse  de  ses  destinées? 

Les  Vénitiens  sentirent  tout  l'avantage  que  leur 
offrait  la  suzeraineté  peu  gênante  de  l'empereur 


HATIOM    l'L    LA    GRANDEUR    VBNtTIENNI  11 

grec  lointain.  Mais  un  parti  franc  existait  dans  les 
îles  de  la  lagune;  le  patriarche  Jean  de  Grade-  en 
était  le  chef.  Contre  ses  intrigues,  le  doge  agit  avec 
vigueur  ;  Grado  fut  assiégée  et  prise,  et  le  patriarche 
précipité  du  haut  d'une  tour  (802).  Son  succes- 
seur, Fortuuat,  alla  demander  vengeance  à  Charle- 
magne;  cette  fois,  une  révolution  intérieure  évinça 
le  parti  byzantin.  En  804,  un  doge  favorable  aux 
Francs  était  élu,  et  la  partie  semblait  si  bien 
gagnée  que,  dans  le  partage  qu'il  fit  en  806  de 
ses  Etats,  Charlennirne  disposait  en  maître  de  la 
Y.'in'tie.  Ce  n'était  pourtant  qu'un  triomphe  éphé- 
mère :  la  majorité  des  habitants  de  la  lagune 
s'obstinaient,  malgré  leurs  chefs,  dans  une  immua- 
ble fidélité  à  l'empire  grec.  Venise  ne  tarda  pas  à 
se  ressaisir:  et  quand,  en  810,  le  fils  de  Charle- 
magne,  Pépin,  tenta  de  la  soumettre  par  la  force, 
elle  résista.  Les  Francs  l'attaquaient  par  terre  et 
par  mer  ;  Héracliana,  Chioggia  tombaient  entre 
leurs  mains  ;  Malamocco,  la  capitale,  était  assiégée. 
La  tradition  locale,  dont  l'écho  glorieux  résonne 
jusqu'à  Constantinople,  raconte  que,  pendant  de 
longs  mois,  les  Vénitiens  retranchés  dans  leurs 
lagunes  bravèrent  tous  les  assauts  des  Francs.  Et 
Pépin,  à  bout  de  moyens,  leur  criait  :  «  Vous  êtes 
mes  sujets,  car  vous  êtes  de  mon  pays  et  de  mon 
empire  ».  Ils  répondaient:  «  C'est  à  l'empereur 
des  Romains  que  nous  voulons  obéir  ;  à  toi, 
jamais!  »*.  Il  est  hors  de  doute,  aujourd'hui,  que 
le  patriotisme  vénitien  a  transformé  en  victoire 
une  défaite  certaine.  En  fait,  la  Vénétie  fut  con- 

i.  Constantin  Porphyrogénète,  De  adm.  imp.,  éd.  Bonn, 
p.  124. 

2 


18  IQUl    PATFICIENNE    :    VENUE 

•:uise  par  les  armées  de  Charlemagne.  sauf  peut- 
âlement  accessible  de  Rialto.  Mais  ce 
le  pour  peu  de  temps. 

Au  traité  de  812.  Charlemagne  restitua  à  l'empire 
?rec.  avec  l'Istrie  et  la  Dalmatie.  les  cités  véni- 
tiennes de  la  lacune.  Evénement  capital  :  en 
échappant  à  la  main  puissante  du  César  carolin- 
gien. Venise  échappait  en  même  temps  à  toute  la 
série  des  révolutions  politiques  qui  allaient  trans- 
former bientôt  la  face  de  L'Europe  occidentale.  En 
restant  sous  Le  protectorat  de  Byzance.  elle  évita  la 
féodalité,  le  régime  communal,  tout  ce  qui  allait 
si  grave n.îiit  troubler  le  reste  de  l'Italie.  Et  sa 
fidélité  à  l'empire  grec  lui  valut  à  la  fois  l'indépen- 
dance et  la  grandeur. 

Ce  n'est  point  à  dire  que.  du  tx'  au  xie  siècle, 
Venise  n'ait  vécu  en  bon  accord  avec  les  succes- 
seurs et  les  continuateurs  du  grand  empereur 
carolingien.  Il  existe  une  série  de  conventions, 
s'échelonnant  de  840  à  1220.  et  par  lesquelles  les 
héritiers  italiens  de  Charlemagne.  aussi  bien  que 
les  empereurs  allemands  garantissent  l'indépen- 
dance vénitienne,  et  favorisent,  par  des  conditions 
plus  larges  d'acte  en  acte,  le  développement  de 
son  commerce  continental.  Avec  les  Césars  ger- 
maniques du  xe  siècle,  la  ville  entretint  les  meil- 
leures relations.  Otlon  Ier  donna  en  mariage  sa 
nièce  à  un  doge,  et  témoigna  par  d'amples  conces- 
sions de  privilèges  sa  bienveillance  à  la  cité. 
Ûtton  II,  hostile  d'abord  à  la  République)  dut  se 
ré-igner.  par  la  convention  de  983.  à  lui  restituer 
tous  les  avantages  commerciaux  qu'il  avait  essayé 
de  lui  ravir;  Otton  III  fut  l'intime  ami  du  doge 
Pierre  II  Orseolo,  et  la  visite  qu'en  l'année  1001  il 


[AT10H    Dl    LA    GBANDBUB    VBNIT1BNN1  ifl 

fit  à  Venise  attesta  de  façon  éclatante  la  >\inpathie 
qui  liait  les  deux  Etats. 

Mais  avec  Constantinople  l'alliance  vénitienne 
était  bien  autrement  étroite.  Venise  mettait  ses 
-aux  au  service  de  l'empire  grec,  soit  pour 
lutter  contre  les  pirates  de  l'Adriatique,  soit  pour 
combattre  les  Arabes.  Elle  aidait  les  souverains 
byzantins  du  xe  siècle  à  reconquérir  l'Italie  méri- 
dionale et  le  doge  en  personne  venait  en  1002 
secourir  et  délivrer  Bari  assiégée  par  les  Musul- 
mans. Certes  l'alliance  était  lourde  parfois  et  les 
charges  qu'elle  imposait  à  Venise  dispendieuses. 
Mais  dans  cette  alliance  la  République  trouvait  en 
retour,  avec  la  sûre  garantie  de  son  indépendance, 
d'inappréciables  avantages  pour  son  commerce.  Or, 
la  richesse,  la  grandeur,  tout  l'avenir  de  Venise 
dépendaient  de  son  développement  économique,  et 
celui-ci  avait  pour  fondement  les  relations  de  la 
ville  avec  l'Orient. 

Le  développement  économique.  —  De  très  bonne 
heure  les  Vénitiens  avaient  compris  que  leur  ave- 
nir était  sur  la  mer.  Dès  le  temps  de  Cassiodore, 
ils  parcouraient  sur  les  flots  «  des  espaces  immen- 
ses »;  dès  le  temps  de  Charlemagne,  ils  allaient 
jusque  en  Orient  et  en  rapportaient  de  belles 
étoffes  de  soie,  teintes  en  pourpre  et  garnies  de 
fourrures  et  de  plumes.  Lorsque,  au  milieu  du 
ix'  siècle,  leur  marine  se  développa,  quand  on  se 
mit  à  construire  des  bâtiments  de  plus  fort  ton- 
nage, quand  surtout  la  création  d'une  flotte  de 
guerre  assura  au  commerce  plus  de  sécurité,  ces 
relations  devinrent  plus  étendues  et  plus  actives 
chaque  jour.  Au  xe  siècle,  les  Vénitiens  apportaient 


20  USE   RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

de  Constantinople  en  Occident  les  tissus  précieux 
que  fabriquait  l'industrie  byzantine,  et  dès  ce 
moment  un  régime  spécial  leur  assurait  dans  toute 
l'étendue  de  l'empire  grec  des  immunités  et  des 
privilèges.  Le  traité  de  commerce,  signé  en  mars  992 
entre  Venise  et  l'empereur  Basile  II,  —  premier  en 
date  de  la  série  d'actes  qui  allaient  magnifique- 
ment accroître  la  fortune  de  la  République,  —  accor- 
dait aux  commerçants  vénitiens  d'importantes 
réductions  sur  les  droits  de  douane  perçus  à  l'en- 
trée et  à  la  sortie  des  Dardanelles  ;  il  leur  donnait 
des  garanties  contre  les  vexations  des  fonction- 
naires grecs  et  la  protection  d'une  juridiction  spé- 
ciale dans  les  ports  de  l'empire.  Ces  avantages 
plaçaient  les  Vénitiens  dans  l'Orient  byzantin  en 
une  situation  hors  de  pair;  ils  rendaient  à  leurs 
rivaux  d'Amalfi  ou  de  Bari  la  concurrence  presque 
impossible. 

En  même  temps  Venise,  malgré  l'interdiction  qui 
en  était  faite  parfois,  nouait  des  relations  de  com- 
merce avec  le  monde  musulman.  Ses  ambassa- 
deurs visitaient,  vers  la  fin  du  xe  siècle,  les  villes 
d'Alep  et  du  Caire,  de  Damas,  de  Kairouan  et  de 
Païenne  et  en  rapportaient  des  privilèges  garan- 
tissant un  bon  accueil  aux  marchands  vénitiens. 

Ainsi  la  cité  des  lagunes  devenait  l'intermédiaire 
unique  entre  l'Orient  et  l'Occident.  Au  milieu  du 
xe  siècle  elle  avait  le  monopole  du  transport  des 
lettres  entre  l'Italie,  l'Allemagne  et  l'empire  grec, 
ce  qui,  outre  les  larges  bénéfices  qu'elle  en  reti- 
rait, lui  permettait  une  utile  surveillance  sur  les 
correspondances  politiques.  Elle  portait  en  Orient 
d'autre  part  les  blés  et  le  vin  qu'elle  cherchait  dans 
l'Italie  du  Sud,  le  fer,  le  bois,  le  sel  et  aussi  les 


FOUMATION    HE    h\    GRANDEUR    \  I:\11IKNM  '-M 

Mclayes,  dont  le  commerce,   sons  eesse  interdit, 

n'en  tut  pas  moins  pratiqué  durant   tout  le  Moyen 

teauz  vénitiens  rapportaient  d'Orient 

de  pourpre,  les  tapis,  les  ôpices, 

l»">s  pierreries.  Et  le  marché  de  Venise  était  un  des 
centres  d'échange  les  plus  actifs  du  monde  occi- 
dental.  A  l'ancienne  route  de  commerce,  qui  par 
l'Italie  méridionale  et  la  France  du  Sud  portail  jadis 

irehandis;  s  jusqu'en  Flandre  et  en  Angle- 
terre, la  République  avait  substitué,  pour  son  plus 
grand  profit,  la  route  nouvelle  de  l'Adriatique.  Par 

ide  artère  du  Pô,  dont  elle  tâchait  à  se  ren- 
dre maîtresse,  ruinant  Comacohio  et  menaçant 
re,  Venise  transportait  les  marchandises  à 
Pavie.  d'où  die  les  envoyait,  par  les  passades  des 
Alpes,  vers  lu  France  et  par  l'Apennin  vers  le  lit- 
!  ual.  tandis  que  par  le  Splùgen  et  le  Brenner, 
elle  les  introduisait  en  Allemagne.  Les  conventions 

s  avec  les  empereurs  allemands,  complé- 
ment des  trait  avec  les  Césars  byzantins, 
avaient  progressivement  assuré  à  Venise  les  privi- 

nécessaires  à  ce  commerce  continental,  en 
lui  accordant  successivement  le  droit  de  trafiquer 
librement,  d'abord  avec  les  villes  ses  voisines,  puis 
avec  toute  l'Italie  et  enfin  avec  tout  l'Occident, 
marchands  vénitiens  acquittaient  seulement  à 
Cintrée  un  droit  fixe  de  2  1/2  %>,  et,  d'autre 
part,  les  empereurs  leur  avaient  concédé  le  mono- 
pole du  transport  de  toutes  les  marchandises  arri- 
vant â  Venise. 

Ua  t'ait  atteste  l'importance    que  Venise    atta- 

a«  développement  de    son  commerce,  sen- 

ien  que  c'était  là  la  condition  essentielle  de 
sa  grâadeur.  Le  doge  faisait  des  affaires  comme  !e 


22  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

dernier  de  ses  sujets,  et  les  traités  lui  assuraient 
même  des  privilèges  particuliers  et  des  franchises 
spéciales.  Le  clergé  agissait  semblablement.  Et, 
de  cette  activité  unanime,  naissait  pour  la  cité 
une  prodigieuse  richesse. 

La  civilisation  vénitienne.  —  Au  développe- 
ment de  la  vie  économique  correspondait  le  déve- 
loppement de  la  civilisation  et  de  l'art;  et  ici 
encore,  dans  la  primitive  Venise,  ce  qui  frappe 
tout  d'abord,  c'est  l'empreinte  orientale  dont  est 
marquée  la  cité. 

Vers  l'année  828,  deux  marchands  vénitiens 
avaient  rapporté  d'Alexandrie  les  reliques  de  saint 
Marc.  Depuis  longtemps  le  nom  de  l'évangéliste 
était,  à  Venise,  populaire  et  vénéré.  Des  traditions 
anciennes  rapportaient  qu'il  avait  été  le  premier 
évêque  d'Aquilée  et  que,  venu  un  jour  à  Rialto,  il 
avait  entendu  un  ange  lui  dire  les  paroles  fameuses 
que  la  République  inscrivit  plus  tard  sur  ses  ban- 
nières et  sur  ses  écussons  :  «  Paix  à  toi,  Marc 
mon  évangéliste;  c'est  ici  que  tes  os  reposeront  ». 
On  comprend  l'enthousiasme  qui  accueillit,  dans 
la  cité  des  lagunes,  le  corps  sacré,  reconquis  sur 
les  infidèles  par  un  larcin  pieux,  le  premier  de 
ces  vols  méritoires  dont,  durant  tout  le  Moyen 
Age,  Venise  s'enrichit  et  s'embellit.  Pour  abriter 
les  reliques  de  l'évangéliste,  palladium  de  la  cité 
et  gage  de  sa  grandeur,  le  doge  Justinien  Parte- 
ciaco  fit  construire  une  église,  que  son  frère  Jean 
acheva.  Ce  fut  le  premier  Saint-Marc.  Gravement 
endommagée  en  976  dans  l'émeute  qui  renversa 
Pierre  IV  Candiano,  la  basilique  fut  restaurée  et 
embellie  par  les  soins  du  doge  Pierre  I  Orseolo,  et 


FORMATION    OE    LA    GRANDEUR    VÉNITIENNE  23 

au  commencement  du  xi9  siècle,  Pierre  II  Orseolo 
en  termina  la  reconstruction.  De  ce  primitif  Saint- 
Marc  il  oe  reste  que  le  souvenir.  Mais,  de  ce  qu'il 
était,  on  peut  se  faire  une  idée  en  regardant  les 
églises  de  plan  basilical  qu'on  voit  aujourd'hui 
encore  à  Torcello  ou  à  Murano.  En  outre,  dans 
l'actuel  Saint-Marc,  on  retrouve,  enchâssés  dans 
la  construction,  bien  des  matériaux  provenant  des 
deux  édifices  antérieurs;  les  Vénitiens  ont  rem- 
ployé, en  effet,  tout  ce  qui  leur  paraissait  de 
quelque  prix,  chapiteaux  sculptés  comme  des 
orfèvreries,  balustrades  ajourées,  bas-reliefs  pré- 
cieux. Et  ces  fragments  attestent  un  travail  tout 
grec  et  prouvent  que,  pour  construire  la  basi- 
lique dédiée  au  patron  de  Venise,  la  cité,  comme 
elle  faisait  en  toute  chose,  s'était  modelée  sur 
l'Orient. 

Au  contact  de  Byzance,  Venise,  en  effet,  était 
devenue  une  ville  toute  grecque.  Les  Vénitiens 
s'habillaient  à  la  mode  de  Constantinople;  dans 
leurs  coutumes  domestiques,  bien  des  traits  rap- 
pelaient l'Orient  aux  rivages  de  l'Adriatique;  et 
les  princesses  byzantines  mariées  aux  chefs  de  la 
République  introduisaient  dans  la  cité  des  lagunes 
des  raffinements  de  luxe  encore  inconnus  à  l'Occi- 
dent. L'histoire  de  la  dogaresse  Selvo  est,  à  cet 
égard,  caractéristique.  Elle  étonna  ses  contempo- 
rains du  xie  siècle  par  les  eaux  parfumées  qu'elle 
employait  à  sa  toilette,  par  les  gants  dont  elle 
couvrait  ses  mains  nues,  par  le  soin  qu'elle  pre- 
nait de  son  teint,  par  la  fourchette  d'or  dont  elle 
rvait  pour  porter  à  sa  bouche  les  mets  que 
lui  découpaient  ses  eunuques.  Elle  scandalisa 
l'Italie  encore  barbare  par  ses  innovations  évident 


24  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

ment  inspirées  par  le  démon;  et  les  âmes  pieuses 
racontèrent,  avec  un  effroi  satisfait,  qu'à  force 
d"user  des  parfums,  la  belle  princesse  avait  vu 
son  corps  tomber  en  pourriture  et  qu'elle  était 
morte  misérablement,  abandonnée  de  tous.  Mais 
les  Vénitiens,  de  bonne  heure  habitués  à  ne  point 
s'embarrasser  trop  de  scrupules  religieux,  semblent 
s'en  être  moins  émus,  soucieux  davantage  de  ce 
qui  pouvait  ajouter  à  la  grandeur,  au  prestige,  à 
l'élégance  de  la  cité. 

Et  en  effet,  autour  de  Saint-Marc,  où  se  conser- 
vaient, pieusement  cachées  en  un  lieu  connu  de 
quelques  personnes  à  peine,  les  reliques  de  l'évan- 
géliste  (Venise  redoutait  trop  qu'on  lui  dérobât  son 
palladium),  la  ville  commençait  à  s'étendre  et  à 
croître.  Dès  la  fin  du  ixe  siècle,  Rialto  était  une  assez 
grande  cité,  qu'entouraient  des  murailles,  cons- 
truites en  l'an  900  après  l'attaque  tentée  par  les 
Hongrois.  Dans  celte  enceinte  se  groupaient,  autour 
de  la  basilique,  l'abbaye  de  Saint-Zacharie,  où 
étaient  enterrés  les  doges,  la  chapelle  consacrée  à 
saint  Théodore,  qui  occupait,  après  saint  Marc,  le 
second  rang  dans  le  culte  national  des  Vénitiens, 
et  le  palais  ducal,  somptueusement  rebâti  par 
les  Orseoli  après  l'incendie  de  976.  Sans  doute,  la 
place  Saint-Marc  était  étroite  encore  et  rustique; 
des  vignobles,  des  jardins,  des  étables  se  rencon- 
traient au  cœur  même  de  la  cité  ;  mais,  autour  de 
ce  centre  politique  et  religieux  de  la  République, 
Venise  se  développait  et  s'embellissait.  Olivoio 
avait  sa  cathédrale  de  S.  Piero  in  Gastello;  Dor- 
soduro  et  Spinalunga  se  peuplaient;  et  Rialto, 
supplantant  Torcello,  devenait  le  centre  commer- 
cial de  la  lagune. 


'îATION    DE    I.A    GBANDBUB    V8ï  R) 

La  domination  de  l'Adriatique.  —  Pour  achever 
re  de  la  grandeur  vénitienne  future,  il  ne  res- 
tait plus  qu'à  la  route  de  l'Orient.  Venise 
étouffait  au  fond  de  aa   lagune;  il  fallait  lui  ouvrir 
ment  les  vastes   horizons  de  l'Adriatique,  Ce 
:  l'honneur  du  doge  Pierre  II  Orseolo 
(ULii-iOOO  ,  un  des  hommes  les  plus  remarquables 
de  l'époquo,  et  qui,  supérieur  en  énergie  et  en 
intcllL'oncc  à  tous    ses  prédécesseurs,   sut,    selon 
a   du  chroniqueur   Jean  Diacre,  élever 
Venise  au-dessus  de  tous  ses  voisins  par  sa  richesse 
et  sa  gloire.  C'est  lui  qui  fut  vraiment  la  fondateur 
de  !                     -  in  de  sa  grandeur, 

L'Adriatique  ('tait  infestée  de  pirates.  Les  Croates 
établis  sur  le  littoral  dalmate,  les  Narenlans  mal- 
les bouches  de  la  Narenta,  enlevaient  par 
leurs  courses  incessantes  toute  sécurité  au  com- 
merce vénitien.  L'audace  de  leurs  attaques  n'épar- 
gnait même  pas  les  villes  de  la  lagune;  et  jusqu'à 
la  fin  de  la  République,  une  fête  pompeuse  rappela 
le  souvenir  du  coup  de  main,  d'ailleurs  légendaire, 
du  ôi  jauvier  945,  qui,  dans  l'église  de  S.  Piero  in 
Castello,  fit  tomber  aux  mains  des  corsaires  de 
ieunes  fiancées  vénitiennes,  et  la  victoire  du  doge 
qui  les  avait  délivrées,  Kn  fait,  pour  assurer  à  son 
commerce  une  relative  tranquillité,  Venise,  au 
x'  siècle,  payait  tribut  aux  Slaves. 

-t.  à  cette  situation  que  Pierre  II  Orseolo  pré- 
tendit mettre  fin.  En  l'an  1000,  il  refusa  fièrement 
de  payer  le  tribut  slave,  et  le  jour  de  l'Ascension, 
à  la  tète  d'une  flotte  de  guerre,  il  quittait  la  lagune. 
taura  en  passant  l'autorité  vénitienne  sur 
l'Istrie  jadis  conquise;  puis,  d'un  bout  à  l'autre  de 
l'Adriatique,  il    se  promena  en  vainqueur.  Zara, 


26  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

Veglia,  Arbe,  Trau,  Spalato,  Curzola,  Lagosta, 
Raguse  durent  se  soumettre.  L'Adriatique  pacifiée 
s'ouvrait  libre  aux  marchands  vénitiens. 

Sans  doute,  ce  ne  fut  point  là,  comme  on  le  dit 
souvent,  un  établissement  définitif,  qui  soumit 
pour  toujours  la  Dalmatie  à  Venise.  L'événement 
pourtant  était  de  grande  conséquence  pour  l'avenir. 
Pierre  II  Orseolo  avait  par  sa  conquête  fondé  des 
droits  que  ses  successeurs  n'oublieront  pas;  il 
avait  en  outre,  pour  l'avenir,  merveilleusement 
accru  le  prestige  de  la  République,  et,  pour  le  pré- 
sent, pris  possession,  le  long  du  littoral,  d'une 
série  de  postes  précieux.  Aussi  n'est-ce  point  sans 
raison  que  la  tradition  vénitienne  rattacha,  d'ailleurs 
inexactement  (mais  la  légende  est  souvent  plus 
vraie  que  l'histoire),  à  la  campagne  glorieuse  de 
Pierre  II  Orseolo  l'institution  de  la  fête  fameuse  du 
Sposalizio  del  mare.  De  ce  jour  en  effet  était  con- 
sacrée la  domination  de  Venise  sur  l'Adriatique, 
condition  de  sa  puissance  maritime.  Et  les  doges 
le  comprirent  si  bien  qu'ils  prirent  désormais,  à 
partir  de  1002,  le  titre  de  «  duc  de  Venise  et  de 
Dalmatie.  » 

Le  chroniqueur  Jean  Diacre,  contemporain  de 
Pierre  Orseolo,  a  magnifiquement  célébré  la  splen- 
deur et  la  gloire  de  la  cité  qu'il  nomme  «  la  Venise 
dorée  »(aurea  Venetia);  ce  n'était  point  sans  raison. 
A  cette  aurore  du  xie  siècle,  Venise  apparaissait 
riche,  somptueuse  et  puissante.  Le  palais  ducal 
reconstruit  montrait,  derrière  des  murailles  de 
citadelle,  un  luxe  qui  semblait  merveilleux;  le 
second  Saint-Marc  s'achevait;  auprès  de  lui  mon- 
tait dans  le  ciel  la  haute  silhouette  du  campanile, 
complétant   la   trinité    glorieuse  des   monuments 


HATIOM    Dl  ':'       •     \     «TIENNE  27 

vénitiens.  Le  doge  victorieux  exerçait  une  puis- 
sanee  souveraine;  maître  de  l'autorité  politi 
il  tenait  par  ses  frères  le  patriarchat  de  Grado  et 
F  lié  d'Olivolo;  il  mariait  son  fils  à  une  nièce 
de  l'empereur  grec,  et  des  fêtes  magnifiques 
accueillaient  à  Venise  le  retour  des  époux;  il  ne 
recevait  pas  moins  somptueusement  le  César  ger- 
manique Ottou  III.  Une  auréole  de  prestige  et  de 
gloire  environnait  le  doge  et  la  cité. 

Par  l'établissement  de  la  domination  vénitienne 
sur  l'Adriatique,  par  l'extension  de  la  puissance 
maritime  de  la  République,  par  le  développement 
de  sa  richesse,  par  les  progrès  de  sa  civilisation, 
le  xic  siècle  marquait  pour  la  ville  de  saint  Marc 
le  point  de  départ  d'un  admirable  avenir.  Venise 
était  prête  pour  sa  grandeur  future,  et  c'est  avec 
raison  qu'un  poète  de  la  finduxi*  siècle,  Guillaume 
d'Apulie.  un  normand  hostile  pourtant  aux  Véni- 
tiens, célébrait  la  cité  «  riche  en  argent,  riche  en 
hommes  »,  et  déclarait  «  qu'aucun  peuple  au  monde 
n'était  plus  valeureux  dans  les  guerres  navales, 
plus  savant  dans  l'art  de  conduire  les  vaisseaux 
sur  la  mer  ». 


LIVRE  II 

LES    CAUSES  DE  LA  GRANDEUR  VÉNITIENNE 
AU  MOYEN  AGE 

(DU   XIe    SIÈCLE    À     LA     FIN    DU   XVe    SIÈCLE) 


CHAPITRE  I 
Le  commerce  vénitien. 


L'organisation  du  commerce  maritime.  —  Les  causes  histo- 
riques de  son  développement.  —  Le  champ  d'action  du 
commerce  de  Venise.  —  La  condition  des  Vénitiens  en 
Orient.  —  La  matière  du  commerce.  —  Les  dangers  qui 
le  menaçaient. 


Du  xie  au  xvi6  siècle,  Venise  fut  la  grande  puis- 
sance du  monde  méditerranéen.  Reine  de  l'Adria- 
tique, souveraine  des  mers  orientales,  elle  fut, 
durant  cette  période,  prodigieusement  riche  et 
prospère.  Diverses  causes  ont  contribué  à  produire 
cette  merveilleuse  grandeur.  Entre  elles,  une  sur- 
tout s'impose  d'abord  à  l'attention  de  l'historien  : 
c'est  le  magnifique  développement  de  la  vie  écono- 
mique, c'est  la  splendeur  du  commerce  vénitien. 

L'organisation  du  commerce  maritime.   —  Dès 


|  f    I  OMMBRi  B   VENITIEN  89 

le  xn*  siècle,  Venise  offrait  une  image  caracté- 
ristique de  ce  qu'elle  sera  désormais  durant  des 
siècles.  C'était  essentiellement  une  grande  ville 
de  commerce,  avec  les  inconvénients  inévitables, 
_  Mit  de  la  spéculation,  malaise  social,  prédomi- 
nance des  questions  d'argent,  qu'entraîne  une 
telle  condition,  avec  les  avantages  aussi  qui  en 
résultent,  richesse  matérielle,  activité  et  énergie 
morale  incomparables.  Dans  cette  ville  où  toute 
la  prospérité  venait  nécessairement  de  la  mer, 
l'attention  de  tous  se  tournait  passionnément  vers 
la  mer. 

L'Etat  donnait  l'exemple.  Au  commencement 
du  xn'  siècle,  sous  le  doge  Ordelafo  Falier,  avait 
été  créé  un  arsenal  maritime,  progressivement 
agrandi  au  cours  des  siècles,  et  où,  avec  une 
science  ingénieuse  du  progrès  et  des  innovations 
nécessaires  furent  construits  les  vaisseaux  des 
types  les  plus  variés.  C'étaient  des  navires  de 
guerre,  les  galées  longues  et  rapides  que  manœu- 
vraient deux  rangs  de  rameurs,  et  bientôt  les 
trirèmes  et  les  quadrirèmes,  avec  leur  haut  châ- 
teau d'où  tiraient  les  archers,  leur  artillerie  de 
catapultes,  le  cuirassement  formé  de  boucliers 
de  cuir,  qui  protégeait  le  bordage  contre  le  feu 
grégeois,  et  l'éperon  redoutable  dont  leur  avant 
était  armé;  et  c'étaient  encore  les  gatli  (les 
chats),  sorte  de  croiseurs  un  peu  plus  grands 
que  les  galères,  pourvus  de  puissantes  machines 
de  guerre,  et  que  manœuvraient  deux  cents  rameurs. 
Les  bâtiments  de  commerce  que  désignaient  des 
noms  très  divers  (gombaria,  tarida,  buciusi,  etc.), 

1.  C'est  de  ce  nom  que  viendra  le  terme  de  Bueentaure  — 
buciut  ou  buzo  d'or. 


30  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

étaient,  en  général,  de  forme  moins  effilée,  de 
tonnage  plus  fort,  de  bordage  plus  haut  et  de 
marche  moins  rapide;  ils  étaient  manœuvres  à  la 
voile  plus  souvent  qu'à  la  rame.  Mais  la  Répu- 
blique n'avait  garde  de  s'en  désintéresser  :  elle 
surveillait  fort  attentivement  les  constructions 
privées  mêmes.  Tout  vaisseau  construit  sur  le 
territoire  vénitien  devait  avoir  certaines  dimen- 
sions prescrites;  ainsi,  on  obtenait  une  unité  des 
types,  qui  permettait,  en  cas  de  conflit,  de  trans- 
former en  bâtiments  de  guerre  les  navires  de  com- 
merce et  de  constituer,  pour  le  plus  grand  profit 
de  Venise,  des  escadres  nombreuses  et  parfaite- 
ment homogènes. 

De  cet  instrument  admirable,  l'Etat  encore  sur- 
veillait et  déterminait  minutieusement  l'emploi. 
Une  législation  sévère  avait  de  bonne  heure  fixé 
les  règles  du  commerce  vénitien,  interdit  aux 
sujets  de  la  République  d'acheter  ou  de  vendre 
dans  certains  pays,  défendu  aux  navires  vénitiens 
d'embarquer  des  marchandises  pour  toute  destina- 
tion autre  que  Venise,  sous  peine  d'amende  ou  de 
confiscation.  Une  exacte  surveillance  réprimait  la 
contrebande  et  la  fraude  :  et  le  souci  que  la  Répu- 
blique prenait  des  choses  de  la  mer  apparaît 
assez  dans  la  multitude  de  fonctionnaires,  savii 
alla  mercanzia,  provéditeurs  de  l'arsenal,  capi- 
taines généraux,  qui  commandaient  la  flotte  de 
guerre,  provéditeurs  généraux  de  la  mer,  capi- 
taines du  golfe,  etc.,  que  successivement  elle  créa 
pour  assurer  et  défendre  sa  puissance  et  sa  richesse 
maritimes. 

La  République  veillait  de  même  à  la  bonne 
organisation   du   trafic.   Deux  fois  par   an,  à  des 


I  F    I  OMMERI  I     \l'\l  l  IEN  31 

dates  tixt  >.  de  grandes  flottes  de  commerce, 
groupées  sous  les  ordres  d'n::  représentant  de 
l'Etat,  quittaient  Venise  à  destination  des  divers 
pays  avec  lesquels  la  cité  faisait  dos  a  flaires.  C'était 
ce  qu'on  nommait  les  caravanes.  Il  y  avait  celle 
mstantinople  ou  de  Romanie,  celle  d'Alexan- 
drie ou  d'Egypte,  celle  de  Syrie  el  celle  de  Tana, 
dans  la  mer  Noire,  auxquelles  s'ajouta,  plus  tard, 
pour  les  pays  d'Occident,  celle  de  Flandre. 
L'arrivée  en  Orient  de  ces  escadres  était,  pour 
les  transactions  commerciales,  le  signal  d'un 
regain  d'activité:  leur  retour  dans  les  lagunes 
n'était  pas  moins  impatiemment  attendu.  Il  coïnci- 
dait avec  le  moment  des  grandes  foires,  qui  se 
tenaient  à  Pâques,  en  septembre  et  à  Noël,  et  qui, 
dès  le  xii'  siècle,  faisaient  du  grand  marché  du 
Rialto  un  des  entrepôts  les  plus  fameux  de  la 
Méditerranée. 

La  cité  tout  entière  s'associait  avec  un  zèle 
joyeux  à  cette  œuvre  de  grandeur  et  de  prospérité 
nationales.  Jusqu'au  milieu  du  xvie  siècle,  seuls 
des  citoyens  libres  servaient  sur  les  galères  de 
saint  Marc  :  à  la  tète  de  ces  équipages  de  choix 
étaient  placés  des  capitaines  actifs,  expérimentés 
et  courageux.  Ils  ne  promettaient  pas  seulement, 
au  départ,  de  bien  entretenir  leurs  bâtiments,  de 
bien  traiter  leurs  hommes,  de  travailler  avec  dili- 
gence au  profit  de  la  République;  ils  juraient  de 
penser  en  toute  circonstance  «  à  l'honneur  de  la 
commune  et  de  saint  Marc  ».  Et  de  fait,  en  quelque 
lieu  du  monde  que  leur  destinée  les  conduisît,  tous 
les  Vénitiens,  du  plus  humble  au  plus  grand, 
modestes  marchanda  comme  un  Marco  Polo  au 
xiii'  siècle,  ou  fiers   patriciens  comme  un  Marino 


32  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

Sanudo  Torsello  au  début  du  xive  siècle,  tous, 
commerçants  ou  gens  de  guerre,  politiques,  voya- 
geurs ou  écrivains,  avaient  un  commun  souci,  qui 
n'est  point  sans  beauté  :  recueillir  des  renseigne- 
ments utiles,  ramasser  des  observations  profitables 
sur  les  mœurs,  la  langue,  le  commerce,  les  routes 
des  pays  qu'ils  visitaient,  rassembler,  en  un  mot, 
tout  ce  qui  pouvait,  par  quelque  moyen  que  ce 
fût,  accroître  la  prospérité  et  la  gloire  de  Venise. 

Les  causes  historiques  du  développement  du 
commerce.  —  Les  circonstances  historiques  favo- 
risèrent en  outre  merveilleusement  le  développe- 
ment du  commerce  vénitien. 

L'expédition  de  Pierre  II  Orseolo  le  long  du 
littoral  dalmate  avait  été  un  grand  événement  : 
Venise  s'appliqua,  durant  le  cours  du  xne  siècle, 
à  fortifier  la  domination  ainsi  établie  sur  l'Adria- 
tique. Un  péril  redoutable  l'y  menaçait  en  effet. 
Maîtres  de  l'Italie  du  Sud,  les  Normands  aspiraient 
à  conquérir  les  rivages  de  l'Epire.  Or  c'était  là, 
pour  Venise,  une  question  de  vie  ou  de  mort  :  si 
Robert  Guiscard  réalisait  ses  ambitions,  c'était 
l'Adriatique  fermée  entre  Avlona  (Vallona)  et 
Otrante,  et  la  ville  de  saint  Marc  étouffée  dans 
ses  lagunes  natales.  Aussi  la  République  accueil- 
lit-elle avec  empressement  les  propositions  d'al- 
liance que  lui  fit  l'empereur  grec  Alexis  Gomnène; 
elle  mit  sa  flotte  au  service  de  Byzance;  et  devant 
Durazzo,  en  une  rencontre  décisive,  les  galères  de 
saint  Marc  détruisirent  les  escadres  normandes. 
Mais,  à  cette  victoire,  qui  lui  assurait  le  libre 
débouché  de  l'Adriatique,  Venise  dut  bien  davan- 
tage encore  :  en  servant  les  Grecs,  elle  servit  mer- 


IV.    COMMERl  G    \  t  MT1EN  83 

▼ellleusement  ses  propres  Intérêts.  L'empereur,  en 
effet,  récompensa  magnifiquement  ses  alliés;  par  le 
privilège  qu'il  leur  accorda  en  1082,  il  leur  ouvrit 
toutes  grande!  les  portes  de  l'Orient.  Ce  jour-là 
commença  le  commerce  mondial  de  Venise. 

I H  avantage  essentiel  était  enfermé  dans  la 
charte  impériale.  Désormais,  les  marchands  véni- 
tiens pourraient  vendre  et  acheter  sur  tous  les 
points  de  l'empire  grec,  sans  être  inquiétés  par 
aucun  fonctionnaire  byzantin,  sans  être  soumis  à 
aucune  visite  douanière  ni  à  aucune  taxe.  Ainsi, 
toute  une  série  de  ports  s'ouvraient  à  eux,  où  ils 
pourraient  trafiquer  en  franchise;  d'immenses 
territoires  leur  devenaient  accessibles,  où  ils 
pourraient  commercer  sans  entraves,  sans  avoir  à 
payer  de  droits,  ni  à  l'importation  ni  à  l'exporta- 
tion, ni  pour  le  stationnement  de  leurs  navires,  ni 
pour  le  débarquement  de  leurs  marchandises. 
1  pour  eux  une  situation  incomparable,  qui 
•ttait  hors  de  pair  dans  l'Orient  grec  :  il  faudra 
bien  défi  années,  près  d'un  siècle,  avant  que 
d'autres  nations  y  puissent  disputer  à  Venise  la 
primauté   qu'elle  venait  d'acquérir. 

Presque  en  même  temps,  les  croisades  faisaient 
pénétrer  les  Vénitiens  dans  une  autre  portion  du 
Lovant. 

considère  volontiers  les  croisades  comme 
des  expéditions  purement  religieuses.  Elles  furent 
autre  chose  encore,  un  grand  mouvement  de 
commerce  et  de  colonisation.  Les  villes  mari- 
times d'Italie  comprirent  vite  l'importance  du 
marché  qui  s'ouvrait  à  l'Occident  par  la  conquête 
de  la  Syrie,  et  leurs  flottes  collaborèrent  active- 
ment à  l'établissement  des  Etats  latins  de  Terre- 


34  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :   VENISE 

Sainte.  Sans  elles,  sans  les  renforts  et  les  ravi- 
taillements qu'elles  apportèrent  dans  les  ports  de 
la  côte  syrienne,  jamais  les  Occidentaux  n'au- 
raient pu  se  maintenir  dans  le  pays.  De  cette 
situation,  les  cités  maritimes  profitèrent  large- 
ment, et  Venise  en  particulier. 

Non  seulement  elle  s'enrichit  par  l'afflux  inces- 
sant des  pèlerins,  que  ses  vaisseaux  transpor- 
tèrent outre-mer;  elle  se  fît  payer,  en  outre,  par 
d'amples  concessions,  l'appui  militaire  de  ses 
flottes.  Dès  l'an  1100,  devant  Jaffa,  elle  obtenait 
de  Godefroy  de  Bouillon  la  promesse  que,  dans 
toutes  les  villes  prises  ou  à  prendre,  sur  le  litto- 
ral ou  à  l'intérieur,  les  marchands  vénitiens 
auraient  une  église,  un  emplacement  pour  un 
marché  et  jouiraient,  dans  tout  le  royaume  de 
Jérusalem,  d'une  complète  franchise  d'impôts. 
À  chaque  entreprise  nouvelle,  Venise,  en  échange 
de  son  concours,  réclama  des  privilèges  nou- 
veaux :  dans  chaque  ville,  ses  marchands  durent 
avoir  une  rue,  une  place,  une  église,  un  bain  et 
un  four,  et  parfois  davantage,  le  tout  libre  de 
toute  servitude.  A  Jérusalem,  ils  eurent  tout  un 
quartier;  dans  les  ports,  leurs  marchandises 
furent  exemptes  de  tout  droit.  Ainsi,  dans  cette 
portion  encore  de  l'Orient,  la  République  s'assu- 
rait une  situation  incomparable,  et  les  politiques 
de  Venise  le  sentaient  si  bien  que  le  doge  lui- 
même  conduisait,  devant  Sidon  et  Tyr  (1123),  les 
flottes  qui  assuraient  de  tels  avantages  à  la  cité. 

Le  champ  d'action  du  commerce  vénitien.  — 
Dès  lors,  un  champ  d'action  prodigieux  s'ouvrait 
aux  entreprises  commerciales  de  Venise. 


i  K    COHMEBCE    VÉNITIEN  ^5 

Dès  le  milieu  du  xir  siècle,  aucun  rival  ne  lui 
disputait  plus  l'Adriatique  et  les  Normands  eux- 
mêmes  reconnaissaient  que  cette  mer  appartenait 
à  la  sphère  d'inléréts  vénitienne.  En  étendant 
sa  primatie  sur  l'église  dalmate,  le  patriarche 
de  Grado  fortifiait  dans  le  pays  l'autorité  poli- 
tique de  la  République;  en  même  temps  Venise 
s'y  assurait  le  monopole  du  commerce.  Pareil- 
lement elle  se  rendait  maîtresse,  dans  l'Italie 
du  Sud.  du  marché  des  blés  et  des  vins  de  Pouille, 
indispensables  à  l'alimentation  de  la  ville.  Durazzo 
et  Avlona.  enfin,  assuraient,  au  débouché  de 
l'Adriatique,  la  liberté  du  passage  pour  les  flottes 
vénitiennes.  Dès  le  xme  siècle,  l'Adriatique  sem- 
blait si  bien  une  dépendance  de  la  ville  des 
lacunes  que  les  Vénitiens  l'appelaient  «  notre 
golfe  ». 

Mais,  pour  aller  au  delà,  pour  atteindre  l'Orient 
lointain,  des  stations  intermédiaires  étaient  néces- 
saires, en  un  temps  surtout  où  la  navigation  ne 
s'éloignait  guère  des  côtes  et  allait  assez  péni- 
blement d'ile  en  île.  Les  privilèges  concédés  à  la 
République  par  les  empereurs  grecs  du  xne  siècle 
avaient  amplement  satisfait  à  cette  nécessité,  en 
lui  assurant  partout  des  points  de  relâche. 
C'étaient,  sur  la  côte  du  Péloponèse,  Modon  et 
Coron,  Nauplie  et  Corinthe;  c'étaient,  dans  l'ar- 
chipel, Négrepont,  Andros,  Chios,  Lemnos;  c'était 
Almyros,  sur  le  golfe  de  Volo,  Thessalonique,  en 
Macédoine,  Abydos,dans  les  Dardanelles,  Rodosto, 
sur  la  mer  de  Marmara;  et  ainsi  les  Vénitiens 
atteignaient  Constantinople,  où,  dès  le  xiie  siècle, 
ils  possédaient  tout  un  quartier.  Au  delà,  leurs 
navires  allaient  dan6  la  mer  Noire,  en  Crimée  et 


àb  UNE    REPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

jusqu'à  Tana,  au  fond  de  la  mer  d'Azof,  où  ils 
venaient  prendre  les  blés  de  la  Russie  du  Sud  et 
les  produits  de  l'Inde  qui  y  arrivaient  par  les 
routes  de  l'Asie  centrale.  Sur  le  littoral  de  l'Asie 
Mineure,  Adana,  Tarse,  Adalia,  Strobilos  étaient 
ouverts  aux  Vénitiens  :  à  l'intérieur,  ils  pénétraient, 
en  Europe,  jusqu'à  Andrinople  et  Philippopoli,  en 
Asie,  jusqu'à  Philadelphie;  et,  dans  le  sud  de  la 
mer  Egée.  Candie,  Rhodes,  Chypre,  dépendant 
de  l'empire  grec,  leur  étaient  autant  d'escales 
sur  le  chemin  de  l'Orient  latin. 

Là,  sur  la  côte  de  Syrie,  Tyr  était  le  centre  du 
commerce  de  Venise;  mais  ses  marchands  fré- 
quentaient aussi  Acre,  Caïfla,  Sidon,  Laodicée, 
Beyrouth,  et  trafiquaient,  à  l'intérieur,  à  Antioche 
et  à  Jérusalem.  Puis,  c'était  l'Orient  musulman, 
que  les  Vénitiens,  s'ils  y  trouvaient  avantage, 
n'eurent  jamais  scrupule  à  approvisionner,  même 
au  détriment  des  Etats  chrétiens,  de  bois  de 
construction,  d'armes  et  de  matériel  de  guerre. 
Alexandrie  d'Etrypte  était  «  le  marché  des  deux 
mondes»,  où  les  produits  de  l'Inde  et  de  l'Arabie, 
venant  par  la  mer  Rouge,  se  rencontraient  avec 
les  produits  de  l'Occident.  Venise  trouvait  là  un 
champ  d'exploitation  trop  avantageux  pour  se 
résoudre  à  l'abandonner  jamais.  Mais  elle  ne  s'en 
contentait  pas.  Ses  négociants  pénétraient  à  Alep, 
à  Damas,  jusqu'à  Bagdad,  dont  le  khalife  avait, 
;iu  xne  siècle,  conclu  un  traité  de  commerce  avec 
la  République;  ils  allaient  à  Iconium,  ils  trafi- 
quaient dans  l'Arménie  cilicienne.  Et  partout, 
pour  assurer  la  prodigieuse  extension  de  leurs 
affaires,  ils  avaient  fondé  des  établissements 
importants. 


LB    COIUIBRI  r.    VÉNITIEN  37 

La  condition  des  Vénitiens  en  Orient.  —  Dans 
l'empj  depuis  la  (in  du   xie  siècle,  la  situa- 

tion privilégiée  des  Vénitiens  n'avait  fait  que 
grandir.  La  charte  d'Alexis  Comnène  avait  été 
confirmée,  amplifiée  par  ses  successeurs,  par 
Jean  (1126  et  Manuel  (1147),  qui  avaient  accru  le 
quartier  vénitien  à  Constantinople  et  étendu  ù  la 
Crète  et  à  Chypre  les  franchises  qui  leur  étaient, 
concédées,  puis  par  Isaac  l'Ange  (1187)  et  Alexis  III 
(1198). 

Dans  l'Orient  latin,  les  sujets  de  la  Répu- 
blique se  trouvaient  en  meilleure  posture  encore, 
-liaient  des  princes  occidentaux;  là,  la  popu- 
lation était  en  grande  partie  latine;  on  ne  s'y  sen- 
tait point,  comme  dans  l'empire  grec,  en  une. 
terre  étrangère,  où  la  sécurité  était  toujours  dou- 
teuse, les  vexations  possibles.  De  tout  cela,  les 
Vénitiens  avaient  su  faire  leur  profit  :  dans  cet 
Orient  prodigieusement  riche,  et  si  largement 
ouvert  à  leurs  entreprises,  ils  étaient  venus  s'éta- 
blir en  foule;  un  puissant  mouvement  de  coloni- 
sation avait  fait  naître,  au  pourtour  des  mers 
levantines,  comme  autant  de  petites  Venises. 

A  Constantinople,  le  quartier  vénitien  occupait, 

au  grand  dépit  des  Grecs,  le  plus  bel  emplacement 

de  la  Corne  d'Or,  toute  la  bande  du  rivage  qui  va 

des  environs  du  grand  pont  jusqu'au-dessous  de  la 

mosquée  de   Soliman.  Les  marchands  de  Venise 

possédaient  là  des  boutiques,  un  bazar,  des  quais 

de  débarquement,  des   maisons,   trois  ou  quatre 

s,  toute  une  petite  ville  incessamment  accrue 

urs  du  xne  siècle.  Il  en  allait  de  même  dans 

orls  de  Syrie.   Dans  chacun,  Venise  avait  un 

quartier  assez  vaste,  avec  un  marché,  des  terrains 


38  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

à  bâtir,  des  bâtiments  pour  les  représentants  de  la 
République ,  des  entrepôts  (fundicum)  pour  ses 
marchands,  des  boutiques,  des  moulins,  des  fours, 
des  abattoirs,  des  bains,  des  jardins.  Une  église, 
généralement  dédiée  à  saint  Marc,  formait  le  centre 
de  la  petite  cité.  En  outre,  les  colons  vénitiens 
possédaient  souvent,  dans  la  banlieue  des  villes,  des 
propriétés  qu'exploitaient  pour  eux  des  paysans 
syriens  et  ils  tenaient  de  la  munificence  de* 
princes  la  jouissance  d'une  partie  de  certains 
revenus,  tels  que  douanes  ou  taxes  de  port. 

Toutes  ces  colonies  avaient  une  organisation 
modelée  sur  celle  de  la  métropole.  Tout  l'effort  de 
la  République  tendait,  en  effet,  afin  de  tirer  de 
cette  situation  privilégiée  les  plus  grands  avan- 
tages, à  assurer  à  ses  ressortissants,  dans  les  pays 
où  ils  étaient  établis,  une  position  exceptionnelle, 
de  telle  sorte  qu'ils  n'eussent  d'ordre  à  recevoir  ou 
de  justice  à  réclamer  que  des  seuls  représentants 
de  leur  cité.  A  la  tête  de  la  colonie  de  Constanti- 
nople  était  un  chef  nommé  par  le  doge;  à  la  tête 
des  établissements  de  Syrie,  un  représentant  qui, 
d'abord,  eut  le  titre  de  vicomte  et  ensuite  celui  de 
baile,  exerçait  autorité  sur  toules  les  colonies  de 
la  région.  Les  Vénitiens  avaient  leurs  tribunaux 
particuliers,  qui  jugeaient  même  leurs  contesta- 
tions avec  les  sujets  grecs,  dans  les  cas  où  le 
Vénitien  était  l'accusé.  Pour  les  autres  affaires  qui 
concernaient  leur  commerce,  les  empereurs  leur 
avaient  accordé  le  privilège  d'une  juridiction  spé- 
ciale et  de  faveur.  Enfin,  leur  organisation  reli- 
gieuse même  rattachait  étroitement  ces  colonies  à 
la  mère -patrie.  Au  milieu  du  xne  siècle,  le 
patriarche  de  Grado  avait  obtenu  du  pape  l'autori- 


LB    COMMERCE    VÉN1 


39 


sation  d'établir  des  évoques  latins  à  Constanlinople 
et  dans  tontfl  ville  où  existerait  un  établissement 
vénitien  important.  En  fait,  il  ne  semble  pas  qu'il 
ait  fait  usage  de  ce  privilège;  mais  les  églises 
latines  de  Romanie  n'en  dépendaient  pas  moins 
étroitement  du  patriarche  vénitien,  et  le  fait  que  le 
clergé  de  la  métropole  possédait  de  riches 
domaines  en  Orient  créait  un  lien  do  plus  entre  les 
colonies  et  la  République.  De  bonne  heure,  —  et  il 
ea  sera  ainsi  à  tous  les  siècles  de  l'histoire  de 
Venise,  —  le  commerce,  la  politique,  la  religion 
s'unissaient  pour  travailler  à  la  prospérité  et  à  la 
grandeur  de  la  cité. 

Sans  doute,  dans  les  pays  où  ils  s'installaient 
ainsi,  les  Vénitiens  n'étaient  pas  affranchis  de  toute 
"Luxation.  Dans  l'empire  grec,  ils  devaient  le  ser- 
ment de  fidélité  au  souverain  :  en  Syrie,  ils  devaient 
fournir  leur  concours  à  la  défense  des  villes.  Entait, 
leur  indépendance  était  grande.  Aussi  les  sujets  de 
Venise  affluaient-ils  dans  cet  Orient  privilégié, 
prenant  pied  partout,  se  mariant  dans  le  pays, 
affranchis  des  servitudes  féodales  et  des  impôts 
qui  pesaient  sur  les  autres  classes  sociales,  jouis- 
sant partout  d'un  traitemenl  de  faveur.  A  la  fin  du 
xue  siècle ,  ils  apparaissaient  déjà  comme  les 
maîtres  véritables  de  l'empire  grec.  Un  souverain 
byzantin  écrivait  d'eux  qu'il  les  considérait  «  non 
comme  des  étrangers,  mais  comme  des  Grecs  de 
naissance  ».  et  qu'il  les  croyait  «  aussi  dévoués  à 
l'empire  romain  qu'à  leur  pays  natal  ».  En  quoi  il 
se  trompait  étrangement.  Mais  ce  fait  montre  du 
moins  à  quel  point  ils  s'étaient  insinués  partout. 
Maîtresse  du  monopole  du  commerce,  Venise  rem- 
plissait maintenant  de  ses  marins,  avec  l'autorisa- 


40  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

tion   du   prince,  jusqu'aux  flottes  impériales,  et 
ainsi  déjà  elle  tenait  l'empire  à  sa  merci. 

La  matière  du  commerce.  —  En  attendant,  dans 
tout  l'Orient  ouvert,  le  commerce  vénitien  prenait 
un  essor  inouï. 

Venise  n'était  point,  quoiqu'on  y  rencontre,  dès 
la  fin  du  xne  siècle,  comme  dans  le  reste  de  l'Italie, 
l'organisation  du  travail  en  corporations  ou  arts, 
une  grande  ville  industrielle,  telle  que  Florence. 
En  dehors  de  la  construction  des  navires,  qui  y  fut 
toujours  très  active,  parce  qu'elle  était  la  condition 
nécessaire  du  développement  commercial,  on  n'y 
trouve  guère  que  les  industries  du  bois  et  du 
métal  (orfèvres,  fondeurs,  batteurs  d'or),  la  fabri- 
cation de  certains  tissus  (damas  rouges,  draps  d'ar- 
gent et  d'or),  la  teinture  des  étoffes,  la  céramique 
et  la  verrerie,  le  travail  des  peaux  et  des  fourrures 
et  encore  les  industries  de  l'alimentation.  Pendant 
longtemps,  en  effet,  sauf  à  Torcello  et  à  Rialto, 
plus  soucieuses  du  commerce,  les  autres  îles  de  la 
lagune  exploitèrent  les  produits  naturels  du  sol,  le 
blé,  le  vin,  le  poisson  et  le  sel.  Mais,  au  total,  les 
produits  nationaux  tenaient,  dans  le  commerce  de 
Venise,  la  place  assurément  la  moins  importante. 
Les  Vénitiens  importaient  surtout  en  Orient  le 
marchandises  qui  leur  venaient  de  l'Italie  et  de 
l'Allemagne.  C'étaient  les  fruits  secs  et  les  salai- 
sons, les  métaux  bruts  et  travaillés,  les  bois  de 
construction,  les  pelleteries,  les  toiles  de  chanvre 
et  de  lin,  la  laine  et  les  draps  de  laine.  Ils  rappor- 
taient d'Orient  en  retour  les  fruits  exotiques  de  la 
Syrie,  les  poissons  de  la  mer  Noire,  les  blés  de  la 
Russie  du  Sud,  les  vins  de  l'Asie  Mineure,  le  sucre 


LE    COMMERI  I     VENITIEN  4f 

et  surtout  les  épices,  rhubarbe,  muse  du  Thibet, 
poivre,  cannelle,  noix  muscade,  clous  de  girofle, 
camphre,  aloès  .  encens  d'Arabie  et  dattes  de 
Libye,  le  baume,  le  santal,  la  gomme,  toutes  les 
précieuses  denrées  qui,  par  les  routes  de  l'Asie, 
arrivaient  de  l'Inde  dans  les  ports  du  Levant.  Ils  en 
rapportaient  les  tissus  de  coton  et  de  soie,  dont  la 
fabrication  occupait  activement  les  colonies  orien- 
tales de  la  République,  les  belles  étoffes  teintes  en 
pourpre  et  brodées  d'argent  et  d'or,  les  draps  de 
Damas  et  de  Bagdad,  les  tapis,  les  perles  et  les 
pierres  précieuses,  les  verreries  et  les  poteries 
fines,  l'ivoire  et  l'or,  l'alun  et  l'ambre.  Tous  ces 
produits,  les  Vénitiens  les  répandaient  à  travers 
!'<  i. vident.  Là  aussi,  dès  le  xn*  siècle,  la  puissance 
et  le  prestige  de  Venise  étaient  grands  :  on  l'avait 
bien  vu,  lorsque,  en  1177,  la  République  avait  été 
l'arbitre  de  la  paix  entre  le  pape  et  l'empereur 
Frédéric  Barberousse.  Des  privilèges,  importants 
avaient  récompensé  ses  bons  offices  :  le  commerce 
entre  Venise  et  l'Allemagne,  dont  Vérone  était  le 
grand  entrepôt,  était  devenu  plus  actif  que  jamais. 
Et,  en  même  temps,  une  série  de  traités  de  com- 
merce conclus  avec  les  villes  italiennes,  Crémone, 
Mantoue,  Trévise,  Ravenne,  Rimini,  etc.,  en  favo- 
risant l'expansion  du  commerce  continental  de 
Venise,  préparaient  de  loin  sa  future  domination 
sur  la  terre  ferme. 

Les  dangers  qui  menaçaient  le  commerce  de 
Venise.  —  Cette  fortune  prodigieuse  n'allait  point 
pourtant  sans  danger-.  Grisés  un  peu  par  le  mer- 
veilleux succès  de  leurs  entreprises,  fiers  de  leur 
richesse  et  de  leurs  privilèges,  les  Vénitiens  dissi- 


42 


UNE   REPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 


mulaient  mal  leur  âpreté  commerciale  et  leur  arro- 
gance, et  les  Grecs  se  plaignaient  vivement  de  leur 
insolent  dédain  et  de  leur  avidité.  «  Ils  traitaient, 
dit  un  chroniqueur  du  xue  siècle,  les  citoyens 
comme  des  esclaves  »;  «  ils  bravaient,  dit  un 
autre,  les  menaces  et  les  édits  impériaux  »,  et  leurs 
insultes  parfois  n'épargnaient  même  pas  la  per- 
sonne de  l'empereur.  D'autre  part,  on  était  jaloux 
à  Byzance  et  inquiet  aussi  du  développement  trop 
fructueux  et  trop  rapide  du  commerce  de  Venise. 
La  bonne  intelligence  était  donc  malaisée  à  main- 
tenir entre  les  deux  parties.  Les  Grecs  ne  ména- 
geaient aux  sujets  de  la  République  ni  les  vexations, 
ni  les  avanies;  les  empereurs  émettaient  la  préten- 
tion d'assujettir  les  Vénitiens  résidant  dans  l'em- 
pire aux  obligations  des  sujets  grecs  et  préten- 
daient leur  imposer  l'hommage,  l'impôt,  le  service 
militaire.  A  ces  exigences,  à  ces  mauvais  traite- 
ments, Venise  répondait  par  des  représailles.  Plus 
d'une  fois,  au  cours  du  xne  siècle,  pour  faire  res- 
pecter ses  nationaux  ou  obtenir  les  concessions 
qu'elle  demandait,  elle  ne  recula  pas  devant  la 
guerre;  et  insensiblement,  à  la  bonne  volonté  d'au- 
trefois succédait  une  sourde  hostilité.  Les  ambi- 
tions politiques  de  l'empereur  Manuel  Comnène 
inquiétaient  d'autre  part  les  Vénitiens.  Une  flotte 
grecque  paraissait  dans  l'Adriatique;  la  Dalmatie 
revenait  sous  l'autorité  byzantine.  Venise  répli- 
quait en  refusant  au  souverain  grec  de  le  soutenir 
contre  les  Normands  de  Sicile  ;  elle  interdisait 
même  momentanément  à  ses  nationaux  toute  rela- 
tion commerciale  avec  l'Orient  byzantin.  Dans  ces 
conditions,  un  conflit  grave  était  inévitable. 
Il  éclata  en  1171.  Le  21  mars,  par  ordre  de  l'em- 


».E    COMMERCE    VENITIEN  43 

pereur,  tous  les  Vénitiens  qui  habitaient  Constan- 
tinople  et  la  Roraanie  furent  arrêtés,  leurs  navires 
.  Leurs  biens  confisqués.  Ce  guet-apens  pro- 
voqua à  Venise  une  émotion  extraordinaire;  sans 
tarder,  la  République  envoya,  sous  les  ordres  du 
sa  flotte  en  Orient.  Mais  la  guerre,  menée 
sans  vigueur  et  coupée  d'inutiles  négociations, 
n'aboutit  à  aucun  résultat  satisfaisant  :  le  seul  effet 
en  fut  que.  durant  plusieurs  années,  le  commerce 
avec  l'empire  grec  fut  complètement  interrompu. 
En  1182,  ce  fut  une  autre  affaire.  Le  massacre  des 
colonies  latines  de  Constantinople  par  la  populace 
de  la  capitale  attesta  avec  éclat  l'insécurité  crois- 
sante des  établissements  occidentaux  sur  la  terre 
byzantine.  Et  quoique,  après  ces  fâcheuses  aven- 
tures, la  paix  finît  toujours  par  se  rétablir,  la 
situation  des  Vénitiens  en  Orient ,  à  la  fin  du 
xne  siècle,  était,  par  bien  des  côtés,  étrangement 
pénible,  incertaine  et  précaire. 

Ce  n'est  pas  tout.  Après  avoir  eu  le  monopole  du 
commerce  du  Levant,  Venise  maintenant  y  rencon- 
trait des  rivaux.  C'était  Pise,  c'était  Gênes,  à  qui 
les  empereurs,  pour  faire  échec  à  la  cité  de  saint 
Marc,  avaient,  au  cours  du  xiie  siècle,  accordé  à 
plusieurs  reprises  des  privilèges  qui  leur  permet- 
taient de  faire  une  concurrence  heureuse  au  com- 
merce vénitien.  La  République  voyait  avec  déplaisir 
ces  nouveaux-venus  prendre  place  à  côté  de  ses 
propres  établissements  et  lui  disputer  ce  qu'elle 
considérait  comme  son  domaine  ;  énergique- 
ment,  par  tous  les  moyens,  même  par  la  force, 
elle  s'efforçait  de  les  écarter  du  Levant.  C'est  ainsi 
qu'on  avait  vu,  en  1100,  une  flotte  vénitienne  atta- 
quer et  battre,  devant  Rhodes,  une  escadre  pisane, 


44  UNE   RÉPUBLIQUE   PATRICIENNE   :   VËNlSÉ 

et  les  vainqueurs  exiger  des  prisonniers  la  pro- 
messe —  caractéristique  —  que  jamais  ils  ne 
reviendraient  faire  du  commerce  en  Orient.  A 
Constantinople,  dans  toutes  les  villes  du  Levant, 
une  hostilité  perpétuelle  régnait  entre  les  citoyens 
des  trois  villes,  et  plus  d'une  fois  les  colons  des 
différentes  nations  s'affrontaient  en  de  véritables 
batailles.  Les  corsaires  de  Gênes  capturaient  les 
vaisseaux  de  Venise;  les  gens  de  Pise,  à  Byzance  et 
sur  mer,  étaient  en  conflit  déclaré  avec  les  Véni- 
tiens. Le  monopole  du  commerce  oriental,  si  habi- 
lement conquis  par  la  tenace  politique  de  la  Répu- 
blique, était  menacé  aussi  bien  par  la  haine  des 
Grecs  que  par  la  concurrence  des  cités  rivales 
d'Italie. 

Pour  en  assurer  la  conservation,  pour  continuer 
à  exploiter  fructueusement  l'admirable  marché  que 
lui  offrait  l'Orient,  pour  maintenir  cette  source 
incomparable  de  richesse,  il  ne  restait  qu'un  moyen 
à  la  République  :  conquérir  l'empire  byzantin  et 
fonder  sur  ses  ruines  l'empire  colonial  de  Venise. 


CHAPITRE  II 

La  conquête  de  l'Orient  et  l'empire  colonial 
de  Venise. 


I.  —  Le  doge  Henri  Dandolo.  —  La  quatrième  croisade  et 
la  prise  de  Constantinople.  —  La  fondation  de  l'empire 
colonial  de  Venise.  —  L'organisation  et  l'administration 
de  l'empire  colonial. 

II.  —  La  crise  de  la  seconde  moitié  du  xme  siècle.  La 
lutte  contre  les  Génois.  —  Venise  et  Gènes  au  xive  siècle. 

III.  —  L'expansion  du  commerce  vénitien.  L'Egypte  et 
les  relations  avec  le  monde  musulman.  —  Les  routes  de 
l'Asie.  Marco  Polo.  —  La  prospérité  commerciale  de 
Venise  à  la  fin  du  xiv:  et  au  commencement  du  xve  siècle. 


Pendant  la  seconde  moitié  du  xne  siècle,  Venise 
était  devenue  une  des  grandes  puissances  du  monde 
européen.  Elle  avait  soutenu  les  communes  lom- 
bardes dans  leur  lutte  contre  Barberousse;  elle 
avait  reçu  Alexandre  III,  qui  avait  dit  la  messe  sur 
l'autel  de  Saint-Marc;  elle  avait  été  la  médiatrice  et 
l'arbitre  entre  le  pape  et  l'empereur.  Le  congrès  de 
1177  avait  amené  dans  la  ville  des  lagunes  tout  ce 
que  l'Allemagne  et  l'Italie  comptaient  de  grand,  les 
princes  de  l'empire,  les  évêques  des  métropoles  de 
Germanie,  les  consuls  ,des  cités  italiennes,  sans 
parler  des  ambassadeurs  des  rois  de  France  et 
d'Angleterre.  Plus  de  dix  mille  étrangers  s'étaient 


46  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VEMSE 

trouvés  réunis  à  Venise,  devenue  comme  le  rendez- 
vous  des  nations,  et  tous  avaient  admiré  la  beauté 
de  la  cité,  sa  richesse,  sa  puissance,  son  prestige. 
Et  un  historien  contemporain,  l'auteur  anonyme 
de  l'Histoire  des  doges,  pouvait  justement  écrire  : 
«  0  que  vous  êtes  heureux,  Vénitiens,  qu'une  telle 
paix  ait  pu  être  conclue  chez  vous.  Ce  sera  pour 
votre  nom  une  gloire  éternelle  ». 

On  ne  saurait  dissimuler  pourtant  qu'à  ce  moment 
même,  des  périls  redoutables  menaçaient  encore 
la  cité  de  saint  Marc.  On  a  noté  déjà  les  obstacles 
que  son  commerce  rencontrait  en  Orient,  du  fait  de 
la  mauvaise  volonté  des  Grecs  et  de  l'hostilité  de 
Gênes  et  de  Pise.  En  Occident,  la  situation  n'était 
guère  meilleure,  et  ta  menace  plus  prochaine  encore  ; 
la  domination  même  de  Venise  sur  l'Adriatique 
semblait  en  danger.  Les  progrès  des  Hongrois  les 
avaient  amenés  jusqu'à  la  mer  ;  ils  avaient  conquis 
la  Dalmatie  méridionale  (1168);  Zara  s'était  donnée 
à  eux  (1170);  un  moment  reconquise  parles  Véni- 
tiens, elle  leur  avait  bientôt  à  nouveau  échappé 
(1186);  pareillement  ils  avaient  perdu  Trau,  en 
même  temps  que  Raguse  tombait  aux  mains  des 
Normands.  Pise,  d'autre  part,  intriguait  contre 
Venise  dans  l'Adriatique;  elle  négociait  avec  An- 
cône,  soutenait  Zara  révoltée,  envoyait  ses  escadres 
jusque  devant  Pola,  sur  la  côte  d'Istrie  :  il  fallut, 
pour  rétablir  la  suprématie  de  Venise  dans  les 
eaux  de  son  golfe,  une  action  militaire  vigoureuse 
(1195).  Mais  les  Pisans  ne  se  décourageaient  point. 
En  1201  encore  ils  s'efforçaient,  en  occupant  Brin- 
disi,  de  barrer  aux  vaisseaux  de  la  République  le 
débouché  de  l'Adriatique,  et  de  nouveau  il  fallut 
agir  par  la  force.  Mais  surtout  les  ambitions  colos- 


LA    FONDATION    r»E    L*KHPIRB    COLONIAL  47, 

Baies  de  Henri  VI,  le  Bis  de  Barberousse,  étaient 
redoutables  pour  Venise.  Maître  de  l'Allemagne 
et  du  royaume  de  Sicile,  réunissant  l'héritage  de 
Robert  Guiscard  à  celui  des  Ottons,  il  étendait  ses 
rêves  prodigieux  de  domination  de  l'Europe  occi- 
dentale jusqu'au  fond  de  l'Orient;  il  songeait  à 
conquérir  la  Terre-Sainte,  à  soumettre  le  pays  grec 
de  Durazzo  jusqu'à  Thessalonique,  en  attendant 
qu'il  occupât  Constantinople  même.  C'était  pour 
Venise  la  perte  assurée  du  domaine  magnifique  que 
sa  politique  avait  en  Orient  si  habilement  ouvert 
à  son  commerce;  c'était  la  sujétion  inévitable  sous 
la  main  toute-puissante  du  Hohenstaufen.  La  mort 
prématurée  de  l'empereur  (1197)  vint  heureuse- 
ment apaiser  l'angoisse  vénitienne;  et,  vers  le 
même  temps,  la  destinée  ménageait  à  la  ville 
une  autre  bonne  fortune  :  le  doge  Henri  Dandolo 
(1192-1205)  prenait  la  charge  des  intérêts  de  la 
République. 

I 

Le  doge  Henri  Dandolo.  —  Dans  toute  l'histoire 
de  Venise,  peu  d'hommes  ont  été  plus  remarqua- 
bles; peu  d'hommes  aussi  ont  été  plus  représenta- 
tifs du  caractère  et  de  l'esprit  vénitiens.  Quand  il 
monta  sur  le  trône  ducal,  Dandolo  avait  près  de 
quatre-vingts  ans;  mais  il  gardait,  à  cet  âge  avancé, 
toute  l'activité,  toute  l'ardeur  d'un  jeune  homme. 
Ambitieux,  avide  de  gloire  pour  lui-même  et  plus 
encore  pour  son  pays,  il  offre  un  admirable  exem- 
plaire de  ce  patriotisme  vénitien,  capable  de  tous 
vouements,  insoucieux  aussi  de  tous  les  scru- 
pules quand  la  grandeur  de  la  république  était  en 


48  UNE   RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

jeu.  Pour  réaliser  les  desseins  qu'il  avait  formés, 
jamais  Dandolo  ne  se  laissa  arrêter  par  aucune 
considération;  esprit  net,  voyant  clairement  le  but 
à  poursuivre  et  les  moyens  de  l'atteindre,  formé 
d'ailleurs  par  une  longue  expérience  à  la  conduite 
des  affaires,  c'était  un  admirable  homme  d'Etat; 
passé  maître  dans  l'art  de  manœuvrer  les  hommes, 
réservé,  discret,  sobre  de  paroles,  c'était  un  diplo- 
mate incomparable.  Avec  cela,  il  avait  de  l'énergie, 
de  la  résolution,  un  courage  personnel  qui  parfois 
touchait  à  l'héroïsme.  C'était  un  homme  né  pour 
commander.  La  légende  raconte  qu'envoyé  en  1171 
en  ambassade  à  Conslantinople,  il  avait  été  aveuglé 
parles  manœuvres  traîtresses  des  Grecs  et  que  de 
là  venait  la  haine  farouche  que  toute  sa  vie  il 
porta  à  Byzance.  Il  est  certain  que  le  but  constant 
de  sa  politique  fut  de  venger  sur  l'empire  grec  les 
injures  subies  par  Venise  :  c'est  qu'il  voyait  sur- 
tout, avec  son  sens  avisé  de  politique,  quel  champ 
d'action  merveilleux  la  conquête  de  l'Orient  ouvri- 
rait à  son  pays.  Il  fit  tout  pour  réaliser  ce  rêve,  et 
par  là  on  peut  dire  qu'il  fonda  vraiment  la  gran- 
deur vénitienne.  Et  il  nous  offre  par  surcroît  un 
beau  type  de  ces  patriciens  de  Venise,  tout 
ensemble  commerçants  et  hommes  d'Etat,  soldats 
et  diplomates,  et  dont  la  fière  volonté  savait,  pour 
le  service  de  la  République,  plier  les  événements  et 
forcer  la  destinée  même.  , 

La  quatrième  croisade  et  la  prise  de  Constanti- 
nople.  —  La  quatrième  croisade  allait  fournir  à 
Dandolo  une  occasion  merveilleuse  de  montrer  ses 
qualités  éminentes.  De  l'entreprise  pieuse  d'Inno- 
cent III,  Venise,  grâce  à  son  doge,  allait  tirer  des 


i.\    FONDATION    IT    I.Y.MPIRE    COLONIAL  -40 

profits  matériels  extraordinaires.  Par  là,  la  qua- 
trième croisade  est,  dans  l'histoire  de  la  Répu- 
blique, un  événement  capital  ;  mais  peiit-étre 
nu  rite-t-elle  davantage  encore  l'attention  par  le 
chef-d'œuvre  qu'elle  nous  présente  de  l'habileté 
politique  des  Vénitiens. 

On  sait  comment,  en  avril  1201,  la  cité  de 
saint  Marc  s'engagea,  moyennant  une  somme  de 
85.000  marcs  d'argent,  à  transporter  en  Egypte 
l'armée  des  croisés  <-t  à  la  ravitailler  pendant  un 
an.  11  n'y  avait  là,  au  début  tout  au  moins,  nulle 
arrière-pen6ée  politique.  Venise  concluait  une  con- 
vention de  passage  et  faisait  une  bonne  affaire. 
Mais  la  suprême  habileté  du  doge  fut  de  tirer  du 
développement  ultérieur  des  événements  un  parti 
merveilleux.  11  profita  de  l'embarras  des  barons  à 
rassembler  la  somme  convenue  pour  détourner 
sur  Zara,  chrétienne,  mais  que  Venise  voulait 
ndre  aux  Hongrois,  les  forces  de  la  croisade. 
Il  profita  de  la  venue  en  Occident  du  prétendant 
grec  Alexis  et  des  promesses  magnifiques  qu'il 
faisait  à  ceux  qui  le  rétabliraient  sur  le  trône  de 
Byzance,  pour  rouvrir  la  question  d'Orient,  perpé- 
tuel souci  de  la  politique  de  la  République.  Il  com- 
prit vite  que,  pour  faire  aboutir  les  entreprises 
qu'il  rêvait,  il  importait  de  guider  et  de  diriger  en 
personne  l'expédition,  et  c'est  pourquoi,  solen- 
nellement, le  doge  prit  la  croix.  Mais  habilement 
il  laissa  à  d'autres  l'initiative  du  détournement  de 
la  croisade,  se  contentant  de  manœuvrer  habile- 
ment pour  assurer  le  succès  des  propositions  faites, 
de  peser  sur  les  volontés  récalcitrantes  et  de  tout 
régler  au  mieux  des  intérêts  vb^itiens.  Et  ainsi, 
malgré  les   foudres    pontificales,  il    s'empara   de 


50  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

Zara;  malgré  le  traité  conclu,  il  détourna  la  croi- 
sade de  l'Egypte,  où  Venise  craignait  de  compro- 
mettre par  une  guerre  les  intérêts  de  son  com- 
merce; enfin,  malgré  l'opposition  d'une  partie  des 
croisés,  il  sut,  par  ses  lenteurs  calculées  autant  que 
par  ses  menaces  déguisées,  imposer  la  marche  sur 
Byzance,  qui  assurait  à  son  pays  des  avantages 
prodigieux  et  à  lui-même  la  satisfaction  de  paraître 
en  maître  devant  Constantinople  détestée. 
'  Pareillement,  devant  Byzance,  Dandolo  fut  l'âme 
de  tout.  C'est  lui  qui,  par  son  courage,  contribua 
puissamment  à  la  première  prise  de  la  capitale 
grecque  ;  c'est  lui  qui,  le  prétendant  rétabli,  accrut, 
par  son  intransigeance  voulue,  les  difficultés  de  la 
situation  et  provoqua  la  rupture  finale.  C'est  lui  qui 
imposa  aux  Latins  le  second  siège  de  Constantinople, 
releva  leurs  découragements,  dit  en  toute  circon- 
stance le  mot  décisif.  C'est  lui  qui,  même  avant  la 
chute  de  la  ville,  sut,  par  l'ascendant  de  sa  volonté, 
imposer  à  ses  alliés  le  traité  de  partage  de 
mars  1204,  où,  avec  une  habileté  sans  égale,  il 
assurait  l'avenir  pour  le  plus  grand  profit  de  la 
République.  Il  fit  attribuer  à  la  cité  de  saint  Marc 
les  trois  quarts  du  butin  à  faire,  comme  rembour- 
sement des  indemnités  dues  par  les  Grecs  aux  négo- 
ciants vénitiens  et  de  la  dette  en  souffrance  des 
croisés;  il  y  obtint  la  promesse  du  maintien  de 
tous  les  privilèges  commerciaux  dont  jouissait 
dans  l'Orient  grec  la  ville  des  lagunes;  il  y  fit 
céder  enfin  à  Venise,  comme  domaine  territorial, 
un  quart  et  demi  de  l'empire.  Dandolo  était  trop 
habile  pour  ne  pas  comprendre  que  le  chef  du 
nouvel  empire  à  fonder  ne  pouvait  être  le  doge,  et 
il  ne  tenait  pas  au  trAne-  il  fi*  -éserver  seulement 


I  *    FONDATION    DE    l'eïIPIRE    COLONIAL  "il 

au  parti  qui  n'aurait  pas  l'empereur  le  patriarcat 
ostantinople  cl  1rs  richesses  de  Sainte-Sophie. 
Et  il  voulut  enfin  que  cet  empire,  féodalemenl 
organisé,  fût  assez  faible  pour  ne  point  gêner 
Venise.  Ainsi  tout  était  admirablement  calculé  pour 
l'avantage  de  la  ville  des  lagunes. 

Et  quand  enfin  Constantinople  tomba  (12  avril 
.  les  Vénitiens  surent,  dans  le  pillage  de  la 
cité  et  durant  les  jours  qui  suivirent,  faire  en  con 
naisseurs  leur  choix  parmi  les  reliques  et  les  obji  s 
précieux  dont  Byzance  était  pleine.  Aujourd'hui 
encore  le  trésor  de  Saint-Marc  atteste,  malgré  l'in- 
cendie qui.  en  1231,  détruisit  une  partie  de  ses 
richesses, la  méthode  raisonnée  etsûre,  l'absence  de 
scrupules  aussi  avec  lesquelles  agirent  les  Vénitiens; 
et.  au-dessus  du  portail  de  la  basilique,  les  chevaux 
de  bronze  de  Lysippe,  dépouille  de  l'hippodrome 
byzantin,  rappellent  comme  un  trophée  mémo- 
rable le  grand  événement  qui  donna  à  Venise  un 
empire  colonial  en  Orient. 

La  fondation  de  l'empire  colonial  de  Venise.  — 
La  conventfon  d'octobre  1^04  attribua  en  effet  aux 
Vénitiens  la  meilleure  part  des  possessions  byzan- 
tines.  Ce  fut,  sur  la  mer  Ionienne,  l'Èpire,  l'Acar- 
nanie,  l'EtoIie,  avec  Durazzo,  Arta,  etc.,  et,  en 
face  de  la  côte,  les  îles  Ioniennes,  Corfou,  Cépha- 
lonie,  Sainte-Maure,  Zante.  Ce  fut  le  Péloponèse 
entier,  avec  Modon,  Lacédémone,Calavryta,Ostrovo, 
Patras.  Ce  furent  les  îles  du  midi  et  de  l'ouest 
de  l'Archipel,  parmi  lesquelles  Naxos,  Andros, 
l'Eubée  furent  nommément  désignées.  Sur  la  côte 
européenne  des  Dardanelles  et  de  la  mer  de  Mar- 
mara, ce  furent  Gallipoli,  Rodosto,   Héraclée.  Ce 


52 


UNE   REPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 


furent,  dans  l'intérieur  de  la  Thrace,  quelques 
villes,  dont  Andrinople  était  la  plus  importante.  Ce 
furent  enfin  les  trois  huitièmes  de  Constantinople, 
avec  la  possession  de  Sainte-Sophie.  Un  accord 
ultérieur  ajouta  à  ce  domaine  la  Crète,  obtenue 
par  un  échange  fait  avec  le  marquis  Boniface  de 
Montferrat.  Et  fièrement  le  doge  de  Venise  prit  le 
titre,  qu'il  gardera  jusqu'en  1346,  de  «  Seigneur 
d'un  quart  et  demi  de  l'Empire  grec  ». 

Si  Ton  considère  la  répartition  géographique  de 
ces  acquisitions  territoriales,  on  y  reconnaîtra 
sans  peine  le  sens  pratique  que  les  Vénitiens 
apportaient  dans  tous  leurs  actes.  Ce  qu'ils  s'étaient 
fait  donner,  c'étaient  les  territoires  fertiles,  les 
côtes,  les  meilleurs  ports,  les  points  stratégiques 
les  plus  importants.  Ils  s'étaient  rendus  maîtres  de 
la  grande  route  maritime  qui  va  de  Venise  à  Cons- 
tantinople, et  dans  le  nouvel  empire  latin,  ils 
s'étaient  assuré  une  situation  prépondérante. 

Auparavant  déjà,  Dandolo  avait  réglé  selon  sa 
volonté  le  choix  du  nouvel  empereur.  Déclinant  la 
candidature  qu'on  lui  offrait  et  que  ne  pouvait 
constitutionnellement  accepter  un  doge  de  Venise, 
il  n'avait  eu  qu'un  souci,  faire  élire,  entre  les  com- 
pétiteurs, celui  qui  serait  le  plus  faible,  et  d'avance 
il  l'avait  affaibli  encore  en  faisant  promettre  à 
celui  qui  échouerait  une  ample  compensation  ter- 
ritoriale. En  même  temps  un  Vénitien,  Thomas 
Morosini,  élu  patriarche  de  Constantinople,  deve- 
nait le  chef  religieux  du  nouvel  Etat;  et  Venise 
prétendait  même  que  toutes  les  dignités  ecclésias- 
tiques fussent  réservées  à  l'avenir  à  ses  nationaux. 
Quant  à  Dandolo,  il  recevait  le  titre  de  despote;  il 
était  exempté  de    prèto.r    l'hommage    au    nouvel 


LA    FONDATION    vr.    l'eMPIBB    COLONIAL  58 

empereur;  il  apparaissait  à  Constantinople  comme 
le  plus  puissant  personnage  de  l'empire.  Le  pape 
Innocent  III,  qui  l'avait  accablé  de  ses  reproches 
et  «li1  ses  foudres,  le  traitait  maintenant  avec  une 
mansuétude  pleine  d'égards;  et  quand  Dandolo, 
«  accablé  par  l'âge  et  brisé  de  fatigue  »,  comme  il 
l'écrivait,  regardait  en  arrière  sur  l'œuvre  qu'il 
venait  d'accomplir,  visiblement  il  n'éprouvait  ni 
n sgrets,  ni  remords.  Il  se  vantait,  écrivant  au 
souverain  pontife,  de  n'avoir  agi  que  «  pour  l'hon- 
neur de  Dieu  et  de  la  sainte  Eglise  romaine  ».  Il 
avait  fait  davantage  encore  pour  le  profit  et  la 
gloire  de  Venise.  Lorsque,  le  1er  juin  1205,  il  mou- 
rut à  Constantinople,  il  fut  enterré  —  juste  récom- 
pense de  ses  services  —  dans  Sainte-Sophie  con- 
quise par  lui;  et  son  nom  est  demeuré  inscrit 
parmi  les  plus  glorieux  de  la  république,  comme 
celui  du  héros  national  qui  a  fondé  l'empire  véni- 
tien en  Orient. 

L'organisation  et  l'administration  de  l'empire 
colonial.  —  Les  Vénitiens  pourtant  reconnurent 
vite  que,  s'ils  voulaient  occuper  réellement  tout  ce 
qu'ils  avaient  oblen»  dans  le  partage  des  dépouilles 
byzantines,  il  leur  faudrait  lever  et  entretenir, 
durant  de  longues  années,  une  armée  considé- 
rable, entraver  des  dépenses  énormes  et  peut-être 
disproportionnées  à  la  valeur  réelle  que  ces  vastes 
possessions  continentales  pouvaient  avoir  pour 
une  puissance  maritime.  En  conséquence,  cette 
fois  encore,  avec  un  esprit  pratique  remarquable, 
ils  fireDt  un  choix  parmi  ces  possessions  et  n'en 
conservèrent  que  ce  qui  leur  parut  véritablement 
utile  ou  nécessaire 


54  UNE   RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

En  Epire,  ils  se  contentèrent  de  garder  le  jpetit 
duché  de  Durazzo,  qui,  d'ailleurs,  dès  1215,  leur 
échappa.  EaMorée,  où,  entre  temps,  deux  barons 
latins,  Guillaume  de  Champlitte  et  Geoffroi  de 
Villehardouin  avaient  fondé  la  seigneurie  d'Achaïe, 
Venise  ne  réclama  que  les  ports  de  Modon  et 
Coron,  postes  d'observation  admirables  pour  sur- 
veiller les  eaux  levantines,  refuges  excellents  pour 
les  vaisseaux  de  la  République,  et  qu'un  acte  offi- 
ciel nomme,  d'un  terme  expressif,  «  les  yeux  de  la 
commune  »  [oculi  capitales  communia).  A  la  domi- 
nation du  reste  du  Péloponèse,  la  ville  renonça 
volontiers,  en  échangeâtes  avantages  commerciaux 
que  lui  accordèrent  les  princes  d'Achaïe.  Elle  avait 
obtenu  de  semblables  privilèges  du  despote  grec 
d'Epire.  Pourvu  qu'en  ces  régions  la  porte  fût  lar- 
gement ouverte  à  ses  négociants,  Venise  n'en 
demandait  pas  davantage. 

Elle  mit  plus  dé  soin  à  s'assurer  la  possession, 
plus  importante  à  ses  yeux,  des  îles  de  la  mer 
Ionienne  et  de  l'Archipel.  Mais  ici  encore  elle 
s'entendit  fort  habilement  à  réduire  les  frais  dis- 
pendieux de  l'occupation.  Corfou  fut  cédée  en  fief 
héréditaire  à  un  certain  nombre  de  patriciens 
vénitiens,  qui  s'engagèrent  en  retour  à  prêter 
hommage  à  la  République  et  à  favoriser  en  toutes 
circonstances  les  intérêts  de  son  commerce.  Le 
même  régime,  qui  d'ailleurs  dura  peu  (vers  1213 
Corfou  retombait  aux  mains  des  Grecs),  fut  appli- 
qué à  Céphalonie  et  à  Zante,  qui  reconnurent 
également  la  suzeraineté  dé  la  République.  Mais 
c'est  surtout  dans  la  mer  Egée  qu'il  réussit  mer- 
veilleusement. Pour  occuper  les  îles  que  lui  attri- 
buait le  traité  de  partage,   Venise  fit  appel  aux 


JK    FONDATION    r«E    l'bMPIRE    COLONIAL  55 

ambition-  de  l'aristocratie  de  la  cité,  et  les  pro- 
poaa  à  l'es  prit  aventureux  de  ses  nobles  comme 
autant  de  seigneuries  à  conquérir.  L'appel  fut 
entendu  :  en  1207,  sous  la  conduite  de  Marco 
Sanudo,  une  expédition  vénitienne  s'emparait  des 
Cvclades.  Pour  prix  de  la  victoire,  Sanudo  eut 
Naxos,  Paros,  Mile,  et  le  titre  de  duc  de  Naxos; 
ses  compagnons,  établis  dans  les  autres  îles  de 
l'Archipel,  devinrent  ses  vassaux.  Les  Dandolo 
eurent  Andros,  les  Ghisi,  Tinos,  Mykono,  et 
une  partie  de  Sériphos  et  de  Géos,  les  Barozzi 
Santorin,  les  Quirini,  Stampalia.  D'autres  Véni- 
tiens s'installèrent  à  Cérigo  et  à  Gérigotto,  qui 
devinrent  deux  marquisats;  un  Navigajoso  s'éta- 
blit à  Lemnos,  dont  il  devint  grand-duc.  Et  ainsi, 
à  travers  la  mer  Egée,  s'épanouit  toute  une  flo- 
raison de  seigneuries  vénitiennes,  qui  offrirent  aux 
navires  de  la  République  des  ports  amis  et  un 
trafic  rémunérateur. 

On  agit  de  morne  pour  la  Crète.  L'île,  encore 
aux  mains  des  Grecs,  était  à  conquérir,  et  la  popu- 
lation indigène,  d'humeur  indépendante  et  belli- 
queuse, semblait  de  force  à  résister.  Les  Génois, 
d'autre  part,  essayaient  d'en  disputer  la  posses- 
sion aux  Vénitiens.  Une  action  vigoureuse  était 
nécessaire.  La  République,  en  1212,  se  décida  donc 
à  partager  la  Crète  en  fiefs,  qu'elle  distribua,  sous 
condition  de  service  militaire,  à  des  citoyens  véni- 
tiens; et  pour  donner  plus  de  cohésion  au  nouvel 
établissement,  on  divisa  l'île  en  six  régions,  dont 
chacune  groupa  les  colons  originaires  d'un  des 
six  quartiers  (sestieri)  de  la  ville.  Pour  chef 
suprême,  Venise  donna  à  ses  feudataires  un  duc 
qui  s'installa  à  Candie.  Ainsi  la  possession  du  pays 


56  UNE   RÉPUBLIQUE   PATRICIENNE   :   VENISE 

/ut  assurée  au  début  par  une  colonie  toute  mili- 
taire ;  mais  bientôt  la  Crète  prit  une  importance 
politique  et  commerciale  considérable.  Placée  au 
point  de  rencontre  des  grandes  routes  maritimes 
qui  vont  d'Occident  en  Egypte  et  en  Syrie,  mer- 
veilleusement fertile  et  riche,  l'île  devint  le  meil- 
leur point  d'appui  de  la  domination  vénitienne  en 
Orient;  elle  était,  comme  l'écrivait  un  doge  du 
xnie  siècle,  «  la  force  et  la  solidité  de  l'Em- 
pire, et  on  peut  dire  que,  s'il  lui  arrivait  mal- 
heur, il  faudrait  désespérer  absolument  de  tout 
le  reste  ».  Condition  nécessaire  de  l'existence  de 
l'empire  vénitien,  la  Crète  devait  demeurer,  en 
effet,  la  dernière  possession  orientale  de  la  Répu- 
blique. 

En  Eubée,  enfin,  la  diplomatie  vénitienne  par- 
venait vite  à  établir  la  suzeraineté  de  la  ville  de 
saint  Marc  sur  les  seigneurs  latins,  les  tierciers, 
qui,  au  mépris  de  ses  droits,  avaient  établi  trois 
grands  fiefs  dans  l'île.  Un  baile  vénitien  s'installa 
ù  Négrepont;  et  si  la  République  ne  réussit  pas  à 
faire  disparaître  les  droits  de  suzeraineté  que  les 
princes  d'Achaïe  revendiquaient  sur  les  seigneu- 
ries eubéennes,  du  moins  les  marchands  de  Venise 
trafiquèrent-ils  en  Eubée  aussi  librement  que  dans 
leur  propre  pays. 

Enfin  la  ville  occupa  directement  Gallipoli,  qui 
commandait  les  Dardanelles;,  dans  la  mer  de  Mar- 
mara, les  ports  de  Panium,  Rodosto,  Héraclée, 
débouchés  des  blés  de  la  Thrace;  à  l'intérieur, 
Arcadiopolis,  Factuel  Liile-Bourgas,  et  passagère- 
ment Andrinople,  et  à  Constantinople  même  un 
vaste  quartier  sur  la  Corne  d'Or,  assez  étendu 
pour  qu'on  y  signale  plusieurs  églises,  et  où  le 


LA    FONDATION    DE    L  EMPIRE    COLONIAL  b'/ 

podestat  Jacques  Tiepolo  fit  construire   en  1220 
un  magnifique  fondaco. 

A  la  tète  de  c  -  possessions  coloniales,  et  pour 
en  assurer  fortement  l'unité  politique  et  adminis- 
trative, était  placé  un  chef,  le  podestat  de  Constata 
tinople,  qui  représentait  le  doge  en  Romanie.  Il 
était  assisté  d'un  conseil,  probablement  formé  de 
bîx  membres,  de  cinq  juges  pour  les  affaires  judi- 
ciaires, de  deux  camerarii  pour  les  affaires  de 
finances.  De  lui  dépendaient  les  autres  officiers 
que  la  République  avait  institués  dans  ses  posses- 
sions de  l'Orient  grec,  castellans  de  Coron  et 
Modon,  baile  de  N'égrepont,  duc  de  Candie.  Et 
connu''  si  Venise  avait  compris  que  la  condition 
essentielle  de  la  durée  de  son  empire  était  un  sys- 
tème de  gouvernement  centralisé,  vers  le  même 
temps  elle  instituait,  pour  le  mettre  à  la  tète  de 
l'ensemble  de  ses  colonies  syriennes,  un  baile  qui 
résidait  à  Acre,  et  dont  dépendirent  les  représen- 
tants de  la  République  à  Tyr,  à  Reyrouth,  à 
Tripoli. 

Ainsi  Venise  fondait  un  véritable  empire  colo- 
nial et  prenait  incontestablement  dans  tout  le 
Levant  une  situation  prépondérante.  Aux  vastes 
territoires  qu'elle  possédait  en  propre  s'ajoutaient 
en  effet  des  privilèges,  qui  assuraient  partout  à 
son  commerce  une  franchise  absolue;  et  sa  puis- 
Bance  politique  lui  donnait  vis-à-vis  des  autres 
Etats  du  monde  oriental  une  autorité  presque  sans 
limites.  Constantinople  devenait  si  bien  la  capitale 
de  ce  nouvel  empire,  que  le  doge  Pierre  Ziani, 
successeur  de  Dandolo,  songea,  dit-on,  à  trans- 
porter au  Bosphore  la  population  de  Venise  et  sou 
gouvernement.  En  tout  cas,  de  ce  point  de  départ 


58  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

« 

admirable  qu'était  Byzance,  les  Vénitiens  s'élan- 
çaient à  la  conquête  du  monde  oriental  :  par  la 
mer  Noire,  ils  atteignaient  la  Crimée  et  pénétraient 
dans  la  Russie  conquise  par  les  Tartares  ;  l'Asie 
Mineure  s'ouvrait  à  leurs  entreprises  par  une  série 
de  traités  conclus  avec  les  empereurs  grecs  de 
Nicée,  les  sultans  turcs  d'Iconium,  les  princes 
chrétiens  de  la  petite  Arménie;  les  despotes  byzan- 
tins de  Rhodes  ne  les  accueillaient  pas  moins  bien 
que  les  rois  latins  de  Chypre;  et  tel  était,  dans 
tout  l'Orient,  le  prestige  de  la  cité  de  saint  Marc, 
qu'être  citoyen  vénitien  était  chose  aussi  glorieuse 
et  aussi  profitable  que  jadis,  dans  l'Orient  antique, 
être  citoyen  romain. 


Il 


La  crise  de  la  seconde  moitié  du  XIIIe  siècle. 
La  lutte  contre  les  Génois.  —  Pourtant  une 
crise  redoutable  allait,  dans  la  seconde  moitié 
du  xme  siècle,  mettre  à  l'épreuve  la  solidité  de  cet 
empire. 

Le  fragile  et  éphémère  Etat,  né  de  la  quatrième 
croisade,  avait  traîné  pendant  un  demi-siècle  à 
peine  sa  lamentable  existence.  Attaqué  à  la  fois 
par  les  despotes  grecs  d'Epire,  par  les  empereurs 
byzantins  de  Nicée,  par  les  tsars  de  Bulgarie,  il 
avait  vu  progressivement  le  cercle  se  resserrer 
autour  de  Constantinople,  et  dès  123G  la  capitale 
même  avait  failli  succomber.  L'intervention  des 
puissances  d'Occident  avait  momentanément  retardé 
sa  chute  :  mais  ce  n'était  qu'un  répit.  En  1261, 
Michel  Paléologue,  empereur  de  Nicée,  profitant 


I  <    i  ONDA  i  ION    Dl    i    i  Miliu.    (  OLONIAL  59 

de  ce  que  l'escadre  vénitienne  avait  quitté  sa  sta- 
tion du  Bosphore  pour  aller,  dans  ta  mer  Noire, 
reconquérir  la  ville  de  Daphnusion,  s'emparait 
de  Coustantinople  par  surprise.  Le  faible  empereur 
Baudouin  II  s'enfuit  sans  tenter  même  de  résister; 
les  colons  vénitiens  firent  meilleure  contenance, 
et  obtinrent  une  capitulation  honorable.  Mais  le 
désastre  n'en  était  pas  moins  grave  pour  la  Répu- 
blique. De  Coustantinople  reconquise  parles  Grecs, 
le  podestat  vénitien  dut  s'enfuir,  aussi  bien  que 
le  patriarche  latin.  Chose  plus  grave  :  dans  tout 
l'Orient  redevenu  byzantin,  Gènes,  sous  la  pro- 
tection complaisante  des  Paléologues,  se  substitua 
à  Venise. 

Entre  lus  deux  villes,  dans  toutes  les  mers  orien- 
tales, la  rivalité  était  ancienne  et  âpre.  Les  Génois 
avaient,  de  tout  leur  effort,  contrarié  l'établisse- 
ment vénitien  en  Crète;  aux  rivages  de  Syrie, 
depuis  longtemps  le  conflit  était  déclaré  entre  les 
colons  des  deux  cités.  Au  milieu  du  xme  siècle 
(1257  ,  une  flotte  vénitienne  avait  emporté  Acre 
de  vive  force,  expulsé  les  Génois  de  leur  établis- 
sement, rasé  leurs  maisons,  confisqué  leurs  biens. 
Une  guerre  de  quatorze  années  (1257-1270)  avait 
été  le  résultat  de  ces  violences;  elle  avait  été 
désastreuse  pour  Gènes.  Battus  sur  mer,  impuis- 
sants à  reprendre  Acre,  menacés  dans  Tyr,  et 
presque  expulsés  en  fait  de  la  Syrie,  les  Génois 
cherchaient  ardemment  leur  revanche.  L'alliance 
grecque  la  leur  fournit  admirable.  Le  traité 
de  NymphBeum,  qu'ils  conclurent  en  1261  avec 
Michel  Paléologue,  leur  assura,  au  détriment  de 
Venise,  une  situation  privilégiée  dans  l'empire 
byzantin  restauré.  Ils  obtenaient  un  établissement 


60  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

à  Smyrne,  l'autorisation  d'installer  des  colonies  et 
des  stations  commerciales  sur  plusieurs  points  de 
la  côte  d'Asie  Mineure  et  dans  les  îles  de  Chios  et 
de  Lesbos,  le  monopole  du  commerce  de  la  mer 
Noire,  d'où  Venise  était  rigoureusement  exclue. 
L'empereur,  en  accordant  aux  Génois  l'exemption 
entière  des  droits  de  douane,  s'engageait  d'autre 
part  à  ne  concéder  aucun  privilège  commercial 
aux  ennemis  de  la  commune  de  Gènes.  Enfin  il 
laissait  à  Constantinople  libre  cours  aux  rancunes 
génoises,  en  autorisant  la  démolition  de  la  citadelle 
vénitienne;  il  augmentait  le  quartier  génois  de  la 
Corne  d'Or  d'une  partie  du  quartier  vénitien;' un 
peu  plus  tard  (1267),  il  abandonnait  à  Gènes  l'im- 
portante position  de  Galata. 

Le  coup  était  rude  pour  Venise,  d'autant  plus 
rude  qu'elle  perdait  en  même  temps  une  partie  des 
îles  de  l'Archipel,  en  particulier  Lemnos,  que, 
dans  toute  la  mer  Egée,  les  corsaires  grecs  et 
génois  donnaient  la  chasse  aux  vaisseaux  de  la 
République,  et  que  la  guerre,  qui  durait  en  Syrie, 
devenait,  après  ce  succès  des  Génois,  plus  rude 
encore  et  plus  chargée  de  haines.  A  plusieurs 
reprises,  on  put  croire  que  les  hostilités  rendraient 
impossible  la  «  caravane  »  de  Syrie,  aggravant 
encore  les  pertes  que  subissait  dans  tout  l'Orient 
le  commerce  vénitien. 

Mais  la  République  lutta  éncrgiquement,  par  la 
diplomatie  et  par  les  armes.  Battus  à  plusieurs 
reprises  sur  les  côtes  de  Syrie,  les  Génois  consen- 
tirent en  1270  à  signer  une  trêve.  La  paix  d'autre 
part  était  rétablie,  non  sans  peine,  avec  les  Grecs, 
et  l'accord  de  1277  permettait  aux  Vénitiens  de 
rentrer  à  Constantinople  et  à  Thcssalonique.  Ils 


IN  DATION    DB    i    :  UPIRB    COLONIAL  6d 

n'y  retrouvaient  toutefois  que  l'ombre  de  leur 
puissance  passée.  Les  Gn  es  les  détestaient;  l'em- 
pereur  leur  marchandait  sa  faveur  et  réservait 
toute  sa  bonne  grâce  à  leurs  rivaux.  Le  podestat 
dînait  tous  les  dimanches  à  la  cour;  il 
avait  rang  au  palais;  il  était  un  personnage.  Le 
baile  vénitien  était  beaucoup  moins  bien  traité,  et 
la  froideur  des  rapports  officiels  était  grande. 
Malgré  les  garanties  promises,  la  condition  des 
sujets  vénitiens,  la  protection  de  leurs  biens, 
étaient  fort  mal  assurées.  Ils  avaient  une  peine 
infinie  à  se  faire  rendre  justice  par  les  tribunaux 
:  leur  commerce  était  soumis  à  mille  entraves. 
Le  gouvernement  impérial  faisait  tout  le  possible 
pour  maintenir  une  barrière  entre  Grecs  et  Véni- 
tiens; les  interprètes  mômes  refusaient  aux  étran- 
gers leurs  services.  Et  quand  le  baile  se  plaignait, 
on  ne  lui  répondait  que  de  belles  paroles. 

Une  autre  catastrophe,  à  ce  moment  même, 
semblait  précipiter  la  ruine  de  l'empire  vénitien. 
En  1291,  la  dernière  forteresse  de  la  Syrie  franque, 
Acre,  tombait  aux  mains  des  Musulmans.  Assuré- 
ment, de  ce  désastre  où  sombrait  ce  qui  restait 
des  Etats  latins  de  Terre-Sainte,  la  rivalité  des 
colonies  italiennes,  leur  avidité  jamais  apaisée, 
leurs  dissensions  intestines,  leurs  luttes  ouvertes, 
n'étaient  pas  la  moindre  cause.  Mais  l'effet  en  était 
treux  pour  la  République  :  elle  voyait  se 
fermer  le  vaste  champ  où,  dans  le  sud  de  la  Médi- 
terranée, sa  politique  et  son  commerce  avaient 
longtemps  dominé  en  maîtres.  A  ce  moment 
même,  par  surcroît  d'infortune,  les  Génois  renfor- 
çaient leur  position  dans  la  mer  Noire;  ils  fon- 
daient en  Crimée  une  colonie  à  Caffa;  ils  fréquen- 


62  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

taient  à  Tana,  en  attendant  d'y  établir  une  station 
de  commerce;  ils  prétendaient  à  monopoliser  le 
commerce  du  Pont-Euxin.  C'en  était  trop  pour 
Venise  :  elle  déclara  la  guerre  (1294).  Mais  d'abord 
les  Génois  furent  heureux  :  vainqueurs  à  Lajazzo 
de  la  flotte  vénitienne,  ils  purent  tenter  une  des- 
cente en  Crète  et  prendre  La  Canée,  et  ils  réussirent, 
dans  le  port  de  Modon,  à  surprendre  et  à  détruire 
la  «  caravane  »  de  Syrie  (1295).  A  la  nouvelle  de 
ces  succès,  l'empereur  grec  faisait  à  Constantinople 
arrêter  et  emprisonner  le  baile  de  Venise  avec 
ses  nationaux.  La  République  pourtant  ne  se 
découragea  point.  Roger  Morosini,  hardiment, 
entra  dans  le  Bosphore,  saccagea  Galata  et  vint 
jusque  dans  la  Corne  d'Or  braver  la  majesté  impé- 
riale; puis  il  alla  prendre  Phocée,  tandis  qu'une 
autre  flotte  vénitienne,  pénétrant  dans  la  mer 
Noire,  attaquait  et  ruinait  Caffa.  Mais  la  riposte  ne 
se  fit  pas  attendre.  Tandis  qu'un  terrible  drame, 
le  massacre  des  prisonniers  vénitiens,  abandonnés 
aux  fureurs  génoises,  ensanglantait  Constantinople, 
une  flotte  de  Gênes  détruisait  complètement  à  Cur- 
zola,  dans  l'Adriatique,  les  escadres  de  Venise 
(1298).  Dans  ces  conditions,  la  paix  que  les  deux 
cités  conclurent  en  1299  ne  pouvait  être  qu'une 
trêve.  Et  l'avenir  semblait,  en  cette  fin  du  xin6  siècle, 
étrangement  sombre  pour  la  ville  de  saint  Marc. 
Heureusement  pour  elle,  elle  avait  pu  conserver, 
malgré  les  efforts  de  ses  adversaires,  la  Grèce 
propre  et  les  îles  de  l'Archipel;  elle  mit  tous  ses 
soins  à  se  fortifier  dans  ces  positions,  où  elle  trou- 
vait, pour  son  commerce,  des  stations  avantageuses, 
et,  pour  la  conduite  de  la  guerre  navale,  des  poinfc 
d'appui  merveilleux. 


LA    |  I  "tMPIRE    COLONIAL 

i 

A  Négrepont,  les  bailcs  vénitiens  étaient  parve- 
nus, par  leur  habile  diplomatie,  à  établir  sur  l'île 
entière  le  protectorat  de  Venise,  et  la  colonie 
qu'ils  dirigeaient  devenait  en  Orient,  selon  l'ex- 
pression d'un  contemporain,  «  la  prunelle  de  l'œil 
et  la  main  droite  de  la  République  ».  Les  ducs  de 
Xoxos,  menacés  dans  leurs  possessions,  se  ratta- 
chaient étroitement  à  la  mère-patrie  et  imploraient 
son  aide;  et  ainsi  faisaient  les  autres  petits  dynastes 
des  îles,  qui  venaient  même  passer  une  partie  de 
l'année  à  Venise  et  y  acceptaient  des  emplois.  Sur 
tous,  la  République  exerçait  une  exacte  surveil- 
lance, défendant  leurs  intérêts,  se  préoccupant  de 
leurs  mariages,  ne  négligeant  rien  de  ce  qui  pou- 
vait développer,  de  ce  côté,  la  puissance  de  la 
cité. 

La  Crète,  dans  le  sud  de  la  mer  Egée,  était  une 
autre  forteresse.  Sans  doute,  à  plusieurs  reprises, 
des  insurrections  y  avaient  menacé  la  puissance 
de  Venise.  En  1274.  le  duc  de  Candie  avait  péri 
avec  la  fleur  de  la  noblesse  vénitienne  ;  en  1277, 
la  capitale  avait  été  assiégée  par  les  révoltés.  Puis, 
d'autres  soulèvements  avaient,  pendant  de  longues 
années  (1283-1299;,  agité  le  pays;  en  1341,  pendant 
quelque  temps,  les  Vénitiens  furent  réduits  à  la 
possession  de  Candie  et  de  quelques  châteaux  forts. 
En  1363,  ce  fut  plus  grave  encore.  Les  colons  véni- 
tiens eux-mêmes,  mécontents  du  poids  des  impôts, 
se  soulevèrent  contre  l'autorité  de  la  République  : 
le  duc  fut  menacé,  la  bannière  de  saint  Marc 
abattue,  un  gouvernement  nouveau  institué.  Les 
provéditeurs  envoyés  par  le  Sénat  pour  rétaMir 
l'ordre  furent  accueillis  par  des  insultes:  la  Crète 
semblait  perdue.  Heureusement  pour  Venise,  pen- 


64  UNE    BÉPIBLKjlE    PATRICIENNE    :    VENISE 

dant  qu'elle  se  préparait  à  agir  par  les  armes,  une 
partie  des  colons  se  ressaisit,  surtout  lorsqu'ils 
virent  la  population  indigène  réclamer  sa  part  dans 
les  bénéfices  de  l'insurrection.  A  la  faveur  de 
l'anarchie  qui  résulta  de  ces  divisions  parmi  les 
révoltés,  la  flotte  vénitienne  put  reprendre  Candie 
sans  grande  peine  et  écraser  la  rébellion.  La 
Crète  perdit  dans  l'aventure  son  organisation  féo- 
dale, ses  assemblées,  ses  chefs  élus;  et,  plus  for-, 
tement  que  jamais,  Venise  y  établit  son  autorité. 

Sur  la  terre  ferme,  en  Morée,  Coron  et  Modon, 
bien  fortifiés,  défendus  par  de  bonnes  garnisons, 
demeuraient  des  postes  d'importance  essentielle. 
En  outre,  par  le  traité  de  1306,  la  République  obte- 
nait, en  Chypre,  la  franchise  du  commerce,  et 
des  quartiers  dans  les  trois  villes  de  Nicosie, 
Limisso  et  Famagouste.  Enfin,  grâce  à  La  faiblesse 
croissante  de  l'empire  grec,  elle  reprenait  pied  à 
Constantinople  même.  Le  traité  de  1322  abolissait 
les  mesures  vexatoires  dont  souffraient  les  sujets 
vénitiens,  et  la  colonie,  mieux  protégée,  recom- 
mençait à  devenir  florissante. 

Venise  profita  de  ces  succès  pour  réorganiser 
son  empire  colonial.  Comme  jadis  le  podestat,  le 
baile  de  Constantinople  fut,  dans  tout  l'Orient,  le 
représentant  de  la  République  et  l'administrateur 
suprême  de  ses  possessions.  De  tout  le  Levant,  on 
portait  à  sa  connaissance  tout  ce  qui  touchait  aux 
intérêts  vénitiens,  et  il  en  assurait  la  défense.  Le 
baile  était  un  fort  grand  personnage  :  nommé  pour 
deux  ans,  largement  payé,  il  menait  grand  train  et' 
faisait  bonne  figure  à  la  cour  ;  en  toute  circons- 
tance, qu'il  s'agît  de  rendre  à  ses  nationaux  la 
justice  privilégiée  dont  ils  jouissaient,  d'adminis- 


LA  FONDATION  DE  ï'iMl'IKF  COLONIAL      C5 

tivr  les  finances  de  la  colonie,  de  protéger  Le 
commerce,  de  défendre  la  sécurité  des  personnes 
et  des  biens  de  ses  concitoyens,  un  souci  essentiel 
était  prescrit  à  son  activité  :  en  toute  circonstance, 
il  devait,  selon  la  formule  inscrite  dans  les  instruc- 
tions que  lui  donnait  le  Sénat,  avoir  devant  les 
yeux,  comme  règle  de  ses  actes.  «  le  profit  et 
l'honneur  de  Venise  (proficuum  et  honorem  \ene- 
ciarum). 

I>e  ce  chef  suprême  dépendaient  tous  les  offi- 
ciers qui  représentaient  en  Orient  la  cité  de  saint 
Mare  :  baile  de  Négrepont,  duc  de  Crète,  easlellans 
de  Coron  et  Modon,  consul  de  Thessaloniqui •.  baile 
de  Tyr.  Au  prix  d'un  demi-siècle  d'efforts  énergi- 
ques,Venise  avait,  au  commencement  du  xive  siècle, 
à  peu  près  réparé  ses  pertes,  et  malgré  la  crise 
qui  l'avait  un  moment  éï»ranlée,  reconstitué,  pour 
son  plus  grand  profit,  un  empire  fortement  centra- 
lisé et  bien  en  main. 

Venise  et  Gênes  au  XIVe  siècle.  —  La  rivalité 
génoise  demeurait  cependant  redoutable. 

Gênes,  en  effet,  parallèlement  à  Venise,  pour- 
suivait en  Orient  le  cours  de  ses  progrès.  En  1275, 
une  famille  génoise,  celle  des  Zaccaria,  s'installait 
à  Phocée.  et  bientôt,  en  1304,  s'emparait  de  Chios. 
Momentanément  reconquises  par  les  Grecs,  les 
deux  dations  étaient  fortement  réoccupées  en 
1347,  et  une  grande  société  commerciale,  la 
«  Mahone  de  Chios  »,  se  formait  à  Gênes  pour  en 
assurer,  sous  la  suzeraineté  de  la  République,  la 
défense  et  l'exploitation.  En  1331,  un  autre  Génois, 
Cattaneo,  s'emparait  de  Lesbos,  qui  devenait,  entre 
les  mains  des  Gattilusi,  le  centre  d'une  seigneurie 


GO  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

importante,  bientôt  accrue  par  l'occupation  d'Aenos, 
sur  la  côte  de  Thrace. 

L'activité  de  Gênes  n'était  pas  moindre  dans  la 
mer  Noire.  Ses  colons  s'établissaient  à  Gaffa 
reconquise,  à  Tana,  à  Trébizonde,  et  y  faisaient  le 
commerce  des  blés,  des  poissons  salés,  des  cuirs, 
des  fourrures.  Ils  s'efforçaient  d'exclure  les  Véni- 
tiens de  la  mer  Noire,  et,  à  cet  effet,  ils  s'empa- 
raient en  1348  du  point  où,  au  pied  de  Roumili- 
Kavak,  le  Bosphore  s'étrangle  ;  ils  installaient  là 
une  station  navale  et  prétendaient  interdire  le  pars- 
sage  à  tout  vaisseau,  grec  ou  vénitien,  allant  vers 
le  Pont-Euxin,  s'il  n'était  muni  d'une  permission 
spéciale.  Enfin,  ils  s'établissaient  à  Chypre  dans 
des  conditions  exceptionnellement  favorables  ;  leur 
colonie  de  Famagouste  était  la  plus  puissante  de 
la  cité,  et  déjà  ils  ne  dissimulaient  plus,  par  leur 
facilité  à  créer  des  conflits,  l'ambition  qu'ils  avaient 
de  conquérir  l'île  entière. 

Cette  politique  envahissante  mécontentait  et 
inquiétait  les  Vénitiens.  Aussi,  entre  les  deux  cités 
rivales,  la  situation  se  tendait  chaque  jour  davan- 
tage. Le  xive  siècle  est  plein  de  leurs  conflits  inces- 
sants et  de  leurs  guerres. 

En  1328,  excédée  des  actes  de  piraterie  des 
marins  de  Gênes,  Venise  se  décidait  à  en  tirer 
vengeance  par  une  action  énergique.  La  flotte  de 
Giustiniani  paraissait  devant  Galata  :  pendant  plu- 
sieurs semaines,  elle  bloquait  les  passages  du 
Bosphore,  capturant  les  bateaux  génois,  et  ne  les 
relâchant  que  sous  promesse  d'une  forte  indemnité 
de  guerre.  En  1350,  ce  fut  une  rupture  plus 
sérieuse.  Grisés  par  les  grands  succès  qu'ils 
venaient  de  remporter  en  Orient,  les  Génois,  on 


LA    FONDATION    hl~    L'EMPIRE    COLONIAL  67 

l'a   •  i,  rêvaient  d'oxpulser  leurs  rivaux  de  la  mer 
Nuire.  Cette  t'ois,  la  guerre  éclata. 

D'abord  Negrepont,  surprise,  tomba  aux  mains 
d'un.^  flotte  génoise;  mais  les  Vénitiens  étaient 
fermement  résolus  à  poursuivre  la  lutte  à  fond, 
«  jusqu'à  la  confusion,  destruction  et  extermination 
finale  des  Génois  ».  Soutenue  par  l'alliance  arago- 
naise,  la  République  agit  avec  vigueur.  En  1351, 
nnc  flotte  vénitienne  manquait  surprendre  Galata 
et  obligeait  l'empereur  grec  à  entrer  dans  la  ligue 
cuntre  Gènes.  Contre  ses  ennemis,  Gênes  envoyait 
en  <»rient,  sous  les  ordres  de  son  meilleur  amiral 
Paganino  Doria.  une  flotte  considérable.  La  bataille 
se  livra  dans  le  Bosphore,  le  15  février  1352;  sur 
cet  étroit  champ  de  bataille,  130  à  140  vaisseaux, 
vénitiens,  génois,  aragonais,  se  heurtèrent 
en  une  lutte  acharnée  ;  mais  la  victoire  demeura 
indécise,  et  cette  journée  sanglante  ne  termina 
rien.  Le  conflit  s'étendait  maintenant  à  la  Médi- 
terranée entière  :  en  1353,  les  Génois  furent  battus 
complètement  dans  les  eaux  de  la  Sardaignc,  près 
d'Alghero;  mais,  l'année  suivante,  Doria  reprenait 
la  mer,  pénétrait  jusqu'au  fond  de  l'Adriatique, 
prenait  Parenzoen  Istrie,  et  terminait  la  campagne 
en  infligeant  aux  Vénitiens,  à  la  hauteur  de  Nava- 
rin, le  désastre  de  la  Sapienza.  On  se  résolut  à 
conclure  la  paix  (1355).  Ce  ne  fut  pas  pour  long- 
temps. 

Bientôt,  de  nouveau,  les  conflits  se  multiplièrent. 
En  1372,  Vénitiens  et  Génois  se  prenaient  de  que- 
relle, durant  les  fêtes  du  couronnement  du  roi 
Pierre  II  de  Chypre,  et  cette  échauffourée  fournis- 
sait aux  Génois  le  prétexte,  depuis  longtemps  cher- 
ché,  de  mettre  la  main  sur  l'admirable  port  qu'était 


'68  UNE   BÉPUBLIQUE   PATRICIENNE    :   VENISE 

Famagouste.  Peu  après,  la  possession  de  Ténédos 
allumait   une  nouvelle   guerre.  Venise  souhaitait 
fort  occuper  cette  position,  qui  commandait  l'entrée 
des  Dardanelles;  en  1375,  elle  en  obtint  la  cession 
de  l'empereur  grec  et,  malgré  les  Génois  qui  n'hési- 
tèrent pas,  pour  contrecarrer  leurs  rivaux,  à  provo- 
quer une  révolution  de  palais  à  Gonstantinople, 
elle  s'y  établit  en  janvier  1377.  La  lutte  décisive 
entre  les  deux   cités  rivales  devenait   inévitable. 
Vettore  Pisani,  l'amiral  vénitien,  la  mena  vigou- 
reusement dans  toute  la  Méditerranée;  mais,  en 
1379,  il  se  laissait  battre  devant  Pola  par  une  flotte 
génoise  apparue  dans  l'Adriatique,  où,  depuis  1358, 
Venise  avait  dû  céder  la  Dalmatie  aux  Hongrois. 
La  situation   devint   alors   terrible   pour   Venise. 
L'Istrie  et  la  Dalmatie  étaient  conquises  par  ses 
adversaires;  bien  plus,  la  ville  même  était  attaquée 
dans  ses  lagunes,  et  Chioggia  tombait  aux  mains 
des  Génois.    Attaquée   par  mer  par  la   flotte  de 
Gênes,  par  terre,  par  les  troupes  du  roi  de  Hon- 
grie et  du  seigneur  de  Padoue,  cernée  de  toutes 
parts,  privée  de  sa  flotte  qui  aurait  pu  la  protéger, 
Venise  semblait  perdue,  et  Doria  se  flattait,  comme 
il  le   disait,  de  «  brider  »  les  chevaux  orgueilleux 
qui  dominent  le   portail   de  Saint-Marc.   A  cette 
heure  grave,  où  son  existence  même  était  en  jeu, 
Venise  fit  preuve  d'une  constance  admirable.  Pisani, 
destitué  et  emprisonné  après  sa  défaite  de  Pola, 
fut  rappelé   au    commandement   et  chargé  de  la 
défense.   Il  la  conduisit  énergiquement.  L'arrivée 
opportune  d'une  escadre  qui,   sous  les  ordres  de 
Carlo  Zerio,  revenait  du  Levant,  acheva  d'assurer 
le  salut  de  la  cité.  Chioggia  fut  bloquée  à  son  tour, 
et   les    Génois    qui    l'occupaient    obligés,    après 


LA    K0NH.U1ON     DE    l'BMPIBB    i  CI  <  <'•' 

six  mois  de  lutte,  de  capituler.  Dès  lors  la  partie 
était  perdue  pour  Gênes;  sa  flotte  impuissante  dut 
battre  en  retraite;  Venise  était  sauvée. 
La  paix  do  Turin,  conclue  en  1381,  sous  les  aus- 

du  comte  de  Savoie,  entre  les  deux  rivales, 
marqua  définitivement  le  terme  du  long  conflit 
entre  Venise  et  Gènes.  Sans  doute  Venise  dut  éva- 
.  aer  Ténédos.  dont  les  fortifications  turent  déman- 
5;  sans  doute  Famagouste  demeurait  aux 
mains  des  Génois,  et  le  roi  Pierre  II  de  Lusignan 
était  abandonné  à  leur  vengeance;  mais  Gènes  dut 
renoncer  à  fermer  aux  Vénitiens  le  marché  de  la 
mer  Noire  et  l'accès  de  Tana,  et  la  République 
allait  travailler  avec  une  activité  fiévreuse  à  relever 

cette  région  les  ruines  de  ses  colonies.  De 
ette  terrible  guerre  de  six  années,  qui  l'avait  mise 
à  deux  doigts  de  la  ruine,  Venise  sortait,  affaiblie 
-ans  doute,  mais  confiante  dans  ses  destinées  et 
dans  l'énergique  et  sage  gouvernement  qui,  à 
l'heure  du  péril  suprême,  n'avait  pas  désespéré  de 
la  République.  Tandis  que  Gênes,  agitée  par  la 
lutte  des  partis,  troublée  par  d'incessantes  révolu- 
tions, s'achemine  désormais  vers  la  décadence, 
Venise,  sous  la  direction  de  ses  hommes  d'Etat, 
renaîtra  vite  de  sa  chute,  et,  dans  l'équilibre  établi 
en  1381  entre  elle  et  sa  rivale,  elle  trouvera  un 
;  "inl  de  départ  nouveau  {tour  reprendre  et  garder 
la  domination  des  mers.  Au  lendemain  même  de  la 
guerre  de  Chioggia,  Venise  reconquérait  Corfou 
i-t   acquérait   en    Grèce   Nauplie   et  Argos 

,  Scutari  et  Durazzo  en  Albanie  (1396).  Gènes 
il rair.-.    à  ce   même   moment,    aliénait   sa 
lé  et  se  donnait  au  roi  de  France  (139G,. 


70  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISR 


III 

L'expansion  du  commerce  vénitien.  L'Egypte  et 
les  relations  avec  le  monde  musulman.  —  Aussi 
bien,  durant  la  période  où  elle  défendait  si  vigou- 
reusement son  empire  colonial,  Venise  avait  su 
assurer  à  son  commerce  une  expansion  prodigieuse 
à  travers  tout  l'Orient. 

Parmi  les  pays  méditerranéens,  l'Egypte  —  du 
moins  avant  que  les  Portugais  n'eussent  découvert 
la  route  du  Cap  —  a  eu.  dans  le  commerce  du 
monde,  une  importance  capitale.  C'est  par  là  qu'ar- 
rivaient en  Occident,  par  la  voie  la  plus  courte,  les 
précieuses  denrées  qui  venaient  de  l'Inde  et  de  la 
Chine,  et  Alexandrie  était  le  centre  d'un  mouve- 
ment d'affaires  prodigieux.  De  bonne  heure  les 
Vénitiens  comprirent  le  profit  qu'il  y  avait  à  faire 
sur  les  rivages  du  Nil,  et  ils  entrèrent  en  relations 
avec  le  pays  des  Pharaons.  Mais  l'Egypte  du  Moyen 
Age  était  aux  mains  des  musulmans.  Or,  une  nation 
chrétienne  avait  quelque  scrupule  à  commercer 
avec  des  infidèles,  surtout  quand  les  croisades 
eurent  accru  l'antagonisme  religieux,  et  davantage 
encore  quand,  avec  Saladin,  l'Egypte  fut  devenue 
le  centre  de  la  puissance  de  l'Islam;  les  sultans  du 
Caire  de  leur  côté  éprouvaient  quelque  embarras  à 
accorder  des  privilèges  à  des  marchands  chrétiens. 
Toutefois  les  bénéfices  à  faire  étaient  trop  grands 
pour  ne  point  imposer  silence  aux  hésitations  de 
la  conscience,  et  les  maîtres  de  l'Egypte  trouvaient 
trop  d'avantages  à  ces  relations  pour  ne  pas  se 
montrer  tolérants.  On  s'entendit  donc  sans  trop  de 
peine  :  et  malgré  l'indignation  des  âmes  pieuses, 


LA    FONDATION    DE    l'eUPIM    COLONIAL  71 

malgré  la  défense  de  l'Eglise,  malgré  l'excommu- 
nication, la  confiscation  des  biens,  la  perte  de  la 
liberté  menaçant  quiconque  se  livrerait  à  ce  trafic 
illicite  et  particulièrement  à  la  contrebande  de 
guerre,  des  relations  actives  se  nouèrent  vite  entre 
Venise  et  les  musulmans.  A  Innocent  III,  qui  pré- 
tendait les  interdire,  la  République  représentait 
que  fermer  un  marebé  de  cette  importance  serait 
pour  sa  prospérité  un  coup  trop  redoutable;  et  le 
pape  lui-même  s'inclinait  devant  ces  objections. 
Et  le  bruit  public  affirmait  que,  si  Dandolo  avait 
détourné  vers  Constantinople  la  quatrième  croi- 
sade, c'est  qu'une  ambassade  était  venue  d'Egypte 
apporter  à  Venise  des  présents  magnifiques  et 
promettre  d'extraordinaires  privilèges,  à  seule  fin 
que  le  doge  usât  de  son  influence  pour  écarter  de 
la  vallée  du  Nil  le  péril  qui  la  menaçait.  L'histoire, 
il  convient  de  l'ajouter,  est  plus  que  suspecte; 
mais  c'est  un  fait  assez  significatif  qu'elle  ait.  au 
xni'  siècle,  couru  la  chrétienté. 

Il  est  certain  par  ailleurs  que  les  Vénitiens 
étaient  fort  bien  accueillis  en  Egypte.  Dès  1207,  le 
soudan  leur  accordait  d'amples  privilèges,  qui 
furent,  pendant  le  cours  du  xine  siècle,  constam- 
ment renouvelés.  La  ville  de  saint  Marc  avait  à 
Alexandrie  une  colonie  puissante,  qu'administrait 
un  consul  au  nom  de  la  République.  Le  quartier 
vénitien  comprenait  deux  fondachi,  un  bain,  une 
boulangerie,  une  église,  et  la  tolérance  musulmane 
allait  jusqu'à  permettre  d'introduire  et  de  vendre 
du  vin  dans  l'intérieur  des  fondachi.  Le  gouverne- 
ment du  Caire  était  plein  d'égards  pour  les  mar- 
le  Venise;  ils  étaient  exemptés  de  cer- 
taines taxes  abusives;  ils  jouissaient  d'une  entière 


<~  UNE    REPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

franchise  pour  le  commerce  des  perles,  des  pierres 
précieuses,  des  fourrures.  On  voit,  dans  toutes  les 
ordonnances  qui  les  concernent,  un  parti  pris  de 
bienveillance  évident.  Et  pour  la  mériter,  e' 
davantage  encore  parce  qu'ils  y  trouvaient  profit, 
les  Vénitiens  ne  se  faisaient  point  scrupule  d'im- 
porter en  Egypte  les  marchandises  les  plus  spécia- 
ment  prohibées,  les  armes,  les  munitions,  le  fer, 
les  bois  de  construction,  les  esclaves. 

Vainement,  après  la  perte  de  la  Terre-Sainte 
surtout,  les  papes  fulminaient,  Boniface  VIII 
après  Nicolas  IV  et  Clément  V  après  Boniface. 
interdisant  sous  les  peines  les  plus  graves  tout, 
commerce  avec  les  infidèles,  dans  l'espoir  de  rui- 
ner le  Soudan  en  lui  enlevant  les  ressources  finan- 
cières qu'il  tirait  du  commerce  occidental.  Vaine- 
ment ils  chargeaient  les  chevaliers  de  l'Hôpital  et 
du  Temple  de  surveiller  les  mers  et  d'empêcher 
par  la  force  le  trafic  interdit.  Venise  s'arrangeait  ô. 
tourner  les  défenses  et,  dès  1302,  elle  envoyait  au 
Caire  une  ambassade  solennelle  pour  demander  le 
renouvellement  de  ses  anciens  privilèges,  et  parmi 
les  articles  dont  l'importation  était  prévue  au 
traité,  figuraient  en  bonne  place,  avec  une  prime 
spéciale  aux  importateurs,  les  marchandises  dont 
la  vente  était  interdite  en  pays  sarrasin.  Venise 
sentait  trop  l'intérêt  qu'elle  avait  à  reprendre  pied 
en  Egypte  et  en  Syrie  pour  s'arrêter  à  de  longs 
scrupules,  et  il  faut  ajouter  que  cette  politique  la 
servit  à  merveille.  Sans  doute  Rome  se  fâcha: 
Jean  XXil  fit  ouvrir  une  enquête  et  agita  ses  fou- 
dres, si  bien  qu'un  moment,  en  1323.  la  République 
dut  céder  et  interdire  à  ses  nationaux  tout  com- 
merce avec  les  musulmans.  Mais,  sous  la  prohibi- 


LA    fi  \    DE    L'EMPIRE    COLONFM 

tion  générale,  on  sut  trouver  place  pour  glisser  tics 
accommodements.  A  titre  exceptionnel,  Venise 
sollicitait  et  obtenait  les  papes  des  licences  tem- 
poraires de  trafiquer  avec  l'Egypte.  Dès  1344, 
nî  VI  autorisait,  pour  une  période  de  cinq 
•Mivoi  à  Alexandrie  d'un  certain  nombre  de 
navires  vénitiens  et.  à  force  d'argent  et  de  bonnes 
paroles,  plus  d'une  fois  la  République  se  fit  accorder 
le  renouvellement  do  oe  privilège.  De  fréquentes 
ambassades  consolidaient  d'autre  part  sa  position 
au  Caire,  et,  au  milieu  du  xiv9  siècle,  trois  traités 
successivement  conclus  renouvelaient  tous  les  pri- 
vilèges concédés  aux  Vénitiens. 

Les  routes  de  1  Asie.  Marco  Polo.  —  Toutefois, 
le  trafic  direct  avec  les  infidèles  trouvait  dans  ces 
prohibitions  de  sérieux  obstacles  :  il  suffira  de 
rappeler  que,  pendant  plus  de  vingt  ans,  de  1323  à 
1344,  la  République  ne  put  envoyer  en  Egypte  un 
seul  navire  de  commerce.  On  conçoit  donc  qu'en 
présence  de  ces  difficultés,  Venise  ait  cherché  à 
s'ouvrir  par  d'autres  routes  l'accès  des  grands  mar- 
chés de  l'Asie  centrale  et  de  l'Extrême-Orient. 

Un  grand  événement  avait,  dans  la  première 
moitié  du  xiii*  siècle,  bouleversé  le  monde  asia- 
tique. C'était  l'invasion  mongole.  Le  khalifat  de 
Bagdad  était  tombé  sous  les  coups  de  ces  nou- 
veaux venus;  la  Perse  avait  été  conquise;  un  Etat 
tartare  s'était  fondé  jusque  dans  la  Russie  du  Sud, 
autour  des  villes  de  Saraï  et  de  Bolgar,  sur  le 
Volga  :  c'était  le  khanat  de  Kiptchak  ou  de  la 
Horde-d'Or  ;  et  l'empire  des  grands  khans,  cou- 
vrant toute  l'Asie  et  l'Orient  de  l'Europe,  allait  de 
Pékin  et  de  Karakoroum,  sur  le  lac  Baïkal,  jus- 


74  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

qu'à  la  Syrie  et  au  Dniester.  Or,  les  Mongols 
apparaissaient  comme  les  ennemis  de  l'Islam  ;  ils 
ne  semblaient  point  hostiles  au  christianisme.  On  se 
flatta  sérieusement,  dans  l'Occident  du  xme  siècle, 
de  l'espoir  de  les  convertir.  Sans  doute,  les  mis- 
sionnaires qu'on  leur  envoya  obtinrent  peu  de 
succès  dans  l'ordre  des  choses  spirituelles;  mais, 
par  les  relations  qui  se  nouèrent  ainsi  avec  eux, 
des  routes  nouvelles  s'ouvrirent  vers  l'Asie.  De 
tous  les  points  du  littoral,  par  les  ports  de  la 
petite  Arménie,  par  Trébizonde,  par  les  entrepôts 
de  la  Mer  Noire,  on  monta  à  l'assaut  de  cet 
immense  pays,  encore  presque  inconnu;  religieux, 
voyageurs,  trafiquants  explorèrent  à  l'envi  et  révé- 
lèrent à  l'Occident  Tauris  et  la  Perse,  l'Asie  cen- 
trale, l'Inde,  la  Chine  ;  et,  à  travers  l'empire 
mongol,  une  route  s'ouvrit,  plus  facile,  pour  appor- 
ter aux  ports  de  la  Méditerranée  les  marchandises 
précieuses,  les  pierreries,  les  épices,  que  la  cherté 
des  droits  et  les  prohibitions  de  la  papauté  ren- 
daient si  malaisé  de  chercher  en  Egypte. 

Les  Vénitiens  ne  furent  pas  les  derniers  à  profi- 
ter de  ces  découvertes.  Avec  un  courage,  une 
ténacité,  un  esprit  d'initiative  admirables,  hardi- 
ment ils  se  lancèrent  sur  ces  chemins  tout  nou- 
veaux. C'est  un  marchand  de  Venise,  Marco  Polo, 
qui  a  eu  la  gloire  d'être  le  premier  Européen  à 
pénétrer  en  Chine,  et  son  Livre  des  Merveilles,  où 
il  a  conté  les  vingt-quatre  années  du  voyage 
(1271-1295)  qu'il  fit  à  travers  toute  l'Asie  a,  pour 
l'histoire  du  commerce  vénitien,  une  importance 
sans  égale.  Avec  un  soin  attentif,  un  esprit  d'ob- 
servation auquel  nul  détail  n'échappe,  Marco  Polo 
a  consigné  dans  son  long  récit  tout  ce  qui  pouvait 


\r>ATio\    !>k    l'bIPHI    COlo  75 

servir  à  ia  connaissance  ethnographique  et 
nomique  des  pays  qu'il  avait  parcourus.  Des 
rivages  de  L'Asie  Mineure  au  fond  de  la  Chine,  de 
utroiie  et  du  Japon  au  Siam  et  à  la  Coehin- 
ekine,  a  Sumatra  et  à  Ceylau,  dans  l'Inde  et  dans 
la  Pêne,  partout,  en  digne  tîls  de  la  nation  de 
commerçants  dont  il  était  originaire.  Marco  Polo 
a  note  lus  produits  du  sol  et  de  l'industrie,  les 
conditions  du  trafic,  les  centres  du  commerce,  les 
routes  à  suivre  ;  et  son  récit  véridique  où,  comme 
U  le  déclarait  à  son  lit  de  mort.  «  il  n'avait  pas  dit 
la  moitié  de  ce  qu'il  avait  vu  en  réalité  ».  devait 
entraîner  à  sa  suite,  sur  les  chemins  de  cette  Asie 
accueillante  et  riche,  une  foule  d'imitateurs.  Il  est 
certain  que  les  descriptions  de  Marco  Polo,  la  for- 
tune immense  qu'il  avait  rapportée  {ne  l'appe- 
lait-on  pas  à  Venise  Marco  Polo  Milioni)  firent 
ie  monde  des  affaires  une  grande  impression. 
Ecrit  en  français,  son  livre  fut  vite  traduit  en  latin 
et  en  italien,  et  la  route  qu'il  avait  ouverte  ne  se 
ferma  plus  désormais.  Au  xiv*  siècle,  les  mar- 
chands de  Venise  faisaient  volontiers  le  voyage 
du  Cathay  ;  des  ambassades  vénitiennes  allaient 
conclure  en  Perse  des  traités  de  commerce;  la 
République  entretiendra  plus  tard  de  bonnes  rela- 
tions avec  Tamerlan.  Et  de  cette  magnifique 
expansion  le  commerce  de  Venise  tirera  des  profits 
prodigieux. 

Mais  surtout,  comme  le  doge  Henri  Dandolo, 
Marco  Polo  nous  oftre  un  bel  exemple  de  l'esprit 
et  du  caractère  vénitiens.  Il  ne  fallait  pas  un 
médiocre  courage  pour  se  lancer,  comme  il  le  fit, 
presque  à  l'aventure  à  travers  un  immense  pays 
inconnu;  Marco  Polo    apporta  dans   cette  entre- 


T6  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

prise  périlleuse  toutes  les  qualités  éminentes  de  sa 
race.  Intelligent  et  brave,  adroit  et  prudent  aussi, 
joignant  à  un  esprit  pratique  très  délié  un  sens 
aigu  de  l'observation,  aussi  curieux  de  toutes  les 
nouveautés  qu'il  rencontrait  que  soucieux  des 
intérêts  de  son  commerce,  tout  ensemble  pieux  et 
tolérant,  réservé  et  sobre  de  paroles,  ce  Vénitien 
qui,  pendant  dix-sept  ans,  sut,  par  son  activité  et 
son  dévouement,  mériter  et  garder  la  confiance, 
du  grand  khan  Koubilaï,  est  tout  à  fait  représen- 
tatif de  sa  race  et  de  son  pays.  Merveilleusement 
apte  à  s'adapter  aux  mœurs  des  régions  qu'il  tra- 
versait, infatigable  à  en  noter  les  aspects,  les  coutu- 
mes, les  avantages  surtout  qu'elles  offraient,  voyant 
toujours  juste  et  clair,  et  en  quelque  lieu  que  le 
menât  la  destinée,  n'oubliant  jamais  les  intérêts 
de  sa  lointaine  patrie,  Marco  Polo,  comme  Dan- 
dolo,  est  une  des  gloires  de  l'histoire  de  Venise. 
Le  fier  patricien  et  le  modeste  marchand,  le  grand 
politique  et  le  hardi  voyageur  se  rejoignent  en  un 
égal  amour  de  leur  pays,  en  un  même  et  admirable 
souci  de  travailler,  par  des  moyens  divers,  à  une 
tâche  commune,  «  le  profit  et  l'honneur  de  la 
République  ». 

La  prospérité  commerciale  de  Venise  à  la  fin 
du  XIVe  et  au  commencement  du  XVe  siècle.  — 
Dans  une  lettre  de  Pétrarque,  qui  était  en  1362 
venu  s'établir  à  Venise,  il  est  question  de  ces  vais- 
seaux qui  mettent  à  la  voile  pour  tous  les  points 
du  monde,  de  cet  amour  de  l'or  qui  entraîne  les 
Vénitiens  au  delà  des  mers,  de  cet  esprit  d'aven- 
ture qui  fait  «  que  les  vins  d'Italie  pétillent  dans 
les  verres  des  Bretons,  et  que  le  miel  de  Venise 


FONDATION    HF    I    l  MPinE    COLONIAL  il 

charme  le  palais  des  Scythes  »;  et  «  si  le  Don, 
ajoute  l'écrivain,  est  la  limite  extrême  qu'atteignent 
leurs  navires,  ceux  qui  les  montent  poursuivent 
leur  route  par  terre  jusqu'à  ce  qu'ils  atteignent  le 
et  le  Caucase,  l'Inde  et  la  Chine,  et  les 
extrémités  des  mers  orientales  ».  Ces  quelques 
mots  résument  de  façon  pittoresque  la  magnifique 
expansion  du  commerce  vénitien  vers  la  fin  du 
-iècle.  Inversement,  de  toutes  les  parties  du 
monde  méditerranéen,  on  accourait  à  Venise.  Le 
prestige  de  la  République,  la  puissance  que,  depuis 
le  commencement  du  xive  siècle,  elle  cherchait  à 
fonder  sur  la  terre  ferme,  mettaient  dans  sa  dépen- 
dance toute  une  partie  de  l'Italie  ;  de  l'Allemagne, 
de  Nuremberg  surtout,  d'Augsbourg  et  d'Ulm,  les 
marchands  descendaient  dans  la  ville  des  lagunes; 
et  le  Fondaco  dei  Tedeschi  était,  dès  le  xive  siècle, 
l'entrepôt  de  leurs  marchandises  et  le  centre  actif 
de  leurs  affaires.  Aussi  bien  que  les  commerçants, 
les  rois,  un  Pierre  de  Lusignan,  roi  de  Chypre,  un 
Manuel  Paléologue,  empereur  de  Constantinople, 
trouvaient  plaisir  à  visiter  la  cité  de  saint  Marc  et 
à  y  être  reçus  magnifiquement.  Et  sur  les  chapi- 
teaux qui  décoraient  la  façade  du  palais  ducal,  les 
Vénitiens  représentaient,  avec  une  légitime  fierté, 
les  nations  aux  types  exotiques  avec  lesquelles  ils 
trafiquaient,  et  les  fruits  merveilleux  qu'ils  rap- 
portaient de  leurs  courses  lointaines. 

Les  plus  illustres  familles  de  la  cité  prenaient 
leur  part  dans  ce  grand  mouvement  économique. 
A  la  fin  du  xivr  siècle,  une  des  plus  grandes  maisons 
de  commerce  de  Venise  était  celle  des  frères  Moro- 
sini.  Ils  trafiquaient  surtout  en  Orient,  à  Alej ..  uù 
ils  avaient  une  importante  succursale,  à  Damas,  à 


78  CNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

Beyrouth,  à  Nicosie  et  à  Famagouste.  Us  étaient  en 
relations  d'affaires  avec  toute  l'aristocratie^  véni- 
tienne, les  Corner,  les  Contarini,  les  Dandolo,  bien 
d'autres,  qui  tous,  comme  les  Morosini,  s'enri- 
chissaient par  le  commerce  :  et  outre  l'exportation 
et  l'importation,  ils  faisaient  encore  la  banque  et 
le  change.  Grâce  à  cette  incessante  activité,  la 
richesse  de  la  ville  était  prodigieuse.  Au  début 
du  xve  siècle,  Venise  exportait  annuellement  pour 
10  millions  de  ducats1  de  marchandises,  qui  rappor- 
taient un  bénéfice  de  plus  de  20  %•  On  comptait 
à  Venise,  vers  le  même  temps,  plus  de  mille  patri- 
ciens ayant  un  revenu  de  200.000  à  500.000  francs 
de  rente.  Et  tel  était,  dans  la  ville,  le  mouvement 
des  capitaux,  que  la  Banque  Nationale  (Caméra 
degli  imprestidï),  la  première  de  cette  sorte  qui  ait 
existé  en  Europe,  payait  pour  les  dépôts  qu'elle 
recevait  un  intérêt  annuel  de  5  °/0,  qui  varie  entre 
1386  et  1398,  de  200.000  à  500.000  ducats. 

Un  document  très  intéressant  de  l'année  1423 
nous  a  conservé  une  statistique  précise  des  forces 
de  la  République  et  un  tableau  magnifique  de  sa 


1.  Sans  entrer  ici  dans  la  difficile  question  des  monnaie* 
vénitiennes,  on  se  bornera  à  indiquer  qu'il  y  avait,  à  Venise, 
deux  sortes  de  ducats  :  le  ducat  d'argent  ou  grosso,  qui  fut 
frappé  d'abord  sous  le  dogat  de  Henri  Dandolo  (1193]  et 
qui  valait  26  deniers  ou  piccoli;  et  le  ducat  d'or,  frappé 
pour  la  première  fois  en  1284,  et  qui  prendra  à  partir  de 
1543  le  nom  de  zeechino  ou  sequin.  C'est  la  monnaie  essen- 
tielle de  Venise,  et  par  le  soin  que  la  République  apporta  à 
lui  conserver  son  poids  et  la  pureté  de  son  métal,  elle  eut 
dans  tout  l'Orient  un  cours  privilégié.  Le  ducat  d'or  valait 
40  sous  gros  d'argent,  soit  deux  livres  (ce  qui  équivaut 
environ,  au  xve  siècle,  à  16  fr.  80  de  notre  monnaie)  :  il  pesait 
3  gr.  56,  ce  qui  fait  une  valeur  absolue  d'environ  10  francs. 


LA    FONDATION    HE    L'EMPIRE    C0L0NIA1 

prospérité  économique.  <:'<v>l  le  discours  célèbre 
du  doge  Thomas  Mocenigo.  La  population  de 
Venise  était  alors  de  190.000  âmes,  sur  lesquelles 
l'industrie  de  la  soie  occupait  3.000  personnes, 
celle  de  la  laine  16.000,  les  constructions  mari- 
times 17.000  ouvriers  à  l'arsenal,  les  équipages  de 
la  flotte  25.000  marins.  La  marine  comptait 
3.000  bâtiments  de  commerce  et  300  navires  de 
guerre;  chaque  année,  on  construisait  45  galère?. 
La  valeur  totale  des  maisons  de  Venise  était 
estimée  à  plus  de  7  millions  de  ducats1  ;  la  Monnaie 
de  la  République  frappait  annuellement  pour  1  mil- 
lion de  ducats  d'or  et  pour  1  autre  million  de 
ducats  en  pièces  d'argent.  Avec  les  villes  lom- 
bardes, le  mouvement  d'affaires  représentait  un 
total  de  plus  de  2  millions  de  ducats.  La  seule  Flo- 
rence, d'autre  part,  importait  annuellement  à Venis< 
16.000  pièces  de  drap  et  y  achetait  poir  840.000  du- 
cats de  marchandises.  Mais  le  commerce  d'Orient 
surtout  était  rémunérateur  :  en  Egyple  en  Syrie,  à. 
Chypre,  à  Rhodes,  en  Romanie,  à  Candie,  en  Morée, 
en  Barbarie  et  sur  les  rivages  de  l'Adriatique,  la  Répu- 
blique faisait,  on  l'a  vu,  des  affaires  formidables. 
Et  le  doge  Mocenigo ,  glorifiant  cette  politique 
économique  à  laquelle  la  cité  de  saint  Marc  devait 
le  développement  de  son  commerce  et  sa  richesse 
concluaitjustement  que,  si  elle  continuait  ces  sages 
méthodes ,  Venise  ne  pourrait  que  marcher  de 
prolit  en  profit  et  devenir  «  maîtresse  de  l'or  de 
toute  la  chrétienté  ». 

1.  Mocenigo  exap^re  ici  sensiblement.  La  «  stima  »  offi- 
cielle '.'<:  H2.">,  qui  ne  comprend  à  la  vérité  ni  lés  bâtiments 
publics  ni  les  propriétés  d'église,  donne  le  chiffre  total  de 
■H  ducats. 


80  UNE    nÉPUBLIQUE    PATRICTENNE   :   VENISE 

Par  les  soins  donnés  à  la  prospérité  de  son  com- 
merce, à  l'établissement  et  à  l'organisation  de  son 
empire  colonial,  Venise  était  ainsi  devenue  une  des 
grandes  puissances  du  monde.  Mais  d'autres  rai- 
sons encore  avaient  contribué  à  sa  grandeur. 
«  Chacun  sait,  disait  encore  Mocenigo,  que  la  guerre 
vous  a  faits  valeureux  et  habiles  sur  la  mer.  Vous 
avez  des  capitaines  de  guerre  capables  de  com- 
battre n'importe  quelle  grande  armée.  Vous  avez 
des  équipages  pour  armer  cent  galères.  Vous  avez 
des  hommes  expérimentés  dans  les  ambassades  et 
dans  le  gouvernement  de  la  cité.  Vous  avez  des 
docteurs  en  diverses  sciences,  et  spécialement  de 
nombreux  légistes,  si  fameux  que  les  étrangers 
même  viennent  en  foule  s'en  remettre  à  vos  juge- 
ments. »  Mocenigo  avait  raison.  Le  gouvernement 
intérieur  de  Venise,  le  mécanisme  savant  de  sa 
constitution,  la  ferme  orientation  de  sa  politique, 
l'habileté  de  sa  diplomatie,  la  splendeur  de  sa  vie 
intellectuelle  n'étaient  pas  les  moindres  causes  de 
la  puissance  et  de  la  gloire  de  Venise. 


CHAPITRE  III 

La  Constitution  de  Venise  et  le  gouvernement 
de  la  République. 


I.  —  L'évolution  historique   de  la  constitution   vénilieune. 

—  La  prétendue  réforme  de  1172.  —  Le  doge  et  l'aristo- 
cratie. —  La  serrata  del  Consiglio  (1297).  —  L'institution 
du  Conseil  des  Pix  [310  .  —  La  conspiration  de  Marino 
l'alier    1355). 

li.   —    L'oreanisation    du    gouvernement    vénitien.    —    Le 
Grand  CoaeeiL  —  Le  Sénat.  — Le  Collège.  —  LaSeigneurie. 

—  Le  doge.  —  Le  Conseil  des  Dix.  —  Les  classes  sociales 
à  Venise.  —  L'esprit  de  la  constitution  vénitienne. 


La  constitution  de  Venise  est  quelque  chose 
d'unique  dans  l'histoire.  Par  la  savante  combi- 
naison de  ses  rouages,  elle  a  assuré  à  la  cité  de 
saint  Marc  une  tranquillité  intérieure  que  n'ont 
point  connue  les  autres  villes  d'Italie;  par  la  forte 
unité  de  direction  qu'elle  a  donnée  à  la  politique 
de  la  République,  elle  a  été  un  des  éléments  essen- 
tiels de  sa  grandeur.  Pourtant,  il  serait  inexact  de 
croire  qu'elle  a.  du  premier  coup,  trouvé  sa  forme 
définittre;  le  mode  de  gouvernement  qui,  durant 
plusieurs  siècles,  devait  présider  si  heureusement 
aux  destinée-  de  la  cité,  ne  s'est  point  établi  sans 
luttes,  sans  secousses  et  sans  révolutions;  mais,  de 
bonne  heure,  cette  période  agitée  a  pris  lin  et  les 
institutions  ont  trouvé  leur  équilibre  durable.  C'est 


82 


UNE    REPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 


pourquoi,  avant  de  définir  les  traits  essentiels  de 
la  constitution  vénitienne,  il  importe,  —  ne  fût-ce 
que  pour  en  bien  marquer  le  caractère  et  les  ten- 
dances, —  d'en  esquisser  brièvement  l'évolution 
historique. 

I 

L'évolution  historique  de  la  constitution  véni- 
tienne. —  Au  début  de  l'histoire  de  Venise,  la  cité, 
on  l'a  noté  déjà,  apparaît  à  nos  yeux  comme  un 
état  presque  monarchique.  Un  doge  tout-puissant 
la  gouverne;  le  pouvoir  tend  à  se  concentrer  entre 
les  mains  de  quelques  grandes  familles,  Parteciaci, 
Candiani,  Orseoli,  qui  se  le  transmettent  héréditai- 
rement, par  l'association  du  fils  à  la  magistrature 
suprême  du  père;  il  semble  qu'une  politique  nette- 
ment dynastique  s'impose  au  gouvernement  de  la 
ville.  Sans  doute,  en  face  du  doge,  l'assemblée 
populaire  existe,  qui  élit  le  souverain  et  que  celui-ci 
consulte  plus  ou  moins.  En  vérité  pourtant,  et  jus- 
qu'au début  du  xie  siècle,  l'organisation  de  Venise 
est  presque  celle  d'un  Etat  monarchique. 

Mais,  dans  cet  état  monarchique,  une  puissance 
s'oppose  à  celle  du  doge  :  c'est  l'aristocratie  véni- 
tienne. Au-dessus  du  peuple  proprement  dit  (popu- 
lares),  au-dessus  des  classes  de  bourgeoisie  qui 
rempliront  plus  tard  les  corporations  des  artes 
majores,  il  y  a  un  patriciat  composé  de  vieilles 
familles  puissantes,  fières  de  remonter  aux  ori- 
gines de  la  cité,  avides  de  prendre  leur  part  du  gou- 
vernement. Ces  nobles  sont  riches,  riches  par  la 
propriété  qu'ils  possèdent,  riches  surtout  par  le 
commerce  auquel,  de  bonne  heure,  ils  se  sont 
adonnés;  et  le  capital  qu'ils    détiennent   soutient 


LA    CONSTITUTION    DE    VENISE  83 

fortement  leurs  aspirations  oligarchiques  et  con- 
servatrices. Ces  nobles  sont  les  conseiller.-  uéces- 
saires  <iu  doge;  ils  occupent  les  hauts  emplois  de 
la  cité;  ils  dirigent  l'assemblée  populaire  et  font 
en  fait  l'élection  du  souverain.  Leur  ambition  natu- 
relle est  de  gouverner  en  maîtres  les  affaires  de  la 
ville;  et  plus  d'une  fois  cette  ambition  se  manifes- 
tera dans  le>  luttes  qu'ils  engagent  contre  un  doge 
trop  paissant.  Mais  à  côté  de  ces  conflits  violents, 
qui  se  résolvent  parle  meurtre  ou  le  coup  d'Etat, 
l'aristocratie  vénitienne  a  eu  une  action  plus  tenace 
et  plus  lente  ;  durant  des  siècles,  par  un  effort  per- 
sistant el  -'■nsible  à  peine,  elle  a  poursuivi  un 
double  but  :  diminuer  d'une  part  l'autorité  ducale, 
indre  de  L'antre  la  puissance  populaire,  et, 
sur  ces  deux  ruines,  fonder,  au  profit  d'un  corps 
relativement  peu  nombreux  de  nobles,  un  système 
de  gouvernement  qu'on  peut  justement  nommer 
une  république  patricienne. 

Gomment  l'aristocratie  vénitienne  parvint-elle  à 
ce  résultat?  l'histoire  en  est  souvent  obscure,  com- 
pliquée et  difficile.  On  en  retiendra  ici  les  grands 
traits  seulement. 

La  prétendue  réforme  de  1172.  —  Un  premier 
coup  fut,  dès  1032,  porté  à  la  puissance  du  doge. 
Quand,  à  cette  date,  finit  de  régner  la  dynastie  des 
Orseoli,  une  loi,  qui  fut  vraiment  la  première  loi 
constitutionnelle  de  la  République,  défendit  pour 
l'avenir  au  chef  de  la  cité  d'associer  un  co-régent  à 
son  pouvoir.  C'était  la  fin  du  régime  monarchique 
héréditaire  que  les  doges  avaient  essayé  d'établir. 
En  même  temps,  le  nouveau  souverain  fut  flanqué 
de    ''eux   conseillers,   qui    surveillèrent  ses  actes 


84  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

autant  qu'ils  l'assistèrent.  Et  ce  fut  la  première 
manifestation  légale  de  cet  esprit  de  contrôle  et  de 
méfiance  qui  deviendra,  à  tous  les  degrés  delà  hié- 
rarchie politique,  un  des  caractères  essentiels  du 
gouvernement  vénitien. 

Le  xue  siècle  fut  marqué  par  de  plus  graves  révo- 
lutions. L'histoire  officielle  des  institutions  de 
Venise,  telle  qu'on  commença  à  l'écrire  à  la  fin  du 
xme  siècle,  telle  qu'on  l'écrivit  surtout  au  xvie  et 
au  xvne  siècle,  a  merveilleusement  simplifié  le  récit 
de  ces  grands  événements.  A  l'en  croire,  lorsque, 
en  1172,  le  doge  Vitale  Michieli  eut  été  assassiné 
dans  un  soulèvement  populaire,  une  grande 
réforme  constitutionnelle  aurait  accompagné  l'élec- 
tion de  son  successeur.  A  la  place  de  l'assemblée 
populaire,  dont  le  rôle  fut  réduit  à  rien,  un  Grand 
Conseil,  de  quatre  cent  quatre-vingt  membres, 
devint  le  souverain  véritable  de  l'Etat  ;  ceux  qui  le 
composèrent  furent  initialement  choisis  par  un 
collège  de  douze  électeurs,  pris  à  raison  de  deux 
dans  chacun  des  six  quartiers  de  la  ville;  les  con- 
seillers étaient  nommés  pour  un  an,  et  ils  se  renou- 
velaient en  désignant  eux-mêmes,  avant  de  sortir 
de  charge,  les  douze  électeurs  qui  formeraient  le 
nouveau  Conseil.  Ainsi,  en  apparence,  l'institution 
avait  une  origine  toute  démocratique;  elle  était  en 
fait,  par  les  règles  qui  présidaient  au  choix  de  ses 
membres,  un  organe  tout  aristocratique. 

Un  peu  plus  tard,  en  1178,  on  augmenta  de  deux 
à  six  le  nombre  des  conseillers  du  doge;  et  ainsi 
naquit  le  Petit  Conseil.  En  1179,  on  institua  le  tri- 
bunal suprême  de  la  Quarantia.  Enfin,  un  autre 
corps  politique  fut  créé  vers  la  même  époque,  des- 
tiné lui  aussi  à  restreindre  l'autorité  du  souverain. 


I  \    I  "\SniTTION    DE    VE.NISB  85 

Depuis  longtemps  le  doge  avait  l'habitude,  pour 
l'aider  dans  le  gouvernement  des  affaires,  d'appeler 
à  lui,  quand  il  le  jugeait  utile,  certains  citoyens. 
On  nommait  ces  conseillers  les  Pregadt  (ceux  qui 
<ont  priés,  convoqués).  L'institution,  de  temporaire 
qu'elle  était,  devint  alors  permanente;  ce  fut  le 
germe  du  futur  Sénat  vénitien,  qui,  de  cette  ori- 
gine, garda  le  nom  de  Sénat  des  Pregadi.  Enfin 
l'élection  du  doge  fut  enlevée  au  peuple  et  confiée 
à  un  collège  de  onze  électeurs  choisis  parmi  les 
nobles,  et  dont  le  chiffre  aurait  été  élevé  i\  qua- 
rante en  1 178.  L'assemblé;1  populaire  dut  -  (in- 
tenter d'approuver  pour  la  forme  le  nom  de  l'élu. 
Et  ainsi,  en  moins  de  dix  ans,  aux  ambitions 
monarchiques  des  doges,  aux  prétentions  démo- 
cratiques du  peuple,  se  serait  substituée  une  cons- 
titution nettement  aristocratique. 

Le  doge  et  l'aristocratie.  —  L'histoire,  en 
vérité,  ne  >e  l'ait  point  de  manière  aussi  simple. 
En  réalité,  l'évolution  de  la  constitution  vénitienne 
lut  infiniment  plus  compliquée  et  plus  leate,  et 
elle  ne  fut  point  davantage  quelque  chose  de  spé- 
cial à  la  ville  de  saint  Marc.  Au  cours  du  xne  siècle, 
dans  toutes  les  cités  italiennes,  une  grave  trans- 
formation s'accomplissait  :  partout  le  pouvoir  popu- 
laire s'effaçait  au  bénéfice  de  l'aristocratie  ;  par- 
tout apparaissaient  un  grand  Conseil,  où  se  grou- 
paient les  membres  des  familles  nobles,  et  qui 
sentait  le  corps  de  la  cité,  et  un  petit  Conseil, 
détenant  la  réalité  du  pouvoir.  Il  en  alla,  vers  le 
même  temps,  à  peu  près  de  même  à  Venise.  Dès 
1143,  on  y  rencontre  une  institution  qui  s'appelle 
«  la  commune  de  Venise  »  (corrnme  Veneciaru/ir,  : 


86  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

c'est  le  groupement  des  anciennes  et  riches 
familles  patriciennes  qui  habitent  l'île  de  Rialto  et 
qui  prétendent,  à  l'exclusion  des  autres  habitants 
de  la  lagune,  et  même  de  la  population  non  noble 
de  la  cité,  intervenir  dans  les  conseils  du  gouver- 
nement ducal.  Et  vers  le  même  temps  apparais- 
sent «les  sages  »  {sapientes),  élus  par  les  différents 
quartiers  de  la  ville,  et  dont  le  collège  sert  de 
conseil  permanent  au  doge.  Dans  ces  deux  insti- 
tutions on  reconnaît  sans  peine  le  germe  du  Grand 
Conseil  et  du  Petit  Conseil  ;  et,  en  effet,  moins  de 
cinquante  ans  après,  les  deux  organes  figurent 
officiellement,  sous  le  nom  qu'ils  porteront  désor- 
mais, dans  les  documents,  et  un  décret  de  1207 
montre  comment  sont  choisis  les  membres  des 
deux  assemblées.  Trois  électeurs  désignent,  à 
raison  de  un  par  quartier  (ou  sestiere),  les  six 
i-  sages  du  Petit  Conseil  »,  et  pareillement  les 
«  sages  du  Grand  Conseil  »,  dont  le  nombre,  à 
c ette  date,  est  inconnu.  Les  uns  et  les  autres  sont 
nommés  pour  un  an.  Ainsi,  en  face  du  doge,  l'aris- 
tocratie se  fortifie  dans  deux  puissantes  citadelles  ; 
et,  dès  1148,  celui-ci  est  obligé  de  prêter  à  son  avè- 
nement un  serment  constitutionnel,  la  promissio. 
qui  l'engage  solennellement  vis-à-vis  du  patriciat. 
Enfin,  comme  une  assemblée  trop  nombreuse  se 
prête  mal  aux  négociations  compliquées  ou  se- 
crètes, à  l'intérieur  du  Grand  Conseil  se  consti- 
tuèrent vite  des  commissions  plus  ou  moins  nom- 
breuses, agissant  au  nom  et  comme  une  délégation 
de  cette  assemblée.  Une  de  ces  commissions,  la 
plus  importante,  était  composée  de  quarante 
membres  :  c'est  elle  qui  donnera  naissance  sans 
Joute  au  tribunal  de  la   Quarantia,  dont  la  pre- 


NfSYlYtJTION    HE   \r\isr  87 

re   mention    se    rencontre  en     1223.  Une  autre 
..  peut-être  appelée  à.  assister  les  mem- 
bre- du  î'etit  Conseil,  a  sans  doute  été  le  germe 
a  >'.rtira  le  Sénat.  C'est  en  1229  que  le  «  Conseil 
-  Pregadî  »  trouvera  une  organisation  définitive 
r-ermanente.  lorsque  le  choix  de  ses  membres 
sera  confié  au  Grand  Conseil,  et  le  chiffre  de  ceux 
qui  le  composaient  fixé  à  soixante,  auxquels  s'ajou- 
taient parfois,  sous   le  nom  de  Zonla,  un   certain 
nombre  de  personnages  élus  pour  s'adjoindre  aux 
ateurs   en  titre.  La   première   mention   de  ces 
adjoints  se  rencontre  en  1279. 

En    face  de  ces  puissantes    corporations  aristo- 

craliqu  emblée  populaire,  aussi   bien  que 

le    doge,     perdaient    peu    à     peu    leur  pouvoir. 

Sans   doute,    ce   n'est  qu'au    commencement   du 

xv*   siècle  que  le    patriciat  réussit  à  enlever  à  la 

première    tout  rôle    constitutionnel;    le   doge,  au 

/Contraire,  fut   plus   vite    et    progressivement    dé- 

iillé.  En  matière  de   politique  extérieure,    dès 

milieu  du  xne  siècle,  il  ne  put  décider  de  la  paix 

ou    de  la  guerre,    conclure   des   traités,    envoyer 

ou  recevoir  des  ambassades,  sans  le  concours  des 

ges  »  qui  formaient   son  conseil.   En  matière 

de     politique    intérieure,    dès    avant    la     lin  du 

xue  siècle,  l'administration  des  finances  lui  échappa 

pour  passer  aux  trésoriers  de  la  commune  (came- 

rani  cernant*)-  11  cessa  de  nommer  les  juges,  que 

le  Grand  Conseil   choisit   désormais;    il  cessa  de 

nommer    les  fonctionnaires   publics.  II    ne  garda 

ntre  naissance  réelle  que  le  droit  de  conduire, 

ps  de  guerre,  les  opérations  militaires  et  de 

commander  la  flotte.  A  part  cela,  il  eut  des  titres 

a    costume    magnifique;    il   porta    le 


88  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

grand  manteau  de  pourpre  (plus  tard  de  brocart  d'or) 
fourré  et  bordé  d'hermine,  les  chaussures  rouges 
des  empereurs  byzantins,  la  couronne  d'or,  que  rem- 
placera au  xive  siècle  la  coiffure  particulière  qu'on 
nomme  le  «  corno  ducale  »  ;  un  cérémonial  imposant, 
l'environna;  il  eut  son  navire,  qui  plus  tard  s'ap- 
pellera le  Bucenlaure.  Et,  à  mesure  que  le  temps 
marcha,  de  plus  en  plus  son  pouvoir  diminua. 

La  promissio  de  1192,  c'est-à-dire  le  serment  que 
prêta  à  son  avènement  un  doge  qui  n'était  autre 
que  Henri  Dandolo,  montre  clairement  où  en  était 
déjà  réduite,  même  entre  les  mains  d'un  tel 
homme,  l'autorité  ducale.  Sauf  en  ce  qui  touche 
son  rôle  de  chef  de  la  guerre,  le  doge  ne  peut  agir 
en  rien  sans  le  consentement  de  la  majorité  du 
Grand  Conseil;  et  c'est  un  principe  nettement  posé 
qu'une  résolution  votée  par  l'unanimité  du  Petit 
Conseil,  et  appuyée  par  la  majorité  du  Grand 
Conseil,  s'impose  au  doge,  et  qu'elle  peut  changer 
les  attributions  ducales  mêmes.  En  réalité,  dès 
cette  époque,  le  Grand  Conseil  détient  la  souverai- 
neté; le  Petit  Conseil  est  l'organe  du  pouvoir  exé- 
cutif. Pourtant  il  restait  encore  au  doge  quelques 
débris  de  son  autorité  monarchique.  On  y  mit  bon 
ordre  par  le  soin  qu'on  apporta  à  rédiger,  à  chaque 
nouvel  avènement,  la  promesse  ducale-  Des  ma- 
gistrats appelés  «  les  correcteurs  »  furent  chargés 
d'y  veiller,  et  un  acte  officiel  de  1268  définit  ainsi 
leur  mission  :  «  Ils  auront  l'œil  à  ce  que  les  doges 
soient  les  chefs  de  la  République,  et  non  ses  maî- 
tres et  ses  tyrans.  »  Ils  s'acquittèrent  bien  de  leur 
tâche.  La  promissio  du  doge  Jacques  Tiepolo  (1229) 
montre  qu'à  cette  date  le  doge  n'était  plus  que  le 
premier    des   fonctionnaires.    Il    s'y   engageait   à 


Là    CONSTITUTION    DE    VENISE  89 

observer  exactement  la  loi,  à  maintenir  le  dogat 
en  bon  état,  à  travailler  en  toute  circonstance  pour 
!<■  profit  et  la  gloire  de  la  République,  à  ne  faire 
aucune  nomination,  à  n'écrire  aucune  lettre  sans 
l'avis  de  son  conseil,  à  n'accepter  aucun  cadeau,  à 
se  contenter  du  traitement  de  2.800  livres  qui  lui 
était  assigné.  Et  désormais,  à  chaque  élection,  ce 
fut  une  restriction  nouvelle  :  en  1275,  défense  au 
et  à  ses  enfants  d'épouser  des  princesses 
étrangères;  en  1339,  interdiction  au  doge  d'ab- 
diquer; en  1343,  exclusion  de  ses  fils  de  toutes  les 
magistratures;  en  1367,  défense  de  posséder  des 
terres  en  dehors  du  duché  de  Venise:  en  1400, 
autorisation  aux  avocats  de  la  Commune  de 
traduire  en  jugement  le  chef  de  l'Etat,  soit  pour 
acte  public,  soit  pour  acte  de  la  vie  privée.  Image 
somptueuse  de  la  gloire  de  Venise,  symbole  majes- 
tueux de  sa  puissance,  le  doge  n'est  que  le  pre- 
mier, le  plus  surveillé  et  le  plus  obéissant  des  ser- 
viteurs de  la  République. 

Et.  afin  qu'il  demeure  tel,  qu'aucune  intrigue  ne 
permette  de  porter  au  pouvoir  un  homme  trop 
puissant  ou  mal  vu  du  Grand  Conseil,  un  règle- 
ment nouveau,  édicté  en  1268,  compliqua  à  plaisir, 
et  dans  l'esprit  le  moins  démocratique  qui  soit,  la 
forme  de  l'élection  ducale.  Par  une  série  de  ballot- 
tages successifs,  où  l'on  combine  savamment  les 
elïets  du  hasard  et  le  jugement  réfléchi  des  élec- 
on  arrive,  après  cinq  ou  six  scrutins  ou 
tirages  au  sort,  à  constituer  un  corps  de  onze  élec- 
teurs appartenant  au  Grand  Conseil;  mais  ces  onze 
ne  nomment  pas  encore  le  doge;  ils  choisissent  les 
qunrante  personnes  qui  le  nommeront  après  des 
formalités  dignes  d'un  conclave  et  à  la  majorité  de 


90  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

vingt-cinq  voix  au  moins.  Tout  ce  qu'on  laisse  au 
peuple,  c'est  le  privilège  de  se  voir  présenter  le 
nouvel  élu  avec  une  formule  rappelant  ses  anciens 
droits  :  «  Celui-ci  est  Monseigneur  le  doge,  s'il 
vous  plaît  ainsi.  »  {Questo  xemissier  lo  Boxe,  se  ve 
piaxe).  Dernier  reste  de  la  souveraineté  populaire, 
qui  disparaîtra  même  au  xve  siècle. 

Ainsi  l'évolution  oligarchique  commencée  au 
xne  siècle  ne  s'arrête  plus.  Sans  doute,  de  la  part 
du  peuple  exclu  du  gouvernement  aussi  bien  que  de 
la  part  du  doge  diminué,  des  tentatives  de  résis- 
tance se  produiront  parfois  eontre  la  toute-puis- 
sance de  l'aristocratie.  Mais  tous  ces  efforts  reste- 
ront infructueux  et  ne  feront  que  renforcer  la 
suprématie  du  patriciat. 

La  serrata  del  Consiglio  (1297).  —  Une  réforme 
bien  plus  grave  encore  s'accomplit  en  1297  au 
bénéfice  de  l'ordre  privilégié. 

En  théorie,  l'accès  du  Grand  Conseil  n'était  fermé 
à  aucun  citoyen.  Les  électeurs  y  pouvaient  appeler, 
à  leur  volonté,  des  bourgeois,  des  gens  du  peuple 
même,  aussi  bien  que  des  nobles.  Mais,  en  fait,  dès 
le  xnie  siècle,  certaines  familles  avaient  acquis  le 
privilège  de  voir  leurs  membres  constamment  dési- 
gnés pour  faire  partie  de  la  haute  assemblée;  et 
quoique  la  loi  interdît  aussi  qu'une  même  maison  y 
fût  représentée  par  plus  de  quatre  des  siens,  œr- 
taines  familles  patriciennes  y  occupèrent  vite  une 
place  prépondérante.  Au  Grand  Conseil  de  1261, 
242  des  membres  qui  le  composaient  se  répartis- 
saient  entre  27  familles;  les  Contarini  étaient  20, 
les  Quirini  et  les  Dandolo  19,  les  Morosini  15,  les 
Michieil  12,  les  Falier  11,  lesFoscari  etles  Tiepolo  8 


coxsi  i  ru  1 1  >\   de  vi  msb  91 

Unsi,dans  la  noblesse  même,  une  élite  s'était 
formée,  riche,  puissante,  en  possession  du  pouvoir, 
et  qui  aspirait  à  se  l'assurer,  légalement,  de  Façon 
définitive.  Dès  128i>.  à  cet  effet,  une  proposition  fut 
faite,  restreignant  le  droit  d'entrer  au  Grand  Con- 
seil à  ceux-là  seuls  dont  les  pères  ou  les  ancêtres  y 
auraient  antérieurement  siégé;  le  projet  échoua 
devant  l'opposition  du  doge.  Mais  quand  celui-ci 
mourut  en  1289,  la  question  à  nouveau  se  posa. 
Pour  faire  échec  aux  désirs  de  l'aristocratie,  le 
peuple,  réclamant  son  droit  ancien  d'élire  le  doge. 
poussait  au  pouvoir  Jacques  Tiepolo,  un  patricien 
très  populaire,   et  par  là   fort  redouté  des  oligar- 

A  force  d'énergie,  l'aristocratie  porta  au 
trôin'  ducal  un  de  ses  hommes  les  plus  remarqua- 
ble.^, à  l'esprit  net  et  pratique,  à  la  volonté  ferme, 
Gradenigo.  Le  nouveau  doge  comprit  que, 
pour  maintenir  et  accroître  la  grandeur  de  Venise, 
pour  éviter  à  la  cité  les  révolutions  qui  troublaient 
les  autres  villes  italiennes,  le  seul  moyen  était 
d'exclure  du  gouvernement  l'influence  de  la  foule 
mobile  et  changeante.  Aussi  bien,  par  les  services 
rendus,  par  la  richesse,  par  la  culture  intellectuelle, 
l'aristocratie  vénitienne  plus  qu'une  autre  méritait 
le  pouvoir  qu'elle  ambitionnait;  et  à  ce  moment 
même,  dans  la  lutte  ardemment  menée  contre 
Gênes,  elle  donnait  la  mesure  de  ses  qualités  et  de 
son  dévouement.  Gradenigo  se  décida  :  il  proposa 
et  lit  passer  (1297)  la  loi  fameuse  qu'on  nomma, 
d'un  terme  d'ailleurs  assez  peu  exact,  «  la  ferme- 
ture du  Conseil  »  (la  serrata  del  consiglio). 

D'après  cette  loi,  ceux-là  d'abord  furent   éligi- 
bles  au  Grand  Conseil,  qui  y  avaient  siégé  pendant 

ode  des  quatre  dernières  années  (1293-1297); 


32  UNE    RÉPUBLIQUE    PATBICIENME   :    VENISE 

tous  ceux  d'entre  eux  dont  le  nom,  soumis  à  l'exa- 
men de  la  Quarantia,  réunirait  au  moins  douze 
boules  d'or,  firent  partie  de  la  haute  assemblée. 
En  outre,  trois  électeurs  furent  chargés  de  dresser 
annuellement  une  liste  de  candidats,  choisis  parmi 
ceux  qui  n'avaient  point,  dans  les  quatre  dernières 
années,  siégé  au  Grand  Conseil,  et  de  la  soumettre 
à  la  Quarantia,  qui  désigna  les  élus  en  leur  don- 
nant au  moins  douze  suffrages.  Ainsi,  en  théorie, 
des  hommes  nouveaux,  étrangers  à  l'aristocratie, 
pouvaient,  comme  autrefois,  entrer  au  Conseil  ; 
mais,  en  fait,  les  électeurs  s'entendirent  assez  vite 
—  la  règle  devint  formelle  en  1322  —  pour  ne  pro- 
poser que  des  hommes  dont  la  famille  avait  déjà,  au 
cours  du  siècle  écoulé  depuis  1172,  été  représentée 
dans  l'assemblée.  Et  ainsi  il  y  eut  désormais,  dans  la 
cité  vénitienne,  un  certain  nombre  de  familles,  qui 
possédèrent,  à  l'exclusion  des  autres,  le  privilège 
de  siéger  au  Grand  Conseil.  On  ne  tarda  pas  à  en 
dresser,  en  1315,  une  liste  officielle  ;  sur  ce  registre, 
qu'on  appellera  plus  tard,  —  en  1506,  —  le  «  Livre 
d'Or  »,  étaient  inscrits,  avec  les  preuves  de  leur 
noblesse  tirées  de  leur  naissance  et  de  leur  ma- 
riage, tous  les  membres  des  familles  patriciennes 
de  Venise.  Tous  ceux  qui,  à  l'âge  de  dix-huit  ans, 
étaient  portés  sur  cette  liste,  obtenaient  de  ce  fait 
le  droit  d'être  éligibles  au  Grand  Conseil;  en  1319 
on  décida  même  que  les  membres  des  familles  ins- 
crites au  «  Livre  d'Or  »,  qui  échoueraient  deux  fois  au 
scrutin  de  la  Quarantia,  n'en  entreraient  pas  moins 
de  droit  au  Conseil,  s'ils  étaient  âgés  de  plus  de 
vingt-cinq  ans.  L'oligarchie  vénitienne  voulait  que, 
dans  le  corps  qu'elle  constituait,  il  y  eût  égalité 
absolue  de   droits  et  de   privilèges,    alin   qu'une 


!  <    CONSTITUTION    HF    VBHISE  93 

étroite  solidarité  liât  tous  les  membres  du  patri- 
ciat.  Quelques  distinctions  honorifiques  furent  éta- 
blies pourtanl  entre  les  diverses  maisons.  Un  rang 
spécial  fut  accordé,  eu  tète  du  Livre  d'Or,  aux  douze 
familles  qui  étaient  censées  avoir  participé  à  l'élec- 
tion du  premier  doge  :  ce  furent  les  Contarini,  les 
Muiosini,  les  Badoer,  les  Tiepolo,  les  Michieli,  les 
Sanudo,  les  Gradenigo,  les  Memmo,  les  Falier, 
les  Dandolo,  lesPoland,  les  Barozzi;  et  pareillement 
une  note  spéciale  distingua  les  maisons  qui  avaient 
donné  un  ou  plusieurs  doges  à  la  République.  Mais, 
à  part  cela,  lous  les  nobles  furent  égaux,  tous 
eurent  un  droit  égal  à  être  nommés  aux  grands 
emplois  de  l'Etat.  El  ainsi,  au-dessus  de  la  masse 

doyens,  se  constitua  l'étroite  oligarchie  des 
nobles  ou  des  gentilshommes {nobiïi* gentiluomini), 
qui  ne  s'ouvrit  plus  désormais  que  de  façon  toute 
exceptionnelle  et  pour  récompenser  des  services 
éclatants  à  des  hommes  nouveaux.  Le  chiffre  de 
ceux  qui  furent  inscrits  au  «  Livre  d'Or  »  montre 
clairement  combien  était  restreint  ce  puissant 
corps  aristocratique  :  en  1340  on  y  comptait 
1.212  noms,  en  1437,  1.300,  en  1490. 1.570,  en  1510, 

:  et  si  la  réforme  eut  pour  effet  immédiat  et 
apparent  d'augmenter  plutôt  que  de  diminuer  le 
chiffre  des  membres  du  Grand  Conseil,  qui  en  127c 
encore,  ne  comprenait  que  567  personnes,  le  fait 
profond,  important,  essentiel,  fut  que  désormais 
environ  deux  cents  familles  privilégiées  monopoli- 
saient entre  leurs  mains  le  gouvernement  de  la 
République, *  et  qu'elles  allaient,  grâce  au  méca- 

L'n    chroniqueur  vénitien   écrit,  à  propos  des  nobles, 
.tite  phrase  caractéristique  :  «  Du  jour  où  ils  sortaient  du 
maternel,  ils  acquéraient  droit  au  gouvernement    » 


94 


l'NF.    REPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 


nisme  savant  de  la  constitution,  tout  faire  pour  en 
conserver  la  possession  incontestée. 

L'institution  du  Conseil  des  Dix  (1310).  —  Les 

événements  qui  suivirent  la  réforme  leur  en  faci- 
litèrent l'occasion. 

La  loi  de  1297  avait  provoqué,  naturellement, 
des  mécontentements  fort  vifs.  Des  ambitieux 
essayèrent  d'en  profiter.  Dès  1299,  Marino  Bocconio 
tentait  de  soulever  le  peuple  pour  renverser  le 
Grand  Conseil,  tuer  le  doge  et  instituer  un  nou- 
veau gouvernement  :  il  échoua  et  fut  exécuté 
entre  les  deux  colonnes  de  la  Piazzetta.  La  cons- 
piration de  1310  fut  plus  sérieuse.  C'était  le 
moment  où  la  République,  engagée  dans  la  guerre 
de  Ferrare,  avait  soulevé  contre  elle  l'hostilité 
déclarée  de  la  papauté;  dans  le  Grand  Conseil 
divisé,  Guelfes  et  Gibelins  étaient  aux  prises.  Un 
homme  crut  la  situation  bonne  pour  réaliser  son 
ambition  du  pouvoir.  Il  s'appelait  Bajamonte 
Tiepolo  ;  par  sa  naissance,  par  son  alliance  avec 
les  Quirini,  il  tenait  dans  la  cité  une  place  émi- 
nente  ;  «  le  grand  cavalier  »,  comme  on  le  nommait 
volontiers,  était  très  populaire  ;  il  put  se  flatter  de 
l'espoir  de  fonder  à  son  profit  une  tyrannie,  comme 
faisaient  à  ce  moment  les  Carrara  à  Padoue  ou  les 
Scaligerà  Vérone.  Le  15  juin  1310,  avec  d'autres 
nobles,  un  Quirini,  un  Badoer,  il  tenta,  au  cri  de  : 
«  Liberté!  »,  un  coup  d'Etat.  Mais  le  doge  avait  été 
prévenu  par  une  dénonciation  des  projets  des  con- 
jurés ;  les  émeutiers  furent  battus  partout  où  ils 
tentèrent  la  fortune  des  armes  ;  et  la  répression 
fut  rapide  et  cruelle.  Badoer  fut  condamné  à  mort 
et   décapité:    d'autres,    parmi    lesquels   Tiepolo. 


LA    C0NSTIT1   rio\    DE    VBN1SI  95 

furent  exilée  ;  les  maisons  des  conspirateurs  furent 
s,  leurs  biens  confisqués,  leurs  armoiries  par- 
tout effacées.  Pendant  près  de  vingt  ans,  de  loin, 
Tiepolo  continua  à  intriguer  contre  Venise,  et  il 
inquiéta  assez  la  cité  pour  que  l'histoire  ne  le 
mentionne  point  sans  ajouter  à  son  nom  ce  quali- 
ficatif: '<  le  traître  ». 

La  conspiration  de  1310  fut  l'occasion  de  la  créa- 
tion du  Conseil  des  Dix.  L'alarme  avait  été  chaude 
dans  la  ville;  le  péril  auquel  venait  d'échapper  la 
République  ne  semblait  point  pleinement  conjuré. 
Pour  veiller  au  salut  de  l'Etat,  on  institua  donc, 
en  juillet  1310,  une  commission  extraordinaire  de 
dix  membre-,  chargée  de  découvrir  et  de  juger  les 
actes  de  félonie  tramés  contre  la  ville;  elle  fut  ins- 
tituée pour  trois  mois,  et  on  décida,  pour  éviter 
tout  accident,  qu'aucune  famille  patricienne  ne  pour- 
rait y  être  représentée  par  plus  d'un  de  ses  mem- 
bres. Les  Dix  firent  merveille  pour  rétablir  l'ordre 
et  la  tranquillité  à  Venise;  si  bien  que,  lorsqu'ils 
arrivèrent  au  terme  de  leur  mandat,  on  les  pro- 
longea, d'abord  de  mois  en  mois,  puis  d'années  en 
années,  et  que  finalement,  en  1335,  ils  devinrent 
un  conseil  permanent.  Elus  par  le  Grand  Conseil 
parmi  les  plus  illustres  patriciens,  nommés  pour 
jn  an,  et  point  rééligibles  pour  l'année  qui  suivait 
-ortie  de  charge,  ne  recevant  pas  d'appoinle- 
5,  les  membres  du  Conseil  des  Dix,  60us  la 
direction  de  leurs  trois  chefs,  les  Capi  dei  Dieci, 
qui  se  renouvelaient  chaque  mois,  allaient  devenir 
l'un  des  organes  essentiels  de  la  constitution  de 
Be.  En  compagnie  du  doge  et  de  ses  six  con- 
•-,  qui  assistaient  à  leurs  séances  ety  avaient 
ive,  et  de  l'un  des  avocats  de  la  com- 


96  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

mune  (avogador  del  comune),  qui  jouait  le  rôle  de 
procureur  général  et  de  conseiller  juridique,  les 
Dix  se  réunissaient  chaque  jour,  accueillant  les 
dénonciations,  écoutant  les  rapports  de  leurs 
espions,  jugeant,  avec  une  procédure  rapide  et 
secrète,  les  crimes  contre  la  sûreté  de  l'Etat  : 
conspirations,  trahisons,  etc.  Investis  d'un  pouvoir 
illimité,  qui  donnait  à  leurs  décisions  autant  de 
force  qu'aux  décrets  du  Grand  Conseil,  jouissant 
de  toute  la  confiance  de  l'aristocratie,  les  Dix, 
surveillant  toutes  choses,  l'administration  et  la 
diplomatie,  le  Sénat  et  le  doge,  et  le  patriciat  lui- 
même,  étaient  une  véritable  dictature  assurant  le 
maintien  du  régime  oligarchique.  Pour  cette  tâche, 
le  Grand  Conseil,  trop  nombreux,  trop  divisé,  eût 
été  impuissant;  il  en  remit  le  soin  à  une  délégation 
de  quelques  hommes,  à  qui  il  donna  les  moyens 
d'agir  vite  et  secrètement.  Avec  la  «  serrata  del 
Consiglio  »,  la  création  du  Conseil  des  Dix  a  été  le 
fondement  le  plus  sûr  du  régime  oligarchique. 

La  conspiration  de  Marino  Falier  (1355).  — Une 
dernière  crise  devait,  au  milieu  du  xive  siècle, 
ébranler  l'édifice  oligarchique.  En  1354,  Marino 
Falier  avait  été  élu  doge.  Il  appartenait  à  une  des 
plus  illustres  familles  de  Venise  ;  il  avait,  durant 
sa  longue  carrière,  occupé  les  plus  hautes  fonc- 
tions ;  il  avait  rendu  à  la  guerre  et  dans  les  ambas- 
sades des  services  glorieux;  il  avait  l'intelligence 
et  l'expérience  d'un  homme  d'Etat  éprouvé.  Quelles 
raisons  déterminèrent  un  tel  personnage  à  tenter 
de  renverser  !a  constitution  de  son  pays?  Les 
explications  que  donne  la  chronique  vénitienne 
semblent  étrangement    puériles   et   insuffisantes. 


LA    COIWTITOTIOM    OF.    \i  97 

B  que  le  doge,  qui  avait  76  ans.  était  le 
mari  d'une  femme  beaucoup  plus  jeune  que  lui, 
et  que  de  jeunes  patriciens,  parmi  lesquels  on  cite 
le  futur  doge  Michel  Sténo,  s'étant  permis  d'ins- 
crire à  ce  sujet  sur  les   murailles  du  palais  des 

iques  assez  offensantes,  Falier  fut  mécontent 
de  la  peine  insignifiante  infligée  aux  insulteurs,  et 
conspira  contre  le  régime  qui  défendait  si  mal  son 
honneur.  D'autres  récits  laissent  obscurément 
entrevoir  des  causes  plus  profondes.  A  ce  moment, 

se  était  cruellement  éprouvée  par  les  désastres 
de  la  guerre  contre  Gènes;  le  mécontentement 
était  grand  contre  le  gouvernement  aristocratique 
qui  n'avait    pas  su  les  éviter;  il  est  question    de 

.  d'injures  échangées  entre  officiers  nobles 
et  plébéiens,  et  la  légende  ajoute  que  le  doge  prit 
parti  pour  ces  derniers.  En  tout  cas,  il  y  avait  dans 
la  ville  un    état  de  fermentation  extrême.  Falier 

a.  d'en  profiter  pour  briser  la  puissance  des 
conseils  aristocratiques,  restaurer  l'autorité  ducale 
et  se  faire  prince  de  Venise.  L'exemple  des  Vis- 
conti  do  Milan  était  fait  pour  le  tenter,  et  un 
homme  politique  de  l'envergure  de  Marino  Falier 
pouvait  juger  une  tyrannie  de  cette  sorte  plus 
avantageuse  aux  intérêts  de  Venise  que  le  régime 
oligarchique  fondé  sur  l'universelle  méfiance,  et 
qui  employait  toutes  les  forces  de  la  cité  au  profit 
exclusif  d'une  aristocratie  jalouse.  Quoi  qu'il  en 
soit,  le  doge  conspira,  et  il  semble  que  la  conjura- 
tion trouva  de  nombreux  adhérents.  Mais  le  com- 
plot lut  dénoncé  aux  Dix  ;  les  conspirateurs  furent 
arrêtés,  interrogé-,  condamnés  à  mort  et  exécutés 
devant  le  palais  ducal  (15  avril  1355).  La  ville 
entière   était  en  émoi  :    en  armes,  les  oligarques 


98  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

occupaient  la  place  Saint-Marc.  C'est  que  3e  doge 
lui-même,  dénoncé  par  ses  complices,  avait  été 
arrêté  et  traduit  devant  le  tribunal  des  Dix.  Il  avoua 
tout,  et  à  l'unanimité  il  fut  condamné  à  mort.  Le 
17  avril  au  soir,  sur  le  grand  escalier  du  palais, 
Marino  Falier  fut  décapité.  Pétrarque,  dans  une 
lettre  éloquente,  a  exprimé  l'émotion  tragique  que 
produisit  dans  toute  l'Italie  cet  événement,  et  il  y 
a  vu,  pour  les  doges  futurs,  une  leçon  redoutable, 
par  où  ils  apprendront  qu'ils  sont  «  les  conduc- 
teurs et  non  les  maîtres  de  l'Etat,  et  que  dis-je 
les  conducteurs?  uniquement  les  serviteurs  honorés 
de  la  République  ». 

L'aristocratie  vénitienne  ne  voulut  pas  que  cette 
leçon  fût  perdue.  De  même  qu'elle  fêtait  par  une 
procession  et  par  des  actions  de  grâces  solennelles 
le  jour  de  Saint-Vit  (15  juin),  où  avait  été  écrasée 
la  sédition  de  Bajamonte  Tiepolo,  ainsi  elle  fêta  le 
jour  de  Saint-Isidore  (16  avril),  où  Marino  Falier 
avait  été  condamné  à  mort.  Le  doge  assistait  en 
personne  à  la  cérémonie  qui,  dans  Saint-Marc, 
rappelait  le  tragique  souvenir;  et  dans  la  salle  du 
Grand  Conseil,  où  s'alignaient  les  portraits  des 
doges,  un  décret  du  Conseil  des  Dix  fit,  en  1366, 
effacer  l'image  de  Marino  Falier,  et,  à  l'endroit  où 
elle  était,  mettre  cette  inscription  :  «  Ici  était  la 
place  de  Marino  Falier,  décapité  pour  crime  de 
trahison  ». 

Par  ce  drame  sanglant  s'achevait  l'établissement 
de  la  constitution  de  Venise.  La  République  patri- 
cienne, pourvue  de  tous  les  organes  nécessaires  à 
son  fonctionnement,  était  fixée  dans  ses  traits  essen- 
tiels telle  qu'elle  demeurera  désormais.  A  la  fin  du 
xive  siècle,  au  commencement  du  xv%  le  régime 


LA   CONSTITUTION    DE    YENISB  !>!' 

•chique  esl  parvenu  à  son  point  do  perfection: 
il  faut  <lnnc  en  démonter  les  principaux  rou 
pour  en  dégager  l'esprit  de  la  constitution  véni- 
t!-nne. 

II 

L'organisation  du  gouvernement  vénitien.  — 
Le  Grand  Conseil.  —  Le  Grand  Conseil,  où  se 
groupe  tout  le  corps  de  la  noblesse  vénitienne,  où 
la  loi  fait  entrer,  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans,  tous  les 
fil-  de  patriciens,  où  certains  privilégiés  même 
sont  admis  dès  vingt  ans,  est.  en  théorie,  le  souve- 
rain et  le  maître  de  la  République;  c'est  en  lui  que 
-  ■  l'autorité  suprême;  il  est  la  base  de  l'Etat 
et  le  fondement  du  gouvernement.  Ses  droits 
ident  à  peu  près  à  tout  ce  qui  touche  les 
affaires  publiques.  11  a  le  pouvoir  législatif  qu'il  ne 
partage  avec  personne  :  à  lui  appartiennent  la  con- 
fection des  lois  fondamentales  de  la  République,  la 
discussion  sur  les  affaires  de  constitution  intérieure. 
Il  peut  intervenir  en  toute  matière  publique;  tous 
les  pouvoirs  qui  agissent  dans  le  gouvernement  ne 
sont  qu'une  délégation  du  sien,  et  le  Grand  Conseil 
peut  toujours  reprendre  les  privilèges  que  lui 
attribue  la  constitution,  contrôler  et  limiter  l'action 
de  ses  mandataires.  Mais  surtout  le  Grand  Conseil 
a  pour  fonction  de  nommer,  par  voie  d'élection,  à 
toutes  les  charges  de  l'Etat.  A  part  quelques 
emplois  peu  nombreux,  dont  les  titulaires  sont 
choisis  par  le  Sénat,  le  Grand  Conseil  désigne  tous 
les  magistrat-,  depuis  le  doge,  les  procurateurs  de 
saint  Marc,  les  sénateurs  et  les  Dix,  jusqu'aux  gou- 
verneurs civils  du  rang  le  plus  humble.  C'est  la 
grande    affaire   du   Conseil,    et.   pour    éviter    les 


100  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

brigues,  pour  donner  aux  choix  qu'il  fait  le  plus  de 
garanties  d'impartialité,  le  Grand  Conseil  applique 
aux  élections  un  mécanisme  compliqué  et  minu- 
tieux, où  le  tirage  au  sort  et  le  choix  des  électeurs, 
combinés  en  une  succession  de  scrutins,  désignent 
finalement,  pour  chaque  emploi,  quatre  candidats, 
entre  lesquels  choisit  le  Grand  Conseil.  Une  telle 
procédure,  qui  est  fort  longue,  absorbe  l'essentiel 
des  séances  de  la  haute  assemblée  ;  et  s'il  est 
incontestable  qu'à  l'occasion  de  ces  élections  les 
séances  sont  souvent  agitées  et  bruyantes,  en  fait, 
dans  le  Grand  Conseil,  on  discute  moins  qu'on  ne 
vote.  Et  cela  se  conçoit  sans  peine.  Comme  beau- 
coup des  patriciens  qui  siègent  au  Grand  Conseil 
sont  investis  de  quelque  charge  publique  ou  font 
partie  du  Sénat,  la  haute  assemblée  ne  peut  se 
réunir  que  les  dimanches  et  les  jours  de  fête,  où 
ses  séances  ne  gênent  point  la  marche  de  l'admi- 
nistration publique  -,  et  par  là  son  activité  se  trouve 
en  fait  étrangement  réduite.  D'autre  part  et  sur- 
tout, malgré  les  absences  inévitables  de  beaucoup 
de  patriciens  employés  hors  de  Venise  à  des  ser- 
vices publics ,  le  Grand  Conseil  constitue  une 
assemblée  nombreuse  ;  les  registres  des  procès- 
verbaux  y  attestent  souvent  la  présence  de  plus  de 
mille  personnes;  une  réunion  qui  rassemble  six 
cents  membres  semble  à  peine  suffisamment 
garnie.  Or,  une  telle  assemblée,  et  qui  très  vite 
devient  tumultueuse,  peut  émettre  des  votes;  elle 
est  moins  faite  pour  discuter  utilement  des  affaires 
souvent  graves  et  de  nature  assez  secrète.  Il  faut 
donc,  à  côté  du  Grand  Conseil,  une  assemblée 
moins  nombreuse ,  composée  d'un  nombre  de 
membres  suffisant  pour  représenter  réellement  la 


LA   CONSTITUTION    DE    VENISE  101 

volonté  nationale,  assez  restreinte  cependant  ponr 
administrer  utilement  et  avec  compétence  les 
alfaires  publiques.  Cette  assemblée,  c'est  le  Sénat. 

Le  Sénat.  —  Le  Sénat  vénitien,  qu'on  appelait 
aussi  les  Pregadi,  se  composait  primitivement  de 
soixante  membres,  élus  par  le  Grand  Conseil  parmi 
les  patriciens  qui  avaient  au  moins  quarante  ans  et 
nommés  pour  un  an.  A  ces  soixante  personnes 
s'ajouta  ensuite,  sous  le  nom  de  Zonta,  une  réunion 
de  soixante  autres  personnages  qui ,  d'abord 
adjoints  à  titre  extraordinaire,  devinrent,  avec  le 
temps,  permanents.  A  ces  cent  vingt  sénateurs 
s'adjoignaient  en  outre  toute  une  série  de  membres 
extraordinaires,  le  doge  et  ses  conseillers,  les  juges 
de  la  Quarantia,  les  procurateurs  de  saint  Marc, 
\  sages  grands  et  les  trois  avocats  de  la  com- 
mune, les  chefs  des  principaux  services  publics,  les 
ambassadeurs  et  les  provéditeurs  revenus  de  mis- 
sion. En  comptant  tous  ces  éléments,  l'assemblée 
comprenait  près  de  trois  cents  personnes.  Mais  le 
Sénat  y  trouvait  moins  d'inconvénients  que  d'avan- 
tages. Ces  fonctionnaires  appelés  à  siéger,  et  qu'on 
appelait  les  sotto-pregadi,  étaient,  au  regard  des 
sénateurs  ordinaires,  dans  une  position  un  peu 
inférieure,  et  ils  apportaient  utilement,  d'autre 
part,  sur  toutes  les  affaires  de  leur  compétence,  des 
avis  éclairés.  En  conséquence,  et  quoiqu'il  n'y  eut 
point  entre  les  attributions  du  Sénat  et  celles  du 
(Jrand  Conseil  de  limite  bien  précise,  quoique,  aux 
termes  d'un  décret  de  1260.  aucune  décision  du 
Sénat  ne  dût  être  définitive,  en  fait,  au  courant  du 
xiv*  siècle,  le  Sénat  était  devenu  le  centre  de  l'ad- 
dition publique.  Les  sénateurs,  toujours  réé- 


102  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

ligibles  et.  en  fait  souvent  réélus,  assuraient  à  la 
politique  de  Venise  la  continuité  nécessaire  ; 
hommes  d'âge  et  d'expérience,  ils  apportaient  à  sa 
direction  le  calme  et  la  compétence  souhaitables. 
On  conçoit  que,  comme  on  l'a  dit,  le  Sénat  vénitien 
soit  devenu  vite  «  l'âme  de  l'Etat  et  le  principe  de 
toutes  les  actions  du  corps  de  la  République  l  ». 

Les  attributions  du  Sénat  étaient  fort  étendues. 
Il  avait  entre  les  mains  tout  ce  qui  concerne  l'ad- 
ministration des  finances,  l'assiette  de  l'impôt, 
l'ouverture  des  emprunts,  l'emploi  des  deniers 
publics.  Il  s'occupait  de  toute  l'administration 
publique,  aussi  bien  dans  la  ville  qu'en  terre 
ferme  et  dans  les  possessions  d'outre-mer.  Il 
réglait  tout  ce  qui  avait  trait  à  la  navigation  et  au 
commerce.  II  s'occupait  de  l'armée  et  de  la  flotte, 
et  pour  cette  raison  le  Grand  Conseil  lui  avait 
laissé  le  soin  d'élire  les  capitaines  généraux,  les 
provéditeurs  des  armées  et  tous  les  officiers  d'un 
certain  rang.  Pareillement  il  nommait  les  ambas- 
sadeurs, à  l'exception  de  celui  de  Constantinople  : 
la  direction  de  la  politique  étrangère  était  en  effet 
la  grande  affaire  du  Sénat.  C'est  lui  qui  décidait  de 
la  paix  et  de  la  guerre,  qui  débattait  les  traités  et 
les  alliances,  qui  dirigeait  la  diplomatie.  C'est  le 
Sénat  qui  rédigeait  les  commissions  et  instructions 
pour  les  ambassadeurs,  c'est  à  lui  qu'arrivaient  les 
dépêches  des  ambassadeurs,  qui,  tous  les  huit 
jours,  devaient  informer  le  Sénat  des  affaires  du 
pays  où  ils  étaient  accrédités  ;  c'est  devant  lui 
qu'étaient  lus  les  rapports  des  envoyés  rentrant 
de  mission,  ces  «  relations  »  fameuses  qui  traçaient 

1.  Saint-Didier.  La  Ville  et  la  République  de  Venise.  Paris, 
1680,  p.  224. 


LA    CONSTITUTION    DB    VENISB  103 

un  tableau  d'ensemble  de  chacune  des  cours  de 
l'Europe  et  des  rapports  que  Venise  entretenait 
avec  elles.  En  somme,  dans  le  Sénat  «  résidait 
toute  l'autorité  de  la  République  ». 

Po^r  suffire  à  cette  lourde  tâche,  les  sénateurs 
se  réunissaient  chaque  jour,  et  nul  ne  pouvait, 
sauf  en  cas  de  maladie,  se  dispenser  d'assister 
aux  séances.  La  présidence  appartenait,  comme 
dans  le  Grand  Conseil,  à  la  Seigneurie,  que  com- 
posaient le  doge  et  ses  six  conseillers,  assistés  des 
trois  chefs  de  la  Quarantia.  La  discussion  était 
conduite  avec  un  sérieux  et  une  gravité  extrêmes, 
avec  une  liberté  aussi  dont  Venise  offre  le  premier 
i  xemple,  et  qui  s'y  est  maintenue  jusqu'aux  der- 
niers jours  de  son  existence.  Le  Sénat  vénitien 
était  le  plus  admirable  des  parlements. 

On  s'est  demandé  souvent  comment,  dans  cette 
assemblée  relativement  nombreuse  encore,  le 
secret  des  délibérations  pouvait  être  gardé.  11  est 
certain  qu'il  l'était  assez  exactement.  En  faut-il 
trouver  la  cause  dans  cette  ferme  discipline  quj,  de 
bonne  heure,  formait  le  jeune  patricien  vénitien 
pour  le  service  de  la  République  et  lui  proposait, 
comme  règle  essentielle  de  sa  vie,  le  dévouement 
absolu  à  l'Etat?  En  faut-il  attribuer  le  mérite  aux 
prudentes  mesures  d'un  gouvernement  éclairé  et 
défiant,  qui  interdisait  dès  le  xive  siècle  à  tout 
patricien  d'avoir,  sauf  dans  des  cas  prévus,  aucun 
rapport  avec  les  représentants  des  puissances 
étrangères  et  l'obligeait  à  rapporter  tout  entretien, 
tenu  avec  un  ambassadeur,  au  Collège  ou  au  Con- 
seil des  Dix?  Une  surveillance  jalouse,  un  contrôle 
perpétuel  sur  tous  les  citoyens  était,  on  le  verra, 
l'un    des   traits    essentiels   de   la   constitution  de 


104  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

Venise  :  mais  il  n'en  est  pas  moins  digne  d'attention 
que  i'effet  en  ait  été  aussi  généralement  heureux. 

Le  Collège.  —  Pour  préparer  la  besogne  du 
Sénat,  pour  débrouiller  la  matière  de  ses  multiples 
délibérations,  il  faut  un  comité  de  quelques  per- 
sonnes, qui  auront  dans  l'assemblée  le  droit  exclu- 
sif d'initiative.  C'est  le  Collège.  Il  est,  comme  on  l'a 
dit,  «  la  porte  par  laquelle  il  faut  que  toutes  les 
affaires  du  dehors  entrent  »*.  Dans  son  ensemble, 
et  lorsqu'il  constitue  ce  qu'on  nomme  «  le  plein 
collège  »,  ce  Conseil  comprend  vingt-six  personnes, 
les  dix  membres  de  la  Seigneurie,  et  les  seize 
«  sages  »,  entre  lesquels  on  distingue  les  six  sages 
grands (savii  grandi),  les  cinq  sages  de  terre  ferme, 
et  les  cinq  sages  aux  ordres.  Les  sages,  et  surtout 
les  six  sages  grands,  sont  les  véritables  ministres 
de  la  République.  Les  sages  grands,  élus  par  le 
Sénat  pour  une  période  de  six  mois,  devaient  être 
âgés  d'au  moins  quarante  ans  ;  ils  se  relevaient  de 
semaine  en  semaine,  et  celui  qui  était  de  service 
était  pendant  ce  temps  le  véritable  maître  du  gou- 
vernement. Il  recevait  la  correspondance  diploma- 
tique et  administrative  ;  il  préparait  lés  réponses  ; 
il  étudiait  les  affaires  qui  devaient  être  discutées 
au  Sénat,  et  chaque  matin,  il  en  délibérait  avec  le 
Collège,  avant  de  les  proposer  à  la  haute  assem- 
blée. La  fonction  des  sages  grands  était  si  impor- 
tante que  la  constitution  ordonnait,  pour  éviter  un 
trop  brusque  changement  dans  le  Collège,  qu'on 
pourvoirait  à  leur  réélection  en  deux  fois,  et  trois 
par  trois  ;  et  leur  situation  était  si  considérable  que 

2.  Saint-Didier,  loc.  cit.,  p.  175. 


Là    CONSTITUTION    DE    VENISE  iOT) 

les  plus  hauts  fonctionnaires,  les  procurateurs  de 
Saint-Marc  même,  se  faisaient  honneur  d'occuper 

mstea,  si  lourde  qu'en  fût  la  charge,  et  bien 
que.  durant  sa  magistrature,  le  sage  grand  dût 
renoncer  à  s'occuper  de  toute  affaire  personnelle. 
A  coté  d'eux.  les  cinq  sages  de  terre  ferme,  ins- 
titués en  1-520.  et  qui  d'abord  ne  furent  que  trois, 
s'occupaient  de  la  guerre  et  des  finances.  Le  pre- 
mier d'entre  eux.  qui  s'appelait  le  sage  aux  écri- 
tures (savio  aile  scritture)  était  un  secrétaire 
d'Etat  pour  l'armée  et  la  marine;  le  second,  le  sage 
caissier  i  iviocassiere),  était  le  secrétaire  d'Etat  aux 
finances;  le  troisième,  le  sage  aux  ordonnances 
aile  ordinanze).   s'occupait   du  mouvement 

roupes  et  de  leurs  garnisons.  Les  deux  der- 
niers assistai  et  suppléaient  éventuellement 
s .  Peu  à  peu  les  sages  de  terre  ferme 
sortirent  de  leur  spécialité  militaire;  et  comme  les 
grands  dirigeaient  la  politique  extérieure,  ils 
tirèrent  à  eux  toute  l'administration  des  affaires 
intérieures.  Ils  étaient  élus  parle  Sénat,  et  devaient 
avoir  trente  ans  au  moins. 

Enfin    les   sages   aux    ordres,    qui   furent  troi- 

rd,  et  plus  tard  cinq,  étaient  en  général  des 
jeunes  gens.  —  il  fallait  pour  occuper  ce  poste  avoir 
vingt-cinq  ans,  —  attachés  au  Collège  et  qui  se  for- 
maient, pendant  les  six  mois  de  leur  charge,  à  la 
pratique  des  grandes  affaires.  Ils  n'avaient  pas  droit 
de  vote,  mai?  ils  pouvaient  prendre  la  parole  dans 
le  Collège  et  donner  la  mesure  de  leur  capacité 
politique.  On  leur  confiait  en  particulier  les  choses 
relatives  à  la  marine,  dont  l'étude  approfondie 
chose  essentielle  pour  un  homme  d'Etat  vénitien; 
on   leur    ouvrait   également  l'accès   des  archives 


106  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISB 

diplomatiques.  On  conçoit  que  ces  emplois  fassent 
très  recherchés  :  c'était  la  meilleure  école  pour 
s'instruire  des  affaires  et  se  rendre  capable  d'exer- 
cer les  hautes  charges  de  l'Etat. 

La  Seigneurie.  —  Ainsi  le  gouvernement  effectif 
appartenait  presque  entièrement  aux  sages.  L'autre 
organe  du  pouvoir  exécutif  était  la  Sérénissime 
Seigneurie  (ce  mot  avait,  en  1423,  remplacé  celui 
de  Comune  Veneciarum),  qui  se  composait  du 
doge,  de  ses  six  conseillers  et  des  trois  chefs  de 
la  Quarantia.  De  bonne  heure,  on  l'a  vu,  à  côté  du 
souverain,  la  méfiance  vénitienne  avait  placé  des 
conseillers,  chargés  de  le  surveiller  autant  que  de 
l'assister,  et  qui  formèrent  «  le  Petit  Conseil  ». 
Choisis  à  raison  d'un  par  quartier,  par  le  Grand 
Conseil  sur  une  liste  dressée  par  le  Sénat,  ils 
demeuraient  huit  mois  en  fonctions,  et  comme  les 
sages  grands,  on  les  renouvelait  en  deux  fois  et 
trois  par  trois.  Ils  ouvraient  toutes  les  dépèches 
adressées  au  doge,  prenaient  connaissance  de 
toutes  les  requêtes  qui  lui  étaient  soumises;  le  doge 
ne  pouvait  donner  audience,  ni  délibérer  sur  quoi 
que  ce  fût,  ni  faire  écrire  une  lettre  officielle,  sans 
que  quatre  au  moins  de  ses  conseillers  fussent 
présents.  En  l'absence  du  doge,  ils  présidaient  le 
Grand  Conseil  et  le  Sénat,  et  recevaient  les  ambas- 
sadeurs; ils  apportaient  et  soutenaient  dans  les 
conseils,  d'accord  avec  les  sages,  les  propositions 
à  mettre  en  délibération.  Enfin,  deux  fois  par 
semaine,  ils  siégeaient  au  palais  ducal  pour  rece- 
voir les  réclamations  des  citoyens  de  toutes 
classes.  Les  trois  chefs  de  la  Quarantia,  c'est- 
à-dire  les  trois  plus  anciens  parmi  les  quarante 


LA    CONSTITUTION    DE    VENISE  107 

du  Tribunal  suprême,  avaient  été  adjoints 
aux  conseillers  à  raison  de  leur  compétence  juri- 
dique, et  participaient  à  toutes  les  délibérations 
de  la  Seigneurie. 

Le  doge.  —  Au  sommet  de  l'édifice  constitu- 
tionnel était  placé  le  doge.  Il  est  l'image  fastueuse, 
le  symbole  éclatant  de  la  puissance  vénitienne. 
Dans  les  cérémonies,  où  il  parait  en  magnifi  jue 
costume,  on  porte  devant  lui  l'épée,  la  chaise  de 
drap  d'or  et  l'ombrelle.  Deux  officiers  soutiennent 
la  traîne  de  son  manteau;  à  côté  de  lui  marchent  le 
capitaine-grand  et  ses  estafiers  ;  le  grand  chance- 
lier le  suit,  avec  ses  secrétaires,  et  derrière  lui 
viennent,  en  ordre  hiérarchique,  les  membres  de 
la  Seigneurie,  les  Dix,  les  avocats  de  la  Commune, 
les  procurateurs,  le  Sénat,  comme  pour  rehausser 
le  prestige  du  magistrat  suprême  de  la  République. 
Quoique  les  actes  publics  l'appellent  simplement 
«  monseigneur  le  doge  »,  l'usage  le  qualifie  de 
«  prince  sérénissime  »;  il  a  rang  après  le  pape, 
l'empereur  et  les  rois,  avant  tous  les  princes  de 
famille  souveraine.  Il  reçoit  en  pompe  les  ambas- 
sadeurs, préside  tous  les  conseils,  le  Grand  Con- 
seil, le  Sénat,  les  Dix;  tous  les  actes  officiels  de 
la  République  portent  son  nom;  la  monnaie  est 
frappée  à  son  effigie.  Mais,  en  fait,  il  règne  et  ne 
gouverne  pas.  Ses  droits  se  bornent  à  nommer  le 
patriarche  de  Venise,  le  prirnicieret  les  chanoines 
<1«'  Saint-Marc,  et  à  introduire  au  Grand  Conseil 
d  -  propositions  qui  doivent  être  discutées  avant 
toute  autre,  mais  qui  le  sont  en  entière  liberté, 
l'on r  le  reste,  il  est  incessamment  surveillé  par 
jnseillers;  il  ne  participe  pas  aux  délibéra- 


108  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

tions  des  sages  ;  au  Sénat,  son  vote  n'a  pas  plus 
de  valeur  que  celui  de  n'importe  quel  sénateur. 
Son  avis  personnel  doit  s'incliner  devant  les  con- 
clusions des  trois  avocats  de  la  Commune,  qui 
assistent  aux  délibérations  des  conseils  avec  la 
Seigneurie;  il  peut  être  traduit  en  jugement  par 
ces  magistrats  et  déposé  même  par  le  Sénat.  II 
est  l'élu  de  l'aristocratie  et  son  serviteur  :  et 
jamais  gouvernement  constitutionnel  n'a  enchaîné 
son  chef  aussi  étroitement  que  Venise  a  fait  pour 
son  doge. 

Le  Conseil  des  Dix.  —  La  création  du  Conseil 
des  Dix  acheva  d'assurer,  on  l'a  vu,  la  toute-puis- 
sance de  l'oligarchie.  Désormais,  au-dessus  des 
magistratures  ordinaires,  au-dessus  de  la  diploma- 
tie, au-dessus  de  la  Seigneurie  et  du  doge,  au-des- 
sus du  Sénat  et  du  patriciat  même,  il  y  eut  une 
puissance  suprême  qui  surveilla  toutes  choses  et 
balança  l'autorité  même  du  Grand  Conseil.  Il  est 
d'usage,  quand  on  rencontre  sur  son  chemin  cette 
institution,  de  parler  en  termes  sévères  de  la  mys- 
térieuse tyrannie  du  Conseil  des  Dix,  de  sa  procé- 
dure secrète,  de  ses  condamnations  redoutables, 
de  l'atmosphère  de  méfiance  qu'il  a  introduite  à 
Venise.  Il  ne  faut  point  oublier  pourtant  qu'à  trois 
reprises  (1582,  1628,  1762)  l'existence  et  le  sys- 
tème du  Conseil  des  Dix  furent  mis  en  question 
dans  le  Grand  Conseil,  et  que,  après  enquête  et 
discussions  approfondies,  trois  fois  le  Conseil  des 
Dix  triompha.  On  a  vu  précédemment  déjà  com- 
ment ses  membres  étaient  élus,  et  comment  ils 
siégeaient  chaque  jour  sous  la  direction  des  trois 
chefs  des  Dix.  Ceux-ci  qui,  pendant  le  mois  où  ils 


là    CWST1TUT10N    HE   VKNJfK  100 

étaient  en  charge,   m  devaient  faire  aueune  pro- 
menade dans  la  ville,  ne  fréquenter  aucun  endroit 
public,  donnaient  audience  trois  fois  par  semaine 
pour  les  affaires   de   la   compétence   du   Conseil, 
recevaient  les  rapports  des  chefs  de  quartier,  les 
informations  des  espions  {con(ïdenti)  et  les  dénon- 
ciations, souvent  anonymes,  jetées  dans  la  célèbre 
■  Gueule  du  Lion  »  (Bocca  del  Leone).  Ils  convo- 
quaient le  Conseil,  lui  présentaient  chaque  premier 
du   mois  la  liste  des  prisonniers  justiciables  des 
Dix.  celle  des  procès  en  suspens;  ils  finirent  par 
r,  avec  la  Seigneurie,  à  la  présidence  des  Con- 
seils. C'est  que  les  attributions  du  Conseil  des  Dix 
lui    permirent  vite   d'étendre  son  action  à  toutes 
choses  :  «  11  informera,  disait  une  loi  de  1468,  sur 
tes  trahisons,  sur  les  conspirations,  sur  les  sectes. 
11  connaîtra  des  actes  qui  sont  de  nature  à  troubler 
la  paLv  de  l'Etat,  des  conventions  ayant  pour  effet, 
soit  à  l'extérieur,   soit  à  l'intérieur,  de  céder  une 
partie  du  territoire,  de  toutes  choses  en  un  mot 
qui  exigent  d'être  traitées  très  secrètement.  »  La 
définition  était  large  :  on  conçoit  qu'un  tribunal 
extraordinaire,    composé    en    général    d'hommes 
éminents,    disposant    de    moyens    considérables, 
rapides  et  secrets,  pour  le  châtiment  comme  pour 
la  récompense,  n'ayant  pour  but  que  le  bien  et 
l'intérêt  de  la  République  et  pour  guide  que   la 
d  d'Etat,  en  ait  largement  profité.  Trahisons 
nspirations,  négociations  secrètes  dans  l'inté- 
■  l'Etat,  fonds  secrets,  affaires  criminelles  des 
iens,    surveillance   des    grandes   confréries, 
et  mines,  verreries  de  Murano,  fausse  mon- 
naie, armes  prohibées,    police  des  théâtres,  des 
nasqués  et  des  églises,  tout  cela  fut  de  la 


110  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

compétence  des  Dix.  Ils  finirent  par  s'ingérer  dans 
la  politique  extérieure  même,  correspondant  avec 
les  ambassadeurs,  menant  à  l'étranger  des  pour- 
parlers confidentiels;  et  telle  fut  leur  indépen- 
dance qu'il  leur  arriva  de  discuter  sur  l'opportunité 
de  communiquer  ou  non  certains  documents  au 
Sénat  et  à  la  Seigneurie.  Toutefois,  il  faut  observer 
qu'aucune  dénonciation  n'était  accueillie  sans  être 
l'objet  d'une  discussion  attentive  et  qu'il  fallait  les 
quatre  cinquièmes  des  voix  pour  qu'on  en  tînt 
compte.  La  dénonciation  anonyme  était  plus  sévè- 
rement examinée  encore.  Le  procès  une  fois 
décidé,  une  commission  était  chargée  de  l'ins- 
truire et  d'en  faire  rapport  dans  les  quinze  jours; 
l'accusé,  interrogé,  pouvait  citer  des  témoins  et 
avoir  un  avocat.  Avant  le  prononcé  du  jugement, 
seconde  lecture  était  faite  de  l'ensemble  des  pièces; 
l'avocat  de  la  Commune  proposait  la  condamnation, 
pour  laquelle  il  fallait  plus  de  la  moitié  des  voix. 
On  votait  pareillement  sur  la  peine,  qui  était, 
selon  les  cas,  l'exil,  la  condamnation  aux  galères, 
l'emprisonnement  dans  les  célèbres  «  Plombs  » 
(piombi)  et  «  Puits  »  (pozzi),  la  mort  par  pendai- 
son, décapitation  ou  noyade  nocturne  dans  les  eaux 
de  la  lagune.  Mais  ces  exécutions  mystérieuses, 
soigneusement  notées  sur  les  registres  du  Conseil, 
ae  dépassent  guère  une  moyenne  de  dix  par  an. 
A  plusieurs  reprises,  les  Dix  s'adjoignirent,  pour 
informer  sur  la  divulgation  des  secrets  d'Etat, 
rechercher  et  punir  les  coupables,  des  inquisiteurs, 
au  nombre  de  trois.  Ils  devinrent  permanents  en 
1539,  et  prirent  bientôt  le  nom  d'inquisiteurs 
d'Etat.  Investis  de  pouvoirs  qui  s'accrurent  sans 
cesse,   ils  étaient  extrêmement    redoutés,    autant 


la  ceflsrn  i  i  ion  di  111 

pour  le  m  de  leur  procédure   que  pour  la 

rigueur  à  laquelle  les  induisait  la  raison  d'Etat. 
l":i  ancien  décret  les  autorisait  :\  poursuivre  par 
n'importe  quel  moyen,  et  sans  avoir  à  s'en  justifier, 

la  disparition  de  ceux  qui  leur  semblaient  dange- 
reux pour  la  République;  et  leur  vigilance  toujours 
I  i)  éveil  n'épargnait  personne,  ni  les  ambassadeurs 
étrangers  à  l'affût  de  révélations  politiques,  ni 
•  -  -ujets  vénitiens  trop  faciles  à  les  fournir;  en 
dehors  de  Venise  même,  leurs  agents  surveillaient 
les  intrigues  susceptibles  de  nuire  à  la  République, 
et  leurs  archives  reçurent  le  dépôt  des  plus  pro- 
fonds et  des  plus  importants  secrets  de  la  politique 
vénitienne. 

Les  classes  sociales  à  Venise.  —  Quelque  place 
que  tint   le    patriciat    dans    le    gouvernement    de 
se,  cette  aristocratie  relativement  peu  nom- 
se  ne  pouvait  prétendre  à  constituer  toute  la 
vit*'-.  C'avait  donc  été  l'habileté  suprême  des  nobles 
de  faire  aux  autres  classes  sociales  une  certaine 
part,  de  les  intéresser,  en  leur  traçant  et  leur  fai- 
sant accepter  le   rôle  que  l'oligarchie  leur  attri- 
buait, à  l'œuvre  commune  de  la  grandeur  publique. 
Au-dessous  des  nobles,  prenaient  rang  ceux  que 
i;>pelait  les  citoyens  (cittadini).  Etait  citoyen 
vénitien  de  droit  —  à  partir  du  milieu  du  xve siècle 
on  appela  cette  catégorie  de  personnes  les  citoyens 
aires   —   quiconque    pouvait    prouver    que, 
générations,  sa   famille  possédait   la 
qualité    de  citoyen,  qu'il  était  issu   de   naissance 
égitime,  qu'il  ne  pratiquait  aucun  art  mécanique, 
et  que  son  père  ou  son  grand-père  ne  l'avaient 
fait.  Au-dessous  de  ces  privilégiés,  qui  avaient  la 


112  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

plénitude  du  droit  de  cité  (de  intus  et  extra), 
d'autres,  les  citoyens  de  intus.  n'avaient  que  des 
droits  plus  limités. 

A  la  partie  la  plus  éminente  de  cette  classe 
sociale,  habilement  l'oligarchie  avait  réservé  une 
part  dans  le  gouvernement.  C'est  aux  citoyens  ori- 
ginaires qu'étaient  exclusivement  donnés  les  nom- 
breux emplois  de  la  chancellerie  ducale,  les  postes 
de  secrétaires  des  différents  conseils,  les  charges 
de  notaires,  etc.  C'est  parmi  eux  qu'était  exclusi- 
vement choisi  le  Grand  Chancelier,  créé  en  12G8, 
personnage  considérable,  qui  ne  cédait  le  pas  qu'aux 
conseillers  de  la  Seigneurie  et  aux  procurateurs  de 
Saint-Marc,  et  qui  assistait,  sans  avoir  pourtant  le 
droit  d'y  parler,  aux  délibérations  de  tous  les  Con- 
seils. Le  Grand  Chancelier  était,  ainsi  qu'on  l'a  dit. 
«  le  chef  des  citadins,  comme  le  doge  l'était  de  la 
noblesse  »  ;  il  était  par  là  un  lien  naturel  entre 
l'aristocratie  et  le  peuple.  Volontairement  le  patri- 
ciat  avait  renoncé  à  occuper  ce  haut  emploi,  dont 
le  titulaire,  magnifiquement  rétribué,  recevait  des 
honneurs  comparables  à  ceux  du  doge.  «  Poui 
exciter  le  zèle  et  assurer  à  l'Etat  la  fidélité  des 
principaux  membres  du  puissant  corps  des  citadins, 
la  République,  dit  Saint-Didier,  a  voulu  l'honorei 
de  l'illustre  dignité  de  Grand  Chancelier.  Ce  poste 
est  le  faîte  de  la  gloire,  et  la  dernière  récompense 
où.  aspirent  les  secrétaires  de  la  République  »*. 

D'autres  privilèges,  d'ordre  économique,  tels  que 
le  droit  de  naviguer  sous  la  bannière  de  saint 
Marc  et  d'être  partout  assuré  de  la  protection  de 
l'Etat  vénitien,  rendaient  fort  enviable  le  titre  de 

1.  Saint-Didier,  loc.  cit..  p.  148. 


LA    CONSTITUTION    DE   VBNISB  113 

citoyen.  Aussi  on  le  recherchait  fort,  et  libérale- 
mont  la  Seigneurie  l'accordait  aux  étrangers  domi- 
ciliés à  Venise  depuis  quinze  ou  vingt-cinq  années. 
Ainsi,  par  d'incessants  apports,  se  renouvelait  le 
Bang  et  s'accroissait  la  force  de  la  ville  de  saint 
Marc:    et  les    plus    grands  seigneurs    d'Italie  ne 

lédaignaient  pas,  pour  assurer  à  leurs  intérêts  la 
protection  de  la  République,  de  solliciter  la  qualité 
de  citoyen  vénitien. 

Hus   bas  que    les    citoyens   était  le   peuple.   Il 

!  avait  plus  nulle  part  au  gouvernement  ni  aux 
^ratures;  mais  par  les  avantages  qu'il  trou- 
vait dans  son  organisation  corporative,  par  la  sol- 
licitude et  les  égards  que  lui  marquait  l'oligarchie, 
un  champ  suffisant  était  ouvert  à  son  activité 
pour  qu'il  s'intéressât,  lui  aussi,  à  la  prospérité  du 
corps  social. 

Dès  le  xii*  siècle  apparaissent  les  corps  de  métier 
à  Venise,  et  ils  prirent  au  xme  siècle  leur  organi- 
sation définitive.  Sous  le  nom  d'arts,  de  confrater- 
nités ou  de  scholx,  ces  corporations  groupaient 
les  membres  des  différents  métiers.  Elles  avaient 
leurs  dignitaires,  leur  lieu  de  îcunion,  leur  saint 
protecteur,  toute  une  organisation,  fondée  sur  une 
reuse  pratique  du  monopole,  qui  assurait  à 
leurs  membres  l'aisance  et  des  satisfactions  de 
vanité.    L'Etat    surveillait   fort    exactement  leurs 

tatuts,  et  réglementait  l'exercice  de  leurs  indus- 
tries :  il  est  intéressant  de  noter,  entre  mille 
détails,  que  le  travail  des  enfants  était,  dès  le 
xive  siècle,  soumis  à  des  règles  fort  précises.  Mais 
surtout,  la  République  avait,  pour  les  classes  tra- 
vailleuses, une  bienveillance  digne  d'attention. 
Non   seulement  les  corporations  figuraient  solen- 


H4  UNE    r.ÉPIJBLi'jl  E    PATRICIENNE   :   VENISE 

nellement,  leurs  étendards  en  tête,  dans  toutes  les 
cérémonies  publiques,  et  non  seulement  elleg 
étaient  reçues  au  palais,  en  un  banquet  somptueux, 
à  l'élection  de  tout  nouveau  doge  ;  mais,  pour  éviter 
tout  mécontentement  et  assurer  le  dévouement 
des  gens  de  métier,  la  Seigneurie  n'avait  pas  assez 
d'attentions  ni  d'égards.  Les  ouvriers  de  l'Arsenal, 
par  exemple,  étaient  comblés  de  faveurs  et  de 
privilèges;  les  verriers,  attentivement  protégés, 
pouvaient  marier,  sans  que  celui-ci  dérogeât,  leurs 
filles  à  un  fils  de  patricien.  Les  pêcheurs  du  quar- 
tier de  Saint-Nicolas,  les  Nicolotti,  avaient  un  chef 
qui  s'appelait  le  doge,  et  que  le  premier  magistrat 
de  la  République  traitait  avec  une  bienveillante 
condescendance.  Tous  ces  hommes,  qui,  au  pre- 
mier article  djj.  leurs  statuts,  trouvaient  inscrit  lo 
respect  de  la  constitution  vénitienne,  sentaient 
un  avantage  évident  au  maintien  d'un  régime  qui 
les  enrichissait.  Aussi  bien,  à  Venise,  les  lois 
étaient  égales  pour  tous;  et,  s'il  y  avait  nécessai- 
rement des  degrés  dans  le  rang  et  la  fortune,  la 
misère  pourtant  existait  à  peine.  On  a  pu  dire  qu'à 
partir  du  xive  siècle  il  n'y  a  pas  un  Vénitien  qui  ne 
possédât  quelque  chose  ;  et  tout  homme  trouvait 
à  son  activité  un  emploi  rémunérateur.  Il  n'existait 
point  de  prolétariat;  les  crises  sociales  étaient 
inconnues  ;  l'oligarchie  avait  su,  avec  un  adroit 
mélange  de  privilèges  et  de  surveillance,  offrir  dans 
le  domaine  économique,  à  tous  ceux  qui  n'étaient 
pas  nobles,  de  larges  et  suffisantes  compensatiuns. 

L'esprit  de  la  constitution  vénitienne.  —  A  tous 
les  siècles  de  l'histoire,  la  constitution  de  Venise 
a   excité    l'admiration   des    hommes    d'Etat.    Au 


LA    CONSTITUTION    DE    VENISE  •  115 

xvii*  siocle  encore,  alors  pourtant  que  la  cité  de 
saint  Marc  était  en  pleine  décadence,  un  bon 
observateur,  le  comte  d'Avaux.  ambassadeur  de 
France,  s'exprimait,  à  ce  sujet,  en  ces  termes  : 
«  Quelque  surprenantes  que  soient  la  situation  et  la 
structure  de  Venise,  l'ordre  et  la  forme  de  son 
gouvernement  sont  encore  plus  admirables,  et  il 
me  pirait  bien  moins  difficile  d'avoir  affermi  cette 
ville  sur  l'instabilité  des  tlots  que  d'avoir  fixé  et 
uni  tant  d'esprits  à  un  même  intérêt,  et,  malgré 
les  passions  différentes  qui  agitent  les  particuliers, 
tenir  toujours  uniforme  et  inébranlable  ce  grand 
corps  de  la  République.  Aussi  ne  peut-on  assez 
admirer  avec  combien  d'art  et  de  prudence  elle 
sait  distribuer  à  chacun  les  emplois  qui  lui  sont 
propres,  de  sorte  que,  comme  datfs  une  machine 
où  quantité  de  pièces  d'inégale  grandeur  mises  en 
leur  place  composent  un  tout  régulier  et  parfait, 
ainsi,  toutes  ces  différentes  personnes  agissent  de 
concert  chacune  dans  son  emploi,  concourent, 
pour  ainsi  dire,  dans  l'assemblage  des  parties 
pour  former  ce  corps  politique  dont  toute  la  terre 
admire  la  justesse  et  la  régularité  des  mouve- 
ments. »  Deux  siècles  auparavant,  le  politique 
avisé  qu'était  Philippe  de  Commynes  ne  vantait 
pas  moins  la  sagesse  de  la  Seigneurie  Sérénissime; 
il  constatait  que  nulle  part  il  n'existe  «  hommes 
de  tel  co'ur  ni  telle  vertu  pour  savoir  seigneurier», 
et  que,  grâce  à  la  savante  organisation  du  régime 
qui  les  gouvernait,  seuls,  en  Italie,  les  Vénitiens 
n'avaient  «  nulles  questions  civiles  en  la  cité.» 
£t  les  connaissant  «  si  sages  et  tant  enclins  à 
croître  leur  seigneurie  »,  le  diplomate  déclarait 
qu'il-    étaient  «  en  voie  d'être   bien  grands  ».  Les 


H6  UïiE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

écrivains  italiens  du  xve  et  du  xvie  siècles,  mal- 
gré la  jalousie  qu'excitait  dans  la  péninsule  la 
ville  des  lagunes,  louaient  pareillement  ia  ferme 
et  savante  prudence  de  son  gouvernement,  qui. 
dans  l'Italie  troublée,  avait, permis  à  la  seule 
Venise  de  conserver  son  antique  indépendance,  et 
fait,  selon  d'expression  d'un  homme  du  xvie  siècle, 
Paul  Jove,  «  de  l'étendard  de  l'évangéliste  l'éten- 
dard de  la  liberté.  »  Grâce  à  «  ses  lois  bien 
ordonnées  »,  elle  apparaissait  comme  «une  image 
de  l'autorité  et  de  la  grandeur  de  la  République 
romaine  »,  et  ses  détracteurs  mêmes  lui  rendaient, 
comme  malgré  eux,  hommage. 

Peu  de  régimes  ont  su,  en  elïet,  mieux  que  la 
constitution  oligarchique  de  Venise,  maintenir 
à  l'intérieur  l'ordre  dans  la  ville,  lui  éviter  ces 
'troubles  civils  dont  pâtirent  si  gravement  les 
autres  cités  italiennes,  et  donner  à  sa  politique 
extérieure  une  plus  ferme  continuité;  peu  de 
régimes  ont  su  plus  admirablement  utiliser,  en 
les  préparant  et  les  disciplinant,  les  forces  indi- 
viduelles pour  les  faire  servir  à  l'intérêt  et  à  la 
gloire  de  l'Etat;  peu  de  régimes  enfin  ont  su 
créer,  parmi  leurs  citoyens,  plus  de  dévouement, 
plus  d'abnégation,  plus  d'amour  profond  et  sincère 
de  la  patrie. 

Sans  doute,  dans  l'organisation  des  pouvoirs 
telle  que  l'a  faite  la  constitution  de  Venise,  il  y  a 
une  complication  singulière  des  rouages,  une 
multiplication  des  conseils  et  des  magistratures, 
qui  semblent  contraires  d'abord  à  la  bonne  admi- 
nistration de  l'Etat.  Mais,  des  plus  petites  choses 
aux  plus  grandes,  de  la  procédure  des  discussions 
à  la  forme  des  scrutins,   de   la  distribution  des 


LA    CONSTITlTrON    lit     VI-.MSK  1  i "7 

emplois  au  secret  des  délibérations,  tout  est  si 
bien  calculé  et  réglé  que  la  machine  fonctionne 
-ans  grincements  6l  sans  heurts,  et  que  ce  qui 
Il  le  plus  fâcheux  tourne  finalement  à  l'avan- 
ie l'Etat.  El  aussi  bien,  sous  cette  complica- 
tion apparente,  la  réalité  du  pouvoir  se  concentre 
en  fait  entre  les  mains  d'un  petit  nombre 
d'hommes,  représentants  éminents  de  cette  oli- 
garchie, qui  leur  délègue  ses  pouvoirs  et  leur 
donne  sa  confiance.  Tout  est  prévu  pour  que  des 
mains  inexpérimentées  et  nouvelles  ne  prennent 
point  brusquement  la  conduite  des  affaires;  tout 
est  organisé  pour  que  la  République  profite  de 
l'expérience  et  de  la  compétence  des  meilleurs; 
tout  e.-t  réglé,  avec  une  rigueur  de  fer,  pour  que 
l'autorité  n'échappe  point  à  la  classe  privilégiée, 
peu  nombreuse  et  dont  une  solidarité  étroite  unit 
tous  les  membres,  qui  détient  le  pouvoir. 

Et,  c'est  là  assurément  le  défaut  grave  du 
régime,  l'esprit  de  jalousie  et  de  méfiance  qu'il 
introduit,  dans  la  cité.  Nul  gouvernement  n'a 
jamais  poussé  plus  loin  la  surveillance  et  le  con- 
t rôle,  à  tous  les  degrés,  de  ceux  qui  le  servent.  Le 
doge  est  le  prisonnier  de  la  Seigneurie;  le  patriciat 
vit  sous  l'œil  attentif  du  Conseil  des  Dix.  La  cons- 
titution juge  imprudent  de  laisser  au  Grand  Conseil 
le  soin  de  chercher  la  matière  de  ses  délibérations 
et  refa  membres  le  droit  d'initiative.  Dans 

l'exercice  des  fonctions  publiques,  jamais  elle  ne 
confie  une  autorité  absolue  à  un  s°ul  homme  : 
tout  magistrat,  tout  chef  militaire  même  est 
flanqué  d'un  ou  deux  adjoints,  qui  représentent 
l'autorité  centrale  et  sont  égaux  en  influence  et  en 
pouToir  à  celui  qu'ils  assistent.  Le  gouvernement 


i  18  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

oligarchique  divise  pour  régner;  il  équilibre  et 
pondère  l'un  par  l'autre  les  pouvoirs;  il  ne  veut 
ni  de  la  prédominance  d'un  homme,  ni  de  la 
prédominance  d'une  famille.  Aucune  maison  patri- 
cienne ne  peut  avoir  plus  de  trois  de  ses  membres 
au  Sénat,  plus  d'un  au  Conseil  des  Dix.  Et  cette 
tyrannie  jalouse  s'exerce  sur  la  ville  tout  entière  ; 
les  ouvriers  de  Murano,  les  artisans  admirables 
qui  fabriquent  les  merveilles  de  la  verrerie  véni- 
tienne, sont,  s'ils  essaient  de  passer  en  pays 
étrangers,  poursuivis  et  condamnés  comme  traîtres 
à  la  patrie. 

Ainsi  flotte  sur  Venise  une  atmosphère  pesante 
de  méfiance  et  de  soupçon.  Pourtant,  il  ne  semble 
point  que  les  Vénitiens  en  aient  souffert  autant 
qu'on  le  pourrait. croire.  Ceux  qui  ne  participaient 
point  au  gouvernement  de  l'Etat  paraissent  s'être 
consolés  vite  par  les  larges  avantages  que  leur 
apportait  la  politique  économique  de  la  République, 
par  la  richesse,  ou  du  moins,  l'aisance  que  leur 
procurait  le  commerce,  par  la  tranquillité  que  le 
régime  assurait  à  la  cité.  Ceux  que  leur  naissance 
appelait,  avec  des  droits  égaux,  au  gouvernement 
de  l'Etat  y  ont  porté,  en  échange  des  privilèges 
dont  ils  jouissaient,  le  plus  admirable  dévouement 
à  la  chose  publique,  le  plus  constant  souci  de  ses 
intérêts.  C'est  un  fait  digne  d'attention  que 
quelques-unes  des  plus  hautes  fonctions  et  des 
plus  absorbantes,  celle  de  sénateur,  celle  de 
membre  du  Conseil  des  Dix,  sont  gratuites,  et  nul 
ne  songe  à  s'en  étonner.  Le  patricien  de  Venise 
est,  dès  l'enfance,  élevé  dans  cette  idée  qu'il  se 
doit  tout  entier  à  la  République;  il  lui  doit  son 
intelligence,  l'expérience  qu'il  a  acquise;    et  la  loi 


LA    CONSTITUTION    DE    VENISE  119 

lui  interdit,  sous  peine  d'amende,  de  refuser  un 
emploi  public.  Toute  sa  vie,  l'individu  est  subor- 
donna à  l'Etat,  les  intérêts  privés  passent  après 
l'intérêt    public  :    sur  ce   dévouement,  sur  cette 

_ation  se  fondent  la  force  et  la  grandeur  de 
la  rite. 

Le  régime  oligarchique  de  Venise  a  mis  le  gou- 
vernement aux  mains  d'une  minorité  strictement 
fermée  et  prodigieusement  jalouse  de  ses  privi- 
lèges. Mais  cette  minorité  a  justifié  le  monopole 
qu'elle  s'est  arrogé  par  son  activité,  son  expé- 
rience, par  les  traditions  de  sagesse  politique 
qu'elle  a  créées.  Une  ville  comme  Venise,  maî- 
d'un  immense  et  lointain  empire,  aurait  été 
incapable  de  le  gouverner  si  elle  avait  été  régie 
par  des  institutions  démocratiques.  Comme  l'aris- 
tocratie anglaise,  à  laquelle  il  ressemble,  le  patri- 
eiat  vénitien  a  donné  à  la  ville  de  saint  Marc  des 
familles  où  l'art  du  gouvernement  était  en  quelque 
sorte  héréditaire,  et  les  hommes  ont  pu  changer 
sans  que  changeassent  les  principes  et  l'esprit 
politiques.  Et  c'est  pourquoi  ce  régime  oligar- 
chique a  conquis  en  somme  le  respect  et  la  con- 
fiance de  ceux  qui  y  furent  soumis,  par  la  claire 
conscience  qu'il  a  donnée  à  tous  de  son  honnêteté 
et  de  sa  sagesse,  par  la  noble  ambition  qu'il  a  mani- 
festée de  travailler  en  toute  circonstance  àlasécurité 
■  I  à  la  grandeur  de  la  patrie.  Et  c'est  pourquoi  enfin, 
ai  xiv*  et  au  xv*  siècle,  le  gouvernement  de  Venise 
était  probablement  un  des  meilleurs  qu'il  y  eût  au 

le,  et  celui  qui  pouvait  le  plus  utilement  servir 
la  cité  de  saint  Marc. 


CHAPITRE  IV 
La  gloire  de  Venise. 


La  basilique  de  Sairft-Marc.  —  Le  Palais  Ducal.  —  La  ville 
au  xive  siècle.  Eglises  et  palais.  —  La  ville  au  xve  siècle. 
—  Les  aspects  de  Venise. 


Par  la  prospérité  de  son  commerce,  par  l'exten- 
sion de  son  empire  colonial,  par  la  sagesse  de  sa 
constitution,  Venise,  au  début  du  xve  siècle,  était 
parvenue  à  un  degré  d'extraordinaire  grandeur.  De 
cette  grandeur,  l'aspect  extérieur  de  la  cité  était 
comme  le  signe  éclatant  et  le  symbole  glorieux. 
Deux  monuments  surtout  l'illuminaient  de  splen- 
deur :  l'un,  la  basilique  de  Saint-Marc,  centre  de 
la  vie  religieuse;  l'autre,  le  palais  des  doges,  centre 
de  la  vie  politique. 

La  basilique  de  Saint-Marc. —  Peu  de  monuments 
sont  plus  représentatils  de  la  civilisation  et  de  la 
grandeur  de  Venise  que  l'église  de  Saint-Marc.  Sous 
ses  voûtes  étincelantes  de  mosaïques  d'or  se  sont 
jouées  quelques-unes  des  scènes  les  plus  fameuses 
de  l'histoire  de  la  République  :  l'empereur  Bar- 
berousse  s'y  est,  en  suppliant,  agenouillé  devant 
Alexandre  III;  les  barons  de  la  quatrième  croisade 
y  ont  scellé  le  pacte  qui  allait  donner  à  Venise  un 


i  \    (.LOIRK    DE    VENISE  ICI 

empire  en  Orient;  les  doges  les  plus  fameux,  les 
Capitaine!  les  plus  illustres  y  sont  venus  victorieux 
rendre  grâces  au  Seigneur,  depuis  Dandolo  qui 
prit  Constantinople,  jusqu'à  Venier  qui  vainquit  à 

•:ie.  jusqu'à  Mocenigo,  qui  força  les  Darda- 
-.  jusqu'à  Morosini  le  Péloponésiaque,  qui 
mit  au  front  de  Venise  mourante  une  dernière 
auréole  de  gloire.  La  basilique  de  l'évangéliste  a 
été  le  centre  religieux  et  politique  même,  l'orgueil 
et  la  parure  de  la  cité.  Le  doge  en  était  le  protec- 
teur attitré.  «  le  patron,  comme  disent  les  textes, 
et  le  véritable  gouverneur  de  l'église  de  Saint- 
Marc  »  :  et,  en  elïet,  la  basilique  n'était  point  la 
cathédrale  de  la  ville  (l'église  épiscopale  est  celle 
^.tint-Pierre  in  Castello),  mais  proprement  la 
chapelle  du  palais  ducal.  Le  chef  de  son  chapitre, 
le  primicier  de  Saint-Marc,  était  un  des  pre- 
miers personnages  de  l'Etat.  Les  procurateurs 
de  Saint-Marc,  créés  au  milieu  du  xne  siècle  pour 
administrer  l'énorme  fortune  de  la  basilique  et 
qui.  au  milieu  du  xv*  siècle,  étaient  au  nombre  de 
neuf,  étaient  des  fonctionnaires  considérables,  que 
la  hiérarchie  des  dignités  plaçait  immédiatement 
après  le  doge.  Pour  tout  Vénitien,  l'entretien  et 
l'embellissement  de  l'église  était  un  devoir  patrio- 
tique, dont  chaque  citoyen  s'acquittait  avec  une 
joie  reconnaissante.  Le  saint  est  en  effet  le  protec- 
teur de  la  cité;  il  la  défend  contre  tous  les  dan- 
gers; il  la  sauve  de  tous  les  périls,  et  la  belle 
légende  du  xiv8  siècle,  qu'a  immortalisée  le 
tableau  de  Paris  Bordone,  dit  assez  quelle  con- 
fiance le  peuple  de  Venise  mettait  en  son  patron 
ré.  Le  lion  ailé,  symbole  de  l'évangéliste, 
domine,  du  haut  de  la  colonne  où  on  le  dressa  au 


122  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

cours  du  xine  siècle,  la  ville  étendue  à  ses  pieds, 
comme  il  marque,  à  travers  tout  l'Orient  méditer- 
ranéen, les  conquêtes  vénitiennes  de  sa  glorieuse 
image.  La  bannière  au  lion  se  promène  victorieuse 
sur  les  mers,  comme  elle  flotte  magnifiquement, 
aux  jours  de  fête,  à  la  hampe  des  trois  mâts  qui 
s'érigent  devant  la  basilique.  Toute  la  vie  publique 
et  privée  de  Venise  tourne  autour  de  son  saint 
protecteur  et  du  sanctuaire  qui  lui  est  consacré. 

Et  c'est  pourquoi,  autant  que  l'édifice  même, 
l'histoire  de  sa  construction  mérite  de  retenir  un 
peu  l'attention  de  l'historien.  On  y  trouve,  avec 
les  preuves  éclatantes  de  l'empreinte  dont  Byzance 
marqua  si  profondément  Venise,  le  plus  admirable 
exemple  du  patriotisme  vénitien. 

Vers  le  milieu  du  xie  siècle,  la  vieille  basilique 
construite  par  les  Orseoli  avait  besoin  d'une  res- 
tauration totale  :  le  doge  Domenico  Contarini 
entreprit  d'édifier  le  troisième  Saint-Marc.  Dès 
1071,  sous  le  gouvernement  de  Domenico  Selvo, 
les  travaux  étaient  fort  avancés;  le  8  octobre  1094, 
l'église  fut  solennellement  consacrée.  On  y  trans- 
porta en  grande  pompe  les  reliques  de  l'apôtre, 
perdues,  dit-on,  depuis  l'incendie  de  976  et  mira- 
culeusement retrouvées;  le  saint  corps  fut  placé 
dans  une  crypte  voisine  du  grand  autel,  et  dont 
seuls  le  doge,  le  primicier  et  les  procurateurs 
connurent  l'exact  emplacement.  Et  sous  la  protec- 
tion de  l'évangéliste,  plus  d'une  fois  désormais, 
dans  le  narthex  de  l'église,  les  doges  vinrent 
dormir  leur  dernier  sommeil. 

Par  son  plan  en  croix  grecque,  par  les  coupoles 
qui  le  couronnaient,  par  les  grands  arcs  qui  sou- 
tenaient   ces    coupoles,    par  le   portique  qui   en 


LA  GLOl  L23 

précédait  l'e&trée,  le  nouvel  édifice  était  une 
construction  d'aspect  tout  oriental;  et  c'est  à 
!  en  effet,  dans  l'église  fameuse  dos  Saints- 

Apôtres,  qu-'  les  Vénitiens  avaient  cherché  le 
modèle  qu'ils  imitèrent.  Ils  empruntèrent  égale- 
ment à  Byzance  les  principes  de  la  décoration 
dont  ils  parèrent  la  basilique  de  l'apôtre;  sur  les 
murailles  de  mortier  irris  et  de  brique  roussâtre, 
ils  mirent  le  revêtement  magnifique  des  marbres 
multicolores  et  l'étincellement  des  mosaïques 
d'or.  Ils  demandèrent  enfin  à  l'Orient  jusqu'aux 
matériaux  de  la  construction.  A  tout  vaisseau 
vénitien  naviguant  dans  les  mers  levantines,  le 
doge  Selvo  déjà  avait  fait  une  obligation  de  rap- 
porter tout  ce  qui  pourrait  embellir  le  sanctuaire 
national.  Pendant  plusieurs  siècles,  l'ordre  fut 
obéi  :  colonnes  de  marbre  rare,  bas-reliefs  sculp- 
tés, statues  de  porphyre  ou  de  pierre,  plaques 
ajourées  comme  des  orfèvreries  vinrent,   pièce  à 

.  dans  un  pittoresque  désordre,  orner  les 
murailles  de  l'église,  sans  souci  de  la  symétrie, 
sans  préoccupation  du  mélange  des  styles  les  plus 
divers  :  selon  les  habitudes  de  l'art  oriental,  on 
chercha  moins,  dans  la  combinaison  savante  de 
ces  matériaux,  la  pureté  des  lignes  que  l'éclat  de  la 
couleur.  Ce  que  les  Vénitiens  du  xnie  siècle,  s'il  en 
faut  croire  une  inscription,  admiraient  le  plus  dans 
leur  basilique,  c'était  la  beauté  des  mosaïques, 
l'éclat  de   l'or,   la  noblesse   des  marbres    rares   . 

aujourd'hui  encore  cette  harmonie  puissante 
des   couleurs    qui  vaut  à  l'actuel  Saint-Marc  ses 
-  les  plus  merveilleux. 
Ville    prospère   et  riche,    désireuse   d'é 
fortune  et  sa  splendeur.  Venise  avait  su  en  perfec- 


124  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

tion  trouver  les  moyens  nécessaires  pour  réaliser 
son  rêve  ambitieux.  L'espace  dont  elle  disposait 
pour  construire  était  exigu  :  elle  compensa  par 
l'éclat  d'un  luxe  prodigieux  ce  que  la  place  trop 
restreinte  ôtait  à  l'ampleur  des  proportions.  Fière 
de  sa  puissance  et  de  sa  grandeur,  elle  accumula 
dans  la  basilique  tous  les  trophées,  tous  les  tré- 
sors qui  pouvaient  contribuer  à  la  gloire  de  la 
République.  Saint-Marc,  en  même  temps  qu'il  nous 
donne  l'impression  la  plus  riche  et  la  plus  pleine 
de  ce  que  fut  le  génie  artistique  de  Byzance,  nous 
révèle,  plus  magnifiquement  encore,  ce  que  fut  la 
pensée  hautaine  du  génie  politique  des  Vénitiens. 

Pourtant  il  ne  faudrait  point  croire  qu'à  la  fin 
du  xie  siècle  la  basilique  de  Saint-Marc  ressemblât 
à  l'édifice  que  nous  connaissons.  Si  les  grandes 
lignes  de  la  construction  étaient  définitivement 
fixées,  la  façade,  tout  en  briques,  était  encore 
singulièrement  modeste,  et  les  coupoles  surbais- 
sées s'enlevajent  lourdement  sur  le  ciel;  si  l'inté- 
rieur avait  déjà  la  décoration  de  ses  marbres 
sculptés,  à  peine  commençait-on  la  mise  en  place 
des  mosaïques.  Et  pareillement  la  place  Saint- 
Marc  était  d'étendue  médiocre;  un  canal,  le  rio 
Batario.  la  limitait  du  côté  de  l'Ouest,  au  delà 
duquel  s'élevait  l'église  de  San  Geminiano  et 
s'étendaient  les  jardins  du  couvent  de  Saint- 
Zacharie;  aux  abords  de  la  basilique  subsistait 
l'antique  église  de  Saint-Théodore.  Pour  dégager 
les  abords  du  sanctuaire,  pour  lui  donner  sa  défi- 
nitive splendeur,  beaucoup  restait  à  faire  encore. 
Il  n'y  faudra  pas  moins  de  quatre  cents  ans. 

Dès  le  milieu  du  xne  siècle,  l'agrandissement  de 
la  place  Saint-Marc  mettait  en  valeur  la  beauté  du 


i  v    i.l  0IR1     DS    VBNI8B  125 

sanctuaire.  En    1156,  le  rio  Batario  était  comblé; 

pu  1172.  l'église  de  San  Geminiano  disparaissait; 
la  place  agrandie  était  pavée  et  se  bordait  d'é<li- 

la  construction  du  campanile,  élevé  en  face 
de  la  basilique,  s'achevait.  La  prise  de  Constanti- 
nople  donna  un  élan  nouveau  aux  travaux.  Maîtresse 
de  l'Orient.  Venise  le  mit  en  coupe  réglée  pour 
embellir  Saint-Marc.  Elle  plaça  au-dessus  du  grand 
portail  les  chevaux  de  bronze  de  Lysippe,  dépouille 
de  l'hippodrome  byzantin;  elle  encadra  la  table 
de  l'autel  des  colonnes  sculptées  du  ciborium; 
elle  compléta  et  enrichit,  au  moyen  des  émaux 
volés  au  couvent  du  Pantocrator,  le  grand  retable, 
la  «  Pala  d'oro  »,  qui  étincelait  au  fond  du  sanc- 
tuaire; elle  accumula  dans  le  trésor  de  la  basilique 

iiquaires  précieux  et  les  orfèvreries  éblouis- 
cuites;  et  à  cette  parure  matérielle  elle  ajouta  la 
parure  morale  des  reliques,  avidement  recherchées 
dans  tout  l'Orient  et  dévotement  rapportées  à 
Venise.  Dans  l'exaltation  de  sa  récente  grandeur, 
la  Piépublique  ne  jugea  nulle  splendeur  superflue  ; 
pour  parer  la  maison  de  l'Evangéliste,  le  xnr  siècle 
mit  à  cette  tâche  toute  la  ferveur  de  son  zèle.  On 
acheva  d'abord  la  décoration  intérieure.  Pour 
continuer  l'œuvre  des  mosaïstes  grf.es  que  le  doge 
Selvo  avait  appelés  jadis  de  Byzance  et  qui 
avaient,  au  cours  du  xne  siècle,  décoré  les  trois 
coupoles  de  la  nef  principale  et  les  parties  hautes 
qui  les  avoisinaient,  on  se  préoccupa  de  trouver 
des  maîtres  à  Venise  même.  En  1268,  un  décret  du 
Grand  Conseil  prenait  les  mesures  nécessaires  pour 
former  des  mosaïstes  expérimentés  ;  à  la  fin  du 
xme  siècle,  les  verreries  de  Murano  étaient  créées, 
et  chargées,  en  1308,  de  fournir  les  cubes  de  verre 


126  RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

coloré  nécessaires  à  la  parure  de  Saint-Marc.  De 
ce  temps  datent  les  mosaïques  si  curieuses  qui 
racontent,  aux  voûtes  du  narthex,  l'histoire  de  la 
Genèse,  et  la  plupart  de  celles  qui  décorent  la 
coupole  et  les  murs  du  bras  droit  de  la  croix.  La 
façade  recevait,  dans  la  seconde  moitié  du  xme  siè- 
cle, le  riche  revêtement  de  ses  marbres,  et  la 
décoration  des  mosaïques  qui  couronnent  les  por- 
tails; dès  la  fin  du  xne  siècle,  le  grand  portail  s'était 
orné  des  sculptures  si  pittoresques  représentant 
les  métiers  et  les  mois;  et  «  l'église  de  Monseigneur 
saint  Marc  »,  comme  l'écrivait  vers  la  fin  du 
xme  siècle  le  chroniqueur  Martino  da  Canale, 
apparaissait  dès  lors  «  comme  la  plus  belle  église 
qui  soit  au  monde.  »  Le  xive  siècle  continua  pieu- 
sement l'embellissement  du  sanctuaire  national. 
Une  instruction  de  1309  prescrit  aux  commandants 
de  la  flotte  vénitienne  de  rapporter  des  îles  grec- 
ques les  marbres  rares  qu'ils  y  rencontreront  ;  le 
baptistère  se  pare  de  mosaïques  charmantes,  où 
apparaît  le  style  si  vivant  de  l'art  byzantin  finis- 
sant; la  chapelle  de  Saint-Isidore,  bâtie  vers  le 
milieu  du  siècle,  s'orne  d'une  décoration  tout 
inspirée  des  principes  de  l'art  nouveau  créé  par 
Giotto.  En  1365,  la  façade  un  peu  lourde  s'embel- 
lit et  s'égaie  d'une  riche  ornementation  gothique, 
qui  couronne  la  courbe  massive  des  arcades  byzan- 
tines d'une  merveilleuse  floraison  de  statuettes,  de 
feuillages  et  d'accolades.  En  1394,  les  frères  Dalle 
Masegne  placent,  au-dessus  de  l'iconostase,  les  sta- 
tues de  la  Madone,  de  l'Evangéliste  et  des  douze 
apôtres.  A  la  fin  du  xive  siècle,  Saint-Marc, 
presque  achevé,  semble,  selon  le  mot  de  Ruskin, 
un  immense   reliquaire,   ou   encore   «  un  grand 


LA    GLOIRE    DE    VBN1SI  127 

'1  enluminé,  relié  en  albatij  au  lieu  de  l'être 
en  parchemin,  enrichi  de  pilastres  de  porphyre  au 

lieu  «le  [lierres  précieuses,  et  tout  écrit,  ;iu  dedans 
et  an  dehors,  en  caractères  d'or.  •  Tel  il  apparaît 
au  Fond  du  tableau  où,  en  1495,  le  peintre  vénitien 
le  Bellini  a  représenté  la  place  Saint-Marc, 
sanctuaire  «'-tincelant  de  lumière  et  d'or,  monument 
incomparable  de  la  richesse  et  de  la  gloire  de 
Venise. 

Le  Palais  Ducal.  —  A  côté  de  Saint-Mire.  le 
palais  des  doges  était  le  centre  politique  de  la 
cité.  C'est  là  qu'habitait  le  chef  suprême  de  la 
République,  c'est  là  que  se  rassemblaient  les 
conseils  qu'avait  créés  la  constitution  vénitienne, 
Grand  Conseil  et  Sénat,  Collège  et  Conseil  des  Dix. 
C'est  là  qu'étaient  enfin  les  bureaux  de  la  chan- 
cellerie ducale,  où,  sous  les  ordres  du  Grand  Chan 
celier,  travaillait  ce  peuple  de  secrétaires,  qui 
avaient  pour  rôle  de  tenir  les  registres  des  conseils 
et  de  conserver  les  archives  de  la  République. 

Dès  le  ixe  siècle,  en  même  temps  que  s'élevait  le 
premier  Saint-Marc,  Agnellus  Parteciaco  avait  bâti 
un  palais  pour  le  doge.  Détruite  dans  l'incendie  qui 
accompagna  l'émeute  de  976,  la  résidence  ducale 
fut  magnifiquement  reconstruite  par  '-es  Orseoli.  et 
derrière  ses  murailles  de  forteresse,  flanquées  de 
robustes  tours,  elle  abrita  des  splendeurs  qui  éton- 
nèrent les  contemporains.  A  la  fin  du  xiir  siècle, 
Sebastiano  Ziani  agrandit  cette  demeure  et  l'em- 
bellit; quand  Villehardouin  vint  à  Venise  au  com- 
mencement du  xuie  siècle,  le  palais  des  doges  lui 
sembla  déjà  «  moult  riche  et  beau  ».  C'était 
doute,  comme  la  plupart  des  pins  anciens  édifices 


12S  UNE   RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

de  Venise,  une  construction  de  style  byzantin,  dont 
une  partie,  qu'on  nommait  le  palais  vieux,  subsista 
jusqu'au  commencement  du  xvc  siècle.  Mais  bientôt 
le  bâtiment  sembla  insuffisant,  surtout  après  la 
réforme  politique  de  1297,  et  il  se  transforma  peu 
à  peu,  au  cours  du  xive  et  du  xve  siècle,  pour  prendre 
l'aspect  qu'il  offre  aujourd'hui.  Dès  1301,  on  se  pré- 
occupait d'agrandir  la  salle  du  Grand  Conseil,  deve- 
nue trop  exiguë  pour  rassemblée  patricienne;  en 
1340,  on  décida  même  de  la  reconstruire  complète- 
ment, et  de  la  placer  dans  la  portion  du  palais  qui 
donnait  sur  la  lagune.  On  transforma  complète- 
ment en  conséquence  toute  cette  partie  de  l'édifice, 
et  durant  la  seconde  moitié  du  xiv"  siècle,  on  éleva 
la  façade  qui  regarde  la  mer,  ainsi  que  celle  qui 
correspond  aux  sept  premières  colonnes  du  por- 
tique de  la  Piazzetta.  Le  bâtiment  nouveau  fut  édi- 
fié dans  le  style  ogival  de  l'époque,  assez  fortement 
modifié  par  ces  influences  orientales  qui  furent  en 
tout  temps  si  puissantes  à  Venise  :  la  légende  en 
fait  honneur  —  d'ailleurs  à  tort  —  à  un  certain 
Philippe  Calendario,  qu'on  trouve  mêlé  à  la  cons- 
piration de  Marino  Falier.  En  tout  cas  les  travaux 
marchèrent  assez  lentement.  Ce  n'est  qu'en  1404, 
comme  l'atteste  une  inscription  plaëée  à  la  grande 
fenêtre  à  balcon  qui  s'ouvre  sur  la  lagune  que, 
sous  le  gouvernement  du  doge  Michel  Sténo,  cette 
portion  de  l'édifice  fut  achevée  complètement  ;  et  ce 
n'est  qu'en  1423,  à  l'avènement  de  François  Fos- 
cari,  que  le  Grand  Conseil  y  tint  sa  première  séance. 
On  entreprit  aussitôt  après  la  transformation  du 
reste  de  la  façade  donnant  sur  la  Piazzetta:  de  1423 
à.  1442  elle  fut  reconstruite,  dans  le  même  style 
gothique  que  le  xiv"  siècle  avait  appliqué  au  reste 


1   V    (.I.OIHE    RE    YBNI8B  1-'.* 

de  l'édifice.  Entre   cette  façade  et  Saint-Marc,  la 

belle  porte  délia  Caria,  œuvre  du  sculpteur  Gio- 
vani  luiono  et  de  son  fils  Barthélémy,  compléta 
magnifiquement  [4  439-1443)  le  monument  et  donna 
au  palais  des  doges  une  entré*  digne  de  lui. 

Tout  le  monde    connaît  le    merveilleux  édifice 
qu'est  le  Palais  ducal  à  Venise;  tout  le  monde  a 
a. 1  miré  l'originalité   puissante  de  la  construction, 
qui,  sur  le  douhie  étage  de  colonnes  que  forment 
le  portique  et  la  loggia,   a  placé  audacieusoment 
cette  haute  muraille  où  le  soir  allume  des  reflets 
de  rose  ;  tout  le  monde  a  dans  les  yeux  les  fenêtres 
élégantes,  fleuronnées  de  clochetons  et  de  statues, 
qui.  sur  les  tabules  monotones,  mettent  leursplen- 
,  et  le  crénelage  pittoresque  qui,  à  la 
ligne  su  péri;.' are  du  monument,  l'achève  et  le  cou- 
ronne avec  tant  de  grâce  décorative.  Ce  n'est  point, 
ce  Palais  ducal,   comme  sont    à    Florence   ou    à 
me  les  palais  de  la   Seigneurie, 'une  robuste  et 
rude   forteresse,   faite    pour  résister   aux  assauts 
populaires;  c'est  une  œuvre  de  magnificence,  où 
Y-'nise  a  pris  plaisir  à  étaler,  comme  à  Saint-Marc, 
sa  richesse,  sa  puissance  et  son  luxe,  où  tout  a  été 
mis  en  œuvre  pour  attester  et  exalter  la  grandeur 
delà  République.  Sur  les  chapiteaux  qui  surmon- 
tent  les    colonnes    tournées  vers  la  lagune,    des 
ipteurs  ingénieux  ont  représenté  toute  une  ency- 
clopédie de  sujets  antiques  et  profanes,  toute  une 
oration  symbolique  de  la  prospérité  et  de  la 
gloire  de  la  ville.   Ce  sont  les  vertus  et  les  vices; 
st  la  justice,   avec  les  exemples  fameux  qu'en 
donnèrent  les  Solon  ou  les   Trajan;   ce  sont  les 
métiers  et  les  arts,  et  les  fruits  merveilleux  que  le 
commerce  rapport*:'!'  des  pays  d'outre-mer,  et 


130  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

nations  exotiques,  Grecs  et  Turcs,  Persans,  Egyp- 
tiens et  Tartares,  avec  lesquelles  trafiquaient  les 
vaisseaux  de  Venise.  Aux  piliers  d'angle  de  la 
façade,  c'est  l'Ivresse  de  Noé  et  le  groupe  d'Adam 
et  Eve,  auxquels  fait  pendant,  à  l'angle  voisin  de 
la  porte  délia  Carta,  la  belle  composition  du 
Jugement  de  Salomon.  C'est  la  justice  encore,  dont 
la  statue  couronne  la  haute  fenêtre  ouverte  sur  là 
Piazzetta;  et  à  la  porte  délia  Carta,  ciselée  comme 
une  orfèvrerie  et  tout  étincelante  jadis  de  peintures 
et  d'or,  pieusement  le  doge  François  Foscari,  en 
costume  magnifique,  s'agenouille  devant  le  grand 
lion  ailé,  image  glorieuse  de  la  force  de  Venise. 

L'incendie  qui,  le  14  septembre  1483,  endom- 
magea partiellement  le  Palais  ducal,  acheva  de  lui 
donner,  à  l'extérieur,  l'aspect  qu'il  offre  aujour- 
d'hui. C'est  à  ce  moment  qu'Antonio  Rizzo  cons- 
truisit la  belle  façade  qui  orne  l'un  des  côtés  de  la 
grande  cour  du  palais.  Mais,  auparavant  déjà,  on 
avait  décoré  magnifiquement  l'intérieurde  l'édifice. 
Dans  la  salle  du  Grand  Conseil,  Guariento  de 
Padoue  avait,  en  1365,  peint  dans  une  vaste 
fresque  récemment  retrouvée  le  Couronnement  de 
la  Vierge  dans  le  Paradis  et  représenté,  au-dessous 
de  la  série  des  portraits  des  doges,  les  glorieux  épi- 
sodes de  la  paix  jadis  ménagée  par  Venise  entre  le 
pape  et  l'empereur.  Au  commencement  du  xve  siè- 
cle, Gentile  da  Fabriano  et  Pisanello  avaient  été 
chargés  à  leur  tour  de  décorer  de  fresques  la  plus 
belle  des  salles  du  palais  des  doges;  et  dès  ce 
moment,  la  salle  du  Grand  Conseil,  avec  son  haut 
plafond  constellé  d'étoiles  d'or,  avec  la  splendeur 
des  peintures  qui  l'ornaient,  apparaissait  aux  Véni- 
tiens comme  «  l'honneur  de  la  Seigneurie  »  (honor 


LA    GL01HE    DE    VENISE  i3i 

dominii  nostri),  comme  «  un  très  rare  et  merveilleux 
joyau  »  [jocale  smgularissimum  et  dignissimum). 
Elle  devait,  à  la  fin  du  xv8  siècle,  être  l'objet  d'une 
nouvelle  restauration.  En  1474,  le  Sénat  décida  de 
remplacer  les  fresques,  déjà  ruinées,  qui  la  déco- 
raient, et  en  confia  le  soin  aux  plus  illustres  maî- 
tres de  Venise,  aux  deux  Beliini,  aux  Vivarini,  a 
Carpaccio.  Pendant  trente  années,  ils  couvrirent 
de  leurs  œuvres  les  murailles  de  la  salle  du  Grand 
Conseil,  et  si  rien  ne  reste  plus  de  cette  décoration, 
détruite  dans  le  grand  incendie  du  20  décem- 
bre 1577,  le  souvenir  des  sujets  qu'elle  représentait 
mérite  d'être  retenu.  C'était  l'histoire,  si  glorieuse 
pour  la  République,  de  Frédéric  Barberousse  et 
d'Alexandre  III;  c'étaient  les  victoires  navales  qui 

Qt  fait  sa  grandeur  sur  la  mer;  c'était  en  un 
mot  tout  ce  qui  contribuait  à  faire  du  palais  des 

-  l'emblème  magnifique  de  la  puissance  de 
Venise. 

La  ville  au  XIVe  siècle.  Eglises  et  palais.  — 
Aussi  bien,  par  tous  ses  monuments,  Venise  deve- 
nait chaque  jour  davantage  ce  que  Commynes 
appellera  justement  «  la  plus  triomphante  cité  que 
jamais  j'aie  vue  ». 

De  bonne  heure,  dès  le  xie  siècle,  on  avait  com- 
mencé à  substituer  aux  primitives  maisons  de 
boi-*  des  constructions  en  pierre  ;  pour  en  porter 
les  iondations,  il  avait  d'abord  fallu  multiplier  et 
disposer  avec  un  art  plus  savant  les  pilotis  qui, 
depuis  l'origine,  soutenaient  la  cité  des  lagunes. 
A.  travers  la  couche  de  vase,  dans  la  terre  solide, 
rendue  souvent  plus  compacte  encore  par  des 
apports  de  bois  et  de  pierre,  on  enfonça  la  forêt 


132  une    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

de  pieux  robustes,  que  recouvrit  un  treillage  de 
bois  ;  et,  sur  ce  support,  posèrent  les  fondations 
des  murailles.  Plus  tard,  à  partir  du  xive  siècle,  on 
fit  mieux  encore.  Ce  ne  fut  plus  seulement  sous  les 
murs,  mais  sous  toute  la  surface  que  devait  occu- 
per l'édifice,  que  les  pilotis  furent  plantés;  ainsi, 
le  bâtiment  reposait  tout  entier  sur  une  vaste 
plate-forme,  où  les  pesées  mieux  réparties  fai- 
saient le  terrain  plus  capable  de  résistance.  Et  sur 
ces  bases  éprouvées,  les  Vénitiens  purent  cons- 
truire, au  milieu  des  eaux,  aussi  sûrement  que 
sur  la  terre  ferme. 

Dès  le  xme  siècle,  Venise  était  une  très  belle 
ville,  qui  séduisait  les  voyageurs  par  l'originalité 
imprévue  et  surprenante  de  sa  structure.  Un  écri- 
vain de  ce  temps  déclare  que,  «  dans  le  monde 
entier,  il  n'existe  rien  de  semblable  à  Venise  ».  Il 
ajoute,  émerveillé  :  «  Pour  pavé,  elle  a  !a  mer, 
pour  toit  le  ciel,  pour  murailles  le  courant  des 
eaux  ».  Dès  ce  moment,  la  place  Saint-Marc,  avec 
l'église  qui  en  occupait  le  fond,  le  campanile, 
servant  de  phare,  qui  la  dominait,  était,  au  dire  de 
Martino  da  Canale,  «  la  plus  belle  place  qui  soit  en 
tout  le  monde  »,  ce  que  Pétrarque  répétait  cent  ans 
plus  tard,  quand,  avec  une  admiration  égale,  il 
écrivait  :  «  Je  ne  sais  pas  si  l'univers  en  contient 
une  semblable  ».  Sur  la  Piazzetta  voisine,  se  dres- 
saient, depuis  le  xn*  siècle,  les  deux  colonnes 
rapportées  d'Orient,  qui  porteront  plus  tard  le  lion 
ailé  et  saint  Théodore.  Depuis  1178,  un  pont  de 
bois,  construite  Rialto,  mettait  en  communication 
les  deux  rives  du  Grand  Canal,  près  de  l'endroit  où 
se  tenait  le  plus  important  marché  de  la  cité.  Et, 
sans  doute,  à  l'exception  de  la  Merceria,  les  rues 


LA   G  Niai  139 

de  la  ville,  non  pavées,  ressemblaient  souvent 
encore  à  des  fondrières  assez  malpropres,  où  les 
pores,  suis  l'égide  protectrice  de  saint' Antoine, 
ps  en  liber;'',  «  cause  de  laideur 
et  de  danger  pour  la  cité  ».  comme  dit  un  docu- 
ment. 11  te,  dans  l'intérieur  de  la  ville,  de 
grands  espaces  demeuraient  vides,  couverts  de 
prairies,  de  vignobles,  de  vergers^  de  bouquets 
es.  Et  par  ailleurs  encore,  cette  Venise  du 
xiv'  siècle  montrait  de-  aspects  qui  surprennent 
quand  on  songe  à  la  Venise  d'aujourd'hui.  Les 
chevaux,  en  particulier,  étaient  nombreux  dans  la 
ville  des  L  e  Lorenzo  Celso  était 
grand  amateur  de  cavalcades  somptueuses  ;  les 
écuries  du  doge  Michel  Sténo  passaient  pour  les 
plus  belles  de  l'Italie  ;  et  pour  éviter  les  accidents, 
un  décret  de  1392  dut  interdire  de  passer  à  cheval 
dans  la  Merceria,  et  obligea  les  cavaliers  à  garnir 
de  sonnettes  leurs  montures.  Mais,  dès  ce  moment, 
le  gouvernement  veillait  attentivement  à  prendre 
certaines  mesures  de  propreté  et  d'hygiène,  et  tra- 
vaillait activement  à  l'embellissement  de  la  cité. 
Les  chefs  des  grandes  familles  aristocratiques 
n'étaient  pas,  de  leur  côté,  moins  empressés  à 
accroitre  la  splendeur  de  la  ville  par  la  construc- 
tion d'habitations  somptueuses.  En  1367,  on  comp- 
tait plus  de  deux  cents  palais  patriciens,  dont  la 
râleur  était  estimée  à  près,  de  trois  millions  de 
lucats. 

Pas  plus  que  le  Palais  des  doges,  les  palai 
nobles  vénitiens  n'étaient  des  citadelles.  Dans  i:ne 
ville  qui  ne  connut  qu'exceptionnellement  les  dis- 
cordes civiles,  les  patriciens  ne  sentaient  point  le 
besoin  de  se  retrancher  dans  des  forteresses.  Sur 


134  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :   VENISE 

le  miroir  changeant  des  canaux  de  Venise,  leurs 
maisons  s'ouvraient  librement:  le  seul  souci  qui  y 
apparût  était  celui  d'étaler  magnifiquement  une 
richesse  sans  cesse  accrue  par  les  bénéfices  du 
commerce  de  mer,  et  de  contribuer  par  un  luxe 
éclatant  à  la  gloire  de  la  cité. 

Rien  n'égale  en  somptueuse  élégance  la  façade 
des  palais  de  Venise.  Au  rez-de-chaussée,  un  large 
portique  occupe  le  centre  de  l'édifice,  et  donne  accès 
à  la  cour  intérieure,  au  milieu  de  laquelle  est  placé 
d'ordinaire  un  puits  à  la  margelle  délicatement 
sculptée  ;  au-dessus,  se  disposent  un  ou  deux  étages 
de  loggias  ajourées,  d'où  la  vue,  à  travers  les  colon- 
nades aux  fines  arcatures,  s'étend  sur  l'infini  des 
eaux  ;  sur  les  côtés,  les  appartements  prennent  place, 
largement  éclairés  par  de  nombreuses  fenêtres. 
Tout  est  luxe  et  lumière,  élégance  et  beauté.  Dès 
le  xiie  et  le  xm°  siècle,  le  type  architectural  se 
constitue  :  les  arcades  étroites  au  cintre  surbaissé 
se  couvrent  d'une  décoration  où  les  influences 
orientales  se  mêlent  à  la  gravité  du  style  roman  ; 
ce  sont  des  bandes  d'ornement,  des  rosaces,  des 
sculptures  méplates,  telles  que  les  aimait  l'art 
byzantin  ou  arabe.  Telles  apparaissent,  groupées 
aux  alentours  du  Rialto,  dans  le  quartier  alors  le 
plus  riche  et  le  plus  commerçant  de  Venise,  les 
constructions  privées  les  plus  anciennes  que  la 
ville  ait  gardées,  les  palais  Lorédan  et  Dandolo- 
Farsetti,  l'antique  Fondaco  dei  Turchi,  malheu- 
reusement gâté  un  peu  par  une  restauration  dis- 
cutable, le  palais  Falier  au  quartier  des  Saints- 
Apôtres,  et,  sur  le  Grand  Canal,  l'étroite  maison  à 
laquelle  la  tradition  attache  souvenir  glorieux 
du  doge  Henri  Dandolo.  Avec      xive  et  lexv9  siècle, 


LA  Gl  0IB1     Dl     VI  NlSl  135 

ne  fait  que   -  re:  l'arl  gothiqua 

prend  à  Venise  un  aspect  particulier,  où  le  flam- 
boiement  «les    architectures  se    rehausse    de    la 

polychromie  chère  à  l'Orient.  Quand,  en  1421,  lo 
patricien  Ifarino  Contarini  commanda  à  une  pléiade 
d'artistes  renommés  le  délicieux  édifice  qu'on 
appelle  la  Cà  d'Oro.  il  ne  voulut  pas  seulement,  sur 
la  façade  de  marbre,  mettre  l'élégance  des  colon- 
nades aux  arcades  finement  ciselées,  des  créneaux 
en  forme  de  pal  mettes,  des  fenêtres  à  l'arcalure 
arabe  ;  il  voulut  que  sa  maison  brillât  dc9  plus 
radieuses  couleurs.  11  fit  peindre  les  corniches  en 
bleu  d'outremer,  les  entrelacs  de  pampres  en 
blanc  sur  fond  noir;  il  lit  dorer  les  arcades  et  le 
Feuillage  des  chapiteaux,  les  lions  et  les  écussons 
en  1  i34.  la  «  maison  d'or  »  achevée  éclatait,  aux 
rives  du  Grand  Canal,  d'une  splendeur  merveilleuse. 
A  coté  d'elle,  vingt  habitations  offraient  une 
magnificence  presque  égalé  :  le  palais  Contarini- 
Fasan,  avec  la  fine  broderie  de  ses  balcons  de 
pierre,  les  palais  Pisani  ou  Foscari,  bien  d'autres 
encore,  tous  datant  de  la  première  moitié  du 
xv'  siècle,  faisaient  du  Grand  Can-il  une  avenue 
unique  et  merveilleuse,  «  la  plus  belle  rue,  comme 
dit  Commynes,  que  je  crois  qui  soit  en  tout  le 
monde  ». 

Les  églises,  vers  le  même  temps,  le  cédaient  à 
peine  en  splendeur  aux  palais.  Dans  la  première 
moitié  du  xme  siècle,  s'élevaient,  pour  les  Domi- 
nicain^ l'église  des  saints  Jean  et  Paul  et,  pour  les 
Franciscains,  celle  de  Santa  Maria  Gloriosa  dei 
Prari.  Toutes  deux,  d'un  gothique  plus  sévère  que 
celui  des  habitations  privées,  étaient  construites 
en  briques,  avec   des  encadrements  de   pierre  ; 


136  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

toutes  deux,  qui  ne  furent  achevées  qu'au  courant 
du  xive  siècle,  offrent  les  meilleurs  exemples  du 
tour  original  que  prit  l'art  gothique  en  pénétrant 
dans  la  ville  des  lagunes. 

La  ville  au  XVe  siècle.  —  Aussi,  au  xve  siècle, 
Venise  était-elle  une  des  merveilles  de  l'Italie,  et 
tous  les  voyageurs  qui  la  visitaient  en  rapportaient 
une  même  impression  de  luxe,  de  prospérité  et  de 
magnificence.  Le  marchand  florentin,  qui  y  vint 
en  1427,  n'a  point,  dans  le  poème  où  il  en  décrit 
les  splendeurs,  de  termes  assez  enthousiastes  pour 
louer  sa  beauté.  Sur  la  place  Saint-Marc,  devant  la 
basilique  et  le  palais  des  doges,  il  est  comme  ravi 
en  extase  :  il  admire  l'élégance  des  édifices,  le 
luxe  des  boutiques,  l'air  confortable  des  osterie, 
«  dignes  de  recevoir  des  ambassadeurs  »  ;  il  admire, 
dans  la  Merceria,  les  riches  étalages,  où  chatoient 
les  soies  et  les  velours,  où  étincellent  les  brocarts 
d'or  et  les  orfèvreries.  Près  du  pont  du  Rialto,  il 
admire  le  grand  marché,  toujours  plein  d'une 
foule  affairée,  où  se  vendent  les  fruits,  les  poissons, 
les  poulets,  les  oies  grasses,  et,  dans  les  rues  voi- 
sines, les  boutiques  des  cordiers,  des  boulangers, 
des  bouchers,  des  brodeurs,  des  drapiers,  des 
joailliers;  et  partout  il  demeure  émerveillé  de  la 
prodigieuse  activité  de  la  ville,  du  bon  arrangement 
des  magasins,  de  l'ordre  qui  règne  à  la  douane, 
de  tout  ce  qui  faisait  enfin  la  grandeur  écono- 
mique de  Venise. 

Vers  le  milieu  du  xve  siècle,  l'humaniste  iEneas 
Sylvius  Piccolomini,  le  futur  pape  Pie  II,  n'était 
pas  moins  ébloui  de  l'aspect  de  la  cité  de  saint 
Marc.  Elle  lui  semblait  une  ville  «  unique  et  admi- 


LA    GLOIRE    DE    VENISE  137 

rable,  le  plus  noble  marché  qu'il  y  ait  au  monde  », 
une  ville  «  toute  de  marbre,  où  les  maisons  des 
patriciens  sont  presque  toutes  recouvertes  de 
marbre  et  d'or.  »  Un  autre  voyageur  déclarait  que 
les  habitations  des  nobles  étaient  ««  moins  des 
maisons  particulières  que  des  palais  de  princes  et 
de  rois.  »  L'écrivain  byzantin  qui  a  raconté,  en 
témoin  oculaire,  la  réception  faite  en  1438  par  les 
Vénitiens  à  l'empereur  grec  Jean  VIII,  n'a  point 
assez  d'éloges  pour  «  cette  brillante  et  grande 
Venise,  ville  vraiment  admirable,  la  [tins  admirable 
des  cités,  par  sa  richesse,  sa  variété,  sa  splendeur, 
ville  bariolée  et  multicolore,  et  digne  de  louanges 
infinies,  ville  enfin  sage  entre  toutes,  et  qu'on 
pourrait  justement  appeler  une  seconde  Terre  pro- 
mise. »  Il  décrit  les  pompes  de  l'accueil,  les  splen- 
deurs du  Bucenlaure,  tout  tendu  de  pourpre  et 
d'or,  les  quadrirèmes  pavoisées,  résonnant  du 
bruit  des  musiques  et  du  son  des  trompettes,  la 
galère  destinée  à  l'empereur,  avec  ses  rameurs  aux 
riches  habits  brodés  de  feuillages  d'or,  ses  dra- 
peaux, ses  écussons  et  ses  figures  allégoriques,  où 
le  lion  de  la  République  s'associait  à  l'aigle  impé- 
riale. Il  décrit  Saint-Marc  merveilleux,  le  palais 
magnifique,  les  maisons  patriciennes,  «  belles  entre 
les  plus  belles  »,  et  il  conclut  ainsi  :  «  Ceax  qui 
n'ont  point  vu  ces  merveilles  n'y  pourront  croire; 
ceux  qui  les  ont  vues  restent  impuissants  à  dire 
la  beauté  de  la  cité,  l'élégance  des  hommes,  la 
retenue  des  femmes,  le  concours  du  peuple,  plein 
d'allégresse  pour  saluer  l'entrée  de  l'empereur.  » 
Et  lorsque,  enfin,  en  1494,  Philippe  de  Commynes, 
ambassadeur  pour  le  roi  de  France,  vint  à  soh 
tour  à  Venice,  si  peu  sensible  que  ce  politique  fût 


138  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

d'ordinaire  aux  choses  d'art,  lui  aussi  fut  absolu- 
ment ébloui  du  spectacle  que  lui  offrait  la  ville  des 
lagunes.  «  Ils  me  menèrent,  écrit-il,  au  long  de  la 
grand'rue  qu'ils  appellent  le  Canal  Grand  :  et  est 
bien  large  (les  galées  y  passent  au  travers,  et  y  ai 
vu  navires  de  quatre  cents  tonneaux  et  plus,  près 
des  maisons),  et  est  la  plus  belle  rue  que  je  crois 
qui  soit  en  tout  le  monde,  et  la  mieux  maisonnée, 
et  va  le  long  de  la  ville.  Les  maisons  sont  fort 
grandes  et  hautes,  et  de  bonne  pierre  les  anciennes, 
et  toutes  peintes;  les  autres,  faites  depuis  cent 
ans,  toutes  ont  le  devant  de  marbre  blanc,  qui  leur 
vient  d'Istrie,  à  cent  milles  de  là,  et  encore  mainte 
grande  pièce  de  porphyre  et  de  serpentine  sur  le 
devant.  Au  dedans,  ont,  pour  le  moins  en  la  plu- 
part, deux  chambres  qui  ont  les  plafonds  dorés, 
riches  manteaux  de  cheminées  de  marbre  taillé, 
les  chalis  des  lits  dorés,  et  les  ostevents  peints  et 
dorés,  et  fort  bien  meublés  dedans.  Elle  est  la 
plus  triomphante  cité  que  jamais  j'ai  vue.  »  Lui 
aussi  n'a  point  assez  d'admiration  pour  «  le  beau 
et  riche  palais  des  doges,  tout  de  marbre  bien 
taillé,  et  le  bord  des  pierres  doré  de  la  largeur 
d'un  pouce  »,  pour  «  la  belle  et  riche  chapelle  de 
Saint-Marc,  toute  faite  de  mosaïques  en  tous 
endroits  »,  et  pour  les  richesses  incomparables  de 
son  trésor,  pour  l'Arsenal  enfin,  «  qui  est,  dit  Com- 
mynes,  la  plus  belle  chose  qui  soit  en  tout  le 
demeurant  du  monde  au  jour  d'huy  ». 

Le  Vénitien  Marino  Sanudo,  dans  sa  Petite  Chro- 
nique, écrite  en  1493,  renchérit  encore  sur  ces 
témoignages  d'admiration.  Lui  aussi  vante  la 
richesse  des  boutiques  de  la  Merceria,  «  où  l'on 
trouve  à  acheter  tout  ce  qui  existe  et  que  l'on  peut 


LA    GLOinE    DE    VENISB  139 

souhaiter  ».  le  pont  du  Riallo,  tout  bordé  de  maga- 
sins, le  marché  de  San  Polo,  qui,  dans  n'importa 
quelle  ville,  semblerait  une  merveille,  et  qu'à  peine 
on  remarque  à  Venise,  l'île  du  Rialto,  qui  est  «  le 
plus  riche  endroit  du  monde  »,  les  banques  où 
assent  des  sommes  d'argent  prodigieuses,  les 
magasins  regorgeant  de  marchandises,  que  les 
galères  de  Venise  portent  dans  le  monde  entier, 
ta  richesse  singulière  de  la  ville  de  saint  Marc. 
m  Quoique  sur  ce  sol  rien  ne  pousse,  dit  Sanudo, 
on  y  trouve  en  abondance  tout  ce  qu'on  désire; 
et  cela  vient  de  ce  que  tout  le  monde  y  a  de 
l'argent.  » 

La  Seigneurie  aussi  bien  veillait  fort  attentive- 
ment à  tout  ce  qui  pouvait  contribuer  à  la  beauté 
et  au  hou  état  de  la  cité.  De  bonne  heure,  on 
>nna  que.  dans  les  rues  étroites  ou  mal  sûres, 
des  fanaux  seraient  allumés  la  nuit,  aux  frais  de 
l'Etat  Des  travaux  importants  furent  entrepris 
pour  fournir  à  la  ville  de  l'eau  potable,  des  mesures 
prises  pour  approfondir  ou  combler  les  canaux, 
pour  interdire  le  dépôt  des  ordures  dans  les  rues, 
pour  éloigner  des  habitations  les  industries  con- 
traires à  l'hygiène.  Les  signori  di  notte,  chargés  de 
la  police,  avaient  pour  fonctions  de  veiller  à  l'exé- 
cution de  ces  prescriptions,  et  le  capitulaire  qui 
détermine  leurs  attributions  est  plein  de  détails 
pittoresques.  Défense  est  faite,  dans  les  textes,  de 
goudronner  des  pilotis  ou  de  faire  bouillir  du 
poisson  le  long  du  quai  des  Esclavons,  afin  de  ne 
point  déshonorer  l'un  des  plus  beaux  quartiers  de 
la  ville;  défense  de  jeter  des  immondices  dans  les 
canaux;  défense  aux  lépreux  et  autres  malades 
atteints  «  d'infirmités  abominables  »,  de  s'installer 


140  UNE    BÉPUBLIQL'E    PATRICIENNE    :    VENISE 

à  l'entrée  des  ponts  et  à  la  porte  des  églises. 
Pareillement,  le  gouvernement  se  préoccupait 
d'assurer  l'approvisionnement  de  la  ville  :  les 
ufficiali  al  frumento,  institués  en  1276,  avaient 
pour  charge  d'accumuler  dans  les  magasins  publics 
d'amples  quantités  de  blé  et  de  légumes  secs,  et  le 
prix  de  vente  des  objets  de  consommation  était 
officiellement  fixé.  L'exportation  du  blé  et  du 
fourrage  était  sévèrement  interdite,  la  fabrication 
et  la  vente  du  pain  soumises  à  des  règles  minu- 
tieuses. Mais,  plus  encore,  le  gouvernement  véni- 
tien prenait  soin  de  conserver  à  Venise  la  situation 
privilégiée  qu'elle  devait  à  sa  lagune,  et  de  lui 
assurer  la  constante  protection  de  ces  eaux  qui, 
selon  l'expression  d'un  décret  du  xvie  siècle,  étaient 
«  les  saintes  murailles  de  la  patrie  »  (sanctos 
muros  pairise).  On  s'appliqua  donc  à  détourner  de 
la  lagune  les  embouchures  des  fleuves  dont  les 
apports  pouvaient  la  combler,  à  renforcer  du  côté 
de  la  mer  le  rempart  que  formaient  les  lidi,  à  ne 
point  laisser  s'ensabler  les  porti  qui  ouvraient  sur 
la  libre  Adriatique.  Au  xve  siècle,  comme  aujour- 
d'hui, les  passes  principales  étaient  celles  de 
Saint  Erasme,  du  Lido,  de  Malamocco  et  de  Chiog- 
gia.  Et  grâce  à  cette  constante  sollicitude,  qui 
n'abandonnait  rien  au  hasard,  Venise  gardait  son 
caractère  original,  et  demeurait,  en  même  temps 
qu'une  ville  unique  au  monde,  l'une  des  plus 
riches,  des  plus  somptueuses,  des  plus  belles 
qu'il  y  eût  au  xve  siècle. 

Les  aspects  de  Venise.  —  Les  peintres  vénitiens 
de  la  fin  du  xvc  siècle,  dont  l'art  ajoute  une  parure 
aux  autres  gloires  de  la  cité,  les   Bellini,  les  Car- 


L\    GLOIRE    CE    ^ 


1-41 


paccto,  les  tfansueti,  ont  pris   plaisir  à  reproduire 
îl  el  vivant   tableau  des  aspects  divers  qu'of- 
frait   alors    Venise,   et   nulle   part  on    n'en   peut 
retrouver    mieux    la    charmante     et    pittoresque 

signalé  déjà  le  grand  tableau  où  Gentile 
Bellini  a  montré  la  place  Saint-Marc,  la  basilique 
couronnée  de  -    et   brillante  de  marbre  et 

d'or,  le  Palais  ducal,  le  campanile,  auquel  s'appuie 
l'antique  hôpital  de  Saint-Marc,  et  la  longue 
façade  des  l'rocuraties,  surmontée  de  terrassée 
légères  ou  alignant  sur  le  ciel  les  troncs  de  cône 
de  ses  cheminées  innombrables.  Dans  la 
Guérison  du  Possédé,  Carpaccio  a  peint  le  pont  de 

la  Rialto  et  le  Grand  Canal  couvert  de  gon- 
doles, la  silhouette  éclatante  des  façades  poly- 
chromes, les  loggias  en  plein  air  —  qu'on  nommait  à 
Venise  Utqô  (du  mot  grec  îjXtaxov)  —  et  le  quai 
étroit  couvert  d'une  foule  élégante.  Ailleurs,  dans 
le  Miracle  de  la  Sainte-Croix,  peint  par  Gentile 
Bellini,  un  canal  plus  étroit,  le  rio  de  San  Lo- 
renzo.  est  représenté,  avec  son  pont  de  pierre  en 
dos  d  ane  et  les  maisons  qui  le  bordent.  Puis  ce 
sont  d'autres  aspects  encore,  où  apparaît  surtout 
la  place  essentielle  que  la  vie  sur  l'eau  tenait  dans 
les  habitudes  vénitiennes  :  ce  sont  les  Iraghcllt.  et 

naux  parfois  encore  bordés  d'arbres,  le  mou- 
vement des  barques  avec  leurs  rameurs  aux  pitto- 
resques costumes,  les  lourds  vaisseaux  de  com- 
merce et  les  trirèmes  légères,  que  Carpaccio  a 
représentés  tant  de  fois  dans  les  épisodes  de  la 
Légende  de  sainte  Ursule,  et  les  placettes  étroites, 
pleines  de  mouvement,  et  les  enseignes  singulières 
—  au  Chapeau  ou  à  l'Esturgeon  —  que  Bellini  a 


142  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VBNISE 

montrées    suspendues  au-dessus  de   l'entrée    des 
auberges. 

Dans  d'autres  tableaux  des  mêmes  peintres,  de 
vieilles  églises  apparaissent,  celle  de  S.  Antonio  in 
Castello,  par  exemple,  où  Carpaccio  a  peint,  accro- 
chés au  plafond,  des  modèles  de  vaisseaux,  pieux  ex- 
voto  des  marins  de  Venise.  Mais  surtout  ces  maîtres 
1  ont  pris  plaisir  à  nous  faire  entrevoir  l'arrangement 
•  intérieurdespalaisetlasplendeur  des  appartements. 
Ici,  dans  un  tableau  de  MaDsueti,  c'est  le  grand  salon 
au  plafond  à  rosaces  d'or,  à  la  haute  cheminée 
sculptée  et  peinte,  aux  murailles  revêtues  de 
marbre;  ailleurs,  dans  une  peinture  de  Carpaccio, 
qui  est  à  Saint  Georges  des  Esclavons,  c'est  le 
studio  de  saint  Jérôme,  vrai  cabinet  d'humaniste 
ou  de  savant,  avec  ses  manuscrits,  sa  sphère,  ses 
objets  d'art;  et  c'est  enfin  la  chambre  charmante 
de  sainte  Ursule,  telle  que  Carpaccio  l'a  rêvée,  avec 
son  lit  à  baldaquin,  en  bois  finement  sculplé,  la 
table  étroite  et  longue  où  un  pieux  livre  est  ouvert, 
l'image  sainte  accrochée  au  mur,  devant  laquelle 
brûle  une  lampe,  et  les  grands  lis  qui,  dans  des 
vases  de  majolique,  fleurissent  l'appui  des  fenê- 
tres. 

Rien  ne  fait  plus  authentiquement  revivre  cette 
Venise  disparue,  avec  la  grâce  de  ses  aspects, 
l'élégance  de  ses  demeures,  le  luxe  de  ses  récep- 
tions, avec  la  population  bigarrée  aussi,  qui  don- 
nait alors  à  la  ville  de  saint  Marc  un  aspect 
d'exotisme  cosmopolite.  A  la  fin  du  xve  siècle, 
Venise,  s'il  faut  on  croire  Marino  Sanudo,  dont  le 
chiffre  semble  un  peu  exagéré  *,  aurait  compté  de 

1.  Des  témoignages  plus  sérieux  donnent  116.000  nabi 
tants  pour  1509  et  131.000  pour  1540. 


LA    GLOIRE    DE    VENISE  1  i  ! 

180.000  à  190.000  habitauts.  On  y  rencontrait  des 
grns  de  toute  nationalité  et  de  toute  race,  des 
marchands  d'Italie,  d'Allemagne  et  de  France,  des 
Orientaux  de  toute  couleur  et  de  tout  pays,  des 
Juifs  et  des  Grecs,  des  Dalmates  et  des  Albanais, 
des  Turcs  et  des  Tartares,  des  esclaves  noirs  et 
blancs,  toutes  les  variétés  de  type,  toutes  les 
nuances  de  costume.  On  conçoit  que  l'orienta- 
talisme  ait  pris  naissance  dans  un  tel  milieu,  et 
qu'il  ait  fleuri  d'abord  dans  les  tableaux  des 
peintres  vénitiens  de  la  fin  du  xve  siècle,  d'un 
Gentile  Bellini,  qui  avait  d'ailleurs,  en  1479,  été 
envoyé  en  mission  à  Constantinople  et  y  avait 
peint  un  portrait  célèbre  de  Mahomet  II,  d'un 
Carpaccio,  si  sensible  à  l'attrait  pittoresque  des 
Turcs  enturbannés,  des  musiciens  tartares  et  des 
Orientales  voilées.  Préoccupation  redoutable  des 
politiques  de  la  fin  du  xve  siècle,  le  Turc  était  à 
la  mode  dans  l'art  aussi;  et  le  goût  d'orientalisme 
qui  pénétrait  la  ville  des  lagunes  dit  assez  quel 
milieu  pittoresque  et  coloré,  original  et  charmant, 
elle  offrait  alors  à  tous  ceux  qui  la  visitaient. 

Dans  la  seconde  moitié  du  xve  siècle,  Venise 
était  vraiment  à  l'apogée  de  sa  gloire.  Le  monde 
s'accordait  à  vanter  la  sagesse  de  son  gouverne- 
ment, sa  richesse,  sa  puissance,  sa  splendeur.  Il 
semblait  que,  partout  où  ses  intérêts  étaient  en 
jeu,  sa  force  fût  capable  de  les  faire  triompher; 
il  semblait  que  sa  fortune  fût  assurée  à  jamais. 
Depuis  mille  ans  environ  que  Venise  avait  pris 
naissance,  progressivement  elle  s'était  élevée  au 
rang  d'un  des  Etats  les  plus  puissants  et  les  mieux 
organisés  que  le  monde  eût  connus.  Elle  ne  dépas- 
sera pas  désormais  ce  haut  degré  de  prospérité. 


144  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISI 

Déjà ,  dans  son  organisme ,  se  font  sentir  les 
germes  obscurs  de  la  décadence.  La  cité  de  saint 
Marc  pourra  bien,  au  xvie  siècle,  étonner  encore 
l'univers  par  le  magnifique  essor  de  sa  civilisation  ; 
sous  cette  apparente  grandeur ,  déjà  la  ruine 
menace.  Et  c'est  pourquoi  le  Moyen  Age  vénitien 
mérite,  —  quoi  qu'on  en  puisse  penser  d'abord,  — 
plus  que  l'époque  de  la  Renaissance,  l'attention  de 
l'historien  :  c'est  alors  vraiment  que  s'est  fondée  la 
puissance  et  épanouie  la  gloire  de  Venise. 


CHAPITRE  V 
La  vie  et  l'âme  vénitiennes. 


I.  —  Les  fêtes  de  Venise.  —  La  vie  privée   et   les  mœurs. 

li  —  L'ème  vénitienne.  —  Le  souci  du  commerce.  —  Le 
souci  dos  choses  religieuses.  —  Venise  et  l'Église.  —  Le 
patriotisme  vénitien.  —  Les  qualités  du  Vénitien.  —  Le 
doge  André  Dandolo.  —  La  culture  intellectuelle. 


Une  ville  telle  qu'était  Venise  au  xve  siècle, 
riche,  élégante,  éprise  de  luxe,  de  splendeur,  de 
couleur,  offrait,  pour  des  fêtes  magnifiques,  un  cadre 
merveilleux.  Aussi  n'étaient-ce,  dans  la  cité  de 
saint  Marc,  que  solennités  de  toute  espèce,  civiles 
et  religieuses,  politiques  et  militaires,  où  les  Véni- 
tiens se  complaisaient  d'autant  plus  que  c'était  uno 
manière  encore  d'exalter  la  gloire  de  la  ville  et 
d'attester  tout  ensemble  sa  puissance  orgueilleuse 
et  l'amour  profond  que  les  citoyens  avaient  pour  la 
patrie. 


Les  fêtes  de  Venise.  —  De  très  bonne  heure,  les 
Vénitiens  avaient  pratiqué  le  tir  de  l'arc,  «  exercice 
très  utile,  dit  un  document,  et  avantageux  pour 
notre  pays  »,  en  ce  qu'il  entretenait  la  vigueur  cor- 


146  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

porelle  et  formait  une  race  robuste  pour  la  défense 
de  la  cité.  Ce  vieil  usage  subsistait  encore  au 
xive  siècle.  Tous  les  Vénitiens,  de  quinze  à  trente- 
cinq  ans,  étaient  inscrits  dans  les  compagnies  d'ar- 
chers et,  trois  fois  par  an,  à  Saint-Nicolas  du  Lido. 
avaient  lieu,  en  grande  pompe,  des  concours  de  tir 
solennels.  De  la  même  intention  procédaient  les 
luttes  à  coups  de  bâtons  et  à  coups  de  poings,  qui 
subsistèrent  jusqu'au  xvme  siècle,  et  où  s'affron- 
taient, sur  des  ponts  sans  parapet,  —  au  grand 
risque  de  se  laisser  choir  dans  le  canal,  —  les 
jeunes  gens  des  divers  quartiers  de  la  ville.  Le 
même  culte  de  la  force  physique  se  manifestait 
dans  ces  exercices  d'équilibre  et  d'agilité  qu'on 
nommait  les  Forze  d'Frcole,  où  d'ingénieux  acro- 
bates échafaudaient  des  pyramides  humaines  sou- 
vent édifiées  sur  l'appui  branlant  d'un  plancher  de 
bois  posé  sur  deux  barques.  Et,  depuis  le  commen- 
cement du  xiv0  siècle  enfin,  les  régates  tenaient  une 
grande  place  dans  la  ville  des  lagunes  et,  vers  la  fin 
du  xve  siècle,  les  femmes  même  commençaient  à  y 
prendre  part. 

Si  les  canaux  et  la  lagune  offraient  ainsi  un 
merveilleux  champ  d'action  à  l'activité  populaire, 
la  Piazzetta  et  la  place  Saint-Marc  étaient,  pour 
d'autres  fêtes,  le  plus  admirable  des  théâtres.  On  y 
donnait  des  combats  de  taureaux,  non  point  à  la 
mode  espagnole,  mais  où  la  bête,  maintenue  par 
une  corde  attachée  à  ses  cornes,  était  attaquée  par 
des  chiens  vigoureux;  les  Vénitiens  prenaient  grand 
plaisir  à  ces  batailles  et  le  doge  ne  dédaignait  pas 
de  les  venir  admirer  du  balcon  du  Palais  ducal. 
D'autres  jours,  c'étaient  des  tournois  magnifiques, 
pour  lesquels  la  graud'place  était  toute  décorée  de 


LA    VIE    ET    L'AMI    VÉNITIENNES  147 

peintures,  d'éeussonfl  et  d'étendards,  toute  éblouis- 
sante de  la  splendeur  des  armes,  de  l'éclat  des 
costumes  et  de  la  beauté  des  chevaux,  bans  la 
u-dessus  du  grand  portail  de  Saint- 
Mare,  le  doge  prenait  place  avec  sa  compagnie, 
et  la  magnificence  du  spectacle  attirait  des  spec- 
tateurs innombrables.  Pétrarque  nous  a  conservé 
lYt'iiir  somptueux  de  la  fête  qui  fut  donnée 
M  1364  et  où  le  roi  de  Chypre  Pierre  II,  alors 
l'hôte  de  la  République,  rompit  une  lance  brillam- 
ment; en  1413,  à  l'occasion  de  l'élection  du  doge 
Thomas  Mocenigo,  le  tournoi  ne  fut  pas  moins 
beau,  et  pus  de  soixante  mille  personnes  y  assis- 
tèrent. 

!  •  a  Vénitiens  étaient  un  peuple  très  pieux,  au 
moins  si  l'on  s'en  tient  aux  manifestations  exté- 
rieures d»'  la  religion  :  «  C'est  la  cité,  dit  Com- 
mynes,  où  le  service  de  Dieu  est  le  plus  solennelle- 
ment fait,  et  encore  qu'il  y  peut  bien  avoir  d'autres 
fautes,  si  crois-je  que  Dieu  les  a  en  aide  pour  la 
révérence  qu'ils  portent  au  service  de  l'Eglise.  »  Il 
est  certain  que  les  fêtes  religieuses  étaient,  à 
Venise,  nombreuses  et  splendides.  Les  fêtes  en 
l'honneur  de  la  Vierge  étaient  célébrées  avec  une 
pompe  particulière,  et  pareillement  les  quatre  fêtes 
de  saint  Marc,  qui  commémoraient  la' passion  de 
l'apôtre,  la  translation  de  ses  reliques  d'Alexandrie 
à  Venise,  son  apparition  merveilleuse  au  xie  siècle 
et  la  consécration  de  la  basilique  élevée  à  sa  gloire. 
Saint  Etienne  et  saint  Jean,  saint  Laurent  et  saint 
Michel,  saint  Martin  et  saint  Nicolas  se  parta- 
geaient, après  l'Evangéliste,  la  dévotion  des  Véni- 
tiens, et  le  tableau  fameux  de  Genlile  Bellini 
montre  suffisamment  la  magnificence  des  procès- 


148  DNE   RÉPUBLIQCF    PATRICIENNE   :   VENISE 

sions  qui,  aux  jours  de  fête,  déroulaient  leur  pom- 
peux cortège  sur  la  place  Saint-Marc. 

D'autres  fêles,  celles-là  plus  caractéristiques 
encore  de  l'esprit  'vénitien,  rappelaient  les 
triomphes  de  la  République  et  les  journées  les 
plus  glorieuses  de  son  histoire.  C'était,  le  1er  février, 
la  fête  délie  Marie,  dont  Commynes  encore  a 
recueilli  le  souvenir,  et  où  l'on  commémorait  la 
reprise  des  fiancées  vénitiennes  enlevées,  au  cours 
du  xe  siècle,  dans  la  cathédrale  de  Saint-Pierre  in 
Castello,  par  les  pirates  d'istrie.  Ce  jour-là,  douze 
jeunes  filles  patriciennes,  choisies  parmi  les  plus 
belles  de  la  ville,  s'en  allaient,  magnifiquement 
vêtues  et  couronnées  d'or,  à  la  cathédrale  d'abord 
et  ensuite  à  Saint-Marc,  où  on  célébrait  une 
messe  solennelle;  puis,  escortant  le  doge,  elles 
parcouraient  le  grand  canal,  et  se  rendaient  à 
Santa  Maria  Formosa,  où  avait  lieu  une  autre 
cérémonie,  en  l'honneur  des  habitants  de  cette , 
paroisse,  à  qui  la  tradition  attribuait  un  rôle 
important  dans  la  victoire  remportée.  Jusqu'en 
1379,  la  fête  subsista;  les  malheurs  de  la  guerre  de 
Chioggia  la  firent  alors  interrompre;  et,  seule, 
l'habitude  s'en  conserva,  pour  le  doge,  jusqu'à  la 
fin  de  la  République,  d'aller  recevoir  annuel- 
lement, des  mains  du  curé  de  l'église,  les  cha- 
peaux de  paille  dorée  et  le  vin  de  Malvoisie, 
que  lui  offraient  les  habitants  du  quartier  de 
Santa  Maria  Formosa. 

Le  jour  de  l'Ascension  rappelait  de  plus  mémo- 
rables triomphes.  C'était  à  cette  date  que  iadis 
Pierre  II  Orseolo  avait  quitté  Venise  pour  conquérir 
la  Dalmatie;  c'était  à  cette  date  que,  plus  tard, 
d'après  la  légende,  les  galères   vénitiennes  avaient 


LA  VIS  et   l'ave   vénitiennes  149 

défait  la  flotte  de  Frédéric  Barberousse,  et 
qu'Alexandre  III  avait,  en  récompense,  accordé  à 
la  République  l'empire  de  l'Adriatique.  En  mémoire 
de  ces  grands  événements,  chaque  année,  à  partir 
du  xnr*  siècle,  le  doge  célébrait  en  grande  pompe 
son  mariage  symbolique  avec  la  mer.  Monté  sur 
le  Bucentaure,  il  se  rendait,  dans  son  somptueux 
costume  de  pourpre  et  d'or,  jusqu'à  la  passe  du 
Lido,  et  là,  jetant  son  anneau  d'or  dans  les  flots, 
il  prononçait  la  formule  solennelle  :  «  Nous 
t'épousons,  ô  mer,  en  signe  de  véritable  et  per- 
pétuelle domination  ».  Puis  on  chantait  la  messe, 
et  la  fête  s'achevait,  le  soir,  par  un  somptueux 
banquet  au  palais. 

Le  jeudi  saint,  on  fêtait  la  victoire  remportée 
au  xne  siècle  sur  le  patriarche  d'Aquilée.  Depuis 
lors,  le  prélat  envoyait,  chaque  année,  ce  jour-là, 
comme  tribut,  à  Venise,  douze  gros  pains  et 
douze  porcs  gras.  En  grande  pompe,  sur  la  place 
Saint-Marc,  parmi  les  feux  d'artifice  et  les  accla- 
mations du  populaire,  on  égorgeait  ces  animaux, 
land.s  que,  dans  le  Palais  ducal,  le  doge  et  ses 
constillers  abattaient,  avec  une  masse  de  fer,  de 
petits  châteaux  de  bois  symbolisant  les  forteresses 
du  Frioul. 

De  même  on  célébrait  le  souvenir  de  la  conquête 
de  Cbnstantinople  et  le  jour  de  Saint-Vit,  où 
avait  été  écrasée  la  sédition  de  Bajamonte  Tiepolo, 
et  celji  de  Saint-Isidore,  où  avait  été  condamné 
Marin»  Falier.  L'élection  du  doge  était  l'occasion 
d'autns  festivités,  banquets,  processions  sur  la 
place,  offices  solennels  dans  la  basilique,  diver- 
tissements populaires.  Venise  ne  lais.-ait  échapper 
nulle  occasion  d'exalter  sa  gloire,  sa  richesse,  sa 


150  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

puissance  :  elle  se  plaisait  surtout  à  en  éblouir 
les  princes  et  les  rois  qui  la  visitaient  en  foule 
au  xive  et  au  XVe  siècle.  Au  roi  de  Chypre, 
venu  en  1362,  succédait,  en  1367,  l'empereur 
Charles  IV;  puis  c'étaient  des  princes  italiens,  les 
souverains  de  Milan,  de  Mantoue,  de  Ferrare,  les 
archiducs  d'Autriche,  les  ducs  de  Bourgogne,  les 
empereurs  de  Constantinople  Manuel  II  (1403)  ou 
Jean  VIII  (1437);  c'étaient  le  fils  du  roi  de  Por- 
tugal et  le  fils  du  roi  d'Aragon,  l'archevêque  de 
Westminster  et  le  duc  de  Bavière,  l'empereur 
Frédéric  III,  qui  venait  à  deux  reprises  (1452  et 
1468),  bien  d'autres  encore.  Pour  recevoir  ces 
hôtes  dont  s'illustrait  sa  gloire,  la  République 
n'avait  pas  assez  de  splendeurs,  et  tous  repartaient 
émerveillés  de  la  beauté  des  costumes,  de  la 
magnificence  des  joyaux,  de  l'incomparable  puis- 
sance de  la  ville  de  saint  Marc.  Venise,  dès  cette 
époque,  était  l'auberge  des  rois. 

Et,  dès  ce  moment  aussi,  une  autre  fête  mettait, 
pour  des  semaines,  la  cité  en  liesse  :  c'était  le 
fameux  carnaval  de  Venise.  Dès  le  xni*  siècle, 
l'usage  apparaît  de  se  masquer  à  certains  jours  de 
fête,  et  une  loi  de  1339  défend  les  travestissements 
déshonnètes  et  interdit  d'entrer  avec  le  mcsque 
dans  les  églises  et  les  monastères  de  femmes,  où, 
à  la  faveur  du  déguisement,  se  disaient  et  se 
commettaient  force  indécences.  Mais  ces  réserves 
mêmes  montrent  qu'à  certains  jours  le  masque 
était  permis,  et  l'usage  en  était,  au  xve  siède,  si 
général,  que  les  fabricants  de  masques  fondaient, 
dans  la  grande  corporation  des  peintres,  un 
groupe  séparé. 

On  voit,  dans  les  tableaux  où  Carpaccio  i  peiut 


LA    VIE    IT    l'\ME    u'mTIBNNES  15i 

la  légende  de  sainte  Ursule,  des  jeunes  gens  élé- 
gants, aux  chausses  étroites  brodées  d'argent  et 
d'i>r,  aux  pourpoints  magnifiques,  et  dont  une 
toque  rouge  couvre  les  longs  cheveux  flottants.  Ce 
sont  les  compngnons  de  la  Calza,  (leur  de  la  jeu- 
nesse et  de  l'élégance  vénitiennes,  dont  les  cor- 
porations, désignées  de  noms  divers,  avaient,  en 
quelque  manière,  la  charge  officielle  d'organiser  les 
fêtes  publiques.  Ils  s'en  acquittaient  avec  un  art 
délicat  et  fastueux  ;  et  c'était  une  manière  encore, 
en  rehaussant  de  splendeur  le  merveilleux  décor 
de  Venise,  de  contribuer  au  prestige  et  à  la  gloire 
do  la  cité. 

La  vie  privée  et  les  mœurs.  —  On  imagine  que 
le  luxe  des  particuliers  ne  le  cédait  point  au  luxe 
public.  A  la  magnificence  des  appartements,  où 
parfois  la  décoration  d'une  seule  pièce  valait,  au 
témoignage  d'un  voyageur  milanais,  plus  de 
11.000  ducats  d'or,  correspondait  la  richesse  des 
toilettes  féminines,  par  où  les  patriciennes  de 
Venise  semblaient  comparables  à  la  duchesse  de 
Milan  ou  à  la  reine  de  France.  Sans  doute,  eu  des 
temps  très  anciens,  on  avait  rencontré  à  Venise 
des  femmes  d'humeur  austère  et  grave,  comme 
cette  dogaresse  Félicité  Michieli,  dont  l'épitaphe, 
au  nirthex  de  Saint-Marc,  rapporte  qu'elle  était 
pieuse  et  bienfaisante,  gracieuse  en  son  langage, 
modeste  et  sans  ostentation,  et  que  la  beauté  de 
son  àme  transparaissait  dans  la  douceur  de  son 
visage.  Mais,  depuis  le  xne  siècle,  les  mœurs 
avaient  changé.  Les  patriciennes  de  Venise  jugeaient 
qu'étaler  leurs  parures  était  un  hommage  rendu  à 
la  noblesse  de  leurs  familles   et  à  la  gloire  de  la 


152  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

cité.  Et  elles  n'hésitaient  point  à  s'adresser  au  pape 
lui-même  (des  suppliques  curieuses  du  xve  siècle 
l'attestent),  afin  qu'il  les  autorisât,  malgré  la 
défense  du  patriarche,  à  porter  leurs  bijoux  et 
leurs  pierreries,  «  pour  l'honneur  de  leurs  maisons, 
comme  dit  le  texte,  autant  que  pour  le  soin  de 
leur  propre  beauté  ». 

Dans  la  Venise  du  xiv*  et  du  xve  siècle,  la  femme 
tenait  une  très  grande  place,  et  la  loi  avait  fort  à 
faire,  autant  pour  refréner  un  peu  le  luxe  de  sa 
toilette  que  pour  lui  assurer  une  suffisante  protec- 
tion. Dans  cette  ville  riche,  élégante  et  mondaine, 
pleine  d'esclaves  aux  mœurs  faciles  et  de  courti- 
sanes innombrables  (omnino  sunt  necessarids  in 
terra  ista,  dit  un  décret  de  1360),  la  corruption 
était  grande  et  le  sens  moral  assez  médiocre. 
«  Beaucoup  de  choses  honteuses  et  déshonnêtes, 
dit  un  acte  du  Grand  Conseil  de  1315,  se  commet- 
tent sur  la  place  Saint-Marc,  sous  le  portique  et 
dans  l'église  même».  Les  plus  grands  donnaient 
l'exemple,  et,  malgré  les  sévérités  de  la  justice,  ils 
trouvaient  sans  cesse  des  imitateurs.  Escalades  de 
balcons,  enlèvements,  violences,  familiarités  publi- 
ques et  choquantes,  mariages  irréguliers,  formaient 
le  train  ordinaire  de  la  vie  vénitienne.  L'amour 
était  un  puissant  dieu,  dont  les  gens  les  plus  graves 
n'évitaient  point  les  coups  :  témoin  l'aventure  qui, 
au  grand  scandale  des  contemporains,  jeta  le  doge 
André  Dandolo  aux  pieds  de  la  belle  Isabelle 
Fieschi.  Philtres,  conjurations  magiques,  prati- 
ques de  sorcellerie  pour  se  faire  aimer,  étaient  à 
Venise  choses  de  courant  usage.  Et  la  ville  en  gar- 
dait, par  toute  l'Italie,  assez  fâcheuse  réputation. 
Les  poètes  satiriques  raillaient  volontiers  la  com- 


LA    VIE    ET    I.UIl     \  I:\1TIEMNES  153 

plaisance  des  femmes  de  Venise,  «  plus  avides,  dit 
un  auteur  du  xrv*  siècle,  de  chair  fraîche  que  de 

pain  »,  et  la  cité  de  saint  Marc  semblait  une  ville 
■  pleine  d'embûches  »,  la  senline  de  toutes  les 
richesses  et  de  toutes  les  corruptions. 

V  rse  payait  ainsi  la  rançon  inévitable  de  sa 
tnomique  et  du  contact  où  son  com- 
merce la  mettait  avec  toutes  les  races  de  l'univers. 
Elle  avait,  à  bien  d'autres  égards  encore,  assez 
mauvaise  renommée.  Dès  le  xiue  siècle,  Fra  Salim- 
bene  écrivait  des  Vénitiens  :  *<  Ce  sont  des  hommes 
s,  obstinés  et  superstitieux,  et  ils  voudraient, 
s'ils  le  pouvaient,  subjuguer  le  monde  entier.  Ils 
traitent  rudement  les  marchands  qui  viennent  chez 
eux.  leur  vendant  très  cher  ce  qu'ils  achètent,  et 
percevant,  en  outre,  sur  les  mêmes  personnes,  sur 
les  divers  points  de  leur  territoire,  des  droits  de 
passage  fort  lourds  ».  Jean  Villani,  au  xive  siècle, 
ne  les  traitait  pas  mieux,  et  les  nommait  «  une 
race  perfide,  issue  du  sang  d'Anténor,  qui  trahit 
Troie  sa  patrie  ».  Boccace déclarait  Venise  «  l'asile 
de  toute  mauvaiseté  »,  et  lui  reprochait  son  ambi- 
tion, son  orgueil,  sa  tyrannie.  Sans  doute,  d'autres 
la  jugeaient  mieux,  et  Pétrarque  affirmait  «  qu'il 
n'existait  point  d'endroit  où  un  ami  de  la  tranquil- 
lité et  de  la  vertu  pût  se  plaire  davantage  qu'en 
cette  très  noble  Venise  ».  Au  total,  les  ambitions 
économiques  et  politiques  des  Vénitiens  leur 
valaient,  non  sans  raison,  des  critiques  as3e«  rudes. 
Pourtant,  un  fonds  sérieux  de  qualités  viriles 
recommandait  l'âme  vénitienne,  et  lui  donnait  une 
singulière  beauté. 


154  VNB    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 


H 


L'âme  vénitienne.  —  Dans  la  commission  que  le 
Sénat  rédigea  en  1374  pour  tracer  au  baile  de 
Gonstantinople  la  conduite  qu'il  aurait  à  tenir,  on 
lit  un  mot  caractéristique  :  l'ambassadeur  devra, 
en  toute  circonstance,  «  agir  pour  le  profit  et 
l'honneur  de  Venise  »  (ad  proficuum  et  honorem 
Veneciarum).  La  même  formule  se  retrouve  dans 
le  serment  que  tout  fonctionnaire  de  la  République 
prêtait  avant  d'aller  prendre  possession  de  son 
poste  ou  de  son  commandement  ;  et  elle  résume 
assez  exactement  le  devoir  proposé  à  l'activité 
économique,  à  la  conduite  politique,  à  la  vie  de 
tout  citoyen  vénitien.  Gomme  en  une  devise  signi- 
ficative, le  double  aspect  de  l'âme  vénitienne 
apparaît  dans  ces  quelques  mots  :  âpre  souci  des 
intérêts  matériels,  de  la  grandeur  politique  de  la 
cité,  et,  plus  encore,  supérieur  à  tout  le  reste, 
ardent  et  patriotique  souci  de  sa  grandeur  morale 
et  de  sa  gloire. 

Le  souci  de  commerce.  —  Cher  tout  Vénitien, 
une  préoccupation  d'abord  apparaît,  essentielle, 
primordiale  :  celle  des  intérêts  du  commerce  de 
la  République.  Pour  étendre  le  champ  d'action  de 
ce  commerce,  pour  accroître  l'empire  colonial  de 
la  ville,  pour  gagner  de  l'argent  et  créer  de  la 
richesse,  jamais  un  Vénitien  n'éprouva  grands 
scrupules  de  conscience.  Peu  lui  importait,  s'il  y 
avait  profit  à  en  tirer,  de  trafiquer  avec  les  musul- 
mans, fût-ce  en  trahissant  la  chrétienté  ;  peu  lui 
importait   de    porter  aux  infidèles  des   matières 


LA    VIE    ET    l'\ME    VÉNITIENNES  155 

prohibées  ou  de  faire  la  traite  des  esclaves,  si  ce 
commerce  était  rémunérateur.  Pour  s'ouvrir  des 
marchés  nouveaux,  pour  les  défendre  contre  leurs 
concurrents,  les  Vénitiens  déployaient  une  àpreté 
prodigieuse  :  et  tous  les  moyens  leur  étaient  bons, 
brutalités,  violences,  contre  ceux  qui  tentaient  de 
!nur  résister. 

Un  exemple  remarquable  de  la  façon  dont  le 
-ouei  des  intérêts  de  Venise  dominait  toute  autre 
considération  dans  des  âmes  vénitiennes,  et  dans 
les  plus  pieuses  même,  apparaît  dans  le  livre  de 
Marino  Sanudo  le  vieux,  intitulé  :  Sécréta  fidclium 
crucis.  Au  xiv*  siècle,  l'idée  de  la  croisade  n'avait 
point  cessé  de    préoccuper  le  monde  chrétien,  et 

-  publicisles  de  l'époque  s'efforçaient  de  trouver 
les  solutions  à  ce  difficile  problème.  Celle  de 
Sanudo  est  particulièrement  digne  d'attention  par 
le  soin  qu'elle  apporte  de  concilier  les  intérêts  de 
ce  monde  et  de  l'autre,  et  tout  en  poursuivant  la 
délivrance  du  Saint-Sépulcre,  d'assurer  à  Venise 
le  contrôle  du  commerce  de  l'Inde  et  de  la  Chine. 
Que  propose,  en  effet,  ce  Vénitien?  L'Egypte,  à  ses 
yeux,  apparaît  justement  comme  le  centre  vivant  de 
l'Islam.  La  conquérir  par  les  armes  serait  assuré- 
mont  le  parti  le  plus  avantageux  pour  Venise; 
mail  l'entreprise  est  difficile,  ou  plutôt  irréalisable. 
Du  moins,  peut-on  ruiner  sa  puissance  en  détour- 
nant vers  d'autres  régions,  la  Syrie  et  la  Grèce,  le 
commerce  d'Orient  dont  elle  tire  sa  richesse;  et 
Sanudo  conseille,  à  cet  effet,  tout  un  système  de 
droiLs  prohibitifs  et  un  blocus  —  d'allure  toute  napo- 
léonienne—  etqui  fait  penser  au  blocus  continental. 
Et  c'est  une  chose  significative  et  caractéristique, 
de  voi  "itien,   grand  marchand  et  homme 


156  UNE    BÉPUBLIQL'E    PATBICIENNE    :    VENISE 

d'Etat  tout  ensemble,  résoudre  par  des  moyens 
tout  économiques  le  plus  délicat  des  problèmes 
religieux. 

Ainsi  le  souci  des  affaires  particulières,  l'âpreté 
commerciale  de  l'individu  se  confondent  en  toutes 
circonstances  avec  l'intérêt  supérieur  de  l'Etat  et 
s'y  subordonnent.  Et  c'est  un  trait  à  retenir,  que 
Ton  retrouve  dans  toutes  les  manifestations  du 
caractère  vénitien  :  la  subordination  volontaire  des 
intérêts  particuliers  au  service  et  à  la  grandeur  de 
la  République. 

Le  souci  des  choses  religieuses.  —  Il  est  inté- 
ressant de  rechercher  comment,  dans  une  âme 
vénitienne,  ces  sentiments  s'accommodent  avec 
d'autres  devoirs,  dont  l'obligation  était  singulière- 
ment forte  chez  des  hommes  du  Moyen  Age,  les 
devoirs  de  la  piété  et  de  la  religion.  Les  Vénitiens, 
on  le  sait,  étaient  pieux.  Il  suffit,  pour  comprendre 
à  quelle  profondeur  l'émotion  religieuse  pouvait, 
chez  eux,  emplir  certaines  âmes,  de  regarder  les 
madones  adorables  et  tendres,  qu'a  peintes  un 
Giovanni  Bellini.  Mais  leur  piété  était  pratique 
aussi  :  on  y  sent  toujours  comme  une  arrière-pen- 
sée utilitaire,  l'idée  qu'un  capital  religieux  est, 
pour  un  Etat,  une  force,  au  moins  autant  qu'un 
capital  matériel.  Un  des  grands  soucis  des  Véni- 
tiens fut  toujours  de  conquérir,  pour  la  cité,  des 
reliques  saintes,  depuis  celles  de  saint  Marc  jusqu'à 
tant  d'autres  qu'ils  acquirent  ou  volèrent  au  cours 
du  xne  et  du  xme  siècle.  Il  faut  lire,  dans  les  récits 
qui  racontent  la  translation  des  corps  sacrés,  les 
sollicitations,  d'une  habileté  naïve,  par  lesquelles 
on  s'efforce  de  séduire  le    saint  pour  l'attirer  à 


LA    VIE    ET    L'AMI     VÉNITIENNES  15~ 

3e.  A  saint  Nicolas  de  Myra,  les  fidèles  décla- 
rent dévotement,  au  moment  d'enlever  ses  restes 
vénérés  :  •<  Venise,  la  fille,  t'invite;  elle  brûle  de 
te  voir,  saint  père  Nicolas,  »  A  suint  Isidore  on 
représente  qu'il  trouvera,  en  venant  dans  la  ville 

Lrunes.  la  plus  auguste  compagnie,  saint  Marc 
et  saint  Etienne,  saint  Hermagoras  et  saint  Nico- 
las. Kt  l'auteur  de  la  translation  de  saint  Nicolas, 
félicitant  sa  patrie  d'avoir  su  s'assurer  tout  ensem- 
ble le  patronage  de  saint  Marc,  défenseur  dans  la 
bataille,  et  de  sain!  Nicolas,  protecteur  dans  la  tem- 

ajoute  ces  mots  caractéristiques  :  «  Tu  as 
conquis  l'un  de  ces  saints,  Venise,  par  une  ingé- 

■  tromperie,  l'autre  par  un  coup  de  force 
ouverte.  Et  pourtant  il  n'y  a  là  ni  tromperie  ni  vol, 
car  ce  n'est  point  une  intention  mauvaise  qui  a 
guidé  tes  actes,  mais  le  respect  des  saints  et  le 
zèle  de  la  religion  ».  Pour  un  Vénitien,  la  fin  jus- 
tifiait les  moyens,  dans  les  choses  de  la  piété 
même,  pourvu  que  cette  fin  fût  l'intérêt  et  la  gran- 
deur de  la  cité. 

arément  la  dévotion  aux  reliques  était  chose 
générale  au  Moyen  Age  et  elle  ne  vaudrait  point 
d'être  notée,  si  elle  n'avait  pris  à  Venise  un  tour 

particulier.  Non  seulement  c'est  faire  œuvre 
pie  d'enrichir  la  cité  de  quelque  sainte  dépouille; 
mais  l'orgueil  vénitien  se  plaît  à  imaginer  que  les 
saints  éprouvent  un  plaisir  spécial  à  être,  même 
par  violence,  transportés  dans  la  ville  de  saint 
Marc.  Le  récit  que  fait,  dans  sa  chronique,  le  doge 
André  Dandolo  de  l'invention  du  corps  de  saint 
Tarasios  est  à  cet  égard  tout  à  fait  remarquable. 
Dans  un  pays  d'Orient,  au  cours  d'une  relâche. 
trois  marins  vénitiens  entrent  dans  une  église,  et 


•:    ■-  - 

Fan  d'eux  entend  watt  voix  :  •  Entére  d'ici  ce  corps 
saint  et  emporte-le  arec  toi  ».  I/bomme  prie,  pue 
cherche;  et  près  4e  fantel,  3  aperçoit  cne  icône 

.  -     -..-     7i-i  ::*        .  "^    -.  ■.'.:.  .'.-t    -.  :    ~  .- 

et,  derrière  r étoffe,  3  découvre  une  pièce  ci  les 
;-  ..  :.  -.--  •  :  •;:-•.  ï:;:-.^-  *-.  -:  :-•  .»:.-;*<. 
.*.  -~  " -.  -.  .-  i  .  ;-  .  :*  ..  r-.vi..*  :-  :  •■;  '_,-.•  .- 
corps  sacré  ;  et  celui-ci,  dît  la  tirade,  à  l'appel 

'.--.  i  :.;.-,.:  ;.'•'-  ..:  ■■-.■:■-.  -;  ■:-.-.:::  ~.  ::.~ 
«a  être  rivant  et  dire  à  son  ravisseur  :  «  Enlève- 
asoi  :  je  sais  toat  prêt  à  venir  arec  toi  ».  Et  les 

■V  ,--.-  ■:.■/.:■'-.  ■--  ■--.  . ,.-.  '■'■-.  ■'■■■:..  .h- 
::.  ■.■.-.-■;•.■-.■:-.:  ■..•-.:.  -.;•-•  c  .2  v  v  '-  ',-_:. .  -.:  ;  ..*  .- 
raat:  *  Bosssses  cruels,  rendez-nous  notre  saint 
:    • .        .  .     -  -   -     .       :    :-...•    .    .      -     •  -,  _i  ; _-.  j-. 


ûsteire,  n'est  pas 


à  Venise,  de  servir  les  intérêts  de  TEtat-  Les 

- 


\i¥    i  i    i  '  wii     \i\ii  IENNKS  l&M 

louables.  si  une  piété  étrangement  raison- 

nable, qui  08  verse  ai  dans  les  excès  du  mysti- 
cisme, ai  dans  ceux  de  la  superstition.  Lorsque, 
au  xiv'  siècle,  sévirent  dans  l'Occident  chrétien 
les  processions  des  flagellants,  résolument  le  gou- 
vernement il»*  la  République  les  défendit  à  V< 
et  on  raconte  qu'en  1390,  on  serviteur  dei 
avant  rencontré   un  de  ers  cortèges  interdits,  ne 

se    lit    point    scrupule    d'arracher    le    CTUCifis    des 

mains  de  celui  qui  le  portait  et  de  le  jeter  par  terre 
brutalement.  Et  loin  de  le  blâmer,  la  Seigneurie 
bannit  les  chefs  du  mouvement.  Pareillement,  en 

,  pendant  la  guerre  de  Chioggia,  la  Hépub 
appela  \   à   prendre  les  armes  comme 

itres  citoy<  us  et  «* 1 1 1*  exila  ceux  qui  refus 
rvir.  I      :  qu'à  Veniso  l'Etat  proclamai I  har- 
diment sa  Bur  l'Eglise  et  entendait  lui 
imposer  son  autorité. 

Venise  el  L'Eglise.  —  Dès  les  premiers  temps  de 
i.i  République,  l<  doge  intervenait,  <mi  confirmant 
l'élet  tion.  dans  le  choii  du  patriarche  «In  Orado,  et 
il  conserva  ce  droit  lorsque,  en  1451,  le  patriar- 
cat de  Grado  fut  supprimé  et  le  titre  de  patriarche 
attribué  à  Pévèquc  de  Venise.  De  même  les 
évoques  du  territoire  vénitien,  dont  l'élection 
n'avait  lieu  qu'après  autorisation  <!<•  l'Etat,  étaient 
investia  par  le  doge  de  leurs  charges;  à  partir  de 
tii  furent  môme  choisis  par  le  Sén  it.  La 
surveillance  «lu  clergé  séculier  appartenait  au 
i lix,  cello  du  cl  ulior,  à  partir 

éditeurs  dêa  ptonastànt ,'  et   la 
lin  veillait  attentivement,  en   réclamant  la  p 
Dstitutioc  iasliques,  à  ce  que  les  inté 


iCO  UNE   RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

rets  de  l'Etat  ne  fussent  point  lésés  par  les  choses 
de  la  religion.  L'Etat  s'appliquait  à  limiter  les 
immunités  ecclésiastiques  (le  clergé  était  astreint 
aux  mêmes  impôts  que  le  reste  des  citoyens)  et  le 
développement  de  la  mainmorte;  il  soumettait  le 
clergé,  sauf  pour  les  causes  spirituelles,  aux  mômes 
tribunaux  que  les  laïques;  bien  plus,  il  contrôlait 
les  délibérations  du  tribunal  de  l'Inquisition,  aux- 
quelles assistaient  trois  sénateurs,  portant  le  titre 
d'inquisiteurs  pour  l'hérésie;  il  se  réservait  le 
droit  d'examiner,  avant  qu'ils  fussent  publiés,  les 
ordres  de  la  Congrégation;  il  entendait  surtout 
exercer,  sur  les  personnes  et  les  choses  de  la 
religion,  une  autorité  indiscutée  dans  les  choses 
temporelles.  «  Le  prince,  déclarait  un  doge  au 
nonce  pontifical,  ne  connaît  dans  les  choses  tem- 
porelles d'autre  supérieur  que  Dieu.  »  L'Etat 
excluait  des  emplois  publics  toutes  les  personnes 
d'Eglise  et  les  nobles  même  qui  étaient  pourvus 
de  quelque  bénéfice  ecclésiastique;  et  telle  était 
la  crainte  de  l'influence  de  l'Eglise  dans  les  affaires 
de  la  cité,  qu'au  Grand  Conseil  comme  au  Sénat, 
lorsque  venait  en  discussion  quelque  question 
relative  au  clergé  ou  aux  rapports  avec  Rome, 
tous  ceux  qui  avaient  des  parents  ou  des  alliés 
dans  les  ordres,  tous  ceux  que  leurs  traditions  de 
famille  désignaient  comme  des  partisans  avoués 
du  Saint-Siège  étaient  exclus  par  cette  formule 
que  la  loi  prescrivait  :  Fuora  Papallsli  {Dehors  les 
papalins.) 

C'est  qu'en  effet,  malgré  le  respect  extérieur 
que  Venise  professait  pour  la  papauté,  et  quoi- 
qu'elle se  targuât  d'avoir  mérité  le  nom  de  «  cité 
apostolique  et  sainte  »,    elle  maintint  toujours  à 


LA    VIE    ET    l\\ME    \L.MTIENNES  ICI 

ird  du  Saint-Siège  une  ferme  et  énergique 
indépendance.  On  a  vu  comment,  au  temps  de  Henri 
Dandolo,  elle  bravait  Innocent  III  et  se  laissait 
frapper  sans  s'émouvoir  des  foudres  pontificales. 
Plu6  tard,  au  xive  et  au  xv'  siècle,  quatre  fois  elle 
fut,  sans  en  être  troublée,  mise  en  interdit.  Si  elle 
acceptait  sans  hésiter  les  canons  du  Concile  de 
Trente  en  matière  de  dogme,  toujours  elle  répons 
les  dispositions  disciplinaires  qui  étaient  c 
traires  aux  lois  vénitiennes;  en  aucun  Elat  euro- 
péen, le  clergé  et  la  papauté  n'ont  exercé  aussi  peu 
d'influence  qu'à  Venise.  Pour  maintenir  ses  droits 
et  défendre  sa  liberté,  la  République  n'hésita 
même  pas  à  entrer  en  conflit  ouvert  avec  Rome,  et 
il  faut  constater  que,  dans  ces  luttes,  le  gouverne- 
ment fut  soutenu  par  la  presque  totalité  du  clergé 
vénitien,  reconnaissant  à  la  Seigneurie  du  souci 
qu'elle  prenait  de  ses  intérêts  et  de  la  protection 
qu'elle  lui  assurait  contre  le  Saint-Siège  même. 
Dans  la  cité  de  saint  Marc,  l'Eglise  n'était  pas 
moins  que  le  reste  des  citoyens  soucieuse  de  la 
dignité  et  de  la  grandeur  de  l'Etat,  et  jamais  elle 
ne  s'étonna  que  la  République,  dans  les  entreprises 
en  apparence  les  plus  saintes,  considérât  avant 
toute  chose  les  intérêts  politiques  de  la  cité. 

Le  patriotisme  vénitien.  —  Et  tout  cela  se 
ramène  au  total  à  un  sentiment  de  patriotisme  très 
élevé  et  très  lier.  Dès  l'enfance,  les  jeunes  patri- 
ciens de  Venise  apprenaient  qu'inévitablement  ils 
auraient  accès  un  jour  aux  charges  de  l'Etat,  et 
qu'inévitablement  ils  en  devraient  être  les  servi- 
teurs. Toute  l'éducation  qu'ils  recevaient  les  pré- 
parait  à  ces  obligations  futures;    toute   leur  vie 


162  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

s'employait  au  maniement  des  affaires  publiques  ; 
et  la  loi,  en  leur  interdisant  le  refus  des  magistra- 
tures, en  leur  imposant  la  présence  assidue  aux 
conseils,  était  la  garantie  de  leur  dévouement. 
Ceux  qui  n'étaient  point  de  famille  noble,  les 
citoyens  à  qui  les  bénéfices  de  l'industrie  et  du 
commerce,  le  bon  ordre  et  la  tranquillité  de  la  cité 
assuraient  une  existence  souvent  fortunée  et  tou- 
jours facile,  n'avaient  pas  moins  d'attachement  à 
Venise.  A  l'intérieur  de  la  ville,  chaque  citoyen 
était  également  soucieux  du  salut  et  de  la  grandeur 
de  l'Etat,  non  point  seulement  par  l'appât  des 
récompenses  promises  à  son  zèle,  mais  «  par 
ardeur  d'amour  pour  la  patrie  »  (per  zelo  de  amore 
per  la  palria),  comme  disait  ce  Vénitien  du 
xve  siècle  qui,  ayant  dénoncé  un  homme  coupable 
d'avoir  volé  des  joyaux  du  Trésor,  refusait  nette- 
ment toute  récompense  d'un  acte  qui  lui  semblait 
naturel.  Au  dehors,  se  dévouer  partout  et  sans 
cesse,  dépenser  sa  fortune,  son  énergie,  son  intel- 
ligence, travailler  constamment  pour  l'intérêt  et  la 
gloire  de  Venise,  —  que  ce  fût,  comme  Marco 
Polo,  en  ouvrant  au  commerce  des  routes  nou- 
velles, ou,  comme  les  marchands  qui  revenaient 
des  mers  levantines,  en  rapportant  de  quoi  embellir 
la  cité,  —  s'appliquer  à  accroître  sa  puissance  en 
lui  fournissant  sur  tout  ce  qui  l'intéressait  les 
informations  les  plus  sûres,  tel  était  le  souci  de 
chaque  Vénitien.  Depuis  1268,  le  Sénat  avait  pres- 
crit aux  ambassadeurs  de  lui  adresser,  au  retour 
de  leur  mission,  des  rapports  d'ensemble,  origine 
lointaine  de  ces  «  relations  »  précieuses,  où  écla- 
tent le  bon  sens  aiguisé  et  la  finesse  d'observation 
des  diplomates  vénitiens.   Pour  servir   son   pays, 


LA    VIE    ET    I.'aME    VÉNITIENNES  163 

rien  n'a  jamais  coûté  à  on  Vénitien,  ni  l'espion- 
aage,  ni  l'intrigue,  ni  l'assassinat  politique  même. 
us  doute  il  faut  parfois,  pour  accepter  telles 
de  ces  obligations,  une  trempe  d'âme  dure,  inté- 
ressée et  assez  dénuée  de  scrupules;  mais  il  y  a, 
dans  cette  conception  du  devoir  envers  la  patrie, 
une  réelle  beauté  par  l'intention  qui  l'inspire  et 
par  l'abnégation  à  servir,  noblement  acceptée. 

Qu'on  regarde  dans  tous  les  rangs,  dans  toutes 
les  classes  de  la  société  vénitienne,  partout  un 
même  sentiment  apparaît.  Qu'on  parcoure  les 
Annales  de  Malipiero,  un  soldat,  les  Diarii  de 
Sanudo,  un  haut  fonctionnaire,  le  Journal  de 
Priuli,  marchand  et  banquier,  une  inspiration 
commune  traverse  leur  œuvre;  tous  écrivent  pour 
la  gloire  et  l'honneur  de  saint  Marc,  «  dont  chacun 
de  nous,  disait  un  ambassadeur  vénitien,  a  le  nom 
gravé  sur  son  cœur.  »  Ce  ne  sont  là  que  quelques 
exemples;  mais  chez  tout  Vénitien,  quel  qui  soit, 
une  idée  maîtresse  domine  tout  le  cours  de  la 
vie  :  c'est  que  la  République  est  tout  et  l'iudividu 
rien. 

Les  qualités  du  Vénitien.  —  On  se  demandera 
maintenant  quelles  qualités  essentielles  le  Vénitien 
apportait  au  service  de  son  pays. 

En  esquissant  précédemment  les  figures  d'un 
Henri  Dandolo  ou  d'un  Marco  Polo,  on  a  marqué 
déjà  quelques-uns  des  traits  les  plus  caractéristi- 
ques de  l'esprit  vénitien  :  chez  l'un,  l'ambition 
orgueilleuse  et  tenace,  la  bravoure  admirable,  le 
sens  politique  et  l'habileté  diplomatique  plus  mer- 
veilleux encore,  la  résolution  ei  la  finesse,  la  pré- 
vision subtile  et  l'initiative  hardie;    chez  l'autre, 


164  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

l'énergie  ingénieuse  et  infatigable,  le  sens  des 
affaires  et  l'ardeur  à  s'enrichir,  l'esprit  d'entre- 
prise et  l'esprit  d'observation;  chez  tous  deux,  une 
fierté  pareille  d'être  issus  de  la  cité  de  saint  Marc, 
une  intelligence  souple  et  forte  à  servir  ses  inté- 
rêts, un  égal  dévouement  à  la  patrie  vénitienne. 
Tous  deux  montrent  des  âmes  jalouses  de  leur 
indépendance,  modérément  embarrassées  de  pré- 
jugés et  de  scrupules,  une  prudence  adroite  servie 
par  une  ferme  volonté  et  par  un  sens  pratique 
étrangement  réaliste;  tous  deux,  sobres  de  paroles, 
ont  mieux  aimé  agir  que  discourir.  Le  goût  de 
l'action  utile  est  un  des  ressorts  du  caractère 
vénitien. 

Le  doge  André  Dandolo.  —  André  Dandolo,  qui 
fut  doge  de  1343  à  1354,  nous  offre  un  autre  type 
assez  représentatif  de  l'esprit  vénitien.  Issu  d'une 
des  plus  illustres  familles  du  patriciat,  il  avait  de 
bonne  heure  joué  un  rôle  dans  la  cité;  depuis 
1331  il  occupait  la  haute  charge  de  procurateur  de 
Saint-Marc;  docteur  de  Padoue,  il  avait  été  pro- 
fesseur de  droit  à  l'Université  de  cette  ville,  et  il 
était  devenu  si  populaire  à  Venise  —  il  avait,  par 
sa  bonne  grâce,  mérité  le  surnom  de  //  cortese  — 
qu'en  1339,  alors  qu'il  n'avait  que  trente-deux 
ans,  on  pensa  à  l'élire  doge.  Il  parvint  quatre  ans 
plus  tard  à  la  magistrature  suprême,  à  un  âge 
absolument  inaccoutumé.  Mais  les  éminentes  qua- 
lités de  l'homme  justifiaient  cette  exception  sans 
précédent.  Légiste  savant,  écrivain  distingué,  grand 
patriote,  il  rachetait  sa  jeunesse,  comme  le  dil  un 
chroniqueur,  «  par  la  gravité  extraordinaire  de  ses 
mœurs  et  la  pratique  de  toutes  les  vertus  ».  Peu 


LA    VIE     ET    L'AME     W\  165 

do  chefs  de  l'Etat  vénitien  ont  eu  une  plus  pleine 
et   plus  haute   conscience  de  leurs   devoirs  :  lui- 
même  a  écrit  quelque  part  qu'il  aimait  mieux  être 
utile  que  commander    prodcss>>  (/nain  prœesse).  Il 
a  eu  pour  souri  constant  le  bien  de  ses  sujets  et  la 
prospérité  de  la  République,  convaincu,  comme  il 
-  lit  encore.  «  que  la  renommée,  du  souverain 
s'accroît    d'autant     plus    glorieusement    qu'il    se 
montre  plus  attentif  à  veiller  aux  intérêts  de  ceux 
qu'il  gouverne  ».  Bien  que  fort  ami   de   la  paix, 
il    n'a  jamais    hésité   à   s'engager    dans  les    plus 
grandes  guerres,   toutes  les    luis    que   le   bien  de 
•    a   semblé     l'exiger,  qu'il    s'agît,    dans   la 
•  le  combattre  les  Turcs    mena- 
çants, de  réprimer  durement,  en  13i8,  la  révolte 
de  Zara,  ou  d'<        s      contre  Gênes  une  lutte  déci- 
el i!  est,  'lit-on.    mort  de  douleur  des  désas- 
très  de  la  patrie. 

André  Dandolo,  outre  son  rôle  politique,  a  fait 
œuvre    de    législateur  et    d'historien.    C'était    un 
homme  lettré,  grand  ami  de  Pétrarque;  il  aimait 
les  arts  aussi,  et  c'est  lui  qui  a  fait  décorer  de  mo- 
saïques le  baptistère  de  Saint-Marc.  Mais  son  acti- 
vité    intellectuelle    offre  un    trait    particulier    et 
significatif  :  le  but  essentiellement  pratique  qu'elle 
s'est  toujours  proposé.  Lorsqu'il  a  fait  composer 
eux  recueils  diplomatiques    appelés  le  Liber 
albus  et  le  Liber  blancus,  c'est  qu'il    voulait,   en 
ublant  les   plus  anciens  traités  conclus  par 
nitiens.  fonder  sur  de  solides  et  indiscutables 
les  droits  et    privilèges  de  la  République. 
Lorsqu'il  entreprenait  de  raconter  dans  ses  Annales 
['histoire  de  la  cité,  c'était  principalement  pour 
exalter  la  gloire  de  Venise.  Son  récit,  qui  corn- 


1(36  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

rnence  avec  l'apostolat  de  saint  Marc,  retient  pré- 
cieusement et  met  en  relief  tout  ce  qui  peut  servir 
les  intérêts  et  la  grandeur  de  la  patrie.  Dandolo 
insiste  longuement  sur  les  translations  de  reliques 
qui  ont  assuré  à  la  ville  des  lagunes  tant  de  saints 
protecteurs;  il  insiste  sur  les  privilèges  accordés  à 
la  cité  de  saint  Marc,  et  sur  cette  cérémonie  du 
mariage  de  l'Adriatique,  qui  est  le  symbole  visible 
de  sa  puissance  sur  les  mers;  il  insiste  sur  toutes 
les  journées  glorieuses,  celles  de  1177,  celles  de 
1204,  qui  ont  donné  à  Venise  le  prestige  et  l'em- 
pire. Son  histoire,  étrangement  tendancieuse,  a 
donc  une  portée  toute  pratique  :  elle  forge  des 
armes  pour  justifier  la  politique  de  Venise  et  pour 
servir  ses  intérêts.  Comme  tous  ses  concitoyens, 
le  doge  Dandolo,  dans  tous  ses  actes,  ne  songe  à 
travailler,  selon  la  formule  citée,  que  «  pour  le 
profit  et  l'honneur  de  Venise  ». 

La  culture  intellectuelle.  —  Et  ceci  atteste  chez 
les  Vénitiens  le  souci  d'ajouter  une  autre  gloire, 
celle  des  arts  et  des  lettres,  à  toutes  celles  dont 
s'enorgueillissait  la  cité  de  saint  Marc. 

Les  patriciens  de  Venise,  au  xive  et  au  xve  siècle, 
étaient  gens  éclairés,  cultivés,  amis  des  lettres  et 
des  arts,  et  dont  la  souple  intelligence  alliait  sans 
peine  aux  soucis  de  la  politique  et  de  la  guerre  les 
nobles  préoccupations  de  l'homme  de  goût,  de 
l'artiste,  de  l'érudit.  On  a  singulièrement,  et  fort 
injustement,  exagéré  l'ignorance  des  nobles  de 
Venise  et  l'indifférence  de  la  République  pour  les 
choses  de  l'esprit.  Elle  faisait  bon  accueil,  au  con- 
traire, aux  humanistes,  aux  Grecs  qui  venaient 
alors  d'Orient  chercher  asile  en  Italie;  dès  la  fin  du 


!  A    fil      I   C    I  "v.MI     VÉN1TI1  \NBS 

xiv*  BÎècle ,  Manuel  Chrysoloras  et  Démétrius 
Kydonès  enseignaient  le  grec  A  Venise;  au  xv  siècle, 
elle  a  reçu  Gémiste  Pléthon  et  Georges  de  Trëbi- 
zoude,  Philelphe  et  Bessarion  qui,  en  mourant, 
léguait  à  l'Etat  vénitien  ses  manuscrits,  premier 
noyau  de  la  Bibliothèque  Marcienne.  Depuis  le 
commencement  du  xve  siècle,  l'Université  de 
Padoue,  réorganisée  par  Venise,  se  développait 
magnifiquement  ;  et  dans  la  ville  même  la  Répu- 
blique entretenait  des  cours  publics  de  philosophie 
et  de  théologie,  et  un  institut  de  médecine.  Dès 
1469,  l'imprimerie  était  introduite  à  Venise  par 
Jean  de  Spire  et  son  frère  Wendelin,  auxquels  se 
joignait,  en  1470,  le  Français  Nicolas  Jenson. 
Ainsi  Venise  utilisait  les  ressources  que  lui 
offraient  les  pays  étrangers,  pour  la  prospérité  et 
la  splendeur  de  la  République. 

L'art  enfin  donnait  à  la  ville  une  éclatante 
parure.  La  Seigneurie  aussi  bien  que  les  particu- 
liers, les  riches  patriciens  autant  que  les  corpora- 
tions puissantes,  les  clercs  comme  les  laïques,  et 
à  leur  exemple  les  étrangers  mêmes,  Esclavons, 
Dalmates,  domiciliés  à  Venise,  s'empressaient  de 
construire  des  palais,  des  scuole,  des  églises,  que 
décoraient  les  grands  maîtres  de  la  fin  du  xve  siècle, 
les  deux  Bellini  et  Carpaccio.  Les  industries  d'art 
n'étaient  pas  moins  prospères  ;  l'orfèvrerie,  la 
sculpture  sur  bois,  les  verreries,  les  tissus  pré- 
cieux, velours  et  brocarts  d'or,  servaient  magnifi- 
quement ce  goût  du  luxe  cher  à  tout  Vénitien, 
moins  encore  pour  sa  satisfaction  propre  que  pour 
la  splendeur  qui  en  rejaillissait  sur  la  patrie. 

bans  l'église  des  saints  Jean  et  Paul,  Panthéon 
de  la  république  vénitienne,  s'alignent,  au  long  des 


168  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

murailles  et  contre  les  parois  du  chœur,  les  tom- 
beaux, merveille  de  l'art,  où  reposent  quelques-uns 
des  plus  fameux  entre  les  doges  du  xive  et  du 
xve  siècle.  C'est  le  monument  de  Michel  Morosini, 
mort  en  1382,  l'une  des  œuvres  les  plus  admi- 
rables que  l'art  gothique  ait  laissées  à  Venise; 
c'est  le  monument  de  Pierre  Mocenigo,  mort  en 
1476,  qui  prit  Scutari  et  qui  annexa  Chypre,  et 
dont  une  fière  inscription  déclare  qu'il  fut  élevé 
avec  les  dépouilles  des  ennemis  »  (ex  hostium 
manubiis)',  c'est  le  monument  d'André  Vendramin, 
mort  en  1478,  le  plus  beau  peut-être  qu'on  admire 
à  Venise.  Ailleurs,  dans  Saint-Marc,  à  Sainte- 
Marie  des  Frari,  d'autres  sépultures  glorieuses  rap- 
pellent d'autres  héros  fameux.  Et  ce  sont  des  sta- 
tues encore,  dressées  sur  les  places  ou  dans  l'in- 
térieur des  églises,  en  l'honneur  des  généraux 
illustres,  des  condottieri  fameux,  un  Savelli,  un 
Colleone,  qui  avaient  bien  servi  la  République.  A 
tous,  libéralement,  Venise  a  marqué  sa  recon- 
naissance. Elle  a  confié  aux  plus  grands  artistes, 
aux  Lombardi,  aux  Leopardi,  aux  Rizzo,  aux 
Verrocchio,  le  soin  d'éterniser  leur  mémoire.  Elle 
leur  a  donné,  en  leur  vivant,  large  part  au  gouver- 
nement et  aux  hautes  dignités;  morts,  elle  les  a 
glorifiés  en  d'admirables  sépultures,  parce  qu'ils 
avaient  tous  été  les  artisans  fidèles  et  dévoués  de 
sa  grandeur,  parce  que  le  grand  souci  de  leur  vie 
avait  été  de  travailler  «  pour  le  profit  et  l'honueur 
de  Venise  ». 


LIVRE  TU 

LÉVOLUTION    DE    VENISE 

(DU   MILIEU    D!"    XVe    A    LA    FIN    DU    XVf    SIÈCLE) 


CHAPITRE  I 

La  ruine  de  l'empire  colonial. 
Venise  et  les  Turcs. 

L'entrée  en  scène  des  Turcs.  —  La  politique  orientale  de 
Venise  dans  la  première  moitié  du  xve  siècle.  —  La  prise 
de  Constantinople.  —  Venise  et  Mahomet  IL  —  L'oQen- 
sive  ottomane.  La  perte  de  Négrepont.  —  L'acquisition 
de  Chypre.  —  Le  commerce  d'Egypte.  —  La  perte  de  la 
M  orée. 

Malgré  la  splendeur  merveilleuse  dont  se  parait 
la  Venise  du  xv*  siècle,  des  germes  de  décadence 
avaient,  dès  ce  moment,  pénétré  l'organisme  long- 
tempsrobuste  de  la  cité  de  saintMarc,  et  l'observateur 
attentif  ne  pouvait  méconnaître  tout  ce  qui  mena- 
çait la  richesse  et  la  puissance  de  la  ville.  C'était 
d'une  part  l'entrée  en  scène  des  Turcs,  adver- 
saires redoutables,  dont  l'irréductible  intransi- 
geance nelaissait  guère  place  aux  accommodements, 
tel  progrèf  foudroyants  annonçaient  la  ruine 


170  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

prochaine  de  l'empire  vénitien  en  Orient  et  com- 
promettaient gravement  les  intérêts  économiques 
de  la  République.  C'était  d'autre  part,  et  presque 
en  même  temps,  l'ouverture  de  nouvelles  routes 
de  commerce,  qui,  en  diminuant  l'importance  du 
marché  méditerranéen,  diminuait  pareillement 
l'importance  de  Venise  et  atteignait  les  sources 
mêmes  de  sa  prospérité.  Et  sans  doute  l'effet  de 
ces  germes  de  mort  ne  se  fera  point  sentir  immé- 
diatement; la  ruine  ne  sera  ni  subite  ni  totale. 
Bien  plus,  durant  tout  le  cours  du  xvi«  siècle, 
Venise  apparaît,  plus  que  jamais,  splendide  et  glo- 
rieuse, et,  à  voir  l'éclat  de  la  civilisation  dont  elle 
s'illumine,  il  semble  que  jamais  elle  n'ait  été  plus 
prospère.  Il  ne  faut  point  se  laisser  prendre  à 
l'illusion  de  ces  apparences  magnifiques.  Assuré- 
ment, pour  bien  des  années  encore,  Venise  con- 
servera dans  la  Méditerrannée  une  place  considé- 
rable et  y  jouera  un  rôle  important;  assurément, 
durant  bien  des  années  encore,  elle  apportera,  a 
lutter  contre  les  Turcs,  une  belle  et  fière  ténacité. 
Il  n'en  est  pas  moins  vrai  —  et  on  ne  saurait  trop 
insister  là-dessus  —  qu'avec  le  xvi"  siècle  la 
décadence  commence  pour  Venise,  et  que  le  temps 
de  sa  grandeur  politique  est  passé. 

L'entrée  en  scène  des  Turcs.  —  Depuis  la  fin 
du  xiv*  siècle,  Venise  était  toute-puissante  en 
Orient.  Gènes,  troublée  par  ses  révolutions  inté- 
rieures, s'effaçait  dans  le  Levant  devant  sa  puis- 
sante rivale.  L'empire  grec  aux  abois,  territoriale- 
ment  diminué,  financièrement  presque  insolvable, 
était  contraint  de  subir  toutes  les  exigences  de  la 
République.  Mais  une  puissance  nouvelle  naissait, 


1  ^     RI  m    DE    L'EMPIRE    COLONIAL  171 

qui  bientôt  il  faudrait  compter  :  c'étaient  les 
-  Depuis  que,  par  l'occupation  de  Gallipoli,  ils 
auraient  pris  pied  eu  Europe,  leurs  progrès  ne 
■'étaient  pas  arrêtés.  D'Andrinople,  devenue  leur 
capitale,  ils  avaient  en  tout  sens  porté  leurs  armes 
victorieuses,  en  Thrace  et  en  Thessalie,  en  Serbie 
et  en  Bulgarie;  et  même,  dès  le  commencement 
du  xve  siècle,  beaucoup  de  seigneurs  latins  d'Orient, 
les  dynastes  de  Chics  et  de  Phocée,  les  ducs  de 
Naxos,  les  marquis  de  Bodonitza.  avaient  dû  se 
reconnaître  tributaires  du  sultan.  Or,  avec  ces 
nouveaux  venus,  grisés  par  leurs  rapides  con- 
quêtes, peu  civilisés  d'ailleurs,  et  dont  l'unique 
rêve  était  la  guerre  perpétuelle  avec  la  chrétienté, 
une  entente,  surtout  d'ordre  économique,  était 
chose  malaisée  à  établir,  et  le  conflit  semblait 
inévitable  entre  Venise  et  les  infidèles.  La  Répu- 
blique pourtant  ne  le  cherchait  point.  Comme  le 
dira  plus  tard  un  Vénitien  du  x\T  siècle  :  «  Nous 
sommes  des  marchands;  donc  nous  ne  pouvons 
vivre  sans  eux  »  (essendo  noi  mercanti,  non  pos- 
siamo  viver  senza  loro)  :  en  conséquence,  la  ville 
de  saint  Marc  tâchait  de  s'arranger  avec  les  Turcs, 
de  signer  même  avec  eux  des  traités  profitables. 
Dès  1;jG8,  elle  avait  obtenu  du  sultan  des  avan- 
pour  son  commerce,  et  il  avait  été  question 
d'établir  un  entrepôt  à  Scutari.  En  1384,  on  avait 
vu  une  ambassade  turque  à  Venise,  pendant  qu'un 
envoy.'-  vénitien  se  rendait  à  la  cour  deMourad  Ier; 
et  des  deux  côtés  on  multipliait  les  promesses 
d'amitié,  les  assurances  du  ferme  désir  qu'on 
éprouvait  de  vivre  en  paix. 

Le     traité   de     1406  garantit    aux    Vénitiens   la 
liberté  de  circuler  dans  l'empire  turc,  et  le  sultan 


172  UNE    REPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

s'engagea  à  ne  point  augmenter  les  taxes  auxquelles 
étaient  soumis  les  négociants  de  Venise,  à  ne 
point  inquiéter  les  possessions  vénitiennes.  Et 
malgré  l'intérêt  très  vif  qu'elle  portait  aux  affaires  de 
Constantinople,  malgré  le  bon  accueil  qu'elle  faisait 
aux  empereurs  Manuel  II  et  Jean  VIII,  malgré  les 
démonstrations  militaires  même  auxquelles  elle  se 
laissait  induire  parfois  en  faveur  de  Byzance,  la 
République  montrait  un  attentif  souci  à  ménager 
les  Ottomans  :  tant  elle  redoutait  de  compro- 
mettre les  intérêts  de  ses  nationaux  établis  ou 
trafiquant  en  territoire  turc.  Quand  on  prépara  en 
Occident  la  croisade  de  Nicopolis,  Venise  garda 
une  réserve  extrême;  et  quand  Manuel  II  lui  offrit 
de  remettre  entre  ses  mains  Constantinople, 
Imbros  et  Lemnos,  elle  refusa  net.  Sa  politique,  en 
se  préoccupant  exclusivement  d'intérêts  commer- 
ciaux, espérait,  à  ce  prix,  éviter  toute  complication 
trop  sérieuse. 

La  politique  orientale  de  Venise  dans  la  pre- 
mière moitié  du  XVe  siècle.  —  Pourtant,   on   ne 
pouvait  guère  se  dissimuler,  à  Venise,   que  les 
jours    de   l'empire  grec    étaient  comptés,  que  la 
capitale  byzantine,  enserrée  de  toutes  parts,  étai  j 
destinée  à   tomber,  tôt  ou  tard,  aux   mains  de  g 
Turcs;    et,  en  vue   de   l'événement  inévitable,  I  a 
République   prenait   ses    sûretés.  Négrepont,  qu  n 
Venise  possédait  maintenant  tout  entière,  était  en 
Orient  un  des  plus  solides  boulevards  de  l'empire  : 
la  ville    s'efforçait,  pour   en  mieux   encore  assu- 
rer   la    défense,    d'acquérir    des   territoires    sur 
le  continent  hellénique.  Elle  occupait  déjà  Phté- 
lion,  en  Thessalie;  une  famille  vénitienne  régnait 


LA    RUINJB    DF    l'eMPTRB    COLONIAL  1 7o 

-ur  le  marquisat  île  Bodonitza;  un  moment,  de 
1305  à  1402,  Venise  fut  maîtresse  du  duché 
d'Athènes;  en  13SS  enfin,  elle  acquérait  Argos  et 
le  bon  port  de  Nauplie.  Elle  accroissait  de  même 
sa  puissance  dans  l'Archipel,  en  annexant  Mycono 
et  Tinos,  en  olTrant  sa  protection  aux  dynastes 
lit  a  lies,  heureux  que  la  République  fit  stationner 
dans  leurs  ports  des  galères  qui  assuraient  leur 
sécurité.  En  1423,  elle  achetait  pour  50.000  ducats 
Thessalonique  au  despote  Andronic;  c'était  une 
position  d'importance  essentielle,  et  la  Seigneurie 
se  flattait  que.  sous  son  autorité,  elle  deviendrait 
vite  «  une  seconde  Venise  ».  En  Morée,  pareille- 
ment, Venise  songeait  à  négocier  l'acquisition  de 
la  principauté  d'Achaïe.  Bref,  elle  s'efforçait  de 
soustraire  aux  Turcs  tout  ce  qui,  dans  l'empire 
grec,  semblait  susceptible  d'être  sauvé,  et  de 
maintenir,  par  tous  les  moyens  possibles,  sa 
suprématie  commerciale,  gage  de  sa  prospérité. 
Et  les  Grecs  eux-mêmes  semblaient  comprendre 
cette  politique  avisée  et  sage,  et,  spontanément, 
il>  venaient  se  placer  sous  l'égide  de  la  Répu- 
blique :  en  1451,  Egine,  en  1453,  Skyros,  Skialhos, 
i>elos,  en  1462,  Monemvasie.  sollicitaient  la  pro- 
tection de  Venise  et  se  donnaient  à  elle. 

L'anarchie  qui  troubla  l'empire  ottoman,  durant 
les  premières  années  du  xve  siècle,  favorisa  la 
politique  de  la  République,  en  même  temps  qu'elle 
retarda  le  conflit.  Mais  ce  conflit  était  nécessaire, 
inévitable.  Aussi  bien  les  Turcs,  maîtres  des  Dar- 
danelles, commandaient  la  route  qui  menait  à 
Constantinople  et  dans  la  mer  Noire,  et  Gallipoli, 
.fortifiée,  créait  une  gêne  sérieuse  au  commerce 
vénitien.    Et    enfin.    la   construction   d'une  flotte 


174  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

de   guerre  turque    accroissait   encore  la   menace 
ottomane. 

La  prise  de  Constantinople.  —  En  1416,  le 
conflit  commença.  Une  escadre  turque  ayant 
ravagé  l'Eubée  et  les  Cyclades,  Venise  riposta  en 
envoyant  sa  flotte  dans  les  Dardanelles,  et,  le 
29  mai  1416,  l'amiral  Pierre  Lorédan  infligea  aux 
Ottomans  une  défaite  complète.  L'acquisition  de 
Thessalonique,  que  la  République  souffla  au  sultan 
Mourad,  au  moment  où  il  se  croyait  sûr  de  la 
conquérir,  les  efforts  des  Vénitiens  pour  cons- 
tituer en  Morée  une  puissance  unie  et  forte,  ne 
laissèrent  guère,  dans  les  années  suivantes,  de 
doutes  sur  leurs  intentions  :  la  lutte  prochaine 
contre  les  Ottomans  devenait,  en  Orient,  le  prin- 
cipal souci  de  la  ville  de  saint  Marc.  Aussi  bien  les 
événements  se  précipitaient.  En  1430,  les  Turcs 
prenaient  Thessalonique;  bientôt,  Constantinople 
même  était  menacée.  Dans  l'été  de  1452,  Maho- 
met II  faisait  construire,  sur  le  Bosphore,  le  châ- 
teau de  Roumili-Hissar;  il  donnait  ordre  d'arrêter 
tous  les  vaisseaux  qui  franchissaient  le  détroit,  et 
d'en  exiger  un  droit  de  passage  et,  en  cas  de  refus, 
de  les  couler.  Ce  n'était  point  là  une  vaine  menace  : 
l'aventure  du  capitaine  vénitien  Antonio  Rizzo,  fait 
prisonnier  et  exécuté  avec  tous  ses  matelots,  le 
prouva  amplement;  la  République  comprit  que  la 
lutte  devenait  sans  merci.  Aussi  se  jela-t-elle  réso- 
lument dans  la  bataille  qui  se  livrait  autour  de  Cons- 
tantinople. Cinq  galères  de  Venise  étaient  dans  le 
port,  au  moment  où  le  sultan  commença  le  siège 
de  la  ville.  Sur  la  demande  de  l'empereur  et  avec 
l'assentiment  du  Grand  Conseil  de  la  colonie,  le 


I.A    RI  INE    DF    l/BMPIBB    COLORIAI  175 

batte  Girolamo  Minotto  décida  de  les  retenir  et  de 
les  employer  contre  les  Turcs.  Lui-même  prit 
nnellement  part  à  la  défense;  il  occupa. 
ationaux,  un  poste  dans  le  voisinage  de 
l'HebdomoD  et  il  paya  même  son  courage  de  sa 
fie.  A  [nés  la  chute  de  la  ville,  il  fut  décapité  par 
ordre  de  Mahomet  II,  avec  son  fils  et  plusieurs 
notables  vénitiens.  Les  autres  colons,  faits  pri- 
sonniers, furent  vendus  comme  esclaves,  leurs 
maisons  livrées  au  pillage,  la  colonie  dévastée. 
La  perte  en  argent  fut  estimée  à  200.000  du- 
cal-, auxquels  il  faut  ajouter  100.000  ducats 
encore  pour  les  pertes  subies  par  les  Candiotes. 
C'était  là.  pour  Venise,  un  coup  étrangement 
grare,  et  il  semblait  que  la  seule  réponse  qu'elle 
dût  faire  était  une  déclaration  de  guerre  immé- 
diate. Et  c'est,  en  effet,  ce  que  proposait  le  doge 
François  Foscari. 

Venise  et  Mahomet  II.  —  Mais  avant  d'en  venir 
à  ce  parti  extrême,  on  réfléchit.  Venise  ne  tenait 
pas  à  engager  la  guerre  :  elle  essaya  de  s'accor- 
der avec  le  vainqueur  au  mieux  de  ses  intérêts.  Au 
lieu  de  s'indigner,  elle  négocia;  elle  alla  jusqu'à 
s'excuser  de  la  part  que  ses  nationaux  avaient  prise 
la  lutte  pour  Constantinople;  et  assez  hum- 
blement, elle  offrit  de  payer  au  sultan  une  rede- 
vance de  trois  à  cinq  mille  ducats  ;  elle  demandait 
à  la  vérité  en  échange  qu'on  lui  cédât  Lemnos, 
Imbros  et  Samothrace;  mais,  à  ce  prix,  elle  accep- 
tait le  droit  de  2  °/0  que  le  Turc  exigeait  sur  les 
importations  et  elle  reconnaissait  la  compétence 
du  tribunal  du  cadi  pour  toutes  affaires  entre 
Mu-ulmans  et  Vénitiens.  Et  en  effet,  dès  le  mois 


H6  une    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

d'avril  1454,  un  accord  était  conclu  entre  le  sultan 
et  la  République  ;  le  baile  revenait  à  Gonstantinople, 
où  la  colonie  s'efforçait  de  se  reconstituer.  Et  Venise, 
relativement  satisfaite  d'avoir  assuré  ses  intérêts 
économiques,  se  dérobait  à  toutes  les  propositions 
qu'on  lui  faisait  d'entrer  dans  une  croisade  contre 
les  Turcs;  elle  laissait,  avec  une  joie  secrète,  écra- 
ser les  Génois,  à  qui  le  sultan  enlevait  Chios, 
Aenos,  Lesbos,  et  elle  profitait  même  de  leur 
défaite  pour  obtenir  de  Mahomet  II  une  série  de 
concessions  avantageuses,  telles  que  la  ferme  de 
l'alun  de  Phocée,  celle  des  mines  de  cuivre,  des 
manufactures  de  savon,  des  ateliers  de  la  monnaie 
et  des  douanes.  Avec  une  prestesse  merveilleuse, 
les  Vénitiens  avaient  changé  de  politique,  et  ils  se 
flattaient,  avec  une  habileté  assez  dépourvue  d'or- 
gueil, d'avoir  tiré  de  la  situation  nouvelle  le  meil- 
leur parti  possible. 

Mais,  en  fait,  la  condition  des  choses  était  pro- 
fondément changée  en  Orient.  Le  temps  était  passé 
des  faveurs,  des  privilèges  arrachés  à  la  complai- 
sante faiblesse  des  empereurs  grecs,  et  passé  aussi 
le  temps  des  relations  faciles  et  courtoises  avec  les 
maîtres  et  les  populations  du  Levant.  La  morgue 
et  l'insolence  des  Turcs  étaient  extrêmes;  et  à  tout 
moment  il  fallait  de  leur  part  s'attendre  à  quelque 
violence,  à  quelque  brutalité.  Les  affaires  étaient 
moin9  bonnes  aussi  :  les  guerres  continuelles  res- 
treignaient fort  le  champ  d'action  du  commerce 
vénitien,  les  taxes  nouvelles  à  acquitter  réduisaient 
les  bénéfices.  Et,  plus  encore,  l'humeur  conqué- 
rante des  Ottomans  entretenait  une  perpétuelle 
inquiétude.  Mahomet  II  développait  sa  marine;  il 
construisait,  à  l'entrée  des  Dardanelles,  deux  châ- 


TA    tUim    PE     I.F.UriRE    COLONIAL  177 

teaux.  dorant  lesquels  désormais  tout  navire  dut 
l'arrêter  pour  sabir  la  visite.  Venise  avait  beau 
s'abstenir  de  toute  provocation  et,  pondant  dix 
plein (  -.  accepter  patiemment  une  situation 

plu?  que  difficile  :  en  fait,  le  conflit  était  certain, 
et  tout  en  en  reculant  le  plus  possible  l'éventualité, 
la  république  se  préparait  à  la  lutte. 

L'offensive  ottomane.  La  perte  de  Négrepont. 
—  Les  Turcs,  en  etleL  progressivement  se  rappro- 
chaient du  domaine  propre  de  Venise.  En  iiCO  le 
duché  d'Athènes  succombait;  la  même  année,  la 
principauté  grecque  de  Morée  était  conquise  par 
Mahomet  II.  Dès  lors,  entre  des  voisins  hostiles,  le 
moindre  incident  devait  déchaîner  la  guerre.  La 
prise  d'Argos  par  les  Ottomans,  en  1463,  en  donna 
le  signal  :  la  lutte  allait  durer  seize  années.  Venise, 
qui  avait  mis  le  temps  à  profit  pour  organiser  ses 
forces,  agit  avec  une  vigueur  énergique.  Elle 
envoya  en  Morée  ses  meilleurs  condottieri,  Ber- 
toldo  d'Esté.  Sigismond  Malatesta;  Argos  fut  repris, 
le  mur  de  l'Hexamilion,  qui  barrait  l'isthme  de  Co- 
rinthe,  remis  en  état  de  défense.  En  même  temps 
la  flotte  prenait  hardiment  l'offensive,  s'emparait 
de  Lemnos,  d'Imbros,  de  Samothrace,  attaquait 
•  s,  occupait  Aenos,  et  paraissait  jusque  dans 
les  Dardanelles.  Tout  le  Péloponèse  se  soulevait 
en  faveur  de  la  République;  les  stradiots  grecs  et 
albanais,  les  Bua,  les  Ralli,  bien  d'autres,  les  popu- 
lations guerrières  du  Magne  s'empressaient  à  pren- 
dre service  sous  la  bannière  de  saint  Marc.  L'en- 
thousiasme était  universel,  la  conquête  de  la  Morée 
semblait  certaine,  et  contre  Mahomet  II  partout  la 
diplomatie    vénitienne    cherchait   et  trouvait    de6 


178  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

alliés,  en  Albanie  Scander-Beg,  en  Anatolie,  le  sul- 
tan turcoman  Ouzoun-Hassan.  Pour  triompher  de 
son  grand  adversaire,  tous  les  concours,  tous  les 
procédés  semblaient  bons  à  la  Seigneur'e,  y  com- 
pris l'assassinat  politique.  On  songea  sérieusement 
à  faire  empoisonner  Mahomet  II,  «  vu  la  nécessité, 
dit  la  délibération,  de  faire  usage  de  tous  les 
moyens  possibles  contre  la  Turquie  et  son  sou- 
verain. » 

Mais  les  Turcs,  un  moment  surpris,  reprenaient 
l'offensive,  et  en  1470  le  sultan  lui-même  venait 
mettre  le  siège  devant  Négrepont.  La  place  fit  une 
belle  défense  ;  mais  l'impéritie  du  capitaine  général 
Niccolo  da  Canale  perdit  tout.  Il  ne  sut  ni  em- 
pêcher l'arrivée  de  la  flotte  ottomane,  ni  rompre 
le  pont  de  bateaux  jeté  entre  l'île  et  le  continent, 
et  dont  la  destruction  coupait  l'ennemi  de  ses 
approvisionnements  ;  s'oubliant  dans  une  lâche 
inaction,  il  ne  fit  pas  un  effort  pour  sauver  la  ville. 
Après  une  lutte  désespérée,  Négrepont  tomba  enfin, 
et  le  vainqueur  se  vengea  cruellement  sur  ses 
défenseurs.  La  population  fut  massacrée,  la  gar- 
nison passée  par  les  armes,  le  baile,  au  mépris  de 
la  capitulation,  scié  en  deux.  «  Jamais,  dit  un 
contemporain,  on  ne  vit  plus  grande  cruauté.  » 

La  chute  de  Négrepont,  «  bouclier  et  citadelle  de 
toute  la  chrétienté  »,  comme  l'appelle  une  relation 
vénitienne,  eut,  dans  tout  l'Occident,  un  retentis- 
sement prodigieux.  En  même  temps,  les  Turcs 
ravageaient  la  Dalmatie  vénitienne  et  menaçaient 
l'Albanie,  où  depuis  1469  la  République  occupait 
Cioia.  On  craignit  une  attaque  sur  Spalato,  sur 
Scutari,  sur  la  Crète,  et  Venise  aux  abois  sollicita 
la  paix.  Mais  Mahomet  II  refusa  :  il  fallut  conti- 


LA    MINE,  DE    L'EMPIRE    COLONIAL  179 

nuer  la  guerre.  Elle  sévit  partout  :  en  Albanie,  où 
I  aigo  réussit  à  sauver  Scutari  (1474);  en  Asie- 
Mineure,  où  la  (lotte  du  même  Mocenigo  prit 
Smyrne.  Satalie,  Korykos,  Selefké;  dans  l'intérieur 
de  l'Anatolie,  où  Ouzoun-llassan,  soutenu  par  les 
subsides  et  les  canons  de  Venise,  se  risqua  à  affron- 
ter Mahomet  II.  Mais  la  fatigue  croissait  avec  l'ef- 
fort. La  belle  défense  de  Lépante  (1477)  fut  une 
dernière  gloire  pour  la  ville  de  saint  Marc.  Mais 
les  Turcs  se  rapprochaient  :  ils  envahissaient  le 
Frioul,  et  on  voyait  de  Venise  brûler,  sur  l'Isonzo 
et  le  Tagliamento,  les  villages  incendiés  par  les 
infidèles.  Croia  succombait  (1478)  et  Mahomet  II 
■ait  Scutari.  Venise,  n'en  pouvant  plus,  pré- 
féra BÎgner  une  paix,  même  désastreuse. 

Par  le  traité  de  1479,  la  République  renonçait  à 
Argos  et  à  Négrepont  ;  elle  cédait  Lemnos,  le 
Magne,  l'Albanie  entière,  où  elle  perdait  Scutari 
et  ne  conservait  que  quelques  places  sur  la  côte, 
Dulcigno,  Antivari,  Budua.  Elle  promettait  de 
payer  au  sultan  une  redevance  annuelle  de 
10.000  ducats  pour  prix  de  l'autorisation  de  trafi- 
quer en  territoire  turc. 

C'étaient  des  conditions  trop  onéreuses  pour  que 
la  paix  fût  autre  chose  qu'une  trêve;  et,  malgré  les 
échanges  de  politesses  courtoises  dont  s'accompa- 
gna le  rétablissement  des  bonnes  relations,  malgré 
la  mission  que,  sur  la  demande  de  Mahomet  II,  la 
Seigneurie  confia  au  peintre  Gentile  Bellini  à  la 
cour  du  sultan,  le  péril  subsistait  tout  entier,  elles 
Turcs  demeuraient  terriblement  inquiétants.  Dès 
ils  recommençaient  leurs  entreprises  dans  la 
mer  Ionienne:  Sainte-Maure, Céphalonie  tombaient 
entre  leurs  mains  ;  ils  débarquaient  sur  le  littoral 


180  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VEMSB 

italien,  à  Otrante,  qu'ils  saccageaient;  ils  fon- 
daient, sur  la  rive  albanaise,  un  grand  port  de 
guerre  à  Avlona.  Et  Venise  se  trouvait  à  la  fois 
menacée  par  mer  dans  son  Adriatique,  et  par  terre 
dans  sa  province  de  Dalmatie,  que  les  Ottomans, 
maîtres  de  la  Bosnie,  exposaient  au  danger  d'in- 
cessantes incursions. 

L'acquisition  de  Chypre.  —  La  République, 
vaillamment,  s'efforçait  de  réparer  ses  désastres 
et  de  compenser  ses  pertes.  Elle  en  trouva,  à  ce 
moment  même,  une  occasion  admirable.  En  1466, 
Jacques  II  de  Lusignan,  roi  de  Chypre,  qui  venait 
de  reconquérir  Famagouste  sur  les  Génois,  avait 
cherché,  pour  consolider  son  pouvoir,  l'appui  de 
Venise,  et  demandé  à  la  Seigneurie  de  lui  choisir 
une  épouse.  La  République  lui  proposa  une  patri- 
cienne vénitienne,  Catherine  Cornaro,  qui,  en 
1472,  monta  sur  le  trône  de  Chypre.  C'était  un 
grand  avantage  déjà  pour  les  intérêts  vénitiens.  La 
situation  devint  meilleure  encore  quand,  le  jeune 
roi  étant  mort  en  1473,  Catherine  se  trouva  mai- 
tresse  du  pouvoir.  Sous  son  gouvernement,  Venise 
fut  toute-puissante  à  Chypre  ;  aussi  défendit-elle 
énergiquement  la  reine  contre  tous  les  complots 
qui  la  menacèrent.  Elle  fit  si  bien  qu'elle  déter- 
mina Catherine,  en  1489,  à  abdiquer  un  pouvoir 
illusoire  et  à  céder  son  royaume  à  la  République. 
C'était  une  belle  compensation  de  Négrepont  perdu. 
La  Seigneurie  n'épargna  rien  pour  faire  de  l'île 
un  solide  boulevard  de  sa  puissance  :  dès  1492,  on 
commençait,  pour  transformer  Famagouste  en  une 
formidable  place  de  guerre,  à  construire  cette 
admirable  enceinte  de  remparts,  la  plus  belle  et  la 


LA    r.riNK    DE'I.'EMPIFr    COLONIAL  181 

plus  comj  iue  nous  ait  léguée  l'art  des  grands 

ingénie*]        i  la  Renaissance. 

Venis  ne  montrait  pas  moins  d'activité  en 
Morée.  Klle  y  possédait  une  série  de  positions 
excellente^  :  Nauplie,  Monemvasie,  Coron,  Modon, 
Zonchiu  et  Lépante,  qui  encerclaient  le  Pélopo- 
u  et  Zante,  à  peu  de  distance  du  conti- 
nent, étaient  d'admirables  points  d'appui.  La 
fidélité  immuable  des  stradiots  albanais  entrés  au 
?ervice  de  la  République  achevait  de  fortifier  dans 
le  pays  la  situation  des  Vénitiens.  Leur  puissance, 
bien  établie,  y  était  grande,  et  la  Morée  faisait 
heureusement  pendant  à  Chypre  pour  dominer  les 
mers  orientales.  L'annexion  de  Naxos,  au  centre 
de  l'Archipel,  complétait  utilement  cet  ensemble 
de  défense,  par  où  le  gouvernement  de  Venise 
espérait  former  une  digue  assez  solide  pour  arrêJP'* 
l'invasion  ottomane. 

Le  commerce  d'Egypte.  —  Mais  surtout,  à 
mesure  que  les  routes  commerciales  qui  menaient 
vers  la  péninsule  des  Balkans  et  la  mer  Noire 
devenaient  plus  difficiles  et  presque  impraticables, 
la  République,  pour  se  procurer  les  produits  du 
Levant,  se  retournait  à  nouveau  vers  la  Syrie  et 
te.  Durant  tout  le  cours  du  xve  siècle,  ces 
deux  régions  jouirent  d'un  regain  de  prospérité. 
Beyrouth,  Damas,  Alep,  redevinrent  les  centres 
d'activés  transactions  ;  Alexandrie  surtout  fut  un 
marché  d'importance  essentielle.  Deux  fois  par  an, 
en  automne  et  au  mois  de  janvier,  une  caravane 
partait  de  Venise  pour  le  grand  port  égyj 
elle  comprenait,  annuellement,  de  huit  à  treize 
navires,  dont  le  chargement  est  estimé  à  un  mil- 


182  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

lion  de  ducats  au  moins.  Une  colonie  vénitienne, 
puissante  et  riche,  était  établie  à  Alexandrie,  et 
ses  fondachi,  grands  bâtiments  carrés  à  l'air  de 
forteresses,  faisaient  grande  figure  dans  la  ville 
orientale.  Autour  d'une  cour  intérieure  se  grou- 
paient, au  rez-de-chaussée,  les  magasins,  au-des- 
sus, les  logements  à  l'usage  des  marchands;  aux 
abords  de  l'édifice,  des  jardins  plantés  d'arbres 
exotiques  donnaient  à  la  construction  un  aspect 
étrange  qui  frappait  les  voyageurs  ;  dans  la  cour, 
dans  les  bâtiments,  couraient  des  bêtes  sauvages 
apprivoisées,  et  les  Vénitiens  poussaient  l'insolence 
jusqu'à  y  entretenir  un  porc,  objet  d'horreur  pour 
les  musulmans. 

Sans  doute,  tout  n'était  point  aisé  pour  les  chré- 
tiens établis  en  pays  infidèle.  La  nuit,  les  fondachi 
étaient  fermés  par  l'extérieur;  le  vendredi,  au  mo- 
ment de  la  prière,  il  était  interdit  aux  Francs  de 
circuler  dans  les  rues,  et  pour  plus  de  sûreté,  on 
les  enfermait  pendant  deux  ou  trois  heures  dans 
leurs  établissements.  Les  sultans  mamelouks 
d'Egypte  créaient  aux  marchands  vénitiens  d'autres 
difficultés  encore,  et  plus  sérieuses.  Plus  d'une 
fois,  les  consuls  de  la  République  durent  menacer 
le  gouvernement  du  Caire  de  quitter  le  pays 
avec  leurs  nationaux,  et  plus  d'une  fois  l'énergie 
de  leurs  représentations  les  mit  en  péril  de  mort. 
Contre  les  Occidentaux,  les  sultans  se  croyaient 
tout  permis,  et  les  vexations  de  toutes  sortes, 
arrestations,  expulsions,  coups  même,  allaient  leur 
train.  Mais  surtout  les  souverains  de  l'Egypte  pré- 
tendaient se  réserver  le  monopole  de  la  vente  des 
épices,  du  poivre  en  particulier,  et  en  fixer  le 
prix  au  chiffre  qui  leur  conviendrait.  C'était  pour 


LA    RtiNE   DF.    i/empiri:    COLONIAI  183 

le  commerce  vénitien  une  source  incessante  de 
difficultés  et  de  conflits.  Mais  le  marché  était  si 
avantageux  malgré  tout,  les  bénéfices  qu'on  en 
tirait  si  considérables,  que.  pour  le  conserver,  les 

Vénitiens  supportaient  toutes  les  humiliations  et 
tous  les  ennuis. 

L'Occident  ne  pouvait  plus  se  passer  des  épices, 

et  l'Egypte  était  le  seul  pays   accessible  au  com- 

occidental  par  où  elles  pouvaient  arriver  à 

la  Méditerranée.  Cette  considération  primait  tout 

te;  l'apreté  des  Vénitiens  à  conserver  le 
nier  rang  qu'ils  occupaient  à  Alexandrie  les  ren- 
dait  insensibles  aux  mépris,   aux  affronts.   Leurs 
biens,   leur  vie  étaient  exposés  sans  cesse  :  rien 
n'était  capable  de  leur  faire  lâcher  prise. 

La  perte  de  la  Morée.  —  Tous  ces  efforts  pour- 
tant devaient  être  inutiles.  Chaque  jour  la  Répu- 
blique connaissait  de  nouveaux  désastres. 

Arec  le  sultan  Bajazet  II,  successeur  de  Maho- 
met II,  les  rapports  avaient  d'abord  été  assez 
s.  M:iis  en  1492  les  difficultés  commencèrent. 
Le  sultan  prit  ombrage  des  dépèches  chiffrées  que 
le  baile  de  Constantinople  envoyait  à  son  gouver- 
nement et  lui  lit  signifier  de  quitter  le  pays  dans 
les  trois  jours.  De  la  rupture  des  relations  diplo- 
matiques la  guerre  ouverte  bientôt  résulta.  Les 
marchands  vénitiens  furent  arrêtés  à  Constanti- 
nople (1499);  les  Bosniaques  entrèrent  en  Dalmalie 
et  parurent  jusque  devant  Zara.  «  Il  fut  clair, 
comme  le  dit  un  document  officiel,  que  les  Turcs 
se  montraient  ouvertement  ennemis  de  Veni 

Les  deux  flottes  se  renoontrèrenl  flans  les  eaux 
de  Navarin.  C'était,  définis  141G,  le  premier  enga- 


1S4  LîiE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VBNISB 

gement  sérieux  où  elles  s'affrontaient.  La  bataille 
pourtant  demeura  indécise  :  mais  bientôt  la  fortune 
tourna  contre  les  Vénitiens.  Lépante  tomba;  Modon, 
attaquée  par  le  sultan  en  personne  (juin  1499),  fit 
d'abord  une  belle  résistance;  après  quelques 
semaines  pourtant  elle  fut  emportée  par  surprise, 
et  ici  encore  les  Turcs  massacrèrent  effroyable- 
ment. Peu  après,  Coron  succombait  à  son  tour. 
C'était  pour  Venise  un  coup  singulièrement  grave: 
les  deux  citadelles  moréotes,  étaient,  selon  l'expres- 
sion d'un  contemporain,  «  le  nid  dans  lequel  se 
réfugiaient  autrefois  tous  lés  navires  qui  faisaient 
voile  vers  le  Levant.  »  Le  Conseil  des  Dix  décréta 
qu'il  fallait,  pour  les  sauver  ou  les  reprendre,  tenter 
tout  ce  qui  serait  possible,  sentant  bien  qu'il  y 
allait  pour  Venise  de  la  conservation  ou  de  la  perte 
de  sa  prépondérannce  maritime.  La  République 
pourtant  dut  y  renoncer.  La  paix  de  1503  l'obligea 
à  abandonner  les  deux  forteresses,  et,  par  surcroît, 
l'île  de  Sainte-Maure  :  Venise  ne  gardait  plus  en 
Morée  que  Nauplie,  Patras  et  Monemvasie. 

Ce  ne  devait  pas  être  pour  longtemps.  Moins  de 
quarante  ans  après,  en  1537,  la  guerre  recommen- 
çait avec  le  sultan  Soliman.  Corfou  était  attaquée; 
la  citadelle  de  Klissa,  en  Dalmatie,  tombait  aux 
mains  des  Turcs;  dans  l'Archipel,  Syra,  Stampalia, 
Patmos,  Naxos,  étaient  conquises  par  Khaïreddin; 
Egine  était  saccagée  par  les  musulmans;  Andros 
était  prise,  Nauplie  et  Monemvasie  assiégées,  la 
Crète  même  menacée.  La  paix  de  1540  obligea  la 
République  à  abandonner  les  îles,  Nauplie,  Monem- 
vasie, tout  ce  qu'elle  possédait  encore  en  Morée, 
et  à  payer  au  sultan  une  indemnité  de  guerre  de 
trois  cent  mille  ducats.  Naxos  et  Andros  devenaient 


I.A    RUINE   DE    l'eMPIRS   COLONIAL  185 

tributaires  des  infidèles  ;  dans  tout  l'Archipel, 
Venise  ne  conservait  que  Tinos  et  Mycono.  Sans 
doute  il  lui  restait  Chypre  et  Candie,  qui  mainte- 
naient son  prestige  dans  les  mers  orientales; 
niais,  en  fait,  en  moins  d'un  siècle,  la  prépondé- 
rance maritime  que  la  République  possédait  en 
Orient  avait  été  entièrement  ruinée  et,  du  grand 
empire  colonial  fondé  au  x:ii"  et  au  xiv  siècle,  il 
ne  subsistait  plus  que  des  débris. 


CHAPITRE  II 
.a  décadence  du  commerce  vénitien. 


I.  —  La  découverte  de  la  route  des  Indes.  —  La  lutte  de 
Venise  pour  le  commerce  des  épices.  —  Les  progrès  des 
Portugais.  —  La  perte  de  l'Egypte.  —  La  ruine  du  com- 
merce vénitien. 

II.  —  Les  progrès  des  Turcs.  La  perte  de  Chypre.  —  La 
journée  de  Lépante.  —  La  paix  avec  les  Turcs. 


La  découverte  de  la  route  des  Indes.  —  La  fin 
du  xve  siècle  a  vu  s'accomplir  un  événement  capi- 
tal dans  l'histoire  économique,  dont  les  consé- 
quences devaient  être,  pour  la  prospérité  de  Venise, 
d'une  gravité  extrême.  C'est  la  découverte  par  les 
Portugais  de  la  route  maritime  des  Indes. 

Au  mois  de  décembre  1487,  après  avoir  longé 
les  côtes  occidentales  de  l'Afrique,  Barthélémy  Diaz 
atteignait  l'extrémité  méridionale  de  ce  continent, 
et  le  baptisait  du  nom  de  cap  de  Bonne-Espérance. 
Onze  ans  plus  tard,  le  20  mai  1498,  Vasco  de  Gama, 
suivant  la  même  route,  parvenait  avec  trois  navires, 
après  dix  mois  de  traversée,  au  port  de  Calicut,  et 
les  navigateurs  portugais  étaient  émerveillés  de 
l'aspect  prestigieux  qu'offrait  la  grande  ville  orien- 


i  \    DBCADBNCR    Dl'    COUMBBCE    VÉNITIEN  187 

taie,  de  l'actif  mouvement  de  son  port,  où 
mouillaient  parfois  en  même  temps  cinq  cents  et 
jusqu'à  sept  cents  vaisseaux,  de  la  richesse  de  ses 
marchés,  où  se  rencontraient  en  ahondanec  les 
espèces  les  plus  rares  d'épices  et  d'aromates,  où 
s'accumulaient  les  pierres  précieuses  et  les  perles. 
Une  ère  nouvelle  s'ouvrait  pour  le  commerce 
d'Orient. 

Jusqu'alors  les  produits  de  l'Inde  arrivaient  en 
Europe  par  l'intermédiaire  des  grands  marchands 
arabes  d'Egypte,  qui  les  vendaient  aux  Vénitiens. 
Or,  les  droits  de  douane  fort  lourds  auxquels  ces 
denrées  étaient  soumises  dans  les  ports  d'Arabie  et 
d'Egypte,  les  exactions  des  sultans  et  de  leurs 
agents  d'autre  part  renchérissaient  de  façon  prodi- 
gieuse le  prix  d'achat  de  ces  marchandises  sur  les 
marchés  du  Caire  et  d'Alexandrie,  si  bien  que  les 
Vénitiens,  à  leur  tour,  étaient  obligés  de  les  vendre 
fort  cher  à  leur  clientèle.  Maintenant  que  les  Por- 
tugais allaient  chercher  directement  les  épices  aux 
pays  d'origine,  dans  des  conditions  qui,  en  suppri- 
mant les  intermédiaires,  rendaient  toute  concur- 
rence impossible,  tout  le  régime  du  marché  était 
bouleversé.  Le  quintal  de  gingembre,  qui  se  payait 
11  cruzados  à  Alexandrie,  en  valait  4  à  Calicut.  Le 
prix  du  quintal  de  poivre  y  variait  de  2  ducats  1/2 
à  3  ducats  1/2;  or,  à  Alexandrie,  il  n'était  point  rare 
de  le  payer  80  ducats,  tandis  que,  rendu  à  Lis- 
bonne, il  se  vendait  40  ducats,  et  bientôt  même  20, 
laissant  encore,  à  ce  prix,  aux  négociants  un  béné- 
fice prodigieux.  Le  quintal  de  cannelle  se  vendait 
aux  Indes  de  3  ducats  à  5  ducats  1/2;  pour  les 
autres  épices,  les  prix  d'achat  étaient  analogues, 
et  les  prix  de  vente  °n  Europe  forcément  établis  en 


188  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

proportion.  En  très  peu  d'années,  les  Portugais 
inondèrent  le  marché  des  précieuses  denrées 
orientales.  En  1503,  l'escadre  de  Vasco  de  Gama 
rapportait  35.000  quintaux  de  poivre,  cannelle, 
gingembre .  noix  muscade ,  .sans  compter  les 
pierres  précieuses  et  les  perles;  la  valeur  totale  du 
chargement  était  estimée  à  1  million  de  ducats  et 
les  frais  d'armement  de  l'expédition  n'avaient  pas 
dépassé  200.000  ducats.  Les  gains  des  particuliers 
étaient  dans  une  semblable  proportion  :  avec  une 
mise  de  2.000  ducats,  une  maison  de  commerce  de 
Lisbonne  réalisait  ud  bénéfice  de  5.000  ducats. 
Comment  les  Vénitiens,  obligés  d'acheter  sur  les 
marchés  d'Alexandrie,  pouvaient-ils,  dans  de  telles 
conditions,  soutenir  la  lutte?  Et,  non  sans  ironie, 
le  roi  de  Portugal  mandait  à  la  Seigneurie  que 
désormais  les  galères  vénitiennes  n'auraient  plus 
besoin  d'aller  chercher  les  épices  en  Egypte,  où 
avant  peu  d'ailleurs  elles  n'en  trouveraient  plus, 
et  qu'il  leur  suffirait  à  l'avenir  de  venir  s'en  appro- 
visionner à  Lisbonne,  où  les  marchands  de  Venise, 
ajoutait  le  souverain,  seraient  si  bien  traités  qu'il 
leur  semblerait  être  chez  eux. 

La  lutte  de  Venise  pour  le  commerce  des  épices. 
—  L'émotion  fut  très  vive  à  Venise  à  l'annonce  de 
ces  événements.  Malgré  l'optimisme  auquel  cer- 
tains se  complaisaient .  les  gens  avisés  —  un 
Priuli.  par  exemple,  dont  le  journal  est  plein  de 
remarques  significatives  —  comprirent  vite  toute  la 
gravité  de  la  situation.  Ils  comprirent  que  ce  qui 
était  enjeu,  c'étaient  la  prospérité,  l'existence  même 
du  commerce  vénitien,  c'est-à-dire  le  fondement  de 
la  richesse  et  de  la  puissance  de  la  République.  Le 


1^    DECADENCE    Dt:    COMMEUCE    VENITIEN 


189 


marché  des  épices  resterait-il  à  Venise  ou  ; 
rait-il  à  Lisboane?  C'était  toute  la  question,  el  elle 
était,    pour   la  ville  de  saint  .Marc,  d'importance 
i  apitale. 

Vénitiens  n'étaient  pas  disposés  à  se  laisser 
sséder  sans  résistance  :  ils  luttèrent  éoergi- 
quement.  Soucieuse  d'abord  de  se  renseigner  arec 
exactitude  sur  les  faits  et  gestes  des  Portugais,  la 
Seigneurie  envoya  des  émissaires  à  Lisbonne;  ils 
étaient  chargés  de  surveiller  les  départs  à  destina- 
tion des  Indes,  de  recueillir  des  informations  sur  la 
route  nouvellement  découverte,  d'obtenir  des  pré- 
cisions sur  les  intentions  du  roi;  il  leur  était  en 
outre  recommande'1  de  dénigrer  à  l'occasion  le  Por- 

uiprès  des  ambassadeurs  que  les  rois  indiens 
députaient  à  Lisbonne,  en  leur  laissant  entendre 
que  le  Portugal  était  un  pauvre  pays,  incapable  de 
faire  le  commerce  des  Indes  sans  le  concours 
pécuniaire  de  Venise,  et  que  Venise,  malgré  tout, 
était  et  resterait  la  première  puissance  commer- 
çante de  la  chrétienté. 

En  même  temps,  la  diplomatie  vénitienne  tra- 
vaillait en  Egypte.  En  1502,  Benedetto  Sanudo 
était  envoyé  en  mission  secrète  au  Caire.  Les  ins- 
tructions qui  lui  furent  remises,  et  qui  nous  ont  été 

rvées,  sont  tout  à  fait  dignes  d'attention. 
i.  ambassadeur  devait  d'abord  représenter  au  sul- 
tan le  désastre  financier  qui  menaçait  l'Egypte,  si 
le    commerce    des  épices    se    détournait  vers    le 

-ral  et  si  les  énormes  sommes  d'argent  que 

internement  du  Caire  devait  à  ce  trafi< 
naient   un    autre    chemin    désormais;    il 
ajouter  en, outre  que,  si  pénible  qu'il  lui  pût  être  de 
rompre    des    relations    séculaires ,    Venise 


190  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

obligée,  tôt  ou  tard,  de  suivre  le  courant  général  et 
d'abandonner  le  marché  d'Alexandrie.  En  consé- 
quence, l'intérêt  du  sultan  lui  commandait  de 
fermer  les  ports  de  l'Inde  aux  Portugais,  en  faisant 
comprendre  aux  princes  indigènes  le  tort  qu'ils 
avaient  de  donner  la  préférence  à  des  étrangers 
sur  les  marchands  égyptiens  ou  arabes,  qui  fai- 
saient en  Extrême-Orient  des  affaires  tout  autre- 
ment importantes.  D'autre  part,  Venise  recomman- 
dait au  souverain  égyptien  de  diminuer  les  prix 
exagérés  auxquels  les  épices  étaient  vendues  à 
Alexandrie,  ce  qui  permettrait  aux  Vénitiens  de 
soutenir  plus  aisément  la  concurrence  contre  leurs 
rivaux.  En  1504 ,  une  nouvelle  ambassade  fut 
chargée  de  faire  des  représentations  encore  plus 
énergiques.  La  République  était  impuissante  à 
lutter  contre  les  Portugais,  qui  inondaient  des  pro- 
duits qu'ils  rapportaient  d'Orient  tous  les  marchés 
de  l'Europe;  et  les  choses  en  étaient  à  ce  point 
qu'à  Venise  même  un  parti  nombreux  demandait 
qu'on  allât  simplement  acheter  les  épices  à  Lis- 
bonne. Sans  doute,  ajoutait  l'ambassadeur,  la  Sei- 
gneurie répugnait  à  rompre  ses  anciennes  relations 
avec  l'Egypte;  elle  suggérait  donc  au  sultan  de  faire 
venir  autant  d'épices  qu'il  pourrait  et  de  les  jeter 
en  masse  sur  le  marché  pour  faire  échec  aux  Por- 
tugais; elle  lui  conseillait  en  outre  d'agir  sur  les 
princes  indiens,  de  leur  montrer  tout  le  danger  qui 
pouvait  résulter  de  leurs  relations  avec  les  Portu- 
gais. Ainsi,  pour  sauver  ses  intérêts  économiques, 
Venise  mettait  tout  en  œuvre  ;  mais  la  situation 
semblait  si  grave  qu'une  commission  spéciale,  la 
Giunla  délie  spezerie,  était,  en  1502,  adjointe  au 
Conseil  des  Dix,  pour  étudier  la  question  et  cher- 


LA    DÉCADENCE    DU    COMMERCE    VÉNITIEN  191 

cher  les  meilleurs  moyens  de  prévenir  une  cata- 
strophe, et  qu'en  1506,  einq  magistrats  nouveaux, 
mit  alla  vxercanzia,  étaient  spécialement  créés 
pour  diriger  la  politique  économique  de  la  cité. 

On  se  demandera  peut-être  pourquoi  les  Véni- 
tiens apportaient  tant  d'obstination  dans  la  lutte, 
pourquoi  ils  ne  cherchaient  point  plutôt  à  s'ac- 
commoder avec  les  Portugais.  C'est  que  les  Portu- 
gais offraient  bien  aux  marchands  de  Venise  de 
s'approvisionner  à  Lisbonne,  mais  ils  entendaient 
aussi  se  réserver  à  eux-mêmes  le  monopole  du 
marché  de  l'Inde,  et  Venise  ne  voulait  point  con- 
sentir à  devenir  tributaire  du  Portugal;  c'eût  été, 
de  ses  propres  mains,  signer  sa  déchéance.  D'au- 
tres raisons  encore,  et  plus  graves,  dictaient  à  la 
République  sa  politique.  La  menace  ottomane, 
chaque  jour  plus  pressante,  rendait  plus  néces- 
saire que  jamais  la  concentration  des  flottes  véni- 
tiennes dans  la  Méditerranée,  et  interdisait  à  la 
cité  de  saint  Marc  de  se  laisser  entraîner  dans  des 
expéditions  trop  lointaines.  Et  enfin  les  Vénitiens 
avaient  en  Egypte  de  grands  intérêts,  des  colonies 
florissantes;  une  brouille  avec  le  sultan  en  eût 
causé  la  ruine  inévitable  et  risqué  de  ruiner  en 
même  temps  tout  ce  que  Venise  conservait  encore 
de  puissance  dans  les  mers  orientales.  On  conçoit 
que  la  République  ne  put  se  résigner  à  une  telle 
abdication. 

Les  progrés  des  Portugais.  —  Mais  la  lutte 
devenait  de  jour  en  jour  plus  difficile  à  soutenir. 
L'énergie  des  Portugais  était  infatigable.  Chaque 
année,  régulièrement,  une  expédition  nouvelle 
mettait  à  la  voile  pour  les  Indes,  et  les  chefs  d'es- 


192  UNE   RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

cadre  portugais,  les  Gama,  les  Cabrai,  les  Albu- 
querque,  apportaient  tout  leur  zèle  à  étendre  sans 
cesse,  par  la  diplomatie  ou  par  les  armes,  le 
champ  d'action  de  leur  pays.  Dès  le  début,  ils 
s'étaient  préoccupés  d'assurer  à  leurs  nationaux  le 
monopole  du  commerce  des  Indes,  en  empêchant 
tout  trafic  entre  l'Egypte  et  l'Extrême-Orient. Vasco 
de  Gama,  dès  1502,  avait  reçu  de  son  gouverne- 
ment l'ordre  de  poster  une  partie  de  son  escadre 
au  débouché  de  la  mer  Rouge,  afin  d'en  barrer  la 
sortie  aux  navires  égyptiens  et  arabes  et  d'en  inter- 
dire l'entrée  à  tout  vaisseau  venant  des  Indes. 
Bientôt,  sur  toute  l'étendue  de  l'océan  Indien,  les 
négociants  arabes  ne  connurent  plus  de  repos  : 
attaqués  par  les  croisières  portugaises,  les  bâti- 
ments étaient  capturés,  brûlés  ou  coulés  à  fond,  les 
cargaisons  détruites,  les  équipages  massacrés;  si 
bien  que  les  musulmans  n'osaient  presque  plus  appa- 
raître sur  les  côtes  occidentales  des  Indes.  En  1506, 
l'occupation  de  Socotora,  qui  commandait  la  route 
directe  allant  de  l'Egypte  aux  Indes,  permit  aux 
Portugais  d'interrompre  plus  sûrement  encore 
toutes  communications.  En  même  temps  ils  s'assu- 
raient par  d'autres  conquêtes  la  maîtrise  du  mar- 
ché des  épices. 

Malacca  était  alors  considéré  comme  un  des  plus 
grands  entrepôts  du  monde;  les  produits  de  l'Indo- 
chine s'y  accumulaient  dans  des  conditions  d'achat 
extrêmement  avantageuses.  Albuquerque  s'en  em- 
para en  1511  et  en  évinça  les  musulmans.  En  1515, 
les  Portugais  mettaient  la  main  sur  Ormuz,  daus 
le  irolfe  Persique,  par  où  une  partie  des  produits 
de  Ilnde  étaient  acheminés,  par  les  voies  de 
terre,   vers  la  Syrie,  où  les  Vénitiens  les    ache- 


Lv    oiv   LBBNCH    l>i     COUMBRCI    \i.\mii   i  1 0  ; 

tai'Mit  :   tiu    coup,    ce    trafic,    que    les   musulman.-, 

exploitaient  jalousement,  se  trouva  interrompu,  en 
même  temps  que  cette  nouvelle  conquête  livrait 
aux  Portugais  les  pêcheries  de  perles  du  golfe  Per- 
sique  et  le  commerce  des  chevaux  arabes  et  per- 
sans, qui  d'Ormuz  riaient  expédiés  aux  Indes.  Et, 
pour  compléter  cette  grande  œuvre  économique,  le 
gouvernement  portugais  prenait  les  mesures  néces- 
saires pour  répandre  dans  tout  l'Occident  les  pro- 
duit- précieux  dont  il  s'assurait  ainsi  le  monopole. 
Il  ne  se  bornait  point  à  attendre  les  clients  à  Lis- 
bonne: le-  navire- portugaisallèrent porteries  épices 
en  Angleterre,  aux  Pays-Bas,  où  le  marché  d'Anvers 
en  prit  mu  développement  prodigieux,  en  Alle- 
magne, où  les  grandes  maisons  de  banque  d'Augs- 
bour:;  et  de  Nuremberg  obtinrent  même  parfois 
d'être  directement  associées  aux  entreprises  portu- 
gaises. Contre  cette  activité  infatigable,  si  habile- 
ment réglée  et  soutenue  par  de  si  puissants 
m  >\  ens.  les  Vénitiens  étaient  à  peu  près  impuis- 
sants à  résister. 

La  perte  de  1  Egypte.  —  De  graves  événements, 
vers  le  même  temps,  compromettaient  leur  situa- 
tion en  Egypte.  Depuis  que  les  Vénitiens  avaient 
cessé  d'être  à  Alexandrie  les  bons  clients  qu'ils 
étaient  autrefois,  les  relations  de  la  République 
avec  les  sultans  du  Caire  étaient  devenues  plus 
tendues  et  plus  difficiles,  et  le  moindre  incident 
donnait  prétexte  à  des  complications.  En  1510.  le 
consul  vénitien  à  Damas  avait  ainsi  attiré  la  colère 
du  sultan  par  les  négociations  qu'il  poursuivait,  au 
nom  de  la  Seigneurie,  avec  le  souverain  de  la 
Perse;  le  diplomate  avait  été  arrêté, avec  plusieurs 


194  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

de  ses  nationaux,  conduit  au  Caire,  jeté  en  prison; 
et  comme  Venise,  engagée  en  ce  moment  dans  la 
guerre  contre  la  ligue  de  Cambrai,  était  impuis- 
sante à  intervenir,  ses  adversaires  dans  le  Levant, 
Catalans,  Napolitains,  Français,  eurent  beau  jeu  à 
intriguer  contre  elle  à  la  cour  égyptienne  et  à  s'ef- 
forcer de  la  supplanter.  Une  ambassade  spéciale, 
appuyée  par  une  forte  démonstration  navale, 
réussit  pourtant  à  rétablir  la  situation  de  Venise  et 
à  prouver  qu'elle  n'était  point  si  faible  que  la 
représentaient  ses  ennemis.  Mais  peu  après,  en 
1516,  un  coup  plus  redoutable  la  frappait  :  l'Egypte 
et  la  Syrie  tombaient  aux  mains  des  Turcs. 

Désormais,  tous  les  rivages  de  la  Méditerranée 
orientale  étaient  territoire  ottoman,  et  quoique  le 
conquérant  laissât  ouverts  aux  Vénitiens  les  ports 
de  Beyrouth  et  d'Alexandrie,  la  prompte  déca- 
dence de  ces  marchés  longtemps  fameux  était  iné- 
vitable. Les  anciens  Etats  du  sultan  du  Caire  des- 
cendaient au  rang  de  provinces;  leurs  intérêts 
étaient  sacrifiés  à  la  grandeur  de  Constantinople, 
où  Sélim  obligeait  à  venir  s'établir  les  grands  mar- 
chands du  Caire,  où  Soliman  essayait  de  centra- 
liser le  commerce  des  épices.  Dès  le  milieu  du 
xvi" siècle,  l'importance  du  marché  égyptien  avait 
à  ce  point  diminué  que  la  République  n'entrete- 
nait plus  à  Alexandrie  qu'un  vice-consul;  et,  dès  le 
lendemain  de  la  conquête,  le  représentant  de  la 
Seigneurie  en  Egypte  était  fort  embarrassé  de  réunir 
les  douze  marchands  nécessaires  pour  composer 
son  conseil.  Et  aussi  bien  les  Turcs  n'étaient  pas 
des  commerçants;  brutalement  destructeurs,  ils 
s'inquiétaient  peu  de  conserver  la  prospérité  des 
grands  marchés  du  Levant,  d'y  favoriser  l'établis- 


i   m    i  orna  b<  i  ^        195 

Bemenl  des  colonies  étrangères;  en  Venise   ils  ne 
■  nt  qu'une  ennemie,  dont  ils  voulaient  rainer 
à  tout  prix  la  prépondérance  maritime  dans  l'<  Irienl 
l  :     ils    oe     se     préoccupèrent   jamais 
qu'ils  pourraient  mettre  à  sa  place.  Jadis,  à 
pie   byzantine,    les    entrepots    de   Constanti- 
Dople  regorgeaient  des  denrées  précieuses  venues 
de  la  Chine,  de  l'Inde,  de  la  Perse,  de  la  Russie; 
[titale    musulmane,    le  marché    mainte- 
nant était  désert,  et  il  en  allait  de  même  dans  tous 
atres  d'échange,  autrefois  si  florissants,  sou- 
l'autorité  des  sultans.    De    cette  décadence 
•  inique  de  l'Orient,  Venise,    plus  que   toute 
autre,  sentait  les  conséquences  :   la  conquête   de 
pte  par  les  Turcs  s'ajoutait  à  la  découverte 
des  Indes  parles  Portugais  pour  frapper  d'un  coup 
irrémédiable  la  prospérité  du  commerce  vénitien. 

La  ruine  du  commerce  vénitien.  —  A  la  lin  du 
avant  l'ouverture  de  la  route  des  Indes, 
les  marchés  de  Beyrouth  et  d'Alexandrie  étaient  si 
abondamment  approvisionnés  d'épices  que.  plus 
d'une  fois,  comme  il  advint  par  exemple  en  1498, 
les  galères  de  la  caravane  vénitienne  n  avaient  pas 
eu  assez  d'argent  pour  acquérir  tout  le  stock  dis- 
ponible. Dès  que  les  flottes  portugaises  achetèrent 
directement  aux  Indes  les  précieuses  denrées, 
brusquement  le  marché  se  tarit. 

En  1502,  les  galères  envoyées  à  Beyrouth  reve- 
naient à  Venise  avec  quatre  balles  de  poivre;  à 
Alexandrie,  sur  cinq  galères  expédiées,  à  grand'- 
avait-on  pu  trouver  de  quoi  charger  deux  ou 
trois.  En  1504,  ce  fut  pis  encore  :  les  vaisseaux 
vénitiens  revinrent  d'Egypte  absolument  vides,  ce 


196  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

qui  jamais  ne  s'était  vu.  Dans  les  années  suivantes, 
on  s'estima  heureux  quand  les  navires  revenaient 
avec  un  demi-chargement.  De  cette  diminution 
dans  la  quantité  des  marchandises  importées  résul- 
tait, naturellement,  une  hausse  des  prix  sur  le 
marché  de  Venise  ;  mais  les  prétentions  exorbi- 
tantes des  vendeurs  écartaient  les  acheteurs  et 
amenaient  la  clientèle  à  déserter  la  place  de  Venise, 
où  l'on  trouvait  moins  de  choses,  tout  en  payant 
beaucoup  plus  cher.  Dès  1510,  les  marchands  alle- 
mands de  Vienne  déclaraient  que,  ne  trouvant  plus 
en  quantité  suffisante  à  Venise  le  poivre  dont  ils 
avaient  besoin,  ils  iraient  désormais  s'approvi- 
sionner à  Lisbonne  ;  et  en  Italie  même,  malgré  le 
voisinage  de  la  ville  des  lagunes,  on  commençait 
à  en  faire  autant. 

L'ambassade  que  le  Vénitien  Trevisani  remplit 
au  Caire,  en  1511,  nous  fournit,  sur  la  décadence 
rapide  du  commerce  de  la  République  en  Orient, 
des  informations  significatives.  Les  Egyptiens  se 
plaignirent  vivement  à  l'ambassadeur  du  petit 
nombre  des  bâtiments  vénitiens  qui  venaient  en 
Egypte  et  en  Syrie.  «  Vous  autres  Vénitiens, 
déclarait  le  sultan,  vous  ne  faites  plus  rien  pour  la 
prospérité  de  mon  pays.  Autrefois,  on  expédiait  de 
chez  vous  sept  galères  à  Alexandrie,  cinq  à  Bey- 
routh, toutes  pleines  de  marchandises,  et  vos 
magasins  étaient  remplis.  Maintenant,  vous  n'ap- 
portez plus  rien.  »  Ce  n'était  plus  que  tous  les 
deux  ans,  en  effet,  qu'on  voyait  arriver  dans  les 
ports  d'Egypte  les  vaisseaux  vénitiens  ;  et,  au  lieu 
de  sept  ou  huit,  ils  étaient  trois.  Les  navires  mar- 
chands qui,  jadis,  tout  le  long  de  l'année,  fréquen- 
taient, en  dehors  de  la  caravane  officielle,  Alexan- 


LA    DÉCADENCE    DO    COMMERCB    VENITIEN  197 

drie,  se  faisaient  de  plus  en  plus  rares.  Autrefois, 
Venise  importait  annuellement  trois  à  quatre  mille 
quintaux  de  cuivre,  trois  à  quatre  mille  tonnes 
d'huile  ;  ces  chiffres  étaient  maintenant  tombés  à 
une  moyenne  de  cinq  à  huit  cents  quintaux  pour 
le  cuivre,  de  quinze  cents  tonnes  pour  l'huile. 
Autrefois,  les  galères  de  Venise,  en  quittant 
l'Egypte,  y  laissaient  en  magasin  des  marchan- 
dises pour  une  valeur  de  300.000  ducats,  et  de 
l'argent  comptant  pour  une  somme  au  moins  égale; 
maintenant,  à  peine  laissaient-elles  80.000  ducats 
en  marchandises  et  20.000  ducats  en  argent.  Autre- 
foi-,  après  le  départ  de  la  flotte,  il  restait  toujours 
en  Egypte  une  quinzaine  au  moins  de  grands  négo- 
ciants, qui  traitaient  en  personne  leurs  affaires; 
maintenant,  on  ne  voyait  plus  sur  la  place  qu'une 
demi-douzaine  d'agents  à  peu  près  sans  ressources. 
Venise,  écrasée  par  la  concurrence  portugaise, 
épuisée  par  surcroit  par  les  embarras  de  sa  poli- 
tique continentale,  en  arrivait,  quoi  qu'elle  en  eût, 
à  abandonner  ce  marché  d'Egypte,  qui  lui  avait 
été  longtemps  si  rémunérateur:  et  comment  eût- 
elle  fait  autrement?  En  1512,  l'année  même  qui 
suivit  l'ambassade  de  Trevisani,  ses  galères  reve- 
naient d'Egypte  presque  vides,  parce  que  les  épices 
manquaient  sur  la  place. 

Un  instant,  cependant,  la  Seigneurie  avait 
entrevu  un  moyen  efficace  de  soutenir  la  lutte  : 
elle  avait  pensé  à  percer  l'isthme  de  Suez,  et  des 
propositions  avaient  même  été  faites  à  ce  sujet,  en 
1504,  au  sultan  du  Caire.  Elles  ne  furent  point 
poursuivies,  et  Venise  renonça,  un  peu  négligem- 
ment, au  seul  projet  qui,  peut-être,  eût  pu  rétablir 
ta  fortune  ;  et  finalement,  impuissante,  elle  dut  se 


198  UNE    REPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

résigner  à  suivre  le  courant  général,  et  à  aller, 
comme  le  reste  de  l'Occident,  chercher  les  épices 
sur  le  marché  de  Lisbonne. 

11  ne  faudrait  point  croire,  cependant,  que  les 
deux  catastrophes  qui  l'atteignirent  si  gravement  à 
la  lin  du  xve  et  au  commencement  du  xvi8  siècle, 
aient  ruiné  à  jamais  la  prospérité  commerciale  de 
Venise  :  et  l'on  conçoit  mal,  au  reste,  comment,  si 
sa  richesse  économique  avait  été  pleinement 
détruite,  elle  aurait  pu  continuer  à  vivre,  non  sans 
gloire.  La  cité  de  saint  Marc  demeura  longtemps 
encore  une  grande  place  de  commerce.  L'Alle- 
magne y  envoyait  ses  métaux,  la  France  ses  toiles 
et  ses  laines,  l'Espagne  ses  soieries,  ses  laines  et  ses 
cuirs,  la  Flandre  ses  tissus  et  ses  tapisseries,  la 
Russie  et  la  Pologne  leurs  fourrures  ;  et  l'industrie 
vénitienne  continuait,  plus  activement  que  jamais, 
à  fabriquer  ses  articles  de  luxe,  bronzes  et  orfè- 
vreries, armes  de  prix  et  bois  sculptés  ou  incrustés, 
verreries  et  faïences,  dentelles,  velours,  soieries, 
laines,  tissus  d'argent  et  d'or,  cuirs  dorés,  que 
recherchait  l'Occident  tout  entier.  Venise,  sentant 
décliner  sa  puissance  maritime  et  commerciale, 
s'appliquait  à  devenir  un  Etat  industriel,  et  ainsi  à 
réparer  ses  pertes.  Et  elle  y  réussit,  en  effet,  par- 
tiellement. Mais  les  temps  étaient  passés  où  le 
magnifique  développement  de  son  commerce 
oriental  faisait  d'elle  la  reine  de  la  Méditerranée: 
et  aussi  bien,  à  ce  moment  même  où  commen- 
çaient à  se  tarir  les  sources  essentielles  de  sa  for- 
tune, ce  qui  subsistait  de  son  empire  orientai 
achevait  de  s'effondrer. 


LA    DfcCADENtE    DU    COMMERCE    VBNITIEM  199 


II 

Les  progrès  des  Turcs.  La  perte  de  Chypre.  — 
Le  péril  turc  devenait,  en  effet,  chaque  jour  plus 
menaçant.  En  1558,  les  escadres  du  sultan  Soliman 
paraissaient  jusque  dans  la  Méditerranée  occiden- 
tale, et  la  République  jugeait  nécessaire  de  mettre 
Corfou  en  état  de  défense  ;  on  se  battait  à  Durazzo, 
des  vaisseaux  turcs  se  montraient  devant  Zante,  et 
dans  l'Adriatique  même,  où  Venise  tolérait  imprn- 
demment  les  pirateries  des  Uscoques,  le  conflit 
semblait  imminent  en  Dalmatie.  En  Orient,  la 
situation  était  plus  grave  encore.  Rhodes,  malgré 
l'héroïque  résistance  de  Villiers  de  l'Isle-Adam, 
était  en  15l'2  tombée  aux  mains  des  Turcs.  Chios 
venait  d'être  conquise  en  1506.  Des  bastions  où  te 
chrétienté  s'efforçait  de  lutter  contre  la  poussée 
ottomane,  il  ne  restait  plus  que  Chypre  et  Candie. 

Or,  les  Turcs  ne  dissimulaient  pas  leur  ambition 
d'emporter  ces  derniers  boulevards.  Dès  1562,  on 
pensait  à  Constantinople  à  conquérir  Chypre,  et  en 
1564,  des  préparatifs  d'attaque  se  faisaient  à  Sala- 
lieh,  sur  la  côte  d'Asie  voisine  de  l'île.  En  1567, 
la  flotte  turque  semblait  prête  à  prendre  la  mer. 
En  1570  enfin,  le  sultan  arrêtait  ses  résolutions  :  il 
sommait  les  Vénitiens  d'évacuer  Chypre.  Il  comp- 
tait bien  que  la  faiblesse  notoire  de  la  République 
la  rendrait  incapable  de  toute  sérieuse  résistance  : 
un  envoyé  fiançais  ne  parlait-il  pas,  dès  1547, 
«  de  l'affaiblissement  des  forces  des  Vénitiens  et 
diminution  de  leur  grandeur  »?  Et,  depuis  vingt 
ans  écoulés,  la  cité  de  saint  Marc  ne  s'était  point 
relevée. 


200  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

Chypre  était,  vers  le  milieu  du  xvi*  siècle,  un  des 
joyaux  de  l'empire  colonial  de  Venise.  Merveilleu- 
sement fertile,  l'île  produisait  en  abondance  le  blé, 
le  coton,  l'huile,  le  sucre,  le  sel  ;  elle  rapportait 
net  à  la  République  plus  de  360.000  ducats  par  an. 
Par  malheur,  cette  magnifique  possession  était  assez 
mal  défendue.  On  n'y  trouvait  qu'une  place  forte 
capable  de  soutenir  un  siège  :  c'était  Famagouste,. 
dont  les  remparts  venaient'  d'être  achevés  par  le 
grand  ingénieur  militaire  Giovanni  Girolamo  San- 
micheli.  Il  en  avait  fait  une  formidable  citadelle, 
c  la  plus  forte  de  toutes  les  villes  »  {omnium 
urbium  fortissimo),  comme  dit  un  gentilhomme 
français,  qui  la  visita  en  1567.  Les  contemporains 
s'accordaient  à  la  proclamer  «  une  ville  impre- 
nable »  ;  et  Famagouste  en  effet  allait  s'illustrer 
par  la  plus  admirable  des  résistances.  Mais  si 
cette  défense  glorieuse  devait  jeter  sur  Venise 
mourante  un  dernier  rayon  de  gloire,  elle  ne  pou- 
vait, à  elle  seule,  sauver  Chypre  des  Musulmans. 

Au  mois  de  juillet  1570,  les  Turcs  débarquaient 
dans  l'île.  Nicosie,  la  capitale,  tomba,  presque  sans 
essayer  de  se  défendre.  Famagouste  tint  plus  fière- 
ment. Il  fallut,  pour  la  réduire,  onze  mois  de  siège 
et  un  bombardement  furieux.  Bien  qu'elle  n'eût 
aucun  secours  à  espérer,  la  ville  s'obstina.  Aujour- 
d'hui encore,  dans  la  cité  morte,  parmi  les  ruines 
demeurées  presque  telles  que  les  fit  le  désastre  de 
1571,  —  en  ce  bastion  Martinengo  surtout,  qui  est 
vraiment  le  cœur  de  la  forteresse,  et  dont  les  case- 
mates énormes,  les  flanquements  savants,  les  feux 
habilement  étages  donnent  une  impression  si  puis- 
sante de  science  et  de  force  militaires,  —  tout 
rappelle  1'  «  inviolable  fidélité  »  des  Vénitiens  de 


-        LDKNCE    Dl     COIORBCB    umiik\  20 1 

Chypre  pour  la  patrie  et  l'héroïsme  glorieux  de  leur 

chef  Marc-Antoine  Bragadino.  Lorsque,  le  1er  août 

roste  enfin   capitula,  sa  courageuse 

ance   avaiî    coûté    plus   de    cinquante   mille 

homme?  aux  Turcs.  Aussi  Mustapha,  le  général  de 
Sélim.  ne  se  crut-il  point  obligé  de  tenir  les  pro- 
messes faites  aux  vaincus.  Les  défenseurs  de  Fama- 
gouste  furent  massacrés  ou  réduits  en  esclavage, 
leurs  officiers  pendus.  Bragadino  écorché  vif,  et  sa 
peau  tannée  envoyée,  comme  un  trophée,  à  Cons- 
tantinople  au  sultan.  Venise  devait,  quelques 
années  plus  tard,  rachètera  prix  d'or  les  restes  de 
l'héroïque  capitaine  et  les  placer  pieusement  dans 
-  saints  Jean  et  Paul,  véritable  Pan- 
théon de  la  République,  où  reposent  les  plus  illus- 
tres de  t  les  meilleurs  de  ses  serviteurs. 
La  perte  de  Chypre  achevait  d'assurer  aux  Turcs 
la  domination  delà  Méditerranée  orientale;  la  mer 
même,  sur  laquelle  si  longtemps  elle  avait  régné 
en  maîtresse,  semblait  devenir  infidèle  à  Venise.  Et, 
avec  une  joie  féroce,  les  adversaires  de  la  Répu- 
blique répétaient  les  vers  de  Joachim  du  Bellay,  où 
le  poète,  raillant  la  cérémonie  fameuse  du  Spcsa- 
<!el  mare,  disait  des  Vénitiens  avec  une  bru- 
tale ironie  : 

Ces  vieux  c...  vont  espouser  la  mer, 

Dont  ils  sont  les  maris,  et  le  Turc  l'adultère. 

La  journée  de  Lépante.  —  La  chute  de  Fama- 
goust'  en  Europe    une  émotion  profonde. 

Entre  le  pape,  l'Espagne  et  Venise,  une  ligue  se 
forma  pour  combattre  l'infidèle;  don  Juan  d'Au- 
triche reçut  le  commandement  de  la  flotte  coalisée. 
La  concentration   de  l'armée    chrétienne  se  fil   à 


202  UNE   RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

Messine,  où  les  vaisseaux  de  Doria  rallièrent  l'es- 
cadre vénitienne  ;  le  25  septembre,  la  flotte  mouillait 
devant  Corfou.  Les  Turcs  n'étaient  pas  loin.  Après 
la  prise  de  Chypre,  ils  avaient  un  moment  menacé 
Candie  ;  puis,  entrant  dans  l'Adriatique,  ils  avaient 
poussé  jusqu'à  Cattaro  et  inquiété  la  Dalmatie  ; 
le  16  septembre,  on  signalait  leur  présence  dans 
les  eaux  de  Zante,  et  le  capitan-pacha,  à  l'approche 
de  la  flotte  chrétienne,  concentrait  ses  forces  dans 
le  golfe  de  Lépante. 

C'est  là  que,  le  7  octobre  1571,  se  donna  la 
bataille  décisive.  De  toute  l'escadre  ottomane, 
trente  vaisseaux  seuls  échappèrent;  les  deux  cent 
trente  autres  furent  pris  ou  coulés.  L'amiral 
turc  périt  dans  le  combat;  une  foule  de  prison- 
niers tombèrent  aux  mains  des  chrétiens.  La  vic- 
toire de  Lépante  vengeait  glorieusement  le  désastre 
de  Famagouste. 

La  paix  avec  les  Turcs.  —  Pourtant,  de  ce 
succès  éclatant,  peu  d'effet  utile  sortit.  Après  la 
bataille,  les  alliés  se  trouvèrent  mal  d'accord  sur 
ce  qu'ils  allaient  faire.  Les  Espagnols  ne  se  sou- 
ciaient pas,  en  attaquant  Lépante,  Coron  ou  Modon, 
de  travailler  pour  le  seul  profit  de  Venise.  La 
République  d'autre  part  avait  fait  dans  la  guerre 
de  lourdes  pertes;  plus  de  cinq  mille  soldats  et 
matelots  avaient  péri  dans  la  journée  de  Lépante. 
Elle  ne  trouvait  en  outre  nul  avantage  à  exaspérer, 
en  continuant  la  lutte,  la  colère  du  sultan,  et  les 
diplomates  vénitiens  comprenaient  fort  bien  que 
l'inimitié  persistante  des  Turcs  serait  la  ruine  cer- 
taine de  Venise.  En  conséquence,  tandis  que  les 
Ottomans  reconstituaient  leur  flotte,  la  ligue  chré- 


DÉCADBNCE     Dl     COMMERCE    VÉNITIEN  20 

tienne  se  disloquait.  Les  alliés  évitaient  le  combat; 

dou  Juan  écartait  le  projet  d'attaquer  Modon  ;  on 
tait  au  lieu  d'agir  et,  le  7  mars  1573,  la  paix 
était  signée  entre  Venise  et  le  sultan. 

Parce  traité,  la  République  abandonnait  Chypre; 
elle  payait  une  indemnité  de  guerre  de  300.000  du- 
cats ;  elle  consentait  à  augmenter  le  tribut  qu'elle 
payait  pour  la  possession  de  Zante;  elle  restituait 
enfin  les  conquêtes  que  ses  armées  avaient  faites 
en  Dalmatie.  «  Il  semblait,  dit  un  contemporain. 
que  les  Turcs  eussent  gagné  la  bataille  de  Lépante.  » 
Si  Venise  acceptait  ces  conditions  assez  humi- 
liantes, c'est  qu'elle  se  flattait,  à  ce  prix,  d'assurer 
du  moins  sa  domination  à  Candie,  dans  les  îles 
Ioniennes  et  en  Dalmatie;  c'est  que  surtout,  lassée 
d'une  guerre  qui  lui  avait  coûté  douze  millions 
de  ducats,  uniquement  soucieuse  des  intérêts  df 
son  commerce,  elle  ne  souhaitait  que  la  paix. 

Toute  sa  politique  se  résumait  en  une  formule 
sans  gloire,  où  un  homme  d'Etat  vénitien  a  bien 
marqué  les  préoccupations  tout  utilitaires  de  la 
Seigneurie  :  «  s'accrocher  solidement  à  un  pan  de 
l'habit  du  Grand  Seigneur  >»  (tenersi  con  la  mano  a 
un  lemto  délia  veste  del  suo  Sigyiore).  Au  lende- 
main de  Lépante.  l'attitude  peut  sembler  imprévue 
et  médiocre  :  les  intérêts  économiques  de  Venise 
l'expliquaient  pourtant.  De  plus  en  plus  le  com- 
merce d'Orient,  où  les  Vénitiens  rencontraient 
maintenant  la  concurrence  juive,  diminuait  d'im- 
portance. Les  importations  en  laines  et  en  toile.- 
rapportaient  moins  qu'autrefois;  sans  doute  la 
rente  du  papier  et  des  verreries  demeurait  encore 
rémunératrice;  mais,  au  total,  la  décadence  était 
visible;  et,  par  ailleurs,  Venise  avait  pour  vivre  un 


204  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

impérieux  besoin  des  blés  de  Turquie.  Il  était  donc 
indispensable  de  restaurer  la  paix  avec  les  Turcs, 
et  la  nécessité  en  semblait  si  pressante  que,  mal- 
gré les  ambitions  conquérantes  des  Ottomans, 
malgré  leurs  visées  mal  dissimulées,  leurs  attaques 
même  sur  Corfou  ou  Cattaro,  Cérigo  ou  Zara,  la 
paix  fut  en  effet  maintenue  jusqu'au  xvne  siècle. 
Pour  conserver  Y  «  amitié  »  du  sultan,  Venise 
acceptait  jusqu'aux  pires  injures  :  il  semblait  qu'elle 
ne  vît  plus  d'autre  moyen  de  conserver  ce  qui  lui 
restait  de  son  empire  colonial,  de  sauver  ce  qui 
subsistait  de  sa  prospérité  commerciale.  Et  cette 
posture  trop  humble  était  le  symptôme  éclatant  de 
sa  décadence. 

Aussi  bien  —  et  ceci  achève  d'expliquer  l'évo- 
lution assez  surprenante  de  cette  politique  véni- 
tiennejadis  plus  glorieuse  —  depuis  que  son  empire 
oriental  était  menacé  de  ruine  par  les  progrès  des 
Turcs,  la  République  cherchait  ailleurs  des  com- 
pensations. Après  avoir  si  longtemps  trouvé  sa 
grandeur  sur  la  mer,  la  ville  de  saint  Marc  pour- 
suivait des  conquêtes  en  terre  ferme,  qui  devaient 
l'engager  fâcheusement  dans  les  complications  de 
la  politique  italienne  et  européenne.  Pendant  des 
siècles,  Venise  avait  vécu  presque  isolée  du  monde 
occidental,  et  elle  n'avait  point  eu  à  s'en  repentir. 
Ses  ambitions  nouvelles,  conséquence  des  échecs 
subis  par  ailleurs,  devaient  lui  être  moins  heu- 
reuses; sur  ce  champ  d'action  où  elle  essayait  de 
réparer  ses  pertes,  elle  devait  trouver  plus  de 
déboires  que  de  succès  et,  malgré  les  apparences 
parfois  triomphantes,  Venise  allait,  par  la  voie  où 
elle  s'engageait,  descendre  un  peu  plus  vers  la 
décadence. 


CHAPITRE   III 
La  politique  continentale  de  Venise. 


Les  raisons  4e  la  politique  continentale  de  Venise.  —  Les 
acquisitions  en  t^rre  ferme  au  xiv°  siècle.  —  Le  ik> 
François  Foscaii.  —  Le  gouvernement  de  Venise  en  terre 
ferme.  —  Les    difficultés  de   la  politique   vénitienne.   — 
-e  et  la  France. 


Les   raisons   de   la   politique   continentale  de 

Venise.  —  Pendant  de   longues   années,    Venise, 

tout   occupée    de    l'Orient,     n'avait    point    jugé 

qu'elle  eût  intérêt  à  s'engager  dans  la  complication 

des  affaires  italiennes,  et  elle  s'était  abstenue  en 

juence  de    toute  ambition    conquérante   du 

côté  de  la  terre  ferme.  Pour  assurer  la  protection 

et   le  développement,  qui    seuls   lui  importaient, 

de  ses  intérêts  économiques  dans  la  péninsule,  elle 

s'était  contentée  de  conclure  des  traités  de  com- 

avantageux  et  d'établir  des  entrepôts  aux 

pointa  essentiels  des  grandes  routes,  qui   d'Italie 

menaient  vers  l'Europe   centrale,  à  Ferrare  ou  à 

ie,  à  Bellune  ou  à  Trévise. 

Pourtant,  de  bonne  heure,  la  nécessité  de  ne 
point  laisser  se  fermer  ces  débouchés  indispen- 
sables à  sa  prospérité,  la  nécessité,  plus  pressante 
encore,  d'assurer  l'alimentation  de  la  cité,  impo- 


206  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENIS8 

serent  à  la  ville  de  saint  Marc  une  politique  conti- 
nentale. Et  surtout,  quand  tout  autour  d'elle  gran- 
dirent des  voisins  puissants  et  redoutables,  les 
Scaliger  à  Vérone,  les  Este  à  Ferrare,  les  Carrara 
à  Padoue,  les  Visconti  à  Milan,  il  lui  fut  impossible 
de  se  désintéresser  désormais  d'une  situation  pleine 
pour  elle  de  sérieux  et  prochains  périls.  Par  le 
progrès  de  ces  seigneuries  féodales,  Venise  ris- 
quait de  se  trouver  cernée  dans  ses  lagunes, 
incessamment  contrariée  en  tout  cas  et  gênée  dans 
le  développement  de  sa  grandeur.  Il  fallait  impé- 
rieusement qu'elle  se  donnât  de  l'air  sur  le  con- 
tinent. 

C'est  ce  qu'expliquait  fort  bien,  en  l'année  1308, 
le  doge  Pierre  Gradenigo,  lorsqu'il  déclarait  que 
le  devoir  d'un  bon  prince  et  d'un  bon  citoyen  était 
de  saisir  toutes  les  occasions  d'agrandir  l'État  et 
d'augmenter  la  République,  et  de  s'appliquer  par 
tous  les  moyens  à  procurer  gloire  et  puissance  à 
la  patrie.  «  Les  bonnes  occasions,  ajoutait-il,  sont 
rares,  et  sages  ceux  qui  savent  les  saisir  à  propos  ; 
ceux-là  sont  fous  et  sots,  qui  ne  savent  point  les 
voir  ».  Il  disait  encore  :  «  Les  enfants  seuls  se 
laissent  effrayer  par  les  mots;  les  gens  de  cœur 
ne  craignent  rien,  pas  même  la  pointe  de  l'épée  ». 
A  ces  visées  ambitieuses  bien  des  gens  s'opposaient 
à  Venise,  redoutant  ces  guerres  continentales,  qui 
ne  manqueraient  pas  d'exciter  en  Italie  des  haines 
mortelles  contre  la  République  :  et  ceux-là  voyaient 
juste  peut-être.  Placée  en  quelque  sorte  en  marge 
de  la  Péninsule,  ayant  ailleurs  tous  ses  intérêts, 
Venise  semblait  presque  une  étrangère  en  Italie. 
Rien  ne  la  désignait  pour  représenter  ou  défendre 
les  intérêts  communs  de  la  race  italienne;  tout  la 


\K    POLITIQUI    CONTINENTALE    M    VBHISI         207 

rendait  incapable  de  devenir  le  centre  d'nn  - 

ni  national.  L'édifice  savant  de  sa  constitution 
n'était  point  fait  pourabriter  un  grand  peuple;  son 
organisme  politique  n'avait  rien  de  ce  qu'il  fallait 
pour  réaliser  l'unité  italienne.  Par  là,  la  politique 
continentale  de  la  cité  de  saint  Marc,  uniquement 
fondée  sur  des  ambitions  égoïstes,  apparaissait  à 
beaucoup  comme  une  menace;  et,  du  point  de  vue 
vénitien  même,  elle  pouvait  légitimement  appa- 
raître comme  une  erreur  et  comme  une  cause  de 
ruine.  Ce  fut  elle  pourtant,  malgré  uue  opposition 
qui  ne  désarma  point,  qui  l'emporta  dans  les  con- 
seils de  la  république  ;  et  comme  elle  devint  vite 
étrangement  asrressive,  les  résultats,  si  avantageux 
qu'ils  fussent  eu  apparence,  ne  devaient  pas  peu 
contribuer  à  la  décadence  de  la  cité. 

Les  acquisitions  en  terre  ferme  au  XIVe  siècle. 
—  La  question  de  la  possession  des  embouebures 
du  Pô  l'ut  la  première  occasion  où  se  manifestèrent 
'tentions  ambitieuses  de  la  République.  La 
libre  navigation  du  fleuve  était  nécessaire  au  com- 
mercevénitien  ;  or,  Bologne  et  Ferrare  réclamaient 
sur  elle  un  droit  de  contrôle.  En  1270,  pour  le 
mieux  assurer,  les  Bolonais  songèrent  à  construire 
un  fort  sur  le  Pô  di  Primaro  :  ce  fut  le  point  de 
départ  d'un  conflit  qui  dura  trois  années,  et  où 
Bologne  finalement  eut  le  dessous.  C'était  le  début 
de  la  politique  vénitienne  en  terre  ferme.  Trente- 
cinq  ans  plus  tard,  en  1328,  Venise  tenta  davan- 
tage :  elle  voulu  profiter  des  troubles  de  Ferrare 
pour  mettre  la  main  sur  la  ville.  Devant  l'opposi- 
tion du  pape  Clément  V,  qui  n'hésita  pas  à  lancer 
l'interdit  sur  la  cité  des  lagunes,  il  fallut,  malgré 


208  t'NE    BEPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

l'énergique  ténacité  du  doge  Gradenigo,  finalement 
reculer.  Mais,  malgré  l'échec  de  l'entreprise,  elle 
n'en  était  pas  moins  significative  des  tendances 
nouvelles  de  la  Seigneurie. 

On  s'en  aperçut  promptement.  Les  Scaliger, 
seigneurs  de  Vérone,  avaient,  au  commencement 
du  xrv*  siècle,  fort  arrondi  leur  domaine.  En  1329, 
ils  tenaient,  outre  Vérone,  Vicence,  Padoue,  Feltre, 
Bellune  et  Trévise.  Leurs  agrandissements  étaient 
un  danger  évident  pour  Venise;  et  aussi  bien  Mas- 
tino  délia  Scala  ne  se  faisait  point  faute  d'imposer 
de  lourdes  taxes  aux  marchands  vénitiens  qui 
passaient  le  Pô.  de  faire  payer  des  droits  à  toute 
marchandise  à  destination  de  Venise;  il  disputait 
en  outre  à  la  République  le  monopole  du  sel,  qui 
était  une  de  ses  principales  sources  de  richesse.  La 
guerre,  dans  ces  conditions,  était  inévitable  :  elle 
se  termina  par  l'entier  triomphe  des  Vénitiens.  La 
paix  de  1338  obligea  les  Scaliger  à  céder  à  la 
Seigneurie  la  marche  de  Trévise,  c'est-à-dire  Tré- 
vise, Conegliano,  Castelfranco,  Sacile,  Oderzo, 
qu'elle  plaça  sous  son  gouvernement  direct,  Bas- 
sano  et  Castelbaldo,  qu'elle  donna  en  fief  à  un 
ennemi  des  seigneurs  de  Vérone.  Ceux-ci  perdaient 
également  Padoue,  qui  fut  restituée  aux  Carrara, 
ses  anciens  maîtres;  et  sur  eux  aussi  Venise  éten- 
dit sa  suzeraineté. 

C'étaient  là  des  acquisitions  importantes,  et  le 
point  de  départ  d'une  puissance  continentale  que 
la  République  aspirera  désormais  à  accroître  sans 
mesure.  Mais  c'était  un  danger  aussi.  Du  jour  où 
Venise  cessait  d'être  une  ville  purement  maritime, 
du  jour  où,  par  une  frontière  continentale,  elle  se 
trouvait  en  contact  direct  avec  les  États  voisins, 


:\    POLI    [QUE*  CONTINENTALE    DE    VENISE        209 

des  connits  incessants  étaient  à  craindre,  et  ils  se 
pru<hiiï.irent  en  effet.  On  eut  à  lutter  avec  les 
patriarches  d'Aquilée,  avec  les  comtes  de  Goritz, 
avec  les  seigneurs  de  Padoue  ;  et  au  delà  de  cette 
zone  de  périls  immédiats,  d'autres  menaces  venaient 
de  princes  plus  lointains,  mais  plus  grands,  tels 
que  \p  duc  d'Autriche,  le  roi  de  Hongrie  ou  le  duc 
de  Milan.  Venise  en  fit  bientôt  L'expérience.  Dans 
la  seconde  moitié  du  xiv'  siècle,  au  cours  de  ses 
luttes  avec  Gènes,  toujours  il  lui  fallut  regarder  du 
côté  de  la  terre  ferme  et  compter  avec  les  ennemis 
que  sa  rivale  lui  suscitait  sur  le  continent.  En  1369, 
en  1379,  les  Carrarade  Padoue  eurent  une  attitude 
m  Hument  hostile  ;  ils  jouèrent  dans  la  guerre 
iiioggia  un  rôle  capital.  Si  bien  que,  quoi 
qu'elle  en  eût,  la  Seigneurie,  pour  sa  sécurité,  dut 
songer  à  s'emparer  de  Padoue.  Ainsi,  de  proche 
en  proche,  Venise  se  trouvait  prise  dans  l'engre- 
nage et  préparait  les  désastres  qui,  un  siècle  plus 
tard,  devaient  l'accabler. 

Au  lendemain  de  la  paix  de  Turin,  les  Carrara 
n'avaient  point  désarmé.  Dès  1382,  ils  obtenaient  du 
duc  Léopold  d'Autriche  la  cession  de  Trévise, 
Ceneda,  Feltre  et  Bellune,  et  ainsi  ils  comman- 
daient l'importante  route  commerciale  du  Puster- 
thal.  Puis  ils  travaillaient  à  s'établir  dans  le  Frioul; 
enfin  ils  s'accordaient  en  1387  avec  Jean-Galéas 
Visconti  pour  dépouiller  les  Scaliger,  Vicence  de- 
vant être  la  part  du  butin  réservée  aux  seigneurs 
de  Padoue;  et  cet  accord  révélait  à  la  République, 
derrière  les  Carrara,  une  autre  péril  plus  redouta- 
ble encore,  celui  dont  la  menaçaient  les  ambitions 
des  ducs  de  Milan.  La  nécessité  d'agir  était  im- 
périeuse :    Venise    commença    par   Padoue.    Elle 


210 


UNE    REPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VtMSE 


réussit,  avec  l'appui  de  Jean-Galéas,  infidèle  à  son 
allié  de  la  veille,  à  expulser  de  leur  ville  les  Car- 
rara  en  1388;  et  si,  après  cette  leçon  donnée,  elle 
consentit  en  1392  à  les  y  laisser  revenir,  elle  obtint 
du  moins  la  restitution  des  villes  perdues  dans  la 
marche  de  Trévise  et  la  domination  des  passages 
des  Alpes  qui  en  dépendaient.  La  mort  du  dur  \{i 
Milan  en  1402  lui  permit  une  politique  plus  éner- 
gique encore.  Dans  l'anarchie  qui  avait  suivi  la 
mort  de  Jean-Galéas,  les  Carrara  réclamaient  pour 
leur  part  Vicence  et  Vérone.  Venise  en  profita 
pour  s'entendre  contre  eux  avec  la  veuve  du  Yis- 
conti.  En  échange  de  l'appui  que  lui  assurait  la 
République,  la  duchesse  cédait  Bassano,  Vicence 
et  Vérone  ;  contre  Padoue,  en  m-sme  temps,  la  Sei- 
gneurie se  faisait  les  mains  libres.  Assiégée,  la 
ville  succomba  en  1404,  et  les  Carrara,  tombés 
aux  mains  de  leurs  implacables  ennemis,  furent, 
le  17  janvier  1406,  étranglés  à  Venise  dans  leur 
prison. 

Ainsi  se  trouva  constituée  la  puissance  de 
Venise  en  terre  ferme.  Maîtresse  de  tout  le  pays 
compris  entre  le  Tagliamento,  les  Alpes  et  l'Adige, 
la  République  devenait  désormais  un  des  grands 
Etats  de  la  Péninsule.  Mais  cet  agrandissement  de 
puissance  devait  lui  coûter  cher.  Mêlée  maintenant 
à  toutes  les  affaires  et  à  toutes  les  querelles  de 
l'Italie,  et  d'autant  plus  disposée  à  poursuivre 
sur  le  continent  une  politique  ambitieuse  qu'elle  y 
cherchera  des  compensations  à  l'Orient  perdu, 
Venise,  durant  tout  le  cours  du  xve  siècle,  sera 
incapable  de  s'arrêter  sur  la  route  dangereuse  où 
l'engagera  son  attitude  agressive.  Pour  entretenir 
l'armée    de  terre  nécessaire  à  ses  entreprises,  il 


ITH  B    Dl    VBNIS1         21  ! 

li  faudra,  comme  les  autres  États  italiens,  l'aire 
appel  aux  bras  dos  mercenaires,  lourde  dépense 
pour  les  finances  de  l'État  et  grave  changement 
dans  les  mœurs  d'un  peuple,  qui  jusque-là  s'était 
fait  honneur  de  combattre  en  personne  sur  la  mer 
pour  la  grandeur  de  la  République.  Ce  fut  à  un 
étranger  que  fut  confié,  avec  le  litre  de  capitaine 
général  de  terre  ferme,  le  commandement  des 
10.000  cavaliers  et  des  7.000  fantassins  qui  consti- 
tuaient en  temps  de  paix,  vers  le  milieu  du  x\"  siè- 
i  le.  les  forces  vénitiennes  sur  le  continent;  et  quoi- 
que la  prudente  défiance  de  la  Seigneurie  lui 
adjoignit  toujours  comme  surveillants  deux  séna- 
teurs, qui  portaient  le  titre  de  provéditeurs  géné- 
raux de  l'armée,  la  République  pourtant  eut  plus 
d'une  fois  à  redouter,  comme  les  autre  États  ita- 
liens, les  effets  de  l'ambition  sans  scrupules  de 
ses  condottieri.  Mais  surtout,  par  ses  visées  ambi- 
tieuses et  égoïstes,  Venise  inquiétera  toute  l'Italie, 
et  elle  soulèvera  contre  elle  cette  haine  générale, 
dont  la  ligue  de  Cambrai  sera  la  manifestation 
éclatante. 

Le  dogat  de  François  Foscari.  —  Il  sembla  d'abord 
que  tout  allât  à  merveille  pour  Venise.  En  1420, 
elle  occupait  le  Frioul,  ce  qui  augmentait  son  terri- 
toire et  lui  donnait  vers  l'Est  une  solide  frontière. 
Mais,  dans  l'Italie  du  Nord,  l'horizon  s'assombris- 
sait. Philippe-Marie  Visconti  apparaissait  comme 
un  ennemi  redoutable.  Maître  de  Milan,  de  Cré- 
mone, de  Bergame,  de  Brescia,  de  Gênes,  il  ne 
cachait  pas  ses  ambitions  sur  Vérone  et  Vicence. 
En  face  de  cet  adversaire  menaçant,  quelle  attitude 
allait  prendre  la  République? 


212  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

Elle  avait,  à  ce  moment,  à  choisir  entre  deux 
politiques  :  l'une,  qui  considérait  surtout  les  inté- 
rêts commerciaux  de  Venise,  aspirait  à  assurer, 
dans  la  paix,  le  magnifique  développement  écono- 
mique de  la  cité  ;  l'autre,  plus  ambitieuse,  jugeait 
que  la  grandeur  politique  de  l'Etat  était  le  meilleur 
gage  de  sa  richesse,  et  rêvait  de  faire  de  la  ville  de 
saint  Marc  une  des  grandes  puissances  de  l'Italie. 
A  cette  heure  décisive,  où  se  jouait  peut-être  l'ave- 
nir de  Venise,  àprement,  ardemment,  les  deux 
partis  s'opposèrent.  Dans  un  discours  fameux,  le 
vieux  doge  Thomas  Mocenigo  se  prononça;  et  à 
la  veille  de  mourir,  résolument,  instamment,  il 
recommanda  à  ses  concitoyens  le  maintien  de  la 
paix  (1423).  Rappelant,  avec  des  chiffres  précis,  les 
heureux  résultats  de  la  politique  économique  de 
la  République,  la  richesse  que  le  commerce  avait 
répandue  dans  la  cité,  les  finances  prospères,  les 
bénéfices  admirables,  la  dette  publique  diminuée, 
la  flotte  innombrable,  il  glorifiait  hautement  une 
attitude  qui  faisait  de  l'Italie  entière  «  un  beau  et 
très  noble  jardin  pour  Venise  »  et  des  Vénitiens 
«  les  maîtres  de  l'or  de  la  chrétienté.  »  Et  ferme- 
ment il  concluait  à  la  nécessité  de  maintenir  la 
paix,  et  non  moins  fermement  il  déconseillait  d'élire 
après  lui  François  Foscari.  «  S'il  est  doge,  décla- 
rait Mocenigo  mourant,  vous  vivrez  en  guerre 
perpétuelle.  Qui  possède  aujourd'hui  10.000  ducats 
n'en  aura  plus  que  1.000;  qui  a  dix  maisons  en 
conservera  une  à  peine.  Vous  dépenserez  votre 
argent  et  votre  or  ;  et  votre  réputation  et  votre 
honneur  seront  à  la  merci  de-  gens  de  guerre». 

Mocenigo  avait  raison  peut-être  :  son  suprême 
conseil  ne  fut  pas  entendu.  Malgré  ses  avertisse- 


LA    POI.ITrQVE    CONTIIfBMTALB    HE    VENISE         213 

ments.  François  Foscari  fui  élu,  et  les  trente-quatre 
années  (1423-1457)  pendant  lesquelles  il   gouverna 

publique  furent,  en  effet,  une  période  de 
guerre    presque  perpétuelle.   Dès  le  jour  de  son 

ment,  parlant  du  duc  de  Milan,  il  déclarait, 
qu'il    fallait     «  écraser    l'ennemi    commun,    pour 

er  le  repos  de  l'Italie  I  mire  le  Yisconti, 
il  s'alliait  à  Florence,  et,  infatigablement,  pendant 

k  trente  années  (1426-1454),  il  poursuivait  la 
guerre.  Guerre  accablante,  et  qui,  maigre  les 
soccès  obtenus,  devait  être  étrangement  désas- 
treuse pour  Venise. 

irait  de  peu  d'intérêt  de  raconter  les  détails 
de  cette  lutte  interminable. Ce  qu'il  en  faut  retenir 
plutôt,  c'est  (pie.  par  les  conditions  nouvelles  où 
elle  dut  la  conduire.  Venise  se  trouva  jetée  dans 
un  abîme  de  complications  et  de  périls.  Le  xv'  siècle 
est  l'âge  d'or  des  condottieri  :  pour  commander 
ses  armées,  la  République  engagea  les  plus  illustres, 
un  Carmagnola,  un  Gattamelata,  un  François 
Sforca,  x\n  Colleone;  mais,  plus  d'une  fois,  elle 
s'aperçut  combien  ces  serviteurs  à   gages  étaient 

serviteurs    peu  sûrs.   Carmagnola,   en   1425, 

abandonné  le  duc  de  Milan  pour  passer  au 

:e  de  Venise  ;  grâce  à  lui,  Brescia  d'abord, 
puis  Bergame,  étaient  tombées  aux  mains  des 
Vénitiens  (1426-1427).  Mais,  en  bon  condottiere, 
Carmagnola  se  souciait  peu  de  tirer  tout  le  parti 
possible  de  ses  victoires;  aux  exhortations  de  la 
Seigneurie,  il  répondait  en  alléguant  le  manque 
nt  ou  de  fourrage,  et,  malgré  les  honneurs 
richesses  dont  on  le  comblait,  il  persistait 
dans  sa  molle  et  inquiétante  inaction.  En  outre, 
il  négociait    ^ous    main   avec    le  duc    de   Milan, 


214 


UNE    ISEPL'BMQLE    PATRICIENNE    :    VENISE 


jouant  son  jeu  personnel  au  détriment  des  intérêts 
de  la  République.  Pendant  plusieurs  années,  Venise 
patienta,  de  crainte  de  jeter  Carmagnola  dans  les 
bras  de  Visconti  :  mais,  quand  le  condottiere  se 
fut  fait  battre  devant  Crémone  (1431),  quand  la 
Seigneurie,  en  bonne  commerçante,  comprit  que, 
décidément,  elle  n'en  avait  pas,  si  j'ose  dire,  pour 
son  argent,  elle  agit  avec  une  décision  vigoureuse. 
Carmagnola,  mandé  à  Venise  sous  prétexte  de 
conférer  sur  la  conduite  de  la  prochaine  cam- 
pagne, fut  arrêté  au  moment  où  il  allait  sortir  du 
Palais  ducal.  Son  procès  fut  instruit  avec  rapidité 
et,  le  5  mai  1432,  entre  les  deux  colonnes  de  la 
Piazzetta,  le  condottiere  était  décapité,  comme 
coupable  de  négligence  et  de  trahison.  La  leçon 
devait  être  profitable  aux  autres  chefs  de  merce- 
naires. Sans  doute,  au  cours  de  la  guerre,  plus 
d'un  put  changer  de  parti;  mais  tous,  tant  qu'ils 
servirent  Venise,  la  servirent  fidèlement. 

De  cette  longue  lutte,  Venise,  au  reste,  sortait, 
en  apparence,  environnée  de  prestige  et  de  gloire. 
En  même  temps  qu'elle  conquérait  tout  le  pays  à 
l'est  de  l'Adda  et  qu'elle  obtenait  de  l'empereur 
la  confirmation  de  toutes  ses  possessions  de  terre 
ferme,  elle  s'étendait,  d'autre  part,  en  Romagne, 
où  elle  acquérait  Ravenne  (1441),  Rimini,  Faenza, 
Imola,  Césène,  et  dans  le  Trentin,  où  elle  obtenait 
Roveredo.  La  mort  de  Philippe-Marie  Visconti  (1447) 
et  les  troubles  qui  la  suivirent  lui  permirent  d'oc- 
cuper Lodi  et  Plaisance;  mais,  avec  le  nouveau 
duc  de  Milan,  François  Sforza,  la  lutte  recom- 
mençait plus  terrible,  quand  la  prise  de  Constan- 
tinople  par  les  Turcs  vint  jeter  l'émoi  dans  tout 
l'Occident.  La  paix  s'imposait  :  aussi  bien  les  Flo- 


LA    FOLITHJUÉ    CONTINENTALE    DE    VBNISE         215 

rentins,  s o •  1  s  le  sage  gouvernement  de  Cosme  de 

is,    commençaient    à    prendre   ombrage   de 

l'équilibre    italien   se    rompre   au    prolit  de 

Venise.  Le  9  avril  1454.  la  paix  fat  signée  à  Lodi  : 

elle  laissait  aux  Vénitiens  Brescia  et  Bergame,  et 

leur  donnait  l'importante   position  stratégique  de 

Crémone,  Eu  même  temps,  Venise,  Milan  et  FIo- 

s'alliaicnt    pour   garantir    l'équilibre    ainsi 

établi  et  le  défendre   contre   quiconque  tenterait 

de  troubler  la  paix  de  l'Italie.  Et,  fière  de  ces  suc- 

i  République  semblait  n'avoir  qu'à  se  féliciter 

de  la  politique   glorieuse   conseillée  par  François 

Foscari. 

Le  gouvernement  de  Venise  en  terre  ferme.  — 
11  faut  d'ailleurs  lui  rendre  cette  justice  qu'elle 
gouverna  bien  ses  nouvelles  possessions,  et  les 
Vénitiens  ne  se  flattaient  pas  lorsqu'ils  déclaraient 
s'être  conduits  «  de  façon  à  conquérir  le  cœur  et  à 
avoir  l'amour  de  leurs  citoyens  et  sujets  »  [taliter 
quod  habeamus  cor  et  amorem  civium  et  subditorum 
iwstrorum).   Dans    les   villes  de   terre   ferme,    ils 

tèrent  soigneusement  les  institutions  locales, 
conservèrent  les  statuts  municipaux,  les  magistra- 
tures,  les  conseils,  maintinrent  aux  familles  patri- 

s  les  droits  anciens  dont  elles  jouissaient. 
Pour  représenter  l'autorité  de  la  Seigneurie  et 
administrer  les  affaires,  ils  se  contentèrent,  dans 
chaque  cité,  d'installer  deux  fonctionnaires,  un 
stat  pour  le  gouvernement  civil,  un  capitaine 
pour  les  choses  militaires.  Et,  à  ses  nouveaux 
toujours  la  République  prit  souci  d'assurer 
un  régime  de  justice  et  de  protection.  Elle  déve- 
loppa le  bien-être  matériel,  eut  soin  de  n'imposer 


216  ONE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

que  des  impôts  modérés,  s'appliqua  de  toutes 
manières  à  satisfaire  les  populations.  Au  vrai,  cette 
façon  d'agir  coûtait  à  Venise  plus  qu'elle  ne  lui 
rapportait;  mais  elle  y  trouvait  un  précieux  avan- 
tage moral,  dans  l'attachement  indestructible  que 
lui  vouèrent  ses  sujets.  Les  cinq  sages  de  terre 
ferme,  créés  au  xve  siècle,  surveillaient  de  haut 
le  gouvernement  des  possessions  continentales  de 
Venise;  et,  sous  la  bannière  de  saint  Marc,  les 
villes  de  terre  ferme  se  trouvèrent  heureuses, 
assez  pour  ne  point,  dans  les  plus  graves  crises, 
abandonner  la  République. 

A  la  porte  du  Palais  ducal,  qu'on  nomme  la 
porta  délia  carta,  un  grand  bas-relief,  qui  date  de 
ce  temps,  surmonte  la  courbe  de  l'arcade.  On  y 
voit  le  doge  Foscari  agenouillé  devant  le  lion  de 
l'Évangéliste,  dans  un  geste  de  prière  et  de  recon- 
naissance. La  cité  devait  à  son  premier  magistrat 
l'hommage  de  cette  représentation.  Nul  gouverne- 
ment, depuis  bien  des  années,  n'avait  été  plus 
glorieux  et  plus  triomphal,  du  moins  en  apparence. 
En  réalité,  pourtant,  nul  ne  fut  plus  désastreux. 
Lorsque,  en  1457,  par  un  acte  presque  unique 
dans  l'histoire  de  Venise,  le  Conseil  des  Dix  con- 
traignit le  vieux  doge,  affaibli  par  l'âge,  à  abdiquer, 
la  cité  de  saint  Marc  était  à  la  veille  de  payer 
chèrement  les  succès  de  l'audacieuse  et  énergique 
politique  de  Foscari.  S'étant  aarandie  et  enrichie 
aux  dépens  de  tous,  elle  s'était  attiré  la  haine  de 
tous.  Elle  s'était  aliéné  les  sympathies  par  son 
égoïsme.  elle  avait  inquiété  par  son  ambition  ; 
déjà  on  soupçonnait  Venise  de  menacer  la  liberté 
de  toute  l'Italie.  Elle  allait  tristement  expier  sa 
gloire. 


\  1  \i  B    DE    VENISE         -17 

Les  difficultés  de  la  politique  vénitienne.  — 
Lorsque,  en  L466,  mourut  François  Sforza,  duc  de 
Milan,  crut  l'occasion  bonne  pour  reprendre 

ambitions  anciennes  sur  la  Lombardie.  Flo- 
rence, sous  le  faible  gouvernement  de  Pierre  de 
Médicis,  semblait  impuissante  à  contrecarrer  ses 
projets  :  et.  pour  empêcher  plus  sûrement  toute 
intervention  de  sa  part,  la  République  autorisait 
sous  maiu  son  condottiere  Colleone  à  soutenir  par 
les  armes  les  exilés  florentins,  adversaires  des 
Médicis.  En  même  temps,  la  diplomatie  vénitienne 
travaillait  à  Gène-,  à  la  cour  de  Savoie,  ailleurs 
encore,  pour  cré<  i  des  ennemis  au  jeune  duc  de 
Milan.  Le  seul  résultat  de  toutes  ces  intrigues  fui 
de  provoquer  la  formation  d'une  ligue  générale, 
où  Florence,  Naples,  Milan  et  le  pape  se  mirent 
d'accord  pour  maintenir  la  paix  dans  la  péninsule; 
et  le  duc  Galéas-Marie,  tout  en  cherchant  à  s'ac- 
commoder avec  la  cité  de  saint  Marc,  expliquait 
fort  clairement  aux  envoyés  de  la  Seigneurie  la 
défiance  qu'inspirait  partout  la  politique  de  la 
République.  «  Si  vous  saviez,  leur  disait-il,  la 
mauvaise  volonté  que  tous  ont  contre  vous,  vos 
cheveux  s'en  hérisseraient,  et  vous  laisseriez  cha- 
cun vivre  tranquille  chez  lui.  »  Et  il  ajoutait  : 
«  Croyez-vous  que  les  puissances  d'Italie  entrées 
la  Ligue  soient  fort  amies  les  unes  des  autres? 
Non  certes.  La  nécessité  seule  les  a  conduites  a 
cette  alliance  ;  elles  y  ont  été  contraintes  par  la 
peur  qu'elles  ont  de  vous  et  de  votre  puissance. 
Pour  vous  rogner  les  ailes,  chacun  travaillera  de 
tout  son  pouvoir.  Je  vous  jure  que  le  pape,  quoi- 
qu'il soit  votre  compatriote,  fera  pis  que  les  autres 
pour  cela.  Le  roi  de  Naples  ne  pense   qu'à  vous 


218  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

nuire;  et  si  sa  puissance  égalait  sa  mauvaise 
volonté,  il  vous  ferait  disparaître  de  la  face  du 
monde.  Vous  savez  quelle  est  pour  vous  l'amitié 
des  Florentins  et  des  Génois  :  toutes  les  autres 
communes  d'Italie  pensent  comme  eux.  Tout  l'ar- 
gent que  vous  dépensez  ne  vous  a  rapporté  que 
mauvaise  renommée,  car  chacun  dit  que  tous 
voulez  dévorer  le  monde  entier.  » 

Le  duc  de  Milan  avait  raison.  L'Italie  entière  se 
défiait  de  Venise  cl  devait  être  prête  désormais,  en 
toute  occasion,  à  se  coaliser  contre  elle  ;  et  les 
alliances  mêmes  que  la  politique  fera  conclure  avec 
la  République  ne  seront  jamais  des  alliances  dura- 
bles, personne  ne  se  sentant  assuré  contre  l'am- 
bitieux égoïsme  de  la  cité  de  saint  Marc. 

On  le  vit  bien  en  1483.  A  ce  moment,  Venise 
était  en  guerre  avec  Ferrare,  sous  prétexte  que 
cette  ville  faisait  concurrence  au  commerce  du  sel, 
dont  les  Vénitiens  réclamaient  le  monopole,  en 
réalité  dans  l'espoir  d'agrandir  de  ce  côté  son  ter- 
ritoire. Les  premières  opérations  militaires  avaient 
été  heureuses,  assez  pour  alarmer  l'Italie.  Aussi, 
dès  1481,  sur  l'initiative  de  Laurent  le  Magni- 
fique, Florence,  Naples,  Milan,  s'étaient  déclarées 
pour  Ferrare  ;  en  1483,  le  pape  Sixte  IV,  jusque-là 
allié  de  la  République,  l'abandonnait  et  lançait 
sur  elle  l'interdit.  Sans  se  laisser  abattre  par 
cette  coalition  générale,  Venise,  résolument,  pour- 
suivait la  guerre,  et  la  paix  de  Bagnola,  en  14S4, 
lui  laissa  même  une  partie  de  ses  conquêtes,  la 
Polcsine  et  Rovigo.  Ce  n'en  était  pas  moins  une 
chose  grave  pour  Venise,  que  cet  isolement  où 
elle  se  trouvait  réduite  en  Italie,  au  moment 
même   où   les   expéditions  des   Français  dans  la 


na  vi'mm-      219 

Péninsule  allaient    étrangement   y   compliquer   la 
situation  politique. 

Venise  et  la  France.  —  Dès  le  mois  de  janvier 
S  -:ieune  ne  s'était  point  fait  scrupule 
vrau  nouveau  roi  de  France,  Charles  VIII, 
une  descente  en  Italie,  et  de  proposer  au  duc 
d'Orléans  une  conquête  en  commun  du  Milanais. 
Pourtant,  lorsque,  dix  ans  plus  tard,  les  Français 
apparurent  dans  i;i  péninsule,  Venise  commença 
par  se  réserver,  et  conserva  une  stricte  neutralité, 
cherchant  de  quel  côté  elle  trouverait  le  plus 
d'avantages.  Vainement,  p  >ur  la  décider,  Char- 
les  VIII  lui  fit-il  offrir  Otrante  et  Brindisi  dans  le 
Napolitain  conquis,  et  des  postes  dans  l'Orient  à 
conquérir.  Venise  déclina  ces  propositions  et  ne  fit 
bon  accueil  à  i'ambassade  de  Commynes  que  pour 
mieux  duper  le  diplomate.  Le  25  mars  1495,  la 
République  prenait  parti  :  elle  formait  avec  le  pape, 
le  duc  de  Milan,  l'empereur  et  le  roi  d'Esp 
une  alliance  pour  défendre  contre  la  France  l'indé- 
pendance de  l'Italie;  et  ses  stradiots  combattirent 
à  Fornoue  contre  l'armée  de  Charles  VIII.  Depuis 
que  la  Seigneurie  s'était  engagée  dans  les  affaires 
continentales,  il  semblait  que  sa  politique,  trop 
habile,  eût  perdu  quelque  peu  de  son  ferme  bon 
sens  d'autrefois. 

Venise  s'était  prononcée  contre  Charles  VIII  ; 
■  lie  s'entendit  d'abord  avec  Louis  XII.  Par  crainte 
de  Ludovic  le  More,  dans  l'espoir  aussi  de  salis- 
Caire  ses  ambitions  éternelles  vers  le  Milanais,  elle 
fit  bon  accueil  aux  ouvertures  du  gouvernement 
français  et  s'accorda  avec  lui,  en  février  1499. 
«  pour  détruire  le  duc  de  Milan    ».   Elle   obtenait 


220  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

promesse  qu'on  lui  céderait  Crémone  et  la  Ghiera 
d'Adda  pour  prix  de  son  appui  dans  la  conquête 
du  Milanais.  Conformément  à  ce  traité,  la  Sei- 
gneurie mit  sur  pied  15.000  hommes  environ,  et 
prit  sa  part  de  la  lutte  en  enlevant  Crémone  et 
Lodi.  Un  peu  plus  tard,  à  la  mort  de  César  Borgia, 
les  Vénitiens  trouvèrent  une  nouvelle  occasion  de 
s'agrandir  :  ils  s'emparèrent  de  quelques  lambeaux 
du  royaume  qu'avait  tenté  de  fonder  le  fils 
d'Alexandre  VI.  Ce  furent  Faenza,  Rimini,  Césène, 
auxquelles  ils  ne  désespéraient  pas  d'ajouter  Imola 
et  Forli. 

Mais,  tandis  que  ces  empiétements  en  Romagne 
mécontentaient  le  pape,  le  contact  trop  immédiat 
avec  les  Français,  établis  dans  le  Milanais,  altérait 
la  cordialité  des  rapports  de  Venise  avec  Louis  XII. 
Dès  1501,  le  roi  de  France  songeait  à  s'entendre 
avec  l'empereur  pour  agir  contre  la  ville  de  saint 
Marc  ;  l'un  des  traités  signés  à  Blois  en  1504  était 
un  projet  de  ligue  contre  la  République,  de  partage 
de  ses  possessions  continentales,  et  le  pape  y  inter- 
venait. Depuis  1503,  en  effet,  Jules  II  était  monté 
sur  le  trône  pontifical;  Génois  d'origine,  il  détestait 
violemment  les  Vénitiens  ;  surtout,  il  ne  leur  par- 
donnait pas  d'avoir  enlevé  au  Saint-Siège  Ravenne 
et  la  Romagne.  Un  de  ses  premiers  mots  avait  été  : 
«  J'armerai  contre  eux  tous  les  princes  de  la  chré- 
tienté »;  il  le  fit  comme  il  l'avait  dit.  Du  jour  où 
il  régna,  on  ne  parla  plus  à  Rome  que  de  l'inso- 
lence des  Vénitiens,  de  la  haine  qu'ils  soulevaient; 
on  n'attendit,  on  ne  chercha  que  l'occasion  de 
les  humilier.  Machiavel,  alors  en  ambassade  auprès 
du  Saint-Siège,  déclarait  que  le  pape  se  liguerait 
avec  n'importe  qui  pour  «  détruire  une  puissance 


\    POLITIQUE    CONTINENTALE    DE    VBNI8B        221 

dont  tous  les  Etats  désirent  l'abaissement  ». 
Jules  II  fulminait  :  «  Je  vous  ramènerai,  disait-il  à 
l'ambassadeur  de  Venise,  à  l'état  d'un  village  de 
pécheurs  ».  A  quoi  le  diplomate  répondait,  non 
sans  insolence  :  «  Et  nous,  Saint-Père,  si  vous 
-  pas  raisonnable,  nous  ferons  de  vous  un 
petit  curé.  »  Mais  Venise  avait  lassé,  inquiété, 
mécontenté  tout  le  monde;  chacun  avait  quelque 
territoire  à  revendiquer  sur  elle.  Louis  XII,  depuis 
longtemps,  se  défiait  de  son  attitude  équivoque; 
Maximilien  lui  était  franchement  hostile.  De 
toutes  ces  haines  sortit  la  ligue  de  Cambrai  (150S). 

Contre  les  Vénitiens,  usurpateurs  des  droits  et 
biens  du  Saint-Siège,  le  roi  de  France  et  l'empe- 
reur formèrent  une  alliance,  à  laquelle  se  joigni- 
rent le  pape,  le  roi  d'Aragon,  les  ducs  de  Ferrare, 
de  Mantoue  et  d'Urbin.  Au  1"  avril  1509,  les  coa- 

-  -  levaient  en\ahir  le  territoire  de  la  République; 
après  la  guerre,  Vérone,  Vicence,  Padoue,  Trévise, 
Roveredo  seraient  données  à  l'empereur;  Brescia, 
Bergame,  Crémone  au  roi  de  France  ;  Ravenne  et 
la  Romagne  au  pape;  Otrante  et  les  villes  véni- 
tiennes de  Pouilie  au  roi  d'Espagne.  L'interdit  était 
lancé  sur  Venise.  La  cité  de  saint  Marc  semblait 
perdue. 

Avec  son  habituel  et  tenace  courage,  elle  tint 
i  ;i  pourtant.  Elle  mit  en  ligne  40.000  hommes  et 
une  artillerie  excellente;  elle  n'en  subit  pas  moins, 
idel  (mai  1509),  une  défaite  écrasante.  Elle 
fi  ut,  après  ce  désastre,  abandonner  toutes  ses 
posses-;  de  terre  ferme.  Déliant  les  villes  du 
continent  du  serment  de  fidélité,  rappelant  ses 
garnisons,  elle  se  concentra  dans  ses  lagunes,  où 
elle  se  savait  imprenable.  Et  tandis  que  le  roi  de 


999 


UNE    BEPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 


France  emportait  sans  coup  férir  Brescia,  Pes- 
chiera,  Trévise,  Pâdoue,  Vérone,  elle  aimait  mieux 
négocier  que  combattre.  L'inaction  de  Maximilien, 
la  mésintelligence  entre  les  alliés,  l'évolution  de 
Jules  II  surtout  la  tirèrent  d'affaire.  Dès  le  mois 
de  juillet  1509,  le  pape  accueillit  les  envoyés  de 
Venise.  La  République  ayant  restitué  au  Saint- 
Siège  ses  conquêtes  de  Romagne,  le  souverain 
pontife  en  était  arrivé  à  ses  fins.  Il  pardonna  donc 
volontiers  et,  en  février  1510,  leva  l'interdit.  C'était 
la  rupture  de  la  ligue  de  Cambrai  :  l'entrée  en 
scène  de  la  papauté  sauvait  Venise  de  la  ruine. 

La  fidélité  des  villes  de  terre  ferme  à  la  Répu- 
blique n'avait  pas  été  étrangère  à  ce  résultat;  et 
cet  attachement  fait  grand  honneur  au  gouverne- 
ment de  Venise.  Les  bourgeois  de  Trévise  avaient 
chassé  les  troupes  de  la  ligue;  les  paysans  du 
Vicentin  avaient  fait  aux  soldats  de  l'empereur  une 
guerre  de  partisans;  Padoue,  un  moment  occupée 
par  les  impériaux,  avait  avec  empressement  ouvert 
ses  portes  aux  forces  vénitiennes,  qui  y  firent  une 
belle  résistance.  Et,  par  ailleurs,  pour  la  politique 
nouvelle  dirigée  contre  la  France  que  Jules  II 
allait  inaugurer,  la  réconciliation  avec  Venise  était 
une  condition  indispensable.  «  Si  Venise  n'existait 
pas,  déclarait  maintenant  le  souverain  pontife,  il 
faudrait  en  faire  une  autre.  » 

Pendant  les  années  qui  suivirent,  la  République 
se  prêta  à  toutes  les  combinaisons  diverses  de  la 
politique  européenne,  dans  l'espoir  de  recouvrer  ce 
qu'elle  avait  perdu  de  son  domaine  de  terre  ferme 
ou  de  l'agrandir.  Elle  entra  en  1511  dans  la  Sainte- 
Ligue,  et  combattit  les  Français,  comptant  par  là 
reprendre  les  villes  perdues  en  1509.  Puis,  après  la 


LA    POUTIQLB    CONTINENTALE    DF    VENISE         223 

mort  de  Jules  II,  elle  revenait  en  1513  à  Louis  XII. 
qui  lui  promettait  restitution  des  territoires  vénitiens 
occupés  par  l'empereur.  Avec  François  I,r  elle 
renouvelait  la  convention,  et  ses  troupes  contri- 
buèrent pour  une  bonne  part  à  la  victoire  de  Mari- 
gnan  v  1515).  Aussi  n'eut-elle  point  de  peine,  à  la 
paix  générale  signée  en  1516,  à  se  faire  rendre 
Breseia  et  Vérone. 

Mais  si,  au  total,  Venise  sortait  de  cette  guerre 
de  huit  années  sans  perte  territoriale  sérieuse, 
c'en  était  fait  de  l'hégémonie  qu'elle  avait  espéré 
un  moment  exercer  sur  l'Italie  du  Nord.  Le  doge 
Léonard  Lorédan  (1502-1521),  avait  eu  beau,  pen- 
dant ces  années  difliciles,  où  par  deux  fois  la  ville 
de  saint  Marc  avait  été  menacée  jusque  dans  ses 
lagunes,  faire  preuve  d'une  constance  et  d'un 
îement  admirables.  En  s'engageant  dans  les 
complications  de  la  politique  italienne  et  euro- 
péenne, la  République  avait  perdu  quelque  chose 
de  cette  ferme  et  fière  résolution  qui  jadis  avait 
fait  sa  grandeur.  Elle  avait  eu  une  ligne  de  con- 
duite incertaine  et  flottante,  elle  avait  remplacé 
par  les  finesses  d'une  diplomatie  compliquée  et 
subtile  l'énergique  activité  qu'elle  déployait  na- 
guère; et  par  là,  ses  ambitions  continentales  lui 
avaient  été  fatales.  Matériellement,  elle  ne  devait 
jamais  dépasser  les  limites  acquises  en  151G  et  si 
difficilement  défendues;  et  bientôt  la  paix  de 
Cambrai  (1529),  en  installant  l'Espagne  en  mai- 
tresse  dans  la  Péninsule,  allait  diminuer  encore 
son  rôle  et  son  indépendance  en  Italie.  Mora- 
nt,  elle  n'était  pas  en  une  moindre  décadence. 
Malgré  la  splendeur  de  la  cité,  le  prestige  dont  la 
paraient  les  arts,  le  luxe  et  l'élégance  de  la  vie. 


224  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

Venise  était  atteinte  aux  sources  mêmes  de  son 
existence.  Elle  reculait  en  Orient,  elle  déclinait  en 
Italie  ;  tout  ce  qui  avait  fait  sa  grandeur  lui  échap- 
pait en  même  temps  ;  et  en  elle-même  elle  ne 
trouvait  plus,  dans  les  caractères  et  les  mœurs,  le 
ressort  nécessaire  pour  l'arrêter  au  penchant  de 
la  ruine. 


CHAPITIŒ  ïv 

Venise  au  XVIe  siècle. 
La  ville.  Les  mœurs.  Les  lettres  et  les  arts. 


I  —  L'aspect  de  la  ville  au  svr  siècle.  —  La  splendeur 
artistique.  —  L-  lr;xe  des  fêtes  publiques.  —  La  magnifi- 
cence des  habitations  privées.  —  Les  villas  de  terre 
ferme. 

IL  —  La  vie  et  les  divertissements.  —  Les  costumes.  —  Le 
théâtre  et  la  musique.  —  Le  carnaval  de  Venise.  —  Lu 

III.  —  Le  mouvement  intellectuel. 


Malgré  la  perte  de  son  empire  oriental,  malgré 
la  diminution  de  son  commerce,  malgré  les  échecs 
politique  continentale,  malgré  sa  décadence 
commençante  enfin-  Venise,  au  xvic  siècle,  sem- 
blait toujours  à  l'apogée  de  la  splendeur  et  de  la 
magnificence;  et  malgré  les  causes  de  ruine  dont 
l'effet  était  désormais  inéluctable,  elle  le  demeu- 
rait en  effet.  Les  contemporains  éblouis  n'ont  pas 
pour  elle  assez  d'admiration  et  de  louange- 
célèbre  sa  gloire  en  vers  et  en  prose,  en  latin 
comme  en  italien.  Un  de  ses  panégyristes  déclare 
«  qu'en  elle  Venise  contient  toute  l'Italie  »;  un 
autre  affirme  «  qu'elle  est  l'ornement  et  la  splen- 
deur de  la  dignité  italienne  »,  qu'en  elb  semble 


226  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

revivre  «  une  image  de  la  république  romaine  », 
que,  «  dans  le  siècle  obscur  et  ténébreux,  elle 
est  la  seule  lumière  qui  reste  à  la  malheureuse 
Italie  ».  Et,  dans  un  beau  sonnet,  Vittoria  Colonna 
écrit  que,  seul  en  Italie,  le  lion  de  saint  Marc 
«  conserve  l'antique  liberté  et  le  juste  empire  ». 
Sans  doute  les  contemporains  se  faisaient  illusion, 
quand  de  la  splendeur  persistante  des  apparences 
ils  concluaient  à  la  réalité  de  la  puissance  véni- 
tienne ;  aujourd'hui  encore,  on  commet  volontiers 
cette  erreur,  quand  on  considère  le  xvi*  siècle 
comme  l'époque  la  plus  glorieuse  de  la  République. 
Il  est  certain  que,  dès  ce  moment,  la  ville  de  saint 
Marc  s'acheminait  lentement  à  la  ruine;  mais  il 
faut  reconnaître  que  jamais  peut-être  elle  n'avait 
été  plus  brillante,  plus  fastueuse  et  plus  belle. 


I 


L'aspect  de  la  ville  au  XVI0  sièciie.  —  Le  décor 
qu'offrait  alors  Venise  était  plus  admirable  que 
jamais,  et  pour  l'embellir  encore  davantage,  la 
cité  entière  rivalisait  en  un  incessant  et  magnifique 
effort. 

Au  commencement  du  xvi'  siècle,  la  place 
Saint-Marc,  bien  qu'elle  fût  déjà,  de  l'avis  de  tous 
les  voyageurs,  une  des  merveilles  du  monde,  était 
encore,  en  certaines  de  ses  parties,  encombrée 
d'arbres  et  de  vignes,  déshonorée  par  des  bouti- 
ques et  des  dépôts  d'immondices.  En  1504,  la  Sei- 
gneurie fit  disparaître  tout  ce  qui  enlaidissait  les 
abords  de  la  basilique  et  —  comme  pour  lui  faire 
un  cadre  digne  d'elle  —  au  pourtour  de  la  place 


«.:  MSI    u    xvi*  silci  f,  2:i7 

rèrent,  ?ers  le  même  temps,  toute  une  -ru- 
de constructions.  Dès  1496,  à  l'entrée  de  la  Mer- 

on  avait  bâti  la  haute  tour  de  l'Horloge.  De 
1495  à  1517,  on  édifia  la  noble  et  élégante  façade 
:eilles  Procuraties.  En  1536,  sur  la  Piazzetta, 
en  face  du  Palais  ducal,  Sansovino  construisait, 
sur  l'emplacement  qu'occupaient  des  boutiques  de 
boulangers,  le  magnifique  bâtiment  de  la  Biblio- 
thèque, et,  un  peu  plus  loin,  à  l'endroit  où  les 
marchands  de  poisson  et  les  bouchers  avaient 
leurs  étalagi  s,  la  sévère  façade  de  la  Monnaii 
1540,    le    même  Sansovino   adossait   à    la    haute 

du  campanile  la  charmante  loggetta,  avec  sa 
balustrade  de  marbre  et  ses  statue-;  de  bronze,  et 
restaurait  peu  après  (1548)  le  campanile  lui-même, 
que  couronnait  depuis  1517  un  ange  d'or.  Vers 
1560,  le  doge  Priuli  faisait  à  nouveau  paver  la 
vaste  place.  En  1569,  le  Sénat  ordonnait  la  dispa- 
rition des  boutiques  qui  s'abritaient  sous  les  por- 
tiques du  palais  des  doges.  Enfin,  en  1582,  on 
démolissait  le  vieil  hôpital  de  Saint-Marc,  et,  sur 
le  terrain  qu'il  occupait,  s'élevaient  les  Nouvelles 
Procuraties.  Ainsi  la  place  prenait  peu  à  peu 
l'aspect  qu'elle  présente  aujourd'hui  et  devenait, 
selon  le  mot  d'un  contemporain,  «  par  le  site  et 
parla  qualité,  le  plus  bel  endroit  du  monde  ». 

Les  incendies  qui,  à  plusieurs  reprises,  dévastè- 
rent le  Palais  ducal,  eurent  pour  conséquence  de 
non  moins  heureuses  transformations.  A  la  suite 
lu  désastre  du  14  septembre  1483,  Antonio  Rizzo 
îdifia  les  deux  admirables  façades  qui  donnent  sur 
ta  cour  et  sur  le  canal  Orfano,  et  le  bel  escalier 
des  Géants,  que  Sansovino  décora  plus  tard  de 
statues  colossales.  L'incendie  du  20  décembre  1577 


228  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

faillit  avoir  de  plus  fâcheux  effets.  Les  architectes 
de  l'époque,  et  parmi  eux  Palladio,  proposaient  de 
rebâtir  dans  le  style  classique  l'incomparable  mo- 
nument, dont  ils  ne  comprenaient  plus  la  rare  et 
pittoresque  beauté.  Heureusement,  Antonio  da 
Ponte  fit  prévaloir  un  avis  moins  barbare  et,  avec 
l'approbation  du  Sénat,  il  se  contenta,  pieusement 
respectueux,  d'exécuter  les  restaurations  néces- 
saires, sans  modifier  en  rien  les  lignes  essentielles 
de  l'édifice. 

En  même  temps  que  la  place  Saint-Marc,  le  reste 
de  la  ville  aussi  changeait  d'aspect.  Le  quartier  du 
Rialto,  centre  de  la  vie  industrielle  et  commer- 
çante, s'embellissait  de  constructions  nouvelles. 
C'était  le  Fondaco  dei  Tedeschi,  bâti  en  1505,  et 
dont  les  façades  étaient  décorées  de  peintures  de 
Giorgione  et  de  Titien  ;  c'étaient  l'élégant  palais 
des  Camerlenghi,  édifié  de  1488  à  1525,  les  Fab- 
briche  Vecchie,  construites  en  1522,  et  les  Fabbri- 
che  Nuove,  que  Sansovino  bâtissait  en  1555.  Sur  le 
Grand  Canal,  le  vieux  pont  de  bois  était,  en  1591, 
remplacé  par  un  pont  de  pierre,  œuvre  d'Antonio 
da  Ponte;  et  parmi  les  étalages  de  la  Pescheria  et 
les  paniers  du  marché  aux  Herbes,  c'était,  tout  le 
long  du  jour,  une  activité  joyeuse,  dont  Arétin,  qui 
habitait  tout  auprès,  a  joliment  décrit  le  pitto- 
resque spectacle. 

Partout  s'élevaient  des  palais  somptueux.  Pietro 
Lonibardo  bâtissait  le  beau  palais  Lorédan,  aujour- 
d'hui Vendramin-Calergi,  Sanmicheli  le  palais  Gri- 
mani,  Sansovino  le  palais  Corner  (1532).  Partout 
s'édifiaient  des  églises  magnifiques  :  S.  Maria  dei 
Miracoli  (1480),  où  Pietro  Lombardo  mettait  une 
merveilleuse    parure   de    marbres  ;    S.    Zaccharia 


VENISE     U'    \\Ie    SIÈCLE  22Î3 

1515  :  la  Scaola  di  San  Marco,  dont  la  charmante 
façade  fait  honneur  an  talent  do  Pfetro  Lombarde, 
et  la  Scnoladi  San  Rocco(1517).  Plus  tard,  c'étaient 
Saint-Georges    Majeur    (1560)   et   le    Rédempteur 

1570),  œuvres  de  Palladio,  dont  la  majesté  clas- 
sique un  peu  froide  convient  moins  heureusement 
peut-être  au  décor  de  Venise,  encore  que  leurs 
hautes  coupoles  dessinent  sur  le  ciel  deslignes  qui 
ne  sont  pas  sans  beauté. 

Ainsi  l'aspect  de  la  ville  se  renouvelait,  et, 
chaque  jour  davantage,  elle  prenait  une  physio- 
nomie spéciale,  élégante,  magnifique  et  singu- 
De  plus  en  plus,  elle  devenait  une  ville  de 
marbre  et  d'eau,  où  disparaissait  peu  à  peu, 
pour  faire  place  aux  constructions  somptueuses, 
tout  ce  qui  était  verdure,  et  où  la  terre  même 
semblait  disparaître.  Le  cheval  aussi  disparaissait, 
et  de  plus  en  plus  la  gondole  devenait  le  moyen  de 
transport  universel.  Depuis  longtemps  déjà,  sans 
doute,  les  Vénitiens  l'employaient  ;  la  première 
mention  qu'on  en  rencontre  se  trouve  dans  un  acte 
delà  fin  du  xie  siècle;  mais  ce  n'est  guère  que 
vers  la  fin  du  xv'  siècle  qu'elle  prend  sa  forme 
caractéristique,  avec  son  tendelet  d'étoffe  et  ses 
iuxdeux  extrémités.  A  partir  de  ce  moment, 
l'usage  s'en  répandit  avec  une  rapidité  croissante, 
et  le  luxe  aussi  en  augmenta  incessamment.  Il  y 
-  la  fin  du  xvi"  siècle,  plus  de  10.000 gon- 
dolas à  Venise,  et  les  documents  rapportent  que 
souvent  la  proue  en  était  dorée,  les  fers  ciselés, 
les  felze  en  velours  ou  en  soie  de  couleur  verte  ou 
pourpre.  En  1567,  le  Sénat  jugea  même  à  propos 
de  restreindre  l'excès  de  cette  magnificence,  et 
en   1584  un  nouveau  décret   interdit  l'emploi   de 


230  UNE   RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

gondoles  trop  richement  décorées.  Mais,  malgré 
les  prohibitions,  les  gondoles  gardaient  leur  sobre 
élégance,  et,  avec  les  esclaves  noirs  qui  souvent 
les  conduisaient,  elles  achevaient  de  donner  à 
Venise  une  figure  originale  entre  toutes  les  villes 
d'Italie. 

La  splendeur  artistique.  —  Aussi  bien,  pour 
servir  cette  splendeur,  une  floraison  d'art  merveil- 
leuse fournissait,  comme  à  point  nommé,  les  plus 
rares  génies.  Soit  à  Venise,  soit  dans  les  villes  de 
terre  ferme,  naissaient,  à  ce  moment  même,  quel- 
ques-uns des  plus  beaux  artistes  de  l'époque.  Tré- 
vise  donnait  à  la  République  Paris  Bordone,  Cas- 
telfranco  Giorgione  et  Cadore  Titien;  de  Vicence 
lui  venait  Palladio  ;  de  Vérone,  Rizzo,  Sanmi- 
cheli  et  Paul  Cagliari,  surnommé  Véronèse;  de 
Padoue,  Mantegna;  de  Bergame,  les  Palma;  Cone- 
gliano  lui  envoyait  Cima,  et  l'Istrie  Garpaccio  ;  et 
Venise  même  donnait  naissance  à  Crivelli,  aux 
deux  Bellini,  à  Tintoret.  A  tous  ces  maîtres  la  Sei- 
gneurie faisait  bon  accueil  et  prodiguait  ses  encou- 
ragements; en  outre,  de  toute  la  péninsule,  elle 
appelait  à  elle  les  artistes  les  plus  illustres,  San- 
sovino,  les  Lombardi,  Michel-Ange.  Et  tous,  d'un 
zèle  égal,  travaillaient  à  l'embellissement  et  à  la 
gloire  de  la  cité  de  saint  Marc.  On  a  déjà  noté 
au  passage  l'œuvre  des  grands  architectes,  des 
Lombardi,  des  Sanmicheli,  des  Sansovino,  des 
Palladio.  Les  sculpteurs  fameux  glorifiaient  dans 
des  monuments  magnifiques  le  souvenir  des  doges, 
Rizzo  sculptant  aux  Frari  le  tombeau  de  Nicolas 
Tron,  et  Tullio  Lombardo  dressant  à  SS.  Jean  et 
Paul  l'admirable  monument  d'André  Vendramin. 


SE     \l      XVI4     511  231 

Sansovino  couronnait  des  statues  colossales  de 
Neptune  et  de  Mars  ['escalier  d'apparat  do  Palais 
•lucal  el  parait  de  bronzes  délicats  la  façade  de  la 

tta  du  campanile.  Mais  les  peintres  surtout 
répandaient  sur  la  ville  une  beauté  sans  égale.  A  la 

ration  des  Bellini  et  des  Carpaccio  succédait 

la  pléiade  prestigieuse  des  Giorgione,  des  Titien, 

desTintoret,  sans  eompler  les  moin- 

maftres,  les  Palma,  les  Bonifazio,  les  Lotto, 
les  Bordone,  dont  les  œuvres  remplissent  les 
églises  et  les  palais  de  Venise.  Et,  à  toutes  ces 
magnificences,  1  art  industriel  ajoutait  ses  délicates 
merveilles,  bois  sculptés  et  vem  s,  velours 

lueux    't  dentelles  précieuses,    tout  ce  dont 
se  alimentait  le  luxe  élégant  de  ses  patriciens 
et  celui  de  I  Europe  entière. 

A  tous  ces  artistes  un  commun  souci  donnait 
une  direction  et  une  règle  commune  :  toute  leur 
activité,  tout  leur  effort  tendait  à  accroître  sans 
cesse  la  beauté  et  la  gloire  de  Venise.  Et  ici  encore 
se  retrouve,  dans  le  domaine  idéal  de  l'art,  quelque 
chose  de  cette  subordination  de  tous  à  l'in 
public  qui.  dans  les  choses  de  la  politique,  avait 
la  grandeur  de  la  cité,  et  apparaît  un  mémo- 
rable exemple  de  ce  dévouement  passionné  à  la 
patrie  dont  s'enorgueillissait  tout  Vénitien. 

La  décoration  du  Palais  ducal  illustre  ces  senti- 
ments d'assez  saisissante  manière.  Dans  la  salle  du 
Grand  Conseil,  pièce  essentielle  de  l'habitation  des 

.   de  bonne   heure,  on  l'a  vu,  la  Seigneurie 
avait  l'ait  peindre  des   fresques,  vers  le  milieu  du 
xi\"    -iècle  par   Guariento  de  Padoue  et  Antonio 
Veneziano.   au  commencement  du  xvc   siècle 
Gentile  da  Fabriano  et  Pisanello;  puis,  quand  tout 


232  UNE   RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :   VENISE 

cela  fut  ruiné,  pendant  trente  années,  à  partir 
de  1474,  les  Bellini,  les  Vivarini,  les  Carpaccio 
représentèrent  à  leur  tour  sur  les  murailles  de  la 
salle  les  épisodes  glorieux  de  l'histoire  de  Venise. 
En  1556,  Tintoret  et  Véronèse  recevaient  du  Sénat 
la  mission  de  continuer  et  d'achever  l'œuvre  de 
leurs  illustres  prédécesseurs.  Et  dans  la  salle  voi- 
sine, celle  du  Scrutin,  Tintoret  de  même,  en  1572, 
célébrait  dans  une  grande  composition  la  victoire 
remportée  à  Lépante.  L'incendie  de  1577  anéantit 
tous  ces  chefs-d'œuvre  et,  de  nouveau,  pour  parer 
le  palais  des  doges,  les  peintres  durent  se  remettre 
à  l'ouvrage.  Mais  le  thème  proposé  ne  changea 
point.  Dans  la  salle  du  Grand  Conseil  prirent  place 
glorieusement  les  épisodes  les  plus  magnifiques  de 
l'histoire  vénitienne,  la  prise  de  Smyrne  et  la 
défense  de  Scutari,  et  le  retour  triomphal  de  Gon- 
tarini  après  la  défaite  des  Génois  à  Chioggia,  trois 
belles  pages  dues  au  pinceau  de  Véronèse,  la 
défense  de  Brescia  en  1438  et  la  défaite  de  Sigis- 
mond  d'Esté  en  1482,  la  bataille  de  Riva  en  1440 
et  la  prise  de  Gallipoli  en  1484,  quatre  panneanx 
que  peignit  Tintoret,  tandis  qu'au  plafond  le  même 
peintre  représentait  le  doge  Niccolô  da  Ponte  rece- 
vant l'hommage  des  villes  soumises  et  que  Véro- 
nèse, dans  un  tableau  fameux,  célébrait,  en  une 
apothéose  triomphante,  la  Gloire  de  Venise. 

Ainsi,  aux  souvenirs  fameux  du  temps  de  Bar- 
berousse  et  de  Dandolo,  Venise  se  complaisait 
orgueilleusement  à  joindre  la  mémoire  de  ses 
récentes  victoires,  de  ces  luttes  qui,  au  xve  siècle, 
lui  avaient  fait  espérer  un  empire  en  Italie.  Et 
pareillement,  dans  toutes  les  autres  salles  du  palais 
des  doges,  pendant  treize  années,  de  1575  à  1588, 


[SB  au  xvi*  sn  233 

Véronèse   e!    Tintoret  associèrent    aux   peintures 
u  mythologiques  la  glorification  des 

et  l'apothéose  de  Venise.  Dans  la  salle  du 
Scrutin,  Tintoret  représentait  la  prise  de  Zara 
en  L346;  dans  la  salle  du  Collège,  Véronèse  glori- 
liait  la  victoire  de  Lépante  ;  dans  la  salle  du 
Sénat,  Palma,  dans  une  allégorie  triomphante, 
montrait  Venise  luttant  fièrement  contre  l'Europe 
liguée  à  Cambrai  contre  elle.  Et  au-dessus  de 
ces  pages  glorieuses,  au  centre  des  plafonds,  la 
cité  de  saint  Marc  apparaissait  magnifique  et  victo- 
rieuse. Dans  la  salle  du  Sénat,  Tintoret  peignait 
Venise  reine  des  mors,  assise,  en  costume  de 
resse,  dans  un  cercle  de  divinités  marines, 
la  salle  de  l'Anticollège,  Véronèse  repré- 
sentait Venise  trônant  sur  le  monde,  la  couronne- 
en  tète,  le  sceptre  en  main,  vêtue  d'hermine 
et  d'or  et,  couché  à  ses  pieds,  gardien  vigilant  et 
fidèle,  le  ^ion  de  saint  Marc.  Est-il  besoin  de 
rappeler  le  plafond  de  la  salle  du  Grand  Conseil 
où,  sur  la  tète  de  Venise  majestueuse  et  fière,  la 
Renommée  pose  une  couronne,  toutes  ces  visions 
orgueilleuses  et  splendides,  toutes  ces  évocations 
d'une  histoire  magnifique,  les  plus  merveilleuses 
apothéoses  où  jamais  un  Etat  ait  illustré  ses 
triomphes?  C'est  bien  ainsi  sans  doute  que  le 
Sénat  de  la  République  Sérénissime  entendait 
qu'on  célébrât  la  grandeur  et  la  gloire  de  Venise, 
et  il  pouvait  être  justement  fier  des  maîtres  dont 
le  patriotique  génie  avait  paré  la  ville  de  tant  de 
splendeur  et  de  beauté. 

Le  luxe  des  fêtes  publiques.  —  Dans  ce  cadre 
incomparable ,    l'un   des    plus    admirables   qu'ait 

11 


2I>4  UNE    REPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

jamais  créé  l'effort  de  l'homme,  se  déroulaient 
incessamment  des  fêtes  merveilleuses,  destinées, 
elles  aussi,  à  mettre  en  valeur  —  car  partout  on 
retrouve  cette  idée  maîtresse  —  la  richesse  et  la 
gloire  de  la  République.  Mais  le  temps  était  passé 
des  tournois  et  des  luttes  brutales  du  Moyen  Age  : 
dans  la  Venise  du  xvi°  siècle,  un  goût  de  luxe, 
d'élégance  raffinée  réglait  les  cérémonies  fas- 
tueuses, cortèges,  réceptions,  festins,  processions, 
par  où  Venise,  déjà  décadente,  éblouissait  encore 
le  monde. 

Autour  du  doge,  représentant  officiel  de  la  cité,  on 
multipliait  tout  particulièrement  les  honneurs  et  les 
pompes.  Le  couronnement  d'un  nouveau  chef  de  la 
République  était  une  cérémonie  d'un  éclat  incom- 
parable. Parmi  les  salves  d'artillerie  et  le  fracas  des 
cloches  sonnantes,  le  nouvel  élu,  accompagné  des 
six  sages  grands,  se  rendait  d'abord  au  Palais  ducal, 
et  de  là  à  Saint-Marc  où,  monté  sur  la  tribune  de 
marbre  qui  se  trouve  à  droite  du  chœur,  il  se  mon- 
trait à  son  peuple.  Après  la  messe  solennellement 
célébrée,  il  prêtait  serment  de  fidélité  aux  lois  et 
recevait  des  mains  du  primicier  de  la  basilique 
l'étendard  où  était  brodé  le  lion  ailé  de  l'Ëvangé- 
liste.  Puis,  revêtu  du  manteau  ducal,  il  était  porté 
par  les  ouvriers  de  l'arsenal  tout  autour  de  la  place 
Saint-Marc,  pendant  que,  sur  son  passage,  on  jetait 
à  la  foule  des  poignées  de  pièces  d'argent  et  d'or. 
Il  revenait  alors  au  palais  et,  au  haut  de  l'escalier 
des  Géants,  l'un  des  conseillers  lui  mettait  sur  la 
tète  le  bonnet  ducal  en  forme  de  corne,  le  célèbre 
et  caractéristique  corno.  Un  banquet  somptueux 
terminait  la  cérémonie  et,  pendant  trois  jours, 
le  peuple  était  en  liesse  et  les  fêtes  succédaient 


•SE    Al     XYl'    SlèCl  E 

aux  fêtes  pour  glorifier  le  nouveau  chef  de  l'Etat. 
Le  couronnement  de  la  dogaresse  n'était  pas 
moins  fastueux.  Après  avoir,  montée  sur  le  Uucen- 
lavrt,  parcouru  le  Grand  Canal  au  milieu  d'un 
cortège  de  gondoles  richement  ornées,  la  princesse 
débarquait  à  la  Piazzetta  et,  précédée  d'un  millier 
de  jeunes  gens  appartenant  aux  diverses  corpora- 
tions, tous  somptueusement  vêtus  de  soie,  elle  se 
rendait  d'abord  à  Saint-Marc  et  de  là  au  palais.  Les 
salles  en  étaient  superbement  décorées  parles  soins 
des  différents  corps  de  métiers  :  tapisseries,  miroirs, 
orfèvreries,  fourrures  précieuses,  armes  ciselées 
mettaient  dans  la  merveilleuse  habitation  une  élé- 
gance joyeuse  et,  à  travers  les  appartements  dort'- . 
au  son  des  instruments  de  musique,  la  dogaresse 
passait,  et  les  corporations,  rangées  sur  son  pas- 
sage, lui  présentaient  respectueusement  les  chefs- 
d'œuvre  de  leur  industrie  et  de  leur  art. 

Quand,  aux  fêtes  solennelles,  le  doge  sortait  en 
cérémonie,  le  cortège  qui  l'accompagnait  —  la  pro- 
cession du  doge,  comme  on  disait,  —  offrait,  à  en 
juger  par  les  gravures  du  temps,  le  plus  magnifi- 
que aspect.  En  tète  étaient  portés  huit  étendards. 
dont  deux  étaient  de  soie  blanche,  deux  de  soie 
bleue,  deux  de  pourpre  violette  et  deux  de  couleur 
cramoisie,  et  sur  tous  était  brodé  le  lion  de  saint 
Marc.  Puis  venaient  six  trompettes,  soufflant  dans 
de  longs  instruments  d'argent,  auxquels  était  accro- 
chée une  pièce  de  soie  à  l'écusson  du  doge.  Sui- 
vaient alors  les  camériers  et  les  écuyers  du  doge, 
et  le  clergé  de  Saint-Marc  précédant  le  patriarche, 
et  les  secrétaires  du  Sénat,  et,  devant  le  Grand 
Chancelier,  deux  écuyers  portant,  l'un  la  chaise 
dorée  du  doge,  l'autre  le  coussin  brodé  d'or.  Enfin 


236  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

Tenait  le  prince,  en  manteau  d'or  et  pèlerine  d'her- 
mine, marchant  gravement  sous  la  haute  ombrelle 
de  drap  d'or  qu'un  écuyer  tenait  au-dessus  de  sa 
tête.  Puis,  derrière  lui,  c'étaient  les  ambassadeurs, 
et  un  patricien  portant  l'épée  ducale,  et  les  procu- 
rateurs et  les  conseillers,  et  les  chefs  de  la  Quaran- 
tia  et  les  membres  du  Conseil  des  Dix,  toute  la 
cité  officielle  enfin,  dans  ses  costumes  somptueux 
et  divers,  éclatante  de  velours,  de  broderies  et  d'or. 
C'était  une  œuvre  d'art  que  ce  défilé  splendide,  où 
tout  était  combiné,  avec  une  ingéniosité  raffinée, 
pour  exalter,  avec  la  personne  du  doge,  la  grandeur 
de  la  ville,  où  les  couleurs  chatoyantes  chantaient 
superbement  dans  la  lumière,  où  le  premier  magis- 
trat de  l'Etat  apparaissait  comme  en  une  apothéose, 
tel  qu'il  apparaît,  semblablement,  dans  les  peintu- 
res du  Palais  ducal,  où  les  Tintoretet  lesVéronèse 
ont  glorifié  les  doges  leurs  contemporains. 

Venise  n'étalait  pas  moins  de  luxe  pour  recevoir 
les  ambassadeurs  des  puissances  étrangères  et  les 
visiteurs  de  distinction.  Quand,  en  1481,  le  pape 
Sixte  IV  députa  à  la  Seigneurie  son  neveu  Jérôme 
Kiario,  le  doge  alla  sur  le  Bucentaure  au-devant 
de  lui,  et  dans  les  fêtes  données  au  palais,  ce  fut 
un  éblouissement  d'or  et  de  pierreries.  «  Les 
habits  des  femmes,  dit  un  chroniqueur  contem- 
porain, représentaient,  à  ce  que  m'ont  assuré  des 
personnes  compétentes  et  véridiques,  une  valeur 
de  trois  cent  mille  pièces  d'or.  »  Quand,  en  1520, 
le  marquis  de  Mantoue  vint  à  Venise,  ce  ne  furent 
que  régates,  bals  et  banquets,  auxquels  le  Grand 
Canal  prêtait  son  décor  merveilleux.  Quand,  en!5Gl, 
le  duc  de  Ferrare  fut  l'hôte  de  la  République,  les 
palais  qui  bordaient  le  canal  étaient  décorés  de 


\FMSE    \v    wi'    stb 

-    admirables  ;    l'eau   était   couverte    de 
«ondoies  et  de  barque-.,  somptoeua  ment  pwn 

levelonrs;  el  les  patriciens  rivalisèrent 

de  luxe  éclatant.  Mais  la  merveille  fut  la  réception 
qu'en  1574  Venise  lit  a   Henri  111. 

Quand  il  arriva  a  Murauo,  le  roi  fut  reçu  par 
-uixante  sénateur  montés  dans  soixante  gondoles; 
on  lui  présenta  une  gondole  magnifique  tendue 
de  brocart  d'or,  qui  lui  était  destinée;  et,  auprès 

i.  quarante  jeunes  patriciens  vêtus  de  bon 
et  d'or  tirent  lé  service  d'honneur.  Le  lendemain, 
le   doge  vint    le  chercher,  monté   sur   le    Bucen- 

:  le  roi  prit  passage  sur  dm  galère  manœu- 
vrée   par   quatre    cents    ra:  sur    la   poupe 

de   laquelle  un  trône   était  dressé,  et  parmi    les 

-  d'artillerie,  le  cortège,  qui  comptait  plus 
de  deux  cents  navires,  se  mit  en  route  pour 
Venise.  Au  Lido,  où  d'abord  on  s'arrêta,  un  arc 
de  triomphe  était  dressé,  œuvre  de  Palladio,  que 
décoraient  des  peintures  de  Tintoret  et  de  Véro- 
De  là.  <>ri  gagna  la  ville,  et  en  grande 
pompe  on  mena  le  roi  au  palais  Foscari,  où  il 
«levait  loger.  Et  telle  était  la  beauté  de  la  fête 
qu'on  entendit  le  roi  s'écrier  :  «  Plût  à  Dieu  que 
la  reine  ma  mère  se  trouvât  là  pour  jouir  de 
ce  spectacle  !  »  Les  jours  suivants,  ce  furent  des 
régates,  des  feux  d'artifice,  une  visite  à  l'arsenal, 
ia  lutte  fameuse  des  Ca-tellani  et  des  Nicolotli  ; 
ce  fut  surtout,  au  Palais  ducal,  un  banquet  de 
trois  initie  -ouverts  dans  la  salle  du  grand 
Gongeil.  et  un  bal  magnifique,  où  les  plus  élégantes 
patricienne-,  vêtues  de  soie  blanche,  parées  de 
diamants  et  de  perles,  excitèrent  l'admiration  du 
j°une  et  élégant  souverain.  Après  les  danses,  un 


238  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

souper  magnifique  réunit  les  invités,  et  aux  plus 
jolies  patriciennes  on  distribua,  comme  souvenir, 
les  figures  allégoriques,  sculptées  en  sucre,  qui 
avaient  orné  les  tables  du  festin.  Avant  de  partir, 
le  roi  voulut  visiter  quelque-unes  de  ces  somp- 
tueuses habitations  que  les  nobles  Vénitiens  pos- 
sédaient en  terre  ferme,  et  il  se  rendit,  sur  la 
Brenta,  aux  villas  Contarini  et  Foscari.  Si  le  roi 
fut.  à  ce  qu'il  semble,  ravi  de  son  séjour,  son 
passage  laissa  à  Venise  aussi  un  long  souvenir. 
Pour  en  immortaliser  la  mémoire,  le  Sénat  com- 
manda un  grand  tableau  à  André  Vicentino  et 
fît  placer,  en  l'honneur  de  son  hôte,  une  solen- 
nelle inscription  au  haut  de  l'escalier  des  Géants. 
Et  deux  siècles  plus  tard,  les  possesseurs  de 
la  villa  de  Mira  s'enorgueillissaient  encore  de 
faire  représenter,  dans  une  fresque  brillante  de 
Tiepolo,  la  réception  faite  jadis  par  Contarini  à 
Henri  III. 

Aussi  bien,  tout  était  à  Venise  une  occasion  de 
fêtes.  La  procession  du  Corpus  Domini  était  chose 
incomparable,  par  la  richesse  des  costumes,  la 
profusion  des  fleurs,  la  quantité  des  cierges,  le 
chatoiement  des  couleurs.  La  nouvelle  de  la  vic- 
toire de  Lépante  donna  lieu  à  un  déploiement  de 
luxe  prestigieux.  Te  Deum  chanté  à  Saint-Marc, 
cloches  sonnantes  pendant  trois  jours  de  suite, 
maisons  magnifiquement  décorées  de  trophées  et 
d'étoffes  multicolores,  illuminations  et  cortèges,  et 
la  joie  de  la  victoire  s'ajoutantà  la  joie  coutumière 
du  carnaval,  rien  ne  manqua  pour  célébrer  le 
triomphe  de  la.  chrétienté  et  la  gloire  de  Venise. 
Fêles  religieuses,  fêtes  patriotiques,  tout  sem- 
blait   digne   d'attention  aux  Vénitiens,    quand  ils 


VBMSi:-    M      XVI*    SIÈCLB  "2.'Î9 

y  trouvaient  un  moyen  d'exalter  la  grandeur  et 

d'étaler  la  richesse  de  leur  patrie. 

La  magnificence  des  habitations  privées.  — Chez 
les  particuliers  aussi  se  retrouvait  le  même  goût  du 
luxe,  paroù  chaque  Vénitien  avait  le  sentiment  de 
contribuer  au  magnifique  éclat  de  la  cité. 

Rien  n'égalait  la  splendeur  et  la  beauté  des  mai- 
sons vénitiennes.  «  Les  édifices  de  celte  ville,  dit 
un  écrivain  du  xvi*  siècle,  impressionnent  mer- 
veilleusement les  yeux  de  qui  les  regarde  du  dehors. 
Mais.  vu<  à  l'intérieur,  ils  produisent  encore  plus 
d'étonnement  et  d'admiration,  car  ils  sont  ornés  de 
façon  si  belle  et  si  précieuse  qu'à  vouloir  le  raconter 
on  pourrait  sembler  mentir.  »  Tout  était,  dans  ces 
habitations,  disposé  avec  l'élégance  la  plus  raffinée. 
Ouand  on  avait  franchi  les  portes  aux  marteaux 
de  bronze  finement  ciselés,  on  trouvait  d'abord  la 
cour  intérieure,  tantôt  décorée  de  fresques  ou  déli- 
cieusement parée  de  plantes,  tantôt  embellie  de 
toutes  les  recherches  d'une  architecture  somp- 
tueuse. L'n  puits  à  la  margelle  sculptée  en  occupait 
le  centre;  sous  les  portiques  qui  l'encadraient,  des 
armes  et  des  trophées  étincelaient  aux  murailles, 
des  statues  et  des  vases  s'alignaient.  Un  escalier, 
souvent  ingénieusement  ménagé  — tel  le  charmant 
escalier  en  spirale  du  palais  Contarini  —  montait 
de  là  aux  appartements.  La  partie  essentielle  en 
était  la  grande  salle  de  réception,  pavée  de  mar- 
bres d'Orient  ou  de  brillantes  céramiques,  et  dont 
les  murailles  étaient  tapissées  de  trophées  et  d'éten- 
dards. Les  portes  s'encadraient  de  délicates  bor- 
dures de  marbre;  de  grandes  cheminées  décorées 
Je  sculptures  se  dressaient  sur  toute  la  hauteur  des 


240  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :   VENISE 

parois;  de  riches  plafonds,  aux  caissons  peints  et 
dorés,  mettaient  au-dessus  des  tètes  leur  élégance 
somptueuse  ;  et  sur  les  murs,  tendus  de  velours  ou 
de  tapisseries,  décorés  aussi  de  tableaux  de  maîtres, 
jouait,  à  travers  les  vitraux  sertis  de  plomb  qui 
garnissaient  les  fenêtres,  une  lumière  tempérée  et 
harmonieuse. 

Le  mobilier  n'était  pas  moins  beau.  Vaisselles 
précieuses,  d'une  richesse  presque  royale,  verre- 
ries de  Murano  aux  formes  compliquées  et  char- 
mantes, grands  vases  de  majolique,  lampes  de 
cuivre  de  style  oriental  se  mêlaient,  en  un  élégant 
désordre,  sur  les  tables  de  bois  sculpté,  parmi  les 
sièges  incrustés  et  les  corbeilles  pleines  de  fleurs 
et  d'herbes  odorantes.  Un  écrivain  du  xvie  siècle, 
visitant  un  de  ces  palais  vénitiens,  estimait  que  la 
décoration  d'une  seule  pièce  avait  coûté  plus  de 
onze  mille  ducats.  Qu'était-ce  quand  le  proprié- 
taire, comme  il  arrivait  à  tant  de  patriciens  de 
Venise,  se  piquait  d'être  collectionneur,  de  ras- 
sembler les  armes  de  prix,  les  dessins  précieux  ou 
les  médailles  antiques?  L'une  des  merveilles  de 
Venise  était  la  collection  du  cardinal  Grimani, 
pleine  de  manuscrits  rares,  de  monnaies  ancien- 
nes, de  tableaux  de  prix,  d'antiques  admirables; 
les  œuvres  de  Memling  et  de  Durer  y  voisinaient 
avec  les  tableaux  de  Raphaël  et  de  Michel-Ange;  la 
statue  d'Agrippa,  qui  jadis  décorait  le  Panthéon, 
le  disputait  en  célébrité  au  fameux  Bréviaire  Gri- 
mani,  gloire  des  enlumineurs  de  Flandre.  Dans 
l'atrium  à  colonnes,  décoré  d'inscriptions  et  de 
bustes  antiques,  dans  les  salles  pleines  de  rares  et 
précieuses  merveilles,  tout  était  joie  pour  les  yeux. 
Et  ce  n'était  point  là  une  exception  à  Venise.  Le 


U     LU    xvi*   sii 

troûi  dtts  choses  d'art  'Hait  ti  général  que  les  ricluw 
mmhands  rivalisaient  de  luxe  8t  d'élégance  avec 
S.  Arétin  fait  un  tableau  charmant   de 
'  ieur    du    marchand    André  Odoni,   et  de  la 
•n  peinte  des  Fondamenta  CatTaro,  toute  rem- 
plie de  tableaux,  de  marbres  antiques,  de  médaille? 
et  de  gemmes,  toute  décorée  de  meubles  précieux, 
parmi  lesquels  le  maître    du  lieu  vivait  joyeux  et 
tranquille    tel  que  l'a  peint  le  pinceau  de  Lorenzo 
L-.tto. 

De  beaux  jardins  enfin  complétaient  cette  vie 
harmonieuse.  A  la  Giudecca,  à  Murano,  beaucoup 
de  familles  patriciennes  possédaient  des  habita- 
tions entourées  de  magnifiques  ombrages,  «  vrais 
paradis  terrestres,  dit  un  écrivain  du  temps,  par 
la  beauté  de  l'air  et  du  site,  séjour  des  nymphes  et 
des  demi-dieux  ».  A  partir  de  la  fin  du  KV'  siècle, 
le  goût  de  la  campagne  apparaît  à  Venise.  On  se 
plaît  à  se  réunir  dans  les  beaux  jardins  de  Murano 
pour  causer,  entendre  de  la  musique  ou  des  vers; 
on  se  plaît,  dans  les  tableaux,  à  trouver,  à  l'arriéra*- 
plan,  un  paysage  «le  collines  riantes,  d'arbres  verts 
et  d'eaux  courantes.  A  mesure  que  la  domination 
de  Venise  s'étendit  sur  le  continent,  ce  goût,  en 
rencontrant  plus  aisément  les  moyens  de  se  satis- 
faire, se  fit  plus  impérieux.  Au  xvi"  siècle,  la  terre 
ferme  devint,  comme  dit  un  contemporain,  «  le 
jardin  de  Venise  ». 

Les  villas  de  terre  ferme.  —  Dès  la  fin  du 
xv*  siècle,  la  reine  de  Chypre,  Catherine  Cornaro, 
préférait  à  l'agitation  de  la  ville  la  calme  retraite 
de  son  château  dr*Asolo,  près  de  Bassano,  et  de  ses 
jardins  pleins  de  verdure,  de  fleurs,  de  lignes,  de 


242  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

lauriers,  sillonnés  de  sentiers  ombreux  et  égayé» 
du  murmure  des  eaux  courantes.  Au  xvi*  siècle, 
les  bords  de  la  Brenta  étaient  le  lieu  favori  des 
villégiatures  vénitiennes;  les  Foscari  y  possédaient 
la  charmante  maison  de  plaisance  de  la  Malcon- 
tenta; les  Contarini  y  avaient  à  Mira  une  habitation 
délicieuse;  de  Fusina  jusqu'au  voisinage  de 
Padoue,  ce  n'était  qu'une  succession  de  palais  et 
de  beaux  jardins  régulièrement  tracés,  entourés  de 
portiques,  décorés  de  statues  et  de  colonnades. 
Mais  plus  belle  encore  peut-être  était,  dans  le  pays 
de  Trévise,  la  célèbre  villa  de  Maser,  que  firent 
construire  vers  1566  les  deux  frères  Barbare  Pal- 
ladio en  était  l'architecte;  Alexandre  Vittoria  l'avait 
ornée  de  stucs  et  Véronèse  de  peintures.  Peu  d'en- 
sembles décoratifs  sont  d'une  variété  plus  pitto- 
resque et  d'une  verve  plus  étonnante.  Dans  la 
galerie,  des  groupes  d'élégantes  Vénitiennes  sont 
représentées  jouant  des  instruments  les  plus  divers, 
glorification  de  l'harmonie  et  de  la  musique  si  par- 
ticulièrement chères  aux  Vénitiens.  Ailleurs  des 
fresques  allégoriques  figurent  les  éléments  et  les 
planètes,  les  saisons,  les  vertus  conjugales;  puis  ce 
sont  des  scènes  mythologiques,  et  encore  des 
sujets  familiers,  les  nommes  mêlés  aux  divinités, 
les  portraits  alternant  avec  les  grandes  composi- 
tions, le  christianisme  s'associant  à  l'Olympe.  11  y 
a  là  une  grâce  spontanée,  une  originalité  d'inven- 
tion, qui  est  proprement  un  charme;  et  rien  ne  fait 
mieux  sentir  que  ces  créations  délicieuses  la  dou- 
ceur incomparable  de  cette  vie  élégante,  que 
menaient  dans  leurs  villes  somptueuses,  embellies 
de  tous  les  prestiges  de  l'art,  les  riches  patriciens 
de  Venise. 


[  E  '-'  .   ■ 


II 


La  vie  et  les  divertissements.  —  Dans  ce  décor 
•illeux,  l'existence  était,  tout  naturellement, 
luxueuse  et  magnifique. 

Dana  tes  descriptions  que  nous  ont  laissées  de 
Venise  les  écrivains  du  x\r  siècle,  il  n'est  question 
que  de  fète<  splendides,  de  festins  somptueux,  de 
merveilleux.     De    ces    pittoresques    maçrni- 
,'s.  la  réception  que  donna,  le  1er  août  1553, 
le    cardinal    Grimani    en    l'honneur   de    Ranuccio 
Farnèse.   permet  de   prendre  quelque  idée.  Dans 
le  palais  de  la  Giudecca,   les  salons,   tendus    de 
ornés  de  peintures  et  de  tapisseries, 
offraient,    à    l'éclat    des    lumières,    un    spectacle 
enchanteur.  Dans  la  cour,  où  plus  de  trois  mille 
ooea  étaient  rassemblées,  un  bateleur  turc 
et  des  acrobates  étonnaient  la  foule  par  des  jeux 
de   force  et  d'adresse.  Sur  le  canal,  plus  de  trois 
mille  gondoles  se  pressaient,  remplies  de  dames 
et  de  patriciens  en  costumes  éclatants.   Au  bruit 
des   pétards    et  des  instruments  de  musique,  les 
invités  descendaient  des  embarcations  toutes  parées 
de  velours  et  d'or,  et  le  chatoiement  des  costumes 
aux  vives   couleurs,    le  luxe  des   parures  présen- 
taient  un    coup    d'œil   admirable.    Le  dîner,   où 
rent  cent  convives,  dura  quatre  heures,  et  ou 
y    servit    quatre-vin<rt    dix    plats.    Des     bouffons 
aient  de   leurs  lazzis,  des  masques  y  distri- 
buaient aux    dames    d'élégants    souvenirs,  et  des 
oiseaux,   s'envolant  des   pâtés   ouverts,  mettaient 
dans  ia  salle   un  joyeux  bruissement  d'.-iiles.  On 
lansa  ensuite  jusque  très  avant  dans   la  nuit,  et 


244  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VEMSE 

les  invités  furent,  en  se  retirant,  accompagnés 
jusqu'à  leurs  gondoles  par  un  nombre  infini  d-3 
flambeaux. 

La  danse  était,  en  effet,  un  des  grands  plaisirs 
de  la  vie  vénitienne.  «  Les  jolies  femmes,  remarque 
un  écrivain  du  temps,  sont  faites  pour  les  diver- 
tissements, et  les  divertissements  pour  les  jolies 
femmes  ;  pour  les  laides,  ont  été  inventées  la  cui- 
sine et  la  messe.  »  Le  bal  était  un  des  divertisse- 
ments préférés.  La  variété  des  danses  était  grande, 
gaillarde  et  pavane,  danse  de  la  torche  et  danse 
du  chapeau,  etc.,  et  quelques-unes  étaient  d'allure 
assez  libre.  Tout  le  monde  pourtant  s'y  plaisait 
infiniment,  et  les  prélats  mêmes  ne  se  faisaient 
point  scrupule  d'assister  à  ces  fêtes. 

Le  plaisir  de  la  table  occupait  encore  davantage 
peut-être  les  Vénitiens.  Les  tableaux  des  maîtres 
de  l'école  vénitienne  nous  ont  conservé  le  souvenir 
de  ces  festins  somptueux,  où,  dans  un  décor  magni- 
fique, se  déployaient  toutes  les  recherches  de  l'élé- 
gance et  de  la  bonne  chère.  Sur  les  tables,  couvertes 
de  nappes  finement  ouvrées,  les  candélabres  d'ar- 
gent et  d'or  brillaient  à  côté  des  coupes  émaillées, 
des  fontaines  d'argent,  des  surtouts  chargés  de 
friandises  ou  remplis  de  plantes  odoriférantes.  Sur 
les  dressoirs  disposés  au  pourtour  de  la  salle, 
étaient  exposées  les  majoliques  rares,  les  vaisselles 
précieuses,  les  verreries  aux  formes  délicieusement 
compliquées.  Les  serviettes  étaient  pliées  en  forme 
de  turban  ou  de  mitre,  de  couronne  ou  de  pyra- 
mide. Des  parfums  répandus  dans  la  salle,  des 
fleurs  mises  à  la  place  de  chaque  convive  ajou- 
taient à  tout  ce  luxe  une  grâce  harmonieuse.  Mais 
le   menu  surtout   était  une  merveille.  Huîtres  et 


\ENISr    AL     XVI*    SIÈCLE  245 

truffes,  salades  et  saucissons,  jambons  et  salai- 
sons en  liors-d'umvre,  potages  de  vingt  tarons 
diverses,  esturgeon  de  Ferrare,  lamproie  de  Bi- 
nasco,  saucisson  de    Modène,   tripes  de  Trévise, 

grives  de  Pérouse,  cailles  de  Lombardie,  oies  des 
Romagnes,  pâtes  de  Gènes,  pâtisseries  et  fruits  de 

toutes  sortes  >e  succédaient  en  un  défilé  intermi- 
nable, et  parfois  étrangement  assaisonnés.  Sans 
parler  des  épices,  qu'on  prodiguait,  on  mettait  du 
sucre  dans  les  rôtis  et  les  poissons,  et  parfois  des 
eaux  de  senteur  dans  les  sauces.  Les  vins  les  plus 
divers  complétaient  ce  luxe  gastronomique,  mus- 
cat de  Candie  et  malvoisie  de  Chypre,  vins  de 
Hongrie,  de  Moselle  et  du  Rhin.  Mais  surtout  on  se 
plaisait  à  présenter  les  mets  d'une  façon  ingénieuse 
et  amusante.  Les  salades  en  relief  représentaient 
des  animaux  ou  des  lettres,  des  forteresses  en 
murailles  de  citron  s'ornaient  de  fines  tranches  de 
jambon,  de  câpres  et  d'olives,  d'anchois  et  de  caviar. 
«  Il  y  avait  ensuite,  dit  un  contemporain,  des  pâtés 
de  gibier  figurant  des  lions  dorés,  des  pâtés  d'aigles 
noirs  debout,  de  faisans  qui  paraissaient  vivants, 
de  paons  blancs  environnés  de  la  roue  de  leur 
queue,  et  ornés  de  faveurs  d'or  et  de  soie  multico- 
lore; des  dragées  dorées,  pareilles  à  des  ferrels 
d'aiguillettes,  pendaient  autour  de  ces  paons,  qui 
se  dressaient  comme  s'ils  étaient  en  vie,  ayant  des 
parfums  dans  leur  bec  et  une  devise  d'amour  entre 
leurs  pattes.  Il  y  avait  aussi  de  grandes  statues  de 
massepain  :  l'une  figurait  le  cheval  du  Capitole, 
l'autre  Hercule  avec  le  lion,  et  l'autre  une  licorne 
plongeant  sa  corne  dans  la  bouche  du  dragon.  » 
pâtisseries,  les  fruits  étaient  disposés  avec  la 
même  recherche  ;  le  pain  même  parfois  était  doré. 


246  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

Et  c'était  une  joie  pour  les  convives  d'admirer  ces 
compositions,  imprévues  parfois  et  déconcertantes. 
—  comme  le  jour  où  Henri  III  vit  se  rompre  entre 
ses  mains  la  serviette  qu'il  croyait  de  toile,  et  qui 
était  de  sucre.  —  mais  dont  l'aspect  pittoresque 
et  charmant  donnait  aux  festins  un  attrait  particu- 
lier. 

D'aul,res  encore  prenaient  plaisir  et  trouvaient 
profit  à  ce  luxe  delà  table  :  c'étaient  les  médecins. 
L'un  d'eux  déclarait  qu'à  Venise  l'abus  des  salades 
donnait  naissance  à  tant  de  maladies  que,  de  ce 
seul  fait,  ses  confrères  y  gagnaient  aisément  plu- 
sieurs milliers  de  ducats.  Mais  les  Vénitiens  n'en 
avaient  cure.  N'y  avait-il  pas,  dans  ce  luxe  de  la 
table,  une  manière  encore  d'étaler  leur  richesse  et 
leur  magnificence,  de  même  que  dans  les  chants, 
les  poésies,  la  musique,  dont  ils  égayaient  leurs 
fêtes? 

Et  sans  doute,  parfois  ces  somptueux  festins 
finissaient  mal,  dans  les  rixes  et  dans  le  sang: 
mais  Venise,  au  total,  en  apparaissait  —  et  cela 
seul  importait  —  plus  belle,  plus  fastueuse,  plus 
séduisante,  souveraine  dans  l'art  des  élégances 
comme  elle  l'était  dans  l'art  de  la  politique. 

Les  costumes.  —  Le  luxe  des  costumes  com- 
plétait cette  mise  en  scène  éclatante. 

Peu  de  marchands,  dans  la  Venise  du  xvie  siècle, 
étaient  mieux  achalandés,  plus  considérés,  plus 
célèbres  que  les  vendeurs  d'étoffes  et  les  tailleurs. 
Les  frères  Bontempelli,  à  l'enseigne  du  Calice, 
avaient  pour  clientes  toutes  les  belles  dames 
d'Italie,  et  ils  fournissaient  «  jusqu'au  sérail  du 
Grand  Turc  »  leurs  velours,  leurs  soieries,  leurs 


m    ise   \i    wi"  sii  247 

brocarts  de  couleur  éclatante,  de  si  fine  et  splei  - 
dide  Qualité,  «  qu'un  peintre,  écril  un  con  tempo- 
raiu,  ne  saurait  faire  mieux.  •>  Maître  Giovanni  le 
couturier  travaillait  «  avec  tant  de  bon  goût  et 
d'eriginalité.  tant  d'expérience  et  de  science,  qu'il 
étonnait  le  monde.  »  Et  tel  était  le  souci  de  la  toi- 
ette,  que  le  mosaïste  Zuccato  en  oubliait  les  tra- 
vaux dont  il  était  chargé  à  Saint-Marc,  [tour  dessi- 
aer  des  coiffures  et  des  costumes  à  l'intention  de 
ses  élégantes  contemporaines.  Aussi,  par  la  magni- 
flcance  des  habillements,  la  splendeur  des  fêtes 
vénitiennes  était  admirable,  et  le  bon  frère  Faber, 
Allemand,  passant  en  1488  dans  la  ville  des  lagunes, 
croyait  voir,  non  sans  quelque  inquiétude,  en  regar- 
dant les  belles  Vénitiennes,  «  Vénus  avec  ses  sui- 
vantes descendue  de  sa  montagne,  et  envoyée  dans 
le  monde  par  Satan  pour  tenter  les  humains.  » 

La  dogaresse  donnait  l'exemple  du  luxe.  Vêtue 
de  brocart  d'or  garni  d'hermine,  les  épaules  cou- 
vertes d'un  manteau  à  longue  traîne,  elle  était 
coiffée  d'un  bonnet  d'or  rappelant  la  forme  du 
corno  ducal,  d'où  pendait  un  léger  voile  de  soie; 
sa  poitrine  étimelait  de  pierreries  et  de  perles;  une 
chaîne  d'or  lui  serrait  la  taille  et  tombait  jusqu'à 
ses  pieds  En  outre  de  cette  toilette  officielle,  elle 
portait,  dans  le  privé,  la  robe  dile  à  la  dogalina, 
en  velours  ou  satin  cramoisi,  à  laquelle  s'assortis- 
-ïait  le  bonnet  de  même  étoffe,  enrichi  de  diamants 
et  de  gemmes.  Avec  elle  rivalisaient  d'élégance 
toutes  les  patriciennes  de  Venise.  Longues  robes 
de  soie  ;t  l'ample  traîne,  garnies  de  boutons  de 
cristal  ou  d'argent,  robes  plus  légères  à  parements 
d'or,  a\<-c  la  haute  collerette  soutenue  par  une 
armature   de    ûls  métalliques,  fourrures   magniû- 


248  t'KE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

ques,  larges  pelisses  de  martre  ou  d'hermine. 
garnitures  de  dentelle  somptueuses,  élégance  raffi- 
née du  linge  et  des  dessous,  tout  cela  donnait, 
dans  l'Italie  du  xvie  siècle,  aux  femmes  de  Venise 
une  réputation  singulière  de  grâce,  de  délicatesse 
et  de  beauté.  Elles  ne  la  méritaient  pas  moins  par 
l'ingéniosité  qu'elles  apportaient  à  faire  valoir  leur 
charme,  s'encadrant  le  visage  de  cette  fine  étoffe 
noire  qui  faisait  dire  à  Arétin  :  «  Sous  le  voile 
noir  transparent,  on  croit  voir  les  anges  du  ciel  », 
se  couvrant  de  bijoux,  de  pierreries  et  d'or,  se 
plaisant  aux  parfums  et  aux  fards,  dont  l'emplui 
s'étendait  beaucoup  plus  bas  que  le  visage,  édi- 
fiant sur  leur  tête  des  arrangements  compliqués 
de  cheveux,  souvent  faux,  auxquels  on  donnait  par 
une  teinture  savante  la  couleur  à  la  mode,  le  fa- 
meux blond  vénitien,  ne  reculant  pas  devant 
décolletages  les  plus  hardis,  au  point,  dit  un  con- 
temporain, «  que  plus  d'une  fois,  en  les  regardant, 
je  me  suis  étonné  que  leur  vêtement  ne  leur  tom- 
bât point  du  dos  ».  et  que  «  l'espoitrinement  à  la 
façon  de  Venise  »,  comme  écrit  Henri  Estienne, 
faisait  scandale  un  peu,  et  donnant  jusque  dans  la 
bizarrerie  même,  quand  elles  se  hissaient  sur  ces 
hauts  talons,  qui  les  obligeaient,  pour  ne  point 
tomber,  à  s'appuyer  sur  l'épaule  de  deux  servantes. 
Mais,  au  total,  l'effet  était  merveilleux,  et  la  beauté 
vénitienne  «  remarquable  entre  toutes  les  beautés 
d'Italie.  » 

Naturellement  la  mode  imposait  un  changement 
incessant  dans  les  ajustements,  et  la  prudence  du 
Sénat  s'émouvait  parfois  de  cette  dispendieuse 
inconstance.  «  Parmi  toutes  les  dépenses  super- 
flues et  inutiles  que  font  pour  la  pompe  les  femme» 


reinû  ai   w!"  biê<  i  » 

lie  ville,  dit  un    décret  de  1504,  la  plus  rui- 

pour  nos  gentilshommes  et  bourgeois,  c'est 

ger  fréquemment  les   façons  de  s'habiller 

comme,  entre  autres,  elles  ont  fait  en  supprimant 
la  traîne  et  introduisant  l'usage  de  porter  les  robes 
rondes  sans  queue.  Et  maintenant,  depuis  peu  de 
quelques-unes  ont  commencé  derechef  à 
faire  faire  et  à  porter  des  robes  à  queue  longue 
et  large,  qui  traînent  par  terre;  et  il  n'y  a  pas  de 
doute  que,  si  l'on  n'y  pourvoyait  pas,  elles  vou- 
draient toutes  suivre  cette  mode,  selon  leur  habi- 
tude, et  les  revenusdes  sus  lits  gentilshommes  et 
bourgeois  en  recevraient  dommage,  comme  cha- 
cun de  ce  conseil  le  comprend  très  bien  en  sa  pru- 
dence. Car  les  robes  susdites  qu'on  voit  toutes 
être  rondes  seraient  mises  de  côté,  et  il  faudrait 
faire  d'autres  robes  neuves,  ce  qui  entraînerait  une 
grosse  dépense.  » 

Le  Sénat  parlait  d'or.  Mais  il  eut  beau  parler, 
édicter  des  lois  somptuaires  contre  le  luxe  des 
coiffures,  des  bijoux,  des  toilettes;  il  ne  fut 
guère  entendu.  Les  trois  provéditeurs  aile  pompe, 
institués  en  1513  pour  faire  appliquer  la  loi,  se 
rent,  comme  il  fallait  s'y  attendre,  impuis- 
sants à  remplir  leur  office.  On  tournait  les  ri 
ments  les  plus  précis,  on  éludait  les  prohibi- 
tions les  plus  sévères.  Quand  les  riches  patri- 
ciennes étaient  invitées  à  faire  remise  des  perles 
dont  le  port  était  interdit,  effrontément  elles  en 
présentaient  de  fausses  et  conservaient  les  vraies, 
pour  s'en  parer  à  nouveau  bien  vite  après.  E*. 
:iien,  en  certains  jours,  ce  luxe  et  cette  pompe 
extérieure,  que  complétait,  chez  les  hommes,  uj 
goût   de    splendv-ur   à  peine    moins   éclatant,   n>? 


250  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

déplaisaient  point   au  gouvernement  de  la  Repu 
blique.  Par  le  faste  de   ses  solennités  et  de  ses 
fêtes,  Venise  s'efforçait  de  maintenir  son  prestige 
et  de  donner  l'illusion  de  sa  puissance  :  le  luxe  de 
ses  citoyens  était  un  des  moyens  de  sa  politique. 

Le  théâtre  et  la  musique.  Le  carnaval  de 
Venise.  —  Par  tout  cela,  la  vie  extérieure  était  à 
Venise  plaisante  et  joyeuse.  Bien  d'autres  divertis- 
sements encore  y  mettaient  de  l'attrait. 

Les  Vénitiens  avaient  un  goût  très  vif  du  théâtre. 
De  bonne  heure,  dans  les  réunions  privées,  on  avait 
pris  plaisir  aux  compositions  comiques  appelées 
les  momarie,  sortes  de  parodies  satiriques  où  les 
poètes  faisaient  assaut  de  gaieté,  d'esprit  et  d'iro- 
nie. Des  festins  de  noces,  qu'elle  égaya  d'abord,  la 
momaria  descendit  ensuite  sur  la  place  publique  et 
se  transforma  en  un  spectacle  où  des  figures, 
généralement  allégoriques,  jouaient  un  rôle,  et  où 
des  danses  s'entremêlaient.  Mais  bientôt  le  théâtre 
proprement  dit  devint  le  plaisir  des  Vénitiens. 
Représentations  de  pièces  antiques,  telles  que  les 
Ménechmes  ou  le  Miles  gloriosus  de  Plaute,  traduc- 
tions italiennes  de  comédies  latines,  pièces  origi- 
nales en  italien  ou  en  dialecte  vénitien,  tout  sédui- 
sait également  les  lettrés  et  la  foule.  Pour  entendre 
quelque  acteur  fameux,  le  peuple,  dit  un  contem- 
porain, «  escaladait  les  murs,  enfonçait  les  portes, 
franchissait  les  canaux  »  ;  on  organisait  partout 
des  représentations  dramatiques,  sur  les  places 
publiques,  chez  les  particuliers,  et  jusque  dans 
les  couvents.  Dès  1565,  Palladio  construisait  à 
Venise  un  théâtre  en  bois  permanent,  dont  les 
décors  étaient    fort  beaux,  et  Sansovino  en  édi- 


<E    AU    XVI*    SIÈCLE 

fiait  un  autro.  Los  Vénitiens  étaient  célèbres  dans 

toute  l'Italie  par  la  splendeur  de  leur  mise  en 
te,  l'habileté  de  leur  machinerie,  l'entente 
savante  de  leur  éclairage.  Mais,  entre  toutes  les 
formes  d'art  dramatique,  la  plus  goûtée  peut-élni 
était  le  théâtre  populaire,  cette  comme  diu  delV  arte, 
où,  sur  un  scénario  largement  esquissé,  les  acteurs 
improvisaient  le  dialogue  plein  de  lazzis  et  de 
bouffonneries,  qui  amusait  si  vivement  la  foule. 
Là  figuraient  les  types  classiques  familiers  et  chers 
au  peuple  vénitien,  types  aux  traits  fixes  et  inva- 
riables, que  les  masques  du  carnaval  avaient  fait 
universellement  connaître  :  Pantalon  et  Arlequin, 
Zanni  et  Lrighella.  le  Villano  et  le  Magnifico,  le 
Facchino  et  le  Mattacino.  Avant  même  qu'ils 
eussent  ouvert  la  bouche,  les  spectateurs  s'atten- 
daient et  s'égayaient  à  leurs  facéties,  souvent  fort 
débridées;  et,  malgré  les  rigueurs  passagères  de 
la  Seigneurie,  soucieuse  de  réprimer  la  licence  des 
acteurs  ou  d'empêcher  le  mélange  un  peu  suspect 
des  spectateurs,  le  théâtre  continua  à  trouver  un 
succès  prodigieux. 

11  suffit  de  considérer  les  tableaux  des  peintres 
vénitiens,  des  Giorgione,  des  Titien,  des  Bonifazio, 
pour  voir  quelle  place  la  musique  tenait  dans  les 
plaisirs  des  Vénitiens.  La  chapelle  de  la  basilique 
de  Saint-Marc  était  célèbre  dans  toute  L'Italie  ; 
dans  les  palais  et  les  villas  des  riches  patriciens, 
les  concerts  étaient  un  des  divertissements  préfé- 
rés. La  musique  se  mêlait  au  théâtre,  pour  y  intro- 
duire d'élégants  intermèdes.  La  cantate  des  Fêtes, 
exécutée  en  1581  en  présence  du  doge,  offre  un 
intéressant  exemple  de  ces  compositions,  où  déjà 
s'annonçait  l'opéra;  dans  ce  mélange  de  jolis  vers 


252  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VBNSSE 

et  de  gracieuses  mélodies,  apparaît  harmonieuse- 
sement  tout  ce  qui  tenait  au  cœur  des  Vénitiens, 
la  grâce  des  fêtes  dans  les  riantes  villas  de  la 
Brenta,  le  charme  de  la  vie  active  et  exubérante 
qu'on  menait  dans  la  ville  des  lagunes,  la  gloire 
de  Venise  et  de  son  prince,  de  la  cité  merveilleuse 
et  belle  entre  toutes,  à  qui  le  poète,  dans  le  cou- 
plet final,  souhaitait  pour  de  longues  années  «  des 
jours  joyeux  et  des  fêtes  heureuses  ». 

Mais,  par-dessus  tout,  le  carnaval  mettait  dans 
la  cité  de  saint  Marc  une  animation  extraordinaire. 
Du  jour  de  la  Saint-Etienne  jusqu'au  commence- 
ment du  carême,  Venise  était  en  liesse.  Pendant 
cette  période  de  plusieurs  semaines,  les  Véni- 
tiens ne  sortaient  plus  que  sous  le  déguisement  et 
sous  le  masque.  Chaque  soir,  la  foule  se  pressait 
sur  les  places,  soit  pour  voir  défiler  les  grands  cor- 
tèges pompeux  des  mascarades,  soit  pour  s'égayer 
aux  lazzis  de  Mattacino,  de  blanc  vêtu,  avec  ses 
souliers  et  ses  jarretières  rouges,  et  coiffé  d'un 
chapeau  empanaché,  de  Pantalon  en  justaucorps 
rouge  et  simarre  noire,  de  Zanni  aux  larges  culottes 
blanches  brodées  de  vert,  d'Arlequin  au  cos- 
tume bigarré,  du  Docteur  à  la  longue  robe  grave, 
de  toutes  ces  figures  devenues  classiques,  où  la 
verve  vénitienne  se  donnait  carrière.  Intriguer 
«ous  le  masque,  se  jeter  au  visage  des  œufs  rem- 
plis d'eaux  de  senteur,  s'arrêter  aux  tréteaux  des 
marionnettes,  faire  cercle  autour  des  musiciens 
«m  plein  vent,  souper,  jouer,  rire,  c'était,  sem- 
blait-il, en  ces  jours  de  joie,  l'unique  souci  des 
Vénitiens.  Une  fièvre  d'amusement  exaltait  la 
ville  entière,  et  tous,  patriciens,  plébéiens,  cour- 
tisanes, étrangers  de  partout  accourus,  prenaient 


?    u     \\T    -;.  253 

plaisir  à  oublier  les  préoccupations  de  la  rî«  mu- 
ai mi 

La  liberté  des  mœurs.  —  Un  tel  goût  du  plaisir, 
une  recherche  si  raffinée  de  l'élégaaoè  n'allaient 
point  sans  une  corruption  profonde  des  mœurs. 
Le  jeu  tenait  grande  place  parmi  les  divertisse- 
ments des  Vénitiens;  d'autres  vices,  infiniment 
plus  graves,  lui  faisaient  cortège.  La  liberté  de  la 
vie  surtout  était  extrême  :  les  courtisanes  étaient 
nombreuses  (on  en  comptait  au  xvi*  siècle  près  de 
12.000  à  Venise),  et  elles  étaient  fameuses  dans 
toute  l'Italie,  et  en  dehors  de  la  péninsule  même, 
par  leur  richesse,  leur  grâce  et  leur  élégance.  La 
loi  assurément  était  sévère  pour  elles;  le  Sénat 
prétendait  les  confiner  dans  un  quartier  spécial  de 
la  ville  et  leur  interdisait  d'entrer  dans  les  églises 
à  l'heure  des  grands  offices;  il  leur  imposait  de  se 
couvrir  la  tète  d'un  mouchoir  de  couleur  jaune;  il 
s'indignait  de  les  voir  aller  par  les  rues  si  bien 
habillées,  et  si  semblables  aux  femmes  honnêtes, 
que  «  très  souvent  on  n'arrivait  plus  à  distinguer 
les  bonnes  des  mauvaises  ».  Dans  la  pratique, 
l'opinion  leur  était  infiniment  indulgente.  Wlles 
étaient  reçues  partout,  elles  recevaient  elles-mêmes 
magnifiquement;  et  encore  que  le  bon  Sanudo 
trouvât  que  c'était  là  «  chose  honteuse  pour  une 
république  bien  organisée  »,  le  luxe  de  leurs  mai- 
sons, la  splendeur  de  leurs  toilette?,  lVdai  de 
leurs  fêtes  semblaient  à  plus  d'un  Vénitien  un  des 
éléments  de  la  beauté  et  du  charme  de  Venise. 
<i  bien,  parmi  ces  jeunes  femmes,  aussi  nom- 
breuses dans  la  ville  des  lagunes,  selon  le  mot 
d'un  contemporain,  «  que  les  grenouilles  das 


254  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

marais,  les  fourmis  sur  la  terre  et  les  fleurs  dans 
les  prés  »,  beaucoup  se  piquaient  de  bonne  éduca- 
tion, de  eu  ture  raffinée  et  de  belles  manières. 
Elles  ne  se  contentaient  point,  comme  dit  Mon- 
taigne, qui  les  admira  fort,  de  faire  «  une  dépense 
en  meubles  et  vêtements  de  princesses  »;  elles  se 
flattaient,  selon  l'expression  de  Brantôme,  de 
rendre  «  cette  vie  courtisanesque  plaisante  et  heu- 
reuse, à  laquelle  toute  autre  ne  saurait  approcher  ». 
C'est  ce  qu'avait  tenté  par  exemple  cette  Marghe- 
rita  Emiliani,  que  le  voyageur  anglais  Thomas 
Coryat  voulut  aller  voir  comme  une  des  curiosités 
et  des  gloires  de  Venise,  tout  en  s'excusant  pudi- 
quement de  cette  visite  un  peu  aventurée  sur 
cette  raison,  que  «  connaître  le  mal  n'est  point  le 
faire  (cognitio  malî  non  est  mala)  ».  Dans  une 
demeure  somptueuse,  où  il  lui  sembla  entrer 
«  dans  le  paradis  de  Vénus  »,  il  trouva  la  maî- 
tresse de  la  maison  «  habillée  comme  une  reine  ou 
comme  la  déesse  de  l'amour  ».  Son  visage  était 
d'une  beauté  surprenante,  sa  toilette  séduisante 
«  à  en  faire  perdre  la  raison  ».  «  Comme  une  nou- 
velle Cléopâtre  »,  elle  était  parée  de  joyaux,  de 
diamants  et  de  perles;  un  parfum  délicieux  flottait 
autour  de  sa  personne.  Pour  mieux  charmer  ses 
hôtes,  elle  savait  «  chanter  d'une  voix  harmo- 
nieuse qui  allait  au  cœur  »,  et  jouer  du  luth 
«  comme  le  plus  expert  professeur  de  musique  ». 
Elle  s'exprimait  avec  élégance,  et  «  l'enchantement 
de  ses  paroles   »  était  irrésistible. 

Margherita  Emiliani  n'était  point  une  exception  : 
Veronica  Franco,  qui  plut  à  Henri  III,  faisait  des 
vers,  et  pareillement  Tullia  d'Aragon,  à  qui  un  de 
ses  contemporains  n'a  point  hésité  à  faire  place 


VFM3Ê    .\t     XVIe    SIÈCLE  255 

dans  un  dialogue  sur  l'amour,  à  la  manière  de 
Maton,  il  l'était  point  rare  aussi  bien  qu'après 
■  avoir  donné  leur  jeunesse  au  démon  »  et  avoir  fait 
fortune  beaucoup  de  ces  belles  dames  vinssent 
finir  leur  vie  dans  la  dévotion  et  dans  la  pénitence. 
•avente  de  Venise,  au  reste,  n'étaient  point 
pour  épouvanter  ces  belles  pécheresses  :  la  vie  des 
religieuses  était,  au  xvi'  siècle,  étrangement  mon- 
daine, libre  et  dissolue.  Malgré  toutes  les  défenses 
do  la  Seigneurie,  la  clôture  était  peu  respectée,  et 
les  religieuses  ne  se  faisaient  pas  scrupule  de  se 
montrer  sur  la  place  Saint-Marc,  vêtues  en  laïques. 
A  l'intérieur  des  monastères,  le  désordre  était 
extrême  :  il  n'est  question,  dans  les  documents 
du  temps,  que  des  festins  et  des  fêtes  qui  s'y 
donnent,  des  intrigues  amoureuses  qui  s'y  con- 
duisent; et  quand  on  essayait  de  réformer  ces 
rmeurs,  il  n'était  point  rare  de  voir  les  religieuses 
8e  mettre  en  rébellion  contre  le  patriarche  lui- 
même. 


III 


Le  mouvement  intellectuel.  —  Il  ne  faudrait 
;  uint  ci-pendant,  dans  la  Venise  du  xvi"  siècle, 
voir  uniquement  une  ville  de  plaisirs  et  de  fêtes. 
La  vie  vénitienne  offrait  des  aspects  plus  .sérieux 
et  plus  graves  :  dans  la  cité  de  saint  Marc,  comme 
dans  l'Italie  entière,  la  Renaissance  avait  magni- 
fiquement développé  le  goût  des  choses  de  l'esprit, 
le  culte  des  sciences  et  des  lettres. 

Assurément,  Venise  ne  fut  jamais,  comme 
Florence  ou  Rome  même,  un  grand  centre  de 
culture  purement  littéraire.  Les  Vénitiens  avaient 


25G  UNE   RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :   VENISE 

un  génie  trop  pratique  pour  se  plaire  beaucoup 
aux  vains  amusements  de  la  rhétorique,  pour 
goûter  même  beaucoup  le  charme  des  poètes. 
Ils  avaient  la  curiosité  des  recherches  précises 
et  d'effet  directement  utile  :  ils  ont  été,  par 
exemple,  dans  l'Italie  du  xvie  siècle,  les  grands 
maîtres  de  la  cartographie;  ils  ont  aimé  les 
sciences  qui  étudient  les  phénomènes  de  la 
nature  et  de  la  vie,  la  médecine,  la  chimie, 
l'anatomie.  C'était  un  Vénitien  que  cet  admirable 
Paolo  Sarpi,  ce  profond  et  libre  esprit,  mathéma- 
ticien éminent,  physicien,  anatomiste.  que  Galilée 
appelait  «  son  père  et  son  maître  »,  et  dont  il 
disait  que  «  personne,  en  Europe,  ne  le  surpas- 
sait en  connaissances  mathématiques.  »  Les  lettres 
classiques  et  l'érudition  n'étaient  pas  moins 
appréciées  dans  la  Venise  de  la  Renaissance.  Dès 
le  milieu  du  xv*  siècle,  la  ville  de  saint  Marc 
avait  accueilli  avec  faveur  les  Grecs  qui  lui  appor- 
taient d'Orient  la  connaissance  de  l'hellénisme; 
dès  1460,  Georges  de  Trébizonde  enseignait  à 
Venise,  et,  après  lui,  se  succédèrent  dans  la  cité 
Démétrius  Chalcondylas,  Marc  Musurus,  Jean  Las- 
caris,  bien  d'autres,  dont  l'influence  répandait, 
avec  la  connaissance  de  la  langue  grecque,  le 
goût  de  la  philosophie  platonicienne.  Un  écri- 
vain de  la  fin  du  xve  siècle  déclarait  :  «  Vous 
autres  Vénitiens,  vous  êtes  les  seuls  gardiens  de 
la  pure  tradition  grecque  et  latine  »  :  et  si,  dans 
ce  propos,  il  y  a  quelque  exagération  trop  mani- 
feste, il  est  certain  pourtant  que  la  Seigneurie 
prenait  grand  souci  de  l'organisation  des  écoles, 
et  que  l'Université  de  Padoue,  installée  en  1493 
dans  le  beau  palais  qu'elle  occupe  encore,  atten- 


TKMSP     U      \VIP    SIÈCLE  257 

tivement  *î t riirt^e  par  les  trois  «  reformatori  dello 
studio  »,  créés  en  1517  et  choisis  parmi  les 
sénateurs,  taisait  honneur  au  goût  éclairé  que  les 
Vénitiens  avaient  des  choses  de  l'esprit.  On  y 
l ii-'  lignait  le  grec,  la  philosophie,  le  droit,  la 
médecine,  et  la  réputation  des  maîtres  qui  en 
occupaient  les  chaires  s'étendait  hien  au  delà  de 
la  péninsule  et  attirait  à  Padoue  les  étudiants  de 
France  et  d'Allemagne.  La  large  tolérance  que  la 
République  montrait  pour  les  idées  faisait  de 
Venise  et  de  son  territoire  un  rare  et  merveilleux 
asile  de  la  pensée  libre,  où  se  rencontraient  les 
plus  beaux  esprits  de  l'Occident. 

Le  développement  de  l'imprimerie  vénitienne 
aidait  à  ce  mouvement  intellectuel.  Vers  1495, 
Aide  Ifanuce  fondait  dans  la  ville  des  lagunes  la 
maison  célèbre,  qui,  durant  tout  le  cours  du 
ivi*  siècle,  publia  ces  éditions  fameuses,  chefs- 
d'œuvre  de  l'art  de  la  typographie.  A  côté  de  l'im- 
primerie des  Aides,  vingt  autres  maisons  répan- 
daient par  toute  l'Italie  les  ouvrages,  souvent 
magnifiquement  illustrés,  des  maîtres  les  plus 
glorieux  de  la  pensée  italienne.  Le  goût  des 
livres  ne  pouvait  qu'y  gagner.  Dès  1473,  la  Répu- 
blique avait  décidé  de  construire,  pour  abriter  ies 
richesses  que  lui  avait  léguées  le  cardinal  Bessa- 
rion,  une  vaste  bibliothèque  publique;  elle  ne  fut 
élevée  qu'en  1536  par  les  soins  de  Sansovino  :  ce 
fut  la  bibliothèque  Marcienne,  qui  ne  cessa  plus, 
désormais,  de  s'accroître  par  de  nouvelles  dona- 
tions. Les  particuliers  aussi  possédaient  des 
bibliothèques  admirables.  Celle  d'Aide  Manuce 
comptait  près  de  80.000  volumes;  celles  du  cardi- 
nal   Domenico  Grimani,  du  cardinal   Bernbo,  de 


■3MJ  UNE    REPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

Marino  Sanudo,  n'étaient  pas  moins  célèbres.  Et, 
tout  naturellement,  ces  asiles  de  science  deve- 
naient un  lieu  d'élection  où  se  rencontraient,  pour 
discuter  et  causer,  les  érudits  et  les  savants.  Chez 
Jean  Lascaris,  chez  André  Morosini,  chez  Paul 
Paruta,  chez  Dominique  Venier,  se  rassemblait 
l'élite  du  monde  littéraire  vénitien.  Et  bientôt, 
sous  les  auspices  d'un  Ermolao  Barbaro  ou  d'un 
Aide  Manuce,  de  véritables  académies  naissaient. 
Elles  se  multiplièrent  au  cours  du  xvie  siècle,  dans 
les  villes  de  terre  ferme  comme  dans  la  cité  des 
lagunes,  entretenant  partout  un  mouvement  intel- 
lectuel admirable.  Pietro  Bembo  (1470-1547)  faisait 
de  Venise  et  de  Padoue  deux  centres  de  culture 
latine  et  italienne,  et  y  développait,  avec  l'admira- 
tion de  Pétrarque,  de  Boccace  et  de  Dante,  le 
goût  de  la  poésie.  Marino  Sanudo  (1466-1536) 
écrivait  les  Vies  des  Doges  et  ces  admirables 
Diarii,  où,  pendant  près  de  quarante  ans,  de  1496 
à  1533,  il  a  décrit,  en  observateur  attentif,  tous 
les  aspects  de  la  vie  vénitienne.  Les  Navagero, 
historiens  et  poètes,  les  Barbaro,  les  Grimani, 
les  Paul  Paruta,  bien  d'autres,  ne  répandaient  pas 
moins  de  gloire  sur  la  cité  de  saint  Marc;  et,  à 
l'abri  de  la  liberté  vénitienne,  Pierre  Arétin,  de 
1527  à  1556,  faisait,  avec  un  talent  incontestable, 
son  métier  de  condottiere  de  lettres.  Par  ses 
savants,  ses  érudits,  ses  écrivains,  Venise,  au 
xvie  siècle,  était  presque  aussi  illustre  qu'elle  l'était 
par  ses  peintres,  et  à  la  gloire  de  ses  politiques, 
de  ses  diplomates,  de  ses  administrateurs,  elle 
ajoutait,  non  sans  élégance,  la  parure  des  choses 
de  l'esprit. 


CHAPITRE  V 
L'administration  et  la  diplomatie  vénitiennes. 


Le  patriciat  de  Venise  et  le  service  de  l'État.  —  Le  gouver- 
nement d'une  province  vénitienne  :  la  Dalmatie.  —  La 
diplomatie  vénitienne.  —  Les  relazioni  des,  ambassadeur* 
vénitiens. 


Le  patriciat  de  Venise  et  le  service  de  1  État. 
—  Si  l'on  veut  bien  comprendre  ce  que  fut  l'his- 
toire de  Venise,  et  saisir,  avec  une  des  causes 
principales  de  sa  grandeur,  un  trait  essentiel  du 
caractère  de  ses  citoyens,  rien  n'est  plus  intéres- 
sant sans  doute  ni  plus  significatif  que  d'examiner 
ce  qu'était  la  vie  d'un  patricien  vénitien  au  xvi'  siè- 
cle. Peu  d'existences  apparaissent  plus  utiles  et 
plus  pleines.  Comme  jadis  dans  la  Home  antique, 
toutes  les  carrières  s'ouvrent  également,  simulta- 
nément, à  un  noble  de  Venise,  la  politique  et  la 
diplomatie,  les  armes  et  l'administration,  et  inces- 
samment il  passe  de  l'une  à  l'autre.  Le  patriciat  est 
une  vaste  pépinière  d'hommes  d'Etat,  d'ambassa- 
deurs, de  capitaines,  d'administrateurs;  et  nul,  à 
moins  qu'il  ne  soit  prêtre,  ne  peut  se  soustraire  au 
service  que  lui  impose  l'État.  C'est  un  principe  à 
e  que  le  patricien  se  doit  à  la  République  : 


260         UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISK 

nul,  sous  peine  d'amende,  ne  peut  refuser  l'emploi 
pour  lequel  il  est  choisi,  l'ambassade  pour  laquelle 
il  est  désigné;  il  faut,  pour  qu'un  noble  puisse 
s'occuper  de  ses  affaires  personnelles,  de  sa  ban- 
que, de  sa  maison  de  commerce,  qu'une  autori- 
sation spéciale  le  relève  des  fonctions  qu'il  occupe. 
Et  il  y  a  une  réelle  beauté  dans  le  souci  unique  qui 
domine  toutes  ces  existences,  et  qui  leur  fait  tout 
subordonner,  tout  sacrifier  à  l'amour  de  la  patrie, 
au  soin  de  ses  intérêts  et  de  sa  gloire.  «  A  Venise, 
comme  on  l'a  dit,  l'individu  se  fond,  pour  ainsi 
dire,  dans  le  gouvernement.  Il  n'y  a  point  de  per- 
sonnalité en  dehors  de  l'Etat;  on  ne  voit  que  des 
citoyens  unis  pour  son  service  *.  »  «  Rouage 
modeste,  mais  utile,  de  la  grande  machine  gouver- 
nementale »,  chacun  ne  travaille  que  pour  le  bien 
de  la  cité,  et,  avec  une  abnégation  admirable, 
accepte  et  remplit  de  son  mieux  «  le  rôle  plus  ou 
moins  restreint  que  l'élection  lui  confère  pour  le 
bien  de  tous  »2.  C'est  le  secret  de  la  force  de 
Venise;  c'est  par  là  que,  jusqu'aux  derniers  jours 
presque  de  son  existence,  alors  même  qu'elle  avait 
cessé  d'être  une  grande  puissance,  la  République 
a  su,  par  les  qualités  de  ceux  qui  servirent  sa 
politique,  son  administration,  sa  diplomatie,  faire 
figure  encore  dans  le  monde. 

Dès  l'âge  de  vingt  ans,  certains  privilégiés,  — 
les  trente  jeunes  patriciens  qui,  chaque  année, 
le  jour  de  la  Sainte-Barbe,  ont  eu  la  bonne  fortune 
de  tirer  la  boule  d'or  —  sont  admis,  en  qualité 
d'auditeurs,  au  Grand  Conseil;  ils  n'y  ont  pas  droit 

1.  Ybiartk,  La  Vie  d'un  patricien  de  Venise  au  XVI*  siècle, 
p.  428. 

2.  lbid.,  p.  424. 


ION   Et   BIPLOMATU    KBNlTIENJfBS 

tie,  mais,  par  l'assistance  aux  débats  de  la 
haute  assemblée,  naturellement,  ils  font  L'appren- 
tissage des  affaires  publiques.  A  vingt-cinq  ans,  de 

droit,  ils  entrent  au  Grand  Conseil  comme  volants. 
Bt  des  lors  ils  deviennent  éligibles  à  tous  les 
emplois  de  la  République.  Dans  les  années  qui 
suivent,    ou  bien,  par  leurs  relations  de  famille. 

•  rit  amenés  à  accompagner  dans  les  missions 
qui  leur  sont  confiées  certains  grands  person- 
nages, et  ainsi  ils  acquièrent  une  expérience  dont 
l'Etat  plus  tard  profitera 5  ou  bien,  demeurant  à 
Venise,  ils  y  remplissent  quelques-uns  de  ces 
innombrables  emplois  subalternes  qui  assurent  la 
marche  des  services  publics,  charges  d'adminis- 
tration, de  finances,  de  justice  ou  de  guerre,  où, 
sans  action  politique,  ils  se  rompent  à  la  pratique 
îles  affaires  et  à  la  connaissance  des  lois. 

Après  quinze  ans  passés  dans  cette  sorte  de  stage, 
qui  prépare  et  mûrit  le  jeune  patricien  pour  l'exer- 
cice des  hautes  fonctions,  à  quarante  ans,  ils  entrent 
au  Sénat,  si  le  Grand  Conseil  leur  en  ouvre  l'accès 
par  ses  suffrages,  les  y  envoyant  pour  un  an,  mais 
avec  cette  réserve  que  les  sénateurs  sortants  sont 
toujours  rééligibles  et  presque  toujours  réélus. 
Désormais  l'accès  leur  est  ouvert  aux  plus  illustres 
emplois  de  l'Etat.  Ils  deviennent  ambassadeurs 
auprès  des  souverains  étrangers,  ou  bien,  avec  le 
titre  de  sages,  sages  de  terre  ferme  ou  sages  grands, 

nt  membres  de  ce  Collège,  qui  est  à  Venise  Le 
centre  du  pouvoir  exécutif,  et  où,  nommé  pour 
six  mois,  sans  cesse  on  revient  par  des  élections 
nouvelles;  ou  bien  ils  exercent  les  magistratures 
diverses,  de  justice,  de  commerce  ou  de  finances, 
de  marine,  de  guerre  ou  d'administration,  dont 


262  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIBRNE   :   VENISE 

souvent  un  même  personnage  remplit  cinq  ou  six 
à  la  fois.  Le  noble  Vénitien  peut  monter  plus  haut 
encore  :  il  peut  faire  partie  du  Conseil  des  Dix, 
parvenir  à  la  haute  dignité,  —  viagère  celle-là, 
et  dont  les  titulaires  sont  inamovibles  —  de  pro- 
curateur de  Saint- Marc;  il  peut,  si  la  fortune  lui 
sourit,  devenir  doge. 

Entre  temps,  des  missions  temporaires  s'ajoutent 
aux  obligations  normales  de  son  activité  politique 
ou  administrative.  C'est  ainsi  que  Marc-Antoine 
Barbaro,  dont  l'existence  mouvementée  et  pleine 
a  servi  de  type  à  cette  esquisse,  sera,  en  même 
temps  qu'il  remplit  les  emplois,  point  incompa- 
tibles, de  sage  grand  et  de  procurateur,  élu  pour 
deux  ans  réformateur  de  l'Université  de  Padoue 
(1574),  nommé  pour  trois  ans  provéditeur  de  l'Ar- 
senal (1575),  désigné  comme  provéditeur  général 
du  Frioul  (1583)  et  chargé  en  cette  qualité  d'orga- 
niser les  fortifications  de  la  frontière  (1593);  puis 
c'était  la  délégation  à  la  construction  du  tombeau 
du  doge  Niccolô  da  Ponte  (1585),  ou  la  mission 
de  surveiller  l'édification  du  nouveau  pont  du 
Rialto  (1587),  sans  que  le  patricien  cessât,  du  fait 
de  ces  missions  souvent  renouvelées  à  plusieurs 
reprises,  de  rentrer  six  ou  sept  fois,  comme  sage 
de  terre  ferme  ou  sage  grand,  dans  le  Collège  qui 
avait  la  charge  du  gouvernement  de  la  République. 
Il  faudrait  mentionner  bien  d'autres  emplois 
encore,  de  provéditeur  aux  vivres  en  1576,  de  pro- 
véditeur à  l'artillerie  en  1589,  de  provéditeur  à  la 
monnaie  en  1592,  de  provéditeur  aux  eaux  en  1593, 
pour  comprendre  de  quelle  activité  incessante  une 
telle  existence  est  faite,  et  quelles  responsabilités 
pèsent  sur  elle  ;   il   faudrait  indiquer  qu'en  157S 


IMnNISTRATlOM    KT    DIPLOMATIE    VENITIENNE^        283 

barbare  lut  placé  par  le  Grand  Conseil  sur  la  liste 
des  candidats  à  la  dignité  ducale.  El  peut-être  se 
demandera-t-on  si  le  cumul  de  tant  de  fonctions 
diverses  n'était  point  un  obstacle  parfois  à  la 
bonne  expédition  des  affaires.  La  vie  du  patricien 
qui  en  est  investi  est  en  tout  cas  étrangement 
laborieuse;  à  peine  la  République  lui  laisse-t-elle 
le  loisir  d'être  malade.  En  trente-quatre  années, 
une  fois  seulement,  le  secrétaire  du  Sénat  nota, 
sur  ses  registres,  l'absence  de  Barbaro  pour  cause 
de  maladie. 

Le  gouvernement  d'une  province  vénitienne  : 
la  Dalmatie.  —  11  serait  fastidieux  d'énumérer  et 
de  définir  les  magistratures  innombrables  —  on 
n'en  compte  pas  moins  de  104  —  par  lesquelles  le 
gouvernement  vénitien  assurait  l'administration  de 
l'Etat1.  Mais  de  cette  organisation  compliquée  et 
savante,  deux  choses  doivent  être  retenues,  parce 
qu'elles  contribuent  à  mettre  en  lumière  le  carac- 
tère de  la  cité  vénitienne  et  aident  à  comprendre 
sa  grandeur  :  l'une  est  la  façon  dont,  à  linlérieur, 
elle  gouvernait  son  empire;  l'autre,  la  manière 
dont  elle  dirigeait,  par  la  plus  habile  des  diplo- 
maties, sa  politique  extérieure. 

Peu  de  pays  ont,  plus  que  le  rivage  oriental  de 
l'Adriatique,  conservé  l'empreinte  de  Venise.  Et  la 
raison  en  est  aisée  à  découvrir.  De  l'empire  véni- 
tien, la  Dalmatie  était  la  pièce  la  plus  nécessaire, 
et  comme  la  condition  indispensable  de  la  domi- 
nation maritime  de  la  République.  Ses  rivages 
offraient  des  ports  admirables,  escales  ménagées 

1.  On  en  trouvera  la  liste  dans  Baschbt,  Histoire  de  la 
Chancellerie  teerète,  pp.  663-671. 


2t)4  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

à  souhait,  relâches  précieuses  et  sûres  pour  les 
flottes  de  la  cité  de  saint  Marc.  Dans  sa  rude  et 
belliqueuse  population,  Venise  recrutait  d'autre 
part  des  soldats  merveilleux,  ces  Esclavons  dont 
le  souvenir  vit  encore  aujourd'hui  dans  la  ville  des 
lagunes.  Aussi  fut-ce,  de  toutes  les  provinces  oo 
elle  devait  s'établir,  la  première  que  conquit  la  cité. 
Dès  l'aube  du  xie  siècle,  on  l'a  vu.  elle  prenait 
pied  sur  le  littoral  dalmate,  et  le  doge  ajoutait  à 
ses  titres  celui  de  duc  de  Dalmatie.  Depuis  lors, 
énergiquement.  tenacement,  Venise  en  reven- 
diqua et  en  défendit  la  possession  contre  tous 
ceux  qui  la  lui  disputèrent,  contre  les  ambitions 
des  Croates  d'abord,  puis  contre  celles  des  Hon- 
grois, qui,  au  milieu  du  xiv*  siècle,  parvinrent 
momentanément  à  lui  enlever  le  pays.  Mais,  à  partir 
du  commencement  du  xv*  siècle.  Venise  s'y  éta- 
blit en  maîtresse  définitive,  et  quoiqu'elle  ait  eu. 
bien  des  fois  encore,  à  en  repousser  les  attaques 
des  Turcs,  au  commencement  du  xvme  siècle, 
après  les  traités  de  Carlowitz  et  de  Passarowitz. 
elle  possédait  toute  la  côte,  avec  les  îles  qui  la 
bordent,  jusqu'à  l'embouchure  de  la  Narenta  et 
au  delà  même  :  si  Raguse  conservait  un  semblant 
d'indépendance,  Cattaro  se  trouvait  en  effet  sous 
le  protectorat  vénitien.  Aussi  longtemps  que  sub- 
sista la  République,  jalousement  elle  maintint  la 
Dalmatie  en  sa  puissance.  Et  de  ces  quatre  siècles 
de  domination  ininterrompue,  aujourd'hui  encore, 
tout  le  long  du  littoral  dalmate,  on  retrouve  par- 
tout le  vivant  souvenir. 

Parmi  tant  de  monuments  que  blasonne  l'image 
du  lion  de  saint  Marc,  ce  qui  frappe  tout  d'abord, 
c'est  l'importance  donnée  aux  travaux  de  défense. 


ADvmuTm&Tioft  bt  diplomath   véni  205 

Partout  le  pays  est  hérissé  de  citadelles;  on» 

on  une  marche  frontière,  toujours  menacée  parles 
attaques  de  l'ennemi.  C'est,  sur  le  cours  supérieur 
>io  la  Kerka.  la  pittoresque  forteresse  de  Knin  ; 
barrant  le  défilé  par  où  l'on  descend  dans  la 
plaine  de  Spalato.  le  fier  château  de  Klissa.  Sur 
la  côte,  pareillement,  chaque  ville  est  détendue  par 
une  citadelle  ;  trois  forts  couronnent  les  hauteurs 
au  pied  desquelles  dort  Sebenico  ;  le  château 
CamerleiiL'o.  qui  date  du  xv'  siècle,  protège  les 
approchas  de  Trau  ;  Budua.  Antivari,  d'autres 
villes  encore,  conservent  les  ruines  de  puissantes 
forter  «si  :itiennes.  Partout,   les  grands  ingé- 

nieurs militaires  de  la  République  ont  laissé  le 
souvenir  de  leur  habileté  et  de  leur  science.  Zura, 
avec  sa  porte  de  mer  et  sa  porte  de  terre  ferme, 
dont  le  lion  de  saint  Marc  domine  l'arcade,  est 
toute  pleine  encore  du  nom  glorieux  de  Sanmicheli. 
Puis,  ce  sont  des  églises,  telles  que  le  dôme  de 
Sebenico.  qui,  commencé  au  xve  siècle  dans  le  style 
gothique,  s'achève  par  les  lignes  courbes  et  la 
coupole    chères  à   la    renaissance    vénitienne    du 

siècle;  ce  sont  des  palais  charmants,  aux 
fenêtres  élégantes,  qui,  à  Perasto,  à  Gurzola,  par- 
tout, rappellent  les  palais  de  Venise;  c'est,  dans 
l'île  de  Lésina,  la  belle  loggia  que  bâtit  Sanmi- 
cheli; ce  sont  surtout,  si  pittoresques  dans  leur 

enceinte  de  murailles  anciennes,  toutes  ces 
villes  qui  semblent  autant  de  petites  Venises.  C'est 
Curzola  avec  ses  tours,  ses  rues  étroites  bordées 
de  palais,  sa  haute  cathédrale;  c'est  Trau,  avec 
ses  remparts,  ses  portes  que  décore  le  lion  de 
Venise,  et  sa  grande  place,  toute  vénitienne  d'as- 
pect,  avec  la  cathédrale    flanquée   de    son    haut 


266  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

campanile,  les  palais  gothiques  et  la  loggia  aux 
colonnes  de  granit,  où,  colossal,  trône  dans  sa 
gloire  le  lion  de  saint  Marc.  C'est  Zara,  où  la  place 
des  Cinque  Pozzi  fait  penser  à  un  campo  de  Venise  ; 
et  c'est  Raguse  enfin,  qui  paraît  avoir  pris  plaisir 
à  se  modeler  sur  sa  puissante  voisine,  et  qui,  avec 
ses  vieux  cloîtres  gothiques,  son  palais  des  rec- 
teurs au  portique  imposant,  à  la  cour  élégante, 
ses  fontaines  compliquées  et  charmantes,  sa  place 
des  Seigneurs  et  sa  longue  avenue  du  Stradone 
toute  bordée  d'habitations  patriciennes,  semble, 
en  effet,  dans  l'ombre  de  ses  massifs  remparts, 
comme  une  autre  Venise,  à  peine  moins  sédui- 
sante. Et  ainsi,  tout  le  long  du  littoral  dalmate, 
sans  cesse  un  unique  et  glorieux  souvenir  s'im- 
pose, celui  de  la  cité  puissante  qui  se  proclamait, 
à  juste  titre,  la  reine  de  l'Adriatique. 

Mais  si,  durant  les  longs  siècles  qu'elle  posséda 
la  Dalmatie,  Venise  l'a  comme  façonnée  à  son 
image,  elle  l'a,  durant  le  même  temps,  il  faut  le 
dire  aussi,  gouvernée  de  la  façon  la  plus  égoïste. 
Toute  sa  politique  s'est  limitée  à  occuper  forte- 
ment le  pays,  à  le  garder  avec  une  sollicitude 
jalouse,  pour  empêcher  d'autres  de  s'y  installer, 
et  à  entretenir  des  divisions  parmi  les  populations, 
pour  les  maintenir  plus  sûrement  dans  l'obéis- 
sance. Gens  pratiques,  les  Vénitiens  ont  songé,  en 
Dalmatie,  bien  plus  à  leurs  intérêts  propres  qu'au 
bien  de  leurs  sujets.  Jamais  ils  n'ont  rien  fait  pour 
développer  la  prospérité  matérielle  du  pays,  rien 
pour  le  commerce,  rien  pour  les  routes.  Sur  les 
montagnes,  ils  ont  coupé  les  forêts  pour  fournir 
des  pilotis  à  leurs  palais  et  des  bois  de  construc- 
tion à  liUTS   arsenaux;  sur    la  côte,  ils   se  s«nt 


M     ilALOMATIE    VKNITIBNNFS 

appliqués  a   ruiner   toute  cité    qui  aurait   pu  leur 
■  nncurrence.  Que  la  province   fut  tranquille. 
que     l'impôt     rentrât    exactement,     Venise    n'en 
il- 'mandait  pas  davantage.  Elle  gouvernait  la  Dal- 
pour  son  avantage  propre  ;  et  si,   au  témoi- 
gnage d'un  juge  compétent,  peu  de  pays  étaient,  à 
du  xvn:'  sircle.  plus  délaissés  et  plus  misé- 
-,  la  République  n'en  prenait  guère  souci.  Il 
lui  suffisait  d'avoir  fait  de  la  Dalmatie  comme  une 
idance   et    un   prolongement    de   Venise,    et 
d'avoir  mis  sur  elir  une  main  si  puissante,  qu'au- 
jourd'hui encore,   le  voyageur  qui  passe,  oubliant 
tout  ce  que  coûta  à  la  province  le  gouvernement 
de  la  Seigneurie,  n'admire  que  l'œuvre  de  puis- 
sance que  la  politique  vénitienne  y  accomplit. 

La  diplomatie  vénitienne.   —  Le  même  souci 
'  Ls  exclusifs  de  Venise   apparaît  dans  le 
ornement  de  ses  relations  extérieures. 
De  très  bonne  heure,  la  diplomatie  fut,  à  Venise, 
une  véritable  science.  Dès  le  a."  et  le  xa  siècle,  les 
ambassadeur?  de  la  République  faisaient  preuve, 
en  Orient,  d'une  activité  pleine  de  succès  ;  bientôt, 
en  Occident,  ils  connurent  de  semblables  triom- 
phes. Dès  le  xii'  siècle,  le  Sénat  rédigeait  à  leur 
intention  des  instructions   qui  sont   des  modèles 
irté.  de  netteté  et   de  précision.  «  Dans  un 
temps,  a-t-on  dit,  où  presque   partoul  en  Europe 
F  administration  était  livrée  encore  à  la  confusion 
et  a  l'anarchie,  où  la  science  politique  était  dans 
l'enfance,  le  Grand  Conseil   de  Venise  avait  déjà 
miné,  par  des  règlements  précis,  les  devoirs 
de  ceux   que  la  République   choisissait  pour   les 
'T  en  mission  au  dehors.  » 


268  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

Le  xvie  siècle  marque  l'apogée  de  cette  minu- 
tieuse et  savante  organisation.  Jusque-là,  Venise 
n'entretenait  d'ambassadeurs  réguliers  qu'à  Cons- 
tantinople  et  à  Rome  :  maintenant,  elle  accrédite 
des  représentants  permanents  auprès  de  toutes  les 
grandes  cours  de  l'Europe.  Pour  occuper  ces  hauts 
emplois,  le  Sénat,  qui  a  la  charge  de  choisir  les 
ambassadeurs,  désigne  en  général  un  patricien 
riche,  qui  puisse  soutenir  dignement  les  charges 
de  son  rang;  il  le  nomme  pour  trois  ans,  afin  d'évi- 
ter qu'entre  le  mandataire  de  la  Seigneurie  et  la 
cour  où  il  vit  ne  se  nouent  des  relations  trop 
intimes,  qui  pourraient  faire  oublier  au  Vénitien 
les  intérêts  de  son  pays;  dans  la  «  commission  » 
qu'il  lui  remet  et  qui  contient  ses  instructions,  il 
propose,  enfin,  à  son  activité  un  but  essentiel  : 
«  Tout  ambassadeur,  y  lit-on  constamment,  doit 
avoir  sans  cesse  en  vue  l'honneur  et  l'avantage  de 
la  République,  » 

Pour  remplir  cette  mission,  l'ambassadeur  doit 
observer  attentivement  tout  ce  qui  se  passe  autour 
de  lui,  informer  minutieusement  le  Sénat  de  tout 
ce  qui  a  frappé  ses  yeux.  De  cette  tâche,  les  repré- 
sentants de  la  cité  de  saint  Marc  se  sont  acquittés 
avec  un  zèle  infatigable  et  une  intelligence  supé- 
rieure. Aujourd'hui  encore,  aux  archives  de  Venise, 
on  en  trouve  la  preuve  éclatante,  en  feuilletant  les 
monuments  fameux  de  cette  activilé  diplomatique, 
les  dépêches  envoyées  parles  ambassadeurs  et  les 
relations  qu'au  retour  de  leur  mission  ils  présen- 
taient au  Sénat. 

Dans  un  trai  lé  italien  du  xviesièclesur  la  constitu- 
tion de  Venise,  on  trouve  ce  passage  digne  d'atten- 
tion :  «  Dans  l'assemblée  du  Sénat  se  lisent  toutes 


ADMINISTRATION    wf  DIPLOMATIE    VÉNITIENNE! 

les  lettres  écrites  à  la  République,  et  particulière- 
ment  celles  des  ambassadeurs  de  Venise,  qui  sonl 
par   tout  le   monde  et  qui,   tous  les   huit  jours, 
informent  la  République  de  toutes  les  actions,  de 
tous    les  mouvements  et  projets  des  prince 
celui-ci   est  tenu  le  meilleur   ministre  et  le   plus 
dévoué  sujet  qui  met  le  plus  de  soin  à  connaître 
les  choses  cachées...  Ils  informent  sur  le  caractère, 
les  qualités,  les  intérêts,  les  affinités  et  les  amitiés 
de  ces  princes...  En  un  mot,  le  Sénat  de  Venise 
fait  profession  de  savoir  tous  les  huit  jours,  par 
les  lettres  de  ces  envoyés,  ordinairement  lues  le 
samedi,  l'état  du  monde  et  celui  de  ceux  qui  le  gou- 
vernent. »  De  ces  dépèches  innombrables,  la  plus 
ancienne  qui  nous  ait  été   conservée  date  de  1219; 
mais  c'est  surtout  à  partir  du  milieu  du  xvi*  siècle 
que  cette  correspondance  diplomatique  nous  appa- 
raît constituée  en  séries  régulières  et  complètes. 
Peu  de  documents  historiques  offrent  un  attrait  et 
un  intérêt  comparables  à  celui  de  ces  lettres.  Au 
soin  minutieux  de  l'information  se  joint  un  rare 
talent  dinformation  et  d'exposition.  Tout  s'y  trouve 
réuni,  la  finesse  des  aperçus,  le  bonheur  de  l'ex- 
pression, la  grâce  de  l'esprit,  la  vivacité  du  trait. 
L'anecdote  y  abonde,  souvent  contée  à  ravir  ;  le 
dialogue,  fidèlement  rapporté,  y  introduit  l'attrait 
piquant  de  la  conversation  prise  sur  le  vif;  dans 
cette  variété  incessante,  dans  cette  verve  toujours 
jaillissante,  il  y   a  quelque  chose  du  charme  des 
mémoires.    Bien  voir  et  bien    dire,    tel   a  été  le 
double  souci  des  diplomates  vénitiens,   et  ils  l'ont 
fait  en  perfection. 

Mais  les  dépèches  ne  suffisaient  pas  à  satisfaire 
la  curiosité  du  Sénat  de  Venise.  Aussi  demandait-il 


270  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

aux  ambassadeurs,  au  retour  de  leur  mission,  de 
lui  présenter  un  rapport  d'ensemble  sur  le  pays  où 
ils  avaient  été  accrédités.  Il  y  expliquaient  le 
caractère  du  prince  et  des  ministres  qu'ils  avaient 
connus,  la  composition  et  les  mœurs  de  la  cour  où 
ils  avaient  fréquenté,  l'état  des  finances,  de  l'armée, 
les  relations  d'amitié  ou  d'inimitié  politique  où  ce 
gouvernement  était  avec  les  autres  puissances; 
bref,  ils  traçaient  un  large  tableau  de  toutes  les 
questions  essentielles  intéressant  le  peuple  chez 
lequel  ils  avaient  vécu.  De  cette  obligation  imposée 
aux  représentants  de  la  République  et  qu'on  ne 
rencontre  nulle  part  ailleurs  qu'à  Venise,  est  née 
l'admirable  collection  de  documents,  si  précieuse 
pour  l'histoire  du  xvi°  et  du  xvn'  siècle,  qu'on 
nomme  les  Relazioni  venete. 

Les  «  relazioni  »  des  ambassadeurs  vénitiens.  — 
L'usage  en  apparaît  dès  la  fin  du  xme  siècle.  Un 
décret  de  1268  prescrit  que  «  les  ambassadeurs,  à 
leur  retour,  devront  consigner  par  écrit  toutes  les 
informations  qui  sont  utiles  à  la  Seigneurie  ».  Un 
acte  de  1296  ordonne  :  «  Nous  décidons  que  tous 
les  ambassadeurs  seront  tenus  à  déposer  par  écrit, 
dans  les  quinze  jours  qui  suivront  leur  retour  en 
cette  cité,  tout  ce  qu'ils  auront  noté  et  ce  qu'ils 
auront  entendu  dire  à  l'honneur  et  dans  l'intérêt  de 
Venise.  »  Au  xve  siècle,  ce  rapport  verbal,  appuyé 
sur  de  simples  notes,  prit  un  caractère  plus  précis. 
En  1425,  le  Sénat,  considérant  l'importance  qu'avait 
îet  usage  «  pour  la  meilleure  instruction  de  ceux 
qui,  avec  le  temps,  pouvaient  être  appelés  à  nous 
gouverner  »,  et  sentant  combien  cette  coutume 
pouvait  aider  «  à  la  sagesse  des  délibérations  par 


ADMIN19Tr\ATI0K    BT    Mrï.OMATIE    VEN1T1ENNPS        U7i 

le  prolit  des  observatious  qu'apportaient  des 
hommes  ayant  pratiqué  ces  contrées  »,  décida 
que,  pour  conserver  «  la  perpétuelle  mémoire  » 
des  relations  faites,  elles  devraient  être  écrites  et 
\erstes  aux  archives  de  la  chancellerie  secrète. 

Ce  fut  désormais  une  cérémonie  fort  solennelle 
que  la  présentation  de  ces  relations.  Devant  le 
Sénat  assemblé,  en  présence  du  doge,  du  Collège, 
des  chefs  du  Conseil  des  Dix,  l'ambassadeur  donna 
lecture  du  rapport  qu'il  avait  rédigé.  On  conçoit 
aisément,  si  l'ambassadeur  était  homme  de  valeur 
et  beau  diseur,  avec  quelle  attention  passionnée 
cet  exposé  était  écouté  et  quelle  en  était  la  portée, 
et  comment  aussi,  pour  le  diplomate  lui-même, 
<**5t ait  comme  une  consécration,  la  plus  haute,  de 
son  activité  et  de  ses  efforts.  La  relation  était 
attendue  avec  une  curiosité  extrême,  et  les  cours 
étrangères  n'épargnaient  rien  pour  s'en  procurer 
des  copies-  Par  tout  cela,  par  le  secret  dont  on  les 
entourait,  les  relazioni  excitaient  à  Venise  nn 
intérêt  très  vif,  et  l'on  conçoit  qu'étant  telles, 
elles  offrent  pour  l'histoire  européenne  du  xvi',  du 
xvii*  et  du  xvin*  siècle  une  importance  capitale. 

Dansune  note  du  xvi' siècle,  écrite  par  un  membre 
de  la  famille  Contarini,  on  trouve,  sous  ce  titre  : 
Voici  Us  choses  dont  il  faut  s'enquérir  pour  faire 
une  relation,  d'instructives  et  intéressantes  recom- 
mandations. On  y  voit  tout  ce  qu'on  exigeait  à 
Venise  d'un  rapport  diplomatique  ,  pour  qu'il 
satisfit  la  curiosité  du  Sénat.  Situation  de  la  contrée 
où  a  résidé  l'ambassadeur,  limites  géographiques, 
divisions  administratives,  villes  principales,  ports 
et  forteresses—  habitants  du  pays,  coutumes  et  reli- 
gion —  état  de  l'armée  de  terre  et  de  mer,  de 


212  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

l'industrie,  du  commerce  d'exportation  et  d'impor- 
tation; —  mode  de  gouvernement  surtout, 
richesse,  alliances,  entourage,  et  caractère  des 
ministres  dirigeants,  particularités  de  la  personne 
du  souverain,  de  sa  vie  et  de  ses  inclinations  ;  — 
la  cour  enfin,  les  finances,  la  politique  :  telles  sont 
les  matières  diverses  proposées  à  l'attention  des 
diplomates  vénitiens.  Ils  ont  en  général  satisfait  à 
ce  programme  avec  autant  de  talent  que  d'exacti- 
tude, et  c'est  à  juste  titre  qu'un  publiciste  napoli- 
tain de  la  fin  du  xvie  siècle,  Scipion  Ammirato, 
pouvait  écrire  que  «  les  ambassadeurs  vénitiens 
s'acquittaient  avec  tant  de  bonheur  du  devoir  de 
fendre  compte  des  hommes  et  des  choses  de 
chaque  pays,  qu'ils  montraient  le  plus  souvent  qu'ils 
tes  connaissaient  mieux  que  ceux  de  ces  pays 
mêmes  ». 

Il  est  certain  que  peu  de  documents  historiques 
offrent  une  plus  merveilleuse  galerie  de  portraits. 
On  y  voit  passer,  peints  au  naturel,  les  plus  grands 
personnages  de  l'Europe,  les  papes  et  les  sultans, 
les  rois  et  les  empereurs,  les  ministres  et  les  favo- 
ris, François  Ier  et  Catherine  de  Médicis  aussi  bien 
que  Richelieu  ou  Louis  XIV.  Nulle  part  on  ne  sau- 
rait trouver  non  plus  autant  de  talent,  d'habileté, 
d'intelligence.  Grâce  au  génie  de  ses  diplomates, 
le  gouvernement  de  Venise  était  le  mieux  ren- 
seigné et  le  mieux  servi  de  l'Europe  ;  et  c'est  à  juste 
titre  qu'un  doge  du  xvi8  siècle  se  félicitait  de  cet 
usage  admirable  —  l^gge  nostra  laudalissima  — 
qui  valait  à  la  République  une  si  rare  et  si  mer- 
veilleuse information. 

A  la  grandeur  politique  de  la  cité  de  Saint-Marc 
la  diplomatie    vénitienne   n'avait    pas   contribué 


ADMINISTRATION' B1     DIPLOMATIE    VENITIENNES       273 

pour  une  médiocre  pari,  aux  leiups   glorieux  où 
i;  la  reine  de  la  Médilerranée  et  la  domi- 
natrice du  Levant.   Au  xvi*  siècle  encore,  et  pres- 
que jusqu'aux   derniers  jours  de   la  République, 
elle  lui  assura   un   prestige  singulier,  une  réputa- 
tion justifier    d'habileté   et  de  sagesse  politiques, 
pourquoi  l'œuvre  et   le  rôle  des  diplomates 
vénitiens  méritent  de  retenir  un  moment  l'attention 
de   l'historien.   Au  talent  de    ses   ambassadeurs, 
autant  qu'à    l'intelligence  de  ses  hommes  d'État, 
se,  admirablement  servie  par  le  dévouement 
de  sa  noblesse,  a  dû  une  bonne  part  de  son  incom- 
parable fortune  ;  et  alors   même  que  la  décadence 
.  énie  de  ses  diplomates  a  su.  autant 
que  le  génie  de  ses  peintres,   mettre  à  son  front 
une  dernière  parure  et  comme  une  suprême  auréole 
de  gloire. 


LIVRE  IV 

LA  FIN  DE  VENISE 


CHAPITRE  I 

La  politique  extérieure  de  Venîse 
au  XVIIe  et  au  XVIIIe  siècle 


!.  —  La  perte  de  la  Crète.  —  François  Morosini  le  Pélopo- 
".''  iique.  —  La  perte  de  la  Moi éï  et  la  fin  de  l'empire 
de  Venise. 

IL  —  Venise  et  l'Espagne.  —  Yenise  et  la  papauté. 


I 

De  son  grand  empire  oriental,  Venise,  au  com- 
mencement du  xvne  siècle,  ne  conservait  plus  que 
la  Crète,  et  quelques  rares  îles  de  l'Archipel, 
comme  Tinos  et  Cérigo.  Pour  s'y  maintenir,  la 
Seigneurie  évitait  attentivement,  prudemment, 
tout  ce  qui  pouvait  amener  un  conflit  et,  dans  ce 
but,  ses  diplomates  se  mettaient,  vis-à-vis  de  la 
Sublime-Porte,  en  frais  incessants  de  bonne  grâce 
et  de  coquetterie.  Mais  le  péril  ottoman  n'en  res- 
tait pas  moins  menaçant;  les  pirateries  des  cor- 


f.A    POUTlQtf    BXTBRIBUM    DP   VENISE  -70 

sains  barbaresques  étaient  une  occasion  d'inces- 
santes difficultés.  Elles  allaient,  vers  le  milieu  du 
xvn*  siècle,  déchaîner  une  guerre  de  vingt-cinq 
année?  entre  Venise  et  les  Turcs. 

La  perte  de  la  Crète.  —  En  1644,  une  escadre 
appartenant  aux  chevaliers  de  Malte  enleva,  près 
rpathos,  la  flotte  turque  qui  revenait  d'Alexan- 
drie, et  qui  portait,  avec  trois  millions  d'or,  un 
certain  nombre  de  femmes  du  Sérail.  Après  cette 
capture,  les  vaisseaux  chrétiens  firent  relâche  en 
Crète;  le  Sultan  en  prit  prétexte  pour  demander 
satisfaction  aux  Vénitiens,  et,  en  juin  1645,  une 
escadre  ottomane,  armée  en  apparence  contre 
Malte,  paraissait  inopinément  devant  La  Canée. 

La  situation  où  se  trouvait  alors  la  Crète  n'était 
guère  satisfaisante.  La  noblesse  vénitienne  établie 
dan-  l'île  jouissait  béatement  de  ses  privilèges; 
mais  elle  était  peu  soucieuse  de  les  défendre  par 
les  armes.  Les  familles  de  l'aristocratie  grecque, 
qui  peu  à  peu  s'étaient  rapprochées  des  vain- 
queurs, étaient  dans  les  mêmes  sentiments.  Quant 
à  la  bourgeoisie  riche  et  au  peuple,  ils  détestaient 
âprement  le  clergé  catholique  et  les  Latins,  el  ils 
ne  haïssaient  point  les  Turcs.  Aussi,  dès  les  pre- 
mières menaces  de  guerre,  Venise,  sentant  l'agi- 
tation sourde  qui  travaillait  sa  colonie,  avait 
renforcé  l'escadre  qui  croisait  dans  les  eaux  Cre- 
toises et  réuni  25.000  hommes  de  troupes  sous  Les 
ordres  du  provéditeur  André  Cornaro.  Mais  La 
Canée,  dont  les  murs  étaient  dans  un  état  déplo- 
rable, était  incapable  de  résister;  dès  le  mois 
d'août  1645,  elle  tombait  aux  mains  des  musul- 
mans. La  conquête  de  la  Crète  semblait  n'offrir  aux 


276  UNB    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VBNI6E 

Turcs  nul  obstacle  :  la  flotte  vénitienne  demeurait 
inactive  ;  les  alliés  italiens  de  la  République  ne 
bougeaient  pas.  Et  sans  doute  la  lutte  fut  marquée 
de  quelques  beaux  faits  d'armes  héroïques;  ie 
commandant  du  fort  de  Saint-Théodore  se  fit  sauter 
plutôt  que  de  rendre  sa  forteresse  ;  le  comman- 
dant de  La  Sude,  à  la  sommation  qu'on  lui  fit  de 
capituler,  répondait  avec  une  fierté  hautaine  : 
«  La  citadelle  n'est  pas  à  nous,  nous  n'en  pouvons 
disposer.  Le  doge  est  le  maître  ;  il  nous  en  a  con- 
fié la  défense  ;  nous  la  défendrons  jusqu'au  dernier 
souffle.  »  En  quelques  semaines  pourtant,  pres- 
ques  toutes  les  places  vénitiennes  succombaient; 
Rethymno  était  prise  et  Candie,  la  capitale  de  l'île, 
étroitement  assiégée. 

Venise,  pour  comble  de  disgrâce,  était  à  ce 
moment  dans  une  détresse  financière  extrême. 
Pour  trouver  l'argent  nécessaire,  le  Sénat  eut 
recours  à  des  moyens  désespérés.  On  vendit  les 
charges  publiques,  on  ouvrit  le  patriciat,  jus- 
qu'alors si  jalousement  fermé,  à  ceux  qui  met- 
traient sur  pied  mille  soldats  ou  qui  verseraient 
soixante  mille  ducats  au  Trésor  ;  on  fit  place  dans  la 
noblesse  aux  provinciaux  mêmes,  en  les  taxant  un 
peu  plus  cher  seulement,  au  chiffre  de  soixante- 
dix  mille  ducats.  Malgré  les  protestations  de  quel- 
ques patriciens,  la  majorité  du  Grand  Conseil  vota 
la  proposition  ;  quatre-vingts  familles  de  bourgeoisie 
furent  inscrites  au  Livre  d'Or,  et  l'on  ramassa  ainsi 
sept  millions  de  ducats.  Une  grande  activité  mili- 
taire suivit  cette  grave  innovation  constitutionnelle; 
contre  les  Turcs,  Venise  s'efforça,  pour  faire  une 
diversion,  de  soulever  les  Albanais  et  les  Monténé- 
grins. La  guerre  de  vingt-cinq  ans  commençait. 


!.A    l'OUTK'l  W    liMlir.IEl'nK    DR    YR.\f9K  877 

Bfite,  de  la  Crète,  la  Lutte  s'étendit  à  l'Orient 
tout  entier.  Les  Turcs  s'acharnaient  i  prendre 
Candie,  i  Noue  vouions  Candie,  déclarait  le  grand- 
vizir  Achmt't  Koeprili,  quand  nous  devrions  conti- 
nuer la  gserre  pendant  cent  ans.  »  m  Nous  défen- 
drons  Candie,  ripostaient  les  Vénitiens,  jusqu'à 
notre  dernier  soupir.  »  Et  pour  détacher  les  musul- 
mans de  la  Crète,  hardiment  ils  prenaient  l'offen- 
sive dans  toutes  les  mers  orientales.  Ils  bloquaient 
ies  Dardanelles,  occupaient  Ténédos,  Lemnos, 
Samothrace,  paraissaieut  sur  les  côtes  de  Grèce, 
à  Volo,  à  Ëgine,  à  Salamine,  à  Mégare,  a  Monemva- 
sie;  en  même  temps  ils  faisaient  la  guerre  en  Dal- 
matie.  Et  sans  doute  ils  remportèrent  des  victoires 
triomphantes,  en  1646  près  de  Négrepont,  en  165i 
a  l'.ii'i.i».  en  lt>56  aux  Dardanelles,  en  1657  à  Chio, 
i)  1661  à  Milo;  mais  c'étaient  des  succès  sans  len- 
demain et  sans  résultat.  Les  Turcs,  malgré  leurs 
défaites,  refusaient  d'abandonner  l'île  conquise, 
avec  la  même  ténacité  que  Venise  mettait  à  en 
refuser  la  cession.  Contre  les  Ottomans,  la  Répu- 
blique cherchait  partout  des  alliés  et  des  secours; 
elle   s'adressait     au    pape,     aux    Cosaques,     au» 

irs.  Dans  tout  l'Occident,  l'héroïque  résis- 
tance de  Candie  excitait  une  admiration  univer- 
selle, et  en  1660  une  expédition  de  volontaires  fran- 
çais accourait  à  la  rescousse  de  la  ville  assiégée. 
Les  chefs  d'escadre  et  les  capitaines  vénitiens  mon- 
traient l'énergie  la  plus  admirable.  Avec  un  seul 
vaisseau,  Thomas  Mocenigo  affrontait  vingt-cinq 
galères  turques  ;  Lazzaro  Mocenigo,  avec  son  navire, 
forçait  les  Dardanelles  et  sautait  presque  en  vue 
de  Constantinople  par  l'explosion  de  sa  soute  au* 
poudres;   Giuseppe   Dolfin,  avec  une    galère     se 


278  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENI&E 

débarrassait  de  sept  vaisseaux  ennemis  qui  l'atta- 
quaient, et  s'emparait  de  l'un  d'entre  eux.  Et  à 
Candie,  un  jour  que  l'explosion  d'une  mine  ouvrait 
au  flanc  des  remparts  une  brèche  formidable  et 
que  partout  un  cri  retentissait  :  «  Tout  est  perdu!», 
Louis  Mocenigo  fièrement  répondait  :  «  Alors  nous 
mourrons  l'épée  à  la  main:  qui  n'est  pas  un  lâche 
me  suive.  » 

Mais,  en  1667,  le  grand  vizir  en  personne  venait 
devant  Candie  diriger  ce  siège  interminable.  Et 
l'Europe  de  son  côté  se  passionnait  pour  cette 
belle  défense.  En  1668,  La  Feuillade  amenait  au 
secours  des  Vénitiens  un  contingent  de  volontaires 
français;  en  1669,  sous  Beaufort  et  Navailles,  une 
grande  expédition  de  6.000  hommes  venait  ren- 
forcer les  assiégés.  Mais  la  ville  était  à  bout.  En 
l'espace  de  cinq  mois,  la  garnison  faisait  dix-sept 
sorties,  repoussait  trente-deux  assauts,  supportait 
l'explosion  de  618  mines;  elle  perdait  3.600  hom- 
mes, mais  en  tuant  20.000  soldats  aux  assiégeants. 
Malgré  cet  héroïsme,  la  place  n'en  pouvait  plus, 
«  labourée  des  canons,  des  bombes  et  des  pierres, 
dit  un  contemporain,  à  tel  point  qu'elle  n'a  plus 
de  forme.  »  Le  5  septembre  1669,  après  vingt- 
quatre  ans  de  batailles,  François  Morosini  se  rési- 
gna à  se  rendre.  La  capitulation  fut  d'ailleurs 
honorable  et  glorieuse  pour  les  vaincus.  Les  Véni- 
tiens emportaient  leur  artillerie;  ils  conservaient 
en  Crète  La  Sude,  Spinalonga,  Carabusa,  et  les 
Turcs,  par  la  même  convention,  leur  rendaient 
Klissa  en  Dalmatie;  enfin  les  musulmans  s'enga- 
geaient à  n'entrer  dans  la  ville  qu'au  bout  de  douze 
jours  et  à  laisser  librement  partir  tous  ceux  qui  le 
voudraient. 


,.<    POLITIQUE    BXTÉB1KU»    SI    VEMS?. 

Ainsi  linit  M  Mémorable,    <jui  avait  coûté 

à  la  chrétien*  soldats  el  108.000  hommes 

aux  Turcs  >ute  Venise  y  avait  recueilli  une 

magnifique  moisson  de  gloire;  sans  doute  les  Otto- 
mans ne  conquéraient  que  des  ruines  désertes; 
quand  ils  entrèrent  dans  Candie,  ils  y  trouvèrent, 
pour  toute  population,  deux  prêtres  grecs,  trois 
Juifs  et  une  pauvre  vieille  femme;  dans  file  entière 
la  population  était  réduite  à  vingt-deux  mille  âmes. 
Mai-  la  Crète  était  à  jamais  perdue  pour  la  Répu- 
blique, et  avec  elle  disparaissait  le  dernier  mor- 
ceau <iu  |  a  empire  que  Venise  avait  fondé 
dans  les  mers  du  Levant.  Et  quand,  en  1671,  le 
traité  de  paix  définitif  consacra  ce  désastre,  dont 
une  délimitation  meilleure  de  la  frontière  dalmate 
était  une  bien  maigre  compensation.  Venise,  par 
surcroit,  sortait  épuisée,  ruinée  presque,  d'une 
in-rre  qui  ne  lui  avait  pas  coûté  moins  de  126  mil- 
lions de  ducats. 

François  Morosini  le  Péloponésiaque.  —  Pour- 
tant la  cité  de  saint  Marc  était  trop  fiêre  encore 
pour  se  résignera  la  ruine.  Lorsque,  en  1683,  les 
Turcs  furent  arrêtés  devant  Vienne  par  l'armée  de 
Sobieski.  lorsque,  l'année  suivante,  une  nouvelle 
Sainte-Ligue  se  forma  pour  combattre  les  infidèles. 
Venise  y  entra  avec  empressement.  De  cette  nou- 
velle lutte  François  Morosini,  le  valeureux  défen- 
seur de  Candie,  fut  le  héros.  En  168 'i,  il  conqué- 
rait l'île  de  Sainte-Maure;  en  1685  il  occupait  Coron 
et  le  Magne;  en  168G,  avec  son  lieutenant  Kônigs- 
mark,  un  Suédois  entré  au  service  de  la  République, 
J  prenait  Navarin,  Modon,  Argos,  Nauplie  ;  en  1087, 
toute  la  Morée,    sauf  Monemvasie  et  Mistra,  était 


280  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

entre  ses  mains  ;  puis  il  s'emparait  de  Patras  et  de 
Lépante,  de  Corinthe  et  d'Athènes,  après  ce  siège 
fameux  qui  vit  la  ruine  du  Parthénon. 

Pour  récompenser  de  tels  services,  où  semblait 
revivre  quelque  chose  des  triomphes  d'autrefois, 
la  République  ne  marchanda  point  à  ce  victorieux 
les  honneurs  les  plus  insignes  et  les  plus  rares. 
Au  Palais  ducal,  dans  la  salle  d'armes  du  Conseil 
des  Dix,  un  buste  en  bronze  fut  placé  en  l'honneur 
du  plus  illustre  général  qu'eut  alors  Venise,  avec 
cette  inscription  :  «  Le  Sénat  à  François  Morosini 
le  Péloponésiaque,  de  son  vivant.  »  (Francisco 
Morosini  Peloponesiaco,  adhuc  viventi,  Senatus). 
L'année  suivante,  en  1688,  Morosini  était  élu  à  la 
suprême  magistrature  de  l'Etat,  et,  reprenant  la 
tradition  glorieuse  des  doges  guerriers  d'autre- 
fois, il  reparaissait  en  1693  dans  les  mers  orien- 
tales à  la  tête  des  flottes  de  la  République.  C'est 
là  qu'il  mourut,  à  Nauplie,  le  6  juin  1694.  Au  front 
de  Venise  décadente  il  avait  mis  une  suprême 
auréole  de  splendeur,  et,  dans  l'histoire  de  la  cité, 
il  apparaît  vraiment  comme  le  dernier  des  grands 
Vénitiens.  Aujourd'hui  encore,  au  Palais  ducal, 
on  voit,  dans  la  salle  du  Scrutin,  l'arc  de  triomphe 
que  ses  concitoyens  consacrèrent  à  sa  mémoire, 
et  au  musée  Correr,  Venise  conserve  pieusement 
l'épée,  le  bâton  de  commandement  du  grand 
général  et  les  fanaux  de  la  galère  sur  laquelle, 
une  dernière  fois,  il  promena  triomphalement, 
par  les  mers  du  Levant,  l'étendard  à  l'effigie  du 
lion  de  saint  Marc. 

La  paix  de  Carlowitz  (1699)  consacra  les  con- 
quêtes de  Morosini.  Elle  donna  à  Venise  la  Morée 
tout  entière  et  les  îles  d'Ecrine  et  de  Sainte-Maure. 


LA    P0LITIQQ1    EXTÉRIEinE    PE    VENISE  281 

La  perte  de  la  Morée  et  la  fin  de  l'empire  de 
Venise.  —    Pendant    trente    ans   (1685-1715),    les 
\  >  nitiens  gardèrent  la  Morée  conquise  par  Moro- 
sini.     Ils    la    partagèrent    en    quatre    provinces, 
Romanie.   Laconie,  Messénie,  Achaïe,  et  en  con- 
fièrent le  gouvernement  à  un  provéditeur  et  à  un 
recteur.  Ils  avaient  trouvé  le  pays  dévasté  par  la 
guerre;  il>  y  rétablirent  l'ordre  et  même  une  cer- 
taine   prospérité  ;    ils    le   repeuplèrent    aussi    par 
l'envoi  de  nombreux  colons.  Mais  l'administration 
de   la  République    fut   compliquée,   vexatoire    et 
pesante.   Les  impôts  étaient  lourds,  le  commerce 
fut  singulièrement  gêné  par  le  système  prohibitif 
dont  Yenise',le  garrotta,  la  justice  était  rendue  par 
des  magistrats  mal  au  courant  des  mœurs  du  pays, 
la  liberté  était  étroitement  mesurée.  La  différence 
(l<s  religions  aussi  était  une  cause  de  grave  hosti- 
lité :  les  Grecs  détestaient  le  clergé  et  les  moines 
latins  et  supportaient  impatiemment  l'interdiction 
de  communiquer  avec  le  patriarcat  de  Constanti- 
nople.   Enfin,  la  défense  du  pays  coûtait  cher.   En 
conséquence ,    le    mécontentement    était    grand , 
même   chez  les  Albanais  et  les  Maïnotes,  si  long- 
temps dévoués  à  Venise,  mais  qui  se  plaignaient 
d'être  lésés  dans  leurs  privilèges.  Beaucoup  de  gens 
regrettaient  et  appelaient  les  Turcs.  Et  les  prové- 
diteurs  vénitiens   déclaraient  de  leur  côté  que  les 
Grecs  étaient  des  gens  ingouvernables. 

Aussi  les  Turcs  rêvaient-ils  de  reprendre  la 
Morée.  L'occasion  s'en  rencontra  en  1714  et,  de 
nouveau,  la  guerre  éclata.  Au  mois  de  juin  de  cette 
année,  le  grand  vizir  Damad-Ali  passait  l'isthme  et 
alta^uait  Corinthe.  Après  une  courte  résistance,  la 
place  capitula;  mais  d'atroces  cruautés  suivirent  la 

13 


282       Dira  république  patricienne  :  yen: si 

reddition.  Un  prêtre  catholique  ayant  fait  sauter 
une  poudrière,  ce  fut  un  prétexte  aux  exécutions  et 
au  massacre.  Ensuite  les  Turcs  s'emparèrent  d'Ar- 
gos,  de  Nauplie  et,  là  encore,  ils  montrèrent  la 
même  sauvagerie.  Tous  les  hommes  furent  passés 
par  les  armes  ;  les  religieux,  les  femmes  même  furent 
à  peine  épargnés.  Pour  encourager  la  tuerie,  le 
grand  vizir  avait  promis  une  prime  de  trente  écus 
par  tête  de  chrétien;  on  massacra  si  bien  qu'on 
put  abaisser  la  prime  à  vingt  et  même  à  dix  écus. 
Les  Grecs  d'ailleurs  ne  firent  rien  pour  se  défendre; 
les  belliqueux  montagnards  du  Magne  eux-mêmes 
demeurèrent  absolument  indifférents  aux  événe- 
ments. Pendant  ce  temps,  les  citadelles  vénitiennes 
tombaient  l'une  après  l'autre.  Modon  capitulait, 
Monemvasie  se  vendait.  Simultanément,  en  Crète? 
La  Sude  et  Spinalonga  étaient  occupées  par  les 
Turcs,  qui  s'emparaient  également  de  Cérigo  et  de 
Sainte-Maure.  En  quelques  mois ,  tout  l'empire 
reconstitué  par  Morosini  s'effondrait  lamentable- 
ment. 

Seule,  Corfou  échappait  aux  Ottomans,  grâce  à  la 
belle  défense  qu'y  fît,  en  1716,  le  maréchal  de 
Schulembourg,  un  Allemand  entré  au  service  de  la 
République.  Mais  la  paix  de  Passarowitz  (1718) 
consacra  la  ruine  définitive  de  l'empire  oriental  de 
Venise.  Avec  la  Morée,  la  République  perdait  le 
reste  de  ses  possessions  de  Crète,  Tinos  dans  l'Ar- 
chipel, Antivari  et  Dulcigno  en  Albanie.  De  tout  ce 
vaste  empire  qu'elle  avait  eu  jadis  dans  le  Levant, 
elle  ne  gardait  que  Cérigo  et  quelques  places  con- 
quises en  Albanie  pendant  la  guerre,  Butrinto , 
Parga,  Prevesa  et  Vonitza. 

Pourtant,  jusqu'à  la  fin  du  xvni"  siècle,  Venise  se 


LA    POLITIQUE    EXTÉRIEURE    DE    VENISE  883 

souvint,  du  moins  par  intermittences,  de  sa  gloire 
et  de   son  rôle  passés.  En  178 i.  pour  châtier  les 
pirates  barbaresqu.es,  Angelo  Emo  alla  bombarder 
Tunis.  Sousse,  Sfax.  Bizerte  et,  une  dernière  fois, 
il  montra,  dans  la   Méditerranée,  la  bannière  de 
saint  Marc.  Pour  l'entretien  de  son  armée  et  de  sa 
flotte,  la  République,  au    milieu  du   xviii'  siècle, 
dépensait  encore,  en  temps  de  paix,  1.680.000  ducats 
et  n'hésitait  pas,  quand  la  guerre  semblait  mena- 
çante, à  porter  à  2.390.000  ducats  son  budget  mili- 
taire. Son  armée  de  terre,  réorganisée  par  Schu- 
lembourg.  comptait  22.000  hommes  qui  pouvaient, 
en  temps  de  guerre,  s'augmenter  d'une  force  égale. 
Pour  l'arsenal,  où  se  construisait  la  flotte,  la  ville, 
de  1719  à  1701.  ne  dépensait  pas  moins  de  9  mil- 
lions de  ducats  et.  au  moment  de  sa  chute,  elle 
possédait  184   bâtiments  de  guerre.  Et  parfois  le 
souvenir  du  grand  rôle  joué  jadis  par  Venise  inspi- 
rait encore  des  paroles  héroïques.  «  Si  douce  et  si 
désirable  que  soit  la  paix,  disait,  en  1763,  Alvise 
Mocenigo  dans  le  Sénat,  pourtant  elle  est  nuisible 
et  funeste  à  tout  Etat,  quand  l'amour  de  la  tranquil- 
lité atteint  ce  degré  de  passion,  qu'il  fait  perdre  de 
vue  les  périls  lointains  et  ne  fait  considérer  que  de 
loin  les  dangers  qui    sont    proches.    »    En    fait , 
l'amour  de  la  paix  primait  tout.  Le  ressort  moral, 
qui  jadis  avait  fait  la  force  de  Venise,  était  brisé 
bien  plus  encore  que  sa  puissance  matérielle.  Dans 
l'organisation  des  choses  militaires,  on  ne  trouvait 
que  lenteur,  désordre,  indiscipline;  l'obligation  du 
service  personnel  à  bord  des  galères  avait  été  rem- 
placée par  une  contribution    en    argent.   Venise, 
impuissante  et  se  sentant  telle,  se  désintéressait  de 
plus  en  plus  de  toutes  les  grandes  affaires  politiques 


284  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIL>\E    '.    VENISE 

et  vivait  repliée  sur  elle-même,  dans  un  isolement 
absolu, 

II 

Aussi  bien,  et  depuis  longtemps  déjà,  Venise 
n'était  plus  en  Occident  qu'une  puissance  de  second 
rang. 

Venise  et  l'Espagne.  —  Au  cours  du  svn'  siècle 
pourtant,  elle  avait  fait  figure  encore,  et  contre 
l'Espagne,  très  hostile  à  la  République,  elle  avait 
montré  une  énergie  assez  fière.  Elle  avait,  en  1618, 
durement  réprimé  les  intrigues  que  Bedmar,  l'am- 
bassadeur d'Espagne  et  le  duc  d'Ossuna,  vice-roi 
de  Naples,  fomentaient  dans  la  ville  des  lagunes 
pour  renverser  le  gouvernement  de  la  Seigneurie. 
Elle  avait,  en  1617,  nettement  proclamé  sa  souve- 
raineté sur  l'Adriatique  et  fait  reconnaître  à  Madrid 
que,  sans  sa  permission,  aucun  vaisseau  de  guerre 
ne  pourrait  apparaître  dans  cette  mer  vénitienne. 
Elle  avait  lié  partie  avec  tous  les  adversaires  de 
l'Espagne,  s'alliant  aux  Etats-Généraux  de  Hollande 
en  1617  et  en  1619,  à  la  France  en  1623  ;  et  quand 
les  Espagnols  occupèrent  la  Valteline,  quand  en  1629 
éclata  l'affaire  de  la  succession  de  Mantoue,  elle 
n'avait  pas  hésité  à  armer  des  troupes  et  à  entrer 
en  campagne  ;  elle  avait  pris  à  son  service  les 
généraux  les  plus  illustres  de  l'époque,  Mansfeld, 
Thurn,  Rohan  ;  elle  avait  fourni  de  l'argent,  sur 
la  demande  de  Richelieu,  au  roi  de  Suède  Gustave- 
Adolphe;  enfin,  dans  tous  les  règlements  diplo- 
matiques de  l'époque,  ses  ambassadeurs  étaient 
apparus  en  arbitres  écoutés,  aussi  bien  au  congrès 
de  Westphalie  qu'à  celui  d'Utrecht. 


\\    pot  iti.jit'  r\i  Kitin  EtB   DE   vfm-f  285 

Venise  et  la  papauté.  —  Elle  n'avait  pas  montré 
moins  de  carnage  et  do  fermeté  en  face  de  la 
papauté.  Fidèle  à  ses  vieilles  traditions  d'indé- 
pendance, la  République  avait,  en  1606.  résolu- 
ment bravé  Paul  V  et  méprisé  l'interdit  lancé  sur 
ia  cité.  On  sait  quelle  avait  été  en  tout  temps  la 
politique  vénitienne  vis-à-vis  de  Rome  :  on  s'en 
irritait  tort  au  Vatican.  «  Si  j'étais  pape,  déclarait 
un  jour  le  cardinal  Borgaese,  j'excommunierais  la 
Seigneurie  à  la  première  occasion.  »  —  «  Et  si 
j'étais  doge,  lui  répondait  l'ambassadeur  de  Venise, 
fe  nie  rirais  de  l'excommunication.  »  Tous  deux 
devai»  ut  tenir  parole,  quand  le  cardinal  Rongfaèse 
■îeviu!  le  pape  Paul  V  et  quand  Léonard  Donato 
devinl  d<»ge. 

Dès  1603 ,  le  Sénat  avait  engagé  la  lutte,  en 
tachant  de  restreindre  le  développement  excessif 
de  la  propriété  ecclésiastique  (le  clergé  possédai! 
alors  près  d'un  tiers  des  biens-fonds  dans  l'Etat 
vénitien  et  en  interdisant  à  nouveau  toute  fonda- 
tion d'église  ou  de  couvent  qui  n'aurait  pas  été 
spécialement  autorisée;  en  1605.  il  défendait  de 
•  toute  douai  ion  ou  aliénation  de  biens  en 
faveur  d'un  établissement  religieux.  Et  le  pape 
>'était  plaint  fort  vivement  à  la  Seigneurie.  En 
1606.  ce  fut  une  autre  affaire.  Le  gouvernement 
vénitien  refusa  de  déférer  aux  tribunaux  ecclésias- 
'iques  deux  prêtres  poursuivis  pour  meurtre. 
Paul  V,  outré,  lança  l'interdit  sur  la  cité  de  saint 
Marc.  Mais  Venise  ne  faiblit  point.  Le  Sénat  fit 
déclarer  à  Piome  que,  pour  les  choses  temporelles, 
ivernement  de  la  République  ne  reconnais- 
sait d'autre  autorité  que  Dieu  ;  résolument  il  inter- 
publication des  bulles  pontificales  et  obligea 


28(5  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

le  clergé  à  tenir  les  églises  ouvertes,  à  célébrer  les 
offices  et  à  distribuer  les  sacrements.  A  ceux  qui 
prétextèrent  que,  pour  obéir,  ils  attendraient  l'ins- 
piration du  Saint-Esprit,  on  fit  entendre  que  le 
Saint-Esprit  avait  déjà  inspiré  au  Conseil  des  Dix 
de  faire  pendre  les  récalcitrants.  Aussi  presque 
personne  ne  résista.  Seuls,  les  Jésuites,  les  Capu- 
cins, les  Théatins,  qui  essayèrent  de  tergiverser, 
furent  chassés  de  la  ville  :  la  grande  masse  du 
clergé  demeura  patriotiquement  fidèle  aux  volontés 
de  la  Seigneurie. 

L'âme  de  la  résistance  fut  un  moine  servite,  fra 
Paolo  Sarpi.  Théologien  savant  autant  qu'âme 
courageuse,  il  fournit  au  gouvernement  vénitien 
les  bases  juridiques  où  appuyer  sa  défense.  Multi- 
pliant les  traités,  les  pamphlets,  il  ruinait  tous 
les  arguments  de  la  cour  pontificale.  Alors  on  le 
cita  à  comparaître  à  Rome  comme  coupable  d'hé- 
résie :  il  se  garda  prudemment  d'aller  se  livrer  à 
l'Inquisition.  On  essaya  de  le  faire  assassiner  :  il 
échappa  et  la  tentative  ne  fit  qu'accroître  sa  popu- 
larité à  Venise.  Finalement  le  pape  s'inquiéta  d'une 
situation  —  assez  humiliante,  en  effet,  et  péril- 
leuse —  où  l'on  voyait  un  peuple  catholique  vivre 
religieusement  en  dehors  de  la  papauté,  et  un 
gouvernement  nullement  suspect  de  protestan- 
tisme délier  les  liens  qui  unissaient  l'Eglise  et 
l'Etat.  Il  se  résigna  à  négocier.  Sous  les  auspices 
de  Henri  IV,  un  arrangement  fut  ménagé;  la 
République  consentit  à  remettre  les  prisonniers, 
objet  du  conflit,  à  l'ambassadeur  de  France,  qui 
les  délivra  au  cardinal  de  Joyeuse,  mandataire 
du  pape.  Mais  il  fut  bien  entendu  que  c'était  là, 
de  la  part  des  Vénitiens,  un  simple  acte  de  défé 


I*    POLITIQUE    BXT&B1EUBB    DE    VB1      I  '-'87 

rence  à  L'égard  du  roi  de  France,  et  que  les 
droits  de  juridiction  de  la  Seigneurie  sur  les  clercs 
n'en  étaient  pas  atteints.  La  République  n'accepta 
même  pas  qu'en  levant  l'interdit  le  représentant 
du  pape  donnât  aux  magistrats  vénitiens  l'absolu- 
tion de  fautes  dont  jamais  ils  ne  s'étaient  reconnus 
coupables. 

Du  grand  conflit  où  elle  s'était  engagée,  Venise 
en  somme  sortait  victorieuse.  Et,  durant  tout  le 
cours  du  xvui*  siècle,  elle  maintint  jalousement 
à  l'égard  du  Saint-Siège  son  indépendance  et 
ses  droits  de  souveraineté.  Les  Jésuites,  rappelés 
en  1657,  ne  furent  admis  que  sous  certaines  con- 
ditions; et  sans  scrupules  le  Sénat  limita  le 
nombre  des  prêtres,  diminua  la  quantité  des  fêtes 
religieuses,  abolit  en  partie  les  immunités  dont 
jouissaient  les  biens  d'Eglise,  restreignit  les  appels 
en  cour  de  Rome.  Venise,  si  affaiblie  qu'elle  fût, 
demeurait,  dans  l'Italie  dominée  par  l'Espagne,  ce 
qu'elle  avait  toujours  été  :  un  asil*  de  liberté. 


CHAPITRE  If 

Le  gouvernement  de  la  république 
et    la    vie    vénitienne    au    XVIIIe   siècle. 


I.  La  crise  intérieure.  L'esprit  d'opposition  et  les  tentatives 
de  réforme. 

II.  La  ville  au  xvnr5  siècle.  —  Le  décor  et  les  fôtes.  —  Les 
divertissements.  Le  carnaval  de  Venise.  —  Les  mœurs. 


I 


La  crise  intérieure.  L'esprit  d'opposition  et  les 
tentatives  de  réforme.  —  Malgré  les  échecs  de 
sa  politique  extérieure,  malgré  l'incontestable  dimi- 
nution de  son  influence  politique  en  Europe,  le 
gouvernement  vénitien,  au  xvnie  siècle,  faisait 
encore  honorable  figure  dans  le  monde.  De  grandes 
et  solides  fortunes,  héritage  du  passé,  subsistaient 
dans  mainte  famille  patricienne;  les  monastères, 
extrêmement  riches,  mettaient  volontiers,  sous 
forme  de  prêts,  leurs  ressources  à  la  disposition 
des  nobles;  enfin,  le  grand  nombre  des  étrangers 
qui  annuellement  fréquentaient  à  Venise  y  appor- 
tait une  source  appréciable  de  richesse.  La  Sei- 
gneurie,   de    son   côté,  s'efforçait  de  développer 


trv-r    m    \\m"   91ÉC1  k 

l'industrie,  tfanoMrager  te  commerce)  malgré  la 

concurrence  que  lui  apportait,  au  xviii'  siècle, 
dans  l"Adriatique  môme,  la  création  des  ports 
francs  de  Ttiêste  et  d'Ancône.  Elle  entreprenait, 

pour  la  protection  de  ia  ville  des  lagunes,  la  cons- 
truction de  la  formidable  digue  des  Murazzi,  qui 
couvre  plus  de  cinq  kilomètres  de  côte  et  atteste 
la  hardiesse  toute  romaine  qui.  en  plein  xvm'siècle, 
animait  parfois  encore  les  Vénitiens.  L'Europe 
entière  admirait  la  politique   des  institu- 

tions  de   Venu  i  nise,   écrivait   en  1709  un 

publiciste  frai  depuis  longtemps  devenue 

l'école  où  tous  les  souverains  cherchent  des 
exemples  et  des  enseignements.  »  Montesquieu 
et  Voltaire  étudiaient  avec  un  intérêt  attentif  le 
mécanisme  savant  de  la  constitution  de  la  Répu- 
blique. Pourtant,  à  ce  moment  même,  la  situa- 
tion intérieure  de  Venise  était  grave,  et  son  gou- 
vernement traversait  une  crise  redoutable. 

L'esprit  conservateur  de  l'oligarchie  vénitienne 
se  refusait  obstinément  à  changer  rien  aux  institu- 
tions qui  régissaient  la  cité,  et  où,  selon  l'expres- 
sion de  Montesquieu,  «  l'aristocratie  est  en  quel- 
que sorte  dans  le  Sénat,  la  démocratie  dans  le 
corps  des  nobles,  et  où  le  peuple  n'est  rien  ».  Et. 
d'autre  part,  depuis  le  xvi'  siècle,  se  faisait  de 
plus  en  plus  lourdement  sentir  sur  la  cité  la  tyran- 
nie du  Conseil  des  Dix  et  des  trois  Inquisiteurs 
d'Etat,  dont  «  Venise,  dit  encore  Montesquieu,  se 
sert  pour  maintenir  son  aristocratie  contre  ses 
nobles  ». 

Or,  depuis  le  xvi*  siècle  aussi,  un  changement 
considérable  s'était  introduit  dans  l'aristo- 
cratie vénitienne.  Beaucoup  de  grandes  familles, 


290  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

par  l'effet  de  la  décadence  du  commerce,  s'étaient 
appauvries,  et  ainsi  s'était  créé,  dans  le  patriciat, 
une  sorte  de  prolétariat,  qu'on  appelait  les  Bar- 
nabotti,  du  quartier  de  San-Barnaba  où  ils  se 
réunissaient.  En  même  temps,  le  Livre  d'or  s'était 
ouvert  largement  à  des  familles  nouvelles,  dont 
la  richesse  avait  été  le  principal  titre.  Entre  ces 
deux  éléments  du  patriciat,  une  sourde  hostilité 
régnait.  Les  Barnabotti,  qui  siégeaient  toujours  au 
Grand  Conseil,  étaient  mécontents  de  se  voir  écar- 
tés des  grandes  charges  publiques,  que  les  Dix 
réservaient  aux  riches,  et  se  plaignaient  qu'on 
cherchât  à  diminuer  leur  rôle  dans  la  cité  et  à 
réduire,  au  profit  du  Conseil  des  Dix,  les  privilèges 
et  l'influence  politique  du  Grand  Conseil.  Ils  récla- 
maient des  réformes,  et  une  sourde  agitation  tra- 
vaillait la  ville. 

Dès  le  commencement  du  xvn*  siècle,  on  avait 
eu  à  punir  plusieurs  conspirations  ;  malheureu- 
sement pour  les  Dix,  l'inique  condamnation  d'An- 
tonio Foscarini,  victime  innocente  de  faux  témoi- 
gnages (1622),  et  dont  il  fallut  ensuite  réhabiliter 
la  mémoire,  n'avait  pas  ajouté  au  prestige  du 
gouvernement.  L'opposition  de  Renier  Zeno  qui, 
pendant  quatre  années  (1624-1628),  lutta  résolu- 
ment, au  nom  des  anciennes  lois  et  avec  l'appui 
du  Grand  Conseil,  contre  le  doge  et  les  Dix, 
augmenta  encore  le  trouble.  Ce  fut  bien  pis  au 
xvme  siècle,  quand  les  idées  qui  venaient  de  France 
pénétrèrent  à  Venise.  Le  parti  des  réformes 
en  acquit  plus  d'audace;  Venise,  à  ses  yeux, 
devint  «  la  cité  des  tyrans  »  ;  des  placards, 
affichés  jusque  dans  le  Palais  ducal,  ne  parlèrent 
plus  que  de  l'imprudence  des  gouvernants  et  de  la 


VENISE    AT    Wlll      SI 


291 


ruine  prochaine  de  iu  [{-'publique  ;  et  encore  qne 
la  tyrannie  ombrag  Dix  cl  1er  Mystérieuse 

police  fussent  peut-être  moins  terribles  en  réalité 
qu'elles  ne  semblaient  aux  voyageurs  de  passage  et 
que  ne  le  disaient  les  pamphlétaires,  un  besoin 
tant  de  changement  se  taisait  sentir  partout. 
-  .1  des  Dix  se  défendait  à  coupe  de  con- 
damnations. Le  marquis  Scipion  Maffei,  le  grand 
érudit  de  Vérone,  fut  admonesté  sévèrement  pour 
avoir  proposé  d'appliquer  le  système  représentatif 
dans  les  pays  soumis  à  Venise;  en  1741,  en  1756, 
plusieurs  patriciens,  pour  de  semblables  projets 
de  réformes,   ùrenl  'xilésou  emprisonnés. 

L'affaire  d'Angelo  Quirini,  en  1761,  fut  plus 
grave.  Le  Conseil  des  Dix,  fort  injustement,  l'avait 
fait  enfermer  au  château  de  Vérone  ;  mais  le 
Grand  Conseil  prit  parti  pour  le  prisonnier,  et  si 
vivement,  que  les  élections  pour  le  renouvellement 
!  ux  ne  donnèrent  aucun  résultat,  et  qu'une 
commiïsion  de  «  correcteurs  »  fut  nommée  pour 
examiner  et  reviser  les  attributions  du  tout-puis- 
sant Conseil.  Pourtant  le  parti  conservateur  réussit, 
une  fois  encore,  à  l'emporter  :  aucune  restriction 
:se  ne  fut  apportée  au  pouvoir  des  Dix.  En 
1  :  _  Pisani  et  Carlo  Contarini  ne  réussi- 
rent pas  mieux.  Profitant  du  mécontentement  popu- 
laire, fortement  soutenus  par  la  noblesse  pauvre, 
ils  attaquaient  violemment  l'oligarchie  ennemie  du 
peuple,  et,  grâce  à  cette  attitude,  Pisani,  avec 
l'appui  de  ses  amis,  parvint  à  se  faire  élire  procu- 
rateur de  Saint-Marc.  Il  profita  de  sa  situation  pour 
montrer  une  ardeur  toute  révolutionnaire,  propo- 
sant de  supprimer  le  doge  et  la  Seigneurie,  et  de 
confisquer,  au  profit  de  la  noblesse  pauvre,  une 


292  UNB    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

partie  des  biens  des  riches.  Les  Inquisiteurs  d'Etat 
n'hésitèrent  pas.  Le  jour  même  de  son  installation, 
Pisani  fut  arrêté  et  enfermé  au  château  de 
Brescia,  tandis  que  Gontarini  était  exilé  à  Cattaro. 
Malgré  les  efforts  de  quelques  patriotes  pour 
adapter  la  constitution  vénitienne  au  mouvement 
des  idées  nouvelles,  il  n'était  que  trop  visible 
que  Venise  se  survivait  à  elle-même. 


II 


La  ville  au  XVIIIe  siècle.  —  Elle  se  survivait 
d'ailleurs  joyeusement. 

Tout  le  monde  connaît  le  passage  fameux  de 
Candide,  où  le  héros  du  conte  de  Voltaire  soupe 
avec  six  étrangers  qui  étaient  venus  passer  le 
carnaval  à  Venise.  Dans  l'Europe  du  xvin0  siècle, 
peu  de  villes  étaient,  en  effet,  plus  plaisantes,  plus 
pittoresques,  plus  attirantes  que  n'était  la  cité  de 
saint  Marc.  Tous  ceux  qui  l'ont  alors  visitée  en  ont 
dit  l'attrait  et  le  charme.  Depuis  le  président 
de  Brosses  jusqu'à  Goethe,  tous  les  voyageurs 
témoignent  un  égal  enthousiasme  pour  la  ville  des 
lagunes.  Et,  sans  doute,  cette  Venise  du  xviii*  siècle 
ne  ressemblait  guère  à  la  Venise  mélancolique  et 
romantique,  que  le  xix*  siècle  a  mise  à  la  mode  et 
aimée;  c'était  une  Venise  joyeuse  et  légère, 
débordante  de  luxe  et  de  plaisir,  non  point  la  Venise 
où  l'on  s'attendrit,  où  l'on  rêve,  mais  une  Venise 
où  l'on  s'amusait  éperdument.  Elle  revit,  cette 
Venise  toute  bruissante  d'un  tumulte  incessant  de 
fêtes,  dans  les  comédies  de  Goldoni  et  les  farces 
de  Gozzi;   elle  revit  dans  ces  toiles,  saisissantes 


VENISE-  AU    XVU1*    SIÈCLB  293 

rite,  où  les  Canaletto  et  les  Guardi  ont  peint 
le  magnifique  décor  de  la  cité,  où  Longhi  en  a, 
avec  tant  de  spirituelle  finesse,  noté  la  vie  et  les 
mœurs  journalières;  elle  revit,  représentée  au 
naturel,  dans  les  écrits  de  tous  ceux  qui  alors 
y  passèrent,  et  auxquels  le  charme  de  Venise  a 
prêté  parfois  presque  du  talent. 

De  cette  Venise  expirante,  et  toujours  char- 
mante, qui  tint  si  grande  place  dans  la  vie  joyeuse 
du  xvin*  siècle,  il  est  nécessaire  de  tracer  au  moins 
un  tableau  sommaire,  si  l'on  veut  comprendre 
quelques-unes  des  causes  qui  expliquent  la  déca- 
dence politique  de  la  cité  de  saint  Marc.  Dans  cette 
ville  où  la  recherche  du  plaisir  semblait  devenue 
la  règle  essentielle  de  la  vie,  il  n'y  avait  plus  de 
place  pour  les  nobles  et  sérieuses  préoccupations 
d'autrefois.  Chacun  ne  songeait  qu'à  s'amuser,  a 
parader,  à  étaler  son  luxe,  dût-il  pour  cela  dissi- 
per sa  fortune  ou  s'endetter  lamentablement.  Le 
gouvernement  faisait  comme  les  particuliers  : 
joyeusement,  mais  sûrement,  il  conduisait  l'État  à 
la  ruine.  Par  la  frivolité  de  ses  mœurs,  par  l'attrait 
de  son  fameux  carnaval,  Venise  était  devenue 
l'auberge  de  l'Europe,  et  elle  s'en  faisait  une 
manière  de  gloire,  sans  s'apercevoir  qu'elle  en 
mourait. 

Le  décor  et  les  fêtes.  —  «  A  Venise,  dit  un  per- 
sonnage d'une  comédie  de  Goldoni,  il  y  a  de  l'amu- 
sement pour  qui  en  veut.  »  Et  d'abord,  de  l'amu- 
sement pour  les  yeux.  Le  décor,  dont  la  ville 
actuelle  rend  assez  exactement  encore  la  forme 
extérieure,  s'animait  incessamment  d'une  grâce 
pittoresque,  bigarrée  et  charmante.  La  place  Saint- 


294  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

Marc,  même  en  dehors  du  carnaval,  où  elle  était 
toute  pleine  de  masques  et  de  théâtres,  s'emplis- 
sait chaque  jour  d'une  foule  nonchalante  et  colo- 
rée. «  Les  rohes  de  palais,  écrit  de  Brosses. .  ies 
manteaux,  les  robes  de  chambre,  les  Turc  les 
Grecs,  les  Dalmates,  les  Levantins  de  toute  espèce, 
hommes  et  femmes,  les  tréteaux  de  vendeurs  d'or- 
viétan, de  bateleurs,  de  moines  qui  prêchent  et  de 
marionnettes,  tout  cela,  qui  y  est  tout  ensemble,  à 
toute  heure,  la  rendent  la  plus  belle  et  la  plus 
curieuse  place  du  monde.  » 

Chaque  jour,  dans  cette  Venise  toujours  éprise 
de  luxe  et  de  magnificence,  c'étaient  des  fêtes  nou- 
velles, fêtes  publiques,  fêtes  religieuses,  fêtes  popu- 
laires, qui  mettaient  sous  les  yeux  un  perpétuel 
spectacle  de  splendeur.  Le  couronnement  du  doge 
était,  comme  autrefois,  l'occasion  pour  la  cité 
d'étaler  un  faste  extraordinaire.  Le  grand  bal  qui 
suivait  la  cérémonie  était  en  particulier  d'une 
beauté  sans  égale.  Les  dames  y  portaient  la  jupe 
de  drap  d'or,  recouverte  d'une  robe  de  velours 
noir  plissée  dans  le  dos  et  se  terminant  par  une 
longue  traîne;  largement  décolletées,  la  tête  parée 
de  fleurs,  de  diadèmes,  de  pierreries,  de  dentelles, 
elles  avaient  fréquemment  sur  elles  pour  trente  à 
quarante  mille  ducats  de  bijoux.  Les  patriciens  en 
habit  de  cérémonie,  étaient  vêtus  de  la  toge  de 
soie  rouge  ;  les  secrétaires  portaient  la  toge  noire  ; 
les  étrangers,  invités  à  la  fête,  l'habit  de  cour, 
avec  l'épée  au  côté.  Et  pourvu  qu'ils  fussent  joli- 
ment masqués  et  couverts  de  la  bnuta,  —  ce  man- 
telet  léger  de  soie  noire  qui  couvrait  le  buste  et 
la  tête,  —  hoiimes  et  femmes  de  toute  condition 
étaient  admis  à  la  fête. 


VBN1SB  AD  X\  IB  **)5 

Mais,  de  toutes  les  fêtes  vénitiennes,  la  plus 
fameuse  demeurait  toujours  la  fête  de  l'Ascen- 
sion, la  Sensa.  De  Brosses  a  joliment  décrit  ces 
processions  de  gondoles,  qui  faisaient  en  ce  jour 
escorte  au  Bucentaure,  et  qui  étaient,  comme  il 
dit,  «  un  morceau  divin.  »  C'étaient  les  gondoles 
de  la  République,  «  superbement  sculptées  et 
dorées»,  que  montaient  des  gondoliers  «en  chapes 
de  velours  rouge  chamarrées  d'or  avec  de  grands 
bonnets  à  l'albanaise  »,  et  si  fiers  de  cet  équipage 
qu'ils  ne  se  donnaient  pas  la  peine  de  ramer; 
c'étaient  les  gondoles  des  ambassadeurs,  «  plus 
riches  et  plus  galantes  encore  »,  car  seuls,  les 
diplomates  avaient  le  privilège  d'avoir  des  gon- 
doles qui  ne  fussent  pas  noires.  Parmi  les  cloches 
carillonnantes  et  les  salves  d'artillerie,  sur  l'eau 
parsemée  de  fleurs,  sous  le  clair  soleil  de  Venise, 
toutes  ces  embarcations  accompagnaient  jusqu'au 
Lido  la  galère  du  doge,  glissant  sur  la  lagune 
entre  la  double  file  des  vaisseaux  pavoises  qui 
faisaient  la  haie  sur  son  passage.  Après  la  symbo- 
lique cérémonie,  —  étrangement  dérisoire  et  vaine 
au  xvm*  siècle  —  du  Sposalizio  del  mare,  le  soir, 
un  grand  banquet  réunissait  au  palais  ducal  la 
Seigneurie  et  les  représentants  des  puissances 
étrangères,  banquet  somptueux,  où  les  mets  ies 
plus  recherchés,  les  vins  les  plus  délicats  se  suc- 
cédaient sur  la  table  parée  de  châteaux  en  cire, 
d'arcs  de  triomphe  et  de  trophées  en  verre  do 
Murano.  Sur  la  place  Saint-Marc,  se  tenait  une 
véritable  foire,  et  la  foule,  en  habits  de  gala  et 
masquée,  se  pressait  aux  baraques  et  aux  éta- 
lages, avec  des  cris,  des  rires,  des  plaisanteries 
qui  mettaient  partout  un  air  de  fête. 


296  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

©'autres  jours,  c'étaient  des  régates,  des  parties 
de  plaisir  au  Lido,  des  divertissements  variés  sur 
les  places  et  le  long  des  fondamenta.  Le  quai  des 
Esclavons,  la  place  Saint-Marc,  le  môle,  étaient 
toujours  pleins  de  baraques  de  marionnettes,  de 
cirques  de  chevaux  et  de  pantomimes,  de  charla- 
tans et  de  faiseurs  d'horoscopes,  de  vendeurs  de 
fards  et  de  parfums,  de  conteurs  et  d'improvisa- 
teurs. Aux  jours  de  fête  des  paroisses, —  ce  qu'on 
nommait  les  sagre  —  le  peuple,  après  la  procession, 
dansait  dans  les  campi  décorés  de  tapis  et  d'éten- 
dards, parmi  les  boutiques  improvisées  et  les  éta- 
lages des  marchands  de  beignets  aux  cuivres  étin- 
celants;  les  filles  du  peuple,  en  belle  toilette, 
dansaient  la  furlana  ou  la  monferrina;  sur  les 
canaux  tranquilles  s'élevaient  des  chansons  joyeu- 
ses; les  gondoliers,  dans  la  douceur  des  nuits 
sereines,  se  renvoyaient  les  cantilènes  du  Tasse, 
et  le  peuple,  insouciant  et  confiant,  laissait  aux 
patriciens  les  préoccupations  de  la  politique  ; 
bavard,  malicieux,  paresseux,  vivant  de  peu,  con- 
tent de  peu,  il  jouait  à  la  loterie,  s'amusait  aux 
plaisirs  du  carnaval,  et  passait  le  temps  joyeuse- 
ment. 

Pour  accueillir  les  hôtes  de  distinction  qui  lui 
rendaient  visite,  Venise  enfin  demeurait  toujours 
hospitalière  et  magnifique.  Durant  tout  le  cours 
du  xvm8  siècle,  elle  n'a  cessé  de  recevoir  les  rois 
de  l'Europe.  Joseph  II  vint  à  deux  reprises,  en 
1769  et  en  1775,  dans  la  ville  des  lagunes;  Paul  Ier 
de  Russie  y  fit  séjour  en  1782,  Gustave  III  de  Suède 
en  1784.  Le  pape  Pie  VI  fut  en  1782  l'hôte  de  la 
République,  ce  qui  ne  s'était  point  vu  depuis  les 
temps  d'Alexandre  III.  Puis  c'étaient  les  princes  de 


VB.NI  SE    Al"    XVI  11'"    91BCL1  297 

moindre  importance,  les  généraux  illustres  qui 
venaient,  dans  l'intervalle  de  deux  campagnes, 
Ire  io  peu  de  bon  temps  à  Venise,  les  ambas- 
sadeurs de  l'Europe  entière  :  et  pour  tous,  la  cité  de 
saint  Marc  se  mettait  en  frais  de  somptuosité  et 
d'élégance. 

Au  temps  du  carnaval,  c'est-à-dire  pendant  près 
de  la  moitié  de  l'année,  il  ne  venait  pas  moins  de 
30.000  étrangers  à  Venise.  Et  s'ils  a/étaient  guère 
reçus  dans  l'intimité  des  maisons  particulières  (en 
debors  des  grandes  réceptions,  la  vie  vénitienne 
demeurait  assez  fermée),  ils  étaient  en  revanche 
librement  admis  à  toutes  les  fêtes,  à  tous  les 
divertissements  que  dispensait  libéralement  la  Répu- 
blique. Et  par  le  spectacle  incessamment  chan- 
geant qu'elle  offrait  aux  gens,  par  la  beauté  du 
décor,  par  la  splendeur  des  fêtes,  par  la  douce  faci- 
lité de  la  vie,  Venise  passait,  dans  toute  l'Europe, 
pour  la  plus  séduisante  ville  qu'il  y  eût  au  monde. 

Les  particuliers,  aussi  bien,  rivalisaient  avec 
la  Seigneurie  pour  accroître  l'éclat  des  cérémo- 
nies et  la  splendeur  de  la  cité.  A  côté  des  beaux 
palais  qu'avaient  édifiés  le  Moyen  Age  et  la  Renais- 
sance, le  xvn*  et  le  xvin8  siècle  ont  vu  s'élever 
des  constructions  à  peine  moins  magnifiques.  Le 
palais  Pesaro  date  de  1679;  le  beau  palais  Rezzo- 
nico,  chef-d'œuvre  de  Longhena,  est  de  1680;  le 
palais  Labia  fut  construit  entre  1720  et  1750.  Dans 
cette  dernière  habitation  patricienne  apparaît, 
dans  toute  sa  magnifique  élégance,  l'art  du  grand 
décorateur  qui,  au  xvina  siècle,  couvrit  de  ses 
peintures  tant  d'églises  et  de  palais  vénitiens.  Les 
fresques  où.  avec  tant  de  grâce  spirituelle,  Tiepolo 
a   représenté    la   réception  qu'Antoine  fit  à  Cleo- 


298  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE    :    VENISE 

pâtre,  sont  assurément,  parmi  les  plus  charmantes 
images  qui  nous  restent  de  la  vie  vénitienne 
disparue.  Et  pareillement,  aux  plafonds  du  palais 
Rezzonico,  aux  murailles  de  la  vijla  Valmarana  ou 
de  la  villa  Contarini,  à  Mira,  aux  voûtes  de  l'église 
des  Scalzi  ou  de  Santa  Maria  des  Frari,  Tiepolo, 
avec  une  verve  infatigable,  une  merveilleuse  faci- 
lité d'improvisateur,  une  fantaisie  souvent  déli- 
cieuse, a  continué,  non  sans  gloire,  la  tradition 
de  Véronèse  et  mis,  dans  le  domaine  de  l'art 
aussi,  au  front  de  Venise,  une  suprême  splendeur. 
Le  luxe  de  l'habillement  correspondait  au  luxe 
de  la  maison.  Dans  le  costume  masculin,  la  fine 
élégance  du  xvm8  siècle  avait  remplacé  les  graves 
et  solennelles  robes  d'autrefois  par  des  ajustements 
moins  surannés.  Quand  ils  ne  siégeaient  pas  en 
conseil,  quand  ils  n'exerçaient  pas  une  fonction 
publique,  les  nobles  portaient,  à  la  mode  de 
France,  les  culottes  courtes,  les  bas  de  soie,  l'habit 
brodé,  les  manchettes  de  dentelle,  l'épée  au  côté, 
le  chapeau  triangulaire  et  la  perruque.  Les  femmes, 
qui  autrefois  sortaient  assez  rarement,  employaient 
maintenant  la  journée  en  visites  et  en  prome- 
nades, et  la  toilette  en  conséquence  était  leur 
grand  souci.  L'arrangement  de  la  coiffure  surtout 
était  une  affaire  grave.  Boucles,  ornements, 
oiseaux,  fleurs  et  fruits  s'échafaudaient  sur  les 
cheveux,  généralement  faux,  et  poudrés  à  blanc, 
en  édifices  très  compliqués,  et  les  mauvais  plai- 
sants disaient  que  les  femmes  «  portaient,  à  la 
façon  des  marchandes  de  légumes,  un  éventaire 
sur  la  tête  »,  ou  que  «  le  visage,  comparé  à  la 
masse  de  cheveux  qui  l'environne,  semblait  le 
point  de  la  terre  comparé  à  la  circonférence  de 


NISt    AV    KVIIl'    SIÈt  I  B 

tout  le  ciel  .  Faut-il  parler  des  robes,  robes  à 
paniers,  robes  à  cloche,  robes  à  l'anglaise,  robes 
à  la  turque,  fourreaux,  lévites,  polonaises,  dont  la 
mode  changeait  incessamment?  Chaque  année,  au 
jour  de  l'Ascension,  on  lançait  les  toilettes  nou- 
velles, et  chacune  s'empressait  de  s'y  conformer. 
Naturellement,  le  soin  de  la  figure  complétait  la 
recherche  de  l'ajustement.  Les  Vénitiennes  fai- 
saient grande  consommation  d'eaux  de  senteur,  de 
poudre  de  riz,  de  fard,  de  gants  parfumés,  et  les 
mouches  qui,  selon  la  place  où  elles  étaient 
posées,  prenaient  une  signification  particulière  (la 
passioymée  occupait  le  coin  de  l'œil,  l'assassine  le 
coin  de  la  bouche,  et  l'effrontée  la  base  du  nez),  se 
disposaient  en  un  ordre  savant  et  pittoresque  pour 
donner  du  relief  à  la  beauté. 

Aussi  le  perruquier  était-il,  dans  cette  société, 
un  très  important  personnage,  fort  avant  dans  la 
confiance  de  ses  clientes,  et  dont  la  coiffure  n'était 
point  toujours  l'unique  attribution.  Et  pareillement 
le  maître  à  danser  tenait  grande  place  dans  cette 
vie  fastueuse  et  douce,  élégante  et  frivole,  qui  était 
celle  des  Vénitiennes  du  xvin*  siècle.  Vainement 
les  lois  somptuaires  s'efforçaient  de  restreindre 
les  progrès  du  luxe  et  la  folie  des  dépenses, 
imposant  à  la  dogaresse  même  de  donner  l'exem- 
ple d'une  relative  simplicité,  et  condamnant  sévè- 
rement «  cet  esprit  de  vanité  et  de  légèreté  »  qui 
dissipait  les  fortunes  et  ruinait  la  cité.  Autant  en 
emportait  le  vent.  Entre  la  toilette,  les  visites,  les 
promenades,  le  spectacle,  la  galanterie,  joyeuse- 
ment les  belles  Vénitiennes  menaient  leur  exis- 
tence insouciante,  étudiant  devant  leur  miroir  les 
sourires  cérémonieux   et  les  attitudes  élégantes. 


300  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

enjouées  et  spirituelles  souvent,  aimables  et  char- 
meuses toujours,  et  mettant,  jusqu'à  la  veille  de  la 
catastrophe  suprême,  une  grâce  sur  Venise  finis- 
sante. 

Les  divertissements.  Le  earnayal  de  Venise. 
—  Chaque  saison  apportait  au  reste  d'autres  diver- 
tissements. 

L'hiver  était  le  temps  du  carnaval.  Il  durait 
depuis  Noël  jusqu'au  mercredi  des  Cendres;  mais, 
comme  le  masque  se  portait  également  pen- 
dant les  quinze  jours  de  fête  qui  suivaient 
l'Ascension  et  pendant  les  fêtes  d'automne,  qui 
allaient  du  commencement  d'octobre  à  Noël,  «  on 
peut  compter  ici,  comme  dit  de  Brossés,  six  mois 
où  qui  que  ce  soit  ne  va  autrement  qu'en  masque, 
prêtres  ou  autres,  même  le  nonce  et  le  gardien 
des  capucins.  C'est  l'habit  d'ordonnance;  et  les 
curés  seraient,  dit-on,  méconnus  de  leurs  parois- 
siens, l'archevêque  de  son  clergé,  s'ils  n'avaient 
le  masque  à  la  main  ou  sur  le  nez.  »  «  Dans  les 
autres  Etats  de  l'Europe,  dit  un  pamphlet  du  temps, 
la  folie  du  carnaval  ne  dure  que  quelques  jours  : 
ici  on  a  le  privilège  d'extravaguer  six  mois  de 
l'année.  »  Pendant  cette  période,  tout  le  monde, 
hommes  et  femmes,  nobles  et  gens  du  peuple,  et 
les  plus  graves  magistrats  même,  portait  le 
loup,  blanc  ou  noir,  et  la  bauta,  et,  sous  le  dégui- 
sement, chacun,  sans  contrainte  ni  cérémonie,  s'en 
allait  librement  partout.  Cela  donnait  à  la  ville  un 
charme  infini.  «  La  fameuse  liberté  de  Venise, 
écrit  Saint-Didier,  y  attire  les  étrangers  en  foule; 
les  divertissements  et  les  plaisirs  les  y  arrêtent.  » 
Le  gouvernement  de  la  République  y  trouvait  son 


I8B    LU    XVIII"   uàOI  I  :i<" 

Compte  et  encourageait  volontiers  celle  frivolité 
;  meurs.  »  Dans  tout  ce  qui  n'a  pas  trait  an 
gouvernement,  on  jouit  à  Venise,  dit  encore  Saint- 
Didier,  de  la  plus  grande  liberté,  et  les  étrangers 
■>nt  point  gênés.  »  «  En  entrant  dans  eette  ville, 
lit-on  ailleurs,  on  respire  un  air  de  volupté.  •> 
le  carnaval  de  Venise  était-il  célèbre  dans 
l'Europe  entière. 
Pendant  six  mois,  sur  la  place  Saint-Marc,  et  par 
es  de  Venise,  s'agitait  la  foule  joyeuse  des 
masques.  Pendant  six  mois,  c'était  une  ivresse, 
une  fièvre  d'amusement.  «  Les  Vénitiens,  dit  un 
contemporain,  prenaient  un  nouvel  esprit  en  chan- 
geant d'habit  :  ils  ne  conservent  rien  de  leur 
gravité,  de  leur  réserve  et  de  leur  façon  d'agir 
originaire.  »  Avec  le  déguisement,  il  semblait  que 
chacun  revêtit  une  autre  âme.  «  Chacun,  lit-on 
ailleurs,  remplit  à  merveille  le  rôle  qu'il  a  choisi. 
Si  vous  parlez  à  uu  Arlequin,  vous  le  trouverez 
aussi  évaporé  qu'un  Français  et  aussi  polisson 
qu'un  Irlandais;  le  jurisconsulte  a  un  ton  de 
dispute,  le  médecin  a  l'air  pédant.  »  Aussi  était-ce 
une  joie  que  les  conversations  des  masques,  que 
les  plaisantes  folies  qu'ils  imaginaient.  Et  pendant 
six  mois,  ce  n'étaient  que  fêtes  et  festins,  masca- 
pompeuses  et  réunions  joyeuses  dans  les 
boutiques  où  se  vendait  le  vin  de  Malvoisie;  sur  la 
place,  sur  les  quais,  ce  n'étaient  que  spectacles 
divers,  acrobates  et  funambules,  astrologues  et 
improvisateurs,  théâtres  de  marionnettes  et  musi- 
ciens en  plein  vent,  ménageries  et  cosmoramas;  et 
tout  cela  s'achevait  par  les  grandes  fêtes  qui  mar- 
quaient la  semaine  finale.  Le  jeudi  gras,  sur  la 
place  Saint-Marc,  il  y  avait  course  de  taureaux  et 


302  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

feu  d'artifice;  et  telle  était  la  folie  générale  que 
les  enfants  en  bas  âge  même  portaient  le  masque, 
et  que,  pour  aller  au  marché,  les  domestiques 
mettaient  le  loup. 

Le  jeu  aussi  était  un  des  grands  divertissements 
du  carnaval  et  de  l'année  entière.  Dans  la  grande 
salle  du  Ridotto  de  la  rue  San-Moïsè,  bourgeois  et 
patriciens  perdaient  ou  gagnaient  des  fortunes  à  la 
bassette  ou  au  pharaon.  Lorsque,  en  1774,  le  Grand 
Conseil,  «  pour  supprimer  le  vice  du  jeu  dans  son 
principal  siège  »,  en  décida  la  fermeture,  ce  fut 
dans  toute  la  ville  une  désolation  universelle  et 
beaucoup,  surtout  parmi  la  noblesse  pauvre  des 
Barnabotti,  se  plaignirent  d'avoir,  avec  leur  plaisir, 
perdu  leur  gagne-pain.  Mais  les  jeux  de  hasard 
trouvaient  asile  aussi  dans  les  Casinos,  plus  dis- 
crets, plus  intimes,  et  où  on  ne  jouait  pas  avec 
moins  de  fureur,  malgré  toutes  les  ordonnances  du 
Conseil  des  Dix.  Les  femmes  même  y  fréquentaient, 
les  plus  grandes  dames  mêlées  aux  plus  infimes, 
et  «  les  dames  pauvres,  dit  un  contemporain,  pour 
pouvoir  payer  et  continuer  à  s'amuser,  étaient 
réduites  à  amuser  les  autres  presque  aux  yeux  de 
tous.  »  Dans  ce  monde  fort  mêlé,  le  ton  était  fort 
libre,  et  le  jeu  n'était  souvent  que  le  prétexte  et 
l'occasion  d'autres  plaisirs.  Toutefois  les  cartes 
demeuraient  une  des  passions  maîtresses  des  Véni- 
tiens, et  les  domestiques  même  n'y  échappaient 
point.  En  1781,  les  inquisiteurs  firent  fermer  un 
casino,  qui  «  avait  été  fondé  par  des  valets  de 
chambre,  par  leurs  femmes  et  d'autres  personnes 
de  même  condition  et  où  l'on  jouait  et  vivait  avec 
un  luxe  peu  en  rapport  avec  leur  état.  » 

Le  théâtre  enfin  était  un  des  grands  plaisirs  des 


VTM'-F     M      Wlll      S1B<  1  F 


303 


Vénitiens.  La  saison  commençait  en  octobre,  et, 
jusqu'à  la  fin  8n  carnaval,  les  salles  de  spectacle 
«lissaient  pas.  <ïn  y  donnait  la  comédie, 
ii  venait  d'élever  à  la  hauteur  d'un  genre 
littéraire,  Bt  la  vieille  commedia  deU  arte,  par- 
ticulièrement chère  à  Gozzi  ;  on  y  donnait  le 
grand-opéra  et  l'opéra-bouffe  ;  et  Venise  entière  se 
passionnait  pour  les  ténors,  les  comédiens  et  les 
On  l<i-  recevait,  on  ne  parlait  que  d'eux; 
ils  étaient  eux  aussi,  une  des  gloires  de  la  ville. 
La  Todi,  une  cantatrice  portugaise,  souleva  un  tel 
enthousiasme  que  ses  admirateurs  firent  graver  son 
portrait  avec  cette  date  :  «  A  Venise,  Tannée  de  la 
Todi  ».  Jadis,  aux  temps  glorieux  de  la  République, 
on  avait  dit  :  «  l'année  de  Lépante  »  (amius  victo- 
rise  nnvalis). 

L'été  se  passait  en  grande  partie  à  la  campagne. 
De  Padoue  à  Fusina,  tout  le  long  de  la  Brenta, 
ccédaient,  dans  un  paysage  charmant,  les 
palais  magnifiques,  les  villas  élégantes,  les  jardins 
délicieux,  r  qui,  dit  un  contemporain,  ravissent  les 
yeux  et  le  cœur  des  hommes  ».  A  côté  des  somp- 
tueuses demeures  des  Contarini  à  Mira  ou  des 
Foscari  à  la  Malcontenta,  les  Pisani  avaient,  au 
ivin*  siècle,  bâti  la  splendide  villa  de  Stra,  avec 
ses  façades  imposantes,  ses  jardins  pleins  de  sta- 
tues et  de  fontaines  jaillissantes,  ses  longues  allées 
triques  bordées  d'arbres  taillés  en  vases  ou 
en  pyramides,  son  labyrinthe  mystérieux.  D'autres 
nobles  de  Venise  avaient  de  semblables  maisons 
aux  pentes  des  monts  Euganéens,  en  Frioul  ou  dans 
la  marche  de  Trévise  ;  et  tout  ce  qui  c 

!  s'y  transportait   pendant  l'été.  Oi         liait 
gaiement  par  le  bwchielle  ou  coche  d'ean  ;  on  y 


304  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

emportait  avec  soi  toutes  les  habitudes  de  la  ville 
Le  goût  de  la  nature,  au  xvme  siècle,  était  une 
mode  comme  une  autre  ;  on  y  sacrifiait,  mais  sans 
rien  abandonner  de  ses  divertissements  coutumiers. 
Les  patriciens  emmenaient  avec  eux  leurs  laquais 
en  livrée,  leurs  voitures  dorées,  leur  cuisinier 
français,  et  la  vie  se  passait,  comme  à  Venise,  en 
festins  et  en  fêtes.  La  promenade,  la  conversa- 
tion, la  danse  alternaient  avec  la  musique  et  le 
jeu  ;  et  toute  occasion  était  bonne  pour  étaler  son 
faste  et  sa  richesse. 

Les  mœurs.  —  Un  proverbe  vénitien  résumait 
ainsi  l'existence  d'un  citoyen  de  Venise  :  «  Alla 
mattina,  una  messeta,  al  dopodisnar,  una  basseta, 
c  alla  sera  una  doneta  ».  Le  président  de  Brosses 
illustre  cette  définition  en  déclarant  «  qu'il  n'y  a 
pas  de  lieu  au  monde  où  la  liberté  et  la  licence 
régnent  plus  souverainement  »  qu'à  Venise.  «  Ne 
vous  mêlez  pas  du  gouvernement,  ajoute-t-il,  et 
faites  d'ailleurs  tout  ce  que  vous  voudrez.  »  On  ne 
s'en  faisait  pas  faute  à  Venise.  Les  mœurs  y  étaient 
faciles  et  corrompues.  Dans  le  ménage  vénitien, 
le  cavalier  servant,  le  sigisbée,  qui  souvent  aidait 
sa  dame  même  à  s'habiller,  ou  lui  tenait  compa- 
gnie, assis  auprès  de  son  lit,  était  une  institution, 
qui  parfois  figurait  jusque  dans  les  contrats  de 
mariage.  Le  mari,  qui  eût  été  ridicule  à  se  mon- 
trer en  public  avec  sa  femme,  cherchait  ailleurs 
des  divertissements  ou  des  consolations.  Aussi  les 
divorces  étaient  fréquents,  non  point  que  la  jalou- 
sie y  eût  la  moindre  part  ;  quand  l'union  n'était 
point  dissoute  par  consentement  mutuel,  des  rai- 
sons d'argent  ou  de  carrière  étaient  le  principal 


\FM-E     M     Wlll'    SIECLE  305 

motif  invoqué  pour  la  séparation.  Il  va  de  soi, 
d'autre  part,  qu'en  une  ville  où  les  étrangers 
abondaient,  les  courtisanes  étaient  nombreuses. 
*  Elles  composent,  dit  de  Brosses,  un  corps  vrai- 
ment respectable  par  les  bons  procédés.  Il  ne  faut 
pas  croire,  pourtant,  comme  on  le  dit,  que  le 
nombre  en  soit  si  grand  que  l'on  marche  dessus; 
cela  n'a  lieu  que  pendant  le  temps  du  carnaval,  où 
l'on  trouve  sous  les  arcades  des  Procuraties  autant 
de  femmes  couchées  que  debout;  hors  de  là,  leur 
nombre  ne  s'étend  pas  à  plus  du  double  de  ce  qu'il  y 
en  a  à  Paris;  à  la  différence  de  celles  de  Paris,  toutes 
sont  d'une  douceur  d'esprit  et  d'une  politesse 
charmantes.  »  Aussi,  malgré  les  protestations  du 
Sénat,  ému  de  les  voir  «  se  multiplier  d'une 
manière  si  excessive  »,  elles  menaient  grand  train 
et  avaient  grand  succès.  Et  les  Vénitiens  trouvaient 
presque  un  motif  de  fierté  dans  la  beauté  et  la 
célébrité  de  leurs  courtisanes. 

Jusque  dans  les  couvents,  la  liberté  des  mœurs 
était  extrême.  Malgré  les  efforts  incessants  du 
Conseil  des  Dix  pour  «  régler  la  vie  licencieuse 
des  monastères  de  femmes  »,  ces  asiles  de  recueille- 
ment et  de  rêve  étaient  envahis  par  toutes  les  habi- 
tudes et  les  plaisirs  du  monde.  Les  religieuses, 
dont  beaucoup  avaient  pris  le  voile  par  contrainte 
plus  que  par  vocation,  s'habillaient  avec  élégance, 
recevaient  avec  grâce,  donnaient  à  goûter  magnifi- 
quement; le  parloir  était  un  salon,  où  la  conver- 
sation, la  musique,  la  danse,  le  théâtre  alternaient 
agréablement,  et  souvent  jusque  fort  avant  dans 
la  nuit  les  couvents  retentissaient  de  chansons 
joyeuses  et  de  rires.  Un  pamphlet  du  xvne  siècle 
décrivait  ainsi  la  vie  des  monastères  de  femme»  à 

14 


306  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

Venise  :  «  Elles  vivent  sans  piété  ni  dévotion.  Quel- 
ques-unes s'habillent  d'une  manière  assez  libre,  se 
frisant  les  cheveux,  se  décolletant  presque  comme 
nos  mondaines,  et  beaucoup  d'entre  elles  ont  leurs 
amoureux,  qui  vont  les  visiter  souvent  et  faire  la 
causette.  Pendant  le  carnaval,  il  y  en  a  qui  se 
déguisent  et  leurs  amants  viennent  les  chercher 
en  gondole.  »  De  Brosses  ne  parle  guère  autre- 
ment des  religieuses  de  Venise.  «  Toutes  celles  que 
j'ai  vues  à  la  messe,  au  travers  de  la  grille,  causer 
tant  qu'elle  durait  et  rire  ensemble,  m'ont  paru 
jolies  au  possible  et  mises  de  manière  à  faire  bien 
valoir  leur  beauté.  Elles  ont  une  petite  coiffure 
charmante,  un  habit  simple,  mais  bien  entendu, 
presque  toujours  blanc,  qui  leur  découvre  les 
épaules  et  la  gorge,  ni  plus  ni  moins  que  les  habits 
à  la  romaine  de  nos  comédiennes.  »  Et  il  affirme 
avec  quelque  ironie,  qu'au  temps  où  il  était  à 
Venise  il  y  avait  «  une  furieuse  brigue  entre  trois 
couvents  de  la  ville,  pour  savoir  lequel  aurait 
l'avantage  de  donner  une  maîtresse  au  nouveau 
nonce.  » 

Il  semblait  que,  volontairement,  Venise,  à  la 
veille  de  la  ruine,  cherchât  à  s'étourdir,  pour  ne 
point  voir  la  catastrophe  qui  approchai.. 


CHAPITRE   III 
La  fin  de  Venise. 


A  la  fin  du  xviii*  siècle,  tout  conspirait  à  la  chute 
de  Venise.  En  Europe,  depuis  assez  longtemps 
déjà,  la  République  ne  subsistait  plus  que  par  la 
tolérance  de  ses  voisins,  qui  ne  respectaient  guère, 
quand  leurs  armées  avaient  besoin  d'y  passer, 
son  territoire,  mais  qui  ne  tenaient  pas  à  détruire 
son  indépendance,  par  embarras  de  partager  ses 
dépouilles.  Par  ailleurs,  dans  le  monde  tel  que  le 
transformait  la  Révolution,  le  vieil  édifice  un  peu 
rermoulu  de  la  constitution  vénitienne  semblait 
un  anachronisme,  inévitablement  destiné  à  bien- 
-paraitre.  Enfin,  toute  énergie  morale  était 
morte  au  cœur  du  plus  grand  nombre  de  ses 
citoyens.  La  République  de  saint  Marc  était  mûre 
pour  la  ruine  :  le  canon  de  Ronaparle  ne  fit  que 
lui  donner  le  coup  de  grâce. 

Lorsque,  le  9  mars  1789,  le  Grand  Conseil  élut 
comme  doge  Louis  Manin,  un  vieux  patricien  de 
Venise  s'exclama,  dit-on,  ironiquement  :  a  Ils  ont 
fait  doge  un  Frioulan.  La  République  est  finie  ». 


308  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

Ses  jours,  en  effet,  étaient  comptés.  Malgré  la 
neutralité  qu'elle  s'efforça  de  garder  attentivement 
dans  l'Europe  en  guerre,  mais  qu'elle  ne  prit  point 
souci  de  pouvoir  défendre  par  les  armes,  Venise 
ne  devait  pas  échapper  à  sa  destinée.  Quand,  en 
1796,  Bonaparte  descendit  en  Italie,  quand  la 
terre  ferme  vénitienne  devint  le  théâtre  de  la 
lutte  entre  les  Français  et  les  Autrichiens,  tout 
le  monde  comprit,  comme  l'écrivait  un  Vénitien, 
«  que  la  tragédie  approchait  de  sa  fin  ». 

«  Le  lion  valétudinaire  de  saint  Marc  »,  comme 
disait  Bonaparte  aux  commissaires  de  la  Répu- 
blique, n'avait  point  à  espérer  la  pitié  du  victorieux 
général.  «  Je  ne  veux  plus  d'Inquisition,  déclarait- 
il  un  peu  plus  tard,  plus  de  Sénat.  Je  serai  un 
Attila  pour  Venise  »;  et  encore  :  «  Ce  gouverne- 
ment est  vieux;  il  faut  qu'il  s'écroule  ».  Aussi,  dès 
les  préliminaires  de  Léoben  (18  avril  1797),  ne  se 
fit-il  point  scrupule  de  dépouiller  Venise,  en  cédant 
à  l'Autriche  la  terre  ferme,  l'Istrie  et  la  Dalmatie. 
Le  massacre  des  Français  à  Vérone,  ce  qu'on 
appela  «  les  Pâques  véronaises  »,  lui  fournit  bien- 
tôt le  prétexte  d'en  finir  avec  Venise  même  ; 
presque  en  même  temps,  le  commandant  du  fort 
du  Lido  lui  en  offrit  un  autre,  en  faisant  canonner 
un  bâtiment  français  qui  essayait  de  forcer  les 
passes.  A  toutes  les  explications,  à  toutes  les 
excuses,  Bonaparte  ne  voulut  rien  entendre.  «  Il 
nous  dit,  rapportent  les  négociateurs  vénitiens,  que, 
s'il  avait  donné  la  liberté  à  d'autres  peuples,  il 
briserait  aussi  les  chaînes  des  Vénitiens,  qu'il 
fallait  que  le  Conseil  choisît  entre  la  paix  et  la 
guerre  ;  que,  si  on  voulait  la  paix,  il  fallait  com- 
mencer par  proscrire  cette  poignée  de  patriciens, 


LA    FIN    DE    VRH1SE  309 

qui  avaient    disposé   éé   tout  jusqu'à   présent    »'t 
ameuté  le  peuple  contre  les  Français.  »  Et  comme 

hasardaient  à  parler  de  réparations 
Non.  non.  répliqua-t-il  ;  quand  vous 
couvririez  cette  pfatge   d'or,  tous  vos  trésors,  tout 
l'or  du  Pérou  ne  peuvent  payer  le  sang  français  ». 
Et  le  l*r  mai.  il  déclara  la  guerre  à  la  République. 
«  Cette  nuit,    ili.-ait  à    cette    nouvelle   le   do^re 
Louis  Manin.  nous  ne  sommes  pas  sûrs  de  dormir 
dans  notre  lit  •  Une  division  française,  en    effet, 
s'avançait  jusqu'au  bord  des  lagunes;  Bonaparte, 
plus  impérieux  que  jamais,  était  à   Malghera.  Le 
gouvernement     vénitien,     affolé,     perdant     toute 
■.  toute  dignité  même,  ne   songea  plus  qu'à 
r  le  vainqueur.  Le   12  mai,  pour  la  dernière 
fois,  le  Grand  Conseil  se  réunit,   afin  d'examiner 
les   propositions    du   général   français.   Cinq  cent 
trente-sept  patriciens  étaient  présents  ;  ce  n'était  pas 
la  moitié    des    membres   qui  composaient 
îblée.    512   acceptèrent,   presque  sans   dis- 
□    —    tant    ils    mouraient  de    peur  —   les 
conditions     de       Bonaparte;     cinq     s'abstinrent; 
vingt  seulement  eurent  le  courage  de  voter  non. 
Par  cette  délibération,  la  constitution  vénitienne 
était  abolie  :  un  gouvernement  représentatif  pro- 
\ ivoire   remplaçait  l'antique    gouvernement  de  ia 
lique.  Puis  le  Grand  Conseil  se   sépara  pré- 
cipitamment. On  raconte  que  Manin,  rentré   dans 
son  appartement,   tendit  à    un   de  ses  serviteurs 
le  bonnet  ducal  qu'il  venait  d'ôter  :  m  Prends-le,  lui 
lit-il.  je  ne  m'en  servirai   plus.  »  Il  y  avait  onze 
siècles,  tout  juste,  qu'avait  été  élu  le  premier  doge 
le  Venise. 
Quatre  jours  phta   lard,  les  Français  entraient  à 


310  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   t   VENISE 

Venise.  Le  peuple  planta  des  arbres  de  la  liberté, 
devant  lesquels,  en  cérémonie,  on  brûla  le  Livre 
d'Or  et  le  bonnet  ducal  ;  on  décréta  la  démolition 
des  prisons  d'Etat,  monuments  de  la  «  barbarie 
aristocratique  »  ;  et  sur  le  livre  où  s'appuie  le  lion 
de  saint  Marc,  à  la  place  de  l'inscription  fameuse  : 
Pax  tibi,  Marce,  evangelista  meus,  on  grava  ces  mots  : 
Droits  de  l'Homme  et  du  Citoyen.  «  Enfin,  le  lion  a 
tourné  la  page»,  disait,  à  ce  propos,  un  Vénitien. 
Il  aurait  pu  dire  aussi  bien  qu'il  avait  fermé  le 
livre  où,  durant  tant  de  siècles,  Venise  avait  écrit 
une  si  glorieuse  histoire. 

«  S'il  faut  périr,  écrivait  en  ces  tristes  jours  un 
patricien  de  Venise,  périssons  du  moins  en  gens 
de  cœur.  »  Sauf  quelques  rares  exceptions,  les 
nobles  Vénitiens  n'eurent  guère  ce  souci.  Venise 
mourut  misérablement,  sans  avoir  même  le  béné- 
fice de  sa  trop  humble  soumission.  Le  gouverne- 
ment provisoire  institué  par  Bonaparte  dura 
quelques  mois  à  peine.  Au  traité  deCampo-Formio 
(17  octobre  1797),  Venise,  avec  toutes  ses  posses- 
sions, fut  abandonnée  à  l'Autriche,  à  l'exception 
des  îles  Ioniennes,  que  la  France  se  réserva.  Le 
18  janvier  1798,  les  troupes  autrichiennes  entraient 
à  Venise.  La  République  de  saint  Marc  n'était  plus 
qu'un  souvenir. 


Elle  avait,  en  vérité,  mérité  sa  ruine. 

De  la  Venise  du  xvm*  siècle  aussi,  on  pourrait  dire 
ce  que  Talleyrand  disait  de  la  France  de  l'ancien 
régime,  que  celui  qui  n'y  avait  point  vécu  n'avait 
pas  connu  la  douceur  de  vivre.  Pourtant,  si  char- 
mante que   soit  l'image  que    nous  offre  alors  la 


LA    FIN    DE    VENISE  311 

cité  de  saint  Marc,-  elle  ne  saurait  dissimuler  la 
frivolité  vaniteuse  et  vaine  de  cette  vie  et  les  tares 
qui  se  cachaient  sous  ces  brillantes  apparences. 
Depuis  que  le  commerce  av;;it  pris  d'autres  routes, 
depuis  qu'avaient  disparu  de  Venise  les  navires 
*  si  nombreux  jadis,  disait  mélancoliquement  un 
patricien  du  xvn'  siècle,  que  nos  ports  pouvaient  à 
peine  les  contenir  »,  depuis  que  s'était  écroulé 
l'empire  maritime  de  la  République,  une  bonne 
partie  de  la  noblesse  vénitienne  était  fort  appau- 
vrie; et  s'il  existait  encore  dans  le  patriciat 
d'énormes  et  magnifiques  fortunes,  héritage  du 
passé,  une  misère  trop  réelle,  au-dessous  de  cette 
oligarchie  de  riches,  créait  un  sourd  mécontente- 
ment. Sous  les  fêtes  incessantes,  sous  l'étalage  de 
magnificence,  montaient  d'âpres  rancunes,  de  vio- 
lentes malédictions;  sous  le  perpétuel  carnaval  où 
semblait  se  résumer  alors  la  vie  de  Venise,  il  y  avait 
place    pour    bien   des   haines. 

D'autre  part,  aux  vertus  d'autrefois,  qui  avaient 
fait  la  grandeur  de  Venise,  au  courage,  à  l'acti- 
vité, au  dévouement  à  la  patrie,  avaient  succédé 
des  goûts  de  luxe  et  de  pompe,  la  recherche 
égoïste  d'une  vie  facile  et  molle,  presque  uni- 
quement consacrée  au  plaisir.  Enfin,  à  la  tête 
d'un  gouvernement  suranné,  et  qui  de  plus  en 
plus  se  concentrait  aux  mains  d'une  oligarchie 
toujours  plus  restreinte,  étaient  placés  des  hom- 
mes, généralement  aussi  incapables  de  rien  com- 
prendre que  résolus  à  ne  rien  changer,  qui 
voyaient  dans  les  fêtes  un  moyen  commode  de 
distraire  le  peuple  et  ne  songeaient  qu'à  s'assurer 
la  paisible  possession  du  pouvoir.  Héritiers  de 
noms   fameux,   vivant  sur  leur  gloire  passée,  ils 


312  UNE    RÉPUBLIQUE    PATRICIENNE   :    VENISE 

assistaient,  volontairement  impuissants,  et  souvent 
sans  se  douter  même  du  péril  proche,  à  la  déca- 
dence de  la  République.  Au  moment  où  elle 
succomba,  Venise  épuisée,  vieillie,  n'était  plus 
dans  l'Europe  qu'un  anachronisme;  après  douze 
siècles  d'une  histoire  glorieuse,  sa  chute  était 
donc  inévitable.  Mais  du  moins,  en  mourant,  elle 
laissait  pour  toujours  un  fier  souvenir;  et  nul, 
aujourd'hui  encore,  ne  peut  évoquer  sans  émotion, 
dans  l'incomparable  décor  de  la  ville  de  saint 
Marc,  «  les  ombres  qui  flottent  sur  les  couchants 
de  l'Adriatique,  au  bruit  des  angélus  de  Venise1.  » 

1.  Babrès.  La  Mort  de  Venise. 


8T3 


TABLE  DES  MATIÈRES 


' 


LIVRE  I 

LA  FORMATION  DE  LA  RÉPUBLIQUE 
(Du  Ve  au  xie  siècle.) 

Chapitre  I.  —  Les  origines  de  Venise 1 

La  lagune  vénitienne.  —  Les  premiers  établissements. 
—  La  vie  dans  la  lagune.  —  Torcello.  —  La  fonda- 
tion de  Venise. 

tre  II.  —  La  formation  de  la   grandeur  véni- 
tienne. (Du  vi°  au  xie  siècle, 11 

Les  premières  formes  du  gouvernement.  —  La  con- 
quête de  rindépendance .  —  Le  développement  éco- 
nomique. —  La  civilisation  vénitienne.  —  La  domi- 
nation de  l'Adriatique. 

LIVRE  II 

LES  CAUSES  DE  LA  GRANDEUR  VÉNITIENNE 

AU  MOYEN  AGE 

(Du  xi«  siècle  à  la  fin  du  xve  siècle.) 

Chapitre  I.  —  Le  commerce  vénitien 23 

L'organisation  du  commerce  maritime.  —  Les  causes 
historiques  de  son  développement.  —  Le  champ 
(faction  du  commerce  de  Venise.  —  La  condition 
des  Vénitiens  en  Orient.  —  La  matière  du  com- 
merce. —  Les  dangers  qui  le  menaçaient. 


314  TABLE    DES    MATIÈRES 

P*ge» 

Chapitre  IL  —  La  conquête  de  l'Orient  et  l'empire 
colonial  de  Venise 45 

I.  —  Le  doge  Henri  Dandolo.  —  La  quatrième  croi- 
sade et  la  prise  de  Constantinople.  —  La  fondation 
de  l'empire  colonial  de  Venise.  —  L'organisation  et 
l'administration  de  l'empire  colonial. 

II.  —  La  crise  de  la  seconde  moitié  du  XIII'  siècle. 

—  La  lutte  contre  les  Génois.  —  Venise  et  Gênes  au 
XIVe  siècle. 

III.  —  L'expansion  du  commmerce  vénitien.  —  L'Egypte 
et  ses  relations  avec  le  monde  musulman.  —  Les 
routes  de  l'Asie.  Marco  Polo.  —  La  prospérité  com- 
merciale de  Venise  à  la  fin  du  XIVe  et  au  commen- 
cement du  XV*  siècle. 

Chapitre  III.  —  La  constitution  de  Venise  et  le  gou- 
vernement de  la  République St 

I.  —  L'évolution  historique  de  la  constitution  véni- 
tienne. —  La  prétendue  réforme  de  4172.  —  Le 
doge  et  l'aristocratie.  —  La  serrata  del  Consiglio 
(1297).  —  L'institution  du  Conseil  des  Dix  (4340). 

—  La  conspiration  de  Marino  Falier  (4355). 

II.  —  L'organisation  du  gouvernement  vénitien.  — 
Le  Grand  Conseil.  —  Le  Sénat.  —  Le  Collège.  — 
La  Seigneurie.  —  Le  doge.  —  Le  Conseil  des  Dix. 

—  Les  classes  sociales  à  Venise.  —  L'esprit  de  la 
constitution  vénitienne: 

Chapitre  IV.  —  La  gloire  de  Venise 120 

La  basilique  de  Saint-Marc.  —  Le  Palais  Ducal.  — 
La  ville  au  XIVe  siècle.  Églises  et  palais.  — La  ville 
au  XVe  siècle.  —  Les  aspects  de  Venise. 

Chapitre  V.  —  La  vie  et  l'âme  vénitiennes 145 

I.  —  Les  fêtes  de  Venise.  —  La  vie  privée  et  les 
mœurs. 

II.  —  L'âme  vénitienne.  —  Le  souci  du  commerce.  — 
Le  souci  des  choses  religieuses.  —  Venise  et  l'Église. 

—  Le  patriotisme  vénitien.  —  Les  qualités  du 
Vénitien.  —  Le  doge  André  Dandolo.  —  La  culture 
intellectuelle. 


t.abi  r.   r>p<   ■  315 

LIVRE  III 

L  ÉVOLUTION  DE  VENISE 

Da  milieu  du  xve  à  !;i  fin  an   I  I 

Pages 
—  La  ruine  de  l'empire  colonial.  Venise 
et  les  Turcs 169 

'•ne  des  Turcs.  —  La  politique  orientale 
de  Venise  dans  la  première  moitié  du  AT  siècle.  — 
La  prise  de  Constantinople.  —  Venise  tt  Maho- 
met II.  —  L'offensive  ottomane.  La  perte 
pont.  —  L'acquisition  de  Chypre.  —  Le  commerce 
i/pte.  —  La  \<erte  de  In  'lorée. 

Chah-tre  11.  —  La  décadence  du  commerce  vénitien.     186 

I.  —  La  découverte  de  la  route  des  Indes.  —  La  lutte 
de  Venise  pour  le  commerce  des  épices.  —  Les  pro- 
grès des  Portugais.  —  La  perte  de  l'Egypte.  —  La 
ruine  du  commerce  vénitien, 

il  Les  progrès  des  Turcs.  La  perte  de  Chypre.  —  La 
journée  de  Lépante.  —  La  paix  avec  les  Turcs. 

Coapu       111.  —  La  politique  continentale  de  Venise.     205 

m.)- 
Les  raisons  de  la  politique  continentale  de   Venise.  im» 

—  Les  acquisitions  en  terre  ferme  au  XIV"  siècle. 

—  Le  dogat  de  François  Foscari.  —  Le  gouverne-  i'i. 

I  de  Venise  en  terre  ferme.  —  Les   difficultés  ta. 

de  In  politique  vénitienne.  —  Venise  et  la  France.  '^ 

Chahti.e  IV.  —  Venise  au   XVIe  siècle.  —  La    ville. 

Les  mœurs,  les  lettres  et  les  arts 225 

1.  —  L'aspect  de  la  ville  au  XVI*  siècle.  —  La  splen- 
deur artistique.  —  Le  luxe  des  /{tes  publiques.  — 
La    magnificence  des    habitations  privées.  —  Le? 
villas  de  terre  ferme. 
—  La  vie  et  les  divertissements.  —  Les  costumes. 

—  Le  théâtre   et  la   musique.    —  Le   carnaval  d? 
Venise.  —  La  liberté  des  mœurs. 

III.  —  Le  mouvement  intellectuel. 


316 


TABLE    DES    MATIERES 


Pages 


Chapitre   V.    —   L'administration   et   la    diplomatie 
vénitiennes 259 

Le  patriciat  de  Venise  et  le  service  de  l'État.  —  Le 
gouvernement  d'une  province  vénitienne  :  la  Dal- 
matie.  —  La  diplomatie  vénitienne.  —  Les  relazioni 
des  ambassadeurs  vénitiens. 


LIVRE  IV 

LA  FIN  DE  VENISE 

Chapitre  I.  —  La  politique  extérieure  de  Venise  au 
XVII'  et  au  XVIIIe  siècle 274 

/.  —  La  perte  de  la  Crète.  —  François  Morosini  le 
Péloponésiaque.  —  La  perte  de  la  Morée  et  la  fin 
de  l'empire  de  Venise. 

II.  —  Venise  et  l'Espagne.  —  Venise  et  la  papauté. 

Chapitre  IL  —  Le  gouvernement    de  la  république 
et  la  vie  vénitienne  au  XVIII0  siècle 288 

I.  —  La  crise  intérieure.  —  L'esprit  d'opposition  et 
les  tentatives  de  réforme. 

II.  —  La  ville  au  XVIIIe  siècle.  —  Le  décor  et  les 
fêtes.  —  Les  divertissements.  —  Le  carnaval  de 
Venise.  —  Les  mœurs. 

Ckapitre  111.  —  La  un  fin  Yfiniiffr      .........    307 

D827-1-2J    '*tfiun    —  laap.  Hemiierlé  Petit,  et  C" 


iiotii^<4ue  cle  a^iiiioaaiophi**  »<-»«,»«««**|«i»»^  fuitt) 


5     PSYCHOLOGIE   ET   PHILOSOPHIE 


l    .  L'Meredl te  morbide  ;>• 

•     nivelle 
de*  Jouissances 

SPERGEft    «M.  cn»rge   J'    cou-»  »   la 
îe.  La  Littérature    5*  nulle). 

,0»<i  •  à  l'Ecole  libre  de» 

Le  Mépris  de*  oie  et 
tnsequences  sociales. 
I.  POlUCARÉ.  Ca.  GIOE.  Etc..  Le  Maté 
ne  actuel 

t.),  direcieor  de  Laboratoire  a  1»  Sor- 
L'Ame  et  le  Corps  ,12*  mille). 
A.).  Les  idées  modernes  sur  les 

•     18"  mille). 
0'  G.).  La  Naissance    de    l'intai- 

e  '40  ligures    8-  mille. 

R7E   (lan»      Guerres    militaires 

;rres  sociales    r 

UX     E.  ,    Je    llnsiiiui.    Science   et 

on   21*  mille). 

(J.),  avocate  la  C  d'appel.  La  Vie  du 

et  rimpuissance  des  Lois  (6*  m.). 

(Albert,  docleur  en  lellres.  La  Phl- 
ile  du  Langage (5*  mille). 

Le  Rêve  et  l'Action '4' a. ). 

(L.).  'ttffi  de  Ptiiiosc.pbie.  La  Me 
i  et  l'Oubli    5»  r. 

HAUVERS  'Gao'-ge»  .  protesseor  è  l'Uni-  . 
de  Bruiel>«.  L'Inconscient  15*  m). 
ER    (Paul).  Leçons  morales  de  la 
•«  (5«  mille'. 

.BlVi  (C.)i  «fimrèf.  t*  four»  à  la  Sor- 
L'Evelutlon  des  Dognes  (7'  m.). 
T-SOUPLfcT  (t.),  directeur  de  l'Loil 

La    Genèse    des    Instincts 

iné).  Les  Interprétations  de 
lerre  4' 

i  l'Institni.    Philosophie 
■xperlence  '9'  mille). 

»  Pragmatleme  dO'a  '. 

m    La  VolontedeCrolrei7"a.) 

i--i  ,  de  rioallial    profeaaear  au 

;e  de  Prance    Las  Névroses '10*  m.i 


JULLI01    Ch-L.'.  L'Éducation   de  la  Mé- 
moire   if»' mille). 

LASKINE  Edmond    Le  Socialisme  suivant 
les  peuples  (4*  mille). 
Lt  BON  |  0'  GutUvi  .  Psychologie  da  l'Édu- 
cation ''.'7    nullei. 

IF  SON  'D'Bujtini    La  Psychologie  *••* 
tlQue    16'  milieu 

LE  BON  i0'  BasUn).  Les   Opinion»  et    le* 
Croyances   !($'  rallie 
LE  BON  (0«  Gustt.a).   La  Vie  des  Vérités 
lin-  mille). 

IF  BON  'D'O'ijtmï.  Enielcnementi  Psy- 
chologiques de  la  Guerre  13»'  mille'. 
LE  BON    Dr   6usti«8).    Premières    Consé- 
quences de  la  Guerre  (29*  mille). 
LE  BON    (C    Gusta»^.  Hl«r    et    Demain. 
Pensées  brèves  (10*  mille). 
LE   BON   (0'    Gustave).    Psychologie    des 
temps  nouveaux  (10'  mille). 
LF  OANTEC.  Savoir!  (12*  mille), 
lt  OANTEC.   L'Athéisme   (19*  mille). 
LE  OANTèC.  Science  et  conscience  (10'a.) 
LE  0»N»CC.  L'Égoïsme  il*«  mille). 
LE  OANTEC    La  Science  de  la  Vie  (8-  m 
LEGRAN0  (V  ■  -A.V  La  Longévité  ''-  m->- 
LOaBRÛSQ.     Hypnotisme    et    SpKl*",n» 
10*  mille). 

■  ACH.  La  Connaissance  et  l'Er  reuri6*a. 

■  AJWEIL.  Le  Crime  et  la  8oclété(6'M. 
PAULHAN  fr.  .  Les  -r>-*nsformatlons  so- 
ciales des  sen'^ments  (*'  ")lIle^- 
PlCARU  (EomonD  -Le  Droit  pur  [9î  niillel. 
rtviiff*  fn.),*-  deGonfàl'Hcole  de»  H'"-Eto- 
de».  L'Evolution  de  la  Mémoire  <€'  mil  ) 
RA/îEOT  (Gaston',  professeur  de  philosophie 
La  Natalité,  se»  lois  économiques  ai  psy- 
chologiques. 

REt    Abtl),  professeur  agrégé  de  Pbilosopbia. 
La   Philoaophie   moderne  114'  mille). 
ïlSCMDE  (D'j.  Le  Sommeil  et  les  Ré.  es 
T  mille). 

IILIET  (Pisr-a),  profeaaeor  agrégé   de   l'Uni- 
vers té    Le  Monde  des  Aveuglée  (4-  m.). 


Bibliothèque  de  Philosophie  scier' 

1°  SCIENCES  PHYSIQUES  ET  NATURELLES 


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BELLET .  L'Evolution  de  l'In- 
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BÉflGEÎ(».),proF8  l'Insl.  ncéa- 
nogr.    Les    Problèmes    de 
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Mort  du  Globe    9 
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l'Atmosphère  21 
BERTIN  L.-E.  .«  •  ;  In-;.  La  Ma- 
rine moderne  66 Bg.) (7* m.). 
BIGOUROAN,  L'As- 

tronomie (50  lig.)  (8* m.). 
BLARIN3HEM  L  '    Les  Trans- 
formations brusques  des 
êtres  vivants  (4 
BLARIN3HEN   (L.).   L'Hèrèditè 
expérimentale  {'< 
BOHV  (G-;  <>;  ORZEWiNA  ,A).  La 
Chimieet  la  Vie 
BOINET  (D.)   Les   Doctrines 
médicales  (9e  m.). 
BONNIER(G.),<Jei'!n<t.  Le  Mon- 
de végétal  (230  lig.)  (ll'tn.). 
^OUTY    (E.),    de    l'Institut.    La 
•^-ité      scientifique,      sa 
Pol   suite  (' 

BOUVIt.    sa  Habi- 

tudes  et  *-ietamorphoses 
des  Insectes 

eOUVIER(E-i  <ieP8y. 

chique  des  insectes  . 
BRUNHfS  (fr*   La    ^grada- 
tion de  l'Energie  (8"  m.). 
BURNET  (0-  Etienne),  Microbes 
et  Toxines  (71    lig.)  (7'  m.). 
CftULLERY,  i  Pro- 

blèmes   de    la    Sexualité 
(s-  .«.). 
COLSON  (A.), 

L'Essor  de  laChimie(8"  m.) 
C0M6ARIEU  (J).  La  Musique 
(16'  n 

CGNKLIN.  L'Hérédité  et  le 
Milieu    I 

OASTRE  (0'  A  .        La  Vie 

et    la  Mort  (  ! 


I  OELAGE   Ci.),    de    l'Insfitut,    et 
SOLOSMITH  (M.).  Leé  Théories 

!  de  l'Evolution  (10e  m.). 

!OELAGE(Y.)eiGOLDS!MTH(M.;La 
Parthénogenèse  (4"  m.). 
CELBET  tU'  P.).  La  Science 
et  la  Réalité  (6'  ra.). 
ÛEPERET,  de  l'Inst.  Transfor- 
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(8«  m.  . 

ENRIQUES    Concepts   fonda- 
mentaux de  la  Science  i'  œ 

FRiEOEL.   Personnalité   bio- 
logique de  rHomme(60ng.). 

GASCOUIN  (Général).  L'Evolu- 
tion de  l'Artillerie  '4€  m.). 
GRASSET  (Dr.)  La  Biologie 
humaine  (10*  m.). 
GUIART  [0-\  Les  Parasites 
inocu'ateurs  de  Maladies 
rliKS  lig.J    6e  u..... 

GUILLEMUOT    ri.;.  La  Matière 
et  la  Vie  (4*  m.,. 

HERiCOURT    D'  J-).  Les  Fron- 
tières de  la  Maladie  (10°  m.,. 

HERCOURT  (D'  J.i.  L'Hygiène 
moderne    l.'î 

HERICOURT  (0>  J.;.  Les  Mala- 
dies des  Sociétés 
HOUSSAY.  Na 

ture  et  Sciences  naturelles 

(7*  m.). 

H0USSAÏ  F     Force  e»  Cause 
gue 

Océans     t 

LAUNAY  (L.  de  his- 

toire de  la  t*rre 
LAUNAY    I 

Conquête  minérale 
LE  BON  'D".  L'Evolution  de 
la  Matière  (6 

LE  BON   (D-   G.  .    L'Evolution 
des  Forces     . 

LECLERC  DU  SABLON.  Incerti 
tudes  delà  Biologie 


LECÛRNU.  de 
canique  (1. 

LE  DANTEC  ( 
ces  Ances 

LE  DANTEC 
universel!' 

LE  DANTEC  (! 
à  la  Sciem 

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RENARD  (C. 

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Z0LLA  ,'Oanie 
moderne 


PSYCHOLOGIE.  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

•    e  des  ouvrages  parus  pages  2  et  3  de  la  eouvi 

-    Paris.   -  3ntp    Hemmerlé,  Petit  ot  C' 


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DG      Diehl,  Charles 

676        Venise,  une  republique 

D5      patricienne