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VIE
DE
CLAIRE-CLEMENCE
DE MAILLÉ-BRÉZÉ
PRINCESSE DE CONDÉ
1628 1694
VUI- - I YIMX.KVIMUK lAHIiKK
Rue d«* Fleuriis, \)
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DE MAII.LÉ-BRÉZÉ
PRINCESSE DE CONDÉ
CHARLES ASSEUNEAU
PARIS
LÉON TECHBNER, LIBRAIRE
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19/9
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AVANT-PROPOS
w hasard m'a jeté sur la
trace de la princesse de
Coridé. Je ne me doutais
pas en écrivant le commentaire
historique d'un portrait de Peti-
tot*, que j'en poursuivrais l'ori-
ginal à travers les Mémoires el
les Chansonniers du temps.
1. Au tome h^ des Émaux de Petitot, de la
collection du Louvre^ publiés par Blaisot en
862, 2 vol. ia-^, grav. de Ceroui.
1
\^
\
2 AVANT-PROPOS.
Un attrait irrésistible pour un
ami de l'histoire m'entraînait à
cette recherche, l'attrait de l'in-
connu, de la nouveauté, du mys-
tère. La vie de Claire-Clémence
de Maillé - Brézé , princesse de
Condé, n'a jamais été écrite,
quoiqu'elle méritât de l'être au-
tant par l'importance de la per-
sonne elle-même que par l'intérêt
des événements. Cette vie ca-
chée, ignorée appelait la lumière,
moins comme gloire que comme
réparation; et ainsi le besoin de
justice s'ajoutait à l'attrait de la
curiosité.
Une victime est toujours in-
téressante : on veut savoir néan-
7
AVANT-PI\OPOS.
moins si elle l'est légitimement,
et dans quelle mesure elle mérite
l'admiration, ou la pitié. C'est
là véritablement, sans vouloir
trop grossir les choses ni donner
trop d'importance à ces menus
problèmes de l'histoire, ce qui
m'a conduit des Historiettes de
Tallemant des Réaux aux Lettres
de Mme de Sévigné et à la Q)r-
respondance de Bussy, des Mé-
moires de Mademoiselle au Recueil
de Maurepas, et de Walkenaër à
Lord Mahon.
Par l'étrangeté des aventures
autant que par la lutte des senti*
ments et des passions, la vie de
CUaire de Maillé eût aisément
4 AVANT-PROPOS.
fourni la matière d'une de ces
histoires romanesques, telles qu'en
ont écrites Mme de la Fayette et
Mme de Tencin, telles qu'en écri-
vait encore au commencement
de ce siècle Mme de Genlis.
Mais la mode en est passée, et
ce n'est pas moi qui la restau-
rerai.
J'ai donc dû me borner à re-
cueillir et à coordonner entre eux
les quelques traits qui nous sont
parvenus de cette figure effacée.
J'ai constaté dans le cours de
cette notice que les renseigne-
ments étaient rares. On ne les
rencontre même pas toujours là
où on les va chercher et où l'on
AVANT-PROPOS.
pourrait le mieux se flatter d'en
trouver. Par exemple, M. Cousin
dans ses Études sur les Femmes
illustres, au temps de la Fronde,
•
ne parle qu'en passant de la
princesse de Condé, et seulement
pour mentionner la déception
causée par ce mariage politique
au chevaleresque amant de Mar-
the du Vigean. Le moment, l'é-
pisode où Claire de Maillé, ré-
veillée par le danger, se montra
la vraie fille d'un maréchal Ae
France et la digne compagne
d'un héros, est resté suspendu
entre deux récits : La Jeunesse de
Madante de Longue^fille , et Ma-
dame de Longuei^ille pendant la
6 AAAÎIT-PROPOS.
Fronde. Peut-être M. Cousin a-l-îl
pris le temps de combler celte
lacune de son histoire. Peut-être
l'épisode qui nous manque s'est-
il retrouvé traité et achevé dans
ses papiers et viendra-l-il quelque
jour relier entre eux et compléter
ceux que nous avons déjà. Ce
jôur-là notre modeste travail per-
dra le peu d'intérêt qu'il doit à
notre seule bonne volonté, car
indubitablement l'historien pas-
sionné qui trouvait tout et ne né-
gligeait rien aura étendu ses ré-
el ktcIics bien au delà de la portée
même de notre vision.
A défaut de documents nous
trouvons néanmoins dans le se-
AVANT-PROPOS.
cond récit un jugement que nous
devons rapporter parmi les té-
moignages favorables à notre obs-
cure héroïne.
ce Au premier rang du conseil,
et environnée d'universels hom-
mages (il s'agit de la seconde
Fronde), était Mme la princesse
de Condé qui s'était si noblement
conduite dans la première guerre
de Guyenne, en 1650. Cette fois,
fatiguée par une grossesse péni-
ble, toujours souffrante et éclip-
sée par sa belle-sœur, elle s'efFa-
cait volontiers et se bornait avec
sa douceur accoutumée à recom-
inander autour d'elle la modéra-
tion et l'union, surtout l'absolue
8 AVANT-PROPOS.
obéissance aux instructions de son
mari, dont elle-même ne cessa de
donner le plus parfait et le plus
touchant exemple*. »
Une vue si juste du caractère
et du rôle de la princesse de
Condé, et si conforme aux aites-
tations de ceux qui l'ont connue,
nous fait regretter d'autant plus
que M. Cousin ait ajourné l'oc-
casion de nous dire tout ce qu'il
savait d'elle et de sa vie.
Un autre ouvrage eût sans
doute répandu sur notre sujet une
lumière décisive, c'est Y Histoire
1. Madame de Longneville pendant la
Fronde,
AVANT PROPOS. 9
des Princes de la Maison de
Condéy publiée en 1 869, chez Mi-
chel Lëvy. Malheureusement cet
ouvrage entravé dans sa publiea-'
tion par des motifs tout à la
gloire de Fauteur, s'est arrêté au
tome second avant même la nais-
sance du vainqueur de Rocroy.
Nul doute que les archives de la
maison de Condé, dont disposait
l'auteur, n'eussent produit révé-
lation sur révélation, et résolu
jusqu'à l'évidence tout ce que
nous avons laissé à l'état de pro-
blème ou de conjecture. Néan-
moins les proportions mêmes de
cette simple étude nous rendaient
la modestie facile, et nous dispen-
10 ÀVANT-PROPOS.
saient en quelque sorte de ram-
bition de viser au définitif et au
complet. Nos prétentions sont
plus humbles. Nous n'avons voulu
que réunir ici les renseignements
que nous avons pu rencontrer^
sans la moindre pensée de riva-
lité avec des travaux plus amples
et plus prolongés. Nous appor-
tons notre maigre javelle, heu-
reux si nous pouvons ajouter
quelques brins à la botte des
moissonneurs plus vaillants et
plus robustes.
Une perte à jamais regrettable
est celle de V Historiette que le
grand informateur des faits et des
choses au temps, de la Fronde,
AVANT-PROPOS. 11
Tallemant des Réaux, s'était pro-
posé de consacrer à la princesse
de Condé. On lit au tome UI de
son livre [Historiette de la reine
de Pologne) :
Comme j'ay dessein de mettre
AUTANT qu'il ME SEROIT POSSIBLE
tout de suitte ce qui tousche a
l'hostel de Rambouillet, j'ay
TROUVÉ A PROPOS d'iNSÉRER ICY LA
REYNE DE POLOGNE ET SES SOEURS
PAR OCCASION, PARCE QU'eLLE AI-
MOIT FORT Mme DE MONTAUZIER,
ET JE PRÉTENS FINIR PAR Madame
la Princesse, Mme de Longueville
ET LES PRÉCIEUSES V
1. Édit. Paulin Paris, p. 301.
12 AVANT-PROPOS.
Et M. Paulin-Paris ajoute dans
son excellent commentaire :
a Les trois dernières Histo-
riettes ^ si précieuses pour nous,
ne se retrouvent pas dans le ma-
nuscrit de des Réaux. Ou la pen-
sée ne fut pas réalisée, ou Fauteur
plus tard jugea convenable de
supprimer un cahier de son ou-
vrage. Peut-être les aura-t-il dé-
tachées une fois pour les conj-
muniquer à quelque ami discret
qui ne les aura pas .rendues....
Par madame la Princesse il faut
entendre sans doute Claire-Clé-
mence de Maillé dont les aven-
tures j les malheurs ^ les imprU'
dences auraient en effet bien
AVANT-PROPOS.
13
mérité un historien particu -
lier^.... »
Que ce regret de M. Paulin-
iParis serve d'excuse à notre té-
mérité comme à notre insuffi-
sance.
Charles Asseujseau.
1. Édit., p. 315.
I
LA
PRINCESSE DE CONDÉ
(CIAIRE-CLÉMENCE DE MAILLÉ-BRÉzÉ)
FEMME DU GRAND CONDÉ.
laire-Clémence de Mail-
lé-Brézé fut à l'âge de
treize ans mariée à
Louis de Bourbon, duc d'En-
ghien, le futur héros de Rpcroi
et de Lens: et dès avant le ma-
riage, et encore après, le jeune
duc protesta par acte en forme
qu'il cédoit à la violence et qu'il
16 LA PRINCESSE
subissoit le pouvoir de Paulorité
paternelle. Henri H, prince de
Condé, qui exigeoit ce mariage,
suivoit ses instincts de courtisan
ambitieux et avide, en recher-
chant Palliance du cardinal de
Richelieu, dont Mlle de Brëzé
étoit la nièce par sa mère, Nicole
du Plessis. Mlle de Montpensier,
qui croyoit avoir plus de raison
que personne de s'indigner de
cette recherche, dit en propres
termes que M. le Prince se mit
aux pieds de Son Éminence pour
lui demander à la fois Mlle de
Brézé pour le duc d'Enghien, et
M. de Brézé son frère pour Mlle de
Bourbon, et qu'il n'échappa à
DE CONDÉ. 17
la honte d'une double mésallian-
ce que par la clémence du cardi-
nal, qui lui répondit w qu'il vou-
loit bien donner des demoiselles
à des princes, mais non des prin-
cesses à des gentilshommes*. »
Lenet, le serviteur assidu de la
maison de Condé, et en ce temps-
là le confident du duc d'Enghien,
nous a conservé tout le détail de
sa résistance. Il raconte qu'un
jour à la chasse le jeune duc lui
confia qu'il étoit résolu à s'en-
1. Tallemant des Réaux qui rapporte le
même fait à peu près dans les mêmes termes,
ajoute qu'il fut reproché publiquement au
prince de Condé par l'avocat de Mme d'Ai-
guillon, contre laquelle il eut procès au su-
jet de la succession du cardinal.
18 LA PRINCESSE
fuir et à se jeter dansDôle pour se
soustraire à la persécution de son
père; mais le vieux courtisan,
instruit par le sort du comte de
Soissons de ce qu'il en coûtoit de
traiter légèrement les nièces de
Richelieu, ne tint compte ni des
répugnances de son fils, ni de ses
protestations.
Mlle de Brézé entroit donc
dans la famille de Condé par la
voie détestable de l'autorité et de
la politique. Son époux l'avoit en
aversion; sa belle -mère, Char-
lotte-Marguerite de Montmoren-
cy, la méprisoit; Mme de Lon-
gueville, sa belle-sœur, ne l'esti-
moit pas; Mlle de Montpensier
DE CONDÉ. 19
déclare qiHelle lui faisait pitié ^ et
c'étoit le mot le plus doux qu'elle
put trouver pour uùe personne
qui eontrarioit si fort ses vues.
Enfin M. le Prince, son beau-
père, a la protégeoit sans l'ai-
mer . »
Personnellement, la jeune du-
chesse méritoit-elle cette aversion
et ces mépri§? Mademoiselle nous
dit à la vérité qu'elle étoit gau-
che, et que « du côté de la
beauté et de l'esprit elle n'avoit
rien qui la mît au-dessus du com-
mun. » Mais Mme de Motteville,
moins passionnée et plus désin-
téressée dans* ses jugements, lui
reconnoît quelques avantages.
20 LA PRINCESSE
a Elle n'étoît pas laide, dit-elle;
elle avoit les yeux beaux, le teint
beau et la taille jolie.... Elle par-
loit spirituellement, quand il lui
plaisoitde parler » Lenet, dont
nous n'avons voulu donner le
témoignage qu'en second à cause
de son attachement à la famille,
qui pou voit le rendre suspect,
déclare qu'elle étoit « brune et
belle, et autant agréable qu'il y
en eust à la cour*. » Mme de
1. Outre le portrait- émail de Petitot, delà
collection du Louvre, gravé par Ceroni pour
l'ouvrage de BlaisDt, déjà cité, on a plusieurs
portraits gravés de la princesse de Coudé. Le
cabinet des estampes, rue de Richelieu, en
possède huit d'auteurs différents : !<> par
.Moncornet^ la figure tournée à droite; 2° par
DE GONDÉ. 21
Motteville ajoute que si Mme de
Condé n'eut pas toujours le ta-
lent de plaire au bal et dans les
conversations, la fidélité qu'elle
garda à son mari dans l'adversité,
et le zèle qu'elle montra pour ses
intérêts et pour ceux de son fils
pendant la campagne de Guyenne,
auroient dû compenser le malheur
Hollanderf à gauche (dur); 3* par Daret, à
droite, 1653 ; 4° le même, retourné ; 5° par
Moncornet, à gauche, encadré, fond de pay-
sage 1663 (35 ans); 6° le même; 7° par
Boutais; 8° par de Jode, traits allongés, as-
pect jeune ; 9° par Humùelot, encadré, fond
de jardin, portrait jeune, un peu différent
des autres : le menton est fort, Toeil est intel-
ligent. Ce joli portrait a été gravé après le
siège d'Orbitel le, où fut tué le frère de C. de
Maillé, en 1646.
22 LA. PRINCESSE
de Ji avoir pu mériter ^ par de plus
émiiientes vertus, une réputation
plus éclatante et mieux établie.
Il faut en quelque sorte ici de-
viner sous les façons de parler
du temps quelles étoient ces ver-
tus éminentes qui ont manqué à
la princesse de Condé pour mé-
riter l'estime de son mari; ou se
demander si la fidélité éprouvée,
le courage, le dévouement n'é-
toient point alors des vertus émi-
nentes. Us l'étoient sans doute,
et il est probable que ce que
Mme de Motteville entend par ces
mots, c'est plutôt l'éminence des
qualités propres aux femmes, e
qui en ce temps-là, plus que ja
)
DE CONDÉ. 23
mais^ emporloient un genre d'il-
lustration qui ressembloit vrai-
ment à de la gloire : l'éclat de la
beauté, de l'esprit, des grâces,
de l'intrépidité, le charme, en un
mot, que possédèrent à un si
haut degré une Mme de Longue-
ville, une Mme de Chevreuse,
une Marie de Hautefort, une
Mlle du Vigean.
Quoi qu'il en soit du mérite
personnel de Mme la princesse
de Condé, le peu qu'elle en avoit
justifieroit-il le malheur de sa
destinée? Non : quelque beauté,
de l'esprit, de la vertu, du cou-
rage; un esprit timide peut-être,
une vertu sans éclat, un courage
24 LA PBIN'CESSE
même médiocre, prompt à se dé-
concerter, et qui avoit besoin
pour se développer de la pres-
sion des événements et du dan-
ger; ce n'étoit pas là sans doute
de quoi appeler les furies impla-
cables.
A considérer cette vie vraiment
déplorable, et du commencement
à la fin affligée de tous les genres
de douleurs et d'humiliations, on
devine l'ascendant d'une fatalité
invincible, le guîgnon, la conju-
ration funeste des événements et
du sort. I^e malheur de Claire de
Brézé commence dès ses premières
années. Lorsqu'elle épousa le duc
d'Enghien, à l'âge que l'on sait.
DE CONDÉ. 25
il y avoit déjà six ans qu'elle avoit
perdu sa mère, morte en 1635.
Que devint son enfance, livrée à
la négligence d'un' père fantasque
et libertin, gouverné dès avant
son veuvage par une maîtresse,
femme d'un de ses laquais- qu'il
fit tuer à la chasse afin d'être plus
libre^; d'un père à qui, ditTalle-
mant, — qui le prouve, — l'a-
mour fit faire d'étranges choses,
et qui, lors du mariage de sa fille,
disoit négligemment, comme s'il
se fût agi d'une autre : Ils vont
faire cette petite fille princesse * ?
1. On consultera avec profit sur le maré-
chal de Brézé (Urbain de Maillé, marquis de
B., né en 1597, m. 1650), outre les Hlsio-
2
26 LA PRINCESSE
Le premier souvenir que les
Mémoires aient conservé d'elle
nettes de Tallemant, t. II et tables de Tédit.
de M. P. Paris, un article de M. Huillard-
Bréholles dans la Bévue contemporaine du
31 août 1863. Cet article, composé d'après
une correspondance inédile, est écrit sur un
ton d'apologie qui balance les dénigrements
de des Réaux. Toutefois l'auteur de l'article,
s*il est parvenu à réhabiliter le maréchal
cpmme homme de guerre et comme diplo-
mate, n*a pu nous montrer eu lui un père
bien vigilant, ni bien tendre. Il se contente
de nous dire que le marquis, qu^ depuis la
mort de sa femme avait remis Mlle de
Brézé aux mains de Mme Bouthillier, fem-
me du surintendant, c Ce qui était, remar-
que-t-il^ la placer sous la tutelle directe dç
Richelieu, 9 ne resta pas cependant après
cette séparation c indifférent au sort de sa
fille, ni à ses progrès. » Selon M. H. Bré-
holles, le cardinal se serait chargé de pour-
voir à réducation de sa nièce, comme à son
établissement. Malgré un si illustre patronage,
DE CONDÉ. 27
semble à lui seul tout un présage
de son amère destinée. Dans un.
il ne parait pas que Téducation de Mlle de
Brézé ait été bien suivie, c On ne lui avait,
dit Mademoiselle, montré ni à lire ni à écrire,
et il fallut après son mariage la mettre au
couvent pour qu'elle Tapprît. » Nous avons
eu sous les yeux une lettre d'elle, datée du
9 janvier 16(i2, c'est-à-dire deux ans après
qu'elle fut mariée : elle avait donc çnviron
quatorze ans. C'est une lettre d'enfant de huit
ans pour l'orthographe comme pour le style,
écrite en gros caractères inégaux et mal for-
més, en moyenne bâtarde^ comme dirait un
maître d'écriture. Nous ne pouvons manquer
de rapporter ici cette pièce rare, en en don-
nant la reproduction fidèle :
e: A monsieur monsieur le Maréchal de
Breszé de madame la duchesse d'Anguyen.
a Monsieur
c Je este priée de vous supplier de vouloir
a bien avoir la honte de pardonner a un
i
28 LA PRINCESSE
bal d'enÊints, donné par Mon-
sieur au Luxembourç;, on ima-
gina comme divertissement d'ap-
porter des cages pleines d'oi-
seaux, auxquels on donnoit la
c nomme le Brun dit St-Andre qnî estoit de
c Tostre compagnie de gardas hon de che-
« vaux légers quy sen est venu sans congé
c celui quy men a priée Cbt un Père augustin
c qu>' rit comme un saiut et priera bien dieu
a pour TOUS mon bon papa ce tous en suplie
c de luy vouloir bien remettre sa Fanlte pour
« lamour de moy ce vous en conjure et de
c me faire Thonneur de me croire pour tonte
c ma vie
c Monsieur
c Totre très bumble et très obéissante fille
c ce 9me de janvier 1642
C. DB Maille
c Monsieur mon beau père arrive samedi
c a Paris mon bon se porte bien dieu mersy
DE CONDÉ. 29
Volée dans la salle. Un de ces
oiseaux; effarouché, s'alla glisser
dans la fraise tuyautée et gou-
dronnée de Mlle de Brézé qui,
surprise et effrayée, « se mit à
crier et pleurer avec tant de vé-
hémence, qu'elle fît redoubler le
rire que cet accident imprévu
avoit causé dans toute l'assem-
blée. » Hélas ! pauvre enfant ! déjà
pleurante et raillée! Cette ironie
insultant à son effroi et à son
« bien de limpassiance de savoir de vos nou-
« velles » Le maréchal de Brézé était .alors en
Aragon occupé à faciliter par une diversion
la conquête du Roussillon. — M. le comte
de Béhague possédait une autre lettre de la
princesse de Condé. Nous ne l'avons pas vue,
et nous n'avons pu en retrouver la tracé.
30 LA PRINCESSE
m
chagrin , elle devoil l'entendre
loiile sa vie.
Ix» jour de ses noces fut mar-
qué par un autre accident, ridi-
cule aussi, mais qui sans doute
eut frappé de terreur l'âme d'une
Romaine. Mlle de Brézë étoît
petite, et, pour lui donner quel-
que avantage, on l'avoit chaussée
de souliers si hauts, « qu'elle pou-
voit à peine marcher. » En dan-
sant une courante, elle glissa sur
ses talons trop élevés, et... tom-
ba. Mademoiselle, qui rapporte
le second accident et aussi le
premier, n'ajoute pas un mot de
condoléance ; et certes elle n'avoit
j)as diï être des moins empressées
DE CONDE . 3i
à rire et de la frayeur de l'enfant
et de la maladresse de la dan-
seuse \
Mais voici des fatalités plus
graves.
A la gaucherie de la provin-
ciale timide et de la fille élevée
sans mère s'ajoutent les trahisons
du sort^ la conspiration des évé-
nements et des passions contraires.
Claire-^Clémence ne tomba pas
qu'une fois ce jour-là. Des ob-
stacles inconnus, mvstérieux, in-
visibles, auxquels son innocence
1. Il n*y eut point de considération qni
empêchât de rire toute la compagnie, sans en
excepter M. le duc d'Enghien. [Mémoires de
Mademoiselle y ehap. ii.)
«
32 LA PRINCESSE
se heurta, lui firent faire une
chute plus profonde et plus dou-
loureuse au-dessous du ridicule
et du mépris.
En 1 641 , date de ce mariage
funeste, le duc d'Enghien, à peine
âgé de vingt ans, n'avoit encore
servi que comme volontaire sous
les ordres du maréchal de La
Meilleraye , au siège d'Arras;
mais dès cette première campa-
gne il avoit déjà montré par son
activité, par son zèlq, par sa té-
mérité, l'impatience de l'obscurité
et l'amour de la gloire dont il de-
voit s'emparer, si jeune encore,
à deux ans de là.
Mademoiselle , plus croyable
DE CONOE. 33
quand elle parle de Condé que
quand elle parle de la princesse sa
femme, nous apprend ce qu'avoit
été avant ce début la jeunesse du
duc d'Enghien, dans quelle dé-
pendance le tenoit son père, et
quelle vie appliquée et sans dis-
traction il lui faisoit mener auprès
de lui et dans les académies, après
qu'il eut terminé ses études au
collège des Jésuites de Bourges.
a II l'avoit tenu, dii-elle, tou-
jours à Dijon, sans lui rien donner
et sans lui permettre aucune li-
berté : ce jeune prince s' ennuyait
de ne pas se faire connoitre ; et
il a bien paru depuis qu'il avoit
dès ce temps-là des qualités pour
34 LA PRINCESSE
le pouvoir faire avantageuse-
ment. » Ce premier siège et ces
premiers combats l'avoient éman-
cipé. Il s'en revint à 'Chantilly,
affranchi par le péril et par le
commandement qu'il avoit exer-
cé (car, dit Lenet, les volontaires
s'étoient montrés glorieux, de
mettre à leur tète un homme de
cette élévation), ayant déjà mordu
à ces fruits généreux dont il étoit
affamé, et baptisé sur le champ
de bataille par le sang du baron
de La Fer té-Saint-Nectaire, blessé
à côté de lui. M. Cousinaraconté,
en quelques pages enchantées de
ce beau livre, la Jeunesse de
Mme de Longaeifille^ quels étoient
D£ CONDE. 35
en ce temps-là les plaisirs de cette
noble famille,, la beauté des jar-
dins de Chantilly, de Liancourt
et de Ruel, les divertissements
mêlés de haute galanterie et de
badinage poétique, auxquels pre-
noient part Mlle de Bourbon et
ses jeunes amies^, le duc d'Enghien
et ses compagnons d'armes, et
Voiture, et Sarrazin, les beaux
•
esprits de la maison. Phase de
délices, enivrements passagers où,
d'un côté, l'héroïsme relevoit la
frivolité, et où, de l'autre, les
traditions sévères de l'hôtel de
Rambouillet sauvegardoient la
foiblesse et la grâce. On les voit
passer, ces jeunes vaillants et ces
36 LA PRINCESSE
charmantes, sur ces terrasses et
dans ces parterres merveilleux
illustrés par Perelle et chantés par
Sarrazin. Et à les voir ainsi mar-
cher deux à deux, ou converser
ensemble, ou rêver à l'écart, on
croiroit réalisée la fiction déli-
cieuse d'un d'Urfé, d'un Tasse ou
d'un Watteau. Tout leur conseil-
loit Tamour : le lieu, la solitude,
l'âge et leur noblesse même qui,
en les faisant tous dignes, parce
qu'ils éloient tous égaux, ôtoit
jusqu'à l'appréhension d'une er-
reur, jusqu'au scrupule d'une
décadence. Les nacelles qu'ils
détachoient des rives de la pièce
d'eaulesmenôient à V lied Amour;
DE CONDÉ. 37
les bois et les élaiigs,la foret pro-
fonde et les eaux dormantes évo-
quoient mille souvenirs mytholo-
giques, et les vers charmants que
rimoient facilement pour eux les
plus gracieux maîtres de la poésie
galante, ne leur parloient que de
Diane, d'Astrée et d'Alcine. Ne
cherchons plus à recomposer les
paysages magnifiques de la vallée
du Lignon, tii la forêt des Ar-
dennes, ni le palais d'Armidet
Si jamais le bonheur, paré de
toutes les grâces, de tous les
prestiges de la jeunesse : beauté,
splendeur du rang, luxe de la
vie, vaillance, héroïsme; si ja-
mais la poésie du bonheur et de
3
38 LA PRINCESSE
l'amour existèrent quelque part,
ce fut dans ces lieux si beaux,
peuplés d'èlres si choisis, si géné-
reux, si également comblés de
dons si rares.
On sait de quel roman délicat
Condé fut en ce temps-là le héros
à Chantilly et quelle en fut l'hé-
roïne. Mlle du Vigean, une La
Vallière sans foiblesse, qui porta
au couvent des Carmélites le
deuil de son unique et chaste
amour, fut.au dire de Mme de
Motteville la seule que Condé ait
véritablement aimée. 11 n'est resté
aucun portrait d'elle*; et avant
1. M. Cousin cite ce passage des Mémoires-
DE GOINDE. 31)
les généreuses recherches du bio-
graphe de Mme de Longueville,
à qui la passion du savoir a fait
poursuivre dans les archives du .
couvent et dans les manuscrits
du temps les moindres traces de
sa vie^ on ignoroit jusqu'à ce doux
prénom de Marthe « qui, dit- il,
répond si bien à son caractère et
à sa destinée. » A quoi bon de-
mander si elle étoit belle? Quel-
Anccdotes de Segrais, d'après lequel il lui pa-
roit qu'il ne seroit pas impossible de retrouver
un portrait de Mlle du Yigean : c Mademoi-
selle m'a fait voir à Saint-Fargeau, dans son
cabinet, un tableau où elle est représentée en
Grâce, entre Mlle du Yigean et Mme de
Montbazon. » {La Jeunesse de Mme de Lon"-
gueville, App, du chap. u.)
40 * LA PRINCESSE
qiies vers de Voiture, où elle est
comparée à l'aurore, à une fleur
s'épanouissant, à l'innocence qui
ignore son pouvoir et ses charmes,
et une décraration non suspecte
de Mademoiselle, peu disposée à
exagérer les mérites de celles
qu'aimoit Condé, nous appren-
nent qu'elle étoit d'une beauté
peu ordinaire. Sans le savoir,
nous l'aurions bien cru. Le peu
de bruit qui s'est fait autour de
sa vie, marque d'un respect rare
en ce temps-là, sa discrétion, sa
fierté, la dignité de sa retraite,
tout annonce une âme sérieuse
et forte, digne d'être la compagne
d'un héros, ^ confidente, et
DE CONDÉ. 41
peut-être même sa conseillère.
Peut-être, dans ses entrevues d'a-
dieu si déchirantes, où Condé
prêt à rejoindre l'armée pleuroit
et s'attendrissoit, nous dit-on,
jusqu'à s'évanouir ; peut-être
Mlle du Vigean pleuroit-elle moins
que lui, quoique non moins afïlir-
gée.EUel'encourageoitsansdoute;
et par sa fermeté, par la gravité
de sa douleur,- elle lui inspiroit
une confiance plus mâle et des
sentiments plus dignes de sa
gloire.
tf A la rigueur, dit M. Cousin,
le duc d'Enghien pouvoit fort
bien imaginer qu41 ne lui seroit
pas impossible d'obtenir de son
42 LA PRINCESSE
père et du roi, c'est-à-dire du
cardinal de Richelieu, leur con-
sentement à un mariage, dispro-
portionné sans doute, mais qui
n'a voit rien de dégradant. Mlle du
Vigean étoit fort riche, et sa fa-
mille étoiten grand crédit. Riche- .
lieu la favorisoit, et il ne lui eût
pas trop déplu de voir un prince
du sang redescendre un peu de
son rang. Le mariage qui fut im-
posé à Coudé quelque temps après,
n'étoit pas beaucoup plus relevé
que celui-là. » Mais étoit-ce bien
là qu'alloient ses pensées, et n'est-
ce pas forcer un peu les choses
que de sortir ici dé la sphère
éthérée du roman, de l'amour
DE CONDÉ. 43
désintéressé et sans autre but
que lui-même? Du moins Lenet,
sans se tromper sur là violence et
sur la sincérité de la passion du
duc d'Englîien pour Mlle du Vi-
gean, nous le fait voir dans le
même temps préoccupé de pen- *
sées, de projets tout différents.
Il nous le montre, fidèle en cela
au génie de sa maison, songeant
à une alliance illustre et plus con-
forme à sa destinée. Mlle de Mont-
pensier, plus jeune que lui de
quelques années, n'étoit pas ma-
riée, et aucun parti convenable
ne se présenloit pour elle. Le
jeune duc, raisonnant en grand
seigneur et en prince du sîmg,
44 LA PRINCESSE
pouvoit se promettre de grands
avantages d'une union qui faisoit
rentrer le nom et les biens des
Mpntpensier dans la maison de
Bourbon. Le cardinal et le roi, à
qui tant d'avantages réunis dans
une seule famille pouvoient don-
ner omtbrage, étoient vieux et
maladifs. Aussi fut-ce la première
objection qu'il opposa aux vues
du prince son père, qu'il « ne
pouvoit consentir à aucune al-
liance tant qu'une princesse de
sa maison, belle, jeune, spiri-
tuelle et comblée de biens, seroit
à marier*. » Ainsiilalloil,de l'in-
1. Lenet,
DE CONDÉ. 45
térêt de son amour à Fintérêt de
•
sa grandeur, hésitant entre son
affection et son orgueil; mais
voyant, quelque parti qu'il prit,
pour se consoler de ce qu'il aban-
donnoit, soit la satisfaction de
son cœur, soit l'accomplissement
de son ambition.
C'est alors qu'elle arrive, la
pauvre provinciale, gauche, on l'a
dit, timide, peu habituée à la cour
et au monde, sans mère qui la
conseille, sans un père pour la
gouverner ; médiocre d'esprit,
ordinaire en beauté, ayant juste
assez de l'un et de l'autre ce qu'il
en falloit pour se faire écraser par
la comparaison. Elle butte tout
:. j. K
46 . LA PRINCESSE
d'abord contre les deux plus ter-
ribles écueils que pût rencontrer
son inexpérience : elle blesse le
coeur de son mari dans ses deux
passions les plus vives, son amour
et son ambition. Tout tourne
contre elle, sa jeunesse, son inno-
cence et jusqu'à la toute-puissance
de son oncle, qui ajoute au dés-
espoir du jeune prince la honte
d'épouser la nièce d'un favori.
On sait déjà quelle fut la résis-
tance de Condé : en se soumettant,
il conservoit encore l'espoir de
s'affranchir, et pendant deux ans
il eut la fermeté de ne rien entre-
prendre qui put contrarier le pro-
jet qu'il avoit de rompre son
,. . _^,*^«*/^ .
^<
DE CONDÉ. 47
mariage. Le cardinal n'ignoroit
, |)as de quelle façon sa nièce ëtoit
traitée. Il ressenloit vivement ces
méuris et ces outrages, et ne pré-
voyoit que trop bien de quel
affront suprême ils seroient suivis
dès qu'il ne seroit plus là pour
protéger sa famille.
Aussi, dans cette dernière an-
née de sa vie, lorsque Condé se
résolut à rentrer en faveur auprès
de lui et à réparer l'offense qu'il
avoit faite à son frère, Farclie-
vêque de Lyon, en refusant de
lui rendre visite, la première con-
dition que le cardinal mit à ses
bonnes grâces fut que le duc vi-
vroit désormais en bon mari avec
48 LA PRINCESSE
sa femme et même, comme dit
Lenet qui souligne le mot, qu'il
couçheroit avec elle de bonne fojr.
Le duc, cette fois, s'exécuta^ et
s'exécuta même si bien, que, peu
de jours après ce retour, la du-
chesse fut trouvée enceinte du
^ ducdeBourbon.il est vrai, comme
l'ajoute encore le fidèle narrateur,
qu'en rentrant à Paris, M. le duc
trouva Mme la duchesse fort
grandie et embellie.
La voilà donc mère; et il sem-
ble qu'après cet événement déci-
sif le duc dut renoncer à tout pro-
jet de séparation, et avoir dès lors
pour sa femme le respect et les
;ménagements que méritoit au
.. .*--w-:
DE CONDÉ. 49
moins celle qui venoit de don-
ner un héritier à sa maison. Il
n'en fut rien; et ce dernier af-
front prévu par son oncle, la
nièce de Richelieu devait le su-
bir, sinon de fait, du moins d'in-
tention : mais l'outrage en étoit-il
moins dur? C'est alors que tout
conspire contre elle ! Lé cardinal
étoit mort, et Condé, déjà illus-
tre par les victoires de Rocroi et
de Thionville, trouvoit au minis-
tère, au lieu d'un adversaire et
d'un maître tout-puissant, un al-
lié déjà obligera lui par la gloire
qu'il jetoit sur son pouvoir nou-
veau. Mme la Princesse qui n'a-
voit jamais pris son parti sur la
50 LA PRINCESSE
mésalliance, encourageoit son fils.
Mademoiselle prétend savoir que
la rupture eût été autorisée si l'on
avoit été assuré que Condé n'y
avoit -pas d'autre intérêt que d'é-
pouser Mlle du Vigean.
Heureusement le Prince de
Condé vivoit encore, et quoi
qu'on ait dit de sa cupidité qui
lui fit ejivisager surtout la perle
de l'héritage du cardinal, il est
certain qu'il prit le parti de l'hon-
neur en s'opposant à la répudia-
tion, d'une épouse irréprochable,
et doublement légitimée par la
maternité. La reine partagea ce
sentiment, et. on ne piit jamais
l^'^mener à consentir au déshon-
DE CONOÉ. 51
neiir immérité d'une vertueuse
femme, déjà si malheureuse et,
jusque dans son triomphe^ si liu-
miliée.
Elle devoit avoir son jour pour-
tant j et ce jour, amené par tant
de désastres et par la captivité de
son mari, approchoit. Lors de
l'arrestation des princes, tandis
que la princesse douairière de
Condé conféroit à Chantilly sur
les meilleures mesures à prendre
pour la délivrance des prisonniers
et pour le salut de son petit-fils,
la jeune princesse, dominant sa
timidité, interrompit Lenet qui
exposoit un plan de fuite et un
plan de campagne, et après les
I
52 LA PRINCESSE
plus humbles témoignages de res-
pect et de déférence pour sa belle-
mère, la supplia de ne point la sé-
parer de son fils^ protestant qu^ elle
le suwroit partout as^ec joie^ quel
que fût le Ranger ^ et quelle s'ex^
poseroit à tout pour le serçice du
o rince son mari^,
A partir de ce moment, nous
avons, pour ainsi dire jour par
jour dans les Mémoires de Le*
net, les preuves du zèle et de la
constance de la princesse de
Condé. Elle s'échappe à pied de
Chantilly avec son fils et une pe-
tite troupe de fidèles, et traverse
1 , Lenet. *
rj. ■iw..ifc-
DE CONDE. 53
Paris; d'où elle se rend en trois
jours et par des chemins détour-
nés à Montrojid, lieu marqué
par Lenet comme le plus sûr pour
une retraite et le plus avantageux
en cas de défense. Ses lettres à
la reine et aux ministres, aux ma-
gistrats, à ses parents, sont plei-
nes de noblesse et de fermeté.
Menacée dans Montrond par La
Meilleraye qui s'avançoit avec
ses troupes, elle s'échappe encore
à la faveur d'une partie de chasse,
après avoir pourvu à la sûreté de
la place et des places qui en dé-
pendoient, et s'en va rejoindre à
travers mille difficultés, tantôt
à cheval et tantôt en litière ou en
54 LA PRINCESSE
D
baleau, les ducs de Bouillon et de
La Rochefoucauld, qui la condui-
sent à Bordeaux. Il faut lire dans
Lenet tout le détail de ce péni-
ble voyage et de celte pénible in-
surrection de Bordeaux, qu'il a
racontée avec la minutie et avec
l'animation d'un témoin et d'un
acteur qui a. été plus d'une fois
au premier rang. Plus de timi-
dité, plus de gaucherie; en pré-
sence du danger, la fille du ma-
réchal de Brézé s'est réveillée
amazone et presque héroïne. Elle
passe des revues, tient conseil,
négocie, donne des ordres. A
peine arrivée à Bordeaux, où
son entrée fut un triomphe, elle
DE CONDE. 55
%
assiège la chambre du Parlement
pour faire enregistrer ses requêtes
et ses protestations contre l'in-
juste détention de son mari.
« Elle sollici toit les juges à me-
sure qu'ils sortoient dans la
grand'chambre , et fondoit en
* larmes en leur représentant le
malheureux état de toute sa mai-
son opprimée.... Le jeune duc,
qu'un gentilhomme (Vialas) por-
toit sur ses bras, se jetoit au cou
des conseillers quand ils pas-
soient, et les embrassant, leur
demandoit les .larmes aux yeux
la liberté de monsieur son père,
d'une manière si tendre, que ces
messieurs pleuroient aussi amère-
36 LA PklHCESSE
ment que lui et que madame sa
mère^ et lui donnoient tous honoe
espérance.... » Elle harangue les
magistrats^ les supplie^ les presse;
elle les protège méme^ le jour où
le peuple de Bordeaux^ les trou-
vant trop timides à son gré^ leur
voulut faire rapporter par force
un arrêt contraire aux vues du
parti des princes. Elle se rend au
palais^ et du ha^t des marches
elle conjure celle foule furieuse
et lui fait mettre bas les armes.
c( Et il faut advoûer^ dit Lenet^
qu'elle avoit un talent particulier
pour parler en public... et que
rien ne pouvoil être mieux^ plus
à propos, et plus conforme à sa
DE GONDÉ.^ 57
qualité que ,ce qu'elle disoit. » Ce
jour-là, la princesse de Condé
sur le perron dePhôtel de ville de
Bordeaux, ne paroît plus si in-
digne de Mme de Longueville à
l'hôtel de ville de Paris, ni de
Mlle d'Orléans à la porte Saint-
Antoine. Brienne ajoute qu'elle
travailla de ses mains, avec les
dames de la ville, aux fortifica-
tions, et qu'elle voulut broder
elle-même, sur les drapeaux de
son armée, l'emblème et la de-
vise delà rébellion : une grenade
éclatant avec ce mot : coacla^!
1. On peut consulter encore sur la con-
duite de ia princesse de Condé pendant la dé-
d8 la PRINCESSE
On sait quel fut le résultat de
ces trois mois de résistance : la
paix, conclue à Bourges, l'amnistie
îBiccordée à tous ceux qui a voient
feuse de Bordeaux, sur sa bravoure et sa
charité, l'excellent ouvrage de M. Alphouse
Feillet, La misère au temps deja Fronde^ 1862.
Il la montre (p. 269) travaillant de ses mains
avec les dames bordelaises, comme autrefois
les héroïnes Siennoises, aux fortifications de
la ville, c La princesse et les dames allaient
en personne, chacune avec un petit panier,
porter de la terre afin d'encourager les" tra-
vailleurs. Le duc d'Ënghien monté sur un pe-
tit chçval se montrait à tous les ateliers de
terrassement, tantôt pliant sous le faix (Tune
hotte chargée de tcrre^ tantôt blessant ses ten-
dres mains à porter des pierres que sa mère
rangeait avec du ciment trempé de ses larmes,
dit une lettre de» Dames du parlement de
Bordeaux aux Dames du parlement de Pa*
ris. »
DE CONDÉ. 59
pris les armes en Guyenne, en un-
mot, toutes les conditions pro-
posées parla princesse et les ducs
concédées, hormis une seule, la
principale, celle qui avoit été la
première cause de tout ce soulève-
ment, la délivrance du prince de
Condé que Mazarin persistoit à
retenir prisonnier, tout en pro-
mettant de tout faire pour abré-
ger sa captivité.
Là princesse fut renvoyée à
Montrond avec son fils, dépité
sans doute de n'avoir pas vaincu,
mais fière d'avoir tant osé et sa-
tisfaite d'avoir cette, fois mérité
sa prison. Il arriva pourtant ce
jour, le jour de la reconnois-
60 LA PRINCESSE
sance et de la justice. Une fois
déjà, étant encore à Vincennes,
le prince en arrosant les tulipes
chantées par Mlle de Scudéry,
avoit dit à quelqu'un : Qui au-
roit jamais cru que j arroserais des
fleurs pendant que Madame la
Princesse feroil la guerre! Mais
plus tard, la campagne de Bor-
deaux terminée, le prince encore
prisonnier au Havre, envoyant
une correspondance chiffrée à
Lenet, y joignit un billet pour la
princesse, et les termes en étoient
si tendres -que Lenet craignant
que dans l'explosion de sa joie la
princesse ne trahît le secret de cette
correspondance, hésita quelques
DE GONDÉ^ 61
instants à lui en faire part. Ce
billet, première et seule récom-
pense du dévouement, du cou-
rage et de la constance, il faut le
transcrire ici en gros caractères,
comme la compensation tardive
et avare d'une si longue mécon-
noissance, d'un si long mépris,
de tant d'outrages cruels et im-
mérités.
*
Il ME TARDE, MADAME, QUE JE
sois EN ÉTAT DE VOUS EMBRASSER
MIL FOIS POUR TOUTE l'aMITIB QUE
vous m'avez Témoigné, qui m'est
d'autant PLUS sensible que ma con-
duite envers vous l'avoit peu mé-
ritée; mais JE sgauraysibien vivre
AVEC vous A l'aDVENIR, QUE VOUS
4
ij'2 LA PRINCESSE
JNE VOUS REPENTIRÉS PAS DE TOLT
CE QUE VOUS AVÉS FAICT POUR MOY,
QUI FERA QUE JE SERAY TOUTE MA
VIE TOUT A VOUS ET DE TOUT MON
CCEUR.
Pauvre Clémence de Maillé!
comme à ce premier témoignage
d'ime affection qu'elle a voit dés-
espéré de gagner, son cœur si
longtemps comprimé se desserre
et s'épanouit ! et combien Lenet,
en voyant cette folle expansion
d'une joie si généreuse, dut se.fé-
1 ici ter de n'avoir pas persévéré
dans sa prudence de diplomate !
Elle prend la lettre, elle pleure,
elle la baise; elle la relit, elle veut
la savoir par cœur (car qlle peut
DS CONDÉ. 63
la perdre!); puis elle choisit sur
sa" toilette son plus beau ruban
(un beau ruban couleur de feu /),
et y coud cette précieuse lettre,
pour la pouvoir toujours porter
sur elle, sous son vêtement, —
sur sa chemise, — dit crûment
Lenet, qui ajoute que ce délire
de joie dura jusqu'au lendemain.
Hélas! ce rayon fut le seul que
Condé dans sa gloire laissa tom-
ber sur elle, et il fut rapide. Le
danger passé, la prison ouverte,
Condé rétabli dans ses honneurs
et dans son pouvoir, elle rede-
vient l'épouse dédaignée, éloi
gnée, humiliée. Mademoiselle,
en la revoyant, demande s'il est
.r- A\ r»L iiarî à ce qui
• •'' • .^77 * Ad retour
•' - . ..là-^ ui lettre !)
:i....> .'- -X :»ii.»auee de
T n' r.fr- lUrfïE elle,
■1—. V >-- Qt Si m
• --.:.■. 1 îAiirrr
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'-^*= c
'■t.*- •*■
J*-.'
, -
'i- •-
D£ CONDE. 6Ô
que Mademoiselle remarque dans
cette action, c'est que la prin-
cesse avoit mauvaise grâce, et
que récharpe qui soutenoit son
bras saigné de la veille étoit
mise si ridiculement^ aussi bien
que le reste de son ajustement,
que la reine et elle-même. Made-
moiselle, « eurent grand'peine à
s'empêcher de rire. »
Puis viennent des humiliations
plus cuisantes et plus profondes
en douleur. Deux, fois la maladie
la prend, et l'on prétend qu'elle
va l'emporter. Et chaque fois cette
nouvelle est accueillie à la cour
comme l'annonce joyeuse d*un
mariage ou d'une succession. On
66 LA rniNCESSE
remarie Monsieur le Prince ; quel-
ques-uns repensent à Mademoi-
selle : ce Ce bruit vint jusqu'à moi,
dit-elle, et j'y rêvai..., » Malheu-
reusement Madame la Princesse
guérit; et Mademoiselle put at-
tendre Lauzun. Ailleurs, elle dit
encore avec quelque dépit : « Ma-
dame la Princesse arriva en meil-
leure santé qu'on ne crojoit ;
personne riauroil cru qu'elle ré-
chappât, »
Enfin un événement tragique,
et dont les conséquences mon-
trent sous un jour sinistre la per-
sévérance des mauvais sentiments
qu'on eut toujours pour elle dans
la famille où elle était entrée,
DE CONDÉ. 67,
s'ajoute à celle suite à peine in-
terrompue de tribulations, d'ou-
trages, de maux et où ne devait
manquer aucmie sorte de cala- *
mités. Deux officiers de sa mai-
son se prennent un jour de que-
relle et mettent l'épée à la main.
Ija Princesse (elle avoit alors qua-
rante-trois ans — 1671) se met
entre eux pour les séparer, et elle
reçoit un coup d'epée dans le
côté. On fit le procès à celui qui
l'avoit blessée. Quant à elle,
c< Lorsqu'elle fut guérie, Mon-
sieur le Prince la fit conduire à
Clîâteauroux, qui est une de ses
maisons. Elle y a été gardée très-
longtemps en prison ; et à présent
68 LA PRINCESSE
on lui donne seulement la per-
mission de se promener dans la
cour, toujours gardée par des gens
que Monsieur le Prince tient au-
près d'elle. Monsieur le duc fut
accusé d'as^ir conseillé à mon^
sieur le Prince le traitement que
reces^oit madame sa mère : il étoit
bien aise^ k ce que l'on disoit,
d'avoir trouvé un prétexte de la
mettre dans un lieu où elle feroit
moins de dépense que dans le
monde *. »
Est-ce l'avarice héréditaire dans
la maison de Condé qui se révèle
1. Mémoires de Mademoiselle^ 2* partie,
chnp. xvr.
* -1
DE COMDÉ. 69
par la pensée odieuse de cet in-
digne fils ? Pauvre femme ! trop
dépensière, c'est là son crime.
Elle avoit, il est vrai, follement
mis ses diamants en gage à Bor-
deaux pour soutenir les frais de
la guerre. Mais n'avoit-elle point,
pour parer à ses prodigalités, ap-
porté à M. le duc d'Enghien et à
son père sa part de la fortune de
Richelieu*? Ces sages conseils
d'un bon fils furent observés : la
1. lie cardinal avait donné en dota sa nièce
les terres d^Ansach , de Mouy,de Gambronne
et de Plessiers-Billebaut, avec âOO mille livres
en argent comptant. Cette somme devait être
employée en Tacquit des dettes contractées
par les Montmorency et les Gond é. Huillakd
Bréhollbs, article cité.
LA PBIBICESSE
|>rincesse de (londé étoit encore
prisonnière à Châteauroax, lors-
que le prince son mari mourut^
en 1 686 ; et par une précaution'
qui épouvante en donnant la me-
sure d'une haine implacable^ il
recommanda qu'elle continuât de
l'être après sa mort. Cette fois.
Mademoiselle trouve enfin une
parole de pitié* pour cette hon-
nête femme persécutée : « J'au-
rois voulu, dit-elle en rapportant
les derniers moments du prince,
qu'il n'eût pas prié le roi que
madame sa femme demeurât tou-
jours à Châteauroux, et j'en fus
fort fâchée.... »
C'est là sans doute qu'elle mou-
DE COJSDE. il
«
rut, en 1694, âgée de soixante-
six ans. J'ai cherché dans les œii-
yres des prédicateurs, et dans les
recueils du temps une oraison
funèbre à sa mémoire ; je n'en ai
même pas trouvé la mention. Et
j'en veux, je l'avoue, à Bossuet,
de n'avoir pas, dans son pané-
gyrique du héros, trouvé un mot
d'éloge, de consolation, un mot
de pitié même pour l'ombre mal-
heureuse qu'il traîna derrière lui,
« triste -et souvent brisée. »
Au défaut d'ime parole élo-
quente, nous avons ces humbles
lignes où le fidèle Lenet a témoi-
gné de la vertu et des mérites de
l'héroïne de Bordeaux:
72 LA PRINCESSE
« Elle gagna l'afFection d'une
des plus considérables villes du
royaume; elle y soutint la guerre
sans endetter sa maison ; elle
donna le mouvement, par sa fer-
meté, à tout ce qu'on vit après
éclore en faveur de M. son mari.
Elle fit rétablir ses anciens amis et
serviteurs dans leurs biens et dans
leurs charges. Elle évita de tom-
ber avec son fils entre les mains
des ennemis de sa maison, et
donna l'exemple à tout le royaume
pour défendre l'innocence oppri-
mée. Et surtout elle acquit, avec
l'amitié et l'estime de M. son mari
qui ne la croyoit pas capable de
contribuer, autant qu'elle le fit,
DE CONDE. 73
à sa liberté, celle de toute la
France et, l'on peut dire, de toute
l'Europe, qui vit faire avec éton-
nement à une jeune princesse
sans expérience, tout ce que la
prudence la plus consommée et
la hardiesse la plus déterminée
auroient pu entreprendre. y>
Destinée mystérieuse, fatalité
bizarre que ne justifient ni le dé-
mérite personnel, ni les torts, ni
les fautes, et que ne purent con-
, jurer ni l'amour, ni le dévoue-
ment, ni une vertu constante,
éprouvée et respectée même de
la calomnie.
APPENDICE.
DOCUMENTS IMPRIMES ET INEDITS
SUR
CLAIRE-CLÉMENCE DE MAILLÉ-BRÉZÉ
PRINCESSE DE COKDE.
ES renseignements n'a-
bondent pas sur la vie
de la princesse de Con-
dé. L'histoire lui a continué ce
rôle effacé, ce rôle de victi-
nie refoulée et insultée, qu'elle
76 LA PRINCESSE
avoit eu pendant sa vie. Quel-
ques mots aigres de Mademoiselle,
un portrait charitable plutôt que
bienveillant de' Mme de Motte-
ville y les interprétations mali-
cieuses de Bussy, la pitié équi-
voque de Mme de Sévigné, tel
est à peu près le bilan des con-
temporains à son chapitre. Il
reste, il est vrai, la chaleureuse
apologie de Lenet, et son élo-
quent témoignage que peut mal-
heureusement infirmer , auprès
des esprits mal prévenus, sa qua-
Hté de serviteur de la maison de
Condé. J'ai essavé d'intéresser au
malheur de cette destinée, et d'y
montrer constante, du commen-
DE CONDE. 77
cément à la fin, l'influence du
mauvais sort, de l'adversité, du
guignon : du guignon qui cor-
rompt et envenime tous ses avan-
tages de naissance, d'alliance, et
jusqu'à ses vertus mêmes; du
guignon qui dès le berceau lui
enlève sa mère et abandonne sa
jeunesse à la négligence d'un père
fantasque et libertin ; qui dans
un mariage imposé lui donne
pour ennemis son mari, qu'elle
aima toujours, sa belle-mère, et
toute la maison où elle entroit;
qui annule les effets de son cou-
rage et de son dévouement pen-
dant une campagne périlleuse;
qui enfin, après trente ans d'une
78 LA PRINCESSE
vie honorée et pure de tout soup-
çon, la livre à la malignité pu-
blique à propos d'une aventure
mystérieuse qui met le comble à
ses malheurs et à ses affronts. J'a-
vois mis d'un côté l'innocence, la
fidélité, la vertu patiente, le dés-
intéressement , l'héroïsme ; de
l'autre, les dédains, les insultes,
la persécution, les mauvais trai-
tements, la haine implacable, la
haine léguée par testament du
père au fils; et je m'étois demandé
si par quelque défaut de nature,
par quelque manquement grave,
par* quelque faute étouffée, mais
devinable, la prisonnière de Cliâ-
teauroux n'avoit pas accordé cette
DE CONDÉ. 79
disparate et justifié la fatalité. Car
j'admets la gaucherie, la mau-
vaise grâce, la déplaisance; on
comprend le dépit du consente-
ment forcé et de la passion trahie,
le ressentiment de la violence,
l'horreur d'un nom détesté ; mais
pour ces torts involontaires, ra-
chetés d'ailleurs par une sou-
mission parfaite et par un dé-
vouement éclatant au jour du
malheur, la rigueur inflexible,
l'ingratitude froide, la séquestra-
tion, la mort sans pardon, il me
semble que c'est trop.
Tous ceux et toutes celles qui,
favorablement ou défavorable-
ment, ont parlé de la princesse
80 LA PRINCESSE
de Condé, conviennent de son
courage et de la noblesse de sa
conduite pendant la campagne
de Guyenne. Les témoins im-
partiaux reconnaissent qu'elle ne
manquoit pas d'agréments capa-
bles de donner de l'attachement :
beauté, tendresse, vaillancei, élo-
quence. Quant à sa vertu qu'au-
cune femme ne conteste, c'est
par là que la malignité Ta attaquée
à l'occasion d'un événement sur-
venu trente ans après son ma-
riage, alors qu'elle étoit âgée de
quarante-trois ans. J'ai déjà ra-
conté l'aventure : un gentilhom-
me, autrefois page de la princesse,
se prend de querelle avec un va-
DE CONDÉ. 8t
let de pied ; tous deux tirent Té-
pée, et la princesse, en voulant
les séparer, est blessée au sein.
Grande rumeur ; le bruit se ré-
pand que madaLme la Princesse
vient d'être assassinée. Le peuple
se presse aux portes de l'hôtel de
Condé; les langues travaillent;
les lettres circulent. Oh sait bien-
tôt que le gentilhomme s'appelle
Rabutin, et qu'il est parent du
comte de Bussy. Le valet de pied,
nommé Duval, est arrêté comme
il se sauvoit, dans les jardins du
Luxembourg. lA-dessus la mal-
veillance fait son œuvre, et trans-
forme cette querelle domestique
en rivalité d'amour. Et voilà la
82 LA PRINCESSE
princesse de Condé convaincue
d'avoir eu en même temps pour
amants son page et son valet.
Rappelons que la princesse
avoit alors quarante - trois ans,
et que sa réputation avoit été
jusque-là intacte. M. Paul Boi-
teau, dans une note de son édi-
tion de V Histoire amoureuse des
Gaules (1856, Bibliothèque elzé-
virienne, p. 240), prétend, il est
vrai, que Mme de Condé, délais-
sée par son mari, eut des amants,
r( Mademoiselle, dit-il, cite en
1649 Saint-Mégrin. » Voyons ce
que dit Mademoiselle :
a U courut un bruit, dans ce
temps, que Saint-Mesgrin étoit
DE CONDÉ. 83
amoureux de Mme la Princesse,
et lui rendoit ses devoirs avec
soin ; ce rien étoit pas une mar^
que : l'on ne manque pas de les
rendre aux personnes de cette
qualité. La reine alloit tous les
jours aux litanies à la chapelle,
et elle se meltoit dans un petit
oratoire, au bout de la tribune
où les autres demeuroient; et
c
comme la reine demeuroit long-
temps après qu'elles étoient dites,
celles qui n'avoient pas autant de
dévotion s'amusoient à causer,
et l'on remarquoit que M. de
Saint-Mesgrin parloit à Mme la
Princesse. Pour moi, je n'en
voyoii» rien ; car j'étoîs dans To-
A4 1.A PBIIICE5SC
raloire avec la reine, où le plus
souvent je m'endormois, n'étant
pas une demoiselle à si longues
prières ni à méditations. Je pen-
sai que des amis de M. de Saint-
Mesgrin Tavertiroient de suppri-
mer ces conversations, et que, si
elles venoient à la connaissance
de M. le. Prince, cela ne lui plai-
roit pas quoique madame sa
femme fût fort sage^ et qu'il s'en
souciât très-peu. Ce qu'il fit, et
l'on n'en parla pas davantage *. »
Notons que le galant Saint-Mé-i-
grin, après avoir autrefois et vai-
1. Edition Chéruel, t. I^", p. 207 et 208
des Mémoires,
DE GONDE. 85
nement essayé de remplacer
Condé dans le cœur de Mlle du
Vigean*, avoit très-bien pu vou-
loir prendre sa revanche en sé-
duisant sa femme. Mais le passage
des Mémoires marque-t-il qu'il
ait réussi? Ne prouve-t-il pas tout
le contraire'?
En conscience, ce témoignage
1. Mademoiselle^ même édit., t. !•*, p. 107
et 108.
2. Relevons encore, seulement pour éviter
le soupçon d^omisslon volontaire, une insi-
nuation perfide de Coligny-Saligny dont les
Mémoires ont été publiés par la société de
r Histoire de France, en 18(il. Il est vrai que
cette imputation se réfute d'elle-même, comme
venant de l'ennemi déclaré et acharné de la
maison de Condé, de celui qui disait : Je ne
prends jamais la plume que ma première pensée
f
86 LA PRINCESSE
ne peut compter pour une accu-
sation. C'est donc à l'aventure de
de 1671 qu'il faut rapporter la
première et l'unique imputation
contre la vertu de la princesse de
Condé.
Je n'ai pas grande confiance
aux chansonniers.
Il ne faut pas les prendre pour
ne soit pour dire pis que pendre de M, le prince
de Condti. Coligny était donc en ce temps-là
au service de M. le prince, et, chargé d'ac-
compagner Mme la princesse dans s^ fuite de
Montrond, donne à entendre avec toutes sor-
tes de réticences avantageuses que la princesse
coqueta avec lui pendant le vojage, et un peu
plus loin lui donne pour » galant », — mais
sans aucunes preuves, — le marquis de Ces-
sac, sou ami, qu'il tua peu après en duel .i
Bordeaux. Voy. Mémoires , p. 25-30.
DE CONDÉ. 87
des autorités en histoire ; mais on
peut les consulter comme reflets
de l'opinion publique. I^s chan-
sonniers^ et c'est bon signe, se
sont peu occupés de la princesse
de Condé. Dans le recueil de
Maurepas, ce vaste répertoire des
scandales publics, où l'on voit
chansonnés les noms les plus res-
pectables, elle n'est citée que
deux ou trois fois, et une fois
encore à son avantage, comme
nous le verrons. La pièce la plus
longue et la plus significative est
une fable en vers, déjà signalée
j)ar Walkenaër dans les notes de
son Histoire de Mme de Sévigné
(t. V, p. 399), et relative aux
i
88 LÀ PRINCESSE
faits dont nous parlons. C'est ici
le lieu de citer cette pièce, cu-
rieuse malgré sa médiocrité, et
dont l'auteur est resté inconnu
sans préjudice pour sh gloire.
Nous rapporterons ensuite ,
comme commentaire, les divers
passages des lettres et des mé-
moires contemporains où le fait
a été discuté.
FABLE ALT^GORIQUE.
LE LTOlf y LE CHAT ET LE CHIEN > .
Un grand lion, dont le courage
S'étoit rendu fameux dedans tout Tunivers,
Yoyoit autour de lui les animaux divers
1. Recueil de M aurepas. Année 1671, t. ItT,
p. 397.
DE CONDÉ. 89
Dans les liens du mariage.
Il les regardoit fièrement,
Et puis se disoit à lui-même : [reaux,
fi Que ces boucs, ces besliers, ces cerfs et ces tau-
Ces chevreuils et ces daims sont de laids ani-
Que ma douleur seroit extrême, [maux !
Si je Yoyois un jour des cornes à mon front!
Mais mon courage et ma naissance
Me mettront à Tabri de ce cruel affront.
Et, si l'on en croit l'apparence.
Ce front est plutôt destiné
A être couronné. »
Cependant le lion à l'hymen se dispose, [sent*.
Plusieurs (plus d'un) grands partis se propo-
II choisit entre tous^ une jeune beauté %
Dont la douceur et la simplicité
Furent capables de lui plaire.
Elle choisit une vie {sic) solitaire
Afin que le lion ne pût être jaloux *.
Le plus discret berger, la plus sage bergère.
1 . La note dit que celle qu'épousa le prince
de Condé étoit fort belle.
2 . Mme la princesse étoit fort séparée. (Note
du Recueil.)
90 LA PRINCESSE
Disoient: « Neaauroit-on Tatlirer parmi nous?
De nos plus beaux troupeaux elle seroit la
[teste. »
Mais elle, qui fuyoît et le monde et le bruit,
Ne \ouloit pas sortir de son petit réduit.
Dans ce réduit, hélas! que faisoit-elle?
Rarement son lion setrouvoit auprès d'elle *.
Elle avoit un chat et un chien
Qui faisoient tout son entrelien.
Ils caressoient souvent cette bonne maîtresse,
Qui leur rendoit caresse pour caresse.
Mais enfin le chat et le chjen
Ne peuvent longtemps être bien, [sordre.
L'un voulant chasser l'autre, il se fait du dé-
En vain elle défend d'esgratigner, de mordre;
Les méchants animaux deviennent furieux.
Elle se jette entre les deux.
1 . Nous ne rapportons pas les notes assez
nombreuses du manuscrit, qui feroient double
emploi avec le commentaire qui va suivre.
Ici encore le copiste remarque que la Priu-
cesse étoit fort négligée de son mari. Il donne
plus loin la Princesse pour une femme d'un
a esprit extraordinaire. »
DE CONDÉ. 91
Mais, bien loiu d'arrêter cette fureur brutale,
Elle-même en reçoit des coups.
(j Allez, s'écria-t-elle, allez, retirez-vous ;
Vous m'avez déchiré (e) de vos pattes fatales! »
A ces cris aussitôt ils connoissent leur tort,
Et fuyent promptement pour éviter la mort,
[poursuite
IMnis le grand bruit s'entend ; on court à la
De ces animaux insolents.
Le lion veut savoir le sujet de leur fuite.
Et du caquet des médisants.
Et cependant il se gratte la teste;
Il trouve ce qu'il craint si fort.
« Ah ! me voilà, dit-il, au rang des autres
[bestes ;
m
J'ai mesme un plus malheureux sort !
C'est en vain, grandeur et prudence,
Que vous pensez changer les arrêts du* destin.
D'un foible chat, d*un indigue mastin,
Le grand lion reçoit tout l'outrage qu'il craint,
Malgré tout son esprit et toute sa puissance,
Voilà donc le brait public^ le
cancan, nettement formulé : la
9â LA PRINCESSE
Princesse, abandonnée ou, pour
mieux dire, méprisée par son mari,
se seroit à la fin lassée de son iso-
lement, et pour se dédommager
auroit pris pour amants son
page et son laquais. Disons d'a-
bord qu'en 1 671 Louis de Rabu-
tin n'étoit plus page de la prin-
cesse, et que depuis 1 668 il avoit
quitté sa maison, comme le prouve
une note de Bussy que nous ci-
terons plus loin. Comparons
maintenant les diverses relations
qui ont été données de l'événe-
ment en question par Mme de
Se vigne, Mme de Montmorency,
Bussy-Rabutin et Mlle de Mont-
pensier. Dix jours après l'événe-
r^
DE, CONDE. 93
ment*, le 23 janvier, Mme de
Sévigné écrit à Bussy : « On me
. vient de conter une aventure
extraordinaire qui s'est passée à
l'hôtel de Condé. Mme la Prin-
cesse ayant pris, il y a quelque
temps, de l'affeclion pour un de
ses valets de pied nommé Duval,
celui-ci fut assez fou pour souffrir
impatiemment la bonne volonté
qu'elle témoignoit aussi pour le
jeune Rabutin, qui avoit été son
page. Un jour qu'ils se trouvoient
tous deux dans sa chambre, Du-
val ayant dit quelque chose qui
1 . Arrivé le 13 janvier, selon le journal de
d^Ormessou. •
94 LA PllIKCESSE
inaiiquoit de resj>eel à ia Prin-
cesse, Rahutin niîl réj>êe à la
main jxiur l'en eliâlier; Duval
tii'a aussi la sienne, el la Prin-
cesse se mettant entre-deux j>our
les séj>arer, elle fut légèrement
blessée à la gorge. On a arrêté
Duval, et Rabutin est en fuite.
Cela fait grand bruit dans ce
pays-ci (à Paris . » Le style n'est
[Kis généreux, ni la pensée non
plus : les mots d'affection^ de
bonne volonté; ceux-ci : ils se
trouvoient tous deux tlans sa
chambre j sont d'un vague assez
[leu cliaritable que Bussy dissipe
brutalement dans s:i réponse
/'lettre du 1*' février^ : « L*aveii-
DE CONDÉ. 95
ure de notre cousin (Rabulin)
n'est ni belle, ni laide : la mai-
tresse lui fait honneur, et le rival
de la honte. » Un mois après,
Bussy reçoit une autre relation,
celle de Mme de Montmorency ;
et voici déjà quelques détails
plus précis et pljis vraisembla-
bles :
<c Pour vous dire l'histoire de
Mme Ja Princesse, vous saurez
qu'un homme qui avoit été à elle
en qualité de valet de pied et
auquel par une manière de pitié
elle donnoit pension, n'en étant
pas bien payé, la lui demanda
insolemment devant un garçon
de qualité qui porte votre nom,
'• »ui p.i!. •:•!: iimir:'. uiUïv de
y •- r:iUf- •^*iiit--. ll'ïJilTu if
.jf-tH-f-:»'- aie: a*-* ijif iiiiiiinrais :
^u* '■►-;. .iii'.:-' iiL. .::: iiur inse-
.♦-;•••. il- mi »•*".: . -^in^r* .. m mam :
_\iiD» .. -'iLif •-•*?- - .)imiu'i les
-^UitJ"*" - -U; ..»**^î»>r**- .t'^ Lieux t-'OOpà.
*- ii*— i»-N?*ur L .. lui. iniiir corn-
ai*- lUiir*-.- 1. n * ■ iQioi'. oue ces
.i»-u" U'^nirn*^.- iiiîMTeii. Diei- avee
•^ÎK '^^ «.:ut iT ^- ju»r J» Died.
vr. >\j;i ijai>?tt". •» -ei. :?ri ^i 1 aii-
ir- -*■ '^.L- -•• ■::•. u t- suie; de
i*"aî' qu*-reu^. 1 • i. . unir eela
1^ i>iu.- iii..L ■::;. jl . du duoi'
3Llli- il-- ^v:n*.'ea^ i.yur M it
^' V i u vt L ■. i-u \ « > V -r*- ..■. _ lia i t':iur» >u \ .
Ai *r au«> a-: bourijoi. ^ tiii et
DE CO.NDÇ. 97
qu'il a pu pour rompre ce voyage;
mais la Palatine (la Dauphine) a
mis la dernière aigreur dans l'es-
prit de M^ le Prince. On dit que
ce qui l'a encore plus irrité, c'est
qu'il a su que Mademoiselle, qui
le hait à cause de l'affaire de Lau-
zun, eh a fait des railleries avec
le roi. La colère de M. le Prince
étoit si grande, que sans M. le
duc Madame la Princesse s'en
alloit sans équipage. Il n'y a point
de désespoir pareil au sien. Per-
sonne que ses très-proches ne
l'a vue en partant*. » Le récit
1. Correspondance de Bussjr^ édit. Lalanne.
Lettre du 25 février.
■>H LA P!li:fCKS»E:
lint |Kir MaiiemoLseile «taii* rà*^
M f* moires est, a peu <le ehose
l>rrs» le inèrne: L»e qui prc)uverf>it
<|u ♦•n It>7T, ;i fqxMjue ou Milite-
<lefBw>ie*€Ue eeri voit, cette versioa
rloit .unrpptre lîomme verttabie.
Ktk? [Htrk" au^ <i due reelamaiioa
iii>oie»ilt* du vatet de pied, à
>lHit- i« PrtHues«c% uu même ddne
ti?M(u(tvtr (W vol réprimée Tépee
I ta ruttiu fMr Rabutin^ auci^i
\H%u^' d^> M. \e Prince. On sait de
»t»'4r y\x%r Afedeiiioiselle a est pas
-aiHiH-HîH? (Tuidui^tMice à Feodrott
I V i»v . .iM^ttft !<^ Jourtmi d*Oiivur ttOrmes^
v^ « ^l«» iHir ^. («tWritel» dan» ma. éditiim
DE CONDE. 99
Bussy, quoiqu'il eût répondu à
Mme de Montmorency en badi-
et où Ton a, jour par jour, les diverses ap-
précîaiions de l'affaire. C'est d*abord une
simple tentative d'assassinat, commise par un
ancien valet chassé de la muison de M. le
Prince, et qui étoit venu exiger de l'argent
de Mme la Princesse. Le lendemain, 14 jan-
vier, c'est une infamie que l'on veut étouffer,
et M. le Prince a fait évader Du val pour le
soustraire aux enquêtes de la justice, — Du-
val est néanmoins pris et conduit en prison.
Alors se produit, le 15, la version de Mme de
Sévigné, d'une querelle, non motivée, dans
laquelle la Princesse auroit été blessée ; puis
vient la version du couvent des Jésuites, qui
prétendent que le fond de l'affaire a été caché
au roi et par b'.eii des raisons. Enfin, le 17,
l'affaire est évoquée au Parlement ; Tavocat gé-
néral Talon expose les faits de la même façon
que Mademoiselle et Mme de Montmorency , et,
au sortir de l'audience, confirme à d'Ormes-
son la vérité de son réquisitoire. D'Ormesson
ajoute que Duval fut jugé au Parlement, la
100 LA princessij:
nant*, comme à Mme de Sévi-
gné, se rangea cependant plus
lard à l'opinion de cette princesse
et de Mlle de Montpensier,
comme le prouve une note de sa
correspondance relative à ce
même Louis de Rabutin, son pa-
rent, qu'on a vu figurer dans
l'affaire. Rabutin né s'étoit pas
laissé prendre; il s'étoit caché
Grand'ChambreetIa Tournelle assemblées, et
condamné aux galères; mais que l'instruc-
tion ne fut pas entière, la Princesse n'ayant
pas voulu déposer. — Il paroît (voy. Mau-
repas) que Duval ou Du Val mourut avant
que d'arriver aux galères ; d'où l'on conclut,
suivant l'usage, qu'il avoit été empoisonné,
hypothèse aussi impossible à attaquer qu'à
défendre.
1. Corresp.f même édit., t. le', p. 381.
DE CONOÉ. 101
d'abord, puis sauvé en Allemagne,
où s*étant mis au service de l'Em-
pereur, il épousa en 1682 une
princesse de Efolstein, Dorothée-
Elisabeth, fille de Philippe, due
de Holstein-Wissembourg , et
veuve de Georges-Louis, comte
de Zirizendorf. C'est à la lettre de
compliment qu'il adressa dans
cette occasion à la princesse de
Holstein que Bussy a ajouté la
note suivante* :
« La fortune extraordinaire de
Ijouis de Rabutin, troisième fils
de Jean de Rabutin, éhef de là
branche des cadets de ma maison,
1. Corresp., t. V, p. 430 etsuiv.
102' LA PRINCESSE
m'oblige de dire par quelle aven-
ture elle arriva. Il faut d'abord
savoir .que Louis étoit un des
plus jolis garçons ae France (tou-
jours YHistoire amoureuse des
G(tules) . ' Au commencement de
1664, son père m'ayaht prié de
le placer en quelque lieu digne
de sa naissance, je le donnai pour
page à M. le Prince qui, vu sa
grande jeunesse, le fit page de
Mme la Princesse. Il ,y demeura
quatre ans, pendant lesquels il
se rendit si soigneux auprès de
sa maîtresse, qu'elle prit de la
bonne volonté pour lui. Et,
qusmd il sortit de l'hôtel de
Condé, il entra dans lef^ mous-
DE CONDÉ. 103
quetaires, où Mme la Princesse
eut la bonté de contribuer à son
équipage.
Comme il venoit de temps en
temps lui rendre ses devoirs, il
rencontra un jour dans sa cham-
bre un de sc'i valets de pied
nommé Duval,. qui, ayant bu,
parloit insolemment de la Prin-
cesse ; Rabutin , ne pouvant
souffrir ce manque de respect,
le traita de coquin et le me-
naça de le châtier s'il étoit ail-
leurs. Duval lui répondit avec
tant d'arrogance que Rabutin ne
put s'empêcher de mettre l'épée
à la main pour le frapper ; Duval
tira aussi la sienne, et la Prin-
_^ . Trr^rs
DE COKOE. 105
ne reste plus, comme chef d'ac-
cusation, qu'un jeune et joli
page, de très-bonne maison, et
qui par la suite de sa vie, s'est
montré très-digne de l'attention
d'une grande dame. Mme la Prin-
cesse eût-elle failli cette fois, ou
plutôt à la fin défailli sous le
poids accumulé du dédain, de
l'ingratitude et de la persécu-
tion; se fût-elle, à cet âge des
regrets et dans son abandon >
laissée prendre y pauvre femme
rebutée, à la fraîche affection
d'un cœur naïf, trahie peut-être
par l'abondance de sa tendresse
si longtemps refoulée, que nous
ne la trouverions que trop excu-
'— .- - ".J-r. .' : T-.ir --lin:
-ÎHr- _-r-"~'^'-= ^ . Lfi-
r •
I _ _ _ ".. kl li •. -i.
k
■-.i- i- liiii- t- -.iu - rie Jj*ii«-
Itlii -•• 'lit- -''Cr'"! '- .«:*— ''l'Tir
_i'T* •' .-r ■■* ■"" - . -•«
A ■ ^1
DE CONDÉ. lOr
bandon, se soit tout à coup dé-
mentie à quarante ans passés par
une foiblesse que la disproportion
d'âge entre elle et son amant
présumé rend presque ridicule.
Car^ si nous n'avons pour preuve
à l'appui de la faute de Mme la
Princesse que les assertions un
peu légères de Mme de Sévigné
et de son cousin, et une pièce
anonvme tirée du recueil de
toutes les médisances et de toutes
les calomnies rimées du siècle,
n'en est-ce pas une à sa décharge
que l'âge de Rabutin, de cet en-
fant trouvé trop jeune pour le
service d^un prince, et qui l'étoit
en effet, puisqu'il n'avôit que
108 I^A PRINCESSE
douze ans en 1664% lorsque
M. le Prince le donna pour page
à sa femme? Nous voyons qu'il
quitta son service quatre ans
après pour entrer dans les mous-
quetaires, et, par conséquent, à
l'âge de seize ans. N'est-il donc
pas plus simple et plus raison-
nable de croire à une de ces af-
fections maternelles, fruit ordi-
naire de l'automne de la vie des
femmes, surtout après un été et
un printemps stériles, comme ils
l'avoient été pour Mme de Condé,
deux fois trompée dans sa ten-
dresse, comme femme et comme
1. Il éloit né eu 1652 et mourut en i717.
DE CONDÉ. 109
mère, par un époux ingrat et par
un jBls dénaturé?
Un historien anglois, lord Ma-
hon, qui parmi d'autres ouvrages
remarquables a écrit une Vie de
Condé^, a répugné comme nous
à l'idée de cette faute tardive,
démentant une jeunesse irrépro-
chable. Il objecte aussi Page de
la Princesse et sa réputation jus-
que-là sans tache. Mais il ne tient
1 . Life of Louis y prince of Condé^ sumamed
the Great, by lord Mahon. London, 1845 ;
in-12. Il est à remarquer que ce livre fat pri-
mitiyement écrit en François et imprimé à uu
petit nombre d'exemplaires. C^est à la sollici-
tation de ses amis que l'auteur s'est décidé à
en donner une édition publique. Et c'est
alors qu'il le traduisit du françois dans sa
langue nationale.
V
110 LA PRINCESSE
pas compte de la circonstance^
suivant nous très- notable^ de
Tàge de Rabutin, qui peut réduire
cette grosse affaire au badinage
innocent de Chérubin chez la
comtesse Almaviva. L'honorable
lord cite à l'appui de son opi-
nion une correspondance secrète
découverte par lui aux archives
de Londres, et dont il donne
quelques extraits. Ces extraits,
qui vont du 16 de janvier au
24 du mois suivant, rapportent
les faits déjà connus avec quel-
ques différences que nous indi-
querons. Ce n'est d'abord plus le
valet de pied Duval qui est en
scène, mais son frère qui, habitué
0£ CONDÉ. 111
aux bontés de la Princesse, serait
venu réclamer d'elle un nouveau
don, et sur son refus l'auroit
blessée de trois coups d'épée au
sein droit; et c'est pour lui sauver
la vie que la Princesse auroit dé-
claré s'être blessée elle-même à
son épée. Le page qui n'est point
ici nommé, ne seroit survenu
qu'après l'événement, aux cris de
la Princesse, et lorsque l'assassin
étoit déjà en fuite. La querelle^
les épées tirées dans l'anticham-
bre, etc., ne seroient donc qu'un
mensonge charitable de Mme la
Princesse de Condé pour sauver
son assassin. Cette première note,
que j'abrège de beaucoup, ajoute
112 LA PRINCESSE
que le roi et toute la cour s'em-
pressèrent de faire complimenter
la Princesse au sujet de ce triste
événement. — 20 jan\;ier : « Du-
val après avoir subi trois inter-
rogatoires a avoué , comme on
alloit le . remettre à la question ,
qu'il avoit blessé Mme la Prin-
cesse.. La' Princesse persiste à
vouloir lui sauver la vie; mais le
Prince veut qu'il soit fait un
exemple. » — 6 février : « M, le
Prince, qui est retourné à Chan-
tilly, a écrit au roi pour lui dire
qu'il ne remettroit plus le pied à
Paris tant que la Princesse sa
femme y seroit. Sa Majesté a fait
rendre en conséquence à la
DE CONOE. 1?3
Princesse une lettre de cachet
pour lui enjoindre de quitter im-
médiatement la cour et de sortir
de la ville. » — 13 fé\^rier : « Le
roi exile Mme la Princesse de
Condé à Châteauroux en Berrv
pour le reste de sa vie, de quoi
elle est inconsolable. » — 20 fé-
vrier : « La Princesse de Condé
est partie hier de Paris pour Châ-
teauroux. Avant son départ, elle
a envoyé chercher le curé de
Saint-Sulpice avec lequel elle s'est
entretenue sur des sujets de piété.
Elle lui a dit : « Monsieur, c'est
« la dernière fois que vous me
« parlez; je ne reviendrai jamais
« d'où le roi m'envoie. Mais la
Lier
^ aa ^aget de- ce brtde
~ 3B jwk-ter r ■ Do-
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j&.<ât k 1111 lin à b qwsliou,
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fctMWt 5 serati. S* SUjesié
114 LA PRINCESSB
« confession que je viens de vous
tt faire servira quelque jour à
« prouver mon innocence. kEi
là-dessus, elle lui a dit adieu. »
— 24 février : « Le roi et le
prince (de Condé *, ont obligé la
Princesse, avant son départ pour
Châteaurou^, k abandonner à son
fils toute sa fortune qui monte
au delà de cent mille écus de
rente (crowns), libres de toute
dette. Il ne lui a été permis de
garder pour elle qu'une très-mé-
diocre pension ; et encore a-t-elle
répété trois fois qij'elle n'en pro-
fiteroit pas longtemps, et que le
chemin qu'elle alloit prendre étoit
le chemin de son tombeau. Elle
DE CONDE. 115
s'est évanouie dans les bras du
duc, son fils, en lui disant adieuV »
Sauf quelques variantes inévi-
tables dans le récit d'un événement
caché et livré à l'incertitude du
jugement public, ce document,
dont le lord nous garantit l'au-
thenticité , s'accorde assez sur les
principaux points, et même sur
quelques détails , avec les rela-
tions que nous connoissons déjà
pour mériter quelque créance. Il
se pourroit d'ailleurs que le der-
nier paragraphe nous livrât le
mot véritable de cette mvstérieuse
affaire.
1. Ufe ofCondéy p. 272 8qq.
116 LA PRINCESSE
' La dureté de Condé envers sa
femme a été universellement blâ-
mée *. Et en effet la Princesse
eût-elle été réellement coupable,
coupable de foiblesse et de lassi-
tude, cet exil perpétuel, la sé-
questration, la mort civile, encore
une fois c'étoit trop ! Faut-il pren-
dre au sérieux l'allégation de
l'historien-apotogiste de Condé,
Désormeaux, qui prétend que la
1. Ajoutons à ce que nous avons dît déjà
sur ce point ce passage d*une lettre de Cor-
binellî au président de Moulceau (6 janvier
1687) : c La moit de M. le Prince a édifié
tout le monde, et vous autres comme nous.
Paurois voulu quMI eût donné quelque signe
de vie au public pour Mme sa femme. > Ma-
demoiselle dit à peu près la même chose.
*K
DB CONDE. 117
Princesse étoit devenue folle, et
que son esprit s'étoit dérangé
dans la solitude (la solitude! qui
donc l'y avoit condamnée)? Mais
cette allégation d'un écrivain sus-
pect, et même adversaire dans la
cause, et qui n'est répétée nulle
part, n'est -elle pas plutôt la
preuve du besoin de donner
après coup un prétexte à ces sé-
vérités inouïes?
Il y a plus de raison , et aussi
plus d'autorité , dans cette décla-
ration de l'un des derniers des-
cendants de Condé, qui reconnoît
que son illustre aïeul s'empressa
de profiter de l'occasion qui s'of-
froit pour exécuter le projet de
il8 LA PRINCESSE
séparation auquel il n'avoit jamais
renoncé *,
1. Essai sur la vie du grand Condéf par
Louis-Joseph de Bourbon, son quatrième des-
cendant; 1806, 2<^ édition. Voici la phrase
entière : « M. le Prince, qui ne put jamais
prendre sur lui d*aimer sa femme, crut trou-
ver dans ce temps une occasion favorable de
se séparer d'elle, projet qu'il nourrîssoit de-
puis longtemps. Il obtint la permission du roi
de fixer le séjour de la Princesse à Château-
roux, où elle mourut en 1694. Il est impos-
sible, en lisant l'histoire du grand Côndé, de
ne pas s'affliger du peu de considération qu'il
eut toute sa vie pour elle, malgré tout ce
qu'elle avoit fait pour lui. Mais les grands
hommes seroient trop au-dessus de Thumanité,
s'ils étoient exempts de ses foiblesse^. > La
pireroière édition de cet ouvrage est de 1798,
2 vol. in-12. Il a été réimprimé dans le
1» yolume des Mémoires pour servir à V histoire
de. la maison de Condé, publiés par de Séve-
linges; Paris, 1820.
DE CONDÉ. 119
Et en effet là est la vraisem-
blance, et sans doute aussi la vé-
rité, Condé ne pardonna jamais :
ne pardonna jamais, non pas la
faute! que lui importoit une foi-
blesse de cette femme qui ne lui
étoit rien? mais le tort irrépa-
rable de la naissance et de l'inop-
portunité. Cette femme qui l'aima
toujours, qui s'étoit dévouée à lui,
au péril de son crédit à la cour,
de sa fortune et de sa liberté, fut
toujouis pour lui la nièce de Ri-
chelieu, l'épouse imposée, l'en-
trave appliquée à ses ambitions
et à ses amours. L'élan de recon-
noissance témoigné pendant la
campagne de Guyenne ne fut
4
120 LA PRINC£8&B
qu'un éclair, qu'une illusion fa-
vorisée par l'éloignement et par
la captivité. Le rapprochement
dissipa le mirage, Condé en ren-
trant à la cour, retrouva dans
mille circonstances le souvenir
de la violence qu'il avoit subie.
Les murs de son palais lui parlè-
rent de ses anciennes douleurs et
de son humiliation; et dès lors
il n'y eut plus d'héroïne; il n'y
eut plus que l'être malencontreux
et fatal qui avoit fait dévier sa vie.
Les héros, de même que les
grands artistes, enfants gâtés de
la nature et de la Providence,
sont implacables dans leurs res-
sentiments et féroces dans leurs
DE CONDÉ. 121
antipathies. Leur résister, leur
déplaire, c'est être coupable.
Condé ne pouvant tuer sa femme,
la supprima. Comment oublia- t-il
la mère?
L'historien anglois que j'ai déjà
cité, lord Mahon, a remarqué
qu'en ce moment fatal Clémence
de Maillé n'avoit plus ni soutien,
ni famille. Son père-, son frère
étoient morts. Son fils la trahis-
soit. Enfin son fidèle serviteur et
conseiller, Lenet, mourut dans
cette même année. .
Mlle de Montpensier nous a dit
ce qu'avoit été l'exil de la Prin-
cesse à Châteauroux : — « Elle y
a été longtemps en prison. A cette
122 LÀ PRINCESSE
heure (1677, six ans après la ca-
tastrophe) on dit quelle se pro-
mène; mais elle est comme gardée,
avec peu de gens. » Saint-Simon
ajoute qu'elle étoit gardée de telle
sorte qu'elle ignora toujours 1^
mort de M. le Prince , son mari;
et qu'après cette mort les rigueurs
ne diminuèrent point. M. le due
fut aussi bon geôlier de sa mère
que M. le Prince l'avoit été de sa
femme.
Ne quittons pas Saint-Simon :
on sait quel portrait il a laissé de
ce fils , et ce qu'il a dit de son
avarice, de ses perfidies, de ses
rapines, de sa bassesse, de ses ex-
travagances endiablées : « Fils
DE CONDé. 123
DÉNATURÉ, cruel père, mari terri
ble, maître détestable, pernicieux
voisin, sans amitié, sans amis
uniquement propre à être son
bourreau et le fléau des au-
tres ! . . . » Portrait effrayant quand
on songe au pouvoir cruel qui
lui fut dévolu par la haine pater-
nelle ! Je veux croire ce que dit
«
Mme de Montmorency, qu'au
moment du renvoi de Mme la
Princesse, M. le duc s'interposa
entre la fureur de son père et sa
mère accablée; mais partout ail-
leurs les témoignages sont écra-
sants pour lui. « On blâma fort
*M, le duc, dit Mademoiselle, de
traiter ainsi sa mère, et l'on crut
124 LA PRINCESSE
qu'il étoit bien aise d'avoir cette
occasion de l'éloigner pour queltc
ne fît pas de dépense. — Il auroit
pu trouver des prétextes^ plus
avantageux !. » Qu'on ne m'accuse
pas d'accueillir touf à tour et de
récuser les on dit; mais le carac-
tère de M. le duc et surtout son
avarice étant connus, je ne puis
m'empêcher en lisant ce propos
de Mademoiselle , de songer à ce
dernier paragraphe de la corres-
pondance citée par lord Mahon,
où il est dit que la Princesse fut
obligée^ avant de quitter Paris,
de faire donation à son fils de
toute sa fortune. L'accusation
d'ailleurs étoit publique, témoin
DE COMDÉ. 125
ce couplet répété dans le Recueil
de Maure pas (t. VI et Vil) :
Condé, je ne sanrois m*en taire,
Tu déclares p ta mère
Pour avoir son dernier écu,.,.
Là est peut-être tout le secret
de Taffaire : la donation !
PARIS. — TYPOGRAPHIE LAHURE
Rue de Flcurus» 9
-sV