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HISTOIRE
DES ORIGINES
DU CHRISTIANISME
LIVRE PKEMIER
ŒUVRES COMPLÈTES D'ERNEST RENAN
HISTOIRE DES ORIGINES DU CHRISTIANISME
Vie de Jésus. Les Évangiles et la seconde Gésé-
Les Apôtres. ration chrétienne.
Saint Padl, L'Église CHRÈnENNE.
L'Antéchrist. Makc-Aurèle et la Fin du Monds
antique.
IHD2X GÉNÉRAL pour les 7 voI. de I'Histoire des Origines du Curistianisus.
Format inS".
Lb Litre de Job, traduit de l'hébreu, avec une étude sur le plan.
Tige et le caractère du poème
Le Cantique des Cantiques, traduit de l'hébreu, avec une élude
sur le plan, l'ige et le caractère du poème
L'Ecclésiaste, traduit de l'hébreu, avec une étude sur l'âge et le
caractère du livre
Histoire générals des langues sÉMmQUES
Histoire du peuple d'Israël
ÉTUDES d'histoire lUaiGlEUSE.
Nouvelles études d'histoire religieuse
AVERROÈs et l'averroîsme; essai historique
Essais ue uorale et de critique
Mélanges d'bistoihe et de totages
Questions contempcrunes
La Réforme intellectuelle et morale
De l'Origine du langage
Dialogues philosophiques
Drames philosophiques, édition complète
Souvenirs d'enfance et de jeunesse
Feuilles détachées
Discours et conférences
L'Avenir de la science
Lettres intimes de E. Renan rr Henriette Kknan
Études sur la politique religieuse du régne de Philippe le Iîel .
Lettres du sèbinaire (1838-1816)
Mélanges religieux et historiques 7 . . .
Cahiers de jeunesse H84S-18A6)
Nouveaux caeiebs de jeunesse (1846)
vol.
Mission de PHÉNiaE. — Cet ouvrage comprend un volume in .'■» de
888 pagesde texte, et un volume in-folio, composé de 70 planches,
un titre et une table des planches.
Format grand in-18.
CONFÉRENCES D'ANGLBTBRRE
Études d'histoire religieuse
Vie de Jésus, édition populaire
Souvenirs d'enfascs rr de jeunesse
Feuilles détachées
Packs choisies
Pages françaises
Édition illustrée, format in-i6 Jésus,
llA Sœur Henriette l vol
En collaboration avec M. VICTOR LE CLERC
Histoire littéraire de la France au iiv» siÈaE, 2 volumes grand in-8».
K. ClUiVLN — IJinUilEllli; IIE LAGNY
ERNEST RENAN
VIE
DE JÉSUS
PARIS
CALMAiNN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
Drultii lie repi'UklucliûQ et de traduclioa r<îsci'v<îs.
A L'AME PURE
DE MA SŒUR HENRIETTE
iORTE & BYBLOS, LB 24 SEPTBMBRB ISCl.
Te souviens-lu, du sein de Dieu oîi tu reposes y dt
ces longues journées de Ghazir, oit, seul avec toi ,
J'écrivais ces pages inspirées par les lieux que nous
avions visités ensemble? Silencieuse à côté de moi, tu
relisais chaque feuille et la recopiais sitôt écrite,
pendant que la mer, les villages, les ravins, les mon-
tagnes se déroulaient à nos pieds. Quand l'accablants
lumière avait fait place à l'innombrable armée de»
étoiles , tes questions fines et délicates , tes doutes
discrets, me ramenaient à l'objet sublime de nos
a
communes pensées. Tu me dis un Jour que, ce livre-
ci, tu l'aimerais, d'abord parce qu'il avait été fait
avec toi, et aussi parce qu'il était selon ton cœur. Si
parfois tu craignais pour lui les étroits jugements
de l'homme frivole, toujours tu fus persuadée que les
âmes vraiment religieuses finiraient par s'y plaire.
Au milieu de ces douces méditations , la mort nous
frappa tous les deux de son aile; le sommeil de la
fièvre nous prit à la même heure; je me réveillai
seul I Tu dors maintenant dans la terre d'Adonis ,
prés de la sainte Byblos et des eaux sacrées où. les
femmes des mystères antiques venaient mêler leurs
larmes. Révèle -?noi, ô bon génie, à moi que tu
aimais, ces vérités qui dominent la mort, einpêchutU
de la craind're et la font presque aimer^
PRÉFACE
DK LA TREIZIEME ÉDITION
Les douze premières éditions de cet ouvrage ne difTèrem
les unes des autres que par de très-petits changements.
La présente édition , au contraire , a été revue et corrigée
avec le plus grand soin. Depuis quatre ans que le livre a
paru, j'ai travaillé sans cesse à l'améliorer. Les nombreuses
critiques auxquelles il a donné lieu m'ont rendu à certains
égards la tâche facile. J'ai lu toutes celles qui avaient
quelque chose de sérieux. Je crois pouvoir affirmer en
conscience que pas une fois l'outrage et la calomnie qu'on
y a mêlés ne m'ont empêché de faire mon profit des
bonnes observations que ces critiques pouvaient contenir.
J'ai tout pesé, tout vérifié. Si, dans certains cas, l'on
s'étonne que je n'aie pas fait droit à des reproches qui ont
été présentés avec une assurance extrême et comme s'il
s'agissa-' de fautes avérées, ce n'est pas que j'aie ignoré ces
reproches, c'est qu'il m'a été impossible de les accepter. La
'V VIE DE JÊSDS.
plus souvent, dans ce cas, j'ai ajouté en note les textes ou
les considérations qui m'ont empêché de changer d'avis, ou
bien, par quelque léger changement de rédaction , j'ai
tâché de montrer où était la méprise de mes <:ontradic-
teurs. Quoique très-concises et ne renfermant guère que
l'indication des sources de première main, mes notes suffi-
sent toujours pour montrer au lecteur instruit les raisonne-
ments qui m'ont guidé dans la composition de mon texte.
Pour me disculper en détail de toutes les accusations dont
j'ai été l'objet, il m'eût fallu tripler ou quadrupler mon
volume; il m'eût fallu répéter des choses qui ont déjà été
bien dites, même en français; il eût fallu faire de la polé-
mique religieuse, ce que je m'interdis absolument; il eût
fallu parler de moi , ce que je ne fais jamais. J'écris pour
proposer mes idées à ceux qui cherchent la vérité. Quant
aux personnes qui ont besoin, dans l'intérêt de leur croyance,
que je sois un ignorant, un esprit faux ou un homme de
mauvaise foi, je n'ai pas la prétention de modifier leur avis.
Si cette opinion est nécessaire au repos de quelques per-
sonnes pieuses, je me ferais un véritable scrupule de les
désabuser.
La controverse, d'ailleurs, si je l'avais entamée, aurait dû
porter le plus souvent sur des points étrangers à la critique
historique. Les objections qu'on m'a adressées sont venues
de deux partis opposés. Les unes m'ont été adressées par
des libres penseurs ne croyant pas au surnaturel * ni par
conséquent à l'inspiration des livres saints, ou par des théo-
logiens de l'école protestante libérale arrivés à une notion
1. J'entnnds toujours par ce mot «le surnaturel particulier», l'in-
terveniion de la Divinité en vue d'un but spécial, le miracle, et non
« le surnaturel gi'néral » , l'àine cachée, de l'univers, Tidéal, source et
musc finale de tous les mouvements du monde.
PRÉFACE DE LA TREIZ1(:ME ÉDITION. v
si large du dogme , que le rationaliste peut très-bien s'en-
tendre avec eux. Ces adversaires et moi , nous nous trou-
vons sur le même terrain , nous partons des mêmes prin-
cipes, nous pouvons discuter selon les règles suivies 4ans
toutes les questions d'histoire, de philologie, d'archéolo-
gie. Quant aux réfutations de mon livre (et ce sont de
beaucoup les plus nombreuses) qui ont été faites par des
théologiens orthodoxes, soit catholiques, soit protestants,
croyant au surnaturel et au caractère sacré des livres de
l'Ancien et du Nouveau Testament, elles impliquent toutes
un malentendu fondamental. Si le miracle a quelque réa-
lité, mon livre n'est qu'un tissu d'erreurs. Si les Évangiles
sont des livres inspirés , vrais par conséquent à la lettre
depuis le commencement jusqu'à la fin, j'ai eu grand tort
de ne pas me contenter de mettre bout à bout les morceaux
découpés des quatre textes, comme font les harmonistes,
sauf à construire ainsi l'ensemble le plus redondant, le plus
contradictoire. — Que si, au contraire, le miracle est une
chose inadmissible, j'ai eu raison d'envisager les livres qui
contiennent des récits miraculeux comme des histoires mê-
lées de fictions, comme des légendes pleines d'inexactitudes,
d'erreurs, de partis systématiques. Si les Évangiles sont
des livres comme d'autres, j'ai eu raison de les traiter de
la même manière que l'helléniste, l'arabisant et l'indianiste
traitent les documents légendaires qu'ils étudient. La cri-
tique ne connaît pas de textes infaillibles; son premier
principe est d'admettre dans le texte qu'elle étudie la pos-
sibilité d'une erreur. Loin d'être accusé de scepticisme, je
dois êtie rangé parmi les critiques modérés, puisque, au
lieu de rejeter en bloc des documents affaiblis par tant
d'alli.ige, j'essaye d'en tirer quelque chose d'historique par
de délicates approximations.
VI VIE DE JÉSDS.
Et qu'on ne dise pas qu'une telle manière de poser la
question implique une pétition de principe, que nous sup-
posons a priori ce qui est à prouver par le détail , savoir
que les miracles racontés par les Évangiles n'ont pas eu de
réalité, que les Évangiles ne sont pas des livres écrits avec
la participation de la Divinité. Ces deux négations-là ne
sont pas chez nous le résultat de l'exégèse; elles sont
antérieures à l'exégèse. Elles sont le fruit d'une expérience
qui n'a point é é démentie. Les miracles sont de ces choses
qui n'arrivent jamais; les gens crédules seuls croient en
voir; on n'en peut citer un seul qui se soit passé devant
des témoins capables de le constater; aucune intervention
particulière de la Divinité ni dans la confection d'un livre,
ni dans quelque événement que ce soit, n'a été prouvée.
Par cela seul qu'on admet le surnaturel , on est en dehors
do la science , on admet une explication qui n'a rien de
scientifique, une explication dont se passent l'astronome,
le physicien, le chimiste, le géologue, le physiologiste,
dont .rhistorien doit aussi se passer. Nous repoussons
le surnaturel par la même raison qui nous fait repousser
l'existence des centaures et des hippogriffes : cette raison,
c'est qu'on n'en a jamais vu. Ce n'est pas parce qu'il m'a
été préalablement démontré que les évangélistes ne méri-
tent pas une créance absolue que je rejette les miracles
qu'ils racontent. C'est parce qu'ils racontent des miracles
que je dis : « Los Évangiles sont dos légendes; ils peuvent
contenir de l'histoire, mais certainement tout n'y est pas
historique. »
11 est donc impossible que l'orthodoxe et le rationaliste
qui nie le surnaturel puissent se prêter un grand secours
en de pareilles questions. Aux yeux des tiiéologiens , les
Évangiles et les livres bibliques en général sont des livres
PRÉFACE DE LA TREIZIEME ÉDITION. vil
comme il n'y en a pas d'autres, des livres plus historiques
que les meilleures histoires, puisqu'ils ne renferment au^-
cune erreur. Pour le rationaliste, au contraire, les Évan-
giles sont des textes auxquels il s'agit d'appliquer les règles
communes de la critique; nous sommes, à leur égard,
comme sont les arabisants en présence du Goran et des
hacllth, comme sont les indianistes en présence des védas et
des livres bouddhiques. Est-ce que les arabisants regardent
le Coran comme infaillible? Est-ce qu'on les accuse de falsi-
fier l'histoire quand ils racontent les origines de l'islamisme
autrement que les théologiens musulmans? Est-ce que les
indianistes prennent le Lalilavislara ' pour une biographie?
Comment s'éclairer réciproquement en partant de prin-
cipes opposés? Toutes les règles de la critique supposent que
le document soumis à l'examen n'a qu'une valeur relative,
que ce document peut se tromper, qu'il peut être réformé
par un document meilleur. Persuadé que tous les livres que
le passé nous a légués sont l'œuvre des hommes, le savant
profane n'hésite pas à donner tort aux textes, quand les
textes se contredisent , quand ils énoncent des choses ab-
surdes ou formellement réfutées par des témoignages plus
autorisés. L'orthodoxe, au contraire, sûr d'avance qu'il n'y
a pas une erreur ni une contradiction dans ses livres sacrés,
se prête aux moyens les plus violents , aux expédients les
plus désespérés pour sortir des diflicultés. L'exégèse ortho-
doxe est de la sorte un tissu de subtilités; une subtilité
peut être vraie isolément; mais mille subtilités ne peuvent
être vraies à la fois. S'il y avait dans Tacite ou dans Polybe
des erreurs aussi caractérisées que celles que Luc commet
à propos de Quirinius et de fheudas, on dirait que Tacite
1. vie légendaire de BouddbSi
rill VIE DE JESUS.
et Polybe se sont trompés. Des raisonnements qu'on ne ferait
pas quand il s'agit de littérature grecque ou latine, des hy-
pothèses auxquelles un Boissonade ou même un Rollin ne
songeraient jamais, on les trouve plausibles quand il s'agit
de disculper un auteur sacré.
C'est donc l'orthodoxe qui commet une pétition de prin-
cipe quand il reproche au rationaliste de changer l'histoire
parce que celui-ci ne suit pas mot à mot les documents que
l'orthodoxe tient pour sacrés. De ce qu'une chose est écrite,
il ne suit pas qu'elle soit vraie. Les miracles de Mahomet
sont écrits aussi bien que les miracles de Jésus , et certes
les biographies arabes de Mahomet, celle d'Ibn-Hischain
par exemple, ont un caractère bien plus historique que
les Évangiles. Est-ce que nous admettons pour cela les mira-
cles de Mahomet? Nous suivons Ibn-Hischam avec plus ou
moins de confiance, quand nous n'avons pas de raisons
de nous écarter de lui. Mais, quand il nous raconte des
choses tout à fait incroyables , nous ne faisons nulle dilli-
culté de l'abandonner. Certainement, si nous avions quatre
Vies de Bouddha, en partie fabuleuses, et aussi inconci-
liables entre elles que les quatre Évangiles le sont entre
eux, et qu'un savant essayât de débarrasser les quatre
récits bouddhiques de leurs contradictions, on ne repro-
cherait pas à ce savant de faire mentir les textes.
On trouverait bon qu'il invitât les passages discordants à
se rejoindre, qu'il cherchât un compromis, une sorte de
récit moyen, ne renfermant rien d'impossibl.*:'., où les témoi-
gnages opposés fussent balancés entre eux et violentés le
moins possible. Si, après cela, les bouddhistes criaient au
mensonge, à la falsification de l'histoire, on serait en droit
de leur répondre : « Il ne s'agit pas d'Iiistoire ici, et, si l'on
s'est écarté parfois de vos textes, c'est la faute de ces textes,
PRÉFACE DE L. TREIZIEME ÉDITION.
lesquels renferment des choses impossibles à croire, et d'ail-
leurs se contredisent entre eux. »
Ala base de toute discussion sur de pareilles mat.eres es,
,a question du surnaturel. Si le miracle et rinsp.rat^n d.
cenains livres sont choses réelles, notre méthode st
d^t^table. Si le miracle et l'inspiration des hvres sont des
ances sans réalité, notre méthode est la bonne. Or, 1
Istioa du surnaturel est pour nous tranchée avec une
dÏ certitude, par cette seule raison qu'il n'y a pas heu
d croire à une chose dont le monde n'offre aucune trace
périmentale. Nous ne croyons pas au miracle comme no a
ne croyons pas aux revenants, au diable, a l^.-^^^f ^ '^'^
?astro logie. Mons-nous besoin de réfuter pas a pas les longs
abonnements de l'astrologue pour nier que les astres tn-
fl nt sur les événements humains^ Non. 11 suffit de cette
expérience toute négative, mais aussi démonstrative que la
memeure preuve directe , qu'on n'a jama.s constate une
"^lte:rplaise que nous méconnaissions les services que
les th logions ont rendus à la science! La recherche et la
onstitutio^n des textes qui servent de ^ocun^nts a ce ^
histoire ont été l'œuvre de théologiens souvent orthodoxes.
Le travail de critique a été l'œuvre des théologiens libéraux.
Mas il est une chose qu'un théologien ne saurait jamais
être je veux dire historien. L'histoire est essentiellement
déïnîéressée. L'historien n'a qu'un souci l'art et la ver.e
(deux choses inséparables, Fart gardant le -cret des 1
es plus intimes du vrai). Le théologien a un mtéret, c est
on dogme. Réduisez ce dogme autant que vous voudrez;
Test encore pour l'artiste et le critique d'un poids insup-
portable. Le théologien orthodoxe peut être comparé a un
oiseau en cage; tout mouvement propre lui est mleidit. Le
t VIE DE JÉSD3.
théologien libéral est un oiseau à qui l'on a coupé quel-
ques plumes de l'aile. Vous le croyez maître de lui-même,
et il l'est en effet jusqu'au moment où il s'agit de prendre
son vol. Alors , vous voyez qu'il n'est pas complètement le
fils de l'air. Proclamons-le hardiment : Les études critiques
relatives aux origines du christianisme ne diront leur der-
nier mot que quand elles seront cultivées dans un esprit
purement laïque et profane , selon la méthode des hellé-
nistes, des arabisants, des sanscritistes , gens étrangers à
toute théologie, qui ne songent ni à édifier ni à scandaliser,
ni à défendre les dogmes ni à les renverser.
Jour et nuit , j'ose le dire, j'ai réfléchi à ces questions,
qui doivent être agitées sans autres préjugés que ceux qui
constituent l'essence même de la raison. La plus grave de
toutes, sans contredit, est celle de la valeur historique du
quatrième Évangile. Ceux qui n'ont pas varié sur de tels
problèmes donnent lieu de croire qu'ils n'en ont pas com-
pris toute la difficulté. On peut ranger les opinions sur cet
Évangile en quatre classes, dont voici quelle serait l'expres-
sion abrégée :
Première opinion : « Le quatrième Évangile a été écrit
par l'apôtre Jean , fils de Zébédée. Les faits contenus dans
cet Évangile sont tous vrais; les discours que l'auteur
met dans la bouche de Jésus ont été réellement tenus par
Jésus. » C'est l'opinion orthodoxe. Au point de vue de la
critique rationnelle, elle est tout à fait insoutenable.
Deuxième opinion : « Le quatrième Évangile est en somme
de l'apôtre Jean, bien qu'il ait pu être rédigé et retouché
par ses disciples. Les faits racontés dans cet Évangile sont
des traditions directes sur Jésus. Les discours sont souvent
des compositions libres, n'exprimant que la fa(;on dont
l'auteur concevait l'esprit de Jésus. » C'est l'opinion d'Ewald
PRÉFACE DE LA THEIZIÈME ÉDITION. xi
et à quelques égards celle de Lûcke, de Weisse, de Reuss.
C'est l'opinion que j'avais adoptée dans la première édi-
tion de cet ouvrage.
Troisième opinion : « Le quatrième Évangile n'est pas
l'ouvrage de l'apôtre Jean. Il lui a été attribué par quel-
qu'un de ses disciples vers l'an 100. Les discours sont
presque entièrement fictifs; mais les parties narratives ren-
ferment de précieuses traditions, remontant en partie à
l'apôtre Jean. » C'est l'opinion de Weizsaecker , de Michel
Nicolas. C'est celle à laquelle je me rattache maintenant.
Quatrième opinion : « Le quatrième Évangile n'est en
aucun sens de l'apôtre Jean. Ni par les faits ni par les dis-
cours qui y sont rapportés, ce n'est un livre historique. C'est
une œuvre d'imagination , et en partie allégorique, éclose
vers l'an 150, où l'auteur s'est proposé, non de raconter
effectivement la vie de Jésus , mais de faire prévaloir l'idée
qu'il se formait de Jésus. » Telle est, avec quelques variétés,
l'opinion de Baur, Schwegler, Strauss, Zeller, Volkmar, Hil-
genfeld, Schenkel, Scholten, Réville.
Je ne puis me rallier entièrement à ce parti radical. Je
crois toujours que le quatrième Évangile a un lien réel avec
l'apôtre Jean, et qu'il fut écrit vers la fin du i*"' siècle. J'avoue
pourtant que, dans certains passages de ma première rédac-
tion, j'avais trop penché vers l'authenticité. La force pro-
bante de quelques arguments sur lesquels j'insistais me
paraît moindre. Je ne crois plus que saint Justin ait mis le
quatrième Évangile sur le même pied que les synoptiques
parmi les « Mémoires des apôtres ». L'existence de Presby-
tères Joannes, comme personnage distinct de l'apôtre Jean,
me paraît maintenant fort problématique. L'opinion d'après
laquelle Jean, fils >le Zébédée, aurait écrit l'ouvrage , hypo-
thèse que je n'ai jamais complètement admise, mais pour
III VIE DE JÉSUS,
laquelle, par moments, je montrais quelque faiblesse, est ici
écartée comme improbable. Enfin, je reconnais que j'avais
tort de répugner à l'hypothèse d'un faux écrit attribué à un
apôtre au sortir de l'âge apostolique. La deux im épître de
Pierre, dont personne ne peut raisonnablement soutenir
l'authenticité, est un exemple d'un ouvrage, bien moins
important, il est vrai , que le quatrième Évangile, supposé
dans de telles conditions. Du reste , là n'est pas pour le
moment la question capitale. L'essentiel est de savoir quel
usage il convient de faire du quatrième Évangile quand on
essaye d'écrire la vie de Jésus. Je persiste à penser que cet
Évangile possède une valeur de fonds parallèle à celle des
synoptiques, et même quelquefois supérieure. Le dévelop-
pement de ce point avait tant d'importance, que j'en ai fait
l'objet d'un appendice à la fin du volume. La partie de l'in-
troduction relative à la critique du quatiième Évangile a été
retouchée et complétée.
Dans le corps du récit, plusieurs passages ont été aussi
modifiés en conséquence de ce qui vient d'être dit. Tous
les membres de phrase qui impliquaient plus ou moins que
le quatrième Évangile fût de l'apôtre Jean ou d'un témoin
oculaire des faits évangéliques, ont été retranchés. Pour
tracer le caractère personnel de Jean, fils de Zébédée, j'ai
songé au rude Boanerge de Marc, au visionnaire terrible
de l'Apocalypse, et non plus au mystique plein de ten-
dresse qui a écrit l'Évangile de l'amour. J'insiste avec
moins de confiance sur certains petits détails qui nous sont
fournis par le quatrième Évangile. Les emprunts si res-
treints que j'avais faits aux discours de cet Évangile ont
été réduits encore. Je m'étais trop laissé entraîner à la suite
du prétendu apôtre en ce qui touche la promesse du Pam-
clet. De même , je ne suis plus au.ssi sûr que le quatrième
PREFACE DE LA TREIZIEME ÉDITION. xili
Évangile ait raison, dans sa discordance avec les synopti-
ques sur le jour de la mort de Jésus. A l'endroit de la Cène,
au contraire , je persiste dans mon opinion. Le récit synop-
tique qui rapporte l'institution eucharistique à la dernière
soirée de Jésus me paraît renfermer une invraisemblance
équivalant à un quasi-miracle. C'est là, selon moi, une
version convenue et qui reposait sur un certain mirage de
souvenirs.
L'examen critique des synoptiques n'a pas été modifié
pour le fond. On l'a complété et précisé sur quelques points,
notamment en ce qui concerne Luc. Sur Lysanias, une
étude de l'inscription de Zénodore à Baalbek, que j'ai faite
pour la Mission de Plmiicie , m'a mené à croire que l'évan-
géliste pouvait n'avoir pas aussi gravement tort que d'ha-
biles critiques le pensent. Sur Quirinius, au contraire, le
dernier mémoire de M. Mommsen a tranché la question
contre le troisième Évangile. Marc me semble de plus en
plus le type primitif de la narration synoptique et le texte
le plus autorisé.
Le paragraphe relatif aux Apocryphes a été développé.
Les textes importants publiés par ^L Ceriani ont été mis
à profit. J'ai beaucoup hésité sur le livre d'Hénoch. Je
repousse l'opinion de Weisse, de Volkmar, de Gra2tz, qui
croient le livre entier postérieur à Jésus. Quant à la partie
la plus importante du livre, celle qui s'étend du chapitre
XXXVII au chapitre lxxi, je n'ose me décider entre les argu-
ments de Hilgenfeld, Colani , qui regardent cette partie
comme postérieure à Jésus, et l'opinion de Hoffmann, Dill-
mann, Kœstlin, Ewald, Lùcke, Weizsaecker, qui la tiennent
pour intérieure. Combien il serait à désirer que l'on trou-
vât le texte grec de cet écrit capital ! Je ne sais pourquoi je
m'cbsiioe à croire Que cette espérance n'est pas vaine. J'ai,
XIV VIE DE JÉSUS.
en tout cas, frappé d'un signe de doute les inductions tirées
des chapitres précités. J'ai monM"é, au contraire, les rela-
tions singulières des discours de Jésus contenus dans les
derniers chapitres des Évangiles synoptiques avec les apo-
calypses attribuées à Hénocli , relations que la découverte
du texte grec complet de l'épître attribuée à saint Barnabe
a mises en lumière, et que M. Weizsaecker a bien relevées.
Les résultats certains obtenus par M. Volkmar sur le qua-
trième livre d'Esdras , et qui concordent , à très-peu de
chose près, avec ceux de M. Ewald, ont été également pris
en considération. Plusieurs nouvelles citations talmudiques
ont été introduites. La place accordée à l'essénisme a été un
peu élargie.
Le parti que j'avais adopté d'écarter la bibliographie a
été souvent mal interprété. Je crois avoir assez hautement
proclamé ce que je dois aux maîtres de la science allemande
en général , et à chacun d'eux en particulier, pour qu'un
tel silence ne puisse être taxé d'ingratitude. La bibliogra-
phie n'est utile que quand elle est complète. Or, le génie
allemand a déployé sur le terrain de la critique évangélique
une telle activité, que, si j'avais dû citer tous les travaux
relatifs aux questions traitées en ce livre, j'aurais triplé
l'étendue des notes et changé le caractère de mon écrit.
On ne peut tout faire à la fois. Je m'en suis donc tenu à
la règle de n'admettre que des citations de première main.
Le nombre en a été fort multiplié. En outre, pour la commo-
dité des lecteurs français qui ne sont pas au courant de ces
études, j'ai continué de dresser la liste sommaire des écrits,
composés en notre langue, où l'on peut trouver des détails
que j'ai dû omettre. Plusieurs de ces ouvrages s'écartent de
mes idées; mais tous sont de nature à faire réfléchir un
homme instruit et à le mettre au courant de nos discussions.
fRÉFACE DE LA TREIZIÈME ÉDITION. xt
La tiame du récit a été peu changée. Certaines expres-
sions trop fortes sur l'esprit communiste , qui fut de l'es-
sence du christianisme naissant, ont été adoucies. Parmi les
personnes en relation avec Jésus, j'ai admis quelques per-
sonnes dont les noms ne figurent pas dans les Évangiles ,
mais qui nous sont connues par des témoignages dignes de
foi. Ce qui concerne le nom de Pierre a été modifié; j'ai
aussi adopté une autre hypothèse sur Lévi, fils d'Alphée, et
sur ses rapports avec l'apôtre Malihieu. Quant à Lazare, je
me range maintenant , sans hésiter, au système ingénieux
de Strauss , Baur, Zeller, Scholten , d'après lequel le bon
pauvre de la parabole de Luc et le ressuscité de Jean sont
un seul personnage. On verra comment je lui conserve néan-
moins quelque réalité en le combinant avec Simon le Lé-
preux. J'adopte aussi l'hypothèse de M. Strauss sur divers
discours prêtés à Jésus en ses derniers jours, et qui parais-
sent des citations d'écrits répandus au i»' siècle. La discus-
sion des textes sur la durée de la vie publique de Jésus a été
ramenée à plus de précision. La topographie de Bethphagé
et de Dalmanutha a été modiflée. La question du Golgotha a
été reprise d'après les travaux de ^L de Vogué. Une personne
très-versée dans l'histoire botanique m'a appris à distinguer,
dans les vergers de Galilée , les arbres qui s'y trouvaient il
y a dix-huit cents ans et ceux qui n'y ont été transplantés
que depuis. On m'a aussi communiqué sur le breuvage des
crucifiés quelques observations auxquelles j'ai donné place.
En général, dans le récit des dernières heures de Jésus, j'ai
atténué les tours de phrase qui pouvaient paraître trop his-
toriques. Cest là que les explications favorites de M. Strauss
trouvent le mieux à s'appliquer, les intentions dogmatiques
et symboliques s'y laissant voir à chaque pas.
Je l'ai dit et je le répète : si l'on s'astreignait, en écrivant
xTi VIE DE JÉSCS.
la vie de Jésus, à n'avancer que des choses certaines, il
faudrait se borner à quelques lignes. 11 a existé. Il était de
Nazareth en Galilée. 11 prêcha avec charme et laissa dans
la mémoire de ses disciples des' aphorismes qui s'y gravè-
rent profondément. Les deux principaux de ses disciples
furent Céphas et Jean, fils de Zébé^îée. Il excita la haine
des juifs orthodoxes, qui parvinrent à le faire mettre à
mort par Pontius Pilatus, alors procurateur de Judée. 11 fut
crucifié hors de la porte de la ville. On crut peu après qu'il
était ressuscité. Voilà ce que nous saurions avec certitude,
quand même les Évangiles n'existeraient pas ou seraient
mensongers, par des textes d'une authenticité et d'une date
incontestables, tels que les épîtres évidemment authenti-
ques de saint Paul , l'épître aux Hébreux , l'Apocalypse et
d'autres textes admis de tous. En dehors de cela , le doute
est permis. Que fut sa famille? Quelle fut en particulier sa
relation avec ce Jacques, « frère du Seigneur », qui joue,
après sa mort, un rôle capital? Eut-il réellement des rap-
ports avec Jean-Baptiste, et ses disciples les plus célèbres
furent-ils de l'école du baptiste avant d'être de la sienne?
Quelles furent ses idées messianiques? Se regarda-t-il comme
le Messie? Quelles furent ses idées apocalyptiques? Crut-il
qu'il apparaîtrait en Fils de l'homme dans les nues? S'ima-
gina-t-il faire des miracles? Lui en prêta-t-on de son vivant?
Sa légende commença-t-clle autour de lui, et en eut-il con-
naissance? Quel fut son caractère moral? Quelles furent ses
idées sur l'admission des gentils dans le royaume de Dieu?
Fut-il un juif pur comme Jacques, ou rompit-il avec le
judaïsme, comme le fit plus tard la partie la plus vivace de
son Église? Qni^l fut l'ordre du développement de sa pensée?
Ceux qui ne veulent en histoire que de l'indubitable doivent
se taire sur tout cola. Les Évangiles, pour ces questions, sent
PRÉFACE DE LA TREIZIEME ÉDITION. x»ii
des témoins peu sûrs, puisqu'ils fournissent souvent des
arguments aux deux thèses opposées, et que la figure de Jésus
y est modifiée selon les vues dogmatiques des rédacteurs.
Pour moi, je pense qu'en de telles occasions, il est permis
de faire des conjectures, à condition de les proposer pour ce
qu'elles sont. Les textes, n'étant pas historiques, ne donnent
pas la certitude; mais ils donnent quelque chose. Il ne faut
pas les suivre avec une confiance aveugle; il ne faut pas se
priver de leur témoignage avec un injuste dédain. 11 faut
tâcher de deviner ce qu'ils cachent, sans jamais être abso-
lument sûr de l'avoir trouvé.
Chose singulière! Sur presque tous ces points, c'est l'école
de théologie libérale qui propose les solutions les plus
sceptiques. L'apologie sensée du christianisme en est venue
à trouver avantageux défaire le vide dans les circonstances
historiques de la naissance du christianisme. Les miracles,
les prophéties messianiques, bases autrefois de l'apologie
chrétienne, en sont devenus l'embarras; on cherche à les
écarter. Â entendre les partisans de cette théologie, entre
lesquels je pourrais citer tant d'éminents critiques et de
nobles penseurs, Jésus n'a prétendu faire aucun miracle;
il ne s'est pas cru le Messie; il n'a pas pensé aux discours
apocalyptiques qu'on lui prête sur les catastrophes finales.
Que Papias, si bon traditionniste, si zélé à recueillir les
paroles de Jésus, soit millénaire exalté; que Marc, le plus
ancien et le plus autorisé des narrateurs évangéliques, soit
presque exclusivement préoccupé de miracles, peu imports.
On réduit tellement le rôle de Jésus, qu'on aurait beaucoup
de peine à dire ce qu'il a été. Sa condamnation à mort n'»
pas dIus de raison d'être en une telle hypothèse que la for-
tune qui a fait de lui le chef d'un mouvement messianique
ît apocalyptique. Est-ce pour ses préceptes moraux, pour le
h
Sflii VIE DE JÊSDS.
Discours sur la montagne que Jésus a été crucifié? Non certes.
Ces maximes étaient depuis longtemps la monnaie courante
des synagogues. On n'avait jamais tué personne pour les
avoir répétées. Si Jésus a été mis à mort, c'est qu'il disait
quelque chose de plus. Un homme savant, qui a été mêlé à
ces débats, m'écrivait dernièrenient : « Comme, autrefois,
il fallait prouver à tout prix que Jésus était Dieu, il s'agit,
pour l'école théologique protestante de nos jours , de prou-
ver, non-seulement qu'il n'est qu'homme, mais encore qu'il
s'est toujours lui-même regardé comme tel. On tient à le
présenter comme l'homme de bon sens, l'homme pratique
par excellence; on le transforme à l'image et selon le cœur
de la théologie moderne. Je crois avec vous que ce n'est
plus là faire justice à la vérité historique, que c'est en
négliger un côté essentiel. »
Cette tendance s'est déjà plus d'une fois logiquement
produite dans le sein du christianisme. Que .voulait Mar-
cion? Que voulaient les gnostiques du W siècle? Écarter
les circonstances matérielles d'une biographie , dont les
détails humains les choquaient. Baur et Strauss obéissent
à des nécessités philosophiques analogues. L'éon divin qui
se développe par l'humanité n'a rien à faire avec des inci-
dents anecdotiques, avec la vie particulière d'un individu.
Schollen et Schenkel tiennent certes pour un Jésus histo-
rique et réel ; mais leur Jésus historique n'est ni un Messie,
ni un prophète , ni un juif. On ne sait ce qu'il a voulu; on
ne comprend ni sa vie ni sa mort. Leur Jésus est un don
à sa manfôre , un être impalpable , intangible. L'histoire
pure ne connaît pas de tels êtres. L'histoire pure doit con-
struire son édifice avec deux sortes de données , et , si j'ose
le dire , deux facteurs : d'abord , l'état général <ie l'âme
humaine eu un siècle et dans un pays donnés ; et second
PREFACE DE LA TREIZIÈME ÉDITION. in
lieu , les incidents particuliers qui, se combinaiit avec les
causes générales, ont déterminé le cours des évéuemet.ts.
Expliquer l'histoire par des incidents est aussi faux que de
l'expliquer par des principes purement philosophiques. Les
deux explications doivent se soutenir et se compléter l'une
l'autre. L'histoire de Jésus et des apôtres doit être avant
tout l'histoire d'une vaste mêlée d'idées et de sentiments;
cela pourtant ne saurait suffire. Mille hasards , mille bizar-
reries, mille petitesses se mêlèrent aux idées et 'aux sen-
timents. Tracer aujourd'hui le récit exact de ces hasards,
de ces bizarreries, de ces petitesses, est impossible; ce que
la légende nous apprend à cet éga-rd peut être vrai, mais
peut bien aussi ne l'être pas. Le mieux , selon moi , est de
se tenir aussi près que possible des récits originaux, en
écartant les impossibilités, en semant .partout les signes de
doute, et en présentant comme des conjectures les diverses
façons dont la chose a pu arriver. Je ne suis pas bien sûr
que la conversion de saint Paul se soit passée comme la
racontent les Actes; mais elle s'est passée d'une façon qui
n'a pas été fort éloignée de cela , puisque saint Paul nous
apprend lui-môme qu'il eut une vision de Jésus ressuscité,
laquelle donna une direction entièrement nouvelle à sa vie.
Je ne suis pas sûr que le récit des Actes sur la descente du
Saint-Esprit le jour de la Pentecôte soit très -historique;
mais les idées qui se répandirent sur le baptême du feu
me portent à croire qu'il y eut dans le cercle apostolique
une scène d'illusion où la foudre joua un rôle, comme au
Sinaï. Les visions de Jésus ressuscité eurent de même pour
cause occasionnelle des circonstances fortuites, interprétées
par des imaginations vives et déjà préoccupées.
Si les théologiens libéraux répugnent aux explications de
ce genre, c'est qu'ils ne veulent pas assujettir le christia-
XX VIE DE JESnS.
nisme aux lois communes des autres mouvements religieux;
c'est qu'aussi, peut-être, ils ne connaissent pas suffisamment
la théorie de la vie spirituelle. Il n'y a pas de mouvement
religieux où de telles déceptions ne jouent un grand rôle. On
peut même dire qu'elles sont à l'état permanent dans cer-
taines communautés, telles que les piétistes protestants, les
mormons, les couvents callioliques. Dans ces petits mondes
exaltés , il n'est pas rare que les conversions s'opèrent à la
suite de quelque incident, où l'âme frappée voit le doigt de
Dieu. Ces incidents ayant toujours quelque chose de puéril,
les croyants les cachent; c'est un secret entre le ciel et eux.
Un hasard n'est rien pour une âme froide ou distraite; il est
un signe divin pour une âme obsédée. Dire que c'est un in-
cident matériel qui a changé de fond en comble saint Paul,
saint Ignace de Loyola, ou plutôt qui a donné une nouvelle
application à leur activité , est certes inexact. C'est le mou-
vement intérieur de ces fortes natures qui a préparé le coup
de tonnerre; mais le coup de tonnerre a été déterminé par
une cause extérieure. Tous ces phénomènes se rapportent,
du reste, à un état moral qui n'est plus le nôtre. Dans une
grande partie de leurs actes, les anciens se gouvernaient
par les songes qu'ils avaient eus la nuit précédente, par
des inductions tirées de l'objet fortuit qui frappait le pre-
mier leur vue, par des sons qu'ils croyaient entendre. Il y
a eu des vols d'oiseau, des courants d'air, des migraines qui
ont décidé du sort du monde. Pour être sincère et com-
plet, il faut dire cela, et, quand des documents médiocre-
ment certains nous racontent des incidents de ce genre , il
faut se garder de les [)asser sous silence. 11 n'y a guère de
détails certains en histoire; les détails cependantont toujoura
quelque significajtion. Le talent de l'historien consiste à faire
UD ensemble vrai avec des traits qui ne sont vrais qu'à dt mi.
PRÉFACE DE LA TREIZIÈME ÉDITION. su
On peut donc accorder une place dans l'histoire aux
incidents particuliers sans être pour cela un rationaliste de
la vieille école, un disciple de Paulus. Paulus était un
théologien qui, voulant le moins possible de miracles et
n'osant pas traiter les récits bibliques de légendes, les
torturait pour les expliquer tous d'une façon naturelle.
Paulus prétendait avec cela maintenir à la Bible toute son
autorité et entrer dans la vraie pensée des auteurs sacrés".
Moi, je suis un critique profane; je crois qu'aucun récit sur-
naturel n'est vrai à la lettre; je pense que, sur cent récits
surnaturels , il y en a quatre-vingts qui sont nés de toutes
pièces de l'imagination populaire; j'admets cependant que,
dans certains cas plus rares, la légende vient d'un fait réel
transformé par l'imagination. Sur la masse de faits surna-
turels racontés par les Évangiles et les Actes, j'essaye pour
cinq ou six de montrer comment l'illusion a pu naître. Le
théologien, toujours systématique, veut qu'une seule expli-
cation s'applique d'un bouta l'autre de la Bible; le critique
croit que toutes les explications doivent être essayées, ou
plutôt qu'on doit montrer successivement la possibilité de
chacune d'elles. Ce qu'une explication a de répugnant selon
notre goût n'est nullement une raison pour la repousser. Le
monde est une comédie à la fois infernale et divine , une
ronde étrange menée par un chorége de génie , où le bien
i. Là était le ridicule de Paulus. S'il se fût contenté de dire que beau-
coup de récits de miracles ont pour base des faits naturels mal compris,
il aurait eu raison. Mais il tombait dans la puérilité en soutenant que
le narrateur sacré n'avait voulu raconter que des choses toutes simples
et qu'on rendait service au texte biblique en le débarrassant de ses mi-
racles. Le crf .que profane peut et doit faire ces sortes d'hypothèses.
dites i< rationalistes »; le théologien n'e^ a pas le droit; car la condition
préalable de telles hypothèse» est de supposer que le teste n'est pfi
révélé.
sxn VIE DE JfiSDS.
le mal , le laid, le beau défilent au rang qui leur est assi-
gné, en vue de l'accomplissement d'une fin mystérieuse.
L'histoire n'est pas l'histoire, si l'on n'est tour à tour, en la
lisant, charmé et révolté, attristé et consolé.
La première tâche de l'historien est de bien dessiner le
milieu où se passe le fait qu'il raconte. Or, l'histoire des
origines religieuses nous transporte dans un monde de
femmes, d'enfants, de têtes ardentes ou égarées. Placez ces
faits dans un milieu d'esprits positifs, ils sont absurdes,
inintelligibles, et voilà pourquoi les pays lourdement rai-
sonnables comme l'Angleterre sont dans l'impossibilité d'y
rien comprendre. Ce qui pèche dans les argumentations ,
autrefois si célèbres, de Sherlock ou de Gilbert West sur la
résurrection , de Lyttelton sur la conversion de saint Paul ,
ce n'est pas le raisonnement : il est triomphant de solidité;
c'est la juste appréciation de la diversité des milieux. Toutes
es tentatives religieuses que nous connaissons clairement
présentent un mélange inouï de sublime et de bizarre. Lisez
ces procès - verbaux du saint -simonisme primitif , publiés
avec une admirable candeur par les adeptes survivants '
A côté de rôles repoussants, de déclamations insipides, quel
charme, quelle sincérité, dès que l'homme ou la femme du
peuple entre en scène, apportant la naïve confession d'une
âme qui s'ouvre sous le premier doux rayon qui l'a frap-
pée! 11 y a plus d'un exemple de belles choses durables qui
se sont fondées sur de singuliers enfantillages. Il ne faut
chercher nulle proportion entre l'incendie et la cause qui
l'allume. La dévotion de la Salette est un des grands événe-
ments religieux de notre siècle '. Ces basiliques, si respec-
1. CEurres rfo Saml-Simon el d'Enfantin. Paris, Dcnlu, I.S0Ô-18CO.
3. La dévotion de Lourdes spmbln prendre les mêmes proportions.
PRÉFACE DE LA TREIZIÈME ÉDITION. xxm
tables, de Chartres, de Laon , s'élevèrent sur des illusions
du même gei.re. La Fête-Dieu eut pour cause les visions
d'une religieuse de Liège, qui croyait toujours, dans ses
oraisons , voir la pleine lune avec une petite brèche. On
citerait des mouvements pleins de sincérité qui se sont pro-
duits autour d'imposteurs. La découverte de la sainte lance
à Antioche, où la fourberie fut si évidente, décida de la for-
tune des croisades. Le mormonisme, dont les origines sont
si honteuses, a inspiré du courage et du dévouement. La
religion des druzes repose sur un tissu d'absurdités qui con-
fond l'imagination, et elle a ses dévots. L'islamisme, qui
est le second événement de l'histoire du monde, n'existerait
pas si le fils d'Amina n'avait été épileptique. Le doux et
immaculé François d'Assise n'eût pas réussi sans frère Élie.
L'humanité est si faible d'esprit , que la plus pure chose a
besoin de la coopération de quelque agent impur.
Gardons-nous d'appliquer nos distinctions consciencieuses,
nos raisonnements de têtes froides et claires à l'appréciation
de ces événements extraordinaires, qui sont à la fois si fort
au-dessus et si fort au-dessous de nous. Tel voudrait faire
de Jésus un sage, tel un philosophe, tel un patriote, tel un
homme de bien, tel un moraliste, tel un saint. 11 ne fut rien
de tout cela. Ce fut un charmeur. Ne faisons pas le passé à
notre image. Ne croyons pas que l'Asie est l'Europe. Chez
nous, par exemple, le fou est un être hors la règle; on le
torture pour l'y faire rentrer; les horribles traitements des
anciennes maisons de fous étaient conséquents à la logi-
que scolastique et cartésienne. En Orient, le lou est un être
privilégié: il entre dans les plus hauts conseils, sans que
personne ose l'arrêter; on l'écoute, on le consulte. C'est un
être qu'on croit plus près de Dieu , parce que, sa raison
individuelle étant éteinte, on suppose qu'il participe à la
lîiv VIE DE JÊSDS.
raison divine. L'esprit, qui relève par une fine raillerie
tout défaut de raisonnement , n'existe pas en Asie. Un per-
sonnage élevé de l'islamisme me racontait qu'une répara-
tion étant devenue urgente , il y a quelques années , au
tombeau de Mahomet à Médine, on fit un appel aux ma-
çons, en annonçant que celui qui descendrait dans ce lieu
redoutable aurait la tête tranchée en remontant. Quelqu'un
se présenta, descendit, fit la réparation, puis se laissa dé-
capiter. «C'était nécessaire, me dit mon interlocuteur; on
se figure ces lieux d'une certaine manière; il ne faut pas
qu'il y ait personne pour dire qu'ils sont autrement. »
Les consciences troubles ne sauraient avoir la netteté du
bon sens. Or, il n'y a que les consciences troubles qui fon-
dent puissamment. J'ai voulu faire un tableau où les cou-
leurs fussent fondues comme elles le sont dans la nature,
qui fût ressemblant à l'humanité, c'est-à-dire à la fois grand
et puéril, où l'on vît l'instinct divin se frayer sa route avec
sûreté à travers mille singularités. Si le tableau avait été
sans ombre, c'eût été la preuve qu'il était faux. L'état des
documents ne permet pas de dire en quel cas l'illusion a
été consciente d'elle-même. Tout ce qu'on peut dire, c'est
qu'elle l'a été quelquefois. On ne peut mener durant des
années la vie de thaumaturge, sans être dix fois acculé,
sans avoir la main forcée par le public. L'homme qui a une
légende de son vivant est conduit tyranniquement par sa
légende. On commence par la naïveté , la crédulité, l'inno-
cence absolue : on finit par des embarras de toute sorte,
et, pour soutenir la puissance divine en défaut, on sort de
ces embarras par des expédients désespérés. On est mis en
demeure : faut-il laisser périr l'œuvre de Dieu, parce que
Dieu tarde à se révéler? Jeanne d'Arc n'a-t-elle pas plus
d'une fois fait parier ses voix selon le besoin du momeniî Si
PRÉFACE DE LA TREIZIÈME ÉDITION. ht
le récit de la révélation secrète qu'elle fit au roi Charles VII
a quelque réalité, ce qu'il est difficile de nier, il faut que
cette innocente fille ait présenté comme l'efTet d'une intui-
tion surnaturelle ce qu'elle avait appris par confidence. Un
exposé d'histoi"e religieuse n'ouvrant pas quelque jour obli-
que sur des suppositions de ce genre est par cela même
argué de n'être pas complet.
Toute circonstance vraie ou probable ou possible devait
donc avoir sa place dans ma narration , avec sa nuance
de probabilité. Dans une telle histoire, il fallait dire non-
seulement ce qui a eu lieu , mais encore ce qui a pu vrai-
semblablement avoir lieu. L'impartialité avec laquelle je
traitais mon sujet m'interdisait de me refuser une con-
jecture, même choquante; car sans doute il y a eu beau-
coup de choquant dans la façon dont les choses se sont
passées. J'ai appliqué d'un -bout à l'autre le même procédé
d'une manière inflexible. J'ai dit les bonnes impressions
que les textes me suggéraient ; je ne devais pas taire les
mauvaises. J'ai voulu que mon livre gardât sa valeur, même
le jour où l'on arriverait à regarder un certain degré de
fraude comme un élément inséparable de l'histoire reli-
gieuse. Il fallait faire mon héros beau et charmant (car
sans contredit il le fut); et cela, malgré des actes qui, de
nos jours, seraient qualifiés d'une manière défavorable. On
m'a loué d'avoir cherché à construire un récit vivant , hu-
main, possible. Mon récit aurait-il mérité ces éloges, s'il
avait présenté les origines du christianisme comme abso-
lument immaculées? C'eût été admettre le plus grand des
miracles. Ce qui fût résulté de là eût été un tableau de la
dernière froideur. Je ne dis pas qu'à défaut de taches,
j'eusse dû en inventer. Au moins, devais-je laisser chaque
texte produire sa note suave ou discordante! Si Gœthe vivait,
XXV! VIE DE JÉSDS.
il m'approuverait de ce scrupule. Ce grand homme ne m'eût
pas pardonné un portrait tout céleste : il y eût voulu des
traits répulsifs; car siirement, dans la réalité, il se passa
des choses qui nous blesseraient s'il nous était donné de
les voir '.
La même difliculté se présente, du reste, pour l'histoire
des apôtres. Cette histoire est admirable à sa manière.
Mais quoi de plus blessant que la glossolalie , laquelle
est attestée par des textes irrécusables de saint Paul? Les
théologiens libéraux admettent que la disparition du corps
de Jésus fut une des bases de la croyance à la résurrection.
Que signifie cela, sinon que la conscience chrétienne à ce
moment fut double, qu'une moitié de cette conscience créa
l'illusion de l'autre moitié? Si les mêmes disciples eussent
enlevé le corps et se fussent répandus dans la ville en criant :
« Il est ressuscité! » l'impostura- eût été caractérisée. Mais
sans doute ce ne furent pas les mêmes qui firent ces deux
choses. Pour que la croyance à un miracle s'accrédite, il
faut bien que quelqu'un soit responsable de la première
rumeur qui se répand ; mais, d'ordinaire, cô n'est pas l'ac-
teur principal. Le rôle de celui-ci se borne à ne pas récla-
mer contre la réputation qu'on lui fait. Lors même qu'il
réclamerait, du reste, ce serait en pure perte; l'opinion
populaire serait plus forte que lui '. Dans le miracle do la
1. Toutefois, comme en de tels sujets l'édification coule à pleins
bords, j'ai cru devoir extraire do la Vie de Jésus un petit volume où rien
ne put arrêter les &mes pieuses qui ne se soucient pus de critique. Je
!':ii intituW Jésus, pour le distinguer du présent ouvrage, lequel seul
fait partie do la série intitulée: Histoire des origints du cliristianlsme.
Aucune des modifications introduites dans l'édition que j'olTre aujour-
d'hui au public n'atteint ce petit volume; je n'y ferai jamais de chan-
gements.
2. C'est ainsi que le fondateur du blbisme ne cliorcha pas it fair« un
PRÉFACE DE LA TnEIZiÈME ÉDITION. ixvn
Saleiie, on eut l'idée claire de l'artiCce; mais la conviction
que cela faisait du bien à la religion l'emporta sur tout '.
La fraude se partageant entre plusieurs devient inconsciente,
ou pluidt elle cesse d'être fraude et devient malentendu.
Personne, en ce cas, ne trompe délibérément; tout le monde
trompe innocemment. Autrefois, on supposait en chaque
légende des trompés et des trompeurs; selon nous, tous les
collaborateurs d'une légende sont à la fois trompés et trom-
peurs. Un miracle, en d'autres termes, suppose trois condi-
tions : 1° la crédulité de tous; 2° un peu de complaisance
de la part de quelques-uns ; 3» l'acquiescement tacite de
l'auteur principal. Par réaction contre les explications bru-
tales du xviii* siècle , ne tombons pas dans des hypothèses
qui impliqueraient des effets sans cause. La légende ne
naît pas toute seule ; on l'aide à naître. Ces points d'ap-
pui d'une légende sont souvent d'une rare ténuité. C'est
l'imagination populaire qui fait la boule de neige; il y a
eu cependant un noyau primitif. Les deux personnes qui
composèrent les deux généalogies de Jésus savaient fort bien
que ces listes n'étaient pas d'une grande authenticité. Les
livres apocryphes , ces prétendues apocalypses de Daniel,
d'Hénoch, d'Esdras , viennent de personnes fort convain-
cues : or, les auteurs de ces ouvrages savaient bien qu'ils
n'étaient ni Daniel , ni Hénoch , ni Esdras. Le prêtre d'Asie
qui composa le roman de Thécla déclara qu'il l'avait fait pour
l'amour de Paul '. 11 en faut dire autant de l'auteur du qua-
trième Évangile , personnage assurément de premier ordre.
seul miracle, et passa néanmoins de son vivant pour un thaumaturge do
premier ordre.
1. Affaire de la Salette, piftces du procès, recueillies prxr J. Sabbatier,
p. 21i, 252, 234 (Grenoble, Vellot, 1S5G).
2. Coiifossura id se amore Pauli fecisse. TertuUien , De baplismo, 17.
xxTiii VIE UE JESUS.
Chassez l'illusion de l'histoire religieuse par une porte, elle
rentre par une autre. En somme, on citerait à peine dans le
passé une grande chose qui se soit faite d'une façon entiè-
rement avouable. Cesserons-nous d'être Français, parce que
la France a été fondée par des siècles de perfidies? Refuse-
rons-nous de profiter des bienfaits de la Kévolution , parce
que la Révolution a commis des crimes sans nombre? Si la
maison capétienne eût réussi à nous créer une bonne assise
constitutionnelle, analogue à celle de l'Angleterre, la chica-
nerions-nous sur la guiirison des écroueiies?
La science seule est pure; car la science n'a rien de pra-
tique; elle ne touche pas les hommes; la propagande ne la
regarde pas. Son devoir est de prouver, non de persuader
ni de convertir. Celui qui a trouvé un théorème publie sa
démonstration pour ceux qui peuvent la comprendre. Il ne
monte pas en chaire, il ne gesticule pas, il n'a pas recours à
des artifices oratoires pour le faire adopter aux gens qui n'en
voient pas la vérité. Certes, l'enthousiasme a sa bonne foi,
mais c'est une bonne foi naïve; ce n'est pas la bonne foi
profonde, réfléchie, du savant. L'ignorant ne'cède qu'à de
mauvaises raisons. Si Laplace avait dû gagner la foule à son
système du monde, il n'aurait pu se borner aux démonstra-
tions mathématiques. M. Littré, écrivant la vie d'un honmie
qu'il regarde comme son maître , a pu pousser la sincérité
jusqu'à ne rien taire de ce qui rendit cet homme peu ai-
mable. Cela est sans exemple dans l'histoire religieuse.
Seule, la science cherche la vérité pure. Seule , elle donne
les bonnes raisons de la vérité, et porte une critique sévère
dans l'emploi des moyens de conviction. Voilà sans doute
pourquoi jusqu'ici elle a été sans influence sur le peuple.
Peut-être, dans l'avenir, quand le peuple sera instruit,
ainsi qu'on nous le fait espérer, ne cédera- t-il qu'à de
PRÉFACE DE LA TREIZIÈME ÉDITION. xxix
bonnes preuves, bien déduites. Mais il serait peu équitable
de juger d'après ces principes les grands hommes du passé.
Il y a des natures qui ne se résignent pas à être impuis-
santes , qui acceptent l'humanité telle qu'elle est, avec ses
faiblesses. Bien des grandes choses n'ont pu se faire sans
mensonges et sans violences. Si demain l'idéal incarné venait
s'offrir aux hommes pour les gouverner, il se trouverait en
face de la sottise, qui veut être trompée, de la méchanceté,
qui veut être domptée. Le seul irréprochable est le contem-
plateur, qui ne vise qu'à trouver le vrai, sans souci de le
faire triompher ni de l'appliquer.
La morale n'est pas l'histoire. Peindre et raconter n'est
pas approuver. Le naturaliste qui décrit les transformations
de la chrysalide ne la blâme ni ne la loue. Il ne la taxe pas
d'ingratitude parce qu'elle abandonne son linceul ; il ne la
trouve pas téméraire parce qu'elle se crée des ailes; il ne
l'accuse pas de folie parce qu'elle aspire à se lancer dans
l'espace. On peut être l'ami passionné du vrai et du beau ,
et pourtant se montrer indulgent pour les naïvetés du
peuple. L'idéal seul est sans tache. Notre bonheur a coûté
à nos pères des torrents de larmes et des flots de sang.
Pour que des âmes pieuses goûtent au pied de l'autel l'in-
time consolation qui les fait vivre, il a fallu des siècles de
hautaine contrainte, les mystères d'une politique sacerdo-
tale , une verge de fer, des bûchers. Le respect que l'on
doit à toute grande institution ne demande aucun sacrifice
à 1? sLicérité de l'histoire. Autrefois, pour être bon Français,
il fallait croire à la colombe de Clovis, aux antiquités natio-
nales du Trésor de Saint-Denis, aux vertus de l'oriflamme,
à la mission surnaturelle de Jeanne d'Arc ; il fallait croire
que la France était la première des nations, que la royauté
française avait une supériorité sur toutes les autres royau-
ixx VIE DE JÉSUS.
tés, que Dieu avait pour cette couronne une prédilection
toute particulière et était toujours occupé à la proiéger.
Aujourd'hui, nous savons que Dieu protège également tous
les royaumes, tous les empires, toutes les républiques;
nous avouons' que plusieurs rois de France ont été des
hommes méprisables; nous reconnaissons que le caractère
français a ses défauts ; nous admirons hautement une foule
de choses venant de l'étranger. Sommes-nous pour cela
moins bons Français? On peut dire, au contraire, que nous
sommes meilleurs patriotes, puisque, au lieu de nous aveu-
gler sur DOS défauts, nous cherchons à les corriger, et qu'au
lieu de dénigrer l'étranger, nous cherchons à imiter ce qu'il
a de bon. Nous sommes chrétiens de la même manière.
Celui qui parle avec irrévérence de la royauté du moyen
âge, de Louis XIV, de la Révolution, de l'Empire, commet
un acte de mauvais goût. Celui qui ne parle pas avec dou-
ceur du christianisme et de l'Église dont il fait partie se
rend coupable d'ingratitude. Mais la reconnaissance Gliale
ne doit point aller jusqu'à fermer les yeux à la vérité. On
ne manque pas de respect envers un gouvernement, en fai-
sant remarquer qu'il n'a pas pu satisfaire les besoins con-
tradictoires qui sont dans l'homme, ni envers une religion,
en disant qu'elle n'échappe pas aux formidables objections
que la science élève contre toute croyance surnaturelle. Ré-
pondant à certaines exigences sociales et non à certaines
autres, les gouvernements tombent par les causes mêmes
qui les ont fondés et qui ont fait leur force. Répondant aux
aspirations du coeur aux dépens des réclamations de la rai-
son, les religions croulent tour à tour, parce qu'aucune force
jusqu'ici n'a réussi à étouffer la raison.
MalTicur aussi ik la mison, le jour où elle étoufferait la re-
ligion! Notre planète, croyez -moi, travaille à quelque œuvre
PREFACE DE LA TREIZIEME ÉDlTfON. ïïxi
profonde. Ne vous prononcez pas témérairement sur l'inu-
tilité de telle ou telle de ses parties; ne dites pas qu'il faut
supprimer ce rouage qui ne fait en apparence que contra-
rier le jeu des autres. La nature, qui a doué l'animal d'uc
instinct infaillible, n'a mis dans l'humanité rien de trom-
peur. De ses organes vous pouvez hardiment conclure sa
destinée. Est Deus in nobis. Fausses quand elles essayent de
prouver l'inûni , de le déterminer, de l'incarner, si j'ose le
dire, les religions sont vraies quand elles l'affirment. Les
plus graves erreurs qu'elles mêlent à cette affirmation ne
sont rkn comparées au prix de la vérité qu'elles procla-
ment. Le dernier des simples, pourvu qu'il pratique le culte
du cœur, est plus éclairé sur la réalité des choses que le
matérialiste qui croit tout expliquer par le hasard et le ûûi.
INTRODUCTION
oc l'on traite principalement des document»
ORIOINAOI DB CETTÏ HISTOIR».
Une histoire des « Origines du Christianisme »
devrait embrasser toute la période obscure et, si
j'ose le dire, souterraine, qui s'étend depuis les pre-
miers commencements de cette religion jusqu'au
moment où son existence devient un fait public, no-
toire, évident aux yeux de tous. Une telle histoire se
composerait de quatre parties. La première, que je
présente aujourd'hui au public, traite du fait même
qui a servi de point de départ au culte nouveau ; elle
est remplie tout entière par la personne sublime du
fondateur. La seconde traiterait des apôtres et de leurs
XXXIV VIE DE JESDS.
disciples immédiats, ou , pour mieux dire, des révo-
lutions que subit la pensée religieuse dans les deux
premières générations chrétiennes. Je l'arrêterais vers
l'an 100, au moment où les derniers amis de Jésus
sont morts, et où tous les livres du Nouveau Testa-
ment sont à peu près fixés dans la forme où nous les
IlBons. La troisième exposerait l'état du christianisme
soufl les Antonins. On l'y verrait se développer len-
tement et soutenir une guerre presque permanente
contre l'empire, lequel, arrivé à ce moment au plus
haut degré de la perfection administrative et gou-
verné par des philosophes, combat dans la secte
naissante une société secrète et théocratique, qui le
nie obstinément et le mine sans cesse. Ce livre con-
tiendrait toute l'étendue du ii' siècle. La quatrième
partie, enfin, montrerait les progrès décisifs que fait
le christianisme à partir des empereurs syriens. On
y verrait la savante construction des Antonins crouler,
la décadence de la civilisation antique devenir irré-
vocable, le christianisme profiter de sa ruine, la Syrie
conquérir tout l'Occident, et Jésus, en compagnie des
dieux et des sages divinisés de l'Asie, prendre pos-
session d'une société à, laquelle la philosophie et l'Etat
purement civil ne suffisent plus. C'est alors que les
idées religieuses des races établies sur les bords de la
Méditerranée se modifient profondément; que les
INTRODCCTIOH. «ïi»
cultes orientaux prennent partout le dessus ; que le
christianisme, devenu une Église très -nombreuse,
oublie totalement ses rêves millénaires, brise ses der-
nières attaches avec le judaïsme et passe tout entier
dans le monde grec et latin. Les luttes et le travail lit-
téraire du m* siècle, lesquels se passent déjà au grand
jour, ne seraient exposés qu'en traits généraux. Je ra-
conterais encore plus sommairement les persécutions
du commencement du iv' siècle, dernier eiïorl de
l'empire pour revenir à ses vieux principes, lesquels
déniaient à l'association religieuse toute place dans
l'État. Enfin je me bornerais à pressentir le change-
ment de politique qui, sous Constantin, intervertit les
rôles, et fait, du mouvement religieux le plus libre et
le plus spontané, un culte officiel, assujetti à l'État et
persécuteur à son tour.
Je ne sais si j'aurai assez de vie et de force pour
remplir un plan aussi vaste. Je serai satisfait si, après
avoir écrit la vie de Jésus, il m'est donné de raconter
comme je l'entends l'histoire des apôtres, l'état de
la conscience chrétienne durant les semaines qui sui-
virent la mort de Jésus, la formation du cycle légen-
daire de la résurrection, les premiers actes de l'Église
de Jérusalem, la vie de saint Paul, la crise du temps
de Néron, l'apparition de l'Apocalypse, la ruine de
Jérusalem, la fondation de.s chrétientés hébraïques de
xxxTi VIE DE JÉSUS.
la Batanéc, la rédaclion des Évangiles, roriginc des
grandes écoles de l'Asie Mineure. Tout pâlit à côté de
ce merveilleux premier siècle. Par une singularité
rare en histoire, nous voyons bien mieux ce qui s'est
passé dans le monde chrétien de l'an 50 à l'an 75,
que de l'an 80 à l'an 150.
Le plan suivi pour cet ouvrage a empêché d'in-
troduire dans le texte de longues dissertations cri-
tiques sur les points controversés. Un système continu
de notes met le lecteur à même de vérifier d'après les
sources toutes les propositions du texte. Dans ces
notes, on s'est borné strictement aux citations de pre-
mière main, je veux dire à l'indication des passages
originaux sur lesquels chaque assertion ou chaque
conjecture s'appuie. Je sais que, pour les personnes
peu initiées à ces sortes d'études, bien d'autres dé-
veloppements eussent été nécessaires. Mais je n'ai pas
l'habitude de refaire ce qui est fait et bien fait. Pour
ne citer que des livres écrits en français, les personnes
qui voudront bien se procurer les ouvrages suivants :
Éludes critiques sur l'Évangile de saint Matthieu, par
M. Albert Itéville, pasteur de l'Église wallonne de Rotlcr-
dam '.
1. Leyde, Noothoven van Goor, {8(>i. Paris, CliorViulipz. On-
vrage couronné par la socioté de la Haye , pour la défense de la
rolitio" chri'tienna.
INTROUCCTION. xiivii
Histoire de la Ihéologie chrétienne au siicle apostodque ,
par M. Reuss, professeur à la faculté de théologie ei au
séminaire protestant de Strasbourg *.
Histoire du canon des Écritures saintes dans l' Église chré-
tienne, par le même *.
Des doctrines religieuses des Juifs pendant les deux siè-
cles antérieurs à l'ère chrétienne, par M. Michel Mcolas,
professeur à la faculté de théologie protestante de Moii-
tauban '.
Études critiques sur la Bible (Nouveau Testament), par
le même *.
Vie de Jésus , par le D' Strauss, traduite par M. Littré,
membre de l'Institut '.
Nouvelle Vie de Jésus , par le même , traduite par
MM. Nefftzer et Dollfus ».
Les Évangiles, par M. Gustave d'Eichtal. Première partie :
Examen critique et comparatif des trois premiers Ècan-
giles '.
«. Strasbourg, Treuttel et Wurtz. f édition, )SGO. Paris,
Cheibuliez.
2. Slrasbourg, Treuttel et Wuriz, I86X
3. Paris, Michel Lévy frères, 1860.
4. Paris, IMichel Lévy frères, 1864.
T). Paris, Ladran£;e. 2' édition, 1Sj6.
6. Paris, Iletzel et Lacroix, 186V,
7. Paris. Hachette, 1863.
xxivill VIE DE JÉSUS.
Jésus-Christ et les Croyances messianiques de son temps
par T. Colani , professeur à la faculté de théologie et au
séminaire protestant de Strasbourg '.
Études historiques et critiques sur les origines du christia-
nisme , par A. Stap '.
Études sur la biographie évangélique , par Rinter de
Liessol '.
Revue de théologie et de philosophie ch7-ctienne , publiée
sous la direction de M. Colani, de 1850 à 1857. — Nouvelle
Revue de théologie, faisant suite à la précédente, de 1858
à 1862. — Revue de théologie, troisième série, depuis
1863 *.
les personnes, dis-je, qui voudront bien consulter ces
écrits, pour la plupart excellents, y trouveront expli-
qués une foule de points sur lesquels j'ai dû être très-
succinct. La critique de détail des textes èvangéliques,
en particulier, a été faite par M. Strauss d'une ma-
nière qui laisse peu à désirer. Bien que M. Strauss
se soit trompé d'abord dans sa théorie sur la rédac-
tion des Evangiles', et que son livre ait, selon moi, le
1. Slrasbourg, Treuttel et Wurtz. 2' éililion, 1864. Pins.
Cherbuliez.
2. Paris, Lacroix. 2" édition, 1866.
3. Londres, 1854.
4. Strasbourg, Treuttel et Wurtz. Paris, Choibuliez.
I}. Les grands résultats obtenus sur ce point n'ont été acquia
INTRODDCTION. mu
tort de se tenir beaucoup trop sur le terrain théolo-
gique et trop peu sur le terrain historique*, il est
indispensable, pour se rendre compte des motifs qui
m'ont guidé dans une foule de minuties, de suivre la
discussion toujours judicieuse, quoique parfois un peu
subtile, du livre si bien traduit par mon savant con-
frère M. Littré,
Je crois n'avoir négligé, en fait de témoignages
anciens, aucune source d'informations. Cinq grandes
collections d'écrits, sans parler d'une foule d'autres
données éparses, nous restent sur Jésus et sur le
temps oii il vécut, ce sont : 1° les Évangiles et en
général les écrits du Nouveau Testament; 2° les com-
positions dites (I Apocryphes de l'Ancien Testament » ;
3° les ouvrages de Philon ; li" ceux de Josèphe ; 5" le
Talmud. Les écrits de Philon ont l'inappréciable
que depuis la première édition de l'ouvrage de M. Strauss. Le sa-
vant critique y a, du reste, fait droit dans ses éditions succes-
sives avec beaucoup de bonne foi.
1 . Il est à peine besoin de rappeler que pas un mot , dans !e
livre de M. Strauss, ne justifie l'étrange et absurde calomnie par
laquelle on a tenté de décréditer auprès des personnes superfi-
cielles un livre commode, exact, spirituel et consciencieux, quoi-
que gâté dans ses parties générales par un système exclusif. Non-
seulement M. Strauss n'a jamais nié l'existence de Jésus, mais
chaque page de son livre implique cette existence. Ce qui est vrai,
c'est que M. Strauss suppose le caractère individuel de Jésus plua
effacé pour nous qu'il ne l'est peut-être en réalité.
xt VIE DE JÉSUS.
avantage de nous montrer les pensées qui fermen-
taient au temps de Jésus dans les âmes occupées des
grandes questions religieuses. Philon vivait, il est vrai,
dans une tout autre province du judaïsme que Jésus ;
mais, comme lui, il était très-dégagé de l'esprit pha-
risaïque , qui régnait à Jérusalem; Philon est vrai-
ment le frère aîné de Jésus. Il avait soixante-deux ans
quand le prophète de Nazareth était au plus haut
degré de son activité, et il lui survécut au moins dix
années. Quel dommage que les hasards de la vie ne
l'aient pas conduit en Galilée! Que ne nous eùt-il pas
appris!
Josèphe, écrivant surtout pour les païens, n'a pas
dans son style la même sincérité. Ses courtes notices
sur Jésus, sur Jean-I3aptiste, sur Juda le Gaulonite,
sont sèches et sans couleur. On sent qu'il cherche à
présenter ces mouvements, si profondément juifs de
caractère et d'esprit, sous une forme qui soit intelli-
gible aux Grecs et aux Romains. Je crois Ip passage
sur Jésus' authentique dans son ensemble. II est par-
faitement dans le goût de Josèphe, et, si cet historien
a fait mention de Jésus, c'est bien comme cela qu'il a
dû en parler. On sent seulement qu'une main cliré-
ticnno a retouché le morceau, en y ajoutant quelques
4. AiU., WllI, 111,3
INTRODUCTION, ILI
mots sans lesquels il eût été presque blasphématoire',
peut-être aussi en retranchant ou modifiant quelques
expressions*. Il faut se rappeler que la fortune litté-
raire de Josèphe se fit par les chrétiens, lesquels
adoptèrent ses écrits comme des documents essen-
tiels de leur histoire sacrée. Il s'en répandit, proba-
blement au II' siècle, une édition corrigée selon les
idées chrétiennes'. En tout cas, ce qui constitue l'im-
mense intérêt des livres de Josèphe pour le sujet qui
nous occupe, ce sont les vives lumières qu'ils jettent
sur le temps. Grâce à l'historien juif, Hérode, Héro-
diade, Antipas, Philippe, Anne, Caïphe, Pilate, sont
des personnages que nous touchons pour ainsi dire,
et que nous voyons vivre devant nous avec une frap-
pante réalité.
Les Apocryphes de l'Ancien Testament, surtout la
<. « S'il est permis de l'appeler homme. »
2. Au lieu de ô Xpurrô; dnoç r,-i, il y avait probablement Xoistô;
oStoç è>.e'-jeTc. Cf. Ant., XX, IX, 1 ; Origène, In Malth., x, 17;
Contre Celse, I, 47; II, \Z.
3. Eusèbe {Hisl. eccL,l, 11, et Dëmonslr. évang., III, 5)
cite le passage sur Jésus comme nous le lisons maintenant dans
Josèphe. Origène (Contre Celse, I, 47, II, 13), Eusèbe i UUl.
eccL, II, 23). saint Jérôme {De viris ill., 2, 13), Suidas (au mot
lêioT.Tcc;) citent une autre interpolation chrétienne, laquelle ne se
îrouve flans aucun dos manuscrits do Joeepiie qui sont parvenus
jusqu'à nous.
iLll VIE DE JËSOS.
partie juive des vers sibyllins, le livre d'Hénoch,
l'Assomption de Moïse, le quatrième livre d'Esdras,
l'Apocalypse de Baruch, joints au livre de Daniel,
qui est, lui aussi, un véritable apocryphe, ont une
importance capitale pour l'histoire du dévploDpement
des théories messianiques et pour l'intelligence des
conceptions de Jés'as sur le royaume de Dieu'. Le
livre d'Hénoch, en particulier', et l'Assomption de
Moïse', étaient fort lus dans l'entourage de Jésus.
Quelques paroles prêtées à Jésus par les synoptiques
sont présentées dans l'Epître attribuée à saint Bar-
nabe comme étant d'Hénoch : w; Évw-/^ ■Keyet*. Il est
4. Les lecteurs français peuvent consulter sur ces sujets :
Alexandre, Carmina sibijllma, Paris, «ISSl-bS; Reuss, les Sibylles
chrclienneSj dans la Revue de théologie, avril et mai 1861 ; Colani,
Jésus-Christ et les croyances messianiques, p. 16 et suiv., sans
préjudice des travaux d'Evvald , Dilimann, Volkmar, Hilgenfeld.
2. Judae Epist., 6, 14; II* Pétri, ii, 4; Testament des douze
patriarches, Sim., 5; Lévi, 10, 14, 16; Juda, 18; Dan, 5;
Nepht., 4; Benj., 9;Zab., 3.
3. Judae Epist., 9 ( voir Origène, De principiis , Ml, ii, 1;
Didyme d'Alex., Max. Bibl. Vet. Pair.. IV, p. 336). Comparez
Matth., XXIV, 21 et suiv. à \'Ass. de Moïse, c. 8 et 10 f p. 104,
103, édit. Hilgenfeld ); Rom., ii, 15 à VAss., p. 99-100.
4. ÉpUre de Barnabe, ch. iv, xvi (d'après le Codex sinaïlicus,
édit. Hilgenfeld, p. 8, 52), en comparant llénoch, i.xxxix, 66 et
guiv.; Matth., xxiv, 2î; Mnrc, xiii, 20. Voir d'autres coïncidences
du même genre, ci -dessous, p. lv , note; p. 40, note; p. 366,
note 1. Comparez aussi les paroles do Jésus rapportées par Papias
INTRODUCTION. iLiii
très-difTicile de déterminer la date des différentes sec-
tions qui composent le livre prêté à ce patriarche.
Aucune d'elles n'est certainement antérieure à l'an
150 avant J.-G. ; quelques-unes peuvent avoir été
écrites par une main chrétienne. La section contenant
les discours intitulés « Similitudes » et s'étendant du
chapitre xxx\ii au chapitre lxxi est soupçonnée d'être
un ouvrage chrétien. ]Mais cela n'est pas démontré'.
Peut-être cette partie a-t-elle seulement éprouvé des
altérations'. D'autres additions ou retouches chré-
tiennes se reconnaissent çà et là.
Le recueil des vers sibyllins exige des distinctions
analogues; mais celles-ci sont plus faciles à établir.
La partie la plus ancienne est le poëme contenu dans
le livre III, v. 97-817 ; elle paraît de l'an 140 envi-
ron avant J.-C. En ce qui concerne la date du qua-
(dans Irénée, Adv. hœr., V, xxxiti, 3-4) à Hénoch, x, 19 et à
l'Apocalypse de Baruch, § 29 (Ceriani, Monum. sacra et profana,
t. I, fasc. I, p. 80).
1. Je suis assez porté à croire qu'il y a dans les Évangiles des
allusions à cette partie du livre d'Hénoch, ou du moins à des par-
ties toutes semblables. Voir ci-dessous, p. 366, note 1.
t. Le passage ch. lxvh, 4 et suiv., où les phénomènes volcani-
ques des envi-f-ons de Pouzzoles sont décrits , ne prouve pas que
toute la section dont il fait partie soit postérieure à l'an 79, date
de l'éruption du Vésuve. 11 semble qu'il y a des allusions à des
phénomènes du même genre dans l'Apocalypse (ch. n), laquelle
est de l'an 68.
iLiv VIE DE JÉSCS.
trième livre d'Esdras, tout le monde est à peu près
d'accord aujourd'hui pour rapporter cette apocalypse
h l'an 97 après J.-C. Elle a été altérée par les chré-
tiens. L'Apocalypse de Baruch ' a beaucoup de
ressemblance avec celle d'Esdras; on y retrouve,
comme dans le livre d'Hénoch, quelques-unes des
paroles prêtées h Jésus*. Quant au livre de Daniel,
le caractère des deux langues dans lesquelles il est
écrit; l'usage de mots grecs; l'annonce claire, dé-
terminée, datée, d'événements qui vont jusqu'au
temps d'Antiochus Épiphane; les fausses images qui
y sont tracées de la vieille Babylonie; la couleui
générale du livre, qui ne rappelle en rien les écrits
de la captivité, qui répond, au contraire, par une
foule d'analogies aux croyances, aux mœurs, au
tour d'imagination de l'époque des Séleucides; la
forme apocalyptique des visions; la place du livre
dans le canon hébreu liors de la série des pro-
phèlcs; l'omission de Daniel dans les panégyriques
du chapitre \u\ de V Ecclésiastique , où son rang
était comme indiqué; bien d'autres preuves qui ont
été cent fois déduites, ne permeltcnt pas de douter
1. Elle vient d'otre publiée en traduclion latine d'.iprès un origi-
nal syrinqup-par M. (^eriani, AnecJota sacra et profana, loui. I,
fasc. Il (Milan, lsr.6).
î. Voir ci-dessus, p. xl<i-xliii, notes 3 el 4.
INTRODUCTION. XLt
que ce livre ne soit le fruit de la grande exaltation pro-
duite chez les Juifs par la persécution d'Antiochus. Ce
n'est pas dans la vieille littérature prophétique qu'il
faut le classer; sa place est en tête de la littérature
apocalyptique, comme premier modèle d'un genre
de composition où devaient prendre place après lui
les divers poëmes sibyllins, le livre d'Hénoch,
l'Assomption de Moïse, l'Apocalypse de Jean, l'As-
cension d'Isaïe, le quatrième livre d'Esdms.
Dans l'histoire des origines chrétiennes, on a jus-
qu'ici beaucoup trop négligé le Talmud. Je pense,
avec M. Geiger, que la vraie notion des circonstances
où se produisit Jésus doit être cherchée dans celte
compilation bizarre, où tant de précieux renseigne-
ments sont mêlés à la plus insignifiante scolastic{ue.
La théologie chrétienne et la théologie juive ayant
suivi au fond deux marches parallèles, l'histoire de
l'une ne peut être bien comprise sans l'histoire de
l'autre. D'innombrables détails matériels des Évan-
giles trouvent, d'ailleurs, leur commentaire dans le
Talmud Les vastes recueils latins de Lightfoot, de
Schœltgen, de Buxtorf, d'Otho, contenaient déjà à cet
égard une foule de renseignements. Je me suis imposé
de vérifier dans l'original toutes les citations que j'ai
admises, sans en excepter une seule. La collabora-
tion que m'a prêtée pou^ cette partie de mon travail
XLvi VIE DE JÉSDS.
un savant israélite, M. Neubauer, très-versé dans la
littérature talmudique, m'a permis d'aller plus loin
et d'éclairer certaines parties de mon sujet par quel-
ques nouveaux rapprochements. La distinction des
époques est ici fort importante, la rédaction du Tal-
mud s'étendant de l'an 200 à l'an 500, à peu près.
Nous y avons porté autant de discernement qu'il est
possible dans l'état actuel de ces études. Des dates
si récentes exciteront quelques craintes chez les per-
sonnes habituées à n'accorder de valeur à un docu-
ment que pour l'époque même où il a été écrit. Mais
de tels scrupules seraient ici déplacés. L'enseigne-
ment des juifs depuis l'époque asmonéenne jusqu'au
II* siècle fut principalement oral. Il ne faut pas juger
de ces sortes d'états intellectuels d'après les habi-
tudes d'un temps où l'on écrit beaucoup. Les védas,
les poèmes homériques, les anciennes poésies arabes
ont été conservés de mémoire pendant des siècles, et
pourtant ces compositions présentent une forme très-
arrêtée, très-délicate. Dans le Talmud, au contraire,
la forme n'a aucun prix. Ajoutons qu'avant la Mischna
de Juda le Saint, qui a fait oublier toutes les autres,
il y eut des essais de rédaction, dont les commence-
ments remontent peut-être plus haut qu'on ne le sup-
pose communément. Le style du Talmud est celui de
notes de cours; les rédacteurs ne firent probablement
INTRODUCTION. xltii
que classer sous certains titres l'énorme fatras d'écri-
tures qui s'était accumulé dans les différentes écoles
durant des générations.
Il nous reste à parler des documents qui, se pré-
sentant comme des biographies du fondateur du
christianisme, doivent naturellement tenir la pre-
mière place dans une vie de Jésus. Un traité complet
sur la rédaction des Évangiles serait un ouvrage à
lui seul. Grâce aux beaux travaux dont cette ques-
tion a été l'objet depuis trente ans, un problème
qu'on eût jugé autrefois inabordable est arrivé à
une solution qui assurément laisse place encore à
bien des incertitudes, mais qui suffît pleinement aux
besoins de l'histoire. Nous aurons plus tard occasion
d'y revenir, la composition des Évangiles ayant été un
des faits les plus importants pour l'avenir du chris-
tianisme qui se soient passés dans la seconde moitié
du i" siècle. Nous ne toucherons ici qu'une seule
face du sujet, celle qui est indispensable à la solidité
de notre récit. Laissant de côté tout ce qui appartient
au tableau des temps apostoliques , nous recherche-
rons seulement dans quelle mesure des données four-
nies par les Évangiles peuvent être employées dans
une histoire dressée selon des principes rationnels *.
t. Les lecteurs français qui souhaiteraient do plus amples déve>-
xiTUi TIE DE JESDS.
Que les Evangiles soient en partie légendaires,
c'est ce qui est évident, puisqu'ils sont pleins de
miracles et de surnaturel ; mais il y a légende ot
légende. Personne ne doute des principaux traits de
la vie de François d'Assise, quoique le surnaturel
s'y rencontre à chaque pas. Personne, au contraire,
n'accorde de créance à la « Vie d'Apollonius de
Tyane », parce qu'elle a été écrite longtemps après
le héros et dans les conditions d'un pur roman. A
quelle époque, par quelles mains, dans quelles con-
ditions les Évangiles ont-ils été rédigés? Voilà donc
la question capitale d'où dépend l'opinion qu'il faut
se former de leur crédibilité.
On sait que chacun des quatre Evangiles porte en
tête le nom d'un personnage connu soit dans l'his-
toire apostolique, soit dans l'histoire évangélique
elle-même» Il est clair que, si ces titres sont exacts,
les Evangiles, sans cesser d'être en partie légen-
daires, prennent une haute valeur, puisqu'ils nous
font remonter au demi-siècle qui suivit la mort de
loppfiments peuvent lire , outre les ouvrages de M. Réville , de
M. Nicolas et de M. Stap précités, les travaux de M.M. Reuss,
Sclierer, Schwalb. Schollon (traduit par Réville), dans la Revue
de théologie, t. X, XI, XV; deuxième série, FI, IIF, IV; troi-
sième série, I , II, III, IV, — cl celui do M. Réville, dans la
Hevxie des Deuœ Mondes, \" mai et 1" juin 1866.
INTRODUCTION. xlh
Jésus, et même, dans deux cas, aux témoins ocu-
laires de ses actions.
Pour Luc, le doute n'est guère possible. L'Évan-
gile de Luc est une composition régulière, fondée
sur des documents antérieurs'. C'est l'œuvre d'un
homme qui choisit, élague, combine. L'auteur de
cet Evangile est certainement le même que celui des
Acles des apôtres*. Or, l'auteur des Actes semble
un compagnon de saint Paul ', titre qui convient
parfaitement à Luc*. Je sais que plus d'une objec-
tion peut être opposée à ce raisonnement ; mais une
chose au moins est hors de doute, c'est que l'auteur
du troisième Evangile et des Actes est un homme de
la seconde génération apostolique, et cela suffit à
notre objet. La date de cet Évangile peut, d'ailleurs,
être déterminée avec assez de précision par des con-
sidérations tirées du livre même. Le chapitre xxi de
Luc, inséparable du reste de l'ouvrage, a été écrit
certainement après le siège de Jérusalem, mais pas
4. Lac, 1, 1-4.
2. Act., I, 1. Comp. Luc, i, 1-4.
3. A. partir de xvi, 10, l'auteur se donne pour témoin oculaire.
4. Col., IV, 14; Pliilem., 24; II Tim., iv, 11. Le nom de Lucas
(contraction do Lucanus] étant fort rare, on n'a pas a cramdre ici
une de ces homonymies qui jettent tant de perplexité dans les
questions de critique relatives au Nouveau Testament.
i
l VIE DE JÉSUS.
très - longtemps après ' . Nous sommes donc ici sur
un terrain solide ; car il s'agit d'un ouvra^^e tout
entier de la même main et de la plus parfaite unité.
Les Evangiles de Matthieu et de Marc n'ont pas,
à beaucoup près, le même cachet individuel. Ce sont
des compositions impersonnelles, où l'auteur disparaît
totalement. Un nom propre écrit en tête de ces sortes
d'ouvrages ne dit pas grand'chose. On ne peut, d'ail-
leurs, raisonner ici comme pour Luc. La date qui
résulte de tel chapitre (par exemple Matth., xxiv;
Marc, XIII ) ne peut rigoureusement s'appliquer à
l'ensemble des ouvrages, ceux-ci étant composés de
morceaux d'époques et de provenances fort diffé-
rentes. En général, le troisième Évangile paraît pos-
térieur aux deux premiers, et offre le caractère d'une
rédaction bien plus avancée. On ne -saurait néan-
moins conclure de là que les deux Évangiles de Marc
et de Matthieu fussent dans l'état où nous les avons,
quand Luc écrivit. Ces deux ouvrages dits de Marc
et de Matthieu, en effet, restèrent longtemps à l'état
4. Versets 9, 20, 24, 28, 29-32. Comp. xxii, 36. Ces passages
sont d'autant plus frappants que l'auteur sent l'objection qui peut
résulter de prédictions à si courte échéance, et y pare, — soit en
adoncissant des passages comme Marc, xiii, 14 et suiv., Î4, 29;
MatUi., XXIV, 15 et suiv., 29, 3^, — soit par des réponses comme
Luc, XVII, 20, 24.
INTRODUCTION. li
d'une cerlaine mollesse, si j'ose le dire, et suscepti-
bles d'additions. Nous avons, à cet égard, un témoi-
gnage capital de la première moitié du ii' siècle.
Il est de Paoias, évêque d'Hiérapolis, homme grave,
homme de tradition, qui fut attentif toute sa vie à
recueillir ce qu'on pouvait savoir de la personne
de Jésus '. Après avoir déclaré qu'en pareille ma-
tière il donne la préférence à la tradition orale
sur les livres, Papias mentionne deux écrits sur les
actes et les paroles du Christ : 1° un écrit de Marc ,
interprète de l'apôtre Pierre, écrit court, incomplet,
non rangé par ordre chronologique, comprenant des
récits et des discours ( Iv/Jiév^a. vi Trpa/Se'vTa ) , com-
posé d'après les renseignements et les souvenirs de
l'apôtre Pierre * ; 2" un recueil de sentences (Xoyia)
écrit en hébreu ' par Matthieu, « et que chacun a
traduit * comme il a pu ». Il est certain que ces deux
<. Dans Eusèbe, Hist. eccL, III, 39. On ne saurait élever un
doute quelconque sur l'authenticité de ce passage. Eusèbe , en
effet , loin d'eiagérer l'autorité de Papias, est embarrassé de sa
naïveté, iJe son millénarisme grossier, et se tire d'affaire en lo
traitant de petit esprit. Comp. Irénée, Adv. hœr., III, i, 1 ; V,
xxxni, 3-4.
2. Papias, sur ce point, s'en référait à une autorité plus an-
cienne encore , à celle de Presbyleros Joannes. ( Sur ce person-
nage, voir ci-dessous, p. lxxii-lxxiii, note).
3. C'est-à-dire en dialecte sémitique.
4. &p[iiîv«uT«. Rapproché comme il est de «êf atSi Siai/sToi, ce mot
tu VIE DE JESUS.
descriptions répondent assez bien à la physionomie
générale des deux livres appelés maintenant « Évangile
selon Matthieu », « Évangile selon Marc », le premier
caractérisé par ses longs discours, le second surtout
anecdotique, beaucoup plus exact que le premier sur
les petits faits, bref jusqu'à la sécheresse, pauvre en
discours, assez mal composé. Cependant, que ces
deux ouvrages tels que nous les lisons soient absolu-
ment semblables à ceux que lisait Papias, cela n'est
pas soutenable : d'abord , parce que l'écrit de Jlat-
thieu selon Papias se composait uniquement de dis-
cours en hébreu, dont il circulait des traductions assez
diverses, et, en second lieu, parce que l'écrit de Marc
et celui de Matthieu étaient pour lui profondément
distincts, rédigés sans aucune entente, et, ce semble,
en des langues différentes. Or, dans l'état actuel des
textes, l'Evangile selon Rlaltiiieu et l'Évangile selon
Marc offrent des parties parallèles si longues et si
parfaitement identiques, qu'il faut supposer, ou que
le rédacteur définitif du premier avait le second sous
les yeux , ou que le rédacteur définitif du second
avait le premier sous les yeux, ou que tous deux ont
copié le même prototype. Ce qui paraît le plus vrai-
ne peut signifier ici que « traduire ». Quelques lignes plus Iiaut,
i;)i.ifi«iurn( est pris duns le sens de droginan.
INraoDDCnON LUI
semblable, c'est que, ni pour Mattliieu, ni pour Marc,
nous n'avons les rédactions originales ; que nos deux
premiers Évangiles sont des arrangements, où l'on a
cherché à remplir les lacunes d'un texte par un autre.
Chacun voulait, en effet, posséder un exemplaire
complet. Celui qui n'avait dans son exemplaire que
des discours voulait avoir des récits, et réciproque-
ment. C'est ainsi que « l'Évangile selon Matthieu «
se trouve avoir englobé presque toutes les anecdotes
de Marc, et que « l'Évangile selon Marc » contient
aujourd'hui bien des traits qui viennent des Logia de
fliatthieu. Chacun, d'ailleurs, puisait largement dans
la tradition orale se continuant autour de lui. Cette
tradition est si loin d'avoir été épuisée par les Evan-
giles, que les Actes des apôtres et les Pères les plus
anciens citent plusieurs paroles de Jésus qui parais-
sent authentiques et qui ne se trouvent pas dans les
Évangiles que nous possédons.
Il importe peu à notre objet actuel de pousser
plus loin cette analyse, d'essayer de reconstruire en
quelque sorte, d'une part, les Logia originaux de
Matthieu; de l'autre, le récit primitif tel qu'il sortit
de la plume de Marc. Les Logia nous sont sans doute
représentés par les grands discours de Jésus qui rem-
plissent une partie considérable du premier Évangile.
Ces discours forment, en effet, quand or: les détache
tiv VIE DE JÉSUS.
du reste, un tout assez complet. Quant aux récita
primitifs de Marc, il semble que le texte s'en retrouve
tantôt dans le premier, tantôt dans le deuxième
Évangile, mais le plus souvent dans le deuxième.
En d'autres termes, le système de la vie de Jésus
chez les synoptiques repose sur deux documents
originaux : 1° les discours de Jésus recueillis par
l'apôtre Matthieu; 2° le recueil d'anecdotes et de
renseignements personnels que Marc écrivit d'après
les souvenirs de Pierre. On peut dire que nous avons
encore ces deux documents, mêlés à des renseigne-
ments d'autre provenance, dans les deux premiers
Évangiles, qui portent, non sans raison, le titre
d' « Évangile selon Matthieu » et d' « Evangile se-
lon Marc ».
Ce qui .est indubitable, en tout cas, c'est que, de
très-bonne heure, on mit par écrit les discours de
Jésus en langue araméenne, que de bonne heure
aussi on écrivit ses actions remarquables. Ce n'étaient
pas là des textes arrêtes et fixés dogmatiquement.
Outre les Évangiles qui nous sont parvenus, il y en
eui d'autres, prétendant également représenter la
tradition des >,émoins oculaires'. On attachait peu
1. Luc, I, 1-S; Origène, Hom. in Luc, \, init.; saint Jérôme,
Comment, in Matlh., prol.
INTRODUCTION. tv
d'importance à ces écrits, et les conservateurs, tels
que Papias, y préféraient encore, dans la première
moitié du ii* siècle , la tradition orale ' . Comme on
croyait le monde près de finir, on se souciait peu de
composer des livres pour l'avenir; il s'agissait seule-
ment de garder en son cœur l'image vive de celui'
qu'on espérait bientôt revoir dans les nues. De là le
peu d'autorité dont jouirent durant près de cent ans
les textes évangéliques. On ne se faisait nul scrupule
d'y insérer des paragraphes, de combiner diverse-
i. Papias, dans Eusèbe, //. E., III, 39. Comparez Irénée, Adv.
hœr., III, II et m. Voir aussi ce qui concerne Polycarpe rians le
fragment de la lettre d'Irénée à Florinus, conservé par Eusèbe,
H. E.j V, 20. fi; -îéfpairxai dans l'épître de saint Barnabe (ch. iv,
p. 12, édit. Ililgenfeld) s'applique à des mots qui se trouvent
dans saint Matthieu , xxii, 14. Mais ces mots, qui flottent à deux
endroits de saint Matthieu (xxii, 16; xx, 14), peuvent provenir
dans Matthieu d'un livre apocryphe, ainsi que C3la a lieu pour les
passages Matlh., xxiii, 34 et suiv., xxiv, 22 et environs. Comp.
IV Esdr., VIII , 3. Notez au même chapitre de l'épifre de Barnabe
(p. 8, édit. Hilg. ) la singulière coïncidence d'un passage que
l'auteur attribue à Ilénoch, en se sen-ant do la formule is-jsajrrai,
avec Matth., xxiv, 22. Comp. aussi la fîatjni citée dans l'épitre de
Barnabe, c. xvi (p. 52, Hilg.), à Hénoch, lxxxix, 56 et suiv. Voir
ci-dessous, \,. î56, note I . Dans la 2' épître de saint Clément,
v'ch. Il), e". dans Siiint Justin, Apol. I, 67, les synoptiques sont
décidément cités comme des écritures sacrées. I Tim., v, 18 offre
aussi comme -i^o-t^i un proverbe qui se trouve dans Luc (x, 7),
Cette épître n'est pas de saint Paul.
LTI VIE DE JÈSDS.
ment les récits, de les compléter les uns par les autres.
Le pauvre homme qui n'a qu'un livre veut qu'il con-
tienne tout ce qui lui va au cœur. On se prêtait ces
petits livrets; chacun transcrivait à la marge de son
exemplaire les mots, les paraboles qu'il trouvait ail-
leurs et qui le touchaient'. La plus belle chose du
monde est ainsi sortie d'une élaboration obscure et
complètement populaire. Aucune rédaction n'avait
de valeur absolue. Les deux épîtres attribuées à Clé-
ment Romain citent les paroles de Jésus avec des
variantes notables*. Justin, qui fait souvent appel h
ce qu'il nomme « les Mémoires des apôtres » ,
avait sous les yeux un état des documents évangé-
liques un peu différent de celui que nous avons; en
tout cas, il ne se donne aucun souci de les alléguer
textuellement'. Les citations évangciiques, dans les
homélies pseudo-clémentines, d'origine ébionite, pré-
sentent le môme caractère. L'esprit était tout; la
lettre n'était rien. C'est quand la tradition s'affaiblit
4. C'est ainsi que le beau récit Jean, vii!,1-11, a toujours flolU
sans trouver sa place fixe dans le cadro des Évangiles reçus.
2. Clem. Epist., I, U; II, 12.
3. Ti à7tC|ji(rî|icvs6jjLaTa twv iitciiTdî.wv , cl xaXEÎTai lùatY^'tAi». ( Cc3
derniers mots sont suspects d'interpolation.) Justin, Apot. f, 16,
17, 33, 34, 38, »ô, 66, 67, 77, 78 ; Dial. cum Tryph., 10, 17, 41
43, 51, ii3, 69, 70, 76, 77, 78, 8S, 100, 101, 102, 103, 104, 105,
106, 107, 108, 111, 120, 123, 13».
INTRODDCTION. tTlI
dans la seconde moitié du u' siècle que les textes por-
tant des noms d'apôtres ou d'hommes apostoliques
prennent une autorité décisive et obtiennent force de
loi. Même alors, on ne s'interdit pas absolument les
compositions libres; à l'exemple de Luc, on conti-
nua de se faire des Evangiles particuliers en fondant
diversement ensemble les textes plus anciens *.
Qui ne voit le prix de documents ainsi composés
des souvenirs attendris, des récits naïfs des deux
premières générations chrétiennes, pleines encore de
la forte impression que l'illustre fondateur avait pro-
duite, et qui semble lui avoir longtemps survécu?
Ajoutons que les Évangiles dont il s'agit semblent
provenir de celle des branches de la famille chré-
tienne qui touchait le plus près à Jésus. Le dernier
travail de rédaction du texte qui porte le nom de Mat-
thieu paraît avoir été fait dans l'un des pays situés
au nord-est de la Palestine , tels que la Gaulonitide ,
le Dauran, la Batanée, où beaucoup de chrétiens
se réfugièrent à l'époque de la guerre des Romains
où l'on trouvait encore au ii^ siècle des parents de
Jésus ', et où la première direction galiléenne se
conserva plus longtemps qu'ailleurs.
4. Voir, par exemple, ce qui concerne l'Évangile de Tatien, dans
Théodotet, Ihcrel. jab., I, iO.
5. Jules Africain , dansEusèbe, Ilisl. eccl., I, 7.
tTlll VIE DE JÉSUS.
Jusqu'à présent, nous n'avons parlé que des trois
Évangiles dits synoptiques. Il nous reste à parler du
quatrième, de celui qui porte le nom de Jean. Ici la
question est bien plus difficile. Le disciple le plus
intime de Jean, Polycarpe, qui cite souvent les
synoptiques, dans son épître aux Philippiens, ne fait
pas d'allusion au quatrième Évangile. Papias, qui se
rattachait également à l'école de Jean, et qui, s'il
n'avait pas été son auditeur, comme le veut Irénée,
avait beaucoup fréquenté ses disciples immédiats,
Papias, qui avait recueilli avec passion tous les ré-
cits oraux relatifs à Jésus, ne dit pas un mot d'une
«Vie de Jésus » écrite par l'apôtre Jean '. Si une
telle mention se fût trouvée dans son ouvrage, Eu-
sèbe, qui relève chez lui tout ce qui sert à l'histoire
littéraire du siècle apostolique, en eût sans aucun
doute fait la remarque'. Justin a connu peut-être
4. //. E., IH, 39. On pourrait ètro tenté do voir lo quatrième
Évangile dans les i récits » d'Aristion ou dans les « traditions » de
celui que Papias appelle Presbyteros Joannes. Mais Papias semble
présenter ces récits et ces traditions comme non écrits. Si les
extraits qu'il donnait de ces récits et de ces traditions eussent ap-
partenu au quatrième Évangile, Eusèbe l'eût dit. En outre, ce
que l'on sait des idées de Papias est d'un millénaire, disciple de
l'Apocalypse, et nullement d'un disciple de la théologie du qua-
trième Évangile.
8. Qu'on ne dise pas : Papias ne parle ni de Lue ni de Paul, et
INTRODUCTION. uv
le quatrième Évangile ' ; mais certainement il ne le
regardait pas comme l'ouvrage de l'apôtre Jean ,
puisque lui qui désigne expressément cet apôtre
comme auteur de l'Apocalypse ne tient pas le
moindre compte du quatrième Évangile dans les
nombreuses données sur la vie de Jésus qu'il extrnit
des « Mémoires des apôtres »; bien plus, sur tous
les points où les synoptiques et le quatrième Évangile
diffèrent, il adopte des opinions complètement oppo-
sées à ce dernier*. Cela est d'autant plus surprenant
cependant les écrits de Luc et de Paul existaient de son temps.
Papias a dû être un adversaire de Paul , et il a pu ne pas con-
naître l'ouvrage de Luc, composé à Rome pour une tout autre
famille chrétienne. Mais comment, à Hiérapolis, vivant au cœur
même de l'école de Jean, eiit^il négligé l'Évangile écrit par un tel
maître? Qu'on ne dise pas non plus qu'à propos de Polycarpe
(IV, H) et de Théophile (IV, 24), Eusèbe ne relève pas toutes les
citations que font ces Pères des écrits du Nouveau Testament. Le
tour particulier du chapitre III, 39, rendait une mention du qua-
trième Évangile presque immanquable, si Eusèbe l'eût trouvée
en Papias.
4. Quelques passages, Apol. I, 32, 61; Dial. cum Tryph., 88,
portent à le croire. La théorie du Logos, dans Justin, n'est pas
telle qu'on soit oblige de supposer qu'il l'a prise dans le qua-
trième Évangile.
2. Endroits cités, p. lvi, note 3. Remarquez surtout Apol. l,
44 et suiv., supposant notoirement que Justin, ou ne connaissait
pas les discours de Jean , ou ne les regardait pas comme repré-
■entaat l'enseignement de Jésus.
tx VIE DE lÉSUS.
que les tendances dogmatiques du quatri?!me Évan-
gile devaient merveilleusement convenir h Justin.
Il en faut dire autant des homélies pseudo-clé-
mentines. Les paroles de Jésus citées par ce livre
sont du type synoptique. En deux ou trois en-
droits ', il y a, ce semble, des emprunts faits au
quatrième Evangile. Mais certainement l'auteur des
Ilomélies n'accorde pas à cet Évangile une autorité
apostolique, puisqu'il se met sur plusieurs points
en flagrante contradiction avec lui. Il paraît que
Jlarcion (vers ihO) ne connaissait pas non plus ledit
Évangile ou ne lui attribuait aucune valeur comme
livre révélé ' ; cet Évangile répondait si bien à ses
idées que sans doute, s'il l'avait connu, il l'eiît adopté
avec empressement, et ne se fût pas cru obligé, pour
avoir un Évangile idéal, de se faire une édition cor-
rigée de l'Évangile de Luc. Enfin les Évangiles apo-
<. Ilom. III, 52; xi, 26; xix, ?2. Il est remarquable que les
citai ions que Justin et l'auteur des Homélies paraissent faire du
quatrième Évangile coïncident en partie entre elles et présentent
les mêmes écarts du texte canonique. (Comp. aux passages pré-
cités Justin, Apol. I, 22, 61 ; Dial. cum Tryph., 69. ) On pour-
rait être tentii do conclure de lii que Justin et l'auteur des //owe-
^166' consultèrent non le quatrième Évangile, mais une source à
laquelle l'auteur du quatrième Évangilo aurait puisé.
2. Les passages do Tcrlullien, De came Chrisli, 3 ; Adv. Marc,
IV, 3, 5, ne prouvent pus contre co que nous disons.
INTRODUCTION. l--?'
cryphes qu'on peut rapporter au ii' siècle, comme le
Protévangile de Jacques, l'Évangile de Thomas
l'Israélite', •brodent sur le canevas synoptique et ne
tiennent pas compte de l'Évangile de Jean.
I^s difficultés intrinsèques tirées de la lecture du
quatrième Évangile lui-même ne sont pas moins
fortes. Comment, à côté de renseignements précis et
qui sentent par moments le témoin oculaire, trouve-
t-on ces discours totalement dilTérents de ceux de
Matthieu? Comment l'Évangile en question n'oflfre-
t-il pas une parabole, pas un exorcisme? Comment,
s'expliquer h côté d'un plan général de la vie de
Jésus , qui paraît à quelques égards plus satisfaisant
et plus exact que celui des synoptiques, ces pas-
sages smguliers où l'on sent un intérêt dogmatique
propre au rédacteur, des idées fort étrangères à
Jésus, et parfois des indices qui mettent en garde
contre la bonne foi du narrateur? Comment enfin, à
côté des vues les plus pures, les plus justes, les
plus vraiment évangéliques, ces taches où l'on aime
à voir des interpolations d'un ardent sectaire? Est-ce
1. 'es « Acies de Pilate » aporryphes que nous possédons, et
qui supposent le quatrième Évangile, ne sont nullement ceuï dont
parlent Justin {Apol. l. 35, 48) et Tertullien [ApoL, 2)). 11 est
même probable que les deux Pères ne parlent de tels Actes que
sur un ouï-diio légendaire et non pour les avoir lus.
Lxii VIE DE JÉSUS.
bien Jean, fils de Zébédée, le frère de Jacques
(dont il n'est pas question une seule fois dans le
quatrième Évangile), qui a pu écrire en grec ces
leçons de métaphysique abstraite, dont les synop-
tiques ne présentent pas l'analogue? Est-ce l'auteur,
essentiellement judaïsant, de l'Apocalypse*, qui, en
très-peu d'années*, se serait dépouillé à ce point
de son style et de ses idées? Est-ce un « apôtre
de la circoncision ' » qui a pu composer un écrit plus
hostile au judaïsme que tous ceux de Paul, un écrit
où le mot de « juif » équivaut presque à « ennemi
de Jésus » * ? Est-ce bien celui dont les partisans de
la célébration de la Pàque juive invoquent l'exemple
eu faveur de leur opinion ', qui a pu parler avec
une sorte de dédain des « fêtes des Juifs », de la
« Pâque des Juifs » '? Tout cela est grave, et, pour
moi, je repousse l'idée que le quatrième Évangile ait
été écrit de la plume d'un ancien pêcheur galiléen.
4. Cf. Justin, Dial. cum Trypfi., 8i.
2. L'Apocalypse est de l'an 68. En supposant que Jean eût une
dizaine d'années de moins que Jésus, il devait avoir environ
soixante ans quand il la composa.
3. Gai., Il, 9. Le passage Apoc, ii, î, 14, semble renfermer
une allusion haineuse contre Paul.
4. Voir presque tous les passages où se trouve le mot 'IwJaîoi,
6. Polycrate, dans Eusùbe, U. E., V, 24.
6. Jean, ii, 6, 13; v, 1 ; vi, 4; xi, 55; xix, 42,
INTRODUCTION. tliri
Mais qu'en somme cet Évangile soit sorti, vers la
fin du i" siècle ou le commencement du n% de l'une
des écoles d'Asie Blineurc qui se rattachaient à Jean,
qu'il nous présente une version de la vie du maître,
digne d'être prise en considération et souvent d'être
préférée, c'est ce qui est rendu probable, et par des
témoignages extérieurs, et par l'examen du docu-
ment dont il s'agit.
Et, d'abord, personne ne doute que, vers l'an 170,
le quatrième Evangile n'existât. A cette date, éclate à
Laodicée sur le Lycus une controverse relative à la
Pàque, où notre Évangile joue un rôle décisif. Apol-
linaris *, Athénagore ', Polycrate *, l'auteur de l'épître
des Églises de Vienne et de Lyon " , professent déjà
sur l'écrit supposé de Jean l'opinion qui va bientôt
devenir orthodoxe. Théophile d'Antioche (vers 180)
dit positivement que l'apôtre Jean en est l'auteur'.
Irénée ' et le canon de Muratori ' constatent le
1. Eusèbe, Hist. eccL, IV, 26; V, 23-25; Chronique pascale,
p. 6 et suiv., édit. Du Gange.
2. md.
3. Legatio pro christ., 10.
4. Dans Eusèbe, H. E., V, 42.
5. lbid.,\,S.
6. Ad Autolycum, II, 22.
7. Adv. hœr., II, xxii, 5; III, i. Cf. Eusèbe, //. E., V, 8,
8. Ligne 9 et suiv.
LXIV VIE DE JÉSDS.
triomphe complet de notre Evangile , triomphe au
delà duquel le doute ne se produira plus.
Mais, si vers l'an 170 le quatrième Evangile appa-
raît comme un écrit de l'apôtre Jean et revêtu d'une
pleine autorité, n'est- il pas évident qu'à cette date-
là, il n'était pas né de la veille? Tatien ', l'auteur de
l'épître à Diognète*, semblent bien en faire usage.
Le rôle de notre Evangile dans le gnosticisme, et en
particulier dans le système de Valentin ', dans le
montanisme*, dans la controverse des aloges% n'est
pas moins remarquable , et montre dès la seconde
moitié du ii° siècle cet Evangile mêlé à toutes les
controverses et servant de pierre angulaire au déve-
loppement du dogme. L'école de Jean est celle dont
4. Adv. Grœc, 5, 7. Il est douteux pourtant que l'Harmonie
des Évawjiles, composée par Tatien, embrassât le quatrième
Évangile; le titre Diatessaron ne venait probablement pas de
Tatien lui-môme. Cf. Eusèbe, //. E., IV, 29; Théodoret, Hœrclic.
fabul., I, 20; Epiph., Adu. hœr., xlvi, 1; Fabricius, Cod.
apocr., I, 378.
i. Cb. 6, 7, 8, 9, 11. Les passages des cpitrcs attribuées à saint
Ignace où l'on croit trouver des allusions au quatrième Évangile
sont d'une authenticité douteuse. L'autorité de Ceiso, qu'on allègue
quelquefois, est nulle, puisque Ccise était contemporain d'Origène.
3. Irénée, Adv. hœr., l, m, 6; III, xi,7; saint ilippolyle (?),
Philosoplmmena. VI, ii, 29 et suiv. Cf. Ibid., VII, i,22, 27.
4. Irénée, Adv. hœr., III, xi, 9.
6. Epiph., Adv. hœr., u, 3, 4, 28; liv, 1.
IWTRODDCTION. tXT
on aperçoit le mieux la suite durant le ii* siècle ' ;
Irénée sortait de l'école de Jean, et, entre lui et
l'apôtre, il n'y avait que Polycarpe. Or, Irénéfe n'a
pas un doute sur l'authenticité du quatrième Evan-
gile. Ajoutons que la première épître attribuée à saint
Jean est, selon toutes les apparences, du même auteur
que le quatrième Evangile'; or, l'épître semble avoir
été connue de Polycarpe*; elle était, dit-on, citée par
Papias*; Irénée la reconnaît comme de Jean'.
Que si maintenant nous demandons des lumières à
]a, lecture de l'ouvrage lui-même, nous remarquerons
d'abord que l'auteur y parle toujours comme témoin
oculaire. Il veut se faire passer pour l'apôtre Jean ; on
4. Lettres d' Irénée à Florinus, dansEusèbe, fl. E.,Y, 20. Comp.
ibid., m, 39.
2. I Joann., i, 3,5. Les deux écrits offrent une grande iden-
tité de style, les marnes tours, les mêmes expressions favorites.
3. Epist. ad Philipp., 7. Comp. I Joann., iv, 2 et suiv. Mais
ce pourrait être là une simple rencontre, venant de ce que les deux
écrits sont de la même école et du même temps. L'authenticité de
l'épître de Polycarpe est contestée.
4. Eusèbe, Hist. eccl., III, 39. Il serait bien étrange que Papias,
qui ne connaissait pas l'Évangile, connût l'épUre. Eusèbe dit seu-
lement que Papias se sort de témoignages tirés de cette épître.
Cela n'implique pas une citation expresse. Tout se bornait peut-
être à quelques mots qu'Kusèbe, mauvais juge en une question do
critique, aura crus empruntés à l'épître.
6. Adv. hœr., III, xvi, 5, 8. Cf. Eusèbe, Hist. eccl., V, 8.
Ltvi VIE DE JÈSDS.
voit clairement qu'il écrit dans l'intérêt de cet
apôtre. A chaque page se trahit l'intention de forti-
fier l'autorité du fils de Zébédée, de montrer qu'il a
été le préféré de Jésus et le plus clairvoyant des
disciples ' ; que, dans toutes les circonstances solen-
nelles (à la Cène, au Calvaire, au tombeau), il a tenu
la première place. Les relations, en somme frater-
nelles, quoique n'excluant pas une certaine rivalité ,
de Jean avec Pierre', la haine de Jean au contraire
contre Judas ', haine antérieure peut-être à la trahi-
son, semblent percer çà et là. On est parfois tenté
de croire que Jean , dans sa vieillesse , ayant lu
les récits évangéliques qui circulaient, d'une part, y
nota diverses inexactitudes * , de l'autre , fut froissé
de voir qu'on ne lui accordait pas dans l'histoire du
Christ une assez grande place ; qu'alors il commença
à raconter une foule de choses qu'il savait mieux que
les autres, avec l'intention de montrer que, dans
1. Jean, xiii, 23 et suiv.; xviii, 15-16; xix, 26; xx, 2 et suiv.;
XXI, 7, 20 et suiv.
2. Jean, xvin, 1b-16; xx. 2-6; xxi,1îi-19. Comp. i, 35,40,41.
3. Jean, vi, 65; xii, 6 ; xiii, 21 et suiv.
4. La manière dont Presbyleros Joannes s'exprimait sur i'Év<in-
gile de Mnrc (Papias, dans Eusèbe, //. E., 111, 39) implique, en
effet, une critique bienveillante, ou plutôt, une sorte d'exruso, qui
semble supposer que les disciples de Jean concevaient «ur le même
sujet quelque chose de mieux.
INTRODUCTION. nvii
beaucoup de cas où l'on ne parlait que de Pierre, il
avait figuré avec et avant lui'. Déjà, du vivant de
Jésus , ces légers sentiments de jalousie s étaient
trahis entre les fils de Zébédée et les autres disciples *,
Depuis la mort de Jacques, son frère, Jean restait
seul héritier des souvenirs intimes dont les deux
apôtres, de l'aveu de tous, étaient dépositaires. Ces
souvenirs purent se conserver dans l'entourage de
Jean, et, comme les idées du temps en fait de
bonne foi littéraire différaient beaucoup des nôtres,
un disciple, ou, pour mieux dire, un de ces nombreux
sectaires déjà à demi gnostiques qui, dès la fin du
1" siècle, en Asie Mineure, commençaient à modifier
profondément l'idée du Christ ', put être tenté de
prendre la plume pour l'apôtre et de se faire le libre
rédacteur de son Évangile. Il ne dut pas plus lui en
coûter de parler au nom de Jean qu'il n'en coûta au
pieux auteur de la deuxième épître de Pierre d'écrire
une lettre au nom de ce dernier. S'identifiant avec
l'apôtre aimé de Jésus, il épousa tous ses sentiments,
1. Comp. Jean, xviii, 15 et suiv., à Matth., xxvi, 58; Jean, xx,
2-6. à Marc, xvi, 7. Voir aussi Jean, i, 35 et suiv., xiii, 24-25;
XXI, 7, 20 et suiv.
i. Voir ci-dessous, p. 165-106.
3. Voir l'épître aux Colossiens, surtout ii, 8, 18; I Tim., i, 4,
VI, 20; Il Tim., 11,48.
liviii VIE DE JÉSUS.
jusqu'à ses petitesses. De là cette perpétuelle atten-
tion de l'auteur supposé à rappeler qu'il est le dernier
survivant des témoins oculaires', et le plaisir qu'il
prend h raconter des circonstances que lui seul pou-
vait connaîlre. De là tant de petits traits de précision
qui voudraient se faire passer pour les scolies d'un
ar.-iOtateur : « Il était six heures; » « il était nuit; »
« cet homme s'appelait Malchus ; » « ils avaient
allumé un réchaud , car il faisait froid ; » « cette
tunique était sans couture *. » De là , enfin, le dé-
sordre de la composition, l'irrégularité de la marche,
le décousu des premiers chapitres , autant de traits
inexplicables dans la supposition où notre Évangile
ne serait qu'une thèse de théologie sans valeur his-
torique , et qui se comprennent , si l'on y voit des
souvenirs de vieillard, rédigés en dehors de la per-
sonne dont ils émanent, souvenirs tantôt d'une pro-
digieuse fraîcheur, tantôt ayant subi d'étranges alté-
rations.
Une distinction capitale, en elTet, doit être faite
dans l'Évangile de Jean. D'une part, cet Evangile
nous présente un canevas de la vie de Jésus qui dif-
1. Jean, i. 14; xix, 35; xxi, 24 et suiv. Conip. la première
épUre de Jean, i, 3, 5.
2. Quelques-uns do ces traits no peuvent avoir une valeur
lérieuso : i, 40; ii, 6; iv, 52; v, 3, 19 ; vi, 9, <9; xxi, i\.
INTRODUCTION. "•»•«
fère considérablement de celui des synoptiques. De
l'autre, il met dans la bouche de Jésus des discours
dont le ton, le style, les allures, les doctrines n'ont
rien de commun avec les Logia rapportés par les
synoptiques. Sous ce second rapport, la différence
est telle, qu'il faut faire son clioix d'une manière
tranchée. Si Jésus parlait comme le veut Matthieu,
il n'a pu parler comme le veut Jean. Entre les deux
autorités, aucun critique n'a hésité, ni n'hésitera. A
mille lieues du ton simple, désintéressé, impersonnel
des synoptiques, l'Évangile de Jean montre sans
cesse les préoccupations de l'apologiste, les arrière-
pensées du sectaire, l'intention de prouver une thèse
et de convaincre des adversaires ' . Ce n'est pas par
des tirades prétentieuses, lourdes, mal écrites, disant
peu de chose au sens moral, que Jésus a fondé son
œuvre divine. Quand même Papias ne nous appren-
drait pas que Matthieu écrivit les sentences de Jésus
dans leur langue originale, le naturel, l'ineffable
vérité, le charme sans pareil des discours contenus
dans les Évangiles synoptiques, le tour profondé-
ment hébraïque de ces discours, les analogies qu'ils
4. Voir, par >xemple, chap. ix et xi. Remarquer surtout l'effet
étrange que font des passages comme. fean, xix, 35 ; xx, 31 ; xxi,
20-23, 24-25, quand on se rappelle l'absence de toute réûexion
qui distingue les synoptique».
txx VIE DE JÉSUS.
présentent avec les sentences des docteurs juifs du
même temps, leur parfaite harmonie avec la nature
de la Galilée, tous ces caractères, si on les rap-
proche de 'a gnose obscure, de la métaphysique
contournée; qui remplit les discours de Jean, parle-
raient assez haut. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait
dans les discours de Jean d'admirables éclairs, 'des
traits qui viennent vraiment de Jésus'. Mais le ton
mystique de ces discours ne répond en rien au carac-
tère de l'éloquence de Jésus telle qu'on se la figure
d'après les synoptiques. Un nouvel esprit a soufflé ;
la gnose est déjà commencée; l'ère galiléenne du
royaume de Dieu est finie ; l'espérance de la pro-
chaine venue du Christ s'éloigne; on entre dans les
aridités de la métaphysique, dans les ténèbres du
dogme abstrait. L'esprit de Jésus n'est pas là, et si
le fils de Zébédée avait vraiment tracé ces pages, il
faudrait supposer qu'il avait bien oublié en les
écrivant le lac de Génésareth et les charmants
entretiens qu'il avait entendus sur ses bords.
Une circonstance, d'ailleurs, qui prouve bien que
les discours rapportés par le quatrième Evangile ne
1. Par exemple, iv, 1 et suiv. ; xv, 13 et suiv. Plu^îiours mots
rappelés par le quatrième Évangile se rolrouvent dans les synop-
tiques (xii, <*>; XV, 20).
INTRODUCTION. «ï'
sont pas des pièces historiques, mais qu'elles doivent
être envisagées comme des compositions destinées
k cowrir de l'autorité de Jésus certaines doctrines
chères au rédacteur, c'est leur parfaite harmonie
avec l'état intellectuel de l'Asie Mineure au moment
où elles furent écrites. L'Asie Mineure était alors
le théâtre d'un étrange mouvement de philosophie
syncrétique; tous les germes du gnosticisme y exis-
taient déjà. Cérinlhe, contemporain de Jean, disait
qu'un éon nommé Ghristus s'était uni par le baptême
à l'homme nommé Jésus, et l'avait quitté sur la
croix'. Quelques-uns des disciples de Jean paraissent
avoir bu à ces sources étrangères. Peut- on affirmer
que l'apôtre lui-même ne subit pas de semblables
influences ' , qu'il ne se passa pas chez lui quelque
chose d'analogue au changement qui se fit dans saint
Paul et dont l'épître aux Colossiens est le principal
témoignage '? Non, sans doute. Il se peut qu'a-
près les crises de l'an G8 ( date de l'Apocalypse )
et de l'an 70 (ruine de Jérusalem), le vieil apôtre,
4. Irénée, Adv. hœr., I, xxvi, 1.
2. L'expression de Logos (Apoc, xix, 13), et surtout celle
d'Agneau de Dieu, communes au quatrième Évangile et à l'Apo-
calypse, en seraient des indices.
3. Comparez Col., i, Ootsuiv., aux épîtrcsauxTliCjssalouicieaS.
les plus anciennes que nous ayons de Paul.
Lixii VIE DE JÉSUS.
à l'âme ardente et mobile, désabusé de la croyance
à une prochaine apparition du Fils de l'homme dans
les nues, ait penché vers les idées qu'il trouvait au-
tour de lui, et dont plusieurs s'amalgamaient assez
bien avec certaines doctrines chrétiennes. En prêtant
ces nouvelles idées à Jésus, il n'aurait fait que
suivre un penchant bien naturel. Nos souvenirs se
transforment avec tout le reste; l'idéal d'une personne
que nous avons connue change avec nous. Considé-
rant Jésus comme l'incarnation de la vérité, Jean a
bien pu lui attribuer ce qu'il était arrivé à prendre
pour la vérité.
Il est cependant beaucoup plus probable que Jean
lui-même n'eut en cela aucune part, que le change-
ment se fit autour de lui, et sans doute après sa mort,
plutôt que par lui. La longue vieillesse de l'apôtre
put se terminer par un état de faiblesse où il fut en
quelque sorte à la merci de son entourage ' . Un
1. A côté de lui, certaines traditions (Eusèbe, //. E., 111, 39)
placent dans ses derniers temps un homonyme, Presbyleros
Joannes, qui semblerait quelquefois avoir tenu la plume pour lui
et s'ôlre substitué à lui. A cet égard, la suscrifition ô irpeogÙTiçcç
des épîtres II et III do Jean , qui nous paraissent de la mi^mo
main que l'Évangile et la première épître, doiino bien à réllécliir.
Cependant l'existence de ce Presbyleros Joannes n'est pas sulli-
Eammenl établie, tlle semble avoir été imaginée pour la commo-
dité de ceux qui, par des scrupules d'orthodoxie, ne voulaient pas
INTRODUCTION. «•»^"'
eecrétaire put profiler de cet état pour faire parler
selon son style celui que tout le monde appelait par
excellence « le Vieux », ô irpecêuTepoç. Certaines par-
ties du quatrième Évangile ont été ajoutées après
coup; tel est le xxi« chapitre tout entier', où l'au-
teur semble s'être proposé de rendre hommage à
l'apôtre Pierre après sa mort et de répondre aux
objections qu'on allait tirer ou qu'on tirait déjà de
la mort de Jean lui-même (v. 21-23). Plusieurs
autres endroits portent la trace de ratures et de cor-
rections*. N'étant pas tenu de tous pour l'œuvre de
Jean, le livre put bien demeurer cinquante ans obscur.
Peu à peu on s'habitua à lui et on finit par l'accep-
ter. Même avant qu'il fut devenu canonique, plusieurs
attribuer l'Apocalypse à l'apôtre (voir ci-dessous, p. 297, note 3).
L'argument qu'Eusèbe tire en faveur de cette hypothèse d'un pas-
sage de Papias n'est pas décisif. Les mots ii tI iuivvns dans ce
passage ont pu être interpolés. Dans ce cas, les mots «p.aSÙTsço;
t<oocvvnî, sous la plume do Papias, désigneraient l'apôtre Jean lui-
même (Papias applique expressément le mot «peaSOTifoç aux apô-
tres -, cf. I Pétri , V, 1), et Irénée aurait raison contre Eusèbe en
appelant Papias un disciple de Jean. Ce qui confirme cette suppo-
sition, c'est que Papias donne Presbytères Joannes pour un dis-
ciple immédiat de Jésus.
1. Les versets w, 30-31, forment évidemment l'ancienne con-
clusion.
2. IV, î (eomp. m, 22J ; vu. 22. xii, 33 paraît de la môinf
main que xxi, 4 9.
nxi» VIE DE JÈSU3.
purent s'en servir comme d'un livre médiocrement
autorisé, mais très-édifiant '. D'un autre côté, les
contradictions qu'il offrait avec les Évangiles synop-
tiques, lesquels étaient bien plus répandus, empê-
chèrent longtemps de le faire entrer en ligne de
compte dans la contexture de la vie de Jésus, telle
qu'on se l'imaginait.
On s'explique ainsi la bizarre contradiction que
présentent les écrits de Justin et les Homélies pseudo-
clémentines, où l'on trouve des traces de notre
Evangile, mais où certainement il n'est pas mis sur
le même pied que les synoptiques. De là aussi ces
espèces d'allusions, qui ne sont pas des citations
franches, qu'on y fait jusque vers l'an 180. De là
enfin cette particularité que le quatrième Évangile
paraît émerger lentement des mouvements de l'Église
d'Asie au ii* siècle, d'abord adopté par les gnos-
tiques' et n'obtenant dans l'Église orthodoxe qu'une
1. Ainsi, les valenliniens, qui l'acceptaient, et l'autour des Ho-
mélies pseudo- clémentines s'écartent complètement de lui dans
l'évaluation de la durée de la vie publique de Jésus. ( Irénée,
Adv. hœr., I, m, 3; 11, xxii, i et suiv.; Ilomél. psoudo-clem.,
XVII, 19.)
2. Valontin, Ptolémée, Héraclcon, Basilide, Apelle, les naassé-
niens, le^ pérates. (Irônéo, .-Irfo. /uer., l, viii, 5; lU, xi, 7;0rigène,
InJoann., VI, 8, etc.; lipiph., Adv. hœr., xxxiii,3; voir surtout
le> l'hiloso/iliumena , livres VI et VIII. ) U reste douteux si, en
INTRODUCTION. HiT
créance trèa- partielle, comme on le voit par la con-
troverse de la Pàque, puis universellement reconnu.
Je suis quelquefois porté à croire que c'est au qua-
trième Evangile que pensait Papias, quand il oppose
aux renseignements exacts «ur la vie de Jésus les
longs discours et les préceptes étranges que d'autres
lui prêtent'. Papias et le vieux parti judéo-chrétien
devaient tenir de telles nouveautés pour très-con-
damnables. Ce ne serait pas la seule fois qu'un
livre d'abord hérétique aurait forcé les portes de
l'Église orthodoxe et y serait devenu règle de foi.
Une chose au moins que je regarde comme très-pro-
bable, c'est que le livre fut écrit avant l'an 100, c'est-
à-dire à une époque où les synoptiques n'avaient pas
encore une pleine canonicité. Passé cette date, on ne
concevrait plus que l'auteur se fût affranchi à ce point
du cadre des « Jlémoires apostoliques » . Pour Justin et,
ce semble, pour Papias, le cadre synoptique constitue
le plan vrai et unique de la vie de Jésus. Un faussaire
écrivant vers l'an 120 ou 130 un Evangile de fantaisie
se fût contenté de traiter à sa guise la version reçue,
comme font les Évangiles apocryphes, et n'eût pas
prêtant des citations du quatrième Évangile à Basilide et à Valen-
tin, les Pères n'ont pas attribué à ces fondateurs d'écoles les sen-
timents qui régnèrent après eux dans leurs écoles.
4. Dans Eusèbe, HisL eccl., HI, 39.
LiXTi VIE DE JESCS.
bouleversé de fond en comble ce qu'on regardait
comme les lignes essentielles de la vie de Jésus.
Cela est si vrai que, dès la seconde moitié du
u' siècle, ces contradictions deviennent une diffi-
culté grave entre les mains des aloges et obligent
les défenseurs du quatrième Évangile à imaginer des
solutions fort embarrassées ' . Rien ne prouve que le
rédacteur du quatrième Evangile eût, en écrivant,
aucun des Évangiles synoptiques sous les yeux'. Les
frappantes ressemblances de son récit avec les trois
autres Évangiles en ce qui touche la Passion portent
à supposer qu'il y avait dès lors pour la Passion
comme pour la Cène ' un récit à peu près fixé, que
l'on savait par cœur.
Il est impossible, à distance, d'avoir le mot de
tous ces problèmes singuliers, et sans doute bien
des surprises nous seraient réservées, s'il nous était
donné de pénétrer dans les secrets de cette mysté-
rieuse école d'Ephèse, qui plus d'une fois paraît
s'être complu aux voies obscures. Mais une expi-
<. Epiph., Adv. hœr.. li; Eus., l/isl. eccL, 111, 24.
2. Les concordances entre Marc, ii, 9, et Jean, v, 8. 9 ; Marc, vi,
37, et Jean, vi, 7; Marc, xiv, 4, et Jean, xii, 5, Luc, xxiv, I, i,
12, cl Jean, xx, i, 4, 5, 6, quoique singulières, s'expliquent sui-
ûsainment par des souvenirs.
3. 1 Cor., XI, 23 et suiv.
INTRODDCTION. iïï^"
ricnce capitale est celle-ci. Toute personne qui se
mettra à écrire la vie de Jésus sans théorie arrêtée
sur la valeur relative des Évangiles, se laissant uni-
quement guider par le sentiment du sujet, sera
ramenée dans bien des cas h préférer la narration
du quatrième Évangile à celle des synoptiques. Les
derniers mois de la vie de Jésus en particulier ne
s'expliquent que par cet Évangile; plusieurs traits
de la Passion, inintelligibles chez les synoptiques ',
reprennent dans le récit du quatrième Evangile la
vraisemblance et la possibilité. Tout au contraire,
j'ose défier qui que ce soit de composer une vie de
Jésus qui ait un sens en tenant compte des discours
que le prétendu Jean prête à Jésus. Cette façon de
se prêcher et de se démontrer sans cesse, cette per-
pétuelle argumentation, cette mise en scène sans
naïveté, ces longs raisonnements à la suite de chaque
miracle, ces discours roides et gauches, dont le ton
est si souvent faux et inégaP, ne seraient pas souf-
ferts par un homme de goût à côté des délicieuses
sentences qui, selon les synoptiques, formaient 1 ame
de l'enseignement de Jésus. Ce sont ici évidemment
,. Par exemple, ce qui concerne l'annonce de la trahison do
Judas-
Tyot, par exemple, u. 25; ni, 32-33, et les longues disputes
des chap. vu, viii, ix
mviii VIE DE JESUS.
des pièces artificielles *, qui nous représentent les
prédications de 'ésus comme les dialogues de Platon
nous rendent les entretiens de Socrate. Ce sont en
quelque sorte les variations d'un musicien impro-
visant pour son compte sur un thème donné. Le
thème , au cas dont il s'agit , peut n'être pas sans
quelque authenticité; mais, dans l'exécution, la fan-
taisie de l'artiste se donne pleine carrière. On sent le
procédé factice, la rhétorique, l'apprêt '. Ajoutons
que le vocabulaire de Jésus ne se retrouve pas dans
les morceaux dont nous parlons . L'expression de
« royaume de Dieu » , qui était si familière au maître ',
n'y figure qu'une seule fois *. En revanche, le style
des discours prêtés à Jésus par le quatrième Évan-
gile offre la plus complète analogie avec celui des
parties narratives du même Évangile et avec celui de
l'auteur des épîtres dites de Jean. On voit qu'en écri-
vant ces discours , l'auteur du quatrième Evangile
suivait, non ses souvenirs, mais le mouvement assez
monotone de sa propre pensée. Toute une nouvelle
r Souvent on sent que l'auteur clierche des prétextes pour pla-
cer des discours (ch. m, v, vni, xiii et suiv.).
t. Par exemple, ch. xvii.
3. Outre les synoptiques, les Actes, les Épît'es de saint Paiil
l'Apocalypse en font foi.
4. Jeun, III, 3, 6.
INTRODLiCTION. mil
langue mystique s'y déploie, langue caractérisée par
l'emploi fréquent des mots « monde », « vérité»,
M vie » , a lumière » , « ténèbres » , et qui est bien
moins celle des synoptiques que celle du livre de ia
Sagesse, de Philon, des valentiniens. Si Jésus avait
jamais parlé dans ce style, qui n'a rien d'hébreu,
rien de juif, comment se fait-il que, parmi ses audi-
teurs, un seul en eût si bien gardé le secret?
L'histoire littéraire offre, du reste, un exemple qui
présente une certaine analogie avec le phénomène
historique que nous venons d'exposer, et qui sert à
l'expliquer. Socrate, qui comme Jésus n'écrivit pas,
nous est connu par deux de ses disciples , Xéno-
phon et Platon : le premier répondant , par sa ré-
daction limpide, transparente, impersonnelle, aux
synoptiques; le second rappelant par sa vigoureuse
individualité l'auteur du quatrième Évangile. Pour
exposer l'enseignement socratique, faut-il suivre les
Il Dialogues » de Platon ou les « Entretiens » de Xéno-
phon? Aucun doute à cet égard n'est possible; tout
le monde s'est attaché aux « Entretiens » , et non aux
« Dialogues». Platon cependant n'apprend-il rien
sur Socrate? Serait-il d'une bonne critique, en écri-
vant la biographie de ce dernier, de négliger les
(1 Dialogues » ? Qui oserait le soutenir?
Sans se prononcer sur la question matérielle de
Lxx», VIE DE JÉSDS.
savoir quelle main a tracé le quatrième Évangile, et
5ûême en étant persuadé que ce n'est pas celle du
fils de Zebédée, on peut donc admettre que cet ou-
vrage possède quelques titres à s'appeler « l'Evangile
selon Jean». Le canevas historique du quatrième
Evangile est, selon moi, la vie de Jésus telle qu'on
la savait dans l'entourage immédiat de Jean. J'ajoute
que, d'après mon opinion, cette école savait mieux
diverses circonstances extérieures de la vie du fon-
dateur que le groupe dont les souvenirs ont constitué
les Évangiles synoptiques. Elle avait, notamment,
sur les séjours de Jésus à Jérusalem, des données
que les autres Eglises ne possédaient pas. Presbyleros
Joannes, qui probablement n'est pas un personnage
différent de l'apôtre Jean, regardait, dit-on, le récit
de Marc comme incomplet et désordonné; il avait
même un système pour expliquer les lacunes de ce
récit ' . Certains passages de Luc, où il y a comme un
écho des traditions johanniques % prouvent d'ailleurs
i. Papias, loc. cil. Voir ci-dessus, p. li.
î. \insi, le pardon de la femme pécheresse, la connaissance
qu'a Luc de la famille de Bélhanie, son type du caractère de
Martlip répondant au Stwo'vit de Jean (xii, 2), la notion qu'il a
du voyage de Jésus en Samario, et môme, à ce qu'il semble, de
voyages multiples de Jésus à Jérusalem, les analogies bizarres du
Lazare de Luc et de celui de Jean, le trait de la femme qui <\ssuya
les pieds de Jésus avec ses clioveux l'idée que Jésus a comparu
INTRODUCTION. txxi,
que les traditions conservées par le quatrième Évan-
gile n'élaient pas pour le reste de la famille chré-
tienne quelque chose de tout à fait inconnu.
Ces explications seront suffisantes, je pense, pour
qu'on voie, dans la suite du récit, les motifs qui
m'ont déterminé à donner la préférence à tel ou tel des
quatre guides que nous avons pour la vie de Jésus.
En somme, j'admets les quatre Évangiles canoniques
comme des documents sérieux. Tous remontent au
siècle qui suivit la mort de Jésus; mais leur valeur
historique est fort diverse. Matthieu mérite évidem-
ment une confiance hors ligne pour les discours ; là
sont les Logia, les notes mêmes prises sur le souvenir
vif et net de l'enseignement de Jésus. Une espèce
d'éclat à la fois doux et terrible, une force divine, si
j'ose le dire, souligne ces paroles, les détache du
contexte et les rend pour le critique facilement recon-
naissables. La personne qui s'est donné la tâche de
faire avec l'histoire évangélique une composition
régulière, possède à cet égard une excellente pierre
de touche. Les vraies paroles de Jésus se décèlent
il la Passion devant trois autorités, l'opinion oij est l'auteur du
troisième Évangile que quelques disciples assistaient au crucifie
ment, les renseignements qu'il a sur le rôle d'Anne à côté do
Caiplie, l'apparition de l'ange dans l'agonie (comp, Jean, w
S8-29J.
f
Lxxxii VIE DE JËSUS.
pour ainsi dire d'elles-mêmes ; dès qu'on les touche
dans ce chaos de traditions d'authenticité inégale, on
les sent vibrer ; elles se traduisent comme spontané-
ment, et viennent d'elles-mêmes se placer dans le
récit, où elles gardent un relief sans pareil.
Les parties narratives groupées dans le premier
Évangile autour de ce noyau primitif n'ont pas la
même autorité. Il s'y trouve beaucoup de légendes
d'un contour assez mou, sorties de la piété de la
deuxième génération chrétienne*. Les récits que
Matthieu possède en commun avec Marc olïrent des
fautes de copie témoignant d'une médiocre connais-
sance de la Palestine'. Beaucoup d'épisodes sont
répétés deux fois, certains personnages sont dou-
blés, ce qui prouve que des sources difTérentes ont
été utilisées et grossièrement amalgamées'. L'Evan-
gile de Marc est bien plus ferme, plus précis, moins
chargé de circonstances tardivement insérées. C'est
celui des trois synoptiques qui est resté le plus
<. Ch. 1 et II surtout. Voir aussi xxvii, 3 et suiv., 19, 51-<..3, GO;
xxviii, 2 et suiv., en comparant Marc.
2. Comp. Matth., xv, 39, à Marc, viii, 40. Xoir Comptes rendus
de l'Acad. des Inscript, et Belles-Lettres, 17 août 1866.
3. Comp. Matth., ix, 27-31, et xx, 29-34, à Marc, viii, 22-26,
et X, 46-B2; Matth., vin, 28-3i, à Marc, v, 1-20; Matth., xii, 38
et suiv., à Matih., xvi, 1 et suiv.; Matth., ix, 34 et suiv., à Matth.,
XII, 24 et »uiv.
INTRODOCTIOM. LSXSill
ancien, le plus original •, celui où sont venus s'ajou-
ter le moins d'éléments postérieurs. Les détails maté-
riels ont dans Marc une netteté qu'on chercherait
vainement chez les autres évangélistes. Il aime à rap-
porter certains mots de Jésus en syro-chaldaïque '.
Il est plein d'observations minutieuses venant sans
nul doute d'un témoin oculaire. Rien ne s'oppose à
ce que ce témoin oculaire, qui évidemment avait
suivi Jésus, qui l'avait aimé et regardé de très-près,
qui en avait conservé une vive image, ne soit l'apôtre
Pierre lui-même, comme le veut Papias.
Quant à l'ouvrage de Luc, sa valeur historique est
sensiblement plus faible. C'est un document de se-
conde main. La narration y est plus mûrie. Les mots
de Jésus y sont plus réfléchis, plus composés. Quel-
ques sentences sont poussées h l'excès et faussées '.
Écrivant hors de la Palestine, et certainement après
le siège de Jérusalem*, l'auteur indique les lieux avec
moins de rigueur que les deux autres synoptiques;
il se représente trop volontiers le temple comme un
1. Comparez, par exemple, Marc, xv, 23, à Matth., xxvii, 34.
2. Marc, v, 41 ; vu, 34; xiv, 36; xv, 34. Matthieu n'offre cette
particularité qu'une fois (xxvii, 46).
3. Luc, XIV, 26. Les règles de l'apostolat (x, 4, 7} y ont un
earaclère particulier d'exaltation.
4. XIX, 41, 43-44; xxi, 9, 20; xxiu, 29.
iixxiv VIE DE JESUS.
oratoire, où l'on va faire ses dévolions '; il ne pane
pas des hérodiens; il émousse les détails pour tâcher
d'amener une concordance entre les dilTérents récits - ;
il adoucit les passages qui étaient devenus embarras-
sants d'après l'idée plus exaltée qu'on arrivait autour
de lui à se faire de la divinité de Jésus ' , il exagère le
merveilleux *; il commet des erreurs de chronologie '
et de topographie'; il omet les gloses hébraïques',
paraît savoir peu d'hébreu *, ne cite aucune parole de
Jésus en cette langue, nomme toutes les localités par
1. Il, 37; XVIII, \0 et suiv.; xxiv, 53.
2. IV, 1 6. Comp. les passages cités ci-dessous, p. 20, notes i et 3
3. III, 23. Il omet le trait Marc, xiii, 32 (Matth., xxiv, 36).
4. IV, M; XXII, 43, 44.
5. En ce qui concerne le recensement de Quirinius, la révolte
de Theudas, et peut-être la mention de Lysanias, bien que, sur
ce dernier point, l'exactitude de l'évangéliste puisse être défendue.
Voir Mission de Phénicie, p. 317 et suiv.; Corpus inscript. gr.,
n» 4521, et les addenda; Jos., Anl., XVllI, vi, 10; XIX, v, 1 ;
XX, VII, 1; B.J., II, XI, 5; xii, 8.
6. Comp. Luc, XXIV, 13, à Jos., B. J., VII, vi, 6 (édit. Dindoif).
Luc, I, 39, est aussi suspect de quoique erreur.
7. Comp. Luc, I, 31, à Matth., i, 21 ; Luc, xx, 46, à Matlh.,
XXIII, 7-8. Il évite les mots abba, rabbi, corbona, corbaii, raca,
Boanerges.
8. Saint Jérôme , In Is., cap. vi (0pp., édit. Martianay, IH,
col. 63-64). Les hébraïsmes do son style et certains traits juifs,
tels que Acl., I, 12, viennent probablement des personnes qu'il
fréquentait, des livres qu'il lisait, des documents qu'il suib
INTRODUCTION. txxx?
leur nom grec , corrige parfois maladroitement les pa-
roles deJésus'.On sent Técrivain qui compile, l'homme
(jui n'a pas vu directement les témoins, qui travaille
sur les textes, et se permet de fortes violences pour
les mettre d'accord. Luc avait probablement sous les
yeux le récit primitif de IMarc et les Logia de ftlat-
thieu. Mais il les traite avec beaucoup de liberté; tantôt
il fond ensemble deux anecdotes ou deux paraboles
pour en faire une ' ; tantôt il en décompose une pour
en faire deux'. Il interprète les documents selon son
esprit propre ; il n'a pas l'impassibilité absolue de
Matthieu et de IMarc. On peut dire certaines choses
de ses goûts et de ses tendances particulières : c'est
un dévot très-exact*; il tient à ce que Jésus ait
accompli tous les rites juifs'; il est démocrate et
4. Par exemple, e'?7<.>v (Matth., xi, 19) devient chez lui tfxvav
( Luc, vil, 35), leçon qui, par une sorte d'effet rétroactif, s'est in-
troduite dans la plupart des manuscrits de Matthieu.
i. Par exemple, xix, 12-27, où la para'oole des talents est com-
pliquée (versets 12, 14, 15, 27 ) d'une parabole relative à des sujets
rebelles. La parabole du riche (xvi) contient aussi des traits qui
se rattachent médiocrement au sujet principal ( les ulcères , les
chiens, et les versets 23 et suiv.)
3. Ainsi, le repas de Béthanie lui donne deux récits (vu, 36-48,
et X, 38-42). Il fait de même pour les discours. Ainsi Matth., xxiii,
se retrouve dans Luc, xi, 39 et suiv., xx, 46-47.
4. xxiii, 56; XXIV, 53; Act., i, 12.
5. Il , 21, 22, 39, 41, 42. C'est un trait ébionite. Cf. Philoso-
phumena, VU, vi, 34.
iiixvi VIE DE JESUS.
ébionite exalté , c'est-à-dire très- opposé à la pro-
priélc et persuadé que la revanche des pauvres va
venir*; il affectionne par-dessus tout les anecdotes
mettant en relief la conversion des pécheurs, l'exal-
tation des humbles'; il modifie souvent \es an-
ciennes traditions pour leur donner ce tour'. Il
admet dans ses premières pages des légendes sur
l'enfance de Jésus, racontées avec ces longues
amplifications, ces cantiques, ces procédés de con-
vention qui forment le trait essentiel des Évangiles
apocryphes. Enfin, il a dans le récit des derniers
temps de Jésus quelques circonstances pleines d'un
sentiment tendre et certains mots de Jésus d'une rare
beauté*, qui ne se trouvent pas dans les récits plus
authentiques, et où l'on sent le travail de la légende.
Luc les empruntait probablement à un recueil plus
1. La parabole du riche et de Lazare. Voir aussi vi, ÎO et suiv.,
24 et suiv. (comp. les sentences bien plus modérées de Matthieu,
V, 3 et suiv.); \, 7; xii, 43 et suiv.; xvi entier; xxii, 35; Actes,
II, 44-45; V, 4 et suiv.
i. La femme qui oint les pieds, Zachée, le bon larron, la para-
bole du pharisien et du publicain, l'enfant prodigue.
3. Par exemple, la femme qui oint les pieds devient chez lui une
pécheresse qui se convertit.
4. Jésus pleurant sur Jérusalem, la sueur do sajig, la rencontre
des saintes femmes, le bon larron, etc. Le mot aux femmes de
Jérusalem (xxiii, 28-29) ne peut guère avoir été conçu qu'après le
siège de l'an 70.
INTRODUCTION. tixxvn
récent, où l'on visait surtout h. exciter des senti-
ments de piété.
Une grande réserve était naturellement com-
mandée à i égard d'un document de :etle nature.
II eût été aussi peu critique de le négliger que de
l'employer sans discernement. Luc a eu sous les
yeux des originaux que nous n'avons plus. C'est
moins un évangéliste qu'un biographe de Jésus, un
(I harmoniste », un correcteur à, la manière de Mar-
cion et de Tatien. Mais c'est un biographe du pre-
mier siècle, un artiste divin qui, indépendamment
des renseignements qu'il a puisés aux sources plus
anciennes, nous montre le caractère du fondateur
avec un bonheur de trait, une inspiration d'ensemble,
un relief que n'ont pas les deux autres synoptiques.
Son Evangile est celui dont la lecture a le plus de
charme; car, à l'incomparable beauté du fond com-
mun, il ajoute une part d'artifice et de composition
qui augmente singulièrement l'effet du portrait, sans
nuire gravement à sa vérité.
En somme, on peut dire que la rédaction synop-
tique a traversé trois degrés : 1" l'état documentaire
original (VJyia de Matthieu, >.e)ç^9£VTa yi itpajç^GévTa de
IMarc), premières rédactions qui n'existent plus;
2° l'état de simple mélange, où les documents ori-
ginaux sont amalgamés sans aucun effort de compo-
tixxviil VIE DE JÉSUS.
Bition, sans qu'on voie percer aucune vue person-
nelle de la part des auteurs (Évangiles actuels de
Matthieu et de Marc) ; 3° l'état de combinaison ,
de rédaction voulue et réfléchie, où l'on sent l'ef-
fort pour concilier les différentes versions ( Évan-
gile de Luc, Évangiles de Marcion, de Tatien, etc.).
L'Évangile de Jean, comme nous l'avons dit, forme
une composition d'un autre ordre et tout à fait à
part.
On remarquera que je n'ai fait nul usage des
Évangiles apocryphes. Ces compositions ne doivent
être en aucune façon mises sur le même pied que
les Évangiles canoniques. Ce sont de plates et pué-
riles amplifications, ayant le plus souvent les cano-
niques pour base et n'y ajoutant jamais rien qui ait
du prix. Au contraire, j'ai été fort attentif à recueillir
les lambeaux, conservés par les Pères de l'Église,
d'anciens Évangiles qui existèrent autrefois parallèle-
ment aux canoniques et qui sont maintenant perdus,
comme l'Évangile selon les Hébreux, l'Évangile selon
les Égyptiens, les Évangiles dits de Justin, de Mar-
cion, de Tatien ' . Les deux premiers sont surtout impor-
tants en ce qu'ils étaient rédigés en araméen comme
4. Pour plus (le détails, voir Michel Nicolas, lUudes sitr les
Évangiles apocryphes (Paris, Lévy, 1866).
INTRODUCTION. nxxn
les Logia de Matthieu, qu'ils paraissent avoir con-
stitué une variété de l'Évangile attribué à cet apôtre,
et qu'ils furent l'Évangile des ébionim, c'est-à-dire
de ces petites chrétientés de Batanée qui gardèrent
l'usage du syro-chaldaïque, et qui paraissent à quel-
ques égards avoir continué la ligne de Jésus. IMais
il faut avouer que, dans l'état où ils nous sont
arrivés, ces Évangiles sont inférieurs, pour l'autorité
critique, à la rédaction de l'Évangile de Matthieu que
nous possédons.
On comprend maintenant, ce semble, le genre de
valeur historique que j'attribue aux Évangiles. Ce ne
sont ni des biographies à la façon de Suétone, ni
des légendes fictives à la manière de Philostrate; ce
sont des biographies légendaires. Je les rappro-
clierais volontiers des légendes de Saints, des Vies
de Plotin , de Proclus, d'Isidore, et autres écrits du
même genre, où la vérité historique et l'intention de
présenter des modèles de vertu se combinent à des
degrés divers. L'inexactitude, qui est un des traits de
toutes les compositions populaires , s'y fait particu-
lièrement sentir. Supposons qu'il y a quinze ou vingt
ans, trois ou quatre vieux soldats de l'Empire se
fussent mis chacun de leur côté k écrire la vie de
Napoléon avec leurs souvenirs. Il est clair que leurs
récits offriraient de nombreuses erreurs, de fortes
ig VIE DE JËSCS.
discordances. L'un d'eux mettrait Wagram avant
Marengo; l'autre écrirait sans hésiter que Napoléon
chassa des Tuileries le gouvernement de Robes-
pierre; un troisième omettrait des expéditions de la
plus haute importance. Mais une chose résulterait
certainement avec un haut degré de vérité de ces
naïfs récits, c'est le caractère du héros, l'impression
qu'il faisait autour de lui. En ce sens, de telles his-
toires populaires vaudraient mieux qu'une histoire
solennelle et ofTicielle. On en peut dire autant des
Évangiles. Uniquement attentifs à mettre en saillie
l'excellence du maître, ses miracles, son enseigne-
ment, les évangélistes montrent une entière indiffé-
rence pour tout ce qui n'est pas l'esprit même de
Jésus. Les contradictions sur les temps, les lieux, les
personnes, étaient regardées comme insignifiantes;
car, autant on prêtait à la parole de Jésus un haut
degré d'inspiration, autant on était loin d'accorder
cette inspiration aux rédacteurs. Ceux-ci ne s'envi-
sageaient que comme de simples scribes et ne
tenaient qu'à une seule chose : ne rien omettre de ce
qu'ils savaient * .
Sans contredit, une part d'idées préconçues dut
se mêler à de tels souvenirs. Plusieurs récits, surtout
4. Voir le passage précité de Papias.
INTRODUCTION. «ei
de Luc, sont inventés pour faire ressortir vivement
certains traits de la physionomie de Jésus. Cette
physionomie elle-même subissait chaque jour des
altérations. Jésus serait un phénomène un\que dans
l'histoire si, avec le rôle qu'il joua, il n'avait été
bien vite transfiguré. La légende d'Alexandre était
éclose avant que la génération de ses compagnons
d'armes fût éteinte; celle de saint François d'Assise
commença de son vivant. Un rapide travail de méta-
morphose s'opéra de même, dans les vingt ou trente
années qui suivirent la mort de Jésus, et imposa à
sa biographie les tours absolus d'une légende idéale.
La mort perfectionne l'homme le plus parfait; elle
le rend sans défaut pour ceux qui l'ont aimé. En
même temps, d'ailleurs, qu'on voulait peindre le
maître, on voulait le démontrer. Beaucoup d'anec-
dotes étaient conçues pour prouver qu'en lui les
prophéties envisagées comme messianiques avaient
eu leur accomplissement. Mais ce procédé, dont il
ne faut pas nier l'importance, ne saurait tout expli-
quer. Aucun ouvrage juif du temps ne donne une
série de prophéties exactement libellées qne le Mes-
sie dût accomplir. Plusieurs des allusions messiani-
ques ivlevées par les évangélistes sont si Bubtiics.
si détournées , qu'on ne peut croire que tout cela
répondît à une doctrine généralement admise. Tantôt
tcu VIE DE JÉSUS.
/'on raisonna ainsi : « Le Messie doit faire telle
chose; or, Jésus est le Messie; donc Jésus, a fait
telle chose. » Tantôt on raisonna à l'inverse : « Telle
chose est arrivée à Jésus; or, Jésus est le Messie;
donc, telle chose devait arriver au Messie*. » Les
explications trop simples sont toujours fausses
quand il s'agit d'analyser le tissu de ces profondes
créations du sentiment populaire , qui déjouent
tous les systèmes par leur richesse et leur infinie
variété.
A peine est- il besoin de dire qu'avec de tels
documents, pour ne donner que de l'incontestable, il
faudrait s'en tenir aux lignes générales. Dans pres-
que toutes les histoires anciennes, même dans celles
qui sont bien moins légendaires que celles-ci, le
détail prèle à des doutes infinis. Quand nous avons
deux récits d'un même fait, il est extrêmement rare
que les deux récits soient d'accord. N'est-ce pas une
raison, quand on n'en a qu'un seul, de tomber en
bien des perj^lexilés? On peut dire que, parmi les
anecdotes, les discours, les mots célèbres rapportés
par les historiens, il n'y en a pas un de rigoureuse-
ment authentique. Y avait-il des sténographes pour
fixer ces paroles rapides? Y avait-il un annaliste
r Voir, par exemple, Jean, xix, 23-24.
INTRODUCTION. icm
toujours présent pour noter les gestes, les allures,
les sentiments des acteurs? Essayons d'arriver au
vrai sur la manière dont s'est passé tel ou tel fait
contemporain, nous n'y réussirons pas. Deux récits
d'un même événement faits par des témoins oculaires
diffèrent essentiellement. Faut-il pour cela renoncer
à toute la couleur des récits et se borner à l'énoncé
des faits d'ensemble? Ce serait supprimer l'histoire.
Certes, je crois bien que, si l'on excepte certains
axiomes courts et presque mnémoniques, aucun des
discours rapportés par Matthieu n'est textuel ; à
peine nos procès-verbaux sténographiés le sont-ils.
J'admets volontiers que cet admirable récit de la
Passion renferme une foule d'à peu près. Ferait-on
cependant l'histoire de Jésus en omettant ces prédi-
cations qui nous rendent d'une manière si vive la
physionomie de ses discours, et en se bornant à dire
avec Josèphe et Tacite « qu'il fut mis à mort par
l'ordre de Pilate à l'instigation des prêtres " ? Ce
serait là, selon moi, un genre d'inexactitude pire
que celui auquel on s'expose en admettant les détails
que nous fournissent les textes. Ces détails ne sont
pas vrais à la lettre; mais ils sont vrais d'une vérilé
supérieure; ils sont plus vrais que la nue vérité, ev
ce sens qu'ils sont la vérité rendue expressive et
parlante, élevée à la hauteur d'une idée.
icrT VIE DE JÊSOS.
Je prie les personnes qui trouveront que j'ai
accordé une confiance exagérée à des récits en
grande partie légendaires, de tenir compte de l'ob-
servation que je viens de faire. A quoi se réduirait
la vie d'Alexandre, si on se bornait à ce qui est
matériellement certain? Les traditions même en
partie erronées renferment une portion de vérité que
l'histoire ne peut négliger. On n'a pas reproché à
U. Sprenger d'avoir, en écrivant la vie de Maho-
met, tenu grand compte des hadilh ou traditions
orales sur le prophète, et d'avoir souvent prêté tex-
tuellement à son héros des paroles qui ne sont con-
nues que par cette source. Les traditions sur Maho-
met, cependant, n'ont pas un caractère historique
supérieur à celui des discours et des récits qui com-
posent les Évangiles. Elles furent écrites de l'an 50 5
l'an liO de l'hégire. Quand on écrira l'histoire des
écoles juives aux siècles qui ont précédé et suivi
immédiatement la naissance du christianisme, on ne
se fera aucun scrupule de prêter à Ilillel, à Scham-
niaï, à Gamaliel, les maximes que leur attribuent la
Mischna et la Gemara, bien que ces grandes com-
pilations aient été rédigées plusieurs centaines d'an-
nées après les docteurs dont il s'agit.
Quant aux personnes qui croient, au contraire,
que riiiûloire doit cansislcr à reproduire sans inter-
INTRODUCTION. IC»
prétation les documents qui nous sont parvenus, je
les prie d'observer qu'en un tel sujet cela n'est pas
loisible. Les quatre principaux documents sont en fla-
grante contradiction les uns avec les autres ; Josèphe,
d'ailleurs, les rectifie quelquefois. Il faut choisir. Pré-
tendre qu'un événement ne peut pas s'être passé
de deux manières à la fois , ni d'une façon absurde ,
n'est pas imposer h. l'histoire une philosophie a
priori. De ce qu'on possède plusieurs versions dif-
férentes d'un même fait, de ce que la crédulité a
mêlé à toutes ces versions des circonstances fabu-
leuses, l'historien ne doit pas conclure que le fait
soit faux; mais il doit, en j>areil cas, se tenir en
garde, discuter les textes et procéder par induction.
Il est surtout une classe de récits à propos des-
quels ce principe trouve une application nécessaire,
ce sont les récits surnaturels. Chercher à expli-
quer ces récits ou les réduire à des légendes, ce
n'est pas mutiler les faits au nom de la théorie;
c'est partir de l'observation même des faits. Aucun
des miracles dont les vieilles histoires sont remplies
ne s'est passé dans des conditions scientifiques. Une
observation qui n'a pas été une seule fois démentie
nous apprend qu'il n'arrive de miracles que dans les
temps et les pays où l'on y croit, devant des per-
sonnes disposées à. y croire. Aucun miracle ne s'est
ICTI VIE DE JESUS.
produit devant une rt^union d'hommes capables dt
constater le caractère miraculeux d'un fait. Ni les
personnes du peuple, ni les gens du monde ne sont
compétents pour cela. Il y faut de grandes précau-
tions et une longue habitude des recherches scienti-
fiques. De nos jours, n'a-t-on pas vu presque tous
les gens du monde dupes de grossiers prestiges ou
de puériles illusions? Des faits merveilleux attestés
par des petites villes tout entières sont devenus,
grâce à une enquête plus sévère , des faits condam-
nables*. Puisqu'il est avéré qu'aucun miracle con-
temporain ne supporte la discussion, n'est-il pas
probable que les miracles du passé, qui se sont
tous accomplis dans des réunions populaires, nous
offriraient également, s'il nous était possible de les
critiquer en détail, leur part d'illusion?
Ce n'est donc pas au nom de telle ou telle philo-
sophie, c'est au nom d'une constante expérience,
que nous bannissons le miracle de l'histoire. Nous
ne disons pas : « Le miracle est impossible ; » nous
disons : « Il n'y a pas eu jusqu'ici de miracle con-
staté. » Que demain un thaumaturge se présente
avec des garanties assez sérieuses pour être discuté;
r Voir la HaTrlU des Tribunaux^ 10 sept, et 11 nov. 485f,
t8 mai 1857.
INTRODUCTION. xeni
qu'il s'annonce comme pouvant, je suppose, ressus-
citer un mort, que ferait-on? Une commission com-
posée de physiologistes, de physiciens, de chimistes,
de personnes exercées à la critique historique, serait
nommée. Cette commission choisirait le caJavre,
s'assurerait que la mort est bien réelle, désignerait
la salle où devrait se faire l'expérience, réglerait
tout le système de précautions nécessaire pour ne
laisser prise à aucun doute. Si, dans de telles con-
ditions, la résurrection s'opérait, une probabilité
presque égale à la certitude serait acquise. Cepen-
dant , comme une expérience doit toujours pouvoir
se répéter, que l'on doit être capable de refaire ce
que l'on a fait une fois, et que, dails l'ordre du mi-
racle, il ne peut être question de facile ou de difficile,
le thaumaturge serait invité à reproduire son acte
merveilleux dans d'autres circonstances, sur d'autres
cadavres, dans un autre milieu. Si chaque fois le
miracle réussissait, deux choses seraient prouvées :
la première, c'est qu'il arrive dans le monde des
faits surnaturels ; la seconde, c'est que le pouvoir de
les produire appartient ou est délégué à certaines
personnes. Mais qui ne voit que jamais miracle ne
s'est passé dans ces conditions-là; que toujours jus-
qu'ici le thaumaturge a choisi le sujet de l'expérience,
choisi le milieu, choisi le public; que d'ailleurs, le
seviii VIE DE JÉSUS.
plus souvent, c'est le peuple lui-même qui, par suite
de l'invincible besoin qu'il a de voir dans les grands
événements et dans les grands hommes quelque
chose de divin, crée après coup les légendes mer-
veilleuses? Jusqu'à nouvel ordre, nous maintien-
drons donc ce principe de critique historique, qu'un
récit surnaturel ne peut être admis comme tel, qu'il
implique toujours crédulité ou imposture, que le
devoir de l'historien est de l'interpréter et de recher-
cher quelle part de vérité, quelle part d'erreur il peut
receler.
Telles sont les règles qui ont été suivies dans la
composition de cet écrit. A la lecture des textes, j'ai
pu joindre une grande source de lumières, la vue
des lieux où se sont passés les événements. La mis-
sion scientifique ayant pour objet l'exploration de
l'ancienne Phénicie, que j'ai dirigée en 1860 et 18G1,
m'amena à. résider sur les frontières de la Galilée et
à y voyager fréquemment. J'ai traversé dans tous
les sens la province évangélique; j'ai visité Jéru-
salem, Hébron et la Samarie; presque aucune loca-
lité importante de l'histoire de Jésus ne m'a échappé.
Toute cette histoire qui, à distance, semble tlotlcr
dans les nuages d'un monde sans réalité, prit ainsi
un corps, une solidité qui m'élonnèrent. L'accord
frappant des textes et des lieux, la merveilleuse har-
INTRODUCTION. xcix
monie de l'idéal évangélique avec le paysage qui lui
servit de cadre furent pour moi une révélation. J'eus
devant les yeux un cinquième Évangile, lacéré mais
lisible encore, et désormais, à travers les récits de
Matthieu et de Marc, au lieu d'un être abstrait,
qu'on dirait n'avoir jamais existé, je vis une admi-
rable figure humaine vivre, se mouvoir. Pendant l'été,
ayant dû monter à, Ghazir, dans le Liban, pour
prendre un peu de repos, je fixai en traits rapides
l'image qui m'était apparue, et il en résulta cette
histoire. Quand une cruelle épreuve vint hâler mon
départ, je n'avais plus h rédiger que quelques pages.
Le livre a été , de la sorte, composé fort près des
lieux mêmes où Jésus naquit et vécut. Depuis mon
retour ' , j'ai travaillé sans cesse à compléter et à
contrôler dans le détail l'ébauche que j'avais écrite
à la hâte dans une cabane maronite, avec cinq ou
six volumes autour de moi.
Plusieurs regretteront peut-être le tour biogra-
phique qu'a ainsi pris mon ouvrage. Quand je conçus
pour la première fois une histoire des origines du
christianisme, ce que je voulais faire, c'était bien,
en effet, une histoire de doctrines, où les hommes
1 . Mon retour eut lieu en octobre 1861 . La première édition de
Ja Vie de Jésus est de juin 1863.
g VIE DE JESCS.
n'auraient eu presque aucune part. Jésus eût h peine
été nommé; on se fût surtout attaché à nnontrer
comment les idées qui se sont produites sous son
nom germèrent et couvrirent le monde. Mais j'ai
compris, depuis, que l'histoire n'est pas un simple jeu
d'abstractions, que les hommes y sont plus que les
doctrines. Ce n'est pas une certaine théorie sur la
justification et la rédemption qui a fait la Réforme :
c'est Luther, c'est Calvin. Le parsisme, l'hellénisme,
le judaïsme auraient pu se combiner sous toutes les
formes ; les doctrines de la résurrection et du Verbe
auraient pu se développer durant des siècles, sans
produire ce fait fécond, unique, grandiose, qui s'ap-
pelle le christianisme. Ce fait est l'œuvre de Jésus,
de saint Paul, des apôtres. Faire l'histoire de Jésus,
.de saint Paul , des apôtres , c'est faire l'histoire des
origines du christianisme. Les mouvements anté-
rieurs n'appartiennent à notre sujet qu'en ce qu'ils
servent à expliquer ces hommes extraordinaires, les-
quels ne peuvent naturellement avoir été sans lien
avec ce qui les a précédés.
Dans un tel effort pour faire revivre les hautes
âmes du passé, une part de divination et de conjec-
tiu'e doit être permise. Une grande vie est un tout
organique qui ne peut se rendre par la simple agglo-
mération de petits faits. Il faut qu'un sentiment pro-
INTRODUCTION. ei
fond embrasse l'ensemble et en fasse l'unité. I.a
raison d'art en pareil sujet est un bon guide; le tact
exquis d'un Gœthe trouverait à s'y appliquer. F.a
condition essentielle des créations de l'art est de ior-
mer un système vivant dont toutes les parties s'ap-
pellent et se commandent. Dans les histoires du
genre de celle-ci, le grand signe qu'on tient le vrai
est d'avoir réussi à combiner les textes d'une façon
qui constitue un récit logique, vraisemblable, où rien
ne détonne. Les lois intimes de la vie, de la marche
des produits organiques, de la dégradation des
nuances, doivent être à chaque instant consultées;
car ce qu'il s'agit de retrouver, ce n'est pas la cir-
constance matérielle, impossible à, vérifier, c'est l'âme
même de l'histoire; ce qu'il faut rechercher, ce n'est
pas la petite certitude des minuties, c'est la justesse
du sentiment général, la vérité de la couleur. Chaque
trait qui sort des règles de la narration classique doit
avertir de prendre garde; car le fait qu'il s'agit de
raconter a été conforme à la nécessité des choses,
naturel, harmonieux. Si on ne réussit pas à le rendre
tel par le récit, c'est que sûrement on n'est pas arrivé
k le bien voir. Supposons qu'en restaurant la Minerve
de Phidias selon les textes, on produisît un ensemble
sec, heurté, artificiel; que faudrait-il en conclure?
Une seule chose : c'est que les textes ont besoin
eu VIE DE JÉSUS.
de l'interprétation du goût , qu'il faut les solliciter
doucement jusqu'à ce qu'ils arrivent à se rapprocher
et à fournir un ensemble où toutes les données soient
heureusement fondues. Serait-on sûr alors d'avoir,
trait pour trait, la statue grecque? Non; mais on
n'en aurait pas du moins la caricature : on aurait
l'esprit général de l'œuvre, une des façons dont elle
a pu exister.
Ce sentiment d'un organisme vivant, on n'a pas
hésité à le prendre pour guide dans l'agencement
général du récit. La lecture des Évangiles suffirait
pour prouver que leurs rédacteurs, quoique ayant
dans l'esprit un plan très-juste de la vie 4e Jésus,
n'ont pas été guidés par des données chronologiques
bien rigoureuses; Papias, d'ailleurs, nous l'apprend
expressément, et appuie son opinion d'un témoi-
gnage qui paraît émaner de l'apôtre Jean lui-même*.
Les expressions : « En ce temps-là d, « Après cela»,
« Alors », (I Et il arriva que... », etc., sont de simples
transitions destinées à rattacher les uns aux autres
les différents récits. Laisser tous les renseignements
fournis par les Évangiles dans le désordre où la trar
dition nous les donne, ce ne serait pas plus écrire
l'histoire de Jésus qu'on n'écrirait l'histoire d'up
4. Dans Euscbe, Hist. eccl., III, 39.
INTRODUCTION. cm
homme célèbre en donnant pêle-mêle les lettres et
les anecdotes de sa jeunesse, de sa vieillesse, de
son âge mûr. Le Coran, qui nous offre aussi dans le
décousu le plus complet les pièces des différentes
époques de la vie de Mahomet, a livré son secret à
une critique ingénieuse; on a découvert d'une ma-
nière à peu près certaine l'ordre chronologique où
ces pièces ont été composées. Un tel redressement
est beaucoup plus difficile pour l'Évangile, la vie
publique de Jésus ayant été plus courte et moins
chargée d'événements que la vie du fondateur de
l'islam. Cependant, la tentative de trouver un fil
pour se guider dans ce dédale ne saurait être taxée
de subtilité gratuite. Il n'y a pas grand abus d'ny-
pothèse à supposer qu'un fondateur religieux com-
mence par se rattacher aux aphorismes moraux qui
sont déjà, en circulation de son temps et aux pra-
tiques qui ont de la vogue ; que, plus mûr et entré en
pleine possession de sa pensée, il se complaît dans
un genre d'éloquence calme, poétique, éloigné de
toute controverse, suave et libre comme le sentiment
pur; qu'il s'exalte peu à peu, s'anime devant l'op-
position, finit par les polémiques et les fortes invec-
tives. Telles sont les périodes qu'on distingue nette-
ment dans le Coran. L'ordre adopté avec un tact
extrêmement fin par les synoptiques suppose une
(i< VIE DE JESUS.
marche analogue. Qu'on lise attentivement Matthieu,
on trouvera dans la distribution des discours une
gradation fort analogue à celle que nous venons
d'indiquer. On observera, d'ailleurs, la réserve des
tours de phrase dont nous nous servons quand il
s'agit d'exposer le progrès des idées de Jésus. Le
lecteur peut, s'il le préfère, ne voir dans les divi-
sions adoptées à cet égard que les coupes indispen-
sables à l'exposition méthodique d'une pensée pro-
fonde et compliquée.
Si l'amour d'un sujet peut servir à. en donner
l'intelligence, on reconnaîtra aussi, j'espère, que
celle :ondition ne m'a pas manqué. Pour faire l'his-
toire d'une religion, il est nécessaire, premièrement,
d'y avoir cru (sans cela, on ne saurait comprendre
par quoi elle a charmé et satisfait la conscience
humaine) ; en second lieu, de n'y plus croire d'une
manière absolue; car la foi absolue est incompatible
avec l'histoire sincère. Mais l'amour va sans la foi.
Pour ne s'attacher à aucune des formes qui capti-
vent l'adoration des hommes, on ne renonce pas à
goûter ce qu'elles contiennent de bon et de beau.
Aucune apparition passagère n'épuise la Divinité;
Dieu s'était révélé avant Jésus, Dieu se révélera
après lui. Profondément inégales et d'autant plus
divines qu'elles sont plus grandes, plus spontanées,
INTRODUCTION. c'
les manifestations du Dieu caché au fond de la con-
science humaine sont toutes du même ordre lésus
ne saurait donc appartenir uniquement à ceux qui
se disent ses disciples. Il est l'honneur commun de
ce qui porte un cœm d'homme. Sa gloire ne con-
siste pas à être relégué hors de l'histoire; on lui
rend un culte plus vrai en montrant que l'histoire
entière est incompréhensible sans lui.
VIE DE JESUS
VIE
DE JÉSUS
CHAPITRE PREMIER.
HACE DB JÉSUS BAHS L'BISIOIBB DD UONBfi.
L'événement capital de l'histoire du monde est
la révolution par laquelle les plus nobles portions
de l'humanité ont passé, des anciennes religions
comprises sous le nom vague de paganisme, à une
religion fondée sur l'unité divine, la trinité, l'incar-
nation du Fils de Dieu. Celte conversion a eu besoin
de près de mille ans pour se faire. La religion nou-
velle avait mis eUe-même au moins tiois cents ans
a se former. Mais l'origine de la révolution dont il
j'dgit est un fait qui eut lieu sous les règnes d'Au-
1
! ORIGINES DU CHRISïIANISMEw
guste et de Tibère. Alors vécut une personne supé-
rieure qui, par son initiative hardie et par l'amour
qu'elle sut inspirer, créa l'objet et posa le point de
départ de la foi future de l'humanité.
L'homme, dès qu'il se distingua de l'animal, fut
religieux, c'est-à-dire qu'il vit dans la nature quelque
chose au delà de la réalité, et pour lui-même quelque
chose au delà de la mort. Ce sentiment, pendant
des milliers d'années , s'égara de la manière la plus
étrange. Chez beaucoup de races, il ne dépassa point
la croyance aux sorciers sous la forme grossière où
nous la trouvons encore dans certaines parties de
rOcéanie. Chez quelques peuples, le sentiment reli-
gieux aboutit aux honteuses scènes de boucherie qui
forment le caractère de l'ancienne religion du Mexi-
que. D'autres pays, en Afrique surtout , ne dépassè-
rent point le fétichisme, c'est-à-dire l'adoration d'un
objet matériel , auquel on attribuait des pouvoirs
sui'naturels. Comme l'instinct de l'amour, qui par
moments élève l'homme le plus vulgaire au - dessus
de lui-même, se change parfois en perversion et en
férocité; ainsi cette divine faculté de la religion put
longtemps sembler un chancre qu'il fallait extirper de
l'espèce humaine, une cause d'erreurs et de crimes
que les sages devaient chercher à supprimer.
Les brillantes civilisations qui se développèrent dès
VIE DE JÉSUS. 3
une antiquité fort reculée en Chine, en Babylonio, en
Egypte, firent faire à la religion certains progrès.
La Chine arriva vite à une sorte de bon sens mé-
diocre, qui lui interdit les grands égarements. Elle
ne connut ni les avantages ni les abus du génie
religieux. En tout cas, elle n'eut par ce côté aucune
influence sur la direction du grand courant de l'hu-
manité. Les religions de la Babylonie et de la Syrie
ne se dégagèrent jamais d'un fond de sensualité
étrange; ces religions restèrent, jusqu'à leur extinc-
tion au IV' et au v' siècle de notre ère, des écoles
d'immoralité, où quelquefois, grâce à une sorte d'in-
tuition poétique, s'ouvraient de lumineuses échap-
pées sur le monde divin. L'Egypte, malgré une sorte
de fétichisme apparent, put avoir de bonne heure
des dogmes métaphysiques et un symbolisme relevé.
iMais sans doute ces interprétations d'une théologie
raffinée n'étaient pas primitives. Jamais l'homme, en
possession d'une idée claire, ne s'est amusé à la
revêtir de symboles : c'est le plus souvent à la suite
de longues réflexions, et par l'impossibilité où est
l'esprit humain de se résigner à l'absurde, qu'on
cherche des idées sous les vieilles images mystiques
dont le sens est perdu. Ce n'est pas de l'Egypte,
d'ailleurs, qu'est venue la foi de l'humanité. Los
éléments qui, diins la religion d'un chrétien, pro-
t ORIGINES DU CHRISTIANISME.
viennent, A travers mille transformations, d'Egypte
et de Syrie sont des formes extérieures san? beaucoup
de conséquence, ou des scories telles que les cultes
les plus épurés en retiennent toujours. Le grand
défaut des religions dont nous parlons était leur
caractère superstitieux ; ce qu'elles jetèrent dans le
monde, ce furent des millions d'amulettes et d'abraxas.
Aucune grande pensée morale ne pouvait sortir de
races abaissées par un despotisme séculaire et accou-
tumées à des institutions qui enlevaient presque tout
fcvercice à la liberté des individus.
La poésie de l'âme, la foi, la liberté, l'honnêteté,
le dévouement, apparaissent dans le monde avec
les deux grandes races qui, en un sens, ont fait
l'humanité, je veux dire la race indo-européenne et
la race sémitique. Les premières intuitions religieuses
de la race indo-européenne furent essentiellement
naturalistes. Mais c'était un naturalisme profond et
moral, un embrassement amoureux de la nature par
l'homme, une poésie délicieuse, pleine du sentiment
de l'infini, le principe enfin de tout ce que le génie
germanique et celtique, de ce qu'un Shakespeare, de
ce qu'un Gœthe devaient exprimer plus tard. Ce
n'était ni de la religion, ni de ia morale réfléchies,
c'était de la pjélancolie, de la tendresse, de l'ima-
gination ; c'était par-dessus tout du sérieux, c'est-à-
VIE DE JESUS. i
dire la condition essentielle de la morale et de la
religion. La foi de rhumanilé cependant ne pouvait
venir de là, parce que ces vieux cultes avaient beau-
coup de peine à se détacher du polythéisme el n'abou-
tissaient pas à un symbole bien clair. Le brahmanisme
n'a vécu jusqu'à nos jours que grâce au privilège
étonnant de conservation que l'Inde semble posséder.
Le bouddhisme échoua dans toutes ses tentatives
vers l'ouest. Le druidisme resta une forme exclusi-
vement nationale et sans portée universelle. Les
tentatives grecques de réforme, l'orphisme, les mys-
tères, ne suffirent pas pour donner aux âmes un
aliment solide. La Perse seule arriva à se faire une
religion dogmatique, presque monothéiste et savam-
ment organisée; mais il est fort possible que cette
organisation même fût une imitation ou un emprunt.
En tout cas, la Perse n'a pas converti le monde;
elle s'est convertie, au contraire, quand elle a vu
paraître sur ses frontières le drapeau de l'unité divine
proclamée par l'islam.
C'est la race sémitique ' qui a la gloire d'avoir fait
4. Je rappelle que ce mol désigne simplement ici les peuples
qui parlent ou ont parlé une des langues qu'on appelle sémiti-
ques Une telle désignation est tout à fait défectueuse; mais c'est
un de ces mots, comme «architecture golhique», «chiffres
arabes», qu'il faut conserver pour s'entendre, même après qu'on
a démontré l'erreur qu'ils impliquent.
• ORIGINES DU CBRiSTIANISHE.
!a religion de l'humanité. Bien au delà des confins
de l'histoire, sous sa tente restée pure des désordres
d'un monde déjà corrompu, le patriarche bédouin
préparait la foi du monde. Une forte antipathie contre
les cultes voluptueux de la Syrie, une grande sim-
plicité de rituel, l'absence complète de temples,
l'idole réduite h d'insignifiants theraphim, voilà sa
supériorité. Entre toutes les tribus des Sémites
nomades, celle des Beni-Israël était marquée déjà
pour d'immenses destinées. D'antiques rapports avec
l'Egypte, d'où résultèrent des emprunts dont il n'est
pas facile de mesurer l'étendue, ne firent qu'aug-
menter leur répulsion pour l'idolâtrie. Une « Loi »
ou Thora, très-anciennement écrite sur des tables de
pierre, et qu'ils rapportaient à leur grand libérateur
Moïse, était déjà le code du monothéisme et renfer-
mait, comparée aux institutions d'Egypte et de
Chaldée, de puissants germes d'égalité sociale et de
moralité. Une arche portative, surmontée de sphinx *,
ayant des deux côtes des oreillettes pour passer des
leviers, constituait tout leur matériel religieux; là
étaient réunis les objets sacrés de la nation, ses
t. Comparez Lepsius, Dcnhmater ans £gypten und Mthio-
p/en, VIII, p(. 245; de Rougé, Étude sur une slèle égypt. appar-
tenant à la Bibl. impér. (Paris, 1858); de Vogiié, le Temple de
Jérusalem, p. 33; Guigniaut, HcI. de l'ant., pi., no 173.
VIE DE JESUS. 9
reliques, ses souvenirs, le « livre » enfin', journal
toujours ouvert de la tribu, mais où l'on écrivait
très-discrètement. La famille chargée de tenir les
leviers et de veiller sur ces archives portatives, étant
près du livre et en disposant, prit bien vite de l'im-
portance. De là cependant ne vint pas l'institution
qui décida de l'avenir. Le prêtre hébreu ne difTère
pats beaucoup des autres prêtres de l'antiquité ; le
caractère qui distingue essentiellement Israël entre
les peuples théocratiques, c'est que le sacerdoce y
a toujours été subordonné à l'inspiration individuelle.
Outre ses prêtres, chaque tribu nomade avait son
nabi ou prophète, sorte d'oracle vivant que l'on con-
sultait pour les questions obscures dont la solution
supposait un haut degré de clairvoyance. Les nabis
d'Israël, organisés en groupes ou écoles, eurent une
grande supériorité. Défenseurs de l'ancien esprit
démocratique, ennemis des riches, opposés à toute
organisation politique et à ce qui eût engagé Israël
dans les voies des autres nations, ils furent les vrais
instruments de la primauté religieuse du peuple juif.
De bonne heure, ils avouèrent des espérances illi-
mitées , et , quand le peuple , en partie victime de
leurs conseils impolitiques, eut été écrasé par la puis-
4. I Sam., X, 25
s ORIGINES DO CHRISTIANISME.
sance assyrienne , ils proclamèrent qu'un règne sans
bornes était réservé à Juda, qu'un jour Jérusalem
serait la capitale du monde entier et que le genre
humain se ferait juif. Jérusalem avec son temple leur
apparut comme une ville placée sur le sommet d'une
montagne, vers laquelle tous les peuples devaient ac-
courir, comme un oracle d'où la loi universelle devait
sortir, comme le centre d'un règne idéal , où le genre
humain, pacifié par Israël, retrouverait les joies de
i'Éden '.
Des accents inconnus se font déjà entendre pour
exalter le martyre et célébrer la puissance de « l'homme
de douleur ». A propos de quelqu'un de ces sublimes
patients qui, comme Jérémie, teignaient de leur
Bang les rues de Jérusalem, un inspiré fit un can-
tique sur les souffrances et le triomphe du « servi-
teur de Dieu » , où toute la force prophétique du génie
d'Israël sembla concentrée*. « Il s'élevait comme un
faible arbuste, comme un rejeton qui monte d'un sol
aride; il n'avait ni grâce ni beauté. Accablé d'op-
probres, délaissé des hommes, tous détournaient de
lui la face ; couvert d'ignominie, il comptait pour un
r Isaïc, II, 1-4, et surtout les chnpitres xl et suiv., l\ et suiv.;
Michée, iv, 4 et suiv. Il faut se rappeler que la seconde partie du
livre d'Isaïe à partir du chapitre xl, n'est pas d'Isaïe.
I. Isaïe, LU, 13 et suiv., et un entier.
VIE DE JÉSUS. fl
néant. C'est qu'il s'est chargé de nos souflrances;
c'est qu'il a pris sur lui nos douleurs. Vous l'eussiez
tenu pour un homme frappé de Dieu, touc hé de sa
main. Ce sont nos crimes qui l'ont couvert de bles-
sures, nos iniquités qui l'ont broyé; le châtiment
qui nous» a valu le pardon a pesé sur lui, et ses
meurtrissures ont été notre guérison. Nous étions
comme un troupeau errant, chacun s'était égaré, et
Jéhovah a déchargé sur lui l'iniquité de tous. Écrasé,
humilié, il n'a pas ouvert la bouche ; il s'est laissé
mener comme un agneau à l'immolation; comme une
brebis silencieuse devant celui qui la tond, il n'a pas
ouvert la bouche. Son tombeau passe pour celui d'un
méchant, sa mort pour celle d'un impie. Mais, du
moment qu'il aura offert sa vie, il verra naître une
postérité nombreuse, et les intérêts de Jéhovah pros-
péreront dans sa main. »
De profondes modifications s'opérèrent en même
temps dans la Thora. De nouveaux textes, prétendant
représenter la vraie loi de Moïse, tels que le Deuté-
ronome, se produisirent et inaugurèrent eii réalité un
esprit fort différent de celui des vieux nomades. Un
grand fanatisme fut le trait dominant de cet esprit.
Des croyants forcenés provoquent sans cesse des
violences contre tout ce qui s'écarte du culte de Jé-
hovah ; un code de sang , édictant la peine de mort
10 OniGINES DD CHRISTIANISME.
pour des délits religieux, réussit à s'établir. La piété
amène presque toujours de singulières oppositions de
véhémence et de douceur. Ce zèle, inconnu à la gros-
sière simplicité du temps des Juges, inspire des tons
de prédication émue et d'onction tendre que le monde
n'avait pas entendus jusque-là. Une forte tendance
vers les questions sociales se fait déjà sentir; des
utopies, des rêves de société parfaite prennent place
dans le code. Mélange de morale patriarcale et de
dévotion ardente, d'intuitions primitives et de raffi-
nements pieux comme ceux qui remplissaient l'âme
d'un Ezéchias, d'un Josias, d'un Jérémie, le Penta-
teuque se fixe ainsi dans la forme où nous le voyons,
et devient pour des siècles la règle absolue de l'es-
prit national.
Ce grand livre une fois créé , l'histoire du peuple
juif se déroule avec un entraînement irrésistible. Les
grands empires qui se succèdent dans l'Asie occi-
dentale, en brisant pour lui tout espoir d'un royaume
terrestre , le jettent dans les rêves religieux avec
une sorte de passion sombre. Peu soucieux de dy-
nastie nationale ou d'indépendance politique , il ac-
cepte tous les gouvernements qui le laissent prati-
quer librement son culte et suivre ses usages. Israël
n'aura plus désormais d'autre direction que celle
de ses enthousiastes religieux , d'autres ennemis que
VIE DE JÉSUS. M
ceux de l'unité divine, d'autre patrie que sa Loi.
Et cette Loi , il faut bien le remarquer, était toute
sociale et morale. C'était l'œuvre d'hommes péné-
trés d'un haut idéal de la vie présente et croyant
avoir trouvé les meilleurs moyens pour le réaliser.
La conviction de tous est que la Thora bien obser-
vée ne peut manquer de donner la parfaite félicité.
Cette Thora n'a rien de commun avec les « Lois »
grecques ou romaines, lesquelles, ne s'occupant guère
que du droit abstrait, entrent peu dans les questions
de bonheur et de moralité privés. On sent d'avance
que les résultats qui sortiront de la loi juive seront
d'ordre social, et non d'ordre politique, que l'œuvre
h laquelle ce peuple travaille est un royaume de Dieu,
non une république civile, une institution universelle,
non une nationalité ou une patrie.
A travers de nombreuses défaillances, Israël soutint
admirablement cette vocation. Une série d'hommes
pieux , Esdras , Néhémie , Onias , les Macchabées ,
dévorés du zèle de la Loi , se succèdent pour la dé-
fense des antiques institutions. L'idée qu'Israël est
un peuple de saints, une tribu choisie de Dieu et
liée envers lui par un contrat, prend des racines de
plus en plus inébranlables. Une immense attente
remplit les âmes. Toute l'antiquité indo-européenne
avait placé le paradis à l'origine; tous ses poètes
U ORIGINES DO CHRISTIANISME.
avaient pleuré un âge d'or évanoui. Israël metlaîl
l'âge d'or dans l'avenir. L'éternelle poésie des âmes
religieuses. , les Psaumes éclosent de ce piétisme
exalté , avec leur divine et mélancolique harmonie.
Israël devient vraiment et par excellence le peuple
de Dieu , pendant qu'autour de lui les religions
païennes se réduisent de plus en plus , en Perse et
en Babylonie, à, un charlatanisme officiel, en Egypte
et en Syrie, à une grossière idolâtrie, dans le monde
grec et latin , à des parades. Ce que les martyrs
chrétiens ont fait dans les premiers siècles de notre
ère, ce que les victimes de l'orthodoxie persécutrice
ont fait dans le sein même du christianisme jusqu'à
notre temps, les Juifs le firent durant les deux siè-
cles qui précèdent l'ère chrétienne. Ils furent une
vivante protestation contre la superstition et le ma-
térialisme religieux. Un mouvement d'idées exti'aor-
dinaire, aboutissant aux résultats les plus opposés,
faisait d'eux, à cette époque, le peuple le plus frap-
pant et le plus original du monde. Leur dispersion
sur tout le littoral de la Méditerranée et l'usage de
la langue grecque, qu'ils adoptèrent hors de la Pa-
lestine, préparèrent les voies à une propagande dont
les sociétés anciennes , coupées en petites nationali-
tés, n'avaient encore offert aucun exemple.
Jusquau temps des Macchabées, le judaïsme,
VIE DE JËSOS. 13
malgré sa persistance à annoncer qu'il serait un jour
la religion du genre humain, avait eu le caractère
de tous les autres cultes de l'antiquité : c'était un
culte de famille et de tribu. L'Israélite pensait bien
que son culte était le meilleur, et parlait avec mépris
des dieux étrangers. Mais il croyait aussi que la
religion du vrai Dieu n'était faite que pour lui seul.
On embrassait le culte de Jéhovah quand on entrait
dans la famille juive ' ; voilà tout. Aucun Israélite ne
songeait à convertir l'étranger à un culte qui était
le patrimoine des fils d'Abraham. Le développement
de l'esprit piéliste, depuis Esdras et Néhémie, amena
une conception beaucoup plus ferme et plus logique.
Le judaïsme devint la vraie religion d'une manière
absolue ; on accorda à qui voulut le droit d'y en-
trer'; bientôt ce fut une œuvre pie d'y amener le
plus de monde possible'. Sans doute, le généreux
sentiment qui éleva Jean-Baptiste, Jésus, saint Paul,
au-dessus des mesquines idées de races n'existait
1. Ruth, I, 16.
2. Esther, ix, 27.
3. Matth., XXIII, 15; Josèphe, Vila^iZ; Bell. Jud., Il, xvii,10;
VII, III, 3; Anl., XX, ii, 4; Horat., Sal., I, iv, 143; Juv., xiv,
96 et suiv.; Tacite, Ann. , II , 85; Hist., V, 5; Dion Cassius,
XXXVIl, 17. On affranchissait souvent des esclaves, à condition
qu'ils resteraient juifs. Lévy (de Breslau) , Epigrapltische Bey-
tràge zurGesch. der Juden, p. 299 et suiv.
14 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
pas encore ; par une étrange contradiction, ces con-
vertis (prosélytes) étaient peu considérés et traites
avec dédain*. Mais l'idée d'une religion exclusive,
l'idée qu'il y a au monde quelque chose de supérieur
à la patrie, au sang, aux lois, l'idée qui fera les
apôtres et les martyrs, était fondée. Une profonde
pitié pour les païens, quelque brillante que soit leur
fortune mondaine, est désormais le sentiment de
tout juif*. Par une série de légendes, destinées à
fournir des modèles d'inébranlable fermeté (Daniel
et ses compagnons, la mère des Macchabées et ses
sept fils', le roman de l'hippodrome d'Alexandrie*),
les guides du peuple cherchent surtout à inculquer
cette idée que la vertu consiste dans un attachement
fanatique à des institutions religieuses déterminées.
Les persécutions d'Antiochus Épiphane firent de
celte idée une passion, presque une frénésie. Ce fut
4. Mischna, 5cfce6ù7, X, 9; Talraud de Babylone, Niddah,
fol. 43 b ; Jebamolh, 47 b; Kidduscliin , 70 b; Midrasch, Jalkul
Ruth, fol. 463 d.
2. Lettre apocr. de Baruch, dans Fabricius, Cod. pseud. V. T.,
II, 447 et'Suiv., el danaCeriani, Ai'onum. sacraetprof.,\, fusc.ii,
p. '.)6 ei suiv.
3. II' livre des Macchabées, eh. vu, el le De Maccabœis, aUri-
bné à Josèphe. Cf. Ëpilre aux Hébreux, xi, 33 et suiv.
i. III* livre (apocr.) des Macchabées; Ru6n, Suppl. ad. Joi ,
Conlra Apioncm, II, S.
VIE DE JESUS. <5
quelque chose de très-analogue à. ce qui se passa
sous Néron, deux cent trente ans plus tard. La rage
et le désespoir jetèrent les croyants dans le monde
des visions et des rêves. La première apocalypse,
le « livre de Daniel » , parut. Ce fut comme une
renaissance du prophélisme, mais sous une forme
très-difiérente de l'ancienne et avec une vue bien
plus large des destinées du monde. Le livre de
Daniel donna en quelque sorte aux espérances mes-
sianiques leur dernière expression. Le Messie ne fut
plus un roi à la façon de David et de Salomon, ua
Cyrus théocrate et mosaïste ; ce fut un « fils de
l'homme » apparaissant dans la nue ', un être sur-
naturel, revêtu de l'apparence humaine, chargé de
juger le monde et de présider à l'âge d'or. Peut-
être le Sosiosch de la Perse, le grand prophète à
venir, chargé de préparer le règne d'Ormuzd,
fournit-il quelques traits à ce nouvel idéal'. L'au-
teur inconnu du livre de Daniel eut, en tout cas,
une influence décisive sur l'événement religieux qui
allait transformer le monde. Il créa la mise en scène
4. Dan., vil, 13 et suiv^
î'. Vendidad, xix, 18, 19; Minokhired , passage publié dans
la i.'eitschrift der deutschen morgenlàndischen Gesellschaft,
l,^Oi\ Boundehesch, xwi. Le manque de chronologie certaine
pour les textes zends et pehlvis laisse planer beaucoup do doute
sur ces rapprochements entre les croyances juives et persanes.
16 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
et les termes techniques du nouveau messianisme, et
on peut lui appliquer ce que Jésus disait de Jean-
Baptiste : « Jusqu'à lui, les prophètes; à partir de
lui, le royaume de Dieu. » Peu d'années après,
les mêmes idées se reproduisaient sous le nom du
patriarche Hénoch '. L'essénisme, qui semble avoir été
en rapport direct avec l'école apocalyptique, naissait
vers le même temps ', et offrait comme une première
ébauche de la grande discipline qui allait bientôt se
constituer pour l'éducation du genre humain.
Il ne faut pas croire cependant que ce mouve-
ment, si profondément religieux et passionné, eût
pour mobile des dogmes particuliers, comme cela a
eu lieu dans toutes les luttes qui ont éclaté au sein
du christianisme. Le juif de cette époque était aussi
peu théologien que possible. Il ne spéculait pas sur
l'essence de la Divinité ; les croyances sur les anges,
sur les fins de l'homme, sur les hypostases divines,
dont le premier germe se laissait déjà, entrevoir,
étaient des croyances libres , des méditations aux-
quelles chacun se livrait selon la tournure de son
esprit, mais dont une foule de gens n'avaient pas
entendu parler. C'étaient même les plus orthodoxes
4. Voir inirod., p. xliii-ilii.
î. La première mention certaine des esséniens se trouve ver»
l'an (06 avant J.-C. Jos.. Ant.. XIII. xi. 2; D. J.. I, m, 6.
TIB DE JÊSDS. 11
qui restaient en dehors de toutes ces imaginations
particulières, et s'en tenaient à la simplicité du mo-
saïsme. Aucun pouvoir dogmatique analogue à celui
que le christianisme orthodoxe a déféré à l'Église
n'existait alors. Ce n'est qu'à partir du in' siècle,
quand le christianisme est tombé entre les mains de
races raisonneuses, folles de dialectique et de méta-
physique, que commence cette fièvre de définitions
qui fait de l'histoire de l'Eglise l'histoire d'une im-
mense controverse. On disputait aussi chez les Juifs;
des écoles ardentes apportaient à presque toutes les
questions qui s'agitaient des solutions opposées; mais,
dans ces luttes, dont le Talmud nous a conservé les
principaux traits . il n'y a pas un seul mot de théo-
logie spéculative. Observer et maintenir la Loi , parce
que la Loi est juste, et que, bien observée, elle
donne le bonheur, voilà tout le judaïsme. Nul credo^
nul symbole théorique. Un disciple de la philosophie
arabe la plus hardie, Moïse IMaimonide, a pu deve-
nir l'oracle de la synagogue , parce qu il a été un
canoniste très-exercé.
Les règnes des derniers Asmonéens et celui d'Hé-
rode virent l'exaltation grandir encore. Ils furent rem-
plis par une série non interrompue de mouvements
religieux. A mesure que le pouvoir se sécularisait et
passait en des mains incrédules, le peuple juif vivait
3
18 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
de moins en moins pour la terre et se laissait de
plus en plus absorber par le travail étrange qui s'opé-
rait en son sein. Le monde , distrait par d'autres
spectacles, n'a nulle connaissance de ce qui se passe
en ce coin oublié de l'Orient. Les âmes au courant
de leur siècle sont pourtant mieux avisées. Le tendre
et clairvoyant Virgile semble répondre, comme par
un écho secret, au second Isaïe; la naissance d'un
enfant le jette dans des rêves de palingénésie uni-
verselle '. Ces rêves étaient ordinaires et formaient
comme un genre de littérature, que l'on couvrait du
nom des sibylles. La formation toute récente de l'Em-
pire exaltait les imaginations; la grande ère de paix
où l'on entrait et cette impression de sensibilité mé-
lancolique qu'éprouvent les âmes après les longues
périodes de révolution faisaient naître de toute part
des espérances illimitées.
En Judée, l'attente était à son comble. De saintes
personnes, parmi lesquelles la légende cite un vieux
Siméon, auquel on fait tenir Jésus dans ses bras,
Anne, fille de Phanuel, considérée comme prophé-
4. Égl. IV. LeCumœum carmen (v. 4) était une sorte d'apoca-
lypse sibylline, empreinte de la philosophie de ilù><toiro familière
à l'Orient. Voir Servius sur ce vers, et Carmina sihyllina, III,
97-817. Cf. Tac, Hisl., V, 13; Suet., Vesp., 4, Jos., B. J., VI,
V, 4.
VIE DE JÉSDS, 19
tesse*, passaient leur vie autour du temple, jeûnant,
priant, pour qu'il plût à Dieu de ne pas les retirer
du monde sans leur avoir montré l'accomplissement
des espérances d'Israël. On sent une puissante incu-
bation, l'approche de quelque chose d'inconnu.
Ce mélange confus de claires vues et de songes,
cette alternative de déceptions et d'espérances, ces
aspirations sans cesse refjulées par une odieuse réa-
lité, trouvèrent enfin leur interprète dans l'homme
incomparable auquel la conscience universelle a dé-
cerné le titre de Fils de Dieu, et cela en toute jus-
tice, puisqu'il a fait faire à la religion un pas auquel
nul autre ne peut et probablement ne pourra jamais
être comparé.
CHAPITRE II.
ENFAXCn BT JECNESSE DE JÉSDS. — «ES PREMIBRBS
IMPRESSIONS.
Jésus naquît h Nazareth', petite ville de Galilée,
qui n'eut avant lui aucune célébrité-. Toute sa vie
il fut désigné du nom de « Nazaréen' », et ce n'est
que pur un détour assez embarrassé * qu'on réussit,
4. Matth., XIII, 54 et suiv.; Marc, vi, 1 et suiv.; Jean, i, 45-46.
8. Elle n'est mentionnce ni dans les écrits de l'Ancien Testa-
ment, ni dans Joséphe, ni dans le Talmud. Mais elle est nommée
dans la liturgie de Kalir, pour le 9 de ab.
3. Ma.th., XXVI, 74 ; Marc, i, 24; xiv, 67; Luc, xvm, 37;
XXIV. 19; Jean, xix, 19; Ad., ii, 22; m, 6; x, 38. Comp. Jean,
vu, 41-42; Acl., Il, 2î; m, 6; iv, 10; vi, U; xxii, 8; xxvi, 9.
De là le nom de nazaréens {Acl., xxiv, B), longtemps appliqué
aux chrétiens par les juifs, et qui les désigne encore dans tous lea
pays musulmans.
4. Cette circonstance a été inventée pour répondre à Michée,
V, 1. Le recensement opéré par Quirinius, auquel la légende rat-
tarhc le voyage de Bethléhem, est postérieur d'au moins dix ans
h l'année où. solon Luc et Matthieu, Jésus serait né. Les deux
évan^élisies, en effet, font naître Jésjs sous le règne d'Herode
iSJatth., II, 1, 49, 22 ; Luc, i, 5). Or, le recensement de Quiriniu»
VIE DE JÉSUS. 21
dans sa légende, à le faire naître à Bethléhem. Nous
verrons plus tard' le motif de cette supposition, et
comment elle était la conséquence obligée du rôle
messianique prêté à Jésus*. On ignore la date pré-
n'eut lieu qu'après la déposition d'ArcliélaUs, c'est-à-dire dix ans
après la mort d'Hérode, l'an 37 de l'ère d'Actiura (Josèphe, Ant.,
XVII, XIII, 5; XVIII. I, 1; II, 1)- L'inscription par laquolle on
prétendait autrefois établir que Quirinius fil deux recensements
est reconnue pour fausse (V. Orelli, Insc lai., n" 623, et le sup-
plément de Henzen, à ce numéro; Borghesi, Fastes consulaires
[encore inédits], à l'année 742). Quirinius peut avoir été deux
fois légat de Syrie; mais le recensement n'eut lieu qu'à sa seconde
légation (Mommsen, fies geslœ divi Augusti, Berlin, 1865, p. 41«
et suiv.).Le recensement, en tout cas, se serait appliqué aux par-
ties réduites en province romaine, et non aux royaumes et aux
tétrarchies, surtout du vivant d'Hérode le Grand. Les textes par
lesquels on cherche à prouver que quelques-unes des opérations de
sUtistique et de cadastre ordonnées par Auguste durent s'étendre
au domaine des Hérodes, ou n'impliquent pas ce qu'on leur fait
dire, ou sont d'auteurs chrétiens, qui ont emprunté cette donnée à
l'Évangile de Luc. Ce qui prouve bien, d'ailleurs, que le voyage
de la famille de Jésus à Bethlehem n'a rien d'historique, c'est le
motif qu'on lui attribue. Jésus n'était pas de la famille de David
(v. ci-dessous, p. 246-248), et, en eût-il été, on ne concevrait
pas encore que ses parenis eussent été forcés, pour une opération
purement cadastrale et financière, de venir s'inscrire au lieu d'où
leurs ancêtres étaient sortis depuis mflle ans. En leur imposant
une telle obligation, l'autorité romaine aurait sanctionué de pré-
tentions pour elle pleines de menaces.
4. Ch. XV.
î. Matlh., II, 1 et suiv.; Luc, ii, 1 et suiv. L'absence do ce
récit dans Mire, et les deux passages parallèles, Malth., xin, Ci,
M ORIGINES DO CHRISTIANISME.
cise de sa naissance. Elle eut lieu sous le règne
d'Augusb, probablement vers l'an 750 de Rome*,
c'est-à-dire quelques années avant l'an 1 de l'ère
que tous les peuples civilisés font dater du jour où
l'on croit qu'il naquit *.
Le nom de Jésxis, qui lui fut donné , est une alté-
ration de Josué. C'était un nom fort commun ; mais
naturellement on y chercha plus tard des mystères et
une allusion au rôle de Sauveur '. Peut-être Jésus
lui-même, comme tous les mystiques, s'exaltait-il à
et Marc, vi, 1, où Nazareth figure comme « la patrie » de Jésus,
prouvent qu'une telle légende manquait dans le texte primitif qui
a fourni le canevas narratif des Évangiles actuels de Matthieu et
de Marc. C'est devant des objections souvent répétées qu'on aura
ajouté, en tôte de l'Évangile de Matthieu, des ré-serves dont lacon-
jradiction avec le reste du texte n'était pas assez flagrante pour
qu'on se soit cru obligé de corriger les endroits qui avaient d'à
bord été écrits à un tout autre point de vue. Luc, au contraire
( IV, 16 ) , composant avec réflexion, a employé , pour être consé-
quent, une expression plus adoucie. Quant au quatrième évangéliste,
il ne sait rien du voyage de Bethléhem ; pour lui , Jésus est simple-
ment « do Nazareth» ou «Galiléen », dans doux circonstances où
il eût été de la plus haute importance de rappeler sa naissance à
Bethléhem (i, 4o-4G ; vu, 41-42).
1. Matth., Il, 1, 19, 22; Luc, i, 5. Hérode mourut dans la pre-
mière moitié do l'an 750, répondant à l'an 4 avant J.-C.
2. On sait que lo calcul qui sert de base à l'ère vulgaire a été
fait au VI' siècle par Denys le Petit. Ce calcul implique certaines
données purement hypothétiques-
3. Matth., I, 21 ; Luc, i, 31
VIE DE JÈSOS. -^
ce propos. U est ainsi plus d'une grande voca-
tion dans l'histoire dont un nom donné sans arnère-
pensée à un enfant a été l'occasion. Les natures
ardentes ne se résignent jamais à voir un hasard
dans ce qui les concerne. Tout pour elles a été règle
par Dieu , et elles voient un signe de la volonté supé-
rieure dans les circonstances les plus insigmf.antes.
La population de Galilée était fort mêlée, comme
le nom même du pays' Tindiquait. Celte provuKe
comptait parmi ses habitants, au temps de Jésus,
beaucoup de non-Juifs (Phéniciens, Syriens, Arabes
et même Grecs»). Les conversions au judaïsme
n'étaient point rares dans ces sortes de pays mixtes.
Il est donc impossible de soulever ici aucune question
de race et de rechercher quel sang coulait dans les
veines de celui qui a le plus contribué à effacer dans
l'humanité les distinctions de sang.
Il sortit des rangs du peuple'. Son père Joseph
et sa mère Marie étaient des gens de médiocre con-
dition, des artisans vivant de leur travail*, dans cet
4. Gelil haggoiiim, « cercle des gentils ».
8. Strabon,XVI,n, 35; Jos., V'iia. 12.
3 Oa expliquera plus lard ( ch. xv ) l'ong^ne des g nralo-
gies destinées à le rattacher à la race de David. U.el^or^
supprimaient avec raison ces généalogies ( Épiph., Adv. hœr..
XXX, 14).
4. Mattli.. xiii,5S; Marc, vi, 3; Jean, vi, 42.
2i ORIGINES DD GHRISTIANISMK.
état si commun en Orient, qui n'est ni l'aisance ni la
misère. L'extrême simplicité de la vie dans de telles
contrées, en écartant le besoin de ce qui constitue
chez nous une existence agréable et commode, rend
le privilège du riche presque inutile, et fait de tout
le monde des pauvres volontaires. D'un autre côté,
Je manque total de goiit pour les arts et pour ce qui
contribue à l'élégance de la vie matérielle donne à
la maison de celui qui ne manque de rien un aspect
de dénùment. A part quelque chose de sordide et de
repoussant que l'islamisme a porté avec lui dans
toute la terre sainte, la ville de Nazareth, au temps
de Jésus, ne dill'érait peut-être pas beaucoup de ce
qu'elle est aujourd'hui '. Les rues où il joua enfant,
nous les voyons dans ces sentiers pierreux ou ces
■petits carrefours qui séparent les cases. La maison de
loseph ressembla beaucoup sans doute à ces pauvres
boutiques, éclairées par la porte, servant à la fois
d'établi, de cuisine, de chambre à coucher, ayant
pour ameublement une natte , quelques coussins à
terre, un ou deux vases d'argile et un coffre peint.
1. L'aspeci grossier des ruines qui couvrent la Palestine prouve
que les villes qui ne furent pas reconstruites à la manière romaine
etiiient fort mal bâties. Quant à la forme dos raaisons, elle est, on
Syrie, si sirrple et si impériousoraeiit commandée par le climat,
qu'elle n'a jamais dû changer.
VIE DE JÉSUS. S5
La famille, qu'elle provînt d'un ou de plusieurs
mariages, était assez nombreuse. Jésus avait des
frères et des sœurs', dont il semble avoir été l'aîné'.
Tous sont restés obscurs; car il paraît que les quatre
personnages qui sont donnés comme ses frères, et
parmi lesquels un au moins, Jacques, est arrivé à
une grande importance dans les premières années du
développement du christianisme, étaient ses cousins
germains. Marie, en effet, avait une sœur nommée
aussi Marie', qui épousa un certain Alphée ou Cléo-
phas (ces deux noms paraissent désigner une même
1. Matth., 1, 25 (texte reçu); xii, 46 et suiv.; xiii, 55 et suiv.;
M.irc, m, 3< et suiv.; vi, 3; Luc, ii, 7, viii, 19 et suiv.; Jean, ii,
42; VII, 3, 5, 10; AcC, i, 14; Hégésippe, dans Eusèbe, //. E.,
III, 20. L'assertion que le mot ah (fnre) aurait en hébreu un
sens plus large qu'en français est tou( à fait fausse. La signifi-
cation du mot ah est identiquement la même que celle du mot
«frère». Les emplois métaphoriques, ou abusifs, ou erronés,
ne prouvent rien contre le sens propre. De ce qu'un prédicateur
appelle ses auditeurs « mes frères », en conclura-t-on que le mot
« frère » n'a pas en français un sens très-précis? Or, il est évi-
dent que, dans les passages précités, le mot « frère» n'est pas
pris au sens figuré. Remarquez en particulier Matth. , xii, 46 et
suiv., qui exclut également le sens abusif de « cousin ».
2. Matth., I, 25; Luc, ii, 7. Il y a des doutes critiques sur le
texte de Matthieu, mais non sur celui de Luc.
3. Jean, xix, 25. Ces deux sœurs portant le même nom sont un
£ait singulier. Il y a là probablement quelque inexactitude, venant
ûe l'habitude de donner presque indistinctement aux Galiléenue»
le nom de Marie.
26 OUlGINtS DU CHRISTIANISME.
personne*), et fut mère de plusieurs fils qui jouèrent un
rôle considérable parmi les premiers disciples de Jésus.
Ces cousins germains, qui adhérèrent au jeune maître,
pendant que ses vrais frères lui faisaient de l'oppo-
sition *, prirent le titre de « frères du Seigneur ^ «.
1. Ils ne sont pas élymologiquemont identiques. À).o7.ïoç est la
transcription du nom syro-chaldaïque Ilalphai; KXMsà; ou KXeo'itaç
est une forme écourtée de KXtoVaTpoç. Mais il pouvait y avoir sub-
stitution artificielle de l'un à l'autre, de mAme que les Joseph se
faisaient appeler « Ilégésippe », les Eliakim « Alcimus», etc.
8. Jean, vri, 3 et suiv.
3. En effet, les quatre personnages qui sont donnés (Matth.,
xlii, 55; Marc, vi, 3) comme frères de Jésus : Jacob , Joseph ou
José, Simon et Jude, so retrouvent, ou h peu près, comme Cls de
Marie et de Cléoplia.s. Matlh., xxvii, 66; Marc, xv, 40; xvi, 1;
Luc, XXIV, 10; Gai., i, 19; Epist. Jac, i, 1 ; Kpist. Judœ, 1 ;
Euseb., Chron. ad ann. R. dcccx; llisl. eccl. , III, 11, 22, 32
(d'après Hégésippe); Conslit. apost., VU, 46. L'Iiypollièse que
nous proposons lève seule l'énorme difficulté que l'on trouve à
supposer doux sœurs ayant chacune trois ou quatre fils portant les
mi^mes noms, et à admettre que Jacques et Simon, les doux pre-
miers évoques de Jérusalem, qualifiés de n frères du Seigneur»,
aient été de vrais frères de Jésus, qui auraient commencé par lui
être hostiles, puis se seraient convertis. L'évangéiiste, entendant
appeler ces '•ualio fils de Cléoplias « frèrts du Seigneur», aura
mis, par erreur, leur nom au passage Malth., xiii , 55 = Marc ,
VI, 3, à la place des noms des vrais frères, restés toujours obscurs.
On s'explique de la sorte comment le caractère de» personnages
appelés « frères du Seigneur», de Jacques, par exemple, est si dif-
férent ae celu' dos vrais frères de Jésus, tel qu'on le voit se des-
siner dans Jean, vu, 3 et suiv. L'expression de » frères du Sei-
VIE DE JÉSDS. 27
Les vrais frères de Jésus n'eurent de notoriété, ainsi
que leur mère, cpi'après sa mort*. Même alors,
ils ne paraissaient pas avoir égalé en considération
leurs cousins, dont la conversion avait été plus spon-
tanée let dont le caractère semble avoir eu plus d'ori-
ginalité. Leur nom était inconnu, à tel point que,
quand l'évangéliste met dans la bouche des gens de
Nazareth l'énumération des frères selon la nature,
ce sont les noms des fils de Cléophas qui se présen-
tent à lui tout d'abord.
Ses sœurs se marièrent h. Nazareth', et il y passa
les années de sa première jeunesse. Nazareth était
une petite \111e , située dans un pli de terrain large-
ment ouvert au sommet du groupe de montagnes
qui ferme au nord la plaine d'Esdrelon. La popula-
tion est maintenant de trois à quatre mille âmes , et
elle peut n'avoir pas beaucoup varié*. Le froid y
est vif en hiver et le climat fort salubre. Nazareth
comme à cette époque toutes les bourgades juives,
gneur » constitua évidemment, dans l'Église primitive, une espèce
d'ordre parallèle « celui des apôtres. Voir surtout Gai., i, 19;
I Cor., IX, 5.
4. Act.,i, U.
1. Matth., xiii, 56; Marc, vi, 3.
3. Selon Josèphe (B. J., HI, m, S), le plus petit bourg de Ga-
lilée avait au moins cina mille habitants. Il y a là probablement
de i'exagératien.
28 ORIGINES DO CHRISTIANISME.
était un amas de cases bâties sans style, et devait
présenter cet aspect sec et pauvre qu'oflrenl les vil-
lages dans les pays sémitiques. Les maisons, à ce
qu'il semble, ne différaient pas beaucoup de ces cubes
de pierre, sans élégance extériejre ni intérieure, qui
rouvrent aujourd'hui les parties les plus riches du
Liban, et qui, mêlés aux vignes et aux figuiers, ne
laissent pas d'être fort agréables. Les environs, d'ail-
leurs, sont charmants, et nul endroit du monde ne
fut si bien fait pour les rêves de l'absolu bonheur.
Même aujourd'hui , Nazareth est un délicieux séjour,
le seul endroit peut-être de la Palestine où l'âme se
sente un peu soulagée du fardeau qui l'oppresse au
milieu de cette désolation sans égale. La population
est aimable et souriante; les jardins sont frais et
verts. Antonio Martyr, à la fin du vi' siècle, fait un
tableau enchanteur de la fertilité des environs, qu'il
compare au paradis*. Quelques vallées du côté de
l'ouest justifient pleinement sa description. La fon-
taine où se concentraient autrefois la vie et la gaieté
de la petite ville est détruite; ses canaux crevassés
ne donnent plus qu'une eau trouble. Mais la beauté
des femmes qui s'y rassemblent le soir, cette beauté
qui était déji remarquée au \i' siècle et où l'on
4. limer., S 5.
VIB De J^SUS. s»
voyait un don de !a vierge Marie ', s'est conservée
d'une manière frappante. C'est le type syrien dans
toute sa grâce pleine de langueur. Nul doute que
Marie n'ait ù,é \h presque tous les jours, et n'ait pris
rang, l'urne sur l'épaule, dans la lile de ses compa-
triotes restées obscures. Antonin Martyr remarque
que les femmes juives, ailleurs dédaigneuses pour
les chrétiens, sont ici pleines d'affabilité. De nos jours
encore, les haines religieuses sont à Nazareth moins
vives qu'ailleurs.
L'horizon de la ville est étroit; mais, si l'on monte
quelque peu et que l'on atteigne le plateau fouetté
d'une brise perpétuelle qui domine les plus hautes
maisons, la perspective est splendide. A l'ouest, se
déploient les belles lignes du Carmel, terminées par
une pointe abrupte qui semble se plonger dans la
mer. Puis se déroulent le double sommet qui domine
Mageddo, les montagnes du pays de Sichem avec
leurs lieux saints de l'âge patriarcal, les monts Gel-
boé, le petit groupe pittoresque auquel se rattaciient
les souvenirs gracieux ou terribles de Sulem et d'En-
dor, le Thabor avec sa forme arrondie, que l'anti-
quité comparait à un sein. Par une dépression entre
la montagne de Sulem et le Thabor, s'entrevoient la
i. Antonin Martyr, endroit cité.
30 OBIGINES DD CHRISTIANISME.
vallée du Jourdain et les hautes plaines de la Pérée,
qui forment du côté de l'est une ligne continue. Au
nord, les montagnes de Safed, en s'inclinaiit vers la
mer, dissimulent Saint-Jean-d'Acre. mais laissent se
dessiner aux yeux le golfe de Khaïfa. Tel fut l'hori-
zon de Jésus. Ce cercle enchanté, berceau du royaume
de Dieu, lui représenta le monde durant des années.
Sa vie même sortit peu des limites familières à son
enfance. Car, au delà, du côté du nord, l'on entre-
voit presque, sur les flancs de l'Hermon, Césarée de
Philippe, sa pointe la plus avancée dans le monde
des gentils, et, du côté du sud, on pressent, derrière
ces montagnes déjà moins riantes de la Samarie, la
triste Judée, desséchée comme par un vent brûlant
d'abstraction et de mort.
Si jamais le monde resté chrétien, mais arrivé à
une notion meilleure de ce qui constitue le respect
des origines, veut remplacer par d'authentiques lieux
saints les sanctuaires apocryphes et mesquins où
s'attachait la piété des âges grossiers, c'est sur cette
hauteur de Nazareth qu'il bâtira son temple. Là,
au point d'apparition du christianisme et au centre
d'oti rayonna l'activité de son fondateur, devrait
s'élever la grande église où tous les chrétiens pour-
raient prier. Là aussi , sur cette terre où dorment le
charpentier Joseph et des milliers de Nazaréens ou-
VIE DE JÈSDS. 31
bliés, qui n'ont pas franchi l'horizon d^ leur vallée,
le philosophe serait mieux placé qu'en aucun heu du
monde pour contempler le cours des choses humaines,
se consoler des démentis qu'elles infligent à nos
instincts les plus chers, se rassurer sur le but divin
que le monde poursuit à travers d'innombrables
défaillances et nonobstant i'miiverselle vanité-
CHAPITRE TII.
EDUCATION DE ifSV^.
Cette nature à la fois riante et grandiose fut toute
l'éducation de Jésus. Il apprit h lire et à, écrire *,
sans doute selon la mélliode de l'Orient, consistant à
mettre entre les mains de l'enfant un livre qu'il répète
en cadence avec ses petits camarades, jusqu'à ce
qu'il le sache par cœur'. Il est douteux pourtant
qu'il comprît bien les écrits hébreux dans leur langue
originale. Les biographes les lui font citer d'après
des traductions en langue araméenne'; ses principes
d'exégèse, autant que nous pouvons nous les figurer
par ses disciples, ressemblaient beaucoup à ceux qui
avaient cours alors et qui font l'esprit des Targwn-
mitn otdos Midmscinm*.
\. Jcin, VIII, 6.
!. Testum. des dou-ze pair., Lévi, 6.
3. Matth., xxvii, 46; Marc, x'', 34.
k. TradiK'tioni et commentaires iuil'a ries livro? ili' l:i Bililc.
VIE DE JËSU9. 33
Le maître d'école dans les petites villes juives
était le hazzan ou lecteur des synagogues '. Jésus
fréquenta peu les écoles plus relevées des scribes ou
soferim (Nazareth n'en avait peut-être pas), et il
n'eut aucun de ces titres qui donnent aux yeux du
vulgaire les droits du savoir*. Ce serait une grande
erreur cependant de s'imaginer que Jésus fut ce que
nous appelons un ignorant. L'éducation scolaire trace
chez nous une distinction profonde , sous le rapport
de la valeur personnelle, entre ceux qui l'ont reçue
et ceux qui en sont dépourvus. Il n'en était pas de
même en Orient, ni en général dans la bonne anti-
quité. L'état de grossièreté où reste, chez nous, par
suite de notre vie isolée et tout individuelle, celui qui
n'a pas été aux écoles, est inconnu dans ces sociétés,
où la culture morale et surtout l'esprit général du
temps se transmettent par le contact perpétuel des
hommes. L'Arabe qui n'a eu aucun maître est sou-
vent néanmoins très-distingué; car la tente est une
sorte d'académie toujours ouverte, où, de la ren-
contre des gens bien élevés, naît un grand mouve-
ment intellectuel et même littéraire. La délicatesse
des manières et la finesse de l'esprit n'ont rien de
J. Mischna, Schabhath, i, 3.
I. Matth., XIII, 54 et «uiv.; Jean, vu, 15.
34 ORIGINES DO CHBISTIANISME.
commun en Orient avec ce que nous appelons édu-
cation. Ce sont les hommes d'école, au contraire,
qui passent pour pédants et mal élevés. Dans cet
état social , l'ignorance , qui , chez nous , condamne
l'homme à un rang inférieur, est la condition des
grandes choses et de la grande originalité.
Il n'est pas probable que Jésus ait su le grec. Cette
langue était peu répandue en Judée hors des classes
qui participaient au gouvernement et des villes ha-
bitées par les païens , comme Césarée * . L'idiome
propre de Jésus était le dialecte syriaque mêlé d'hé-
breu qu'on parlait alors en Palestine *. A plus forte
4. Mischna, Schekaliin, m, 2; Talmud de Jérusalem, Megilla,
halaca xi; Sola, vu, 1 ; Talmud de Babylone, Baba kama^ 83 a;
Megilla, 8 6 et suiv.
2. Matlh., xxvii, 46; Marc, m, 17; v, 41; vu, 34; xiv, 36; xv,
34. L'expression i Ttàrpioç <fuvii, dans les écrivains de ce temps,
désigne toujours le dialecte sémitique qu'on parlait en Palestine
(II Macch., VII, 21, 27; xii, 37; Actes, xxi, 37, 40; xxii, 2; xwi,
14; Josèphe, Ant., XVIII, vi, 10; XX, sub fin.; B. J., proœm., 1;
"V, VI, 3; V, IX, î; VI, ii, 1; Contre Apion, 1,9; De Macc, 12,
16). Nous montrerons plus tard que quelques-uns des documents
qui servirent de base aux Évangiles synoptiques ont été écrits en
ce dialecte sémitique. Il en fut de même pour plusieurs apocry-
phes (IV* livre des Macch., xvi, ad calcem, etc.). Enlin, la chré-
lionlé directement issue du premier mouvement galiléen ( naza-
réens, ébionim, etc.), laquelle se continua longtemps dans la
Batanéo et le Ilauran, parlait un dialecte sémitique (Eusèbe, De
tilu et nomin. loc. hebr., au mot XwSai; Èpiph., Adv. hwr., xxix.
VIE DE JÉSDS. 33
faison n'eut -il aucune connaissance de la culture
grecque. Cette culture était proscrite par les doc-
teurs palestiniens, qui enveloppaient dans une même
malédiction « celui qui élève des porcs et celiù qui
apprend à son fils la science grecque* ». En tout
cas, elle n'avait pas pénétré dans les petites villes
comme Nazareth. Nonobstant l'anathème des doc-
teurs, il est vrai, quelques Juifs avaient déjà em-
brassé la culture hellénique. Sans parler de l'école
juive d'Egypte, où les tentatives pour amalgamer
l'hellénisme et le judaïsme se continuaient depuis
près de deux cents ans, un Juif, Nicolas de Damas,
était devenu, dans ce temps même, l'un des hommes
les plus distingués, les plus instruits, les plus consi-
dérés de son siècle. Bientôt Josèphe devait fournir
un autre exemple de Juif complètement hellénisé.
Mais Nicolas n'avait de juif que le sang; Josèphe
déclare avoir été parmi ses contemporains une excep-
tion*, et toute l'école schismatique d'Egypte s'était
détachée de Jérusalem à tel point, qu'on n'en trouve
7, 9; XXX, 3; S- Jérôme, In Mallh., xii, 13; Dial. aclv. Pelag.,.
m, 2).
1. Mischna, Sanhédrin, xi, 1; Talmud do Babylone, Baba
kama, 82 b et 83 a; Sota^ 49, a et 0; Menachoth, 64 6. Comp.
II Macch., IV, 10 et suiv.
t. Jos., Anl., XX, XI, 2.
SS ORIGINES DU CHRISTIANISME.
pas le moindre souvenir dans le Talmud ni dans la
tradition juive. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'à
Jérusalem le grec était très-peu étudié, que les
éludes grecques étaient considérées comme dange-
reuses et même serviles, qu'on les déclarait bonnes
tout au plus pour les femmes en guise de parure *.
L'étude seule de la Loi passait pour libérale et digne
d'un homme sérieux'. Interrogé sur le moment où
il convenait d'enseigner aux enfants « la sagesse grec-
que », un savant rabbin avait répondu : « A l'heure
qui n'est ni le jour ni la nuit, puisqu'il est écrit de
la Loi : « Tu l'étudieras jour et nuit'. »
Ni directement ni indirectement, aucun élément de
doctrine hellénique ne parvint donc jusqu'à, Jésus.
Il ne connut rien hors du judaïsme ; son esprit con-
serva cette franche naïveté qu'affaiblit toujours une
culture étendue et variée. Dans le sein même àa
judaïsme, il resta étranger à beaucoup d'efforts sou-
vent parallèles aux siens. D'une part, l'ascétisme des
esséniens et des thérapeutes * ne paraît pas avoir eu
i. Talmud de Ji^rusalem, Péah, i, 1.
I. Jos., Ant., ioc. cit.; Orig., Contra Celsum, II, 34.
3. Talmud de Jérusalem, Péah, i, 1; Talmud do Babylone,
Afenacliolh, 99 L.
4. Les thérapeutes de Philon sont une branche d'esséniens.
Leur nom mômo parait n'être qu'une traduction grecijue de celui
dos es$énien$ ( taaaîci, asaya, « médecins »). Cf. Philon, D*
VIE DE JÉSDS. 37
sur lui d'influence directe'; de l'autre, les beaux
essais de philosophie religieuse tentés par l'école
juive d'Alexandrie, et dont Philon. son contemporain,
était l'ingénieux interprète, lui furent inconnus. Les
fréquentes ressemblances qu'on trouve entre lui et
Philon, ces excellentes maximes d'amour de Dieu, de
charité, de repos en Dieu', qui font comme un écho
entre l'Évangile et les écrits de l'illustre penseur
alexandrin, viennent des communes tendances que
les besoins du temps inspiraient à tous les esprits
élevés.
Heureusement pour lui, il n'étudia pas davantage
la scolastique bizarre qui s'enseignait à Jérusalem
et qui devait bientôt constituer le Talmud. Si quel-
ques pharisiens l'avaicjit déjà apportée en Galilée ,
il ne les fréquenta pas, et, quand il toucha plus tard
cette casuistique niaise, elle ne lui inspira que le
dégoût. On peut supposer cependant que les prin-
cipes de Hillel ne lui furent pas inconnus. Hillel,
cinquante ans avant lui, avait prononcé des apho-
vila conlempl., § 1; Jos., B. J., II, viii, 6; Épipliane, Adv.
hœr., XXIX, 4.
1. Les esséniens ne Ggurent pas une seule fois dans les écrits
du christianisme naissant.
2. Voir surtout les traités Quis rerum divinarum hœres sil et
De philanlhropia de Philon.
88 OUIGINES DU CHRISTIANISME.
rismes qui ont avec les siens beaucoup d'analogie.
Par sa pauvreté humblement supportée, par la dou-
ceur de son caractère, par l'opposition qu'il faisait
aux hypocrites et aux prêtres , Hillel fut le maître de
Jésus S s'il est permis de parler de maître quand il
s'agit d'une si haute originalité.
La lecture des livres de l'Ancien Testament fit sur
lui beaucoup plus d'impression. Le canon des livres
saints se composait de deux parties principales, la
Loi, c'est-à-dire le Pentateuque, et les Prophètes,
tels que nous les possédons aujourd'hui. Une vaste
exégèse allégorique s'appliquait à tous ces livres et
cherchait à en tirer ce qui n'y est pas, mais ce qui
répondait aux aspirations du temps. La Loi, qui re-
présentait, non les anciennes lois du pays, mais bien
les utopies, les lois factices et les fraudes pieuses du
temps des rois piétistes, était devenue, depuis que
la nation ne se gouvernait plus elle-même, un thème
inépuisable de subtiles interprétations. Quant aux
Prophètes et aux Psaumes, on était persuadé que
presque tous les traits un peu mystérieux de ces
livres se rapportaient au Messie, et l'on y cherchait
^'avance le type de celui qui devait réaliser les espé-
1. Pirkë Abolit, ch. i et ii ; Talm. do Jérus., Pesacliim, vi, < ;
Talm. de Bab., Pesachim, 66 a ■ Schahbath, 30 b et 31 o; Joma,
35 6.
VIE DE JÉSOa. 39
ranccs de la nation. Jésus partageait le goût de tout
le monde pour ces interprétations allégoriques. Mais
la vraie poésie de la Bible, qui échappait aux puérils
exégètes de Jérusalem, se révélait pleinement à son
beau génie. La Loi ne paraît pas avoir eu pour lui
beaucoup de charme; il crut pouvoir mieux faire.
Mais la poésie religieuse des Psaumes se trouva dans
un merveilleux accord avec son âme lyrique; ces
hymnes augustes restèrent toute sa vie son aliment
et son soutien. Les prophètes, Isaïe en particulier et
son continuateur du temps de la captivité, avec leurs
brillants rêves d'avenir, leur impétueuse éloquence,
leurs invectives entremêlées de tableaux enchanteurs,
furent ses véritables maîtres. Il lut aussi sans doute
plusieurs des ouvrages apocryphes, c'est-à-dire de
ces écrits assez modernes, dont les auteurs, pour
se donner une autorité qu'on n'accordait plus qu'aux
écrits très-anciens, se couvraient du nom de pro-
phètes et de patriarches. Le livre de Daniel surtout
le frappa'. Ce livre, composé par un Juif exalté du
temps d'Antiochus Épiphane, et mis par lui sous le
couvert d'un ancien sage*, était le résumé de l'esprit
1. Malth., XXIV, 15; Marc, xiu, 14.
2. La légende de Daniel était déjà formée au vu" siècle avant
J.-C. (Ézéchiel, xiv, 14 et suiv.; xxviii, 3). Plus tard, on supposa
qu'il avait véca au temps do >a captivité de Babylone.
«0 OUIGINES DD CHRISTIANISME.
des derniers temps. Son auteur, vrai créateur de la
philosophie de l'histoire, avait pour la première fois
osé ne voir dans le mouvement du monde et la suc-
cession des empires qu'une fonction subordonnée aux
destinées du peuple juif. Jésus, dès sa jeunesse, fut
pénétré de ces hautes espérances. Peut-être lut-il
aussi les livres d'IIénoch , alors révérés à l'égal des
livres saints * , et les autres écrits du même genre ,
qui entretenaient un si grand mouvement dans l'ima-
gination populaire. L'avènement du Messie avec ses
gloires et ses terreurs, les nations s'écroulant les
unes sur les autres, le cataclysme du ciel et de la
terre furent l'aliment familier de son imagination, et,
comme ces révolutions étaient censées prochaines,
qu'une foule de personnes cherchaient à en supputer
les temps, l'ordre surnaturel où nous transportent de
telles visions lui parut tout d'abord parfaitement
naturel et simple.
1. Episl. Jticlœ, 6, 14 et suiv.; Il Pétri, ii, 4, <1 ; Teslam. des
douze pair., Siniéon, 5; Lévi, 10, 14, 16; Juda, 18; Zab., 3;
Dan, 5; Benj., 9; Neplilhali, 4; Episl. Damabœ,c. 4, 16 (d'après
le Codex Siriaïlicus). Voir ci-dessus, introd., p. xlii-xliii. Le
« livre d'IIénoch » forme encore une partie inlégranle de la Bible
éthiopienne. Tri que nous le connaissons par la version éthiopienne,
il est composé de pièces de différentes dates. Quelqups-unes de
ces pièces ont de l'analogie avec les discours do Jésus. Compare?,
par exemple, les ch. xcvi-xnm à I.iic, vi, 24 et suiv.
VIE DE JÉSDS. 41
Qu'il n'eût aucune connaissance de l'état général
du monde, c'est ce qui résulte de chaque trait de
ses discours les plus authentiques. La terre lui paraît
encore divisée en royaumes qui se font la guerre ; il
semble ignorer la « paix romaine » , et l'état nouveau
de société qu'inaugurait son siècle. Il n'eut aucune
idée précise de la puissance de l'Empire; le nom de
« César » seul parvint jusqu'à lui. Il vit bâtir, en
Galilée ou aux environs, Tibériade, Juliade, Diocé-
sarée, Césarée, ouvrages pompeux des Hérodes, qui
c'nerchaient, par ces constructions magnifiques, à
prouver leur admiration pour la civilisation romaine
et leur dévouement envers les membres de la famille
d'Auguste, dont les noms, par un caprice du sort,
servent aujourd'hui, bizarrement altérés, à désigner
de misérables hameaux de Bédouins. Il vit aussi
probablement Sébaste, œuvre d'Hérode le Grand,
ville de parade, dont les ruines feraient croire qu'elle
a été apportée là toute faite, comme une machine
qu'il n'y avait plus qu'à monter sur place. Cette
architecture d'ostentation, arrivée en Judée par char-
gements, ces centaines de colonnes, toutes du même
diamètre, ornement de quelque insipide « rue de
Rivoli », voilà ce qu'il appelait « les royaumes du
monde et toute leur gloire ». Mais ce luxe de com-
mande, cet art administratif et officiel lui déplai-
42 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
saient. Ce qu'il aimait, c'étaient ses villages galiléens,
mélange confus de cabanes, d'aires et de pressoirs
taillés dans le roc, de puits, de tombeaux, de figuiers,
d'oliviers. Il resta toujours près de la nature. La
cour des rois lui apparaît comme un lieu où les gens
ont de beaux habits*. Les charmantes impossibilités
dont fourmillent ses paraboles, quand il met en
scène les rois et les puissants', prouvent qu'il ne
conçut jamais la société aristocratique que comme
un jeune villageois qui voit le monde à travers le
prisme de sa naïveté.
Encore moins connut-il l'idée nouvelle, créée par
la science grecque, base de toute philosophie, et que
la science moderne a hautement confirmée, l'exclusion
des forces surnaturelles auxquelles la naïve croyance
des vieux âges attribuait le gouvernement de l'uni-
vers. Près d'un siècle avant lui, Lucrèce avait ex-
primé d'une façon admirable l'inHexibilité du régime
général de la nature. La négation du miracle , cette
idée que tout se produit dans le monde par des lois
où l'intervention personnelle d'êtres supérieurs n'a
aucune part, était de droit commun dans les grandes
écoles de tous les pays qui avaient reçu la science
<. MaUh., XI, 8.
î. Voir, par exemple, Malth., xiii, ï et suiT
VIF, DE JÉ3DS. «
grecque. Peut-êlre même Babylone et la Perse n'v
étaient-€l!es pas étrangères. Jésus ne sut rien de ce
progrès. Quoique né à une époque où le principe de
la science positive était déjà proclamé, il vécut en
plein surnaturel. Jamais peut-être les Juifs n'avaient
été plus possédés de la soif du merveilleux. Philon,
qui vivait dans un grand centre intellectuel, et qui
avait reçu une éducation très-complète, ne possède
qu'une science chimérique et de mauvais aloi.
Sur ce point, Jésus ne différait nullement de ses
compatriotes. Il croyait au diable, qu'il envisageait
comme une sorte de génie du mal *, et il s'imagi-
nait, avec tout le monde, que les maladies nerveuses
étaient l'elTct de démons, qui s'emparaient du pa-
tient et l'agitaient. Le merveilleux n'était pas pour
lui i"exceptionnel ; c'était l'état normal. La notion du
surnaturel, avec ses impossibilités, n'apparaît que le
jour où naît la science expérimentale de la nature.
L'homme étranger à, toute idée de physique, qui croit
qu'en priant il change la marche des nuages, arrête
la maladie et la mort même, ne trouve dans le mi-
racle rien d'extraordinaire, puisque le cours entier
des choses est pour lui le résultat de volontés libres
de la Divinité. Cet état intellectuel fut toujours celui
4. Uatth., VI, 4 a.
44 ORIGINES DO CHRISTIANISME.
de Jésus. Mais dans sa grande âme une telle croyance
produisait dfs effets tout opposés à ceux où arrivait
le vulgaire. Chez le vulgaire, la foi à l'action parti-
cuJière de Dieu amenait une crédulité niaist et des
duperies de charlatan. Chez lui, cette foi tenait à une
notion profonde des rapports familiers de l'homme
avec Dieu et à une croyance exagérée dans le pou-
voir de l'homme : belles erreurs qui furent le principe
de sa force; car, si elles devaient un jour le mettre
en défaut aux yeux du physicien et du chimiste, elles
lui donnaient sur son temps une force dont aucun
individu n'a disposé avant lui ni depuis.
De bonne heure, son caractère à part se révéla. La
légende se plaît à le montrer dès son enfance en ré-
volte contre l'autorité paternelle et sortant des voies
communes pour suivre sa vocation*. Il est sûr, au
moins, que les relations de parenté furent peu de
chose pour lui. Sa famille ne semble pas l'avoir aimé',
et, par moments, on le trouve dur pour elle'. Jésus,
comme tous les hommes exclusivement préoccupés
1. Luc, II, 42 et suiv. Les Évangiles apocryphes sont pleins de
pircillns histoiros poussées au grotesque.
2. Matth., XIII, 57; Marc, vi, 4; Jean, vu, 3 et suiv. Voyez ci-
dossous, p. 160, noie 4.
3. Matth., XM, 48; Marc, m, 33; Luc, viii, 21 ; Jean, ii, 4;
Évang. selon les Uobroux, daus saint Jérôme, J)iai. otlv. l'elay.,
III, t.
VIE DE JÊSD3. 4î
d'une idée, arrivait à tenir peu de compte des liens
du sang. Le lien de l'idée est le seul que ces sortes
de natures reconnaissent. « Voilà ma mère et mes
frères, disait-il en étendant la main vers ses disciples;
celui qui fait la volonté de mon Père, voilà, mon frère
et ma sœur. » Les simples gens ne l'entendaient pas
ainsi , et un jour une femme , passant près de lui ,
s'écria, dit-on : « Heureux le ventre qui t'a porté et
les seins que tu as sucés! » — « Heureux plutôt,
répondit-il', celui qui écoute la parole de Dieu et qui
la met en pratique ! » Bientôt, dans sa hardie révolte
contre la nature, il devait aller plus loin encore, et
nous le verrons foulant aux pieds tout ce qui est de
l'homme, le sang, l'amour, la patrie, ne garder
d'âme et de cœur que pour l'idée qui se présentait à
lui comn'ie la forme absolue du bien et du vrai.
«. Luc, XI, 27 et iuir.
CHAPITRE IV
OnDRE d'idées au SEIiN DUQEEL SE DÉVEL0PP4 JÉSUS.
Comme la terre refroidie ne permet plus de com-
prendre les phénomènes de la création primitive,
parce que le feu qui la pénétrait s'est éteint; ainsi
les explications réfléchies ont toujours quelque chose
d'insuffisant, quand il s'agit d'appliquer nos timides
procédés d'analyse aux révolutions des époques créa-
trices qui ont décidé du sort de l'humanité. Jésus
vécut à un de ces moments où la partie de la vie
publique se joue avec franchise, oii l'enjeu de l'ac-
tivité humaine est porté au centuple. Tout grand
rôle, alors, entraîne la mort; car de tels mouvements
supposent une liberté et une absence de mesures
préventives qui ne peuvent aller sans de terribles
contre-poids. Maintenant, l'homme risque peu et
gagne peu. Aux époques héroïques de l'activité hu-
maine, l'homme risque tout et gagne tout. Les bons
et les méchants, ou du moins ceux qui se croient et
VIE DE JÉSDS. «
que l'on croit tels, forment des armées opposées. On
arrive par l'échafaud è, l'apothéose; les caractères
ont des traits accusés, qui les gravent comme des
types éternels dans la mémoire des hommes. En de-
hors de la révolution française, aucun milieu histo-
rique ne fut aussi propre que celui où se forma Jésus
à développer ces forces cachées que l'humanité tient
comme en réserve, et qu'elle ne laisse voir qu'à ses
jours de fièvre et de péril.
Si le gouvernement du monde était un problème
spéculatif, et que le plus grand philosophe fût
l'homme le mieux désigné pour dire à ses sembla-
bles ce qu'ils doivent croire, c'est du calme et de la
réflexion que sortiraient ces grandes règles morales
et dogmatiques qu'on appelle des religions. Mais il
n'en est pas de la sorte. Si l'on excepte Çakya-
Mouni, les grands fondateurs religieux n'ont pas été
des métaphysiciens. Le bouddhisme lui-même , qui
est bien sorti de la pensée pure, a conquis une moi-
tié de l'Asie pour des motifs tout politiques et mo-
raux. Quant aux religions sémitiques, elles sont aussi
peu philosophiques qu'il est possible. Moïse et
Mahomet n ont pas été des spéculatifs : ce furent des
hommes d'action. C'est en proposant l'action à leurs
compatriotes, à leurs contemporains, qu'ils ont do-
miné l'humanité. Jésus, de même, ne fut pas un
48 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
théologien, un philosophe ayant un système plus ou
moins bien composé. Pour être disciple de Jésus, il
ne fallait signer aucun formulaire, ni prononcer au-
cune profession de foi ; il ne fallait qu'une seule
chose, s'attacher à lui, l'aimer. Il ne disputa jamais
sur Dieu, car il le sentait directement en lui. L'écueil
des subtilités métaphysiques, contre lequel le chris-
tianisme alla heurter dès le m'' siècle, ne fut nulle-
ment posé par le fondateur. Jésus n'eut ni dogmes
ni système; il eut une résolution personnelle fixe,
qui, ayant dépassé en intensité toute autre volonté
créée, dirige encore à l'heure qu'il est les destinées
de l'humanité.
Le peuple juif a eu l'avantage, depuis la captivité
de Babylone jusqu'au moyen âge, d'être toujours
dans une situation très-tendue. Voilà pourquoi les
dépositaires de l'esprit de la nation, durant ce long
période, semblent écrire sous l'action d'une fièvre
intense, qui les met tantôt au-dessus, tantôt au-des-
sous de la raison, rarement dans sa moyenne voie.
Jamais l'homme n'avait saisi le problème de l'avenir
et de sa destinée avec un courage plus désespéré,
plus décidé à se porter aux extrêmes. Ne séparant
pas le sort de l'humanité de celui de leur petite race,
les penseurs juifs sont les premiers qui aient eu
souci d'une théorie générale de la marche de noire
VIE DE JESUS. 49
espèce. La Grèce, toujours renfermée en elle-même,
et uniquement attentive à ses querelles de petites
villes, a eu des historiens excellents; le stoïcisme a
énoncé les plus hautes maximes sur les devoirs de
l'homme considéré comme citoyen du monde et comme
membre d'une grande fraternité ; mais, avant l'époque
romaine, on chercherait vainement dans les littéra-
tures classiques un système général de philosophie
de l'histoire, embrassant toute l'humanité. Le Juif,
au contraire, grâce à une espèce de sens prophétique
qui rend par moments le Sémite merveilleusement
apte à voir les grandes lignes de l'avenir, a fait
entrer l'histoire dans la religion. Peut-être doit-il un
peu de cet esprit à la Perse. La Perse, depuis une
époque ancienne, conçut l'histoire du monde comme
une série d'évolutions, à chacune desquelles préside
un prophète. Chaque prophète a son hazar, ou règne
de mille ans (chiliasme), et de ces âges successifs,
analogues aux millions de siècles dévolus à chaque
bouddha de l'Inde, se compose la trame des événe-
ments qui préparent le règne d'Ormuzd. A la fin des
temps, quand le cercle des chiliasmes sera épuisé,
viendra le paradis définitif. Les hommes alors vivront
heureux; la terre sera comme une plaine; il n'y aura
qu'une langue, une loi et un gouvernement pour
tous les hommes. Mais cet avènement sera précédé
4
«0 ORIGINES DU CHRISTIANISME,
de terribles calamités. Daliak (le Satan de la Perse)
rompra les fers qui l'enchaînent et s'abattra sur le
monde. Deux prophètes viendront consoler les
hommes et préparer le grand avènement'. Ces idées
couraient le monde et pénétraient jusqu'à Rome , où
elles inspiraient un cycle de poëmes prophétiques,
dont les idées fondamentales étaient la division de
l'histoire de l'humanité en périodes , la succession
des dieux répondant à, ces périodes, un complet re-
nouvellement du monde, et l'avènement final d'un
âge d'or*. Le livre de Daniel, certaines parties du
livre d'Hénoch et des livres sibyllins', sont l'expres-
sion juive de la même théorie. Certes, il s'en faut
que ces pensées fussent celles de tous. Elles ne
furent d'abord embrassées que par quelques per-
sonnes à l'imagination vive et portées vers les doc-
trines étrangères. L'auteur étroit et sec du livre
d'Esther n'a jamais pensé au reste du monde que
pour le dédaigner et lui vouloir du mal*. L'épicu-
1. Yaçna, xii, 24; Théopompe, dans Plut., De Iside et Osi-
ride, § 47 ; Minokhired, passage publié dans la ZeitschrifC der
deulschen morgenlœndischen Oesellschafl, I, p. 163.
2. Virg., Égl. iv; Servius, sur le v. 4 de ceUeéglogue; Nigi-
dius, elle pa' Servius, sur le v. <0.
3. Carm. sibyll.. livre III, 97-817.
4. £sWer, VI, 13; vu, 10; viii,7,11-17; ix, 1-22. Comparez daas
les parties apocryphes : ix, 10-11 ; xiv, 13 et suiv.; xvi, 20, 24.
»IE DE JÊ808. 55
rien désabusé qui a écrit l'Ecclésiaste pense si peu à
l'avenir, qu'il trouve même inutile de travailler pour
ses enfants; aux yeux de ce célibataire égoïste, le
dernier mot de la sagesse est de placer son bien à
fonds perdu ' . Mais les grandes choses dans un
peuple se font d'ordinaire par la minorité. Avec ses
énormes défauts, dur, égoïste, moqueur, cruel, étroit,
subtil, sophiste, le peuple juif est cependant l'auteur
du plus beau mouvement d'enthousiasme désinté-
ressé dont parle l'histoire. L'opposition fait toujours
la gloire d'un pays. Les plus grands hommes d'une
nation sont souvent ceux qu'elle met à mort. Socrate
a illustré Athènes, qui n'a pas jugé pouvoir vivre
avec lui. Spinoza est le plus grand des juifs mo-
dernes, et la synagogue l'a exclu avec ignominie.
Jésus a été l'honneur du peuple d'Israël , qui l'a
crucifié.
Un gigantesque rêve poursuivait depuis des siècles
le peuple juif, et le rajeunissait sans cesse dans sa
décrépitude. Étrangère à la théorie des récompenses
individuelles, que la Grèce a répandue sous le nom
d'immortalité de l'âme, la Judée avait concentré sur
son avenir national toute sa puissance d'amour et de
1. Eccl.,1, 11; II, 1&, 18-24; m, 19-22; iv, 8,15-16,7, 17-18.
3, 6; VIII, 15; ix, 9, 10.
52 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
désir. Elle crut avoir 1er promesses divines d'une
destinée sans bornes, et, comme l'amère réalité qui,
à partir du ix'^ siècle avant notre ère, donnait de
plus en plus le royaume du monde à la force, refou-
lait brutalement ces aspirations, eile se rejeta sur les
alliances d'idées les plus impossibles, essaya les volte-
face les plus étranges. Avant la captivité, quand tout
l'avenir terrestre de la nation se fut évanoui par la
séparation des tribus du Nord, on rêva la restauration
de la maison de David, la réconciliation des deux
fractions du peuple, le triomphe de la théocratie et du
culte de Jéhovah sur les cultes idolâtres. A l'époque
de la captivité, un poêle plein d'harmonie vit la splen-
deur d'une Jérusalem future , dont les peuples et les
îles lointaines seraient tributaires , sous des couleurs
si douces, qu'on eiit dit qu'un rayon des regards de
Jésus l'eût pénétré à une distance de six siècles *.
La victoire de Cyrus sembla quelque temps réaliser
tout ce qu'on avait espéré. Les graves disciples de
l'Avcsla et les adorateurs de Jéhovah se crurent
frères. La Perse était arrivée, en bannissant les dévas
multiples et en les transformant en démons (divs), b.
tirer des vieilles imaginations ariennes, essentielle-
ment naturalistes, une sorte de monothéisme. Le ton
h. Isiïe, LX et SUIT.
VIE DE JËSD3. 53
prophétique de plusieurs des enseignements de l'Iran
avait beaucoup d'analogie avec certaines composi-
tions d'Osée et d'Isaïe. Israël se reposa eous les
Achéménides *, et, sous Xerxès (Assuérus), se fit,
dit-on, redouter des Iraniens eux-mêmes. Puis l'en-
trée triomphante et souvent brutale de la civilisation
grecque et romaine en Asie le rejeta dans les rêves.
Plus que jamais, il invoqua le Messie comme juge
et vengeur des peuples. Il lui fallut un renouvelle-
ment complet, une révolution prenant la terre à ses
racines et l'ébranlant de fond en comble, pour sa-
tisfaire l'énorme besoin de vengeance qu'excitaient
chez lui le sentiment de sa supériorité et la vue de
ses humiliations *.
Si Israël avait eu la doctrine, dite spiritualiste, qui
coupe l'homme en deux parts, le corps et l'âme, et
trouve tout naturel que, pendant que le corps pourrit,
l'âme survive, cet accès de rage et d'énergique pro-
testation n'aurait pas eu sa raison d'être Mais une
telle doctrine, sortie de la philosophie grecque, n'était
4. Tout le livre d'Eslher respire un grand attachement à cette
dynastie. L'Ecclésiaste , qui parait avoir été écrit vers la même
époque, montre dans les idées juives un singulier relâchement.
2. Lettre apocr. de Baruch, dans Fabricius. Cod. pseud. V. T.,
II, p. 147 et suiv., et dans Ceriani , Alonum. sacra elprof., I^
tasc. I, p. 96 et suiv.
54 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
pas dans les traditions de l'esprit juif. Les anciens
écrits héoreux ne renferment aucune trace de rému-
nérations ou de peines futures. Pendant que l'idée de
la solidarité de la tribu exista, il était naturel qu'on
ne songeât pas à une stricte rétribution selon les
mérites de chacun. Tant pis pour l'homme pieux qui
tombait à une époque d'impiété ; il subissait comme
les autres les malheurs publics, suite de l'impiété
générale. Cette doctrine, léguée par les sages de
l'école patriarcale, aboutissait chaque jour à d'insou-
tenables contradictions. Déjà du temps de Job, elle
était fort ébranlée; les vieillards de Tlicman qui la
professaient étaient des hommes arriérés, et le jeune
Elihu, qui intervient pour les combattre, ose émettre
dès son premier mot cette pensée essentiellement ré-
volutionnaire : Il La sagesse n'est plus dans les vieil-
lards ' ! » Avec les complications qui s'étaient intro-
duites dans le monde depuis Alexandre, le principe
thémanite et mosaïque devenait plus intolérable en-
core*. Jamais Israël n'avait été plus fidèle à la Loi,
et pourtant on avait subi l'atroce persécution d'An-
4. Job, XXXIII, 9.
2. Il est cependant remarquable que Jésus, Ois de Sirach, s'y
tient striclomcut (xvii, 26-28; zw 10-11; xxx, 4 et suiv.; xu,
1-2; xLiv, 9). L'auteur de la Sagesse est d'un sentiment tout
oiiposé (iv, 1, texte grec).
VIE DE JÉSUS. ;,:;
tiochus. Il n'y avait qu'un rhéteur, habitué k répéter
de vieilles phrases dénuées de sens, pour oser pré-
tendre que ces malheurs venaient des infidélités du
peuple *. Quoi ! ces victimes qui meurent pour leui
foi , ces héroïques Macchabées , cette mère avec ses
sept fils, Jéhovah les oubliera éternellement, les aban-
donnera à la pourriture de la fosse ' ? Un sadducéen
incrédule et mondain pouvait bien ne pas reculer de-
vant une telle conséquence; un sage consommé, tel
qu'Antigone de Soco ', pouvait bien soutenir qu'il ne
faut pas pratiquer la vertu comme l'esclave en vue de
la récompense, qu'il faut être vertueux sans espoir.
Mais la masse de la nation ne pouvait se contenter
de cela. Les uns, se rattachant au principe de l'im-
mortalité philosophique, se représentèrent les justes
vivant dans la mémoire de Dieu, glorieux à jamais
dans le souvenir des hommes, jugeant l'impie qui les
a persécutés*. « Ils vivent aux yeux de Dieu;... ils
1 . Esth.j XIV, 6-7 ( apocr. ) ; Épîlre apocryphe de Baruch (Fabri-
ciuset Ceriani, loc. cit.).
2. II Macch., VII.
3. Pirkê Abolit, i, 3.
4. Sagesse, ch. ii-vi; viii, -13 ; Pirkë Abolh, iv, 16; De rationis
xmperio, attribué à Josèphe, 8, 13, 16, 48. Encore faut-il remar-
quer que l'auteur de ce dernier traité ne fait valoir qu'en seconde
ligne le mutif de rémunération personnelle. Le principal mobile
des martyrs est l'amour pur de la Loi, l'avantage que leur mort
56 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
sont connus de Dieu S » voilà leur récompense.
D'autres, les pharisiens surtout, eurent recours au
dogme de la résurrection*. Les justes revivront pour
participer au règne messianique. Ils revivront dans
leur chair, et en vue d'un monde dont ils seront les
rois et les juges ; ils assisteront au triomphe de leurs
idées et à l'humiliation de leurs ennemis.
On ne trouve chez l'ancien peuple d'Israël que des
traces tout à fait indécises de ce dogme fondamental.
Le sadducéen, qui n'y croyait pas, était, en réalité,
fidèle à la vieille doctrine juive; c'était le pharisien,
partisan de la résurrection, qui était le novateur.
Mais, en religion, c'est toujours le parti ardent qui
innove; c'est lui qui marche, c'est lui qui tire les
conséquences. La résurrection, idée totalement dif-
férente de l'immortalité de l'âme, sortait d'ailleurs
très-naturellement des doctrines antérieures et de
la situation du peuple. Peut-être la Perse y fournit-
elle aussi quelques éléments'. En tout cas, se com-
procurera au peuple et la gloire qui s'attachera à leur nom.
Comp. Sagesse, iv,1 et suiv.; Eccli., ch. xliv ot suiv.; Jos, B. J.,
II, VIII, 10; III, VIII, 6.
1. Sagesse, iv, 1; De rat. imp., 16, 18.
!. II Maccli., VII, 9, 14; xii, 43-44.
3. Théopompo, dans Diog. Laort., proœni., 9. — Roundehesch,
c. XXXI. Les traces du dogme de la résurrection dans l'Avesta
sont très-doutfiuses.
VIE DE JÉSCB. SI
binant avec !a croyance au Messie et avec la doctrine
d'un prochain renouvellement de toute chose, le
dogme de la résurrection forma la base de ces théories
apocalyptiques qui, sans être des articles de foi (le
sanhédrin orthodoxe de Jérusalem ne semble pas les
avoir adoptées), couraient dans toutes les imagina-
tions et produisaient d'un bout à, l'autre du monde
juif une fermentation extrême. L'absence totale de
rigueur dogmatique faisait que des notions fort con-
tradictoires pouvaient être admises à la fois, même
sur un point aussi capital. Tantôt le juste devait
attendre la résurrection \ tantôt il était reçu dès le
moment de sa mort dans le sein d'Abraham*. Tan-
tôt la résurrection était géi>érale ', tantôt elle était
réservée aux seuls fidèles * . Tantôt elle supposait
une terre renouvelée et une nouvelle Jérusalem, tan-
tôt elle impliquait un anéantissement préalable de
l'univers.
Jésus, dès qu'il eut une pensée, entra dans la brû-
lante atmosphère que créaient en Palestine les idées
que nous venons d'exDoser. Ces idées ne s'ensei-
gnaient a, aucune école ; mau tiles étaient dans l'air,
<. Jean, xi, 24.
2. Luc, XVI, 22. Cf. De ralionis imp.,\i, <6, 48.
3. Dan., \u, 2.
4. U MaccH., vil, 14.
53 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
"i l'âme du jeune réformateur en fut de bonne heure
pénétrée- Nos hésitations, nos doutes ne l'atteigni-
rent iamais. Ce sommet de la montagne de Nazareth,
où nul homme moderne ne peut s'asseoir sans un
sentiment inquiet sur sa destinée peut-être frivole,
Jésus s'y est assis vingt fois sans un doute. Délivré
de l'égoïsme, source de nos tristesses, qui nous fait
rechercher avec âpreté un intérêt d'outre-tombe à la
vertu, il ne pensa qu'à son œuvre, à sa race, à l'hu-
manité. Ces montagnes, cette mer, ce ciel d'azur,
ces hautes plaines à l'horizon , furent pour lui , non
la vision mélancolique d'une âme qui interroge la
nature sur son sort, mais le symbole certain, l'ombre
transparente d'un monde invisible et d'un ciel nouveau.
Il n'attacha jamais beaucoup d'importance aux évé-
nements politiques de son temps, et il en était pro-
bablement mal informé. La dynastie des Hérodes
vivait dans un monde si différent du sien, qu'il ne
la connut sans doute que de nom. Le grand Ilérode
mourut vers l'année môme où il naquit, laissant des
souvenirs impérissables, des monuments qui devaient
forcer la postérité la plus malveillante d'associer son
nom à celui de Salomon, et néanmoins une œuvre ina-
chevée, impossible à, continuer. Ambitieux profane,
égaré dans un dédale de luttes religieuses, cet astu-
cieux Iduméen eut l'avantage que donnent le sang-
VIE DE JÉSUS. 59
'roid et la raison, dénués de moralité, au milieu de
fanatiques passionnés. Mais son idée d'un royaume
profane d'Israël, lors même qu'elle n'eût pas été un
anachronisme dans l'état du monde où il la conçut,
aurait échoué, comme le projet semblable que forma
Salomon, contre les difficultés venant du caractère
môme de la nation. Ses trois fils ne furent que des
lieutenants des Romains, analogues aux radjas de
l'Inde sous la domination anglaise. Antipater ou Anti-
pas, tétrarque de la Galilée et de la Pérée, dont Jésus
fut le sujet durant toute sa vie, était un prince pares-
seux et nul S favori et adulateur de Tibère ', trop
souvent égaré par l'influence mauvaise de sa seconde
femme Hérodiade'. Philippe, tétrarque de la Gaulo-
nitide et de la Batanée , sur les terres duquel Jésus
fit de fréquents voyages, était un beaucoup meilleur
souverain*. Quant à Archélaiis, ethnarque de Jéru-
salem, Jésus ne put le connaître. Il avait environ dix
ans quand cet homme faible et sans caractère, par-
fois violent, fut déposé par Auguste '. La dernière
trace d'un gouvernement indépendant fut de la sorte
1. Jos., Ant., XVIII, V, 1; vu, 1 et 2; Luc, m, 49.
2. Jos., A7it., XVIII, II, 3 ; IV, 5 ; V, 1.
3. Ibid., XVIII, vu, 2.
4. Ibid., XVIII, IV, 6.
6. Ibid., XVII, XII, 2, et B. J., li, 3.
60 ORIGINES on CHRISTIANISME.
perdue pour Jérusalem. Réunie à la Samario et à
ridumée, la Judée forma une sorte d'annexé de la
province de Syrie, où le sénateur Publius Sulpicius
Quirinius, personnage consulaire fort connu*, était
légat impérial. Une série de procurateurs romains,
subordonnés pour les grandes questions au légat im-
périal de Syrie, Coponius, Marcus Ambivius , Annius
Rufus , Valérius Gratus , et enfin ( l'an 26 de notre
ère) Pontius Pilatus, s'y succèdent*, occupés sans
relâche à éteindre le volcan qui faisait éruption sous
leurs pieds.
De continuelles séditions , excitées par les zéla-
teurs du mosaïsme, ne cessèrent en effet, durant tout
ce temps, d'agiter Jérusalem \ La mort des sédi-
tieux était assurée; mais la mort, quand il s'agissait
de l'intégrité de la Loi, était recherchée avec avidité.
Renverser les aigles, détruire les ouvrages d'art éle-
vés par les Hérodes et où les règlements mosaïques
1. Orelli, Inscr. tat., n* 3G93; Henzen , Suppl., a» 7041;
Fasti prœneslini, au 6 mars et au 28 avril (dans \e Co7-pus
inscr. lat., I, 314, 3<7); Borghcsi, Fastes consulaires [encore
inédits], à l'année 74Î; Mommsen, Res geslœ divi Augusti,
p. 411 et suiv. Cf. Tac, Ann. , II, 3a; III, 48; Strabon, XII
VI, 6.
2. Jos., Ant., 1. XVIII.
3. Jos., Anl., les livres XVII et XVllI entiers, et [S. J., liv.
el IL
VIE DE JÉSUS. «
n'étaient pas toujours respectés', s'insurger contre
les écussons votifs dressés par les procurateurs, et
dont les inscriptions paraissaient entachées d'ido-
lâtno ', étaient de perpétuelles tentations pour des
fanatiques parvenus à ce degré d'exaltation qui ôte
tout soin de la vie. Juda , fils de Sariphée , Mat-
thias, fils de Margaloth, deux docteurs de la Loi fort
célèbres, formèrent ainsi un parti d'agression har-
die contre l'ordre établi , qui se continua après leur
supplice'. Les Samaritains étaient agités de mouve-
ments du même genre*. Il semble que la Loi n'eiit
jamais compté plus de sectateurs passionnés qu'au
moment oii vivait déjà, celui qui, de la pleine autorité
de son génie et de sa grande âme , allait l'abro-
ger. Les « zélotes I) (kanaïm) ou «sicaires», assas-
sins pieux, qui s'imposaient pour tâche de tuer qui-
conque manquait devant eux à la Loi, commençaient
à paraître °. Des représentants d'un tout autre esprit,
des thaumaturges, considérés comme des espèces de
1. Jos., Ant., XV, X, 4; B. J., I, xxxiii, 2 et suiv. Comp.
livre d'IIcnoch, xcvii, 13-14.
î. Philon, Leg. ad Caïum, § 38.
3. Jos., Ant., XMl, vi, 2 et suiv.; B. J., I, xxxni, 3 et
suiv.
4. Jos., A7it.. XVIII, IV, 1 et suiv
5. Mischna, Sanhédrin, ix, 6; Jean, xvi, S; Jos., B. i., livre fV
•t suiv.; VII, viii et suiv.
62 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
personnes divines , trouvaient créance , par suite du
besoin impérieux que le siècle éprouvait de surna-
turel et de divin*.
Un mouvement qui eut beaucoup plus d'influence
sur Jésus fut celui de Juda le Gaulonite ou le Gali-
léen. De toutes les sujétions auxquelles étaient expo-
sés les pays nouvellement conquis par Rome, le cens
était la plus impopulaire*. Cette mesure, qui étonne
toujours les peuples peu habitués aux charges des
grandes administrations centrales, était particulière-
ment odieuse aux Juifs. Déjà, sous David, nous
voyons un recensement provoquer de violentes récri-
minations et les menaces des prophètes '. Le cens,
en effet, était la base de l'impôt; or, l'impôt, dans
les idées de la pure théocratie, était presque une
impiété. Dieu étant le seul maître que l'homme
doive reconnaître, payer la dîme à un souverain pro-
fane, c'est en quelque sorte le mettre à la place de
Dieu. Complètement étrangère à l'idée de l'État, la
théocratie juive ne faisait en cela que tirer sa der-
nière conséquence, la négation de la société civile et
de tout gouvernement. L'argent des c•ai^ses publi-
1. Acl.. VIII, 9 et suiv.
2. Discours de Claude, h Lyon, tab. ii, sub fin. De Boissieu,
Inscr. anl. de Lyon, p. 136.
3. II Sara., mv.
VIE DE JESDS. «3
ques passait pour de l'argent volé'. Le recensement
ordonné par Quirinius (an 6 de l'ère chrétiennt)
réveilla puissamment ces idées et causa unp grande
fermentation. Un mouvement éclata dans les pro-
vinces du Nord. Un certain Juda, de la vLWe de
Gamala, sur la rive orientale du lac de Tibériade, et
un pharisien nommé Sadok se firent, en niant la
légitimité de l'impôt, une école nombreuse, qui
aboutit bientôt à la révolte ouverte*. Les maximes
fondamentales de l'école étaient que la liberté vaut
mieux que la vie et qu'on ne doit appeler personne
a maître », ce titre appartenant à Dieu seul. Juda
avait bien d'autres principes, que Josèphe , toujours
attentif à ne pas compromettre ses coreligionnaires,
passe à dessein sous silence ; car on ne compren-
drait pas que, pour une idée aussi simple, l'historien
juif lui donnât une place parmi les philosophes de
sa nation et le regardât comme le fondateur d'une
quatrième école, parallèle à celle des pharisiens, des
sadducéens, des esséniens. Juda fut évidemment le
1. Talmud de Babylone, Baba kama, 143 a; Schabbn'.h,
33 6.
2. Jos., Ant., XVni, I, 1 et 6 ; XX, v, 2; B. J., II, vm, \ ; VU,
vin, < ; AcL, V, 37. Avant Juda le Gaulonite, les Acles placent un
autre "gitateur, Theudas; mais c'est là un anachronisme : le
mouvement de Theudas eut lieu l'an 44 de l'ère chrétienne (Jos.,
Anl..\\,\\i).
64 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
chef d'une secte galiléenne, préoccupée de messia-
nisme, et qui aboutit à un mouvement politique. Le
procurateur Goponius écrasa la sédition du Gaulo-
nite ; mais l'école subsista et conserva ses chefs.
Sous la conduite de Menahem, fils du fondateur, et
d'un certain Éléazar, son parent, on la retrouve fort
active dans les dernières luttes des Juifs contre les
Romains '. Jésus vit peut-être ce Juda, qui eut une
manière de concevoir la révolution juive si dilTérente
de la sienne; il connut en tout cas son école, et ce
fut probablement par réaction contre son erreur qu'il
prononça l'axiome sur le denier de César. Le sage
Jésus, éloigné de toute sédition, profita de la faute
de son devancier, et rêva un autre royaume et une
autre délivrance.
La Galilée était de la sorte une vaste fournaise,
où s'agitaient en ébullition les éléments les plus di-
vers*. Un mépris extraordinaire de la vie, ou, pour
mieux dire, une sorte d'appétit de la mort fut la con-
séquence de ces agitations'. L'expérience ne compte
r Jos., Ant., XX, V, 2; B. J-, II, xxii, 8 et suiv.; VII, nii el
suiv.
2. Luc, XIII, 1. Le mouvement galilcen de Juda, fils d'Êzéchias,
ne parait pas avoir eu un carar(ère religieux; peut-être, cepen-
dant, ce caractère a-tr-il été dissimulé par Josèplie [Anl., XVU,
1,5).
3. Jos., Anl., XVI, VI, S, 3; XVUI, i, ».
VIE DE JÉSUS. 65
pour rien dans les grands mouvements fanatiques.
L'Algérie, aux premiers temps de l'occupation fran-
çaise, voyait se lever, chaque printemps , des inspi-
rés, qui se déclaraient invulnérables et envoyés de
Dieu pour chasser les infidèles; l'année suivante,
leur mort était oubliée , et leur successeur ne trou-
vait pas une moindre foi. Très-dure par un côté, la
domination romaine, peu tracassière encore, permet-
tait beaucoup de liberté. Ces grandes dominations
brutales, terribles dans la répression, n'étaient pas
soupçonneuses comme le sont les puissances qui ont
un dogme à garder. Elles laissaient tout faire jus-
qu'au jour oîi elles croyaient devoir sévir. Dans sa
carrière vagabonde, on ne voit pas que Jésus ait été
une seule fois gêné par la police. Une telle liberté,
et par-dessus tout le bonheur qu'avait la Galilée
d'être beaucoup moins resserrée dans les liens du
pédantisme pharisaïque, donnaient à cette contrée
une vraie supériorité sur Jérusalem. La révolution,
ou en d'autres termes le messianisme, y faisait tra-
vailler toutes les tètes. On se croyait à la veille de
la grande rénovation ; l'Écriture, torturée en des sens
divers, servait d'aliment aux plus colossales espé-
rances. A chaque ligne des simples écrits de l'An-
cien Testament, on voyait l'assurance et en quelque
sorte le programme du règne futur qui devait appor-
s
66 ORIGINES ÛU CHHISTIAMSME.
ter la paix sxa justes et sceller à jamais l'œuvre de
Dieu.
De tout temps, cette division en deux parties
opposées d'intérêt et d'esprit avait été pour la nation
hébraïque un principe de force dans l'ordre moral.
Tout peuple appelé à de hautes destinées doit être
un petit monde complet, renfermant dans son sein
les pôles contraires. La Grèce offrait à quelques
lieues de distance Sparte et Athènes, les deux anti-
podes pour un observateur superficiel , en réalité
sœurs rivales, nécessaires l'une à l'autre. II en fut
de même de la Judée. Moins brillant en un sens que
le développement de Jérusalem , celui du Nord fut
en somme aussi fécond ; les œuvres les plus vivantes
du peuple juif étaient toujours venues de là. Une
absence totale du sentiment de la nature , aboutis-
sant à quelque chose de sec, d'étroit, de farouche,
a frappé les œuvres purement hiérosolymites d'un
caractère grandiose, mais triste, aride et repoussant.
Avec ses docteurs solennels, ses insipides canonistes,
ses dévots hypocrites et atrabilaires, Jérusalem n'eût
pas conquis l'humanité. Le Nord a donné au monde
la naïve Salamite, l'humble Chananéenne, la pas-
sionnée Madeleine, le bon nourricier Joseph, la
vierge fllarie. Le Nord seul a fait le christianisme ;
Jérusalem, au contraire, est la vraie patrie du
VIE DE JÉSOS. 61
judaïsme obstiné qui, fondé par les pharisiens, fixé
par le Talniud , a traversé le moyen âge et est venu
jusqu'à nous.
Une nature raviSbante contribuait à former cet
esprit beaucoup moins austère, moins âprement
monothéiste, si j'ose le dire, qui imprimait à tous
les rêves de la Galilée un tour idyllique et charmant.
Le plus triste pays du monde est peut-être la région
voisine de Jérusalem. La Galilée, au contraire, était
un pays très-vert, très-ombragé, très-souriant, le
vrai pays du Cantique des cantiques et des chansons
du bien-aimé'. Pendant les deux mois de mars et
d'avril, la campagne est un tapis de fleurs, d'une
franchise de couleurs incomparable. Les animaux y
sont petits, mais d'une douceur extrême. Des tour-
terelles sveltes et vives, des merles bleus si légers
qu'ils posent sur une herbe sans la faire plier, des
1. Jos., B. J.j III, III, 2. L'horrible état où le pays est réduit,
surtout près du lac de Tibériade, ne doit pas faire illusion. Ces
pays, maintenant brûlés, ont été autrefois des paradis terrestres.
Les bains de Tibériade, qui sont aujourdhui un affreux séjour,
ont été autrefois le plus bel endroit do la Galilée (Jos., Anl.^
XVllI, II, 3). J.osèplie {Dell. Jud., III, x, 8) vante les beaux
arbrbs de la plain^ de Génésareth, où il n'y en a plu"' un seul.
Antonin Martyr, vers l'an 600, cinquante ans par conséquent
avant l'invasion musulmane, trouve encore la Galilée couverte de
plantations délicieuses, et compare sa fertilité à celle de l'Egypte
68 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
alouettes huppées, qui viennent presque se mettre
sous les pieds du voyageur, de petites tortue? de
ruisseau , dont l'œil est vif et doux , des cigognes à
l'air pudique et grave, dépouillant toute timidité, se
laissent approcher de très-près par l'homme et sem-
blent l'appeler. En aucun pays du monde, les mon-
tagnes ne se déploient avec plus d'harmonie et n'in-
spirent de plus hautes pensées. Jésus semble les
avoir particulièrement aimées. Les actes les plus
importants de sa carrière divine se passent sur les
montagnes : c'est là qu'il était le mieux inspiré ' ;
c'est là qu'il avait avec les anciens prophètes de
secrets entretiens, et qu'il se montrait aux yeux de
6cs disciples déjà transfiguré'.
Ce joli pays, devenu aujourd'hui, par suite de
rénorme appauvrissement que l'islamisme turc a
opéré dans la vie humaine, si morne, si navrant,
mais où tout ce que l'homme n'a pu détruire respire
encore l'abandon, la douceur, la tendresse, surabon-
dait, à l'époque de Jésus, de bien-être et de gaieté.
Les Galiléens passaient pour énergiques , braves et
laborieux'. Si l'on excepte Tibériade, bâtie par Antipas
r Matlh., V, 1; XIV, 23; I.uc, vi, U.
2. Mattli., XVII, 1 cl suiv.; Marc, ix, 4 et suiv.; Luc, ix, 28
et suiv.
3. Jos., U. J., III 1.
VIE DE JÉSUS. 69
en l'honneur de Tibère (vers l'an 15) dans le style
romain', la Galilée n'avait pas de grandes villes. Le
pays était néanmoins fort peuplé, couvert de petites
villes et de gros villages, cul' >/é avec art dans
toutes ses parties'. Aux ruines qui restent de son
ancienne splendeur, on sent un peuple agricole,
nullement doué pour l'art , peu soucieux de luxe ,
indifférent aux beautés de la forme , exclusivement
idéaliste. La campagne abondait en eaux fraîches et
en fruits; les grosses fermes étaient ombragées de
vignes et de figuiers; les jardins étaient des massifs
de pommiers, de ùoyers, de grenadiers'. Le vin
était excellent, s'il en faut juger par celui que les
juifs recueillent encore à Safed, et on en buvait
beaucoup *. Cette vie contente et facilement satis-
faite n'aboutissait pas à l'épais matérialisme de notre
paysan , à la grosse joie d'une Normandie planlu-
1. Jos., Anl., XVin, II, 2; B. J., Il, ix, i ; Vila, 12, 13. 64.
2. Jos., B. J., III, m, 2.
3. On peut se les Ggurer d'après quelques enclos des environs
de Nazareth. Cf. Canl. canl., ii, 3, 6, 13; iv, 13; vi, 6, 10; vu,
8, 12; VIII, 2, 5; Anton. Martyr, l. c. L'aspect des grandes mé-
tairies s'est encore bien conservé dans le sud du pays de Tyr
fancienne tribu d'Aser). La trace de la vieille agriculture pali^sti-
nienne, avec ses ustensiles taillés dans le roc (aires, pre-soirs,
silos, iiusres. meules, etc.), se retrouve du reste à chaque p;is
i. Mttth., IX, 17; xi, 19; Marc, ii, 22; Luc, v, 37; vu, 34;
Jean, ii, 3 et suiv.
70 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
reuse , à la pesante gaieté des Flamands. Elle se
spiritualisait en rêves éthérés , en une sorte de
mysticisme poétique confondant le ciel et la terre.
Laissez l'austère Jean-Baptiste dans son désert de
Judée, prêcher la pénitence, tonner sans cesse, vivre
de sauterelles en compagnie des chacals. Pourquoi
les compagnons de l'époux jeûneraient-ils pendant
que l'époux est avec eux? La joie fera partie du
royaume de Dieu. N'est-elle pas la fille des humbles
de cœur, des hommes de bonne volonté?
Toute l'histoire du christianisme naissant est deve-
nue de la sorte une délicieuse pastorale. Un iMessie
aux repas de noces, la courtisane et le bon Zachée
appelés à ses festins, les fondateurs du royaume
du ciel comme un cortège de paranymphes : voilà
ce que la Galilée a osé , ce qu'elle a fait accepter.
La Grèce a tracé de la vie humaine , par la sculp-
ture et la poésie, des tableaux admirables, mais
toujours sans fonds fuyants ni horizons lointains. Ici
manquent le marbre, les ouvriers excellents, la
langue exquise .et raffinée. Mais la Galilée a créé à
l'état d'imagination populaire le plus sublime idéal ;
car derrière son idylle s'agite le sort de l'humanité,
et la lumière qui éclaire son tableau est le soleil du
royaume de Dieu.
Jésus vivait et grandissait dans ce milieu enivrant.
VIE DE JÊSDS. M
Dès son enfance, il fit presque annuellement le
voyage de Jérusalem pour les fêtes*. Le pèlerinage
était pour les Juifs provinciaux une solennité pleine
de douceur. Des séries entières de psaumes étaient
consacrées h chanter le bonheur de cheminer ainsi
en famille % durant plusieurs jours, au printemps, à
travers les collines et les vallées, tous ayant en per-
spective les splendeurs de Jérusalem, les terreurs des
parvis sacrés, la joie pour des frères de demeurer
ensemble'. La route que Jésus suivait d'ordinaire
dans ces voyages était celle que l'on suit aujourd'hui,
par Ginaea et Sichem*. De Sichem à Jérusalem, elle
est fort sévère. Mais le voisinage des vieux sanc-
tuaires de Silo, de Béthel, près desquels on passe,
tient l'âme en éveil. Ain-el-IIaratnié^ la dernière
étape *, est un lieu mélancolique et charmant, et peu
4. Luc, II, 41.
J. Ibid.,u, 42-44.
3. Voir surtout ps. lxxxiv, cxxii, r.xxxiii (Vulg. lxxxui, cxxi,
cxxxii).
4. Luc, IX, 51-53; xxii, 11 ; Jean, iv, 4; Jos., Ant., XX, vi, 1;
B. J., U, xji, 3; Vita, 5Î. Souvent, cependant, les pèlerins
venaient par la Pérée pour éviter la Samarie, où ils couraient des
dangers. Matth., xix, 1 ; Marc, x, 1.
5. Selon Josèphe [Vita, 52), la route était de trois jours. Mais
l'étape de Sichem à Jérusalem devait d'ordinaire être coupée en
deux.
7J ORIGINES DU CHRISTIANISME.
d'impressions égalent celle qu'on éprouve en s'j
établissant pour le campement du soir. La vallée est
étroite et sombre; une eau noire sort des rochers
percés de tombeaux, qui en forment les parois. C'est,
je crois, la « Vallée des pleurs », ou des eaux suin-
tantes, chantée comme une des stations du chemin
dans le délicieux psaume lxxxiv*, et devenue, pour
le mysticisme doux et triste du moyen âge, l'em-
blème de la vie. Le lendemain , de bonne heure, on
sera à Jérusalem; une telle attente, aujourd'hui en-
core, soutient la caravane, rend la soirée courte et
le sommeil léger.
Ces voyages , où la nation réunie se communi-
quait ses idées, et qui créaient annuellement dans
la capitale des foyers 3.c grancic agitation, mettaient
Jésus en contact avec l'âme de son peuple, et sans
doute lui inspiraient déjà une vive antipathie pour
les défauts des représentants ofliciels du judaïsme.
On veut que le désert ait été pour lui une autre école,
et qu'il y ait fait de longs séjours '. Mais le Dieu
qu'il trouvait là n'était pas le sien. C'était tout au
plus le Dieu de Job , sévère et terrible, qui ne rend
raison h personne. Parfois c'était Satan qui venait le
4. Lxxxiii selon la Vulgale, v. T.
>. Luc, IV, 42; v, 46.
VIE DE JÉSCS. W
tenter. Il relournnil alors dans sa chère Galilée , et
retrouvait son Père céleste, au milieu des vertes
collines et des claires fontaines . parmi les troupes
d'enfants et de femmes qui, l'âme joyeuse et le can-
tique des anges dans le cu-ur, attendaient le salut
d'Israël.
CHAPITRE V.
PnEMIERS APHORISMES DE J É S D S. — SES IDÉES D'DN DIED PiîRB
ET d'une hKLIGION PORE. — PREMIERS DISCIPLES.
Joseph mourut avant que son fils fût arrivé à au-
cun rôle public. Marie resta de la sorte le chef de
la famille , et c'est ce qui explique pourquoi Jésus ,
quand on voulait le distinguer de ses nombreux
homonymes , était le plus souvent appelé « fils de
Marie' ». 11 semble que, devenue par la mort de son
mari étrangère à Nazareth, elle se retira à Cana*,
dont elle pouvait être originaire. Cana ' était une
4. C'est l'expression de Marc, vi, 3. Cf. Matth., xiii , 55. Marc
ne nomme pas Joseph; le quatrième Évangile et Luc, au contraire,
préfèrent l'expression « fils de Joseph ». Luc, m, 23 ; iv, 22 ; Jean,
I, 46; VI, 42. Il e.st singulier que le quatrième Évangile n'appelle
jamais la mèro de Jésus par son nom. Le nom de Ben Joseph,
qui, dans le Talmud, désigne l'un des Messies, donne & réflé-
chir.
5. Jean, ii, < ; it, 46. Jean seul est renseigné sur c« point.
3. Aujourd'hui Kana el-Djélil, identique au casai de Cana
Galilé da temps des croisades (voir Archives des tnititont «ci'e/i-
VIE DE JÉSUS. 75
petite ville à deux heures ou deux heures et demie
de Nazareth, au pied des montagnes qui bornent au
nord la plaine d'Asochis'. La vue, moins grandiose
qu'à Nazareth, s'étend sur toute la plaine et est bor-
née de la manière la plus pittoresque par les mon-
tagnes de Nazareth et les collines de Séphoris. Jésus
paraît avoir fait quelque temps sa résidence en ce
lieu. Là se passa probablement une partie de sa jeu-
nesse et eurent lieu ses premiers éclats '
Il exerçait le métier de son père, qui était celui
de charpentier '. Ce n'était pas là une circonstance
humiliante ou fâcheuse. La coutume juive exigeait
que, l'homme voué aux travaux intellectuels apprît
un état. Les docteurs les plus célèbres avaient des
métiers*; c'est ainsi que saint Paul, dont l'éducation
avait été si soignée, était fabricant de tentes ou tapis-
sier'. Jésus ne se maria point. Toute sa puissance
lipques , V série, t. IFI, p. 370). Kefr-Kenna, à une heure ou
une heure et demie N.-N.-E. de Nazareth (Capharchemmé des
croisades), en est distinct.
1. Maintenant ei-i)i(»aM/".
î. Jean, ii, 41; iv, 46. Cn ou deux disciples étaient de Cana.
Jean, x\i, 2; Matlh., x, 4; Marc, m, <8.
3. Matth., XIII, 55; Marc, vi, 3; Justin, Dtal. cum Tryph., 88.
4. Par exemple , « Rabbi lotianan le cordonnier, Rabbi Isaao
le fort'oron ».
«. Acl., xviii, 3.
76 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
d'aimer se porta sur ce qu'il considérait comme sa
vocation céleste. Le sentiment extrêmement délicat
qu'on remarque en lui pour les femmes * ne se sépara
point du dévouement sans bornes qu'il avait pour
son idée. Il traita en sœurs, comme François d'Assise
et François de Sales, les femmes qui s'éprenaient de
la même œuvre que lui ; il eut ses sainte Claire, ses
Françoise de Chantai. Seulement, il est probable que
celles-ci aimaient plus lui que l'œuvre; il fut sans
doute plus aimé qu'il n'aima. Ainsi qu'il arrive sou-
vent dans les natures très-élevées, la tendresse du
cœur se t'-ansforma chez lui en douceur infinie, en
vague poésie, en charme universel. Ses relations
intimes et libres, d'un ordre tout moral, avec des
femmes d'une conduite équivoque s'expliquent de
même par la passion qui l'attachait à la gloire de son
Père et lui inspirait une sorte de jalousie pour toutes
les belles créatures qui pouvaient y servir *.
Quelle fut la marche de la pensée de Jésus durant
cette période obscure de sa vie ? Par quelles médi-
tations débuta-t-il dans la carrière prophétique? On
l'ignore, son histoire nous étant parvenue à l'état de
récits épars et sans chronologie exacte. Mais le
1. Voir ci-dessous, p. 157-158.
t. Luc, VII, 31 et suiv., Jean, iv, 7 et suiv., vin, 3 et suiv.
VIE DE JÉSUS. 17
développement des produits vivants est partout le
même, et il n'est pas douteux que la croissance
d'une personnalité aussi puissante que celle de Jésus
n'ait obéi à des lois très-rigoureuses. Une haute no-
tion de la Divinité, qu'il ne dut pas au judaïsme, et
qui semble avoir été la création de sa grande âme,
fut en quelque sorte le germe de son être tout en-
tier. C'est ici qu'il faut le plus renoncer aux idées
qui nous sont familières et à ces discussions où
s'usent les petits esprits. Pour bien comprendre la
nuance de la piété de Jésus, il faut faire abstraction
de tout ce qui s'est placé entre l'Évangile et nous.
Déisme et panthéisme sont devenus les deux pôles
de la théologie Les chétives discussions de la scolas-
tique, la sécheresse d'esprit de Descartes, l'irréligion
profonde du xviii* siècle, en rapetissant Dieu, et en
le limitant en quelque sorte par l'exclusion de ce qui
n'est pas lui, ont étoulfé au sein du ralionalisme mo-
derne tout sentiment fécond de la Divinité. Si Dieu,
en effet, est un être déterminé hors de nous, la per-
sonne qui croit avoir des rapports particuliers avec
Dieu est un « visionnaire », et comme les sciences
physiques et physiologiques nous ont montré que
toute vision surnaturelle est une illusion, le déiste un
peu conséquent se trouve dans l'impossibilité de com-
prendre les grandes croyances du passé. Le pan-
78 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
théisme, d'un autre côté, en supprimant là person-
nalité divine, est aussi loin qu'il se peut du Dieu
vivant des religions anciennes. Les hommes qui ont
le plus hautement compris Dieu, Çakya-Mouni, Pla-
ton, saint Paul, saint François d'Assise, saint Augus-
tin, h quelques heures de sa mobile vie, étaient-ils
déistes ou panthéistes ? Une telle question n'a pas de
sens. Les preuves physiques et métaphysiques de
l'existence de Dieu eussent laissé ces grands hommes
fort indifférents. Ils sentaient le divin en eux-mêmes.
— Au premier rang de cette grande famille des
vrais fils de Dieu, il faut placer Jésus. Jésus n'a pas
de visions; Dieu ne lui parle pas comme à quelqu'un
hors de lui ; Dieu est en lui ; il se sent avec Dieu, et
il tire de son cœur ce qu'il dit de son Père. Il vit au
sein de Dieu par une communication de tous les in-
stants; il ne le voit pas, mais il l'entend, sans qu'il
ait besoin de tonnerre et de buisson ardent comme
Moïse, de tempête révélatrice comme Job, d'oracle
comme les vieux sages grecs, de génie familier
comme Socrate, d'ange Gabriel comme Mahomet.
L'imagination et l'hallucination d'une sainte- Thérèse,
par exemple, ne sont ici pour rien. L'ivresse du
soufi se proclamant identique à Dieu est aussi tout
autre chose. Jésus n'énonce pas un moment l'idée
sacrilège qu'il soit Dieu. li ae croit on rapport direct
VIE DE JÉSUS. W
avec Dieu, il se croit fils de Dieu. La plus haute
conscience de Dieu qui ait existé au sein de l'huma-
nité a été celle de Jésus.
On comprend , d'un autre côté , que Jésus , par-
tant d'une telle disposition d'âme, ne sera nullement
un philosophe spéculatif comme Çakya-Mouni. Rien
n'est plus loin de la théologie scolastique que l'Evan-
gile*. Les spéculations des docteurs grecs sur l'es-
sence divine viennent d'un tout autre esprit. Dieu
conçu immédiatement comme Père, voilà toute la
théologie de Jésus. Et cela n'était pas chez lui un
principe théorique, une doctrine plus ou moins prou-
vée et qu'il cherchait à inculquer aux autres. Il ne
faisait à ses disciples aucun raisonnement'; il n'exi-
geait d'eux aucun effort d'attention. Il ne prêchait
pas ses opinions, il se prêchait lui-même. Souvent
des âmes très-grandes et très-désintéressées présen-
tent, associé à beaucoup d'élévation, ce caractère de
perpétuelle attention à elles-mêmes et d'extrême sus-
1. Les discours que le quatrième Évangile prête à Jésus ren-
ferment un germe de théologie. Mais, ces discours étant eu con-
tradiction absolue avec ceux des Évangiles synoptiques, lesquels
représentent sans aucun doute les Logia primitifs, ils doivent
compter pour des documents de l'histoire apostolique, et non pour
des éléments de la vie de Jésus.
9. Voir Mattb., ix, 9, et les autres récits analogues.
W ORIGINES DU CHRISTIANISME.
ceptibilité personnelle, qui en général est (e propre
des femmes *. Leur persuasion que Dieu est en
elles et s'occupe perpétuellement d'elles est si forte,
qu'elles ne craignent nullement de s'imposer aux au-
tres ; notre réserve, notre respect de l'opinion d'au-
trui , qui est une partie de notre impuissance , ne
saurait être leur fait. Cette personnalité exaltée n'est
pas l'égoïsme ; car de tels hommes, possédés de leur
idée, donnent leur vie de grand cœur pour sceller
leur œuvre : c'est l'identification du moi avec l'objet
qu'il a embrassé, poussée à sa dernière limite. C'est
l'orgueil pour ceux qui ne voient dans l'apparition
nouvelle que la fantaisie personnelle du fondateur ;
c'est le doigt de Dieu pour ceux qui voient le résul-
lat. Le fou côloie ici l'homme inspiré; seulement, le
fou ne réussit jamais. Il n'a pas été donné jusqu'ici
i l'égarement d'esprit d'agir d'une façon sérieuse
sur la marche de l'humanité.
Jésus n'arriva pas sans doute du premier coup à
celle haute affirmation de lui-même. Mais il est pro-
bable que, dès ses premiers pas, il s'envisagea avec
Dieu dans la relation d'un fils avec son père. Là est
son grand acte d'originalité ; en cela, il n'est nulle-
1 Voir, par exemple, Jean, xxi, 15 ot suiv.,en observant que
ce .rail parait avoir ol6 exagéré dans le quatrième Évangile.
VIE DE JÉSUS. 81
ment de sa race'. Ni le juif, ni le musulman, n'ont
compris celle délicieuse théologie d'amour. Le
Dieu de Jésus n'est pas le maître fatal qui nous tue
quand il lui plaît, nous damne quand il lui plaît,
nous sauve quand il lui plaît. Le Dieu de Jésus est
Notre Père. On l'entend en écoutant un souflle léger
qui crie en nous : « Père ^ » Le Dieu de Jésus
n'est pas le despote partial qui a choisi Israël pour
son peuple et le protège envers et contre tous.
C'est le Dieu de l'humanité. Jésus ne sera pas
un patriote comme les Macchabées . un théocrate
comme Juda le Gaulonite. S'élevant hardimonl au-
dessus des préjugés de sa nation, il établira l'uni-
verselle paternité de Dieu. Le Gaulonite soutenait
qu'il faut mourir plutôt que de donner à un autre
que Dieu le nom de « maître » ; Jésus laisse ce
nom à qui veut le prendre, et réserve pour Dieu
un titre plus doux. Accordant aux puissants de la
terre, pour lui représentants de la force, un res-
pect plein d'ironie, il fonde la consolaiion suprême,
le recours au Père que chacun a dans le ciel, le
4. La liello âme de Pliilon se rencontra ici, comme sur (uni
d'aulros points, avec celle de Jésus. De confus, ling., § U;
De migr Abr , § 1 ; De somniis. II, § 41 ; De agric. Noé,
§ 12; De nuUatione nominum, § &.
t. Saint l'aul, Ad Galatas, iv, 6.
6
82 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
vrai royaume de Dieu que ciiacun porte en son cœur.
Le nom de « royaume de Dieu » ou de « royaume
du ciel * » fut le terme favori de Jésus pour exprimer
la révolution qu'il inaugurait dans le monde'. Comme
presque tous les termes messianiques, le mot en ques-
tion venait du livre de Daniel. Selon Fauteur de ce
livre extraordinaire, aux quatre empires profanes, des-
tinés à crouler, succédera un cinquième empire, qui
sera celui des « saints » et qui durera éternellement'.
Ce règne de Dieu sur la terre prêtait naturellement
aux interprétations les plus diverses. Pour plusieurs,
c'était le règne du Messie ou d'un nouveau David *;
pour la théologie juive, le « royaume de Dieu » n'est
le plus souvent que le judaïsme lui-même, la vraie
1. Le mot « ciel », dans la langue rabbiniqiie de ce temps, est
svnonyme du nom de « Dieu », qu'on évitait de prononcer. Voir
Buxtorf , Lex. cliald. lalm. rabh., au mot D'OU , et Daniel , iv,
22, 23. Comp. Matth., xxi, 25; Marc, xi, 30, 31 ; Luc, xv, 18,21 ;
XX, 4, 5.
J. Celte expression revient à chaque pape des Évangiles synop-
tiques, des Actes des apôtres, des épitres de saint Paul. Si elle ne
paraît qu'une fois dans le quatrième Évangile (ni, 3 et 5), c'est
que les discours rapportés par cet Évangile sont loin de représen-
ter la parole vraie do Jésus.
3. Dan., ii, 44; vu, 13, 14,22, 27; Apocalypse do Baruch,dan3
Ceriani, Monwn. sacra et prof., tom. I, fasc. ii, p. 82.
4. Marc, xi, 10; — Targum de Jonathan : Is., xl, 9; lui, 10;
Michée, iv, 7.
VIE DE JÉSDS. 83
religion, le culte monothéiste, la piété *. Dans les
derniers temps de sa vie, Jésus crut, à ce qu'il
semble, que ce règne allait se réaliser matériellement
par un brusque renouvellement du monde. Mais sans
doute ce ne fut pas là sa première pensée'. La mo-
rale admirable qu'il tire de la notion du Dieu père
n'est pas celle d'enthousiastes qui croient le monde
près de finir et qui se préparent par l'ascétisme à
une catastrophe chimérique : c'est celle d'un monde
qui veut vivre et qui a vécu. « Le royaume de Dieu
est parmi vous, » disait-il à ceux qui cherchaient
avec subtilité des signes extérieurs de sa venue
future '. La conception réaliste de l'avéïiement divin
n'a été qu'un nuage, une erreur passagère que la
mort a fait oublier. Le Jésus qui a fondé le vrai
royaume de Dieu, le royaume des doux et des hum-
bles, voilà le Jésus des premiers jours*, jours chastes
1 . Mischna, Berakolh, n, 1,3; Talmud de Jérusalem, Berakolh,
11, 2; Kidduschin, i, 2; Talm. de Bab., Berakoth, 15 a; Me-
killa, 42 b; Siphra, 470 b. L'expression revient souvent dans les
Midraschim.
2. Matth., V, 10; vi, 10, 33; xi, 11 ; xii, 28; xvin, 4; xix, 12;
Marc, X, 14, 15; xii, 34; Luc, xu, 31.
3. 1ml, XVII, 20-21 . La traduction « au dedans de vous » est
moins ex?cte, bien qu'elle no s'écarte pas de la pensée de Jésus
en cet endroit.
4. La grande théorie de l'apocalypse du Fils de l'homme est, en
effet, réservée, dans les synoptiques, pour les chapitres qui pré-
84 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
et sans mélange où la voix de son Père rclciilissail
en son sein avec un timbre plus pur. Il y eul alors
quelques mois, une année peut-être, où Uicu habita
vraiment sur la terre. La voix du jeune charpentier
prit tout à coup une douceur extraordinaire. Un
charme infini s'exhalait de sa personne, et ceux qui
l'avaient vu jusque-là ne le reconnaissaient plus'. Il
n'avait pas encore de disciples, et le groupe qui se
pressait autour de lui n'était ni une secte, ni une
école; mais on y sentait déjà un esprit commun,
quelque chose de pénétrant et de doux. Son carac-
tère aimable, et sans doute une de ces ravissantes
figures ' qui apparaissent quelquefois dans la race
juive, faisaient autour de lui comme un cercle de
fascination auquel presque personne, au milieu de
ces populations bienveillantes et naïves, ne savait
échapper.
Le paradis eût été, en effet, transporté sur la
cèdent io récit de la Passion. Les premièrea prédications, surtout
dans Matthieu, sont toutes morales.
1. Matth., XIII, 54 et suiv.; Marc, vi, 8 et suiv.; Jean, vi, 42.
2. La tradition sur la laideurde Jésus (Justin, Dial. cum Tryph.,
85, 88, 100; Clément d'Alex., Pœdag., 111, 1 ; Strom., VI, 17;
Ongèno, Contre Celse, VI, 75; Tertullie/i, De carne CItrisli, 9;
Adi>. JikUcos, 14) vient du désir de voir réalisé en lui un trait
préteniiu messianique (Is., lui, 2). Aucun portrait traditionnel
do Jésus n'existait aux premiers siècles. Saint Au^'ustln, De Tri-
nitate, VIII, 4, S. Cf. Iréné'e, Adv. hœr., I, nxv, 6.
VIE DE JÊSDS. 85
terre, si les idées du jeune maître n'eussent dépassé
de beaucoup ce niveau de médiocre bonté au delà
duquel on n'a pu jusqu'ici élever l'espèce humaine.
La fraternité des hommes, fils de Dieu, et les con-
séquences morales qui en résultent étaient déduites
avec un sentiment exquis. Comme tous les rabbis
du temps, Jésus, peu porté vers les raisonnements
suivis, renfermait sa doctrine dans des aphorismes
concis et d'une forme expressive, parfois énigma-
tique et bizarre'. Quelques-unes de ces maximes
Tenaient des livres de l'Ancien Testament. D'autres
étaient des pensées de sages plus modernes, surtout
d'Antigone de Soco, de Jésus fils de Sirach, et de
Ilillel, qui étaient arrivées jusqu'à lui, non par suite
d'études savantes, mais comme des proverbes sou-
vent répétés. La synagogue était riche en maximes
très-heureusement exprimées, qui formaient une
sorte de littérature proverbiale courante'. Jésus
adopta presque tout cet enseignement oral, mais en
le pénétrant d'un esprit supérieur'. Enchérissant
1. Les Logia ae saint Matthieu réunissent plusieurs de ces
axiomes ensemble, pour en former de grands discours Mais la
f&.-me fragmentaire se fait sentir à travers les sutures.
2. Les sentences des docteurs juifs du temps sont recueillies
dans le petit livre intitulé Pirké Aboth.
3. Les rapprochoiiients seront faits ci-dessous, à masure qu'ils
86 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
d'ordinaire sur les devoirs tracés par la Loi et les
anciens, il voulait la perfection. Toutes les vertus
d'humilité, de pardon, de charité, d'abnégation, de
dureté pour soi-même, vertus qu'on a nommées à
bon droit chrétiennes, si l'on veut dire par là qu'elles
ont été vraiment prêchées par le Christ, étaient en
germe dans ce premier enseignement. Pour la jus-
tice, il se contentait de répéter l'axiome répandu :
« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas
qu'on te fit à toi-même'. » Mais celte vieille sagesse,
encore assez égoïste, ne lui suffisait pas. Il allait aux
excès :
« Si quelqu'un te frappe sur la joue droite , pré-
sente-lui l'autre. Si quelqu'un te fait un procès pour
ta tunique, abandonne-lui ton manteau '. »
se présenteront. On a parfois supposé que, la rédaction du Tal-
mud étant postérieure à celle des Évangiles, des emprunts ont pu
être faits par les compilateurs juifs à la morale chrétienne. Mais
cela est inadmissible; les maximes du Talmud qui répondent à
des sentences évangéliques sont datées avec précision par les noms
des docteur;; à qui on les attribue. Ces attributions écartent l'idée
de tels emprunts.
<. Matth., VII, 12; Luc, vi, 34. Cet axiome est déjà dans le
livra de Tobiej iv, ^6. Ilillel s'en servait habituellement (Talm.
de Bab., Schabbalh, 3< a), et déclarait, comme Jésus, que celait
l'abrégé de la Loi.
2. .Matth., v, 39 et suiv ; Luc, vi, 29 Comparez Jérémie, La-
menl.j m, 36i,
VIE DE JÉSUS. «1
« Si ton œil droit te scandalise , arrache - le et
jette-le loin de toi '. »
H Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui
vous haïssent; priez pour ceux qui vous persécu-
tent \ »
« Ne jugez pas, et vous ne serez point jugés '.
Pardonnez, et on vous pardonnera *. Soyez miséri-
cordieux comme votre Père céleste est miséricor-
dieux '. Donner est plus doux que recevoir ". »
« Celui qui s'humilie sera élevé ; celui qui s'élève
sera humilié '. »
Sur l'aumône, la pitié, les bonnes œuvres, la dou-
ceur, le goût de la paix, le complet désintéresse-
ment du cœur, il avait peu de chose à ajouter à la
4. MaUh., V, 29-30; xvm, 9; Marc, ix, 46.
8. Mailh., V, 44 ; Luc, vi, 27. Comparez ïalmud de Babylone,
Schabbath, 88 b; Joma, 23 o.
3. Malth., vil, 1 ; Luc, vi, 37. Comparez Talniud de Babylone,
Ketliubolh, 103 b.
4. Luc, VI, 37. Comparez Lévit., \i%., 18; Prov.,XX, 22,
Ecclésiastique, xxviii, 1 et suiv.
5. Luc, VI, 36; Siphré, 51 b (Suitzbach, 1802).
6. Parole rapportée dans les Actes, xx, 33.
7. Mailh., xxiii, 12; Luc, xiv, 11 ; xviii, 14. Les sentences rap-
portées par saint Jérôme d'après 1' « Évangile selon les Hébreux »
(Comment, in Epist. ad Ephes., v, 4; in Ezech., xvm; Dial. adv.
Pelag., III, 2 ) sont empreintes du même esprit. Comp. Talm. de
Bab., Erubin, 13 6.
88 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
doctrine de la synagogue*. Mais il y mettait un
accent plein d'on( lion, qui rendait nouveaux des
aphorismes trouvés depuis longtemps. La morale ne
se compose pas de principes plus ou moins bien
exprimés. La poésie du précepte, qui le fait aimer,
est plus que le précepte lui-même, pris comme une
vérité abstraite. Or, on ne peut nier que ces maximes
empruntées par Jésus à ses devanciers ne fassent
dans rÉvangile un tout autre eflet que dans l'an-
cienne Loi, dans les Pirké Abolh ou dans le Talmud.
Ce n'est pas l'ancienne Loi, ce n'est pas le Talmud
qui ont conquis et changé le monde. Peu originale
en elle-même , si l'on veut dire par là qu'on pour-
rait avec des maximes plus anciennes la recompo-
ser presque tout entière, la morale évangélique n'en
reste pas moins la plus haute création qui soit sortie
de la conscience humaine, le plus beau code de la
vie parfaite qu'aucun moraliste ail tracé.
Jésus ne parlait pas contre la loi mosaïque , mais
on sent bien qu'il en voyait l'insuffisance, et il le lais-
sait entendre. Il répétait sans cesse qu'on devait faire
plus que ies anciens sages n'avaient dit *. Il dcfcn-
4. Deulèr., xxiv, xxv, xxvi, elc; Is., lviii,7; Prov., xix, 17;
Pirké Abolh, i; l'a'mud do Jérusalem, Péah , i, 1; Talmuil de
B.ibylone, Schabhath, 63 a; Taliii. do Bab , lial/a kama, 93 o.
I. Matlb., V, 20 et suiv.
VIE DE JÉSUS. 89
dait la moindre parole dure *, il interdisait le divorce*
et tout serment', il blâmait le talion*, il condam-
nait l'usure', il trouvait le désir voluptueux aussi cri-
minel que l'adultère \ Il voulait un pardon universel
des injures'. Le motif dont il appuyait ces maximes
de haute charité était toujours le môme: « ... Pour
que vous soyez les fils de votre Père céleste, qui
fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants.
Si vous n'aimez, ajoutait-il, que ceux qui vous
aiment, quel mérite avez-vous? Les publicains le
font bien. Si vous ne saluez que vos frères, qu'est-ce
que cela? Les païens le font bien. Soyez parfaits,
comme votre Père céleste est parfait*. »
Un culte pur, une religion sans prêtres et sans
pratiques extérieures, reposant toute sur les senti-
1. Mallh., V, 22.
2. Ibid., V, 31 et suiv. Comparez Talmud de Babylone, Sayi-
Kédrin, 22 a.
3. Matth., V, 33 et suiv.
4. Ibid., y, 38 et suiv.
5. Ibid., V, 42. La Loi l'interdisait aussi [Deulér.. xv, 7-8),
mais moins formellement, et l'usage l'autorisait (Luc, vu, 41 el
SUIV.).
6. Matth., xxvii, 28. Comparez Talmud, Masséket Kalla (cdiL
Furlh, 17y3), fol. 34 b.
7. Matth., v, 23 et suiv.
8. Ibid., V, 45 et suiv. Comparez Lévit., xi, 44; xix, 2; Eph.,
V, 4, et l'opLoiuoi; Ttf 9«ij. de PlatOQ.
90 ORIGINES DU CHRlSTIAMSîlE.
ments du cœur, sur l'imitation de Dieu ', sur le rap-
port immédiat de la conscience avec !e Père céleste,
étaient la suite de ces principes. Jésus ne recula
jamais devant cette hardie conséquence, qui faisait
de lui , dans le sein du judaïsme , un révolution-
naire au premier chef. Pourquoi des intermédiaires
entre l'homme et son Père ? Dieu ne voyant que
le cœur, à quoi bon ces purifications, ces pratiques
qui n'atteignent que le corps '? La tradition même,
chose si sainte pour le juif, n'est rien, comparée au
sentiment pur '. L'hypocrisie des pharisiens, qui en
priant tournaient la tête pour voir si on les regar-
dait, qui faisaient leurs aumônes avec fracas, et met-
taient sur leurs habits des signes qui les faisaient
reconnaître pour personnes pieuses, toutes ces sima-
grées de la fausse dévotion le révoltaient. « Ils ont
reçu leur récompense, disait-il ; pour toi, quand tu
fais l'aumône, que ta main gauche ne sache pas ce
que fait ta droite, afin que ton aumône reste dans le
secret, et alors ton Père, qui voit dans le secret, te
la rendra*. Et, quand tu pries, n'imite pas les hypo-
4. Comparez Philon, De migr. Abr., § 23 et 24; De vitii con-
templativa, en entier.
2. Matth., XV, 11 etsuiv.; Marc, vu, 6 et suiv.
3. Marc, vu, 6 et suiv.
4. Mattli. VI, 1 et suiv. Comparez Ecclésiastiijne. ivii, 18;
VIE DE JESUS. 91
crites, qui aiment h, faire leur oraison debout dans
les synagogues et au coin des places, afin d'être vus
des hommes. Je dis en vérité qu'ils reçoivent leur
récompense. Pour toi, si tu veux prier, entre dans
ton cabinet, et, ayant fermé la porte, prie ton Père,
qui est dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le
secret, t'exaucera. Et, quand tu pries, ne fais pas
de longs discours comme les païens, qui s'imaginent
devoir être exaucés à force de paroles. Dieu ton
Père sait de quoi tu as besoin, avant que tu le lui
demandes*. »
Il n'affectait nul signe extérieur d'as! élisme, se
contentant de prier ou plutôt de méditer sur les
montagnes et dans les lieux solitaires, où toujours
l'homme a cherché Dieu'. Cette haute notion des
rapports de l'homme avec Dieu, dont si peu d'âmes,
même après lui, devaient être capables, se résumait
sn une prière, qu'il composait de phrases pieuses
déjà en usage chez les Juifs, et qu'il enseignait à ses
disciples ' :
« Notre Père qui es au ciel, que ton nom soit
xxi\, 15; Talm. de Bab., Chagiga,6 a; Baba ballira , 9 b
1. Matth., VI, 5-8.
2. Matth., XIV, 23; Luc, iv, 42; v, 46; vi, 12.
3. Matth., VI, 9et suiv.; Luc, xi, 2 etsuiv. Voir Talm. dg Edb.,
Berakoth, 29 6, 30 a, surtout l'expression QiQïrau; Ij'':^ .
K ORIGINES DU CHRISTIANISME.
sanctifié ; que ton règne arrive ; que ta volonté soit
faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujour-
d'hui notre pain de chaque jour. Pardonne-nous
nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui
nous ont offensés. Epargne-nous les épreuves;
délivre-nous du Méchant'. » Il insistait particu-
lièrement sur cette pensée que le Père céleste sait
mieux que nous ce qu'il nous faut, et qu'on lui fait
presque injure en lui demandant telle ou telle chose
déterminée*.
Jésus ne faisait en ceci que tirer les conséquences
des grands principes que le judaïsme avait posés,
mais que les classes officielles de la nation tendaient
de plus en plus à méconnaître. La prière grecque et
romaine fut presque toujours entachée d'égoïsme.
Jamais prêtre païen n'avait dit au fidèle: «Si, en
apportant ton oITi-ande à l'autel , tu te souviens que
ton frère a quelque chose contre toi, laisse là, ton
offrande devant l'autel, et va premièrement te récon-
cilier avec ton frère; après cela, viens et fais ton
offrande'. » Seuls dans l'antiquité, ies prophètes
juifs, Isaïe surtout, dans leur antipathie contre le
sacerdoce, avaient entrevu la vraie nature du culte
1 . C'est-à-dire du donion.
t. Luc, XI, B et suiv.
3. MaUb., V, !3-2i.
VIE DE JÉSUS. 93
que l'homme doit à Dieu. « Que m'importe la mul-
lilude de vos victimes! l'en suis rassasié; la graisse
de vos béliers me soulève le cœur ; votre encens
m'importune; car vos mains sont pleines de sang.
Purifiez vos pensées ; cessez de mal faire, apprenez
le bien, cherchez la justice, et venez alors'. » Dans
les derniers temps, quelques docteurs, Siméon le
Juste*, Jésus, fils de Sirach ', lliilel*, touchèrent
presque le but, et déclarèrent que l'abrégé de la Loi
était la justice. Philon, dans le monde judéo-égyp-
tien, arrivait en même temps que Jésus à des idées
d'une haute sainteté morale, dont la conséquence
était le peu de souci des pratiques légales '. Sclie-
maïa et Abtalion, plus d'une fois, se montrèrent
aussi des casuistes fort libéraux*. Rabbi lohanan
allait bientôt mettre les œuvres de miséricorde au-
<. Isate, I, M et suiv. Comparez ibid., Lviii entier; Osée, vi,
6; Malactiie, i, 10 el suiv.
S. Pirké Abolh, i, î.
3. Ecclésiastique, xxxv, 4 et suiv.
4. T.iim. do Jérus., Pesachim, vi, 1 ; Taira, de Bab - môme
traité, 6G a, Schalibath, 31 o.
6 Quod Deus immut.,^ 1 et 2; De Abrahamo, § 22; Ç.;js
rerum divin hœrcs, § 13 et suiv., 55, 58 et suiv.; De projuqis,
§ 7 et 8; Qaod. omnis probus liber, en entier; De vUa conlem-
plaliva, en enlier.
«. Talm. de Bab., Pesachim. 67 4.
04 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
dessus de l'étude même de la Loi ' ! Jésus seul,
néanmoins, dit la chose d'une manière efïïcace.
Jamais on n'a été moins prêtre que ne le fut Jésus,
jamais plus ennemi des formes qui étouffent la reli-
gioii sous prétexte de la protéger. Par là, nous
sommes tous ses disciples et ses continuateurs; par
là, il a posé une pierre éternelle, fondeme at de la
vraie religion, et, si la religion est la chose essen-
tielle de l'humanité, par là il a mérité le rang divin
qu'on lui a décerné. Une idée absolument neuve,
l'idée d'un culte fondé sur la pureté du cœur et sur
la fraternité humaine, faisait par lui son entrée dans
le monde ; idée tellement élevée , que l'Eglise chré-
tienne devait sur ce point trahir complètement les
intentions de son chef, et que, même de nos jours,
quelques âmes seulement sont capables de s'y prêter.
Un sentiment exquis de la nature lui fournissait à
chaque instant des images expressives. Quelquefois
une finesse remarquable, ce que nous appelons do
l'esprit, relevait ses aphorismes; d'autres fois, leur
forme vive tenait à l'heureux emploi de proverbes
populaires. « Comment peux-tu dire à ton frère .
« Permets que j'ôte cette paille de ton œil , » toi qui
as une poutre dans le tien ! Hypocrite ! ôte d'abord
«. Talmud do Jiirusalom. Péah, i, 4.
VIE DE JÉSUS. fl5
la poutre de ton œil , et alors tu penseras à ôter la
paille de l'œil de ton frère,'. >•
Ces leçons, longtemps renfermées dans le cœur
du jeune maître, groupaient déjà quelques initiés.
L'esprit du siècle était aux petites Églises ; c'était
le temps des esséniens et des thérapeutes. Des
rabbis ayant chacun leur enseignement, Schemaïa,
Abtalion, Hillel, Schammaï, Juda le Gaulonite,
Gamaliel , tant d'autres dont les maximes remplis-
sent le Talmud ', s'élevaient de toutes parts. On
écrivait très-peu ; les docteurs juifs de ce temps ne
faisaient pas de livres : tout se passait en conversa-
tions et en leçons publiques, auxquelles on cherchait
à donner un tour facile à retenir'. Le jour où le
jeune charpentier de Nazareth commença à produire
au dehors ces maximes, pour la plupart déjà répan-
dues, mais qui, grâce à lui, devaient régénérer le
monde, ce ne fut donc pas un événement. C'était un
rabbi de plus (il est vrai, le pluscharmant de tous),
et autour de lui quelques jeunes gens avides de l'en-
tendre et cherchant l'inconnu. L'inattention des
<. Matlh., VII, '4-5 ; Luc, vi, 41 et suiv. Comparez Talmud de
Babylone, Baba balhra, ■15 6; Erachin, <6 6.
2. Voir surtout PiVAe Abolh, ch. i.
3. Le Talmud, résumé de ce vaste mouvement d'écoles, ne
commença guère à être écrit qu'au ii' siècle de noire ère.
M ORIGINES DD CHRISTIANISME.
hommes veut du temps pour être forcée. Il n'y avait
pas encore de chrétiens; le vrai christianisme cepen-
dant était fondé, et jamais sans doute il ne fui plus
parfait qu'à ce premier moment. Jésus n'y ajoutera
rien de durable. Que dis-je? Il le compromettra; car
toute idée, pour réussir, a besoin de faire des sacri-
fices; on ne sort jamais immaculé de la lutte de
la vie.
Concevoir le bien, en eiïet, ne suffit pas; il faut
le faire réussir parmi les hommes. Pour cela, des
voies moins pures sont nécessaires. Certes, si l'Evan-
gile se bornait à quelques chapitres de Mallhieu et
de Luc , il serait plus parfait et ne prêterait pas
maintenant à tant d'objections; mais sans miracles
eùt-il converti le monde? Si Jésus fût mort au mo-
ment où nous sommes arrivés de sa carrière, il n'y
aurait pas dans sa vie telle page qui nous blesse;
mais, plus grand aux yeux de Dieu, il fût resté
ignoré des hommes; il serait perdu dans la foule dee
grandes âmes inconnues, les meilleures de toutes;
la vérité n'eût pas été promuli;uée , et le monde
n'eût pas profité de l'immense supi riorilé morale que
son Père lui avait départie. Jésus, lils de Siracli, et
Uillel avaient émis des aphorismes presque aussi
élevés (jue ceux de Jésus. Eiillol cependant ne pas-
sera jamais pour le vrai fondateur du chrislianisnie,
♦ VIE DE JÊSDS. 113
de Jean se retrouvent textuellement dans ses dis-
cours '. Les deux écoles paraissent avoir vécu long-
temps en bonne intelligence *, et, après la mort de
Jean , Jésus, comme confrère alTidé, fut un des pre-
miers averti de cet événement'.
Jean fut bientôt arrêté dans sa carrière propliétiqnc.
Comme les anciens prophètes juifs, il était, au plus
haut degré, frondeur des puissances établies*. La
vivacité extrême avec laquelle il s'exprimait sur leur
compte ne pouvait manquer de lui susciter des em-
barras. En Judée, Jean ne paraît pas avoir été inquiété
par Pilate ; mais, dans la Pérée, au delà du Jourdain,
il tombait sur les terres d'Antipas. Ce tyran s'inquiéta
du levain politique mal dissimulé dans les prédications
de Jean. Les grandes réunions d'hommes formées par
l'enthousiasme religieux et patriotique autour du bap-
tiste avaient quelque chose de suspect '. Un grief tout
personnel vint, d'ailleurs, s'ajouter à ces motifs d'Etat
et rendit inévitable la perte de l'austère censeur.
Un des caractères le plus fortement marqués de
cette tragique famille des Hérodes, était Hérodiade
<. M;illh., III, 7; xii, 34;xxiii, 33.
•2. Ibiil., XI, 2-13.
3. Hnd., XIV, 12.
4. Luc, 111, <9.
5. Joâ., Anl., XVIII, V, ï.
ut ORIGINES DD CHRISTIANISME.
petite-fille d'Hérode le Grand. Violente, ambitieuse,
passionnée, elle détestait le judaïsme et méprisait ses
lois*. Elle avait été mariée, probablement malgré
elle, à, son oncle Hérode, fils de Mariamne*, qu'Hé-
rode le Grand avait déshérité', et qui n'eut jamais
de rôle public. La position inférieure de son mari, à
l'égard des autres personnes de sa l'amille, ne lui
laissait aucun repos ; elle voulait être souveraine à
tout prix*. An tipas fut l'instrument dont elle se servit.
Cet homme faible, étant devenu éperdument amou-
reux d'elle, lui promit de l'épouser et de répudier sa
première femme, fille de Hâreth, roi de Pétra et
émir des tribus voisines de la Pérée. La princesse
arabe, ayant eu vent de ce projet, résolut de fuir.
Dissimulant son dessein, elle feignit de vouloir faire
un voyage à Machéro, sur les terres de son père, et
s'y fit conduire par les officiers d'Anlipas'.
Makaur'' ou Machéro était une forteresse colos-
1. Jos., Ant.,XVm, V, 4.
2. Matthieu (xiv, 3, dans le texte grec) et Marc (vi, 17) veulent
que ce soit PhUippo; mais c'est là certaiiietnonl une JTiadver-
tance (voir Josèphe, Ant. ,\yi\l,\, 1 el 4). La femme de Philippe
était Salomé, Bile d'ilérodiado.
3. ios. ,Ant., XVII, IV, 2.
4. Jos., Ant., XVIII, VII, 1, 2; B. J., II, ix, 6.
5. Jos., Ant., XVIII, V, 1.
6. Cette forme se trouve dans le Taliuud de Jérusalem {Sclié-
VIE DE JESUS. «5
sale bâtie par Alexandre Jannée, puis relevée par
Hérode, dans un des ouadis les plus abrupts à l'orient
de la intr Morte'. C'était un pays sauvage, étrange,
rempli de légendes bizarres et qu'on croyait hanté
des démons*. La forteresse était juste à la limite des
États de Hâretli et d'Anlipas. A ce moment-là,, elle
était en la possession de Oàreth *. Celui-ci averti avait
tout fait préparer pour la fuite de sa fille, qui, de
tribu en tribu , fut reconduite à Pétra.
L'union presque incestueuse* d'Antipaset d'Héro-
diade s'accomplit alors. Les prescriptions juives sur
le mariage étaient sans cesse une pierre de scandale
entre l'irréligieuse famille des Hérodcs et les Juifs
sévères'. Les membres de cette dynastie nombreuse
et assez isolée étant réduits à se marier entre eux, il
en résultait de fréquentes violations des empèche-
nients établis par la Loi. Jean fut l'écho du senti-
ment général en blâmant énergiquement Antipas\
but, IX, 2) et dans les Targums de Jonathan et de Jérusalem
(Nombres, xxii, 35).
4. Aujourd'hui Mkaur, au-dessus du ouadi Zerka-Maïn. Voir la
carte de la mer Morte, par M. Vignes (Paris, 1865).
a. Josèphe, Dt bell. JucL, YII, vi, 4 et suiv.
3. Jos., /lnr,XVIlI, V, 1.
4. Léviliqiie, xviii, 15.
6. Jos., Ant., XV, VII, 10.
6. Mallh., XIV, 4; Marc, vi, 18; Luc, m, 19.
116 ORIGINES DC CHRISTIANISME.
C'était plus qu'il n'?n fallait pour décider celui-ci à
donner suite à ses soupçons. Il fit arrêter le baptiste
et donna ordre de l'enfermer dans la forteresse de
Machéro, dont il s'était probablement emparé après
le di'part de la fille de Hâreth'.
Plus timide que cruel, Antipas ne désirait pas le
mettre à mort. Selon certains bruits, il craignait une
sédition populaire'. Selon une autre version', il au-
rait pris plaisir à écouter le prisonnier, et ces entre-
tiens l'auraient jeté dans de grandes perplexités. Ce
qu'il y a de certain, c'est que la détention se prolon-
gea et que Jean conserva du fond de sa prison une
liberté d'action étendue*. Il correspondait avec ses
disciples, et nous le retrouverons encore en rapport
avec Jésus. Sa foi dans la procliaine venue du Mes-
sie ne (U que s'aflennir; il suivait avec attention les
mouvements du dehors, et cherchait à y découvrir les
signes favorables à l'accomplissement des espérances
dont il se nourrissait.
Â. Jo>., Ant., XVIll, V, i.
2. Matlh., XIV, 5.
3. Marc, vi, 20. Jp lis -nuopei, et non e'itoUi. Cf. Luc, ix, 7.
4. La prison en Orient n'a rien de cellulaire : le p;ilient, tes
pieds retenus par des ceps, est t;ardé à vue dans une cour ou dans
des pièces ouvertes, et cause avec tous les pas.-iant3.
CHAPITRE MI
DÉVELOPPEMENT DES 1 D E t S DE JESOS
SUE LE nulADUE DE DIED.
Jusqu'à l'arrestation de Jean, que nous plaçons
par approximation dans l'été de l'an 29, Jésus ne
quitta pas les environs de la mer Morte et du Jour
dain. Le séjour au désert de Judée était générale
ment considéré comme la préparation des grandes
choses, comme une sorte de « retraite » avant les actes
publics. Jésus s'y soumit à l'exemple de ses devan-
ciers et passa quarante jours sans autre compagnie
que les bêtes sauvages, pratiquant un jeûne rigou-
reux L'imagination des disciples s'exerça beaucoup
sur ce séjour. Le désert était, dans les croyances
populaires, la demeure des démons'. II existe au
monde peu de régions plus désolées, plus abandon-
I. Tobie, VIII, 3; Luc, xi, îi
118 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
nées de Dieu , plus fermées à la vie que la pente
rocailleuse qui forme le bord occidental de la mer
]\Iorte. On crut que, pendant le temps qu'il passa
dans cet affreux pays, il avait traversé de terribles
épreuves, que Satan l'avait effrayé de ses illusions
ou bercé de séduisantes promesses, qu'ensuite les
anges, pour le récompenser de sa victoire, étaient
venus le servir*.
Ce fut probablement en sortant du désert que Jé-
sus apprit l'arrestation de Jean-Baptisle. Il n'avait
plus de raisons désormais de prolonger son séjour
dans un pays qui lui était à demi élranger. Peut-
être aussi craignait-il d'être enveloppé dans les sé-
vérités qu'on déployait à l'égard de Jean, et ne vou-
ait-il pas s'exposer, en un temps où, vu le peu de
célébrité qu'il avait, sa mort ne pouvait servir en
rien au progrès de ses idées. Il regagna la Galilée',
sa vraie patrie, mûri par une importante expérience
cl ayant puisé dans ses rapports avec un grand
H. Mallh., IV, 4 et suiv.; Marc, i, 12-13; Luc, iv, 1 et suiv
Certes, l'analogie frappante que ces récits offrent avec des ii^gendes
du Vendidad (farg. xix) et du Lalilavistara (ch. xvii, xvm, xxi)
porterait à no voir qu'un mythe dans ce séjour au désert. Mais le
récit maigre et concis de Marc, qui représente ici évidemment la
rédaction primitive, suppose un fait réel, qui, plus tard, a fourni
le thème de développenu-nts légendaires.
2. Mallh., IV, 12; Marc, i, 44; Luc, iv, 14; Jean, iv, 3.
VIE DE JÊSOS. 119
homme, fort différent de lui, le sentiment de sa propre
originalité.
En somme, l'influence de Jean sur Jésus avait été
plus fâcheuse qu'utile à ce dernier. Elle fut un arrêt
dans son développement; tout porte à croire qu'il
avait, quand il descendit vers le Jourdain, des idées
supérieures à celles de Jean, et que ce fut par une
sorte de concession qu'il inclina un moment vers le
baptisme. Peut-être, si le baptiste, à l'autorité duquel
il lui aurait été difficile de se soustraire, fût resté libre,
n'eût-il pas su rejeter le joug des rites et des pra-
tiques matérielles , et alors sans doute il serait de-
meuré un sectaire juif inconnu ; car le monde n'eût
pas abandonné des pratiques pour d'autres. C'est par
l'attrait d'une religion dégagée de toute forme exté-
rieure que le christianisme a séduit les âmes élevées.
Le baptiste une fois emprisonné, son école fut fort
amoindrie, et Jésus se trouva rendu à son propre
mouvement. La seule chose qu'il dut à Jean, ce fu-
rent en quelqae sorte des leçons de prédication et
de prosélytisme populaire. Dès ce moment, en effet,
il prêche avec beaucoup plus de force et s'impose èi
la foule avec autorité *.
îi semble aussi que son séjour près de Jean, moins
«. MaUh VII, 29; Marc, i, 22; Luc, iv, 32.
120 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
par l'action du baptiste que par la marche naturpr*»
de sa propre pensée, mûrit beaucoup ses idées sur
« le royaume du ciel ». Son mot d'ordre désormais,
c'est la « bonne nouvelle », l'annonce que le règne
de Dieu est proche*. Jésus ne sera plus seulement
un délicieux moraliste, aspirant à renfermer en quel-
ques aphorismes vifs et courts des leçons sublime»
c'est le révolutionnaire transcendant, qui essaye de
renouveler le monde en ses bases mêmes et de fon-
der sur terre l'idéal qu'il a conçu. « Attendre le
royaume de Dieu » sera synonyme d'être disciple
de Jésus *. Ce mot de « royaume de Dieu » ou de
« royaume du ciel », ainsi que nous l'avons déjà
dit', était depuis longtemps familier aux Juifs. Mais
Jésus lui donnait un sens moral, une portée sociale
que l'auteur même du livre de Daniel , dans son
enthousiasme apocalyptique, avait à peine osé en-
trevoir.
Dans le monde tel qu'il est, c'est le mal qui règne.
Satan est le « roi de ce monde* », et tout lui obéit.
Les rois tuent les prophètes. Les prêtres et les doc-
4. Marc, I, 14-15.
2. Ibid., XV, 43.
3. Voir ci-dessus, p. 8Î-83.
4. Jean, xii 31 xiv, 30 ; xvi, 11. Comp. //Cor., iv, 4; F.phes.,
II, 1
VIE DE JESUS. m
teurs ne font pas ce qu'ils ordonnent aux autres de
faire. Les justes sont persécutés, et l'unique partage
des bons est de pleurer. Le « monde » est de la
sorte l'ennemi de Dieu et de ses saints * ; mais Dieu
se réveillera et vengeid ses saints. Le jour est pro-
che; car l'abomination est à son comble. Le règne
du bien aura son tour.
L'avènement de ce règne du bien sera une grande
révolution subite. Le monde semblera renversé; l'état
actuel étant mauvais, pour se représenter l'avenir,
il suiïît de concevoir à peu près le contraire de ce
qui existe. Les premiers seront les derniers*. Un
ordre nouveau régira l'humanité. Maintenant, le bien
et le mal sont mêlés comme l'ivraie et le blé dans
un champ ; le maître les laisse croître ensemble ;
mais l'heure de la séparation violente arrivera'. Le
royaume de Dieu sera comme un grand coup de fi-
let, qui amène du bon et du mauvais poisson ; on
met le bon dans des jarres, et on se débarrasse du
reste*. Le germe de cette grande révolution sera
4. Jean, i, 10; vu, 7; xiv, 17, 22, 27; xv, 18 et suiv.; xvi, 8,
20, 33; XVII, 9, 14, 16, 25. Cette nuance du mot « monde » est
surtout caractériséi^ dans les écrits de Paul et dans ceux qu'on
îltribup à Jean.
2 Matth. , XIX, 30; xx, 16; Marc, x, 31 ; Luc, xiii, 30-
3. Maiih., XIII, 24 et suiv.
4. Ibid., XIII, 47 et suiv.
123 ORIGINES DU CHRISTIAMSME.
d'abord méconnaissable. Il sera comme le grain de
sénevé, qui est la plus petite des semences, mais qui,
jeté en terre, se change en un arbre sous le feuillage
duquel les oiseaux viennent se reposer'; ou bien il
sera comme le levain qui, déposé dans la pâte, la
fait fermenter tout entière'. Une série de parabole..,
souvent obscures, étaient destinées à exprimer les
surprises de cet avènement soudain, ses apparentes
injustices, son caractère inévitable et définitif*.
Qui établira ce règne de Dieu? Rappelons-nous
que la première pensée de Jésus, pensée tellement
profonde chez lui , qu'elle n'eut probablement pas
d'origine et tenait aux racines mômes de son être,
fut qu'il était le fils de Dieu, l'intime de son Père,
l'exécuteur de ses volontés. La réponse de Jésus à
une telle question ne pouvait donc être douteuse. La
persuasion qu'il ferait régner Dieu s'empara de son
esprit d'une manière absolue. Il s'envisagea comme
l'universel réformateur. Le ciel, la terre, la nature dans
son ensemble, la folie, la maladie et la mort ne sont
que des instruments pour lui. Dans son accès de vo-
1. MjUIi., XIII, 31 ^'^ siiiv.; Miirc, iv, 31 et suiv.; Luc, xiii, 19
et suiv.
S. Matlh., XIII, 33; Luc, xiii, 21.
3. Malth., XIII enllur; xviu, ti oL suiv., xx, 1 et suiv.; Luc,
iiii, 18 et suiv.
VIE DE JESUS. «3
lonté héroïque, il se croit tout-puissant. Si la terre
ne se prête pas à celte transformation suprême, la
terre sera broyée, purifiée par la flamme et le souffle
de Dieu. Un ciel nouveau sera créé, et le monde
entier sera peuplé d'anges de Dieu*.
Une révolution radicale*, embrassant jusqu'à la
nature elle-même, telle fut donc la pensée fonda-
mentale de Jésus. Dès lors, sans doute, il avait re-
noncé à la politique; l'exemple de Juda le Gaulonite
lui avait montré l'inutilité des séditions populaires.
Jamais il ne songea à se révolter contre les Romains
et les tétrarques. Le principe elTréné et anarchique
du Gaulonite n'était pas le sien. Sa soumission aux
pouvoirs établis, dérisoire au fond, était complète
dans la forme. Il payait le tribut à, César pour ne
pas scandaliser. La liberté et le droit ne sont pas de
ce monde; pourquoi troubler sa vie par de vaines
susceptibilités? Jléprisant la terre, convaincu que le
monde présent ne mérite pas qu'on s'en soucie, il se
réfugiait dans son royaume idéal ; il fondait cette
grande doctrine du dédain transcendant', vraie doc-
4. MaUh., XXII, 30. Comparez le mot de Jésus rapporté daiis
l'épltre de Barnabe, 6: tSoù irciû ri £ay_iiTa â{ rà «pûT» (édit. Hil-
genfeld, p. 48).
î. ÀTTOXITâaTaotç lïâvTuv. Act., III, 24
3. Mallh., XVII, 23-26; xxii, 16-22.
tu ORIGI^ES DU CHRISTIANISME.
trine de la liberté des âmes, qui seule donne la paix.
Mais il n'avait pas dit encore: « Mon royaume n'est
pas de ce monde. » Bien des ténèbres se mêlaient
à ses vues les plus droites. Parfois des tentations
étranges traversaient son esprit. Dans le désert de
Judée, Satan lui avait proposé les royaumes de 1?
terre. Ne connaissant pas la force de l'empire ro-
main, il pouvait, avec le fond d'enthousiasme qu'il
y avait en Judée, et qui aboutit bientôt après k une
si terrible résistance militaire, il pouvait, dis-je, es-
pérer de fonder un royaume par l'audace et le nom-
bre de ses partisans. Plusieurs fois peut-être se posa
pour lui la question suprême : Le royaume de Dieu
se réalisera-t-il par la force ou par la douceur, par
la révolte ou par la patience? Un jour, dit-on, les
simples gens de Galilée vouluient l'enlever et le faire
roi'. Jésus s'enfuit dans la montagne et y resta quel-
que temps seul. Sa belle nature le préserva de l'er-
reur qui eût fait de lui un agitateur ou un chef de
rebelles, un Theudas ou un Burkokeba.
La révolution qu'il voulut laire fut toujours une
révolution morale-, mais il n'en était pas encore ar-
rivé à se fier pour l'exécution aux anges et à Ja
trompette finale. C'est sur les hommes et par les
<. Jean, VI, 15,
VIE DE JÉSUS. »25
hommes eux-mêmes qu'il voulait agir. Un vision-
naire qui n'aurait eu d'autre idée que la proximité du
jugement dernier n'eût pas eu ce soin pour l'amé-
lioration des âmes, et n'eût pas créé le plus bel en-
seignement pratique que l'humanité ait reçu. Beau-
coup de vague restait sans doute dans sa pensée, et
un noble sentiment, bien plus qu'un dessein arrêté,
le poussait à l'œuvre sublime qui s'est réalisée par
lui, bien que d'une manière fort différente de celle
qu'il imaginait.
C'est bien le royaume de Dieu, en effet, je veux
dire le royaume de l'esprit, qu'il fondait, et si Jésus,
du sein de son Père, voit son œuvre fructifier dans
l'histoire, il peut bien dire avec vérité : « Voilà ce que
j'ai voulu. » Ce que Jésus a fondé, ce qui restera éter-
nellement de lui, abstraction faiie des imperfections
qui se mêlent à toute chose réalisée par l'humanité,
c'est la doctrine de la liberté des âmes. Déjà la Grèce
avait eu sur ce sujet de belles pensées'. Plusieurs
stoïciens avaient trouvé moyen d'être libres sous un
tyran. Mais, en général, le monde ancien s'était fi-
guré la liberté comme attachée à certaines formes
p()litic|ues; les libéraux s'étaient appelés Harmodius
et Aristogilon, Brulus et Cassius. Le chrétien véri-
4. V. Stobée, Florilegium, cli. lxii, lxxvii. lxxxvi et suiv.
f26 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
table est bien plus dégagé de toute chaîne ; il est
ici-bas un exilé; que lui importe le maître passager
de cette terre, qui n'est pas sa patrie? La liberté
Dour lui, c'est la vérité'. Jésus ne savait pas assez
l'histoire pour comprendre combien une telle doc-
trine venait juste à son point, au moment où finis-
sait la liberté républicaine et où les petites constitu-
tions municipales de l'antiquité expiraient dans l'unité
de l'empire romain. Jlais son bon sens admirable et
l'instinct vraiment prophétique qu'il avait de sa mis-
sion le guidèrent ici avec une merveilleuse siireté.
Par ce mot : « Rendez à César ce qui est à César et
à. Dieu ce qui est à Dieu, » il a créé quelque chose
d'étranger à la politique, un refuge pour les âmes
au milieu de l'empire de la force brutale. Assuré-
ment, une telle doctrine avait ses dangers. Établir
en principe que le signe pour reconnaître le pouvoir
légitime est de regarder la monnaie, proclamer que
l'homme parfait paye l'impôt par dédain et sans dis-
cuter, c'était détruire la république h la façon an-
cienne et favoriser toutes les tyrannies. Le christia-
nisme, en ce sens, a beaucoup contribué à aiïaiblir
le sentiment des devoirs du citoyen et à livrer le
monde au pouvoir absolu des faits accomplis. iMais,
4. Jean, VIII, 32 ot suiV.
VIE DE JESUS. 121
en conslituant une immense association libre, qui,
durant tro.'ç cents ans, sut se passer de politique, le
christianisme compensa amplement le tort qu'il a fail
aux vertus civiles. Grâce k lui, le pouvoir de l'Etat a
été borné aux choses de la terre; l'esprit a été alTran-
chi, ou du moins le faisceau terrible de l'omnipo-
tence romaine a été brisé pour jamais.
L'homme surtout préoccupé des devoirs de la vie
publique ne pardonne pas aux autres hommes de
mettre quelque chose au-dessus de ses querelles de
parti. Il blâme ceux qui subordonnent aux questions
sociales les questions politiques et professent pour
celles-ci une sorte d'indifférence. Il a raison en un
sens, car toute direction qui s'exerce à l'exclusion
des autres est préjudiciable au bon gouvernement
des choses humaines. Mais quel progrès les partis
ont-ils fait faire à la moralité générale de notre es-
pèce? Si Jésus, au lieu de fonder son royaume cé-
leste, était parti pour Rome, s'était usé à conspirer
contre Tibère, ou à regretter Germanicus, que serait
devenu le monde? Républicain austère, patriote zélé,
il n'eût pas arrêté le grand courant des affaires de
son siècle, tandis qu'en déclarant la politique msi-
gnifiante, il a révélé au monde cette vérité que la
patrie n'est pas tout, et que l'homme est antérieur
et supérieur au citoyen,
128 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Nos principes de science positive sont blessés de
la part de rêves que renfermait le programme de
Jésus. Nous savons l'histoire de la terre; une révo-
lution comme celle qu'attendait Jésus ne se pro-
duit que par des causes géologiques ou astrono-
miques, dont on n'a jamais constaté le lien avec les
choses morales. Mais, pour être juste envers les
grands créateurs, il ne faut pas s'arrêter aux préju-
gés qu'ils ont pu partager. Colomb a découvert
l'Amérique en partant d'idées très-fausses ; Newton
croyait sa folle explication de l'Apocalypse aussi cer-
taine que sa théorie de la gravitation. Mettra-t-on
tel homme médiocre de notre temps au-dessus d'un
François d'.\ssise, d'un saint Bernard, d'une Jeanne
d'Arc, d'un Luther, parce qu'il est exempt des er-
reurs que ces derniers ont professées? Voudrait-on
mesurer les hommes à la rectitude de leurs idées en
physique et à la connaissance plus ou moins exacte
qu'ils possèdent du vrai système du monde? Com-
prenons mieux la pos'tion de Jésus et ce qui fit sa
force. Le déisme du xviii" siècle et un certain pro-
testantisme nous ont habitués à ne considérer le fon-
dateur de la foi chrétienne que comme un grand
moraliste, un bienfaiteur de l'humanité. Nous ne
voyons plus dans l'Évangile que de bonnes maxi-
mes; nous jetons un voile prudent sur l'étrange état
VIE DE JESDS, 12»
intellectuel où il est né. Il y a des personnes qui re-
grettent aussi que la révolution française soit sortie
plus d'une fois des principes et qu'elle n'ail pas été
faite par des hommes sages et modéi'és. N'imposons
pas nos petits programmes de bourgeois sensés à
ces mouvements extraordinaires si fort au-dessus de
notre taille. Continuons d'admirer la « morale de
l'Evangile » ; supprimons dans nos instructions reli-
gieuses la chimère qui en fut l'âme; mais ne croyons
pas qu'avec les simples idées de bonheur ou de mora-
lité individuelle on remue le monde. L'idée de Jésus
fut bien plus profonde; ce fut l'idée la plus révolu-
tionnaire qui soit jamais éclose dans un cerveau hu-
main ; l'historien doit la prendre dans son ensemble,
et non avec ces suppressions timides qui en retran-
chent justement ce qui l'a rendue efficace pour la
régénération de l'humanité.
Au fond, l'idéal est toujours une utopie. Quand
Qous voulons aujourd'hui représenter le Christ de la
conscience moderne, le consolateur, le juge des temps
nouveaux, que faisons -nous? Ce que fit Jésus lui-
même il y a 1830 ans. Nous supposons les conditions
du monde réel tout autres qu'elles ne sont ; nous
pe'gnons un libérateur moral brisant sans armes les
fers du nè^re , améliorant la condition du prolé-
taire, délivrant les nations opprimées. Nous oublions
130 ORIGINES DO CHRISTIANISME.
que cela suppose le monde renversé, le climat de
la Virginie et celui du Congo modifiés, le sang et
la race de millions d'hommes changés , nos com-
plications sociales ramenées k une simplicité chimé-
rique, les btratifications politiques de l'Europe dé-
rangées de leur ordre naturel. La « réforme de
toutes choses* » voulue par Jésus n'était pas plus
difficile. Cette terre nouvelle, ce ciel nouveau, cette
Jérusalem nouvelle qui descend du ciel, ce cri :
« Voilà que je refais tout à neuf ! » sont les traits
communs des réformateurs. Toujours le contraste de
l'idéal avec la triste réalité produira dans l'humanité
ces révoltes contre la froide raison que les esprits
médiocres taxent de iolie, jusqu'au jour où elles
triomphent et où ceux qui les ont combattues sont
les premiers à en reconnaître la haute raison.
Qu'il y eût une contradiction entre le dogme d'une
fin prochaine du monde et la morale habituelle de
Jésus, conçue en vue d'un état sj'able de l'huma-
nité, assez analogue à celui qui existe en effet, c'esj
ce qu'on n'essayera pas de nier'. Ce fut justemenJ
1. Act., m, 21.
2. ApocaL, XXI, 1, 2, é.
3. Les sectes millénaires do l'Angleterre présentent le même
contraste,. je veux dire la croyance à une prochaine Gn du monde,
et néanmoins beaucoup de bon sens dans la prati(|uc de la vie,
VIE DP. JESOS. *3«
cette contradiction qui assura la fortune de son œu-
vre. Le millénaire seul n'aurait rien fait de durable;
le moraliste seul n'aurait rien fait de puissant. Le
millénarisme donna l'impulsion, la morale assura
l'avenir. Par là, le christianisme réunit les deux con-
ditions des grands succès en ce monde, un point de
départ révolutionnaire et la possibilité de vivre. Tout
ce qui est fait pour réussir doit répondre h ces deux
besoins; car le monde veut h la fois changer et du-
rer. Jésus, en même temps qu'il annonçait un bou-
leversement sans égal dans les choses humaines,
proclamait les principes sur lesquels la société repose
depuis dix-huit cents ans.
Ce qui distingue, en effet, Jésus des agitateurs de
son temps et de ceux de tous les siècles, c'est son
parfait idéalisme. Jésus, à quelques égards, est un
anarchiste, car il n'a aucune idée du gouvernement
civil. Ce gouvernement lui semble purement et sim-
plement un abus. 11 en parle en termes vagues et à
la façon d'une personne du peuple qui n'a aucune
idée de polilique. Tout magistrat lui paraît un
ennemi naturel des hommes de Dieu; il annonce à
ses disciples des démêlés avec la police, sans son-
une entente extraordinaire des affaires conaraerciales et de l'in-
dustrie
132 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
gcr un moment qu'il y ait là matière à rougir*. Mais
jamais la tentative de se substituer aux puissants
et aux riches ne se montre chez lui. Il veut anéan-
tir la richesse ti le pouvoir, non s'en emparer. Il
prédit à ses dip<;iples des persécutions et des sup-
plices-; mais pas une seule fois la pensée d'une
résistance armée ne se laisse entrevoir. L'idée qu'on
est tout-puissant par la souffrance et la résignation,
qu on triomplie de la force par la pureté du cœur,
est bien une idée propre à Jésus. Jésus n'est pas un
spirituaL'ste ; car tout aboutit pour lui à une réalisa-
tion palpable. Mais c'est un idéaliste accompli, la
matière n'étant pour lui que le signe de l'idée, et le
réel l'expression vivante de ce qui ne paraît pas.
A qui s'adresser, de qui réclamer l'aide pour fon-
der le règne de Dieu? Jésus n'hésita jamais sur ce
point. Ce qui est haut pour les hommes est en abo-
mination aux yeux de Dieu'. Les fondateurs du
royaume de Dieu seront les simples. Pas de riches,
pas de docteurs, pas de prêtres; des femmes, des
hommes du peuple, des humbles, des petits*. Le
1. Matlh., s, 17-48; Luc, xii, H.
i. MaUh., V, 10 et suiv.; x entier; Luc, vi, 22 et suiv.; Jean.
XV, 18 et suiv.; xvi, 2 et suiv., 20, 33; xvii, 14.
:j. Luc, XVI, 15.
4. Malth., V, 3, 10; xviii, 3; xix, 14, -23-24; xx, 16; xxi, 31 ;
VIE DE JESUS. 133
grand signe du Messie, c'est « la bonne nouvelle
annoncée aux pauvres' ». La nature idyllique et
douce de Jésus reprenait ici le dessus. Une immense
révolution sociale, oîi les rangs seront intervertis, où
tout ce qui est officiel en ce monde sera humilié,
voilà son rêve. Le monde ne le croira pas ; le monde
le tuera. Mais ses disciples ne seront pas du monde*.
Ils seront un petit troupeau d'humbles et de simples,
qui vaincra par son humilité même. Le sentiment
qui a fait de " mondain » l'antithèse de « chrétien »
a, dans les pensées du maître, sa pleine justifi-
cation*.
XXII, 2 et suiv.; Marc, x, U-15, 23-23; Luc, i, 51-53 ; iv, 18 et
suiv.; VI, 20; xiii, 30; xiv, 11 ; xviii, 14, 16-17, 24-23.
1. Matth., XI, 5.
2. Jean, xv, 19; xvii, 14, 16.
3. Voir surtout le chapitre xvii de Jean, exprimant, non ua
discours réel tenu par Jésus, mais un sentiment qui était très-
profond chez ses disciples et qui sortait légitimement des leçons
du fondateur.
CHAPITRE VIII.
IBSDS A CAPli ARNABDU.
Obsédé d'une idée de plus en plus impérieuse, Jésus
marchera désormais avec une sorte d'impassibilité
fatale dans la voie que lui avaient tracée son éton-
nant génie et les circonstances extraordinaires où il
vivait. Jusque-là, il n'avait fait que communiquer ses
pensées à quelques personnes secrclcmcnt attirées
vers lui ; désormais son enseignement devient public
et suivi. Il avait environ trente ans*. Le petit groupe
d'auditeurs qui l'avait accompagné près de Jean-
Baptiste s'était grossi sans doute , et peut-être quel-
ques disciples de Jean s'étaient-ils joints à lui'. C'est
1. Luc, m, 23; Évangilo des ébionrm , dans Épi|'h. ,/!(/«. hœr.
XXX, 13; Valenlin, dans S. Irénée, Adv. hœr., 1, i, 3; II, xxii, 1 et
6uiv., et dans S. Épiph., Adv. hœr., u, 28-29. Jean, viii, 57 ne
prouve rien; « cinquante ans » marque là un moment, de la vie
humaine en génér/,. Irénée {Adv.hœr.,l\, xxii,5 et suiv.) n'offre
guère qu'un éclio du passage Jean, viii, 57, quoiqu'il prétende
l'appuyor sur la tradition des « anciens > d'Asie.
S. Jean, i, 37 et suiv.
VIE DE JÊSDS. 135
avec ce premier noyau d'Eglise qu'il annonce hardi-
ment, dès son retour en Galilée, la « bonne nouvelle
du royaume de Dieu » . Ce royaume allait venir, et
c'était lui, Jésus, qui était ce « Fils de l'homme »
que Daniel en sa vision avait aperçu comme l'appa-
riteur divin de la dernière et suprême révélation.
Il faut se rappeler que, dans les idées juives,
antipathiques à l'art et à la mythologie, la simple
forme de l'homme avait une supériorité sur celle des
chérubim et des animaux fantastiques que l'imagi-
nation du peuple, depuis qu'elle avait subi l'in-
fluence de l'Assyrie, supposait rangés autour de la
divine majesté. Déjà, dans Ezéchiel ', l'être assis
sur le trône suprême, bien au-dessus des monstres
du char mystérieux, le grand révélateur des visions
prophétiques a la figure d'un homme. Dans le livre
de Daniel, au milieu de la vision des empires repré-
sentés par des animaux, au moment où la séance
du grand jugement commence et où les livres sont
ouverts, un être « semblable h. un fils de l'homme »
s'avance vers l'Ancien des jours, qui lui confère le
pouvoir de juger le monde, et de le gouverner pour
l'éternité * . Fils de l'homme est , dans les langues
<. I, 5, 26 et suiv.
2. Daniel, vu, 4, 43-14. Comp. viu, 15; x, 16.
136 ORIGINES DU CHRISTIANISMI.
sémitiques, surtout dans les dialectes aramc^ens, un
simple synonyme & homme, ftlais ce passage capital
de Daniel frappa les esprits; le mot de (Us de l'homme
devint, au moins dans certaines écoles', un des
titres du Messie envisagé comme juge du monde et
comme roi de l'ère nouvelle qui allait s'ouvrir'.
L'application que s'en faisait Jésus h lui-même éLait
donc la proclamation de sa messianilé et l'aflirmation
de la prochaine catastrophe où il devait figurer en
juge, revêtu des pleins pouvoirs que lui avait délé-
gués l'Ancien des jours *.
t. Dans Jean, xii, 34, les Juifs ne paraissent pas au courant du
sens de ce mot.
2. Matth., X , 23; xiii, 41 ; xvi, 27-28; xix, 28; xxiv, 27, 30,
37, 39, 44; xxv, 31; xxvi, 64; Marc, xin, 26; xiv, 62; Luc, xii,
40; xvn, 24, 20, 30; xxi, 27, 36; xxii, 69; Actes, vu, 55. Mais
le passage le plus significatif est : Jcan,\, 27, rapproché d'Apoc,
I, 13; XIV, 14. Comparez llénoch, xlvi, 1-4; xlviii, 2, 3; lxii,
6,7, 9,14, LXix, 26, 27, 29; Lxx, 1 (divisionde Dillmann); 1V« livre
d'Ksdras, xiii, 2 et suiv.; 12 et suiv.; 25, 32 (versions éthiopienne,
arabe et syriaque, édit. Ewaid, Volkmar et Ceriani ); Ascension
d'haie, texte latin do Venise, 1522 (col. 702 de l'édit. do Migno);
Justin, Dial. cum. Tryph.. 49,76. L'expression tPilsde la femme »
pour le Messie se trouve une fois dans le livre d'Hénoch, lxii, 5.
Il faut rcmar(|iier que toute la partie du livre d'Hénocii coniprO"
nant les chapitres xxxvii-txxi est suspecte d'interpolalinn. Le
IV« livre d'Esdras a été écrit sous Nerva par un juif subissant l'iu-
Ouence des idées chrétiennes.
3. Jean, y, 22, 87.
VIE DE JÉSDS. 137
Le succès de la parole du nouveau prophète fut
cette fois décisif. Un groupe d'hommes et de femmes,
tous caractérisés par un même esprit de candeur
juvénile et de naïve innocence, adhérèrent à lui et
lui dirent: « Tu es le IMessie. » Comme le Messie de-
vait être fils de David, on lui décernait naturellement
ce titre, qui était synonyme du premier. Jésus se
le laissait donner avec plaisir, quoiqu'il lui causât
quelque embarras , sa naissance étant toute popu-
laire. Pour lui , le titre qu'il préférait était celui de
« Fils de Ihomme», titre humble en apparence, mais
qui se rattachait directement aux espérances messia-
niques. C'est par ce mot qu'il se désignait', si bien
que, dans sa bouche, «le Fils de l'homme » était
synonyme du pronom « je », dont il évitait de se
servir. Mais on ne l'apostrophait jamais ainsi, sans
doute parce que le nom dont il s'agit ne devait plei-
nement lui convenir qu'au jour de sa future appa-
rition.
Le centre d'action de Jésus, à. cette époque de sa
vie, fut la petite ville de Capharnahum, située sur le
bord du lac de Génésarelh. Le nom de Capharnalium,
où entre le mot capliar, « village », semble désigner
une bourgade à l'ancienne manière, par opposition
r Ce titre revient quatre-vingt-trois fois dans les Évangiles, e<
toujours dans les discours de Jésus.
«38 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
aux grandes villes bâties selon la mode romaine,
comme Tibériade'. Ce nom avait si peu de nofo-
ridlé, que Josèphe, à un endroit de ses écrits S le
prend pour le nom d'une fontaine, la fontaine ayant
plus de célébrité que le village situé près d'elle.
Comme Nazareth, Capharnahum était sans passé, et
n'avait en rien participé au mouvement profane
favorisé par les Hérodes. Jésus s'attacha beaucoup
à cette ville et s'en fit comme une seconde patrie'.
Peu après son retour, il avait dirigé sur Nazareth
une tentative qui n'eut pas de succès*. Il n'y put
faire aucun grand miracle, selon la naïve remarque
d'un de ses biographes \ La connaissance qu'on avait
de sa famille, laquelle était peu considérable, nuisait
trop à son autorité. On ne pouvait regarder comme
le fils de David celui dont on voyait tous les jours
1. Il est vrai quo Tell -Hum, qu'on identifie d'ordinaire avec
Capharnahum, offre des restes d'assez beaux monuments. Mais,
outre que cette identifioalion est douteuse, lesdlts monuments peu-
vent être du ii' et du m' siècle après J.-C.
2. B. J., m, X, 8.
3. Malth., IX, 1 ; M.irc, ii, 1. Capharnahum fiîrtirp, en effet, dans
les écrits talmudiques comme la ville des minim ou hérétiques,
CCS minim sont ici évidemment des chrétiens. Voir Miilrascli
Kohélelh, sur lo verset vu, 2^.
4. Maclh., XIII, 54 et suiv. ; Marc, vi, 1 etsuiv.; Luc, iv, 16 ol
!«uiv„ 23-24; Jean, iv, 44.
5. Marc, vi, 5. Cf. Mallh., xm, 58; Luc, iv, 23.
VIE DE JÉSUS. 139
ïe frère, la sœur, le beau-frère. Il est remarquable,
du reste , que sa famille lui fil une assez vive oppo-
sition, et refusa nettement de croire à sa mission
divine '. Un moment, sa mère et ses frères sou-
tiennent qu'il a perdu le sens, et, le traitant comme
un rêveur exalté, prétendent l'arrêter de force*. Les
Nazaréens, bien plus violents, voulurent, dit-on, le
tuer en le précipitant d'un sommet escarpé '. Jésus
remarqua avec esprit que cette aventure lui était
commune avec tous les grands hommes , et il se fit
l'application du proverbe « Nul n'est prophète en
son pays ».
Cet échec fut loin de le décourager. Il revint à
Capharnahum*, où il trouvait des dispositions beau-
coup meilleures, et de là il organisa une série de
missions sur les petites villes environnantes. Les
populations de ce boau et fertile pays n'étaient guère
réunies que le samedi. Ce fut le jour qu'il choisit
4. Matth., siii, 57; Marc, vi, 4; Jean, vu, 3 et suiv.
2. Marc, m, 21, 31 et suiv., en observant la liaison des versets
20, 2< , 31 , môme dans lo cas où on lit au verset 31 nai «pjtcvTr.,
et non avec le texte reçu sp/.sv-œi oJv.
3 Luc, IV, 29. Probablement il s'agit ici du rocher à pic qui est
très-près de Nazareth , au-dessus de l'église actuelle des Maro-
nites, et non du prétendu mont de la Précipilalion, à une heure
de Nazareth. Voir Robinson, II, 335 et suiv.
4. Mjtth., IV, 13; Luc, iv, 31; Jean, ii, 18.
140 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
pour ses enseignements. Chaque ville avait alors sa
synap;ogue ou lieu de séance. C'était une salle rec-
tangulaire, assez petite, avec un portique, que l'on
décorait des ordres grecs. Les juifs, n'ayant pas
d'architecture propre , n'ont jamais tenu à donner à
ces édifices un style original. Les restes ae plusieurs
anciennes synagogues existent encore en Galilée'.
Elles sont toutes construites en grands et bons maté-
riaux; mais le goût en est assez mesquin, par suite
de cette profusion d'ornements végétaux , de rin-
ceaux, de torsades, qui caractérise les monuments
juifs*. A l'intérieur, il y avait des bancs, une
chaire pour la lecture publique, une armoire pour
renfermer les rouleaux sacrés *. Ces édifices, qui
1. A Tell-Hum, à Irbid (Arbela), à Meiron f Moro), à Jisch
(Gischala), à Kasjoun, à Nabartein, deux à Kefr-Bereira.
J. Je n'ose encore me prononcer sur l'âge de ces monuments,
ni, par conséquent, affirmer que Jésus ait enseigné dans aucun
d'eux. Quel inlérêt n'aurait pus, dans une telle hypothèse, la syna-
gogue de Tell-Hum! La grande synagogue de Kefr-Bereim me
semble la plus ancienne de toutes. Elle est d'un style assez pur.
Celle de Kasyoun présente une inscription grecque du temps de
Septime Sévère. La grande importance que prit le judaïsme dans la
liauto Galilée après la guerre d'Adrien permet de croire que plu-
sieurs de ces édifices ne remontent qu'au m* siôclt> , époque oii
Tibériade devint une sorte de capitale du judaïsme. Voir Journal
Asiatique, déc. 1864, p. 534 et suit.
3. Il Esdr., viii, 4, Matih., Xi;ii,6; Epist. Jac.,ii,3; Mischna,
Uegilla, m, 4; Rosch Itasschana, iv, 7, etc. Voir surtout la eu-
▼lE DE JÊSDS. U1
n'avaient rien d'un temple , étaient le contre de
toute la vie juive. On s'y réunissait le jour du sab-
bat pour la prière et pour la lecture de la Loi et des
Propliètes. Comme !e judaïsme, hors de Jérusalem,
n'avait \,as de clergé proprement dit, le premier
venu se levait, faisait les lectures du jour (parascha
et haphtara) , et y ajoutait un midrasch ou com-
mentaire tout personnel, où il exposait ses propres
idées*. C'était l'origine de « l'homélie », dont nous
trouvons le modèle accompli dans les petits traités
de Philon, On avait le droit de faire des objections
et des questions au lecteur; de la sorte, la réunion
dégénérait vite en une sorte d'assemblée libre. Elle
avait un président', des « anciens' », un kazzan,
lecteur attitré ou appariteur*, des « envoyés' «,
sorte de secrétaires ou de messagers qui faisaient
la correspondance d'une synagogue à l'autre, un
schammasch ou sacristain'. Les synagogues étaient
rieuse description de la synagogue d'Alexandrie dans le Taimud
de Babylone, Sukka, 51 b.
K. Philon, cité dans Eusèbe, Prœp. evang., VIII, 7, et Quod
omnis prohus liber, § <2; Luc, iv, 16; Acl., xiii, 15; xv, 21 ;
Mischna, Megilla, m, 4 et suiv.
2. 'Af/iOTvïfw-jos.Cf. Garrucci, Disserl. archeoL, II, 161 et suiv
3. n^eoëÙTt^oi.
4. trnijiTTK.
5. 'AiTs'jrcXct OU lYT*^'-
6. Aiaixcvcî. Marc, V, 22, 35 et suiv.; Luc, iv, 20; vu, 3; vu
142 ORIGINES DD CHRISTIANISME,
ainsi de vraies petites republiques indépendantes;
elles avaient une juridiction étendue, garantissaient
les affranchissements , exerçaient un patronage sur
les affrancliis '. Gomme toutes les corporations mu-
nicipales jusqu'à une époque avancée de l'empire
romain , elles faisaient des décrets honorifiques ' ,
votaient des résolutions ayant force de loi pour la
communauté , prononçaient des peines corporelles
dont l'exécuteur ordinaire était le hazzan '.
Avec l'extrême activité d'esprit qui a toujours ca-
ractérisé les Juifs, une telle institution, malgré les
rigueurs arbitraires qu'elle comportait, ne pouvait
manquer de donner lieu à des discussions très-ani-
mées. Grâce aux synagogues, le judaïsme put tra-
verser intact dix-huit siècles de persécution. C'étaient
41,49; xxill,14; Act.,\ui, 15; xvili,8, 17; .-Ipoc, il, 1; Misclina,
Jotna, vit, 1; Hoscii hassckana, iv, 9; Talm. de Jérus., Sanhé-
drin, I, 7; lipiph., Adv. kœr., xxx, 4, 11.
h. Anliq. du Bosph. Cimm., inscr., !i°' 22 et 23, et Mélanges
gréco-lulins de l'Acad. de Saint-Pétersbourg, tom. II, p. 200 cl
suiv.; Lévy, Epiyraphisclie Beitràge sur Gesch. der Juden,
\>. 273 et suiv., 298 et suiv.
2. InscriplioQ de Bérénice , dans le Corpus inscr. grœc,
n° o361; inscription de Ka.syouD, dans le Journal AsiatiQue, l. c.
3. Matlh.,v, 25; x, 17; xxiii, 34; Marc, xiii,9; Luc, xii, 41;
XXI, ii;Acl., xxii, 19, XXVI, 11; Il Cor., xi, 24; Mischna, Mac-
colhj lit, 12; Talmud do Babyl., Megilla,! b; Épiph., Adv. hœr..
XI.1, 11.
VIE DE JÊSCS. M3
co'Time autant de petits mondes à, part, où l'esprit
national se conservait, et qui oiVraient aux lutits in-
testines des champs tout préparés. Il s'y dépensait
une somme énorme de passion . Les querelles de
préséance y étaient vives. Avoir un fauteuil d'honneur
au premier rang était la récompense d'une haute
pieté, ou le privilège de la richesse qu'on enviait le
plus'. D'un autre côté, la liberté, laissée à qui la
voulait prendre, de s'instituer lecteur et commenta-
teur du texte sacré, donnait des facilités merveilleuses
pour la propagation des nouveautés. Ce fut là une
des grandes forces de Jésus et le moyen le plus ha-
bituel qu'il employa pour fonder son enseignement
doctrinal'. Il entrait dans la synagogue, se levait
pour lire; le hazzan lui tendait le livre, il le dérou-
lait, et, lisant la parascha ou la haphlara du jour, il
tirait de cette lecture quelque développement con-
forme à ses idées'. Comme il y avait peu de phari-
siens en Galilée, la discussion contre lui ne prenait
pas ce degré de vivacité et ce ton d'acrimonie qui .
à Jérusalem, l'eussent arrêté court dès ses premiers
pas. Ces bons Galiléens n'avaient jamais entendu une
\. Mallh., XXIII, 6 ;Epist.Jac., II, 3; Talm. de Bab. ,S«AAa^ 51 b
2. Malth., IV, 23; ix, 35; Marc, i, 21, 39; vi, 2; Luc, iv, 15
16, 31, 44; xiii, 10; Jean, xviii, 20.
3. Luc, IV, 16 et suiv. Corap. Mischna, yowa, vu, 1.
144 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
parole aussi accommodée à leur imaj^ination riante'.
On l'admirait, on le choyait, on trouvait qu'il parlait
bien et que ses raisons étaient convaincantes. Les
objections les plus difficiles, il les résolvait avec as-
surance ; le rhytlime presque poétique de ses discours
captivait ces populations encore jeunes , que le pé-
dantisme des docteurs n'avait pas desséchées.
L'autorité du jeune maître allait ainsi tous les jours
grandissant, et. naturellement, plus on croyait en
lui. plus il croyait en lui-même. Son action était fort
restreinte. Elle était toute bornée au bassin du lac
de Tibériade, et même dans ce bassin, elle avait une
région préférée. Le lac a cinq ou six lieues de long
sur trois ou quatre de large ; quoique olîrant l'appa-
rence d'un ovale assez régulier, il forme, à partir de
Tibériarie jusqu'à l'entrée du Jourdain, une sorte de
golfe, dont la courbe mesure environ trois lieues.
Voilà le champ où la semence de Jésus trouva enfin
la terre bien préparée. Parcourons-le pas à, pas, en
essayant de soulever le manteau de sécheresse et de
deuil dont l'a couvert le démon de l'islam.
En sortant de Tibériade , ce sont d'abord des ro-
chers escarpés, une montagne qui semble s'écrouler
dans la mer. Puis les montagnes s'écartent; une
4. Matth., VII, 28; xiii, i54; Marc, i, 2i; vi, l; l.uc, iv, 22, 3J.
VIE DE JÉSUS. ^"
plaine (El-Ghoueir) s'ouvre presque au niveau du
lac. C'est un délicieux bosquet de haute verdure,
sillonné par d'abondantes eaux qui sortent en partie
d'un grand bassin rond, de construction antique
(Aïn-Medawara). A l'entrée de cette plaine, qui est
le pays de Génésareth proprement dit, se trouve le
misérable village de McJjdel A l'autre extrémité de
la plaine (toujours en suivant la mer), on rencontre
un emplacement de ville {Khan-Illimjeh), de très-
belles eaux {Ain-el-Tin), un joli chemin, étroit et
profond, taillé dans le roc, que certainement Jésus a
souvent suivi, et qui sert de passage entre la plaine
de Génésareth et le talus septentrional du lac. A un
quart d'heure de la, on traverse une petite nviere
d'eau salée {Ain-Tahiga) , sortant de terre par plu-
sieurs larges sources h quelques pas du lac, et s y
jetant au milieu d'un épais fourré de verdure. Enfin,
à quarante minutes plus loin, sur la pente aride qm
s'étend d'Aïn-Tabiga à Tembouchure du Jourdain,
on trouve quelques huttes et un ensemble de ruines
assez monumentales, nommés Tell-llum.
Cinq petites villes, dont l'humanité parlera éter-
nellement autant que de dôme et d'Athènes, étaient,
du temps de Jésus, disséminées dans l'espace qui
s'étend du village de Medjdel à Ïell-Hum. De ces
cinq villes, Magdala, Dalmanutha Capharna.mra,
!46 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Bethsaîde, Ghorazin*, la première seule se laisse
retrouver aujourd'hui avec certitude. L'affreux vil-
lage de Medjdel a sans doute conservé le nom et la
place de la bourgade qui donna à Jésus sa plus
fidèle amie^ Le site de Dalmanutha ' est tout à fait
ignoré*. Il n'est pas impossible que Ghorazin fût
un peu dans les terres, du côté du nord '. Quant à
Bethsaîde et Capharnahum , c'est en vérité presque
au hasard qu'on les place à Tell-Hum, à Aïn-et-
Tin, à Khan-Minych, à Aïn-Medawara'. On dirait
' 1. L'antique Kinnéreth avait disparu ou changé de nom.
8. On sait, en eflet, que Magdala était très-voisine de Tibériade.
Talm. de Jérus., Maasarolh, m, \; Schebiit, ix, 1; Erubin,\, 7.
3. Marc, viii, 10. Dans le passage parallèle, Malth., xv, 39, le
texte reçu porte Ma-j-SaXa ; mais c'est là une correction relative-
ment moderne de la vraie leçon Ma-yaSâv (comp, ci-dessous,
p. 1B1,note ■!). MAr\iAN lui-même me parait une altéralion pour
àAAMAKcjOi. Voir CompCes rendus de l'Acad. des Ihsc7\ el D.-L.,
< 7 août 18C6,
4. A une distance d'une heure et demie de l'endroit où le Jour-
dain sort du lac, se trouve sur le Jourdain m<^me un emplacement
antique appelé ûoWawm ou Dalmarnia.Xoir Thomson, The Land
and Ihe Book, II, p. CO-Gl, et la carte de Van do Velde. Mais
Slarc, VIII, 10, suppose que Dalmanutha était sur le bord du lac.
5. A l'endroit nommé Kliorazi ou Dir-Kërazeh, au-dessus de
Tell-IIum. (Voir la carte de Van de Velde, et Thomson, op. cil.,
II, p. 13.)
6. L'ancienne hypothèse qui identifiait Tell-IIum avec Capliar-
iiahuni, liienque fortement attaquée depuis quelques années, œn-
VIE DE JÈSDS. IIT
qu'en topographie, comme en histoire, un dessein
profond ait voulu cacher les traces du grand fon-
dateur. Il est douteux qu'on arrive jamais , sur ce
sol profondément dévasté, h fixer les places où l'hu-
manité voudrait venir baiser l'empreinte de ses pieds.
Le lac, l'horizon, les arbustes, les fleurs, voilà
tout ce qui reste du petit canton de trois ou quatre
lieues où Jésus fonda son œuvre divine. Les arbres
ont totalement disparu. Dans ce pays, où la végéta-
tion était autrefois si brillante que Josèphe y voyait
une sorte de miracle, — la nature, suivant lui,
s'étant plu à rapprocher ici côt-e à côte les plantes
des pays froids, les productions des régions chaudes,
les arbres des climats moyens, chargés toute l'année
serve encore de nombreux défenseurs. Le meilleur argument qu'on
puisse faire valoir en sa fa\ eur est le nom même de Tell-IIum ,
Tell entrant dans le nom de beaucoup de villages et ayant pu rem-
placer Caphar (voir un exemple dans les Archives des missions
scientif.,t' sér., t. III, p. 3fi9). Impossible, d'un autre côté, de trou-
ver près de Tell-Hum une fontaine répondant à ce que dit Josèphe
(B. J., in, X, 8). Cette fontaine de Capharnahum semble bien être
Aïn-Medawara; mais Aïn-Medawara est à une demi-lieue du lac,
tandis que Capharnahum était une ville de pécheurs -lur le bord
môme de la mer (Matth., iv, 13; Jean, vi, 17). LesdifTicuItés pour
Bethsaïde sont plus grandes encore; car l'hypothèse, assez géné-
ralement admise, de deux Bethsaïde, l'une sur la rive occiden-
tale, l autre sur la rive orientale du lac , et à deux ou trois lieuos
l'une do l'autre, a quelque chose do singulier.
148 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
de fleurs et de fruits*; — dans ce pays, dis-je, on
calcule maintenant un jour d'avance l'endroit où
l'on trouvera le lendemain un peu d'ombre pour son
repas. Le lac est devenu désert. Une seule barque,
dans le plus misérable état, sillonne aujourd'hui ces
flots jadis si riches de vie et de joie. Mais les eaux
sont toujours Icgcrcs et transparentes'. La grève,
composée de rochers ou de galets, est bien celle
d'une petite mer, non celle d'un étang, comme les
bords du lac Uuleh. Elle est nette, propre, sans
vase, toujours battue au même endroit par le léger
mouvement des flots. De petits promontoires, cou-
verts de lauriers-roses, de tamaris et de câpriers
épineux, s'y dessinent ; à deux endroits surtout, à îa
sortie du Jourdain, près de Tarichée, et au bord de
la plaine de Géncsareth, il y a d'enivrants par-
terres, où les vagues viennent s'éteindre en des mas-
sifs de gazon et de fleurs. Le ruisseau d'Aïn-Tabiga
fait un petit estuaire, plein de jolis coquillages. Des
nuées d'oiseaux nageurs couvrent le lac. L'horizon
est éblouissant de lumière. Les eaux, d'un azur cé-
leste, profondément encaissées entre des roches briV
t. 0. J.. III, X, 8; Tnlm. de Babyl., Pesachim, 8 !j ; Siphré.
Vezoïk hiibberaka
'l. D. J., 111, X , 7 ; Jacques de Vitri, dans !o Gesla uei per
lùuncos, I, 1075.
VIE DE JESUS. lO
lanles, semblent, quand on les regarde du haut des
montagnes de Safed, occuper le fond d'une coupe
d'or. Au nord, les ravins neigeux de l'ilermon se
découpent en lignes blanches sur le ciel; h. l'ouest,
les hauts plateaux ondulés de la Gauionitide et de la
Pérée, absolument arides et revêtus par le soleil d'une
sorte d'atmosphère veloutée, forment une montagne
compacte , ou pour mieux dire une longue terrasse
très-élevée, qui, depuis Césarée de Philippe, court
indéfiniment vers le sud.
La chaleur sur les bords est maintenant très-
pesante. Le lac occupe une dépression de cent
quatre-vingt-neuf mètres au-dessous du niveau de la
Méditerranée S et participe ainsi des conditions tor-
rides de la mer Morte». Une végétation abondante
tempérait autrefois ces ardeurs excessives; on com-
prendrait difficilement qu'une fournaise comme est
aujourd'hui, à partir du mois de mai, tout le bas-
sin du lac eut jamais été le théâtre d'une activité si
prodigieuse. Josèphe, d'ailleurs, trouve le pays fort
tempéré'. Sans doute il y a eu ici, comme dans la
1. C'est l'évalualion de M. Vignes [Connaissance des temps
pour 1866), concordant à peu près avec celle du capitaine Lynch
dans Ritter, Erdkunde, XV, 1« part., p. xx), et celle de M. de
Bertou (Bulletin de la Soc. de géogr., 2» série, XII, p. U6).
2. La dépression de la mer Morte est de plus du double.
3. B. J., III, X, 7 et 8.
150 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
campagne de Rome, quelque changement de climat,
amené par des causes historiques. C'est IMslamisme,
et surtout la réaction musulmane contre les croisades,
qui ont desséché, h la façon d'un vent de mort, le
canton préféré de Jésus. La belle terre de Génésa-
reth ne se doutait pas que sous le front de ce paci-
fique promeneur s'agitaient ses destinées. Dangereux
compatriote, Jésus a été fatal au pays qui eut le re-
doutable honneur de le porter. Devenue pour tous
un objet d'amour ou de haine, convoitée par deux
fanatismes rivaux, la Galilée devait, pour prix de sa
gloire, se changer en désert. Mais qui voudrait dire
que Jésus eût été plus heureux, s'il eût vécu un plein
âge d'homme, obscur en son village ? Et ces ingrats
Nazaréens, qui penserait à eux, si, au risque de com-
promettre l'avenir de leur bourgade, un des leurs n'eût
reconnu son Père et ne se fût proclamé fils de Dieu?
Quatre ou cinq gros villages, situés îi une demi-
heure les uns des autres, tel est donc le petit monde
de Jésus à l'époque où nous sommes. Il ne semble
pas être jamais entré à Tibériade, ville toute profane,
peuplée en grande partie de païens et résidence
habituelle d'Antipas*. Quelquefois, cependant, il
s'écartait de sa région favorite. Il allait en barque
1. Jos., Ant., XVIII, II, 3; Vita, 12. 13, 64.
VIE DE JÈSOS. *51
sur la nve orientale,, à Gergésa par exemple *. Vers
le nord, on le voit à Panéas ou Césaréo de Philippe»,
au pied de l'Hermon. Une fois, enfin, il fait une
course du côté de Tyr et de Sidon», pays qui était
alors merveilleusement florissant. Dans toutes ces
contrées, il était en plein paganisme*. A Césarée, il
vit la célèbre grotte du Panium, où l'on plaçait la
source du Jourdain, et que la croyance populaire
entourait d'étranges légendes'; il put admirer le
4. J'adopte l'opinion de M. Thomson (The Land and Ihe Book.
II, 34 et suiv.), d'après laquelle la Gergésa de Matthieu (viii, 28),
identique h la ville chananéenne de Girgaseh {Gen., x, 16; xv,
■21; Deut., VII, 1; Josuê, xxiv, M), serait l'emplacement nomma
maintenant Kerm ou Gersa, sur la rive orientale, à peu près vis-
à-vis de Magdala. Marc (v, 1) et Luc (viii, 26) nomment Gadara
ou Gerasa au lieu de Gergésa. Gerasa est une leçon impossible,
les évangélistes nous apprenant que la ville en question était
près du lac et vis-'a-vis la Galilée. Quant à Gadare, aujourd'hui
Om-Keis. à une heure et demie du lac et du Jourdain, les cir-
constances locales données par Marc et Luc n'y conviennent guère.
On comprend, d'ailleurs, que Gergésa soit devenue Gerasa. nom
bien plus connu, et que les impossibilités topographiques qu'of-
frait cette dernière lecture aient fait adopter Gadara. Cf. Orig.,
Commmt. in Joann.. VI, 24; X, 10; Eusèbo et saint Jérôme, De
titu et nomin. loc. hebr., aux mots Pins"») r6pt«<i5v.
î. Matlh., XVI, 13; Marc, viii, 27.
3. Matth., XV, 21; Marc, vu, 24, 31.
4. Jos., Vila, 13.
5. Joa., ^n(.,XV, x,3; B. /., I, xxi, 3; 111, x, 7; CP"iamin de
Tudèle, p. 46, édit. Asher.
152 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
temple pe marbre qu'Hérode fit élever près de là en
l'honneur d'Auguste'; il s'arrêta probablement de-
vant les nombreuses statues votives à Pan, aux
Nymphes, à l'Écho de la grotte, que la piété entas-
sait peut-être déjà en ce bel endroit*. Un Juif évhé-
mériste, habitué à prendre les dieux étrangers pour
des hommes divinisés ou pour des démons, devait
considérer toutes ces représentations figurées comme
des idoles. Les séductions des cultes naturalistes
qui enivraient les races plus sensitives, le laissèrent
froid. Il n'eut sans doute aucune connaissance de ce
que le vieux sanctuaire de fllclkarth, à Tyr, pouvait
renfermer encore d'un culte primitif plus ou moins
analogue à celui des Juifs*. Le paganisme, qui, en
Phénicie, avait élevé sur chaque colline un temple
et un bois sacré, tout cet aspect de grande industrie
et de richesse profane*, durent peu lui sourire. Le
monothéisme enlève toute aptitude à comprendre les
religions païennes; le musulman jeté dans les pays
1. }n% Ant , XV, X, 3; B. J., I, xxi, 3. Compnrez les monnaios
de Piiilippe. Martden, llisl. of jeioish coinage, p. 101 et suiv.
2. Corpus inscr.gr.,W" ^oZl, 4538, 4538 b, 4539. Ces inscrip-
tions sont, il est vrai, pour la plu|)art, d'époquo assez moderne.
3. Lucianns (nt ferlur), Dfi i/oa syria, 3.
4. Les traces de la riche civiliaation païenne d^ ce temps cou-
vrent encore tout le Beled-Bescharrah, et surtout les montagnes
oui Torment le massif du cap Blanc et du cap Nakoura.
VIE DE JÉSUS. 153
polythéistes semble n'avoir pas d'yeux. Jésus, sans
contredit, n'apprit rien dans ces voyages. Il revenait
toujours à sa rive bien-aimée de Génésareth. Le
centre de ses pensées était là; la, il trouvait foi et
amour.
(JHAPITRE IX.
LES DISCIPLES DE JESUS
Dans ce paradis terrestre, que les grandes révo-
lutions de i'hisLoire avaient jusque-la peu atteint,
vivait une population en parfaite harmonie avec le
pays lui-même, active, honnête, pleine d'un sen-
timent gai et tendre de la vie. Le lac de Tibériade
est un des bassins d'eau les plus poissonneux du
monde * ; des pêcheries très - fructueuses s'étaient
établies, surtout à Belhsaïde, à Capharnahum , et
avaient produit une certaine aisance. Ces familles de
pêcheurs formaient une société douce et paisible,
s'étcndant par de nombreux liens de parenté dans
tout le canton du lac que nous avons décrit. Leur
vie peu occupée laissait toute liberté à leur imagi-
nation. Les idées sur le royaume de Dieu trouvaient,
1 . MaUh. , IV, 1 8 ; Luc, v, 44 et auiv ; Jean, i, 44 ; xxi, 4 et suiv.;
Jos., B. J.j III, X, 7; Talm. de Jér., Pesachim, iv, 2; ïalm. de
Bab., Baba kama , 80 b; Jacques do Vilri, dans le Gesla Dei per
Francos, I, p. 1070.
VIE DE JÉSUS. *55
dans ces petits comit(^s de bonnes gens, plus de
créance que partout ailleurs. Rien de ce qu'on ap-
pelle civilisation, dans te sens grec et mondain,
n'avait pénétre parmi eux. Ce n'était pas notre sé-
rieux germanique et celtique; mais, bien que souvent
peut-être la bonté fût chez eux superficielle et sans
profondeur, leurs mœurs étaient tranquilles, et ils
avaient quelque chose d'intelligent et de fin. On peut
se les figurer comme assez analogues aux meilleures
populations du Liban, mais avec le don que n'ont
pas celles-ci de fournir des grands hommes. Jésus
rencontra là sa vraie famille. Il s'y installa comme
un des leurs; Capharnahum devint « sa ville' », et,
au milieu du petit cercle qui l'adorait, il oublia ses
frères sceptiques, l'ingrate Nazareth et sa moqueuse
incrédulité.
Une maison surtout, Ji Capharnahum, lui offrit un
asile agréable et des disciples dévoués. C'était celle
de deux frères, tous deux fils d'un certain Jonas,qui
probablement était mort à l'époque où Jésus vint se
fixer sur les bords du lac. Ces deux frères étaient
Simon, surnommé en syro-chaldaïque Céphas, en
grec Pétros « la pierre' », et André. Nés à Beth-
1. Matth., IX, 1; Marc, n, 1-8
J. Le surnom de Kr,<pâ; parait identique au surnom de ivji«?-*
porté par le grand prêtre Josèpbe Kaïapha. Le nom de néifct se
156 ORIGINES DO CHRISTIANISME.
saïde*, ils se trouvaient établis à Capharnahum
quand Jésus commença sa vie publique. Pierre était
marié et avait des enfants ; sa belle-mère demeurait
chez lui*. Jésus aimait cette maison et y demeurait
habituellement'. André paraît avoir été disciple de
Jean-Baptiste, et Jésus l'avait peut-être connu sur
les bords du Jourdain*. Les deux frères continuèrent
toujours, même à l'époque où il semble qu'ils de-
vaient être le plus occupés de leur maître, à exercer
le métier de pécheurs^ Jésus, qui aimait à jouer sur
les mots, disait parfois qu'il ferait d'eux des pêcheurs
d'hommes'. En elTet, parmi tous ses disciples, il n'en
eut pas de plus fidèlement attachés.
Une autre famille, celle de Zabdia ou Zébédéc,
pécheur aisé et patron de plusieurs barques', ollrit
retrouve comme nom propre d'un contemporain de l'apotre, dans
iosèpho, Ant.j XVIII, vi, 3. On est donc tenté de croire que Jésus
ne donna pas à Simon le sobriquet de Céplias ou Pierre, mais que
seulement il pr.Ha une signification particulière au nom que son
disciple portail déjà.
1. Jean, i, 44.
2. Matlh., viii, 14; Marc,i, 30; Luc, iv, 38; / Cor., ix, 5;
I Poir., V, 43; Clum. Alex., Sirow., 111, 6; Vil, Il ; Pseudo-Clem..
Recogn., Vil, 25; Eusèbe, H. E., III, 30.
3. Matth., VIII, 14; XVII, 24; Marc, i, 29-31 ; I.uc, iv, 38.
4. Jean, i, 40 et suiv.
5. Mitlh., IV, 18; Marc, i, 16; Luc, v, 3; Jean, xxi, 3.
C. Matth., IV, 19; Marc, i, 17; Luc, v, 10.
7. Marc, i, 20; Luc, v, 10; viii, 3; Jean, xix, 27.
VIE DE JÉSUS. 157
à Jésus un accueil empressé. Zébédée avait deux
fils: Jacques, qui était l'aîné, et un jeune fils, Jean,
qui plus tard fut appelé à jouer un rôle si décisif
dans l'histoire du christianisme naissant. Tous deux
étaient disciples zélés. Il semble résulter de quelques
indices que Jean, comme André, avait connu Jésus à
l'école de Jean-Baptiste*. Les deux familles de Jonas
et de Zébédée paraissent, en tout cas, avoir été fort
liées ensemble'. Salomé, femme de Zébédée, fut fort
attachée à Jésus et l'accompagna jusqu'à la mort'.
Les femmes, en effet, accueillaient Jésus avec em-
pressement. Il avait avec elles ces manières réservées
qui rendent possible une fort douce union d'idées
entre les deux sexes. La séparation des hommes et
des femmes, qui a empêché chez les peuples orien-
taux tout développement délicat, était sans doute,
alors comme de nos jours, beaucoup moins rigou-
reuse dans les campagnes et les villages que dans
les grandes villes. Trois ou quatre Galiléennes dé-
vouées accompagnaient toujours le jeune maître et
1. Jean, i, 35 et suiv. L'habitude constante du quatrième Évan-
gile de ne désigner J'jan qu'avec mystère porte à croire auc le
disciple innomé de ce passage est Jean lui-même.
2. Matth., IV, 18-22 ; Luc. v, lO; Jean, i, 3j et suiv.; xxi, ï et
suiv.
3. Matlli., xxvii, 50; Marc, xv, 40; xvi, I.
158 ORIGINES DU CHUiSTIANISME.
se disputaient le plaisir de l'écouter et de le soigne»
tour à tour'. Elles apportaient dans la secte nouvelle
un élément d'enthousiasme et de merveilleux, dont
on saisit déjà l'importance. L'une d'elles, Marie de
Magdala, qui a rendu si célèbre dans le monde le
nom de sa pauvre bourgade, paraît avoir été une
personne fort exaltée. Selon le langage du temps,
elle avait été possédée de sept démons', c'est-à-dire
qu'elle avait été affectée de maladies nerveuses en
apparence inexplicables. Jésus, par sa beauté pure
et douce, calma cette organisation troublée. La Mag-
daléenne lui fut fidèle jusqu'au Golgotha, et joua le
surlendemain de sa mort un rôle de premier ordre ;
car elle fut l'organe principal par lequel s'établit la
foi à la résurrection, ainsi que nous le verrons plus
tard. Jeanne, femme de Kliouza, l'un des intendants
d'Antipas, Susanne et d'autres restées inconnues le
suivaient sans cesse cl le servaient'. Quelques-unes
étaient riches, et mettaient par leur fortune le jeune
prophète en position de vivre sans exercer le métier
qu'il avait professé jusqu'alors*.
4. Maltli., XXVII, ÎJ5-56; Marc, xv, iO-il; Luc, viii , 8-3;
XXIII, 49.
2. Marc, xvi, 9; Luc, viii, 2. Ct. Tobie, m, 8; vi, U.
3. Luc, vm, 3; XXIV, 10.
4. Luc, VIII, 3.
VIE DE JÉSUS. 151
Plusieurs encore le suivaient liabilucllement et le
recoiinafssaient pour leur maître : un certain Philippe
de Bethsaïde, Nathanaël, fils de Tolmaï ou Ptoicmée,
de Cana. disciple de la première époque', ]\Ialthieu,
probablement celui-là même qui fut leXcnophon du
christianisme naissant. Selon une tradition', il avait
été publicain, et comme tel il devait manier le kalam
plus facilement que les autres. Peut-être songeait-il
déjà à écrire ces Logia', qui sont la base de ce que
nous savons des enseignements de Jésus. On nomme
aussi parmi les disciples Thomas ou Didyme * ,
qui douta quelquefois , mais qui paraît avoir été un
homme de cœur et de généreux entraînements % un
Lebbée ou Thaddée ; un Simon le zélote *, peut-être
disciple de Juda le Gaulonite, appartenant à ce parti
des kanaïm, dès lors existant, et qui devait bientôt
jouer un si grand rôle dans les mouvements du
peuple juif; Joseph Barsaba, surnommé Juslus;
1. Jean, i, 44 et suiv.; xxi, 2. J'admets comme possible l'idcn-
tifîcation do Nathanaël et de l'apôtre qui figure dans les listes sous
le nom de Bar-Tolmaï ou Bar-Tholomé.
2. Matth., IX, 9; x, 3.
3. Papias, dans Eusèbe, Hist. eccL, III, 39.
4. Ce second nom est la traduction grecque du premier.
5. Jean, si, 14; xx, 24 et suiv.
6. Matth., X, 4; Marc, m, <8; Luc, vi, 15; Act., i, 43; Évan-
gile des ébionim, dans Épiphane, Adv. luer., xxx, 13.
160 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Matthias*; un personnage problématique nommé
Aristion ^ enfin Judas, fils de Simon, de la: ville de
Kerioth, qui fit exception dans l'essaim fidèle et
s'attira un si épouvantable renom. C'était, à ce qu'il
paraît, le seul qui ne fût pas Galiléen ; Kerioth était
une ville de l'extrême sud de la tribu de Juda', à
une journée au delà d'Hébron.
Nous avons vu que la famille de Jésus était en
général peu portée vers lui*. Cependant Jacques et
Jude, cousins de Jésus par Marie Cléophas % faisaient
dès lors partie de ses disciples, et Marie Cléophas
elle-même fut du nombre des compagnes qui le suivi-
rent au Calvaire \ A cette époque, on ne voit pas au-
près de lui sa mère. C'est seulement après la mort de
1. Act., I, 21-23. Cf. Papias, dans EusèbeJIist. eccl.,Ul, 39.
2. Papias {ibid.) l'appello formellement disciple du Seigneur
comme les apôtres, lui prête des récits sur les discours du Sei-
gneur, et l'associe à Presbyteros Joannes. Sur ce dernier per
sonnage, voir ci-dessus, Inirod., p. lxxii-lxxiii.
3. Aujourd'hui Kuryclein ou KereUem.
4. La circonstance rapportée dans Jean, xix, to-tl, semble sup
poser qu'à aucune époque de la vie publique de Jésus, ses pro-
pres frères ne se rapprochèrent do lui. Si l'on distinguo deux
Jacques dans la parenté de Jésus, on peut voir une allusion à
l'hostilité de Jacques, «frère du Seigneur», dans Gai., ii, 6 (cf
I, 19; 11, 9, 11 ).
5. Voir ci-dessus, p. 25-27.
6. Matlh., xxvii, 5C; Marc, xv, 40 ; Jean xiT. 15.
VIE DE JÉSUS. 1«
Jésus que Maiie acquiert une grande considération '
et que les disciples cherchent à se l'attacher'. C'est
alors aussi que les membres de la famille du fonda-
teur, sous le titre de « frères du Seigneur », forment
un groupe influent, qui fut longtemps à la tête de
l'Eglise de Jérusalem ' , et qui , après le sac de la
ville, se réfugia en Batanée*. Le seul fait de l'avoir
approché devenait un avantage décisif, de la même
manière qu'après la mort de Mahomet, les femmes
et les filles du prophète, qui n'avaient eu aucun cré-
dit de son vivant, furent de grandes autorités.
Dans cette foule amie, Jésus avait évidemment des
préférences et en quelque sorte un cercle plus étroit.
Les deux fils de Zébédée, Jacques et Jean, parais-
sent avoir fait partie en première ligne de ce petit
conseil. Ils étaient pleins de feu et de passion. Jésus
les avait surnommés avec esprit « Fils du tonnerre »,
à cause de leur zèle excessif, qui, s'il eût disposé de
a foudre, en eût trop souvent fait usage ^ Jean, sur-
<. Act., I, 14. Cbmp. Luc, i, 28; ii, 35, impliquant déjà un
véritable respect pour Marie.
2. Jean, xix, 25 et suiv.
3. Voir ci-dessus, p. 26-27, twte.
4. Jules Africain, dans Eusèbe, //. E., I, 7.
6. Marc, m, 17; ix, 37 et suiv.; x, 33 et suiv., Luc, ix, 49 et
suiv.; ;i4 et suiv. L'Apocalypse répond bien à ce canutère. Voir
surtout les chapitres ii et m, où la liaine déborde. Comparez
11
162 OlUGINES DD CHRISTIANISME.
tout, le cadet, paraît avoir été avec Jésus sur le pied
d'une certaine familiarité. Peut-être les disciples qui
se groupèrent tardivement autour du second des fils
de Zébédée, et qui écrivirent, paraît -il, ses souve-
nirs d'une façon où l'intérêt de l'école ne se dissi-
mule pas assez, ont-ils exagéré l'affection de cœur
que Jésus lui aurait portée *. Ce qui est pourtant
significatif, c'est que, dans les Évangiles synopti-
ques, Simon Barjona ou Pierre, Jacques, fils de
Zébédée , et Jean , son frère , forment une sorte de
comité intime que Jésus appelle à certains moments où
il se défie de la foi et de l'intelligence des autres*. Il
semble, d'ailleurs, que ces trois personnages étaient
associés dans leurs pêcheries *. L'affection de Jésus
pour Pierre était profonde. Le caractère de ce der-
nier, droit, sincère, plein de premier mouvement,
plaisait à Jésus, qui parfois se laissait aller à sourire
de ses façons décidées. Pierre, peu mystique, com-
te trait fanatique rapporté par Irénée, Adv. Invr., III, m, 4.
r Jean, xm, 23; xviii, 15 et suiv.; xix, 26-27; xx, 2, 4; xxi.
7, 20 et suiv.
2. Matlii., xvn, 1; xxvi, 37; Marc, v, 37; ix, 1 ; xm, 3; \iv,
33; Luc, IX, 28. L'idée que Jésus avait communiqué à ces trois
disciples une gnose ou doctrine secrète fut répandue dès une épo-
que ancienne. Il est singulier que l'Évangile attribué à Jean ne
mentionne pas une fois Jacques, son frère.
3. Wallh., IV, 48-22; Luc, v, <0; .lean, xxi, 2 et suiT.
VIE DE JÉSDS. 163
muniquait au maître ses doutes na'.fs , ses répu-
gnances, ses faiblesses tout humaines *, avec une
franchise honnête qui rappelle celle de Joinville près
de saint Louis. Jésus le reprenait d'une façon ami-
cale, empreinte de confiance et d'estime. Quant à
Jean, sa jeunesse * , son ardeur' et son imagination
vive * devaient avoir beaucoup de charme. La per-
sonnalité de cet homme extraordinaire ne se déve-
loppa que plus tard. S'il n'est pas l'auteur de l'Évan-
gile bizarre qui porte son nom et qui (bien que le
caractère de Jésus y soit faussé sur beaucoup de
points) renferme de si précieux renseignements, il
est possible du moins qu'il y ait donné occasion.
Habitué à, remuer ses souvenirs avec l'inquiétude
fébrile d'une âme exaltée, il a pu transformer son
maître en croyant le peindre et fournir à d'habiles
faussaires le prétexte d'un écrit à la rédaction duquel
ne paraît pas avoir présidé une parfaite bonne foi.
Aucune hiérarchie proprement dite n'existait dans
(a secte naissante. Tous devaient s'appeler « frères »,
1. Matth., XIV, 28; xvi, 22; Marc, viii, 32 et suiv.
2. 11 parait avoir vécu jusque vers l'an 100. Voir le quatrième
Évan£;iie, ïxi, 15-23, et les anciennes autoritos recueillies par
Eusèbe, H. E..\\\, 20, 23.
3. Voir pages 161-162, note.
4. L'Apocalypse paraît bien être d« lui
164 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
et Jésus proscrivait absolument les titres de supério-
rité, tels que rabbi, « maitre », « père », lui seul
étant maître, et Dieu seul étant père. Le plus grand
devait être le serviteur des autres '. Cependant Simon
Barjona se distingue, entre ses égaux, par un degré
tout particulier d'importance. Jésus demeurait chez
lui et enseignait dans sa barque*; sa maison était le
centre de la prédication évangélique. Dans le public,
an le regardait comme le chef de la troupe, et c'est
k lui que les préposés aux péages s'adressent pour
faire acquitter les droits dus par la communauté '.
Le premier, Simon avait reconnu Jésus pour le Mes-
sie*. Dans un moment d'impopularité, Jésus deman-
dant à ses disciples : « Et vous aussi, voulez-vous
vous en aller? » Simon répondit : « A qui irions-
nous. Seigneur? Tu as les paroles de la vie éter-
nelle'. » Jésus, h. diverses reprises, lui déféra dans
son Eglise une certaine primauté*, et interpréta son
surnom syriaque de Képha (pierre) en ce sens qu'il
1. Mattti., XVIII, i; xx, 25-26; xxiii, 8-12; Marc, ix, 34; x,
42-46.
2. Luc, V, 3.
3. MaUh., XV :i, 23.
4. Ibid., XVI, )6-17.
3. Joan, VI, 68-70.
6. MaUh., X, 2; Luc, xxii, 32; .Ican, xxi, 15 et 9«iv.; Act., i,
II, V, etc.; Gal.j i, 18; ii, 7-8.
VIE DE JESUS. 165
était la pierre angulaire de l'édifice nouveau *. Un
moment, même, il semble lui promett-'e « les clefs
du royaume du ciel », et lui accorder le droit de
prononcer sur la terre des décisions toujours ratifiées
dans l'éternité *.
Nul doute que cette primauté de Pierre n'ait excité
un peu de jalousie. La jalousie s'allumait surtout en
vue de l'avenir, en vue de ce royaume de Dieu, où
tous les disciples seraient assis sur des trônes, h la
droite et à la gauche du maître, pour juger les
douze tribus disraël'. On se demandait qui serait
alors le plus près du Fils de l'homme, figurant en
quelque sorte comme son premier ministre et son
assesseur. Les deux fils de Zébédée aspiraient à. ce
rang. Préoccupés d'une telle pensée, ils mirent en
avant leur mère, Salomé, qui un jour prit Jésus à
part et sollicita de lui les deux places d'honneur
pour ses fils*. Jésus écarta la demande par son
principe habituel que celui qui s'exalte sera humilié,
et que le royaume des cieux appartiendra aux petits.
Cela fit quelque bruit dans la communauté; il y eut
<. Matlh., XVI, 18; Jean, i, 42.
2. Matth., XVI, 19. Ailleurs, il est vrai (Matth.,xviii, 18), lemème
pouvoir est accordé à tous les apôtres.
3. Matth., xviii, 1 et suiv., Marc, ix, 33; Luc,ix, 46; xxii, 30.
4. Uatth., XX, 20 et suiv.; Marc, x, 35 et suiv.
166 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
un grand mécontentement contre Jacques et Jean'.
La même rivalité semble poindre dans l'Évangile
attribué à Jean ; on y voit le narrateur supposé
déclarer sans cesse qu'il a été le « disciple chéri »
auquel le maître mourant a confié sa mère, en même
temps qu'il cherche à se placer près de Simon Pierre,
parfois à se mettre avant lui, dans des circonstances
importantes oîi les évangélistes plus anciens l'avaient
omis*.
Parmi les personnages qui précèdent, ceux dont on
sait quelque chose avaient, à ce qu'il paraît, com-
mencé par être pêcheurs. Dans un pays de mœurs
simples, ou tout le monde travaillait, cette profes-
sion n'avait pas l'extrême humilité que les déclama-
tions des prédicateurs y ont attachée, pour mieux
relever le miracle des origines chrétiennes. En tout
cas, aucun des disciples n'appartenait à une classe
sociale élevée . Seuls , un certain Lévi , fils d'Al-
phée, et peut-être l'apôtre Matthieu, avaient été
publicains '. Mais ceux à qui on donnait ce nom en
1. Marc, X, 41.
2. Jean, xviii , 45 et suiv.; xix, 26-27; xx, 2 et suiv.; xxi, 7,
!l. Comp. I, 35 cl suiv., où le disciple innomé est probablement
Jeun.
3. Matth. , IX, 9; x, 3; Marc, ii, 14; m, 18; Luc, y, 27; vi,15;
Acl., I, 13; Évangile di> ëbionim, dans Épiph., Adv. hœr., xxx,
VIE DE JESDS. *^'
Judée n'étaient pas les fermiers généraux , hommes
d'un rang élevé (toujours chevaliers romains) qu'on
appelait à Rome publicaniK C'étaient les agents de
ces fermiers généraux , des employés de bas étage,
de simples douaniers. La grande route d'Acre à
Damas, une des plus anciennes routes du monde,
qui traversait la Galilée en touchant le lac', y mul-
tipliait fort ces sortes d'employés. Capharnahum,
qui était peut-être sur la voie, en possédait un
nombreux personnel ». Cette profession n'est jamais
populaire; mais chez les Juifs elle passait pour tout
à fait criminelle. L'impôt, nouveau pour eux, était le
signe de leur vassalité; une école, celle de Juda le
13. Le récit primitif est ici celui qui porte : «Lévi, fils d'Alphé3».
Le dernier rédacteur du premier Évangile a substitué à ce nom
celui de Matthieu, en vertu d'une tradition plus ou moins solide
selon laquelle cet apôtre aurait exercé lamt\me profession (Matth.,
X, 3 ). Il faut se rappeler que, dans l'Évangile actuel de Matthieu,
ia' seule partie qui puisse être de l'apôtre, ce sont les Discours de
Jésus. Voir Papias, dans Eusèbe, IlisC. ecd., III, 39.
1. Cicéron, De provinc. cons7ilar.,6\ Pro Plancio, 9; Tac,
Ann., IV, 6; Pline, Hisl. nat., XII, 32; Appien, Bell.civ., II, 13,
2. Elle est restée célèbre, jusqu'au temps des croisades, sous le
nom de via Maris. Cf. Isaïe, ix, 1 ; Matth., iv, 13-<r3; Tobie, i,
4. Je pense que le chemin taillé dans le roc, près d'Aïn-et^Tin, en
faisait partie, et que la route se dirigeait de là vers le pmt des
Filles de Jacob, tout comme aujourd'hui. Une partie de la route
d'.\ïn-et-Tin à ce pont est de construction antique.
3. Matth., is, 9 et suiv.
168 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Gaulonite, soutenait que le payer était un acte do
paganisme. Aussi les douaniers étaient-ils abhorrés
des zélateurs de la Loi. On ne les nommait qu en
compagnie des assassins, des voleurs de grand che-
min, des gens de vie infâme *. Les juifs qui accep-
taient de telles fonctions étaient excommuniés et deve-
naient inhabiles à tester; leur caisse était maudite,
et les casuistes défendaient d'aller y changer de l'ar-
gent *. Ces pauvres gens, mis au ban de la société, se
voyaient entre eux. Jésus accepta un dîner que lui
offrit Lévi, et où il y avait, selon le langage du temps,
« beaucoup de douaniers et de pécheurs » . Ce fut un
grand scandale'; dans ces maisons mal famées, on
risquait de rencontrer de la mauvaise société. Nous
le verrons souvent ainsi, peu soucieux de choquer
les préjugés des gens bien pensants, chercher à re-
lever les classes humiliées par les orthodoxes el
s'exposer de la sorte aux plus vifs reproches des
dévots. Le pharisaïsme avait mis le salut au prix
d'observances sans fin et d'une sorte de « respec-
1. MaUli., V, 46-47, ix, 10, 11; xi, 19; xviii, 17; xxi, .■51-32;
Marc, 11, 15-16; Luc, v, 30; vu, 34; xv, 1; xviii, 11; mx, 7
Lucien, \'ecyomanl., 11; Dio Chrysost., orat. iv, p. 85;orat. xiv,
p. 269 (pdit. lîniperius); Misclina, S'ptinrim, m, 4.
2. Misclina, Baba kama, x, 1 ; T.ilmiul do Jérusalem. Demaï,
fi, 3; Tairnud de Bal)., Sanhédrin, "26 6
3. Luc, V, f9 et suiv.
VIE DE JËSDS. 169
tabilité » extérieure. Le vrai moraliste, qui venait
proclamer que Dieu ne tient qu'à une seule chose, à
la rectitude des sentiments, devait être accueilli avec
bénédiction par toutes les âmes que n'avait point
faussées l'hypocrisie ofiîciclle.
Ces nombreuses conquêtes, Jésus les devait aussi,
pour une part, au charme infini de sa personne et
de sa parole. Un mot pénétrant, un regard tom-
bant sur une conscience naïve, qui n'avait besoin
que d'être éveillée, lui faisaient un ardent disciple.
Quelquefois Jésus usait d'un artifice innocent, qu'em-
ploya plus tard Jeanne d'Arc. Il affectait de savoir
sur celui qu'il voulait gagner quelque chose d'in-
time, ou bien il lui rappelait une circonstance chère
à son cœur. C'est ainsi qu'il toucha, dit- on, Na-
thanaël ", Pierre', la Samaritaine '. Dissimulant la
vraie cause de sa force , je veux dire sa supériorité
sur ce qui l'entourait, il laissait croire, pour satis-
faire les idées du iemps, idées qui d'ailleurs étaient
pleinement les siennes, qu'une révélation d'en iiaut
lui découvrait les secrets et lui ouvrait les cœurs.
Tous pensaient qu'il vivait dans une sphère inacces-
4. Jean, i, 48 et suiv.
8. Ibid., I, 42.
3. Jean, iv, 17 et suiv. Comp. Marc, ii, 8; m, 2-4; Jean, ii,
170 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
sible au reste de l'humanité. On disait qu'il conver-
sait sur les montagnes avec Moïse et EHe ' ; on
croyait que, dans ses moments de solitude, les
anges venaient lui rendre leurs hommages , et éta-
blissaient un commerce surnaturel entre lui et le
ciel '.
1. Matth., XVII, 3; Marc, ix, 3; Luc, ix, SO-33
i. Matth., IV. 11 ; Marc, i, 13.
CHAPITRE X.
PnéDICATIONS DS LlC
Tel était le groupe qui. sur les bords du lac de
Tibériade, se pressait autour de Jésus. L'aristocratie
y était représentée par un douanier et par la femme
d'un régisseur. Le reste se composait de pêcheurs et
de simples gens. Leur ignorance était extrême ; ils
avaient l'esprit faible, ils croyaient aux spectres et
aux esprits'. Pas un élément de culture hellénique
n'avait pénétré dans ce premier cénacle; l'instruction
juive y était aussi fort incomplète; mais le cœur et
la bonne volonté y débordaient. Le beau climat de
la Galilée faisait de l'existence de ces honnêtes pê-
cheurs un perpétuel enchantement. Ils préludaient
vraiment au royaume de Dieu, simples, bons, heureux,
bercés doucement sur leur délicieuse j.^tite mer, ou
dormant le soir sur ses bords. On ne ?e figure pas
i. Matth., mv, 26 ; Marc, vi, 49; Luc, xxiv, 39; Jean, vi, 4 9.
172 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
renivremont d'une vie qui s'écoule ainsi à la face du
ciel, la llamme douce et forte que donne ce per-
pétuel contact avec la nature, les songes de ces
nuits passées à la clarté des étoiles, sous un dôme
d'azur d'une profondeur sans fin. Ce fut durant une
telle nuit que Jacob, la tête appuyée sur une pierre,
vit dans les astres la promesse d'une postérité innom-
brable, et l'échelle mystérieuse par laquelle les
Eloliim allaient et venaient du ciel à la terre. A
l'époque de Jésus, le ciel n'éiait pas fermé, ni la
terre refroidie. La nue s'ouvrait encore sur le fils de
l'homme; les anges montaient et descendaient sur sa
tête ' ; les visions du royaume de Dieu étaient par-
tout ; car l'homme les portait en son cœur. L'œil
clair et doux de ces âmes simples contemplait l'uni-
vers en sa source idéale; le monde dévoilait peut-
être son secret à la conscience divinement lucide de
ces enfants heureux, à qui la pureté de leur cœur
mérita un jour d'être admis devant la face de Dieu.
Jésus vivait avec ses disciples presijue toujours en
plein air. Tantôt, il montait dans une barque, et en-
seignait ses auditeurs pressés sur le rivage*. Tantôt,
il s'asseyait sur les montagnes qui bordent le lac, ou
1. ii'in. I, 51.
t. Mallli., xiii, 4-î; Marc, m, 9; iv, i ; Luc, v, 3.
VIE DE JÉSDS. 173
l'air est si pur et l'horizon si lumineux. La troupe
fidèle allait ainsi, gaie et vagabonde, recueillant
les inspirations du maître dans leur première (leur.
Un doute naïf s'élevait parfois, une question douce-
ment sceptique : Jésus, d'un sourire ou d'un regard,
faisait taire l'objection. A chaque pas, dans le nuage
qui passait, le grain qui germait, l'épi qui jaunissait,
on voyait le signe du royaume près de venir; on se
croyait à la veille de voir Dieu, d'être les maîtres
du monde ; les pleurs se tournaient en joie ; c'était
l'avènement sur terre de l'universelle consolation.
» Heureux , disait le maître , les pauvres on
esprit; car c'est à eux qu'appartient le royaume
des cieux !
<i Ueureux ceux qui pleurent; car ils seront con-
solés !
« Ileureux les débonnaires ; car ils posséderont
la terre !
« Heureux ceux qui ont faim et soif de justice;
car ils seront rassasiés!
« Heureux les miséricordieux; car ils obtiendront
miséricorde !
« Heureux ceux qui ont le cœur pur; car ils ver-
ront Uicu!
« Heureux les pacifiques ; car ils seront appelés
enfants de Dieu!
17* OHIGINES DD CHRISTIANISME
M Heureux ceux qui sont persécutés pour la jus-
tice ; car le royaume des cieux est à eux'. »
Sa prédication était suave et douce, toute pleine
de la nature et du parfum des champs. Il aimait les
fleurs et en prenait ses leçons les plus charmantes.
Les oiseaux du ciel, la mer, les montagnes, les jeux
des enfants, passaient tour à tour dans ses ensei-
gnements. Son style n'avait rien de la période grec-
que, mais se rapprochait beaucoup plus du tour des
parabolistes hébreux , et surtout des sentences des
docteurs juifs, ses contemporains, telles que nous
les lisons dans les Pirké Abolh. Ses développements
avaient peu d'étendue, et formaient des espèces de
surates à la façon du Coran, lesquelles cousues en-
semble ont composé plus tard ces longs discours
qui furent écrits par Matthieu '. Nulle transition ne
liait ces pièces diverses; d'ordinaire cependant, une
même inspiration les pénétrait et en faisait l'unité.
C'est surtout dans la parabole que le maître excellait.
Uien dans le judaïsme ne lui avait donné le modèle
de ce genre délicieux'. C'est lui qui l'a créé. Il est
«. MaUh., V, 3-10; Luc, vi, 20-Î5.
t. C'i!Sl ce qu'on appelait les Ao'-jia xujMo«a. Papias, dans Eu-
scbe, //. E., III, 39.
3. L'apologue, tel que nous le trouvons, Juges, ix, 8 et suiv.,
Il Sam., XII, 1 et suiv., n'a qu'une ressemblance de forme avec la
VIE DE JÉSDS. 175
vraï qu'on trouve dans les livres bouddhiques des
oaraboles exactement du même ton et de la même
facture que les paraboles évangéliques'. Mais il est
difTicilc d'admettre qu'une influence bouddhique se
soit exercée en ceci. L'esprit de mansuétude et la
profondeur de sentiment qui animèrent également le
christianisme naissant et le bouddhisme suffisent peut-
être pour expliquer ces analogies.
Une totale indifférence pour les choses extérieures
et pour les vaines superfluités en fait de meubles et
d'habits dont nos tristes pays nous font des néces-
sités était la conséquence de la vie simple et douce
qu'on menait en Galilée. Les climats froids, en obli-
geant l'homme à une lutte perpétuelle contre le de-
hors , donnent beaucoup de prix aux recherches du
bien-être. Au contraire , les pays qui éveillent des
besoins peu nombreux sont tes pays de l'idéalisme ec
de la poésie. Les accessoires de la vie y sont insigni-
fiants auprès du plaisir de vivre. L'embellissement de
la maison y est frivole ; on se tient le moins possible
enfermé. L'alimentation forte et régulière des climats
peu gi'ii'''rcux passerait pour pesante et désagréable.
parabole évangolique. La profonde originalité de celle-ci est dans
le sentiment qui la remplit. Les paraboles des Midraschim sont
aussi d'un tout autre esprit.
1. Voir surtout lo l.nlns (te In bonne loi, cb. m ot iv.
176 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
Et quant au luxe des vêtements, comment rivaliser
avec celui que Dieu a donné à la terre et aux oiseaux
du ciel? Le travail, dans ces sortes de climats, pa-
raît inutile ; ce qu'il donne ne vaut pas ce qu'il coûte.
Les animaux des champs sont mieux vêtus que
l'homme le plus opulent, et ils ne font rien. Ce mé-
pris, qui, lorsqu'il n'a pas la paresse pour cause,
sert beaucoup à l'élévation des âmes, inspirait à Jé-
sus des apologues charmants : « N'enfouissez pas en
terre, disait-il, des trésors que les vers et la rouille
dévorent, que les larrons découvrent et dérobent;
mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où il n'y
a ni vers, ni rouille, ni larrons. Où est ton trésor,
là aussi est ton cœur'. On ne peut servir deux maî-
tres ; ou bien on hait l'un et on aime l'autre, ou bien
on s'attache à l'un et on délaisse l'autre. Vous ne
pouvez servir Dieu et Mamon'. C'est pourquoi je
vous le dis : Ne soyez pas inquiets de l'aliment que
vous aurez pour soutenir votre vie, ni des vêtements
que vous aurez pour couvrir votre corps. Regardez
les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moisson-
nent; ils n'ont ni cellier ni grenier, et votre Père
céleste les nourrit. N'êtes-vous pas fort au-dessus
4. Comparez Talm. do Bab., Daha balhra, 11 a.
2. Dieu des ricliessos et des trésors cacliés , sorte de rlutui
dans la mythologie phénicienne et syrienne
VIE DE JESUS. ^''^
d'eux? Quel est celui d'entre vous qui, k foi ce de sou-
cis, peut ajouter une coudée à sa mesure? Et quant
aux habits, pourquoi vous en mettre en peine? Con-
sidérez les lis des champs; ils ne travaillent ni ne
filent. Cependant, je vous le dis, Salomon dans toute
sa gloire n'était pas vêtu comme l'un d'eux. Si Dieu
prend soin de vêtir de la sorte une herbe des champs,
qui existe aujourd'hui et qui demain sera jetée au
feu, que ne fera-t-il point pour vous, gens de peu
de foi? Ne dites donc pas avec anxiété : » Que man-
„ gerons-nous? que boirons-nous? de quoi serons-
„ nous vêtus? .. Ce sont les païens qui se préoccu-
pent de toutes ces choses; votre Père céleste sait que
vous en avez besoin. Mais cherchez premièrement le
royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné
par surcroît. Ne vous souciez pas de demain; demain
se souciera de lui-même. A chaque jour suffit sa
peine '. »
Ce sentiment essentiellement galiléen eut sur la
destinée de la secte naissante une influence décisive.
La troupe heureuse, se reposant sur le Père céleste
de tout ce qui tenait à la satisfaction de ses besoins,
avait pour première règle de regarder les soucis de
4. Malll.,, V,, 10-21. 21-3*, Luc, x.. , 22-31, 33-34; xv., 13.
Comparez ic-s précoptos Luc, x, 7-8, empreints do la môme naï-
veté, et Talmud de Babjlone. Sola, 48 6.
ts
178 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
la vie comme un mal qui étouffe en l'homme le germe
de tout bien'. Chaque jour, elle demandait à Dieu le
pain du lendemain'. A quoi bon thésauriser? Le
royaume de Dieu va venir. «Vendez ce que vous pos-
sédez et donnez-le en aumône, disait le maître. Faites-
vous au ciel des sacs qui ne vieillissent pas, des trésors
qui ne se dissipent pas '. » Entasser des économies
pour des héritiers qu'on ne verra jamais, quoi de plus
insensé*? Comme exemple de la folie humaine, Jésus
aimait à citer le cas d'un homme qui , après avoir
élargi ses greniers et s'être amassé du bien pour de
longues années, mourut avant d'en avoir joui M Le bri-
gandage, qui était très-enraciné en Galilée % donnait
beaucoup de force à cette manière de voir. Le pauvre,
qui n'en souffrait pas, devait se regarder comme le
favori de Dieu, tandis que le riche, ayant une pos-
session peu sûre, était le vrai déshérité. Dans nos
sociétés établies sur une idée très-rigoureuse de la
propriété, la position du pauvre est horrible; il n'a
1. Matth., xui, 22; Marc, iv, 19; Luc, viii, H.
2. Matth., VI, 11 ; Luc, xi, 3. C'est le sens du mot eTrieûoioc.
3. Luc, XII, 33-34. Comparez les belles maximes, toutes sem-
blables à celles-ci , que le Talmud prèle à Monobaze. Talmud de
Jér., Péahj 15 b.
4. Luc, XII, 20.
5. Jbid., XII, 16 et suiv.
6. Jo8., Anl.. XVII, X. 4 et suiv.; Vila, 11, etc.
VIE DE JÊSDS. *'9
pas à la lettre sa place au soleil. Il n'y a de (leurs,
d'herbe, d'ombrage que pour celui qui possède la
terre. En Orient, ce sont là, des dons de Dieu,
qui n'appartiennent à personne. Le propriétaire n'a
qu'un mince privilège; la nature est le patrimoine de
tous.
Le christianisme naissant, du reste, ne faisait sur
ce point que suivre la trace des sectes juives qui pra-
tiquaient la vie cénobitique. Un principe communiste
était l'âme de ces sectes (esséniens, thérapeutes),
également mal vues des pharisiens et des saddu-
céens. Le messianisme, tout politique chez les juifs
orthodoxes, devenait chez elles tout social. Par une
existence douce, réglée, contemplative, laissant sa
part à la liberté de l'individu, ces petites Églises,
où l'on a supposé , non h tort peut-être , quelque
imitation des instituts néo-pythagoriques, croyaient
inaugurer sur la terre le royaume céleste. Des uto-
pies de vie bienheureuse, fondées sur la fraternité
des hommes et le culte pur du vrai Dieu , préoccu-
paient les âmes élevées et produisaient de toutes
parts des essais hardis, sincères, mais de peu
d'avenir '.
4 . rbilon , Qtwd omnii probus liber d De vita conlempla-
Uva; Jos.. Anl., XVUI, i, 5, B. ./., 11. vui, 2-43; Pline, //ist-
nal.. V, 47; Épiphane, Âdv. hœr., x, xix, xx\x, 5.
180 Or.IGINES DD CHRISTIANISME.
Jésus, dont les relations avec les esscnicns sont
très-difficiles à préciser (les ressemblances, en his-
toire, n'impliquant pas toujours des relations), était
ici certainement leur frère. La communauté des biens
fut quelque temps de règle dans la société nouvelle*.
L'avarice était le péché capital ' ; or, il faut bien
remarquer que le péché d' « avarice » , contre lequel
la morale chrétienne a été si sévère, était alors le
simple attachement à la propriété. La première con-
dition pour être disciple parfait de Jésus était de
réaliser sa fortune et d'en donner le prix aux pau-
vres. Ceux qui reculaient devant cette extrémité
n'entraient pas dans la communauté '. Jésus répé-
tait souvent que celui qui a trouvé le royaume de
Dieu doit l'acheter au prix de tous ses biens, et
qu'en cela il fait encore un marché avantageux.
« L'homme qui a découvert l'existence d'un trésor
dans un champ, disait-il, sans perdre un instant,
vend ce qu'il possède et achète le champ. Le joail-
lier qui a trouvé une perle Inestimable fait argent de
tout et achète la perle*. » Dclas! les inconvénients
1. Acl , IV, 32, 34-37 ; v, 1 et suiv.
2. Mattli., XIII, 22; Luc, xii, 1.1 et suiv.
3. Matth., XIX, 21 ; Jlarc, x, 21 el suiv., 29-30; Luc, xviii, 2?
23, 28.
4. KluUli., \in, 44-16.
VIE DE JËSnS. ISl
de ce régime ne tardèrent pas à se faire sentir. Il
fallait un trésorier. On choisit pour cela Juda dà
Kerioth. A tort ou k raison, on l'accusa de voler la
caisse commune ' ; un poids énorme d'antipathieî
s'amoncela contre lui.
Quelquefois, le maître, plus versé dans les choses
du ciel que dans celles de la terre, enseignait une
économie politique plus singulière encore. Dans une
parabole bizarre, un intendant est loué pour s'être
fait des amis parmi les pauvres aux dépens de son
maître, afin que les pauvres à leur tour l'introduisent
dans le royaume du ciel. Les pauvres, en effet, de-
vant être les dispensateurs de ce royaume, n'y rece-
vront que ceux qui leur auront donné. Un homme
avisé songeant ài l'avenir doit donc chercher à les
gagner. «Les pharisiens, qui étaient des avares,
dit l'évangéliste, entendaient cela, et se m.oquaient
de lui'. )i Entendirent-ils aussi la redoutable para-
bole que voici? « Il y avait un homme riche, qui
était vêtu de pourpre et de fin lin, et qui tous les
jours faisait bonne chère. Il y avait aussi un pauvre,
nommé Lazare, qui était couché à sa porte, couvert
d'ulcères, désireux de se rassasier des miettes qui
1. JiMn, Kii, 6.
I. Luc, XVI. 1-14.
182 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
tombaient de la table du riche. Et les chiens venaient
lécher ses plaies. Or, il arriva que le pauvre mourut
et qu'il fut porté par les anges dans le sein d'Abra-
ham. Le riche mourut aussi et fut enterré*. Et du
fond de l'enfer, pendant qu'il était dans les tour-
ments, il leva les yeux, et vit de loin Abraham, et
Lazare dans son sein. Et s'écriant, il dit : « Père
« Abraham, aie pitié de moi, et envoie Lazare, afin
« qu'il trempe dans l'eau le bout de son doigt et
« qu'il me rafraîchisse la langue, car je soulTre
H cruellement dans cette flamme. » Mais Abraham
lui dit : « Mon fils, songe que tu as eu ta part de
« bien pendant la vie, et Lazare sa part de mal.
« Maintenant, il est consolé, et tu es dans les tour-
ci ments*. » Quoi de plus juste? Plus tard, on appela
cela la parabole du « mauvais riche ». Mais c'est
purement et simplement la parabole du « riche ».
Il est en enfer parce qu'il est riche, parce qu'il ne
donne pas son bien aux pauvres , parce qu'il dîne
bien, tandis que d'autres h sa porte dînent mal. Enfin,
dans un moment où, moins exagéré, Jésus ne pré-
4 . Voir le texte grec.
2. Luc, XVI, 19-2b. Luc, jo le sais, a une tendance très-pronon-
cée au communisme (comparez vi, 20-21 , 25-26), et je pense
qu'il a exagéré cette nuance de l'onscignemonl de Ji'sus !\laisles
traits des Ai^m de Matthieu sont suOisarameot siRniGcatifj.
VIE DE JÉSUS. 183
sente l'obligation de vendre ses biens et de les donner
aux pauvres que comme un conseil de perfection , il
fait encore cette déclaration terrible : « Il est plus fac'îe
à un chameau de passer par le trou d'une aiguille
qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu*. »
Un sontiment d'une admirable profondeur domina
en tout ceci Jésus, ainsi que la bande de joyeux en-
fants qui l'accompagnaient, et fit de lui pour l'éternité
le vrai créateur de la paix de l'âme, le grand conso-
lateur de la vie. En dégageant l'homme de ce qu'il
appelait « les sollicitudes de ce monde», Jésus put
aller à l'excès et porter atteinte aux conditions essen-
tielles de la société humaine; mais il fonda ce haut
spiritualisme qui pendant des siècles a rempli les
âmes de joie à travers cette vallée de larmes. Il vit
avec une parfaite justesse que l'inattention de l'homme,
son manque de philosophie et de moralité, viennent
le plus souvent des distractions auxquelles il se laisse
aller, des soucis qui l'assiègent et que la civilisation
multiplie outre mesure'. L'Évangile, de la sorte, a
<. Matth., iix, 24; Marc, x, 25; Luc, xviii , 23; Kvang. des
Hébreux, dans Hilgenfeld, Xov. Test, extra canonem receptum,
fasc. IV, D. 17. CeUo locution proverbiale se retrouve dans le Tal-
mud (Bab., Berakoth, 55 b. Baba melsia. 38 b) et dans le Coran
(Sur. VII, 38). Ori!ȏne et les int<'rprctes precs. ignorant le proverbe
sémitique, ont cru à tort qu'il s'agissait d'un cable (xàjikiXot).
S. Matth., iiii, 22.
184 ORIGINES DU CHRISTIAMSUB.
été le suprême remède aux ennuis de la vie vulgaire,
un perpétuel sursum corda, une puissante distraction
aux misérables soins de la terre , un doux appel
comme celui de Jésus à l'oreille de Marthe : « Marthe,
Marthe, tu t'inquiètes de beaucoup de choses; or, une
seule est nécessaire. » Grâce à Jésus, l'existence la
plus terne, la plus absorbée par de tristes ou humi-
liants devoirs, a eu son échappée sur un coin du ciel.
Dans nos civilisations afl'airées, le souvenir de la vie
libre de Galilée a été comme le parfum d'un autre
monde, comme une « rosée de l'IIermon' », qui a
empêché la sécheresse et la vulgarité d'envahir en-
tièrement le champ de Dieu.
i. Ps. CXXXUI, o,
CnAPITRE Xî.
^E nOVM «K DE D.EH CONÇU CeUUE LAVÉNEMEM
DES PABTRES.
Ces maximes, bonnes pour un pays où la vie se
nourrit d'air et de jour, ce communisme délicat d'une
troupe d'enfants de Dieu, vivant en confiance sur le
sein de leur père, pouvaient convenir à une secte
naïve, persuadée à cliaque instant que son utopie
allait se réaliser. Mais il est clair que de tels prin-
cipes ne pouvaient rallier l'ensemble de la société.
Jésus comprit bien vite, en elTet. que le monde olTi-
ciel ne se prêterait nullement à son royaume. Il en
prit son parti avec une hardiesse extrême. Laissant
là tout ce monde au cœur sec et aux étroits préjugés,
il 86 tourna vers les simples. Une vaste substitution de
race aura lieu. Le royaume de Dieu est fait : !" pour
les enfants et pour ceux qui leur ressemblent; 2° pour
les rebutés de ce monde, victimes de la mor-ue
sociale, qui repousse l"nomme bon mais humble;
186 ORIGINES DO CHRISTIANISME.
3" pour les hérétiques et schismatiques, publicains,
samaritains, païens de Tyr et de Sidon. Une parabole
énergique expliquait cet appel au peuple et b légiti-
mait * : Un roi a préparé un festin de noces et envoie
ses serviteurs chercher les invités. Chacun s'excuse;
quelques-uns maltraitent les messagers. Le roi alors
prend un grand parti. Les gens comme il faut n'ont
pas voulu se rendre à son appel ; eh bien, ce seront
les premiers venus, des gens recueillis sur les places
et les carrefours, des pauvres, des mendiants, des
boiteux, n'importe; il faut remplir la salle, « et je
vous le jure, dit le roi, aucun de ceux qui étaient
invités ne goûtera mon festin. »
Le pur ébionisme, c'est-à-dire la doctrine que les
pauvres {ébionim) seuls seront sauvés, que le règne
des pauvres va venir, fut donc la doctrine de Jésus.
« Malheur à vous, riches, disait-il, car vous avez
votre consolation! Malheur à vous qui êtes mainte-
nant rassasiés, car vous aurez faim ! Malheur à vous
qui riez maintenant, car vous gémirez et vous pleu-
rerez ' ! » « Quand tu fais un festin, disait-il encore,
n'invite pas tes amis, tes parents, tes voisins riches;
ils t'inviteraient à leur tour, et tu aurais ta récom-
K. Matth., XXII, 2 et suiv.; Luc, xiv, 46 ol suiv. Coinp. Mattt.,
VIII, il-la; XXI, 33 et suiv.
t. Luc, VI, 24-25.
VIE DE JEST'P. i87
pense. Mais, quand tu fais un repas, invite les pau-
vres, les infirmes, les boiteux, les aveugles ; et tant
mieux pour toi s'ils n'ont rien à te rendre, car le tout
te sera rendu dans la résurrection des justes *. » C'est
peut-être dans un sens analogue qu'il répétait sou-
vent : « Soyez de bons banquiers * , n c'est-à-dire :
faites de bons placements pour le royaume de Dieu,
en donnant vos biens aux pauvres, conformément au
vieux proverbe : « Donner au pauvre, c'est prêter à
Dieu'. »
Ce n'était pas là, du reste, un fait nouveau. Le
mouvement démocratique le plus exalté dont l'hu-
manité ait gardé le souvenir (le seul aussi qui ait
réussi, car seul il s'est tenu dans le domaine de
l'idée pure) agitait depuis longtemps la race juive.
La pensée que Dieu est le vengeur du pauvre et du
faible contre le riche et le puissant se retrouve à
chaque page des écrits de l'Ancien Testament. L'his-
toire d'Israël est de toutes les histoires celle où l'es-
prit populaire a le plus constamment dominé. Los
4. Lnr, xiv, 12-U.
2. Mot consprvé pnr une tradition fort anciennn pi fort suivie.
Homélie» pseiido-clém., ii , 51 ; m, 60 ; xvm, 20 ; Clomcnl d'Alex.,
Strom., I, 88. On le retrouve dans Orieene, dans saint Jérôme o
dans un nrand nombre de Pères de i'Ëglise.
3. Prov., XIX, 47.
!8« ORIGINES DD CHRISTIANISME.
prophètes, vrais tribuns et, on peut le dire, les plus
hardis des tribuns, avaient tonné sans cesse contre les
grands et établi une étroite relation d'une part entre
les mots de « riche, impie, violent, méchant », le
l'autre entre les mots de « pauvre, doux, humt e,
pieux » '. Sous les Séleucides, les aristocrates ayant
presque tous apostasie et passé à l'hellénisme, ces
associations d'idées ne firent que se fortifier. Le
livre d'Eénoch contient des malédictions plus vio-
lentes encore que celles de l'Evangile contre le
monde, les riches, les puissants '. Le luxe y est pré-
senté comme un crime. Le « Fils de l'homme »,
dans cette Apocalypse bizarre, détrône les rois,
les arrache à leur vie voluptueuse, les précipite dans
l'enfer'. L'initiation de la Judée à la vie profane,
l'introduction récente d'un élément tout mondain de
luxe et de bien-être, provoquaient une furieuse réac-
tion en faveur de la simplicité patriarcale. « Malheur
à vous qui méprisez la masure et l'héritage de vos
pères! Malheur à vous qui bâtissez vos palais avec la
sueur des autres! Chacune des pierres, chacune des
1. Voir en particulier Amos, ii, 6; Is., uni, 9; Ps. xxv, 9;
xxxvii, H ; LXix, 33, et en généra! les dic.lioiiiiaires liébieux, aux
mots : ynv. D'SSm. Tïry. i^on. "uy. 'jy. hi, jvis-
i. Cb. LXII, LXIII, XCVII, C, CIV.
3. Uénoch, ch. xlvi (peut-être chrétien), 4-8.
180
VIE DE JESDS.
briques qui les composent est un péché'. » Le nom
de <■ pauvre » {ébion) était devenu synonyme de
« saint », d' « ami de Dieu ». C'était le nom que les
discii)les galilcens de Jésus aimaient à se donner ' ;
ce fut longtemps le nom des chrétiens judaïsants de
la Batanée et du Uauran (nazaréens, hébreux), res-
tés fidèles à la langue comme aux enseignementa
primitifs de Jésus, et qui se vantaient de posséder
parmi eux les descendants de sa famille'. A la fm du
11' siècle, ces bons sectaires, demeurés en dehors du
grand courant qui avait emporté les autres Églises,
sont traités d'hérétiques {ébionites), et on invente
pour expliquer leur nom un prétendu hérésiarque
Ebion *.
On entrevoit sans peine que ce goût exagéré de
pauvreté ne pouvait être bien durable. C'était là un
4. Ili-noch. xcix, <3, II.
2. Episl. Jac, II, o el suiv.
3. Jules Africain, dans Eusèbe, //. E., I, 7; Eus., De situ cl
nom. loc. hebr., au raolXcSâ; Orig., Conlre Celsc, II, 1 ; V, Cl,
Épipli., Adv. hœr.,\\\x, 7, 9; xxx, 2, 18.
4. Voir surtout Origène, Conlre Celse, II, 1; De principiis,
IV, 22. i:omparez Épiph., Adv. hœr., xxx, 17. Ircnéc. Origène,
Eusèbe, les Constilclions apostoliques, ignorent l'existence d'un
tel personnago. L'auteur des Philosophumena semble ncsiter
(Vil. 34 et 3ui X., 22 el 23). C'est par Terlullien et surtout par
Épiphane qu'a été répandue la fable d'un Ébion. Du reste, tous
les Pères sont d'accord sur l'élymologie 'eSîuv— itTwto;.
190 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
de ces éléments d'utopie comme il s'en mêle tou-
jours aux grandes fondations, et dont le temps fait
justice. Transporté dans le large milieu de la société
humaine, le christianisme devait un jour très-facile-
ment consentir à posséder des riches dans son sein,
de même que le bouddhisme, exclusivement mona-
cal à son origine, en vint, aussitôt que les conver-
sions se multiplièrent, à compter des laïques. Mais on
garde toujours la marque de ses origines. Bien que
vite dépassé et oublié , Vébionisme laissa dans toute
l'histoire des institutions chrétiennes un levain qui ne
se perdit pas. La collection des Logia ou discours
de Jésus se forma ou du moins se compléta dans les
Églises ébionites de la Batanée *. La « pauvreté »
resta un idéal dont la vraie lignée de Jésus ne se
détacha plus. Ne rien posséder fut le véritable état
évangélique ; la mendicité devint une vertu , un état
saint. Le grand mouvement ombrien du xiii' siècle,
qui est, entre tous les essais de fondation religieuse,
celui qui ressemble le plus au mouvement galiléen,
se fit tout entier au nom de la pauvreté. François
d'Assise, l'homme du monde qui, par son exquise
bonté, sa communion délicate, fine et tendra avec
ia vie universelle, a le plus ressemblé à Jésus, fut
4. Épiph., Adv. hœr.t xix, xxix cl xxx, surtout xxix, d.
VIE DE JËSDS. 191
un pauvre. Les ordres mendiants, les innombrables
sectes communistes du moyen âge (pauvres de Lyon,
bégards, bons-hommes, fratricelles , humiliés, pau-
vres évangéliques , sectateurs de « l'Évangile éter-
nel » ) prétendirent être et furent en effet les vrais
disciples de Jésus. Mais , cette fois encore , les plus
impossibles rêves de la religion nouvelle furent fé-
conds. La mendicité pieuse, qui cause à nos sociétés
industrielles et administratives de si fortes impa-
tiences , fut , à son jour et sous le ciel qui lui con-
venait, pleine de charme. Elle offrit à une foule
d'àmes contemplatives et douces le seul état qui leur
plaise. Avoir fait de la pauvreté un objet d'amour
et de désir, avoir élevé le mendiant sur l'autel et
sanctifié l'habit du pauvre homme, est un coup de
maître dont l'économie politique peut n'être pas fort
touchée, mais devant lequel le vrai moraliste ne peut
rester indifférent. L'humanité, pour porter son far-
deau, a besoin de croire qu'elle n'est pas complète-
ment payée par son salaire. Le plus grand service
qu'on puisse lui rendre est de lui répéter souvent
qu'elle ne vit pas seulement de pain.
Comme tous les grands hommes, Jésus avait du
goîit pour le peuple et se sentait k l'aise avec lui.
L'Évangile dans sa pensée est fait pour ics pauvres;
c'est à eux qu'il apporte la bonne nouvelle du sa-
193 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
lut'. Tous les dédaignés du judaïsme orthodoxe étaient
ses préférés. L'amour 'ïu peuple, iâ pitié pour son
impuissance, le sentiment du chef démocratique, qui
sent vivre en lui l'esprit de la foule et se reconnaît
pour son interprète naturel, éclatent à chaque instant
dans ses actes et ses discours'.
La troupe élue présentait, en eiïet, un caraclcre fort
mêlé et dont les rigoristes devaient être très-surpris.
Elle comptait dans son sein des gens qu'un juif qui
se respectait n'eîit pas fréquentés'. Peut-être Jésus
trouvait -il dans cette société en dehors des r-igles
communes plus de distinction et de cœur que dans
une bourgeoisie pédante, formaliste, orgueilleuse de
son apparente moralité. Los pharisiens , exagérant
les prescriptions mosaïques, en étaient venus à se
croire souillés par le contact des gens moins sévères
qu'eux ; on touchait presque pour les repas aux
puériles distinctions des castes de l'Inde. Méprisant
ces misérables aberrations du sentiment religieux,
Jésus aimait à dîner chez ceux qui en étaient les
victimes*; on voyait à côté de lui des personnes que
"on disait de mauvaise vie, peut-être pour cela seu'
1. Matin., X, 23; xi, 5, Luc, vi, 20-î^.
2. Mallh., IX, 36; Marc, vi, 34.
3. llatlh., IX, 10 et suiv.; Luc, xv iilior.
4 Mattli., IX, 11 ; Marc, ii, 16; i.iu\ v, i»
VIE DE JÉSUS. 193
il esl vrai, qu'elles ne partageaient pas les ridicules
des faux dévots. Les pharisiens et les docteurs
criaient au scandale. « Voyez, disaient-ils, avec
quelles gens il mange! » Jésus avait alors de fines
réponses, qui exaspéraient les hypocrites : « Ce ne
sont pas les gens bien portants qui ont besoin de
médecin ' ; » ou bien : « Le berger qui a perdu une
brebis sur cent laisse les quatre-vingt-dix-neuf autres
pour courir après la perdue, et, quand il l'a trouvée,
il la rapporte avec joie sur ses épaules' ; » ou bien :
a Le Fils de l'homme est venu sauver ce qui était
perdu'; » ou encore: « Je ne suis pas venu appeler
les justes, mais les pécheurs*; » enfin cette déli-
cieuse parabole du fils prodigue, où celui qui a failli
est présenté comme ayant une sorte de privilège
d'amour sur celui qui a toujours été juste. Des
femmes faibles ou coupables , surprises de tant de
charme, et goûtant pour la première fois le contact
plein d'attrait de la vertu, s'approchaient librement
de lui. On s'étonnait qu'il ne les repoussât pas.
« Oh! se disaient les puritains, cet homme n'est
point un prophète; car, s'il l'était, il s'apercevrait
\. MaUli , IX, 12.
ï. Luc, XV, 4 ot suiv.
3. Mallh., xviii, Il {?j; Luc. mx, <0.
4. Mallli., IX, U.
13
194 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
bien que la femme qui le touche est une pécheresse. »
Jésus répondait par la parabole d'un créancier qui
remit à ses débiteurs des dettes inégales, et il ne
craignait pas de préférer le sort de celui à qui fut
remise la dette la plus forte'. Il n'appréciait les états
de l'âme qu'en proportion de l'amour qui s'y mêle.
Des femmes, le cœur plein de larmes et disposées
par leurs fautes aux sentiments d'humilité , étaient
plus près de son royaume que les natures médiocres,
lesquelles ont souvent peu de mérite à n'avoir point
failli. On conçoit, d'un autre côté, que ces âmes
tendres, trouvant dans leur conversion à la secte un
moyen de réhabilitation facile, s'attachaient h lui
avec passion.
Loin qu'il cherchât à adoucir les murmures que
soulevait son dédain pour les susceptibilités sociales
du temps, il semblait prendre plaisir à les exciter.
Jamais on n'avoua plus hautement ce mépris du
4. Luc, VII, 36 et suiv. Luc, qui aime à relever tout ce qui
se rapporte au pardon dos pécheurs (comp. x, 30 et suiv.; xv en-
tier; XVII, 16 et suiv.; xviii, 40 et suiv.; xix, 2 et suiv.; xxiii,
3!t-43) , a composé ce récit avec les traits d'une autre liisloire,
('.(Olo du l'onction des pieds , qui oui lieu à Bolhanie quelques
jours avant la mort do Jésus. Mais le pardon de la pécherosto
était, sans contredit, un des traits essentiels de la vie anocdotiqao
de Jésus. Cf. Jean , viii , 3 et suiv.; Papias, dans Eusèbe, Uùt.
tccl., m, 39.
VIE DE JÊSDS. 193
« monde », qui est la condition des grandes choses
et de la grande originalité. 11 ne pardonnait au riche
que quand le riche , par suite de quelque préjugé,
était mal vu de la société*. Il préférait hautement
les gens de vie équivoque et de peu de considération
aux notables orthodoxes. « Des publicains et des
courtisanes, leur disait-il, vous précéderont dans le
royaume de Dieu, Jean est venu; des publicains et
des courtisanes ont cru en lui , et malgré cela vous
ne vous êtes pas convertis'. » On comprend com-
bien le reproche de n'avoir pas suivi le bon exemple
que leur donnaient des filles de joie devait être san-
glant pour des gens faisant profession de gravité et
d'une morale rigide.
11 n'avait aucune affectation extérieure, ni montre
d'austérité, 11 ne fuyait pas la joie, il allait volon-
tiers aux divertissements des mariages. Un de ses
miracles fut fait, dit-on, pour égayer une noce de
petite ville. Les noces en Orient ont lieu le soir.
Chacun porte une lampe ; les lumières qui vont et
viennent font un effet très-agréable. Jésus aimait cet
aspect gai et animé, et tirait de là des paraboles'.
Quand on comjjarait une telle conduite à celle de
I. Luc, XIX, 2 cl suiv.
t. iMiiC.,1., XXI, 31-32.
3. Ibiil., XXV, 1 et suiv
196 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Jean - Baptiste, on était scandalisé '. Un jour que
les disciples de Jean et les pharisiens observaient le
jeiine : « Comment se fait-il, lui dit-on, que, tandis
que les disciples de Jean et des pharisiens jeù.ient
et prient, les tiens mangent et boivent? — Laissez-
les, dit Jésus ; voulez-vous faire jeûner les para-
nymphes de l'époux , pendant que l'époux est avec
eux? Des jours viendront où l'époux leur sera en-
levé; ils jeûneront alors*. » Sa douce gaieté s'expri-
mait sans cesse par des réflexions vives, d'aimables
plaisanteries. « A qui, disait-il, sont semblables les
hommes de cette génération , et à qui les compare-
rai-je? Ils sont semblables aux enfants assis sur les
places, qui disent à leurs camarades :
Voici que nous chantons,
El vous ne dansez pas.
Voici que nous pleurons,
Et vous ne pleurez pas'
Jean est venu, ne mangeant ni ne buvant, et vous
dites : « C'est un fou. » Le Fils de l'homme est venu,
vivant comme tout le monde, et vous dites : « C'est
« un mangeur, un buveur de vin , l'ami des doua-
t. Marc, II, 18; Luc, v, 33.
S. Matth., IX, 14 etsuiv.; Marc, ii , 18 et suiv.; Lur, v, 33 o*
ouiv.
3 Allusion à quelque jeu d'cnTant.
TIE DE JÉSUS. 197
H nîers et des pécheurs. » Cette fois encore, la Sa-
gesse a été juslifiéo par ses œuvres '. »
II parcourait ainsi la Galilée au milieu d'une fête
perpétuelle. Il se servait d'une mule, monture en
Orient si bonne et si sûre, et dont le grand œil noir,
ombragé de longs cils, a beaucoup de douceur. Ses
disciples déployaient quelquefois autour de lui une
pompe rustique, dont leurs vêlements, tenant lieu de
tapis, faisaient les frais. Ils les mettaient sur la mule
qui le portail, ou les étendaient à terre sur son pas-
sage*. Quand il descendait lans une maison, c'était
une joie et une bénédiction. Il s'arrêtait dans les
bourgs et les grosses fermes, où il recevait une hos-
pitalité empressée. En Orient, la maison où descend
un étranger devient aussitôt un lieu public. Tout le
village s'y rassemble ; les enfants y font invasion ;
les valets les écartent; ils reviennent toujours. Jésus
ne pouvait souffrir qu'on rudoyât ces naïfs auditeurs;
il les faisait approcher de lui et les embrassait'. Les
4 Matlh., XI , (6 et suiv.; Luc , vu, 3i et suiv. Proverbe qui
veut dire: « L'opinion des iiomnies est aveugle. La sagesse des
œuvres do Dieu n'est proclamée qiKî par ces œuvres elles-m^mes.»
Je lis Iffut, avec le manuscrit B du Vatican et le Codex Sinaïliciis,
et non rtnvuy. On aura corrige Alallh., xi, 49, d'après Luc, vu, 3j,
qui paraissait plus clair.
i. Matth., XXI, 7-S.
3. Matth., xu, 13 et suiv.; Marc, u , 36 ; x, U et suiv ; Luc,
XVIII, 15-46.
198 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
mères, encouragées par un tel accueil, lui apportaient
leurs nourrissons pour qu'il les touchât*. Des femmes
venaient verser de l'huile sur sa tête et des parfums
sur ses pieds. Ses disciples les repoussaient parfois
comme iaiportunes ; mais Jésus, qui aimait les usages
antiques et tout ce qui indique la simplicité du cœur,
réparait le mal fait par ses amis trop zélés. Il proté-
geait ceux qui voulaient l'honorer'. Aussi les enfants
et les femmes l'adoraient. Le reproche d'aliéner de
leur famille ces êtres délicats, toujours prompts à,
être séduits, était un de ceux que lui adressaient le
plus souvent ses ennemis '.
La religion naissante fut ainsi h beaucoup d'égards
un mouvement de femmes et d'enfants. Ces derniers
faisaient autour de Jésus comme une jeune garde
pour l'inauguration de son innocente royauté, et lui
décernaient de petites ovations auxquelles il se plai-
sait fort , l'appelant « fils de David , » criant : Ho-
sanna * .' et portant des palmes autour de lui. Jésus,
1. Marc, X, 13 et suiv.; Luc, xviii, 15.
2. MaUh.,xxvi,7etsuiv.;Marc,xiv,3etsuiv.; Luc,vii, 37etsuiv.
3. Évangile do Marcion, addition au v. 2 du ch. xxiii de Luc
(Épiph., Adv. hw.r., xlii, 11). Si les retranchements de Marcion
sont sans val«ur critique , il n'en est pas de mi^me de ses addi-
tions, quanti elles peuvent provenir, non d'un parti pris, mais de
l'étal des manuscrits dont il se servait.
4. Cri qu'on poussait à la procession de la fite dos Tabornai;lps,
VIF. DE JÉS03. *^
comme Savonarole, les faisait peut-être servir d'in-
struments à des missions pieuses ; il était bien aase
de voir ces jeunes apôtres, qui ne le compromet-
taient pas, se lancer en avant et lui décerner des
litres qu'il n'osait prendre lui-même. Il les laissait
dire, et, quand on lui demandait s'il entendait, il
répondait d'une façon évasive que la louange qui sort
de jeunes lèvres est la plus agréable à Dieu *.
Il ne perdait aucune occasion de répéter que les
petits sont des êtres sacrésS que le royaume de Dieu
appartient aux enfants', qu'il faut devenir enfant
pour y entrer*, qu'on doit le recevoir en enfant',
que le Père céleste cache ses secrets aux sages et
les révèle aux petits». L'idée de ses disciples se
confond presque pour lui avec celle d'enfants'. Un
jour qu'ils avaient entre eux une de ces querelles de
préséance qui n'étaient point rares, Jésus prit un
enfant , le mit au milieu d'eux, et leur dit : « Voilîi
en agitant les palmes. Mischna, SukU . ... , 9. Cet usage existe
encore chez les israéliles.
K. Malth.,xx., I0-I6.
i /6trf., xvi.i, 5, 10, U;Luc,xv.i,8.
3. Mattl... x.x, 14; Marc, x. U; Luc, xv,.., 16.
4. Malth., XV..., 1 et suiv.; Marc, .x, 33 etsu.v.; Luc, .x, 46.
5. Marc, x, 15.
6. Matth., XI, 25; Luc, x, 11.
". Matth., X, 42; xv..., 5, 14; Marc, .x, 36; Luc, xv.., !.
200 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
le plus grand; celui qui est humble comme ce petit
est le plus grand dans le royaume du ciel', a
C'était l'enfance, en effet, dans sa divine sponta-
néité, dans ses naïfs éblouissements de joie, qui pre-
nait possession de la terre. Tous croyaient à chaque
instant que le royaume tant désiré allait poindre.
Chacun s'y voyait déjà assis sur un trône * à côté
du maître. On s'y partageait les places ' ; on cher-
chait à supputer les jours. Cela s'appelait « la bonne
nouvelle » ; la doctrine n'avait pas d'autre nom. Un
vieux mot , paradis , que l'hébreu , comme toutes
les langues de l'Orient , avait emprunté à la Perse,
et qui désigna d'abord les parcs des rois achémé-
nidcs, résumait le rêve de tous : un jardin délicieux
où l'on continuerait h jamais la vie charmante que
l'on menait ici-bas*. Combien dura cet enivrement?
On l'ignore. Nul, pendant le cours de cette magique
apparition, ne mesura plus le temps qu'on ne mesure
un rêve, La durée fut suspendue; une semaine fut
comme un siècle. Mais, qu'il ait rempli des années
ou dos mois, le rêve fut si beau que l'humanité en
1. Mallh., xviir, 4; Marc, n, 33-36; Luc, ix, 4G-IS.
2. Luc, XXII, 30.
;i. Marc, x, 37, 40-41.
4. Luc, xxiii, 43 ; Il Cor., xii, 4. Conip. Carm si'jytl., piou'm.,
86; Talin. de Dub., Citagiga, 44 6.
VIE DE JÉSOS. 201
a vécu depuis, et que notre consolation est encore
d'en recueillir le parfum affaibli. Jamais tant de joie
ne souleva la poitrine de l'homme. Un moment, dans
cet effort, le plus vigoureux qu'elle ait fait pour
s'élever au-dessus de sa planète , l'humanilé oublia
fe poids de plomb qui l'attache à la terre, et les
Iristesses de la vie dici-bas. Heureux qui a pu voir
de ses yeux celte cclosion divine, et partager, ne
fiit-ce qu'un joi;?', cette illusion sans pareille! Mais
plus heureux c.-jcore, nous dirait Jésus, celui qui,
dégagé de toute illusion , reproduirait en lui-même
l'apparition céleste, et, sans rêve millénaire, sans
paradis chimérique, sans signes dans le ciel, par la
droiture de sa volonté et la poésie de son âme, sau-
rait de nouveau créer en son cœur le vrai royaume
de Dieu I
CHAPITRE XII.
«UnASSAHE HE JEAN PRISONNIEH VERS JÉSUS. — MOKT PE JEAU.
— RAPPORTS DE SON ÉCOtE AVEC CELLE DE JÉSUS.
Pendant que la joyeuse Galilée célébrait dans les
fêtes la venue du bien-aimé, le triste Jean, dans sa
prison de Machéro, s'exténuait d'attente et de désirs.
Les succès du jeune maître qu'il avait vu quelques
mois auparavant à son école arrivèrent jusqu'à lui.
On disait que le Messie prédit par les prophètes,
celui qui devait rétablir le royaume d'Israël , était
venu et démontrait sa présence en Galilée par des
œuvres merveilleuses. Jean voulut s'enquérir de la
vérité de ce bruit, et, comme il communif(uail libre-
ment avec ses disciples, il en choisit deux pour aller
vers Jésus en Galilée*.
Les deux disciples trouvèicnt Jésus au comble de
sa réputation. L'air de fêle qui régnait autour de lui
Matth., XI, 2 otsuiv.; Luc, vu, 18 et suiv.
VIE DE JÉSUS. 203
les surprit. Accoutumés aux jeunes , à la prière
obstinée, à une vie toute d'aspirations, ils s'étonnè-
rent de se voir tout à coup transportés au milieu des
joies de la bienvenue'. Ils firent part à Jésus de
leur message : « Es-tu celui qui doit venir? Devons-
nous en attendre un autre? » Jésus, qui dès lors
n'hésitait plus guère sur son propre rôle de messie,
leur énuméra les œuvres qui devaient caractériser
la venue du royaume de Dieu, la guérison des ma-
lades, la bonne nouvelle du salut prochain annon-
cée aux pauvres. Il faisait toutes ces œuvres. « Heu-
reux donc, ajouta -t-il, celui qui ne doutera pas
de moi ! » On ignore si cette réponse trouva Jean-
Baptiste vivant, ou dans quelle disposition elle mit
l'austère ascète. Mourut -il consolé et sûr que celui
qu'il avait annoncé vivait déjà, ou bien conserva-
t-il des doutes sur la mission de Jésus ? Rien ne
nous l'apprend. En voyant cependant son école se
continuer parallèlement aux Eglises chrétiennes , on
est porté à croire que, malgré sa considération pour
Jésus, Jean ne l'envisagea pas comme ayant réa-
lisé les promesses divines. La mort vint, du reste,
trancher ses perplexités. L'indomptable liberté du
solitaire devait couronner cette carrière inquiets et
4. Mailh , IX, M cl .^ulv.
«M ORIGINES DU CHRISTIANISME.
tourmentée par la seule fin qui fùl digne d'elle.
Les dispositions indulgentes qu'An! ipas avait
d'abord montrées pour Jean ne purent être de lon-
gue durée. Dans les entretiens que, selon la tradi-
tion chrétienne, Jean aurait eus avec le tétrarque,
il ne cessait de répéter à celui-ci que son mariage
était illicite et qu'il devait renvoyer Hérodiade '.
On s'imagine facilement la haine que la petite -fille
d'Hcrode le Grand dut concevoir contre ce conseil-
ler importun. Elle n'attendit plus qu'une occasion
pour le perdre.
Sa fille Salomé, née de son premier mariage, et
comme elle ambitieuse et dissolue, entra dans ses
desseins. Celte année (probablement l'an 30), Anti-
pas se trouva, le jour anniversaire de sa naissance,
h Machéro. Elérode le Grand avait fait construire
dans l'intérieur de la forteresse un palais magni-
fique*, où le tétrarque résidait fréquemment. Il y
donna un grand festin, durant lequel Salomé exé-
cuta une de ces danses de caractère qu'on ne consi-
dère pas en Syrie comme messéantes à une personne
distinguée. Antipas charmé ayant demandé à la dan-
seuse ce qu'elle désirait, celle-ci répondit, à l'insli-
1. Mjllh., XIV, 4 el suiv.; Mnrc, vi, 18 et stiiv.; Luc, m, <9.
î. Jo3., De bello jml., VU, vi, î.
VIE DE JÊSDS. 205
gation de sa n-.re : « La tète de Jean sar ce i la-
leau '. » Antipas fut mécontent; mais il ne voulut pa:
rofuser. Un garde prit le plateau, alla couper la tél.
du prisonnier, et l'apporta'.
Les disciples du bapliste obtinrent son corps et le
mirent dans un tombeau. Le peuple fut lrès-mûcon=
lent. Six ans après, Ilâreth ayant attaqué Antipas
pour reprendre Machéro et venger le déshonneur de
sd. fille, Antipas fut battu, et l'on regarda généra-
lement sa défaite comme une punition du meurtre de
Jean '.
La nouvelle de celte mort fut portée à Jésus par
des disciples mêmes du baptiste*. La. dernière dé-
marche que Jean avait faite auprès de Jésus avait
achevé d'établir entre les deux écoles des liens
étroits. Jésus, craignant de la part d' Antipas un sur-
croît de mauvais vouloir, prit quelques précautions
et se retira au désert'. Beaucoup de monde l'y sui-
vit. Grâce h une extrême frugalité, la troupe sainte
y vécut; on crut naturellement voir en cela un mi-
«. Plateaux porîalifs sur lesquels, en Orient, on serties liqnour;
et les mets. ,.,•,,, >
2. Malth., x.v, lelsuiv, Marc, V., U-20; Jos.. .4»/. A\ lll.v.î.
3. Job, /l»f , X'^'II, V, 1 ol2.
4. Mallh., XIV, 12
ft. Ibid., XIV, 13
206 ORIGINES DO CHRISTIAN1S51E
racle ' . A partir de ce moment , Jésus ne parla plus
de Jean qu'avec un redoublement d'admiration. Il
déclarait sans hésiter' qu'il était plus qu'un pro-
phète, que la Loi et les prophètes anciens n'avaient
eu de lorce que jusqu'à lui', qu'il les avait abrogés,
mais que le royaume du ciel l'abrogerait à son tour.
Enfin, il lui prêtait dans l'économie du mystère chré-
tien une place à part, qui faisait de lui le trait
d'union entre le règne de la vieille alliance et le
règne nouveau.
Le prophète Malachie, dont l'opinion en ceci fut
vivement relevée*, avait annoncé avec beaucoup de
force un précurseur du Messie, qui devait préparer
les hommes au renouvellement final, un messager
qui viendrait aplanir les voies devant l'élu de Dieu.
Ce messager n'était autre que le prophète Elle, lequel,
selon une croyance fort répandue, allait bientôt des-
cendre du ciel, où il avait été enlevé, pour disposer
les hommes par la pénitence au grand avènement et
réconcilier Dieu avec son peuple'. Quelquefois, à
1. Maltl)., XIV, 15 et suiv.; Marc, vi, 35 et suiv.; Luc, ix, M
et suiv.; Jenri, vi, 2 et suiv.
2. Malth., XI, 7 et suiv.; Luc, vu, 24 et suiv.
3. Mallh., XI, 12-13; Luc, xvi, 16.
4. Malachie, iiictiv; EcclésiasIique.XLxm, tO, Voir ci-âanM,
ch. VI.
6. Mallh., XI, 14; xvii, 10; Marc, vi, 15; viii, 2S; ix, 10 ol
V»E DE JÉSUS. 207
Élie on associait, soit le patriarche Hérioch, auquel,
depuis un ou deux siècles, on s'était pris à attribuer
une haute sainteté', soit Jérémie', qu'on envisageait
comme une sorte de génie protecteur du peuple,
toujours occupé à prier pour lui devant le trône de
Dieu'. Cette idée de deux anciens prophètes devant
ressusciter pour servir de précurseurs au Messie se
retrouve d'une manière si frappante dans la doctrine
des Parsis qu'on est très-porté à croire qu'elle venait
de la Perse*. Quoi qu'il en soit, elle faisait, à l'épo-
que de Jésus, partie intégrante des théories juives
sur le Messie. Il était admis que l'apparition de
suiv.; Luc, ix, 8, 49; Jean, i, 21; Justin, Dial. cum Tryph., 49.
4. EcclésiasUque, xliv, 46; 1V« livre d'Esdras, vi, 26; vu, 28;
comp. XIV, 9 et les dorniôrcs lignes des traductions syriaque,
éthiopienne, arabe et arménienne ( Volkmar, Esdra propli.,
p. 242; Ceriani, Monum. sacra elprof., tom. 1, fasc. ii, p. 424;
Bible arnién. de Zohrab, Venise, 4805, suppl., p. Su).
9. Maltli., svi, 4 4.
3. II Macch., XV, 43 et su;v.
4. Textes cités par Anquotil-l>cperron,^('«rf-yl«es<a^ 1,2* part.,
p. 46, rectifiés par Spiegel , dans la Zeilschrifl der deulschen
morgenlœndisclien GeseUschafl, 1 , 201 et suiv.; extraits du Ja-
masp - Nameh , dans VAvesta de Spiegel, I, p. 34. Aucun des
tcxt08 parsis qui impliquent vraiment l'idée do propbèlcs ressus-
ciléa cl précurseurs n'est ancien; mais les idées contenues dans
ces textes paraissent bien antérieures à l'époque de la rédaction
«lesdits textes.
508 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
« deux témoins fidèles », vêtus d'habits de pénitence,
serait le préambule du grand drame qui allait se
dérouler h la stupéfaction de l'univers'.
On comprend qu'avec ces idées, Jésus et ses dis-
ciples ne pouvaient hésiter sur la mission de Jean-
Baptiste. Quand les scribes leur faisaient celte ob-
jection qu'il ne pouvait encore être question du
Messie, puisque Elle n'était pas venu*, ils répon-
daient qu'Elie était venu, que Jean était Élie ressus-
cité'. Par son genre de vie, par son opposition aux
pouv^.irs politiques établis, Jean rappelait, en elTet,
cet'o figure étrange de la vieille histoire d'Israël*.
J'i'us ne tarissait pas sur les mérites et l'excellence
do son précurseur. Il disait que, parmi les enfants
des hommes, il n'en était pas né de plus grand. li
blâmait éncrgiqucmenl les pharisiens et les docteurs
de ne pas avoir accepté son baptême, et de ne pas
s'être convertis k sa voix'.
Les disciples de Jésus furent fidèles h. ces principes
du maître. Le respect de Jean fut une tradition coa-
1. Apoc, XI, 3 et suiv.
2. Marc, ix, 10.
3. MaUh., XI, U; xvii, 10-13; Marc, vi, 15, ix, «0-12, Uc,
IX, 8; Jean, i, 2l-2ij.
4. Luc, I, 17.
o. Matth.,x:si, :î2 ; Luc, \ii, 20-30.
VIE DE JÉSUS. 209
starite dans la première génération chrétienne'. On
le supposa parent de Jésus*. Son baptême fut re-
gardé comme le premier fait et, en quelque sorte,
comme la préface obligée de toute l'histoire évangé-
lique '. Pour fonder la mission du fils de Joseph sur
un témoignage admis de tous, on raconta que Jean,
dès la première vue de Jésus, le proclama iMessie ;
qu'il se reconnut son inférieur, indigne de délier les
cordons de ses souliers ; qu'il se refusa d'abord à le
baptiser et soutint que c'était lui qui devait recevoir
le baptême de Jésus*. C'étaient là des exagérations
que réfutait sufTisamment la forme dubitative du
dernier message de Jean*. Mais, en un sens plus
général, Jean resta dans la légende chrétienne ce
qu'il fut en réalité, l'austère préparateur, le triste
prédicateur de pénitence avant les joies de l'arrivée
de l'époux, le prophète qui annonce le royaume de
Dieu et meurt avant de le voir. Géant des origines
chrétiennes, ce mangeur de sauterelles et de miel
t. Act., XIX, 4.
s. Luc, I.
3. Ad., I, 22; x, 37-3S. Cela s'explique parfaitement si Ion
adiiiel, avec iequairiémo fvanpelisle (ch. i), que Jé.sus rx)nqiiilse3
premiers et plus iiiiporlanLs disciples dans l'écolp mt>me de Jean.
4. Mallli., III, 4 4 el suiv.; Luc, m, 10 ; Jean, i, 45 olsuiv.; v,
îî-33.
5. MjUIi., XI, 2 et Kuiv.; Luc, vu, 48 ei luiv.
M
210 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
sauvage, cet âpre redresseur de torts, fut l'absinlhc
qui prépara les lèvres à la douceur du royaume de
Dieu. Le décollé d'Hérodiade ouvrit l'ère des mar-
tyrs chrcjens; il fut le premier témoin df. la con-
science nouvelle. Les mondains, qui reconnurent en
lui leur véritable ennemi, ne purent permettre qu'jl
vécût; son cadavre mutilé, étendu sur le seuil du
christianisme, traça la voie sanglante où tant d'autres
devaient passer après lui.
L'école de Jean ne mourut pas avec son fondateur.
Elle vécut quelque temps, distincte de celle de Jésus,
et d'abord en bonne intelligence avec elle. Plusieurs
années après la mort des deux maîtres, on se faisait
encore baptiser du baptême de Jean. Certaines per-
sonnes étaient à la fois des deux écoles; par exemple,
le célèbre Apollos, le rival de saint Paul (vers l'an 54),
et un bon nombre de chrétiens d'Ephèse'. Josophc
se mit ( l'an T^S) à. l'école d'un ascète nommé
Banou', qui oITre avec Jcan-Baptisle la plus grande
ressemblance, et qui était peut-être de son école. Ce
IJanou' vivait dans le désert, vêtu de feuilles d'arbre;
il ne se nourrissait que de plantes ou de fi'uits sau-
<. Act., XVIII, 2o; XIX, 1-5. Cf. Épiph., Ailv. Invr., xxx, <6.
î. VHa, 2.
H. Soruil-cc le Donna i qui est compté par le Talniuil (Bab„
Sanlirr/rin, 4.3 al au nombre des riisciples de Jésus?
VIE DE JÉSUS. 211
vages , et prenait fréquemment , pendant le jour et
pendant la nuit, des baptêmes d'eau froide pour se
purifier. Jacques , celui qu'on appelait le « frère du
Seigneur », observait un ascétisme analogue'. Plus
tard, vers la fin du i" siècle, le baptisme fut en lutte
avec le christianisme, surtout en Asie IMineure. L'au-
teur des écrits attribues à Jean révangéliste paraît
le combattre d'une façon détournée'. Un des poèmes
sibyllins ' semble provenir de celte école. Quant aux
sectes d'hémérobaptistcs, de baptistcs, d'elchasaïtcs
(sabiens, mogtasila des écrivains arabes *) , qui rem-
plissent au second siècle la Syrie, la Palestine, la
Babylonie, et dont les restes subsistent encore de
nos jours sous le nom de mendaïtes, ou de « chré-
tiens de saint Jean », elles ont la môme origine que
le mouvement de Jean -Baptiste, plutôt qu'elles ne
sont la descendance authentique de Jean. La vraie
école de celui - ci , à demi fondue avec le christia-
nisme, passa à l'état de petite hérésie chrétienne et
s'éteignit obscurément. Jean eut comme uu pressen-
4. Ilésésippo, dans Eusèbe, //. E., II, !3.
J. Évang., I, 8, Ï6, 33, IV, S; I" ÉpUre, v, 6. Cf. Ad.,
X, 47.
3. Livrfi IV. Voir surtout v. 157 et suiv.
4. Je rappelle qup .mhietis est Toquivalpiit ararrif^on du mot
« bi>plistes ». ifugtasila a le mAnio sons en arabe.
m ORIGINES DD CHRISTIANISME.
liment de l'avenir. S'il eût cédé à une rivalité mesy
quine, il serait aujourd'hui oublié dans la fouie des
sectaires de son temps. Pour avoir été supérieur à
l'amour-propre , il est arrivé à la gloire et à une
position unique dans le panthéon religieux de l'hu-
manité.
rgAPiTRE XIII.
PREHIsaeS TENTATIVES SDE JÉRUSALEM.
Jésus, presque tous les ans, allait à Jrrusalem
pour la fête de Pàque. Le df'tail de chacun de ces
voyages est peu connu ; car les synoptiques n'en par-
lent pas ', et les notes du quatrième Évangile sont
4. Ils les supposent cependant obscurément. Ils connaissent
aussi bien que le quatrième Évangile la relation de Jésus avec
Joseph d'Arimathie. Luc môme (x, 38-4Î) connaît la famille de
Déthanie. Luc a un gentiment vague du système du quatrième
Évangile sur les voyages de Jésus. r:n effet, l'itinéraire do Jésus
dans cet Évangile, depuis ix, 51, jusqu'à xviii, 31, est si bizarre,
qu'on est porté à supposer que Luc a fondu dans ces chapitres les
incidents de plusieurs voyages. La scène des morceaux, x, 2o et
guiv.; X, 38 et suiv.; XI, 29 et suiv.; XI, 37etsuiv.; XII, 1 elsuiv.,
XIII, 10 et suiv. ; xiii, 31 cl suiv.; xiv, 1 elsuiv.; xv, 1 elsuiv.,
semble èlre Jérusalem ou les environs. L'embarras de celle partie
du récit parait venir de ce que Luc renferme de force ses maté-
riaux dans le cadre synoptique, dont il n'ose pas s'éciirter. La plu-
part des discours contre les phirisiens el les sadduréens. tenus
«elon les synoptiques en Galilée, n'onl guère de sens qu'à Jéru-
salem Rnfin , le laps de temps que les synoptiques permettent de
plïcur entre l'entrée de Jésus à Jérusalem el la Passion, bien qu'il
214 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
ici très-confuses'. C'est, à, ce qu'il sepible, l'an 31,
et certainement après la mort de Jean, qu'eut lieu le
plus important des séjours de Jésus aans la capitale.
Plusieurs des disciples le suivaient. Quoique Jésus
attachât dôs lors peu de valeur au pèlerinage, il s'y
prêtait pour ne pas blesser l'opinion juive, avec
laquelle il n'avait pas encore rompu. Ces voyages,
d'ailleurs, étaient essentiels à son dessein ; car il sen-
tait déjà, que, pour jouer un rôle de premier ordre,
il fallait sortir de Galilée, et attaquer le judaïsme
dans sa place forte, qui était Jérusalem.
La petite communauté galiléenne était ici fort dé-
puisse aller à quelques semaines (M;iUli.,xxvi,5o; Marc, xiv, 49),
est insuffisant pour expliquer tout ce qui dut se passer entre l'ar-
rivée de Jésus dans cette ville et sa mort. Les passages .Matth.,
xxiii, 37 et Luc, xiii, 34, semblent prouver la nu>me thèse; mais
on peut dire que c'est là une citation, comme Matth., xxni, 34, se
rapportant en général aux etTorts que Dieu a faits par ses pro-
phètes pour sauver le peuple.
4. Deux pùlcrinagus sont clairement indiqués (Jean, ii, 13 et
V, 4), sans parler du dernier voyage (vu, <0), après lequel Jésus
ne retourne plus en Galilée. Le premier avait eu lieu wndaiit que
Jean baptisait encore. Il coïnciderait, par conséquen', avec la Pàquo
de l'an 29. Mais les circonstances données comme appartenant k
ce voyage sont d'une époque plus avancée ( comp. surtout Jean ,
II, 14 et suiv., et Matth., xxi, M-A3; Marc, xi, 45-47; Lur, xix,
45-4G). Il y a évidemment dos transpositions de dates Jans les
premiers chapitres du quatrième Ëvangilo, ou pluiol l'auteur a
m(Mi; Ici circonstances de divers voyages.
TIE DE JÉSUS. !15
paysce. Jérusalem était alors à peu près ce qu'elle est
aujourd'hui, une ville de pédantisme, d'acrimonie, de
disputes, de haine, de petitesse d'esprit. Le fana-
tisme y était extrême ; les séditions religieuses renais-
saient tous les jours. Les pharisiens dominaient;
l'ctude de la Loi, poussée aux plus insignifiantes
minuties, réduite à. des questions de casuiste, était
l'unique étude. Cette culture exclusivement théolo-
gique et canonique ne contribuait en rien à polir les
esprits. C'était quelque chose d'analogue à la doc-
trine stérile du faquih musulman, à, cette science
creuse qui s'agite autour d'une mosquée, grande
dépense de temps et de dialectique faite en pure
perte et sans que la bonne discipline de l'esprit en
profite. L'éducation théologique du clergé moderne,
quoique très-sèche, ne peut donner aucune idée de
cela ; car la Renaissance a introduit dans tous nos
enseignements, même les plus rebelles, une part de
belles-lettres et de bonne méthode, qui fait que la
scolastique a pris plus ou moins une teinte d'huma-
nités. La science du docteur juif, du sofcr ou scribe,
était purement barbare, absurde sans compensation;
dénuée de tout élément moral'. Pour comble de
4. On en poiil ju'.'er piir Ip T.ilniiid. cclio An la scolastique juiv
de w tnnps.
«6 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
malheur, elle remplissait celui qui s'était fatigué à
l'acquérir d'an ridicule orgueil. Fier du préUjndu
savoir qui lui avait coûté tant de peine, le scnbe juif
avait pour la culture grecque le même dédain que le
savant musulman a de nos jours pour la civilisation
européenne, et que le théologien catholique de la
vieille école a pour le savoir des gens du monde. Le
propre de ces cultures scolastiques est de fermer
l'esprit à tout ce qui est délicat, de ne laisser d'es-
time que pour les difTiciles enfantillages où l'on a
usé sa vie et qu'on envisage comme l'occupation
naturelle des personnes faisant profession de gravité'.
Ce monde odieux ne pouvait manquer de peser
fort lourdement sur l'âme tendre et la conscience
droite des Israélites du Nord. Le mépris des Hiéroso-
lymites pour les Galiléens rendait la séparation encore
plus profonde. Dans ce beau temple, objet de tous
leurs désirs, ils ne trouvaient souvent que l'avanie.
Un verset du psaume des pèlerins', « J'ai choisi de
me tenir à la porte dans la maison de mon Dieu, »
semblait fait exprès pour eux. Un sacerdoce dédai-
gneux souriait de leur naïve dévotion, à peu près
comme autrefois en Italie le clergé, familiarisé avec
1. Jos., Ant., \X, XI, 2.
t. l'S. LXJâIV (Vulg. LXXXIIl), 14.
VIE DE JÉSDS. 211
IC3 sanctuaires, assistait froid et presque railleur à
la ferveur du pèlerin venu de loin. Les Gali!(5ens
parlaient un patois assez corrompu; leur prononcia-
tion était vicieuse; ils confondaient les diverses aspi-
rations, ce qui amenait des quiproquo dont on riait
beaucoup*. En religion, on les tenait pour ignorants
et peu orthodoxes'; l'expression « sot Galiléen » était
devenue proverbiale'. On croyait (non sans raison)
que le sang juif était chez eux très-mélangé, et il
passait pour constant que la Galilée ne pouvait pro-
duire un prophète*. Places ainsi aux confins du ju-
daïsme et presque en dehors, les pauvres Galiléens
n'avaient pour relever leurs espérances qu'un pas-
sage d'Isaïe assez mal interprété ' : « Terre de Zabu-
lon et terre de Nephtiiali, Voie de la mer% Galilée
des gentils ! Le peuple qui marchait dans l'ombre a
4. MaUh., XXVI, 73; Marc, xiv, 70; .Ut., ii, 7; Talm. do Bab.,
Erubin, 5t a et suiv.; Bcreschith rahba, 26 c.
2. Pasjau-e du traité /^rwôin, prccilo ; Misclina. Xedarim,\\, 4;
Talm. de .Wr., Schabbath, xvi, siib fin.; Talm. de Bab., ZJaia ba-
thra, 25 6.
3. Erubin, loc. cit., a.'i b.
4. Jean, vu, 52. L'exégèse modrrne a prouvé que deux ou trois
propliùtes sont nés en Galilée, mais les raisonnements par les-
quels elle le prouve étaient inconnus du temps de Jésus. Po"»
Êlic, par'etemple, voyez Jos., Anl., VIII, iiii, i.
5. Is., IX, 1-2; Matth., iv, M et suiv.
6. Voir ci-<lossus, p. 167, note X.
îlî ORIGINES DU CUniSTIANISME.
VU une grande lumière ; le soleil s'est levé pour ceux
qui étaient assis dans les ténèbres. » La renommée
do la ville natale de Jésus paraît avoir été particu-
lièrement mauvaise. C'était, dit-on, un proverbe
populaire : « Peut-il venir quelque chose de bon de
Nazareth ' ? »
La profonde sécheresse de la nature aux environs
de Jérusalem devait ajouter au déplaisir de Jésus.
Les vallées y sont sans eau ; le sol est aride et pier-
reux. Quand l'œil plonge dans la dépression de la
mer Morte, la vue a quelque chose de saisissant :
ailleurs, elle est monotone. Seule, la colline de Mizpa,
avec ses souvenirs de la plus vieille histoire d'Israël,
soutient le regard. La ville présentait, du temps de
Jésus, à peu près la même assise qu'aujourd'hui.
Elle n'avait guère de monuments anciens, car, jus-
qu'aux Asmonéens, les Juifs étaient restés presque
étrangers à tous les arts ; Jean Hyrcan avait com-
mencé à l'embellir, et Uérode le Grand en avait fait
une ville magnifique. Les constructions hérodiennes
le disputent aux plus achevées de l'antiquité par leur
caractère grandiose, par la perfection de l'exéculion
et la beauté des matériaux*. Une foule de tombeaux.
I Jean, I, 46 (Taibio uulorilô).
1. Jos., Aiit.. XV, viii-xi; B. J., V, v, 6; M;itr. xiii, 4-!.
lE DE JESUS. 219
d'un goût original , s'élevaient vers le même temps
aux environs de Jérusalem '. Le style de ces monu-
ments était le style grec, approprié aux usages des
Juifs, et considérablement modilié selon leurs prin-
cipes. Les ornements de sculpture vivante, que les
Oérodes se permettaient , au grand méconlentement
des rigoristes, en étaient bannis; on les remplaçait
par une décoration végétale. Le goût des anciens
habitants de la Phénicie et de la Palestine pour les
constructions monolithes taillées sur la roche vive
semblait revivre en ces singuliers tombeaux décou-
pés dans le rocher, et où les ordres grecs sont si
bizarrement appliqués à une architecture de tro-
glodytes, Jésus, qui envisageait les ouvrages d'art
comme un pompeux étalage de vanité , voyait tous
ces monuments de mauvais œil '. Son spiritualisme
absolu et son opinion arrêtée que la figure du vieux
monde allait passer ne lui laissaient de goût crue pour
les choses du cœur.
Le temple, à l'époque de Jésus, était tout neuf, et
4. Tombeaux dits des Juges, d'Absalom, do Zacliaiie, de Josa-
plial, de saint Jarques. Comparez la description du tombeau des
Mai-chabces à Modin (I Macch., xiii, 27 et suiv.).
t. Malth., XXIII, 29; xxiv, 4 et suiv.; Marc, xiii , 1 et suiv.;
Luc, XXI, 6 et suiv. Compare/. Livre d'Ilcnoch. xcvii , 43-U;
Talmud do Babyloiio, Srhabbuth. 33 b.
KO ORIGINES DD CHRISTIANISME.
les ouvrages extérieurs n'en étaient pas complète-
ment terminés. Hérode en avait fait commencer la
reconstruction l'an 20 ou 21 avant l'ère chrétienne,
pour le mettre à l'unisson de ses autres édifices. Le
vaisseau du temple fut achevé en dix-huit mois, les
portiques en huit ans'; mais les parties accessoires
se continuèrent lentement et ne furent terminées que
peu de temps avant la prise de Jérusalem *. Jésus y
vit probablement travailler, non sans quelque humeur
secrète. Ces espérances d'un long avenir étaient
comme une insulte à son prochain avènement. Plus
clairvoyant que les incrédules et les fanatiques, il
devinait que ces suj«erbes constructions étaient appe-
lées à une courte durée'.
Le temple, du reste, formait un ensemble merveil-
leusement imposant, dont le haram actuel*, malgré
sa beauté, peut h peine donner une idée. Les cours
1. ios.yAnL.XV, XI, 5, 6.
2. Ibid., XX, IX, 7; Jean, ii, 20.
3. Mallh., XXIV, 2; xxvi, 61; xxvii, 40, Marc, xic, ?; xiv, 58,
XV, 29; Luc, xxi, 6; Jean, ii, 19-20.
l. M. de Voi;ii6, le Temple de Jcriisalrm (Paris, 18i]4). Nul
doule que le loinple et son enceiiUo n'occupassent l'emplacemcnl
do la mosquée d'Omar et du harntn ou cour sacrée (]ui envi-
ronne la mosquée. Le terre-plein du haram esl, dans quelques
parties, noUiinment à iendroil où les juifs vont pleurer, le sou-
bassement même du temple d'Ilorode.
VIE DE JE. S US. 221
et les portiques environnants servaient joume!!emc'iit
de rendez-vous à une foule considérable, si bien que
ce grand espace était à la fois le temple, le forum,
le tribunal, l'université. Toutes les discussions reli-
gieuses des écoles juives, tout l'enseignement cano-
nique, les procès même et les causes civiles, toute
l'activité de la nation , en un mot, était concentrée
là'. C'était un perpétuel cliquetis d'arguments, un
champ clos de disputes, retentissant de sophismes et
de questions subtiles. Le temple avait ainsi beaucoup
d'analogie avec une mosquée musulmane. Pleins
d'égards à cette époque pour les religions étran-
gères, quand elles restaient sur leur propre terri-
toire ', les Romains s'interdirent l'entrée du sanc-
tuaire; des inscriptions grecques et latines marquaient
le point jusqu'où il était permis aux non-juifs de
s'avancer'. Mais la tour Antonia, quartier général
de la force romaine, dominait toute l'enceinte et per-
mettait de voir ce qui s'y passait'. La police du
temple appartenait aux Juifs; un capitaine du temple
4. Luc, II, 46ct suiv ; Mischna, Snn/icV/ri'r»^ x,î; Talm. deDab.,
Sanhédrin, il a; /Iosc/j hasscitana, 31 a.
J. S\iei.,Aug., 93.
3. Philo, Legatio ad Caium, § 3) ; Jos. , B. J., V, v, 2 ; VI, ii, 4;
Aci., XXI, 2<.
4. Dos traces de la lour Antonia se voient encore dans la par-
lie septenlrionale du haram.
22Î ORIGINES DO CHRISTIANISME.
en avait l'intendance, faisait ouvrir et fermer les
portes, empêchait qu'on ne traversât les parvis avec
un bâton à la main, avec des chaussures poudreuses,
en portant des paquets ou pour abréger le che-
min *. On veillait surtout scrupuleusement à ce que
personne n'entrât à l'état d'impureté légale dans les
portiques intérieurs. Les femmes avaient, au milieu
de la première cour, des espaces réservés, entourés
de clôtures en bois.
C'est là que Jésus passait ses journées, durant le
temps qu'il restait à Jérusalem. L'époque des fêtes
amenait dans cette ville une alTluence extraordinaire.
Réunis en chambrées de dix et vingt personnes, les
pèlerins envahissaient tout et vivaient dans cet entas-
sement désordonné où se plaît l'Orient'. Jésus se
perdait au milieu de la foule, et ses pauvres Galilécns
groupés autour de lui faisaient peu d'effet. Il sentait
probablement qu'il était ici dans un monde hostile
et qui ne l'accueillerait qu'avec dédain. Tout ce qu'il
voyait l'indisposait. Le temple, comme en général
les lieux de dévotion très-fréquentés. offi'ait un aspect
peu édifiant. Le service du culte entraînait une foule
4. Misclina, licrakolh, ix, 5; Talm. de Wib\\.,Jehamoth, G b;
Marc, XI, 16.
5. Jos., B. J., II, XIV, 3; VI, ix, 3. Comp. Pg. cxxxiii ( \ ulg.
r.jwil ).
VIE DE JÉSCS. -2'
de détails assez repoussants, surtout des opératioïis
mercantiles, par suite desquelles de waies boutio'«>,s
s'étaient établies dans l'enceinte sacrée. On y vendait
des bêtes pour les sacrifices; il s'y trouvait des
tables pour l'échange de la monnaie; par moments,
on se serait cru dans un marché \ Les bas oHiciers
du temple remplissaient sans doute leurs fonctions
avec la vulgarité irréligieuse des sacristains de tous
les temps. Cet air profane et distrait dans le manie-
ment des choses saintes blessait le sentiment reli-
gieux de Jésus, parfois porté jusqu'au scrupule'. U
disait qu'on avait fait de la maison de prière une ca-
verne de voleurs. Un jour même, dit-on, la colère
l'emporta; il frappa à coups de fouet ces ignobles
vendeurs et renversa leurs tables'. En général, il
aimait peu le temple. Le culte qu'il avait conçu pour
son Père n'avait rien à faire avec des scènes de bou-
cherie. Toutes ces vieilles institutions juives lui déplai-
saient, et il soullrait d'être obligé de s'y conformer.
Aussi le temple ou son emplacement n'inspirèrent-ils
de sentiments pieux , dans le sein du christianisme ,
1. Talm. <ie Bab., ftosch liasschana . 31 a ; Saxhedrin , 4< a
Schabhnthj 15 a.
1. Marc. XI, 16.
3. MaUli., \\\, 1i et suiv.; Marc, xi. 15 fil smv.. Luc, xu, 45
•l suiv.; Joaii, ii, H et suiv.
M* ORIGINES DD CHRISTIANISME,
qu'aux chrétiens judaïsants. Les vrais hommes nou-
veaux eurent en aversion cet antique lieu sacré. Con-
stantin et les premiers empereurs çlirétiens y laissè-
rent subsister les constructions [)aïennes d'Adrien *.
Ce furent les ennemis du ciiristianisme , comme
Julien, qui pensèrent à cet endroit '. Quand Omar
entra dans Jérusalem, remplacement du temple était
à dessein pollué en haine des juifs ', Ce fut l'islam,
c'est-à-dire une sorte de résurrection du judaïsme
en ce que le judaïsme avait de plus sémitique, qui
lui rendit ses honneurs. Ce lieu a toujours été anti-
chrétien.
L'orgueil des Juifs achevait de mécontenter Jésus,
et de lui rendre le séjour de Jérusalem pénible. A
mesure que les grandes idées d'Israël mûrissaient,
le sacerdoce s'abaissait. L'institution des synagogues
avait donné à l'inlerprcte de la Loi, au docteur,
une grande supériorité sur le prêtre. Il n'y avait de
prêtres qu'à Jérusalem, et là même, réduits à des
fonctions toutes rituelles, à peu près comme nos
prêtres de paroisse exclus de la prédication, ils
étaient primés par l'orateur de la synagogue, le ca-
4, Itin. a Buri/ig. Ilirrus., p. 152 (cdil. SclioU); S. Jérôme,
In Is., II, 8, ot in M.ilth., xxiv, 15.
1. Arninien Marcclliii. XXIII, 4
3. liulyrhius, Ann., 11,186 et suiv. (Oifurd , 1659).
f lE DE JÉSOS. ^
suîste. le sofer ou scribe, tout laïque qu'était ce der-
nier Les hommes célèbres du Talmud ne sont pas
des prêtres; ce sont des savants selon les idées du
temps Le haut sacerdoce de Jérusalem tenait, il est
vrai un rang fort élevé dans la nation; mais il
n'était .mllement à la tête du mouvement religieux.
Le souverain pontife, dont la dignité avait déjà été
avilie par Hérode', devenait de plus en plus un
fonctionnaire romains qu'on révoquait fréquemment
pour rendre la charge profitable à plusieurs. Oppo-
sés aux pharisiens, zélateurs laïques très-exaltés, les
prêtres étaient presque tous des sadducéens, c'est-
à-dire des membres de cette aristocratie incrédule
qui s'était formée autour du temple, vivait de 1 autel,
mais en voyait la vanité'. La caste sacerdotale s'était
séparée à tel point du sentiment national et de la
grande direction religieuse qui entraînait le peuple,
nue le nom de « sadducéen -. {sadoki), qui désigna
dabord simplement un membre de la famille sacer-
dotale deSadok, était devenu synonyme de « maté-
rialiste " et d' « épicurien ».
Un élément plus mauvais encore était venu, de-
1. Jos., Anl.. XV, 111, 4,3.
t. Ihid.. XVlll, II. ,.
3 ,c/.,iv,lelsu,v.;v,17;MX,14;Jo.„....r,XX,«^.<.
Pifké Aboth, 4, 40. Comp. Tos.phu Mmackoth. ...
t» ORIGINES DO CHKISTIAMSME.
puis le règne d'Hérode le Grand, corrompre le haut
sacerdoce. Hérode s'étant pris d'amour pour Ma-
rianuie, fille d'un certain Simon, fils lui-même de
Boëthus d'Alexandrie, et ayant voulu l'épouser (vers
l'an 28 avant J.-C), ne vit d'autre moyen, pour
anoblir son beau-père et l'élever jusqu'à lui, que de
le faire grand prêtre. Cette famille intrigante resta
maîtresse, presque sans interruption, du souverain
pontificat pendant trente-cinq ans'. Étroitement alliée
à, la famille régnante, elle ne le perdit qu'après la
déposition d'Archélaiis, et elle le recouvra (l'an /i2
de notre ère) après qu' Hérode Agrippa eut refait
pour quelque temps l'œuvre d'Ilérode le Grand.
Sous le nom de Boèthusim*, se forma ainsi une nou-
velle noblesse sacerdotale, très-mondaine, très-peu
dévote, qui se fondit à peu près avec les sadokites.
Les Boèlliusim, dans le Talmud et les écrits rabbi-
niques, sont présentés comme des espèces de mé-
créants et toujours rapprochés des sadducécns'. De
i. Jùs., A?U., XV, IX, 3; XVII, \i, 4; xiii, 1 , XVIll, i, 1 ; ji, 1 ;
XIX, VI, 2; vin, k.
2. Ce nom ne se trouve que dans les documents juifs. Je pense
que les < hérodKms » de l'Évangilo sont les Buulhusim. L'article
d'^piphanc {hœr. xx) sur les hérodicns a peu de poids.
3. Traité Abolh Nalhan, 5; Soferim, m, liai. 5; Misclina,
Henacliotlt, x, 3; Talmud de Oubylone, Schabbalh, 448 a. Le
Dom lies lioëlhusim s'échange souvent dans les livres talmudiques
VIE DE JESUS. «7
tout cela résulta autour du temple une sorte de cour
de Rome, vivant de politique, peu portée aux excès
de zèle, les redoutant même, ne voulant pas en-
tendre parler de saints personnages ni de novateurs,
car elle profilait de la routine établie. Ces prêtres
épicuriens n'avaient pas la violence des pharisiens ;
ils ne voulaient que le repos ; c'était leur insou-
ciance morale, leur froide irréligion qui révoltaient
Jésus. Bien que trcs-dillerents, les prêtres et les
pharisiens se confondirent ainsi dans ses antipathies.
Mais, étranger et sans crédit, il dut longtemps ren-
fermer son mécontentement en lui-même et ne com-
muniquer ses sentiments qu'à la société intime qui
1 accompagnait.
Avant le dernier séjour, de beaucoup le plus long,
qu'il fit b. Jérusalem , et qui se termina par sa
mort, Jésus essaya cependant de se faire écouter. Il
avec CPlui des saddutéens ou avec le mot miniin (hcrétiques).
Coiuparez 'losiplila Joma, i, àTalm. do Jérus., même Iraito, i, 5,
eL Talm. do Uab., iiu-iiio traité, 19 6; Tos. Sukka, m, à Talm. de
Hab., mémo traité, 43 b; Tos. ibuJ., plus loin, a Talm. de Bab.,
mi^mo traité, 48 b; Tos. lioscli husscliana, i, à Misclma, mùme
traité, II, 1,Talm. deJerus., mémo traité, ii, 1, et Talm. de liab.,
môme traité, 22 b; Tos. Menaclwlh, x, à Miscliiia, mi^me traité,
X, 3, Talm. do liab., mémo traité, 05 a, Mischna, Chaijifja, ii, 4, et
.Mor;ilintli Taanitli, i; Tos. ladaïm, ii, i) Talm. do Jérus.. Baba
biiihru, VIII, 1, Talm. do Bab., mémo traité, 113 b, et Me;^illaili
Taanith, v. Comparez de même Marc, vin, 15, à Matlh., xvi, 6.
228 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
prêcha; on parla de lui; on s'entretint de certains
actes que l'on considérait comme miraculeux. Mais
de tout cela ne résulta ni une Église établie à Jéru-
salem, ni un groupe de disciples hiérosolymites. Le
charmant docteur, qui pardonnait à tous pourvu
qu'on l'aimât, ne pouvait trouver beaucoup d'écho
dans ce sanctuaire des vaines disputes et des sacri-
fices vieillis. Il en résulta seulement pour lui quel-
ques bonnes relations, dont plus tard il recueillit les
fruits. Il ne semble pas que dès lors il ait fait la
connaissance de la famille de Bcthanie qui lui ap-
porta, au milieu des épreuves de ses derniers mois,
tant de consolations. Mais peut-être eut-il des rap-
ports avec cette Marie, mère de Marc, dont la mai-
son fut, quelques années plus lard, le rendez -vous
des apôtres, et avec Marc lui-môme'. De bonne heure
aussi , il attira l'attention d'un certain Nicodème,
riche pharisien, membre du sanhédrin et fort consi-
déré à. Jcrusalom*. Cet homme, qui paraît avoir clé
1. Marc, XIV, 51-52, où lo veaviaxos paraît ôtro Ma'c; Act.,
XII, 42.
2. Il sembin qu'il est question dn lui dans lo Talmud Talin. de
Bab., Taanilh, 20 a; GiUin, 56 a; Kethubotlt, 66 b ; traité Aliulh
Nalltan , va; Midrascli rabba, Eka. 64 a. Le passage Taunilh
l'identiGe avec Bounaï, lequel, d'aprùs Sanhédrin (v. ci-dessu»,
p. 210, note 3) , était disciple do Jésus. Mais, si Doumsi est le
Banou do Josèplie, ce rapprocLomeut est sans force.
TIB OE JESUS. 229
honnête et de bonne foi, se sentit attiré vers le jeune
Galilôpn. Ne voulant pas se compromettre, il vint le
voir de nuit et eut, dit-on, avec Uii une longue con-
versation*. Il en garda sans doute une impression
favorable, car plus tard il défendit Jésus contre les
préventions de ses confrères', et, à la mort de Jé-
sus, nous le trouverons entourant de soins pieux le
cadavre du maître '. Nicodème ne se fit pas chré-
tien; il crut devoir à sa position de ne pas entrer
dans un mouvement révolutionnaire qui ne comptait
pas encore de notables adhérents. Mais il porta
beaucoup d'amitié k Jésus et lui rendit des services,
sans pouvoir l'arracher à une mort dont l'arrêt, à
l'époque oîi nous sommes arrivés, était déjà comme
écrit.
Quant aux docteurs célèbres du temps, Jésus ne
paraît pas avoir eu de rapports avec eux. Ilillcl et
Schammaï étaient morts ; la plus grande autorité du
mcmcnt était Gainaliel, petit-ûls de Llillel. C'était un
esprit libéral et un homme du monde, ouvert aux
i. Jean, m, 4 et suiv.; vu, SO. l>e lexle de la conversation a
été inventé par l'auteur du quatrième Évangile; mais on ne peut
guère admettre l'opinion d'après laquelle le personnage même do
Nirodômo, ou du moins son rôle dans la vio do J(sus aurai» été
imagine par cet auteur.
J. Jean, vu, 50 et suiv«
3. Ibid.. XIX, 39.
Î30 OniGlNES DC CHRISTIANISME.
dtudes profanes, formé à la tolérance par son com-
merce avec la haute société'. A rencontre des pha-
risiens très-sévères, qui marchaient voilés ou les yeux
fermés, il reg-ardait les femmes, même les païennes '.
La tradition le lui pardonna , comme d'avoir su le
grec, parce qu'il approchait de la cour '. Après la
mort de Jésus, il exprima, dit-on, sur la secte nou-
velle des vues très-modcrces*. Saint Paul sortit de
son école'. Mais il est bien probable que Jésus n'y
entra jamais.
Une pensée du moins que Jésus emporta de Jéru-
salem, et qui dès à présent paraît chez lui enracinée
c'est qu'il ne faut songer à aucun pacte avec l'ancier
culte juif. L'abolition des sacrifices qui lui avaient
causé tant de d(''goût, la suppression d'un sacerdoca
impie et hautain, et, dans un sens général, l'abro-
gation de la Loi lui parurent d'une absolue nécessité.
A partir de ce moment, ce n'est plus en réformateur
juif, c'est en destructeur du judaïsme qu'il se pose.
Quelques partisans des idées messianiques avaient
déjà admis que le IMessie apporterait une loi nou-
<. Mischna, finlia metsia, v, 8; Tiilm. lio Rab., Sola, 49 b.
i. Talm. dp Jérus., HerakoUi, it, 2.
.î. Passa po fiotn, prfcité, ot Baba kamn. 83 a.
4. Ac.l., V, 34 l't suiv.
5. Ihid., XXII, 3.
VIE DE JESDS, iSl
velle, qui serait commune à toute la terre*. Les
esséniens, qui étaient à peine des juifs, paraissent
aussi avoir été indifférents au temple et aux obser-
vances mosaïques. Mais ce n'étaient là que des har-
diesses isolées ou non avouées. Jésus le piemicr osa
dire qu'à partir de lui, ou plutôt à partir de Jean',
la Loi n'existait plus. Si quelquefois il usait de
termes plus discrets', c'était pour ne pas choquer
trop violemment les préjugés reçus. Quand on le
poussait à bout, il levait tous les voiles, et déclarait
que la Loi n'avait plus aucune force. Il usait à ce
sujet de comparaisons énergiques : « On ne raccom-
mode pas, disait-il, du vieux avec du neuf. On ne
met pas le vin nouveau dans de vieilles outres*. »
Voilà, dans la pratique, son acte de maître et de
créateur. Ce temple exclut les non-juifs de son en-
ceinte par dos afTichcs dédaigneuses. Jésus n'en veut
pas. Cette Loi étroite, dure, sans charité, n'est faite
i. Orac. sibijl., I. III, 573 etsuiv.; 715 etsuiv.; 7o6-753. Com-
pare/, le Targum de Jonalhan, Is., xii, 3.
î. Luc, XVI, 16. Le passade de MaUhieu, xi, 12-13, est moins
clair; cependant il ne peut avoir d'autre sens.
3. Maltli., V, 17-18 (Cf. Talm. de Bab., Scliahhalh. 116 b). Ce
pas.sage n'est pas on contradiction avec ceux où l'abolition de la
Loi est impliquée. Il signiQe seulement qu'en Jésus toutes les
figures de l'Anrien Testament .sont accomplies. Cf. Luc, xvi, 17.
4. Mallh., IX, 16-17; Luc, v, 36 etsuiv.
S33 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
que pour les enfants d'Abraham. Jésus prétend que
tout homme de bonne volonté, tout homme qui l'ac-
cueille et l'aime, est fils d'Abraham*. L'orgueil du
sang lui paraît l'ennemi capital qu'il faut combattre.
Jésus, en d'autres termes, n'est plus juif. Il est révo-
lutionnaire au plus haut degré ; il appelle tous les
hommes à un culte fondé sur leur seule qualité d'en-
fants de Dieu. Il proclame les droits de l'homme,
non les droits du juif; la religion de l'homme, non la
religion du juif; la délivrance de l'homme, non la
délivrance du juif. Ah! que nous sommes loin d'un
Juda Gaulonite, d'un Matthias Margaloth, prêchant
la révolution au nom de la Loi! La religion de l'hu-
manité, établie non sur le sang, mais sur le cœur,
est fondée. Moïse est dépassé; le temple n'a plus de
raison d'être et est irrévocablement condamné.
4. Luc, XIX, 9
2. SlaUh., r.xiv, 1»; xwiii, li); Marc, xiii, 10; xvi, 15; Luc,
ixiv, 47
tDA PITRE XIV.
RAPrOniS DE JÉSUS avec les païens et les SAUARITilMS,
Coiis('([iiont à ces principes, il dédaignait tout ce
qui n'était pas la religion du cœur. Les vaines pra-
tiques des dévots', le rigorisme extérieur, qui se fie
pour le salut à des simagrées, l'avaient pour mortel
ennemi. Il se souciait peu du jeûne*. Il préférait
l'oubli d'une injure au sacrifice'. L'amour de Dieu,
la charité, le pardon réciproque, voilà toute sa loi*
Rien de moins sacerdotal. Le prêtre, par état, pousse
toujours au sacrifice public, dont il est le ministre
obligé; il détourne de la prière privée, qui est un
moyen de se passer de lui. On chercherait vaine-
mont dans l'Evangile une pratique religieuse rccom-
4 Miillli., XV, 9.
î. //;('/., IX, U; XI, 19.
3. Ilnd.. V, «:< et suiv.; ix, 13 xn, 1.
' Ihiil., XXII, 37 el Buiv.; Mdic, xii , 29 cl siii».; l.uc. x, Î5
•l suiv.
234 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
niaiidée par Jésus. Le baplême n'a pour lai qu'une
importance secondaire ' ; et quant à la prière, il ne
règle rien, sinon qu'elle se fasse du cœur. Plusieurs,
comme il arrive toujours, croyaient remplacer par la
bonne volonté des âmes faibles le vrai amoar du
bien, et s'imaginaient conquérir le royaume du ciel
en lui disant : Rahbi, rabbi; il les repoussait, et pro-
clamait que sa religion, c'est de bien faire*. Souvent
il citait le passage d'Isaïe : « Ce peuple m'honore
dos lèvres, mais son cœur est loin de moi '. »
Le sabbat était le point capital sur lequel s'élevait
l'édifice des scrupules et des subtilités pharisaïques.
Cette institution antique et excellente était devenue
le prétexte de misérables disputes de casuistes et la
source de mille croyances superstitieuses*. On croyait
que la nature l'observait; toutes les sources inter-
mittentes passaient pour « sabbatiques " ». C'était
aussi le point sur lequel Jésus se plaisait le plus è
<. Mallh., XXVIII, 10, ol Marc, xvi , IG, ne représontont pns ()cî
pnroles autlienliquesdo Jésus. Comp. Act., x, 47; / Cor.,i, M.
î M.itth., VII, 21; Luc, vi, 46.
3. Malth., XV, 8; Marc, vu, 6. Cf. Isaïp, xxix, 13.
4. Voir surtout le traité Schabbnlh do l:i Mi<chna, ot le Lii^rc
(/c.1 JuMés (traduit de l'éthiopien dans les Jahrbiicher d'Ewald
aniicps 2 et 3), c. l.
5. Jos., B. J.. VII, v, 1; Plinn, ff. A'.. NX.XI, 18. Cf. Tliorn
COn, The Land and llie Rook, I, 40G et suiv.
VIE DE JÊSCS. 233
défier SCS adversaires'. Il violait ouvertement le sab-
bat, et ne répondait aux reproches qu'on lui en fai-
sait que par de fines railleries. A plus forte raison
dédaignait-il une foule d'observances modernes, que
la tradilfbn avait ajoutées à la Loi , et qui , par cela
même, étaient les plus chères aux dévots. Les ablu-
tions , les distinctions trop subtiles des choses pures
et impures le trouvaient sans pitié : v Pouvez -vous
aussi , leur disait - il , laver votre âme? L'homme est
souillé , non par ce qu'il mange , mais par ce qui
sort de son cœur. » Les pharisiens, propagateurs de
ces momeries, étaient le point de mire de tous ses
coups. Il les accusait d'enchérir sur la Loi, d'inven-
ter des préceptes impossibles pour créer aux hommes
des occasions de péché : « Aveugles, conducteurs
d'aveugles, disait -il, prenez garde de tomber dans
la fosse. I) — <i Race de vipères, ajoutait-il en secret,
ils ne parlent que du bien , mais au dedans ils sont
mauvais; ils font mentir le proverbe : « La bouche
ne verse que le trop-plein du cœur '. »
Il ne connaissait pas assez les gentils pour songer
à, établir sur leur conversion quelque chose de solide.
1. Matlh., Ml, 1-14; Marc, ii, 23-2S; Luc, vi, l-j; xir, 14 ot
juiv.; XIV, 1 et suiv.
2. Mallli., XII, ;t4; xv, < et suiv., 12etsiiiv , xxin pnlier; Marc,
VII, 1 et suiv., 1!i ot suiv.; Luc, vi. 45; xi, i'i cl suiv.
236 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
La Galilée contenait un grand nombre de païens,
mais non, à ce qu'il semble, un cuite des iaux dieux
public et organisé'. Jésus put voir ce culte se dé-
ployer avec toute sa splendeur dans le pays de Tyr
et de Sidon, à Césarée de Philippe, et dans la Déca-
pole*. Il y fit peu d'attention. Jamais on ne trouve
chez lui ce pédantisme fatigant des juifs de son
temps, ces déclamations contre l'idolâtrie, si fami-
lières à ses coreligionnaires depuis Alexandre, et qui
remplissent, par exemple, le hvre de la « Sagesse »'.
Ce qui le frappe dans les païens, ce n'est pas leur
idolâtrie, c'est leur servilité'. Le jeune démocrate juif,
frère en ceci de Juda le Gaulonite, n'admettant de
maître que Dieu, était très-blessé des honneurs dont
on entourait la personne des souverains et des titres
souvent mensongers qu'on leur donnait. A cela près,
dans la plupart des cas où il rencontre des païens,
4. Jo crois que les païens de Galilée se trouvaient surtout aux
frontières, à Kadès par exemple, mais que le cœur môme du pays,
la ville deTibériado exceptée, était tout juif. La ligne où Gnisscnl
les ruines de temples et où commencent les ruines de syna!.'0t;ues
est aujourd'hui nettement marquée à la hauteur du lac llulet
(Samaclionitis). Les traces do srulplure païenne qu'on a cru trou-
ver à Tell-Hum sont douteuses. La cote, en particulier la ville
d'Acre, ne faisaient [>oinl |wrtie de la Galilée.
î. Voir rl-oessus, p. 151-463.
3. Cliap. XIII et suiv.
4. Uattb., XX, 25; Marc, x, 42; Luc, xxii, K.
VIE DE JÉSUS. 237
il montre pour eux une grande indulgence; parfois
il affecte de fonder sur eux plus d'espoir que sur
les juifs '. Le royaume de Dieu leur sera transféré.
« Quand un propriétaire est mécontent de ceux à qui
il a loué sa vigne, que fait-il? Il la loue à d'autres,
qui lui rapportent de bons fruits*. » Jésus devait
tenir d'autant plus h celte idée que la conversion
des gentils était, selon les idées juives, un des signes
les plus certains de la venue du Messie'. Dans son
royaume de Dieu, il fait asseoir au festin, à côté
d'Abraliam, d'Isaac et de Jacob, des hommes venus
des quatre vents du ciel, tandis que les héritiers lé-
gitimes du royaume sont repoussés*. Souvent, il est
vrai, on croit trouver dans les ordres qu'il donne à
ses disciples une tendance toute contraire : il semble
leur recommander de ne prêcher le salut qu'aux
seuls juifs orthodoxes"; il parle des païens d'une
manière conforme aux préjugés des juifs °. Mais il
1. Mallh., VIII, 5 clsuiv.; xv, 22 et suiv.; .Varc, vu, 23otsuiv.;
l.iic, IV, 23 el suiv
î. Mallli., XXI, 41 ; Marc, xii, 9; Luc, xx, 16.
3. Is., Il, 2 el suiv.; lx; Amo.s, ix, 11 et suiv.; Jérém., m, 17;
Malach., i, 11; Tobie, xiii, 13 el suiv.; Orac. sibyl.. III, 7l.j ot
suiv. Comp. Mallli., xxiv, 14; Acl., xv, 15 el suiv.
4. Matlh., VIII, 11-12; xxi, 33 et suiv.; xxii, 1 el suiv.
6. Ihiil.. VII, 6; x, 5-6; xv, 24; xxi, 43.
1. Mallh., v, 46 ot suiv.; vi, 7, 32; xviii, 17; Luc. vi, 32 et
•uiv.; XII, 30.
23S ORIGINES DD CHRISTIANISME.
faut se rappeler que les disciples, dont l'esprit
étroit ne se prêtait pas à cette haute indillérence
pour ia qualité de fils d'Abrahaxn, ont bien pu
faire fléchir dans le sens de leurs propies idées
les instructions de leur maître '. En outre, il est
fort possible que Jésus ait varié sur ce point, de
môme que llaiioniet parle des juifs, dans le Coran,
tantôt de la façon la plus honorable, tantôt avec une
extrême dureté, selon qu'il espère ou non les attirer
à. lui. La tradition, en effet, prèle à Jésus deux règles
de prosélytisme tout à fait opposées et qu'il a pu
pratiquer tour à tour : « Celui qui n'est pas contre
vous est pour vous; » — « Celui qui n'est pas avec
moi est contre moi '. » Une lutte passionnée en-
traîne presque nécessairement ces sortes de contra-
dictions.
Ce qui est certain, c'est qu'il compta parmi ses
disciples plusieurs des gens que les juifs appelaient
« hellènes' ». Ce mot avait, en Palestine, des sens
4. Ce qui porte a le croire, c'est que les pnroles bien certai-
nement authentiques de Jésus, les Ao-^ia de Matthieu, ont un
L'uractère de morale universelle, et ne sentent en rien le dévot
juif.
ï. Matth., xii, 30; Marc, ix, 39; Luc, ix, 50; xi, 23.
3. Josèplic le dit rorniellenient (AiU., XVIII. m, 3), et il n'y
a pas de raison pour supposer ici une altération dans sou ti \te.
Comp. Jean, vu, 35; m, 20-21.
VIE DE JESUS. 239
fort divers. Il désignait tantôt des païens, tantôt des
Juifs parlant grec et habitant parmi les païens', tan-
tôt des gens d'crigine païenne convertis au judaïsme*.
C'est probablement dans cette dernière catégorie
d'hellènes que Jésus trouva de la sympathie'. L'affi-
liation au judaïsme avait beaucoup de degrés; mais
les prosélytes restaient toujours dans un état d'infé-
riorité à l'égard du juif de naissance. Ceux dont il
s'agit ici étaient appelés « prosélytes de la porte »
ou « gens craignant Dieu », et assujettis aux pré-
ceptes de Noé, non aux préceptes mosaïques*. Cette
infériorité même était sans doute la cause qui les
rapprochait de Jésus et leur valait sa faveur.
11 en usait de même avec les Samaritains. Serrée
comme un îlot entre les deux grandes provinces du
judaïsme (la Judée et la Galilée), laSamarie formait
en Palestine une espèce d'enclave, où se conservait
le vieux culte du Garizim, frère et rival de celui de
Jérusalem. Cette pauvre secte, qui n'avait ni le génie
i. Talm. de Jérus., Sola, vu, 1.
2. Voir, en particulier, Jean, vu, 35; xii, 20; Act., xiv, <
XVII, 4; XVIII, 4; \\i, 'iH.
3. Jean, xii, 20; Ad., viii, 27.
4. .Miiclina, Uaha metsia, ix. M; Tain», do Bal)., Srinh., 36 6,
AcL, via, Î7; x, s, îi, 3o; xiii, 16, 26, 43, 50; xvi, 14; xvii,
4, 17; xviii, 7; Galal., ii, 3; Jos., Anl., XIV, vu, 8; Lévy,
Lpiijr. Beitràje zur Ccsch. der Juclen, p. 311 ei suiv.
ÎM ORIGINES DO CHRISTIANISME.
ni la savante organisation du judaïsme proprement
dit, était traitée par les niérosolymites avec une ex-
trême dureté'. On la mettait sur la même ligne que
les païens, avec un degré de haine de plus*. Jésus,
par une sorte d'opposition, était bien disposé pour
elle. Souvent il préfère les Samaritains aux Juifs or-
thodoxes. Si, dans d'autres cas, il semble défendre
à ses disciples d'aller les prêcher, réservant son
Évangile pour les Israélites purs ', c'est là encore,
sans doute, un précepte de circonstance, auquel les
apôtres auront donné un sens trop absolu. Quelque-
fois, en effet, les Samaritams le recevaient mal, parce
qu'ils le supposaient imbu des préjugés de ses core-
ligionnaires*; de la même façon que de nos jours
l'Européen libre penseur est envisagé comme un
ennemi par le musulman, qui le croit toujours un
chrétien fanatique. Jésus savait se mettre au-dessus
de ces malentendus'. Il eut, à ce qu'il paraît, plu-
sieurs disciples à, Sichem, et il y passa au moins
4. Eccldsiasliquc l, 27-28; Jean, viii, 48; Jos., Ant., IX,
iiv, 3; XI, VIII, 6; XII, v, 5; Talm. de Jérus., Aboda zara, v, 4;
l'esachim, i, 1.
2. Mallli., X, 5; Luc, xvii, «8. Conip. Talm. de Bab., Cno-
lin, 6 a.
3. Malth., X, 5-6.
4. Luc, IX, .'S3.
6. Ibid.. IX. 56.
VIE DE JESDS.
dei!X jours'. Dans une circonstance, il ne rtiiconlre
de sralilude et de vraie piété que chez un Samari-
Vi[u\ Une de ses plus belles paraboles est celle de
l'homme blessé sur la route de Jéricho. Un prêtre
passe, le voit et continue son chemin. Un lévite passe
et ne s'arrête pas. Un Samaritain a pitié de lui ,
s'approche , verse de l'huile dans ses plaies et les
bande'. Jésus conclut de là que la vraie frater-
nité s'établit entre les hommes par la charité , non
par la foi religieuse. Le « prochain », qui dans le
judaïsme était surtout le coreHgionnaire *, est pour
lui l'homme qui a pilié de son semblable sans dis-
tinction de secte. La fraternité humaine dans le sens
le plus large sortait à pleins bords de tous ses ensei-
gnements.
Ces pensées, qui assiégeaient Jésus h sa sortie de
Jérusalem, trouvèrent leur vive expression dans une
4. Jean, iv, 39-43. Ce qui laisse planer quelque doute sur lout
ceci c'est que Lucetl'auleurdu quatriùmo Évangile, qui tous deux
sont anlijudaisanls et aspirent à montrer que Jésus fut favorable
aux païens, parlent seuls do ces rapports do Jésus avec les Sama-
ritains, et sont en conlnidiction sur ce point avec Mallbieu (x, B)
J. Luc, XVII, 16et suiv.
3. /*«W.,x, 30 et suiv.
4. Le passaRO Ldvit., xix, 18, 33 et suiv., est d'un sentiment
bien plus large; mais le cercle de la fraternilé juive sélail rossorro
de plus en plus. Voir le diclionnairo Aruch, au mot n": p-
t«
242 ORIGINES DU CHUISTIaNISME.
anecdote qui a été conservée sur son retour'. La
route de Jérusalem en Galilée passe à une demi-
heure de Sichem*, devant l'ouverture de la vallée
dominée par les monts Ébal et Garizim. Cette route
était en général évitée par les pèlerins juifs, qui ai-
maient mieux dans leurs voyages faire le long détour
de la Pérée que de s'exposer aux avanies des Sama-
ritains ou de leur demander quelque chose. Il était
défendu de manger et de boire avec eux'; c'était un
axiome de certains casuistes qu' « un morceau de
pain des Samaritains est de la chair de porc*. »
Quand on suivait cette route, on faisait donc ses pro-
visions d'avance; encore évitait-on rarement les rixes
et les mauvais traitements'. Jésus ne partageait ni
ces scrupules ni ces craintes. Arrivé, dans la route,
au point où s'ouvre sur la gauche la vallée de Si-
chem, il se trouva fatigué, et s'arrêta près d'un puits.
Les Samaritains avaient, alors comme aujourd'hui,
l'habitude de donner à tous les endroits de leur val-
lée des noms tirés des souvenirs patriarcaux; il? ap-
4. Jean, iv, 4 et suiv.
2. Aujourd'hui Naplouso. Que 2uxâp soit Sicliem, c'est ce. qui
rcsuito de Jean iv, 5, comparé à Genèse, xxxiii, 19; xlviii, iî,
et à Josué, xxiv,32.
3. Luc, Ht, 53; Jean, iv, 9.
é. Mischna, ScfifibiU, viii, 10, répété ailleurs dans te Tiilmuà.
6. JdS., Ant., XX, V, < ; C. J., II, xn, 3; Vila. r.2.
VIE DE lÊSOa 243
pelaient ce puits « le puits de Jacob » ; c'était pro-
bablement celui-là même qui s'appelle encore main-
tenant Bir-Iakoub. Les disciples entrèrent dans la
vallée et allèrent à la ville acheter des provisions;
Jésus s'assit sur le bord du puits, ayant en face de
lui le Garizim.
Il était environ midi. Une femme de Sichem vint
puiser de l'eau. Jésus lui demanda à boire, ce qui
excita chez cette femme un grand étonnement, les
Juifs s'intcrdisant d'ordinaire tout commerce avec les
Samaritains. Gagnée par l'entretien de Jésus, la
femme reconnut en lui un prophète, et, s'attendant
à des reproches sur son culte, elle prit les devants :
a Seigneur, dit-elle, nos p&res ont adoré sur cette
montagne, tandis que, vous autres, vous dites que
c'est h. Jérusalem qu'il faut adorer. — Femme, crois-
moi, lui répondit Jésus, l'heure est venue où l'on
n'adorera plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem,
mais où les vrais adorateurs adoreront le Père en
esprit et en vérité * . »
t. Jean iv, 21-23. Il no faut pas trop insister sur la rëalité his-
toriquR d'une Icllc conversation, puisque Jésus ou son interlocu-
trice auraient seuls pu la raconter. Mais l'anecdote du chapitre iv
do Jean rcprésontc certainement une des pensées les plus intime»
do Jésus, et la plupart des circonstances du récit ont un cachet
rappantdo vérité. Le v. 22, qui exprime une pensée opposée à
2i4 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Le jour où il prononça cette parole, il fut vrai-
ment fils de Dieu. Il dit pour la première fois le mol
sur lequel reposera l'édifice de la religion éternelle.
Il fonda le cuite pur, sans date, sans patrie, celui
que pratiqueront toutes les âmes élevées jusqu'à la
fin des temps. Non-seulement sa religion, ce jour-là,
fut la bonne religion de l'humanité , ce fut la reli-
gion absolue; et si d'autres planètes ont des habitants
doués de raison et de moralité, leur religion ne peut
être difl'érente de (elle que Jésus a proclamée près
du puits de Jacob. L'homme n'a pu s'y tenir; car on
n'atteint l'idéal qu'un moment. Le mot de Jésus a
été un éclair dans une nuit obscure; il a fallu dix-
huit cents ans pour que les yeux de l'humanité (que
dis-je ! d'une portion infiniment petite de l'humanité)
s'y soient habitués. Mais l'éclair deviendra le plein
jour, et, après avoir parcouru tous les cercles d'er-
reurs, l'humanité reviendra à ce mot-là, comme à
l'expression immortelle de sa foi et de ses espé-
rances.
celle des versets 21 et 23, paraît uiio gauctie addition de l'éviingé-
liste effrayé de la liardiesse du mot qu'il rapporte. Cette circon-
stance, ainsi que la faiblesse de tout le re.sle du morceau, no con-
lril)ue pas peu à faire penser uuo le mot des versets H a' 23 est
bien do Jésus.
CHAPITRE XV.
COMMENCEMENT DE LA LÉGENDE DE JÉST».
■IDÉE QD'IL à LOI-UéME DE SON RÔLE SURNATDKti
Jésus rentra en Galilée ayant complètement perdu
sa foi juive, et en pleine ardeur révolutionnaire. Ses
idées maintenant s'expriment avec une netteté par-
faite. Les innocents aphorismes de son premier âge
prophétique, en partie empruntes aux rabbis anté-
rieurs, les belles prédications morales de sa seconde
période aboutissent à une politique décidée. La Lo
sera abolie; c'est lui qui l'abolira'. Le Messie est
1. Let hMtations des disciples immédiats de Ji^sus, dont une
fraction considérable resta attachée au judaïsme, soulevèrent contre
cette interpréiation de graves difficult.'s. Mais le procès de Jésus
oe laisse placf à aucun doute. Nous verrons qu'il fut traité par le
saiihédno comm-' • ^éducteur ». Le Taimud donne la procédure
«uivie contre lui comme un eiemplt» d-- cel e lu'on doit ninvre
contre les « sédiuHeurs », qui cherrheni k renvi-raei la loi dp MnTiiB.
Talin. de Jériii , Sanhednn, xit, 16; Pal m. de Bat)., ^(tn/iedrm,
i3 a, 67 a). Comp. Àcl., ti, 43-14.
246 ORUGINES DU CHRISTIANISME.
venu; c'est lui qui l'est *. Le royaume de Dieu va
bientôt se révéler; c'est par lui qu'il se révélera. Il
sait bien qu'il sera victime de sa hardiesse; mais le
royaume de Dieu'ne peut être conquis sans violence;
c'est par des crises et des déchirements qu'il doit
s'établir*. Le Fils de l'homme, après sa mort, vien-
dra avec gloire , accompagné de légions d'anges , et
ceux qui l'auront repoussé seront confondus.
L'audace d'une telle conception ne doit pas nous
surprendre. Jésus s'envisageait depuis longtemps
avec Dieu sur le pied d'un fils avec son père. Ce
qui chez d'autres serait un orgueil insupportable ne
doit pas chez lui être traité d'attentat.
Le titre de « fils de David » fut le premier qu'il
accepta * , probablement sans tremper dans les
fraudes innocentes par lesquelles on chercha à le lui
assurer. La famille de David était, à ce qu'il semble,
éteinte depuis longtemps' ; ni les Asmonéens, d'ori-
1. Le progrès des affirmations de Jésus à cet égard se voit bien,
si l'on compare Matth., xvi, 13 et suiv.; Marc, i, 24, 2^, 3V; viu,
27 et suiv., xiv, 61 ; Luc, ix, 18 et suiv.
S. Matth., XI, 12.
3. Rom., I, 3; Apec, v, 5; xxii, 16.
4. 1! est vrai que certains docteurs, tels que Ilillel, Gamalicl, sont
donnés comme étant do la race do David. Mais ce sont là des ailé-
gatioas très -douteuses. Cf. Taira, de Jor., TaanUh, iv, t. Si la
famille de David formait encore un groupe distinct et ayant de la
VIE DE JESDS. ÎM
gine sacerdotale, ni Hérode, ni les Romains ne son-
gent un moment qu'il existe autour d'eux un repré-
sentant quelconque des droits de l'antique dynastie.
Mais, depuis la fm des Asmoncens , le rêve d'un
descendant inconnu des anciens rois, qui venge-
rait la nation de ses ennemis , travaillait toutes los
têtes. La croyance universelle était que le :\Iessie
serait fils de David * , et naîtrait comme lui à Beth-
léhcm*. Le sentiment premier de Jésus n'était pas
précisément cela. Son règne céleste n'avait rien de
commun avec le souvenir de David, qui préoccu-
pait la masse des Juifs. Il se croyait fils de Dieu ,
et non pas fils de David. Son royaume et la déli-
vrance qu'il méditait étaient d'un tout autre ordre.
Mais l'opinion ici lui fit une sorte de violence. La
notoriété, comment se fait-il qu'on ne la voie jamais figurer à cô!é
des Sadokitcs, des Boëthuses, des Asmonéens, des Hérodes, dans
|(.-s grandes luttes du temps? Ilégésippe et Eusèbe, //. Ë., III, 19
et 20, n'olTnnt qu'un écho de la tradition chrétienne.
4. Mallh., XXII, 42; Marc, xii, 35; Luc, i, 38; Acl., ii, 29 et
suiv.; IV' livre d'Ksdr.is, xii, 32 (dans les versions syriaque, arabe,
éthiopienne et arménienne). Ben David, dans le Talmud, dé.'^igne
fréquemment le Mo-:ic. Voir, par exemple, Talm. de Bab., Sanhé-
drin , 97 a.
ï. MaUh., Il, 5-6; Jean, vu, 4«-42. On se tondait, assez arbi-
trairement, sur le passage, peut-être altéré, do Micn^s v, 1 . Comp.
loTargum de Jonathan. I..,< texte licbreu priiniiif portait probable-
mont [ieth-Ephrala
ÎM ORIGINES DU CHRISTIANISME.
conséquence immédiate de cette proposilion: «Jésus
est le Messie», était cette autre proposition: «Jésus
est fils de David ». Il se laissa donner un titre sans
lequel il ne pouvait espérer aucun succès. Il finit,
ce semble, par y prendre plaisir, c;ii' il faisait de la
meilleure grâce les miracles qu'on lui demandait en
l'interpellant de la sorte'. En ceci, comme dans plu-
sieurs autres circonstances de sa vie, Jésus se plia aux
idées qui avaient cours de son temps , bien qu'elles
ne fussent pas précisément les siennes. Il associait à
son dogme du « royaume de Dieu », tout ce qui
échauffait les cœurs et les imaginations. C'est ainsi
que nous l'avons vu adopter le baptême d", Jean ,
qui pourtant ne devait pas lui importer beaucoup.
Une grave difficulté se présentait : c'était sa nais-
sance à Nazareth , qui était de notoriété publique.
On ne sait si Jésus lutta contre cette objection. Peut-
être ne se prcsenta-t-elle pas en Galilée , où l'idée
que le fils do David devait être un Bethléhémilc était
moins répandue. Pour le Galiléen idéaliste, d'ailleurs,
le titre de « lils de David » était suffisamment jus-
tifié , si celui à, qui on le décernait relevait la gloire
•de 83 race et ramenait les beaux jours d'Israël.
Aulorisa-t-il par son silence les généalogies fictives
I. Mallli., IX, 27; xii, 23; xv, 22 ; xx, 30-31; Marc., x, 47,52;
Luc, xviii, 38.
VIE DE JESLS. 549
cjiie ses partisans imaginèrent pour prouver sa des-
cendance royale'? Sut-il quelque chose des légendes
inveiilces pour le faire naître à Bethléhem ', et en
particulier du tour par lequel on rattacha son origine
betliléliémite au recensement qui eut lieu par l'ordre
du légat impérial Quirinius'? On l'ignore. L'inexac-
titude et les contradictions des généalogies * por-
tent à croire qu'elles furent le résultat d'un travail
populaire s'opérant sur divers points, et qu'aucune
d'elles ne fut sanctionnée par Jésus ^ Jamais il ne se
désigne de sa propre bouche comme fils de David.
Ses disciples, bien moins éclairés que lui, enchéris-
saient parfois sur ce qu'il disait de lui-même; le
4. Mallh., I, 1 cl suiv.; Luc, iii, 23 et suiv.
2. Il est remarquable, du reste, qu'il y avait un Ortlil/'hem à
trois ou quatre lieues de Nazareth. Josuc, xix, 4o; c;irle de Van
de Velde.
3. M.ittli., Il, < et suiv.; Luc, ii, 1 et suiv,
4. Les deux généalogies sont tout à fait discordantes entre
elles et peu conformes aux listes de l'Ancien Test;iment. Le récit
de Luc sur le recensement de Quirinius implique un anacliro-
nisme. Voir ci-dessus, p. 20, 21, note. Il est naturel, du reste,
que la lé^'ende se soil emparée de cette cirronstance Les recen-
sements frappaient beaucoup les Juifs, bouleversaient leurs ideeJ
élruiles, et l'on s'en souvenait lon!;temps. VA. Acl., v, 3;.
5. iules Africain vdans Ivujsèlie, //. E., I. 7) suppose que ce
furent les p' rcnts de Jésus qui, réfugies en Batanee, ess^iyerent
de recomposer les généalogies.
250 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
plus souvpr^.t i! n'avait pas connaissance de ces exa-
gérations. Ajoutons que. durant les trois premiers
siècles, des fractions considérables du christianisme'
nièrent obstinément la d'ascendance royale de Jésus
et l'authenticité des généalogies.
Sa légende était ainsi le fruit d'une grande con-
spiration toute spontanée, et s'élaborait autour de lui
de son vivant. Aucun grand événement de l'histoire
ne s'est passé sans donner lieu k un cycle de fables,
et Jésus n'eût pu, quand il l'eût voulu, arrêter ces
créations populaires. Peut-être un œil sagace eût-il
su reconnaître dès lors le germe des récits qui de-
vaient lui attribuer une naissance surnaturelle ', soit
en vertu de cette idée, fort répandue dans l'antiquité,
que l'homme hors ligne ne peut être né des relations
ordinaires des deux sexes ; soit pour répondre k un
chapitre mal entendu d'Isaïe ', où l'on croyait lire
4. Les ëbionim, les « hébreux », les « nazaréens », Talien, Mar-
cion. Cf. Épipli., Adv. hœr., xxix, 9 ; xxx, 3, 14; xlvi, 4 ; Tlico-
doret, llœrel. fab., I, 20; Isidoro do Péluse, Epixt., I, 371, ad
l'ansopliiura.
2. Mallh., I, 18 et suiv.; Luc, i, Î6 et suiv. Ce ne fui certaine-
ment pas là au 1" siècle un dogme universel, puisque Jésus est
appelé sang réserve « fils de Joscpli », et que les dttux gënéalo-
pies destinées à le ratl^iciier h la lignée de David sont des généa-
logies do Jose|)h. Conip. Gai., iv, 4; Kom., i, 3.
3. Ib., VII, 1A. Comp. Matlh., i, 22-Î3.
VIE DE JÉSDS. 251
que le Messie naîtrait d'une vierge ; soit enfin par
suite de l'idée que le « soudle de Dieu » , érigé en
hypostase divine, est un principe de fécondité'. Déjà
peut-être courait sur l'enfance de Jésus plus d'une
anecdote conçue en vue de montrer dans sa biogra-
phie l'accomplissement de l'idéal messianique', ou,
pour mieux dire, des prophéties que l'exégèse allé-
gorique du temps rapportait au Messie. Une idée
généralement admise était que le Messie serait an-
noncé par une étoile ' , que des messagers des peu-
ples lointains viendraient dès sa naissance lui rendre
hommage et lui apporter des présents*. On supposa
que l'oracle fut accompli par de prétendus astrologues
chaldéens qui seraient venus vers ce temps-là à Jéru-
salem '. D'autres fois, on lui créait dès le berceau
des relations avec les hommes célèbres , Jean-Bap-
tiste , Hérode le Grand , deux vieillards . Siméon et
Aime, qui avaient laissé des souvenirs de haute sain-
1 . Gonùse, i , 2. Pour l'idée analogue chez les Égyptiens, voir
Hcrodoto, III, 28; Pomp. Mêla, I, 9; Plutarque, Qicœst. symp.,
VIII, 1 , 3; De Isid. et Osir., 43 ; MarieUo, Mdm. sur la mère
d'Apis (Paris, 1856).
t. .MaUh., I, 15, ti ; Is., vu, 14 et suiv.
3. Tcslain. des douze pair., Lovi, 18. Lo nom do Darkokah
Hupposo celte croyance. Talm. de Jérus., Taanilh, iv, 8. On s'-ip-
puyail sur \omhres, xxvii, 17.
4. Is., LX, 3; l'.s. Lxxii, 1U.
6. Malth., Il, 1 ot suiv.
Î52 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
teté '. Une chronologie assez lâche présidait à ces
combinaisons , fondées pour la plupart sur des faits
réels travestis'. Alais un singulier esprit de douceur
et de bonté, un sentiment profondément populaire,
pénétraient toutes ces fables, et en faisaient un sup-
plément de la prédication'. C'est surtout après la
mort de Jésus que de tels récits prirent de grands dé-
veloppements ; on peut croire cependant qu'ils circu-
laient déjJi de son vivant, sans rencontrer autre chose
qu'une pieuse crédulité et une naïve admiration.
Que jamais Jésus n'ait songé à se faire passer pour
une incarnation de Dieu lui-même, c'est ce dont on
ne saurait douter. Une telle idée était profondément
étrangère à l'esprit juif; il n'y en a nulle trace
dans les Évangiles synoptiques * ; on ne la trouve
indiquée que dans les parties du quatrième Évan-
gile qui peuvent le moins être acceptées comme un
écho de la pensée de Jésus. Parfois Jésus semble
prendre des précautions pour repousser une telle
1. Luc, II, 23 et suiv. (faible autortto).
2. Ainsi la légendp du massacre des Innocents se rapporte pro-
baliiement à quelque cruauté exercée par llerode du côté de Belh-
léliom Comp. Jos., Ant., XIV, ix, 4; fl. J,, I, xxxiii, 6.
3. Maith., I et II; Luc, i et ii; S. Justin, IHat. cum Tryph., 78,
106; Prolévang. de Jacques (apocr ), t. et suiv.
4. Certains passages, coimne Acl., ii, 22, l'exilucnl formelle-
ment.
VIE DE JESDS. S53
doctrine'. L'accusation de se faire Dieu ou l'égal de
Dieu est [)réscntée, même dans le quatrième Evangile,
comme une calomnie des Juifs V Dans ce dernier
Évangile, Jésus se déclare moindre que son Père '.
Ailleurs, il avoue que le Père ne lui a pas tout
révélé*. Il se croit plus qu'un homme ordinaire,
mais séparé de Dieu par une distance infinie. Il est
fils de Dieu ; mais tous les hommes le sont ou peuvent
le devenir à des degrés divers'. Tous, chaque jour,
doivent appeler Dieu leur père; tous les ressuscites
seront fils de Dieu'. La filiation divine était attribuée,
dans l'Ancien Testament, à des êtres qu'on ne préten-
dait nullement égaler à Dieu'. Le mot « fils » a. dans
les langues sémitiques et dans la langue du Nouveau
1. Maith., IV, 10; vu, 21, 22, xix, 17 ; Marc, i, 44; m, 12; x,
a, 18. Luc, xviii, 49.
2. Jean, v, 18 et suiv.; x, 33 el suiv.
3. Jean, xiv, 28.
4 Mure, XIII, 33.
5. MaLih., V, 9, 45 ; I,uc, m, 38; vi, 35; xx, 36; Jean, i, 12-
43; X, 34-33. Comp. Ad., xvii, 28-29; Kom., viii, 14-17, 19, 21
13; IX, 26; Il Cor, vi, 18; Galat., m, 26 ; iv, 1 el suiv.; Pliil.
Il, 15; épIlrorleHarnabé, 14 (p 10. niliicnfold. d'après le Cofirx
Sinaïticus), el, dans l'Ancien Teslameni, DouUJr., xiv, *, el sur-
tout Sapesse, II, 13, 18.
6. Luc. XX, 36.
7. Gen., vi. 2; Job, i, 6, ii, 1 , xxviii, 7; Ps. ii, 7 ; lxxxii.
6; Il Sam., vu, 14.
!54 ORIGINES DU CHRISTIANISME,
Testament, les sens figurés les plus larges ' . D'ailleurs,
l'idée que Jésus se fait de l'homme n'est pas cette
idée humble, qu'un froid déisme a introduite. Dans
sa poétique conception de la nature, un seul souffle
pénètre l'univers: le souffle de l'homme est celui de
Dieu ; Dieu habite en l'homme, vit par l'homme, de
même que l'homme habite en Dieu, vit par Dieu'.
L'idéalisme transcendant de Jésus ne lui permit
jamais d'avoir une notion claire de sa propre per-
sonnalité. Il est son Père, son Père est lui. Il vit
dans ses disciples; il est partout avec eux'; ses
disciples sont un, comme lui et son Père sont un*.
L'idée pour lui est tout; le corps, qui fait la dis-
tinction dos personnes, n'est rien.
Le titre de « Fils de Dieu », ou simplement de
4. LeCIs du diable (\rallti., xiii, 38; Ad., xiii, 10); les fils de
ce monde (Alarc, m, 17; Luc, xvi, 8; xx, 34); les fils do la
lumière (Luc, xvi, 8; Jean, xii, 36); les Cls de la résurrection
(Luc, XX, 36) ; les fils du royaume (iMatth., viii, 12; xiii, 38); les
Cls de répoux (Matlh., ix, 1o; Marc, ii, 19; Luc, v, 34) ; les fils de
la î;élienno (Malth., xxiii, 15); les fils de la paix (Luc, x, 6), etc.
Hap|ir^lons que le Jupiter du paganisme est rco-nlip ovîpwv te 6iwv t».
2. Comp. Ad., XVII, 28.
3. Matlli., xviii, 20; xxviii, 20.
4. Jean, x, 30; xvii, 21. Voir en jjônéral les derniers discourî
rapportés par le qualrii>me Évatiijile, surtout le ch. xvii, qui ex-
priment bien un cuti de l'état psycholopique de JésuB, quoiqu'on
ne puisse les envisager comme de vrais documents bistoriquos.
VIE DE JÉSUS. 255
<i Fils n\ devint ainsi pour Jésus un titre analogue h
« Fils de riiomme » et, comme celui-ci, synonyme
de « Messie », à la seule dilTérence qu'il s'appelait
lui-même « Fils de l'homme » et qu'il ne semble pas
avoir fait le même usage du mot « Fils de Dieu* ».
Le titre de Fils de l'homme exprimait sa (jualité de
juge; celui de Fils de Dieu, sa participation aux des-
seins suprèires et sa puissance. Cette puissance n'a
pas de limites. Son Père lui a donné tout pouvoir. Il
a le droit de changer même le sabbat'. Nul ne
connaît le Père que par lui*. Le Père lui a transmis
le droit de juger'. La nature lui obéit; mais elle
obéit aussi à quiconque croit et prie; la foi peut
tout*. Il faut se rappeler que nulle idée des lois de
la nature ne venait, dans son esprit, ni dans celui
de ses auditeurs, marquer la limite de l'impossible.
i. Les passages à l'appui de cela sont trop nombreux pour i^lre
cites ici.
2. C'est seulement dans le quatrième Évangile que Jésus se sort
de t'expression de « Fils de Dieu » ou de « Fils» comme synonyme
du pronom ye. Matth., xi, 27; xxviii, 19; JFarc, xiii, 32; Luc, x,
22, n'offrent que des emplois indirects. D'ailleurs, Malth., xi, 27,
et LV(C, x,iî, rcpréscnlent dans le système synoptique une tardive
interralation , conforme au type des discours johanniqucs.
3. Matth., XII, 8; Luc, vi, 5.
4. Matth, XI, 27; xxviu. 18; Luc, x, 22.
6. Jean, v, ii.
6. Matth., XVII, 18-19, Luc, ivii, G.
Î36 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Les tômoins de ses miracles remercient Dieu « d'avoir
donne de tels pouvoirs aux hommes ' » . Il remet
les péchés'; il est supérieur h David, h Abraham,
à Salomon, aux prophètes'. Nous ne savons sous
quelle forme ni dans quelle mesure ces alTirmations
se produisaient. Jésus ne doit pas être jugé sur la
règle de nos petites convenances. L'admiration de
ses disciples le débordait et l'entraînait. Il est évident
que le titre de rabbi, dont il s'était d'abord contenté,
ne lui suffisait plus; le titre même de prophète ou
d'envoyé de Dieu ne répondait plus à sa pensée. La
position qu'il s'attribuait était celle d'un être sur-
humain, et il voulait qu'on le regardât comme ayant
avec Dieu un rapport plus élevé que celui des autres
hommes. Mais il faut remarquer que ces mots de
(1 surhumain » et de « surnaturel », empruntés h notre
théologie mesquine, n'avaient pas de sens dans la
haute conscience religieuse de Jésus. Pour lui, la na-
ture et le développement de l'humanité n'étaient pas
des règnes limités hors de Dieu, de chétives réalités,
assujetties à des lois d'une rigueur désespérante.
<. Mu'itli., IX, 8.
2. MaUli., IX, 2 et suiv.; Marr, ii, 5 ot suiv.; Luc, v, 20; vu,
47-48.
3. Matlli,, Ml, 41 4? , \xii, 43 et suiv.; .Marc, xii, G; Jtwn, viii,
S6 et suiv.
VIE DE JÉSUS. "'
{\ n'y avait pas pour lui de surnaturel, car il n'y
avait pas de nature. Ivre de l'amour infini, il oubliait
la lourde chaîne qui tient l'esprit captif; il fran-
chissait d'un bond l'abîme, infranchissable pour la
plupart, que la médiocrité des facultés humaines
trace entre l'homme et Dieu.
On ne saurait méconnaître dans ces affirmations
de Jésus le germe de la doctrine qui devait plus tard
faire de lui une hypostase divine ', en l'identifiant
avec le Verbe, ou « Dieu second* », ou fils aîné de
Dieu', ou Ange mélalrône\ que la théologie juive
créait d'un autre côté». Une sorte de besoin amenait
1. Voir surtout Jean, xiv ot suiv.
S Philon, cité dans Eusèbe, Prœp. evang., VII, 13.
3 Philon, ne migr. Abmham, § 1 ; Quod Dev^ immuL, § 6;
De confus ling., §§ Uct 28: D« profugis, § 20; De somnus. I,
§ 37; De agric. Noë. § 12; Quis rcrim divin, hœres, § 2o et
suiv., 48 et suiv., etc.
4 Me.i9povoc, C'est-à-dire partageant le tronc do Dieu; sorte de
sccréU.ire divin , tenant le registre dos mérites et des démentes :
ncreschith rahha. v, 6 c; Talm. do Bab., Sanhédr.. 38 b; Cha-
giga 15 a; Targura de Jonathan, Gen., v, 24.
5 Velto théorie du Adfo; ne renferme pas d'éléments grecs. Les
rapprochomenl. qu'on en a faits avec \'Uonover des Parsis sont
aussi sans fondemnnt. I.e mnokinred ou « Intelligence d.v.na .
a bien de l'analogie avec le A-.-,;; juif. (Voir les fragment du l.vro
intitulé .Vinokhired dans Spiegoi, Par>i-Gramr,u,tik , p. iei-16î.)
Mais le développement qu'a pris la doctrine du .Vinokhircd chei
lo» Pwsis est moderne et peut impliquer une inauenco élran-
17
2J8 ORIGINES DC CHRISTIANISME.
cette théologie , pour corriger l'extrême rigue'ir du
vieux monothéisme , à placer auprès de Dieu un
assesseur, auquel le Père étemel est censé déléguer
le gouvernement de l'univers. La croyance que cer-
tains hommes sont des incarnations de facultés ou de
« puissances » divines commençait à se répandre ;
les Samaritains possédaient vers le même temps un
thaumaturge qu'on identifiait avec « la grande vertu
de Dieu ' » . Depuis près de deux siècles , les esprits
spéculatifs du judaïsme se laissaient aller au pen-
chant de faire des personnes distinctes avec les attri-
buts divins ou avec certaines expressions qu'on rap-
portait à la divinité. Ainsi le « Souffle de Dieu », dont
il est souvent question dans l'Ancien Testament , est
considéré comme un être à part, r« Esprit-Saint ». De
même, la « Sagesse de Dieu », la « Parole de Dieu »
deviennent des personnes existantes par elles-mêmes.
C'était le germe du procédé qui a engendré les
sephiroth de la cabbale , les œons du gnosticisme ,
gère. L' « intolligenco divino » {Mninyu-Khralû) figure dans les
livres zends ; mais elle n'y sert pas de base à une théorie ,- ollo entre
gouloment dans quelques invocatioos. Les rapprocliemonts que l'on
a essayés entre la théorie des juifs et des chrétiens sur le Verbe et
certains poinU do la théologie égyptienne peuvent n'être pas sans
valeur. Mais ils ne suffisent pas pour prouver que ladite théorie
soit un emprunt fait à l'figypta.
4. Act., vm, *0.
VIE DE JESUS. 259
les hypostases chrétiennes, toute cette mythologie
sèche , consistant en abstractions personnifiées , ci
laquelle ie monothéisme est obligé de recourir, quand
il veut introduire en Dieu la multiplicité.
Jésus paraît être resté étranger à ces raffinements
de théologie, qui devaient bientôt remplir le monde
de disputes stériles. La théorie métaphysique du
Verbe, telle qu'on la trouve dans les écrits de son
contemporain Phiion, dans les Targums clialdéens,
et déjà dans le livre de la « Sagesse » ', ne se
laisse entrevoir ni dans les Logia de I\Iatthieu, ni en
général dans les synoptiques, interprètes si autlien-
tiques des paroles de Jésus. La doctrine du Verbe,
en effet, n'avait rien de commun avec le messia-
nisme. Le Verbe de Phiion et des Targums n'est
nullement le Messie. C'est plus tard que l'on iden-
tifia Jésus avec le Verbe, et que Ton créa, en partant
de ce principe, toute une nouvelle théologie, fort
différente de celle du royaume de Dieu', Le rôle
1. Sap., IX, 1-t; XVI, 12. Comp. vu, 12; viii, 5 et suiv.; ix,
et en général ix-xi. Ces prosopopcos de la Sagesse personniGée se
trouvent môme dans des livres plus anciens. Prov., viii, ix ; Job,
SXVlIt
t. Apoc-, XIX, 13; Jean, i, 1-14. On remarquera, du reste, que,
mAme dans le quntrièrao Évangile, l'oxprossion do « Verbe » no
revient pas hors du prologue, et que jamais le narrateur ne la
place dans la bouche de Jésus.
ÎCO ORIGINES DU CHRISTIANISME.
essentiel du Verbe est celui de créateur et de pro-
vidence; or, Jésus ne prétendit jamais avoir créé le
monde ni le gouverner. Son rôle sera de le juger,
de le renouveler. La qualité de président des assises
finales de l'humanité, tel est le ministère que Jésus
s'attribue , l'office que tous les premiers chrclicns
lui prêtèrent '. Jusqu'au grand jour, il siège à la
droite de Dieu comme son mélatrône, son premier
ministre et son futur vengeur*. Le Clirist surhumain
des absides byzantines, assis en juge du monde, au
milieu des apôtres, analogues à lui et supérieurs aux
anges qui ne font qu'assister et servir, est la très-
exacte représentation figurée de cette conception du
« Fils de l'homme », dont nous trouvons les pre-
miers traits déjà, si fortement indiqués dans le livre
de Daniel.
En tout cas, la rigueur d'une scolastique réfléchie
n'était nullement d'un tel monde. Tout l'ensemble
d'idées que nous venons d'exposer formait dans l'es-
prit des disciples un système théologique si peu arrêté,
que le Fils de Dieu, cette espèce de dédoublement
4. Acl., X, ;2 ; Hom., ii, 16; II Cor., v, 10.
ï. Matlh., XXVI, r,4; Marc, xvi, 19; Luc, xxii, 69; Act., vu,
65; Rom., vin, 34; Épli(^s., i, 20 ; Coloss., m, 1 ; Hobr., i, 3, 13;
VIII, 1 ; X, 12 ; XII, 2 ; I" Épilrc do S. Pierre, if, 22. V. les pas-
sages précités sur lo rôle du mcUilrûne juif.
VIE DE JESUS. 261
de la Divinité , ils le font agir purement en homme.
Il est tente, il ignore bien des choses, il se corrige,
il change d'avis'; il est abattu, découragé; il demande
à son Père de lui épargner des épreuves ; il est sou-
mis à Dieu, comme un fils '. Lui qui doit juger le
monde, il ne connaît pas le jour du jugement'. Il
prend des précautions pour sa sûreté*. Peu après
sa naissance , on est obligé de le faire disparaître
pour éviter des hommes puissants qui vouJaient le
tuer*. Dans les exorcismes, le diable le chicane et
ne sort pas du premier coup \ Dans ses miracles, on
sent un elfort pénible, une fatigue comme si quelque
chose sortait de lui '. Tout cela est simplement le
fait d'un envoyé de Dieu, d'un homme protégé et
favorisé de Dieu". Il ne faut demander ici ni logique
ni conséquence. Le besoin que Jésus avait de se
donner du crédit et l'enthousiasme de ses disciples
r iMatth., X, 5, comparé à xxviii, 19; Marc, vu, 24, 27, 29.
S. Matlh., XXVI, 39 el suiv.; Marc, xiv, 32 et suiv.; Luc,
XXII, 42 et suiv. ; Jean, xii, 27
3. Marc, xiii, 32 Comp. Matlh., xxiv, 36.
4. Malth., XII, 14-16 ; xiv, 13; Marc, m, 6-7; ix, 29-30; Jan
VII, 1 ei suiv.
5. M;iith., Il, 20.
6. Matth., XVII, 20; Marc, ix, K.
7. Luc, VIII, 4.;-4G; Jeun, xi, 33, 33.
8. Ad., II, 22.
2(58 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
entassaient les notions contradictoires. Pour les mes-
sianistes de l'école millénaire, pour les lecteurs
acharnés des livres de Daniel et d'Hénoch, il était le
Fils de l'homme ; pour les juifs de la croyance
commune, pour les lecteurs d'ïsaïe et de Michée, il
était le Fils de David ; pour les affiliés, il était le
Fils de Dieu, ou simplement le Fils. D'autres, sans
que les disciples les en blâmassent, le prenaient
pour Jean-Baptiste ressuscité, pour Élie, pour Jéré-
mie, conformément à la croyance populaire que les
anciens prophètes allaient se réveiller pour préparer
les temps du Messie*.
Une conviction absolue, ou, pour mieux dire, l'en-
thousiasme , qui lui ôtait jusqu'à la possibilité d'un
doute, couvrait toutes ces hardiesses. Nous compre-
nons peu, avec nos natures froides et timorées, une
telle façon d'être possédé par l'idée dont on se fait
l'apôtre. Pour nous , races profondément sérieuses,
la conviction signifie la sincérité avec soi-même.
Mais la sincérité avec soi-même n'a pas beaucoup
de sens chez les peuples orientaux , peu habitués
aux délicatesses de l'esprit critique. Bonne foi et
imposture sont des mots qui, dans noire conscience
1. Matth., XIV, 2; xvi, 14; xvii, 3 et suiv.; Marc, vi, 14-15;
VII!, 28; Luc, IX, 8 et suiv., 19.
VIE DE JÊSDS. 263
rigide, s'opposent comme deux termes inconciliables.
En Oriînt, il y a de l'un à l'autre mille fuites et
mille détours. Les auteurs de livres apocryphes (de
« Daniel », d' « Hénoch », par exemple), hommes
si exaltés, commettaient pour leur cause, et bien
certainement sans ombre de scrupule, un acte que
nous appellerions un faux. La vérité matérielle a
très-peu de prix pour l'Oriental ; il voit tout à tra-
vers ses préjugés, ses intérêts, ses passions.
L'histoire est impossible, si l'on n'admet haute-
ment qu'il y a pour la sincérité plusieurs mesures.
La foi ne connaît d'autre loi que l'intérêt de ce
qu'elle croit le vrai. Le but qu'elle poursuit étant
pour elle absolument saint, elle ne se fait aucun scru-
pule d'invoquer de mauvais arguments pour sa thèse,
quand les bons ne réussissent pas. Si telle preuve
n'est pas solide, tant d'autres le sont!... Si tel pro-
dige n'est pas réel, tant d'autres l'ont été!... Com-
bien d'hommes pieux, convaincus de la vérité de leur
religion, ont cherché à triompher de l'obstination des
hommes par des moyens dont ils voyaient bien la
faiblesse ! Combien de stigmatisées , de convulsion-
naires, de possédées de couvent, ont été entraînées
par l'influence du monde où elles vivaient et par leur
propre croyance à des actes feints, soit pour ne pas
rester au-dessous des autres, soit pour soutenir la
2Gi ORIGINES DU CHRISTIANISME.
cause en danger! Toutes les grandes choses se font
par le peuple ; or, on ne conduit le peuple qu'en se
prêtant à ses idées. Le philosophe qui, sachant cela,
s'isole et se retranche dans sa noblesse est haute-
ment louable. Mais celui qui prend l'humanité avec
ses illusions et cherche à agir sur elle et avec elle
ne saurait être blâmé. César savait fort bien qu'il
n'était pas fils de Vénus ; la France ne serait pas ce
qu'elle est si l'on n'avait cru mille ans à la sainte
ampoule de Reims. Il nous est facile à nous au-
tres , impuissants que nous sommes , d'appeler cela
mensonge , et , fiers de notre timide honnêteté , de
maltraiter les héros qui ont accepté dans d'autres
conditions la lutte de la vie. Quand nous aurons fait
avec nos scrupules ce qu'ils firent avec leurs men-
songes, nous aurons le droit d'être pour eux sévères.
Au moins faut-il distinguer profondément les sociétés
comme la nôtre, oii tout se passe au plein jour de la
réflexion, des sociétés naïves et crédules, où sont
nées les croyances qui ont dominé les siècles. Il
n'est pas de grande fondation qui ne repose sur une
légende. Le seul coupable en pareil cas, c'est l'hu-
manité qii veut être trompée.
CHAPITRE XVI.
Deux moyens de preuve, les miracles et l'accom-
plissement des prophéties, pouvaient seuls, d"après
l'opinion des contemporains de Jésus, établir une
mission surnaturelle. Jésus et surtout ses disciples
employèrent ces deux procédés de démonstration
avec une parfaite bonne foi. Depuis longtemps, Jésus
était convaincu que les prophètes n'avaient écrit qu'en
vue de lui. Il se retrouvait dans leurs oracles sacrés;
il s'envisageait comme le miroir où tout l'esprit pro-
phétique d'Israël avait lu l'avenir. L'école chrétienne,
peut-être du vivant même de son fondateur, cher-
cha h prouver que Jésus répondait parfaitement à ce
que les prophètes avaient prédit du Messie'. Dms
beaucoup de cas, ces rapprochements étaient tout
extérieurs et sont pour nous à peine saisissables.
*. Par exempl.v MaUh.. i. 2Î; ii, 5-6, 15. 18; iv, <5.
266 ORIGINES DO CHRISTIANISME.
C'étaient ie plus souvent des circonstances fortuites
ou insignifiantes de la vie du maître qui rappelaient
aux disciples certains passages des Psaumes et des
Prophètes, où, par suite de leur constante préoccu-
pation, ils voyaient des images de ce qui se passait
sous leurs yeux '. L'exégèse du temps consistait ainsi
presque toute en jeux de mots, en citations amenées
d'une façon artificielle et arbitraire '. La synagogue
n'avait pas une liste ofTiciellement arrêtée des pas-
sages qui se rapportaient au règne futur. Les appli-
cations messianiques étaient libres, et constituaient
des artifices de style bien plutôt qu'une sérieuse argu-
mentation.
Quant aux miracles, on les tenait, à cette époque,
pour la marque indispensable du divin et pour le
signe des vocations prophétiques. Les légendes d'É-
lie et d'Elisée en étaient pleines. Il était reçu que le
Messie en ferait beaucoup'. A quelques lieues de Jé-
sus, à Samarie, un magicien nommé Simon se créait
par ses prestiges un rôle presque divin*. Plus tard,
quand on voulut fonder la vogue d'Apollonius de
1. Matth., 1.23; iv, 6, U; xxvi,31, 54, 56;xxvii, 9,33; Marc,
XIV, 27; XV, 28; Jean, xii, 14-15; xviii, 9; xix, -19, 24, 28, 36.
2. C'est ce qu'on remarque presque à chaque page Ju Tiilmud.
3. Jean, VII, 34- /l' P^st/ras, XJU, 60.
4. Act., VIII, 9 et suiv.
VIE DE JÉSOS. 267
Tyane et prouver que sa vie avait été le voyage d'un
(lieu sur la terre, on ne crut pouvoir y réussir qu'en
inventant pour lui un vaste cycle de miracles'. Les
philosophes alexandrins eux-mêmes, Plotin et les
autres, sont censés en avoir fait*. Jésus, par consé-
quent, dut choisir entre deux partis, ou renoncer h
sa mission, ou devenir thaumaturge. Il faut se rap-
peler que toute l'antiquité, à l'exception des grandes
écoles scientifiques de la Grèce et de leurs adeptes
roinains, admettait le miracle; que Jésus, non-seule-
ment y croyait, mais n'avait pas la moindre idée
d'un ordre naturel réglé par des lois. Ses connais-
sances sur ce point n'étaient nullement supérieures
à celles de ses contemporains. Bien plus, une de
ses opinions le plus profondément enracinées était
qu'avec la foi et la prière l'homme a tout pouvoir sur
la nature *. La faculté de faire des miracles passait
pour une licence régulièrement départie par Dieu
aux hommes *, et n'avait rien qui surprît.
La différence des temps a changé en quelque
<. Voir sa biographie par Philostrate.
2. Voir les Vios des sopiiislos, par Hunapo; la Vie do Plotin.
par Porphyre; coUo do Proclus, par .Marinus; colle d'Isidore atlri-
biino h Damascius.
3. MaUh., XVII, 19; xxi, i\-îî \ Marc, xi, 23-2v
4. MaUb., IX, 8.
26S ORIGINES DU CHRISTIANISME.
chose de très-blessant peur nous ce qui fit la puis-
sance du grand fondateur, et, si jamais le rulte de
Jésus s'affaiblit dans l'humanité, ce sera justement à
cause des actes qui ont fait croire en lui. La critique
n éprouve devant ces sortes de phénomènes histori-
ques aucun embarras. Un thaumaturge de nos jours,
à moins d'une naïveté extrême , comme cela a eu
lieu chez certaines stigmatisées de l'Allemagne , est
odieux , car il fait des miracles sans y croire ; il est
un charlatan. Mais prenons un François d'Assise, la
question est déjà toute changée; le cycle miraculeux
de la naissance de l'ordre de Saint- François, loin de
nous choquer, nous cause un véritable plaisir. Les
fondateurs du christianisme vivaient dans un état de
poétique ignorance au moins aussi complet que sainte
Claire et les très socii. Ils trouvaient tout simple que
leur maître eût des entrevues avec Moïse et Élie,
qu'il commandât aux éléments, qu'il guérît les ma-
lades. Il faut se rappeler, d'ailleurs, que toute idée
perd quelque chose de sa pureté dès qu'elle aspire
à se réaliser. On ne réussit jamais sans que la déli-
catesse de l'âme éprouve quelques froissements.
Telle est la faiblesse de l'esprit humain , que les
meilleures causes ne sont gagnées d'ordinaire que par
de mauvaises raisons. Les démonstrations des apolo-
gistes primitifs du christianisme reposent sur de très-
VIE DE JÉSUS. ÎC9
pauvres arguments. Moïse, Christophe Colomb, Ma-
homet, n'ont triomphé des obstacles qu'en tenant
compte chaque jour de la faiblesse des hommes et
en ne aonnant pas toujours les vraies raisons de
la vérité. Il est probable que l'entourage de Jésus
était plus frappé de ses miracles que de ses prédica-
tions, si profondément divines. Ajoutons que sans
doute la renommée populaire, avant et après la mort
de Jésus, exagéra énormément le nombre de faits de
ce genre. Les types des miracles évangéliques, en
efïet, n'offrent pas beaucoup de variété; ils se ré-
pètent les uns les autres et semblent calqués sur un
très-petit nombre de modèles, accommodés au goût
du pays.
Il est impossible, parmi les récits miraculeux dont
les Évangiles renferment la fatigante énumération, de
distinguer les miracles qui ont été prêtés à Jésus par
l'opinion, soit durant sa vie, soit après sa mort, de
ceux où il consentit à jouer un rôle actif. Il est im-
possible surtout de savoir si les circonstances cho-
quantes d'elTorts, de trouble, de frémissements, et
autres traits sentant la jonglerie ', sont bien histori-
ques, ou s'ils sont le fruit de la croyance des rédac-
teurs, fortement préoccupés de théurgie , et vivant,
4. Luc, VIII, 4:;-46; Jean, xi, 33, 38.
570 ORIGINES DU CliniSTlAMSM .
SOUS ce rapport, dans un monde analogue k celui des
(' spirites » de nos jours*. L'opinion populaire vou-
lait , en effet , que la vertu divine fiât dans Fhomme
comme un principe épileptique et convulsif. Presque
tous les miracles que Jésus crut exécuter paraissent
avoir été des miracles de guérison. La médecine était
à cette époque en Judée ce qu'elle est encore aujour-
d'hui en Orient, c'est-à-dire nullement scientifique,
absolument livrée à l'inspiration individuelle. La mé-
decine scientifique, fondée depuis cinq siècles par la
Grèce, était, à l'époque de Jésus, à peu près inconnue
aux Juifs de Palestine. Dans un tel état de connais-
sances, la présence d'un homme supérieur, traitant
le malade avec douceur, et lui donnant par quelques
signes sensibles l'assurance de son rétablissement,
est souvent un remède décisif. Qui oserait dire que,
dans beaucoup de cas, et en dehors des lésions
tout à fait caractérisées , le contact d'une personne
exquise ne vaut pas les ressources de la pharmacie?
Le plaisir de la voir guérit. Elle donne ce qu'elle
4. Act., II, i et suiv.; iv, 31 ; vm, 15 et suiv.; x, 44 et suiv.
Pendant près d'un siècle, les apôtres et leurs di.-ciples no rèveni
que miracles. Voir les Actes, les écrits de saint Paul , les extraits
de Papias, dans Kusùlie, llisl. eccL, !1I, 39, etc. Conip. .Varc, m,
46; XVI, 47-18, 20.
8. Marc, v, 30; Luc, vi, 19; viii, 4G; Jean, xi, 33, 38
VIE DE JÉSUS. 271
peut, un sourire, une espérance, et cela n'est pas
vain.
Jésus, pas plus que la majorité de ses compatriotes,
n'avait l'idée d'une science médicale rationnelle; il
croyait avec presque tout le monde que la guérison
devait surtout s'opérer par des pratiques religieuses,
et une telle croyance était parfaitement conséquente.
Du moment qu'on regardait la maladie comme la
punition d'un péché', ou comme le fait d'un démon*,
nullement comme le résultat de causes physiques, le
meilleur médecin était le saint homme, qui avait du
pouvoir dans l'ordre surnaturel. Guérir était consi-
déré comme une chose morale; Jésus, qui sentait sa
force morale , devait se croire spécialement doué pour
guérir. Convaincu que l'attouchement de sa robe',
l'imposition de ses mains*, l'application de sa salive',
faisaient du bien aux malades, il aurait été dur, s'il
avait refusé à ceux qui souffraient un soulagement
qu'il était en son pouvoir de leur accorder. La gué-
rison des malades était considérée comme un des
signoa du royaume de Dieu, et toujours associée à
4. Jean, v, 14; ix, 1 et siiiv., 34.
î. M;itlli., IX, 32-33; xii, 22; Luc, xiii, H- Kî
3. Luc, VIII, 45-46.
4. Luc, U. 40.
G. Mure, VIII, 23: Jean, ix, 6.
2r2 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
rémancipation des pauvres'. L'une et l'aulre étaient
les signes de la grande révolution qui devait aboutir au
redressement de toutes les infirmités. Les essénicns,
qui ont tant de liens de parenté avec Jésus, passaient
aussi pour des médecins spirituels très-puissants ".
Un des genres de guérison que Jésus opère le plus
souvent est l'exorcisme, ou l'expulsion des démons.
Une facilité étrange à croire aux démons régnait dans
tous les esprits. C'était une opinion universelle, non-
seulement en Judée, mais dans le monde entier, que
les démons s'emparent du corps de certaines per-
sonnes et les font agir contrairement à leur volonté.
Un dw persan, plusieurs fois nommé dans l'Avesta',
Aé'schma-daè'va, « le div de la concupiscence », adopté
par les Juifs sous le nom d'i45morfee*, devint la cause
de tous les troubles hystériques chez les femmes ^
L'épilepsie, les maladies mentales et nerveuses % où
<. Mallh., XI, 5; xv, 30-31 ; Luc, ix, 1-2, 6.
2. Voir ci-dessus, p. 36-37, note.
3. Vendidad, xi, 26; Yaçna, x, 18.
4. Tobie, m, 8; vi, U; Talm do Bab., Gillin, 68 a
!i. Comp. Marc, xvi, 9; Luc, viii, 2; Évangile de l'Enfance,
16, 33; Code syrien, publie dans les Anecdota syriaca uo
U. Land, I, p. ">2.
6. Jos., Bell, jufl., VII, VI, 3; Lucien, Philopseud., 16; l'iii-
loslralo, l'ie dWpoll., III, 38; IV, 20; Aréloe, De causis morb.
ehron., l, 4.
VIE DE JÉSDS, S';3
le patient semble ne plus s'appartenir, les infiriritps
dont la cause n'est pas visible, comme la surdité, le
mutisme*, étaient expliquées de la même manière.
L'admirable traité « De la maladie sacrée » d'Hippo-
crate , qui posa , quatre siècles et demi avant Jésus,
les vrais principes de la médecine sur ce sujet, n'avait
point banni du monde une pareille erreur. On sup-
posait qu'il y avait des procédés plus ou moins effi-
caces pour chasser les démons; l'état d'exorciste était
une profession régulière comme celle de médecin*
Il n'est pas douteux que Jésus n'ait eu de son vivant
la réputation de posséder les derniers secrets de cet
art*. Il y avait alors beaucoup de fous en Judée,
sans doute par suite de la grande exaltation des es-
prits. Ces fous, qu'on laissait errer, comme cela a
lieu encore aujourd'hui dans les mêmes régions, ha-
bitaient les grottes sépulcrales abandonnées, retraite
ordinaire des vagabonds. Jésus avait beaucoup de
prise sur ces malheureux*. On racontait au sujet de
4. Maltli., IX, 33; xii, 22; Marc, ix, <6, 24; Luc, xi, 14.
2. Tobie, VIII, 2-3; Miitth., xii, 27; Marc, i\, 38; Acl., xix,
13; Josèptie, Ant., VIII, ii, 5; Justin, Dial. cutn Trypiwne, 85;
Lucien, Épigr. xxiii (xvii Dindorf).
3. Maltli.. xvii, 20; Marc, ix, 24 el suiv.
4 Matth., VIII, 28; ix, 34; xii, 43 et suiv., xvii . 44 et suiv.
20; Marc, v, 1 et suiv ; Luc, viii, 27 et suiv.
i»
274 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
ses cures mille histoires singulières, où toute la cré-
dulité du temps se donnait carrière. Mais ici encore
il ne faut pas s'exagérer les difTicuItés. Les désordres
qu'on expliquait par des possessions étaient souvent
fort légers. De nos jours, en Syrie, on regarde comme
fous ou possédés d'un démon (ces deux idées n'en
font qu'une, medjnoun') des gens qui ont seulement
quelque bizarrerie. Une douce parole suffit souvent
dans ce cas pour chasser le démon. Tels étaient sans
doute les moyens employés par Jésus. Qui sait si sa
célébrité comme exorciste ne se répandit pas presque
à son insu? Les personnes qui résident en Orient sont
parfois surprises de se trouver, au bout de quelque
temps, en possession d'une grande renommée de
médecin, de sorcier, de découvreur de trésors, sans
qu'elles puissent se rendre bien compte des faits qui
ont donné lieu à, ces imaginations*.
t. Cotto phraso, Dœmomum habes (Matth., xi, 18; Luc, vu,
33; Jean, vu, 20 ; viu, 48 et suiv.; x, 20 et suiv.), doit se traduire,
par : « Tu es fou, » comme on dirait en arabe : Medjnoim enté.
Le verbe $ai|iovâv a aussi, dans toute l'antiquité classique, le sens
de «ôtre fou ».
2. Un homme qui a été mêlé aux récents mouvements sectaires
de la Perse m'a affirmé qu'ayant fondé autour de lui une sorte
do franc-ma(;onnerie dont les principes furent très-!;oûlés, il se
vit bientôt érigé en prophète, et que chaque jour il était surpris
d'apprendre les prodiges qu'il avait faits. Une foule do {rem vou-
VIE DE JESCS. ^''5
Beaucoup de circonstances, d'ailleurs, semblent
indiquer que Jésus ne fut thaumaturge que tard et à
contre-cœur. Souvent il n'exécute ses miracles qu'a-
près s'être fait prier, avec une sorte de mauvaise
humeur et en reprochant à ceux qui les lui deman-
dent la grossièreté de leur esprit*. Une particularité,
en apparence inexplicable, c'est l'attention qu'il met
h. faire ses miracles en cachette, et la recommanda-
tion qu'il adresse à ceux qu'il guérit de n'en rien dire
a personne'-. Quand les démons veulent le proclamer
Fils de Dieu, il leur défend d'ouvrir la bouche; c'est
malgré lui qu'ils le reconnaissent». Ces traits sont
surtout caractéristiques dans Marc, qui est par excel-
lence l'évangéliste des miracles et des exorcismes.
Il semble que le disciple qui a fourni les rensei-
gnements fondamentaux de cet Évangile importunait
laient se faire tuer pour lui. Sa légende en quelque sorte courait
devant lui et l'eut entraîné, si le gouvernement persan ne 1 eut
soustraits l'innucncede ses disciples. Cet homme m'a dit qu'ayant
failli devenir prophète, il savait commont les choses se passaient,
et qu'elles avaient bien lieu comme je les avais décrites dans la
Vie de Jésus.
^. Matth., xn, 39; xvi, 4; xvn, 16-, Marc, v,,., 17 et suiv.,
u, 48; Luc, IX, 41; xi, i9.
2. Matth., v.ii, 4; u, 30-31 ; xii, 16 et suiv.; Marc, i, 4.; vil,
24 et suiv.; VIII, 26.
3. Marc, i, i4-î5, 34 ; m, I i\ Luc, iv, 41 . Comp. l <f J Isidore,
aiir.bueo h Damascius, § 56.
376 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
Jésus de son admiration pour les prodiges, et que le
maître, ennuyé d'une réputation qui lui pesait, lui
ait souvent dit : « N'en parle point. » Une fois, celte
discordance aboutit à un éclat singulier', à un accès
d'impatience , où perce la fatigue que causaient à
Jésus ces perpétuelles demandes d'esprits faibles. On
dirait, par instants, que le rôle de thaumaturge lui
est désagréable, et qu'il cherche à donner aussi peu
de publicité que possible aux merveilles qui naissent
en quelque sorte sous ses pas. Quand ses enne-
mis lui demandent un miracle , surtout un miracle
céleste, un météore, il refuse obstinément *. Il est
donc permis de croire qu'on lui imposa sa réputation
de thaumaturge, qu'il n'y résista pas beaucoup, mais
qu'il ne fit rien non plus pour y aider, et qu'en tout
cas, il sentait la vanité de l'opinion à cet égard.
Ce serait manquer à la bonne méthode historique
que d'écouter trop ici nos répugnances. La condition
essentielle de la vraie critique est de comprendre la
diversité des temps, et de se dépouiller des habi-
tudes instinctives qui sont le fruit d'une éducation
purement raisonnable. Pour nous soustraire aux ob-
jections qu'on serait tenté d'élever contre le carac-
1. Mattti., XVII, 16, Marc, ix, 18; Luc, ix, 41.
2. MaUh., XII, 38 ol suiv.; xvi, 1 et suiv.; Alarc, viii, 11 ; Luc,
«I, 29 et suiv.
iriB DB lÉSOak m
tère de Jésus, nous ne devons pas supprimer des
faits qui, aux yeux de ses contemporains, furent pla-
cés sur le premier plan'. Il serait commode de dire
que ce sonf là des additions de disciples bien infé-
rieurs à leur maître, qui, ne pouvant concevoir sa
vraie grandeur, ont cherché à le relever par des pres-
tiges indignes de lui. Mais les quatre narrateurs de
la vie de Jésus sont unanimes pour vanter ses mira-
cles ; l'un d'eux, Marc, interprète de l'apôtre Pierre*,
insiste tellement sur ce point que, si l'on traçait le
caractère du Christ uniquement d'après son Evan-
gile, on se représenterait Jésus comme un exorciste en
possession de charmes d'une rare efiicacité, comme
un sorcier très-puissant, qui fait peur et dont on aime
à se débau"rasser'. Nous admettrons donc sans hési-
ter que des actes qui seraient maintenant considérés
comme des traits d'illusion ou de folie ont tenu une
grande place dans la vie de Jésus. Faut-il sacriiicr
à ce côté ingrat le côté sublime d'une telle vie? Gar-
4. Josèpho, .4»/., XVIII, m, 3
5. l'apias, dans Eusèbe, llist. eccL, III, 39.
3. Marc, vi, 40; v, 15, 17, 33; vi, 49, 50; x, 3S. Cf. Mutlii.,
VIII, J7, 34; IX, 8; xiv, 87; xvii, 6-7; Luc, iv, 36; v, 17; viii,
Î5, 35, 37; ix, 34 L'Évangile apocryplie dit de Thomas l'israclite
portf> ce trait jusqu'à la plus choquante absurdité. Comparez les
Mirncles de l'enfance, dans Thilo, Cod. apocr. JV- T., p. ex,
noie.
278 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
dons-nous-en. Un simple sorcier n'eût pas amené
une révolution morale comme celle que Jésus a faite.
Si le thaumaturge eût effacé dans Jésus le moraliste
et le réformateur religieux, il fût sorti de lui une
école de théurgie, et non le christianisme.
Le problème , du reste , se pose de la même ma-
nière pour tous les saints et les fondateurs religieux.
Des faits, aujourd'hui morbides, tels que l'épilepsie,
les visions, ont été autrefois un principe de force et
de grandeur. La médecine sait dire le nom de la ma-
ladie qui fit la fortune de Mahomet'. Presque jusqu'à
nos jours, les hommes qui ont le plus fait pour le
bien de leurs semblables (l'excellent Vincent de Paul
lui-même! ) ont été, qu'ils l'aient voulu ou non, thau-
maturges. Si l'on part de ce principe que tout per-
sonnage historique à qui l'on attribue des actes que
nous tenons au xix' siècle pour peu sensés ou char-
latanesques a été un fou ou un charlatan, toute cri-
tique est faussée. L'école d'Alexandrie fut une noble
école, et cependant elle se livra aux pratiques d'une
théurgie extravagante. Socrate et Pascal ne furent
pas exempts d'hallucinations. J^es faits doivent s'ex-
pliquer par des causes qui leur soient proportionnées.
1. IJynleria muscularis de Scliœnloin. Sprengcr, Dos I.clien
und die Lelire des Mohammad, I ,, . 207 cl suiv.
VIE DE JESDS. 279
Les faiblesses de l'esprit humain n'engendrent que
faiblesse; les grandes choses ont toujours de grandes
causes dans la nature de l'homme, bien que souvent
elles se produisent avec un cortège de petitesses qui,
pour les esprits superficiels, en offusquent la gran-
deur.
Dans un sens général, il est donc vrai de dire que
Jésus ne fut thaumaturge et exorciste que malgré lui.
Comme cela arrive toujours dans les grandes car-
rières divines, il subissait les miracles que l'opinion
exigeait, bien plus qu'il ne les faisait. Le miracle est
d'ordinaire l'œuvre du public et non de celui à qui
on i'ottribue. Jésus se fût obstinément refusé à faire
des prodiges, que la foule en eût créé pour lui; le
plus grand miracle eût été qu'il n'en fit pas; jamais
les lois de l'histoire et de la psychologie populaire
n'eussent subi une plus forte dérogation. II n'était
pas plus libre que saint Bernard, que saint François
d'Assise de modérer l'avidité de la foule et de ses
propres disciples pour le merveilleux. L^s miracles
de Jésus furent une violence que lui fit son siècle,
une concession que lui arracha la nécessité passa-
gère. Aussi l'exorciste et le thaumaturge sont tom-
bés, tandis que le réformateur religieux vivra éter-
nellement.
Même ceux qui ne croyaient pas en lui ([-taicnt
280 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
frnppns de ces actes et cherchaient à en être té-
uioiiis '. Les païen.'- et les gens peu initiés éprou-
vaient un sentiment de crainte , et cherchaient à
i'cconduire de leur canton ' . Plusieurs songeaient
peut-être à abuser de son nom pour des mouve-
ments séditieux \ Mais la direction toute morale et
i.jllcment politique du caractère de Jésus le sauvait
de ces entraînements. Son royaume à lui était dans
le cercle d'enfants qu'une pareille jeunesse d'imagi-
nation et un même avant-goût du ciel avaient grou-
pés et retenaient autour de lui.
1. Mattli., XIV, 1 et suiv.; Marc, vi, 14; Luc, ix, 7: xxiii, 8.
^. Jlatlh., viu, 34; v, 17; viii, 37.
3. Jean, vi, 14-15. Conip. Luc, xxii, 36- J8.
CHAPITRE XVII.
rORME PÉFirClTlVB DES IDÉES DE JÉSUS
SIR LE ROYAUME DE DIEU.
Nous supposons que celte dernière phase de l'acti-
vité de Jésus dura environ dix-huit mois, depuis son
retour du pèlerinage pour la Pàque de l'an 31 jus-
qu'à son voyage pour la fête des Tabernacles de
l'an 32'. Dans cet espace de temps, la pensée de
1. Jean, v, 1 ; vu, 2. Dans le système de Jean, la vie publique
de Jésus semble durer deux ou trois ans. Les synoptiques n'ont
à cet égard aucune désignation précise, bien que leur intention
paraisse être de grouper tous les faits dans le cadre d'une année.
Comparez l'opinion analogue des valentiniens, dans Irénée. Adv.
hœr., I, m, 3; II, xxii, 1 etsuiv., et celle de l'auteur de.~ Homé-
lies pseudo-clémentines, xvii , 19. Si, comme il semble, Jésus est
mort l'an 33, on obtient, d'après Luc, m, 1, une durée de cinq
ans. En tout cas, Pilate ayant été destitué avant Pâques de l'an 36,
la durée de la vie publique ne peut avoir été de plus de sept ans.
Le malentendu à ce >ujet vient sans doute de ce que le commen-
cement de la vie publique ne fui pas un fait aussi Irauche qu'on le
suppose d'ordinaire.
i^l Or.lGINES DU CHRISTIANISME.
Jésus ne s'enrichit d'aucun élément nouveau; mais
tout ce qui était en lui se développa et se produisit
avec un degré toujours croissant de puissance et
d'audace.
L'idée fondamentale de Jésus fut, dès son premier
jour, l'établissement du royaume de Dieu. IMais ce
royaume de Dieu, ainsi que nous 1 avons déjà dit,
Jésus paraît l'avoir entendu dans des sens très-
divers. Par moments, on le prendrait pour un chef
démocratique , voulant tout simplement le règne des
pauvres et des déshérités. D'autres fois, le royaume
de Dieu est l'accomplissement littéral des visions apo-
calyptiques relatives au Messie. Souvent , enfin , le
royaume de Dieu est lo royaume des âmes, et la dé-
livrance prochaine est la délivrance par l'esprit. La
révolution voulue par Jésus est alors celle qui a eu
lieu en réalité, l'établissement d'un culte nouveau,
plus pur que celui de Moïse. — Toutes ces pensées
paraissent avoir existé à la fois dans la conscience de
Jésus. La première, toutefois, celle d'une révolution
temporelle, ne paraît pas l'avoir beaucoup arrêté.
Jésus ne regarda jamais la terre, ni les richesses de
la terre, ni le pouvoir matériel comme valant la peine
qu'il s'en occupât. Il n'eut aucune ambition exté-
rieure. Quelquefois, par une conséquence naturelle,
sa grande importance religieuse était sur le point de
VIE DE JÉSOS. S83
se changer en importance sociale. Des gens venaient
lui demander de se constituer juge et arbitre dans
des questions d'intérêts. Jésus repoussait ces propo-
sitions avec fierté, presque comme des injures*. Plein
de son idéal céleste, il ne sortit jamais de sa dédai-
gneuse pauvreté. Quant aux deux autres conceptions
du royaume de Dieu, Jésus paraît toujours les avoir
gardées simultanément. S'il n'eût été qu'un enthou-
siaste, égaré par les apocalypses dont se nourrissait
l'imagination populaire, il fût resté un sectaire obs-
cur, inférieur à ceux dont il suivait les idées. S'il
n'eût été qu'un puritcùn, une sorte de Clianning ou
de « Vicaire savoyard », il n'eût obtenu sans con-
tredit aucun succès. Les deux parties de son sys-
tème, ou, pour mieux dire, ses deux conceptions du
royaume de Dieu se sont appuyées l'une l'autre, et
cet appui réciproque a fait son incomparable succès.
Les premiers chrétiens sont des visionnaires, s'agi-
tant dans un cercle d'idées que nous qualifierions de
rêveries; mais en môme temps ce sont les héros de
la guerre sociale qui a abouti k l'afTranchipspmentde
la conscience et à l'établissement d'une religion d'où
le culte pur, annoncé par le fondateur, finira b. la
longue par sortir.
4. Luc, XII, i:i-i4.
2U ORIGINES DU CURISTIANISME.
Les idées apocalyptiques de Jésus, dans leuriorme
la plus complète, peuvent se résumer ainsi :
L'ordre actuel de l'humanité touche à son terme.
Ce terme sera une immense révolution, « une an-
goisse» semblable aux douleurs de l'enfantement; une
palingénésie ou « renaissance » (selon le mot de Jésus
lui - même * ) , précédée de sombres calamités et an-
noncée par d'étranges phénomènes*. Au grand jour,
éclatera dans le ciel le signe du Fils de l'homme; ce
sera une vision bruyéinte et lumineuse comme celle
du Sinaï, un grand orage déchirant la nue, un trait
de feu jaillissant en un clin d'œil d'orient en occi-
1. Matth., XIX, 28.
2. MaUh., XXIV, 3 et suiv.; Marc, xiii, 4 et suiv.; Luc, xvii, 22
et suiv.; XXI, 7 et suiv. Il faut remarquer que la peinture de la fin
des temps prêtée ici à Jésus par les synoptiques renferme beau-
coup de traits qui se rapportent au siège de Jérusalem. Luc écri-
vait quelque temps après ce siège ( xxi , 9, 20, 24 ). La rédaction
de MaUiiieu (xxvi, 15, 16, 22, 29), au contraire, nous reporte exac-
tement au moment du siège ou très-peu après. Nul doute, cepen-
dant, que Jésus n'annonçât de grande.^ terreurs comme devant
précéder sa réapparition. Ces terreurs étaient une prtie intégrante
de toutes les apocalypses juives. Ilénoch, xcix-c, cii, cm (divi-
sion do Dillmann); Carm. sibylL, III, 334 et suiv.; 633 et suiv.;
IV, 168 et suiv.; V, 511 et suiv.; Assomption de ilfoïse, c. 5 et
suiv. (édit. Hilgenfold); Apocalypse de Baruch, dans f.eriani,
Stonum., tom. I, fasc. ii, p. 79 et -uiv. Dans Daniel aussi, le
rèi;ne des saints ne viendra qu'après (lue la désolation aura été à
son comble (vu, 25 et suiv.; viii, 83 et suiv.; is, 26-27; m, <).
VIE DE JÊSD3. S85
dont. Le Messie viendra avec les nuages*, revêtu de
gloire et de majesté, au son des trompettes, entouré
d'anges. Ses disciples siégeront à côté de lui sur des
trônes. Les morts alors ressusciteront, et le Messie
procédera au jugement*.
Dans ce jugement, les hommes seront partages en
deux catégories, selon leurs œuvres'. Les anges se-
ront les exécutfurs de la sentence*. Les élus entre-
ront dans un séjour délicieux, qui leur a été préparé
depuis le commencement du monde'; là, ils s'assoi-
ront, vêtus de lumière, à un festin présidé |)ar Abra-
ham', les palriarciies et les prophètes. Ce sera le
petit nombre'. Les autres iront dans la Géhenne. La
Géhenne était la vallée occidentale de Jérusalem. On
y avait pratiqué à diverses époques le culte du feu,
^. Coup. Daniel, vu, 43; Carin. sxbyll., 111, 286, 632, Apoc,
1,7.
2. MaUli., XVI, Î7 ; xix, 28 ; xx, 21 ; XMll, 39 ; xxiv, 30 el siii v.;
XXV, 31 el suiv.; xxvi, 64; Mire, xiv, 62; Luc, xiii, 33. xxii,
30, 69; I Cor., xv, 32; I Tlioss., iv, <5 et .<uiv. Ici ridpi> chré-
tienne s'écariait fortement de l'idée juive. Voyez IV livre d'iîs-
drjs, v, 56-vi, 6; xii , 3.3-34.
3. Maltli., XIII, 38 el suiv.; xxv, 33.
4. Ibid.. xm, 39, 41, 49.
5. tbid., xxv, 34. Comp. Joan, xrv, 2.
6. Maltli., viii, H ; XIII, 43; .xxvi, 29; Luc. iiii, î8 ; xvi, !t;
sxii, 30.
7. Luc, XIII, 23 el suiv.
886 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
et l'endroit était devenu une sorte de cloaque. La
Géhenne est donc dans la pensée de Jésus une vallée
ténébreuse, obscène, un gouffre souterrain plein de
feu '. Les exclus du royaume y seront brûlés et ron-
gés par les vers, en compagnie de Satan et de ses
anges rebelles*. Là, il y aura des pleurs et des grin-
cements de dents '. Le royaume de Dieu sera comme
une salle fermée, lumineuse à l'intérieur, au milieu
de ce monde de ténèbres et de tourments*.
Ce nouvel ordre de choses sera éternel. Le para-
dis et la géhenne n'auront pas de fin. Un abîme in-
franchissable les sépare l'un de l'autre'. Le Fils de
l'homme, assis h. la droite de Dieu, présidera à cet
état définitif du monde et de l'humanité'.
Que tout cela fût pris à la lettre par les disciples
et par le maître lui-même à certains moments , c'est
ce qui éclate dans les écrits du temps avec une évi-
1. Cf. Talm. de Babylone, Schabballi, 39 a.
2. Matlh., XXV, 41. L'idée do la chute des anges, si dévelop-
pée dans le livre d'IIénoch, était universellement admise dans le
cercle de Jésus. ÈpUre de Jude, 6 et suiv.; II' Ép. attribuée h saint
Pierre, ii, 4, 41 ; Apoc, xii, 9; Luc, x, 18; Jean, viii, 44.
3. Malth., V, 22; vin, 12; x, 28; xiii, 40, 42, KO; xvm, 8;
xxiv, 51; XXV, 30; Marc, ix, 43, etc.
4. MaUh., viu, 12; xxii, 13; xxv, JO. Comp. Jos., tt. J., III,
VIII, 5.
5. Lie, XVI- 28.
6. Marc, m, 89; Luc, xxii, 69; Acl., vu, 55.
VIE DE JËSDS. 887
dence absolue. Si la première génération chrétienne
a une croyance profonde et constante , c'est que le
monde est sur le point de finir ' et que la grande
« révélation' » du Christ va bientôt avoir lieu. Cette
vive proclamation : « Le temps est proche'! » qui
ouvre et ferme l'Apocalypse, cet appel sans cesse
répété : « Que celui qui a des oreilles entende* ! »
sont les cris d'espérance et de ralliement de tout
l'âge apostolique. Une expression syriaque illaran
alha, (1 Notre-Seigneur arrive'! » devint une sorte
de mot de passe que les croyants se disaient entre
eux pour se fortifier dans leur foi et leurs espérances.
L'Apocalypse, écrite l'an 68 de notre ère', fixe le
K. Luc, xviii, 8; Acl.. ii, 17; m, 19 et suiv.; I Cor., xv, 23-
24, 52; I Thess., iii, 13; iv, 14 et suiv.; v, 23; 11 Thess., ii,
\-\\ {i-4iarfxf<, V. 2, indique une proximité immédiate; saint Paul
nie que la fin soit si prochaine, mais maintient, v. 7-8, la proxi-
mité); I Tim , VI, 14; II Tim., iv, 1-8; Tit., ii, 13; Épitre de
Jacques, v, 3, 8; Èpitre do Judo, 16-21 ; II* de Pierre, m entier;
l'Apocalypse tout entière, et, en particulier, i, 1; ii, 5, 16; iii, 11;
VI, 11; XI, 14; xxii, 6, 7, 12, 20. Comp. IV livre d'Esdras, iv,26.
2. Luc, xvii, 30; I Cor., i, 7-8; Il Ihess., i, 7; I de saint
Pierre, i, 7, 13; Apoc, i, 1.
3. Apoc, I, 3; XXII, 10. Comp. i, 1.
4. Malth., XI, 15; xiii, 9, 43; Marc, iv, 9, 23; vu 16; Luc,
VIII, 8; XIV, 35; Apoc, ii, 7, 11, 27, 29; m, 6, 13, 22;
XIII, 9.
6. I Cor., XVI, 22.
6. Apoc, XVII. Le sixième empereur que l'auteur donne comme
ÎS8 ORIGINES DU CHUISTIAMSME.
terme à trois ans et demi'. L' « Ascension d'Isaïe'»
adopte un calcul fort approchant de celui-ci.
Jésus n'alla jamais à une telle précision. Quand
on l'interrogeait sur le temps de son avènement, il
refusait toujours de répondre ; une fois même il dé-
clare que la date de ce grand jour n'est connue que
du l'ère, qui ne l'a révélée ni aux anges ni au Fils'.
Il disait que le moment où l'on épiait le royaume de
Dieu avec une curiosité inquiète était justement celui
où il ne viendrait pas*. Il répétait sans cesse que
ce serait une surprise comme du temps de Noé et
de Lot; qu'il fallait être sur ses gardes, toujours
prêt à partir; que chacun devait veiller et tenir sa
lampe allumée comme pour un cortège de noces,
qui arrive à l'improviste"; que le Fils de l'homme
viendrait de la même façon qu'un voleur, à l'heure
où l'on ne s'y attendrait pas'; qu'il apparaîtrait
comme un éclair, courant d'un bout à l'autre de
régnnntpst Galba. La bfto qui doit revenir est Néron, dont !e nom
est donné en chiiïres (xiii, 4 8).
4. Apoc, XI, 2, 3; xii, 6, 14. Comp. Daniel, vu, 25; xii, 7.
î. Chap IV, V. 12 et 14. Comp. Cedronus, p. 68 (Pari> \<ji',,
3. Matth., XXIV, 36; Marc, xiii, 32.
4. Luc, XVII, 20. Comp. Talmud do Babyi., SanliPiMn. 97 a
6. Malth., XXIV, 36 et suiv.; Mire, xiii, 32 et suiv.; Luc, u.5
xel SUIV.; xvu, 20 et suiv.
6. Luc, XII, 40; 11 Petr., m, 40.
VIE DE JESUS. 289
l'horizon*. Mais ses déclarations sur la proximité de
la calastroplie ne laissent lieu à aucune équivoque*.
« La génération présente, disait-il, ne passera pas
sans que tout cela s'accomplisse. Plusieurs de ceux
qui sont ici présents ne goûteront pas la mort sans
avoir vu le Fils de l'homme venir dans sa royauté'.»
11 reproche à ceux qui ne croient pas en lui de ne
pas savoir lire les pronostics du règne futur. « Quand
vous voyez le rouge du soir, disait-il, vous prévoyez
qu'il fera beau; quand vous voyez le rouge du ma-
tin, vous annoncez la tempête. Gomment, vous qui
jugez la face du ciel , ne savez-vous pas reconnaître
les signes du temps * ? » Par une illusion commune h
tous les grands réformateurs, Jésus se figurait le but
beaucoup plus proche qu'il n'était; il ne tenait pas
compte de la lenteur des mouvements de l'huma-
nité; il s'imaginait réaliser en un jour ce qui, dix-
huit cents ans plus tard, ne devait pas encore être
achevé.
Ces déclarations si formelles préoccupèrent la
1. Lu A XVII, 84.
2. Slalth., X, 2:}; xxiv-xxv enliors, et surtout xxiv, 29, 34;
Marc, xiii, 30; Luc, xiii, 35; xxi, 28 et suiv.
3. Malth., XVI, 28; xxiii, 36, 39; xxiv, 34; Mire, viii. 39
Luc, IX, 27; XXI, 32.
4. Mallb.. ivi, 2-4; Luc, xii, û4-a6.
19
KO ORIGINES DU CHRISTIANISME.
famille chrétienne pendant près de soixante et dix
ans. Il était admis que quelques-uns des disciples
verraient le jour de la révélation finale sans mourir
auparavant. Jean en particulier passait pour devoir
être de ce nombre ' . Plusieurs croyaient qu'il ne
mourrait jamais. Ce fut peut-être là, une opinion
tardive, produite vers la fin du premier siècle par
l'âge avancé où Jean semble être parvenu, cet âge
ayant donné occasion de croire que Dieu voulait le
garder indéfiniment jusqu'au grand jour, afin de
réaliser la parole de Jésus. Quand il mourut à son
tour, la foi de plusieurs fut ébranlée, et ses disciples
donnèrent à la prédiction du Christ un sens plus
adouci*.
En même temps que Jésus admettait pleinement les
croyances apocalyptiques, telles qu'on les trouve dans
les livres juifs apocryphes, il admettait le dogme
qui en est le complément , ou plutôt la condition , la
résurrection des morts. Cette doctrine, comme nous
l'avons déjà dit', était encore assez neuve en Israël;
1. '"an, XXI, 22-23.
2. Ibid. Lo chapitre xxi du qiiiitrième Évaiif;ilo est une addi-
tion, comme le prouve la formule finale de la rédaction primitive,
qui est au verset 3< au chapitre xx. Mais l'addition est prosi|iie
contemporaine de la publication même dudit Évangile.
3. Ci-dossus, p. 56-57.
VIE DE JÉSDS. Ml
ane foule de gens ne la connaissaient pas, ou n'y
croyaient pas*. Elle était de foi pour les pharisiens
et pour les adeptes fervents des croyances messia-
niques'. Jésus l'accepta sans réserve, mais toujours
dans le sens le plus idéaliste. Plusieurs se figuraient
que, dans le monde des ressuscites, on mangerait,
on boirait, on se marierait. Jésus admet bien dans
son royaume une pâque nouvelle, une table et un vin
nouveau'; mais il en exclut formellement le mariage.
Les sadduccens avaient à ce sujet un argument gros-
sier en apparence , mais dans le fond assez con-
forme h. la vieille théologie. On se souvient que,
selon les anciens sages, l'homme ne se survivait que
dans ses enfants. Le code mosaïque avait consacré
cette théorie patriarcale par une institution bizarre,
le lévirat. Les sadducéens tiraient de là des consé-
quences subtiles contre la résurrection. Jésus y
échappait en déclarant formellement que dans la vie
éternelle la dillércnce de sexe n'existerait plus, et
que l'homme serait semblable aux anges*. Quelque-
«. Marc, I» , *; Luc, xx, il et suiv.
2. Dan., xii, 2 et suiv.; II Maccli., cli;ip. vu entier; xii, 45-48;
XIV, 46; Act., XXIII, 6, 8; Jos., Ant., XVIII, i, 3 ; C. J., II, viu,
41; m, VIII, 5.
3. iMalth., XXVI, 29; Luc, xxii, 30.
4. Matth., XXII, 24 et suiv.; Luc, xx, 34-38; Évangile ébioniti
292 ORIGINES DO CHRISTIANISME.
fois il semble ne promettre la résurrection qu'aux
justes *, le châtiment des impies consistant à mourir
tout entiers et à rester dans le néant '. Plus sou-
vent, cependant, Jésus veut que la résurrection
s'applique aux méchants pour leur éternelle confu-
sion ',
Rien, on le voit, dans toutes ces théories, n'était
absolument nouveau. Les Evangiles et les écrits des
apôtres ne contiennent guère, en fait de doctrines
apocalyptiques, que ce qui se trouve déjà dans
« Daniel* », « Hénoch ^ », les « Oracles sibyllins" »,
r R Assomption de Moïse ' », qui sont d'origine juive.
Jésus accepta ces idées , généralement répandues
chez ses contemporains. Il en fit le point d'appui de
dit «des Égyptiens», dans Clém. d'Alfx., S(ro'«., H, 9, 13;Clem.
Rom., lîpisl. Il, 'lî; Talm. de Bab., Derakolh, 17 a.
1. Luc, XIV, 14; XX, 35-36. C'est aussi l'opinion de saint Paul :
I Cor., XV, 23 et suiv. (en se défiant do ia Vulgate pour lo verset
51); I Thess., IV, 12 et suiv. Voir ci-dessus, p. 57.
2. Comp. IV* livre d'Esdras, ix, 22.
3. Mallh., XXV, 32 et suiv.
4. Voir surtout les chapitres ii, vi-viii. x-xiii.
5. Ch. I [XLV-Lii, LXii, suspects d'interpolation], xciii . 9 et
guiv.
G Liv. III, !i73 et suiv.; 652 et suiv.; 766 et suiv.; 795 et
•U'V.
7. Dans llil-cnfold, \ovuinTesl. extra canonem rcccpl., p. 99
Qt >uiv.
VIE DE JÉSUS. 293
son action, ou, pour mieux dire, l'un de ses pointa
d'ap|)ui; car il avait un sentiment trop profond de
son œuvre véritable pour l'établir uniquement sur des
principes aussi fragiles, aussi exposés à recevoir des
faits une foudroyante réfutation.
11 est évident, en effet, qu'une telle doctrine, prise
en elle-même d'une façon littérale, n'avait aucun
avenir. Le monde, s'obstinaril à durer, la mettait
en défaut. Un âge d'homme tout au plus lui était
réservé. La foi de la première génération chrétienne
s'explique; mais la foi de la seconde génération ne
s'explique plus. Après la mort de Jean, ou du der-
nier survivant quel qu'il fût du groupe qui avait vu
le maître, la parole de celui-ci était convaincue de
mensonge'. Si la doctrine de Jésus n'avait été que
la croyance à une prochaine fin du monde, elle dor-
mirait certainement aujourd'hui dans l'oubli. Qu'est-
ce donc qui l'a sauvée? La grande largeur dos con-
ceptions évangéliqucs, laquelle a permis de trouver
sous le môme symbole des idées appropriées k des
états intellectuels très -divers. Le monde n'a point
fini, comme Jésus l'avait annoncé, comme ses disci-
ples le croyaient. Mais il a été renouvelé, et en un
sons renouvelé comme Jésus le voulait. C'est parce
♦ . Ces anpoi^iite!) do la ronsrience chn'tipnne so trailuisenl avec
naïveté dans la II* épitro attribuée à saint Piorro, m, 8 et suiv.
i94 ORIGINES DD CHRISTIANISME,
qu'elle était à double face que sa pensée a été fé-
conde. -Sa chimère n'a pas eu le sort de tant d'autres
qui ont traversé l'esprit humain , parce qu'elle rece-
lai t un germe de vie qui, introduit, grâce à, une en-
veloppe fabuleuse, dans le sein de l'humanité, y a
porté des fruits éternels.
Et ne dites pas que c'est là, une interprétation bien-
veillante, imaginée pour laver l'honneur de notre
grand maître du cruel démenti infligé à ses rêves
par la réalité. Non, non. Ce vrai royaume de Dieu,
ce royaume de l'esprit, qui fait chacun roi et prêtre;
ce royaume qui, comme le grain de sénevé, est de-
venu un arbre qui ombrage le monde, et sous les
rameaux duquel les oiseaux ont leur nid, Jésus l'a
compris, l'a voulu, l'a fondé. A côté de l'idée fausse*
froide, impossible d'un avènement de parade, il a
conçu la réelle cité de Dieu, la « palingénésie » véri-
table, le Sermon sur la montagne, l'apothéose du
faible, l'amour du peuple, le goût du pauvre, la
réhabilitation de tout ce qui est humble , vrai et naïf.
Celte réhabilitation , il l'a rendue en artiste incom-
parable par des traits qui dureront éternellement.
Chacun de nous lui est redevable de ce qu'il a do
meilleur en soi. Pardonnons-lui son espérance d'unfi
apocalypse vaine, d'une venue à grand triomphe sur
les nuées du •îiel. Peut-être était-ce là l'erreur des
VIE DE JÈSDS. 295
autres plutôt que la sienne, et, s'il est vrai que lui-
même ait partagé l'illusion de tous , qu'importe ,
puisque son rêve l'a rendu fort contre la mort, et
l'a soutenu dams une lutte à laquelle sans cela peut-
être il eût été inégal ?
Il faut donc maintenir plusieurs sens à la cité
divine conçue par Jésus. Si son unique pensée eût
été que la fin des temps était prochaine et qu'il fal-
lait s'y préparer, il n'eût pas dépassé Jean-Baptiste.
Renoncer à un monde près de crouler, se détacher
peu à peu de la vie présente, aspiier au règne qui
allait venir, tel eût été le dernier mot de sa prédica-
tion. L'enseignement de Jésus eut toujours une bien
plus large portée. Jésus se proposa de créer un état
nouveau de l'humanité, et non pas seulement de
préparer la fin de celui qui existe. Élie ou Jérémie,
reparaissant pour disposer les hommes aux crises
suprêmes, n'eussent point prêché comme lui. Cela
est si vrai que cette morale prétendue des derniers
jours s'est trouvée être la morale éternelle, celle qui
a sauvé l'humanité. Jésus lui-même, dans beaucoup
de cas, se sort de manières de parler qui ne rentrent
pas du tout dans la théorie apocalyptique. Sou-
vent il déclare que le royaume de Dieu est déjà
commencé, que tout homme le porte en soi et peut,
s'il est digue, en jouir, que ce royauoie, chacun lo
29G ORIGINES DU CHRISTIAKISME.
crée sans bruit par la vraie conversion du cœur'.
Le royaume de Dieu n'est alors que le bien-, un
ordre de choses meilleur que celui qui existe, le
règne de la justice, que le fidèle, selon sa mesure,
doit contribuer à fonder, ou encore la liberté de
l'âme, quelque chose d'analogue à la « délivrance »
bouddhique, fruit du détachement. Ces vérités, qui
sont pour nous purement abstraites, étaient pour
Jésus des réalités vivantes. Tout est dans sa pensée
concret et substantiel : Jésus est l'homme qui a cru
le plus énergiqucment à la réalité de l'idéal.
En acceptant les utopies de son temps et de sa
race, Jésus sut ainsi en faire de hautes vérités, grâce
à de féconds malentendus. Son royaume de Dieu,
c'était sans doute l'apocalypse qui allait bientôt se
dérouler dans le ciel. Mais c'était encore, et proba-
blement c'était surtout le royaume de l'âme, créé par
la liberté et par le sentiment filial que l'homme ver-
tueux ressent sur le sein de son Père. C'était la reli-
gion pure, sans pratiques, sans temple, sans prêtre;
c'était le jugement moral du monde décerné à la con-
science de l'homme juste et au bras du peuple. Voilà
ce qui était fait pour vivre, voilà ce qui a vécu.
«. Matlh., VI, 40, 33; Marc, xii, 34; Luc, xi, î: xii, 31 ; xvii.
ÏO, 21 61 suiv.
t. Voir surtout Marc, \ii, 34.
VIE DE JÉSUS. '9^
Quand, au bout d'un siècle de vaine attente, l'es-
pérance matérialiste d'une prochaine fin du monde
s'est épuisée, le vrai royaume de Dieu se dégage
De complaisantes explications jettent un voile sur le
règne réel qui ne veut pas venir. Les esprits obsti-
nés qui, comme Papias, s'en tiennent à la lettre
des paroles de Jésus sont traités d'hommes étroits
et arriérés'. L'Apocalypse de Jean, le premier
livre proprement dit du Nouveau Testament', étant
trop formellement entachée de l'idée d'une cata-
strophe immédiate, est rejelée sur un second plan,
tenue pour inintelligible, torturée de mille manières
et presque repoussée'. Au moins, en ajourne -t-on
raccomplisscment à un avenir indélinl. Quelques
pauvres attardés qui gardent encore, en pleine
époque rélléchle, les espérances des premiers dis-
«. Irénée, Adv. hœr.,\, xxxin, 3, 4; Eusèbe, IHsl. ecd.JU, 39
2. Justin, Dial. cum Tnjpli., 81.
3. L'È.i;lise greciuo Ta longtemps rejelée du canon. Eusèbe,
//. f., in, 25, 28, 39 ; VII, 25; Cyrille de Jérusalem, Calech.,
IV 33,' 36; XV, 46; Grégoire de Nazianze, Carm., p. 261, 1104,
édit Cailbù; Concile do Laodicée, can.m 60; liste à la suite de la
Chronographie de Nicéphore, p. 419 (Paris, 1652). Les Armé-
niens placent aussi l'Apocalypse i)armi les livres dont la canoni-
ciié est douteuse. Sarkis S.hnorhali . cité dans Exercice de la fc
hrél.. aver rapprohi.lmn .lu ctliolicos Nersés (M-scou, t>;:.0. en
irinémen). p. 1i:i-ll7. linlm , l'Apocalypse manque dans 1 au-
cienne version l'eschilo
l':iN jRlGINES DU CHRISTIANISME.
ciples deviennent des hérétiques (ébionites, millé-
naires ) , perdus dans les bas - fonds du christia-
nisme. L'humanité avait passé h un autre royaume
de Dieu, La part de vérité contenue dans la pensée
(le Jésus l'avait emporté sur la chimère qui l'obscur-
cissait.
Ne méprisons pas cependant cette chimère, qui a
été l'écorce grossière de la bulbe sacrée dont nous
vivons. Ce fantastique royaume du ciel, cette pour-
suite sans fin d'une cité de Dieu, qui a toujours
préoccupé le christianisme dans sa longue carrière,
a été le principe du grand instinct d'avenir qui a
animé tous les réformateurs, disciples obstinés de
l'Apocalypse, depuis Joachim de Flore jusqu'au sec-
taire protestant de nos jours. Cet effort impuissant
pour fonder une société parfaite a été la source de la
tension extraordinaire qui a toujours fait du vrai
chrétien un athlète en lutte contre le présent. L'idée
du V royaume de Dieu » et l'Apocalypse, qui en est
la complète miagc, sont ainsi, en un sens, l'expres-
sion la plus élevée et la plus poétique du progrès
humain. Certes, il devait aussi en sortir de grands
égarements. Suspendue comme une menace perma-
nente au-dessus de l'humanité, la fin du monde, par
'•^s effrois périodiques qu'elle causa durant des siè-
cles , nuisit beaucoup à tout développement pro-
VIE DE JÉSUS. 209
fane'. La société, n'étant plus sûre de son existence,
en contracta une sorte de tremblement et ces habi-
tudes de basse humilité qui rendent le moyen âge si
inférieur aux temps antiques et aux temps modernes.
Un profond changement s'était, d'ailleurs, opéré
dans la manière d'envisager la venue du Christ. La
première fois qu'on annonça à l'humanité que sa
planète allait finir, comme l'enfant qui accueille la
mort avec un sourire, elle éprouva le plus vif accès
de joie qu'elle eût jamais ressenti. En vieillissant, le
monde s'était attaché à la vie. Le jour de grâce, si
longtemps attendu oar les âmes pures de Galilét,
était devenu pour ces siècles de fer un jour de
colère : Dies irœ, dies illa! Mais, au sein même de
la barbarie, l'idée du royaume de Dieu resta féconde.
Quelques-uns des actes de la première moitié du
moyen âge commençant par la formule « A l'approche
du soir du monde... » sont des chartes d'affranchis-
sement. Malgré ri:^glise féodale, des sectes, des or-
dres religieux, de saints personnages continuèrent à
protester, au nom de l'évangile, contre l'iniquité
du monde. De nos jours même, jours troublés où
Jésus n'a pas de plus autheniiqucs conlinualeurs que
I. Voir, pour exemple, le prolotruo do Gn'goire (ie Tours à
ion Histoire ecclésiastique des Francs.
ÎOO ORIGINES DU CHRISTIANISME.
ceux qui semblent le répudier, les rêves d'organisa-
tion idéale de la société , qui ont tant d'analogie
avec les aspiralionb des sectes chrétiennes primitives,
ne sont en un sens que l'épanouissement delà même
idée, une des branches de cet arbre immense où
germe toute pensée d'avenir, et dont le « royaume
de Dieu » sera éternellement la tige et la racine.
Toutes les révolutions sociales de l'humanité seront
grelTées sur ce mot-ià. Mais, entachées d'un grossier
matérialisme, aspirant à l'impossible, c'est-à-dire à
fonder l'universelle fél cité sur des mesures politiques
et économiques, les tentatives « socialistes » de notre
temps resteront infécondes, jusqu'à ce qu'elles pren-
nent pour règle le véritable esprit de Jésus, je veux
dire l'idéalisme absolu, ce principe que, pour possé-
der la terre, il faut y renoncer.
Le mot de « royaume de Dieu » exprime, d'un
autre côté, avec un rare bonheur, le besoin qu'é-
prouve l'âme d'un supplément de destinée, d'une
compensation à la vie actuelle. Ceux qui ne se plient
pas à concevoir l'homme comme un composé de
deux substances, et qui trouvent le dogme déiste de
l'immortalité de l'âme en contradiction avec la phy-
siologie, aiment à se reposer dans l'espérance d'une
réparation finale , qui , sous une forme inconnue,
satisfera aux besoins du cœur de l'homme. Qui sait
VIE DE JÊSCS. 'M
si le dernier terme du progrès, dans des millions de
siècles, n'amènera pas la conscience absolu'? de l'uni-
vers, et dans cette conscience le réveil de tout ce qu
a vécu? Un sommeil d'un million d'années n'est pas
plus long qu'un sommeil d'une heure. Saint Paul ,
eu cette hypothèse, aurait encore eu raison de dire:
In iclu oculi'! Il est sûr que l'humanité morale et
vertueuse aura sa revanche, qu'un jour le sentiment
de l'honnête pauvre homme jugera le monde, et que,
ce jour -là, la figure idéale de Jésus sera la confu-
sion de l'homme frivole qui n'a pas cru à la vertu,
de l'homme égoïste qui n'a pas su y atteindre. Le
mot favori de Jésus reste donc plein d'une éternelle
beauté. Une sorle de divination grandiose semble en
ceci avoir guidé le maître incomparable et l'avoir tenu
dans un vague sublime, embrassant à la fois divers
ordres de vérités.
«, I r.or sv, 5K.
CDAPITRE XVIII.
INSTITUTIONS DE JESC9.
Ce qui prouve bien, du reste, que Jésus ne s'ab-
sorba jamais enlièrement dans ses idées apocalyp-
tiques, c'est qu'au temps même où il en était le plus
préoccupé, il jette avec une rare sûreté de vues les
bases d'une Eglise destinée à durer. Il n'est guère
possible de douter qu'il n'ait lui-même clioisi parmi
ses disciples ceux qu'on appelait par excellence les
« Apôtres I) ou les « Douze », puisqu'au lendemain
de sa mort, on les trouve formant un corps et rem-
plissant par élection le vide qui s'est produit dans
leur sein*. C'étaient les deux fils de Jonas, les deux
fils de Zébédée, Jacques, fils d'Alphée, Pliilippe,
Natlianaël Bar-Tolmaï, Thouaas. Matthieu, Simon
1. Miitlli., X, 1 ol suiv.; Marc, m, 1^ et suiv.; l.uc, iv, 13 ; Jean,
VI, 70; XIII, 18; xv, 16; Ad., i, 15 el suiv.; I Cor., xv, 5; Gal„
I, 40; Apoc, XXI, 12.
VIE DE JÉSDS. 303
le z^ote, Thaddée ou Lebbée, Juda de Kerioth *.
Il est probable que l'idée des douze tribus d'Israël
ne fut pas étrangère au choix de ce nombre'. Let
« Douze », en tout cas, formaient un groupe de disci-
ples privilégiés , où Pierre gardait sa primauté toute
fraternelle', et auquel Jésus confia le soin de propa-
ger son œuvre. Rien qui sentît le collège sacerdotal
régulièrement organisé; les listes des a Douze » qui
nous ont été conservées présentent beaucoup d'in-
certitudes et de contradictions; deux ou trois de ceux
qui y figurent restèrent complètement obscurs. Deux
au moins, Pierre et Philippe*, étaient mariés et
avaient des enfants.
Jésus gardait évidemment pour les Douze des se-
crets qu'il leur défendait de communiquer à tous".
Il semble parfois que son plan était d'entourer sa
personne de quelque mystère, de rejeter les grandes
preuves après sa mort, de ne se révéler claii 'ornent
qu'à ses disciples, confiant à ceux-ci le soin de le
4. Matth., X, 2 et suiv.; Marc, m, 16 et suiv.; Luc, vi, 14 et
suiv., Act., I, 13; Papias, flans Eusèbo, Hist. eccL, III, 39.
2. Mattli., XIX, 28 ; Luc, xxu, 30.
3. Act., I, 15; II, U; v, 2-3, 29; vni, 49; xv, 7; Gai., i, 18.
4. Pour Pierre, voir ci-dessus, p. 156; pour Philippe, voir Pa-
pias, PnlycraU; el Clément d'Alexandrie, cités par Eusèbe, Hist
eccL, III, 30, 31, 39; V, 24.
6. Mallli., XVI, 20; xvii, 9; Mire, viii, 30; ix. 8.
304 ORIGINES DU CHRISTIAMSME.
démontrer plus tard au mondée « Ce que je vous
dis dans l'ombre, prêchez-le tj grand jour; ce que
je vous dis à l'oreille, proclari ez-le sur les toits. »
Il s'cparguait ainsi les déclara; '/'.is trop précises et
créait une sorte d'intermédiair<- entre l'opinion et
lui. Ce qu'il y a de certain, c'est "[u'il avait pour les
apôtres des enseignements réserv. s,et qu'il leur dé-
veloppait plusieurs paraboles, doiit il laissait le sens
indécis pour le vulgaire*. Un tour énigmatique et un
peu de bizarrerie dans la liaison des idées étaient à
la mode dans l'enseignement des docteurs, comme
on le voit par les sentences des Pirkc Abolh. Jésus
expliquait aux disciples intimes ce que ses apoph-
thegmes ou ses apologues avaient de singulier, et
dégageait pour eux son enseignement du luxe de
comparaisons qui parfois l'obscurcissait'. Beaucoup
de ces explications paraissent avoir été soigneuse-
ment conservées*.
Dès le vivant de Jésus, les apôtre? prêchèrent*,
h. MaUh., X, 27, 26; xvi, 20; Marc, iv, 21 et suiv.; viii , 30;
Luc, VIII, <7; IX, 21 ; XII, 2 et suiv.; Jean, xiv, 22; Episl. Dar-
nabne , 5.
2. MaUli., XIII , 10 et suiv.; 34 et suiv. ; Marc, iv, 10 cl suiv.,
33 el SUIV.; Luc, viii 9, et suiv.; xii, 41.
3. MaUli., XVI, 6 et suiv.; Marc, vu, 17-23.
4. Malin., xiii, 18 el suiv.; Marc, vu, 18 el suiv.
(*. Luc, IX, 6.
VIE DE JËSnS. 305
mais sans jamais beaucoup s'écarter de lui. Leur
prédication, du reste, se bornait à annoncer la pro-
cliaino venue du royaume de Dieu'. Ils allaient de
ville en ville, recevant l'hospitalité, ou pour mieux
dire la prenant d'eux-mêmes selon l'usage. L'hôte,
en Orient, a beaucoup d'autorité; il csl supérieur au
maître de la maison; celui-ci a en lui la plus grande
confiance. Cette prédication du foyer est excellente
pour la propagation des doctrines nouvelles. On com-
munique le trésor caché; on paye ainsi ce que l'on
reçoit ; la politesse et les bons rapports y aidant , la
maison est touchée, convertie. Otez l'hospitalité orien-
tale , la propagation du christianisme serait impos-
sible à expliquer. Jésus , qui tenait fort aux bonnes
vieilles mœurs, engageait les disciples à profiter sans
scrupule de cet ancien droit public, probablement
déjà aboli dans les grandes villes où il y avait des
hôtelleries'. « L'ouvrier, disait-il, est digne de son
salaire. » Une fois installes chez quelqu'un , ils de-
vaient y rester, mangeant et buvant ce qu'on leur
offrait, tant que durait leur mission '.
Jésus désirait qu'à son exemple les messagers de
i. Luc, X, 11.
2. Lo mot croc itavScitiTov a passe dans loulcs les langues de
Oriptil pour (iési.L;nf!r une auberge.
3. Marc, vi, 10 ut ^uiv.
20
306 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
la bonne nouvelle rendissent leur prédication aimable
par des manières bienveillantes et polies. Il voulait
qu'en entrant dans une maison, ils lui donnassent le
selâm ou souhait de bonheur. Quelques-uns hési-
taient, le selâm étant alors comme aujourd'hui, en
Orient, un signe de communion religieuse, qu'on ne
hasarde pas avec les personnes d'une foi incertaine '.
« Ne craignez rien, disait Jésus; si personne dans la
maison n'est digne de votre selâm, il reviendra vers
vousV » Quelquefois, en effet, les apôtres du royaume
de Dieu étaient mal reçus, et venaient se plaindre à
Jésus, qui cherchait d'ordinaire h les calmer. Quel-
ques-uns, persuadés de la toute-puissance de leur
maître, étaient blessés de celte longanimité. Les fils
de Zébédée voulaient qu'il appelât le feu du ciel sur
les villes inhospitalières*. Jésus accueillait leurs em-
portements avec sa fine ironie, et les arrêtait par ce
mot : « Je ne suis pas venu perdre les âmes, mais
les sauver. »
11 cherchait de toute manière à établir en principe
que ses apôtres c'était lui-même *. On croyait qu'il
4. Il" épllro do Jean, 10-11.
9. Mallh., X, 11 et suiv.; Luc, x, 5 cl sulv.
3. Luc, IX, 52 ot Ruiv.
4. MaUh , X, 40-42; xxv, 35 ot suiv.; Marc, ix, 40 ; Luc, x, <6,
Jean, xiii, 20.
VIE DE JÊSDS. 307
leur avait communiqué ses vertus merveilleuses, ils
chassaient les démons, prophétisaient, et formaient
une école d'exorcistes renommés*, bien que certains
cas fussent au-dessus de leur force *. Ils faisaient
aussi des guérisons, soit par l'imposition des mains,
soit par l'onction de l'huile', l'un des procédés fon-
damentaux de la médecine orientale. Enfin, comme
les psylles, ils pouvaient manier les serpents et boire
impunément des breuvages mortels*. A mesure qu'on
s'éloigne de Jésus, cette théurgie devient de plus en
plus choquante. Mais il n'est pas douteux qu'elle ne
fût de droit commun dans l'Église primitive, et qu'elle
ne figurât en première ligne dans l'attention des con-
temporains '. Des charlatans, ainsi qu'on devait s'y
attendre, exploitèrent ce mouvement de crédulité po-
pulaire. Dès le vivant de Jésus, plusieurs, sans être
ses disciples, chassaient les démons en son nom. Les
vrais disciples en étaient fort blessés et cherchaient
à les empêcher. Jésus, qui voyait en cela un hom-
mage à sa renommée, ne se montrai! pas pour eux
bien sévère'. Il faut observer, du reste, que cespou-
1. Mallh., vil, Î2 ; X, 1 ; Marc, m, <5; vi, 13; Luc, x, 17.
î. Mallh., XVII, 18-19.
3. Marc, vi, 13; xvi, 18; Ëpigt. Jacobi, v, ^i
4. Marc, xvi, 18 ; Luc, x, 19.
6. Marc, xvi, 20.
6. Marc, ix, 37-38; Luc, ix, 49-50.
308 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
voîrs surnaturels étaient, si l'on ose ainsi dire, pas-
sé," en métier. Poussant jusqu'au bout la logique de
l'absurde, certaines gens chassaient les démons par
Béelzcbub *, prince des démons. On se figurait que
ce souverain des légions infernales devait, avoir toute
autorité sur ses subordonnés, et qu'en agissant par
lui on était sûr de faire fuir l'esprit intrus '. Quelques-
uns cherchaient même à acheter des disciples de Jésus
le secret des dons miraculeux qui leur avaient été
conférés '.
Un germe d'Eglise commençait dès lors h paraître.
Cette idée féconde du pouvoir des honmies réunis
{ecclesia) semble bien une idée de Jésus. Plein de sa
doctrine tout idéaliste, que ce qui fait la présence des
âmes, c'est l'union par l'amour, il déclaiaitque, toutes
les fois que quelques hommes s'assembleraient en son
nom, il serait au milieu d'eux. Il confie à l'Église le
droit de lier et de délier (c'est-à-dire de rendre cer-
taines choses licites ou illicites) , de rcmetti'e les pé-
chés , de réprimander, d'avertir avec autorité , de
prier avec certitude d'être exaucée'. 11 est possible
que beaucoup de ces paroles aient été prêtées au
1 . Ancien diou des Philistins, transformé par les Juifs en démon.
1. Mallh., XII, 24 ot «uiv.
3. Ad., VIII, 18 et suiv.
4. Mutlli., xviii, 17 et suiv.; Jean, xx, 83,
VIE DE JÉSUS. 309
maUre, afin de donner une base h l'autorité collec-
tive par laquelle on chercha plus tard à remplacer
la sienne. Eu tout cas, ce ne fut qu'après sa mort
que l'on vit se constituer des Eglises particulières, et
encore cette première constitution se fit-elle pure-
ment et simplement sur le modèle des synagogues.
Plusieurs personnages qui avaient beaucoup aimé Jé-
sus et fondé sur lui de grandes espérances , comme
Joseph d'Arimathie , Marie de Magdala, Nicodème,
n'entrèient pas, ce semble, dans ces Églises, et s'en
tinrent au souvenir tendre ou respectueux qu'ils
avaient gardé de lui.
Du reste, nulle trace, dans l'enseignement de
Jésus, d'une moral'; appliquée ni d'un droit cano-
nique tant soit peu défini. Une seule fois, sur le
mariage, il se prononce avec netteté et défend le
divorce'. Nulle théologie non plus, nul symbole. A
peine quekiues vues sur le Père, le Fils, l'Esprit',
dont on tireia plus lard la Trinité et l'Incarnation,
mais qui restaient encore à l'état d'images indéter-
minées. Les derniers livres du canon juif connais-
sent déjc\ le Saint-Esprit, sorte d'hypostase di-
vine, quelquefois idcntiliée avec la Sagesse ou le
I. M.ii;li., xi\, < "1 suv.
î. MaUh., xxvn \"0. Coinp. Matlli.,i!3, IG-17; Joan, w, Î6.
310 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Verbe*. Jésus insista sur ce point*, et prétendît don-
ner à ses disciples un baptême par le feu et l'esprit',
bien préférable à celui de Jean. Ce Saint-Esprit, pour
Jésus, n'était pas distinct de l'inspiration émanant de
Dieu le Père d'une façon continue *. Puis on subti-
lisa. On se figura que Jésus avait promis à ses dis-
ciples de leur envoyer après sa mort , pour le rem-
placer, un Esprit qui leur enseignerait toute chose,
et rendrait témoignage aux vérités qu'il avait lui-
même promulguées '. Un jour, les apôtres crurent
recevoir le baptême de cet Esprit sous la forme
d'un grand vent et de mèches de feu '. Pour dési-
gner le même Esprit, on se servait du mot Peru"
Mil, que le syro-chaldaïque avait emprunté au grec
(irafay.î.-ziTo;), et qui paraît avoir eu dans ce cas la
nuance d' « avocat ' , conseiller ' » , ou bien celle
\. Sap., I, 7; VII, 7; ix, 17; xii, 1 ; EccH., i, 9; xv, 5; xxiv,
27, XXXIX, 8; Judith, xvi, 17.
i. MaUh. , X, 20; Luc, xii , 12; xxiv, 49; Jean, xiv, 26;
XV, 26.
3. MaUh., m, 11; Marc, i, 8; Luc, m, 16; Jeun, i, 26; m, 5;
Ad., 1, 5, 8; X, 47.
4. JlaUh., X, 20; Marc, xiii, 11 ; Luc, xii, 12 ; xxi, 15.
o. Jean, xv, 26; xvi, 13, 16. Coiiip. Luc, xxiv, 49; Acl., i, 8.
6. Act.j II, 1-4; XI, 15; xix, 6. Cf. Jean, vu, 3'J.
7. A peraklU on opposait kaligor ( xaTmiofcc ) , «l'accusa-
cur ».
S.Jean, xiv, 16; I" épilrodo Joan, ii, 1.
VIE DE JESUS. 311
d' « interprète des vérités célestes » , de « docteur
chargé de révéler aux hommes les mystères encore
cachés'. » 11 est très-douteux que Jésus se soit servi
de ce mot. C'était ici une application du procédé que
la théologie juive et la théologie chrétienne allaient
suivre durant des siècles, et qui devait produire toute
une série d'assesseurs divins , le métatrônet le sijna-
delphe ou sandalphon , et toutes les personnifications
de la cahbale. Seulement , dans le judaïsme , ces
créations devaient rester des spéculations particu-
lières et libres, tandis que, dans le christianisme, à
partir du iv' siècle, elles devaient former l'essence
même de l'orthodoxie et du dogme universel.
Inutile de faire observer combien l'idée d'un livre
religieux, renfermant un code et des articles de foi,
était éloignée de la pensée de Jésus. Non-seulement
il n'écrivit pas, mais il était contraire à l'esprit de la
secte naissante de produire des livres sacrés. On se
croyait èi la veille de la grande catastrophe finale.
Le Messie venait mettre le sceau sur la Loi et les
Prophètes, non promulguer des textes nouveaux.
Aussi, à l'exception de l'Apocalypse, qui fut en un
sens le seul livre révélé du christianisme primitif ',
<. Jean, xiv, Î6; xv, 26; xvi, 7 et suiv. Ce mol est propre au
quatrième Évangile et à Philon , De mundi opificio, § 6.
S. Justin, Dial- cum Tryph., 84.
3t2 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
les écrits de l'âge apostolique sont-ils des ouvrages
de circonstance, n'ayant nullement la prétention de
fournir un ensemble dogmatique complet. Les Evan-
giles eurent d'abord un caractère tout privé et une
autorité bien moindre que la tradition'.
La secte, cependant, n'avait -elle pas quelque
sacrement , quelque rite , quelque signe de rallie-
ment? Elle en avait un, que toutes les traditions font
remonter jusqu'à Jésus. Une des idées favorites du
maître , c'est qu'il était le pain nouveau, pain très-
supérieur à la manne et dont l'humanité allait vivre.
Celte idée, germe de l'Eucharistie, prenait quelque-
fois dans sa bouche des formes singulièrement con-
crètes, Une fois surtout, il se laissa aller, dans la
synagogue de Capharnahum, h un mouvement hardi,
qui lui coiita plusieurs de ses disciples. « Oui, oui,
je vous le dis, ce n'est pas Moïse, c'est mon Père
qui vous a donné le pain du ciel'. » Et il ajoutait:
« C'est moi qui suis le pain de vie; celui qui vient à
moi n'aura jamais faim, et celui qui croit en moi
n'aura jamais soif. » Ces paroles excitèrent un vif
murmure. « Qu'entend - il , se disait -on, par ces
4. Papias, dans Eusùbo. Uist. eccl-, III, 39.
î. Jean, vi, 32 ot suiv.
3. On Irouvo un lour analo^uo, provoquant un malrnleiidu
■emblable, dans Jean, iv, 10 ol îuiv.
VIE DE JESUS. 313
mois : « Je suis le pain de vie ? » N'est-ce pas là
Jésus, le fils de Joseph, dont nous connaissons le
père el la mère? Comment peul-il dire qu'il est des-
cendu du ciel ? » Et Jcsus , insistant avec plus de
force: « Je suis le pain de vie; vos pères ont mangé
la manne dans le désert et soni morts. C'est ici le
pain qui est descendu du ciel, afin que celui qui en
mange ne meure point. Je suis le pain vivant ; si
quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement ;
et le pain que je donnerai, c'est ma chair, pour la
vie du monde'. » Le scandale fut au comble:
« Comment peut-il donner sa chair à manger? »
Jésus, renchérissant encore : « Oui, oui, dit -il, si
vous ne mangez la cliair du Fils de l'homme, et si
vous ne buvez son sang, vous n'aurez point la vie
en vous. Celui qui mange ma chair et qui boit mon
sang est en possession de la vie éternelle. Car ma
chair est véritablement une nourriture, et mon sang
est véritablement un breuvage. Celui qui mange ma
chair et qui boit mon sang demeure en moi, et moi
en lui. Comme je vis par le Père qui m'a envoyé,
ainsi celui qui me mange vit par moi. » Une telle
4. Tous ces discours portent trop fortemont l'empreinte du style
propre au quatrième Êvanj^ile (wur qu'il soii permis de les croire
exacld. L'anei duie rapportée au rliapiiro vi de cet Ëvuiigile ne
■aurait cependant être dénuée de réalité bistorique.
314 ORIGIÎJES DU CHRISTIANISME.
obstination dans le paradoxe révolta plusieurs dis-
ciples, qui cessirent de le fréquenter. Jésus ne se
rétracta pas; il sjouta seulement : « C'est l'esprit
qui vivifie. La chair i b sert de rien. Les paioles que
je vous dis sont esprit et vie. » Les Douze restèrent
fidèles, malgré cette prédication bizarre. Ce fut pour
Céphas en particulier l'occasion de montrer un
absolu dévouement et de proclamer une fois de plus :
« Tu es le Christ, fils de Dieu. »
11 est probable que dès lors, dans les repas com-
muns de la secte, s'était établi quelque usage au-
quel se rapportait le discours si mal accueilli par les
gens de Gapharnahum. Mais les traditions apostoli-
ques à ce sujet sont fort divergentes et probable-
ment incomplètes à dessein. Les Évangiles synop-
tiques , dont le récit est confirmé par saint Paul ,
supposent un acte sacramentel unique , ayant servi
de base au rite mystérieux , et ils le placent h la
dernière cène '. Le quatrième Évangile, qui juste-
ment nous a conservé l'incident de la synagogue de
Capharnahum , ne parle pas d'un tel acte, quoiqu'il
raconte la dernière cène fort au long. Ailleurs, nous
voyons Jésus reconnu à la fraction du pain % comme
1. Malth., XXVI, 26 et suiv.; Marc, xiv, il et suiv.; Luc.isu
i4 et SUIV.; / Cor., xi, 23 et suiv.
2. Luc, XXIV, 30, 35.
VIE DE JÉSUS. 315
si ce geste eût été pour ceux qui l'avaient fréquenté
le plus caractéristique de sa personne. Quand il
fut mort, la forme sous laquelle il apparaissait au
pieux souvenir de ses disciples était celle de pré-
sident d'un banquet mystique, tenant le pain, le bé-
nissant, le rompant et le présentant aux assistants '.
On peut croire que c'était là une de ses habitudes,
et qu'à ce moment il était particulièrement aimable
et attendri. Une circonstance matérielle, la présence
du poisson sur la table (indice frappant qui prouve
que le rite se constitua sur le bord du lac de Tibé-
riade'), fut elle-même presque sacramentelle et
devint une partie nécessaire des images qu'on se fit
du festin sacré *.
i. Luc, l. c; Jean, xxi, 13; Évang. dès hébreux , dans saint
Jérôme, De viris ilL, 2.
2. Comp. Malth., vu, lO; xiv, 17 et siiiv.; xv, 34etsuiv.; Marc,
VI, 38 et suiv.; Luc, ix, 13 et suiv.; xi, 11 ; xxiv, 42; Jean, vi, 9
el suiv.; xxi, 9 et suiv. Le bassin du lac de Tibériado est le seul
endroit de la Palestine où le poisson forme une partie considérable
de l'aliinentalion.
3. Jean, xxi, 13; Luc, xxiv, 42-43. Comparez les plus vieilles
représentations de la Cène rapporlces ou rectiOées par M. de Ilossi
dans sa dissertation sur riX0T2 [Spicilegiutn Solesmense de
dom Pitra, t. III, p. 568 et suiv.). Cf. de itossi, Bull, di arcli.
criit., troisième année, p. 44 el suiv., 73 et suiv. Il est vrai que
les sardines étaicn/ , comme le pain, un accessoire indispensable
do tout repaâ. Voir l'inscription deLanuvium, V coL, 16-17. L'in-
tuatioo d'anagramme que renferme le mol L\or£ se combina pro-
316 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Les repas étaient devenus dans la communauté
naissante un des moments les plus doux. A ce
moment, on se rencontrait ; le maître parlait à cnacun
et entretenait une conversation pleine de gaieté et de
charme. Jésus aimait cet instant et se plaisait à voir
sa famille spirituelle ainsi groupée autour de lui'.
L'usage juif était qu'au commencement du repas, le
chef de maison prît le pain, le bénît avec une prière,
le rompît, puis l'olTrît à chacun des convives. Le vin
était l'objet d'une sanctification analogue'. Chez les
esséniens et les thérapeutes, le festin sacré avait déjà
pris l'importance rituelle et les développements que
la cène chrétienne prendra plus tard '. La participa-
tion au même pain était considérée comme une sorte
de communion, de lien réciproque*. Jésus usait à cet
égard de termes extrêmement énergiques, qui plus
tard furent pris avec une littéralité elfrénée. Jésus est
à la fois très- idéaliste dans les conceptions et très-
matérialiste dans l'expression. Voulant rendre cette
h;'.blement avec une tradition plus ancienne sur le rôle du poisson
dans les repas évangéliques.
4. Luc, XXII, 15.
5. Mallli.,xiv, <9; Luc, xxiv, 30; Acl.,\xvu, 35; Talm.do Bab.,
Brrakolh, 37 b. Cet u.sai;ese pratique encore aux labl('> Israélites.
3. Phil m, De vita cmitempl., S 6-41; Josepliu, B. J., Il, mu, 7.
4. AcL, II. 46; XX, 7. 11; I Cor., x, 16-18.
VIE DE JÉSUS. 317
pensée que le croyant vit de lui, que tout entier (cDrps,
sang et âme) lui Jésus est la vie du vrai fidèle, il
disait à ses disciples : « Je suis votre nourritare , »
phrase qui, to irnée en style figuré, devenait: « Ma
chair est votre pain, mon sang est votre breuvage. »
Puis les habitudes de langage do Jésus, toujours for-
tement substantielles, remportaient plus loin encore.
A table, montrant Faliment, il disait : « iMe voici; »
tenant le pain : « Ceci est mon corps; » tenant le vin :
« Ceci est mon sang ; » toutes manières de parler
qui étaient l'équivalent de « Je suis voire nourri-
ture ».
Ce rite mystérieux obtint du vivant de Jésus une
grande importance. Il était probablement établi assez
longtemps avant le dernier voyage à Jérusalem, et il
fut le résultat d'une doctrine générale bien plus que
d'un acte déterminé. Après la mort de Jésus, il
devint le grand symbole de la communion chré-
tienne', et ce fut au moment le plus solennel de la
vie du Sauveur qu'on en rapporta l'établissement.
On voulut voir dans la consécration du pain et du
vin un mémorial d'adieu que Jésus, au moment de
quitter la vie, aurait laissé à ses disciples*. On
n. AcL, II, 42, 4G.
s. Luc, XXII, 19; ICor.. \i , 20 et suiv.; Justin, Oial. cun
Tnjiih., 41, 70; Apnl. /, CG.
M8 ORIGINES DO CHRISTIANISME.
retrouva Jésus lui-même dans ce sacrement*. L'idée
toute spirituelle de la présence des âmes, qui était
l'une des plus familières au maître, qui lui faisait
dire, par exemple, qu'il était de sa personne au
milieu de ses disciples ' quand ils étaient réunis en
son nom, rendait cela facilement admissible. Jé-
sus, nous l'avons déjà dit', n'eut jamais une notion
bien arrêtée de ce qui fait l'individualité. Au degré
d'exaltation où il était parvenu, l'idée chez lui primait
tout le reste à un tel point, que le corps ne comptait
plus. On est un quand on s'aime, quand on vit l'un
de l'autre; comment lui et ses disciples n'eussent-ils
pas été un * ? Ses disciples adoptèrent le même lan-
gage'. Ceux qui, durant des années, avaient vécu
de lui le virent toujours tenant le pain, puis le calice
« entre ses mains saintes et vénérables ' », et s'of-
frant lui-même à eux. Ce fut lui que l'on mangea et
que l'on but; il devint la vraie Pàque, l'ancienne
ayant été abrogée par son sang. Impossible de tra-
duire dans notre idiome essentiellement déterminé,
4. / Cor., X, 46.
i Matth., XVIII, 20.
3. Voir ci-dossus , p. 854.
4. /ean, xii enlior.
6 Ephes., III, 47.
6. Canon des messes grecques et de la messo laline ( fort an-
cien ) .
VIE DE JÈSOS. ^*^
oft la distinction rigoureuse du sens propre et de la
n^élaphore doit toujours être faite, des habitudes de
sivle dont le caractère essentiel est de prêter a la
ilaphore. ou pour mieux dire a lidée, une pleme
réalité.
CHAPITRE XIX.
PROGRESSION CROISSANTE D ' ENTH 0 E S I A5U K
ET D'eXALTATLON.
Il est clair qu'une telle société religieuse, fondée
uniquement sur l'attente du royaume de Dieu, devait
être en elle-même fort incomplète. La première gé-
nération chrétienne vécut tout entière d'attente et de
rêve. A la veille de voir finir le monde , on regar-
dait comme inutile tout ce qui ne sert qu'à conti-
nuer le monde. Le goût de la propriété était regardé
comme une imperfection ' . Tout ce qui attache l'homme
à la terre, tout ce qui le détourne du ciel devait être
fui. Quoique plusieurs disciples fussent mariés, on ne
contractait plus, ce semble, de mariage dès qu'on
entrait dans la secte'. Le célibat était hautement pré-
féré'. Un moment, le maître semble approuver ceu.\
4. M.illli., XIX, 21 ; Luc, xiv, 33; Act., iv, 32 et suiv.; v, 1-H.
2. Mullli., XIX, 10 i^t suiv.; Luc, xviii, 29 et suiv.
3. C'est la doctrine constante de Paul. Comp. Apoc, xrv,«
VIE DE JÉSUS. 321
qui se mutileraient en vue du royaume de Dieu'. 11
était en cela conséquent avec son principe : « Si ta
maip ou ton pied t'est une occasion de péché, coupe-
les, et jette-les loin de toi ; car il vaut mieux que tu
entres boiteux ou manchot dans la vie éternelle, que
d'être jeté avec tes deux pieds et tes deux mains dans
la géhenne. Si ton œil t'est une occasion de péché,
arrache-le et jette-le loin de toi; car il vaut mieux
entrer borgne dans la vie éternelle, que d'avoir ses
deux yeux et d'être jeté dans la géhenne'. » La ces-
sation de la génération fut souvent considérée comme
le signe et la condition du royaume de Dieu'.
Jamais, on le voit, celte Église primitive n'eut
formé une société durable, sans la grande variété des
germes déposés par Jésus dans son enseignement. Il
faudra plus d'un siècle encore pour que la vraie
Église chrétienne, celle qui a converti le monde, se
dégage de cette petite secte des « saints du dernier
jour », et devienne un cadre applicable à la société
humaine tout entière. La même chose, du reste, eut
lieu dans le bouddhisme, qui ne fut fondé d'aljord
1. Mallh., \ix, M.
2. Maltli., xviii, 8-9. Cf. Talm. de Dabyl., Mddak. 13 b.
3. Malllj., XXII, 30; Marc, xii, 25; Luc, xx, 3j; Évangile ébio-
nllo dit «des Éizyptiens», dans Clém. d'Alex., SCroin., II!, 0, 13,
el Cicm. Uo.u., i^[jist. 11, 4 2.
91
322 ORIGINES DO CHRISTIANISME.
que pour des moines. La même chose fût arrivée dans
l'ordre de Saint-François, si cet ordre avait réussi
tlans sa pï-étention de devenir la règle de la société
humaine tout entière. Nées k l'état d'utopies, réus-
sissant par leur exagération même, les grandes fon-
dations dont nous venons de parler ne remplirent le
monde qu'après s'être modifiées profondément et
avoir laissé tomber leurs excès. Jésus ne dépassa pas
cette première période toute monacale, où l'on croit
pouvoir impunément tenter l'impossible. Il ne fit au-
cune concession à la nécessité. Il prêcha hardiment
la guerre à la nature, la totale rupture avec le sang.
« En vérité, je vous le déclare, disait-il, quiconque
aura quitté sa maison, sa femme, ses frères, ses pa-
rents, ses enfants, pour le royaume de Dieu, recevra
le centuple en ce monde, et, dans le monde à venir,
la vie éternelle'. »
Les instructions que Jésus est censé avoir données
à ses disciples respirent la même exaltation'. Lui, si
facile pour ceux du dehors, lui qui se contente par-
fois de demi-adhésions*, est pour les siens d'une ri-
4. Luc, xviii, 29-30.
s. Matlli., X entier; xxiv, 9; Marc, vi, 8 et suiv.; ix, 40 ; xiu,
W3; Luc, IX, 3 et suiv.; x, 1 et suiv.; xii, 4 et suiv.; xxi, 47;
Jean, xv, 48 et suiv.; xvii, 44.
3. Mare, is, 88 et suiv.
VIE DE JÉSDS. 325
gueur extrême. Il ne voulait pas d'à pet" près. On
dirait un « ordre » constitué par les règles les plus
austères. Fidèle à sa pensée que les soucis de la vie
troublent l'homme et l'abaissent, Jésus exige de ses
associés un entier détachement de la terre , un dé-
vouement absolu à son œuvre. Ils ne doivent porter
avec eux ni argent, ni provisions de route, pas même
une besace, ni un vêtement de rechange. Ils doivent
pratiquer la pauvreté absolue, vivre d'aumônes et
d'hospitalité. « Ce que vous avez reçu gratuitement,
transmettez-le gratuitement*, » disait-il en son beau
langage. Arrêtés, traduits devant les juges, qu'ils ne
préparent pas leur défense; l'avocat céleste leur in-
spirera ce qu'ils doivent dire. Le Père leur conférera
d'en haut son Esprit. Cet Esprit sera le principe de
tous leurs actes, le directeur de leurs pensées, leur
guide à travers le monde^ Chassés d'une ville, qu'ils
secouent sur elle la poussière de leurs souliers, en lui
donnant acte toutefois, pour qu'elle ne puisse allé-
guer son ignorance, de la proximité du royaume de
Dieu. « Avant que vous ayez épuisé, ajoutait-il, les
villes d'Israël, le Fils de l'homme apparaîtra. »
4. MaUh. , X, 8. Comp. Midrasch lalkoiit, Deutcron., v^ri
8S&.
5. Malth., X, 20; Jean, xiv, <6 et suiv., 26, xv, 26; xvi
', 43.
324 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Une ardeur étrange anime tous ces discours,
qui peuvent être en partie la création de l'entliou-
giasme des disciples', mais qui, même en ce cas,
viennent indirectement de Jésus, puisqu'un tel en-
thousiasme était son ouvrage. Jésus annonce à ceux
qui veulent le suivre de grandes persécutions et la
haine du genre humain. Il les envoie comme des
agneaux au milieu des loups. Ils seront flagellés dans
les synagogues, traînés en prison. Le frère sera livré
par son frère, le fils pai' son père. Quand on les per-
sécute dans un pays, qu'ils fuient dans un autre.
« Le disciple, disait-il, n'est pas plus que son maître,
ni le serviteur plus que son patron. Ne craignez point
ceux qui ôtent la vie du corps, et qui ne peuvent rien
sur l'âme. On a deux passereaux pour une obole, et
cependant un de ces oiseaux ne tombe pas sans la
permission de votre Père. Les cheveux de votre tête
sont comptés. Ne craignez rien; vous valez beaucoup
de passereaux'. » — « Quiconque, disait-il encore,
me confessera devant les hommes, je le reconnaîtrai
devant mon Père; mais quiconque aura rougi damoi
devant les hommes, je le renierai devant les cngcs,
1 . Les traits MatUi., \, 38; xvi, 24 ; .)tarc, viii, U\Luc, xiv,S7,
doivenl avoir été con^'us après la mort do Jésus.
ï. Mallh., X, 24-31; Luc, xii, 4-7.
VIE DE JÉSUS. 385
quand je viondi-ai entouré de la gloire de mon Père,
(jui est aux cieux*. »
Dans ces accès de rigueur, il allait jusqu'à sup-
>rimer la chair. Ses exigences n'avaient plus de
lornes. Méprisant les saines limites de la nature de
; 'homme, il voulait qu'on n'existât que pour lui, qu'on
n'aimât que lui seul. « Si quelqu'un vient à moi, di-
sait-il. et ne hait pas son père, sa mère, sa femme,
ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre
vie, il ne peut être mon disciple'. » — « Si quel-
qu'un ne renonce pas à tout ce qu'il possède, il ne
peut être mon disciple'. » Quelque chose de plus
qu'humain et d'étrange se mêlait alors k ses paroles;
c'était comme un feu dévorant la vie à sa racine, et
réduisant tout h un affreux désert. Le sentiment âpre
et triste de dégoût pour le monde, d'abnégation ou-
trée, qui caractérise la perfection chrétienne, eut pour
fondateur, non le fin et joyeux moraliste des premiers
jours, mais le géant sombre qu'une sorte de pressen-
timent grandiose jetait de plus en plus hors de l'hu-
manité. On dirait que, dans ces moments de guerre
contre les besoins les plus légitimes du cœur, il avait
1. Mallli., X, 32-33; Marc, vm. 3S; Luc, ix, 26; xii, 8-9.
î. Luc, XIV, H'i. Il faul tenir compte ici de l'exagération du slyle
de Luc.
3. Luc, XIV, 33.
396 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
oublié le plaisir de vivre, d'aimer, de voir, de sentir.
Dépassant toute mesure, il osait dire : «Si quelqu'un
veut être mon disciple, qu'il renonce à lui-même et
me suive! Celui qui aime son père et sa mère plus
que moi n'est pas digne de moi ; celui qui aime son
fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de moi.
Tenir à la vie, c'est se perdre; sacrifier sa vie pour
moi et pour la bonne nouvelle, c'est se sauver. Que
sert à un homme de gagner le monde entier et de se
perdre lui-même*? » Deux anecdotes, du genre de
celles qu'il ne faut pas accepter comme historiques,
mais qui se proposent de rendre un trait de carac-
tère en l'exagérant, peignaient bien ce défi jeté à la
nature. Il dit à un homme : « Suis-moi ! — Seigneur,
lui répond cet homme, laisse-moi d'abord aller ense-
velir mon père. » Jésus reprend : « Laisse les morts
ensevelir leurs moits ; toi, va et annonce le règne
de Dieu. » Un autre lui dit : « Je te suivrai , Sei-
gneur, mais permets - moi auparavant d'aller mettre
ordre aux affaires de ma maison. » Jésus lui répond :
(I Celui qui met la main à la charrue et regarde der-
rière lui n'est pas fait pour le royaume de Dieu'. »
Une assurance extraordinaire, et parfois des accents
1. Matth., X, 37-39; xvi, Ï4-26; Marc, viii, 34-37; Luc. ix,
ï3-2.j; XIV, 20-27; xvii, 33; Jean, xii, 25.
S. Matth., VIII, 21-22; Luc, ix. 66-62.
VIE DE lÉSDS. 387
de singulière douceur, renversant toutes nos idées,
faisaient passer ces exagérations. « Venez à moi,
criait-il , vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je
vous soulagerai. Prenez mon joug sur vos épaules •
apprenez de moi que je suis doux et humble de
cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes ; car
mon joug est doux, et mon fardeau léger*. »
Un grand danger résultait pour l'avenir de cette
morale exaltée, exprimée dans un langage hyperbo-
lique et d'une effrayante énergie. A force de détacher
l'homme de la terre, on brisait la vie. Le chrétien
sera loué d'être mauvais fils, mauvais patriote, si
c'est pour le Christ qu'il résiste à son père et combat
sa patrie. La cité antique, la république, mère de
tous, l'État, loi commune de tous, sont constitués en
hostilité avec le royaume de Dieu. Un germe fatal de
tiiéocratie est introduit dans le monde.
Une autre conséquence se laisse des à présent en-
trevoir. Transportée dans un état calme et au sein
d'une société rassurée sur sa propre durée, cette mo-
rale, faite pour un moment de crise, devait sembler
impossible. L'Evangile était ainsi destiné à devenir
pour les chrétiens une utopie, que bien peu s'inquié-
teraient de réaliser. Ces foudroyantes maximes de-
4. MaUli,, M, 2S-30.
328 ORIGINES DU CIIRISTIANISxME.
vaient dormir, pour le grand nombre, dans un profond
oubli, entretenu par le clergé lui-même; l'homme
évangélique sera un homme dangereux. De tous les
humains le plus intéressé , le plus orgueilleux , le
plus dur, le plus dénué de poésie, un Louis XIV, par
exemple, devait trouver des prêtres pour lui persua-
der, en dépit de l'Évangile, qu'il était chrétien. Mais
toujours aussi des saints devaient se rencontrer pour
prendre à la lettre les sublimes paradoxes de Jésus.
La perfection étant placée en dehors des conditions
ordinaires de la société, la vie évangélique complète
ne pouvant être menée que hors du monde, le prin-
cipe de l'ascétisme et de l'état monacal était posé.
Les sociétés chrétiennes auront deux règles morales,
l'une médiocrement héroïque pour le commun des
hommes, l'autre exaltée jusqu'à l'excès pour l'homme
parfait; et l'homme parfait, ce sera le moine assu-
jetti à des règles qui ont la prétention de réaliser
l'idéal évangélique. Il est certain que cet idéal, ne
fût-ce que par l'obligation du célibat et de la pau-
vreté, ne pouvait être de droit commun. Le moine
est ainsi, à quelques égards, le seul vrai chrétien. Le
bon sens vulgaire se révolte devant ces excès; à l'en
croire, l'impossible est le signe de la faiblesse et de
l'erreur. IMais le bon sens vulgaire est un mauvais
juge quand il s'agit des grandes choses. Pour obte-
VIE DE JESUS. 329
nir moins de l'humanité, il faut lui demander plus.
L'immense progrès moral dû à l'Evangile vient de
ses exagérations. C'est par là qu'il a été, comme
le stoïcisme, mais avec infiniment plus d'ampleur,
un argument vivant des forces divines qui sont en
l'homme, un monument élevé à la puissance de la
volonté.
On imagine sans peine qiie pour Jésus, à l'heure
où nous sommes arrivés, tout ce qui n'était pas le
royaume de Dieu avait absolument disparu. Il était,
si on peut le dire, totalement hors de la nature : la
famille, l'amitié, la patrie, n'avaient plus aucun sens
pour lui. Sans doute, il avait fait dès lors le saciifice
de sa vie. Parfois, on est tenté de croire que, voyant
dans sa propre mort un moyen de fonder son royaume,
il conçut de propos délibéré le dessein de se faire
tuer'. D'autres fois (quoiqu'une telle pensée n'ait été
érigée en dogme que plus tard), la mort se présente
à lui comme un sacrifice, destiné à apaiser son Père
et à sauver les hommes*. Un goût singulier de per-
sécution et de supplices' le pénétrait. Son sang lui
paraissait comme l'eau d'un second baptême dont il
devait être baigné, et il semblait possédé d'une liâle
<. Mallh., XVI, 21-23; xvii, 12, 21-22.
2. Marc, x, 45.
3. Luc, VI, 22 et suiv.
330 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
étrange d'aller au-devant de ce baptême qui seul
pouvait étancher sa soif.
La grandeur de ses vues sur l'avenir était par mo-
ments surprenante. Il ne se dissimulait pas l'épou-
vantable orage qu'il allait soulever dans le monde.
« Vous croyez peut-être, disaiMl avec hardiesse ei
beauté, que je suis venu apporter la paix sur la terre;
non, je suis venu y jeter le glaive. Dans une maison
de cinq personnes, trois seront contre deux, et deux
contre trois. Je suis venu mettre la division entre le
fils et le père, entre la fille et la mère, entre la bru
et la belle-mère. Désormais les ennemis de chacun
seront dans sa maison*. » — « Je suis venu porter
le feu sur la lerre; tant mieux si elle brûle déjà* ! »
— « On vous chassera des synagogues, disait -il
encore, et l'heure viendra où l'on croira rendre un
culte à, Dieu en vous tuant*. Si le monde vous hait,
sachez qu'il m'a haï avant vous. Souvenez - vous de
la parole que je vous ai dite : Le serviteur n'est pas
plus grand que son maître. S'ils m'ont persécuté, ils
vous persécuteront*. »
4. Luc, XII, 60.
2. MaUh.,x, 34-30; Luc,xii, 51-58. Comparez Michca, vu, i>-fi
3. L.UC, XII, 49. Voir le texte grec.
4. Jean, xvi, 2.
5. Jean, xv, 18-20.
VIE DE JÉSUS. 331
Entraîné par cette effiayante progression d'enthou-
siasme, commandé par les nécessités d'une prédication
de plus en plus exaltée, Jésus n'était plus libre; il ap-
partenait à son rôle et, en un sens, à l'humanité. Quel-
quefois on eût dit que sa raison se troublait. Il avait
comme des angoisses et des agitations intérieures'.
La grande vision du royaume de Dieu, sans cesse
flamijoyant devant ses yeux, lui donnait le vertige.
Il faut se rappeler que ses proches, par moments,
l'avaient cru fou% que ses ennemis le déclarèrent
possédé'. Son tempérament, excessivement passionné,
le portait à chaque instant hors des bornes de la na-
ture humaine. Son œuvre n'étant pas une œuvre de
raison, et se jouant de toutes les règles de l'esprit
humain, ce qu'il exigeait le plus impérieusement,
c'élait la « foi* ». Ce mot était celui qui se répétait
le plus souvent dans le petit cénacle. C'est le mot de
tous les mouvements populaires. Il est clair qu'aucun
de ces mouvements ne se ferait, s'il fallait que celui
qui les excite gagnât ses disciples les uns après les au-
tres par de bonnes preuves, logiquement déduites. La
réflexion ne mène qu'au doute, et, si les auteurs de la
*. lean, xii, 87.
t. Ma»o. m, Î1 et 8uiv.
3. Marc, m, 22; Jean, vu, 20; vin, 48 el suiv.; x, 20 et suiv.
i Mallh.,viii, 10; ix, 2, 22, 28-29; xvii, 19; Jean, vi, 29, etc.
332 ORIGINES DU CHRISTIANISME,
révolution française, par exemple, eussent dû être
préalablement convaincus par des méditations suffi-
samment longues, tous fussent arrivés à la vieillesse
sans rien faire. Jésus, de même, visait moins à, la
conviction régulière qu'à l'entraînement. Pressant,
impératif, il ne souffrait aucune opposition : il faut
"se convertir, il attend. Sa douceur natuielle semblait
l'avoir abandonné; il était parfois rude et bizarre '.
Ses disciples , h certains moments , ne le compre-
naient plus , et éprouvaient devant lui une espèce de
sentiment de crainte*. Sa mauvaise humeur contre
toute résistance l'entraînait jusqu'à des actes inexpli-
cables el en apparence absurdes'.
Ce n'est pas que sa vertu baissât; mais sa lutte
au nom de l'idéal contre la réalité devenait insoute-
nable. 11 se meurtrissait et se révoltait au contact de
la terre. L'obstacle l'irritait. Sa notion de Fils de Dieu
se troublait et s'exagérait. La divinité a ses intermit-
tences; on n'est pas fils de Dieu toute sa vie et d'une
façon continue. On l'est à certaines heures, par des
illuminations soudaines, perdues au milieu de longues
1. MaUh., xvii, 17 (Vulg. 16); Marc, m, 5; ix. 19 (Vulfr 18);
Luc, VIII, 43 , IX, 41.
2. Cesl surtout dans Marc que ce Irait est sensible : iv, 40; v,
45; IX, 31; x, 32.
3. Marc, xi, 12-44, 20 et suiv.
VIE DE JËSDS. 333
obscurités. La loi fatale qui condamne l'idée à dé-
choir dès qu'elle cherche à convertir les hommes
s'appliquait à Jésus, Les hommes en ,'3 touchant
l'abaissaient à leur niveau. Le ton qu'il avait pris ne
pouvait être soutenu plus de quelques mois; il était
temps que la mort vînt dénouer une situation ten-
due à l'excès, l'enlever aux impossioilitcs d'une voie
sans issue , et , en le délivrant d'une épreuve trop
prolongée, l'introduire désormais impeccable dans sa
céleste séréuini.
CHAPITRE XX.
IMPOSITION CONTRE JESDS
Durant la première période de sa carrière, il ne
semble pas que Jésus eût rencontré d'opposition sé-
rieuse. Sa prédication, grâce à l'extrême liberté dont
on jouissait en Galilée et au grand nombre de maî-
tres qui s'élevaient de toutes parts, n'eut d'éclat que
dans un cercle de personnes assez restreint. Mais,
depuis que Jésus était entré dans une voie brillante
de prodiges et de succès publics, l'orage com-
mença à gronder. Plus d'une fois il dut se cacher et
fuir ' . Anlipas cependant ne le gêna jamais, quoique
Jésus s'exprimfit quelquefois fort sévèrement sur son
compte '. A Tibériade, sa résidence ordinaire ', le
télrarque n'était qu'à une ou deux lieues du canton
1. Mallh., XII, <.M6; Marc, m, 7; ix, 29-30.
2. Marc, viii, 15; Luc, xiii, 32.
3. Jos., Vila,9; Madden, llislory ofjewish coitiage, p. 97 e6
Buiv.
ViE DE JÊSDS. 335
choisi par Jésus pour le champ de son activité; ii en-
tendit parler de ses miracles, qu'il prenait sans doute
pour des tours habiles , et il désira en voir ' . Les
incrédules étaient alors fort curieux de ces sortes de
prestiges '. Avec son tact ordinaire, Jésus refusa. Il
se garda bien de s'égarer en un monde irréligieux ,
qui voulait tirer de lui un vain amusement; il n'aspi-
rait à gagner que le peuple ; il garda pour les simples
des moyens bons pour eux seuls.
Un moment, le bruit se répandit que Jésus n'était
autre que Jean-Baptiste ressuscité d'entre les morts.
Antipas fui soucieux et inquiet ' ; il employa la ruse
pour écarter le nouveau prophète de ses domaines.
Des pharisiens, sous apparence d'intérêt pour Jcsus,
vinrent lui dire qu'Antipas voulait le faire tuer. Jé-
sus, malgré sa grande simplicité, vit le piège et ne
partit pas*. Ses allures toutes pacifiques, son éloigne-
ment pour l'agitation populaire, finirent par rassui-er
le tétrarquc et dissiper le danger.
II s'en faut que dans toutes les villes de la Galilée
l'accueil fait à la nouvelle doctrine fût également
bienveillant. Non-seulement l'incrédule Nazareth con-
1. Luc, IX, 9; XXIII, 8.
8. Lucius, attribué à Lucien, 4.
3. Matth., XIV, 1 etsuiv.; Marc, vi, 14 cl suiv.; Luc, ix, 7 etsuiv.
4. Luc, xviii, 31 et suiv.
336 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
tinuait à repousser celui qui devait faire sa gloire;
non-seulement ses frères persistaient à ne pas croire
en lui' ; les villes du lac elles-mêmes, en général
bienveillantes, n'étaient pas toutes converties. Jésus
se plaint souvent de l'incrédulité et de la dureté de
cœur qu'il rencontre, et, quoiqu'il soit naturel de
faire en de tels reproches la part de l'exagération du
prédicateur, quoiqu'on y sente cette espèce de con-
vicium scciiU que Jésus affectionnait à l'imitation de
Jean-Baptiste*, il est clair que le pays était loin de
convoler tout entier au royaume de Dieu. « Malheur
à toi, Chorazin! malheur à toi, Bethsaïde! s'écriait-il;
car, si Tyr et Sidon eussent vu les miracles dont vous
avez été témoins, il y a longtemps qu'elles feraient
pénitence sous le cilice et sous la cendre. Aussi vous
dis-je qu'au jour du jugement, Tyr et Sidon auront
un sort plus supportable que le vôtre. Et toi, Caphar-
nahum , qui as été élevée jusqu'au ciel , tu seras
abaissée jusqu'aux enfers; car, si les miracles qui ont
clé faits en ton sein eussent été faits h Sodomc, So-
dome existerait encore aujourd'hui. C'est pourquoi je
le dis qu'au jour du jugement, la terre de Sodome
sera traitée moins rigoureusement que toi'. » — « La
\ . Jean, vu, 5.
•i. Malth., XII, 39, 45; xiii, 45; xvi, &; Luc, xi, 2»
3. MaUl)., XI, 21-24; Luc, x, 12-15.
rtE DE JESDS. 337
reine de Saba, ajoutait-il, se lèvera au jour du juge-
ment contre les hommes de cette génération, et les
condamnera, parce qu'elle est venue des extrémités
du monde pour entendre la sagesse de Salomon ; or,
il y a ici plus que Salomon. Les Ninivites s'élèveront
au jour du jugement contre cette génération et la
condamneront, parce qu'ils firent pénitence à la pré-
dication de Jonas; or, il y a ici plus que Jonas'. » Sa
vie vagabonde, d'abord pour lui pleine de cliarme,
commençait aussi à. lui peser. « Les renards, disait-
il, ont leurs tanières et les oiseaux du ciel leurs nids;
mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tète*. »
Il accusait les incrédules de se refuser à l'évidence.
L'amertume et le reproche se faisaient de plus en
plus jour en son cœur.
Jésus, en effet, ne pouvait accueillir l'opposilion
avec la froideur du philosophe, qui, comprenant
la raison des opinions diverses qui se partagent le
monde, trouve tout simple qu'on ne soit pas de son
avis. Un des principaux défauts de la race juive est
son âpreté dans la controverse, et le ton injurieux
qu'elle y mêle presque toujours. Il n'y eut jamais
dans le monde de querelles aussi vives que celles des
4. Matth., XII, 41-42; Luc, xi, 31-31.
« Mutlh., VIII, tO; Luc, ix, 6S.
d38 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Juifs entre eux. C'est le sentiment de la nuance qui fait
l'homme poli et modéré. Or, le manque de nuances
est un des traits les plus constants de l'esprit sémi-
tique. Les œuvres fines, les dialogues de Platon, par
exemple, sont tout à fait étrangères à ces peuples.
Jésus, qui était exempt de presque tous les défauts
de sa race, et dont la qualité dominante était juste-
ment une délicatesse infinie, fut amené malgré lui à
se servir dans la polémique du style de tous*. Comme
Jean-Baptiste', il employait contre ses adversaires
des termes très-durs. D'une mansuétude exquise avec
les simples, il s'aigrissait devant l'incrédulité, même
la moins agressive'. Ce n'était plus ce doux maître
du « Discours sur la montagne » , n'ayant encore ren-
contré ni résistance ni difficulté. La passion, qui était
au fond de son caractère, l'entraînait aux plus vives
invectives. Ce mélange singulier ne doit pas sur-
prendre. Un homme de nos jours a présenté le même
contraste avec une rare vigueur, c'est M . de Lamen-
nais. Dans son beau livre des « Paroles d'un croyant»,
la colère la plus efi'rénée et les retours les plus suaves
alternent comme en un mirage. Cet homme, qui était
dans le commerce de la vie d'une grande bonté, de-
-1. Malth., XII, 34; xv, 14; xxiii, 33.
2. MaUh., m, 7.
3 Matth., XII. 30; Luc, xxi, W.
VIE DE JÉSUS. 339
venait intraitable jusqu'à la folie pour ceux qui ne
pensaient pas comme lui. Jésus, de môme, s'appli-
quait non sans raison le passage du livre d'Isaïe' :
« Il ne disputera pas, ne criera pas ; on n'entendra
point sa voix dans les places; il ne rompra pas tout
à fait le roseau froissé, et il n'éteindra pas le lin
qui fume encore*. » El pourtant plusieurs des re-
commandations qu'il adresse à ses disciples renfer-
ment les germes d'un vrai fanatisme', germes que le
moyen âge devait développer d'une façon cruelle.
Faut-i! lui en faire un reproche? Aucune révolution
ne s'accomplit sans un peu de rudesse. Si Luther,
si les auteurs de la révolution française eussent dû
observer les règles de la politesse, la Réforme et la
Révolution ne se seraient point faites. Félicitons-nous
de môme que Jésus n'ait rencontré aucune loi qui
punît l'outrage envers une classe de citoyens. Les
pharisiens eussent été inviolables. Toutes les grandes
choses de l'humanité ont été accomplies au nom de
principes absolus. Un philosophe critique eût dit à ses
disciples : « Respectez l'opinion des autres, et croyez
que personne n'a si complètement raison que son
adversaire ait complètement tort. » Mais l'action de
4. XLii, »-3.
8. Mallli., XII, 49-50.
8. Matth., X. 1 4-1!), Îl ot suiv., 34 fit suiv.; Luc, xix, 27.
310 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Jésus n'a rien de commun avec la spéculation désin-
téressée du philosophe. Se dire qu'on a touché un
moment l'idéal et qu'on a été arrêté par la méchan-
ceté de quelques-uns, est une pensée insupportable
pour une âme ardente. Que dut-elle être pour le fon-
dateur d'un monde nouveau!
L'obstacle invincible aux idées de Jésus venait sur-
tout des pharisiens. Jésus s'éloignait de plus en plus
du judaïsme réputé orthodoxe. Or, les pharisiens
étaient le nerf et la force du judaïsme. Quoique ce
parti eût son centre à Jérusalem, il avait cependant des
adeptes établis en Galilée , ou qui venaient souvent
dans le Nord'. C'étaient, en général, des hommes
d'un esprit étroit, donnant beaucoup à l'extérieur,
d'une dévotion dédaigneuse, ofinielle, satisfaite et
assurée d'elle-même'. Leurs manières étaient ridi-
cules et faisaient sourire même ceux qui les respec-
taient. Les sobriquets que leur donnait le peuple, et
qui sentent la caricature, en sont la preuve. Il y avait
le « pharisien bancroche » {nikfi) , qui marchait dans
les rues en traînant les pieds et Ks heurtant contre
4. Marc, vu, 1; Luc, v, 17 et suiv.; vii, 36.
2. Malth-, VI, 2, 5, 16; ix, 11, U; xii, 2; xxiii, 6, 15, 23;
Luc, V, 30; VI, 2, 7; xi, 39 et suiv.; xviii, 12; Jean, ix, 16;
Pirké Aboth, i, 16; Jos., Ant., XVII, ii, 4; X\lll, i, 3; Vita,
38; Talm. do Bab., So(a, ii b.
VIE DE JÉSCS. 311
les cailloux; le « pharisien front sanglant» (kizaï),
qui allait les yeux fermés pour ne pas voir les fem-
mes, et se choquait le front contre les miu-s, si bien
qu'il l'avait toujours ensanglanté; le « pharisien pi-
lon m {medoîikia) , qui se tenait plié en deux comme
le manche d'un pilon; le « phcirisien fort d'épaules »
[schikmi), qui marchait le dos voûté comme s'il
portait sur ses épaules le fardeau entier de la Loi;
le « pharisien Qu'y a-t-il à faire? Je le fais », tou-
jours à la piste d'un précepte à accomplir. On y
ajoutait quelquefois le « pharisien teint » , pour lequel
tout l'extérieur de la dévotion n'était qu'un vernis
d'hypocrisie'. Ce rigorisme, en effet, n'était souvent
qu'apparent et cachait en réalité un grand relâche-
ment moral'. Le peuple néanmoins en était dupe. Le
peuple, dont l'instinct est toujours droit, même quand
il s'égare le plus fortement sur les questions de per-
sonnes, est très-facilement trompé par les faux dé-
4. Misclina, Sota , m, 2; Taira, de Jérusalem, Berakolh, u,
8ubfin.;So/n!, V, 7; Talm.doBabylone, So<a, 22 6. Les deux rédac-
tions de ce curieux passade offrent de sensibles différences. Nous
avons suivi presque partout la rédaction de Bjbyloné, qui semble
la plus naturelle. Cf. Épipli., Adv. hœr., xvi, ^. Les traits d'Épi-
phane et plusieurs de ceux du Talmud peuvent, du reste, se rap-
porter à une époque postérieure à Jésus, époque ou « pharisien >
était devenu synonyme de <c dévot».
î. Mattli., V, 20; xv, 4; xxiii, .1, 46 et suiv. Jean, viii, 7;
Jos., Anl.. XII, IX, 1; Xill, x, 5.
342 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
vots. Ce qu'il aime en eux est bon et digne d'être
aimé; mais il n'a pas assez de pénétration pour dis-
cerner l'apparence de la réalité.
L'antipathie qui, dans un monde aussi passionné,
dut éclater tout d'abord entre Jésus et des personnes
de ce caractère, est facile à comprendre. Jésus ne
voulait que la religion du cœur ; la religion des pha-
risiens consistait presque uniquement en observances.
Jésus recherchait les humbles et les rebutés de toute
sorte; les pharisiens voyaient en cela une insulte à
leur religion d'hommes comme il faut. Un pharisien
était un homme infaillible et impeccable, un pédant
certain d'avoir raison, prenant la première place à
la synagogue, priant dans les rues, faisant l'aumône
à son de trompe, regardant si on le salue. Jésus sou-
tenait que chacun doit attendre le jugement de Dieu
avec crainte et tremblement. Il s'en faut que là mau-
vaise direction religieuse représentée par le phari-
saïsme régnât sans contrôle. Bien des hommes avant
Jésus, ou de son temps, tels que Jésus, fils de Si-
rach, l'un des vrais ancêtres de Jésus de Nazareth,
Gamaliel, Antigone de Soco, le doux et noble Uillel
surtout, avaient enseigné des doctrines religieuses
beaucoup plus élevées et déjèi presque évangéliques.
Mais cjp» bonnes semonces avaii^nt été étoulTées. Los
belles maximes de Hillcl résumant toute la Loi en
ViË b£ JESUS. 343
l'équité *, celles de Jésus, fils de Sirach , faisant
consister le culte dans la pratique du bien ', étaient
oubliées ou anathématisées '. Schammaï, avec son
esprit étroit et exclusif , l'avait enjporté. Une niasse
énorme de « traditions » avait étouffé la Loi *,
sous prétexte de la protéger et de l'interpréter. Sans
doute, ces mesures conservatrices avaient eu leur
côté utile ; il est bon que le peuple juif ait aimé sa
Loi jusqu'à la folie , puisque cet amour frénétique
en sauvant le mosaïsme sous Antiochus Épiphane
et sous Hérode, a gardé le levain nécessaire à la
production du christianisme. Mais, prises en elles-
mêmes, les vieilles précautions dont il s'agit n'étaient
que puériles. La syr/xgogue, qui en avait le dépôt,
n'était plus qu'une mère d'erreurs. Son règne était
fini , et pourtant lui demander d'abdiquer, c'était lui
demander ce qu'une puissance établie n'a jamais fait
ni pu faire.
Les luttes de Jésus avec l'hypocrisie ofllciclle
étaient continues. La tactique ordinaire des réforma-
teurs qui apparaissent dans l'état religieux que nous
4. Talm. de Bab., Schabhalh, 31 a; Joma, 35 b.
i. Eccli., XVII, 21 et suiv.; xxxv, 1 el suiv.
3. Talm. de Jùrus., Sanhédrin, xi, 1; Talm. de Bab., Sanhé-
drin, 100 b.
4- ftlallh., XV, 1.
3M ORIGINES DU CHRISTIANISME.
venons de décrire, et qu'on peut appeler « forma-
lisme traditionnel, » est d'opposer le « texte » des
livres sacrés aux « traditions ». Le zèle religieux
est toujours novateur, même quand il prétend être
conservateur au plus haut degré. Comme les néo-
catholiques de nos jours s'éloignent sans cesse de
l'Évangile , ainsi les pharisiens s'éloignai' nt à cha-
que pas de la Bible. Voilà pourquoi le réformateur
puritain est d'ordinaire essentiellement « biblique»,
partant du texte immual)le pour critiquer la théologie
courante, qui a marché de génération en génération.
C'est ce que lireiit plus tard les karaïtes, les protes-
tants. Jésus porta bien plus énergiquement la hache
à la racine. On le voit parfois, il est vrai, invoquer
le texte sacré contre les fausses masores ou traditions
des pharisiens'. Mais, en général, il fait peu d'exé-
gèse; c'est à la conscience qu'il en appelle. Du même
coup il tranche le texte et les commentaires. Il montre
bien aux pharisiens qu'avec leurs traditions ils altè-
rent gravement le mosaïsme ; mais il ne prétend
nullement lui-même revenir à Moïse. Son but était en
avant, non en arrière. Jésus était plus que le réfor-
mateur d'une religion vieillie; c'était le créalour de
la religion éternelle de l'humanité.
I. Maltli., XV, 2 et suiv.; Marc, vu, î i>t suiv.
VIE DE JÉSUS. 345
Les disputes éclataient surtout à propos d'une foule
de pratiques extérieures introduites par la tradition,
et que ni Jésus ni ses disciples n'observaient*. Les
pharisiens lui en faisaient de vifs reproches. Quand
il dînait chez eux, il les scandalisait fort en ne s'a.<-
treignant pas aux ablutions d'usage. » Donnez l'au-
mône, disait-il, et tout vous deviendra pur^ » Ce
qui blessait au plus haut degré son tact délicat,
c'était l'air d'assurance que les pharisiens portaient
dans les choses religieuses, leur dévotion mes(|uine,
qui aboutissait à une vaine recherche de préséances
et de litres, nullement à l'amélioration des cœurs.
Une admirable parabole rendait cette pensée avec
infiniment de charme et de justesse. « Un jour, di-
sait-il, deux hommes montèrent au temple pour prier.
L'un était pharisien, et l'autre publicain. Le phari-
sien debout disait en lui-même : « 0 Dieu! je te rends
« grâces de ce que je ne suis pas comme les autres
« hommes (par exemple, comme ce publicain), vo-
II leur, injuste, adultère. Je jeune deux fois la se-
« maine, je donne la dîme de tout ce que je possède. »
Le publicain, au contraire, se tenant éloigné, n'osait
lever les yeux au ciel; mais il se frappait la poitrine
1. Mallli., XV, ï elsuiv.; Marc, vu 4, b ; Luc, v, fi«6///i.,
•ni'/.; XI, 38 el suiv,
1. Lu-, XI, 41.
346 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
en disant : « 0 Dieu! sois indulgent pour moi, pauvre
« pécheur. » Je vous le déclare, celui-ci s'en retourna
justifié dans sa maison, mais non l'autre*. »
Ure haine qui ne pouvait s'assouvir que par la
mort fut la conséquence de ces luttes. Jean Baptiste
avait déjà provoqué des inimitiés du même genre".
Mais les aristocrates de Jérusalem, qui le dédaignaient,
avaient laissé les simples gens le tenir pour un pro-
phète'. Cette fois, la guerre était à mort. C'était un
esprit nouveau qui apparaissait dans le monde et qui
frappait de déchéance tout ce qui l'avait précédé. Jean-
Baptiste était profondément juif; Jésus l'était à peine.
Jésus s'adresse toujours à la finesse du sentiment
moral. Il n'est disputeur que quand il argumente
contre les pharisiens, l'adversaire le forçant, comme
cela arrive presque toujours , à prendre son propre
ton*. Ses exquises moqueries, ses malignes provo-
cations frappaient toujours au cœur. Stigmates éter-
nels, elles sont restées figées dans la plaie. Cette
tunique de Nessus du ridicule, que le juif, fils des
pharisiens, traîne en lambeaux après lui depuis dix-
huit siècles, c'est Jésus qui l'a tissée avec un artifice
<. Luc, xviii, 9-14; comp. ibid., xiv, 7-11.
2. MaUh., III, 7 et suiv.; xvii, 12-13.
3. Matlh., XIV, 6; xxi, 26; Marc, xi, 32; Luc, xx, 6.
4. Matth., XII, 3-8; xxiii, 46 et suiv.
341
VIE DE JESOS.
divin. Chefs-d'œuvre de haute raillerie, ses traits se
sont inscrits en lignes de feu sur la chair de Thypo-
crite et du faux dévot. Traits incomparables, traits
dic^nes d'un fils de Dieu! Un dieu seul sait tuer de
la^'sorte. Socrate et Molière ne font qu'effleurer la
peau. Celui-ci porte jusqu'au fond des os le feu et la
rage.
Mais il était juste aussi que ce grand maître en
ironie payât de la vie son triomphe. Dès la Galilée,
les pharisiens cherchèrent à le perdre et employèrent
contre lui la manœuvre qui devait leur réussir plus
tard à Jérusalem. Ils essayèrent d'intéresser à leur
querelle les partisans du nouvel ordre politique qui
s'était établi'. Les facilités que Jésus trouvait en Ga-
lilée pour s'échapper et la faiblesse du gouvernement
d'Antipas déjouèrent ces tentatives. Il alla lui-même
s'offrir au danger. Il voyait bien que son action, s'il
restait confiné en Galilée, était nécessairement bornée.
La Judée l'attirait comme par un charme; il voulut
tenter un dernier effort pour gagner la ville rebelle,
et sembla prendre à tâche de justifier le proverbe
qu'un prophète ne doit point mourir hors de Jérusa-
lem*.
\. Marc, m, 6.
t. Luc, xiii. 33.
CHAPITRE XXI.
DERNIER VOYAGE DE JÉSUS A J^RUSALEU.
Depuis longtemps Jésus avait le sentiment des
dangers qui l'entouraient'. Pendant un espace de
temps qu'oji peut évaluer à dix-huit mois, il évita
d'aller en pèlerinage à la ville sainte'. A la fête des
Tabernacles de l'an 32 (selon l'hypothèse que nous
avons adoptée), ses parents, toujours malveillants
et incrédules', l'engagèrent k y venir. L'évangc-
liste semble insinuer qu'il y avait dans cette invita-
tion quelque projet caché pour le perdre. « Révèle-
toi au monde, lui disaient-ils; on ne fait pas ces
choses-là dans le secret. Va en Judée, pour qu'on
voie ce que lu sais faire. » Jésus, se déliant de quelque
irahison, refusa d'abord; puis, quand la caravane des
^. MaUh., XVI, 20-21; Marc, viii, 30-31.
8. Jean, vu, 1.
3. JeJii, VII, 5.
VIE DE JÊSDS. 340
pèlerins fut partie, il se mit en route de son côté,
à l'insu de tous et presque seul '. Ce fut le dernier
adieu qu'il dit à la Galilée. La fête des Tabernacles
tombait à l'équinoxe d'automne. Six mois devaient
encore s'écouler jusqu'au dénoùment fatal. Mais,
durant cet intervalle, Jésus ne revit pas ses chères
provinces du Nord. Le temps des douceurs est passf ;
il faut maintenant parcourir pas à pas la voie dou-
loureuse qui se terminera par les angoisses de la
mort.
Ses disciples et les femmes pieuses qui le servaient
le retrouvèrent en Judée*. Mais combien tout le r«ste
était changé pour lui ! Jésus était un étranger à Jéru-
salem. Il sentait qu'il y avait là, un mur de résistance
qu'il ne pénétrerait pas. Entouré de pièges et d'ob-
jections, il était sans cesse poursuivi par le mauvais
vouloir des pharisiens'. Au lieu de cette faculté illi-
mitée de croire, heureux don des natures jeunes,
qu'il trouvait en Galilée, au lieu de ces populations
bonnes et douces chez lesquelles l'objection (qui est
toujours le fruit d'un peu de malveillance et d'indo-
cilité) n'avait point d'accès, il rencontrait ici à cha-
que pas une incrédulité obstinée, sur laquelle les
4. Je.in, VII, 40.
t. MatHi , xxvii, 56; Miirc, xv, 41; Luc, xxiii, 49, Sb.
5. Jean, vu, 20, 25, 30, 32.
350 ORIGINES D0 CHRISTIANISME.
moyens d'action qui lui avaient si bien réussi dans le
Novd avaient peu de prise. Ses disciples, en qualité
de Galilécns, étaient méprisés. Nicodème, qui avait
su avec lui, dans un de ses précédents voyages, un
entretien de nuit, faillit se compromettre au sanhé-
drin pour avoir voulu le défendre. « Eh quoi ! toî
aussi, tu es Galiléen? lui dit-on. Consulte les Écri-
tures; est-ce qu'il peut venir un prophète de Gali-
lée » ! »
La ville, comme nous l'avons déjà, dit, déplaisait
à Jésus. Jusque-là. il avait toujours évité les grands
centres, préférant pour son œuvre les campagnes et
les villes de médiocre importance. Plusieurs des pré-
ceptes qu'il donnait à ses apôtres étaient absolument
inapplicables hors d'une simple société de petites
gens'. N'ayant nulle idée du monde, accoutumé à
son aimable communisme galiléen. il lui échappait
sans cesse des naïvetés, qui à Jérusalem pouvaient
paraître singulières'. Son imagination, son goiit de
la nature se trouvaient à l'étroit dans ces murailles.
La vraie religion devait sortir, non du tumulte des
villes, mais de la tranquille sérénité des champs.
4. Jean, vu, 50 et guiv.
J. MaUh., X, H-<3; Marc, vi, 10; I.iic, x, 5-8.
3. MaUh., XXI, 3; Marc, xi, 3; xiv, 13-14; Luc.xix, 31 ; xxii.
4 0-12.
VIE DE JÉSDS. 351
L'arrogance des prêtres lui rendait les panls du
temple désagréables. Un jour, quelques-uns de ses
disciples, qui connaissaient mieux que lui Jérusalem,
voulurent lui faire remarquer la beauté des construc-
tions du temple, l'admirable choix des matériaux, la
richesse des offrandes votives qui couvraient les
murs : « Vous voyez tous ces édifices, dit-il ; eh bien ,
je vous le déclare, il n'en restera pas pierre sur
pierre», » Il refusa de rien admirer, si ce n'est une
pauvre veuve qui passait à ce moment-là, et jetait
dans le tronc une petite obole. « Elle a donné plus
que les autres, dit-il; les autres ont donné de leur
superflu; elle, de son nécessaire'. » Cette façon de
regarder en critique tout ce qui se faisait à Jérusa-
lem, de relever le pauvre qui donnait peu, de ra-
baisser le riche qui donnait beaucoup', de blâmer
le clergé opulent qui ne faisait rien pour le bien
du peuple, exaspéra naturellement la caste sacerdo-
tale. Siège d'une aristocratie conservatrice, le temple,
comme le haram musulman qui lui a succédé, était
le dernier endroit du monde où la révolution pouvait
réussir. Qu'on suppose un novateur allant de nos
1. Malih., XXIV, 1-î; Marc, xiii, I-!; Luc, six, 44, xxi, S, 6.
Cf. Marc, xi, H.
1. Marc, xii, 41 ri suiv.; Luc, xxi, I et «uiv.
3. Marc, xii, 41.
352 ORir.NES DD CHRISTIANISME.
jours prêcher le renversement de l'islamisme autour
de la mosiuée d'Omar ! C'était là pourtant le centre
de la vie juive, le point où il fallait vaincre ou mou-
rir. Sur ce calvaire, où certainement Jésus soullrit
plus qu'au Golgotha, ses jours s'écoulaient dans la
dispute et l'aigreur, au milieu d'ennuyeuses contro-
verses de droit canon et d'exégèse, pour lesquelles
sa grande élévation morale lui donnait peu d'avan-
tage, que dis-je ! !ji créait une sorte d'infériorité.
Au sein de cette vie troublée, le cœur sensible et
bon de Jésus réussit h se créer un asile où il jouit
de beaucoup de douceur. Après avoir passé la jour-
née aux disputes du temple, Jésus descendait le soir
dans la vallée de Cédron, prenait un peu de rspos
dans le verger d'un établissement agricole (proba-
blement une exploitation d'huile) nommé Getlisé-
mani^, qui servait de lieu de plaisance aux habitants,
et allait passer la nuit sur le mont des Oliviers, qui
borne au levant l'horizon de la ville*. Ce côté est le
seul, aux environs de Jérusalem, qui offre un aspect
quelque peu riant et vert. Les plantations d'oliviers.
1. Marc, XI. 19; Lue, xxii, 39; Jean, xviii, 1-2. Cg vorgpr ne
pouvait ôire fort loin de l'endroit où la piélé dos catholiques a
entouré d'un mur quelques vieux oliviers. Le niot Gethsémant
semble sii^nifior « pressoir ii huile »
4. Luc, XXI, 37; xxii, 39; Jean, viii, 1-S.
VIE DE JESUS. 353
de figuiers, de palmiers étaient nombreuses autour
des villages, fermes ou enclos de Bethphagé, Geth-
sémani, Béthanie'. Il y avait sur le mont des Oliviers
deux grands cèdres, dont le souvenir se conserva
longtemps chez les Juifs dispersés; leurs branches
servaient d'asile à des nuées de colombes, et sous
leur ombrage s'étaient établis de petits bazars'.
Toute cette banlieue fut en quelque sorte le quartier
de Jésus et de ses disciples; on voit qu'ils la con-
naissaient presque champ par champ et maison par
maison.
Le village de Béthanie, en particulier', situe au
sommet de la colline, sur le versant qui regarde la
mer Morte et le Jourdain , à une heure et demie
de Jérusalem, était le lieu de prédilection de Jésus*.
II y fit la connaissance d'une famille composée de
trois personnes, deux sœurs et un troisième membre,
dont l'amitié eut pour lui beaucoup de charme'. Des
deux sœurs, l'une, nommée Marthe, était une per-
<. On peut le conclure des ctymolosies de ces trois mots
(quoique Bfthphagé et Bélhanie soient susceptibles d'un autre
sens). Cf. Talm. de Bab., Pesnchim, 53 a.
5. Talm. deJérus., Taanith, iv, 8.
3. Aujourd'hui El-Azirié (de El-Azir, nom arabe do Lazare);
dans des ti'xtes chrétiens du moyen â^e, Lazarium.
4. Ma'lh., x\i, 17-<8; Marc, xi, H-4i.
6. Jean, xi, 5, 3S-36.
S3
354 ORIGINES DO CHRISTIANISME.
sonne obligeante, bonne, empressée '; l'autre, au
contraire, nommée fliarie, plaisait à Jésus par une
sorte de langueur', et par ses instincts spéculatifs
très-développés. Souvent, assise aux pieds de Jésus,
elle oubliait à l'écouter les devoirs de la vie réelle.
Sa sœur, alors, sur qui retombait tout le service, se
plaignait doucement : « Marthe, Marthe, lui disait
Jésus, tu te tourmentes et te soucies de beaucoup de
choses; or, une seule est nécessaire. Marie a choisi
la meilleure part, qui ne lui sera point enlevée*. »
Un certain Simon le Lépreux, qui était le propriétaire
de la maison, paraît avoir été le frère de Jlarie et de
Marthe, ou du moins avoir fait partie de la famille*.
1. Luc, X, 38-42; Jean, xii, 2. Luc a l'air de placer la maison
des deus sœurs sur la route entre la Giililée el Jérusalem. Mais la
topographie de Luc depuis ix, 51, jusqu'à xviu, 31, est inconce-
vable, si on la prend à la lettre. Certains épisodes de cette partie du
troisiùmoÉvangile paraissent se passer à Jérusalem ou aux enviions.
2. Jean, xi, 20.
3. Luc, X, 38 el suiv.
4. Matth., XXVI, 6; Marc, xiv, 3; Luc, vu, 40, 43; Jean, xi, 1 et
suiv.; XII, 1 et suiv. Le nom de Lazare, que le quatrième Evangile
donne au frère do Mario et de Marthe , parait venir de la parabole
Luc, XVI, 19 et suiv. (notez surtout les versets 30-31) L'épiihôtc de
« Lépreux >> que portait Simon , et qui coïncide avec les « ulcères »
de Luc, XVI, 10-21, peut avoir amené ce bizarre sj-stèmo du qua-
trième Évangile. La gaucherie du passage Jean, xi, i-t, montre
bien que Lazare a moins de corps dans la tradition que Mario et
que Marlbo.
VIE DE JESUS. 351
C'est là qu'au sein d'une pieuse amitié, Jésus oubliait
les dégoûts de la vie publique. Dans ce tranquille
intérieur, il se consolait des tracasseries que les pha-
risiens et les scribes ne cessaient de lui susciter. Il
s'asseyait souvent sur le mont des Oliviers, en face
du mont MoriaS ayant sous les yeux la splendide
perspective des terrasses du temple et de ses toits
couverts de lames étincelantes. Cette vue frappait
d'admiration les étrangers; au lever du soleil sur-
tout, la montagne sacrée éblouissait les yeux et pa-
raissait comme une masse de neige et d'or'-. Mais
un profond sentiment de tristesse empoisonnait pour
Jésus le spectacle qui remplissait tous les autres
Israélites de joie et de fierté. « Jérusalem, Jérusalem,
qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont
envoyés, s'écriait-il dans ces moments d'amertume,
combien de fois j'ai essayé de rassembler tes enfants
comme la poule rassemble ses petits sous ses ailes,
et lu n'as pas voulu'! »
Ce n'est pas que plusieurs bonnes âmes, ici comme
i. Marc, XIII, 3.
i. Josèphe, B. J., V, v, 6.
3. MaUh., xxiii, 37; Luc, xiii, 34. Ces mots, comme Malth.,
xxiii, 3i-33, sont, à ce qu'il semble, une citation de quelque pro-
phétie apocryphe, peut-être d'IIénoch. Voir les passages rapproché*
dans la note 4 dos paires xlii-xmm de llnlroduction, et ci-de».
sous, p. 3G6, note 4.
356 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
en Galilée, ne se laissassent toucher. Mais tel était le
poids de l'orthodoxie dominante, que très-peu osaient
l'avouer. On craignait de se décréditer aux yeux des
Hiérosoiymites en se mettant à l'école d'un Galiléen.
On eût risqué de se faire chasser de la synagogue,
ce qui , dans une société bigote et mesquine, était le
dernier afïront'. L'excommunication, d'ailleurs, en-
traînait la confiscation de tous les biens '. Pour ces-
ser d'être juif, on ne devenait pas romain ; on icstait
sans défense sous le coup d'une législation théocra-
tique de la plus atroce sévérité. Un jour, les bas
oiïîciers du temple, qui avaient assisté à un des dis-
cours de Jésus et en avaient été enchantés, vinrent
confier leurs doutes aux prêtres. « Est-ce que quel-
qu'un des princes ou des pharisiens a cru en lui ?
leur fut-il répondu. Toute cette foule, qui ne connaît
pas la Loi, est une canaille maudite'. » Jésus res-
tait ainsi h Jérusalem un provincial admiré des pro-
vinciaux comme lui, mais repoussé par toute l'aristo-
cratie de la nation. Les chefs d'école étaient trop
nombreux pour qu'on fût fort ému d'en voir paraître
un de plus. Sa voix eut à Jérusalem peu d'éclat. Le^
«. Jean, vu, 13; xii, 42-43; xix, 38.
S 1 Bsdr., X, 8; Épltre aux Hobr., x, 34; Taira, de Jorus..
Uoeil kaltm, m, 1.
3. Jean, vu, 4û el luir.
VIE DE JÉSUS. 351
préjugés de race et de secte, ennemis directs de l'es-
prit de l'Evangile, y étaient trop enracinés.
L'enseignement de Jésus, dans ce monde nouveau,
se modifia nécessairement beaucoup. Ses belles pré-
dications, dont l'effet était toujours calculé sur la jeu-
nesse de l'imagination et la pureté de la conscience
morale des auditeurs, tombaient ici sur la pierre.
Lui, si à l'aise au bord de son charmant petit lac,
était gêné, dépaysé en face des pédants. Ses affirma-
tions perpétuelles de lui-même prirent quelque chose
de fastidieux'. Il dut se faire controversiste , juriste,
exégète, théologien. Ses conversations, d'ordinaire
pleines de grâce, deviennent un l'eu roulant de dis-
putes*, une suite interminable de batailles scolas-
liques. Son harmonieux génie s'exténue en des argu-
mentations insipides sur la Loi et les prophètes % oii
nous aimerions mieux ne pas le voir quelauefois
jouer le rôle d'agresseur*. Il se prête, avec une con-
descendance qui nous blesse, aux examens captieux
que des ergoteurs sans tact lui font subir'. En géné-
ral, il se tirait d'embarras avec beaucoup de lincsse.
4. Jean, vni, 43 et suiv.
2. MaUh., XXI, 23 et suiv.
3. Ibifi., XXII, 43 el suiv.
4. llnd., XXII, 4f et suiv.
6. Mallli., XXII, 3C et suiv., 4C.
338 ORIGINES DU Clir.lSTlAMSME.
Ses raisonnements, il est vrai, étaient souvent subtils
(la simplicité d'esprit et la subtilité se touchent:
quand le simple veut raisonner, il est toujours un
peu sophiste); on peut trouver que quelquefois il
recherche les malentendus et les prolonge à des-
sein'; son argumentation, jugée d'après les règles
de la logique aristotélicienne, est très-faible. Mais,
quand le charme sans pareil de son esprit trouvait à
se montrer, c'étaient des triomphes. Un jour, on crut
l'embarrasser en lui présentant une femme adultère
et en lui demandant comment il fallait la traiter. On
sait l'admirable réponse de Jésus*. La fine raillerie
de l'homme du monde, tempérée par une bonté di-
vine, ne pouvait s'exprimer en un Irait plus exquis.
4. Voir surtout les discussions rapportées par le quatrième Évan-
gile, chapitre vin, par exemple. Ilàtons-nous de dire que ces pas-
sages du quatrième Évangile n'ont que la valeur de fort anciennes
conjectures sur la vie de Jésus.
2. Jean, vin, 3 et suiv. Ce passage ne faisait point d'abord par-
lie du quatrième Évangile; il manque dans les manuscrits les plus
anciens, et le texte en est assez (loltant. Néanmoins, il est de tra-
dition évangélique primitive, comme le prouvent les particularités
singulières des versets 6, 8, qui no sont pas dans le goùi de Luc
et des compilateurs de seconde main, lesquels ne mettent rien qui
ne s'explique de so'-mèmo. Il semble que cotte histoire était con-
nue do Papias, et so trouvait dans l'Évangilo selon les hébreux
( Ivisèbe, llist. eccL, 111, 39; Appendice, ci-dessous, p. 50<,
aote t).
VIE DE JÉSUS. ^'"^
Mais resprit qui s'allie à la grandeur morale est
celui que les sols pardonnent le moins. En pronon-
çant ce mot d'un goût si juste et si pur : « Que ceUn
d'entre vous qui est sans péché lui jette la première
pierre! » Jésus perça au cœur l'hypocrisie, et du
môme coup signa son arrêt de mort.
Il est probable, en eiïet, que sans l'exaspération
causée par tant de traits amers, Jésus aurait pu
longtemps rester inaperçu et se perdre dans l'épou-
vantable orage qui allait bientôt emporter la nation
juive tout entière. Le haut sacerdoce et les saddu-
céens avaient pour lui plutôt du dédain que de la
haine. Les grandes familles sacerdotales, les Doëthu-
sim, la famille de Hanan, ne se montraient guère
fanatiques que quand il s'agissait de leur repos. Les
sadducéens repoussaient comme Jésus les « tradi-
tions » des pharisiens'. Par une singularité fort
étrange, c'étaient ces incrédules, niant la résurrec-
tion, la loi orale, l'existence des anges, qui étaient
les vrais juifs, ou, pour mieux dire, la vieille loi
dans sa simplicité ne satisfaisant plus aux besoins
religieux du temps, ceux qui s'y tenaient strictement
cl repoussaient les inventions modernes faisaient aux
dévols l'effet d'impies, à peu près comme un pro-
<. Jos. .)n<.. Mil, V 6; XVllI. i, 4.
3C0 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
testant évangélique paraît aujourd'hui un mécréant
dans les pays orthodoxes. En tout cas, ce n'était pas
d'un tel parti que pouvait venir une réaction bien vive
contre Jésus. Le sacerdoce officiel, les yeux tournés
vers le pouvoir politique et intimement lié avec lui,
ne comprenait rien à ces mouvements enthousiastes.
C'était la bouigeoisie pharisienne, c'étaient les in-
nombrables soferim ou scribes , vivant de la science
des « traditions », qui prenaient l'alarme et qui étaient
en réalité menacés dans leurs préjugés ou leurs inté-
rêts par la doctrine du maître nouveau.
Un des plus constants efforts des pharisiens était
d'attirer Jésus sur le terrain des questions politiques
et de le compromettre dans le parti de Juda le Gau-
lonite. La tactique était habile; car il fallait la pro-
fonde ingénuité de Jésus pour ne s'être point encore
brouillé avec l'autorité romaine, nonobstant sa pro-
clamation du royaume de Dieu. On voulut déchirer
cette équivoque et le forcer à s'expliquer. Un jour,
un groupe de pharisiens et de ces politiques qu'on
nommait « hérodiens » (probablement dos Boëlhu-
sim), s'approcha de lui, et, sous apparence de zèle
pieux : M Maître, lui dirent-ils, nous savons que tu
es véridique et que tu enseignes la voie de Dieu sans
égard pour qui que ce soit. Dis-nous donc ce que tu
penses : Est-il permis de payer le tribut à César ? »
VIE DE JÉSUS. 3fil
Ils espéraient une réponse qui donnât un prétexte
pour le livrer à Pilate. Celle de J(sus fut admirable.
Il se fil montrer l'effigie de la monnaie : « Rendez,
dit-il, à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est
à Dieu'. » Mot profond qui a décidé de l'avenir du
christianisme ! mot d'un spiritualisme accompli et
d'une justesse merveilleuse, qui a fondé la sépara-
tion du spirituel et du temporel, et a posé la base
du vrai libéralisme et de la vraie civilisation !
4. Matth., XXII, 15 et suiv.; Marc, xii, 13 et suiv.; Luc, xx, 20
et suiv. Comp. Talm. de Jérus., Sanhédrin, ii, 3 ; Rom., xiii, 6-7.
On peut douter que cette anrcdote soit vraie à la lettre. Les mon-
naies d'Hérode, cel'es d' Arclielaiis, celles d' \ntipas avant l'avéne-
menl de Cali^'ula , ne portent ni le nom ni la tôle de rempereur.
Les monnaies frappées à Jérusalem sous les procurateurs portent
le nom, mais non limai^e de l'empereur ( Ei kliel , Doclr., III,
497-498). Les monnaies de Philippe portent le nom et la tfle de
l'empereur (Lévy, Gesch. cler jiii/iifchen Màmen, p. C7 et suiv.;
ïladden, llislory of jewisli coinage , p. 80 et suiv.). Alais ces
monnaies, frappées à Panéas, sont toutes païennes; d'ailleurs, elles
n'étalent pas la monnaie propre de Jérusalem; fait sur de telles
pièces, le raisonnement de Jésus eût manqué de base. Supposer
que Jésus fit sa repense sur des pièces è l'eflif^ie do Tibère frap-
pées hors de la Palestine {Revue numismatique, 1860, p. 139),
est bien peu probabh» Il semble donc que ce bel aphorisme chré-
tien a été antidaté. L'idée que refTijjie des monnaies 4 le si^ne de
la souveraineté se retrouve, du reste, dans le soin qu'on eut, au
moin- lors de la seconde révolte, de refrapper la monnaie romaine
et d'y mettre des images juives (Lévy, p. 104 et suiv.; Maddem
p. 176, 2U3 elsuiv.).
302 ORIGINES DO CHRISTIANISME.
Son doux et pénétrant génie lui inspirait, quand
il était seul avec ses disciples , des accents pleins de
charme : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui
qui n'entre pas par la porte dans la bergerie Cot un
voleur. Celui qui entre par la porte est le vrai ber-
ger. Les brebis entendent sa voix ; il les appelle par
leur nom et les mène aux pâturages ; il marche de-
vant elles, et les brebis le suivent, parce qu'elles
connaissent sa voix. Le larron ne vient que pour
dérober, pour tuer, pour détruire. Le mercenaire, à
qui les brebis n'appartiennent pas, voit venir le loup,
abandonne les brebis et s'enfuit. IMais moi, je suis le
bon berger; je connais mes bre'^iis; mes brebis me
connaissent; et je donne ma vie pour elles'.» L'idée
que la crise de l'humanilé touchait à une prochaine
solution reparaissait fréquemment dans ses discours :
« Quand le figuier, disait -il, se couvre de jeunes
pousses et de feuilles tendres , vous savez que l'été
n'est pas loin. Levez les yeux, et voyez le monde;
il est blanc pour la moisson '. »
Sa forte éloquence se retrouvait toutes les fois qu'il
s'agissait de combattre l'hypocrisie. « Sur la chaire de
Moïse sont assis les scribes et les pharisiens. Faites
1. Joan, X, 4-16, passaRO appuyé par Ips nomélio3 psoiido-cl»-
moritines, m, 5S.
2. Mallh., XXIV, 32; Marc, xiii, 28; Luc, xxi, 30. Jean, iv, 33.
VIE DE JÉSOS. 363
ce qu'ils vous disent; mais ne faites pas comme ils
font; car ils disent el ne font pas. Ils composent des
charges pesantes, impossibles à porter, et Us les met-
tent sur les épaules des autres; quant à eux, ils ne
voudraient pas les remuer du bout du doigt.
« Ils font toutes leurs actions pour être vus des
hommes : ils se promènent en longues robes ; ils
portent de larges phylactères * ; ils ont de grandes
bordures à leurs habits*; ils veulent les premières
places dans les festins et les premiers sièges dans les
synagogues; ils aiment à. être salués dans les rues
et appelés « Maître ». Malheur à eux !...
« jMalheur à vous, scribes el pharisiens hypocrites,
qui avez pris la clef de la science et ne vous en ser-
vez que pour fermer aux hommes le royaume des
cieux ' ! Vous n'y entrez pas, et vous empêchez les
autres d'y entrer. Malheur à vous, qui engloutissez
1. Tolafoth ou te/ilUn, lames de métal ou bandos de parche-
min, cotilenant des passages de la Loi, que les juifs dévols por-
taient attachées au front et au bras gauche, en exécution littérale
des passages Exode, xiii, 9; Deutéronome, vi, 8; xi, 18.
î. Zizith, bordures ou franges rouges que les juifs portaient
au coin do leur manteau pour so distinguer des païens {Nombres
XV, d8-30; DiuU'r., xxii, 12).
3. Les pliarisicn* excluent les hommes du royaume de Dieu par
leur casuistique méticuleuse, qui rend l'cntréo du ciel trop dilL-
cilo cl qui déroiiTogo les simples.
364 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
les maisons des veuves, en simulant de lon<rues
prères! Votre jugement sera en proportion. Malheur
à vous, qui parcourez les terres et les mers pour
gagner un prosélyte, et qui ne savez en faire qu'un
fils de la géhenne! Malheur à vous, car vous êtes
îomme les tombeaux qui ne paraissent pas, et sur
lesquels on marche sans le savoir'!
« Insensés et aveugles! qui payez la dîme pour un
brin de menthe, d'anet et de cumin, et qui négligez
des commandements bien plus graves, la justice, la
pilié, la bonne foi! Ces derniers préceptes, il fallait
les observer; les autres, il était bien de ne pas les
négliger. Guides aveugles, qui filtrez votre vin pour
ne pas avaler un insecte, et qui engloutissez un ciia-
meau, malheur à vous !
« Malheur à vous , scribes et pharisiens hypo-
crites! Car vous nettoyez le dehors de la coupe et
du plat * ; mais le dedans , qui est plein de rapine et
de cupidité, vous n'y prenez point garde. Pharisien
1. Le contaci dos tombeaux rendait impur. Aussi avait-on soin
d'en marquer soitincusenieni la périphérie sur le sol. Talm. de
Bab., Baba balhra , 58 a; Balia melsia, 45 b. Le reproche c|ue
Jésus adresse ici aux pharisiens est d'avoir inventé une foule de
petits f)réceptes qu'on viole sans y penser, et qui ne servent qu'à
multiplier les contraventions à la Loi.
i. La purifiration de la vaisselle était assujettie, chez les ph?»»-
•ieoH, aux règles les plus compliquées (Marc, vu, 4).
VIE DE JÉSDS. 365
aveugle*, iave d'abord le dedans, puis tu songeras à
la propreté du dehors '.
» Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites !
Car vous ressemblez à des sépulcres blanchis', qui
du dehors semblent beaux, mais qui au dedans sont
pleins d*os de morts et de toute sorte do pourriture.
En apparence, vous êtes justes; mais au fond vous
êtes remplis de feinte et de péché.
« Malheur à vous , scribes et pharisiens hypo-
crites , qui bâtissez les tombeaux des prophètes , et
ornez les monuments des justes , et qui dites : « Si
M nous eussions vécu du temps de nos pères, nous
0 n'eussions pas trempé avec eux dans le meurtre des
«prophètes! » Ah! vous convenez donc que vous
êtes les enfants de ceux qui ont tué les prophètes.
<. Cptte épilhète, souvent répptpe (Matth., xxui, 16, 17, 19, 24,
26), ronferme pput-Atre une allusion à l'habitude qu'avaient cer-
tains pharisiens de marcher les veux fermés par affectalion de
sainioté. Voir ci-iiessus, p. 341.
2. Luc (xi, 37 et suiv.) suppose, non pent-èlro sans raison,
que ce verset fui prononcé dans un repas, en réponse à do vains
scrupules des pharisiens.
3. Lt-s tombeaux éianl impurs, on avait cnutumo de les blan-
chir à la chaux, pour avertir de ne pas s'en approcher. Voir page
procéder/le note 1, et .Mischna, Maasar scheni, v, 1; Talm. de
Jérus., Schekalim, i, 1 ; Maasar scheni, v, 1 , Moëd katnn, i, î;
Sota, IX, 1 ; Taira, de Bab., .Vned kalon, 5 o. Peut-être y a-t-il
Haiis Ih romparai-on dont se sert Jésus une allusion aux t phari-
■i*os teintt ■. (Voir ci-dessu», p. 344.)
3G6 ORIGINES DC CHRISTIANISME.
Eh bien, achevez de combler la mesure de vos pères.
La Sagessp de Dieu a eu bien raison de dire* : « Je
« vous enverrai des prophètes , des sages , des sa-
« vants; vous tuerez les uns, vous poursuivrez les
« autres de ville en ville; afin qu'un jour retombe
« sur vous tout le sang innocent qui a été répandu
« sur la terre, depuis le sang d'Abel le juste jusqu'au
« sang de Zacharie, fils de Barachie *, que vous avez
M tué entre le temple et l'autel. » Je vous le dis,
c'est à la génération présente que tout ce sang sera
redemandé *. »
4 . Cette citation parait empruntée à un livre d'Hénoch. Certaines
parties des révélations censées faites à ce patriarche étaient mises
dans la bouche de la Sagesse divine. Comp. Hénoch, xxxvii, 4-4;
XLViii, 1,7; xi.ix, <, et le livre des Jubilés, c. 7, à Luc, xi, 49.
Voir ci-dessus, Introd., p. xlii-xlih, noie 4. Peut-être l'apocryphe
cité était-il d'origine chrétienne. (Notez surtout le verset .Matih.,
xxiii, 34, dont quelques traits sont sûrement postérieurs à la mort
de Jésus.) En ce cas, la citation serait une addition relativement
moderne ; elle manque dans Marc.
2. Il y a ici une confusion , qui se retrouve dans le targum dit
de Jonathan [Lamentations, ii, 20), entre Zacharie, fils de Joïada,
et Zacharie, fils de Barachie, le prophète. C'est du premier qu'il
s'agit {// Parai., xxiv, 21 ). Le livre des Parai ipomènes. où Pas-
sassinat de Zacharie, fils do Jo'fada, est raconté, ferme le canon
hébreu. Ce meurtre est le dernier dans la liste dos meurtres
d'hommes justes, dressée selon l'ordre où ils se présentent dans
ia Diblo. Celui d'Aboi est, au contraire, le premier.
3. Matlh., XXIII, 2-86; Marc, xii, 38-40; Luc, xi, 39-Bt; xx,
«6-&7.
VIE DE JSSUS. 367
Son dogme terrible de la substitution des gentils,
cette idée que le royaume de Dieu allait être
transféré à d'autres, ceux à qui il était destiné n'en
ayant pas voulu', revenait comme une menace san-
glante contre l'aristocratie, et son titre uc Fils de
Dieu, qu'il avouait ouvertement dans de vives para-
boles*, où SCS ennemis jouaient le rôle de meurtriers
des envoyés célestes, était un défi au judaïsme légal.
L'appel hardi qu'il adressait aux humbles était plus
séditieux encore. Il déclarait qu'il était venu éclairer
les aveugles et aveugler ceux qui croient voir'. Un
jour, sa mauvaise humeur contre le temple lui
arracha un mot imprudent. « Ce temple bâti de
main d'homme, dit-il, je pourrais, si je voulais, le
détruire, et en trois jours j'en rebâtirais un autre
non construit de main d'homme*. » On ne sait pas
bien quel sens Jésus attachait à ce mot, où ses dis-
ciples cherchèrent des allégories forcées. I\Iais,
1. Matlh., viu, H-12; \\, 1 et suiv.; xxi, 28 et suiv., 33 et
suiv., 43; XXII, 1 et suiv.; Marc, xii, i et suiv.; Luc, xx, 9 et
suiv.
i. Miitlh., XXI, 37 et suiv.; Marc, xii, 6; Luc, xx, 9; Jean, x,
33 et suiv.
3. Jean, ix, 39.
4. La forme la plus authentique de ce mot paraît être dans Marc,
XIV, 5»; XV, ÎU. Cf. Jean, ii, <9; Matth., xxvi, 61 ; xxvii, 40; Acl.,
VI, U-44.
3«8 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
comme on ne voulait qu'un prétexte, le mot fut vive-
ment relevé. Il figurera dans les considérants de
l'arrêt de mort de Jésus, et retentira à son oreille
parmi les angoisses dernières du Golgotha. Ces dis-
cussions irritantes finissaient toujours par des orages.
Les pharisiens lui jetaient des pierres ' ; en quoi ils
ne faisaient qu'exécuter un article de la Loi, ordon-
nant de lapider sans l'entendre tout prophète, même
thaumaturge , qui détournerait le peuple du vieux
culte'. D'autres fois, ils l'appelaient fou, possédé,
samaritain', ou cherchaient même à le tuer*. On
prenait note de ses paroles pour invoquer contre lui
les lois d'une théocratie intolérante, que la domina-
lion romaine n'avait pas encore abrogées '.
4. Jean, VIII, 39; x, 31 ; xi, 8.
2. DeiUér-, xiii, 1 et suiv. Conip. Luc, xx, 6; Joan, x, 3o-
II Cor., XI, 25.
3. Jean, x, 20.
4. Ibid., V, 18; vu, 1, 20, 2:;. 30; viii, 37. 40,
5. Luc, XI, 53-54.
CHAPITRE XXII.
■ ACHINATIONS DBS ENNEMIS DE JESCS.
Jésus passa l'automne el une partie de l'hiver à
Jérusalem. Celte saison y est assez froide*. Le por-
tique de Salomon, avec ses allées couvertes, était le
lieu où il se promenait habituellement '. Ce porti-
que, seul reste conservé des constructions de l'an-
cien temple, se composait de deux galeries, for-
mées par deux rangs de colonnes et par le mur
qui dominait la vallée de Cédron'. On communi-
quait avec le dehors par la porte de Suse, dont
les jambages se voient encore à l'intérieur de ce
qu'on appelle aujourd'hui la « Poi'le Dorée * ».
4. Jérusalem est à 779 mètres au-dessus du niveau de la mer,
selon M. Vignes [Coym. des temps pour IS66); h !,liO pieds
anglais, selon le capitaine Wilson (Le Lien, 4 août 1800)
J. Jean, x, 23. Voir la restauration ieM.de Voglié: le Temple
de Jérusalem, pi. xv el xvi, p. 12, 2î, '60 el suiv.
3. Jos., Int., XX, IX, 7; B. J., V, v, Z.
U' Ce dernier monumeul semLle datera peu jrès du temps de
JustiDi«n.
24
370 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
L'autre côté de la vallée possédait déjà sa parure
de somptueux tombeaux. Quelques-uns des monu-
ments qu'on y voit étaient peut-être les cénota-
phes en l'honneur des anciens prophètes * auxquels
Jésus songeait , quand , assis sous le portique , il
foudroyait les classes officielles qui abritaient der-
rière CCS masses colossales leur hypocrisie ou leur
vanité '.
A la fin du mois de décembre , il célébra ci Jéru-
salem la fête établie par Judas Jlacchabée en sou-
venir de la purification du temple après les sacri-
lèges d'Antiochus Épiphane '. On l'appelait la « fête
des lumières », parce que, durant les huit journées
de la fête , on tenait dans les maisons des lampes
allumées*. Jésus entreprit peu après un voyage en
Pcrée et sur les bords du Jourdain, c'est-à-dire dans
les pays mêmes qu'il avait visités quelques années
auparavant, lorsqu'il suivait l'école de Jean \ et où
<. Voir ci-dessus, p. 3G3. Peut-être le tombeau dit do Zachnrio
était-il un monument do ce genre. Cf. Itin. a Durdig. llicrtts.,
p. 133 (édit. Scholt).
2. Mallh., xxiii, 29; Luc, xi, 47.
3. Jean, x, 22. Comp. 1 Macch., iv, 52 et suiv.; II Macch., s
6 et suiv.
i. Jo3., Anl., XII, VII, 7.
IS. Jean, x, 40. Cf. Matlh., xix.l; xx, 29; Marc, x, 1, 46; Luc,
XVIII, 35; XIX, i. Ce voyage est connu des aynoptiquoa. Mais
VIE ùE JESUS. m
il avait lui aussi administré le baptême. Il y recueil-
lit, ce semble, quelques consolations, surtout à Jéri-
cho. Cette ville, soit comme tête de route très-im-
portante, soit à clause de ses jardins de parfums
et de ses riches cultures ', avait un poste de douane
assez considérable. Le receveur en chef, Zachée,
homme riche, désira voir Jésus*. Comme il était de
petite taille, il monta sur un sycomore près de la
route où devait passer le cortège. Jésus fut touché
de cette naïveté (Tun fonctionnaire considérable. Il
voulut descendre chez Zachée, au risque de produire
du scandale. On murmura beaucoup, en effet, de le
voir honorer de sa visite la maison d'un pécheur. En
partant, Jésus déclara son hôte bon fils d'Abraham,
et, comme pour ajouter au dépit des orthodoxes,
Zachée devint un saint : il donna, dit-on, la moitié
de ses biens aux pauvres et répara au quadruple les
torts qu'il pouvait avoir faits. Ce ne fut pas là, du
reste, la seule joie de Jésus. Au sortir de la ville, le
Multliiou d Marc croient que Jésus lo fit en venant de Galilée à
Jérusalem par la Perce. La topographie de Luc est inoxpliralVe,
ai l'on n'admet pag que Jésus, daos les chapitres x-xviii de cet
tvangilfi, passe par Jérusalem.
4. Eccli., XXIV, <8; Strabon, XVI , ii, 41 ; Justin, XXXVI, 3;
Jos., Ant., IV, VI, 1 ; XIV, jv, 1 ; XV, iv, 2; Talm. de Babylone,
lierakoth, 43 a, e'.c.
t. Luc, XIX, 1 et 8uiv. (épisode douteux).
372 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
mendiant Bartimée ' lui fit beaucoup de plaisir en
l'appelant obstinément « fils de David », quoiqu'on
lui enjoignît de se taire. Le cycle des miracles gali-
léens sembla un moment se rouvrir dans ce pays,
que beaucoup d'analogies rattachaient aux provinces
du Nord. La délicieuse oasis de Jériclio, alors bien
arrosée, devait être un des endroits les plus beaux
de la Syrie. Josèphe en parle avec la même admi-
ration que de la Galilée, et l'appelle comme cette
dernière province un « pays divin * » .
Jésus, après avoir accompli cette espèce de pèleri-
nage aux lieux de sa première activité prophétique,
revint à son séjour chéri de Béthanie '. Ce qui de-
vait afiliger le plus à Jérusalem les fidèles galiléens,
c'est qu'il ne s'y faisait pas de miracles. Fatigués
du mauvais accueil que le royaume de Dieu trou-
vait dans la capitale, les amis de Jésus, ce semble
désiraient parfois un grand prodige qui frappât vive-
ment l'incrédulité hiérosolymitc. Une résurrection dut
leur paraître ce qu'il y avait de plus convaincauit. On
peut supposer que Marie et Marthe s'en ouvrirent h
Jésus. La renommée lui attribuait déjà deux ou trois
4. Mallh., XX, 29; Marc, x, 46 otsuiv.; Luc, xviii, 35.
5. B. J., IV, VIII, 3. Corap. ibid., I, vi, 6 ; I, xviii, 5, etAnliq.,
XV, IV, 2.
3 Jean, xi, 4.
VIE DE JÉSUS. 8M
faits de ce gonre *. « Si quelqu'un des morts ressus-
citait, disaient sans doute les pieuses sœurs, peut-
être les vivants feraient-ils pénitence. — Non, devait
répondre Jésus, quand même un mort ressusciterait,
ils ne croiraient pas'. » Rappelant alors une histoire
qui lui était familière, celle de ce bon pauvre, cou-
vert d'ulcères, qui mourut et fut porté par les anges
dans le sein d'Abraham ' : « Lazare reviendrait, pou-
vait-il ajouter, qu'on ne le croirait pas. » Plus tard,
il s'établit à ce sujet de singulières méprises. L'hy-
pothèse fut changée en un fait. On parla de Lazare
ressuscité , de l'impardonnable obstination qu'il avait
fallu pou» résister à un tel témoignage. Les «ulcères»
de Lazare et la « lèpre » de Simon le Lépreux, se
confondirent*, et il fut admis dans une partie de
la tradition que Marie et Marthe eurent un frère
4. MaUt)., IX, 18 et suiv.; Marc, v, 22 et suiv.; Luc, vu, U ot
guiv.; VIII, 41 et suiv.
2. Luc, \\\, 30-31.
3. 11 est probable que ce personnage allégorique do Lazare
(■"tySs, « celui que Dieu secourt, » ou "nv'sS, « celui qui n'a
pas de secoure»), désignant le peuple d'Israël («le pauvre» aimé
de Dieu, selon une expression familière aux prophètes et aux psal-
mistes), était consacré avant Jésus par quelque légende populaire
ou dans quelque livre maintonani perdu.
4. Rem irqiiez comlren la suture du verset Luc, xvi. 23 est peu
naturelle. On seni là une le ces fusions d'eleiiient* divers qui sont
familières à Luc. Voir ci-dessus, Introduction, p. Lxxxr
374 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
nommé Lazare', que Jésus fit sortir du lombeau*.
Quand on sait de quelles inexactiludes, de quels coq-
à-l'âne se forment les commérages d'une ville d'O-
rient, on ne regarde même pas comme impossible
qu'un bruit de ce genre se soit répandu à Jérusalem du
vivant de Jésus cl ait eu pour lui des conséquences
funestes.
D'assez notables indices semblent faire ciuire, en
effet, que certaines causes provenant de Béthanie
contribuèrent à hâter la mort de Jésus *. On est par
moments tenté de supposer que la famille de Bétha-
nie commit quelque imprudence ou tomba dans quel-
que excès de zèle. Peut-ôlre l'ardent désir de fermer
la bouche à ceux qui niaient outrageusement la mis-
sion divine de leur ami enlraîna-t-elle ces personnes
passionnées au delà de toutes les bornes. Il faut se
rappeler que, dans cette ville impure et pesante de
4. Remarquez l'agencement singulier de Jean, si , 4-8. Lazare
est d'abord introduit comme un inconnu, tî; iaiiiû>i AscCajct, puis
se trouve tout à coup frère de Marie et de Jlarlho.
5. Je ne doute plus que Jean, xi, 1-16, et Luc, xvi, 19-31, ne
se répondent ; non que le quatrième évangolisle ait eu sous les
yeux le texte du troisième, mais tous deux ont sans doute puisé
à des traditions analo;.;ues. Voir l'Appendice, à \? m de co volume,
p. 487-488, 515, 517, 611, 6ïï, 6Î4, Bt6, ?-27, 530, 631, 53*.
533, 534.
3. Jean, u, 4C et suiv. ; xii, S, '■> et suiv., 17 et sui?.
VIE DE JESOS. 375
Jérusalem, Jésus n'était plus lui-même. Sa conscience,
par la faute des hommes et non par la sienne , avait
perdu quelque chose de sa limpidité primordiale.
Dp-sespcré, poussé à liout, il ne s'appartenait plus.
Sa mission s'imposait à lui, et il obéissait au torrent.
La mort allait dans quelques jours lui rendre sa liberté
divine et l'arraclicr aux fatales nécessités d'un rôle
qui à chaque heure devenait plus exigeant, plus dif-
ficile à, soutenir.
Le contraste entre son exaltation toujours croissante
et l'indifférence des Juifs augmentait sans cesse. En
même temps, les pouvoirs publics s'aigrissaient contre
lui. Dès le mois de février ou le commencement de
mars, un conseil fut assemble par les chefs des prê-
tres *, et dans ce conseil la question fut nettement
posée : « Jésus et le judaïsme pouvaient-ils vivre en-
semble? )) Poser la question, c'était la résoudre, et,
sans être prophète, comme le veut l'évangéliste, le
grand prêtre put très-bien prononcer son axiome san-
glant : « Il est utile qu'un homme meure pour tout le
peuple. »
« Le grand prêtre de cette année », pour prendre
une expression du quatrième évangélistc, qui rend
très-bien l'état d'abaissement où se trouvait réduit
4. Jean, xi, 47 ot suiv.
378 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
le souverain pontificat, était Joseph Kaïapha, nommé
par Valérius Gratus et tout dévoué aux Romains.
Depuis que Jérusalem dépendait des procurateurs,
la charge de grand prêtre était devenue une fonction
amovible ; les destitutions s'y succédaient presque
chaque année'. Kaïapha, cependant, se maintint
plus longtemps que les autres. Il avait revêtu sa
charge l'an 25 , et iJ ne la perdit que l'an 36. On
ne sait rien de son caractère. Beaucoup de circon-
stances portent à croire que son pouvoir n'était que
nominal. A côté et au-dessus de lui, nous voyons
toujours un autre personnage, qui paraît avoir exercé,
au moment décisif qui nous occupe, un pouvoir pré-
pondérant.
Ce personnage était le beau-père de Kaïapha,
Hanan ou Annas% fils de Seth, vieux grand prêtre
déposé, qui, au milieu de cette instabilité du ponti-
ficat, conserva au fond toute l'autorité. Hanan avait
reçu le souverain sacerdoce du légat Quirinius, l'an 7
de notre ère. Il perdit ses fonctions l'an 14, à l'avé-
nement de Tibère; mais il resta très -considéré.
On continuait à l'appeler « grand prêtre » , quoi-
1. Jos., Ant., XV, III, 1; XVIII, ii, 2; v, 3; XX, ix , 1,4,
Talm. de Jér., .Inma, i, 1 ; Talin. do Bab., .lama, il a.
2. L'Ananiis de Joséplin. C'est ainsi (|ik' le nom liiibrou .loha-
nan devenait en grec Joannes ou Joannas.
VIE DE JÉSUS. 371
qu'il fût hors de chargn \ et à le consulter sur
toutes les questions graves. Pendant cinquante ans,
le (K)iitilicat demeura presque sans interruption dans
sa famille; cinq de ses fils revêtirent successivement
celte dignité', sans compter Kaïapha, qui était son
gendre. C'était ce qu'on nommait la « famille sacer-
dotale », comme si le sacerdoce y fût devenu héré-
ditaire'. Les grandes charges du temple leur étaient
uassi presque toutes dévolues*. Une autre famille,
il est vrai , colle de Boëthus, alternait avec celle de
Banan dans le pontificat'. Mais les Dnëlhusim ,
qui devaient l'origine de leur fortune à une cause
assez peu honorable, étaient bien moins estimés de
la bourgeoisie pieuse. Hanan était donc en réalité le
chef du parti sacerdotal. Kaïapha ne faisait rien que
par lui ; on s'était habitué à associer leurs noms,
et môme celui de [lanan était toujours mis le pre-
mier \ On comprend, en cfTet, que, sous ce ré;:;ime
de pontificat annuel et transmis à tour de rcMe selon
le caprice des procurateurs, un vieux pontife, ayant
r Jean, xviii, 15-23; Ad., iv, 6.
2. Jos., Anl.. XX, IX, I. Comp. Talm. de Jér., llorayoih, m, 3;
Tusiplita .Venacholh , ii.
3. Jos., Ant., XV, III, < ; B. ./., IV, v, 6 et 7 ; Act.. iv. 6.
4. Jos., Anl., XX, IX, 3; Talm. de Bab , l'esavhim, 57 a.
5. JOS., Anl., XV, IX, 3; XIX, vi, i; viii, 1.
6. Luc, m, 2.
378 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
gardé le secret des traditions, vu se succéder beau-
coup de fortunes plus jeunes que la sienne, et con-
servé assez de crédit pour faire déléguer le pouvoir
à des personnes qui, selon la famille, lui étaient
subordonnées, devait être un très-important per-
sonnage. Comme toute l'aristocratie du temple * , il
était sadducéen , d secte, dit Josèphe, particulière-
ment dure dans les jugements »*. Tous ses fils furent
aussi d'ardents persécuteurs. L'un d'eux, nommé
comme son père Hanan, fit lapider Jacques, frère du
Seigneur, dans des circonstances qui ne sont pas sans
analogie avec la mort de Jésus '. L'esprit de la famille
était allier, audacieux, cruel *; elle avait ce genre par-
ticulier de méchanceté dédaigneuse et sournoise qui
caractérise la politique juive. Aussi est-ce sur lïanan
et les siens que doit peser la responsabilité de tous
les actes qui vont suivre. Ce fut Hanan (ou, si l'on
veut, le parti qu'il représentait) qui tua Jésus. Hanan
fut l'acteur principal dans ce draine terrible, et, bien
plus que Caïphe, bien plus que Pilate, il aurait dû
porter le poids des malédictions de l'humanité.
1. Act., V, 17.
2. Jos., Ant., XX, IX, 4. Conip. MeijillalU Taanilh , ch. iv et
le ccoliasle; Tosiplita Menaclwtlt, ii.
3. Jos., Ant., XX, IX, i. Il n'y a pas do raisons suflisantes de
douter de i'aull^enticité et de l'intégrité de ce passage.
4. Ibid.
VIE DE JÉSDS. 379
C'est dans la bouche de Caïphe que l'auteur du
quatrième Évangile tient à placer le mot décisif qui
amena la sentence de mort de Jésus ». On supposait
que le grand prêtre possédait un certain don de pro-
phétie; le mot devint ainsi pour la communauté chré-
tienne un oracle plein de sens profonds. Mais un tel
mot, quel que soit celui qui l'ait prononcé, fui la
pensée de tout le parti sacerdotal. Ce parti était fort
opposé aux séditions populaires. Il cherchait à arrê-
ter les enthousiastes religieux, prévoyant avec raison
que, par leurs prédications exaltées, ils amèneraient
la ruine totale du pays. Bien que l'agitation provo-
quée par Jésus n'eût rien de temporel , les prêtres
virent comme conséquence dernière de cette agitation
une aggravation du joug romain et le renversement
du temple, source de leurs richesses et de leurs
honneurs*. Certes, les causes qui devaient amener,
trente-sept ans plus tard, la ruine de Jérusalem
étaient ailleurs que dans le christianisme naissant.
Cependant, on ne peut dire que le motif allégué en
celte circonstance par les prêtres fût tellement hors
de la vraisemblance qu'il faille y voir de la mauvaise
foi. En un sens général, Jésus, s'il réussissait, ame-
nait bien réellement la ruine de la lalion juive. Par-
4. Jciin, M, 49-50. Cf. ibid.,\\m, 14.
î. //)iV/.,xi, 48
380 ORIGINES DD CHRISTIANISME,
tant des principes admis d'emblée par toute l'an-
cienne politique, Uaiian et Kaïa|)lia étaient donc en
droit de dire ; « Mieux vaut la mort d'un homme
que la ruine d'un peuple. » C'est là un raisonne-
ment, selon nous, détestable. Jlais ce raisonnement
a été celui des partis conservateurs depuis l'origine
des sociétés humaines. Le «parti de l'ordre» (je
prends cette expression dans le sens étroit et mes-
quin) a toujours été le même. Pensant que le dernier
mol du gouvernement est d'empêcher les émotions
populaires, il croit faire acte de patriotisme en préve-
nant par le meurtre juridique l'eirusion tumultueuse
du sang. Peu soucieux de l'avenir, il ne songe pas
qu'en déclarant la guerre à toute initiative, il court
risque de froisser l'idée destinée à triompher un jour.
La mort de Jésus fut une des mille applications de
cette politique. Le mouvement qu'il dirigeait était tout
spirituel ; mais c'était un mouvement ; dès lors les
hommes d'ordre, persuadés que l'essentiel pour l'hu-
manité est de ne point s'agiter, devaient empêcher
l'esprit nouveau de s'étendre. Jamais on ne vit par
un plus frappant exemple combien une telle conduite
va contre son but. Laissé libre, Jésus se fût épuisé
dans une lutte désespérée contre l'impossilile. La
haine inintelligente de ses ennemis dérida du succès
de son œuvre et mit le sceau à sa divinité.
VIE DE JESDS. 381
La mort de Jésus fut ainsi résolue dès le mois de
février ou de mars'. Mais Jésus échappa encore pour
quelque temps. Il se retira dans une ville peu con-
nue, nommée Epliraïn ou Ephron, du côté de Bélhel,
à une petite journée de Jérusalem, sur la limite du
désert*. Il y vécut quelques semaines avec ses disci-
ples, laissant passer l'orage. Les ordres pour l'arrê-
ter, dès qu'on le recon.naîtrait autour du temple,
étaienrl donnés. La solennité de Pùque approchait, et
l'on pensait que Jésus, selon sa coutume, viendrait
célébrer cette fcte à Jérusalem '.
4. Jean, XI, 53.
8. Ibid., XI, 54. Cf. // Chron., xiii, 19; Jos., D. .1., IV, ix, 9;
Eusèbe et saint Jérôme, De situ et nom. loc. hebr.,a\i\ mots
Éçpuv et É'fpai(i. On l'identifie généralement avec Tayyiheh.
3. Jean, xi, 55-56. Pour l'ordre des faits, dans toitte cette par-
tie, nous suivons le système de Jean. Les synoptiques si>ml)lent
peu renseiijnés sur la période de la vie de Jésus qui a précédé k
l'assion
CHAPITRE XXHI.
D8BNIBI1B SEMAINE DE JESCS>
Il partit, en effet, suivi de ses disciples, pour revoir
une dernière fois la ville incrédule. Les espérances
de son entourage étaient de plus en plus exaltées.
Tous croyaient, en montant à Jérusalem, que le
royaume de Dieu allait s'y manifester*. L'impiété
des hommes était à son comble, c'était un grand signe
que la consommation était proche. La persuasion à
cet égard était telle, que l'on se disputait déjcà la pré-
séance dans le royaume*. Ce fut, dit-on, le moment
que Salomé choisit pour demander en faveur de ses
fils les deux sièges à droite et à gauche du Fils de
l'homme'. Le maître, au contraire, était obsédé de
graves pensées. Parfois, il laissait percer contre ses
ennemis un ressentiment sombre; il racontait la pa-
<. Luc, XIX, 41.
i. Luc, XXII, 24 et suiv
3. Mattti., XX, tOclsuiv. ; Marc, x, 35 et suiv.
VIE DE JÉSUS. 383
rabolc d'un homme noble, cpii partit pour recueillir
un royaume dans des pays éloignés; mais à peine
est-il parti que ses concitoyens ne veulent plus de lui.
Le roi revient, ordonne d'amener devant lui ceux qui
n'ont pas voulu qu'il règne sur eux, et les fait mettre
tous à mort*. D'autres fois, il détruisait de front les
illusions des disciples. Comme ils marchaient sur les
routes pierreuses du nord de Jérusalem , Jésus pen-
sif devançait le groupe de ses compagnons. Tous le
regardaient en silence, éprouvant un sentiment de
crainte et n'osant l'interroger. Déjà, à diverses re-
prises, il leur avait parlé de ses souffrances futures,
et ils l'avaient écouté à contre-cœur'. Jésus prit enfin
la parole, et, ne leur cachant plus ses pressentiments,
il les entretint de sa fin prochaine'. Ce fut une grande
tristesse dans toute l'assistance. Les disciples s'atten-
daient à voir apparaître bientôt le signe dans les
nues. Le cri inaugural du royaume de Dieu : « Béni
soit celui qui vient au nom du Seigneur', » retentis-
sait déjà, dans la troupe en accents joyeux. Cette san-
glante perspective les troubla. A chaque pas de la
1 Luc, xi\, 12-27.
S. Mutth.,xvi, 21 elsuiv.; Marc, viii, 3< et suiv.
3. Mallh., XX, 17 et suiv.; Marc, x, 3< et suiv.; Lucxviii, 3«
et suiv.
4. Mallh., xxm, .10; Luc, xui, 33
384 ORIGINES DO CHRISTIANISME.
route fatale . le royaume ùe Dieu s'approcbait ou
s'éloignait dans le mirage de leurs rêves. Pour lui'
il se confirmait dans la pensée qu'il allait mourir,
mais que sa mort sauverait le monde '. Le malen-
tendu entre lui et ses disciples devenait à chaque
instant plus profond.
L'usage était de venir à Jérusalem plusieurs jours
avant la Pàque, afin de s'y préparer. Jésus arriva
après les autres, et un moment ses ennemis se cru-
rent frustrés de l'espoir qu'ils avaient eu de le saisir*.
Le sixième jour avant la fête (samedi, 8 de nisan
= 28 mars'), il atteignit enfin Béthanie. Il descendit,
selon son habitude, dans la maison de Marthe et
Marie, ou de Simon le Lépreux. On lui fit un grand
accueil. Il y eut chez Simon le Lépreux ' un dîner où
se réunirent beaucoup de personnes, attirées par le
désir de voir le nouveau prophète , et aussi , dit-on ,
de voir ce Lazare, dont on racontait tant de choses
depuis quelques jours. Simon le Lépreux , assis à
1. Matih., XX, 28.
2. Jean, xi, 56.
3. La Pàquo se céliibrait le H de nisan. Or, l'an 33, le 1" nisan
répondit, ce semble, à la journée du samedi , 21 mars. L'incerti-
tude du calendrier juif rond tous ces calculs douteux. Voir Mém.
de l'Arad. des Inscr. et li.L., t. XXIIl, 2' partie, p. 367 et suif,
(nouvelle série).
4. MalLb.,xxvi, 6; Marc, xiv 3. Cf. Luc, vu, 40, 43-ii-
VIB DE JESUS. 385
table , passait déjà peut-être aux yeux de plusieurs
pour le prétendu ressuscité , et attirai* les regards.
Marthe servait, selon sa coutume \ Il semble qu'on
cherchât, par un redoublement de respects exté-
rieurs, à vaincre la froideur du public et à marquer
fortement la haute dignité de l'hôte qu'on recevait.
Marie, pour donner au festin un plus grand air de
fête, entra pendant le dîner, portant un vase de par-
fum qu'elle répandit sur les pieds de Jésus. Elle
cassa ensuite le vase, selon un vieil usage qui con-
sistait à briser la vaisselle dont on s'était servi pour
traiter un étranger de distinction '. Enfin, poussant
les témoignages de son culte à des excès jusque-là
inconnus, elle se prosterna et essuya avec ses longs
cheveux les pieds de son maître'. La maison fut
remplie de la bonne odeur du parfum, à la grande
joie de tous, excepté de l'avare Juda de Kerioth. Eu
égard aux habitudes économes de la communauté ,
^. Celle circonstance ne serait pas invraisemblable, mûmo dans
le cas où le festin n'aurait pas eu lieu dans la maison de Marthe.
Il est très-ordinaire, en Orient, qu'une personne qui vous est atta-
clice par un lien d'affeclion ou de domeslicilé aille vous servir
quund vous mangez chez autrui.
t. J'ai vu cet usage se pratiquer encore à Sour
3. Il faut se rappeler que les pieds des convives n'élaienl point,
comme chez nous, cachés sous la t;iblc, mais étendus ù la hauteur
du corps sur lo divan ou Iriclmium .
tt
380 OKIGINES DU CHRISTIANISME.
c'était là une vraie prodigalité. Le trésorier avide
calcula tout de suite combien le parfum aurait pu
être vendu et ce qu'il eût rapporté à la caisse des
pauvres. Ce sentiment peu affectueux mécontenta
Jésus : on semblait mettre quelque chose au-dessus
de lui. Il aimait les honneurs, car les honneurs ser-
vaient à son but en établissant son titre de fils de
David. Aussi , quand on lui parla de pauvres , il ré-
pondit asseï vivement : « Vous aurez toujours des
pauvres avec vous; mais, moi, vous ne m'aurez pas
toujours. » Et, s'exaltant, il promit l'immortalité à la
femme qui, en ce moment critique, lui donnait un
gage d'amour*.
Le lendemain (dimanche, 9 de nisan), Jésus des-
cendit de Béthanie à Jérusalem*. Quand, au détour
de la route, sur le sommet du mont des Oliviers, il
vit la cité se dérouler devant lui, il pleura, dit-on,
sur elle, et lui adressa un dernier appel '. Sur le
penchant de la montagne, près du faubourg, habité
surtout par les prêtres, qu'on appelait Dethphagé *,
4 Matlb., XXVI, 6 et suiv. , Marc, xiv, 3 et suiv. ; Jean, xi, 2;
xa, i et suiv. Comparez Luc, vu, 36 et suiv.
i. Jean, xii, 43
3. Luc, XIX, 4< et suiv.
4. Matlh., XXI, 4 ; Marc, xi, 4 (tpxto grec); Luc, xix, 19;
Uiscbna, Menacholh. xi, 3; Talm. de Bab., Sanhédrin, 44 6;
VIE DE lÉSDS. 387
Jésus eut encore un moment de satisfaction humaine' .
Le bruit de son arrivée s'était répandu. LesGaliléens
qui étaient venus à la fête en conçurent beaucoup de
joie et lui préparèrent un petit triomphe. On lui
amena une ânesse, suivie, selon l'usage, de son
petit'. Les Galiléens étendirent leurs plus beaux
habits en guise de housse sur le dos de cette pauvre
monture, et le firent asseoir dessus. D'autres, ce-
pendant, déployaient leurs vêtements sur la route
et la jonchaient de rameaux verts. La foule qui pré-
cédait et suivait , en portant des palmes , criait :
(I Hosanna au fils de David ! béni soit celui qui vient
au nom du Seigneur! » Quelques personnes même
Pesachim, 63 6,91 a; Sola, 43 a; baba metsia, 88 a; Mena-
chotlt,'!S b; Sifra, lOi b; Eusèbe et saint Jérôme, De situ el nom.
loc. Aeftr., dans S. Hier. 0pp., édit. Martinnay, II, col. 442; saint
Jérôme, Epitaphiiim Paulœ. 0pp., IV, col. 676; le même, Comm.
in Mallh., xxi, 1 (0pp., IV, col. 94) ; le môme, Lex. grœc. nom.
hebr.. 0pp., II, col. 121-122.
1. Mallh., XXI, 1 clsuiv.; Marc, xi, 1 etsuiv.; Luc, xix, 29 et
suiv. ; Jean, xii, 12 etsuiv. Le rapprochement avec Zacharie, ix,
9, laisse planer quelque doute sur tout cet épisode. Une entrée
triomphale sur un une était un trait mcssianiciue. Comparez Talm.
lin Mh., Sanhédrin, !)8 b; Midmsili ncrcschith rabba, ch.w.ww,
Midrasch Kohdetli, i, 9.
2. Colle petite circonstance vient pi'ul-clre de ce qu'on a mal
compris le passage de Zacharie. Les écrivains du Nouveau Tesla-
cienl paraissent avoir iynoré la loi du parallélisme hébreu. Comp.
Jean, i^ix, 24.
3?3 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
lui donnaient le titre de roi d'Israël '. « Rabbi, fais-
Ics taire, » lui dirent les pharisiens. — S'ils se tai-
sent, les pierres crieront, » répondit Jésus, et il entra
dans la ville. Les Hiérosolymites, qui le connaissaient
à peine, demandaient qui il était. « C'est Jésus, le
prophète de Nazareth en Galilée, » leur répondait-on.
Jérusalem était une ville d'environ 50,000 âmes*.
Un petit événement, comme l'entrée d'un étranger
quelque peu célèbre, ou l'arrivée d'une bande de
provinciaux, ou un mouvement du peuple aux ave-
nues de la ville, ne pouvait manquer, dans les cir-
constances ordinaires, d'être vite ébruité. Biais, au
temps des fêtes, la confusion était extrême'. Jérusa-
lem, ces jours-là, appartenait aux étrangers. Aussi
est-ce parmi ces derniers que l'émotion paraît avoir
été la plus vive. Des prosélytes parlant grec, qui
étaient venus à la fête, furent pic^ucs de curiosité, et
1. Luc, XIX, 38; Jer.n, xii, 13.
2. Le cliilTie de 120,000, donné par llécatoo (dnns Josèphvj,
Contre Apion, I, 22), parait exagéré. Cicéron parle de Jérusalem
comme d'une bicoque [Ad AUicum, II, ix). Les anciennes en-
ccinles, quelque système qu'on adopte, ne comportent pas une
population quadruple de celle d'aujourd'hui, laquelle n'atteint pas
15,000 liabitanls. Voir Robinson , lUbl. fies., I, 421-422 ( V édi-
tion); Fergusson , Topogr. of Jcrus., p. 51 ; Forstor, Syria and
Palestine, p. 82.
3. Jos., U J.. II, XIV, 3; VI, II, 3.
VIE DE JESD8. 389
voulurent voir Jésus. Ils s'adressèrent à ses disci-
ples ' ; on ne sait pas bien ce qui résulta de cette
entrevue. Pour Jésus, selon sa coutume, il allr pas-
ser la nuit à son cher village de Béthanie ^ Les
trois jours suivants ( lundi , mardi , mercredi ) , il
descendit pareillement à Jérusalem; après le cou-
cher du soleil, il remontait soit à Béthanie, soit au.\
fermes de la côte occidentale du mont des Oliviers,
où il avait beaucoup d'amis *.
Une grande tristesse paraît , en ces dernières
journées , avoir rempli l'âme , d'ordinaire si gaie
et si sereine, de Jésus. Tous les récits sont d'accord
pour lui prêter avant son arrestation un moment
de trouble , une sorte d'agonie anticipée. Selon
les uns, il se serait tout à coup écrié : « Mon âme
est troublée. 0 Père, sauve -moi de cette heure* ! »
On croyait qu'alors une voix du ciel se fit entendre;
d'autres disaient qu'un ange vint le con.-oler'. Selon
une version très - répandue , le fait aurait eu lieu au
1. Jran, XII, 20 Pt su v.
î. Maltli., XXI, 17; .Marc, xi, <1.
3. .Matth., XXI, 17-18; Marc, xi, H-12, <9; Lur, xxi, 37-3S.
4. Jean, xii, 27 et suiv. On comprend que le Ion exallé du qua-
trième evangt^lisle et sa préoccupation exclusive du rôle divin de
Jésus aient ollaré du récit les circons inces do faiblesse naturelle
racontées par les synoptir)UPS.
5. Luc, XXII, 43; Jean, xii, i9-K,
390 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
jardin de Gethsémani. Jésus, disait-on, s'éloigna à
un jet de pierre de ses disciples endormis, ne pre-
nant avec lui que Ccphas et les deux fils de Zébé-
dée. Alors, il pria la face contre terre. Son âme fut
triste jusqu'à la mort ; une angoisse terrible pesa sur
lui ; mais la résignation à la volonté divine l'em-
porta *. Cette scène, par suite de l'art instinctif qui
a présidé à la rédaction des synoptiques, et qui les
fait souvent obéir dans l'agencement du récit à des
raisons de convenance ou d'effet, a été placée à la
dernière nuit de Jésus, et au moment de son arres-
tation. Si une telle version était la vraie, on ne com-
prendrait guère que Jean, qui aurait été le témoin
intime d'un fait si émouvant, n'en eût point parlé h.
ses disciples, et que le rédacteur du quatrième Évan-
gile n'eiit pas relevé cet épisode dans le récit très-
circonstancié qu'il fait de la soirée du jeudi*. Tout
ce qu'il est permis de dire , c'est que , durant ses
derniers jours, le poids énorme do la mission qu'il
1 . Malth., xviii, 36 et suiv. ; Marc, xiv, 32 et suiv. ; Luf , xxn,
39 Pt suiv.
2. Cela se comprendrait d'autant moins que le rédacteur du
quatrième Évangile met une sorte d'alToctalion à relever les cir-
constances qui sont personiiollej» à Jean ou dont il a clé le seul
Icnioin (i, 35 et suiv. ; xiii , Î3 et suiv. ; xviii , <5 ot suiv. , xix,
et suiv., 35; \x, i et suiv.; xxi, 20 et suiv.).
VIE DE JÉSUS. 891
avait acceptée pesa cruellement sur Jésus. La nature
humaine se réveilla un instant. Il se prit peut-être à
douter de son œuvre. La terreur, l'hésitation s'empa-
rèrent de lui et le jetèrent dans une défaillance pire
que la mort. L'homme qui a sacrifié à une grande
idée son repos et les récompenses légitimes de la vie
fait toujours un retour triste sur lui - même , quand
l'image de la mort se présente & lui pour la première
fois et cherche à lui persuader que tout est vain. Peut-
être quelques-uns de ces touchants souvenirs que con-
servent les âmes les plus fortes, et qui à certaines
heures les percent comme un glaive, lui vinrent -ils
à ce moment. Se rappela-t-il les claires fontaines de
la Galilée, où il aurait pu se rafraîchir; la vigne et le
figuier sous lesquels il aurait pu s'asseoir; les jeunes
filles qui auraient peut-être consenti à l'aimer? Mau-
dit-il son âpre destinée, qui lui avait interdit les joies
concédées à tous les autres? Regretta-t-il sa trop
haute nature, et, victime de sa grandeur, pleura-t-il
de n'être pas resté un simple artisan de Nazareth?
On l'ignore. Car tous ces troubles intérieurs restèrent
évidemment lettre close pour ses disciples. Ils n'y
comprirent rien, et suppléèrent par de naïves con-
jectures & ce qu'il y avait d'oi)scur pour eux dans la
grande âme de leur maître. Il est sûr, au moins, que
son essence divine reprit bientôt lu dessus. Il pouvait
332 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
encore éviter la mort; il ne le voulut pas. L'amour
de son œuvre l'emporta. Il accepta de boire le calice
jusqu'à la lie. Désormais, en effet, Jésus se retrouve
tout entier et sans nuage. Les subtilités du polé-
miste, la crédulité du thaumaturge et de l'exorciste
sont oubliées. Il ne reste que le héros incomparable
de la Passion, le fondateur des droits de la conscience
libre, le modèle accompli que toutes les âmes souf-
frantes méditeront pour se fortifier et se consoler.
Le triomphe de Betliphagé, cette audace de pro-
vinciaux, fêtant aux portes de Jérusalem l'avènement
de leur roi-messie, acheva d'exaspérer les pharisiens
et l'aristocratie du temple. Un nouveau conseil eut
lieu le mercredi (12 de nisan), chez Joseph Kaïa-
pha '. L'arrestation immédiate de Jésus fut résolue.
Un grand sentiment d'ordre et de police conservatrice
présida à toutes les mesures. Il s'agissait d'éviter un
esclandre. Comme la fête de Pàque, qui commen-
çait celte année le vendredi soir, était un moment
d'encombrement et d'exaltation, on résolut de dn-
vancer ces jours-là. Jésus était populaire*; on crai-
gnait une émeute. IJien que i'usagc fût de relever les
solennités où la nation était réunie par des exécutions
i. M:iilh., wvi, 1-5; Marc, xiv, <-2: Luc, xxii, i-i.
J. Matll)., XXI, 46.
VIE DE JESCS. 393
d'individus rebelles à l'autorité sacerdotale, espèces
d'auto-da-fé destinés à inculquer au peuple la terreur
religieuse *, on s'arrangeait probablement pour que
de tels supplices ne tombassent pas dans les jours
fériés *. L'arrestation fut donc fixée au lendemain
jeudi. On résolut aussi de ne pas s'emparer de lui
dans le temple, où il venait tous les jours', mais
d'épier ses habitudes , pour le saisir dans cpieique
endroit secret. Les agents des prêtres sondèrent les
disciples , espérant obtenir des renseignements utiles
de leur faiblesse ou de leur simplicité. Ils trouvè-
rent ce qu'ils cherchaient dans Juda de Kerioth. Ce
malheureux, par des motifs impossibles à expliquer,
trahit son maître, donna toutes les indications néces-
saires , et se chargea même ( quoiqu'un tel excès de
noirceur soit à peine croyable) de conduire la brigade
qui devait opérer l'arrestation. Le souvenir d'horreur
que la sottise ou la méchanceté de cet homme laissa
dans la tradition chrétienne a dû introduire ici quel-
que exagération. Judas jusque-là avait été un disciple
comme un autre ; il avait même le titre d'apôtre ; il
avait fait des miracles et chassé les démons. La
4. Mischna, S'/H'cr/ri'n, xi , 4; Tulm. de Bab., môme traité
89 a. Comp. Acl., xn, 3 el suiv.
2. Misclina, Sanlipclrin, iv, <,
3. SlaUti., XXVI, 55.
394 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
légende, qui ne veut que des couleurs tranchées, n*a
pu admettre dans le cénacle que onze saints et un
reprouvé. La réalité ne procède point par catégories
si absolues. L'avarice, que les synoptiques donnjnt
pour motif au crime dont il s'agit, ne suffît pas pour
l'expliquée. Il serait singulier qu'un homme qui tenait
la caisse , et qui savait ce qu'il allait perdre par la
mort du chef, eût échangé les profits de son emploi *
contre une très-petite somme d'argent*. Judas avait-
il été blessé dans son amour-propre par la semonce
qu'il reçut au dîner de Béthanie? Cela ne suffit pas
encore. Le quatrième évangcliste voudrait en faire
un voleur, un incrédule depuis le commencement *,
ce qui n'a aucune vraisemblance. On aime mieux
croire à quelque sentiment de jalousie, à quelque
dissension intestine. La haine particulière contre Ju-
das qu'on remarque dans l'Évangile attribué h Jean *
confirme cette hypothèse. D'un cœur moins pur que
les autres. Judas aura pris, sans s'en apercevoir,
les sentiments étroits de sa charge. Par un travers
4. Jean, XII, 6.
i. Le quatrième Évangile ne parle même pas d'un salaire. Los
iii'iuo pièces d'argent des synoptiques sont empruntées à Zacha-
rle, XI, 48-13.
3. Jean, vi, 05; xii, 6.
4. Jean, vi, 08, 71-72; xii, 6; xiii, 5, 27 et suiv.
VIE DE JÉSOS. 395
fort ordinaire dans les fonctions actives, i! en sera
venu à mettre les intérêts de la caisse au-dessus de
l'œuvre même à laquelle elle était destinée. L'admi-
nistrateur aura tué l'apôtre. Le murmure qui lui
échappe à Béthanie semble supposer que parfois il
trouvait que le maître coûtait trop cher à sa famille
spirituelle. Sans doute cette mesquine économie avait
causé dans la petite société bien d'autres froissements.
Sans nier que Juda de Kerioth ait contribué à l'ar-
restation de son maître , nous croyons donc que les
malédictions dont on le charge ont quelque chose
d'injuste. Il y eut peut-être dans sor fait plus de
maladresse que de perversité. La conscience morale
de l'homme du peuple est vive et juste, mais instable
et inconséquente. Elle ne sait pas résister à un en-
traînement momentané. Les sociétés secrètes du parti
républicain cachaient dans leur sein beaucoup de
conviction et de sincérité, et cependant les dénoncia-
teurs y étaient fort nombreux. Un léger dépit sufïï-
sait pour faire d'un sectaire un traître. Mais , si la
folle envie de quelques pii;ces d'argent fit tourner la
tcle au pauvre Judas, il ne semble pas qu'il eût com-
pléleinent perdu le sentiment moral, puisque, voyant
les conséquences de sa faute, il se repentit', et, dit-
on, se donna la mort.
4. BIntIh., XXVII, 3 ot sutv.
3-15 ORIGINES DO CHRISTIANISME.
Chaque minute, à ce moment, devient solennelle
et a compté plus que des siècles entiers dans l'his-
toire de l'humanité. Nous sommes arrivés au jeudi,
13 de nisan (2 avril). C'était le lendemain soir que
commençait la fête de Pâque, par le festin où l'on
mangeait l'agneau. La fête se continuait les sept jours
suivants, durant lesquels on mangeait les pains
azymes. Le premier et le dernier de ces sept jours
avaient un caractère particulier de solennité. Les dis-
ciples étaient déjà occupés des préparatifs pour la
fête'. Quant à Jésus, on est porté à croire qu'il con-
naissait la trahison de Judas, et qu'il se doutait du
sort qui l'attendait. Le soir, il fit avec ses disciples
son dernier repas. Ce n'était pas le festin rituel de
la Pàque, comme on l'a supposé plus tard, en com-
mettant une erreur d'un jour*; mais, pour l'Église
1. Matth., xsvi, 1 et suiv. ; Marc, xiv, 12; Luc, xxii, 7; Jean,
XIII, 29.
2. C'est le système des synoptiques (Matth., xxvi, 17 et suiv.;
Marc, XIV, 12 et suiv.; Luc, xxii, 7 et suiv., 15), et, par consé-
quent, celui de Justin {Dial. cum Tryph., 17, 88, 97, 100, 111).
Le quatrième Évangile, au contraire, suppose fonnellemenl que
Jé:;us mourut le jour même où l'on mangeait l'agneau (xiii, 1-2,
29; xviii, 28; xix, 14, 31). Le Talmud, faible autorité assurément
en une telle question, fait aussi mourir Jésus « la veille de Pàque»
(Talm. de Bah., Sanhédrin, 43 a, 67 a). Une olijection très-grave
contre cette opinion résulte do ce que, dans la seconde moitié du
11* siècle, les Églises d'Asie Mineure professant sur la Tique une
VIE DE JÉSUS. 397
primitive , le souper du jeudi fut la vraie Pàquc , le
sceau de l'alliance nouvelle. Chaque disciple y rap-
porta ses plus chers souvenirs, et une foule de traits
touchants que chacun gardatt, du maître furent accu-
mulés sur ce repas , qui devint la pierre angulaire
de la piété chrétienne et le point de départ des plus
fécondes institutions.
Nul doute, en eflet, que l'amour tendre dont le
cœur de Jésus était rempli pour la petite Eglise qui
l'entourait n'ait débordé à ce moment*. Son âme
calme et forte se trouvait légère sous le poids des
sombres préoccupations qui l'assiégeaient. Il eut un
mot pour chacun de ses amis. Deux d'entre eux, Jean
et Pierre, surtout, furent l'objet de tendres mar-
ques d'attachement. Jean était couché sur le divan ,
à côté de Jésus, et sa tête reposait sur la poitrine du
doctrine qui semble on contradiction avec le système du quatrième
Évangile font justement appel à l'autorilé de l'apôtre Jean et de
ses disciples pour appuyer une doctrine qui parait conforme au
récit des synoptiques (Polycrate, dans Eusèbo, llisl. eccl.,\, 24.
Comp. Citron, pasc.j p. 6 et suiv., édit. Du Cange). Mais cotte
alTiiire est très-obscure. Jean et ses disciples pouvaient cé^ébrer
la Pàquo, comme toute l'école apostolique primitive, le 44 do
nisan, non parce qu'ils croyaient que Jésus avait mangé l'agneau
ce jour-là, mais parce qu'ils croyaient que Jésus, le vrai agneau
pascal (remarquez Jean, i, 29; xix, 36, en comparant Apoc, v,
6, etc.), était mort ce jour-lîi.
4. Jean, XIII, t cl suir.
398 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
maître'. Vers la fin du repas, le secret qui pesdil
sur le cœur de Jésus faillit lui échapper. 4 En vérité,
dit-il, je vous le déclare, un de vous me trahira*. »
Ce fut pour ces hommes naïfs un moment d'angoisse;
ils se regardèrent les uns les autres, et chacun s'in-
terrogea. Judas était présent; peut-être Jésus, qui
avait depuis quelque temps des raisons de se défier
de lui, chercha-t-il par ce mot à tirer de ses regards
ou de son maintien embarrassé l'aveu de sa faute.
Mais le disciple infidèle ne icrdit pas contenance;
il osa même, dit-on, demander comme les autres ;
a Serait-ce moi, rabbi ? »
Cependant, l'âme droite et bonne de Pierre était h
la torture. Il fit signe à Jean de tâcher de savoir de
qui le maître parlait. Jean, qui pouvait converser avec
Jésus sans être entendu, lui demanda le mot de cette
énigme. Jésus, n'ayant que des soupçons, ne voulut
prononcer aucun nom; il dit seulement à Jean de
bien remarquer celui à qui il allait offrir une bouchée
trempée dans la sauce'. En même temps, il trempa
1. Jean, XIII, 23; Polyciate, dans Eusèbe, //. E.. V, 24.
2. Mallh., XXVI, 21 otsuiv.; Marc, xiv, <8 eL suiv. ; Luc, xx
21 et suiv. ; Jean, xiii, 2) et suiv.; xxi, 20.
3. En Oient, le chef do lable donne une marque d'éiîiird h «n
convive en Taisant pour lui, une ou deux fois par repas, dos bmi-
littes qu'il compose et assaisonne à son gré.
VIE DE JESUS. 399
la bouchée et l'offrit à Judas. Jean et Pierre seuls
eurent connaissance du fait. Jésus adressa h. Judas
quelques paroles qui renfermaient un sanglant re-
prociie, mais ne furent pas saisies des assistants. On
crut que Jésus lui donnait des ordres pour la fête du
lendemain, et il sortit*.
Sur le moment, ce repas ne frappa personne, et, à
part les appréhensions dont le maître fit la confi-
dence à ses disciples, qui ne comprirent qu'à demi,
il ne s'y passa rien d'extraordinaire. Mais, après la
mort de Jésus, on attacha à cette soirée un sens sin-
gulièrement solennel, et l'imagination des croyants y
répandit une teinte de suave mysticité. Ce qu'on se
rappelle le mieux d'une personne chère, ce sont ses
derniers temps. Par une illusion inévitable, on prête
aux entreliens qu'on a eus alors avec elle un sens
qu'ils n'ont pris que par la mort; on rapproche en
quelques heures les souvenirs de plusieurs années.
La plupart des disciples ne virent plus leur maître
après le souper dont nous venons de parler. Ce fut
le banquet d'adieu. Dans ce repas, ainsi que dans
beaucoup d'ontres*, Jésus pratiqua son rite myslc-
4. Je;in, \iii, ii cl suiv., qui lève les invraiseiQi)lanccs du rv5cit
dos synoptiques.
2. I.uc, XXIV, 30-31, 3u, représente la fraction du pain comme
une habitude de Jésus.
fOO ORIGINES DU CHRISTIANISME.
deux de la fraction du pain. Comme on crut , des
les premières années de l'Église, que le repas en
question eut lieu le jour de Pâque et fut le festin
pascal , l'idée vint naturellement que l'institution
eucharistique se fit à ce moment suprême. Partant
de l'hypothèse que Jésus savait d'avance avec pré-
cision quand il mourrait, les disciples devaient être
amenés à supposer qu'il réserva pour ses dernières
heures une fouie d'actes importants. Comme, d'ail-
leurs , une des idées fondamentales des premiers
chrétiens était que la mort de Jésus avait été un
sacrifice, remplaçant tous ceux de l'ancienne Loi, la
« Cène » , qu'on supposait s'être passée une fois
pour toutes la veille de la Passion, devint le sacri-
fice par excellence , l'acte constitutif de la nouvelle
alliance, le signe du sang répandu pour le salut de
tous*. Le pain et le vin, mis en rapport avec la
mort elle-même , furent ainsi l'image du Testament
nouveau que Jésus avait scellé de ses souffrances,
là commémoration du sacrifice du Christ jusqu'à son
avènement'.
De très -bonne heure, ce mystère se fixa en un
petit récit sacramentel , que nous possédons sous
1 . Luc, XXII, so.
s. I Cor., XI, 26.
VIE DE JÊSDS. 401
quatre formes' très - analogues entre elles. Le qua-
trième évangéliste, si préoccupé des idées eucharis-
tiques', qui raconte le dernier repas avec tant de pro-
lixité, qui y rattache tant de circonstances et tant de
discours*, ne connaît pas ce récit. C'est la preuve
que, dans la secte dont il représente la tradition , on
ne regardait pas l'institution de l'Eucharistie comme
une particularité de la Cène. Pour le quatrième
évangéliste, le rite de la Cène, c'est le lavement des
pieds. Il est probable que , dans certaines familles
chrétiennes primitives, ce dernier rite obtint une im-
portance qu'il perdit depuis*. Sans doute Jésus, dans
quelques circonstances , l'avait pratiqué pour don-
ner à ses disciples une leçon d'humilité fraternelle.
On le rapporta à la veille de sa mort, par suite
de la tendance que l'on eut à grouper autour de la
Cène toutes les grandes recommandations morales et
rituelles de Jésus.
Un haut sentiment d'amour, de concorde, de cha-
rité, de déféreuce mutuelle animait, du reste, les sou-
venirs qu'on croyait garder du dernier soir de Jésus'.
4. Mallh., XXVI, 26-28- Marc, xiv, 22-24; Luc, xxii, '9-21;
I Cor., XI, 23-25.
2. Cil. VI.
3. Cil. :iiii-xvii.
4. Jo;in, XIII, 14-15. Tf. M,Ulh.,xx,2Gotsuiv.;I.uc,xxii,26nlsiiiv.
6. Jean, xiii, 4 cl suiv. Les discours placés par lo qualrièms
402 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
C'est toujours l'unité de son Église , constituée par
îui ou par son esprit, qui est l'âme des symboles et
des discours que la tradition chrétienne fit remonter
à cette heure bénie : « Je vous donne un comman-
dement nouveau : c'est de vous aimer les uns les
autres comme je vous ai aimés. Le signe auquel on
connaîtra que vous êtes mes disciples, sera que vous
vous aimiez les uns les autres *. » A ce moment
sacré , quelques rivalités , quelques luttes de pré-
séance se produisirent encore*. Jésus fit remarquer
que, si lui, le maître, avait été au milieu de ses dis-
ciples comme leur serviteur, à plus forte raison de-
vaient-ils se subordonner les uns aux autres. Selon
queiqucs-uns, en buvant le vin, il aurait dit : « Je
ne goûterai plus de ce fruit de la vigne jusqu'à ce
que je le boive nouveau avec vous dans le royaume
de mon Père '. » Selon d'autres, il leur aurait pro-
évangélisto à la suite du récil de la Côiio ne peuvent être pris
pour historiques. Ils sont pleins de tours et d'expressions qui
ne sont pas dans le style des discours de Jésus, et qui, au con-
traire, rentrent très -bien dans le lanp;age habituel des écrits
jolianniques. Ainsi l'expression « petits enfants» au vocatif (Jean,
XIII, 33) est très- fréquente dans la première épltre qui porto le
nom de Jear Cette expression ne paraît pas avoir été familiôro à
Jésus.
4. Jean, xiii, 33-35; xv, 12-17.
2. Luc, XXII, îi-27. Cf. Jean, xiii, 4 et suiv.
3. Mallh., \xvi, 29; Marc, xiv, 25 ; Luc, xxii, <8.
VIE DE JeS03. 403
mis bientôt un festin céleste, où ils seraient assis sur
des trônes à ses côtés '.
II semble que, vers la fin de la soirée, les pres-
sentiments de Jésus gagnèrent les disciples. Tous
sentirent qu'un grave danger menaçait le maître et
qu'on touchait à une crise. Un moment Jésus songea
à quelques précautions et parla d'épées. Il y en avait
deux dans la compagnie. « C'est assez, » dit- il *. II
ne donna aucune suite à cette idée ; il vit bien que de
timides provinciaux ne tiendraient pas devant la force
armée des grands pouvoirs de Jérusalem. Céphas,
plein de cœur et se croyant sûr de lui-même, jura qu'il
irait avec lui en prison et à la mort. Jésus, avec sa
finesse ordinaire, lui exprima quelques doutes. Selon
une tradition qui remontait probablement à Pierre
lui-même, Jésus l'assigna au chant du coq'. Tous,
comme Céphas, jurèrent qu'ils ne faibliraient pas.
«. LUC, XXII, 29-30.
2. Ibid.. XXII, 36-38.
3. Malth., XXVI, 31 ot suiv. ; Marc, xiv, Ï9 el suiv. ; Luc, xxii,
33 cl suiv. ; Jean, xiii, 36 et suiv.
CHAPITRE XXIV.
ARItESTATION ET PROCÈS DE JCSCS.
La nuit était complètement tombée' quand on sor-
tit de la salle-. Jésus, selon son habitude, passa le
val du Cédron , et se rendit , accompagné des disci-
ples, dans le jardin de Gethsémani, au pied du mont
des Oliviers'. Il s'y assit. Dominant ses amis de son
immense supériorité, il veillait et priait. Eux dor-
maient à côté de lui , quand tout à coup une troupe
armée se présenta à la lueur des torches. C'étaient
4. Jean, XIII, 30.
2. La- circonstance d'un chant religieux, rapportée par Matth.,
XXVI, 30; Marc, xiv, 26; Justin, Dial. cum Trypii., 106, vient de
l'opinion où sont les évangélistes synoptiques que lo dernier repas
de Jésus fut le festin pascal. Avant et après le festin pascal , on
chantait des psiiunies. Talm. de Bab. , Pesachim, cap. ix, liai. 3
et fol 448 a, elc.
3. Matth., XXVI, 36; M;irc, xiv, 32; Luc, xxii, 39; Jean, xviii,
VIE DE JËSUS. 405
des sergents du temple, armés de bâtons, sorte de
brigade de police qu'on avait laissée aux prêtres ; ils
étaient soutenus par un détachement de soldats ro-
mains avec leurs épées; le mandat d'arrestation éma-
nait du grand prêtre et du sanhédrin*. Judas, con-
naissant les habitudes de Jésus, avait indiqué cet
endroit comme celui où on pouvait le surprendre avec
le plus de facilité. Judas, selon l'unanime tradition
des premiers temps, accompagnait lui-même l'es-
couade', et même, selon quelques-uns', il aurait
poussé l'odieux jusqu'à prendre pour signe de sa tra-
hison un baiser. Quoi qu'il en soit de cette circon-
stance, il est certain qu'il y eut un commencement
de résistance de la part des disciples*. Pierre, dit-on',
tira l'épce et blessa à l'oreille un des serviteurs du
grand prêtre nommé ftlalchus. Jésus arrêta ce pre-
mier mouvement. Il se livra lui-même aux soldats.
Faibles et incapables d'agir avec suite, surtout contre
des autorités qui avaient tant de prestige, les dis-
ciples prirent la fuite et se dispersèrent. Seuls, Pierre
1. SlaUh., XXVI, 47; Marc, xiv, 43; Jean, xviii, 3, 12.
!. Matlh., XXVI, 47; Marc, xiv, 43; Luc, xxii, 47; Jean, xviii,
3; Act., I, 46. I Cor., xi , Î3, semble l'impliquer.
3. C'est la tradition des synoptiques. Dans le récit du quatrième
flvangile, Jésus se nomme lui-même.
i. Les deux traditions sont d'accord sur ce poiot.
6. Jean, xviii, 10.
406 ORIGINES DU CHRiSTIAMSMU.
et Jean ne quittèrent pas de vue leur maître. Un
autre jeune homme (peut-être Marc) le suivait cou-
vert d'un vêtement léger. On voulut l'arrêter; mais
le jeune homme s'enfuit, en laissant sa tunique entre
U'b mains des agents'.
La marche que les prêtres avaient résolu de suivre
contre Jésus était très-conforme au droit établi. La
procédure contre le « séducteur » ( mésilh ) , qui
cherche à porter atteinte à la pureté de la religion,
est expliquée dans le Talmud avec des détails dont la
naïve impudence fait sourire. Le guet-apens judiciaire
y est érigé en partie essentielle do l'instruction cri-
minelle. Quand un homme est accusé de « séduc-
tion », on aposte deux témoins, que l'on cache der-
rière une cloison; on s'arrange pour attirer le prévenu
dans une chambre contiguë, où il puisse être entendu
des deux témoins sans que lui-même les aperçoive.
On allume deux chandelles près de lui, pour qu'il
soit bien constaté que les témoins « le voient »*.
Alors, on lui fait répéter son blasphème. On l'engage
à se rétracter. S'il persiste, les témoins qui l'ont en-
tendu l'amènent au tribunal, et on le lapide. Le Tal-
i. Marc, XIV, 61-52. Marc était, en effet, de Jérusalem. Act.,
XII, 4 S.
t. En matière criminelle, on n'admettait quu des témoin» ocu-
laires. Miscbna, Sanhédrin, iv, U.
VIE DE JÉSUS. 407
mud ajoute que ce fut de la sorte qu'on se comporta
envers Jésus, qu'il fut condamné sur la foi de deux
témoins qu'on avait apostés, que le crime de « sé-
duction » est, du reste, le seul pour lequel on pré-
pare ainsi les témoins'.
Les disciples de Jésus nous apprennent, en effet,
que le crime reproché à leur maître était la « séduc-
tion »*, et, à part quelques minuties, fruit de l'ima-
gination rabbinique, le récit des Evangiles répond
trait pour trait à la procédure décrite par leTalmud.
Le plan des ennemis de Jésus était de le convaincre,
par enquête testimoniale et par ses propres aveux, de
blasphème et d'attentat contre la religion mosaïque,
de le condamner à mort selon la loi, puis de faire
approuver la condamnation par Pilate. L'autorité
sacerdotale, comme nous l'avons dcj^ vu, résidait
tout entière de fait entre les mains de Hanan. L'ordre
d'arrestation venait probablement de lui. Ce fut chez
ce puissant personnage que l'on mena d'abord Jé-
sus'. Hanan l'interrogea sur sa doctrine et ses dis-
1. Taim. do Jérus., Sanhédrin, xiv, 16; Talm. do Bab., mims
traité, 43 n, 67 a. Cf. Schabbalh, 104 h.
2. Matth., XXVII, 63; Jean, vu, M, 47.
3. Jean, xviii, 13 et suiv. Celle circonstance, que l'on ne Irouvp
que dans le quatrième Ëvangiie, est une forte preuve de la valeur
bistorique de cet Évangile
408 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
siples. Jésus refusa avec une juste fierté d'entiei
dans de longues explications, lî ss'en référa à son
enseignement, qui avait été public; il déclara n'avoir
jamais eu de doctrine secrète; il engagea l'ex-grand
prêtre à interroger ceux qui l'avaient écouté. Cette
repense était parfaitement naturelle; mais le respect
exagéré dont le vieux pontife était entouré la fit pa-
raître audacieuse; un des assistants y répliqua, dit-
on, par un soufflet.
Pierre et Jean avaient suivi leur maître jusqu'à la
demeure de Hanan. Jean, qui était connu dans la
maison , se fit admettre sans difficulté ; mais Pierre
fut arrêté à l'entrée, et Jean dut prier la portière de
le laisser passer. La nuit était froide. Pierre resta
dans l'antichambre et s'approcha d'un brasier autour
duquel les domestiques se chauffaient. Il fut bientôt
reconnu pour un disciple de l'accusé. Le malheureux,
trahi par son accent galiléen, poursuivi de questions
par les valets, dont l'un était parent de Malchus et
l'avait vu à Gethsémani, nia par trois fois qu'il eût
jamais eu la moindre relation avec Jésus. Il pensait
que Jésus ne pouvait l'entendre, et il ne songeait pas
que cette lâcheté dissimulée renfermait une grande
indélicatesse. Mais sa bonne nature lui révéla bientôt
la faute qu'il venait de commettre. Une circonstance
fortuite, le chant du coq, lui rappela un mot que
VIE DE JESOS. 40s»
Jésus lui avait dit. Touché au cœur, il sortit et se
mit à pleurer amèrement'.
Hanan, bien qu'auteur vérital)le du meurtre juri-
dique qui allait s'accomplir, n'avait pas de pouvoirs
pour prononcer la sentence de Jésus; il le renvoya à
son gendre Kaïapha , qui portait le titre otTiciel. Cet
homme, instrument aveugle de son beau-père, devait
naturellement tout ratifier. Le sanhédrin était rassem-
blé chez lui*. L'enquête commença; plusieurs té-
moins, préparés d'avance selon le procédé inquisito-
rial exposé dans le Talmud, comparurent devant le
tribunal. Le mot fatal, que Jésus avait réellement
prononcé : « Je détruirai le temple de Dieu, et je le
rebâtirai en trois jours, » fut cité par deux témoins.
Blasphémer le temple de Dieu était, d'après la loi
juive, blasphémer Dieu lui-même'. Jésus garda le
silence et refusa d'expliquer la parole incriminée.
S'il faut en croire un récit, le grand prêtre l'aurait
adjuré de dire s'il était le Messie; Jésus l'aurait con-
fessé et aurait même proclamé devant l'assemblée la
prochaine venue de son règne céleste*. Le courage de
1. MaUh., XXVI, 69 et suiv. , Marc, xiv-, 66 et suiv. ; Luc. xxii,
Si olsuiv.; Jean, xvin, 15 et suiv., i5 et suiv.
î. Maitli., XVI, 57 ; Marc, xiv, 53 ; Luc, -ixii, 66.
3. .Mudh., XXIII, 16 et suiv.
4. Malth.jXxvi, 64; Marc, xiv, 62; Luc, xxii, 6'J. Le quairieiin
Évangile ne sait rien d'une paroille scène.
410 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Jésus, décidé à mourir, n'exige pas cela. Il est plus
probable qu'ici, comme chez Hanan, il garda le si-
lence. Ce fut en général, à ce dernier moment, sa
règle de conduite. La sentence était écrite ; on ne
cherchait que des prétextes. Jésus le sentait, et n'en-
treprit pas une défense inutile. Au point de vue du
judaïsme orthodoxe, il était bien vraiment un blas-
phémateur, un destructeur du culte établi ; or, ces
crimes étaient punis de mort par la loi*. D'une seule
voix, l'assemblée le déclara coupable de crime capi-
tal. Les membres du conseil qui penchaient secrète-
ment vers lui étaient absents ou ne votèrent pas*. La
frivolité ordinaire aux aristocraties depuis longtemps
établies ne permit pas aux juges de réfléchir lon-
guement sur les conséquences de la sentence qu'ils
rendaient. La vie de l'homme était alors sacrifiée bien
légèrement; sans doute les membres du sanhédrin
ne songèrent pas que leurs fils rendraient compte
à une postérité irritée de l'arrêt prononcé avec un si
insouciant dédain.
Le sanhédrin n'avait pas le droit de faire exécuter
une sentence de mort'. Mais, dans la confusion de
pouvoirs qui régnait alors en Judée, Jésus n'en était
4. Lévit.jX\i\, 44 ot suiv. ; Detilcr., xiii, ^ el suiv.
J. L^c, xxtii, SO-ÎJI.
5. ean, xviii, 31; Jo8., /ln<.. XX, ix, 4; Tiilm Jiir., S«n/i.,i,4.
VIE DE JÉSt3S. *•*
pas moins dès ce moment un condamné. Il demeura
le reste de la nuit exposé aux mauvais traitements
d'une valeUille infime, qui ne lui éoargna aucun af-
front'.
Le matin, les chefs des prêtres et les anciens se
trouvèrent de nouveau réunis'. Il s'agissait de faire
ratifier par Pilate la condamnation prononcée par le
sanhédrin , et frappée d'invalidité par suite de l'oc-
cupation des Romains. Le procurateur n'était pas
investi comme le légat impérial du droit de vie et de
mort. Mais Jésus n'était pas citoyen romain ; il sulTi-
sait de l'autorisation du gouverneur pour que l'arrêt
prononcé contre lui eût son cours. Comme il arrive
toutes les fois qu'un peuple politique soumet une
nation où la loi civile et la loi religiease se confon-
dent , les Romains étaient amenés à prêter à la loi
juive une sorte d'appui officiel. Le droit romain ne
s'appliquait pas aux Juifs. Ceux-ci restaient sous le
droit canonique que nous trouvons consigné dans le
Talmud, de même que les Arabes d'Algérie sont en-
core régis par le code de l'islam. Quoique neutres
en religion , les Romains sanctionnaient ainsi fort
souvent des pénalités portées pour des délits reli-
«. Matlh., XXVI, 67-68 Marn, xiv, G5 ; Luc, xxii, 63-65.
2. Mnitt)., XXVII, \ ; Marc, xv, < ; Luc, xxii, 66; xxm, 1 ; Jean:
XVIII, 28.
412 ORIGINES DD CHR1STIANI8HB.
gieux. La situation était à peu près celle des villes
saintes de l'Inde sous la domination anglaise, ou
bien encore ce que serait l'état de Damas , le lende-
main du jour où la Syrie serait conquise par une na-
tion européenne. Josèphe prétend (mais certes on en
peut douter) que, si un Romain franchissait les stèles
qui portaient des inscriptions défendant aux païens
d'avancer, les Romains eux-mêmes le livraient aux
Juifs pour le mettre à mort '.
Les agents des prêtres lièrent donc Jésus et l'ame-
nèrent au prétoire, qui était l'ancien palais d'Hé-
rode ', joignant la tour Antonia '. On étaf* au matin
du jour où l'on devait manger l'agneau pascal (ven-
dredi, 14 de nisan = 3 avril). Les Juifs se seraient
souillés en entrant dans le prétoire et n'auraient pu
faire le festin sacré. Ils restèrent dehors*. Pilate,
averti de leur présence, monta au bima • ou triliunal
situé en plein air ', à l'endroit qu'on nomma 't Cnb-
bnlha ou, en grec, Lithostrotos, à cause du carrelage
qui revêtait le sol.
^. Jos., AnL, XV, XI, 5; B. J., VI, ii, 4.
2. Philon, Legalio ad Caium, § 38; Jos., B. J., II, xiv, 8.
3. A l'endroit où est eiwore aujourd'hui le serai du pachn do
Jérusalem.
4. Jean, xviii, 28.
6. Le moi {^rec "rfia était passé en syro-rlialdaïque.
6. Jo8.,C.y.,II, IX, 3; XIV. 8; Matth., xxvii, 27 ; Jean, xviii,33.
VIE DE JÉSDS^i 413
A peine informe de l'accusation, il témoigna sa
mauvaise hureur d'être mêlé à cette affaire '. Puis il
s'enferma dans le prétoire avec Jésus. Là eut lieu un
entretien dont les détails nous échappent, aucun té-
moin n'ayant pu le redire aux disciples, mais dont
la couleur paraît avoir été bien devinée par le qua-
trième évangéliste. Au moins ,' le récit de ce dernier
est-il en parfait accord avec ce que l'histoire nous
apprend de la situation réciproque des deux interlo-
cuteurs.
Le procurateur Pontius, surnommé Pilatus, sans
doute à cause du pilum ou javelot d'honneur dont
lui ou un de ses ancêtres fut décoré', n'avait eu jus-
que-là aucune relation avec la secte naissante. Indif-
férent aux querelles intérieures des Juifs, il ne voyait
dans tous ces mouvements de sectaires que les effets
d'imaginations intempérantes et de cerveaux égarés.
En général, il n'aimait pas les Juifs. Mais les Juifs
le délestaient davantage encore ; ils le trouvaient
dur, méprisant, emporté; ils raccusaicnl de crimes
4. Jean, wiii, 29.
t. Virg., ^n., XII. 12) ; Marlial, Épigr., I, xxxii; X, xlviii,
Pliitarqiio, Vie dt> Romiitits, 29. Comparez la hasln para, décora-
lion mililairo. Orelli el llonzen, tmcr. lat., n°' 3574, 6852, etc.
Pilnliis est, dans celle hypothèse, un mot de la même forme que
Tor>iuatus,
414 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
invraisemblables*. Centre d'une grande fermentation
populaire, Jérusalem était une ville très-séditieuse, et
pour un étranger un insupportable séjour. Les exal-
tés prétendaient que c'était chez le nouveau procura-
teur un dessein arrêté d'abolir la loi juive*. Leur fa-
natisme étroit, leurs haines religieuses révoltaient ce
large sentiment de justice et de gouvernement civil,
que le Romain le plus médiocre portait partout avec
lui. Tous les actes de Pilate qui nous sont connus le
montrent comme un bon administrateur'. Dans les
premiers temps de l'exercice de sa charge, il avait
eu avec ses administrés des difficultés qu'il avait tran-
chées d'une manière très-brutale, mais où il semble
que, pour le fond des choses, il avait raison. Les
Juifs devaùent lui paraître des gens arriérés ; il les
jugeait sans doute comme un préfet libéral jugeait
autrefois les bas Bretons, se révoltant pour une nou-
velle route ou pour l'établissement d'une école. Dans
ses meilleurs projets pour le bien du pays, notam-
ment en tout ce qui tenait aux travaux publics, il
avait rencontré la Loi comme un obstacle infranchis-
sable. La Loi enserrait la vie à tel point qu'elle s op-
posait à tout changement et à toute amélioration. Les
1. Philon, Leg. adC.auun, § 38.
2. Jos., Anl., XVIII, m, I, init.
3. Ibid.. XVIII. ii-iv.
VIE DE JESUS. 415
constructions romaines, même les plus utiles, étaient
de la part des Juifs zélés l'objet d'une grande anti-
pathie ' . Deux écussons votifs, avec des inscriptions,
que Pilate avait fait apposer à sa résidence , laquelle
était voisine de l'enceinte sacrée , provoquèrent un
orage encore plus violent '. Le procurateur tint
d'abord peu de compte de ces susceptibilités; il se
vit ainsi engagé dans des répressions sanglantes ',
qui plus tard finirent par amener sa destitution*.
L'expérience de tant de conflits l'avait rendu fort
prudent dans ses rapports avec un peuple intraitable,
qui se vengeait de ses maîtres en les obligeant h user
envers lui de rigueurs odieuses. Il se voyait avec un
suprême déplaisir amené à jouer en cette nouvelle
affaire un rôle de cruauté, pour une loi qu'il haïssait '.
Il savait que le fanatisme religieux, quand il a obtenu
quelque violence des gouvernements civils, est ensuite
le premier à en faire peser sur eux la responsabilité,
presque à les en accuser. Suprême injustice; car le
vrai coupable, en pareil cas, est l'instigateur!
1. Talm. do Bab., Schabbath, 33 6.
2. l'Iiilon, Leg. ad Caïtim, § 38.
3. Jos., Aitl., XVllI, m, 1 el 2 ; Dell. Jud., II. ix, 2 et su....
Luc, XIII, 1.
4. Jos., Anl.. XVIII, IV, 1-2.
C. Jean, XVIII, 35.
«6 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
Pilate PÛt donc désiré sauver Jésus. Peut-être l'at-
titude calme de l'accusé fit-eile sur lui de l'impres-
sion. Selon une tradition*, peu solide il est vrai, Jé-
sus aurait trouvé un appui dans la propre femme du
procurateur, laquelle prétendit avoir eu à son sujet
un rêve pénible. Elle avait pu entrevoir le doux Ga-
liléen de quelque fenêtre du palais, donnant sur les
cours du temple. Peut-être le revit-elle en songe, et
le sang de ce beau jeune homme, qui allait être versé,
lui donna-t-il le cauchemar. Ce qu'il y a de certain,
c'est que Jésus trouva Pilate prévenu en sa faveur. Le
gouverneur l'interrogea avec bonté et avec l'intention
de chercher tous les moyens de le renvoyer absous.
Le titre de « roi des Juifs », que Jésus ne s'était
jamais attribué, mais que ses ennemis présentaient
comme le résumé de son rôle et de ses prétentions,
était naturellement le meilleur prétexte pour exciter
les ombrages de l'autorité romaine. C'est par ce côté,
comme séditieux et comme coupable de crime d'Etat,
qu'on se mita l'accuser. Rien n'était plus injuste; car
Jésus avait toujours reconnu l'empire romain pour le
pouvoir établi. Mais les partis religieux conservateurs
n'ont pas coutume de reculer devant la calomnie. On
tirait malgré lui toutes les conséquences de sa doc-
4. MaUb,,\xvii. 49.
VIE DE JÉSUS. 417
trine; on le transformait en disciple de Juda le Gau-
lonite; on prétendait qu'il défendait de payer le tribut
à César * . Pilate lui demanda s'il était réellem înt le
roi des Juifs °. Jésus ne dissimula rien de ce qu il pen-
sait. Mais la grande équivoque qui avait fait sa force,
et qui après sa mort devait constituer sa royauté , le
perdit cette fois. Idéaliste, c'est-à-dire ne distinguant
pas l'esprit et la matière, Jésus, la bouche armée de
son glaive à deux tranchants, selon l'image de l'Apo-
calypse, ne rassura jamais complètement les puis-
sances de la terre. S'il faut en croire le quatrième
Évangile . il aurait avoué sa royauté , mais pro-
noncé en même temps cette profonde parole : « Mon
royaume n'est pas de ce monde. » Puis il aurait
expliqué la nature de sa royauté, se résumant tout
entière dans la possession et la proclamation de la
vérité. Pilate ne comprit rien à cet idéalisme supé-
rieur'. Jésus lui fit sans doute l'effet d'un rêveur
inollensif. Le manque total de prosélytisme religieux
et philosophique chez les Romains de cette époque
leur faisait regarder le dévouement à la vérité comme
une c'.iimère. Ces débals les ennuyaient et leur parais-
1. Luc, XXIII, 5, 5.
S. Mallli. , xxvii , 11; Marc, xv, 2; Luc, xxiii, 3; Jean,
XVIII, 3t
3. Jean, XVIII, 38.
«18 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
saienl dénués de sens. Ne voyant pas quel levain
dangereux pour l'empire se cachait dans les spécu-
lations nouvelles, ils n'avaient aucune raison d'em-
ployer la violence en pareil cas. Tout leur méconten-
tement tombait sur ceux qui venaient leur demander
des supplices pour de vaines subtilités. Vingt ans
plus tard, Gallion suivait encore la même conduite
avec les Juifs'. Jusqu'à la ruine de Jérusalem, la
règle administrative des Romains fut de rester com-
plètement étrangers à ces querelles de sectaires entre
eux *.
Un expédient se présenta à l'esprit du gouverneur
pour concilier ses propres sentiments avec les exi-
gences du peuple fanatique dont il avait déjà, tant de
fois ressenti la pression. Il était d'usage, à propos
de la fête. de Pùque, de délivrer au peuple un pri-
sonnier. Pilate, sachant que Jésus n'avait été arrêté
que par suite de la jalousie des prêtres ', essaya de
1. Act., xviii, 14-15.
2. Tacito {Ann.j XV, 44) présente la mort de Jésus con)me uno
exécution politique do l'onco Pilate. Mais, <i l'époque où écrivait
Tacite, la politique romaine envers les chrétiens était changée; on
les tenait pour coupables de ligue secrète contre l'État. Il était na-
turel que l'historien latin crût que Pilate, en faisant mourir Jésus,
avait obéi à des raisons de sûreté publique. Josèpbe est bien plu.4
exact {Ant., XVfll, m, 3).
3. Marc, xv, 10.
VIE DE JÉSDS. *'^
le faire bénéficier de cette coutume. 11 parut de
nouveau sur le bima, et proposa à la foule de relâ-
cher « le roi des Juifs ». La proposition faite en ces
fermes avait un certain caractère de largeur en même
temps que d'ironie. Les prêtres en virent le danger.
Us agirent promptement», et, pour combattre la pro-
position de Pilate, ils suggérèrent à, la foule le nom
d'un prisonnier qui jouissait dans Jérusalem d'une
grande popularité. Par un singulier hasard, il s'ap-
pelait aussi Jésus' et portait le surnom de Bar-Abba
ou Bar-Rabban '. C'était un personnage fort coimu* ;
il avait été arrêté, comme sicaire, à la suite d'une
émeute accompagnée de meurtre'. Une clameur gé-
nérale s'éleva : « Non celui - là, ; mais Jésus Bar-
Rabban. » Pilule fut obligé de délivrer Jésus Bar-
Rabban .
Son embarras augmentait. Il craignait que trop
d'indulgence pour un accusé auquel on donnait le
titre de « roi des Juifs » ne le compromît. Le fana-
r iîiiilli., XXVII, 20; Marc, xv, II.
t. Le nom de « Jésus » a disparu dans la plupart dos manuscrits.
CcUo leçon a néanmoins pour elle do très-fortes autorités.
3. M.illh., XXVII, 16; Évans- des Hébr. (Ililgenfeld, p. 17, 2S).
4. Cf. saint Jorônio, In Mailli., xxvii, 16.
5. Marc, xv, 7; Luc, xxiii, 49. Le quatrième Évangile (xviii,
40), <^ui on fait un voleur, paraît ici beaucnup moins dans lo vrai
UUK M.irc.
430 ORIGINES DD CHRISTIANISME.
tisme, d'ailleurs, amène tous les pouvoirs à traiter
avec lui. Pilate se crut obligé de faire quelque con-
cession; mais, hésitant encore à répandre le sang
pour satisfaire des gens qu'il détestait, il voulut
tourner la chose en comédie. Affectant de rire du
titre pompeux que l'on donnait à Jésus, il le fit fouet-
ter'. La flagellation était le préliminaire ordinaire
du supplice de la croix*. Peut-être Pilate voulut-il
laisser croire que cette condamnation était déjà pro-
noncée, tout en espérant que le préliminaire sulTi-
rait. Alors eut lieu , selon tous les récits , une scène
révoltante. Des soldats mirent sur le dos de Jésus
une casaque rouge, sur sa tête une couronne for-
mée de branches épineuses, et un roseau dans sa
main. On l'amena ainsi affublé sur la tribune, en
face du peuple. Les soldats défilaient devant lui, le
souflletaient tour à tour, et disaient en s'agenouil-
lant : « Salut, roi des Juifs'. » D'autres crachaient
sur lui et frappaient sa tête avec le roseau. On com-
prend difficilement que la gravité romaine se soit
prêtée à des actes si honteux. Il est vrai que Pilate,
1. Matll)., XXVII, 26; Marc, xv, 45; Jean, xix, 1.
2. Jos., D. J., Il, XIV, 9; V, XI, i; VII, vi, 4; Tite-Live,
WXIIl, 36; 0<'i'ito-(''U'"CR, VII, xi, 28.
3. Matlh., xxvii, 27 elsuiv.; Marc, xv, 46 cl 8uiv.; Luc, xxm,
M ; Jean, xi\, 2 ot suiv
TIE DE JËSDS. 421
en qualité de procurateur, n'avait guère sous ses
ordres que des troupes auxiliaires'. Des citoyens
romains, comme étaient les légionnaires, ne fussent
pas descendus à de telles indignités.
Pilate avait-il cru par cette parade mettre sa res-
ponsabilité à couvert? Espérait-il détourner le coup
qui menaçait Jésus en accordant quelque chose a la
haine des Juifs * , et en substituant au dénoùment
tragique une fin grotesque d'où il semblait résulter
que l'afTaire ne mi'ritait pas une autre issue? Si telle
fut sa pensée, elle n'eut aucun succès. Le tumulte
grandissait et devenait une véritable sédition. Les
cris « Qu'il soit crucifié! qu'il soit crucifié! » reten-
tissaient de tous côtés. Les prêtres, prenant un ton
de plus en plus exigeant, déclaraient la Loi en péril,
si le séducteur n'était puni de mort'. Pilate vit clai-
rement que, pour sauver Jésus, il faudrait répri-
mer une émeute sanglante. Il essaya cependant en-
core de gagner du temps. Il rentra dans le prétoire,
s'informa de quel pays était Jésus , cherchant un
1. Voir Renier, Inscript, rom. de l'Algérie, n» 5, fragm. B.
L'exisli'nce de sbires et d'exécuteurs ctnini^ers à l'armée no se
montre clairement que plus lard. Voir rependant Cicéron, lit
Verrcm, actio II, nombreux passages; Epist. ad Quintum fr., I.
I, 4.
2. Luc, xxiii, 16, 2Î.
3. Jean, xii, 7.
42» ORIGINKS DU CHRISTIANISME,
prétexte pour décliner sa propre compétence'. Selon
une tradition, il aurait même renvoyé Jésus à. Anli-
pas, quii dit- on ^ était alors h Jérusalem'. Jésus
se prêta peu à ses efforts bien veillants; il se ren-
ferma, comme chez Kaïapha, dans un silence digne
et grave, qui étonna Pilate. Les cris du dehors deve-
naient de plus en plus menaçants* On dénonçait
déjà le peu de zèle du fonctionnaire qui protégeait
un ennemi de César. Les plus grands adversaires de
la domination romaine se trouvèrent transformés en
sujets loyaux de Tibère, pour avoir le droit d'accuser
de lèse-majesté le procurateur trop tolérant. « Il n'y
a ici, disaient-ils, d'autre roi que l'empereur; qui-
conque se fait roi se met eri opposition avec l'empe-
reur. Si le gouverneur acquitte cet homme, c'est qu'il
1. Jean, xix, 9. Cf. Luc, xxiii, 6 et suiv.
2. Il est probable que c'est là une première tentative d' t har>-
monie fies évangiles ». I.uc aura eu sou.'s les yeux un récit oii la
mdrtde Jésus était attribuée par erreur à Ilérode. Pour ne pas sa-
criQer entièrement cette donnée, il aura mis bout à bout les deux
traditions, d'autant plus qu'il .savait peut-être vaguement que Jésus
(comme le quatrième Évangile nous l'apprend) compiirul doviiiit
trois autorités. Dans beaucoup d'autres cas, Luc semble bvpt un
sentiment éloigné des faits qui sont propres à la narration do Jean.
D'J reste, le troisième Évangile renferme, pour l'histoire du cruci-
liement, une série d'additions que l'auteur parait avoir puisées
dans un document plus récent, et où l'arrancereent en vue '''un
but d'édiGcalioii était sensible.
VIE DE JÉSD3. *-'
n'aime pas l'empereur \ » Le faible Pilate n'y tint
pas; il lut d'avance le rapport que ses ennemis en-
verraient à Rome, et où on l'accuserait d'avoir sou-
tenu un rival de Tibère. Déjà, dans l'affaire des écus-
sons votifs', les Juifs avaient écrit h l'empereur et on
leur avait donné raison. Il craignit pour sa place.
Par une condescendance qui devait livrer son nom
aux fouets de l'histoire, il céda, rejetant, dit-on, sur
les Juifs toute la responsabilité de ce qui allait arri-
ver. Ceux-ci, au dire des chrétiens, l'auraient pleine-
ment acceptée, en s'écriant : « Que son sang retombe
sur nous et sur nos enfants ' ! »
Ces mots furent-ils réellement prononcés? On n'est
pas obligé de le croire. Riais ils sont l'expression
d'une profonde vérité historique. Vu l'attitude que les
Romains avaient prise en Judée , Pilate ne pouvait
guère faire autre chose que ce qu'il fit. Combien de
sentences de mort dictées par l'intolérance religieuse
ont forcé la main au pouvoir civil! Le roi d'Espagne
qui, pour complaire h un clergé fanatique, livrait au
bûcher des centaines de ses sujets était plus blà-
4. Jean, xn, «, «6. Cf. Luc, xxiiJ, «■ Pour apprécier l'exactl-
tudo do la couleur de colle scèno chez les ovangélistus. voyez Phi-
Ion, Ltg. ad Caïum. § 38.
t. Voir ci-des~u«, p. 415.
3. MaUh-, uvii, ■iirK.
424 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
mable que Pilate; car il représentait un pouvoir plus
complet que n'était à Jérusalem , vers ''an 33 , celui
des Romains Quand le pouvoir civil se fait persécu-
teur ou tracassicr, à la sollicitation du prêtre , il fait
preuve de faiblesse. Mais que le gouvernement qui à
cet égard est sans péché jette à Pilate la première
pierre. Le « bras séculier », derrière lequel s'abrite
la cruauté cléricale, n'est pas le coupable. Nul n'est
admis à dire qu'il a horreur du sang, quand il le
fait verser par ses exécuteurs.
Ce ne furent donc ni Tibère ni Pilate qui condam-
nèrent Jésus. Ce fut le vieux parti juif; ce fut la loi
mosaïque. Selon nos idées modernes, il n'y a nulle
transmission de démérite moral du père au fils; cha-
cun ne doit compte à la justice humaine et à la jus-
tice divine que de ce qu'il a fait. Tout juif, par con-
séquent, qui souffre encore aujourd'hui pour le
meurtre de Jésus a droit de se plaindre; car peut-
être eût-il été Simon le Cyrénéen ; peut-être au moins
n'eiit-il pas été avec ceux qui crièrent : « Crucifiez-
le! » Mais les nations ont leur responsabilité comme
les individus. Or, si jamais crime fut le crime d'une
nation , c'est la mort de Jésus. Cette mort fut « lé-
gale », en ce sens qu'elle eut pour cause preniirc
une loi qui était l'àme môme de la nation. La loi
mosaïque, dans sa forme moderne, il est vrai, mais
VIE DE jESDS. 425
acceptée, prononçait la peine de mort contre toute
tentative pour changer le culte établi. Or, Jésus, sans
nul doute, attaquait ce cuite et aspirait à le détruire
Les Juifs le dirent à Pilate avec une franchise simple
et vraie : « Nous avons une loi , et selon cette loi
il doit mourir; car il s'est fait Fils de Dieu*. » Lh
loi était détestable; mais c'était la loi de la férocité
antique, et le héros qui s'offrait pour l'abroger devait
avant tout la subir.
Hélas ! il faudra plus de dix-huit cents ans pour
que le sang qu'il va verser porte ses fruits. En son
nom, durant des siècles, on infligera des tortures et
ia mort à des penseurs aussi nobles que lui. Aujour-
d'hui encore, dans des pays qui se disent chrétiens,
des pénalités sont prononcées pour des délits reli-
gieux. Jésus n'est pas responsable de ces égarements.
Il ne pouvait prévoir que tel peuple à l'imagination
égarée le concevrait un jour comme un affreux Mo-
loch, avide de chair brûlée. Le christianisme a été
intolérant; mais l'intolérance n'est pas un fait essen-
tiellement chrétien. C'est un fait juif, en ce sens que
le judaïsme dressa pour la première fois la théorie
de l'absolu en matière de foi, et posa le principe i\ue
tout individu détournant le peuple de la vraie reli-
I. Jeun, III, 7.
4M ORIGINES DO CHRISTIANISME.
gion , même quand il apporte des miracles h l'appui
de sa doctrine , doit être reçu à coups de pierres ,
lapidé par tout le monde , sans jugement *. Certes ,
les nations païennes eurent aussi leurs violences reli-
gieuses. Mais, si elles avaient eu cette loi-là, com-
ment seraient-elles devenues chrétiennes? Le Pen-
tateuque a été de la sorte le premier code de la
terreur religieuse. Le judaïsme a donné l'exemple
d'un dogme immuable, armé du glaive. Si^ au lieu
de poursuivre les juifs d'une haine aveugle, le chris-
tianisme eût aboli le régime qui tua son fondateur,
combien il eût clé plus conséqiKMit, combien il eu»
mieux mérité du genre humain !
2. Daulcr., viu, 1 et suiv
ct].\riTr,E XXV.
MORT DE JESCSi
Bien que le motif réel de la mort de Jésus fiittout
religieux, ses ennemis avaient réussi, au prétoire, à
le présenter comme coupable de crime d'État; ils
n'eussent pas obtenu du sceptique Pilate une con-
damnation pour cause d'hétérodoxie. Conséquents à
celte idée, les prêtres firent demander pour Jésus,
par la foule, le supplice de la croix. Ce supplice
n'était pas juif d'origine; si la condamnation de Jé-
sus eût été purement mosaïtiue, on lui eût fait subir
la lapidation'. La croix était un supplice romain, ré-
servé pour les esclaves et pour les cas où l'on vou-
4. Joi*., Ant., XX, IX, 1. Le Talmud, qui présente la conrlam-
nation de li\ius comme toute religieuse, prétend, en elît't, qu'il fut
condamné à être lapidé; il poursuit, il est vrai, en disant qu'il fut
pendu. Peut-être veut-il dire qu'après avoir été lapidé, il fut
pendu, comme cela arrivait souvent (Mischna, Sanhrr/rin, vi, 4;
cf. Deuter., xxi, lî). Talm. de Jérusalem, Sanhédrin, iiv, 46;
Taliii. de Bab., même traité, 41 a, 07 a.
428 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
lait ajoutpr ù la mort l'aggravation de l'ignominie.
En l'appliquant à Jésus , on le traitait comme les
voleurs de grand chemin, les brigands, les bandits,
ou comme ces ennemis de bas étage auxquels les
Romains n'accordaient pas les honneurs de la mort
par le glaive*. C'était le chimérique « roi des Juifs »,
non le dogmatiste hétérodoxe, que l'on punissait. Par
suite de la même idée, l'exécution dut être abandon-
née aux Romains. A cette époque, chez les Romains,
les soldats, au moins dans les cas de condamnations
politiques, faisaient l'ofTice de bourreaux*. Jésus fut
donc livré à un détacliement de troupes auxiliaires
commandé par un centurion ', et tout l'odieux des
supplices introduits par les mœurs cruelles des nou-
veaux conquérants se déroula pour lui. Il était envi-
ron midi*. On le revêtit de ses habits, qu'on lui avait
ôtés pour la parade de la tribune. Gomme la cohorte
avait déjà en réserve deux voleurs qu'elle devait
mettre à mort, on réunit les trois condamnés, et le
4. Jos., Ant., XVII.x, 10; XX, vi, 2; B.J-.V, xi, 1; Apulée.
Vélam., III, 9 ; Suétone, Calha, 9 ; l.ampride, Alex. Sev., 23.
2. Tacite, A7m., III, U. Voir ci-dossus, p. 4J1, note.
3. Maith., xxvii, 5i; Marc, xv, 39, 44, 45; Luc, xxiii, 47.
4. Jean, xix, 14. D'après Marc, xv, 25, il nVùl guère été que
huit heures du malin, puisque, selon cet évangélisto, Jésus fut cru-
cifié à neui heure».
VIE DE JESnS. 429
cortège se mit en marche pour le lieu de l'exécution.
Ce lieu était un endroit nommé Golgolha, situé
hors de Jérusalem, mais près des murs de la ville'.
Le nom de Golgolha signifie crâne; il correspond, ce
semble, à notre mot Chaumont, et désignait proba-
blement un tertre dénudé, ayant la forme d'un crâne
chauve. On ne sait pas avec exactitude l'emplace-
ment de ce tertre. Il était sûrement au nord ou au
nord-ouest de la ville, dans la haute plaine inégale
qui s'étend entre les murs et les deux vallées de Cé-
dron et de Hinnom*, région assez vulgaire, attristée
encore par les fâcheux détails du voisinage d'une
grande cité. Il n'y a pas de raison décisive pour
placer le Golgotha à l'endroit précis où, depuis Con-
stantin , la chrétienté tout entière l'a vénéré '. Mais
il n'y a pas non plus d'objection capitale qui oblige
\. Mnith., xxvii, 33; Marc, xv, 22; Jean, xix, 20; Ejml. nd
Hebr., xiii, 12. Comp. Phiuie, Xfiles ijloriosus. II, iv, 6-7.
2. Golgolha, en effet, semble n'iHre pas sans rapport avec la
colline do Gareb et la localité de Goalh, menlionncos dans Jéré-
mie, XXXI, 39. Or, ces deux endroits paraissent avoir été au nord-
ouest do la ville. On pourrait placer par conjecture le lieu où
Jésus fut crucifié près de l'angle exlrôme que fait le mur actuel
vers l'ouest, ou bien sur les buttes qui dominent la vahiée j^ Ilin-
nom, au-dessus de Dirkel iflamilla. (I serait loisible aussi de pen-
ser au monticule qui domine la « Grotte de Jérémie».
3. Les pieuves par lesquelles on a essayé d'établir que le sainl
lépulire a été déplacé depuis Constantin manquent de lolidité.
430 ORIGINES DO CHRISTIANISME.
de troubler à cet égard les souvenirs chrétiens *,
Le condamné à la croix devait porter lui-même
1. La question est de savoir si l'endroit que l'on désigne au-
jourd'hui comme le Golgotha, et qui est fort engagé dans l'in-
térieur de la ville actuelle, était, du temps de Jésus , hors de
l'enceinte. On a découvert, à 76 mètres à l'est de l'emplacement
traditionnel du Calvaire, un pan de mur judaïque analogue à celui
d'IIébron , qui, s'il appartient à l'enceinle du temps de Jésus , lais-
serait ledit emplacement traditionnel en dehors de la ville. (M. de
Vogiié, le Temple de Jér., p. 117 et suiv.) L'existence d'un caveau
sépulcral (celui qu'on appelle «tombeau de Joseph d'Arimathie»)
sous le mur de la coupole du Saint-Sépulcre semble prouver (voir
cependant Mischna, Parah, m, 2; Baba kama, vu, sub fin.) que
cet endroit s'est trouvé à quelque époque hors des murs; or, le
caveau en question ne parait pas assez ancien ( voir Vogiié, op.
cit., p. 115) pour qu'on puisse le supposer antérieur à la con-
struction de l'enceinte qui existait du temps de Jésus. Deux con-
sidérations historiques, dont l'une est assez forte, peuvent d'ail-
leurs être invoquées en faveur de la traditiop. La première, c'est
qu'il serait singulier que ceux qui cherchèrent à fixer sous Con-
stantin la topographie évangélique, ne se fussent pas arrêtés de-
vant l'objection qui résulte AeJean, xix, 20, et de llébr., xin, 12.
Comment , libres dans leur choix, se fussent-ils exposés de gaieté
(le cœur h une si grave difficulté ? On est donc porté ii croire que
l'œuvre des topographes dévots du temps de Constantin eut quel-
que chose de sérieux, qu'ils cherchèrent des indices et que, bien
qu'ils ne se refusassent pas certaines fraudes pieuses, ils se guidè-
rent par des analogies. S'ils n'eussent suivi qu'un vain oaprice, ils
eussent placé le Golgotha à un endroit plus apparent, au sommet
de qucNju'un des mamelons voisins de Jérusalem, pour srii\re
l'imagination chrétienne, qui désirait que la mort d» Christ oui
eu lieu sur uns montagne La seconde considération favorH>lu ii
VIE DE JÉSDS. *3*
l'instrument de son supplice*. Mais Jésus, plus faible
de corps nue ses deux compagnons, ne put soutenir
le poids de la sienne. L'escouade rencontra un cer-
tain Simon de Cyrène, qui revenait de la campagne,
et les soldats , avec les brusques procédés des gar-
nisons étrangères, le forcèrent de porter l'arbre fatal.
Peut-être usaient -ils en cela d'un droit de corvée
reconnu , les Romains ne pouvant se charger eux-
mêmes du bois infâme. 11 semble que Simon fut plus
tard de la communauté chrétienne. Ses deux fils,
Alexandre et Rufus», y étaient fort connus. Il raconta
peut-être plus d'une circonstance dont il avait été
témoin. Aucun disciple n'était à ce moment auprès
de Jésus *.
la tradition, c'est qu'on pouvait avoir, pour se guider, du temps
de Constantin , lo temple de Vénus sur le Gol gotha, élevé, dit-on,
par Adrien, ou du moins le souvenir de ce temple. Mais ceci est
loin d'ôtre démonstratif. Eusèbe (Hm ConsL, 111,26), Socrale
(//. E., I, 17), Sozomène (//. E., II, <), saint Jérôme {Epist. XLix,
ad Paulin.), disent bien qu'il y avait un sanctuaire de Vénus sur
l'emplacement qu'ils identifient avec celui du saint tombeau ; mais
il n'est pa^ «ùr : <°qu'Adrien Tait élevé; 8° qu'il l'ait élevé sur un
endroit qui s'appelait do son temps «Golgotha»; 3» qu'il ait eu
l'intention de l'élever à la place où Jésus souffrit la mort.
4. riutarque, De sera nuvi. vind . , 9; Artémidore, OnirorrU..
Il, 56.
î. Marc, XV, 21.
3. La circonsianco Lue. xxiii, 27-31, est de celles où l'on sent
0 travail d'une imagination pieuse et attendrie. I^es paroles qu'où
43Î ORIGINES DC CHRISTIANISME.
On arriva enfin à la place des exécutions. Selon
l'usage juif, on offrit à boire aux patients un vin for-
tement aromatisé, boisson enivrante, que, par un sen-
timent de pitié, on donnait au condamné pour l'étour-
dir'. Il paraît que souvent les dames de Jérusalem
apportaient elles-mêmes aux infortunés qu'on menait
au supplice ce vin de la dernière heure ; quand
aucune d'elles ne se présentait, on l'achetait sur les
fonds de la caisse publique*. Jésus, après avoir
effleuré le vase du bout des lèvres, refusa de boire'.
Ce triste soulagement des condamnés vulgaires n'al-
Jait pas à sa haute nature. Il préféra quitter la vie
dans la parfaite clarté de son esprit, et attendre avec
une pleine conscience la mort qu'il avait voulue et
appelée. On le dépouilla alors de ses vêtements*, et
on l'attacha à la croix. La croix se composait de
(Jour poutres liées en forme de T'. Elle était peu
y pr.^te à Jésus n'ont pu lui ftiro allribuées qu'après le s-iége de
Jérusalem.
1. Talm. do Bab., Sanhédrin, fol. 43 a; Nicolas de Lire, In
Matlh., XXVII, 34. Comp. Prov., xxxi, 6.
2. Talm. de Bab., Sanhédrm, 1. c.
3. Marc, xv, 23. M;iUh., xxvii, 34, fausse ce détail, pour obte-
nir une allusion messianique au Ps. lxix, 22.
4. Matth.. xxvii, 35; Marc, xv, 24; Jean, xix, 23. Cf. Arténii-
dorc, Onirocr., Il, 53.
6. Epist. Barnabx, 9; Lucien, y«rf voc, M. Comparez le cru-
VIE DE JESC8 «53
élevée, si bien que les pieds du condamné touchaient
presque à terre '. On commençait par la dresser';
puis on y attachait le patient, en lui enfonçant des
clous dans les mains ; les pieds étaient souvent cloués,
quelquefois seulement liés avec des cordes'. Un billot
de bois, sorte d'antenne, était attaché au fiit de la
croix, vers le milieu, et passait entre les jambes du
condamné, qui s'appuyait dessus*. Sans cela les
mains se fussent déchirées et le corps se fût affaissé'.
D'autres fois, une tablette horizontale était fixée à la
hauteur des pieds et les soutenait '.
Jésus savoura ces horreurs dans toute leur atro-
cité. Les deux voleurs étaient crucifiés à ses côtés.
ciQx grotesque tracé à Rome sur un mur du monl Palatin. Gar-
rucci, // crocifisso graffilo in casa dei Cesari (Roma, 1837).
1. Cela résulle de ùasùT:» , Jean, xix, 29. En effet, avec une
lige d'hysope on ne peut atteindre bien haut. Il est vrai que cette
hysope est suspecte de provenir d'Exode, xii, 22.
2. Jos., B. J., VU, VI, 4; Cic, In Verr., V, 66; Xénoph.
Ephcs., Ephcsiaca, IV, 2.
3. Luc, XXIV, :<9; Jean, xx, 23-27; Piaule, Moslellana,U, i,
13; Lucain, l'hars., VI, 543 et suiv. , 547; Justin, Dial. cuin
Tryph., 97; Apol. I. 33; Tertullien, Adv. Marcionem, III, 19.
4. Irénée, Adv. hœr., II, xxiv, 4; Justin, Dial. cum Tryph., 91 .
5. Voir la relation d'une crucifixion en Chine, par un témoin
oculaire, dans la Revue germanique et franc, août 1864, p. 358.
6. Voir le graffilo précité ot quelques autres monuments (Mar-
ligny, Dicl. des antiqu. chrct., p. 193). Comp. Grégoire de Tours.
De gloria mari., I, 6.
M
434 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Les exécuteurs, auxquels on abandonnait tfordinaire
les menues dépouilles {panntcularia) des suppliciés*,
tirèrent au sort ses vêtements*, et, assis au pied de
la croix, le gardaient*. Selon une tradition, Jésus
aurait prononcé cette parole, qui fut dans son cœur,
sinon sur ses lèvres : « Père, pardonne-leur ; ils ne
savent ce qu'ils font*. »
Un écriteau, suivant la coutume romaine', était
attaché au haut de la croix, portant en trois langues,
en hébreu, en grec et en latin : le roi des juifs. Il
y avait dans cette rédaction quelque chose de pénible
et d'injurieux pour la nation. Les nombreux passants
qui la lurent en furent blessés. Les prêtres firent
1. Dig., XLVII, XX, De bonis damnât.. 6. Adrien limita cet
nsape.
2. La circonstance ajoutée par Jean, xix, 23-24, parait conçue
a priori. Cf. Jos., Ant., III, vu, 4.
3. Matth., xxvii, 36. Cf. Pétrone, Satyr., cxi, cxii.
4. Luc, xxiii, 34. En général, les dernières paroles prêtées à
Jé?us, surtout toiles que Luc les rapporte, prêtent au doute. L'in-
tention d'édifier ou de montrer l'acconiplissemenl des prophéties
s'y fait sentir. Dans ces cas d'ailleurs, chacun entend à sa guise.
Les dernières paroles des condamnés célèbres sont toujours re-
cueillies de deux ou trois façons complètement différentes par les
témoins le« plus rapprochés. Il en fut ainsi à la mort du Bâb. Go-
binoi^u, les Relig. el les Philos, de l'Asie centrale, p. ÎG8.
5. Il est probable qu'on l'avait porté devant Jésus durant le Ira-
jet. Suétone, Caligula, 32 ; Lettre des Églises de Vienne et de
Lyon, dans Eusèbe, Hist. eccL, V, i, 49.
VIE DE JESC3. ♦^
Observer à l^ilate qu'il eût fallu adopter une rédac-
lion qui impliquât seulement que Jésus s'était dit roi
des Juifs. Mais Pilate, déjà impatienté de celle
affaire, refusa de rien changer à ce qui était écrit '.
Les disciples avaient fui *. Une tradition néanmoins
veut que Jean soit resté constamment debout au pied
de la croix'. On peut affirmer avec plus de certitude
que les fidèles amies de Galilée, qui avaient suivi
Jésus k Jérusalem et continuaient à le servir, ne
l'abandonnèrent pas. Marie Clcophas, Marie de Mag-
dala, Jeanne, femme de Khouza, Salomé, d'autres
encore, se tenaient à une certaine distance* et ne le
quittaient pas des yeux'. S'il fallait en croire le
quatrième Évangile', Marie, mère de Jésus, eût été
4 Mallh., xxv.i , 37 ; Marc, xv, 26; Luc, xxni, 38 ; Jean, x.x,
<9-22. Peut-être éUiit-ce là un scrupule de légalité. Apulée, Flo-
ricla.l, 9.
2. Justin, Dinl. cumTryph., 106.
3. lean, xix, 2o eisuiv.
4 Les svnoptiques sont d'accord pour placer le groupe ûdele
. loin . de ia croix. Le quatrième évangéliste dit . à côté », domme
par le désir qu'il a de montrer que Jean s'est approché très-prè.^ de
la croix do Jésus.
5. Mallh., XXVII, 55-56; Marc, xv, 40-41; Luc, xxiii, 49, oo;
XXIV, 10 ; Jean, xix, 25. Cf. Luc, xxiii, 27-31.
6 Jean, xix, i5 et suiv. Luc, toujours Intermédiaire entre les
deux premiers synoptiques et Jean, place aussi, mais à distance,
. tous «os amis » (xxiii, 49). L'expression -.voiaTcl peut, il est vrai,
i
436 ORIGINKS DU CHRISTIANISME.
aussi au pied de la croix, et Jésus, voyant réunis sa
mère et son disciple chéri, eût dit à l'un : « Voilà ta
mère, » à l'autre : « Voilà ton fils'. » Mais on ne
comprendrait pas comment les évangélistes synopti-
ques , qui nomment les autres femmes, eussent omis
celle dont la présence était un trait si frappant. Peut-
être même la hauteur extrême du caractère de Jésus
ne rend -elle pas un tel attendrissement personnel
vraisemblable, au moment où, déjà préoccupé de son
œuvre, il n'existait plus que pour l'humanité.
A part ce petit groupe de femmes, qui de loin con-
solaient ses regards, Jésus n'avait devant lui que le
spectacle de la bassesse humaine ou de sa stupidité.
Les passants l'insultaient. Il entendait autour de lui
de sottes railleries et ses cris suprêmes de douleur
tournés en odieux jeux de mots : « Ah! le voilà,
disait-on, celui qui s'est appelé Fils de Dieu! Que
convenir aux « parents ». Luc cependant (ii, 44) distingue les ytaa-
Toi des (Tjf^Evtï;. Ajoutons que les meilleurs manuscrits portent ci
•jvMaTfùaùTû), etnonc'iY'u<rroîaÙTOû. Dans \cs Actes (i,14), Marie, mère
de Jésus, est ini>e en compagnie des femmes galiléenncs; ailleurs
(lÀ'aiig., Il, 3o), Luc lui prédit qu'un glaive de douleur lui percera
l'ûmo. Mais on 8'expli(iuo d'autant moins qu'il l'omptlo à la croix.
1. Jean, après la mort de Jésus, paraît, en effet, aToir recueilli
ta mère do son maître, et l'avoir comme adoploe (Jean, xix, 27).
La grande considération dont jouit Mario dans l'Église naissante
porta sans doute les disciples do Jean à prétendre que Jésus, doot
VIE DE JÊSDS. 437
son père, s'il veut, vienne maintenant le délivrer! —
11 a sauvé les autres , murmurait-on encore , et il ne
peut se sauver lui-même. S'il est roi d'Israël, qu'il
descende de la croix, et nous cro/ons en lui! — Eh
bien , disait un troisième, toi qui détruis le temple de
Dieu, et le rebâtis en trois jours, sauve-toi, voyons'! »
— Quelques-uns, vaguement au courant de ses idées
apocalyptiques, crurent l'entendre appeler Elic, et
dirent : « Voyons si Élie viendra le délivrer. » Il
paraît que les deux voleurs crucifiés à ses côtés l'in-
sultaient aussi'. Le ciel était sombre'; la terre,
comme dans tous les environs de Jérusalem, sèche et
morne. Un moment, selon certains récits, le cœur
lui défaillit; un nuage lui cacha la face de son Père;
il eut une agonie de désespoir, plus cuisante mille
fois que tous les tourments. Il ne vit que l'ingrati-
tude des hommes; il se repentit peut-être de souffrir
pour une race vile, et il s'écria : « Mon Dieu, mon
ils voulaient que leur maître eût été le disciple favori, lui avait
recommandé en mourant ce qu'il avait do plus cher. La présence
vraie ou supposée auprès de Jean de ce précieux dépôt lui donnait
sur les autres apôtres une sorte de préséance, et assurait à la doc-
trine dont on le faisait tiarant une haute autorité.
I. Matth., xxvn, 40 etsuiv.; Marc, xv, 19 et suiv.
!. Matlli., xwii, U, Marc, xv, 32. Luc, suivant son goût peur
la conversion des peclieurs, a ici modifie la tradition.
3. Matth., xxvii, 45; Marc, xv, 33; Luc, xxiii, 44.
«8 -ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Dieu, pourquoi ra'as-tu abandonné? » Mais son
instinct divin l'emporta encore. A mesure que la vie
du corps s'éteignait, son âme se rassérénait et reve-
nait peu à peu à, sa céleste origine. II retrouva le
sentiment de sa mission; il vit dans sa mort le salut
du monde; il perdit de vue le spectacle hideux qui
se déroulait à ses pieds, et, profondément uni à son
Père, il commença sur le gibet la vie divine qu'il
allait mener dans le cœur de l'humanité pour des
siècles infinis.
L'atrocité particulière du supplice de la croix était
qu'on pouvait vivre trois et quatre jours dans cet
horrible état sur l'escabeau de douleur'. L'hémor-
ragie des mains s'arrêtait vite et n'était pas mortelle.
La vraie cause de la mort était la position contre na-
ture du corps , laquelle entraînait un trouble affreux
dans la circulation , de terribles maux de tête et de
cœur, et enfin la rigidité des membres. Les crucifiés
de forte complexion pouvaient dormir et ne mouraient
que de faim*. L'idée mère de ce cruel supplice
était , non de tuer directement le condamné par des
lésions déterminées, mais d'exposer l'esclave, cloué
1. l'élrone, Sat.j CXI et suiv. ; Origêne, In lUalth. Comme hs
»erje«, 140; lexle arabe publié dans Kosegarlen, Chresl. arab.,
p. 6'i ot suiv. ; neviie gcrm., endroit cité.
l. liusèbe, lliil eccL, VIII, 8; Revue germ., ib'ni.
VIB DE JÉSUS. 439
par les mains dont il n'avait pas su faire bon usage,
et de le laisser pourrir sur le bois. L'organisation
délicate de Jésus le préserva de cette lente agonie.
Une soif brûlante, l'une des tortures du crucifie-
ment * comme de tous les supplices qui entraînent
une hémorragie abondante, le dévorait. Il demanda
à boire. Il y avait près de là un vase plein de la
boisson ordinaire des soldats romains, mélange de
vinaigre et d'eau , appelé posca. Les soldats devaient
porter avec eux leur posca dans toutes les expédi-
tions', au nombre desquelles une exécution était
comptée. Un soldat trempa une éponge ' dans ce
breuvage, la mit au bout d'un roseau, et la porta aux
lèvres de Jésus, qui la suça*. On s'imagine en Orient
que le fait do donner à boire aux crucifiés et aux em-
palés accélère la mort ' : plusieurs crurent que Jésus
4. Voir le texte arabe publié par Kosegarten, Chresl. arab.,
p. 04, et la Revue i/erm., eiidroit précité.
2. Spartien, Vie d'Adrien, 10; VulcatiusGallicanus, Vied'Avi-
dius Cassius, 5.
3. Probablement la petite éponge qui servait à Tcrmer le goulot
du vase où était la posca.
4. Maltli., XXVII, 48; Marc, xv, 36; Luc, xxi'i, 36; Jean, xix,
Ï8-30.
5. Voir Nicolas de Lire, In Malth., xxvii, 34, et in Joh., xix,
t9, et les récits du supplice de l'assassin do Kleber. Comp. Revut
germ.t endroit cité.
♦40 ORIGINES DO CHRISTIANISME.
rendit l'âme aussitôt après avoir bu le vinaigre *.
Il est bien plus probable qu'une apoplexie ou la
rupture instantanée d'un vaisseau dans la région du
cœur amena pour lui, au bout de trois heures, une
mort subite. Quelques moments avant de rendre
l'âme, il avait encore la voix forte '. Tout à coup,
il poussa un cri terrible ', où les uns entendirent :
(1 0 Père, je remets mon esprit entre tes mains ! » et
que les autres, plus préoccupés de l'accomplissement
des prophéties , rendirent par ces mots : « Tout est
consommé ! » Sa tête s'inclina sur sa poitrine , et il
expira.
Repose maintenant dans ta gloire, noble initiateur.
Ton œuvre est achevée; ta divinité est fondée. Ne
crains plus de voir crouler par une faute l'édilice de
tes eHorts. Désormais hors des atteintes de la fragi-
lité, tu assisteras, du haut de la paix divine, aux
conséquences infinies de tes actes. Au prix de quel-
ques heures de soulTrancc, qui n'ont pas même atteint
ta grande âme, lu as acheté la plus complète immor-
talité. Pour des milliers d'années, le monde va rele-
ver de toi ! Drapeau de nos contradictions, tu seras
A. MaUhieu, Marc el Jean somblont lier les doux faits.
2. Mallh., xxvii, 46; Marr, w, 34.
3. Matth., xxvii, &0; Marc, xv, 37; Luc, xxm , 46; Jean,
X», 30.
TIE DE JÉSUS. 441
le signe autour duquel se livrera la pins ardente ba-
taille. Mille fois plus vivant, mille fois plus aimé
depuis ta mort que durant les jours de ton passage
ici-bas, tu deviendras à tel point la pierre angulaire
de l'humanité, qu'arracher Ion nom de ce monde
serait l'ébranler jusqu'aux fondements. Entre toi et
Dieu, on ne distinguera plus. Pleinement vainqueur
de la mort, prends possession du royaume oîi te sui-
vront, par la voie royale que lu as tracée, des siècles
d'adorateurs.
CHAPITRE XXVI.
JESUS AU TOVIÎEAO.
(1 était environ trois heures de l'après-midi, selon
notre manière de compter', quand Jésus expira. Une
loi juive ' défendait de laisser un cadavre suspendu
au gibet au delà de , la soirée du jour de l'exécu-
tion. Il n'est pas probable que, dans les exécutions
faites par les Romains , cette règle fut observée.
Mais, comme le lendemain était le sabbat, et un
sabbat d'une solennité particulière, les Juifs expri-
mèrent à l'autorité romaine ' le désir que ce saint
jour ne fût pas souillé par un tel spectacle *. On
r Malth., xxvii,46; Marc, xv, 37; Luc, xxiii, 44. Comp. Jean,
XIX, 14.
2. Deutéron., xxi, 22-23 ; Josuc, viii, 29; x, 26 et suiv. Cf.
Jos., B. J., IV, V, 2; Misclina, Sanhédrin, vi, 5.
3. Jean dit «à Pilalen; mais cela ne se peut, car Marc (xv,
44-45) voul que, le soir, Pilalo ignorât encore la mort de Jcsus.
i. Compare: Philon, In Flaccum, § 40.
VIE DE JÉSUS. 443
accueillit leur demande ; des ordres furent donnés
pour qu'on hâtât la mort des trois condamnés ,
et qu'on les détachât de la croix. Les soldats s'ac-
quittèrent de cette commission en appliquant aux
deux voleurs un second supplice, bien plus prompt
que celui de la croix, le crurifragium , brisement
des jambes ' , supplice ordinaire des esclaves et
des prisonniers de guerre. Quant à Jésus, ils le
trouvèrent mort , et ne jugèrent pas à propos de
lui casser les jambes*. Un d'entre eux, seulement,
pour enlever toute incertitude sur le décès réel de
ce troisième crucifié , et l'achever s'il lui restait
quelque souille , lui perça le côté d'un coup de
lance*. On crut voir couler du sang et de l'eau*,
ce qu'on regarda comme un signe de la cessation
de vie.
4. Il n'y a pas d'autre exemple du crurifragium appliqué à la
suite du crucifiement. Mais souvent, pour abréger les tortures du
patient, on lui donnait un coup de grâce. Voir le passage d'Ihn-
Ilischâm, traduit dans la Zeitschrifl far die Kunde des Morgvn-
landes, I, p. 99-100.
2. Peut-être est-ce là une invcnlion a priori pour assimiler
Jésus à l'agneau pascal (Exode, xii, 46; Nombres, ix, 12).
3. Celle circonstance peut avoir été imaginée pour répondre à
Zacliarie, xii, 10. Comp. Jean, xix, 37 ; Apec, i, 7.
4. Ici encore, on peut suspecter un symbolisme a priori. Comp.
I" épltre de Jear, v, 6 cl suiv.; Apollinaris, dans la Chro7iique
pascale, p. 7.
4U ORIGINES DD CHRISTIANISME.
Le quatrième évangéliste, qui fait ici intervenir
l'apôtre Jean comme témoin oculaire, insiste beau-
coup sur ce détail'. Il est évident, en effet, que des
doutes s'élevèrent sur la réalité de la mort de Jésus.
Quelques heures de suspension à la croix parais-
saient aux personnes habituées à voir des crucifie-
ments tout à fait insuffisantes pour amener un tel
résultat. On citait beaucoup de cas de crucifiés qui,
détachés à .emps, avaient été rappelés à la vie par
des cures énergiques *. Origène, plus tard, se crut
obligé d'invoquer le miracle pour expliquer une
fin si prompte '. Le même étonnement se retrouve
dans le récit de Marc*. A vrai dire, la meil-
leure garantie que possède l'historien sur un point
de cette nature, c'est la haine soupçonneuse des
ennemis de Jésus. Il est très-douteux que les Juifs
fussent dès lors préoccupés de la crainte que Jésus
ne passât pour ressuscité ; mais , en tout cas , ils
devaient veiller à ce qu'il fût bien mort. Quelle
qu'ait pu être à certaines époques la négligence
des anciens en tout ce qui était ponctualité légale
et conduite stricte des affaires , on ne peut croire
^. Jean, xix, 31-35.
î. Hérodote, Vil, 194; Jos., lïta, 75.
3. /« Mallh. ContineiU. séries, 140.
4. Marc, iv, 44-45.
VIE DE JÊSDS. 445
que, cette fois, les intéressés n'aient pas pris, pour
un point qui leur importait si fort, quelques pré-
cautions '.
Selon la coutume romaine, le cadavre de Jésus
aurait dii rester suspendu pour devenir la proie
des oiseaux '. Selon la loi juive, enlevé le soir.
il eiit été déposé dans le lieu infâme destiné à
la sépulture des suppliciés ' . Si Jésus n'avait eu
pour disciples que ses pauvres Galiléens , timides
et sans crédit, la chose se serait passée de cette
seconde manière. Mais nous avons vu que, mal-
gré son peu de succès à Jérusalem, Jésus avait
gagné la sympathie de quelques personnes considé-
rables, qui attendaient le royaume de Dieu, et qui,
sans s'avouer ses disciples, avaient pour lui un pro-
fond attachement. Une de ces personnes , Joseph ,
de la petite ville d'Arimathie ( Uaramalhaim * ) ,
1. Les besoins de l'argumentation clirclinnne perlèrent plus tard
ï exagérer ces précautions, surtout quand les Juifs eurent adopiô
pour système de soutenir que le corps de Jésus avait été volé.
SlaUli., XXVII, 62 et suiv. ; xxviii, M-15.
î. Ilorare, lipilres, l, \\i, 48; Ju\énal, xiv, 77; Lucain, Vf,
544; Piaule, Miles glor.. Il, iv, 19; Artcmidore, Onir., Il, 53;
Pline, XXXVI, 24; Plutarque, Vie de Cléoméne, 39; Péironc,
Sat., cxi-cxii.
3. Mischna, Sanhédrin, vi, 5 et 6.
4. Probablement ideniique à l'ancionno Rama do Samuel, dans
la tribu d'filpliraïin.
«6 ORIGINES DC CHRISTIANISME.
alla le soir demander le corps au procurateur *.
Joseph était un homme riche et honorable , membre
du sanhédrin. La loi romaine, à cette époque, or-
donnait d'ailleurs de délivrer le cadavre du sup-
plicié à qui le réclamait '. Pilate, qui ignorait la
circonstance du crurifragium , s'étonna que Jésus
fût sitôt mort, et fit venir le centurion qui avait
commandé l'exécution , pour savoir ce qu'il en
était. Après avoir reçu les assurances du centu-
rion, Pilate accorda à Joseph l'objet de sa de-
mande. Le corps, probablement, était déjà descendu
de la croix. On le livra à Joseph pour en faire selon
son plaisir.
Un autre ami secret, Nicodèrae', que déjà nous
avons vu employer son influence en faveur de Jésus,
se retrouva à ce moment. Il arriva portant une
ample provision des substances nécessaires à l'em-
baumement. Joseph et Nicodème ensevelirent Jésus
selon la coutume juive, c'est-à-dire en l'enveloppant
dans un linceul avec de Ha myrrhe et de l'aloès.
Los femmes galiléennes étaient présentes*, et sans
K. Malth., XXVII, 57 etsuiv.; Marc, xv, 42 et suiv. ; Luc, xxiii,
bO et suiv. ; Jean, xix, 38 et suiv.
\. Digeste, XLVIII, xxiv. De cmiaveril/Kx punilorum.
3. Joan, XIX, 39 et suiv.
4. Matth., xxvii, 6t ; Marc, xv, 47; Luc, xxiii, S5.
VIE DE JÉSTIS. *"
doute accompagnaient la scène de cris aigus et de
pleurs.
Il était tard, et tout cela se fit fort à la hâte. On
n'avait pas encore choisi le lieu où on déposerait le
corps d'une manière définitive. Ce transport, d'ail-
leurs, aurait pu se prolonger jusqu'à une heure
avancée et entraîner la violation du sabbat; or, les
disciples observaient encore avec conscience les pres-
criptions de la loi juive. On se décida donc pour une
sépulture provisoire'. Il y avait près de là, dans un
jardin, un tombeau récemment creusé dans le roc et
qui n'avait jamais servi. Il appartenait probablement
à quelque affilié'. Les grottes funéraires, quand elles
étaient destinées à un seul cadavre, se composaient
d'une petite chambre, au fond de laquelle la place
du corps était marquée par une auge ou couchette
é\ùdée dans la paroi et surmontée d'un arceau'.
1. Jean, \i\, 41-42.
2. Une tradition (Malth., xxvii, 60) di^signe comme proprié-
Uire du caveau Joseph d'Arimathie iui-mùme.
3. Le caveau qui, à l'époque de Constantin, fut considéré comme
le lombpau du Christ . offrait celle forme, ainsi qu'on peut le con-
clure de la description d'Arculfc (dans Mabillon. Acla ^S. Ont.
S. Bened., sert. III, pars II, p. 604) et de» vagues traditions qui
restent à Jérusalem dans le clergé grec sur TéUit du rocher actuel-
lement dissimulé par Tédicule du Saint-Sépulcre. Mais les indices
•ur lesquels on se fonda sous Constantin pour identiûer ce tora-
^4s ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Comme ces groUcs étaient creusées dans le flanc de
rochers inclinés, on y entrait de plain-pied ; la porte
était ferniée par une pierre très-difiicile à manier.
On déposa Jésus dans le caveau'; on rouîa la pierre
à la porte, et l'on se promit de revenir pour lui don-
ner une sépulture plus complète. Mais le lendemain
étant un sabbat solennel , le travail fut remis au sur-
lendemain'.
Les femmes se retirèrent après avoir soigneuse-
ment remarqué comment le corps était posé. Elles
employèrent les heures de la soirée qui leur restaient
à faire de nouveaux préparatifs pour l'embaumement.
Le samedi, tout le monde se reposa'.
Le dimanche matin, les femmes, Marie de JLagdala
la première, vinrent de très-bonne heure au tom-
beau*. La pierre était déplacée de l'ouverture, et le
corps n'était plus à l'endroit où on l'avait mis. En
beau avec celui du Christ furent faibles ou nuls (voir surtout So-
zomène, //. E., II, 1). Lors même qu'on admettrait la position du
Golgotlia comme ii peu près exacte, le saint sépulcre n'aurait en-
core aucun caractère bien sérieux d'authenticité. En tout cas. l'as-
pect des lieux a été totalement modifié
4. I Cor., XV, 4.
2. Luc, XXIII, 56.
'^. Luc, XXIII, .'J4-u6.
4. M.illliicu, xwiii , 1; Marc, xvi, 1; Luc, xxiv, 1; Jeun,
», t.
VIE DE JÉSUS. 419
même temps, les bruits les plus étranges ge répan-
dirent dans la communauté chrétienne. Le cri « Il
est ressuscité ! » courut parmi les disciples comme
un éclair. L'amour lui fit trouver partout une créance
facile. Que s'était-il passé? C'est en traitant de l'his-
toire des apôtres que nous aurons à examiner ce
point et à rechercher l'origine des légendes relatives
à la résurrection. La vie de Jésus, pour l'historien,
finit avec son dernier soupir. Mais telle était la trace
qu'il avait laissée dans le cœur de ses disciples et de
quelques amies dévouées que , durant des semaines
encore, il fut pour eux vivant et consolateur. Par
qui son corps avait-il été enlevé ' ? Dans quelles
conditions l'enthousiasme, toujours crédule, fit -il
éclore l'ensemble de récits par lequel on établit la
foi en la résurrection? C'est ce que, faute de docu-
ments contradictoires, nous ignorerons à jamais.
Disons cependant que la forte imagination de Marie
de iMagdala' joua dans cette circonstance un rôle
capital'. Pouvoir divin de l'amour! moments sacrés
1. Voir M.iUh., xxviii, 1!j; Jean, xx, S.
2. Elle avait élé possédée de sept démons (Marc, xvi, 9 ; Luc,
VIII, 2).
3. (;ela est sensible surtout dans les versets 9 et suivants du
cliapitro xvi do Marc. Ces vorsets forment une conclusion du se-
cond Évangile, difTércnte de la conclusion xvi, 4-8, après larjuclia
M
450 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
OÙ la passion d'une hallucinée donne au monde un
Dieu ressuscité !
s'arrêtent le manuscrit B du Vatican et le Codex Sinaïlicus. Dans
le quatrième Évangile (xx, '1-2, 11 et suiv., 18), Marie de Ma?
dala est aussi le seul témoin primitif de la résurrection.
CUAPITRE XXVII.
SOnT DES ESNEMIS DE JÉSrS.
Selon le calcul que nous adoptons, la mort de
Jésus tomba l'an 33 de notre ère*. Elle ne peut en
tout cas être ni antérieure k l'an 29, la prédica-
tion de Jean et de Jésus ayant commencé l'an 28 ',
ni postérieure à l'an 35 , puisque l'an 36 , et, ce
semble, avant Pàquc, Pilate et Kaïapha perdirent l'un
et l'autre leurs fonctions '. La mort de Jésus fut, du
reste, tout h fait étrangère à ces deux destitutions*.
4. L'an 33 répond bien à une des données du prohièmo. savoir
que le 44 de nisan ait été un vendredi. Si on rejette l'an 33, pour
trouver une année qui remplisse ladite condition, il faut au moins
remonter à l'an 29 ou descendre ;i l'an 3C. Voir ci-dessus, p. 3S4,
nom 3.
2. Luc, III, 1.
3. Jos., Anl., XVIII, IV, î et 3.
4. L'assertion contraire de Terlullien et d'Eusôbo découle d'un
apocryphe ou d'une légende sans valeur (Voir Thilo, Cod. apocr.
N. T., p. 813 etsuiv.). Le suicide de Pilate (Eusèbe, H.E., 11,7 .
l
452 ORIGINES DC CHRISTIANISME.
Dans sa retraite, Pilate ne songea probablement pas
un moment à, l'épisode oublié qui devait transmettre
sa triste renommée à la postérité la plus lointaine.
Quant à Kaïapha, il eut pour successeur Jonathan,
son beau-frère, fils de ce même Hanan qui avait joué
dans le procès de Jésus le rôle principal. La famille
sadducéenne de Hanan garda encore longtemps le
pontificat, et, plus puissante que jamais, ne cessa de
faire aux disciples et à la famille de Jésus la guerre
acharnée qu'elle avait commencée contre le fonda-
teur. Le christianisme, qui lui dut l'acte définitif de
sa fondation , lui dut aussi ses premiers martyrs.
Hanan passa pour un des hommes les plus heu-
reux de son siècle *. Le vrai coupable de la mort de
Jésus finit sa vie au comble des honneurs et de la
considération, sans avoir douté un instant qu'il n'eût
rendu un grand service à, la nation. Ses fils conti-
nuèrent de régner autour du temple, h grand'pcine
réprimés par les procurateurs et bien des fois se
passant de leur consentement pour satisfaire leurs
instincts violents et hautains '.
Antipas et Hérodiadc disparurent aussi bicnlôl de
Chron. aâ.ann. 1 Caiil pnraît aussi légendaire (Tiscliendorf, Evang.
apocr., p. 432 et suiv.).
1. Jos., Anl., XX, IX, 1.
1 Jos., l. c.\ Tosiplita .Vciiacliolh , u.
VIE DE JÉSOS. **3
la scène politique. Hérode Agrippa ayant été élevé à
la dignité de roi par Caligula, la jalouse Hérodiade
jura, elle aussi, d'être reine. Sans cesse pressé par
celle femme ambitieuse, qui le traitait de lâche parce
qu'il soutirait un supérieur dans sa famille, Antipas
surmonla son indolence naturelle et se rendit à Rome,
afin de solliciter le titre que venait d'obtenir sun
neveu (39 de notre ère). iMais l'alVaire tourna au plus
mal. Desservi par Uérodc Agrippa auprès de l'em-
pereur, Antipas fut destitué, et traiiia le reste de sa
vie d'exil en exil, à Lyon, en Espagne. Hérodiade le
suivit dans ses disgrâces'. Cent ans au moins devaient
encore s'écouler avant que le nom de leur obscur
sujet, devenu dieu, revînt dans ces contrées éloi-
gnées rappeler sur leurs tombeaux le meurtre de
Jean- Baptiste.
Quant au malheureux Juda de Kerioth, des légendes
terribles coururent sur sa mort. On prétendit que, du
prix de sa perfidie, il avait acheté un champ aux en-
virons de Jérusalem. Il y avait justement, au sud du
mont Sien, un endroit nommé Hnkeldama (le champ
du sang)'. On supposa que c'était la propriété ac-
^. Jos., Ant.. XVIII, VII, <, 2; B J., Il, ix, 6.
2. Saint Ji^ràme, De situ et nom. loc. hebr., au mot Acliel-
dama. Kusèlx' (ibid.) dit au nord. Mais les Itim'raircs confirment
U Icton de saiul Jérôme. La tradition qui noiniiio Uaccldama la
454 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
quise par le traître*. Selon une tradition, il se tua*.
Selon une autre, il fit dans son champ une chute,
pcr suite de laquelle ses entrailles se répandirent à
terre*. Selon d'autres, il mourut d'une sorte d'hy-
dropisie, accompagnée de circonstances repoussantes
que l'on prit pour un châtiment du ciel*. Le désir
de donner en Judas un pendant à Achitophcl ' et de
montrer en lui l'accomplissement des menaces que le
Psalmiste prononce contre l'ami perfide* a pu donner
lieu à ces légendes. Peut-être, retiré dans son champ
de Hakcldama, Judas mcna-t-il une vie douce et
obscure, pendant que ses anciens amis préparaient
la conquête du monde et y semaient le bruit de son
infamie. Peut-être aussi l'épouvantable haine qui
nécropole siluéo au bas de la vallée de Hinnom remonte au moins
à l'époque de Conslanlin.
<. Acl.ji, 18-19. Matlliiou, ou plutôt son inlerpolateur, a ici
donné un tour moins salisfaisant à la tradition, aûn d'y rattacher
la circonstance d'un cimetière pour les étrangers, qui so trûu\ait
près de là, et do trouver une prétendue vérification de Zacliarie,
XI, 12-13.
8. Matth., xxvii, 5.
3. Acl.j 1. c. ; Papias, dans Œcumenius, Enarr. in Act. Apost.,
Il, et dans Fr. Miin'.er, Fragm. Patrum yrœc. (llafnia!, 1788)
fasc. I, p. 17 et suiv.; Tliéopliylacto, In Maltli., xxvii, 6.
4. Papias, dans Miinler, l. c; Tlico|thylacte, /. c.
6. II Sam., XVII, 23.
t. Psaumes lxix et cix.
VIE DE JÉSUS. 455
pesait sur sa tête aboutit-elle à des actes violents, où
l'on vit le doigt du ciel.
Le temps des grandes vengeances chrétiennes était,
du reste, bien éloigné. La secte nouvelle ne fut pour
rien dans la catastrophe que le judaïsme allait bien-
tôt éprouver. La synagogue ne comprit que beau-
coup plus tard à quoi l'on s'expose en appliquant
des lois d'intolérance. L'empire était certes plus loin
encore de soupçonner que son futur destructeur était
né. Pendant près de trois cents ans, il suivra sa voie
sans se douter qu'à côté de lui croissent des prin-
cipes destinés à faire subir à l'humanité une com-
plète transformation. A la fois théocratique et démo-
cratique, l'idée jetée par Jésus dans le monde fut,
avec l'invasion des Germains, la cause de dissolution
la plus active pour l'œuvre des Césars. D'une part,
le droit de tous les hommes à participer au royaume
de Dieu était proclamé. De l'autre, la religion était
désormais en principe séparée de l'État. Les droits
de la conscience, soustraits à la loi politique, arrivent
à constituer un pouvoir nouveau , le « pouvoir spiri-
tuel », Ce pouvoir a menti plus d'une fois à son ori-
gine; diu-ant des siècles, les évêques ont été des
princes cl le pape a été un roi. L'empire prétendu
des âmes s'est montré à diverses reprises comme
une affreuse tyrannie , employant pour se maintenir
456 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
la torture et le bûcher. Mais le jour viendra où la sé-
paration portera ses fruits, où le domaine aes choses
de l'esprit cessera de s'appeler un « pouvoir » pour
s'appeler une « liberté » . Sorti de l'aflirmation har-
die d'un homme du peuple, éclos devant le peuple,
aimé et admiré d'abord du peuple , le christianisme
fut empreint d'un caractère originel qui ne s'effacera
jamais. Il fut le premier triomphe de la révolution ,
la victoire du sentiment populaire, l'avènement des
simples de cœur, l'inauguration du beau comme le
peuple l'entend. Jésus ouvrit ainsi dans les sociétés
aristocratiques de l'antiquité la brèche par laquelle
tout passera.
Le pouvoir civil, en effet, bien qu'innocent de .a
mort de Jésus (il ne fit que contre-signer la sentence,
et encore malgré lui), devait en porter lourdement la
responsabilité. En présidant à la scène du Calvaire,
l'État se porta le coup le plus grave. Une légende
pleine d'irrévérences de toute sorte prévalut et fit le
tour du monde, légende où les autorités constituées
jouent un rôle odieux, où c'est l'accusé qui a raison,
où les juges et les gens de police se liguent contre
lu vérité. SéditiiHise au plus haut degré, l'histoire de
la Passion, répandue par des millions d'images po-
pulaires , montre les aigles romaines sanctionnant le
plus inique des supplices, des soldats l'exécutant, un
VIE DE JÉSUS. 457
préfet l'ordonnant. Quoi coup pour toutes les puis-
sances établies ! Elles ne s'en sont jamais bien rele-
vées. Comment prendre à l'égard des pauvres gens
des airs d'infaillibilité, quand on a sur la conscience
la grande méprise de Gethsémani'?
4. Ce sentiment populaire vivait encore en Bretagne au temps
de mon enfance. Le gendarme y était considéré, corume ailleurs
e juif, avec une sorte de répulsion pieuse ; car c'est lui qui arrêta
iésusl
CHAPITRE XXVIII.
CARACTÈRE ESSENTIEL DE l'ŒCVRB DE JÉSDS.
Jésus, on le voit, n'étendit jamais son action en
dehors du judaïsme. Quoique sa sympathie pour tous
les dédaignés de l'orthodoxie le portât à admettre les
païens dans le royaume de Dieu, quoiqu'il ait plus
d'une fois résidé en terre païenne, et qu'une ou deux
fois on le surprenne en rapports bienveillants avec
des infidèles', on peut dire que sa vie s'écoula tout
entière dans le petit monde, très-fermé, où il était
né. Les pays grecs et romains n'entendirent pas par-
ler de lui ; son nom ne figure dans les auteurs pro-
fanes que cent ans plus tard, et encore d'une façon
indirecte, à propos des mouvements séditieux pro-
voqués par sa doctrine ou des persécutions dont ses
disciples furent l'objet '. Dans le sein même du
4. Mallli., viii, 5 et suiv. ; Luc, vu, 4 etsuiv. ; Jean, xii, 20 et
suiv. Comp. Jos., .4»/., XVIII, m, 3.
t. Tacite, Ann.j XV, 4b, Suétone, Claude, i5.
VIE DE JESUS. iS9
judaïsme, Jésus ne fit pas une impression bien du-
rable. Philon, mort vers l'an 50, n'a aucun soupçon
de lui. Josèphe, né l'an 37, et écrivant sur la fin du
siècle, mentionne son exécution en quelques lignes',
comme un événement d'une importance secondaire ;
dans rénumération des sectes de son temps, il omet
les chrétiens*. Juste de Tibériade, historien contem-
porain de Josèphe, ne prononçait pas le nom de Jésus'.
La Mischna, d'un autre côté, n'oflre aucune trace de
l'école nouvelle; les passages des deux Gémares où
le fondateur du christianisme est nommé n'ont pas
été rédigés avant le iv'^ ou le v' siècle*. L'œuvre es-
sentielle de Jésus fut de créer autour de lui un cercle
de disciples auxquels il inspira un attachement sans
bornes, et dans le sein desquels il déposa le germe
de sa doctrine. S'être fait aimer, « à ce point qu'après
sa mort on ne cessa pas de laimcr, » voilà le chef-
1. Anl., XVIII, III, 3. Co passage a été aliéné par une main
cliiélioniie.
2. Anl.. XVIII, i; /?. J., I!, vin; Vita. 2.
3. Pliotius, Bibl., cud. xxxiii.
4. Talm. de Jérusalom, Sanhédrin, xiv, 10 ; Aboda zara, ii, 2;
Scituhhalkj XIV, 4; Talm. de Babylone, Saiihcdrin , 43 a, 67 a;
Schubtmlh, ^O^^b,^^ftb. Comp. Chagiga, ib; Gillin, 57 a, W a.
Les deux Gémares empruntent la plupart do leurs données J^ur Jésus
à une légende Lurlosque et obscène, inventéo par les adversaires
du christianisme et sans valeur Lislorique. Cf. Origène, Contre
Celse, i, 28, 32.
«CO ORIGINES DU CHRISTIANISME.
d'œuvre de Jésus et ce qui frappa le plus ses con-
temporains*. Sa doctrine était quelque chose de si
peu dogmatique qu'il ne songea jamais à l'écrire ni
à la faire écrire. On était son disciple non pas en
croyant ceci ou cela, mais en s'attachant à sa per-
sonne et en l'aimant. Quelques sentences recueillies
d'après les souvenirs de ses auditeurs, et surtout son
type moral et l'impression qu'il avait laissée , furent
ce qui resta de lui. Jésus n'est pas un fondateur de
dogmes, un faiseur de symboles; c'est l'initiateur du
monde à un esprit nouveau. Les moins chrétiens des
hommes furent , d'une part , les docteurs de l'Eglise
grecque, qui, h partir du iv' siècle, engagèrent le
christianisme dans une voie de puériles discussions
métaphysiques, et, d'une autre part, les scolastiques
du moyen âge latin, qui voulure-nt tirer de l'Évangile
les milliers d'articles d'une « Somme » colossale.
Adhérer à Jésus en vue du royaume de Dieu, voilà
te qui s'appela d'abord être chrétien.
On comprend de la sorte comment, pjir une des-
tinée exceptionnelle, le cliristianisme pur se présente
encore, au bout de dix-huit siècles, avec le caractère
d'une religion universelle et éternelle. C'est qu'en
ellet la religion de Jésus est à quelque^ égards la
4. Jos., Anl., XVIII. 111,3
VIE DE JESDS. 461
religion dcfinilive. Fruit d'un mouvement des âmes
parfaitement spontané, dégagé à sa naissance de
toute étreinte dogmatique, ayant lutté trois cents ans
pour la liberté de conscience, le christianisme, mal-
gré les chutes qui ont suivi, recueille encore les fruits
de cette excellente origine. Pour se renouveler, il n'a
qu'à revenir à l'Évangile. Le royaume de Dieu, tel
que nous le concevons, diffère notablement de l'ap-
parition surnaturelle que les premiers chrétiens espé-
raient voir éclater dans les nues. Mais le sentiment
que Jésus a introduit dans le monde est bien le nôtre.
Son parfait idéalisme est la plus haute règle de la vie
détachée et vertueuse. 11 a créé le ciel des âmes
pures, où se trouve ce qu'on demande en vain à la
terre, la parfaite noblesse des enfants de Dieu, la
sainteté accomplie, la totale abstraction des souil-
lures du monde, la liberté enfin, que la société réelle
exclut comme une impossibilité, et qui n'a toute
son amplitude que dans le domaine de la pensée.
Le grand maître de ceux qui se réfugient en ce
paradis idéal est encore Jésus. Le premier, il a pro-
clamé la royauté de l'esprit; le premier, il a dit, au
moins par ses actes : « Mon royaume n'est pas de
ce monde. » La fondation de la vraie religion est bien
son œuvre. Après lui, il n'y a plus qu'à développer
et k féconder.
402 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
« Christianisme » est ainsi devenu presque syno-
nyme de « religion ». Tout ce qu'on fera en dehors
de cette grande et bonne tradition chrétienne sera
stérile. Jésus a fondé la religion dans l'humanité,
comme Socrate y a fondé la philosophie, comme
Aristote y a fondé la science. Il y a eu de la philo-
sophie avant Socrate et de la science avant Aristote.
Depuis Socrate et depuis Aristote, la philosophie et
la science ont fait d'immenses progrès; mais tout a
été bâti sur le fondement qu'ils ont posé. De même,
avant Jésus, la pensée religieuse avait traversé bien
des révolutions; depuis Jésus, elle a fait de grandes
conquêtes : on n'est pas sorti , cependant , on ne
sortira pas de la notion essentielle que Jésus a créée;
il a fixé pour toujours la manière dont il faut con-
cevoir le culte pur. La religion de Jésus n'est pas
limitée. L'Eglise a eu ses époques et ses phases;
elle s'est renfermée dans des symboles qui n'ont eu
ou qui n'auront qu'un temps : Jésus a fondé la reli-
gion absolue, n'excluant rien, ne déterminant rien si
ce n'est le sentiment. Ses symboles ne sont pas des
dogmes arrêtés ; ce sont des images susceptibles d'in-
terprétations indéfinies. On chercherait vainement une
proposition théoiogique dans l'Evangile. Toutes /es
professions de foi sont des travestissements de l'idée
de Jésus, à peu près comme la scolastiquc du moyen
VIE DE JÊSDS. *63
âge, en proclamant Aristote le maître unique d'une
science achevée, faussait la pensée d" Aristote. Aris-
tote, s'il eût assisté aux débats de l'école, eût répudié
cette doctrine étroite; il eût été du parti de la science
progressive contre la routine, qui se couvrait de son
autorité ; il eût applaudi à ses contradicteurs. De
même, si Jésus revenait parmi nous, il reconnaîtrait
pour disciples, non ceux qui prétendent le renfermer
tout entier dans quelques phrases de catéchisme, mais
ceux qui travaillent à le continuer. La gloire étemelle,
dans tous les ordres de grandeurs, est d'avoir posé la
première pierre. Il se peut que, dans la « Physique «>
el dans la « Météorologie » des temps modernes, il ne
se retrouve pas un mot des traités d" Aristote qui por-
tent ces titres; Aristote n'en reste pas moins le fonda-
teur de la science de la nature. Quelles que puissent
être les transformations du dogme, Jésus restera en
religion le créateur du sentiment pur; le Sermon sur
la montagne ne sera pas dépassé. Aucune révolution
ne fera que nous ne nous rattachions en religion à
la grande famille intellectuelle et morale en tête de
laquelle brille le nom de Jésus. En ce sens, nous
sommes chrétiens, même quand nous nou? séparons
sur presque tous les points de la tradition chrétienne
qui nous a précédés.
Et celte grande fondation fut bien l'œuvre person-
464 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
nelle de Jésus. Pour s'être fait adorer à ce point, i!
faut qu'il ait été adorable. L'amour ne va pas sans
un objet digne de l'allumer, et nous ne saurions rien
de Jésus si ce n'est la passion qu'il inspira à son en-
tourage, que nous devrions affirmer encore qu'il fut
grand et pur. La foi, l'enthousiasme, la constance
de la première génération chrétienne ne s'expliquent
qu'en supposant à l'origine de tout le mouvement
un homme de proportions colossales. A la vue des
merveilleuses créations des âges de foi, deux im-
pressions également funestes à la bonne critique his-
torique s'élèvent dans l'esprit. D'une part, on est
porté à supposer ces créations trop impersonnelles;
on attribue à une action collective ce qui souvent a
été l'œuvre d'une volonté puissante et d'un esprit
supérieur. D'un autre côté, on se refuse à voir des
hommes comme nous dans les auteurs de ces mou-
vements extraordinaires qui ont décidé du sort de
l'humanité. Prenons un sentiment plus large des pou-
voirs que la nature recèle en son sein. Nos civilisa-
tions, régies par une police minutieuse, ne sauraient
nous donner aucune idée de ce que valait l'homme ci
des époques où roriginalité de chacun avait pour se
développer un champ plus libre. Supposons un soli
taire demeurant dans les carrières voisines de nos
capitales, sortant de là de temps en temps pour se
VIE DE JESUS. WS
présenter aux palais des souverains, forçant la con-
signe, et, d'un ton impérieux, annonçant aux rois
l'approche des révolutions dont il a été le promoteur.
Celte idée seule nous fait sourire. Tel, cependant, fut
Élio. Elis le Thesbite, de nos jours, ne franchirait
pas le guichet dos Tuileries. La prédication de Jésus,
sa libre activité en Galilée ne sont pas moins incon-
cevables dans les conditions sociales auxquelles nous
sommes habitués. Dégagées de nos conventions po-
lies, exemptes de l'éducation uniforme qui nous raf-
fine, mais qui diminue si fort notre individualité, ces
âmes entières portaient dans l'action une énergie sur-
prenante. Elles nous apparaissent comme les géants
d'un âge héroïque qui n'aurait pas eu de réalité.
Erreur profonde ! Ces hommes-là étaient nos frères ;
ils eurent notre taille, sentirent et pensèrent comme
nous. Mais le souITle de Dieu était libre chez eux;
chez nous, il est enchaîné par les liens de fer d'une
société mesquine et condamnée k une irrémédiable
médiorrilc.
Plaçons donc au plus haut sommet de la gran-
deur humaine la personne de Jésus. Ne nous laissons
pas égarer par des déliances exagérées en présence
d'une légende qui nous tient toujours dans un monde
surhumain. La vie de François d'Assise n'est aussi
qu'un tissu de miracles. A-t-on jamais ilouti- cepen-
«66 OniGlXES DU CHRISTIANISME.
dant de l'existence et du rôle de François d'Assise?
Ne disons pas que la gloire de la fondation du
christianisme doit revenir à la foule des premiers
chrétiens, et non à celui que la légende a déifié.
L'inégalité des hommes est bien plus marquée en
Orient que chez nous. Là , il n'est pas rare de voir
s'élever, au milieu d'une atmosphère générale de
méchanceté, des caractères dont la grandeur nous
étonne. Bien loin que Jésus ait été créé par ses
disciples, Jésus se montre en tout supérieur à ses
disciples. Ceux-ci, saint Paul et peut-être saint Jean
exceptés, étaient des hommes sans invention ni gé-
nie. Saint Paul lui-même ne supporte aucune com-
paraison avec Jésus, et, quant à saint Jean, il n'a
guère fait, en son Apocalypse, que s'insj)irer de la
poésie de Jésus . De là l'immense supériorité des
Evangiles au milieu des écrits du Nouveau Testa-
ment. De là ce sentiment de chute pénible qu'on
éprouve en passant de l'histoire de Jésus à celle des
apôtres. Les évangélistes eux-mêmes , qui nous ont
légué l'image de Jésus, sont si fort au-dessous de
celu: dont ils parlent que sans cesse ils le défigu-
rent, faute d'atteindre à sa hauteur. Leurs écrits sont
pleins d'erreurs et de contre-sens. On entrevoit à
chaque ligne un original d'une beauté divine trahi
par dos rédacteurs (pii ne le comprennent pas, et
VIE DE JÉSUS. 467
qui substituent leurs propres idées à celles qu'ils ne
saisissent qu'à demi . En somme , le caractère de
Jésus, loin d'avoir été embelli par ses biographes, a
(Hé rapetissé par eux. La critique, pour le retrouver
tel qu'il fut, a besoin d'écarter une série de méprises,
provenant de la médiocrité d'esprit des disciples.
Ceux-ci l'ont peint comme ils le concevaient, et sou-
vent, en croyant l'agrandir, l'ont en réalité amoindri.
Je sais que nos principes modernes sont plus
d'une fois blessés dans cette légende , conçue par
une autre race, sous un autre ciel, au milieu d'au-
tres besoins sociaux. Il est des vertus qui, à quelques
égards, sont plus conformes à notre goût. L'honnête
et suave Marc-Aurèle, l'humble et doux Spinoza,
n'ayant pas cru faire de miracles, ont été exempts
de quelques erreurs que Jésus partagea. Le second,
dans son obscurité profonde, eut un avantage que
Jésus ne chercha pas. Par notre extrême délicatesse
dans l'emploi des moyens de conviction, par notre
sincérité absolue et notre amour désintéressé de
l'idée pure, nous avons fondé, nous tous qui avons
voué notre vie h. la science, un nouvel idéal de mo-
ralité. Mais les appréciations de l'histoire gén('rale
ne doivent pas se renfermer dans des considérations
de mérite personnel. Marc-Aurèlc et ses nobles
maîtres ont été sans action durable sur le monde.
468 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Marc-Aurèle laisse après lui des livres délicieux, un
fils exécrable, un monde qui s'en va. Jésus reste
pour l'humanité un principe inépuisable de renais-
sances niorales. l^ philosophie ne suffit pas au
grand nombre. Il lui faut la sainteté. Un Apollonius
de Tyane, avec sa légende miraculeuse, devait avoir
plus de succès qu'un Socrate, avec sa froide raison.
« Socrate, disait-on, laisse les hommes sur la terre,
Apollonius les transporte au ciel ; Socrate n'est qu'un
sage, Apollonius est un dieu'. » La religion, jusqu'à
nos jours, n'a jamais existé sans une part d'ascé-
tisme, de piété, de merveilleux. Quand on voulut,
après les /Vntonins, faire une religion de la philoso-
phie , il fallut transformer les philosophes en saints,
écrire la « Vie édifiante » de Pylhagorc et de Plotin,
leur prêter une légende, des vertus d'abstinence et
de contemplation , des pouvoirs surnalur3ls , sans
lesquels on ne trouvait près du sièclo ni créance ni
autorité.
Gardons -nous donc de mutiler l'histoire pour
satisfaire nos mesquines susceptibilités. Qui de nous,
pygmées que nous sommes , pourrrat faire ce qu'ont
fait l'extravagant François d'Assise , l'hystérique
r Philostram, Vie d' Apollonius. IV, J; VI!, 14; VIll, 7; Eu-
nape, Vies des Sophiste:, p. 464, 500 (édit. Didot)
VIE DE JÉSDS. W9
sainte Thérèse ? Que !a médecine ait des noms pour
exprimer ces grands écarts de la nature humaine;
qu'elle soutienne que le génie est une maladie du
cerveau; qu'elle voie dans une certaine délicatesse
morale un commencement d'étisie ; qu'elle classe
l'enthousiasme et l'amour parmi les accidents ner-
veux, peu importe. Les mots de sain et de malade
sont tout relatifs. Qui n'aimerait mieux être malade
comme Pascal que bien portant comme le vulgaire?
Les idées étroites qui se sont répandues de nos jours
sur la folie égarent de la façon la plus grave nos ju-
gements historiques daas les questions de ce genre.
Un état où l'on dit des choses dont on n'a pas con-
science, où la pensée se produit sans que la volonté
l'appelle et la règle, expose maintenant un homme
à être séquestré comme halluciné. Autrefois , cela
s'appelait prophétie et inspiration. Les plus belles
choses du monde sont sorties d'accès de fièvre; toute
création éminente entraîne une rupture d'équilibre;
l'enfantement est par loi de nature un état violent.
Certes, nous reconnaissons que le christianisme est
une œuvre trop complexe pour avoir été le fait d un
seul homme. En un sens, l'humanité entière y colla-
bora. Il n'y a pas de monde, si muré qu'il soit, qui
ne reçoive quelque vent du dehors. L'histoire est
pleine de synchronismes étranges, qui font que, sans
470 ORIGINES DU CIiniSTlANISME.
avoir communiqué entre elles , des fractions de l'es-
pèce humaine très-éloignées les unes des autres arri-
vent en même temps à des idées et à des imagina-
tions presque identiques. Au xin' siècle, les Latins,
les Grecs, les Syriens, les juifs, les musulmans font
de la scolastique , et à peu près la même scolastique,
de York à, Samarkand; au xiv' siècle, tout le monde
se livre au goût de l'allégorie mystique, en Italie, en
Perse, dans l'Inde; au xvi% l'art se développe d'une
manière presque semblable en Italie et à. la cour
des Grands Mogols, sans que saint Thomas, Barhé-
braeus, les rabbins de Narbonne, les molécallemm
de Bagdad se soient connus, sans que Dante et Pé-
trarque aient vu aucun soufi, sans qu'aucun élève
des écoles de Pérouse ou de Florence ait passé à
Dehli. On dirait de grandes influences courant le
monde à la manière des épidémies , sans distinc-
tion de frontière et de race. Le commerce des idées
dans l'espèce humaine ne s'opère pas seulement
par les livres ou l'enseignement direct. Jésus igno-
rait jusqu'au nom de Bouddha, de Zoroaslre, de
Platon ; il n'avait lu aucun livre grec, aucun soulra
bouddhique, et cependant il y a en lui plus d'un élé-
ment qui, sans qu'il s'en doutât, venait du boud-
diiisme, du parsisme, de la sagesse grecque. Tout
cela se faisait par des canaux secrets et par cette
VIE DE JÉSUS. 471
espèce de sympathie qui existe entre les diverses
portions de l'iiurnanité. Le grand homme par un
côté, reçoit tout de son temps; par un autre, il do-
mine son temps. Montrer que la religion fondée par
Jésus a été la conséquence naturelle de ce qui avait
précédé, ce n'est pas en diminuer l'excellence ; c'est
prouver qu'elle a eu sa raison d'être, qu'elle fut
légitime, c'est-à-dire conforme aux instincts et aux
besoins du cœur en un siècle donné.
Est-il plus juste de dire que Jésus doit tout au ju-
daïsme et que sa grandeur n'est pas autre chose que
la grandeur du peuple juif lui-même? Personne plus
que moi n'est disposé à placer haut ce peuple unique,
qui semble avoir reçu le don particulier de contenir
dans son sein les extrêmes du bien et du mal. Sans
doute, Jésus sort du judaïsme; mais il en sort comme
Socrate sortit des écoles de sophistes, comme Luther
sortit du moyen âge, comme Lamennais du catholi-
cisme, comme Rousseau du xviii' siècle. On est de
son siècle et de sa race, même quand on proteste
contre son siècle et sa race. Loin que Jésus soit le
continuateur du judaïsme , ce qui caractérise son
œuvre c'est la rupture avec l'esprit juif. En suppo-
sant qu'à cet égard sa pensée puisse prêter à quelque
équivoque , la direction générale du christianisme
après lui n'en permet pas. Le christianisme a été
«7S ORIGINES DD CHRISTIANISME.
s'éloignant de plus en plus du judaïsme. Son perfec-
tionnement consistera à revenir à Jésus , mais non
certes à revenir au judaïsme. La grande originalité
du fondateur reste donc entière; sa gloire n'admet
aucun légitime partageant.
Sans contredit, les circonstances furent pour beau-
coup dans le succès de cette révolution merveilleuse;
mais les circonstances ne secondent que les tentatives
iustes et bonnes. Chaque branche du développement
de l'humanité, art, poésie, religion, rencontre, en
traversant les âges, une époque privilégiée, où elle
atteint la perfection sans effort et en vertu d'une sorte
d'instinct spontané. Aucun travail de rédexion ne
réussit à produire ensuite les clefs- d'oeuvre que la
nature crée à ces moments ~ là par des génies inspi-
rés. Ce que les beaux siècles de la Grèce furent pour
les arts et les lettres profanes, le siècle de Jésus le
fut pour la religion. La société juive offrait l'état in-
tellectuel et moral le plus extraordinaire que l'espèce
humaine ait jamais traversé. C'était une de ces heures
divines où les grandes choses se produisent d'elles-
mêmes par la conspiration de mille forces cachées,
où les belles âmes trouvent pour les soutenir un (lot
d'admiration et de sympathie. Le monde, délivré de
la tyrannie fort étroite des petites républi(|ues muni-
cipales, jouissait d'une grjuide liberté. Le despotisme
VIE DE JÉSDS. 4T3
romain ne se fit sentir d'une façon désastreuse que
beaucoup plus tard, et d'ailleurs il fut toujours moins
pesant dans les provinces éloignées qu'au centre de
l'empire. Nos petites tracasseries préventives, bien
plus meurtrières que les supplices pour les choses
de l'esprit, n'existaient pas. Jésus, pendant trois ans,
put mener une vie qui, dans nos sociétés, l'eût con-
duit vingt fois devant les tribunaux. Les lois en
vigueur de nos jours sur l'exercice illégal de la mé-
decine eussent suITi pour lui fermer la carrière. D'un
autre côté , la dynastie , d'abord incrédule , des Ué-
rodcs s'occupait peu alors des mouvements religieux;
sous les Asmonéens, Jésus eiit été probablement ar-
rêté dès ses premiers pas. Un novateur, dans un tel
état de société, ne risquait que la mort, et la mort
est bonne à ceux qui travaillent pour l'avenir. Qu'on
se figure Jésus, réduit à porter jusqu'à soixante ou
soixante et dix ans le faideau de sa divinité, perdant
sa flamme céleste, s'usant peu à peu sous les néces-
sités d'un rôle inouï ! Tout favorise ceux qui sont
marqués d'un signe; ils vont à la gloire par une
sorte d'entraînement invincible et d'ordre fatal.
Cette sublime personne, qui chaque jour préside
encore au destin du monde, il est permis de l'appe-
ler divine, non en ce sens que Jésus ait absorbé tout
le divin, ou lui ait été identique, mais en ce sens que
éW ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Jésus e-it l'individu qui a fait faire à son espèce le plus
grand pas vers le divin. L'humanité prise en masse
offre un assemblage d'êtres bas, égoïstes , supérieurs
à l'animal en cela seul que leur égoïsme est plus
réOéchi. Cependant, au milieu de cette uniforme vul-
garité, des colonnes s'élèvent vers le ciel et attes-
tent une plus noble destinée. Jésus est la plus haute
de ces colonnes qui montrent à l'homme d"où il vient
et oîi il doit tendre. En lui s'est condensé tout ce
qu'il y a de bon et d'élevé dans notre nature. Il n'a
pas été impeccable; il a vaincu les mêmes passions
que nous combattons; aucun ange de Dieu ne l'a
conforté, si ce n'est sa bonne conscience; aucun Sa-
tan ne l'a tonte, si ce n'est celui que chacun porte en
son cœur. De même que plusieurs de ses grands
côtés sont perdus pour nous par suite de l'inintelli-
gence de ses disciples, il est probable aussi que
beaucoup de ses fautes ont été dissimulées. i\lais
jamais personne autant que lui n'a fait prédominer
dans sa vie l'intérêt de l'humanité sur les vanités
mondaines. Voué sans réserve à son idée, il y a su-
bordonné toute chose à un tel degré que l'univers
n'exista plus pour lui. C'est par cet accès de volonté
héroïque qu'il a conquis le ciel. Il n'y a pas eu
d'homme, Çakya-Mouni peut-être excepté, qui ait à
ce point foulé aux pieds la famille, les joies de ce
VIE DE JÉSUS. 475
monde, tout soin temporel. Il ne vivait que de son
Père et de la mission divine qu'il avait lacouvicLion
de remplir.
Pour nous, éternels enfants, condamnes à l'im-
puissance, nous qui travaillons sans moissonner, et
ne verrons jamais le fruit de ce que nous avons
semé, inclinons -nous devant ces demi -dieux. Ils
surent ce que nous ignorons : créer, affirmer, agir.
La grande originalité renaîtra-t-elle, ou le monde se
contentcra-t-il désormais de suivre les voies ouvertes
par les hardis créateurs des vieux âges? Nous l'igno-
rons. Mais, quels que puissent être les phénomènes
inattendus de l'avenir, Jésus ne sera pas surpassé.
Son culte se rajeunira sans cesse; sa légende provo-.
qucra des larmes sans fin ; ses souffrances attendri-
ront les meilleurs cœurs; tous les siècles proclame-
ront qu'entre les fils des hommes, il n'en est pas né
de plus grand que Jésus.
rin DE Lt VIR DE JÉSUS.
APPENDICE
»« l'oSACE qu'il CONVIENT DE FMRK DD 0 C * T R I È M E ÉTANCIH
EN ÉCRIVANT LA VIE DE JÉSUS.
La \)\u9. ^'pando diiïiculté qui se présente à l'historinn de
lésus csi l'appréciation des sources sur lesquelles une telle
histoire s'appuie. D'une part, quelle est la valeur des Évan-
giles dits synoptiques? De l'autre, quel rmploi convient-il de
faire du quatrième Kvaiigile en écrivant la vie de Jésus? Sur
le premier point, tous ceux qui s'occupent de ces études
selon la métiiode critique, sont d'accoid pour le fond. Les
synoptiques repri'^senlent la tradition, souvent léi,'endaire,
di'S diux ou trois premières gtînératinns chrétiennes sur la
personne de Jésus. Cela laisse beaucoup iriiiccriiiiKJe ijaus
l'a|)plic.ation, et oblige à employer continuellement dans le
récit les formules : « On disait que.,. », « Les uns racon-
taient que...», etc. Mais cela sudii pour nous renscu'uei mit
laplivsinnoriiieRénéraledu fondateur, sur l'allure et les ir:iit>
principaux de son enseignement, et luéuie sur les <ircon-
stauces les plus importantes de sa vie. Les narrateurs de la
478 VIE DE JESUS.
vie de Jésus qui se bornent à l'emploi des s^'noptiques ne
diffirent pas plus les uns des autres que les narrateurs
de la vie de Mahomet qui font usage des hadiih. Les bio-,
graphes du prophète arabe peuvent penser diversement
sur la valeur de telle ou telle anecdote. Mais, en somme,
tout le monde est d'accord sur la valeur des hadiih; tout
le monde les range dans la classe de ces documents tradi-
tionnels et légendaires, vrais à leur manière, mais non
comme les documents précis de l'histoire proprement dite.
Sur le second point, je veux dire sur l'emploi qu'il con-
vient de faire du quatrième Évangile, il y a désaccord. J'ai
fait usage de ce document , avec infiniment de réserves et
de précautions. Selon d'excellents juges , j'aurais dû n'en
faire aucun usage, à l'exception peut-être des chapitres xviii
et XIX, renfermant le récit de la Passion. Presque toutes les
critiques éclairées que j'ai reçues à propos de mon ouvrage
sont d'accord sur ce point. Je n'en ai pas été surpris; car je
ne pouvais ignorer l'opinion assez contraire à la valeur his-
torique du quatrième Évangile qui règne dans les écoles
libérales de théologie '. Des objections venant dhomnies
si compétents me faisaient un devoir de soumettre mon
opinion à un nouvel examen. Laissant de côté la question
de savoir qui a écrit le quatrième Évangile, je vais suivre
cet Évangile paragraphe par paragraphe, comme s'il venait
de sortir sans nom d'auteur d'un manuscrit nouvellement
déco'wert. Faisons abstraction de toute idée préconçue, et
tiichons de nous rendre compte des impressions que pro-
duirait sur nous cet écrit singulier.
\. On pput voir tous les arKunientsqne les m.illrcs do ces écoles font
¥al()ir contre le quatrième Évangile, exposés avec force dans lo tiavuil de
M. Scliolten, traduit par M. Réville (/àTue de théologit. 3' térii , tomes II,
m, IV).
APPENDICE. 479
§ 1. Le fU'biit (i, 1-1 Zi) nous jetterait tout d'abord dar»s de
violents soupçons. Ce début nous transporte en pleine
théologie a[jostoiique, n'offre aucune ressemblance avec les
sjnoptiques, présente des idées fort différentes assurément
de celles de Jésus et de ses vrais disciples. Tout d'abord, ce
prologue nous avertit que l'ouvrage en question ne peut
être une simple histoire, transparente et impersonnelle
comme le récit de Marc par exemple, que l'auteur a une
théologie, qu'il veut prouver une thèse, à savoir que Jésus
est le logos divin. De grandes précautions nous sont donc
commandées. Faut-il, cependant, sur cette première page,
rejeter le livre tout entier et voir une imposture dans ce
verset U ', où l'auteur déclare avoir été témoin des événe-
ments qui composent l'histoire de Jésus?
Ce serait, je crois, une conclusion prématurée. Un ouvrage
rempli d'intentions théologiques peut renfermer de précieux
renseignements historiques. Les synoptiques n'écrivent-ils
pas avec la constante préoccupation de montrer que Jésus
a réalisé toutes les prophéties messianiques? Renonçons-
nous pour cela à chercher un fond d'histoire en leurs récits?
La théorie du torjos, si fort développée dans notre Évangile,
n'est pas une raison pour le rejeter au milieu ou à la fin du
II* siècle. La croyance que Jésus était le logos de la théo-
logie alexandrine dut se présenter de bonne heure et d'une
façon très -logique. Le fondateur du christianisme n'eut
heureusement aucune idée de ce genre. Mais , dès l'an 68,
il est déjà appelé « le Verbe de Dieu » '. ApoUos, qiM était
d'Alexandrie, et qui paraît avoir ressemblé à Philnn, passe
déjà, vers l'an t»7, pour un prédicateur nouveau, ayaut des
i. Comp. 1" t'pltro de Jean, i, 1.
8. Apoc, XII , 13.
480 VIE DE JESUS.
doctrines à part. Ces idées s'accordaient parfaitement avec
l'état d'esprit où se trouva la communauté chrétienne,
quand on désespéra de voir Jésus apparaître bientôt dans
les nues en Fils de l'homme. Un changement du même
genre paraît s'être opéré dans les opinions de saint Paul.
On sail la dilTércncc qu'il y a entre les [ironiières épîtres de
cet apôtre f>t les dernières. L'espérance de la prochaine
venue du Christ, qui remplit les deux épîtres aux Thessalo-
niciens. par exemple, disparaît vers la fin de la vie de
Paul; l'apôtre se tourne alors vers un autre ordre d'imagi-
nations. La doctrine de l'épître aux Colossiens a de grandes
analogies avec celle du quatrième Évangile, Jésus étant pré-
senté dans ladite épître comme l'image du Dieu inv sible,
le pri'mier-né de toute créature, par lequel tout a été créé,
qui était avant toute chose et par lequel tout subsiste, dans
lequel la plénitude de la Divinité habite corporellement '.
N'est-ce pas là le Verbe de Philon? Je sais qu'on rejette
l'authenticité de l'épître aux Colossiens, mais pour des rai-
sons tout à fait insullisantcs, selon moi. Ces changements
de théorie, ou plutôt de style, chez les hommes de ces
temps pleins d'ardente passion, sont, dans certaines limites,
une chose admissible. Pourquoi la crise qui s'était produite
dans rame de saint Paul ne se serait-elle pas produite chez
d'autres hommes apostoliques dans les dernières années
du premier siècle? Quand le « royaume de Dieu », toi que
le figurent les synoptiques et l'Apocalypse, fut devenu une
chimère, on se jeta dans la métaphjsi(]ue La théorie du
lofjos fut la conséquence des désappointements de la pre-
mière géiiéraiion chrétienne. On transporta dans l'idéal ce
qu'un avait esjiéré voir se réaliser dans Tordre des faits.
t. I, 15 et suiv.; Il , <.* et suif.
APPENDICE. »M
Chaque retard que Jésus mettait à venir était un pas de plus
vers sa divinisation; et cela est si vrai que c'est juste à
l'heure où le dernier rêve millénaire disparaît que la divi-
nité de Jésus se proclame d'une manière absolue.
§ 2. Revenons à notre texte. Selon l'usage consacré,
l'évangéliste commence son récit par la mission de Jean-
Baptiste. Ce qu'il dit des rapports de Jean avec Jésus est
parallèle sur beaucoup de points à la tradition des synopti-
ques; sur d'autres points, la divergence est considérable.
Ici encore, l'avantage n'est pas en faveur du texte que nous
examinons. La théorie, bientôt chère à tous les chrétiens,
d'après laquelle Jean proclama le rôle divin de Jésus, est
tout à fait exagérée par notre auteur. Les choses sont plus
ménagées dans les synoptiques, où Jean conserve jusqu'à
la fin des doutes sur le caractère de Jésus et lui envoie une
ambassade pour le questionner ' . Le récit du quatrième
Évangile implique un parti pris tout à fait tranché, et nous
confirme dans l'idée que nous avait inspirée le prologue,
à savoir, que l'auteur vise à prouver plutôt qu'à raconter.
Nous découvrons cependant, dès à présent, que l'auteur,
tout en différant beaucoup des synoptiques , possède en
commun avec eux plusieurs traditions, il cite les mêmes
prophéties; il croit comme eux à une colombe qui serait
descendue sur la tête de Jésus sortant du baptême. Mais
son récit est moins naïf, plus avancé , plus mûr, si j'ose le
dire. In seul trait m'arrête, c'est le v. 28, fixant les lieux
avec précision. Mettons que la désignation Betnania soit
inexacte (on no cotmaît pas do lîéthanie dans ces parages
et les interprètes grecs y ont fort arbitrairement substitué
Bélhabara), qu'importe? l^n théologien n'ayant rien de juif,
t MkUh., Il , 2 et luiv.; I.iir, vu, 10 et au t.
185 VIE DE JÈSDS.
n'ayant aucun souvenir direct ou indirect de Palestine, nn
pur théoricien comme celui que révélait le prologue, n'au-
rait pas mis ce trait-là. Qu'importait à un sectaire d'Asie
Mineure ou d'Alexandrie ce détail topographique? Si l'au-
teur l'a mis, c'est qu'il avait une raison matérielle de le
mettre, soit dans les documents qu'il possédait, soit dans
des souvenirs. Déjà, donc, nous arrivons à penser que
notre théologien peut bien nous apprendre sur la vie de
Jésus des choses que les synoptiques ignorent. Rien certes
ne prouve le témoin oculaire. Mais il faut supposer au
moins que l'auteur avait d'autres sources que celles que
nous avons, et que pour nous il peut bien avoir la valeur
d'un original.
§ 3. A partir du v. 35, nous lisons une série de conver-
sions d'apôtres, liées entre elles d'une façon peu naturelle,
et qui ne répondent pas aux récits des synoptiques. Peut-
on dire que les récits de ces derniers aient ici une supério-
rité historique? Non. Les conversions d'apôtres racontées
par les synoptiques sont toutes coulées dans un même
moule; on sent un type légendaire et idyllique s' appli-
quant indistinctement à tous les récits de ce genre. Les
petits récits du quatrième Évangile ont plus de caractère
et des arêtes moins effacées. Ils ressemblent bien à des
souvenirs mal rédigés, d'un des apôtres. Je sais que les
récits des gens simples, des enfants, sont toujours très-
délaillés. Je n'insiste pas sur les minuties du v. 39. i\Inis
pourquoi cette idée de rattacher la première conversion de
disciples au séjour de Jésus près de Jean-Baptiste ' ? D'où
viennent ces particularités si précises sur Philippe, sur la
1. Je remarqua, snns y attaclior o'importanre, qiip les trois premiers
apôtres nommés pur l'apias (dans KiisMio, //. E., III, 39) sont rangea
•elon l'ordre où Un figurent d'abord dans notre Évangile,
APPENDICE. 483
patrie d'André et de Pierre, et surtout sur Nathanaël? Ce
personnage est propre à notre Évangile. Je ne peux tenir
pour des inventions faites une centaine d'années après Jésus
et fort loin de Palestine, les traits si précis qui se rappor-
tent à lui. Si c'est un personnage symbolique , pourquoi
s'inquiéter de nous apprendre qu'il est de Cana de Galilée*,
ville que notre évangéliste paraît particulièrement bien
connaître? Pourquoi aurait-on inventé tout cela? Nulle in-
tention dogmatique ne se laisse entrevoir, si ce n'est dans
lev. 51, placé dans la bouche de Jésus. Nulle intention
symbolique surtout. Je crois aux intentions de ce genre,
quand elles sont indiquées et, si j'ose le dire, soulignées
par l'auteur. Je n'y crois pas quand l'allusion n.ystique ne
se révèle pas d'elle-même. L'exégète allégoriste ne parle
jamais à domi-mot; il étale son argument, y insiste avec
complaisance. J'en dis autant dos nombres sacramentels.
Los adversaires du quatrième Évangile ont remarqué que
les miracles qu'il rapporte sont au nombre de sept. Si l'au-
teur en faisait lui-mrme le compte, cela serait grave et
prouverait le parti pris. L'auteur n'en faisant pas le compte
il ne faut voir là qu'un hasard.
La discussion est donc ici assez favorable à notre texte.
Les versets 35-51 ont un tour plus historique que les pas-
sages correspondants des synoptiques. Il semble que le
quatrième évangéliste connaissait, mieux que les autres
narrateurs de la vie de Jésus ce qui concerne la vocation
des apôtres; j'admet5 que c'est à l'école de Jean-Hapliste
que Jésus s'attacha les premiers disciples dont le nom est
resté célèbre; je pense que les principaux apôtres avaient
été disciples de Jean -Baptiste avant de l'être de Jésus, et
1. Jean, xji, %.
U* VIE DE JÉSUS.
j'explique par là l'importance que toute la prcmii^re gêné
ration chrétienne accorde à Jean - Baptiste. Si , comme le
veut la savante école hollandaise, cette importance était en
partie factice et conçue presque uniquement pour appuyer
le rôle de Jésiis sur une autorité incontestée, pourquoi cùt-
on choisi Jean-Baptiste, homme qui n'eut une grande répu-
tation que dans la famille chrétienne? Le vrai, selon moi,
est que Jean -Baptiste n'était pas seulement pour les dis-
ciples de Jésus un simple garant, mais qu'il était pour eux
im premier maître, dont ils raltaciiaient indissolublement
le souvenir aux commencements mêmes de la mission de
Jésus'. Un fait d'importance majeure, le baptême conservé
par le christianisme comme l'introduction obligée à la vie
nouvelle, est une marque d'origine qui atteste encore d'une
façon t'isible que le christianisme fut d'abord une branche
détachée de l'école de Jean-Baptiste.
Le quatrième Kvangile se bornerait donc à ce premier
chapitre, qu'il faudrait le définir « un fragment composé
de traditions ou de souvenirs écrits tard et engagés dans
une théologie fort éloignée de l'esprit évangélique primitif,
une page de biographie légendaire, où l'auteur accepte les
faits traditionnels, les transforme souvent, mais n'invente
rien ». Si l'on parle de biographie a priori, c'est bien plu-
tôt dans les synoptiques que je trouve une biographie de
cette sorte. Ce sont les synoptiques qui font naître Jésus à
Bethléhem, qui le font aller en Egypte, qui lui amènent les
mages, etc., pour les besoins de la cause. C'est Luc qui
crée ou admet des personnages qui n'ont peut-être jamais
existé'. Les prophéties messianiques, en particulier, préoc-
1. Voir Act., I, 21-22; x, 37; xiti, 2i; xi\, 4.
t. L«s noms des parents de Jeau-Baptiste, dan« l.uc, semblent flc^
APPENDICE. *85
cupent notre auteur moine que les synoptiques, et pro-
duisent chez lui moins de récits fabuleux. En d'autres
termes, nous arrivons déjà, en ce qui concerne le qua-
trième Évangile, à la distinclion du fond narratif et du fond
doctrinal. Le premier se montre à nous comme pouvant
être supérieur en certains points à celui des synoptiques;
mais le second est à une grande distance des vrais discours
de Jésus, tels que les synoptiques et surtout Matthieu nous
les ont conservés.
Une circonstance aussi nous frappe dès à présent. L'au-
teur veut que les deux premiers disciples de Jésus aient été
André et un autre disciple. André gagne ensuite Pierre, soi
frère, lequel se trouve ainsi rejeté un peu dans l'ombre. Le
second disciple n'est pas nommé. Mais , en comparant ce
passage à d'autres que nous rencontrerons plus tard, on
est amené à croire que ce disciple innomé n'est autre que
l'auteur de l'Évangile, ou du moins celui que l'on veut faire
passer pour l'auteur. Dans les derniers chapitres du livre,
en effet, nous verrons le narrateur parler de lui-même avec
un certain mystère, et, chose frappante, affecter encore de
se mettre avant Pierre, tout en reconnaissant la supériorité
hiérarciiique de ce dernier. Remarquons aussi que, dans
les synoptiques, la vocation de Jean est rattachée de très-
près à celle de Pierre; que, dans les Actes, Jean figure
habituellement, comme compagnon de Pierre. Une double
didiculté s'olTre donc à nous. Car, si le disciple innomé est
vraiment Jean, fils de Zébédée, on est amené à penser que
Jean, fils de Zébédée, est l'autour de notre Évangile; sup-
poser qu'un faussaire, voulant faire croire que l'auteur est
UN. Annp. fille de Ph:iDiicl, le vieillard Siméon, ZacU'Jc tuDt uisei det
penoonBijci douieui.
486 VIE DE JÉSUS.
Jean, ait eu l'attention de ne pas nommer Jean et de le dé-
signer d'une façon énigmatique, c'est lui prêter un artifice
assez bizarre. D'un autre côté, comprend-on que, si l'au-
teur réel de notre Évangile a commencé par être disciple
de Jean-Baptiste, il parle de ce dernier d'une façoii telle-
ment peu historique que les Évangiles synoptiques sur ce
point lui soient supérieurs?
§ h- Le paragraphe n , 1-12, est un récit de miracle
comme il s'en trouve tant dans les synoptiques. 11 y a dans
l'agencement du récit un peu plus de mise en scène,
quelque chose de moins naïf; néanmoins le fond n'a rien
qui sorte de la couleur générale de la tradition. Les synop-
tiques ne parlent pas de ce miracle; mais il est tout naturel
que, dans la riche légende merveilleuse qui circulait, les
uns connussent un trait, les autres un autre. L'explication
allégorique, fondée princii)alument sur le verset 10, et
d'après laquelle l'eau et le vin seraient l'ancienne et la
nouvelle alliance, prête, je crois, à l'auteur une pensée qu'il
n'avait pas. Le verset 11 prouve qu'aux yeux de ce dernier,
lout le récit n'a qu'un but : manifester la puissance de
Jésus. La mention de la petite ville de Cana et du séjour
qu'y fait la mère de Jésus n'est pas à négliger. Si le mi-
racle de l'eau changée en vin avait été inventé par l'auteur
du quatrième Evangile, comme le supposent lus adversaires
de la valeur historique dudit Évangile, pourquoi ce trait?
Les versets 11 et 12 font une bonne suite de faits. Qu'im-
portaient de pareilles circonstances topograpiiiqucs à des
chrétiens helléniques du ii'' siècle? Les Évangiles apocry-
|)hes ne procèdent pas comme cela, lis sont vagues, sans
circonstances locales , faits par des gens et pour des gens
qui ne se soucient pas de la Palestine. Ajoutons qu'ail-
leurs notre évangéliste parle encore de Cana de tîali-
APPENDICE. ^i^
lée * , petite ville tout à fait obscure. Pourquoi s'être plu à
créer après coup une célébrité à cette bourgade, dont certes
les chrétiens demi-gnostiques d'Asie Mineure devaiea. peu
se souvenir?
§ 5. Ce qui suit à partir du verset 13 est d'un haut inté-
rêt et constitue pour notre Évangile un triomphe décisif.
Selon les synoptiques, Jésus, depuis le commencement de
sa vie publique, ne fait qu'un voyage à Jérusalem. Le st-jour
de Jésus en cette ville dure peu de jours, après lesquels il
est mis à mort. Cela souffre d'énormes difficultés que je ne
répète pas ici, les ayant touchées dans la « Vie de Jésus ».
Quelques semaines (en supposant que l'intention des synop-
tiques aille jusqu'à prêter cette durée à l'intervalle qui
s'écoule entre l'entrée triompliale et la mort) ne suffisent
pas pour tout ce que Jésus dut faire à Jérusalem*. Beau-
coup des circonstances placées par les synoptiques en Gali-
lée, surtout les luttes avec les pharisiens, n'ont guère de
sens qu'à Jérusalem. Tous les événements qui suivent la
mort de Jésus prouvent que sa secte avait de fortes racines
à Jérusalem. Si les choses s'étaient passées comme le
veulent Matthieu et Marc, le christianisme se fût surtout
développé en Galilée. Des transplantés depuis quelques jours
n'eussent pas choisi Jérusalem pour leur capitale'. Saint
Paul n'a pas un souvenir pour la Galilée; pour lui, la reli-
•gion nouvelle est née à Jérusalem. Le quatrième Évangile,
qui admet plusieurs voyages et de longs séjours de Jésus
dans la capitale, paraît donc bien plus dans le vrai. Luc
1. IV, 40; XII, 2.
2. Obgcrvei, par exemple, combien les faiu des chapitres xxi-tXT lia
Matthieu sont mal agcnci^s, sans jour et sans espace.
3. Luc parait suiitlr cela et pràvieut la UilUcullé par uuo rilvi^latioa
tixiv, 10; /le/., 1,4).
488 VIE DE JÊSDS.
semble ici avoir une secrète harmonie avec notre écrivain ,
ou plutôt flotter entre deux systèmes opposés ^ Cela est
très-important; car nous relèverons bientôt d'autres circon-
stances où Luc côtoie l'auteur du quatrième Évangile et
semble avoir eu connaissance des mêmes traditions.
Mais voici qui est bien frappant. La première circon-
stance des séjours à Jérusalem rapportée par notre Évan-
gile est aussi rapportée par les synoptiques et placée par
eux presque à la veille de la mort de Jésus. C'est la circon-
stance des vendeurs chassés du temple. Est-ce à un Galilécn,
au lendemain de son arrivée à Jérusalem, qu'on peut attri-
buer avec vraisemblance un tel acte, qui pourtant dut avoir
quelque réalité, puisqu'il est rapporté par les quatre textes?
Dans l'agencement chronologique du récit, l'avantage
appartient tout entier à notre auteur. II est évident que les
synoptiques ont accumulé sur les derniers jours des cir-
constances que leur fournissait la tradition et qu'ils ne
savaient pas où placer.
Maintenant, se pose une question qu'il est temps d'éclair-
cir. Déjà nous avons trouvé notre évangéliste possédant
beaucoup de traditions en commun avec les synoptiques (le
rôle de Jean-Bapliste, la colombe du baptême, l'étymologic
du nom de Céphas, les noms de trois au moins des apô-
tres, les vendeurs chassés). Notre évangéliste puise-t-il cela
dans les synoptiques? Non, puisque sur ces circonstances
mêmes il présente avec eux des différences importnntes.
D'où lui viennent donc ces récits communs? De la tradition
évidemment, ou de ses souvenirs. Mais que veut dire cela,
sinoN que l'auteur nous a légué une version originale de la
vie de Jésus, que cette vie doit être mise tout d'abord sur
1. IX, 51 et »iiiv.; n, '25 et suiv., 38 et suiv.; xvii, 11.
APPENDICE. *S9
le même pied que les autres biographies de Jésus, sauf
ensuite à se décider dans le détail par des motifs de préfé-
rence ? Un inventeur o priori d'une vie de Jésus, ou bien
n'aurait rien de commun avec les synoptiques, ou bien les
paraphraserait comme font les apocryphes. LMntention sym-
bolique et dogmatique serait chez lui bien plus sensible. Tout
dans ses récits aurait un sens et une intention. Il n'y aurait
pas de ces circonstances indifférentes, désintéressées en
quelque sorte, qui abondent dans notre récit. Rien ne res-
semble moins à la biographie d'un éon ; ce n'est pas ainsi
que l'Inde écrit ses vies de Krischna, raconte les incarnations
de Vischnou. Ln exemple de ce genre de composition, dans
les premiers siècles de notre ère, c'est la Pisté Sophia attri-
buée à Valentin '. Là, rien de réel, tout est vraiment symboli-
que et idéal. J'en dirai autant de « l'Évangile de Nicodème »,
composition artificielle, toute fondée sur des métaphores.
De notre texte à de pareilles amplifications il y a un abîme,
et, s'il fallait à tout prix trouver l'analogue de ces amplifi-
cations parmi les Évangiles canoniques, ce serait dans les
synoptiques bien plus que dans notre Évangile qu'il faudrait
le chercher.
§ 6. Suit (n, 18 et suiv.) un autre incident, dont la rela-
tion avec le récit des synoptiques n'est pas moins remar-
quable. Ceux-ci, ou du moins Matthieu et .Marc, rapportent,
à propos du procès de Jésus et de l'agonie sur le Golgotha,
un mot que Jésus aurait prononcé et qui aurait été l'une
dos causes principales de sa condamnation : « Détruisez
ce temple, et je le rebâtirai en trois jours. » Les synop-
liquc9 ne disent pas que Jésus eût tenu ce propos; au
1. Retrouvée (lacs uqc vcrsiou copte cl tr..duite pur M. ScIiwarUe
(berliii, ISoly.
490 VIE DE JÉSUS.
contraire, ils traitent cela de faux témoignage. Notre évan-
géliste raconte que Jésus prononça en effet le mot incri-
miné. A-t-il pris ce mot dans les synoptiques? C'est peu
probable; car il en donne une version différente et même
une explication allégorique (v. 21-22), que ne connaissent
pas les synoptiques. 11 semble donc qu'il tenait ici une tra-
dition originale, plus originale même que celle des synop-
tiques , puisque ceux-ci ne citent pas directement le mot
de Jésus , et n'en rapportent que l'écho. 11 est vrai qu'en
plaçant ce mot deux ans avant la mort de Jésus, le rédac-
teur du quatrième Évangile obéit à une idée qui ne semble
pas des plus heureuses.
Remarquez le trait d'histoire juive du v. 20; il est d'as-
sez bon aloi et suffisamment d'accord avec Josèphe^
§ 7. Les versets u, 23-25 seraient plutôt défavorables à
notre texte; ils sont lents, froids, traînants; ils sentent
l'apologiste, le polémiste. Ils prouvent une rédaction réflé-
chie et bien postérieure à celle des synoptiques.
§ 8. Voici maintenant l'épisode de Nicodème (m, 1-21).
Je sacrifie naturellement toute la conversation de Jésus avec
ce pharisien. C'est un morceau de théologie apostolique et
non évangélique. Une telle conversation n'aurait pu être
racontée que par Jésus ou par Nicodème. Les deux hypo-
thèses sont également invraisemblables. A partir du v. 12,
d'ailleurs, l'auteur oublie le personnage qu'il a mis en
scène, et se lance dans un développement général adressé
à tous les juifs. C'est ici que nous voyons poindre un dos
caractères essentiels de notre écrivain , son goût pour les
entretiens théologiques, sa tendance à rattacher de tels
entretiens h des circonstances plus ou moins historiques.
1. Antiq., X\,ii, 7.
APPENDICE. 491
Les morceaux de ce genre ne nous apprennent rien de plus
sur la doctrine de Jésus que les dialogues de Platon sur la
pensée de Socrate. Ce sont des compositions artificielles,
non traditionnelles. On peut encore les comparer aux ha-
rangues que les historiens anciens ne se font nul scrupule
de prêter à leurs héros. Ces discours sont fort éloignés du
style de Jésus et de ses idées; au contraire, ils offrent une
similitude complète avec la théologie du prologue (i, l-H),
où l'auteur parle en son propre nom. La circonstance à
laquelle l'auteur rattache cet entretien est-elle historique
ou est-elle de son invention? C'est ce qu'il est diliicile de
dire. J'incline cependant pour le premier parti; car le fait
est rappelé plus bas (xix, 39), et Nicodème est mentionné
ailleurs (vu, 50 et suiv.). Je suis porté à croire que Jésus
eut en réalité des relations avec un personnage considérable
de ce nom, et (]ue l'auteur de notre Évangile, qui savait
ccia, a choisi Nicodème, comme Platon a choisi Phédon ou
Alcibiade, pour interlocuteur d'un de ses grands dialogues
théoriques.
§ 9. Les v. 22 et suiv. jusqu'au v. 2 du chap. iv nous
transportent, selon moi, en pleine histoire. Ils nous mon-
trent de nouveau Jésus près de JeaivBaptiste, mais cette fois
avec une troupe de disciples autour de lui. Jésus baptise
comme Jean, attire la foule plus que ce dernier et a de plus
grands succès que lui. Les disciples baptisent comme leur
maître, et une jalousie, à laquelle les deux chefs de secte
resicnt suiiérieurs, s'allume entre leurs écoles. Ceci est extrê-
mement remarquable, car les synoptiques n'ont rien de
pareil. Pour moi, je trouve cet épisode très-vraisemblable.
Ce qu'il a d'inexpliqué en certains détails est loin d'in-
firmer la valt'ur historique de l'ensemble. C'étaient la des
choses fju'on entendait à demi-mot et qui vont bieu dans
492 VIE DE JESOS.
l'hypothèse de mémoires personnels écrits pour un cercle
réduit. De telles obscurités, au contraire, ne s'exoliquent
pas dans un ouvrage composé uniquement en vue de faire
prévaloir certaines idées. Ces idées perceraient partout; il
n'y aurait pas tant de circonstances singulières et sans
signification apparente. La topographie, d'ailleurs, a ici de
la précision (v. 22-23). On ignore, il est vrai, ou était
Salim; mais Aîvcâv est un trait de lumière. C'est le mot
^Enawan, pluriel chaldéen de Aïn ou /£)), « fontaine ».
Comment voulez-vous que des sectaires hellénistes d'Éphèse
eussent deviné cela? Ils n'eussent nommé aucune localité,
ou ils en eussent nommé une très-connue, ou ils eussent
forgé un mot impossible sous le rapport de l'étymologie
sémitique. Le trait du v. 2^ a aussi de la justesse et de
la précision. Le v. 25, dont la liaison avec ce qui précède
et ce qui suit ne se voit pas bien, écarte l'idée d'une com-
position artificielle. On dirait que nous avons ici des notes
mal rédigées, de vieux souvenirs décousus, mais par mo-
ments d'une grande lucidité. Quoi de plus naïf que la pen-
sée du v. 26 répétée au v. 1 du chap. iv? Les v. 27-36 sont
d'un tout autre caractère. L'auteur retombe dans ses dis-
cours, auxquels il est impossible d'attribuer aucun caractère
d'authenticité. Mais le v. 1 du ch. iv est de nouveau d'une
rare transparence, et quant au v. 2, il est capital. L'auteur,
se repentant en quelque sorte de ce qu'il a écrit, et crai-
gnant qu'on ne tire de mauvaises conséquences de son
récit, au lieu de le biiïor, insère une parenthèse en nao;rante
contradiction avec ce qui précède. Il ne veut plus que Jésus
ait baptisé; il prétend que ce furent seulement ses disciples
qui baptisèrent. Mettons que le v. 2 ait été ajouté plus
tard. Il Pti restera toujours que le récit m, 22 et suiv.
n'est nullement un morceau de théologie a priori, puis-
APPENDICE. 403
qu'au contraire le théologien a priori prend la plume au
V. 2 pour contredire ce récit et lui ôter ce qu'il pouvait
avoir d'embarrassant.
S 10. Nous arrivons à l'entrevue de Jésus et de la Sama-
ritaine et à la mission chez les Samaritains (iv, 1-/|2). Luc
connaît cette mission *, qui probablement fut réelle. Ici
pourtant, la théorie de ceux qui ne voient dans notre Évan-
gile qu'une série de fictions destinées à amener des exposés
de principes pourrait s'appliquer. Les détails du dialogue
sont évidemment fictifs. D'un autre côté, la topographie des
V. 3-6 est satisfaisante. Un juif de Palestine ayant passé
souvent à l'entrée de la vallée de Sichem a pu seul écrire
cela. Les versets 5-6 ne sont pas exacts; mais la tradition
qui y est mentionnée a pu venir de Gen., xxxui, 19;
XLVni, 22; Jos., xxiv, 32. L'auteur semble employer un jeu
de mols(Sic/iar pour Sichem-), par lequel les juifs croyaient
déverser sur les Samaritains une amère ironie'. Je ne pense
pas qu'on se fût si fort soucié à Kphèse de la haine qui divi-
sait les Juifs et les Samaritains, et de l'interdit réciproque
qui existait entre eux (v. 9). Les allusions qu'on a voulu voir
dans les versets 16-18 à l'histoire religieuse de la Sama-
rie me paraissent forcées. Le v. 22 est capital. Il coupe en
deux le mot admirable: «Femme, crois-moi, le temps e5t
venu... » et exprime une pensée tout opposée. C'est là, ce
semble, une correction analogue au v. 2 de ce même cha-
pitre, où, soit l'auteur, soit un de ses disciples, corrige une
pensée qu'il trouve dangereuse ou trop hardie. En tout cas,
i. II, 51 p( sniv.; xvii, 1 1.
2. Sichar veut dire • mensonge ».
3. Les miis>lnia"S font encore journellement de ces sortes ds cilcin-
bours injurieux, pour ditsimuler leur haine sourooise contre les Franra
et les cbrélieni.
W4 VIE DE JÉSDS.
ce verset est profondément empreint des préjugés juifs. Je
ne le comprends plus, s'il a été écrit vers l'an 130 ou 150
dans la fraction du christianisme la plus détachée du
judaïsme. Le v. 35 est exactement dans le style des synop-
tiques et des vraies paroles de Jésus. Reste le mot splen-
dide (v. 21-23, en omettant 22). 11 n'y a pas d'authenti-
cité rigoureuse pour de tels mots. Comment admettre que
Jésus o"u la Samaritaine aient raconté la conversation qu'ils
avaient eue ensemble ? La manière de narrer des Orien-
taux est essentiellement anecdotique; tout se traduit pour
eux en faits précis et palpables. Nos phrases générales
exprimant une tendance, un état général , leur sont in-
connues. C'est donc ici une anecdote qu'il ne faut pas
admettre plus à la lettre que toutes les anecdotes de l'his-
toire. Mais l'anecdote a souvent sa vérité. Si Jésus n'a
jamais prononcé ce mot divin, le mot n'en est pas moins
de lui, le mot n'eût pas existé sans lui. Je sais que, dans
les synoptiques, il y a souvent des principes tout con-
traires, des circonstances où Jésus traite les non-juifs avec
beaucoup de dureté. Mais il y en a d'autres aussi où l'es-
prit de largeur qui règne en ce chapitre de Jean se re-
trouve '. il faut choisir. C'est dans ces derniers passages
que je vois la vraie pensée de Jésus. Les autres sont, selon
moi , des taches , des lapsus provenant de disciples médio-
crement capables de comprendre leur maître et trahissant
sa pensée.
§ 11. Les V. /|3-ù5 du ch. iv ont quelque chose qui
étonne. L'auteur veut que ce soit à Jérusalem , à l'époque
des fêtes, que Jésus ait fait ses grandes démonstrations.
1. Matth., VIII, 11 etsuiv.; xxiiW; xxii, 1 et suiv.; XMV, li; xxviii,
«9; Marc, mil, 10;xvi,15; Luc, iv, 26; xxiv, 47.
APPENDICE. 4S3
Il semble que ce soit là chez lui un système. Mais ce au!
prouve qu'un tel système, bien qu'erroné, se rattachait à
des souvenirs, c'est qu'il l'appuie (v. iù) d'une parole de
Jésus que les synoptiques rapportent aussi, et qui a un
haut caractère d'authenticité.
§ 12. Au V. ii6, rappel de la petite ville de Cana, qui ne
s'expliquerait pas dans une composition artificielle et uni-
quement dogmatique. Puis (v. /i6-5/i), un miracle de guéri-
son, fort analogue à ceux qui remplissent les synoptiques,
et qui répond, avec des variantes, à celui qui est raconté
dans Matth., viii, 5 et suiv., et dans Luc, vu, 1 et suiv. Ceci
est très-remarquable; car ceci prouve que l'auteur n'ima-
gine pas ses miracles à plaisir, qu'en les racontant il suit
une tradition. Kn somme, sur les sept miracles qu'il men-
tionne, il n'y en a que deux (les noces de Cana et la résur-
rection de Lazare) dont il n'y ait pas de trace dans les
synoptiques. Les cinq autres s'y retrouvent avec des diffé-
rences de détail.
§ 13. Le ch. v fait un morceau à part. Ici, les procédés
de l'auteur se montrent à nu. 11 raconte un miracle qui est
censé s'être passé à Jérusalem avec des traits de mise en
scène destinés à rendre le prodige plus frappant, et il saisit
cette occasion pour placer de longs discours dogmatiques et
polémiques contre les Juifs. L'auteur invente-t-il le miracle
ou le prend-il dans la tradition? S'il l'invente, on doit ad-
mettre au moins qu'il avait habité Jérusalem, car il connaît
bien la ville (v. 2 et suiv.). Il n'est pas question ailleurs de
Delhesda; mais, pour avoir inventé ce nom et les circonstances
qui s'y rapportent, l'auteur du quatrième Évangile aurait dû
savoir l'hébreu, ce que les adversaires de notre Évangile
n'admettent pas. Il est plus probable qu'il prend le fond de
son récit dans la tradition; ce récit présente, en effet, de
496 VIE DE JÉSDS.
notables parallélismes avec Marc*. Une partie de la com-
munauté chrétienne attribuait donc à Jésus des miracles qui
étaient censés s'être passés à Jérusalem. Voilà qui est extrê-
mement grave. Que Jésus ait acquis un grand renom de thau-
maturge dans un pays simple, rustique, favorablement dis-
posé comme la Galilée, cela est tout naturel. Ne se fùt-il pas
une seule fois prêté à l'exécution d'actes merveilleux , ces
actes se seraient faits malgré lui. Sa réputation de thauma-
turge se serait répandue indépendamment de toute coopéra-
tion de sa part et à son insu. Le miracle s'explique de lui-
même devant un public bienveillant; c'est alors en réalité le
public qui le fait. Mais , devant un public malveillant , la
question est toute changée. Cela s'est bien vu dans la recru-
descence de miracles qui eut lieu il y a cinq ou six ans en
Italie. Les miracles qui se produisaient dans les Ktals ro-
mains réussissaient; au contraire, ceux qui osaient poindre
dans les provinces italiennes, soumis de suite à une en-
quête, s'arrêtaient vite. Ceux qu'on prétendait avoir été
guéris avouaient n'avoir jamais été malades. Les thauma-
turges eux-mêmes, interrogés, déclaraient qu'ils n'y com-
prenaient rien, mais que, le bruit de leurs miracles s'étant
répandu, ils avaient cru en faire. En d'autres termes, pour
qu'un miracle réussisse, un peu de complaisance est néces-
saire. Les assistants n'y aidant pas, il faut que les acteurs
y aident; en sorte que, si Jésus a fait des miracles à Jéru-
.salem, nous arrivons à dos suppositions pour nous très-
choquantes. Réservons notre jugement; car nous aurons
biinlôt à traiter d'un miracle liiérosolymite autrement im-
oortant que celui dont il s'agit ici, et lié bien plus intime-
ment aux événements essentiels de la vie de Jésus.
(l)Comp. Jean, v, 8, 9, 10, 4 Marc, ii, 0, 12, 27.
APPENDICE. 497
S 14. Gh. VI, l-U : Miracle galiléen cette fois encore iden-
tique à l'un de ceux qui sont rapportés par les synoptiques;
il s'agit de la multiplication des pains. 11 est clair que c'est
là un de ces miracles que, du rivant de Jésus, on lui attri-
bua. C'est un miracle auquel une circonstance réelle donna
lieu, lîien de plus facile que d'imaginer une telle illusion
dans des consciences crédules, naïves et sympathiques.
« Pendant que nous étions avec lui , nous n'avons eu ni
faim ni soif; » cette phrase bien simple devint un fait mer-
veilleux qu'on racontait avec toute sorte d'amplifications.
Le récit, comme toujours, vise dans notre texte un peu plus
à l'effet que dans les synoptiques. En ce sens, il est d'un
aloi inférieur. Mais le rôle qu'y joue l'apôtre Philippe est à
noter. Philippe est particulièrement connu de l'auteur de
notre Évangile (comp. i, 43 et suiv.; xii , 21 et suiv.). Or,
Philippe résida à Hiérapolis en Asie Mineure, où Papias con-
nut ses filles '.Tout cela se raccorde assez bien. On peut dire
que l'auteur a pris ce miracle dans les synoptiques ou dans
une source analogue, et qu'il se l'approprie à sa guise. Mais
comment le trait qu'il y ajoute s'harmoniserait-il si bien
avec ce que nous savons d'ailleurs, si ce trait ne venait
d'une tradition directe?
§ 15. Au moyen de liaisons évidemment artificielles et qui
prouvent bien que tous ces souvenirs (si souvenir il y a) ont
été écrits fort tard, l'auteur amène une série étrange de mi-
racles et de visions (vi, 16 et suiv.). Pendant une tempête,
Jésus apparaît sur les (lots, semble marcher sur la mer; la
barque elle-même est miraculeusement transportée. Ce mi-
1. Dans EiisAl>c, llist. eccl., III, 39. Cf. Pol)rrale, dans Eiisèbc, II. £.,
V, '2t. Il ust vrai qu'il y a entre l'apôtre Philippe et le diacre du tnAine
nom des coarusioos singulières.
49« VIE DE JÈSC3.
racle se retrouve chez les synoptiques'. Nous sommes donc
encore ici dans la tradition et nullement dans la fantaisie
individuelle. Le v. 23 fixe les lieux, établit un rapport entre
ce miracle et celui de la multiplication des pains, et semble
prouver que ces récits miraculeux doivent être mis dans la
classe des miracles qui ont une base historique. Le prodige
que nous discutons en ce moment correspond probablement
à quelque hallucination que les compagnons de Jésus eurent
sur le lac, et en vertu de laquelle ils crurent, dans un mo-
ment de danger, voir leur maître venir à leur secours. L'idée
à laquelle on se laissait aller, que son corps était léger
comme un esprit', donnait créance à cela. Nous retrou-
verons bientôt (ch. xxi) une autre tradition fondée sur des
imaginations analogues.
§ 16. Les deux miracles qui précèdent servent à amener une
prédication des plus importantes, que Jésus est censé avoir
faite dans la synagogue de Capharnahum. Cette prédication
se rapporte évidemment à un ensemble de symboles très-
familiers à la plus antique communauté chrétienne, sym-
boles où le Christ était présenté comme le pain du croyant.
J'ai déjà dit que les discours du Christ dans notre Évangile
sont presque tous des ouvrages artificiels, et celui-ci peut
certes être du nombre. Je reconnaîtrai, si l'on veut, que ce
morceau a plus d'importance pour l'histoire des idées eucha-
ristiques au i" siècle que pour l'exposé même des idées de
Jésus. Cependant , cette fois encore , je crois , notre Évan-
gile nous fournit un trait de lumière. Selon les synoptiques,
l'institution de l'eucharistie ne remonterait pas au delà de la
dernière soirée de Jésus. 11 est clair que très-anciennement
1. Matth., XIV, 22 et «uiv.; Marc, vi, 45 et suir.
9. Ce fut l'orlgiuo du docétisme, hérésie coDtcinporaiac des «pOtrct.
APPENDICE. 499
on crut cela, et c'était la doctrine de saint Paul'. Mais pour
admettre que ce soit vrai, il faut supposer que Jésus savait
avec la dernière précision le jour où il mourrait, ce que
nous ne pouvons accorder. Les usages d'où est sortie l'eu-
cliarisiie remontaient donc au delà de la dernière cène,
et je crois que notre Évangile est parfaitement dans le vrai,
en omettant le récit sacramentel à la soirée du jeudi, et en
semant les idées eucharistiques dans le courant même de la
vie de Jésus. Le récit eucharistique, dans ce qu'il a d'essen-
tiel, n'est au fond que la reproduction de ce qui se passe à
tout repas juif. Ce n'est pas une fois, c'est cent fois que
Jésus a dû bénir le pain, le rompre, le distribuer, et bénir la
coupe. Je ne prétends nullement que les paroles prêtées à
Jésus par le quatrième évangéliste soient textuelles. Mais
les traits précis fournis par les versets 00 et suiv., 68,
70-71 ont un caractère original. Nous remarquerons encore
plus tard la haine particulière de notre auteur contre Juda
de Kcrioth. Certes, les synoptiques ne sont pas tendres pour
ce dernier. Mais la haine est, dans le quatrième narrateur,
plus rélléchie, plus personnelle-, elle revient à deux ou trois
endroits, avant le récit de la trahison; elle cherche à accu-
muler sur la tôle du coupable des griefs dont les autres
évangélistes ne parlent pas.
§ 17. Les versets vu, 1-10 sont un petit trésor historique.
La mauvaise humeur sournoise des frères de Jésus, les pré-
cautions que celui-ci est obligé de prendre, y sont exprimées
avec une admirable naïveté. C'est ici que l'explication sym-
bolique et dogmatique est complètement en défaut. Quelle
intention dogmatique ou symbolique trouver en ce petit
1. I Cor., XI, 23 et suiv.
3. Voir u Vie de Jésus ", p. 310 de In présente édiliou.
500 VIE DE JÉSUS.
passage, qui est plutôt propre à faire naître l'objection qu'à
servir les besoins de l'apologétique chrétienne ? Pourquoi
un écrivain dont l'unique devise eiit été : Scrihiiur ad pro-
bandum, eût-il imaginé ce détail bizarre? Non, non; ici
l'on peut dire hautement : Sanbilur ad narrandum. C'est là
un souvenir original, de quelque part qu'il vienne et quelle
que soit la plume qui l'a écrit. Comment dire après cela
que les personnages de notre Évangile sont des types, des
caractères, et non des êtres historiques en chair et en os?
Ce sont bien plutôt les synoptiques qui ont le tour idyl-
lique et légendaire; comparé à eux, le quatrième Évangile
a les allures de l'histoire et du récit qui vise à être exact.
§ 18. Suit une dispute (vn, 11 et suiv.) entre Jésus et les
juifs, à laquelle j'attache peu de prix. Les scènes de ce
genre durent être fort nombreuses. Le genre d'imagination
de notre auteur s'impose très-fortement à tout ce qu'il ra-
conte; de tels tableaux doivent être chez lui médiocrement
vrais de couleur. Les discours mis dans la bouche de Jésus
sont conformes au style ordinaire de notre écrivain. L'inter-
vention de Nicodème (v. 50 et suiv.) peut seule en tout ceci
avoir une valeur historique. Le v. 52 a prêté à des objec-
tions. Ce verset , dit-on , renferme un erreur que ni Jean
ni même un juif n'auraient commise. L'auteur pouvait-il
ignorer que Jonas et Nahum étaient nés en Galilée? Oui
certes, il pouvait l'ignorer; ou du moins il pouvait n'y pas
songer. Les évangélistes et en général les écrivains du Nou-
veau Testament, saint Paul excepté, ont des connaissances
historiques et exégétiques fort incomplètes. Kn tout cas, ils
écrivaient de mémoire et ne se souciaient pas d'être exacts.
§ 19 Le récit de la femme adultère laisse place à de grands
cloutes critiques. Ce passage manque dans les meilleurs
manuscrits; je crois cependant qu'il faisait partie du texte
APPENDICE. 501
primitif. Les données topographiques des versets 1 et 2
ont de la justesse. Rien dans le morceau ne fait disparate
avec le style du quatrième Évangile. Je pense que c'e«t par
nn scrupule déplacé, venu à l'esprit de quelques faux rigo-
ristes, sur la morale en apparence relâchée de l'épisode,
qu'on aura coupé ces lignes qui pourtant, vu leur beauté, se
seront sauvées, en s'attacliant à d'autres parties des textes
évangéliques. En tout cas, si le trait de la femme adultère
ne faisait pas partie d'abord du quatrième Évangile, il est
sûrement de tradition évangélique. Luc le connaît, quoique
dans un autre agencement'. Papias - semble avoir lu une
histoire analogue dans l'Évangile selon les Hébreux. Le mot :
« Que celui d'entre vous qui est sans péché... » est si par-
faitement dans le tour d'esprit de Jésus, il répond si bien à
d'autres traits flf-s synoptiques, qu'on est tout à fait auto-
risé à le considérer comme étant authentique dans la même
mesure que les mots des synoptiques. On comprend, en tout
cas, beaucoup mieux qu'un tel passage ait été retranché
qu'ajouté.
S 20. Les disputes théologiques qui remplissent le reste
du ch. vin sont sans valeur pour l'histoire de Jésus. Évi-
demment, l'auteur prête à Jésus ses propres idées, sans s'ap-
puyer sur aucune source ni sur aucun souvenir direct. Gom-
1. VII, 37 et sulv.
2. Dans F.usAbe, Hist. eccl., III, .iO. Un savant armi^niste, M. Prii-
dhommi!, à qui je demandai s'il avait rt^nrontré des citations de Papiag
dans les auteurs arnii'niens, me communique un curieux passage, ex-
trait des u Explications sur divers piissa;;?» do l'Écriture sainte », par
Vartan Vartab«d, ms. arm. de la Bibl. ImpMale, ancien Tonds, n° 12,
fol. 4I> V. • Le pas^ag" de la fomm'! adultère, que les autri>-s clirétirns
ont dans leur Évangile, est l'œuvre d'un certain l'apias, disciple de
Jean, lequel a ëcril des lii'résii's , et a l'Ii? rcjuti'. C'est Ensèlic qui lo dit.
On l'a écrit postiVieurcment. p> Les Armdniens, en cild, rejettent ledit
passage ou lo mettont k la flo de l'Évangile de Jeaiii
503 VIE DE JÉSUS.
ment, dira-t-on, un disciple immédiat ou un traditionîste se
rattachant directement à un apôtre ont-ils pu altérer ainsi la
parole du maître? Mais Platon était bien disciple immédiat
de Socrate, et cependant il ne se fait aucun scrupule de lui
attribuer des discours fictifs. Le « Phédon » contient des
renseignements historiques de la plus haute vérité et des
discours qui n'ont aucune authenticité. La tradition des faits
se conserve bien mieux que celle des discours. Lne école
chrétienne active, parcourant rapidement le cercle des idées,
devait, en cinquante ou soixante ans, modifier totalement
l'image qu'on se faisait de Jésus, tandis qu'elle pouvait se
souvenir, beaucoup mieux que toutes les autres, de certai-
nes particularités et de la contexture générale de la biogra-
phie du réfoririateur. Au contraire , les simples et douces
familles chrétiennes de la Batanée chez lesquelles s'est for-
mée la collection des Aoyia, — petits comités, très-purs,
très-honnêtes, d'ébionim (pauvres de Dieu), restés bien
fidèles aux enseignements de Jésus, ayant gardé pieusement
le dépôt de sa parole , formant un petit monde dans lequel
il y avait peu de mouvement d'idées, — pouvaient à la fois
avoir très-bien conservé le timbre de la voix du maître, et
être fort mal renseignées sur des circonstances biographi-
ques auxquelles clli!S tenaient peu. La distinction que nous
indiquons ici se reproduit, du reste, en ce qui concerne le
premier Évangile. Cet Évangile est sûrement celui qui nous
rend le mieux les discours de Jésus, et cependant, pour les
faits, il est plus inexact que le second. C'est en vain qu'on
allègue l'uniié de rédaction du quatrième Évangile. Cette
unité, je la reconnais; mais une composition rédîgée par
une seule main peut renfermer des donuéis .1 valeur fort
inégale. Le Vie de Mahomet par Ihn-llisclu'iui val parfai-
tement une, et pourtant il y a dans cette Vie de3 chos&f
APPENDICE. 503
que nous admettons , d'autres que nous n'admettons pas.
S 21. Les chapitres ix et x, jusqu'au v. 21 de ce dernier,
forment un paragraphe commençant par un nouveau miracle
hiérosolymite, celui del'aveugle-né, où l'intention de relever
la force démonstrative du prodige se fait sentir d'une ma-
nière plus fatigante que partout ailleurs. On sent néanmoins
une connaissance assez précise de la topographie de Jéru-
salem (v. 7) ; l'explication de îliXwâjx est assez bonne. Im-
possible de jirétendre que ce miracle soit sorti de l'imagina-
tion symbolique de notre auteur; car il se retrouve en Marc
(vin, 22 et suiv.), avec une coïncidence portant sur un trait
minutieux et bizarre (corn)). Jean, ix, 6; et Marc, viii, 23).
Dans les discussions et les discours qui suivent, je recon-
nais qu'il serait dangereux de chercher un écho de la pen-
sée de Jésus. Un trait essentiel de notre auteur, qui sort
dès à présent avec évidence , c'est sa façon de prendre un
miracle pour point de départ de longues démonstrations.
Ses miracles sont des miracles raisonnes, commentés. Cela
n'a pas lieu dans les synoptiques. La Ihéurgie de ces der-
niers est d'une parfaite naïveté; ils ne reviennent jamais
sur leurs pas pour tirer parti des merveilles qu'ils ont
racontées. La théurgie du quatrième Évangile, au contraire,
est réflccliie, présentée avec des artifices d'exposition visant
à convaincre, et exploitée en faveur de certaines prédica-
tions dont l'auteur fait suivre le récit de ses prodiges. Si
notre Évangile se bornait à de tels morceaux, l'opinion
qui y voit une simple thèse de théologie serait parfaite-
ment fondée.
.S 22. Mais il s'en faut qu'il ao borne à cela. A partir du
V. 22 du ch. X, nous rentrons dans des détails de topogra-
phie d'une rigouronsp précision , qu'on ne s'explique guère
si l'on soutirnt qu'à aucun dr^grc notre tvangile ne ren-
504 VIE DE JËSOS.
ferme de tradition palestinienne. Je sacrifie toute la dispute
des versets 24-39. Le voyage de Pérée, indiqué v. 40, pa-
raît au contraire historique. Les synoptiques connaissent
ce voyage , auquel ils rattachent les divers incidents do
Jéricho.
§ 23. Voici maintenant un passage très-important (xi, 1-45).
Il s'agit d'un miracle, mais d'un miracle qui tranche sur
les autres et se produit dans des circonstances à part. Tous
les autres miracles présentés comme ayant eu de l'éclat se
pussent à propos d'individus obscurs et qui ne figurent plus
ensuite dans l'histoire évangélique. Ici le miracle se passe au
sein d'une famille connue', et que l'auteur de notre Évangile
en particulier, s'il est sincère, paraît avoir pratiquée. Les au-
tres miracles sont de petits rouages à part, destinés à prou-
ver par leur nombre la mission divine du maître, mais sans
conséquence pris isolément, puisqu'il n'en est pas un seul
qu'on rappelle une fois qu'il est passé; nul d'eOtre eux ne
fait partie intégrante de la vie de Jésus. On peut Its traiter
tous en bloc comme je l'ai fait dans mon ouvrage, sans
ébranler l'édifice ni rompre la suite des événements. Le mi-
racle dont il s'agit ici , au contraire, est engagé profondé-
ment dans le récit des dernières semaines de Jésus, tel que
le donne notre Évangile. Or nous verrons que c'est juste-
ment pour le récit de ces dernières semaines que notre texte
brille d'une supériorité tout à fait incontestable. Ce miracle
fait donc à lui seul une classe à part; il semble au premier
coup d'œil qu'il doive compter parmi les événements de la
Vie de Jésus. Ce n'est pas le menu détail du récit qui me
frappe, bes deux autres miracles hiérosolymites de Jésus
dont parle l'auteur du quatrième Évangile sont raconlés de
1, Lur, I, 38 nt buIt.
APPENDICE. 505
même. Toutes les circonstances de la résurrection de Lazare
pourraient être le fruit de l'imagination du narrateur, il
serait prouvé que toutes ces circonstances ont été combi-
nées en vue de l'efTet, selon la constante habitude que nous
avons remarquée chez notre écrivain, que le fait principal
n'en resterait pas moins exceptionnel dans l'histoire évan-
gélique. Le miracle de Béthanie est aux miracles galiléens
ce que les stigmates de François d'Assise sont aux autres
miracles du même saint. M. Karl Hase a composé une vie
exquise du christ ombrien sans insister en particulier sur
aucun de ces derniers; mais il a bien vu qu'il n'eût pas été
biographe sincère s'il ne se fût appesanti sur les stigmates;
il y consacre un long chapitre, laissant place à toute sorte
de conjectures et de suppositions.
Parmi les miracles dont les quatre rédactions de la vie
de Jésus sont semées, une distinction se fait d'elle-même.
Les uns sont purement et simplement des créations de la
légende. Rien dans la vie réelle de Jésus n'y a donné lieu.
Ils sont le fruit de ce travail d'imagination qui se produit
autour de toutes les renommées populaires. D'autres ont eu
pour cause des faits réels. Ce n'est pas arbitrairement que
la légende a prêté à Jésus des guérisons de possédés. Sans
nul doute, plus d'une fois, Jésus crut opérer de telles cures.
La multiplication des pains, plusieurs guérisons de mala-
dies, peut-être certaines apparitions, doivent être mises dans
la même catégorie. Ce ne sont pas là des miracles éclos de
la pure imagination; ce sont des miracles conçus à propos
d'incidents réels grossis ou transljgurés. Écartons absolu-
ment une idée fort répandue, d'après laquelle un témoin
oculaire ne rapporte pas de miracles. L'auteur des derniers
chapitres des Actes est st'irement un témom oculaire de la vie
de saint Paul ; or, cet auteur raconte des miracles qui ont dû
506 VIE DE JESOS.
se passer devant lui'. Mais que dis-je! Saint Paul lui-même
nous parle de ses miracles et fonde là-dessus la vérité de sa
prédication*. Certains miracles étaient permanents dans l'É-
glise et en quelque sorte de droit commun '. « Comment, dit-
on, se prétendre témoin oculaire quand on raconte des choses
qui n'ont pu être entendues ni vues? » Mais alors les tra
socii n'ont pas connu saint François d'Assise, car ils racontent
une foule de choses qui n'ont pu être vues ni entendues.
Dans quelle catégorie faut-il placer le miracle que nous
discutons en ce moment? Quelque fait réel, exagéré, em-
belli, y a-t-il donné occasion? Ou bien n'a-t-il aucune réa-
lité d'aucune sorte? Est-ce une pure légende, une inven-
tion du narrateur? Ce qui complique la didicuité, c'est que
le troisième Évangile, celui de Luc, nous oiTre ici les con-
sonnances les plus étranges. Luc, en effet, connaît Marthe
et Marie*; il sait même qu'elles ne sont pas de Galilée ; en
somme, il les connaît sous un jour fort analogue à celui
sous lequel ces deux personnes figurent dans le quatrième
Évangile. Marthe, dans ce dernier texte, joue le rôle de ser-
vante {^ir,/to'v£i) ; Marie, le rôle de personne ardente, em-
pressée. On sait l'admirable petit épisode que Luc a tiré de
là. Que si nous comparons les passages de Luc et du qua-
trième Évangile , c'est évidemment le quatrième Évangile
qui joue ici le rôle d'original, non que Luc, ou l'auteur quel
1. Acl., XI, 7-12; XXVII, 11, 21 et suiv.; xxvm, 3 et suiv., 8 et suiv.
2. II Cor., XII, 12; Rom., xv, 19. Il appelle les miracles imixeîa toù
iiLno7Tà).au, «les signes auxquels on ruconiialt un apôtra ». Cr. Gai., m, S.
3. I Cor., I, 22; xii, 9 et suiv,, 28 et suiv. Comp. II Thoss., ii, 9. La
Inidilion juivs présente J(5sns et ses di'^i'iplos comme îles ihaumatiirgos
ei lifs m(^(li;dns exorcislei ( Miilrasoli Kiihélelh. r, K ; vu, 20; Tulin. ds
Itah., Abuda lara , il b; Sckubbath, IU4 b; Tulm. do Jér., Scliabbatk,
iiv, 4.
4 1,38-42,
APPENDICE. 507
qu'il soit du troisième Évangile, ait lu le quatrième, mais en
ce sens que nous trouvons dans le quatrième Évangile les don-
nées qui expliquent l'anecdote légendaire du troisième. Le
troisième Évangile connaît-il aussi Lazare? Après avoir long-
teniijs refusé de l'admettre, je suis arrivé à croire que cela
est très-probable. Oui, je pense maintenant que le Lazare de
la parabole du riche n'est qu'une transformation de notre
ressuscité'. Qu'on ne dise pas que, pour se métamoi-phoser
ainsi, il a bien changé sur la route. Tout est possible en ce
genre, puisque le repas de Marthe, Marie et Lazare, qui
joue un si grand rôle dans le quatrième Évangile, et que les
synoptiques placent chez un certain Simon le Lépreux, de-
vient dans le troisième Évangile un repas chez Simon le
Pharisien, où figure une pécheresse, laquelle, comme Marie
dans notre Evangile, oint les pieds de Jésus et les essuie de
ses cheveux. Quel fil tenir au milieu de ce labyrinthe inex-
tricable de légendes brisées et remaniées? Pour moi, j'ad-
mets la famille de Béthanie comme ayant réellement existé
et comme ayant donné lieu dans certaines branches de la
tradition chrétienne à un cycle do légendes. Une de ces
données légendaires était que Jésus rappela à la vie le chef
iiiûnic de la famille. Certes, un tel « on dit » put prendre
naissance après la mort de Jésus. Je ne regarde pas cependant
comme impossible qu'un fait réel de la vie de Jésus y ait
donné origine. Le silence des synoptiques à l'égard de l'épi-
sode de Béthanie ne me frappe pas beaucoup. Les synopti-
ques savaient très-mal tout ce qui précéda immédiatement la
dernière semaine de Jésus. Ce n'est pas seulement l'incident
do Béthanie qui manque chez eux. c'est toute la période de
la vie de Jésus à laquelle cet incident se raliache. On en
i. Voir iVle de JiSsus », p, 351, 372-374 de la prcsenic iililion.
508 VIE DE JESOS.
revient toujours à ce point fondamental. Il s'agit de savoir
lequel des deux systèmes est le vrai, de celui qui fait de la
Galilée le théâtre de toute l'activité de Jésus, ou de celui
qui fait passer à Jésus une partie de sa vie à Jérusalem.
Je n'ignore pas les efforts que fait ici l'explication symbo-
lique. Le miracle de Béthanie signifie, d'après les doctes et
profonds défenseurs de ce système, que Jésus est pour les
croyants la résurrection et la vie au sens spirituel. Lazare
est le pauvre, Vébion ressuscité par le Christ de son état de
mort spirituelle. C'est pour cela, c'est à la vue d'un réveil
populaire qui devient inquiétant pour elles, que les classes
ofllcielles se décident à faire périr Jésus. Voilà le système
dans lequel se reposent les meilleurs théologiens que l'Église
chrétienne possède en notre siècle. 11 est selon moi erroné.
Notre Évangile est dogmatique, je le reconnais, mais il n'est
nullement allégorique. Les écrits vraiment allégoriques des
premiers siècles, l'Apocalypse, le Paslcur d'Hermas, la Pisté
Sophia, ont une bien autre allure. Au fond, tout ce symbo-
lisme est le pendant du mythisme de M. Stniuss : expédients
de théologiens aux abois, se sauvant par l'allégorie, le my-
the, le symbole. Pour nous, qui ne cherchons que la pure
vérité historique sans une ombre d'arrière-pensée théologi-
que ou politique, nous devons être plus libres. Pour nous,
tout cela n'est pas mythique, tout cela n'est pas symboli-
que; tout cela est de l'histoire sectaire et populaire. Il y faut
jiorter de grandes déliances, mais non un parti pris de com-
modes explications.
On allègue divers exemples. L'école alexandrino, telle
que nous la connaissons par les écrits de Philon, exerça
sans contredit une lorte influence sur la théologie du siècle
apostolique. Or, ne voyons-nous pas cette école pousser le
goijt du symbolisme jusqu'à la folie? Tout l'Ancien Testa-
APPENDICE. 509
ment n'est-il pas devenu entre ses mains un prétexte à de
subtiles allégories. LeTalmud et les Midrascliim ne sont-ils
pas remplis de prétendus renseignements histonques dénués
de toute vérité et qu'on ne peut expliquer que par des
vues religieuses ou par le désir de créer des arguments à
une thèse? Mais le cas n'est point le même pour le quatrième
Évangile. Les principes de critique qu'il convient d'appli-
quer au Talmud et aux Hidraschim ne peuvent être trans-
poriés à une composition tout à fait éloignée du goût des
Juifs palestiniens. Philon voit des allégories dans les anciens
textes; il ne crée pas des textes allégoriques. Un vieux
livre sacré existe; l'interprétation plane de ce texte embar-
rasse ou ne suffit pas; on y cherche des sens cachés, mysté-
rieux, voilà ce dont les exemples abondent. Mais qu'on écrive
un récit historique étendu avec l'arrière-pensée d'y cacher
des finesses symboliques, qui n'ont pu être découvertes que
dix-sept cents ans plus tard, voilà ce qui ne s'est guère vu.
Ce sont les partisans de l'explication allégorique qui, dans
ce cas, jouent le rôle des Alexandrins. Ce sont eux qui, em-
barrassés du quatrième Évangile, le traitent comme Philon
traitait la Genèse, comme toute la tradition juive et chré-
tienne a traité le Cantique des cantiques. Pour nous, sim-
ples historiens, qui admettons tout d'abord : 1° qu'il ne
s'agit ici que de légendes, en partie vraies, en partie fausses,
comme toutes les légendes; 2" que la réalité qui servit de
fond à ces légendes fut belle, splendide, touchante, déli-
cieuse, mais, comme toutes les choses humaines, fortem^t
maculée de faiblesses qui nous révolteraient, si nous les
voyions, pour nous, dis -je, il n'y a pas là de difficulté. Il
y a des textes dont il s'agit de tirer le plus de vérité histo-
rique qu'il est possible; voilà tout.
Ici se présente une autre question fort délicate. Dans los
510 VIE DE JÊSDS.
miracles de la seconde classe, dans ceux qui ont pour ori-
gine un fait réel de la vie de Jésus, ne se mêla-t-i! pas quel-
quefois un peu de complaisance? Je le crois, ou du moins
je déclare que, s'il n'en fut pas ainsi, le christianisme nais-
sant a été un événement absolument sans analogue. Cet
événement a été le plus grand et le plus beau des faits du
même genre ; mais il n'a pas échappé aux lois communes
qui régissent les faits de l'histoire religieuse. Pas une seule
grande création religieuse qui n'ait impliqué un peu de
ce qu'on appellerait maintenant fraude. Les religions an-
ciennes en étaient pleines'. Peu d'institutions dans le passé
ont droit à plus de reconnaissance de notre part que l'oracle
de Delphes, puisque cet oracle a éminemment contribué à
sauver la Grèce, mère de toute science et de tout art. Le
patriotisme éclairé de la Pythie ne fut pris qu'une ou deux
fois en faute. Toujours elle fut l'organe des sages doués du
sentiment le plus juste de l'intérêt grec. Ces sages, qui ont
fondé la civilisation, ne se Orent jamais scrupule de con-
seiller cette vierge censée inspirée des dieux. Moïse, si les
traditions que nous avons sur son compte ont quelque chose
d'historique, fit servir des événtanents naturels, tels que
des orages, des fléaux fortuits , à ses desseins et à sa poli-
tique '. Tous les anciens législateurs donnèrent leurs lois
comme inspirées par un dieu. Tous les prophètes, sans au-
cun scrupule, se firent dicter par l'Kteniol leurs sublimes
invectives. Le bouddhisme, plein d'un si haut sentiment re-
1. On en a la prouve malériolle au temple d'isls à PoinpOi, K rBrcch-
ini^uin il'Atlu'iies, etc.
2. La reprise et en quelque sorte la seconde fondation du wahliabisme
d&ua l'Arable centrale eut pour cause le clioMra de lt<55, habilement
exploité par les zc^lateurs. Palgratre« A'arrattv* of a juuiney ihrouglit
Arabui, t. I, p. 4U7 et taiv.
APPENDICE. 511
lîgieux, vit de miracles permanents, qui ne peuvent se pro-
duire d'eux-mêmes. Le pays le plus naïf de l'Europe, le
Tyrol, est le pays des stigmatisées, dont la vogue n'est pos-
sible qu'avec un peu de coinpérage. L'histoire de J' Église,
si respectable à sa manière, est pleine de fausses reliques,
de faux miracles. Y a-t-il eu un mouvement religieux plus
naïf que celui de saint François d'Assise? Et cependant
toute l'histoire des stigmates est inexplicable sans quelque
connivence de la part des compagnons intimes du saint'.
« On ne prépare pas, me dil-on, de miracles frelatés,
quand on croit en voir partout de vrais.» Erreur! c'est
quand on croit aux miracles, qu'on est entraîné sans s'en
douter à en augmenter le nombre. Nous pouvons difficile-
ment nous ligurer, avec nos consciences nettes et précises,
les bizarres illusions par lesquelles ces consciences obs-
cures, mais puissantes, jouant avec le surnaturel, si j'ose
le dire, glissaient sans cesse de la crédulité à la complai-
sance et de la complaisance à la crédulité. Quoi de plus
frappant que la manie répandue à certaines époques d'attri-
buer aux anciens sages des livres apocryphes? Les apocry-
phes de l'Ancien Testament, les écrits du cycle hermétique,
les innombrables productions pseudépigrapiies de l'Inde
répondent à une grande élévation de sentiments religieux.
On croyait faire honneur aux vieux sages en leur attribuant
'Àis productions; on se faisait leur collaborateur, sans son-
ger qu'un jour viendrait où cela s'appellerait une fraude.
Les auteurs de légendes du moyen âge, grossissant à froid
sur leurs pupitres les miracles de leur saint, seraient aussi
fort surpris de s'entendre appeler imposteurs.
1. K. llasn, hram von Assiai, ch. Xlli et rappcndice (Irad. d«
U. Cbarle* Bcrtlioud, p. lïS et suiv., HO et suiv.).
512 VIE DE JÊSOS.
Le xviii» siècle expliquait toute l'histoire religieuse par
l'imposture. La critique de notre temps a totalement écarté
cette explication. Le mot est injpropre assurément; mais
dans quelle mesure les plus belles âmes du passé ont-elles
aidé à leurs propres illusions ou à celles qu'on se faisait à
leur sujet, c'est ce que notre âge réfléclii ne peut plus com-
rendre. Pour bien saisir cela, il faut avoir été en Orient.
En Orient, la passion est l'âme de toute chose, et la crédu>
lité n'a pas de bornes. On ne voit jamais le fond de la pen-
sée d'un Oriental; car souvent ce fond n'existe pas pour lui-
même. La passion, d'une part, la crédulité, de l'autre, font
l'imposture. Aussi aucun grand mouvement ne se produit-il
en ce pays sans quelque supercherie. Nous ne savons plus
désirer ni haïr; la ruse n'a plus de place dans notre société,
car elle n'a plus d'objet. Mais l'exaltation, la passion ne s'ac-
commodent pas de cette froideur, de cette indilîérence au
résultat, qui est le principe de notre sincérité. Quand les
natures absolues à la façon orientale embrassent une thèse,
elles ne reculent plus, et, le jour où l'illusion devient néces-
saire, rien ne leur coûte. Est-ce faute de sincérité? Au con-
traire ; c'est parce que la conviction est très-intense chez de
tels esprits, c'est parce qu'ils sont incapables de retour sur
eux-mêmes, qu'ils ont moins de scrupules. Appeler cela four-
berie est inexact; c'est justement la force avec laquelle ils
embrassent leur idée qui éteint chez eux toute autre pensée;
car le but leur paraît si absolument bon que tout ce qui peut
y servir leur semble légitime. Le fanatisme est toujours sin-
cère dans sa thèse et imposteur dans le choix des moyens
de démonstration. Si le public ne cède pas tout d'abord aux
raisons qu'il croit bonnes, c'est-à-dire à ses affirmations, il
a recours à des raisons qu'il sait mauvaises. Pour lui, croire
est tout; les motifs pour lesquels on croit n'importent guère.
APPENDICE. 51.T
Voudrions-nous prendre la responsabilité de tous les argu-
ments par lesquels s'opéra la conversion des barbares? De
nos jours, on n'emploie des moyens frauduleux qu'en sa-
chant la fausseté de ce qu'on soutient. Autrefois, l'emploi
de ces moyens supposait une profonde conviction et s'al-
liait à la plus haute élévation morale. Nous autres criti-
ques, dont la profession est de débrouiller ces mensonges
et de trouver le vrai à travers le réseau de déceptions et
d'illusions de toute sorte qui enveloppe l'histoire, nous
éprouvons devant de tels faits un sentiment de répugnance.
Mais n'imposons pas nos délicatesses à ceux dont le de-
voir a été de conduire la pauvre humanité. Entre la vérité
générale d'un principe et la vérité d'un petit fait, l'homme
de foi n'hésite jamais. On avait, lors du sacre de Charles X,
les preuves les plus authentiques de la destruction de la
sainte ampoule. La sainte ampoule fut retrouvée; car elle
était nécessaire. D'une part, il y avait le salut de h royauté
(on le croyait du moins); de l'autre, la question de l'au-
thenticité de quelques gouttes d'huile; aucun bon royaliste
n'hésita.
En résumé , parmi les miracles que les Évangiles prêtent
à Jésus, il en est de purement légendaires. Mais il y en eut
probablement quelques-uns oii il consentit à jouer un rùlc.
Laissons de côté le quatrième Évangile; l'Évangile de Marc,
le plus original des synoptiques, est la vie d'un exorciste
et d'un thaumaturge. Des traits comme Luc, vin, i5-iG,
n'ont rien de moins fâcheux que ceux qui, dans l'épisode
de Lazare, portent les théologiens à réclamer à grands cris
le mythe et le symbole. Je ne tiens pas à la réalité histo-
rique dv iniracle dont il s'agit. L'hypothèse que je propose
'dans la présente édition n'duil tout à un malentendu. J'ai
voulu montrer seulement que ce bizarre épisode du qua-
su VIE DE JËSUS.
trième Évangile n'est pas une objection décisive con''-e la
valeur Historique dudit Évangile. Dans toute la partie de la
vie de Jésus où nous allons entrer maintenant, le quatrième
Évangile contient des renseignements particuliers , infini-
ment supérieurs à ceux des synoptiques. Or, chose singu-
lière! le récit de la résurrection de Lazare est lié avec ces
dernières pages par des liens tellement étroits que , si on le
rejette comme imaginaire , tout l'édifice des dernières se-
maines de la vie de Jésus, si solide dans notre Évangile,
croule du même coup.
§ 2Z|. Les v. /)6-5i du chap. xi nous présentent un premier
conseil pour perdre Jésus, tenu par les Juifs, comme une
conséquence directe du miracle de Béthanie. On peut dire
que ce lien est artificiel. Combien cependant notre narrateur
n'est-il pas plus dans le vraisemblable que les synoptiques,
qui ne font commencer le complot des Juifs contre Jésus
que deux ou trois jours avant sa mort ! Tout le récit que
nous examinons en ce moment est d'aiileui's très-naturel; il
se termine par une circonstance qui n'a sûrement pas été
inventée, la fuite de Jésus à Ephraïn ou Epliron. Quel sens
allégorique trouver à tout cela? N'est-il pas évident que
notre auteur possède des données totalement inconnues aux
synoptiques, qui, peu soucieux de composer une biographie
régulière, resserrent en quelques jours les six derniers mois
de la vie de Jésus? Les v. 55-56 offrent un agencement chro-
"iliOlogique fort satisfaisant.
j25. Suit (xii, 1 et suiv.) un épisode coinniuii ;i tous les
r^.' ;its, excepté à Luc, qui a ici taillé sa matière d'une tout
fcutre façon ; c'est le festin de Béthanie. On a vu dans les « six
jo^ir^ » du verset xii, 1, une raison symbolique, je veux dire
liEtcntion de faire coïncider le jour de l'onction avec le 10 *
ce nisan, on l'on choisissait les agneaux de la Pàquc (Exode,
APPENDICE. 51S
xri, 3, 6;. Cela serait bien peu indiqué. Au chapitre xix,
V. 36, où perce l'intention d'assimiler Jésus à l'agneau pas-
cal, le rédacteur est beaucoup plus explicite. Quant aux
circonstances du festin, est-ce par fantaisie pure que notre
narrateur entre ici dans des détails inconnus à Matthieu et
à Marc ? Je ne le crois pas. C'est qu'il en sait plus long.
La femme innomée chez les synoptiques, c'est Marie de
Béthanie. Le disciple qui fait l'observation, c'est Judas, et
Ib nom de ce disciple entraîne tout de suite le narrateur à
une personnalité vive (v. 6). Ce v. 6 respire bien la haine
de deux condiscipk'S qui ont vécu longtemps ensemble,
se sont profondément froissés l'un l'autre, et ont suivi des
voies opposées. El ce Mapôa âiv;/.ôv£t , qui explique si 'jien
tout un épi.sode de Luc " ! Et ces cheveux servant à essuyer
les pieds de Jésus, qui se retrouvent dans Luc - ! Tout porte
à croire que nous tenons ici une source originale, servant
de clef à d'autres récits plus déformés. Je ne nie pas l'étran-
geté de ces versets 1-2, 9-11, 17-18, revenant à trois repri-
ses sur la résurrection de Lazare, et enchérissant sur xi,
ii5 et suiv. Je ne vois rien d'invraisemblable, au contraire,
dans l'intention prêtée à la famille de Béthanie de frapper
l'indilTérence des lliérosolymitcs par des démonstrations
extérieures telles que la simple Galilée n'en connut pas. Il
ne faut pas dire : de telles suppositions sont fausses, parce
qu'elles sont choquantes ou mesquines. Si l'on voyait le re-
"vôrs des plus grandes choses qui se sont passées en ce monde,
tis celles qui nous enchantent, de celles dont nous vivons,
Ti^Q ne tiendrait. Uemarquez, d'ailleurs, que les acteurs ici
SCiit des femmes ayant conçu cet amour sans égal que Jésus
1. I, 4t et 8ulr.
S. TU. 38.
51G VIE DE JÉSUS.
sut inspirer autour de lui, des femmes croyant vivre au sein
des merveilles, convaincues que Jésus avait fait d'innombra-
bles prodiges, placées en face d'incrédules qui raillaient ce-
lui qu'elles aimaient. Si un scrupule avait pu s'élever en leur
âme, le souvenir des autres miracles de Jésus l'eût fait taire.
Supposez une dame légitimiste réduite à aider le ciel à sau-
ver Joas. Hésitera-t-elle? La passion prête toujours à Dieu ses
colères et ses intérêts; elle entre dans les conseils de Dieu,
le fait parler, le fait agir. On est sûr d'avoir raison ; on sert
Dieu en soutenant sa cause, en suppléant au zèle qu'il ne
montre pas.
§ 26. Le récit de l'entrée triomphale de Jésus dans Jérusa
lem (xii, 12 et suiv.) est conforme aux synoptiques. Ce qui
étonne encore ici, c'est l'imperturbable appel au miracle de
Béthanie (v. 17-18). C'est à cause de ce miracle que les
pharisiens décident la mort de Jésus; c'est ce miracle qui
fait croire les Hiérosolymites; c'est ce miracle qui est cause
du triomple de Bcthpliagé. Je voudrais bien mettre tout
cela sur le compte d'un rédacteur de l'an 150, ignorant le
caractère réel et l'innocence naïve du mouvement galiléen.
Mais, d'abord, gardons-nous de croire que l'innocence et
l'illusion consciente d'elle-même s'excluent. C'est aux sen-
sations fuyantes de l'âme d'une femme d'Orient qu'il faut
demander ici des analogies. La passion, la naïveté, l'aban-
don, la tendresse, la perfidie, l'idylle et le crime, la frivo-
lité et la profondeur, la sincérité et le mensonge , alternent
en ces sortes de natures et déjouent les ap|)récialions abso-
lues. La critique doit se défendre en pareil cas de tout sys-
tème exclusif. L'explication mythique est souvent vraie;
l'explication historique ne doit pas pour cela être bannie.
Or, voici des versets xu, 20 et suiv.) qui mt un cachet his-
torique indubitable. C'est d'abord l'épisade obscur et isolé
APPENDICE. 517
des Hellènes qui s'adressent à Philippe. Remarquez le rôle de
cet apôtre; notre Évangile est le seul qui en sache quelque
chose. Remarquez surtout combien tout ce passage est exempt
d'intention dogmatique ou symbolique. Dire que ces Grecs
sont des êtres de raison comme Nicodème et la Samaritaine,
est bien gratuii. Le discours qu'ils amènent (v. 23 et suiv.)
n'a aucun rapport avec eux.
L'aphorisme du v. 25 se retrouve dans les synoptiques;
il est évidemment authentique. Notre auteur ne le copie
pas dans les synoptiques. Donc, même quand il fait parler
Jésus , l'auteur du quatrième Évangile suit parfois une tra-
dition.
§ 27. Les versets 27 et suiv. ont beaucoup d'importance.
Jésus est troublé. Il prie son Père « de le délivrer de cette
heure ». Puis il se résigne. Une voix se fait entendre du
ciel, ou bien, selon d'autres, un ange parle à Jésus.
Qu'est-ce que cet épisode? N'en doutons pas, c'est le pa-
rallèle de l'agonie de Gethsémani, qui , en effet, est omise
par notre auteur à la place où elle aurait dû se trouver,
après la dernière cène. Remarquez la circonstance de
l'apparition de l'ange, que Luc seul connaît; trait de plus
à ajouter à la série de ces concordances entre le troisième
Évangile et le quatrième qui sont un fait si important de la
critique évangélique. Mais l'existence de deux versions si
différentes d'une circonstance des derniers jours de Jésus,
qui certainement est historique, sont un fait bien plus
décisif encore. Qui mérite ici la préférence? Le quatrième
Évangile, selon moi. D'abord, le récit de cet Évangile est
moins dramatique , moins disposé, moins agencé ( moins
beau , je l'avoue). En second lieu, le moment où le qua-
trième évangéliste place l'épisode en question est bien plus
convcDable. Les synoptiques ont rapporté la scène de Geth-
SIS VIE DE JESD5.
Eijmani , comme d'autres circonstances solennelles , h la
dernière soirée de Jésus , par suite de la tendance qui
nous fait accumuler nos souvenirs sur les dernières heures
d'une personne aimée. Ces circonstances ainsi placées ont,
d'ailleurs, plus d'effet. Mais, pour admettre l'ordre des
synoptiques, il faudrait supposer que Jésus savait avec
certitude le jour où il mourrait. Nous voyons, en général,
les synoptiques céder ainsi maintes fois au désir de l'arran-
gement, procéder avec un certain art. Art divin, d'où est
sorti le plus beau poëme populaire qui ait jamais été écrit,
la Passion ! Mais sans contredit, en pareil cas, la critique
liistorique sera toujours pour la version la moins drama-
tique. C'est ce principe qui nous fait mettre Matthieu après
Marc, et Luc après Matthieu, quand il s'agit de déterminer
la valeur historique d'un récit des synoptiques.
§ 28. Nous voici arrives à la dernière soirée (chap. xiii). Le
repas des adieux est raconté, comme dans les synoptiques,
avec de grands développements. Mais, chose surprenante! la
circonstance capitale de ce repas selon les synoptiques est
omise; pas un mot de l'établissement de l'eucharistie, qui
tient une si grande place dans les préoccupations de notre
auteur (chap. vi). B cependant comme la narration a ici un
tour réfléchi (v. 1) ! comme l'auteur insiste sur la significa-
tion tendre et mystique du dernier festin! Que veut dire ce
silence? Ici, comme pour l'épisode de Gethsémani, je vois
dans une telle omission un trait de supériorité du quatrième
Kvangile. Prétendre que Jésus réserva pour le jeudi soir une
si importante institution rituelle, c'est accepter une sorte de
miracle, c'est supposer qu'il était sûr de mourir le lende-
main. Quoique Jésus (il est permis de le croire) eut des pres-
sentiments, on ne peut, à moins de surnaturel, admettre
une telle netteté dans ses prévisions. Je pense donc que
APPENDICE. 519
c'est par l'effet d'un déplacement, très-facile à expliquer,
que les disciples groupèrent tous leurs souvenirs eucharis-
tiques sur la dernière cène. Jésus y pratiqua, ainsi qu'il
l'avait déjà fait bien des fois, le rit habituel des tables juives,
en y attachant le sens mystique où il se complaisait, et,
comme on se rappela le dernier repas bien mieux que tous
les autres, on tomba d'accord pour y rapporter cet usage
fondamental. L'autorité de saint Paul, qui est ici d'accord
avec les synoptiques , n'a rien de péremptoire , puisqu'il
n'avait pas été présent au repas; elle prouve seulement, ce
dont on ne peut pas douter, qu'une grande partie de la
tradition fixait l'établissement du mémorial sacré à la veille
de la mort. Cette tradition répondait à l'idée , générale-
ment acceptée, que ce soir- là Jésus substitua une Pâque
nouvelle à la Pùque juive; elle tenait à une autre opinion
des synoptiques, contredite par le quatrième Évangile , à
savoir que Jésus fit avec ses disciples le festin pascal et
mourut, par conséquent, le lendemain du jour où l'on
mangeait l'agneau.
Ce qu'il y a de bien remarquable, c'est que le quatrième
Évangile, en place de l'eucharistie, donne un autre rit,
le lavement des pieds, comme ayant été l'institution propre
de la dernière cène. Sans doute, notre évangéliste a aussi
cédé cette fois à la tendance naturelle de rapporter au der-
nier soir les actes solennels de la vie de Jésus. La haine de
notre auteur contre Judas se démasque de plus en plus par
une forte préoccupation qui lui fait parler de ce malheu-
reux, même quand il n'est pas directement en cause (ver-
sels 2, 10-11, 18). Dans le récit de l'annonce que Jésus
fait de la trahison, la grande supériorité de notre texte so
révèle encore. La même anecdote se trouve dans les
synoptiques, mais présentée d'une façon invraisemblable et
520 VIE DE JÉS03.
contradictoire. Jésus, chez les synoptiques, est censé dési-
gner le traître à mots couverts, et cependant les expres-
sions dont il se sert devaient le faire reconnaître de tous.
Notre quatrièn.e évangéliste explique bien ce petit malen-
tendu. Jésus, selon lui, fait tout bas la confidence de son
pressentiment à un disciple qui reposait sur son sein, le-
quel communique à Pierre ce que Jésus lui a dit. A l'égard
du reste des assistants, Jésus reste dans le mystère, et per-
sonne ne se doute de ce qui s'est passé entre lui et Judas.
Les petites circonstances du récit, le pain trempé, le coup
d'oeil que le V. 29 nous fait jeter dans l'intérieur de la secte,
ont aussi une grande justesse , et quand on voit l'auteur
dire assez clairement : « J'étais là, » on est tenté de croire
qu'il dit vrai. L'allégorie est essentiellement froide et raide.
Les personnages y sont d'airain, et se meuvent tout d'une
pièce. Il n'en est pas de même chez notre auteur. Ce qui
frappe dans son écrit, c'est la vie, c'est la réalité. On sent
un homme passionné , jaloux parce qu'il aime beaucoup,
susceptible , un homme fort ressemblant aux Orientaux de
nos jours. Les compositions artificielles n'ont jamais ce ;our
personnel ; quelque chose de vague et de gauche les décèle
toujours. .
§ 29. Suivent de longs discours, qui ont leur beauté, mais
qui sans contredit n'ont rien de traditionnel. Ce sont des
pièces de théologie et de rhétorique, sans aucune analogie
avec les discours de Jésus dans les Évangiles synoptiques,
et auxquels il ne faut pas plus attribuer de réalité histo-
rique qu'aux discours que Platon met dans la bouche de
son maître au moment de mourir. Il ne faut rien conclure
de là sur la valeur du contexte. Les discours insérés nar
Salluste et Tite-Live dans leurs histoires sont sûrement des
lictions; en conclura-t-os que le fond de ces histoires est
APPENDICE. 521
également fictif? Il est probable, d'ailleurs, que, dans ces
longues homélies prêtées à Jésus, il y a plus d'un trait qui
a sa valeur historique. Ainsi la promesse du Saint-Esprit
(xiv, 16 et suiv., 26; xv, 26; xvi, 7, 13), que Marc et Mat-
thieu ne donnent pas sous forme directe, se retrouve en
Luc (xxiv, 49) et répond à un fait des Actes (u)', qui a dii
avoir quelque réalité. En tout cas, cette idée d'un esprit
que Jésus enverra du sein de son Père, quand il aura quitté
la terre, est un trait de consonnance de plus avec Luc {Actes,
i et II). L'idée de l'Esprit-Saiiit conçu comme avocat (Pqra-
rjel) se retrouve aussi, surtout en Luc (xn, 11-12; comp.
Matth., X, 20; Marc, xm, 11). Le système de l'ascension,
développé par Luc, a son germe obscur en notre auteur
(xvi, 7).
§ 30. Après la Cène, notre évangéliste, comme les synof)-
tiques, conduit Jésus au jardin de Gethsémani (chap. xviii).
La topographie du v. 1 est exacte. Tcôv «'(îpuv peut être
une inadvertance des copistes, ou, si j'ose le dire, de l'édi-
teur, de celui qui a préparé l'écrit pour le public. La même
faute se retrouve dans les Septante (Il Sam., xv, 23). Le
Codex Sinaïticus porte toO xéiipou. La vraie leçon Toi3 Keôpwv
devait paraître singulière à des gens qui ne savaient que le
grec. Je me suis déjà expliqué ailleurs sur l'omission de
l'agonie à ce moment , omission où je vois un argument en
faveur du récit du quatrième Évangile. L'arrestation de
Jésus est aussi bien mieux racontée. La circonstance du bai-
ser de Judas, si touchante, si belle, mais qui sent la légende,
est passée sous silence. Jésus se nomme et se livre lui-
même. Il y a bien un miracle fort inutile (v. 6); mais la cir-
constance de Jésus demandant qu'on laisse aller les disciples
I. Comp. Jean, \ 11. îo.
522 VIE DE JÉSUS.
qui l'accompagnaient (v. 8) est vraisemblable. Il est très-
possible que ceux-ci aient été d'abord arrêtés avec leur
maître. Fidèle à ses habitudes de précision réelle ou ap-
parente, notre auteur sait le nom des deux personnes qui
engagèrent une lutte d'un moment, d'où résulta une légère
effusion de sang.
§ 31. Mais voici la preuve la plus sensible que notre au-
teur a sur la Passion des documents bien plus originaux
que les autres évangélistes. Seul, il fait conduire Jésus chez
Annas ou Hanan, beau-père de Caïphe. Josèphe confirme la
justesse de ce récit, et Luc semble ici encore recueillir
une sorte d'écho de notre Évangile '. Hanan avait été depuis
longtemps déposé du pontificat; mais, pendant le reste de
sa longue vie, il conserva en réalité le pouvoir, qu'il exer-
çait sous le nom de ses fils et beaux-fils, successivement
élevés au souverain sacerdoce'. Cette circonstance, dont
les deux premiers synoptiques, très-peu au courant des
choses de Jérusalem , ne se doutent pas, est un trait de
lumière. Gomment un sectaire du ii» siècle, écrivant en
Egypte ou en Asie Mineure, eût-il su cela? L'opinion, trop
souvent répétée, que notre auteur ne connaît ni Jérusalem,
ni les choses juives, me paraît tout à fait dénuée de fonde-
ment.
§ 32. Même supériorité dans le récit des reniements de
Pierre. Tout cet épisode, chez notre auteur, est plus circon-
stancié, mieux expliqué. Los détails du v. 16 sont d'une
étonnante vérité. Loin d'y voir une invraisemblance, j'y vois
une marque de naïveté, comme celle d'un provincial qui se
vante d'avoir du crédit dans un ministère parce qu'il y con-
1. III, 2. Comp. Act., IV, G,
8. Jos., Ant., XV, m. 1; XX, ix, 1,3; II. J., IV, v. G, 7.
APPENDICE. 523
naît «n concierge ou un domestique. Soutiendra-t-on aussi
qu'il y a là quelque allégorie mystique? Un rhéteur venant
longtemps après les événements, et composant son ouvrage
sur des textes reçus, n'aurait pas écrit de la sorte. Voyez
les synoptiques : tout chez eux est combiné naïvement
pour l'effet. Certes une foule de traits du quatrième Évan-
gile sentent aussi l'arrangement artificiel ; mais d'autres
semblent bien n'être là que parce qu'ils sont vrais, tant ils
sont accidentés et à vive arête.
§ 33. Nous arrivons chez Pilate. La circonstance du v. 28
a toute l'apparence de la vérité. Notre auteur est en contra-
diction avec les synoptiques sur le jour où Jésus mourut.
Selon lui, ce fut le jour où l'on mangeait l'agneau, le H de
nisan; selon les synoptiques, ce serait le lendemain. Notre
auteur peut bien avoir raison. L'erreur des synoptiques
s'expliquerait tout naturellement par le désir que l'on eut
de faire de la dernière cène le festin pascal, afin de lui
donner plus de solennité, et afin de conserver un motif
pour la célébration de la Pàque juive. 11 est très-vrai qu'on
peut dire aussi que le quatrième Évangile a placé la mort
au jour où l'on mangeait l'agneau, afin d'inculquer l'idée
que Jésus fut le véritable agneau pascal, idée qu'il avoue à
un endroit (xix, 36), et qui peut-être n'est pas étrangère
à d'autres passages : xii, 1 ; xix, 29. Ce qui prouve bien tou-
tefois que les synoptiques font ici violence à la réalité his-
torique, c'est qu'ils ajoutent une circonstance tirée du céré-
monial ordinaire de la Pàque, et non certes d'une tradition
positive, je veux dire lo chant de psaumes '. Certaines
circonstances rapportée^ par les synoptiques, par exemple
le Irai; de Simon de Cyrène revenant de ses travaux des
t. MaUh., XXVI, 30; Marc, X(V, 20.
534 VIE DE JESUS.
champs, supposent ainsi que le crucifiement eut lieu avant
le commencement de la période sacrée. Enfin on ne con-
cevrait pas que les Juifs eussent provoqué une exécution,
ni même que les Romains l'eussent faite, en un jour si so-
lennel '.
§ 3/i. J'abandonne les entretiens de Pilate et de Jésus,
composés évidemment par conjecture, mais avec un senti-
ment assez exact de la situation des deux personnes. La
question du v. 9 a encore son écho dans Luc, et comme
d'ordinaire ce trait insignifiant devient chez le troisième
évangéliste toute une légende'. La topographie et l'hébreu
duv. 13 sont de bon aloi. Toute cette scène est d'une grande
justesse historique, bien que les paroles prêtées aux person-
nages soient de la façon du narrateur. Ce qui concerne Ba-
rabbas, au contraire, est plus satisfaisant dans les synop-
tiques. Notre auteur se ti'ompe sans doute en faisant de cet
homme un voleur. Les synoptiques sont bien phis dans la
vraisemblance, en le présentant comme un personnage aimé
du peuple et arrêté pour cause d'émeute. En ce qui con-
cerne la flagellation, Marc et Matthieu ont aussi une petite
nuance de plus. On voit mieux dans leur récit que la flagel-
lation fut un simple préliminaire du crucifiement, selon le
droit commun. L'auteur du quatrième Évangile ne semble
pas se douter que la llagellation supposait déjà une con-
damnation irrévocable. Cette fois encore, il marche tout à
fait d'accord avec Luc (xxiu, 16); comme ce dernier, il
cherche, en tout ce qui concerne Pilate, à excuser l'auto-
rité romaine et à charger les Juifs.
§ 35. Le trait minutieux de la tunique sans couture four-
1. Mischna, Sanhérlrtn, iv, 1. Conip. Philon. /n Flacc, $10.
2. Luc, iMii, U et 5UIT.
APPENDICE, 525
nit aussi un argument contre notre auteur. On dirait qu'il Ta
conçu faute d'avoir bien saisi le parallélisme du passage du
psaume xxii, qu'il cite. On a un exemple du même genre
d'erreur dans Matthieu, xxr, 2-5. Peut-être aussi la tunique
sans couture du grand prêtre (Josèphe, Ant., 111, vu, [^) cst-
elle pour quekiue chose en tout ceci.
§ 36. Nou'. touchons à la plus grave objection contre la
véracité de notre auteur. Matthieu et Marc ne font assister
au crucifiement que les femmes galiléennes, compagnes
inséparables de Jésus. Luc ajoute à ces femmes « tous les
gens de la connaissance de Jésus » (TravTe; oî yvwcTol
aÙTw), addition qui est en contradiction avec les deux
premiers Évangiles' et avec ce que Justin ' nous apprend de
la défection des disciples (oî yvtopiixoi aÙToù iravre; ) après
le crucifiement. En tout cas, dans les trois premiers Évan-
giles, ce groupe de personnes fidèles se tient « loin » de la
croix, et ne s'entretient pas avec Jésus. Notre Évangile ajoute
trois détails essentiels : 1° Marie, mère de Jésus, assiste
au crucifiement; 2° Jean y assiste aussi ; 3" tous sont debout
au pied de la croix ; Jésus s'entretient avec eux, et confie
sa mère à son disciple favori. Chose singulière! « La mère
des fils de Zébédée » ou Salomé , que Marc et Matthieu pla-
cent parmi les femmes fidèles , est privée de ces honneurs
dans le récit qu'on suppose avoir été écrit par son fils. Le
nom de Marie attribué à la sœur de Marie, mère de Jésus,
est aussi qudque chose de singulier. Ici, je suis nettement
pour les synoptiques. « Que la connaissance de la présence
1. Matth., XXVI, 5G: Marc, xiv, 50. Le verset parallèle Luc, xxii, 54 est
modifié en consiîqnoncc de Luc, xxui, 49. Comp. ci-dessus, p. 435-430,
uni'-.
ï. Aput. l, 50.
526 VIE DE JÉSUS.
touchante de Marie auprès de la croix et des fonctions
filiales que Jésus remit à Jean, dit M. Strauss, se soit per-
due , c'est ce qu'il est bien moins facile de comprendre
qu'il ne l'est de comprendre comment tout cela a pu
naître dans le cercle où se forma le quatrième Évangile.
Songeons que c'était un cercle où l'apôtre Jean jouissait
d'une vénération particulière , dont nous voyons la preuve
dans le soin avec lequel notre Évangile le choisit parmi
les trois plus intimes confidents de Jésus, pour en faire
le seul apôtre bien -aimé; dès lors, pouvait -on trouver
rien qui mît le sceau à cette prédilection d'une manière
plus frappante, qu'une déclaration solennelle de Jésus,
qui , par un dernier acte de sa volonté , laissait à Jean sa
mère comme le legs le plus précieux , le substituait ainsi
à sa place, et le faisait « vicaire du Christ », sans comp-
ter qu'il était naturel de se demander, au sujet de Marie,
comme au sujet de l'apôtre bien- aimé, s'il était possible
qu'ils se fussent éloignés des côtés de Jésus à ce moment
suprême? »
Cela est très-bien raisonné. Cela prouve parfaitement qu'il
y eut chez notre rédacteur plus d'une arrière-pensée, qu'il
n'a pas la sincérité, la naïveté absolue de Matthieu et d3
Marc. Mais c'est ici du moins la marque d'origine la plus
lisible de l'ouvrage que nous discutons. En rapprochant ce
passage des autres endroits où sont relevés les privilèges
«du disciple que Jésus aimait», il ne peut rester aucun
doute sur la famille chrétienne d'où ce livre est sorti.
Cela ne prouve pas qu'un disciple immédiat de Jésus l'ait
écrit; rfiais cela prouve que celui qui tient la plume croit
ou veut faire croire qu'il raconte les souvenirs d'un dis-
ciple immédiat de Jésus, et que son but est d'exaUfr la pré-
rogative de ce disciple, de montrer qa'il a été, ce que ne
521
APPENDICE.
furent ni Jacques ni Pierre, un vrai frère, un frère spi.i-
f.iel de Jésus. . . „
En tout cas, le nouvel accord que nous avons trouve entre
notre texte et l'Évangile de Luc est bien remarquable. Les
nxpressions de Luc, en effet (xxni, h% n'excluent pas préci-
sément Marie du pied de la croix et l'auteur des Aclcs. qui
est bien le même que celui du troisième Evangile, place
Marie parmi les disciples à Jérusalem, peu de jours après la
mort de Jésus. Cela a peu de valeur historique, car l'auteur
du troisième Évangile et des Actes (au moins pour les prec
iniers chapitres de ce dernier ouvrage) est le traditioniste
le moins autorisé de tout le Nouveau Testament. Mais cela
établit de plus en plus ce fait, à mes yeux très-grave, que
la tradition johannique ne fut pas dans l'Église primitive UD
accide.it isolé, que beaucoup de traditions propres h ''école
dp Jean avaient transpiré ou étaient communes à dautres
Églises chrétiennes, même avant la rédaction du quatrième
Évangile, ou du moins indépendamment de lui. Car de sup-
poser que l'auteur du quatrième Évangile eût l'Evangile de
Luc sous les yeux en composant son ouvrage, c'est ce qui
me paraît très-improbable.
§ 37. Notre texte retrouve sa supériorité pour ce qui con-
cerne le breuvage sur la croix. Cette circonstance, à propos
de laquelle Matthieu et Marc s'expriment avec obscurité, qui
chez Luc est tout à fait transformée (xxiii, 36). trouve ici
sa véritable explication. C'est Jésus lui-même qui, brûlant
de soif, demande à boire. Un soldat lui présente un peu de
son eau acidulée, au moyen d'une éponge. Cela est tres-
naturcl, et d'une très-bonne archéologie. Ce n'est là m une
dérision, ni une aggravation de supplice, comme le croient
les synoptiques. C'est un trait d'humanité du soldat.
S 38. Notre Évangile omet le tremblement de terre et les
528 VIE DE JÉSUS.
phénomènes dont la légende la plus répandue voulait que
le dernier soupir de Jésus eût été accompagné.
§ 39. L'épisode du crurifragiurn et du coup de lance,
propre a notre Évangile, n'a rien que de possible. L'archéo-
logie juive et l'archéologie romaine du v. 31 sont exactes.
Le crurifragiurn est bien un supplice romain. Quant à la
médecine du v. 34, elle peut prêter à beaucoup d'obser-
vations. Mais, quand même notre auteur ferait preuve ici
d'une physiologie imparfaite, cela ne tirerait pas à consé-
quence. Je sais que le coup de lance peut avoir été in-
venté pour répondre à Zacharie, xii, 10; cf. Apoc, i, 7. Je
reconnais que l'explication symbolique a priori s'adapte
très-bien à la circonstance que Jésus ne subit pas le cru-
rifragiurn. L'auteur veut assimiler Jésus à l'agneau pascal *,
et il est bien aise pour sa tlièse que les os de Jésus n'aient
pas été brisés*. Peut-être même n'est-il pas fâché de mê-
ler à l'affaire un peu d'hysope '. Quant à l'eau et au sang
qui coulent du côté , il est également facile de leur trou-
ver une valeur dogmatique*. Est-ce à dire que l'auteur du
quatrième Évangile ait inventé ces détails? Je. comprends
très-bien qu'on raisonne ainsi : Jésus, comme Messie, de-
vait naître à Bcthléhcm; donc, les récits, fort invraisem-
blables d'ailleurs, qui font aller ses parents à Bethléhem au
moment de sa naissance sont des fictions. Mais peut-on dire
aussi qu'il était écrit d'avance que Jésus n'aurait pas les os
rompus, que l'eau et le sang couleraient de son côté? N'est-
i! pas admissible que ce sont là des circonstances récUc-
1. Comp. Jean, i, 29.
'2. i;xode, xii, •40; Nombres, ix, 12.
3. Jean, xix, 20. Comp. ICxoilo, xii, 22; Liivil., xiv, i. G, .40, 5{ , 52|
Nombres, xix, C; IlObr., ix, 1'.).
«, Comp. Jean, m, 5; I Juli., v, 6,
APPENDICE. En
ment arrivée'', circonstances que l'esprit subtil des disciples
put remarquer après coup et où il vit de profondes combi-
naisons providentielles? Je ne connais rien déplus instructif
à cet égard que la comparaison de ce qui concerne le breu-
vage olTeri à Jésus avant le crunfiement dans Marc (xv, 23
et dans Matthieu (xxviii, 34). Marc ici, comme presque tou-
jours, est le plus original. D'après son récit, on offre à Jésus,
selon l'usage, un vin aromatisé pour l'étourdir. Cela n'a rien
de messianique. Chez Matthieu, le vin aromatisé devient du
fiel et du vinaigre; on obtient ainsi un prétendu accomplis-
sement du verset 22 du Ps. lxix. Voilà donc un cas où nous
prenons sur le fait le procédé de transformation. Si nous
n'avions que le récit de Matthieu, nous serions autorisés à
croire que cette circonstance est de pure invention , qu'elle
a été créée pour obtenir la réalisation d'un passage supposé
relatif au Messie. Mais le récit de Marc prouve bien qu'il y
eut dans ce cas un fait réel, qu'on plia aux besoins de l'in-
terpréiation messianiiiue.
§ 60. A l'ensevelissement, Nicodème, personnage propre
notre Évangile, reparaît. On fait observer que ce person-
nage n'a aucun rôle dans la première histoire apostolique.
Mais, sur les douze apôtres, sept ou huit disparaissent com-
filétement après la mort de Jésus. Il semble qu'il y eut
auprès de Jésus des groupes qui l'acceptèrent à des degrés
fort divers, et dont quelques-uns ne figurèrent pas dans
l'histoire de l'IOglise. L'auteur des renseignements qui for-
ment la base de notre Évangile a pu connaître des amis de
Jésus restés inconn'ts aux synoptiques, lesquels vécurent
dans un monde moliis large Le personnel évangélique fut
très-<lifférent dans les différentes lar>iilles chrétiennes. Jao
(|iii's, frère du Seigneur, lionime de promiiTC importance
pour saint i'aul, n'a qu'un rùk' tout à fait secondaire aux
M
530 VIE DE JÉSDS.
dire des synoptiques et de notre auteur. Marie de Magdnla,
qui selon les quatre textes , joua un rôle cap'tal à la ré-
surrection, n'est pas mise par saint Paul au nombre des
personnes auxquelles Jésus se montra, et, après cette heure
solennelle , on ne la volt plus. 11 en fut de même pour le
bâbisme. Dans les récits, concordants au fond, que nous
possédons des origines de cette religion , le personnel dif-
fère assez sensiblement. Chaque témoin a vu le fait par un
de ses côtés et a prêté une importance particulière à ceux
des fondateurs qu'il a connus.
Observez une nouvelle coïncidence textuelle entre Luc
(xxiii, 53) et Jean (xix, ùl).
8 41. Un fait capital sort de la discussion que nous ve-
Bons d'établir. Notre Évangile, en désaccord très-considé-
rable avec les synoptiques jusqu'à la dernière semaine de
Jésus, est pour tout le récit de la Passion en accord général
avec eux. On ne saurait dire cependant qu'il leur fasse
des emprunts ; car, d'un autre côté, il s'écarte notablement
d'eux; il ne copie pas du tout leurs expressions. Si l'auteur
du quatrième Évangile a lu quelque écrit de la tradition
synoptique, ce qui est très-possible, il faut dire au moins
qu'il ne l'avait pas sous les yeux quand il écrivait. Que
conclure de là? Qu'il avait sa tradition à lui, une tradition
parallèle à celle des synoptiques, si bien qu'entre les deux
on ne peut se décider que par des raisons intrinsèques.
Un écrit artificiel, une sorte d'Évangilo a priori écrit au
ir» siècle, n'aurait pas eu ce caractère. L'auteur eût calqué
les synoptiques , comme font les apocryphes , sauf à les
amplifier selon son esprit propre. La position de l'écrivain
johannique est celle d'un auteur qui n'ignore pas qu'on a
déjà écrit sur le sujet qu'il traiib, qui approuve bien des
choses dans ce que l'on a dit, mais qui croit avoir des ren-
APPENDICE. 53!
leiainements supérieurs , et les donne sans s'inquiéter des
autres. Que l'on compare à cela ce que nous savons de
l'Évangile de Marcion. Marcion se ut un Évangile dans des
idées analogues à celles que l'on attribue à l'auteur du qua-
trième Évangile. Mais voyez la différence : Marcion s'en
tint à une espèce de concordance ou d'extrait fait selon cer-
taines vues. Une composition dans le genre de celle qu'on
prêle à l'auteur de notre Évangile, si eet auteur vécut au
w siècle et écrivit dans les intentions qu'on suppose, est
absolument sans exemple. Ce n'est ni la méthode éclectique
et conciliatrice de Tatien et de Marcion, ni l'amplification
et le pastiche des Évangiles apocrj-phes, ni la pleine rêve-
rie arbitraire, sans rien d'historique , de la Pisté Sophia.
Pour se débarrasser de certaines difficultés dogmatiques,
on tombe dans des difficultés d'histoire littéraire tout k fait
sans issue.
S &2. La concordance de notre Évangile avec les synop-
tiques, qui frappe dans le récit de la Passion, ne se retrouve
guère, au moins avec Matthieu, pour la résurrection et ce qui
suit. Mais, ici encore, je crois notre auteur bien plus dans le
vrai. Selon lui, Marie de Magdala seule va d'abord au tom-
beau; seule elle est le premier messager de la résurrection,
ce qui est en accord avec la finale de l'Évangile de Marc
(xvi, 9 et suiv.). Sur la nouvelle portée par Marie de Magdala,
Pierre et Jean vont au tombeau; nouvelle consonnance et
des plus remarquables, même dans l'expression et les petits
détails, avec Luc (xxiv, 1, 2, 12, 21) et avec la finale de Marc
conservée dans le manuscrit L et à la marge de la version
philoxénienne*. Les deux premiers évangélistes ne parlent
1. fidlL Gricsbach-SchuUx, I, p. 291, note. Cette conclusion, poar
o'Hre pM la primitive, n'en • pas moins de la valeur, comm" résumaDt
ans vlHIlft tradition.
53Î VIE DE JESUS.
pas d'une visite des apôtres au tombeau. Une autorité dé-
cisive donne ici l'avantage à la tradition de Luc et de
l'écrivain johannique : c'est celle de saint Paul. Selon la
première épUre aux Corinthiens *, écrite vers l'an 57, et
sûrement bien avant les Évangiles de Luc et de Jean, la
première apparition de Jésus ressuscité fut pour Céphas. Il
est vrai que cette assertion de Paul coïncide mieux avec le
récit de Luc, qui ne nomme que Pierre, qu'avec le récit
du quatrième Évangile , d'après lequel l'apôtre bien-aimé
aurait accompagné Pierre. Mais les premiers chapitres des
Actes nous montrent toujours Pierre et Jean comme des
compagnons inséparables. Il est probable qu'à ce moment
décisif ils étaient ensemble, qu'ils furent prévenus ensemble
et qu'ils coururent ensemble. La finale de Marc dans le
manuscrit L se sert de la formule plus vague : oî irepl tôv
ncToov *.
Les traits de personnalité naïve qu'offre ici le récit de
notre auteur sont presque des signatures. Les adversaires
tranchés de l'authenticité du quatrième Évangile s'imposent
une tâche didicile en s'obligeant à voir dans ces traits des
artifices de faussaire. L'attention de l'auteur à se mettre
avec ou avant Pierre dans des circonstance? importantes
(i, 35 et suiv.; xiii, 23 et suiv.; xviii, 15 et suiv.) est tout
à fait remarquable. Qu'on l'explique par le sentiment qu'on
voudra, la rédaction de ces passages ne peut guère être pos
térieure à la mort de Jean. Le récit dos premières ailées ett
venues du dimanche matin, assez confus dans les synop'
tiques, est chei notre auteur d'une netteté parfaite. Oui
i. xT, s et snW.
'2. CuUe fnrimile peut à la rigueur diSsl(;ner l'icrru sc.il. Cf. Jean,
u, 19, cl lus dictionnaires grecs, 1 la locution ol nepi.
APPENDICE. "'
C'est ici la tradition originale, dont les membres brisés ont
été arrangés par les trois synoptiques de trois manières dif-
férentes, toutes inférieures pour la vraisemblance au système
du quatrième Évangile. Remarquez qu'au moment décisif,
au dimanche malin, le disciple qui est censé l'auteur ne
s'attribue aucune vision particulière. Un faussaire, écrivant
sans souci de la tradition pour relever un chef d'école, ne se
serait pas fait faute, au milieu de ce feu roulant d'appari-
tions quo toute la tradition rapportait à ces premiers jours «,
d'en attribuer une au disciple favori, ainsi qu'on le ût pour
Jacques.
Notez encore une coïncidence entre Luc (xxiv, U) et Jean
(XX , 12-13). Matthieu et Marc n'ont qu'un ange à ce mo-
merit-là. Le v. 9 est un trait de lumière. Les synoptiques
sont en dehors de toute crédibilité, quand ils prétendent
que Jésus avait prédit sa résurrection.
§ Ù3. L'apparition qui suit, chez notre auteur, c'est-à-dire
celle qui a lieu devant les apôtres réunis le dimanche soir,
coïncide bien avec l'énumération de Paul^ Mais c'est avec
Luc que les concordances deviennent ici frappantes et déci-
sives. Non-seulement l'apparition a lieu à la même date,
devant le même public, mais les paroles prononcées par
Jé5us sont les mêmes ; la circonstance de Jésus montrant ses
pieds et ses mains est légèrement transposée . mais elle se
reconnaît de part et d'autre, tandis qu'elle manque dans les
deux premiers synoptiques'. L'Évangile des Hébreux marche
ici d'accord avec le troisième et le quatrième Évangile ».
1. I Cor.. IV, 5-8.
2. l.oe. cit.
3. Conip. Luc, xi.v. 36 et »»iv.. à Jean, xx, 19 et ...it.
4. Fra.menidans l'épure de viint Iguaco aux S.nyrment.S, rt Jat.s
Miiit Jérôme, D» tiru liluitr., 16.
53i VIE DE JÉSUS.
« Mais comment, direz -vous, tenir pour le récit d'un té-
moin oculaire un récit qui renferme de manifestes impos-
sibilités? Celui qui, n'admettant pas le miracle, admet l'au-
thenticité du quatrième Évangile, n'est-il pas forcé de
regarder comme une imposture l'assurance si formelle des
V. 30-31? » Non certes. Saint Paul aussi affirme avoir vu
Jésus, et cependant nous ne repoussons ni l'authenticité de
la première épître aux Corinthiens, ni la véracité de saint
Paul.
§ hli. Une singularité de notre Évangile, c'est que l'insuf-
flalion du Saint-Esprit se fait le soir même de la résurrec-
tion (xx, 22) *. Luc {Act., n et suiv.) place cet événement
après l'ascension. Mais il est remarquable néanmoins que le
verset Jean , xx, 22, a son parallèle en Luc, xxiv, /(9. Seu-
lement, le contour du passage de Luc est rendu indécis,
pour ne pas faire contradiction avec le récit des Actes (n, 1
et suiv.). Ici encore, le troisième et le quatrième Évangile
communiquent l'un avec l'autre par une espèce de canal
secret.
8 ù5. Avec tous les critiques, je finis la rédaction pre-
mière du quatrième Évangile à la fin du chapitre xx. Le
ch. XXI est une addition, mais une addition presque con-
temporaine, ou de l'auteur lui-même, ou de ses disciples.
Ce chapitre renferme le récit d'une nouvelle apparition de
Jésus ressuscité. Ici encore se remarquent des coïncidences
importantes avec le troisième Évangile (comp. Jean, xxi,
12-13, à Luc, XXIV, ù1-/)3), sans parier de certaines ressem-
blances avec l'Évangile des Hébriuix».
S /iG. Suivent des détails assez ohsciirs (15 et suiv.), mais
1 otnp. Jean, vu, 39.
J. dict Jérôme, De vins illustr., 3,
APPENDICE, 53S
OÙ l'on sent plus vivement que partout ailleurs l'empreinte
de l'école de Jean. La perpétuelle préoccupation des rap-
ports de Jean et de Pierre se retrouve. Toute cette fin
ressemble à une suite de notes intimes, qui n'ont de sens
que pour celui qui les a écrites nu pour les initiés. L'allu-
sion à la mort de Pierre, le sentiment de rivalité amicale
et fraternelle des deux apôtres, la croyance, émise avec
réserve, que Jean ne mourrait pas avant d'avoir vu la réap-
parition de Jésus, tout cela parait sincère. L'hyperbole de
mauvais style du v. 25 ne fait pas disparate en un écrit si
inférieur, sous le rapport littéraire, aux synoptiques. Ce ver-
set manque, du reste, dans le Codex Sinaïticus. Le v. 2/i,
enfin , semble une signature. Les mots « Et nous savons que
son témoignage est vrai » sont une addition des disciples,
ou plutôt portent à croire que les derniers rédacteurs utili-
sèrent des notes ou des souvenirs de l'apôtre. Ces protes-
tations de véracité se retrouvent presque dans les mêmes
termes en deux écrits qui sont de la même main que notre
Évangile'.
8 i7. Ainsi, dans le récit de la vie d'outre-tombe de Jésus,
le quatrième Évangile garde sa supériorité. Cette supériorité
se reconnaît surtout au parti pris général. Dans l'Évangile
de Luc et dans Marc, xvi, 9-20, la vie de Jésus ressuscité a
l'air de ne durer qu'un jour. Dans Matthieu, elle semble avoir
été courte. Dans les Actes (ch. i), elle dure quarante jours.
Dans les trois synoptiques et dans les Actes, elle finit par
un adieu ou par une ascension au ciel. Les choses sont
arrangées, dans le quatrième Évangile, d'une manière moins
convenue. La vie d'outre-tombe n'y a pas de limites fixes;
elle se prolonge en quelque sorte indéfiniment, J'ai mouirtS
\. I Joh,, I, l-l; III Joh.. 12.
538 VIE DE JESUS.
ailleurs* la supériorité de ce système. II suffit pour le mo«
ment de rappeler qu'il répond bien mieux au passage capi
tal de saint Paul, / Cor., xv, 5-8.
Que résulte-t-il de cette longue analyse? 1" Que, considéré
en lui-même, le récit des circonstances matérielles de la vio
de Jésus, comme le fournit le quatrième Évangile, est supé-
rieur pour la vraisemblance au récit des synoptique?.;
2° qu'au contraire les discours que le quatrième évangéliste
prête à Jésus n'ont, en général, aucun caractère d'authenti-
cité; 3" que l'auteur a sur la vie de Jésus une tradition à lui,
très-différente de celle des synoptiques, sauf en ce qui con-
cerne les derniers jours; k" que cette tradition cependant
fut assez répandue, car Luc, qui n'est pas de l'école d'où
sort notre Évangile, a une idée plus ou moins vague de
plusieurs des faits que notre auteur connaît et que Mat-
thieu et Marc ignorent; 5° que l'ouvrage est moins beau
que les Évangiles synoptiques, Matthieu et Marc étant des
chefs-d'œuvre d'art spontané, Luc offrant une combinai-
son admirable d'art naïf et de rédexion, tandis que le qua-
trième Évangile n'offre qu'une série de notes très-mal agen-
cées, où la légende et la tradition, la réflexion et la naïveté
se fondent mal; 6° que l'auteur du quatrième Évangile,
quel qu'il soit , a écrit pour relever l'autorité d'un des apô-
tres, pour montrer que cet apôtre avait joué un rôle dans
des circonstances où les autres récits ne parlaient pa? de
lui, pour prouver qu'il savait des choses que les autres dis-
ciples ne savaient pas; 7° que l'auteur du quatrième Év.irj-
^ile a écrit dans un état du christianisme plus avancé qtr.
es synoptiques, et avec une idée plus exaltée du rôle divia
1. Us Apôtres, ch. i-in.
APPENDICE. 531
de Jésus, la figure de Jésus étant chez lui plus roide , plus
hiératique, comme celle d'un éon ou d'une hypostase divine,
qui opère par sa seule volonté; 8" que , si ses renseigne-
ments matériels sont plus exacts que ceux des synoptiques,
sa couleur historique l'est beaucoup moins, en sorte que,
pour saisir la phxsionomie générale de Jésus, les Évangiles
synoptiques, malgré leurs lacunes et leurs erreurs, sont en-
core les véritables guides.
■^itnrellement. ces raisons favorables au quatrième Évan-
gile seraient singulièrement confirmées, si l'on pouvait
établir que l'auteur de cet Evangile est l'.ipôtre Jean, fib
de Zébéiiée. Mais c'est ici une rocherclie d'un autre ordre.
Notre but a été d'examiner le qiiiitrième Évangile en lui-
même, indépendamment de son auteur: Cette question de
i'suteur du quatrième Evan.^'ile est sùiemeot la plus sinjju-
iière qu'il y ait en histoire littéraire. Je ne connais aucune
question de critique oii les apparences contraires se balan-
ceni/!.? la sorte et tiennent l'esprit plus complèlcmeni en
suspens.
Il est clair d'abord que l'auteur veut se faire passer pour
un témoin oculaire des faits évangéliques (i, 14 ; xix, 35) et
pour l'ami préféré de Jésus (xui, 22 et suiv. ; xix, 26 et suiv.,
comparés à xxi, '2h). 11 ne sert de rien de dire que le cha-
pitre XXI est une addition, puisque cette addition est de
Vauteur lui-même ou de son école. Dans deux autres en-
droits, d'ailleurs (i, 35 et suiv.; xvni, 15 et suiv.), on voit
clairement que l'auteur aime à parler de lui-même à mots
couverts. De deux choses l'une : ou l'auteur du quatrième
Évangile est un disciple de Jésus, un disciple intiine et de
.a plus ancienne époque ; ou bien l'auteur a employé, pour
»e df)nner de l'autorité, un artifice suivi depuis le commen-
cemcut du livre jusqu'à la lin , et tendant à faire croire
538 VIE DE JËSDS.
qu'il a été un témoin aussi bien placé que possible pour
rendre la vérité des faits.
Quel est le disciple de l'autorité duquel l'auteur entenc'
ainsi se prévaloir? Le titre nous l'indique : c'est « Jean ». Il
n'y a pas la moindre raison de supposer que ce titre ait été
ajouté contrairement aux intentions de l'auteur réel. Il était
sûrement écrit en tête de notre Évangile à la fin du n* siècle.
D'un autre côté, l'histoire évangélique ne présente en dehors
de Jean le Baptiste, qu'un seul personn^iïe.du nom de Jean.
:I faut donc choisir entre deux hypotneses : ou reconnaître
Jean, fils de Zébédée, pour l'auteur du quatrième l-vangile;
ou regarder cet Évangile comme un écrit apocryphe com-
posé par un individu qui a voulu le faire passer pour une
œuvre de Jean, fils de Zébédée. Il ne s'agit pas ici, en effet,
tie légendes, œuvres de la foule, dont personne ne porte la
responsabilité. l,n homme qui, pour donner créance à ce
qu'il raconte, trompe le public non-sculenirnt surson nom,
mais encore sur la valeur de son témoignage, n'est pas un
Icijuiidaue; c'est un faussaire. Tel biographe de François
d'Assise, postérieur de cent eu deux cents ans à cet homme
extraordinaire oeut -aconter les flots de miracles créés par
la tradition, sans cesser pour cela d'être l'homme du monde
le plus candide et le plus innocent. Mais si ce biograpiie
vient dire: «J'étais son intima; c'est moi qu'il préférait;
tout ce que je vais vous dire csi vrai, car je l'ai vu, » sans
contredit la qualification qui lui convient est tout autre.
Ce faux ne serait pas, du reste, le seul que l'auteur
aurait dû commettre. Nous avons trois épîtres qui portent
également le nom de l'apôtre Jean. S'il y a quelque chose
Je prubable en fait de critique, c'est que la première au
moins de ces épîtres est du même auteur que le qua-
trième Évangile. On en dirait presque un chapitre détaché.
APPENDICE. •''•■^9
Le dictionnaire des deux écrits est identique; or, la langue
des ouvrages du Nouveau Testament est si pauvre en expres-
sions, si peu variée, que de telles inductions peuvent être
tirées' avec une certitude presque absolue. L'auteur de celte
épîlre, comme l'auteur de l'Évangile, se donne pour témoin
oculaire (I Joh., i, 1 et suiv.; iv, U) de l'histoir évange-
lique. 11 se présente comme un homme connu, jouissant
dans l'Église d'une haute considération. Au premier coup
d'oeil, irsemble que l'hypothèse la plus naturelle est d'ad-
mettre que tous ces écrits sont vraiment l'ouvrage de Jean,
Dis de Zébédée.
Uàtons-nous de le dire, cependant : ce n'est pas sans de
graves raisons que des critiques de premier ordre ont re-
poussé l'authenticité du quatrième Évangile. L'ouvrage est
trop peu ciié dans la plus ancienne littérature chrétienne;
son autorité ne commence à percer que bien tard'. Rien ne
ressemble moins que cet Évangile à ce qu'on attendrait de
lean, l'ancien pécheur du lac de Génésareth. Le grec dans
lequel il est écrit n'est pas du tout le grec palestinien que
nous connaissons par les autres livres du Nouveau Testa-
ment. Les idées surtout sont d'un ordre entièrement diffé-
rent. Nous sommes ici en pleine métapliysique philonienne,
et presque gnostique. Les discours de Jésus tels que les rap-
porte ce prétendu témoin, ce disciple intime, sont faux, sou-
vent fades, impossibles. Enfin l'Apocalypse se donne aussi
comme l'œuvre d'un Jean, qui ne se qualifie pas, il est vrai,
d'apôtre, mais qui s'arroge dans les Églises d'Asie une telle
primauté, qu'on ne peut guère manquer de l'identifier avec
Jean l'apùlre. Or, quand nous comparons le style et les pen-
sées ae l'auteur de l'Apocalypse au style et aux pensées de
1. Voir Vi. de Jrsus. ii.lrod.. p. lv.m vl »uiv. do U prdscnle Wilioo.
540 VIE DE JESOS.
l'auteur du quatrième Évangile et de la première épître johan-
nique, nous trouvons la dissonance la plus frappante. Com-
ment sortir de ce labyrinthe de contradictions oizarres et
d'inextricables difficultés?
Pour moi, je n'y vois qu'une issue. C'est de tenir que le
quatrième Évangile est bien en un sens xarà icoâwrjv, qu'il
n'a pas été écrit par Jean lui-même , qu'il fut longtemps
ésotérique et secret dans l'une des écoles qui se rattachaient
à Jean. Percer le mystère de cette école, savoir comment
l'écrit dont il s'agit en sortit, est chose impossible. Des notes
ou des dictées laissées par l' apôtre servirent-elles de base au
texte que nous lisons*? Un secrétaire nourri de la lecture de
Philon, et ayant son style à lui, a-t-il donné aux récits et
aux lettres de son maître un tour que sans cela ils n'eus-
sent pas eu? N'avons-nous pas ici quelque chose d'analogue
aux lettres de sainte Catherine de Sienne, rédigées par son
secrétaire, uu à ces révélations de Catherine F.mmerich
dont on peut dire également qu'elles sont de Catherine et
qu'elles sont de Brentano, les imaginations de Catherine
ayant traversé le style de Brentano? Des sectaires à demi
gnostiques ne purent-ils pas, sur la fin de la vie de l'apôtre,
s'emparer de sa plume, et, sous prétexte de l'aider à écrire
ses souvenirs et de le servir dans sa correspondance, lui
prêter leurs idées, leurs expressions favorites, et se couvrir
de son autorité'? Qu'est-ce que ce Presbytero' Johanncs.
1. Jean, XIX, 35; xii, 24.
2. En cette hypothèse, on s'explique le «ilence de Papias, (jui est nn
argument si grave contre l'autlienticitii absolue du quairièm? Évangile.
On pourrait même supposer que c'est au quatrième Évangil» qu» l'apias
ferait allusion d'une manière malveillante dans ces mots : Où yàp toî;
Ta 7io».à XÉYOuatv lyatpov, œiTTTEp ol noXXoi... oOSè ToT; ta; à).),OT(i{a; èvToXà;
(ivr.jjoveOouoiv. Cela ri^pondrait bien aux longs discours, lort étranger»
fc Jésui, qui remplissent l'Evangile attribua k Jean.
APPENDICE. 541
sorte de dédoublement de l'apôtre, dont on montrait le
tombeau à côté du sien*? Est-ce un personnage différent de
l'apôtre? est-ce l'apôtre lui-même, dont la longue vie fut du-
rant plusieurs années la base des espérances des croyants'?
J'ai touché ailleurs ces questions'. J'y reviendrai souvent
encore. Je n'ai eu qu'un but cette fois-ci : montrer qu'en
recourant si souvent, dans la « Vie de Jésus », au quatrième
Évangile pour établir la trame de mon récit, j'ai eu de
fortes raisons, même dans le cas où ledit Évangile ne serait
pas de la main de l'apôtre Jean.
1. Eusèbp, h. E., HT, 39.
2. J-;an, wj, '2'2 et suiv.
%, Vit i» Jésus, introd., p.uxn
TABLE DE CONCORDANCE
ENTRE LES PAGES DES DOUZE PnE>riÈRES ÉDITIONS
ET CELLE DE LA TREIZiÈME.
/Y. B — La, colonne do droite indique la page et la ligne de la prdscn(e
édition où commence chaque page des éditions précédentes.
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TABLE
DES MATIERES
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DÉDICACE I
PRÉFACE III
INTHODUCTION, OÙ l'o N THAITK PK 1 N C 1 !■ A LKM EXT DES
DOCUMENTS O lU 0 I N A I! X DE CETTE HISTOIRE XXXIII
Clia|i.
I. Place (le Jésus dans riiisloire Ju nionilo 1
II. EnfanceeljcunessedeJèsus. — Ses preniiéros impressions. 20
III. liUucation de Jésus ;i2
IV. Ordre d'idées au sein duquel se développa Jésus i6
V. Premiers aphorismes de Jésus. — Ses idées d'un Dieu père,
d'une religion pure. — Premiers disciples 71
VI. Jean-Bapliste. — Voyage de Jésus vers Jean, et son séjour
au désert de Judée. — Il adopte le baptême de Jean.. 'Js
Vil. Développement des idées de Jésus sur le royaume de Dieu. Ul
VIII. /ésus à Capharnaliuia l.'ii
IX. Les disciples de Jésus 154
s. Prédications du lac 171
XI. l.'-iovauiucdcUioutontucouimerttvéucujcutdcspauuca. [ii
552 TABLE DES MATIÈRES.
Chap. Pages.
XII. Ambassade de Jean prisonnier vers Jésus. — Mort de
Jean. — Rapports de son école avec celle de Jésus. 202
xiii. Premières tentatives sur Jérusalem 213
.\iv rapports de Jésus avec les païens et les Samaritains. 233
XV. Commencement de la légende de Jésus. — Idée qu'il a
lui-mrmc (le son rôle surnaturel 245
XVI. Miracles , 265
XVII. Forme délitiilive des idées de Jésus sur le royaume de
Dieu 2S1
XV m. Institutions de Jésus 302
XIX. Progression croissante d'enthousiasme et d'exaltation. 320
XX. Opposition contre Jésus 331
XXI. Dernier voyage de Jésus à Jérusalem 318
vxii. .Machinations des ennemis de Jésus 369
XXIII. Dernière semaine de Jésus 382
.vxiv. Arrestation et procès de Jésus 10»
X X v. .Mort de Jésus 421
XXVI. Jésus au tombeau '» '2
X X vil. SOi't des ennemis do Jésus i3I
XX VIII. Caractère essentiel ilc l'œuvre de Jésus ioS
AIM'RNDICE. — De l'usage (]u'il (onviciit di' faire du iiualrièiiie
Kvangile en écrivant la \ie île Jésus 177
TAIll. K DE CONCOKLANCK S4-«
E. GIIEVIN — lUI'nlUEIIIE DE LAG.NT — ^SliT-!!.