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Full text of "Vie de Jésus"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.arcliive.org/details/viedejsuOOrena 


HISTOIRE 


DES    ORIGINES 


DU  CHRISTIANISME 


LIVRE   PKEMIER 


ŒUVRES  COMPLÈTES  D'ERNEST  RENAN 


HISTOIRE  DES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 
Vie  de  Jésus.  Les  Évangiles  et  la  seconde  Gésé- 

Les  Apôtres.  ration  chrétienne. 

Saint  Padl,  L'Église  CHRÈnENNE. 

L'Antéchrist.  Makc-Aurèle  et  la  Fin  du  Monds 

antique. 

IHD2X  GÉNÉRAL  pour  les  7  voI.  de  I'Histoire  des  Origines  du  Curistianisus. 

Format  inS". 
Lb  Litre  de  Job,  traduit  de  l'hébreu,  avec  une  étude  sur  le  plan. 

Tige  et  le  caractère  du  poème 

Le  Cantique  des  Cantiques,  traduit   de  l'hébreu,  avec  une  élude 

sur  le  plan,  l'ige  et  le  caractère  du  poème 

L'Ecclésiaste,  traduit  de  l'hébreu,  avec  une  étude  sur  l'âge  et  le 

caractère  du  livre 

Histoire  générals  des  langues  sÉMmQUES 

Histoire  du  peuple  d'Israël 

ÉTUDES  d'histoire    lUaiGlEUSE. 

Nouvelles  études  d'histoire  religieuse 

AVERROÈs  et  l'averroîsme;  essai  historique 

Essais  ue  uorale  et  de  critique 

Mélanges  d'bistoihe  et  de  totages 

Questions  contempcrunes 

La  Réforme  intellectuelle  et  morale 

De  l'Origine  du  langage 

Dialogues  philosophiques  

Drames  philosophiques,  édition  complète 

Souvenirs  d'enfance  et  de  jeunesse 

Feuilles   détachées 

Discours  et  conférences    

L'Avenir  de  la  science 

Lettres  intimes  de  E.  Renan  rr  Henriette  Kknan 

Études  sur  la  politique  religieuse  du  régne  de  Philippe  le  Iîel  . 

Lettres  du  sèbinaire  (1838-1816) 

Mélanges  religieux  et  historiques 7  .  .  . 

Cahiers  de  jeunesse  H84S-18A6) 

Nouveaux  caeiebs  de  jeunesse  (1846) 


vol. 


Mission  de  PHÉNiaE.  —  Cet  ouvrage  comprend  un  volume  in  .'■»  de 
888  pagesde  texte,  et  un  volume  in-folio,  composé  de  70  planches, 
un  titre  et  une  table  des  planches. 

Format  grand  in-18. 

CONFÉRENCES    D'ANGLBTBRRE 

Études  d'histoire  religieuse 

Vie  de  Jésus,  édition  populaire 

Souvenirs  d'enfascs  rr  de  jeunesse 

Feuilles  détachées 

Packs  choisies 

Pages  françaises 

Édition  illustrée,  format  in-i6  Jésus, 
llA  Sœur  Henriette l  vol 

En  collaboration  avec  M.  VICTOR  LE  CLERC 
Histoire  littéraire  de  la  France  au  iiv»  siÈaE,  2  volumes  grand  in-8». 

K.   ClUiVLN    —   IJinUilEllli;   IIE  LAGNY 


ERNEST  RENAN 


VIE 


DE    JÉSUS 


PARIS 
CALMAiNN-LÉVY,  ÉDITEURS 

3,     RUE     AUBER,     3 
Drultii  lie  repi'UklucliûQ  et  de  traduclioa  r<îsci'v<îs. 


A   L'AME    PURE 


DE    MA    SŒUR    HENRIETTE 


iORTE    &    BYBLOS,     LB    24     SEPTBMBRB    ISCl. 


Te  souviens-lu,  du  sein  de  Dieu  oîi  tu  reposes  y  dt 
ces  longues  journées  de  Ghazir,  oit,  seul  avec  toi , 
J'écrivais  ces  pages  inspirées  par  les  lieux  que  nous 
avions  visités  ensemble?  Silencieuse  à  côté  de  moi,  tu 
relisais  chaque  feuille  et  la  recopiais  sitôt  écrite, 
pendant  que  la  mer,  les  villages,  les  ravins,  les  mon- 
tagnes se  déroulaient  à  nos  pieds.  Quand  l'accablants 
lumière  avait  fait  place  à  l'innombrable  armée  de» 
étoiles ,  tes  questions  fines  et  délicates ,  tes  doutes 
discrets,   me  ramenaient    à   l'objet  sublime   de    nos 

a 


communes  pensées.  Tu  me  dis  un  Jour  que,  ce  livre- 
ci,  tu  l'aimerais,  d'abord  parce  qu'il  avait  été  fait 
avec  toi,  et  aussi  parce  qu'il  était  selon  ton  cœur.  Si 
parfois  tu  craignais  pour  lui  les  étroits  jugements 
de  l'homme  frivole,  toujours  tu  fus  persuadée  que  les 
âmes  vraiment  religieuses  finiraient  par  s'y  plaire. 
Au  milieu  de  ces  douces  méditations ,  la  mort  nous 
frappa  tous  les  deux  de  son  aile;  le  sommeil  de  la 
fièvre  nous  prit  à  la  même  heure;  je  me  réveillai 
seul  I  Tu  dors  maintenant  dans  la  terre  d'Adonis , 
prés  de  la  sainte  Byblos  et  des  eaux  sacrées  où.  les 
femmes  des  mystères  antiques  venaient  mêler  leurs 
larmes.  Révèle -?noi,  ô  bon  génie,  à  moi  que  tu 
aimais,  ces  vérités  qui  dominent  la  mort,  einpêchutU 
de  la  craind're  et  la  font  presque  aimer^ 


PRÉFACE 


DK    LA    TREIZIEME    ÉDITION 


Les  douze  premières  éditions  de  cet  ouvrage  ne  difTèrem 
les  unes  des  autres  que  par  de  très-petits  changements. 
La  présente  édition ,  au  contraire ,  a  été  revue  et  corrigée 
avec  le  plus  grand  soin.  Depuis  quatre  ans  que  le  livre  a 
paru,  j'ai  travaillé  sans  cesse  à  l'améliorer.  Les  nombreuses 
critiques  auxquelles  il  a  donné  lieu  m'ont  rendu  à  certains 
égards  la  tâche  facile.  J'ai  lu  toutes  celles  qui  avaient 
quelque  chose  de  sérieux.  Je  crois  pouvoir  affirmer  en 
conscience  que  pas  une  fois  l'outrage  et  la  calomnie  qu'on 
y  a  mêlés  ne  m'ont  empêché  de  faire  mon  profit  des 
bonnes  observations  que  ces  critiques  pouvaient  contenir. 
J'ai  tout  pesé,  tout  vérifié.  Si,  dans  certains  cas,  l'on 
s'étonne  que  je  n'aie  pas  fait  droit  à  des  reproches  qui  ont 
été  présentés  avec  une  assurance  extrême  et  comme  s'il 
s'agissa-'  de  fautes  avérées,  ce  n'est  pas  que  j'aie  ignoré  ces 
reproches,  c'est  qu'il  m'a  été  impossible  de  les  accepter.  La 


'V  VIE  DE  JÊSDS. 

plus  souvent,  dans  ce  cas,  j'ai  ajouté  en  note  les  textes  ou 
les  considérations  qui  m'ont  empêché  de  changer  d'avis,  ou 
bien,  par  quelque  léger  changement  de  rédaction  ,  j'ai 
tâché  de  montrer  où  était  la  méprise  de  mes  <:ontradic- 
teurs.  Quoique  très-concises  et  ne  renfermant  guère  que 
l'indication  des  sources  de  première  main,  mes  notes  suffi- 
sent toujours  pour  montrer  au  lecteur  instruit  les  raisonne- 
ments qui  m'ont  guidé  dans  la  composition  de  mon  texte. 

Pour  me  disculper  en  détail  de  toutes  les  accusations  dont 
j'ai  été  l'objet,  il  m'eût  fallu  tripler  ou  quadrupler  mon 
volume;  il  m'eût  fallu  répéter  des  choses  qui  ont  déjà  été 
bien  dites,  même  en  français;  il  eût  fallu  faire  de  la  polé- 
mique religieuse,  ce  que  je  m'interdis  absolument;  il  eût 
fallu  parler  de  moi ,  ce  que  je  ne  fais  jamais.  J'écris  pour 
proposer  mes  idées  à  ceux  qui  cherchent  la  vérité.  Quant 
aux  personnes  qui  ont  besoin,  dans  l'intérêt  de  leur  croyance, 
que  je  sois  un  ignorant,  un  esprit  faux  ou  un  homme  de 
mauvaise  foi,  je  n'ai  pas  la  prétention  de  modifier  leur  avis. 
Si  cette  opinion  est  nécessaire  au  repos  de  quelques  per- 
sonnes pieuses,  je  me  ferais  un  véritable  scrupule  de  les 
désabuser. 

La  controverse,  d'ailleurs,  si  je  l'avais  entamée,  aurait  dû 
porter  le  plus  souvent  sur  des  points  étrangers  à  la  critique 
historique.  Les  objections  qu'on  m'a  adressées  sont  venues 
de  deux  partis  opposés.  Les  unes  m'ont  été  adressées  par 
des  libres  penseurs  ne  croyant  pas  au  surnaturel  *  ni  par 
conséquent  à  l'inspiration  des  livres  saints,  ou  par  des  théo- 
logiens de  l'école  protestante  libérale  arrivés  à  une  notion 

1.  J'entnnds  toujours  par  ce  mot  «le  surnaturel  particulier»,  l'in- 
terveniion  de  la  Divinité  en  vue  d'un  but  spécial,  le  miracle,  et  non 
«  le  surnaturel  gi'néral  » ,  l'àine  cachée,  de  l'univers,  Tidéal,  source  et 
musc  finale  de  tous  les  mouvements  du  monde. 


PRÉFACE  DE   LA   TREIZ1(:ME    ÉDITION.  v 

si  large  du  dogme ,  que  le  rationaliste  peut  très-bien  s'en- 
tendre avec  eux.  Ces  adversaires  et  moi ,  nous  nous  trou- 
vons sur  le  même  terrain  ,  nous  partons  des  mêmes  prin- 
cipes, nous  pouvons  discuter  selon  les  règles  suivies  4ans 
toutes  les  questions  d'histoire,  de  philologie,  d'archéolo- 
gie. Quant  aux  réfutations  de  mon  livre  (et  ce  sont  de 
beaucoup  les  plus  nombreuses)  qui  ont  été  faites  par  des 
théologiens  orthodoxes,  soit  catholiques,  soit  protestants, 
croyant  au  surnaturel  et  au  caractère  sacré  des  livres  de 
l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  elles  impliquent  toutes 
un  malentendu  fondamental.  Si  le  miracle  a  quelque  réa- 
lité, mon  livre  n'est  qu'un  tissu  d'erreurs.  Si  les  Évangiles 
sont  des  livres  inspirés ,  vrais  par  conséquent  à  la  lettre 
depuis  le  commencement  jusqu'à  la  fin,  j'ai  eu  grand  tort 
de  ne  pas  me  contenter  de  mettre  bout  à  bout  les  morceaux 
découpés  des  quatre  textes,  comme  font  les  harmonistes, 
sauf  à  construire  ainsi  l'ensemble  le  plus  redondant,  le  plus 
contradictoire.  —  Que  si,  au  contraire,  le  miracle  est  une 
chose  inadmissible,  j'ai  eu  raison  d'envisager  les  livres  qui 
contiennent  des  récits  miraculeux  comme  des  histoires  mê- 
lées de  fictions,  comme  des  légendes  pleines  d'inexactitudes, 
d'erreurs,  de  partis  systématiques.  Si  les  Évangiles  sont 
des  livres  comme  d'autres,  j'ai  eu  raison  de  les  traiter  de 
la  même  manière  que  l'helléniste,  l'arabisant  et  l'indianiste 
traitent  les  documents  légendaires  qu'ils  étudient.  La  cri- 
tique ne  connaît  pas  de  textes  infaillibles;  son  premier 
principe  est  d'admettre  dans  le  texte  qu'elle  étudie  la  pos- 
sibilité d'une  erreur.  Loin  d'être  accusé  de  scepticisme,  je 
dois  êtie  rangé  parmi  les  critiques  modérés,  puisque,  au 
lieu  de  rejeter  en  bloc  des  documents  affaiblis  par  tant 
d'alli.ige,  j'essaye  d'en  tirer  quelque  chose  d'historique  par 
de  délicates  approximations. 


VI  VIE  DE  JÉSDS. 

Et  qu'on  ne  dise  pas  qu'une  telle  manière  de  poser  la 
question  implique  une  pétition  de  principe,  que  nous  sup- 
posons a  priori  ce  qui  est  à  prouver  par  le  détail ,  savoir 
que  les  miracles  racontés  par  les  Évangiles  n'ont  pas  eu  de 
réalité,  que  les  Évangiles  ne  sont  pas  des  livres  écrits  avec 
la  participation  de  la  Divinité.  Ces  deux  négations-là  ne 
sont  pas  chez  nous  le  résultat  de  l'exégèse;  elles  sont 
antérieures  à  l'exégèse.  Elles  sont  le  fruit  d'une  expérience 
qui  n'a  point  é  é  démentie.  Les  miracles  sont  de  ces  choses 
qui  n'arrivent  jamais;  les  gens  crédules  seuls  croient  en 
voir;  on  n'en  peut  citer  un  seul  qui  se  soit  passé  devant 
des  témoins  capables  de  le  constater;  aucune  intervention 
particulière  de  la  Divinité  ni  dans  la  confection  d'un  livre, 
ni  dans  quelque  événement  que  ce  soit,  n'a  été  prouvée. 
Par  cela  seul  qu'on  admet  le  surnaturel ,  on  est  en  dehors 
do  la  science ,  on  admet  une  explication  qui  n'a  rien  de 
scientifique,  une  explication  dont  se  passent  l'astronome, 
le  physicien,  le  chimiste,  le  géologue,  le  physiologiste, 
dont  .rhistorien  doit  aussi  se  passer.  Nous  repoussons 
le  surnaturel  par  la  même  raison  qui  nous  fait  repousser 
l'existence  des  centaures  et  des  hippogriffes  :  cette  raison, 
c'est  qu'on  n'en  a  jamais  vu.  Ce  n'est  pas  parce  qu'il  m'a 
été  préalablement  démontré  que  les  évangélistes  ne  méri- 
tent pas  une  créance  absolue  que  je  rejette  les  miracles 
qu'ils  racontent.  C'est  parce  qu'ils  racontent  des  miracles 
que  je  dis  :  «  Los  Évangiles  sont  dos  légendes;  ils  peuvent 
contenir  de  l'histoire,  mais  certainement  tout  n'y  est  pas 
historique.  » 

11  est  donc  impossible  que  l'orthodoxe  et  le  rationaliste 
qui  nie  le  surnaturel  puissent  se  prêter  un  grand  secours 
en  de  pareilles  questions.  Aux  yeux  des  tiiéologiens ,  les 
Évangiles  et  les  livres  bibliques  en  général  sont  des  livres 


PRÉFACE  DE   LA   TREIZIEME   ÉDITION.  vil 

comme  il  n'y  en  a  pas  d'autres,  des  livres  plus  historiques 
que  les  meilleures  histoires,  puisqu'ils  ne  renferment  au^- 
cune  erreur.  Pour  le  rationaliste,  au  contraire,  les  Évan- 
giles sont  des  textes  auxquels  il  s'agit  d'appliquer  les  règles 
communes  de  la  critique;  nous  sommes,  à  leur  égard, 
comme  sont  les  arabisants  en  présence  du  Goran  et  des 
hacllth,  comme  sont  les  indianistes  en  présence  des  védas  et 
des  livres  bouddhiques.  Est-ce  que  les  arabisants  regardent 
le  Coran  comme  infaillible?  Est-ce  qu'on  les  accuse  de  falsi- 
fier l'histoire  quand  ils  racontent  les  origines  de  l'islamisme 
autrement  que  les  théologiens  musulmans?  Est-ce  que  les 
indianistes  prennent  le  Lalilavislara  '  pour  une  biographie? 
Comment  s'éclairer  réciproquement  en  partant  de  prin- 
cipes opposés?  Toutes  les  règles  de  la  critique  supposent  que 
le  document  soumis  à  l'examen  n'a  qu'une  valeur  relative, 
que  ce  document  peut  se  tromper,  qu'il  peut  être  réformé 
par  un  document  meilleur.  Persuadé  que  tous  les  livres  que 
le  passé  nous  a  légués  sont  l'œuvre  des  hommes,  le  savant 
profane  n'hésite  pas  à  donner  tort  aux  textes,  quand  les 
textes  se  contredisent ,  quand  ils  énoncent  des  choses  ab- 
surdes ou  formellement  réfutées  par  des  témoignages  plus 
autorisés.  L'orthodoxe,  au  contraire,  sûr  d'avance  qu'il  n'y 
a  pas  une  erreur  ni  une  contradiction  dans  ses  livres  sacrés, 
se  prête  aux  moyens  les  plus  violents ,  aux  expédients  les 
plus  désespérés  pour  sortir  des  diflicultés.  L'exégèse  ortho- 
doxe est  de  la  sorte  un  tissu  de  subtilités;  une  subtilité 
peut  être  vraie  isolément;  mais  mille  subtilités  ne  peuvent 
être  vraies  à  la  fois.  S'il  y  avait  dans  Tacite  ou  dans  Polybe 
des  erreurs  aussi  caractérisées  que  celles  que  Luc  commet 
à  propos  de  Quirinius  et  de  fheudas,  on  dirait  que  Tacite 

1.  vie  légendaire  de  BouddbSi 


rill  VIE  DE  JESUS. 

et  Polybe  se  sont  trompés.  Des  raisonnements  qu'on  ne  ferait 
pas  quand  il  s'agit  de  littérature  grecque  ou  latine,  des  hy- 
pothèses auxquelles  un  Boissonade  ou  même  un  Rollin  ne 
songeraient  jamais,  on  les  trouve  plausibles  quand  il  s'agit 
de  disculper  un  auteur  sacré. 

C'est  donc  l'orthodoxe  qui  commet  une  pétition  de  prin- 
cipe quand  il  reproche  au  rationaliste  de  changer  l'histoire 
parce  que  celui-ci  ne  suit  pas  mot  à  mot  les  documents  que 
l'orthodoxe  tient  pour  sacrés.  De  ce  qu'une  chose  est  écrite, 
il  ne  suit  pas  qu'elle  soit  vraie.  Les  miracles  de  Mahomet 
sont  écrits  aussi  bien  que  les  miracles  de  Jésus ,  et  certes 
les  biographies  arabes  de  Mahomet,  celle  d'Ibn-Hischain 
par  exemple,  ont  un  caractère  bien  plus  historique  que 
les  Évangiles.  Est-ce  que  nous  admettons  pour  cela  les  mira- 
cles de  Mahomet?  Nous  suivons  Ibn-Hischam  avec  plus  ou 
moins  de  confiance,  quand  nous  n'avons  pas  de  raisons 
de  nous  écarter  de  lui.  Mais,  quand  il  nous  raconte  des 
choses  tout  à  fait  incroyables ,  nous  ne  faisons  nulle  dilli- 
culté  de  l'abandonner.  Certainement,  si  nous  avions  quatre 
Vies  de  Bouddha,  en  partie  fabuleuses,  et  aussi  inconci- 
liables entre  elles  que  les  quatre  Évangiles  le  sont  entre 
eux,  et  qu'un  savant  essayât  de  débarrasser  les  quatre 
récits  bouddhiques  de  leurs  contradictions,  on  ne  repro- 
cherait pas  à  ce  savant  de  faire  mentir  les  textes. 
On  trouverait  bon  qu'il  invitât  les  passages  discordants  à 
se  rejoindre,  qu'il  cherchât  un  compromis,  une  sorte  de 
récit  moyen,  ne  renfermant  rien  d'impossibl.*:'.,  où  les  témoi- 
gnages opposés  fussent  balancés  entre  eux  et  violentés  le 
moins  possible.  Si,  après  cela,  les  bouddhistes  criaient  au 
mensonge,  à  la  falsification  de  l'histoire,  on  serait  en  droit 
de  leur  répondre  :  «  Il  ne  s'agit  pas  d'Iiistoire  ici,  et,  si  l'on 
s'est  écarté  parfois  de  vos  textes,  c'est  la  faute  de  ces  textes, 


PRÉFACE   DE   L.   TREIZIEME    ÉDITION. 

lesquels  renferment  des  choses  impossibles  à  croire,  et  d'ail- 
leurs  se  contredisent  entre  eux.  » 

Ala  base  de  toute  discussion  sur  de  pareilles  mat.eres  es, 
,a  question  du  surnaturel.  Si  le  miracle  et  rinsp.rat^n  d. 
cenains    livres  sont  choses   réelles,   notre   méthode     st 
d^t^table.  Si  le  miracle  et  l'inspiration  des  hvres  sont  des 
ances  sans  réalité,  notre  méthode  est  la  bonne.  Or,  1 
Istioa  du  surnaturel  est  pour  nous  tranchée  avec  une 
dÏ    certitude,  par  cette  seule  raison  qu'il  n'y  a  pas  heu 
d    croire  à  une  chose  dont  le  monde  n'offre  aucune  trace 
périmentale.  Nous  ne  croyons  pas  au  miracle  comme  no  a 
ne  croyons  pas  aux  revenants,  au  diable,  a  l^.-^^^f  ^  '^'^ 
?astro logie.  Mons-nous  besoin  de  réfuter  pas  a  pas  les  longs 
abonnements  de  l'astrologue  pour  nier  que  les  astres  tn- 
fl    nt  sur  les  événements  humains^  Non.  11  suffit  de  cette 
expérience  toute  négative,  mais  aussi  démonstrative  que  la 
memeure  preuve  directe  ,  qu'on  n'a  jama.s  constate  une 

"^lte:rplaise  que  nous  méconnaissions  les  services  que 

les  th    logions  ont  rendus  à  la  science!  La  recherche  et  la 
onstitutio^n  des  textes  qui  servent  de  ^ocun^nts  a  ce  ^ 

histoire  ont  été  l'œuvre  de  théologiens  souvent  orthodoxes. 

Le  travail  de  critique  a  été  l'œuvre  des  théologiens  libéraux. 
Mas  il  est  une  chose  qu'un  théologien  ne  saurait  jamais 
être  je  veux  dire  historien.  L'histoire  est  essentiellement 
déïnîéressée.  L'historien  n'a  qu'un  souci    l'art  et  la  ver.e 
(deux  choses  inséparables,  Fart  gardant  le  -cret  des  1 
es  plus  intimes  du  vrai).  Le  théologien  a  un  mtéret,  c  est 
on  dogme.  Réduisez  ce  dogme  autant  que  vous  voudrez; 
Test  encore  pour  l'artiste  et  le  critique  d'un  poids  insup- 
portable. Le  théologien  orthodoxe  peut  être  comparé  a  un 
oiseau  en  cage;  tout  mouvement  propre  lui  est  mleidit.  Le 


t  VIE  DE  JÉSD3. 

théologien  libéral  est  un  oiseau  à  qui  l'on  a  coupé  quel- 
ques plumes  de  l'aile.  Vous  le  croyez  maître  de  lui-même, 
et  il  l'est  en  effet  jusqu'au  moment  où  il  s'agit  de  prendre 
son  vol.  Alors ,  vous  voyez  qu'il  n'est  pas  complètement  le 
fils  de  l'air.  Proclamons-le  hardiment  :  Les  études  critiques 
relatives  aux  origines  du  christianisme  ne  diront  leur  der- 
nier mot  que  quand  elles  seront  cultivées  dans  un  esprit 
purement  laïque  et  profane ,  selon  la  méthode  des  hellé- 
nistes, des  arabisants,  des  sanscritistes ,  gens  étrangers  à 
toute  théologie,  qui  ne  songent  ni  à  édifier  ni  à  scandaliser, 
ni  à  défendre  les  dogmes  ni  à  les  renverser. 

Jour  et  nuit ,  j'ose  le  dire,  j'ai  réfléchi  à  ces  questions, 
qui  doivent  être  agitées  sans  autres  préjugés  que  ceux  qui 
constituent  l'essence  même  de  la  raison.  La  plus  grave  de 
toutes,  sans  contredit,  est  celle  de  la  valeur  historique  du 
quatrième  Évangile.  Ceux  qui  n'ont  pas  varié  sur  de  tels 
problèmes  donnent  lieu  de  croire  qu'ils  n'en  ont  pas  com- 
pris toute  la  difficulté.  On  peut  ranger  les  opinions  sur  cet 
Évangile  en  quatre  classes,  dont  voici  quelle  serait  l'expres- 
sion abrégée  : 

Première  opinion  :  «  Le  quatrième  Évangile  a  été  écrit 
par  l'apôtre  Jean  ,  fils  de  Zébédée.  Les  faits  contenus  dans 
cet  Évangile  sont  tous  vrais;  les  discours  que  l'auteur 
met  dans  la  bouche  de  Jésus  ont  été  réellement  tenus  par 
Jésus.  »  C'est  l'opinion  orthodoxe.  Au  point  de  vue  de  la 
critique  rationnelle,  elle  est  tout  à  fait  insoutenable. 

Deuxième  opinion  :  «  Le  quatrième  Évangile  est  en  somme 
de  l'apôtre  Jean,  bien  qu'il  ait  pu  être  rédigé  et  retouché 
par  ses  disciples.  Les  faits  racontés  dans  cet  Évangile  sont 
des  traditions  directes  sur  Jésus.  Les  discours  sont  souvent 
des  compositions  libres,  n'exprimant  que  la  fa(;on  dont 
l'auteur  concevait  l'esprit  de  Jésus.  »  C'est  l'opinion  d'Ewald 


PRÉFACE   DE  LA  THEIZIÈME  ÉDITION.  xi 

et  à  quelques  égards  celle  de  Lûcke,  de  Weisse,  de  Reuss. 
C'est  l'opinion  que  j'avais  adoptée  dans  la  première  édi- 
tion de  cet  ouvrage. 

Troisième  opinion  :  «  Le  quatrième  Évangile  n'est  pas 
l'ouvrage  de  l'apôtre  Jean.  Il  lui  a  été  attribué  par  quel- 
qu'un de  ses  disciples  vers  l'an  100.  Les  discours  sont 
presque  entièrement  fictifs;  mais  les  parties  narratives  ren- 
ferment de  précieuses  traditions,  remontant  en  partie  à 
l'apôtre  Jean.  »  C'est  l'opinion  de  Weizsaecker ,  de  Michel 
Nicolas.  C'est  celle  à  laquelle  je  me  rattache  maintenant. 

Quatrième  opinion  :  «  Le  quatrième  Évangile  n'est  en 
aucun  sens  de  l'apôtre  Jean.  Ni  par  les  faits  ni  par  les  dis- 
cours qui  y  sont  rapportés,  ce  n'est  un  livre  historique.  C'est 
une  œuvre  d'imagination ,  et  en  partie  allégorique,  éclose 
vers  l'an  150,  où  l'auteur  s'est  proposé,  non  de  raconter 
effectivement  la  vie  de  Jésus ,  mais  de  faire  prévaloir  l'idée 
qu'il  se  formait  de  Jésus.  »  Telle  est,  avec  quelques  variétés, 
l'opinion  de  Baur,  Schwegler,  Strauss,  Zeller,  Volkmar,  Hil- 
genfeld,  Schenkel,  Scholten,  Réville. 

Je  ne  puis  me  rallier  entièrement  à  ce  parti  radical.  Je 
crois  toujours  que  le  quatrième  Évangile  a  un  lien  réel  avec 
l'apôtre  Jean, et  qu'il  fut  écrit  vers  la  fin  du  i*"'  siècle.  J'avoue 
pourtant  que,  dans  certains  passages  de  ma  première  rédac- 
tion, j'avais  trop  penché  vers  l'authenticité.  La  force  pro- 
bante de  quelques  arguments  sur  lesquels  j'insistais  me 
paraît  moindre.  Je  ne  crois  plus  que  saint  Justin  ait  mis  le 
quatrième  Évangile  sur  le  même  pied  que  les  synoptiques 
parmi  les  «  Mémoires  des  apôtres  ».  L'existence  de  Presby- 
tères Joannes,  comme  personnage  distinct  de  l'apôtre  Jean, 
me  paraît  maintenant  fort  problématique.  L'opinion  d'après 
laquelle  Jean,  fils  >le  Zébédée,  aurait  écrit  l'ouvrage ,  hypo- 
thèse que  je  n'ai  jamais  complètement  admise,  mais  pour 


III  VIE   DE  JÉSUS, 

laquelle,  par  moments,  je  montrais  quelque  faiblesse,  est  ici 
écartée  comme  improbable.  Enfin,  je  reconnais  que  j'avais 
tort  de  répugner  à  l'hypothèse  d'un  faux  écrit  attribué  à  un 
apôtre  au  sortir  de  l'âge  apostolique.  La  deux  im  épître  de 
Pierre,  dont  personne  ne  peut  raisonnablement  soutenir 
l'authenticité,  est  un  exemple  d'un  ouvrage,  bien  moins 
important,  il  est  vrai ,  que  le  quatrième  Évangile,  supposé 
dans  de  telles  conditions.  Du  reste ,  là  n'est  pas  pour  le 
moment  la  question  capitale.  L'essentiel  est  de  savoir  quel 
usage  il  convient  de  faire  du  quatrième  Évangile  quand  on 
essaye  d'écrire  la  vie  de  Jésus.  Je  persiste  à  penser  que  cet 
Évangile  possède  une  valeur  de  fonds  parallèle  à  celle  des 
synoptiques,  et  même  quelquefois  supérieure.  Le  dévelop- 
pement de  ce  point  avait  tant  d'importance,  que  j'en  ai  fait 
l'objet  d'un  appendice  à  la  fin  du  volume.  La  partie  de  l'in- 
troduction relative  à  la  critique  du  quatiième  Évangile  a  été 
retouchée  et  complétée. 

Dans  le  corps  du  récit,  plusieurs  passages  ont  été  aussi 
modifiés  en  conséquence  de  ce  qui  vient  d'être  dit.  Tous 
les  membres  de  phrase  qui  impliquaient  plus  ou  moins  que 
le  quatrième  Évangile  fût  de  l'apôtre  Jean  ou  d'un  témoin 
oculaire  des  faits  évangéliques,  ont  été  retranchés.  Pour 
tracer  le  caractère  personnel  de  Jean,  fils  de  Zébédée,  j'ai 
songé  au  rude  Boanerge  de  Marc,  au  visionnaire  terrible 
de  l'Apocalypse,  et  non  plus  au  mystique  plein  de  ten- 
dresse qui  a  écrit  l'Évangile  de  l'amour.  J'insiste  avec 
moins  de  confiance  sur  certains  petits  détails  qui  nous  sont 
fournis  par  le  quatrième  Évangile.  Les  emprunts  si  res- 
treints que  j'avais  faits  aux  discours  de  cet  Évangile  ont 
été  réduits  encore.  Je  m'étais  trop  laissé  entraîner  à  la  suite 
du  prétendu  apôtre  en  ce  qui  touche  la  promesse  du  Pam- 
clet.  De  même ,  je  ne  suis  plus  au.ssi  sûr  que  le  quatrième 


PREFACE   DE  LA  TREIZIEME   ÉDITION.  xili 

Évangile  ait  raison,  dans  sa  discordance  avec  les  synopti- 
ques sur  le  jour  de  la  mort  de  Jésus.  A  l'endroit  de  la  Cène, 
au  contraire ,  je  persiste  dans  mon  opinion.  Le  récit  synop- 
tique qui  rapporte  l'institution  eucharistique  à  la  dernière 
soirée  de  Jésus  me  paraît  renfermer  une  invraisemblance 
équivalant  à  un  quasi-miracle.  C'est  là,  selon  moi,  une 
version  convenue  et  qui  reposait  sur  un  certain  mirage  de 
souvenirs. 

L'examen  critique  des  synoptiques  n'a  pas  été  modifié 
pour  le  fond.  On  l'a  complété  et  précisé  sur  quelques  points, 
notamment  en  ce  qui  concerne  Luc.  Sur  Lysanias,  une 
étude  de  l'inscription  de  Zénodore  à  Baalbek,  que  j'ai  faite 
pour  la  Mission  de  Plmiicie ,  m'a  mené  à  croire  que  l'évan- 
géliste  pouvait  n'avoir  pas  aussi  gravement  tort  que  d'ha- 
biles critiques  le  pensent.  Sur  Quirinius,  au  contraire,  le 
dernier  mémoire  de  M.  Mommsen  a  tranché  la  question 
contre  le  troisième  Évangile.  Marc  me  semble  de  plus  en 
plus  le  type  primitif  de  la  narration  synoptique  et  le  texte 
le  plus  autorisé. 

Le  paragraphe  relatif  aux  Apocryphes  a  été  développé. 
Les  textes  importants  publiés  par  ^L  Ceriani  ont  été  mis 
à  profit.  J'ai  beaucoup  hésité  sur  le  livre  d'Hénoch.  Je 
repousse  l'opinion  de  Weisse,  de  Volkmar,  de  Gra2tz,  qui 
croient  le  livre  entier  postérieur  à  Jésus.  Quant  à  la  partie 
la  plus  importante  du  livre,  celle  qui  s'étend  du  chapitre 
XXXVII  au  chapitre  lxxi,  je  n'ose  me  décider  entre  les  argu- 
ments de  Hilgenfeld,  Colani ,  qui  regardent  cette  partie 
comme  postérieure  à  Jésus,  et  l'opinion  de  Hoffmann,  Dill- 
mann,  Kœstlin,  Ewald,  Lùcke,  Weizsaecker,  qui  la  tiennent 
pour  intérieure.  Combien  il  serait  à  désirer  que  l'on  trou- 
vât le  texte  grec  de  cet  écrit  capital  !  Je  ne  sais  pourquoi  je 
m'cbsiioe  à  croire  Que  cette  espérance  n'est  pas  vaine.  J'ai, 


XIV  VIE  DE  JÉSUS. 

en  tout  cas,  frappé  d'un  signe  de  doute  les  inductions  tirées 
des  chapitres  précités.  J'ai  monM"é,  au  contraire,  les  rela- 
tions singulières  des  discours  de  Jésus  contenus  dans  les 
derniers  chapitres  des  Évangiles  synoptiques  avec  les  apo- 
calypses attribuées  à  Hénocli ,  relations  que  la  découverte 
du  texte  grec  complet  de  l'épître  attribuée  à  saint  Barnabe 
a  mises  en  lumière,  et  que  M.  Weizsaecker  a  bien  relevées. 
Les  résultats  certains  obtenus  par  M.  Volkmar  sur  le  qua- 
trième livre  d'Esdras ,  et  qui  concordent ,  à  très-peu  de 
chose  près,  avec  ceux  de  M.  Ewald,  ont  été  également  pris 
en  considération.  Plusieurs  nouvelles  citations  talmudiques 
ont  été  introduites.  La  place  accordée  à  l'essénisme  a  été  un 
peu  élargie. 

Le  parti  que  j'avais  adopté  d'écarter  la  bibliographie  a 
été  souvent  mal  interprété.  Je  crois  avoir  assez  hautement 
proclamé  ce  que  je  dois  aux  maîtres  de  la  science  allemande 
en  général ,  et  à  chacun  d'eux  en  particulier,  pour  qu'un 
tel  silence  ne  puisse  être  taxé  d'ingratitude.  La  bibliogra- 
phie n'est  utile  que  quand  elle  est  complète.  Or,  le  génie 
allemand  a  déployé  sur  le  terrain  de  la  critique  évangélique 
une  telle  activité,  que,  si  j'avais  dû  citer  tous  les  travaux 
relatifs  aux  questions  traitées  en  ce  livre,  j'aurais  triplé 
l'étendue  des  notes  et  changé  le  caractère  de  mon  écrit. 
On  ne  peut  tout  faire  à  la  fois.  Je  m'en  suis  donc  tenu  à 
la  règle  de  n'admettre  que  des  citations  de  première  main. 
Le  nombre  en  a  été  fort  multiplié.  En  outre,  pour  la  commo- 
dité des  lecteurs  français  qui  ne  sont  pas  au  courant  de  ces 
études,  j'ai  continué  de  dresser  la  liste  sommaire  des  écrits, 
composés  en  notre  langue,  où  l'on  peut  trouver  des  détails 
que  j'ai  dû  omettre.  Plusieurs  de  ces  ouvrages  s'écartent  de 
mes  idées;  mais  tous  sont  de  nature  à  faire  réfléchir  un 
homme  instruit  et  à  le  mettre  au  courant  de  nos  discussions. 


fRÉFACE  DE  LA  TREIZIÈME  ÉDITION.  xt 

La  tiame  du  récit  a  été  peu  changée.  Certaines  expres- 
sions trop  fortes  sur  l'esprit  communiste ,  qui  fut  de  l'es- 
sence du  christianisme  naissant,  ont  été  adoucies.  Parmi  les 
personnes  en  relation  avec  Jésus,  j'ai  admis  quelques  per- 
sonnes dont  les  noms  ne  figurent  pas  dans  les  Évangiles , 
mais  qui  nous  sont  connues  par  des  témoignages  dignes  de 
foi.  Ce  qui  concerne  le  nom  de  Pierre  a  été  modifié;  j'ai 
aussi  adopté  une  autre  hypothèse  sur  Lévi,  fils  d'Alphée,  et 
sur  ses  rapports  avec  l'apôtre  Malihieu.  Quant  à  Lazare,  je 
me  range  maintenant ,  sans  hésiter,  au  système  ingénieux 
de  Strauss ,  Baur,  Zeller,  Scholten ,  d'après  lequel  le  bon 
pauvre  de  la  parabole  de  Luc  et  le  ressuscité  de  Jean  sont 
un  seul  personnage.  On  verra  comment  je  lui  conserve  néan- 
moins quelque  réalité  en  le  combinant  avec  Simon  le  Lé- 
preux. J'adopte  aussi  l'hypothèse  de  M.  Strauss  sur  divers 
discours  prêtés  à  Jésus  en  ses  derniers  jours,  et  qui  parais- 
sent des  citations  d'écrits  répandus  au  i»'  siècle.  La  discus- 
sion des  textes  sur  la  durée  de  la  vie  publique  de  Jésus  a  été 
ramenée  à  plus  de  précision.  La  topographie  de  Bethphagé 
et  de  Dalmanutha  a  été  modiflée.  La  question  du  Golgotha  a 
été  reprise  d'après  les  travaux  de  ^L  de  Vogué.  Une  personne 
très-versée  dans  l'histoire  botanique  m'a  appris  à  distinguer, 
dans  les  vergers  de  Galilée ,  les  arbres  qui  s'y  trouvaient  il 
y  a  dix-huit  cents  ans  et  ceux  qui  n'y  ont  été  transplantés 
que  depuis.  On  m'a  aussi  communiqué  sur  le  breuvage  des 
crucifiés  quelques  observations  auxquelles  j'ai  donné  place. 
En  général,  dans  le  récit  des  dernières  heures  de  Jésus,  j'ai 
atténué  les  tours  de  phrase  qui  pouvaient  paraître  trop  his- 
toriques. Cest  là  que  les  explications  favorites  de  M.  Strauss 
trouvent  le  mieux  à  s'appliquer,  les  intentions  dogmatiques 
et  symboliques  s'y  laissant  voir  à  chaque  pas. 

Je  l'ai  dit  et  je  le  répète  :  si  l'on  s'astreignait,  en  écrivant 


xTi  VIE  DE  JÉSCS. 

la  vie  de  Jésus,  à  n'avancer  que  des  choses  certaines,  il 
faudrait  se  borner  à  quelques  lignes.  11  a  existé.  Il  était  de 
Nazareth  en  Galilée.  11  prêcha  avec  charme  et  laissa  dans 
la  mémoire  de  ses  disciples  des'  aphorismes  qui  s'y  gravè- 
rent profondément.  Les  deux  principaux  de  ses  disciples 
furent  Céphas  et  Jean,  fils  de  Zébé^îée.  Il  excita  la  haine 
des  juifs  orthodoxes,  qui  parvinrent  à  le  faire  mettre  à 
mort  par  Pontius  Pilatus,  alors  procurateur  de  Judée.  11  fut 
crucifié  hors  de  la  porte  de  la  ville.  On  crut  peu  après  qu'il 
était  ressuscité.  Voilà  ce  que  nous  saurions  avec  certitude, 
quand  même  les  Évangiles  n'existeraient  pas  ou  seraient 
mensongers,  par  des  textes  d'une  authenticité  et  d'une  date 
incontestables,  tels  que  les  épîtres  évidemment  authenti- 
ques de  saint  Paul ,  l'épître  aux  Hébreux ,  l'Apocalypse  et 
d'autres  textes  admis  de  tous.  En  dehors  de  cela ,  le  doute 
est  permis.  Que  fut  sa  famille?  Quelle  fut  en  particulier  sa 
relation  avec  ce  Jacques,  «  frère  du  Seigneur  »,  qui  joue, 
après  sa  mort,  un  rôle  capital?  Eut-il  réellement  des  rap- 
ports avec  Jean-Baptiste,  et  ses  disciples  les  plus  célèbres 
furent-ils  de  l'école  du  baptiste  avant  d'être  de  la  sienne? 
Quelles  furent  ses  idées  messianiques? Se  regarda-t-il  comme 
le  Messie?  Quelles  furent  ses  idées  apocalyptiques?  Crut-il 
qu'il  apparaîtrait  en  Fils  de  l'homme  dans  les  nues?  S'ima- 
gina-t-il  faire  des  miracles?  Lui  en  prêta-t-on  de  son  vivant? 
Sa  légende  commença-t-clle  autour  de  lui,  et  en  eut-il  con- 
naissance? Quel  fut  son  caractère  moral?  Quelles  furent  ses 
idées  sur  l'admission  des  gentils  dans  le  royaume  de  Dieu? 
Fut-il  un  juif  pur  comme  Jacques,  ou  rompit-il  avec  le 
judaïsme,  comme  le  fit  plus  tard  la  partie  la  plus  vivace  de 
son  Église?  Qni^l  fut  l'ordre  du  développement  de  sa  pensée? 
Ceux  qui  ne  veulent  en  histoire  que  de  l'indubitable  doivent 
se  taire  sur  tout  cola.  Les  Évangiles,  pour  ces  questions,  sent 


PRÉFACE  DE  LA  TREIZIEME   ÉDITION.  x»ii 

des  témoins  peu  sûrs,  puisqu'ils  fournissent  souvent  des 
arguments  aux  deux  thèses  opposées,  et  que  la  figure  de  Jésus 
y  est  modifiée  selon  les  vues  dogmatiques  des  rédacteurs. 
Pour  moi,  je  pense  qu'en  de  telles  occasions,  il  est  permis 
de  faire  des  conjectures,  à  condition  de  les  proposer  pour  ce 
qu'elles  sont.  Les  textes,  n'étant  pas  historiques,  ne  donnent 
pas  la  certitude;  mais  ils  donnent  quelque  chose.  Il  ne  faut 
pas  les  suivre  avec  une  confiance  aveugle;  il  ne  faut  pas  se 
priver  de  leur  témoignage  avec  un  injuste  dédain.  11  faut 
tâcher  de  deviner  ce  qu'ils  cachent,  sans  jamais  être  abso- 
lument sûr  de  l'avoir  trouvé. 

Chose  singulière!  Sur  presque  tous  ces  points,  c'est  l'école 
de  théologie  libérale  qui  propose  les  solutions  les  plus 
sceptiques.  L'apologie  sensée  du  christianisme  en  est  venue 
à  trouver  avantageux  défaire  le  vide  dans  les  circonstances 
historiques  de  la  naissance  du  christianisme.  Les  miracles, 
les  prophéties  messianiques,  bases  autrefois  de  l'apologie 
chrétienne,  en  sont  devenus  l'embarras;  on  cherche  à  les 
écarter.  Â  entendre  les  partisans  de  cette  théologie,  entre 
lesquels  je  pourrais  citer  tant  d'éminents  critiques  et  de 
nobles  penseurs,  Jésus  n'a  prétendu  faire  aucun  miracle; 
il  ne  s'est  pas  cru  le  Messie;  il  n'a  pas  pensé  aux  discours 
apocalyptiques  qu'on  lui  prête  sur  les  catastrophes  finales. 
Que  Papias,  si  bon  traditionniste,  si  zélé  à  recueillir  les 
paroles  de  Jésus,  soit  millénaire  exalté;  que  Marc,  le  plus 
ancien  et  le  plus  autorisé  des  narrateurs  évangéliques,  soit 
presque  exclusivement  préoccupé  de  miracles,  peu  imports. 
On  réduit  tellement  le  rôle  de  Jésus,  qu'on  aurait  beaucoup 
de  peine  à  dire  ce  qu'il  a  été.  Sa  condamnation  à  mort  n'» 
pas  dIus  de  raison  d'être  en  une  telle  hypothèse  que  la  for- 
tune qui  a  fait  de  lui  le  chef  d'un  mouvement  messianique 
ît  apocalyptique.  Est-ce  pour  ses  préceptes  moraux,  pour  le 

h 


Sflii  VIE  DE  JÊSDS. 

Discours  sur  la  montagne  que  Jésus  a  été  crucifié?  Non  certes. 
Ces  maximes  étaient  depuis  longtemps  la  monnaie  courante 
des  synagogues.  On  n'avait  jamais  tué  personne  pour  les 
avoir  répétées.  Si  Jésus  a  été  mis  à  mort,  c'est  qu'il  disait 
quelque  chose  de  plus.  Un  homme  savant,  qui  a  été  mêlé  à 
ces  débats,  m'écrivait  dernièrenient  :  «  Comme,  autrefois, 
il  fallait  prouver  à  tout  prix  que  Jésus  était  Dieu,  il  s'agit, 
pour  l'école  théologique  protestante  de  nos  jours  ,  de  prou- 
ver, non-seulement  qu'il  n'est  qu'homme,  mais  encore  qu'il 
s'est  toujours  lui-même  regardé  comme  tel.  On  tient  à  le 
présenter  comme  l'homme  de  bon  sens,  l'homme  pratique 
par  excellence;  on  le  transforme  à  l'image  et  selon  le  cœur 
de  la  théologie  moderne.  Je  crois  avec  vous  que  ce  n'est 
plus  là  faire  justice  à  la  vérité  historique,  que  c'est  en 
négliger  un  côté  essentiel.  » 

Cette  tendance  s'est  déjà  plus  d'une  fois  logiquement 
produite  dans  le  sein  du  christianisme.  Que  .voulait  Mar- 
cion?  Que  voulaient  les  gnostiques  du  W  siècle?  Écarter 
les  circonstances  matérielles  d'une  biographie ,  dont  les 
détails  humains  les  choquaient.  Baur  et  Strauss  obéissent 
à  des  nécessités  philosophiques  analogues.  L'éon  divin  qui 
se  développe  par  l'humanité  n'a  rien  à  faire  avec  des  inci- 
dents anecdotiques,  avec  la  vie  particulière  d'un  individu. 
Schollen  et  Schenkel  tiennent  certes  pour  un  Jésus  histo- 
rique et  réel  ;  mais  leur  Jésus  historique  n'est  ni  un  Messie, 
ni  un  prophète  ,  ni  un  juif.  On  ne  sait  ce  qu'il  a  voulu;  on 
ne  comprend  ni  sa  vie  ni  sa  mort.  Leur  Jésus  est  un  don 
à  sa  manfôre ,  un  être  impalpable ,  intangible.  L'histoire 
pure  ne  connaît  pas  de  tels  êtres.  L'histoire  pure  doit  con- 
struire son  édifice  avec  deux  sortes  de  données ,  et ,  si  j'ose 
le  dire ,  deux  facteurs  :  d'abord  ,  l'état  général  <ie  l'âme 
humaine  eu  un  siècle  et  dans  un  pays  donnés  ;  et  second 


PREFACE  DE   LA   TREIZIÈME  ÉDITION.  in 

lieu  ,  les  incidents  particuliers  qui,  se  combinaiit  avec  les 
causes  générales,  ont  déterminé  le  cours  des  évéuemet.ts. 
Expliquer  l'histoire  par  des  incidents  est  aussi  faux  que  de 
l'expliquer  par  des  principes  purement  philosophiques.  Les 
deux  explications  doivent  se  soutenir  et  se  compléter  l'une 
l'autre.  L'histoire  de  Jésus  et  des  apôtres  doit  être  avant 
tout  l'histoire  d'une  vaste  mêlée  d'idées  et  de  sentiments; 
cela  pourtant  ne  saurait  suffire.  Mille  hasards ,  mille  bizar- 
reries, mille  petitesses  se  mêlèrent  aux  idées  et  'aux  sen- 
timents. Tracer  aujourd'hui  le  récit  exact  de  ces  hasards, 
de  ces  bizarreries,  de  ces  petitesses,  est  impossible;  ce  que 
la  légende  nous  apprend  à  cet  éga-rd  peut  être  vrai,  mais 
peut  bien  aussi  ne  l'être  pas.  Le  mieux ,  selon  moi ,  est  de 
se  tenir  aussi  près  que  possible  des  récits  originaux,  en 
écartant  les  impossibilités,  en  semant  .partout  les  signes  de 
doute,  et  en  présentant  comme  des  conjectures  les  diverses 
façons  dont  la  chose  a  pu  arriver.  Je  ne  suis  pas  bien  sûr 
que  la  conversion  de  saint  Paul  se  soit  passée  comme  la 
racontent  les  Actes;  mais  elle  s'est  passée  d'une  façon  qui 
n'a  pas  été  fort  éloignée  de  cela ,  puisque  saint  Paul  nous 
apprend  lui-môme  qu'il  eut  une  vision  de  Jésus  ressuscité, 
laquelle  donna  une  direction  entièrement  nouvelle  à  sa  vie. 
Je  ne  suis  pas  sûr  que  le  récit  des  Actes  sur  la  descente  du 
Saint-Esprit  le  jour  de  la  Pentecôte  soit  très -historique; 
mais  les  idées  qui  se  répandirent  sur  le  baptême  du  feu 
me  portent  à  croire  qu'il  y  eut  dans  le  cercle  apostolique 
une  scène  d'illusion  où  la  foudre  joua  un  rôle,  comme  au 
Sinaï.  Les  visions  de  Jésus  ressuscité  eurent  de  même  pour 
cause  occasionnelle  des  circonstances  fortuites,  interprétées 
par  des  imaginations  vives  et  déjà  préoccupées. 

Si  les  théologiens  libéraux  répugnent  aux  explications  de 
ce  genre,  c'est  qu'ils  ne  veulent  pas  assujettir  le  christia- 


XX  VIE  DE  JESnS. 

nisme  aux  lois  communes  des  autres  mouvements  religieux; 
c'est  qu'aussi,  peut-être,  ils  ne  connaissent  pas  suffisamment 
la  théorie  de  la  vie  spirituelle.  Il  n'y  a  pas  de  mouvement 
religieux  où  de  telles  déceptions  ne  jouent  un  grand  rôle.  On 
peut  même  dire  qu'elles  sont  à  l'état  permanent  dans  cer- 
taines communautés,  telles  que  les  piétistes  protestants,  les 
mormons,  les  couvents  callioliques.  Dans  ces  petits  mondes 
exaltés ,  il  n'est  pas  rare  que  les  conversions  s'opèrent  à  la 
suite  de  quelque  incident,  où  l'âme  frappée  voit  le  doigt  de 
Dieu.  Ces  incidents  ayant  toujours  quelque  chose  de  puéril, 
les  croyants  les  cachent;  c'est  un  secret  entre  le  ciel  et  eux. 
Un  hasard  n'est  rien  pour  une  âme  froide  ou  distraite;  il  est 
un  signe  divin  pour  une  âme  obsédée.  Dire  que  c'est  un  in- 
cident matériel  qui  a  changé  de  fond  en  comble  saint  Paul, 
saint  Ignace  de  Loyola,  ou  plutôt  qui  a  donné  une  nouvelle 
application  à  leur  activité ,  est  certes  inexact.  C'est  le  mou- 
vement intérieur  de  ces  fortes  natures  qui  a  préparé  le  coup 
de  tonnerre;  mais  le  coup  de  tonnerre  a  été  déterminé  par 
une  cause  extérieure.  Tous  ces  phénomènes  se  rapportent, 
du  reste,  à  un  état  moral  qui  n'est  plus  le  nôtre.  Dans  une 
grande  partie  de  leurs  actes,  les  anciens  se  gouvernaient 
par  les  songes  qu'ils  avaient  eus  la  nuit  précédente,  par 
des  inductions  tirées  de  l'objet  fortuit  qui  frappait  le  pre- 
mier leur  vue,  par  des  sons  qu'ils  croyaient  entendre.  Il  y 
a  eu  des  vols  d'oiseau,  des  courants  d'air,  des  migraines  qui 
ont  décidé  du  sort  du  monde.  Pour  être  sincère  et  com- 
plet, il  faut  dire  cela,  et,  quand  des  documents  médiocre- 
ment certains  nous  racontent  des  incidents  de  ce  genre ,  il 
faut  se  garder  de  les  [)asser  sous  silence.  11  n'y  a  guère  de 
détails  certains  en  histoire;  les  détails  cependantont  toujoura 
quelque  significajtion.  Le  talent  de  l'historien  consiste  à  faire 
UD  ensemble  vrai  avec  des  traits  qui  ne  sont  vrais  qu'à  dt  mi. 


PRÉFACE   DE  LA   TREIZIÈME   ÉDITION.  su 

On  peut  donc  accorder  une  place  dans  l'histoire  aux 
incidents  particuliers  sans  être  pour  cela  un  rationaliste  de 
la  vieille  école,  un  disciple  de  Paulus.  Paulus  était  un 
théologien  qui,  voulant  le  moins  possible  de  miracles  et 
n'osant  pas  traiter  les  récits  bibliques  de  légendes,  les 
torturait  pour  les  expliquer  tous  d'une  façon  naturelle. 
Paulus  prétendait  avec  cela  maintenir  à  la  Bible  toute  son 
autorité  et  entrer  dans  la  vraie  pensée  des  auteurs  sacrés". 
Moi,  je  suis  un  critique  profane;  je  crois  qu'aucun  récit  sur- 
naturel n'est  vrai  à  la  lettre;  je  pense  que,  sur  cent  récits 
surnaturels ,  il  y  en  a  quatre-vingts  qui  sont  nés  de  toutes 
pièces  de  l'imagination  populaire;  j'admets  cependant  que, 
dans  certains  cas  plus  rares,  la  légende  vient  d'un  fait  réel 
transformé  par  l'imagination.  Sur  la  masse  de  faits  surna- 
turels racontés  par  les  Évangiles  et  les  Actes,  j'essaye  pour 
cinq  ou  six  de  montrer  comment  l'illusion  a  pu  naître.  Le 
théologien,  toujours  systématique,  veut  qu'une  seule  expli- 
cation s'applique  d'un  bouta  l'autre  de  la  Bible;  le  critique 
croit  que  toutes  les  explications  doivent  être  essayées,  ou 
plutôt  qu'on  doit  montrer  successivement  la  possibilité  de 
chacune  d'elles.  Ce  qu'une  explication  a  de  répugnant  selon 
notre  goût  n'est  nullement  une  raison  pour  la  repousser.  Le 
monde  est  une  comédie  à  la  fois  infernale  et  divine ,  une 
ronde  étrange  menée  par  un  chorége  de  génie ,  où  le  bien 


i.  Là  était  le  ridicule  de  Paulus.  S'il  se  fût  contenté  de  dire  que  beau- 
coup de  récits  de  miracles  ont  pour  base  des  faits  naturels  mal  compris, 
il  aurait  eu  raison.  Mais  il  tombait  dans  la  puérilité  en  soutenant  que 
le  narrateur  sacré  n'avait  voulu  raconter  que  des  choses  toutes  simples 
et  qu'on  rendait  service  au  texte  biblique  en  le  débarrassant  de  ses  mi- 
racles. Le  crf  .que  profane  peut  et  doit  faire  ces  sortes  d'hypothèses. 
dites  i<  rationalistes  »;  le  théologien  n'e^  a  pas  le  droit;  car  la  condition 
préalable  de  telles  hypothèse»  est  de  supposer  que  le  teste  n'est  pfi 
révélé. 


sxn  VIE  DE  JfiSDS. 

le  mal ,  le  laid,  le  beau  défilent  au  rang  qui  leur  est  assi- 
gné, en  vue  de  l'accomplissement  d'une  fin  mystérieuse. 
L'histoire  n'est  pas  l'histoire,  si  l'on  n'est  tour  à  tour,  en  la 
lisant,  charmé  et  révolté,  attristé  et  consolé. 

La  première  tâche  de  l'historien  est  de  bien  dessiner  le 
milieu  où  se  passe  le  fait  qu'il  raconte.  Or,  l'histoire  des 
origines  religieuses  nous  transporte  dans  un  monde  de 
femmes,  d'enfants,  de  têtes  ardentes  ou  égarées.  Placez  ces 
faits  dans  un  milieu  d'esprits  positifs,  ils  sont  absurdes, 
inintelligibles,  et  voilà  pourquoi  les  pays  lourdement  rai- 
sonnables comme  l'Angleterre  sont  dans  l'impossibilité  d'y 
rien  comprendre.  Ce  qui  pèche  dans  les  argumentations , 
autrefois  si  célèbres,  de  Sherlock  ou  de  Gilbert  West  sur  la 
résurrection ,  de  Lyttelton  sur  la  conversion  de  saint  Paul , 
ce  n'est  pas  le  raisonnement  :  il  est  triomphant  de  solidité; 
c'est  la  juste  appréciation  de  la  diversité  des  milieux.  Toutes 
es  tentatives  religieuses  que  nous  connaissons  clairement 
présentent  un  mélange  inouï  de  sublime  et  de  bizarre.  Lisez 
ces  procès  -  verbaux  du  saint -simonisme  primitif ,  publiés 
avec  une  admirable  candeur  par  les  adeptes  survivants  ' 
A  côté  de  rôles  repoussants,  de  déclamations  insipides,  quel 
charme,  quelle  sincérité,  dès  que  l'homme  ou  la  femme  du 
peuple  entre  en  scène,  apportant  la  naïve  confession  d'une 
âme  qui  s'ouvre  sous  le  premier  doux  rayon  qui  l'a  frap- 
pée! 11  y  a  plus  d'un  exemple  de  belles  choses  durables  qui 
se  sont  fondées  sur  de  singuliers  enfantillages.  Il  ne  faut 
chercher  nulle  proportion  entre  l'incendie  et  la  cause  qui 
l'allume.  La  dévotion  de  la  Salette  est  un  des  grands  événe- 
ments religieux  de  notre  siècle  '.  Ces  basiliques,  si  respec- 


1.  CEurres  rfo  Saml-Simon  el  d'Enfantin.  Paris,  Dcnlu,  I.S0Ô-18CO. 
3.  La  dévotion  de  Lourdes  spmbln  prendre  les  mêmes  proportions. 


PRÉFACE  DE  LA  TREIZIÈME  ÉDITION.  xxm 

tables,  de  Chartres,  de  Laon ,  s'élevèrent  sur  des  illusions 
du  même  gei.re.  La  Fête-Dieu  eut  pour  cause  les  visions 
d'une  religieuse  de  Liège,  qui  croyait  toujours,  dans  ses 
oraisons ,  voir  la  pleine  lune  avec  une  petite  brèche.  On 
citerait  des  mouvements  pleins  de  sincérité  qui  se  sont  pro- 
duits autour  d'imposteurs.  La  découverte  de  la  sainte  lance 
à  Antioche,  où  la  fourberie  fut  si  évidente,  décida  de  la  for- 
tune des  croisades.  Le  mormonisme,  dont  les  origines  sont 
si  honteuses,  a  inspiré  du  courage  et  du  dévouement.  La 
religion  des  druzes  repose  sur  un  tissu  d'absurdités  qui  con- 
fond l'imagination,  et  elle  a  ses  dévots.  L'islamisme,  qui 
est  le  second  événement  de  l'histoire  du  monde,  n'existerait 
pas  si  le  fils  d'Amina  n'avait  été  épileptique.  Le  doux  et 
immaculé  François  d'Assise  n'eût  pas  réussi  sans  frère  Élie. 
L'humanité  est  si  faible  d'esprit ,  que  la  plus  pure  chose  a 
besoin  de  la  coopération  de  quelque  agent  impur. 

Gardons-nous  d'appliquer  nos  distinctions  consciencieuses, 
nos  raisonnements  de  têtes  froides  et  claires  à  l'appréciation 
de  ces  événements  extraordinaires,  qui  sont  à  la  fois  si  fort 
au-dessus  et  si  fort  au-dessous  de  nous.  Tel  voudrait  faire 
de  Jésus  un  sage,  tel  un  philosophe,  tel  un  patriote,  tel  un 
homme  de  bien,  tel  un  moraliste,  tel  un  saint.  11  ne  fut  rien 
de  tout  cela.  Ce  fut  un  charmeur.  Ne  faisons  pas  le  passé  à 
notre  image.  Ne  croyons  pas  que  l'Asie  est  l'Europe.  Chez 
nous,  par  exemple,  le  fou  est  un  être  hors  la  règle;  on  le 
torture  pour  l'y  faire  rentrer;  les  horribles  traitements  des 
anciennes  maisons  de  fous  étaient  conséquents  à  la  logi- 
que scolastique  et  cartésienne.  En  Orient,  le  lou  est  un  être 
privilégié:  il  entre  dans  les  plus  hauts  conseils,  sans  que 
personne  ose  l'arrêter;  on  l'écoute,  on  le  consulte.  C'est  un 
être  qu'on  croit  plus  près  de  Dieu ,  parce  que,  sa  raison 
individuelle  étant  éteinte,  on  suppose  qu'il  participe  à  la 


lîiv  VIE  DE  JÊSDS. 

raison  divine.  L'esprit,  qui  relève  par  une  fine  raillerie 
tout  défaut  de  raisonnement ,  n'existe  pas  en  Asie.  Un  per- 
sonnage élevé  de  l'islamisme  me  racontait  qu'une  répara- 
tion étant  devenue  urgente ,  il  y  a  quelques  années ,  au 
tombeau  de  Mahomet  à  Médine,  on  fit  un  appel  aux  ma- 
çons, en  annonçant  que  celui  qui  descendrait  dans  ce  lieu 
redoutable  aurait  la  tête  tranchée  en  remontant.  Quelqu'un 
se  présenta,  descendit,  fit  la  réparation,  puis  se  laissa  dé- 
capiter. «C'était  nécessaire,  me  dit  mon  interlocuteur;  on 
se  figure  ces  lieux  d'une  certaine  manière;  il  ne  faut  pas 
qu'il  y  ait  personne  pour  dire  qu'ils  sont  autrement.  » 

Les  consciences  troubles  ne  sauraient  avoir  la  netteté  du 
bon  sens.  Or,  il  n'y  a  que  les  consciences  troubles  qui  fon- 
dent puissamment.  J'ai  voulu  faire  un  tableau  où  les  cou- 
leurs fussent  fondues  comme  elles  le  sont  dans  la  nature, 
qui  fût  ressemblant  à  l'humanité,  c'est-à-dire  à  la  fois  grand 
et  puéril,  où  l'on  vît  l'instinct  divin  se  frayer  sa  route  avec 
sûreté  à  travers  mille  singularités.  Si  le  tableau  avait  été 
sans  ombre,  c'eût  été  la  preuve  qu'il  était  faux.  L'état  des 
documents  ne  permet  pas  de  dire  en  quel  cas  l'illusion  a 
été  consciente  d'elle-même.  Tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est 
qu'elle  l'a  été  quelquefois.  On  ne  peut  mener  durant  des 
années  la  vie  de  thaumaturge,  sans  être  dix  fois  acculé, 
sans  avoir  la  main  forcée  par  le  public.  L'homme  qui  a  une 
légende  de  son  vivant  est  conduit  tyranniquement  par  sa 
légende.  On  commence  par  la  naïveté ,  la  crédulité,  l'inno- 
cence absolue  :  on  finit  par  des  embarras  de  toute  sorte, 
et,  pour  soutenir  la  puissance  divine  en  défaut,  on  sort  de 
ces  embarras  par  des  expédients  désespérés.  On  est  mis  en 
demeure  :  faut-il  laisser  périr  l'œuvre  de  Dieu,  parce  que 
Dieu  tarde  à  se  révéler?  Jeanne  d'Arc  n'a-t-elle  pas  plus 
d'une  fois  fait  parier  ses  voix  selon  le  besoin  du  momeniî  Si 


PRÉFACE    DE   LA    TREIZIÈME    ÉDITION.  ht 

le  récit  de  la  révélation  secrète  qu'elle  fit  au  roi  Charles  VII 
a  quelque  réalité,  ce  qu'il  est  difficile  de  nier,  il  faut  que 
cette  innocente  fille  ait  présenté  comme  l'efTet  d'une  intui- 
tion surnaturelle  ce  qu'elle  avait  appris  par  confidence.  Un 
exposé  d'histoi"e  religieuse  n'ouvrant  pas  quelque  jour  obli- 
que sur  des  suppositions  de  ce  genre  est  par  cela  même 
argué  de  n'être  pas  complet. 

Toute  circonstance  vraie  ou  probable  ou  possible  devait 
donc  avoir  sa  place  dans  ma  narration ,  avec  sa  nuance 
de  probabilité.  Dans  une  telle  histoire,  il  fallait  dire  non- 
seulement  ce  qui  a  eu  lieu ,  mais  encore  ce  qui  a  pu  vrai- 
semblablement avoir  lieu.  L'impartialité  avec  laquelle  je 
traitais  mon  sujet  m'interdisait  de  me  refuser  une  con- 
jecture, même  choquante;  car  sans  doute  il  y  a  eu  beau- 
coup de  choquant  dans  la  façon  dont  les  choses  se  sont 
passées.  J'ai  appliqué  d'un -bout  à  l'autre  le  même  procédé 
d'une  manière  inflexible.  J'ai  dit  les  bonnes  impressions 
que  les  textes  me  suggéraient  ;  je  ne  devais  pas  taire  les 
mauvaises.  J'ai  voulu  que  mon  livre  gardât  sa  valeur,  même 
le  jour  où  l'on  arriverait  à  regarder  un  certain  degré  de 
fraude  comme  un  élément  inséparable  de  l'histoire  reli- 
gieuse. Il  fallait  faire  mon  héros  beau  et  charmant  (car 
sans  contredit  il  le  fut);  et  cela,  malgré  des  actes  qui,  de 
nos  jours,  seraient  qualifiés  d'une  manière  défavorable.  On 
m'a  loué  d'avoir  cherché  à  construire  un  récit  vivant ,  hu- 
main, possible.  Mon  récit  aurait-il  mérité  ces  éloges,  s'il 
avait  présenté  les  origines  du  christianisme  comme  abso- 
lument immaculées?  C'eût  été  admettre  le  plus  grand  des 
miracles.  Ce  qui  fût  résulté  de  là  eût  été  un  tableau  de  la 
dernière  froideur.  Je  ne  dis  pas  qu'à  défaut  de  taches, 
j'eusse  dû  en  inventer.  Au  moins,  devais-je  laisser  chaque 
texte  produire  sa  note  suave  ou  discordante!  Si  Gœthe  vivait, 


XXV!  VIE  DE  JÉSDS. 

il  m'approuverait  de  ce  scrupule.  Ce  grand  homme  ne  m'eût 
pas  pardonné  un  portrait  tout  céleste  :  il  y  eût  voulu  des 
traits  répulsifs;  car  siirement,  dans  la  réalité,  il  se  passa 
des  choses  qui  nous  blesseraient  s'il  nous  était  donné  de 
les  voir  '. 

La  même  difliculté  se  présente,  du  reste,  pour  l'histoire 
des  apôtres.  Cette  histoire  est  admirable  à  sa  manière. 
Mais  quoi  de  plus  blessant  que  la  glossolalie ,  laquelle 
est  attestée  par  des  textes  irrécusables  de  saint  Paul?  Les 
théologiens  libéraux  admettent  que  la  disparition  du  corps 
de  Jésus  fut  une  des  bases  de  la  croyance  à  la  résurrection. 
Que  signifie  cela,  sinon  que  la  conscience  chrétienne  à  ce 
moment  fut  double,  qu'une  moitié  de  cette  conscience  créa 
l'illusion  de  l'autre  moitié?  Si  les  mêmes  disciples  eussent 
enlevé  le  corps  et  se  fussent  répandus  dans  la  ville  en  criant  : 
«  Il  est  ressuscité!  »  l'impostura- eût  été  caractérisée.  Mais 
sans  doute  ce  ne  furent  pas  les  mêmes  qui  firent  ces  deux 
choses.  Pour  que  la  croyance  à  un  miracle  s'accrédite,  il 
faut  bien  que  quelqu'un  soit  responsable  de  la  première 
rumeur  qui  se  répand  ;  mais,  d'ordinaire,  cô  n'est  pas  l'ac- 
teur principal.  Le  rôle  de  celui-ci  se  borne  à  ne  pas  récla- 
mer contre  la  réputation  qu'on  lui  fait.  Lors  même  qu'il 
réclamerait,  du  reste,  ce  serait  en  pure  perte;  l'opinion 
populaire  serait  plus  forte  que  lui  '.  Dans  le  miracle  do  la 

1.  Toutefois,  comme  en  de  tels  sujets  l'édification  coule  à  pleins 
bords,  j'ai  cru  devoir  extraire  do  la  Vie  de  Jésus  un  petit  volume  où  rien 
ne  put  arrêter  les  &mes  pieuses  qui  ne  se  soucient  pus  de  critique.  Je 
!':ii  intituW  Jésus,  pour  le  distinguer  du  présent  ouvrage,  lequel  seul 
fait  partie  do  la  série  intitulée:  Histoire  des  origints  du  cliristianlsme. 
Aucune  des  modifications  introduites  dans  l'édition  que  j'olTre  aujour- 
d'hui au  public  n'atteint  ce  petit  volume;  je  n'y  ferai  jamais  de  chan- 
gements. 

2.  C'est  ainsi  que  le  fondateur  du  blbisme  ne  cliorcha  pas  it  fair«  un 


PRÉFACE  DE  LA  TnEIZiÈME  ÉDITION.         ixvn 

Saleiie,  on  eut  l'idée  claire  de  l'artiCce;  mais  la  conviction 
que  cela  faisait  du  bien  à  la  religion  l'emporta  sur  tout  '. 
La  fraude  se  partageant  entre  plusieurs  devient  inconsciente, 
ou  pluidt  elle  cesse  d'être  fraude  et  devient  malentendu. 
Personne,  en  ce  cas,  ne  trompe  délibérément;  tout  le  monde 
trompe  innocemment.  Autrefois,  on  supposait  en  chaque 
légende  des  trompés  et  des  trompeurs;  selon  nous,  tous  les 
collaborateurs  d'une  légende  sont  à  la  fois  trompés  et  trom- 
peurs. Un  miracle,  en  d'autres  termes,  suppose  trois  condi- 
tions :  1°  la  crédulité  de  tous;  2°  un  peu  de  complaisance 
de  la  part  de  quelques-uns  ;  3»  l'acquiescement  tacite  de 
l'auteur  principal.  Par  réaction  contre  les  explications  bru- 
tales du  xviii*  siècle ,  ne  tombons  pas  dans  des  hypothèses 
qui  impliqueraient  des  effets  sans  cause.  La  légende  ne 
naît  pas  toute  seule  ;  on  l'aide  à  naître.  Ces  points  d'ap- 
pui d'une  légende  sont  souvent  d'une  rare  ténuité.  C'est 
l'imagination  populaire  qui  fait  la  boule  de  neige;  il  y  a 
eu  cependant  un  noyau  primitif.  Les  deux  personnes  qui 
composèrent  les  deux  généalogies  de  Jésus  savaient  fort  bien 
que  ces  listes  n'étaient  pas  d'une  grande  authenticité.  Les 
livres  apocryphes ,  ces  prétendues  apocalypses  de  Daniel, 
d'Hénoch,  d'Esdras ,  viennent  de  personnes  fort  convain- 
cues :  or,  les  auteurs  de  ces  ouvrages  savaient  bien  qu'ils 
n'étaient  ni  Daniel ,  ni  Hénoch ,  ni  Esdras.  Le  prêtre  d'Asie 
qui  composa  le  roman  de  Thécla  déclara  qu'il  l'avait  fait  pour 
l'amour  de  Paul  '.  11  en  faut  dire  autant  de  l'auteur  du  qua- 
trième Évangile ,  personnage  assurément  de  premier  ordre. 

seul  miracle,  et  passa  néanmoins  de  son  vivant  pour  un  thaumaturge  do 
premier  ordre. 

1.  Affaire  de  la  Salette,  piftces  du  procès,  recueillies  prxr  J.  Sabbatier, 
p.  21i,  252,  234  (Grenoble,  Vellot,  1S5G). 

2.  Coiifossura  id  se  amore  Pauli  fecisse.  TertuUien  ,  De  baplismo,  17. 


xxTiii  VIE  UE  JESUS. 

Chassez  l'illusion  de  l'histoire  religieuse  par  une  porte,  elle 
rentre  par  une  autre.  En  somme,  on  citerait  à  peine  dans  le 
passé  une  grande  chose  qui  se  soit  faite  d'une  façon  entiè- 
rement avouable.  Cesserons-nous  d'être  Français,  parce  que 
la  France  a  été  fondée  par  des  siècles  de  perfidies?  Refuse- 
rons-nous de  profiter  des  bienfaits  de  la  Kévolution  ,  parce 
que  la  Révolution  a  commis  des  crimes  sans  nombre?  Si  la 
maison  capétienne  eût  réussi  à  nous  créer  une  bonne  assise 
constitutionnelle,  analogue  à  celle  de  l'Angleterre,  la  chica- 
nerions-nous sur  la  guiirison  des  écroueiies? 

La  science  seule  est  pure;  car  la  science  n'a  rien  de  pra- 
tique; elle  ne  touche  pas  les  hommes;  la  propagande  ne  la 
regarde  pas.  Son  devoir  est  de  prouver,  non  de  persuader 
ni  de  convertir.  Celui  qui  a  trouvé  un  théorème  publie  sa 
démonstration  pour  ceux  qui  peuvent  la  comprendre.  Il  ne 
monte  pas  en  chaire,  il  ne  gesticule  pas,  il  n'a  pas  recours  à 
des  artifices  oratoires  pour  le  faire  adopter  aux  gens  qui  n'en 
voient  pas  la  vérité.  Certes,  l'enthousiasme  a  sa  bonne  foi, 
mais  c'est  une  bonne  foi  naïve;  ce  n'est  pas  la  bonne  foi 
profonde,  réfléchie,  du  savant.  L'ignorant  ne'cède  qu'à  de 
mauvaises  raisons.  Si  Laplace  avait  dû  gagner  la  foule  à  son 
système  du  monde,  il  n'aurait  pu  se  borner  aux  démonstra- 
tions mathématiques.  M.  Littré,  écrivant  la  vie  d'un  honmie 
qu'il  regarde  comme  son  maître ,  a  pu  pousser  la  sincérité 
jusqu'à  ne  rien  taire  de  ce  qui  rendit  cet  homme  peu  ai- 
mable. Cela  est  sans  exemple  dans  l'histoire  religieuse. 
Seule,  la  science  cherche  la  vérité  pure.  Seule ,  elle  donne 
les  bonnes  raisons  de  la  vérité,  et  porte  une  critique  sévère 
dans  l'emploi  des  moyens  de  conviction.  Voilà  sans  doute 
pourquoi  jusqu'ici  elle  a  été  sans  influence  sur  le  peuple. 
Peut-être,  dans  l'avenir,  quand  le  peuple  sera  instruit, 
ainsi  qu'on  nous  le  fait  espérer,  ne  cédera- t-il  qu'à  de 


PRÉFACE   DE  LA  TREIZIÈME  ÉDITION.  xxix 

bonnes  preuves,  bien  déduites.  Mais  il  serait  peu  équitable 
de  juger  d'après  ces  principes  les  grands  hommes  du  passé. 
Il  y  a  des  natures  qui  ne  se  résignent  pas  à  être  impuis- 
santes ,  qui  acceptent  l'humanité  telle  qu'elle  est,  avec  ses 
faiblesses.  Bien  des  grandes  choses  n'ont  pu  se  faire  sans 
mensonges  et  sans  violences.  Si  demain  l'idéal  incarné  venait 
s'offrir  aux  hommes  pour  les  gouverner,  il  se  trouverait  en 
face  de  la  sottise,  qui  veut  être  trompée,  de  la  méchanceté, 
qui  veut  être  domptée.  Le  seul  irréprochable  est  le  contem- 
plateur, qui  ne  vise  qu'à  trouver  le  vrai,  sans  souci  de  le 
faire  triompher  ni  de  l'appliquer. 

La  morale  n'est  pas  l'histoire.  Peindre  et  raconter  n'est 
pas  approuver.  Le  naturaliste  qui  décrit  les  transformations 
de  la  chrysalide  ne  la  blâme  ni  ne  la  loue.  Il  ne  la  taxe  pas 
d'ingratitude  parce  qu'elle  abandonne  son  linceul  ;  il  ne  la 
trouve  pas  téméraire  parce  qu'elle  se  crée  des  ailes;  il  ne 
l'accuse  pas  de  folie  parce  qu'elle  aspire  à  se  lancer  dans 
l'espace.  On  peut  être  l'ami  passionné  du  vrai  et  du  beau , 
et  pourtant  se  montrer  indulgent  pour  les  naïvetés  du 
peuple.  L'idéal  seul  est  sans  tache.  Notre  bonheur  a  coûté 
à  nos  pères  des  torrents  de  larmes  et  des  flots  de  sang. 
Pour  que  des  âmes  pieuses  goûtent  au  pied  de  l'autel  l'in- 
time consolation  qui  les  fait  vivre,  il  a  fallu  des  siècles  de 
hautaine  contrainte,  les  mystères  d'une  politique  sacerdo- 
tale ,  une  verge  de  fer,  des  bûchers.  Le  respect  que  l'on 
doit  à  toute  grande  institution  ne  demande  aucun  sacrifice 
à  1?  sLicérité  de  l'histoire.  Autrefois,  pour  être  bon  Français, 
il  fallait  croire  à  la  colombe  de  Clovis,  aux  antiquités  natio- 
nales du  Trésor  de  Saint-Denis,  aux  vertus  de  l'oriflamme, 
à  la  mission  surnaturelle  de  Jeanne  d'Arc  ;  il  fallait  croire 
que  la  France  était  la  première  des  nations,  que  la  royauté 
française  avait  une  supériorité  sur  toutes  les  autres  royau- 


ixx  VIE  DE  JÉSUS. 

tés,  que  Dieu  avait  pour  cette  couronne  une  prédilection 
toute  particulière  et  était  toujours  occupé  à  la  proiéger. 
Aujourd'hui,  nous  savons  que  Dieu  protège  également  tous 
les  royaumes,  tous  les  empires,  toutes  les  républiques; 
nous  avouons'  que  plusieurs  rois  de  France  ont  été  des 
hommes  méprisables;  nous  reconnaissons  que  le  caractère 
français  a  ses  défauts  ;  nous  admirons  hautement  une  foule 
de  choses  venant  de  l'étranger.  Sommes-nous  pour  cela 
moins  bons  Français?  On  peut  dire,  au  contraire,  que  nous 
sommes  meilleurs  patriotes,  puisque,  au  lieu  de  nous  aveu- 
gler sur  DOS  défauts,  nous  cherchons  à  les  corriger,  et  qu'au 
lieu  de  dénigrer  l'étranger,  nous  cherchons  à  imiter  ce  qu'il 
a  de  bon.  Nous  sommes  chrétiens  de  la  même  manière. 
Celui  qui  parle  avec  irrévérence  de  la  royauté  du  moyen 
âge,  de  Louis  XIV,  de  la  Révolution,  de  l'Empire,  commet 
un  acte  de  mauvais  goût.  Celui  qui  ne  parle  pas  avec  dou- 
ceur du  christianisme  et  de  l'Église  dont  il  fait  partie  se 
rend  coupable  d'ingratitude.  Mais  la  reconnaissance  Gliale 
ne  doit  point  aller  jusqu'à  fermer  les  yeux  à  la  vérité.  On 
ne  manque  pas  de  respect  envers  un  gouvernement,  en  fai- 
sant remarquer  qu'il  n'a  pas  pu  satisfaire  les  besoins  con- 
tradictoires qui  sont  dans  l'homme,  ni  envers  une  religion, 
en  disant  qu'elle  n'échappe  pas  aux  formidables  objections 
que  la  science  élève  contre  toute  croyance  surnaturelle.  Ré- 
pondant à  certaines  exigences  sociales  et  non  à  certaines 
autres,  les  gouvernements  tombent  par  les  causes  mêmes 
qui  les  ont  fondés  et  qui  ont  fait  leur  force.  Répondant  aux 
aspirations  du  coeur  aux  dépens  des  réclamations  de  la  rai- 
son, les  religions  croulent  tour  à  tour,  parce  qu'aucune  force 
jusqu'ici  n'a  réussi  à  étouffer  la  raison. 

MalTicur  aussi  ik  la  mison,  le  jour  où  elle  étoufferait  la  re- 
ligion! Notre  planète,  croyez -moi,  travaille  à  quelque  œuvre 


PREFACE  DE  LA  TREIZIEME   ÉDlTfON.  ïïxi 

profonde.  Ne  vous  prononcez  pas  témérairement  sur  l'inu- 
tilité de  telle  ou  telle  de  ses  parties;  ne  dites  pas  qu'il  faut 
supprimer  ce  rouage  qui  ne  fait  en  apparence  que  contra- 
rier le  jeu  des  autres.  La  nature,  qui  a  doué  l'animal  d'uc 
instinct  infaillible,  n'a  mis  dans  l'humanité  rien  de  trom- 
peur. De  ses  organes  vous  pouvez  hardiment  conclure  sa 
destinée.  Est  Deus  in  nobis.  Fausses  quand  elles  essayent  de 
prouver  l'inûni ,  de  le  déterminer,  de  l'incarner,  si  j'ose  le 
dire,  les  religions  sont  vraies  quand  elles  l'affirment.  Les 
plus  graves  erreurs  qu'elles  mêlent  à  cette  affirmation  ne 
sont  rkn  comparées  au  prix  de  la  vérité  qu'elles  procla- 
ment. Le  dernier  des  simples,  pourvu  qu'il  pratique  le  culte 
du  cœur,  est  plus  éclairé  sur  la  réalité  des  choses  que  le 
matérialiste  qui  croit  tout  expliquer  par  le  hasard  et  le  ûûi. 


INTRODUCTION 

oc    l'on    traite    principalement   des    document» 

ORIOINAOI  DB  CETTÏ  HISTOIR». 


Une  histoire  des  «  Origines  du  Christianisme  » 
devrait  embrasser  toute  la  période  obscure  et,  si 
j'ose  le  dire,  souterraine,  qui  s'étend  depuis  les  pre- 
miers commencements  de  cette  religion  jusqu'au 
moment  où  son  existence  devient  un  fait  public,  no- 
toire, évident  aux  yeux  de  tous.  Une  telle  histoire  se 
composerait  de  quatre  parties.  La  première,  que  je 
présente  aujourd'hui  au  public,  traite  du  fait  même 
qui  a  servi  de  point  de  départ  au  culte  nouveau  ;  elle 
est  remplie  tout  entière  par  la  personne  sublime  du 
fondateur.  La  seconde  traiterait  des  apôtres  et  de  leurs 


XXXIV  VIE  DE  JESDS. 

disciples  immédiats,  ou ,  pour  mieux  dire,  des  révo- 
lutions que  subit  la  pensée  religieuse  dans  les  deux 
premières  générations  chrétiennes.  Je  l'arrêterais  vers 
l'an  100,  au  moment  où  les  derniers  amis  de  Jésus 
sont  morts,  et  où  tous  les  livres  du  Nouveau  Testa- 
ment sont  à  peu  près  fixés  dans  la  forme  où  nous  les 
IlBons.  La  troisième  exposerait  l'état  du  christianisme 
soufl  les  Antonins.  On  l'y  verrait  se  développer  len- 
tement et  soutenir  une  guerre  presque  permanente 
contre  l'empire,  lequel,  arrivé  à  ce  moment  au  plus 
haut  degré  de  la  perfection  administrative  et  gou- 
verné par  des  philosophes,  combat  dans  la  secte 
naissante  une  société  secrète  et  théocratique,  qui  le 
nie  obstinément  et  le  mine  sans  cesse.  Ce  livre  con- 
tiendrait toute  l'étendue  du  ii'  siècle.  La  quatrième 
partie,  enfin,  montrerait  les  progrès  décisifs  que  fait 
le  christianisme  à  partir  des  empereurs  syriens.  On 
y  verrait  la  savante  construction  des  Antonins  crouler, 
la  décadence  de  la  civilisation  antique  devenir  irré- 
vocable, le  christianisme  profiter  de  sa  ruine,  la  Syrie 
conquérir  tout  l'Occident,  et  Jésus,  en  compagnie  des 
dieux  et  des  sages  divinisés  de  l'Asie,  prendre  pos- 
session d'une  société  à,  laquelle  la  philosophie  et  l'Etat 
purement  civil  ne  suffisent  plus.  C'est  alors  que  les 
idées  religieuses  des  races  établies  sur  les  bords  de  la 
Méditerranée  se  modifient   profondément;  que  les 


INTRODCCTIOH.  «ïi» 

cultes  orientaux  prennent  partout  le  dessus  ;  que  le 
christianisme,  devenu  une  Église  très -nombreuse, 
oublie  totalement  ses  rêves  millénaires,  brise  ses  der- 
nières attaches  avec  le  judaïsme  et  passe  tout  entier 
dans  le  monde  grec  et  latin.  Les  luttes  et  le  travail  lit- 
téraire du  m*  siècle,  lesquels  se  passent  déjà  au  grand 
jour,  ne  seraient  exposés  qu'en  traits  généraux.  Je  ra- 
conterais encore  plus  sommairement  les  persécutions 
du  commencement  du  iv'  siècle,  dernier  eiïorl  de 
l'empire  pour  revenir  à  ses  vieux  principes,  lesquels 
déniaient  à  l'association  religieuse  toute  place  dans 
l'État.  Enfin  je  me  bornerais  à  pressentir  le  change- 
ment de  politique  qui,  sous  Constantin,  intervertit  les 
rôles,  et  fait,  du  mouvement  religieux  le  plus  libre  et 
le  plus  spontané,  un  culte  officiel,  assujetti  à  l'État  et 
persécuteur  à  son  tour. 

Je  ne  sais  si  j'aurai  assez  de  vie  et  de  force  pour 
remplir  un  plan  aussi  vaste.  Je  serai  satisfait  si,  après 
avoir  écrit  la  vie  de  Jésus,  il  m'est  donné  de  raconter 
comme  je  l'entends  l'histoire  des  apôtres,  l'état  de 
la  conscience  chrétienne  durant  les  semaines  qui  sui- 
virent la  mort  de  Jésus,  la  formation  du  cycle  légen- 
daire de  la  résurrection,  les  premiers  actes  de  l'Église 
de  Jérusalem,  la  vie  de  saint  Paul,  la  crise  du  temps 
de  Néron,  l'apparition  de  l'Apocalypse,  la  ruine  de 
Jérusalem,  la  fondation  de.s  chrétientés  hébraïques  de 


xxxTi  VIE  DE  JÉSUS. 

la  Batanéc,  la  rédaclion  des  Évangiles,  roriginc  des 
grandes  écoles  de  l'Asie  Mineure.  Tout  pâlit  à  côté  de 
ce  merveilleux  premier  siècle.  Par  une  singularité 
rare  en  histoire,  nous  voyons  bien  mieux  ce  qui  s'est 
passé  dans  le  monde  chrétien  de  l'an  50  à  l'an  75, 
que  de  l'an  80  à  l'an  150. 

Le  plan  suivi  pour  cet  ouvrage  a  empêché  d'in- 
troduire dans  le  texte  de  longues  dissertations  cri- 
tiques sur  les  points  controversés.  Un  système  continu 
de  notes  met  le  lecteur  à  même  de  vérifier  d'après  les 
sources  toutes  les  propositions  du  texte.  Dans  ces 
notes,  on  s'est  borné  strictement  aux  citations  de  pre- 
mière main,  je  veux  dire  à  l'indication  des  passages 
originaux  sur  lesquels  chaque  assertion  ou  chaque 
conjecture  s'appuie.  Je  sais  que,  pour  les  personnes 
peu  initiées  à  ces  sortes  d'études,  bien  d'autres  dé- 
veloppements eussent  été  nécessaires.  Mais  je  n'ai  pas 
l'habitude  de  refaire  ce  qui  est  fait  et  bien  fait.  Pour 
ne  citer  que  des  livres  écrits  en  français,  les  personnes 
qui  voudront  bien  se  procurer  les  ouvrages  suivants  : 

Éludes  critiques  sur  l'Évangile  de  saint  Matthieu,  par 
M.  Albert  Itéville,  pasteur  de  l'Église  wallonne  de  Rotlcr- 
dam  '. 

1.  Leyde,  Noothoven  van  Goor,  {8(>i.  Paris,  CliorViulipz.  On- 
vrage  couronné  par  la  socioté  de  la  Haye ,  pour  la  défense  de  la 
rolitio"  chri'tienna. 


INTROUCCTION.  xiivii 

Histoire  de  la  Ihéologie  chrétienne  au  siicle  apostodque  , 
par  M.  Reuss,  professeur  à  la  faculté  de  théologie  ei  au 
séminaire  protestant  de  Strasbourg  *. 

Histoire  du  canon  des  Écritures  saintes  dans  l' Église  chré- 
tienne, par  le  même  *. 

Des  doctrines  religieuses  des  Juifs  pendant  les  deux  siè- 
cles antérieurs  à  l'ère  chrétienne,  par  M.  Michel  Mcolas, 
professeur  à  la  faculté  de  théologie  protestante  de  Moii- 
tauban  '. 

Études  critiques  sur  la  Bible  (Nouveau  Testament),  par 
le  même  *. 

Vie  de  Jésus ,  par  le  D'  Strauss,  traduite  par  M.  Littré, 
membre  de  l'Institut  '. 

Nouvelle  Vie  de  Jésus ,  par  le  même ,  traduite  par 
MM.  Nefftzer  et  Dollfus  ». 

Les  Évangiles,  par  M.  Gustave  d'Eichtal.  Première  partie  : 
Examen  critique  et  comparatif  des  trois  premiers  Ècan- 
giles  '. 

«.  Strasbourg,  Treuttel  et  Wurtz.  f  édition,  )SGO.  Paris, 
Cheibuliez. 

2.  Slrasbourg,  Treuttel  et  Wuriz,   I86X 

3.  Paris,  Michel  Lévy  frères,  1860. 

4.  Paris,  IMichel  Lévy  frères,  1864. 
T).  Paris,  Ladran£;e.  2'  édition,  1Sj6. 

6.  Paris,  Iletzel  et  Lacroix,  186V, 

7.  Paris.  Hachette,  1863. 


xxivill  VIE  DE  JÉSUS. 

Jésus-Christ  et  les  Croyances  messianiques  de  son  temps 
par  T.  Colani ,  professeur  à  la  faculté  de  théologie  et  au 
séminaire  protestant  de  Strasbourg  '. 

Études  historiques  et  critiques  sur  les  origines  du  christia- 
nisme ,  par  A.  Stap  '. 

Études  sur  la  biographie  évangélique ,  par  Rinter  de 
Liessol  '. 

Revue  de  théologie  et  de  philosophie  ch7-ctienne ,  publiée 
sous  la  direction  de  M.  Colani,  de  1850  à  1857.  —  Nouvelle 
Revue  de  théologie,  faisant  suite  à  la  précédente,  de  1858 
à  1862.  —  Revue  de  théologie,  troisième  série,  depuis 
1863  *. 

les  personnes,  dis-je,  qui  voudront  bien  consulter  ces 
écrits,  pour  la  plupart  excellents,  y  trouveront  expli- 
qués une  foule  de  points  sur  lesquels  j'ai  dû  être  très- 
succinct.  La  critique  de  détail  des  textes  èvangéliques, 
en  particulier,  a  été  faite  par  M.  Strauss  d'une  ma- 
nière qui  laisse  peu  à  désirer.  Bien  que  M.  Strauss 
se  soit  trompé  d'abord  dans  sa  théorie  sur  la  rédac- 
tion des  Evangiles',  et  que  son  livre  ait,  selon  moi,  le 

1.  Slrasbourg,  Treuttel  et  Wurtz.  2'  éililion,  1864.  Pins. 
Cherbuliez. 

2.  Paris,  Lacroix.  2"  édition,  1866. 

3.  Londres,  1854. 

4.  Strasbourg,  Treuttel  et  Wurtz.  Paris,  Choibuliez. 

I}.  Les  grands  résultats  obtenus  sur  ce  point  n'ont  été  acquia 


INTRODDCTION.  mu 

tort  de  se  tenir  beaucoup  trop  sur  le  terrain  théolo- 
gique et  trop  peu  sur  le  terrain  historique*,  il  est 
indispensable,  pour  se  rendre  compte  des  motifs  qui 
m'ont  guidé  dans  une  foule  de  minuties,  de  suivre  la 
discussion  toujours  judicieuse,  quoique  parfois  un  peu 
subtile,  du  livre  si  bien  traduit  par  mon  savant  con- 
frère M.  Littré, 

Je  crois  n'avoir  négligé,  en  fait  de  témoignages 
anciens,  aucune  source  d'informations.  Cinq  grandes 
collections  d'écrits,  sans  parler  d'une  foule  d'autres 
données  éparses,  nous  restent  sur  Jésus  et  sur  le 
temps  oii  il  vécut,  ce  sont  :  1°  les  Évangiles  et  en 
général  les  écrits  du  Nouveau  Testament;  2°  les  com- 
positions dites  (I  Apocryphes  de  l'Ancien  Testament  »  ; 
3°  les  ouvrages  de  Philon  ;  li"  ceux  de  Josèphe  ;  5"  le 
Talmud.   Les  écrits   de   Philon   ont   l'inappréciable 

que  depuis  la  première  édition  de  l'ouvrage  de  M.  Strauss.  Le  sa- 
vant critique  y  a,  du  reste,  fait  droit  dans  ses  éditions  succes- 
sives avec  beaucoup  de  bonne  foi. 

1 .  Il  est  à  peine  besoin  de  rappeler  que  pas  un  mot ,  dans  !e 
livre  de  M.  Strauss,  ne  justifie  l'étrange  et  absurde  calomnie  par 
laquelle  on  a  tenté  de  décréditer  auprès  des  personnes  superfi- 
cielles un  livre  commode,  exact,  spirituel  et  consciencieux,  quoi- 
que gâté  dans  ses  parties  générales  par  un  système  exclusif.  Non- 
seulement  M.  Strauss  n'a  jamais  nié  l'existence  de  Jésus,  mais 
chaque  page  de  son  livre  implique  cette  existence.  Ce  qui  est  vrai, 
c'est  que  M.  Strauss  suppose  le  caractère  individuel  de  Jésus  plua 
effacé  pour  nous  qu'il  ne  l'est  peut-être  en  réalité. 


xt  VIE   DE   JÉSUS. 

avantage  de  nous  montrer  les  pensées  qui  fermen- 
taient au  temps  de  Jésus  dans  les  âmes  occupées  des 
grandes  questions  religieuses.  Philon  vivait,  il  est  vrai, 
dans  une  tout  autre  province  du  judaïsme  que  Jésus  ; 
mais,  comme  lui,  il  était  très-dégagé  de  l'esprit  pha- 
risaïque ,  qui  régnait  à  Jérusalem;  Philon  est  vrai- 
ment le  frère  aîné  de  Jésus.  Il  avait  soixante-deux  ans 
quand  le  prophète  de  Nazareth  était  au  plus  haut 
degré  de  son  activité,  et  il  lui  survécut  au  moins  dix 
années.  Quel  dommage  que  les  hasards  de  la  vie  ne 
l'aient  pas  conduit  en  Galilée!  Que  ne  nous  eùt-il  pas 
appris! 

Josèphe,  écrivant  surtout  pour  les  païens,  n'a  pas 
dans  son  style  la  même  sincérité.  Ses  courtes  notices 
sur  Jésus,  sur  Jean-I3aptiste,  sur  Juda  le  Gaulonite, 
sont  sèches  et  sans  couleur.  On  sent  qu'il  cherche  à 
présenter  ces  mouvements,  si  profondément  juifs  de 
caractère  et  d'esprit,  sous  une  forme  qui  soit  intelli- 
gible aux  Grecs  et  aux  Romains.  Je  crois  Ip  passage 
sur  Jésus'  authentique  dans  son  ensemble.  II  est  par- 
faitement dans  le  goût  de  Josèphe,  et,  si  cet  historien 
a  fait  mention  de  Jésus,  c'est  bien  comme  cela  qu'il  a 
dû  en  parler.  On  sent  seulement  qu'une  main  cliré- 
ticnno  a  retouché  le  morceau,  en  y  ajoutant  quelques 

4.  AiU.,  WllI,  111,3 


INTRODUCTION,  ILI 

mots  sans  lesquels  il  eût  été  presque  blasphématoire', 
peut-être  aussi  en  retranchant  ou  modifiant  quelques 
expressions*.  Il  faut  se  rappeler  que  la  fortune  litté- 
raire de  Josèphe  se  fit  par  les  chrétiens,  lesquels 
adoptèrent  ses  écrits  comme  des  documents  essen- 
tiels de  leur  histoire  sacrée.  Il  s'en  répandit,  proba- 
blement au  II'  siècle,  une  édition  corrigée  selon  les 
idées  chrétiennes'.  En  tout  cas,  ce  qui  constitue  l'im- 
mense intérêt  des  livres  de  Josèphe  pour  le  sujet  qui 
nous  occupe,  ce  sont  les  vives  lumières  qu'ils  jettent 
sur  le  temps.  Grâce  à  l'historien  juif,  Hérode,  Héro- 
diade,  Antipas,  Philippe,  Anne,  Caïphe,  Pilate,  sont 
des  personnages  que  nous  touchons  pour  ainsi  dire, 
et  que  nous  voyons  vivre  devant  nous  avec  une  frap- 
pante réalité. 

Les  Apocryphes  de  l'Ancien  Testament,  surtout  la 


<.  «  S'il  est  permis  de  l'appeler  homme.  » 

2.  Au  lieu  de  ô  Xpurrô;  dnoç  r,-i,  il  y  avait  probablement  Xoistô; 
oStoç  è>.e'-jeTc.  Cf.  Ant.,  XX,  IX,  1  ;  Origène,  In  Malth.,  x,  17; 
Contre  Celse,  I,  47;  II,  \Z. 

3.  Eusèbe  {Hisl.  eccL,l,  11,  et  Dëmonslr.  évang.,  III,  5) 
cite  le  passage  sur  Jésus  comme  nous  le  lisons  maintenant  dans 
Josèphe.  Origène  (Contre  Celse,  I,  47,  II,  13),  Eusèbe  i  UUl. 
eccL,  II,  23).  saint  Jérôme  {De  viris  ill.,  2,  13),  Suidas  (au  mot 
lêioT.Tcc;)  citent  une  autre  interpolation  chrétienne,  laquelle  ne  se 
îrouve  flans  aucun  dos  manuscrits  do  Joeepiie  qui  sont  parvenus 
jusqu'à  nous. 


iLll  VIE  DE  JËSOS. 

partie  juive  des  vers  sibyllins,  le  livre  d'Hénoch, 
l'Assomption  de  Moïse,  le  quatrième  livre  d'Esdras, 
l'Apocalypse  de  Baruch,  joints  au  livre  de  Daniel, 
qui  est,  lui  aussi,  un  véritable  apocryphe,  ont  une 
importance  capitale  pour  l'histoire  du  dévploDpement 
des  théories  messianiques  et  pour  l'intelligence  des 
conceptions  de  Jés'as  sur  le  royaume  de  Dieu'.  Le 
livre  d'Hénoch,  en  particulier',  et  l'Assomption  de 
Moïse',  étaient  fort  lus  dans  l'entourage  de  Jésus. 
Quelques  paroles  prêtées  à  Jésus  par  les  synoptiques 
sont  présentées  dans  l'Epître  attribuée  à  saint  Bar- 
nabe comme  étant  d'Hénoch  :  w;  Évw-/^  ■Keyet*.  Il  est 

4.  Les  lecteurs  français  peuvent  consulter  sur  ces  sujets  : 
Alexandre,  Carmina  sibijllma,  Paris,  «ISSl-bS;  Reuss,  les  Sibylles 
chrclienneSj  dans  la  Revue  de  théologie,  avril  et  mai  1861  ;  Colani, 
Jésus-Christ  et  les  croyances  messianiques,  p.  16  et  suiv.,  sans 
préjudice  des  travaux  d'Evvald ,  Dilimann,  Volkmar,  Hilgenfeld. 

2.  Judae  Epist.,  6,  14;  II*  Pétri,  ii,  4;  Testament  des  douze 
patriarches,  Sim.,  5;  Lévi,  10,  14,  16;  Juda,  18;  Dan,  5; 
Nepht.,  4;  Benj.,  9;Zab.,  3. 

3.  Judae  Epist.,  9  (  voir  Origène,  De  principiis ,  Ml,  ii,  1; 
Didyme  d'Alex.,  Max.  Bibl.  Vet.  Pair..  IV,  p.  336).  Comparez 
Matth.,  XXIV,  21  et  suiv.  à  \'Ass.  de  Moïse,  c.  8  et  10  f  p.  104, 
103,  édit.  Hilgenfeld  );  Rom.,  ii,  15  à  VAss.,  p.  99-100. 

4.  ÉpUre  de  Barnabe,  ch.  iv,  xvi  (d'après  le  Codex  sinaïlicus, 
édit.  Hilgenfeld,  p.  8,  52),  en  comparant  llénoch,  i.xxxix,  66  et 
guiv.;  Matth.,  xxiv,  2î;  Mnrc,  xiii,  20.  Voir  d'autres  coïncidences 
du  même  genre,  ci -dessous,  p.  lv  ,  note;  p.  40,  note;  p.  366, 
note  1.  Comparez  aussi  les  paroles  do  Jésus  rapportées  par  Papias 


INTRODUCTION.  iLiii 

très-difTicile  de  déterminer  la  date  des  différentes  sec- 
tions qui  composent  le  livre  prêté  à  ce  patriarche. 
Aucune  d'elles  n'est  certainement  antérieure  à  l'an 
150  avant  J.-G.  ;  quelques-unes  peuvent  avoir  été 
écrites  par  une  main  chrétienne.  La  section  contenant 
les  discours  intitulés  «  Similitudes  »  et  s'étendant  du 
chapitre  xxx\ii  au  chapitre  lxxi  est  soupçonnée  d'être 
un  ouvrage  chrétien.  ]Mais  cela  n'est  pas  démontré'. 
Peut-être  cette  partie  a-t-elle  seulement  éprouvé  des 
altérations'.  D'autres  additions  ou  retouches  chré- 
tiennes se  reconnaissent  çà  et  là. 

Le  recueil  des  vers  sibyllins  exige  des  distinctions 
analogues;  mais  celles-ci  sont  plus  faciles  à  établir. 
La  partie  la  plus  ancienne  est  le  poëme  contenu  dans 
le  livre  III,  v.  97-817  ;  elle  paraît  de  l'an  140  envi- 
ron avant  J.-C.  En  ce  qui  concerne  la  date  du  qua- 

(dans  Irénée,  Adv.  hœr.,  V,  xxxiti,  3-4)  à  Hénoch,  x,  19  et  à 
l'Apocalypse  de  Baruch,  §  29  (Ceriani,  Monum.  sacra  et  profana, 
t.  I,  fasc.  I,  p.  80). 

1.  Je  suis  assez  porté  à  croire  qu'il  y  a  dans  les  Évangiles  des 
allusions  à  cette  partie  du  livre  d'Hénoch,  ou  du  moins  à  des  par- 
ties toutes  semblables.  Voir  ci-dessous,  p.  366,  note  1. 

t.  Le  passage  ch.  lxvh,  4  et  suiv.,  où  les  phénomènes  volcani- 
ques des  envi-f-ons  de  Pouzzoles  sont  décrits  ,  ne  prouve  pas  que 
toute  la  section  dont  il  fait  partie  soit  postérieure  à  l'an  79,  date 
de  l'éruption  du  Vésuve.  11  semble  qu'il  y  a  des  allusions  à  des 
phénomènes  du  même  genre  dans  l'Apocalypse  (ch.  n),  laquelle 
est  de  l'an  68. 


iLiv  VIE   DE  JÉSCS. 

trième  livre  d'Esdras,  tout  le  monde  est  à  peu  près 
d'accord  aujourd'hui  pour  rapporter  cette  apocalypse 
h  l'an  97  après  J.-C.  Elle  a  été  altérée  par  les  chré- 
tiens. L'Apocalypse  de  Baruch  '  a  beaucoup  de 
ressemblance  avec  celle  d'Esdras;  on  y  retrouve, 
comme  dans  le  livre  d'Hénoch,  quelques-unes  des 
paroles  prêtées  h  Jésus*.  Quant  au  livre  de  Daniel, 
le  caractère  des  deux  langues  dans  lesquelles  il  est 
écrit;  l'usage  de  mots  grecs;  l'annonce  claire,  dé- 
terminée, datée,  d'événements  qui  vont  jusqu'au 
temps  d'Antiochus  Épiphane;  les  fausses  images  qui 
y  sont  tracées  de  la  vieille  Babylonie;  la  couleui 
générale  du  livre,  qui  ne  rappelle  en  rien  les  écrits 
de  la  captivité,  qui  répond,  au  contraire,  par  une 
foule  d'analogies  aux  croyances,  aux  mœurs,  au 
tour  d'imagination  de  l'époque  des  Séleucides;  la 
forme  apocalyptique  des  visions;  la  place  du  livre 
dans  le  canon  hébreu  liors  de  la  série  des  pro- 
phèlcs;  l'omission  de  Daniel  dans  les  panégyriques 
du  chapitre  \u\  de  V Ecclésiastique ,  où  son  rang 
était  comme  indiqué;  bien  d'autres  preuves  qui  ont 
été  cent  fois  déduites,  ne  permeltcnt  pas  de  douter 

1.  Elle  vient  d'otre  publiée  en  traduclion  latine  d'.iprès  un  origi- 
nal syrinqup-par  M.  (^eriani,  AnecJota  sacra  et  profana,  loui.  I, 
fasc.  Il  (Milan,  lsr.6). 

î.  Voir  ci-dessus,  p.  xl<i-xliii,  notes  3  el  4. 


INTRODUCTION.  XLt 

que  ce  livre  ne  soit  le  fruit  de  la  grande  exaltation  pro- 
duite chez  les  Juifs  par  la  persécution  d'Antiochus.  Ce 
n'est  pas  dans  la  vieille  littérature  prophétique  qu'il 
faut  le  classer;  sa  place  est  en  tête  de  la  littérature 
apocalyptique,  comme  premier  modèle  d'un  genre 
de  composition  où  devaient  prendre  place  après  lui 
les  divers  poëmes  sibyllins,  le  livre  d'Hénoch, 
l'Assomption  de  Moïse,  l'Apocalypse  de  Jean,  l'As- 
cension d'Isaïe,  le  quatrième  livre  d'Esdms. 

Dans  l'histoire  des  origines  chrétiennes,  on  a  jus- 
qu'ici beaucoup  trop  négligé  le  Talmud.  Je  pense, 
avec  M.  Geiger,  que  la  vraie  notion  des  circonstances 
où  se  produisit  Jésus  doit  être  cherchée  dans  celte 
compilation  bizarre,  où  tant  de  précieux  renseigne- 
ments sont  mêlés  à  la  plus  insignifiante  scolastic{ue. 
La  théologie  chrétienne  et  la  théologie  juive  ayant 
suivi  au  fond  deux  marches  parallèles,  l'histoire  de 
l'une  ne  peut  être  bien  comprise  sans  l'histoire  de 
l'autre.  D'innombrables  détails  matériels  des  Évan- 
giles trouvent,  d'ailleurs,  leur  commentaire  dans  le 
Talmud  Les  vastes  recueils  latins  de  Lightfoot,  de 
Schœltgen,  de  Buxtorf,  d'Otho,  contenaient  déjà  à  cet 
égard  une  foule  de  renseignements.  Je  me  suis  imposé 
de  vérifier  dans  l'original  toutes  les  citations  que  j'ai 
admises,  sans  en  excepter  une  seule.  La  collabora- 
tion que  m'a  prêtée  pou^  cette  partie  de  mon  travail 


XLvi  VIE  DE  JÉSDS. 

un  savant  israélite,  M.  Neubauer,  très-versé  dans  la 
littérature  talmudique,  m'a  permis  d'aller  plus  loin 
et  d'éclairer  certaines  parties  de  mon  sujet  par  quel- 
ques nouveaux  rapprochements.  La  distinction  des 
époques  est  ici  fort  importante,  la  rédaction  du  Tal- 
mud  s'étendant  de  l'an  200  à  l'an  500,  à  peu  près. 
Nous  y  avons  porté  autant  de  discernement  qu'il  est 
possible  dans  l'état  actuel  de  ces  études.  Des  dates 
si  récentes  exciteront  quelques  craintes  chez  les  per- 
sonnes habituées  à  n'accorder  de  valeur  à  un  docu- 
ment que  pour  l'époque  même  où  il  a  été  écrit.  Mais 
de  tels  scrupules  seraient  ici  déplacés.  L'enseigne- 
ment des  juifs  depuis  l'époque  asmonéenne  jusqu'au 
II*  siècle  fut  principalement  oral.  Il  ne  faut  pas  juger 
de  ces  sortes  d'états  intellectuels  d'après  les  habi- 
tudes d'un  temps  où  l'on  écrit  beaucoup.  Les  védas, 
les  poèmes  homériques,  les  anciennes  poésies  arabes 
ont  été  conservés  de  mémoire  pendant  des  siècles,  et 
pourtant  ces  compositions  présentent  une  forme  très- 
arrêtée,  très-délicate.  Dans  le  Talmud,  au  contraire, 
la  forme  n'a  aucun  prix.  Ajoutons  qu'avant  la  Mischna 
de  Juda  le  Saint,  qui  a  fait  oublier  toutes  les  autres, 
il  y  eut  des  essais  de  rédaction,  dont  les  commence- 
ments remontent  peut-être  plus  haut  qu'on  ne  le  sup- 
pose communément.  Le  style  du  Talmud  est  celui  de 
notes  de  cours;  les  rédacteurs  ne  firent  probablement 


INTRODUCTION.  xltii 

que  classer  sous  certains  titres  l'énorme  fatras  d'écri- 
tures qui  s'était  accumulé  dans  les  différentes  écoles 
durant  des  générations. 

Il  nous  reste  à  parler  des  documents  qui,  se  pré- 
sentant comme  des  biographies  du  fondateur  du 
christianisme,  doivent  naturellement  tenir  la  pre- 
mière place  dans  une  vie  de  Jésus.  Un  traité  complet 
sur  la  rédaction  des  Évangiles  serait  un  ouvrage  à 
lui  seul.  Grâce  aux  beaux  travaux  dont  cette  ques- 
tion a  été  l'objet  depuis  trente  ans,  un  problème 
qu'on  eût  jugé  autrefois  inabordable  est  arrivé  à 
une  solution  qui  assurément  laisse  place  encore  à 
bien  des  incertitudes,  mais  qui  suffît  pleinement  aux 
besoins  de  l'histoire.  Nous  aurons  plus  tard  occasion 
d'y  revenir,  la  composition  des  Évangiles  ayant  été  un 
des  faits  les  plus  importants  pour  l'avenir  du  chris- 
tianisme qui  se  soient  passés  dans  la  seconde  moitié 
du  i"  siècle.  Nous  ne  toucherons  ici  qu'une  seule 
face  du  sujet,  celle  qui  est  indispensable  à  la  solidité 
de  notre  récit.  Laissant  de  côté  tout  ce  qui  appartient 
au  tableau  des  temps  apostoliques ,  nous  recherche- 
rons seulement  dans  quelle  mesure  des  données  four- 
nies par  les  Évangiles  peuvent  être  employées  dans 
une  histoire  dressée  selon  des  principes  rationnels  *. 

t.  Les  lecteurs  français  qui  souhaiteraient  do  plus  amples  déve>- 


xiTUi  TIE  DE  JESDS. 

Que  les  Evangiles  soient  en  partie  légendaires, 
c'est  ce  qui  est  évident,  puisqu'ils  sont  pleins  de 
miracles  et  de  surnaturel  ;  mais  il  y  a  légende  ot 
légende.  Personne  ne  doute  des  principaux  traits  de 
la  vie  de  François  d'Assise,  quoique  le  surnaturel 
s'y  rencontre  à  chaque  pas.  Personne,  au  contraire, 
n'accorde  de  créance  à  la  «  Vie  d'Apollonius  de 
Tyane  »,  parce  qu'elle  a  été  écrite  longtemps  après 
le  héros  et  dans  les  conditions  d'un  pur  roman.  A 
quelle  époque,  par  quelles  mains,  dans  quelles  con- 
ditions les  Évangiles  ont-ils  été  rédigés?  Voilà  donc 
la  question  capitale  d'où  dépend  l'opinion  qu'il  faut 
se  former  de  leur  crédibilité. 

On  sait  que  chacun  des  quatre  Evangiles  porte  en 
tête  le  nom  d'un  personnage  connu  soit  dans  l'his- 
toire apostolique,  soit  dans  l'histoire  évangélique 
elle-même»  Il  est  clair  que,  si  ces  titres  sont  exacts, 
les  Evangiles,  sans  cesser  d'être  en  partie  légen- 
daires, prennent  une  haute  valeur,  puisqu'ils  nous 
font  remonter  au  demi-siècle  qui  suivit  la  mort  de 


loppfiments  peuvent  lire ,  outre  les  ouvrages  de  M.  Réville ,  de 
M.  Nicolas  et  de  M.  Stap  précités,  les  travaux  de  M.M.  Reuss, 
Sclierer,  Schwalb.  Schollon  (traduit  par  Réville),  dans  la  Revue 
de  théologie,  t.  X,  XI,  XV;  deuxième  série,  FI,  IIF,  IV;  troi- 
sième série,  I  ,  II,  III,  IV,  —  cl  celui  do  M.  Réville,  dans  la 
Hevxie  des  Deuœ  Mondes,  \"  mai  et  1"  juin  1866. 


INTRODUCTION.  xlh 

Jésus,  et  même,  dans  deux  cas,  aux  témoins  ocu- 
laires de  ses  actions. 

Pour  Luc,  le  doute  n'est  guère  possible.  L'Évan- 
gile de  Luc  est  une  composition  régulière,  fondée 
sur  des  documents  antérieurs'.  C'est  l'œuvre  d'un 
homme  qui  choisit,  élague,  combine.  L'auteur  de 
cet  Evangile  est  certainement  le  même  que  celui  des 
Acles  des  apôtres*.  Or,  l'auteur  des  Actes  semble 
un  compagnon  de  saint  Paul  ',  titre  qui  convient 
parfaitement  à  Luc*.  Je  sais  que  plus  d'une  objec- 
tion peut  être  opposée  à  ce  raisonnement  ;  mais  une 
chose  au  moins  est  hors  de  doute,  c'est  que  l'auteur 
du  troisième  Evangile  et  des  Actes  est  un  homme  de 
la  seconde  génération  apostolique,  et  cela  suffit  à 
notre  objet.  La  date  de  cet  Évangile  peut,  d'ailleurs, 
être  déterminée  avec  assez  de  précision  par  des  con- 
sidérations tirées  du  livre  même.  Le  chapitre  xxi  de 
Luc,  inséparable  du  reste  de  l'ouvrage,  a  été  écrit 
certainement  après  le  siège  de  Jérusalem,  mais  pas 


4.  Lac,  1, 1-4. 

2.  Act.,  I,  1.  Comp.  Luc,  i,  1-4. 

3.  A.  partir  de  xvi,  10,  l'auteur  se  donne  pour  témoin  oculaire. 

4.  Col.,  IV,  14;  Pliilem.,  24;  II  Tim.,  iv,  11.  Le  nom  de  Lucas 
(contraction  do  Lucanus]  étant  fort  rare,  on  n'a  pas  a  cramdre  ici 
une  de  ces  homonymies  qui  jettent  tant  de  perplexité  dans  les 
questions  de  critique  relatives  au  Nouveau  Testament. 

i 


l  VIE   DE  JÉSUS. 

très  -  longtemps  après  ' .  Nous  sommes  donc  ici  sur 
un  terrain  solide  ;  car  il  s'agit  d'un  ouvra^^e  tout 
entier  de  la  même  main  et  de  la  plus  parfaite  unité. 
Les  Evangiles  de  Matthieu  et  de  Marc  n'ont  pas, 
à  beaucoup  près,  le  même  cachet  individuel.  Ce  sont 
des  compositions  impersonnelles,  où  l'auteur  disparaît 
totalement.  Un  nom  propre  écrit  en  tête  de  ces  sortes 
d'ouvrages  ne  dit  pas  grand'chose.  On  ne  peut,  d'ail- 
leurs, raisonner  ici  comme  pour  Luc.  La  date  qui 
résulte  de  tel  chapitre  (par  exemple  Matth.,  xxiv; 
Marc,  XIII  )  ne  peut  rigoureusement  s'appliquer  à 
l'ensemble  des  ouvrages,  ceux-ci  étant  composés  de 
morceaux  d'époques  et  de  provenances  fort  diffé- 
rentes. En  général,  le  troisième  Évangile  paraît  pos- 
térieur aux  deux  premiers,  et  offre  le  caractère  d'une 
rédaction  bien  plus  avancée.  On  ne  -saurait  néan- 
moins conclure  de  là  que  les  deux  Évangiles  de  Marc 
et  de  Matthieu  fussent  dans  l'état  où  nous  les  avons, 
quand  Luc  écrivit.  Ces  deux  ouvrages  dits  de  Marc 
et  de  Matthieu,  en  effet,  restèrent  longtemps  à  l'état 


4.  Versets  9,  20,  24,  28,  29-32.  Comp.  xxii,  36.  Ces  passages 
sont  d'autant  plus  frappants  que  l'auteur  sent  l'objection  qui  peut 
résulter  de  prédictions  à  si  courte  échéance,  et  y  pare,  —  soit  en 
adoncissant  des  passages  comme  Marc,  xiii,  14  et  suiv.,  Î4,  29; 
MatUi.,  XXIV,  15  et  suiv.,  29,  3^,  —  soit  par  des  réponses  comme 
Luc,  XVII,  20,  24. 


INTRODUCTION.  li 

d'une  cerlaine  mollesse,  si  j'ose  le  dire,  et  suscepti- 
bles d'additions.  Nous  avons,  à  cet  égard,  un  témoi- 
gnage capital  de  la  première  moitié  du  ii'  siècle. 
Il  est  de  Paoias,  évêque  d'Hiérapolis,  homme  grave, 
homme  de  tradition,  qui  fut  attentif  toute  sa  vie  à 
recueillir  ce  qu'on  pouvait  savoir  de  la  personne 
de  Jésus  '.  Après  avoir  déclaré  qu'en  pareille  ma- 
tière il  donne  la  préférence  à  la  tradition  orale 
sur  les  livres,  Papias  mentionne  deux  écrits  sur  les 
actes  et  les  paroles  du  Christ  :  1°  un  écrit  de  Marc , 
interprète  de  l'apôtre  Pierre,  écrit  court,  incomplet, 
non  rangé  par  ordre  chronologique,  comprenant  des 
récits  et  des  discours  (  Iv/Jiév^a.  vi  Trpa/Se'vTa  ) ,  com- 
posé d'après  les  renseignements  et  les  souvenirs  de 
l'apôtre  Pierre  *  ;  2"  un  recueil  de  sentences  (Xoyia) 
écrit  en  hébreu  '  par  Matthieu,  «  et  que  chacun  a 
traduit  *  comme  il  a  pu  ».  Il  est  certain  que  ces  deux 

<.  Dans  Eusèbe,  Hist.  eccL,  III,  39.  On  ne  saurait  élever  un 
doute  quelconque  sur  l'authenticité  de  ce  passage.  Eusèbe ,  en 
effet ,  loin  d'eiagérer  l'autorité  de  Papias,  est  embarrassé  de  sa 
naïveté,  iJe  son  millénarisme  grossier,  et  se  tire  d'affaire  en  lo 
traitant  de  petit  esprit.  Comp.  Irénée,  Adv.  hœr.,  III,  i,  1  ;  V, 
xxxni,  3-4. 

2.  Papias,  sur  ce  point,  s'en  référait  à  une  autorité  plus  an- 
cienne encore ,  à  celle  de  Presbyleros  Joannes.  (  Sur  ce  person- 
nage, voir  ci-dessous,  p.  lxxii-lxxiii,  note). 

3.  C'est-à-dire  en  dialecte  sémitique. 

4.  &p[iiîv«uT«.  Rapproché  comme  il  est  de  «êf  atSi  Siai/sToi,  ce  mot 


tu  VIE  DE  JESUS. 

descriptions  répondent  assez  bien  à  la  physionomie 
générale  des  deux  livres  appelés  maintenant  «  Évangile 
selon  Matthieu  »,  «  Évangile  selon  Marc  »,  le  premier 
caractérisé  par  ses  longs  discours,  le  second  surtout 
anecdotique,  beaucoup  plus  exact  que  le  premier  sur 
les  petits  faits,  bref  jusqu'à  la  sécheresse,  pauvre  en 
discours,  assez  mal  composé.  Cependant,  que  ces 
deux  ouvrages  tels  que  nous  les  lisons  soient  absolu- 
ment semblables  à  ceux  que  lisait  Papias,  cela  n'est 
pas  soutenable  :  d'abord ,  parce  que  l'écrit  de  Jlat- 
thieu  selon  Papias  se  composait  uniquement  de  dis- 
cours en  hébreu,  dont  il  circulait  des  traductions  assez 
diverses,  et,  en  second  lieu,  parce  que  l'écrit  de  Marc 
et  celui  de  Matthieu  étaient  pour  lui  profondément 
distincts,  rédigés  sans  aucune  entente,  et,  ce  semble, 
en  des  langues  différentes.  Or,  dans  l'état  actuel  des 
textes,  l'Evangile  selon  Rlaltiiieu  et  l'Évangile  selon 
Marc  offrent  des  parties  parallèles  si  longues  et  si 
parfaitement  identiques,  qu'il  faut  supposer,  ou  que 
le  rédacteur  définitif  du  premier  avait  le  second  sous 
les  yeux ,  ou  que  le  rédacteur  définitif  du  second 
avait  le  premier  sous  les  yeux,  ou  que  tous  deux  ont 
copié  le  même  prototype.  Ce  qui  paraît  le  plus  vrai- 


ne  peut  signifier  ici  que  «  traduire  ».  Quelques  lignes  plus  Iiaut, 
i;)i.ifi«iurn(  est  pris  duns  le  sens  de  droginan. 


INraoDDCnON  LUI 

semblable,  c'est  que,  ni  pour  Mattliieu,  ni  pour  Marc, 
nous  n'avons  les  rédactions  originales  ;  que  nos  deux 
premiers  Évangiles  sont  des  arrangements,  où  l'on  a 
cherché  à  remplir  les  lacunes  d'un  texte  par  un  autre. 
Chacun  voulait,  en  effet,  posséder  un  exemplaire 
complet.  Celui  qui  n'avait  dans  son  exemplaire  que 
des  discours  voulait  avoir  des  récits,  et  réciproque- 
ment. C'est  ainsi  que  «  l'Évangile  selon  Matthieu  « 
se  trouve  avoir  englobé  presque  toutes  les  anecdotes 
de  Marc,  et  que  «  l'Évangile  selon  Marc  »  contient 
aujourd'hui  bien  des  traits  qui  viennent  des  Logia  de 
fliatthieu.  Chacun,  d'ailleurs,  puisait  largement  dans 
la  tradition  orale  se  continuant  autour  de  lui.  Cette 
tradition  est  si  loin  d'avoir  été  épuisée  par  les  Evan- 
giles, que  les  Actes  des  apôtres  et  les  Pères  les  plus 
anciens  citent  plusieurs  paroles  de  Jésus  qui  parais- 
sent authentiques  et  qui  ne  se  trouvent  pas  dans  les 
Évangiles  que  nous  possédons. 

Il  importe  peu  à  notre  objet  actuel  de  pousser 
plus  loin  cette  analyse,  d'essayer  de  reconstruire  en 
quelque  sorte,  d'une  part,  les  Logia  originaux  de 
Matthieu;  de  l'autre,  le  récit  primitif  tel  qu'il  sortit 
de  la  plume  de  Marc.  Les  Logia  nous  sont  sans  doute 
représentés  par  les  grands  discours  de  Jésus  qui  rem- 
plissent une  partie  considérable  du  premier  Évangile. 
Ces  discours  forment,  en  effet,  quand  or:  les  détache 


tiv  VIE  DE  JÉSUS. 

du  reste,  un  tout  assez  complet.  Quant  aux  récita 
primitifs  de  Marc,  il  semble  que  le  texte  s'en  retrouve 
tantôt  dans  le  premier,  tantôt  dans  le  deuxième 
Évangile,  mais  le  plus  souvent  dans  le  deuxième. 
En  d'autres  termes,  le  système  de  la  vie  de  Jésus 
chez  les  synoptiques  repose  sur  deux  documents 
originaux  :  1°  les  discours  de  Jésus  recueillis  par 
l'apôtre  Matthieu;  2°  le  recueil  d'anecdotes  et  de 
renseignements  personnels  que  Marc  écrivit  d'après 
les  souvenirs  de  Pierre.  On  peut  dire  que  nous  avons 
encore  ces  deux  documents,  mêlés  à  des  renseigne- 
ments d'autre  provenance,  dans  les  deux  premiers 
Évangiles,  qui  portent,  non  sans  raison,  le  titre 
d'  «  Évangile  selon  Matthieu  »  et  d'  «  Evangile  se- 
lon Marc  ». 

Ce  qui  .est  indubitable,  en  tout  cas,  c'est  que,  de 
très-bonne  heure,  on  mit  par  écrit  les  discours  de 
Jésus  en  langue  araméenne,  que  de  bonne  heure 
aussi  on  écrivit  ses  actions  remarquables.  Ce  n'étaient 
pas  là  des  textes  arrêtes  et  fixés  dogmatiquement. 
Outre  les  Évangiles  qui  nous  sont  parvenus,  il  y  en 
eui  d'autres,  prétendant  également  représenter  la 
tradition  des  >,émoins  oculaires'.  On  attachait  peu 

1.  Luc,  I,  1-S;  Origène,  Hom.  in  Luc,  \,  init.;  saint  Jérôme, 
Comment,  in  Matlh.,  prol. 


INTRODUCTION.  tv 

d'importance  à  ces  écrits,  et  les  conservateurs,  tels 
que  Papias,  y  préféraient  encore,  dans  la  première 
moitié  du  ii*  siècle ,  la  tradition  orale  ' .  Comme  on 
croyait  le  monde  près  de  finir,  on  se  souciait  peu  de 
composer  des  livres  pour  l'avenir;  il  s'agissait  seule- 
ment de  garder  en  son  cœur  l'image  vive  de  celui' 
qu'on  espérait  bientôt  revoir  dans  les  nues.  De  là  le 
peu  d'autorité  dont  jouirent  durant  près  de  cent  ans 
les  textes  évangéliques.  On  ne  se  faisait  nul  scrupule 
d'y  insérer  des  paragraphes,  de  combiner  diverse- 


i.  Papias,  dans  Eusèbe,  //.  E.,  III,  39.  Comparez  Irénée,  Adv. 
hœr.,  III,  II  et  m.  Voir  aussi  ce  qui  concerne  Polycarpe  rians  le 
fragment  de  la  lettre  d'Irénée  à  Florinus,  conservé  par  Eusèbe, 
H.  E.j  V,  20.  fi;  -îéfpairxai  dans  l'épître  de  saint  Barnabe  (ch.  iv, 
p.  12,  édit.  Ililgenfeld)  s'applique  à  des  mots  qui  se  trouvent 
dans  saint  Matthieu  ,  xxii,  14.  Mais  ces  mots,  qui  flottent  à  deux 
endroits  de  saint  Matthieu  (xxii,  16;  xx,  14),  peuvent  provenir 
dans  Matthieu  d'un  livre  apocryphe,  ainsi  que  C3la  a  lieu  pour  les 
passages  Matlh.,  xxiii,  34  et  suiv.,  xxiv,  22  et  environs.  Comp. 
IV  Esdr.,  VIII ,  3.  Notez  au  même  chapitre  de  l'épifre  de  Barnabe 
(p.  8,  édit.  Hilg. )  la  singulière  coïncidence  d'un  passage  que 
l'auteur  attribue  à  Ilénoch,  en  se  sen-ant  do  la  formule  is-jsajrrai, 
avec  Matth.,  xxiv,  22.  Comp.  aussi  la  fîatjni  citée  dans  l'épitre  de 
Barnabe,  c.  xvi  (p.  52,  Hilg.),  à  Hénoch,  lxxxix,  56  et  suiv.  Voir 
ci-dessous,  \,.  î56,  note  I .  Dans  la  2'  épître  de  saint  Clément, 
v'ch.  Il),  e".  dans  Siiint  Justin,  Apol.  I,  67,  les  synoptiques  sont 
décidément  cités  comme  des  écritures  sacrées.  I  Tim.,  v,  18  offre 
aussi  comme  -i^o-t^i  un  proverbe  qui  se  trouve  dans  Luc  (x,  7), 
Cette  épître  n'est  pas  de  saint  Paul. 


LTI  VIE  DE  JÈSDS. 

ment  les  récits,  de  les  compléter  les  uns  par  les  autres. 
Le  pauvre  homme  qui  n'a  qu'un  livre  veut  qu'il  con- 
tienne tout  ce  qui  lui  va  au  cœur.  On  se  prêtait  ces 
petits  livrets;  chacun  transcrivait  à  la  marge  de  son 
exemplaire  les  mots,  les  paraboles  qu'il  trouvait  ail- 
leurs et  qui  le  touchaient'.  La  plus  belle  chose  du 
monde  est  ainsi  sortie  d'une  élaboration  obscure  et 
complètement  populaire.  Aucune  rédaction  n'avait 
de  valeur  absolue.  Les  deux  épîtres  attribuées  à  Clé- 
ment Romain  citent  les  paroles  de  Jésus  avec  des 
variantes  notables*.  Justin,  qui  fait  souvent  appel  h 
ce  qu'il  nomme  «  les  Mémoires  des  apôtres  » , 
avait  sous  les  yeux  un  état  des  documents  évangé- 
liques  un  peu  différent  de  celui  que  nous  avons;  en 
tout  cas,  il  ne  se  donne  aucun  souci  de  les  alléguer 
textuellement'.  Les  citations  évangciiques,  dans  les 
homélies  pseudo-clémentines,  d'origine  ébionite,  pré- 
sentent le  môme  caractère.  L'esprit  était  tout;  la 
lettre  n'était  rien.  C'est  quand  la  tradition  s'affaiblit 

4.  C'est  ainsi  que  le  beau  récit  Jean,  vii!,1-11,  a  toujours  flolU 
sans  trouver  sa  place  fixe  dans  le  cadro  des  Évangiles  reçus. 

2.  Clem.  Epist.,  I,  U;  II,  12. 

3.  Ti  à7tC|ji(rî|icvs6jjLaTa  twv  iitciiTdî.wv ,  cl  xaXEÎTai  lùatY^'tAi».  (  Cc3 
derniers  mots  sont  suspects  d'interpolation.)  Justin,  Apot.  f,  16, 
17,  33,  34,  38,  »ô,  66,  67,  77,  78  ;  Dial.  cum  Tryph.,  10, 17,  41 
43,  51,  ii3,  69,  70,  76,  77,  78,  8S,  100,  101,  102,  103,  104,  105, 
106,  107,  108,  111,  120,  123,  13». 


INTRODDCTION.  tTlI 

dans  la  seconde  moitié  du  u'  siècle  que  les  textes  por- 
tant des  noms  d'apôtres  ou  d'hommes  apostoliques 
prennent  une  autorité  décisive  et  obtiennent  force  de 
loi.  Même  alors,  on  ne  s'interdit  pas  absolument  les 
compositions  libres;  à  l'exemple  de  Luc,  on  conti- 
nua de  se  faire  des  Evangiles  particuliers  en  fondant 
diversement  ensemble  les  textes  plus  anciens  *. 

Qui  ne  voit  le  prix  de  documents  ainsi  composés 
des  souvenirs  attendris,  des  récits  naïfs  des  deux 
premières  générations  chrétiennes,  pleines  encore  de 
la  forte  impression  que  l'illustre  fondateur  avait  pro- 
duite, et  qui  semble  lui  avoir  longtemps  survécu? 
Ajoutons  que  les  Évangiles  dont  il  s'agit  semblent 
provenir  de  celle  des  branches  de  la  famille  chré- 
tienne qui  touchait  le  plus  près  à  Jésus.  Le  dernier 
travail  de  rédaction  du  texte  qui  porte  le  nom  de  Mat- 
thieu paraît  avoir  été  fait  dans  l'un  des  pays  situés 
au  nord-est  de  la  Palestine ,  tels  que  la  Gaulonitide , 
le  Dauran,  la  Batanée,  où  beaucoup  de  chrétiens 
se  réfugièrent  à  l'époque  de  la  guerre  des  Romains 
où  l'on  trouvait  encore  au  ii^  siècle  des  parents  de 
Jésus  ',  et  où  la  première  direction  galiléenne  se 
conserva  plus  longtemps  qu'ailleurs. 

4.  Voir,  par  exemple,  ce  qui  concerne  l'Évangile  de  Tatien,  dans 
Théodotet,  Ihcrel.  jab.,  I,  iO. 

5.  Jules  Africain ,  dansEusèbe,  Ilisl.  eccl.,  I,  7. 


tTlll  VIE   DE  JÉSUS. 

Jusqu'à  présent,  nous  n'avons  parlé  que  des  trois 
Évangiles  dits  synoptiques.  Il  nous  reste  à  parler  du 
quatrième,  de  celui  qui  porte  le  nom  de  Jean.  Ici  la 
question  est  bien  plus  difficile.  Le  disciple  le  plus 
intime  de  Jean,  Polycarpe,  qui  cite  souvent  les 
synoptiques,  dans  son  épître  aux  Philippiens,  ne  fait 
pas  d'allusion  au  quatrième  Évangile.  Papias,  qui  se 
rattachait  également  à  l'école  de  Jean,  et  qui,  s'il 
n'avait  pas  été  son  auditeur,  comme  le  veut  Irénée, 
avait  beaucoup  fréquenté  ses  disciples  immédiats, 
Papias,  qui  avait  recueilli  avec  passion  tous  les  ré- 
cits oraux  relatifs  à  Jésus,  ne  dit  pas  un  mot  d'une 
«Vie  de  Jésus  »  écrite  par  l'apôtre  Jean  '.  Si  une 
telle  mention  se  fût  trouvée  dans  son  ouvrage,  Eu- 
sèbe,  qui  relève  chez  lui  tout  ce  qui  sert  à  l'histoire 
littéraire  du  siècle  apostolique,  en  eût  sans  aucun 
doute    fait  la  remarque'.  Justin  a  connu  peut-être 


4.  //.  E.,  IH,  39.  On  pourrait  ètro  tenté  do  voir  lo  quatrième 
Évangile  dans  les  i  récits  »  d'Aristion  ou  dans  les  «  traditions  »  de 
celui  que  Papias  appelle  Presbyteros  Joannes.  Mais  Papias  semble 
présenter  ces  récits  et  ces  traditions  comme  non  écrits.  Si  les 
extraits  qu'il  donnait  de  ces  récits  et  de  ces  traditions  eussent  ap- 
partenu au  quatrième  Évangile,  Eusèbe  l'eût  dit.  En  outre,  ce 
que  l'on  sait  des  idées  de  Papias  est  d'un  millénaire,  disciple  de 
l'Apocalypse,  et  nullement  d'un  disciple  de  la  théologie  du  qua- 
trième Évangile. 

8.  Qu'on  ne  dise  pas  :  Papias  ne  parle  ni  de  Lue  ni  de  Paul,  et 


INTRODUCTION.  uv 

le  quatrième  Évangile  '  ;  mais  certainement  il  ne  le 
regardait  pas  comme  l'ouvrage  de  l'apôtre  Jean , 
puisque  lui  qui  désigne  expressément  cet  apôtre 
comme  auteur  de  l'Apocalypse  ne  tient  pas  le 
moindre  compte  du  quatrième  Évangile  dans  les 
nombreuses  données  sur  la  vie  de  Jésus  qu'il  extrnit 
des  «  Mémoires  des  apôtres  »;  bien  plus,  sur  tous 
les  points  où  les  synoptiques  et  le  quatrième  Évangile 
diffèrent,  il  adopte  des  opinions  complètement  oppo- 
sées à  ce  dernier*.  Cela  est  d'autant  plus  surprenant 


cependant  les  écrits  de  Luc  et  de  Paul  existaient  de  son  temps. 
Papias  a  dû  être  un  adversaire  de  Paul  ,  et  il  a  pu  ne  pas  con- 
naître l'ouvrage  de  Luc,  composé  à  Rome  pour  une  tout  autre 
famille  chrétienne.  Mais  comment,  à  Hiérapolis,  vivant  au  cœur 
même  de  l'école  de  Jean,  eiit^il  négligé  l'Évangile  écrit  par  un  tel 
maître?  Qu'on  ne  dise  pas  non  plus  qu'à  propos  de  Polycarpe 
(IV,  H)  et  de  Théophile  (IV,  24),  Eusèbe  ne  relève  pas  toutes  les 
citations  que  font  ces  Pères  des  écrits  du  Nouveau  Testament.  Le 
tour  particulier  du  chapitre  III,  39,  rendait  une  mention  du  qua- 
trième Évangile  presque  immanquable,  si  Eusèbe  l'eût  trouvée 
en  Papias. 

4.  Quelques  passages,  Apol.  I,  32,  61;  Dial.  cum  Tryph.,  88, 
portent  à  le  croire.  La  théorie  du  Logos,  dans  Justin,  n'est  pas 
telle  qu'on  soit  oblige  de  supposer  qu'il  l'a  prise  dans  le  qua- 
trième Évangile. 

2.  Endroits  cités,  p.  lvi,  note  3.  Remarquez  surtout  Apol.  l, 
44  et  suiv.,  supposant  notoirement  que  Justin,  ou  ne  connaissait 
pas  les  discours  de  Jean  ,  ou  ne  les  regardait  pas  comme  repré- 
■entaat  l'enseignement  de  Jésus. 


tx  VIE  DE    lÉSUS. 

que  les  tendances  dogmatiques  du  quatri?!me  Évan- 
gile devaient  merveilleusement  convenir  h  Justin. 

Il  en  faut  dire  autant  des  homélies  pseudo-clé- 
mentines. Les  paroles  de  Jésus  citées  par  ce  livre 
sont  du  type  synoptique.  En  deux  ou  trois  en- 
droits ',  il  y  a,  ce  semble,  des  emprunts  faits  au 
quatrième  Evangile.  Mais  certainement  l'auteur  des 
Ilomélies  n'accorde  pas  à  cet  Évangile  une  autorité 
apostolique,  puisqu'il  se  met  sur  plusieurs  points 
en  flagrante  contradiction  avec  lui.  Il  paraît  que 
Jlarcion  (vers  ihO)  ne  connaissait  pas  non  plus  ledit 
Évangile  ou  ne  lui  attribuait  aucune  valeur  comme 
livre  révélé  '  ;  cet  Évangile  répondait  si  bien  à  ses 
idées  que  sans  doute,  s'il  l'avait  connu,  il  l'eiît  adopté 
avec  empressement,  et  ne  se  fût  pas  cru  obligé,  pour 
avoir  un  Évangile  idéal,  de  se  faire  une  édition  cor- 
rigée de  l'Évangile  de  Luc.  Enfin  les  Évangiles  apo- 


<.  Ilom.  III,  52;  xi,  26;  xix,  ?2.  Il  est  remarquable  que  les 
citai  ions  que  Justin  et  l'auteur  des  Homélies  paraissent  faire  du 
quatrième  Évangile  coïncident  en  partie  entre  elles  et  présentent 
les  mêmes  écarts  du  texte  canonique.  (Comp.  aux  passages  pré- 
cités Justin,  Apol.  I,  22,  61  ;  Dial.  cum  Tryph.,  69.  )  On  pour- 
rait être  tentii  do  conclure  de  lii  que  Justin  et  l'auteur  des  //owe- 
^166' consultèrent  non  le  quatrième  Évangile,  mais  une  source  à 
laquelle  l'auteur  du  quatrième  Évangilo  aurait  puisé. 

2.  Les  passages  do  Tcrlullien,  De  came  Chrisli,  3  ;  Adv.  Marc, 
IV,  3,  5,  ne  prouvent  pus  contre  co  que  nous  disons. 


INTRODUCTION.  l--?' 

cryphes  qu'on  peut  rapporter  au  ii'  siècle,  comme  le 
Protévangile  de  Jacques,  l'Évangile  de  Thomas 
l'Israélite', •brodent  sur  le  canevas  synoptique  et  ne 
tiennent  pas  compte  de  l'Évangile  de  Jean. 

I^s  difficultés  intrinsèques  tirées  de  la  lecture  du 
quatrième  Évangile  lui-même  ne  sont  pas  moins 
fortes.  Comment,  à  côté  de  renseignements  précis  et 
qui  sentent  par  moments  le  témoin  oculaire,  trouve- 
t-on  ces  discours  totalement  dilTérents  de  ceux  de 
Matthieu?  Comment  l'Évangile  en  question  n'oflfre- 
t-il  pas  une  parabole,  pas  un  exorcisme?  Comment, 
s'expliquer  h  côté  d'un  plan  général  de  la  vie  de 
Jésus ,  qui  paraît  à  quelques  égards  plus  satisfaisant 
et  plus  exact  que  celui  des  synoptiques,  ces  pas- 
sages smguliers  où  l'on  sent  un  intérêt  dogmatique 
propre  au  rédacteur,  des  idées  fort  étrangères  à 
Jésus,  et  parfois  des  indices  qui  mettent  en  garde 
contre  la  bonne  foi  du  narrateur?  Comment  enfin,  à 
côté  des  vues  les  plus  pures,  les  plus  justes,  les 
plus  vraiment  évangéliques,  ces  taches  où  l'on  aime 
à  voir  des  interpolations  d'un  ardent  sectaire?  Est-ce 

1.  'es  «  Acies  de  Pilate  »  aporryphes  que  nous  possédons,  et 
qui  supposent  le  quatrième  Évangile,  ne  sont  nullement  ceuï  dont 
parlent  Justin  {Apol.  l.  35,  48)  et  Tertullien  [ApoL,  2)).  11  est 
même  probable  que  les  deux  Pères  ne  parlent  de  tels  Actes  que 
sur  un  ouï-diio  légendaire  et  non  pour  les  avoir  lus. 


Lxii  VIE  DE  JÉSUS. 

bien  Jean,  fils  de  Zébédée,  le  frère  de  Jacques 
(dont  il  n'est  pas  question  une  seule  fois  dans  le 
quatrième  Évangile),  qui  a  pu  écrire  en  grec  ces 
leçons  de  métaphysique  abstraite,  dont  les  synop- 
tiques ne  présentent  pas  l'analogue?  Est-ce  l'auteur, 
essentiellement  judaïsant,  de  l'Apocalypse*,  qui,  en 
très-peu  d'années*,  se  serait  dépouillé  à  ce  point 
de  son  style  et  de  ses  idées?  Est-ce  un  «  apôtre 
de  la  circoncision  '  »  qui  a  pu  composer  un  écrit  plus 
hostile  au  judaïsme  que  tous  ceux  de  Paul,  un  écrit 
où  le  mot  de  «  juif  »  équivaut  presque  à  «  ennemi 
de  Jésus  »  *  ?  Est-ce  bien  celui  dont  les  partisans  de 
la  célébration  de  la  Pàque  juive  invoquent  l'exemple 
eu  faveur  de  leur  opinion  ',  qui  a  pu  parler  avec 
une  sorte  de  dédain  des  «  fêtes  des  Juifs  »,  de  la 
«  Pâque  des  Juifs  »  '?  Tout  cela  est  grave,  et,  pour 
moi,  je  repousse  l'idée  que  le  quatrième  Évangile  ait 
été  écrit  de  la  plume  d'un  ancien  pêcheur  galiléen. 

4.  Cf.  Justin,  Dial.  cum  Trypfi.,  8i. 

2.  L'Apocalypse  est  de  l'an  68.  En  supposant  que  Jean  eût  une 
dizaine  d'années  de  moins  que  Jésus,  il  devait  avoir  environ 
soixante  ans  quand  il  la  composa. 

3.  Gai.,  Il,  9.  Le  passage  Apoc,  ii,  î,  14,  semble  renfermer 
une  allusion  haineuse  contre  Paul. 

4.  Voir  presque  tous  les  passages  où  se  trouve  le  mot  'IwJaîoi, 
6.  Polycrate,  dans  Eusùbe,  U.  E.,  V,  24. 

6.  Jean,  ii,  6,  13;  v,  1  ;  vi,  4;  xi,  55;  xix,  42, 


INTRODUCTION.  tliri 

Mais  qu'en  somme  cet  Évangile  soit  sorti,  vers  la 
fin  du  i"  siècle  ou  le  commencement  du  n%  de  l'une 
des  écoles  d'Asie  Blineurc  qui  se  rattachaient  à  Jean, 
qu'il  nous  présente  une  version  de  la  vie  du  maître, 
digne  d'être  prise  en  considération  et  souvent  d'être 
préférée,  c'est  ce  qui  est  rendu  probable,  et  par  des 
témoignages  extérieurs,  et  par  l'examen  du  docu- 
ment dont  il  s'agit. 

Et,  d'abord,  personne  ne  doute  que,  vers  l'an  170, 
le  quatrième  Evangile  n'existât.  A  cette  date,  éclate  à 
Laodicée  sur  le  Lycus  une  controverse  relative  à  la 
Pàque,  où  notre  Évangile  joue  un  rôle  décisif.  Apol- 
linaris  *,  Athénagore  ',  Polycrate  *,  l'auteur  de  l'épître 
des  Églises  de  Vienne  et  de  Lyon  " ,  professent  déjà 
sur  l'écrit  supposé  de  Jean  l'opinion  qui  va  bientôt 
devenir  orthodoxe.  Théophile  d'Antioche  (vers  180) 
dit  positivement  que  l'apôtre  Jean  en  est  l'auteur'. 
Irénée  '    et    le    canon    de    Muratori  '    constatent  le 

1.  Eusèbe,  Hist.  eccL,  IV,  26;  V,  23-25;  Chronique  pascale, 
p.  6  et  suiv.,  édit.  Du  Gange. 

2.  md. 

3.  Legatio  pro  christ.,  10. 

4.  Dans  Eusèbe,  H.  E.,  V,  42. 

5.  lbid.,\,S. 

6.  Ad  Autolycum,  II,  22. 

7.  Adv.  hœr.,  II,  xxii,  5;  III,  i.  Cf.  Eusèbe,  //.  E.,  V,  8, 

8.  Ligne  9  et  suiv. 


LXIV  VIE  DE  JÉSDS. 

triomphe  complet  de  notre  Evangile ,  triomphe  au 
delà  duquel  le  doute  ne  se  produira  plus. 

Mais,  si  vers  l'an  170  le  quatrième  Evangile  appa- 
raît comme  un  écrit  de  l'apôtre  Jean  et  revêtu  d'une 
pleine  autorité,  n'est- il  pas  évident  qu'à  cette  date- 
là,  il  n'était  pas  né  de  la  veille?  Tatien  ',  l'auteur  de 
l'épître  à  Diognète*,  semblent  bien  en  faire  usage. 
Le  rôle  de  notre  Evangile  dans  le  gnosticisme,  et  en 
particulier  dans  le  système  de  Valentin  ',  dans  le 
montanisme*,  dans  la  controverse  des  aloges%  n'est 
pas  moins  remarquable ,  et  montre  dès  la  seconde 
moitié  du  ii°  siècle  cet  Evangile  mêlé  à  toutes  les 
controverses  et  servant  de  pierre  angulaire  au  déve- 
loppement du  dogme.  L'école  de  Jean  est  celle  dont 

4.  Adv.  Grœc,  5,  7.  Il  est  douteux  pourtant  que  l'Harmonie 
des  Évawjiles,  composée  par  Tatien,  embrassât  le  quatrième 
Évangile;  le  titre  Diatessaron  ne  venait  probablement  pas  de 
Tatien  lui-môme.  Cf.  Eusèbe,  //.  E.,  IV,  29;  Théodoret,  Hœrclic. 
fabul.,  I,  20;  Epiph.,  Adu.  hœr.,  xlvi,  1;  Fabricius,  Cod. 
apocr.,  I,  378. 

i.  Cb.  6,  7,  8,  9,  11.  Les  passages  des  cpitrcs  attribuées  à  saint 
Ignace  où  l'on  croit  trouver  des  allusions  au  quatrième  Évangile 
sont  d'une  authenticité  douteuse.  L'autorité  de  Ceiso,  qu'on  allègue 
quelquefois,  est  nulle,  puisque  Ccise  était  contemporain  d'Origène. 

3.  Irénée,  Adv.  hœr.,  l,  m,  6;  III,  xi,7;  saint  ilippolyle  (?), 
Philosoplmmena.  VI,  ii,  29  et  suiv.  Cf.  Ibid.,  VII,  i,22,  27. 

4.  Irénée,  Adv.  hœr.,  III,  xi,  9. 

6.  Epiph.,  Adv.  hœr.,  u,  3,  4,  28;  liv,  1. 


IWTRODDCTION.  tXT 

on  aperçoit  le  mieux  la  suite  durant  le  ii*  siècle  '  ; 
Irénée  sortait  de  l'école  de  Jean,  et,  entre  lui  et 
l'apôtre,  il  n'y  avait  que  Polycarpe.  Or,  Irénéfe  n'a 
pas  un  doute  sur  l'authenticité  du  quatrième  Evan- 
gile. Ajoutons  que  la  première  épître  attribuée  à  saint 
Jean  est,  selon  toutes  les  apparences,  du  même  auteur 
que  le  quatrième  Evangile';  or,  l'épître  semble  avoir 
été  connue  de  Polycarpe*;  elle  était,  dit-on,  citée  par 
Papias*;   Irénée  la  reconnaît  comme  de  Jean'. 

Que  si  maintenant  nous  demandons  des  lumières  à 
]a,  lecture  de  l'ouvrage  lui-même,  nous  remarquerons 
d'abord  que  l'auteur  y  parle  toujours  comme  témoin 
oculaire.  Il  veut  se  faire  passer  pour  l'apôtre  Jean  ;  on 


4.  Lettres d' Irénée  à  Florinus,  dansEusèbe,  fl.  E.,Y,  20.  Comp. 
ibid.,  m,  39. 

2.  I  Joann.,  i,  3,5.  Les  deux  écrits  offrent  une  grande  iden- 
tité de  style,  les  marnes  tours,  les  mêmes  expressions  favorites. 

3.  Epist.  ad  Philipp.,  7.  Comp.  I  Joann.,  iv,  2  et  suiv.  Mais 
ce  pourrait  être  là  une  simple  rencontre,  venant  de  ce  que  les  deux 
écrits  sont  de  la  même  école  et  du  même  temps.  L'authenticité  de 
l'épître  de  Polycarpe  est  contestée. 

4.  Eusèbe,  Hist.  eccl.,  III,  39.  Il  serait  bien  étrange  que  Papias, 
qui  ne  connaissait  pas  l'Évangile,  connût  l'épUre.  Eusèbe  dit  seu- 
lement que  Papias  se  sort  de  témoignages  tirés  de  cette  épître. 
Cela  n'implique  pas  une  citation  expresse.  Tout  se  bornait  peut- 
être  à  quelques  mots  qu'Kusèbe,  mauvais  juge  en  une  question  do 
critique,  aura  crus  empruntés  à  l'épître. 

6.  Adv.  hœr.,  III,  xvi,  5,  8.  Cf.  Eusèbe,  Hist.  eccl.,  V,  8. 


Ltvi  VIE  DE  JÈSDS. 

voit  clairement  qu'il  écrit  dans  l'intérêt  de  cet 
apôtre.  A  chaque  page  se  trahit  l'intention  de  forti- 
fier l'autorité  du  fils  de  Zébédée,  de  montrer  qu'il  a 
été  le  préféré  de  Jésus  et  le  plus  clairvoyant  des 
disciples  '  ;  que,  dans  toutes  les  circonstances  solen- 
nelles (à  la  Cène,  au  Calvaire,  au  tombeau),  il  a  tenu 
la  première  place.  Les  relations,  en  somme  frater- 
nelles, quoique  n'excluant  pas  une  certaine  rivalité , 
de  Jean  avec  Pierre',  la  haine  de  Jean  au  contraire 
contre  Judas  ',  haine  antérieure  peut-être  à  la  trahi- 
son, semblent  percer  çà  et  là.  On  est  parfois  tenté 
de  croire  que  Jean ,  dans  sa  vieillesse ,  ayant  lu 
les  récits  évangéliques  qui  circulaient,  d'une  part,  y 
nota  diverses  inexactitudes  * ,  de  l'autre ,  fut  froissé 
de  voir  qu'on  ne  lui  accordait  pas  dans  l'histoire  du 
Christ  une  assez  grande  place  ;  qu'alors  il  commença 
à  raconter  une  foule  de  choses  qu'il  savait  mieux  que 
les  autres,   avec  l'intention  de  montrer  que,  dans 

1.  Jean,  xiii,  23  et  suiv.;  xviii,  15-16;  xix,  26;  xx,  2  et  suiv.; 
XXI,  7,  20  et  suiv. 

2.  Jean,  xvin,  1b-16;  xx.  2-6;  xxi,1îi-19.  Comp.  i,  35,40,41. 

3.  Jean,  vi,  65;  xii,  6  ;  xiii,  21  et  suiv. 

4.  La  manière  dont  Presbyleros  Joannes  s'exprimait  sur  i'Év<in- 
gile  de  Mnrc  (Papias,  dans  Eusèbe,  //.  E.,  111,  39)  implique,  en 
effet,  une  critique  bienveillante,  ou  plutôt,  une  sorte  d'exruso,  qui 
semble  supposer  que  les  disciples  de  Jean  concevaient  «ur  le  même 
sujet  quelque  chose  de  mieux. 


INTRODUCTION.  nvii 

beaucoup  de  cas  où  l'on  ne  parlait  que  de  Pierre,  il 
avait  figuré  avec  et  avant  lui'.  Déjà,  du  vivant  de 
Jésus ,  ces  légers  sentiments  de  jalousie  s  étaient 
trahis  entre  les  fils  de  Zébédée  et  les  autres  disciples  *, 
Depuis  la  mort  de  Jacques,  son  frère,  Jean  restait 
seul  héritier  des  souvenirs  intimes  dont  les  deux 
apôtres,  de  l'aveu  de  tous,  étaient  dépositaires.  Ces 
souvenirs  purent  se  conserver  dans  l'entourage  de 
Jean,  et,  comme  les  idées  du  temps  en  fait  de 
bonne  foi  littéraire  différaient  beaucoup  des  nôtres, 
un  disciple,  ou,  pour  mieux  dire,  un  de  ces  nombreux 
sectaires  déjà  à  demi  gnostiques  qui,  dès  la  fin  du 
1"  siècle,  en  Asie  Mineure,  commençaient  à  modifier 
profondément  l'idée  du  Christ  ',  put  être  tenté  de 
prendre  la  plume  pour  l'apôtre  et  de  se  faire  le  libre 
rédacteur  de  son  Évangile.  Il  ne  dut  pas  plus  lui  en 
coûter  de  parler  au  nom  de  Jean  qu'il  n'en  coûta  au 
pieux  auteur  de  la  deuxième  épître  de  Pierre  d'écrire 
une  lettre  au  nom  de  ce  dernier.  S'identifiant  avec 
l'apôtre  aimé  de  Jésus,  il  épousa  tous  ses  sentiments, 


1.  Comp.  Jean,  xviii,  15  et  suiv.,  à  Matth.,  xxvi,  58;  Jean,  xx, 
2-6.  à  Marc,  xvi,  7.  Voir  aussi  Jean,  i,  35  et  suiv.,  xiii,  24-25; 
XXI,  7,  20  et  suiv. 

i.  Voir  ci-dessous,  p.  165-106. 

3.  Voir  l'épître  aux  Colossiens,  surtout  ii,  8,  18;  I  Tim.,  i,  4, 
VI,  20;  Il  Tim.,  11,48. 


liviii  VIE  DE   JÉSUS. 

jusqu'à  ses  petitesses.  De  là  cette  perpétuelle  atten- 
tion de  l'auteur  supposé  à  rappeler  qu'il  est  le  dernier 
survivant  des  témoins  oculaires',  et  le  plaisir  qu'il 
prend  h  raconter  des  circonstances  que  lui  seul  pou- 
vait connaîlre.  De  là  tant  de  petits  traits  de  précision 
qui  voudraient  se  faire  passer  pour  les  scolies  d'un 
ar.-iOtateur  :  «  Il  était  six  heures;  »  «  il  était  nuit;  » 
«  cet  homme  s'appelait  Malchus  ;  »  «  ils  avaient 
allumé  un  réchaud ,  car  il  faisait  froid  ;  »  «  cette 
tunique  était  sans  couture  *.  »  De  là ,  enfin,  le  dé- 
sordre de  la  composition,  l'irrégularité  de  la  marche, 
le  décousu  des  premiers  chapitres ,  autant  de  traits 
inexplicables  dans  la  supposition  où  notre  Évangile 
ne  serait  qu'une  thèse  de  théologie  sans  valeur  his- 
torique ,  et  qui  se  comprennent ,  si  l'on  y  voit  des 
souvenirs  de  vieillard,  rédigés  en  dehors  de  la  per- 
sonne dont  ils  émanent,  souvenirs  tantôt  d'une  pro- 
digieuse fraîcheur,  tantôt  ayant  subi  d'étranges  alté- 
rations. 

Une  distinction  capitale,  en  elTet,  doit  être  faite 
dans  l'Évangile  de  Jean.  D'une  part,  cet  Evangile 
nous  présente  un  canevas  de  la  vie  de  Jésus  qui  dif- 

1.  Jean,  i.  14;  xix,  35;  xxi,  24  et  suiv.  Conip.  la  première 
épUre  de  Jean,  i,  3,  5. 

2.  Quelques-uns  do  ces  traits  no  peuvent  avoir  une  valeur 
lérieuso  :  i,  40;  ii,  6;  iv,  52;  v,  3,  19  ;  vi,  9,  <9;  xxi,  i\. 


INTRODUCTION.  "•»•« 

fère  considérablement  de  celui  des  synoptiques.  De 
l'autre,  il  met  dans  la  bouche  de  Jésus  des  discours 
dont  le  ton,  le  style,  les  allures,  les  doctrines  n'ont 
rien  de  commun  avec  les  Logia  rapportés  par  les 
synoptiques.  Sous  ce  second  rapport,  la  différence 
est  telle,  qu'il  faut  faire  son  clioix  d'une  manière 
tranchée.  Si  Jésus  parlait  comme  le  veut  Matthieu, 
il  n'a  pu  parler  comme  le  veut  Jean.  Entre  les  deux 
autorités,  aucun  critique  n'a  hésité,  ni  n'hésitera.  A 
mille  lieues  du  ton  simple,  désintéressé,  impersonnel 
des  synoptiques,    l'Évangile  de  Jean  montre   sans 
cesse  les  préoccupations  de  l'apologiste,  les  arrière- 
pensées  du  sectaire,  l'intention  de  prouver  une  thèse 
et  de  convaincre  des  adversaires  ' .  Ce  n'est  pas  par 
des  tirades  prétentieuses,  lourdes,  mal  écrites,  disant 
peu  de  chose  au  sens  moral,  que  Jésus  a  fondé  son 
œuvre  divine.  Quand  même  Papias  ne  nous  appren- 
drait pas  que  Matthieu  écrivit  les  sentences  de  Jésus 
dans    leur  langue  originale,  le   naturel,    l'ineffable 
vérité,  le  charme  sans  pareil  des  discours  contenus 
dans   les  Évangiles  synoptiques,   le  tour  profondé- 
ment hébraïque  de  ces  discours,  les  analogies  qu'ils 

4.  Voir,  par  >xemple,  chap.  ix  et  xi.  Remarquer  surtout  l'effet 
étrange  que  font  des  passages  comme. fean,  xix,  35  ;  xx,  31  ;  xxi, 
20-23,  24-25,  quand  on  se  rappelle  l'absence  de  toute  réûexion 
qui  distingue  les  synoptique». 


txx  VIE  DE  JÉSUS. 

présentent  avec  les  sentences  des  docteurs  juifs  du 
même  temps,  leur  parfaite  harmonie  avec  la  nature 
de  la  Galilée,  tous  ces  caractères,  si  on  les  rap- 
proche de  'a  gnose  obscure,  de  la  métaphysique 
contournée;  qui  remplit  les  discours  de  Jean,  parle- 
raient assez  haut.  Cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  n'y  ait 
dans  les  discours  de  Jean  d'admirables  éclairs, 'des 
traits  qui  viennent  vraiment  de  Jésus'.  Mais  le  ton 
mystique  de  ces  discours  ne  répond  en  rien  au  carac- 
tère de  l'éloquence  de  Jésus  telle  qu'on  se  la  figure 
d'après  les  synoptiques.  Un  nouvel  esprit  a  soufflé  ; 
la  gnose  est  déjà  commencée;  l'ère  galiléenne  du 
royaume  de  Dieu  est  finie  ;  l'espérance  de  la  pro- 
chaine venue  du  Christ  s'éloigne;  on  entre  dans  les 
aridités  de  la  métaphysique,  dans  les  ténèbres  du 
dogme  abstrait.  L'esprit  de  Jésus  n'est  pas  là,  et  si 
le  fils  de  Zébédée  avait  vraiment  tracé  ces  pages,  il 
faudrait  supposer  qu'il  avait  bien  oublié  en  les 
écrivant  le  lac  de  Génésareth  et  les  charmants 
entretiens  qu'il  avait  entendus  sur  ses  bords. 

Une  circonstance,  d'ailleurs,  qui  prouve  bien  que 
les  discours  rapportés  par  le  quatrième  Evangile  ne 


1.  Par  exemple,  iv,  1  et  suiv.  ;  xv,  13  et  suiv.  Plu^îiours  mots 
rappelés  par  le  quatrième  Évangile  se  rolrouvent  dans  les  synop- 
tiques (xii,  <*>;  XV,  20). 


INTRODUCTION.  «ï' 

sont  pas  des  pièces  historiques,  mais  qu'elles  doivent 
être  envisagées  comme   des  compositions  destinées 
k  cowrir  de  l'autorité  de  Jésus  certaines  doctrines 
chères  au  rédacteur,    c'est  leur   parfaite   harmonie 
avec  l'état  intellectuel  de  l'Asie  Mineure  au  moment 
où  elles  furent  écrites.   L'Asie    Mineure  était   alors 
le  théâtre  d'un   étrange  mouvement  de  philosophie 
syncrétique;  tous  les  germes  du  gnosticisme  y  exis- 
taient déjà.   Cérinlhe,  contemporain  de  Jean,  disait 
qu'un  éon  nommé  Ghristus  s'était  uni  par  le  baptême 
à  l'homme  nommé  Jésus,  et  l'avait  quitté   sur  la 
croix'.  Quelques-uns  des  disciples  de  Jean  paraissent 
avoir  bu  à  ces  sources  étrangères.  Peut- on  affirmer 
que  l'apôtre  lui-même  ne  subit  pas  de  semblables 
influences  ' ,  qu'il  ne  se  passa  pas  chez  lui  quelque 
chose  d'analogue  au  changement  qui  se  fit  dans  saint 
Paul  et  dont  l'épître  aux  Colossiens  est  le  principal 
témoignage  '?  Non,  sans  doute.   Il  se   peut  qu'a- 
près les  crises  de  l'an  G8  (  date  de  l'Apocalypse  ) 
et  de  l'an  70  (ruine  de  Jérusalem),  le  vieil  apôtre, 


4.  Irénée,  Adv.  hœr.,  I,  xxvi,  1. 

2.  L'expression  de  Logos  (Apoc,  xix,  13),  et  surtout  celle 
d'Agneau  de  Dieu,  communes  au  quatrième  Évangile  et  à  l'Apo- 
calypse, en  seraient  des  indices. 

3.  Comparez  Col.,  i,  Ootsuiv.,  aux  épîtrcsauxTliCjssalouicieaS. 
les  plus  anciennes  que  nous  ayons  de  Paul. 


Lixii  VIE  DE  JÉSUS. 

à  l'âme  ardente  et  mobile,  désabusé  de  la  croyance 
à  une  prochaine  apparition  du  Fils  de  l'homme  dans 
les  nues,  ait  penché  vers  les  idées  qu'il  trouvait  au- 
tour de  lui,  et  dont  plusieurs  s'amalgamaient  assez 
bien  avec  certaines  doctrines  chrétiennes.  En  prêtant 
ces  nouvelles  idées  à  Jésus,  il  n'aurait  fait  que 
suivre  un  penchant  bien  naturel.  Nos  souvenirs  se 
transforment  avec  tout  le  reste;  l'idéal  d'une  personne 
que  nous  avons  connue  change  avec  nous.  Considé- 
rant Jésus  comme  l'incarnation  de  la  vérité,  Jean  a 
bien  pu  lui  attribuer  ce  qu'il  était  arrivé  à  prendre 
pour  la  vérité. 

Il  est  cependant  beaucoup  plus  probable  que  Jean 
lui-même  n'eut  en  cela  aucune  part,  que  le  change- 
ment se  fit  autour  de  lui,  et  sans  doute  après  sa  mort, 
plutôt  que  par  lui.  La  longue  vieillesse  de  l'apôtre 
put  se  terminer  par  un  état  de  faiblesse  où  il  fut  en 
quelque   sorte   à  la  merci   de  son  entourage  ' .  Un 

1.  A  côté  de  lui,  certaines  traditions  (Eusèbe,  //.  E.,  111,  39) 
placent  dans  ses  derniers  temps  un  homonyme,  Presbyleros 
Joannes,  qui  semblerait  quelquefois  avoir  tenu  la  plume  pour  lui 
et  s'ôlre  substitué  à  lui.  A  cet  égard,  la  suscrifition  ô  irpeogÙTiçcç 
des  épîtres  II  et  III  do  Jean  ,  qui  nous  paraissent  de  la  mi^mo 
main  que  l'Évangile  et  la  première  épître,  doiino  bien  à  réllécliir. 
Cependant  l'existence  de  ce  Presbyleros  Joannes  n'est  pas  sulli- 
Eammenl  établie,  tlle  semble  avoir  été  imaginée  pour  la  commo- 
dité de  ceux  qui,  par  des  scrupules  d'orthodoxie,  ne  voulaient  pas 


INTRODUCTION.  «•»^"' 

eecrétaire  put  profiler  de  cet  état  pour  faire  parler 
selon  son  style  celui  que  tout  le  monde  appelait  par 
excellence  «  le  Vieux  »,  ô  irpecêuTepoç.  Certaines  par- 
ties du  quatrième  Évangile  ont  été  ajoutées  après 
coup;  tel  est  le  xxi«  chapitre  tout  entier',  où  l'au- 
teur semble  s'être  proposé  de  rendre  hommage  à 
l'apôtre  Pierre  après  sa  mort  et  de  répondre  aux 
objections  qu'on  allait  tirer  ou  qu'on  tirait  déjà  de 
la  mort  de  Jean   lui-même   (v.  21-23).    Plusieurs 
autres  endroits  portent  la  trace  de  ratures  et  de  cor- 
rections*. N'étant  pas  tenu  de  tous  pour  l'œuvre  de 
Jean,  le  livre  put  bien  demeurer  cinquante  ans  obscur. 
Peu  à  peu  on  s'habitua  à  lui  et  on  finit  par  l'accep- 
ter. Même  avant  qu'il  fut  devenu  canonique,  plusieurs 

attribuer  l'Apocalypse  à  l'apôtre  (voir  ci-dessous,  p.  297,  note  3). 
L'argument  qu'Eusèbe  tire  en  faveur  de  cette  hypothèse  d'un  pas- 
sage de  Papias  n'est  pas  décisif.  Les  mots  ii  tI  iuivvns  dans  ce 
passage  ont  pu  être  interpolés.  Dans  ce  cas,  les  mots  «p.aSÙTsço; 
t<oocvvnî,  sous  la  plume  do  Papias,  désigneraient  l'apôtre  Jean  lui- 
même  (Papias  applique  expressément  le  mot  «peaSOTifoç  aux  apô- 
tres -,  cf.  I  Pétri  ,  V,  1),  et  Irénée  aurait  raison  contre  Eusèbe  en 
appelant  Papias  un  disciple  de  Jean.  Ce  qui  confirme  cette  suppo- 
sition, c'est  que  Papias  donne  Presbytères  Joannes  pour  un  dis- 
ciple immédiat  de  Jésus. 

1.  Les  versets  w,  30-31,  forment  évidemment  l'ancienne  con- 
clusion. 

2.  IV,  î  (eomp.   m,  22J  ;  vu.  22.  xii,  33   paraît  de  la  môinf 
main  que  xxi,  4  9. 


nxi»  VIE  DE  JÈSU3. 

purent  s'en  servir  comme  d'un  livre  médiocrement 
autorisé,  mais  très-édifiant '.  D'un  autre  côté,  les 
contradictions  qu'il  offrait  avec  les  Évangiles  synop- 
tiques, lesquels  étaient  bien  plus  répandus,  empê- 
chèrent longtemps  de  le  faire  entrer  en  ligne  de 
compte  dans  la  contexture  de  la  vie  de  Jésus,  telle 
qu'on  se  l'imaginait. 

On  s'explique  ainsi  la  bizarre  contradiction  que 
présentent  les  écrits  de  Justin  et  les  Homélies  pseudo- 
clémentines, où  l'on  trouve  des  traces  de  notre 
Evangile,  mais  où  certainement  il  n'est  pas  mis  sur 
le  même  pied  que  les  synoptiques.  De  là  aussi  ces 
espèces  d'allusions,  qui  ne  sont  pas  des  citations 
franches,  qu'on  y  fait  jusque  vers  l'an  180.  De  là 
enfin  cette  particularité  que  le  quatrième  Évangile 
paraît  émerger  lentement  des  mouvements  de  l'Église 
d'Asie  au  ii*  siècle,  d'abord  adopté  par  les  gnos- 
tiques'  et  n'obtenant  dans  l'Église  orthodoxe  qu'une 

1.  Ainsi,  les  valenliniens,  qui  l'acceptaient,  et  l'autour  des  Ho- 
mélies pseudo- clémentines  s'écartent  complètement  de  lui  dans 
l'évaluation  de  la  durée  de  la  vie  publique  de  Jésus.  (  Irénée, 
Adv.  hœr.,  I,  m,  3;  11,  xxii,  i  et  suiv.;  Ilomél.  psoudo-clem., 
XVII,  19.) 

2.  Valontin,  Ptolémée,  Héraclcon,  Basilide,  Apelle,  les  naassé- 
niens,  le^  pérates.  (Irônéo, .-Irfo.  /uer.,  l,  viii,  5;  lU,  xi,  7;0rigène, 
InJoann.,  VI,  8,  etc.;  lipiph.,  Adv.  hœr.,  xxxiii,3;  voir  surtout 
le>  l'hiloso/iliumena  ,  livres  VI  et  VIII.  )  U  reste  douteux  si,  en 


INTRODUCTION.  HiT 

créance  trèa- partielle,  comme  on  le  voit  par  la  con- 
troverse de  la  Pàque,  puis  universellement  reconnu. 
Je  suis  quelquefois  porté  à  croire  que  c'est  au  qua- 
trième Evangile  que  pensait  Papias,  quand  il  oppose 
aux  renseignements  exacts  «ur  la  vie  de  Jésus  les 
longs  discours  et  les  préceptes  étranges  que  d'autres 
lui  prêtent'.  Papias  et  le  vieux  parti  judéo-chrétien 
devaient  tenir  de  telles  nouveautés  pour  très-con- 
damnables. Ce  ne  serait  pas  la  seule  fois  qu'un 
livre  d'abord  hérétique  aurait  forcé  les  portes  de 
l'Église  orthodoxe  et  y  serait  devenu  règle  de  foi. 

Une  chose  au  moins  que  je  regarde  comme  très-pro- 
bable, c'est  que  le  livre  fut  écrit  avant  l'an  100,  c'est- 
à-dire  à  une  époque  où  les  synoptiques  n'avaient  pas 
encore  une  pleine  canonicité.  Passé  cette  date,  on  ne 
concevrait  plus  que  l'auteur  se  fût  affranchi  à  ce  point 
du  cadre  des  «  Jlémoires  apostoliques  » .  Pour  Justin  et, 
ce  semble,  pour  Papias,  le  cadre  synoptique  constitue 
le  plan  vrai  et  unique  de  la  vie  de  Jésus.  Un  faussaire 
écrivant  vers  l'an  120  ou  130  un  Evangile  de  fantaisie 
se  fût  contenté  de  traiter  à  sa  guise  la  version  reçue, 
comme  font  les  Évangiles  apocryphes,  et  n'eût  pas 

prêtant  des  citations  du  quatrième  Évangile  à  Basilide  et  à  Valen- 
tin,  les  Pères  n'ont  pas  attribué  à  ces  fondateurs  d'écoles  les  sen- 
timents qui  régnèrent  après  eux  dans  leurs  écoles. 
4.  Dans  Eusèbe,  HisL  eccl.,  HI,  39. 


LiXTi  VIE  DE  JESCS. 

bouleversé  de  fond  en  comble  ce  qu'on  regardait 
comme  les  lignes  essentielles  de  la  vie  de  Jésus. 
Cela  est  si  vrai  que,  dès  la  seconde  moitié  du 
u'  siècle,  ces  contradictions  deviennent  une  diffi- 
culté grave  entre  les  mains  des  aloges  et  obligent 
les  défenseurs  du  quatrième  Évangile  à  imaginer  des 
solutions  fort  embarrassées  ' .  Rien  ne  prouve  que  le 
rédacteur  du  quatrième  Evangile  eût,  en  écrivant, 
aucun  des  Évangiles  synoptiques  sous  les  yeux'.  Les 
frappantes  ressemblances  de  son  récit  avec  les  trois 
autres  Évangiles  en  ce  qui  touche  la  Passion  portent 
à  supposer  qu'il  y  avait  dès  lors  pour  la  Passion 
comme  pour  la  Cène  '  un  récit  à  peu  près  fixé,  que 
l'on  savait  par  cœur. 

Il  est  impossible,  à  distance,  d'avoir  le  mot  de 
tous  ces  problèmes  singuliers,  et  sans  doute  bien 
des  surprises  nous  seraient  réservées,  s'il  nous  était 
donné  de  pénétrer  dans  les  secrets  de  cette  mysté- 
rieuse école  d'Ephèse,  qui  plus  d'une  fois  paraît 
s'être  complu  aux  voies  obscures.   Mais  une  expi- 

<.  Epiph.,  Adv.  hœr..  li;  Eus.,  l/isl.  eccL,  111,  24. 

2.  Les  concordances  entre  Marc,  ii,  9,  et  Jean,  v,  8.  9  ;  Marc,  vi, 
37,  et  Jean,  vi,  7;  Marc,  xiv,  4,  et  Jean,  xii,  5,  Luc,  xxiv,  I,  i, 
12,  cl  Jean,  xx,  i,  4,  5,  6,  quoique  singulières,  s'expliquent  sui- 
ûsainment  par  des  souvenirs. 

3.  1  Cor.,  XI,  23  et  suiv. 


INTRODDCTION.  iïï^" 

ricnce  capitale  est  celle-ci.  Toute  personne  qui  se 
mettra  à  écrire  la  vie  de  Jésus  sans  théorie  arrêtée 
sur  la  valeur  relative  des  Évangiles,  se  laissant  uni- 
quement guider  par  le   sentiment    du    sujet,    sera 
ramenée  dans  bien  des  cas  h  préférer  la  narration 
du  quatrième  Évangile  à  celle  des  synoptiques.  Les 
derniers  mois  de  la  vie  de  Jésus  en  particulier  ne 
s'expliquent  que  par  cet  Évangile;  plusieurs  traits 
de  la  Passion,  inintelligibles  chez  les  synoptiques  ', 
reprennent  dans  le  récit  du  quatrième  Evangile  la 
vraisemblance  et  la  possibilité.  Tout  au   contraire, 
j'ose  défier  qui  que  ce  soit  de  composer  une  vie  de 
Jésus  qui  ait  un  sens  en  tenant  compte  des   discours 
que  le  prétendu  Jean  prête  à  Jésus.  Cette  façon  de 
se  prêcher  et  de  se  démontrer  sans  cesse,  cette  per- 
pétuelle  argumentation,    cette  mise  en  scène  sans 
naïveté,  ces  longs  raisonnements  à  la  suite  de  chaque 
miracle,  ces  discours  roides  et  gauches,  dont  le  ton 
est  si  souvent  faux  et  inégaP,  ne  seraient  pas  souf- 
ferts par  un  homme  de  goût  à  côté  des  délicieuses 
sentences  qui,  selon  les  synoptiques,  formaient  1  ame 
de  l'enseignement  de  Jésus.  Ce  sont  ici  évidemment 

,.  Par  exemple,  ce  qui  concerne  l'annonce  de  la  trahison  do 


Judas- 


Tyot,  par  exemple,  u.  25;  ni,  32-33,  et  les  longues  disputes 
des  chap.  vu,  viii,  ix 


mviii  VIE  DE  JESUS. 

des  pièces  artificielles  *,  qui  nous  représentent  les 
prédications  de  'ésus  comme  les  dialogues  de  Platon 
nous  rendent  les  entretiens  de  Socrate.  Ce  sont  en 
quelque  sorte  les  variations  d'un  musicien  impro- 
visant pour  son  compte  sur  un  thème  donné.  Le 
thème ,  au  cas  dont  il  s'agit ,  peut  n'être  pas  sans 
quelque  authenticité;  mais,  dans  l'exécution,  la  fan- 
taisie de  l'artiste  se  donne  pleine  carrière.  On  sent  le 
procédé  factice,  la  rhétorique,  l'apprêt  '.  Ajoutons 
que  le  vocabulaire  de  Jésus  ne  se  retrouve  pas  dans 
les  morceaux  dont  nous  parlons .  L'expression  de 
«  royaume  de  Dieu  » ,  qui  était  si  familière  au  maître  ', 
n'y  figure  qu'une  seule  fois  *.  En  revanche,  le  style 
des  discours  prêtés  à  Jésus  par  le  quatrième  Évan- 
gile offre  la  plus  complète  analogie  avec  celui  des 
parties  narratives  du  même  Évangile  et  avec  celui  de 
l'auteur  des  épîtres  dites  de  Jean.  On  voit  qu'en  écri- 
vant ces  discours ,  l'auteur  du  quatrième  Evangile 
suivait,  non  ses  souvenirs,  mais  le  mouvement  assez 
monotone  de  sa  propre  pensée.  Toute  une  nouvelle 


r  Souvent  on  sent  que  l'auteur  clierche  des  prétextes  pour  pla- 
cer des  discours  (ch.  m,  v,  vni,  xiii  et  suiv.). 
t.  Par  exemple,  ch.  xvii. 

3.  Outre  les  synoptiques,  les  Actes,  les  Épît'es  de  saint  Paiil 
l'Apocalypse  en  font  foi. 

4.  Jeun,  III,  3,  6. 


INTRODLiCTION.  mil 

langue  mystique  s'y  déploie,  langue  caractérisée  par 
l'emploi  fréquent  des  mots  «  monde  »,  «  vérité», 
M  vie  » ,  a  lumière  » ,  «  ténèbres  » ,  et  qui  est  bien 
moins  celle  des  synoptiques  que  celle  du  livre  de  ia 
Sagesse,  de  Philon,  des  valentiniens.  Si  Jésus  avait 
jamais  parlé  dans  ce  style,  qui  n'a  rien  d'hébreu, 
rien  de  juif,  comment  se  fait-il  que,  parmi  ses  audi- 
teurs, un  seul  en  eût  si  bien  gardé  le  secret? 

L'histoire  littéraire  offre,  du  reste,  un  exemple  qui 
présente  une  certaine  analogie  avec  le  phénomène 
historique  que  nous  venons  d'exposer,  et  qui  sert  à 
l'expliquer.  Socrate,  qui  comme  Jésus  n'écrivit  pas, 
nous  est  connu  par  deux  de  ses  disciples ,  Xéno- 
phon  et  Platon  :  le  premier  répondant ,  par  sa  ré- 
daction limpide,  transparente,  impersonnelle,  aux 
synoptiques;  le  second  rappelant  par  sa  vigoureuse 
individualité  l'auteur  du  quatrième  Évangile.  Pour 
exposer  l'enseignement  socratique,  faut-il  suivre  les 
Il  Dialogues  »  de  Platon  ou  les  «  Entretiens  »  de  Xéno- 
phon?  Aucun  doute  à  cet  égard  n'est  possible;  tout 
le  monde  s'est  attaché  aux  «  Entretiens  » ,  et  non  aux 
«  Dialogues».  Platon  cependant  n'apprend-il  rien 
sur  Socrate?  Serait-il  d'une  bonne  critique,  en  écri- 
vant la  biographie  de  ce  dernier,  de  négliger  les 
(1  Dialogues  »  ?  Qui  oserait  le  soutenir? 

Sans  se  prononcer  sur  la  question  matérielle  de 


Lxx»,  VIE  DE  JÉSDS. 

savoir  quelle  main  a  tracé  le  quatrième  Évangile,  et 
5ûême  en  étant  persuadé  que  ce  n'est  pas  celle  du 
fils  de  Zebédée,  on  peut  donc  admettre  que  cet  ou- 
vrage possède  quelques  titres  à  s'appeler  «  l'Evangile 
selon  Jean».  Le  canevas  historique  du  quatrième 
Evangile  est,  selon  moi,  la  vie  de  Jésus  telle  qu'on 
la  savait  dans  l'entourage  immédiat  de  Jean.  J'ajoute 
que,  d'après  mon  opinion,  cette  école  savait  mieux 
diverses  circonstances  extérieures  de  la  vie  du  fon- 
dateur que  le  groupe  dont  les  souvenirs  ont  constitué 
les  Évangiles  synoptiques.  Elle  avait,  notamment, 
sur  les  séjours  de  Jésus  à  Jérusalem,  des  données 
que  les  autres  Eglises  ne  possédaient  pas.  Presbyleros 
Joannes,  qui  probablement  n'est  pas  un  personnage 
différent  de  l'apôtre  Jean,  regardait,  dit-on,  le  récit 
de  Marc  comme  incomplet  et  désordonné;  il  avait 
même  un  système  pour  expliquer  les  lacunes  de  ce 
récit  ' .  Certains  passages  de  Luc,  où  il  y  a  comme  un 
écho  des  traditions  johanniques  %  prouvent  d'ailleurs 

i.  Papias,  loc.  cil.  Voir  ci-dessus,  p.  li. 

î.  \insi,  le  pardon  de  la  femme  pécheresse,  la  connaissance 
qu'a  Luc  de  la  famille  de  Bélhanie,  son  type  du  caractère  de 
Martlip  répondant  au  Stwo'vit  de  Jean  (xii,  2),  la  notion  qu'il  a 
du  voyage  de  Jésus  en  Samario,  et  môme,  à  ce  qu'il  semble,  de 
voyages  multiples  de  Jésus  à  Jérusalem,  les  analogies  bizarres  du 
Lazare  de  Luc  et  de  celui  de  Jean,  le  trait  de  la  femme  qui  <\ssuya 
les  pieds  de  Jésus  avec  ses  clioveux    l'idée  que  Jésus   a  comparu 


INTRODUCTION.  txxi, 

que  les  traditions  conservées  par  le  quatrième  Évan- 
gile n'élaient  pas  pour  le  reste  de  la  famille  chré- 
tienne quelque  chose  de  tout  à  fait  inconnu. 

Ces  explications  seront  suffisantes,  je  pense,  pour 
qu'on  voie,  dans  la  suite  du  récit,  les  motifs  qui 
m'ont  déterminé  à  donner  la  préférence  à  tel  ou  tel  des 
quatre  guides  que  nous  avons  pour  la  vie  de  Jésus. 
En  somme,  j'admets  les  quatre  Évangiles  canoniques 
comme  des  documents  sérieux.  Tous  remontent  au 
siècle  qui  suivit  la  mort  de  Jésus;  mais  leur  valeur 
historique  est  fort  diverse.  Matthieu  mérite  évidem- 
ment une  confiance  hors  ligne  pour  les  discours  ;  là 
sont  les  Logia,  les  notes  mêmes  prises  sur  le  souvenir 
vif  et  net  de  l'enseignement  de  Jésus.  Une  espèce 
d'éclat  à  la  fois  doux  et  terrible,  une  force  divine,  si 
j'ose  le  dire,  souligne  ces  paroles,  les  détache  du 
contexte  et  les  rend  pour  le  critique  facilement  recon- 
naissables.  La  personne  qui  s'est  donné  la  tâche  de 
faire  avec  l'histoire  évangélique  une  composition 
régulière,  possède  à  cet  égard  une  excellente  pierre 
de  touche.   Les  vraies  paroles  de  Jésus  se  décèlent 

il  la  Passion  devant  trois  autorités,  l'opinion  oij  est  l'auteur  du 
troisième  Évangile  que  quelques  disciples  assistaient  au  crucifie 
ment,  les  renseignements  qu'il  a  sur  le  rôle  d'Anne  à   côté  do 
Caiplie,   l'apparition  de  l'ange  dans  l'agonie  (comp,  Jean,  w 
S8-29J. 

f 


Lxxxii  VIE  DE  JËSUS. 

pour  ainsi  dire  d'elles-mêmes  ;  dès  qu'on  les  touche 
dans  ce  chaos  de  traditions  d'authenticité  inégale,  on 
les  sent  vibrer  ;  elles  se  traduisent  comme  spontané- 
ment, et  viennent  d'elles-mêmes  se  placer  dans  le 
récit,  où  elles  gardent  un  relief  sans  pareil. 

Les  parties  narratives  groupées  dans  le  premier 
Évangile  autour  de  ce  noyau  primitif  n'ont  pas  la 
même  autorité.  Il  s'y  trouve  beaucoup  de  légendes 
d'un  contour  assez  mou,  sorties  de  la  piété  de  la 
deuxième  génération  chrétienne*.  Les  récits  que 
Matthieu  possède  en  commun  avec  Marc  olïrent  des 
fautes  de  copie  témoignant  d'une  médiocre  connais- 
sance de  la  Palestine'.  Beaucoup  d'épisodes  sont 
répétés  deux  fois,  certains  personnages  sont  dou- 
blés, ce  qui  prouve  que  des  sources  difTérentes  ont 
été  utilisées  et  grossièrement  amalgamées'.  L'Evan- 
gile de  Marc  est  bien  plus  ferme,  plus  précis,  moins 
chargé  de  circonstances  tardivement  insérées.  C'est 
celui   des  trois   synoptiques  qui  est  resté    le    plus 

<.  Ch.  1  et  II  surtout.  Voir  aussi  xxvii,  3  et  suiv.,  19,  51-<..3,  GO; 
xxviii,  2  et  suiv.,  en  comparant  Marc. 

2.  Comp.  Matth.,  xv,  39,  à  Marc,  viii,  40.  Xoir  Comptes  rendus 
de  l'Acad.  des  Inscript,  et  Belles-Lettres,  17  août  1866. 

3.  Comp.  Matth.,  ix,  27-31,  et  xx,  29-34,  à  Marc,  viii,  22-26, 
et  X,  46-B2;  Matth.,  vin,  28-3i,  à  Marc,  v,  1-20;  Matth.,  xii,  38 
et  suiv.,  à  Matih.,  xvi,  1  et  suiv.;  Matth.,  ix,  34  et  suiv.,  à  Matth., 
XII,  24  et  »uiv. 


INTRODOCTIOM.  LSXSill 

ancien,  le  plus  original  •,  celui  où  sont  venus  s'ajou- 
ter le  moins  d'éléments  postérieurs.  Les  détails  maté- 
riels ont  dans  Marc  une  netteté  qu'on  chercherait 
vainement  chez  les  autres  évangélistes.  Il  aime  à  rap- 
porter certains  mots  de  Jésus  en  syro-chaldaïque  '. 
Il  est  plein  d'observations  minutieuses  venant  sans 
nul  doute  d'un  témoin  oculaire.  Rien  ne  s'oppose  à 
ce  que  ce  témoin  oculaire,  qui  évidemment  avait 
suivi  Jésus,  qui  l'avait  aimé  et  regardé  de  très-près, 
qui  en  avait  conservé  une  vive  image,  ne  soit  l'apôtre 
Pierre  lui-même,  comme  le  veut  Papias. 

Quant  à  l'ouvrage  de  Luc,  sa  valeur  historique  est 
sensiblement  plus  faible.  C'est  un  document  de  se- 
conde main.  La  narration  y  est  plus  mûrie.  Les  mots 
de  Jésus  y  sont  plus  réfléchis,  plus  composés.  Quel- 
ques sentences  sont  poussées  h  l'excès  et  faussées  '. 
Écrivant  hors  de  la  Palestine,  et  certainement  après 
le  siège  de  Jérusalem*,  l'auteur  indique  les  lieux  avec 
moins  de  rigueur  que  les  deux  autres  synoptiques; 
il  se  représente  trop  volontiers  le  temple  comme  un 


1.  Comparez,  par  exemple,  Marc,  xv,  23,  à  Matth.,  xxvii,  34. 

2.  Marc,  v,  41  ;  vu,  34;  xiv,  36;  xv,  34.  Matthieu  n'offre  cette 
particularité  qu'une  fois  (xxvii,  46). 

3.  Luc,  XIV,  26.    Les  règles  de  l'apostolat  (x,  4,  7}  y  ont  un 
earaclère  particulier  d'exaltation. 

4.  XIX,  41,  43-44;  xxi,  9,  20;  xxiu,  29. 


iixxiv  VIE   DE  JESUS. 

oratoire,  où  l'on  va  faire  ses  dévolions  ';  il  ne  pane 
pas  des  hérodiens;  il  émousse  les  détails  pour  tâcher 
d'amener  une  concordance  entre  les  dilTérents  récits  -  ; 
il  adoucit  les  passages  qui  étaient  devenus  embarras- 
sants d'après  l'idée  plus  exaltée  qu'on  arrivait  autour 
de  lui  à  se  faire  de  la  divinité  de  Jésus  ' ,  il  exagère  le 
merveilleux  *;  il  commet  des  erreurs  de  chronologie  ' 
et  de  topographie';  il  omet  les  gloses  hébraïques', 
paraît  savoir  peu  d'hébreu  *,  ne  cite  aucune  parole  de 
Jésus  en  cette  langue,  nomme  toutes  les  localités  par 


1.  Il,  37;  XVIII,  \0  et  suiv.;  xxiv,  53. 

2.  IV,  1 6.  Comp.  les  passages  cités  ci-dessous,  p.  20,  notes  i  et  3 

3.  III,  23.  Il  omet  le  trait  Marc,  xiii,  32  (Matth.,  xxiv,  36). 

4.  IV,  M;  XXII,  43,  44. 

5.  En  ce  qui  concerne  le  recensement  de  Quirinius,  la  révolte 
de  Theudas,  et  peut-être  la  mention  de  Lysanias,  bien  que,  sur 
ce  dernier  point,  l'exactitude  de  l'évangéliste  puisse  être  défendue. 
Voir  Mission  de  Phénicie,  p.  317  et  suiv.;  Corpus  inscript.  gr., 
n»  4521,  et  les  addenda;  Jos.,  Anl.,  XVllI,  vi,  10;  XIX,  v,  1  ; 
XX,  VII,  1;  B.J.,  II,  XI,  5;  xii,  8. 

6.  Comp.  Luc,  XXIV,  13,  à  Jos.,  B.  J.,  VII,  vi,  6  (édit.  Dindoif). 
Luc,  I,  39,  est  aussi  suspect  de  quoique  erreur. 

7.  Comp.  Luc,  I,  31,  à  Matth.,  i,  21  ;  Luc,  xx,  46,  à  Matlh., 
XXIII,  7-8.  Il  évite  les  mots  abba,  rabbi,  corbona,  corbaii,  raca, 
Boanerges. 

8.  Saint  Jérôme ,  In  Is.,  cap.  vi  (0pp.,  édit.  Martianay,  IH, 
col.  63-64).  Les  hébraïsmes  do  son  style  et  certains  traits  juifs, 
tels  que  Acl.,  I,  12,  viennent  probablement  des  personnes  qu'il 
fréquentait,  des  livres  qu'il  lisait,  des  documents  qu'il  suib 


INTRODUCTION.  txxx? 

leur  nom  grec ,  corrige  parfois  maladroitement  les  pa- 
roles deJésus'.On  sent  Técrivain  qui  compile,  l'homme 
(jui  n'a  pas  vu  directement  les  témoins,  qui  travaille 
sur  les  textes,  et  se  permet  de  fortes  violences  pour 
les  mettre  d'accord.  Luc  avait  probablement  sous  les 
yeux  le  récit  primitif  de  IMarc  et  les  Logia  de  ftlat- 
thieu.  Mais  il  les  traite  avec  beaucoup  de  liberté;  tantôt 
il  fond  ensemble  deux  anecdotes  ou  deux  paraboles 
pour  en  faire  une  '  ;  tantôt  il  en  décompose  une  pour 
en  faire  deux'.  Il  interprète  les  documents  selon  son 
esprit  propre  ;  il  n'a  pas  l'impassibilité  absolue  de 
Matthieu  et  de  IMarc.  On  peut  dire  certaines  choses 
de  ses  goûts  et  de  ses  tendances  particulières  :  c'est 
un  dévot  très-exact*;  il  tient  à  ce  que  Jésus  ait 
accompli   tous  les  rites  juifs';  il  est  démocrate  et 

4.  Par  exemple,  e'?7<.>v  (Matth.,  xi,  19)  devient  chez  lui  tfxvav 
(  Luc,  vil,  35),  leçon  qui,  par  une  sorte  d'effet  rétroactif,  s'est  in- 
troduite dans  la  plupart  des  manuscrits  de  Matthieu. 

i.  Par  exemple,  xix,  12-27,  où  la  para'oole  des  talents  est  com- 
pliquée (versets  12, 14,  15,  27  )  d'une  parabole  relative  à  des  sujets 
rebelles.  La  parabole  du  riche  (xvi)  contient  aussi  des  traits  qui 
se  rattachent  médiocrement  au  sujet  principal  (  les  ulcères ,  les 
chiens,  et  les  versets  23  et  suiv.) 

3.  Ainsi,  le  repas  de  Béthanie  lui  donne  deux  récits  (vu,  36-48, 
et  X,  38-42).  Il  fait  de  même  pour  les  discours.  Ainsi  Matth.,  xxiii, 
se  retrouve  dans  Luc,  xi,  39  et  suiv.,  xx,  46-47. 

4.  xxiii,  56;  XXIV,  53;  Act.,  i,  12. 

5.  Il ,  21,  22,  39,  41,  42.  C'est  un  trait  ébionite.  Cf.  Philoso- 
phumena,  VU,  vi,  34. 


iiixvi  VIE  DE  JESUS. 

ébionite  exalté ,  c'est-à-dire  très- opposé  à  la  pro- 
priélc  et  persuadé  que  la  revanche  des  pauvres  va 
venir*;  il  affectionne  par-dessus  tout  les  anecdotes 
mettant  en  relief  la  conversion  des  pécheurs,  l'exal- 
tation des  humbles';  il  modifie  souvent  \es  an- 
ciennes traditions  pour  leur  donner  ce  tour'.  Il 
admet  dans  ses  premières  pages  des  légendes  sur 
l'enfance  de  Jésus,  racontées  avec  ces  longues 
amplifications,  ces  cantiques,  ces  procédés  de  con- 
vention qui  forment  le  trait  essentiel  des  Évangiles 
apocryphes.  Enfin,  il  a  dans  le  récit  des  derniers 
temps  de  Jésus  quelques  circonstances  pleines  d'un 
sentiment  tendre  et  certains  mots  de  Jésus  d'une  rare 
beauté*,  qui  ne  se  trouvent  pas  dans  les  récits  plus 
authentiques,  et  où  l'on  sent  le  travail  de  la  légende. 
Luc  les  empruntait  probablement  à  un  recueil  plus 

1.  La  parabole  du  riche  et  de  Lazare.  Voir  aussi  vi,  ÎO  et  suiv., 
24  et  suiv.  (comp.  les  sentences  bien  plus  modérées  de  Matthieu, 
V,  3  et  suiv.);  \,  7;  xii,  43  et  suiv.;  xvi  entier;  xxii,  35;  Actes, 
II,  44-45;  V,  4  et  suiv. 

i.  La  femme  qui  oint  les  pieds,  Zachée,  le  bon  larron,  la  para- 
bole du  pharisien  et  du  publicain,  l'enfant  prodigue. 

3.  Par  exemple,  la  femme  qui  oint  les  pieds  devient  chez  lui  une 
pécheresse  qui  se  convertit. 

4.  Jésus  pleurant  sur  Jérusalem,  la  sueur  do  sajig,  la  rencontre 
des  saintes  femmes,  le  bon  larron,  etc.  Le  mot  aux  femmes  de 
Jérusalem  (xxiii,  28-29)  ne  peut  guère  avoir  été  conçu  qu'après  le 
siège  de  l'an  70. 


INTRODUCTION.  tixxvn 

récent,  où  l'on  visait  surtout  h.  exciter  des  senti- 
ments de  piété. 

Une  grande  réserve  était  naturellement  com- 
mandée à  i  égard  d'un  document  de  :etle  nature. 
II  eût  été  aussi  peu  critique  de  le  négliger  que  de 
l'employer  sans  discernement.  Luc  a  eu  sous  les 
yeux  des  originaux  que  nous  n'avons  plus.  C'est 
moins  un  évangéliste  qu'un  biographe  de  Jésus,  un 
(I  harmoniste  »,  un  correcteur  à,  la  manière  de  Mar- 
cion  et  de  Tatien.  Mais  c'est  un  biographe  du  pre- 
mier siècle,  un  artiste  divin  qui,  indépendamment 
des  renseignements  qu'il  a  puisés  aux  sources  plus 
anciennes,  nous  montre  le  caractère  du  fondateur 
avec  un  bonheur  de  trait,  une  inspiration  d'ensemble, 
un  relief  que  n'ont  pas  les  deux  autres  synoptiques. 
Son  Evangile  est  celui  dont  la  lecture  a  le  plus  de 
charme;  car,  à  l'incomparable  beauté  du  fond  com- 
mun, il  ajoute  une  part  d'artifice  et  de  composition 
qui  augmente  singulièrement  l'effet  du  portrait,  sans 
nuire  gravement  à  sa  vérité. 

En  somme,  on  peut  dire  que  la  rédaction  synop- 
tique a  traversé  trois  degrés  :  1"  l'état  documentaire 
original  (VJyia  de  Matthieu,  >.e)ç^9£VTa  yi  itpajç^GévTa  de 
IMarc),  premières  rédactions  qui  n'existent  plus; 
2°  l'état  de  simple  mélange,  où  les  documents  ori- 
ginaux sont  amalgamés  sans  aucun  effort  de  compo- 


tixxviil  VIE  DE  JÉSUS. 

Bition,  sans  qu'on  voie  percer  aucune  vue  person- 
nelle de  la  part  des  auteurs  (Évangiles  actuels  de 
Matthieu  et  de  Marc)  ;  3°  l'état  de  combinaison , 
de  rédaction  voulue  et  réfléchie,  où  l'on  sent  l'ef- 
fort pour  concilier  les  différentes  versions  (  Évan- 
gile de  Luc,  Évangiles  de  Marcion,  de  Tatien,  etc.). 
L'Évangile  de  Jean,  comme  nous  l'avons  dit,  forme 
une  composition  d'un  autre  ordre  et  tout  à  fait  à 
part. 

On  remarquera  que  je  n'ai  fait  nul  usage  des 
Évangiles  apocryphes.  Ces  compositions  ne  doivent 
être  en  aucune  façon  mises  sur  le  même  pied  que 
les  Évangiles  canoniques.  Ce  sont  de  plates  et  pué- 
riles amplifications,  ayant  le  plus  souvent  les  cano- 
niques pour  base  et  n'y  ajoutant  jamais  rien  qui  ait 
du  prix.  Au  contraire,  j'ai  été  fort  attentif  à  recueillir 
les  lambeaux,  conservés  par  les  Pères  de  l'Église, 
d'anciens  Évangiles  qui  existèrent  autrefois  parallèle- 
ment aux  canoniques  et  qui  sont  maintenant  perdus, 
comme  l'Évangile  selon  les  Hébreux,  l'Évangile  selon 
les  Égyptiens,  les  Évangiles  dits  de  Justin,  de  Mar- 
cion, de  Tatien  ' .  Les  deux  premiers  sont  surtout  impor- 
tants en  ce  qu'ils  étaient  rédigés  en  araméen  comme 


4.  Pour  plus  (le  détails,  voir  Michel  Nicolas,   lUudes  sitr    les 
Évangiles  apocryphes  (Paris,  Lévy,  1866). 


INTRODUCTION.  nxxn 

les  Logia  de  Matthieu,  qu'ils  paraissent  avoir  con- 
stitué une  variété  de  l'Évangile  attribué  à  cet  apôtre, 
et  qu'ils  furent  l'Évangile  des  ébionim,  c'est-à-dire 
de  ces  petites  chrétientés  de  Batanée  qui  gardèrent 
l'usage  du  syro-chaldaïque,  et  qui  paraissent  à  quel- 
ques égards  avoir  continué  la  ligne  de  Jésus.  IMais 
il  faut  avouer  que,  dans  l'état  où  ils  nous  sont 
arrivés,  ces  Évangiles  sont  inférieurs,  pour  l'autorité 
critique,  à  la  rédaction  de  l'Évangile  de  Matthieu  que 
nous  possédons. 

On  comprend  maintenant,  ce  semble,  le  genre  de 
valeur  historique  que  j'attribue  aux  Évangiles.  Ce  ne 
sont  ni  des  biographies  à  la  façon  de  Suétone,  ni 
des  légendes  fictives  à  la  manière  de  Philostrate;  ce 
sont  des  biographies  légendaires.  Je  les  rappro- 
clierais  volontiers  des  légendes  de  Saints,  des  Vies 
de  Plotin ,  de  Proclus,  d'Isidore,  et  autres  écrits  du 
même  genre,  où  la  vérité  historique  et  l'intention  de 
présenter  des  modèles  de  vertu  se  combinent  à  des 
degrés  divers.  L'inexactitude,  qui  est  un  des  traits  de 
toutes  les  compositions  populaires ,  s'y  fait  particu- 
lièrement sentir.  Supposons  qu'il  y  a  quinze  ou  vingt 
ans,  trois  ou  quatre  vieux  soldats  de  l'Empire  se 
fussent  mis  chacun  de  leur  côté  k  écrire  la  vie  de 
Napoléon  avec  leurs  souvenirs.  Il  est  clair  que  leurs 
récits  offriraient  de  nombreuses  erreurs,  de  fortes 


ig  VIE   DE  JËSCS. 

discordances.  L'un  d'eux  mettrait  Wagram  avant 
Marengo;  l'autre  écrirait  sans  hésiter  que  Napoléon 
chassa  des  Tuileries  le  gouvernement  de  Robes- 
pierre; un  troisième  omettrait  des  expéditions  de  la 
plus  haute  importance.  Mais  une  chose  résulterait 
certainement  avec  un  haut  degré  de  vérité  de  ces 
naïfs  récits,  c'est  le  caractère  du  héros,  l'impression 
qu'il  faisait  autour  de  lui.  En  ce  sens,  de  telles  his- 
toires populaires  vaudraient  mieux  qu'une  histoire 
solennelle  et  ofTicielle.  On  en  peut  dire  autant  des 
Évangiles.  Uniquement  attentifs  à  mettre  en  saillie 
l'excellence  du  maître,  ses  miracles,  son  enseigne- 
ment, les  évangélistes  montrent  une  entière  indiffé- 
rence pour  tout  ce  qui  n'est  pas  l'esprit  même  de 
Jésus.  Les  contradictions  sur  les  temps,  les  lieux,  les 
personnes,  étaient  regardées  comme  insignifiantes; 
car,  autant  on  prêtait  à  la  parole  de  Jésus  un  haut 
degré  d'inspiration,  autant  on  était  loin  d'accorder 
cette  inspiration  aux  rédacteurs.  Ceux-ci  ne  s'envi- 
sageaient que  comme  de  simples  scribes  et  ne 
tenaient  qu'à  une  seule  chose  :  ne  rien  omettre  de  ce 
qu'ils  savaient  * . 

Sans  contredit,  une  part  d'idées  préconçues  dut 
se  mêler  à  de  tels  souvenirs.  Plusieurs  récits,  surtout 

4.  Voir  le  passage  précité  de  Papias. 


INTRODUCTION.  «ei 

de  Luc,  sont  inventés  pour  faire  ressortir  vivement 
certains  traits  de  la  physionomie  de  Jésus.  Cette 
physionomie  elle-même  subissait  chaque  jour  des 
altérations.  Jésus  serait  un  phénomène  un\que  dans 
l'histoire  si,  avec  le  rôle  qu'il  joua,  il  n'avait  été 
bien  vite  transfiguré.  La  légende  d'Alexandre  était 
éclose  avant  que  la  génération  de  ses  compagnons 
d'armes  fût  éteinte;  celle  de  saint  François  d'Assise 
commença  de  son  vivant.  Un  rapide  travail  de  méta- 
morphose s'opéra  de  même,  dans  les  vingt  ou  trente 
années  qui  suivirent  la  mort  de  Jésus,  et  imposa  à 
sa  biographie  les  tours  absolus  d'une  légende  idéale. 
La  mort  perfectionne  l'homme  le  plus  parfait;  elle 
le  rend  sans  défaut  pour  ceux  qui  l'ont  aimé.  En 
même  temps,  d'ailleurs,  qu'on  voulait  peindre  le 
maître,  on  voulait  le  démontrer.  Beaucoup  d'anec- 
dotes étaient  conçues  pour  prouver  qu'en  lui  les 
prophéties  envisagées  comme  messianiques  avaient 
eu  leur  accomplissement.  Mais  ce  procédé,  dont  il 
ne  faut  pas  nier  l'importance,  ne  saurait  tout  expli- 
quer. Aucun  ouvrage  juif  du  temps  ne  donne  une 
série  de  prophéties  exactement  libellées  qne  le  Mes- 
sie dût  accomplir.  Plusieurs  des  allusions  messiani- 
ques ivlevées  par  les  évangélistes  sont  si  Bubtiics. 
si  détournées ,  qu'on  ne  peut  croire  que  tout  cela 
répondît  à  une  doctrine  généralement  admise.  Tantôt 


tcu  VIE  DE  JÉSUS. 

/'on  raisonna  ainsi  :  «  Le  Messie  doit  faire  telle 
chose;  or,  Jésus  est  le  Messie;  donc  Jésus,  a  fait 
telle  chose.  »  Tantôt  on  raisonna  à  l'inverse  :  «  Telle 
chose  est  arrivée  à  Jésus;  or,  Jésus  est  le  Messie; 
donc,  telle  chose  devait  arriver  au  Messie*.  »  Les 
explications  trop  simples  sont  toujours  fausses 
quand  il  s'agit  d'analyser  le  tissu  de  ces  profondes 
créations  du  sentiment  populaire  ,  qui  déjouent 
tous  les  systèmes  par  leur  richesse  et  leur  infinie 
variété. 

A  peine  est- il  besoin  de  dire  qu'avec  de  tels 
documents,  pour  ne  donner  que  de  l'incontestable,  il 
faudrait  s'en  tenir  aux  lignes  générales.  Dans  pres- 
que toutes  les  histoires  anciennes,  même  dans  celles 
qui  sont  bien  moins  légendaires  que  celles-ci,  le 
détail  prèle  à  des  doutes  infinis.  Quand  nous  avons 
deux  récits  d'un  même  fait,  il  est  extrêmement  rare 
que  les  deux  récits  soient  d'accord.  N'est-ce  pas  une 
raison,  quand  on  n'en  a  qu'un  seul,  de  tomber  en 
bien  des  perj^lexilés?  On  peut  dire  que,  parmi  les 
anecdotes,  les  discours,  les  mots  célèbres  rapportés 
par  les  historiens,  il  n'y  en  a  pas  un  de  rigoureuse- 
ment authentique.  Y  avait-il  des  sténographes  pour 
fixer  ces  paroles  rapides?   Y  avait-il  un  annaliste 

r  Voir,  par  exemple,  Jean,  xix,  23-24. 


INTRODUCTION.  icm 

toujours  présent  pour  noter  les  gestes,  les  allures, 
les  sentiments  des  acteurs?  Essayons  d'arriver  au 
vrai  sur  la  manière  dont  s'est  passé  tel  ou  tel  fait 
contemporain,  nous  n'y  réussirons  pas.  Deux  récits 
d'un  même  événement  faits  par  des  témoins  oculaires 
diffèrent  essentiellement.  Faut-il  pour  cela  renoncer 
à  toute  la  couleur  des  récits  et  se  borner  à  l'énoncé 
des  faits  d'ensemble?  Ce  serait  supprimer  l'histoire. 
Certes,  je  crois  bien  que,  si  l'on  excepte  certains 
axiomes  courts  et  presque  mnémoniques,  aucun  des 
discours  rapportés  par  Matthieu  n'est  textuel  ;  à 
peine  nos  procès-verbaux  sténographiés  le  sont-ils. 
J'admets  volontiers  que  cet  admirable  récit  de  la 
Passion  renferme  une  foule  d'à  peu  près.  Ferait-on 
cependant  l'histoire  de  Jésus  en  omettant  ces  prédi- 
cations qui  nous  rendent  d'une  manière  si  vive  la 
physionomie  de  ses  discours,  et  en  se  bornant  à  dire 
avec  Josèphe  et  Tacite  «  qu'il  fut  mis  à  mort  par 
l'ordre  de  Pilate  à  l'instigation  des  prêtres  "  ?  Ce 
serait  là,  selon  moi,  un  genre  d'inexactitude  pire 
que  celui  auquel  on  s'expose  en  admettant  les  détails 
que  nous  fournissent  les  textes.  Ces  détails  ne  sont 
pas  vrais  à  la  lettre;  mais  ils  sont  vrais  d'une  vérilé 
supérieure;  ils  sont  plus  vrais  que  la  nue  vérité,  ev 
ce  sens  qu'ils  sont  la  vérité  rendue  expressive  et 
parlante,  élevée  à  la  hauteur  d'une  idée. 


icrT  VIE  DE  JÊSOS. 

Je  prie  les  personnes  qui  trouveront  que  j'ai 
accordé  une  confiance  exagérée  à  des  récits  en 
grande  partie  légendaires,  de  tenir  compte  de  l'ob- 
servation que  je  viens  de  faire.  A  quoi  se  réduirait 
la  vie  d'Alexandre,  si  on  se  bornait  à  ce  qui  est 
matériellement  certain?  Les  traditions  même  en 
partie  erronées  renferment  une  portion  de  vérité  que 
l'histoire  ne  peut  négliger.  On  n'a  pas  reproché  à 
U.  Sprenger  d'avoir,  en  écrivant  la  vie  de  Maho- 
met, tenu  grand  compte  des  hadilh  ou  traditions 
orales  sur  le  prophète,  et  d'avoir  souvent  prêté  tex- 
tuellement à  son  héros  des  paroles  qui  ne  sont  con- 
nues que  par  cette  source.  Les  traditions  sur  Maho- 
met, cependant,  n'ont  pas  un  caractère  historique 
supérieur  à  celui  des  discours  et  des  récits  qui  com- 
posent les  Évangiles.  Elles  furent  écrites  de  l'an  50  5 
l'an  liO  de  l'hégire.  Quand  on  écrira  l'histoire  des 
écoles  juives  aux  siècles  qui  ont  précédé  et  suivi 
immédiatement  la  naissance  du  christianisme,  on  ne 
se  fera  aucun  scrupule  de  prêter  à  Ilillel,  à  Scham- 
niaï,  à  Gamaliel,  les  maximes  que  leur  attribuent  la 
Mischna  et  la  Gemara,  bien  que  ces  grandes  com- 
pilations aient  été  rédigées  plusieurs  centaines  d'an- 
nées après  les  docteurs  dont  il  s'agit. 

Quant  aux  personnes  qui  croient,  au  contraire, 
que  riiiûloire  doit  cansislcr  à  reproduire  sans  inter- 


INTRODUCTION.  IC» 

prétation  les  documents  qui  nous  sont  parvenus,  je 
les  prie  d'observer  qu'en  un  tel  sujet  cela  n'est  pas 
loisible.  Les  quatre  principaux  documents  sont  en  fla- 
grante contradiction  les  uns  avec  les  autres  ;  Josèphe, 
d'ailleurs,  les  rectifie  quelquefois.  Il  faut  choisir.  Pré- 
tendre qu'un  événement  ne  peut  pas  s'être  passé 
de  deux  manières  à  la  fois ,  ni  d'une  façon  absurde , 
n'est  pas  imposer  h.  l'histoire  une  philosophie  a 
priori.  De  ce  qu'on  possède  plusieurs  versions  dif- 
férentes d'un  même  fait,  de  ce  que  la  crédulité  a 
mêlé  à  toutes  ces  versions  des  circonstances  fabu- 
leuses, l'historien  ne  doit  pas  conclure  que  le  fait 
soit  faux;  mais  il  doit,  en  j>areil  cas,  se  tenir  en 
garde,  discuter  les  textes  et  procéder  par  induction. 
Il  est  surtout  une  classe  de  récits  à  propos  des- 
quels ce  principe  trouve  une  application  nécessaire, 
ce  sont  les  récits  surnaturels.  Chercher  à  expli- 
quer ces  récits  ou  les  réduire  à  des  légendes,  ce 
n'est  pas  mutiler  les  faits  au  nom  de  la  théorie; 
c'est  partir  de  l'observation  même  des  faits.  Aucun 
des  miracles  dont  les  vieilles  histoires  sont  remplies 
ne  s'est  passé  dans  des  conditions  scientifiques.  Une 
observation  qui  n'a  pas  été  une  seule  fois  démentie 
nous  apprend  qu'il  n'arrive  de  miracles  que  dans  les 
temps  et  les  pays  où  l'on  y  croit,  devant  des  per- 
sonnes disposées  à.  y  croire.  Aucun  miracle  ne  s'est 


ICTI  VIE  DE  JESUS. 

produit  devant  une  rt^union  d'hommes  capables  dt 
constater  le  caractère  miraculeux  d'un  fait.  Ni  les 
personnes  du  peuple,  ni  les  gens  du  monde  ne  sont 
compétents  pour  cela.  Il  y  faut  de  grandes  précau- 
tions et  une  longue  habitude  des  recherches  scienti- 
fiques. De  nos  jours,  n'a-t-on  pas  vu  presque  tous 
les  gens  du  monde  dupes  de  grossiers  prestiges  ou 
de  puériles  illusions?  Des  faits  merveilleux  attestés 
par  des  petites  villes  tout  entières  sont  devenus, 
grâce  à  une  enquête  plus  sévère ,  des  faits  condam- 
nables*. Puisqu'il  est  avéré  qu'aucun  miracle  con- 
temporain ne  supporte  la  discussion,  n'est-il  pas 
probable  que  les  miracles  du  passé,  qui  se  sont 
tous  accomplis  dans  des  réunions  populaires,  nous 
offriraient  également,  s'il  nous  était  possible  de  les 
critiquer  en  détail,  leur  part  d'illusion? 

Ce  n'est  donc  pas  au  nom  de  telle  ou  telle  philo- 
sophie, c'est  au  nom  d'une  constante  expérience, 
que  nous  bannissons  le  miracle  de  l'histoire.  Nous 
ne  disons  pas  :  «  Le  miracle  est  impossible  ;  »  nous 
disons  :  «  Il  n'y  a  pas  eu  jusqu'ici  de  miracle  con- 
staté. »  Que  demain  un  thaumaturge  se  présente 
avec  des  garanties  assez  sérieuses  pour  être  discuté; 


r  Voir  la  HaTrlU  des  Tribunaux^  10  sept,  et  11  nov.  485f, 
t8  mai  1857. 


INTRODUCTION.  xeni 

qu'il  s'annonce  comme  pouvant,  je  suppose,  ressus- 
citer un  mort,  que  ferait-on?  Une  commission  com- 
posée de  physiologistes,  de  physiciens,  de  chimistes, 
de  personnes  exercées  à  la  critique  historique,  serait 
nommée.  Cette  commission  choisirait  le  caJavre, 
s'assurerait  que  la  mort  est  bien  réelle,  désignerait 
la  salle  où  devrait  se  faire  l'expérience,  réglerait 
tout  le  système  de  précautions  nécessaire  pour  ne 
laisser  prise  à  aucun  doute.  Si,  dans  de  telles  con- 
ditions, la  résurrection  s'opérait,  une  probabilité 
presque  égale  à  la  certitude  serait  acquise.  Cepen- 
dant ,  comme  une  expérience  doit  toujours  pouvoir 
se  répéter,  que  l'on  doit  être  capable  de  refaire  ce 
que  l'on  a  fait  une  fois,  et  que,  dails  l'ordre  du  mi- 
racle, il  ne  peut  être  question  de  facile  ou  de  difficile, 
le  thaumaturge  serait  invité  à  reproduire  son  acte 
merveilleux  dans  d'autres  circonstances,  sur  d'autres 
cadavres,  dans  un  autre  milieu.  Si  chaque  fois  le 
miracle  réussissait,  deux  choses  seraient  prouvées  : 
la  première,  c'est  qu'il  arrive  dans  le  monde  des 
faits  surnaturels  ;  la  seconde,  c'est  que  le  pouvoir  de 
les  produire  appartient  ou  est  délégué  à  certaines 
personnes.  Mais  qui  ne  voit  que  jamais  miracle  ne 
s'est  passé  dans  ces  conditions-là;  que  toujours  jus- 
qu'ici le  thaumaturge  a  choisi  le  sujet  de  l'expérience, 
choisi  le  milieu,  choisi  le  public;  que  d'ailleurs,  le 


seviii  VIE  DE  JÉSUS. 

plus  souvent,  c'est  le  peuple  lui-même  qui,  par  suite 
de  l'invincible  besoin  qu'il  a  de  voir  dans  les  grands 
événements  et  dans  les  grands  hommes  quelque 
chose  de  divin,  crée  après  coup  les  légendes  mer- 
veilleuses? Jusqu'à  nouvel  ordre,  nous  maintien- 
drons donc  ce  principe  de  critique  historique,  qu'un 
récit  surnaturel  ne  peut  être  admis  comme  tel,  qu'il 
implique  toujours  crédulité  ou  imposture,  que  le 
devoir  de  l'historien  est  de  l'interpréter  et  de  recher- 
cher quelle  part  de  vérité,  quelle  part  d'erreur  il  peut 
receler. 

Telles  sont  les  règles  qui  ont  été  suivies  dans  la 
composition  de  cet  écrit.  A  la  lecture  des  textes,  j'ai 
pu  joindre  une  grande  source  de  lumières,  la  vue 
des  lieux  où  se  sont  passés  les  événements.  La  mis- 
sion scientifique  ayant  pour  objet  l'exploration  de 
l'ancienne  Phénicie,  que  j'ai  dirigée  en  1860  et  18G1, 
m'amena  à.  résider  sur  les  frontières  de  la  Galilée  et 
à  y  voyager  fréquemment.  J'ai  traversé  dans  tous 
les  sens  la  province  évangélique;  j'ai  visité  Jéru- 
salem, Hébron  et  la  Samarie;  presque  aucune  loca- 
lité importante  de  l'histoire  de  Jésus  ne  m'a  échappé. 
Toute  cette  histoire  qui,  à  distance,  semble  tlotlcr 
dans  les  nuages  d'un  monde  sans  réalité,  prit  ainsi 
un  corps,  une  solidité  qui  m'élonnèrent.  L'accord 
frappant  des  textes  et  des  lieux,  la  merveilleuse  har- 


INTRODUCTION.  xcix 

monie  de  l'idéal  évangélique  avec  le  paysage  qui  lui 
servit  de  cadre  furent  pour  moi  une  révélation.  J'eus 
devant  les  yeux  un  cinquième  Évangile,  lacéré  mais 
lisible  encore,  et  désormais,  à  travers  les  récits  de 
Matthieu  et  de  Marc,  au  lieu  d'un  être  abstrait, 
qu'on  dirait  n'avoir  jamais  existé,  je  vis  une  admi- 
rable figure  humaine  vivre,  se  mouvoir.  Pendant  l'été, 
ayant  dû  monter  à,  Ghazir,  dans  le  Liban,  pour 
prendre  un  peu  de  repos,  je  fixai  en  traits  rapides 
l'image  qui  m'était  apparue,  et  il  en  résulta  cette 
histoire.  Quand  une  cruelle  épreuve  vint  hâler  mon 
départ,  je  n'avais  plus  h  rédiger  que  quelques  pages. 
Le  livre  a  été  ,  de  la  sorte,  composé  fort  près  des 
lieux  mêmes  où  Jésus  naquit  et  vécut.  Depuis  mon 
retour  ' ,  j'ai  travaillé  sans  cesse  à  compléter  et  à 
contrôler  dans  le  détail  l'ébauche  que  j'avais  écrite 
à  la  hâte  dans  une  cabane  maronite,  avec  cinq  ou 
six  volumes  autour  de  moi. 

Plusieurs  regretteront  peut-être  le  tour  biogra- 
phique qu'a  ainsi  pris  mon  ouvrage.  Quand  je  conçus 
pour  la  première  fois  une  histoire  des  origines  du 
christianisme,  ce  que  je  voulais  faire,  c'était  bien, 
en  effet,  une  histoire  de  doctrines,  où  les  hommes 


1 .  Mon  retour  eut  lieu  en  octobre  1861 .  La  première  édition  de 
Ja  Vie  de  Jésus  est  de  juin  1863. 


g  VIE  DE  JESCS. 

n'auraient  eu  presque  aucune  part.  Jésus  eût  h  peine 
été  nommé;  on  se  fût  surtout  attaché  à  nnontrer 
comment  les  idées  qui  se  sont  produites  sous  son 
nom  germèrent  et  couvrirent  le  monde.  Mais  j'ai 
compris,  depuis,  que  l'histoire  n'est  pas  un  simple  jeu 
d'abstractions,  que  les  hommes  y  sont  plus  que  les 
doctrines.  Ce  n'est  pas  une  certaine  théorie  sur  la 
justification  et  la  rédemption  qui  a  fait  la  Réforme  : 
c'est  Luther,  c'est  Calvin.  Le  parsisme,  l'hellénisme, 
le  judaïsme  auraient  pu  se  combiner  sous  toutes  les 
formes  ;  les  doctrines  de  la  résurrection  et  du  Verbe 
auraient  pu  se  développer  durant  des  siècles,  sans 
produire  ce  fait  fécond,  unique,  grandiose,  qui  s'ap- 
pelle le  christianisme.  Ce  fait  est  l'œuvre  de  Jésus, 
de  saint  Paul,  des  apôtres.  Faire  l'histoire  de  Jésus, 
.de  saint  Paul ,  des  apôtres ,  c'est  faire  l'histoire  des 
origines  du  christianisme.  Les  mouvements  anté- 
rieurs n'appartiennent  à  notre  sujet  qu'en  ce  qu'ils 
servent  à  expliquer  ces  hommes  extraordinaires,  les- 
quels ne  peuvent  naturellement  avoir  été  sans  lien 
avec  ce  qui  les  a  précédés. 

Dans  un  tel  effort  pour  faire  revivre  les  hautes 
âmes  du  passé,  une  part  de  divination  et  de  conjec- 
tiu'e  doit  être  permise.  Une  grande  vie  est  un  tout 
organique  qui  ne  peut  se  rendre  par  la  simple  agglo- 
mération de  petits  faits.  Il  faut  qu'un  sentiment  pro- 


INTRODUCTION.  ei 

fond  embrasse  l'ensemble  et  en  fasse  l'unité.  I.a 
raison  d'art  en  pareil  sujet  est  un  bon  guide;  le  tact 
exquis  d'un  Gœthe  trouverait  à  s'y  appliquer.  F.a 
condition  essentielle  des  créations  de  l'art  est  de  ior- 
mer  un  système  vivant  dont  toutes  les  parties  s'ap- 
pellent et  se  commandent.  Dans  les  histoires  du 
genre  de  celle-ci,  le  grand  signe  qu'on  tient  le  vrai 
est  d'avoir  réussi  à  combiner  les  textes  d'une  façon 
qui  constitue  un  récit  logique,  vraisemblable,  où  rien 
ne  détonne.  Les  lois  intimes  de  la  vie,  de  la  marche 
des  produits  organiques,  de  la  dégradation  des 
nuances,  doivent  être  à  chaque  instant  consultées; 
car  ce  qu'il  s'agit  de  retrouver,  ce  n'est  pas  la  cir- 
constance matérielle,  impossible  à,  vérifier,  c'est  l'âme 
même  de  l'histoire;  ce  qu'il  faut  rechercher,  ce  n'est 
pas  la  petite  certitude  des  minuties,  c'est  la  justesse 
du  sentiment  général,  la  vérité  de  la  couleur.  Chaque 
trait  qui  sort  des  règles  de  la  narration  classique  doit 
avertir  de  prendre  garde;  car  le  fait  qu'il  s'agit  de 
raconter  a  été  conforme  à  la  nécessité  des  choses, 
naturel,  harmonieux.  Si  on  ne  réussit  pas  à  le  rendre 
tel  par  le  récit,  c'est  que  sûrement  on  n'est  pas  arrivé 
k  le  bien  voir.  Supposons  qu'en  restaurant  la  Minerve 
de  Phidias  selon  les  textes,  on  produisît  un  ensemble 
sec,  heurté,  artificiel;  que  faudrait-il  en  conclure? 
Une   seule   chose  :  c'est  que  les  textes  ont  besoin 


eu  VIE  DE  JÉSUS. 

de  l'interprétation  du  goût ,  qu'il  faut  les  solliciter 
doucement  jusqu'à  ce  qu'ils  arrivent  à  se  rapprocher 
et  à  fournir  un  ensemble  où  toutes  les  données  soient 
heureusement  fondues.  Serait-on  sûr  alors  d'avoir, 
trait  pour  trait,  la  statue  grecque?  Non;  mais  on 
n'en  aurait  pas  du  moins  la  caricature  :  on  aurait 
l'esprit  général  de  l'œuvre,  une  des  façons  dont  elle 
a  pu  exister. 

Ce  sentiment  d'un  organisme  vivant,  on  n'a  pas 
hésité  à  le  prendre  pour  guide  dans  l'agencement 
général  du  récit.  La  lecture  des  Évangiles  suffirait 
pour  prouver  que  leurs  rédacteurs,  quoique  ayant 
dans  l'esprit  un  plan  très-juste  de  la  vie  4e  Jésus, 
n'ont  pas  été  guidés  par  des  données  chronologiques 
bien  rigoureuses;  Papias,  d'ailleurs,  nous  l'apprend 
expressément,  et  appuie  son  opinion  d'un  témoi- 
gnage qui  paraît  émaner  de  l'apôtre  Jean  lui-même*. 
Les  expressions  :  «  En  ce  temps-là  d,  «  Après  cela», 
«  Alors  »,  (I  Et  il  arriva  que...  »,  etc.,  sont  de  simples 
transitions  destinées  à  rattacher  les  uns  aux  autres 
les  différents  récits.  Laisser  tous  les  renseignements 
fournis  par  les  Évangiles  dans  le  désordre  où  la  trar 
dition  nous  les  donne,  ce  ne  serait  pas  plus  écrire 
l'histoire  de  Jésus  qu'on  n'écrirait  l'histoire  d'up 

4.  Dans  Euscbe,  Hist.  eccl.,  III,  39. 


INTRODUCTION.  cm 

homme  célèbre  en  donnant  pêle-mêle  les  lettres  et 
les  anecdotes  de  sa  jeunesse,  de  sa  vieillesse,  de 
son  âge  mûr.  Le  Coran,  qui  nous  offre  aussi  dans  le 
décousu  le  plus  complet  les  pièces  des  différentes 
époques  de  la  vie  de  Mahomet,  a  livré  son  secret  à 
une  critique  ingénieuse;  on  a  découvert  d'une  ma- 
nière à  peu  près  certaine  l'ordre  chronologique  où 
ces  pièces  ont  été  composées.  Un  tel  redressement 
est  beaucoup  plus  difficile  pour  l'Évangile,  la  vie 
publique  de  Jésus  ayant  été  plus  courte  et  moins 
chargée  d'événements  que  la  vie  du  fondateur  de 
l'islam.  Cependant,  la  tentative  de  trouver  un  fil 
pour  se  guider  dans  ce  dédale  ne  saurait  être  taxée 
de  subtilité  gratuite.  Il  n'y  a  pas  grand  abus  d'ny- 
pothèse  à  supposer  qu'un  fondateur  religieux  com- 
mence par  se  rattacher  aux  aphorismes  moraux  qui 
sont  déjà,  en  circulation  de  son  temps  et  aux  pra- 
tiques qui  ont  de  la  vogue  ;  que,  plus  mûr  et  entré  en 
pleine  possession  de  sa  pensée,  il  se  complaît  dans 
un  genre  d'éloquence  calme,  poétique,  éloigné  de 
toute  controverse,  suave  et  libre  comme  le  sentiment 
pur;  qu'il  s'exalte  peu  à  peu,  s'anime  devant  l'op- 
position, finit  par  les  polémiques  et  les  fortes  invec- 
tives. Telles  sont  les  périodes  qu'on  distingue  nette- 
ment dans  le  Coran.  L'ordre  adopté  avec  un  tact 
extrêmement  fin  par  les  synoptiques  suppose  une 


(i<  VIE  DE  JESUS. 

marche  analogue.  Qu'on  lise  attentivement  Matthieu, 
on  trouvera  dans  la  distribution  des  discours  une 
gradation  fort  analogue  à  celle  que  nous  venons 
d'indiquer.  On  observera,  d'ailleurs,  la  réserve  des 
tours  de  phrase  dont  nous  nous  servons  quand  il 
s'agit  d'exposer  le  progrès  des  idées  de  Jésus.  Le 
lecteur  peut,  s'il  le  préfère,  ne  voir  dans  les  divi- 
sions adoptées  à  cet  égard  que  les  coupes  indispen- 
sables à  l'exposition  méthodique  d'une  pensée  pro- 
fonde et  compliquée. 

Si  l'amour  d'un  sujet  peut  servir  à.  en  donner 
l'intelligence,  on  reconnaîtra  aussi,  j'espère,  que 
celle  :ondition  ne  m'a  pas  manqué.  Pour  faire  l'his- 
toire d'une  religion,  il  est  nécessaire,  premièrement, 
d'y  avoir  cru  (sans  cela,  on  ne  saurait  comprendre 
par  quoi  elle  a  charmé  et  satisfait  la  conscience 
humaine)  ;  en  second  lieu,  de  n'y  plus  croire  d'une 
manière  absolue;  car  la  foi  absolue  est  incompatible 
avec  l'histoire  sincère.  Mais  l'amour  va  sans  la  foi. 
Pour  ne  s'attacher  à  aucune  des  formes  qui  capti- 
vent l'adoration  des  hommes,  on  ne  renonce  pas  à 
goûter  ce  qu'elles  contiennent  de  bon  et  de  beau. 
Aucune  apparition  passagère  n'épuise  la  Divinité; 
Dieu  s'était  révélé  avant  Jésus,  Dieu  se  révélera 
après  lui.  Profondément  inégales  et  d'autant  plus 
divines  qu'elles  sont  plus  grandes,  plus  spontanées, 


INTRODUCTION.  c' 

les  manifestations  du  Dieu  caché  au  fond  de  la  con- 
science humaine  sont  toutes  du  même  ordre  lésus 
ne  saurait  donc  appartenir  uniquement  à  ceux  qui 
se  disent  ses  disciples.  Il  est  l'honneur  commun  de 
ce  qui  porte  un  cœm  d'homme.  Sa  gloire  ne  con- 
siste pas  à  être  relégué  hors  de  l'histoire;  on  lui 
rend  un  culte  plus  vrai  en  montrant  que  l'histoire 
entière  est  incompréhensible  sans  lui. 


VIE    DE   JESUS 


VIE 

DE   JÉSUS 


CHAPITRE     PREMIER. 


HACE    DB    JÉSUS    BAHS    L'BISIOIBB    DD    UONBfi. 


L'événement  capital  de  l'histoire  du  monde  est 
la  révolution  par  laquelle  les  plus  nobles  portions 
de  l'humanité  ont  passé,  des  anciennes  religions 
comprises  sous  le  nom  vague  de  paganisme,  à  une 
religion  fondée  sur  l'unité  divine,  la  trinité,  l'incar- 
nation du  Fils  de  Dieu.  Celte  conversion  a  eu  besoin 
de  près  de  mille  ans  pour  se  faire.  La  religion  nou- 
velle avait  mis  eUe-même  au  moins  tiois  cents  ans 
a  se  former.  Mais  l'origine  de  la  révolution  dont  il 
j'dgit  est  un  fait  qui  eut  lieu  sous  les  règnes  d'Au- 

1 


!  ORIGINES  DU   CHRISïIANISMEw 

guste  et  de  Tibère.  Alors  vécut  une  personne  supé- 
rieure qui,  par  son  initiative  hardie  et  par  l'amour 
qu'elle  sut  inspirer,  créa  l'objet  et  posa  le  point  de 
départ  de  la  foi  future  de  l'humanité. 

L'homme,  dès  qu'il  se  distingua  de  l'animal,  fut 
religieux,  c'est-à-dire  qu'il  vit  dans  la  nature  quelque 
chose  au  delà  de  la  réalité,  et  pour  lui-même  quelque 
chose  au  delà  de  la  mort.  Ce  sentiment,  pendant 
des  milliers  d'années ,  s'égara  de  la  manière  la  plus 
étrange.  Chez  beaucoup  de  races,  il  ne  dépassa  point 
la  croyance  aux  sorciers  sous  la  forme  grossière  où 
nous  la  trouvons  encore  dans  certaines  parties  de 
rOcéanie.  Chez  quelques  peuples,  le  sentiment  reli- 
gieux aboutit  aux  honteuses  scènes  de  boucherie  qui 
forment  le  caractère  de  l'ancienne  religion  du  Mexi- 
que. D'autres  pays,  en  Afrique  surtout ,  ne  dépassè- 
rent point  le  fétichisme,  c'est-à-dire  l'adoration  d'un 
objet  matériel ,  auquel  on  attribuait  des  pouvoirs 
sui'naturels.  Comme  l'instinct  de  l'amour,  qui  par 
moments  élève  l'homme  le  plus  vulgaire  au  -  dessus 
de  lui-même,  se  change  parfois  en  perversion  et  en 
férocité;  ainsi  cette  divine  faculté  de  la  religion  put 
longtemps  sembler  un  chancre  qu'il  fallait  extirper  de 
l'espèce  humaine,  une  cause  d'erreurs  et  de  crimes 
que  les  sages  devaient  chercher  à  supprimer. 

Les  brillantes  civilisations  qui  se  développèrent  dès 


VIE  DE  JÉSUS.  3 

une  antiquité  fort  reculée  en  Chine,  en  Babylonio,  en 
Egypte,  firent  faire  à  la  religion  certains  progrès. 
La  Chine  arriva  vite  à  une  sorte  de  bon  sens  mé- 
diocre, qui  lui  interdit  les  grands  égarements.  Elle 
ne  connut  ni  les  avantages  ni  les  abus  du  génie 
religieux.  En  tout  cas,  elle  n'eut  par  ce  côté  aucune 
influence  sur  la  direction  du  grand  courant  de  l'hu- 
manité. Les  religions  de  la  Babylonie  et  de  la  Syrie 
ne  se  dégagèrent  jamais  d'un  fond  de  sensualité 
étrange;  ces  religions  restèrent,  jusqu'à  leur  extinc- 
tion au  IV'  et  au  v'  siècle  de  notre  ère,  des  écoles 
d'immoralité,  où  quelquefois,  grâce  à  une  sorte  d'in- 
tuition poétique,  s'ouvraient  de  lumineuses  échap- 
pées sur  le  monde  divin.  L'Egypte,  malgré  une  sorte 
de  fétichisme  apparent,  put  avoir  de  bonne  heure 
des  dogmes  métaphysiques  et  un  symbolisme  relevé. 
iMais  sans  doute  ces  interprétations  d'une  théologie 
raffinée  n'étaient  pas  primitives.  Jamais  l'homme,  en 
possession  d'une  idée  claire,  ne  s'est  amusé  à  la 
revêtir  de  symboles  :  c'est  le  plus  souvent  à  la  suite 
de  longues  réflexions,  et  par  l'impossibilité  où  est 
l'esprit  humain  de  se  résigner  à  l'absurde,  qu'on 
cherche  des  idées  sous  les  vieilles  images  mystiques 
dont  le  sens  est  perdu.  Ce  n'est  pas  de  l'Egypte, 
d'ailleurs,  qu'est  venue  la  foi  de  l'humanité.  Los 
éléments  qui,  diins  la  religion   d'un  chrétien,  pro- 


t  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

viennent,  A  travers  mille  transformations,  d'Egypte 
et  de  Syrie  sont  des  formes  extérieures  san?  beaucoup 
de  conséquence,  ou  des  scories  telles  que  les  cultes 
les  plus  épurés  en  retiennent  toujours.  Le  grand 
défaut  des  religions  dont  nous  parlons  était  leur 
caractère  superstitieux  ;  ce  qu'elles  jetèrent  dans  le 
monde,  ce  furent  des  millions  d'amulettes  et  d'abraxas. 
Aucune  grande  pensée  morale  ne  pouvait  sortir  de 
races  abaissées  par  un  despotisme  séculaire  et  accou- 
tumées à  des  institutions  qui  enlevaient  presque  tout 
fcvercice  à  la  liberté  des  individus. 

La  poésie  de  l'âme,  la  foi,  la  liberté,  l'honnêteté, 
le  dévouement,  apparaissent  dans  le  monde  avec 
les  deux  grandes  races  qui,  en  un  sens,  ont  fait 
l'humanité,  je  veux  dire  la  race  indo-européenne  et 
la  race  sémitique.  Les  premières  intuitions  religieuses 
de  la  race  indo-européenne  furent  essentiellement 
naturalistes.  Mais  c'était  un  naturalisme  profond  et 
moral,  un  embrassement  amoureux  de  la  nature  par 
l'homme,  une  poésie  délicieuse,  pleine  du  sentiment 
de  l'infini,  le  principe  enfin  de  tout  ce  que  le  génie 
germanique  et  celtique,  de  ce  qu'un  Shakespeare,  de 
ce  qu'un  Gœthe  devaient  exprimer  plus  tard.  Ce 
n'était  ni  de  la  religion,  ni  de  ia  morale  réfléchies, 
c'était  de  la  pjélancolie,  de  la  tendresse,  de  l'ima- 
gination ;  c'était  par-dessus  tout  du  sérieux,  c'est-à- 


VIE  DE  JESUS.  i 

dire  la  condition  essentielle  de  la  morale  et  de  la 
religion.  La  foi  de  rhumanilé  cependant  ne  pouvait 
venir  de  là,  parce  que  ces  vieux  cultes  avaient  beau- 
coup de  peine  à  se  détacher  du  polythéisme  el  n'abou- 
tissaient pas  à  un  symbole  bien  clair.  Le  brahmanisme 
n'a  vécu  jusqu'à  nos  jours  que  grâce  au  privilège 
étonnant  de  conservation  que  l'Inde  semble  posséder. 
Le  bouddhisme  échoua  dans  toutes  ses  tentatives 
vers  l'ouest.  Le  druidisme  resta  une  forme  exclusi- 
vement nationale  et  sans  portée  universelle.  Les 
tentatives  grecques  de  réforme,  l'orphisme,  les  mys- 
tères, ne  suffirent  pas  pour  donner  aux  âmes  un 
aliment  solide.  La  Perse  seule  arriva  à  se  faire  une 
religion  dogmatique,  presque  monothéiste  et  savam- 
ment organisée;  mais  il  est  fort  possible  que  cette 
organisation  même  fût  une  imitation  ou  un  emprunt. 
En  tout  cas,  la  Perse  n'a  pas  converti  le  monde; 
elle  s'est  convertie,  au  contraire,  quand  elle  a  vu 
paraître  sur  ses  frontières  le  drapeau  de  l'unité  divine 
proclamée  par  l'islam. 

C'est  la  race  sémitique  '  qui  a  la  gloire  d'avoir  fait 

4.  Je  rappelle  que  ce  mol  désigne  simplement  ici  les  peuples 
qui  parlent  ou  ont  parlé  une  des  langues  qu'on  appelle  sémiti- 
ques Une  telle  désignation  est  tout  à  fait  défectueuse;  mais  c'est 
un  de  ces  mots,  comme  «architecture  golhique»,  «chiffres 
arabes»,  qu'il  faut  conserver  pour  s'entendre,  même  après  qu'on 
a  démontré  l'erreur  qu'ils  impliquent. 


•  ORIGINES  DU   CBRiSTIANISHE. 

!a  religion  de  l'humanité.  Bien  au  delà  des  confins 
de  l'histoire,  sous  sa  tente  restée  pure  des  désordres 
d'un  monde  déjà  corrompu,  le  patriarche  bédouin 
préparait  la  foi  du  monde.  Une  forte  antipathie  contre 
les  cultes  voluptueux  de  la  Syrie,  une  grande  sim- 
plicité de  rituel,  l'absence  complète  de  temples, 
l'idole  réduite  h  d'insignifiants  theraphim,  voilà  sa 
supériorité.  Entre  toutes  les  tribus  des  Sémites 
nomades,  celle  des  Beni-Israël  était  marquée  déjà 
pour  d'immenses  destinées.  D'antiques  rapports  avec 
l'Egypte,  d'où  résultèrent  des  emprunts  dont  il  n'est 
pas  facile  de  mesurer  l'étendue,  ne  firent  qu'aug- 
menter leur  répulsion  pour  l'idolâtrie.  Une  «  Loi  » 
ou  Thora,  très-anciennement  écrite  sur  des  tables  de 
pierre,  et  qu'ils  rapportaient  à  leur  grand  libérateur 
Moïse,  était  déjà  le  code  du  monothéisme  et  renfer- 
mait, comparée  aux  institutions  d'Egypte  et  de 
Chaldée,  de  puissants  germes  d'égalité  sociale  et  de 
moralité.  Une  arche  portative,  surmontée  de  sphinx  *, 
ayant  des  deux  côtes  des  oreillettes  pour  passer  des 
leviers,  constituait  tout  leur  matériel  religieux;  là 
étaient   réunis  les   objets   sacrés   de  la  nation,  ses 

t.  Comparez  Lepsius,  Dcnhmater  ans  £gypten  und  Mthio- 
p/en,  VIII,  p(.  245;  de  Rougé,  Étude  sur  une  slèle  égypt.  appar- 
tenant à  la  Bibl.  impér.  (Paris,  1858);  de  Vogiié,  le  Temple  de 
Jérusalem,  p.  33;  Guigniaut,  HcI.  de  l'ant.,  pi.,  no  173. 


VIE  DE  JESUS.  9 

reliques,  ses  souvenirs,  le  «  livre  »  enfin',  journal 
toujours  ouvert  de  la  tribu,  mais  où  l'on  écrivait 
très-discrètement.  La  famille  chargée  de  tenir  les 
leviers  et  de  veiller  sur  ces  archives  portatives,  étant 
près  du  livre  et  en  disposant,  prit  bien  vite  de  l'im- 
portance. De  là  cependant  ne  vint  pas  l'institution 
qui  décida  de  l'avenir.  Le  prêtre  hébreu  ne  difTère 
pats  beaucoup  des  autres  prêtres  de  l'antiquité  ;  le 
caractère  qui  distingue  essentiellement  Israël  entre 
les  peuples  théocratiques,  c'est  que  le  sacerdoce  y 
a  toujours  été  subordonné  à  l'inspiration  individuelle. 
Outre  ses  prêtres,  chaque  tribu  nomade  avait  son 
nabi  ou  prophète,  sorte  d'oracle  vivant  que  l'on  con- 
sultait pour  les  questions  obscures  dont  la  solution 
supposait  un  haut  degré  de  clairvoyance.  Les  nabis 
d'Israël,  organisés  en  groupes  ou  écoles,  eurent  une 
grande  supériorité.  Défenseurs  de  l'ancien  esprit 
démocratique,  ennemis  des  riches,  opposés  à  toute 
organisation  politique  et  à  ce  qui  eût  engagé  Israël 
dans  les  voies  des  autres  nations,  ils  furent  les  vrais 
instruments  de  la  primauté  religieuse  du  peuple  juif. 
De  bonne  heure,  ils  avouèrent  des  espérances  illi- 
mitées ,  et ,  quand  le  peuple ,  en  partie  victime  de 
leurs  conseils  impolitiques,  eut  été  écrasé  par  la  puis- 

4.  I  Sam.,  X,  25 


s  ORIGINES   DO  CHRISTIANISME. 

sance  assyrienne ,  ils  proclamèrent  qu'un  règne  sans 
bornes  était  réservé  à  Juda,  qu'un  jour  Jérusalem 
serait  la  capitale  du  monde  entier  et  que  le  genre 
humain  se  ferait  juif.  Jérusalem  avec  son  temple  leur 
apparut  comme  une  ville  placée  sur  le  sommet  d'une 
montagne,  vers  laquelle  tous  les  peuples  devaient  ac- 
courir, comme  un  oracle  d'où  la  loi  universelle  devait 
sortir,  comme  le  centre  d'un  règne  idéal ,  où  le  genre 
humain,  pacifié  par  Israël,  retrouverait  les  joies  de 
i'Éden  '. 

Des  accents  inconnus  se  font  déjà  entendre  pour 
exalter  le  martyre  et  célébrer  la  puissance  de  «  l'homme 
de  douleur  ».  A  propos  de  quelqu'un  de  ces  sublimes 
patients  qui,  comme  Jérémie,  teignaient  de  leur 
Bang  les  rues  de  Jérusalem,  un  inspiré  fit  un  can- 
tique sur  les  souffrances  et  le  triomphe  du  «  servi- 
teur de  Dieu  » ,  où  toute  la  force  prophétique  du  génie 
d'Israël  sembla  concentrée*.  «  Il  s'élevait  comme  un 
faible  arbuste,  comme  un  rejeton  qui  monte  d'un  sol 
aride;  il  n'avait  ni  grâce  ni  beauté.  Accablé  d'op- 
probres, délaissé  des  hommes,  tous  détournaient  de 
lui  la  face  ;  couvert  d'ignominie,  il  comptait  pour  un 

r  Isaïc,  II,  1-4,  et  surtout  les  chnpitres  xl  et  suiv.,  l\  et  suiv.; 
Michée,  iv,  4  et  suiv.  Il  faut  se  rappeler  que  la  seconde  partie  du 
livre  d'Isaïe   à  partir  du  chapitre  xl,  n'est  pas  d'Isaïe. 

I.  Isaïe,  LU,  13  et  suiv.,  et  un  entier. 


VIE  DE  JÉSUS.  fl 

néant.  C'est  qu'il  s'est  chargé  de  nos  souflrances; 
c'est  qu'il  a  pris  sur  lui  nos  douleurs.  Vous  l'eussiez 
tenu  pour  un  homme  frappé  de  Dieu,  touc  hé  de  sa 
main.  Ce  sont  nos  crimes  qui  l'ont  couvert  de  bles- 
sures, nos  iniquités  qui  l'ont  broyé;  le  châtiment 
qui  nous»  a  valu  le  pardon  a  pesé  sur  lui,  et  ses 
meurtrissures  ont  été  notre  guérison.  Nous  étions 
comme  un  troupeau  errant,  chacun  s'était  égaré,  et 
Jéhovah  a  déchargé  sur  lui  l'iniquité  de  tous.  Écrasé, 
humilié,  il  n'a  pas  ouvert  la  bouche  ;  il  s'est  laissé 
mener  comme  un  agneau  à  l'immolation;  comme  une 
brebis  silencieuse  devant  celui  qui  la  tond,  il  n'a  pas 
ouvert  la  bouche.  Son  tombeau  passe  pour  celui  d'un 
méchant,  sa  mort  pour  celle  d'un  impie.  Mais,  du 
moment  qu'il  aura  offert  sa  vie,  il  verra  naître  une 
postérité  nombreuse,  et  les  intérêts  de  Jéhovah  pros- 
péreront dans  sa  main.  » 

De  profondes  modifications  s'opérèrent  en  même 
temps  dans  la  Thora.  De  nouveaux  textes,  prétendant 
représenter  la  vraie  loi  de  Moïse,  tels  que  le  Deuté- 
ronome,  se  produisirent  et  inaugurèrent  eii  réalité  un 
esprit  fort  différent  de  celui  des  vieux  nomades.  Un 
grand  fanatisme  fut  le  trait  dominant  de  cet  esprit. 
Des  croyants  forcenés  provoquent  sans  cesse  des 
violences  contre  tout  ce  qui  s'écarte  du  culte  de  Jé- 
hovah ;  un  code  de  sang ,  édictant  la  peine  de  mort 


10  OniGINES   DD   CHRISTIANISME. 

pour  des  délits  religieux,  réussit  à  s'établir.  La  piété 
amène  presque  toujours  de  singulières  oppositions  de 
véhémence  et  de  douceur.  Ce  zèle,  inconnu  à  la  gros- 
sière simplicité  du  temps  des  Juges,  inspire  des  tons 
de  prédication  émue  et  d'onction  tendre  que  le  monde 
n'avait  pas  entendus  jusque-là.  Une  forte  tendance 
vers  les  questions  sociales  se  fait  déjà  sentir;  des 
utopies,  des  rêves  de  société  parfaite  prennent  place 
dans  le  code.  Mélange  de  morale  patriarcale  et  de 
dévotion  ardente,  d'intuitions  primitives  et  de  raffi- 
nements pieux  comme  ceux  qui  remplissaient  l'âme 
d'un  Ezéchias,  d'un  Josias,  d'un  Jérémie,  le  Penta- 
teuque  se  fixe  ainsi  dans  la  forme  où  nous  le  voyons, 
et  devient  pour  des  siècles  la  règle  absolue  de  l'es- 
prit national. 

Ce  grand  livre  une  fois  créé ,  l'histoire  du  peuple 
juif  se  déroule  avec  un  entraînement  irrésistible.  Les 
grands  empires  qui  se  succèdent  dans  l'Asie  occi- 
dentale, en  brisant  pour  lui  tout  espoir  d'un  royaume 
terrestre ,  le  jettent  dans  les  rêves  religieux  avec 
une  sorte  de  passion  sombre.  Peu  soucieux  de  dy- 
nastie nationale  ou  d'indépendance  politique ,  il  ac- 
cepte tous  les  gouvernements  qui  le  laissent  prati- 
quer librement  son  culte  et  suivre  ses  usages.  Israël 
n'aura  plus  désormais  d'autre  direction  que  celle 
de  ses  enthousiastes  religieux ,  d'autres  ennemis  que 


VIE  DE  JÉSUS.  M 

ceux  de  l'unité  divine,  d'autre  patrie  que  sa  Loi. 

Et  cette  Loi ,  il  faut  bien  le  remarquer,  était  toute 
sociale  et  morale.  C'était  l'œuvre  d'hommes  péné- 
trés d'un  haut  idéal  de  la  vie  présente  et  croyant 
avoir  trouvé  les  meilleurs  moyens  pour  le  réaliser. 
La  conviction  de  tous  est  que  la  Thora  bien  obser- 
vée ne  peut  manquer  de  donner  la  parfaite  félicité. 
Cette  Thora  n'a  rien  de  commun  avec  les  «  Lois  » 
grecques  ou  romaines,  lesquelles,  ne  s'occupant  guère 
que  du  droit  abstrait,  entrent  peu  dans  les  questions 
de  bonheur  et  de  moralité  privés.  On  sent  d'avance 
que  les  résultats  qui  sortiront  de  la  loi  juive  seront 
d'ordre  social,  et  non  d'ordre  politique,  que  l'œuvre 
h  laquelle  ce  peuple  travaille  est  un  royaume  de  Dieu, 
non  une  république  civile,  une  institution  universelle, 
non  une  nationalité  ou  une  patrie. 

A  travers  de  nombreuses  défaillances,  Israël  soutint 
admirablement  cette  vocation.  Une  série  d'hommes 
pieux ,  Esdras  ,  Néhémie ,  Onias  ,  les  Macchabées , 
dévorés  du  zèle  de  la  Loi ,  se  succèdent  pour  la  dé- 
fense des  antiques  institutions.  L'idée  qu'Israël  est 
un  peuple  de  saints,  une  tribu  choisie  de  Dieu  et 
liée  envers  lui  par  un  contrat,  prend  des  racines  de 
plus  en  plus  inébranlables.  Une  immense  attente 
remplit  les  âmes.  Toute  l'antiquité  indo-européenne 
avait  placé  le  paradis  à  l'origine;  tous  ses  poètes 


U  ORIGINES   DO  CHRISTIANISME. 

avaient  pleuré  un  âge  d'or  évanoui.  Israël  metlaîl 
l'âge  d'or  dans  l'avenir.  L'éternelle  poésie  des  âmes 
religieuses. ,  les  Psaumes  éclosent  de  ce  piétisme 
exalté ,  avec  leur  divine  et  mélancolique  harmonie. 
Israël  devient  vraiment  et  par  excellence  le  peuple 
de  Dieu ,  pendant  qu'autour  de  lui  les  religions 
païennes  se  réduisent  de  plus  en  plus ,  en  Perse  et 
en  Babylonie,  à,  un  charlatanisme  officiel,  en  Egypte 
et  en  Syrie,  à  une  grossière  idolâtrie,  dans  le  monde 
grec  et  latin ,  à  des  parades.  Ce  que  les  martyrs 
chrétiens  ont  fait  dans  les  premiers  siècles  de  notre 
ère,  ce  que  les  victimes  de  l'orthodoxie  persécutrice 
ont  fait  dans  le  sein  même  du  christianisme  jusqu'à 
notre  temps,  les  Juifs  le  firent  durant  les  deux  siè- 
cles qui  précèdent  l'ère  chrétienne.  Ils  furent  une 
vivante  protestation  contre  la  superstition  et  le  ma- 
térialisme religieux.  Un  mouvement  d'idées  exti'aor- 
dinaire,  aboutissant  aux  résultats  les  plus  opposés, 
faisait  d'eux,  à  cette  époque,  le  peuple  le  plus  frap- 
pant et  le  plus  original  du  monde.  Leur  dispersion 
sur  tout  le  littoral  de  la  Méditerranée  et  l'usage  de 
la  langue  grecque,  qu'ils  adoptèrent  hors  de  la  Pa- 
lestine, préparèrent  les  voies  à  une  propagande  dont 
les  sociétés  anciennes ,  coupées  en  petites  nationali- 
tés, n'avaient  encore  offert  aucun  exemple. 
Jusquau  temps  des  Macchabées,   le  judaïsme, 


VIE  DE  JËSOS.  13 

malgré  sa  persistance  à  annoncer  qu'il  serait  un  jour 
la  religion  du  genre  humain,  avait  eu  le  caractère 
de  tous  les  autres  cultes  de  l'antiquité  :  c'était  un 
culte  de  famille  et  de  tribu.  L'Israélite  pensait  bien 
que  son  culte  était  le  meilleur,  et  parlait  avec  mépris 
des  dieux  étrangers.  Mais  il  croyait  aussi  que  la 
religion  du  vrai  Dieu  n'était  faite  que  pour  lui  seul. 
On  embrassait  le  culte  de  Jéhovah  quand  on  entrait 
dans  la  famille  juive  '  ;  voilà  tout.  Aucun  Israélite  ne 
songeait  à  convertir  l'étranger  à  un  culte  qui  était 
le  patrimoine  des  fils  d'Abraham.  Le  développement 
de  l'esprit  piéliste,  depuis  Esdras  et  Néhémie,  amena 
une  conception  beaucoup  plus  ferme  et  plus  logique. 
Le  judaïsme  devint  la  vraie  religion  d'une  manière 
absolue  ;  on  accorda  à  qui  voulut  le  droit  d'y  en- 
trer'; bientôt  ce  fut  une  œuvre  pie  d'y  amener  le 
plus  de  monde  possible'.  Sans  doute,  le  généreux 
sentiment  qui  éleva  Jean-Baptiste,  Jésus,  saint  Paul, 
au-dessus  des  mesquines  idées  de  races  n'existait 

1.  Ruth,  I,  16. 

2.  Esther,  ix,  27. 

3.  Matth.,  XXIII,  15;  Josèphe,  Vila^iZ;  Bell. Jud., Il,  xvii,10; 
VII,  III,  3;  Anl.,  XX,  ii,  4;  Horat.,  Sal.,  I,  iv,  143;  Juv.,  xiv, 
96  et  suiv.;  Tacite,  Ann. ,  II  ,  85;  Hist.,  V,  5;  Dion  Cassius, 
XXXVIl,  17.  On  affranchissait  souvent  des  esclaves,  à  condition 
qu'ils  resteraient  juifs.  Lévy  (de  Breslau) ,  Epigrapltische  Bey- 
tràge  zurGesch.  der  Juden,  p.  299  et  suiv. 


14  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

pas  encore  ;  par  une  étrange  contradiction,  ces  con- 
vertis (prosélytes)  étaient  peu  considérés  et  traites 
avec  dédain*.  Mais  l'idée  d'une  religion  exclusive, 
l'idée  qu'il  y  a  au  monde  quelque  chose  de  supérieur 
à  la  patrie,  au  sang,  aux  lois,  l'idée  qui  fera  les 
apôtres  et  les  martyrs,  était  fondée.  Une  profonde 
pitié  pour  les  païens,  quelque  brillante  que  soit  leur 
fortune  mondaine,  est  désormais  le  sentiment  de 
tout  juif*.  Par  une  série  de  légendes,  destinées  à 
fournir  des  modèles  d'inébranlable  fermeté  (Daniel 
et  ses  compagnons,  la  mère  des  Macchabées  et  ses 
sept  fils',  le  roman  de  l'hippodrome  d'Alexandrie*), 
les  guides  du  peuple  cherchent  surtout  à  inculquer 
cette  idée  que  la  vertu  consiste  dans  un  attachement 
fanatique  à  des  institutions  religieuses  déterminées. 
Les  persécutions  d'Antiochus  Épiphane  firent  de 
celte  idée  une  passion,  presque  une  frénésie.  Ce  fut 

4.  Mischna,  5cfce6ù7,  X,  9;  Talraud  de  Babylone,  Niddah, 
fol.  43  b ;  Jebamolh,  47  b;  Kidduscliin ,  70  b;  Midrasch,  Jalkul 
Ruth,  fol.  463  d. 

2.  Lettre  apocr.  de  Baruch,  dans  Fabricius,  Cod.  pseud.  V.  T., 
II,  447  et'Suiv.,  el danaCeriani,  Ai'onum.  sacraetprof.,\,  fusc.ii, 
p.  '.)6  ei  suiv. 

3.  II'  livre  des  Macchabées,  eh.  vu,  el  le  De  Maccabœis,  aUri- 
bné  à  Josèphe.  Cf.  Ëpilre  aux  Hébreux,  xi,  33  et  suiv. 

i.  III*  livre  (apocr.)  des  Macchabées;  Ru6n,  Suppl.  ad.  Joi , 
Conlra  Apioncm,  II,  S. 


VIE  DE  JESUS.  <5 

quelque  chose  de  très-analogue  à.  ce  qui  se  passa 
sous  Néron,  deux  cent  trente  ans  plus  tard.  La  rage 
et  le  désespoir  jetèrent  les  croyants  dans  le  monde 
des  visions  et  des  rêves.  La  première  apocalypse, 
le  «  livre  de  Daniel  » ,  parut.  Ce  fut  comme  une 
renaissance  du  prophélisme,  mais  sous  une  forme 
très-difiérente  de  l'ancienne  et  avec  une  vue  bien 
plus  large  des  destinées  du  monde.  Le  livre  de 
Daniel  donna  en  quelque  sorte  aux  espérances  mes- 
sianiques leur  dernière  expression.  Le  Messie  ne  fut 
plus  un  roi  à  la  façon  de  David  et  de  Salomon,  ua 
Cyrus  théocrate  et  mosaïste  ;  ce  fut  un  «  fils  de 
l'homme  »  apparaissant  dans  la  nue  ',  un  être  sur- 
naturel, revêtu  de  l'apparence  humaine,  chargé  de 
juger  le  monde  et  de  présider  à  l'âge  d'or.  Peut- 
être  le  Sosiosch  de  la  Perse,  le  grand  prophète  à 
venir,  chargé  de  préparer  le  règne  d'Ormuzd, 
fournit-il  quelques  traits  à  ce  nouvel  idéal'.  L'au- 
teur inconnu  du  livre  de  Daniel  eut,  en  tout  cas, 
une  influence  décisive  sur  l'événement  religieux  qui 
allait  transformer  le  monde.  Il  créa  la  mise  en  scène 

4.  Dan.,  vil,  13  et  suiv^ 

î'.  Vendidad,  xix,  18,  19;  Minokhired ,  passage  publié  dans 
la  i.'eitschrift  der  deutschen  morgenlàndischen  Gesellschaft, 
l,^Oi\  Boundehesch,  xwi.  Le  manque  de  chronologie  certaine 
pour  les  textes  zends  et  pehlvis  laisse  planer  beaucoup  do  doute 
sur  ces  rapprochements  entre  les  croyances  juives  et  persanes. 


16  ORIGINES  DD   CHRISTIANISME. 

et  les  termes  techniques  du  nouveau  messianisme,  et 
on  peut  lui  appliquer  ce  que  Jésus  disait  de  Jean- 
Baptiste  :  «  Jusqu'à  lui,  les  prophètes;  à  partir  de 
lui,  le  royaume  de  Dieu.  »  Peu  d'années  après, 
les  mêmes  idées  se  reproduisaient  sous  le  nom  du 
patriarche  Hénoch  '.  L'essénisme,  qui  semble  avoir  été 
en  rapport  direct  avec  l'école  apocalyptique,  naissait 
vers  le  même  temps  ',  et  offrait  comme  une  première 
ébauche  de  la  grande  discipline  qui  allait  bientôt  se 
constituer  pour  l'éducation  du  genre  humain. 

Il  ne  faut  pas  croire  cependant  que  ce  mouve- 
ment, si  profondément  religieux  et  passionné,  eût 
pour  mobile  des  dogmes  particuliers,  comme  cela  a 
eu  lieu  dans  toutes  les  luttes  qui  ont  éclaté  au  sein 
du  christianisme.  Le  juif  de  cette  époque  était  aussi 
peu  théologien  que  possible.  Il  ne  spéculait  pas  sur 
l'essence  de  la  Divinité  ;  les  croyances  sur  les  anges, 
sur  les  fins  de  l'homme,  sur  les  hypostases  divines, 
dont  le  premier  germe  se  laissait  déjà,  entrevoir, 
étaient  des  croyances  libres ,  des  méditations  aux- 
quelles chacun  se  livrait  selon  la  tournure  de  son 
esprit,  mais  dont  une  foule  de  gens  n'avaient  pas 
entendu  parler.  C'étaient  même  les  plus  orthodoxes 

4.  Voir  inirod.,  p.  xliii-ilii. 

î.  La  première  mention  certaine  des  esséniens  se  trouve  ver» 
l'an  (06  avant  J.-C.  Jos..  Ant..  XIII.  xi.  2;  D.  J..  I,  m,  6. 


TIB  DE  JÊSDS.  11 

qui  restaient  en  dehors  de  toutes  ces  imaginations 
particulières,  et  s'en  tenaient  à  la  simplicité  du  mo- 
saïsme.  Aucun  pouvoir  dogmatique  analogue  à  celui 
que  le  christianisme  orthodoxe  a  déféré  à  l'Église 
n'existait  alors.  Ce  n'est  qu'à  partir  du  in'  siècle, 
quand  le  christianisme  est  tombé  entre  les  mains  de 
races  raisonneuses,  folles  de  dialectique  et  de  méta- 
physique, que  commence  cette  fièvre  de  définitions 
qui  fait  de  l'histoire  de  l'Eglise  l'histoire  d'une  im- 
mense controverse.  On  disputait  aussi  chez  les  Juifs; 
des  écoles  ardentes  apportaient  à  presque  toutes  les 
questions  qui  s'agitaient  des  solutions  opposées;  mais, 
dans  ces  luttes,  dont  le  Talmud  nous  a  conservé  les 
principaux  traits .  il  n'y  a  pas  un  seul  mot  de  théo- 
logie spéculative.  Observer  et  maintenir  la  Loi ,  parce 
que  la  Loi  est  juste,  et  que,  bien  observée,  elle 
donne  le  bonheur,  voilà  tout  le  judaïsme.  Nul  credo^ 
nul  symbole  théorique.  Un  disciple  de  la  philosophie 
arabe  la  plus  hardie,  Moïse  IMaimonide,  a  pu  deve- 
nir l'oracle  de  la  synagogue ,  parce  qu  il  a  été  un 
canoniste  très-exercé. 

Les  règnes  des  derniers  Asmonéens  et  celui  d'Hé- 
rode  virent  l'exaltation  grandir  encore.  Ils  furent  rem- 
plis par  une  série  non  interrompue  de  mouvements 
religieux.  A  mesure  que  le  pouvoir  se  sécularisait  et 
passait  en  des  mains  incrédules,  le  peuple  juif  vivait 

3 


18  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

de  moins  en  moins  pour  la  terre  et  se  laissait  de 
plus  en  plus  absorber  par  le  travail  étrange  qui  s'opé- 
rait en  son  sein.  Le  monde ,  distrait  par  d'autres 
spectacles,  n'a  nulle  connaissance  de  ce  qui  se  passe 
en  ce  coin  oublié  de  l'Orient.  Les  âmes  au  courant 
de  leur  siècle  sont  pourtant  mieux  avisées.  Le  tendre 
et  clairvoyant  Virgile  semble  répondre,  comme  par 
un  écho  secret,  au  second  Isaïe;  la  naissance  d'un 
enfant  le  jette  dans  des  rêves  de  palingénésie  uni- 
verselle '.  Ces  rêves  étaient  ordinaires  et  formaient 
comme  un  genre  de  littérature,  que  l'on  couvrait  du 
nom  des  sibylles.  La  formation  toute  récente  de  l'Em- 
pire exaltait  les  imaginations;  la  grande  ère  de  paix 
où  l'on  entrait  et  cette  impression  de  sensibilité  mé- 
lancolique qu'éprouvent  les  âmes  après  les  longues 
périodes  de  révolution  faisaient  naître  de  toute  part 
des  espérances  illimitées. 

En  Judée,  l'attente  était  à  son  comble.  De  saintes 
personnes,  parmi  lesquelles  la  légende  cite  un  vieux 
Siméon,  auquel  on  fait  tenir  Jésus  dans  ses  bras, 
Anne,  fille  de  Phanuel,  considérée  comme  prophé- 

4.  Égl.  IV.  LeCumœum  carmen  (v.  4)  était  une  sorte  d'apoca- 
lypse sibylline,  empreinte  de  la  philosophie  de  ilù><toiro  familière 
à  l'Orient.  Voir  Servius  sur  ce  vers,  et  Carmina  sihyllina,  III, 
97-817.  Cf.  Tac,  Hisl.,  V,  13;  Suet.,  Vesp.,  4,  Jos.,  B.  J.,  VI, 
V,  4. 


VIE  DE  JÉSDS,  19 

tesse*,  passaient  leur  vie  autour  du  temple,  jeûnant, 
priant,  pour  qu'il  plût  à  Dieu  de  ne  pas  les  retirer 
du  monde  sans  leur  avoir  montré  l'accomplissement 
des  espérances  d'Israël.  On  sent  une  puissante  incu- 
bation, l'approche  de  quelque  chose  d'inconnu. 

Ce  mélange  confus  de  claires  vues  et  de  songes, 
cette  alternative  de  déceptions  et  d'espérances,  ces 
aspirations  sans  cesse  refjulées  par  une  odieuse  réa- 
lité, trouvèrent  enfin  leur  interprète  dans  l'homme 
incomparable  auquel  la  conscience  universelle  a  dé- 
cerné le  titre  de  Fils  de  Dieu,  et  cela  en  toute  jus- 
tice, puisqu'il  a  fait  faire  à  la  religion  un  pas  auquel 
nul  autre  ne  peut  et  probablement  ne  pourra  jamais 
être  comparé. 


CHAPITRE   II. 


ENFAXCn    BT    JECNESSE    DE    JÉSDS.   —  «ES    PREMIBRBS 
IMPRESSIONS. 


Jésus  naquît  h  Nazareth',  petite  ville  de  Galilée, 
qui  n'eut  avant  lui  aucune  célébrité-.  Toute  sa  vie 
il  fut  désigné  du  nom  de  «  Nazaréen'  »,  et  ce  n'est 
que  pur  un  détour  assez  embarrassé  *  qu'on  réussit, 

4.  Matth.,  XIII,  54  et  suiv.;  Marc,  vi,  1  et  suiv.;  Jean,  i,  45-46. 

8.  Elle  n'est  mentionnce  ni  dans  les  écrits  de  l'Ancien  Testa- 
ment, ni  dans  Joséphe,  ni  dans  le  Talmud.  Mais  elle  est  nommée 
dans  la  liturgie  de  Kalir,  pour  le  9  de  ab. 

3.  Ma.th.,  XXVI,  74  ;  Marc,  i,  24;  xiv,  67;  Luc,  xvm,  37; 
XXIV.  19;  Jean,  xix,  19;  Ad.,  ii,  22;  m,  6;  x,  38.  Comp.  Jean, 
vu,  41-42;  Acl.,  Il,  2î;  m,  6;  iv,  10;  vi,  U;  xxii,  8;  xxvi,  9. 
De  là  le  nom  de  nazaréens  {Acl.,  xxiv,  B),  longtemps  appliqué 
aux  chrétiens  par  les  juifs,  et  qui  les  désigne  encore  dans  tous  lea 
pays  musulmans. 

4.  Cette  circonstance  a  été  inventée  pour  répondre  à  Michée, 
V,  1.  Le  recensement  opéré  par  Quirinius,  auquel  la  légende  rat- 
tarhc  le  voyage  de  Bethléhem,  est  postérieur  d'au  moins  dix  ans 
h  l'année  où.  solon  Luc  et  Matthieu,  Jésus  serait  né.  Les  deux 
évan^élisies,  en  effet,  font  naître  Jésjs  sous  le  règne  d'Herode 
iSJatth.,  II,  1,  49,  22  ;  Luc,  i,  5).  Or,  le  recensement  de  Quiriniu» 


VIE  DE  JÉSUS.  21 

dans  sa  légende,  à  le  faire  naître  à  Bethléhem.  Nous 
verrons  plus  tard'  le  motif  de  cette  supposition,  et 
comment  elle  était  la  conséquence  obligée  du  rôle 
messianique  prêté  à  Jésus*.  On  ignore  la  date  pré- 

n'eut  lieu  qu'après  la  déposition  d'ArcliélaUs,  c'est-à-dire  dix  ans 
après  la  mort  d'Hérode,  l'an  37  de  l'ère  d'Actiura  (Josèphe,  Ant., 
XVII,  XIII,  5;  XVIII.  I,  1;  II,  1)-  L'inscription  par  laquolle  on 
prétendait  autrefois  établir  que  Quirinius  fil  deux  recensements 
est  reconnue  pour  fausse  (V.  Orelli,  Insc  lai.,  n"  623,  et  le  sup- 
plément de  Henzen,  à  ce  numéro;  Borghesi,  Fastes  consulaires 
[encore  inédits],  à  l'année  742).  Quirinius  peut  avoir  été  deux 
fois  légat  de  Syrie;  mais  le  recensement  n'eut  lieu  qu'à  sa  seconde 
légation  (Mommsen,  fies  geslœ  divi  Augusti,  Berlin,  1865,  p.  41« 
et  suiv.).Le  recensement,  en  tout  cas,  se  serait  appliqué  aux  par- 
ties réduites  en  province  romaine,  et  non  aux  royaumes  et  aux 
tétrarchies,  surtout  du  vivant  d'Hérode  le  Grand.  Les  textes  par 
lesquels  on  cherche  à  prouver  que  quelques-unes  des  opérations  de 
sUtistique  et  de  cadastre  ordonnées  par  Auguste  durent  s'étendre 
au  domaine  des  Hérodes,  ou  n'impliquent  pas  ce  qu'on  leur  fait 
dire,  ou  sont  d'auteurs  chrétiens,  qui  ont  emprunté  cette  donnée  à 
l'Évangile  de  Luc.  Ce  qui  prouve  bien,  d'ailleurs,  que  le  voyage 
de  la  famille  de  Jésus  à  Bethlehem  n'a  rien  d'historique,  c'est  le 
motif  qu'on  lui  attribue.  Jésus  n'était  pas  de  la  famille  de  David 
(v.  ci-dessous,  p.  246-248),  et,  en  eût-il  été,  on  ne  concevrait 
pas  encore  que  ses  parenis  eussent  été  forcés,  pour  une  opération 
purement  cadastrale  et  financière,  de  venir  s'inscrire  au  lieu  d'où 
leurs  ancêtres   étaient  sortis  depuis  mflle  ans.  En  leur  imposant 
une  telle  obligation,  l'autorité  romaine  aurait  sanctionué  de    pré- 
tentions pour  elle  pleines  de  menaces. 
4.  Ch.  XV. 

î.  Matlh.,  II,  1  et  suiv.;  Luc,  ii,  1  et  suiv.  L'absence  do  ce 
récit  dans  Mire,  et  les  deux  passages  parallèles,  Malth.,  xin,  Ci, 


M  ORIGINES  DO  CHRISTIANISME. 

cise  de  sa  naissance.  Elle  eut  lieu  sous  le  règne 
d'Augusb,  probablement  vers  l'an  750  de  Rome*, 
c'est-à-dire  quelques  années  avant  l'an  1  de  l'ère 
que  tous  les  peuples  civilisés  font  dater  du  jour  où 
l'on  croit  qu'il  naquit  *. 

Le  nom  de  Jésxis,  qui  lui  fut  donné ,  est  une  alté- 
ration de  Josué.  C'était  un  nom  fort  commun  ;  mais 
naturellement  on  y  chercha  plus  tard  des  mystères  et 
une  allusion  au  rôle  de  Sauveur  '.  Peut-être  Jésus 
lui-même,  comme  tous  les  mystiques,  s'exaltait-il  à 

et  Marc,  vi,  1,  où  Nazareth  figure  comme  «  la  patrie  »  de  Jésus, 
prouvent  qu'une  telle  légende  manquait  dans  le  texte  primitif  qui 
a  fourni  le  canevas  narratif  des  Évangiles  actuels  de  Matthieu  et 
de  Marc.  C'est  devant  des  objections  souvent  répétées  qu'on  aura 
ajouté,  en  tôte  de  l'Évangile  de  Matthieu,  des  ré-serves  dont  lacon- 
jradiction  avec  le  reste  du  texte  n'était  pas  assez  flagrante  pour 
qu'on  se  soit  cru  obligé  de  corriger  les  endroits  qui  avaient  d'à 
bord  été  écrits  à  un  tout  autre  point  de  vue.  Luc,  au  contraire 
(  IV,  16  ) ,  composant  avec  réflexion,  a  employé ,  pour  être  consé- 
quent, une  expression  plus  adoucie.  Quant  au  quatrième  évangéliste, 
il  ne  sait  rien  du  voyage  de  Bethléhem  ;  pour  lui ,  Jésus  est  simple- 
ment «  do  Nazareth»  ou  «Galiléen  »,  dans  doux  circonstances  où 
il  eût  été  de  la  plus  haute  importance  de  rappeler  sa  naissance  à 
Bethléhem  (i,  4o-4G  ;  vu,  41-42). 

1.  Matth.,  Il,  1,  19,  22;  Luc,  i,  5.  Hérode  mourut  dans  la  pre- 
mière moitié  do  l'an  750,  répondant  à  l'an  4  avant  J.-C. 

2.  On  sait  que  lo  calcul  qui  sert  de  base  à  l'ère  vulgaire  a  été 
fait  au  VI'  siècle  par  Denys  le  Petit.  Ce  calcul  implique  certaines 
données  purement  hypothétiques- 

3.  Matth.,  I,  21  ;  Luc,  i,  31 


VIE   DE  JÈSOS.  -^ 

ce  propos.    U  est  ainsi  plus  d'une  grande  voca- 
tion dans  l'histoire  dont  un  nom  donné  sans  arnère- 
pensée  à  un  enfant  a  été  l'occasion.   Les  natures 
ardentes  ne  se  résignent  jamais  à  voir  un  hasard 
dans  ce  qui  les  concerne.  Tout  pour  elles  a  été  règle 
par  Dieu ,  et  elles  voient  un  signe  de  la  volonté  supé- 
rieure dans  les  circonstances  les  plus  insigmf.antes. 
La  population  de  Galilée  était  fort  mêlée,  comme 
le  nom  même  du  pays'  Tindiquait.  Celte  provuKe 
comptait  parmi  ses  habitants,  au  temps  de  Jésus, 
beaucoup  de  non-Juifs  (Phéniciens,  Syriens,  Arabes 
et  même  Grecs»).   Les  conversions   au   judaïsme 
n'étaient  point  rares  dans  ces  sortes  de  pays  mixtes. 
Il  est  donc  impossible  de  soulever  ici  aucune  question 
de  race  et  de  rechercher  quel  sang  coulait  dans  les 
veines  de  celui  qui  a  le  plus  contribué  à  effacer  dans 
l'humanité  les  distinctions  de  sang. 

Il  sortit  des  rangs  du  peuple'.  Son  père  Joseph 
et  sa  mère  Marie  étaient  des  gens  de  médiocre  con- 
dition, des  artisans  vivant  de  leur  travail*,  dans  cet 

4.  Gelil  haggoiiim,  «  cercle  des  gentils  ». 

8.  Strabon,XVI,n,  35;  Jos.,  V'iia.  12. 

3  Oa  expliquera  plus  lard  (  ch.  xv  )  l'ong^ne  des  g  nralo- 
gies  destinées  à  le  rattacher  à  la  race  de  David.  U.el^or^ 
supprimaient  avec  raison  ces  généalogies  (  Épiph.,  Adv.  hœr.. 

XXX,  14). 
4.  Mattli..  xiii,5S;  Marc,  vi,  3;  Jean,  vi,  42. 


2i  ORIGINES  DD   GHRISTIANISMK. 

état  si  commun  en  Orient,  qui  n'est  ni  l'aisance  ni  la 
misère.  L'extrême  simplicité  de  la  vie  dans  de  telles 
contrées,  en  écartant  le  besoin  de  ce  qui  constitue 
chez  nous  une  existence  agréable  et  commode,  rend 
le  privilège  du  riche  presque  inutile,  et  fait  de  tout 
le  monde  des  pauvres  volontaires.  D'un  autre  côté, 
Je  manque  total  de  goiit  pour  les  arts  et  pour  ce  qui 
contribue  à  l'élégance  de  la  vie  matérielle  donne  à 
la  maison  de  celui  qui  ne  manque  de  rien  un  aspect 
de  dénùment.  A  part  quelque  chose  de  sordide  et  de 
repoussant  que  l'islamisme  a  porté  avec  lui  dans 
toute  la  terre  sainte,  la  ville  de  Nazareth,  au  temps 
de  Jésus,  ne  dill'érait  peut-être  pas  beaucoup  de  ce 
qu'elle  est  aujourd'hui  '.  Les  rues  où  il  joua  enfant, 
nous  les  voyons  dans  ces  sentiers  pierreux  ou  ces 
■petits  carrefours  qui  séparent  les  cases.  La  maison  de 
loseph  ressembla  beaucoup  sans  doute  à  ces  pauvres 
boutiques,  éclairées  par  la  porte,  servant  à  la  fois 
d'établi,  de  cuisine,  de  chambre  à  coucher,  ayant 
pour  ameublement  une  natte ,  quelques  coussins  à 
terre,  un  ou  deux  vases  d'argile  et  un  coffre  peint. 

1.  L'aspeci  grossier  des  ruines  qui  couvrent  la  Palestine  prouve 
que  les  villes  qui  ne  furent  pas  reconstruites  à  la  manière  romaine 
etiiient  fort  mal  bâties.  Quant  à  la  forme  dos  raaisons,  elle  est,  on 
Syrie,  si  sirrple  et  si  impériousoraeiit  commandée  par  le  climat, 
qu'elle  n'a  jamais  dû  changer. 


VIE  DE  JÉSUS.  S5 

La  famille,  qu'elle  provînt  d'un  ou  de  plusieurs 
mariages,  était  assez  nombreuse.  Jésus  avait  des 
frères  et  des  sœurs',  dont  il  semble  avoir  été  l'aîné'. 
Tous  sont  restés  obscurs;  car  il  paraît  que  les  quatre 
personnages  qui  sont  donnés  comme  ses  frères,  et 
parmi  lesquels  un  au  moins,  Jacques,  est  arrivé  à 
une  grande  importance  dans  les  premières  années  du 
développement  du  christianisme,  étaient  ses  cousins 
germains.  Marie,  en  effet,  avait  une  sœur  nommée 
aussi  Marie',  qui  épousa  un  certain  Alphée  ou  Cléo- 
phas  (ces  deux  noms  paraissent  désigner  une  même 

1.  Matth.,  1,  25  (texte  reçu);  xii,  46  et  suiv.;  xiii,  55  et  suiv.; 
M.irc,  m,  3<  et  suiv.;  vi,  3;  Luc,  ii,  7,  viii,  19  et  suiv.;  Jean,  ii, 
42;  VII,  3,  5,  10;  AcC,  i,  14;  Hégésippe,  dans  Eusèbe,  //.  E., 
III,  20.  L'assertion  que  le  mot  ah  (fnre)  aurait  en  hébreu  un 
sens  plus  large  qu'en  français  est  tou(  à  fait  fausse.  La  signifi- 
cation du  mot  ah  est  identiquement  la  même  que  celle  du  mot 
«frère».  Les  emplois  métaphoriques,  ou  abusifs,  ou  erronés, 
ne  prouvent  rien  contre  le  sens  propre.  De  ce  qu'un  prédicateur 
appelle  ses  auditeurs  «  mes  frères  »,  en  conclura-t-on  que  le  mot 
«  frère  »  n'a  pas  en  français  un  sens  très-précis?  Or,  il  est  évi- 
dent que,  dans  les  passages  précités,  le  mot  «  frère»  n'est  pas 
pris  au  sens  figuré.  Remarquez  en  particulier  Matth. ,  xii,  46  et 
suiv.,  qui  exclut  également  le  sens  abusif  de  «  cousin  ». 

2.  Matth.,  I,  25;  Luc,  ii,  7.  Il  y  a  des  doutes  critiques  sur  le 
texte  de  Matthieu,  mais  non  sur  celui  de  Luc. 

3.  Jean,  xix,  25.  Ces  deux  sœurs  portant  le  même  nom  sont  un 
£ait  singulier.  Il  y  a  là  probablement  quelque  inexactitude,  venant 
ûe  l'habitude  de  donner  presque  indistinctement  aux  Galiléenue» 
le  nom  de  Marie. 


26  OUlGINtS  DU   CHRISTIANISME. 

personne*),  et  fut  mère  de  plusieurs  fils  qui  jouèrent  un 
rôle  considérable  parmi  les  premiers  disciples  de  Jésus. 
Ces  cousins  germains,  qui  adhérèrent  au  jeune  maître, 
pendant  que  ses  vrais  frères  lui  faisaient  de  l'oppo- 
sition *,  prirent  le  titre  de  «  frères  du  Seigneur  ^  «. 


1.  Ils  ne  sont  pas  élymologiquemont  identiques.  À).o7.ïoç  est  la 
transcription  du  nom  syro-chaldaïque  Ilalphai;  KXMsà;  ou  KXeo'itaç 
est  une  forme  écourtée  de  KXtoVaTpoç.  Mais  il  pouvait  y  avoir  sub- 
stitution artificielle  de  l'un  à  l'autre,  de  mAme  que  les  Joseph  se 
faisaient  appeler  «  Ilégésippe  »,  les  Eliakim  «  Alcimus»,  etc. 

8.  Jean,  vri,  3  et  suiv. 

3.  En  effet,  les  quatre  personnages  qui  sont  donnés  (Matth., 
xlii,  55;  Marc,  vi,  3)  comme  frères  de  Jésus  :  Jacob ,  Joseph  ou 
José,  Simon  et  Jude,  so  retrouvent,  ou  h  peu  près,  comme  Cls  de 
Marie  et  de  Cléoplia.s.  Matlh.,  xxvii,  66;  Marc,  xv,  40;  xvi,  1; 
Luc,  XXIV,  10;  Gai.,  i,  19;  Epist.  Jac,  i,  1  ;  Kpist.  Judœ,  1  ; 
Euseb.,  Chron.  ad  ann.  R.  dcccx;  llisl.  eccl. ,  III,  11,  22,  32 
(d'après  Hégésippe);  Conslit.  apost.,  VU,  46.  L'Iiypollièse  que 
nous  proposons  lève  seule  l'énorme  difficulté  que  l'on  trouve  à 
supposer  doux  sœurs  ayant  chacune  trois  ou  quatre  fils  portant  les 
mi^mes  noms,  et  à  admettre  que  Jacques  et  Simon,  les  doux  pre- 
miers évoques  de  Jérusalem,  qualifiés  de  n  frères  du  Seigneur», 
aient  été  de  vrais  frères  de  Jésus,  qui  auraient  commencé  par  lui 
être  hostiles,  puis  se  seraient  convertis.  L'évangéiiste,  entendant 
appeler  ces  '•ualio  fils  de  Cléoplias  «  frèrts  du  Seigneur»,  aura 
mis,  par  erreur,  leur  nom  au  passage  Malth.,  xiii ,  55  =  Marc , 
VI,  3,  à  la  place  des  noms  des  vrais  frères,  restés  toujours  obscurs. 
On  s'explique  de  la  sorte  comment  le  caractère  de»  personnages 
appelés  «  frères  du  Seigneur»,  de  Jacques,  par  exemple,  est  si  dif- 
férent ae  celu'  dos  vrais  frères  de  Jésus,  tel  qu'on  le  voit  se  des- 
siner dans  Jean,  vu,  3  et  suiv.  L'expression  de  »  frères  du  Sei- 


VIE  DE  JÉSDS.  27 

Les  vrais  frères  de  Jésus  n'eurent  de  notoriété,  ainsi 
que  leur  mère,  cpi'après  sa  mort*.  Même  alors, 
ils  ne  paraissaient  pas  avoir  égalé  en  considération 
leurs  cousins,  dont  la  conversion  avait  été  plus  spon- 
tanée let  dont  le  caractère  semble  avoir  eu  plus  d'ori- 
ginalité. Leur  nom  était  inconnu,  à  tel  point  que, 
quand  l'évangéliste  met  dans  la  bouche  des  gens  de 
Nazareth  l'énumération  des  frères  selon  la  nature, 
ce  sont  les  noms  des  fils  de  Cléophas  qui  se  présen- 
tent à  lui  tout  d'abord. 

Ses  sœurs  se  marièrent  h.  Nazareth',  et  il  y  passa 
les  années  de  sa  première  jeunesse.  Nazareth  était 
une  petite  \111e ,  située  dans  un  pli  de  terrain  large- 
ment ouvert  au  sommet  du  groupe  de  montagnes 
qui  ferme  au  nord  la  plaine  d'Esdrelon.  La  popula- 
tion est  maintenant  de  trois  à  quatre  mille  âmes ,  et 
elle  peut  n'avoir  pas  beaucoup  varié*.  Le  froid  y 
est  vif  en  hiver  et  le  climat  fort  salubre.  Nazareth 
comme  à  cette  époque  toutes  les  bourgades  juives, 

gneur  »  constitua  évidemment,  dans  l'Église  primitive,  une  espèce 
d'ordre  parallèle  «  celui  des  apôtres.  Voir  surtout  Gai.,  i,  19; 
I  Cor.,  IX,  5. 

4.  Act.,i,  U. 

1.  Matth.,  xiii,  56;  Marc,  vi,  3. 

3.  Selon  Josèphe  (B.  J.,  HI,  m,  S),  le  plus  petit  bourg  de  Ga- 
lilée avait  au  moins  cina  mille  habitants.  Il  y  a  là  probablement 
de  i'exagératien. 


28  ORIGINES   DO   CHRISTIANISME. 

était  un  amas  de  cases  bâties  sans  style,  et  devait 
présenter  cet  aspect  sec  et  pauvre  qu'oflrenl  les  vil- 
lages dans  les  pays  sémitiques.  Les  maisons,  à  ce 
qu'il  semble,  ne  différaient  pas  beaucoup  de  ces  cubes 
de  pierre,  sans  élégance  extériejre  ni  intérieure,  qui 
rouvrent  aujourd'hui  les  parties  les  plus  riches  du 
Liban,  et  qui,  mêlés  aux  vignes  et  aux  figuiers,  ne 
laissent  pas  d'être  fort  agréables.  Les  environs,  d'ail- 
leurs, sont  charmants,  et  nul  endroit  du  monde  ne 
fut  si  bien  fait  pour  les  rêves  de  l'absolu  bonheur. 
Même  aujourd'hui ,  Nazareth  est  un  délicieux  séjour, 
le  seul  endroit  peut-être  de  la  Palestine  où  l'âme  se 
sente  un  peu  soulagée  du  fardeau  qui  l'oppresse  au 
milieu  de  cette  désolation  sans  égale.  La  population 
est  aimable  et  souriante;  les  jardins  sont  frais  et 
verts.  Antonio  Martyr,  à  la  fin  du  vi'  siècle,  fait  un 
tableau  enchanteur  de  la  fertilité  des  environs,  qu'il 
compare  au  paradis*.  Quelques  vallées  du  côté  de 
l'ouest  justifient  pleinement  sa  description.  La  fon- 
taine où  se  concentraient  autrefois  la  vie  et  la  gaieté 
de  la  petite  ville  est  détruite;  ses  canaux  crevassés 
ne  donnent  plus  qu'une  eau  trouble.  Mais  la  beauté 
des  femmes  qui  s'y  rassemblent  le  soir,  cette  beauté 
qui  était  déji  remarquée  au  \i'  siècle  et  où  l'on 

4.  limer.,  S  5. 


VIB   De  J^SUS.  s» 

voyait  un  don  de  !a  vierge  Marie  ',  s'est  conservée 
d'une  manière  frappante.  C'est  le  type  syrien  dans 
toute  sa  grâce  pleine  de  langueur.  Nul  doute  que 
Marie  n'ait  ù,é  \h  presque  tous  les  jours,  et  n'ait  pris 
rang,  l'urne  sur  l'épaule,  dans  la  lile  de  ses  compa- 
triotes restées  obscures.  Antonin  Martyr  remarque 
que  les  femmes  juives,  ailleurs  dédaigneuses  pour 
les  chrétiens,  sont  ici  pleines  d'affabilité.  De  nos  jours 
encore,  les  haines  religieuses  sont  à  Nazareth  moins 
vives  qu'ailleurs. 

L'horizon  de  la  ville  est  étroit;  mais,  si  l'on  monte 
quelque  peu  et  que  l'on  atteigne  le  plateau  fouetté 
d'une  brise  perpétuelle  qui  domine  les  plus  hautes 
maisons,  la  perspective  est  splendide.  A  l'ouest,  se 
déploient  les  belles  lignes  du  Carmel,  terminées  par 
une  pointe  abrupte  qui  semble  se  plonger  dans  la 
mer.  Puis  se  déroulent  le  double  sommet  qui  domine 
Mageddo,  les  montagnes  du  pays  de  Sichem  avec 
leurs  lieux  saints  de  l'âge  patriarcal,  les  monts  Gel- 
boé,  le  petit  groupe  pittoresque  auquel  se  rattaciient 
les  souvenirs  gracieux  ou  terribles  de  Sulem  et  d'En- 
dor,  le  Thabor  avec  sa  forme  arrondie,  que  l'anti- 
quité comparait  à  un  sein.  Par  une  dépression  entre 
la  montagne  de  Sulem  et  le  Thabor,  s'entrevoient  la 

i.  Antonin  Martyr,  endroit  cité. 


30  OBIGINES  DD   CHRISTIANISME. 

vallée  du  Jourdain  et  les  hautes  plaines  de  la  Pérée, 
qui  forment  du  côté  de  l'est  une  ligne  continue.  Au 
nord,  les  montagnes  de  Safed,  en  s'inclinaiit  vers  la 
mer,  dissimulent  Saint-Jean-d'Acre.  mais  laissent  se 
dessiner  aux  yeux  le  golfe  de  Khaïfa.  Tel  fut  l'hori- 
zon de  Jésus.  Ce  cercle  enchanté,  berceau  du  royaume 
de  Dieu,  lui  représenta  le  monde  durant  des  années. 
Sa  vie  même  sortit  peu  des  limites  familières  à  son 
enfance.  Car,  au  delà,  du  côté  du  nord,  l'on  entre- 
voit presque,  sur  les  flancs  de  l'Hermon,  Césarée  de 
Philippe,  sa  pointe  la  plus  avancée  dans  le  monde 
des  gentils,  et,  du  côté  du  sud,  on  pressent,  derrière 
ces  montagnes  déjà  moins  riantes  de  la  Samarie,  la 
triste  Judée,  desséchée  comme  par  un  vent  brûlant 
d'abstraction  et  de  mort. 

Si  jamais  le  monde  resté  chrétien,  mais  arrivé  à 
une  notion  meilleure  de  ce  qui  constitue  le  respect 
des  origines,  veut  remplacer  par  d'authentiques  lieux 
saints  les  sanctuaires  apocryphes  et  mesquins  où 
s'attachait  la  piété  des  âges  grossiers,  c'est  sur  cette 
hauteur  de  Nazareth  qu'il  bâtira  son  temple.  Là, 
au  point  d'apparition  du  christianisme  et  au  centre 
d'oti  rayonna  l'activité  de  son  fondateur,  devrait 
s'élever  la  grande  église  où  tous  les  chrétiens  pour- 
raient prier.  Là  aussi ,  sur  cette  terre  où  dorment  le 
charpentier  Joseph  et  des  milliers  de  Nazaréens  ou- 


VIE  DE  JÈSDS.  31 

bliés,  qui  n'ont  pas  franchi  l'horizon  d^  leur  vallée, 
le  philosophe  serait  mieux  placé  qu'en  aucun  heu  du 
monde  pour  contempler  le  cours  des  choses  humaines, 
se  consoler  des  démentis  qu'elles  infligent  à  nos 
instincts  les  plus  chers,  se  rassurer  sur  le  but  divin 
que  le  monde  poursuit  à  travers  d'innombrables 
défaillances  et  nonobstant  i'miiverselle  vanité- 


CHAPITRE    TII. 


EDUCATION     DE    ifSV^. 


Cette  nature  à  la  fois  riante  et  grandiose  fut  toute 
l'éducation  de  Jésus.  Il  apprit  h  lire  et  à,  écrire  *, 
sans  doute  selon  la  mélliode  de  l'Orient,  consistant  à 
mettre  entre  les  mains  de  l'enfant  un  livre  qu'il  répète 
en  cadence  avec  ses  petits  camarades,  jusqu'à  ce 
qu'il  le  sache  par  cœur'.  Il  est  douteux  pourtant 
qu'il  comprît  bien  les  écrits  hébreux  dans  leur  langue 
originale.  Les  biographes  les  lui  font  citer  d'après 
des  traductions  en  langue  araméenne';  ses  principes 
d'exégèse,  autant  que  nous  pouvons  nous  les  figurer 
par  ses  disciples,  ressemblaient  beaucoup  à  ceux  qui 
avaient  cours  alors  et  qui  font  l'esprit  des  Targwn- 
mitn  otdos   Midmscinm*. 


\.  Jcin,  VIII,  6. 

!.  Testum.  des  dou-ze  pair.,  Lévi,  6. 

3.  Matth.,  xxvii,  46;  Marc,  x'',  34. 

k.  TradiK'tioni  et  commentaires  iuil'a  ries  livro?  ili'  l:i  Bililc. 


VIE  DE  JËSU9.  33 

Le  maître  d'école  dans  les  petites  villes  juives 
était  le  hazzan  ou  lecteur  des  synagogues  '.  Jésus 
fréquenta  peu  les  écoles  plus  relevées  des  scribes  ou 
soferim  (Nazareth  n'en  avait  peut-être  pas),  et  il 
n'eut  aucun  de  ces  titres  qui  donnent  aux  yeux  du 
vulgaire  les  droits  du  savoir*.  Ce  serait  une  grande 
erreur  cependant  de  s'imaginer  que  Jésus  fut  ce  que 
nous  appelons  un  ignorant.  L'éducation  scolaire  trace 
chez  nous  une  distinction  profonde ,  sous  le  rapport 
de  la  valeur  personnelle,  entre  ceux  qui  l'ont  reçue 
et  ceux  qui  en  sont  dépourvus.  Il  n'en  était  pas  de 
même  en  Orient,  ni  en  général  dans  la  bonne  anti- 
quité. L'état  de  grossièreté  où  reste,  chez  nous,  par 
suite  de  notre  vie  isolée  et  tout  individuelle,  celui  qui 
n'a  pas  été  aux  écoles,  est  inconnu  dans  ces  sociétés, 
où  la  culture  morale  et  surtout  l'esprit  général  du 
temps  se  transmettent  par  le  contact  perpétuel  des 
hommes.  L'Arabe  qui  n'a  eu  aucun  maître  est  sou- 
vent néanmoins  très-distingué;  car  la  tente  est  une 
sorte  d'académie  toujours  ouverte,  où,  de  la  ren- 
contre des  gens  bien  élevés,  naît  un  grand  mouve- 
ment intellectuel  et  même  littéraire.  La  délicatesse 
des  manières  et  la  finesse  de  l'esprit  n'ont  rien  de 


J.  Mischna,  Schabhath,  i,  3. 

I.  Matth.,  XIII,  54  et  «uiv.;  Jean,  vu,  15. 


34  ORIGINES  DO   CHBISTIANISME. 

commun  en  Orient  avec  ce  que  nous  appelons  édu- 
cation. Ce  sont  les  hommes  d'école,  au  contraire, 
qui  passent  pour  pédants  et  mal  élevés.  Dans  cet 
état  social ,  l'ignorance ,  qui ,  chez  nous ,  condamne 
l'homme  à  un  rang  inférieur,  est  la  condition  des 
grandes  choses  et  de  la  grande  originalité. 

Il  n'est  pas  probable  que  Jésus  ait  su  le  grec.  Cette 
langue  était  peu  répandue  en  Judée  hors  des  classes 
qui  participaient  au  gouvernement  et  des  villes  ha- 
bitées par  les  païens ,  comme  Césarée  * .  L'idiome 
propre  de  Jésus  était  le  dialecte  syriaque  mêlé  d'hé- 
breu qu'on  parlait  alors  en  Palestine  *.  A  plus  forte 

4.  Mischna,  Schekaliin,  m,  2;  Talmud  de  Jérusalem,  Megilla, 
halaca  xi;  Sola,  vu,  1  ;  Talmud  de  Babylone,  Baba  kama^  83  a; 
Megilla,  8  6  et  suiv. 

2.  Matlh.,  xxvii,  46;  Marc,  m,  17;  v,  41;  vu,  34;  xiv,  36;  xv, 
34.  L'expression  i  Ttàrpioç  <fuvii,  dans  les  écrivains  de  ce  temps, 
désigne  toujours  le  dialecte  sémitique  qu'on  parlait  en  Palestine 
(II  Macch.,  VII,  21,  27;  xii,  37;  Actes,  xxi,  37,  40;  xxii,  2;  xwi, 
14;  Josèphe,  Ant.,  XVIII,  vi,  10;  XX,  sub  fin.;  B.  J.,  proœm.,  1; 
"V,  VI,  3;  V,  IX,  î;  VI,  ii,  1;  Contre  Apion,  1,9;  De  Macc,  12, 
16).  Nous  montrerons  plus  tard  que  quelques-uns  des  documents 
qui  servirent  de  base  aux  Évangiles  synoptiques  ont  été  écrits  en 
ce  dialecte  sémitique.  Il  en  fut  de  même  pour  plusieurs  apocry- 
phes (IV*  livre  des  Macch.,  xvi,  ad  calcem,  etc.).  Enlin,  la  chré- 
lionlé  directement  issue  du  premier  mouvement  galiléen  (  naza- 
réens, ébionim,  etc.),  laquelle  se  continua  longtemps  dans  la 
Batanéo  et  le  Ilauran,  parlait  un  dialecte  sémitique  (Eusèbe,  De 
tilu  et  nomin.  loc.  hebr.,  au  mot  XwSai;  Èpiph.,  Adv.  hwr.,  xxix. 


VIE  DE  JÉSDS.  33 

faison  n'eut -il  aucune  connaissance  de  la  culture 
grecque.  Cette  culture  était  proscrite  par  les  doc- 
teurs palestiniens,  qui  enveloppaient  dans  une  même 
malédiction  «  celui  qui  élève  des  porcs  et  celiù  qui 
apprend  à  son  fils  la  science  grecque*  ».  En  tout 
cas,  elle  n'avait  pas  pénétré  dans  les  petites  villes 
comme  Nazareth.  Nonobstant  l'anathème  des  doc- 
teurs, il  est  vrai,  quelques  Juifs  avaient  déjà  em- 
brassé la  culture  hellénique.  Sans  parler  de  l'école 
juive  d'Egypte,  où  les  tentatives  pour  amalgamer 
l'hellénisme  et  le  judaïsme  se  continuaient  depuis 
près  de  deux  cents  ans,  un  Juif,  Nicolas  de  Damas, 
était  devenu,  dans  ce  temps  même,  l'un  des  hommes 
les  plus  distingués,  les  plus  instruits,  les  plus  consi- 
dérés de  son  siècle.  Bientôt  Josèphe  devait  fournir 
un  autre  exemple  de  Juif  complètement  hellénisé. 
Mais  Nicolas  n'avait  de  juif  que  le  sang;  Josèphe 
déclare  avoir  été  parmi  ses  contemporains  une  excep- 
tion*, et  toute  l'école  schismatique  d'Egypte  s'était 
détachée  de  Jérusalem  à  tel  point,  qu'on  n'en  trouve 


7,  9;  XXX,  3;  S-  Jérôme,  In  Mallh.,  xii,  13;  Dial.  aclv.  Pelag.,. 

m,  2). 

1.  Mischna,  Sanhédrin,  xi,  1;  Talmud  do  Babylone,  Baba 
kama,  82  b  et  83  a;  Sota^  49,  a  et  0;  Menachoth,  64  6.  Comp. 
II  Macch.,  IV,  10  et  suiv. 

t.  Jos.,  Anl.,  XX,  XI,  2. 


SS  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

pas  le  moindre  souvenir  dans  le  Talmud  ni  dans  la 
tradition  juive.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'à 
Jérusalem  le  grec  était  très-peu  étudié,  que  les 
éludes  grecques  étaient  considérées  comme  dange- 
reuses et  même  serviles,  qu'on  les  déclarait  bonnes 
tout  au  plus  pour  les  femmes  en  guise  de  parure  *. 
L'étude  seule  de  la  Loi  passait  pour  libérale  et  digne 
d'un  homme  sérieux'.  Interrogé  sur  le  moment  où 
il  convenait  d'enseigner  aux  enfants  «  la  sagesse  grec- 
que »,  un  savant  rabbin  avait  répondu  :  «  A  l'heure 
qui  n'est  ni  le  jour  ni  la  nuit,  puisqu'il  est  écrit  de 
la  Loi  :  «  Tu  l'étudieras  jour  et  nuit'.  » 

Ni  directement  ni  indirectement,  aucun  élément  de 
doctrine  hellénique  ne  parvint  donc  jusqu'à,  Jésus. 
Il  ne  connut  rien  hors  du  judaïsme  ;  son  esprit  con- 
serva cette  franche  naïveté  qu'affaiblit  toujours  une 
culture  étendue  et  variée.  Dans  le  sein  même  àa 
judaïsme,  il  resta  étranger  à  beaucoup  d'efforts  sou- 
vent parallèles  aux  siens.  D'une  part,  l'ascétisme  des 
esséniens  et  des  thérapeutes  *  ne  paraît  pas  avoir  eu 

i.  Talmud  de  Ji^rusalem,  Péah,  i,  1. 

I.  Jos.,  Ant.,  ioc.  cit.;  Orig.,  Contra  Celsum,  II,  34. 

3.  Talmud  de  Jérusalem,  Péah,  i,  1;  Talmud  do  Babylone, 
Afenacliolh,  99  L. 

4.  Les  thérapeutes  de  Philon  sont  une  branche  d'esséniens. 
Leur  nom  mômo  parait  n'être  qu'une  traduction  grecijue  de  celui 
dos  es$énien$  (  taaaîci,  asaya,  «  médecins  »).  Cf.  Philon,  D* 


VIE   DE   JÉSDS.  37 

sur  lui  d'influence  directe';  de  l'autre,  les  beaux 
essais  de  philosophie  religieuse  tentés  par  l'école 
juive  d'Alexandrie,  et  dont  Philon.  son  contemporain, 
était  l'ingénieux  interprète,  lui  furent  inconnus.  Les 
fréquentes  ressemblances  qu'on  trouve  entre  lui  et 
Philon,  ces  excellentes  maximes  d'amour  de  Dieu,  de 
charité,  de  repos  en  Dieu',  qui  font  comme  un  écho 
entre  l'Évangile  et  les  écrits  de  l'illustre  penseur 
alexandrin,  viennent  des  communes  tendances  que 
les  besoins  du  temps  inspiraient  à  tous  les  esprits 
élevés. 

Heureusement  pour  lui,  il  n'étudia  pas  davantage 
la  scolastique  bizarre  qui  s'enseignait  à  Jérusalem 
et  qui  devait  bientôt  constituer  le  Talmud.  Si  quel- 
ques pharisiens  l'avaicjit  déjà  apportée  en  Galilée , 
il  ne  les  fréquenta  pas,  et,  quand  il  toucha  plus  tard 
cette  casuistique  niaise,  elle  ne  lui  inspira  que  le 
dégoût.  On  peut  supposer  cependant  que  les  prin- 
cipes de  Hillel  ne  lui  furent  pas  inconnus.  Hillel, 
cinquante  ans  avant  lui,  avait  prononcé  des  apho- 


vila  conlempl.,  §  1;  Jos.,   B.  J.,  II,  viii,  6;  Épipliane,  Adv. 
hœr.,  XXIX,  4. 

1.  Les  esséniens  ne  Ggurent  pas  une  seule  fois  dans  les  écrits 
du  christianisme  naissant. 

2.  Voir  surtout  les  traités  Quis  rerum  divinarum  hœres  sil  et 
De  philanlhropia  de  Philon. 


88  OUIGINES   DU    CHRISTIANISME. 

rismes  qui  ont  avec  les  siens  beaucoup  d'analogie. 
Par  sa  pauvreté  humblement  supportée,  par  la  dou- 
ceur de  son  caractère,  par  l'opposition  qu'il  faisait 
aux  hypocrites  et  aux  prêtres ,  Hillel  fut  le  maître  de 
Jésus  S  s'il  est  permis  de  parler  de  maître  quand  il 
s'agit  d'une  si  haute  originalité. 

La  lecture  des  livres  de  l'Ancien  Testament  fit  sur 
lui  beaucoup  plus  d'impression.  Le  canon  des  livres 
saints  se  composait  de  deux  parties  principales,  la 
Loi,  c'est-à-dire  le  Pentateuque,  et  les  Prophètes, 
tels  que  nous  les  possédons  aujourd'hui.  Une  vaste 
exégèse  allégorique  s'appliquait  à  tous  ces  livres  et 
cherchait  à  en  tirer  ce  qui  n'y  est  pas,  mais  ce  qui 
répondait  aux  aspirations  du  temps.  La  Loi,  qui  re- 
présentait, non  les  anciennes  lois  du  pays,  mais  bien 
les  utopies,  les  lois  factices  et  les  fraudes  pieuses  du 
temps  des  rois  piétistes,  était  devenue,  depuis  que 
la  nation  ne  se  gouvernait  plus  elle-même,  un  thème 
inépuisable  de  subtiles  interprétations.  Quant  aux 
Prophètes  et  aux  Psaumes,  on  était  persuadé  que 
presque  tous  les  traits  un  peu  mystérieux  de  ces 
livres  se  rapportaient  au  Messie,  et  l'on  y  cherchait 
^'avance  le  type  de  celui  qui  devait  réaliser  les  espé- 

1.  Pirkë  Abolit,  ch.  i  et  ii  ;  Talm.  do  Jérus.,  Pesacliim,  vi,  <  ; 
Talm.  de  Bab.,  Pesachim,  66  a  ■  Schahbath,  30  b  et  31  o;  Joma, 
35  6. 


VIE  DE  JÉSOa.  39 

ranccs  de  la  nation.  Jésus  partageait  le  goût  de  tout 
le  monde  pour  ces  interprétations  allégoriques.  Mais 
la  vraie  poésie  de  la  Bible,  qui  échappait  aux  puérils 
exégètes  de  Jérusalem,  se  révélait  pleinement  à  son 
beau  génie.  La  Loi  ne  paraît  pas  avoir  eu  pour  lui 
beaucoup  de  charme;  il  crut  pouvoir  mieux  faire. 
Mais  la  poésie  religieuse  des  Psaumes  se  trouva  dans 
un  merveilleux  accord  avec  son  âme  lyrique;  ces 
hymnes  augustes  restèrent  toute  sa  vie  son  aliment 
et  son  soutien.  Les  prophètes,  Isaïe  en  particulier  et 
son  continuateur  du  temps  de  la  captivité,  avec  leurs 
brillants  rêves  d'avenir,  leur  impétueuse  éloquence, 
leurs  invectives  entremêlées  de  tableaux  enchanteurs, 
furent  ses  véritables  maîtres.  Il  lut  aussi  sans  doute 
plusieurs  des  ouvrages  apocryphes,  c'est-à-dire  de 
ces  écrits  assez  modernes,  dont  les  auteurs,  pour 
se  donner  une  autorité  qu'on  n'accordait  plus  qu'aux 
écrits  très-anciens,  se  couvraient  du  nom  de  pro- 
phètes et  de  patriarches.  Le  livre  de  Daniel  surtout 
le  frappa'.  Ce  livre,  composé  par  un  Juif  exalté  du 
temps  d'Antiochus  Épiphane,  et  mis  par  lui  sous  le 
couvert  d'un  ancien  sage*,  était  le  résumé  de  l'esprit 


1.  Malth.,  XXIV,  15;  Marc,  xiu,  14. 

2.  La  légende  de  Daniel  était  déjà  formée  au  vu"  siècle  avant 
J.-C.  (Ézéchiel,  xiv,  14  et  suiv.;  xxviii,  3).  Plus  tard,  on  supposa 
qu'il  avait  véca  au  temps  do  >a  captivité  de  Babylone. 


«0  OUIGINES  DD  CHRISTIANISME. 

des  derniers  temps.  Son  auteur,  vrai  créateur  de  la 
philosophie  de  l'histoire,  avait  pour  la  première  fois 
osé  ne  voir  dans  le  mouvement  du  monde  et  la  suc- 
cession des  empires  qu'une  fonction  subordonnée  aux 
destinées  du  peuple  juif.  Jésus,  dès  sa  jeunesse,  fut 
pénétré  de  ces  hautes  espérances.  Peut-être  lut-il 
aussi  les  livres  d'IIénoch ,  alors  révérés  à  l'égal  des 
livres  saints  * ,  et  les  autres  écrits  du  même  genre , 
qui  entretenaient  un  si  grand  mouvement  dans  l'ima- 
gination populaire.  L'avènement  du  Messie  avec  ses 
gloires  et  ses  terreurs,  les  nations  s'écroulant  les 
unes  sur  les  autres,  le  cataclysme  du  ciel  et  de  la 
terre  furent  l'aliment  familier  de  son  imagination,  et, 
comme  ces  révolutions  étaient  censées  prochaines, 
qu'une  foule  de  personnes  cherchaient  à  en  supputer 
les  temps,  l'ordre  surnaturel  où  nous  transportent  de 
telles  visions  lui  parut  tout  d'abord  parfaitement 
naturel  et  simple. 


1.  Episl.  Jticlœ,  6,  14  et  suiv.;  Il  Pétri,  ii,  4,  <1  ;  Teslam.  des 
douze  pair.,  Siniéon,  5;  Lévi,  10,  14,  16;  Juda,  18;  Zab.,  3; 
Dan,  5;  Benj.,  9;  Neplilhali,  4;  Episl.  Damabœ,c.  4,  16  (d'après 
le  Codex  Siriaïlicus).  Voir  ci-dessus,  introd.,  p.  xlii-xliii.  Le 
«  livre  d'IIénoch  »  forme  encore  une  partie  inlégranle  de  la  Bible 
éthiopienne.  Tri  que  nous  le  connaissons  par  la  version  éthiopienne, 
il  est  composé  de  pièces  de  différentes  dates.  Quelqups-unes  de 
ces  pièces  ont  de  l'analogie  avec  les  discours  do  Jésus.  Compare?, 
par  exemple,  les  ch.  xcvi-xnm  à  I.iic,  vi,  24  et  suiv. 


VIE  DE  JÉSDS.  41 

Qu'il  n'eût  aucune  connaissance  de  l'état  général 
du  monde,  c'est  ce  qui  résulte  de  chaque  trait  de 
ses  discours  les  plus  authentiques.  La  terre  lui  paraît 
encore  divisée  en  royaumes  qui  se  font  la  guerre  ;  il 
semble  ignorer  la  «  paix  romaine  » ,  et  l'état  nouveau 
de  société  qu'inaugurait  son  siècle.   Il  n'eut  aucune 
idée  précise  de  la  puissance  de  l'Empire;  le  nom  de 
«  César  »  seul  parvint  jusqu'à  lui.   Il  vit  bâtir,  en 
Galilée  ou  aux  environs,  Tibériade,  Juliade,   Diocé- 
sarée,  Césarée,  ouvrages  pompeux  des  Hérodes,  qui 
c'nerchaient,  par  ces  constructions  magnifiques,  à 
prouver  leur  admiration  pour  la  civilisation  romaine 
et  leur  dévouement  envers  les  membres  de  la  famille 
d'Auguste,   dont  les  noms,  par  un  caprice  du  sort, 
servent  aujourd'hui,  bizarrement  altérés,  à  désigner 
de  misérables  hameaux   de  Bédouins.   Il  vit  aussi 
probablement  Sébaste,  œuvre  d'Hérode  le  Grand, 
ville  de  parade,  dont  les  ruines  feraient  croire  qu'elle 
a  été  apportée  là  toute  faite,  comme  une  machine 
qu'il  n'y  avait  plus  qu'à  monter  sur  place.   Cette 
architecture  d'ostentation,  arrivée  en  Judée  par  char- 
gements, ces  centaines  de  colonnes,  toutes  du  même 
diamètre,  ornement  de  quelque  insipide   «   rue  de 
Rivoli  »,  voilà  ce  qu'il  appelait  «  les  royaumes  du 
monde  et  toute  leur  gloire  ».   Mais  ce  luxe  de  com- 
mande, cet  art  administratif  et  officiel  lui  déplai- 


42  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

saient.  Ce  qu'il  aimait,  c'étaient  ses  villages  galiléens, 
mélange  confus  de  cabanes,  d'aires  et  de  pressoirs 
taillés  dans  le  roc,  de  puits,  de  tombeaux,  de  figuiers, 
d'oliviers.  Il  resta  toujours  près  de  la  nature.  La 
cour  des  rois  lui  apparaît  comme  un  lieu  où  les  gens 
ont  de  beaux  habits*.  Les  charmantes  impossibilités 
dont  fourmillent  ses  paraboles,  quand  il  met  en 
scène  les  rois  et  les  puissants',  prouvent  qu'il  ne 
conçut  jamais  la  société  aristocratique  que  comme 
un  jeune  villageois  qui  voit  le  monde  à  travers  le 
prisme  de  sa  naïveté. 

Encore  moins  connut-il  l'idée  nouvelle,  créée  par 
la  science  grecque,  base  de  toute  philosophie,  et  que 
la  science  moderne  a  hautement  confirmée,  l'exclusion 
des  forces  surnaturelles  auxquelles  la  naïve  croyance 
des  vieux  âges  attribuait  le  gouvernement  de  l'uni- 
vers. Près  d'un  siècle  avant  lui,  Lucrèce  avait  ex- 
primé d'une  façon  admirable  l'inHexibilité  du  régime 
général  de  la  nature.  La  négation  du  miracle ,  cette 
idée  que  tout  se  produit  dans  le  monde  par  des  lois 
où  l'intervention  personnelle  d'êtres  supérieurs  n'a 
aucune  part,  était  de  droit  commun  dans  les  grandes 
écoles  de  tous  les  pays  qui  avaient  reçu  la  science 


<.  MaUh.,  XI,  8. 

î.  Voir,  par  exemple,  Malth.,  xiii,  ï  et  suiT 


VIF,  DE   JÉ3DS.  « 

grecque.  Peut-êlre  même  Babylone  et  la  Perse  n'v 
étaient-€l!es  pas  étrangères.  Jésus  ne  sut  rien  de  ce 
progrès.  Quoique  né  à  une  époque  où  le  principe  de 
la  science  positive  était  déjà  proclamé,  il  vécut  en 
plein  surnaturel.  Jamais  peut-être  les  Juifs  n'avaient 
été  plus  possédés  de  la  soif  du  merveilleux.  Philon, 
qui  vivait  dans  un  grand  centre  intellectuel,  et  qui 
avait  reçu  une  éducation  très-complète,  ne  possède 
qu'une  science  chimérique  et  de  mauvais  aloi. 

Sur  ce  point,  Jésus  ne  différait  nullement  de  ses 
compatriotes.  Il  croyait  au  diable,  qu'il  envisageait 
comme  une  sorte  de  génie  du  mal  *,  et  il  s'imagi- 
nait, avec  tout  le  monde,  que  les  maladies  nerveuses 
étaient  l'elTct  de  démons,  qui  s'emparaient  du  pa- 
tient et  l'agitaient.  Le  merveilleux  n'était  pas  pour 
lui  i"exceptionnel  ;  c'était  l'état  normal.  La  notion  du 
surnaturel,  avec  ses  impossibilités,  n'apparaît  que  le 
jour  où  naît  la  science  expérimentale  de  la  nature. 
L'homme  étranger  à,  toute  idée  de  physique,  qui  croit 
qu'en  priant  il  change  la  marche  des  nuages,  arrête 
la  maladie  et  la  mort  même,  ne  trouve  dans  le  mi- 
racle rien  d'extraordinaire,  puisque  le  cours  entier 
des  choses  est  pour  lui  le  résultat  de  volontés  libres 
de  la  Divinité.  Cet  état  intellectuel  fut  toujours  celui 

4.  Uatth.,  VI,  4  a. 


44  ORIGINES  DO   CHRISTIANISME. 

de  Jésus.  Mais  dans  sa  grande  âme  une  telle  croyance 
produisait  dfs  effets  tout  opposés  à  ceux  où  arrivait 
le  vulgaire.  Chez  le  vulgaire,  la  foi  à  l'action  parti- 
cuJière  de  Dieu  amenait  une  crédulité  niaist  et  des 
duperies  de  charlatan.  Chez  lui,  cette  foi  tenait  à  une 
notion  profonde  des  rapports  familiers  de  l'homme 
avec  Dieu  et  à  une  croyance  exagérée  dans  le  pou- 
voir de  l'homme  :  belles  erreurs  qui  furent  le  principe 
de  sa  force;  car,  si  elles  devaient  un  jour  le  mettre 
en  défaut  aux  yeux  du  physicien  et  du  chimiste,  elles 
lui  donnaient  sur  son  temps  une  force  dont  aucun 
individu  n'a  disposé  avant  lui  ni  depuis. 

De  bonne  heure,  son  caractère  à  part  se  révéla.  La 
légende  se  plaît  à  le  montrer  dès  son  enfance  en  ré- 
volte contre  l'autorité  paternelle  et  sortant  des  voies 
communes  pour  suivre  sa  vocation*.  Il  est  sûr,  au 
moins,  que  les  relations  de  parenté  furent  peu  de 
chose  pour  lui.  Sa  famille  ne  semble  pas  l'avoir  aimé', 
et,  par  moments,  on  le  trouve  dur  pour  elle'.  Jésus, 
comme  tous  les  hommes  exclusivement  préoccupés 

1.  Luc,  II,  42  et  suiv.  Les  Évangiles  apocryphes  sont  pleins  de 
pircillns  histoiros  poussées  au  grotesque. 

2.  Matth.,  XIII,  57;  Marc,  vi,  4;  Jean,  vu,  3  et  suiv.  Voyez  ci- 
dossous,  p.  160,  noie  4. 

3.  Matth.,  XM,  48;  Marc,  m,  33;  Luc,  viii,  21  ;  Jean,  ii,  4; 
Évang.  selon  les  Uobroux,  daus  saint  Jérôme,  J)iai.  otlv.  l'elay., 
III,  t. 


VIE  DE  JÊSD3.  4î 

d'une  idée,  arrivait  à  tenir  peu  de  compte  des  liens 
du  sang.  Le  lien  de  l'idée  est  le  seul  que  ces  sortes 
de  natures  reconnaissent.  «  Voilà  ma  mère  et  mes 
frères,  disait-il  en  étendant  la  main  vers  ses  disciples; 
celui  qui  fait  la  volonté  de  mon  Père,  voilà,  mon  frère 
et  ma  sœur.  »  Les  simples  gens  ne  l'entendaient  pas 
ainsi ,  et  un  jour  une  femme ,  passant  près  de  lui , 
s'écria,  dit-on  :  «  Heureux  le  ventre  qui  t'a  porté  et 
les  seins  que  tu  as  sucés!  »  —  «  Heureux  plutôt, 
répondit-il',  celui  qui  écoute  la  parole  de  Dieu  et  qui 
la  met  en  pratique  !  »  Bientôt,  dans  sa  hardie  révolte 
contre  la  nature,  il  devait  aller  plus  loin  encore,  et 
nous  le  verrons  foulant  aux  pieds  tout  ce  qui  est  de 
l'homme,  le  sang,  l'amour,  la  patrie,  ne  garder 
d'âme  et  de  cœur  que  pour  l'idée  qui  se  présentait  à 
lui  comn'ie  la  forme  absolue  du  bien  et  du  vrai. 

«.  Luc,  XI,  27  et  iuir. 


CHAPITRE  IV 


OnDRE    d'idées    au    SEIiN    DUQEEL    SE    DÉVEL0PP4    JÉSUS. 


Comme  la  terre  refroidie  ne  permet  plus  de  com- 
prendre les  phénomènes  de  la  création  primitive, 
parce  que  le  feu  qui  la  pénétrait  s'est  éteint;  ainsi 
les  explications  réfléchies  ont  toujours  quelque  chose 
d'insuffisant,  quand  il  s'agit  d'appliquer  nos  timides 
procédés  d'analyse  aux  révolutions  des  époques  créa- 
trices qui  ont  décidé  du  sort  de  l'humanité.  Jésus 
vécut  à  un  de  ces  moments  où  la  partie  de  la  vie 
publique  se  joue  avec  franchise,  oii  l'enjeu  de  l'ac- 
tivité humaine  est  porté  au  centuple.  Tout  grand 
rôle,  alors,  entraîne  la  mort;  car  de  tels  mouvements 
supposent  une  liberté  et  une  absence  de  mesures 
préventives  qui  ne  peuvent  aller  sans  de  terribles 
contre-poids.  Maintenant,  l'homme  risque  peu  et 
gagne  peu.  Aux  époques  héroïques  de  l'activité  hu- 
maine, l'homme  risque  tout  et  gagne  tout.  Les  bons 
et  les  méchants,  ou  du  moins  ceux  qui  se  croient  et 


VIE  DE  JÉSDS.  « 

que  l'on  croit  tels,  forment  des  armées  opposées.  On 
arrive  par  l'échafaud  è,  l'apothéose;  les  caractères 
ont  des  traits  accusés,  qui  les  gravent  comme  des 
types  éternels  dans  la  mémoire  des  hommes.  En  de- 
hors de  la  révolution  française,  aucun  milieu  histo- 
rique ne  fut  aussi  propre  que  celui  où  se  forma  Jésus 
à  développer  ces  forces  cachées  que  l'humanité  tient 
comme  en  réserve,  et  qu'elle  ne  laisse  voir  qu'à  ses 
jours  de  fièvre  et  de  péril. 

Si  le  gouvernement  du  monde  était  un  problème 
spéculatif,  et  que  le  plus  grand  philosophe  fût 
l'homme  le  mieux  désigné  pour  dire  à  ses  sembla- 
bles ce  qu'ils  doivent  croire,  c'est  du  calme  et  de  la 
réflexion  que  sortiraient  ces  grandes  règles  morales 
et  dogmatiques  qu'on  appelle  des  religions.  Mais  il 
n'en  est  pas  de  la  sorte.  Si  l'on  excepte  Çakya- 
Mouni,  les  grands  fondateurs  religieux  n'ont  pas  été 
des  métaphysiciens.  Le  bouddhisme  lui-même ,  qui 
est  bien  sorti  de  la  pensée  pure,  a  conquis  une  moi- 
tié de  l'Asie  pour  des  motifs  tout  politiques  et  mo- 
raux. Quant  aux  religions  sémitiques,  elles  sont  aussi 
peu  philosophiques  qu'il  est  possible.  Moïse  et 
Mahomet  n  ont  pas  été  des  spéculatifs  :  ce  furent  des 
hommes  d'action.  C'est  en  proposant  l'action  à  leurs 
compatriotes,  à  leurs  contemporains,  qu'ils  ont  do- 
miné l'humanité.  Jésus,  de  même,  ne  fut  pas  un 


48  ORIGINES  DD  CHRISTIANISME. 

théologien,  un  philosophe  ayant  un  système  plus  ou 
moins  bien  composé.  Pour  être  disciple  de  Jésus,  il 
ne  fallait  signer  aucun  formulaire,  ni  prononcer  au- 
cune profession  de  foi  ;  il  ne  fallait  qu'une  seule 
chose,  s'attacher  à  lui,  l'aimer.  Il  ne  disputa  jamais 
sur  Dieu,  car  il  le  sentait  directement  en  lui.  L'écueil 
des  subtilités  métaphysiques,  contre  lequel  le  chris- 
tianisme alla  heurter  dès  le  m''  siècle,  ne  fut  nulle- 
ment posé  par  le  fondateur.  Jésus  n'eut  ni  dogmes 
ni  système;  il  eut  une  résolution  personnelle  fixe, 
qui,  ayant  dépassé  en  intensité  toute  autre  volonté 
créée,  dirige  encore  à  l'heure  qu'il  est  les  destinées 
de  l'humanité. 

Le  peuple  juif  a  eu  l'avantage,  depuis  la  captivité 
de  Babylone  jusqu'au  moyen  âge,  d'être  toujours 
dans  une  situation  très-tendue.  Voilà  pourquoi  les 
dépositaires  de  l'esprit  de  la  nation,  durant  ce  long 
période,  semblent  écrire  sous  l'action  d'une  fièvre 
intense,  qui  les  met  tantôt  au-dessus,  tantôt  au-des- 
sous de  la  raison,  rarement  dans  sa  moyenne  voie. 
Jamais  l'homme  n'avait  saisi  le  problème  de  l'avenir 
et  de  sa  destinée  avec  un  courage  plus  désespéré, 
plus  décidé  à  se  porter  aux  extrêmes.  Ne  séparant 
pas  le  sort  de  l'humanité  de  celui  de  leur  petite  race, 
les  penseurs  juifs  sont  les  premiers  qui  aient  eu 
souci  d'une  théorie  générale  de  la  marche  de  noire 


VIE  DE  JESUS.  49 

espèce.  La  Grèce,  toujours  renfermée  en  elle-même, 
et  uniquement  attentive  à  ses  querelles  de  petites 
villes,  a  eu  des  historiens  excellents;  le  stoïcisme  a 
énoncé  les  plus  hautes  maximes  sur  les  devoirs  de 
l'homme  considéré  comme  citoyen  du  monde  et  comme 
membre  d'une  grande  fraternité  ;  mais,  avant  l'époque 
romaine,  on  chercherait  vainement  dans  les  littéra- 
tures classiques  un  système  général  de  philosophie 
de  l'histoire,  embrassant  toute  l'humanité.  Le  Juif, 
au  contraire,  grâce  à  une  espèce  de  sens  prophétique 
qui  rend  par  moments  le  Sémite  merveilleusement 
apte  à  voir  les  grandes  lignes  de  l'avenir,  a  fait 
entrer  l'histoire  dans  la  religion.  Peut-être  doit-il  un 
peu  de  cet  esprit  à  la  Perse.  La  Perse,  depuis  une 
époque  ancienne,  conçut  l'histoire  du  monde  comme 
une  série  d'évolutions,  à  chacune  desquelles  préside 
un  prophète.  Chaque  prophète  a  son  hazar,  ou  règne 
de  mille  ans  (chiliasme),  et  de  ces  âges  successifs, 
analogues  aux  millions  de  siècles  dévolus  à  chaque 
bouddha  de  l'Inde,  se  compose  la  trame  des  événe- 
ments qui  préparent  le  règne  d'Ormuzd.  A  la  fin  des 
temps,  quand  le  cercle  des  chiliasmes  sera  épuisé, 
viendra  le  paradis  définitif.  Les  hommes  alors  vivront 
heureux;  la  terre  sera  comme  une  plaine;  il  n'y  aura 
qu'une  langue,  une  loi  et  un  gouvernement  pour 
tous  les  hommes.  Mais  cet  avènement  sera  précédé 

4 


«0  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME, 

de  terribles  calamités.  Daliak  (le  Satan  de  la  Perse) 
rompra  les  fers  qui  l'enchaînent  et  s'abattra  sur  le 
monde.  Deux  prophètes  viendront  consoler  les 
hommes  et  préparer  le  grand  avènement'.  Ces  idées 
couraient  le  monde  et  pénétraient  jusqu'à  Rome ,  où 
elles  inspiraient  un  cycle  de  poëmes  prophétiques, 
dont  les  idées  fondamentales  étaient  la  division  de 
l'histoire  de  l'humanité  en  périodes ,  la  succession 
des  dieux  répondant  à,  ces  périodes,  un  complet  re- 
nouvellement du  monde,  et  l'avènement  final  d'un 
âge  d'or*.  Le  livre  de  Daniel,  certaines  parties  du 
livre  d'Hénoch  et  des  livres  sibyllins',  sont  l'expres- 
sion juive  de  la  même  théorie.  Certes,  il  s'en  faut 
que  ces  pensées  fussent  celles  de  tous.  Elles  ne 
furent  d'abord  embrassées  que  par  quelques  per- 
sonnes à  l'imagination  vive  et  portées  vers  les  doc- 
trines étrangères.  L'auteur  étroit  et  sec  du  livre 
d'Esther  n'a  jamais  pensé  au  reste  du  monde  que 
pour  le  dédaigner  et  lui  vouloir  du  mal*.  L'épicu- 

1.  Yaçna,  xii,  24;  Théopompe,  dans  Plut.,  De  Iside  et  Osi- 
ride,  §  47  ;  Minokhired,  passage  publié  dans  la  ZeitschrifC  der 
deulschen  morgenlœndischen  Oesellschafl,  I,  p.  163. 

2.  Virg.,  Égl.  iv;  Servius,  sur  le  v.  4  de  ceUeéglogue;  Nigi- 
dius,  elle  pa'  Servius,  sur  le  v.  <0. 

3.  Carm.  sibyll..  livre  III,  97-817. 

4.  £sWer,  VI,  13;  vu,  10;  viii,7,11-17;  ix,  1-22. Comparez daas 
les  parties  apocryphes  :  ix,  10-11  ;  xiv,  13  et  suiv.;  xvi,  20,  24. 


»IE  DE  JÊ808.  55 

rien  désabusé  qui  a  écrit  l'Ecclésiaste  pense  si  peu  à 
l'avenir,  qu'il  trouve  même  inutile  de  travailler  pour 
ses  enfants;  aux  yeux  de  ce  célibataire  égoïste,  le 
dernier  mot  de  la  sagesse  est  de  placer  son  bien  à 
fonds  perdu  ' .  Mais  les  grandes  choses  dans  un 
peuple  se  font  d'ordinaire  par  la  minorité.  Avec  ses 
énormes  défauts,  dur,  égoïste,  moqueur,  cruel,  étroit, 
subtil,  sophiste,  le  peuple  juif  est  cependant  l'auteur 
du  plus  beau  mouvement  d'enthousiasme  désinté- 
ressé dont  parle  l'histoire.  L'opposition  fait  toujours 
la  gloire  d'un  pays.  Les  plus  grands  hommes  d'une 
nation  sont  souvent  ceux  qu'elle  met  à  mort.  Socrate 
a  illustré  Athènes,  qui  n'a  pas  jugé  pouvoir  vivre 
avec  lui.  Spinoza  est  le  plus  grand  des  juifs  mo- 
dernes, et  la  synagogue  l'a  exclu  avec  ignominie. 
Jésus  a  été  l'honneur  du  peuple  d'Israël ,  qui  l'a 
crucifié. 

Un  gigantesque  rêve  poursuivait  depuis  des  siècles 
le  peuple  juif,  et  le  rajeunissait  sans  cesse  dans  sa 
décrépitude.  Étrangère  à  la  théorie  des  récompenses 
individuelles,  que  la  Grèce  a  répandue  sous  le  nom 
d'immortalité  de  l'âme,  la  Judée  avait  concentré  sur 
son  avenir  national  toute  sa  puissance  d'amour  et  de 


1.  Eccl.,1,  11;  II,  1&,  18-24;  m,  19-22;  iv,  8,15-16,7,  17-18. 
3,  6;  VIII,  15;  ix,  9,  10. 


52  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

désir.  Elle  crut  avoir  1er  promesses  divines  d'une 
destinée  sans  bornes,  et,  comme  l'amère  réalité  qui, 
à  partir  du  ix'^  siècle  avant  notre  ère,  donnait  de 
plus  en  plus  le  royaume  du  monde  à  la  force,  refou- 
lait brutalement  ces  aspirations,  eile  se  rejeta  sur  les 
alliances  d'idées  les  plus  impossibles,  essaya  les  volte- 
face  les  plus  étranges.  Avant  la  captivité,  quand  tout 
l'avenir  terrestre  de  la  nation  se  fut  évanoui  par  la 
séparation  des  tribus  du  Nord,  on  rêva  la  restauration 
de  la  maison  de  David,  la  réconciliation  des  deux 
fractions  du  peuple,  le  triomphe  de  la  théocratie  et  du 
culte  de  Jéhovah  sur  les  cultes  idolâtres.  A  l'époque 
de  la  captivité,  un  poêle  plein  d'harmonie  vit  la  splen- 
deur d'une  Jérusalem  future ,  dont  les  peuples  et  les 
îles  lointaines  seraient  tributaires ,  sous  des  couleurs 
si  douces,  qu'on  eiit  dit  qu'un  rayon  des  regards  de 
Jésus  l'eût  pénétré  à  une  distance  de  six  siècles  *. 

La  victoire  de  Cyrus  sembla  quelque  temps  réaliser 
tout  ce  qu'on  avait  espéré.  Les  graves  disciples  de 
l'Avcsla  et  les  adorateurs  de  Jéhovah  se  crurent 
frères.  La  Perse  était  arrivée,  en  bannissant  les  dévas 
multiples  et  en  les  transformant  en  démons  (divs),  b. 
tirer  des  vieilles  imaginations  ariennes,  essentielle- 
ment naturalistes,  une  sorte  de  monothéisme.  Le  ton 

h.  Isiïe,  LX  et  SUIT. 


VIE  DE  JËSD3.  53 

prophétique  de  plusieurs  des  enseignements  de  l'Iran 
avait  beaucoup  d'analogie  avec  certaines  composi- 
tions d'Osée  et  d'Isaïe.  Israël  se  reposa  eous  les 
Achéménides  *,  et,  sous  Xerxès  (Assuérus),  se  fit, 
dit-on,  redouter  des  Iraniens  eux-mêmes.  Puis  l'en- 
trée triomphante  et  souvent  brutale  de  la  civilisation 
grecque  et  romaine  en  Asie  le  rejeta  dans  les  rêves. 
Plus  que  jamais,  il  invoqua  le  Messie  comme  juge 
et  vengeur  des  peuples.  Il  lui  fallut  un  renouvelle- 
ment complet,  une  révolution  prenant  la  terre  à  ses 
racines  et  l'ébranlant  de  fond  en  comble,  pour  sa- 
tisfaire l'énorme  besoin  de  vengeance  qu'excitaient 
chez  lui  le  sentiment  de  sa  supériorité  et  la  vue  de 
ses  humiliations  *. 

Si  Israël  avait  eu  la  doctrine,  dite  spiritualiste,  qui 
coupe  l'homme  en  deux  parts,  le  corps  et  l'âme,  et 
trouve  tout  naturel  que,  pendant  que  le  corps  pourrit, 
l'âme  survive,  cet  accès  de  rage  et  d'énergique  pro- 
testation n'aurait  pas  eu  sa  raison  d'être  Mais  une 
telle  doctrine,  sortie  de  la  philosophie  grecque,  n'était 


4.  Tout  le  livre  d'Eslher  respire  un  grand  attachement  à  cette 
dynastie.  L'Ecclésiaste ,  qui  parait  avoir  été  écrit  vers  la  même 
époque,  montre  dans  les  idées  juives  un  singulier  relâchement. 

2.  Lettre  apocr.  de  Baruch,  dans  Fabricius.  Cod.  pseud.  V.  T., 
II,  p.  147  et  suiv.,  et  dans  Ceriani ,  Alonum.  sacra  elprof.,  I^ 
tasc.  I,  p.  96  et  suiv. 


54  ORIGINES  DD   CHRISTIANISME. 

pas  dans  les  traditions  de  l'esprit  juif.  Les  anciens 
écrits  héoreux  ne  renferment  aucune  trace  de  rému- 
nérations ou  de  peines  futures.  Pendant  que  l'idée  de 
la  solidarité  de  la  tribu  exista,  il  était  naturel  qu'on 
ne  songeât  pas  à  une  stricte  rétribution  selon  les 
mérites  de  chacun.  Tant  pis  pour  l'homme  pieux  qui 
tombait  à  une  époque  d'impiété  ;  il  subissait  comme 
les  autres  les  malheurs  publics,  suite  de  l'impiété 
générale.  Cette  doctrine,  léguée  par  les  sages  de 
l'école  patriarcale,  aboutissait  chaque  jour  à  d'insou- 
tenables contradictions.  Déjà  du  temps  de  Job,  elle 
était  fort  ébranlée;  les  vieillards  de  Tlicman  qui  la 
professaient  étaient  des  hommes  arriérés,  et  le  jeune 
Elihu,  qui  intervient  pour  les  combattre,  ose  émettre 
dès  son  premier  mot  cette  pensée  essentiellement  ré- 
volutionnaire :  Il  La  sagesse  n'est  plus  dans  les  vieil- 
lards '  !  »  Avec  les  complications  qui  s'étaient  intro- 
duites dans  le  monde  depuis  Alexandre,  le  principe 
thémanite  et  mosaïque  devenait  plus  intolérable  en- 
core*. Jamais  Israël  n'avait  été  plus  fidèle  à  la  Loi, 
et  pourtant  on  avait  subi  l'atroce  persécution  d'An- 


4.  Job,  XXXIII,  9. 

2.  Il  est  cependant  remarquable  que  Jésus,  Ois  de  Sirach,  s'y 
tient  striclomcut  (xvii,  26-28;  zw  10-11;  xxx,  4  et  suiv.;  xu, 
1-2;  xLiv,  9).  L'auteur  de  la  Sagesse  est  d'un  sentiment  tout 
oiiposé  (iv,  1,  texte  grec). 


VIE  DE  JÉSUS.  ;,:; 

tiochus.  Il  n'y  avait  qu'un  rhéteur,  habitué  k  répéter 
de  vieilles  phrases  dénuées  de  sens,  pour  oser  pré- 
tendre que  ces  malheurs  venaient  des  infidélités  du 
peuple  *.  Quoi  !  ces  victimes  qui  meurent  pour  leui 
foi ,  ces  héroïques  Macchabées ,  cette  mère  avec  ses 
sept  fils,  Jéhovah  les  oubliera  éternellement,  les  aban- 
donnera à  la  pourriture  de  la  fosse  '  ?  Un  sadducéen 
incrédule  et  mondain  pouvait  bien  ne  pas  reculer  de- 
vant une  telle  conséquence;  un  sage  consommé,  tel 
qu'Antigone  de  Soco  ',  pouvait  bien  soutenir  qu'il  ne 
faut  pas  pratiquer  la  vertu  comme  l'esclave  en  vue  de 
la  récompense,  qu'il  faut  être  vertueux  sans  espoir. 
Mais  la  masse  de  la  nation  ne  pouvait  se  contenter 
de  cela.  Les  uns,  se  rattachant  au  principe  de  l'im- 
mortalité philosophique,  se  représentèrent  les  justes 
vivant  dans  la  mémoire  de  Dieu,  glorieux  à  jamais 
dans  le  souvenir  des  hommes,  jugeant  l'impie  qui  les 
a  persécutés*.  «  Ils  vivent  aux  yeux  de  Dieu;...  ils 

1 .  Esth.j  XIV,  6-7  (  apocr.  )  ;  Épîlre  apocryphe  de  Baruch  (Fabri- 
ciuset  Ceriani,  loc.  cit.). 

2.  II  Macch.,  VII. 

3.  Pirkê  Abolit,  i,  3. 

4.  Sagesse,  ch.  ii-vi;  viii,  -13  ;  Pirkë  Abolh,  iv,  16;  De  rationis 
xmperio,  attribué  à  Josèphe,  8,  13,  16,  48.  Encore  faut-il  remar- 
quer que  l'auteur  de  ce  dernier  traité  ne  fait  valoir  qu'en  seconde 
ligne  le  mutif  de  rémunération  personnelle.  Le  principal  mobile 
des  martyrs  est  l'amour  pur  de  la  Loi,  l'avantage  que  leur  mort 


56  ORIGINES  DD   CHRISTIANISME. 

sont  connus  de  Dieu  S  »  voilà  leur  récompense. 
D'autres,  les  pharisiens  surtout,  eurent  recours  au 
dogme  de  la  résurrection*.  Les  justes  revivront  pour 
participer  au  règne  messianique.  Ils  revivront  dans 
leur  chair,  et  en  vue  d'un  monde  dont  ils  seront  les 
rois  et  les  juges  ;  ils  assisteront  au  triomphe  de  leurs 
idées  et  à  l'humiliation  de  leurs  ennemis. 

On  ne  trouve  chez  l'ancien  peuple  d'Israël  que  des 
traces  tout  à  fait  indécises  de  ce  dogme  fondamental. 
Le  sadducéen,  qui  n'y  croyait  pas,  était,  en  réalité, 
fidèle  à  la  vieille  doctrine  juive;  c'était  le  pharisien, 
partisan  de  la  résurrection,  qui  était  le  novateur. 
Mais,  en  religion,  c'est  toujours  le  parti  ardent  qui 
innove;  c'est  lui  qui  marche,  c'est  lui  qui  tire  les 
conséquences.  La  résurrection,  idée  totalement  dif- 
férente de  l'immortalité  de  l'âme,  sortait  d'ailleurs 
très-naturellement  des  doctrines  antérieures  et  de 
la  situation  du  peuple.  Peut-être  la  Perse  y  fournit- 
elle  aussi  quelques  éléments'.  En  tout  cas,  se  com- 

procurera  au  peuple  et  la  gloire  qui  s'attachera  à  leur  nom. 
Comp.  Sagesse,  iv,1  et  suiv.;  Eccli.,  ch.  xliv  ot  suiv.;  Jos,  B.  J., 
II,  VIII,  10;  III,  VIII,  6. 

1.  Sagesse,  iv,  1;  De  rat.  imp.,  16,  18. 

!.  II  Maccli.,  VII,  9,  14;  xii,  43-44. 

3.  Théopompo,  dans  Diog.  Laort.,  proœni.,  9.  —  Roundehesch, 
c.  XXXI.  Les  traces  du  dogme  de  la  résurrection  dans  l'Avesta 
sont  très-doutfiuses. 


VIE  DE  JÉSCB.  SI 

binant  avec  !a  croyance  au  Messie  et  avec  la  doctrine 
d'un  prochain  renouvellement  de  toute  chose,  le 
dogme  de  la  résurrection  forma  la  base  de  ces  théories 
apocalyptiques  qui,  sans  être  des  articles  de  foi  (le 
sanhédrin  orthodoxe  de  Jérusalem  ne  semble  pas  les 
avoir  adoptées),  couraient  dans  toutes  les  imagina- 
tions et  produisaient  d'un  bout  à,  l'autre  du  monde 
juif  une  fermentation  extrême.  L'absence  totale  de 
rigueur  dogmatique  faisait  que  des  notions  fort  con- 
tradictoires pouvaient  être  admises  à  la  fois,  même 
sur  un  point  aussi  capital.  Tantôt  le  juste  devait 
attendre  la  résurrection  \  tantôt  il  était  reçu  dès  le 
moment  de  sa  mort  dans  le  sein  d'Abraham*.  Tan- 
tôt la  résurrection  était  géi>érale  ',  tantôt  elle  était 
réservée  aux  seuls  fidèles  * .  Tantôt  elle  supposait 
une  terre  renouvelée  et  une  nouvelle  Jérusalem,  tan- 
tôt elle  impliquait  un  anéantissement  préalable  de 
l'univers. 

Jésus,  dès  qu'il  eut  une  pensée,  entra  dans  la  brû- 
lante atmosphère  que  créaient  en  Palestine  les  idées 
que  nous  venons  d'exDoser.  Ces  idées  ne  s'ensei- 
gnaient a,  aucune  école  ;  mau  tiles  étaient  dans  l'air, 

<.  Jean,  xi,  24. 

2.  Luc,  XVI,  22.  Cf.  De  ralionis  imp.,\i,  <6,  48. 

3.  Dan.,  \u,  2. 

4.  U  MaccH.,  vil,  14. 


53  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

"i  l'âme  du  jeune  réformateur  en  fut  de  bonne  heure 
pénétrée-  Nos  hésitations,  nos  doutes  ne  l'atteigni- 
rent iamais.  Ce  sommet  de  la  montagne  de  Nazareth, 
où  nul  homme  moderne  ne  peut  s'asseoir  sans  un 
sentiment  inquiet  sur  sa  destinée  peut-être  frivole, 
Jésus  s'y  est  assis  vingt  fois  sans  un  doute.  Délivré 
de  l'égoïsme,  source  de  nos  tristesses,  qui  nous  fait 
rechercher  avec  âpreté  un  intérêt  d'outre-tombe  à  la 
vertu,  il  ne  pensa  qu'à  son  œuvre,  à  sa  race,  à  l'hu- 
manité. Ces  montagnes,  cette  mer,  ce  ciel  d'azur, 
ces  hautes  plaines  à  l'horizon ,  furent  pour  lui ,  non 
la  vision  mélancolique  d'une  âme  qui  interroge  la 
nature  sur  son  sort,  mais  le  symbole  certain,  l'ombre 
transparente  d'un  monde  invisible  et  d'un  ciel  nouveau. 
Il  n'attacha  jamais  beaucoup  d'importance  aux  évé- 
nements politiques  de  son  temps,  et  il  en  était  pro- 
bablement mal  informé.  La  dynastie  des  Hérodes 
vivait  dans  un  monde  si  différent  du  sien,  qu'il  ne 
la  connut  sans  doute  que  de  nom.  Le  grand  Ilérode 
mourut  vers  l'année  môme  où  il  naquit,  laissant  des 
souvenirs  impérissables,  des  monuments  qui  devaient 
forcer  la  postérité  la  plus  malveillante  d'associer  son 
nom  à  celui  de  Salomon,  et  néanmoins  une  œuvre  ina- 
chevée, impossible  à,  continuer.  Ambitieux  profane, 
égaré  dans  un  dédale  de  luttes  religieuses,  cet  astu- 
cieux Iduméen  eut  l'avantage  que  donnent  le  sang- 


VIE  DE  JÉSUS.  59 

'roid  et  la  raison,  dénués  de  moralité,  au  milieu  de 
fanatiques  passionnés.  Mais  son  idée  d'un  royaume 
profane  d'Israël,  lors  même  qu'elle  n'eût  pas  été  un 
anachronisme  dans  l'état  du  monde  où  il  la  conçut, 
aurait  échoué,  comme  le  projet  semblable  que  forma 
Salomon,  contre  les  difficultés  venant  du  caractère 
môme  de  la  nation.  Ses  trois  fils  ne  furent  que  des 
lieutenants  des  Romains,  analogues  aux  radjas  de 
l'Inde  sous  la  domination  anglaise.  Antipater  ou  Anti- 
pas,  tétrarque  de  la  Galilée  et  de  la  Pérée,  dont  Jésus 
fut  le  sujet  durant  toute  sa  vie,  était  un  prince  pares- 
seux et  nul  S  favori  et  adulateur  de  Tibère  ',  trop 
souvent  égaré  par  l'influence  mauvaise  de  sa  seconde 
femme  Hérodiade'.  Philippe,  tétrarque  de  la  Gaulo- 
nitide  et  de  la  Batanée ,  sur  les  terres  duquel  Jésus 
fit  de  fréquents  voyages,  était  un  beaucoup  meilleur 
souverain*.  Quant  à  Archélaiis,  ethnarque  de  Jéru- 
salem, Jésus  ne  put  le  connaître.  Il  avait  environ  dix 
ans  quand  cet  homme  faible  et  sans  caractère,  par- 
fois violent,  fut  déposé  par  Auguste  '.  La  dernière 
trace  d'un  gouvernement  indépendant  fut  de  la  sorte 


1.  Jos.,  Ant.,  XVIII,  V,  1;  vu,  1  et  2;  Luc,  m,  49. 

2.  Jos.,  A7it.,  XVIII,  II,  3  ;  IV,  5  ;  V,  1. 

3.  Ibid.,  XVIII,  vu,  2. 

4.  Ibid.,  XVIII,  IV,  6. 

6.  Ibid.,  XVII,  XII,  2,  et  B.  J.,  li,  3. 


60  ORIGINES  on  CHRISTIANISME. 

perdue  pour  Jérusalem.  Réunie  à  la  Samario  et  à 
ridumée,  la  Judée  forma  une  sorte  d'annexé  de  la 
province  de  Syrie,  où  le  sénateur  Publius  Sulpicius 
Quirinius,  personnage  consulaire  fort  connu*,  était 
légat  impérial.  Une  série  de  procurateurs  romains, 
subordonnés  pour  les  grandes  questions  au  légat  im- 
périal de  Syrie,  Coponius,  Marcus  Ambivius ,  Annius 
Rufus ,  Valérius  Gratus ,  et  enfin  (  l'an  26  de  notre 
ère)  Pontius  Pilatus,  s'y  succèdent*,  occupés  sans 
relâche  à  éteindre  le  volcan  qui  faisait  éruption  sous 
leurs  pieds. 

De  continuelles  séditions ,  excitées  par  les  zéla- 
teurs du  mosaïsme,  ne  cessèrent  en  effet,  durant  tout 
ce  temps,  d'agiter  Jérusalem  \  La  mort  des  sédi- 
tieux était  assurée;  mais  la  mort,  quand  il  s'agissait 
de  l'intégrité  de  la  Loi,  était  recherchée  avec  avidité. 
Renverser  les  aigles,  détruire  les  ouvrages  d'art  éle- 
vés par  les  Hérodes  et  où  les  règlements  mosaïques 

1.  Orelli,  Inscr.  tat.,  n*  3G93;  Henzen  ,  Suppl.,  a»  7041; 
Fasti  prœneslini,  au  6  mars  et  au  28  avril  (dans  \e  Co7-pus 
inscr.  lat.,  I,  314,  3<7);  Borghcsi,  Fastes  consulaires  [encore 
inédits],  à  l'année  74Î;  Mommsen,  Res  geslœ  divi  Augusti, 
p.  411  et  suiv.  Cf.  Tac,  Ann. ,  II,  3a;  III,  48;  Strabon,  XII 
VI,  6. 

2.  Jos.,  Ant.,  1.  XVIII. 

3.  Jos.,  Anl.,  les  livres  XVII  et  XVllI  entiers,  et  [S.  J.,  liv. 
el  IL 


VIE   DE  JÉSUS.  « 

n'étaient  pas  toujours  respectés',  s'insurger  contre 
les  écussons  votifs  dressés  par  les  procurateurs,  et 
dont  les  inscriptions  paraissaient  entachées  d'ido- 
lâtno  ',  étaient  de  perpétuelles  tentations  pour  des 
fanatiques  parvenus  à  ce  degré  d'exaltation  qui  ôte 
tout  soin  de  la  vie.  Juda ,  fils  de  Sariphée ,  Mat- 
thias, fils  de  Margaloth,  deux  docteurs  de  la  Loi  fort 
célèbres,  formèrent  ainsi  un  parti  d'agression  har- 
die contre  l'ordre  établi ,  qui  se  continua  après  leur 
supplice'.  Les  Samaritains  étaient  agités  de  mouve- 
ments du  même  genre*.  Il  semble  que  la  Loi  n'eiit 
jamais  compté  plus  de  sectateurs  passionnés  qu'au 
moment  oii  vivait  déjà,  celui  qui,  de  la  pleine  autorité 
de  son  génie  et  de  sa  grande  âme ,  allait  l'abro- 
ger. Les  «  zélotes  I)  (kanaïm)  ou  «sicaires»,  assas- 
sins pieux,  qui  s'imposaient  pour  tâche  de  tuer  qui- 
conque manquait  devant  eux  à  la  Loi,  commençaient 
à  paraître  °.  Des  représentants  d'un  tout  autre  esprit, 
des  thaumaturges,  considérés  comme  des  espèces  de 

1.  Jos.,  Ant.,  XV,   X,   4;  B.  J.,  I,   xxxiii,  2  et  suiv.  Comp. 
livre  d'IIcnoch,  xcvii,  13-14. 
î.  Philon,  Leg.  ad  Caïum,  §  38. 

3.  Jos.,  Ant.,  XMl,  vi,  2  et  suiv.;  B.  J.,  I,  xxxni,  3  et 
suiv. 

4.  Jos.,  A7it..  XVIII,  IV,  1  et  suiv 

5.  Mischna,  Sanhédrin,  ix,  6;  Jean,  xvi,  S;  Jos.,  B.  i.,  livre  fV 
•t  suiv.;  VII,  viii  et  suiv. 


62  ORIGINES  DD  CHRISTIANISME. 

personnes  divines ,  trouvaient  créance  ,  par  suite  du 
besoin  impérieux  que  le  siècle  éprouvait  de  surna- 
turel et  de  divin*. 

Un  mouvement  qui  eut  beaucoup  plus  d'influence 
sur  Jésus  fut  celui  de  Juda  le  Gaulonite  ou  le  Gali- 
léen.  De  toutes  les  sujétions  auxquelles  étaient  expo- 
sés les  pays  nouvellement  conquis  par  Rome,  le  cens 
était  la  plus  impopulaire*.  Cette  mesure,  qui  étonne 
toujours  les  peuples  peu  habitués  aux  charges  des 
grandes  administrations  centrales,  était  particulière- 
ment odieuse  aux  Juifs.  Déjà,  sous  David,  nous 
voyons  un  recensement  provoquer  de  violentes  récri- 
minations et  les  menaces  des  prophètes  '.  Le  cens, 
en  effet,  était  la  base  de  l'impôt;  or,  l'impôt,  dans 
les  idées  de  la  pure  théocratie,  était  presque  une 
impiété.  Dieu  étant  le  seul  maître  que  l'homme 
doive  reconnaître,  payer  la  dîme  à  un  souverain  pro- 
fane, c'est  en  quelque  sorte  le  mettre  à  la  place  de 
Dieu.  Complètement  étrangère  à  l'idée  de  l'État,  la 
théocratie  juive  ne  faisait  en  cela  que  tirer  sa  der- 
nière conséquence,  la  négation  de  la  société  civile  et 
de  tout  gouvernement.  L'argent  des  c•ai^ses  publi- 

1.  Acl..  VIII,  9  et  suiv. 

2.  Discours  de  Claude,  h  Lyon,  tab.  ii,  sub  fin.  De  Boissieu, 
Inscr.  anl.  de  Lyon,  p.  136. 

3.  II  Sara.,  mv. 


VIE   DE  JESDS.  «3 

ques  passait  pour  de  l'argent  volé'.  Le  recensement 
ordonné  par  Quirinius  (an  6  de  l'ère  chrétiennt) 
réveilla  puissamment  ces  idées  et  causa  unp  grande 
fermentation.  Un  mouvement  éclata  dans  les  pro- 
vinces du  Nord.  Un  certain  Juda,  de  la  vLWe  de 
Gamala,  sur  la  rive  orientale  du  lac  de  Tibériade,  et 
un  pharisien  nommé  Sadok  se  firent,  en  niant  la 
légitimité  de  l'impôt,  une  école  nombreuse,  qui 
aboutit  bientôt  à  la  révolte  ouverte*.  Les  maximes 
fondamentales  de  l'école  étaient  que  la  liberté  vaut 
mieux  que  la  vie  et  qu'on  ne  doit  appeler  personne 
a  maître  »,  ce  titre  appartenant  à  Dieu  seul.  Juda 
avait  bien  d'autres  principes,  que  Josèphe ,  toujours 
attentif  à  ne  pas  compromettre  ses  coreligionnaires, 
passe  à  dessein  sous  silence  ;  car  on  ne  compren- 
drait pas  que,  pour  une  idée  aussi  simple,  l'historien 
juif  lui  donnât  une  place  parmi  les  philosophes  de 
sa  nation  et  le  regardât  comme  le  fondateur  d'une 
quatrième  école,  parallèle  à  celle  des  pharisiens,  des 
sadducéens,  des  esséniens.  Juda  fut  évidemment  le 

1.  Talmud  de  Babylone,  Baba  kama,  143  a;  Schabbn'.h, 
33  6. 

2.  Jos.,  Ant.,  XVni,  I,  1  et  6  ;  XX,  v,  2;  B.  J.,  II,  vm,  \  ;  VU, 
vin,  <  ;  AcL,  V,  37.  Avant  Juda  le  Gaulonite,  les  Acles  placent  un 
autre  "gitateur,  Theudas;  mais  c'est  là  un  anachronisme  :  le 
mouvement  de  Theudas  eut  lieu  l'an  44  de  l'ère  chrétienne  (Jos., 
Anl..\\,\\i). 


64  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

chef  d'une  secte  galiléenne,  préoccupée  de  messia- 
nisme, et  qui  aboutit  à  un  mouvement  politique.  Le 
procurateur  Goponius  écrasa  la  sédition  du  Gaulo- 
nite  ;  mais  l'école  subsista  et  conserva  ses  chefs. 
Sous  la  conduite  de  Menahem,  fils  du  fondateur,  et 
d'un  certain  Éléazar,  son  parent,  on  la  retrouve  fort 
active  dans  les  dernières  luttes  des  Juifs  contre  les 
Romains  '.  Jésus  vit  peut-être  ce  Juda,  qui  eut  une 
manière  de  concevoir  la  révolution  juive  si  dilTérente 
de  la  sienne;  il  connut  en  tout  cas  son  école,  et  ce 
fut  probablement  par  réaction  contre  son  erreur  qu'il 
prononça  l'axiome  sur  le  denier  de  César.  Le  sage 
Jésus,  éloigné  de  toute  sédition,  profita  de  la  faute 
de  son  devancier,  et  rêva  un  autre  royaume  et  une 
autre  délivrance. 

La  Galilée  était  de  la  sorte  une  vaste  fournaise, 
où  s'agitaient  en  ébullition  les  éléments  les  plus  di- 
vers*. Un  mépris  extraordinaire  de  la  vie,  ou,  pour 
mieux  dire,  une  sorte  d'appétit  de  la  mort  fut  la  con- 
séquence de  ces  agitations'.  L'expérience  ne  compte 

r  Jos.,  Ant.,  XX,  V,  2;  B.  J-,  II,  xxii,  8  et  suiv.;  VII,  nii  el 
suiv. 

2.  Luc,  XIII,  1.  Le  mouvement  galilcen  de  Juda,  fils  d'Êzéchias, 
ne  parait  pas  avoir  eu  un  carar(ère  religieux;  peut-être,  cepen- 
dant, ce  caractère  a-tr-il  été  dissimulé  par  Josèplie  [Anl.,  XVU, 
1,5). 

3.  Jos.,  Anl.,  XVI,  VI,  S,  3;  XVUI,  i,  ». 


VIE  DE  JÉSUS.  65 

pour  rien  dans  les  grands  mouvements  fanatiques. 
L'Algérie,  aux  premiers  temps  de  l'occupation  fran- 
çaise, voyait  se  lever,  chaque  printemps ,  des  inspi- 
rés, qui  se  déclaraient  invulnérables  et  envoyés  de 
Dieu  pour  chasser  les  infidèles;   l'année  suivante, 
leur  mort  était  oubliée ,  et  leur  successeur  ne  trou- 
vait pas  une  moindre  foi.  Très-dure  par  un  côté,  la 
domination  romaine,  peu  tracassière  encore,  permet- 
tait beaucoup  de  liberté.  Ces  grandes  dominations 
brutales,  terribles  dans  la  répression,  n'étaient  pas 
soupçonneuses  comme  le  sont  les  puissances  qui  ont 
un  dogme  à  garder.  Elles  laissaient  tout  faire  jus- 
qu'au jour  oîi  elles  croyaient  devoir  sévir.  Dans  sa 
carrière  vagabonde,  on  ne  voit  pas  que  Jésus  ait  été 
une  seule  fois  gêné  par  la  police.  Une  telle  liberté, 
et  par-dessus  tout  le  bonheur  qu'avait  la  Galilée 
d'être  beaucoup  moins  resserrée  dans  les  liens  du 
pédantisme  pharisaïque,   donnaient  à  cette  contrée 
une  vraie  supériorité  sur  Jérusalem.  La  révolution, 
ou  en  d'autres  termes  le  messianisme,  y  faisait  tra- 
vailler toutes  les  tètes.  On  se  croyait  à  la  veille  de 
la  grande  rénovation  ;  l'Écriture,  torturée  en  des  sens 
divers,  servait  d'aliment  aux  plus  colossales  espé- 
rances. A  chaque  ligne  des  simples  écrits  de  l'An- 
cien Testament,  on  voyait  l'assurance  et  en  quelque 
sorte  le  programme  du  règne  futur  qui  devait  appor- 

s 


66  ORIGINES  ÛU   CHHISTIAMSME. 

ter  la  paix  sxa  justes  et  sceller  à  jamais  l'œuvre  de 
Dieu. 

De  tout  temps,  cette  division  en  deux  parties 
opposées  d'intérêt  et  d'esprit  avait  été  pour  la  nation 
hébraïque  un  principe  de  force  dans  l'ordre  moral. 
Tout  peuple  appelé  à  de  hautes  destinées  doit  être 
un  petit  monde  complet,  renfermant  dans  son  sein 
les  pôles  contraires.  La  Grèce  offrait  à  quelques 
lieues  de  distance  Sparte  et  Athènes,  les  deux  anti- 
podes pour  un  observateur  superficiel ,  en  réalité 
sœurs  rivales,  nécessaires  l'une  à  l'autre.  II  en  fut 
de  même  de  la  Judée.  Moins  brillant  en  un  sens  que 
le  développement  de  Jérusalem ,  celui  du  Nord  fut 
en  somme  aussi  fécond  ;  les  œuvres  les  plus  vivantes 
du  peuple  juif  étaient  toujours  venues  de  là.  Une 
absence  totale  du  sentiment  de  la  nature ,  aboutis- 
sant à  quelque  chose  de  sec,  d'étroit,  de  farouche, 
a  frappé  les  œuvres  purement  hiérosolymites  d'un 
caractère  grandiose,  mais  triste,  aride  et  repoussant. 
Avec  ses  docteurs  solennels,  ses  insipides  canonistes, 
ses  dévots  hypocrites  et  atrabilaires,  Jérusalem  n'eût 
pas  conquis  l'humanité.  Le  Nord  a  donné  au  monde 
la  naïve  Salamite,  l'humble  Chananéenne,  la  pas- 
sionnée Madeleine,  le  bon  nourricier  Joseph,  la 
vierge  fllarie.  Le  Nord  seul  a  fait  le  christianisme  ; 
Jérusalem,    au   contraire,    est   la   vraie   patrie  du 


VIE  DE  JÉSOS.  61 

judaïsme  obstiné  qui,  fondé  par  les  pharisiens,  fixé 
par  le  Talniud ,  a  traversé  le  moyen  âge  et  est  venu 
jusqu'à  nous. 

Une  nature  raviSbante  contribuait  à  former  cet 
esprit  beaucoup  moins  austère,  moins  âprement 
monothéiste,  si  j'ose  le  dire,  qui  imprimait  à  tous 
les  rêves  de  la  Galilée  un  tour  idyllique  et  charmant. 
Le  plus  triste  pays  du  monde  est  peut-être  la  région 
voisine  de  Jérusalem.  La  Galilée,  au  contraire,  était 
un  pays  très-vert,  très-ombragé,  très-souriant,  le 
vrai  pays  du  Cantique  des  cantiques  et  des  chansons 
du  bien-aimé'.  Pendant  les  deux  mois  de  mars  et 
d'avril,  la  campagne  est  un  tapis  de  fleurs,  d'une 
franchise  de  couleurs  incomparable.  Les  animaux  y 
sont  petits,  mais  d'une  douceur  extrême.  Des  tour- 
terelles sveltes  et  vives,  des  merles  bleus  si  légers 
qu'ils  posent  sur  une  herbe  sans  la  faire  plier,  des 

1.  Jos.,  B.  J.j  III,  III,  2.  L'horrible  état  où  le  pays  est  réduit, 
surtout  près  du  lac  de  Tibériade,  ne  doit  pas  faire  illusion.  Ces 
pays,  maintenant  brûlés,  ont  été  autrefois  des  paradis  terrestres. 
Les  bains  de  Tibériade,  qui  sont  aujourdhui  un  affreux  séjour, 
ont  été  autrefois  le  plus  bel  endroit  do  la  Galilée  (Jos.,  Anl.^ 
XVllI,  II,  3).  J.osèplie  {Dell.  Jud.,  III,  x,  8)  vante  les  beaux 
arbrbs  de  la  plain^  de  Génésareth,  où  il  n'y  en  a  plu"'  un  seul. 
Antonin  Martyr,  vers  l'an  600,  cinquante  ans  par  conséquent 
avant  l'invasion  musulmane,  trouve  encore  la  Galilée  couverte  de 
plantations  délicieuses,  et  compare  sa  fertilité  à  celle  de  l'Egypte 


68  ORIGINES    DU   CHRISTIANISME. 

alouettes  huppées,  qui  viennent  presque  se  mettre 
sous  les  pieds  du  voyageur,  de  petites  tortue?  de 
ruisseau ,  dont  l'œil  est  vif  et  doux  ,  des  cigognes  à 
l'air  pudique  et  grave,  dépouillant  toute  timidité,  se 
laissent  approcher  de  très-près  par  l'homme  et  sem- 
blent l'appeler.  En  aucun  pays  du  monde,  les  mon- 
tagnes ne  se  déploient  avec  plus  d'harmonie  et  n'in- 
spirent de  plus  hautes  pensées.  Jésus  semble  les 
avoir  particulièrement  aimées.  Les  actes  les  plus 
importants  de  sa  carrière  divine  se  passent  sur  les 
montagnes  :  c'est  là  qu'il  était  le  mieux  inspiré  '  ; 
c'est  là  qu'il  avait  avec  les  anciens  prophètes  de 
secrets  entretiens,  et  qu'il  se  montrait  aux  yeux  de 
6cs  disciples  déjà  transfiguré'. 

Ce  joli  pays,  devenu  aujourd'hui,  par  suite  de 
rénorme  appauvrissement  que  l'islamisme  turc  a 
opéré  dans  la  vie  humaine,  si  morne,  si  navrant, 
mais  où  tout  ce  que  l'homme  n'a  pu  détruire  respire 
encore  l'abandon,  la  douceur,  la  tendresse,  surabon- 
dait, à  l'époque  de  Jésus,  de  bien-être  et  de  gaieté. 
Les  Galiléens  passaient  pour  énergiques ,  braves  et 
laborieux'.  Si  l'on  excepte  Tibériade,  bâtie  par  Antipas 

r  Matlh.,  V,  1;  XIV,  23;  I.uc,  vi,  U. 

2.  Mattli.,  XVII,  1  cl  suiv.;  Marc,  ix,  4  et  suiv.;  Luc,  ix,  28 
et  suiv. 

3.  Jos.,  U.  J.,  III 1. 


VIE   DE  JÉSUS.  69 

en  l'honneur  de  Tibère  (vers  l'an  15)  dans  le  style 
romain',  la  Galilée  n'avait  pas  de  grandes  villes.  Le 
pays  était  néanmoins  fort  peuplé,  couvert  de  petites 
villes  et  de  gros  villages,  cul'  >/é  avec  art  dans 
toutes  ses  parties'.  Aux  ruines  qui  restent  de  son 
ancienne  splendeur,  on  sent  un  peuple  agricole, 
nullement  doué  pour  l'art ,  peu  soucieux  de  luxe , 
indifférent  aux  beautés  de  la  forme ,  exclusivement 
idéaliste.  La  campagne  abondait  en  eaux  fraîches  et 
en  fruits;  les  grosses  fermes  étaient  ombragées  de 
vignes  et  de  figuiers;  les  jardins  étaient  des  massifs 
de  pommiers,  de  ùoyers,  de  grenadiers'.  Le  vin 
était  excellent,  s'il  en  faut  juger  par  celui  que  les 
juifs  recueillent  encore  à  Safed,  et  on  en  buvait 
beaucoup  *.  Cette  vie  contente  et  facilement  satis- 
faite n'aboutissait  pas  à  l'épais  matérialisme  de  notre 
paysan ,  à  la  grosse  joie  d'une  Normandie  planlu- 

1.  Jos.,  Anl.,  XVin,  II,  2;  B.  J.,  Il,  ix,  i  ;  Vila,  12,  13.  64. 

2.  Jos.,  B.  J.,  III,  m,  2. 

3.  On  peut  se  les  Ggurer  d'après  quelques  enclos  des  environs 
de  Nazareth.  Cf.  Canl.  canl.,  ii,  3,  6,  13;  iv,  13;  vi,  6,  10;  vu, 
8,  12;  VIII,  2,  5;  Anton.  Martyr,  l.  c.  L'aspect  des  grandes  mé- 
tairies s'est  encore  bien  conservé  dans  le  sud  du  pays  de  Tyr 
fancienne  tribu  d'Aser).  La  trace  de  la  vieille  agriculture  pali^sti- 
nienne,  avec  ses  ustensiles  taillés  dans  le  roc  (aires,  pre-soirs, 
silos,  iiusres.  meules,  etc.),  se  retrouve  du  reste  à  chaque  p;is 

i.  Mttth.,  IX,  17;  xi,  19;  Marc,  ii,  22;  Luc,  v,  37;  vu,  34; 
Jean,  ii,  3  et  suiv. 


70  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

reuse ,  à  la  pesante  gaieté  des  Flamands.  Elle  se 
spiritualisait  en  rêves  éthérés ,  en  une  sorte  de 
mysticisme  poétique  confondant  le  ciel  et  la  terre. 
Laissez  l'austère  Jean-Baptiste  dans  son  désert  de 
Judée,  prêcher  la  pénitence,  tonner  sans  cesse,  vivre 
de  sauterelles  en  compagnie  des  chacals.  Pourquoi 
les  compagnons  de  l'époux  jeûneraient-ils  pendant 
que  l'époux  est  avec  eux?  La  joie  fera  partie  du 
royaume  de  Dieu.  N'est-elle  pas  la  fille  des  humbles 
de  cœur,  des  hommes  de  bonne  volonté? 

Toute  l'histoire  du  christianisme  naissant  est  deve- 
nue de  la  sorte  une  délicieuse  pastorale.  Un  iMessie 
aux  repas  de  noces,  la  courtisane  et  le  bon  Zachée 
appelés  à  ses  festins,  les  fondateurs  du  royaume 
du  ciel  comme  un  cortège  de  paranymphes  :  voilà 
ce  que  la  Galilée  a  osé ,  ce  qu'elle  a  fait  accepter. 
La  Grèce  a  tracé  de  la  vie  humaine ,  par  la  sculp- 
ture et  la  poésie,  des  tableaux  admirables,  mais 
toujours  sans  fonds  fuyants  ni  horizons  lointains.  Ici 
manquent  le  marbre,  les  ouvriers  excellents,  la 
langue  exquise  .et  raffinée.  Mais  la  Galilée  a  créé  à 
l'état  d'imagination  populaire  le  plus  sublime  idéal  ; 
car  derrière  son  idylle  s'agite  le  sort  de  l'humanité, 
et  la  lumière  qui  éclaire  son  tableau  est  le  soleil  du 
royaume  de  Dieu. 

Jésus  vivait  et  grandissait  dans  ce  milieu  enivrant. 


VIE  DE   JÊSDS.  M 

Dès  son  enfance,  il  fit  presque  annuellement  le 
voyage  de  Jérusalem  pour  les  fêtes*.  Le  pèlerinage 
était  pour  les  Juifs  provinciaux  une  solennité  pleine 
de  douceur.  Des  séries  entières  de  psaumes  étaient 
consacrées  h  chanter  le  bonheur  de  cheminer  ainsi 
en  famille  %  durant  plusieurs  jours,  au  printemps,  à 
travers  les  collines  et  les  vallées,  tous  ayant  en  per- 
spective les  splendeurs  de  Jérusalem,  les  terreurs  des 
parvis  sacrés,  la  joie  pour  des  frères  de  demeurer 
ensemble'.  La  route  que  Jésus  suivait  d'ordinaire 
dans  ces  voyages  était  celle  que  l'on  suit  aujourd'hui, 
par  Ginaea  et  Sichem*.  De  Sichem  à  Jérusalem,  elle 
est  fort  sévère.  Mais  le  voisinage  des  vieux  sanc- 
tuaires de  Silo,  de  Béthel,  près  desquels  on  passe, 
tient  l'âme  en  éveil.  Ain-el-IIaratnié^  la  dernière 
étape  *,  est  un  lieu  mélancolique  et  charmant,  et  peu 


4.  Luc,  II,  41. 

J.  Ibid.,u,  42-44. 

3.  Voir  surtout  ps.  lxxxiv,  cxxii,  r.xxxiii  (Vulg.  lxxxui,  cxxi, 
cxxxii). 

4.  Luc,  IX,  51-53;  xxii,  11  ;  Jean,  iv,  4;  Jos.,  Ant.,  XX,  vi,  1; 
B.  J.,  U,  xji,  3;  Vita,  5Î.  Souvent,  cependant,  les  pèlerins 
venaient  par  la  Pérée  pour  éviter  la  Samarie,  où  ils  couraient  des 
dangers.  Matth.,  xix,  1  ;  Marc,  x,  1. 

5.  Selon  Josèphe  [Vita,  52),  la  route  était  de  trois  jours.  Mais 
l'étape  de  Sichem  à  Jérusalem  devait  d'ordinaire  être  coupée  en 
deux. 


7J  ORIGINES   DU    CHRISTIANISME. 

d'impressions  égalent  celle  qu'on  éprouve  en  s'j 
établissant  pour  le  campement  du  soir.  La  vallée  est 
étroite  et  sombre;  une  eau  noire  sort  des  rochers 
percés  de  tombeaux,  qui  en  forment  les  parois.  C'est, 
je  crois,  la  «  Vallée  des  pleurs  »,  ou  des  eaux  suin- 
tantes, chantée  comme  une  des  stations  du  chemin 
dans  le  délicieux  psaume  lxxxiv*,  et  devenue,  pour 
le  mysticisme  doux  et  triste  du  moyen  âge,  l'em- 
blème de  la  vie.  Le  lendemain ,  de  bonne  heure,  on 
sera  à  Jérusalem;  une  telle  attente,  aujourd'hui  en- 
core, soutient  la  caravane,  rend  la  soirée  courte  et 
le  sommeil  léger. 

Ces  voyages ,  où  la  nation  réunie  se  communi- 
quait ses  idées,  et  qui  créaient  annuellement  dans 
la  capitale  des  foyers  3.c  grancic  agitation,  mettaient 
Jésus  en  contact  avec  l'âme  de  son  peuple,  et  sans 
doute  lui  inspiraient  déjà  une  vive  antipathie  pour 
les  défauts  des  représentants  ofliciels  du  judaïsme. 
On  veut  que  le  désert  ait  été  pour  lui  une  autre  école, 
et  qu'il  y  ait  fait  de  longs  séjours  '.  Mais  le  Dieu 
qu'il  trouvait  là  n'était  pas  le  sien.  C'était  tout  au 
plus  le  Dieu  de  Job ,  sévère  et  terrible,  qui  ne  rend 
raison  h  personne.  Parfois  c'était  Satan  qui  venait  le 


4.  Lxxxiii  selon  la  Vulgale,  v.  T. 
>.  Luc,  IV,  42;  v,  46. 


VIE  DE   JÉSCS.  W 

tenter.  Il  relournnil  alors  dans  sa  chère  Galilée ,  et 
retrouvait  son  Père  céleste,  au  milieu  des  vertes 
collines  et  des  claires  fontaines  .  parmi  les  troupes 
d'enfants  et  de  femmes  qui,  l'âme  joyeuse  et  le  can- 
tique des  anges  dans  le  cu-ur,  attendaient  le  salut 
d'Israël. 


CHAPITRE  V. 


PnEMIERS    APHORISMES    DE  J  É  S  D  S. — SES    IDÉES   D'DN    DIED    PiîRB 
ET    d'une    hKLIGION    PORE.  — PREMIERS    DISCIPLES. 


Joseph  mourut  avant  que  son  fils  fût  arrivé  à  au- 
cun rôle  public.  Marie  resta  de  la  sorte  le  chef  de 
la  famille ,  et  c'est  ce  qui  explique  pourquoi  Jésus , 
quand  on  voulait  le  distinguer  de  ses  nombreux 
homonymes ,  était  le  plus  souvent  appelé  «  fils  de 
Marie'  ».  11  semble  que,  devenue  par  la  mort  de  son 
mari  étrangère  à  Nazareth,  elle  se  retira  à  Cana*, 
dont  elle  pouvait  être  originaire.  Cana  '  était  une 

4.  C'est  l'expression  de  Marc,  vi,  3.  Cf.  Matth.,  xiii ,  55.  Marc 
ne  nomme  pas  Joseph;  le  quatrième  Évangile  et  Luc,  au  contraire, 
préfèrent  l'expression  «  fils  de  Joseph  ».  Luc,  m,  23  ;  iv,  22  ;  Jean, 
I,  46;  VI,  42.  Il  e.st  singulier  que  le  quatrième  Évangile  n'appelle 
jamais  la  mèro  de  Jésus  par  son  nom.  Le  nom  de  Ben  Joseph, 
qui,  dans  le  Talmud,  désigne  l'un  des  Messies,  donne  &  réflé- 
chir. 

5.  Jean,  ii,  <  ;  it,  46.  Jean  seul  est  renseigné  sur  c«  point. 

3.  Aujourd'hui  Kana  el-Djélil,  identique  au  casai  de  Cana 
Galilé  da  temps  des  croisades  (voir  Archives  des  tnititont  «ci'e/i- 


VIE  DE  JÉSUS.  75 

petite  ville  à  deux  heures  ou  deux  heures  et  demie 
de  Nazareth,  au  pied  des  montagnes  qui  bornent  au 
nord  la  plaine  d'Asochis'.  La  vue,  moins  grandiose 
qu'à  Nazareth,  s'étend  sur  toute  la  plaine  et  est  bor- 
née de  la  manière  la  plus  pittoresque  par  les  mon- 
tagnes de  Nazareth  et  les  collines  de  Séphoris.  Jésus 
paraît  avoir  fait  quelque  temps  sa  résidence  en  ce 
lieu.  Là  se  passa  probablement  une  partie  de  sa  jeu- 
nesse et  eurent  lieu  ses  premiers  éclats  ' 

Il  exerçait  le  métier  de  son  père,  qui  était  celui 
de  charpentier  '.  Ce  n'était  pas  là  une  circonstance 
humiliante  ou  fâcheuse.  La  coutume  juive  exigeait 
que,  l'homme  voué  aux  travaux  intellectuels  apprît 
un  état.  Les  docteurs  les  plus  célèbres  avaient  des 
métiers*;  c'est  ainsi  que  saint  Paul,  dont  l'éducation 
avait  été  si  soignée,  était  fabricant  de  tentes  ou  tapis- 
sier'. Jésus  ne  se  maria  point.  Toute  sa  puissance 


lipques ,  V  série,  t.  IFI,  p.  370).  Kefr-Kenna,  à  une  heure  ou 
une  heure  et  demie  N.-N.-E.  de  Nazareth  (Capharchemmé  des 
croisades),  en  est  distinct. 

1.  Maintenant  ei-i)i(»aM/". 

î.  Jean,  ii,  41;  iv,  46.  Cn  ou  deux  disciples  étaient  de  Cana. 
Jean,  x\i,  2;  Matlh.,  x,  4;  Marc,  m,  <8. 

3.  Matth.,  XIII,  55;  Marc,  vi,  3;  Justin,  Dtal.  cum  Tryph.,  88. 

4.  Par  exemple ,  «  Rabbi  lotianan  le  cordonnier,  Rabbi  Isaao 
le  fort'oron  ». 

«.  Acl.,  xviii,  3. 


76  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

d'aimer  se  porta  sur  ce  qu'il  considérait  comme  sa 
vocation  céleste.  Le  sentiment  extrêmement  délicat 
qu'on  remarque  en  lui  pour  les  femmes  *  ne  se  sépara 
point  du  dévouement  sans  bornes  qu'il  avait  pour 
son  idée.  Il  traita  en  sœurs,  comme  François  d'Assise 
et  François  de  Sales,  les  femmes  qui  s'éprenaient  de 
la  même  œuvre  que  lui  ;  il  eut  ses  sainte  Claire,  ses 
Françoise  de  Chantai.  Seulement,  il  est  probable  que 
celles-ci  aimaient  plus  lui  que  l'œuvre;  il  fut  sans 
doute  plus  aimé  qu'il  n'aima.  Ainsi  qu'il  arrive  sou- 
vent dans  les  natures  très-élevées,  la  tendresse  du 
cœur  se  t'-ansforma  chez  lui  en  douceur  infinie,  en 
vague  poésie,  en  charme  universel.  Ses  relations 
intimes  et  libres,  d'un  ordre  tout  moral,  avec  des 
femmes  d'une  conduite  équivoque  s'expliquent  de 
même  par  la  passion  qui  l'attachait  à  la  gloire  de  son 
Père  et  lui  inspirait  une  sorte  de  jalousie  pour  toutes 
les  belles  créatures  qui  pouvaient  y  servir  *. 

Quelle  fut  la  marche  de  la  pensée  de  Jésus  durant 
cette  période  obscure  de  sa  vie  ?  Par  quelles  médi- 
tations débuta-t-il  dans  la  carrière  prophétique?  On 
l'ignore,  son  histoire  nous  étant  parvenue  à  l'état  de 
récits  épars   et  sans  chronologie  exacte.   Mais   le 


1.  Voir  ci-dessous,  p.  157-158. 

t.  Luc,  VII,  31  et  suiv.,  Jean,  iv,  7  et  suiv.,  vin,  3  et  suiv. 


VIE   DE  JÉSUS.  17 

développement  des  produits  vivants  est  partout  le 
même,  et  il  n'est  pas  douteux  que  la  croissance 
d'une  personnalité  aussi  puissante  que  celle  de  Jésus 
n'ait  obéi  à  des  lois  très-rigoureuses.  Une  haute  no- 
tion de  la  Divinité,  qu'il  ne  dut  pas  au  judaïsme,  et 
qui  semble  avoir  été  la  création  de  sa  grande  âme, 
fut  en  quelque  sorte  le  germe  de  son  être  tout  en- 
tier. C'est  ici  qu'il  faut  le  plus  renoncer  aux  idées 
qui  nous  sont  familières  et  à  ces  discussions  où 
s'usent  les  petits  esprits.  Pour  bien  comprendre  la 
nuance  de  la  piété  de  Jésus,  il  faut  faire  abstraction 
de  tout  ce  qui  s'est  placé  entre  l'Évangile  et  nous. 
Déisme  et  panthéisme  sont  devenus  les  deux  pôles 
de  la  théologie  Les  chétives  discussions  de  la  scolas- 
tique,  la  sécheresse  d'esprit  de  Descartes,  l'irréligion 
profonde  du  xviii*  siècle,  en  rapetissant  Dieu,  et  en 
le  limitant  en  quelque  sorte  par  l'exclusion  de  ce  qui 
n'est  pas  lui,  ont  étoulfé  au  sein  du  ralionalisme  mo- 
derne tout  sentiment  fécond  de  la  Divinité.  Si  Dieu, 
en  effet,  est  un  être  déterminé  hors  de  nous,  la  per- 
sonne qui  croit  avoir  des  rapports  particuliers  avec 
Dieu  est  un  «  visionnaire  »,  et  comme  les  sciences 
physiques  et  physiologiques  nous  ont  montré  que 
toute  vision  surnaturelle  est  une  illusion,  le  déiste  un 
peu  conséquent  se  trouve  dans  l'impossibilité  de  com- 
prendre les   grandes  croyances  du  passé.  Le  pan- 


78  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

théisme,  d'un  autre  côté,  en  supprimant  là  person- 
nalité divine,  est  aussi  loin  qu'il  se  peut  du  Dieu 
vivant  des  religions  anciennes.  Les  hommes  qui  ont 
le  plus  hautement  compris  Dieu,  Çakya-Mouni,  Pla- 
ton, saint  Paul,  saint  François  d'Assise,  saint  Augus- 
tin, h  quelques  heures  de  sa  mobile  vie,  étaient-ils 
déistes  ou  panthéistes  ?  Une  telle  question  n'a  pas  de 
sens.  Les  preuves  physiques  et  métaphysiques  de 
l'existence  de  Dieu  eussent  laissé  ces  grands  hommes 
fort  indifférents.  Ils  sentaient  le  divin  en  eux-mêmes. 
—  Au  premier  rang  de  cette  grande  famille  des 
vrais  fils  de  Dieu,  il  faut  placer  Jésus.  Jésus  n'a  pas 
de  visions;  Dieu  ne  lui  parle  pas  comme  à  quelqu'un 
hors  de  lui  ;  Dieu  est  en  lui  ;  il  se  sent  avec  Dieu,  et 
il  tire  de  son  cœur  ce  qu'il  dit  de  son  Père.  Il  vit  au 
sein  de  Dieu  par  une  communication  de  tous  les  in- 
stants; il  ne  le  voit  pas,  mais  il  l'entend,  sans  qu'il 
ait  besoin  de  tonnerre  et  de  buisson  ardent  comme 
Moïse,  de  tempête  révélatrice  comme  Job,  d'oracle 
comme  les  vieux  sages  grecs,  de  génie  familier 
comme  Socrate,  d'ange  Gabriel  comme  Mahomet. 
L'imagination  et  l'hallucination  d'une  sainte- Thérèse, 
par  exemple,  ne  sont  ici  pour  rien.  L'ivresse  du 
soufi  se  proclamant  identique  à  Dieu  est  aussi  tout 
autre  chose.  Jésus  n'énonce  pas  un  moment  l'idée 
sacrilège  qu'il  soit  Dieu.  li  ae  croit  on  rapport  direct 


VIE  DE  JÉSUS.  W 

avec  Dieu,  il  se  croit  fils  de  Dieu.  La  plus  haute 
conscience  de  Dieu  qui  ait  existé  au  sein  de  l'huma- 
nité a  été  celle  de  Jésus. 

On  comprend  ,  d'un  autre  côté ,  que  Jésus ,  par- 
tant d'une  telle  disposition  d'âme,  ne  sera  nullement 
un  philosophe  spéculatif  comme  Çakya-Mouni.  Rien 
n'est  plus  loin  de  la  théologie  scolastique  que  l'Evan- 
gile*. Les  spéculations  des  docteurs  grecs  sur  l'es- 
sence divine  viennent  d'un  tout  autre  esprit.  Dieu 
conçu  immédiatement  comme  Père,  voilà  toute  la 
théologie  de  Jésus.  Et  cela  n'était  pas  chez  lui  un 
principe  théorique,  une  doctrine  plus  ou  moins  prou- 
vée et  qu'il  cherchait  à  inculquer  aux  autres.  Il  ne 
faisait  à  ses  disciples  aucun  raisonnement';  il  n'exi- 
geait d'eux  aucun  effort  d'attention.  Il  ne  prêchait 
pas  ses  opinions,  il  se  prêchait  lui-même.  Souvent 
des  âmes  très-grandes  et  très-désintéressées  présen- 
tent, associé  à  beaucoup  d'élévation,  ce  caractère  de 
perpétuelle  attention  à  elles-mêmes  et  d'extrême  sus- 

1.  Les  discours  que  le  quatrième  Évangile  prête  à  Jésus  ren- 
ferment un  germe  de  théologie.  Mais,  ces  discours  étant  eu  con- 
tradiction absolue  avec  ceux  des  Évangiles  synoptiques,  lesquels 
représentent  sans  aucun  doute  les  Logia  primitifs,  ils  doivent 
compter  pour  des  documents  de  l'histoire  apostolique,  et  non  pour 
des  éléments  de  la  vie  de  Jésus. 

9.  Voir  Mattb.,  ix,  9,  et  les  autres  récits  analogues. 


W  ORIGINES    DU    CHRISTIANISME. 

ceptibilité  personnelle,  qui  en  général  est  (e  propre 
des  femmes  *.  Leur  persuasion  que  Dieu  est  en 
elles  et  s'occupe  perpétuellement  d'elles  est  si  forte, 
qu'elles  ne  craignent  nullement  de  s'imposer  aux  au- 
tres ;  notre  réserve,  notre  respect  de  l'opinion  d'au- 
trui ,  qui  est  une  partie  de  notre  impuissance ,  ne 
saurait  être  leur  fait.  Cette  personnalité  exaltée  n'est 
pas  l'égoïsme  ;  car  de  tels  hommes,  possédés  de  leur 
idée,  donnent  leur  vie  de  grand  cœur  pour  sceller 
leur  œuvre  :  c'est  l'identification  du  moi  avec  l'objet 
qu'il  a  embrassé,  poussée  à  sa  dernière  limite.  C'est 
l'orgueil  pour  ceux  qui  ne  voient  dans  l'apparition 
nouvelle  que  la  fantaisie  personnelle  du  fondateur  ; 
c'est  le  doigt  de  Dieu  pour  ceux  qui  voient  le  résul- 
lat.  Le  fou  côloie  ici  l'homme  inspiré;  seulement,  le 
fou  ne  réussit  jamais.  Il  n'a  pas  été  donné  jusqu'ici 
i  l'égarement  d'esprit  d'agir  d'une  façon  sérieuse 
sur  la  marche  de  l'humanité. 

Jésus  n'arriva  pas  sans  doute  du  premier  coup  à 
celle  haute  affirmation  de  lui-même.  Mais  il  est  pro- 
bable que,  dès  ses  premiers  pas,  il  s'envisagea  avec 
Dieu  dans  la  relation  d'un  fils  avec  son  père.  Là  est 
son  grand  acte  d'originalité  ;  en  cela,  il  n'est  nulle- 


1    Voir,  par  exemple,  Jean,  xxi,  15  ot  suiv.,en  observant  que 
ce  .rail  parait  avoir  ol6  exagéré  dans  le  quatrième  Évangile. 


VIE  DE  JÉSUS.  81 

ment  de  sa  race'.  Ni  le  juif,  ni  le  musulman,  n'ont 
compris  celle  délicieuse  théologie  d'amour.  Le 
Dieu  de  Jésus  n'est  pas  le  maître  fatal  qui  nous  tue 
quand  il  lui  plaît,  nous  damne  quand  il  lui  plaît, 
nous  sauve  quand  il  lui  plaît.  Le  Dieu  de  Jésus  est 
Notre  Père.  On  l'entend  en  écoutant  un  souflle  léger 
qui  crie  en  nous  :  «  Père  ^  »  Le  Dieu  de  Jésus 
n'est  pas  le  despote  partial  qui  a  choisi  Israël  pour 
son  peuple  et  le  protège  envers  et  contre  tous. 
C'est  le  Dieu  de  l'humanité.  Jésus  ne  sera  pas 
un  patriote  comme  les  Macchabées .  un  théocrate 
comme  Juda  le  Gaulonite.  S'élevant  hardimonl  au- 
dessus  des  préjugés  de  sa  nation,  il  établira  l'uni- 
verselle paternité  de  Dieu.  Le  Gaulonite  soutenait 
qu'il  faut  mourir  plutôt  que  de  donner  à  un  autre 
que  Dieu  le  nom  de  «  maître  »  ;  Jésus  laisse  ce 
nom  à  qui  veut  le  prendre,  et  réserve  pour  Dieu 
un  titre  plus  doux.  Accordant  aux  puissants  de  la 
terre,  pour  lui  représentants  de  la  force,  un  res- 
pect plein  d'ironie,  il  fonde  la  consolaiion  suprême, 
le  recours  au  Père  que  chacun  a  dans  le  ciel,  le 

4.  La  liello  âme  de  Pliilon  se  rencontra  ici,  comme  sur  (uni 
d'aulros  points,  avec  celle  de  Jésus.  De  confus,  ling.,  §  U; 
De  migr  Abr  ,  §  1  ;  De  somniis.  II,  §  41  ;  De  agric.  Noé, 
§  12;  De  nuUatione  nominum,  §  &. 

t.  Saint  l'aul,  Ad  Galatas,  iv,  6. 

6 


82  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

vrai  royaume  de  Dieu  que  ciiacun  porte  en  son  cœur. 
Le  nom  de  «  royaume  de  Dieu  »  ou  de  «  royaume 
du  ciel  *  »  fut  le  terme  favori  de  Jésus  pour  exprimer 
la  révolution  qu'il  inaugurait  dans  le  monde'.  Comme 
presque  tous  les  termes  messianiques,  le  mot  en  ques- 
tion venait  du  livre  de  Daniel.  Selon  Fauteur  de  ce 
livre  extraordinaire,  aux  quatre  empires  profanes,  des- 
tinés à  crouler,  succédera  un  cinquième  empire,  qui 
sera  celui  des  «  saints  »  et  qui  durera  éternellement'. 
Ce  règne  de  Dieu  sur  la  terre  prêtait  naturellement 
aux  interprétations  les  plus  diverses.  Pour  plusieurs, 
c'était  le  règne  du  Messie  ou  d'un  nouveau  David  *; 
pour  la  théologie  juive,  le  «  royaume  de  Dieu  »  n'est 
le  plus  souvent  que  le  judaïsme  lui-même,  la  vraie 


1.  Le  mot  «  ciel  »,  dans  la  langue  rabbiniqiie  de  ce  temps,  est 
svnonyme  du  nom  de  «  Dieu  »,  qu'on  évitait  de  prononcer.  Voir 
Buxtorf ,  Lex.  cliald.  lalm.  rabh.,  au  mot  D'OU ,  et  Daniel ,  iv, 
22,  23.  Comp.  Matth.,  xxi,  25;  Marc,  xi,  30,  31  ;  Luc,  xv,  18,21  ; 
XX,  4,  5. 

J.  Celte  expression  revient  à  chaque  pape  des  Évangiles  synop- 
tiques, des  Actes  des  apôtres,  des  épitres  de  saint  Paul.  Si  elle  ne 
paraît  qu'une  fois  dans  le  quatrième  Évangile  (ni,  3  et  5),  c'est 
que  les  discours  rapportés  par  cet  Évangile  sont  loin  de  représen- 
ter la  parole  vraie  do  Jésus. 

3.  Dan.,  ii,  44;  vu,  13,  14,22,  27;  Apocalypse  do  Baruch,dan3 
Ceriani,  Monwn.  sacra  et  prof.,  tom.  I,  fasc.  ii,  p.  82. 

4.  Marc,  xi,  10;  —  Targum  de  Jonathan  :  Is.,  xl,  9;  lui,  10; 
Michée,  iv,  7. 


VIE  DE  JÉSDS.  83 

religion,  le  culte  monothéiste,  la  piété  *.  Dans  les 
derniers  temps  de  sa  vie,  Jésus  crut,  à  ce  qu'il 
semble,  que  ce  règne  allait  se  réaliser  matériellement 
par  un  brusque  renouvellement  du  monde.  Mais  sans 
doute  ce  ne  fut  pas  là  sa  première  pensée'.  La  mo- 
rale admirable  qu'il  tire  de  la  notion  du  Dieu  père 
n'est  pas  celle  d'enthousiastes  qui  croient  le  monde 
près  de  finir  et  qui  se  préparent  par  l'ascétisme  à 
une  catastrophe  chimérique  :  c'est  celle  d'un  monde 
qui  veut  vivre  et  qui  a  vécu.  «  Le  royaume  de  Dieu 
est  parmi  vous,  »  disait-il  à  ceux  qui  cherchaient 
avec  subtilité  des  signes  extérieurs  de  sa  venue 
future  '.  La  conception  réaliste  de  l'avéïiement  divin 
n'a  été  qu'un  nuage,  une  erreur  passagère  que  la 
mort  a  fait  oublier.  Le  Jésus  qui  a  fondé  le  vrai 
royaume  de  Dieu,  le  royaume  des  doux  et  des  hum- 
bles, voilà  le  Jésus  des  premiers  jours*,  jours  chastes 

1 .  Mischna,  Berakolh,  n,  1,3;  Talmud  de  Jérusalem,  Berakolh, 
11,  2;  Kidduschin,  i,  2;  Talm.  de  Bab.,  Berakoth,  15  a;  Me- 
killa,  42  b;  Siphra,  470  b.  L'expression  revient  souvent  dans  les 
Midraschim. 

2.  Matth.,  V,  10;  vi,  10,  33;  xi,  11  ;  xii,  28;  xvin,  4;  xix,  12; 
Marc,  X,  14,  15;  xii,  34;  Luc,  xu,  31. 

3.  1ml,  XVII,  20-21 .  La  traduction  «  au  dedans  de  vous  »  est 
moins  ex?cte,  bien  qu'elle  no  s'écarte  pas  de  la  pensée  de  Jésus 
en  cet  endroit. 

4.  La  grande  théorie  de  l'apocalypse  du  Fils  de  l'homme  est,  en 
effet,  réservée,  dans  les  synoptiques,  pour  les  chapitres  qui  pré- 


84  ORIGINES  DD   CHRISTIANISME. 

et  sans  mélange  où  la  voix  de  son  Père  rclciilissail 
en  son  sein  avec  un  timbre  plus  pur.  Il  y  eul  alors 
quelques  mois,  une  année  peut-être,  où  Uicu  habita 
vraiment  sur  la  terre.  La  voix  du  jeune  charpentier 
prit  tout  à  coup  une  douceur  extraordinaire.  Un 
charme  infini  s'exhalait  de  sa  personne,  et  ceux  qui 
l'avaient  vu  jusque-là  ne  le  reconnaissaient  plus'.  Il 
n'avait  pas  encore  de  disciples,  et  le  groupe  qui  se 
pressait  autour  de  lui  n'était  ni  une  secte,  ni  une 
école;  mais  on  y  sentait  déjà  un  esprit  commun, 
quelque  chose  de  pénétrant  et  de  doux.  Son  carac- 
tère aimable,  et  sans  doute  une  de  ces  ravissantes 
figures  '  qui  apparaissent  quelquefois  dans  la  race 
juive,  faisaient  autour  de  lui  comme  un  cercle  de 
fascination  auquel  presque  personne,  au  milieu  de 
ces  populations  bienveillantes  et  naïves,  ne  savait 
échapper. 

Le  paradis  eût  été,  en  effet,  transporté  sur  la 

cèdent  io  récit  de  la  Passion.  Les  premièrea  prédications,  surtout 
dans  Matthieu,  sont  toutes  morales. 

1.  Matth.,  XIII,  54  et  suiv.;  Marc,  vi,  8  et  suiv.;  Jean,  vi,  42. 

2.  La  tradition  sur  la  laideurde  Jésus  (Justin,  Dial.  cum  Tryph., 
85,  88,  100;  Clément  d'Alex.,  Pœdag.,  111,  1  ;  Strom.,  VI,  17; 
Ongèno,  Contre  Celse,  VI,  75;  Tertullie/i,  De  carne  CItrisli,  9; 
Adi>.  JikUcos,  14)  vient  du  désir  de  voir  réalisé  en  lui  un  trait 
préteniiu  messianique  (Is.,  lui,  2).  Aucun  portrait  traditionnel 
do  Jésus  n'existait  aux  premiers  siècles.  Saint  Au^'ustln,  De  Tri- 
nitate,  VIII,  4,  S.  Cf.  Iréné'e,  Adv.  hœr.,  I,  nxv,  6. 


VIE  DE  JÊSDS.  85 

terre,  si  les  idées  du  jeune  maître  n'eussent  dépassé 
de  beaucoup  ce  niveau  de  médiocre  bonté  au  delà 
duquel  on  n'a  pu  jusqu'ici  élever  l'espèce  humaine. 
La  fraternité  des  hommes,  fils  de  Dieu,  et  les  con- 
séquences morales  qui  en  résultent  étaient  déduites 
avec  un  sentiment  exquis.   Comme  tous  les  rabbis 
du  temps,  Jésus,  peu  porté  vers  les  raisonnements 
suivis,  renfermait  sa  doctrine  dans  des  aphorismes 
concis  et  d'une  forme  expressive,  parfois  énigma- 
tique  et  bizarre'.  Quelques-unes  de   ces  maximes 
Tenaient  des  livres  de  l'Ancien  Testament.  D'autres 
étaient  des  pensées  de  sages  plus  modernes,  surtout 
d'Antigone  de  Soco,  de  Jésus  fils  de  Sirach,  et  de 
Ilillel,  qui  étaient  arrivées  jusqu'à  lui,  non  par  suite 
d'études  savantes,  mais  comme  des  proverbes  sou- 
vent répétés.  La  synagogue  était  riche  en  maximes 
très-heureusement   exprimées,    qui   formaient    une 
sorte    de    littérature    proverbiale    courante'.    Jésus 
adopta  presque  tout  cet  enseignement  oral,  mais  en 
le   pénétrant  d'un   esprit   supérieur'.  Enchérissant 

1.  Les  Logia  ae  saint  Matthieu  réunissent  plusieurs  de  ces 
axiomes  ensemble,  pour  en  former  de  grands  discours  Mais  la 
f&.-me  fragmentaire  se  fait  sentir  à  travers  les  sutures. 

2.  Les  sentences  des  docteurs  juifs  du  temps  sont  recueillies 
dans  le  petit  livre  intitulé  Pirké  Aboth. 

3.  Les  rapprochoiiients  seront  faits  ci-dessous,  à  masure  qu'ils 


86  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

d'ordinaire  sur  les  devoirs  tracés  par  la  Loi  et  les 
anciens,  il  voulait  la  perfection.  Toutes  les  vertus 
d'humilité,  de  pardon,  de  charité,  d'abnégation,  de 
dureté  pour  soi-même,  vertus  qu'on  a  nommées  à 
bon  droit  chrétiennes,  si  l'on  veut  dire  par  là  qu'elles 
ont  été  vraiment  prêchées  par  le  Christ,  étaient  en 
germe  dans  ce  premier  enseignement.  Pour  la  jus- 
tice, il  se  contentait  de  répéter  l'axiome  répandu  : 
«  Ne  fais  pas  à  autrui  ce  que  tu  ne  voudrais  pas 
qu'on  te  fit  à  toi-même'.  »  Mais  celte  vieille  sagesse, 
encore  assez  égoïste,  ne  lui  suffisait  pas.  Il  allait  aux 
excès  : 

«  Si  quelqu'un  te  frappe  sur  la  joue  droite ,  pré- 
sente-lui l'autre.  Si  quelqu'un  te  fait  un  procès  pour 
ta  tunique,  abandonne-lui  ton  manteau  '.  » 

se  présenteront.  On  a  parfois  supposé  que,  la  rédaction  du  Tal- 
mud  étant  postérieure  à  celle  des  Évangiles,  des  emprunts  ont  pu 
être  faits  par  les  compilateurs  juifs  à  la  morale  chrétienne.  Mais 
cela  est  inadmissible;  les  maximes  du  Talmud  qui  répondent  à 
des  sentences  évangéliques  sont  datées  avec  précision  par  les  noms 
des  docteur;;  à  qui  on  les  attribue.  Ces  attributions  écartent  l'idée 
de  tels  emprunts. 

<.  Matth.,  VII,  12;  Luc,  vi,  34.  Cet  axiome  est  déjà  dans  le 
livra  de  Tobiej  iv,  ^6.  Ilillel  s'en  servait  habituellement  (Talm. 
de  Bab.,  Schabbalh,  3<  a),  et  déclarait,  comme  Jésus,  que  celait 
l'abrégé  de  la  Loi. 

2.  .Matth.,  v,  39  et  suiv  ;  Luc,  vi,  29  Comparez  Jérémie,  La- 
menl.j  m,  36i, 


VIE  DE  JÉSUS.  «1 

«  Si  ton  œil  droit  te  scandalise ,  arrache  -  le  et 
jette-le  loin  de  toi  '.  » 

H  Aimez  vos  ennemis,  faites  du  bien  à  ceux  qui 
vous  haïssent;  priez  pour  ceux  qui  vous  persécu- 
tent \  » 

«  Ne  jugez  pas,  et  vous  ne  serez  point  jugés  '. 
Pardonnez,  et  on  vous  pardonnera  *.  Soyez  miséri- 
cordieux comme  votre  Père  céleste  est  miséricor- 
dieux '.  Donner  est  plus  doux  que  recevoir  ".  » 

«  Celui  qui  s'humilie  sera  élevé  ;  celui  qui  s'élève 
sera  humilié  '.  » 

Sur  l'aumône,  la  pitié,  les  bonnes  œuvres,  la  dou- 
ceur, le  goût  de  la  paix,  le  complet  désintéresse- 
ment du  cœur,  il  avait  peu  de  chose  à  ajouter  à  la 


4.  MaUh.,  V,  29-30;  xvm,  9;  Marc,  ix,  46. 
8.  Mailh.,  V,  44  ;  Luc,  vi,  27.  Comparez  ïalmud  de  Babylone, 
Schabbath,  88  b;  Joma,  23  o. 

3.  Malth.,  vil,  1  ;  Luc,  vi,  37.  Comparez  Talniud  de  Babylone, 
Ketliubolh,  103  b. 

4.  Luc,  VI,  37.  Comparez  Lévit.,  \i%.,  18;  Prov.,XX,  22, 
Ecclésiastique,  xxviii,  1  et  suiv. 

5.  Luc,  VI,  36;  Siphré,  51  b  (Suitzbach,  1802). 

6.  Parole  rapportée  dans  les  Actes,  xx,  33. 

7.  Mailh.,  xxiii,  12;  Luc,  xiv,  11  ;  xviii,  14.  Les  sentences  rap- 
portées par  saint  Jérôme  d'après  1'  «  Évangile  selon  les  Hébreux  » 
(Comment,  in  Epist.  ad  Ephes.,  v,  4;  in  Ezech.,  xvm;  Dial.  adv. 
Pelag.,  III,  2  )  sont  empreintes  du  même  esprit.  Comp.  Talm.  de 
Bab.,  Erubin,  13  6. 


88  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

doctrine  de  la  synagogue*.  Mais  il  y  mettait  un 
accent  plein  d'on(  lion,  qui  rendait  nouveaux  des 
aphorismes  trouvés  depuis  longtemps.  La  morale  ne 
se  compose  pas  de  principes  plus  ou  moins  bien 
exprimés.  La  poésie  du  précepte,  qui  le  fait  aimer, 
est  plus  que  le  précepte  lui-même,  pris  comme  une 
vérité  abstraite.  Or,  on  ne  peut  nier  que  ces  maximes 
empruntées  par  Jésus  à  ses  devanciers  ne  fassent 
dans  rÉvangile  un  tout  autre  eflet  que  dans  l'an- 
cienne Loi,  dans  les  Pirké  Abolh  ou  dans  le  Talmud. 
Ce  n'est  pas  l'ancienne  Loi,  ce  n'est  pas  le  Talmud 
qui  ont  conquis  et  changé  le  monde.  Peu  originale 
en  elle-même ,  si  l'on  veut  dire  par  là  qu'on  pour- 
rait avec  des  maximes  plus  anciennes  la  recompo- 
ser presque  tout  entière,  la  morale  évangélique  n'en 
reste  pas  moins  la  plus  haute  création  qui  soit  sortie 
de  la  conscience  humaine,  le  plus  beau  code  de  la 
vie  parfaite  qu'aucun  moraliste  ail  tracé. 

Jésus  ne  parlait  pas  contre  la  loi  mosaïque ,  mais 
on  sent  bien  qu'il  en  voyait  l'insuffisance,  et  il  le  lais- 
sait entendre.  Il  répétait  sans  cesse  qu'on  devait  faire 
plus  que  ies  anciens  sages  n'avaient  dit  *.  Il  dcfcn- 

4.  Deulèr.,  xxiv,  xxv,  xxvi,  elc;  Is.,  lviii,7;  Prov.,  xix,  17; 
Pirké  Abolh,  i;  l'a'mud  do  Jérusalem,  Péah ,  i,  1;  Talmuil  de 
B.ibylone,  Schabhath,  63  a;  Taliii.  do  Bab  ,  lial/a  kama,  93  o. 

I.  Matlb.,  V,  20  et  suiv. 


VIE  DE  JÉSUS.  89 

dait  la  moindre  parole  dure  *,  il  interdisait  le  divorce* 
et  tout  serment',  il  blâmait  le  talion*,  il  condam- 
nait l'usure',  il  trouvait  le  désir  voluptueux  aussi  cri- 
minel que  l'adultère  \  Il  voulait  un  pardon  universel 
des  injures'.  Le  motif  dont  il  appuyait  ces  maximes 
de  haute  charité  était  toujours  le  môme:  «  ...  Pour 
que  vous  soyez  les  fils  de  votre  Père  céleste,  qui 
fait  lever  son  soleil  sur  les  bons  et  sur  les  méchants. 
Si  vous  n'aimez,  ajoutait-il,  que  ceux  qui  vous 
aiment,  quel  mérite  avez-vous?  Les  publicains  le 
font  bien.  Si  vous  ne  saluez  que  vos  frères,  qu'est-ce 
que  cela?  Les  païens  le  font  bien.  Soyez  parfaits, 
comme  votre  Père  céleste  est  parfait*.  » 

Un  culte  pur,   une  religion  sans  prêtres  et  sans 
pratiques  extérieures,  reposant  toute  sur  les  senti- 

1.  Mallh.,  V,  22. 

2.  Ibid.,  V,  31  et  suiv.  Comparez  Talmud  de  Babylone,  Sayi- 
Kédrin,  22  a. 

3.  Matth.,  V,  33  et  suiv. 

4.  Ibid.,  y,  38  et  suiv. 

5.  Ibid.,  V,  42.  La  Loi  l'interdisait  aussi  [Deulér..  xv,  7-8), 
mais  moins  formellement,  et  l'usage  l'autorisait  (Luc,  vu,  41  el 

SUIV.). 

6.  Matth.,  xxvii,  28.  Comparez  Talmud,  Masséket  Kalla  (cdiL 
Furlh,  17y3),  fol.  34  b. 

7.  Matth.,  v,  23  et  suiv. 

8.  Ibid.,  V,  45  et  suiv.  Comparez  Lévit.,  xi,  44;  xix,  2;  Eph., 
V,  4,  et  l'opLoiuoi;  Ttf  9«ij.  de  PlatOQ. 


90  ORIGINES  DU   CHRlSTIAMSîlE. 

ments  du  cœur,  sur  l'imitation  de  Dieu  ',  sur  le  rap- 
port immédiat  de  la  conscience  avec  !e  Père  céleste, 
étaient  la  suite  de  ces  principes.  Jésus  ne  recula 
jamais  devant  cette  hardie  conséquence,  qui  faisait 
de  lui ,  dans  le  sein  du  judaïsme ,  un  révolution- 
naire au  premier  chef.  Pourquoi  des  intermédiaires 
entre  l'homme  et  son  Père  ?  Dieu  ne  voyant  que 
le  cœur,  à  quoi  bon  ces  purifications,  ces  pratiques 
qui  n'atteignent  que  le  corps  '?  La  tradition  même, 
chose  si  sainte  pour  le  juif,  n'est  rien,  comparée  au 
sentiment  pur  '.  L'hypocrisie  des  pharisiens,  qui  en 
priant  tournaient  la  tête  pour  voir  si  on  les  regar- 
dait, qui  faisaient  leurs  aumônes  avec  fracas,  et  met- 
taient sur  leurs  habits  des  signes  qui  les  faisaient 
reconnaître  pour  personnes  pieuses,  toutes  ces  sima- 
grées de  la  fausse  dévotion  le  révoltaient.  «  Ils  ont 
reçu  leur  récompense,  disait-il  ;  pour  toi,  quand  tu 
fais  l'aumône,  que  ta  main  gauche  ne  sache  pas  ce 
que  fait  ta  droite,  afin  que  ton  aumône  reste  dans  le 
secret,  et  alors  ton  Père,  qui  voit  dans  le  secret,  te 
la  rendra*.  Et,  quand  tu  pries,  n'imite  pas  les  hypo- 

4.  Comparez  Philon,  De  migr.  Abr.,  §  23  et  24;  De  vitii  con- 
templativa,  en  entier. 

2.  Matth.,  XV,  11  etsuiv.;  Marc,  vu,  6  et  suiv. 

3.  Marc,  vu,  6  et  suiv. 

4.  Mattli.  VI,  1   et  suiv.  Comparez   Ecclésiastiijne.  ivii,  18; 


VIE  DE  JESUS.  91 

crites,  qui  aiment  h,  faire  leur  oraison  debout  dans 
les  synagogues  et  au  coin  des  places,  afin  d'être  vus 
des  hommes.  Je  dis  en  vérité  qu'ils  reçoivent  leur 
récompense.  Pour  toi,  si  tu  veux  prier,  entre  dans 
ton  cabinet,  et,  ayant  fermé  la  porte,  prie  ton  Père, 
qui  est  dans  le  secret  ;  et  ton  Père,  qui  voit  dans  le 
secret,  t'exaucera.  Et,  quand  tu  pries,  ne  fais  pas 
de  longs  discours  comme  les  païens,  qui  s'imaginent 
devoir  être  exaucés  à  force  de  paroles.  Dieu  ton 
Père  sait  de  quoi  tu  as  besoin,  avant  que  tu  le  lui 
demandes*.  » 

Il  n'affectait  nul  signe  extérieur  d'as!  élisme,  se 
contentant  de  prier  ou  plutôt  de  méditer  sur  les 
montagnes  et  dans  les  lieux  solitaires,  où  toujours 
l'homme  a  cherché  Dieu'.  Cette  haute  notion  des 
rapports  de  l'homme  avec  Dieu,  dont  si  peu  d'âmes, 
même  après  lui,  devaient  être  capables,  se  résumait 
sn  une  prière,  qu'il  composait  de  phrases  pieuses 
déjà  en  usage  chez  les  Juifs,  et  qu'il  enseignait  à  ses 
disciples  '  : 

«  Notre  Père  qui  es  au  ciel,  que  ton  nom  soit 


xxi\,  15;  Talm.   de  Bab.,  Chagiga,6  a;  Baba  ballira ,   9  b 

1.  Matth.,  VI,  5-8. 

2.  Matth.,  XIV,  23;  Luc,  iv,  42;  v,  46;  vi,  12. 

3.  Matth.,  VI,  9et  suiv.;  Luc,  xi,  2  etsuiv.  Voir  Talm.  dg  Edb., 
Berakoth,  29  6,  30  a,  surtout  l'expression  QiQïrau;  Ij'':^  . 


K  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

sanctifié  ;  que  ton  règne  arrive  ;  que  ta  volonté  soit 
faite  sur  la  terre  comme  au  ciel.  Donne-nous  aujour- 
d'hui notre  pain  de  chaque  jour.  Pardonne-nous 
nos  offenses,  comme  nous  pardonnons  à  ceux  qui 
nous  ont  offensés.  Epargne-nous  les  épreuves; 
délivre-nous  du  Méchant'.  »  Il  insistait  particu- 
lièrement sur  cette  pensée  que  le  Père  céleste  sait 
mieux  que  nous  ce  qu'il  nous  faut,  et  qu'on  lui  fait 
presque  injure  en  lui  demandant  telle  ou  telle  chose 
déterminée*. 

Jésus  ne  faisait  en  ceci  que  tirer  les  conséquences 
des  grands  principes  que  le  judaïsme  avait  posés, 
mais  que  les  classes  officielles  de  la  nation  tendaient 
de  plus  en  plus  à  méconnaître.  La  prière  grecque  et 
romaine  fut  presque  toujours  entachée  d'égoïsme. 
Jamais  prêtre  païen  n'avait  dit  au  fidèle:  «Si,  en 
apportant  ton  oITi-ande  à  l'autel ,  tu  te  souviens  que 
ton  frère  a  quelque  chose  contre  toi,  laisse  là,  ton 
offrande  devant  l'autel,  et  va  premièrement  te  récon- 
cilier avec  ton  frère;  après  cela,  viens  et  fais  ton 
offrande'.  »  Seuls  dans  l'antiquité,  ies  prophètes 
juifs,  Isaïe  surtout,  dans  leur  antipathie  contre  le 
sacerdoce,  avaient  entrevu  la  vraie  nature  du  culte 

1 .  C'est-à-dire  du  donion. 
t.  Luc,  XI,  B  et  suiv. 
3.  MaUb.,  V,  !3-2i. 


VIE  DE  JÉSUS.  93 

que  l'homme  doit  à  Dieu.  «  Que  m'importe  la  mul- 
lilude  de  vos  victimes!  l'en  suis  rassasié;  la  graisse 
de  vos  béliers  me  soulève  le  cœur  ;  votre  encens 
m'importune;  car  vos  mains  sont  pleines  de  sang. 
Purifiez  vos  pensées  ;  cessez  de  mal  faire,  apprenez 
le  bien,  cherchez  la  justice,  et  venez  alors'.  »  Dans 
les  derniers  temps,  quelques  docteurs,  Siméon  le 
Juste*,  Jésus,  fils  de  Sirach ',  lliilel*,  touchèrent 
presque  le  but,  et  déclarèrent  que  l'abrégé  de  la  Loi 
était  la  justice.  Philon,  dans  le  monde  judéo-égyp- 
tien, arrivait  en  même  temps  que  Jésus  à  des  idées 
d'une  haute  sainteté  morale,  dont  la  conséquence 
était  le  peu  de  souci  des  pratiques  légales  '.  Sclie- 
maïa  et  Abtalion,  plus  d'une  fois,  se  montrèrent 
aussi  des  casuistes  fort  libéraux*.  Rabbi  lohanan 
allait  bientôt  mettre  les  œuvres  de  miséricorde  au- 


<.  Isate,  I,  M  et  suiv.  Comparez  ibid.,  Lviii  entier;  Osée,  vi, 
6;  Malactiie,  i,  10  el  suiv. 
S.  Pirké  Abolh,  i,  î. 

3.  Ecclésiastique,  xxxv,  4  et  suiv. 

4.  T.iim.  do  Jérus.,  Pesachim,  vi,  1  ;  Taira,  de  Bab  -  môme 
traité,  6G  a,  Schalibath,  31  o. 

6  Quod  Deus  immut.,^  1  et  2;  De  Abrahamo,  §  22;  Ç.;js 
rerum  divin  hœrcs,  §  13  et  suiv.,  55,  58  et  suiv.;  De  projuqis, 
§  7  et  8;  Qaod.  omnis  probus  liber,  en  entier;  De  vUa  conlem- 
plaliva,  en  enlier. 

«.  Talm.  de  Bab.,  Pesachim.  67  4. 


04  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

dessus  de  l'étude  même  de  la  Loi  '  !  Jésus  seul, 
néanmoins,  dit  la  chose  d'une  manière  efïïcace. 
Jamais  on  n'a  été  moins  prêtre  que  ne  le  fut  Jésus, 
jamais  plus  ennemi  des  formes  qui  étouffent  la  reli- 
gioii  sous  prétexte  de  la  protéger.  Par  là,  nous 
sommes  tous  ses  disciples  et  ses  continuateurs;  par 
là,  il  a  posé  une  pierre  éternelle,  fondeme  at  de  la 
vraie  religion,  et,  si  la  religion  est  la  chose  essen- 
tielle de  l'humanité,  par  là  il  a  mérité  le  rang  divin 
qu'on  lui  a  décerné.  Une  idée  absolument  neuve, 
l'idée  d'un  culte  fondé  sur  la  pureté  du  cœur  et  sur 
la  fraternité  humaine,  faisait  par  lui  son  entrée  dans 
le  monde  ;  idée  tellement  élevée ,  que  l'Eglise  chré- 
tienne devait  sur  ce  point  trahir  complètement  les 
intentions  de  son  chef,  et  que,  même  de  nos  jours, 
quelques  âmes  seulement  sont  capables  de  s'y  prêter. 
Un  sentiment  exquis  de  la  nature  lui  fournissait  à 
chaque  instant  des  images  expressives.  Quelquefois 
une  finesse  remarquable,  ce  que  nous  appelons  do 
l'esprit,  relevait  ses  aphorismes;  d'autres  fois,  leur 
forme  vive  tenait  à  l'heureux  emploi  de  proverbes 
populaires.  «  Comment  peux-tu  dire  à  ton  frère  . 
«  Permets  que  j'ôte  cette  paille  de  ton  œil ,  »  toi  qui 
as  une  poutre  dans  le  tien  !  Hypocrite  !  ôte  d'abord 

«.  Talmud  do  Jiirusalom.  Péah,  i,  4. 


VIE  DE  JÉSUS.  fl5 

la  poutre  de  ton  œil ,  et  alors  tu  penseras  à  ôter  la 
paille  de  l'œil  de  ton  frère,'.  >• 

Ces  leçons,  longtemps  renfermées  dans  le  cœur 
du  jeune  maître,  groupaient  déjà  quelques  initiés. 
L'esprit  du  siècle  était  aux  petites  Églises  ;  c'était 
le  temps  des  esséniens  et  des  thérapeutes.  Des 
rabbis  ayant  chacun  leur  enseignement,  Schemaïa, 
Abtalion,  Hillel,  Schammaï,  Juda  le  Gaulonite, 
Gamaliel ,  tant  d'autres  dont  les  maximes  remplis- 
sent le  Talmud  ',  s'élevaient  de  toutes  parts.  On 
écrivait  très-peu  ;  les  docteurs  juifs  de  ce  temps  ne 
faisaient  pas  de  livres  :  tout  se  passait  en  conversa- 
tions et  en  leçons  publiques,  auxquelles  on  cherchait 
à  donner  un  tour  facile  à  retenir'.  Le  jour  où  le 
jeune  charpentier  de  Nazareth  commença  à  produire 
au  dehors  ces  maximes,  pour  la  plupart  déjà  répan- 
dues, mais  qui,  grâce  à  lui,  devaient  régénérer  le 
monde,  ce  ne  fut  donc  pas  un  événement.  C'était  un 
rabbi  de  plus  (il  est  vrai,  le  pluscharmant  de  tous), 
et  autour  de  lui  quelques  jeunes  gens  avides  de  l'en- 
tendre   et   cherchant    l'inconnu.    L'inattention    des 


<.  Matlh.,  VII,  '4-5  ;  Luc,  vi,  41  et  suiv.  Comparez  Talmud  de 
Babylone,  Baba  balhra,  ■15  6;  Erachin,  <6  6. 

2.  Voir  surtout  PiVAe  Abolh,  ch.  i. 

3.  Le  Talmud,  résumé  de  ce  vaste  mouvement  d'écoles,  ne 
commença  guère  à  être  écrit  qu'au  ii'  siècle  de  noire  ère. 


M  ORIGINES   DD   CHRISTIANISME. 

hommes  veut  du  temps  pour  être  forcée.  Il  n'y  avait 
pas  encore  de  chrétiens;  le  vrai  christianisme  cepen- 
dant était  fondé,  et  jamais  sans  doute  il  ne  fui  plus 
parfait  qu'à  ce  premier  moment.  Jésus  n'y  ajoutera 
rien  de  durable.  Que  dis-je?  Il  le  compromettra;  car 
toute  idée,  pour  réussir,  a  besoin  de  faire  des  sacri- 
fices; on  ne  sort  jamais  immaculé  de  la  lutte  de 
la  vie. 

Concevoir  le  bien,  en  eiïet,  ne  suffit  pas;  il  faut 
le  faire  réussir  parmi  les  hommes.  Pour  cela,  des 
voies  moins  pures  sont  nécessaires.  Certes,  si  l'Evan- 
gile se  bornait  à  quelques  chapitres  de  Mallhieu  et 
de  Luc  ,  il  serait  plus  parfait  et  ne  prêterait  pas 
maintenant  à  tant  d'objections;  mais  sans  miracles 
eùt-il  converti  le  monde?  Si  Jésus  fût  mort  au  mo- 
ment où  nous  sommes  arrivés  de  sa  carrière,  il  n'y 
aurait  pas  dans  sa  vie  telle  page  qui  nous  blesse; 
mais,  plus  grand  aux  yeux  de  Dieu,  il  fût  resté 
ignoré  des  hommes;  il  serait  perdu  dans  la  foule  dee 
grandes  âmes  inconnues,  les  meilleures  de  toutes; 
la  vérité  n'eût  pas  été  promuli;uée ,  et  le  monde 
n'eût  pas  profité  de  l'immense  supi  riorilé  morale  que 
son  Père  lui  avait  départie.  Jésus,  lils  de  Siracli,  et 
Uillel  avaient  émis  des  aphorismes  presque  aussi 
élevés  (jue  ceux  de  Jésus.  Eiillol  cependant  ne  pas- 
sera jamais  pour  le  vrai  fondateur  du  chrislianisnie, 


♦         VIE  DE  JÊSDS.  113 

de  Jean  se  retrouvent  textuellement  dans  ses  dis- 
cours '.  Les  deux  écoles  paraissent  avoir  vécu  long- 
temps en  bonne  intelligence  *,  et,  après  la  mort  de 
Jean ,  Jésus,  comme  confrère  alTidé,  fut  un  des  pre- 
miers averti  de  cet  événement'. 

Jean  fut  bientôt  arrêté  dans  sa  carrière  propliétiqnc. 
Comme  les  anciens  prophètes  juifs,  il  était,  au  plus 
haut  degré,  frondeur  des  puissances  établies*.  La 
vivacité  extrême  avec  laquelle  il  s'exprimait  sur  leur 
compte  ne  pouvait  manquer  de  lui  susciter  des  em- 
barras. En  Judée,  Jean  ne  paraît  pas  avoir  été  inquiété 
par  Pilate  ;  mais,  dans  la  Pérée,  au  delà  du  Jourdain, 
il  tombait  sur  les  terres  d'Antipas.  Ce  tyran  s'inquiéta 
du  levain  politique  mal  dissimulé  dans  les  prédications 
de  Jean.  Les  grandes  réunions  d'hommes  formées  par 
l'enthousiasme  religieux  et  patriotique  autour  du  bap- 
tiste  avaient  quelque  chose  de  suspect  '.  Un  grief  tout 
personnel  vint,  d'ailleurs,  s'ajouter  à  ces  motifs  d'Etat 
et  rendit  inévitable  la  perte  de  l'austère  censeur. 

Un  des  caractères  le  plus  fortement  marqués  de 
cette  tragique  famille  des  Hérodes,   était  Hérodiade 

<.  M;illh.,  III,  7;  xii,  34;xxiii,  33. 

•2.  Ibiil.,  XI,  2-13. 

3.  Hnd.,  XIV,  12. 

4.  Luc,  111,  <9. 

5.  Joâ.,  Anl.,  XVIII,  V,  ï. 


ut  ORIGINES   DD   CHRISTIANISME. 

petite-fille  d'Hérode  le  Grand.  Violente,  ambitieuse, 
passionnée,  elle  détestait  le  judaïsme  et  méprisait  ses 
lois*.  Elle  avait  été  mariée,  probablement  malgré 
elle,  à, son  oncle  Hérode,  fils  de  Mariamne*,  qu'Hé- 
rode  le  Grand  avait  déshérité',  et  qui  n'eut  jamais 
de  rôle  public.  La  position  inférieure  de  son  mari,  à 
l'égard  des  autres  personnes  de  sa  l'amille,  ne  lui 
laissait  aucun  repos  ;  elle  voulait  être  souveraine  à 
tout  prix*.  An tipas  fut  l'instrument  dont  elle  se  servit. 
Cet  homme  faible,  étant  devenu  éperdument  amou- 
reux d'elle,  lui  promit  de  l'épouser  et  de  répudier  sa 
première  femme,  fille  de  Hâreth,  roi  de  Pétra  et 
émir  des  tribus  voisines  de  la  Pérée.  La  princesse 
arabe,  ayant  eu  vent  de  ce  projet,  résolut  de  fuir. 
Dissimulant  son  dessein,  elle  feignit  de  vouloir  faire 
un  voyage  à  Machéro,  sur  les  terres  de  son  père,  et 
s'y  fit  conduire  par  les  officiers  d'Anlipas'. 

Makaur''  ou  Machéro  était  une  forteresse  colos- 


1.  Jos.,  Ant.,XVm,  V,  4. 

2.  Matthieu  (xiv,  3,  dans  le  texte  grec)  et  Marc  (vi,  17)  veulent 
que  ce  soit  PhUippo;  mais  c'est  là  certaiiietnonl  une  JTiadver- 
tance  (voir  Josèphe,  Ant. ,\yi\l,\,  1  el  4).  La  femme  de  Philippe 
était  Salomé,  Bile  d'ilérodiado. 

3.  ios. ,Ant.,  XVII,  IV,  2. 

4.  Jos.,  Ant.,  XVIII,  VII,  1,  2;  B.  J.,  II,  ix,  6. 

5.  Jos.,  Ant.,  XVIII,  V,  1. 

6.  Cette  forme  se  trouve  dans  le  Taliuud  de  Jérusalem  {Sclié- 


VIE  DE  JESUS.  «5 

sale  bâtie  par  Alexandre  Jannée,  puis  relevée  par 
Hérode,  dans  un  des  ouadis  les  plus  abrupts  à  l'orient 
de  la  intr  Morte'.  C'était  un  pays  sauvage,  étrange, 
rempli  de  légendes  bizarres  et  qu'on  croyait  hanté 
des  démons*.  La  forteresse  était  juste  à  la  limite  des 
États  de  Hâretli  et  d'Anlipas.  A  ce  moment-là,,  elle 
était  en  la  possession  de  Oàreth  *.  Celui-ci  averti  avait 
tout  fait  préparer  pour  la  fuite  de  sa  fille,  qui,  de 
tribu  en  tribu ,  fut  reconduite  à  Pétra. 

L'union  presque  incestueuse*  d'Antipaset  d'Héro- 
diade  s'accomplit  alors.  Les  prescriptions  juives  sur 
le  mariage  étaient  sans  cesse  une  pierre  de  scandale 
entre  l'irréligieuse  famille  des  Hérodcs  et  les  Juifs 
sévères'.  Les  membres  de  cette  dynastie  nombreuse 
et  assez  isolée  étant  réduits  à  se  marier  entre  eux,  il 
en  résultait  de  fréquentes  violations  des  empèche- 
nients  établis  par  la  Loi.  Jean  fut  l'écho  du  senti- 
ment général  en  blâmant  énergiquement  Antipas\ 

but,  IX,  2)  et  dans  les  Targums  de  Jonathan  et  de  Jérusalem 
(Nombres,  xxii,  35). 

4.  Aujourd'hui  Mkaur,  au-dessus  du  ouadi  Zerka-Maïn.  Voir  la 
carte  de  la  mer  Morte,  par  M.  Vignes  (Paris,  1865). 

a.  Josèphe,  Dt  bell.  JucL,  YII,  vi,  4  et  suiv. 

3.  Jos.,  /lnr,XVIlI,  V,  1. 

4.  Léviliqiie,  xviii,  15. 

6.  Jos.,  Ant.,  XV,  VII,  10. 

6.  Mallh.,  XIV,  4;  Marc,  vi,  18;  Luc,  m,  19. 


116  ORIGINES   DC   CHRISTIANISME. 

C'était  plus  qu'il  n'?n  fallait  pour  décider  celui-ci  à 
donner  suite  à  ses  soupçons.  Il  fit  arrêter  le  baptiste 
et  donna  ordre  de  l'enfermer  dans  la  forteresse  de 
Machéro,  dont  il  s'était  probablement  emparé  après 
le  di'part  de  la  fille  de  Hâreth'. 

Plus  timide  que  cruel,  Antipas  ne  désirait  pas  le 
mettre  à  mort.  Selon  certains  bruits,  il  craignait  une 
sédition  populaire'.  Selon  une  autre  version',  il  au- 
rait pris  plaisir  à  écouter  le  prisonnier,  et  ces  entre- 
tiens l'auraient  jeté  dans  de  grandes  perplexités.  Ce 
qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  la  détention  se  prolon- 
gea et  que  Jean  conserva  du  fond  de  sa  prison  une 
liberté  d'action  étendue*.  Il  correspondait  avec  ses 
disciples,  et  nous  le  retrouverons  encore  en  rapport 
avec  Jésus.  Sa  foi  dans  la  procliaine  venue  du  Mes- 
sie ne  (U  que  s'aflennir;  il  suivait  avec  attention  les 
mouvements  du  dehors,  et  cherchait  à  y  découvrir  les 
signes  favorables  à  l'accomplissement  des  espérances 
dont  il  se  nourrissait. 

Â.  Jo>.,  Ant.,  XVIll,  V,  i. 

2.  Matlh.,  XIV,  5. 

3.  Marc,  vi,  20.  Jp  lis  -nuopei,  et  non  e'itoUi.  Cf.  Luc,  ix,  7. 

4.  La  prison  en  Orient  n'a  rien  de  cellulaire  :  le  p;ilient,  tes 
pieds  retenus  par  des  ceps,  est  t;ardé  à  vue  dans  une  cour  ou  dans 
des  pièces  ouvertes,  et  cause  avec  tous  les  pas.-iant3. 


CHAPITRE    MI 


DÉVELOPPEMENT      DES      1 D E t S     DE     JESOS 
SUE    LE    nulADUE    DE    DIED. 


Jusqu'à  l'arrestation  de  Jean,  que  nous  plaçons 
par  approximation  dans  l'été  de  l'an  29,  Jésus  ne 
quitta  pas  les  environs  de  la  mer  Morte  et  du  Jour 
dain.  Le  séjour  au  désert  de  Judée  était  générale 
ment  considéré  comme  la  préparation  des  grandes 
choses,  comme  une  sorte  de  «  retraite  »  avant  les  actes 
publics.  Jésus  s'y  soumit  à  l'exemple  de  ses  devan- 
ciers et  passa  quarante  jours  sans  autre  compagnie 
que  les  bêtes  sauvages,  pratiquant  un  jeûne  rigou- 
reux L'imagination  des  disciples  s'exerça  beaucoup 
sur  ce  séjour.  Le  désert  était,  dans  les  croyances 
populaires,  la  demeure  des  démons'.  II  existe  au 
monde  peu  de  régions  plus  désolées,  plus  abandon- 

I.  Tobie,  VIII,  3;  Luc,  xi,  îi 


118  ORIGINES  DD  CHRISTIANISME. 

nées  de  Dieu ,  plus  fermées  à  la  vie  que  la  pente 
rocailleuse  qui  forme  le  bord  occidental  de  la  mer 
]\Iorte.  On  crut  que,  pendant  le  temps  qu'il  passa 
dans  cet  affreux  pays,  il  avait  traversé  de  terribles 
épreuves,  que  Satan  l'avait  effrayé  de  ses  illusions 
ou  bercé  de  séduisantes  promesses,  qu'ensuite  les 
anges,  pour  le  récompenser  de  sa  victoire,  étaient 
venus  le  servir*. 

Ce  fut  probablement  en  sortant  du  désert  que  Jé- 
sus apprit  l'arrestation  de  Jean-Baptisle.  Il  n'avait 
plus  de  raisons  désormais  de  prolonger  son  séjour 
dans  un  pays  qui  lui  était  à  demi  élranger.  Peut- 
être  aussi  craignait-il  d'être  enveloppé  dans  les  sé- 
vérités qu'on  déployait  à  l'égard  de  Jean,  et  ne  vou- 
ait-il pas  s'exposer,  en  un  temps  où,  vu  le  peu  de 
célébrité  qu'il  avait,  sa  mort  ne  pouvait  servir  en 
rien  au  progrès  de  ses  idées.  Il  regagna  la  Galilée', 
sa  vraie  patrie,  mûri  par  une  importante  expérience 
cl  ayant  puisé   dans   ses  rapports   avec  un  grand 

H.  Mallh.,  IV,  4  et  suiv.;  Marc,  i,  12-13;  Luc,  iv,  1  et  suiv 
Certes,  l'analogie  frappante  que  ces  récits  offrent  avec  des  ii^gendes 
du  Vendidad  (farg.  xix)  et  du  Lalilavistara  (ch.  xvii,  xvm,  xxi) 
porterait  à  no  voir  qu'un  mythe  dans  ce  séjour  au  désert.  Mais  le 
récit  maigre  et  concis  de  Marc,  qui  représente  ici  évidemment  la 
rédaction  primitive,  suppose  un  fait  réel,  qui,  plus  tard,  a  fourni 
le  thème  de  développenu-nts  légendaires. 

2.  Mallh.,  IV,  12;  Marc,  i,  44;  Luc,  iv,  14;  Jean,  iv,  3. 


VIE  DE  JÊSOS.  119 

homme,  fort  différent  de  lui,  le  sentiment  de  sa  propre 
originalité. 

En  somme,  l'influence  de  Jean  sur  Jésus  avait  été 
plus  fâcheuse  qu'utile  à  ce  dernier.  Elle  fut  un  arrêt 
dans  son  développement;  tout  porte  à  croire  qu'il 
avait,  quand  il  descendit  vers  le  Jourdain,  des  idées 
supérieures  à  celles  de  Jean,  et  que  ce  fut  par  une 
sorte  de  concession  qu'il  inclina  un  moment  vers  le 
baptisme.  Peut-être,  si  le  baptiste,  à  l'autorité  duquel 
il  lui  aurait  été  difficile  de  se  soustraire,  fût  resté  libre, 
n'eût-il  pas  su  rejeter  le  joug  des  rites  et  des  pra- 
tiques matérielles ,  et  alors  sans  doute  il  serait  de- 
meuré un  sectaire  juif  inconnu  ;  car  le  monde  n'eût 
pas  abandonné  des  pratiques  pour  d'autres.  C'est  par 
l'attrait  d'une  religion  dégagée  de  toute  forme  exté- 
rieure que  le  christianisme  a  séduit  les  âmes  élevées. 
Le  baptiste  une  fois  emprisonné,  son  école  fut  fort 
amoindrie,  et  Jésus  se  trouva  rendu  à  son  propre 
mouvement.  La  seule  chose  qu'il  dut  à  Jean,  ce  fu- 
rent en  quelqae  sorte  des  leçons  de  prédication  et 
de  prosélytisme  populaire.  Dès  ce  moment,  en  effet, 
il  prêche  avec  beaucoup  plus  de  force  et  s'impose  èi 
la  foule  avec  autorité  *. 

îi  semble  aussi  que  son  séjour  près  de  Jean,  moins 

«.  MaUh     VII,  29;  Marc,  i,  22;  Luc,  iv,  32. 


120  ORIGINES  DD   CHRISTIANISME. 

par  l'action  du  baptiste  que  par  la  marche  naturpr*» 
de  sa  propre  pensée,  mûrit  beaucoup  ses  idées  sur 
«  le  royaume  du  ciel  ».  Son  mot  d'ordre  désormais, 
c'est  la  «  bonne  nouvelle  »,  l'annonce  que  le  règne 
de  Dieu  est  proche*.  Jésus  ne  sera  plus  seulement 
un  délicieux  moraliste,  aspirant  à  renfermer  en  quel- 
ques aphorismes  vifs  et  courts  des  leçons  sublime» 
c'est  le  révolutionnaire  transcendant,  qui  essaye  de 
renouveler  le  monde  en  ses  bases  mêmes  et  de  fon- 
der sur  terre  l'idéal  qu'il  a  conçu.  «  Attendre  le 
royaume  de  Dieu  »  sera  synonyme  d'être  disciple 
de  Jésus  *.  Ce  mot  de  «  royaume  de  Dieu  »  ou  de 
«  royaume  du  ciel  »,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà 
dit',  était  depuis  longtemps  familier  aux  Juifs.  Mais 
Jésus  lui  donnait  un  sens  moral,  une  portée  sociale 
que  l'auteur  même  du  livre  de  Daniel ,  dans  son 
enthousiasme  apocalyptique,  avait  à  peine  osé  en- 
trevoir. 

Dans  le  monde  tel  qu'il  est,  c'est  le  mal  qui  règne. 
Satan  est  le  «  roi  de  ce  monde*  »,  et  tout  lui  obéit. 
Les  rois  tuent  les  prophètes.  Les  prêtres  et  les  doc- 

4.  Marc,  I,  14-15. 

2.  Ibid.,  XV,  43. 

3.  Voir  ci-dessus,  p.  8Î-83. 

4.  Jean,  xii   31    xiv,  30  ;  xvi,  11.  Comp.  //Cor.,  iv,  4;  F.phes., 
II,  1 


VIE  DE  JESUS.  m 

teurs  ne  font  pas  ce  qu'ils  ordonnent  aux  autres  de 
faire.  Les  justes  sont  persécutés,  et  l'unique  partage 
des  bons  est  de  pleurer.  Le  «  monde  »  est  de  la 
sorte  l'ennemi  de  Dieu  et  de  ses  saints  *  ;  mais  Dieu 
se  réveillera  et  vengeid  ses  saints.  Le  jour  est  pro- 
che; car  l'abomination  est  à  son  comble.  Le  règne 
du  bien  aura  son  tour. 

L'avènement  de  ce  règne  du  bien  sera  une  grande 
révolution  subite.  Le  monde  semblera  renversé;  l'état 
actuel  étant  mauvais,  pour  se  représenter  l'avenir, 
il  suiïît  de  concevoir  à  peu  près  le  contraire  de  ce 
qui  existe.  Les  premiers  seront  les  derniers*.  Un 
ordre  nouveau  régira  l'humanité.  Maintenant,  le  bien 
et  le  mal  sont  mêlés  comme  l'ivraie  et  le  blé  dans 
un  champ  ;  le  maître  les  laisse  croître  ensemble  ; 
mais  l'heure  de  la  séparation  violente  arrivera'.  Le 
royaume  de  Dieu  sera  comme  un  grand  coup  de  fi- 
let, qui  amène  du  bon  et  du  mauvais  poisson  ;  on 
met  le  bon  dans  des  jarres,  et  on  se  débarrasse  du 
reste*.    Le  germe    de  cette   grande  révolution  sera 

4.  Jean,  i,  10;  vu,  7;  xiv,  17,  22,  27;  xv,  18  et  suiv.;  xvi,  8, 
20,  33;  XVII,  9,  14,  16,  25.  Cette  nuance  du  mot  «  monde  »  est 
surtout  caractériséi^  dans  les  écrits  de  Paul  et  dans  ceux  qu'on 
îltribup  à  Jean. 

2    Matth. ,  XIX,  30;  xx,  16;  Marc,  x,  31  ;  Luc,  xiii,  30- 

3.  Maiih.,  XIII,  24  et  suiv. 

4.  Ibid.,  XIII,  47  et  suiv. 


123  ORIGINES  DU  CHRISTIAMSME. 

d'abord  méconnaissable.  Il  sera  comme  le  grain  de 
sénevé,  qui  est  la  plus  petite  des  semences,  mais  qui, 
jeté  en  terre,  se  change  en  un  arbre  sous  le  feuillage 
duquel  les  oiseaux  viennent  se  reposer';  ou  bien  il 
sera  comme  le  levain  qui,  déposé  dans  la  pâte,  la 
fait  fermenter  tout  entière'.  Une  série  de  parabole.., 
souvent  obscures,  étaient  destinées  à  exprimer  les 
surprises  de  cet  avènement  soudain,  ses  apparentes 
injustices,  son  caractère  inévitable  et  définitif*. 

Qui  établira  ce  règne  de  Dieu?  Rappelons-nous 
que  la  première  pensée  de  Jésus,  pensée  tellement 
profonde  chez  lui ,  qu'elle  n'eut  probablement  pas 
d'origine  et  tenait  aux  racines  mômes  de  son  être, 
fut  qu'il  était  le  fils  de  Dieu,  l'intime  de  son  Père, 
l'exécuteur  de  ses  volontés.  La  réponse  de  Jésus  à 
une  telle  question  ne  pouvait  donc  être  douteuse.  La 
persuasion  qu'il  ferait  régner  Dieu  s'empara  de  son 
esprit  d'une  manière  absolue.  Il  s'envisagea  comme 
l'universel  réformateur.  Le  ciel,  la  terre,  la  nature  dans 
son  ensemble,  la  folie,  la  maladie  et  la  mort  ne  sont 
que  des  instruments  pour  lui.  Dans  son  accès  de  vo- 

1.  MjUIi.,  XIII,  31  ^'^  siiiv.;  Miirc,  iv,  31  et  suiv.;  Luc,  xiii,  19 
et  suiv. 

S.  Matlh.,  XIII,  33;  Luc,  xiii,  21. 

3.  Malth.,  XIII  enllur;  xviu,  ti  oL  suiv.,  xx,  1  et  suiv.;  Luc, 
iiii,  18  et  suiv. 


VIE  DE  JESUS.  «3 

lonté  héroïque,  il  se  croit  tout-puissant.  Si  la  terre 
ne  se  prête  pas  à  celte  transformation  suprême,  la 
terre  sera  broyée,  purifiée  par  la  flamme  et  le  souffle 
de  Dieu.  Un  ciel  nouveau  sera  créé,  et  le  monde 
entier  sera  peuplé  d'anges  de  Dieu*. 

Une  révolution  radicale*,  embrassant  jusqu'à  la 
nature  elle-même,  telle  fut  donc  la  pensée  fonda- 
mentale de  Jésus.  Dès  lors,  sans  doute,  il  avait  re- 
noncé à  la  politique;  l'exemple  de  Juda  le  Gaulonite 
lui  avait  montré  l'inutilité  des  séditions  populaires. 
Jamais  il  ne  songea  à  se  révolter  contre  les  Romains 
et  les  tétrarques.  Le  principe  elTréné  et  anarchique 
du  Gaulonite  n'était  pas  le  sien.  Sa  soumission  aux 
pouvoirs  établis,  dérisoire  au  fond,  était  complète 
dans  la  forme.  Il  payait  le  tribut  à,  César  pour  ne 
pas  scandaliser.  La  liberté  et  le  droit  ne  sont  pas  de 
ce  monde;  pourquoi  troubler  sa  vie  par  de  vaines 
susceptibilités?  Jléprisant  la  terre,  convaincu  que  le 
monde  présent  ne  mérite  pas  qu'on  s'en  soucie,  il  se 
réfugiait  dans  son  royaume  idéal  ;  il  fondait  cette 
grande  doctrine  du  dédain  transcendant',  vraie  doc- 


4.  MaUh.,  XXII,  30.  Comparez  le  mot  de  Jésus  rapporté  daiis 
l'épltre  de  Barnabe,  6:  tSoù  irciû  ri  £ay_iiTa  â{  rà  «pûT»  (édit.  Hil- 
genfeld,  p.  48). 

î.  ÀTTOXITâaTaotç  lïâvTuv.  Act.,  III,  24 

3.  Mallh.,  XVII,  23-26;  xxii,  16-22. 


tu  ORIGI^ES  DU  CHRISTIANISME. 

trine  de  la  liberté  des  âmes,  qui  seule  donne  la  paix. 
Mais  il  n'avait  pas  dit  encore:  «  Mon  royaume  n'est 
pas  de  ce  monde.  »  Bien  des  ténèbres  se  mêlaient 
à  ses  vues  les  plus  droites.  Parfois  des  tentations 
étranges  traversaient  son  esprit.  Dans  le  désert  de 
Judée,  Satan  lui  avait  proposé  les  royaumes  de  1? 
terre.  Ne  connaissant  pas  la  force  de  l'empire  ro- 
main, il  pouvait,  avec  le  fond  d'enthousiasme  qu'il 
y  avait  en  Judée,  et  qui  aboutit  bientôt  après  k  une 
si  terrible  résistance  militaire,  il  pouvait,  dis-je,  es- 
pérer de  fonder  un  royaume  par  l'audace  et  le  nom- 
bre de  ses  partisans.  Plusieurs  fois  peut-être  se  posa 
pour  lui  la  question  suprême  :  Le  royaume  de  Dieu 
se  réalisera-t-il  par  la  force  ou  par  la  douceur,  par 
la  révolte  ou  par  la  patience?  Un  jour,  dit-on,  les 
simples  gens  de  Galilée  vouluient  l'enlever  et  le  faire 
roi'.  Jésus  s'enfuit  dans  la  montagne  et  y  resta  quel- 
que temps  seul.  Sa  belle  nature  le  préserva  de  l'er- 
reur qui  eût  fait  de  lui  un  agitateur  ou  un  chef  de 
rebelles,  un  Theudas  ou  un  Burkokeba. 

La  révolution  qu'il  voulut  laire  fut  toujours  une 
révolution  morale-,  mais  il  n'en  était  pas  encore  ar- 
rivé à  se  fier  pour  l'exécution  aux  anges  et  à  Ja 
trompette  finale.  C'est  sur  les   hommes  et  par   les 

<.  Jean,  VI,  15, 


VIE  DE  JÉSUS.  »25 

hommes  eux-mêmes  qu'il  voulait  agir.  Un  vision- 
naire qui  n'aurait  eu  d'autre  idée  que  la  proximité  du 
jugement  dernier  n'eût  pas  eu  ce  soin  pour  l'amé- 
lioration des  âmes,  et  n'eût  pas  créé  le  plus  bel  en- 
seignement pratique  que  l'humanité  ait  reçu.  Beau- 
coup de  vague  restait  sans  doute  dans  sa  pensée,  et 
un  noble  sentiment,  bien  plus  qu'un  dessein  arrêté, 
le  poussait  à  l'œuvre  sublime  qui  s'est  réalisée  par 
lui,  bien  que  d'une  manière  fort  différente  de  celle 
qu'il  imaginait. 

C'est  bien  le  royaume  de  Dieu,   en  effet,  je  veux 
dire  le  royaume  de  l'esprit,  qu'il  fondait,  et  si  Jésus, 
du  sein  de  son  Père,  voit  son  œuvre  fructifier  dans 
l'histoire,  il  peut  bien  dire  avec  vérité  :  «  Voilà  ce  que 
j'ai  voulu.  »  Ce  que  Jésus  a  fondé,  ce  qui  restera  éter- 
nellement de  lui,  abstraction  faiie  des  imperfections 
qui  se  mêlent  à  toute  chose  réalisée  par  l'humanité, 
c'est  la  doctrine  de  la  liberté  des  âmes.  Déjà  la  Grèce 
avait  eu  sur  ce  sujet  de  belles  pensées'.  Plusieurs 
stoïciens  avaient  trouvé  moyen  d'être  libres  sous  un 
tyran.  Mais,  en  général,  le  monde  ancien  s'était  fi- 
guré la  liberté  comme  attachée  à  certaines  formes 
p()litic|ues;  les  libéraux  s'étaient  appelés  Harmodius 
et  Aristogilon,  Brulus  et  Cassius.  Le  chrétien  véri- 

4.  V.  Stobée,  Florilegium,  cli.  lxii,  lxxvii.  lxxxvi  et  suiv. 


f26  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

table  est  bien  plus  dégagé  de  toute  chaîne  ;  il  est 
ici-bas  un  exilé;  que  lui  importe  le  maître  passager 
de  cette  terre,  qui  n'est  pas  sa  patrie?  La  liberté 
Dour  lui,  c'est  la  vérité'.  Jésus  ne  savait  pas  assez 
l'histoire  pour  comprendre  combien  une  telle  doc- 
trine venait  juste  à  son  point,  au  moment  où  finis- 
sait la  liberté  républicaine  et  où  les  petites  constitu- 
tions municipales  de  l'antiquité  expiraient  dans  l'unité 
de  l'empire  romain.  Jlais  son  bon  sens  admirable  et 
l'instinct  vraiment  prophétique  qu'il  avait  de  sa  mis- 
sion le  guidèrent  ici  avec  une  merveilleuse  siireté. 
Par  ce  mot  :  «  Rendez  à  César  ce  qui  est  à  César  et 
à.  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu,  »  il  a  créé  quelque  chose 
d'étranger  à  la  politique,  un  refuge  pour  les  âmes 
au  milieu  de  l'empire  de  la  force  brutale.  Assuré- 
ment, une  telle  doctrine  avait  ses  dangers.  Établir 
en  principe  que  le  signe  pour  reconnaître  le  pouvoir 
légitime  est  de  regarder  la  monnaie,  proclamer  que 
l'homme  parfait  paye  l'impôt  par  dédain  et  sans  dis- 
cuter, c'était  détruire  la  république  h  la  façon  an- 
cienne et  favoriser  toutes  les  tyrannies.  Le  christia- 
nisme, en  ce  sens,  a  beaucoup  contribué  à  aiïaiblir 
le  sentiment  des  devoirs  du  citoyen  et  à  livrer  le 
monde  au  pouvoir  absolu  des  faits  accomplis.  iMais, 

4.  Jean,  VIII,  32  ot  suiV. 


VIE  DE  JESUS.  121 

en  conslituant  une  immense  association  libre,  qui, 
durant  tro.'ç  cents  ans,  sut  se  passer  de  politique,  le 
christianisme  compensa  amplement  le  tort  qu'il  a  fail 
aux  vertus  civiles.  Grâce  k  lui,  le  pouvoir  de  l'Etat  a 
été  borné  aux  choses  de  la  terre;  l'esprit  a  été  alTran- 
chi,  ou  du  moins  le  faisceau  terrible  de  l'omnipo- 
tence romaine  a  été  brisé  pour  jamais. 

L'homme  surtout  préoccupé  des  devoirs  de  la  vie 
publique  ne  pardonne  pas  aux  autres  hommes  de 
mettre  quelque  chose  au-dessus  de  ses  querelles  de 
parti.  Il  blâme  ceux  qui  subordonnent  aux  questions 
sociales  les  questions  politiques  et  professent  pour 
celles-ci  une  sorte  d'indifférence.  Il  a  raison  en  un 
sens,  car  toute  direction  qui  s'exerce  à  l'exclusion 
des  autres  est  préjudiciable  au  bon  gouvernement 
des  choses  humaines.  Mais  quel  progrès  les  partis 
ont-ils  fait  faire  à  la  moralité  générale  de  notre  es- 
pèce? Si  Jésus,  au  lieu  de  fonder  son  royaume  cé- 
leste, était  parti  pour  Rome,  s'était  usé  à  conspirer 
contre  Tibère,  ou  à  regretter  Germanicus,  que  serait 
devenu  le  monde?  Républicain  austère,  patriote  zélé, 
il  n'eût  pas  arrêté  le  grand  courant  des  affaires  de 
son  siècle,  tandis  qu'en  déclarant  la  politique  msi- 
gnifiante,  il  a  révélé  au  monde  cette  vérité  que  la 
patrie  n'est  pas  tout,  et  que  l'homme  est  antérieur 
et  supérieur  au  citoyen, 


128  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

Nos  principes  de  science  positive  sont  blessés  de 
la  part  de  rêves  que  renfermait  le  programme  de 
Jésus.  Nous  savons  l'histoire  de  la  terre;  une  révo- 
lution comme  celle  qu'attendait  Jésus  ne  se  pro- 
duit que  par  des  causes  géologiques  ou  astrono- 
miques, dont  on  n'a  jamais  constaté  le  lien  avec  les 
choses  morales.  Mais,  pour  être  juste  envers  les 
grands  créateurs,  il  ne  faut  pas  s'arrêter  aux  préju- 
gés qu'ils  ont  pu  partager.  Colomb  a  découvert 
l'Amérique  en  partant  d'idées  très-fausses  ;  Newton 
croyait  sa  folle  explication  de  l'Apocalypse  aussi  cer- 
taine que  sa  théorie  de  la  gravitation.  Mettra-t-on 
tel  homme  médiocre  de  notre  temps  au-dessus  d'un 
François  d'.\ssise,  d'un  saint  Bernard,  d'une  Jeanne 
d'Arc,  d'un  Luther,  parce  qu'il  est  exempt  des  er- 
reurs que  ces  derniers  ont  professées?  Voudrait-on 
mesurer  les  hommes  à  la  rectitude  de  leurs  idées  en 
physique  et  à  la  connaissance  plus  ou  moins  exacte 
qu'ils  possèdent  du  vrai  système  du  monde?  Com- 
prenons mieux  la  pos'tion  de  Jésus  et  ce  qui  fit  sa 
force.  Le  déisme  du  xviii"  siècle  et  un  certain  pro- 
testantisme nous  ont  habitués  à  ne  considérer  le  fon- 
dateur de  la  foi  chrétienne  que  comme  un  grand 
moraliste,  un  bienfaiteur  de  l'humanité.  Nous  ne 
voyons  plus  dans  l'Évangile  que  de  bonnes  maxi- 
mes; nous  jetons  un  voile  prudent  sur  l'étrange  état 


VIE   DE  JESDS,  12» 

intellectuel  où  il  est  né.  Il  y  a  des  personnes  qui  re- 
grettent aussi  que  la  révolution  française  soit  sortie 
plus  d'une  fois  des  principes  et  qu'elle  n'ail  pas  été 
faite  par  des  hommes  sages  et  modéi'és.  N'imposons 
pas  nos  petits  programmes  de  bourgeois  sensés  à 
ces  mouvements  extraordinaires  si  fort  au-dessus  de 
notre  taille.  Continuons  d'admirer  la  «  morale  de 
l'Evangile  »  ;  supprimons  dans  nos  instructions  reli- 
gieuses la  chimère  qui  en  fut  l'âme;  mais  ne  croyons 
pas  qu'avec  les  simples  idées  de  bonheur  ou  de  mora- 
lité individuelle  on  remue  le  monde.  L'idée  de  Jésus 
fut  bien  plus  profonde;  ce  fut  l'idée  la  plus  révolu- 
tionnaire qui  soit  jamais  éclose  dans  un  cerveau  hu- 
main ;  l'historien  doit  la  prendre  dans  son  ensemble, 
et  non  avec  ces  suppressions  timides  qui  en  retran- 
chent justement  ce  qui  l'a  rendue  efficace  pour  la 
régénération  de  l'humanité. 

Au  fond,  l'idéal  est  toujours  une  utopie.  Quand 
Qous  voulons  aujourd'hui  représenter  le  Christ  de  la 
conscience  moderne,  le  consolateur,  le  juge  des  temps 
nouveaux,  que  faisons -nous?  Ce  que  fit  Jésus  lui- 
même  il  y  a  1830  ans.  Nous  supposons  les  conditions 
du  monde  réel  tout  autres  qu'elles  ne  sont  ;  nous 
pe'gnons  un  libérateur  moral  brisant  sans  armes  les 
fers  du  nè^re ,  améliorant  la  condition  du  prolé- 
taire, délivrant  les  nations  opprimées.  Nous  oublions 


130  ORIGINES  DO   CHRISTIANISME. 

que  cela  suppose  le  monde  renversé,  le  climat  de 
la  Virginie  et  celui  du  Congo  modifiés,  le  sang  et 
la  race  de  millions  d'hommes  changés ,  nos  com- 
plications sociales  ramenées  k  une  simplicité  chimé- 
rique, les  btratifications  politiques  de  l'Europe  dé- 
rangées de  leur  ordre  naturel.  La  «  réforme  de 
toutes  choses*  »  voulue  par  Jésus  n'était  pas  plus 
difficile.  Cette  terre  nouvelle,  ce  ciel  nouveau,  cette 
Jérusalem  nouvelle  qui  descend  du  ciel,  ce  cri  : 
«  Voilà  que  je  refais  tout  à  neuf  !  »  sont  les  traits 
communs  des  réformateurs.  Toujours  le  contraste  de 
l'idéal  avec  la  triste  réalité  produira  dans  l'humanité 
ces  révoltes  contre  la  froide  raison  que  les  esprits 
médiocres  taxent  de  iolie,  jusqu'au  jour  où  elles 
triomphent  et  où  ceux  qui  les  ont  combattues  sont 
les  premiers  à  en  reconnaître  la  haute  raison. 

Qu'il  y  eût  une  contradiction  entre  le  dogme  d'une 
fin  prochaine  du  monde  et  la  morale  habituelle  de 
Jésus,  conçue  en  vue  d'un  état  sj'able  de  l'huma- 
nité, assez  analogue  à  celui  qui  existe  en  effet,  c'esj 
ce  qu'on  n'essayera  pas  de  nier'.  Ce  fut  justemenJ 


1.  Act.,  m,  21. 

2.  ApocaL,  XXI,  1,  2,  é. 

3.  Les  sectes  millénaires  do  l'Angleterre  présentent  le  même 
contraste,. je  veux  dire  la  croyance  à  une  prochaine  Gn  du  monde, 
et  néanmoins  beaucoup  de  bon  sens  dans  la  prati(|uc  de  la  vie, 


VIE   DP.   JESOS.  *3« 

cette  contradiction  qui  assura  la  fortune  de  son  œu- 
vre. Le  millénaire  seul  n'aurait  rien  fait  de  durable; 
le  moraliste  seul  n'aurait  rien  fait  de  puissant.  Le 
millénarisme  donna  l'impulsion,  la  morale  assura 
l'avenir.  Par  là,  le  christianisme  réunit  les  deux  con- 
ditions des  grands  succès  en  ce  monde,  un  point  de 
départ  révolutionnaire  et  la  possibilité  de  vivre.  Tout 
ce  qui  est  fait  pour  réussir  doit  répondre  h  ces  deux 
besoins;  car  le  monde  veut  h  la  fois  changer  et  du- 
rer. Jésus,  en  même  temps  qu'il  annonçait  un  bou- 
leversement sans  égal  dans  les  choses  humaines, 
proclamait  les  principes  sur  lesquels  la  société  repose 
depuis  dix-huit  cents  ans. 

Ce  qui  distingue,  en  effet,  Jésus  des  agitateurs  de 
son  temps  et  de  ceux  de  tous  les  siècles,  c'est  son 
parfait  idéalisme.  Jésus,  à  quelques  égards,  est  un 
anarchiste,  car  il  n'a  aucune  idée  du  gouvernement 
civil.  Ce  gouvernement  lui  semble  purement  et  sim- 
plement un  abus.  11  en  parle  en  termes  vagues  et  à 
la  façon  d'une  personne  du  peuple  qui  n'a  aucune 
idée  de  polilique.  Tout  magistrat  lui  paraît  un 
ennemi  naturel  des  hommes  de  Dieu;  il  annonce  à 
ses  disciples  des  démêlés  avec  la  police,  sans  son- 


une  entente  extraordinaire  des  affaires  conaraerciales  et  de  l'in- 
dustrie 


132  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

gcr  un  moment  qu'il  y  ait  là  matière  à  rougir*.  Mais 
jamais  la  tentative  de  se  substituer  aux  puissants 
et  aux  riches  ne  se  montre  chez  lui.  Il  veut  anéan- 
tir la  richesse  ti  le  pouvoir,  non  s'en  emparer.  Il 
prédit  à  ses  dip<;iples  des  persécutions  et  des  sup- 
plices-; mais  pas  une  seule  fois  la  pensée  d'une 
résistance  armée  ne  se  laisse  entrevoir.  L'idée  qu'on 
est  tout-puissant  par  la  souffrance  et  la  résignation, 
qu  on  triomplie  de  la  force  par  la  pureté  du  cœur, 
est  bien  une  idée  propre  à  Jésus.  Jésus  n'est  pas  un 
spirituaL'ste  ;  car  tout  aboutit  pour  lui  à  une  réalisa- 
tion palpable.  Mais  c'est  un  idéaliste  accompli,  la 
matière  n'étant  pour  lui  que  le  signe  de  l'idée,  et  le 
réel  l'expression  vivante  de  ce  qui  ne  paraît  pas. 

A  qui  s'adresser,  de  qui  réclamer  l'aide  pour  fon- 
der le  règne  de  Dieu?  Jésus  n'hésita  jamais  sur  ce 
point.  Ce  qui  est  haut  pour  les  hommes  est  en  abo- 
mination aux  yeux  de  Dieu'.  Les  fondateurs  du 
royaume  de  Dieu  seront  les  simples.  Pas  de  riches, 
pas  de  docteurs,  pas  de  prêtres;  des  femmes,  des 
hommes  du  peuple,  des  humbles,  des  petits*.  Le 


1.  Matlh.,  s,  17-48;  Luc,  xii,  H. 

i.  MaUh.,  V,  10  et  suiv.;  x  entier;  Luc,  vi,  22  et  suiv.;  Jean. 
XV,  18  et  suiv.;  xvi,  2  et  suiv.,  20,  33;  xvii,  14. 
:j.  Luc,  XVI,  15. 
4.  Malth.,  V,  3,  10;  xviii,  3;  xix,  14,  -23-24;  xx,  16;  xxi,  31  ; 


VIE  DE  JESUS.  133 

grand  signe  du  Messie,  c'est  «  la  bonne  nouvelle 
annoncée  aux  pauvres'  ».  La  nature  idyllique  et 
douce  de  Jésus  reprenait  ici  le  dessus.  Une  immense 
révolution  sociale,  oîi  les  rangs  seront  intervertis,  où 
tout  ce  qui  est  officiel  en  ce  monde  sera  humilié, 
voilà  son  rêve.  Le  monde  ne  le  croira  pas  ;  le  monde 
le  tuera.  Mais  ses  disciples  ne  seront  pas  du  monde*. 
Ils  seront  un  petit  troupeau  d'humbles  et  de  simples, 
qui  vaincra  par  son  humilité  même.  Le  sentiment 
qui  a  fait  de  "  mondain  »  l'antithèse  de  «  chrétien  » 
a,  dans  les  pensées  du  maître,  sa  pleine  justifi- 
cation*. 

XXII,  2  et  suiv.;  Marc,  x,  U-15,  23-23;  Luc,  i,  51-53  ;  iv,  18  et 
suiv.;  VI,  20;  xiii,  30;  xiv,  11  ;  xviii,  14,  16-17,  24-23. 

1.  Matth.,  XI,  5. 

2.  Jean,  xv,  19;  xvii,  14,  16. 

3.  Voir  surtout  le  chapitre  xvii  de  Jean,  exprimant,  non  ua 
discours  réel  tenu  par  Jésus,  mais  un  sentiment  qui  était  très- 
profond  chez  ses  disciples  et  qui  sortait  légitimement  des  leçons 
du  fondateur. 


CHAPITRE    VIII. 


IBSDS    A    CAPli  ARNABDU. 


Obsédé  d'une  idée  de  plus  en  plus  impérieuse,  Jésus 
marchera  désormais  avec  une  sorte  d'impassibilité 
fatale  dans  la  voie  que  lui  avaient  tracée  son  éton- 
nant génie  et  les  circonstances  extraordinaires  où  il 
vivait.  Jusque-là,  il  n'avait  fait  que  communiquer  ses 
pensées  à  quelques  personnes  secrclcmcnt  attirées 
vers  lui  ;  désormais  son  enseignement  devient  public 
et  suivi.  Il  avait  environ  trente  ans*.  Le  petit  groupe 
d'auditeurs  qui  l'avait  accompagné  près  de  Jean- 
Baptiste  s'était  grossi  sans  doute ,  et  peut-être  quel- 
ques disciples  de  Jean  s'étaient-ils  joints  à  lui'.  C'est 

1.  Luc,  m,  23;  Évangilo  des  ébionrm ,  dans  Épi|'h. ,/!(/«.  hœr. 
XXX,  13;  Valenlin,  dans  S.  Irénée,  Adv.  hœr.,  1,  i,  3;  II,  xxii,  1  et 
6uiv.,  et  dans  S.  Épiph.,  Adv.  hœr.,  u,  28-29.  Jean,  viii,  57  ne 
prouve  rien;  «  cinquante  ans  »  marque  là  un  moment,  de  la  vie 
humaine  en  génér/,.  Irénée  {Adv.hœr.,l\,  xxii,5  et  suiv.)  n'offre 
guère  qu'un  éclio  du  passage  Jean,  viii,  57,  quoiqu'il  prétende 
l'appuyor  sur  la  tradition  des  «  anciens  >  d'Asie. 

S.  Jean,  i,  37  et  suiv. 


VIE  DE  JÊSDS.  135 

avec  ce  premier  noyau  d'Eglise  qu'il  annonce  hardi- 
ment, dès  son  retour  en  Galilée,  la  «  bonne  nouvelle 
du  royaume  de  Dieu  » .  Ce  royaume  allait  venir,  et 
c'était  lui,  Jésus,  qui  était  ce  «  Fils  de  l'homme  » 
que  Daniel  en  sa  vision  avait  aperçu  comme  l'appa- 
riteur divin  de  la  dernière  et  suprême  révélation. 

Il  faut  se  rappeler  que,  dans  les  idées  juives, 
antipathiques  à  l'art  et  à  la  mythologie,  la  simple 
forme  de  l'homme  avait  une  supériorité  sur  celle  des 
chérubim  et  des  animaux  fantastiques  que  l'imagi- 
nation du  peuple,  depuis  qu'elle  avait  subi  l'in- 
fluence de  l'Assyrie,  supposait  rangés  autour  de  la 
divine  majesté.  Déjà,  dans  Ezéchiel ',  l'être  assis 
sur  le  trône  suprême,  bien  au-dessus  des  monstres 
du  char  mystérieux,  le  grand  révélateur  des  visions 
prophétiques  a  la  figure  d'un  homme.  Dans  le  livre 
de  Daniel,  au  milieu  de  la  vision  des  empires  repré- 
sentés par  des  animaux,  au  moment  où  la  séance 
du  grand  jugement  commence  et  où  les  livres  sont 
ouverts,  un  être  «  semblable  h.  un  fils  de  l'homme  » 
s'avance  vers  l'Ancien  des  jours,  qui  lui  confère  le 
pouvoir  de  juger  le  monde,  et  de  le  gouverner  pour 
l'éternité  * .  Fils  de  l'homme  est ,  dans  les  langues 


<.  I,  5,  26  et  suiv. 

2.  Daniel,  vu,  4,  43-14.  Comp.  viu,  15;  x,  16. 


136  ORIGINES   DU  CHRISTIANISMI. 

sémitiques,  surtout  dans  les  dialectes  aramc^ens,  un 
simple  synonyme  &  homme,  ftlais  ce  passage  capital 
de  Daniel  frappa  les  esprits;  le  mot  de  (Us  de  l'homme 
devint,  au  moins  dans  certaines  écoles',  un  des 
titres  du  Messie  envisagé  comme  juge  du  monde  et 
comme  roi  de  l'ère  nouvelle  qui  allait  s'ouvrir'. 
L'application  que  s'en  faisait  Jésus  h  lui-même  éLait 
donc  la  proclamation  de  sa  messianilé  et  l'aflirmation 
de  la  prochaine  catastrophe  où  il  devait  figurer  en 
juge,  revêtu  des  pleins  pouvoirs  que  lui  avait  délé- 
gués l'Ancien  des  jours  *. 


t.  Dans  Jean,  xii,  34,  les  Juifs  ne  paraissent  pas  au  courant  du 
sens  de  ce  mot. 

2.  Matth.,  X  ,  23;  xiii,  41  ;  xvi,  27-28;  xix,  28;  xxiv,  27,  30, 
37,  39,  44;  xxv,  31;  xxvi,  64;  Marc,  xin,  26;  xiv,  62;  Luc,  xii, 
40;  xvn,  24,  20,  30;  xxi,  27,  36;  xxii,  69;  Actes,  vu,  55.  Mais 
le  passage  le  plus  significatif  est  :  Jcan,\,  27,  rapproché  d'Apoc, 
I,  13;  XIV,  14.  Comparez  llénoch,  xlvi,  1-4;  xlviii,  2,  3;  lxii, 
6,7,  9,14,  LXix,  26,  27, 29;  Lxx,  1  (divisionde  Dillmann);  1V«  livre 
d'Ksdras,  xiii,  2  et  suiv.;  12  et  suiv.;  25,  32  (versions  éthiopienne, 
arabe  et  syriaque,  édit.  Ewaid,  Volkmar  et  Ceriani  );  Ascension 
d'haie,  texte  latin  do  Venise,  1522  (col.  702  de  l'édit.  do  Migno); 
Justin,  Dial.  cum.  Tryph..  49,76.  L'expression  tPilsde  la  femme  » 
pour  le  Messie  se  trouve  une  fois  dans  le  livre  d'Hénoch,  lxii,  5. 
Il  faut  rcmar(|iier  que  toute  la  partie  du  livre  d'Hénocii  coniprO" 
nant  les  chapitres  xxxvii-txxi  est  suspecte  d'interpolalinn.  Le 
IV«  livre  d'Esdras  a  été  écrit  sous  Nerva  par  un  juif  subissant  l'iu- 
Ouence  des  idées  chrétiennes. 

3.  Jean,  y,  22,  87. 


VIE  DE  JÉSDS.  137 

Le  succès  de  la  parole  du  nouveau  prophète  fut 
cette  fois  décisif.  Un  groupe  d'hommes  et  de  femmes, 
tous  caractérisés  par  un  même  esprit  de  candeur 
juvénile  et  de  naïve  innocence,  adhérèrent  à  lui  et 
lui  dirent:  «  Tu  es  le  IMessie.  »  Comme  le  Messie  de- 
vait être  fils  de  David,  on  lui  décernait  naturellement 
ce  titre,  qui  était  synonyme  du  premier.  Jésus  se 
le  laissait  donner  avec  plaisir,  quoiqu'il  lui  causât 
quelque  embarras ,  sa  naissance  étant  toute  popu- 
laire. Pour  lui ,  le  titre  qu'il  préférait  était  celui  de 
«  Fils  de  Ihomme»,  titre  humble  en  apparence,  mais 
qui  se  rattachait  directement  aux  espérances  messia- 
niques. C'est  par  ce  mot  qu'il  se  désignait',  si  bien 
que,  dans  sa  bouche,  «le  Fils  de  l'homme  »  était 
synonyme  du  pronom  «  je  »,  dont  il  évitait  de  se 
servir.  Mais  on  ne  l'apostrophait  jamais  ainsi,  sans 
doute  parce  que  le  nom  dont  il  s'agit  ne  devait  plei- 
nement lui  convenir  qu'au  jour  de  sa  future  appa- 
rition. 

Le  centre  d'action  de  Jésus,  à.  cette  époque  de  sa 
vie,  fut  la  petite  ville  de  Capharnahum,  située  sur  le 
bord  du  lac  de  Génésarelh.  Le  nom  de  Capharnalium, 
où  entre  le  mot  capliar,  «  village  »,  semble  désigner 
une  bourgade  à  l'ancienne  manière,  par  opposition 

r  Ce  titre  revient  quatre-vingt-trois  fois  dans  les  Évangiles,  e< 
toujours  dans  les  discours  de  Jésus. 


«38  ORIGINES  DD  CHRISTIANISME. 

aux  grandes  villes  bâties  selon  la  mode  romaine, 
comme  Tibériade'.  Ce  nom  avait  si  peu  de  nofo- 
ridlé,  que  Josèphe,  à  un  endroit  de  ses  écrits  S  le 
prend  pour  le  nom  d'une  fontaine,  la  fontaine  ayant 
plus  de  célébrité  que  le  village  situé  près  d'elle. 
Comme  Nazareth,  Capharnahum  était  sans  passé,  et 
n'avait  en  rien  participé  au  mouvement  profane 
favorisé  par  les  Hérodes.  Jésus  s'attacha  beaucoup 
à  cette  ville  et  s'en  fit  comme  une  seconde  patrie'. 
Peu  après  son  retour,  il  avait  dirigé  sur  Nazareth 
une  tentative  qui  n'eut  pas  de  succès*.  Il  n'y  put 
faire  aucun  grand  miracle,  selon  la  naïve  remarque 
d'un  de  ses  biographes  \  La  connaissance  qu'on  avait 
de  sa  famille,  laquelle  était  peu  considérable,  nuisait 
trop  à  son  autorité.  On  ne  pouvait  regarder  comme 
le  fils  de  David  celui  dont  on  voyait  tous  les  jours 

1.  Il  est  vrai  quo  Tell -Hum,  qu'on  identifie  d'ordinaire  avec 
Capharnahum,  offre  des  restes  d'assez  beaux  monuments.  Mais, 
outre  que  cette  identifioalion  est  douteuse,  lesdlts  monuments  peu- 
vent être  du  ii'  et  du  m'  siècle  après  J.-C. 

2.  B.  J.,  m,  X,  8. 

3.  Malth.,  IX,  1  ;  M.irc,  ii,  1.  Capharnahum  fiîrtirp,  en  effet,  dans 
les  écrits  talmudiques  comme  la  ville  des  minim  ou  hérétiques, 
CCS  minim  sont  ici  évidemment  des  chrétiens.  Voir  Miilrascli 
Kohélelh,  sur  lo  verset  vu,  2^. 

4.  Maclh.,  XIII,  54  et  suiv.  ;  Marc,  vi,  1  etsuiv.;  Luc,  iv,  16  ol 
!«uiv„  23-24;  Jean,  iv,  44. 

5.  Marc,  vi,  5.  Cf.  Mallh.,  xm,  58;  Luc,  iv,  23. 


VIE  DE  JÉSUS.  139 

ïe  frère,  la  sœur,  le  beau-frère.  Il  est  remarquable, 
du  reste ,  que  sa  famille  lui  fil  une  assez  vive  oppo- 
sition, et  refusa  nettement  de  croire  à  sa  mission 
divine  '.  Un  moment,  sa  mère  et  ses  frères  sou- 
tiennent qu'il  a  perdu  le  sens,  et,  le  traitant  comme 
un  rêveur  exalté,  prétendent  l'arrêter  de  force*.  Les 
Nazaréens,  bien  plus  violents,  voulurent,  dit-on,  le 
tuer  en  le  précipitant  d'un  sommet  escarpé  '.  Jésus 
remarqua  avec  esprit  que  cette  aventure  lui  était 
commune  avec  tous  les  grands  hommes ,  et  il  se  fit 
l'application  du  proverbe  «  Nul  n'est  prophète  en 
son  pays  ». 

Cet  échec  fut  loin  de  le  décourager.  Il  revint  à 
Capharnahum*,  où  il  trouvait  des  dispositions  beau- 
coup meilleures,  et  de  là  il  organisa  une  série  de 
missions  sur  les  petites  villes  environnantes.  Les 
populations  de  ce  boau  et  fertile  pays  n'étaient  guère 
réunies  que  le  samedi.  Ce  fut  le  jour  qu'il  choisit 

4.  Matth.,  siii,  57;  Marc,  vi,  4;  Jean,  vu,  3  et  suiv. 

2.  Marc,  m,  21,  31  et  suiv.,  en  observant  la  liaison  des  versets 
20,  2< ,  31 ,  môme  dans  lo  cas  où  on  lit  au  verset  31  nai  «pjtcvTr., 
et  non  avec  le  texte  reçu  sp/.sv-œi  oJv. 

3  Luc,  IV,  29.  Probablement  il  s'agit  ici  du  rocher  à  pic  qui  est 
très-près  de  Nazareth ,  au-dessus  de  l'église  actuelle  des  Maro- 
nites, et  non  du  prétendu  mont  de  la  Précipilalion,  à  une  heure 
de  Nazareth.  Voir  Robinson,  II,  335  et  suiv. 

4.  Mjtth.,  IV,  13;  Luc,  iv,  31;  Jean,  ii,  18. 


140  ORIGINES   DU    CHRISTIANISME. 

pour  ses  enseignements.  Chaque  ville  avait  alors  sa 
synap;ogue  ou  lieu  de  séance.  C'était  une  salle  rec- 
tangulaire, assez  petite,  avec  un  portique,  que  l'on 
décorait  des  ordres  grecs.  Les  juifs,  n'ayant  pas 
d'architecture  propre ,  n'ont  jamais  tenu  à  donner  à 
ces  édifices  un  style  original.  Les  restes  ae  plusieurs 
anciennes  synagogues  existent  encore  en  Galilée'. 
Elles  sont  toutes  construites  en  grands  et  bons  maté- 
riaux; mais  le  goût  en  est  assez  mesquin,  par  suite 
de  cette  profusion  d'ornements  végétaux  ,  de  rin- 
ceaux, de  torsades,  qui  caractérise  les  monuments 
juifs*.  A  l'intérieur,  il  y  avait  des  bancs,  une 
chaire  pour  la  lecture  publique,  une  armoire  pour 
renfermer  les  rouleaux  sacrés  *.  Ces  édifices,  qui 

1.  A  Tell-Hum,  à  Irbid  (Arbela),  à  Meiron  f  Moro),  à  Jisch 
(Gischala),  à  Kasjoun,  à  Nabartein,  deux  à  Kefr-Bereira. 

J.  Je  n'ose  encore  me  prononcer  sur  l'âge  de  ces  monuments, 
ni,  par  conséquent,  affirmer  que  Jésus  ait  enseigné  dans  aucun 
d'eux.  Quel  inlérêt  n'aurait  pus,  dans  une  telle  hypothèse,  la  syna- 
gogue de  Tell-Hum!  La  grande  synagogue  de  Kefr-Bereim  me 
semble  la  plus  ancienne  de  toutes.  Elle  est  d'un  style  assez  pur. 
Celle  de  Kasyoun  présente  une  inscription  grecque  du  temps  de 
Septime  Sévère.  La  grande  importance  que  prit  le  judaïsme  dans  la 
liauto  Galilée  après  la  guerre  d'Adrien  permet  de  croire  que  plu- 
sieurs de  ces  édifices  ne  remontent  qu'au  m*  siôclt> ,  époque  oii 
Tibériade  devint  une  sorte  de  capitale  du  judaïsme.  Voir  Journal 
Asiatique,  déc.  1864,  p.  534  et  suit. 

3.  Il  Esdr.,  viii,  4,  Matih.,  Xi;ii,6;  Epist.  Jac.,ii,3;  Mischna, 
Uegilla,  m,  4;  Rosch  Itasschana,  iv,  7,  etc.  Voir  surtout  la  eu- 


▼lE  DE  JÊSDS.  U1 

n'avaient  rien  d'un  temple  ,  étaient  le  contre  de 
toute  la  vie  juive.  On  s'y  réunissait  le  jour  du  sab- 
bat pour  la  prière  et  pour  la  lecture  de  la  Loi  et  des 
Propliètes.  Comme  !e  judaïsme,  hors  de  Jérusalem, 
n'avait  \,as  de  clergé  proprement  dit,  le  premier 
venu  se  levait,  faisait  les  lectures  du  jour  (parascha 
et  haphtara) ,  et  y  ajoutait  un  midrasch  ou  com- 
mentaire tout  personnel,  où  il  exposait  ses  propres 
idées*.  C'était  l'origine  de  «  l'homélie  »,  dont  nous 
trouvons  le  modèle  accompli  dans  les  petits  traités 
de  Philon,  On  avait  le  droit  de  faire  des  objections 
et  des  questions  au  lecteur;  de  la  sorte,  la  réunion 
dégénérait  vite  en  une  sorte  d'assemblée  libre.  Elle 
avait  un  président',  des  «  anciens'  »,  un  kazzan, 
lecteur  attitré  ou  appariteur*,  des  «  envoyés'  «, 
sorte  de  secrétaires  ou  de  messagers  qui  faisaient 
la  correspondance  d'une  synagogue  à  l'autre,  un 
schammasch  ou  sacristain'.  Les  synagogues  étaient 

rieuse  description  de  la  synagogue  d'Alexandrie  dans  le  Taimud 
de  Babylone,  Sukka,  51  b. 

K.  Philon,  cité  dans  Eusèbe,  Prœp.  evang.,  VIII,  7,  et  Quod 
omnis  prohus  liber,  §  <2;  Luc,  iv,  16;  Acl.,  xiii,  15;  xv,  21  ; 
Mischna,  Megilla,  m,  4  et  suiv. 

2.  'Af/iOTvïfw-jos.Cf.  Garrucci,  Disserl.  archeoL,  II,  161  et  suiv 

3.  n^eoëÙTt^oi. 

4.  trnijiTTK. 

5.  'AiTs'jrcXct  OU  lYT*^'- 

6.  Aiaixcvcî.  Marc,  V,  22,  35  et  suiv.;  Luc,  iv,  20;  vu,  3;   vu 


142  ORIGINES  DD   CHRISTIANISME, 

ainsi  de  vraies  petites  republiques  indépendantes; 
elles  avaient  une  juridiction  étendue,  garantissaient 
les  affranchissements ,  exerçaient  un  patronage  sur 
les  affrancliis  '.  Gomme  toutes  les  corporations  mu- 
nicipales jusqu'à  une  époque  avancée  de  l'empire 
romain ,  elles  faisaient  des  décrets  honorifiques  ' , 
votaient  des  résolutions  ayant  force  de  loi  pour  la 
communauté ,  prononçaient  des  peines  corporelles 
dont  l'exécuteur  ordinaire  était  le  hazzan  '. 

Avec  l'extrême  activité  d'esprit  qui  a  toujours  ca- 
ractérisé les  Juifs,  une  telle  institution,  malgré  les 
rigueurs  arbitraires  qu'elle  comportait,  ne  pouvait 
manquer  de  donner  lieu  à  des  discussions  très-ani- 
mées. Grâce  aux  synagogues,  le  judaïsme  put  tra- 
verser intact  dix-huit  siècles  de  persécution.  C'étaient 

41,49;  xxill,14;  Act.,\ui,  15;  xvili,8, 17;  .-Ipoc,  il,  1;  Misclina, 
Jotna,  vit,  1;  Hoscii  hassckana,  iv,  9;  Talm.  de  Jérus.,  Sanhé- 
drin, I,  7;  lipiph.,  Adv.  kœr.,  xxx,  4,  11. 

h.  Anliq.  du  Bosph.  Cimm.,  inscr.,  !i°'  22  et  23,  et  Mélanges 
gréco-lulins  de  l'Acad.  de  Saint-Pétersbourg,  tom.  II,  p.  200  cl 
suiv.;  Lévy,  Epiyraphisclie  Beitràge  sur  Gesch.  der  Juden, 
\>.  273  et  suiv.,  298  et  suiv. 

2.  InscriplioQ  de  Bérénice  ,  dans  le  Corpus  inscr.  grœc, 
n°  o361;  inscription  de  Ka.syouD,  dans  le  Journal  AsiatiQue,  l.  c. 

3.  Matlh.,v,  25;  x,  17;  xxiii,  34;  Marc,  xiii,9;  Luc,  xii,  41; 
XXI,  ii;Acl.,  xxii,  19,  XXVI,  11;  Il  Cor.,  xi,  24;  Mischna,  Mac- 
colhj  lit,  12;  Talmud  do  Babyl.,  Megilla,!  b;  Épiph.,  Adv.  hœr.. 

XI.1,  11. 


VIE  DE  JÊSCS.  M3 

co'Time  autant  de  petits  mondes  à,  part,  où  l'esprit 
national  se  conservait,  et  qui  oiVraient  aux  lutits  in- 
testines des  champs  tout  préparés.  Il  s'y  dépensait 
une  somme  énorme  de  passion .  Les  querelles  de 
préséance  y  étaient  vives.  Avoir  un  fauteuil  d'honneur 
au  premier  rang  était  la  récompense  d'une  haute 
pieté,  ou  le  privilège  de  la  richesse  qu'on  enviait  le 
plus'.  D'un  autre  côté,  la  liberté,  laissée  à  qui  la 
voulait  prendre,  de  s'instituer  lecteur  et  commenta- 
teur du  texte  sacré,  donnait  des  facilités  merveilleuses 
pour  la  propagation  des  nouveautés.  Ce  fut  là  une 
des  grandes  forces  de  Jésus  et  le  moyen  le  plus  ha- 
bituel qu'il  employa  pour  fonder  son  enseignement 
doctrinal'.  Il  entrait  dans  la  synagogue,  se  levait 
pour  lire;  le  hazzan  lui  tendait  le  livre,  il  le  dérou- 
lait, et,  lisant  la  parascha  ou  la  haphlara  du  jour,  il 
tirait  de  cette  lecture  quelque  développement  con- 
forme à  ses  idées'.  Comme  il  y  avait  peu  de  phari- 
siens en  Galilée,  la  discussion  contre  lui  ne  prenait 
pas  ce  degré  de  vivacité  et  ce  ton  d'acrimonie  qui . 
à  Jérusalem,  l'eussent  arrêté  court  dès  ses  premiers 
pas.  Ces  bons  Galiléens  n'avaient  jamais  entendu  une 

\.  Mallh.,  XXIII,  6  ;Epist.Jac.,  II,  3;  Talm.  de  Bab. ,S«AAa^  51  b 

2.  Malth.,  IV,  23;  ix,  35;  Marc,  i,  21,  39;  vi,  2;  Luc,  iv,  15 
16,  31,  44;  xiii,  10;  Jean,  xviii,  20. 

3.  Luc,  IV,  16  et  suiv.  Corap.  Mischna,  yowa,  vu,  1. 


144  ORIGINES  DD  CHRISTIANISME. 

parole  aussi  accommodée  à  leur  imaj^ination  riante'. 
On  l'admirait,  on  le  choyait,  on  trouvait  qu'il  parlait 
bien  et  que  ses  raisons  étaient  convaincantes.  Les 
objections  les  plus  difficiles,  il  les  résolvait  avec  as- 
surance ;  le  rhytlime  presque  poétique  de  ses  discours 
captivait  ces  populations  encore  jeunes ,  que  le  pé- 
dantisme  des  docteurs  n'avait  pas  desséchées. 

L'autorité  du  jeune  maître  allait  ainsi  tous  les  jours 
grandissant,  et.  naturellement,  plus  on  croyait  en 
lui.  plus  il  croyait  en  lui-même.  Son  action  était  fort 
restreinte.  Elle  était  toute  bornée  au  bassin  du  lac 
de  Tibériade,  et  même  dans  ce  bassin,  elle  avait  une 
région  préférée.  Le  lac  a  cinq  ou  six  lieues  de  long 
sur  trois  ou  quatre  de  large  ;  quoique  olîrant  l'appa- 
rence d'un  ovale  assez  régulier,  il  forme,  à  partir  de 
Tibériarie  jusqu'à  l'entrée  du  Jourdain,  une  sorte  de 
golfe,  dont  la  courbe  mesure  environ  trois  lieues. 
Voilà  le  champ  où  la  semence  de  Jésus  trouva  enfin 
la  terre  bien  préparée.  Parcourons-le  pas  à,  pas,  en 
essayant  de  soulever  le  manteau  de  sécheresse  et  de 
deuil  dont  l'a  couvert  le  démon  de  l'islam. 

En  sortant  de  Tibériade ,  ce  sont  d'abord  des  ro- 
chers escarpés,  une  montagne  qui  semble  s'écrouler 
dans  la  mer.    Puis   les   montagnes  s'écartent;   une 

4.  Matth.,  VII,  28;  xiii,  i54;  Marc,  i,  2i;  vi,  l;  l.uc,  iv,  22,  3J. 


VIE  DE  JÉSUS.  ^" 

plaine  (El-Ghoueir)  s'ouvre  presque  au  niveau  du 
lac.  C'est  un  délicieux  bosquet  de  haute  verdure, 
sillonné  par  d'abondantes  eaux  qui  sortent  en  partie 
d'un  grand  bassin  rond,  de  construction  antique 
(Aïn-Medawara).  A  l'entrée  de  cette  plaine,  qui  est 
le  pays  de  Génésareth  proprement  dit,  se  trouve  le 
misérable  village  de  McJjdel  A  l'autre  extrémité  de 
la  plaine  (toujours  en  suivant  la  mer),  on  rencontre 
un  emplacement  de  ville  {Khan-Illimjeh),  de  très- 
belles  eaux  {Ain-el-Tin),  un  joli  chemin,  étroit  et 
profond,  taillé  dans  le  roc,  que  certainement  Jésus  a 
souvent  suivi,  et  qui  sert  de  passage  entre  la  plaine 
de  Génésareth  et  le  talus  septentrional  du  lac.  A  un 
quart  d'heure  de  la,  on  traverse  une  petite  nviere 
d'eau  salée  {Ain-Tahiga) ,  sortant  de  terre  par  plu- 
sieurs larges  sources  h  quelques  pas  du  lac,  et  s  y 
jetant  au  milieu  d'un  épais  fourré  de  verdure.  Enfin, 
à  quarante  minutes  plus  loin,  sur  la  pente  aride  qm 
s'étend  d'Aïn-Tabiga  à  Tembouchure  du  Jourdain, 
on  trouve  quelques  huttes  et  un  ensemble  de  ruines 
assez  monumentales,  nommés  Tell-llum. 

Cinq  petites  villes,  dont  l'humanité  parlera  éter- 
nellement autant  que  de  dôme  et  d'Athènes,  étaient, 
du  temps  de  Jésus,  disséminées  dans  l'espace  qui 
s'étend  du  village  de  Medjdel  à  Ïell-Hum.  De  ces 
cinq  villes,  Magdala,  Dalmanutha     Capharna.mra, 


!46  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

Bethsaîde,  Ghorazin*,  la  première  seule  se  laisse 
retrouver  aujourd'hui  avec  certitude.  L'affreux  vil- 
lage de  Medjdel  a  sans  doute  conservé  le  nom  et  la 
place  de  la  bourgade  qui  donna  à  Jésus  sa  plus 
fidèle  amie^  Le  site  de  Dalmanutha  '  est  tout  à  fait 
ignoré*.  Il  n'est  pas  impossible  que  Ghorazin  fût 
un  peu  dans  les  terres,  du  côté  du  nord  '.  Quant  à 
Bethsaîde  et  Capharnahum ,  c'est  en  vérité  presque 
au  hasard  qu'on  les  place  à  Tell-Hum,  à  Aïn-et- 
Tin,  à  Khan-Minych,  à  Aïn-Medawara'.  On  dirait 


'  1.  L'antique  Kinnéreth  avait  disparu  ou  changé  de  nom. 

8.  On  sait,  en  eflet,  que  Magdala  était  très-voisine  de  Tibériade. 
Talm.  de  Jérus.,  Maasarolh,  m,  \;  Schebiit,  ix,  1;  Erubin,\,  7. 

3.  Marc,  viii,  10.  Dans  le  passage  parallèle,  Malth.,  xv,  39,  le 
texte  reçu  porte  Ma-j-SaXa  ;  mais  c'est  là  une  correction  relative- 
ment moderne  de  la  vraie  leçon  Ma-yaSâv  (comp,  ci-dessous, 
p.  1B1,note  ■!).  MAr\iAN  lui-même  me  parait  une  altéralion  pour 
àAAMAKcjOi.  Voir  CompCes  rendus  de  l'Acad.  des  Ihsc7\  el  D.-L., 
< 7  août  18C6, 

4.  A  une  distance  d'une  heure  et  demie  de  l'endroit  où  le  Jour- 
dain sort  du  lac,  se  trouve  sur  le  Jourdain  m<^me  un  emplacement 
antique  appelé ûoWawm ou  Dalmarnia.Xoir  Thomson,  The  Land 
and  Ihe  Book,  II,  p.  CO-Gl,  et  la  carte  de  Van  do  Velde.  Mais 
Slarc,  VIII,  10,  suppose  que  Dalmanutha  était  sur  le  bord  du  lac. 

5.  A  l'endroit  nommé  Kliorazi  ou  Dir-Kërazeh,  au-dessus  de 
Tell-IIum.  (Voir  la  carte  de  Van  de  Velde,  et  Thomson,  op.  cil., 
II,  p.  13.) 

6.  L'ancienne  hypothèse  qui  identifiait  Tell-IIum  avec  Capliar- 
iiahuni,  liienque  fortement  attaquée  depuis  quelques  années,  œn- 


VIE  DE  JÈSDS.  IIT 

qu'en  topographie,  comme  en  histoire,  un  dessein 
profond  ait  voulu  cacher  les  traces  du  grand  fon- 
dateur. Il  est  douteux  qu'on  arrive  jamais ,  sur  ce 
sol  profondément  dévasté,  h  fixer  les  places  où  l'hu- 
manité voudrait  venir  baiser  l'empreinte  de  ses  pieds. 
Le  lac,  l'horizon,  les  arbustes,  les  fleurs,  voilà 
tout  ce  qui  reste  du  petit  canton  de  trois  ou  quatre 
lieues  où  Jésus  fonda  son  œuvre  divine.  Les  arbres 
ont  totalement  disparu.  Dans  ce  pays,  où  la  végéta- 
tion était  autrefois  si  brillante  que  Josèphe  y  voyait 
une  sorte  de  miracle,  —  la  nature,  suivant  lui, 
s'étant  plu  à  rapprocher  ici  côt-e  à  côte  les  plantes 
des  pays  froids,  les  productions  des  régions  chaudes, 
les  arbres  des  climats  moyens,  chargés  toute  l'année 

serve  encore  de  nombreux  défenseurs.  Le  meilleur  argument  qu'on 
puisse  faire  valoir  en  sa  fa\  eur  est  le  nom  même  de  Tell-IIum , 
Tell  entrant  dans  le  nom  de  beaucoup  de  villages  et  ayant  pu  rem- 
placer Caphar  (voir  un  exemple  dans  les  Archives  des  missions 
scientif.,t'  sér.,  t.  III,  p.  3fi9).  Impossible,  d'un  autre  côté, de  trou- 
ver près  de  Tell-Hum  une  fontaine  répondant  à  ce  que  dit  Josèphe 
(B.  J.,  in,  X,  8).  Cette  fontaine  de  Capharnahum  semble  bien  être 
Aïn-Medawara;  mais  Aïn-Medawara  est  à  une  demi-lieue  du  lac, 
tandis  que  Capharnahum  était  une  ville  de  pécheurs  -lur  le  bord 
môme  de  la  mer  (Matth.,  iv,  13;  Jean,  vi,  17).  LesdifTicuItés  pour 
Bethsaïde  sont  plus  grandes  encore;  car  l'hypothèse,  assez  géné- 
ralement admise,  de  deux  Bethsaïde,  l'une  sur  la  rive  occiden- 
tale, l autre  sur  la  rive  orientale  du  lac ,  et  à  deux  ou  trois  lieuos 
l'une  do  l'autre,  a  quelque  chose  do  singulier. 


148  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

de  fleurs  et  de  fruits*;  —  dans  ce  pays,  dis-je,  on 
calcule  maintenant  un  jour  d'avance  l'endroit  où 
l'on  trouvera  le  lendemain  un  peu  d'ombre  pour  son 
repas.  Le  lac  est  devenu  désert.  Une  seule  barque, 
dans  le  plus  misérable  état,  sillonne  aujourd'hui  ces 
flots  jadis  si  riches  de  vie  et  de  joie.  Mais  les  eaux 
sont  toujours  Icgcrcs  et  transparentes'.  La  grève, 
composée  de  rochers  ou  de  galets,  est  bien  celle 
d'une  petite  mer,  non  celle  d'un  étang,  comme  les 
bords  du  lac  Uuleh.  Elle  est  nette,  propre,  sans 
vase,  toujours  battue  au  même  endroit  par  le  léger 
mouvement  des  flots.  De  petits  promontoires,  cou- 
verts de  lauriers-roses,  de  tamaris  et  de  câpriers 
épineux,  s'y  dessinent  ;  à  deux  endroits  surtout,  à  îa 
sortie  du  Jourdain,  près  de  Tarichée,  et  au  bord  de 
la  plaine  de  Géncsareth,  il  y  a  d'enivrants  par- 
terres, où  les  vagues  viennent  s'éteindre  en  des  mas- 
sifs de  gazon  et  de  fleurs.  Le  ruisseau  d'Aïn-Tabiga 
fait  un  petit  estuaire,  plein  de  jolis  coquillages.  Des 
nuées  d'oiseaux  nageurs  couvrent  le  lac.  L'horizon 
est  éblouissant  de  lumière.  Les  eaux,  d'un  azur  cé- 
leste, profondément  encaissées  entre  des  roches  briV 

t.  0.  J..  III,  X,  8;  Tnlm.  de  Babyl.,  Pesachim,  8  !j  ;  Siphré. 
Vezoïk  hiibberaka 

'l.  D.  J.,  111,  X ,  7  ;  Jacques  de  Vitri,  dans  !o  Gesla  uei  per 
lùuncos,  I,  1075. 


VIE  DE  JESUS.  lO 

lanles,  semblent,  quand  on  les  regarde  du  haut  des 
montagnes  de  Safed,  occuper  le  fond  d'une  coupe 
d'or.  Au  nord,  les  ravins  neigeux  de  l'ilermon  se 
découpent  en  lignes  blanches  sur  le  ciel;  h.  l'ouest, 
les  hauts  plateaux  ondulés  de  la  Gauionitide  et  de  la 
Pérée,  absolument  arides  et  revêtus  par  le  soleil  d'une 
sorte  d'atmosphère  veloutée,  forment  une  montagne 
compacte ,  ou  pour  mieux  dire  une  longue  terrasse 
très-élevée,  qui,  depuis  Césarée  de  Philippe,  court 
indéfiniment  vers  le  sud. 

La  chaleur  sur  les  bords  est  maintenant  très- 
pesante.  Le  lac  occupe  une  dépression  de  cent 
quatre-vingt-neuf  mètres  au-dessous  du  niveau  de  la 
Méditerranée  S  et  participe  ainsi  des  conditions  tor- 
rides  de  la  mer  Morte».  Une  végétation  abondante 
tempérait  autrefois  ces  ardeurs  excessives;  on  com- 
prendrait difficilement  qu'une  fournaise  comme  est 
aujourd'hui,  à  partir  du  mois  de  mai,  tout  le  bas- 
sin du  lac  eut  jamais  été  le  théâtre  d'une  activité  si 
prodigieuse.  Josèphe,  d'ailleurs,  trouve  le  pays  fort 
tempéré'.  Sans  doute  il  y  a  eu  ici,  comme  dans  la 

1.  C'est  l'évalualion  de  M.  Vignes  [Connaissance  des  temps 
pour  1866),  concordant  à  peu  près  avec  celle  du  capitaine  Lynch 
dans  Ritter,  Erdkunde,  XV,  1«  part.,  p.  xx),  et  celle  de  M.  de 
Bertou  (Bulletin  de  la  Soc.  de  géogr.,  2»  série,  XII,  p.  U6). 

2.  La  dépression  de  la  mer  Morte  est  de  plus  du  double. 

3.  B.  J.,  III,  X,  7  et  8. 


150  ORIGINES    DU   CHRISTIANISME. 

campagne  de  Rome,  quelque  changement  de  climat, 
amené  par  des  causes  historiques.  C'est  IMslamisme, 
et  surtout  la  réaction  musulmane  contre  les  croisades, 
qui  ont  desséché,  h  la  façon  d'un  vent  de  mort,  le 
canton  préféré  de  Jésus.  La  belle  terre  de  Génésa- 
reth  ne  se  doutait  pas  que  sous  le  front  de  ce  paci- 
fique promeneur  s'agitaient  ses  destinées.  Dangereux 
compatriote,  Jésus  a  été  fatal  au  pays  qui  eut  le  re- 
doutable honneur  de  le  porter.  Devenue  pour  tous 
un  objet  d'amour  ou  de  haine,  convoitée  par  deux 
fanatismes  rivaux,  la  Galilée  devait,  pour  prix  de  sa 
gloire,  se  changer  en  désert.  Mais  qui  voudrait  dire 
que  Jésus  eût  été  plus  heureux,  s'il  eût  vécu  un  plein 
âge  d'homme,  obscur  en  son  village  ?  Et  ces  ingrats 
Nazaréens,  qui  penserait  à  eux,  si,  au  risque  de  com- 
promettre l'avenir  de  leur  bourgade,  un  des  leurs  n'eût 
reconnu  son  Père  et  ne  se  fût  proclamé  fils  de  Dieu? 
Quatre  ou  cinq  gros  villages,  situés  îi  une  demi- 
heure  les  uns  des  autres,  tel  est  donc  le  petit  monde 
de  Jésus  à  l'époque  où  nous  sommes.  Il  ne  semble 
pas  être  jamais  entré  à  Tibériade,  ville  toute  profane, 
peuplée  en  grande  partie  de  païens  et  résidence 
habituelle  d'Antipas*.  Quelquefois,  cependant,  il 
s'écartait  de  sa  région  favorite.  Il  allait  en  barque 

1.  Jos.,  Ant.,  XVIII,  II,  3;  Vita,  12.  13,  64. 


VIE  DE  JÈSOS.  *51 

sur  la  nve  orientale,,  à  Gergésa  par  exemple  *.  Vers 
le  nord,  on  le  voit  à  Panéas  ou  Césaréo  de  Philippe», 
au  pied  de  l'Hermon.  Une  fois,  enfin,  il  fait  une 
course  du  côté  de  Tyr  et  de  Sidon»,  pays  qui  était 
alors  merveilleusement  florissant.  Dans  toutes  ces 
contrées,  il  était  en  plein  paganisme*.  A  Césarée,  il 
vit  la  célèbre  grotte  du  Panium,  où  l'on  plaçait  la 
source  du  Jourdain,  et  que  la  croyance  populaire 
entourait  d'étranges  légendes';   il   put  admirer  le 

4.  J'adopte  l'opinion  de  M.  Thomson  (The  Land  and  Ihe  Book. 
II,  34  et  suiv.),  d'après  laquelle  la  Gergésa  de  Matthieu  (viii,  28), 
identique  h  la  ville  chananéenne  de  Girgaseh  {Gen.,  x,  16;  xv, 
■21;  Deut.,  VII,  1;  Josuê,  xxiv,  M),  serait  l'emplacement  nomma 
maintenant  Kerm  ou  Gersa,  sur  la  rive  orientale,  à  peu  près  vis- 
à-vis  de  Magdala.  Marc  (v,  1)  et  Luc  (viii,  26)  nomment  Gadara 
ou  Gerasa  au  lieu  de  Gergésa.  Gerasa  est  une  leçon  impossible, 
les  évangélistes  nous  apprenant  que  la  ville  en  question  était 
près  du  lac  et  vis-'a-vis  la  Galilée.  Quant  à  Gadare,  aujourd'hui 
Om-Keis.  à  une  heure  et  demie  du  lac  et  du  Jourdain,  les  cir- 
constances locales  données  par  Marc  et  Luc  n'y  conviennent  guère. 
On  comprend,  d'ailleurs,  que  Gergésa  soit  devenue  Gerasa.  nom 
bien  plus  connu,  et  que  les  impossibilités  topographiques  qu'of- 
frait cette  dernière  lecture  aient  fait  adopter  Gadara.  Cf.  Orig., 
Commmt.  in  Joann..  VI,  24;  X,  10;  Eusèbo  et  saint  Jérôme,  De 
titu  et  nomin.  loc.  hebr.,  aux  mots  Pins"»)  r6pt«<i5v. 
î.  Matlh.,  XVI,  13;  Marc,  viii,  27. 

3.  Matth.,  XV,  21;  Marc,  vu,  24,  31. 

4.  Jos.,  Vila,  13. 

5.  Joa.,  ^n(.,XV,  x,3;  B. /.,  I,  xxi,  3;  111,  x,  7;  CP"iamin  de 

Tudèle,  p.  46,  édit.  Asher. 


152  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

temple  pe  marbre  qu'Hérode  fit  élever  près  de  là  en 
l'honneur  d'Auguste';  il  s'arrêta  probablement  de- 
vant les  nombreuses  statues  votives  à  Pan,  aux 
Nymphes,  à  l'Écho  de  la  grotte,  que  la  piété  entas- 
sait peut-être  déjà  en  ce  bel  endroit*.  Un  Juif  évhé- 
mériste,  habitué  à  prendre  les  dieux  étrangers  pour 
des  hommes  divinisés  ou  pour  des  démons,  devait 
considérer  toutes  ces  représentations  figurées  comme 
des  idoles.  Les  séductions  des  cultes  naturalistes 
qui  enivraient  les  races  plus  sensitives,  le  laissèrent 
froid.  Il  n'eut  sans  doute  aucune  connaissance  de  ce 
que  le  vieux  sanctuaire  de  fllclkarth,  à  Tyr,  pouvait 
renfermer  encore  d'un  culte  primitif  plus  ou  moins 
analogue  à  celui  des  Juifs*.  Le  paganisme,  qui,  en 
Phénicie,  avait  élevé  sur  chaque  colline  un  temple 
et  un  bois  sacré,  tout  cet  aspect  de  grande  industrie 
et  de  richesse  profane*,  durent  peu  lui  sourire.  Le 
monothéisme  enlève  toute  aptitude  à  comprendre  les 
religions  païennes;  le  musulman  jeté  dans  les  pays 

1.  }n%  Ant ,  XV,  X,  3;  B.  J.,  I,  xxi,  3.  Compnrez  les  monnaios 
de  Piiilippe.  Martden,  llisl.  of  jeioish  coinage,  p.  101  et  suiv. 

2.  Corpus  inscr.gr.,W"  ^oZl,  4538,  4538  b,  4539.  Ces  inscrip- 
tions sont,  il  est  vrai,  pour  la  plu|)art,  d'époquo  assez  moderne. 

3.  Lucianns  (nt  ferlur),  Dfi  i/oa  syria,  3. 

4.  Les  traces  de  la  riche  civiliaation  païenne  d^  ce  temps  cou- 
vrent encore  tout  le  Beled-Bescharrah,  et  surtout  les  montagnes 
oui  Torment  le  massif  du  cap  Blanc  et  du  cap  Nakoura. 


VIE   DE  JÉSUS.  153 

polythéistes  semble  n'avoir  pas  d'yeux.  Jésus,  sans 
contredit,  n'apprit  rien  dans  ces  voyages.  Il  revenait 
toujours  à  sa  rive  bien-aimée  de  Génésareth.  Le 
centre  de  ses  pensées  était  là;  la,  il  trouvait  foi  et 
amour. 


(JHAPITRE    IX. 


LES     DISCIPLES     DE     JESUS 


Dans  ce  paradis  terrestre,  que  les  grandes  révo- 
lutions de  i'hisLoire  avaient  jusque-la  peu  atteint, 
vivait  une  population  en  parfaite  harmonie  avec  le 
pays  lui-même,  active,  honnête,  pleine  d'un  sen- 
timent gai  et  tendre  de  la  vie.  Le  lac  de  Tibériade 
est  un  des  bassins  d'eau  les  plus  poissonneux  du 
monde  *  ;  des  pêcheries  très  -  fructueuses  s'étaient 
établies,  surtout  à  Belhsaïde,  à  Capharnahum ,  et 
avaient  produit  une  certaine  aisance.  Ces  familles  de 
pêcheurs  formaient  une  société  douce  et  paisible, 
s'étcndant  par  de  nombreux  liens  de  parenté  dans 
tout  le  canton  du  lac  que  nous  avons  décrit.  Leur 
vie  peu  occupée  laissait  toute  liberté  à  leur  imagi- 
nation. Les  idées  sur  le  royaume  de  Dieu  trouvaient, 

1 .  MaUh. ,  IV,  1 8  ;  Luc,  v,  44  et  auiv  ;  Jean,  i,  44 ;  xxi,  4  et  suiv.; 
Jos.,  B.  J.j  III,  X,  7;  Talm.  de  Jér.,  Pesachim,  iv,  2;  ïalm.  de 
Bab.,  Baba  kama ,  80  b;  Jacques  do  Vilri,  dans  le  Gesla  Dei  per 
Francos,  I,  p.  1070. 


VIE  DE  JÉSUS.  *55 

dans  ces  petits  comit(^s  de  bonnes  gens,   plus  de 
créance  que  partout  ailleurs.  Rien  de  ce  qu'on  ap- 
pelle civilisation,   dans  te  sens  grec  et  mondain, 
n'avait  pénétre  parmi  eux.  Ce  n'était  pas  notre  sé- 
rieux germanique  et  celtique;  mais,  bien  que  souvent 
peut-être  la  bonté  fût  chez  eux  superficielle  et  sans 
profondeur,  leurs  mœurs  étaient  tranquilles,  et  ils 
avaient  quelque  chose  d'intelligent  et  de  fin.  On  peut 
se  les  figurer  comme  assez  analogues  aux  meilleures 
populations  du  Liban,  mais  avec  le  don  que  n'ont 
pas  celles-ci  de  fournir  des  grands  hommes.  Jésus 
rencontra  là  sa  vraie  famille.  Il  s'y  installa  comme 
un  des  leurs;  Capharnahum  devint  «  sa  ville'  »,  et, 
au  milieu  du  petit  cercle  qui  l'adorait,   il  oublia  ses 
frères  sceptiques,  l'ingrate  Nazareth  et  sa  moqueuse 

incrédulité. 

Une  maison  surtout,  Ji  Capharnahum,  lui  offrit  un 
asile  agréable  et  des  disciples  dévoués.  C'était  celle 
de  deux  frères,  tous  deux  fils  d'un  certain  Jonas,qui 
probablement  était  mort  à  l'époque  où  Jésus  vint  se 
fixer  sur  les  bords  du  lac.  Ces  deux  frères  étaient 
Simon,  surnommé  en  syro-chaldaïque  Céphas,  en 
grec  Pétros  «  la  pierre'  »,  et  André.  Nés  à  Beth- 

1.  Matth.,  IX,  1;  Marc,  n,  1-8 

J.  Le  surnom  de  Kr,<pâ;  parait  identique  au  surnom  de  ivji«?-* 
porté  par  le  grand  prêtre  Josèpbe  Kaïapha.  Le  nom  de  néifct  se 


156  ORIGINES  DO  CHRISTIANISME. 

saïde*,  ils  se  trouvaient  établis  à  Capharnahum 
quand  Jésus  commença  sa  vie  publique.  Pierre  était 
marié  et  avait  des  enfants  ;  sa  belle-mère  demeurait 
chez  lui*.  Jésus  aimait  cette  maison  et  y  demeurait 
habituellement'.  André  paraît  avoir  été  disciple  de 
Jean-Baptiste,  et  Jésus  l'avait  peut-être  connu  sur 
les  bords  du  Jourdain*.  Les  deux  frères  continuèrent 
toujours,  même  à  l'époque  où  il  semble  qu'ils  de- 
vaient être  le  plus  occupés  de  leur  maître,  à  exercer 
le  métier  de  pécheurs^  Jésus,  qui  aimait  à  jouer  sur 
les  mots,  disait  parfois  qu'il  ferait  d'eux  des  pêcheurs 
d'hommes'.  En  elTet,  parmi  tous  ses  disciples,  il  n'en 
eut  pas  de  plus  fidèlement  attachés. 

Une  autre  famille,   celle  de  Zabdia  ou  Zébédéc, 
pécheur  aisé  et  patron  de  plusieurs  barques',  ollrit 

retrouve  comme  nom  propre  d'un  contemporain  de  l'apotre,  dans 
iosèpho,  Ant.j  XVIII,  vi,  3.  On  est  donc  tenté  de  croire  que  Jésus 
ne  donna  pas  à  Simon  le  sobriquet  de  Céplias  ou  Pierre,  mais  que 
seulement  il  pr.Ha  une  signification  particulière  au  nom  que  son 
disciple  portail  déjà. 

1.  Jean,  i,  44. 

2.  Matlh.,  viii,  14;  Marc,i,  30;  Luc,  iv,  38;  /  Cor.,  ix,  5; 
I  Poir.,  V,  43;  Clum.  Alex.,  Sirow.,  111,  6;  Vil,  Il  ;  Pseudo-Clem.. 
Recogn.,  Vil,  25;  Eusèbe,  H.  E.,  III,  30. 

3.  Matth.,  VIII,  14;  XVII,  24;  Marc,  i,  29-31  ;  I.uc,  iv,  38. 

4.  Jean,  i,  40  et  suiv. 

5.  Mitlh.,  IV,  18;  Marc,  i,  16;  Luc,  v,  3;  Jean,  xxi,  3. 
C.  Matth.,  IV,  19;  Marc,  i,  17;  Luc,  v,  10. 

7.  Marc,  i,  20;  Luc,  v,  10;  viii,  3;  Jean,  xix,  27. 


VIE  DE  JÉSUS.  157 

à  Jésus  un  accueil  empressé.  Zébédée  avait  deux 
fils:  Jacques,  qui  était  l'aîné,  et  un  jeune  fils,  Jean, 
qui  plus  tard  fut  appelé  à  jouer  un  rôle  si  décisif 
dans  l'histoire  du  christianisme  naissant.  Tous  deux 
étaient  disciples  zélés.  Il  semble  résulter  de  quelques 
indices  que  Jean,  comme  André,  avait  connu  Jésus  à 
l'école  de  Jean-Baptiste*.  Les  deux  familles  de  Jonas 
et  de  Zébédée  paraissent,  en  tout  cas,  avoir  été  fort 
liées  ensemble'.  Salomé,  femme  de  Zébédée,  fut  fort 
attachée  à  Jésus  et  l'accompagna  jusqu'à  la  mort'. 

Les  femmes,  en  effet,  accueillaient  Jésus  avec  em- 
pressement. Il  avait  avec  elles  ces  manières  réservées 
qui  rendent  possible  une  fort  douce  union  d'idées 
entre  les  deux  sexes.  La  séparation  des  hommes  et 
des  femmes,  qui  a  empêché  chez  les  peuples  orien- 
taux tout  développement  délicat,  était  sans  doute, 
alors  comme  de  nos  jours,  beaucoup  moins  rigou- 
reuse dans  les  campagnes  et  les  villages  que  dans 
les  grandes  villes.  Trois  ou  quatre  Galiléennes  dé- 
vouées accompagnaient  toujours  le  jeune  maître  et 

1.  Jean,  i,  35  et  suiv.  L'habitude  constante  du  quatrième  Évan- 
gile de  ne  désigner  J'jan  qu'avec  mystère  porte  à  croire  auc  le 
disciple  innomé  de  ce  passage  est  Jean  lui-même. 

2.  Matth.,  IV,  18-22  ;  Luc.  v,  lO;  Jean,  i,  3j  et  suiv.;  xxi,  ï  et 
suiv. 

3.  Matlli.,  xxvii,  50;  Marc,  xv,  40;  xvi,  I. 


158  ORIGINES   DU   CHUiSTIANISME. 

se  disputaient  le  plaisir  de  l'écouter  et  de  le  soigne» 
tour  à  tour'.  Elles  apportaient  dans  la  secte  nouvelle 
un  élément  d'enthousiasme  et  de  merveilleux,  dont 
on  saisit  déjà  l'importance.  L'une  d'elles,  Marie  de 
Magdala,  qui  a  rendu  si  célèbre  dans  le  monde  le 
nom  de  sa  pauvre  bourgade,  paraît  avoir  été  une 
personne  fort  exaltée.  Selon  le  langage  du  temps, 
elle  avait  été  possédée  de  sept  démons',  c'est-à-dire 
qu'elle  avait  été  affectée  de  maladies  nerveuses  en 
apparence  inexplicables.  Jésus,  par  sa  beauté  pure 
et  douce,  calma  cette  organisation  troublée.  La  Mag- 
daléenne  lui  fut  fidèle  jusqu'au  Golgotha,  et  joua  le 
surlendemain  de  sa  mort  un  rôle  de  premier  ordre  ; 
car  elle  fut  l'organe  principal  par  lequel  s'établit  la 
foi  à  la  résurrection,  ainsi  que  nous  le  verrons  plus 
tard.  Jeanne,  femme  de  Kliouza,  l'un  des  intendants 
d'Antipas,  Susanne  et  d'autres  restées  inconnues  le 
suivaient  sans  cesse  cl  le  servaient'.  Quelques-unes 
étaient  riches,  et  mettaient  par  leur  fortune  le  jeune 
prophète  en  position  de  vivre  sans  exercer  le  métier 
qu'il  avait  professé  jusqu'alors*. 

4.  Maltli.,  XXVII,  ÎJ5-56;  Marc,  xv,  iO-il;  Luc,  viii ,  8-3; 
XXIII,  49. 

2.  Marc,  xvi,  9;  Luc,  viii,  2.  Ct.  Tobie,  m,  8;  vi,  U. 

3.  Luc,  vm,  3;  XXIV,  10. 

4.  Luc,  VIII,  3. 


VIE  DE  JÉSUS.  151 

Plusieurs  encore  le  suivaient  liabilucllement  et  le 
recoiinafssaient  pour  leur  maître  :  un  certain  Philippe 
de  Bethsaïde,  Nathanaël,  fils  de  Tolmaï  ou  Ptoicmée, 
de  Cana.  disciple  de  la  première  époque',  ]\Ialthieu, 
probablement  celui-là  même  qui  fut  leXcnophon  du 
christianisme  naissant.  Selon  une  tradition',  il  avait 
été  publicain,  et  comme  tel  il  devait  manier  le  kalam 
plus  facilement  que  les  autres.  Peut-être  songeait-il 
déjà  à  écrire  ces  Logia',  qui  sont  la  base  de  ce  que 
nous  savons  des  enseignements  de  Jésus.  On  nomme 
aussi  parmi  les  disciples  Thomas  ou  Didyme  * , 
qui  douta  quelquefois ,  mais  qui  paraît  avoir  été  un 
homme  de  cœur  et  de  généreux  entraînements  %  un 
Lebbée  ou  Thaddée  ;  un  Simon  le  zélote  *,  peut-être 
disciple  de  Juda  le  Gaulonite,  appartenant  à  ce  parti 
des  kanaïm,  dès  lors  existant,  et  qui  devait  bientôt 
jouer  un  si  grand  rôle  dans  les  mouvements  du 
peuple  juif;   Joseph   Barsaba,    surnommé  Juslus; 

1.  Jean,  i,  44  et  suiv.;  xxi,  2.  J'admets  comme  possible  l'idcn- 
tifîcation  do  Nathanaël  et  de  l'apôtre  qui  figure  dans  les  listes  sous 
le  nom  de  Bar-Tolmaï  ou  Bar-Tholomé. 

2.  Matth.,  IX,  9;  x,  3. 

3.  Papias,  dans  Eusèbe,  Hist.  eccL,  III,  39. 

4.  Ce  second  nom  est  la  traduction  grecque  du  premier. 

5.  Jean,  si,  14;  xx,  24  et  suiv. 

6.  Matth.,  X,  4;  Marc,  m,  <8;  Luc,  vi,  15;  Act.,  i,  43;  Évan- 
gile des  ébionim,  dans  Épiphane,  Adv.  luer.,  xxx,  13. 


160  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

Matthias*;  un  personnage  problématique  nommé 
Aristion  ^  enfin  Judas,  fils  de  Simon,  de  la:  ville  de 
Kerioth,  qui  fit  exception  dans  l'essaim  fidèle  et 
s'attira  un  si  épouvantable  renom.  C'était,  à  ce  qu'il 
paraît,  le  seul  qui  ne  fût  pas  Galiléen  ;  Kerioth  était 
une  ville  de  l'extrême  sud  de  la  tribu  de  Juda',  à 
une  journée  au  delà  d'Hébron. 

Nous  avons  vu  que  la  famille  de  Jésus  était  en 
général  peu  portée  vers  lui*.  Cependant  Jacques  et 
Jude,  cousins  de  Jésus  par  Marie  Cléophas  %  faisaient 
dès  lors  partie  de  ses  disciples,  et  Marie  Cléophas 
elle-même  fut  du  nombre  des  compagnes  qui  le  suivi- 
rent au  Calvaire  \  A  cette  époque,  on  ne  voit  pas  au- 
près de  lui  sa  mère.  C'est  seulement  après  la  mort  de 

1.  Act.,  I,  21-23.  Cf.  Papias,  dans  EusèbeJIist.  eccl.,Ul,  39. 

2.  Papias  {ibid.)  l'appello  formellement  disciple  du  Seigneur 
comme  les  apôtres,  lui  prête  des  récits  sur  les  discours  du  Sei- 
gneur, et  l'associe  à  Presbyteros  Joannes.  Sur  ce  dernier  per 
sonnage,  voir  ci-dessus,  Inirod.,  p.  lxxii-lxxiii. 

3.  Aujourd'hui  Kuryclein  ou  KereUem. 

4.  La  circonstance  rapportée  dans  Jean,  xix,  to-tl,  semble  sup 
poser  qu'à  aucune  époque  de  la  vie  publique  de  Jésus,  ses  pro- 
pres frères  ne  se  rapprochèrent  do  lui.  Si  l'on  distinguo  deux 
Jacques  dans  la  parenté  de  Jésus,  on  peut  voir  une  allusion  à 
l'hostilité  de  Jacques,  «frère  du  Seigneur»,  dans  Gai.,  ii,  6  (cf 
I,  19;  11,  9,  11  ). 

5.  Voir  ci-dessus,  p.  25-27. 

6.  Matlh.,  xxvii,  5C;  Marc,  xv,  40  ;  Jean   xiT.  15. 


VIE  DE  JÉSUS.  1« 

Jésus  que  Maiie  acquiert  une  grande  considération  ' 
et  que  les  disciples  cherchent  à  se  l'attacher'.  C'est 
alors  aussi  que  les  membres  de  la  famille  du  fonda- 
teur, sous  le  titre  de  «  frères  du  Seigneur  »,  forment 
un  groupe  influent,  qui  fut  longtemps  à  la  tête  de 
l'Eglise  de  Jérusalem  ' ,  et  qui ,  après  le  sac  de  la 
ville,  se  réfugia  en  Batanée*.  Le  seul  fait  de  l'avoir 
approché  devenait  un  avantage  décisif,  de  la  même 
manière  qu'après  la  mort  de  Mahomet,  les  femmes 
et  les  filles  du  prophète,  qui  n'avaient  eu  aucun  cré- 
dit de  son  vivant,  furent  de  grandes  autorités. 

Dans  cette  foule  amie,  Jésus  avait  évidemment  des 
préférences  et  en  quelque  sorte  un  cercle  plus  étroit. 
Les  deux  fils  de  Zébédée,  Jacques  et  Jean,  parais- 
sent avoir  fait  partie  en  première  ligne  de  ce  petit 
conseil.  Ils  étaient  pleins  de  feu  et  de  passion.  Jésus 
les  avait  surnommés  avec  esprit  «  Fils  du  tonnerre  », 
à  cause  de  leur  zèle  excessif,  qui,  s'il  eût  disposé  de 
a  foudre,  en  eût  trop  souvent  fait  usage  ^  Jean,  sur- 

<.  Act.,  I,  14.  Cbmp.  Luc,  i,  28;  ii,  35,  impliquant  déjà  un 
véritable  respect  pour  Marie. 

2.  Jean,  xix,  25  et  suiv. 

3.  Voir  ci-dessus,  p.  26-27,  twte. 

4.  Jules  Africain,  dans  Eusèbe,  //.  E.,  I,  7. 

6.  Marc,  m,  17;  ix,  37  et  suiv.;  x,  33  et  suiv.,  Luc,  ix,  49  et 
suiv.;  ;i4  et  suiv.  L'Apocalypse  répond  bien  à  ce  canutère.  Voir 
surtout  les  chapitres  ii  et  m,  où  la  liaine  déborde.  Comparez 

11 


162  OlUGINES   DD   CHRISTIANISME. 

tout,  le  cadet,  paraît  avoir  été  avec  Jésus  sur  le  pied 
d'une  certaine  familiarité.  Peut-être  les  disciples  qui 
se  groupèrent  tardivement  autour  du  second  des  fils 
de  Zébédée,  et  qui  écrivirent,  paraît -il,  ses  souve- 
nirs d'une  façon  où  l'intérêt  de  l'école  ne  se  dissi- 
mule pas  assez,  ont-ils  exagéré  l'affection  de  cœur 
que  Jésus  lui  aurait  portée  *.  Ce  qui  est  pourtant 
significatif,  c'est  que,  dans  les  Évangiles  synopti- 
ques, Simon  Barjona  ou  Pierre,  Jacques,  fils  de 
Zébédée ,  et  Jean ,  son  frère ,  forment  une  sorte  de 
comité  intime  que  Jésus  appelle  à  certains  moments  où 
il  se  défie  de  la  foi  et  de  l'intelligence  des  autres*.  Il 
semble,  d'ailleurs,  que  ces  trois  personnages  étaient 
associés  dans  leurs  pêcheries  *.  L'affection  de  Jésus 
pour  Pierre  était  profonde.  Le  caractère  de  ce  der- 
nier, droit,  sincère,  plein  de  premier  mouvement, 
plaisait  à  Jésus,  qui  parfois  se  laissait  aller  à  sourire 
de  ses  façons  décidées.  Pierre,  peu  mystique,  com- 
te trait  fanatique  rapporté  par  Irénée,  Adv.  Invr.,  III,  m,  4. 
r  Jean,  xm,  23;  xviii,  15  et  suiv.;  xix,  26-27;  xx,  2,  4;  xxi. 
7,  20  et  suiv. 

2.  Matlii.,  xvn,  1;  xxvi,  37;  Marc,  v,  37;  ix,  1  ;  xm,  3;  \iv, 
33;  Luc,  IX,  28.  L'idée  que  Jésus  avait  communiqué  à  ces  trois 
disciples  une  gnose  ou  doctrine  secrète  fut  répandue  dès  une  épo- 
que ancienne.  Il  est  singulier  que  l'Évangile  attribué  à  Jean  ne 
mentionne  pas  une  fois  Jacques,  son  frère. 

3.  Wallh.,  IV,  48-22;  Luc,  v,  <0;  .lean,  xxi,  2  et  suiT. 


VIE  DE  JÉSDS.  163 

muniquait  au  maître  ses  doutes  na'.fs ,  ses  répu- 
gnances, ses  faiblesses  tout  humaines  *,  avec  une 
franchise  honnête  qui  rappelle  celle  de  Joinville  près 
de  saint  Louis.  Jésus  le  reprenait  d'une  façon  ami- 
cale, empreinte  de  confiance  et  d'estime.  Quant  à 
Jean,  sa  jeunesse  * ,  son  ardeur'  et  son  imagination 
vive  *  devaient  avoir  beaucoup  de  charme.  La  per- 
sonnalité de  cet  homme  extraordinaire  ne  se  déve- 
loppa que  plus  tard.  S'il  n'est  pas  l'auteur  de  l'Évan- 
gile bizarre  qui  porte  son  nom  et  qui  (bien  que  le 
caractère  de  Jésus  y  soit  faussé  sur  beaucoup  de 
points)  renferme  de  si  précieux  renseignements,  il 
est  possible  du  moins  qu'il  y  ait  donné  occasion. 
Habitué  à,  remuer  ses  souvenirs  avec  l'inquiétude 
fébrile  d'une  âme  exaltée,  il  a  pu  transformer  son 
maître  en  croyant  le  peindre  et  fournir  à  d'habiles 
faussaires  le  prétexte  d'un  écrit  à  la  rédaction  duquel 
ne  paraît  pas  avoir  présidé  une  parfaite  bonne  foi. 

Aucune  hiérarchie  proprement  dite  n'existait  dans 
(a  secte  naissante.  Tous  devaient  s'appeler  «  frères  », 


1.  Matth.,  XIV,  28;  xvi,  22;  Marc,  viii,  32  et  suiv. 

2.  11  parait  avoir  vécu  jusque  vers  l'an  100.  Voir  le  quatrième 
Évan£;iie,  ïxi,  15-23,  et  les  anciennes  autoritos  recueillies  par 
Eusèbe,  H.  E..\\\,  20,  23. 

3.  Voir  pages  161-162,  note. 

4.  L'Apocalypse  paraît  bien  être  d«  lui 


164  ORIGINES   DD   CHRISTIANISME. 

et  Jésus  proscrivait  absolument  les  titres  de  supério- 
rité, tels  que  rabbi,  «  maitre  »,  «  père  »,  lui  seul 
étant  maître,  et  Dieu  seul  étant  père.  Le  plus  grand 
devait  être  le  serviteur  des  autres  '.  Cependant  Simon 
Barjona  se  distingue,  entre  ses  égaux,  par  un  degré 
tout  particulier  d'importance.  Jésus  demeurait  chez 
lui  et  enseignait  dans  sa  barque*;  sa  maison  était  le 
centre  de  la  prédication  évangélique.  Dans  le  public, 
an  le  regardait  comme  le  chef  de  la  troupe,  et  c'est 
k  lui  que  les  préposés  aux  péages  s'adressent  pour 
faire  acquitter  les  droits  dus  par  la  communauté  '. 
Le  premier,  Simon  avait  reconnu  Jésus  pour  le  Mes- 
sie*. Dans  un  moment  d'impopularité,  Jésus  deman- 
dant à  ses  disciples  :  «  Et  vous  aussi,  voulez-vous 
vous  en  aller?  »  Simon  répondit  :  «  A  qui  irions- 
nous.  Seigneur?  Tu  as  les  paroles  de  la  vie  éter- 
nelle'. »  Jésus,  h.  diverses  reprises,  lui  déféra  dans 
son  Eglise  une  certaine  primauté*,  et  interpréta  son 
surnom  syriaque  de  Képha  (pierre)  en  ce  sens  qu'il 

1.  Mattti.,  XVIII,  i;  xx,  25-26;  xxiii,  8-12;  Marc,  ix,  34;  x, 
42-46. 

2.  Luc,  V,  3. 

3.  MaUh.,  XV :i,  23. 

4.  Ibid.,  XVI,  )6-17. 
3.  Joan,  VI,  68-70. 

6.  MaUh.,  X,  2;  Luc,  xxii,  32;  .Ican,  xxi,  15  et  9«iv.;  Act.,  i, 
II,  V,  etc.;  Gal.j  i,  18;  ii,  7-8. 


VIE  DE  JESUS.  165 

était  la  pierre  angulaire  de  l'édifice  nouveau  *.  Un 
moment,  même,  il  semble  lui  promett-'e  «  les  clefs 
du  royaume  du  ciel  »,  et  lui  accorder  le  droit  de 
prononcer  sur  la  terre  des  décisions  toujours  ratifiées 
dans  l'éternité  *. 

Nul  doute  que  cette  primauté  de  Pierre  n'ait  excité 
un  peu  de  jalousie.  La  jalousie  s'allumait  surtout  en 
vue  de  l'avenir,  en  vue  de  ce  royaume  de  Dieu,  où 
tous  les  disciples  seraient  assis  sur  des  trônes,  h  la 
droite  et  à  la  gauche  du  maître,  pour  juger  les 
douze  tribus  disraël'.  On  se  demandait  qui  serait 
alors  le  plus  près  du  Fils  de  l'homme,  figurant  en 
quelque  sorte  comme  son  premier  ministre  et  son 
assesseur.  Les  deux  fils  de  Zébédée  aspiraient  à.  ce 
rang.  Préoccupés  d'une  telle  pensée,  ils  mirent  en 
avant  leur  mère,  Salomé,  qui  un  jour  prit  Jésus  à 
part  et  sollicita  de  lui  les  deux  places  d'honneur 
pour  ses  fils*.  Jésus  écarta  la  demande  par  son 
principe  habituel  que  celui  qui  s'exalte  sera  humilié, 
et  que  le  royaume  des  cieux  appartiendra  aux  petits. 
Cela  fit  quelque  bruit  dans  la  communauté;  il  y  eut 


<.  Matlh.,  XVI,  18;  Jean,  i,  42. 

2.  Matth.,  XVI,  19.  Ailleurs,  il  est  vrai  (Matth.,xviii,  18),  lemème 
pouvoir  est  accordé  à  tous  les  apôtres. 

3.  Matth.,  xviii,  1  et  suiv.,  Marc,  ix,  33;  Luc,ix,  46;  xxii,  30. 

4.  Uatth.,  XX,  20  et  suiv.;  Marc,  x,  35  et  suiv. 


166  ORIGINES    DD  CHRISTIANISME. 

un  grand  mécontentement  contre  Jacques  et  Jean'. 
La  même  rivalité  semble  poindre  dans  l'Évangile 
attribué  à  Jean  ;  on  y  voit  le  narrateur  supposé 
déclarer  sans  cesse  qu'il  a  été  le  «  disciple  chéri  » 
auquel  le  maître  mourant  a  confié  sa  mère,  en  même 
temps  qu'il  cherche  à  se  placer  près  de  Simon  Pierre, 
parfois  à  se  mettre  avant  lui,  dans  des  circonstances 
importantes  oîi  les  évangélistes  plus  anciens  l'avaient 
omis*. 

Parmi  les  personnages  qui  précèdent,  ceux  dont  on 
sait  quelque  chose  avaient,  à  ce  qu'il  paraît,  com- 
mencé par  être  pêcheurs.  Dans  un  pays  de  mœurs 
simples,  ou  tout  le  monde  travaillait,  cette  profes- 
sion n'avait  pas  l'extrême  humilité  que  les  déclama- 
tions des  prédicateurs  y  ont  attachée,  pour  mieux 
relever  le  miracle  des  origines  chrétiennes.  En  tout 
cas,  aucun  des  disciples  n'appartenait  à  une  classe 
sociale  élevée .  Seuls ,  un  certain  Lévi ,  fils  d'Al- 
phée,  et  peut-être  l'apôtre  Matthieu,  avaient  été 
publicains  '.  Mais  ceux  à  qui  on  donnait  ce  nom  en 


1.  Marc,  X,  41. 

2.  Jean,  xviii ,  45  et  suiv.;  xix,  26-27;  xx,  2  et  suiv.;  xxi,  7, 
!l.  Comp.  I,  35  cl  suiv.,  où  le  disciple  innomé  est  probablement 
Jeun. 

3.  Matth. ,  IX,  9;  x,  3;  Marc,  ii,  14;  m,  18;  Luc,  y,  27;  vi,15; 
Acl.,  I,  13;  Évangile  di>  ëbionim,  dans  Épiph.,  Adv.  hœr.,  xxx, 


VIE  DE  JESDS.  *^' 

Judée  n'étaient  pas  les  fermiers  généraux ,  hommes 
d'un  rang  élevé  (toujours  chevaliers  romains)  qu'on 
appelait  à  Rome  publicaniK  C'étaient  les  agents  de 
ces  fermiers  généraux ,  des  employés  de  bas  étage, 
de  simples  douaniers.  La  grande  route  d'Acre  à 
Damas,  une  des  plus  anciennes  routes  du  monde, 
qui  traversait  la  Galilée  en  touchant  le  lac',  y  mul- 
tipliait fort  ces  sortes  d'employés.  Capharnahum, 
qui  était  peut-être  sur  la  voie,  en  possédait  un 
nombreux  personnel  ».  Cette  profession  n'est  jamais 
populaire;  mais  chez  les  Juifs  elle  passait  pour  tout 
à  fait  criminelle.  L'impôt,  nouveau  pour  eux,  était  le 
signe  de  leur  vassalité;  une  école,  celle  de  Juda  le 

13.  Le  récit  primitif  est  ici  celui  qui  porte  :  «Lévi,  fils  d'Alphé3». 
Le  dernier  rédacteur  du  premier  Évangile  a  substitué  à  ce  nom 
celui  de  Matthieu,  en  vertu  d'une  tradition  plus  ou  moins  solide 
selon  laquelle  cet  apôtre  aurait  exercé  lamt\me  profession  (Matth., 
X,  3  ).  Il  faut  se  rappeler  que,  dans  l'Évangile  actuel  de  Matthieu, 
ia' seule  partie  qui  puisse  être  de  l'apôtre,  ce  sont  les  Discours  de 
Jésus.  Voir  Papias,  dans  Eusèbe,  IlisC.  ecd.,  III,  39. 

1.  Cicéron,  De  provinc.  cons7ilar.,6\  Pro  Plancio,  9;  Tac, 
Ann.,  IV,  6;  Pline,  Hisl.  nat.,  XII,  32;  Appien,  Bell.civ.,  II,  13, 

2.  Elle  est  restée  célèbre,  jusqu'au  temps  des  croisades,  sous  le 
nom  de  via  Maris.  Cf.  Isaïe,  ix,  1  ;  Matth.,  iv,  13-<r3;  Tobie,  i, 
4.  Je  pense  que  le  chemin  taillé  dans  le  roc,  près  d'Aïn-et^Tin,  en 
faisait  partie,  et  que  la  route  se  dirigeait  de  là  vers  le  pmt  des 
Filles  de  Jacob,  tout  comme  aujourd'hui.  Une  partie  de  la  route 
d'.\ïn-et-Tin  à  ce  pont  est  de  construction  antique. 

3.  Matth.,  is,  9  et  suiv. 


168  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

Gaulonite,  soutenait  que  le  payer  était  un  acte  do 
paganisme.  Aussi  les  douaniers  étaient-ils  abhorrés 
des  zélateurs  de  la  Loi.  On  ne  les  nommait  qu  en 
compagnie  des  assassins,  des  voleurs  de  grand  che- 
min, des  gens  de  vie  infâme  *.  Les  juifs  qui  accep- 
taient de  telles  fonctions  étaient  excommuniés  et  deve- 
naient inhabiles  à  tester;  leur  caisse  était  maudite, 
et  les  casuistes  défendaient  d'aller  y  changer  de  l'ar- 
gent *.  Ces  pauvres  gens,  mis  au  ban  de  la  société,  se 
voyaient  entre  eux.  Jésus  accepta  un  dîner  que  lui 
offrit  Lévi,  et  où  il  y  avait,  selon  le  langage  du  temps, 
«  beaucoup  de  douaniers  et  de  pécheurs  » .  Ce  fut  un 
grand  scandale';  dans  ces  maisons  mal  famées,  on 
risquait  de  rencontrer  de  la  mauvaise  société.  Nous 
le  verrons  souvent  ainsi,  peu  soucieux  de  choquer 
les  préjugés  des  gens  bien  pensants,  chercher  à  re- 
lever les  classes  humiliées  par  les  orthodoxes  el 
s'exposer  de  la  sorte  aux  plus  vifs  reproches  des 
dévots.  Le  pharisaïsme  avait  mis  le  salut  au  prix 
d'observances  sans  fin  et  d'une  sorte  de  «  respec- 

1.  MaUli.,  V,  46-47,  ix,  10,  11;  xi,  19;  xviii,  17;  xxi,  .■51-32; 
Marc,  11,  15-16;  Luc,  v,  30;  vu,  34;  xv,  1;  xviii,  11;  mx,  7 
Lucien,  \'ecyomanl.,  11;  Dio  Chrysost.,  orat.  iv,  p.  85;orat.  xiv, 
p.  269  (pdit.  lîniperius);  Misclina,  S'ptinrim,  m,  4. 

2.  Misclina,  Baba  kama,  x,  1  ;  T.ilmiul  do  Jérusalem.  Demaï, 
fi,  3;  Tairnud  de  Bal).,  Sanhédrin,  "26  6 

3.  Luc,  V,  f9  et  suiv. 


VIE  DE  JËSDS.  169 

tabilité  »  extérieure.  Le  vrai  moraliste,  qui  venait 
proclamer  que  Dieu  ne  tient  qu'à  une  seule  chose,  à 
la  rectitude  des  sentiments,  devait  être  accueilli  avec 
bénédiction  par  toutes  les  âmes  que  n'avait  point 
faussées  l'hypocrisie  ofiîciclle. 

Ces  nombreuses  conquêtes,  Jésus  les  devait  aussi, 
pour  une  part,  au  charme  infini  de  sa  personne  et 
de  sa  parole.  Un  mot  pénétrant,  un  regard  tom- 
bant sur  une  conscience  naïve,  qui  n'avait  besoin 
que  d'être  éveillée,  lui  faisaient  un  ardent  disciple. 
Quelquefois  Jésus  usait  d'un  artifice  innocent,  qu'em- 
ploya plus  tard  Jeanne  d'Arc.  Il  affectait  de  savoir 
sur  celui  qu'il  voulait  gagner  quelque  chose  d'in- 
time, ou  bien  il  lui  rappelait  une  circonstance  chère 
à  son  cœur.  C'est  ainsi  qu'il  toucha,  dit- on,  Na- 
thanaël  ",  Pierre',  la  Samaritaine  '.  Dissimulant  la 
vraie  cause  de  sa  force ,  je  veux  dire  sa  supériorité 
sur  ce  qui  l'entourait,  il  laissait  croire,  pour  satis- 
faire les  idées  du  iemps,  idées  qui  d'ailleurs  étaient 
pleinement  les  siennes,  qu'une  révélation  d'en  iiaut 
lui  découvrait  les  secrets  et  lui  ouvrait  les  cœurs. 
Tous  pensaient  qu'il  vivait  dans  une  sphère  inacces- 

4.  Jean,  i,  48  et  suiv. 

8.  Ibid.,  I,  42. 

3.  Jean,  iv,  17  et  suiv.  Comp.  Marc,  ii,  8;  m,  2-4;  Jean,  ii, 


170  ORIGINES   DD   CHRISTIANISME. 

sible  au  reste  de  l'humanité.  On  disait  qu'il  conver- 
sait sur  les  montagnes  avec  Moïse  et  EHe  '  ;  on 
croyait  que,  dans  ses  moments  de  solitude,  les 
anges  venaient  lui  rendre  leurs  hommages ,  et  éta- 
blissaient un  commerce  surnaturel  entre  lui  et  le 
ciel  '. 

1.  Matth.,  XVII,  3;  Marc,  ix,  3;  Luc,  ix,  SO-33 
i.  Matth.,  IV.  11  ;  Marc,  i,  13. 


CHAPITRE   X. 


PnéDICATIONS      DS       LlC 


Tel  était  le  groupe  qui.  sur  les  bords  du  lac  de 
Tibériade,  se  pressait  autour  de  Jésus.  L'aristocratie 
y  était  représentée  par  un  douanier  et  par  la  femme 
d'un  régisseur.  Le  reste  se  composait  de  pêcheurs  et 
de  simples  gens.  Leur  ignorance  était  extrême  ;  ils 
avaient  l'esprit  faible,  ils  croyaient  aux  spectres  et 
aux  esprits'.  Pas  un  élément  de  culture  hellénique 
n'avait  pénétré  dans  ce  premier  cénacle;  l'instruction 
juive  y  était  aussi  fort  incomplète;  mais  le  cœur  et 
la  bonne  volonté  y  débordaient.  Le  beau  climat  de 
la  Galilée  faisait  de  l'existence  de  ces  honnêtes  pê- 
cheurs un  perpétuel  enchantement.  Ils  préludaient 
vraiment  au  royaume  de  Dieu,  simples,  bons,  heureux, 
bercés  doucement  sur  leur  délicieuse  j.^tite  mer,  ou 
dormant  le  soir  sur  ses  bords.   On  ne  ?e  figure  pas 

i.  Matth.,  mv,  26  ;  Marc,  vi,  49;  Luc,  xxiv,  39;  Jean,  vi,  4  9. 


172  ORIGINES  DU    CHRISTIANISME. 

renivremont  d'une  vie  qui  s'écoule  ainsi  à  la  face  du 
ciel,  la  llamme  douce  et  forte  que  donne  ce  per- 
pétuel contact  avec  la  nature,  les  songes  de  ces 
nuits  passées  à  la  clarté  des  étoiles,  sous  un  dôme 
d'azur  d'une  profondeur  sans  fin.  Ce  fut  durant  une 
telle  nuit  que  Jacob,  la  tête  appuyée  sur  une  pierre, 
vit  dans  les  astres  la  promesse  d'une  postérité  innom- 
brable, et  l'échelle  mystérieuse  par  laquelle  les 
Eloliim  allaient  et  venaient  du  ciel  à  la  terre.  A 
l'époque  de  Jésus,  le  ciel  n'éiait  pas  fermé,  ni  la 
terre  refroidie.  La  nue  s'ouvrait  encore  sur  le  fils  de 
l'homme;  les  anges  montaient  et  descendaient  sur  sa 
tête  '  ;  les  visions  du  royaume  de  Dieu  étaient  par- 
tout ;  car  l'homme  les  portait  en  son  cœur.  L'œil 
clair  et  doux  de  ces  âmes  simples  contemplait  l'uni- 
vers en  sa  source  idéale;  le  monde  dévoilait  peut- 
être  son  secret  à  la  conscience  divinement  lucide  de 
ces  enfants  heureux,  à  qui  la  pureté  de  leur  cœur 
mérita  un  jour  d'être  admis  devant  la  face  de  Dieu. 
Jésus  vivait  avec  ses  disciples  presijue  toujours  en 
plein  air.  Tantôt,  il  montait  dans  une  barque,  et  en- 
seignait ses  auditeurs  pressés  sur  le  rivage*.  Tantôt, 
il  s'asseyait  sur  les  montagnes  qui  bordent  le  lac,  ou 


1.   ii'in.  I,  51. 

t.  Mallli.,  xiii,  4-î;  Marc,  m,  9;  iv,  i  ;  Luc,  v,  3. 


VIE  DE  JÉSDS.  173 

l'air  est  si  pur  et  l'horizon  si  lumineux.  La  troupe 
fidèle  allait  ainsi,  gaie  et  vagabonde,  recueillant 
les  inspirations  du  maître  dans  leur  première  (leur. 
Un  doute  naïf  s'élevait  parfois,  une  question  douce- 
ment sceptique  :  Jésus,  d'un  sourire  ou  d'un  regard, 
faisait  taire  l'objection.  A  chaque  pas,  dans  le  nuage 
qui  passait,  le  grain  qui  germait,  l'épi  qui  jaunissait, 
on  voyait  le  signe  du  royaume  près  de  venir;  on  se 
croyait  à  la  veille  de  voir  Dieu,  d'être  les  maîtres 
du  monde  ;  les  pleurs  se  tournaient  en  joie  ;  c'était 
l'avènement  sur  terre  de  l'universelle  consolation. 

»  Heureux ,  disait  le  maître ,  les  pauvres  on 
esprit;  car  c'est  à  eux  qu'appartient  le  royaume 
des  cieux  ! 

<i  Ueureux  ceux  qui  pleurent;  car  ils  seront  con- 
solés ! 

«  Ileureux  les  débonnaires  ;  car  ils  posséderont 
la  terre  ! 

«  Heureux  ceux  qui  ont  faim  et  soif  de  justice; 
car  ils  seront  rassasiés! 

«  Heureux  les  miséricordieux;  car  ils  obtiendront 
miséricorde  ! 

«  Heureux  ceux  qui  ont  le  cœur  pur;  car  ils  ver- 
ront Uicu! 

«  Heureux  les  pacifiques  ;  car  ils  seront  appelés 
enfants  de  Dieu! 


17*  OHIGINES  DD  CHRISTIANISME 

M  Heureux  ceux  qui  sont  persécutés  pour  la  jus- 
tice ;  car  le  royaume  des  cieux  est  à  eux'.  » 

Sa  prédication  était  suave  et  douce,  toute  pleine 
de  la  nature  et  du  parfum  des  champs.  Il  aimait  les 
fleurs  et  en  prenait  ses  leçons  les  plus  charmantes. 
Les  oiseaux  du  ciel,  la  mer,  les  montagnes,  les  jeux 
des  enfants,  passaient  tour  à  tour  dans  ses  ensei- 
gnements. Son  style  n'avait  rien  de  la  période  grec- 
que, mais  se  rapprochait  beaucoup  plus  du  tour  des 
parabolistes  hébreux ,  et  surtout  des  sentences  des 
docteurs  juifs,  ses  contemporains,  telles  que  nous 
les  lisons  dans  les  Pirké  Abolh.  Ses  développements 
avaient  peu  d'étendue,  et  formaient  des  espèces  de 
surates  à  la  façon  du  Coran,  lesquelles  cousues  en- 
semble ont  composé  plus  tard  ces  longs  discours 
qui  furent  écrits  par  Matthieu  '.  Nulle  transition  ne 
liait  ces  pièces  diverses;  d'ordinaire  cependant,  une 
même  inspiration  les  pénétrait  et  en  faisait  l'unité. 
C'est  surtout  dans  la  parabole  que  le  maître  excellait. 
Uien  dans  le  judaïsme  ne  lui  avait  donné  le  modèle 
de  ce  genre  délicieux'.  C'est  lui  qui  l'a  créé.  Il  est 


«.  MaUh.,  V,  3-10;  Luc,  vi,  20-Î5. 

t.  C'i!Sl  ce  qu'on  appelait  les  Ao'-jia  xujMo«a.  Papias,  dans  Eu- 
scbe,  //.  E.,  III,  39. 

3.  L'apologue,  tel  que  nous  le  trouvons,  Juges,  ix,  8  et  suiv., 
Il  Sam.,  XII,  1  et  suiv.,  n'a  qu'une  ressemblance  de  forme  avec  la 


VIE  DE  JÉSDS.  175 

vraï  qu'on  trouve  dans  les  livres  bouddhiques  des 
oaraboles  exactement  du  même  ton  et  de  la  même 
facture  que  les  paraboles  évangéliques'.  Mais  il  est 
difTicilc  d'admettre  qu'une  influence  bouddhique  se 
soit  exercée  en  ceci.  L'esprit  de  mansuétude  et  la 
profondeur  de  sentiment  qui  animèrent  également  le 
christianisme  naissant  et  le  bouddhisme  suffisent  peut- 
être  pour  expliquer  ces  analogies. 

Une  totale  indifférence  pour  les  choses  extérieures 
et  pour  les  vaines  superfluités  en  fait  de  meubles  et 
d'habits  dont  nos  tristes  pays  nous  font  des  néces- 
sités était  la  conséquence  de  la  vie  simple  et  douce 
qu'on  menait  en  Galilée.  Les  climats  froids,  en  obli- 
geant l'homme  à  une  lutte  perpétuelle  contre  le  de- 
hors ,  donnent  beaucoup  de  prix  aux  recherches  du 
bien-être.  Au  contraire ,  les  pays  qui  éveillent  des 
besoins  peu  nombreux  sont  tes  pays  de  l'idéalisme  ec 
de  la  poésie.  Les  accessoires  de  la  vie  y  sont  insigni- 
fiants auprès  du  plaisir  de  vivre.  L'embellissement  de 
la  maison  y  est  frivole  ;  on  se  tient  le  moins  possible 
enfermé.  L'alimentation  forte  et  régulière  des  climats 
peu  gi'ii'''rcux  passerait  pour  pesante  et  désagréable. 

parabole  évangolique.  La  profonde  originalité  de  celle-ci  est  dans 
le  sentiment  qui  la  remplit.  Les  paraboles  des  Midraschim  sont 
aussi  d'un  tout  autre  esprit. 

1.  Voir  surtout  lo  l.nlns  (te  In  bonne  loi,  cb.  m  ot  iv. 


176  ORIGINES  DD   CHRISTIANISME. 

Et  quant  au  luxe  des  vêtements,  comment  rivaliser 
avec  celui  que  Dieu  a  donné  à  la  terre  et  aux  oiseaux 
du  ciel?  Le  travail,  dans  ces  sortes  de  climats,  pa- 
raît inutile  ;  ce  qu'il  donne  ne  vaut  pas  ce  qu'il  coûte. 
Les  animaux  des  champs  sont  mieux  vêtus  que 
l'homme  le  plus  opulent,  et  ils  ne  font  rien.  Ce  mé- 
pris, qui,  lorsqu'il  n'a  pas  la  paresse  pour  cause, 
sert  beaucoup  à  l'élévation  des  âmes,  inspirait  à  Jé- 
sus des  apologues  charmants  :  «  N'enfouissez  pas  en 
terre,  disait-il,  des  trésors  que  les  vers  et  la  rouille 
dévorent,  que  les  larrons  découvrent  et  dérobent; 
mais  amassez-vous  des  trésors  dans  le  ciel,  où  il  n'y 
a  ni  vers,  ni  rouille,  ni  larrons.  Où  est  ton  trésor, 
là  aussi  est  ton  cœur'.  On  ne  peut  servir  deux  maî- 
tres ;  ou  bien  on  hait  l'un  et  on  aime  l'autre,  ou  bien 
on  s'attache  à  l'un  et  on  délaisse  l'autre.  Vous  ne 
pouvez  servir  Dieu  et  Mamon'.  C'est  pourquoi  je 
vous  le  dis  :  Ne  soyez  pas  inquiets  de  l'aliment  que 
vous  aurez  pour  soutenir  votre  vie,  ni  des  vêtements 
que  vous  aurez  pour  couvrir  votre  corps.  Regardez 
les  oiseaux  du  ciel  :  ils  ne  sèment  ni  ne  moisson- 
nent; ils  n'ont  ni  cellier  ni  grenier,  et  votre  Père 
céleste  les  nourrit.  N'êtes-vous   pas   fort  au-dessus 

4.  Comparez  Talm.  do  Bab.,  Daha  balhra,  11  a. 
2.  Dieu  des  ricliessos  et  des  trésors  cacliés ,  sorte  de  rlutui 
dans  la  mythologie  phénicienne  et  syrienne 


VIE  DE  JESUS.  ^''^ 

d'eux?  Quel  est  celui  d'entre  vous  qui,  k  foi  ce  de  sou- 
cis, peut  ajouter  une  coudée  à  sa  mesure?  Et  quant 
aux  habits,  pourquoi  vous  en  mettre  en  peine?  Con- 
sidérez les  lis  des  champs;  ils  ne  travaillent  ni  ne 
filent.  Cependant,  je  vous  le  dis,  Salomon  dans  toute 
sa  gloire  n'était  pas  vêtu  comme  l'un  d'eux.  Si  Dieu 
prend  soin  de  vêtir  de  la  sorte  une  herbe  des  champs, 
qui  existe  aujourd'hui  et  qui  demain  sera  jetée  au 
feu,  que  ne  fera-t-il  point  pour  vous,  gens  de  peu 
de  foi?  Ne  dites  donc  pas  avec  anxiété  :  »  Que  man- 
„  gerons-nous?  que  boirons-nous?  de  quoi  serons- 
„  nous  vêtus?  ..  Ce  sont  les  païens  qui  se  préoccu- 
pent de  toutes  ces  choses;  votre  Père  céleste  sait  que 
vous  en  avez  besoin.  Mais  cherchez  premièrement  le 
royaume  de  Dieu,  et  tout  le  reste  vous  sera  donné 
par  surcroît.  Ne  vous  souciez  pas  de  demain;  demain 
se  souciera  de  lui-même.  A  chaque  jour  suffit  sa 

peine  '.  » 

Ce  sentiment  essentiellement  galiléen  eut  sur  la 
destinée  de  la  secte  naissante  une  influence  décisive. 
La  troupe  heureuse,  se  reposant  sur  le  Père  céleste 
de  tout  ce  qui  tenait  à  la  satisfaction  de  ses  besoins, 
avait  pour  première  règle  de  regarder  les  soucis  de 

4.  Malll.,,  V,,  10-21.  21-3*,  Luc,  x.. ,  22-31,  33-34;  xv.,  13. 
Comparez  ic-s  précoptos  Luc,  x,  7-8,  empreints  do  la  môme  naï- 
veté, et  Talmud  de  Babjlone.  Sola,  48  6. 

ts 


178  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

la  vie  comme  un  mal  qui  étouffe  en  l'homme  le  germe 
de  tout  bien'.  Chaque  jour,  elle  demandait  à  Dieu  le 
pain  du  lendemain'.  A  quoi  bon  thésauriser?  Le 
royaume  de  Dieu  va  venir.  «Vendez  ce  que  vous  pos- 
sédez et  donnez-le  en  aumône,  disait  le  maître.  Faites- 
vous  au  ciel  des  sacs  qui  ne  vieillissent  pas,  des  trésors 
qui  ne  se  dissipent  pas  '.  »  Entasser  des  économies 
pour  des  héritiers  qu'on  ne  verra  jamais,  quoi  de  plus 
insensé*?  Comme  exemple  de  la  folie  humaine,  Jésus 
aimait  à  citer  le  cas  d'un  homme  qui ,  après  avoir 
élargi  ses  greniers  et  s'être  amassé  du  bien  pour  de 
longues  années,  mourut  avant  d'en  avoir  joui  M  Le  bri- 
gandage, qui  était  très-enraciné  en  Galilée  %  donnait 
beaucoup  de  force  à  cette  manière  de  voir.  Le  pauvre, 
qui  n'en  souffrait  pas,  devait  se  regarder  comme  le 
favori  de  Dieu,  tandis  que  le  riche,  ayant  une  pos- 
session peu  sûre,  était  le  vrai  déshérité.  Dans  nos 
sociétés  établies  sur  une  idée  très-rigoureuse  de  la 
propriété,  la  position  du  pauvre  est  horrible;  il  n'a 

1.  Matth.,  xui,  22;  Marc,  iv,  19;  Luc,  viii,  H. 

2.  Matth.,  VI,  11  ;  Luc,  xi,  3.  C'est  le  sens  du  mot  eTrieûoioc. 

3.  Luc,  XII,  33-34.  Comparez  les  belles  maximes,  toutes  sem- 
blables à  celles-ci ,  que  le  Talmud  prèle  à  Monobaze.  Talmud  de 
Jér.,  Péahj  15  b. 

4.  Luc,  XII,  20. 

5.  Jbid.,  XII,  16  et  suiv. 

6.  Jo8.,  Anl..  XVII,  X.  4  et  suiv.;  Vila,  11,  etc. 


VIE  DE  JÊSDS.  *'9 

pas  à  la  lettre  sa  place  au  soleil.  Il  n'y  a  de  (leurs, 
d'herbe,  d'ombrage  que  pour  celui  qui  possède  la 
terre.  En  Orient,  ce  sont  là,  des  dons  de  Dieu, 
qui  n'appartiennent  à  personne.  Le  propriétaire  n'a 
qu'un  mince  privilège;  la  nature  est  le  patrimoine  de 
tous. 

Le  christianisme  naissant,  du  reste,  ne  faisait  sur 
ce  point  que  suivre  la  trace  des  sectes  juives  qui  pra- 
tiquaient la  vie  cénobitique.  Un  principe  communiste 
était  l'âme  de  ces  sectes  (esséniens,  thérapeutes), 
également  mal  vues  des  pharisiens  et  des  saddu- 
céens.  Le  messianisme,  tout  politique  chez  les  juifs 
orthodoxes,  devenait  chez  elles  tout  social.  Par  une 
existence  douce,  réglée,  contemplative,  laissant  sa 
part  à  la  liberté  de  l'individu,  ces  petites  Églises, 
où  l'on  a  supposé ,  non  h  tort  peut-être ,   quelque 
imitation  des  instituts  néo-pythagoriques,  croyaient 
inaugurer  sur  la  terre  le  royaume  céleste.  Des  uto- 
pies de  vie  bienheureuse,  fondées  sur  la  fraternité 
des  hommes  et  le  culte  pur  du  vrai  Dieu ,  préoccu- 
paient les  âmes  élevées  et  produisaient  de  toutes 
parts   des   essais   hardis,  sincères,   mais   de   peu 
d'avenir  '. 

4 .  rbilon ,  Qtwd  omnii  probus  liber  d  De  vita  conlempla- 
Uva;  Jos..  Anl.,  XVUI,  i,  5,  B.  ./.,  11.  vui,  2-43;  Pline,  //ist- 
nal..  V,  47;  Épiphane,  Âdv.  hœr.,  x,  xix,  xx\x,  5. 


180  Or.IGINES   DD   CHRISTIANISME. 

Jésus,  dont  les  relations  avec  les  esscnicns  sont 
très-difficiles  à  préciser  (les  ressemblances,  en  his- 
toire, n'impliquant  pas  toujours  des  relations),  était 
ici  certainement  leur  frère.  La  communauté  des  biens 
fut  quelque  temps  de  règle  dans  la  société  nouvelle*. 
L'avarice  était  le  péché  capital  '  ;  or,  il  faut  bien 
remarquer  que  le  péché  d'  «  avarice  » ,  contre  lequel 
la  morale  chrétienne  a  été  si  sévère,  était  alors  le 
simple  attachement  à  la  propriété.  La  première  con- 
dition pour  être  disciple  parfait  de  Jésus  était  de 
réaliser  sa  fortune  et  d'en  donner  le  prix  aux  pau- 
vres. Ceux  qui  reculaient  devant  cette  extrémité 
n'entraient  pas  dans  la  communauté  '.  Jésus  répé- 
tait souvent  que  celui  qui  a  trouvé  le  royaume  de 
Dieu  doit  l'acheter  au  prix  de  tous  ses  biens,  et 
qu'en  cela  il  fait  encore  un  marché  avantageux. 
«  L'homme  qui  a  découvert  l'existence  d'un  trésor 
dans  un  champ,  disait-il,  sans  perdre  un  instant, 
vend  ce  qu'il  possède  et  achète  le  champ.  Le  joail- 
lier qui  a  trouvé  une  perle  Inestimable  fait  argent  de 
tout  et  achète  la  perle*.  »  Dclas!  les  inconvénients 

1.  Acl  ,  IV,  32,  34-37  ;  v,  1  et  suiv. 

2.  Mattli.,  XIII,  22;  Luc,  xii,  1.1  et  suiv. 

3.  Matth.,  XIX,  21  ;  Jlarc,  x,  21  el  suiv.,  29-30;  Luc,  xviii,  2? 
23,  28. 

4.  KluUli.,  \in,  44-16. 


VIE  DE  JËSnS.  ISl 

de  ce  régime  ne  tardèrent  pas  à  se  faire  sentir.  Il 
fallait  un  trésorier.  On  choisit  pour  cela  Juda  dà 
Kerioth.  A  tort  ou  k  raison,  on  l'accusa  de  voler  la 
caisse  commune  '  ;  un  poids  énorme  d'antipathieî 
s'amoncela  contre  lui. 

Quelquefois,  le  maître,  plus  versé  dans  les  choses 
du  ciel  que  dans  celles  de  la  terre,  enseignait  une 
économie  politique  plus  singulière  encore.  Dans  une 
parabole  bizarre,  un  intendant  est  loué  pour  s'être 
fait  des  amis  parmi  les  pauvres  aux  dépens  de  son 
maître,  afin  que  les  pauvres  à  leur  tour  l'introduisent 
dans  le  royaume  du  ciel.  Les  pauvres,  en  effet,  de- 
vant être  les  dispensateurs  de  ce  royaume,  n'y  rece- 
vront que  ceux  qui  leur  auront  donné.  Un  homme 
avisé  songeant  ài  l'avenir  doit  donc  chercher  à  les 
gagner.  «Les  pharisiens,  qui  étaient  des  avares, 
dit  l'évangéliste,  entendaient  cela,  et  se  m.oquaient 
de  lui'.  )i  Entendirent-ils  aussi  la  redoutable  para- 
bole que  voici?  «  Il  y  avait  un  homme  riche,  qui 
était  vêtu  de  pourpre  et  de  fin  lin,  et  qui  tous  les 
jours  faisait  bonne  chère.  Il  y  avait  aussi  un  pauvre, 
nommé  Lazare,  qui  était  couché  à  sa  porte,  couvert 
d'ulcères,  désireux  de  se  rassasier  des  miettes  qui 


1.  JiMn,  Kii,  6. 
I.  Luc,  XVI.  1-14. 


182  ORIGINES  DD   CHRISTIANISME. 

tombaient  de  la  table  du  riche.  Et  les  chiens  venaient 
lécher  ses  plaies.  Or,  il  arriva  que  le  pauvre  mourut 
et  qu'il  fut  porté  par  les  anges  dans  le  sein  d'Abra- 
ham. Le  riche  mourut  aussi  et  fut  enterré*.  Et  du 
fond  de  l'enfer,  pendant  qu'il  était  dans  les  tour- 
ments, il  leva  les  yeux,  et  vit  de  loin  Abraham,  et 
Lazare  dans  son  sein.  Et  s'écriant,  il  dit  :  «  Père 
«  Abraham,  aie  pitié  de  moi,  et  envoie  Lazare,  afin 
«  qu'il  trempe  dans  l'eau  le  bout  de  son  doigt  et 
«  qu'il  me  rafraîchisse  la  langue,  car  je  soulTre 
H  cruellement  dans  cette  flamme.  »  Mais  Abraham 
lui  dit  :  «  Mon  fils,  songe  que  tu  as  eu  ta  part  de 
«  bien  pendant  la  vie,  et  Lazare  sa  part  de  mal. 
«  Maintenant,  il  est  consolé,  et  tu  es  dans  les  tour- 
ci  ments*.  »  Quoi  de  plus  juste?  Plus  tard,  on  appela 
cela  la  parabole  du  «  mauvais  riche  ».  Mais  c'est 
purement  et  simplement  la  parabole  du  «  riche  ». 
Il  est  en  enfer  parce  qu'il  est  riche,  parce  qu'il  ne 
donne  pas  son  bien  aux  pauvres ,  parce  qu'il  dîne 
bien,  tandis  que  d'autres  h  sa  porte  dînent  mal.  Enfin, 
dans  un  moment  où,  moins  exagéré,  Jésus  ne  pré- 

4 .  Voir  le  texte  grec. 

2.  Luc,  XVI,  19-2b.  Luc,  jo  le  sais,  a  une  tendance  très-pronon- 
cée au  communisme  (comparez  vi,  20-21 ,  25-26),  et  je  pense 
qu'il  a  exagéré  cette  nuance  de  l'onscignemonl  de  Ji'sus  !\laisles 
traits  des  Ai^m  de  Matthieu  sont  suOisarameot  siRniGcatifj. 


VIE   DE  JÉSUS.  183 

sente  l'obligation  de  vendre  ses  biens  et  de  les  donner 
aux  pauvres  que  comme  un  conseil  de  perfection ,  il 
fait  encore  cette  déclaration  terrible  :  «  Il  est  plus  fac'îe 
à  un  chameau  de  passer  par  le  trou  d'une  aiguille 
qu'à  un  riche  d'entrer  dans  le  royaume  de  Dieu*.  » 
Un  sontiment  d'une  admirable  profondeur  domina 
en  tout  ceci  Jésus,  ainsi  que  la  bande  de  joyeux  en- 
fants qui  l'accompagnaient,  et  fit  de  lui  pour  l'éternité 
le  vrai  créateur  de  la  paix  de  l'âme,  le  grand  conso- 
lateur de  la  vie.  En  dégageant  l'homme  de  ce  qu'il 
appelait  «  les  sollicitudes  de  ce  monde»,  Jésus  put 
aller  à  l'excès  et  porter  atteinte  aux  conditions  essen- 
tielles de  la  société  humaine;  mais  il  fonda  ce  haut 
spiritualisme  qui  pendant  des  siècles  a  rempli  les 
âmes  de  joie  à  travers  cette  vallée  de  larmes.  Il  vit 
avec  une  parfaite  justesse  que  l'inattention  de  l'homme, 
son  manque  de  philosophie  et  de  moralité,  viennent 
le  plus  souvent  des  distractions  auxquelles  il  se  laisse 
aller,  des  soucis  qui  l'assiègent  et  que  la  civilisation 
multiplie  outre  mesure'.  L'Évangile,  de  la  sorte,  a 

<.  Matth.,  iix,  24;  Marc,  x,  25;  Luc,  xviii ,  23;  Kvang.  des 
Hébreux,  dans  Hilgenfeld,  Xov.  Test,  extra  canonem  receptum, 
fasc.  IV,  D.  17.  CeUo  locution  proverbiale  se  retrouve  dans  le  Tal- 
mud  (Bab.,  Berakoth,  55  b.  Baba  melsia.  38  b)  et  dans  le  Coran 
(Sur.  VII,  38).  Ori!ȏne  et  les  int<'rprctes  precs.  ignorant  le  proverbe 
sémitique,  ont  cru  à  tort  qu'il  s'agissait  d'un  cable  (xàjikiXot). 

S.  Matth.,  iiii,  22. 


184  ORIGINES   DU   CHRISTIAMSUB. 

été  le  suprême  remède  aux  ennuis  de  la  vie  vulgaire, 
un  perpétuel  sursum  corda,  une  puissante  distraction 
aux  misérables  soins  de  la  terre ,  un  doux  appel 
comme  celui  de  Jésus  à  l'oreille  de  Marthe  :  «  Marthe, 
Marthe,  tu  t'inquiètes  de  beaucoup  de  choses;  or,  une 
seule  est  nécessaire.  »  Grâce  à  Jésus,  l'existence  la 
plus  terne,  la  plus  absorbée  par  de  tristes  ou  humi- 
liants devoirs,  a  eu  son  échappée  sur  un  coin  du  ciel. 
Dans  nos  civilisations  afl'airées,  le  souvenir  de  la  vie 
libre  de  Galilée  a  été  comme  le  parfum  d'un  autre 
monde,  comme  une  «  rosée  de  l'IIermon'  »,  qui  a 
empêché  la  sécheresse  et  la  vulgarité  d'envahir  en- 
tièrement le  champ  de  Dieu. 

i.  Ps.  CXXXUI,  o, 


CnAPITRE  Xî. 


^E     nOVM   «K     DE     D.EH     CONÇU    CeUUE     LAVÉNEMEM 
DES    PABTRES. 


Ces  maximes,  bonnes  pour  un  pays  où  la  vie  se 
nourrit  d'air  et  de  jour,  ce  communisme  délicat  d'une 
troupe  d'enfants  de  Dieu,  vivant  en  confiance  sur  le 
sein  de  leur  père,  pouvaient  convenir  à  une  secte 
naïve,   persuadée  à  cliaque  instant  que  son  utopie 
allait  se  réaliser.  Mais  il  est  clair  que  de  tels  prin- 
cipes ne  pouvaient  rallier  l'ensemble  de  la  société. 
Jésus  comprit  bien  vite,  en  elTet.  que  le  monde  olTi- 
ciel  ne  se  prêterait  nullement  à  son  royaume.  Il  en 
prit  son  parti  avec  une  hardiesse  extrême.  Laissant 
là  tout  ce  monde  au  cœur  sec  et  aux  étroits  préjugés, 
il  86  tourna  vers  les  simples.  Une  vaste  substitution  de 
race  aura  lieu.  Le  royaume  de  Dieu  est  fait  :  !"  pour 
les  enfants  et  pour  ceux  qui  leur  ressemblent;  2°  pour 
les  rebutés  de  ce  monde,   victimes  de  la  mor-ue 
sociale,  qui  repousse  l"nomme  bon  mais  humble; 


186  ORIGINES   DO  CHRISTIANISME. 

3"  pour  les  hérétiques  et  schismatiques,  publicains, 
samaritains,  païens  de  Tyr  et  de  Sidon.  Une  parabole 
énergique  expliquait  cet  appel  au  peuple  et  b  légiti- 
mait *  :  Un  roi  a  préparé  un  festin  de  noces  et  envoie 
ses  serviteurs  chercher  les  invités.  Chacun  s'excuse; 
quelques-uns  maltraitent  les  messagers.  Le  roi  alors 
prend  un  grand  parti.  Les  gens  comme  il  faut  n'ont 
pas  voulu  se  rendre  à  son  appel  ;  eh  bien,  ce  seront 
les  premiers  venus,  des  gens  recueillis  sur  les  places 
et  les  carrefours,  des  pauvres,  des  mendiants,  des 
boiteux,  n'importe;  il  faut  remplir  la  salle,  «  et  je 
vous  le  jure,  dit  le  roi,  aucun  de  ceux  qui  étaient 
invités  ne  goûtera  mon  festin.  » 

Le  pur  ébionisme,  c'est-à-dire  la  doctrine  que  les 
pauvres  {ébionim)  seuls  seront  sauvés,  que  le  règne 
des  pauvres  va  venir,  fut  donc  la  doctrine  de  Jésus. 
«  Malheur  à  vous,  riches,  disait-il,  car  vous  avez 
votre  consolation!  Malheur  à  vous  qui  êtes  mainte- 
nant rassasiés,  car  vous  aurez  faim  !  Malheur  à  vous 
qui  riez  maintenant,  car  vous  gémirez  et  vous  pleu- 
rerez '  !  »  «  Quand  tu  fais  un  festin,  disait-il  encore, 
n'invite  pas  tes  amis,  tes  parents,  tes  voisins  riches; 
ils  t'inviteraient  à  leur  tour,  et  tu  aurais  ta  récom- 

K.  Matth.,  XXII,  2  et  suiv.;  Luc,  xiv,  46  ol  suiv.  Coinp.  Mattt., 
VIII,  il-la;  XXI,  33  et  suiv. 
t.  Luc,  VI,  24-25. 


VIE  DE  JEST'P.  i87 

pense.  Mais,  quand  tu  fais  un  repas,  invite  les  pau- 
vres, les  infirmes,  les  boiteux,  les  aveugles  ;  et  tant 
mieux  pour  toi  s'ils  n'ont  rien  à  te  rendre,  car  le  tout 
te  sera  rendu  dans  la  résurrection  des  justes  *.  »  C'est 
peut-être  dans  un  sens  analogue  qu'il  répétait  sou- 
vent :  «  Soyez  de  bons  banquiers  * ,  n  c'est-à-dire  : 
faites  de  bons  placements  pour  le  royaume  de  Dieu, 
en  donnant  vos  biens  aux  pauvres,  conformément  au 
vieux  proverbe  :  «  Donner  au  pauvre,  c'est  prêter  à 
Dieu'.  » 

Ce  n'était  pas  là,  du  reste,  un  fait  nouveau.  Le 
mouvement  démocratique  le  plus  exalté  dont  l'hu- 
manité ait  gardé  le  souvenir  (le  seul  aussi  qui  ait 
réussi,  car  seul  il  s'est  tenu  dans  le  domaine  de 
l'idée  pure)  agitait  depuis  longtemps  la  race  juive. 
La  pensée  que  Dieu  est  le  vengeur  du  pauvre  et  du 
faible  contre  le  riche  et  le  puissant  se  retrouve  à 
chaque  page  des  écrits  de  l'Ancien  Testament.  L'his- 
toire d'Israël  est  de  toutes  les  histoires  celle  où  l'es- 
prit populaire  a  le  plus  constamment  dominé.  Los 


4.  Lnr,  xiv,  12-U. 

2.  Mot  consprvé  pnr  une  tradition  fort  anciennn  pi  fort  suivie. 
Homélie»  pseiido-clém.,  ii ,  51  ;  m,  60  ;  xvm,  20  ;  Clomcnl  d'Alex., 
Strom.,  I,  88.  On  le  retrouve  dans  Orieene,  dans  saint  Jérôme  o 
dans  un  nrand  nombre  de  Pères  de  i'Ëglise. 

3.  Prov.,  XIX,  47. 


!8«  ORIGINES  DD   CHRISTIANISME. 

prophètes,  vrais  tribuns  et,  on  peut  le  dire,  les  plus 
hardis  des  tribuns,  avaient  tonné  sans  cesse  contre  les 
grands  et  établi  une  étroite  relation  d'une  part  entre 
les  mots  de  «  riche,  impie,  violent,  méchant  »,  le 
l'autre  entre  les  mots  de  «  pauvre,  doux,  humt  e, 
pieux  »  '.  Sous  les  Séleucides,  les  aristocrates  ayant 
presque  tous  apostasie  et  passé  à  l'hellénisme,  ces 
associations  d'idées  ne  firent  que  se  fortifier.  Le 
livre  d'Eénoch  contient  des  malédictions  plus  vio- 
lentes encore  que  celles  de  l'Evangile  contre  le 
monde,  les  riches,  les  puissants  '.  Le  luxe  y  est  pré- 
senté comme  un  crime.  Le  «  Fils  de  l'homme  », 
dans  cette  Apocalypse  bizarre,  détrône  les  rois, 
les  arrache  à  leur  vie  voluptueuse,  les  précipite  dans 
l'enfer'.  L'initiation  de  la  Judée  à  la  vie  profane, 
l'introduction  récente  d'un  élément  tout  mondain  de 
luxe  et  de  bien-être,  provoquaient  une  furieuse  réac- 
tion en  faveur  de  la  simplicité  patriarcale.  «  Malheur 
à  vous  qui  méprisez  la  masure  et  l'héritage  de  vos 
pères!  Malheur  à  vous  qui  bâtissez  vos  palais  avec  la 
sueur  des  autres!  Chacune  des  pierres,  chacune  des 


1.  Voir  en  particulier  Amos,  ii,  6;  Is.,  uni,  9;  Ps.  xxv,  9; 
xxxvii,  H  ;  LXix,  33,  et  en  généra!  les  dic.lioiiiiaires  liébieux,  aux 

mots  :  ynv.  D'SSm.  Tïry.  i^on.  "uy.  'jy.  hi,  jvis- 

i.   Cb.  LXII,    LXIII,  XCVII,  C,  CIV. 

3.  Uénoch,  ch.  xlvi  (peut-être  chrétien),  4-8. 


180 


VIE  DE  JESDS. 

briques  qui  les  composent  est  un  péché'.  »  Le  nom 
de  <■  pauvre  »   {ébion)    était  devenu  synonyme   de 
«  saint  »,  d'  «  ami  de  Dieu  ».  C'était  le  nom  que  les 
discii)les  galilcens  de  Jésus  aimaient  à  se  donner  '  ; 
ce  fut  longtemps  le  nom  des  chrétiens  judaïsants  de 
la  Batanée  et  du  Uauran  (nazaréens,  hébreux),  res- 
tés fidèles  à  la  langue  comme  aux  enseignementa 
primitifs  de  Jésus,  et  qui  se  vantaient  de  posséder 
parmi  eux  les  descendants  de  sa  famille'.  A  la  fm  du 
11'  siècle,  ces  bons  sectaires,  demeurés  en  dehors  du 
grand  courant  qui  avait  emporté  les  autres  Églises, 
sont  traités  d'hérétiques  {ébionites),  et  on  invente 
pour  expliquer  leur  nom   un  prétendu  hérésiarque 

Ebion  *. 

On  entrevoit  sans  peine  que  ce  goût  exagéré  de 
pauvreté  ne  pouvait  être  bien  durable.  C'était  là  un 

4.  Ili-noch.  xcix,  <3,  II. 

2.  Episl.  Jac,  II,  o  el  suiv. 

3.  Jules  Africain,  dans  Eusèbe,  //.  E.,  I,  7;  Eus.,  De  situ  cl 
nom.  loc.  hebr.,  au  raolXcSâ;  Orig.,  Conlre  Celsc,  II,  1  ;  V,  Cl, 
Épipli.,  Adv.  hœr.,\\\x,  7,  9;  xxx,  2,  18. 

4.  Voir  surtout  Origène,  Conlre  Celse,  II,  1;  De  principiis, 
IV,  22.  i:omparez  Épiph.,  Adv.  hœr.,  xxx,  17.  Ircnéc.  Origène, 
Eusèbe,  les  Constilclions  apostoliques,  ignorent  l'existence  d'un 
tel  personnago.  L'auteur  des  Philosophumena  semble  ncsiter 
(Vil.  34  et  3ui  X.,  22  el  23).  C'est  par  Terlullien  et  surtout  par 
Épiphane  qu'a  été  répandue  la  fable  d'un  Ébion.  Du  reste,  tous 
les  Pères  sont  d'accord  sur  l'élymologie  'eSîuv— itTwto;. 


190  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

de  ces  éléments  d'utopie  comme  il  s'en  mêle  tou- 
jours aux  grandes  fondations,  et  dont  le  temps  fait 
justice.  Transporté  dans  le  large  milieu  de  la  société 
humaine,  le  christianisme  devait  un  jour  très-facile- 
ment consentir  à  posséder  des  riches  dans  son  sein, 
de  même  que  le  bouddhisme,  exclusivement  mona- 
cal à  son  origine,  en  vint,  aussitôt  que  les  conver- 
sions se  multiplièrent,  à  compter  des  laïques.  Mais  on 
garde  toujours  la  marque  de  ses  origines.  Bien  que 
vite  dépassé  et  oublié ,  Vébionisme  laissa  dans  toute 
l'histoire  des  institutions  chrétiennes  un  levain  qui  ne 
se  perdit  pas.  La  collection  des  Logia  ou  discours 
de  Jésus  se  forma  ou  du  moins  se  compléta  dans  les 
Églises  ébionites  de  la  Batanée  *.  La  «  pauvreté  » 
resta  un  idéal  dont  la  vraie  lignée  de  Jésus  ne  se 
détacha  plus.  Ne  rien  posséder  fut  le  véritable  état 
évangélique  ;  la  mendicité  devint  une  vertu ,  un  état 
saint.  Le  grand  mouvement  ombrien  du  xiii'  siècle, 
qui  est,  entre  tous  les  essais  de  fondation  religieuse, 
celui  qui  ressemble  le  plus  au  mouvement  galiléen, 
se  fit  tout  entier  au  nom  de  la  pauvreté.  François 
d'Assise,  l'homme  du  monde  qui,  par  son  exquise 
bonté,  sa  communion  délicate,  fine  et  tendra  avec 
ia  vie  universelle,  a  le  plus  ressemblé  à  Jésus,  fut 

4.  Épiph.,  Adv.  hœr.t  xix,  xxix  cl  xxx,  surtout  xxix,  d. 


VIE  DE  JËSDS.  191 

un  pauvre.  Les  ordres  mendiants,  les  innombrables 
sectes  communistes  du  moyen  âge  (pauvres  de  Lyon, 
bégards,  bons-hommes,  fratricelles ,  humiliés,  pau- 
vres évangéliques ,  sectateurs  de  «  l'Évangile  éter- 
nel »  )  prétendirent  être  et  furent  en  effet  les  vrais 
disciples  de  Jésus.  Mais ,  cette  fois  encore ,  les  plus 
impossibles  rêves  de  la  religion  nouvelle  furent  fé- 
conds. La  mendicité  pieuse,  qui  cause  à  nos  sociétés 
industrielles  et  administratives  de  si  fortes  impa- 
tiences ,  fut ,  à  son  jour  et  sous  le  ciel  qui  lui  con- 
venait, pleine  de  charme.  Elle  offrit  à  une  foule 
d'àmes  contemplatives  et  douces  le  seul  état  qui  leur 
plaise.  Avoir  fait  de  la  pauvreté  un  objet  d'amour 
et  de  désir,  avoir  élevé  le  mendiant  sur  l'autel  et 
sanctifié  l'habit  du  pauvre  homme,  est  un  coup  de 
maître  dont  l'économie  politique  peut  n'être  pas  fort 
touchée,  mais  devant  lequel  le  vrai  moraliste  ne  peut 
rester  indifférent.  L'humanité,  pour  porter  son  far- 
deau, a  besoin  de  croire  qu'elle  n'est  pas  complète- 
ment payée  par  son  salaire.  Le  plus  grand  service 
qu'on  puisse  lui  rendre  est  de  lui  répéter  souvent 
qu'elle  ne  vit  pas  seulement  de  pain. 

Comme  tous  les  grands  hommes,  Jésus  avait  du 
goîit  pour  le  peuple  et  se  sentait  k  l'aise  avec  lui. 
L'Évangile  dans  sa  pensée  est  fait  pour  ics  pauvres; 
c'est  à  eux  qu'il  apporte  la  bonne  nouvelle  du  sa- 


193  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

lut'.  Tous  les  dédaignés  du  judaïsme  orthodoxe  étaient 
ses  préférés.  L'amour  'ïu  peuple,  iâ  pitié  pour  son 
impuissance,  le  sentiment  du  chef  démocratique,  qui 
sent  vivre  en  lui  l'esprit  de  la  foule  et  se  reconnaît 
pour  son  interprète  naturel,  éclatent  à  chaque  instant 
dans  ses  actes  et  ses  discours'. 

La  troupe  élue  présentait,  en  eiïet,  un  caraclcre  fort 
mêlé  et  dont  les  rigoristes  devaient  être  très-surpris. 
Elle  comptait  dans  son  sein  des  gens  qu'un  juif  qui 
se  respectait  n'eîit  pas  fréquentés'.  Peut-être  Jésus 
trouvait -il  dans  cette  société  en  dehors  des  r-igles 
communes  plus  de  distinction  et  de  cœur  que  dans 
une  bourgeoisie  pédante,  formaliste,  orgueilleuse  de 
son  apparente  moralité.  Los  pharisiens  ,  exagérant 
les  prescriptions  mosaïques,  en  étaient  venus  à  se 
croire  souillés  par  le  contact  des  gens  moins  sévères 
qu'eux  ;  on  touchait  presque  pour  les  repas  aux 
puériles  distinctions  des  castes  de  l'Inde.  Méprisant 
ces  misérables  aberrations  du  sentiment  religieux, 
Jésus  aimait  à  dîner  chez  ceux  qui  en  étaient  les 
victimes*;  on  voyait  à  côté  de  lui  des  personnes  que 
"on  disait  de  mauvaise  vie,  peut-être  pour  cela  seu' 

1.  Matin.,  X,  23;  xi,  5,  Luc,  vi,  20-î^. 

2.  Mallh.,  IX,  36;  Marc,  vi,  34. 

3.  llatlh.,  IX,  10  et  suiv.;  Luc,  xv    iilior. 
4  Mattli.,  IX,  11  ;  Marc,  ii,  16;   i.iu\  v,  i» 


VIE  DE  JÉSUS.  193 

il  esl  vrai,  qu'elles  ne  partageaient  pas  les  ridicules 
des  faux  dévots.  Les  pharisiens  et  les  docteurs 
criaient  au  scandale.  «  Voyez,  disaient-ils,  avec 
quelles  gens  il  mange!  »  Jésus  avait  alors  de  fines 
réponses,  qui  exaspéraient  les  hypocrites  :  «  Ce  ne 
sont  pas  les  gens  bien  portants  qui  ont  besoin  de 
médecin  '  ;  »  ou  bien  :  «  Le  berger  qui  a  perdu  une 
brebis  sur  cent  laisse  les  quatre-vingt-dix-neuf  autres 
pour  courir  après  la  perdue,  et,  quand  il  l'a  trouvée, 
il  la  rapporte  avec  joie  sur  ses  épaules'  ;  »  ou  bien  : 
a  Le  Fils  de  l'homme  est  venu  sauver  ce  qui  était 
perdu';  »  ou  encore:  «  Je  ne  suis  pas  venu  appeler 
les  justes,  mais  les  pécheurs*;  »  enfin  cette  déli- 
cieuse parabole  du  fils  prodigue,  où  celui  qui  a  failli 
est  présenté  comme  ayant  une  sorte  de  privilège 
d'amour  sur  celui  qui  a  toujours  été  juste.  Des 
femmes  faibles  ou  coupables ,  surprises  de  tant  de 
charme,  et  goûtant  pour  la  première  fois  le  contact 
plein  d'attrait  de  la  vertu,  s'approchaient  librement 
de  lui.  On  s'étonnait  qu'il  ne  les  repoussât  pas. 
«  Oh!  se  disaient  les  puritains,  cet  homme  n'est 
point  un   prophète;  car,  s'il  l'était,  il  s'apercevrait 

\.  MaUli  ,  IX,  12. 

ï.  Luc,  XV,  4  ot  suiv. 

3.  Mallh.,  xviii,  Il  {?j;  Luc.  mx,  <0. 

4.  Mallli.,  IX,  U. 

13 


194  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

bien  que  la  femme  qui  le  touche  est  une  pécheresse.  » 
Jésus  répondait  par  la  parabole  d'un  créancier  qui 
remit  à  ses  débiteurs  des  dettes  inégales,  et  il  ne 
craignait  pas  de  préférer  le  sort  de  celui  à  qui  fut 
remise  la  dette  la  plus  forte'.  Il  n'appréciait  les  états 
de  l'âme  qu'en  proportion  de  l'amour  qui  s'y  mêle. 
Des  femmes,  le  cœur  plein  de  larmes  et  disposées 
par  leurs  fautes  aux  sentiments  d'humilité ,  étaient 
plus  près  de  son  royaume  que  les  natures  médiocres, 
lesquelles  ont  souvent  peu  de  mérite  à  n'avoir  point 
failli.  On  conçoit,  d'un  autre  côté,  que  ces  âmes 
tendres,  trouvant  dans  leur  conversion  à  la  secte  un 
moyen  de  réhabilitation  facile,  s'attachaient  h  lui 
avec  passion. 

Loin  qu'il  cherchât  à  adoucir  les  murmures  que 
soulevait  son  dédain  pour  les  susceptibilités  sociales 
du  temps,  il  semblait  prendre  plaisir  à  les  exciter. 
Jamais  on  n'avoua  plus  hautement  ce  mépris  du 

4.  Luc,  VII,  36  et  suiv.  Luc,  qui  aime  à  relever  tout  ce  qui 
se  rapporte  au  pardon  dos  pécheurs  (comp.  x,  30  et  suiv.;  xv  en- 
tier; XVII,  16  et  suiv.;  xviii,  40  et  suiv.;  xix,  2  et  suiv.;  xxiii, 
3!t-43) ,  a  composé  ce  récit  avec  les  traits  d'une  autre  liisloire, 
('.(Olo  du  l'onction  des  pieds ,  qui  oui  lieu  à  Bolhanie  quelques 
jours  avant  la  mort  do  Jésus.  Mais  le  pardon  de  la  pécherosto 
était,  sans  contredit,  un  des  traits  essentiels  de  la  vie  anocdotiqao 
de  Jésus.  Cf.  Jean ,  viii ,  3  et  suiv.;  Papias,  dans  Eusèbe,  Uùt. 
tccl.,  m,  39. 


VIE  DE  JÊSDS.  193 

«  monde  »,  qui  est  la  condition  des  grandes  choses 
et  de  la  grande  originalité.  11  ne  pardonnait  au  riche 
que  quand  le  riche ,  par  suite  de  quelque  préjugé, 
était  mal  vu  de  la  société*.  Il  préférait  hautement 
les  gens  de  vie  équivoque  et  de  peu  de  considération 
aux  notables  orthodoxes.  «  Des  publicains  et  des 
courtisanes,  leur  disait-il,  vous  précéderont  dans  le 
royaume  de  Dieu,  Jean  est  venu;  des  publicains  et 
des  courtisanes  ont  cru  en  lui ,  et  malgré  cela  vous 
ne  vous  êtes  pas  convertis'.  »  On  comprend  com- 
bien le  reproche  de  n'avoir  pas  suivi  le  bon  exemple 
que  leur  donnaient  des  filles  de  joie  devait  être  san- 
glant pour  des  gens  faisant  profession  de  gravité  et 
d'une  morale  rigide. 

11  n'avait  aucune  affectation  extérieure,  ni  montre 
d'austérité,  11  ne  fuyait  pas  la  joie,  il  allait  volon- 
tiers aux  divertissements  des  mariages.  Un  de  ses 
miracles  fut  fait,  dit-on,  pour  égayer  une  noce  de 
petite  ville.  Les  noces  en  Orient  ont  lieu  le  soir. 
Chacun  porte  une  lampe  ;  les  lumières  qui  vont  et 
viennent  font  un  effet  très-agréable.  Jésus  aimait  cet 
aspect  gai  et  animé,  et  tirait  de  là  des  paraboles'. 
Quand  on  comjjarait  une  telle  conduite  à  celle  de 

I.  Luc,  XIX,  2  cl  suiv. 
t.  iMiiC.,1.,  XXI,  31-32. 
3.  Ibiil.,  XXV,  1  et  suiv 


196  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

Jean  -  Baptiste,  on  était  scandalisé  '.  Un  jour  que 
les  disciples  de  Jean  et  les  pharisiens  observaient  le 
jeiine  :  «  Comment  se  fait-il,  lui  dit-on,  que,  tandis 
que  les  disciples  de  Jean  et  des  pharisiens  jeù.ient 
et  prient,  les  tiens  mangent  et  boivent?  —  Laissez- 
les,  dit  Jésus  ;  voulez-vous  faire  jeûner  les  para- 
nymphes  de  l'époux  ,  pendant  que  l'époux  est  avec 
eux?  Des  jours  viendront  où  l'époux  leur  sera  en- 
levé; ils  jeûneront  alors*.  »  Sa  douce  gaieté  s'expri- 
mait sans  cesse  par  des  réflexions  vives,  d'aimables 
plaisanteries.  «  A  qui,  disait-il,  sont  semblables  les 
hommes  de  cette  génération ,  et  à  qui  les  compare- 
rai-je?  Ils  sont  semblables  aux  enfants  assis  sur  les 
places,  qui  disent  à  leurs  camarades  : 

Voici  que  nous  chantons, 
El  vous  ne  dansez  pas. 
Voici  que  nous  pleurons, 
Et  vous  ne  pleurez  pas' 

Jean  est  venu,  ne  mangeant  ni  ne  buvant,  et  vous 
dites  :  «  C'est  un  fou.  »  Le  Fils  de  l'homme  est  venu, 
vivant  comme  tout  le  monde,  et  vous  dites  :  «  C'est 
«  un  mangeur,  un  buveur  de  vin ,  l'ami  des  doua- 

t.  Marc,  II,  18;  Luc,  v,  33. 

S.  Matth.,  IX,  14  etsuiv.;  Marc,  ii ,  18  et  suiv.;  Lur,  v,  33  o* 
ouiv. 

3    Allusion  à  quelque  jeu  d'cnTant. 


TIE  DE  JÉSUS.  197 

H  nîers  et  des  pécheurs.  »  Cette  fois  encore,  la  Sa- 
gesse a  été  juslifiéo  par  ses  œuvres  '.  » 

II  parcourait  ainsi  la  Galilée  au  milieu  d'une  fête 
perpétuelle.  Il  se  servait  d'une  mule,  monture  en 
Orient  si  bonne  et  si  sûre,  et  dont  le  grand  œil  noir, 
ombragé  de  longs  cils,  a  beaucoup  de  douceur.  Ses 
disciples  déployaient  quelquefois  autour  de  lui  une 
pompe  rustique,  dont  leurs  vêlements,  tenant  lieu  de 
tapis,  faisaient  les  frais.  Ils  les  mettaient  sur  la  mule 
qui  le  portail,  ou  les  étendaient  à  terre  sur  son  pas- 
sage*. Quand  il  descendait  lans  une  maison,  c'était 
une  joie  et  une  bénédiction.  Il  s'arrêtait  dans  les 
bourgs  et  les  grosses  fermes,  où  il  recevait  une  hos- 
pitalité empressée.  En  Orient,  la  maison  où  descend 
un  étranger  devient  aussitôt  un  lieu  public.  Tout  le 
village  s'y  rassemble  ;  les  enfants  y  font  invasion  ; 
les  valets  les  écartent;  ils  reviennent  toujours.  Jésus 
ne  pouvait  souffrir  qu'on  rudoyât  ces  naïfs  auditeurs; 
il  les  faisait  approcher  de  lui  et  les  embrassait'.  Les 

4  Matlh.,  XI ,  (6  et  suiv.;  Luc ,  vu,  3i  et  suiv.  Proverbe  qui 
veut  dire:  «  L'opinion  des  iiomnies  est  aveugle.  La  sagesse  des 
œuvres  do  Dieu  n'est  proclamée  qiKî  par  ces  œuvres  elles-m^mes.» 
Je  lis  Iffut,  avec  le  manuscrit  B  du  Vatican  et  le  Codex  Sinaïliciis, 
et  non  rtnvuy.  On  aura  corrige  Alallh.,  xi,  49,  d'après  Luc,  vu,  3j, 
qui  paraissait  plus  clair. 

i.  Matth.,  XXI,  7-S. 

3.  Matth.,  xu,  13  et  suiv.;  Marc,  u  ,  36  ;  x,  U  et  suiv  ;  Luc, 
XVIII,  15-46. 


198  ORIGINES   DU    CHRISTIANISME. 

mères,  encouragées  par  un  tel  accueil,  lui  apportaient 
leurs  nourrissons  pour  qu'il  les  touchât*.  Des  femmes 
venaient  verser  de  l'huile  sur  sa  tête  et  des  parfums 
sur  ses  pieds.  Ses  disciples  les  repoussaient  parfois 
comme  iaiportunes  ;  mais  Jésus,  qui  aimait  les  usages 
antiques  et  tout  ce  qui  indique  la  simplicité  du  cœur, 
réparait  le  mal  fait  par  ses  amis  trop  zélés.  Il  proté- 
geait ceux  qui  voulaient  l'honorer'.  Aussi  les  enfants 
et  les  femmes  l'adoraient.  Le  reproche  d'aliéner  de 
leur  famille  ces  êtres  délicats,  toujours  prompts  à, 
être  séduits,  était  un  de  ceux  que  lui  adressaient  le 
plus  souvent  ses  ennemis  '. 

La  religion  naissante  fut  ainsi  h  beaucoup  d'égards 
un  mouvement  de  femmes  et  d'enfants.  Ces  derniers 
faisaient  autour  de  Jésus  comme  une  jeune  garde 
pour  l'inauguration  de  son  innocente  royauté,  et  lui 
décernaient  de  petites  ovations  auxquelles  il  se  plai- 
sait fort ,  l'appelant  «  fils  de  David ,  »  criant  :  Ho- 
sanna  * .'  et  portant  des  palmes  autour  de  lui.  Jésus, 

1.  Marc,  X,  13  et  suiv.;  Luc,  xviii,  15. 

2.  MaUh.,xxvi,7etsuiv.;Marc,xiv,3etsuiv.; Luc,vii, 37etsuiv. 

3.  Évangile  do  Marcion,  addition  au  v.  2  du  ch.  xxiii  de  Luc 
(Épiph.,  Adv.  hw.r.,  xlii,  11).  Si  les  retranchements  de  Marcion 
sont  sans  val«ur  critique  ,  il  n'en  est  pas  de  mi^me  de  ses  addi- 
tions, quanti  elles  peuvent  provenir,  non  d'un  parti  pris,  mais  de 
l'étal  des  manuscrits  dont  il  se  servait. 

4.  Cri  qu'on  poussait  à  la  procession  de  la  fite  dos  Tabornai;lps, 


VIF.  DE  JÉS03.  *^ 

comme  Savonarole,  les  faisait  peut-être  servir  d'in- 
struments à  des  missions  pieuses  ;  il  était  bien  aase 
de  voir  ces  jeunes  apôtres,  qui  ne  le  compromet- 
taient pas,  se  lancer  en  avant  et  lui  décerner  des 
litres  qu'il  n'osait  prendre  lui-même.  Il  les  laissait 
dire,  et,  quand  on  lui  demandait  s'il  entendait,  il 
répondait  d'une  façon  évasive  que  la  louange  qui  sort 
de  jeunes  lèvres  est  la  plus  agréable  à  Dieu  *. 

Il  ne  perdait  aucune  occasion  de  répéter  que  les 
petits  sont  des  êtres  sacrésS  que  le  royaume  de  Dieu 
appartient  aux  enfants',  qu'il  faut  devenir  enfant 
pour  y  entrer*,  qu'on  doit  le  recevoir  en  enfant', 
que  le  Père  céleste  cache  ses  secrets  aux  sages  et 
les  révèle  aux  petits».  L'idée  de  ses  disciples  se 
confond  presque  pour  lui  avec  celle  d'enfants'.  Un 
jour  qu'ils  avaient  entre  eux  une  de  ces  querelles  de 
préséance  qui  n'étaient  point  rares,  Jésus  prit  un 
enfant ,  le  mit  au  milieu  d'eux,  et  leur  dit  :  «  Voilîi 

en  agitant  les  palmes.  Mischna,  SukU . ... ,  9.  Cet  usage  existe 
encore  chez  les  israéliles. 

K.  Malth.,xx.,  I0-I6. 

i    /6trf.,  xvi.i,  5,  10,  U;Luc,xv.i,8. 

3.  Mattl...  x.x,  14;  Marc,  x.  U;  Luc,  xv,..,  16. 

4.  Malth.,  XV...,  1  et  suiv.;  Marc,  .x,  33  etsu.v.;  Luc,  .x,  46. 

5.  Marc,  x,  15. 

6.  Matth.,  XI,  25;  Luc,  x,  11. 

".  Matth.,  X,  42;  xv...,  5, 14;  Marc,  .x,  36;  Luc,  xv..,  !. 


200  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

le  plus  grand;  celui  qui  est  humble  comme  ce  petit 
est  le  plus  grand  dans  le  royaume  du  ciel',  a 

C'était  l'enfance,  en  effet,  dans  sa  divine  sponta- 
néité, dans  ses  naïfs  éblouissements  de  joie,  qui  pre- 
nait possession  de  la  terre.  Tous  croyaient  à  chaque 
instant  que  le  royaume  tant  désiré  allait  poindre. 
Chacun  s'y  voyait  déjà  assis  sur  un  trône  *  à  côté 
du  maître.  On  s'y  partageait  les  places  '  ;  on  cher- 
chait à  supputer  les  jours.  Cela  s'appelait  «  la  bonne 
nouvelle  »  ;  la  doctrine  n'avait  pas  d'autre  nom.  Un 
vieux  mot ,  paradis ,  que  l'hébreu ,  comme  toutes 
les  langues  de  l'Orient ,  avait  emprunté  à  la  Perse, 
et  qui  désigna  d'abord  les  parcs  des  rois  achémé- 
nidcs,  résumait  le  rêve  de  tous  :  un  jardin  délicieux 
où  l'on  continuerait  h  jamais  la  vie  charmante  que 
l'on  menait  ici-bas*.  Combien  dura  cet  enivrement? 
On  l'ignore.  Nul,  pendant  le  cours  de  cette  magique 
apparition,  ne  mesura  plus  le  temps  qu'on  ne  mesure 
un  rêve,  La  durée  fut  suspendue;  une  semaine  fut 
comme  un  siècle.  Mais,  qu'il  ait  rempli  des  années 
ou  dos  mois,  le  rêve  fut  si  beau  que  l'humanité  en 


1.  Mallh.,  xviir,  4;  Marc,  n,  33-36;  Luc,  ix,  4G-IS. 

2.  Luc,  XXII,  30. 

;i.  Marc,  x,  37,  40-41. 

4.  Luc,  xxiii,  43  ;  Il  Cor.,  xii,  4.  Conip.  Carm  si'jytl.,  piou'm., 
86;  Talin.  de  Dub.,  Citagiga,  44  6. 


VIE  DE  JÉSOS.  201 

a  vécu  depuis,  et  que  notre  consolation  est  encore 
d'en  recueillir  le  parfum  affaibli.  Jamais  tant  de  joie 
ne  souleva  la  poitrine  de  l'homme.  Un  moment,  dans 
cet  effort,  le  plus  vigoureux  qu'elle  ait  fait  pour 
s'élever  au-dessus  de  sa  planète ,  l'humanilé  oublia 
fe  poids  de  plomb  qui  l'attache  à  la  terre,  et  les 
Iristesses  de  la  vie  dici-bas.  Heureux  qui  a  pu  voir 
de  ses  yeux  celte  cclosion  divine,  et  partager,  ne 
fiit-ce  qu'un  joi;?',  cette  illusion  sans  pareille!  Mais 
plus  heureux  c.-jcore,  nous  dirait  Jésus,  celui  qui, 
dégagé  de  toute  illusion ,  reproduirait  en  lui-même 
l'apparition  céleste,  et,  sans  rêve  millénaire,  sans 
paradis  chimérique,  sans  signes  dans  le  ciel,  par  la 
droiture  de  sa  volonté  et  la  poésie  de  son  âme,  sau- 
rait de  nouveau  créer  en  son  cœur  le  vrai  royaume 
de  Dieu I 


CHAPITRE  XII. 


«UnASSAHE  HE  JEAN  PRISONNIEH   VERS   JÉSUS.  —  MOKT  PE  JEAU. 
—  RAPPORTS    DE    SON    ÉCOtE    AVEC    CELLE    DE    JÉSUS. 


Pendant  que  la  joyeuse  Galilée  célébrait  dans  les 
fêtes  la  venue  du  bien-aimé,  le  triste  Jean,  dans  sa 
prison  de  Machéro,  s'exténuait  d'attente  et  de  désirs. 
Les  succès  du  jeune  maître  qu'il  avait  vu  quelques 
mois  auparavant  à  son  école  arrivèrent  jusqu'à  lui. 
On  disait  que  le  Messie  prédit  par  les  prophètes, 
celui  qui  devait  rétablir  le  royaume  d'Israël ,  était 
venu  et  démontrait  sa  présence  en  Galilée  par  des 
œuvres  merveilleuses.  Jean  voulut  s'enquérir  de  la 
vérité  de  ce  bruit,  et,  comme  il  communif(uail  libre- 
ment avec  ses  disciples,  il  en  choisit  deux  pour  aller 
vers  Jésus  en  Galilée*. 

Les  deux  disciples  trouvèicnt  Jésus  au  comble  de 
sa  réputation.  L'air  de  fêle  qui  régnait  autour  de  lui 

Matth.,  XI,  2  otsuiv.;  Luc,  vu,  18  et  suiv. 


VIE  DE  JÉSUS.  203 

les  surprit.  Accoutumés  aux  jeunes ,  à  la  prière 
obstinée,  à  une  vie  toute  d'aspirations,  ils  s'étonnè- 
rent de  se  voir  tout  à  coup  transportés  au  milieu  des 
joies  de  la  bienvenue'.  Ils  firent  part  à  Jésus  de 
leur  message  :  «  Es-tu  celui  qui  doit  venir?  Devons- 
nous  en  attendre  un  autre?  »  Jésus,  qui  dès  lors 
n'hésitait  plus  guère  sur  son  propre  rôle  de  messie, 
leur  énuméra  les  œuvres  qui  devaient  caractériser 
la  venue  du  royaume  de  Dieu,  la  guérison  des  ma- 
lades, la  bonne  nouvelle  du  salut  prochain  annon- 
cée aux  pauvres.  Il  faisait  toutes  ces  œuvres.  «  Heu- 
reux donc,  ajouta -t-il,  celui  qui  ne  doutera  pas 
de  moi  !  »  On  ignore  si  cette  réponse  trouva  Jean- 
Baptiste  vivant,  ou  dans  quelle  disposition  elle  mit 
l'austère  ascète.  Mourut -il  consolé  et  sûr  que  celui 
qu'il  avait  annoncé  vivait  déjà,  ou  bien  conserva- 
t-il  des  doutes  sur  la  mission  de  Jésus  ?  Rien  ne 
nous  l'apprend.  En  voyant  cependant  son  école  se 
continuer  parallèlement  aux  Eglises  chrétiennes ,  on 
est  porté  à  croire  que,  malgré  sa  considération  pour 
Jésus,  Jean  ne  l'envisagea  pas  comme  ayant  réa- 
lisé les  promesses  divines.  La  mort  vint,  du  reste, 
trancher  ses  perplexités.  L'indomptable  liberté  du 
solitaire  devait  couronner  cette  carrière  inquiets  et 

4.  Mailh  ,  IX,  M  cl  .^ulv. 


«M  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

tourmentée   par   la  seule   fin  qui   fùl  digne  d'elle. 

Les  dispositions  indulgentes  qu'An! ipas  avait 
d'abord  montrées  pour  Jean  ne  purent  être  de  lon- 
gue durée.  Dans  les  entretiens  que,  selon  la  tradi- 
tion chrétienne,  Jean  aurait  eus  avec  le  tétrarque, 
il  ne  cessait  de  répéter  à  celui-ci  que  son  mariage 
était  illicite  et  qu'il  devait  renvoyer  Hérodiade  '. 
On  s'imagine  facilement  la  haine  que  la  petite -fille 
d'Hcrode  le  Grand  dut  concevoir  contre  ce  conseil- 
ler importun.  Elle  n'attendit  plus  qu'une  occasion 
pour  le  perdre. 

Sa  fille  Salomé,  née  de  son  premier  mariage,  et 
comme  elle  ambitieuse  et  dissolue,  entra  dans  ses 
desseins.  Celte  année  (probablement  l'an  30),  Anti- 
pas  se  trouva,  le  jour  anniversaire  de  sa  naissance, 
h  Machéro.  Elérode  le  Grand  avait  fait  construire 
dans  l'intérieur  de  la  forteresse  un  palais  magni- 
fique*, où  le  tétrarque  résidait  fréquemment.  Il  y 
donna  un  grand  festin,  durant  lequel  Salomé  exé- 
cuta une  de  ces  danses  de  caractère  qu'on  ne  consi- 
dère pas  en  Syrie  comme  messéantes  à  une  personne 
distinguée.  Antipas  charmé  ayant  demandé  à  la  dan- 
seuse ce  qu'elle  désirait,  celle-ci  répondit,  à  l'insli- 


1.  Mjllh.,  XIV,  4  el  suiv.;  Mnrc,  vi,  18  et  stiiv.;  Luc,  m,  <9. 
î.  Jo3.,  De  bello  jml.,  VU,  vi,  î. 


VIE  DE  JÊSDS.  205 

gation  de  sa  n-.re  :  «  La  tète  de  Jean  sar  ce  i  la- 
leau  '.  »  Antipas  fut  mécontent;  mais  il  ne  voulut  pa: 
rofuser.  Un  garde  prit  le  plateau,  alla  couper  la  tél. 
du  prisonnier,  et  l'apporta'. 

Les  disciples  du  bapliste  obtinrent  son  corps  et  le 
mirent  dans  un  tombeau.  Le  peuple  fut  lrès-mûcon= 
lent.  Six  ans  après,  Ilâreth  ayant  attaqué  Antipas 
pour  reprendre  Machéro  et  venger  le  déshonneur  de 
sd.  fille,  Antipas  fut  battu,  et  l'on  regarda  généra- 
lement sa  défaite  comme  une  punition  du  meurtre  de 

Jean  '. 

La  nouvelle  de  celte  mort  fut  portée  à  Jésus  par 
des  disciples  mêmes  du  baptiste*.  La.  dernière  dé- 
marche que  Jean  avait  faite  auprès  de  Jésus  avait 
achevé  d'établir  entre  les  deux  écoles  des  liens 
étroits.  Jésus,  craignant  de  la  part  d' Antipas  un  sur- 
croît de  mauvais  vouloir,  prit  quelques  précautions 
et  se  retira  au  désert'.  Beaucoup  de  monde  l'y  sui- 
vit. Grâce  h  une  extrême  frugalité,  la  troupe  sainte 
y  vécut;  on  crut  naturellement  voir  en  cela  un  mi- 

«.  Plateaux  porîalifs  sur  lesquels,  en  Orient,  on  serties  liqnour; 

et  les  mets.  ,.,•,,,      > 

2.  Malth.,  x.v,  lelsuiv,  Marc,  V.,  U-20;  Jos..  .4»/.  A\  lll.v.î. 

3.  Job, /l»f  ,  X'^'II,  V,  1  ol2. 

4.  Mallh.,  XIV,  12 
ft.  Ibid.,  XIV,  13 


206  ORIGINES  DO   CHRISTIAN1S51E 

racle  ' .  A  partir  de  ce  moment ,  Jésus  ne  parla  plus 
de  Jean  qu'avec  un  redoublement  d'admiration.  Il 
déclarait  sans  hésiter'  qu'il  était  plus  qu'un  pro- 
phète, que  la  Loi  et  les  prophètes  anciens  n'avaient 
eu  de  lorce  que  jusqu'à  lui',  qu'il  les  avait  abrogés, 
mais  que  le  royaume  du  ciel  l'abrogerait  à  son  tour. 
Enfin,  il  lui  prêtait  dans  l'économie  du  mystère  chré- 
tien une  place  à  part,  qui  faisait  de  lui  le  trait 
d'union  entre  le  règne  de  la  vieille  alliance  et  le 
règne  nouveau. 

Le  prophète  Malachie,  dont  l'opinion  en  ceci  fut 
vivement  relevée*,  avait  annoncé  avec  beaucoup  de 
force  un  précurseur  du  Messie,  qui  devait  préparer 
les  hommes  au  renouvellement  final,  un  messager 
qui  viendrait  aplanir  les  voies  devant  l'élu  de  Dieu. 
Ce  messager  n'était  autre  que  le  prophète  Elle,  lequel, 
selon  une  croyance  fort  répandue,  allait  bientôt  des- 
cendre du  ciel,  où  il  avait  été  enlevé,  pour  disposer 
les  hommes  par  la  pénitence  au  grand  avènement  et 
réconcilier  Dieu  avec  son  peuple'.  Quelquefois,  à 

1.  Maltl).,  XIV,  15  et  suiv.;  Marc,  vi,  35  et  suiv.;  Luc,  ix,  M 
et  suiv.;  Jenri,  vi,  2  et  suiv. 

2.  Malth.,  XI,  7  et  suiv.;  Luc,  vu,  24  et  suiv. 

3.  Mallh.,  XI,  12-13;  Luc,  xvi,  16. 

4.  Malachie,  iiictiv;  EcclésiasIique.XLxm,  tO,  Voir  ci-âanM, 
ch.  VI. 

6.  Mallh.,  XI,  14;   xvii,  10;   Marc,  vi,  15;  viii,   2S;  ix,  10  ol 


V»E  DE  JÉSUS.  207 

Élie  on  associait,  soit  le  patriarche  Hérioch,  auquel, 
depuis  un  ou  deux  siècles,  on  s'était  pris  à  attribuer 
une  haute  sainteté',  soit  Jérémie',  qu'on  envisageait 
comme  une  sorte  de  génie  protecteur  du  peuple, 
toujours  occupé  à  prier  pour  lui  devant  le  trône  de 
Dieu'.  Cette  idée  de  deux  anciens  prophètes  devant 
ressusciter  pour  servir  de  précurseurs  au  Messie  se 
retrouve  d'une  manière  si  frappante  dans  la  doctrine 
des  Parsis  qu'on  est  très-porté  à  croire  qu'elle  venait 
de  la  Perse*.  Quoi  qu'il  en  soit,  elle  faisait,  à  l'épo- 
que de  Jésus,  partie  intégrante  des  théories  juives 
sur  le   Messie.  Il  était  admis  que  l'apparition  de 

suiv.;  Luc,  ix,  8,  49;  Jean,  i,  21;  Justin,  Dial.  cum  Tryph.,  49. 

4.  EcclésiasUque,  xliv,  46;  1V«  livre  d'Esdras,  vi,  26;  vu,  28; 
comp.  XIV,  9  et  les  dorniôrcs  lignes  des  traductions  syriaque, 
éthiopienne,  arabe  et  arménienne  (  Volkmar,  Esdra  propli., 
p.  242;  Ceriani,  Monum.  sacra  elprof.,  tom.  1,  fasc.  ii,  p.  424; 
Bible  arnién.  de  Zohrab,  Venise,  4805,  suppl.,  p.  Su). 

9.  Maltli.,  svi,  4  4. 

3.  II  Macch.,  XV,  43  et  su;v. 

4.  Textes  cités  par  Anquotil-l>cperron,^('«rf-yl«es<a^  1,2*  part., 
p.  46,  rectifiés  par  Spiegel ,  dans  la  Zeilschrifl  der  deulschen 
morgenlœndisclien  GeseUschafl,  1 ,  201  et  suiv.;  extraits  du  Ja- 
masp  -  Nameh ,  dans  VAvesta  de  Spiegel,  I,  p.  34.  Aucun  des 
tcxt08  parsis  qui  impliquent  vraiment  l'idée  do  propbèlcs  ressus- 
ciléa  cl  précurseurs  n'est  ancien;  mais  les  idées  contenues  dans 
ces  textes  paraissent  bien  antérieures  à  l'époque  de  la  rédaction 
«lesdits  textes. 


508  ORIGINES   DU    CHRISTIANISME. 

«  deux  témoins  fidèles  »,  vêtus  d'habits  de  pénitence, 
serait  le  préambule  du  grand  drame  qui  allait  se 
dérouler  h  la  stupéfaction  de  l'univers'. 

On  comprend  qu'avec  ces  idées,  Jésus  et  ses  dis- 
ciples ne  pouvaient  hésiter  sur  la  mission  de  Jean- 
Baptiste.  Quand  les  scribes  leur  faisaient  celte  ob- 
jection qu'il  ne  pouvait  encore  être  question  du 
Messie,  puisque  Elle  n'était  pas  venu*,  ils  répon- 
daient qu'Elie  était  venu,  que  Jean  était  Élie  ressus- 
cité'. Par  son  genre  de  vie,  par  son  opposition  aux 
pouv^.irs  politiques  établis,  Jean  rappelait,  en  elTet, 
cet'o  figure  étrange  de  la  vieille  histoire  d'Israël*. 
J'i'us  ne  tarissait  pas  sur  les  mérites  et  l'excellence 
do  son  précurseur.  Il  disait  que,  parmi  les  enfants 
des  hommes,  il  n'en  était  pas  né  de  plus  grand.  li 
blâmait  éncrgiqucmenl  les  pharisiens  et  les  docteurs 
de  ne  pas  avoir  accepté  son  baptême,  et  de  ne  pas 
s'être  convertis  k  sa  voix'. 

Les  disciples  de  Jésus  furent  fidèles  h.  ces  principes 
du  maître.  Le  respect  de  Jean  fut  une  tradition  coa- 


1.  Apoc,  XI,  3  et  suiv. 

2.  Marc,  ix,  10. 

3.  MaUh.,  XI,  U;  xvii,  10-13;   Marc,  vi,  15,  ix,  «0-12,  Uc, 
IX,  8;  Jean,  i,  2l-2ij. 

4.  Luc,  I,  17. 

o.  Matth.,x:si,  :î2  ;  Luc,  \ii,  20-30. 


VIE  DE   JÉSUS.  209 

starite  dans  la  première  génération  chrétienne'.  On 
le  supposa  parent  de  Jésus*.  Son  baptême  fut  re- 
gardé comme  le  premier  fait  et,  en  quelque  sorte, 
comme  la  préface  obligée  de  toute  l'histoire  évangé- 
lique  '.  Pour  fonder  la  mission  du  fils  de  Joseph  sur 
un  témoignage  admis  de  tous,  on  raconta  que  Jean, 
dès  la  première  vue  de  Jésus,  le  proclama  iMessie  ; 
qu'il  se  reconnut  son  inférieur,  indigne  de  délier  les 
cordons  de  ses  souliers  ;  qu'il  se  refusa  d'abord  à  le 
baptiser  et  soutint  que  c'était  lui  qui  devait  recevoir 
le  baptême  de  Jésus*.  C'étaient  là  des  exagérations 
que  réfutait  sufTisamment  la  forme  dubitative  du 
dernier  message  de  Jean*.  Mais,  en  un  sens  plus 
général,  Jean  resta  dans  la  légende  chrétienne  ce 
qu'il  fut  en  réalité,  l'austère  préparateur,  le  triste 
prédicateur  de  pénitence  avant  les  joies  de  l'arrivée 
de  l'époux,  le  prophète  qui  annonce  le  royaume  de 
Dieu  et  meurt  avant  de  le  voir.  Géant  des  origines 
chrétiennes,  ce  mangeur  de  sauterelles  et  de  miel 

t.  Act.,  XIX,  4. 
s.  Luc,  I. 

3.  Ad.,  I,  22;  x,  37-3S.  Cela  s'explique  parfaitement  si  Ion 
adiiiel,  avec  iequairiémo  fvanpelisle  (ch.  i),  que  Jé.sus  rx)nqiiilse3 
premiers  et  plus  iiiiporlanLs  disciples  dans  l'écolp  mt>me  de  Jean. 

4.  Mallli.,  III,  4  4  el  suiv.;  Luc,  m,  10  ;  Jean,  i,  45  olsuiv.;  v, 
îî-33. 

5.  MjUIi.,  XI,  2  et  Kuiv.;  Luc,  vu,  48  ei  luiv. 

M 


210  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

sauvage,  cet  âpre  redresseur  de  torts,  fut  l'absinlhc 
qui  prépara  les  lèvres  à  la  douceur  du  royaume  de 
Dieu.  Le  décollé  d'Hérodiade  ouvrit  l'ère  des  mar- 
tyrs chrcjens;  il  fut  le  premier  témoin  df.  la  con- 
science nouvelle.  Les  mondains,  qui  reconnurent  en 
lui  leur  véritable  ennemi,  ne  purent  permettre  qu'jl 
vécût;  son  cadavre  mutilé,  étendu  sur  le  seuil  du 
christianisme,  traça  la  voie  sanglante  où  tant  d'autres 
devaient  passer  après  lui. 

L'école  de  Jean  ne  mourut  pas  avec  son  fondateur. 
Elle  vécut  quelque  temps,  distincte  de  celle  de  Jésus, 
et  d'abord  en  bonne  intelligence  avec  elle.  Plusieurs 
années  après  la  mort  des  deux  maîtres,  on  se  faisait 
encore  baptiser  du  baptême  de  Jean.  Certaines  per- 
sonnes étaient  à  la  fois  des  deux  écoles;  par  exemple, 
le  célèbre  Apollos,  le  rival  de  saint  Paul  (vers  l'an  54), 
et  un  bon  nombre  de  chrétiens  d'Ephèse'.  Josophc 
se  mit  (  l'an  T^S)  à.  l'école  d'un  ascète  nommé 
Banou',  qui  oITre  avec  Jcan-Baptisle  la  plus  grande 
ressemblance,  et  qui  était  peut-être  de  son  école.  Ce 
IJanou'  vivait  dans  le  désert,  vêtu  de  feuilles  d'arbre; 
il  ne  se  nourrissait  que  de  plantes  ou  de  fi'uits  sau- 

<.  Act.,  XVIII,  2o;  XIX,  1-5.  Cf.  Épiph.,  Ailv.  Invr.,  xxx,  <6. 
î.   VHa,  2. 

H.  Soruil-cc  le  Donna i  qui  est  compté  par  le  Talniuil  (Bab„ 
Sanlirr/rin,  4.3  al  au  nombre  des  riisciples  de  Jésus? 


VIE  DE  JÉSUS.  211 

vages ,  et  prenait  fréquemment ,  pendant  le  jour  et 
pendant  la  nuit,  des  baptêmes  d'eau  froide  pour  se 
purifier.  Jacques ,  celui  qu'on  appelait  le  «  frère  du 
Seigneur  »,  observait  un  ascétisme  analogue'.  Plus 
tard,  vers  la  fin  du  i"  siècle,  le  baptisme  fut  en  lutte 
avec  le  christianisme,  surtout  en  Asie  IMineure.  L'au- 
teur des  écrits  attribues  à  Jean  révangéliste  paraît 
le  combattre  d'une  façon  détournée'.  Un  des  poèmes 
sibyllins  '  semble  provenir  de  celte  école.  Quant  aux 
sectes  d'hémérobaptistcs,  de  baptistcs,  d'elchasaïtcs 
(sabiens,  mogtasila  des  écrivains  arabes  *) ,  qui  rem- 
plissent au  second  siècle  la  Syrie,  la  Palestine,  la 
Babylonie,  et  dont  les  restes  subsistent  encore  de 
nos  jours  sous  le  nom  de  mendaïtes,  ou  de  «  chré- 
tiens de  saint  Jean  »,  elles  ont  la  môme  origine  que 
le  mouvement  de  Jean -Baptiste,  plutôt  qu'elles  ne 
sont  la  descendance  authentique  de  Jean.  La  vraie 
école  de  celui  -  ci ,  à  demi  fondue  avec  le  christia- 
nisme, passa  à  l'état  de  petite  hérésie  chrétienne  et 
s'éteignit  obscurément.  Jean  eut  comme  uu  pressen- 

4.  Ilésésippo,  dans  Eusèbe,  //.  E.,  II,  !3. 
J.  Évang.,  I,  8,  Ï6,  33,  IV,  S;  I"  ÉpUre,  v,  6.  Cf.  Ad., 
X,  47. 

3.  Livrfi  IV.  Voir  surtout  v.  157  et  suiv. 

4.  Je  rappelle  qup  .mhietis  est    Toquivalpiit  ararrif^on  du  mot 
«  bi>plistes  ».  ifugtasila  a  le  mAnio  sons  en  arabe. 


m  ORIGINES   DD   CHRISTIANISME. 

liment  de  l'avenir.  S'il  eût  cédé  à  une  rivalité  mesy 
quine,  il  serait  aujourd'hui  oublié  dans  la  fouie  des 
sectaires  de  son  temps.  Pour  avoir  été  supérieur  à 
l'amour-propre ,  il  est  arrivé  à  la  gloire  et  à  une 
position  unique  dans  le  panthéon  religieux  de  l'hu- 
manité. 


rgAPiTRE  XIII. 


PREHIsaeS    TENTATIVES    SDE    JÉRUSALEM. 


Jésus,  presque  tous  les  ans,  allait  à  Jrrusalem 
pour  la  fête  de  Pàque.  Le  df'tail  de  chacun  de  ces 
voyages  est  peu  connu  ;  car  les  synoptiques  n'en  par- 
lent pas  ',  et  les  notes  du  quatrième  Évangile  sont 

4.  Ils  les  supposent  cependant  obscurément.  Ils  connaissent 
aussi  bien  que  le  quatrième  Évangile  la  relation  de  Jésus  avec 
Joseph  d'Arimathie.  Luc  môme  (x,  38-4Î)  connaît  la  famille  de 
Déthanie.  Luc  a  un  gentiment  vague  du  système  du  quatrième 
Évangile  sur  les  voyages  de  Jésus.  r:n  effet,  l'itinéraire  do  Jésus 
dans  cet  Évangile,  depuis  ix,  51,  jusqu'à  xviii,  31,  est  si  bizarre, 
qu'on  est  porté  à  supposer  que  Luc  a  fondu  dans  ces  chapitres  les 
incidents  de  plusieurs  voyages.  La  scène  des  morceaux,  x,  2o  et 
guiv.;  X,  38  et  suiv.;  XI,  29  et  suiv.;  XI,  37etsuiv.;  XII,  1  elsuiv., 
XIII,  10  et  suiv. ;  xiii,  31  cl  suiv.;  xiv,  1  elsuiv.;  xv,  1  elsuiv., 
semble  èlre  Jérusalem  ou  les  environs.  L'embarras  de  celle  partie 
du  récit  parait  venir  de  ce  que  Luc  renferme  de  force  ses  maté- 
riaux dans  le  cadre  synoptique,  dont  il  n'ose  pas  s'éciirter.  La  plu- 
part des  discours  contre  les  phirisiens  el  les  sadduréens.  tenus 
«elon  les  synoptiques  en  Galilée,  n'onl  guère  de  sens  qu'à  Jéru- 
salem Rnfin ,  le  laps  de  temps  que  les  synoptiques  permettent  de 
plïcur  entre  l'entrée  de  Jésus  à  Jérusalem  el  la  Passion,  bien  qu'il 


214  ORIGINES  DU    CHRISTIANISME. 

ici  très-confuses'.  C'est,  à,  ce  qu'il  sepible,  l'an  31, 
et  certainement  après  la  mort  de  Jean,  qu'eut  lieu  le 
plus  important  des  séjours  de  Jésus  aans  la  capitale. 
Plusieurs  des  disciples  le  suivaient.  Quoique  Jésus 
attachât  dôs  lors  peu  de  valeur  au  pèlerinage,  il  s'y 
prêtait  pour  ne  pas  blesser  l'opinion  juive,  avec 
laquelle  il  n'avait  pas  encore  rompu.  Ces  voyages, 
d'ailleurs,  étaient  essentiels  à  son  dessein  ;  car  il  sen- 
tait déjà,  que,  pour  jouer  un  rôle  de  premier  ordre, 
il  fallait  sortir  de  Galilée,  et  attaquer  le  judaïsme 
dans  sa  place  forte,  qui  était  Jérusalem. 

La  petite  communauté  galiléenne  était  ici  fort  dé- 
puisse aller  à  quelques  semaines  (M;iUli.,xxvi,5o;  Marc,  xiv,  49), 
est  insuffisant  pour  expliquer  tout  ce  qui  dut  se  passer  entre  l'ar- 
rivée de  Jésus  dans  cette  ville  et  sa  mort.  Les  passages  .Matth., 
xxiii,  37  et  Luc,  xiii,  34,  semblent  prouver  la  nu>me  thèse;  mais 
on  peut  dire  que  c'est  là  une  citation,  comme  Matth.,  xxni,  34,  se 
rapportant  en  général  aux  etTorts  que  Dieu  a  faits  par  ses  pro- 
phètes pour  sauver  le  peuple. 

4.  Deux  pùlcrinagus  sont  clairement  indiqués  (Jean,  ii,  13  et 
V,  4),  sans  parler  du  dernier  voyage  (vu,  <0),  après  lequel  Jésus 
ne  retourne  plus  en  Galilée.  Le  premier  avait  eu  lieu  wndaiit  que 
Jean  baptisait  encore.  Il  coïnciderait,  par  conséquen',  avec  la  Pàquo 
de  l'an  29.  Mais  les  circonstances  données  comme  appartenant  k 
ce  voyage  sont  d'une  époque  plus  avancée  (  comp.  surtout  Jean , 
II,  14  et  suiv.,  et  Matth.,  xxi,  M-A3;  Marc,  xi,  45-47;  Lur,  xix, 
45-4G).  Il  y  a  évidemment  dos  transpositions  de  dates  Jans  les 
premiers  chapitres  du  quatrième  Ëvangilo,  ou  pluiol  l'auteur  a 
m(Mi;  Ici  circonstances  de  divers  voyages. 


TIE  DE  JÉSUS.  !15 

paysce.  Jérusalem  était  alors  à  peu  près  ce  qu'elle  est 
aujourd'hui,  une  ville  de  pédantisme,  d'acrimonie,  de 
disputes,  de  haine,  de  petitesse  d'esprit.  Le  fana- 
tisme y  était  extrême  ;  les  séditions  religieuses  renais- 
saient tous  les  jours.  Les  pharisiens  dominaient; 
l'ctude  de  la  Loi,  poussée  aux  plus  insignifiantes 
minuties,  réduite  à.  des  questions  de  casuiste,  était 
l'unique  étude.  Cette  culture  exclusivement  théolo- 
gique et  canonique  ne  contribuait  en  rien  à  polir  les 
esprits.  C'était  quelque  chose  d'analogue  à  la  doc- 
trine stérile  du  faquih  musulman,  à,  cette  science 
creuse  qui  s'agite  autour  d'une  mosquée,  grande 
dépense  de  temps  et  de  dialectique  faite  en  pure 
perte  et  sans  que  la  bonne  discipline  de  l'esprit  en 
profite.  L'éducation  théologique  du  clergé  moderne, 
quoique  très-sèche,  ne  peut  donner  aucune  idée  de 
cela  ;  car  la  Renaissance  a  introduit  dans  tous  nos 
enseignements,  même  les  plus  rebelles,  une  part  de 
belles-lettres  et  de  bonne  méthode,  qui  fait  que  la 
scolastique  a  pris  plus  ou  moins  une  teinte  d'huma- 
nités. La  science  du  docteur  juif,  du  sofcr  ou  scribe, 
était  purement  barbare,  absurde  sans  compensation; 
dénuée  de  tout  élément  moral'.    Pour  comble  de 


4.  On  en  poiil  ju'.'er  piir  Ip  T.ilniiid.  cclio  An  la  scolastique  juiv 
de  w  tnnps. 


«6  ORIGINES   DU    CHRISTIANISME. 

malheur,  elle  remplissait  celui  qui  s'était  fatigué  à 
l'acquérir  d'an  ridicule  orgueil.  Fier  du  préUjndu 
savoir  qui  lui  avait  coûté  tant  de  peine,  le  scnbe  juif 
avait  pour  la  culture  grecque  le  même  dédain  que  le 
savant  musulman  a  de  nos  jours  pour  la  civilisation 
européenne,  et  que  le  théologien  catholique  de  la 
vieille  école  a  pour  le  savoir  des  gens  du  monde.  Le 
propre  de  ces  cultures  scolastiques  est  de  fermer 
l'esprit  à  tout  ce  qui  est  délicat,  de  ne  laisser  d'es- 
time que  pour  les  difTiciles  enfantillages  où  l'on  a 
usé  sa  vie  et  qu'on  envisage  comme  l'occupation 
naturelle  des  personnes  faisant  profession  de  gravité'. 
Ce  monde  odieux  ne  pouvait  manquer  de  peser 
fort  lourdement  sur  l'âme  tendre  et  la  conscience 
droite  des  Israélites  du  Nord.  Le  mépris  des  Hiéroso- 
lymites  pour  les  Galiléens  rendait  la  séparation  encore 
plus  profonde.  Dans  ce  beau  temple,  objet  de  tous 
leurs  désirs,  ils  ne  trouvaient  souvent  que  l'avanie. 
Un  verset  du  psaume  des  pèlerins',  «  J'ai  choisi  de 
me  tenir  à  la  porte  dans  la  maison  de  mon  Dieu,  » 
semblait  fait  exprès  pour  eux.  Un  sacerdoce  dédai- 
gneux souriait  de  leur  naïve  dévotion,  à  peu  près 
comme  autrefois  en  Italie  le  clergé,  familiarisé  avec 


1.  Jos.,  Ant.,  \X,  XI,  2. 

t.    l'S.  LXJâIV  (Vulg.  LXXXIIl),  14. 


VIE  DE  JÉSDS.  211 

IC3  sanctuaires,  assistait  froid  et  presque  railleur  à 
la  ferveur  du  pèlerin  venu  de  loin.  Les  Gali!(5ens 
parlaient  un  patois  assez  corrompu;  leur  prononcia- 
tion était  vicieuse;  ils  confondaient  les  diverses  aspi- 
rations, ce  qui  amenait  des  quiproquo  dont  on  riait 
beaucoup*.  En  religion,  on  les  tenait  pour  ignorants 
et  peu  orthodoxes';  l'expression  «  sot  Galiléen  »  était 
devenue  proverbiale'.  On  croyait  (non  sans  raison) 
que  le  sang  juif  était  chez  eux  très-mélangé,  et  il 
passait  pour  constant  que  la  Galilée  ne  pouvait  pro- 
duire un  prophète*.  Places  ainsi  aux  confins  du  ju- 
daïsme et  presque  en  dehors,  les  pauvres  Galiléens 
n'avaient  pour  relever  leurs  espérances  qu'un  pas- 
sage d'Isaïe  assez  mal  interprété  '  :  «  Terre  de  Zabu- 
lon  et  terre  de  Nephtiiali,  Voie  de  la  mer%  Galilée 
des  gentils  !  Le  peuple  qui  marchait  dans  l'ombre  a 

4.  MaUh.,  XXVI,  73;  Marc,  xiv,  70;  .Ut.,  ii,  7;  Talm.  do  Bab., 
Erubin,  5t  a  et  suiv.;  Bcreschith  rahba,  26  c. 

2.  Pasjau-e  du  traité  /^rwôin,  prccilo  ;  Misclina.  Xedarim,\\,  4; 
Talm.  de  .Wr.,  Schabbath,  xvi,  siib  fin.;  Talm.  de  Bab.,  ZJaia  ba- 
thra,  25  6. 

3.  Erubin,  loc.  cit.,  a.'i  b. 

4.  Jean,  vu, 52.  L'exégèse  modrrne  a  prouvé  que  deux  ou  trois 
propliùtes  sont  nés  en  Galilée,  mais  les  raisonnements  par  les- 
quels elle  le  prouve  étaient  inconnus  du  temps  de  Jésus.  Po"» 
Êlic,  par'etemple,  voyez  Jos.,  Anl.,  VIII,  iiii,  i. 

5.  Is.,  IX,  1-2;  Matth.,  iv,  M  et  suiv. 

6.  Voir  ci-<lossus,  p.  167,  note  X. 


îlî  ORIGINES   DU   CUniSTIANISME. 

VU  une  grande  lumière  ;  le  soleil  s'est  levé  pour  ceux 
qui  étaient  assis  dans  les  ténèbres.  »  La  renommée 
do  la  ville  natale  de  Jésus  paraît  avoir  été  particu- 
lièrement mauvaise.  C'était,  dit-on,  un  proverbe 
populaire  :  «  Peut-il  venir  quelque  chose  de  bon  de 
Nazareth  '  ?  » 

La  profonde  sécheresse  de  la  nature  aux  environs 
de  Jérusalem  devait  ajouter  au  déplaisir  de  Jésus. 
Les  vallées  y  sont  sans  eau  ;  le  sol  est  aride  et  pier- 
reux. Quand  l'œil  plonge  dans  la  dépression  de  la 
mer  Morte,  la  vue  a  quelque  chose  de  saisissant  : 
ailleurs,  elle  est  monotone.  Seule,  la  colline  de  Mizpa, 
avec  ses  souvenirs  de  la  plus  vieille  histoire  d'Israël, 
soutient  le  regard.  La  ville  présentait,  du  temps  de 
Jésus,  à  peu  près  la  même  assise  qu'aujourd'hui. 
Elle  n'avait  guère  de  monuments  anciens,  car,  jus- 
qu'aux Asmonéens,  les  Juifs  étaient  restés  presque 
étrangers  à  tous  les  arts  ;  Jean  Hyrcan  avait  com- 
mencé à  l'embellir,  et  Uérode  le  Grand  en  avait  fait 
une  ville  magnifique.  Les  constructions  hérodiennes 
le  disputent  aux  plus  achevées  de  l'antiquité  par  leur 
caractère  grandiose,  par  la  perfection  de  l'exéculion 
et  la  beauté  des  matériaux*.  Une  foule  de  tombeaux. 


I    Jean,  I,  46  (Taibio  uulorilô). 

1.  Jos.,  Aiit..  XV,  viii-xi;  B.  J.,  V,  v,  6;  M;itr.  xiii,  4-!. 


lE  DE  JESUS.  219 

d'un  goût  original ,  s'élevaient  vers  le  même  temps 
aux  environs  de  Jérusalem  '.  Le  style  de  ces  monu- 
ments était  le  style  grec,  approprié  aux  usages  des 
Juifs,  et  considérablement  modilié  selon  leurs  prin- 
cipes. Les  ornements  de  sculpture  vivante,  que  les 
Oérodes  se  permettaient ,  au  grand  méconlentement 
des  rigoristes,  en  étaient  bannis;  on  les  remplaçait 
par  une  décoration  végétale.  Le  goût  des  anciens 
habitants  de  la  Phénicie  et  de  la  Palestine  pour  les 
constructions  monolithes  taillées  sur  la  roche  vive 
semblait  revivre  en  ces  singuliers  tombeaux  décou- 
pés dans  le  rocher,  et  où  les  ordres  grecs  sont  si 
bizarrement  appliqués  à  une  architecture  de  tro- 
glodytes, Jésus,  qui  envisageait  les  ouvrages  d'art 
comme  un  pompeux  étalage  de  vanité ,  voyait  tous 
ces  monuments  de  mauvais  œil  '.  Son  spiritualisme 
absolu  et  son  opinion  arrêtée  que  la  figure  du  vieux 
monde  allait  passer  ne  lui  laissaient  de  goût  crue  pour 
les  choses  du  cœur. 

Le  temple,  à  l'époque  de  Jésus,  était  tout  neuf,  et 


4.  Tombeaux  dits  des  Juges,  d'Absalom,  do  Zacliaiie,  de  Josa- 
plial,  de  saint  Jarques.  Comparez  la  description  du  tombeau  des 
Mai-chabces  à  Modin  (I  Macch.,  xiii,  27  et  suiv.). 

t.  Malth.,  XXIII,  29;  xxiv,  4  et  suiv.;  Marc,  xiii ,  1  et  suiv.; 
Luc,  XXI,  6  et  suiv.  Compare/.  Livre  d'Ilcnoch.  xcvii ,  43-U; 
Talmud  do  Babyloiio,  Srhabbuth.  33  b. 


KO  ORIGINES  DD   CHRISTIANISME. 

les  ouvrages  extérieurs  n'en  étaient  pas  complète- 
ment terminés.  Hérode  en  avait  fait  commencer  la 
reconstruction  l'an  20  ou  21  avant  l'ère  chrétienne, 
pour  le  mettre  à  l'unisson  de  ses  autres  édifices.  Le 
vaisseau  du  temple  fut  achevé  en  dix-huit  mois,  les 
portiques  en  huit  ans';  mais  les  parties  accessoires 
se  continuèrent  lentement  et  ne  furent  terminées  que 
peu  de  temps  avant  la  prise  de  Jérusalem  *.  Jésus  y 
vit  probablement  travailler,  non  sans  quelque  humeur 
secrète.  Ces  espérances  d'un  long  avenir  étaient 
comme  une  insulte  à  son  prochain  avènement.  Plus 
clairvoyant  que  les  incrédules  et  les  fanatiques,  il 
devinait  que  ces  suj«erbes  constructions  étaient  appe- 
lées à  une  courte  durée'. 

Le  temple,  du  reste,  formait  un  ensemble  merveil- 
leusement imposant,  dont  le  haram  actuel*,  malgré 
sa  beauté,  peut  h  peine  donner  une  idée.  Les  cours 


1.  ios.yAnL.XV,  XI,  5,  6. 

2.  Ibid.,  XX,  IX,  7;  Jean,  ii,  20. 

3.  Mallh.,  XXIV,  2;  xxvi,  61;  xxvii,  40,  Marc,  xic,  ?;  xiv,  58, 
XV,  29;  Luc,  xxi,  6;  Jean,  ii,  19-20. 

l.  M.  de  Voi;ii6,  le  Temple  de  Jcriisalrm  (Paris,  18i]4).  Nul 
doule  que  le  loinple  et  son  enceiiUo  n'occupassent  l'emplacemcnl 
do  la  mosquée  d'Omar  et  du  harntn  ou  cour  sacrée  (]ui  envi- 
ronne la  mosquée.  Le  terre-plein  du  haram  esl,  dans  quelques 
parties,  noUiinment  à  iendroil  où  les  juifs  vont  pleurer,  le  sou- 
bassement  même  du  temple  d'Ilorode. 


VIE  DE  JE.  S  US.  221 

et  les  portiques  environnants  servaient  joume!!emc'iit 
de  rendez-vous  à  une  foule  considérable,  si  bien  que 
ce  grand  espace  était  à  la  fois  le  temple,  le  forum, 
le  tribunal,  l'université.  Toutes  les  discussions  reli- 
gieuses des  écoles  juives,  tout  l'enseignement  cano- 
nique, les  procès  même  et  les  causes  civiles,  toute 
l'activité  de  la  nation ,  en  un  mot,  était  concentrée 
là'.  C'était  un  perpétuel  cliquetis  d'arguments,  un 
champ  clos  de  disputes,  retentissant  de  sophismes  et 
de  questions  subtiles.  Le  temple  avait  ainsi  beaucoup 
d'analogie  avec  une  mosquée  musulmane.  Pleins 
d'égards  à  cette  époque  pour  les  religions  étran- 
gères, quand  elles  restaient  sur  leur  propre  terri- 
toire ',  les  Romains  s'interdirent  l'entrée  du  sanc- 
tuaire; des  inscriptions  grecques  et  latines  marquaient 
le  point  jusqu'où  il  était  permis  aux  non-juifs  de 
s'avancer'.  Mais  la  tour  Antonia,  quartier  général 
de  la  force  romaine,  dominait  toute  l'enceinte  et  per- 
mettait de  voir  ce  qui  s'y  passait'.  La  police  du 
temple  appartenait  aux  Juifs;  un  capitaine  du  temple 

4.  Luc,  II,  46ct  suiv  ;  Mischna,  Snn/icV/ri'r»^  x,î;  Talm.  deDab., 
Sanhédrin,  il  a;  /Iosc/j  hasscitana,  31  a. 
J.  S\iei.,Aug.,  93. 

3.  Philo,  Legatio  ad  Caium,  §  3)  ;  Jos. ,  B.  J.,  V,  v,  2  ;  VI,  ii,  4; 
Aci.,  XXI,  2<. 

4.  Dos  traces  de  la  lour  Antonia  se  voient  encore  dans  la  par- 
lie  septenlrionale  du  haram. 


22Î  ORIGINES  DO   CHRISTIANISME. 

en  avait  l'intendance,  faisait  ouvrir  et  fermer  les 
portes,  empêchait  qu'on  ne  traversât  les  parvis  avec 
un  bâton  à  la  main,  avec  des  chaussures  poudreuses, 
en  portant  des  paquets  ou  pour  abréger  le  che- 
min *.  On  veillait  surtout  scrupuleusement  à  ce  que 
personne  n'entrât  à  l'état  d'impureté  légale  dans  les 
portiques  intérieurs.  Les  femmes  avaient,  au  milieu 
de  la  première  cour,  des  espaces  réservés,  entourés 
de  clôtures  en  bois. 

C'est  là  que  Jésus  passait  ses  journées,  durant  le 
temps  qu'il  restait  à  Jérusalem.  L'époque  des  fêtes 
amenait  dans  cette  ville  une  alTluence  extraordinaire. 
Réunis  en  chambrées  de  dix  et  vingt  personnes,  les 
pèlerins  envahissaient  tout  et  vivaient  dans  cet  entas- 
sement désordonné  où  se  plaît  l'Orient'.  Jésus  se 
perdait  au  milieu  de  la  foule,  et  ses  pauvres  Galilécns 
groupés  autour  de  lui  faisaient  peu  d'effet.  Il  sentait 
probablement  qu'il  était  ici  dans  un  monde  hostile 
et  qui  ne  l'accueillerait  qu'avec  dédain.  Tout  ce  qu'il 
voyait  l'indisposait.  Le  temple,  comme  en  général 
les  lieux  de  dévotion  très-fréquentés.  offi'ait  un  aspect 
peu  édifiant.  Le  service  du  culte  entraînait  une  foule 

4.  Misclina,  licrakolh,  ix,  5;  Talm.  de  Wib\\.,Jehamoth,  G  b; 
Marc,  XI,  16. 

5.  Jos.,  B.  J.,  II,  XIV,  3;  VI,  ix,  3.  Comp.  Pg.  cxxxiii  (  \  ulg. 
r.jwil  ). 


VIE  DE  JÉSCS.  -2' 

de  détails  assez  repoussants,  surtout  des  opératioïis 
mercantiles,  par  suite  desquelles  de  waies  boutio'«>,s 
s'étaient  établies  dans  l'enceinte  sacrée.  On  y  vendait 
des  bêtes  pour   les  sacrifices;   il    s'y  trouvait  des 
tables  pour  l'échange  de  la  monnaie;  par  moments, 
on  se  serait  cru  dans  un  marché  \   Les  bas  oHiciers 
du  temple  remplissaient  sans  doute  leurs  fonctions 
avec  la  vulgarité  irréligieuse  des  sacristains  de  tous 
les  temps.  Cet  air  profane  et  distrait  dans  le  manie- 
ment des  choses  saintes  blessait  le  sentiment  reli- 
gieux de  Jésus,  parfois  porté  jusqu'au  scrupule'.  U 
disait  qu'on  avait  fait  de  la  maison  de  prière  une  ca- 
verne de  voleurs.  Un  jour  même,  dit-on,  la  colère 
l'emporta;  il  frappa  à  coups  de  fouet  ces  ignobles 
vendeurs  et  renversa  leurs  tables'.  En  général,  il 
aimait  peu  le  temple.  Le  culte  qu'il  avait  conçu  pour 
son  Père  n'avait  rien  à  faire  avec  des  scènes  de  bou- 
cherie. Toutes  ces  vieilles  institutions  juives  lui  déplai- 
saient, et  il  soullrait  d'être  obligé  de  s'y  conformer. 
Aussi  le  temple  ou  son  emplacement  n'inspirèrent-ils 
de  sentiments  pieux ,  dans  le  sein  du  christianisme , 

1.  Talm.  <ie  Bab.,  ftosch  liasschana .  31  a  ;  Saxhedrin  ,  4<  a 
Schabhnthj  15  a. 

1.  Marc.  XI,  16. 

3.  MaUli.,  \\\,  1i  et  suiv.;  Marc,  xi.  15  fil  smv..  Luc,  xu,  45 
•l  suiv.;  Joaii,  ii,  H  et  suiv. 


M*  ORIGINES    DD   CHRISTIANISME, 

qu'aux  chrétiens  judaïsants.  Les  vrais  hommes  nou- 
veaux eurent  en  aversion  cet  antique  lieu  sacré.  Con- 
stantin et  les  premiers  empereurs  çlirétiens  y  laissè- 
rent subsister  les  constructions  [)aïennes  d'Adrien  *. 
Ce  furent  les  ennemis  du  ciiristianisme ,  comme 
Julien,  qui  pensèrent  à  cet  endroit  '.  Quand  Omar 
entra  dans  Jérusalem,  remplacement  du  temple  était 
à  dessein  pollué  en  haine  des  juifs  ',  Ce  fut  l'islam, 
c'est-à-dire  une  sorte  de  résurrection  du  judaïsme 
en  ce  que  le  judaïsme  avait  de  plus  sémitique,  qui 
lui  rendit  ses  honneurs.  Ce  lieu  a  toujours  été  anti- 
chrétien. 

L'orgueil  des  Juifs  achevait  de  mécontenter  Jésus, 
et  de  lui  rendre  le  séjour  de  Jérusalem  pénible.  A 
mesure  que  les  grandes  idées  d'Israël  mûrissaient, 
le  sacerdoce  s'abaissait.  L'institution  des  synagogues 
avait  donné  à  l'inlerprcte  de  la  Loi,  au  docteur, 
une  grande  supériorité  sur  le  prêtre.  Il  n'y  avait  de 
prêtres  qu'à  Jérusalem,  et  là  même,  réduits  à  des 
fonctions  toutes  rituelles,  à  peu  près  comme  nos 
prêtres  de  paroisse  exclus  de  la  prédication,  ils 
étaient  primés  par  l'orateur  de  la  synagogue,  le  ca- 

4,  Itin.  a  Buri/ig.  Ilirrus.,  p.  152  (cdil.  SclioU);  S.  Jérôme, 
In  Is.,  II,  8,  ot  in  M.ilth.,  xxiv,  15. 
1.  Arninien  Marcclliii.  XXIII,  4 
3.  liulyrhius,  Ann.,  11,186  et  suiv.  (Oifurd  ,  1659). 


f  lE  DE  JÉSOS.  ^ 


suîste.  le  sofer  ou  scribe,  tout  laïque  qu'était  ce  der- 
nier   Les  hommes  célèbres  du  Talmud  ne  sont  pas 
des  prêtres;  ce  sont  des  savants  selon  les  idées  du 
temps    Le  haut  sacerdoce  de  Jérusalem  tenait,  il  est 
vrai    un  rang  fort  élevé  dans    la  nation;   mais  il 
n'était  .mllement  à  la  tête  du  mouvement  religieux. 
Le  souverain  pontife,  dont  la  dignité  avait  déjà  été 
avilie  par  Hérode',  devenait   de  plus  en  plus  un 
fonctionnaire  romains  qu'on  révoquait  fréquemment 
pour  rendre  la  charge  profitable  à  plusieurs.  Oppo- 
sés aux  pharisiens,  zélateurs  laïques  très-exaltés,  les 
prêtres  étaient  presque  tous  des  sadducéens,  c'est- 
à-dire  des  membres  de   cette  aristocratie  incrédule 
qui  s'était  formée  autour  du  temple,  vivait  de  1  autel, 
mais  en  voyait  la  vanité'.  La  caste  sacerdotale  s'était 
séparée  à  tel  point  du  sentiment  national  et  de  la 
grande  direction  religieuse  qui  entraînait  le  peuple, 
nue  le  nom  de  «  sadducéen  -.  {sadoki),  qui  désigna 
dabord  simplement  un  membre  de  la  famille  sacer- 
dotale deSadok,  était  devenu  synonyme  de  «  maté- 
rialiste "  et  d'  «  épicurien  ». 

Un  élément  plus  mauvais  encore  était  venu,  de- 

1.  Jos.,  Anl..  XV,  111,  4,3. 

t.  Ihid..  XVlll,  II.  ,. 

3    ,c/.,iv,lelsu,v.;v,17;MX,14;Jo.„....r,XX,«^.<. 

Pifké  Aboth,  4,  40.  Comp.  Tos.phu  Mmackoth.  ... 


t»  ORIGINES    DO    CHKISTIAMSME. 

puis  le  règne  d'Hérode  le  Grand,  corrompre  le  haut 
sacerdoce.  Hérode  s'étant  pris  d'amour  pour  Ma- 
rianuie,  fille  d'un  certain  Simon,  fils  lui-même  de 
Boëthus  d'Alexandrie,  et  ayant  voulu  l'épouser  (vers 
l'an  28  avant  J.-C),  ne  vit  d'autre  moyen,  pour 
anoblir  son  beau-père  et  l'élever  jusqu'à  lui,  que  de 
le  faire  grand  prêtre.  Cette  famille  intrigante  resta 
maîtresse,  presque  sans  interruption,  du  souverain 
pontificat  pendant  trente-cinq  ans'.  Étroitement  alliée 
à,  la  famille  régnante,  elle  ne  le  perdit  qu'après  la 
déposition  d'Archélaiis,  et  elle  le  recouvra  (l'an  /i2 
de  notre  ère)  après  qu' Hérode  Agrippa  eut  refait 
pour  quelque  temps  l'œuvre  d'Ilérode  le  Grand. 
Sous  le  nom  de  Boèthusim*,  se  forma  ainsi  une  nou- 
velle noblesse  sacerdotale,  très-mondaine,  très-peu 
dévote,  qui  se  fondit  à  peu  près  avec  les  sadokites. 
Les  Boèlliusim,  dans  le  Talmud  et  les  écrits  rabbi- 
niques,  sont  présentés  comme  des  espèces  de  mé- 
créants et  toujours  rapprochés  des  sadducécns'.  De 

i.  Jùs.,  A?U.,  XV,  IX,  3;  XVII,  \i,  4;  xiii,  1  ,  XVIll,  i,  1  ;  ji,  1  ; 
XIX,  VI,  2;  vin,  k. 

2.  Ce  nom  ne  se  trouve  que  dans  les  documents  juifs.  Je  pense 
que  les  <  hérodKms  »  de  l'Évangilo  sont  les  Buulhusim.  L'article 
d'^piphanc  {hœr.  xx)  sur  les  hérodicns  a  peu  de  poids. 

3.  Traité  Abolh  Nalhan,  5;  Soferim,  m,  liai.  5;  Misclina, 
Henacliotlt,  x,  3;  Talmud  de  Oubylone,  Schabbalh,  448  a.  Le 
Dom  lies  lioëlhusim  s'échange  souvent  dans  les  livres  talmudiques 


VIE  DE  JESUS.  «7 

tout  cela  résulta  autour  du  temple  une  sorte  de  cour 
de  Rome,  vivant  de  politique,  peu  portée  aux  excès 
de  zèle,  les  redoutant  même,  ne  voulant  pas  en- 
tendre parler  de  saints  personnages  ni  de  novateurs, 
car  elle  profilait  de  la  routine  établie.  Ces  prêtres 
épicuriens  n'avaient  pas  la  violence  des  pharisiens  ; 
ils  ne  voulaient  que  le  repos  ;  c'était  leur  insou- 
ciance morale,  leur  froide  irréligion  qui  révoltaient 
Jésus.  Bien  que  trcs-dillerents,  les  prêtres  et  les 
pharisiens  se  confondirent  ainsi  dans  ses  antipathies. 
Mais,  étranger  et  sans  crédit,  il  dut  longtemps  ren- 
fermer son  mécontentement  en  lui-même  et  ne  com- 
muniquer ses  sentiments  qu'à  la  société  intime  qui 
1  accompagnait. 

Avant  le  dernier  séjour,  de  beaucoup  le  plus  long, 
qu'il  fit  b.  Jérusalem ,  et  qui  se  termina  par  sa 
mort,  Jésus  essaya  cependant  de  se  faire  écouter.  Il 

avec  CPlui  des  saddutéens  ou  avec  le  mot  miniin  (hcrétiques). 
Coiuparez  'losiplila  Joma,  i,  àTalm.  do  Jérus.,  même  Iraito,  i,  5, 
eL  Talm.  do  Uab.,  iiu-iiio  traité,  19  6;  Tos.  Sukka,  m,  à  Talm.  de 
Hab.,  mémo  traité,  43  b;  Tos.  ibuJ.,  plus  loin,  a  Talm.  de  Bab., 
mi^mo  traité,  48  b;  Tos.  lioscli  husscliana,  i,  à  Misclma,  mùme 
traité,  II,  1,Talm.  deJerus.,  mémo  traité,  ii,  1,  et  Talm.  de  liab., 
môme  traité,  22  b;  Tos.  Menaclwlh,  x,  à  Miscliiia,  mi^me  traité, 
X,  3,  Talm.  do  liab.,  mémo  traité,  05  a,  Mischna,  Chaijifja,  ii,  4, et 
.Mor;ilintli  Taanitli,  i;  Tos.  ladaïm,  ii,  i)  Talm.  do  Jérus..  Baba 
biiihru,  VIII,  1,  Talm.  do  Bab.,  mémo  traité,  113  b,  et  Me;^illaili 
Taanith,  v.  Comparez  de  même  Marc,  vin,  15,  à  Matlh.,  xvi,  6. 


228  ORIGINES    DU    CHRISTIANISME. 

prêcha;  on  parla  de  lui;  on  s'entretint  de  certains 
actes  que  l'on  considérait  comme  miraculeux.  Mais 
de  tout  cela  ne  résulta  ni  une  Église  établie  à  Jéru- 
salem, ni  un  groupe  de  disciples  hiérosolymites.  Le 
charmant  docteur,  qui  pardonnait  à  tous  pourvu 
qu'on  l'aimât,  ne  pouvait  trouver  beaucoup  d'écho 
dans  ce  sanctuaire  des  vaines  disputes  et  des  sacri- 
fices vieillis.  Il  en  résulta  seulement  pour  lui  quel- 
ques bonnes  relations,  dont  plus  tard  il  recueillit  les 
fruits.  Il  ne  semble  pas  que  dès  lors  il  ait  fait  la 
connaissance  de  la  famille  de  Bcthanie  qui  lui  ap- 
porta, au  milieu  des  épreuves  de  ses  derniers  mois, 
tant  de  consolations.  Mais  peut-être  eut-il  des  rap- 
ports avec  cette  Marie,  mère  de  Marc,  dont  la  mai- 
son fut,  quelques  années  plus  lard,  le  rendez -vous 
des  apôtres,  et  avec  Marc  lui-môme'.  De  bonne  heure 
aussi ,  il  attira  l'attention  d'un  certain  Nicodème, 
riche  pharisien,  membre  du  sanhédrin  et  fort  consi- 
déré à.  Jcrusalom*.  Cet  homme,  qui  paraît  avoir  clé 

1.  Marc,  XIV,  51-52,  où  lo  veaviaxos  paraît  ôtro  Ma'c;  Act., 
XII,  42. 

2.  Il  sembin  qu'il  est  question  dn  lui  dans  lo  Talmud  Talin.  de 
Bab.,  Taanilh,  20  a;  GiUin,  56  a;  Kethubotlt,  66  b  ;  traité  Aliulh 
Nalltan ,  va;  Midrascli  rabba,  Eka.  64  a.  Le  passage  Taunilh 
l'identiGe  avec  Bounaï,  lequel,  d'aprùs  Sanhédrin  (v.  ci-dessu», 
p.  210,  note  3) ,  était  disciple  do  Jésus.  Mais,  si  Doumsi  est  le 
Banou  do  Josèplie,  ce  rapprocLomeut  est  sans  force. 


TIB  OE  JESUS.  229 

honnête  et  de  bonne  foi,  se  sentit  attiré  vers  le  jeune 
Galilôpn.  Ne  voulant  pas  se  compromettre,  il  vint  le 
voir  de  nuit  et  eut,  dit-on,  avec  Uii  une  longue  con- 
versation*. Il  en  garda  sans  doute  une  impression 
favorable,  car  plus  tard  il  défendit  Jésus  contre  les 
préventions  de  ses  confrères',  et,  à  la  mort  de  Jé- 
sus, nous  le  trouverons  entourant  de  soins  pieux  le 
cadavre  du  maître  '.  Nicodème  ne  se  fit  pas  chré- 
tien; il  crut  devoir  à  sa  position  de  ne  pas  entrer 
dans  un  mouvement  révolutionnaire  qui  ne  comptait 
pas  encore  de  notables  adhérents.  Mais  il  porta 
beaucoup  d'amitié  k  Jésus  et  lui  rendit  des  services, 
sans  pouvoir  l'arracher  à  une  mort  dont  l'arrêt,  à 
l'époque  oîi  nous  sommes  arrivés,  était  déjà  comme 
écrit. 

Quant  aux  docteurs  célèbres  du  temps,  Jésus  ne 
paraît  pas  avoir  eu  de  rapports  avec  eux.  Ilillcl  et 
Schammaï  étaient  morts  ;  la  plus  grande  autorité  du 
mcmcnt  était  Gainaliel,  petit-ûls  de  Llillel.  C'était  un 
esprit  libéral  et  un   homme  du  monde,  ouvert  aux 

i.  Jean,  m,  4  et  suiv.;  vu,  SO.  l>e  lexle  de  la  conversation  a 
été  inventé  par  l'auteur  du  quatrième  Évangile;  mais  on  ne  peut 
guère  admettre  l'opinion  d'après  laquelle  le  personnage  même  do 
Nirodômo,  ou  du  moins  son  rôle  dans  la  vio  do  J(sus  aurai»  été 
imagine  par  cet  auteur. 

J.  Jean,  vu,  50  et  suiv« 

3.  Ibid..  XIX,  39. 


Î30  OniGlNES  DC   CHRISTIANISME. 

dtudes  profanes,  formé  à  la  tolérance  par  son  com- 
merce avec  la  haute  société'.  A  rencontre  des  pha- 
risiens très-sévères,  qui  marchaient  voilés  ou  les  yeux 
fermés,  il  reg-ardait  les  femmes,  même  les  païennes  '. 
La  tradition  le  lui  pardonna ,  comme  d'avoir  su  le 
grec,  parce  qu'il  approchait  de  la  cour  '.  Après  la 
mort  de  Jésus,  il  exprima,  dit-on,  sur  la  secte  nou- 
velle des  vues  très-modcrces*.  Saint  Paul  sortit  de 
son  école'.  Mais  il  est  bien  probable  que  Jésus  n'y 
entra  jamais. 

Une  pensée  du  moins  que  Jésus  emporta  de  Jéru- 
salem, et  qui  dès  à  présent  paraît  chez  lui  enracinée 
c'est  qu'il  ne  faut  songer  à  aucun  pacte  avec  l'ancier 
culte  juif.  L'abolition  des  sacrifices  qui  lui  avaient 
causé  tant  de  d(''goût,  la  suppression  d'un  sacerdoca 
impie  et  hautain,  et,  dans  un  sens  général,  l'abro- 
gation de  la  Loi  lui  parurent  d'une  absolue  nécessité. 
A  partir  de  ce  moment,  ce  n'est  plus  en  réformateur 
juif,  c'est  en  destructeur  du  judaïsme  qu'il  se  pose. 
Quelques  partisans  des  idées  messianiques  avaient 
déjà  admis  que  le  IMessie  apporterait  une  loi  nou- 


<.  Mischna,  finlia  metsia,  v,  8;  Tiilm.  lio  Rab.,  Sola,  49  b. 

i.  Talm.  dp  Jérus.,  HerakoUi,  it,  2. 

.î.  Passa po  fiotn,  prfcité,  ot  Baba  kamn.  83  a. 

4.  Ac.l.,  V,  34  l't  suiv. 

5.  Ihid.,  XXII,  3. 


VIE  DE  JESDS,  iSl 

velle,  qui  serait  commune  à  toute  la  terre*.  Les 
esséniens,  qui  étaient  à  peine  des  juifs,  paraissent 
aussi  avoir  été  indifférents  au  temple  et  aux  obser- 
vances mosaïques.  Mais  ce  n'étaient  là  que  des  har- 
diesses isolées  ou  non  avouées.  Jésus  le  piemicr  osa 
dire  qu'à  partir  de  lui,  ou  plutôt  à  partir  de  Jean', 
la  Loi  n'existait  plus.  Si  quelquefois  il  usait  de 
termes  plus  discrets',  c'était  pour  ne  pas  choquer 
trop  violemment  les  préjugés  reçus.  Quand  on  le 
poussait  à  bout,  il  levait  tous  les  voiles,  et  déclarait 
que  la  Loi  n'avait  plus  aucune  force.  Il  usait  à  ce 
sujet  de  comparaisons  énergiques  :  «  On  ne  raccom- 
mode pas,  disait-il,  du  vieux  avec  du  neuf.  On  ne 
met  pas  le  vin  nouveau  dans  de  vieilles  outres*.  » 
Voilà,  dans  la  pratique,  son  acte  de  maître  et  de 
créateur.  Ce  temple  exclut  les  non-juifs  de  son  en- 
ceinte par  dos  afTichcs  dédaigneuses.  Jésus  n'en  veut 
pas.  Cette  Loi  étroite,  dure,  sans  charité,  n'est  faite 

i.  Orac.  sibijl.,  I.  III,  573  etsuiv.;  715  etsuiv.;  7o6-753.  Com- 
pare/, le  Targum  de  Jonalhan,  Is.,  xii,  3. 

î.  Luc,  XVI,  16.  Le  passade  de  MaUhieu,  xi,  12-13,  est  moins 
clair;  cependant  il  ne  peut  avoir  d'autre  sens. 

3.  Maltli.,  V,  17-18  (Cf.  Talm.  de  Bab.,  Scliahhalh.  116  b).  Ce 
pas.sage  n'est  pas  on  contradiction  avec  ceux  où  l'abolition  de  la 
Loi  est  impliquée.  Il  signiQe  seulement  qu'en  Jésus  toutes  les 
figures  de  l'Anrien  Testament  .sont  accomplies.  Cf.  Luc,  xvi,  17. 

4.  Mallh.,  IX,  16-17;  Luc,  v,  36  etsuiv. 


S33  ORIGINES  DD   CHRISTIANISME. 

que  pour  les  enfants  d'Abraham.  Jésus  prétend  que 
tout  homme  de  bonne  volonté,  tout  homme  qui  l'ac- 
cueille et  l'aime,  est  fils  d'Abraham*.  L'orgueil  du 
sang  lui  paraît  l'ennemi  capital  qu'il  faut  combattre. 
Jésus,  en  d'autres  termes,  n'est  plus  juif.  Il  est  révo- 
lutionnaire au  plus  haut  degré  ;  il  appelle  tous  les 
hommes  à  un  culte  fondé  sur  leur  seule  qualité  d'en- 
fants de  Dieu.  Il  proclame  les  droits  de  l'homme, 
non  les  droits  du  juif;  la  religion  de  l'homme,  non  la 
religion  du  juif;  la  délivrance  de  l'homme,  non  la 
délivrance  du  juif.  Ah!  que  nous  sommes  loin  d'un 
Juda  Gaulonite,  d'un  Matthias  Margaloth,  prêchant 
la  révolution  au  nom  de  la  Loi!  La  religion  de  l'hu- 
manité, établie  non  sur  le  sang,  mais  sur  le  cœur, 
est  fondée.  Moïse  est  dépassé;  le  temple  n'a  plus  de 
raison  d'être  et  est  irrévocablement  condamné. 

4.  Luc,  XIX,  9 

2.  SlaUh.,  r.xiv,  1»;  xwiii,  li);  Marc,  xiii,   10;  xvi,  15;  Luc, 
ixiv,  47 


tDA PITRE  XIV. 


RAPrOniS    DE    JÉSUS    avec    les    païens    et    les    SAUARITilMS, 


Coiis('([iiont  à  ces  principes,  il  dédaignait  tout  ce 
qui  n'était  pas  la  religion  du  cœur.  Les  vaines  pra- 
tiques des  dévots',  le  rigorisme  extérieur,  qui  se  fie 
pour  le  salut  à  des  simagrées,  l'avaient  pour  mortel 
ennemi.  Il  se  souciait  peu  du  jeûne*.  Il  préférait 
l'oubli  d'une  injure  au  sacrifice'.  L'amour  de  Dieu, 
la  charité,  le  pardon  réciproque,  voilà  toute  sa  loi* 
Rien  de  moins  sacerdotal.  Le  prêtre,  par  état,  pousse 
toujours  au  sacrifice  public,  dont  il  est  le  ministre 
obligé;  il  détourne  de  la  prière  privée,  qui  est  un 
moyen  de  se  passer  de  lui.  On  chercherait  vaine- 
mont  dans  l'Evangile  une  pratique  religieuse  rccom- 


4     Miillli.,  XV,  9. 

î.  //;('/.,  IX,  U;  XI,  19. 

3.   Ilnd..  V,  «:<  et  suiv.;  ix,  13     xn,  1. 

'     Ihiil.,  XXII,  37  el  Buiv.;  Mdic,  xii ,  29  cl  siii».;  l.uc.  x,  Î5 
•l  suiv. 


234  ORIGINES    DU   CHRISTIANISME. 

niaiidée  par  Jésus.  Le  baplême  n'a  pour  lai  qu'une 
importance  secondaire  '  ;  et  quant  à  la  prière,  il  ne 
règle  rien,  sinon  qu'elle  se  fasse  du  cœur.  Plusieurs, 
comme  il  arrive  toujours,  croyaient  remplacer  par  la 
bonne  volonté  des  âmes  faibles  le  vrai  amoar  du 
bien,  et  s'imaginaient  conquérir  le  royaume  du  ciel 
en  lui  disant  :  Rahbi,  rabbi;  il  les  repoussait,  et  pro- 
clamait que  sa  religion,  c'est  de  bien  faire*.  Souvent 
il  citait  le  passage  d'Isaïe  :  «  Ce  peuple  m'honore 
dos  lèvres,  mais  son  cœur  est  loin  de  moi  '.  » 

Le  sabbat  était  le  point  capital  sur  lequel  s'élevait 
l'édifice  des  scrupules  et  des  subtilités  pharisaïques. 
Cette  institution  antique  et  excellente  était  devenue 
le  prétexte  de  misérables  disputes  de  casuistes  et  la 
source  de  mille  croyances  superstitieuses*.  On  croyait 
que  la  nature  l'observait;  toutes  les  sources  inter- 
mittentes passaient  pour  «  sabbatiques  "  ».  C'était 
aussi  le  point  sur  lequel  Jésus  se  plaisait  le  plus  è 

<.  Mallh.,  XXVIII,  10,  ol  Marc,  xvi ,  IG,  ne  représontont  pns  ()cî 
pnroles  autlienliquesdo  Jésus.  Comp.  Act.,  x,  47;  /  Cor.,i,  M. 
î    M.itth.,  VII,  21;  Luc,  vi,  46. 

3.  Malth.,  XV,  8;  Marc,  vu,  6.  Cf.  Isaïp,  xxix,  13. 

4.  Voir  surtout  le  traité  Schabbnlh  do  l:i  Mi<chna,  ot  le  Lii^rc 
(/c.1  JuMés  (traduit  de  l'éthiopien  dans  les  Jahrbiicher  d'Ewald 
aniicps  2  et  3),  c.  l. 

5.  Jos.,  B.  J..  VII,  v,  1;  Plinn,  ff.  A'..  NX.XI,  18.  Cf.  Tliorn 
COn,  The  Land  and  llie  Rook,  I,  40G  et  suiv. 


VIE  DE  JÊSCS.  233 

défier  SCS  adversaires'.  Il  violait  ouvertement  le  sab- 
bat, et  ne  répondait  aux  reproches  qu'on  lui  en  fai- 
sait que  par  de  fines  railleries.  A  plus  forte  raison 
dédaignait-il  une  foule  d'observances  modernes,  que 
la  tradilfbn  avait  ajoutées  à  la  Loi ,  et  qui ,  par  cela 
même,  étaient  les  plus  chères  aux  dévots.  Les  ablu- 
tions ,  les  distinctions  trop  subtiles  des  choses  pures 
et  impures  le  trouvaient  sans  pitié  :  v  Pouvez -vous 
aussi ,  leur  disait  -  il ,  laver  votre  âme?  L'homme  est 
souillé ,  non  par  ce  qu'il  mange ,  mais  par  ce  qui 
sort  de  son  cœur.  »  Les  pharisiens,  propagateurs  de 
ces  momeries,  étaient  le  point  de  mire  de  tous  ses 
coups.  Il  les  accusait  d'enchérir  sur  la  Loi,  d'inven- 
ter des  préceptes  impossibles  pour  créer  aux  hommes 
des  occasions  de  péché  :  «  Aveugles,  conducteurs 
d'aveugles,  disait -il,  prenez  garde  de  tomber  dans 
la  fosse.  I)  —  <i  Race  de  vipères,  ajoutait-il  en  secret, 
ils  ne  parlent  que  du  bien ,  mais  au  dedans  ils  sont 
mauvais;  ils  font  mentir  le  proverbe  :  «  La  bouche 
ne  verse  que  le  trop-plein  du  cœur  '.  » 

Il  ne  connaissait  pas  assez  les  gentils  pour  songer 
à,  établir  sur  leur  conversion  quelque  chose  de  solide. 

1.  Matlh.,  Ml,  1-14;  Marc,  ii,  23-2S;  Luc,  vi,  l-j;  xir,  14  ot 
juiv.;  XIV,  1  et  suiv. 

2.  Mallli.,  XII,  ;t4;  xv,  <  et  suiv.,  12etsiiiv  ,  xxin  pnlier;  Marc, 
VII,  1  et  suiv.,  1!i  ot  suiv.;  Luc,  vi.  45;  xi,  i'i  cl  suiv. 


236  ORIGINES    DU  CHRISTIANISME. 

La  Galilée  contenait  un  grand  nombre  de  païens, 
mais  non,  à  ce  qu'il  semble,  un  cuite  des  iaux  dieux 
public  et  organisé'.  Jésus  put  voir  ce  culte  se  dé- 
ployer avec  toute  sa  splendeur  dans  le  pays  de  Tyr 
et  de  Sidon,  à  Césarée  de  Philippe,  et  dans  la  Déca- 
pole*.  Il  y  fit  peu  d'attention.  Jamais  on  ne  trouve 
chez  lui  ce  pédantisme  fatigant  des  juifs  de  son 
temps,  ces  déclamations  contre  l'idolâtrie,  si  fami- 
lières à  ses  coreligionnaires  depuis  Alexandre,  et  qui 
remplissent,  par  exemple,  le  hvre  de  la  «  Sagesse  »'. 
Ce  qui  le  frappe  dans  les  païens,  ce  n'est  pas  leur 
idolâtrie,  c'est  leur  servilité'.  Le  jeune  démocrate  juif, 
frère  en  ceci  de  Juda  le  Gaulonite,  n'admettant  de 
maître  que  Dieu,  était  très-blessé  des  honneurs  dont 
on  entourait  la  personne  des  souverains  et  des  titres 
souvent  mensongers  qu'on  leur  donnait.  A  cela  près, 
dans  la  plupart  des  cas  où  il  rencontre  des  païens, 

4.  Jo  crois  que  les  païens  de  Galilée  se  trouvaient  surtout  aux 
frontières,  à  Kadès  par  exemple,  mais  que  le  cœur  môme  du  pays, 
la  ville  deTibériado  exceptée,  était  tout  juif.  La  ligne  où  Gnisscnl 
les  ruines  de  temples  et  où  commencent  les  ruines  de  syna!.'0t;ues 
est  aujourd'hui  nettement  marquée  à  la  hauteur  du  lac  llulet 
(Samaclionitis).  Les  traces  do  srulplure  païenne  qu'on  a  cru  trou- 
ver à  Tell-Hum  sont  douteuses.  La  cote,  en  particulier  la  ville 
d'Acre,  ne  faisaient  [>oinl  |wrtie  de  la  Galilée. 

î.   Voir  rl-oessus,  p.  151-463. 

3.  Cliap.  XIII  et  suiv. 

4.  Uattb.,  XX,  25;  Marc,  x,  42;  Luc,  xxii,  K. 


VIE    DE  JÉSUS.  237 

il  montre  pour  eux  une  grande  indulgence;  parfois 
il  affecte  de  fonder  sur  eux  plus  d'espoir  que  sur 
les  juifs  '.  Le  royaume  de  Dieu  leur  sera  transféré. 
«  Quand  un  propriétaire  est  mécontent  de  ceux  à  qui 
il  a  loué  sa  vigne,  que  fait-il?  Il  la  loue  à  d'autres, 
qui  lui  rapportent  de  bons  fruits*.  »  Jésus  devait 
tenir  d'autant  plus  h  celte  idée  que  la  conversion 
des  gentils  était,  selon  les  idées  juives,  un  des  signes 
les  plus  certains  de  la  venue  du  Messie'.  Dans  son 
royaume  de  Dieu,  il  fait  asseoir  au  festin,  à  côté 
d'Abraliam,  d'Isaac  et  de  Jacob,  des  hommes  venus 
des  quatre  vents  du  ciel,  tandis  que  les  héritiers  lé- 
gitimes du  royaume  sont  repoussés*.  Souvent,  il  est 
vrai,  on  croit  trouver  dans  les  ordres  qu'il  donne  à 
ses  disciples  une  tendance  toute  contraire  :  il  semble 
leur  recommander  de  ne  prêcher  le  salut  qu'aux 
seuls  juifs  orthodoxes";  il  parle  des  païens  d'une 
manière  conforme  aux  préjugés  des  juifs  °.  Mais  il 

1.  Mallh.,  VIII,  5  clsuiv.;  xv,  22  et  suiv.;  .Varc,  vu,  23otsuiv.; 
l.iic,  IV,  23  el  suiv 
î.  Mallli.,  XXI,  41  ;  Marc,  xii,  9;  Luc,  xx,  16. 

3.  Is.,  Il,  2  el  suiv.;  lx;  Amo.s,  ix,  11  et  suiv.;  Jérém.,  m,  17; 
Malach.,  i,  11;  Tobie,  xiii,  13  el  suiv.;  Orac.  sibyl..  III,  7l.j  ot 
suiv.  Comp.  Mallli.,  xxiv,  14;  Acl.,  xv,  15  el  suiv. 

4.  Matlh.,  VIII,  11-12;  xxi,  33  et  suiv.;  xxii,  1  el  suiv. 
6.  Ihiil..  VII,  6;  x,  5-6;  xv,  24;  xxi,  43. 

1.  Mallh.,  v,  46  ot  suiv.;  vi,  7,  32;  xviii,  17;  Luc.  vi,  32  et 
•uiv.;  XII,  30. 


23S  ORIGINES   DD  CHRISTIANISME. 

faut  se  rappeler  que  les  disciples,  dont  l'esprit 
étroit  ne  se  prêtait  pas  à  cette  haute  indillérence 
pour  ia  qualité  de  fils  d'Abrahaxn,  ont  bien  pu 
faire  fléchir  dans  le  sens  de  leurs  propies  idées 
les  instructions  de  leur  maître  '.  En  outre,  il  est 
fort  possible  que  Jésus  ait  varié  sur  ce  point,  de 
môme  que  llaiioniet  parle  des  juifs,  dans  le  Coran, 
tantôt  de  la  façon  la  plus  honorable,  tantôt  avec  une 
extrême  dureté,  selon  qu'il  espère  ou  non  les  attirer 
à.  lui.  La  tradition,  en  effet,  prèle  à  Jésus  deux  règles 
de  prosélytisme  tout  à  fait  opposées  et  qu'il  a  pu 
pratiquer  tour  à  tour  :  «  Celui  qui  n'est  pas  contre 
vous  est  pour  vous;  »  —  «  Celui  qui  n'est  pas  avec 
moi  est  contre  moi  '.  »  Une  lutte  passionnée  en- 
traîne presque  nécessairement  ces  sortes  de  contra- 
dictions. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  compta  parmi  ses 
disciples  plusieurs  des  gens  que  les  juifs  appelaient 
«  hellènes'  ».  Ce  mot  avait,  en  Palestine,  des  sens 

4.  Ce  qui  porte  a  le  croire,  c'est  que  les  pnroles  bien  certai- 
nement authentiques  de  Jésus,  les  Ao-^ia  de  Matthieu,  ont  un 
L'uractère  de  morale  universelle,  et  ne  sentent  en  rien  le  dévot 
juif. 

ï.  Matth.,  xii,  30;  Marc,  ix,  39;  Luc,  ix,  50;  xi,  23. 

3.  Josèplic  le  dit  rorniellenient  (AiU.,  XVIII.  m,  3),  et  il  n'y 
a  pas  de  raison  pour  supposer  ici  une  altération  dans  sou  ti  \te. 
Comp.  Jean,  vu,  35;  m,  20-21. 


VIE  DE  JESUS.  239 

fort  divers.  Il  désignait  tantôt  des  païens,  tantôt  des 
Juifs  parlant  grec  et  habitant  parmi  les  païens',  tan- 
tôt des  gens  d'crigine  païenne  convertis  au  judaïsme*. 
C'est  probablement  dans  cette  dernière  catégorie 
d'hellènes  que  Jésus  trouva  de  la  sympathie'.  L'affi- 
liation au  judaïsme  avait  beaucoup  de  degrés;  mais 
les  prosélytes  restaient  toujours  dans  un  état  d'infé- 
riorité à  l'égard  du  juif  de  naissance.  Ceux  dont  il 
s'agit  ici  étaient  appelés  «  prosélytes  de  la  porte  » 
ou  «  gens  craignant  Dieu  »,  et  assujettis  aux  pré- 
ceptes de  Noé,  non  aux  préceptes  mosaïques*.  Cette 
infériorité  même  était  sans  doute  la  cause  qui  les 
rapprochait  de  Jésus  et  leur  valait  sa  faveur. 

11  en  usait  de  même  avec  les  Samaritains.  Serrée 
comme  un  îlot  entre  les  deux  grandes  provinces  du 
judaïsme  (la  Judée  et  la  Galilée),  laSamarie  formait 
en  Palestine  une  espèce  d'enclave,  où  se  conservait 
le  vieux  culte  du  Garizim,  frère  et  rival  de  celui  de 
Jérusalem.  Cette  pauvre  secte,  qui  n'avait  ni  le  génie 

i.  Talm.  de  Jérus.,  Sola,  vu,  1. 

2.  Voir,  en  particulier,  Jean,    vu,  35;  xii,  20;  Act.,  xiv,  < 
XVII,  4;  XVIII,  4;  \\i,  'iH. 

3.  Jean,  xii,  20;  Ad.,  viii,  27. 

4.  .Miiclina,  Uaha  metsia,  ix.  M;  Tain»,  do  Bal).,  Srinh.,  36  6, 
AcL,  via,  Î7;  x,  s,  îi,  3o;  xiii,  16,  26,  43,  50;  xvi,  14;  xvii, 
4,  17;  xviii,  7;  Galal.,  ii,  3;  Jos.,  Anl.,  XIV,  vu,  8;  Lévy, 
Lpiijr.  Beitràje  zur  Ccsch.  der  Juclen,  p.  311  ei  suiv. 


ÎM  ORIGINES  DO  CHRISTIANISME. 

ni  la  savante  organisation  du  judaïsme  proprement 
dit,  était  traitée  par  les  niérosolymites  avec  une  ex- 
trême dureté'.  On  la  mettait  sur  la  même  ligne  que 
les  païens,  avec  un  degré  de  haine  de  plus*.  Jésus, 
par  une  sorte  d'opposition,  était  bien  disposé  pour 
elle.  Souvent  il  préfère  les  Samaritains  aux  Juifs  or- 
thodoxes. Si,  dans  d'autres  cas,  il  semble  défendre 
à  ses  disciples  d'aller  les  prêcher,  réservant  son 
Évangile  pour  les  Israélites  purs  ',  c'est  là  encore, 
sans  doute,  un  précepte  de  circonstance,  auquel  les 
apôtres  auront  donné  un  sens  trop  absolu.  Quelque- 
fois, en  effet,  les  Samaritams  le  recevaient  mal,  parce 
qu'ils  le  supposaient  imbu  des  préjugés  de  ses  core- 
ligionnaires*; de  la  même  façon  que  de  nos  jours 
l'Européen  libre  penseur  est  envisagé  comme  un 
ennemi  par  le  musulman,  qui  le  croit  toujours  un 
chrétien  fanatique.  Jésus  savait  se  mettre  au-dessus 
de  ces  malentendus'.  Il  eut,  à  ce  qu'il  paraît,  plu- 
sieurs disciples  à,  Sichem,  et  il  y  passa  au  moins 

4.  Eccldsiasliquc  l,  27-28;  Jean,  viii,  48;  Jos.,  Ant.,  IX, 
iiv,  3;  XI,  VIII,  6;  XII,  v,  5;  Talm.  de  Jérus.,  Aboda zara,  v,  4; 
l'esachim,  i,  1. 

2.  Mallli.,  X,  5;  Luc,  xvii,  «8.  Conip.  Talm.  de  Bab.,  Cno- 
lin,  6  a. 

3.  Malth.,  X,  5-6. 

4.  Luc,  IX,  .'S3. 
6.  Ibid..  IX.  56. 


VIE   DE   JESDS. 


dei!X  jours'.  Dans  une  circonstance,  il  ne  rtiiconlre 
de  sralilude  et  de  vraie  piété  que  chez  un  Samari- 
Vi[u\  Une  de  ses  plus  belles  paraboles  est  celle  de 
l'homme  blessé  sur  la  route  de  Jéricho.  Un  prêtre 
passe,  le  voit  et  continue  son  chemin.  Un  lévite  passe 
et  ne  s'arrête  pas.   Un  Samaritain  a   pitié  de  lui , 
s'approche ,  verse  de  l'huile  dans  ses  plaies  et  les 
bande'.  Jésus  conclut  de   là  que  la  vraie  frater- 
nité s'établit  entre  les  hommes  par  la  charité ,  non 
par  la  foi  religieuse.  Le  «  prochain  »,  qui  dans  le 
judaïsme  était  surtout  le  coreHgionnaire  *,  est  pour 
lui  l'homme  qui  a  pilié  de  son  semblable  sans  dis- 
tinction de  secte.  La  fraternité  humaine  dans  le  sens 
le  plus  large  sortait  à  pleins  bords  de  tous  ses  ensei- 
gnements. 

Ces  pensées,  qui  assiégeaient  Jésus  h  sa  sortie  de 
Jérusalem,  trouvèrent  leur  vive  expression  dans  une 

4.  Jean,  iv,  39-43.  Ce  qui  laisse  planer  quelque  doute  sur  lout 
ceci  c'est  que  Lucetl'auleurdu  quatriùmo  Évangile,  qui  tous  deux 
sont  anlijudaisanls  et  aspirent  à  montrer  que  Jésus  fut  favorable 
aux  païens,  parlent  seuls  do  ces  rapports  do  Jésus  avec  les  Sama- 
ritains, et  sont  en  conlnidiction  sur  ce  point  avec  Mallbieu  (x,  B) 

J.  Luc,  XVII,  16et  suiv. 

3.  /*«W.,x,  30  et  suiv. 

4.  Le  passaRO  Ldvit.,  xix,  18,  33  et  suiv.,  est  d'un  sentiment 
bien  plus  large;  mais  le  cercle  de  la  fraternilé  juive  sélail  rossorro 
de  plus  en  plus.  Voir  le  diclionnairo  Aruch,  au  mot  n":  p- 

t« 


242  ORIGINES  DU   CHUISTIaNISME. 

anecdote  qui  a  été  conservée  sur  son  retour'.  La 
route  de  Jérusalem  en  Galilée  passe  à  une  demi- 
heure  de  Sichem*,  devant  l'ouverture  de  la  vallée 
dominée  par  les  monts  Ébal  et  Garizim.  Cette  route 
était  en  général  évitée  par  les  pèlerins  juifs,  qui  ai- 
maient mieux  dans  leurs  voyages  faire  le  long  détour 
de  la  Pérée  que  de  s'exposer  aux  avanies  des  Sama- 
ritains ou  de  leur  demander  quelque  chose.  Il  était 
défendu  de  manger  et  de  boire  avec  eux';  c'était  un 
axiome  de  certains  casuistes  qu'  «  un  morceau  de 
pain  des  Samaritains  est  de  la  chair  de  porc*.  » 
Quand  on  suivait  cette  route,  on  faisait  donc  ses  pro- 
visions d'avance;  encore  évitait-on  rarement  les  rixes 
et  les  mauvais  traitements'.  Jésus  ne  partageait  ni 
ces  scrupules  ni  ces  craintes.  Arrivé, dans  la  route, 
au  point  où  s'ouvre  sur  la  gauche  la  vallée  de  Si- 
chem,  il  se  trouva  fatigué,  et  s'arrêta  près  d'un  puits. 
Les  Samaritains  avaient,  alors  comme  aujourd'hui, 
l'habitude  de  donner  à  tous  les  endroits  de  leur  val- 
lée des  noms  tirés  des  souvenirs  patriarcaux;  il?  ap- 

4.  Jean,  iv,  4  et  suiv. 

2.  Aujourd'hui  Naplouso.  Que  2uxâp  soit  Sicliem,  c'est  ce.  qui 
rcsuito  de  Jean  iv,  5,  comparé  à  Genèse,  xxxiii,  19;  xlviii,  iî, 
et  à  Josué,  xxiv,32. 

3.  Luc,  Ht,  53;  Jean,  iv,  9. 

é.  Mischna,  ScfifibiU,  viii,  10,  répété  ailleurs  dans  te  Tiilmuà. 
6.  JdS.,  Ant.,  XX,  V,  <  ;  C.  J.,  II,  xn,  3;  Vila.  r.2. 


VIE  DE  lÊSOa  243 

pelaient  ce  puits  «  le  puits  de  Jacob  »  ;  c'était  pro- 
bablement celui-là  même  qui  s'appelle  encore  main- 
tenant Bir-Iakoub.  Les  disciples  entrèrent  dans  la 
vallée  et  allèrent  à  la  ville  acheter  des  provisions; 
Jésus  s'assit  sur  le  bord  du  puits,  ayant  en  face  de 
lui  le  Garizim. 

Il  était  environ  midi.  Une  femme  de  Sichem  vint 
puiser  de  l'eau.  Jésus  lui  demanda  à  boire,  ce  qui 
excita  chez  cette  femme  un  grand  étonnement,  les 
Juifs  s'intcrdisant  d'ordinaire  tout  commerce  avec  les 
Samaritains.  Gagnée  par  l'entretien  de  Jésus,  la 
femme  reconnut  en  lui  un  prophète,  et,  s'attendant 
à  des  reproches  sur  son  culte,  elle  prit  les  devants  : 
a  Seigneur,  dit-elle,  nos  p&res  ont  adoré  sur  cette 
montagne,  tandis  que,  vous  autres,  vous  dites  que 
c'est  h.  Jérusalem  qu'il  faut  adorer.  —  Femme,  crois- 
moi,  lui  répondit  Jésus,  l'heure  est  venue  où  l'on 
n'adorera  plus  ni  sur  cette  montagne  ni  à  Jérusalem, 
mais  où  les  vrais  adorateurs  adoreront  le  Père  en 
esprit  et  en  vérité  * .  » 

t.  Jean  iv,  21-23.  Il  no  faut  pas  trop  insister  sur  la  rëalité  his- 
toriquR  d'une  Icllc  conversation,  puisque  Jésus  ou  son  interlocu- 
trice auraient  seuls  pu  la  raconter.  Mais  l'anecdote  du  chapitre  iv 
do  Jean  rcprésontc  certainement  une  des  pensées  les  plus  intime» 
do  Jésus,  et  la  plupart  des  circonstances  du  récit  ont  un  cachet 
rappantdo  vérité.  Le  v.  22,  qui  exprime  une  pensée  opposée  à 


2i4  ORIGINES    DU   CHRISTIANISME. 

Le  jour  où  il  prononça  cette  parole,  il  fut  vrai- 
ment fils  de  Dieu.  Il  dit  pour  la  première  fois  le  mol 
sur  lequel  reposera  l'édifice  de  la  religion  éternelle. 
Il  fonda  le  cuite  pur,  sans  date,  sans  patrie,  celui 
que  pratiqueront  toutes  les  âmes  élevées  jusqu'à  la 
fin  des  temps.  Non-seulement  sa  religion,  ce  jour-là, 
fut  la  bonne  religion  de  l'humanité ,  ce  fut  la  reli- 
gion absolue;  et  si  d'autres  planètes  ont  des  habitants 
doués  de  raison  et  de  moralité,  leur  religion  ne  peut 
être  difl'érente  de  (elle  que  Jésus  a  proclamée  près 
du  puits  de  Jacob.  L'homme  n'a  pu  s'y  tenir;  car  on 
n'atteint  l'idéal  qu'un  moment.  Le  mot  de  Jésus  a 
été  un  éclair  dans  une  nuit  obscure;  il  a  fallu  dix- 
huit  cents  ans  pour  que  les  yeux  de  l'humanité  (que 
dis-je  !  d'une  portion  infiniment  petite  de  l'humanité) 
s'y  soient  habitués.  Mais  l'éclair  deviendra  le  plein 
jour,  et,  après  avoir  parcouru  tous  les  cercles  d'er- 
reurs, l'humanité  reviendra  à  ce  mot-là,  comme  à 
l'expression  immortelle  de  sa  foi  et  de  ses  espé- 
rances. 

celle  des  versets  21  et  23,  paraît  uiio  gauctie  addition  de  l'éviingé- 
liste  effrayé  de  la  liardiesse  du  mot  qu'il  rapporte.  Cette  circon- 
stance, ainsi  que  la  faiblesse  de  tout  le  re.sle  du  morceau,  no  con- 
lril)ue  pas  peu  à  faire  penser  uuo  le  mot  des  versets  H  a'  23  est 
bien  do  Jésus. 


CHAPITRE   XV. 


COMMENCEMENT    DE    LA    LÉGENDE    DE    JÉST». 
■IDÉE   QD'IL    à    LOI-UéME    DE    SON    RÔLE    SURNATDKti 


Jésus  rentra  en  Galilée  ayant  complètement  perdu 
sa  foi  juive,  et  en  pleine  ardeur  révolutionnaire.  Ses 
idées  maintenant  s'expriment  avec  une  netteté  par- 
faite. Les  innocents  aphorismes  de  son  premier  âge 
prophétique,  en  partie  empruntes  aux  rabbis  anté- 
rieurs, les  belles  prédications  morales  de  sa  seconde 
période  aboutissent  à  une  politique  décidée.  La  Lo 
sera  abolie;  c'est  lui  qui  l'abolira'.  Le  Messie  est 

1.  Let  hMtations  des  disciples  immédiats  de  Ji^sus,  dont  une 
fraction  considérable  resta  attachée  au  judaïsme,  soulevèrent  contre 
cette  interpréiation  de  graves  difficult.'s.  Mais  le  procès  de  Jésus 
oe  laisse  placf  à  aucun  doute.  Nous  verrons  qu'il  fut  traité  par  le 
saiihédno  comm-'  •  ^éducteur  ».  Le  Taimud  donne  la  procédure 
«uivie  contre  lui  comme  un  eiemplt»  d--  cel  e  lu'on  doit  ninvre 
contre  les  «  sédiuHeurs  »,  qui  cherrheni  k  renvi-raei  la  loi  dp    MnTiiB. 

Talin.   de  Jériii  ,  Sanhednn,  xit,   16;   Pal  m.  de    Bat).,  ^(tn/iedrm, 

i3  a,  67  a).  Comp.  Àcl.,  ti,  43-14. 


246  ORUGINES  DU   CHRISTIANISME. 

venu;  c'est  lui  qui  l'est  *.  Le  royaume  de  Dieu  va 
bientôt  se  révéler;  c'est  par  lui  qu'il  se  révélera.  Il 
sait  bien  qu'il  sera  victime  de  sa  hardiesse;  mais  le 
royaume  de  Dieu'ne  peut  être  conquis  sans  violence; 
c'est  par  des  crises  et  des  déchirements  qu'il  doit 
s'établir*.  Le  Fils  de  l'homme,  après  sa  mort,  vien- 
dra avec  gloire ,  accompagné  de  légions  d'anges ,  et 
ceux  qui  l'auront  repoussé  seront  confondus. 

L'audace  d'une  telle  conception  ne  doit  pas  nous 
surprendre.  Jésus  s'envisageait  depuis  longtemps 
avec  Dieu  sur  le  pied  d'un  fils  avec  son  père.  Ce 
qui  chez  d'autres  serait  un  orgueil  insupportable  ne 
doit  pas  chez  lui  être  traité  d'attentat. 

Le  titre  de  «  fils  de  David  »  fut  le  premier  qu'il 
accepta  * ,  probablement  sans  tremper  dans  les 
fraudes  innocentes  par  lesquelles  on  chercha  à  le  lui 
assurer.  La  famille  de  David  était,  à  ce  qu'il  semble, 
éteinte  depuis  longtemps'  ;  ni  les  Asmonéens,  d'ori- 

1.  Le  progrès  des  affirmations  de  Jésus  à  cet  égard  se  voit  bien, 
si  l'on  compare  Matth.,  xvi,  13  et  suiv.;  Marc,  i,  24,  2^,  3V;  viu, 
27  et  suiv.,  xiv,  61  ;  Luc,  ix,  18  et  suiv. 

S.  Matth.,  XI,  12. 

3.  Rom.,  I,  3;  Apec,  v,  5;  xxii,  16. 

4.  1!  est  vrai  que  certains  docteurs,  tels  que  Ilillel,  Gamalicl,  sont 
donnés  comme  étant  do  la  race  do  David.  Mais  ce  sont  là  des  ailé- 
gatioas  très -douteuses.  Cf.  Taira,  de  Jor.,  TaanUh,  iv,  t.  Si  la 
famille  de  David  formait  encore  un  groupe  distinct  et  ayant  de  la 


VIE  DE  JESDS.  ÎM 

gine  sacerdotale,  ni  Hérode,  ni  les  Romains  ne  son- 
gent un  moment  qu'il  existe  autour  d'eux  un  repré- 
sentant quelconque  des  droits  de  l'antique  dynastie. 
Mais,  depuis  la  fm  des  Asmoncens ,  le  rêve  d'un 
descendant  inconnu  des  anciens  rois,  qui  venge- 
rait la  nation  de  ses  ennemis ,  travaillait  toutes  los 
têtes.  La  croyance  universelle  était  que  le  :\Iessie 
serait  fils  de  David  * ,  et  naîtrait  comme  lui  à  Beth- 
léhcm*.  Le  sentiment  premier  de  Jésus  n'était  pas 
précisément  cela.  Son  règne  céleste  n'avait  rien  de 
commun  avec  le  souvenir  de  David,  qui  préoccu- 
pait la  masse  des  Juifs.  Il  se  croyait  fils  de  Dieu , 
et  non  pas  fils  de  David.  Son  royaume  et  la  déli- 
vrance qu'il  méditait  étaient  d'un  tout  autre  ordre. 
Mais  l'opinion  ici  lui  fit  une  sorte  de  violence.  La 

notoriété,  comment  se  fait-il  qu'on  ne  la  voie  jamais  figurer  à  cô!é 
des  Sadokitcs,  des  Boëthuses,  des  Asmonéens,  des  Hérodes,  dans 
|(.-s  grandes  luttes  du  temps?  Ilégésippe  et  Eusèbe,  //.  Ë.,  III,  19 
et  20,  n'olTnnt  qu'un  écho  de  la  tradition  chrétienne. 

4.  Mallh.,  XXII,  42;  Marc,  xii,  35;  Luc,  i,  38;  Acl.,  ii,  29  et 
suiv.;  IV'  livre  d'Ksdr.is,  xii,  32  (dans  les  versions  syriaque,  arabe, 
éthiopienne  et  arménienne).  Ben  David,  dans  le  Talmud,  dé.'^igne 
fréquemment  le  Mo-:ic.  Voir,  par  exemple,  Talm.  de  Bab.,  Sanhé- 
drin ,  97  a. 

ï.  MaUh.,  Il,  5-6;  Jean,  vu,  4«-42.  On  se  tondait,  assez  arbi- 
trairement, sur  le  passage,  peut-être  altéré,  do  Micn^s  v,  1 .  Comp. 
loTargum  de  Jonathan.  I..,<  texte  licbreu  priiniiif  portait  probable- 
mont  [ieth-Ephrala 


ÎM  ORIGINES  DU    CHRISTIANISME. 

conséquence  immédiate  de  cette  proposilion:  «Jésus 
est  le  Messie»,  était  cette  autre  proposition:  «Jésus 
est  fils  de  David  ».  Il  se  laissa  donner  un  titre  sans 
lequel  il  ne  pouvait  espérer  aucun  succès.  Il  finit, 
ce  semble,  par  y  prendre  plaisir,  c;ii'  il  faisait  de  la 
meilleure  grâce  les  miracles  qu'on  lui  demandait  en 
l'interpellant  de  la  sorte'.  En  ceci,  comme  dans  plu- 
sieurs autres  circonstances  de  sa  vie,  Jésus  se  plia  aux 
idées  qui  avaient  cours  de  son  temps ,  bien  qu'elles 
ne  fussent  pas  précisément  les  siennes.  Il  associait  à 
son  dogme  du  «  royaume  de  Dieu  »,  tout  ce  qui 
échauffait  les  cœurs  et  les  imaginations.  C'est  ainsi 
que  nous  l'avons  vu  adopter  le  baptême  d",  Jean , 
qui  pourtant  ne  devait  pas  lui  importer  beaucoup. 

Une  grave  difficulté  se  présentait  :  c'était  sa  nais- 
sance à  Nazareth ,  qui  était  de  notoriété  publique. 
On  ne  sait  si  Jésus  lutta  contre  cette  objection.  Peut- 
être  ne  se  prcsenta-t-elle  pas  en  Galilée ,  où  l'idée 
que  le  fils  do  David  devait  être  un  Bethléhémilc  était 
moins  répandue.  Pour  le  Galiléen  idéaliste,  d'ailleurs, 
le  titre  de  «  lils  de  David  »  était  suffisamment  jus- 
tifié ,  si  celui  à,  qui  on  le  décernait  relevait  la  gloire 
•de  83  race  et  ramenait  les  beaux  jours  d'Israël. 
Aulorisa-t-il  par  son  silence  les  généalogies  fictives 

I.  Mallli.,  IX,  27;  xii,  23;  xv,  22  ;  xx,  30-31;  Marc.,  x,  47,52; 
Luc,  xviii,  38. 


VIE  DE  JESLS.  549 

cjiie  ses  partisans  imaginèrent  pour  prouver  sa  des- 
cendance royale'?  Sut-il  quelque  chose  des  légendes 
inveiilces  pour  le  faire  naître  à  Bethléhem  ',  et  en 
particulier  du  tour  par  lequel  on  rattacha  son  origine 
betliléliémite  au  recensement  qui  eut  lieu  par  l'ordre 
du  légat  impérial  Quirinius'?  On  l'ignore.  L'inexac- 
titude et  les  contradictions  des  généalogies  *  por- 
tent à  croire  qu'elles  furent  le  résultat  d'un  travail 
populaire  s'opérant  sur  divers  points,  et  qu'aucune 
d'elles  ne  fut  sanctionnée  par  Jésus  ^  Jamais  il  ne  se 
désigne  de  sa  propre  bouche  comme  fils  de  David. 
Ses  disciples,  bien  moins  éclairés  que  lui,  enchéris- 
saient parfois  sur  ce   qu'il  disait  de  lui-même;   le 

4.  Mallh.,  I,  1  cl  suiv.;  Luc,  iii,  23  et  suiv. 

2.  Il  est  remarquable,  du  reste,  qu'il  y  avait  un  Ortlil/'hem  à 
trois  ou  quatre  lieues  de  Nazareth.  Josuc,  xix,  4o;  c;irle  de  Van 
de  Velde. 

3.  M.ittli.,  Il,  <  et  suiv.;  Luc,  ii,  1  et  suiv, 

4.  Les  deux  généalogies  sont  tout  à  fait  discordantes  entre 
elles  et  peu  conformes  aux  listes  de  l'Ancien  Test;iment.  Le  récit 
de  Luc  sur  le  recensement  de  Quirinius  implique  un  anacliro- 
nisme.  Voir  ci-dessus,  p.  20,  21,  note.  Il  est  naturel,  du  reste, 
que  la  lé^'ende  se  soil  emparée  de  cette  cirronstance  Les  recen- 
sements frappaient  beaucoup  les  Juifs,  bouleversaient  leurs  ideeJ 
élruiles,  et  l'on  s'en  souvenait  lon!;temps.  VA.  Acl.,  v,  3;. 

5.  iules  Africain  vdans  Ivujsèlie,  //.  E.,  I.  7)  suppose  que  ce 
furent  les  p'  rcnts  de  Jésus  qui,  réfugies  en  Batanee,  ess^iyerent 
de  recomposer  les  généalogies. 


250  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

plus  souvpr^.t  i!  n'avait  pas  connaissance  de  ces  exa- 
gérations. Ajoutons  que.  durant  les  trois  premiers 
siècles,  des  fractions  considérables  du  christianisme' 
nièrent  obstinément  la  d'ascendance  royale  de  Jésus 
et  l'authenticité  des  généalogies. 

Sa  légende  était  ainsi  le  fruit  d'une  grande  con- 
spiration toute  spontanée,  et  s'élaborait  autour  de  lui 
de  son  vivant.  Aucun  grand  événement  de  l'histoire 
ne  s'est  passé  sans  donner  lieu  k  un  cycle  de  fables, 
et  Jésus  n'eût  pu,  quand  il  l'eût  voulu,  arrêter  ces 
créations  populaires.  Peut-être  un  œil  sagace  eût-il 
su  reconnaître  dès  lors  le  germe  des  récits  qui  de- 
vaient lui  attribuer  une  naissance  surnaturelle  ',  soit 
en  vertu  de  cette  idée,  fort  répandue  dans  l'antiquité, 
que  l'homme  hors  ligne  ne  peut  être  né  des  relations 
ordinaires  des  deux  sexes  ;  soit  pour  répondre  k  un 
chapitre  mal  entendu  d'Isaïe  ',  où  l'on  croyait  lire 


4.  Les  ëbionim,  les  «  hébreux  »,  les  «  nazaréens  »,  Talien,  Mar- 
cion.  Cf.  Épipli.,  Adv.  hœr.,  xxix,  9  ;  xxx,  3,  14;  xlvi,  4  ;  Tlico- 
doret,  llœrel.  fab.,  I,  20;  Isidoro  do  Péluse,  Epixt.,  I,  371,  ad 
l'ansopliiura. 

2.  Mallh.,  I,  18  et  suiv.;  Luc,  i,  Î6  et  suiv.  Ce  ne  fui  certaine- 
ment pas  là  au  1"  siècle  un  dogme  universel,  puisque  Jésus  est 
appelé  sang  réserve  «  fils  de  Joscpli  »,  et  que  les  dttux  gënéalo- 
pies  destinées  à  le  ratl^iciier  h  la  lignée  de  David  sont  des  généa- 
logies do  Jose|)h.  Conip.  Gai.,  iv,  4;  Kom.,  i,  3. 

3.  Ib.,  VII,  1A.  Comp.  Matlh.,  i,  22-Î3. 


VIE   DE  JÉSDS.  251 

que  le  Messie  naîtrait  d'une  vierge  ;  soit  enfin  par 
suite  de  l'idée  que  le  «  soudle  de  Dieu  »  ,  érigé  en 
hypostase  divine,  est  un  principe  de  fécondité'.  Déjà 
peut-être  courait  sur  l'enfance  de  Jésus  plus  d'une 
anecdote  conçue  en  vue  de  montrer  dans  sa  biogra- 
phie l'accomplissement  de  l'idéal  messianique',  ou, 
pour  mieux  dire,  des  prophéties  que  l'exégèse  allé- 
gorique du  temps  rapportait  au  Messie.  Une  idée 
généralement  admise  était  que  le  Messie  serait  an- 
noncé par  une  étoile  ' ,  que  des  messagers  des  peu- 
ples lointains  viendraient  dès  sa  naissance  lui  rendre 
hommage  et  lui  apporter  des  présents*.  On  supposa 
que  l'oracle  fut  accompli  par  de  prétendus  astrologues 
chaldéens  qui  seraient  venus  vers  ce  temps-là  à  Jéru- 
salem '.  D'autres  fois,  on  lui  créait  dès  le  berceau 
des  relations  avec  les  hommes  célèbres ,  Jean-Bap- 
tiste ,  Hérode  le  Grand ,  deux  vieillards .  Siméon  et 
Aime,  qui  avaient  laissé  des  souvenirs  de  haute  sain- 

1 .  Gonùse,  i ,  2.  Pour  l'idée  analogue  chez  les  Égyptiens,  voir 
Hcrodoto,  III,  28;  Pomp.  Mêla,  I,  9;  Plutarque,  Qicœst.  symp., 
VIII,  1 ,  3;  De  Isid.  et  Osir.,  43  ;  MarieUo,  Mdm.  sur  la  mère 
d'Apis  (Paris,  1856). 

t.  .MaUh.,  I,  15,  ti  ;  Is.,  vu,  14  et  suiv. 

3.  Tcslain.  des  douze  pair.,  Lovi,  18.  Lo  nom  do  Darkokah 
Hupposo  celte  croyance.  Talm.  de  Jérus.,  Taanilh,  iv,  8.  On  s'-ip- 
puyail  sur  \omhres,  xxvii,  17. 

4.  Is.,  LX,  3;  l'.s.  Lxxii,  1U. 
6.  Malth.,  Il,  1  ot  suiv. 


Î52  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

teté  '.  Une  chronologie  assez  lâche  présidait  à  ces 
combinaisons ,  fondées  pour  la  plupart  sur  des  faits 
réels  travestis'.  Alais  un  singulier  esprit  de  douceur 
et  de  bonté,  un  sentiment  profondément  populaire, 
pénétraient  toutes  ces  fables,  et  en  faisaient  un  sup- 
plément de  la  prédication'.  C'est  surtout  après  la 
mort  de  Jésus  que  de  tels  récits  prirent  de  grands  dé- 
veloppements ;  on  peut  croire  cependant  qu'ils  circu- 
laient déjJi  de  son  vivant,  sans  rencontrer  autre  chose 
qu'une  pieuse  crédulité  et  une  naïve  admiration. 

Que  jamais  Jésus  n'ait  songé  à  se  faire  passer  pour 
une  incarnation  de  Dieu  lui-même,  c'est  ce  dont  on 
ne  saurait  douter.  Une  telle  idée  était  profondément 
étrangère  à  l'esprit  juif;  il  n'y  en  a  nulle  trace 
dans  les  Évangiles  synoptiques  *  ;  on  ne  la  trouve 
indiquée  que  dans  les  parties  du  quatrième  Évan- 
gile qui  peuvent  le  moins  être  acceptées  comme  un 
écho  de  la  pensée  de  Jésus.  Parfois  Jésus  semble 
prendre  des  précautions   pour   repousser  une  telle 

1.  Luc,  II,  23  et  suiv.  (faible  autortto). 

2.  Ainsi  la  légendp  du  massacre  des  Innocents  se  rapporte  pro- 
baliiement  à  quelque  cruauté  exercée  par  llerode  du  côté  de  Belh- 
léliom   Comp.  Jos.,  Ant.,  XIV,  ix,  4;  fl.  J,,  I,  xxxiii,  6. 

3.  Maith.,  I  et  II;  Luc,  i  et  ii;  S.  Justin,  IHat.  cum  Tryph.,  78, 
106;  Prolévang.  de  Jacques  (apocr  ),  t.  et  suiv. 

4.  Certains  passages,  coimne  Acl.,  ii,  22,  l'exilucnl  formelle- 
ment. 


VIE   DE   JESDS.  S53 

doctrine'.  L'accusation  de  se  faire  Dieu  ou  l'égal  de 
Dieu  est  [)réscntée,  même  dans  le  quatrième  Evangile, 
comme  une  calomnie  des  Juifs  V    Dans  ce  dernier 
Évangile,  Jésus  se  déclare  moindre  que  son  Père  '. 
Ailleurs,  il  avoue  que   le  Père  ne  lui  a  pas  tout 
révélé*.  Il  se  croit  plus  qu'un   homme  ordinaire, 
mais  séparé  de  Dieu  par  une  distance  infinie.  Il  est 
fils  de  Dieu  ;  mais  tous  les  hommes  le  sont  ou  peuvent 
le  devenir  à  des  degrés  divers'.  Tous,  chaque  jour, 
doivent  appeler  Dieu  leur  père;  tous  les  ressuscites 
seront  fils  de  Dieu'.  La  filiation  divine  était  attribuée, 
dans  l'Ancien  Testament,  à  des  êtres  qu'on  ne  préten- 
dait nullement  égaler  à  Dieu'.  Le  mot  «  fils  »  a.  dans 
les  langues  sémitiques  et  dans  la  langue  du  Nouveau 

1.  Maith.,  IV,  10;  vu,  21,  22,  xix,  17  ;  Marc,  i,  44;  m,  12;  x, 
a,  18.  Luc,  xviii,  49. 

2.  Jean,  v,  18  et  suiv.;  x,  33  el  suiv. 

3.  Jean,  xiv,  28. 
4    Mure,  XIII,  33. 

5.  MaLih.,  V,  9,  45  ;  I,uc,  m,  38;  vi,  35;  xx,  36;  Jean,  i,  12- 
43;  X,  34-33.  Comp.  Ad.,  xvii,  28-29;  Kom.,  viii,  14-17,  19,  21 
13;  IX,  26;  Il  Cor,  vi,  18;  Galat.,  m,  26  ;  iv,  1  el  suiv.;  Pliil. 
Il,  15;  épIlrorleHarnabé,  14  (p  10.  niliicnfold.  d'après  le  Cofirx 
Sinaïticus),  el,  dans  l'Ancien  Teslameni,  DouUJr.,  xiv,  *,  el  sur- 
tout Sapesse,  II,  13,  18. 

6.  Luc.  XX,  36. 

7.  Gen.,  vi.  2;  Job,  i,  6,    ii,  1  ,   xxviii,  7;  Ps.   ii,  7  ;  lxxxii. 
6;  Il  Sam.,  vu,  14. 


!54  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME, 

Testament,  les  sens  figurés  les  plus  larges  ' .  D'ailleurs, 
l'idée  que  Jésus  se  fait  de  l'homme  n'est  pas  cette 
idée  humble,  qu'un  froid  déisme  a  introduite.  Dans 
sa  poétique  conception  de  la  nature,  un  seul  souffle 
pénètre  l'univers:  le  souffle  de  l'homme  est  celui  de 
Dieu  ;  Dieu  habite  en  l'homme,  vit  par  l'homme,  de 
même  que  l'homme  habite  en  Dieu,  vit  par  Dieu'. 
L'idéalisme  transcendant  de  Jésus  ne  lui  permit 
jamais  d'avoir  une  notion  claire  de  sa  propre  per- 
sonnalité. Il  est  son  Père,  son  Père  est  lui.  Il  vit 
dans  ses  disciples;  il  est  partout  avec  eux';  ses 
disciples  sont  un,  comme  lui  et  son  Père  sont  un*. 
L'idée  pour  lui  est  tout;  le  corps,  qui  fait  la  dis- 
tinction dos  personnes,  n'est  rien. 
Le  titre  de  «  Fils  de  Dieu  »,  ou  simplement  de 

4.  LeCIs  du  diable  (\rallti.,  xiii,  38;  Ad.,  xiii,  10);  les  fils  de 
ce  monde  (Alarc,  m,  17;  Luc,  xvi,  8;  xx,  34);  les  fils  do  la 
lumière  (Luc,  xvi,  8;  Jean,  xii,  36);  les  Cls  de  la  résurrection 
(Luc,  XX,  36)  ;  les  fils  du  royaume  (iMatth.,  viii,  12;  xiii,  38);  les 
Cls  de  répoux  (Matlh.,  ix,  1o;  Marc,  ii,  19;  Luc,  v,  34)  ;  les  fils  de 
la  î;élienno  (Malth.,  xxiii,  15);  les  fils  de  la  paix  (Luc,  x,  6),  etc. 
Hap|ir^lons  que  le  Jupiter  du  paganisme  est  rco-nlip  ovîpwv  te  6iwv  t». 

2.  Comp.  Ad.,  XVII,  28. 

3.  Matlli.,  xviii,  20;  xxviii,  20. 

4.  Jean,  x,  30;  xvii,  21.  Voir  en  jjônéral  les  derniers  discourî 
rapportés  par  le  qualrii>me  Évatiijile,  surtout  le  ch.  xvii,  qui  ex- 
priment bien  un  cuti  de  l'état  psycholopique  de  JésuB,  quoiqu'on 
ne  puisse  les  envisager  comme  de  vrais  documents  bistoriquos. 


VIE  DE  JÉSUS.  255 

<i  Fils  n\  devint  ainsi  pour  Jésus  un  titre  analogue  h 
«  Fils  de  riiomme  »  et,  comme  celui-ci,  synonyme 
de  «  Messie  »,  à  la  seule  dilTérence  qu'il  s'appelait 
lui-même  «  Fils  de  l'homme  »  et  qu'il  ne  semble  pas 
avoir  fait  le  même  usage  du  mot  «  Fils  de  Dieu*  ». 
Le  titre  de  Fils  de  l'homme  exprimait  sa  (jualité  de 
juge;  celui  de  Fils  de  Dieu,  sa  participation  aux  des- 
seins suprèires  et  sa  puissance.  Cette  puissance  n'a 
pas  de  limites.  Son  Père  lui  a  donné  tout  pouvoir.  Il 
a  le  droit  de  changer  même  le  sabbat'.  Nul  ne 
connaît  le  Père  que  par  lui*.  Le  Père  lui  a  transmis 
le  droit  de  juger'.  La  nature  lui  obéit;  mais  elle 
obéit  aussi  à  quiconque  croit  et  prie;  la  foi  peut 
tout*.  Il  faut  se  rappeler  que  nulle  idée  des  lois  de 
la  nature  ne  venait,  dans  son  esprit,  ni  dans  celui 
de  ses  auditeurs,  marquer  la  limite  de  l'impossible. 

i.  Les  passages  à  l'appui  de  cela  sont  trop  nombreux  pour  i^lre 
cites  ici. 

2.  C'est  seulement  dans  le  quatrième  Évangile  que  Jésus  se  sort 
de  t'expression  de  «  Fils  de  Dieu  »  ou  de  «  Fils»  comme  synonyme 
du  pronom  ye.  Matth.,  xi,  27;  xxviii,  19;  JFarc,  xiii,  32;  Luc,  x, 
22,  n'offrent  que  des  emplois  indirects.  D'ailleurs,  Malth.,  xi,  27, 
et  LV(C,  x,iî,  rcpréscnlent  dans  le  système  synoptique  une  tardive 
interralation ,  conforme  au  type  des  discours  johanniqucs. 

3.  Matth.,  XII,  8;  Luc,  vi,  5. 

4.  Matth,  XI,  27;  xxviu.  18;  Luc,  x,  22. 
6.  Jean,  v,  ii. 

6.  Matth.,  XVII,  18-19,  Luc,  ivii,  G. 


Î36  ORIGINES    DU    CHRISTIANISME. 

Les  tômoins  de  ses  miracles  remercient  Dieu  «  d'avoir 
donne  de  tels  pouvoirs  aux  hommes  '  » .  Il  remet 
les  péchés';  il  est  supérieur  h  David,  h  Abraham, 
à  Salomon,  aux  prophètes'.  Nous  ne  savons  sous 
quelle  forme  ni  dans  quelle  mesure  ces  alTirmations 
se  produisaient.  Jésus  ne  doit  pas  être  jugé  sur  la 
règle  de  nos  petites  convenances.  L'admiration  de 
ses  disciples  le  débordait  et  l'entraînait.  Il  est  évident 
que  le  titre  de  rabbi,  dont  il  s'était  d'abord  contenté, 
ne  lui  suffisait  plus;  le  titre  même  de  prophète  ou 
d'envoyé  de  Dieu  ne  répondait  plus  à  sa  pensée.  La 
position  qu'il  s'attribuait  était  celle  d'un  être  sur- 
humain, et  il  voulait  qu'on  le  regardât  comme  ayant 
avec  Dieu  un  rapport  plus  élevé  que  celui  des  autres 
hommes.  Mais  il  faut  remarquer  que  ces  mots  de 
(1  surhumain  »  et  de  «  surnaturel  »,  empruntés  h  notre 
théologie  mesquine,  n'avaient  pas  de  sens  dans  la 
haute  conscience  religieuse  de  Jésus.  Pour  lui,  la  na- 
ture et  le  développement  de  l'humanité  n'étaient  pas 
des  règnes  limités  hors  de  Dieu,  de  chétives  réalités, 
assujetties  à  des  lois    d'une   rigueur  désespérante. 


<.  Mu'itli.,  IX,  8. 

2.  MaUli.,  IX,  2  et  suiv.;  Marr,  ii,  5  ot  suiv.;  Luc,  v,  20;  vu, 
47-48. 

3.  Matlli,,  Ml,  41   4? ,  \xii,  43  et  suiv.;  .Marc,  xii,  G;  Jtwn,  viii, 
S6  et  suiv. 


VIE  DE  JÉSUS.  "' 

{\  n'y  avait  pas  pour  lui  de  surnaturel,  car  il  n'y 
avait  pas  de  nature.  Ivre  de  l'amour  infini,  il  oubliait 
la  lourde  chaîne  qui  tient  l'esprit  captif;  il  fran- 
chissait d'un  bond  l'abîme,  infranchissable  pour  la 
plupart,  que  la  médiocrité  des  facultés  humaines 
trace  entre  l'homme  et  Dieu. 

On  ne  saurait  méconnaître  dans  ces  affirmations 
de  Jésus  le  germe  de  la  doctrine  qui  devait  plus  tard 
faire  de  lui  une  hypostase  divine  ',  en  l'identifiant 
avec  le  Verbe,  ou  «  Dieu  second*  »,  ou  fils  aîné  de 
Dieu',  ou  Ange  mélalrône\  que  la  théologie  juive 
créait  d'un  autre  côté».  Une  sorte  de  besoin  amenait 

1.  Voir  surtout  Jean,  xiv  ot  suiv. 

S    Philon,  cité  dans  Eusèbe,  Prœp.  evang.,  VII,  13. 

3  Philon,  ne  migr.  Abmham,  §  1  ;  Quod  Dev^  immuL,  §  6; 
De  confus  ling.,  §§  Uct  28:  D«  profugis,  §  20;  De  somnus.  I, 
§  37;  De  agric.  Noë.  §  12;  Quis  rcrim  divin,  hœres,  §  2o  et 
suiv.,  48  et  suiv.,  etc. 

4  Me.i9povoc,  C'est-à-dire  partageant  le  tronc  do  Dieu;  sorte  de 
sccréU.ire  divin ,  tenant  le  registre  dos  mérites  et  des  démentes  : 
ncreschith  rahha.  v,  6  c;  Talm.  do  Bab.,  Sanhédr..  38  b;  Cha- 
giga  15  a;  Targura  de  Jonathan,  Gen.,  v,  24. 

5  Velto  théorie  du  Adfo;  ne  renferme  pas  d'éléments  grecs.  Les 
rapprochomenl.  qu'on  en  a  faits  avec  \'Uonover  des  Parsis  sont 
aussi  sans  fondemnnt.  I.e  mnokinred  ou  «  Intelligence  d.v.na  . 
a  bien  de  l'analogie  avec  le  A-.-,;;  juif.  (Voir  les  fragment  du  l.vro 
intitulé  .Vinokhired  dans  Spiegoi,  Par>i-Gramr,u,tik ,  p.  iei-16î.) 
Mais  le  développement  qu'a  pris  la  doctrine  du  .Vinokhircd  chei 
lo»  Pwsis  est  moderne  et  peut  impliquer  une  inauenco  élran- 

17 


2J8  ORIGINES  DC   CHRISTIANISME. 

cette  théologie ,  pour  corriger  l'extrême  rigue'ir  du 
vieux  monothéisme ,  à  placer  auprès  de  Dieu  un 
assesseur,  auquel  le  Père  étemel  est  censé  déléguer 
le  gouvernement  de  l'univers.  La  croyance  que  cer- 
tains hommes  sont  des  incarnations  de  facultés  ou  de 
«  puissances  »  divines  commençait  à  se  répandre  ; 
les  Samaritains  possédaient  vers  le  même  temps  un 
thaumaturge  qu'on  identifiait  avec  «  la  grande  vertu 
de  Dieu  '  » .  Depuis  près  de  deux  siècles ,  les  esprits 
spéculatifs  du  judaïsme  se  laissaient  aller  au  pen- 
chant de  faire  des  personnes  distinctes  avec  les  attri- 
buts divins  ou  avec  certaines  expressions  qu'on  rap- 
portait à  la  divinité.  Ainsi  le  «  Souffle  de  Dieu  »,  dont 
il  est  souvent  question  dans  l'Ancien  Testament ,  est 
considéré  comme  un  être  à  part,  r«  Esprit-Saint  ».  De 
même,  la  «  Sagesse  de  Dieu  »,  la  «  Parole  de  Dieu  » 
deviennent  des  personnes  existantes  par  elles-mêmes. 
C'était  le  germe  du  procédé  qui  a  engendré  les 
sephiroth  de  la  cabbale ,  les  œons  du  gnosticisme , 

gère.  L'  «  intolligenco  divino  »  {Mninyu-Khralû)  figure  dans  les 
livres zends  ;  mais  elle  n'y  sert  pas  de  base  à  une  théorie ,-  ollo  entre 
gouloment  dans  quelques  invocatioos.  Les  rapprocliemonts  que  l'on 
a  essayés  entre  la  théorie  des  juifs  et  des  chrétiens  sur  le  Verbe  et 
certains  poinU  do  la  théologie  égyptienne  peuvent  n'être  pas  sans 
valeur.  Mais  ils  ne  suffisent  pas  pour  prouver  que  ladite  théorie 
soit  un  emprunt  fait  à  l'figypta. 
4.  Act.,  vm,  *0. 


VIE  DE   JESUS.  259 

les  hypostases  chrétiennes,  toute  cette  mythologie 
sèche ,  consistant  en  abstractions  personnifiées ,  ci 
laquelle  ie  monothéisme  est  obligé  de  recourir,  quand 
il  veut  introduire  en  Dieu  la  multiplicité. 

Jésus  paraît  être  resté  étranger  à  ces  raffinements 
de  théologie,  qui  devaient  bientôt  remplir  le  monde 
de  disputes  stériles.  La  théorie  métaphysique  du 
Verbe,  telle  qu'on  la  trouve  dans  les  écrits  de  son 
contemporain  Phiion,  dans  les  Targums  clialdéens, 
et  déjà  dans  le  livre  de  la  «  Sagesse  »  ',  ne  se 
laisse  entrevoir  ni  dans  les  Logia  de  I\Iatthieu,  ni  en 
général  dans  les  synoptiques,  interprètes  si  autlien- 
tiques  des  paroles  de  Jésus.  La  doctrine  du  Verbe, 
en  effet,  n'avait  rien  de  commun  avec  le  messia- 
nisme. Le  Verbe  de  Phiion  et  des  Targums  n'est 
nullement  le  Messie.  C'est  plus  tard  que  l'on  iden- 
tifia Jésus  avec  le  Verbe,  et  que  Ton  créa,  en  partant 
de  ce  principe,  toute  une  nouvelle  théologie,  fort 
différente  de  celle  du  royaume  de  Dieu',  Le  rôle 

1.  Sap.,  IX,  1-t;  XVI,  12.  Comp.  vu,  12;  viii,  5  et  suiv.;  ix, 
et  en  général  ix-xi.  Ces  prosopopcos  de  la  Sagesse  personniGée  se 
trouvent  môme  dans  des  livres  plus  anciens.  Prov.,  viii,  ix  ;  Job, 

SXVlIt 

t.  Apoc-,  XIX,  13;  Jean,  i,  1-14.  On  remarquera,  du  reste,  que, 
mAme  dans  le  quntrièrao  Évangile,  l'oxprossion  do  «  Verbe  »  no 
revient  pas  hors  du  prologue,  et  que  jamais  le  narrateur  ne  la 
place  dans  la  bouche  de  Jésus. 


ÎCO  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

essentiel  du  Verbe  est  celui  de  créateur  et  de  pro- 
vidence; or,  Jésus  ne  prétendit  jamais  avoir  créé  le 
monde  ni  le  gouverner.  Son  rôle  sera  de  le  juger, 
de  le  renouveler.  La  qualité  de  président  des  assises 
finales  de  l'humanité,  tel  est  le  ministère  que  Jésus 
s'attribue ,  l'office  que  tous  les  premiers  chrclicns 
lui  prêtèrent  '.  Jusqu'au  grand  jour,  il  siège  à  la 
droite  de  Dieu  comme  son  mélatrône,  son  premier 
ministre  et  son  futur  vengeur*.  Le  Clirist  surhumain 
des  absides  byzantines,  assis  en  juge  du  monde,  au 
milieu  des  apôtres,  analogues  à  lui  et  supérieurs  aux 
anges  qui  ne  font  qu'assister  et  servir,  est  la  très- 
exacte  représentation  figurée  de  cette  conception  du 
«  Fils  de  l'homme  »,  dont  nous  trouvons  les  pre- 
miers traits  déjà,  si  fortement  indiqués  dans  le  livre 
de  Daniel. 

En  tout  cas,  la  rigueur  d'une  scolastique  réfléchie 
n'était  nullement  d'un  tel  monde.  Tout  l'ensemble 
d'idées  que  nous  venons  d'exposer  formait  dans  l'es- 
prit des  disciples  un  système  théologique  si  peu  arrêté, 
que  le  Fils  de  Dieu,  cette  espèce  de  dédoublement 

4.  Acl.,  X,  ;2  ;  Hom.,  ii,  16;  II  Cor.,  v,  10. 

ï.  Matlh.,  XXVI,  r,4;  Marc,  xvi,  19;  Luc,  xxii,  69;  Act.,  vu, 
65;  Rom.,  vin,  34;  Épli(^s.,  i,  20  ;  Coloss.,  m,  1  ;  Hobr.,  i,  3,  13; 
VIII,  1  ;  X,  12  ;  XII,  2  ;  I"  Épilrc  do  S.  Pierre,  if,  22.  V.  les  pas- 
sages précités  sur  lo  rôle  du  mcUilrûne  juif. 


VIE  DE  JESUS.  261 

de  la  Divinité ,  ils  le  font  agir  purement  en  homme. 
Il  est  tente,  il  ignore  bien  des  choses,  il  se  corrige, 
il  change  d'avis';  il  est  abattu,  découragé;  il  demande 
à  son  Père  de  lui  épargner  des  épreuves  ;  il  est  sou- 
mis à  Dieu,  comme  un  fils  '.  Lui  qui  doit  juger  le 
monde,  il  ne  connaît  pas  le  jour  du  jugement'.  Il 
prend  des  précautions  pour  sa  sûreté*.  Peu  après 
sa  naissance ,  on  est  obligé  de  le  faire  disparaître 
pour  éviter  des  hommes  puissants  qui  vouJaient  le 
tuer*.  Dans  les  exorcismes,  le  diable  le  chicane  et 
ne  sort  pas  du  premier  coup  \  Dans  ses  miracles,  on 
sent  un  elfort  pénible,  une  fatigue  comme  si  quelque 
chose  sortait  de  lui  '.  Tout  cela  est  simplement  le 
fait  d'un  envoyé  de  Dieu,  d'un  homme  protégé  et 
favorisé  de  Dieu".  Il  ne  faut  demander  ici  ni  logique 
ni  conséquence.  Le  besoin  que  Jésus  avait  de  se 
donner  du  crédit  et  l'enthousiasme  de  ses  disciples 


r  iMatth.,  X,  5,  comparé  à  xxviii,  19;  Marc,  vu,  24,  27,  29. 
S.  Matlh.,   XXVI,  39   el   suiv.;    Marc,    xiv,   32  et    suiv.;   Luc, 
XXII,  42  et  suiv.  ;  Jean,  xii,  27 

3.  Marc,  xiii,  32   Comp.  Matlh.,  xxiv,  36. 

4.  Malth.,  XII,  14-16  ;  xiv,  13;  Marc,  m,  6-7;  ix,  29-30;  Jan 
VII,  1  ei  suiv. 

5.  M;iith.,  Il,  20. 

6.  Matth.,  XVII,  20;  Marc,  ix,  K. 

7.  Luc,  VIII,  4.;-4G;  Jeun,  xi,  33,  33. 

8.  Ad.,  II,  22. 


2(58  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

entassaient  les  notions  contradictoires.  Pour  les  mes- 
sianistes  de  l'école  millénaire,  pour  les  lecteurs 
acharnés  des  livres  de  Daniel  et  d'Hénoch,  il  était  le 
Fils  de  l'homme  ;  pour  les  juifs  de  la  croyance 
commune,  pour  les  lecteurs  d'ïsaïe  et  de  Michée,  il 
était  le  Fils  de  David  ;  pour  les  affiliés,  il  était  le 
Fils  de  Dieu,  ou  simplement  le  Fils.  D'autres,  sans 
que  les  disciples  les  en  blâmassent,  le  prenaient 
pour  Jean-Baptiste  ressuscité,  pour  Élie,  pour  Jéré- 
mie,  conformément  à  la  croyance  populaire  que  les 
anciens  prophètes  allaient  se  réveiller  pour  préparer 
les  temps  du  Messie*. 

Une  conviction  absolue,  ou,  pour  mieux  dire,  l'en- 
thousiasme ,  qui  lui  ôtait  jusqu'à  la  possibilité  d'un 
doute,  couvrait  toutes  ces  hardiesses.  Nous  compre- 
nons peu,  avec  nos  natures  froides  et  timorées,  une 
telle  façon  d'être  possédé  par  l'idée  dont  on  se  fait 
l'apôtre.  Pour  nous ,  races  profondément  sérieuses, 
la  conviction  signifie  la  sincérité  avec  soi-même. 
Mais  la  sincérité  avec  soi-même  n'a  pas  beaucoup 
de  sens  chez  les  peuples  orientaux ,  peu  habitués 
aux  délicatesses  de  l'esprit  critique.  Bonne  foi  et 
imposture  sont  des  mots  qui,  dans  noire  conscience 


1.  Matth.,  XIV,  2;  xvi,  14;  xvii,  3  et  suiv.;  Marc,  vi,  14-15; 
VII!,  28;  Luc,  IX,  8  et  suiv.,  19. 


VIE  DE  JÊSDS.  263 

rigide,  s'opposent  comme  deux  termes  inconciliables. 
En  Oriînt,  il  y  a  de  l'un  à  l'autre  mille  fuites  et 
mille  détours.  Les  auteurs  de  livres  apocryphes  (de 
«  Daniel  »,  d'  «  Hénoch  »,  par  exemple),  hommes 
si  exaltés,  commettaient  pour  leur  cause,  et  bien 
certainement  sans  ombre  de  scrupule,  un  acte  que 
nous  appellerions  un  faux.  La  vérité  matérielle  a 
très-peu  de  prix  pour  l'Oriental  ;  il  voit  tout  à  tra- 
vers ses  préjugés,  ses  intérêts,  ses  passions. 

L'histoire  est  impossible,  si  l'on  n'admet  haute- 
ment qu'il  y  a  pour  la  sincérité  plusieurs  mesures. 
La  foi  ne  connaît  d'autre  loi  que  l'intérêt  de  ce 
qu'elle  croit  le  vrai.  Le  but  qu'elle  poursuit  étant 
pour  elle  absolument  saint,  elle  ne  se  fait  aucun  scru- 
pule d'invoquer  de  mauvais  arguments  pour  sa  thèse, 
quand  les  bons  ne  réussissent  pas.  Si  telle  preuve 
n'est  pas  solide,  tant  d'autres  le  sont!...  Si  tel  pro- 
dige n'est  pas  réel,  tant  d'autres  l'ont  été!...  Com- 
bien d'hommes  pieux,  convaincus  de  la  vérité  de  leur 
religion,  ont  cherché  à  triompher  de  l'obstination  des 
hommes  par  des  moyens  dont  ils  voyaient  bien  la 
faiblesse  !  Combien  de  stigmatisées ,  de  convulsion- 
naires,  de  possédées  de  couvent,  ont  été  entraînées 
par  l'influence  du  monde  où  elles  vivaient  et  par  leur 
propre  croyance  à  des  actes  feints,  soit  pour  ne  pas 
rester  au-dessous  des  autres,  soit  pour  soutenir  la 


2Gi  ORIGINES    DU    CHRISTIANISME. 

cause  en  danger!  Toutes  les  grandes  choses  se  font 
par  le  peuple  ;  or,  on  ne  conduit  le  peuple  qu'en  se 
prêtant  à  ses  idées.  Le  philosophe  qui,  sachant  cela, 
s'isole  et  se  retranche  dans  sa  noblesse  est  haute- 
ment louable.  Mais  celui  qui  prend  l'humanité  avec 
ses  illusions  et  cherche  à  agir  sur  elle  et  avec  elle 
ne  saurait  être  blâmé.  César  savait  fort  bien  qu'il 
n'était  pas  fils  de  Vénus  ;  la  France  ne  serait  pas  ce 
qu'elle  est  si  l'on  n'avait  cru  mille  ans  à  la  sainte 
ampoule  de  Reims.  Il  nous  est  facile  à  nous  au- 
tres ,  impuissants  que  nous  sommes ,  d'appeler  cela 
mensonge ,  et ,  fiers  de  notre  timide  honnêteté ,  de 
maltraiter  les  héros  qui  ont  accepté  dans  d'autres 
conditions  la  lutte  de  la  vie.  Quand  nous  aurons  fait 
avec  nos  scrupules  ce  qu'ils  firent  avec  leurs  men- 
songes, nous  aurons  le  droit  d'être  pour  eux  sévères. 
Au  moins  faut-il  distinguer  profondément  les  sociétés 
comme  la  nôtre,  oii  tout  se  passe  au  plein  jour  de  la 
réflexion,  des  sociétés  naïves  et  crédules,  où  sont 
nées  les  croyances  qui  ont  dominé  les  siècles.  Il 
n'est  pas  de  grande  fondation  qui  ne  repose  sur  une 
légende.  Le  seul  coupable  en  pareil  cas,  c'est  l'hu- 
manité qii  veut  être  trompée. 


CHAPITRE   XVI. 


Deux  moyens  de  preuve,  les  miracles  et  l'accom- 
plissement des  prophéties,  pouvaient  seuls,  d"après 
l'opinion  des  contemporains  de  Jésus,  établir  une 
mission  surnaturelle.  Jésus  et  surtout  ses  disciples 
employèrent  ces  deux  procédés  de  démonstration 
avec  une  parfaite  bonne  foi.  Depuis  longtemps,  Jésus 
était  convaincu  que  les  prophètes  n'avaient  écrit  qu'en 
vue  de  lui.  Il  se  retrouvait  dans  leurs  oracles  sacrés; 
il  s'envisageait  comme  le  miroir  où  tout  l'esprit  pro- 
phétique d'Israël  avait  lu  l'avenir.  L'école  chrétienne, 
peut-être  du  vivant  même  de  son  fondateur,  cher- 
cha h  prouver  que  Jésus  répondait  parfaitement  à  ce 
que  les  prophètes  avaient  prédit  du  Messie'.  Dms 
beaucoup  de  cas,  ces  rapprochements  étaient  tout 
extérieurs  et  sont  pour   nous  à  peine  saisissables. 

*.  Par  exempl.v  MaUh..  i.  2Î;  ii,  5-6,  15.  18;  iv,  <5. 


266  ORIGINES   DO  CHRISTIANISME. 

C'étaient  ie  plus  souvent  des  circonstances  fortuites 
ou  insignifiantes  de  la  vie  du  maître  qui  rappelaient 
aux  disciples  certains  passages  des  Psaumes  et  des 
Prophètes,  où,  par  suite  de  leur  constante  préoccu- 
pation, ils  voyaient  des  images  de  ce  qui  se  passait 
sous  leurs  yeux  '.  L'exégèse  du  temps  consistait  ainsi 
presque  toute  en  jeux  de  mots,  en  citations  amenées 
d'une  façon  artificielle  et  arbitraire  '.  La  synagogue 
n'avait  pas  une  liste  ofTiciellement  arrêtée  des  pas- 
sages qui  se  rapportaient  au  règne  futur.  Les  appli- 
cations messianiques  étaient  libres,  et  constituaient 
des  artifices  de  style  bien  plutôt  qu'une  sérieuse  argu- 
mentation. 

Quant  aux  miracles,  on  les  tenait,  à  cette  époque, 
pour  la  marque  indispensable  du  divin  et  pour  le 
signe  des  vocations  prophétiques.  Les  légendes  d'É- 
lie  et  d'Elisée  en  étaient  pleines.  Il  était  reçu  que  le 
Messie  en  ferait  beaucoup'.  A  quelques  lieues  de  Jé- 
sus, à  Samarie,  un  magicien  nommé  Simon  se  créait 
par  ses  prestiges  un  rôle  presque  divin*.  Plus  tard, 
quand  on  voulut  fonder  la  vogue  d'Apollonius  de 

1.  Matth.,  1.23;  iv,  6,  U;  xxvi,31,  54,  56;xxvii,  9,33;  Marc, 
XIV,  27;  XV,  28;  Jean,  xii,  14-15;  xviii,  9;  xix,  -19,  24,  28,  36. 

2.  C'est  ce  qu'on  remarque  presque  à  chaque  page  Ju  Tiilmud. 

3.  Jean,  VII,  34-  /l'  P^st/ras,  XJU,  60. 

4.  Act.,  VIII,  9  et  suiv. 


VIE  DE  JÉSOS.  267 

Tyane  et  prouver  que  sa  vie  avait  été  le  voyage  d'un 
(lieu  sur  la  terre,  on  ne  crut  pouvoir  y  réussir  qu'en 
inventant  pour  lui  un  vaste  cycle  de  miracles'.  Les 
philosophes  alexandrins  eux-mêmes,  Plotin  et  les 
autres,  sont  censés  en  avoir  fait*.  Jésus,  par  consé- 
quent, dut  choisir  entre  deux  partis,  ou  renoncer  h 
sa  mission,  ou  devenir  thaumaturge.  Il  faut  se  rap- 
peler que  toute  l'antiquité,  à  l'exception  des  grandes 
écoles  scientifiques  de  la  Grèce  et  de  leurs  adeptes 
roinains,  admettait  le  miracle;  que  Jésus,  non-seule- 
ment y  croyait,  mais  n'avait  pas  la  moindre  idée 
d'un  ordre  naturel  réglé  par  des  lois.  Ses  connais- 
sances sur  ce  point  n'étaient  nullement  supérieures 
à  celles  de  ses  contemporains.  Bien  plus,  une  de 
ses  opinions  le  plus  profondément  enracinées  était 
qu'avec  la  foi  et  la  prière  l'homme  a  tout  pouvoir  sur 
la  nature  *.  La  faculté  de  faire  des  miracles  passait 
pour  une  licence  régulièrement  départie  par  Dieu 
aux  hommes  *,  et  n'avait  rien  qui  surprît. 

La  différence   des   temps   a  changé  en  quelque 


<.  Voir  sa  biographie  par  Philostrate. 

2.  Voir  les  Vios  des  sopiiislos,  par  Hunapo;  la  Vie  do  Plotin. 
par  Porphyre;  coUo  do  Proclus,  par  .Marinus;  colle  d'Isidore  atlri- 
biino  h  Damascius. 

3.  MaUh.,  XVII,  19;  xxi,  i\-îî  \  Marc,  xi,  23-2v 

4.  MaUb.,  IX,  8. 


26S  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

chose  de  très-blessant  peur  nous  ce  qui  fit  la  puis- 
sance du  grand  fondateur,  et,  si  jamais  le  rulte  de 
Jésus  s'affaiblit  dans  l'humanité,  ce  sera  justement  à 
cause  des  actes  qui  ont  fait  croire  en  lui.  La  critique 
n  éprouve  devant  ces  sortes  de  phénomènes  histori- 
ques aucun  embarras.  Un  thaumaturge  de  nos  jours, 
à  moins  d'une  naïveté  extrême ,  comme  cela  a  eu 
lieu  chez  certaines  stigmatisées  de  l'Allemagne ,  est 
odieux ,  car  il  fait  des  miracles  sans  y  croire  ;  il  est 
un  charlatan.  Mais  prenons  un  François  d'Assise,  la 
question  est  déjà  toute  changée;  le  cycle  miraculeux 
de  la  naissance  de  l'ordre  de  Saint- François,  loin  de 
nous  choquer,  nous  cause  un  véritable  plaisir.  Les 
fondateurs  du  christianisme  vivaient  dans  un  état  de 
poétique  ignorance  au  moins  aussi  complet  que  sainte 
Claire  et  les  très  socii.  Ils  trouvaient  tout  simple  que 
leur  maître  eût  des  entrevues  avec  Moïse  et  Élie, 
qu'il  commandât  aux  éléments,  qu'il  guérît  les  ma- 
lades. Il  faut  se  rappeler,  d'ailleurs,  que  toute  idée 
perd  quelque  chose  de  sa  pureté  dès  qu'elle  aspire 
à  se  réaliser.  On  ne  réussit  jamais  sans  que  la  déli- 
catesse de  l'âme  éprouve  quelques  froissements. 
Telle  est  la  faiblesse  de  l'esprit  humain ,  que  les 
meilleures  causes  ne  sont  gagnées  d'ordinaire  que  par 
de  mauvaises  raisons.  Les  démonstrations  des  apolo- 
gistes primitifs  du  christianisme  reposent  sur  de  très- 


VIE   DE  JÉSUS.  ÎC9 

pauvres  arguments.  Moïse,  Christophe  Colomb,  Ma- 
homet, n'ont  triomphé  des  obstacles  qu'en  tenant 
compte  chaque  jour  de  la  faiblesse  des  hommes  et 
en  ne  aonnant  pas  toujours  les  vraies  raisons  de 
la  vérité.  Il  est  probable  que  l'entourage  de  Jésus 
était  plus  frappé  de  ses  miracles  que  de  ses  prédica- 
tions, si  profondément  divines.  Ajoutons  que  sans 
doute  la  renommée  populaire,  avant  et  après  la  mort 
de  Jésus,  exagéra  énormément  le  nombre  de  faits  de 
ce  genre.  Les  types  des  miracles  évangéliques,  en 
efïet,  n'offrent  pas  beaucoup  de  variété;  ils  se  ré- 
pètent les  uns  les  autres  et  semblent  calqués  sur  un 
très-petit  nombre  de  modèles,  accommodés  au  goût 
du  pays. 

Il  est  impossible,  parmi  les  récits  miraculeux  dont 
les  Évangiles  renferment  la  fatigante  énumération,  de 
distinguer  les  miracles  qui  ont  été  prêtés  à  Jésus  par 
l'opinion,  soit  durant  sa  vie,  soit  après  sa  mort,  de 
ceux  où  il  consentit  à  jouer  un  rôle  actif.  Il  est  im- 
possible surtout  de  savoir  si  les  circonstances  cho- 
quantes d'elTorts,  de  trouble,  de  frémissements,  et 
autres  traits  sentant  la  jonglerie  ',  sont  bien  histori- 
ques, ou  s'ils  sont  le  fruit  de  la  croyance  des  rédac- 
teurs, fortement  préoccupés  de  théurgie ,  et  vivant, 

4.  Luc,  VIII,  4:;-46;  Jean,  xi,  33,  38. 


570  ORIGINES   DU   CliniSTlAMSM    . 

SOUS  ce  rapport,  dans  un  monde  analogue  k  celui  des 
('  spirites  »  de  nos  jours*.  L'opinion  populaire  vou- 
lait ,  en  effet ,  que  la  vertu  divine  fiât  dans  Fhomme 
comme  un  principe  épileptique  et  convulsif.  Presque 
tous  les  miracles  que  Jésus  crut  exécuter  paraissent 
avoir  été  des  miracles  de  guérison.  La  médecine  était 
à  cette  époque  en  Judée  ce  qu'elle  est  encore  aujour- 
d'hui en  Orient,  c'est-à-dire  nullement  scientifique, 
absolument  livrée  à  l'inspiration  individuelle.  La  mé- 
decine scientifique,  fondée  depuis  cinq  siècles  par  la 
Grèce,  était,  à  l'époque  de  Jésus,  à  peu  près  inconnue 
aux  Juifs  de  Palestine.  Dans  un  tel  état  de  connais- 
sances, la  présence  d'un  homme  supérieur,  traitant 
le  malade  avec  douceur,  et  lui  donnant  par  quelques 
signes  sensibles  l'assurance  de  son  rétablissement, 
est  souvent  un  remède  décisif.  Qui  oserait  dire  que, 
dans  beaucoup  de  cas,  et  en  dehors  des  lésions 
tout  à  fait  caractérisées ,  le  contact  d'une  personne 
exquise  ne  vaut  pas  les  ressources  de  la  pharmacie? 
Le  plaisir  de  la  voir  guérit.  Elle  donne  ce  qu'elle 


4.  Act.,  II,  i  et  suiv.;  iv,  31  ;  vm,  15  et  suiv.;  x,  44  et  suiv. 
Pendant  près  d'un  siècle,  les  apôtres  et  leurs  di.-ciples  no  rèveni 
que  miracles.  Voir  les  Actes,  les  écrits  de  saint  Paul ,  les  extraits 
de  Papias,  dans  Kusùlie,  llisl.  eccL,  !1I,  39,  etc.  Conip.  .Varc,  m, 
46;  XVI,  47-18,  20. 

8.  Marc,  v,  30;  Luc,  vi,  19;  viii,  4G;  Jean,  xi,  33,  38 


VIE  DE   JÉSUS.  271 

peut,  un  sourire,  une  espérance,  et  cela  n'est  pas 
vain. 

Jésus,  pas  plus  que  la  majorité  de  ses  compatriotes, 
n'avait  l'idée  d'une  science  médicale  rationnelle;  il 
croyait  avec  presque  tout  le  monde  que  la  guérison 
devait  surtout  s'opérer  par  des  pratiques  religieuses, 
et  une  telle  croyance  était  parfaitement  conséquente. 
Du  moment  qu'on  regardait  la  maladie  comme  la 
punition  d'un  péché',  ou  comme  le  fait  d'un  démon*, 
nullement  comme  le  résultat  de  causes  physiques,  le 
meilleur  médecin  était  le  saint  homme,  qui  avait  du 
pouvoir  dans  l'ordre  surnaturel.  Guérir  était  consi- 
déré comme  une  chose  morale;  Jésus,  qui  sentait  sa 
force  morale ,  devait  se  croire  spécialement  doué  pour 
guérir.  Convaincu  que  l'attouchement  de  sa  robe', 
l'imposition  de  ses  mains*,  l'application  de  sa  salive', 
faisaient  du  bien  aux  malades,  il  aurait  été  dur,  s'il 
avait  refusé  à  ceux  qui  souffraient  un  soulagement 
qu'il  était  en  son  pouvoir  de  leur  accorder.  La  gué- 
rison des  malades  était  considérée  comme  un  des 
signoa  du  royaume  de  Dieu,  et  toujours  associée  à 

4.  Jean,  v,  14;  ix,  1  et  siiiv.,  34. 

î.  M;itlli.,  IX,  32-33;  xii,  22;  Luc,  xiii,  H-  Kî 

3.  Luc,  VIII,  45-46. 

4.  Luc,  U.  40. 

G.  Mure,  VIII,  23:  Jean,  ix,  6. 


2r2  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

rémancipation  des  pauvres'.  L'une  et  l'aulre  étaient 
les  signes  de  la  grande  révolution  qui  devait  aboutir  au 
redressement  de  toutes  les  infirmités.  Les  essénicns, 
qui  ont  tant  de  liens  de  parenté  avec  Jésus,  passaient 
aussi  pour  des  médecins  spirituels  très-puissants  ". 

Un  des  genres  de  guérison  que  Jésus  opère  le  plus 
souvent  est  l'exorcisme,  ou  l'expulsion  des  démons. 
Une  facilité  étrange  à  croire  aux  démons  régnait  dans 
tous  les  esprits.  C'était  une  opinion  universelle,  non- 
seulement  en  Judée,  mais  dans  le  monde  entier,  que 
les  démons  s'emparent  du  corps  de  certaines  per- 
sonnes et  les  font  agir  contrairement  à  leur  volonté. 
Un  dw  persan,  plusieurs  fois  nommé  dans  l'Avesta', 
Aé'schma-daè'va,  «  le  div  de  la  concupiscence  »,  adopté 
par  les  Juifs  sous  le  nom  d'i45morfee*,  devint  la  cause 
de  tous  les  troubles  hystériques  chez  les  femmes  ^ 
L'épilepsie,  les  maladies  mentales  et  nerveuses  %  où 


<.  Mallh.,  XI,  5;  xv,  30-31  ;  Luc,  ix,  1-2,  6. 

2.  Voir  ci-dessus,  p.  36-37,  note. 

3.  Vendidad,  xi,  26;  Yaçna,  x,  18. 

4.  Tobie,  m,  8;  vi,  U;  Talm   do  Bab.,  Gillin,  68  a 

!i.  Comp.  Marc,  xvi,  9;  Luc,  viii,  2;  Évangile  de  l'Enfance, 
16,  33;  Code  syrien,  publie  dans  les  Anecdota  syriaca  uo 
U.  Land,  I,  p.  ">2. 

6.  Jos.,  Bell,  jufl.,  VII,  VI,  3;  Lucien,  Philopseud.,  16;  l'iii- 
loslralo,  l'ie  dWpoll.,  III,  38;  IV,  20;  Aréloe,  De  causis  morb. 
ehron.,  l,  4. 


VIE  DE  JÉSDS,  S';3 

le  patient  semble  ne  plus  s'appartenir,  les  infiriritps 
dont  la  cause  n'est  pas  visible,  comme  la  surdité,  le 
mutisme*,  étaient  expliquées  de  la  même  manière. 
L'admirable  traité  «  De  la  maladie  sacrée  »  d'Hippo- 
crate ,  qui  posa ,  quatre  siècles  et  demi  avant  Jésus, 
les  vrais  principes  de  la  médecine  sur  ce  sujet,  n'avait 
point  banni  du  monde  une  pareille  erreur.  On  sup- 
posait qu'il  y  avait  des  procédés  plus  ou  moins  effi- 
caces pour  chasser  les  démons;  l'état  d'exorciste  était 
une  profession  régulière  comme  celle  de  médecin* 
Il  n'est  pas  douteux  que  Jésus  n'ait  eu  de  son  vivant 
la  réputation  de  posséder  les  derniers  secrets  de  cet 
art*.  Il  y  avait  alors  beaucoup  de  fous  en  Judée, 
sans  doute  par  suite  de  la  grande  exaltation  des  es- 
prits. Ces  fous,  qu'on  laissait  errer,  comme  cela  a 
lieu  encore  aujourd'hui  dans  les  mêmes  régions,  ha- 
bitaient les  grottes  sépulcrales  abandonnées,  retraite 
ordinaire  des  vagabonds.  Jésus  avait  beaucoup  de 
prise  sur  ces  malheureux*.  On  racontait  au  sujet  de 


4.  Maltli.,  IX,  33;  xii,  22;  Marc,  ix,  <6,  24;  Luc,  xi,  14. 

2.  Tobie,  VIII,  2-3;  Miitth.,  xii,  27;  Marc,  i\,  38;  Acl.,  xix, 
13;  Josèptie,  Ant.,  VIII,  ii,  5;  Justin,  Dial.  cutn  Trypiwne,  85; 
Lucien,  Épigr.  xxiii  (xvii  Dindorf). 

3.  Maltli..  xvii,  20;  Marc,  ix,  24  el  suiv. 

4  Matth.,  VIII,  28;  ix,  34;  xii,  43  et  suiv.,  xvii .  44  et  suiv. 
20;  Marc,  v,  1  et  suiv  ;  Luc,  viii,  27  et  suiv. 

i» 


274  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

ses  cures  mille  histoires  singulières,  où  toute  la  cré- 
dulité du  temps  se  donnait  carrière.  Mais  ici  encore 
il  ne  faut  pas  s'exagérer  les  difTicuItés.  Les  désordres 
qu'on  expliquait  par  des  possessions  étaient  souvent 
fort  légers.  De  nos  jours,  en  Syrie,  on  regarde  comme 
fous  ou  possédés  d'un  démon  (ces  deux  idées  n'en 
font  qu'une,  medjnoun')  des  gens  qui  ont  seulement 
quelque  bizarrerie.  Une  douce  parole  suffit  souvent 
dans  ce  cas  pour  chasser  le  démon.  Tels  étaient  sans 
doute  les  moyens  employés  par  Jésus.  Qui  sait  si  sa 
célébrité  comme  exorciste  ne  se  répandit  pas  presque 
à  son  insu?  Les  personnes  qui  résident  en  Orient  sont 
parfois  surprises  de  se  trouver,  au  bout  de  quelque 
temps,  en  possession  d'une  grande  renommée  de 
médecin,  de  sorcier,  de  découvreur  de  trésors,  sans 
qu'elles  puissent  se  rendre  bien  compte  des  faits  qui 
ont  donné  lieu  à,  ces  imaginations*. 


t.  Cotto  phraso,  Dœmomum  habes  (Matth.,  xi,  18;  Luc,  vu, 
33;  Jean,  vu,  20  ;  viu,  48  et  suiv.;  x,  20  et  suiv.),  doit  se  traduire, 
par  :  «  Tu  es  fou,  »  comme  on  dirait  en  arabe  :  Medjnoim  enté. 
Le  verbe  $ai|iovâv  a  aussi,  dans  toute  l'antiquité  classique,  le  sens 
de  «ôtre  fou  ». 

2.  Un  homme  qui  a  été  mêlé  aux  récents  mouvements  sectaires 
de  la  Perse  m'a  affirmé  qu'ayant  fondé  autour  de  lui  une  sorte 
do  franc-ma(;onnerie  dont  les  principes  furent  très-!;oûlés,  il  se 
vit  bientôt  érigé  en  prophète,  et  que  chaque  jour  il  était  surpris 
d'apprendre  les  prodiges  qu'il  avait  faits.  Une  foule  do  {rem  vou- 


VIE   DE  JESCS.  ^''5 

Beaucoup   de  circonstances,  d'ailleurs,  semblent 
indiquer  que  Jésus  ne  fut  thaumaturge  que  tard  et  à 
contre-cœur.  Souvent  il  n'exécute  ses  miracles  qu'a- 
près s'être  fait  prier,  avec  une  sorte  de  mauvaise 
humeur  et  en  reprochant  à  ceux  qui  les  lui  deman- 
dent la  grossièreté  de  leur  esprit*. Une  particularité, 
en  apparence  inexplicable,  c'est  l'attention  qu'il  met 
h.  faire  ses  miracles  en  cachette,  et  la  recommanda- 
tion qu'il  adresse  à  ceux  qu'il  guérit  de  n'en  rien  dire 
a  personne'-.  Quand  les  démons  veulent  le  proclamer 
Fils  de  Dieu,  il  leur  défend  d'ouvrir  la  bouche;  c'est 
malgré  lui  qu'ils  le  reconnaissent».   Ces  traits  sont 
surtout  caractéristiques  dans  Marc,  qui  est  par  excel- 
lence l'évangéliste  des  miracles  et  des  exorcismes. 
Il  semble  que  le  disciple  qui  a  fourni  les  rensei- 
gnements fondamentaux  de  cet  Évangile  importunait 

laient  se  faire  tuer  pour  lui.  Sa  légende  en  quelque  sorte  courait 
devant  lui  et  l'eut  entraîné,  si  le  gouvernement  persan  ne  1  eut 
soustraits  l'innucncede  ses  disciples.  Cet  homme  m'a  dit  qu'ayant 
failli  devenir  prophète,  il  savait  commont  les  choses  se  passaient, 
et  qu'elles  avaient  bien  lieu  comme  je  les  avais  décrites  dans  la 

Vie  de  Jésus. 
^.  Matth.,  xn,  39;  xvi,  4;  xvn,  16-,  Marc,  v,,.,   17  et  suiv., 

u,  48;  Luc,  IX,  41;  xi,  i9. 

2.  Matth.,  v.ii,  4;  u,  30-31  ;  xii,  16  et  suiv.;  Marc,  i,  4.;  vil, 
24  et  suiv.;  VIII,  26. 

3.  Marc,  i,  i4-î5,  34  ;  m,  I  i\  Luc,  iv,  41 .  Comp.  l  <f  J  Isidore, 

aiir.bueo  h  Damascius,  §  56. 


376  ORIGINES  DD   CHRISTIANISME. 

Jésus  de  son  admiration  pour  les  prodiges,  et  que  le 
maître,  ennuyé  d'une  réputation  qui  lui  pesait,  lui 
ait  souvent  dit  :  «  N'en  parle  point.  »  Une  fois,  celte 
discordance  aboutit  à  un  éclat  singulier',  à  un  accès 
d'impatience ,  où  perce  la  fatigue  que  causaient  à 
Jésus  ces  perpétuelles  demandes  d'esprits  faibles.  On 
dirait,  par  instants,  que  le  rôle  de  thaumaturge  lui 
est  désagréable,  et  qu'il  cherche  à  donner  aussi  peu 
de  publicité  que  possible  aux  merveilles  qui  naissent 
en  quelque  sorte  sous  ses  pas.  Quand  ses  enne- 
mis lui  demandent  un  miracle ,  surtout  un  miracle 
céleste,  un  météore,  il  refuse  obstinément  *.  Il  est 
donc  permis  de  croire  qu'on  lui  imposa  sa  réputation 
de  thaumaturge,  qu'il  n'y  résista  pas  beaucoup,  mais 
qu'il  ne  fit  rien  non  plus  pour  y  aider,  et  qu'en  tout 
cas,  il  sentait  la  vanité  de  l'opinion  à  cet  égard. 

Ce  serait  manquer  à  la  bonne  méthode  historique 
que  d'écouter  trop  ici  nos  répugnances.  La  condition 
essentielle  de  la  vraie  critique  est  de  comprendre  la 
diversité  des  temps,  et  de  se  dépouiller  des  habi- 
tudes instinctives  qui  sont  le  fruit  d'une  éducation 
purement  raisonnable.  Pour  nous  soustraire  aux  ob- 
jections qu'on  serait  tenté  d'élever  contre  le  carac- 

1.  Mattti.,  XVII,  16,  Marc,  ix,  18;  Luc,  ix,  41. 

2.  MaUh.,  XII,  38  ol  suiv.;  xvi,  1  et  suiv.;  Alarc,  viii,  11  ;  Luc, 
«I,  29  et  suiv. 


iriB  DB  lÉSOak  m 

tère  de  Jésus,  nous  ne  devons  pas  supprimer  des 
faits  qui,  aux  yeux  de  ses  contemporains,  furent  pla- 
cés sur  le  premier  plan'.  Il  serait  commode  de  dire 
que  ce  sonf  là  des  additions  de  disciples  bien  infé- 
rieurs à  leur  maître,  qui,  ne  pouvant  concevoir  sa 
vraie  grandeur,  ont  cherché  à  le  relever  par  des  pres- 
tiges indignes  de  lui.  Mais  les  quatre  narrateurs  de 
la  vie  de  Jésus  sont  unanimes  pour  vanter  ses  mira- 
cles ;  l'un  d'eux,  Marc,  interprète  de  l'apôtre  Pierre*, 
insiste  tellement  sur  ce  point  que,  si  l'on  traçait  le 
caractère  du  Christ  uniquement  d'après  son  Evan- 
gile, on  se  représenterait  Jésus  comme  un  exorciste  en 
possession  de  charmes  d'une  rare  efiicacité,  comme 
un  sorcier  très-puissant,  qui  fait  peur  et  dont  on  aime 
à  se  débau"rasser'.  Nous  admettrons  donc  sans  hési- 
ter que  des  actes  qui  seraient  maintenant  considérés 
comme  des  traits  d'illusion  ou  de  folie  ont  tenu  une 
grande  place  dans  la  vie  de  Jésus.  Faut-il  sacriiicr 
à  ce  côté  ingrat  le  côté  sublime  d'une  telle  vie?  Gar- 

4.  Josèpho,  .4»/.,  XVIII,  m,  3 

5.  l'apias,  dans  Eusèbe,  llist.  eccL,  III,  39. 

3.  Marc,  vi,  40;  v,  15,  17,  33;  vi,  49,  50;  x,  3S.  Cf.  Mutlii., 
VIII,  J7,  34;  IX,  8;  xiv,  87;  xvii,  6-7;  Luc,  iv,  36;  v,  17;  viii, 
Î5,  35,  37;  ix,  34  L'Évangile  apocryplie  dit  de  Thomas  l'israclite 
portf>  ce  trait  jusqu'à  la  plus  choquante  absurdité.  Comparez  les 
Mirncles  de  l'enfance,  dans  Thilo,  Cod.  apocr.  JV-  T.,  p.  ex, 
noie. 


278  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

dons-nous-en.  Un  simple  sorcier  n'eût  pas  amené 
une  révolution  morale  comme  celle  que  Jésus  a  faite. 
Si  le  thaumaturge  eût  effacé  dans  Jésus  le  moraliste 
et  le  réformateur  religieux,  il  fût  sorti  de  lui  une 
école  de  théurgie,  et  non  le  christianisme. 

Le  problème ,  du  reste ,  se  pose  de  la  même  ma- 
nière pour  tous  les  saints  et  les  fondateurs  religieux. 
Des  faits,  aujourd'hui  morbides,  tels  que  l'épilepsie, 
les  visions,  ont  été  autrefois  un  principe  de  force  et 
de  grandeur.  La  médecine  sait  dire  le  nom  de  la  ma- 
ladie qui  fit  la  fortune  de  Mahomet'.  Presque  jusqu'à 
nos  jours,  les  hommes  qui  ont  le  plus  fait  pour  le 
bien  de  leurs  semblables  (l'excellent  Vincent  de  Paul 
lui-même!  )  ont  été,  qu'ils  l'aient  voulu  ou  non,  thau- 
maturges. Si  l'on  part  de  ce  principe  que  tout  per- 
sonnage historique  à  qui  l'on  attribue  des  actes  que 
nous  tenons  au  xix'  siècle  pour  peu  sensés  ou  char- 
latanesques  a  été  un  fou  ou  un  charlatan,  toute  cri- 
tique est  faussée.  L'école  d'Alexandrie  fut  une  noble 
école,  et  cependant  elle  se  livra  aux  pratiques  d'une 
théurgie  extravagante.  Socrate  et  Pascal  ne  furent 
pas  exempts  d'hallucinations.  J^es  faits  doivent  s'ex- 
pliquer par  des  causes  qui  leur  soient  proportionnées. 


1.  IJynleria  muscularis  de  Scliœnloin.  Sprengcr,  Dos  I.clien 
und  die  Lelire  des  Mohammad,  I ,,  .  207  cl  suiv. 


VIE  DE  JESDS.  279 

Les  faiblesses  de  l'esprit  humain  n'engendrent  que 
faiblesse;  les  grandes  choses  ont  toujours  de  grandes 
causes  dans  la  nature  de  l'homme,  bien  que  souvent 
elles  se  produisent  avec  un  cortège  de  petitesses  qui, 
pour  les  esprits  superficiels,  en  offusquent  la  gran- 
deur. 

Dans  un  sens  général,  il  est  donc  vrai  de  dire  que 
Jésus  ne  fut  thaumaturge  et  exorciste  que  malgré  lui. 
Comme  cela  arrive  toujours  dans  les  grandes  car- 
rières divines,  il  subissait  les  miracles  que  l'opinion 
exigeait,  bien  plus  qu'il  ne  les  faisait.  Le  miracle  est 
d'ordinaire  l'œuvre  du  public  et  non  de  celui  à  qui 
on  i'ottribue.  Jésus  se  fût  obstinément  refusé  à  faire 
des  prodiges,  que  la  foule  en  eût  créé  pour  lui;  le 
plus  grand  miracle  eût  été  qu'il  n'en  fit  pas;  jamais 
les  lois  de  l'histoire  et  de  la  psychologie  populaire 
n'eussent  subi  une  plus  forte  dérogation.  II  n'était 
pas  plus  libre  que  saint  Bernard,  que  saint  François 
d'Assise  de  modérer  l'avidité  de  la  foule  et  de  ses 
propres  disciples  pour  le  merveilleux.  L^s  miracles 
de  Jésus  furent  une  violence  que  lui  fit  son  siècle, 
une  concession  que  lui  arracha  la  nécessité  passa- 
gère. Aussi  l'exorciste  et  le  thaumaturge  sont  tom- 
bés, tandis  que  le  réformateur  religieux  vivra  éter- 
nellement. 

Même  ceux  qui  ne  croyaient  pas  en  lui  ([-taicnt 


280  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

frnppns  de  ces  actes  et  cherchaient  à  en  être  té- 
uioiiis  '.  Les  païen.'-  et  les  gens  peu  initiés  éprou- 
vaient un  sentiment  de  crainte ,  et  cherchaient  à 
i'cconduire  de  leur  canton  ' .  Plusieurs  songeaient 
peut-être  à  abuser  de  son  nom  pour  des  mouve- 
ments séditieux  \  Mais  la  direction  toute  morale  et 
i.jllcment  politique  du  caractère  de  Jésus  le  sauvait 
de  ces  entraînements.  Son  royaume  à  lui  était  dans 
le  cercle  d'enfants  qu'une  pareille  jeunesse  d'imagi- 
nation et  un  même  avant-goût  du  ciel  avaient  grou- 
pés et  retenaient  autour  de  lui. 

1.  Mattli.,  XIV,  1  et  suiv.;  Marc,  vi,  14;  Luc,  ix,  7:  xxiii,  8. 

^.  Jlatlh.,  viu,  34;  v,  17;  viii,  37. 

3.  Jean,  vi,  14-15.  Conip.  Luc,  xxii,  36- J8. 


CHAPITRE   XVII. 


rORME     PÉFirClTlVB     DES     IDÉES    DE    JÉSUS 
SIR     LE    ROYAUME    DE     DIEU. 


Nous  supposons  que  celte  dernière  phase  de  l'acti- 
vité de  Jésus  dura  environ  dix-huit  mois,  depuis  son 
retour  du  pèlerinage  pour  la  Pàque  de  l'an  31  jus- 
qu'à son  voyage  pour  la  fête  des  Tabernacles  de 
l'an  32'.  Dans  cet  espace  de  temps,   la  pensée  de 

1.  Jean,  v,  1  ;  vu,  2.  Dans  le  système  de  Jean,  la  vie  publique 
de  Jésus  semble  durer  deux  ou  trois  ans.  Les  synoptiques  n'ont 
à  cet  égard  aucune  désignation  précise,  bien  que  leur  intention 
paraisse  être  de  grouper  tous  les  faits  dans  le  cadre  d'une  année. 
Comparez  l'opinion  analogue  des  valentiniens,  dans  Irénée.  Adv. 
hœr.,  I,  m,  3;  II,  xxii,  1  etsuiv.,  et  celle  de  l'auteur  de.~  Homé- 
lies pseudo-clémentines,  xvii ,  19.  Si,  comme  il  semble,  Jésus  est 
mort  l'an  33,  on  obtient,  d'après  Luc,  m,  1,  une  durée  de  cinq 
ans.  En  tout  cas,  Pilate  ayant  été  destitué  avant  Pâques  de  l'an  36, 
la  durée  de  la  vie  publique  ne  peut  avoir  été  de  plus  de  sept  ans. 
Le  malentendu  à  ce  >ujet  vient  sans  doute  de  ce  que  le  commen- 
cement de  la  vie  publique  ne  fui  pas  un  fait  aussi  Irauche  qu'on  le 
suppose  d'ordinaire. 


i^l  Or.lGINES  DU  CHRISTIANISME. 

Jésus  ne  s'enrichit  d'aucun  élément  nouveau;  mais 
tout  ce  qui  était  en  lui  se  développa  et  se  produisit 
avec  un  degré  toujours  croissant  de  puissance  et 
d'audace. 

L'idée  fondamentale  de  Jésus  fut,  dès  son  premier 
jour,  l'établissement  du  royaume  de  Dieu.  IMais  ce 
royaume  de  Dieu,  ainsi  que  nous  1  avons  déjà  dit, 
Jésus  paraît  l'avoir  entendu  dans  des  sens  très- 
divers.  Par  moments,  on  le  prendrait  pour  un  chef 
démocratique ,  voulant  tout  simplement  le  règne  des 
pauvres  et  des  déshérités.  D'autres  fois,  le  royaume 
de  Dieu  est  l'accomplissement  littéral  des  visions  apo- 
calyptiques relatives  au  Messie.  Souvent ,  enfin ,  le 
royaume  de  Dieu  est  lo  royaume  des  âmes,  et  la  dé- 
livrance prochaine  est  la  délivrance  par  l'esprit.  La 
révolution  voulue  par  Jésus  est  alors  celle  qui  a  eu 
lieu  en  réalité,  l'établissement  d'un  culte  nouveau, 
plus  pur  que  celui  de  Moïse.  —  Toutes  ces  pensées 
paraissent  avoir  existé  à  la  fois  dans  la  conscience  de 
Jésus.  La  première,  toutefois,  celle  d'une  révolution 
temporelle,  ne  paraît  pas  l'avoir  beaucoup  arrêté. 
Jésus  ne  regarda  jamais  la  terre,  ni  les  richesses  de 
la  terre,  ni  le  pouvoir  matériel  comme  valant  la  peine 
qu'il  s'en  occupât.  Il  n'eut  aucune  ambition  exté- 
rieure. Quelquefois,  par  une  conséquence  naturelle, 
sa  grande  importance  religieuse  était  sur  le  point  de 


VIE  DE  JÉSOS.  S83 

se  changer  en  importance  sociale.  Des  gens  venaient 
lui  demander  de  se  constituer  juge  et  arbitre  dans 
des  questions  d'intérêts.  Jésus  repoussait  ces  propo- 
sitions avec  fierté,  presque  comme  des  injures*.  Plein 
de  son  idéal  céleste,  il  ne  sortit  jamais  de  sa  dédai- 
gneuse pauvreté.  Quant  aux  deux  autres  conceptions 
du  royaume  de  Dieu,  Jésus  paraît  toujours  les  avoir 
gardées  simultanément.  S'il  n'eût  été  qu'un  enthou- 
siaste, égaré  par  les  apocalypses  dont  se  nourrissait 
l'imagination  populaire,  il  fût  resté  un  sectaire  obs- 
cur, inférieur  à  ceux  dont  il  suivait  les  idées.  S'il 
n'eût  été  qu'un  puritcùn,  une  sorte  de  Clianning  ou 
de  «  Vicaire  savoyard  »,  il  n'eût  obtenu  sans  con- 
tredit aucun  succès.  Les  deux  parties  de  son  sys- 
tème, ou,  pour  mieux  dire,  ses  deux  conceptions  du 
royaume  de  Dieu  se  sont  appuyées  l'une  l'autre,  et 
cet  appui  réciproque  a  fait  son  incomparable  succès. 
Les  premiers  chrétiens  sont  des  visionnaires,  s'agi- 
tant  dans  un  cercle  d'idées  que  nous  qualifierions  de 
rêveries;  mais  en  môme  temps  ce  sont  les  héros  de 
la  guerre  sociale  qui  a  abouti  k  l'afTranchipspmentde 
la  conscience  et  à  l'établissement  d'une  religion  d'où 
le  culte  pur,  annoncé  par  le  fondateur,  finira  b.  la 
longue  par  sortir. 

4.  Luc,  XII,  i:i-i4. 


2U  ORIGINES  DU   CURISTIANISME. 

Les  idées  apocalyptiques  de  Jésus,  dans  leuriorme 
la  plus  complète,  peuvent  se  résumer  ainsi  : 

L'ordre  actuel  de  l'humanité  touche  à  son  terme. 
Ce  terme  sera  une  immense  révolution,  «  une  an- 
goisse» semblable  aux  douleurs  de  l'enfantement;  une 
palingénésie  ou  «  renaissance  »  (selon  le  mot  de  Jésus 
lui  -  même  *  ) ,  précédée  de  sombres  calamités  et  an- 
noncée par  d'étranges  phénomènes*.  Au  grand  jour, 
éclatera  dans  le  ciel  le  signe  du  Fils  de  l'homme;  ce 
sera  une  vision  bruyéinte  et  lumineuse  comme  celle 
du  Sinaï,  un  grand  orage  déchirant  la  nue,  un  trait 
de  feu  jaillissant  en  un  clin  d'œil  d'orient  en  occi- 

1.  Matth.,  XIX,  28. 

2.  MaUh.,  XXIV,  3  et  suiv.;  Marc,  xiii,  4  et  suiv.;  Luc,  xvii,  22 
et  suiv.;  XXI,  7  et  suiv.  Il  faut  remarquer  que  la  peinture  de  la  fin 
des  temps  prêtée  ici  à  Jésus  par  les  synoptiques  renferme  beau- 
coup de  traits  qui  se  rapportent  au  siège  de  Jérusalem.  Luc  écri- 
vait quelque  temps  après  ce  siège  (  xxi ,  9,  20,  24  ).  La  rédaction 
de  MaUiiieu  (xxvi,  15,  16,  22,  29),  au  contraire,  nous  reporte  exac- 
tement au  moment  du  siège  ou  très-peu  après.  Nul  doute,  cepen- 
dant, que  Jésus  n'annonçât  de  grande.^  terreurs  comme  devant 
précéder  sa  réapparition.  Ces  terreurs  étaient  une  prtie  intégrante 
de  toutes  les  apocalypses  juives.  Ilénoch,  xcix-c,  cii,  cm  (divi- 
sion do  Dillmann);  Carm.  sibylL,  III,  334  et  suiv.;  633  et  suiv.; 
IV,  168  et  suiv.;  V,  511  et  suiv.;  Assomption  de  ilfoïse,  c.  5  et 
suiv.  (édit.  Hilgenfold);  Apocalypse  de  Baruch,  dans  f.eriani, 
Stonum.,  tom.  I,  fasc.  ii,  p.  79  et  -uiv.  Dans  Daniel  aussi,  le 
rèi;ne  des  saints  ne  viendra  qu'après  (lue  la  désolation  aura  été  à 
son  comble  (vu,  25  et  suiv.;  viii,  83  et  suiv.;  is,  26-27;  m,  <). 


VIE  DE  JÊSD3.  S85 

dont.  Le  Messie  viendra  avec  les  nuages*,  revêtu  de 
gloire  et  de  majesté,  au  son  des  trompettes,  entouré 
d'anges.  Ses  disciples  siégeront  à  côté  de  lui  sur  des 
trônes.  Les  morts  alors  ressusciteront,  et  le  Messie 
procédera  au  jugement*. 

Dans  ce  jugement,  les  hommes  seront  partages  en 
deux  catégories,  selon  leurs  œuvres'.  Les  anges  se- 
ront les  exécutfurs  de  la  sentence*.  Les  élus  entre- 
ront dans  un  séjour  délicieux,  qui  leur  a  été  préparé 
depuis  le  commencement  du  monde';  là,  ils  s'assoi- 
ront, vêtus  de  lumière,  à  un  festin  présidé  |)ar  Abra- 
ham', les  palriarciies  et  les  prophètes.  Ce  sera  le 
petit  nombre'.  Les  autres  iront  dans  la  Géhenne.  La 
Géhenne  était  la  vallée  occidentale  de  Jérusalem.  On 
y  avait  pratiqué  à  diverses  époques  le  culte  du  feu, 

^.  Coup.  Daniel,  vu,  43;  Carin.  sxbyll.,  111,  286,  632,  Apoc, 
1,7. 

2.  MaUli.,  XVI,  Î7  ;  xix,  28  ;  xx,  21  ;  XMll,  39  ;  xxiv,  30  el  siii v.; 
XXV,  31  el  suiv.;  xxvi,  64;  Mire,  xiv,  62;  Luc,  xiii,  33.  xxii, 
30,  69;  I  Cor.,  xv,  32;  I  Tlioss.,  iv,  <5  et  .<uiv.  Ici  ridpi>  chré- 
tienne s'écariait  fortement  de  l'idée  juive.  Voyez  IV  livre  d'iîs- 
drjs,  v,  56-vi,  6;  xii ,  3.3-34. 

3.  Maltli.,  XIII,  38  el  suiv.;  xxv,  33. 

4.  Ibid..  xm,  39,  41,  49. 

5.  tbid.,  xxv,  34.  Comp.  Joan,  xrv,  2. 

6.  Maltli.,  viii,  H  ;  XIII,  43;  .xxvi,  29;  Luc.  iiii,  î8  ;  xvi,  !t; 
sxii,  30. 

7.  Luc,  XIII,  23  el  suiv. 


886  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

et  l'endroit  était  devenu  une  sorte  de  cloaque.  La 
Géhenne  est  donc  dans  la  pensée  de  Jésus  une  vallée 
ténébreuse,  obscène,  un  gouffre  souterrain  plein  de 
feu  '.  Les  exclus  du  royaume  y  seront  brûlés  et  ron- 
gés par  les  vers,  en  compagnie  de  Satan  et  de  ses 
anges  rebelles*.  Là,  il  y  aura  des  pleurs  et  des  grin- 
cements de  dents  '.  Le  royaume  de  Dieu  sera  comme 
une  salle  fermée,  lumineuse  à  l'intérieur,  au  milieu 
de  ce  monde  de  ténèbres  et  de  tourments*. 

Ce  nouvel  ordre  de  choses  sera  éternel.  Le  para- 
dis et  la  géhenne  n'auront  pas  de  fin.  Un  abîme  in- 
franchissable les  sépare  l'un  de  l'autre'.  Le  Fils  de 
l'homme,  assis  h.  la  droite  de  Dieu,  présidera  à  cet 
état  définitif  du  monde  et  de  l'humanité'. 

Que  tout  cela  fût  pris  à  la  lettre  par  les  disciples 
et  par  le  maître  lui-même  à  certains  moments ,  c'est 
ce  qui  éclate  dans  les  écrits  du  temps  avec  une  évi- 

1.  Cf.  Talm.  de  Babylone,  Schabballi,  39  a. 

2.  Matlh.,  XXV,  41.  L'idée  do  la  chute  des  anges,  si  dévelop- 
pée dans  le  livre  d'IIénoch,  était  universellement  admise  dans  le 
cercle  de  Jésus.  ÈpUre  de  Jude,  6  et  suiv.;  II'  Ép.  attribuée  h  saint 
Pierre,  ii,  4,  41  ;  Apoc,  xii,  9;  Luc,  x,  18;  Jean,  viii,  44. 

3.  Malth.,  V,  22;  vin,  12;  x,  28;  xiii,  40,  42,  KO;  xvm,  8; 
xxiv,  51;  XXV,  30;  Marc,  ix,  43,  etc. 

4.  MaUh.,  viu,  12;  xxii,  13;  xxv,  JO.  Comp.  Jos.,  tt.  J.,  III, 
VIII,  5. 

5.  Lie,  XVI-  28. 

6.  Marc,  m,  89;  Luc,  xxii,  69;  Acl.,  vu,  55. 


VIE  DE  JËSDS.  887 

dence  absolue.  Si  la  première  génération  chrétienne 
a  une  croyance  profonde  et  constante ,  c'est  que  le 
monde  est  sur  le  point  de  finir  '  et  que  la  grande 
«  révélation'  »  du  Christ  va  bientôt  avoir  lieu.  Cette 
vive  proclamation  :  «  Le  temps  est  proche'!  »  qui 
ouvre  et  ferme  l'Apocalypse,  cet  appel  sans  cesse 
répété  :  «  Que  celui  qui  a  des  oreilles  entende*  !  » 
sont  les  cris  d'espérance  et  de  ralliement  de  tout 
l'âge  apostolique.  Une  expression  syriaque  illaran 
alha,  (1  Notre-Seigneur  arrive'!  »  devint  une  sorte 
de  mot  de  passe  que  les  croyants  se  disaient  entre 
eux  pour  se  fortifier  dans  leur  foi  et  leurs  espérances. 
L'Apocalypse,   écrite  l'an  68  de  notre  ère',  fixe  le 

K.  Luc,  xviii,  8;  Acl..  ii,  17;  m,  19  et  suiv.;  I  Cor.,  xv,  23- 
24,  52;  I  Thess.,  iii,  13;  iv,  14  et  suiv.;  v,  23;  11  Thess.,  ii, 
\-\\  {i-4iarfxf<,  V.  2,  indique  une  proximité  immédiate;  saint  Paul 
nie  que  la  fin  soit  si  prochaine,  mais  maintient,  v.  7-8,  la  proxi- 
mité); I  Tim  ,  VI,  14;  II  Tim.,  iv,  1-8;  Tit.,  ii,  13;  Épitre  de 
Jacques,  v,  3,  8;  Èpitre  do  Judo,  16-21  ;  II*  de  Pierre,  m  entier; 
l'Apocalypse  tout  entière,  et,  en  particulier,  i,  1;  ii,  5,  16;  iii,  11; 
VI,  11;  XI,  14;  xxii,  6,  7, 12,  20.  Comp.  IV  livre  d'Esdras,  iv,26. 

2.  Luc,  xvii,  30;  I  Cor.,  i,  7-8;  Il  Ihess.,  i,  7;  I  de  saint 
Pierre,  i,  7,  13;  Apoc,  i,  1. 

3.  Apoc,  I,  3;  XXII,  10.  Comp.  i,  1. 

4.  Malth.,  XI,  15;  xiii,  9,  43;  Marc,  iv,  9,  23;  vu  16;  Luc, 
VIII,  8;  XIV,  35;  Apoc,  ii,  7,  11,  27,  29;  m,  6,  13,  22; 
XIII,  9. 

6.  I  Cor.,  XVI,  22. 

6.  Apoc,  XVII.  Le  sixième  empereur  que  l'auteur  donne  comme 


ÎS8  ORIGINES    DU   CHUISTIAMSME. 

terme  à  trois  ans  et  demi'.  L'  «  Ascension  d'Isaïe'» 
adopte  un  calcul  fort  approchant  de  celui-ci. 

Jésus  n'alla  jamais  à  une  telle  précision.  Quand 
on  l'interrogeait  sur  le  temps  de  son  avènement,  il 
refusait  toujours  de  répondre  ;  une  fois  même  il  dé- 
clare que  la  date  de  ce  grand  jour  n'est  connue  que 
du  l'ère,  qui  ne  l'a  révélée  ni  aux  anges  ni  au  Fils'. 
Il  disait  que  le  moment  où  l'on  épiait  le  royaume  de 
Dieu  avec  une  curiosité  inquiète  était  justement  celui 
où  il  ne  viendrait  pas*.  Il  répétait  sans  cesse  que 
ce  serait  une  surprise  comme  du  temps  de  Noé  et 
de  Lot;  qu'il  fallait  être  sur  ses  gardes,  toujours 
prêt  à  partir;  que  chacun  devait  veiller  et  tenir  sa 
lampe  allumée  comme  pour  un  cortège  de  noces, 
qui  arrive  à  l'improviste";  que  le  Fils  de  l'homme 
viendrait  de  la  même  façon  qu'un  voleur,  à  l'heure 
où  l'on  ne  s'y  attendrait  pas';  qu'il  apparaîtrait 
comme  un  éclair,  courant  d'un  bout  à  l'autre  de 


régnnntpst  Galba.  La  bfto  qui  doit  revenir  est  Néron,  dont  !e  nom 
est  donné  en  chiiïres  (xiii,  4  8). 

4.  Apoc,  XI,  2,  3;  xii,  6,  14.  Comp.  Daniel,  vu,  25;  xii,  7. 

î.  Chap   IV,  V.  12  et  14.  Comp.  Cedronus,  p.  68  (Pari>  \<ji',, 

3.  Matth.,  XXIV,  36;   Marc,  xiii,  32. 

4.  Luc,  XVII,  20.  Comp.  Talmud  do  Babyi.,  SanliPiMn.  97  a 
6.  Malth.,  XXIV,  36  et  suiv.;  Mire,  xiii,  32  et  suiv.;  Luc,  u.5 

xel  SUIV.;  xvu,  20  et  suiv. 

6.  Luc,  XII,  40;  11  Petr.,  m,  40. 


VIE  DE   JESUS.  289 

l'horizon*.  Mais  ses  déclarations  sur  la  proximité  de 
la  calastroplie  ne  laissent  lieu  à  aucune  équivoque*. 
«  La  génération  présente,  disait-il,  ne  passera  pas 
sans  que  tout  cela  s'accomplisse.  Plusieurs  de  ceux 
qui  sont  ici  présents  ne  goûteront  pas  la  mort  sans 
avoir  vu  le  Fils  de  l'homme  venir  dans  sa  royauté'.» 
11  reproche  à  ceux  qui  ne  croient  pas  en  lui  de  ne 
pas  savoir  lire  les  pronostics  du  règne  futur.  «  Quand 
vous  voyez  le  rouge  du  soir,  disait-il,  vous  prévoyez 
qu'il  fera  beau;  quand  vous  voyez  le  rouge  du  ma- 
tin, vous  annoncez  la  tempête.  Gomment,  vous  qui 
jugez  la  face  du  ciel ,  ne  savez-vous  pas  reconnaître 
les  signes  du  temps  *  ?  »  Par  une  illusion  commune  h 
tous  les  grands  réformateurs,  Jésus  se  figurait  le  but 
beaucoup  plus  proche  qu'il  n'était;  il  ne  tenait  pas 
compte  de  la  lenteur  des  mouvements  de  l'huma- 
nité; il  s'imaginait  réaliser  en  un  jour  ce  qui,  dix- 
huit  cents  ans  plus  tard,  ne  devait  pas  encore  être 
achevé. 

Ces   déclarations   si    formelles    préoccupèrent   la 

1.  Lu  A  XVII,  84. 

2.  Slalth.,  X,  2:};  xxiv-xxv  enliors,   et  surtout  xxiv,  29,  34; 
Marc,  xiii,  30;  Luc,  xiii,  35;  xxi,  28  et  suiv. 

3.  Malth.,  XVI,  28;  xxiii,  36,  39;   xxiv,  34;  Mire,  viii.  39 
Luc,  IX,  27;  XXI,  32. 

4.  Mallb..  ivi,  2-4;  Luc,  xii,  û4-a6. 

19 


KO  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

famille  chrétienne  pendant  près  de  soixante  et  dix 
ans.  Il  était  admis  que  quelques-uns  des  disciples 
verraient  le  jour  de  la  révélation  finale  sans  mourir 
auparavant.  Jean  en  particulier  passait  pour  devoir 
être  de  ce  nombre  ' .  Plusieurs  croyaient  qu'il  ne 
mourrait  jamais.  Ce  fut  peut-être  là,  une  opinion 
tardive,  produite  vers  la  fin  du  premier  siècle  par 
l'âge  avancé  où  Jean  semble  être  parvenu,  cet  âge 
ayant  donné  occasion  de  croire  que  Dieu  voulait  le 
garder  indéfiniment  jusqu'au  grand  jour,  afin  de 
réaliser  la  parole  de  Jésus.  Quand  il  mourut  à  son 
tour,  la  foi  de  plusieurs  fut  ébranlée,  et  ses  disciples 
donnèrent  à  la  prédiction  du  Christ  un  sens  plus 
adouci*. 

En  même  temps  que  Jésus  admettait  pleinement  les 
croyances  apocalyptiques,  telles  qu'on  les  trouve  dans 
les  livres  juifs  apocryphes,  il  admettait  le  dogme 
qui  en  est  le  complément ,  ou  plutôt  la  condition ,  la 
résurrection  des  morts.  Cette  doctrine,  comme  nous 
l'avons  déjà  dit', était  encore  assez  neuve  en  Israël; 


1.  '"an,  XXI,  22-23. 

2.  Ibid.  Lo  chapitre  xxi  du  qiiiitrième  Évaiif;ilo  est  une  addi- 
tion, comme  le  prouve  la  formule  finale  de  la  rédaction  primitive, 
qui  est  au  verset  3<  au  chapitre  xx.  Mais  l'addition  est  prosi|iie 
contemporaine  de  la  publication  même  dudit  Évangile. 

3.  Ci-dossus,  p.  56-57. 


VIE  DE  JÉSDS.  Ml 

ane  foule  de  gens  ne  la  connaissaient  pas,  ou  n'y 
croyaient  pas*.  Elle  était  de  foi  pour  les  pharisiens 
et  pour  les  adeptes  fervents  des  croyances  messia- 
niques'. Jésus  l'accepta  sans  réserve,  mais  toujours 
dans  le  sens  le  plus  idéaliste.  Plusieurs  se  figuraient 
que,  dans  le  monde  des  ressuscites,  on  mangerait, 
on  boirait,  on  se  marierait.  Jésus  admet  bien  dans 
son  royaume  une  pâque  nouvelle,  une  table  et  un  vin 
nouveau';  mais  il  en  exclut  formellement  le  mariage. 
Les  sadduccens  avaient  à  ce  sujet  un  argument  gros- 
sier en  apparence ,  mais  dans  le  fond  assez  con- 
forme h.  la  vieille  théologie.  On  se  souvient  que, 
selon  les  anciens  sages,  l'homme  ne  se  survivait  que 
dans  ses  enfants.  Le  code  mosaïque  avait  consacré 
cette  théorie  patriarcale  par  une  institution  bizarre, 
le  lévirat.  Les  sadducéens  tiraient  de  là  des  consé- 
quences subtiles  contre  la  résurrection.  Jésus  y 
échappait  en  déclarant  formellement  que  dans  la  vie 
éternelle  la  dillércnce  de  sexe  n'existerait  plus,  et 
que  l'homme  serait  semblable  aux  anges*.  Quelque- 


«.  Marc,  I» ,  *;  Luc,  xx,  il  et  suiv. 

2.  Dan.,  xii,  2  et  suiv.;  II  Maccli.,  cli;ip.  vu  entier;  xii,  45-48; 
XIV,  46;  Act.,  XXIII,  6,  8;  Jos.,  Ant.,  XVIII,  i,  3  ;  C.  J.,  II,  viu, 
41;  m,  VIII,  5. 

3.  iMalth.,  XXVI,  29;  Luc,  xxii,  30. 

4.  Matth.,  XXII,  24  et  suiv.;  Luc,  xx,  34-38;  Évangile  ébioniti 


292  ORIGINES  DO   CHRISTIANISME. 

fois  il  semble  ne  promettre  la  résurrection  qu'aux 
justes  *,  le  châtiment  des  impies  consistant  à  mourir 
tout  entiers  et  à  rester  dans  le  néant  '.  Plus  sou- 
vent, cependant,  Jésus  veut  que  la  résurrection 
s'applique  aux  méchants  pour  leur  éternelle  confu- 
sion ', 

Rien,  on  le  voit,  dans  toutes  ces  théories,  n'était 
absolument  nouveau.  Les  Evangiles  et  les  écrits  des 
apôtres  ne  contiennent  guère,  en  fait  de  doctrines 
apocalyptiques,  que  ce  qui  se  trouve  déjà  dans 
«  Daniel*  »,  «  Hénoch  ^  »,  les  «  Oracles  sibyllins"  », 
r  R  Assomption  de  Moïse  '  »,  qui  sont  d'origine  juive. 
Jésus  accepta  ces  idées ,  généralement  répandues 
chez  ses  contemporains.  Il  en  fit  le  point  d'appui  de 


dit  «des Égyptiens»,  dans Clém.  d'Alfx.,  S(ro'«.,  H,  9,  13;Clem. 
Rom.,  lîpisl.  Il,  'lî;  Talm.  de  Bab.,  Derakolh,  17  a. 

1.  Luc,  XIV,  14;  XX,  35-36.  C'est  aussi  l'opinion  de  saint  Paul  : 
I  Cor.,  XV,  23  et  suiv.  (en  se  défiant  do  ia  Vulgate  pour  lo  verset 
51);  I  Thess.,  IV,  12  et  suiv.  Voir  ci-dessus,  p.  57. 

2.  Comp.  IV*  livre  d'Esdras,  ix,  22. 

3.  Mallh.,  XXV,  32  et  suiv. 

4.  Voir  surtout  les  chapitres  ii,  vi-viii.  x-xiii. 

5.  Ch.  I  [XLV-Lii,  LXii,  suspects  d'interpolation],  xciii .  9  et 
guiv. 

G    Liv.  III,   !i73  et  suiv.;   652  et  suiv.;  766  et  suiv.;  795  et 

•U'V. 

7.  Dans  llil-cnfold,  \ovuinTesl.  extra  canonem  rcccpl.,  p.  99 
Qt  >uiv. 


VIE  DE  JÉSUS.  293 

son  action,  ou,  pour  mieux  dire,  l'un  de  ses  pointa 
d'ap|)ui;  car  il  avait  un  sentiment  trop  profond  de 
son  œuvre  véritable  pour  l'établir  uniquement  sur  des 
principes  aussi  fragiles,  aussi  exposés  à  recevoir  des 
faits  une  foudroyante  réfutation. 

11  est  évident,  en  effet,  qu'une  telle  doctrine,  prise 
en  elle-même  d'une  façon  littérale,  n'avait  aucun 
avenir.  Le  monde,  s'obstinaril  à  durer,  la  mettait 
en  défaut.  Un  âge  d'homme  tout  au  plus  lui  était 
réservé.  La  foi  de  la  première  génération  chrétienne 
s'explique;  mais  la  foi  de  la  seconde  génération  ne 
s'explique  plus.  Après  la  mort  de  Jean,  ou  du  der- 
nier survivant  quel  qu'il  fût  du  groupe  qui  avait  vu 
le  maître,  la  parole  de  celui-ci  était  convaincue  de 
mensonge'.  Si  la  doctrine  de  Jésus  n'avait  été  que 
la  croyance  à  une  prochaine  fin  du  monde,  elle  dor- 
mirait certainement  aujourd'hui  dans  l'oubli.  Qu'est- 
ce  donc  qui  l'a  sauvée?  La  grande  largeur  dos  con- 
ceptions évangéliqucs,  laquelle  a  permis  de  trouver 
sous  le  môme  symbole  des  idées  appropriées  k  des 
états  intellectuels  très -divers.  Le  monde  n'a  point 
fini,  comme  Jésus  l'avait  annoncé,  comme  ses  disci- 
ples le  croyaient.  Mais  il  a  été  renouvelé,  et  en  un 
sons  renouvelé  comme  Jésus  le  voulait.  C'est  parce 

♦  .  Ces  anpoi^iite!)  do  la  ronsrience  chn'tipnne  so  trailuisenl  avec 
naïveté  dans  la  II*  épitro  attribuée  à  saint  Piorro,  m,  8  et  suiv. 


i94  ORIGINES  DD   CHRISTIANISME, 

qu'elle  était  à  double  face  que  sa  pensée  a  été  fé- 
conde. -Sa  chimère  n'a  pas  eu  le  sort  de  tant  d'autres 
qui  ont  traversé  l'esprit  humain ,  parce  qu'elle  rece- 
lai t  un  germe  de  vie  qui,  introduit,  grâce  à,  une  en- 
veloppe fabuleuse,  dans  le  sein  de  l'humanité,  y  a 
porté  des  fruits  éternels. 

Et  ne  dites  pas  que  c'est  là,  une  interprétation  bien- 
veillante, imaginée  pour  laver  l'honneur  de  notre 
grand  maître  du  cruel  démenti  infligé  à  ses  rêves 
par  la  réalité.  Non,  non.  Ce  vrai  royaume  de  Dieu, 
ce  royaume  de  l'esprit,  qui  fait  chacun  roi  et  prêtre; 
ce  royaume  qui,  comme  le  grain  de  sénevé,  est  de- 
venu un  arbre  qui  ombrage  le  monde,  et  sous  les 
rameaux  duquel  les  oiseaux  ont  leur  nid,  Jésus  l'a 
compris,  l'a  voulu,  l'a  fondé.  A  côté  de  l'idée  fausse* 
froide,  impossible  d'un  avènement  de  parade,  il  a 
conçu  la  réelle  cité  de  Dieu,  la  «  palingénésie  »  véri- 
table, le  Sermon  sur  la  montagne,  l'apothéose  du 
faible,  l'amour  du  peuple,  le  goût  du  pauvre,  la 
réhabilitation  de  tout  ce  qui  est  humble ,  vrai  et  naïf. 
Celte  réhabilitation ,  il  l'a  rendue  en  artiste  incom- 
parable par  des  traits  qui  dureront  éternellement. 
Chacun  de  nous  lui  est  redevable  de  ce  qu'il  a  do 
meilleur  en  soi.  Pardonnons-lui  son  espérance  d'unfi 
apocalypse  vaine,  d'une  venue  à  grand  triomphe  sur 
les  nuées  du  •îiel.  Peut-être  était-ce  là  l'erreur  des 


VIE  DE  JÈSDS.  295 

autres  plutôt  que  la  sienne,  et,  s'il  est  vrai  que  lui- 
même  ait  partagé  l'illusion  de  tous ,  qu'importe , 
puisque  son  rêve  l'a  rendu  fort  contre  la  mort,  et 
l'a  soutenu  dams  une  lutte  à  laquelle  sans  cela  peut- 
être  il  eût  été  inégal  ? 

Il  faut  donc  maintenir  plusieurs  sens  à  la  cité 
divine  conçue  par  Jésus.  Si  son  unique  pensée  eût 
été  que  la  fin  des  temps  était  prochaine  et  qu'il  fal- 
lait s'y  préparer,  il  n'eût  pas  dépassé  Jean-Baptiste. 
Renoncer  à  un  monde  près  de  crouler,  se  détacher 
peu  à  peu  de  la  vie  présente,  aspiier  au  règne  qui 
allait  venir,  tel  eût  été  le  dernier  mot  de  sa  prédica- 
tion. L'enseignement  de  Jésus  eut  toujours  une  bien 
plus  large  portée.  Jésus  se  proposa  de  créer  un  état 
nouveau  de  l'humanité,  et  non  pas  seulement  de 
préparer  la  fin  de  celui  qui  existe.  Élie  ou  Jérémie, 
reparaissant  pour  disposer  les  hommes  aux  crises 
suprêmes,  n'eussent  point  prêché  comme  lui.  Cela 
est  si  vrai  que  cette  morale  prétendue  des  derniers 
jours  s'est  trouvée  être  la  morale  éternelle,  celle  qui 
a  sauvé  l'humanité.  Jésus  lui-même,  dans  beaucoup 
de  cas,  se  sort  de  manières  de  parler  qui  ne  rentrent 
pas  du  tout  dans  la  théorie  apocalyptique.  Sou- 
vent il  déclare  que  le  royaume  de  Dieu  est  déjà 
commencé,  que  tout  homme  le  porte  en  soi  et  peut, 
s'il  est  digue,  en  jouir,  que  ce  royauoie,  chacun  lo 


29G  ORIGINES  DU    CHRISTIAKISME. 

crée  sans  bruit  par  la  vraie  conversion  du  cœur'. 
Le  royaume  de  Dieu  n'est  alors  que  le  bien-,  un 
ordre  de  choses  meilleur  que  celui  qui  existe,  le 
règne  de  la  justice,  que  le  fidèle,  selon  sa  mesure, 
doit  contribuer  à  fonder,  ou  encore  la  liberté  de 
l'âme,  quelque  chose  d'analogue  à  la  «  délivrance  » 
bouddhique,  fruit  du  détachement.  Ces  vérités,  qui 
sont  pour  nous  purement  abstraites,  étaient  pour 
Jésus  des  réalités  vivantes.  Tout  est  dans  sa  pensée 
concret  et  substantiel  :  Jésus  est  l'homme  qui  a  cru 
le  plus  énergiqucment  à  la  réalité  de  l'idéal. 

En  acceptant  les  utopies  de  son  temps  et  de  sa 
race,  Jésus  sut  ainsi  en  faire  de  hautes  vérités,  grâce 
à  de  féconds  malentendus.  Son  royaume  de  Dieu, 
c'était  sans  doute  l'apocalypse  qui  allait  bientôt  se 
dérouler  dans  le  ciel.  Mais  c'était  encore,  et  proba- 
blement c'était  surtout  le  royaume  de  l'âme,  créé  par 
la  liberté  et  par  le  sentiment  filial  que  l'homme  ver- 
tueux ressent  sur  le  sein  de  son  Père.  C'était  la  reli- 
gion pure,  sans  pratiques,  sans  temple,  sans  prêtre; 
c'était  le  jugement  moral  du  monde  décerné  à  la  con- 
science de  l'homme  juste  et  au  bras  du  peuple.  Voilà 
ce  qui  était  fait  pour  vivre,   voilà  ce  qui  a  vécu. 

«.  Matlh.,  VI,  40,  33;  Marc,  xii,  34;  Luc,  xi,  î:  xii,  31  ;  xvii. 
ÏO,  21  61  suiv. 
t.  Voir  surtout  Marc,  \ii,  34. 


VIE  DE  JÉSUS.  '9^ 

Quand,  au  bout  d'un  siècle  de  vaine  attente,  l'es- 
pérance matérialiste  d'une  prochaine  fin  du  monde 
s'est  épuisée,  le  vrai  royaume  de  Dieu  se  dégage 
De  complaisantes  explications  jettent  un  voile  sur  le 
règne  réel  qui  ne  veut  pas  venir.  Les  esprits  obsti- 
nés qui,  comme  Papias,  s'en  tiennent  à  la  lettre 
des  paroles  de  Jésus  sont  traités  d'hommes  étroits 
et  arriérés'.    L'Apocalypse   de  Jean,   le    premier 
livre  proprement  dit  du  Nouveau  Testament',  étant 
trop    formellement    entachée  de  l'idée  d'une  cata- 
strophe immédiate,  est  rejelée  sur  un  second  plan, 
tenue  pour  inintelligible,  torturée  de  mille  manières 
et  presque  repoussée'.  Au  moins,  en  ajourne -t-on 
raccomplisscment  à  un   avenir   indélinl.    Quelques 
pauvres    attardés  qui   gardent    encore,   en   pleine 
époque  rélléchle,  les  espérances  des  premiers  dis- 

«.  Irénée,  Adv.  hœr.,\,  xxxin,  3,  4;  Eusèbe,  IHsl.  ecd.JU,  39 

2.  Justin,  Dial.  cum  Tnjpli.,  81. 

3.  L'È.i;lise  greciuo  Ta  longtemps  rejelée  du  canon.  Eusèbe, 
//.  f.,  in,  25,  28,  39  ;  VII,  25;  Cyrille  de  Jérusalem,  Calech., 
IV  33,'  36;  XV,  46;  Grégoire  de  Nazianze,  Carm.,  p.  261,  1104, 
édit  Cailbù;  Concile  do  Laodicée,  can.m  60;  liste  à  la  suite  de  la 
Chronographie  de  Nicéphore,  p.  419  (Paris,  1652).  Les  Armé- 
niens placent  aussi  l'Apocalypse  i)armi  les  livres  dont  la  canoni- 
ciié  est  douteuse.  Sarkis  S.hnorhali .  cité  dans  Exercice  de  la  fc 
hrél..  aver  rapprohi.lmn  .lu  ctliolicos  Nersés  (M-scou,  t>;:.0.  en 
irinémen).  p.  1i:i-ll7.  linlm  ,  l'Apocalypse  manque  dans  1  au- 
cienne  version  l'eschilo 


l':iN  jRlGINES    DU   CHRISTIANISME. 

ciples  deviennent  des  hérétiques  (ébionites,  millé- 
naires ) ,  perdus  dans  les  bas  -  fonds  du  christia- 
nisme. L'humanité  avait  passé  h  un  autre  royaume 
de  Dieu,  La  part  de  vérité  contenue  dans  la  pensée 
(le  Jésus  l'avait  emporté  sur  la  chimère  qui  l'obscur- 
cissait. 

Ne  méprisons  pas  cependant  cette  chimère,  qui  a 
été  l'écorce  grossière  de  la  bulbe  sacrée  dont  nous 
vivons.  Ce  fantastique  royaume  du  ciel,  cette  pour- 
suite sans  fin  d'une  cité  de  Dieu,  qui  a  toujours 
préoccupé  le  christianisme  dans  sa  longue  carrière, 
a  été  le  principe  du  grand  instinct  d'avenir  qui  a 
animé  tous  les  réformateurs,  disciples  obstinés  de 
l'Apocalypse,  depuis  Joachim  de  Flore  jusqu'au  sec- 
taire protestant  de  nos  jours.  Cet  effort  impuissant 
pour  fonder  une  société  parfaite  a  été  la  source  de  la 
tension  extraordinaire  qui  a  toujours  fait  du  vrai 
chrétien  un  athlète  en  lutte  contre  le  présent.  L'idée 
du  V  royaume  de  Dieu  »  et  l'Apocalypse,  qui  en  est 
la  complète  miagc,  sont  ainsi,  en  un  sens,  l'expres- 
sion la  plus  élevée  et  la  plus  poétique  du  progrès 
humain.  Certes,  il  devait  aussi  en  sortir  de  grands 
égarements.  Suspendue  comme  une  menace  perma- 
nente au-dessus  de  l'humanité,  la  fin  du  monde,  par 
'•^s  effrois  périodiques  qu'elle  causa  durant  des  siè- 
cles ,  nuisit  beaucoup  à  tout  développement  pro- 


VIE   DE   JÉSUS.  209 

fane'.  La  société,  n'étant  plus  sûre  de  son  existence, 
en  contracta  une  sorte  de  tremblement  et  ces  habi- 
tudes de  basse  humilité  qui  rendent  le  moyen  âge  si 
inférieur  aux  temps  antiques  et  aux  temps  modernes. 
Un  profond  changement  s'était,  d'ailleurs,  opéré 
dans  la  manière  d'envisager  la  venue  du  Christ.  La 
première  fois  qu'on  annonça  à  l'humanité  que  sa 
planète  allait  finir,  comme  l'enfant  qui  accueille  la 
mort  avec  un  sourire,  elle  éprouva  le  plus  vif  accès 
de  joie  qu'elle  eût  jamais  ressenti.  En  vieillissant,  le 
monde  s'était  attaché  à  la  vie.  Le  jour  de  grâce,  si 
longtemps  attendu  oar  les  âmes  pures  de  Galilét, 
était  devenu  pour  ces  siècles  de  fer  un  jour  de 
colère  :  Dies  irœ,  dies  illa!  Mais,  au  sein  même  de 
la  barbarie,  l'idée  du  royaume  de  Dieu  resta  féconde. 
Quelques-uns  des  actes  de  la  première  moitié  du 
moyen  âge  commençant  par  la  formule  «  A  l'approche 
du  soir  du  monde...  »  sont  des  chartes  d'affranchis- 
sement. Malgré  ri:^glise  féodale,  des  sectes,  des  or- 
dres religieux,  de  saints  personnages  continuèrent  à 
protester,  au  nom  de  l'évangile,  contre  l'iniquité 
du  monde.  De  nos  jours  même,  jours  troublés  où 
Jésus  n'a  pas  de  plus  autheniiqucs  conlinualeurs  que 


I.  Voir,  pour  exemple,  le  prolotruo  do  Gn'goire  (ie  Tours  à 
ion  Histoire  ecclésiastique  des  Francs. 


ÎOO  ORIGINES    DU    CHRISTIANISME. 

ceux  qui  semblent  le  répudier,  les  rêves  d'organisa- 
tion idéale  de  la  société ,  qui  ont  tant  d'analogie 
avec  les  aspiralionb  des  sectes  chrétiennes  primitives, 
ne  sont  en  un  sens  que  l'épanouissement  delà  même 
idée,  une  des  branches  de  cet  arbre  immense  où 
germe  toute  pensée  d'avenir,  et  dont  le  «  royaume 
de  Dieu  »  sera  éternellement  la  tige  et  la  racine. 
Toutes  les  révolutions  sociales  de  l'humanité  seront 
grelTées  sur  ce  mot-ià.  Mais,  entachées  d'un  grossier 
matérialisme,  aspirant  à  l'impossible,  c'est-à-dire  à 
fonder  l'universelle  fél  cité  sur  des  mesures  politiques 
et  économiques,  les  tentatives  «  socialistes  »  de  notre 
temps  resteront  infécondes,  jusqu'à  ce  qu'elles  pren- 
nent pour  règle  le  véritable  esprit  de  Jésus,  je  veux 
dire  l'idéalisme  absolu,  ce  principe  que,  pour  possé- 
der la  terre,  il  faut  y  renoncer. 

Le  mot  de  «  royaume  de  Dieu  »  exprime,  d'un 
autre  côté,  avec  un  rare  bonheur,  le  besoin  qu'é- 
prouve l'âme  d'un  supplément  de  destinée,  d'une 
compensation  à  la  vie  actuelle.  Ceux  qui  ne  se  plient 
pas  à  concevoir  l'homme  comme  un  composé  de 
deux  substances,  et  qui  trouvent  le  dogme  déiste  de 
l'immortalité  de  l'âme  en  contradiction  avec  la  phy- 
siologie, aiment  à  se  reposer  dans  l'espérance  d'une 
réparation  finale ,  qui ,  sous  une  forme  inconnue, 
satisfera  aux  besoins  du  cœur  de  l'homme.  Qui  sait 


VIE  DE  JÊSCS.  'M 

si  le  dernier  terme  du  progrès,  dans  des  millions  de 
siècles,  n'amènera  pas  la  conscience  absolu'?  de  l'uni- 
vers, et  dans  cette  conscience  le  réveil  de  tout  ce  qu 
a  vécu?  Un  sommeil  d'un  million  d'années  n'est  pas 
plus  long  qu'un  sommeil  d'une  heure.  Saint  Paul , 
eu  cette  hypothèse,  aurait  encore  eu  raison  de  dire: 
In  iclu  oculi'!  Il  est  sûr  que  l'humanité  morale  et 
vertueuse  aura  sa  revanche,  qu'un  jour  le  sentiment 
de  l'honnête  pauvre  homme  jugera  le  monde,  et  que, 
ce  jour -là,  la  figure  idéale  de  Jésus  sera  la  confu- 
sion de  l'homme  frivole  qui  n'a  pas  cru  à  la  vertu, 
de  l'homme  égoïste  qui  n'a  pas  su  y  atteindre.  Le 
mot  favori  de  Jésus  reste  donc  plein  d'une  éternelle 
beauté.  Une  sorle  de  divination  grandiose  semble  en 
ceci  avoir  guidé  le  maître  incomparable  et  l'avoir  tenu 
dans  un  vague  sublime,  embrassant  à  la  fois  divers 
ordres  de  vérités. 

«,  I  r.or    sv,  5K. 


CDAPITRE   XVIII. 


INSTITUTIONS    DE    JESC9. 


Ce  qui  prouve  bien,  du  reste,  que  Jésus  ne  s'ab- 
sorba jamais  enlièrement  dans  ses  idées  apocalyp- 
tiques, c'est  qu'au  temps  même  où  il  en  était  le  plus 
préoccupé,  il  jette  avec  une  rare  sûreté  de  vues  les 
bases  d'une  Eglise  destinée  à  durer.  Il  n'est  guère 
possible  de  douter  qu'il  n'ait  lui-même  clioisi  parmi 
ses  disciples  ceux  qu'on  appelait  par  excellence  les 
«  Apôtres  I)  ou  les  «  Douze  »,  puisqu'au  lendemain 
de  sa  mort,  on  les  trouve  formant  un  corps  et  rem- 
plissant par  élection  le  vide  qui  s'est  produit  dans 
leur  sein*.  C'étaient  les  deux  fils  de  Jonas,  les  deux 
fils  de  Zébédée,  Jacques,  fils  d'Alphée,  Pliilippe, 
Natlianaël  Bar-Tolmaï,  Thouaas.   Matthieu,    Simon 

1.  Miitlli.,  X,  1  ol  suiv.;  Marc,  m,  1^  et  suiv.;  l.uc,  iv,  13  ;  Jean, 
VI,  70;  XIII,  18;  xv,  16;  Ad.,  i,  15  el  suiv.;  I  Cor.,  xv,  5;  Gal„ 
I,  40;  Apoc,  XXI,  12. 


VIE  DE  JÉSDS.  303 

le  z^ote,  Thaddée  ou  Lebbée,  Juda  de  Kerioth  *. 
Il  est  probable  que  l'idée  des  douze  tribus  d'Israël 
ne  fut  pas  étrangère  au  choix  de  ce  nombre'.  Let 
«  Douze  »,  en  tout  cas,  formaient  un  groupe  de  disci- 
ples privilégiés ,  où  Pierre  gardait  sa  primauté  toute 
fraternelle',  et  auquel  Jésus  confia  le  soin  de  propa- 
ger son  œuvre.  Rien  qui  sentît  le  collège  sacerdotal 
régulièrement  organisé;  les  listes  des  a  Douze  »  qui 
nous  ont  été  conservées  présentent  beaucoup  d'in- 
certitudes et  de  contradictions;  deux  ou  trois  de  ceux 
qui  y  figurent  restèrent  complètement  obscurs.  Deux 
au  moins,  Pierre  et  Philippe*,  étaient  mariés  et 
avaient  des  enfants. 

Jésus  gardait  évidemment  pour  les  Douze  des  se- 
crets qu'il  leur  défendait  de  communiquer  à  tous". 
Il  semble  parfois  que  son  plan  était  d'entourer  sa 
personne  de  quelque  mystère,  de  rejeter  les  grandes 
preuves  après  sa  mort,  de  ne  se  révéler  claii 'ornent 
qu'à  ses  disciples,  confiant  à  ceux-ci  le  soin  de  le 

4.  Matth.,  X,  2  et  suiv.;  Marc,  m,  16  et  suiv.;  Luc,  vi,  14  et 
suiv.,  Act.,  I,  13;  Papias,  flans  Eusèbo,  Hist.  eccL,  III,  39. 

2.  Mattli.,  XIX,  28  ;  Luc,  xxu,  30. 

3.  Act.,  I,  15;  II,  U;  v,  2-3,  29;  vni,  49;  xv,  7;  Gai.,  i,  18. 

4.  Pour  Pierre,  voir  ci-dessus,  p.  156;  pour  Philippe,  voir  Pa- 
pias,  PnlycraU;  el  Clément  d'Alexandrie,  cités  par  Eusèbe,  Hist 
eccL,  III,  30,  31,  39;  V,  24. 

6.  Mallli.,  XVI,  20;  xvii,  9;  Mire,  viii,  30;  ix.  8. 


304  ORIGINES   DU   CHRISTIAMSME. 

démontrer  plus  tard  au  mondée  «  Ce  que  je  vous 
dis  dans  l'ombre,  prêchez-le  tj  grand  jour;  ce  que 
je  vous  dis  à  l'oreille,  proclari  ez-le  sur  les  toits.  » 
Il  s'cparguait  ainsi  les  déclara;  '/'.is  trop  précises  et 
créait  une  sorte  d'intermédiair<-  entre  l'opinion  et 
lui.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  "[u'il  avait  pour  les 
apôtres  des  enseignements  réserv.  s,et  qu'il  leur  dé- 
veloppait plusieurs  paraboles,  doiit  il  laissait  le  sens 
indécis  pour  le  vulgaire*.  Un  tour  énigmatique  et  un 
peu  de  bizarrerie  dans  la  liaison  des  idées  étaient  à 
la  mode  dans  l'enseignement  des  docteurs,  comme 
on  le  voit  par  les  sentences  des  Pirkc  Abolh.  Jésus 
expliquait  aux  disciples  intimes  ce  que  ses  apoph- 
thegmes  ou  ses  apologues  avaient  de  singulier,  et 
dégageait  pour  eux  son  enseignement  du  luxe  de 
comparaisons  qui  parfois  l'obscurcissait'.  Beaucoup 
de  ces  explications  paraissent  avoir  été  soigneuse- 
ment conservées*. 

Dès  le  vivant  de  Jésus,  les  apôtre?  prêchèrent*, 

h.  MaUh.,  X,  27,  26;  xvi,  20;  Marc,  iv,  21  et  suiv.;  viii ,  30; 
Luc,  VIII,  <7;  IX,  21  ;  XII,  2  et  suiv.;  Jean,  xiv,  22;  Episl.  Dar- 
nabne ,  5. 

2.  MaUli.,  XIII ,  10  et  suiv.;  34  et  suiv. ;  Marc,  iv,  10  cl  suiv., 
33  el  SUIV.;  Luc,  viii  9,  et  suiv.;  xii,  41. 

3.  MaUli.,  XVI,  6  et  suiv.;  Marc,  vu,  17-23. 

4.  Malin.,  xiii,  18  el  suiv.;  Marc,  vu,  18  el  suiv. 
(*.  Luc,  IX,  6. 


VIE  DE  JËSnS.  305 

mais  sans  jamais  beaucoup  s'écarter  de  lui.  Leur 
prédication,  du  reste,  se  bornait  à  annoncer  la  pro- 
cliaino  venue  du  royaume  de  Dieu'.  Ils  allaient  de 
ville  en  ville,  recevant  l'hospitalité,  ou  pour  mieux 
dire  la  prenant  d'eux-mêmes  selon  l'usage.  L'hôte, 
en  Orient,  a  beaucoup  d'autorité;  il  csl  supérieur  au 
maître  de  la  maison;  celui-ci  a  en  lui  la  plus  grande 
confiance.  Cette  prédication  du  foyer  est  excellente 
pour  la  propagation  des  doctrines  nouvelles.  On  com- 
munique le  trésor  caché;  on  paye  ainsi  ce  que  l'on 
reçoit  ;  la  politesse  et  les  bons  rapports  y  aidant ,  la 
maison  est  touchée,  convertie.  Otez  l'hospitalité  orien- 
tale ,  la  propagation  du  christianisme  serait  impos- 
sible à  expliquer.  Jésus ,  qui  tenait  fort  aux  bonnes 
vieilles  mœurs,  engageait  les  disciples  à  profiter  sans 
scrupule  de  cet  ancien  droit  public,  probablement 
déjà  aboli  dans  les  grandes  villes  où  il  y  avait  des 
hôtelleries'.  «  L'ouvrier,  disait-il,  est  digne  de  son 
salaire.  »  Une  fois  installes  chez  quelqu'un ,  ils  de- 
vaient y  rester,  mangeant  et  buvant  ce  qu'on  leur 
offrait,  tant  que  durait  leur  mission  '. 

Jésus  désirait  qu'à  son  exemple  les  messagers  de 

i.  Luc,  X,  11. 

2.  Lo  mot  croc  itavScitiTov  a  passe   dans  loulcs  les  langues  de 
Oriptil  pour  (iési.L;nf!r  une  auberge. 

3.  Marc,  vi,  10  ut  ^uiv. 

20 


306  ORIGINES  DD   CHRISTIANISME. 

la  bonne  nouvelle  rendissent  leur  prédication  aimable 
par  des  manières  bienveillantes  et  polies.  Il  voulait 
qu'en  entrant  dans  une  maison,  ils  lui  donnassent  le 
selâm  ou  souhait  de  bonheur.  Quelques-uns  hési- 
taient, le  selâm  étant  alors  comme  aujourd'hui,  en 
Orient,  un  signe  de  communion  religieuse,  qu'on  ne 
hasarde  pas  avec  les  personnes  d'une  foi  incertaine  '. 
«  Ne  craignez  rien,  disait  Jésus;  si  personne  dans  la 
maison  n'est  digne  de  votre  selâm,  il  reviendra  vers 
vousV  »  Quelquefois,  en  effet,  les  apôtres  du  royaume 
de  Dieu  étaient  mal  reçus,  et  venaient  se  plaindre  à 
Jésus,  qui  cherchait  d'ordinaire  h  les  calmer.  Quel- 
ques-uns, persuadés  de  la  toute-puissance  de  leur 
maître,  étaient  blessés  de  celte  longanimité.  Les  fils 
de  Zébédée  voulaient  qu'il  appelât  le  feu  du  ciel  sur 
les  villes  inhospitalières*.  Jésus  accueillait  leurs  em- 
portements avec  sa  fine  ironie,  et  les  arrêtait  par  ce 
mot  :  «  Je  ne  suis  pas  venu  perdre  les  âmes,  mais 
les  sauver.  » 

11  cherchait  de  toute  manière  à  établir  en  principe 
que  ses  apôtres  c'était  lui-même  *.  On  croyait  qu'il 


4.  Il"  épllro  do  Jean,  10-11. 

9.  Mallh.,  X,  11  et  suiv.;  Luc,  x,  5  cl  sulv. 

3.  Luc,  IX,  52  ot  Ruiv. 

4.  MaUh  ,  X,  40-42;  xxv,  35  ot  suiv.;  Marc,  ix,  40  ;  Luc,  x,  <6, 
Jean,  xiii,  20. 


VIE  DE  JÊSDS.  307 

leur  avait  communiqué  ses  vertus  merveilleuses,  ils 
chassaient  les  démons,  prophétisaient,  et  formaient 
une  école  d'exorcistes  renommés*,  bien  que  certains 
cas  fussent  au-dessus  de  leur  force  *.  Ils  faisaient 
aussi  des  guérisons,  soit  par  l'imposition  des  mains, 
soit  par  l'onction  de  l'huile',  l'un  des  procédés  fon- 
damentaux de  la  médecine  orientale.  Enfin,  comme 
les  psylles,  ils  pouvaient  manier  les  serpents  et  boire 
impunément  des  breuvages  mortels*.  A  mesure  qu'on 
s'éloigne  de  Jésus,  cette  théurgie  devient  de  plus  en 
plus  choquante.  Mais  il  n'est  pas  douteux  qu'elle  ne 
fût  de  droit  commun  dans  l'Église  primitive,  et  qu'elle 
ne  figurât  en  première  ligne  dans  l'attention  des  con- 
temporains '.  Des  charlatans,  ainsi  qu'on  devait  s'y 
attendre,  exploitèrent  ce  mouvement  de  crédulité  po- 
pulaire. Dès  le  vivant  de  Jésus,  plusieurs,  sans  être 
ses  disciples,  chassaient  les  démons  en  son  nom.  Les 
vrais  disciples  en  étaient  fort  blessés  et  cherchaient 
à  les  empêcher.  Jésus,  qui  voyait  en  cela  un  hom- 
mage à  sa  renommée,  ne  se  montrai!  pas  pour  eux 
bien  sévère'.  Il  faut  observer,  du  reste,  que  cespou- 

1.  Mallh.,  vil,  Î2  ;  X,  1  ;  Marc,  m,  <5;  vi,  13;  Luc,  x,  17. 
î.  Mallh.,  XVII,  18-19. 

3.  Marc,  vi,  13;  xvi,  18;  Ëpigt.  Jacobi,  v,  ^i 

4.  Marc,  xvi,  18  ;  Luc,  x,  19. 
6.  Marc,  xvi,  20. 

6.  Marc,  ix,  37-38;  Luc,  ix,  49-50. 


308  ORIGINES   DU    CHRISTIANISME. 

voîrs  surnaturels  étaient,  si  l'on  ose  ainsi  dire,  pas- 
sé," en  métier.  Poussant  jusqu'au  bout  la  logique  de 
l'absurde,  certaines  gens  chassaient  les  démons  par 
Béelzcbub  *,  prince  des  démons.  On  se  figurait  que 
ce  souverain  des  légions  infernales  devait,  avoir  toute 
autorité  sur  ses  subordonnés,  et  qu'en  agissant  par 
lui  on  était  sûr  de  faire  fuir  l'esprit  intrus  '.  Quelques- 
uns  cherchaient  même  à  acheter  des  disciples  de  Jésus 
le  secret  des  dons  miraculeux  qui  leur  avaient  été 
conférés  '. 

Un  germe  d'Eglise  commençait  dès  lors  h  paraître. 
Cette  idée  féconde  du  pouvoir  des  honmies  réunis 
{ecclesia)  semble  bien  une  idée  de  Jésus.  Plein  de  sa 
doctrine  tout  idéaliste,  que  ce  qui  fait  la  présence  des 
âmes,  c'est  l'union  par  l'amour,  il  déclaiaitque,  toutes 
les  fois  que  quelques  hommes  s'assembleraient  en  son 
nom,  il  serait  au  milieu  d'eux.  Il  confie  à  l'Église  le 
droit  de  lier  et  de  délier  (c'est-à-dire  de  rendre  cer- 
taines choses  licites  ou  illicites) ,  de  rcmetti'e  les  pé- 
chés ,  de  réprimander,  d'avertir  avec  autorité ,  de 
prier  avec  certitude  d'être  exaucée'.  11  est  possible 
que  beaucoup  de  ces  paroles  aient  été  prêtées  au 

1 .  Ancien  diou  des  Philistins,  transformé  par  les  Juifs  en  démon. 
1.  Mallh.,  XII,  24  ot  «uiv. 

3.  Ad.,  VIII,  18  et  suiv. 

4.  Mutlli.,  xviii,  17  et  suiv.;  Jean,  xx,  83, 


VIE  DE  JÉSUS.  309 

maUre,  afin  de  donner  une  base  h  l'autorité  collec- 
tive par  laquelle  on  chercha  plus  tard  à  remplacer 
la  sienne.  Eu  tout  cas,  ce  ne  fut  qu'après  sa  mort 
que  l'on  vit  se  constituer  des  Eglises  particulières,  et 
encore  cette  première  constitution  se  fit-elle  pure- 
ment et  simplement  sur  le  modèle  des  synagogues. 
Plusieurs  personnages  qui  avaient  beaucoup  aimé  Jé- 
sus et  fondé  sur  lui  de  grandes  espérances ,  comme 
Joseph  d'Arimathie ,  Marie  de  Magdala,  Nicodème, 
n'entrèient  pas,  ce  semble,  dans  ces  Églises,  et  s'en 
tinrent  au  souvenir  tendre  ou  respectueux  qu'ils 
avaient  gardé  de  lui. 

Du  reste,  nulle  trace,  dans  l'enseignement  de 
Jésus,  d'une  moral';  appliquée  ni  d'un  droit  cano- 
nique tant  soit  peu  défini.  Une  seule  fois,  sur  le 
mariage,  il  se  prononce  avec  netteté  et  défend  le 
divorce'.  Nulle  théologie  non  plus,  nul  symbole.  A 
peine  quekiues  vues  sur  le  Père,  le  Fils,  l'Esprit', 
dont  on  tireia  plus  lard  la  Trinité  et  l'Incarnation, 
mais  qui  restaient  encore  à  l'état  d'images  indéter- 
minées. Les  derniers  livres  du  canon  juif  connais- 
sent déjc\  le  Saint-Esprit,  sorte  d'hypostase  di- 
vine, quelquefois  idcntiliée  avec  la  Sagesse  ou    le 


I.  M.ii;li.,  xi\,  <  "1  suv. 

î.  MaUh.,  xxvn     \"0.  Coinp.  Matlli.,i!3,  IG-17;  Joan,  w,  Î6. 


310  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

Verbe*.  Jésus  insista  sur  ce  point*,  et  prétendît  don- 
ner à  ses  disciples  un  baptême  par  le  feu  et  l'esprit', 
bien  préférable  à  celui  de  Jean.  Ce  Saint-Esprit,  pour 
Jésus,  n'était  pas  distinct  de  l'inspiration  émanant  de 
Dieu  le  Père  d'une  façon  continue  *.  Puis  on  subti- 
lisa. On  se  figura  que  Jésus  avait  promis  à  ses  dis- 
ciples de  leur  envoyer  après  sa  mort ,  pour  le  rem- 
placer, un  Esprit  qui  leur  enseignerait  toute  chose, 
et  rendrait  témoignage  aux  vérités  qu'il  avait  lui- 
même  promulguées  '.  Un  jour,  les  apôtres  crurent 
recevoir  le  baptême  de  cet  Esprit  sous  la  forme 
d'un  grand  vent  et  de  mèches  de  feu  '.  Pour  dési- 
gner le  même  Esprit,  on  se  servait  du  mot  Peru" 
Mil,  que  le  syro-chaldaïque  avait  emprunté  au  grec 
(irafay.î.-ziTo;),  et  qui  paraît  avoir  eu  dans  ce  cas  la 
nuance  d'  «  avocat  ' ,  conseiller  '  » ,   ou  bien  celle 

\.  Sap.,  I,  7;  VII,  7;  ix,  17;  xii,  1  ;  EccH.,  i,  9;  xv,  5;  xxiv, 
27,  XXXIX,  8;  Judith,  xvi,  17. 

i.  MaUh. ,  X,  20;  Luc,  xii ,  12;  xxiv,  49;  Jean,  xiv,  26; 
XV,  26. 

3.  MaUh.,  m,  11;  Marc,  i,  8;  Luc,  m,  16;  Jeun,  i,  26;  m,  5; 
Ad.,  1,  5,  8;  X,  47. 

4.  JlaUh.,  X,  20;  Marc,  xiii,  11  ;  Luc,  xii,  12  ;  xxi,  15. 

o.  Jean,  xv,  26;  xvi,  13,  16.  Coiiip.  Luc,  xxiv,  49;  Acl.,  i,  8. 

6.  Act.j  II,  1-4;  XI,  15;  xix,  6.  Cf.  Jean,  vu,  3'J. 

7.  A  peraklU  on  opposait  kaligor  (  xaTmiofcc  ) ,  «l'accusa- 
cur  ». 

S.Jean,  xiv,  16;  I"  épilrodo  Joan,  ii,  1. 


VIE  DE  JESUS.  311 

d'  «  interprète  des  vérités  célestes  » ,  de  «  docteur 
chargé  de  révéler  aux  hommes  les  mystères  encore 
cachés'.  »  11  est  très-douteux  que  Jésus  se  soit  servi 
de  ce  mot.  C'était  ici  une  application  du  procédé  que 
la  théologie  juive  et  la  théologie  chrétienne  allaient 
suivre  durant  des  siècles,  et  qui  devait  produire  toute 
une  série  d'assesseurs  divins ,  le  métatrônet  le  sijna- 
delphe  ou  sandalphon ,  et  toutes  les  personnifications 
de  la  cahbale.  Seulement ,  dans  le  judaïsme ,  ces 
créations  devaient  rester  des  spéculations  particu- 
lières et  libres,  tandis  que,  dans  le  christianisme,  à 
partir  du  iv'  siècle,  elles  devaient  former  l'essence 
même  de  l'orthodoxie  et  du  dogme  universel. 

Inutile  de  faire  observer  combien  l'idée  d'un  livre 
religieux,  renfermant  un  code  et  des  articles  de  foi, 
était  éloignée  de  la  pensée  de  Jésus.  Non-seulement 
il  n'écrivit  pas,  mais  il  était  contraire  à  l'esprit  de  la 
secte  naissante  de  produire  des  livres  sacrés.  On  se 
croyait  èi  la  veille  de  la  grande  catastrophe  finale. 
Le  Messie  venait  mettre  le  sceau  sur  la  Loi  et  les 
Prophètes,  non  promulguer  des  textes  nouveaux. 
Aussi,  à  l'exception  de  l'Apocalypse,  qui  fut  en  un 
sens  le  seul  livre  révélé  du  christianisme  primitif  ', 

<.  Jean,  xiv,  Î6;  xv,  26;  xvi,  7  et  suiv.  Ce  mol  est  propre  au 
quatrième  Évangile  et  à  Philon ,  De  mundi  opificio,  §  6. 
S.  Justin,  Dial-  cum  Tryph.,  84. 


3t2  ORIGINES    DU   CHRISTIANISME. 

les  écrits  de  l'âge  apostolique  sont-ils  des  ouvrages 
de  circonstance,  n'ayant  nullement  la  prétention  de 
fournir  un  ensemble  dogmatique  complet.  Les  Evan- 
giles eurent  d'abord  un  caractère  tout  privé  et  une 
autorité  bien  moindre  que  la  tradition'. 

La  secte,  cependant,  n'avait -elle  pas  quelque 
sacrement ,  quelque  rite ,  quelque  signe  de  rallie- 
ment? Elle  en  avait  un,  que  toutes  les  traditions  font 
remonter  jusqu'à  Jésus.  Une  des  idées  favorites  du 
maître ,  c'est  qu'il  était  le  pain  nouveau,  pain  très- 
supérieur  à  la  manne  et  dont  l'humanité  allait  vivre. 
Celte  idée,  germe  de  l'Eucharistie,  prenait  quelque- 
fois dans  sa  bouche  des  formes  singulièrement  con- 
crètes, Une  fois  surtout,  il  se  laissa  aller,  dans  la 
synagogue  de  Capharnahum,  h  un  mouvement  hardi, 
qui  lui  coiita  plusieurs  de  ses  disciples.  «  Oui,  oui, 
je  vous  le  dis,  ce  n'est  pas  Moïse,  c'est  mon  Père 
qui  vous  a  donné  le  pain  du  ciel'.  »  Et  il  ajoutait: 
«  C'est  moi  qui  suis  le  pain  de  vie;  celui  qui  vient  à 
moi  n'aura  jamais  faim,  et  celui  qui  croit  en  moi 
n'aura  jamais  soif.  »  Ces  paroles  excitèrent  un  vif 
murmure.    «  Qu'entend  -  il ,  se  disait -on,  par  ces 

4.  Papias,  dans  Eusùbo.  Uist.  eccl-,  III,  39. 
î.  Jean,  vi,  32  ot  suiv. 

3.  On  Irouvo  un  lour  analo^uo,  provoquant  un  malrnleiidu 
■emblable,  dans  Jean,  iv,  10  ol  îuiv. 


VIE  DE  JESUS.  313 

mois  :  «  Je  suis  le  pain  de  vie  ?  »  N'est-ce  pas  là 
Jésus,  le  fils  de  Joseph,  dont  nous  connaissons  le 
père  el  la  mère?  Comment  peul-il  dire  qu'il  est  des- 
cendu du  ciel  ?  »  Et  Jcsus ,  insistant  avec  plus  de 
force:  «  Je  suis  le  pain  de  vie;  vos  pères  ont  mangé 
la  manne  dans  le  désert  et  soni  morts.  C'est  ici  le 
pain  qui  est  descendu  du  ciel,  afin  que  celui  qui  en 
mange  ne  meure  point.  Je  suis  le  pain  vivant  ;  si 
quelqu'un  mange  de  ce  pain,  il  vivra  éternellement  ; 
et  le  pain  que  je  donnerai,  c'est  ma  chair,  pour  la 
vie  du  monde'.  »  Le  scandale  fut  au  comble: 
«  Comment  peut-il  donner  sa  chair  à  manger?  » 
Jésus,  renchérissant  encore  :  «  Oui,  oui,  dit -il,  si 
vous  ne  mangez  la  cliair  du  Fils  de  l'homme,  et  si 
vous  ne  buvez  son  sang,  vous  n'aurez  point  la  vie 
en  vous.  Celui  qui  mange  ma  chair  et  qui  boit  mon 
sang  est  en  possession  de  la  vie  éternelle.  Car  ma 
chair  est  véritablement  une  nourriture,  et  mon  sang 
est  véritablement  un  breuvage.  Celui  qui  mange  ma 
chair  et  qui  boit  mon  sang  demeure  en  moi,  et  moi 
en  lui.  Comme  je  vis  par  le  Père  qui  m'a  envoyé, 
ainsi  celui  qui  me  mange  vit  par  moi.  »  Une  telle 

4.  Tous  ces  discours  portent  trop  fortemont  l'empreinte  du  style 
propre  au  quatrième  Êvanj^ile  (wur  qu'il  soii  permis  de  les  croire 
exacld.  L'anei  duie  rapportée  au  rliapiiro  vi  de  cet  Ëvuiigile  ne 
■aurait  cependant  être  dénuée  de  réalité  bistorique. 


314  ORIGIÎJES   DU   CHRISTIANISME. 

obstination  dans  le  paradoxe  révolta  plusieurs  dis- 
ciples, qui  cessirent  de  le  fréquenter.  Jésus  ne  se 
rétracta  pas;  il  sjouta  seulement  :  «  C'est  l'esprit 
qui  vivifie.  La  chair  i  b  sert  de  rien.  Les  paioles  que 
je  vous  dis  sont  esprit  et  vie.  »  Les  Douze  restèrent 
fidèles,  malgré  cette  prédication  bizarre.  Ce  fut  pour 
Céphas  en  particulier  l'occasion  de  montrer  un 
absolu  dévouement  et  de  proclamer  une  fois  de  plus  : 
«  Tu  es  le  Christ,  fils  de  Dieu.  » 

11  est  probable  que  dès  lors,  dans  les  repas  com- 
muns de  la  secte,  s'était  établi  quelque  usage  au- 
quel se  rapportait  le  discours  si  mal  accueilli  par  les 
gens  de  Gapharnahum.  Mais  les  traditions  apostoli- 
ques à  ce  sujet  sont  fort  divergentes  et  probable- 
ment incomplètes  à  dessein.  Les  Évangiles  synop- 
tiques ,  dont  le  récit  est  confirmé  par  saint  Paul , 
supposent  un  acte  sacramentel  unique ,  ayant  servi 
de  base  au  rite  mystérieux ,  et  ils  le  placent  h  la 
dernière  cène  '.  Le  quatrième  Évangile,  qui  juste- 
ment nous  a  conservé  l'incident  de  la  synagogue  de 
Capharnahum ,  ne  parle  pas  d'un  tel  acte,  quoiqu'il 
raconte  la  dernière  cène  fort  au  long.  Ailleurs,  nous 
voyons  Jésus  reconnu  à  la  fraction  du  pain  %  comme 

1.  Malth.,  XXVI,  26  et  suiv.;  Marc,  xiv,  il  et  suiv.;  Luc.isu 
i4  et  SUIV.;  /  Cor.,  xi,  23  et  suiv. 

2.  Luc,  XXIV,  30,  35. 


VIE  DE  JÉSUS.  315 

si  ce  geste  eût  été  pour  ceux  qui  l'avaient  fréquenté 
le  plus  caractéristique  de  sa  personne.  Quand  il 
fut  mort,  la  forme  sous  laquelle  il  apparaissait  au 
pieux  souvenir  de  ses  disciples  était  celle  de  pré- 
sident d'un  banquet  mystique,  tenant  le  pain,  le  bé- 
nissant, le  rompant  et  le  présentant  aux  assistants  '. 
On  peut  croire  que  c'était  là  une  de  ses  habitudes, 
et  qu'à  ce  moment  il  était  particulièrement  aimable 
et  attendri.  Une  circonstance  matérielle,  la  présence 
du  poisson  sur  la  table  (indice  frappant  qui  prouve 
que  le  rite  se  constitua  sur  le  bord  du  lac  de  Tibé- 
riade'),  fut  elle-même  presque  sacramentelle  et 
devint  une  partie  nécessaire  des  images  qu'on  se  fit 
du  festin  sacré  *. 

i.  Luc,  l.  c;  Jean,  xxi,  13;  Évang.  dès  hébreux  ,  dans  saint 
Jérôme,  De  viris  ilL,  2. 

2.  Comp.  Malth.,  vu,  lO;  xiv,  17  et  siiiv.;  xv,  34etsuiv.;  Marc, 
VI,  38  et  suiv.;  Luc,  ix,  13  et  suiv.;  xi,  11  ;  xxiv,  42;  Jean,  vi,  9 
el  suiv.;  xxi,  9  et  suiv.  Le  bassin  du  lac  de  Tibériado  est  le  seul 
endroit  de  la  Palestine  où  le  poisson  forme  une  partie  considérable 
de  l'aliinentalion. 

3.  Jean,  xxi,  13;  Luc,  xxiv,  42-43.  Comparez  les  plus  vieilles 
représentations  de  la  Cène  rapporlces  ou  rectiOées  par  M.  de  Ilossi 
dans  sa  dissertation  sur  riX0T2  [Spicilegiutn  Solesmense  de 
dom  Pitra,  t.  III,  p.  568  et  suiv.).  Cf.  de  itossi,  Bull,  di  arcli. 
criit.,  troisième  année,  p.  44  el  suiv.,  73  et  suiv.  Il  est  vrai  que 
les  sardines  étaicn/ ,  comme  le  pain,  un  accessoire  indispensable 
do  tout  repaâ.  Voir  l'inscription  deLanuvium,  V  coL,  16-17.  L'in- 
tuatioo  d'anagramme  que  renferme  le  mol  L\or£  se  combina  pro- 


316  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

Les  repas  étaient  devenus  dans  la  communauté 
naissante  un  des  moments  les  plus  doux.  A  ce 
moment,  on  se  rencontrait  ;  le  maître  parlait  à  cnacun 
et  entretenait  une  conversation  pleine  de  gaieté  et  de 
charme.  Jésus  aimait  cet  instant  et  se  plaisait  à  voir 
sa  famille  spirituelle  ainsi  groupée  autour  de  lui'. 
L'usage  juif  était  qu'au  commencement  du  repas,  le 
chef  de  maison  prît  le  pain,  le  bénît  avec  une  prière, 
le  rompît,  puis  l'olTrît  à  chacun  des  convives.  Le  vin 
était  l'objet  d'une  sanctification  analogue'.  Chez  les 
esséniens  et  les  thérapeutes,  le  festin  sacré  avait  déjà 
pris  l'importance  rituelle  et  les  développements  que 
la  cène  chrétienne  prendra  plus  tard  '.  La  participa- 
tion au  même  pain  était  considérée  comme  une  sorte 
de  communion,  de  lien  réciproque*.  Jésus  usait  à  cet 
égard  de  termes  extrêmement  énergiques,  qui  plus 
tard  furent  pris  avec  une  littéralité  elfrénée.  Jésus  est 
à  la  fois  très- idéaliste  dans  les  conceptions  et  très- 
matérialiste  dans  l'expression.  Voulant  rendre  cette 


h;'.blement  avec  une  tradition  plus  ancienne  sur  le  rôle  du  poisson 
dans  les  repas  évangéliques. 

4.  Luc,  XXII,  15. 

5.  Mallli.,xiv,  <9;  Luc,  xxiv,  30;  Acl.,\xvu,  35;  Talm.do  Bab., 
Brrakolh,  37  b.  Cet  u.sai;ese  pratique  encore  aux  labl('>  Israélites. 

3.  Phil  m,  De  vita  cmitempl.,  S  6-41;  Josepliu,  B.  J.,  Il,  mu, 7. 

4.  AcL,  II.  46;  XX,  7.  11;  I  Cor.,  x,  16-18. 


VIE  DE   JÉSUS.  317 

pensée  que  le  croyant  vit  de  lui,  que  tout  entier  (cDrps, 
sang  et  âme)  lui  Jésus  est  la  vie  du  vrai  fidèle,  il 
disait  à  ses  disciples  :  «  Je  suis  votre  nourritare ,  » 
phrase  qui,  to  irnée  en  style  figuré,  devenait:  «  Ma 
chair  est  votre  pain,  mon  sang  est  votre  breuvage.  » 
Puis  les  habitudes  de  langage  do  Jésus,  toujours  for- 
tement substantielles,  remportaient  plus  loin  encore. 
A  table,  montrant  Faliment,  il  disait  :  «  iMe  voici;  » 
tenant  le  pain  :  «  Ceci  est  mon  corps;  »  tenant  le  vin  : 
«  Ceci  est  mon  sang  ;  »  toutes  manières  de  parler 
qui  étaient  l'équivalent  de  «  Je  suis  voire  nourri- 
ture ». 

Ce  rite  mystérieux  obtint  du  vivant  de  Jésus  une 
grande  importance.  Il  était  probablement  établi  assez 
longtemps  avant  le  dernier  voyage  à  Jérusalem,  et  il 
fut  le  résultat  d'une  doctrine  générale  bien  plus  que 
d'un  acte  déterminé.  Après  la  mort  de  Jésus,  il 
devint  le  grand  symbole  de  la  communion  chré- 
tienne', et  ce  fut  au  moment  le  plus  solennel  de  la 
vie  du  Sauveur  qu'on  en  rapporta  l'établissement. 
On  voulut  voir  dans  la  consécration  du  pain  et  du 
vin  un  mémorial  d'adieu  que  Jésus,  au  moment  de 
quitter   la  vie,    aurait    laissé  à  ses  disciples*.  On 

n.  AcL,  II,  42,  4G. 

s.  Luc,  XXII,  19;  ICor..  \i ,  20  et  suiv.;  Justin,  Oial.  cun 
Tnjiih.,  41,  70;  Apnl.  /,  CG. 


M8  ORIGINES   DO  CHRISTIANISME. 

retrouva  Jésus  lui-même  dans  ce  sacrement*.  L'idée 
toute  spirituelle  de  la  présence  des  âmes,  qui  était 
l'une  des  plus  familières  au  maître,  qui  lui  faisait 
dire,  par  exemple,  qu'il  était  de  sa  personne  au 
milieu  de  ses  disciples  '  quand  ils  étaient  réunis  en 
son  nom,  rendait  cela  facilement  admissible.  Jé- 
sus, nous  l'avons  déjà  dit',  n'eut  jamais  une  notion 
bien  arrêtée  de  ce  qui  fait  l'individualité.  Au  degré 
d'exaltation  où  il  était  parvenu,  l'idée  chez  lui  primait 
tout  le  reste  à  un  tel  point,  que  le  corps  ne  comptait 
plus.  On  est  un  quand  on  s'aime,  quand  on  vit  l'un 
de  l'autre;  comment  lui  et  ses  disciples  n'eussent-ils 
pas  été  un  *  ?  Ses  disciples  adoptèrent  le  même  lan- 
gage'.  Ceux  qui,  durant  des  années,  avaient  vécu 
de  lui  le  virent  toujours  tenant  le  pain,  puis  le  calice 
«  entre  ses  mains  saintes  et  vénérables  '  »,  et  s'of- 
frant  lui-même  à  eux.  Ce  fut  lui  que  l'on  mangea  et 
que  l'on  but;  il  devint  la  vraie  Pàque,  l'ancienne 
ayant  été  abrogée  par  son  sang.  Impossible  de  tra- 
duire dans  notre  idiome  essentiellement  déterminé, 

4.  /  Cor.,  X,  46. 
i   Matth.,  XVIII,  20. 

3.  Voir  ci-dossus ,  p.  854. 

4.  /ean,  xii  enlior. 
6    Ephes.,  III,  47. 

6.  Canon  des  messes  grecques  et  de  la  messo  laline  (  fort  an- 
cien ) . 


VIE  DE  JÈSOS.  ^*^ 

oft  la  distinction  rigoureuse  du  sens  propre  et  de  la 
n^élaphore  doit  toujours  être  faite,  des  habitudes  de 
sivle  dont  le  caractère  essentiel  est  de  prêter  a  la 
ilaphore.  ou  pour  mieux  dire  a  lidée,  une  pleme 
réalité. 


CHAPITRE   XIX. 


PROGRESSION    CROISSANTE    D  '  ENTH  0  E  S  I  A5U  K 
ET    D'eXALTATLON. 


Il  est  clair  qu'une  telle  société  religieuse,  fondée 
uniquement  sur  l'attente  du  royaume  de  Dieu,  devait 
être  en  elle-même  fort  incomplète.  La  première  gé- 
nération chrétienne  vécut  tout  entière  d'attente  et  de 
rêve.  A  la  veille  de  voir  finir  le  monde ,  on  regar- 
dait comme  inutile  tout  ce  qui  ne  sert  qu'à  conti- 
nuer le  monde.  Le  goût  de  la  propriété  était  regardé 
comme  une  imperfection  ' .  Tout  ce  qui  attache  l'homme 
à  la  terre,  tout  ce  qui  le  détourne  du  ciel  devait  être 
fui.  Quoique  plusieurs  disciples  fussent  mariés,  on  ne 
contractait  plus,  ce  semble,  de  mariage  dès  qu'on 
entrait  dans  la  secte'.  Le  célibat  était  hautement  pré- 
féré'. Un  moment,  le  maître  semble  approuver  ceu.\ 

4.  M.illli.,  XIX,  21  ;  Luc,  xiv,  33;  Act.,  iv,  32  et  suiv.;  v,  1-H. 

2.  Mullli.,  XIX,  10  i^t  suiv.;  Luc,  xviii,  29  et  suiv. 

3.  C'est  la  doctrine  constante  de  Paul.  Comp.  Apoc,  xrv,« 


VIE  DE  JÉSUS.  321 

qui  se  mutileraient  en  vue  du  royaume  de  Dieu'.  11 
était  en  cela  conséquent  avec  son  principe  :  «  Si  ta 
maip  ou  ton  pied  t'est  une  occasion  de  péché,  coupe- 
les,  et  jette-les  loin  de  toi  ;  car  il  vaut  mieux  que  tu 
entres  boiteux  ou  manchot  dans  la  vie  éternelle,  que 
d'être  jeté  avec  tes  deux  pieds  et  tes  deux  mains  dans 
la  géhenne.  Si  ton  œil  t'est  une  occasion  de  péché, 
arrache-le  et  jette-le  loin  de  toi;  car  il  vaut  mieux 
entrer  borgne  dans  la  vie  éternelle,  que  d'avoir  ses 
deux  yeux  et  d'être  jeté  dans  la  géhenne'.  »  La  ces- 
sation de  la  génération  fut  souvent  considérée  comme 
le  signe  et  la  condition  du  royaume  de  Dieu'. 

Jamais,  on  le  voit,  celte  Église  primitive  n'eut 
formé  une  société  durable,  sans  la  grande  variété  des 
germes  déposés  par  Jésus  dans  son  enseignement.  Il 
faudra  plus  d'un  siècle  encore  pour  que  la  vraie 
Église  chrétienne,  celle  qui  a  converti  le  monde,  se 
dégage  de  cette  petite  secte  des  «  saints  du  dernier 
jour  »,  et  devienne  un  cadre  applicable  à  la  société 
humaine  tout  entière.  La  même  chose,  du  reste,  eut 
lieu  dans  le  bouddhisme,  qui  ne   fut  fondé  d'aljord 

1.  Mallh.,  \ix,  M. 

2.  Maltli.,  xviii,  8-9.  Cf.  Talm.  de  Dabyl.,  Mddak.  13  b. 

3.  Malllj.,  XXII,  30;  Marc,  xii,  25;  Luc,  xx,  3j;  Évangile  ébio- 
nllo  dit  «des  Éizyptiens»,  dans  Clém.  d'Alex.,  SCroin.,  II!,  0,  13, 
el  Cicm.  Uo.u.,  i^[jist.  11,  4  2. 

91 


322  ORIGINES  DO  CHRISTIANISME. 

que  pour  des  moines.  La  même  chose  fût  arrivée  dans 
l'ordre  de  Saint-François,  si  cet  ordre  avait  réussi 
tlans  sa  pï-étention  de  devenir  la  règle  de  la  société 
humaine  tout  entière.  Nées  k  l'état  d'utopies,  réus- 
sissant par  leur  exagération  même,  les  grandes  fon- 
dations dont  nous  venons  de  parler  ne  remplirent  le 
monde  qu'après  s'être  modifiées  profondément  et 
avoir  laissé  tomber  leurs  excès.  Jésus  ne  dépassa  pas 
cette  première  période  toute  monacale,  où  l'on  croit 
pouvoir  impunément  tenter  l'impossible.  Il  ne  fit  au- 
cune concession  à  la  nécessité.  Il  prêcha  hardiment 
la  guerre  à  la  nature,  la  totale  rupture  avec  le  sang. 
«  En  vérité,  je  vous  le  déclare,  disait-il,  quiconque 
aura  quitté  sa  maison,  sa  femme,  ses  frères,  ses  pa- 
rents, ses  enfants,  pour  le  royaume  de  Dieu,  recevra 
le  centuple  en  ce  monde,  et,  dans  le  monde  à  venir, 
la  vie  éternelle'.  » 

Les  instructions  que  Jésus  est  censé  avoir  données 
à  ses  disciples  respirent  la  même  exaltation'.  Lui,  si 
facile  pour  ceux  du  dehors,  lui  qui  se  contente  par- 
fois de  demi-adhésions*,  est  pour  les  siens  d'une  ri- 

4.  Luc,  xviii,  29-30. 

s.  Matlli.,  X  entier;  xxiv,  9;  Marc,  vi,  8  et  suiv.;  ix,  40  ;  xiu, 
W3;  Luc,  IX,  3  et  suiv.;  x,  1  et  suiv.;  xii,  4  et  suiv.;  xxi,  47; 
Jean,  xv,  48  et  suiv.;  xvii,  44. 

3.  Mare,  is,  88  et  suiv. 


VIE   DE  JÉSDS.  325 

gueur  extrême.  Il  ne  voulait  pas  d'à  pet"  près.  On 
dirait  un  «  ordre  »  constitué  par  les  règles  les  plus 
austères.  Fidèle  à  sa  pensée  que  les  soucis  de  la  vie 
troublent  l'homme  et  l'abaissent,  Jésus  exige  de  ses 
associés  un  entier  détachement  de  la  terre ,  un  dé- 
vouement absolu  à  son  œuvre.  Ils  ne  doivent  porter 
avec  eux  ni  argent,  ni  provisions  de  route,  pas  même 
une  besace,  ni  un  vêtement  de  rechange.  Ils  doivent 
pratiquer  la  pauvreté  absolue,  vivre  d'aumônes  et 
d'hospitalité.  «  Ce  que  vous  avez  reçu  gratuitement, 
transmettez-le  gratuitement*,  »  disait-il  en  son  beau 
langage.  Arrêtés,  traduits  devant  les  juges,  qu'ils  ne 
préparent  pas  leur  défense;  l'avocat  céleste  leur  in- 
spirera ce  qu'ils  doivent  dire.  Le  Père  leur  conférera 
d'en  haut  son  Esprit.  Cet  Esprit  sera  le  principe  de 
tous  leurs  actes,  le  directeur  de  leurs  pensées,  leur 
guide  à  travers  le  monde^  Chassés  d'une  ville,  qu'ils 
secouent  sur  elle  la  poussière  de  leurs  souliers,  en  lui 
donnant  acte  toutefois,  pour  qu'elle  ne  puisse  allé- 
guer son  ignorance,  de  la  proximité  du  royaume  de 
Dieu.  «  Avant  que  vous  ayez  épuisé,  ajoutait-il,  les 
villes  d'Israël,  le  Fils  de  l'homme  apparaîtra.  » 

4.  MaUh. ,  X,  8.  Comp.    Midrasch   lalkoiit,  Deutcron.,   v^ri 
8S&. 

5.  Malth.,  X,  20;   Jean,    xiv,  <6  et  suiv.,   26,   xv,   26;  xvi 
',  43. 


324  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

Une  ardeur  étrange  anime  tous  ces  discours, 
qui  peuvent  être  en  partie  la  création  de  l'entliou- 
giasme  des  disciples',  mais  qui,  même  en  ce  cas, 
viennent  indirectement  de  Jésus,  puisqu'un  tel  en- 
thousiasme était  son  ouvrage.  Jésus  annonce  à  ceux 
qui  veulent  le  suivre  de  grandes  persécutions  et  la 
haine  du  genre  humain.  Il  les  envoie  comme  des 
agneaux  au  milieu  des  loups.  Ils  seront  flagellés  dans 
les  synagogues,  traînés  en  prison.  Le  frère  sera  livré 
par  son  frère,  le  fils  pai'  son  père.  Quand  on  les  per- 
sécute dans  un  pays,  qu'ils  fuient  dans  un  autre. 
«  Le  disciple,  disait-il,  n'est  pas  plus  que  son  maître, 
ni  le  serviteur  plus  que  son  patron.  Ne  craignez  point 
ceux  qui  ôtent  la  vie  du  corps,  et  qui  ne  peuvent  rien 
sur  l'âme.  On  a  deux  passereaux  pour  une  obole,  et 
cependant  un  de  ces  oiseaux  ne  tombe  pas  sans  la 
permission  de  votre  Père.  Les  cheveux  de  votre  tête 
sont  comptés.  Ne  craignez  rien;  vous  valez  beaucoup 
de  passereaux'.  »  —  «  Quiconque,  disait-il  encore, 
me  confessera  devant  les  hommes,  je  le  reconnaîtrai 
devant  mon  Père;  mais  quiconque  aura  rougi  damoi 
devant  les  hommes,  je  le  renierai  devant  les  cngcs, 


1 .  Les  traits  MatUi.,  \,  38;  xvi,  24  ;  .)tarc,  viii,  U\Luc,  xiv,S7, 
doivenl  avoir  été  con^'us  après  la  mort  do  Jésus. 
ï.  Mallh.,  X,  24-31;  Luc,  xii,  4-7. 


VIE  DE  JÉSUS.  385 

quand  je  viondi-ai  entouré  de  la  gloire  de  mon  Père, 
(jui  est  aux  cieux*.  » 

Dans  ces  accès  de  rigueur,  il  allait  jusqu'à  sup- 
>rimer  la  chair.  Ses  exigences  n'avaient  plus  de 
lornes.  Méprisant  les  saines  limites  de  la  nature  de 
; 'homme,  il  voulait  qu'on  n'existât  que  pour  lui,  qu'on 
n'aimât  que  lui  seul.  «  Si  quelqu'un  vient  à  moi,  di- 
sait-il. et  ne  hait  pas  son  père,  sa  mère,  sa  femme, 
ses  enfants,  ses  frères,  ses  sœurs,  et  même  sa  propre 
vie,  il  ne  peut  être  mon  disciple'.  »  —  «  Si  quel- 
qu'un ne  renonce  pas  à  tout  ce  qu'il  possède,  il  ne 
peut  être  mon  disciple'.  »  Quelque  chose  de  plus 
qu'humain  et  d'étrange  se  mêlait  alors  k  ses  paroles; 
c'était  comme  un  feu  dévorant  la  vie  à  sa  racine,  et 
réduisant  tout  h  un  affreux  désert.  Le  sentiment  âpre 
et  triste  de  dégoût  pour  le  monde,  d'abnégation  ou- 
trée, qui  caractérise  la  perfection  chrétienne,  eut  pour 
fondateur,  non  le  fin  et  joyeux  moraliste  des  premiers 
jours,  mais  le  géant  sombre  qu'une  sorte  de  pressen- 
timent grandiose  jetait  de  plus  en  plus  hors  de  l'hu- 
manité. On  dirait  que,  dans  ces  moments  de  guerre 
contre  les  besoins  les  plus  légitimes  du  cœur,  il  avait 

1.  Mallli.,  X,  32-33;  Marc,  vm.  3S;  Luc,  ix,  26;  xii,  8-9. 
î.  Luc,  XIV,  H'i.  Il  faul  tenir  compte  ici  de  l'exagération  du  slyle 
de  Luc. 
3.  Luc,  XIV,  33. 


396  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

oublié  le  plaisir  de  vivre,  d'aimer,  de  voir,  de  sentir. 
Dépassant  toute  mesure,  il  osait  dire  :  «Si quelqu'un 
veut  être  mon  disciple,  qu'il  renonce  à  lui-même  et 
me  suive!  Celui  qui  aime  son  père  et  sa  mère  plus 
que  moi  n'est  pas  digne  de  moi  ;  celui  qui  aime  son 
fils  ou  sa  fille  plus  que  moi  n'est  pas  digne  de  moi. 
Tenir  à  la  vie,  c'est  se  perdre;  sacrifier  sa  vie  pour 
moi  et  pour  la  bonne  nouvelle,  c'est  se  sauver.  Que 
sert  à  un  homme  de  gagner  le  monde  entier  et  de  se 
perdre  lui-même*?  »  Deux  anecdotes,  du  genre  de 
celles  qu'il  ne  faut  pas  accepter  comme  historiques, 
mais  qui  se  proposent  de  rendre  un  trait  de  carac- 
tère en  l'exagérant,  peignaient  bien  ce  défi  jeté  à  la 
nature.  Il  dit  à  un  homme  :  «  Suis-moi  !  —  Seigneur, 
lui  répond  cet  homme,  laisse-moi  d'abord  aller  ense- 
velir mon  père.  »  Jésus  reprend  :  «  Laisse  les  morts 
ensevelir  leurs  moits  ;  toi,  va  et  annonce  le  règne 
de  Dieu.  »  Un  autre  lui  dit  :  «  Je  te  suivrai ,  Sei- 
gneur, mais  permets  -  moi  auparavant  d'aller  mettre 
ordre  aux  affaires  de  ma  maison.  »  Jésus  lui  répond  : 
(I  Celui  qui  met  la  main  à  la  charrue  et  regarde  der- 
rière lui  n'est  pas  fait  pour  le  royaume  de  Dieu'.  » 
Une  assurance  extraordinaire,  et  parfois  des  accents 

1.  Matth.,  X,  37-39;  xvi,  Ï4-26;  Marc,  viii,  34-37;  Luc.  ix, 
ï3-2.j;  XIV,  20-27;  xvii,  33;  Jean,  xii,  25. 
S.  Matth.,  VIII,  21-22;  Luc,  ix.  66-62. 


VIE  DE  lÉSDS.  387 

de  singulière  douceur,  renversant  toutes  nos  idées, 
faisaient  passer  ces  exagérations.  «  Venez  à  moi, 
criait-il ,  vous  tous  qui  êtes  fatigués  et  chargés,  et  je 
vous  soulagerai.  Prenez  mon  joug  sur  vos  épaules  • 
apprenez  de  moi  que  je  suis  doux  et  humble  de 
cœur,  et  vous  trouverez  le  repos  de  vos  âmes  ;  car 
mon  joug  est  doux,  et  mon  fardeau  léger*.  » 

Un  grand  danger  résultait  pour  l'avenir  de  cette 
morale  exaltée,  exprimée  dans  un  langage  hyperbo- 
lique et  d'une  effrayante  énergie.  A  force  de  détacher 
l'homme  de  la  terre,  on  brisait  la  vie.  Le  chrétien 
sera  loué  d'être  mauvais  fils,  mauvais  patriote,  si 
c'est  pour  le  Christ  qu'il  résiste  à  son  père  et  combat 
sa  patrie.  La  cité  antique,  la  république,  mère  de 
tous,  l'État,  loi  commune  de  tous,  sont  constitués  en 
hostilité  avec  le  royaume  de  Dieu.  Un  germe  fatal  de 
tiiéocratie  est  introduit  dans  le  monde. 

Une  autre  conséquence  se  laisse  des  à  présent  en- 
trevoir. Transportée  dans  un  état  calme  et  au  sein 
d'une  société  rassurée  sur  sa  propre  durée,  cette  mo- 
rale, faite  pour  un  moment  de  crise,  devait  sembler 
impossible.  L'Evangile  était  ainsi  destiné  à  devenir 
pour  les  chrétiens  une  utopie,  que  bien  peu  s'inquié- 
teraient de  réaliser.  Ces  foudroyantes  maximes  de- 

4.  MaUli,,  M,  2S-30. 


328  ORIGINES   DU   CIIRISTIANISxME. 

vaient  dormir,  pour  le  grand  nombre,  dans  un  profond 
oubli,  entretenu  par  le  clergé  lui-même;  l'homme 
évangélique  sera  un  homme  dangereux.  De  tous  les 
humains  le  plus  intéressé ,  le  plus  orgueilleux ,  le 
plus  dur,  le  plus  dénué  de  poésie,  un  Louis  XIV,  par 
exemple,  devait  trouver  des  prêtres  pour  lui  persua- 
der, en  dépit  de  l'Évangile,  qu'il  était  chrétien.  Mais 
toujours  aussi  des  saints  devaient  se  rencontrer  pour 
prendre  à  la  lettre  les  sublimes  paradoxes  de  Jésus. 
La  perfection  étant  placée  en  dehors  des  conditions 
ordinaires  de  la  société,  la  vie  évangélique  complète 
ne  pouvant  être  menée  que  hors  du  monde,  le  prin- 
cipe de  l'ascétisme  et  de  l'état  monacal  était  posé. 
Les  sociétés  chrétiennes  auront  deux  règles  morales, 
l'une  médiocrement  héroïque  pour  le  commun  des 
hommes,  l'autre  exaltée  jusqu'à  l'excès  pour  l'homme 
parfait;  et  l'homme  parfait,  ce  sera  le  moine  assu- 
jetti à  des  règles  qui  ont  la  prétention  de  réaliser 
l'idéal  évangélique.  Il  est  certain  que  cet  idéal,  ne 
fût-ce  que  par  l'obligation  du  célibat  et  de  la  pau- 
vreté, ne  pouvait  être  de  droit  commun.  Le  moine 
est  ainsi,  à  quelques  égards,  le  seul  vrai  chrétien.  Le 
bon  sens  vulgaire  se  révolte  devant  ces  excès;  à  l'en 
croire,  l'impossible  est  le  signe  de  la  faiblesse  et  de 
l'erreur.  IMais  le  bon  sens  vulgaire  est  un  mauvais 
juge  quand  il  s'agit  des  grandes  choses.  Pour  obte- 


VIE  DE  JESUS.  329 

nir  moins  de  l'humanité,  il  faut  lui  demander  plus. 
L'immense  progrès  moral  dû  à  l'Evangile  vient  de 
ses  exagérations.  C'est  par  là  qu'il  a  été,  comme 
le  stoïcisme,  mais  avec  infiniment  plus  d'ampleur, 
un  argument  vivant  des  forces  divines  qui  sont  en 
l'homme,  un  monument  élevé  à  la  puissance  de  la 
volonté. 

On  imagine  sans  peine  qiie  pour  Jésus,  à  l'heure 
où  nous  sommes  arrivés,  tout  ce  qui  n'était  pas  le 
royaume  de  Dieu  avait  absolument  disparu.  Il  était, 
si  on  peut  le  dire,  totalement  hors  de  la  nature  :  la 
famille,  l'amitié,  la  patrie,  n'avaient  plus  aucun  sens 
pour  lui.  Sans  doute,  il  avait  fait  dès  lors  le  saciifice 
de  sa  vie.  Parfois,  on  est  tenté  de  croire  que,  voyant 
dans  sa  propre  mort  un  moyen  de  fonder  son  royaume, 
il  conçut  de  propos  délibéré  le  dessein  de  se  faire 
tuer'.  D'autres  fois  (quoiqu'une  telle  pensée  n'ait  été 
érigée  en  dogme  que  plus  tard),  la  mort  se  présente 
à  lui  comme  un  sacrifice,  destiné  à  apaiser  son  Père 
et  à  sauver  les  hommes*.  Un  goût  singulier  de  per- 
sécution et  de  supplices'  le  pénétrait.  Son  sang  lui 
paraissait  comme  l'eau  d'un  second  baptême  dont  il 
devait  être  baigné,  et  il  semblait  possédé  d'une  liâle 

<.  Mallh.,  XVI,  21-23;  xvii,  12,  21-22. 

2.  Marc,  x,  45. 

3.  Luc,  VI,  22  et  suiv. 


330  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

étrange  d'aller  au-devant  de  ce  baptême  qui  seul 
pouvait  étancher  sa  soif. 

La  grandeur  de  ses  vues  sur  l'avenir  était  par  mo- 
ments surprenante.  Il  ne  se  dissimulait  pas  l'épou- 
vantable orage  qu'il  allait  soulever  dans  le  monde. 
«  Vous  croyez  peut-être,  disaiMl  avec  hardiesse  ei 
beauté,  que  je  suis  venu  apporter  la  paix  sur  la  terre; 
non,  je  suis  venu  y  jeter  le  glaive.  Dans  une  maison 
de  cinq  personnes,  trois  seront  contre  deux,  et  deux 
contre  trois.  Je  suis  venu  mettre  la  division  entre  le 
fils  et  le  père,  entre  la  fille  et  la  mère,  entre  la  bru 
et  la  belle-mère.  Désormais  les  ennemis  de  chacun 
seront  dans  sa  maison*.  »  —  «  Je  suis  venu  porter 
le  feu  sur  la  lerre;  tant  mieux  si  elle  brûle  déjà*  !  » 
—  «  On  vous  chassera  des  synagogues,  disait -il 
encore,  et  l'heure  viendra  où  l'on  croira  rendre  un 
culte  à,  Dieu  en  vous  tuant*.  Si  le  monde  vous  hait, 
sachez  qu'il  m'a  haï  avant  vous.  Souvenez  -  vous  de 
la  parole  que  je  vous  ai  dite  :  Le  serviteur  n'est  pas 
plus  grand  que  son  maître.  S'ils  m'ont  persécuté,  ils 
vous  persécuteront*.  » 

4.  Luc,  XII,  60. 

2.  MaUh.,x,  34-30;  Luc,xii,  51-58.  Comparez  Michca,  vu,  i>-fi 

3.  L.UC,  XII,  49.  Voir  le  texte  grec. 

4.  Jean,  xvi,  2. 

5.  Jean,  xv,  18-20. 


VIE  DE  JÉSUS.  331 

Entraîné  par  cette  effiayante  progression  d'enthou- 
siasme, commandé  par  les  nécessités  d'une  prédication 
de  plus  en  plus  exaltée,  Jésus  n'était  plus  libre;  il  ap- 
partenait à  son  rôle  et,  en  un  sens,  à  l'humanité.  Quel- 
quefois on  eût  dit  que  sa  raison  se  troublait.  Il  avait 
comme  des  angoisses  et  des  agitations  intérieures'. 
La  grande  vision  du  royaume  de  Dieu,  sans  cesse 
flamijoyant  devant  ses  yeux,  lui  donnait  le  vertige. 
Il  faut  se  rappeler  que  ses  proches,  par  moments, 
l'avaient  cru  fou%  que  ses  ennemis  le  déclarèrent 
possédé'.  Son  tempérament,  excessivement  passionné, 
le  portait  à  chaque  instant  hors  des  bornes  de  la  na- 
ture humaine.  Son  œuvre  n'étant  pas  une  œuvre  de 
raison,  et  se  jouant  de  toutes  les  règles  de  l'esprit 
humain,  ce  qu'il  exigeait  le  plus  impérieusement, 
c'élait  la  «  foi*  ».  Ce  mot  était  celui  qui  se  répétait 
le  plus  souvent  dans  le  petit  cénacle.  C'est  le  mot  de 
tous  les  mouvements  populaires.  Il  est  clair  qu'aucun 
de  ces  mouvements  ne  se  ferait,  s'il  fallait  que  celui 
qui  les  excite  gagnât  ses  disciples  les  uns  après  les  au- 
tres par  de  bonnes  preuves,  logiquement  déduites.  La 
réflexion  ne  mène  qu'au  doute,  et,  si  les  auteurs  de  la 

*.   lean,  xii,  87. 

t.  Ma»o.  m,  Î1  et  8uiv. 

3.  Marc,  m,  22;  Jean,  vu,  20;  vin,  48  el  suiv.;  x,  20  et  suiv. 

i    Mallh.,viii,  10;  ix,  2,  22,  28-29;  xvii,  19;  Jean,  vi,  29,  etc. 


332  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME, 

révolution  française,  par  exemple,  eussent  dû  être 
préalablement  convaincus  par  des  méditations  suffi- 
samment longues,  tous  fussent  arrivés  à  la  vieillesse 
sans  rien  faire.  Jésus,  de  même,  visait  moins  à,  la 
conviction  régulière  qu'à  l'entraînement.  Pressant, 
impératif,  il  ne  souffrait  aucune  opposition  :  il  faut 
"se  convertir,  il  attend.  Sa  douceur  natuielle  semblait 
l'avoir  abandonné;  il  était  parfois  rude  et  bizarre  '. 
Ses  disciples ,  h  certains  moments ,  ne  le  compre- 
naient plus ,  et  éprouvaient  devant  lui  une  espèce  de 
sentiment  de  crainte*.  Sa  mauvaise  humeur  contre 
toute  résistance  l'entraînait  jusqu'à  des  actes  inexpli- 
cables el  en  apparence  absurdes'. 

Ce  n'est  pas  que  sa  vertu  baissât;  mais  sa  lutte 
au  nom  de  l'idéal  contre  la  réalité  devenait  insoute- 
nable. 11  se  meurtrissait  et  se  révoltait  au  contact  de 
la  terre.  L'obstacle  l'irritait.  Sa  notion  de  Fils  de  Dieu 
se  troublait  et  s'exagérait.  La  divinité  a  ses  intermit- 
tences; on  n'est  pas  fils  de  Dieu  toute  sa  vie  et  d'une 
façon  continue.  On  l'est  à  certaines  heures,  par  des 
illuminations  soudaines,  perdues  au  milieu  de  longues 

1.  MaUh.,  xvii,  17  (Vulg.  16);  Marc,  m,  5;  ix.  19  (Vulfr  18); 
Luc,  VIII,  43 ,  IX,  41. 

2.  Cesl  surtout  dans  Marc  que  ce  Irait  est  sensible  :  iv,  40;  v, 
45;  IX,  31;  x,  32. 

3.  Marc,  xi,  12-44,  20  et  suiv. 


VIE  DE  JËSDS.  333 

obscurités.  La  loi  fatale  qui  condamne  l'idée  à  dé- 
choir dès  qu'elle  cherche  à  convertir  les  hommes 
s'appliquait  à  Jésus,  Les  hommes  en  ,'3  touchant 
l'abaissaient  à  leur  niveau.  Le  ton  qu'il  avait  pris  ne 
pouvait  être  soutenu  plus  de  quelques  mois;  il  était 
temps  que  la  mort  vînt  dénouer  une  situation  ten- 
due à  l'excès,  l'enlever  aux  impossioilitcs  d'une  voie 
sans  issue ,  et ,  en  le  délivrant  d'une  épreuve  trop 
prolongée,  l'introduire  désormais  impeccable  dans  sa 
céleste  séréuini. 


CHAPITRE  XX. 


IMPOSITION    CONTRE    JESDS 


Durant  la  première  période  de  sa  carrière,  il  ne 
semble  pas  que  Jésus  eût  rencontré  d'opposition  sé- 
rieuse. Sa  prédication,  grâce  à  l'extrême  liberté  dont 
on  jouissait  en  Galilée  et  au  grand  nombre  de  maî- 
tres qui  s'élevaient  de  toutes  parts,  n'eut  d'éclat  que 
dans  un  cercle  de  personnes  assez  restreint.  Mais, 
depuis  que  Jésus  était  entré  dans  une  voie  brillante 
de  prodiges  et  de  succès  publics,  l'orage  com- 
mença à  gronder.  Plus  d'une  fois  il  dut  se  cacher  et 
fuir  ' .  Anlipas  cependant  ne  le  gêna  jamais,  quoique 
Jésus  s'exprimfit  quelquefois  fort  sévèrement  sur  son 
compte  '.  A  Tibériade,  sa  résidence  ordinaire  ',  le 
télrarque  n'était  qu'à  une  ou  deux  lieues  du  canton 

1.  Mallh.,  XII,  <.M6;  Marc,  m,  7;  ix,  29-30. 

2.  Marc,  viii,  15;  Luc,  xiii,  32. 

3.  Jos.,  Vila,9;  Madden,  llislory  ofjewish  coitiage,  p.  97  e6 
Buiv. 


ViE  DE  JÊSDS.  335 

choisi  par  Jésus  pour  le  champ  de  son  activité;  ii  en- 
tendit parler  de  ses  miracles,  qu'il  prenait  sans  doute 
pour  des  tours  habiles ,  et  il  désira  en  voir  ' .  Les 
incrédules  étaient  alors  fort  curieux  de  ces  sortes  de 
prestiges  '.  Avec  son  tact  ordinaire,  Jésus  refusa.  Il 
se  garda  bien  de  s'égarer  en  un  monde  irréligieux , 
qui  voulait  tirer  de  lui  un  vain  amusement;  il  n'aspi- 
rait à  gagner  que  le  peuple  ;  il  garda  pour  les  simples 
des  moyens  bons  pour  eux  seuls. 

Un  moment,  le  bruit  se  répandit  que  Jésus  n'était 
autre  que  Jean-Baptiste  ressuscité  d'entre  les  morts. 
Antipas  fui  soucieux  et  inquiet  '  ;  il  employa  la  ruse 
pour  écarter  le  nouveau  prophète  de  ses  domaines. 
Des  pharisiens,  sous  apparence  d'intérêt  pour  Jcsus, 
vinrent  lui  dire  qu'Antipas  voulait  le  faire  tuer.  Jé- 
sus, malgré  sa  grande  simplicité,  vit  le  piège  et  ne 
partit  pas*.  Ses  allures  toutes  pacifiques,  son  éloigne- 
ment  pour  l'agitation  populaire,  finirent  par  rassui-er 
le  tétrarquc  et  dissiper  le  danger. 

II  s'en  faut  que  dans  toutes  les  villes  de  la  Galilée 
l'accueil  fait  à  la  nouvelle  doctrine  fût  également 
bienveillant.  Non-seulement  l'incrédule  Nazareth  con- 

1.  Luc,  IX,  9;  XXIII,  8. 

8.  Lucius,  attribué  à  Lucien,  4. 

3.  Matth.,  XIV,  1  etsuiv.;  Marc,  vi,  14  cl  suiv.;  Luc,  ix,  7  etsuiv. 

4.  Luc,  xviii,  31  et  suiv. 


336  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

tinuait  à  repousser  celui  qui  devait  faire  sa  gloire; 
non-seulement  ses  frères  persistaient  à  ne  pas  croire 
en  lui'  ;  les  villes  du  lac  elles-mêmes,  en  général 
bienveillantes,  n'étaient  pas  toutes  converties.  Jésus 
se  plaint  souvent  de  l'incrédulité  et  de  la  dureté  de 
cœur  qu'il  rencontre,  et,  quoiqu'il  soit  naturel  de 
faire  en  de  tels  reproches  la  part  de  l'exagération  du 
prédicateur,  quoiqu'on  y  sente  cette  espèce  de  con- 
vicium  scciiU  que  Jésus  affectionnait  à  l'imitation  de 
Jean-Baptiste*,  il  est  clair  que  le  pays  était  loin  de 
convoler  tout  entier  au  royaume  de  Dieu.  «  Malheur 
à  toi,  Chorazin!  malheur  à  toi,  Bethsaïde!  s'écriait-il; 
car,  si  Tyr  et  Sidon  eussent  vu  les  miracles  dont  vous 
avez  été  témoins,  il  y  a  longtemps  qu'elles  feraient 
pénitence  sous  le  cilice  et  sous  la  cendre.  Aussi  vous 
dis-je  qu'au  jour  du  jugement,  Tyr  et  Sidon  auront 
un  sort  plus  supportable  que  le  vôtre.  Et  toi,  Caphar- 
nahum ,  qui  as  été  élevée  jusqu'au  ciel ,  tu  seras 
abaissée  jusqu'aux  enfers;  car,  si  les  miracles  qui  ont 
clé  faits  en  ton  sein  eussent  été  faits  h  Sodomc,  So- 
dome  existerait  encore  aujourd'hui.  C'est  pourquoi  je 
le  dis  qu'au  jour  du  jugement,  la  terre  de  Sodome 
sera  traitée  moins  rigoureusement  que  toi'.  »  —  «  La 

\ .  Jean,  vu,  5. 

•i.  Malth.,  XII,  39,  45;  xiii,  45;  xvi,  &;  Luc,  xi,  2» 

3.  MaUl).,  XI,  21-24;  Luc,  x,  12-15. 


rtE  DE  JESDS.  337 

reine  de  Saba,  ajoutait-il,  se  lèvera  au  jour  du  juge- 
ment contre  les  hommes  de  cette  génération,  et  les 
condamnera,  parce  qu'elle  est  venue  des  extrémités 
du  monde  pour  entendre  la  sagesse  de  Salomon  ;  or, 
il  y  a  ici  plus  que  Salomon.  Les  Ninivites  s'élèveront 
au  jour  du  jugement  contre  cette  génération  et  la 
condamneront,  parce  qu'ils  firent  pénitence  à  la  pré- 
dication de  Jonas;  or,  il  y  a  ici  plus  que  Jonas'.  »  Sa 
vie  vagabonde,  d'abord  pour  lui  pleine  de  cliarme, 
commençait  aussi  à.  lui  peser.  «  Les  renards,  disait- 
il,  ont  leurs  tanières  et  les  oiseaux  du  ciel  leurs  nids; 
mais  le  Fils  de  l'homme  n'a  pas  où  reposer  sa  tète*.  » 
Il  accusait  les  incrédules  de  se  refuser  à  l'évidence. 
L'amertume  et  le  reproche  se  faisaient  de  plus  en 
plus  jour  en  son  cœur. 

Jésus,  en  effet,  ne  pouvait  accueillir  l'opposilion 
avec  la  froideur  du  philosophe,  qui,  comprenant 
la  raison  des  opinions  diverses  qui  se  partagent  le 
monde,  trouve  tout  simple  qu'on  ne  soit  pas  de  son 
avis.  Un  des  principaux  défauts  de  la  race  juive  est 
son  âpreté  dans  la  controverse,  et  le  ton  injurieux 
qu'elle  y  mêle  presque  toujours.  Il  n'y  eut  jamais 
dans  le  monde  de  querelles  aussi  vives  que  celles  des 


4.  Matth.,  XII,  41-42;  Luc,  xi,  31-31. 
«    Mutlh.,  VIII,  tO;  Luc,  ix,  6S. 


d38  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

Juifs  entre  eux.  C'est  le  sentiment  de  la  nuance  qui  fait 
l'homme  poli  et  modéré.  Or,  le  manque  de  nuances 
est  un  des  traits  les  plus  constants  de  l'esprit  sémi- 
tique. Les  œuvres  fines,  les  dialogues  de  Platon,  par 
exemple,  sont  tout  à  fait  étrangères  à  ces  peuples. 
Jésus,  qui  était  exempt  de  presque  tous  les  défauts 
de  sa  race,  et  dont  la  qualité  dominante  était  juste- 
ment une  délicatesse  infinie,  fut  amené  malgré  lui  à 
se  servir  dans  la  polémique  du  style  de  tous*.  Comme 
Jean-Baptiste',  il  employait  contre  ses  adversaires 
des  termes  très-durs.  D'une  mansuétude  exquise  avec 
les  simples,  il  s'aigrissait  devant  l'incrédulité,  même 
la  moins  agressive'.  Ce  n'était  plus  ce  doux  maître 
du  «  Discours  sur  la  montagne  » ,  n'ayant  encore  ren- 
contré ni  résistance  ni  difficulté.  La  passion,  qui  était 
au  fond  de  son  caractère,  l'entraînait  aux  plus  vives 
invectives.  Ce  mélange  singulier  ne  doit  pas  sur- 
prendre. Un  homme  de  nos  jours  a  présenté  le  même 
contraste  avec  une  rare  vigueur,  c'est  M .  de  Lamen- 
nais. Dans  son  beau  livre  des  «  Paroles  d'un  croyant», 
la  colère  la  plus  efi'rénée  et  les  retours  les  plus  suaves 
alternent  comme  en  un  mirage.  Cet  homme,  qui  était 
dans  le  commerce  de  la  vie  d'une  grande  bonté,  de- 

-1.  Malth.,  XII,  34;  xv,  14;  xxiii,  33. 

2.  MaUh.,  m,  7. 

3    Matth.,  XII.  30;  Luc,  xxi,  W. 


VIE  DE  JÉSUS.  339 

venait  intraitable  jusqu'à  la  folie  pour  ceux  qui  ne 
pensaient  pas  comme  lui.  Jésus,  de  môme,  s'appli- 
quait non  sans  raison  le  passage  du  livre  d'Isaïe'  : 
«  Il  ne  disputera  pas,  ne  criera  pas  ;  on  n'entendra 
point  sa  voix  dans  les  places;  il  ne  rompra  pas  tout 
à  fait  le  roseau  froissé,  et  il  n'éteindra  pas  le  lin 
qui  fume  encore*.  »  El  pourtant  plusieurs  des  re- 
commandations qu'il  adresse  à  ses  disciples  renfer- 
ment les  germes  d'un  vrai  fanatisme',  germes  que  le 
moyen  âge  devait  développer  d'une  façon  cruelle. 
Faut-i!  lui  en  faire  un  reproche?  Aucune  révolution 
ne  s'accomplit  sans  un  peu  de  rudesse.  Si  Luther, 
si  les  auteurs  de  la  révolution  française  eussent  dû 
observer  les  règles  de  la  politesse,  la  Réforme  et  la 
Révolution  ne  se  seraient  point  faites.  Félicitons-nous 
de  môme  que  Jésus  n'ait  rencontré  aucune  loi  qui 
punît  l'outrage  envers  une  classe  de  citoyens.  Les 
pharisiens  eussent  été  inviolables.  Toutes  les  grandes 
choses  de  l'humanité  ont  été  accomplies  au  nom  de 
principes  absolus.  Un  philosophe  critique  eût  dit  à  ses 
disciples  :  «  Respectez  l'opinion  des  autres,  et  croyez 
que  personne  n'a  si  complètement  raison  que  son 
adversaire  ait  complètement  tort.  »  Mais  l'action  de 

4.  XLii,  »-3. 

8.  Mallli.,  XII,  49-50. 

8.  Matth.,  X.  1  4-1!),  Îl  ot  suiv.,  34  fit  suiv.;  Luc,  xix,  27. 


310  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

Jésus  n'a  rien  de  commun  avec  la  spéculation  désin- 
téressée du  philosophe.  Se  dire  qu'on  a  touché  un 
moment  l'idéal  et  qu'on  a  été  arrêté  par  la  méchan- 
ceté de  quelques-uns,  est  une  pensée  insupportable 
pour  une  âme  ardente.  Que  dut-elle  être  pour  le  fon- 
dateur d'un  monde  nouveau! 

L'obstacle  invincible  aux  idées  de  Jésus  venait  sur- 
tout des  pharisiens.  Jésus  s'éloignait  de  plus  en  plus 
du  judaïsme  réputé  orthodoxe.  Or,  les  pharisiens 
étaient  le  nerf  et  la  force  du  judaïsme.  Quoique  ce 
parti  eût  son  centre  à  Jérusalem,  il  avait  cependant  des 
adeptes  établis  en  Galilée ,  ou  qui  venaient  souvent 
dans  le  Nord'.  C'étaient,  en  général,  des  hommes 
d'un  esprit  étroit,  donnant  beaucoup  à  l'extérieur, 
d'une  dévotion  dédaigneuse,  ofinielle,  satisfaite  et 
assurée  d'elle-même'.  Leurs  manières  étaient  ridi- 
cules et  faisaient  sourire  même  ceux  qui  les  respec- 
taient. Les  sobriquets  que  leur  donnait  le  peuple,  et 
qui  sentent  la  caricature,  en  sont  la  preuve.  Il  y  avait 
le  «  pharisien  bancroche  »  {nikfi) ,  qui  marchait  dans 
les  rues  en  traînant  les  pieds  et  Ks   heurtant  contre 


4.  Marc,  vu,  1;  Luc,  v,  17  et  suiv.;  vii,  36. 

2.  Malth-,  VI,  2,  5,  16;  ix,  11,  U;  xii,  2;  xxiii,  6,  15,  23; 
Luc,  V,  30;  VI,  2,  7;  xi,  39  et  suiv.;  xviii,  12;  Jean,  ix,  16; 
Pirké  Aboth,  i,  16;  Jos.,  Ant.,  XVII,  ii,  4;  X\lll,  i,  3;  Vita, 
38;  Talm.  do  Bab.,  So(a,  ii  b. 


VIE  DE  JÉSCS.  311 

les  cailloux;  le  «  pharisien  front  sanglant»  (kizaï), 
qui  allait  les  yeux  fermés  pour  ne  pas  voir  les  fem- 
mes, et  se  choquait  le  front  contre  les  miu-s,  si  bien 
qu'il  l'avait  toujours  ensanglanté;  le  «  pharisien  pi- 
lon m  {medoîikia) ,  qui  se  tenait  plié  en  deux  comme 
le  manche  d'un  pilon;  le  «  phcirisien  fort  d'épaules  » 
[schikmi),  qui  marchait  le  dos  voûté  comme  s'il 
portait  sur  ses  épaules  le  fardeau  entier  de  la  Loi; 
le  «  pharisien  Qu'y  a-t-il  à  faire?  Je  le  fais  »,  tou- 
jours à  la  piste  d'un  précepte  à  accomplir.  On  y 
ajoutait  quelquefois  le  «  pharisien  teint  » ,  pour  lequel 
tout  l'extérieur  de  la  dévotion  n'était  qu'un  vernis 
d'hypocrisie'.  Ce  rigorisme,  en  effet,  n'était  souvent 
qu'apparent  et  cachait  en  réalité  un  grand  relâche- 
ment moral'.  Le  peuple  néanmoins  en  était  dupe.  Le 
peuple,  dont  l'instinct  est  toujours  droit,  même  quand 
il  s'égare  le  plus  fortement  sur  les  questions  de  per- 
sonnes, est  très-facilement  trompé  par  les  faux  dé- 

4.  Misclina,  Sota ,  m,  2;  Taira,  de  Jérusalem,  Berakolh,  u, 
8ubfin.;So/n!,  V,  7;  Talm.doBabylone,  So<a,  22  6.  Les  deux  rédac- 
tions de  ce  curieux  passade  offrent  de  sensibles  différences.  Nous 
avons  suivi  presque  partout  la  rédaction  de  Bjbyloné,  qui  semble 
la  plus  naturelle.  Cf.  Épipli.,  Adv.  hœr.,  xvi,  ^.  Les  traits  d'Épi- 
phane  et  plusieurs  de  ceux  du  Talmud  peuvent,  du  reste,  se  rap- 
porter à  une  époque  postérieure  à  Jésus,  époque  ou  «  pharisien  > 
était  devenu  synonyme  de  <c  dévot». 

î.  Mattli.,  V,  20;  xv,  4;  xxiii,  .1,  46  et  suiv.  Jean,  viii,  7; 
Jos.,  Anl..  XII,  IX,  1;  Xill,  x,  5. 


342  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

vots.  Ce  qu'il  aime  en  eux  est  bon  et  digne  d'être 
aimé;  mais  il  n'a  pas  assez  de  pénétration  pour  dis- 
cerner l'apparence  de  la  réalité. 

L'antipathie  qui,  dans  un  monde  aussi  passionné, 
dut  éclater  tout  d'abord  entre  Jésus  et  des  personnes 
de  ce  caractère,  est  facile  à  comprendre.  Jésus  ne 
voulait  que  la  religion  du  cœur  ;  la  religion  des  pha- 
risiens consistait  presque  uniquement  en  observances. 
Jésus  recherchait  les  humbles  et  les  rebutés  de  toute 
sorte;  les  pharisiens  voyaient  en  cela  une  insulte  à 
leur  religion  d'hommes  comme  il  faut.  Un  pharisien 
était  un  homme  infaillible  et  impeccable,  un  pédant 
certain  d'avoir  raison,  prenant  la  première  place  à 
la  synagogue,  priant  dans  les  rues,  faisant  l'aumône 
à  son  de  trompe,  regardant  si  on  le  salue.  Jésus  sou- 
tenait que  chacun  doit  attendre  le  jugement  de  Dieu 
avec  crainte  et  tremblement.  Il  s'en  faut  que  là  mau- 
vaise direction  religieuse  représentée  par  le  phari- 
saïsme  régnât  sans  contrôle.  Bien  des  hommes  avant 
Jésus,  ou  de  son  temps,  tels  que  Jésus,  fils  de  Si- 
rach,  l'un  des  vrais  ancêtres  de  Jésus  de  Nazareth, 
Gamaliel,  Antigone  de  Soco,  le  doux  et  noble  Uillel 
surtout,  avaient  enseigné  des  doctrines  religieuses 
beaucoup  plus  élevées  et  déjèi  presque  évangéliques. 
Mais  cjp»  bonnes  semonces  avaii^nt  été  étoulTées.  Los 
belles  maximes  de  Hillcl  résumant  toute  la  Loi  en 


ViË  b£  JESUS.  343 

l'équité  *,  celles  de  Jésus,  fils  de  Sirach  ,  faisant 
consister  le  culte  dans  la  pratique  du  bien  ',  étaient 
oubliées  ou  anathématisées  '.  Schammaï,  avec  son 
esprit  étroit  et  exclusif ,  l'avait  enjporté.  Une  niasse 
énorme  de  «  traditions  »  avait  étouffé  la  Loi  *, 
sous  prétexte  de  la  protéger  et  de  l'interpréter.  Sans 
doute,  ces  mesures  conservatrices  avaient  eu  leur 
côté  utile  ;  il  est  bon  que  le  peuple  juif  ait  aimé  sa 
Loi  jusqu'à  la  folie ,  puisque  cet  amour  frénétique 
en  sauvant  le  mosaïsme  sous  Antiochus  Épiphane 
et  sous  Hérode,  a  gardé  le  levain  nécessaire  à  la 
production  du  christianisme.  Mais,  prises  en  elles- 
mêmes,  les  vieilles  précautions  dont  il  s'agit  n'étaient 
que  puériles.  La  syr/xgogue,  qui  en  avait  le  dépôt, 
n'était  plus  qu'une  mère  d'erreurs.  Son  règne  était 
fini ,  et  pourtant  lui  demander  d'abdiquer,  c'était  lui 
demander  ce  qu'une  puissance  établie  n'a  jamais  fait 
ni  pu  faire. 

Les  luttes  de  Jésus  avec  l'hypocrisie  ofllciclle 
étaient  continues.  La  tactique  ordinaire  des  réforma- 
teurs qui  apparaissent  dans  l'état  religieux  que  nous 

4.  Talm.  de  Bab.,  Schabhalh,  31  a;  Joma,  35  b. 
i.  Eccli.,  XVII,  21  et  suiv.;  xxxv,  1  el  suiv. 
3.  Talm.  de  Jùrus.,  Sanhédrin,  xi,  1;  Talm.  de  Bab.,  Sanhé- 
drin, 100  b. 
4-  ftlallh.,  XV,  1. 


3M  ORIGINES   DU    CHRISTIANISME. 

venons  de  décrire,  et  qu'on  peut  appeler  «  forma- 
lisme traditionnel,  »  est  d'opposer  le  «  texte  »  des 
livres  sacrés  aux  «  traditions  ».  Le  zèle  religieux 
est  toujours  novateur,  même  quand  il  prétend  être 
conservateur  au  plus  haut  degré.  Comme  les  néo- 
catholiques de  nos  jours  s'éloignent  sans  cesse  de 
l'Évangile  ,  ainsi  les  pharisiens  s'éloignai'  nt  à  cha- 
que pas  de  la  Bible.  Voilà  pourquoi  le  réformateur 
puritain  est  d'ordinaire  essentiellement  «  biblique», 
partant  du  texte  immual)le  pour  critiquer  la  théologie 
courante,  qui  a  marché  de  génération  en  génération. 
C'est  ce  que  lireiit  plus  tard  les  karaïtes,  les  protes- 
tants. Jésus  porta  bien  plus  énergiquement  la  hache 
à  la  racine.  On  le  voit  parfois,  il  est  vrai,  invoquer 
le  texte  sacré  contre  les  fausses  masores  ou  traditions 
des  pharisiens'.  Mais,  en  général,  il  fait  peu  d'exé- 
gèse; c'est  à  la  conscience  qu'il  en  appelle.  Du  même 
coup  il  tranche  le  texte  et  les  commentaires.  Il  montre 
bien  aux  pharisiens  qu'avec  leurs  traditions  ils  altè- 
rent gravement  le  mosaïsme  ;  mais  il  ne  prétend 
nullement  lui-même  revenir  à  Moïse.  Son  but  était  en 
avant,  non  en  arrière.  Jésus  était  plus  que  le  réfor- 
mateur d'une  religion  vieillie;  c'était  le  créalour  de 
la  religion  éternelle  de  l'humanité. 

I.  Maltli.,  XV,  2  et  suiv.;  Marc,  vu,  î  i>t  suiv. 


VIE  DE  JÉSUS.  345 

Les  disputes  éclataient  surtout  à  propos  d'une  foule 
de  pratiques  extérieures  introduites  par  la  tradition, 
et  que  ni  Jésus  ni  ses  disciples  n'observaient*.  Les 
pharisiens  lui  en  faisaient  de  vifs  reproches.  Quand 
il  dînait  chez  eux,  il  les  scandalisait  fort  en  ne  s'a.<- 
treignant  pas  aux  ablutions  d'usage.  »  Donnez  l'au- 
mône, disait-il,  et  tout  vous  deviendra  pur^  »  Ce 
qui  blessait  au  plus  haut  degré  son  tact  délicat, 
c'était  l'air  d'assurance  que  les  pharisiens  portaient 
dans  les  choses  religieuses,  leur  dévotion  mes(|uine, 
qui  aboutissait  à  une  vaine  recherche  de  préséances 
et  de  litres,  nullement  à  l'amélioration  des  cœurs. 
Une  admirable  parabole  rendait  cette  pensée  avec 
infiniment  de  charme  et  de  justesse.  «  Un  jour,  di- 
sait-il, deux  hommes  montèrent  au  temple  pour  prier. 
L'un  était  pharisien,  et  l'autre  publicain.  Le  phari- 
sien debout  disait  en  lui-même  :  «  0  Dieu!  je  te  rends 
«  grâces  de  ce  que  je  ne  suis  pas  comme  les  autres 
«  hommes  (par  exemple,  comme  ce  publicain),  vo- 
II  leur,  injuste,  adultère.  Je  jeune  deux  fois  la  se- 
«  maine,  je  donne  la  dîme  de  tout  ce  que  je  possède.  » 
Le  publicain,  au  contraire,  se  tenant  éloigné,  n'osait 
lever  les  yeux  au  ciel;  mais  il  se  frappait  la  poitrine 

1.  Mallli.,  XV,  ï  elsuiv.;  Marc,  vu   4,  b  ;  Luc,  v,  fi«6///i., 
•ni'/.;  XI,  38  el  suiv, 
1.  Lu-,  XI,  41. 


346  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

en  disant  :  «  0  Dieu!  sois  indulgent  pour  moi,  pauvre 
«  pécheur.  »  Je  vous  le  déclare,  celui-ci  s'en  retourna 
justifié  dans  sa  maison,  mais  non  l'autre*.  » 

Ure  haine  qui  ne  pouvait  s'assouvir  que  par  la 
mort  fut  la  conséquence  de  ces  luttes.  Jean  Baptiste 
avait  déjà  provoqué  des  inimitiés  du  même  genre". 
Mais  les  aristocrates  de  Jérusalem,  qui  le  dédaignaient, 
avaient  laissé  les  simples  gens  le  tenir  pour  un  pro- 
phète'. Cette  fois,  la  guerre  était  à  mort.  C'était  un 
esprit  nouveau  qui  apparaissait  dans  le  monde  et  qui 
frappait  de  déchéance  tout  ce  qui  l'avait  précédé.  Jean- 
Baptiste  était  profondément  juif;  Jésus  l'était  à  peine. 
Jésus  s'adresse  toujours  à  la  finesse  du  sentiment 
moral.  Il  n'est  disputeur  que  quand  il  argumente 
contre  les  pharisiens,  l'adversaire  le  forçant,  comme 
cela  arrive  presque  toujours ,  à  prendre  son  propre 
ton*.  Ses  exquises  moqueries,  ses  malignes  provo- 
cations frappaient  toujours  au  cœur.  Stigmates  éter- 
nels, elles  sont  restées  figées  dans  la  plaie.  Cette 
tunique  de  Nessus  du  ridicule,  que  le  juif,  fils  des 
pharisiens,  traîne  en  lambeaux  après  lui  depuis  dix- 
huit  siècles,  c'est  Jésus  qui  l'a  tissée  avec  un  artifice 

<.  Luc,  xviii,  9-14;  comp.  ibid.,  xiv,  7-11. 

2.  MaUh.,  III,  7  et  suiv.;  xvii,  12-13. 

3.  Matlh.,  XIV,  6;  xxi,  26;  Marc,  xi,  32;  Luc,  xx,  6. 

4.  Matth.,  XII,  3-8;  xxiii,  46  et  suiv. 


341 


VIE  DE  JESOS. 

divin.  Chefs-d'œuvre  de  haute  raillerie,  ses  traits  se 
sont  inscrits  en  lignes  de  feu  sur  la  chair  de  Thypo- 
crite  et  du  faux  dévot.  Traits  incomparables,  traits 
dic^nes  d'un  fils  de  Dieu!  Un  dieu  seul  sait  tuer  de 
la^'sorte.  Socrate  et  Molière  ne  font  qu'effleurer  la 
peau.  Celui-ci  porte  jusqu'au  fond  des  os  le  feu  et  la 

rage. 

Mais  il  était  juste  aussi  que  ce   grand  maître  en 
ironie  payât  de  la  vie  son  triomphe.  Dès  la  Galilée, 
les  pharisiens  cherchèrent  à  le  perdre  et  employèrent 
contre  lui  la  manœuvre  qui  devait  leur  réussir  plus 
tard  à  Jérusalem.  Ils  essayèrent  d'intéresser  à   leur 
querelle  les  partisans  du  nouvel  ordre  politique  qui 
s'était  établi'.  Les  facilités  que  Jésus  trouvait  en  Ga- 
lilée pour  s'échapper  et  la  faiblesse  du  gouvernement 
d'Antipas  déjouèrent  ces  tentatives.  Il  alla  lui-même 
s'offrir  au  danger.  Il  voyait  bien  que  son  action,  s'il 
restait  confiné  en  Galilée,  était  nécessairement  bornée. 
La  Judée  l'attirait  comme  par  un  charme;  il  voulut 
tenter  un  dernier  effort  pour  gagner  la  ville  rebelle, 
et  sembla  prendre  à  tâche   de  justifier  le  proverbe 
qu'un  prophète  ne  doit  point  mourir  hors  de  Jérusa- 
lem*. 


\.  Marc,  m,  6. 
t.  Luc,  xiii.  33. 


CHAPITRE   XXI. 


DERNIER     VOYAGE    DE    JÉSUS    A    J^RUSALEU. 


Depuis  longtemps  Jésus  avait  le  sentiment  des 
dangers  qui  l'entouraient'.  Pendant  un  espace  de 
temps  qu'oji  peut  évaluer  à  dix-huit  mois,  il  évita 
d'aller  en  pèlerinage  à  la  ville  sainte'.  A  la  fête  des 
Tabernacles  de  l'an  32  (selon  l'hypothèse  que  nous 
avons  adoptée),  ses  parents,  toujours  malveillants 
et  incrédules',  l'engagèrent  k  y  venir.  L'évangc- 
liste  semble  insinuer  qu'il  y  avait  dans  cette  invita- 
tion quelque  projet  caché  pour  le  perdre.  «  Révèle- 
toi  au  monde,  lui  disaient-ils;  on  ne  fait  pas  ces 
choses-là  dans  le  secret.  Va  en  Judée,  pour  qu'on 
voie  ce  que  lu  sais  faire.  »  Jésus,  se  déliant  de  quelque 
irahison,  refusa  d'abord;  puis,  quand  la  caravane  des 

^.  MaUh.,  XVI,  20-21;  Marc,  viii,  30-31. 
8.  Jean,  vu,  1. 
3.  JeJii,  VII,  5. 


VIE  DE  JÊSDS.  340 

pèlerins  fut  partie,  il  se  mit  en  route  de  son  côté, 
à  l'insu  de  tous  et  presque  seul  '.  Ce  fut  le  dernier 
adieu  qu'il  dit  à  la  Galilée.  La  fête  des  Tabernacles 
tombait  à  l'équinoxe  d'automne.  Six  mois  devaient 
encore  s'écouler  jusqu'au  dénoùment  fatal.  Mais, 
durant  cet  intervalle,  Jésus  ne  revit  pas  ses  chères 
provinces  du  Nord.  Le  temps  des  douceurs  est  passf  ; 
il  faut  maintenant  parcourir  pas  à  pas  la  voie  dou- 
loureuse qui  se  terminera  par  les  angoisses  de  la 
mort. 

Ses  disciples  et  les  femmes  pieuses  qui  le  servaient 
le  retrouvèrent  en  Judée*.  Mais  combien  tout  le  r«ste 
était  changé  pour  lui  !  Jésus  était  un  étranger  à  Jéru- 
salem. Il  sentait  qu'il  y  avait  là,  un  mur  de  résistance 
qu'il  ne  pénétrerait  pas.  Entouré  de  pièges  et  d'ob- 
jections, il  était  sans  cesse  poursuivi  par  le  mauvais 
vouloir  des  pharisiens'.  Au  lieu  de  cette  faculté  illi- 
mitée de  croire,  heureux  don  des  natures  jeunes, 
qu'il  trouvait  en  Galilée,  au  lieu  de  ces  populations 
bonnes  et  douces  chez  lesquelles  l'objection  (qui  est 
toujours  le  fruit  d'un  peu  de  malveillance  et  d'indo- 
cilité) n'avait  point  d'accès,  il  rencontrait  ici  à  cha- 
que pas   une  incrédulité  obstinée,  sur  laquelle  les 

4.  Je.in,  VII,  40. 

t.  MatHi  ,  xxvii,  56;  Miirc,  xv,  41;  Luc,  xxiii,  49,  Sb. 

5.  Jean,  vu,  20,  25,  30,  32. 


350  ORIGINES    D0   CHRISTIANISME. 

moyens  d'action  qui  lui  avaient  si  bien  réussi  dans  le 
Novd  avaient  peu  de  prise.  Ses  disciples,  en  qualité 
de  Galilécns,  étaient  méprisés.  Nicodème,  qui  avait 
su  avec  lui,  dans  un  de  ses  précédents  voyages,  un 
entretien  de  nuit,  faillit  se  compromettre  au  sanhé- 
drin pour  avoir  voulu  le  défendre.  «  Eh  quoi  !  toî 
aussi,  tu  es  Galiléen?  lui  dit-on.  Consulte  les  Écri- 
tures; est-ce  qu'il  peut  venir  un  prophète  de  Gali- 
lée »  !  » 

La  ville,  comme  nous  l'avons  déjà,  dit,  déplaisait 
à  Jésus.  Jusque-là.  il  avait  toujours  évité  les  grands 
centres,  préférant  pour  son  œuvre  les  campagnes  et 
les  villes  de  médiocre  importance.  Plusieurs  des  pré- 
ceptes qu'il  donnait  à  ses  apôtres  étaient  absolument 
inapplicables  hors  d'une  simple  société  de  petites 
gens'.  N'ayant  nulle  idée  du  monde,  accoutumé  à 
son  aimable  communisme  galiléen.  il  lui  échappait 
sans  cesse  des  naïvetés,  qui  à  Jérusalem  pouvaient 
paraître  singulières'.  Son  imagination,  son  goiit  de 
la  nature  se  trouvaient  à  l'étroit  dans  ces  murailles. 
La  vraie  religion  devait  sortir,  non  du  tumulte  des 
villes,  mais  de  la  tranquille  sérénité  des  champs. 

4.  Jean,  vu,  50  et  guiv. 

J.  MaUh.,  X,  H-<3;  Marc,  vi,  10;  I.iic,  x,  5-8. 
3.  MaUh.,  XXI,  3;  Marc,  xi,  3;  xiv,  13-14;  Luc.xix,  31  ;  xxii. 
4  0-12. 


VIE  DE  JÉSDS.  351 

L'arrogance  des  prêtres  lui  rendait  les  panls  du 
temple  désagréables.  Un  jour,  quelques-uns  de  ses 
disciples,  qui  connaissaient  mieux  que  lui  Jérusalem, 
voulurent  lui  faire  remarquer  la  beauté  des  construc- 
tions du  temple,  l'admirable  choix  des  matériaux,  la 
richesse  des    offrandes   votives  qui  couvraient    les 
murs  :  «  Vous  voyez  tous  ces  édifices,  dit-il  ;  eh  bien , 
je  vous  le  déclare,    il  n'en  restera  pas  pierre  sur 
pierre»,  »  Il  refusa  de  rien  admirer,  si  ce  n'est  une 
pauvre  veuve  qui  passait  à  ce  moment-là,   et  jetait 
dans  le  tronc  une  petite  obole.    «  Elle  a  donné  plus 
que  les  autres,  dit-il;  les  autres  ont  donné  de  leur 
superflu;  elle,  de  son  nécessaire'.  »  Cette  façon  de 
regarder  en  critique  tout  ce  qui  se  faisait  à  Jérusa- 
lem, de  relever  le  pauvre  qui  donnait  peu,  de  ra- 
baisser le  riche  qui  donnait  beaucoup',  de  blâmer 
le  clergé  opulent  qui   ne   faisait  rien  pour  le  bien 
du  peuple,  exaspéra  naturellement  la  caste  sacerdo- 
tale. Siège  d'une  aristocratie  conservatrice,  le  temple, 
comme  le  haram  musulman  qui  lui  a  succédé,  était 
le  dernier  endroit  du  monde  où  la  révolution  pouvait 
réussir.  Qu'on  suppose  un  novateur  allant  de  nos 

1.  Malih.,  XXIV,  1-î;  Marc,  xiii,  I-!;  Luc,  six,  44,  xxi,  S,  6. 
Cf.  Marc,  xi,  H. 

1.  Marc,  xii,  41  ri  suiv.;  Luc,  xxi,  I  et  «uiv. 
3.  Marc,  xii,  41. 


352  ORir.NES   DD   CHRISTIANISME. 

jours  prêcher  le  renversement  de  l'islamisme  autour 
de  la  mosiuée  d'Omar  !  C'était  là  pourtant  le  centre 
de  la  vie  juive,  le  point  où  il  fallait  vaincre  ou  mou- 
rir. Sur  ce  calvaire,  où  certainement  Jésus  soullrit 
plus  qu'au  Golgotha,  ses  jours  s'écoulaient  dans  la 
dispute  et  l'aigreur,  au  milieu  d'ennuyeuses  contro- 
verses de  droit  canon  et  d'exégèse,  pour  lesquelles 
sa  grande  élévation  morale  lui  donnait  peu  d'avan- 
tage, que  dis-je  !  !ji  créait  une  sorte  d'infériorité. 

Au  sein  de  cette  vie  troublée,  le  cœur  sensible  et 
bon  de  Jésus  réussit  h  se  créer  un  asile  où  il  jouit 
de  beaucoup  de  douceur.  Après  avoir  passé  la  jour- 
née aux  disputes  du  temple,  Jésus  descendait  le  soir 
dans  la  vallée  de  Cédron,  prenait  un  peu  de  rspos 
dans  le  verger  d'un  établissement  agricole  (proba- 
blement une  exploitation  d'huile)  nommé  Getlisé- 
mani^,  qui  servait  de  lieu  de  plaisance  aux  habitants, 
et  allait  passer  la  nuit  sur  le  mont  des  Oliviers,  qui 
borne  au  levant  l'horizon  de  la  ville*.  Ce  côté  est  le 
seul,  aux  environs  de  Jérusalem,  qui  offre  un  aspect 
quelque  peu  riant  et  vert.  Les  plantations  d'oliviers. 


1.  Marc,  XI.  19;  Lue,  xxii,  39;  Jean,  xviii,  1-2.  Cg  vorgpr  ne 
pouvait  ôire  fort  loin  de  l'endroit  où  la  piélé  dos  catholiques  a 
entouré  d'un  mur  quelques  vieux  oliviers.  Le  niot  Gethsémant 
semble  sii^nifior  «  pressoir  ii  huile  » 

4.  Luc,  XXI,  37;  xxii,  39;  Jean,  viii,  1-S. 


VIE   DE  JESUS.  353 

de  figuiers,  de  palmiers  étaient  nombreuses  autour 
des  villages,  fermes  ou  enclos  de  Bethphagé,  Geth- 
sémani,  Béthanie'.  Il  y  avait  sur  le  mont  des  Oliviers 
deux  grands  cèdres,  dont  le  souvenir  se  conserva 
longtemps  chez  les  Juifs  dispersés;  leurs  branches 
servaient  d'asile  à  des  nuées  de  colombes,  et  sous 
leur  ombrage  s'étaient  établis  de  petits  bazars'. 
Toute  cette  banlieue  fut  en  quelque  sorte  le  quartier 
de  Jésus  et  de  ses  disciples;  on  voit  qu'ils  la  con- 
naissaient presque  champ  par  champ  et  maison  par 
maison. 

Le  village  de  Béthanie,  en  particulier',  situe  au 
sommet  de  la  colline,  sur  le  versant  qui  regarde  la 
mer  Morte  et  le  Jourdain ,  à  une  heure  et  demie 
de  Jérusalem,  était  le  lieu  de  prédilection  de  Jésus*. 
II  y  fit  la  connaissance  d'une  famille  composée  de 
trois  personnes,  deux  sœurs  et  un  troisième  membre, 
dont  l'amitié  eut  pour  lui  beaucoup  de  charme'.  Des 
deux  sœurs,  l'une,  nommée  Marthe,  était  une  per- 

<.  On  peut  le  conclure  des  ctymolosies  de  ces  trois  mots 
(quoique  Bfthphagé  et  Bélhanie  soient  susceptibles  d'un  autre 
sens).  Cf.  Talm.  de  Bab.,  Pesnchim,  53  a. 

5.  Talm.  deJérus.,  Taanith,  iv,  8. 

3.  Aujourd'hui  El-Azirié  (de  El-Azir,  nom  arabe  do  Lazare); 
dans  des  ti'xtes  chrétiens  du  moyen  â^e,  Lazarium. 

4.  Ma'lh.,  x\i,  17-<8;  Marc,  xi,  H-4i. 

6.  Jean,  xi,  5,  3S-36. 

S3 


354  ORIGINES  DO  CHRISTIANISME. 

sonne  obligeante,  bonne,  empressée ';  l'autre,  au 
contraire,  nommée  fliarie,  plaisait  à  Jésus  par  une 
sorte  de  langueur',  et  par  ses  instincts  spéculatifs 
très-développés.  Souvent,  assise  aux  pieds  de  Jésus, 
elle  oubliait  à  l'écouter  les  devoirs  de  la  vie  réelle. 
Sa  sœur,  alors,  sur  qui  retombait  tout  le  service,  se 
plaignait  doucement  :  «  Marthe,  Marthe,  lui  disait 
Jésus,  tu  te  tourmentes  et  te  soucies  de  beaucoup  de 
choses;  or,  une  seule  est  nécessaire.  Marie  a  choisi 
la  meilleure  part,  qui  ne  lui  sera  point  enlevée*.  » 
Un  certain  Simon  le  Lépreux,  qui  était  le  propriétaire 
de  la  maison,  paraît  avoir  été  le  frère  de  Jlarie  et  de 
Marthe,  ou  du  moins  avoir  fait  partie  de  la  famille*. 

1.  Luc,  X,  38-42;  Jean,  xii,  2.  Luc  a  l'air  de  placer  la  maison 
des  deus  sœurs  sur  la  route  entre  la  Giililée  el  Jérusalem.  Mais  la 
topographie  de  Luc  depuis  ix,  51,  jusqu'à  xviu,  31,  est  inconce- 
vable, si  on  la  prend  à  la  lettre.  Certains  épisodes  de  cette  partie  du 
troisiùmoÉvangile  paraissent  se  passer  à  Jérusalem  ou  aux  enviions. 

2.  Jean,  xi,  20. 

3.  Luc,  X,  38  el  suiv. 

4.  Matth.,  XXVI,  6;  Marc,  xiv,  3;  Luc,  vu,  40,  43;  Jean,  xi,  1  et 
suiv.;  XII,  1  et  suiv.  Le  nom  de  Lazare,  que  le  quatrième  Evangile 
donne  au  frère  do  Mario  et  de  Marthe ,  parait  venir  de  la  parabole 
Luc,  XVI,  19  et  suiv.  (notez  surtout  les  versets  30-31)  L'épiihôtc  de 
«  Lépreux  >>  que  portait  Simon ,  et  qui  coïncide  avec  les  «  ulcères  » 
de  Luc,  XVI,  10-21,  peut  avoir  amené  ce  bizarre  sj-stèmo  du  qua- 
trième Évangile.  La  gaucherie  du  passage  Jean,  xi,  i-t,  montre 
bien  que  Lazare  a  moins  de  corps  dans  la  tradition  que  Mario  et 
que  Marlbo. 


VIE  DE  JESUS.  351 

C'est  là  qu'au  sein  d'une  pieuse  amitié,  Jésus  oubliait 
les  dégoûts  de  la  vie  publique.   Dans  ce  tranquille 
intérieur,  il  se  consolait  des  tracasseries  que  les  pha- 
risiens et  les  scribes  ne  cessaient  de  lui  susciter.  Il 
s'asseyait  souvent  sur  le  mont  des  Oliviers,  en  face 
du  mont  MoriaS  ayant  sous  les  yeux  la  splendide 
perspective  des  terrasses  du  temple  et  de  ses  toits 
couverts  de  lames  étincelantes.   Cette  vue  frappait 
d'admiration  les  étrangers;  au  lever  du  soleil  sur- 
tout, la  montagne  sacrée  éblouissait  les  yeux  et  pa- 
raissait comme  une  masse  de  neige  et  d'or'-.  Mais 
un  profond  sentiment  de  tristesse  empoisonnait  pour 
Jésus  le   spectacle  qui  remplissait  tous   les  autres 
Israélites  de  joie  et  de  fierté.  «  Jérusalem,  Jérusalem, 
qui  tues  les  prophètes  et  lapides  ceux   qui  te  sont 
envoyés,  s'écriait-il  dans  ces  moments  d'amertume, 
combien  de  fois  j'ai  essayé  de  rassembler  tes  enfants 
comme  la  poule  rassemble  ses  petits  sous  ses  ailes, 
et  lu  n'as  pas  voulu'!  » 

Ce  n'est  pas  que  plusieurs  bonnes  âmes,  ici  comme 

i.  Marc,  XIII,  3. 

i.  Josèphe,  B.  J.,  V,  v,  6. 

3.  MaUh.,  xxiii,  37;  Luc,  xiii,  34.  Ces  mots,  comme  Malth., 
xxiii,  3i-33,  sont,  à  ce  qu'il  semble,  une  citation  de  quelque  pro- 
phétie apocryphe,  peut-être  d'IIénoch.  Voir  les  passages  rapproché* 
dans  la  note  4  dos  paires  xlii-xmm  de  llnlroduction,  et  ci-de». 
sous,  p.  3G6,  note  4. 


356  ORIGINES   DD   CHRISTIANISME. 

en  Galilée,  ne  se  laissassent  toucher.  Mais  tel  était  le 
poids  de  l'orthodoxie  dominante,  que  très-peu  osaient 
l'avouer.  On  craignait  de  se  décréditer  aux  yeux  des 
Hiérosoiymites  en  se  mettant  à  l'école  d'un  Galiléen. 
On  eût  risqué  de  se  faire  chasser  de  la  synagogue, 
ce  qui ,  dans  une  société  bigote  et  mesquine,  était  le 
dernier  afïront'.  L'excommunication,  d'ailleurs,  en- 
traînait la  confiscation  de  tous  les  biens  '.  Pour  ces- 
ser d'être  juif,  on  ne  devenait  pas  romain  ;  on  icstait 
sans  défense  sous  le  coup  d'une  législation  théocra- 
tique  de  la  plus  atroce  sévérité.  Un  jour,  les  bas 
oiïîciers  du  temple,  qui  avaient  assisté  à  un  des  dis- 
cours de  Jésus  et  en  avaient  été  enchantés,  vinrent 
confier  leurs  doutes  aux  prêtres.  «  Est-ce  que  quel- 
qu'un des  princes  ou  des  pharisiens  a  cru  en  lui  ? 
leur  fut-il  répondu.  Toute  cette  foule,  qui  ne  connaît 
pas  la  Loi,  est  une  canaille  maudite'.  »  Jésus  res- 
tait ainsi  h  Jérusalem  un  provincial  admiré  des  pro- 
vinciaux comme  lui,  mais  repoussé  par  toute  l'aristo- 
cratie de  la  nation.  Les  chefs  d'école  étaient  trop 
nombreux  pour  qu'on  fût  fort  ému  d'en  voir  paraître 
un  de  plus.  Sa  voix  eut  à  Jérusalem  peu  d'éclat.  Le^ 

«.  Jean,  vu,  13;  xii,  42-43;  xix,  38. 

S    1  Bsdr.,  X,  8;  Épltre  aux  Hobr.,  x,  34;  Taira,  de  Jorus.. 
Uoeil  kaltm,  m,  1. 
3.  Jean,  vu,  4û  el  luir. 


VIE   DE  JÉSUS.  351 

préjugés  de  race  et  de  secte,  ennemis  directs  de  l'es- 
prit de  l'Evangile,  y  étaient  trop  enracinés. 

L'enseignement  de  Jésus,  dans  ce  monde  nouveau, 
se  modifia  nécessairement  beaucoup.  Ses  belles  pré- 
dications, dont  l'effet  était  toujours  calculé  sur  la  jeu- 
nesse de  l'imagination  et  la  pureté  de  la  conscience 
morale  des  auditeurs,  tombaient  ici  sur  la  pierre. 
Lui,  si  à  l'aise  au  bord  de  son  charmant  petit  lac, 
était  gêné,  dépaysé  en  face  des  pédants.  Ses  affirma- 
tions perpétuelles  de  lui-même  prirent  quelque  chose 
de  fastidieux'.  Il  dut  se  faire  controversiste ,  juriste, 
exégète,  théologien.  Ses  conversations,  d'ordinaire 
pleines  de  grâce,  deviennent  un  l'eu  roulant  de  dis- 
putes*, une  suite  interminable  de  batailles  scolas- 
liques.  Son  harmonieux  génie  s'exténue  en  des  argu- 
mentations insipides  sur  la  Loi  et  les  prophètes  %  oii 
nous  aimerions  mieux  ne  pas  le  voir  quelauefois 
jouer  le  rôle  d'agresseur*.  Il  se  prête,  avec  une  con- 
descendance qui  nous  blesse,  aux  examens  captieux 
que  des  ergoteurs  sans  tact  lui  font  subir'.  En  géné- 
ral, il  se  tirait  d'embarras  avec  beaucoup  de  lincsse. 


4.  Jean,  vni,  43  et  suiv. 

2.  MaUh.,  XXI,  23  et  suiv. 

3.  Ibifi.,  XXII,  43  el  suiv. 

4.  llnd.,  XXII,  4f  et  suiv. 

6.  Mallli.,  XXII,  3C  et  suiv.,  4C. 


338  ORIGINES   DU   Clir.lSTlAMSME. 

Ses  raisonnements,  il  est  vrai,  étaient  souvent  subtils 
(la  simplicité  d'esprit  et  la  subtilité  se  touchent: 
quand  le  simple  veut  raisonner,  il  est  toujours  un 
peu  sophiste);  on  peut  trouver  que  quelquefois  il 
recherche  les  malentendus  et  les  prolonge  à  des- 
sein'; son  argumentation,  jugée  d'après  les  règles 
de  la  logique  aristotélicienne,  est  très-faible.  Mais, 
quand  le  charme  sans  pareil  de  son  esprit  trouvait  à 
se  montrer,  c'étaient  des  triomphes.  Un  jour,  on  crut 
l'embarrasser  en  lui  présentant  une  femme  adultère 
et  en  lui  demandant  comment  il  fallait  la  traiter.  On 
sait  l'admirable  réponse  de  Jésus*.  La  fine  raillerie 
de  l'homme  du  monde,  tempérée  par  une  bonté  di- 
vine, ne  pouvait  s'exprimer  en  un  Irait  plus  exquis. 


4.  Voir  surtout  les  discussions  rapportées  par  le  quatrième  Évan- 
gile, chapitre  vin,  par  exemple.  Ilàtons-nous  de  dire  que  ces  pas- 
sages du  quatrième  Évangile  n'ont  que  la  valeur  de  fort  anciennes 
conjectures  sur  la  vie  de  Jésus. 

2.  Jean,  vin,  3  et  suiv.  Ce  passage  ne  faisait  point  d'abord  par- 
lie  du  quatrième  Évangile;  il  manque  dans  les  manuscrits  les  plus 
anciens,  et  le  texte  en  est  assez  (loltant.  Néanmoins,  il  est  de  tra- 
dition évangélique  primitive,  comme  le  prouvent  les  particularités 
singulières  des  versets  6,  8,  qui  no  sont  pas  dans  le  goùi  de  Luc 
et  des  compilateurs  de  seconde  main,  lesquels  ne  mettent  rien  qui 
ne  s'explique  de  so'-mèmo.  Il  semble  que  cotte  histoire  était  con- 
nue do  Papias,  et  so  trouvait  dans  l'Évangilo  selon  les  hébreux 
(  Ivisèbe,  llist.  eccL,  111,  39;  Appendice,  ci-dessous,  p.  50<, 
aote  t). 


VIE  DE  JÉSUS.  ^'"^ 

Mais  resprit  qui  s'allie  à  la  grandeur  morale  est 
celui  que  les  sols  pardonnent  le  moins.  En  pronon- 
çant ce  mot  d'un  goût  si  juste  et  si  pur  :  «  Que  ceUn 
d'entre  vous  qui  est  sans  péché  lui  jette  la  première 
pierre!  »  Jésus  perça  au  cœur  l'hypocrisie,  et  du 
môme  coup  signa  son  arrêt  de  mort. 

Il  est  probable,  en  eiïet,  que  sans  l'exaspération 
causée  par  tant  de  traits  amers,  Jésus  aurait  pu 
longtemps  rester  inaperçu  et  se  perdre  dans  l'épou- 
vantable orage  qui  allait  bientôt  emporter  la  nation 
juive  tout  entière.  Le  haut  sacerdoce  et  les  saddu- 
céens  avaient  pour  lui  plutôt  du  dédain  que  de  la 
haine.  Les  grandes  familles  sacerdotales,  les  Doëthu- 
sim,  la  famille  de  Hanan,  ne  se  montraient  guère 
fanatiques  que  quand  il  s'agissait  de  leur  repos.  Les 
sadducéens  repoussaient  comme  Jésus  les  «  tradi- 
tions »   des  pharisiens'.    Par   une  singularité   fort 
étrange,  c'étaient  ces  incrédules,  niant  la  résurrec- 
tion,  la  loi  orale,  l'existence  des  anges,  qui  étaient 
les  vrais  juifs,  ou,  pour  mieux  dire,  la  vieille  loi 
dans  sa  simplicité  ne  satisfaisant  plus  aux  besoins 
religieux  du  temps,  ceux  qui  s'y  tenaient  strictement 
cl  repoussaient  les  inventions  modernes  faisaient  aux 
dévols  l'effet  d'impies,  à  peu  près  comme  un  pro- 

<.  Jos.  .)n<..  Mil,  V  6;  XVllI.  i,  4. 


3C0  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

testant  évangélique  paraît  aujourd'hui  un  mécréant 
dans  les  pays  orthodoxes.  En  tout  cas,  ce  n'était  pas 
d'un  tel  parti  que  pouvait  venir  une  réaction  bien  vive 
contre  Jésus.  Le  sacerdoce  officiel,  les  yeux  tournés 
vers  le  pouvoir  politique  et  intimement  lié  avec  lui, 
ne  comprenait  rien  à  ces  mouvements  enthousiastes. 
C'était  la  bouigeoisie  pharisienne,  c'étaient  les  in- 
nombrables soferim  ou  scribes ,  vivant  de  la  science 
des  «  traditions  »,  qui  prenaient  l'alarme  et  qui  étaient 
en  réalité  menacés  dans  leurs  préjugés  ou  leurs  inté- 
rêts par  la  doctrine  du  maître  nouveau. 

Un  des  plus  constants  efforts  des  pharisiens  était 
d'attirer  Jésus  sur  le  terrain  des  questions  politiques 
et  de  le  compromettre  dans  le  parti  de  Juda  le  Gau- 
lonite.  La  tactique  était  habile;  car  il  fallait  la  pro- 
fonde ingénuité  de  Jésus  pour  ne  s'être  point  encore 
brouillé  avec  l'autorité  romaine,  nonobstant  sa  pro- 
clamation du  royaume  de  Dieu.  On  voulut  déchirer 
cette  équivoque  et  le  forcer  à  s'expliquer.  Un  jour, 
un  groupe  de  pharisiens  et  de  ces  politiques  qu'on 
nommait  «  hérodiens  »  (probablement  dos  Boëlhu- 
sim),  s'approcha  de  lui,  et,  sous  apparence  de  zèle 
pieux  :  M  Maître,  lui  dirent-ils,  nous  savons  que  tu 
es  véridique  et  que  tu  enseignes  la  voie  de  Dieu  sans 
égard  pour  qui  que  ce  soit.  Dis-nous  donc  ce  que  tu 
penses  :  Est-il  permis  de  payer  le  tribut  à  César  ?  » 


VIE  DE  JÉSUS.  3fil 

Ils  espéraient  une  réponse  qui  donnât  un  prétexte 
pour  le  livrer  à  Pilate.  Celle  de  J(sus  fut  admirable. 
Il  se  fil  montrer  l'effigie  de  la  monnaie  :  «  Rendez, 
dit-il,  à  César  ce  qui  est  à  César,  à  Dieu  ce  qui  est 
à  Dieu'.  »  Mot  profond  qui  a  décidé  de  l'avenir  du 
christianisme  !  mot  d'un  spiritualisme  accompli  et 
d'une  justesse  merveilleuse,  qui  a  fondé  la  sépara- 
tion du  spirituel  et  du  temporel,  et  a  posé  la  base 
du  vrai  libéralisme  et  de  la  vraie  civilisation  ! 

4.  Matth.,  XXII,  15  et  suiv.;  Marc,  xii,  13  et  suiv.;  Luc,  xx,  20 
et  suiv.  Comp.  Talm.  de  Jérus.,  Sanhédrin,  ii,  3  ;  Rom.,  xiii,  6-7. 
On  peut  douter  que  cette  anrcdote  soit  vraie  à  la  lettre.  Les  mon- 
naies d'Hérode,  cel'es  d' Arclielaiis,  celles  d'  \ntipas  avant  l'avéne- 
menl  de  Cali^'ula ,  ne  portent  ni  le  nom  ni  la  tôle  de  rempereur. 
Les  monnaies  frappées  à  Jérusalem  sous  les  procurateurs  portent 
le  nom,  mais  non  limai^e  de  l'empereur  (  Ei  kliel ,  Doclr.,  III, 
497-498).  Les  monnaies  de  Philippe  portent  le  nom  et  la  tfle  de 
l'empereur  (Lévy,  Gesch.  cler  jiii/iifchen  Màmen,  p.  C7  et  suiv.; 
ïladden,  llislory  of  jewisli  coinage ,  p.  80  et  suiv.).  Alais  ces 
monnaies,  frappées  à  Panéas,  sont  toutes  païennes;  d'ailleurs,  elles 
n'étalent  pas  la  monnaie  propre  de  Jérusalem;  fait  sur  de  telles 
pièces,  le  raisonnement  de  Jésus  eût  manqué  de  base.  Supposer 
que  Jésus  fit  sa  repense  sur  des  pièces  è  l'eflif^ie  do  Tibère  frap- 
pées hors  de  la  Palestine  {Revue  numismatique,  1860,  p.  139), 
est  bien  peu  probabh»  Il  semble  donc  que  ce  bel  aphorisme  chré- 
tien a  été  antidaté.  L'idée  que  refTijjie  des  monnaies  4  le  si^ne  de 
la  souveraineté  se  retrouve,  du  reste,  dans  le  soin  qu'on  eut,  au 
moin-  lors  de  la  seconde  révolte,  de  refrapper  la  monnaie  romaine 
et  d'y  mettre  des  images  juives  (Lévy,  p.  104  et  suiv.;  Maddem 
p.  176,  2U3  elsuiv.). 


302  ORIGINES   DO    CHRISTIANISME. 

Son  doux  et  pénétrant  génie  lui  inspirait,  quand 
il  était  seul  avec  ses  disciples ,  des  accents  pleins  de 
charme  :  «  En  vérité,  en  vérité,  je  vous  le  dis,  celui 
qui  n'entre  pas  par  la  porte  dans  la  bergerie  Cot  un 
voleur.  Celui  qui  entre  par  la  porte  est  le  vrai  ber- 
ger. Les  brebis  entendent  sa  voix  ;  il  les  appelle  par 
leur  nom  et  les  mène  aux  pâturages  ;  il  marche  de- 
vant elles,  et  les  brebis  le  suivent,  parce  qu'elles 
connaissent  sa  voix.  Le  larron  ne  vient  que  pour 
dérober,  pour  tuer,  pour  détruire.  Le  mercenaire,  à 
qui  les  brebis  n'appartiennent  pas,  voit  venir  le  loup, 
abandonne  les  brebis  et  s'enfuit.  IMais  moi,  je  suis  le 
bon  berger;  je  connais  mes  bre'^iis;  mes  brebis  me 
connaissent;  et  je  donne  ma  vie  pour  elles'.»  L'idée 
que  la  crise  de  l'humanilé  touchait  à  une  prochaine 
solution  reparaissait  fréquemment  dans  ses  discours  : 
«  Quand  le  figuier,  disait -il,  se  couvre  de  jeunes 
pousses  et  de  feuilles  tendres ,  vous  savez  que  l'été 
n'est  pas  loin.  Levez  les  yeux,  et  voyez  le  monde; 
il  est  blanc  pour  la  moisson  '.  » 

Sa  forte  éloquence  se  retrouvait  toutes  les  fois  qu'il 
s'agissait  de  combattre  l'hypocrisie.  «  Sur  la  chaire  de 
Moïse  sont  assis  les  scribes  et  les  pharisiens.  Faites 

1.  Joan,  X,  4-16,  passaRO  appuyé  par  Ips  nomélio3  psoiido-cl»- 
moritines,  m,  5S. 

2.  Mallh.,  XXIV,  32;  Marc,  xiii,  28;  Luc,  xxi,  30.  Jean,  iv,  33. 


VIE  DE  JÉSOS.  363 

ce  qu'ils  vous  disent;  mais  ne  faites  pas  comme  ils 
font;  car  ils  disent  el  ne  font  pas.  Ils  composent  des 
charges  pesantes,  impossibles  à  porter,  et  Us  les  met- 
tent sur  les  épaules  des  autres;  quant  à  eux,  ils  ne 
voudraient  pas  les  remuer  du  bout  du  doigt. 

«  Ils  font  toutes  leurs  actions  pour  être  vus  des 
hommes  :  ils  se  promènent  en  longues  robes  ;  ils 
portent  de  larges  phylactères  *  ;  ils  ont  de  grandes 
bordures  à  leurs  habits*;  ils  veulent  les  premières 
places  dans  les  festins  et  les  premiers  sièges  dans  les 
synagogues;  ils  aiment  à.  être  salués  dans  les  rues 
et  appelés  «  Maître  ».  Malheur  à  eux  !... 

«  jMalheur  à  vous,  scribes  el  pharisiens  hypocrites, 
qui  avez  pris  la  clef  de  la  science  et  ne  vous  en  ser- 
vez que  pour  fermer  aux  hommes  le  royaume  des 
cieux  '  !  Vous  n'y  entrez  pas,  et  vous  empêchez  les 
autres  d'y  entrer.  Malheur  à  vous,  qui  engloutissez 


1.  Tolafoth  ou  te/ilUn,  lames  de  métal  ou  bandos  de  parche- 
min, cotilenant  des  passages  de  la  Loi,  que  les  juifs  dévols  por- 
taient attachées  au  front  et  au  bras  gauche,  en  exécution  littérale 
des  passages  Exode,  xiii,  9;  Deutéronome,  vi,  8;  xi,  18. 

î.  Zizith,  bordures  ou  franges  rouges  que  les  juifs  portaient 
au  coin  do  leur  manteau  pour  so  distinguer  des  païens  {Nombres 
XV,  d8-30;  DiuU'r.,  xxii,  12). 

3.  Les  pliarisicn*  excluent  les  hommes  du  royaume  de  Dieu  par 
leur  casuistique  méticuleuse,  qui  rend  l'cntréo  du  ciel  trop  dilL- 
cilo  cl  qui  déroiiTogo  les  simples. 


364  ORIGINES   DD  CHRISTIANISME. 

les  maisons  des  veuves,  en  simulant  de  lon<rues 
prères!  Votre  jugement  sera  en  proportion.  Malheur 
à  vous,  qui  parcourez  les  terres  et  les  mers  pour 
gagner  un  prosélyte,  et  qui  ne  savez  en  faire  qu'un 
fils  de  la  géhenne!  Malheur  à  vous,  car  vous  êtes 
îomme  les  tombeaux  qui  ne  paraissent  pas,  et  sur 
lesquels  on  marche  sans  le  savoir'! 

«  Insensés  et  aveugles!  qui  payez  la  dîme  pour  un 
brin  de  menthe,  d'anet  et  de  cumin,  et  qui  négligez 
des  commandements  bien  plus  graves,  la  justice,  la 
pilié,  la  bonne  foi!  Ces  derniers  préceptes,  il  fallait 
les  observer;  les  autres,  il  était  bien  de  ne  pas  les 
négliger.  Guides  aveugles,  qui  filtrez  votre  vin  pour 
ne  pas  avaler  un  insecte,  et  qui  engloutissez  un  ciia- 
meau,  malheur  à  vous  ! 

«  Malheur  à  vous ,  scribes  et  pharisiens  hypo- 
crites! Car  vous  nettoyez  le  dehors  de  la  coupe  et 
du  plat  *  ;  mais  le  dedans ,  qui  est  plein  de  rapine  et 
de  cupidité,  vous  n'y  prenez  point  garde.  Pharisien 

1.  Le  contaci  dos  tombeaux  rendait  impur.  Aussi  avait-on  soin 
d'en  marquer  soitincusenieni  la  périphérie  sur  le  sol.  Talm.  de 
Bab.,  Baba  balhra ,  58  a;  Balia  melsia,  45  b.  Le  reproche  c|ue 
Jésus  adresse  ici  aux  pharisiens  est  d'avoir  inventé  une  foule  de 
petits  f)réceptes  qu'on  viole  sans  y  penser,  et  qui  ne  servent  qu'à 
multiplier  les  contraventions  à  la  Loi. 

i.  La  purifiration  de  la  vaisselle  était  assujettie,  chez  les  ph?»»- 
•ieoH,  aux  règles  les  plus  compliquées  (Marc,  vu,  4). 


VIE  DE  JÉSDS.  365 

aveugle*,  iave  d'abord  le  dedans,  puis  tu  songeras  à 
la  propreté  du  dehors  '. 

»  Malheur  à  vous,  scribes  et  pharisiens  hypocrites  ! 
Car  vous  ressemblez  à  des  sépulcres  blanchis',  qui 
du  dehors  semblent  beaux,  mais  qui  au  dedans  sont 
pleins  d*os  de  morts  et  de  toute  sorte  do  pourriture. 
En  apparence,  vous  êtes  justes;  mais  au  fond  vous 
êtes  remplis  de  feinte  et  de  péché. 

«  Malheur  à  vous ,  scribes  et  pharisiens  hypo- 
crites ,  qui  bâtissez  les  tombeaux  des  prophètes ,  et 
ornez  les  monuments  des  justes  ,  et  qui  dites  :  «  Si 
M  nous  eussions  vécu  du  temps  de  nos  pères,  nous 
0  n'eussions  pas  trempé  avec  eux  dans  le  meurtre  des 
«prophètes!  »  Ah!  vous  convenez  donc  que  vous 
êtes  les  enfants  de  ceux  qui  ont  tué  les  prophètes. 

<.  Cptte  épilhète,  souvent  répptpe  (Matth.,  xxui,  16,  17,  19,  24, 
26),  ronferme  pput-Atre  une  allusion  à  l'habitude  qu'avaient  cer- 
tains pharisiens  de  marcher  les  veux  fermés  par  affectalion  de 
sainioté.  Voir  ci-iiessus,  p.  341. 

2.  Luc  (xi,  37  et  suiv.)  suppose,  non  pent-èlro  sans  raison, 
que  ce  verset  fui  prononcé  dans  un  repas,  en  réponse  à  do  vains 
scrupules  des  pharisiens. 

3.  Lt-s  tombeaux  éianl  impurs,  on  avait  cnutumo  de  les  blan- 
chir à  la  chaux,  pour  avertir  de  ne  pas  s'en  approcher.  Voir  page 
procéder/le  note  1,  et  .Mischna,  Maasar  scheni,  v,  1;  Talm.  de 
Jérus.,  Schekalim,  i,  1  ;  Maasar  scheni,  v,  1  ,  Moëd  katnn,  i,  î; 
Sota,  IX,  1  ;  Taira,  de  Bab.,  .Vned  kalon,  5  o.  Peut-être  y  a-t-il 
Haiis  Ih  romparai-on  dont  se  sert  Jésus  une  allusion  aux  t  phari- 
■i*os  teintt  ■.  (Voir  ci-dessu»,  p.  344.) 


3G6  ORIGINES  DC   CHRISTIANISME. 

Eh  bien,  achevez  de  combler  la  mesure  de  vos  pères. 
La  Sagessp  de  Dieu  a  eu  bien  raison  de  dire*  :  «  Je 
«  vous  enverrai  des  prophètes ,  des  sages ,  des  sa- 
«  vants;  vous  tuerez  les  uns,  vous  poursuivrez  les 
«  autres  de  ville  en  ville;  afin  qu'un  jour  retombe 
«  sur  vous  tout  le  sang  innocent  qui  a  été  répandu 
«  sur  la  terre,  depuis  le  sang  d'Abel  le  juste  jusqu'au 
«  sang  de  Zacharie,  fils  de  Barachie  *,  que  vous  avez 
M  tué  entre  le  temple  et  l'autel.  »  Je  vous  le  dis, 
c'est  à  la  génération  présente  que  tout  ce  sang  sera 
redemandé  *.  » 

4 .  Cette  citation  parait  empruntée  à  un  livre  d'Hénoch.  Certaines 
parties  des  révélations  censées  faites  à  ce  patriarche  étaient  mises 
dans  la  bouche  de  la  Sagesse  divine.  Comp.  Hénoch,  xxxvii,  4-4; 
XLViii,  1,7;  xi.ix,  <,  et  le  livre  des  Jubilés,  c.  7,  à  Luc,  xi,  49. 
Voir  ci-dessus,  Introd.,  p.  xlii-xlih,  noie  4.  Peut-être  l'apocryphe 
cité  était-il  d'origine  chrétienne.  (Notez  surtout  le  verset  .Matih., 
xxiii,  34,  dont  quelques  traits  sont  sûrement  postérieurs  à  la  mort 
de  Jésus.)  En  ce  cas,  la  citation  serait  une  addition  relativement 
moderne  ;  elle  manque  dans  Marc. 

2.  Il  y  a  ici  une  confusion  ,  qui  se  retrouve  dans  le  targum  dit 
de  Jonathan  [Lamentations,  ii,  20),  entre  Zacharie,  fils  de  Joïada, 
et  Zacharie,  fils  de  Barachie,  le  prophète.  C'est  du  premier  qu'il 
s'agit  {//  Parai.,  xxiv,  21  ).  Le  livre  des  Parai ipomènes.  où  Pas- 
sassinat  de  Zacharie,  fils  do  Jo'fada,  est  raconté,  ferme  le  canon 
hébreu.  Ce  meurtre  est  le  dernier  dans  la  liste  dos  meurtres 
d'hommes  justes,  dressée  selon  l'ordre  où  ils  se  présentent  dans 
ia  Diblo.  Celui  d'Aboi  est,  au  contraire,  le  premier. 

3.  Matlh.,  XXIII,  2-86;  Marc,  xii,  38-40;  Luc,  xi,  39-Bt;  xx, 
«6-&7. 


VIE  DE  JSSUS.  367 

Son  dogme  terrible  de  la  substitution  des  gentils, 
cette  idée  que  le  royaume  de  Dieu  allait  être 
transféré  à  d'autres,  ceux  à  qui  il  était  destiné  n'en 
ayant  pas  voulu',  revenait  comme  une  menace  san- 
glante contre  l'aristocratie,  et  son  titre  uc  Fils  de 
Dieu,  qu'il  avouait  ouvertement  dans  de  vives  para- 
boles*, où  SCS  ennemis  jouaient  le  rôle  de  meurtriers 
des  envoyés  célestes,  était  un  défi  au  judaïsme  légal. 
L'appel  hardi  qu'il  adressait  aux  humbles  était  plus 
séditieux  encore.  Il  déclarait  qu'il  était  venu  éclairer 
les  aveugles  et  aveugler  ceux  qui  croient  voir'.  Un 
jour,  sa  mauvaise  humeur  contre  le  temple  lui 
arracha  un  mot  imprudent.  «  Ce  temple  bâti  de 
main  d'homme,  dit-il,  je  pourrais,  si  je  voulais,  le 
détruire,  et  en  trois  jours  j'en  rebâtirais  un  autre 
non  construit  de  main  d'homme*.  »  On  ne  sait  pas 
bien  quel  sens  Jésus  attachait  à  ce  mot,  où  ses  dis- 
ciples   cherchèrent    des    allégories    forcées.  I\Iais, 

1.  Matlh.,  viu,  H-12;  \\,  1  et  suiv.;  xxi,  28  et  suiv.,  33  et 
suiv.,  43;  XXII,  1  et  suiv.;  Marc,  xii,  i  et  suiv.;  Luc,  xx,  9  et 
suiv. 

i.  Miitlh.,  XXI,  37  et  suiv.;  Marc,  xii,  6;  Luc,  xx,  9;  Jean,  x, 
33  et  suiv. 

3.  Jean,  ix,  39. 

4.  La  forme  la  plus  authentique  de  ce  mot  paraît  être  dans  Marc, 
XIV,  5»;  XV, ÎU.  Cf.  Jean,  ii,  <9;  Matth.,  xxvi,  61  ;  xxvii,  40;  Acl., 
VI,  U-44. 


3«8  ORIGINES   DD  CHRISTIANISME. 

comme  on  ne  voulait  qu'un  prétexte,  le  mot  fut  vive- 
ment relevé.  Il  figurera  dans  les  considérants  de 
l'arrêt  de  mort  de  Jésus,  et  retentira  à  son  oreille 
parmi  les  angoisses  dernières  du  Golgotha.  Ces  dis- 
cussions irritantes  finissaient  toujours  par  des  orages. 
Les  pharisiens  lui  jetaient  des  pierres  '  ;  en  quoi  ils 
ne  faisaient  qu'exécuter  un  article  de  la  Loi,  ordon- 
nant de  lapider  sans  l'entendre  tout  prophète,  même 
thaumaturge ,  qui  détournerait  le  peuple  du  vieux 
culte'.  D'autres  fois,  ils  l'appelaient  fou,  possédé, 
samaritain',  ou  cherchaient  même  à  le  tuer*.  On 
prenait  note  de  ses  paroles  pour  invoquer  contre  lui 
les  lois  d'une  théocratie  intolérante,  que  la  domina- 
lion  romaine  n'avait  pas  encore  abrogées  '. 

4.  Jean,  VIII,  39;  x,  31  ;  xi,  8. 

2.  DeiUér-,  xiii,  1   et  suiv.  Conip.  Luc,  xx,  6;  Joan,  x,   3o- 
II  Cor.,  XI,  25. 

3.  Jean,  x,  20. 

4.  Ibid.,  V,  18;  vu,  1,  20,  2:;.  30;  viii,  37.  40, 

5.  Luc,  XI,  53-54. 


CHAPITRE  XXII. 


■  ACHINATIONS    DBS    ENNEMIS     DE     JESCS. 


Jésus  passa  l'automne  el  une  partie  de  l'hiver  à 
Jérusalem.  Celte  saison  y  est  assez  froide*.  Le  por- 
tique de  Salomon,  avec  ses  allées  couvertes,  était  le 
lieu  où  il  se  promenait  habituellement  '.  Ce  porti- 
que, seul  reste  conservé  des  constructions  de  l'an- 
cien temple,  se  composait  de  deux  galeries,  for- 
mées par  deux  rangs  de  colonnes  et  par  le  mur 
qui  dominait  la  vallée  de  Cédron'.  On  communi- 
quait avec  le  dehors  par  la  porte  de  Suse,  dont 
les  jambages  se  voient  encore  à  l'intérieur  de  ce 
qu'on  appelle    aujourd'hui    la    «    Poi'le    Dorée  *  ». 

4.  Jérusalem  est  à  779  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer, 
selon  M.  Vignes  [Coym.  des  temps  pour  IS66);  h  !,liO  pieds 
anglais,  selon  le  capitaine  Wilson  (Le  Lien,  4  août  1800) 

J.  Jean,  x,  23.  Voir  la  restauration  ieM.de  Voglié:  le  Temple 
de  Jérusalem,  pi.  xv  el  xvi,  p.  12,  2î,  '60  el  suiv. 

3.  Jos.,   Int.,  XX,  IX,  7;  B.  J.,  V,  v,  Z. 

U'  Ce  dernier  monumeul  semLle  datera  peu  jrès  du  temps  de 

JustiDi«n. 

24 


370  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

L'autre  côté  de  la  vallée  possédait  déjà  sa  parure 
de  somptueux  tombeaux.  Quelques-uns  des  monu- 
ments qu'on  y  voit  étaient  peut-être  les  cénota- 
phes en  l'honneur  des  anciens  prophètes  *  auxquels 
Jésus  songeait ,  quand ,  assis  sous  le  portique ,  il 
foudroyait  les  classes  officielles  qui  abritaient  der- 
rière CCS  masses  colossales  leur  hypocrisie  ou  leur 
vanité  '. 

A  la  fin  du  mois  de  décembre ,  il  célébra  ci  Jéru- 
salem la  fête  établie  par  Judas  Jlacchabée  en  sou- 
venir de  la  purification  du  temple  après  les  sacri- 
lèges d'Antiochus  Épiphane  '.  On  l'appelait  la  «  fête 
des  lumières  »,  parce  que,  durant  les  huit  journées 
de  la  fête ,  on  tenait  dans  les  maisons  des  lampes 
allumées*.  Jésus  entreprit  peu  après  un  voyage  en 
Pcrée  et  sur  les  bords  du  Jourdain,  c'est-à-dire  dans 
les  pays  mêmes  qu'il  avait  visités  quelques  années 
auparavant,  lorsqu'il  suivait  l'école  de  Jean  \  et  où 

<.  Voir  ci-dessus,  p.  3G3.  Peut-être  le  tombeau  dit  do  Zachnrio 
était-il  un  monument  do  ce  genre.  Cf.  Itin.  a  Durdig.  llicrtts., 
p.  133  (édit.  Scholt). 

2.  Mallh.,  xxiii,  29;  Luc,  xi,  47. 

3.  Jean,  x,  22.  Comp.  1  Macch.,  iv,  52  et  suiv.;  II  Macch.,  s 
6  et  suiv. 

i.  Jo3.,  Anl.,  XII,  VII,  7. 

IS.  Jean,  x,  40.  Cf.  Matlh.,  xix.l;  xx,  29;  Marc,  x,  1,  46;  Luc, 
XVIII,  35;  XIX,  i.  Ce  voyage  est  connu  des  aynoptiquoa.   Mais 


VIE  ùE  JESUS.  m 

il  avait  lui  aussi  administré  le  baptême.  Il  y  recueil- 
lit, ce  semble,  quelques  consolations,  surtout  à  Jéri- 
cho. Cette  ville,  soit  comme  tête  de  route  très-im- 
portante, soit  à  clause  de  ses  jardins  de  parfums 
et  de  ses  riches  cultures  ',  avait  un  poste  de  douane 
assez  considérable.  Le  receveur  en  chef,  Zachée, 
homme  riche,  désira  voir  Jésus*.  Comme  il  était  de 
petite  taille,  il  monta  sur  un  sycomore  près  de  la 
route  où  devait  passer  le  cortège.  Jésus  fut  touché 
de  cette  naïveté  (Tun  fonctionnaire  considérable.  Il 
voulut  descendre  chez  Zachée,  au  risque  de  produire 
du  scandale.  On  murmura  beaucoup,  en  effet,  de  le 
voir  honorer  de  sa  visite  la  maison  d'un  pécheur.  En 
partant,  Jésus  déclara  son  hôte  bon  fils  d'Abraham, 
et,  comme  pour  ajouter  au  dépit  des  orthodoxes, 
Zachée  devint  un  saint  :  il  donna,  dit-on,  la  moitié 
de  ses  biens  aux  pauvres  et  répara  au  quadruple  les 
torts  qu'il  pouvait  avoir  faits.  Ce  ne  fut  pas  là,  du 
reste,  la  seule  joie  de  Jésus.  Au  sortir  de  la  ville,  le 

Multliiou  d  Marc  croient  que  Jésus  lo  fit  en  venant  de  Galilée  à 
Jérusalem  par  la  Perce.  La  topographie  de  Luc  est  inoxpliralVe, 
ai  l'on  n'admet  pag  que  Jésus,  daos  les  chapitres  x-xviii  de  cet 
tvangilfi,  passe  par  Jérusalem. 

4.  Eccli.,  XXIV,  <8;  Strabon,  XVI ,  ii,  41  ;  Justin,  XXXVI,  3; 
Jos.,  Ant.,  IV,  VI,  1  ;  XIV,  jv,  1  ;  XV,  iv,  2;  Talm.  de  Babylone, 
lierakoth,  43  a,  e'.c. 

t.  Luc,  XIX,  1  et  8uiv.  (épisode  douteux). 


372  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

mendiant  Bartimée  '  lui  fit  beaucoup  de  plaisir  en 
l'appelant  obstinément  «  fils  de  David  »,  quoiqu'on 
lui  enjoignît  de  se  taire.  Le  cycle  des  miracles  gali- 
léens  sembla  un  moment  se  rouvrir  dans  ce  pays, 
que  beaucoup  d'analogies  rattachaient  aux  provinces 
du  Nord.  La  délicieuse  oasis  de  Jériclio,  alors  bien 
arrosée,  devait  être  un  des  endroits  les  plus  beaux 
de  la  Syrie.  Josèphe  en  parle  avec  la  même  admi- 
ration que  de  la  Galilée,  et  l'appelle  comme  cette 
dernière  province  un  «  pays  divin  *  » . 

Jésus,  après  avoir  accompli  cette  espèce  de  pèleri- 
nage aux  lieux  de  sa  première  activité  prophétique, 
revint  à  son  séjour  chéri  de  Béthanie  '.  Ce  qui  de- 
vait afiliger  le  plus  à  Jérusalem  les  fidèles  galiléens, 
c'est  qu'il  ne  s'y  faisait  pas  de  miracles.  Fatigués 
du  mauvais  accueil  que  le  royaume  de  Dieu  trou- 
vait dans  la  capitale,  les  amis  de  Jésus,  ce  semble 
désiraient  parfois  un  grand  prodige  qui  frappât  vive- 
ment l'incrédulité  hiérosolymitc.  Une  résurrection  dut 
leur  paraître  ce  qu'il  y  avait  de  plus  convaincauit.  On 
peut  supposer  que  Marie  et  Marthe  s'en  ouvrirent  h 
Jésus.  La  renommée  lui  attribuait  déjà  deux  ou  trois 

4.  Mallh.,  XX,  29;  Marc,  x,  46  otsuiv.;  Luc,  xviii,  35. 

5.  B.  J.,  IV,  VIII,  3.  Corap.  ibid.,  I,  vi,  6  ;  I,  xviii,  5,  etAnliq., 
XV,  IV,  2. 

3    Jean,  xi,  4. 


VIE  DE  JÉSUS.  8M 

faits  de  ce  gonre  *.  «  Si  quelqu'un  des  morts  ressus- 
citait, disaient  sans  doute  les  pieuses  sœurs,  peut- 
être  les  vivants  feraient-ils  pénitence.  —  Non,  devait 
répondre  Jésus,  quand  même  un  mort  ressusciterait, 
ils  ne  croiraient  pas'.  »  Rappelant  alors  une  histoire 
qui  lui  était  familière,  celle  de  ce  bon  pauvre,  cou- 
vert d'ulcères,  qui  mourut  et  fut  porté  par  les  anges 
dans  le  sein  d'Abraham  '  :  «  Lazare  reviendrait,  pou- 
vait-il ajouter,  qu'on  ne  le  croirait  pas.  »  Plus  tard, 
il  s'établit  à  ce  sujet  de  singulières  méprises.  L'hy- 
pothèse fut  changée  en  un  fait.  On  parla  de  Lazare 
ressuscité ,  de  l'impardonnable  obstination  qu'il  avait 
fallu  pou»  résister  à  un  tel  témoignage.  Les  «ulcères» 
de  Lazare  et  la  «  lèpre  »  de  Simon  le  Lépreux,  se 
confondirent*,  et  il  fut  admis  dans  une  partie  de 
la  tradition  que  Marie  et  Marthe  eurent   un   frère 

4.  MaUt).,  IX,  18  et  suiv.;  Marc,  v,  22  et  suiv.;  Luc,  vu,  U  ot 
guiv.;  VIII,  41  et  suiv. 

2.  Luc,  \\\,  30-31. 

3.  11  est  probable  que  ce  personnage  allégorique  do  Lazare 
(■"tySs,  «  celui  que  Dieu  secourt,  »  ou  "nv'sS,  «  celui  qui  n'a 
pas  de  secoure»),  désignant  le  peuple  d'Israël  («le  pauvre»  aimé 
de  Dieu,  selon  une  expression  familière  aux  prophètes  et  aux  psal- 
mistes),  était  consacré  avant  Jésus  par  quelque  légende  populaire 
ou  dans  quelque  livre  maintonani  perdu. 

4.  Rem  irqiiez  comlren  la  suture  du  verset  Luc,  xvi.  23  est  peu 
naturelle.  On  seni  là  une  le  ces  fusions  d'eleiiient*  divers  qui  sont 
familières  à  Luc.  Voir  ci-dessus,  Introduction,  p.  Lxxxr 


374  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

nommé  Lazare',  que  Jésus  fit  sortir  du  lombeau*. 
Quand  on  sait  de  quelles  inexactiludes,  de  quels  coq- 
à-l'âne  se  forment  les  commérages  d'une  ville  d'O- 
rient, on  ne  regarde  même  pas  comme  impossible 
qu'un  bruit  de  ce  genre  se  soit  répandu  à  Jérusalem  du 
vivant  de  Jésus  cl  ait  eu  pour  lui  des  conséquences 
funestes. 

D'assez  notables  indices  semblent  faire  ciuire,  en 
effet,  que  certaines  causes  provenant  de  Béthanie 
contribuèrent  à  hâter  la  mort  de  Jésus  *.  On  est  par 
moments  tenté  de  supposer  que  la  famille  de  Bétha- 
nie commit  quelque  imprudence  ou  tomba  dans  quel- 
que excès  de  zèle.  Peut-ôlre  l'ardent  désir  de  fermer 
la  bouche  à  ceux  qui  niaient  outrageusement  la  mis- 
sion divine  de  leur  ami  enlraîna-t-elle  ces  personnes 
passionnées  au  delà  de  toutes  les  bornes.  Il  faut  se 
rappeler  que,  dans  cette  ville  impure  et  pesante  de 

4.  Remarquez  l'agencement  singulier  de  Jean,  si ,  4-8.  Lazare 
est  d'abord  introduit  comme  un  inconnu,  tî;  iaiiiû>i  AscCajct,  puis 
se  trouve  tout  à  coup  frère  de  Marie  et  de  Jlarlho. 

5.  Je  ne  doute  plus  que  Jean,  xi,  1-16,  et  Luc,  xvi,  19-31,  ne 
se  répondent  ;  non  que  le  quatrième  évangolisle  ait  eu  sous  les 
yeux  le  texte  du  troisième,  mais  tous  deux  ont  sans  doute  puisé 
à  des  traditions  analo;.;ues.  Voir  l'Appendice,  à  \?  m  de  co  volume, 
p.  487-488,  515,  517,  611,  6ïï,  6Î4,  Bt6,  ?-27,  530,  631,  53*. 
533,  534. 

3.  Jean,  u,  4C  et  suiv. ;  xii,  S,  '■>  et  suiv.,  17  et  sui?. 


VIE   DE  JESOS.  375 

Jérusalem,  Jésus  n'était  plus  lui-même.  Sa  conscience, 
par  la  faute  des  hommes  et  non  par  la  sienne ,  avait 
perdu  quelque  chose  de  sa  limpidité  primordiale. 
Dp-sespcré,  poussé  à  liout,  il  ne  s'appartenait  plus. 
Sa  mission  s'imposait  à  lui,  et  il  obéissait  au  torrent. 
La  mort  allait  dans  quelques  jours  lui  rendre  sa  liberté 
divine  et  l'arraclicr  aux  fatales  nécessités  d'un  rôle 
qui  à  chaque  heure  devenait  plus  exigeant,  plus  dif- 
ficile à,  soutenir. 

Le  contraste  entre  son  exaltation  toujours  croissante 
et  l'indifférence  des  Juifs  augmentait  sans  cesse.  En 
même  temps,  les  pouvoirs  publics  s'aigrissaient  contre 
lui.  Dès  le  mois  de  février  ou  le  commencement  de 
mars,  un  conseil  fut  assemble  par  les  chefs  des  prê- 
tres *,  et  dans  ce  conseil  la  question  fut  nettement 
posée  :  «  Jésus  et  le  judaïsme  pouvaient-ils  vivre  en- 
semble? ))  Poser  la  question,  c'était  la  résoudre,  et, 
sans  être  prophète,  comme  le  veut  l'évangéliste,  le 
grand  prêtre  put  très-bien  prononcer  son  axiome  san- 
glant :  «  Il  est  utile  qu'un  homme  meure  pour  tout  le 
peuple.  » 

«  Le  grand  prêtre  de  cette  année  »,  pour  prendre 
une  expression  du  quatrième  évangélistc,  qui  rend 
très-bien  l'état   d'abaissement  où  se  trouvait  réduit 

4.  Jean,  xi,  47  ot  suiv. 


378  ORIGINES    DU   CHRISTIANISME. 

le  souverain  pontificat,  était  Joseph  Kaïapha,  nommé 
par  Valérius  Gratus  et  tout  dévoué  aux  Romains. 
Depuis  que  Jérusalem  dépendait  des  procurateurs, 
la  charge  de  grand  prêtre  était  devenue  une  fonction 
amovible  ;  les  destitutions  s'y  succédaient  presque 
chaque  année'.  Kaïapha,  cependant,  se  maintint 
plus  longtemps  que  les  autres.  Il  avait  revêtu  sa 
charge  l'an  25 ,  et  iJ  ne  la  perdit  que  l'an  36.  On 
ne  sait  rien  de  son  caractère.  Beaucoup  de  circon- 
stances portent  à  croire  que  son  pouvoir  n'était  que 
nominal.  A  côté  et  au-dessus  de  lui,  nous  voyons 
toujours  un  autre  personnage,  qui  paraît  avoir  exercé, 
au  moment  décisif  qui  nous  occupe,  un  pouvoir  pré- 
pondérant. 

Ce  personnage  était  le  beau-père  de  Kaïapha, 
Hanan  ou  Annas%  fils  de  Seth,  vieux  grand  prêtre 
déposé,  qui,  au  milieu  de  cette  instabilité  du  ponti- 
ficat, conserva  au  fond  toute  l'autorité.  Hanan  avait 
reçu  le  souverain  sacerdoce  du  légat  Quirinius,  l'an  7 
de  notre  ère.  Il  perdit  ses  fonctions  l'an  14,  à  l'avé- 
nement  de  Tibère;  mais  il  resta  très -considéré. 
On  continuait  à  l'appeler  «  grand  prêtre  » ,  quoi- 

1.  Jos.,  Ant.,  XV,  III,  1;  XVIII,  ii,  2;  v,  3;  XX,  ix ,  1,4, 

Talm.  de  Jér.,  .Inma,  i,  1  ;  Talin.  do  Bab.,  .lama,  il  a. 

2.  L'Ananiis  de  Joséplin.  C'est  ainsi  (|ik'  le  nom  liiibrou  .loha- 
nan  devenait  en  grec  Joannes  ou  Joannas. 


VIE  DE  JÉSUS.  371 

qu'il  fût  hors  de  chargn  \  et  à  le  consulter  sur 
toutes  les  questions  graves.  Pendant  cinquante  ans, 
le  (K)iitilicat  demeura  presque  sans  interruption  dans 
sa  famille;  cinq  de  ses  fils  revêtirent  successivement 
celte  dignité',  sans  compter  Kaïapha,  qui  était  son 
gendre.  C'était  ce  qu'on  nommait  la  «  famille  sacer- 
dotale »,  comme  si  le  sacerdoce  y  fût  devenu  héré- 
ditaire'. Les  grandes  charges  du  temple  leur  étaient 
uassi  presque  toutes  dévolues*.  Une  autre  famille, 
il  est  vrai ,  colle  de  Boëthus,  alternait  avec  celle  de 
Banan  dans  le  pontificat'.  Mais  les  Dnëlhusim , 
qui  devaient  l'origine  de  leur  fortune  à  une  cause 
assez  peu  honorable,  étaient  bien  moins  estimés  de 
la  bourgeoisie  pieuse.  Hanan  était  donc  en  réalité  le 
chef  du  parti  sacerdotal.  Kaïapha  ne  faisait  rien  que 
par  lui  ;  on  s'était  habitué  à  associer  leurs  noms, 
et  môme  celui  de  [lanan  était  toujours  mis  le  pre- 
mier \  On  comprend,  en  cfTet,  que,  sous  ce  ré;:;ime 
de  pontificat  annuel  et  transmis  à  tour  de  rcMe  selon 
le  caprice  des  procurateurs,  un  vieux  pontife,  ayant 

r  Jean,  xviii,  15-23;  Ad.,  iv,  6. 

2.  Jos.,  Anl..  XX,  IX,  I.  Comp.  Talm.  de  Jér.,  llorayoih,  m,  3; 
Tusiplita  .Venacholh  ,  ii. 

3.  Jos.,  Ant.,  XV,  III,  <  ;  B.  ./.,  IV,  v,  6  et  7  ;  Act..  iv.  6. 

4.  Jos.,  Anl.,  XX,  IX,  3;  Talm.  de  Bab  ,  l'esavhim,  57  a. 

5.  JOS.,  Anl.,  XV,  IX,  3;  XIX,  vi,  i;  viii,  1. 

6.  Luc,  m,  2. 


378  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

gardé  le  secret  des  traditions,  vu  se  succéder  beau- 
coup de  fortunes  plus  jeunes  que  la  sienne,  et  con- 
servé assez  de  crédit  pour  faire  déléguer  le  pouvoir 
à  des  personnes  qui,  selon  la  famille,  lui  étaient 
subordonnées,  devait  être  un  très-important  per- 
sonnage. Comme  toute  l'aristocratie  du  temple  * ,  il 
était  sadducéen ,  d  secte,  dit  Josèphe,  particulière- 
ment dure  dans  les  jugements  »*.  Tous  ses  fils  furent 
aussi  d'ardents  persécuteurs.  L'un  d'eux,  nommé 
comme  son  père  Hanan,  fit  lapider  Jacques,  frère  du 
Seigneur,  dans  des  circonstances  qui  ne  sont  pas  sans 
analogie  avec  la  mort  de  Jésus  '.  L'esprit  de  la  famille 
était  allier,  audacieux,  cruel  *;  elle  avait  ce  genre  par- 
ticulier de  méchanceté  dédaigneuse  et  sournoise  qui 
caractérise  la  politique  juive.  Aussi  est-ce  sur  lïanan 
et  les  siens  que  doit  peser  la  responsabilité  de  tous 
les  actes  qui  vont  suivre.  Ce  fut  Hanan  (ou,  si  l'on 
veut,  le  parti  qu'il  représentait)  qui  tua  Jésus.  Hanan 
fut  l'acteur  principal  dans  ce  draine  terrible,  et,  bien 
plus  que  Caïphe,  bien  plus  que  Pilate,  il  aurait  dû 
porter  le  poids  des  malédictions  de  l'humanité. 

1.  Act.,  V,  17. 

2.  Jos.,  Ant.,  XX,  IX,  4.  Conip.  MeijillalU  Taanilh ,  ch.  iv  et 
le  ccoliasle;  Tosiplita  Menaclwtlt,  ii. 

3.  Jos.,  Ant.,  XX,  IX,  i.  Il  n'y  a  pas  do  raisons  suflisantes  de 
douter  de  i'aull^enticité  et  de  l'intégrité  de  ce  passage. 

4.  Ibid. 


VIE  DE  JÉSDS.  379 

C'est  dans  la  bouche  de  Caïphe  que  l'auteur  du 
quatrième  Évangile  tient  à  placer  le  mot  décisif  qui 
amena  la  sentence  de  mort  de  Jésus  ».  On  supposait 
que  le  grand  prêtre  possédait  un  certain  don  de  pro- 
phétie; le  mot  devint  ainsi  pour  la  communauté  chré- 
tienne un  oracle  plein  de  sens  profonds.  Mais  un  tel 
mot,  quel  que  soit  celui  qui  l'ait  prononcé,  fui  la 
pensée  de  tout  le  parti  sacerdotal.  Ce  parti  était  fort 
opposé  aux  séditions  populaires.  Il  cherchait  à  arrê- 
ter les  enthousiastes  religieux,  prévoyant  avec  raison 
que,  par  leurs  prédications  exaltées,  ils  amèneraient 
la  ruine  totale  du  pays.  Bien  que  l'agitation  provo- 
quée par  Jésus  n'eût  rien  de  temporel ,  les  prêtres 
virent  comme  conséquence  dernière  de  cette  agitation 
une  aggravation  du  joug  romain  et  le  renversement 
du   temple,  source   de   leurs  richesses  et  de  leurs 
honneurs*.  Certes,  les  causes  qui  devaient  amener, 
trente-sept  ans    plus  tard,  la  ruine  de    Jérusalem 
étaient  ailleurs  que  dans  le  christianisme  naissant. 
Cependant,  on  ne  peut  dire  que  le  motif  allégué  en 
celte  circonstance  par  les  prêtres  fût  tellement  hors 
de  la  vraisemblance  qu'il  faille  y  voir  de  la  mauvaise 
foi.  En  un  sens  général,  Jésus,  s'il  réussissait,  ame- 
nait bien  réellement  la  ruine  de  la  lalion  juive.  Par- 

4.  Jciin,  M,  49-50.  Cf.  ibid.,\\m,  14. 
î.  //)iV/.,xi,  48 


380  ORIGINES   DD   CHRISTIANISME, 

tant  des  principes  admis  d'emblée  par  toute  l'an- 
cienne politique,  Uaiian  et  Kaïa|)lia  étaient  donc  en 
droit  de  dire  ;  «  Mieux  vaut  la  mort  d'un  homme 
que  la  ruine  d'un  peuple.  »  C'est  là  un  raisonne- 
ment, selon  nous,  détestable.  Jlais  ce  raisonnement 
a  été  celui  des  partis  conservateurs  depuis  l'origine 
des  sociétés  humaines.  Le  «parti  de  l'ordre»  (je 
prends  cette  expression  dans  le  sens  étroit  et  mes- 
quin) a  toujours  été  le  même.  Pensant  que  le  dernier 
mol  du  gouvernement  est  d'empêcher  les  émotions 
populaires,  il  croit  faire  acte  de  patriotisme  en  préve- 
nant par  le  meurtre  juridique  l'eirusion  tumultueuse 
du  sang.  Peu  soucieux  de  l'avenir,  il  ne  songe  pas 
qu'en  déclarant  la  guerre  à  toute  initiative,  il  court 
risque  de  froisser  l'idée  destinée  à  triompher  un  jour. 
La  mort  de  Jésus  fut  une  des  mille  applications  de 
cette  politique.  Le  mouvement  qu'il  dirigeait  était  tout 
spirituel  ;  mais  c'était  un  mouvement  ;  dès  lors  les 
hommes  d'ordre,  persuadés  que  l'essentiel  pour  l'hu- 
manité est  de  ne  point  s'agiter,  devaient  empêcher 
l'esprit  nouveau  de  s'étendre.  Jamais  on  ne  vit  par 
un  plus  frappant  exemple  combien  une  telle  conduite 
va  contre  son  but.  Laissé  libre,  Jésus  se  fût  épuisé 
dans  une  lutte  désespérée  contre  l'impossilile.  La 
haine  inintelligente  de  ses  ennemis  dérida  du  succès 
de  son  œuvre  et  mit  le  sceau  à  sa  divinité. 


VIE  DE  JESDS.  381 

La  mort  de  Jésus  fut  ainsi  résolue  dès  le  mois  de 
février  ou  de  mars'.  Mais  Jésus  échappa  encore  pour 
quelque  temps.  Il  se  retira  dans  une  ville  peu  con- 
nue, nommée  Epliraïn  ou  Ephron,  du  côté  de  Bélhel, 
à  une  petite  journée  de  Jérusalem,  sur  la  limite  du 
désert*.  Il  y  vécut  quelques  semaines  avec  ses  disci- 
ples, laissant  passer  l'orage.  Les  ordres  pour  l'arrê- 
ter, dès  qu'on  le  recon.naîtrait  autour  du  temple, 
étaienrl  donnés.  La  solennité  de  Pùque  approchait,  et 
l'on  pensait  que  Jésus,  selon  sa  coutume,  viendrait 
célébrer  cette  fcte  à  Jérusalem  '. 

4.  Jean,  XI,  53. 

8.  Ibid.,  XI,  54.  Cf.  //  Chron.,  xiii,  19;  Jos.,  D.  .1.,  IV,  ix,  9; 
Eusèbe  et  saint  Jérôme,  De  situ  et  nom.  loc.  hebr.,a\i\  mots 
Éçpuv  et  É'fpai(i.  On  l'identifie  généralement  avec  Tayyiheh. 

3.  Jean,  xi,  55-56.  Pour  l'ordre  des  faits,  dans  toitte  cette  par- 
tie, nous  suivons  le  système  de  Jean.  Les  synoptiques  si>ml)lent 
peu  renseiijnés  sur  la  période  de  la  vie  de  Jésus  qui  a  précédé  k 
l'assion 


CHAPITRE  XXHI. 


D8BNIBI1B     SEMAINE    DE    JESCS> 


Il  partit,  en  effet,  suivi  de  ses  disciples,  pour  revoir 
une  dernière  fois  la  ville  incrédule.  Les  espérances 
de  son  entourage  étaient  de  plus  en  plus  exaltées. 
Tous  croyaient,  en  montant  à  Jérusalem,  que  le 
royaume  de  Dieu  allait  s'y  manifester*.  L'impiété 
des  hommes  était  à  son  comble,  c'était  un  grand  signe 
que  la  consommation  était  proche.  La  persuasion  à 
cet  égard  était  telle,  que  l'on  se  disputait  déjcà  la  pré- 
séance dans  le  royaume*.  Ce  fut,  dit-on,  le  moment 
que  Salomé  choisit  pour  demander  en  faveur  de  ses 
fils  les  deux  sièges  à  droite  et  à  gauche  du  Fils  de 
l'homme'.  Le  maître,  au  contraire,  était  obsédé  de 
graves  pensées.  Parfois,  il  laissait  percer  contre  ses 
ennemis  un  ressentiment  sombre;  il  racontait  la  pa- 

<.  Luc,  XIX,  41. 

i.  Luc,  XXII,  24  et  suiv 

3.  Mattti.,  XX,  tOclsuiv.  ;  Marc,  x,  35  et  suiv. 


VIE  DE  JÉSUS.  383 

rabolc  d'un  homme  noble,  cpii  partit  pour  recueillir 
un  royaume  dans  des  pays  éloignés;  mais  à  peine 
est-il  parti  que  ses  concitoyens  ne  veulent  plus  de  lui. 
Le  roi  revient,  ordonne  d'amener  devant  lui  ceux  qui 
n'ont  pas  voulu  qu'il  règne  sur  eux,  et  les  fait  mettre 
tous  à  mort*.  D'autres  fois,  il  détruisait  de  front  les 
illusions  des  disciples.  Comme  ils  marchaient  sur  les 
routes  pierreuses  du  nord  de  Jérusalem  ,  Jésus  pen- 
sif devançait  le  groupe  de  ses  compagnons.  Tous  le 
regardaient  en  silence,  éprouvant  un  sentiment  de 
crainte  et  n'osant  l'interroger.  Déjà,  à  diverses  re- 
prises, il  leur  avait  parlé  de  ses  souffrances  futures, 
et  ils  l'avaient  écouté  à  contre-cœur'.  Jésus  prit  enfin 
la  parole,  et,  ne  leur  cachant  plus  ses  pressentiments, 
il  les  entretint  de  sa  fin  prochaine'.  Ce  fut  une  grande 
tristesse  dans  toute  l'assistance.  Les  disciples  s'atten- 
daient à  voir  apparaître  bientôt  le  signe  dans  les 
nues.  Le  cri  inaugural  du  royaume  de  Dieu  :  «  Béni 
soit  celui  qui  vient  au  nom  du  Seigneur',  »  retentis- 
sait déjà,  dans  la  troupe  en  accents  joyeux.  Cette  san- 
glante perspective  les  troubla.   A  chaque  pas  de  la 


1   Luc,  xi\,  12-27. 

S.  Mutth.,xvi,  21  elsuiv.;  Marc,  viii,  3<  et  suiv. 

3.  Mallh.,  XX,  17  et  suiv.;  Marc,  x,  3<  et  suiv.;  Lucxviii,  3« 
et  suiv. 

4.  Mallh.,  xxm,  .10;  Luc,  xui,  33 


384  ORIGINES   DO    CHRISTIANISME. 

route  fatale .  le  royaume  ùe  Dieu  s'approcbait  ou 
s'éloignait  dans  le  mirage  de  leurs  rêves.  Pour  lui' 
il  se  confirmait  dans  la  pensée  qu'il  allait  mourir, 
mais  que  sa  mort  sauverait  le  monde  '.  Le  malen- 
tendu entre  lui  et  ses  disciples  devenait  à  chaque 
instant  plus  profond. 

L'usage  était  de  venir  à  Jérusalem  plusieurs  jours 
avant  la  Pàque,  afin  de  s'y  préparer.  Jésus  arriva 
après  les  autres,  et  un  moment  ses  ennemis  se  cru- 
rent frustrés  de  l'espoir  qu'ils  avaient  eu  de  le  saisir*. 
Le  sixième  jour  avant  la  fête  (samedi,  8  de  nisan 
=  28  mars'),  il  atteignit  enfin  Béthanie.  Il  descendit, 
selon  son  habitude,  dans  la  maison  de  Marthe  et 
Marie,  ou  de  Simon  le  Lépreux.  On  lui  fit  un  grand 
accueil.  Il  y  eut  chez  Simon  le  Lépreux  '  un  dîner  où 
se  réunirent  beaucoup  de  personnes,  attirées  par  le 
désir  de  voir  le  nouveau  prophète ,  et  aussi ,  dit-on  , 
de  voir  ce  Lazare,  dont  on  racontait  tant  de  choses 
depuis  quelques  jours.   Simon  le  Lépreux ,  assis  à 

1.  Matih.,  XX,  28. 

2.  Jean,  xi,  56. 

3.  La  Pàquo  se  céliibrait  le  H  de  nisan.  Or,  l'an  33,  le  1"  nisan 
répondit,  ce  semble,  à  la  journée  du  samedi ,  21  mars.  L'incerti- 
tude du  calendrier  juif  rond  tous  ces  calculs  douteux.  Voir  Mém. 
de  l'Arad.  des  Inscr.  et  li.L.,  t.  XXIIl,  2'  partie,  p.  367  et  suif, 
(nouvelle  série). 

4.  MalLb.,xxvi,  6;  Marc,  xiv    3.  Cf.  Luc,  vu,  40,  43-ii- 


VIB  DE  JESUS.  385 

table ,  passait  déjà  peut-être  aux  yeux  de  plusieurs 
pour  le  prétendu  ressuscité ,  et  attirai*  les  regards. 
Marthe  servait,  selon  sa  coutume  \  Il  semble  qu'on 
cherchât,  par  un  redoublement  de  respects  exté- 
rieurs, à  vaincre  la  froideur  du  public  et  à  marquer 
fortement  la  haute  dignité  de  l'hôte  qu'on  recevait. 
Marie,  pour  donner  au  festin  un  plus  grand  air  de 
fête,  entra  pendant  le  dîner,  portant  un  vase  de  par- 
fum qu'elle  répandit  sur  les  pieds  de  Jésus.  Elle 
cassa  ensuite  le  vase,  selon  un  vieil  usage  qui  con- 
sistait à  briser  la  vaisselle  dont  on  s'était  servi  pour 
traiter  un  étranger  de  distinction  '.  Enfin,  poussant 
les  témoignages  de  son  culte  à  des  excès  jusque-là 
inconnus,  elle  se  prosterna  et  essuya  avec  ses  longs 
cheveux  les  pieds  de  son  maître'.  La  maison  fut 
remplie  de  la  bonne  odeur  du  parfum,  à  la  grande 
joie  de  tous,  excepté  de  l'avare  Juda  de  Kerioth.  Eu 
égard  aux  habitudes  économes  de  la  communauté , 

^.  Celle  circonstance  ne  serait  pas  invraisemblable,  mûmo  dans 
le  cas  où  le  festin  n'aurait  pas  eu  lieu  dans  la  maison  de  Marthe. 
Il  est  très-ordinaire,  en  Orient,  qu'une  personne  qui  vous  est  atta- 
clice  par  un  lien  d'affeclion  ou  de  domeslicilé  aille  vous  servir 
quund  vous  mangez  chez  autrui. 
t.  J'ai  vu  cet  usage  se  pratiquer  encore  à  Sour 
3.  Il  faut  se  rappeler  que  les  pieds  des  convives  n'élaienl  point, 
comme  chez  nous,  cachés  sous  la  t;iblc,  mais  étendus  ù  la  hauteur 
du  corps  sur  lo  divan  ou  Iriclmium . 

tt 


380  OKIGINES    DU   CHRISTIANISME. 

c'était  là  une  vraie  prodigalité.  Le  trésorier  avide 
calcula  tout  de  suite  combien  le  parfum  aurait  pu 
être  vendu  et  ce  qu'il  eût  rapporté  à  la  caisse  des 
pauvres.  Ce  sentiment  peu  affectueux  mécontenta 
Jésus  :  on  semblait  mettre  quelque  chose  au-dessus 
de  lui.  Il  aimait  les  honneurs,  car  les  honneurs  ser- 
vaient à  son  but  en  établissant  son  titre  de  fils  de 
David.  Aussi ,  quand  on  lui  parla  de  pauvres ,  il  ré- 
pondit asseï  vivement  :  «  Vous  aurez  toujours  des 
pauvres  avec  vous;  mais,  moi,  vous  ne  m'aurez  pas 
toujours.  »  Et,  s'exaltant,  il  promit  l'immortalité  à  la 
femme  qui,  en  ce  moment  critique,  lui  donnait  un 
gage  d'amour*. 

Le  lendemain  (dimanche,  9  de  nisan),  Jésus  des- 
cendit de  Béthanie  à  Jérusalem*.  Quand,  au  détour 
de  la  route,  sur  le  sommet  du  mont  des  Oliviers,  il 
vit  la  cité  se  dérouler  devant  lui,  il  pleura,  dit-on, 
sur  elle,  et  lui  adressa  un  dernier  appel  '.  Sur  le 
penchant  de  la  montagne,  près  du  faubourg,  habité 
surtout  par  les  prêtres,  qu'on  appelait  Dethphagé  *, 

4    Matlb.,  XXVI,  6  et  suiv. ,  Marc,  xiv,  3  et  suiv.  ;  Jean,  xi,  2; 
xa,  i  et  suiv.  Comparez  Luc,  vu,  36  et  suiv. 
i.  Jean,  xii,  43 

3.  Luc,  XIX,  4<  et  suiv. 

4.  Matlh.,  XXI,  4  ;  Marc,  xi,  4  (tpxto  grec);  Luc,  xix,  19; 
Uiscbna,  Menacholh.  xi,  3;  Talm.  de  Bab.,  Sanhédrin,  44  6; 


VIE  DE  lÉSDS.  387 

Jésus  eut  encore  un  moment  de  satisfaction  humaine' . 
Le  bruit  de  son  arrivée  s'était  répandu.  LesGaliléens 
qui  étaient  venus  à  la  fête  en  conçurent  beaucoup  de 
joie  et  lui  préparèrent  un  petit  triomphe.  On  lui 
amena  une  ânesse,  suivie,  selon  l'usage,  de  son 
petit'.  Les  Galiléens  étendirent  leurs  plus  beaux 
habits  en  guise  de  housse  sur  le  dos  de  cette  pauvre 
monture,  et  le  firent  asseoir  dessus.  D'autres,  ce- 
pendant, déployaient  leurs  vêtements  sur  la  route 
et  la  jonchaient  de  rameaux  verts.  La  foule  qui  pré- 
cédait et  suivait ,  en  portant  des  palmes ,  criait  : 
(I  Hosanna  au  fils  de  David  !  béni  soit  celui  qui  vient 
au  nom  du  Seigneur!  »  Quelques  personnes  même 

Pesachim,  63  6,91  a;  Sola,  43  a;  baba  metsia,  88  a;  Mena- 
chotlt,'!S  b;  Sifra,  lOi  b;  Eusèbe  et  saint  Jérôme,  De  situ  el  nom. 
loc.  Aeftr.,  dans  S.  Hier.  0pp.,  édit.  Martinnay,  II,  col.  442;  saint 
Jérôme,  Epitaphiiim  Paulœ.  0pp.,  IV,  col.  676;  le  même,  Comm. 
in  Mallh.,  xxi,  1  (0pp.,  IV,  col.  94)  ;  le  môme,  Lex.  grœc.  nom. 
hebr..  0pp.,  II,  col.  121-122. 

1.  Mallh.,  XXI,  1  clsuiv.;  Marc,  xi,  1  etsuiv.;  Luc,  xix,  29  et 
suiv. ;  Jean,  xii,  12  etsuiv.  Le  rapprochement  avec  Zacharie,  ix, 
9,  laisse  planer  quelque  doute  sur  tout  cet  épisode.  Une  entrée 
triomphale  sur  un  une  était  un  trait  mcssianiciue.  Comparez  Talm. 
lin  Mh.,  Sanhédrin,  !)8  b;  Midmsili  ncrcschith  rabba,  ch.w.ww, 
Midrasch  Kohdetli,  i,  9. 

2.  Colle  petite  circonstance  vient  pi'ul-clre  de  ce  qu'on  a  mal 
compris  le  passage  de  Zacharie.  Les  écrivains  du  Nouveau  Tesla- 
cienl  paraissent  avoir  iynoré  la  loi  du  parallélisme  hébreu.  Comp. 
Jean,  i^ix,  24. 


3?3  ORIGINES   DD   CHRISTIANISME. 

lui  donnaient  le  titre  de  roi  d'Israël  '.  «  Rabbi,  fais- 
Ics  taire,  »  lui  dirent  les  pharisiens.  —  S'ils  se  tai- 
sent, les  pierres  crieront,  »  répondit  Jésus,  et  il  entra 
dans  la  ville.  Les  Hiérosolymites,  qui  le  connaissaient 
à  peine,  demandaient  qui  il  était.  «  C'est  Jésus,  le 
prophète  de  Nazareth  en  Galilée,  »  leur  répondait-on. 
Jérusalem  était  une  ville  d'environ  50,000  âmes*. 
Un  petit  événement,  comme  l'entrée  d'un  étranger 
quelque  peu  célèbre,  ou  l'arrivée  d'une  bande  de 
provinciaux,  ou  un  mouvement  du  peuple  aux  ave- 
nues de  la  ville,  ne  pouvait  manquer,  dans  les  cir- 
constances ordinaires,  d'être  vite  ébruité.  Biais,  au 
temps  des  fêtes,  la  confusion  était  extrême'.  Jérusa- 
lem, ces  jours-là,  appartenait  aux  étrangers.  Aussi 
est-ce  parmi  ces  derniers  que  l'émotion  paraît  avoir 
été  la  plus  vive.  Des  prosélytes  parlant  grec,  qui 
étaient  venus  à  la  fête,  furent  pic^ucs  de  curiosité,  et 

1.  Luc,  XIX,  38;  Jer.n,  xii,  13. 

2.  Le  cliilTie  de  120,000,  donné  par  llécatoo  (dnns  Josèphvj, 
Contre  Apion,  I,  22),  parait  exagéré.  Cicéron  parle  de  Jérusalem 
comme  d'une  bicoque  [Ad  AUicum,  II,  ix).  Les  anciennes  en- 
ccinles,  quelque  système  qu'on  adopte,  ne  comportent  pas  une 
population  quadruple  de  celle  d'aujourd'hui,  laquelle  n'atteint  pas 
15,000  liabitanls.  Voir  Robinson ,  lUbl.  fies.,  I,  421-422  (  V  édi- 
tion); Fergusson  ,  Topogr.  of  Jcrus.,  p.  51  ;  Forstor,  Syria  and 
Palestine,  p.  82. 

3.  Jos.,  U  J..  II,  XIV,  3;  VI,  II,  3. 


VIE  DE  JESD8.  389 

voulurent  voir  Jésus.  Ils  s'adressèrent  à  ses  disci- 
ples '  ;  on  ne  sait  pas  bien  ce  qui  résulta  de  cette 
entrevue.  Pour  Jésus,  selon  sa  coutume,  il  allr  pas- 
ser la  nuit  à  son  cher  village  de  Béthanie  ^  Les 
trois  jours  suivants  (  lundi ,  mardi ,  mercredi  ) ,  il 
descendit  pareillement  à  Jérusalem;  après  le  cou- 
cher du  soleil,  il  remontait  soit  à  Béthanie,  soit  au.\ 
fermes  de  la  côte  occidentale  du  mont  des  Oliviers, 
où  il  avait  beaucoup  d'amis  *. 

Une  grande  tristesse  paraît ,  en  ces  dernières 
journées ,  avoir  rempli  l'âme ,  d'ordinaire  si  gaie 
et  si  sereine,  de  Jésus.  Tous  les  récits  sont  d'accord 
pour  lui  prêter  avant  son  arrestation  un  moment 
de  trouble  ,  une  sorte  d'agonie  anticipée.  Selon 
les  uns,  il  se  serait  tout  à  coup  écrié  :  «  Mon  âme 
est  troublée.  0  Père,  sauve -moi  de  cette  heure*  !  » 
On  croyait  qu'alors  une  voix  du  ciel  se  fit  entendre; 
d'autres  disaient  qu'un  ange  vint  le  con.-oler'.  Selon 
une  version  très  -  répandue ,  le  fait  aurait  eu  lieu  au 

1.  Jran,  XII,  20  Pt  su  v. 

î.  Maltli.,  XXI,  17;  .Marc,  xi,  <1. 

3.  .Matth.,  XXI,  17-18;  Marc,  xi,  H-12,  <9;  Lur,  xxi,  37-3S. 

4.  Jean,  xii,  27  et  suiv.  On  comprend  que  le  Ion  exallé  du  qua- 
trième evangt^lisle  et  sa  préoccupation  exclusive  du  rôle  divin  de 
Jésus  aient  ollaré  du  récit  les  circons  inces  do  faiblesse  naturelle 
racontées  par  les  synoptir)UPS. 

5.  Luc,  XXII,  43;  Jean,  xii,  i9-K, 


390  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

jardin  de  Gethsémani.  Jésus,  disait-on,  s'éloigna  à 
un  jet  de  pierre  de  ses  disciples  endormis,  ne  pre- 
nant avec  lui  que  Ccphas  et  les  deux  fils  de  Zébé- 
dée.  Alors,  il  pria  la  face  contre  terre.  Son  âme  fut 
triste  jusqu'à  la  mort  ;  une  angoisse  terrible  pesa  sur 
lui  ;  mais  la  résignation  à  la  volonté  divine  l'em- 
porta *.  Cette  scène,  par  suite  de  l'art  instinctif  qui 
a  présidé  à  la  rédaction  des  synoptiques,  et  qui  les 
fait  souvent  obéir  dans  l'agencement  du  récit  à  des 
raisons  de  convenance  ou  d'effet,  a  été  placée  à  la 
dernière  nuit  de  Jésus,  et  au  moment  de  son  arres- 
tation. Si  une  telle  version  était  la  vraie,  on  ne  com- 
prendrait guère  que  Jean,  qui  aurait  été  le  témoin 
intime  d'un  fait  si  émouvant,  n'en  eût  point  parlé  h. 
ses  disciples,  et  que  le  rédacteur  du  quatrième  Évan- 
gile n'eiit  pas  relevé  cet  épisode  dans  le  récit  très- 
circonstancié  qu'il  fait  de  la  soirée  du  jeudi*.  Tout 
ce  qu'il  est  permis  de  dire ,  c'est  que ,  durant  ses 
derniers  jours,  le  poids  énorme  do  la  mission  qu'il 


1 .  Malth.,  xviii,  36  et  suiv.  ;  Marc,  xiv,  32  et  suiv.  ;  Luf ,  xxn, 
39  Pt  suiv. 

2.  Cela  se  comprendrait  d'autant  moins  que  le  rédacteur  du 
quatrième  Évangile  met  une  sorte  d'alToctalion  à  relever  les  cir- 
constances qui  sont  personiiollej»  à  Jean  ou  dont  il  a  clé  le  seul 
Icnioin  (i,  35  et  suiv.  ;  xiii ,  Î3  et  suiv.  ;  xviii ,  <5  ot  suiv. ,  xix, 

et  suiv.,  35;  \x,  i  et  suiv.;  xxi,  20  et  suiv.). 


VIE  DE  JÉSUS.  891 

avait  acceptée  pesa  cruellement  sur  Jésus.  La  nature 
humaine  se  réveilla  un  instant.  Il  se  prit  peut-être  à 
douter  de  son  œuvre.  La  terreur,  l'hésitation  s'empa- 
rèrent de  lui  et  le  jetèrent  dans  une  défaillance  pire 
que  la  mort.  L'homme  qui  a  sacrifié  à  une  grande 
idée  son  repos  et  les  récompenses  légitimes  de  la  vie 
fait  toujours  un  retour  triste  sur  lui  -  même ,  quand 
l'image  de  la  mort  se  présente  &  lui  pour  la  première 
fois  et  cherche  à  lui  persuader  que  tout  est  vain.  Peut- 
être  quelques-uns  de  ces  touchants  souvenirs  que  con- 
servent les  âmes  les  plus  fortes,  et  qui  à  certaines 
heures  les  percent  comme  un  glaive,  lui  vinrent -ils 
à  ce  moment.  Se  rappela-t-il  les  claires  fontaines  de 
la  Galilée,  où  il  aurait  pu  se  rafraîchir;  la  vigne  et  le 
figuier  sous  lesquels  il  aurait  pu  s'asseoir;  les  jeunes 
filles  qui  auraient  peut-être  consenti  à  l'aimer?  Mau- 
dit-il son  âpre  destinée,  qui  lui  avait  interdit  les  joies 
concédées  à  tous  les  autres?  Regretta-t-il  sa  trop 
haute  nature,  et,  victime  de  sa  grandeur,  pleura-t-il 
de  n'être  pas  resté  un  simple  artisan  de  Nazareth? 
On  l'ignore.  Car  tous  ces  troubles  intérieurs  restèrent 
évidemment  lettre  close  pour  ses  disciples.  Ils  n'y 
comprirent  rien,  et  suppléèrent  par  de  naïves  con- 
jectures &  ce  qu'il  y  avait  d'oi)scur  pour  eux  dans  la 
grande  âme  de  leur  maître.  Il  est  sûr,  au  moins,  que 
son  essence  divine  reprit  bientôt  lu  dessus.  Il  pouvait 


332  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

encore  éviter  la  mort;  il  ne  le  voulut  pas.  L'amour 
de  son  œuvre  l'emporta.  Il  accepta  de  boire  le  calice 
jusqu'à  la  lie.  Désormais,  en  effet,  Jésus  se  retrouve 
tout  entier  et  sans  nuage.  Les  subtilités  du  polé- 
miste, la  crédulité  du  thaumaturge  et  de  l'exorciste 
sont  oubliées.  Il  ne  reste  que  le  héros  incomparable 
de  la  Passion,  le  fondateur  des  droits  de  la  conscience 
libre,  le  modèle  accompli  que  toutes  les  âmes  souf- 
frantes méditeront  pour  se  fortifier  et  se  consoler. 

Le  triomphe  de  Betliphagé,  cette  audace  de  pro- 
vinciaux, fêtant  aux  portes  de  Jérusalem  l'avènement 
de  leur  roi-messie,  acheva  d'exaspérer  les  pharisiens 
et  l'aristocratie  du  temple.  Un  nouveau  conseil  eut 
lieu  le  mercredi  (12  de  nisan),  chez  Joseph  Kaïa- 
pha  '.  L'arrestation  immédiate  de  Jésus  fut  résolue. 
Un  grand  sentiment  d'ordre  et  de  police  conservatrice 
présida  à  toutes  les  mesures.  Il  s'agissait  d'éviter  un 
esclandre.  Comme  la  fête  de  Pàque,  qui  commen- 
çait celte  année  le  vendredi  soir,  était  un  moment 
d'encombrement  et  d'exaltation,  on  résolut  de  dn- 
vancer  ces  jours-là.  Jésus  était  populaire*;  on  crai- 
gnait une  émeute.  IJien  que  i'usagc  fût  de  relever  les 
solennités  où  la  nation  était  réunie  par  des  exécutions 


i.  M:iilh.,  wvi,  1-5;  Marc,  xiv,  <-2:  Luc,  xxii,  i-i. 
J.  Matll).,  XXI,  46. 


VIE  DE  JESCS.  393 

d'individus  rebelles  à  l'autorité  sacerdotale,  espèces 
d'auto-da-fé  destinés  à  inculquer  au  peuple  la  terreur 
religieuse  *,  on  s'arrangeait  probablement  pour  que 
de  tels  supplices  ne  tombassent  pas  dans  les  jours 
fériés  *.  L'arrestation  fut  donc  fixée  au  lendemain 
jeudi.  On  résolut  aussi  de  ne  pas  s'emparer  de  lui 
dans  le  temple,  où  il  venait  tous  les  jours',  mais 
d'épier  ses  habitudes ,  pour  le  saisir  dans  cpieique 
endroit  secret.  Les  agents  des  prêtres  sondèrent  les 
disciples ,  espérant  obtenir  des  renseignements  utiles 
de  leur  faiblesse  ou  de  leur  simplicité.  Ils  trouvè- 
rent ce  qu'ils  cherchaient  dans  Juda  de  Kerioth.  Ce 
malheureux,  par  des  motifs  impossibles  à  expliquer, 
trahit  son  maître,  donna  toutes  les  indications  néces- 
saires ,  et  se  chargea  même  (  quoiqu'un  tel  excès  de 
noirceur  soit  à  peine  croyable)  de  conduire  la  brigade 
qui  devait  opérer  l'arrestation.  Le  souvenir  d'horreur 
que  la  sottise  ou  la  méchanceté  de  cet  homme  laissa 
dans  la  tradition  chrétienne  a  dû  introduire  ici  quel- 
que exagération.  Judas  jusque-là  avait  été  un  disciple 
comme  un  autre  ;  il  avait  même  le  titre  d'apôtre  ;  il 
avait  fait  des  miracles  et  chassé   les  démons.    La 

4.  Mischna,  S'/H'cr/ri'n,  xi ,  4;  Tulm.  de  Bab.,  môme  traité 
89  a.  Comp.  Acl.,  xn,  3  el  suiv. 

2.  Misclina,  Sanlipclrin,  iv,  <, 

3.  SlaUti.,  XXVI,  55. 


394  ORIGINES   DD  CHRISTIANISME. 

légende,  qui  ne  veut  que  des  couleurs  tranchées,  n*a 
pu  admettre  dans  le  cénacle  que  onze  saints  et  un 
reprouvé.  La  réalité  ne  procède  point  par  catégories 
si  absolues.  L'avarice,  que  les  synoptiques  donnjnt 
pour  motif  au  crime  dont  il  s'agit,  ne  suffît  pas  pour 
l'expliquée.  Il  serait  singulier  qu'un  homme  qui  tenait 
la  caisse ,  et  qui  savait  ce  qu'il  allait  perdre  par  la 
mort  du  chef,  eût  échangé  les  profits  de  son  emploi  * 
contre  une  très-petite  somme  d'argent*.  Judas  avait- 
il  été  blessé  dans  son  amour-propre  par  la  semonce 
qu'il  reçut  au  dîner  de  Béthanie?  Cela  ne  suffit  pas 
encore.  Le  quatrième  évangcliste  voudrait  en  faire 
un  voleur,  un  incrédule  depuis  le  commencement  *, 
ce  qui  n'a  aucune  vraisemblance.  On  aime  mieux 
croire  à  quelque  sentiment  de  jalousie,  à  quelque 
dissension  intestine.  La  haine  particulière  contre  Ju- 
das qu'on  remarque  dans  l'Évangile  attribué  h  Jean  * 
confirme  cette  hypothèse.  D'un  cœur  moins  pur  que 
les  autres.  Judas  aura  pris,  sans  s'en  apercevoir, 
les  sentiments  étroits  de  sa  charge.  Par  un  travers 


4.  Jean,  XII,  6. 

i.  Le  quatrième  Évangile  ne  parle  même  pas  d'un  salaire.  Los 
iii'iuo  pièces  d'argent  des  synoptiques  sont  empruntées  à  Zacha- 
rle,  XI,  48-13. 

3.  Jean,  vi,  05;  xii,  6. 

4.  Jean,  vi,  08,  71-72;  xii,  6;  xiii,  5,  27  et  suiv. 


VIE  DE  JÉSOS.  395 

fort  ordinaire  dans  les  fonctions  actives,  i!  en  sera 
venu  à  mettre  les  intérêts  de  la  caisse  au-dessus  de 
l'œuvre  même  à  laquelle  elle  était  destinée.  L'admi- 
nistrateur aura  tué  l'apôtre.  Le  murmure  qui  lui 
échappe  à  Béthanie  semble  supposer  que  parfois  il 
trouvait  que  le  maître  coûtait  trop  cher  à  sa  famille 
spirituelle.  Sans  doute  cette  mesquine  économie  avait 
causé  dans  la  petite  société  bien  d'autres  froissements. 
Sans  nier  que  Juda  de  Kerioth  ait  contribué  à  l'ar- 
restation de  son  maître ,  nous  croyons  donc  que  les 
malédictions  dont  on  le  charge  ont  quelque  chose 
d'injuste.  Il  y  eut  peut-être  dans  sor  fait  plus  de 
maladresse  que  de  perversité.  La  conscience  morale 
de  l'homme  du  peuple  est  vive  et  juste,  mais  instable 
et  inconséquente.  Elle  ne  sait  pas  résister  à  un  en- 
traînement momentané.  Les  sociétés  secrètes  du  parti 
républicain  cachaient  dans  leur  sein  beaucoup  de 
conviction  et  de  sincérité,  et  cependant  les  dénoncia- 
teurs y  étaient  fort  nombreux.  Un  léger  dépit  sufïï- 
sait  pour  faire  d'un  sectaire  un  traître.  Mais ,  si  la 
folle  envie  de  quelques  pii;ces  d'argent  fit  tourner  la 
tcle  au  pauvre  Judas,  il  ne  semble  pas  qu'il  eût  com- 
pléleinent  perdu  le  sentiment  moral,  puisque,  voyant 
les  conséquences  de  sa  faute,  il  se  repentit',  et,  dit- 
on,  se  donna  la  mort. 

4.  BIntIh.,  XXVII,  3  ot  sutv. 


3-15  ORIGINES  DO   CHRISTIANISME. 

Chaque  minute,  à  ce  moment,  devient  solennelle 
et  a  compté  plus  que  des  siècles  entiers  dans  l'his- 
toire de  l'humanité.  Nous  sommes  arrivés  au  jeudi, 
13  de  nisan  (2  avril).  C'était  le  lendemain  soir  que 
commençait  la  fête  de  Pâque,  par  le  festin  où  l'on 
mangeait  l'agneau.  La  fête  se  continuait  les  sept  jours 
suivants,  durant  lesquels  on  mangeait  les  pains 
azymes.  Le  premier  et  le  dernier  de  ces  sept  jours 
avaient  un  caractère  particulier  de  solennité.  Les  dis- 
ciples étaient  déjà  occupés  des  préparatifs  pour  la 
fête'.  Quant  à  Jésus,  on  est  porté  à  croire  qu'il  con- 
naissait la  trahison  de  Judas,  et  qu'il  se  doutait  du 
sort  qui  l'attendait.  Le  soir,  il  fit  avec  ses  disciples 
son  dernier  repas.  Ce  n'était  pas  le  festin  rituel  de 
la  Pàque,  comme  on  l'a  supposé  plus  tard,  en  com- 
mettant une  erreur  d'un  jour*;  mais,  pour  l'Église 

1.  Matth.,  xsvi,  1  et  suiv.  ;  Marc,  xiv,  12;  Luc,  xxii,  7;  Jean, 
XIII,  29. 

2.  C'est  le  système  des  synoptiques  (Matth.,  xxvi,  17  et  suiv.; 
Marc,  XIV,  12  et  suiv.;  Luc,  xxii,  7  et  suiv.,  15),  et,  par  consé- 
quent, celui  de  Justin  {Dial.  cum  Tryph.,  17,  88,  97,  100,  111). 
Le  quatrième  Évangile,  au  contraire,  suppose  fonnellemenl  que 
Jé:;us  mourut  le  jour  même  où  l'on  mangeait  l'agneau  (xiii,  1-2, 
29;  xviii,  28;  xix,  14,  31).  Le  Talmud,  faible  autorité  assurément 
en  une  telle  question,  fait  aussi  mourir  Jésus  «  la  veille  de  Pàque» 
(Talm.  de  Bah.,  Sanhédrin,  43  a,  67  a).  Une  olijection  très-grave 
contre  cette  opinion  résulte  do  ce  que,  dans  la  seconde  moitié  du 
11*  siècle,  les  Églises  d'Asie  Mineure  professant  sur  la  Tique  une 


VIE  DE  JÉSUS.  397 

primitive ,  le  souper  du  jeudi  fut  la  vraie  Pàquc ,  le 
sceau  de  l'alliance  nouvelle.  Chaque  disciple  y  rap- 
porta ses  plus  chers  souvenirs,  et  une  foule  de  traits 
touchants  que  chacun  gardatt,  du  maître  furent  accu- 
mulés sur  ce  repas ,  qui  devint  la  pierre  angulaire 
de  la  piété  chrétienne  et  le  point  de  départ  des  plus 
fécondes  institutions. 

Nul  doute,  en  eflet,  que  l'amour  tendre  dont  le 
cœur  de  Jésus  était  rempli  pour  la  petite  Eglise  qui 
l'entourait  n'ait  débordé  à  ce  moment*.  Son  âme 
calme  et  forte  se  trouvait  légère  sous  le  poids  des 
sombres  préoccupations  qui  l'assiégeaient.  Il  eut  un 
mot  pour  chacun  de  ses  amis.  Deux  d'entre  eux,  Jean 
et  Pierre,  surtout,  furent  l'objet  de  tendres  mar- 
ques d'attachement.  Jean  était  couché  sur  le  divan , 
à  côté  de  Jésus,  et  sa  tête  reposait  sur  la  poitrine  du 

doctrine  qui  semble  on  contradiction  avec  le  système  du  quatrième 
Évangile  font  justement  appel  à  l'autorilé  de  l'apôtre  Jean  et  de 
ses  disciples  pour  appuyer  une  doctrine  qui  parait  conforme  au 
récit  des  synoptiques  (Polycrate,  dans  Eusèbo,  llisl.  eccl.,\,  24. 
Comp.  Citron,  pasc.j  p.  6  et  suiv.,  édit.  Du  Cange).  Mais  cotte 
alTiiire  est  très-obscure.  Jean  et  ses  disciples  pouvaient  cé^ébrer 
la  Pàquo,  comme  toute  l'école  apostolique  primitive,  le  44  do 
nisan,  non  parce  qu'ils  croyaient  que  Jésus  avait  mangé  l'agneau 
ce  jour-là,  mais  parce  qu'ils  croyaient  que  Jésus,  le  vrai  agneau 
pascal  (remarquez  Jean,  i,  29;  xix,  36,  en  comparant  Apoc,  v, 
6,  etc.),  était  mort  ce  jour-lîi. 
4.  Jean,  XIII,  t  cl  suir. 


398  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

maître'.  Vers  la  fin  du  repas,  le  secret  qui  pesdil 
sur  le  cœur  de  Jésus  faillit  lui  échapper.  4  En  vérité, 
dit-il,  je  vous  le  déclare,  un  de  vous  me  trahira*.  » 
Ce  fut  pour  ces  hommes  naïfs  un  moment  d'angoisse; 
ils  se  regardèrent  les  uns  les  autres,  et  chacun  s'in- 
terrogea. Judas  était  présent;  peut-être  Jésus,  qui 
avait  depuis  quelque  temps  des  raisons  de  se  défier 
de  lui,  chercha-t-il  par  ce  mot  à  tirer  de  ses  regards 
ou  de  son  maintien  embarrassé  l'aveu  de  sa  faute. 
Mais  le  disciple  infidèle  ne  icrdit  pas  contenance; 
il  osa  même,  dit-on,  demander  comme  les  autres  ; 
a  Serait-ce  moi,  rabbi  ?  » 

Cependant,  l'âme  droite  et  bonne  de  Pierre  était  h 
la  torture.  Il  fit  signe  à  Jean  de  tâcher  de  savoir  de 
qui  le  maître  parlait.  Jean,  qui  pouvait  converser  avec 
Jésus  sans  être  entendu,  lui  demanda  le  mot  de  cette 
énigme.  Jésus,  n'ayant  que  des  soupçons,  ne  voulut 
prononcer  aucun  nom;  il  dit  seulement  à  Jean  de 
bien  remarquer  celui  à  qui  il  allait  offrir  une  bouchée 
trempée  dans  la  sauce'.  En  même  temps,  il  trempa 


1.  Jean,  XIII,  23;  Polyciate,  dans  Eusèbe,  //.  E..  V,  24. 

2.  Mallh.,  XXVI,  21  otsuiv.;  Marc,  xiv,  <8  eL  suiv.  ;  Luc,  xx 
21  et  suiv.  ;  Jean,  xiii,  2)  et  suiv.;  xxi,  20. 

3.  En  Oient,  le  chef  do  lable  donne  une  marque  d'éiîiird  h  «n 
convive  en  Taisant  pour  lui,  une  ou  deux  fois  par  repas,  dos  bmi- 
littes  qu'il  compose  et  assaisonne  à  son  gré. 


VIE  DE  JESUS.  399 

la  bouchée  et  l'offrit  à  Judas.  Jean  et  Pierre  seuls 
eurent  connaissance  du  fait.  Jésus  adressa  h.  Judas 
quelques  paroles  qui  renfermaient  un  sanglant  re- 
prociie,  mais  ne  furent  pas  saisies  des  assistants.  On 
crut  que  Jésus  lui  donnait  des  ordres  pour  la  fête  du 
lendemain,  et  il  sortit*. 

Sur  le  moment,  ce  repas  ne  frappa  personne,  et,  à 
part  les  appréhensions  dont  le  maître  fit  la  confi- 
dence à  ses  disciples,  qui  ne  comprirent  qu'à  demi, 
il  ne  s'y  passa  rien  d'extraordinaire.  Mais,  après  la 
mort  de  Jésus,  on  attacha  à  cette  soirée  un  sens  sin- 
gulièrement solennel,  et  l'imagination  des  croyants  y 
répandit  une  teinte  de  suave  mysticité.  Ce  qu'on  se 
rappelle  le  mieux  d'une  personne  chère,  ce  sont  ses 
derniers  temps.  Par  une  illusion  inévitable,  on  prête 
aux  entreliens  qu'on  a  eus  alors  avec  elle  un  sens 
qu'ils  n'ont  pris  que  par  la  mort;  on  rapproche  en 
quelques  heures  les  souvenirs  de  plusieurs  années. 
La  plupart  des  disciples  ne  virent  plus  leur  maître 
après  le  souper  dont  nous  venons  de  parler.  Ce  fut 
le  banquet  d'adieu.  Dans  ce  repas,  ainsi  que  dans 
beaucoup  d'ontres*,  Jésus  pratiqua  son  rite  myslc- 

4.  Je;in,  \iii,  ii  cl  suiv.,  qui  lève  les  invraiseiQi)lanccs  du  rv5cit 
dos  synoptiques. 

2.  I.uc,  XXIV,  30-31,  3u,  représente  la  fraction  du  pain  comme 
une  habitude  de  Jésus. 


fOO  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

deux  de  la  fraction  du  pain.  Comme  on  crut ,  des 
les  premières  années  de  l'Église,  que  le  repas  en 
question  eut  lieu  le  jour  de  Pâque  et  fut  le  festin 
pascal  ,  l'idée  vint  naturellement  que  l'institution 
eucharistique  se  fit  à  ce  moment  suprême.  Partant 
de  l'hypothèse  que  Jésus  savait  d'avance  avec  pré- 
cision quand  il  mourrait,  les  disciples  devaient  être 
amenés  à  supposer  qu'il  réserva  pour  ses  dernières 
heures  une  fouie  d'actes  importants.  Comme,  d'ail- 
leurs ,  une  des  idées  fondamentales  des  premiers 
chrétiens  était  que  la  mort  de  Jésus  avait  été  un 
sacrifice,  remplaçant  tous  ceux  de  l'ancienne  Loi,  la 
«  Cène  » ,  qu'on  supposait  s'être  passée  une  fois 
pour  toutes  la  veille  de  la  Passion,  devint  le  sacri- 
fice par  excellence ,  l'acte  constitutif  de  la  nouvelle 
alliance,  le  signe  du  sang  répandu  pour  le  salut  de 
tous*.  Le  pain  et  le  vin,  mis  en  rapport  avec  la 
mort  elle-même ,  furent  ainsi  l'image  du  Testament 
nouveau  que  Jésus  avait  scellé  de  ses  souffrances, 
là  commémoration  du  sacrifice  du  Christ  jusqu'à  son 
avènement'. 

De  très -bonne  heure,  ce  mystère  se  fixa  en  un 
petit  récit  sacramentel ,  que  nous  possédons  sous 


1 .  Luc,  XXII,  so. 
s.  I  Cor.,  XI,  26. 


VIE  DE  JÊSDS.  401 

quatre  formes'  très  -  analogues  entre  elles.  Le  qua- 
trième évangéliste,  si  préoccupé  des  idées  eucharis- 
tiques', qui  raconte  le  dernier  repas  avec  tant  de  pro- 
lixité, qui  y  rattache  tant  de  circonstances  et  tant  de 
discours*,  ne  connaît  pas  ce  récit.  C'est  la  preuve 
que,  dans  la  secte  dont  il  représente  la  tradition ,  on 
ne  regardait  pas  l'institution  de  l'Eucharistie  comme 
une  particularité  de  la  Cène.  Pour  le  quatrième 
évangéliste,  le  rite  de  la  Cène,  c'est  le  lavement  des 
pieds.  Il  est  probable  que ,  dans  certaines  familles 
chrétiennes  primitives,  ce  dernier  rite  obtint  une  im- 
portance qu'il  perdit  depuis*.  Sans  doute  Jésus,  dans 
quelques  circonstances ,  l'avait  pratiqué  pour  don- 
ner à  ses  disciples  une  leçon  d'humilité  fraternelle. 
On  le  rapporta  à  la  veille  de  sa  mort,  par  suite 
de  la  tendance  que  l'on  eut  à  grouper  autour  de  la 
Cène  toutes  les  grandes  recommandations  morales  et 
rituelles  de  Jésus. 

Un  haut  sentiment  d'amour,  de  concorde,  de  cha- 
rité, de  déféreuce  mutuelle  animait,  du  reste,  les  sou- 
venirs qu'on  croyait  garder  du  dernier  soir  de  Jésus'. 

4.  Mallh.,  XXVI,  26-28-  Marc,  xiv,  22-24;  Luc,  xxii,  '9-21; 
I  Cor.,  XI,  23-25. 

2.  Cil.  VI. 

3.  Cil.  :iiii-xvii. 

4.  Jo;in,  XIII,  14-15.  Tf.  M,Ulh.,xx,2Gotsuiv.;I.uc,xxii,26nlsiiiv. 
6.  Jean,  xiii,  4  cl  suiv.  Les  discours  placés  par  lo  qualrièms 


402  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

C'est  toujours  l'unité  de  son  Église ,  constituée  par 
îui  ou  par  son  esprit,  qui  est  l'âme  des  symboles  et 
des  discours  que  la  tradition  chrétienne  fit  remonter 
à  cette  heure  bénie  :  «  Je  vous  donne  un  comman- 
dement nouveau  :  c'est  de  vous  aimer  les  uns  les 
autres  comme  je  vous  ai  aimés.  Le  signe  auquel  on 
connaîtra  que  vous  êtes  mes  disciples,  sera  que  vous 
vous  aimiez  les  uns  les  autres  *.  »  A  ce  moment 
sacré ,  quelques  rivalités ,  quelques  luttes  de  pré- 
séance se  produisirent  encore*.  Jésus  fit  remarquer 
que,  si  lui,  le  maître,  avait  été  au  milieu  de  ses  dis- 
ciples comme  leur  serviteur,  à  plus  forte  raison  de- 
vaient-ils se  subordonner  les  uns  aux  autres.  Selon 
queiqucs-uns,  en  buvant  le  vin,  il  aurait  dit  :  «  Je 
ne  goûterai  plus  de  ce  fruit  de  la  vigne  jusqu'à  ce 
que  je  le  boive  nouveau  avec  vous  dans  le  royaume 
de  mon  Père  '.  »  Selon  d'autres,  il  leur  aurait  pro- 

évangélisto  à  la  suite  du  récil  de  la  Côiio  ne  peuvent  être  pris 
pour  historiques.  Ils  sont  pleins  de  tours  et  d'expressions  qui 
ne  sont  pas  dans  le  style  des  discours  de  Jésus,  et  qui,  au  con- 
traire, rentrent  très -bien  dans  le  lanp;age  habituel  des  écrits 
jolianniques.  Ainsi  l'expression  «  petits  enfants»  au  vocatif  (Jean, 
XIII,  33)  est  très- fréquente  dans  la  première  épltre  qui  porto  le 
nom  de  Jear  Cette  expression  ne  paraît  pas  avoir  été  familiôro  à 
Jésus. 
4.  Jean,  xiii,  33-35;  xv,  12-17. 

2.  Luc,  XXII,  îi-27.  Cf.  Jean,  xiii,  4  et  suiv. 

3.  Mallh.,  \xvi,  29;  Marc,  xiv,  25  ;  Luc,  xxii,  <8. 


VIE  DE  JeS03.  403 

mis  bientôt  un  festin  céleste,  où  ils  seraient  assis  sur 
des  trônes  à  ses  côtés  '. 

II  semble  que,  vers  la  fin  de  la  soirée,  les  pres- 
sentiments de  Jésus  gagnèrent  les  disciples.  Tous 
sentirent  qu'un  grave  danger  menaçait  le  maître  et 
qu'on  touchait  à  une  crise.  Un  moment  Jésus  songea 
à  quelques  précautions  et  parla  d'épées.  Il  y  en  avait 
deux  dans  la  compagnie.  «  C'est  assez,  »  dit- il  *.  II 
ne  donna  aucune  suite  à  cette  idée  ;  il  vit  bien  que  de 
timides  provinciaux  ne  tiendraient  pas  devant  la  force 
armée  des  grands  pouvoirs  de  Jérusalem.  Céphas, 
plein  de  cœur  et  se  croyant  sûr  de  lui-même,  jura  qu'il 
irait  avec  lui  en  prison  et  à  la  mort.  Jésus,  avec  sa 
finesse  ordinaire,  lui  exprima  quelques  doutes.  Selon 
une  tradition  qui  remontait  probablement  à  Pierre 
lui-même,  Jésus  l'assigna  au  chant  du  coq'.  Tous, 
comme  Céphas,  jurèrent  qu'ils  ne  faibliraient  pas. 

«.  LUC,  XXII,  29-30. 

2.  Ibid..  XXII,  36-38. 

3.  Malth.,  XXVI,  31  ot  suiv.  ;  Marc,  xiv,  Ï9  el  suiv.  ;  Luc,  xxii, 
33  cl  suiv.  ;  Jean,  xiii,  36  et  suiv. 


CHAPITRE  XXIV. 


ARItESTATION    ET    PROCÈS    DE    JCSCS. 


La  nuit  était  complètement  tombée'  quand  on  sor- 
tit de  la  salle-.  Jésus,  selon  son  habitude,  passa  le 
val  du  Cédron ,  et  se  rendit ,  accompagné  des  disci- 
ples, dans  le  jardin  de  Gethsémani,  au  pied  du  mont 
des  Oliviers'.  Il  s'y  assit.  Dominant  ses  amis  de  son 
immense  supériorité,  il  veillait  et  priait.  Eux  dor- 
maient à  côté  de  lui ,  quand  tout  à  coup  une  troupe 
armée  se  présenta  à  la  lueur  des  torches.  C'étaient 

4.  Jean,  XIII,  30. 

2.  La- circonstance  d'un  chant  religieux,  rapportée  par  Matth., 
XXVI,  30;  Marc,  xiv,  26;  Justin,  Dial.  cum  Trypii.,  106,  vient  de 
l'opinion  où  sont  les  évangélistes  synoptiques  que  lo  dernier  repas 
de  Jésus  fut  le  festin  pascal.  Avant  et  après  le  festin  pascal ,  on 
chantait  des  psiiunies.  Talm.  de  Bab. ,  Pesachim,  cap.  ix,  liai.  3 
et  fol   448  a,  elc. 

3.  Matth.,  XXVI,  36;  M;irc,  xiv,  32;  Luc,  xxii,  39;  Jean,  xviii, 


VIE  DE  JËSUS.  405 

des  sergents  du  temple,  armés  de  bâtons,  sorte  de 
brigade  de  police  qu'on  avait  laissée  aux  prêtres  ;  ils 
étaient  soutenus  par  un  détachement  de  soldats  ro- 
mains avec  leurs  épées;  le  mandat  d'arrestation  éma- 
nait du  grand  prêtre  et  du  sanhédrin*.  Judas,  con- 
naissant les  habitudes  de  Jésus,  avait  indiqué  cet 
endroit  comme  celui  où  on  pouvait  le  surprendre  avec 
le  plus  de  facilité.  Judas,  selon  l'unanime  tradition 
des  premiers  temps,  accompagnait  lui-même  l'es- 
couade', et  même,  selon  quelques-uns',  il  aurait 
poussé  l'odieux  jusqu'à  prendre  pour  signe  de  sa  tra- 
hison un  baiser.  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  circon- 
stance, il  est  certain  qu'il  y  eut  un  commencement 
de  résistance  de  la  part  des  disciples*.  Pierre, dit-on', 
tira  l'épce  et  blessa  à  l'oreille  un  des  serviteurs  du 
grand  prêtre  nommé  ftlalchus.  Jésus  arrêta  ce  pre- 
mier mouvement.  Il  se  livra  lui-même  aux  soldats. 
Faibles  et  incapables  d'agir  avec  suite,  surtout  contre 
des  autorités  qui  avaient  tant  de  prestige,  les  dis- 
ciples prirent  la  fuite  et  se  dispersèrent.  Seuls,  Pierre 

1.  SlaUh.,  XXVI,  47;  Marc,  xiv,  43;  Jean,  xviii,  3,  12. 

!.  Matlh.,  XXVI,  47;  Marc,  xiv,  43;  Luc,  xxii,  47;  Jean,  xviii, 
3;  Act.,  I,  46.  I  Cor.,  xi ,  Î3,  semble  l'impliquer. 

3.  C'est  la  tradition  des  synoptiques.  Dans  le  récit  du  quatrième 
flvangile,  Jésus  se  nomme  lui-même. 

i.  Les  deux  traditions  sont  d'accord  sur  ce  poiot. 

6.  Jean,  xviii,  10. 


406  ORIGINES  DU  CHRiSTIAMSMU. 

et  Jean  ne  quittèrent  pas  de  vue  leur  maître.  Un 
autre  jeune  homme  (peut-être  Marc)  le  suivait  cou- 
vert d'un  vêtement  léger.  On  voulut  l'arrêter;  mais 
le  jeune  homme  s'enfuit,  en  laissant  sa  tunique  entre 
U'b  mains  des  agents'. 

La  marche  que  les  prêtres  avaient  résolu  de  suivre 
contre  Jésus  était  très-conforme  au  droit  établi.  La 
procédure  contre  le  «  séducteur  »  (  mésilh  ) ,  qui 
cherche  à  porter  atteinte  à  la  pureté  de  la  religion, 
est  expliquée  dans  le  Talmud  avec  des  détails  dont  la 
naïve  impudence  fait  sourire.  Le  guet-apens  judiciaire 
y  est  érigé  en  partie  essentielle  do  l'instruction  cri- 
minelle. Quand  un  homme  est  accusé  de  «  séduc- 
tion »,  on  aposte  deux  témoins,  que  l'on  cache  der- 
rière une  cloison;  on  s'arrange  pour  attirer  le  prévenu 
dans  une  chambre  contiguë,  où  il  puisse  être  entendu 
des  deux  témoins  sans  que  lui-même  les  aperçoive. 
On  allume  deux  chandelles  près  de  lui,  pour  qu'il 
soit  bien  constaté  que  les  témoins  «  le  voient  »*. 
Alors,  on  lui  fait  répéter  son  blasphème.  On  l'engage 
à  se  rétracter.  S'il  persiste,  les  témoins  qui  l'ont  en- 
tendu l'amènent  au  tribunal,  et  on  le  lapide.  Le  Tal- 

i.  Marc,  XIV,  61-52.  Marc  était,  en  effet,  de  Jérusalem.  Act., 
XII,  4  S. 

t.  En  matière  criminelle,  on  n'admettait  quu  des  témoin»  ocu- 
laires. Miscbna,  Sanhédrin,  iv,  U. 


VIE   DE  JÉSUS.  407 

mud  ajoute  que  ce  fut  de  la  sorte  qu'on  se  comporta 
envers  Jésus,  qu'il  fut  condamné  sur  la  foi  de  deux 
témoins  qu'on  avait  apostés,  que  le  crime  de  «  sé- 
duction »  est,  du  reste,  le  seul  pour  lequel  on  pré- 
pare ainsi  les  témoins'. 

Les  disciples  de  Jésus  nous  apprennent,  en  effet, 
que  le  crime  reproché  à  leur  maître  était  la  «  séduc- 
tion »*,  et,  à  part  quelques  minuties,  fruit  de  l'ima- 
gination rabbinique,  le  récit  des  Evangiles  répond 
trait  pour  trait  à  la  procédure  décrite  par  leTalmud. 
Le  plan  des  ennemis  de  Jésus  était  de  le  convaincre, 
par  enquête  testimoniale  et  par  ses  propres  aveux,  de 
blasphème  et  d'attentat  contre  la  religion  mosaïque, 
de  le  condamner  à  mort  selon  la  loi,  puis  de  faire 
approuver  la  condamnation  par  Pilate.  L'autorité 
sacerdotale,  comme  nous  l'avons  dcj^  vu,  résidait 
tout  entière  de  fait  entre  les  mains  de  Hanan.  L'ordre 
d'arrestation  venait  probablement  de  lui.  Ce  fut  chez 
ce  puissant  personnage  que  l'on  mena  d'abord  Jé- 
sus'. Hanan  l'interrogea  sur  sa  doctrine  et  ses  dis- 


1.  Taim.  do  Jérus.,  Sanhédrin,  xiv,  16;  Talm.  do  Bab.,  mims 
traité,  43  n,  67  a.  Cf.  Schabbalh,  104  h. 

2.  Matth.,  XXVII,  63;  Jean,  vu,  M,  47. 

3.  Jean,  xviii,  13  et  suiv.  Celle  circonstance,  que  l'on  ne  Irouvp 
que  dans  le  quatrième  Ëvangiie,  est  une  forte  preuve  de  la  valeur 
bistorique  de  cet  Évangile 


408  ORIGINES    DU    CHRISTIANISME. 

siples.  Jésus  refusa  avec  une  juste  fierté  d'entiei 
dans  de  longues  explications,  lî  ss'en  référa  à  son 
enseignement,  qui  avait  été  public; il  déclara  n'avoir 
jamais  eu  de  doctrine  secrète;  il  engagea  l'ex-grand 
prêtre  à  interroger  ceux  qui  l'avaient  écouté.  Cette 
repense  était  parfaitement  naturelle;  mais  le  respect 
exagéré  dont  le  vieux  pontife  était  entouré  la  fit  pa- 
raître audacieuse;  un  des  assistants  y  répliqua,  dit- 
on,  par  un  soufflet. 

Pierre  et  Jean  avaient  suivi  leur  maître  jusqu'à  la 
demeure  de  Hanan.  Jean,  qui  était  connu  dans  la 
maison ,  se  fit  admettre  sans  difficulté  ;  mais  Pierre 
fut  arrêté  à  l'entrée,  et  Jean  dut  prier  la  portière  de 
le  laisser  passer.  La  nuit  était  froide.  Pierre  resta 
dans  l'antichambre  et  s'approcha  d'un  brasier  autour 
duquel  les  domestiques  se  chauffaient.  Il  fut  bientôt 
reconnu  pour  un  disciple  de  l'accusé.  Le  malheureux, 
trahi  par  son  accent  galiléen,  poursuivi  de  questions 
par  les  valets,  dont  l'un  était  parent  de  Malchus  et 
l'avait  vu  à  Gethsémani,  nia  par  trois  fois  qu'il  eût 
jamais  eu  la  moindre  relation  avec  Jésus.  Il  pensait 
que  Jésus  ne  pouvait  l'entendre,  et  il  ne  songeait  pas 
que  cette  lâcheté  dissimulée  renfermait  une  grande 
indélicatesse.  Mais  sa  bonne  nature  lui  révéla  bientôt 
la  faute  qu'il  venait  de  commettre.  Une  circonstance 
fortuite,  le  chant  du  coq,  lui  rappela  un  mot  que 


VIE  DE  JESOS.  40s» 

Jésus  lui  avait  dit.  Touché  au  cœur,  il  sortit  et  se 
mit  à  pleurer  amèrement'. 

Hanan,  bien  qu'auteur  vérital)le  du  meurtre  juri- 
dique qui  allait  s'accomplir,  n'avait  pas  de  pouvoirs 
pour  prononcer  la  sentence  de  Jésus;  il  le  renvoya  à 
son  gendre  Kaïapha ,  qui  portait  le  titre  otTiciel.  Cet 
homme,  instrument  aveugle  de  son  beau-père,  devait 
naturellement  tout  ratifier.  Le  sanhédrin  était  rassem- 
blé chez  lui*.  L'enquête  commença;  plusieurs  té- 
moins, préparés  d'avance  selon  le  procédé  inquisito- 
rial  exposé  dans  le  Talmud,  comparurent  devant  le 
tribunal.  Le  mot  fatal,  que  Jésus  avait  réellement 
prononcé  :  «  Je  détruirai  le  temple  de  Dieu,  et  je  le 
rebâtirai  en  trois  jours,  »  fut  cité  par  deux  témoins. 
Blasphémer  le  temple  de  Dieu  était,  d'après  la  loi 
juive,  blasphémer  Dieu  lui-même'.  Jésus  garda  le 
silence  et  refusa  d'expliquer  la  parole  incriminée. 
S'il  faut  en  croire  un  récit,  le  grand  prêtre  l'aurait 
adjuré  de  dire  s'il  était  le  Messie;  Jésus  l'aurait  con- 
fessé et  aurait  même  proclamé  devant  l'assemblée  la 
prochaine  venue  de  son  règne  céleste*.  Le  courage  de 

1.  MaUh.,  XXVI,  69  et  suiv. ,  Marc,  xiv-,  66  et  suiv.  ;  Luc.  xxii, 
Si  olsuiv.;  Jean,  xvin,  15  et  suiv.,  i5  et  suiv. 
î.  Maitli.,  XVI,  57  ;  Marc,  xiv,  53  ;  Luc,  -ixii,  66. 

3.  .Mudh.,  XXIII,  16  et  suiv. 

4.  Malth.jXxvi,  64;  Marc,  xiv,  62;  Luc,  xxii,  6'J.  Le  quairieiin 
Évangile  ne  sait  rien  d'une  paroille  scène. 


410  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

Jésus,  décidé  à  mourir,  n'exige  pas  cela.  Il  est  plus 
probable  qu'ici,  comme  chez  Hanan,  il  garda  le  si- 
lence. Ce  fut  en  général,  à  ce  dernier  moment,  sa 
règle  de  conduite.  La  sentence  était  écrite  ;  on  ne 
cherchait  que  des  prétextes.  Jésus  le  sentait,  et  n'en- 
treprit pas  une  défense  inutile.  Au  point  de  vue  du 
judaïsme  orthodoxe,  il  était  bien  vraiment  un  blas- 
phémateur, un  destructeur  du  culte  établi  ;  or,  ces 
crimes  étaient  punis  de  mort  par  la  loi*.  D'une  seule 
voix,  l'assemblée  le  déclara  coupable  de  crime  capi- 
tal. Les  membres  du  conseil  qui  penchaient  secrète- 
ment vers  lui  étaient  absents  ou  ne  votèrent  pas*.  La 
frivolité  ordinaire  aux  aristocraties  depuis  longtemps 
établies  ne  permit  pas  aux  juges  de  réfléchir  lon- 
guement sur  les  conséquences  de  la  sentence  qu'ils 
rendaient.  La  vie  de  l'homme  était  alors  sacrifiée  bien 
légèrement;  sans  doute  les  membres  du  sanhédrin 
ne  songèrent  pas  que  leurs  fils  rendraient  compte 
à  une  postérité  irritée  de  l'arrêt  prononcé  avec  un  si 
insouciant  dédain. 

Le  sanhédrin  n'avait  pas  le  droit  de  faire  exécuter 
une  sentence  de  mort'.  Mais,  dans  la  confusion  de 
pouvoirs  qui  régnait  alors  en  Judée,  Jésus  n'en  était 

4.  Lévit.jX\i\,  44  ot  suiv.  ;  Detilcr.,  xiii,  ^  el  suiv. 
J.  L^c,  xxtii,  SO-ÎJI. 

5.  ean,  xviii,  31;  Jo8., /ln<..  XX,  ix,  4;  Tiilm  Jiir.,  S«n/i.,i,4. 


VIE  DE  JÉSt3S.  *•* 

pas  moins  dès  ce  moment  un  condamné.  Il  demeura 
le  reste  de  la  nuit  exposé  aux  mauvais  traitements 
d'une  valeUille  infime,  qui  ne  lui  éoargna  aucun  af- 
front'. 

Le  matin,  les  chefs  des  prêtres  et  les  anciens  se 
trouvèrent  de  nouveau  réunis'.  Il  s'agissait  de  faire 
ratifier  par  Pilate  la  condamnation  prononcée  par  le 
sanhédrin ,  et  frappée  d'invalidité  par  suite  de  l'oc- 
cupation des  Romains.  Le  procurateur  n'était  pas 
investi  comme  le  légat  impérial  du  droit  de  vie  et  de 
mort.  Mais  Jésus  n'était  pas  citoyen  romain  ;  il  sulTi- 
sait  de  l'autorisation  du  gouverneur  pour  que  l'arrêt 
prononcé  contre  lui  eût  son  cours.  Comme  il  arrive 
toutes  les  fois  qu'un  peuple  politique  soumet  une 
nation  où  la  loi  civile  et  la  loi  religiease  se  confon- 
dent ,  les  Romains  étaient  amenés  à  prêter  à  la  loi 
juive  une  sorte  d'appui  officiel.  Le  droit  romain  ne 
s'appliquait  pas  aux  Juifs.  Ceux-ci  restaient  sous  le 
droit  canonique  que  nous  trouvons  consigné  dans  le 
Talmud,  de  même  que  les  Arabes  d'Algérie  sont  en- 
core régis  par  le  code  de  l'islam.  Quoique  neutres 
en  religion ,  les  Romains  sanctionnaient  ainsi  fort 
souvent  des  pénalités  portées  pour  des  délits  reli- 

«.  Matlh.,  XXVI,  67-68     Marn,  xiv,  G5  ;  Luc,  xxii,  63-65. 
2.  Mnitt).,  XXVII,  \  ;  Marc,  xv,  <  ;  Luc,  xxii,  66;  xxm,  1  ;  Jean: 
XVIII,  28. 


412  ORIGINES  DD   CHR1STIANI8HB. 

gieux.  La  situation  était  à  peu  près  celle  des  villes 
saintes  de  l'Inde  sous  la  domination  anglaise,  ou 
bien  encore  ce  que  serait  l'état  de  Damas ,  le  lende- 
main du  jour  où  la  Syrie  serait  conquise  par  une  na- 
tion européenne.  Josèphe  prétend  (mais  certes  on  en 
peut  douter)  que,  si  un  Romain  franchissait  les  stèles 
qui  portaient  des  inscriptions  défendant  aux  païens 
d'avancer,  les  Romains  eux-mêmes  le  livraient  aux 
Juifs  pour  le  mettre  à  mort  '. 

Les  agents  des  prêtres  lièrent  donc  Jésus  et  l'ame- 
nèrent au  prétoire,  qui  était  l'ancien  palais  d'Hé- 
rode  ',  joignant  la  tour  Antonia  '.  On  étaf*  au  matin 
du  jour  où  l'on  devait  manger  l'agneau  pascal  (ven- 
dredi, 14  de  nisan  =  3  avril).  Les  Juifs  se  seraient 
souillés  en  entrant  dans  le  prétoire  et  n'auraient  pu 
faire  le  festin  sacré.  Ils  restèrent  dehors*.  Pilate, 
averti  de  leur  présence,  monta  au  bima  •  ou  triliunal 
situé  en  plein  air  ',  à  l'endroit  qu'on  nomma 't  Cnb- 
bnlha  ou,  en  grec,  Lithostrotos,  à  cause  du  carrelage 
qui  revêtait  le  sol. 

^.  Jos.,  AnL,  XV,  XI,  5;  B.  J.,  VI,  ii,  4. 

2.  Philon,  Legalio  ad  Caium,  §  38;  Jos.,  B.  J.,  II,  xiv,  8. 

3.  A  l'endroit  où  est  eiwore  aujourd'hui  le  serai  du  pachn  do 
Jérusalem. 

4.  Jean,  xviii,  28. 

6.  Le  moi  {^rec  "rfia  était  passé  en  syro-rlialdaïque. 

6.  Jo8.,C.y.,II,  IX,  3;  XIV.  8;  Matth.,  xxvii,  27  ;  Jean,  xviii,33. 


VIE  DE  JÉSDS^i  413 

A  peine  informe  de  l'accusation,  il  témoigna  sa 
mauvaise  hureur  d'être  mêlé  à  cette  affaire '.  Puis  il 
s'enferma  dans  le  prétoire  avec  Jésus.  Là  eut  lieu  un 
entretien  dont  les  détails  nous  échappent,  aucun  té- 
moin n'ayant  pu  le  redire  aux  disciples,  mais  dont 
la  couleur  paraît  avoir  été  bien  devinée  par  le  qua- 
trième évangéliste.  Au  moins ,'  le  récit  de  ce  dernier 
est-il  en  parfait  accord  avec  ce  que  l'histoire  nous 
apprend  de  la  situation  réciproque  des  deux  interlo- 
cuteurs. 

Le  procurateur  Pontius,  surnommé  Pilatus,  sans 
doute  à  cause  du  pilum  ou  javelot  d'honneur  dont 
lui  ou  un  de  ses  ancêtres  fut  décoré',  n'avait  eu  jus- 
que-là aucune  relation  avec  la  secte  naissante.  Indif- 
férent aux  querelles  intérieures  des  Juifs,  il  ne  voyait 
dans  tous  ces  mouvements  de  sectaires  que  les  effets 
d'imaginations  intempérantes  et  de  cerveaux  égarés. 
En  général,  il  n'aimait  pas  les  Juifs.  Mais  les  Juifs 
le  délestaient  davantage  encore  ;  ils  le  trouvaient 
dur,  méprisant,  emporté;  ils  raccusaicnl  de  crimes 


4.  Jean,  wiii,  29. 

t.  Virg.,  ^n.,  XII.  12)  ;  Marlial,  Épigr.,  I,  xxxii;  X,  xlviii, 
Pliitarqiio,  Vie  dt>  Romiitits,  29.  Comparez  la  hasln  para,  décora- 
lion  mililairo.  Orelli  el  llonzen,  tmcr.  lat.,  n°'  3574,  6852,  etc. 
Pilnliis  est,  dans  celle  hypothèse,  un  mot  de  la  même  forme  que 
Tor>iuatus, 


414  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

invraisemblables*.  Centre  d'une  grande  fermentation 
populaire,  Jérusalem  était  une  ville  très-séditieuse,  et 
pour  un  étranger  un  insupportable  séjour.  Les  exal- 
tés prétendaient  que  c'était  chez  le  nouveau  procura- 
teur un  dessein  arrêté  d'abolir  la  loi  juive*.  Leur  fa- 
natisme étroit,  leurs  haines  religieuses  révoltaient  ce 
large  sentiment  de  justice  et  de  gouvernement  civil, 
que  le  Romain  le  plus  médiocre  portait  partout  avec 
lui.  Tous  les  actes  de  Pilate  qui  nous  sont  connus  le 
montrent  comme  un  bon  administrateur'.  Dans  les 
premiers  temps  de  l'exercice  de  sa  charge,  il  avait 
eu  avec  ses  administrés  des  difficultés  qu'il  avait  tran- 
chées d'une  manière  très-brutale,  mais  où  il  semble 
que,  pour  le  fond  des  choses,  il  avait  raison.  Les 
Juifs  devaùent  lui  paraître  des  gens  arriérés  ;  il  les 
jugeait  sans  doute  comme  un  préfet  libéral  jugeait 
autrefois  les  bas  Bretons,  se  révoltant  pour  une  nou- 
velle route  ou  pour  l'établissement  d'une  école.  Dans 
ses  meilleurs  projets  pour  le  bien  du  pays,  notam- 
ment en  tout  ce  qui  tenait  aux  travaux  publics,  il 
avait  rencontré  la  Loi  comme  un  obstacle  infranchis- 
sable. La  Loi  enserrait  la  vie  à  tel  point  qu'elle  s  op- 
posait à  tout  changement  et  à  toute  amélioration.  Les 

1.  Philon,  Leg.  adC.auun,  §  38. 

2.  Jos.,  Anl.,  XVIII,  m,  I,  init. 

3.  Ibid..  XVIII.  ii-iv. 


VIE  DE  JESUS.  415 

constructions  romaines,  même  les  plus  utiles,  étaient 
de  la  part  des  Juifs  zélés  l'objet  d'une  grande  anti- 
pathie ' .  Deux  écussons  votifs,  avec  des  inscriptions, 
que  Pilate  avait  fait  apposer  à  sa  résidence ,  laquelle 
était  voisine  de  l'enceinte  sacrée ,  provoquèrent  un 
orage  encore  plus  violent  '.  Le  procurateur  tint 
d'abord  peu  de  compte  de  ces  susceptibilités;  il  se 
vit  ainsi  engagé  dans  des  répressions  sanglantes  ', 
qui  plus  tard  finirent  par  amener  sa  destitution*. 
L'expérience  de  tant  de  conflits  l'avait  rendu  fort 
prudent  dans  ses  rapports  avec  un  peuple  intraitable, 
qui  se  vengeait  de  ses  maîtres  en  les  obligeant  h  user 
envers  lui  de  rigueurs  odieuses.  Il  se  voyait  avec  un 
suprême  déplaisir  amené  à  jouer  en  cette  nouvelle 
affaire  un  rôle  de  cruauté,  pour  une  loi  qu'il  haïssait  '. 
Il  savait  que  le  fanatisme  religieux,  quand  il  a  obtenu 
quelque  violence  des  gouvernements  civils,  est  ensuite 
le  premier  à  en  faire  peser  sur  eux  la  responsabilité, 
presque  à  les  en  accuser.  Suprême  injustice;  car  le 
vrai  coupable,  en  pareil  cas,  est  l'instigateur! 

1.  Talm.  do  Bab.,  Schabbath,  33  6. 

2.  l'Iiilon,  Leg.  ad  Caïtim,  §  38. 

3.  Jos.,  Aitl.,  XVllI,  m,  1  el  2  ;  Dell.  Jud.,  II.  ix,  2  et  su.... 
Luc,  XIII,  1. 

4.  Jos.,  Anl..  XVIII,  IV,  1-2. 
C.  Jean,  XVIII,  35. 


«6  ORIGINES    DD   CHRISTIANISME. 

Pilate  PÛt  donc  désiré  sauver  Jésus.  Peut-être  l'at- 
titude calme  de  l'accusé  fit-eile  sur  lui  de  l'impres- 
sion. Selon  une  tradition*,  peu  solide  il  est  vrai,  Jé- 
sus aurait  trouvé  un  appui  dans  la  propre  femme  du 
procurateur,  laquelle  prétendit  avoir  eu  à  son  sujet 
un  rêve  pénible.  Elle  avait  pu  entrevoir  le  doux  Ga- 
liléen  de  quelque  fenêtre  du  palais,  donnant  sur  les 
cours  du  temple.  Peut-être  le  revit-elle  en  songe,  et 
le  sang  de  ce  beau  jeune  homme,  qui  allait  être  versé, 
lui  donna-t-il  le  cauchemar.  Ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'est  que  Jésus  trouva  Pilate  prévenu  en  sa  faveur.  Le 
gouverneur  l'interrogea  avec  bonté  et  avec  l'intention 
de  chercher  tous  les  moyens  de  le  renvoyer  absous. 

Le  titre  de  «  roi  des  Juifs  »,  que  Jésus  ne  s'était 
jamais  attribué,  mais  que  ses  ennemis  présentaient 
comme  le  résumé  de  son  rôle  et  de  ses  prétentions, 
était  naturellement  le  meilleur  prétexte  pour  exciter 
les  ombrages  de  l'autorité  romaine.  C'est  par  ce  côté, 
comme  séditieux  et  comme  coupable  de  crime  d'Etat, 
qu'on  se  mita  l'accuser.  Rien  n'était  plus  injuste;  car 
Jésus  avait  toujours  reconnu  l'empire  romain  pour  le 
pouvoir  établi.  Mais  les  partis  religieux  conservateurs 
n'ont  pas  coutume  de  reculer  devant  la  calomnie.  On 
tirait  malgré  lui  toutes  les  conséquences  de  sa  doc- 

4.  MaUb,,\xvii.  49. 


VIE  DE  JÉSUS.  417 

trine;  on  le  transformait  en  disciple  de  Juda  le  Gau- 
lonite;  on  prétendait  qu'il  défendait  de  payer  le  tribut 
à  César  * .  Pilate  lui  demanda  s'il  était  réellem  înt  le 
roi  des  Juifs  °.  Jésus  ne  dissimula  rien  de  ce  qu  il  pen- 
sait. Mais  la  grande  équivoque  qui  avait  fait  sa  force, 
et  qui  après  sa  mort  devait  constituer  sa  royauté ,  le 
perdit  cette  fois.  Idéaliste,  c'est-à-dire  ne  distinguant 
pas  l'esprit  et  la  matière,  Jésus,  la  bouche  armée  de 
son  glaive  à  deux  tranchants,  selon  l'image  de  l'Apo- 
calypse, ne  rassura  jamais  complètement  les  puis- 
sances de  la  terre.  S'il  faut  en  croire  le  quatrième 
Évangile .  il  aurait  avoué  sa  royauté ,  mais  pro- 
noncé en  même  temps  cette  profonde  parole  :  «  Mon 
royaume  n'est  pas  de  ce  monde.  »  Puis  il  aurait 
expliqué  la  nature  de  sa  royauté,  se  résumant  tout 
entière  dans  la  possession  et  la  proclamation  de  la 
vérité.  Pilate  ne  comprit  rien  à  cet  idéalisme  supé- 
rieur'. Jésus  lui  fit  sans  doute  l'effet  d'un  rêveur 
inollensif.  Le  manque  total  de  prosélytisme  religieux 
et  philosophique  chez  les  Romains  de  cette  époque 
leur  faisait  regarder  le  dévouement  à  la  vérité  comme 
une  c'.iimère.  Ces  débals  les  ennuyaient  et  leur  parais- 

1.  Luc,  XXIII,  5,  5. 

S.  Mallli. ,   xxvii ,    11;    Marc,  xv,   2;   Luc,    xxiii,   3;   Jean, 
XVIII,  3t 
3.  Jean,  XVIII,  38. 


«18  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

saienl  dénués  de  sens.  Ne  voyant  pas  quel  levain 
dangereux  pour  l'empire  se  cachait  dans  les  spécu- 
lations nouvelles,  ils  n'avaient  aucune  raison  d'em- 
ployer la  violence  en  pareil  cas.  Tout  leur  méconten- 
tement tombait  sur  ceux  qui  venaient  leur  demander 
des  supplices  pour  de  vaines  subtilités.  Vingt  ans 
plus  tard,  Gallion  suivait  encore  la  même  conduite 
avec  les  Juifs'.  Jusqu'à  la  ruine  de  Jérusalem,  la 
règle  administrative  des  Romains  fut  de  rester  com- 
plètement étrangers  à  ces  querelles  de  sectaires  entre 
eux  *. 

Un  expédient  se  présenta  à  l'esprit  du  gouverneur 
pour  concilier  ses  propres  sentiments  avec  les  exi- 
gences du  peuple  fanatique  dont  il  avait  déjà,  tant  de 
fois  ressenti  la  pression.  Il  était  d'usage,  à  propos 
de  la  fête. de  Pùque,  de  délivrer  au  peuple  un  pri- 
sonnier. Pilate,  sachant  que  Jésus  n'avait  été  arrêté 
que  par  suite  de  la  jalousie  des  prêtres  ',  essaya  de 

1.  Act.,  xviii,  14-15. 

2.  Tacito  {Ann.j  XV,  44)  présente  la  mort  de  Jésus  con)me  uno 
exécution  politique  do  l'onco  Pilate.  Mais,  <i  l'époque  où  écrivait 
Tacite,  la  politique  romaine  envers  les  chrétiens  était  changée;  on 
les  tenait  pour  coupables  de  ligue  secrète  contre  l'État.  Il  était  na- 
turel que  l'historien  latin  crût  que  Pilate,  en  faisant  mourir  Jésus, 
avait  obéi  à  des  raisons  de  sûreté  publique.  Josèpbe  est  bien  plu.4 
exact  {Ant.,  XVfll,  m,  3). 

3.  Marc,  xv,  10. 


VIE  DE   JÉSDS.  *'^ 

le  faire  bénéficier  de  cette   coutume.  11  parut  de 
nouveau  sur  le  bima,  et  proposa  à  la  foule  de  relâ- 
cher «  le  roi  des  Juifs  ».  La  proposition  faite  en  ces 
fermes  avait  un  certain  caractère  de  largeur  en  même 
temps  que  d'ironie.  Les  prêtres  en  virent  le  danger. 
Us  agirent  promptement»,  et,  pour  combattre  la  pro- 
position de  Pilate,  ils  suggérèrent  à,  la  foule  le  nom 
d'un  prisonnier  qui  jouissait  dans  Jérusalem  d'une 
grande  popularité.  Par  un  singulier  hasard,  il  s'ap- 
pelait aussi  Jésus'  et  portait  le  surnom  de  Bar-Abba 
ou  Bar-Rabban  '.  C'était  un  personnage  fort  coimu*  ; 
il  avait  été  arrêté,  comme  sicaire,  à  la  suite  d'une 
émeute  accompagnée  de  meurtre'.  Une  clameur  gé- 
nérale s'éleva  :   «  Non  celui  -  là,  ;  mais  Jésus  Bar- 
Rabban.  »  Pilule  fut  obligé  de  délivrer  Jésus  Bar- 
Rabban  . 

Son  embarras  augmentait.  Il  craignait  que  trop 
d'indulgence  pour  un  accusé  auquel  on  donnait  le 
titre  de  «  roi  des  Juifs  »  ne  le  compromît.  Le  fana- 

r  iîiiilli.,  XXVII,  20;  Marc,  xv,  II. 

t.  Le  nom  de  «  Jésus  »  a  disparu  dans  la  plupart  dos  manuscrits. 
CcUo  leçon  a  néanmoins  pour  elle  do  très-fortes  autorités. 

3.  M.illh.,  XXVII,  16;  Évans-  des  Hébr.  (Ililgenfeld,  p.  17,  2S). 

4.  Cf.  saint  Jorônio,  In  Mailli.,  xxvii,  16. 

5.  Marc,  xv,  7;  Luc,  xxiii,  49.  Le  quatrième  Évangile  (xviii, 
40),  <^ui  on  fait  un  voleur,  paraît  ici  beaucnup  moins  dans  lo  vrai 
UUK  M.irc. 


430  ORIGINES   DD  CHRISTIANISME. 

tisme,  d'ailleurs,  amène  tous  les  pouvoirs  à  traiter 
avec  lui.  Pilate  se  crut  obligé  de  faire  quelque  con- 
cession; mais,  hésitant  encore  à  répandre  le  sang 
pour  satisfaire  des  gens  qu'il  détestait,  il  voulut 
tourner  la  chose  en  comédie.  Affectant  de  rire  du 
titre  pompeux  que  l'on  donnait  à  Jésus,  il  le  fit  fouet- 
ter'. La  flagellation  était  le  préliminaire  ordinaire 
du  supplice  de  la  croix*.  Peut-être  Pilate  voulut-il 
laisser  croire  que  cette  condamnation  était  déjà  pro- 
noncée, tout  en  espérant  que  le  préliminaire  sulTi- 
rait.  Alors  eut  lieu ,  selon  tous  les  récits ,  une  scène 
révoltante.  Des  soldats  mirent  sur  le  dos  de  Jésus 
une  casaque  rouge,  sur  sa  tête  une  couronne  for- 
mée de  branches  épineuses,  et  un  roseau  dans  sa 
main.  On  l'amena  ainsi  affublé  sur  la  tribune,  en 
face  du  peuple.  Les  soldats  défilaient  devant  lui,  le 
souflletaient  tour  à  tour,  et  disaient  en  s'agenouil- 
lant  :  «  Salut,  roi  des  Juifs'.  »  D'autres  crachaient 
sur  lui  et  frappaient  sa  tête  avec  le  roseau.  On  com- 
prend difficilement  que  la  gravité  romaine  se  soit 
prêtée  à  des  actes  si  honteux.  Il  est  vrai  que  Pilate, 

1.  Matll).,  XXVII,  26;  Marc,  xv,  45;  Jean,  xix,  1. 

2.  Jos.,  D.  J.,  Il,  XIV,  9;  V,  XI,  i;  VII,  vi,   4;   Tite-Live, 
WXIIl,  36;  0<'i'ito-(''U'"CR,  VII,  xi,  28. 

3.  Matlh.,  xxvii,  27  elsuiv.;  Marc,  xv,  46  cl  8uiv.;  Luc,  xxm, 
M  ;  Jean,  xi\,  2  ot  suiv 


TIE  DE  JËSDS.  421 

en  qualité  de  procurateur,  n'avait  guère  sous  ses 
ordres  que  des  troupes  auxiliaires'.  Des  citoyens 
romains,  comme  étaient  les  légionnaires,  ne  fussent 
pas  descendus  à  de  telles  indignités. 

Pilate  avait-il  cru  par  cette  parade  mettre  sa  res- 
ponsabilité à  couvert?  Espérait-il  détourner  le  coup 
qui  menaçait  Jésus  en  accordant  quelque  chose  a  la 
haine  des  Juifs  * ,  et  en  substituant  au  dénoùment 
tragique  une  fin  grotesque  d'où  il  semblait  résulter 
que  l'afTaire  ne  mi'ritait  pas  une  autre  issue?  Si  telle 
fut  sa  pensée,  elle  n'eut  aucun  succès.  Le  tumulte 
grandissait  et  devenait  une  véritable  sédition.  Les 
cris  «  Qu'il  soit  crucifié!  qu'il  soit  crucifié!  »  reten- 
tissaient de  tous  côtés.  Les  prêtres,  prenant  un  ton 
de  plus  en  plus  exigeant,  déclaraient  la  Loi  en  péril, 
si  le  séducteur  n'était  puni  de  mort'.  Pilate  vit  clai- 
rement que,  pour  sauver  Jésus,  il  faudrait  répri- 
mer une  émeute  sanglante.  Il  essaya  cependant  en- 
core de  gagner  du  temps.  Il  rentra  dans  le  prétoire, 
s'informa  de  quel  pays   était  Jésus ,   cherchant  un 

1.  Voir  Renier,  Inscript,  rom.  de  l'Algérie,  n»  5,  fragm.  B. 
L'exisli'nce  de  sbires  et  d'exécuteurs  ctnini^ers  à  l'armée  no  se 
montre  clairement  que  plus  lard.  Voir  rependant  Cicéron,  lit 
Verrcm,  actio  II,  nombreux  passages;  Epist.  ad  Quintum  fr.,  I. 
I,  4. 

2.  Luc,  xxiii,  16,  2Î. 

3.  Jean,  xii,  7. 


42»  ORIGINKS   DU   CHRISTIANISME, 

prétexte  pour  décliner  sa  propre  compétence'.  Selon 
une  tradition,  il  aurait  même  renvoyé  Jésus  à.  Anli- 
pas,  quii  dit- on  ^  était  alors  h  Jérusalem'.  Jésus 
se  prêta  peu  à  ses  efforts  bien  veillants;  il  se  ren- 
ferma, comme  chez  Kaïapha,  dans  un  silence  digne 
et  grave,  qui  étonna  Pilate.  Les  cris  du  dehors  deve- 
naient de  plus  en  plus  menaçants*  On  dénonçait 
déjà  le  peu  de  zèle  du  fonctionnaire  qui  protégeait 
un  ennemi  de  César.  Les  plus  grands  adversaires  de 
la  domination  romaine  se  trouvèrent  transformés  en 
sujets  loyaux  de  Tibère,  pour  avoir  le  droit  d'accuser 
de  lèse-majesté  le  procurateur  trop  tolérant.  «  Il  n'y 
a  ici,  disaient-ils,  d'autre  roi  que  l'empereur;  qui- 
conque se  fait  roi  se  met  eri  opposition  avec  l'empe- 
reur. Si  le  gouverneur  acquitte  cet  homme,  c'est  qu'il 

1.  Jean,  xix,  9.  Cf.  Luc,  xxiii,  6  et  suiv. 

2.  Il  est  probable  que  c'est  là  une  première  tentative  d'  t  har>- 
monie  fies  évangiles  ».  I.uc  aura  eu  sou.'s  les  yeux  un  récit  oii  la 
mdrtde  Jésus  était  attribuée  par  erreur  à  Ilérode.  Pour  ne  pas  sa- 
criQer  entièrement  cette  donnée,  il  aura  mis  bout  à  bout  les  deux 
traditions,  d'autant  plus  qu'il  .savait  peut-être  vaguement  que  Jésus 
(comme  le  quatrième  Évangile  nous  l'apprend)  compiirul  doviiiit 
trois  autorités.  Dans  beaucoup  d'autres  cas,  Luc  semble  bvpt  un 
sentiment  éloigné  des  faits  qui  sont  propres  à  la  narration  do  Jean. 
D'J  reste,  le  troisième  Évangile  renferme,  pour  l'histoire  du  cruci- 
liement,  une  série  d'additions  que  l'auteur  parait  avoir  puisées 
dans  un  document  plus  récent,  et  où  l'arrancereent  en  vue  '''un 
but  d'édiGcalioii  était  sensible. 


VIE  DE  JÉSD3.  *-' 

n'aime  pas  l'empereur  \  »  Le  faible  Pilate  n'y  tint 
pas;  il  lut  d'avance  le  rapport  que  ses  ennemis  en- 
verraient à  Rome,  et  où  on  l'accuserait  d'avoir  sou- 
tenu un  rival  de  Tibère.  Déjà,  dans  l'affaire  des  écus- 
sons  votifs',  les  Juifs  avaient  écrit  h  l'empereur  et  on 
leur  avait  donné  raison.  Il  craignit  pour  sa  place. 
Par  une  condescendance  qui  devait  livrer  son  nom 
aux  fouets  de  l'histoire,  il  céda,  rejetant,  dit-on,  sur 
les  Juifs  toute  la  responsabilité  de  ce  qui  allait  arri- 
ver. Ceux-ci,  au  dire  des  chrétiens,  l'auraient  pleine- 
ment acceptée,  en  s'écriant  :  «  Que  son  sang  retombe 
sur  nous  et  sur  nos  enfants  '  !  » 

Ces  mots  furent-ils  réellement  prononcés?  On  n'est 
pas  obligé  de  le  croire.  Riais  ils  sont  l'expression 
d'une  profonde  vérité  historique.  Vu  l'attitude  que  les 
Romains  avaient  prise  en  Judée ,  Pilate  ne  pouvait 
guère  faire  autre  chose  que  ce  qu'il  fit.  Combien  de 
sentences  de  mort  dictées  par  l'intolérance  religieuse 
ont  forcé  la  main  au  pouvoir  civil!  Le  roi  d'Espagne 
qui,  pour  complaire  h  un  clergé  fanatique,  livrait  au 
bûcher  des  centaines  de  ses  sujets  était  plus  blà- 

4.  Jean,  xn,  «,  «6.  Cf.  Luc,  xxiiJ,  «■  Pour  apprécier  l'exactl- 
tudo  do  la  couleur  de  colle  scèno  chez  les  ovangélistus.  voyez  Phi- 
Ion,  Ltg.  ad  Caïum.  §  38. 

t.  Voir  ci-des~u«,  p.  415. 

3.  MaUh-,  uvii,  ■iirK. 


424  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

mable  que  Pilate;  car  il  représentait  un  pouvoir  plus 
complet  que  n'était  à  Jérusalem  ,  vers  ''an  33  ,  celui 
des  Romains  Quand  le  pouvoir  civil  se  fait  persécu- 
teur ou  tracassicr,  à  la  sollicitation  du  prêtre ,  il  fait 
preuve  de  faiblesse.  Mais  que  le  gouvernement  qui  à 
cet  égard  est  sans  péché  jette  à  Pilate  la  première 
pierre.  Le  «  bras  séculier  »,  derrière  lequel  s'abrite 
la  cruauté  cléricale,  n'est  pas  le  coupable.  Nul  n'est 
admis  à  dire  qu'il  a  horreur  du  sang,  quand  il  le 
fait  verser  par  ses  exécuteurs. 

Ce  ne  furent  donc  ni  Tibère  ni  Pilate  qui  condam- 
nèrent Jésus.  Ce  fut  le  vieux  parti  juif;  ce  fut  la  loi 
mosaïque.  Selon  nos  idées  modernes,  il  n'y  a  nulle 
transmission  de  démérite  moral  du  père  au  fils;  cha- 
cun ne  doit  compte  à  la  justice  humaine  et  à  la  jus- 
tice divine  que  de  ce  qu'il  a  fait.  Tout  juif,  par  con- 
séquent, qui  souffre  encore  aujourd'hui  pour  le 
meurtre  de  Jésus  a  droit  de  se  plaindre;  car  peut- 
être  eût-il  été  Simon  le  Cyrénéen  ;  peut-être  au  moins 
n'eiit-il  pas  été  avec  ceux  qui  crièrent  :  «  Crucifiez- 
le!  »  Mais  les  nations  ont  leur  responsabilité  comme 
les  individus.  Or,  si  jamais  crime  fut  le  crime  d'une 
nation ,  c'est  la  mort  de  Jésus.  Cette  mort  fut  «  lé- 
gale »,  en  ce  sens  qu'elle  eut  pour  cause  preniirc 
une  loi  qui  était  l'àme  môme  de  la  nation.  La  loi 
mosaïque,  dans  sa  forme  moderne,  il  est  vrai,  mais 


VIE   DE  jESDS.  425 

acceptée,  prononçait  la  peine  de  mort  contre  toute 
tentative  pour  changer  le  culte  établi.  Or,  Jésus,  sans 
nul  doute,  attaquait  ce  cuite  et  aspirait  à  le  détruire 
Les  Juifs  le  dirent  à  Pilate  avec  une  franchise  simple 
et  vraie  :  «  Nous  avons  une  loi ,  et  selon  cette  loi 
il  doit  mourir;  car  il  s'est  fait  Fils  de  Dieu*.  »  Lh 
loi  était  détestable;  mais  c'était  la  loi  de  la  férocité 
antique,  et  le  héros  qui  s'offrait  pour  l'abroger  devait 
avant  tout  la  subir. 

Hélas  !  il  faudra  plus  de  dix-huit  cents  ans  pour 
que  le  sang  qu'il  va  verser  porte  ses  fruits.  En  son 
nom,  durant  des  siècles,  on  infligera  des  tortures  et 
ia  mort  à  des  penseurs  aussi  nobles  que  lui.  Aujour- 
d'hui encore,  dans  des  pays  qui  se  disent  chrétiens, 
des  pénalités  sont  prononcées  pour  des  délits  reli- 
gieux. Jésus  n'est  pas  responsable  de  ces  égarements. 
Il  ne  pouvait  prévoir  que  tel  peuple  à  l'imagination 
égarée  le  concevrait  un  jour  comme  un  affreux  Mo- 
loch,  avide  de  chair  brûlée.  Le  christianisme  a  été 
intolérant;  mais  l'intolérance  n'est  pas  un  fait  essen- 
tiellement chrétien.  C'est  un  fait  juif,  en  ce  sens  que 
le  judaïsme  dressa  pour  la  première  fois  la  théorie 
de  l'absolu  en  matière  de  foi,  et  posa  le  principe  i\ue 
tout  individu  détournant  le  peuple  de  la  vraie  reli- 

I.  Jeun,  III,  7. 


4M  ORIGINES   DO   CHRISTIANISME. 

gion ,  même  quand  il  apporte  des  miracles  h  l'appui 
de  sa  doctrine ,  doit  être  reçu  à  coups  de  pierres , 
lapidé  par  tout  le  monde ,  sans  jugement  *.  Certes  , 
les  nations  païennes  eurent  aussi  leurs  violences  reli- 
gieuses. Mais,  si  elles  avaient  eu  cette  loi-là,  com- 
ment seraient-elles  devenues  chrétiennes?  Le  Pen- 
tateuque  a  été  de  la  sorte  le  premier  code  de  la 
terreur  religieuse.  Le  judaïsme  a  donné  l'exemple 
d'un  dogme  immuable,  armé  du  glaive.  Si^  au  lieu 
de  poursuivre  les  juifs  d'une  haine  aveugle,  le  chris- 
tianisme eût  aboli  le  régime  qui  tua  son  fondateur, 
combien  il  eût  clé  plus  conséqiKMit,  combien  il  eu» 
mieux  mérité  du  genre  humain  ! 

2.  Daulcr.,  viu,  1  et  suiv 


ct].\riTr,E  XXV. 


MORT    DE    JESCSi 


Bien  que  le  motif  réel  de  la  mort  de  Jésus  fiittout 
religieux,  ses  ennemis  avaient  réussi,  au  prétoire,  à 
le  présenter  comme  coupable  de  crime  d'État;  ils 
n'eussent  pas  obtenu  du  sceptique  Pilate  une  con- 
damnation pour  cause  d'hétérodoxie.  Conséquents  à 
celte  idée,  les  prêtres  firent  demander  pour  Jésus, 
par  la  foule,  le  supplice  de  la  croix.  Ce  supplice 
n'était  pas  juif  d'origine;  si  la  condamnation  de  Jé- 
sus eût  été  purement  mosaïtiue,  on  lui  eût  fait  subir 
la  lapidation'.  La  croix  était  un  supplice  romain,  ré- 
servé pour  les  esclaves  et  pour  les  cas  où  l'on  vou- 

4.  Joi*.,  Ant.,  XX,  IX,  1.  Le  Talmud,  qui  présente  la  conrlam- 
nation  de  li\ius  comme  toute  religieuse,  prétend,  en  elît't,  qu'il  fut 
condamné  à  être  lapidé;  il  poursuit,  il  est  vrai,  en  disant  qu'il  fut 
pendu.  Peut-être  veut-il  dire  qu'après  avoir  été  lapidé,  il  fut 
pendu,  comme  cela  arrivait  souvent  (Mischna,  Sanhrr/rin,  vi,  4; 
cf.  Deuter.,  xxi,  lî).  Talm.  de  Jérusalem,  Sanhédrin,  iiv,  46; 
Taliii.  de  Bab.,  même  traité,  41  a,  07  a. 


428  ORIGINES    DU    CHRISTIANISME. 

lait  ajoutpr  ù  la  mort  l'aggravation  de  l'ignominie. 
En  l'appliquant  à  Jésus ,  on  le  traitait  comme  les 
voleurs  de  grand  chemin,  les  brigands,  les  bandits, 
ou  comme  ces  ennemis  de  bas  étage  auxquels  les 
Romains  n'accordaient  pas  les  honneurs  de  la  mort 
par  le  glaive*.  C'était  le  chimérique  «  roi  des  Juifs  », 
non  le  dogmatiste  hétérodoxe,  que  l'on  punissait.  Par 
suite  de  la  même  idée,  l'exécution  dut  être  abandon- 
née aux  Romains.  A  cette  époque,  chez  les  Romains, 
les  soldats,  au  moins  dans  les  cas  de  condamnations 
politiques,  faisaient  l'ofTice  de  bourreaux*.  Jésus  fut 
donc  livré  à  un  détacliement  de  troupes  auxiliaires 
commandé  par  un  centurion  ',  et  tout  l'odieux  des 
supplices  introduits  par  les  mœurs  cruelles  des  nou- 
veaux conquérants  se  déroula  pour  lui.  Il  était  envi- 
ron midi*.  On  le  revêtit  de  ses  habits,  qu'on  lui  avait 
ôtés  pour  la  parade  de  la  tribune.  Gomme  la  cohorte 
avait  déjà  en  réserve  deux  voleurs  qu'elle  devait 
mettre  à  mort,  on  réunit  les  trois  condamnés,  et  le 


4.  Jos.,  Ant.,  XVII.x,  10;  XX,  vi,  2;  B.J-.V,  xi,  1;  Apulée. 
Vélam.,  III,  9  ;  Suétone,  Calha,  9  ;  l.ampride,  Alex.  Sev.,  23. 

2.  Tacite,  A7m.,  III,  U.  Voir  ci-dossus,  p.  4J1,  note. 

3.  Maith.,  xxvii,  5i;  Marc,  xv,  39,  44,  45;  Luc,  xxiii,  47. 

4.  Jean,  xix,  14.  D'après  Marc,  xv,  25,  il  nVùl  guère  été  que 
huit  heures  du  malin,  puisque,  selon  cet  évangélisto,  Jésus  fut  cru- 
cifié à  neui  heure». 


VIE   DE  JESnS.  429 

cortège  se  mit  en  marche  pour  le  lieu  de  l'exécution. 
Ce  lieu  était  un  endroit  nommé  Golgolha,  situé 
hors  de  Jérusalem,  mais  près  des  murs  de  la  ville'. 
Le  nom  de  Golgolha  signifie  crâne;  il  correspond,  ce 
semble,  à  notre  mot  Chaumont,  et  désignait  proba- 
blement un  tertre  dénudé,  ayant  la  forme  d'un  crâne 
chauve.  On  ne  sait  pas  avec  exactitude  l'emplace- 
ment de  ce  tertre.  Il  était  sûrement  au  nord  ou  au 
nord-ouest  de  la  ville,  dans  la  haute  plaine  inégale 
qui  s'étend  entre  les  murs  et  les  deux  vallées  de  Cé- 
dron  et  de  Hinnom*,  région  assez  vulgaire,  attristée 
encore  par  les  fâcheux  détails  du  voisinage  d'une 
grande  cité.  Il  n'y  a  pas  de  raison  décisive  pour 
placer  le  Golgotha  à  l'endroit  précis  où,  depuis  Con- 
stantin ,  la  chrétienté  tout  entière  l'a  vénéré  '.  Mais 
il  n'y  a  pas  non  plus  d'objection  capitale  qui  oblige 

\.  Mnith.,  xxvii,  33;  Marc,  xv,  22;  Jean,  xix,  20;  Ejml.  nd 
Hebr.,  xiii,  12.  Comp.  Phiuie,  Xfiles  ijloriosus.  II,  iv,  6-7. 

2.  Golgolha,  en  effet,  semble  n'iHre  pas  sans  rapport  avec  la 
colline  do  Gareb  et  la  localité  de  Goalh,  menlionncos  dans  Jéré- 
mie,  XXXI,  39.  Or,  ces  deux  endroits  paraissent  avoir  été  au  nord- 
ouest  do  la  ville.  On  pourrait  placer  par  conjecture  le  lieu  où 
Jésus  fut  crucifié  près  de  l'angle  exlrôme  que  fait  le  mur  actuel 
vers  l'ouest,  ou  bien  sur  les  buttes  qui  dominent  la  vahiée  j^  Ilin- 
nom,  au-dessus  de  Dirkel  iflamilla.  (I  serait  loisible  aussi  de  pen- 
ser au  monticule  qui  domine  la  «  Grotte  de  Jérémie». 

3.  Les  pieuves  par  lesquelles  on  a  essayé  d'établir  que  le  sainl 
lépulire  a  été  déplacé  depuis  Constantin  manquent  de  lolidité. 


430  ORIGINES  DO  CHRISTIANISME. 

de  troubler  à  cet  égard  les  souvenirs  chrétiens  *, 
Le  condamné  à  la  croix  devait  porter  lui-même 

1.  La  question  est  de  savoir  si  l'endroit  que  l'on  désigne  au- 
jourd'hui comme  le  Golgotha,  et  qui  est  fort  engagé  dans  l'in- 
térieur de  la  ville  actuelle,  était,  du  temps  de  Jésus ,  hors  de 
l'enceinte.  On  a  découvert,  à  76  mètres  à  l'est  de  l'emplacement 
traditionnel  du  Calvaire,  un  pan  de  mur  judaïque  analogue  à  celui 
d'IIébron ,  qui,  s'il  appartient  à  l'enceinle  du  temps  de  Jésus ,  lais- 
serait ledit  emplacement  traditionnel  en  dehors  de  la  ville.  (M.  de 
Vogiié,  le  Temple  de  Jér.,  p.  117  et  suiv.)  L'existence  d'un  caveau 
sépulcral  (celui  qu'on  appelle  «tombeau  de  Joseph  d'Arimathie») 
sous  le  mur  de  la  coupole  du  Saint-Sépulcre  semble  prouver  (voir 
cependant  Mischna,  Parah,  m,  2;  Baba  kama,  vu,  sub  fin.)  que 
cet  endroit  s'est  trouvé  à  quelque  époque  hors  des  murs;  or,  le 
caveau  en  question  ne  parait  pas  assez  ancien  (  voir  Vogiié,  op. 
cit.,  p.  115)  pour  qu'on  puisse  le  supposer  antérieur  à  la  con- 
struction de  l'enceinte  qui  existait  du  temps  de  Jésus.  Deux  con- 
sidérations historiques,  dont  l'une  est  assez  forte,  peuvent  d'ail- 
leurs être  invoquées  en  faveur  de  la  traditiop.  La  première,  c'est 
qu'il  serait  singulier  que  ceux  qui  cherchèrent  à  fixer  sous  Con- 
stantin la  topographie  évangélique,  ne  se  fussent  pas  arrêtés  de- 
vant l'objection  qui  résulte  AeJean,  xix,  20,  et  de  llébr.,  xin,  12. 
Comment ,  libres  dans  leur  choix,  se  fussent-ils  exposés  de  gaieté 
(le  cœur  h  une  si  grave  difficulté  ?  On  est  donc  porté  ii  croire  que 
l'œuvre  des  topographes  dévots  du  temps  de  Constantin  eut  quel- 
que chose  de  sérieux,  qu'ils  cherchèrent  des  indices  et  que,  bien 
qu'ils  ne  se  refusassent  pas  certaines  fraudes  pieuses,  ils  se  guidè- 
rent par  des  analogies.  S'ils  n'eussent  suivi  qu'un  vain  oaprice,  ils 
eussent  placé  le  Golgotha  à  un  endroit  plus  apparent,  au  sommet 
de  qucNju'un  des  mamelons  voisins  de  Jérusalem,  pour  srii\re 
l'imagination  chrétienne,  qui  désirait  que  la  mort  d»  Christ  oui 
eu  lieu  sur  uns  montagne    La  seconde  considération  favorH>lu  ii 


VIE  DE  JÉSDS.  *3* 

l'instrument  de  son  supplice*.  Mais  Jésus,  plus  faible 
de  corps  nue  ses  deux  compagnons,  ne  put  soutenir 
le  poids  de  la  sienne.  L'escouade  rencontra  un  cer- 
tain Simon  de  Cyrène,  qui  revenait  de  la  campagne, 
et  les  soldats  ,  avec  les  brusques  procédés  des  gar- 
nisons étrangères,  le  forcèrent  de  porter  l'arbre  fatal. 
Peut-être  usaient -ils  en  cela  d'un  droit  de  corvée 
reconnu ,  les  Romains  ne  pouvant  se  charger  eux- 
mêmes  du  bois  infâme.  11  semble  que  Simon  fut  plus 
tard  de  la  communauté  chrétienne.  Ses  deux  fils, 
Alexandre  et  Rufus»,  y  étaient  fort  connus.  Il  raconta 
peut-être  plus  d'une  circonstance  dont  il  avait  été 
témoin.  Aucun  disciple  n'était  à  ce  moment  auprès 
de  Jésus  *. 

la  tradition,  c'est  qu'on  pouvait  avoir,  pour  se  guider,  du  temps 
de  Constantin  ,  lo  temple  de  Vénus  sur  le  Gol gotha,  élevé,  dit-on, 
par  Adrien,  ou  du  moins  le  souvenir  de  ce  temple.  Mais  ceci  est 
loin  d'ôtre  démonstratif.  Eusèbe  (Hm  ConsL,  111,26),  Socrale 
(//.  E.,  I,  17),  Sozomène  (//.  E.,  II,  <),  saint  Jérôme  {Epist.  XLix, 
ad  Paulin.),  disent  bien  qu'il  y  avait  un  sanctuaire  de  Vénus  sur 
l'emplacement  qu'ils  identifient  avec  celui  du  saint  tombeau  ;  mais 
il  n'est  pa^  «ùr  :  <°qu'Adrien  Tait  élevé;  8°  qu'il  l'ait  élevé  sur  un 
endroit  qui  s'appelait  do  son  temps  «Golgotha»;  3»  qu'il  ait  eu 
l'intention  de  l'élever  à  la  place  où  Jésus  souffrit  la  mort. 
4.  riutarque,  De  sera  nuvi.  vind . ,  9;  Artémidore,  OnirorrU.. 

Il,  56. 

î.  Marc,  XV,  21. 

3.  La  circonsianco  Lue.  xxiii,  27-31,  est  de  celles  où  l'on  sent 
0  travail  d'une  imagination  pieuse  et  attendrie.  I^es  paroles  qu'où 


43Î  ORIGINES  DC  CHRISTIANISME. 

On  arriva  enfin  à  la  place  des  exécutions.  Selon 
l'usage  juif,  on  offrit  à  boire  aux  patients  un  vin  for- 
tement aromatisé,  boisson  enivrante,  que,  par  un  sen- 
timent de  pitié,  on  donnait  au  condamné  pour  l'étour- 
dir'. Il  paraît  que  souvent  les  dames  de  Jérusalem 
apportaient  elles-mêmes  aux  infortunés  qu'on  menait 
au  supplice  ce  vin  de  la  dernière  heure  ;  quand 
aucune  d'elles  ne  se  présentait,  on  l'achetait  sur  les 
fonds  de  la  caisse  publique*.  Jésus,  après  avoir 
effleuré  le  vase  du  bout  des  lèvres,  refusa  de  boire'. 
Ce  triste  soulagement  des  condamnés  vulgaires  n'al- 
Jait  pas  à  sa  haute  nature.  Il  préféra  quitter  la  vie 
dans  la  parfaite  clarté  de  son  esprit,  et  attendre  avec 
une  pleine  conscience  la  mort  qu'il  avait  voulue  et 
appelée.  On  le  dépouilla  alors  de  ses  vêtements*,  et 
on  l'attacha  à  la  croix.  La  croix  se  composait  de 
(Jour  poutres  liées  en  forme  de  T'.  Elle  était  peu 

y  pr.^te  à  Jésus  n'ont  pu  lui  ftiro  allribuées  qu'après  le  s-iége  de 
Jérusalem. 

1.  Talm.  do  Bab.,  Sanhédrin,  fol.  43  a;  Nicolas  de  Lire,  In 
Matlh.,  XXVII,  34.  Comp.  Prov.,  xxxi,  6. 

2.  Talm.  de  Bab.,  Sanhédrm,  1.  c. 

3.  Marc,  xv,  23.  M;iUh.,  xxvii,  34,  fausse  ce  détail,  pour  obte- 
nir une  allusion  messianique  au  Ps.  lxix,  22. 

4.  Matth..  xxvii,  35;  Marc,  xv,  24;  Jean,  xix,  23.  Cf.  Arténii- 
dorc,  Onirocr.,  Il,  53. 

6.  Epist.  Barnabx,  9;  Lucien,  y«rf  voc,  M.  Comparez  le  cru- 


VIE   DE  JESC8  «53 

élevée,  si  bien  que  les  pieds  du  condamné  touchaient 
presque  à  terre  '.  On  commençait  par  la  dresser'; 
puis  on  y  attachait  le  patient,  en  lui  enfonçant  des 
clous  dans  les  mains  ;  les  pieds  étaient  souvent  cloués, 
quelquefois  seulement  liés  avec  des  cordes'.  Un  billot 
de  bois,  sorte  d'antenne,  était  attaché  au  fiit  de  la 
croix,  vers  le  milieu,  et  passait  entre  les  jambes  du 
condamné,  qui  s'appuyait  dessus*.  Sans  cela  les 
mains  se  fussent  déchirées  et  le  corps  se  fût  affaissé'. 
D'autres  fois,  une  tablette  horizontale  était  fixée  à  la 
hauteur  des  pieds  et  les  soutenait  '. 

Jésus  savoura  ces  horreurs  dans  toute  leur  atro- 
cité. Les  deux  voleurs  étaient  crucifiés  à  ses  côtés. 

ciQx  grotesque  tracé  à  Rome  sur  un  mur  du  monl  Palatin.  Gar- 
rucci,  //  crocifisso  graffilo  in  casa  dei  Cesari  (Roma,  1837). 

1.  Cela  résulle  de  ùasùT:» ,  Jean,  xix,  29.  En  effet,  avec  une 
lige  d'hysope  on  ne  peut  atteindre  bien  haut.  Il  est  vrai  que  cette 
hysope  est  suspecte  de  provenir  d'Exode,  xii,  22. 

2.  Jos.,  B.  J.,  VU,  VI,  4;  Cic,  In  Verr.,  V,  66;  Xénoph. 
Ephcs.,  Ephcsiaca,  IV,  2. 

3.  Luc,  XXIV,  :<9;  Jean,  xx,  23-27;  Piaule,  Moslellana,U,  i, 
13;  Lucain,  l'hars.,  VI,  543  et  suiv. ,  547;  Justin,  Dial.  cuin 
Tryph.,  97;  Apol.  I.  33;  Tertullien,  Adv.  Marcionem,  III,  19. 

4.  Irénée,  Adv.  hœr.,  II,  xxiv,  4;  Justin,  Dial.  cum  Tryph.,  91 . 

5.  Voir  la  relation  d'une  crucifixion  en  Chine,  par  un  témoin 
oculaire,  dans  la  Revue  germanique  et  franc,  août  1864,  p.  358. 

6.  Voir  le  graffilo  précité  ot  quelques  autres  monuments  (Mar- 
ligny,  Dicl.  des  antiqu.  chrct.,  p.  193).  Comp.  Grégoire  de  Tours. 
De  gloria  mari.,  I,  6. 

M 


434  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

Les  exécuteurs,  auxquels  on  abandonnait  tfordinaire 
les  menues  dépouilles  {panntcularia)  des  suppliciés*, 
tirèrent  au  sort  ses  vêtements*,  et,  assis  au  pied  de 
la  croix,  le  gardaient*.  Selon  une  tradition,  Jésus 
aurait  prononcé  cette  parole,  qui  fut  dans  son  cœur, 
sinon  sur  ses  lèvres  :  «  Père,  pardonne-leur  ;  ils  ne 
savent  ce  qu'ils  font*.  » 

Un  écriteau,  suivant  la  coutume  romaine',  était 
attaché  au  haut  de  la  croix,  portant  en  trois  langues, 
en  hébreu,  en  grec  et  en  latin  :  le  roi  des  juifs.  Il 
y  avait  dans  cette  rédaction  quelque  chose  de  pénible 
et  d'injurieux  pour  la  nation.  Les  nombreux  passants 
qui  la  lurent  en  furent  blessés.   Les  prêtres  firent 

1.  Dig.,  XLVII,  XX,  De  bonis  damnât..  6.  Adrien  limita  cet 
nsape. 

2.  La  circonstance  ajoutée  par  Jean,  xix,  23-24,  parait  conçue 
a  priori.  Cf.  Jos.,  Ant.,  III,  vu,  4. 

3.  Matth.,  xxvii,  36.  Cf.  Pétrone,  Satyr.,  cxi,  cxii. 

4.  Luc,  xxiii,  34.  En  général,  les  dernières  paroles  prêtées  à 
Jé?us,  surtout  toiles  que  Luc  les  rapporte,  prêtent  au  doute.  L'in- 
tention d'édifier  ou  de  montrer  l'acconiplissemenl  des  prophéties 
s'y  fait  sentir.  Dans  ces  cas  d'ailleurs,  chacun  entend  à  sa  guise. 
Les  dernières  paroles  des  condamnés  célèbres  sont  toujours  re- 
cueillies de  deux  ou  trois  façons  complètement  différentes  par  les 
témoins  le«  plus  rapprochés.  Il  en  fut  ainsi  à  la  mort  du  Bâb.  Go- 
binoi^u,  les  Relig.  el  les  Philos,  de  l'Asie  centrale,  p.  ÎG8. 

5.  Il  est  probable  qu'on  l'avait  porté  devant  Jésus  durant  le  Ira- 
jet.  Suétone,  Caligula,  32  ;  Lettre  des  Églises  de  Vienne  et  de 
Lyon,  dans  Eusèbe,  Hist.  eccL,  V,  i,  49. 


VIE  DE  JESC3.  ♦^ 

Observer  à  l^ilate  qu'il  eût  fallu  adopter  une  rédac- 
lion  qui  impliquât  seulement  que  Jésus  s'était  dit  roi 
des  Juifs.  Mais   Pilate,   déjà  impatienté   de   celle 
affaire,  refusa  de  rien  changer  à  ce  qui  était  écrit  '. 
Les  disciples  avaient  fui  *.  Une  tradition  néanmoins 
veut  que  Jean  soit  resté  constamment  debout  au  pied 
de  la  croix'.  On  peut  affirmer  avec  plus  de  certitude 
que  les  fidèles  amies  de  Galilée,  qui  avaient  suivi 
Jésus  k  Jérusalem  et  continuaient  à  le  servir,  ne 
l'abandonnèrent  pas.  Marie  Clcophas,  Marie  de  Mag- 
dala, Jeanne,  femme  de  Khouza,  Salomé,  d'autres 
encore,  se  tenaient  à  une  certaine  distance*  et  ne  le 
quittaient  pas  des  yeux'.   S'il  fallait  en  croire  le 
quatrième  Évangile',  Marie,  mère  de  Jésus,  eût  été 

4  Mallh.,  xxv.i ,  37  ;  Marc,  xv,  26;  Luc,  xxni,  38  ;  Jean,  x.x, 
<9-22.  Peut-être  éUiit-ce  là  un  scrupule  de  légalité.  Apulée,  Flo- 

ricla.l,  9. 

2.  Justin,  Dinl.  cumTryph.,  106. 

3.  lean,  xix,  2o  eisuiv. 

4  Les  svnoptiques  sont  d'accord  pour  placer  le  groupe  ûdele 
.  loin  .  de  ia  croix.  Le  quatrième  évangéliste  dit  .  à  côté  »,  domme 
par  le  désir  qu'il  a  de  montrer  que  Jean  s'est  approché  très-prè.^  de 
la  croix  do  Jésus. 

5.  Mallh.,  XXVII,  55-56;  Marc,  xv,  40-41;  Luc,  xxiii,  49,  oo; 
XXIV,  10  ;  Jean,  xix,  25.  Cf.  Luc,  xxiii,  27-31. 

6  Jean,  xix,  i5  et  suiv.  Luc,  toujours  Intermédiaire  entre  les 
deux  premiers  synoptiques  et  Jean,  place  aussi,  mais  à  distance, 
.  tous  «os  amis  »  (xxiii,  49).  L'expression  -.voiaTcl  peut,  il  est  vrai, 


i 


436  ORIGINKS  DU    CHRISTIANISME. 

aussi  au  pied  de  la  croix,  et  Jésus,  voyant  réunis  sa 
mère  et  son  disciple  chéri,  eût  dit  à  l'un  :  «  Voilà  ta 
mère,  »  à  l'autre  :  «  Voilà  ton  fils'.  »  Mais  on  ne 
comprendrait  pas  comment  les  évangélistes  synopti- 
ques ,  qui  nomment  les  autres  femmes,  eussent  omis 
celle  dont  la  présence  était  un  trait  si  frappant.  Peut- 
être  même  la  hauteur  extrême  du  caractère  de  Jésus 
ne  rend -elle  pas  un  tel  attendrissement  personnel 
vraisemblable,  au  moment  où,  déjà  préoccupé  de  son 
œuvre,  il  n'existait  plus  que  pour  l'humanité. 

A  part  ce  petit  groupe  de  femmes,  qui  de  loin  con- 
solaient ses  regards,  Jésus  n'avait  devant  lui  que  le 
spectacle  de  la  bassesse  humaine  ou  de  sa  stupidité. 
Les  passants  l'insultaient.  Il  entendait  autour  de  lui 
de  sottes  railleries  et  ses  cris  suprêmes  de  douleur 
tournés  en  odieux  jeux  de  mots  :  «  Ah!  le  voilà, 
disait-on,  celui  qui  s'est  appelé  Fils  de  Dieu!  Que 


convenir  aux  «  parents  ».  Luc  cependant  (ii,  44)  distingue  les  ytaa- 
Toi  des  (Tjf^Evtï;.  Ajoutons  que  les  meilleurs  manuscrits  portent  ci 
•jvMaTfùaùTû),  etnonc'iY'u<rroîaÙTOû.  Dans  \cs  Actes  (i,14),  Marie,  mère 
de  Jésus,  est  ini>e  en  compagnie  des  femmes  galiléenncs;  ailleurs 
(lÀ'aiig.,  Il,  3o),  Luc  lui  prédit  qu'un  glaive  de  douleur  lui  percera 
l'ûmo.  Mais  on  8'expli(iuo  d'autant  moins  qu'il  l'omptlo  à  la  croix. 
1.  Jean,  après  la  mort  de  Jésus,  paraît,  en  effet,  aToir  recueilli 
ta  mère  do  son  maître,  et  l'avoir  comme  adoploe  (Jean,  xix,  27). 
La  grande  considération  dont  jouit  Mario  dans  l'Église  naissante 
porta  sans  doute  les  disciples  do  Jean  à  prétendre  que  Jésus,  doot 


VIE  DE  JÊSDS.  437 

son  père,  s'il  veut,  vienne  maintenant  le  délivrer!  — 
11  a  sauvé  les  autres ,  murmurait-on  encore ,  et  il  ne 
peut  se  sauver  lui-même.  S'il  est  roi  d'Israël,  qu'il 
descende  de  la  croix,  et  nous  cro/ons  en  lui!  —  Eh 
bien ,  disait  un  troisième,  toi  qui  détruis  le  temple  de 
Dieu,  et  le  rebâtis  en  trois  jours,  sauve-toi,  voyons'!  » 
—  Quelques-uns,  vaguement  au  courant  de  ses  idées 
apocalyptiques,  crurent  l'entendre  appeler  Elic,  et 
dirent  :  «  Voyons  si  Élie  viendra  le  délivrer.  »  Il 
paraît  que  les  deux  voleurs  crucifiés  à  ses  côtés  l'in- 
sultaient aussi'.  Le  ciel  était  sombre';  la  terre, 
comme  dans  tous  les  environs  de  Jérusalem,  sèche  et 
morne.  Un  moment,  selon  certains  récits,  le  cœur 
lui  défaillit;  un  nuage  lui  cacha  la  face  de  son  Père; 
il  eut  une  agonie  de  désespoir,  plus  cuisante  mille 
fois  que  tous  les  tourments.  Il  ne  vit  que  l'ingrati- 
tude des  hommes;  il  se  repentit  peut-être  de  souffrir 
pour  une  race  vile,  et  il  s'écria  :  «  Mon  Dieu,  mon 

ils  voulaient  que  leur  maître  eût  été  le  disciple  favori,  lui  avait 
recommandé  en  mourant  ce  qu'il  avait  do  plus  cher.  La  présence 
vraie  ou  supposée  auprès  de  Jean  de  ce  précieux  dépôt  lui  donnait 
sur  les  autres  apôtres  une  sorte  de  préséance,  et  assurait  à  la  doc- 
trine dont  on  le  faisait  tiarant  une  haute  autorité. 

I.  Matth.,  xxvn,  40  etsuiv.;  Marc,  xv,  19  et  suiv. 

!.  Matlli.,  xwii,  U,  Marc,  xv,  32.  Luc,  suivant  son  goût  peur 
la  conversion  des  peclieurs,  a  ici  modifie  la  tradition. 

3.  Matth.,  xxvii,  45;  Marc,  xv,  33;  Luc,  xxiii,  44. 


«8  -ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

Dieu,  pourquoi  ra'as-tu  abandonné?  »  Mais  son 
instinct  divin  l'emporta  encore.  A  mesure  que  la  vie 
du  corps  s'éteignait,  son  âme  se  rassérénait  et  reve- 
nait peu  à  peu  à,  sa  céleste  origine.  II  retrouva  le 
sentiment  de  sa  mission;  il  vit  dans  sa  mort  le  salut 
du  monde;  il  perdit  de  vue  le  spectacle  hideux  qui 
se  déroulait  à  ses  pieds,  et,  profondément  uni  à  son 
Père,  il  commença  sur  le  gibet  la  vie  divine  qu'il 
allait  mener  dans  le  cœur  de  l'humanité  pour  des 
siècles  infinis. 

L'atrocité  particulière  du  supplice  de  la  croix  était 
qu'on  pouvait  vivre  trois  et  quatre  jours  dans  cet 
horrible  état  sur  l'escabeau  de  douleur'.  L'hémor- 
ragie des  mains  s'arrêtait  vite  et  n'était  pas  mortelle. 
La  vraie  cause  de  la  mort  était  la  position  contre  na- 
ture du  corps ,  laquelle  entraînait  un  trouble  affreux 
dans  la  circulation ,  de  terribles  maux  de  tête  et  de 
cœur,  et  enfin  la  rigidité  des  membres.  Les  crucifiés 
de  forte  complexion  pouvaient  dormir  et  ne  mouraient 
que  de  faim*.  L'idée  mère  de  ce  cruel  supplice 
était ,  non  de  tuer  directement  le  condamné  par  des 
lésions  déterminées,  mais  d'exposer  l'esclave,  cloué 

1.  l'élrone,  Sat.j  CXI  et  suiv.  ;  Origêne,  In  lUalth.  Comme  hs 
»erje«,  140;  lexle  arabe  publié  dans  Kosegarlen,  Chresl.  arab., 
p.  6'i  ot  suiv.  ;  neviie  gcrm.,  endroit  cité. 

l.  liusèbe,  lliil  eccL,  VIII,  8;  Revue  germ.,  ib'ni. 


VIB  DE  JÉSUS.  439 

par  les  mains  dont  il  n'avait  pas  su  faire  bon  usage, 
et  de  le  laisser  pourrir  sur  le  bois.  L'organisation 
délicate  de  Jésus  le  préserva  de  cette  lente  agonie. 
Une  soif  brûlante,  l'une  des  tortures  du  crucifie- 
ment *  comme  de  tous  les  supplices  qui  entraînent 
une  hémorragie  abondante,  le  dévorait.  Il  demanda 
à  boire.  Il  y  avait  près  de  là  un  vase  plein  de  la 
boisson  ordinaire  des  soldats  romains,  mélange  de 
vinaigre  et  d'eau ,  appelé  posca.  Les  soldats  devaient 
porter  avec  eux  leur  posca  dans  toutes  les  expédi- 
tions', au  nombre  desquelles  une  exécution  était 
comptée.  Un  soldat  trempa  une  éponge  '  dans  ce 
breuvage,  la  mit  au  bout  d'un  roseau,  et  la  porta  aux 
lèvres  de  Jésus,  qui  la  suça*.  On  s'imagine  en  Orient 
que  le  fait  do  donner  à  boire  aux  crucifiés  et  aux  em- 
palés accélère  la  mort  '  :  plusieurs  crurent  que  Jésus 


4.  Voir  le  texte  arabe  publié  par  Kosegarten,  Chresl.  arab., 
p.  04,  et  la  Revue  i/erm.,  eiidroit  précité. 

2.  Spartien,  Vie  d'Adrien,  10;  VulcatiusGallicanus,  Vied'Avi- 
dius  Cassius,  5. 

3.  Probablement  la  petite  éponge  qui  servait  à  Tcrmer  le  goulot 
du  vase  où  était  la  posca. 

4.  Maltli.,  XXVII,  48;  Marc,  xv,  36;  Luc,  xxi'i,  36;  Jean,  xix, 
Ï8-30. 

5.  Voir  Nicolas  de  Lire,  In  Malth.,  xxvii,  34,  et  in  Joh.,  xix, 
t9,  et  les  récits  du  supplice  de  l'assassin  do  Kleber.  Comp.  Revut 
germ.t  endroit  cité. 


♦40  ORIGINES  DO  CHRISTIANISME. 

rendit  l'âme  aussitôt  après  avoir  bu  le  vinaigre  *. 
Il  est  bien  plus  probable  qu'une  apoplexie  ou  la 
rupture  instantanée  d'un  vaisseau  dans  la  région  du 
cœur  amena  pour  lui,  au  bout  de  trois  heures,  une 
mort  subite.  Quelques  moments  avant  de  rendre 
l'âme,  il  avait  encore  la  voix  forte  '.  Tout  à  coup, 
il  poussa  un  cri  terrible  ',  où  les  uns  entendirent  : 
(1  0  Père,  je  remets  mon  esprit  entre  tes  mains  !  »  et 
que  les  autres,  plus  préoccupés  de  l'accomplissement 
des  prophéties ,  rendirent  par  ces  mots  :  «  Tout  est 
consommé  !  »  Sa  tête  s'inclina  sur  sa  poitrine ,  et  il 
expira. 

Repose  maintenant  dans  ta  gloire,  noble  initiateur. 
Ton  œuvre  est  achevée;  ta  divinité  est  fondée.  Ne 
crains  plus  de  voir  crouler  par  une  faute  l'édilice  de 
tes  eHorts.  Désormais  hors  des  atteintes  de  la  fragi- 
lité, tu  assisteras,  du  haut  de  la  paix  divine,  aux 
conséquences  infinies  de  tes  actes.  Au  prix  de  quel- 
ques heures  de  soulTrancc,  qui  n'ont  pas  même  atteint 
ta  grande  âme,  lu  as  acheté  la  plus  complète  immor- 
talité. Pour  des  milliers  d'années,  le  monde  va  rele- 
ver de  toi  !  Drapeau  de  nos  contradictions,  tu  seras 

A.  MaUhieu,  Marc  el  Jean  somblont  lier  les  doux  faits. 

2.  Mallh.,  xxvii,  46;  Marr,  w,  34. 

3.  Matth.,  xxvii,  &0;  Marc,  xv,  37;  Luc,  xxm ,  46;  Jean, 
X»,  30. 


TIE    DE    JÉSUS.  441 

le  signe  autour  duquel  se  livrera  la  pins  ardente  ba- 
taille. Mille  fois  plus  vivant,  mille  fois  plus  aimé 
depuis  ta  mort  que  durant  les  jours  de  ton  passage 
ici-bas,  tu  deviendras  à  tel  point  la  pierre  angulaire 
de  l'humanité,  qu'arracher  Ion  nom  de  ce  monde 
serait  l'ébranler  jusqu'aux  fondements.  Entre  toi  et 
Dieu,  on  ne  distinguera  plus.  Pleinement  vainqueur 
de  la  mort,  prends  possession  du  royaume  oîi  te  sui- 
vront, par  la  voie  royale  que  lu  as  tracée,  des  siècles 
d'adorateurs. 


CHAPITRE    XXVI. 


JESUS     AU     TOVIÎEAO. 


(1  était  environ  trois  heures  de  l'après-midi,  selon 
notre  manière  de  compter',  quand  Jésus  expira.  Une 
loi  juive  '  défendait  de  laisser  un  cadavre  suspendu 
au  gibet  au  delà  de ,  la  soirée  du  jour  de  l'exécu- 
tion. Il  n'est  pas  probable  que,  dans  les  exécutions 
faites  par  les  Romains ,  cette  règle  fut  observée. 
Mais,  comme  le  lendemain  était  le  sabbat,  et  un 
sabbat  d'une  solennité  particulière,  les  Juifs  expri- 
mèrent à  l'autorité  romaine  '  le  désir  que  ce  saint 
jour  ne  fût  pas  souillé  par  un  tel  spectacle  *.   On 

r  Malth.,  xxvii,46;  Marc,  xv,  37;  Luc,  xxiii,  44.  Comp.  Jean, 
XIX,  14. 

2.  Deutéron.,  xxi,   22-23  ;  Josuc,  viii,  29;    x,  26  et  suiv.  Cf. 
Jos.,  B.  J.,  IV,  V,  2;  Misclina,  Sanhédrin,  vi,  5. 

3.  Jean  dit  «à  Pilalen;  mais  cela  ne  se  peut,  car  Marc  (xv, 
44-45)  voul  que,  le  soir,  Pilalo  ignorât  encore  la  mort  de  Jcsus. 

i.  Compare:  Philon,  In  Flaccum,  §  40. 


VIE  DE  JÉSUS.  443 

accueillit  leur  demande  ;  des  ordres  furent  donnés 
pour  qu'on  hâtât  la  mort  des  trois  condamnés , 
et  qu'on  les  détachât  de  la  croix.  Les  soldats  s'ac- 
quittèrent de  cette  commission  en  appliquant  aux 
deux  voleurs  un  second  supplice,  bien  plus  prompt 
que  celui  de  la  croix,  le  crurifragium ,  brisement 
des  jambes  ' ,  supplice  ordinaire  des  esclaves  et 
des  prisonniers  de  guerre.  Quant  à  Jésus,  ils  le 
trouvèrent  mort ,  et  ne  jugèrent  pas  à  propos  de 
lui  casser  les  jambes*.  Un  d'entre  eux,  seulement, 
pour  enlever  toute  incertitude  sur  le  décès  réel  de 
ce  troisième  crucifié ,  et  l'achever  s'il  lui  restait 
quelque  souille ,  lui  perça  le  côté  d'un  coup  de 
lance*.  On  crut  voir  couler  du  sang  et  de  l'eau*, 
ce  qu'on  regarda  comme  un  signe  de  la  cessation 
de  vie. 

4.  Il  n'y  a  pas  d'autre  exemple  du  crurifragium  appliqué  à  la 
suite  du  crucifiement.  Mais  souvent,  pour  abréger  les  tortures  du 
patient,  on  lui  donnait  un  coup  de  grâce.  Voir  le  passage  d'Ihn- 
Ilischâm,  traduit  dans  la  Zeitschrifl  far  die  Kunde  des  Morgvn- 
landes,  I,  p.  99-100. 

2.  Peut-être  est-ce  là  une  invcnlion  a  priori  pour  assimiler 
Jésus  à  l'agneau  pascal  (Exode,  xii,  46;  Nombres,  ix,  12). 

3.  Celle  circonstance  peut  avoir  été  imaginée  pour  répondre  à 
Zacliarie,  xii,  10.  Comp.  Jean,  xix,  37  ;  Apec,  i,  7. 

4.  Ici  encore,  on  peut  suspecter  un  symbolisme  a  priori.  Comp. 
I"  épltre  de  Jear,  v,  6  cl  suiv.;  Apollinaris,  dans  la  Chro7iique 
pascale,  p.  7. 


4U  ORIGINES   DD  CHRISTIANISME. 

Le  quatrième  évangéliste,  qui  fait  ici  intervenir 
l'apôtre  Jean  comme  témoin  oculaire,  insiste  beau- 
coup sur  ce  détail'.  Il  est  évident,  en  effet,  que  des 
doutes  s'élevèrent  sur  la  réalité  de  la  mort  de  Jésus. 
Quelques  heures  de  suspension  à  la  croix  parais- 
saient aux  personnes  habituées  à  voir  des  crucifie- 
ments tout  à  fait  insuffisantes  pour  amener  un  tel 
résultat.  On  citait  beaucoup  de  cas  de  crucifiés  qui, 
détachés  à  .emps,  avaient  été  rappelés  à  la  vie  par 
des  cures  énergiques  *.  Origène,  plus  tard,  se  crut 
obligé  d'invoquer  le  miracle  pour  expliquer  une 
fin  si  prompte  '.  Le  même  étonnement  se  retrouve 
dans  le  récit  de  Marc*.  A  vrai  dire,  la  meil- 
leure garantie  que  possède  l'historien  sur  un  point 
de  cette  nature,  c'est  la  haine  soupçonneuse  des 
ennemis  de  Jésus.  Il  est  très-douteux  que  les  Juifs 
fussent  dès  lors  préoccupés  de  la  crainte  que  Jésus 
ne  passât  pour  ressuscité  ;  mais ,  en  tout  cas  ,  ils 
devaient  veiller  à  ce  qu'il  fût  bien  mort.  Quelle 
qu'ait  pu  être  à  certaines  époques  la  négligence 
des  anciens  en  tout  ce  qui  était  ponctualité  légale 
et  conduite  stricte  des  affaires ,  on  ne  peut  croire 

^.  Jean,  xix,  31-35. 

î.  Hérodote,  Vil,  194;  Jos.,  lïta,  75. 

3.  /«  Mallh.  ContineiU.  séries,  140. 

4.  Marc,  iv,  44-45. 


VIE  DE  JÊSDS.  445 

que,  cette  fois,  les  intéressés  n'aient  pas  pris,  pour 
un  point  qui  leur  importait  si  fort,  quelques  pré- 
cautions '. 

Selon  la  coutume  romaine,  le  cadavre  de  Jésus 
aurait  dii  rester  suspendu  pour  devenir  la  proie 
des  oiseaux  '.  Selon  la  loi  juive,  enlevé  le  soir. 
il  eiit  été  déposé  dans  le  lieu  infâme  destiné  à 
la  sépulture  des  suppliciés  ' .  Si  Jésus  n'avait  eu 
pour  disciples  que  ses  pauvres  Galiléens ,  timides 
et  sans  crédit,  la  chose  se  serait  passée  de  cette 
seconde  manière.  Mais  nous  avons  vu  que,  mal- 
gré son  peu  de  succès  à  Jérusalem,  Jésus  avait 
gagné  la  sympathie  de  quelques  personnes  considé- 
rables, qui  attendaient  le  royaume  de  Dieu,  et  qui, 
sans  s'avouer  ses  disciples,  avaient  pour  lui  un  pro- 
fond attachement.  Une  de  ces  personnes ,  Joseph , 
de   la   petite  ville   d'Arimathie   (  Uaramalhaim  *  )  , 

1.  Les  besoins  de  l'argumentation  clirclinnne  perlèrent  plus  tard 
ï  exagérer  ces  précautions,  surtout  quand  les  Juifs  eurent  adopiô 
pour  système  de  soutenir  que  le  corps  de  Jésus  avait  été  volé. 
SlaUli.,  XXVII,  62  et  suiv.  ;  xxviii,  M-15. 

î.  Ilorare,  lipilres,  l,  \\i,  48;  Ju\énal,  xiv,  77;  Lucain,  Vf, 
544;  Piaule,  Miles  glor..  Il,  iv,  19;  Artcmidore,  Onir.,  Il,  53; 
Pline,  XXXVI,  24;  Plutarque,  Vie  de  Cléoméne,  39;  Péironc, 
Sat.,  cxi-cxii. 

3.  Mischna,  Sanhédrin,  vi,  5  et  6. 

4.  Probablement  ideniique  à  l'ancionno  Rama  do  Samuel,  dans 
la  tribu  d'filpliraïin. 


«6  ORIGINES  DC  CHRISTIANISME. 

alla  le  soir  demander  le  corps  au  procurateur  *. 
Joseph  était  un  homme  riche  et  honorable ,  membre 
du  sanhédrin.  La  loi  romaine,  à  cette  époque,  or- 
donnait d'ailleurs  de  délivrer  le  cadavre  du  sup- 
plicié à  qui  le  réclamait  '.  Pilate,  qui  ignorait  la 
circonstance  du  crurifragium  ,  s'étonna  que  Jésus 
fût  sitôt  mort,  et  fit  venir  le  centurion  qui  avait 
commandé  l'exécution ,  pour  savoir  ce  qu'il  en 
était.  Après  avoir  reçu  les  assurances  du  centu- 
rion, Pilate  accorda  à  Joseph  l'objet  de  sa  de- 
mande. Le  corps,  probablement,  était  déjà  descendu 
de  la  croix.  On  le  livra  à  Joseph  pour  en  faire  selon 
son  plaisir. 

Un  autre  ami  secret,  Nicodèrae',  que  déjà  nous 
avons  vu  employer  son  influence  en  faveur  de  Jésus, 
se  retrouva  à  ce  moment.  Il  arriva  portant  une 
ample  provision  des  substances  nécessaires  à  l'em- 
baumement. Joseph  et  Nicodème  ensevelirent  Jésus 
selon  la  coutume  juive,  c'est-à-dire  en  l'enveloppant 
dans  un  linceul  avec  de  Ha  myrrhe  et  de  l'aloès. 
Los  femmes  galiléennes  étaient  présentes*,  et  sans 

K.  Malth.,  XXVII,  57  etsuiv.;  Marc,  xv,  42  et  suiv.  ;  Luc,  xxiii, 
bO  et  suiv.  ;  Jean,  xix,  38  et  suiv. 

\.  Digeste,  XLVIII,  xxiv.  De  cmiaveril/Kx  punilorum. 

3.  Joan,  XIX,  39  et  suiv. 

4.  Matth.,  xxvii,  6t  ;  Marc,  xv,  47;  Luc,  xxiii,  S5. 


VIE  DE  JÉSTIS.  *" 

doute  accompagnaient  la  scène  de  cris  aigus  et  de 

pleurs. 

Il  était  tard,   et  tout  cela  se  fit  fort  à  la  hâte.  On 
n'avait  pas  encore  choisi  le  lieu  où  on  déposerait  le 
corps  d'une  manière  définitive.   Ce  transport,  d'ail- 
leurs, aurait  pu  se  prolonger  jusqu'à  une  heure 
avancée  et  entraîner  la  violation  du  sabbat;  or,  les 
disciples  observaient  encore  avec  conscience  les  pres- 
criptions de  la  loi  juive.  On  se  décida  donc  pour  une 
sépulture  provisoire'.  Il  y  avait  près  de  là,  dans  un 
jardin,  un  tombeau  récemment  creusé  dans  le  roc  et 
qui  n'avait  jamais  servi.  Il  appartenait  probablement 
à  quelque  affilié'.  Les  grottes  funéraires,  quand  elles 
étaient  destinées  à  un  seul  cadavre,  se  composaient 
d'une  petite  chambre,  au  fond  de  laquelle  la  place 
du  corps  était  marquée  par  une  auge  ou  couchette 
é\ùdée  dans  la  paroi  et  surmontée  d'un  arceau'. 

1.  Jean,  \i\,  41-42. 

2.  Une  tradition  (Malth.,  xxvii,  60)  di^signe  comme  proprié- 
Uire  du  caveau  Joseph  d'Arimathie  iui-mùme. 

3.  Le  caveau  qui,  à  l'époque  de  Constantin,  fut  considéré  comme 
le  lombpau  du  Christ .  offrait  celle  forme,  ainsi  qu'on  peut  le  con- 
clure de  la  description  d'Arculfc  (dans  Mabillon.  Acla  ^S.  Ont. 
S.  Bened.,  sert.  III,  pars  II,  p.  604)  et  de»  vagues  traditions  qui 
restent  à  Jérusalem  dans  le  clergé  grec  sur  TéUit  du  rocher  actuel- 
lement dissimulé  par  Tédicule  du  Saint-Sépulcre.  Mais  les  indices 
•ur  lesquels  on  se  fonda  sous  Constantin  pour  identiûer  ce  tora- 


^4s  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

Comme  ces  groUcs  étaient  creusées  dans  le  flanc  de 
rochers  inclinés,  on  y  entrait  de  plain-pied  ;  la  porte 
était  ferniée  par  une  pierre  très-difiicile  à  manier. 
On  déposa  Jésus  dans  le  caveau';  on  rouîa  la  pierre 
à  la  porte,  et  l'on  se  promit  de  revenir  pour  lui  don- 
ner une  sépulture  plus  complète.  Mais  le  lendemain 
étant  un  sabbat  solennel ,  le  travail  fut  remis  au  sur- 
lendemain'. 

Les  femmes  se  retirèrent  après  avoir  soigneuse- 
ment remarqué  comment  le  corps  était  posé.  Elles 
employèrent  les  heures  de  la  soirée  qui  leur  restaient 
à  faire  de  nouveaux  préparatifs  pour  l'embaumement. 
Le  samedi,  tout  le  monde  se  reposa'. 

Le  dimanche  matin,  les  femmes,  Marie  de  JLagdala 
la  première,  vinrent  de  très-bonne  heure  au  tom- 
beau*. La  pierre  était  déplacée  de  l'ouverture,  et  le 
corps  n'était  plus  à  l'endroit  où  on  l'avait  mis.  En 

beau  avec  celui  du  Christ  furent  faibles  ou  nuls  (voir  surtout  So- 
zomène,  //.  E.,  II,  1).  Lors  même  qu'on  admettrait  la  position  du 
Golgotlia  comme  ii  peu  près  exacte,  le  saint  sépulcre  n'aurait  en- 
core aucun  caractère  bien  sérieux  d'authenticité.  En  tout  cas.  l'as- 
pect des  lieux  a  été  totalement  modifié 

4.  I  Cor.,  XV,  4. 

2.  Luc,  XXIII,  56. 

'^.  Luc,  XXIII,  .'J4-u6. 

4.  M.illliicu,  xwiii ,  1;  Marc,  xvi,  1;  Luc,  xxiv,  1;  Jeun, 
»,  t. 


VIE   DE  JÉSUS.  419 

même  temps,  les  bruits  les  plus  étranges  ge  répan- 
dirent dans  la  communauté  chrétienne.  Le  cri  «  Il 
est  ressuscité  !  »  courut  parmi  les  disciples  comme 
un  éclair.  L'amour  lui  fit  trouver  partout  une  créance 
facile.  Que  s'était-il  passé?  C'est  en  traitant  de  l'his- 
toire des  apôtres  que  nous  aurons  à  examiner  ce 
point  et  à  rechercher  l'origine  des  légendes  relatives 
à  la  résurrection.  La  vie  de  Jésus,  pour  l'historien, 
finit  avec  son  dernier  soupir.  Mais  telle  était  la  trace 
qu'il  avait  laissée  dans  le  cœur  de  ses  disciples  et  de 
quelques  amies  dévouées  que ,  durant  des  semaines 
encore,  il  fut  pour  eux  vivant  et  consolateur.  Par 
qui  son  corps  avait-il  été  enlevé  '  ?  Dans  quelles 
conditions  l'enthousiasme,  toujours  crédule,  fit -il 
éclore  l'ensemble  de  récits  par  lequel  on  établit  la 
foi  en  la  résurrection?  C'est  ce  que,  faute  de  docu- 
ments contradictoires,  nous  ignorerons  à  jamais. 
Disons  cependant  que  la  forte  imagination  de  Marie 
de  iMagdala'  joua  dans  cette  circonstance  un  rôle 
capital'.  Pouvoir  divin  de  l'amour!  moments  sacrés 

1.  Voir  M.iUh.,  xxviii,  1!j;  Jean,  xx,  S. 

2.  Elle  avait  élé  possédée  de  sept  démons  (Marc,  xvi,  9  ;  Luc, 
VIII,  2). 

3.  (;ela  est  sensible  surtout  dans  les  versets  9  et  suivants  du 
cliapitro  xvi  do  Marc.  Ces  vorsets  forment  une  conclusion  du  se- 
cond Évangile,  difTércnte  de  la  conclusion  xvi,  4-8,  après  larjuclia 

M 


450  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

OÙ  la  passion  d'une  hallucinée  donne  au  monde  un 
Dieu  ressuscité  ! 

s'arrêtent  le  manuscrit  B  du  Vatican  et  le  Codex  Sinaïlicus.  Dans 
le  quatrième  Évangile  (xx,  '1-2,  11  et  suiv.,  18),  Marie  de  Ma? 
dala  est  aussi  le  seul  témoin  primitif  de  la  résurrection. 


CUAPITRE   XXVII. 


SOnT     DES    ESNEMIS     DE     JÉSrS. 


Selon  le  calcul  que  nous  adoptons,  la  mort  de 
Jésus  tomba  l'an  33  de  notre  ère*.  Elle  ne  peut  en 
tout  cas  être  ni  antérieure  k  l'an  29,  la  prédica- 
tion de  Jean  et  de  Jésus  ayant  commencé  l'an  28  ', 
ni  postérieure  à  l'an  35 ,  puisque  l'an  36 ,  et,  ce 
semble,  avant  Pàquc,  Pilate  et  Kaïapha  perdirent  l'un 
et  l'autre  leurs  fonctions  '.  La  mort  de  Jésus  fut,  du 
reste,  tout  h  fait  étrangère  à  ces  deux  destitutions*. 

4.  L'an  33  répond  bien  à  une  des  données  du  prohièmo.  savoir 
que  le  44  de  nisan  ait  été  un  vendredi.  Si  on  rejette  l'an  33,  pour 
trouver  une  année  qui  remplisse  ladite  condition,  il  faut  au  moins 
remonter  à  l'an  29  ou  descendre  ;i  l'an  3C.  Voir  ci-dessus,  p.  3S4, 
nom  3. 

2.  Luc,  III,  1. 

3.  Jos.,  Anl.,  XVIII,  IV,  î  et  3. 

4.  L'assertion  contraire  de  Terlullien  et  d'Eusôbo  découle  d'un 
apocryphe  ou  d'une  légende  sans  valeur  (Voir  Thilo,  Cod.  apocr. 
N.  T.,  p.  813  etsuiv.).  Le  suicide  de  Pilate  (Eusèbe,  H.E.,  11,7  . 


l 


452  ORIGINES  DC  CHRISTIANISME. 

Dans  sa  retraite,  Pilate  ne  songea  probablement  pas 
un  moment  à,  l'épisode  oublié  qui  devait  transmettre 
sa  triste  renommée  à  la  postérité  la  plus  lointaine. 
Quant  à  Kaïapha,  il  eut  pour  successeur  Jonathan, 
son  beau-frère,  fils  de  ce  même  Hanan  qui  avait  joué 
dans  le  procès  de  Jésus  le  rôle  principal.  La  famille 
sadducéenne  de  Hanan  garda  encore  longtemps  le 
pontificat,  et,  plus  puissante  que  jamais,  ne  cessa  de 
faire  aux  disciples  et  à  la  famille  de  Jésus  la  guerre 
acharnée  qu'elle  avait  commencée  contre  le  fonda- 
teur. Le  christianisme,  qui  lui  dut  l'acte  définitif  de 
sa  fondation ,  lui  dut  aussi  ses  premiers  martyrs. 
Hanan  passa  pour  un  des  hommes  les  plus  heu- 
reux de  son  siècle  *.  Le  vrai  coupable  de  la  mort  de 
Jésus  finit  sa  vie  au  comble  des  honneurs  et  de  la 
considération,  sans  avoir  douté  un  instant  qu'il  n'eût 
rendu  un  grand  service  à,  la  nation.  Ses  fils  conti- 
nuèrent de  régner  autour  du  temple,  h  grand'pcine 
réprimés  par  les  procurateurs  et  bien  des  fois  se 
passant  de  leur  consentement  pour  satisfaire  leurs 
instincts  violents  et  hautains  '. 

Antipas  et  Hérodiadc  disparurent  aussi  bicnlôl  de 

Chron.  aâ.ann.  1  Caiil  pnraît  aussi  légendaire  (Tiscliendorf,  Evang. 
apocr.,  p.  432  et  suiv.). 

1.  Jos.,  Anl.,  XX,  IX,  1. 

1    Jos.,  l.  c.\  Tosiplita  .Vciiacliolh ,  u. 


VIE  DE  JÉSOS.  **3 

la  scène  politique.  Hérode  Agrippa  ayant  été  élevé  à 
la  dignité  de  roi  par  Caligula,  la  jalouse  Hérodiade 
jura,  elle  aussi,  d'être  reine.  Sans  cesse  pressé  par 
celle  femme  ambitieuse,  qui  le  traitait  de  lâche  parce 
qu'il  soutirait  un  supérieur  dans  sa  famille,  Antipas 
surmonla  son  indolence  naturelle  et  se  rendit  à  Rome, 
afin  de  solliciter  le  titre  que  venait  d'obtenir  sun 
neveu  (39 de  notre  ère).  iMais  l'alVaire  tourna  au  plus 
mal.  Desservi  par  Uérodc  Agrippa  auprès  de  l'em- 
pereur, Antipas  fut  destitué,  et  traiiia  le  reste  de  sa 
vie  d'exil  en  exil,  à  Lyon,  en  Espagne.  Hérodiade  le 
suivit  dans  ses  disgrâces'.  Cent  ans  au  moins  devaient 
encore  s'écouler  avant  que  le  nom  de  leur  obscur 
sujet,  devenu  dieu,  revînt  dans  ces  contrées  éloi- 
gnées rappeler  sur  leurs  tombeaux  le  meurtre  de 
Jean- Baptiste. 

Quant  au  malheureux  Juda  de  Kerioth,  des  légendes 
terribles  coururent  sur  sa  mort.  On  prétendit  que,  du 
prix  de  sa  perfidie,  il  avait  acheté  un  champ  aux  en- 
virons de  Jérusalem.  Il  y  avait  justement,  au  sud  du 
mont  Sien,  un  endroit  nommé  Hnkeldama  (le  champ 
du  sang)'.  On  supposa  que  c'était  la  propriété  ac- 

^.  Jos.,  Ant..  XVIII,  VII,  <,  2;  B  J.,  Il,  ix,  6. 

2.  Saint  Ji^ràme,  De  situ  et  nom.  loc.  hebr.,  au  mot  Acliel- 
dama.  Kusèlx'  (ibid.)  dit  au  nord.  Mais  les  Itim'raircs  confirment 
U  Icton  de  saiul  Jérôme.  La  tradition  qui  noiniiio  Uaccldama  la 


454  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

quise  par  le  traître*.  Selon  une  tradition,  il  se  tua*. 
Selon  une  autre,  il  fit  dans  son  champ  une  chute, 
pcr  suite  de  laquelle  ses  entrailles  se  répandirent  à 
terre*.  Selon  d'autres,  il  mourut  d'une  sorte  d'hy- 
dropisie,  accompagnée  de  circonstances  repoussantes 
que  l'on  prit  pour  un  châtiment  du  ciel*.  Le  désir 
de  donner  en  Judas  un  pendant  à  Achitophcl  '  et  de 
montrer  en  lui  l'accomplissement  des  menaces  que  le 
Psalmiste  prononce  contre  l'ami  perfide*  a  pu  donner 
lieu  à  ces  légendes.  Peut-être,  retiré  dans  son  champ 
de  Hakcldama,  Judas  mcna-t-il  une  vie  douce  et 
obscure,  pendant  que  ses  anciens  amis  préparaient 
la  conquête  du  monde  et  y  semaient  le  bruit  de  son 
infamie.    Peut-être    aussi  l'épouvantable  haine   qui 


nécropole  siluéo  au  bas  de  la  vallée  de  Hinnom  remonte  au  moins 
à  l'époque  de  Conslanlin. 

<.  Acl.ji,  18-19.  Matlliiou,  ou  plutôt  son  inlerpolateur,  a  ici 
donné  un  tour  moins  salisfaisant  à  la  tradition,  aûn  d'y  rattacher 
la  circonstance  d'un  cimetière  pour  les  étrangers,  qui  so  trûu\ait 
près  de  là,  et  do  trouver  une  prétendue  vérification  de  Zacliarie, 
XI,  12-13. 

8.  Matth.,  xxvii,  5. 

3.  Acl.j  1.  c.  ;  Papias,  dans  Œcumenius,  Enarr.  in  Act.  Apost., 
Il,  et  dans  Fr.  Miin'.er,  Fragm.  Patrum  yrœc.  (llafnia!,  1788) 
fasc.  I,  p.  17  et  suiv.;  Tliéopliylacto,  In  Maltli.,  xxvii,  6. 

4.  Papias,  dans  Miinler,  l.  c;  Tlico|thylacte,  /.  c. 
6.  II  Sam.,  XVII,  23. 

t.  Psaumes  lxix  et  cix. 


VIE  DE  JÉSUS.  455 

pesait  sur  sa  tête  aboutit-elle  à  des  actes  violents,  où 
l'on  vit  le  doigt  du  ciel. 

Le  temps  des  grandes  vengeances  chrétiennes  était, 
du  reste,  bien  éloigné.  La  secte  nouvelle  ne  fut  pour 
rien  dans  la  catastrophe  que  le  judaïsme  allait  bien- 
tôt éprouver.  La  synagogue  ne  comprit  que  beau- 
coup plus  tard  à  quoi  l'on  s'expose  en  appliquant 
des  lois  d'intolérance.  L'empire  était  certes  plus  loin 
encore  de  soupçonner  que  son  futur  destructeur  était 
né.  Pendant  près  de  trois  cents  ans,  il  suivra  sa  voie 
sans  se  douter  qu'à  côté  de  lui  croissent  des  prin- 
cipes destinés  à  faire  subir  à  l'humanité  une  com- 
plète transformation.  A  la  fois  théocratique  et  démo- 
cratique, l'idée  jetée  par  Jésus  dans  le  monde  fut, 
avec  l'invasion  des  Germains,  la  cause  de  dissolution 
la  plus  active  pour  l'œuvre  des  Césars.  D'une  part, 
le  droit  de  tous  les  hommes  à  participer  au  royaume 
de  Dieu  était  proclamé.  De  l'autre,  la  religion  était 
désormais  en  principe  séparée  de  l'État.  Les  droits 
de  la  conscience,  soustraits  à  la  loi  politique,  arrivent 
à  constituer  un  pouvoir  nouveau ,  le  «  pouvoir  spiri- 
tuel »,  Ce  pouvoir  a  menti  plus  d'une  fois  à  son  ori- 
gine; diu-ant  des  siècles,  les  évêques  ont  été  des 
princes  cl  le  pape  a  été  un  roi.  L'empire  prétendu 
des  âmes  s'est  montré  à  diverses  reprises  comme 
une  affreuse  tyrannie ,  employant  pour  se  maintenir 


456  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

la  torture  et  le  bûcher.  Mais  le  jour  viendra  où  la  sé- 
paration portera  ses  fruits,  où  le  domaine  aes  choses 
de  l'esprit  cessera  de  s'appeler  un  «  pouvoir  »  pour 
s'appeler  une  «  liberté  » .  Sorti  de  l'aflirmation  har- 
die d'un  homme  du  peuple,  éclos  devant  le  peuple, 
aimé  et  admiré  d'abord  du  peuple ,  le  christianisme 
fut  empreint  d'un  caractère  originel  qui  ne  s'effacera 
jamais.  Il  fut  le  premier  triomphe  de  la  révolution , 
la  victoire  du  sentiment  populaire,  l'avènement  des 
simples  de  cœur,  l'inauguration  du  beau  comme  le 
peuple  l'entend.  Jésus  ouvrit  ainsi  dans  les  sociétés 
aristocratiques  de  l'antiquité  la  brèche  par  laquelle 
tout  passera. 

Le  pouvoir  civil,  en  effet,  bien  qu'innocent  de  .a 
mort  de  Jésus  (il  ne  fit  que  contre-signer  la  sentence, 
et  encore  malgré  lui),  devait  en  porter  lourdement  la 
responsabilité.  En  présidant  à  la  scène  du  Calvaire, 
l'État  se  porta  le  coup  le  plus  grave.  Une  légende 
pleine  d'irrévérences  de  toute  sorte  prévalut  et  fit  le 
tour  du  monde,  légende  où  les  autorités  constituées 
jouent  un  rôle  odieux,  où  c'est  l'accusé  qui  a  raison, 
où  les  juges  et  les  gens  de  police  se  liguent  contre 
lu  vérité.  SéditiiHise  au  plus  haut  degré,  l'histoire  de 
la  Passion,  répandue  par  des  millions  d'images  po- 
pulaires ,  montre  les  aigles  romaines  sanctionnant  le 
plus  inique  des  supplices,  des  soldats  l'exécutant,  un 


VIE   DE  JÉSUS.  457 

préfet  l'ordonnant.  Quoi  coup  pour  toutes  les  puis- 
sances établies  !  Elles  ne  s'en  sont  jamais  bien  rele- 
vées. Comment  prendre  à  l'égard  des  pauvres  gens 
des  airs  d'infaillibilité,  quand  on  a  sur  la  conscience 
la  grande  méprise  de  Gethsémani'? 

4.  Ce  sentiment  populaire  vivait  encore  en  Bretagne  au  temps 
de  mon  enfance.  Le  gendarme  y  était  considéré,  corume  ailleurs 
e  juif,  avec  une  sorte  de  répulsion  pieuse  ;  car  c'est  lui  qui  arrêta 
iésusl 


CHAPITRE    XXVIII. 


CARACTÈRE     ESSENTIEL    DE    l'ŒCVRB    DE    JÉSDS. 


Jésus,  on  le  voit,  n'étendit  jamais  son  action  en 
dehors  du  judaïsme.  Quoique  sa  sympathie  pour  tous 
les  dédaignés  de  l'orthodoxie  le  portât  à  admettre  les 
païens  dans  le  royaume  de  Dieu,  quoiqu'il  ait  plus 
d'une  fois  résidé  en  terre  païenne,  et  qu'une  ou  deux 
fois  on  le  surprenne  en  rapports  bienveillants  avec 
des  infidèles',  on  peut  dire  que  sa  vie  s'écoula  tout 
entière  dans  le  petit  monde,  très-fermé,  où  il  était 
né.  Les  pays  grecs  et  romains  n'entendirent  pas  par- 
ler de  lui  ;  son  nom  ne  figure  dans  les  auteurs  pro- 
fanes que  cent  ans  plus  tard,  et  encore  d'une  façon 
indirecte,  à  propos  des  mouvements  séditieux  pro- 
voqués par  sa  doctrine  ou  des  persécutions  dont  ses 
disciples   furent   l'objet  '.    Dans   le  sein   même  du 

4.  Mallli.,  viii,  5  et  suiv.  ;  Luc,  vu,  4  etsuiv.  ;  Jean,  xii,  20  et 
suiv.  Comp.  Jos.,  .4»/.,  XVIII,  m,  3. 
t.  Tacite,  Ann.j  XV,  4b,  Suétone,  Claude,  i5. 


VIE  DE  JESUS.  iS9 

judaïsme,  Jésus  ne  fit  pas  une  impression  bien  du- 
rable. Philon,  mort  vers  l'an  50,  n'a  aucun  soupçon 
de  lui.  Josèphe,  né  l'an  37,  et  écrivant  sur  la  fin  du 
siècle,  mentionne  son  exécution  en  quelques  lignes', 
comme  un  événement  d'une  importance  secondaire  ; 
dans  rénumération  des  sectes  de  son  temps,  il  omet 
les  chrétiens*.  Juste  de  Tibériade,  historien  contem- 
porain de  Josèphe,  ne  prononçait  pas  le  nom  de  Jésus'. 
La  Mischna,  d'un  autre  côté,  n'oflre  aucune  trace  de 
l'école  nouvelle;  les  passages  des  deux  Gémares  où 
le  fondateur  du  christianisme  est  nommé  n'ont  pas 
été  rédigés  avant  le  iv'^  ou  le  v'  siècle*.  L'œuvre  es- 
sentielle de  Jésus  fut  de  créer  autour  de  lui  un  cercle 
de  disciples  auxquels  il  inspira  un  attachement  sans 
bornes,  et  dans  le  sein  desquels  il  déposa  le  germe 
de  sa  doctrine.  S'être  fait  aimer,  «  à  ce  point  qu'après 
sa  mort  on  ne  cessa  pas  de  laimcr,  »  voilà  le  chef- 

1.  Anl.,  XVIII,  III,  3.  Co  passage  a  été  aliéné  par  une  main 
cliiélioniie. 

2.  Anl..  XVIII,  i;  /?.  J.,  I!,  vin;  Vita.  2. 

3.  Pliotius,  Bibl.,  cud.  xxxiii. 

4.  Talm.  de  Jérusalom,  Sanhédrin,  xiv,  10  ;  Aboda  zara,  ii,  2; 
Scituhhalkj  XIV,  4;  Talm.  de  Babylone,  Saiihcdrin ,  43  a,  67  a; 
Schubtmlh,  ^O^^b,^^ftb.  Comp.  Chagiga,  ib;  Gillin,  57  a,  W  a. 
Les  deux  Gémares  empruntent  la  plupart  do  leurs  données  J^ur  Jésus 
à  une  légende  Lurlosque  et  obscène,  inventéo  par  les  adversaires 
du  christianisme  et  sans  valeur  Lislorique.  Cf.  Origène,  Contre 
Celse,  i,  28,  32. 


«CO  ORIGINES   DU    CHRISTIANISME. 

d'œuvre  de  Jésus  et  ce  qui  frappa  le  plus  ses  con- 
temporains*. Sa  doctrine  était  quelque  chose  de  si 
peu  dogmatique  qu'il  ne  songea  jamais  à  l'écrire  ni 
à  la  faire  écrire.  On  était  son  disciple  non  pas  en 
croyant  ceci  ou  cela,  mais  en  s'attachant  à  sa  per- 
sonne et  en  l'aimant.  Quelques  sentences  recueillies 
d'après  les  souvenirs  de  ses  auditeurs,  et  surtout  son 
type  moral  et  l'impression  qu'il  avait  laissée ,  furent 
ce  qui  resta  de  lui.  Jésus  n'est  pas  un  fondateur  de 
dogmes,  un  faiseur  de  symboles;  c'est  l'initiateur  du 
monde  à  un  esprit  nouveau.  Les  moins  chrétiens  des 
hommes  furent ,  d'une  part ,  les  docteurs  de  l'Eglise 
grecque,  qui,  h  partir  du  iv'  siècle,  engagèrent  le 
christianisme  dans  une  voie  de  puériles  discussions 
métaphysiques,  et,  d'une  autre  part,  les  scolastiques 
du  moyen  âge  latin,  qui  voulure-nt  tirer  de  l'Évangile 
les  milliers  d'articles  d'une  «  Somme  »  colossale. 
Adhérer  à  Jésus  en  vue  du  royaume  de  Dieu,  voilà 
te  qui  s'appela  d'abord  être  chrétien. 

On  comprend  de  la  sorte  comment,  pjir  une  des- 
tinée exceptionnelle,  le  cliristianisme  pur  se  présente 
encore,  au  bout  de  dix-huit  siècles,  avec  le  caractère 
d'une  religion  universelle  et  éternelle.  C'est  qu'en 
ellet  la  religion  de  Jésus  est  à  quelque^  égards  la 

4.  Jos.,  Anl.,  XVIII.  111,3 


VIE    DE  JESDS.  461 

religion  dcfinilive.  Fruit  d'un  mouvement  des  âmes 
parfaitement  spontané,  dégagé  à  sa  naissance  de 
toute  étreinte  dogmatique,  ayant  lutté  trois  cents  ans 
pour  la  liberté  de  conscience,  le  christianisme,  mal- 
gré les  chutes  qui  ont  suivi,  recueille  encore  les  fruits 
de  cette  excellente  origine.  Pour  se  renouveler,  il  n'a 
qu'à  revenir  à  l'Évangile.  Le  royaume  de  Dieu,  tel 
que  nous  le  concevons,  diffère  notablement  de  l'ap- 
parition surnaturelle  que  les  premiers  chrétiens  espé- 
raient voir  éclater  dans  les  nues.  Mais  le  sentiment 
que  Jésus  a  introduit  dans  le  monde  est  bien  le  nôtre. 
Son  parfait  idéalisme  est  la  plus  haute  règle  de  la  vie 
détachée  et  vertueuse.  11  a  créé  le  ciel  des  âmes 
pures,  où  se  trouve  ce  qu'on  demande  en  vain  à  la 
terre,  la  parfaite  noblesse  des  enfants  de  Dieu,  la 
sainteté  accomplie,  la  totale  abstraction  des  souil- 
lures du  monde,  la  liberté  enfin,  que  la  société  réelle 
exclut  comme  une  impossibilité,  et  qui  n'a  toute 
son  amplitude  que  dans  le  domaine  de  la  pensée. 
Le  grand  maître  de  ceux  qui  se  réfugient  en  ce 
paradis  idéal  est  encore  Jésus.  Le  premier,  il  a  pro- 
clamé la  royauté  de  l'esprit;  le  premier,  il  a  dit,  au 
moins  par  ses  actes  :  «  Mon  royaume  n'est  pas  de 
ce  monde.  »  La  fondation  de  la  vraie  religion  est  bien 
son  œuvre.  Après  lui,  il  n'y  a  plus  qu'à  développer 
et  k  féconder. 


402  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

«  Christianisme  »  est  ainsi  devenu  presque  syno- 
nyme de  «  religion  ».  Tout  ce  qu'on  fera  en  dehors 
de  cette  grande  et  bonne  tradition  chrétienne  sera 
stérile.  Jésus  a  fondé  la  religion  dans  l'humanité, 
comme  Socrate  y  a  fondé  la  philosophie,  comme 
Aristote  y  a  fondé  la  science.  Il  y  a  eu  de  la  philo- 
sophie avant  Socrate  et  de  la  science  avant  Aristote. 
Depuis  Socrate  et  depuis  Aristote,  la  philosophie  et 
la  science  ont  fait  d'immenses  progrès;  mais  tout  a 
été  bâti  sur  le  fondement  qu'ils  ont  posé.  De  même, 
avant  Jésus,  la  pensée  religieuse  avait  traversé  bien 
des  révolutions;  depuis  Jésus,  elle  a  fait  de  grandes 
conquêtes  :  on  n'est  pas  sorti ,  cependant ,  on  ne 
sortira  pas  de  la  notion  essentielle  que  Jésus  a  créée; 
il  a  fixé  pour  toujours  la  manière  dont  il  faut  con- 
cevoir le  culte  pur.  La  religion  de  Jésus  n'est  pas 
limitée.  L'Eglise  a  eu  ses  époques  et  ses  phases; 
elle  s'est  renfermée  dans  des  symboles  qui  n'ont  eu 
ou  qui  n'auront  qu'un  temps  :  Jésus  a  fondé  la  reli- 
gion absolue,  n'excluant  rien,  ne  déterminant  rien  si 
ce  n'est  le  sentiment.  Ses  symboles  ne  sont  pas  des 
dogmes  arrêtés  ;  ce  sont  des  images  susceptibles  d'in- 
terprétations indéfinies.  On  chercherait  vainement  une 
proposition  théoiogique  dans  l'Evangile.  Toutes  /es 
professions  de  foi  sont  des  travestissements  de  l'idée 
de  Jésus,  à  peu  près  comme  la  scolastiquc  du  moyen 


VIE  DE  JÊSDS.  *63 

âge,  en  proclamant  Aristote  le  maître  unique  d'une 
science  achevée,  faussait  la  pensée  d" Aristote.  Aris- 
tote, s'il  eût  assisté  aux  débats  de  l'école,  eût  répudié 
cette  doctrine  étroite;  il  eût  été  du  parti  de  la  science 
progressive  contre  la  routine,  qui  se  couvrait  de  son 
autorité  ;  il  eût  applaudi  à  ses  contradicteurs.  De 
même,  si  Jésus  revenait  parmi  nous,  il  reconnaîtrait 
pour  disciples,  non  ceux  qui  prétendent  le  renfermer 
tout  entier  dans  quelques  phrases  de  catéchisme,  mais 
ceux  qui  travaillent  à  le  continuer.  La  gloire  étemelle, 
dans  tous  les  ordres  de  grandeurs,  est  d'avoir  posé  la 
première  pierre.  Il  se  peut  que,  dans  la  «  Physique  «> 
el  dans  la  «  Météorologie  »  des  temps  modernes,  il  ne 
se  retrouve  pas  un  mot  des  traités  d" Aristote  qui  por- 
tent ces  titres;  Aristote  n'en  reste  pas  moins  le  fonda- 
teur de  la  science  de  la  nature.  Quelles  que  puissent 
être  les  transformations  du  dogme,  Jésus  restera  en 
religion  le  créateur  du  sentiment  pur;  le  Sermon  sur 
la  montagne  ne  sera  pas  dépassé.  Aucune  révolution 
ne  fera  que  nous  ne  nous  rattachions  en  religion  à 
la  grande  famille  intellectuelle  et  morale  en  tête  de 
laquelle  brille  le  nom  de  Jésus.  En  ce  sens,  nous 
sommes  chrétiens,  même  quand  nous  nou?  séparons 
sur  presque  tous  les  points  de  la  tradition  chrétienne 
qui  nous  a  précédés. 

Et  celte  grande  fondation  fut  bien  l'œuvre  person- 


464  ORIGINES   DU    CHRISTIANISME. 

nelle  de  Jésus.  Pour  s'être  fait  adorer  à  ce  point,  i! 
faut  qu'il  ait  été  adorable.  L'amour  ne  va  pas  sans 
un  objet  digne  de  l'allumer,  et  nous  ne  saurions  rien 
de  Jésus  si  ce  n'est  la  passion  qu'il  inspira  à  son  en- 
tourage, que  nous  devrions  affirmer  encore  qu'il  fut 
grand  et  pur.  La  foi,  l'enthousiasme,  la  constance 
de  la  première  génération  chrétienne  ne  s'expliquent 
qu'en  supposant  à  l'origine  de  tout  le  mouvement 
un  homme  de  proportions  colossales.  A  la  vue  des 
merveilleuses  créations  des  âges  de  foi,  deux  im- 
pressions également  funestes  à  la  bonne  critique  his- 
torique s'élèvent  dans  l'esprit.  D'une  part,  on  est 
porté  à  supposer  ces  créations  trop  impersonnelles; 
on  attribue  à  une  action  collective  ce  qui  souvent  a 
été  l'œuvre  d'une  volonté  puissante  et  d'un  esprit 
supérieur.  D'un  autre  côté,  on  se  refuse  à  voir  des 
hommes  comme  nous  dans  les  auteurs  de  ces  mou- 
vements extraordinaires  qui  ont  décidé  du  sort  de 
l'humanité.  Prenons  un  sentiment  plus  large  des  pou- 
voirs que  la  nature  recèle  en  son  sein.  Nos  civilisa- 
tions, régies  par  une  police  minutieuse,  ne  sauraient 
nous  donner  aucune  idée  de  ce  que  valait  l'homme  ci 
des  époques  où  roriginalité  de  chacun  avait  pour  se 
développer  un  champ  plus  libre.  Supposons  un  soli 
taire  demeurant  dans  les  carrières  voisines  de  nos 
capitales,  sortant  de  là  de  temps  en  temps  pour  se 


VIE  DE   JESUS.  WS 

présenter  aux  palais  des  souverains,  forçant  la  con- 
signe, et,  d'un  ton  impérieux,  annonçant  aux  rois 
l'approche  des  révolutions  dont  il  a  été  le  promoteur. 
Celte  idée  seule  nous  fait  sourire.  Tel,  cependant,  fut 
Élio.  Elis  le  Thesbite,  de  nos  jours,  ne  franchirait 
pas  le  guichet  dos  Tuileries.  La  prédication  de  Jésus, 
sa  libre  activité  en  Galilée  ne  sont  pas  moins  incon- 
cevables dans  les  conditions  sociales  auxquelles  nous 
sommes  habitués.  Dégagées  de  nos  conventions  po- 
lies, exemptes  de  l'éducation  uniforme  qui  nous  raf- 
fine, mais  qui  diminue  si  fort  notre  individualité,  ces 
âmes  entières  portaient  dans  l'action  une  énergie  sur- 
prenante. Elles  nous  apparaissent  comme  les  géants 
d'un  âge  héroïque  qui  n'aurait  pas  eu  de  réalité. 
Erreur  profonde  !  Ces  hommes-là  étaient  nos  frères  ; 
ils  eurent  notre  taille,  sentirent  et  pensèrent  comme 
nous.  Mais  le  souITle  de  Dieu  était  libre  chez  eux; 
chez  nous,  il  est  enchaîné  par  les  liens  de  fer  d'une 
société  mesquine  et  condamnée  k  une  irrémédiable 
médiorrilc. 

Plaçons  donc  au  plus  haut  sommet  de  la  gran- 
deur humaine  la  personne  de  Jésus.  Ne  nous  laissons 
pas  égarer  par  des  déliances  exagérées  en  présence 
d'une  légende  qui  nous  tient  toujours  dans  un  monde 
surhumain.  La  vie  de  François  d'Assise  n'est  aussi 
qu'un  tissu  de  miracles.  A-t-on  jamais  ilouti-  cepen- 


«66  OniGlXES  DU  CHRISTIANISME. 

dant  de  l'existence  et  du  rôle  de  François  d'Assise? 
Ne  disons  pas  que  la  gloire  de  la  fondation  du 
christianisme  doit  revenir  à  la  foule  des  premiers 
chrétiens,  et  non  à  celui  que  la  légende  a  déifié. 
L'inégalité  des  hommes  est  bien  plus  marquée  en 
Orient  que  chez  nous.  Là ,  il  n'est  pas  rare  de  voir 
s'élever,  au  milieu  d'une  atmosphère  générale  de 
méchanceté,  des  caractères  dont  la  grandeur  nous 
étonne.  Bien  loin  que  Jésus  ait  été  créé  par  ses 
disciples,  Jésus  se  montre  en  tout  supérieur  à  ses 
disciples.  Ceux-ci,  saint  Paul  et  peut-être  saint  Jean 
exceptés,  étaient  des  hommes  sans  invention  ni  gé- 
nie. Saint  Paul  lui-même  ne  supporte  aucune  com- 
paraison avec  Jésus,  et,  quant  à  saint  Jean,  il  n'a 
guère  fait,  en  son  Apocalypse,  que  s'insj)irer  de  la 
poésie  de  Jésus .  De  là  l'immense  supériorité  des 
Evangiles  au  milieu  des  écrits  du  Nouveau  Testa- 
ment. De  là  ce  sentiment  de  chute  pénible  qu'on 
éprouve  en  passant  de  l'histoire  de  Jésus  à  celle  des 
apôtres.  Les  évangélistes  eux-mêmes ,  qui  nous  ont 
légué  l'image  de  Jésus,  sont  si  fort  au-dessous  de 
celu:  dont  ils  parlent  que  sans  cesse  ils  le  défigu- 
rent, faute  d'atteindre  à  sa  hauteur.  Leurs  écrits  sont 
pleins  d'erreurs  et  de  contre-sens.  On  entrevoit  à 
chaque  ligne  un  original  d'une  beauté  divine  trahi 
par  dos  rédacteurs  (pii  ne  le  comprennent  pas,  et 


VIE   DE  JÉSUS.  467 

qui  substituent  leurs  propres  idées  à  celles  qu'ils  ne 
saisissent  qu'à  demi .  En  somme ,  le  caractère  de 
Jésus,  loin  d'avoir  été  embelli  par  ses  biographes,  a 
(Hé  rapetissé  par  eux.  La  critique,  pour  le  retrouver 
tel  qu'il  fut,  a  besoin  d'écarter  une  série  de  méprises, 
provenant  de  la  médiocrité  d'esprit  des  disciples. 
Ceux-ci  l'ont  peint  comme  ils  le  concevaient,  et  sou- 
vent, en  croyant  l'agrandir,  l'ont  en  réalité  amoindri. 
Je  sais  que  nos  principes  modernes  sont  plus 
d'une  fois  blessés  dans  cette  légende ,  conçue  par 
une  autre  race,  sous  un  autre  ciel,  au  milieu  d'au- 
tres besoins  sociaux.  Il  est  des  vertus  qui,  à  quelques 
égards,  sont  plus  conformes  à  notre  goût.  L'honnête 
et  suave  Marc-Aurèle,  l'humble  et  doux  Spinoza, 
n'ayant  pas  cru  faire  de  miracles,  ont  été  exempts 
de  quelques  erreurs  que  Jésus  partagea.  Le  second, 
dans  son  obscurité  profonde,  eut  un  avantage  que 
Jésus  ne  chercha  pas.  Par  notre  extrême  délicatesse 
dans  l'emploi  des  moyens  de  conviction,  par  notre 
sincérité  absolue  et  notre  amour  désintéressé  de 
l'idée  pure,  nous  avons  fondé,  nous  tous  qui  avons 
voué  notre  vie  h.  la  science,  un  nouvel  idéal  de  mo- 
ralité. Mais  les  appréciations  de  l'histoire  gén('rale 
ne  doivent  pas  se  renfermer  dans  des  considérations 
de  mérite  personnel.  Marc-Aurèlc  et  ses  nobles 
maîtres  ont  été  sans  action   durable  sur  le   monde. 


468  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

Marc-Aurèle  laisse  après  lui  des  livres  délicieux,  un 
fils  exécrable,  un  monde  qui  s'en  va.  Jésus  reste 
pour  l'humanité  un  principe  inépuisable  de  renais- 
sances niorales.  l^  philosophie  ne  suffit  pas  au 
grand  nombre.  Il  lui  faut  la  sainteté.  Un  Apollonius 
de  Tyane,  avec  sa  légende  miraculeuse,  devait  avoir 
plus  de  succès  qu'un  Socrate,  avec  sa  froide  raison. 
«  Socrate,  disait-on,  laisse  les  hommes  sur  la  terre, 
Apollonius  les  transporte  au  ciel  ;  Socrate  n'est  qu'un 
sage,  Apollonius  est  un  dieu'.  »  La  religion,  jusqu'à 
nos  jours,  n'a  jamais  existé  sans  une  part  d'ascé- 
tisme, de  piété,  de  merveilleux.  Quand  on  voulut, 
après  les  /Vntonins,  faire  une  religion  de  la  philoso- 
phie ,  il  fallut  transformer  les  philosophes  en  saints, 
écrire  la  «  Vie  édifiante  »  de  Pylhagorc  et  de  Plotin, 
leur  prêter  une  légende,  des  vertus  d'abstinence  et 
de  contemplation ,  des  pouvoirs  surnalur3ls ,  sans 
lesquels  on  ne  trouvait  près  du  sièclo  ni  créance  ni 
autorité. 

Gardons -nous  donc  de  mutiler  l'histoire  pour 
satisfaire  nos  mesquines  susceptibilités.  Qui  de  nous, 
pygmées  que  nous  sommes ,  pourrrat  faire  ce  qu'ont 
fait    l'extravagant    François   d'Assise ,    l'hystérique 


r  Philostram,   Vie  d' Apollonius.  IV,  J;  VI!,  14;  VIll,  7;  Eu- 
nape,  Vies  des  Sophiste:,  p.  464,  500  (édit.  Didot) 


VIE    DE   JÉSDS.  W9 

sainte  Thérèse  ?  Que  !a  médecine  ait  des  noms  pour 
exprimer  ces  grands  écarts  de  la  nature  humaine; 
qu'elle  soutienne  que  le  génie  est  une  maladie  du 
cerveau;  qu'elle  voie  dans  une  certaine  délicatesse 
morale  un  commencement  d'étisie  ;  qu'elle  classe 
l'enthousiasme  et  l'amour  parmi  les  accidents  ner- 
veux, peu  importe.  Les  mots  de  sain  et  de  malade 
sont  tout  relatifs.  Qui  n'aimerait  mieux  être  malade 
comme  Pascal  que  bien  portant  comme  le  vulgaire? 
Les  idées  étroites  qui  se  sont  répandues  de  nos  jours 
sur  la  folie  égarent  de  la  façon  la  plus  grave  nos  ju- 
gements historiques  daas  les  questions  de  ce  genre. 
Un  état  où  l'on  dit  des  choses  dont  on  n'a  pas  con- 
science, où  la  pensée  se  produit  sans  que  la  volonté 
l'appelle  et  la  règle,  expose  maintenant  un  homme 
à  être  séquestré  comme  halluciné.  Autrefois ,  cela 
s'appelait  prophétie  et  inspiration.  Les  plus  belles 
choses  du  monde  sont  sorties  d'accès  de  fièvre;  toute 
création  éminente  entraîne  une  rupture  d'équilibre; 
l'enfantement  est  par  loi  de  nature  un  état  violent. 

Certes,  nous  reconnaissons  que  le  christianisme  est 
une  œuvre  trop  complexe  pour  avoir  été  le  fait  d  un 
seul  homme.  En  un  sens,  l'humanité  entière  y  colla- 
bora. Il  n'y  a  pas  de  monde,  si  muré  qu'il  soit,  qui 
ne  reçoive  quelque  vent  du  dehors.  L'histoire  est 
pleine  de  synchronismes  étranges,  qui  font  que,  sans 


470  ORIGINES    DU   CIiniSTlANISME. 

avoir  communiqué  entre  elles ,  des  fractions  de  l'es- 
pèce humaine  très-éloignées  les  unes  des  autres  arri- 
vent en  même  temps  à  des  idées  et  à  des  imagina- 
tions presque  identiques.  Au  xin'  siècle,  les  Latins, 
les  Grecs,  les  Syriens,  les  juifs,  les  musulmans  font 
de  la  scolastique ,  et  à  peu  près  la  même  scolastique, 
de  York  à,  Samarkand;  au  xiv'  siècle,  tout  le  monde 
se  livre  au  goût  de  l'allégorie  mystique,  en  Italie,  en 
Perse,  dans  l'Inde;  au  xvi%  l'art  se  développe  d'une 
manière  presque  semblable  en  Italie  et  à.  la  cour 
des  Grands  Mogols,  sans  que  saint  Thomas,  Barhé- 
braeus,  les  rabbins  de  Narbonne,  les  molécallemm 
de  Bagdad  se  soient  connus,  sans  que  Dante  et  Pé- 
trarque aient  vu  aucun  soufi,  sans  qu'aucun  élève 
des  écoles  de  Pérouse  ou  de  Florence  ait  passé  à 
Dehli.  On  dirait  de  grandes  influences  courant  le 
monde  à  la  manière  des  épidémies ,  sans  distinc- 
tion de  frontière  et  de  race.  Le  commerce  des  idées 
dans  l'espèce  humaine  ne  s'opère  pas  seulement 
par  les  livres  ou  l'enseignement  direct.  Jésus  igno- 
rait jusqu'au  nom  de  Bouddha,  de  Zoroaslre,  de 
Platon  ;  il  n'avait  lu  aucun  livre  grec,  aucun  soulra 
bouddhique,  et  cependant  il  y  a  en  lui  plus  d'un  élé- 
ment qui,  sans  qu'il  s'en  doutât,  venait  du  boud- 
diiisme,  du  parsisme,  de  la  sagesse  grecque.  Tout 
cela  se  faisait  par  des  canaux  secrets  et  par  cette 


VIE  DE  JÉSUS.  471 

espèce  de  sympathie  qui  existe  entre  les  diverses 
portions  de  l'iiurnanité.  Le  grand  homme  par  un 
côté,  reçoit  tout  de  son  temps;  par  un  autre,  il  do- 
mine son  temps.  Montrer  que  la  religion  fondée  par 
Jésus  a  été  la  conséquence  naturelle  de  ce  qui  avait 
précédé,  ce  n'est  pas  en  diminuer  l'excellence  ;  c'est 
prouver  qu'elle  a  eu  sa  raison  d'être,  qu'elle  fut 
légitime,  c'est-à-dire  conforme  aux  instincts  et  aux 
besoins  du  cœur  en  un  siècle  donné. 

Est-il  plus  juste  de  dire  que  Jésus  doit  tout  au  ju- 
daïsme et  que  sa  grandeur  n'est  pas  autre  chose  que 
la  grandeur  du  peuple  juif  lui-même?  Personne  plus 
que  moi  n'est  disposé  à  placer  haut  ce  peuple  unique, 
qui  semble  avoir  reçu  le  don  particulier  de  contenir 
dans  son  sein  les  extrêmes  du  bien  et  du  mal.  Sans 
doute,  Jésus  sort  du  judaïsme;  mais  il  en  sort  comme 
Socrate  sortit  des  écoles  de  sophistes,  comme  Luther 
sortit  du  moyen  âge,  comme  Lamennais  du  catholi- 
cisme, comme  Rousseau  du  xviii'  siècle.  On  est  de 
son  siècle  et  de  sa  race,  même  quand  on  proteste 
contre  son  siècle  et  sa  race.  Loin  que  Jésus  soit  le 
continuateur  du  judaïsme ,  ce  qui  caractérise  son 
œuvre  c'est  la  rupture  avec  l'esprit  juif.  En  suppo- 
sant qu'à  cet  égard  sa  pensée  puisse  prêter  à  quelque 
équivoque ,  la  direction  générale  du  christianisme 
après  lui  n'en  permet  pas.  Le  christianisme  a  été 


«7S  ORIGINES    DD   CHRISTIANISME. 

s'éloignant  de  plus  en  plus  du  judaïsme.  Son  perfec- 
tionnement consistera  à  revenir  à  Jésus ,  mais  non 
certes  à  revenir  au  judaïsme.  La  grande  originalité 
du  fondateur  reste  donc  entière;  sa  gloire  n'admet 
aucun  légitime  partageant. 

Sans  contredit,  les  circonstances  furent  pour  beau- 
coup dans  le  succès  de  cette  révolution  merveilleuse; 
mais  les  circonstances  ne  secondent  que  les  tentatives 
iustes  et  bonnes.  Chaque  branche  du  développement 
de  l'humanité,  art,  poésie,  religion,  rencontre,  en 
traversant  les  âges,  une  époque  privilégiée,  où  elle 
atteint  la  perfection  sans  effort  et  en  vertu  d'une  sorte 
d'instinct  spontané.  Aucun  travail  de  rédexion  ne 
réussit  à  produire  ensuite  les  clefs- d'oeuvre  que  la 
nature  crée  à  ces  moments  ~  là  par  des  génies  inspi- 
rés. Ce  que  les  beaux  siècles  de  la  Grèce  furent  pour 
les  arts  et  les  lettres  profanes,  le  siècle  de  Jésus  le 
fut  pour  la  religion.  La  société  juive  offrait  l'état  in- 
tellectuel et  moral  le  plus  extraordinaire  que  l'espèce 
humaine  ait  jamais  traversé.  C'était  une  de  ces  heures 
divines  où  les  grandes  choses  se  produisent  d'elles- 
mêmes  par  la  conspiration  de  mille  forces  cachées, 
où  les  belles  âmes  trouvent  pour  les  soutenir  un  (lot 
d'admiration  et  de  sympathie.  Le  monde,  délivré  de 
la  tyrannie  fort  étroite  des  petites  républi(|ues  muni- 
cipales, jouissait  d'une  grjuide  liberté.  Le  despotisme 


VIE   DE  JÉSDS.  4T3 

romain  ne  se  fit  sentir  d'une  façon  désastreuse  que 
beaucoup  plus  tard,  et  d'ailleurs  il  fut  toujours  moins 
pesant  dans  les  provinces  éloignées  qu'au  centre  de 
l'empire.  Nos  petites  tracasseries  préventives,  bien 
plus  meurtrières  que  les  supplices  pour  les  choses 
de  l'esprit,  n'existaient  pas.  Jésus,  pendant  trois  ans, 
put  mener  une  vie  qui,  dans  nos  sociétés,  l'eût  con- 
duit vingt  fois  devant  les  tribunaux.  Les  lois  en 
vigueur  de  nos  jours  sur  l'exercice  illégal  de  la  mé- 
decine eussent  suITi  pour  lui  fermer  la  carrière.  D'un 
autre  côté  ,  la  dynastie  ,  d'abord  incrédule  ,  des  Ué- 
rodcs  s'occupait  peu  alors  des  mouvements  religieux; 
sous  les  Asmonéens,  Jésus  eiit  été  probablement  ar- 
rêté dès  ses  premiers  pas.  Un  novateur,  dans  un  tel 
état  de  société,  ne  risquait  que  la  mort,  et  la  mort 
est  bonne  à  ceux  qui  travaillent  pour  l'avenir.  Qu'on 
se  figure  Jésus,  réduit  à  porter  jusqu'à  soixante  ou 
soixante  et  dix  ans  le  faideau  de  sa  divinité,  perdant 
sa  flamme  céleste,  s'usant  peu  à  peu  sous  les  néces- 
sités d'un  rôle  inouï  !  Tout  favorise  ceux  qui  sont 
marqués  d'un  signe;  ils  vont  à  la  gloire  par  une 
sorte  d'entraînement  invincible  et  d'ordre  fatal. 

Cette  sublime  personne,  qui  chaque  jour  préside 
encore  au  destin  du  monde,  il  est  permis  de  l'appe- 
ler divine,  non  en  ce  sens  que  Jésus  ait  absorbé  tout 
le  divin,  ou  lui  ait  été  identique,  mais  en  ce  sens  que 


éW  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

Jésus  e-it  l'individu  qui  a  fait  faire  à  son  espèce  le  plus 
grand  pas  vers  le  divin.  L'humanité  prise  en  masse 
offre  un  assemblage  d'êtres  bas,  égoïstes ,  supérieurs 
à  l'animal  en  cela  seul  que  leur  égoïsme  est  plus 
réOéchi.  Cependant,  au  milieu  de  cette  uniforme  vul- 
garité, des  colonnes  s'élèvent  vers  le  ciel  et  attes- 
tent une  plus  noble  destinée.  Jésus  est  la  plus  haute 
de  ces  colonnes  qui  montrent  à  l'homme  d"où  il  vient 
et  oîi  il  doit  tendre.  En  lui  s'est  condensé  tout  ce 
qu'il  y  a  de  bon  et  d'élevé  dans  notre  nature.  Il  n'a 
pas  été  impeccable;  il  a  vaincu  les  mêmes  passions 
que  nous  combattons;  aucun  ange  de  Dieu  ne  l'a 
conforté,  si  ce  n'est  sa  bonne  conscience;  aucun  Sa- 
tan ne  l'a  tonte,  si  ce  n'est  celui  que  chacun  porte  en 
son  cœur.  De  même  que  plusieurs  de  ses  grands 
côtés  sont  perdus  pour  nous  par  suite  de  l'inintelli- 
gence de  ses  disciples,  il  est  probable  aussi  que 
beaucoup  de  ses  fautes  ont  été  dissimulées.  i\lais 
jamais  personne  autant  que  lui  n'a  fait  prédominer 
dans  sa  vie  l'intérêt  de  l'humanité  sur  les  vanités 
mondaines.  Voué  sans  réserve  à  son  idée,  il  y  a  su- 
bordonné toute  chose  à  un  tel  degré  que  l'univers 
n'exista  plus  pour  lui.  C'est  par  cet  accès  de  volonté 
héroïque  qu'il  a  conquis  le  ciel.  Il  n'y  a  pas  eu 
d'homme,  Çakya-Mouni  peut-être  excepté,  qui  ait  à 
ce  point  foulé  aux  pieds  la  famille,  les  joies  de  ce 


VIE   DE   JÉSUS.  475 

monde,  tout  soin  temporel.  Il  ne  vivait  que  de  son 
Père  et  de  la  mission  divine  qu'il  avait  lacouvicLion 
de  remplir. 

Pour  nous,  éternels  enfants,  condamnes  à  l'im- 
puissance, nous  qui  travaillons  sans  moissonner,  et 
ne  verrons  jamais  le  fruit  de  ce  que  nous  avons 
semé,  inclinons -nous  devant  ces  demi -dieux.  Ils 
surent  ce  que  nous  ignorons  :  créer,  affirmer,  agir. 
La  grande  originalité  renaîtra-t-elle,  ou  le  monde  se 
contentcra-t-il  désormais  de  suivre  les  voies  ouvertes 
par  les  hardis  créateurs  des  vieux  âges?  Nous  l'igno- 
rons. Mais,  quels  que  puissent  être  les  phénomènes 
inattendus  de  l'avenir,  Jésus  ne  sera  pas  surpassé. 
Son  culte  se  rajeunira  sans  cesse;  sa  légende  provo-. 
qucra  des  larmes  sans  fin  ;  ses  souffrances  attendri- 
ront les  meilleurs  cœurs;  tous  les  siècles  proclame- 
ront qu'entre  les  fils  des  hommes,  il  n'en  est  pas  né 
de  plus  grand  que  Jésus. 


rin     DE     Lt     VIR     DE     JÉSUS. 


APPENDICE 


»«    l'oSACE   qu'il    CONVIENT    DE     FMRK     DD     0  C  *  T  R  I  È  M  E     ÉTANCIH 
EN    ÉCRIVANT    LA    VIE    DE    JÉSUS. 


La  \)\u9.  ^'pando  diiïiculté  qui  se  présente  à  l'historinn  de 
lésus  csi  l'appréciation  des  sources  sur  lesquelles  une  telle 
histoire  s'appuie.  D'une  part,  quelle  est  la  valeur  des  Évan- 
giles dits  synoptiques?  De  l'autre,  quel  rmploi  convient-il  de 
faire  du  quatrième  Kvaiigile  en  écrivant  la  vie  de  Jésus?  Sur 
le  premier  point,  tous  ceux  qui  s'occupent  de  ces  études 
selon  la  métiiode  critique,  sont  d'accoid  pour  le  fond.  Les 
synoptiques  repri'^senlent  la  tradition,  souvent  léi,'endaire, 
di'S  diux  ou  trois  premières  gtînératinns  chrétiennes  sur  la 
personne  de  Jésus.  Cela  laisse  beaucoup  iriiiccriiiiKJe  ijaus 
l'a|)plic.ation,  et  oblige  à  employer  continuellement  dans  le 
récit  les  formules  :  «  On  disait  que.,.  »,  «  Les  uns  racon- 
taient que...»,  etc.  Mais  cela  sudii  pour  nous  renscu'uei  mit 
laplivsinnoriiieRénéraledu  fondateur,  sur  l'allure  et  les  ir:iit> 
principaux  de  son  enseignement,  et  luéuie  sur  les  <ircon- 
stauces  les  plus  importantes  de  sa  vie.  Les  narrateurs  de  la 


478  VIE   DE  JESUS. 

vie  de  Jésus  qui  se  bornent  à  l'emploi  des  s^'noptiques  ne 
diffirent  pas  plus  les  uns  des  autres  que  les  narrateurs 
de  la  vie  de  Mahomet  qui  font  usage  des  hadiih.  Les  bio-, 
graphes  du  prophète  arabe  peuvent  penser  diversement 
sur  la  valeur  de  telle  ou  telle  anecdote.  Mais,  en  somme, 
tout  le  monde  est  d'accord  sur  la  valeur  des  hadiih;  tout 
le  monde  les  range  dans  la  classe  de  ces  documents  tradi- 
tionnels et  légendaires,  vrais  à  leur  manière,  mais  non 
comme  les  documents  précis  de  l'histoire  proprement  dite. 
Sur  le  second  point,  je  veux  dire  sur  l'emploi  qu'il  con- 
vient de  faire  du  quatrième  Évangile,  il  y  a  désaccord.  J'ai 
fait  usage  de  ce  document ,  avec  infiniment  de  réserves  et 
de  précautions.  Selon  d'excellents  juges ,  j'aurais  dû  n'en 
faire  aucun  usage,  à  l'exception  peut-être  des  chapitres  xviii 
et  XIX,  renfermant  le  récit  de  la  Passion.  Presque  toutes  les 
critiques  éclairées  que  j'ai  reçues  à  propos  de  mon  ouvrage 
sont  d'accord  sur  ce  point.  Je  n'en  ai  pas  été  surpris;  car  je 
ne  pouvais  ignorer  l'opinion  assez  contraire  à  la  valeur  his- 
torique du  quatrième  Évangile  qui  règne  dans  les  écoles 
libérales  de  théologie  '.  Des  objections  venant  dhomnies 
si  compétents  me  faisaient  un  devoir  de  soumettre  mon 
opinion  à  un  nouvel  examen.  Laissant  de  côté  la  question 
de  savoir  qui  a  écrit  le  quatrième  Évangile,  je  vais  suivre 
cet  Évangile  paragraphe  par  paragraphe,  comme  s'il  venait 
de  sortir  sans  nom  d'auteur  d'un  manuscrit  nouvellement 
déco'wert.  Faisons  abstraction  de  toute  idée  préconçue,  et 
tiichons  de  nous  rendre  compte  des  impressions  que  pro- 
duirait sur  nous  cet  écrit  singulier. 

\.  On  pput  voir  tous  les  arKunientsqne  les  m.illrcs  do  ces  écoles  font 
¥al()ir  contre  le  quatrième  Évangile,  exposés  avec  force  dans  lo  tiavuil  de 
M.  Scliolten,  traduit  par  M.  Réville  (/àTue  de  théologit.  3'  térii ,  tomes  II, 

m,  IV). 


APPENDICE.  479 

§  1.  Le  fU'biit  (i,  1-1  Zi)  nous  jetterait  tout  d'abord  dar»s  de 
violents  soupçons.  Ce  début  nous  transporte  en  pleine 
théologie  a[jostoiique,  n'offre  aucune  ressemblance  avec  les 
sjnoptiques,  présente  des  idées  fort  différentes  assurément 
de  celles  de  Jésus  et  de  ses  vrais  disciples.  Tout  d'abord,  ce 
prologue  nous  avertit  que  l'ouvrage  en  question  ne  peut 
être  une  simple  histoire,  transparente  et  impersonnelle 
comme  le  récit  de  Marc  par  exemple,  que  l'auteur  a  une 
théologie,  qu'il  veut  prouver  une  thèse,  à  savoir  que  Jésus 
est  le  logos  divin.  De  grandes  précautions  nous  sont  donc 
commandées.  Faut-il,  cependant,  sur  cette  première  page, 
rejeter  le  livre  tout  entier  et  voir  une  imposture  dans  ce 
verset  U  ',  où  l'auteur  déclare  avoir  été  témoin  des  événe- 
ments qui  composent  l'histoire  de  Jésus? 

Ce  serait,  je  crois,  une  conclusion  prématurée.  Un  ouvrage 
rempli  d'intentions  théologiques  peut  renfermer  de  précieux 
renseignements  historiques.  Les  synoptiques  n'écrivent-ils 
pas  avec  la  constante  préoccupation  de  montrer  que  Jésus 
a  réalisé  toutes  les  prophéties  messianiques?  Renonçons- 
nous  pour  cela  à  chercher  un  fond  d'histoire  en  leurs  récits? 
La  théorie  du  torjos,  si  fort  développée  dans  notre  Évangile, 
n'est  pas  une  raison  pour  le  rejeter  au  milieu  ou  à  la  fin  du 
II*  siècle.  La  croyance  que  Jésus  était  le  logos  de  la  théo- 
logie alexandrine  dut  se  présenter  de  bonne  heure  et  d'une 
façon  très -logique.  Le  fondateur  du  christianisme  n'eut 
heureusement  aucune  idée  de  ce  genre.  Mais  ,  dès  l'an  68, 
il  est  déjà  appelé  «  le  Verbe  de  Dieu  »  '.  ApoUos,  qiM  était 
d'Alexandrie,  et  qui  paraît  avoir  ressemblé  à  Philnn,  passe 
déjà,  vers  l'an  t»7,  pour  un  prédicateur  nouveau,  ayaut  des 


i.  Comp.  1"  t'pltro  de  Jean,  i,  1. 
8.  Apoc,  XII ,  13. 


480  VIE   DE  JESUS. 

doctrines  à  part.  Ces  idées  s'accordaient  parfaitement  avec 
l'état  d'esprit  où  se  trouva  la  communauté  chrétienne, 
quand  on  désespéra  de  voir  Jésus  apparaître  bientôt  dans 
les  nues  en  Fils  de  l'homme.  Un  changement  du  même 
genre  paraît  s'être  opéré  dans  les  opinions  de  saint  Paul. 
On  sail  la  dilTércncc  qu'il  y  a  entre  les  [ironiières  épîtres  de 
cet  apôtre  f>t  les  dernières.  L'espérance  de  la  prochaine 
venue  du  Christ,  qui  remplit  les  deux  épîtres  aux  Thessalo- 
niciens.  par  exemple,  disparaît  vers  la  fin  de  la  vie  de 
Paul;  l'apôtre  se  tourne  alors  vers  un  autre  ordre  d'imagi- 
nations. La  doctrine  de  l'épître  aux  Colossiens  a  de  grandes 
analogies  avec  celle  du  quatrième  Évangile,  Jésus  étant  pré- 
senté dans  ladite  épître  comme  l'image  du  Dieu  inv  sible, 
le  pri'mier-né  de  toute  créature,  par  lequel  tout  a  été  créé, 
qui  était  avant  toute  chose  et  par  lequel  tout  subsiste,  dans 
lequel  la  plénitude  de  la  Divinité  habite  corporellement  '. 
N'est-ce  pas  là  le  Verbe  de  Philon?  Je  sais  qu'on  rejette 
l'authenticité  de  l'épître  aux  Colossiens,  mais  pour  des  rai- 
sons tout  à  fait  insullisantcs,  selon  moi.  Ces  changements 
de  théorie,  ou  plutôt  de  style,  chez  les  hommes  de  ces 
temps  pleins  d'ardente  passion,  sont,  dans  certaines  limites, 
une  chose  admissible.  Pourquoi  la  crise  qui  s'était  produite 
dans  rame  de  saint  Paul  ne  se  serait-elle  pas  produite  chez 
d'autres  hommes  apostoliques  dans  les  dernières  années 
du  premier  siècle?  Quand  le  «  royaume  de  Dieu  »,  toi  que 
le  figurent  les  synoptiques  et  l'Apocalypse,  fut  devenu  une 
chimère,  on  se  jeta  dans  la  métaphjsi(]ue  La  théorie  du 
lofjos  fut  la  conséquence  des  désappointements  de  la  pre- 
mière géiiéraiion  chrétienne.  On  transporta  dans  l'idéal  ce 
qu'un  avait  esjiéré  voir  se  réaliser  dans  Tordre  des  faits. 

t.  I,  15  et  suiv.;  Il ,  <.*  et  suif. 


APPENDICE.  »M 

Chaque  retard  que  Jésus  mettait  à  venir  était  un  pas  de  plus 
vers  sa  divinisation;  et  cela  est  si  vrai  que  c'est  juste  à 
l'heure  où  le  dernier  rêve  millénaire  disparaît  que  la  divi- 
nité de  Jésus  se  proclame  d'une  manière  absolue. 

§  2.  Revenons  à  notre  texte.  Selon  l'usage  consacré, 
l'évangéliste  commence  son  récit  par  la  mission  de  Jean- 
Baptiste.  Ce  qu'il  dit  des  rapports  de  Jean  avec  Jésus  est 
parallèle  sur  beaucoup  de  points  à  la  tradition  des  synopti- 
ques; sur  d'autres  points,  la  divergence  est  considérable. 
Ici  encore,  l'avantage  n'est  pas  en  faveur  du  texte  que  nous 
examinons.  La  théorie,  bientôt  chère  à  tous  les  chrétiens, 
d'après  laquelle  Jean  proclama  le  rôle  divin  de  Jésus,  est 
tout  à  fait  exagérée  par  notre  auteur.  Les  choses  sont  plus 
ménagées  dans  les  synoptiques,  où  Jean  conserve  jusqu'à 
la  fin  des  doutes  sur  le  caractère  de  Jésus  et  lui  envoie  une 
ambassade  pour  le  questionner  ' .  Le  récit  du  quatrième 
Évangile  implique  un  parti  pris  tout  à  fait  tranché,  et  nous 
confirme  dans  l'idée  que  nous  avait  inspirée  le  prologue, 
à  savoir,  que  l'auteur  vise  à  prouver  plutôt  qu'à  raconter. 
Nous  découvrons  cependant,  dès  à  présent,  que  l'auteur, 
tout  en  différant  beaucoup  des  synoptiques ,  possède  en 
commun  avec  eux  plusieurs  traditions,  il  cite  les  mêmes 
prophéties;  il  croit  comme  eux  à  une  colombe  qui  serait 
descendue  sur  la  tête  de  Jésus  sortant  du  baptême.  Mais 
son  récit  est  moins  naïf,  plus  avancé ,  plus  mûr,  si  j'ose  le 
dire.  In  seul  trait  m'arrête,  c'est  le  v.  28,  fixant  les  lieux 
avec  précision.  Mettons  que  la  désignation  Betnania  soit 
inexacte  (on  no  cotmaît  pas  do  lîéthanie  dans  ces  parages 
et  les  interprètes  grecs  y  ont  fort  arbitrairement  substitué 
Bélhabara),  qu'importe?  l^n  théologien  n'ayant  rien  de  juif, 

t    MkUh.,  Il ,  2  et  luiv.;  I.iir,  vu,  10  et  au  t. 


185  VIE  DE  JÈSDS. 

n'ayant  aucun  souvenir  direct  ou  indirect  de  Palestine,  nn 
pur  théoricien  comme  celui  que  révélait  le  prologue,  n'au- 
rait pas  mis  ce  trait-là.  Qu'importait  à  un  sectaire  d'Asie 
Mineure  ou  d'Alexandrie  ce  détail  topographique?  Si  l'au- 
teur l'a  mis,  c'est  qu'il  avait  une  raison  matérielle  de  le 
mettre,  soit  dans  les  documents  qu'il  possédait,  soit  dans 
des  souvenirs.  Déjà,  donc,  nous  arrivons  à  penser  que 
notre  théologien  peut  bien  nous  apprendre  sur  la  vie  de 
Jésus  des  choses  que  les  synoptiques  ignorent.  Rien  certes 
ne  prouve  le  témoin  oculaire.  Mais  il  faut  supposer  au 
moins  que  l'auteur  avait  d'autres  sources  que  celles  que 
nous  avons,  et  que  pour  nous  il  peut  bien  avoir  la  valeur 
d'un  original. 

§  3.  A  partir  du  v.  35,  nous  lisons  une  série  de  conver- 
sions d'apôtres,  liées  entre  elles  d'une  façon  peu  naturelle, 
et  qui  ne  répondent  pas  aux  récits  des  synoptiques.  Peut- 
on  dire  que  les  récits  de  ces  derniers  aient  ici  une  supério- 
rité historique?  Non.  Les  conversions  d'apôtres  racontées 
par  les  synoptiques  sont  toutes  coulées  dans  un  même 
moule;  on  sent  un  type  légendaire  et  idyllique  s' appli- 
quant indistinctement  à  tous  les  récits  de  ce  genre.  Les 
petits  récits  du  quatrième  Évangile  ont  plus  de  caractère 
et  des  arêtes  moins  effacées.  Ils  ressemblent  bien  à  des 
souvenirs  mal  rédigés,  d'un  des  apôtres.  Je  sais  que  les 
récits  des  gens  simples,  des  enfants,  sont  toujours  très- 
délaillés.  Je  n'insiste  pas  sur  les  minuties  du  v.  39.  i\Inis 
pourquoi  cette  idée  de  rattacher  la  première  conversion  de 
disciples  au  séjour  de  Jésus  près  de  Jean-Baptiste  '  ?  D'où 
viennent  ces  particularités  si  précises  sur  Philippe,  sur  la 

1.  Je  remarqua,  snns  y  attaclior  o'importanre,  qiip  les  trois  premiers 
apôtres  nommés  pur  l'apias  (dans  KiisMio,  //.  E.,  III,  39)  sont  rangea 
•elon  l'ordre  où  Un  figurent  d'abord  dans  notre  Évangile, 


APPENDICE.  483 

patrie  d'André  et  de  Pierre,  et  surtout  sur  Nathanaël?  Ce 
personnage  est  propre  à  notre  Évangile.  Je  ne  peux  tenir 
pour  des  inventions  faites  une  centaine  d'années  après  Jésus 
et  fort  loin  de  Palestine,  les  traits  si  précis  qui  se  rappor- 
tent à  lui.  Si  c'est  un  personnage  symbolique ,  pourquoi 
s'inquiéter  de  nous  apprendre  qu'il  est  de  Cana  de  Galilée*, 
ville  que  notre  évangéliste  paraît  particulièrement  bien 
connaître?  Pourquoi  aurait-on  inventé  tout  cela?  Nulle  in- 
tention dogmatique  ne  se  laisse  entrevoir,  si  ce  n'est  dans 
lev.  51,  placé  dans  la  bouche  de  Jésus.  Nulle  intention 
symbolique  surtout.  Je  crois  aux  intentions  de  ce  genre, 
quand  elles  sont  indiquées  et,  si  j'ose  le  dire,  soulignées 
par  l'auteur.  Je  n'y  crois  pas  quand  l'allusion  n.ystique  ne 
se  révèle  pas  d'elle-même.  L'exégète  allégoriste  ne  parle 
jamais  à  domi-mot;  il  étale  son  argument,  y  insiste  avec 
complaisance.  J'en  dis  autant  dos  nombres  sacramentels. 
Los  adversaires  du  quatrième  Évangile  ont  remarqué  que 
les  miracles  qu'il  rapporte  sont  au  nombre  de  sept.  Si  l'au- 
teur en  faisait  lui-mrme  le  compte,  cela  serait  grave  et 
prouverait  le  parti  pris.  L'auteur  n'en  faisant  pas  le  compte 
il  ne  faut  voir  là  qu'un  hasard. 

La  discussion  est  donc  ici  assez  favorable  à  notre  texte. 
Les  versets  35-51  ont  un  tour  plus  historique  que  les  pas- 
sages correspondants  des  synoptiques.  Il  semble  que  le 
quatrième  évangéliste  connaissait,  mieux  que  les  autres 
narrateurs  de  la  vie  de  Jésus  ce  qui  concerne  la  vocation 
des  apôtres;  j'admet5  que  c'est  à  l'école  de  Jean-Hapliste 
que  Jésus  s'attacha  les  premiers  disciples  dont  le  nom  est 
resté  célèbre;  je  pense  que  les  principaux  apôtres  avaient 
été  disciples  de  Jean -Baptiste  avant  de  l'être  de  Jésus,  et 

1.  Jean,  xji,  %. 


U*  VIE  DE  JÉSUS. 

j'explique  par  là  l'importance  que  toute  la  prcmii^re  gêné 
ration  chrétienne  accorde  à  Jean  -  Baptiste.  Si ,  comme  le 
veut  la  savante  école  hollandaise,  cette  importance  était  en 
partie  factice  et  conçue  presque  uniquement  pour  appuyer 
le  rôle  de  Jésiis  sur  une  autorité  incontestée,  pourquoi  cùt- 
on  choisi  Jean-Baptiste,  homme  qui  n'eut  une  grande  répu- 
tation que  dans  la  famille  chrétienne?  Le  vrai,  selon  moi, 
est  que  Jean -Baptiste  n'était  pas  seulement  pour  les  dis- 
ciples de  Jésus  un  simple  garant,  mais  qu'il  était  pour  eux 
im  premier  maître,  dont  ils  raltaciiaient  indissolublement 
le  souvenir  aux  commencements  mêmes  de  la  mission  de 
Jésus'.  Un  fait  d'importance  majeure,  le  baptême  conservé 
par  le  christianisme  comme  l'introduction  obligée  à  la  vie 
nouvelle,  est  une  marque  d'origine  qui  atteste  encore  d'une 
façon  t'isible  que  le  christianisme  fut  d'abord  une  branche 
détachée  de  l'école  de  Jean-Baptiste. 

Le  quatrième  Kvangile  se  bornerait  donc  à  ce  premier 
chapitre,  qu'il  faudrait  le  définir  «  un  fragment  composé 
de  traditions  ou  de  souvenirs  écrits  tard  et  engagés  dans 
une  théologie  fort  éloignée  de  l'esprit  évangélique  primitif, 
une  page  de  biographie  légendaire,  où  l'auteur  accepte  les 
faits  traditionnels,  les  transforme  souvent,  mais  n'invente 
rien  ».  Si  l'on  parle  de  biographie  a  priori,  c'est  bien  plu- 
tôt dans  les  synoptiques  que  je  trouve  une  biographie  de 
cette  sorte.  Ce  sont  les  synoptiques  qui  font  naître  Jésus  à 
Bethléhem,  qui  le  font  aller  en  Egypte,  qui  lui  amènent  les 
mages,  etc.,  pour  les  besoins  de  la  cause.  C'est  Luc  qui 
crée  ou  admet  des  personnages  qui  n'ont  peut-être  jamais 
existé'.  Les  prophéties  messianiques,  en  particulier,  préoc- 


1.  Voir  Act.,  I,  21-22;  x,  37;  xiti,  2i;  xi\,  4. 

t.  L«s  noms  des  parents  de  Jeau-Baptiste,  dan«  l.uc,  semblent  flc^ 


APPENDICE.  *85 

cupent  notre  auteur  moine  que  les  synoptiques,  et  pro- 
duisent chez  lui  moins  de  récits  fabuleux.  En  d'autres 
termes,  nous  arrivons  déjà,  en  ce  qui  concerne  le  qua- 
trième Évangile,  à  la  distinclion  du  fond  narratif  et  du  fond 
doctrinal.  Le  premier  se  montre  à  nous  comme  pouvant 
être  supérieur  en  certains  points  à  celui  des  synoptiques; 
mais  le  second  est  à  une  grande  distance  des  vrais  discours 
de  Jésus,  tels  que  les  synoptiques  et  surtout  Matthieu  nous 
les  ont  conservés. 

Une  circonstance  aussi  nous  frappe  dès  à  présent.  L'au- 
teur veut  que  les  deux  premiers  disciples  de  Jésus  aient  été 
André  et  un  autre  disciple.  André  gagne  ensuite  Pierre,  soi 
frère,  lequel  se  trouve  ainsi  rejeté  un  peu  dans  l'ombre.  Le 
second  disciple  n'est  pas  nommé.  Mais ,  en  comparant  ce 
passage  à  d'autres  que  nous  rencontrerons  plus  tard,  on 
est  amené  à  croire  que  ce  disciple  innomé  n'est  autre  que 
l'auteur  de  l'Évangile,  ou  du  moins  celui  que  l'on  veut  faire 
passer  pour  l'auteur.  Dans  les  derniers  chapitres  du  livre, 
en  effet,  nous  verrons  le  narrateur  parler  de  lui-même  avec 
un  certain  mystère,  et,  chose  frappante,  affecter  encore  de 
se  mettre  avant  Pierre,  tout  en  reconnaissant  la  supériorité 
hiérarciiique  de  ce  dernier.  Remarquons  aussi  que,  dans 
les  synoptiques,  la  vocation  de  Jean  est  rattachée  de  très- 
près  à  celle  de  Pierre;  que,  dans  les  Actes,  Jean  figure 
habituellement,  comme  compagnon  de  Pierre.  Une  double 
didiculté  s'olTre  donc  à  nous.  Car,  si  le  disciple  innomé  est 
vraiment  Jean,  fils  de  Zébédée,  on  est  amené  à  penser  que 
Jean,  fils  de  Zébédée,  est  l'autour  de  notre  Évangile;  sup- 
poser qu'un  faussaire,  voulant  faire  croire  que  l'auteur  est 


UN.  Annp.  fille  de  Ph:iDiicl,  le  vieillard  Siméon,  ZacU'Jc  tuDt  uisei  det 
penoonBijci  douieui. 


486  VIE  DE  JÉSUS. 

Jean,  ait  eu  l'attention  de  ne  pas  nommer  Jean  et  de  le  dé- 
signer d'une  façon  énigmatique,  c'est  lui  prêter  un  artifice 
assez  bizarre.  D'un  autre  côté,  comprend-on  que,  si  l'au- 
teur réel  de  notre  Évangile  a  commencé  par  être  disciple 
de  Jean-Baptiste,  il  parle  de  ce  dernier  d'une  façoii  telle- 
ment peu  historique  que  les  Évangiles  synoptiques  sur  ce 
point  lui  soient  supérieurs? 

§  h-  Le  paragraphe  n  ,  1-12,  est  un  récit  de  miracle 
comme  il  s'en  trouve  tant  dans  les  synoptiques.  11  y  a  dans 
l'agencement  du  récit  un  peu  plus  de  mise  en  scène, 
quelque  chose  de  moins  naïf;  néanmoins  le  fond  n'a  rien 
qui  sorte  de  la  couleur  générale  de  la  tradition.  Les  synop- 
tiques ne  parlent  pas  de  ce  miracle;  mais  il  est  tout  naturel 
que,  dans  la  riche  légende  merveilleuse  qui  circulait,  les 
uns  connussent  un  trait,  les  autres  un  autre.  L'explication 
allégorique,  fondée  princii)alument  sur  le  verset  10,  et 
d'après  laquelle  l'eau  et  le  vin  seraient  l'ancienne  et  la 
nouvelle  alliance,  prête,  je  crois,  à  l'auteur  une  pensée  qu'il 
n'avait  pas.  Le  verset  11  prouve  qu'aux  yeux  de  ce  dernier, 
lout  le  récit  n'a  qu'un  but  :  manifester  la  puissance  de 
Jésus.  La  mention  de  la  petite  ville  de  Cana  et  du  séjour 
qu'y  fait  la  mère  de  Jésus  n'est  pas  à  négliger.  Si  le  mi- 
racle de  l'eau  changée  en  vin  avait  été  inventé  par  l'auteur 
du  quatrième  Evangile,  comme  le  supposent  lus  adversaires 
de  la  valeur  historique  dudit  Évangile,  pourquoi  ce  trait? 
Les  versets  11  et  12  font  une  bonne  suite  de  faits.  Qu'im- 
portaient de  pareilles  circonstances  topograpiiiqucs  à  des 
chrétiens  helléniques  du  ii''  siècle?  Les  Évangiles  apocry- 
|)hes  ne  procèdent  pas  comme  cela,  lis  sont  vagues,  sans 
circonstances  locales  ,  faits  par  des  gens  et  pour  des  gens 
qui  ne  se  soucient  pas  de  la  Palestine.  Ajoutons  qu'ail- 
leurs notre  évangéliste  parle  encore  de   Cana   de   tîali- 


APPENDICE.  ^i^ 

lée  * ,  petite  ville  tout  à  fait  obscure.  Pourquoi  s'être  plu  à 
créer  après  coup  une  célébrité  à  cette  bourgade,  dont  certes 
les  chrétiens  demi-gnostiques  d'Asie  Mineure  devaiea.  peu 
se  souvenir? 

§  5.  Ce  qui  suit  à  partir  du  verset  13  est  d'un  haut  inté- 
rêt et  constitue  pour  notre  Évangile  un  triomphe  décisif. 
Selon  les  synoptiques,  Jésus,  depuis  le  commencement  de 
sa  vie  publique,  ne  fait  qu'un  voyage  à  Jérusalem.  Le  st-jour 
de  Jésus  en  cette  ville  dure  peu  de  jours,  après  lesquels  il 
est  mis  à  mort.  Cela  souffre  d'énormes  difficultés  que  je  ne 
répète  pas  ici,  les  ayant  touchées  dans  la  «  Vie  de  Jésus  ». 
Quelques  semaines  (en  supposant  que  l'intention  des  synop- 
tiques aille  jusqu'à  prêter  cette  durée  à  l'intervalle  qui 
s'écoule  entre  l'entrée  triompliale  et  la  mort)  ne  suffisent 
pas  pour  tout  ce  que  Jésus  dut  faire  à  Jérusalem*.  Beau- 
coup des  circonstances  placées  par  les  synoptiques  en  Gali- 
lée, surtout  les  luttes  avec  les  pharisiens,  n'ont  guère  de 
sens  qu'à  Jérusalem.  Tous  les  événements  qui  suivent  la 
mort  de  Jésus  prouvent  que  sa  secte  avait  de  fortes  racines 
à  Jérusalem.  Si  les  choses  s'étaient  passées  comme  le 
veulent  Matthieu  et  Marc,  le  christianisme  se  fût  surtout 
développé  en  Galilée.  Des  transplantés  depuis  quelques  jours 
n'eussent  pas  choisi  Jérusalem  pour  leur  capitale'.  Saint 
Paul  n'a  pas  un  souvenir  pour  la  Galilée;  pour  lui,  la  reli- 
•gion  nouvelle  est  née  à  Jérusalem.  Le  quatrième  Évangile, 
qui  admet  plusieurs  voyages  et  de  longs  séjours  de  Jésus 
dans  la  capitale,  paraît  donc  bien  plus  dans  le  vrai.  Luc 


1.  IV,  40;  XII,  2. 

2.  Obgcrvei,  par  exemple,  combien  les  faiu  des  chapitres  xxi-tXT  lia 
Matthieu  sont  mal  agcnci^s,  sans  jour  et  sans  espace. 

3.  Luc  parait  suiitlr  cela  et  pràvieut  la  UilUcullé  par  uuo  rilvi^latioa 
tixiv,  10;  /le/.,  1,4). 


488  VIE  DE  JÊSDS. 

semble  ici  avoir  une  secrète  harmonie  avec  notre  écrivain , 
ou  plutôt  flotter  entre  deux  systèmes  opposés  ^  Cela  est 
très-important;  car  nous  relèverons  bientôt  d'autres  circon- 
stances où  Luc  côtoie  l'auteur  du  quatrième  Évangile  et 
semble  avoir  eu  connaissance  des  mêmes  traditions. 

Mais  voici  qui  est  bien  frappant.  La  première  circon- 
stance des  séjours  à  Jérusalem  rapportée  par  notre  Évan- 
gile est  aussi  rapportée  par  les  synoptiques  et  placée  par 
eux  presque  à  la  veille  de  la  mort  de  Jésus.  C'est  la  circon- 
stance des  vendeurs  chassés  du  temple.  Est-ce  à  un  Galilécn, 
au  lendemain  de  son  arrivée  à  Jérusalem,  qu'on  peut  attri- 
buer avec  vraisemblance  un  tel  acte,  qui  pourtant  dut  avoir 
quelque  réalité,  puisqu'il  est  rapporté  par  les  quatre  textes? 
Dans  l'agencement  chronologique  du  récit,  l'avantage 
appartient  tout  entier  à  notre  auteur.  II  est  évident  que  les 
synoptiques  ont  accumulé  sur  les  derniers  jours  des  cir- 
constances que  leur  fournissait  la  tradition  et  qu'ils  ne 
savaient  pas  où  placer. 

Maintenant,  se  pose  une  question  qu'il  est  temps  d'éclair- 
cir.  Déjà  nous  avons  trouvé  notre  évangéliste  possédant 
beaucoup  de  traditions  en  commun  avec  les  synoptiques  (le 
rôle  de  Jean-Bapliste,  la  colombe  du  baptême,  l'étymologic 
du  nom  de  Céphas,  les  noms  de  trois  au  moins  des  apô- 
tres, les  vendeurs  chassés).  Notre  évangéliste  puise-t-il  cela 
dans  les  synoptiques?  Non,  puisque  sur  ces  circonstances 
mêmes  il  présente  avec  eux  des  différences  importnntes. 
D'où  lui  viennent  donc  ces  récits  communs?  De  la  tradition 
évidemment,  ou  de  ses  souvenirs.  Mais  que  veut  dire  cela, 
sinoN  que  l'auteur  nous  a  légué  une  version  originale  de  la 
vie  de  Jésus,  que  cette  vie  doit  être  mise  tout  d'abord  sur 

1.  IX,  51  et  »iiiv.;  n,  '25  et  suiv.,  38  et  suiv.;  xvii,  11. 


APPENDICE.  *S9 

le  même  pied  que  les  autres  biographies  de  Jésus,  sauf 
ensuite  à  se  décider  dans  le  détail  par  des  motifs  de  préfé- 
rence ?  Un  inventeur  o  priori  d'une  vie  de  Jésus,  ou  bien 
n'aurait  rien  de  commun  avec  les  synoptiques,  ou  bien  les 
paraphraserait  comme  font  les  apocryphes.  LMntention  sym- 
bolique et  dogmatique  serait  chez  lui  bien  plus  sensible.  Tout 
dans  ses  récits  aurait  un  sens  et  une  intention.  Il  n'y  aurait 
pas  de  ces  circonstances  indifférentes,  désintéressées  en 
quelque  sorte,  qui  abondent  dans  notre  récit.  Rien  ne  res- 
semble moins  à  la  biographie  d'un  éon  ;  ce  n'est  pas  ainsi 
que  l'Inde  écrit  ses  vies  de  Krischna,  raconte  les  incarnations 
de  Vischnou.  Ln  exemple  de  ce  genre  de  composition,  dans 
les  premiers  siècles  de  notre  ère,  c'est  la  Pisté  Sophia  attri- 
buée à  Valentin  '.  Là,  rien  de  réel,  tout  est  vraiment  symboli- 
que et  idéal.  J'en  dirai  autant  de  «  l'Évangile  de  Nicodème  », 
composition  artificielle,  toute  fondée  sur  des  métaphores. 
De  notre  texte  à  de  pareilles  amplifications  il  y  a  un  abîme, 
et,  s'il  fallait  à  tout  prix  trouver  l'analogue  de  ces  amplifi- 
cations parmi  les  Évangiles  canoniques,  ce  serait  dans  les 
synoptiques  bien  plus  que  dans  notre  Évangile  qu'il  faudrait 
le  chercher. 

§  6.  Suit  (n,  18  et  suiv.)  un  autre  incident,  dont  la  rela- 
tion avec  le  récit  des  synoptiques  n'est  pas  moins  remar- 
quable. Ceux-ci,  ou  du  moins  Matthieu  et  .Marc,  rapportent, 
à  propos  du  procès  de  Jésus  et  de  l'agonie  sur  le  Golgotha, 
un  mot  que  Jésus  aurait  prononcé  et  qui  aurait  été  l'une 
dos  causes  principales  de  sa  condamnation  :  «  Détruisez 
ce  temple,  et  je  le  rebâtirai  en  trois  jours.  »  Les  synop- 
liquc9  ne  disent  pas  que  Jésus  eût  tenu  ce  propos;  au 


1.  Retrouvée  (lacs  uqc  vcrsiou  copte  cl  tr..duite  pur  M.  ScIiwarUe 
(berliii,  ISoly. 


490  VIE  DE  JÉSUS. 

contraire,  ils  traitent  cela  de  faux  témoignage.  Notre  évan- 
géliste  raconte  que  Jésus  prononça  en  effet  le  mot  incri- 
miné. A-t-il  pris  ce  mot  dans  les  synoptiques?  C'est  peu 
probable;  car  il  en  donne  une  version  différente  et  même 
une  explication  allégorique  (v.  21-22),  que  ne  connaissent 
pas  les  synoptiques.  11  semble  donc  qu'il  tenait  ici  une  tra- 
dition originale,  plus  originale  même  que  celle  des  synop- 
tiques ,  puisque  ceux-ci  ne  citent  pas  directement  le  mot 
de  Jésus ,  et  n'en  rapportent  que  l'écho.  11  est  vrai  qu'en 
plaçant  ce  mot  deux  ans  avant  la  mort  de  Jésus,  le  rédac- 
teur du  quatrième  Évangile  obéit  à  une  idée  qui  ne  semble 
pas  des  plus  heureuses. 

Remarquez  le  trait  d'histoire  juive  du  v.  20;  il  est  d'as- 
sez bon  aloi  et  suffisamment  d'accord  avec  Josèphe^ 

§  7.  Les  versets  u,  23-25  seraient  plutôt  défavorables  à 
notre  texte;  ils  sont  lents,  froids,  traînants;  ils  sentent 
l'apologiste,  le  polémiste.  Ils  prouvent  une  rédaction  réflé- 
chie et  bien  postérieure  à  celle  des  synoptiques. 

§  8.  Voici  maintenant  l'épisode  de  Nicodème  (m,  1-21). 
Je  sacrifie  naturellement  toute  la  conversation  de  Jésus  avec 
ce  pharisien.  C'est  un  morceau  de  théologie  apostolique  et 
non  évangélique.  Une  telle  conversation  n'aurait  pu  être 
racontée  que  par  Jésus  ou  par  Nicodème.  Les  deux  hypo- 
thèses sont  également  invraisemblables.  A  partir  du  v.  12, 
d'ailleurs,  l'auteur  oublie  le  personnage  qu'il  a  mis  en 
scène,  et  se  lance  dans  un  développement  général  adressé 
à  tous  les  juifs.  C'est  ici  que  nous  voyons  poindre  un  dos 
caractères  essentiels  de  notre  écrivain ,  son  goût  pour  les 
entretiens  théologiques,  sa  tendance  à  rattacher  de  tels 
entretiens  h  des  circonstances  plus  ou  moins  historiques. 

1.  Antiq.,  X\,ii,  7. 


APPENDICE.  491 

Les  morceaux  de  ce  genre  ne  nous  apprennent  rien  de  plus 
sur  la  doctrine  de  Jésus  que  les  dialogues  de  Platon  sur  la 
pensée  de  Socrate.  Ce  sont  des  compositions  artificielles, 
non  traditionnelles.  On  peut  encore  les  comparer  aux  ha- 
rangues que  les  historiens  anciens  ne  se  font  nul  scrupule 
de  prêter  à  leurs  héros.  Ces  discours  sont  fort  éloignés  du 
style  de  Jésus  et  de  ses  idées;  au  contraire,  ils  offrent  une 
similitude  complète  avec  la  théologie  du  prologue  (i,  l-H), 
où  l'auteur  parle  en  son  propre  nom.  La  circonstance  à 
laquelle  l'auteur  rattache  cet  entretien  est-elle  historique 
ou  est-elle  de  son  invention?  C'est  ce  qu'il  est  diliicile  de 
dire.  J'incline  cependant  pour  le  premier  parti;  car  le  fait 
est  rappelé  plus  bas  (xix,  39),  et  Nicodème  est  mentionné 
ailleurs  (vu,  50  et  suiv.).  Je  suis  porté  à  croire  que  Jésus 
eut  en  réalité  des  relations  avec  un  personnage  considérable 
de  ce  nom,  et  (]ue  l'auteur  de  notre  Évangile,  qui  savait 
ccia,  a  choisi  Nicodème,  comme  Platon  a  choisi  Phédon  ou 
Alcibiade,  pour  interlocuteur  d'un  de  ses  grands  dialogues 
théoriques. 

§  9.  Les  v.  22  et  suiv.  jusqu'au  v.  2  du  chap.  iv  nous 
transportent,  selon  moi,  en  pleine  histoire.  Ils  nous  mon- 
trent de  nouveau  Jésus  près  de  JeaivBaptiste,  mais  cette  fois 
avec  une  troupe  de  disciples  autour  de  lui.  Jésus  baptise 
comme  Jean,  attire  la  foule  plus  que  ce  dernier  et  a  de  plus 
grands  succès  que  lui.  Les  disciples  baptisent  comme  leur 
maître,  et  une  jalousie,  à  laquelle  les  deux  chefs  de  secte 
resicnt  suiiérieurs,  s'allume  entre  leurs  écoles.  Ceci  est  extrê- 
mement remarquable,  car  les  synoptiques  n'ont  rien  de 
pareil.  Pour  moi,  je  trouve  cet  épisode  très-vraisemblable. 
Ce  qu'il  a  d'inexpliqué  en  certains  détails  est  loin  d'in- 
firmer la  valt'ur  historique  de  l'ensemble.  C'étaient  la  des 
choses  fju'on  entendait  à  demi-mot  et  qui  vont  bieu  dans 


492  VIE  DE  JESOS. 

l'hypothèse  de  mémoires  personnels  écrits  pour  un  cercle 
réduit.  De  telles  obscurités,  au  contraire,  ne  s'exoliquent 
pas  dans  un  ouvrage  composé  uniquement  en  vue  de  faire 
prévaloir  certaines  idées.  Ces  idées  perceraient  partout;  il 
n'y  aurait  pas  tant  de  circonstances  singulières  et  sans 
signification  apparente.  La  topographie,  d'ailleurs,  a  ici  de 
la  précision  (v.  22-23).  On  ignore,  il  est  vrai,  ou  était 
Salim;  mais  Aîvcâv  est  un  trait  de  lumière.  C'est  le  mot 
^Enawan,  pluriel  chaldéen  de  Aïn  ou  /£)),  «  fontaine  ». 
Comment  voulez-vous  que  des  sectaires  hellénistes  d'Éphèse 
eussent  deviné  cela?  Ils  n'eussent  nommé  aucune  localité, 
ou  ils  en  eussent  nommé  une  très-connue,  ou  ils  eussent 
forgé  un  mot  impossible  sous  le  rapport  de  l'étymologie 
sémitique.  Le  trait  du  v.  2^  a  aussi  de  la  justesse  et  de 
la  précision.  Le  v.  25,  dont  la  liaison  avec  ce  qui  précède 
et  ce  qui  suit  ne  se  voit  pas  bien,  écarte  l'idée  d'une  com- 
position artificielle.  On  dirait  que  nous  avons  ici  des  notes 
mal  rédigées,  de  vieux  souvenirs  décousus,  mais  par  mo- 
ments d'une  grande  lucidité.  Quoi  de  plus  naïf  que  la  pen- 
sée du  v.  26  répétée  au  v.  1  du  chap.  iv?  Les  v.  27-36  sont 
d'un  tout  autre  caractère.  L'auteur  retombe  dans  ses  dis- 
cours, auxquels  il  est  impossible  d'attribuer  aucun  caractère 
d'authenticité.  Mais  le  v.  1  du  ch.  iv  est  de  nouveau  d'une 
rare  transparence,  et  quant  au  v.  2,  il  est  capital.  L'auteur, 
se  repentant  en  quelque  sorte  de  ce  qu'il  a  écrit,  et  crai- 
gnant qu'on  ne  tire  de  mauvaises  conséquences  de  son 
récit,  au  lieu  de  le  biiïor,  insère  une  parenthèse  en  nao;rante 
contradiction  avec  ce  qui  précède.  Il  ne  veut  plus  que  Jésus 
ait  baptisé;  il  prétend  que  ce  furent  seulement  ses  disciples 
qui  baptisèrent.  Mettons  que  le  v.  2  ait  été  ajouté  plus 
tard.  Il  Pti  restera  toujours  que  le  récit  m,  22  et  suiv. 
n'est  nullement  un  morceau  de  théologie  a  priori,  puis- 


APPENDICE.  403 

qu'au  contraire  le  théologien  a  priori  prend  la  plume  au 
V.  2  pour  contredire  ce  récit  et  lui  ôter  ce  qu'il  pouvait 
avoir  d'embarrassant. 

S  10.  Nous  arrivons  à  l'entrevue  de  Jésus  et  de  la  Sama- 
ritaine et  à  la  mission  chez  les  Samaritains  (iv,  1-/|2).  Luc 
connaît  cette  mission  *,  qui  probablement  fut  réelle.  Ici 
pourtant,  la  théorie  de  ceux  qui  ne  voient  dans  notre  Évan- 
gile qu'une  série  de  fictions  destinées  à  amener  des  exposés 
de  principes  pourrait  s'appliquer.  Les  détails  du  dialogue 
sont  évidemment  fictifs.  D'un  autre  côté,  la  topographie  des 
V.  3-6  est  satisfaisante.  Un  juif  de  Palestine  ayant  passé 
souvent  à  l'entrée  de  la  vallée  de  Sichem  a  pu  seul  écrire 
cela.  Les  versets  5-6  ne  sont  pas  exacts;  mais  la  tradition 
qui  y  est  mentionnée  a  pu  venir  de  Gen.,  xxxui,  19; 
XLVni,  22;  Jos.,  xxiv,  32.  L'auteur  semble  employer  un  jeu 
de  mols(Sic/iar  pour  Sichem-),  par  lequel  les  juifs  croyaient 
déverser  sur  les  Samaritains  une  amère  ironie'.  Je  ne  pense 
pas  qu'on  se  fût  si  fort  soucié  à  Kphèse  de  la  haine  qui  divi- 
sait les  Juifs  et  les  Samaritains,  et  de  l'interdit  réciproque 
qui  existait  entre  eux  (v.  9).  Les  allusions  qu'on  a  voulu  voir 
dans  les  versets  16-18  à  l'histoire  religieuse  de  la  Sama- 
rie  me  paraissent  forcées.  Le  v.  22  est  capital.  Il  coupe  en 
deux  le  mot  admirable:  «Femme,  crois-moi,  le  temps  e5t 
venu...  »  et  exprime  une  pensée  tout  opposée.  C'est  là,  ce 
semble,  une  correction  analogue  au  v.  2  de  ce  même  cha- 
pitre, où,  soit  l'auteur,  soit  un  de  ses  disciples,  corrige  une 
pensée  qu'il  trouve  dangereuse  ou  trop  hardie.  En  tout  cas, 

i.  II,  51  p(  sniv.;  xvii,  1 1. 

2.  Sichar  veut  dire  •  mensonge  ». 

3.  Les  miis>lnia"S  font  encore  journellement  de  ces  sortes  ds  cilcin- 
bours  injurieux,  pour  ditsimuler  leur  haine  sourooise  contre  les  Franra 
et  les  cbrélieni. 


W4  VIE   DE  JÉSDS. 

ce  verset  est  profondément  empreint  des  préjugés  juifs.  Je 
ne  le  comprends  plus,  s'il  a  été  écrit  vers  l'an  130  ou  150 
dans  la  fraction  du  christianisme  la  plus  détachée  du 
judaïsme.  Le  v.  35  est  exactement  dans  le  style  des  synop- 
tiques et  des  vraies  paroles  de  Jésus.  Reste  le  mot  splen- 
dide  (v.  21-23,  en  omettant  22).  11  n'y  a  pas  d'authenti- 
cité rigoureuse  pour  de  tels  mots.  Comment  admettre  que 
Jésus  o"u  la  Samaritaine  aient  raconté  la  conversation  qu'ils 
avaient  eue  ensemble  ?  La  manière  de  narrer  des  Orien- 
taux est  essentiellement  anecdotique;  tout  se  traduit  pour 
eux  en  faits  précis  et  palpables.  Nos  phrases  générales 
exprimant  une  tendance,  un  état  général ,  leur  sont  in- 
connues. C'est  donc  ici  une  anecdote  qu'il  ne  faut  pas 
admettre  plus  à  la  lettre  que  toutes  les  anecdotes  de  l'his- 
toire. Mais  l'anecdote  a  souvent  sa  vérité.  Si  Jésus  n'a 
jamais  prononcé  ce  mot  divin,  le  mot  n'en  est  pas  moins 
de  lui,  le  mot  n'eût  pas  existé  sans  lui.  Je  sais  que,  dans 
les  synoptiques,  il  y  a  souvent  des  principes  tout  con- 
traires, des  circonstances  où  Jésus  traite  les  non-juifs  avec 
beaucoup  de  dureté.  Mais  il  y  en  a  d'autres  aussi  où  l'es- 
prit de  largeur  qui  règne  en  ce  chapitre  de  Jean  se  re- 
trouve '.  il  faut  choisir.  C'est  dans  ces  derniers  passages 
que  je  vois  la  vraie  pensée  de  Jésus.  Les  autres  sont,  selon 
moi ,  des  taches  ,  des  lapsus  provenant  de  disciples  médio- 
crement capables  de  comprendre  leur  maître  et  trahissant 
sa  pensée. 

§  11.  Les  V.  /|3-ù5  du  ch.  iv  ont  quelque  chose  qui 
étonne.  L'auteur  veut  que  ce  soit  à  Jérusalem ,  à  l'époque 
des  fêtes,  que  Jésus  ait  fait  ses  grandes  démonstrations. 


1.  Matth.,  VIII,  11  etsuiv.;  xxiiW;  xxii,  1  et  suiv.;  XMV,   li;   xxviii, 
«9;  Marc,  mil,  10;xvi,15;  Luc,  iv,  26;  xxiv,  47. 


APPENDICE.  4S3 

Il  semble  que  ce  soit  là  chez  lui  un  système.  Mais  ce  au! 
prouve  qu'un  tel  système,  bien  qu'erroné,  se  rattachait  à 
des  souvenirs,  c'est  qu'il  l'appuie  (v.  iù)  d'une  parole  de 
Jésus  que  les  synoptiques  rapportent  aussi,  et  qui  a  un 
haut  caractère  d'authenticité. 

§  12.  Au  V.  ii6,  rappel  de  la  petite  ville  de  Cana,  qui  ne 
s'expliquerait  pas  dans  une  composition  artificielle  et  uni- 
quement dogmatique.  Puis  (v.  /i6-5/i),  un  miracle  de  guéri- 
son,  fort  analogue  à  ceux  qui  remplissent  les  synoptiques, 
et  qui  répond,  avec  des  variantes,  à  celui  qui  est  raconté 
dans  Matth.,  viii,  5  et  suiv.,  et  dans  Luc,  vu,  1  et  suiv.  Ceci 
est  très-remarquable;  car  ceci  prouve  que  l'auteur  n'ima- 
gine pas  ses  miracles  à  plaisir,  qu'en  les  racontant  il  suit 
une  tradition.  Kn  somme,  sur  les  sept  miracles  qu'il  men- 
tionne, il  n'y  en  a  que  deux  (les  noces  de  Cana  et  la  résur- 
rection de  Lazare)  dont  il  n'y  ait  pas  de  trace  dans  les 
synoptiques.  Les  cinq  autres  s'y  retrouvent  avec  des  diffé- 
rences de  détail. 

§  13.  Le  ch.  v  fait  un  morceau  à  part.  Ici,  les  procédés 
de  l'auteur  se  montrent  à  nu.  11  raconte  un  miracle  qui  est 
censé  s'être  passé  à  Jérusalem  avec  des  traits  de  mise  en 
scène  destinés  à  rendre  le  prodige  plus  frappant,  et  il  saisit 
cette  occasion  pour  placer  de  longs  discours  dogmatiques  et 
polémiques  contre  les  Juifs.  L'auteur  invente-t-il  le  miracle 
ou  le  prend-il  dans  la  tradition?  S'il  l'invente,  on  doit  ad- 
mettre au  moins  qu'il  avait  habité  Jérusalem,  car  il  connaît 
bien  la  ville  (v.  2  et  suiv.).  Il  n'est  pas  question  ailleurs  de 
Delhesda;  mais,  pour  avoir  inventé  ce  nom  et  les  circonstances 
qui  s'y  rapportent,  l'auteur  du  quatrième  Évangile  aurait  dû 
savoir  l'hébreu,  ce  que  les  adversaires  de  notre  Évangile 
n'admettent  pas.  Il  est  plus  probable  qu'il  prend  le  fond  de 
son  récit  dans  la  tradition;  ce  récit  présente,  en  effet,  de 


496  VIE  DE  JÉSDS. 

notables  parallélismes  avec  Marc*.  Une  partie  de  la  com- 
munauté chrétienne  attribuait  donc  à  Jésus  des  miracles  qui 
étaient  censés  s'être  passés  à  Jérusalem.  Voilà  qui  est  extrê- 
mement grave.  Que  Jésus  ait  acquis  un  grand  renom  de  thau- 
maturge dans  un  pays  simple,  rustique,  favorablement  dis- 
posé comme  la  Galilée,  cela  est  tout  naturel.  Ne  se  fùt-il  pas 
une  seule  fois  prêté  à  l'exécution  d'actes  merveilleux  ,  ces 
actes  se  seraient  faits  malgré  lui.  Sa  réputation  de  thauma- 
turge se  serait  répandue  indépendamment  de  toute  coopéra- 
tion de  sa  part  et  à  son  insu.  Le  miracle  s'explique  de  lui- 
même  devant  un  public  bienveillant;  c'est  alors  en  réalité  le 
public  qui  le  fait.  Mais ,  devant  un  public  malveillant ,  la 
question  est  toute  changée.  Cela  s'est  bien  vu  dans  la  recru- 
descence de  miracles  qui  eut  lieu  il  y  a  cinq  ou  six  ans  en 
Italie.  Les  miracles  qui  se  produisaient  dans  les  Ktals  ro- 
mains réussissaient;  au  contraire,  ceux  qui  osaient  poindre 
dans  les  provinces  italiennes,  soumis  de  suite  à  une  en- 
quête, s'arrêtaient  vite.  Ceux  qu'on  prétendait  avoir  été 
guéris  avouaient  n'avoir  jamais  été  malades.  Les  thauma- 
turges eux-mêmes,  interrogés,  déclaraient  qu'ils  n'y  com- 
prenaient rien,  mais  que,  le  bruit  de  leurs  miracles  s'étant 
répandu,  ils  avaient  cru  en  faire.  En  d'autres  termes,  pour 
qu'un  miracle  réussisse,  un  peu  de  complaisance  est  néces- 
saire. Les  assistants  n'y  aidant  pas,  il  faut  que  les  acteurs 
y  aident;  en  sorte  que,  si  Jésus  a  fait  des  miracles  à  Jéru- 
.salem,  nous  arrivons  à  dos  suppositions  pour  nous  très- 
choquantes.  Réservons  notre  jugement;  car  nous  aurons 
biinlôt  à  traiter  d'un  miracle  liiérosolymite  autrement  im- 
oortant  que  celui  dont  il  s'agit  ici,  et  lié  bien  plus  intime- 
ment aux  événements  essentiels  de  la  vie  de  Jésus. 

(l)Comp.  Jean,  v,  8,  9,  10,  4  Marc,  ii,  0,  12,  27. 


APPENDICE.  497 

S  14.  Gh.  VI,  l-U  :  Miracle  galiléen  cette  fois  encore  iden- 
tique à  l'un  de  ceux  qui  sont  rapportés  par  les  synoptiques; 
il  s'agit  de  la  multiplication  des  pains.  11  est  clair  que  c'est 
là  un  de  ces  miracles  que,  du  rivant  de  Jésus,  on  lui  attri- 
bua. C'est  un  miracle  auquel  une  circonstance  réelle  donna 
lieu,  lîien  de  plus  facile  que  d'imaginer  une  telle  illusion 
dans  des  consciences  crédules,  naïves  et  sympathiques. 
«  Pendant  que  nous  étions  avec  lui ,  nous  n'avons  eu  ni 
faim  ni  soif;  »  cette  phrase  bien  simple  devint  un  fait  mer- 
veilleux qu'on  racontait  avec  toute  sorte  d'amplifications. 
Le  récit,  comme  toujours,  vise  dans  notre  texte  un  peu  plus 
à  l'effet  que  dans  les  synoptiques.  En  ce  sens,  il  est  d'un 
aloi  inférieur.  Mais  le  rôle  qu'y  joue  l'apôtre  Philippe  est  à 
noter.  Philippe  est  particulièrement  connu  de  l'auteur  de 
notre  Évangile  (comp.  i,  43  et  suiv.;  xii ,  21  et  suiv.).  Or, 
Philippe  résida  à  Hiérapolis  en  Asie  Mineure,  où  Papias  con- 
nut ses  filles  '.Tout  cela  se  raccorde  assez  bien.  On  peut  dire 
que  l'auteur  a  pris  ce  miracle  dans  les  synoptiques  ou  dans 
une  source  analogue,  et  qu'il  se  l'approprie  à  sa  guise.  Mais 
comment  le  trait  qu'il  y  ajoute  s'harmoniserait-il  si  bien 
avec  ce  que  nous  savons  d'ailleurs,  si  ce  trait  ne  venait 
d'une  tradition  directe? 

§  15.  Au  moyen  de  liaisons  évidemment  artificielles  et  qui 
prouvent  bien  que  tous  ces  souvenirs  (si  souvenir  il  y  a)  ont 
été  écrits  fort  tard,  l'auteur  amène  une  série  étrange  de  mi- 
racles et  de  visions  (vi,  16  et  suiv.).  Pendant  une  tempête, 
Jésus  apparaît  sur  les  (lots,  semble  marcher  sur  la  mer;  la 
barque  elle-même  est  miraculeusement  transportée.  Ce  mi- 


1.  Dans  EiisAl>c,  llist.  eccl.,  III,  39.  Cf.  Pol)rrale,  dans  Eiisèbc,  II.  £., 
V,  '2t.  Il  ust  vrai  qu'il  y  a  entre  l'apôtre  Philippe  et  le  diacre  du  tnAine 
nom  des  coarusioos  singulières. 


49«  VIE  DE  JÈSC3. 

racle  se  retrouve  chez  les  synoptiques'.  Nous  sommes  donc 
encore  ici  dans  la  tradition  et  nullement  dans  la  fantaisie 
individuelle.  Le  v.  23  fixe  les  lieux,  établit  un  rapport  entre 
ce  miracle  et  celui  de  la  multiplication  des  pains,  et  semble 
prouver  que  ces  récits  miraculeux  doivent  être  mis  dans  la 
classe  des  miracles  qui  ont  une  base  historique.  Le  prodige 
que  nous  discutons  en  ce  moment  correspond  probablement 
à  quelque  hallucination  que  les  compagnons  de  Jésus  eurent 
sur  le  lac,  et  en  vertu  de  laquelle  ils  crurent,  dans  un  mo- 
ment de  danger,  voir  leur  maître  venir  à  leur  secours.  L'idée 
à  laquelle  on  se  laissait  aller,  que  son  corps  était  léger 
comme  un  esprit',  donnait  créance  à  cela.  Nous  retrou- 
verons bientôt  (ch.  xxi)  une  autre  tradition  fondée  sur  des 
imaginations  analogues. 

§  16.  Les  deux  miracles  qui  précèdent  servent  à  amener  une 
prédication  des  plus  importantes,  que  Jésus  est  censé  avoir 
faite  dans  la  synagogue  de  Capharnahum.  Cette  prédication 
se  rapporte  évidemment  à  un  ensemble  de  symboles  très- 
familiers  à  la  plus  antique  communauté  chrétienne,  sym- 
boles où  le  Christ  était  présenté  comme  le  pain  du  croyant. 
J'ai  déjà  dit  que  les  discours  du  Christ  dans  notre  Évangile 
sont  presque  tous  des  ouvrages  artificiels,  et  celui-ci  peut 
certes  être  du  nombre.  Je  reconnaîtrai,  si  l'on  veut,  que  ce 
morceau  a  plus  d'importance  pour  l'histoire  des  idées  eucha- 
ristiques au  i"  siècle  que  pour  l'exposé  même  des  idées  de 
Jésus.  Cependant ,  cette  fois  encore ,  je  crois ,  notre  Évan- 
gile nous  fournit  un  trait  de  lumière.  Selon  les  synoptiques, 
l'institution  de  l'eucharistie  ne  remonterait  pas  au  delà  de  la 
dernière  soirée  de  Jésus.  11  est  clair  que  très-anciennement 


1.  Matth.,  XIV,  22  et  «uiv.;  Marc,  vi,  45  et  suir. 

9.  Ce  fut  l'orlgiuo  du  docétisme,  hérésie  coDtcinporaiac  des  «pOtrct. 


APPENDICE.  499 

on  crut  cela,  et  c'était  la  doctrine  de  saint  Paul'.  Mais  pour 
admettre  que  ce  soit  vrai,  il  faut  supposer  que  Jésus  savait 
avec  la  dernière  précision  le  jour  où  il  mourrait,  ce  que 
nous  ne  pouvons  accorder.  Les  usages  d'où  est  sortie  l'eu- 
cliarisiie  remontaient  donc  au  delà  de  la  dernière  cène, 
et  je  crois  que  notre  Évangile  est  parfaitement  dans  le  vrai, 
en  omettant  le  récit  sacramentel  à  la  soirée  du  jeudi,  et  en 
semant  les  idées  eucharistiques  dans  le  courant  même  de  la 
vie  de  Jésus.  Le  récit  eucharistique,  dans  ce  qu'il  a  d'essen- 
tiel, n'est  au  fond  que  la  reproduction  de  ce  qui  se  passe  à 
tout  repas  juif.  Ce  n'est  pas  une  fois,  c'est  cent  fois  que 
Jésus  a  dû  bénir  le  pain,  le  rompre,  le  distribuer,  et  bénir  la 
coupe.  Je  ne  prétends  nullement  que  les  paroles  prêtées  à 
Jésus  par  le  quatrième  évangéliste  soient  textuelles.  Mais 
les  traits  précis  fournis  par  les  versets  00  et  suiv.,  68, 
70-71  ont  un  caractère  original.  Nous  remarquerons  encore 
plus  tard  la  haine  particulière  de  notre  auteur  contre  Juda 
de  Kcrioth.  Certes,  les  synoptiques  ne  sont  pas  tendres  pour 
ce  dernier.  Mais  la  haine  est,  dans  le  quatrième  narrateur, 
plus  rélléchie,  plus  personnelle-,  elle  revient  à  deux  ou  trois 
endroits,  avant  le  récit  de  la  trahison;  elle  cherche  à  accu- 
muler sur  la  tôle  du  coupable  des  griefs  dont  les  autres 
évangélistes  ne  parlent  pas. 

§  17.  Les  versets  vu,  1-10  sont  un  petit  trésor  historique. 
La  mauvaise  humeur  sournoise  des  frères  de  Jésus,  les  pré- 
cautions que  celui-ci  est  obligé  de  prendre,  y  sont  exprimées 
avec  une  admirable  naïveté.  C'est  ici  que  l'explication  sym- 
bolique et  dogmatique  est  complètement  en  défaut.  Quelle 
intention  dogmatique  ou  symbolique  trouver  en  ce  petit 


1.  I  Cor.,  XI,  23  et  suiv. 

3.  Voir  u  Vie  de  Jésus  ",  p.  310  de  In  présente  édiliou. 


500  VIE  DE  JÉSUS. 

passage,  qui  est  plutôt  propre  à  faire  naître  l'objection  qu'à 
servir  les  besoins  de  l'apologétique  chrétienne  ?  Pourquoi 
un  écrivain  dont  l'unique  devise  eiit  été  :  Scrihiiur  ad  pro- 
bandum,  eût-il  imaginé  ce  détail  bizarre?  Non,  non;  ici 
l'on  peut  dire  hautement  :  Sanbilur  ad  narrandum.  C'est  là 
un  souvenir  original,  de  quelque  part  qu'il  vienne  et  quelle 
que  soit  la  plume  qui  l'a  écrit.  Comment  dire  après  cela 
que  les  personnages  de  notre  Évangile  sont  des  types,  des 
caractères,  et  non  des  êtres  historiques  en  chair  et  en  os? 
Ce  sont  bien  plutôt  les  synoptiques  qui  ont  le  tour  idyl- 
lique et  légendaire;  comparé  à  eux,  le  quatrième  Évangile 
a  les  allures  de  l'histoire  et  du  récit  qui  vise  à  être  exact. 

§  18.  Suit  une  dispute  (vn,  11  et  suiv.)  entre  Jésus  et  les 
juifs,  à  laquelle  j'attache  peu  de  prix.  Les  scènes  de  ce 
genre  durent  être  fort  nombreuses.  Le  genre  d'imagination 
de  notre  auteur  s'impose  très-fortement  à  tout  ce  qu'il  ra- 
conte; de  tels  tableaux  doivent  être  chez  lui  médiocrement 
vrais  de  couleur.  Les  discours  mis  dans  la  bouche  de  Jésus 
sont  conformes  au  style  ordinaire  de  notre  écrivain.  L'inter- 
vention de  Nicodème  (v.  50  et  suiv.)  peut  seule  en  tout  ceci 
avoir  une  valeur  historique.  Le  v.  52  a  prêté  à  des  objec- 
tions. Ce  verset ,  dit-on ,  renferme  un  erreur  que  ni  Jean 
ni  même  un  juif  n'auraient  commise.  L'auteur  pouvait-il 
ignorer  que  Jonas  et  Nahum  étaient  nés  en  Galilée?  Oui 
certes,  il  pouvait  l'ignorer;  ou  du  moins  il  pouvait  n'y  pas 
songer.  Les  évangélistes  et  en  général  les  écrivains  du  Nou- 
veau Testament,  saint  Paul  excepté,  ont  des  connaissances 
historiques  et  exégétiques  fort  incomplètes.  Kn  tout  cas,  ils 
écrivaient  de  mémoire  et  ne  se  souciaient  pas  d'être  exacts. 

§  19  Le  récit  de  la  femme  adultère  laisse  place  à  de  grands 
cloutes  critiques.  Ce  passage  manque  dans  les  meilleurs 
manuscrits;  je  crois  cependant  qu'il  faisait  partie  du  texte 


APPENDICE.  501 

primitif.  Les  données  topographiques  des  versets  1  et  2 
ont  de  la  justesse.  Rien  dans  le  morceau  ne  fait  disparate 
avec  le  style  du  quatrième  Évangile.  Je  pense  que  c'e«t  par 
nn  scrupule  déplacé,  venu  à  l'esprit  de  quelques  faux  rigo- 
ristes, sur  la  morale  en  apparence  relâchée  de  l'épisode, 
qu'on  aura  coupé  ces  lignes  qui  pourtant,  vu  leur  beauté,  se 
seront  sauvées,  en  s'attacliant  à  d'autres  parties  des  textes 
évangéliques.  En  tout  cas,  si  le  trait  de  la  femme  adultère 
ne  faisait  pas  partie  d'abord  du  quatrième  Évangile,  il  est 
sûrement  de  tradition  évangélique.  Luc  le  connaît,  quoique 
dans  un  autre  agencement'.  Papias  -  semble  avoir  lu  une 
histoire  analogue  dans  l'Évangile  selon  les  Hébreux.  Le  mot  : 
«  Que  celui  d'entre  vous  qui  est  sans  péché...  »  est  si  par- 
faitement dans  le  tour  d'esprit  de  Jésus,  il  répond  si  bien  à 
d'autres  traits  flf-s  synoptiques,  qu'on  est  tout  à  fait  auto- 
risé à  le  considérer  comme  étant  authentique  dans  la  même 
mesure  que  les  mots  des  synoptiques.  On  comprend,  en  tout 
cas,  beaucoup  mieux  qu'un  tel  passage  ait  été  retranché 
qu'ajouté. 

S  20.  Les  disputes  théologiques  qui  remplissent  le  reste 
du  ch.  vin  sont  sans  valeur  pour  l'histoire  de  Jésus.  Évi- 
demment, l'auteur  prête  à  Jésus  ses  propres  idées,  sans  s'ap- 
puyer sur  aucune  source  ni  sur  aucun  souvenir  direct.  Gom- 

1.  VII,  37  et  sulv. 

2.  Dans  F.usAbe,  Hist.  eccl.,  III,  .iO.  Un  savant  armi^niste,  M.  Prii- 
dhommi!,  à  qui  je  demandai  s'il  avait  rt^nrontré  des  citations  de  Papiag 
dans  les  auteurs  arnii'niens,  me  communique  un  curieux  passage,  ex- 
trait des  u  Explications  sur  divers  piissa;;?»  do  l'Écriture  sainte  »,  par 
Vartan  Vartab«d,  ms.  arm.  de  la  Bibl.  ImpMale,  ancien  Tonds,  n°  12, 
fol.  4I>  V.  •  Le  pas^ag"  de  la  fomm'!  adultère,  que  les  autri>-s  clirétirns 
ont  dans  leur  Évangile,  est  l'œuvre  d'un  certain  l'apias,  disciple  de 
Jean,  lequel  a  ëcril  des  lii'résii's  ,  et  a  l'Ii?  rcjuti'.  C'est  Ensèlic  qui  lo  dit. 
On  l'a  écrit  postiVieurcment.  p>  Les  Armdniens,  en  cild,  rejettent  ledit 
passage  ou  lo  mettont  k  la  flo  de  l'Évangile  de  Jeaiii 


503  VIE  DE  JÉSUS. 

ment,  dira-t-on,  un  disciple  immédiat  ou  un  traditionîste  se 
rattachant  directement  à  un  apôtre  ont-ils  pu  altérer  ainsi  la 
parole  du  maître?  Mais  Platon  était  bien  disciple  immédiat 
de  Socrate,  et  cependant  il  ne  se  fait  aucun  scrupule  de  lui 
attribuer  des  discours  fictifs.  Le  «  Phédon  »  contient  des 
renseignements  historiques  de  la  plus  haute  vérité  et  des 
discours  qui  n'ont  aucune  authenticité.  La  tradition  des  faits 
se  conserve  bien  mieux  que  celle  des  discours.  Lne  école 
chrétienne  active,  parcourant  rapidement  le  cercle  des  idées, 
devait,  en  cinquante  ou  soixante  ans,  modifier  totalement 
l'image  qu'on  se  faisait  de  Jésus,  tandis  qu'elle  pouvait  se 
souvenir,  beaucoup  mieux  que  toutes  les  autres,  de  certai- 
nes particularités  et  de  la  contexture  générale  de  la  biogra- 
phie du  réfoririateur.  Au  contraire ,  les  simples  et  douces 
familles  chrétiennes  de  la  Batanée  chez  lesquelles  s'est  for- 
mée la  collection  des  Aoyia,  —  petits  comités,  très-purs, 
très-honnêtes,  d'ébionim  (pauvres  de  Dieu),  restés  bien 
fidèles  aux  enseignements  de  Jésus,  ayant  gardé  pieusement 
le  dépôt  de  sa  parole  ,  formant  un  petit  monde  dans  lequel 
il  y  avait  peu  de  mouvement  d'idées,  —  pouvaient  à  la  fois 
avoir  très-bien  conservé  le  timbre  de  la  voix  du  maître,  et 
être  fort  mal  renseignées  sur  des  circonstances  biographi- 
ques auxquelles  clli!S  tenaient  peu.  La  distinction  que  nous 
indiquons  ici  se  reproduit,  du  reste,  en  ce  qui  concerne  le 
premier  Évangile.  Cet  Évangile  est  sûrement  celui  qui  nous 
rend  le  mieux  les  discours  de  Jésus,  et  cependant,  pour  les 
faits,  il  est  plus  inexact  que  le  second.  C'est  en  vain  qu'on 
allègue  l'uniié  de  rédaction  du  quatrième  Évangile.  Cette 
unité,  je  la  reconnais;  mais  une  composition  rédîgée  par 
une  seule  main  peut  renfermer  des  donuéis  .1  valeur  fort 
inégale.  Le  Vie  de  Mahomet  par  Ihn-llisclu'iui  val  parfai- 
tement une,  et  pourtant  il  y  a  dans  cette  Vie  de3  chos&f 


APPENDICE.  503 

que  nous  admettons ,  d'autres  que  nous  n'admettons  pas. 

S  21.  Les  chapitres  ix  et  x,  jusqu'au  v.  21  de  ce  dernier, 
forment  un  paragraphe  commençant  par  un  nouveau  miracle 
hiérosolymite,  celui  del'aveugle-né,  où  l'intention  de  relever 
la  force  démonstrative  du  prodige  se  fait  sentir  d'une  ma- 
nière plus  fatigante  que  partout  ailleurs.  On  sent  néanmoins 
une  connaissance  assez  précise  de  la  topographie  de  Jéru- 
salem (v.  7)  ;  l'explication  de  îliXwâjx  est  assez  bonne.  Im- 
possible de  jirétendre  que  ce  miracle  soit  sorti  de  l'imagina- 
tion symbolique  de  notre  auteur;  car  il  se  retrouve  en  Marc 
(vin,  22  et  suiv.),  avec  une  coïncidence  portant  sur  un  trait 
minutieux  et  bizarre  (corn)).  Jean,  ix,  6;  et  Marc,  viii,  23). 
Dans  les  discussions  et  les  discours  qui  suivent,  je  recon- 
nais qu'il  serait  dangereux  de  chercher  un  écho  de  la  pen- 
sée de  Jésus.  Un  trait  essentiel  de  notre  auteur,  qui  sort 
dès  à  présent  avec  évidence ,  c'est  sa  façon  de  prendre  un 
miracle  pour  point  de  départ  de  longues  démonstrations. 
Ses  miracles  sont  des  miracles  raisonnes,  commentés.  Cela 
n'a  pas  lieu  dans  les  synoptiques.  La  Ihéurgie  de  ces  der- 
niers est  d'une  parfaite  naïveté;  ils  ne  reviennent  jamais 
sur  leurs  pas  pour  tirer  parti  des  merveilles  qu'ils  ont 
racontées.  La  théurgie  du  quatrième  Évangile,  au  contraire, 
est  réflccliie,  présentée  avec  des  artifices  d'exposition  visant 
à  convaincre,  et  exploitée  en  faveur  de  certaines  prédica- 
tions dont  l'auteur  fait  suivre  le  récit  de  ses  prodiges.  Si 
notre  Évangile  se  bornait  à  de  tels  morceaux,  l'opinion 
qui  y  voit  une  simple  thèse  de  théologie  serait  parfaite- 
ment fondée. 

.S  22.  Mais  il  s'en  faut  qu'il  ao  borne  à  cela.  A  partir  du 
V.  22  du  ch.  X,  nous  rentrons  dans  des  détails  de  topogra- 
phie d'une  rigouronsp  précision ,  qu'on  ne  s'explique  guère 
si  l'on  soutirnt  qu'à  aucun  dr^grc  notre  tvangile  ne  ren- 


504  VIE  DE  JËSOS. 

ferme  de  tradition  palestinienne.  Je  sacrifie  toute  la  dispute 
des  versets  24-39.  Le  voyage  de  Pérée,  indiqué  v.  40,  pa- 
raît au  contraire  historique.  Les  synoptiques  connaissent 
ce  voyage ,  auquel  ils  rattachent  les  divers  incidents  do 
Jéricho. 

§  23.  Voici  maintenant  un  passage  très-important  (xi,  1-45). 
Il  s'agit  d'un  miracle,  mais  d'un  miracle  qui  tranche  sur 
les  autres  et  se  produit  dans  des  circonstances  à  part.  Tous 
les  autres  miracles  présentés  comme  ayant  eu  de  l'éclat  se 
pussent  à  propos  d'individus  obscurs  et  qui  ne  figurent  plus 
ensuite  dans  l'histoire  évangélique.  Ici  le  miracle  se  passe  au 
sein  d'une  famille  connue',  et  que  l'auteur  de  notre  Évangile 
en  particulier,  s'il  est  sincère,  paraît  avoir  pratiquée.  Les  au- 
tres miracles  sont  de  petits  rouages  à  part,  destinés  à  prou- 
ver par  leur  nombre  la  mission  divine  du  maître,  mais  sans 
conséquence  pris  isolément,  puisqu'il  n'en  est  pas  un  seul 
qu'on  rappelle  une  fois  qu'il  est  passé;  nul  d'eOtre  eux  ne 
fait  partie  intégrante  de  la  vie  de  Jésus.  On  peut  Its  traiter 
tous  en  bloc  comme  je  l'ai  fait  dans  mon  ouvrage,  sans 
ébranler  l'édifice  ni  rompre  la  suite  des  événements.  Le  mi- 
racle dont  il  s'agit  ici ,  au  contraire,  est  engagé  profondé- 
ment dans  le  récit  des  dernières  semaines  de  Jésus,  tel  que 
le  donne  notre  Évangile.  Or  nous  verrons  que  c'est  juste- 
ment pour  le  récit  de  ces  dernières  semaines  que  notre  texte 
brille  d'une  supériorité  tout  à  fait  incontestable.  Ce  miracle 
fait  donc  à  lui  seul  une  classe  à  part;  il  semble  au  premier 
coup  d'œil  qu'il  doive  compter  parmi  les  événements  de  la 
Vie  de  Jésus.  Ce  n'est  pas  le  menu  détail  du  récit  qui  me 
frappe,  bes  deux  autres  miracles  hiérosolymites  de  Jésus 
dont  parle  l'auteur  du  quatrième  Évangile  sont  raconlés  de 

1,  Lur,  I,  38  nt  buIt. 


APPENDICE.  505 

même.  Toutes  les  circonstances  de  la  résurrection  de  Lazare 
pourraient  être  le  fruit  de  l'imagination  du  narrateur,  il 
serait  prouvé  que  toutes  ces  circonstances  ont  été  combi- 
nées en  vue  de  l'efTet,  selon  la  constante  habitude  que  nous 
avons  remarquée  chez  notre  écrivain,  que  le  fait  principal 
n'en  resterait  pas  moins  exceptionnel  dans  l'histoire  évan- 
gélique.  Le  miracle  de  Béthanie  est  aux  miracles  galiléens 
ce  que  les  stigmates  de  François  d'Assise  sont  aux  autres 
miracles  du  même  saint.  M.  Karl  Hase  a  composé  une  vie 
exquise  du  christ  ombrien  sans  insister  en  particulier  sur 
aucun  de  ces  derniers;  mais  il  a  bien  vu  qu'il  n'eût  pas  été 
biographe  sincère  s'il  ne  se  fût  appesanti  sur  les  stigmates; 
il  y  consacre  un  long  chapitre,  laissant  place  à  toute  sorte 
de  conjectures  et  de  suppositions. 

Parmi  les  miracles  dont  les  quatre  rédactions  de  la  vie 
de  Jésus  sont  semées,  une  distinction  se  fait  d'elle-même. 
Les  uns  sont  purement  et  simplement  des  créations  de  la 
légende.  Rien  dans  la  vie  réelle  de  Jésus  n'y  a  donné  lieu. 
Ils  sont  le  fruit  de  ce  travail  d'imagination  qui  se  produit 
autour  de  toutes  les  renommées  populaires.  D'autres  ont  eu 
pour  cause  des  faits  réels.  Ce  n'est  pas  arbitrairement  que 
la  légende  a  prêté  à  Jésus  des  guérisons  de  possédés.  Sans 
nul  doute,  plus  d'une  fois,  Jésus  crut  opérer  de  telles  cures. 
La  multiplication  des  pains,  plusieurs  guérisons  de  mala- 
dies, peut-être  certaines  apparitions,  doivent  être  mises  dans 
la  même  catégorie.  Ce  ne  sont  pas  là  des  miracles  éclos  de 
la  pure  imagination;  ce  sont  des  miracles  conçus  à  propos 
d'incidents  réels  grossis  ou  transljgurés.  Écartons  absolu- 
ment une  idée  fort  répandue,  d'après  laquelle  un  témoin 
oculaire  ne  rapporte  pas  de  miracles.  L'auteur  des  derniers 
chapitres  des  Actes  est  st'irement  un  témom  oculaire  de  la  vie 
de  saint  Paul  ;  or,  cet  auteur  raconte  des  miracles  qui  ont  dû 


506  VIE  DE  JESOS. 

se  passer  devant  lui'.  Mais  que  dis-je!  Saint  Paul  lui-même 
nous  parle  de  ses  miracles  et  fonde  là-dessus  la  vérité  de  sa 
prédication*.  Certains  miracles  étaient  permanents  dans  l'É- 
glise et  en  quelque  sorte  de  droit  commun  '.  «  Comment,  dit- 
on,  se  prétendre  témoin  oculaire  quand  on  raconte  des  choses 
qui  n'ont  pu  être  entendues  ni  vues?  »  Mais  alors  les  tra 
socii  n'ont  pas  connu  saint  François  d'Assise,  car  ils  racontent 
une  foule  de  choses  qui  n'ont  pu  être  vues  ni  entendues. 

Dans  quelle  catégorie  faut-il  placer  le  miracle  que  nous 
discutons  en  ce  moment?  Quelque  fait  réel,  exagéré,  em- 
belli, y  a-t-il  donné  occasion?  Ou  bien  n'a-t-il  aucune  réa- 
lité d'aucune  sorte?  Est-ce  une  pure  légende,  une  inven- 
tion du  narrateur?  Ce  qui  complique  la  didicuité,  c'est  que 
le  troisième  Évangile,  celui  de  Luc,  nous  oiTre  ici  les  con- 
sonnances  les  plus  étranges.  Luc,  en  effet,  connaît  Marthe 
et  Marie*;  il  sait  même  qu'elles  ne  sont  pas  de  Galilée  ;  en 
somme,  il  les  connaît  sous  un  jour  fort  analogue  à  celui 
sous  lequel  ces  deux  personnes  figurent  dans  le  quatrième 
Évangile.  Marthe,  dans  ce  dernier  texte,  joue  le  rôle  de  ser- 
vante {^ir,/to'v£i)  ;  Marie,  le  rôle  de  personne  ardente,  em- 
pressée. On  sait  l'admirable  petit  épisode  que  Luc  a  tiré  de 
là.  Que  si  nous  comparons  les  passages  de  Luc  et  du  qua- 
trième Évangile ,  c'est  évidemment  le  quatrième  Évangile 
qui  joue  ici  le  rôle  d'original,  non  que  Luc,  ou  l'auteur  quel 

1.  Acl.,  XI,  7-12;  XXVII,  11, 21  et  suiv.;  xxvm,  3  et  suiv.,  8  et  suiv. 

2.  II  Cor.,  XII,  12;  Rom.,  xv,  19.  Il  appelle  les  miracles  imixeîa  toù 
iiLno7Tà).au,  «les  signes  auxquels  on  ruconiialt  un  apôtra  ».  Cr.  Gai.,  m,  S. 

3.  I  Cor.,  I,  22;  xii,  9  et  suiv,,  28  et  suiv.  Comp.  II  Thoss.,  ii,  9.  La 
Inidilion  juivs  présente  J(5sns  et  ses  di'^i'iplos  comme  îles  ihaumatiirgos 
ei  lifs  m(^(li;dns  exorcislei  (  Miilrasoli  Kiihélelh.  r,  K  ;  vu,  20;  Tulin.  ds 
Itah.,  Abuda  lara ,  il  b;  Sckubbath,  IU4  b;  Tulm.  do  Jér.,  Scliabbatk, 
iiv,  4. 

4    1,38-42, 


APPENDICE.  507 

qu'il  soit  du  troisième  Évangile,  ait  lu  le  quatrième,  mais  en 
ce  sens  que  nous  trouvons  dans  le  quatrième  Évangile  les  don- 
nées qui  expliquent  l'anecdote  légendaire  du  troisième.  Le 
troisième  Évangile  connaît-il  aussi  Lazare?  Après  avoir  long- 
teniijs  refusé  de  l'admettre,  je  suis  arrivé  à  croire  que  cela 
est  très-probable.  Oui,  je  pense  maintenant  que  le  Lazare  de 
la  parabole  du  riche  n'est  qu'une  transformation  de  notre 
ressuscité'.  Qu'on  ne  dise  pas  que,  pour  se  métamoi-phoser 
ainsi,  il  a  bien  changé  sur  la  route.  Tout  est  possible  en  ce 
genre,  puisque  le  repas  de  Marthe,  Marie  et  Lazare,  qui 
joue  un  si  grand  rôle  dans  le  quatrième  Évangile,  et  que  les 
synoptiques  placent  chez  un  certain  Simon  le  Lépreux,  de- 
vient dans  le  troisième  Évangile  un  repas  chez  Simon  le 
Pharisien,  où  figure  une  pécheresse,  laquelle,  comme  Marie 
dans  notre  Evangile,  oint  les  pieds  de  Jésus  et  les  essuie  de 
ses  cheveux.  Quel  fil  tenir  au  milieu  de  ce  labyrinthe  inex- 
tricable de  légendes  brisées  et  remaniées?  Pour  moi,  j'ad- 
mets la  famille  de  Béthanie  comme  ayant  réellement  existé 
et  comme  ayant  donné  lieu  dans  certaines  branches  de  la 
tradition  chrétienne  à  un  cycle  do  légendes.  Une  de  ces 
données  légendaires  était  que  Jésus  rappela  à  la  vie  le  chef 
iiiûnic  de  la  famille.  Certes,  un  tel  «  on  dit  »  put  prendre 
naissance  après  la  mort  de  Jésus.  Je  ne  regarde  pas  cependant 
comme  impossible  qu'un  fait  réel  de  la  vie  de  Jésus  y  ait 
donné  origine.  Le  silence  des  synoptiques  à  l'égard  de  l'épi- 
sode de  Béthanie  ne  me  frappe  pas  beaucoup.  Les  synopti- 
ques savaient  très-mal  tout  ce  qui  précéda  immédiatement  la 
dernière  semaine  de  Jésus.  Ce  n'est  pas  seulement  l'incident 
do  Béthanie  qui  manque  chez  eux.  c'est  toute  la  période  de 
la  vie  de  Jésus  à  laquelle  cet  incident  se  raliache.  On  en 

i.  Voir  iVle  de  JiSsus  »,  p,  351,  372-374  de  la  prcsenic  iililion. 


508  VIE  DE  JESOS. 

revient  toujours  à  ce  point  fondamental.  Il  s'agit  de  savoir 
lequel  des  deux  systèmes  est  le  vrai,  de  celui  qui  fait  de  la 
Galilée  le  théâtre  de  toute  l'activité  de  Jésus,  ou  de  celui 
qui  fait  passer  à  Jésus  une  partie  de  sa  vie  à  Jérusalem. 

Je  n'ignore  pas  les  efforts  que  fait  ici  l'explication  symbo- 
lique. Le  miracle  de  Béthanie  signifie,  d'après  les  doctes  et 
profonds  défenseurs  de  ce  système,  que  Jésus  est  pour  les 
croyants  la  résurrection  et  la  vie  au  sens  spirituel.  Lazare 
est  le  pauvre,  Vébion  ressuscité  par  le  Christ  de  son  état  de 
mort  spirituelle.  C'est  pour  cela,  c'est  à  la  vue  d'un  réveil 
populaire  qui  devient  inquiétant  pour  elles,  que  les  classes 
ofllcielles  se  décident  à  faire  périr  Jésus.  Voilà  le  système 
dans  lequel  se  reposent  les  meilleurs  théologiens  que  l'Église 
chrétienne  possède  en  notre  siècle.  11  est  selon  moi  erroné. 
Notre  Évangile  est  dogmatique,  je  le  reconnais,  mais  il  n'est 
nullement  allégorique.  Les  écrits  vraiment  allégoriques  des 
premiers  siècles,  l'Apocalypse,  le  Paslcur  d'Hermas,  la  Pisté 
Sophia,  ont  une  bien  autre  allure.  Au  fond,  tout  ce  symbo- 
lisme est  le  pendant  du  mythisme  de  M.  Stniuss  :  expédients 
de  théologiens  aux  abois,  se  sauvant  par  l'allégorie,  le  my- 
the, le  symbole.  Pour  nous,  qui  ne  cherchons  que  la  pure 
vérité  historique  sans  une  ombre  d'arrière-pensée  théologi- 
que ou  politique,  nous  devons  être  plus  libres.  Pour  nous, 
tout  cela  n'est  pas  mythique,  tout  cela  n'est  pas  symboli- 
que; tout  cela  est  de  l'histoire  sectaire  et  populaire.  Il  y  faut 
jiorter  de  grandes  déliances,  mais  non  un  parti  pris  de  com- 
modes explications. 

On  allègue  divers  exemples.  L'école  alexandrino,  telle 
que  nous  la  connaissons  par  les  écrits  de  Philon,  exerça 
sans  contredit  une  lorte  influence  sur  la  théologie  du  siècle 
apostolique.  Or,  ne  voyons-nous  pas  cette  école  pousser  le 
goijt  du  symbolisme  jusqu'à  la  folie?  Tout  l'Ancien  Testa- 


APPENDICE.  509 

ment  n'est-il  pas  devenu  entre  ses  mains  un  prétexte  à  de 
subtiles  allégories.  LeTalmud  et  les  Midrascliim  ne  sont-ils 
pas  remplis  de  prétendus  renseignements  histonques dénués 
de  toute  vérité  et  qu'on  ne  peut  expliquer  que  par  des 
vues  religieuses  ou  par  le  désir  de  créer  des  arguments  à 
une  thèse?  Mais  le  cas  n'est  point  le  même  pour  le  quatrième 
Évangile.  Les  principes  de  critique  qu'il  convient  d'appli- 
quer au  Talmud  et  aux  Hidraschim  ne  peuvent  être  trans- 
poriés  à  une  composition  tout  à  fait  éloignée  du  goût  des 
Juifs  palestiniens.  Philon  voit  des  allégories  dans  les  anciens 
textes;  il  ne  crée  pas  des  textes  allégoriques.  Un  vieux 
livre  sacré  existe;  l'interprétation  plane  de  ce  texte  embar- 
rasse ou  ne  suffit  pas;  on  y  cherche  des  sens  cachés,  mysté- 
rieux, voilà  ce  dont  les  exemples  abondent.  Mais  qu'on  écrive 
un  récit  historique  étendu  avec  l'arrière-pensée  d'y  cacher 
des  finesses  symboliques,  qui  n'ont  pu  être  découvertes  que 
dix-sept  cents  ans  plus  tard,  voilà  ce  qui  ne  s'est  guère  vu. 
Ce  sont  les  partisans  de  l'explication  allégorique  qui,  dans 
ce  cas,  jouent  le  rôle  des  Alexandrins.  Ce  sont  eux  qui,  em- 
barrassés du  quatrième  Évangile,  le  traitent  comme  Philon 
traitait  la  Genèse,  comme  toute  la  tradition  juive  et  chré- 
tienne a  traité  le  Cantique  des  cantiques.  Pour  nous,  sim- 
ples historiens,  qui  admettons  tout  d'abord  :  1°  qu'il  ne 
s'agit  ici  que  de  légendes,  en  partie  vraies, en  partie  fausses, 
comme  toutes  les  légendes;  2"  que  la  réalité  qui  servit  de 
fond  à  ces  légendes  fut  belle,  splendide,  touchante,  déli- 
cieuse, mais,  comme  toutes  les  choses  humaines,  fortem^t 
maculée  de  faiblesses  qui  nous  révolteraient,  si  nous  les 
voyions,  pour  nous,  dis -je,  il  n'y  a  pas  là  de  difficulté.  Il 
y  a  des  textes  dont  il  s'agit  de  tirer  le  plus  de  vérité  histo- 
rique qu'il  est  possible;  voilà  tout. 
Ici  se  présente  une  autre  question  fort  délicate.  Dans  los 


510  VIE  DE  JÊSDS. 

miracles  de  la  seconde  classe,  dans  ceux  qui  ont  pour  ori- 
gine un  fait  réel  de  la  vie  de  Jésus,  ne  se  mêla-t-i!  pas  quel- 
quefois un  peu  de  complaisance?  Je  le  crois,  ou  du  moins 
je  déclare  que,  s'il  n'en  fut  pas  ainsi,  le  christianisme  nais- 
sant a  été  un  événement  absolument  sans  analogue.  Cet 
événement  a  été  le  plus  grand  et  le  plus  beau  des  faits  du 
même  genre  ;  mais  il  n'a  pas  échappé  aux  lois  communes 
qui  régissent  les  faits  de  l'histoire  religieuse.  Pas  une  seule 
grande  création  religieuse  qui  n'ait  impliqué  un  peu  de 
ce  qu'on  appellerait  maintenant  fraude.  Les  religions  an- 
ciennes en  étaient  pleines'.  Peu  d'institutions  dans  le  passé 
ont  droit  à  plus  de  reconnaissance  de  notre  part  que  l'oracle 
de  Delphes,  puisque  cet  oracle  a  éminemment  contribué  à 
sauver  la  Grèce,  mère  de  toute  science  et  de  tout  art.  Le 
patriotisme  éclairé  de  la  Pythie  ne  fut  pris  qu'une  ou  deux 
fois  en  faute.  Toujours  elle  fut  l'organe  des  sages  doués  du 
sentiment  le  plus  juste  de  l'intérêt  grec.  Ces  sages,  qui  ont 
fondé  la  civilisation,  ne  se  Orent  jamais  scrupule  de  con- 
seiller cette  vierge  censée  inspirée  des  dieux.  Moïse,  si  les 
traditions  que  nous  avons  sur  son  compte  ont  quelque  chose 
d'historique,  fit  servir  des  événtanents  naturels,  tels  que 
des  orages,  des  fléaux  fortuits ,  à  ses  desseins  et  à  sa  poli- 
tique '.  Tous  les  anciens  législateurs  donnèrent  leurs  lois 
comme  inspirées  par  un  dieu.  Tous  les  prophètes,  sans  au- 
cun scrupule,  se  firent  dicter  par  l'Kteniol  leurs  sublimes 
invectives.  Le  bouddhisme,  plein  d'un  si  haut  sentiment  re- 


1.  On  en  a  la  prouve  malériolle  au  temple  d'isls  à  PoinpOi,  K  rBrcch- 
ini^uin  il'Atlu'iies,  etc. 

2.  La  reprise  et  en  quelque  sorte  la  seconde  fondation  du  wahliabisme 
d&ua  l'Arable  centrale  eut  pour  cause  le  clioMra  de  lt<55,  habilement 
exploité  par  les  zc^lateurs.  Palgratre«  A'arrattv*  of  a  juuiney  ihrouglit 
Arabui,  t.  I,  p.  4U7  et  taiv. 


APPENDICE.  511 

lîgieux,  vit  de  miracles  permanents,  qui  ne  peuvent  se  pro- 
duire d'eux-mêmes.  Le  pays  le  plus  naïf  de  l'Europe,  le 
Tyrol,  est  le  pays  des  stigmatisées,  dont  la  vogue  n'est  pos- 
sible qu'avec  un  peu  de  coinpérage.  L'histoire  de  J' Église, 
si  respectable  à  sa  manière,  est  pleine  de  fausses  reliques, 
de  faux  miracles.  Y  a-t-il  eu  un  mouvement  religieux  plus 
naïf  que  celui  de  saint  François  d'Assise?  Et  cependant 
toute  l'histoire  des  stigmates  est  inexplicable  sans  quelque 
connivence  de  la  part  des  compagnons  intimes  du  saint'. 

«  On  ne  prépare  pas,  me  dil-on,  de  miracles  frelatés, 
quand  on  croit  en  voir  partout  de  vrais.»  Erreur!  c'est 
quand  on  croit  aux  miracles,  qu'on  est  entraîné  sans  s'en 
douter  à  en  augmenter  le  nombre.  Nous  pouvons  difficile- 
ment nous  ligurer,  avec  nos  consciences  nettes  et  précises, 
les  bizarres  illusions  par  lesquelles  ces  consciences  obs- 
cures, mais  puissantes,  jouant  avec  le  surnaturel,  si  j'ose 
le  dire,  glissaient  sans  cesse  de  la  crédulité  à  la  complai- 
sance et  de  la  complaisance  à  la  crédulité.  Quoi  de  plus 
frappant  que  la  manie  répandue  à  certaines  époques  d'attri- 
buer aux  anciens  sages  des  livres  apocryphes?  Les  apocry- 
phes de  l'Ancien  Testament,  les  écrits  du  cycle  hermétique, 
les  innombrables  productions  pseudépigrapiies  de  l'Inde 
répondent  à  une  grande  élévation  de  sentiments  religieux. 
On  croyait  faire  honneur  aux  vieux  sages  en  leur  attribuant 
'Àis  productions;  on  se  faisait  leur  collaborateur,  sans  son- 
ger qu'un  jour  viendrait  où  cela  s'appellerait  une  fraude. 
Les  auteurs  de  légendes  du  moyen  âge,  grossissant  à  froid 
sur  leurs  pupitres  les  miracles  de  leur  saint,  seraient  aussi 
fort  surpris  de  s'entendre  appeler  imposteurs. 


1.  K.    llasn,    hram  von  Assiai,   ch.  Xlli   et    rappcndice   (Irad.  d« 
U.  Cbarle*  Bcrtlioud,  p.  lïS  et  suiv.,  HO  et  suiv.). 


512  VIE  DE  JÊSOS. 

Le  xviii»  siècle  expliquait  toute  l'histoire  religieuse  par 
l'imposture.  La  critique  de  notre  temps  a  totalement  écarté 
cette  explication.  Le  mot  est  injpropre  assurément;  mais 
dans  quelle  mesure  les  plus  belles  âmes  du  passé  ont-elles 
aidé  à  leurs  propres  illusions  ou  à  celles  qu'on  se  faisait  à 
leur  sujet,  c'est  ce  que  notre  âge  réfléclii  ne  peut  plus  com- 
rendre.  Pour  bien  saisir  cela,  il  faut  avoir  été  en  Orient. 
En  Orient,  la  passion  est  l'âme  de  toute  chose,  et  la  crédu> 
lité  n'a  pas  de  bornes.  On  ne  voit  jamais  le  fond  de  la  pen- 
sée d'un  Oriental;  car  souvent  ce  fond  n'existe  pas  pour  lui- 
même.  La  passion,  d'une  part,  la  crédulité,  de  l'autre,  font 
l'imposture.  Aussi  aucun  grand  mouvement  ne  se  produit-il 
en  ce  pays  sans  quelque  supercherie.  Nous  ne  savons  plus 
désirer  ni  haïr;  la  ruse  n'a  plus  de  place  dans  notre  société, 
car  elle  n'a  plus  d'objet.  Mais  l'exaltation,  la  passion  ne  s'ac- 
commodent pas  de  cette  froideur,  de  cette  indilîérence  au 
résultat,  qui  est  le  principe  de  notre  sincérité.  Quand  les 
natures  absolues  à  la  façon  orientale  embrassent  une  thèse, 
elles  ne  reculent  plus,  et,  le  jour  où  l'illusion  devient  néces- 
saire, rien  ne  leur  coûte.  Est-ce  faute  de  sincérité?  Au  con- 
traire ;  c'est  parce  que  la  conviction  est  très-intense  chez  de 
tels  esprits,  c'est  parce  qu'ils  sont  incapables  de  retour  sur 
eux-mêmes,  qu'ils  ont  moins  de  scrupules.  Appeler  cela  four- 
berie est  inexact;  c'est  justement  la  force  avec  laquelle  ils 
embrassent  leur  idée  qui  éteint  chez  eux  toute  autre  pensée; 
car  le  but  leur  paraît  si  absolument  bon  que  tout  ce  qui  peut 
y  servir  leur  semble  légitime.  Le  fanatisme  est  toujours  sin- 
cère dans  sa  thèse  et  imposteur  dans  le  choix  des  moyens 
de  démonstration.  Si  le  public  ne  cède  pas  tout  d'abord  aux 
raisons  qu'il  croit  bonnes,  c'est-à-dire  à  ses  affirmations,  il 
a  recours  à  des  raisons  qu'il  sait  mauvaises.  Pour  lui,  croire 
est  tout;  les  motifs  pour  lesquels  on  croit  n'importent  guère. 


APPENDICE.  51.T 

Voudrions-nous  prendre  la  responsabilité  de  tous  les  argu- 
ments par  lesquels  s'opéra  la  conversion  des  barbares?  De 
nos  jours,  on  n'emploie  des  moyens  frauduleux  qu'en  sa- 
chant la  fausseté  de  ce  qu'on  soutient.  Autrefois,  l'emploi 
de  ces  moyens  supposait  une  profonde  conviction  et  s'al- 
liait à  la  plus  haute  élévation  morale.  Nous  autres  criti- 
ques, dont  la  profession  est  de  débrouiller  ces  mensonges 
et  de  trouver  le  vrai  à  travers  le  réseau  de  déceptions  et 
d'illusions  de  toute  sorte  qui  enveloppe  l'histoire,  nous 
éprouvons  devant  de  tels  faits  un  sentiment  de  répugnance. 
Mais  n'imposons  pas  nos  délicatesses  à  ceux  dont  le  de- 
voir a  été  de  conduire  la  pauvre  humanité.  Entre  la  vérité 
générale  d'un  principe  et  la  vérité  d'un  petit  fait,  l'homme 
de  foi  n'hésite  jamais.  On  avait,  lors  du  sacre  de  Charles  X, 
les  preuves  les  plus  authentiques  de  la  destruction  de  la 
sainte  ampoule.  La  sainte  ampoule  fut  retrouvée;  car  elle 
était  nécessaire.  D'une  part,  il  y  avait  le  salut  de  h  royauté 
(on  le  croyait  du  moins);  de  l'autre,  la  question  de  l'au- 
thenticité de  quelques  gouttes  d'huile;  aucun  bon  royaliste 
n'hésita. 

En  résumé ,  parmi  les  miracles  que  les  Évangiles  prêtent 
à  Jésus,  il  en  est  de  purement  légendaires.  Mais  il  y  en  eut 
probablement  quelques-uns  oii  il  consentit  à  jouer  un  rùlc. 
Laissons  de  côté  le  quatrième  Évangile;  l'Évangile  de  Marc, 
le  plus  original  des  synoptiques,  est  la  vie  d'un  exorciste 
et  d'un  thaumaturge.  Des  traits  comme  Luc,  vin,  i5-iG, 
n'ont  rien  de  moins  fâcheux  que  ceux  qui,  dans  l'épisode 
de  Lazare,  portent  les  théologiens  à  réclamer  à  grands  cris 
le  mythe  et  le  symbole.  Je  ne  tiens  pas  à  la  réalité  histo- 
rique dv  iniracle  dont  il  s'agit.  L'hypothèse  que  je  propose 
'dans  la  présente  édition  n'duil  tout  à  un  malentendu.  J'ai 
voulu  montrer  seulement  que  ce  bizarre  épisode  du  qua- 


su  VIE  DE  JËSUS. 

trième  Évangile  n'est  pas  une  objection  décisive  con''-e  la 
valeur  Historique  dudit  Évangile.  Dans  toute  la  partie  de  la 
vie  de  Jésus  où  nous  allons  entrer  maintenant,  le  quatrième 
Évangile  contient  des  renseignements  particuliers ,  infini- 
ment supérieurs  à  ceux  des  synoptiques.  Or,  chose  singu- 
lière! le  récit  de  la  résurrection  de  Lazare  est  lié  avec  ces 
dernières  pages  par  des  liens  tellement  étroits  que ,  si  on  le 
rejette  comme  imaginaire ,  tout  l'édifice  des  dernières  se- 
maines de  la  vie  de  Jésus,  si  solide  dans  notre  Évangile, 
croule  du  même  coup. 

§  2Z|.  Les  v.  /)6-5i  du  chap.  xi  nous  présentent  un  premier 
conseil  pour  perdre  Jésus,  tenu  par  les  Juifs,  comme  une 
conséquence  directe  du  miracle  de  Béthanie.  On  peut  dire 
que  ce  lien  est  artificiel.  Combien  cependant  notre  narrateur 
n'est-il  pas  plus  dans  le  vraisemblable  que  les  synoptiques, 
qui  ne  font  commencer  le  complot  des  Juifs  contre  Jésus 
que  deux  ou  trois  jours  avant  sa  mort  !  Tout  le  récit  que 
nous  examinons  en  ce  moment  est  d'aiileui's  très-naturel;  il 
se  termine  par  une  circonstance  qui  n'a  sûrement  pas  été 
inventée,  la  fuite  de  Jésus  à  Ephraïn  ou  Epliron.  Quel  sens 
allégorique  trouver  à  tout  cela?  N'est-il  pas  évident  que 
notre  auteur  possède  des  données  totalement  inconnues  aux 
synoptiques,  qui,  peu  soucieux  de  composer  une  biographie 
régulière,  resserrent  en  quelques  jours  les  six  derniers  mois 
de  la  vie  de  Jésus?  Les  v.  55-56  offrent  un  agencement  chro- 
"iliOlogique  fort  satisfaisant. 

j25.  Suit  (xii,  1  et  suiv.)  un  épisode  coinniuii  ;i  tous  les 
r^.'  ;its,  excepté  à  Luc,  qui  a  ici  taillé  sa  matière  d'une  tout 
fcutre  façon  ;  c'est  le  festin  de  Béthanie.  On  a  vu  dans  les  «  six 
jo^ir^  »  du  verset  xii,  1,  une  raison  symbolique,  je  veux  dire 
liEtcntion  de  faire  coïncider  le  jour  de  l'onction  avec  le  10  * 
ce  nisan,  on  l'on  choisissait  les  agneaux  de  la  Pàquc  (Exode, 


APPENDICE.  51S 

xri,  3,  6;.  Cela  serait  bien  peu  indiqué.  Au  chapitre  xix, 
V.  36,  où  perce  l'intention  d'assimiler  Jésus  à  l'agneau  pas- 
cal, le  rédacteur  est  beaucoup  plus  explicite.  Quant  aux 
circonstances  du  festin,  est-ce  par  fantaisie  pure  que  notre 
narrateur  entre  ici  dans  des  détails  inconnus  à  Matthieu  et 
à  Marc  ?  Je  ne  le  crois  pas.  C'est  qu'il  en  sait  plus  long. 
La  femme  innomée  chez  les  synoptiques,  c'est  Marie  de 
Béthanie.  Le  disciple  qui  fait  l'observation,  c'est  Judas,  et 
Ib  nom  de  ce  disciple  entraîne  tout  de  suite  le  narrateur  à 
une  personnalité  vive  (v.  6).  Ce  v.  6  respire  bien  la  haine 
de  deux  condiscipk'S  qui  ont  vécu  longtemps  ensemble, 
se  sont  profondément  froissés  l'un  l'autre,  et  ont  suivi  des 
voies  opposées.  El  ce  Mapôa  âiv;/.ôv£t ,  qui  explique  si  'jien 
tout  un  épi.sode  de  Luc  "  !  Et  ces  cheveux  servant  à  essuyer 
les  pieds  de  Jésus,  qui  se  retrouvent  dans  Luc  -  !  Tout  porte 
à  croire  que  nous  tenons  ici  une  source  originale,  servant 
de  clef  à  d'autres  récits  plus  déformés.  Je  ne  nie  pas  l'étran- 
geté  de  ces  versets  1-2,  9-11,  17-18,  revenant  à  trois  repri- 
ses sur  la  résurrection  de  Lazare,  et  enchérissant  sur  xi, 
ii5  et  suiv.  Je  ne  vois  rien  d'invraisemblable,  au  contraire, 
dans  l'intention  prêtée  à  la  famille  de  Béthanie  de  frapper 
l'indilTérence  des  lliérosolymitcs  par  des  démonstrations 
extérieures  telles  que  la  simple  Galilée  n'en  connut  pas.  Il 
ne  faut  pas  dire  :  de  telles  suppositions  sont  fausses,  parce 
qu'elles  sont  choquantes  ou  mesquines.  Si  l'on  voyait  le  re- 
"vôrs  des  plus  grandes  choses  qui  se  sont  passées  en  ce  monde, 
tis  celles  qui  nous  enchantent,  de  celles  dont  nous  vivons, 
Ti^Q  ne  tiendrait.  Uemarquez,  d'ailleurs,  que  les  acteurs  ici 
SCiit  des  femmes  ayant  conçu  cet  amour  sans  égal  que  Jésus 


1.  I,  4t  et  8ulr. 
S.  TU.  38. 


51G  VIE   DE   JÉSUS. 

sut  inspirer  autour  de  lui,  des  femmes  croyant  vivre  au  sein 
des  merveilles,  convaincues  que  Jésus  avait  fait  d'innombra- 
bles prodiges,  placées  en  face  d'incrédules  qui  raillaient  ce- 
lui qu'elles  aimaient.  Si  un  scrupule  avait  pu  s'élever  en  leur 
âme,  le  souvenir  des  autres  miracles  de  Jésus  l'eût  fait  taire. 
Supposez  une  dame  légitimiste  réduite  à  aider  le  ciel  à  sau- 
ver Joas.  Hésitera-t-elle?  La  passion  prête  toujours  à  Dieu  ses 
colères  et  ses  intérêts;  elle  entre  dans  les  conseils  de  Dieu, 
le  fait  parler,  le  fait  agir.  On  est  sûr  d'avoir  raison  ;  on  sert 
Dieu  en  soutenant  sa  cause,  en  suppléant  au  zèle  qu'il  ne 
montre  pas. 

§  26.  Le  récit  de  l'entrée  triomphale  de  Jésus  dans  Jérusa 
lem  (xii,  12  et  suiv.)  est  conforme  aux  synoptiques.  Ce  qui 
étonne  encore  ici,  c'est  l'imperturbable  appel  au  miracle  de 
Béthanie  (v.  17-18).  C'est  à  cause  de  ce  miracle  que  les 
pharisiens  décident  la  mort  de  Jésus;  c'est  ce  miracle  qui 
fait  croire  les  Hiérosolymites;  c'est  ce  miracle  qui  est  cause 
du  triomple  de  Bcthpliagé.  Je  voudrais  bien  mettre  tout 
cela  sur  le  compte  d'un  rédacteur  de  l'an  150,  ignorant  le 
caractère  réel  et  l'innocence  naïve  du  mouvement  galiléen. 
Mais,  d'abord,  gardons-nous  de  croire  que  l'innocence  et 
l'illusion  consciente  d'elle-même  s'excluent.  C'est  aux  sen- 
sations fuyantes  de  l'âme  d'une  femme  d'Orient  qu'il  faut 
demander  ici  des  analogies.  La  passion,  la  naïveté,  l'aban- 
don, la  tendresse,  la  perfidie,  l'idylle  et  le  crime,  la  frivo- 
lité et  la  profondeur,  la  sincérité  et  le  mensonge ,  alternent 
en  ces  sortes  de  natures  et  déjouent  les  ap|)récialions  abso- 
lues. La  critique  doit  se  défendre  en  pareil  cas  de  tout  sys- 
tème exclusif.  L'explication  mythique  est  souvent  vraie; 
l'explication  historique  ne  doit  pas  pour  cela  être  bannie. 
Or,  voici  des  versets  xu,  20  et  suiv.)  qui  mt  un  cachet  his- 
torique indubitable.  C'est  d'abord  l'épisade  obscur  et  isolé 


APPENDICE.  517 

des  Hellènes  qui  s'adressent  à  Philippe.  Remarquez  le  rôle  de 
cet  apôtre;  notre  Évangile  est  le  seul  qui  en  sache  quelque 
chose.  Remarquez  surtout  combien  tout  ce  passage  est  exempt 
d'intention  dogmatique  ou  symbolique.  Dire  que  ces  Grecs 
sont  des  êtres  de  raison  comme  Nicodème  et  la  Samaritaine, 
est  bien  gratuii.  Le  discours  qu'ils  amènent  (v.  23  et  suiv.) 
n'a  aucun  rapport  avec  eux. 

L'aphorisme  du  v.  25  se  retrouve  dans  les  synoptiques; 
il  est  évidemment  authentique.  Notre  auteur  ne  le  copie 
pas  dans  les  synoptiques.  Donc,  même  quand  il  fait  parler 
Jésus ,  l'auteur  du  quatrième  Évangile  suit  parfois  une  tra- 
dition. 

§  27.  Les  versets  27  et  suiv.  ont  beaucoup  d'importance. 
Jésus  est  troublé.  Il  prie  son  Père  «  de  le  délivrer  de  cette 
heure  ».  Puis  il  se  résigne.  Une  voix  se  fait  entendre  du 
ciel,  ou  bien,  selon  d'autres,  un  ange  parle  à  Jésus. 
Qu'est-ce  que  cet  épisode?  N'en  doutons  pas,  c'est  le  pa- 
rallèle de  l'agonie  de  Gethsémani,  qui ,  en  effet,  est  omise 
par  notre  auteur  à  la  place  où  elle  aurait  dû  se  trouver, 
après  la  dernière  cène.  Remarquez  la  circonstance  de 
l'apparition  de  l'ange,  que  Luc  seul  connaît;  trait  de  plus 
à  ajouter  à  la  série  de  ces  concordances  entre  le  troisième 
Évangile  et  le  quatrième  qui  sont  un  fait  si  important  de  la 
critique  évangélique.  Mais  l'existence  de  deux  versions  si 
différentes  d'une  circonstance  des  derniers  jours  de  Jésus, 
qui  certainement  est  historique,  sont  un  fait  bien  plus 
décisif  encore.  Qui  mérite  ici  la  préférence?  Le  quatrième 
Évangile,  selon  moi.  D'abord,  le  récit  de  cet  Évangile  est 
moins  dramatique ,  moins  disposé,  moins  agencé  (  moins 
beau  ,  je  l'avoue).  En  second  lieu,  le  moment  où  le  qua- 
trième évangéliste  place  l'épisode  en  question  est  bien  plus 
convcDable.  Les  synoptiques  ont  rapporté  la  scène  de  Geth- 


SIS  VIE   DE  JESD5. 

Eijmani ,  comme  d'autres  circonstances  solennelles ,  h  la 
dernière  soirée  de  Jésus ,  par  suite  de  la  tendance  qui 
nous  fait  accumuler  nos  souvenirs  sur  les  dernières  heures 
d'une  personne  aimée.  Ces  circonstances  ainsi  placées  ont, 
d'ailleurs,  plus  d'effet.  Mais,  pour  admettre  l'ordre  des 
synoptiques,  il  faudrait  supposer  que  Jésus  savait  avec 
certitude  le  jour  où  il  mourrait.  Nous  voyons,  en  général, 
les  synoptiques  céder  ainsi  maintes  fois  au  désir  de  l'arran- 
gement, procéder  avec  un  certain  art.  Art  divin,  d'où  est 
sorti  le  plus  beau  poëme  populaire  qui  ait  jamais  été  écrit, 
la  Passion  !  Mais  sans  contredit,  en  pareil  cas,  la  critique 
liistorique  sera  toujours  pour  la  version  la  moins  drama- 
tique. C'est  ce  principe  qui  nous  fait  mettre  Matthieu  après 
Marc,  et  Luc  après  Matthieu,  quand  il  s'agit  de  déterminer 
la  valeur  historique  d'un  récit  des  synoptiques. 

§  28.  Nous  voici  arrives  à  la  dernière  soirée  (chap.  xiii).  Le 
repas  des  adieux  est  raconté,  comme  dans  les  synoptiques, 
avec  de  grands  développements.  Mais,  chose  surprenante!  la 
circonstance  capitale  de  ce  repas  selon  les  synoptiques  est 
omise;  pas  un  mot  de  l'établissement  de  l'eucharistie,  qui 
tient  une  si  grande  place  dans  les  préoccupations  de  notre 
auteur  (chap.  vi).  B  cependant  comme  la  narration  a  ici  un 
tour  réfléchi  (v.  1)  !  comme  l'auteur  insiste  sur  la  significa- 
tion tendre  et  mystique  du  dernier  festin!  Que  veut  dire  ce 
silence?  Ici,  comme  pour  l'épisode  de  Gethsémani,  je  vois 
dans  une  telle  omission  un  trait  de  supériorité  du  quatrième 
Kvangile.  Prétendre  que  Jésus  réserva  pour  le  jeudi  soir  une 
si  importante  institution  rituelle,  c'est  accepter  une  sorte  de 
miracle,  c'est  supposer  qu'il  était  sûr  de  mourir  le  lende- 
main. Quoique  Jésus  (il  est  permis  de  le  croire)  eut  des  pres- 
sentiments, on  ne  peut,  à  moins  de  surnaturel,  admettre 
une  telle  netteté  dans  ses  prévisions.  Je  pense  donc  que 


APPENDICE.  519 

c'est  par  l'effet  d'un  déplacement,  très-facile  à  expliquer, 
que  les  disciples  groupèrent  tous  leurs  souvenirs  eucharis- 
tiques sur  la  dernière  cène.  Jésus  y  pratiqua,  ainsi  qu'il 
l'avait  déjà  fait  bien  des  fois,  le  rit  habituel  des  tables  juives, 
en  y  attachant  le  sens  mystique  où  il  se  complaisait,  et, 
comme  on  se  rappela  le  dernier  repas  bien  mieux  que  tous 
les  autres,  on  tomba  d'accord  pour  y  rapporter  cet  usage 
fondamental.  L'autorité  de  saint  Paul,  qui  est  ici  d'accord 
avec  les  synoptiques ,  n'a  rien  de  péremptoire ,  puisqu'il 
n'avait  pas  été  présent  au  repas;  elle  prouve  seulement,  ce 
dont  on  ne  peut  pas  douter,  qu'une  grande  partie  de  la 
tradition  fixait  l'établissement  du  mémorial  sacré  à  la  veille 
de  la  mort.  Cette  tradition  répondait  à  l'idée  ,  générale- 
ment acceptée,  que  ce  soir- là  Jésus  substitua  une  Pâque 
nouvelle  à  la  Pùque  juive;  elle  tenait  à  une  autre  opinion 
des  synoptiques,  contredite  par  le  quatrième  Évangile ,  à 
savoir  que  Jésus  fit  avec  ses  disciples  le  festin  pascal  et 
mourut,  par  conséquent,  le  lendemain  du  jour  où  l'on 
mangeait  l'agneau. 

Ce  qu'il  y  a  de  bien  remarquable,  c'est  que  le  quatrième 
Évangile,  en  place  de  l'eucharistie,  donne  un  autre  rit, 
le  lavement  des  pieds,  comme  ayant  été  l'institution  propre 
de  la  dernière  cène.  Sans  doute,  notre  évangéliste  a  aussi 
cédé  cette  fois  à  la  tendance  naturelle  de  rapporter  au  der- 
nier soir  les  actes  solennels  de  la  vie  de  Jésus.  La  haine  de 
notre  auteur  contre  Judas  se  démasque  de  plus  en  plus  par 
une  forte  préoccupation  qui  lui  fait  parler  de  ce  malheu- 
reux, même  quand  il  n'est  pas  directement  en  cause  (ver- 
sels  2,  10-11,  18).  Dans  le  récit  de  l'annonce  que  Jésus 
fait  de  la  trahison,  la  grande  supériorité  de  notre  texte  so 
révèle  encore.  La  même  anecdote  se  trouve  dans  les 
synoptiques,  mais  présentée  d'une  façon  invraisemblable  et 


520  VIE  DE  JÉS03. 

contradictoire.  Jésus,  chez  les  synoptiques,  est  censé  dési- 
gner le  traître  à  mots  couverts,  et  cependant  les  expres- 
sions dont  il  se  sert  devaient  le  faire  reconnaître  de  tous. 
Notre  quatrièn.e  évangéliste  explique  bien  ce  petit  malen- 
tendu. Jésus,  selon  lui,  fait  tout  bas  la  confidence  de  son 
pressentiment  à  un  disciple  qui  reposait  sur  son  sein,  le- 
quel communique  à  Pierre  ce  que  Jésus  lui  a  dit.  A  l'égard 
du  reste  des  assistants,  Jésus  reste  dans  le  mystère,  et  per- 
sonne ne  se  doute  de  ce  qui  s'est  passé  entre  lui  et  Judas. 
Les  petites  circonstances  du  récit,  le  pain  trempé,  le  coup 
d'oeil  que  le  V.  29  nous  fait  jeter  dans  l'intérieur  de  la  secte, 
ont  aussi  une  grande  justesse ,  et  quand  on  voit  l'auteur 
dire  assez  clairement  :  «  J'étais  là,  »  on  est  tenté  de  croire 
qu'il  dit  vrai.  L'allégorie  est  essentiellement  froide  et  raide. 
Les  personnages  y  sont  d'airain,  et  se  meuvent  tout  d'une 
pièce.  Il  n'en  est  pas  de  même  chez  notre  auteur.  Ce  qui 
frappe  dans  son  écrit,  c'est  la  vie,  c'est  la  réalité.  On  sent 
un  homme  passionné ,  jaloux  parce  qu'il  aime  beaucoup, 
susceptible  ,  un  homme  fort  ressemblant  aux  Orientaux  de 
nos  jours.  Les  compositions  artificielles  n'ont  jamais  ce  ;our 
personnel  ;  quelque  chose  de  vague  et  de  gauche  les  décèle 
toujours.  . 

§  29.  Suivent  de  longs  discours,  qui  ont  leur  beauté,  mais 
qui  sans  contredit  n'ont  rien  de  traditionnel.  Ce  sont  des 
pièces  de  théologie  et  de  rhétorique,  sans  aucune  analogie 
avec  les  discours  de  Jésus  dans  les  Évangiles  synoptiques, 
et  auxquels  il  ne  faut  pas  plus  attribuer  de  réalité  histo- 
rique qu'aux  discours  que  Platon  met  dans  la  bouche  de 
son  maître  au  moment  de  mourir.  Il  ne  faut  rien  conclure 
de  là  sur  la  valeur  du  contexte.  Les  discours  insérés  nar 
Salluste  et  Tite-Live  dans  leurs  histoires  sont  sûrement  des 
lictions;  en  conclura-t-os  que  le  fond  de  ces  histoires  est 


APPENDICE.  521 

également  fictif?  Il  est  probable,  d'ailleurs,  que,  dans  ces 
longues  homélies  prêtées  à  Jésus,  il  y  a  plus  d'un  trait  qui 
a  sa  valeur  historique.  Ainsi  la  promesse  du  Saint-Esprit 
(xiv,  16  et  suiv.,  26;  xv,  26;  xvi,  7,  13),  que  Marc  et  Mat- 
thieu ne  donnent  pas  sous  forme  directe,  se  retrouve  en 
Luc  (xxiv,  49)  et  répond  à  un  fait  des  Actes  (u)',  qui  a  dii 
avoir  quelque  réalité.  En  tout  cas,  cette  idée  d'un  esprit 
que  Jésus  enverra  du  sein  de  son  Père,  quand  il  aura  quitté 
la  terre,  est  un  trait  de  consonnance  de  plus  avec  Luc  {Actes, 
i  et  II).  L'idée  de  l'Esprit-Saiiit  conçu  comme  avocat  (Pqra- 
rjel)  se  retrouve  aussi,  surtout  en  Luc  (xn,  11-12;  comp. 
Matth.,  X,  20;  Marc,  xm,  11).  Le  système  de  l'ascension, 
développé  par  Luc,  a  son  germe  obscur  en  notre  auteur 
(xvi,  7). 

§  30.  Après  la  Cène,  notre  évangéliste,  comme  les  synof)- 
tiques,  conduit  Jésus  au  jardin  de  Gethsémani  (chap.  xviii). 
La  topographie  du  v.  1  est  exacte.  Tcôv  «'(îpuv  peut  être 
une  inadvertance  des  copistes,  ou,  si  j'ose  le  dire,  de  l'édi- 
teur, de  celui  qui  a  préparé  l'écrit  pour  le  public.  La  même 
faute  se  retrouve  dans  les  Septante  (Il  Sam.,  xv,  23).  Le 
Codex  Sinaïticus  porte  toO  xéiipou.  La  vraie  leçon  Toi3  Keôpwv 
devait  paraître  singulière  à  des  gens  qui  ne  savaient  que  le 
grec.  Je  me  suis  déjà  expliqué  ailleurs  sur  l'omission  de 
l'agonie  à  ce  moment ,  omission  où  je  vois  un  argument  en 
faveur  du  récit  du  quatrième  Évangile.  L'arrestation  de 
Jésus  est  aussi  bien  mieux  racontée.  La  circonstance  du  bai- 
ser de  Judas,  si  touchante,  si  belle,  mais  qui  sent  la  légende, 
est  passée  sous  silence.  Jésus  se  nomme  et  se  livre  lui- 
même.  Il  y  a  bien  un  miracle  fort  inutile  (v.  6);  mais  la  cir- 
constance de  Jésus  demandant  qu'on  laisse  aller  les  disciples 

I.  Comp.  Jean,  \  11.  îo. 


522  VIE  DE  JÉSUS. 

qui  l'accompagnaient  (v.  8)  est  vraisemblable.  Il  est  très- 
possible  que  ceux-ci  aient  été  d'abord  arrêtés  avec  leur 
maître.  Fidèle  à  ses  habitudes  de  précision  réelle  ou  ap- 
parente, notre  auteur  sait  le  nom  des  deux  personnes  qui 
engagèrent  une  lutte  d'un  moment,  d'où  résulta  une  légère 
effusion  de  sang. 

§  31.  Mais  voici  la  preuve  la  plus  sensible  que  notre  au- 
teur a  sur  la  Passion  des  documents  bien  plus  originaux 
que  les  autres  évangélistes.  Seul,  il  fait  conduire  Jésus  chez 
Annas  ou  Hanan,  beau-père  de  Caïphe.  Josèphe  confirme  la 
justesse  de  ce  récit,  et  Luc  semble  ici  encore  recueillir 
une  sorte  d'écho  de  notre  Évangile  '.  Hanan  avait  été  depuis 
longtemps  déposé  du  pontificat;  mais,  pendant  le  reste  de 
sa  longue  vie,  il  conserva  en  réalité  le  pouvoir,  qu'il  exer- 
çait sous  le  nom  de  ses  fils  et  beaux-fils,  successivement 
élevés  au  souverain  sacerdoce'.  Cette  circonstance,  dont 
les  deux  premiers  synoptiques,  très-peu  au  courant  des 
choses  de  Jérusalem ,  ne  se  doutent  pas,  est  un  trait  de 
lumière.  Gomment  un  sectaire  du  ii»  siècle,  écrivant  en 
Egypte  ou  en  Asie  Mineure,  eût-il  su  cela?  L'opinion,  trop 
souvent  répétée,  que  notre  auteur  ne  connaît  ni  Jérusalem, 
ni  les  choses  juives,  me  paraît  tout  à  fait  dénuée  de  fonde- 
ment. 

§  32.  Même  supériorité  dans  le  récit  des  reniements  de 
Pierre.  Tout  cet  épisode,  chez  notre  auteur,  est  plus  circon- 
stancié, mieux  expliqué.  Los  détails  du  v.  16  sont  d'une 
étonnante  vérité.  Loin  d'y  voir  une  invraisemblance,  j'y  vois 
une  marque  de  naïveté,  comme  celle  d'un  provincial  qui  se 
vante  d'avoir  du  crédit  dans  un  ministère  parce  qu'il  y  con- 


1.  III,  2.  Comp.  Act.,  IV,  G, 

8.  Jos.,  Ant.,  XV,  m.  1;  XX,  ix,  1,3;    II.  J.,  IV,  v.  G,  7. 


APPENDICE.  523 

naît  «n  concierge  ou  un  domestique.  Soutiendra-t-on  aussi 
qu'il  y  a  là  quelque  allégorie  mystique?  Un  rhéteur  venant 
longtemps  après  les  événements,  et  composant  son  ouvrage 
sur  des  textes  reçus,  n'aurait  pas  écrit  de  la  sorte.  Voyez 
les  synoptiques  :  tout  chez  eux  est  combiné  naïvement 
pour  l'effet.  Certes  une  foule  de  traits  du  quatrième  Évan- 
gile sentent  aussi  l'arrangement  artificiel  ;  mais  d'autres 
semblent  bien  n'être  là  que  parce  qu'ils  sont  vrais,  tant  ils 
sont  accidentés  et  à  vive  arête. 

§  33.  Nous  arrivons  chez  Pilate.  La  circonstance  du  v.  28 
a  toute  l'apparence  de  la  vérité.  Notre  auteur  est  en  contra- 
diction avec  les  synoptiques  sur  le  jour  où  Jésus  mourut. 
Selon  lui,  ce  fut  le  jour  où  l'on  mangeait  l'agneau,  le  H  de 
nisan;  selon  les  synoptiques,  ce  serait  le  lendemain.  Notre 
auteur  peut  bien  avoir  raison.  L'erreur  des  synoptiques 
s'expliquerait  tout  naturellement  par  le  désir  que  l'on  eut 
de  faire  de  la  dernière  cène  le  festin  pascal,  afin  de  lui 
donner  plus  de  solennité,  et  afin  de  conserver  un  motif 
pour  la  célébration  de  la  Pàque  juive.  11  est  très-vrai  qu'on 
peut  dire  aussi  que  le  quatrième  Évangile  a  placé  la  mort 
au  jour  où  l'on  mangeait  l'agneau,  afin  d'inculquer  l'idée 
que  Jésus  fut  le  véritable  agneau  pascal,  idée  qu'il  avoue  à 
un  endroit  (xix,  36),  et  qui  peut-être  n'est  pas  étrangère 
à  d'autres  passages  :  xii,  1  ;  xix,  29.  Ce  qui  prouve  bien  tou- 
tefois que  les  synoptiques  font  ici  violence  à  la  réalité  his- 
torique, c'est  qu'ils  ajoutent  une  circonstance  tirée  du  céré- 
monial ordinaire  de  la  Pàque,  et  non  certes  d'une  tradition 
positive,  je  veux  dire  lo  chant  de  psaumes  '.  Certaines 
circonstances  rapportée^  par  les  synoptiques,  par  exemple 
le  Irai;   de  Simon  de  Cyrène  revenant  de  ses  travaux  des 

t.  MaUh.,  XXVI,  30;  Marc,  X(V,  20. 


534  VIE  DE  JESUS. 

champs,  supposent  ainsi  que  le  crucifiement  eut  lieu  avant 
le  commencement  de  la  période  sacrée.  Enfin  on  ne  con- 
cevrait pas  que  les  Juifs  eussent  provoqué  une  exécution, 
ni  même  que  les  Romains  l'eussent  faite,  en  un  jour  si  so- 
lennel '. 

§  3/i.  J'abandonne  les  entretiens  de  Pilate  et  de  Jésus, 
composés  évidemment  par  conjecture,  mais  avec  un  senti- 
ment assez  exact  de  la  situation  des  deux  personnes.  La 
question  du  v.  9  a  encore  son  écho  dans  Luc,  et  comme 
d'ordinaire  ce  trait  insignifiant  devient  chez  le  troisième 
évangéliste  toute  une  légende'.  La  topographie  et  l'hébreu 
duv.  13  sont  de  bon  aloi.  Toute  cette  scène  est  d'une  grande 
justesse  historique,  bien  que  les  paroles  prêtées  aux  person- 
nages soient  de  la  façon  du  narrateur.  Ce  qui  concerne  Ba- 
rabbas,  au  contraire,  est  plus  satisfaisant  dans  les  synop- 
tiques. Notre  auteur  se  ti'ompe  sans  doute  en  faisant  de  cet 
homme  un  voleur.  Les  synoptiques  sont  bien  phis  dans  la 
vraisemblance,  en  le  présentant  comme  un  personnage  aimé 
du  peuple  et  arrêté  pour  cause  d'émeute.  En  ce  qui  con- 
cerne la  flagellation,  Marc  et  Matthieu  ont  aussi  une  petite 
nuance  de  plus.  On  voit  mieux  dans  leur  récit  que  la  flagel- 
lation fut  un  simple  préliminaire  du  crucifiement,  selon  le 
droit  commun.  L'auteur  du  quatrième  Évangile  ne  semble 
pas  se  douter  que  la  llagellation  supposait  déjà  une  con- 
damnation irrévocable.  Cette  fois  encore,  il  marche  tout  à 
fait  d'accord  avec  Luc  (xxiu,  16);  comme  ce  dernier,  il 
cherche,  en  tout  ce  qui  concerne  Pilate,  à  excuser  l'auto- 
rité romaine  et  à  charger  les  Juifs. 

§  35.  Le  trait  minutieux  de  la  tunique  sans  couture  four- 


1.  Mischna,  Sanhérlrtn,  iv,  1.  Conip.  Philon.  /n  Flacc,  $10. 

2.  Luc,  iMii,  U  et  5UIT. 


APPENDICE,  525 

nit  aussi  un  argument  contre  notre  auteur.  On  dirait  qu'il  Ta 
conçu  faute  d'avoir  bien  saisi  le  parallélisme  du  passage  du 
psaume  xxii,  qu'il  cite.  On  a  un  exemple  du  même  genre 
d'erreur  dans  Matthieu,  xxr,  2-5.  Peut-être  aussi  la  tunique 
sans  couture  du  grand  prêtre  (Josèphe,  Ant.,  111,  vu,  [^)  cst- 
elle  pour  quekiue  chose  en  tout  ceci. 

§  36.  Nou'.  touchons  à  la  plus  grave  objection  contre  la 
véracité  de  notre  auteur.  Matthieu  et  Marc  ne  font  assister 
au  crucifiement  que  les  femmes  galiléennes,  compagnes 
inséparables  de  Jésus.  Luc  ajoute  à  ces  femmes  «  tous  les 
gens  de  la  connaissance  de  Jésus  »  (TravTe;  oî  yvwcTol 
aÙTw),  addition  qui  est  en  contradiction  avec  les  deux 
premiers  Évangiles'  et  avec  ce  que  Justin  '  nous  apprend  de 
la  défection  des  disciples  (oî  yvtopiixoi  aÙToù  iravre;  )  après 
le  crucifiement.  En  tout  cas,  dans  les  trois  premiers  Évan- 
giles, ce  groupe  de  personnes  fidèles  se  tient  «  loin  »  de  la 
croix, et  ne  s'entretient  pas  avec  Jésus.  Notre  Évangile  ajoute 
trois  détails  essentiels  :  1°  Marie,  mère  de  Jésus,  assiste 
au  crucifiement;  2°  Jean  y  assiste  aussi  ;  3"  tous  sont  debout 
au  pied  de  la  croix  ;  Jésus  s'entretient  avec  eux,  et  confie 
sa  mère  à  son  disciple  favori.  Chose  singulière!  «  La  mère 
des  fils  de  Zébédée  »  ou  Salomé ,  que  Marc  et  Matthieu  pla- 
cent parmi  les  femmes  fidèles ,  est  privée  de  ces  honneurs 
dans  le  récit  qu'on  suppose  avoir  été  écrit  par  son  fils.  Le 
nom  de  Marie  attribué  à  la  sœur  de  Marie,  mère  de  Jésus, 
est  aussi  qudque  chose  de  singulier.  Ici,  je  suis  nettement 
pour  les  synoptiques.  «  Que  la  connaissance  de  la  présence 


1.  Matth.,  XXVI,  5G:  Marc,  xiv,  50.  Le  verset  parallèle  Luc,  xxii,  54  est 
modifié  en  consiîqnoncc  de  Luc,  xxui,  49.  Comp.  ci-dessus,  p.  435-430, 
uni'-. 

ï.  Aput.  l,  50. 


526  VIE  DE  JÉSUS. 

touchante  de  Marie  auprès  de  la  croix  et  des  fonctions 
filiales  que  Jésus  remit  à  Jean,  dit  M.  Strauss,  se  soit  per- 
due ,  c'est  ce  qu'il  est  bien  moins  facile  de  comprendre 
qu'il  ne  l'est  de  comprendre  comment  tout  cela  a  pu 
naître  dans  le  cercle  où  se  forma  le  quatrième  Évangile. 
Songeons  que  c'était  un  cercle  où  l'apôtre  Jean  jouissait 
d'une  vénération  particulière  ,  dont  nous  voyons  la  preuve 
dans  le  soin  avec  lequel  notre  Évangile  le  choisit  parmi 
les  trois  plus  intimes  confidents  de  Jésus,  pour  en  faire 
le  seul  apôtre  bien -aimé;  dès  lors,  pouvait -on  trouver 
rien  qui  mît  le  sceau  à  cette  prédilection  d'une  manière 
plus  frappante,  qu'une  déclaration  solennelle  de  Jésus, 
qui ,  par  un  dernier  acte  de  sa  volonté ,  laissait  à  Jean  sa 
mère  comme  le  legs  le  plus  précieux ,  le  substituait  ainsi 
à  sa  place,  et  le  faisait  «  vicaire  du  Christ  »,  sans  comp- 
ter qu'il  était  naturel  de  se  demander,  au  sujet  de  Marie, 
comme  au  sujet  de  l'apôtre  bien- aimé,  s'il  était  possible 
qu'ils  se  fussent  éloignés  des  côtés  de  Jésus  à  ce  moment 
suprême?  » 

Cela  est  très-bien  raisonné.  Cela  prouve  parfaitement  qu'il 
y  eut  chez  notre  rédacteur  plus  d'une  arrière-pensée,  qu'il 
n'a  pas  la  sincérité,  la  naïveté  absolue  de  Matthieu  et  d3 
Marc.  Mais  c'est  ici  du  moins  la  marque  d'origine  la  plus 
lisible  de  l'ouvrage  que  nous  discutons.  En  rapprochant  ce 
passage  des  autres  endroits  où  sont  relevés  les  privilèges 
«du  disciple  que  Jésus  aimait»,  il  ne  peut  rester  aucun 
doute  sur  la  famille  chrétienne  d'où  ce  livre  est  sorti. 
Cela  ne  prouve  pas  qu'un  disciple  immédiat  de  Jésus  l'ait 
écrit;  rfiais  cela  prouve  que  celui  qui  tient  la  plume  croit 
ou  veut  faire  croire  qu'il  raconte  les  souvenirs  d'un  dis- 
ciple immédiat  de  Jésus,  et  que  son  but  est  d'exaUfr  la  pré- 
rogative de  ce  disciple,  de  montrer  qa'il  a  été,  ce  que  ne 


521 


APPENDICE. 

furent  ni  Jacques  ni  Pierre,  un  vrai  frère,  un  frère  spi.i- 

f.iel  de  Jésus.  .      .  „ 

En  tout  cas,  le  nouvel  accord  que  nous  avons  trouve  entre 
notre  texte  et  l'Évangile  de  Luc  est  bien  remarquable.  Les 
nxpressions  de  Luc,  en  effet  (xxni,  h%  n'excluent  pas  préci- 
sément Marie  du  pied  de  la  croix  et  l'auteur  des  Aclcs.  qui 
est  bien  le  même  que  celui  du  troisième  Evangile,  place 
Marie  parmi  les  disciples  à  Jérusalem,  peu  de  jours  après  la 
mort  de  Jésus.  Cela  a  peu  de  valeur  historique,  car  l'auteur 
du  troisième  Évangile  et  des  Actes  (au  moins  pour  les  prec 
iniers  chapitres  de  ce  dernier  ouvrage)  est  le  traditioniste 
le  moins  autorisé  de  tout  le  Nouveau  Testament.  Mais  cela 
établit  de  plus  en  plus  ce  fait,  à  mes  yeux  très-grave,  que 
la  tradition  johannique  ne  fut  pas  dans  l'Église  primitive  UD 
accide.it  isolé,  que  beaucoup  de  traditions  propres  h  ''école 
dp  Jean  avaient  transpiré  ou  étaient  communes  à  dautres 
Églises  chrétiennes,  même  avant  la  rédaction  du  quatrième 
Évangile,  ou  du  moins  indépendamment  de  lui.  Car  de  sup- 
poser que  l'auteur  du  quatrième  Évangile  eût  l'Evangile  de 
Luc  sous  les  yeux  en  composant  son  ouvrage,  c'est  ce  qui 
me  paraît  très-improbable. 

§  37.  Notre  texte  retrouve  sa  supériorité  pour  ce  qui  con- 
cerne le  breuvage  sur  la  croix.  Cette  circonstance,  à  propos 
de  laquelle  Matthieu  et  Marc  s'expriment  avec  obscurité,  qui 
chez  Luc  est  tout  à  fait  transformée  (xxiii,  36).  trouve  ici 
sa  véritable  explication.  C'est  Jésus  lui-même  qui,  brûlant 
de  soif,  demande  à  boire.  Un  soldat  lui  présente  un  peu  de 
son  eau  acidulée,  au  moyen  d'une  éponge.  Cela  est  tres- 
naturcl,  et  d'une  très-bonne  archéologie.  Ce  n'est  là  m  une 
dérision,  ni  une  aggravation  de  supplice,  comme  le  croient 
les  synoptiques.  C'est  un  trait  d'humanité  du  soldat. 
S  38.  Notre  Évangile  omet  le  tremblement  de  terre  et  les 


528  VIE  DE  JÉSUS. 

phénomènes  dont  la  légende  la  plus  répandue  voulait  que 
le  dernier  soupir  de  Jésus  eût  été  accompagné. 

§  39.  L'épisode  du  crurifragiurn  et  du  coup  de  lance, 
propre  a  notre  Évangile,  n'a  rien  que  de  possible.  L'archéo- 
logie juive  et  l'archéologie  romaine  du  v.  31  sont  exactes. 
Le  crurifragiurn  est  bien  un  supplice  romain.  Quant  à  la 
médecine  du  v.  34,  elle  peut  prêter  à  beaucoup  d'obser- 
vations. Mais,  quand  même  notre  auteur  ferait  preuve  ici 
d'une  physiologie  imparfaite,  cela  ne  tirerait  pas  à  consé- 
quence. Je  sais  que  le  coup  de  lance  peut  avoir  été  in- 
venté pour  répondre  à  Zacharie,  xii,  10;  cf.  Apoc,  i,  7.  Je 
reconnais  que  l'explication  symbolique  a  priori  s'adapte 
très-bien  à  la  circonstance  que  Jésus  ne  subit  pas  le  cru- 
rifragiurn. L'auteur  veut  assimiler  Jésus  à  l'agneau  pascal  *, 
et  il  est  bien  aise  pour  sa  tlièse  que  les  os  de  Jésus  n'aient 
pas  été  brisés*.  Peut-être  même  n'est-il  pas  fâché  de  mê- 
ler à  l'affaire  un  peu  d'hysope  '.  Quant  à  l'eau  et  au  sang 
qui  coulent  du  côté ,  il  est  également  facile  de  leur  trou- 
ver une  valeur  dogmatique*.  Est-ce  à  dire  que  l'auteur  du 
quatrième  Évangile  ait  inventé  ces  détails?  Je. comprends 
très-bien  qu'on  raisonne  ainsi  :  Jésus,  comme  Messie,  de- 
vait naître  à  Bcthléhcm;  donc,  les  récits,  fort  invraisem- 
blables d'ailleurs,  qui  font  aller  ses  parents  à  Bethléhem  au 
moment  de  sa  naissance  sont  des  fictions.  Mais  peut-on  dire 
aussi  qu'il  était  écrit  d'avance  que  Jésus  n'aurait  pas  les  os 
rompus,  que  l'eau  et  le  sang  couleraient  de  son  côté?  N'est- 
i!  pas  admissible  que  ce  sont  là  des  circonstances  récUc- 


1.  Comp.  Jean,  i,  29. 
'2.  i;xode,  xii,  •40;  Nombres,  ix,  12. 

3.  Jean,  xix,  20.  Comp.   ICxoilo,  xii,  22;  Liivil.,  xiv,  i.  G,  .40,  5{ ,  52| 
Nombres,  xix,  C;  IlObr.,  ix,  1'.). 
«,  Comp.  Jean,  m,  5;  I  Juli.,  v,  6, 


APPENDICE.  En 

ment  arrivée'',  circonstances  que  l'esprit  subtil  des  disciples 
put  remarquer  après  coup  et  où  il  vit  de  profondes  combi- 
naisons providentielles?  Je  ne  connais  rien  déplus  instructif 
à  cet  égard  que  la  comparaison  de  ce  qui  concerne  le  breu- 
vage olTeri  à  Jésus  avant  le  crunfiement  dans  Marc  (xv,  23 
et  dans  Matthieu  (xxviii,  34).  Marc  ici,  comme  presque  tou- 
jours, est  le  plus  original.  D'après  son  récit,  on  offre  à  Jésus, 
selon  l'usage,  un  vin  aromatisé  pour  l'étourdir.  Cela  n'a  rien 
de  messianique.  Chez  Matthieu,  le  vin  aromatisé  devient  du 
fiel  et  du  vinaigre;  on  obtient  ainsi  un  prétendu  accomplis- 
sement du  verset  22  du  Ps.  lxix.  Voilà  donc  un  cas  où  nous 
prenons  sur  le  fait  le  procédé  de  transformation.  Si  nous 
n'avions  que  le  récit  de  Matthieu,  nous  serions  autorisés  à 
croire  que  cette  circonstance  est  de  pure  invention  ,  qu'elle 
a  été  créée  pour  obtenir  la  réalisation  d'un  passage  supposé 
relatif  au  Messie.  Mais  le  récit  de  Marc  prouve  bien  qu'il  y 
eut  dans  ce  cas  un  fait  réel,  qu'on  plia  aux  besoins  de  l'in- 
terpréiation  messianiiiue. 
§  60.  A  l'ensevelissement,  Nicodème,  personnage  propre 
notre  Évangile,  reparaît.  On  fait  observer  que  ce  person- 
nage n'a  aucun  rôle  dans  la  première  histoire  apostolique. 
Mais,  sur  les  douze  apôtres,  sept  ou  huit  disparaissent  com- 
filétement  après  la  mort  de  Jésus.  Il  semble  qu'il  y  eut 
auprès  de  Jésus  des  groupes  qui  l'acceptèrent  à  des  degrés 
fort  divers,  et  dont  quelques-uns  ne  figurèrent  pas  dans 
l'histoire  de  l'IOglise.  L'auteur  des  renseignements  qui  for- 
ment la  base  de  notre  Évangile  a  pu  connaître  des  amis  de 
Jésus  restés  inconn'ts  aux  synoptiques,  lesquels  vécurent 
dans  un  monde  moliis  large  Le  personnel  évangélique  fut 
très-<lifférent  dans  les  différentes  lar>iilles  chrétiennes.  Jao 
(|iii's,  frère  du  Seigneur,  lionime  de  promiiTC  importance 
pour  saint  i'aul,  n'a  qu'un  rùk'  tout  à  fait  secondaire  aux 

M 


530  VIE  DE  JÉSDS. 

dire  des  synoptiques  et  de  notre  auteur.  Marie  de  Magdnla, 
qui  selon  les  quatre  textes ,  joua  un  rôle  cap'tal  à  la  ré- 
surrection, n'est  pas  mise  par  saint  Paul  au  nombre  des 
personnes  auxquelles  Jésus  se  montra,  et,  après  cette  heure 
solennelle ,  on  ne  la  volt  plus.  11  en  fut  de  même  pour  le 
bâbisme.  Dans  les  récits,  concordants  au  fond,  que  nous 
possédons  des  origines  de  cette  religion  ,  le  personnel  dif- 
fère assez  sensiblement.  Chaque  témoin  a  vu  le  fait  par  un 
de  ses  côtés  et  a  prêté  une  importance  particulière  à  ceux 
des  fondateurs  qu'il  a  connus. 

Observez  une  nouvelle  coïncidence  textuelle  entre  Luc 
(xxiii,  53)  et  Jean  (xix,  ùl). 

8  41.  Un  fait  capital  sort  de  la  discussion  que  nous  ve- 
Bons  d'établir.  Notre  Évangile,  en  désaccord  très-considé- 
rable avec  les  synoptiques  jusqu'à  la  dernière  semaine  de 
Jésus,  est  pour  tout  le  récit  de  la  Passion  en  accord  général 
avec  eux.  On  ne  saurait  dire  cependant  qu'il  leur  fasse 
des  emprunts  ;  car,  d'un  autre  côté,  il  s'écarte  notablement 
d'eux;  il  ne  copie  pas  du  tout  leurs  expressions.  Si  l'auteur 
du  quatrième  Évangile  a  lu  quelque  écrit  de  la  tradition 
synoptique,  ce  qui  est  très-possible,  il  faut  dire  au  moins 
qu'il  ne  l'avait  pas  sous  les  yeux  quand  il  écrivait.  Que 
conclure  de  là?  Qu'il  avait  sa  tradition  à  lui,  une  tradition 
parallèle  à  celle  des  synoptiques,  si  bien  qu'entre  les  deux 
on  ne  peut  se  décider  que  par  des  raisons  intrinsèques. 
Un  écrit  artificiel,  une  sorte  d'Évangilo  a  priori  écrit  au 
ir»  siècle,  n'aurait  pas  eu  ce  caractère.  L'auteur  eût  calqué 
les  synoptiques ,  comme  font  les  apocryphes ,  sauf  à  les 
amplifier  selon  son  esprit  propre.  La  position  de  l'écrivain 
johannique  est  celle  d'un  auteur  qui  n'ignore  pas  qu'on  a 
déjà  écrit  sur  le  sujet  qu'il  traiib,  qui  approuve  bien  des 
choses  dans  ce  que  l'on  a  dit,  mais  qui  croit  avoir  des  ren- 


APPENDICE.  53! 

leiainements  supérieurs ,  et  les  donne  sans  s'inquiéter  des 
autres.  Que  l'on  compare  à  cela  ce  que  nous  savons  de 
l'Évangile  de  Marcion.  Marcion  se  ut  un  Évangile  dans  des 
idées  analogues  à  celles  que  l'on  attribue  à  l'auteur  du  qua- 
trième Évangile.  Mais  voyez  la  différence  :  Marcion  s'en 
tint  à  une  espèce  de  concordance  ou  d'extrait  fait  selon  cer- 
taines vues.  Une  composition  dans  le  genre  de  celle  qu'on 
prêle  à  l'auteur  de  notre  Évangile,  si  eet  auteur  vécut  au 
w  siècle  et  écrivit  dans  les  intentions  qu'on  suppose,  est 
absolument  sans  exemple.  Ce  n'est  ni  la  méthode  éclectique 
et  conciliatrice  de  Tatien  et  de  Marcion,  ni  l'amplification 
et  le  pastiche  des  Évangiles  apocrj-phes,  ni  la  pleine  rêve- 
rie arbitraire,  sans  rien  d'historique ,  de  la  Pisté  Sophia. 
Pour  se  débarrasser  de  certaines  difficultés  dogmatiques, 
on  tombe  dans  des  difficultés  d'histoire  littéraire  tout  k  fait 
sans  issue. 

S  &2.  La  concordance  de  notre  Évangile  avec  les  synop- 
tiques, qui  frappe  dans  le  récit  de  la  Passion,  ne  se  retrouve 
guère,  au  moins  avec  Matthieu,  pour  la  résurrection  et  ce  qui 
suit.  Mais,  ici  encore,  je  crois  notre  auteur  bien  plus  dans  le 
vrai.  Selon  lui,  Marie  de  Magdala  seule  va  d'abord  au  tom- 
beau; seule  elle  est  le  premier  messager  de  la  résurrection, 
ce  qui  est  en  accord  avec  la  finale  de  l'Évangile  de  Marc 
(xvi,  9  et  suiv.).  Sur  la  nouvelle  portée  par  Marie  de  Magdala, 
Pierre  et  Jean  vont  au  tombeau;  nouvelle  consonnance  et 
des  plus  remarquables,  même  dans  l'expression  et  les  petits 
détails,  avec  Luc  (xxiv,  1, 2, 12,  21)  et  avec  la  finale  de  Marc 
conservée  dans  le  manuscrit  L  et  à  la  marge  de  la  version 
philoxénienne*.  Les  deux  premiers  évangélistes  ne  parlent 

1.  fidlL  Gricsbach-SchuUx,  I,  p.  291,  note.  Cette  conclusion,  poar 
o'Hre  pM  la  primitive,  n'en  •  pas  moins  de  la  valeur,  comm"  résumaDt 
ans  vlHIlft  tradition. 


53Î  VIE    DE  JESUS. 

pas  d'une  visite  des  apôtres  au  tombeau.  Une  autorité  dé- 
cisive donne  ici  l'avantage  à  la  tradition  de  Luc  et  de 
l'écrivain  johannique  :  c'est  celle  de  saint  Paul.  Selon  la 
première  épUre  aux  Corinthiens  *,  écrite  vers  l'an  57,  et 
sûrement  bien  avant  les  Évangiles  de  Luc  et  de  Jean,  la 
première  apparition  de  Jésus  ressuscité  fut  pour  Céphas.  Il 
est  vrai  que  cette  assertion  de  Paul  coïncide  mieux  avec  le 
récit  de  Luc,  qui  ne  nomme  que  Pierre,  qu'avec  le  récit 
du  quatrième  Évangile ,  d'après  lequel  l'apôtre  bien-aimé 
aurait  accompagné  Pierre.  Mais  les  premiers  chapitres  des 
Actes  nous  montrent  toujours  Pierre  et  Jean  comme  des 
compagnons  inséparables.  Il  est  probable  qu'à  ce  moment 
décisif  ils  étaient  ensemble,  qu'ils  furent  prévenus  ensemble 
et  qu'ils  coururent  ensemble.  La  finale  de  Marc  dans  le 
manuscrit  L  se  sert  de  la  formule  plus  vague  :  oî  irepl  tôv 
ncToov  *. 

Les  traits  de  personnalité  naïve  qu'offre  ici  le  récit  de 
notre  auteur  sont  presque  des  signatures.  Les  adversaires 
tranchés  de  l'authenticité  du  quatrième  Évangile  s'imposent 
une  tâche  didicile  en  s'obligeant  à  voir  dans  ces  traits  des 
artifices  de  faussaire.  L'attention  de  l'auteur  à  se  mettre 
avec  ou  avant  Pierre  dans  des  circonstance?  importantes 
(i,  35  et  suiv.;  xiii,  23  et  suiv.;  xviii,  15  et  suiv.)  est  tout 
à  fait  remarquable.  Qu'on  l'explique  par  le  sentiment  qu'on 
voudra,  la  rédaction  de  ces  passages  ne  peut  guère  être  pos 
térieure  à  la  mort  de  Jean.  Le  récit  dos  premières  ailées  ett 
venues  du  dimanche  matin,  assez  confus  dans  les  synop' 
tiques,  est  chei  notre  auteur  d'une  netteté  parfaite.  Oui 


i.  xT,  s  et  snW. 

'2.  CuUe  fnrimile  peut  à  la  rigueur  diSsl(;ner  l'icrru  sc.il.  Cf.  Jean, 
u,  19,  cl  lus  dictionnaires  grecs,  1  la  locution  ol  nepi. 


APPENDICE.  "' 

C'est  ici  la  tradition  originale,  dont  les  membres  brisés  ont 
été  arrangés  par  les  trois  synoptiques  de  trois  manières  dif- 
férentes, toutes  inférieures  pour  la  vraisemblance  au  système 
du  quatrième  Évangile.  Remarquez  qu'au  moment  décisif, 
au  dimanche  malin,  le  disciple  qui  est  censé  l'auteur  ne 
s'attribue  aucune  vision  particulière.  Un  faussaire,  écrivant 
sans  souci  de  la  tradition  pour  relever  un  chef  d'école,  ne  se 
serait  pas  fait  faute,  au  milieu  de  ce  feu  roulant  d'appari- 
tions quo  toute  la  tradition  rapportait  à  ces  premiers  jours  «, 
d'en  attribuer  une  au  disciple  favori,  ainsi  qu'on  le  ût  pour 

Jacques. 

Notez  encore  une  coïncidence  entre  Luc  (xxiv,  U)  et  Jean 
(XX ,  12-13).  Matthieu  et  Marc  n'ont  qu'un  ange  à  ce  mo- 
merit-là.  Le  v.  9  est  un  trait  de  lumière.  Les  synoptiques 
sont  en  dehors  de  toute  crédibilité,  quand  ils  prétendent 
que  Jésus  avait  prédit  sa  résurrection. 

§  Ù3.  L'apparition  qui  suit,  chez  notre  auteur,  c'est-à-dire 
celle  qui  a  lieu  devant  les  apôtres  réunis  le  dimanche  soir, 
coïncide  bien  avec  l'énumération  de  Paul^  Mais  c'est  avec 
Luc  que  les  concordances  deviennent  ici  frappantes  et  déci- 
sives. Non-seulement  l'apparition  a  lieu  à  la  même  date, 
devant  le  même  public,  mais  les  paroles  prononcées  par 
Jé5us  sont  les  mêmes  ;  la  circonstance  de  Jésus  montrant  ses 
pieds  et  ses  mains  est  légèrement  transposée .  mais  elle  se 
reconnaît  de  part  et  d'autre,  tandis  qu'elle  manque  dans  les 
deux  premiers  synoptiques'.  L'Évangile  des  Hébreux  marche 
ici  d'accord  avec  le  troisième  et  le  quatrième  Évangile  ». 


1.  I  Cor..  IV,  5-8. 

2.  l.oe.  cit. 

3.  Conip.  Luc,  xi.v.  36  et  »»iv..  à  Jean,  xx,  19  et  ...it. 

4.  Fra.menidans  l'épure  de  viint  Iguaco  aux  S.nyrment.S,  rt  Jat.s 
Miiit  Jérôme,  D»  tiru  liluitr.,  16. 


53i  VIE  DE  JÉSUS. 

«  Mais  comment,  direz -vous,  tenir  pour  le  récit  d'un  té- 
moin oculaire  un  récit  qui  renferme  de  manifestes  impos- 
sibilités? Celui  qui,  n'admettant  pas  le  miracle,  admet  l'au- 
thenticité du  quatrième  Évangile,  n'est-il  pas  forcé  de 
regarder  comme  une  imposture  l'assurance  si  formelle  des 
V.  30-31?  »  Non  certes.  Saint  Paul  aussi  affirme  avoir  vu 
Jésus,  et  cependant  nous  ne  repoussons  ni  l'authenticité  de 
la  première  épître  aux  Corinthiens,  ni  la  véracité  de  saint 
Paul. 

§  hli.  Une  singularité  de  notre  Évangile,  c'est  que  l'insuf- 
flalion  du  Saint-Esprit  se  fait  le  soir  même  de  la  résurrec- 
tion (xx,  22)  *.  Luc  {Act.,  n  et  suiv.)  place  cet  événement 
après  l'ascension.  Mais  il  est  remarquable  néanmoins  que  le 
verset  Jean  ,  xx,  22,  a  son  parallèle  en  Luc,  xxiv,  /(9.  Seu- 
lement, le  contour  du  passage  de  Luc  est  rendu  indécis, 
pour  ne  pas  faire  contradiction  avec  le  récit  des  Actes  (n,  1 
et  suiv.).  Ici  encore,  le  troisième  et  le  quatrième  Évangile 
communiquent  l'un  avec  l'autre  par  une  espèce  de  canal 
secret. 

8  ù5.  Avec  tous  les  critiques,  je  finis  la  rédaction  pre- 
mière du  quatrième  Évangile  à  la  fin  du  chapitre  xx.  Le 
ch.  XXI  est  une  addition,  mais  une  addition  presque  con- 
temporaine, ou  de  l'auteur  lui-même,  ou  de  ses  disciples. 
Ce  chapitre  renferme  le  récit  d'une  nouvelle  apparition  de 
Jésus  ressuscité.  Ici  encore  se  remarquent  des  coïncidences 
importantes  avec  le  troisième  Évangile  (comp.  Jean,  xxi, 
12-13,  à  Luc,  XXIV,  ù1-/)3),  sans  parier  de  certaines  ressem- 
blances avec  l'Évangile  des  Hébriuix». 

S  /iG.  Suivent  des  détails  assez  ohsciirs  (15  et  suiv.),  mais 


1      otnp.  Jean,  vu,  39. 

J.     dict  Jérôme,  De  vins  illustr.,  3, 


APPENDICE,  53S 

OÙ  l'on  sent  plus  vivement  que  partout  ailleurs  l'empreinte 
de  l'école  de  Jean.  La  perpétuelle  préoccupation  des  rap- 
ports de  Jean  et  de  Pierre  se  retrouve.  Toute  cette  fin 
ressemble  à  une  suite  de  notes  intimes,  qui  n'ont  de  sens 
que  pour  celui  qui  les  a  écrites  nu  pour  les  initiés.  L'allu- 
sion à  la  mort  de  Pierre,  le  sentiment  de  rivalité  amicale 
et  fraternelle  des  deux  apôtres,  la  croyance,  émise  avec 
réserve,  que  Jean  ne  mourrait  pas  avant  d'avoir  vu  la  réap- 
parition de  Jésus,  tout  cela  parait  sincère.  L'hyperbole  de 
mauvais  style  du  v.  25  ne  fait  pas  disparate  en  un  écrit  si 
inférieur,  sous  le  rapport  littéraire,  aux  synoptiques.  Ce  ver- 
set manque,  du  reste,  dans  le  Codex  Sinaïticus.  Le  v.  2/i, 
enfin ,  semble  une  signature.  Les  mots  «  Et  nous  savons  que 
son  témoignage  est  vrai  »  sont  une  addition  des  disciples, 
ou  plutôt  portent  à  croire  que  les  derniers  rédacteurs  utili- 
sèrent des  notes  ou  des  souvenirs  de  l'apôtre.  Ces  protes- 
tations de  véracité  se  retrouvent  presque  dans  les  mêmes 
termes  en  deux  écrits  qui  sont  de  la  même  main  que  notre 
Évangile'. 

8  i7.  Ainsi,  dans  le  récit  de  la  vie  d'outre-tombe  de  Jésus, 
le  quatrième  Évangile  garde  sa  supériorité.  Cette  supériorité 
se  reconnaît  surtout  au  parti  pris  général.  Dans  l'Évangile 
de  Luc  et  dans  Marc,  xvi,  9-20,  la  vie  de  Jésus  ressuscité  a 
l'air  de  ne  durer  qu'un  jour.  Dans  Matthieu,  elle  semble  avoir 
été  courte.  Dans  les  Actes  (ch.  i),  elle  dure  quarante  jours. 
Dans  les  trois  synoptiques  et  dans  les  Actes,  elle  finit  par 
un  adieu  ou  par  une  ascension  au  ciel.  Les  choses  sont 
arrangées,  dans  le  quatrième  Évangile,  d'une  manière  moins 
convenue.  La  vie  d'outre-tombe  n'y  a  pas  de  limites  fixes; 
elle  se  prolonge  en  quelque  sorte  indéfiniment,  J'ai  mouirtS 

\.  I  Joh,,  I,  l-l;  III  Joh..  12. 


538  VIE  DE  JESUS. 

ailleurs*  la  supériorité  de  ce  système.  II  suffit  pour  le  mo« 
ment  de  rappeler  qu'il  répond  bien  mieux  au  passage  capi 
tal  de  saint  Paul,  /  Cor.,  xv,  5-8. 

Que  résulte-t-il  de  cette  longue  analyse?  1"  Que,  considéré 
en  lui-même,  le  récit  des  circonstances  matérielles  de  la  vio 
de  Jésus,  comme  le  fournit  le  quatrième  Évangile,  est  supé- 
rieur pour  la  vraisemblance  au  récit  des  synoptique?.; 
2°  qu'au  contraire  les  discours  que  le  quatrième  évangéliste 
prête  à  Jésus  n'ont,  en  général,  aucun  caractère  d'authenti- 
cité; 3"  que  l'auteur  a  sur  la  vie  de  Jésus  une  tradition  à  lui, 
très-différente  de  celle  des  synoptiques,  sauf  en  ce  qui  con- 
cerne les  derniers  jours;  k"  que  cette  tradition  cependant 
fut  assez  répandue,  car  Luc,  qui  n'est  pas  de  l'école  d'où 
sort  notre  Évangile,  a  une  idée  plus  ou  moins  vague  de 
plusieurs  des  faits  que  notre  auteur  connaît  et  que  Mat- 
thieu et  Marc  ignorent;  5°  que  l'ouvrage  est  moins  beau 
que  les  Évangiles  synoptiques,  Matthieu  et  Marc  étant  des 
chefs-d'œuvre  d'art  spontané,  Luc  offrant  une  combinai- 
son admirable  d'art  naïf  et  de  rédexion,  tandis  que  le  qua- 
trième Évangile  n'offre  qu'une  série  de  notes  très-mal  agen- 
cées, où  la  légende  et  la  tradition,  la  réflexion  et  la  naïveté 
se  fondent  mal;  6°  que  l'auteur  du  quatrième  Évangile, 
quel  qu'il  soit ,  a  écrit  pour  relever  l'autorité  d'un  des  apô- 
tres, pour  montrer  que  cet  apôtre  avait  joué  un  rôle  dans 
des  circonstances  où  les  autres  récits  ne  parlaient  pa?  de 
lui,  pour  prouver  qu'il  savait  des  choses  que  les  autres  dis- 
ciples ne  savaient  pas;  7°  que  l'auteur  du  quatrième  Év.irj- 
^ile  a  écrit  dans  un  état  du  christianisme  plus  avancé  qtr. 
es  synoptiques,  et  avec  une  idée  plus  exaltée  du  rôle  divia 

1.  Us  Apôtres,  ch.  i-in. 


APPENDICE.  531 

de  Jésus,  la  figure  de  Jésus  étant  chez  lui  plus  roide ,  plus 
hiératique,  comme  celle  d'un  éon  ou  d'une  hypostase  divine, 
qui  opère  par  sa  seule  volonté;  8"  que ,  si  ses  renseigne- 
ments matériels  sont  plus  exacts  que  ceux  des  synoptiques, 
sa  couleur  historique  l'est  beaucoup  moins,  en  sorte  que, 
pour  saisir  la  phxsionomie  générale  de  Jésus,  les  Évangiles 
synoptiques,  malgré  leurs  lacunes  et  leurs  erreurs,  sont  en- 
core les  véritables  guides. 

■^itnrellement.  ces  raisons  favorables  au  quatrième  Évan- 
gile seraient  singulièrement  confirmées,  si  l'on  pouvait 
établir  que  l'auteur  de  cet  Evangile  est  l'.ipôtre  Jean,  fib 
de  Zébéiiée.  Mais  c'est  ici  une  rocherclie  d'un  autre  ordre. 
Notre  but  a  été  d'examiner  le  qiiiitrième  Évangile  en  lui- 
même,  indépendamment  de  son  auteur:  Cette  question  de 
i'suteur  du  quatrième  Evan.^'ile  est  sùiemeot  la  plus  sinjju- 
iière  qu'il  y  ait  en  histoire  littéraire.  Je  ne  connais  aucune 
question  de  critique  oii  les  apparences  contraires  se  balan- 
ceni/!.?  la  sorte  et  tiennent  l'esprit  plus  complèlcmeni  en 
suspens. 

Il  est  clair  d'abord  que  l'auteur  veut  se  faire  passer  pour 
un  témoin  oculaire  des  faits  évangéliques  (i,  14  ;  xix,  35)  et 
pour  l'ami  préféré  de  Jésus  (xui,  22  et  suiv.  ;  xix,  26  et  suiv., 
comparés  à  xxi,  '2h).  11  ne  sert  de  rien  de  dire  que  le  cha- 
pitre XXI  est  une  addition,  puisque  cette  addition  est  de 
Vauteur  lui-même  ou  de  son  école.  Dans  deux  autres  en- 
droits, d'ailleurs  (i,  35  et  suiv.;  xvni,  15  et  suiv.),  on  voit 
clairement  que  l'auteur  aime  à  parler  de  lui-même  à  mots 
couverts.  De  deux  choses  l'une  :  ou  l'auteur  du  quatrième 
Évangile  est  un  disciple  de  Jésus,  un  disciple  intiine  et  de 
.a  plus  ancienne  époque  ;  ou  bien  l'auteur  a  employé,  pour 
»e  df)nner  de  l'autorité,  un  artifice  suivi  depuis  le  commen- 
cemcut  du  livre  jusqu'à  la  lin ,  et  tendant  à  faire  croire 


538  VIE  DE  JËSDS. 

qu'il  a  été  un  témoin  aussi  bien  placé  que  possible  pour 
rendre  la  vérité  des  faits. 

Quel  est  le  disciple  de  l'autorité  duquel  l'auteur  entenc' 
ainsi  se  prévaloir?  Le  titre  nous  l'indique  :  c'est  «  Jean  ».  Il 
n'y  a  pas  la  moindre  raison  de  supposer  que  ce  titre  ait  été 
ajouté  contrairement  aux  intentions  de  l'auteur  réel.  Il  était 
sûrement  écrit  en  tête  de  notre  Évangile  à  la  fin  du  n*  siècle. 
D'un  autre  côté,  l'histoire  évangélique  ne  présente  en  dehors 
de  Jean  le  Baptiste,  qu'un  seul  personn^iïe.du  nom  de  Jean. 
:I  faut  donc  choisir  entre  deux  hypotneses  :  ou  reconnaître 
Jean,  fils  de  Zébédée,  pour  l'auteur  du  quatrième  l-vangile; 
ou  regarder  cet  Évangile  comme  un  écrit  apocryphe  com- 
posé par  un  individu  qui  a  voulu  le  faire  passer  pour  une 
œuvre  de  Jean,  fils  de  Zébédée.  Il  ne  s'agit  pas  ici,  en  effet, 
tie  légendes,  œuvres  de  la  foule,  dont  personne  ne  porte  la 
responsabilité.  l,n  homme  qui,  pour  donner  créance  à  ce 
qu'il  raconte,  trompe  le  public  non-sculenirnt  surson  nom, 
mais  encore  sur  la  valeur  de  son  témoignage,  n'est  pas  un 
Icijuiidaue;  c'est  un  faussaire.  Tel  biographe  de  François 
d'Assise,  postérieur  de  cent  eu  deux  cents  ans  à  cet  homme 
extraordinaire  oeut  -aconter  les  flots  de  miracles  créés  par 
la  tradition,  sans  cesser  pour  cela  d'être  l'homme  du  monde 
le  plus  candide  et  le  plus  innocent.  Mais  si  ce  biograpiie 
vient  dire:  «J'étais  son  intima;  c'est  moi  qu'il  préférait; 
tout  ce  que  je  vais  vous  dire  csi  vrai,  car  je  l'ai  vu,  »  sans 
contredit  la  qualification  qui  lui  convient  est  tout  autre. 

Ce  faux  ne  serait  pas,  du  reste,  le  seul  que  l'auteur 
aurait  dû  commettre.  Nous  avons  trois  épîtres  qui  portent 
également  le  nom  de  l'apôtre  Jean.  S'il  y  a  quelque  chose 
Je  prubable  en  fait  de  critique,  c'est  que  la  première  au 
moins  de  ces  épîtres  est  du  même  auteur  que  le  qua- 
trième Évangile.  On  en  dirait  presque  un  chapitre  détaché. 


APPENDICE.  •''•■^9 

Le  dictionnaire  des  deux  écrits  est  identique;  or,  la  langue 
des  ouvrages  du  Nouveau  Testament  est  si  pauvre  en  expres- 
sions, si  peu  variée,  que  de  telles  inductions  peuvent  être 
tirées'  avec  une  certitude  presque  absolue.  L'auteur  de  celte 
épîlre,  comme  l'auteur  de  l'Évangile,  se  donne  pour  témoin 
oculaire  (I  Joh.,  i,  1  et  suiv.;  iv,  U)  de  l'histoir  évange- 
lique.  11  se  présente  comme  un  homme  connu,  jouissant 
dans  l'Église  d'une  haute  considération.  Au  premier  coup 
d'oeil,  irsemble  que  l'hypothèse  la  plus  naturelle  est  d'ad- 
mettre que  tous  ces  écrits  sont  vraiment  l'ouvrage  de  Jean, 
Dis  de  Zébédée. 

Uàtons-nous  de  le  dire,  cependant  :  ce  n'est  pas  sans  de 
graves  raisons  que  des  critiques  de  premier  ordre  ont  re- 
poussé l'authenticité  du  quatrième  Évangile.  L'ouvrage  est 
trop  peu  ciié  dans  la  plus  ancienne  littérature  chrétienne; 
son  autorité  ne  commence  à  percer  que  bien  tard'.  Rien  ne 
ressemble  moins  que  cet  Évangile  à  ce  qu'on  attendrait  de 
lean,  l'ancien  pécheur  du  lac  de  Génésareth.  Le  grec  dans 
lequel  il  est  écrit  n'est  pas  du  tout  le  grec  palestinien  que 
nous  connaissons  par  les  autres  livres  du  Nouveau  Testa- 
ment. Les  idées  surtout  sont  d'un  ordre  entièrement  diffé- 
rent. Nous  sommes  ici  en  pleine  métapliysique  philonienne, 
et  presque  gnostique.  Les  discours  de  Jésus  tels  que  les  rap- 
porte ce  prétendu  témoin,  ce  disciple  intime,  sont  faux,  sou- 
vent fades,  impossibles.  Enfin  l'Apocalypse  se  donne  aussi 
comme  l'œuvre  d'un  Jean,  qui  ne  se  qualifie  pas,  il  est  vrai, 
d'apôtre,  mais  qui  s'arroge  dans  les  Églises  d'Asie  une  telle 
primauté,  qu'on  ne  peut  guère  manquer  de  l'identifier  avec 
Jean  l'apùlre.  Or,  quand  nous  comparons  le  style  et  les  pen- 
sées ae  l'auteur  de  l'Apocalypse  au  style  et  aux  pensées  de 

1.  Voir  Vi.  de  Jrsus.  ii.lrod..  p.  lv.m  vl  »uiv.  do  U  prdscnle  Wilioo. 


540  VIE  DE  JESOS. 

l'auteur  du  quatrième  Évangile  et  de  la  première  épître  johan- 
nique,  nous  trouvons  la  dissonance  la  plus  frappante.  Com- 
ment sortir  de  ce  labyrinthe  de  contradictions  oizarres  et 
d'inextricables  difficultés? 

Pour  moi,  je  n'y  vois  qu'une  issue.  C'est  de  tenir  que  le 
quatrième  Évangile  est  bien  en  un  sens  xarà  icoâwrjv,  qu'il 
n'a  pas  été  écrit  par  Jean  lui-même  ,  qu'il  fut  longtemps 
ésotérique  et  secret  dans  l'une  des  écoles  qui  se  rattachaient 
à  Jean.  Percer  le  mystère  de  cette  école,  savoir  comment 
l'écrit  dont  il  s'agit  en  sortit,  est  chose  impossible.  Des  notes 
ou  des  dictées  laissées  par  l' apôtre  servirent-elles  de  base  au 
texte  que  nous  lisons*?  Un  secrétaire  nourri  de  la  lecture  de 
Philon,  et  ayant  son  style  à  lui,  a-t-il  donné  aux  récits  et 
aux  lettres  de  son  maître  un  tour  que  sans  cela  ils  n'eus- 
sent pas  eu?  N'avons-nous  pas  ici  quelque  chose  d'analogue 
aux  lettres  de  sainte  Catherine  de  Sienne,  rédigées  par  son 
secrétaire,  uu  à  ces  révélations  de  Catherine  F.mmerich 
dont  on  peut  dire  également  qu'elles  sont  de  Catherine  et 
qu'elles  sont  de  Brentano,  les  imaginations  de  Catherine 
ayant  traversé  le  style  de  Brentano?  Des  sectaires  à  demi 
gnostiques  ne  purent-ils  pas,  sur  la  fin  de  la  vie  de  l'apôtre, 
s'emparer  de  sa  plume,  et,  sous  prétexte  de  l'aider  à  écrire 
ses  souvenirs  et  de  le  servir  dans  sa  correspondance,  lui 
prêter  leurs  idées,  leurs  expressions  favorites,  et  se  couvrir 
de  son  autorité'?  Qu'est-ce  que  ce  Presbytero'  Johanncs. 

1.  Jean,  XIX,  35;  xii,  24. 

2.  En  cette  hypothèse,  on  s'explique  le  «ilence  de  Papias,  (jui  est  nn 
argument  si  grave  contre  l'autlienticitii  absolue  du  quairièm?  Évangile. 
On  pourrait  même  supposer  que  c'est  au  quatrième  Évangil»  qu»  l'apias 
ferait  allusion  d'une  manière  malveillante  dans  ces  mots  :  Où  yàp  toî; 
Ta  7io».à  XÉYOuatv  lyatpov,  œiTTTEp  ol  noXXoi...  oOSè  ToT;  ta;  à).),OT(i{a;  èvToXà; 
(ivr.jjoveOouoiv.  Cela  ri^pondrait  bien  aux  longs  discours,  lort  étranger» 
fc  Jésui,  qui  remplissent  l'Evangile  attribua  k  Jean. 


APPENDICE.  541 

sorte  de  dédoublement  de  l'apôtre,  dont  on  montrait  le 
tombeau  à  côté  du  sien*?  Est-ce  un  personnage  différent  de 
l'apôtre?  est-ce  l'apôtre  lui-même,  dont  la  longue  vie  fut  du- 
rant plusieurs  années  la  base  des  espérances  des  croyants'? 
J'ai  touché  ailleurs  ces  questions'.  J'y  reviendrai  souvent 
encore.  Je  n'ai  eu  qu'un  but  cette  fois-ci  :  montrer  qu'en 
recourant  si  souvent,  dans  la  «  Vie  de  Jésus  »,  au  quatrième 
Évangile  pour  établir  la  trame  de  mon  récit,  j'ai  eu  de 
fortes  raisons,  même  dans  le  cas  où  ledit  Évangile  ne  serait 
pas  de  la  main  de  l'apôtre  Jean. 


1.  Eusèbp,  h.  E.,  HT,  39. 

2.  J-;an,  wj,  '2'2  et  suiv. 

%,  Vit  i»  Jésus,  introd.,  p.uxn 


TABLE   DE   CONCORDANCE 

ENTRE    LES    PAGES     DES    DOUZE     PnE>riÈRES      ÉDITIONS 
ET    CELLE     DE    LA     TREIZiÈME. 


/Y.  B  —  La,  colonne  do  droite  indique  la  page  et  la  ligne  de  la  prdscn(e 
édition  où  commence  chaque  page  des  éditions  précédentes. 


PAOKS 

ilfs  douze 

premières  (5ilîlions. 

PAfiE 

lie 

la  présenio 

ûlllioll. 

.  ligne  1 
.     -    1 
.     -    I 
.     —     1 
.     —  2fi 

.     -     1 
.     -  15 

.     -  10 
.     -  19 
.     -  M 
.     —  11 
.     -  18 

.    —  n 

.     -  18 

.    —  1') 
.    -     '.» 
.     -  Il 

.     -    3 
.     —    0 

PAGES 

des  douze 
première»  i^iJîlion 

XXVI 

XXVII  .... 

XXVIII  .... 

PAO! 

de 

s.      îa  présente 

LXI.     .     .     . 

.      LXVI     .     .     . 
.       LXVIII    .     . 

5 

L<ilitlon. 
i'-nolS 

m 

II.   .   .  . 

XXXIII    . 

—  13 

—  10 

—  il 

x  \  \  I  V 

—    8 

13 

VII 

XWI 

LXX 

!Q 

VIII 

IX , 

XXXVIII. 
XXX  IX.    . 

XXXV.    . 
XXXVI    , 

X  .<  X  V 1  1 1 
XXXIX    . 
XL   .    .    . 

LXXII.     .     . 

LXX  VI.    .     . 

LXXVII   .     . 

LXX  VI II.     . 
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544 


TABLE   DE  CONCORDANCE. 


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des  douze  de 

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545 


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160 160  ...  .  —  18 

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207  . 

208  . 

209  . 

210  . 

211  . 
213  . 
211  . 
215  . 


la  lu'éscnte  (édition. 


215 
216 
217 
218 
219 
220 
221 


226 
227 
228 
229 
230 


6 

234 

4 

235 

7 

236 

5 

237 

6 

238 

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239 

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241 

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245 

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246 

6 

247 

0 

248 

8 

219 

1 

250 

2 

251 

2;.5 

256 

257 


226 
227 


233 
233 
234 
235 
236 
237 
239 
240 
241 
242 
243 
244 
245 
245 
247 


251 
252 
253 
25.1 
256 
257 
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259 


202 
263 


265 
205 


208 
269 


—  18 

—  19 

—  15 


TABLE   DE  CONCORDANCE. 


547 


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TABLE   DK   CONCORDANCE. 


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PAGES 
(les  douze 
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FIN  DF  LA  TABI.I'.  nL  l-"''»- 


TABLE 


DES    MATIERES 


Paco». 

DÉDICACE I 

PRÉFACE III 

INTHODUCTION,     OÙ     l'o  N    THAITK     PK  1  N  C  1  !■  A  LKM  EXT     DES 

DOCUMENTS    O  lU  0  I  N  A  I!  X    DE    CETTE    HISTOIRE XXXIII 

Clia|i. 

I.  Place  (le  Jésus  dans  riiisloire  Ju  nionilo 1 

II.  EnfanceeljcunessedeJèsus.  —  Ses  preniiéros  impressions.  20 

III.  liUucation  de  Jésus ;i2 

IV.  Ordre  d'idées  au  sein  duquel  se  développa  Jésus i6 

V.  Premiers aphorismes  de  Jésus.  —  Ses  idées  d'un  Dieu  père, 

d'une  religion  pure.  —  Premiers  disciples 71 

VI.  Jean-Bapliste.  —  Voyage  de  Jésus  vers  Jean,  et  son  séjour 

au  désert  de  Judée.  —  Il  adopte  le  baptême  de  Jean..  'Js 

Vil.    Développement  des  idées  de  Jésus  sur  le  royaume  de  Dieu.  Ul 

VIII.  /ésus  à  Capharnaliuia l.'ii 

IX.  Les  disciples  de  Jésus 154 

s.        Prédications  du   lac 171 

XI.       l.'-iovauiucdcUioutontucouimerttvéucujcutdcspauuca.  [ii 


552  TABLE    DES    MATIÈRES. 

Chap.  Pages. 

XII.         Ambassade  de  Jean  prisonnier  vers  Jésus.  —  Mort  de 

Jean.  —  Rapports  de  son  école  avec  celle  de  Jésus.  202 

xiii.       Premières  tentatives  sur  Jérusalem 213 

.\iv         rapports  de  Jésus  avec  les  païens  et  les  Samaritains.  233 

XV.  Commencement  de  la  légende  de  Jésus.  —  Idée  qu'il  a 

lui-mrmc  (le  son  rôle  surnaturel 245 

XVI.  Miracles , 265 

XVII.  Forme  délitiilive  des  idées  de  Jésus  sur  le  royaume  de 

Dieu 2S1 

XV m.     Institutions  de  Jésus 302 

XIX.  Progression  croissante  d'enthousiasme  et  d'exaltation.  320 

XX.  Opposition  contre  Jésus 331 

XXI.  Dernier  voyage  de  Jésus  à  Jérusalem 318 

vxii.      .Machinations  des  ennemis  de  Jésus 369 

XXIII.     Dernière  semaine  de  Jésus 382 

.vxiv.     Arrestation  et  procès  de  Jésus 10» 

X  X  v.      .Mort  de  Jésus 421 

XXVI.     Jésus  au  tombeau '»  '2 

X X  vil.    SOi't  des  ennemis  do  Jésus i3I 

XX  VIII.  Caractère  essentiel  ilc  l'œuvre  de  Jésus ioS 

AIM'RNDICE.  —  De  l'usage  (]u'il  (onviciit  di' faire  du  iiualrièiiie 

Kvangile  en  écrivant  la  \ie  île  Jésus 177 

TAIll.  K     DE    CONCOKLANCK S4-« 


E.   GIIEVIN   —  lUI'nlUEIIIE  DE  LAG.NT  —  ^SliT-!!.